Le rouge et le noir: chronique du XIXe siècle

By Stendhal

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Title: Le Rouge et le noir

Author: Stendhal

Posting Date: October 28, 2010
Release Date: January, 1997 [EBook #798]
[Last updated: June 14, 2012]


Language: French


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Produced by Tokuya Matsumoto 








Le Rouge et le Noir

Chronique du XIXe siècle

by Stendhal (Marie-Henri Beyle)




VOLUME PREMIER


    La vérité, l'âpre vérité

    Danton




CHAPITRE PREMIER


UNE PETITE VILLE

    Put thousands together
    Less bad,
    But the cage less gay.

    HOBBES


La petite ville de Verrières peut passer pour l'une des plus jolies de
la Franche-Comté. Ses maisons blanches avec leurs toits pointus de
tuiles rouges s'étendent sur la pente d'une colline, dont des touffes de
vigoureux châtaigniers marquent les moindres sinuosités. Le Doubs coule
à quelques centaines de pieds au-dessous de ses fortifications bâties
jadis par les Espagnols, et maintenant ruinées.

Verrières est abritée du côté du nord par une haute montagne, c'est une
des branches du Jura. Les cimes brisées du Verra se couvrent de neige
dès les premiers froids d'octobre. Un torrent, qui se précipite de la
montagne, traverse Verrières avant de se jeter dans le Doubs et donne le
mouvement à un grand nombre de scies à bois; c'est une industrie fort
simple et qui procure un certain bien-être à la majeure partie des
habitants plus paysans que bourgeois. Ce ne sont pas cependant les scies
à bois qui ont enrichi cette petite ville. C'est à la fabrique des
toiles peintes, dites de Mulhouse, que l'on doit l'aisance générale qui,
depuis la chute de Napoléon a fait rebâtir les façades de presque toutes
les maisons de Verrières.

A peine entre-t-on dans la ville que l'on est étourdi par le fracas
d'une machine bruyante et terrible en apparence. Vingt marteaux pesants,
et retombant avec un bruit qui fait trembler le pavé, sont élevés par
une roue que l'eau du torrent fait mouvoir. Chacun de ces marteaux
fabrique, chaque jour, je ne sais combien de milliers de clous. Ce sont
de jeunes filles fraîches et jolies qui présentent aux coups de ces
marteaux énormes les petits morceaux de fer qui sont rapidement
transformés en clous. Ce travail, si rude en apparence, est un de ceux
qui étonnent le plus le voyageur qui pénètre pour la première fois dans
les montagnes qui séparent la France de l'Helvétie. Si, en entrant à
Verrières, le voyageur demande à qui appartient cette belle fabrique de
clous qui assourdit les gens qui montent la grande rue, on lui répond
avec un accent traînard: _Eh! elle est à M. le maire_.

Pour peu que le voyageur s'arrête quelques instants dans cette grande
rue de Verrières, qui va en montant depuis la rive du Doubs jusque vers
le sommet de la colline, il y a cent à parier contre un qu'il verra
paraître un grand homme à l'air affairé et important.

A son aspect tous les drapeaux se lèvent rapidement. Ses cheveux sont
grisonnants, et il est vêtu de gris. Il est chevalier de plusieurs
ordres, il a un grand front, un nez aquilin, et au total sa figure ne
manque pas d'une certaine régularité: on trouve même, au premier aspect
qu'elle réunit à la dignité du maire de village cette sorte d'agrément
qui peut encore se rencontrer avec quarante-huit ou cinquante ans. Mais
bientôt le voyageur parisien est choqué d'un certain air de contentement
de soi et de suffisance mêlé à je ne sais quoi de borné et de peu
inventif. On sent enfin que le talent de cet homme-là se borne à se
faire payer bien exactement ce qu'on lui doit, et à payer lui-même le
plus tard possible quand il doit.

Tel est le maire de Verrières, M. de Rênal. Après avoir traversé la rue
d'un pas grave, il entre à la mairie et disparaît aux yeux du voyageur.
Mais, cent pas plus haut, si celui-ci continue sa promenade, il aperçoit
une maison d'assez belle apparence, et à travers une grille de fer
attenante à la maison, des jardins magnifiques. Au-delà, c'est une ligne
d'horizon formée par les collines de la Bourgogne; et qui semble faite à
souhait pour le plaisir des yeux. Cette vue fait oublier au voyageur
l'atmosphère empestée des petits intérêts d'argent dont il commence à
être asphyxié.

On lui apprend que cette maison appartient à M. de Rênal. C'est aux
bénéfices qu'il a faits sur sa grande fabrique de clous que le maire de
Verrières doit cette belle habitation en pierre de taille qu'il achève
en ce moment. Sa famille dit-on, est espagnole antique, et, à ce qu'on
prétend, établie dans le pays bien avant la conquête de Louis X.

Depuis 1815 il rougit d'être industriel: 1815 l'a fait maire de
Verrières. Les murs en terrasse qui soutiennent les diverses parties de
ce magnifique jardin qui, d'étage en étage, descend jusqu'au Doubs, sont
aussi la récompense de la science de M. de Rênal dans le commerce du
ter.

Ne vous attendez point à trouver en France ces jardins pittoresques qui
entourent les villes manufacturières de l'Allemagne, Leipzig, Francfort,
Nuremberg, etc. En Franche-Comté, plus on bâtit de murs, plus on hérisse
sa propriété de pierres rangées les unes au-dessus des autres, plus on
acquiert de droits aux respects de ses voisins. Les jardins de M. de
Rênal, remplis de murs, sont encore admirés parce qu'il a acheté au
poids de l'or certains petits morceaux de terrain qu'ils occupent. Par
exemple, cette scie à bois, dont la position singulière sur la rive du
Doubs vous a frappé en entrant à Verrières, et où vous avez remarqué le
nom de SOREL, écrit en caractères gigantesques sur une planche qui
domine le toit, elle occupait, il y a six ans, l'espace sur lequel on
élève en ce moment le mur de la quatrième terrasse des jardins de M. de
Rênal.

Malgré sa fierté, M. le maire a dû faire bien des démarches auprès du
vieux Sorel, paysan dur et entêté; il a dû lui compter de beaux louis
d'or pour obtenir qu'il transportât son usine ailleurs. Quant au
ruisseau public qui faisait aller la scie, M. de Rênal, au moyen du
crédit dont il jouit à Paris, a obtenu qu'il fût détourné. Cette grâce
lui vint après les élections de 182...

Il a donné à Sorel quatre arpents pour un, à cinq cents pas plus bas sur
les bords du Doubs. Et, quoique cette position fût beaucoup plus
avantageuse pour son commerce de planches de sapin, le père Sorel, comme
on l'appelle depuis qu'il est riche, a eu le secret d'obtenir de
l'impatience et de la _manie de propriétaire_, qui animait son voisin,
une somme de 6000 F.

Il est vrai que cet arrangement a été critiqué par les bonnes têtes de
l'endroit. Une fois, c'était un jour de dimanche, il y a quatre ans de
cela, M. de Rênal, revenant de l'église en costume de maire, vit de loin
le vieux Sorel, entouré de ses trois fils, sourire en le regardant. Ce
sourire a porté un jour fatal dans l'âme de M. le maire, il pense depuis
lors qu'il eût pu obtenir l'échange à meilleur marché.

Pour arriver à la considération publique à Verrières, l'essentiel est de
ne pas adopter, tout en bâtissant beaucoup de murs, quelque plan apporté
d'Italie par ces maçons, qui, au printemps, traversent les gorges du
Jura pour gagner Paris. Une telle innovation vaudrait à l'imprudent
bâtisseur une éternelle réputation _de mauvaise tête_, et il serait à
jamais perdu auprès des gens sages et modérés qui distribuent la
considération en Franche-Comté.

Dans le fait, ces gens sages y exercent le plus ennuyeux despotisme;
c'est à cause de ce vilain mot que le séjour des petites villes est
insupportable, pour qui a vécu dans cette grande république qu'on
appelle Paris. La tyrannie de l'opinion, et quelle opinion! est aussi
bête dans les petites villes de France, qu'aux États-Unis d'Amérique.




CHAPITRE II

UN MAIRE

    L'importance! Monsieur, n'est-ce rien? Le respect des sots,
    l'ébahissement des enfants, l'envie des riches, le mépris du sage.

    BARNAVE


Heureusement pour la réputation de M. de Rênal comme administrateur, un
immense mur de soutènement était nécessaire à la promenade publique qui
longe la colline à une centaine de pieds au-dessus du cours du Doubs.
Elle doit à cette admirable position une des vues les plus pittoresques
de France. Mais, à chaque printemps, les eaux de pluie sillonnaient la
promenade, y creusaient des ravins et le rendaient impraticable. Cet
inconvénient senti par tous, mit M. de Rênal dans l'heureuse nécessité
d'immortaliser son administration par un mur de vingt pieds de hauteur
et de trente ou quarante toises de long.

Le parapet de ce mur, pour lequel M. de Rênal a dû faire trois voyages à
Paris, car l'avant-dernier ministre de l'Intérieur s'était déclaré
l'ennemi mortel de la promenade de Verrières, le parapet de ce mur
s'élève maintenant de quatre pieds au-dessus du sol. Et, comme pour
braver tous les ministres présents et passés, on le garnit en ce moment
avec des dalles de pierre de taille.

Combien de fois, songeant aux bals de Paris abandonnés la veille, et la
poitrine appuyée contre ces grands blocs de pierre d'un beau gris tirant
sur le bleu, mes regards ont plongé dans la vallée du Doubs! Au-delà,
sur la rive gauche, serpentent cinq ou six vallées au fond desquelles
l'oeil distingue fort bien de petits ruisseaux. Après avoir couru de
cascade en cascade, on les voit tomber dans le Doubs. Le soleil est fort
chaud dans ces montagnes; lorsqu'il brille d'aplomb, la rêverie du
voyageur est abritée sur cette terrasse par de magnifiques platanes.
Leur croissance rapide et leur belle verdure tirant sur le bleu, ils la
doivent à la terre rapportée, que M. le maire a fait placer derrière son
immense mur de soutènement, car, malgré l'opposition du conseil
municipal, il a élargi la promenade de plus de six pieds (quoiqu'il soit
ultra et moi libéral, je l'en loue); c'est pourquoi dans son opinion et
dans celle de M. Valenod, l'heureux directeur du dépôt de mendicité de
Verrières, cette terrasse peut soutenir la comparaison avec celle de
Saint-Germain-en-Laye.

Je ne trouve quant à moi qu'une chose à reprendre au COURS DE LA
FIDÉLITÉ; on lit ce nom officiel en quinze ou vingt endroits, sur des
plaques de marbre qui ont valu une croix de plus à M. de Rênal, ce que
je reprocherais au Cours de la Fidélité, c'est la manière barbare dont
l'autorité fait tailler et tondre jusqu'au vif ces vigoureux platanes.
Au lieu de ressembler par leurs têtes basses rondes et aplaties, à la
plus vulgaire des plantes potagères, ils ne demanderaient pas mieux que
d'avoir ces formes magnifiques qu'on leur voit en Angleterre. Mais la
volonté de M. le maire est despotique, et deux fois par an tous les
arbres appartenant à la commune sont impitoyablement amputés. Les
libéraux de l'endroit prétendent, mais ils exagèrent, que la main du
jardinier officiel est devenue bien plus sévère depuis que M. le vicaire
Maslon a pris l'habitude de s'emparer des produits de la tonte.

Ce jeune ecclésiastique fut envoyé de Besançon, il y a quelques années
pour surveiller l'abbé Chélan et quelques curés des environs. Un vieux
chirurgien-major de l'armée d'Italie, retiré à Verrières, et qui de son
vivant était à la fois, suivant M. le maire, jacobin et bonapartiste,
osa bien un jour se plaindre à lui de la mutilation périodique de ces
beaux arbres.

--J'aime l'ombre, répondit M. de Rênal avec la nuance de hauteur
convenable quand on parle à un chirurgien, membre de la Légion
d'honneur, j'aime l'ombre, je fais tailler mes arbres pour donner de
l'ombre, et je ne conçois pas qu'un arbre soit fait pour autre chose,
quand toutefois, comme l'utile noyer, il _ne rapporte pas de revenu_.

Voilà le grand mot qui décide de tout à Verrières: RAPPORTER DU REVENU.
A lui seul il représente la pensée habituelle de plus des trois quarts
des habitants.

Rapporter du revenu est la raison qui décide de tout dans cette petite
ville qui vous semblait si jolie. L'étranger qui arrive, séduit par la
beauté des fraîches et profondes vallées qui l'entourent s'imagine
d'abord que ses habitants sont sensibles au beau, ils ne parlent que
trop souvent de la beauté de leur pays: on ne peut pas nier qu'ils n'en
fassent grand cas, mais c'est parce qu'elle attire quelques étrangers
dont l'argent enrichit les aubergistes, ce qui, par le mécanisme de
l'octroi, _rapporte du revenu à la ville_.

C'était par un beau jour d'automne que M. de Rênal se promenait sur le
Cours de la Fidélité, donnant le bras à sa femme. Tout en écoutant son
mari qui parlait d'un air grave, l'oeil de Mme de Rênal suivait avec
inquiétude les mouvements de trois petits garçons. L'aîné, qui pouvait
avoir onze ans, s'approchait trop souvent du parapet et faisait mine d'y
monter. Une voix douce prononçait alors le nom d'Adolphe, et l'enfant
renonçait à son projet ambitieux. Mme de Rênal paraissait une femme de
trente ans, mais encore assez jolie.

--Il pourrait bien s'en repentir, ce beau monsieur de Paris, disait M.
de Rênal d'un air offensé, et la joue plus pâle encore qu'a l'ordinaire.
Je ne suis pas sans avoir quelques amis au Château...

Mais, quoique je veuille vous parler de la province pendant deux cents
pages, je n'aurai pas la barbarie de vous faire subir la longueur et les
ménagements savants d'un dialogue de province.

Ce beau monsieur de Paris, si odieux au maire de Verrières, n'était
autre que M. Appert, qui, deux jours auparavant, avait trouvé le moyen
de s'introduire, non seulement dans la prison et le dépôt de mendicité
de Verrières, mais aussi dans l'hôpital administré gratuitement par le
maire et les principaux propriétaires de l'endroit.

--Mais, disait timidement Mme de Rênal, quel tort peut vous faire ce
monsieur de Paris, puisque vous administrez le bien des pauvres avec la
plus scrupuleuse probité?

--Il ne vient que pour _déverser_ le blâme, et ensuite il fera insérer
des articles dans les journaux du libéralisme.

--Vous ne les lisez jamais, mon ami.

--Mais on nous parle de ces articles jacobins; tout cela nous distrait
et _nous empêche de faire le bien_[*]. Quant à moi, je ne pardonnerai
jamais au curé.

[*] Historique.




CHAPITRE III

LE BIEN DES PAUVRES

    Un curé vertueux et sans intrigue est une Providence pour le village.

    FLEURY


Il faut savoir que le curé de Verrières vieillard de quatre-vingts ans,
mais qui devait à l'air vif de ces montagnes une santé et un caractère
de fer, avait le droit de visiter à toute heure la prison, l'hôpital et
même le dépôt de mendicité. C'était précisément à six heures du matin
que M. Appert qui de Paris était recommandé au curé, avait eu la sagesse
d'arriver dans une petite ville curieuse. Aussitôt il était allé au
presbytère.

En lisant la lettre que lui écrivait M. le marquis de La Mole, pair de
France, et le plus riche propriétaire de la province, le curé Chélan
resta pensif.

Je suis vieux et aimé ici, se dit-il enfin à mi-voix ils n'oseraient! Se
tournant tout de suite vers le monsieur de Paris, avec des yeux où,
malgré le grand âge, brillait ce feu sacré qui annonce le plaisir de
faire une belle action un peu dangereuse:

--Venez avec moi, monsieur, et en présence du geôlier et surtout des
surveillants du dépôt de mendicité, veuillez n'émettre aucune opinion
sur les choses que nous verrons. M. Appert comprit qu'il avait affaire à
un homme de coeur: il suivit le vénérable curé visita la prison,
l'hospice, le dépôt, fit beaucoup de questions, et, malgré d'étranges
réponses, ne se permit pas la moindre marque de blâme.

Cette visite dura plusieurs heures. Le curé invita à dîner M. Appert,
qui prétendit avoir des lettres à écrire: il ne voulait pas compromettre
davantage son généreux compagnon. Vers les trois heures, ces messieurs
allèrent achever l'inspection du dépôt de mendicité, et revinrent
ensuite à la prison. Là, ils trouvèrent sur la porte le geôlier, espèce
de géant de six pieds de haut et à jambes arquées; sa figure ignoble
était devenue hideuse par l'effet de la terreur.

--Ah! monsieur, dit-il au curé, dès qu'il l'aperçut, ce monsieur, que je
vois là avec vous, n'est-il pas M. Appert?

--Qu'importe? dit le curé.

--C'est que depuis hier j'ai l'ordre le plus précis, et que M. le préfet
a envoyé par un gendarme, qui a dû galoper toute la nuit, de ne pas
admettre M. Appert dans la prison.

--Je vous déclare, M. Noiroud, dit le curé, que ce voyageur qui est avec
moi, est M. Appert. Reconnaissez-vous que j'ai le droit d'entrer dans la
prison à toute heure du jour et de la nuit, et en me faisant accompagner
par qui je veux?

--Oui, M. le curé, dit le geôlier à voix basse, et baissant la tête,
comme un bouledogue, que fait obéir à regret la crainte du bâton.
Seulement, M. le curé, j'ai femme et enfants, si je suis dénoncé on me
destituera; je n'ai pour vivre que ma place.

--Je serais aussi bien fâché de perdre la mienne, reprit le bon curé,
d'une voix de plus en plus émue.

--Quelle différence! reprit vivement le geôlier; vous, M. le curé, on
sait que vous avez huit cents livres de rente, du bon bien au soleil...

Tels sont les faits qui, commentés, exagérés de vingt façons
différentes, agitaient depuis deux jours toutes les passions haineuses
de la petite ville de Verrières. Dans ce moment, ils servaient de texte
à la petite discussion que M. de Rênal avait avec sa femme. Le matin,
suivi de M. Valenod directeur du dépôt de mendicité, il était allé chez
le curé, pour lui témoigner le plus vif mécontentement. M. Chélan
n'était protégé par personne; il sentit toute la portée de leurs
paroles.

--Eh bien, messieurs! je serai le troisième curé, de quatre-vingts ans
d'âge, que les fidèles verront destituer dans ce voisinage. Il y a
cinquante-six ans que je suis ici, j'ai baptisé presque tous les
habitants de la ville, qui n'était qu'un bourg quand j'y arrivai. Je
marie tous tes jours des jeunes gens, dont jadis j'ai marié les
grands-pères. Verrières est ma famille, mais la peur de la quitter ne me
fera point transiger avec ma conscience ni admettre un autre directeur
de mes actions. Je me suis dit en voyant l'étranger: Cet homme, venu de
Paris, peut être à la vérité un libéral, il n'y en a que trop, mais quel
mal peut-il faire à nos pauvres et à nos prisonniers?

Les reproches de M. de Rênal, et surtout ceux de M. Valenod, le
directeur du dépôt de mendicité, devenant de plus en plus vifs:

--Eh bien, messieurs! faites-moi destituer, s'était écrié le vieux curé,
d'une voix tremblante. Je n'en habiterai pas moins le pays. On sait
qu'il y a quarante-huit ans, j'ai hérité d'un champ qui rapporte huit
cents livres. Je vivrai avec ce revenu. Je ne fais point d'économies
illicites dans ma place, moi, messieurs, et c'est peut-être pourquoi je
ne suis pas si effrayé quand on parle de me la faire perdre.

M. de Rênal vivait fort bien avec sa femme mais ne sachant que répondre
à cette idée, qu'elle lui répétait timidement: Quel mal ce monsieur de
Paris peut-il faire aux prisonniers? il était sur le point de se fâcher
tout à fait, quand elle jeta un cri. Le second de ses fils venait de
monter sur le parapet du mur de la terrasse, et y courait quoique ce mur
fût élevé de plus de vingt pieds sur la vigne qui est de l'autre côté.
La crainte d'effrayer son fils et de le faire tomber empêchait Mme de
Rênal de lui adresser la parole. Enfin, l'enfant, qui riait de sa
prouesse, ayant regardé sa mère, vit sa pâleur, sauta sur la promenade
et accourut à elle. Il fut bien grondé.

Ce petit événement changea le cours de la conversation.

--Je veux absolument prendre chez moi Sorel le fils du scieur de
planches, dit M. de Rênal, il surveillera les enfants, qui commencent à
devenir trop diables pour nous. C'est un jeune prêtre, ou autant vaut,
bon latiniste, et qui fera faire des progrès aux enfants, car il a un
caractère ferme, dit le curé. Je lui donnerai trois cents francs et la
nourriture. J'avais quelques doutes sur sa moralité; car il était le
benjamin de ce vieux chirurgien, membre de la Légion d'honneur, qui,
sous prétexte qu'il était leur cousin, était venu se mettre en pension
chez les Sorel. Cet homme pouvait fort bien n'être au fond qu'un agent
secret des libéraux, il disait que l'air de nos montagnes faisait du
bien à son asthme; mais c'est ce qui n'est pas prouvé. Il avait fait
toutes les campagnes de Buonaparté en Italie; et même avait, dit-on,
signé non pour l'Empire dans le temps. Ce libéral montrait le latin au
fils Sorel et lui a laissé cette quantité de livres qu'il avait apportés
avec lui. Aussi n'aurais-je jamais songé à mettre le fils du charpentier
auprès de nos enfants; mais le curé, justement la veille de la scène qui
vient de nous brouiller à jamais, m'a dit que ce Sorel étudie la
théologie depuis trois ans, avec le projet d'entrer au séminaire; il
n'est donc pas libéral, et il est latiniste.

Cet arrangement convient de plus d'une façon, continua M. de Rênal, en
regardant sa femme d'un air diplomatique, le Valenod est tout fier des
deux beaux normands qu'il vient d'acheter pour sa calèche. Mais il n'a
pas de précepteur pour ses enfants.

--Il pourrait bien nous enlever celui-ci.

--Tu approuves donc mon projet? dit M. de Rênal, remerciant sa femme,
par un sourire, de l'excellente idée qu'elle venait d'avoir. Allons,
voilà qui est décidé.

--Ah, bon Dieu! mon cher ami, comme tu prends vite un parti!

--C'est que j'ai du caractère, moi, et le curé l'a bien vu. Ne
dissimulons rien, nous sommes environnés de libéraux ici. Tous ces
marchands de toile me portent envie, j'en ai la certitude, deux ou trois
deviennent des richards, eh bien, j'aime assez qu'ils voient passer les
enfants de M. de Rênal allant à la promenade sous la conduite de leur
précepteur. Cela imposera. Mon grand-père nous racontait souvent que,
dans sa jeunesse, il avait eu un précepteur. C'est cent écus qu'il m'en
pourra coûter, mais ceci doit être classé comme une dépense nécessaire
pour soutenir notre rang.

Cette résolution subite laissa Mme de Rênal toute pensive. C'était une
femme grande, bien faite, qui avait été la beauté du pays, comme on dit
dans ces montagnes. Elle avait un certain air de simplicité, et de la
jeunesse dans la démarche, aux yeux d'un Parisien, cette grâce naïve,
pleine d'innocence et de vivacité, serait même allée jusqu'à rappeler
des idées de douce volupté. Si elle eût appris ce genre de succès, Mme
de Rênal en eût été bien honteuse. Ni la coquetterie, ni l'affection
n'avaient jamais approché de ce coeur. M. Valenod, le riche directeur du
dépôt, passait pour lui avoir fait la cour, mais sans succès ce qui
avait jeté un éclat singulier sur sa vertu; car ce M. Valenod, grand
jeune homme, taillé en force, avec un visage coloré et de gros favoris
noirs, était un de ces êtres grossiers, effrontés et broyants qu'en
province on appelle de beaux hommes.

Mme de Rênal, fort timide, et d'un caractère en apparence fort inégal
était surtout choquée du mouvement continuel, et des éclats de voix de
M. Valenod. L'éloignement qu'elle avait pour ce qu'à Verrières on
appelle de la joie, lui avait valu la réputation d'être très fière de sa
naissance. Elle n'y songeait pas, mais avait été fort contente de voir
les habitants de la ville venir moins chez elle. Nous ne dissimulerons
pas qu'elle passait pour sotte aux yeux de leurs dames, parce que sans
nulle politique à l'égard de son mari, elle laissait échapper les plus
belles occasions de se faire acheter de beaux chapeaux de Paris ou de
Besançon. Pourvu qu'on la laissât seule errer dans son beau jardin, elle
ne se plaignait jamais.

C'était une âme naïve, qui jamais ne s'était élevée même jusqu'à juger
son mari, et à s'avouer qu'il l'ennuyait. Elle supposait sans se le dire
qu'entre mari et femme il n'y avait pas de plus douces relations. Elle
aimait surtout M. de Rênal quand il lui parlait de ses projets sur leurs
enfants, dont il destinait l'un à l'épée, le second à la magistrature,
et le troisième à l'Église. En somme elle trouvait M. de Rênal beaucoup
moins ennuyeux que tous les hommes de sa connaissance.

Ce jugement conjugal était raisonnable. Le maire de Verrières devait une
réputation d'esprit et surtout de bon ton à une demi-douzaine de
plaisanteries dont il avait hérité d'un oncle. Le vieux capitaine de
Rênal servait avant la Révolution dans le régiment d'infanterie de M. le
duc d'Orléans, et, quand il allait à Paris, était admis dans les salons
du prince. Il y avait vu Mme de Montesson, la fameuse Mme de Genlis, M.
Ducrest, l'inventeur du Palais-Roval. Ces personnages ne reparaissaient
que trop souvent dans les anecdotes de M. de Rênal. Mais peu à peu ce
souvenir de choses aussi délicates à raconter était devenu un travail
pour lui, et depuis quelque temps, il ne répétait que dans les grandes
occasions ses anecdotes relatives à la maison d'Orléans. Comme il était
d'ailleurs fort poli, excepté lorsqu'on parlait d'argent, il passait,
avec raison, pour le personnage le plus aristocratique de Verrières.




CHAPITRE IV

UN PÈRE ET UN FILS

    E sarà mia colpa,
    Se cosi è?

    MACHIAVELLI


Ma femme a réellement beaucoup de tête! se disait, le lendemain à six
heures du matin, le maire de Verrières, en descendant à la scie du père
Sorel. Quoique je le lui aie dit, pour conserver la supériorité qui
m'appartient, je n'avais pas songé que si je ne prends pas ce petit abbé
Sorel, qui dit-on sait le latin comme un ange, le directeur du dépôt,
cette âme sans repos, pourrait bien avoir la même idée que moi et me
l'enlever. Avec quel ton de suffisance il parlerait du précepteur de ses
enfants!... Ce précepteur, une fois à moi, portera-t-il la soutane?

M. de Rênal était absorbé dans ce doute, lorsqu'il vit de loin un
paysan, homme de près de six pieds, qui, dès le petit jour, semblait
fort occupé à mesurer des pièces de bois déposées le long du Doubs, sur
le chemin de halage. Le paysan n'eut pas l'air fort satisfait de voir
approcher M. le maire; car ces pièces de bois obstruaient le chemin, et
étaient déposées là en contravention.

Le père Sorel, car c'était lui, fut très surpris et encore plus content
de la singulière proposition que M. de Rênal lui faisait pour son fils
Julien. Il ne l'en écouta pas moins avec cet air de tristesse mécontente
et de désintérêt, dont sait si bien se revêtir la finesse des habitants
de ces montagnes. Esclaves du temps de la domination espagnole, ils
conservent encore ce trait de la physionomie du fellah de l'Égypte.

La réponse de Sorel ne fut d'abord que la longue récitation de toutes
les formules de respect qu'il savait par coeur. Pendant qu'il répétait
ces vaines paroles, avec un sourire gauche qui augmentait l'air de
fausseté et presque de friponnerie naturel à sa physionomie, l'esprit
actif du vieux paysan cherchait à découvrir quelle raison pouvait porter
un homme aussi considérable à prendre chez lui son vaurien de fils. Il
était fort mécontent de Julien et c'était pour lui que M. de Rênal lui
offrait le gage inespéré de trois cents francs par an, avec la
nourriture et même l'habillement. Cette dernière prétention, que le père
Sorel avait eu le génie de mettre en avant subitement, avait été
accordée de même par M. de Rênal.

Cette demande frappa le maire. Puisque Sorel n'est pas ravi et comblé
par ma proposition, comme naturellement il devrait l'être, il est clair,
se dit-il, qu'on lui a fait des offres d'un autre côté et de qui
peuvent-elles venir, si ce n'est du Valenod? Ce fut en vain que M. de
Rênal pressa Sorel de conclure sur-le-champ: l'astuce du vieux paysan
s'y refusa opiniâtrement; il voulait, disait-il, consulter son fils,
comme si, en province, un père riche consultait un fils qui n'a rien,
autrement que pour la forme.

Une scie à eau se compose d'un hangar au bord d'un ruisseau. Le toit est
soutenu par une charpente qui porte sur quatre gros piliers en bois. A
huit ou dix pieds d'élévation, au milieu du hangar, on voit une scie qui
monte et descend, tandis qu'un mécanisme fort simple pousse contre cette
scie une pièce de bois. C'est une roue mise en mouvement par le ruisseau
qui fait aller ce double mécanisme, celui de la scie qui monte et
descend, et celui qui pousse doucement la pièce de bois vers la scie,
qui la débite en planches.

En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de
stentor, personne ne répondit. Il ne vit que ses fils aînés, espèces de
géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs de sapin,
qu'ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre exactement la
marque noire tracée sur la pièce de bois, chaque coup de leur hache en
séparait des copeaux énormes. Ils n'entendirent pas la voix de leur
père. Celui-ci se dirigea vers le hangar en y entrant, il chercha
vainement Julien à la place qu'il aurait dû occuper, à côté de la scie.
Il l'aperçut à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l'une des
pièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l'action de
tout le mécanisme, Julien lisait. Rien n'était plus antipathique au
vieux Sorel; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince peu
propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés;
mais cette manie de lecture lui était odieuse, il ne savait pas lire
lui-même.

Ce fut en vain qu'il appela Julien deux ou trois fois. L'attention que
le jeune homme donnait à son livre! bien plus que le bruit de la scie
l'empêcha d'entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré son
âge, celui-ci sauta lestement sur l'arbre soumis à l'action de la scie,
et de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup
violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien, un second
coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit
perdre l'équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds plus bas,
au milieu des leviers de la machine en action, qui l'eussent brisé, mais
son père le retint de la main gauche, comme il tombait.

--Eh bien, paresseux! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant
que tu es de garde à la scie? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton
temps chez le curé, à la bonne heure.

Julien, quoiqu'étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se
rapprocha de son poste officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes
aux yeux, moins à cause de la douleur physique, que pour la perte de son
livre qu'il adorait.

--Descends, animal, que je te parle.

Le bruit de la machine empêcha encore Julien d'entendre cet ordre. Son
père qui était descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter
sur le mécanisme, alla chercher une longue perche pour abattre des noix,
et l'en frappa sur l'épaule. A peine Julien fut-il à terre, que le vieux
Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. Dieu
sait ce qu'il va me faire! se disait le jeune homme. En passant, il
regarda tristement le ruisseau où était tombé son livre; c'était celui
de tous qu'il affectionnait le plus, _le Mémorial de Sainte-Hélène_.

Il avait les joues pourpres et les yeux baissés. C'était un petit jeune
homme de dix-huit à dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits
irréguliers, mais délicats, et un nez aquilin. De grands yeux noirs,
qui, dans les moments tranquilles, annonçaient de la réflexion et du
feu, étaient animés en cet instant de l'expression de la haine la plus
féroce. Des cheveux châtain foncé, plantés fort bas, lui donnaient un
petit front, et, dans les moments de colère, un air méchant. Parmi les
innombrables variétés de la physionomie humaine, il n'en est peut-être
point qui se soit distinguée par une spécialité plus saisissante. Une
taille svelte et bien prise annonçait plus de légèreté que de vigueur.
Dès sa première jeunesse son air extrêmement pensif et sa grande pâleur
avaient donné l'idée à son père qu'il ne vivrait pas, ou qu'il vivrait
pour être une charge à sa famille. Objet des mépris de tous à la maison,
il haïssait ses frères et son père; dans les jeux du dimanche, sur la
place publique, il était toujours battu.

Il n'y avait pas un an que sa jolie figure commençait à lui donner
quelques voix amies parmi les jeunes filles. Méprisé de tout le monde,
comme un être faible, Julien avait adoré ce vieux chirurgien-major qui
un jour osa parler au maire au sujet des platanes.

Ce chirurgien payait quelquefois au père Sorel la journée de son fils,
et lui enseignait le latin et l'histoire c'est-à-dire ce qu'il savait
d'histoire, la campagne de 1796 en Italie. En mourant, il lui avait
légué sa croix de la Légion d'honneur, les arrérages de sa demi-solde,
et trente ou quarante volumes, dont le plus précieux venait de faire le
saut dans le ruisseau public, détourné par le crédit de M. le maire.

A peine entré dans la maison, Julien se sentit l'épaule arrêtée par la
puissante main de son père; il tremblait, s'attendant à quelques coups.

--Réponds-moi sans mentir, lui cria aux oreilles la voix dure du vieux
paysan, tandis que sa main le retournait comme la main d'un enfant
retourne un soldat de plomb. Les grands yeux noirs et remplis de larmes
de Julien se trouvèrent en face des petits yeux gris et méchants du
vieux charpentier qui avait l'air de vouloir lire jusqu'au fond de son
âme.




CHAPITRE V

UNE NÉGOCIATION

    Cunctando restituit rem.

    ENNIUS.


--Réponds-moi sans mentir, si tu le peux, chien de lisard, d'où
connais-tu Mme de Rênal, quand lui as-tu parlé?

--Je ne lui ai jamais parlé répondit Julien, je n'ai jamais vu cette
dame qu'à l'église.

--Mais tu l'auras regardée, vilain effronté?

--Jamais! Vous savez qu'à l'église je ne vois que Dieu, ajouta Julien,
avec un petit air hypocrite, tout propre, selon lui, à éloigner le
retour des taloches.

--Il y a pourtant quelque chose là-dessous, répliqua le paysan malin, et
il se tut un instant; mais je ne saurai rien de toi, maudit sournois. Au
fait, je vais être délivré de toi, et ma scie n'en ira que mieux. Tu as
gagné M. le curé ou tout autre qui t'a procuré une belle place. Va faire
ton paquet, et je te mènerai chez M. de Rênal, où tu seras précepteur
des enfants.

--Qu'aurai-je pour cela?

--La nourriture, l'habillement et trois cents francs de gages.

--Je ne veux pas être domestique.

--Animal, qui te parle d'être domestique, est-ce que je voudrais que mon
fils fût domestique?

--Mais, avec qui mangerai-je?

Cette demande déconcerta le vieux Sorel, il sentit qu'en parlant, il
pourrait commettre quelque imprudence; il s'emporta contre Julien, qu'il
accabla d'injures, en l'accusant de gourmandise, et le quitta pour aller
consulter ses autres fils.

Julien les vit bientôt après, chacun appuyé sur sa hache et tenant
conseil. Après les avoir longtemps regardés, Julien ne pouvant rien
deviner, alla se placer de l'autre côté de la scie, pour éviter d'être
surpris. Il voulait penser mûrement à cette annonce imprévue qui
changeait son sort, mais il se sentit incapable de prudence; son
imagination était tout entière à se figurer ce qu'il verrait dans la
belle maison de M. de Rênal.

Il faut renoncer à tout cela se dit-il, plutôt que de se laisser réduire
à manger avec les domestiques. Mon père voudra m'y forcer; plutôt
mourir. J'ai quinze francs huit sous d'économie, je me sauve cette nuit,
en deux jours, par des chemins de traverse où je ne crains nul gendarme,
je suis à Besançon; là, je m'engage comme soldat, et, s'il le faut, je
passe en Suisse. Mais alors plus d'avancement, plus d'ambition pour moi,
plus de ce bel état de prêtre qui mène à tout.

Cette horreur pour manger avec les domestiques n'était pas naturelle à
Julien; il eût fait, pour arriver à là fortune, des choses bien
autrement pénibles. Il puisait cette répugnance dans les Confessions de
Rousseau. C'était le seul livre à l'aide duquel son imagination se
figurât le monde. Le recueil des bulletins de la grande armée et le
Mémorial de Sainte-Hélène complétaient son Coran. Il se serait fait tuer
pour ces trois ouvrages. Jamais il ne crut en aucun autre. D'après un
mot du vieux chirurgien-major, il regardait tous les autres livres du
monde comme menteurs, et écrits par des fourbes pour avoir de
l'avancement.

Avec une âme de feu, Julien avait une de ces mémoires étonnantes si
souvent unies à la sottise. Pour gagner le vieux curé Chélan, duquel il
voyait bien que dépendait son sort à venir, il avait appris par coeur
tout le Nouveau Testament en latin, il savait aussi le livre du Pape de
M. de Maistre, et croyait à l'un aussi peu qu'à l'autre.

Comme par un accord mutuel. Sorel et son fils évitèrent de se parler ce
jour-là. Sur la brune, Julien alla prendre sa leçon de théologie chez le
curé, mais il ne jugea pas prudent de lui rien dire de l'étrange
proposition qu'on avait faite à son père. Peut-être est-ce un piège, se
disait-il, il faut taire semblant de l'avoir oublié.

Le lendemain de bonne heure, M. de Rênal fit appeler le vieux Sorel,
qui, après s'être fait attendre une heure ou deux, finit par arriver, en
faisant dès la porte cent excuses, entremêlées d'autant de révérences. A
force de parcourir toutes sortes d'objections, Sorel comprit que son
fils mangerait avec le maître et la maîtresse de maison, et les jours où
il y aurait du monde, seul dans une chambre à part avec les enfants.
Toujours plus disposé à incidenter à mesure qu'il distinguait un
véritable empressement chez M. le maire, et d'ailleurs rempli de
défiance et d'étonnement, Sorel demanda à voir la chambre où coucherait
son fils. C'était une grande pièce meublée fort proprement, mais dans
laquelle on était déjà occupé à transporter les lits des trois enfants.

Cette circonstance fut un trait de lumière pour le vieux paysan; il
demanda aussitôt avec assurance à voir l'habit que l'on donnerait à son
fils. M. de Rênal ouvrit son bureau et prit cent francs.

--Avec cet argent, votre fils ira chez M. Durand, le drapier, et lèvera
un habit noir complet.

--Et quand même je le retirerais de chez vous, dit le paysan qui avait
tout à coup oublié ses formes révérencieuses, cet habit noir lui
restera?

--Sans doute.

--Oh! bien, dit Sorel, d'un ton de voix traînard, il ne reste donc plus
qu'à nous mettre d'accord sur une seule chose, l'argent que vous lui
donnerez.

--Comment! s'écria M. de Rênal indigné, nous sommes d'accord depuis
hier: je donne trois cents francs; je crois que c'est beaucoup, et
peut-être trop.

--C'était votre offre, je ne le nie point, dit le vieux Sorel, parlant
encore plus lentement, et, par un effort de génie qui n'étonnera que
ceux qui ne connaissent pas les paysans francs-comtois, il ajouta, en
regardant fixement M. de Rênal: _Nous trouvons mieux ailleurs_.

A ces mots, la figure du maire fut bouleversée. Il revint cependant à
lui, et, après une conversation savante de deux grandes heures, où pas
un mot ne fut dit au hasard la finesse du paysan l'emporta sur la
finesse de l'homme riche, qui n'en a pas besoin pour vivre. Tous les
nombreux articles, qui devaient régler la nouvelle existence de Julien,
se trouvèrent arrêtés; non seulement ses appointements furent réglés à
quatre cents francs, mais on dut les payer d'avance, le premier de
chaque mois.

--Eh bien, je lui remettrai trente-cinq francs, dit M. de Rênal.

--Pour faire la somme ronde, un homme riche et généreux comme monsieur
notre maire, dit le paysan d'une voix câline, ira bien jusqu'à
trente-six francs.

--Soit, dit M. de Rênal, mais finissons-en. Pour le coup, la colère lui
donnait le ton de la fermeté. Le paysan vit qu'il fallait cesser de
marcher en avant. Alors, à son tour M. de Rênal fit des progrès. Jamais
il ne voulut remettre le premier mois de trente-six francs au vieux
Sorel fort empressé de le recevoir pour son fils. M. de Rênal vint à
penser qu'il serait obligé de raconter à sa femme le rôle qu'il avait
joué dans toute cette négociation.

--Rendez-moi les cent francs que je vous ai remis, dit-il avec humeur.
M. Durand me doit quelque chose. J'irai avec votre fils faire la levée
du drap noir.

Après cet acte de vigueur, Sorel rentra prudemment dans ses formules
respectueuses; elles prirent un bon quart d'heure. A la fin voyant qu'il
n'y avait décidément plus rien à gagner, il se retira. Sa dernière
révérence finit par ces mots:

--Je vais envoyer mon fils au château.

C'était ainsi que les administrés de M. le maire appelaient sa maison
quand ils voulaient lui plaire.

De retour à son usine, ce fut en vain que Sorel chercha son fils. Se
méfiant de ce qui pouvait arriver, Julien était sorti au milieu de la
nuit. Il avait voulu mettre en sûreté ses livres et sa croix de la
Légion d'honneur. Il avait transporté le tout chez un jeune marchand de
bois, son ami, nommé Fouqué, qui habitait dans la haute montagne qui
domine Verrières.

Quand il reparut:

--Dieu sait, maudit paresseux, lui dit son père, si tu auras jamais
assez d'honneur pour me payer le prix de ta nourriture, que j'avance
depuis tant d'années! Prends tes guenilles, et va-t'en chez M. le maire.

Julien, étonné de n'être pas battu, se hâta de partir. Mais à peine hors
de la vue de son terrible père il ralentit le pas. Il jugea qu'il serait
utile à son hypocrisie d'aller faire une station à l'église.

Ce mot vous surprend? Avant d'arriver à cet horrible mot, l'âme du jeune
paysan avait eu bien du chemin à parcourir.

Dès sa première enfance, la vue de certains dragons du 6me[*], aux longs
manteaux blancs, et la tête couverte de casques aux longs crins noirs,
qui revenaient d'Italie et que Julien vit attacher leurs chevaux à la
fenêtre grillée de la maison de son père, le rendit fou de l'état
militaire. Plus tard, il écoutait avec transport les récits des
batailles du pont de Lodi, d'Arcole, de Rivoli, que lui faisait le vieux
chirurgien-major. Il remarqua les regards enflammés que le vieillard
jetait sur sa croix.

[*] L'auteur était sous-lieutenant au 6e dragons en 1800.

Mais lorsque Julien avait quatorze ans, on commença à bâtir à Verrières
une église, que l'on peut appeler magnifique pour une aussi petite
ville. Il y avait surtout quatre colonnes de marbre dont la vue frappa
Julien; elles devinrent célèbres dans le pays, par la haine mortelle
qu'elles suscitèrent entre le juge de paix et le jeune vicaire, envoyé
de Besançon, qui passait pour être l'espion de la congrégation. Le juge
de paix fut sur le point de perdre sa place, du moins telle était
l'opinion commune. N'avait-il pas osé avoir un différend avec un prêtre,
qui, presque tous les quinze jours, allait à Besançon, où il voyait,
disait-on, Mgr l'évêque?

Sur ces entrefaites, le juge de paix, père d'une nombreuse famille,
rendit plusieurs sentences qui semblèrent injustes, toutes furent
portées contre ceux des habitants qui lisaient le _Constitutionnel_. Le
bon parti triompha. Il ne s'agissait, il est vrai, que de sommes de
trois ou cinq francs; mais une de ces petites amendes doit être payée par
un cloutier, parrain de Julien. Dans sa colère cet homme s'écriait: Quel
changement! et dire que, depuis plus de vingt ans, le juge de paix
passait pour un si honnête homme! Le chirurgien-major, ami de Julien,
était mort.

Tout à coup Julien cessa de parler de Napoléon; il annonça le projet de
se faire prêtre, et on le vit constamment, dans la scie de son père,
occupé à apprendre par coeur une bible latine que le curé lui avait
prêtée. Ce bon vieillard, émerveillé de ses progrès, passait des soirées
entières à lui enseigner la théologie. Julien ne faisait paraître devant
lui que des sentiments pieux. Qui eût pu deviner que cette figure de
jeune fille, si pâle et si douce cachait la ré solution inébranlable de
s'exposer à mille morts plutôt que de ne pas faire fortune?

Pour Julien, faire fortune, c'était d'abord sortir de Verrières; il
abhorrait sa patrie. Tout ce qu'il y voyait glaçait son imagination.

Dès sa première enfance, il avait eu des moments d'exaltation. Alors il
songeait avec délices qu'un jour il serait présenté aux jolies femmes de
Paris; il saurait attirer leur attention par quelque action d'éclat.
Pourquoi ne serait-il pas aimé de l'une d'elles, comme Bonaparte pauvre
encore, avait été aimé de la brillante Mme de Beauharnais? Depuis bien
des années, Julien ne passait peut-être pas une heure de sa vie, sans se
dire que Bonaparte, lieutenant obscur et sans fortune, s'était fait le
maître du monde avec son épée. Cette idée le consolait de ses malheurs
qu'il croyait grands, et redoublait sa joie quand il en avait.

La construction de l'église et les sentences du juge de paix
l'éclairèrent tout à coup; une idée qui lui vint le rendit comme fou
pendant quelques semaines, et enfin s'empara de lui avec la
toute-puissance de la première idée qu'une âme passionnée croit avoir
inventée.

Quand Bonaparte fit parler de lui la France avait peur d'être envahie;
le mérite militaire était nécessaire et à la mode. Aujourd'hui, on voit
des prêtres, de quarante ans, avoir cent mille francs d'appointements,
c'est-à-dire trois fois autant que les fameux généraux de division de
Napoléon. Il leur faut des gens qui les secondent. Voilà ce juge de
paix, si bonne tête, si honnête homme jusqu'ici, si vieux, qui se
déshonore par crainte de déplaire à un jeune vicaire de trente ans. Il
faut être prêtre.

Une fois, au milieu de sa nouvelle piété, il y avait déjà deux ans que
Julien étudiait la théologie, il fut trahi par une irruption soudaine du
feu qui dévorait son âme. Ce fut chez M. Chélan à un dîner de prêtres
auquel le bon curé l'avait présenté comme un prodige d'instruction, il
lui arriva de louer Napoléon avec fureur. Il se lia le bras droit contre
la poitrine prétendit s'être disloqué le bras en remuant un tronc de
sapin, et le porta pendant deux mois dans cette position gênante. Après
cette peine afflictive, il se pardonna. Voilà le jeune homme de dix-neuf
ans, mais faible en apparence, et à qui l'on en eût tout au plus donné
dix-sept, qui, portant un petit paquet sous le bras, entrait dans la
magnifique église de Verrières.

Il la trouva sombre et solitaire. A l'occasion d'une fête, toutes les
croisées de l'édifice avaient été couvertes d'étoffe cramoisie. Il en
résultait, aux rayons du soleil, un effet de lumière éblouissant, du
caractère le plus imposant et le plus religieux. Julien tressaillit.
Seul dans l'église, il s'établit dans le banc qui avait la plus belle
apparence. Il portait les armes de M. de Rênal.

Sur le prie-Dieu, Julien remarqua un morceau de papier imprimé, étalé là
comme pour être lu. Il y porta es yeux et vit:

_Détails de l'exécution et des derniers moments de Louis Jenrel, exécuté
à Besançon, le..._

Le papier était déchiré. Au revers on lisait les deux premiers mots
d'une ligne, c'étaient: _Le premier pas._

--Qui a pu mettre ce papier là? dit Julien. Pauvre malheureux,
ajouta-t-il avec un soupir, son nom finit comme le mien... et il froissa
le papier.

En sortant, Julien crut voir du sang près du bénitier, c'était de l'eau
bénite qu'on avait répandue: le reflet des rideaux rouges qui couvraient
les fenêtres la faisait paraître du sang.

Enfin, Julien eut honte de sa terreur secrète.

Serais-je un lâche? se dit-il, aux armes!

Ce mot, si souvent répété dans les récits de batailles du vieux
chirurgien, était héroïque pour Julien. Il se leva et marcha rapidement
vers la maison de M. de Rênal.

Malgré ses belles résolutions, dès qu'il l'aperçut à vingt pas de lui,
il fut saisi d'une invincible timidité. La grille de fer était ouverte,
elle lui semblait magnifique, il fallait entrer là-dedans.

Julien n'était pas la seule personne dont le coeur fût troublé par son
arrivée dans cette maison. L'extrême timidité de Mme de Rênal était
déconcertée par l'idée de cet étranger, qui, d'après ses fonctions,
allait se trouver constamment entre elle et ses enfants. Elle était
accoutumée à avoir ses fils couchés dans sa chambre. Le matin, bien des
larmes avaient coulé quand elle avait vu transporter leurs petits lits
dans l'appartement destiné au précepteur. Ce fut en vain qu'elle demanda
à son mari que le lit de Stanislas-Xavier, le plus jeune, fût reporté
dans sa chambre.

La délicatesse de femme était poussée à un point excessif chez Mme de
Rênal. Elle se faisait l'image la plus désagréable d'un être grossier et
mal peigné, chargé de gronder ses enfants, uniquement parce qu'il savait
le latin, un langage barbare pour lequel on fouetterait ses fils.




CHAPITRE VI

L'ENNUI

    Non so più cosa son,
    Cosa faccio.

    MOZART: Figaro.


Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était
loin des regards des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre
du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte
d'entrée la figure d'un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement
pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et
avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.

Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que
l'esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d'abord l'idée que ce
pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque grâce
à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la
porte d'entrée, et qui évidemment n'osait pas lever la main jusqu'à la
sonnette. Mme de Rênal s'approcha, distraite un instant de l'amer
chagrin que lui donnait l'arrivée du précepteur. Julien tourné vers la
porte, ne la voyait pas s'avancer. Il tressaillit quand une voix douce
lui dit tout près de l'oreille:

--Que voulez-vous ici, mon enfant?

Julien se tourna vivement, et frappé du regard si rempli de grâce de Mme
de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa
beauté, il oublia tout, même ce qu'il venait faire. Mme de Rênal avait
répété sa question.

--Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux
de ses larmes qu'il essuyait de son mieux.

Mme de Rênal resta interdite; ils étaient fort près l'un de l'autre à se
regarder. Julien n'avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout
une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d'un air doux. Mme de
Rênal regardait les grosses larmes, qui s'étaient arrêtées sur les joues
si pâles d'abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle
se mit à rire, avec toute la gaieté folle d'une jeune fille; elle se
moquait d'elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi,
c'était là ce précepteur qu'elle s'était figuré comme un prêtre sale et
mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants!

--Quoi, monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin?

Ce mot de monsieur étonna si fort Julien qu'il réfléchit un instant.

--Oui, madame, dit-il timidement.

Mme de Rênal était si heureuse, qu'elle osa dire à Julien:

--Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants?

--Moi, les gronder, dit Julien étonné, et pourquoi?

--N'est-ce pas, monsieur, ajouta-t-elle après un petit silence et d'une
voix dont chaque instant augmentait l'émotion, vous serez bon pour eux,
vous me le promettez?

S'entendre appeler de nouveau monsieur, bien sérieusement, et par une
dame si bien vêtue était au-dessus de toutes les prévisions de Julien:
dans tous les châteaux en Espagne de sa jeunesse, il s'était dit
qu'aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il
aurait un bel uniforme. Mme de Rênal de son côté était complètement
trompée par la beauté du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses
jolis cheveux qui frisaient plus qu'à l'ordinaire parce que pour se
rafraîchir il venait de plonger la tête dans le bassin de la fontaine
publique. A sa grande joie elle trouvait l'air timide d'une jeune fille
à ce fatal précepteur, dont elle avait tant redouté pour ses enfants la
dureté et le ton rébarbatif. Pour l'âme si paisible de Mme de Rênal, le
contraste de ses craintes et de ce qu'elle voyait fut un grand
événement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut étonnée de se
trouver ainsi à la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en
chemise et si près de lui.

--Entrons, monsieur, lui dit-elle d'un air assez embarrassé.

De sa vie, une sensation purement agréable n'avait aussi profondément
ému Mme de Rênal; jamais une apparition aussi gracieuse n'avait succédé
à des craintes plus inquiétantes. Ainsi ses jolis enfants, si soignés
par elle, ne tomberaient pas dans les mains d'un prêtre sale et grognon.
A peine entrée sous le vestibule, elle se retourna vers Julien qui la
suivait timidement. Son air étonné, à l'aspect d'une maison si belle,
était une grâce de plus aux yeux de Mme de Rênal. Elle ne pouvait en
croire ses yeux, il lui semblait surtout que le précepteur devait avoir
un habit noir.

--Mais est-il vrai, monsieur, lui dit-elle, en s'arrêtant encore, et
craignant mortellement de se tromper, tant sa croyance la rendait
heureuse, vous savez le latin?

Ces mots choquèrent l'orgueil de Julien et dissipèrent le charme dans
lequel il vivait depuis un quart d'heure.

--Oui, madame, lui dit-il, en cherchant à prendre un air froid. Je sais
le latin aussi bien que M. le curé et même quelquefois il a la bonté de
dire mieux que lui.

Mme de Rênal trouva que Julien avait l'air fort méchant; il s'était
arrêté à deux pas d'elle. Elle s'approcha et lui dit à mi-voix:

--N'est-ce pas, les premiers jours, vous ne donnerez pas le fouet à mes
enfants, même quand ils ne sauraient pas leurs leçons?

Ce ton si doux et presque suppliant d'une si belle dame fit tout à coup
oublier à Julien ce qu'il devait à sa réputation de latiniste. La figure
de Mme de Rênal était près de la sienne, il sentit le parfum des
vêtements d'été d'une femme, chose si étonnante pour un pauvre paysan.
Julien rougit extrêmement et dit avec un soupir, et d'une voix
défaillante:

--Ne craignez rien, madame, je vous obéirai en tout.

Ce fut en ce moment seulement, quand son inquiétude pour ses enfants fut
tout à fait dissipée, que Mme de Rênal fut frappée de l'extrême beauté
de Julien. La forme presque féminine de ses traits, et son air
d'embarras, ne semblèrent point ridicules à une femme extrêmement timide
elle-même. L'air mâle que l'on trouve communément nécessaire à la beauté
d'un homme lui eût fait peur.

--Quel âge avez-vous, monsieur? dit-elle à Julien.

--Bientôt dix-neuf ans.

--Mon fils aîné a onze ans, reprit Mme de Rênal tout à fait rassurée, ce
sera presque un camarade pour vous, vous lui parlerez raison. Une fois
son père a voulu le battre; l'enfant a été malade pendant toute une
semaine, et cependant c'était un bien petit coup.

Quelle différence avec moi, pensa Julien. Hier encore mon père m'a
battu. Que ces gens riches sont heureux!

Mme de Rênal en était déjà à saisir les moindres nuances de ce qui se
passait dans l'âme du précepteur; elle prit ce mouvement de tristesse
pour de la timidité, et voulut l'encourager.

--Quel est votre nom, monsieur? lui dit-elle, avec un accent et une
grâce dont Julien sentit tout le charme, sans pouvoir s'en rendre
compte.

--On m'appelle Julien Sorel, madame; je tremble en entrant pour la
première fois de ma vie dans une maison étrangère j'ai besoin de votre
protection et que vous me pardonniez bien des choses les premiers jours.
Je n'ai jamais été au collège, j'étais trop pauvre; je n'ai jamais parlé
à d'autres hommes que mon cousin le chirurgien-major, membre de la
Légion d'honneur, et M. le curé Chélan. Il vous rendra bon témoignage de
moi. Mes frères m'ont toujours battu, ne les croyez pas s'ils vous
disent du mal de moi, pardonnez mes fautes, madame, je n'aurai jamais
mauvaise intention.

Julien se rassurait pendant ce long discours, il examinait Mme de Rênal.
Tel est l'effet de la grâce parfaite quand elle est naturelle au
caractère, et que surtout la personne qu'elle décore ne songe pas à
avoir de la grâce; Julien, qui se connaissait fort bien en beauté
féminine eût juré dans cet instant qu'elle n'avait que vingt ans. Il eut
sur-le-champ l'idée hardie de lui baiser la main. Bientôt il eut peur de
son idée, un instant après, il se dit: Il y aurait de la lâcheté à moi
de ne pas exécuter une action qui peut m'être utile, et diminuer le
mépris que cette belle dame a probablement pour un pauvre ouvrier à
peine arraché à la scie. Peut-être Julien fut-il un peu encouragé par ce
mot de joli garçon, que depuis six mois il entendait répéter le dimanche
par quelques jeunes filles. Pendant ces débats intérieurs, Mme de Rênal
lui adressait deux ou trois mots d'instruction sur la façon de débuter
avec les enfants. La violence que se faisait Julien le rendit de nouveau
fort pâle; il dit, d'un air contraint:

--Jamais, madame, je ne battrai vos enfants; je le jure devant Dieu. Et
en disant ces mots, il osa prendre la main de Mme de Rênal, et la porter
à ses lèvres. Elle fut étonnée de ce geste, et par réflexion choquée.
Comme il faisait très chaud, son bras était tout à fait nu sous son
châle, et le mouvement de Julien, en portant la main à ses lèvres,
l'avait entièrement découvert. Au bout de quelques instants, elle se
gronda elle-même, il lui sembla qu'elle n'avait pas été assez rapidement
indignée.

M. de Rênal qui avait entendu parler, sortit de son cabinet, du même air
majestueux et paterne qu'il prenait lorsqu'il faisait des mariages à la
mairie, il dit à Julien:

--Il est essentiel que je vous parle avant que les enfants ne vous
voient.

Il fit entrer Julien dans un cabinet et retint sa femme qui voulait les
laisser seuls. La porte fermée, M. de Rênal s'assit avec gravité.

--M. le curé m'a dit que vous étiez un bon sujet, tout le monde vous
traitera ici avec honneur, et si je suis content j'aiderai à vous faire
par la suite un petit établissement. Je veux que vous ne voyiez plus ni
parents ni amis, leur ton ne peut convenir à mes enfants. Voici
trente-six francs pour le premier mois; mais j'exige votre parole de ne
pas donner un sou de cet argent à votre père.

M. de Rênal était piqué contre le vieillard, qui, dans cette affaire,
avait été plus fin que lui.

--Maintenant, _monsieur_, car d'après mes ordres tout le monde ici va
vous appeler monsieur et vous sentirez l'avantage d'entrer dans une
maison de gens comme il faut, maintenant, monsieur, il n'est pas
convenable que les enfants vous voient en veste. Les domestiques
l'ont-il aperçu? dit M. de Rênal à sa femme.

--Non, mon ami, répondit-elle, d'un air profondément pensif.

--Tant mieux. Mettez ceci, dit-il au jeune homme surpris, en lui donnant
une redingote à lui. Allons maintenant chez M. Durand le marchand de
draps.

Plus d'une heure après, quand M. de Rênal rentra avec le nouveau
précepteur tout habillé de noir, il retrouva sa femme assise à la même
place. Elle se sentit tranquillisée par la présence de Julien, en
l'examinant elle oubliait d'en avoir peur. Julien ne songeait point à
elle, malgré toute sa méfiance du destin et des hommes, son âme dans ce
moment n'était que celle d'un enfant; il lui semblait avoir vécu des
années depuis l'instant où, trois heures auparavant, il était tremblant
dans l'église. Il remarqua l'air glacé de Mme de Rênal, il comprit
qu'elle était en colère de ce qu'il avait osé lui baiser la main. Mais
le sentiment d'orgueil que lui donnait le contact d'habits si différents
de ceux qu'il avait coutume de porter, le mettait tellement hors de
lui-même, et il avait tant envie de cacher sa joie, que tous ses
mouvements avaient quelque chose de brusque et de fou. Mme de Rênal le
contemplait avec des yeux étonnés.

--De la gravité, monsieur, lui dit M. de Rênal, si vous voulez être
respecté de mes enfants et de mes gens.

--Monsieur, répondit Julien, je suis gêné dans ces nouveaux habits; moi,
pauvre paysan, je n'ai jamais porté que des vestes; j'irai, si vous le
permettez, me renfermer dans ma chambre.

--Que te semble de cette nouvelle acquisition? dit M. de Rênal à sa
femme.

Par un mouvement presque instinctif, et dont certainement elle ne se
rendit pas compte, Mme de Rênal déguisa la vérité à son mari.

--Je ne suis point aussi enchantée que vous de ce petit paysan, vos
prévenances en feront un impertinent que vous serez obligé de renvoyer
avant un mois.

--Eh bien! nous le renverrons, ce sera une centaine de francs qu'il
pourra m'en coûter, et Verrières sera accoutumée à voir un précepteur
aux enfants de M. de Rênal. Ce but n'eût point été rempli si j'eusse
laissé à Julien l'accoutrement d'un ouvrier. En le renvoyant, je
retiendrai bien entendu l'habit noir complet que je viens de lever chez
le drapier. Il ne lui restera que ce que je viens de trouver tout fait
chez le tailleur, et dont je l'ai couvert.

L'heure que Julien passa dans sa chambre parut un instant à Mme de
Rênal. Les enfants auxquels l'on avait annoncé le nouveau précepteur,
accablaient leur mère de questions. Enfin Julien parut. C'était un autre
homme. C'eût été mal parler que de dire qu'il était grave; c'était la
gravité incarnée. Il fut présenté aux enfants, et leur parla d'un air
qui étonna M. de Rênal lui-même.

--Je suis ici, messieurs, leur dit-il en finissant son allocution, pour
vous apprendre le latin. Vous savez ce que c'est que de réciter une
leçon. Voici la sainte Bible dit-il en leur montrant un petit volume
in-32, relié en noir. C'est particulièrement l'histoire de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, c'est la partie qu'on appelle le Nouveau
Testament. Je vous ferai souvent réciter des leçons faites-moi réciter
la mienne.

Adolphe, l'aîné des enfants, avait pris le livre.

--Ouvrez-le au hasard, continua Julien, et dites-moi les trois premiers
mots d'un alinéa. Je réciterai par coeur le livre sacré, règle de notre
conduite à tous, jusqu'à ce que vous m'arrêtiez.

Adolphe ouvrit le livre, lut deux mots, et Julien récita toute la page,
avec la même facilité que s'il eût parlé français. M. de Rênal regardait
sa femme d'un air de triomphe. Les enfants voyant l'étonnement de leurs
parents, ouvraient de grandes yeux. Un domestique vint à la porte du
salon, Julien continua de parler latin. Le domestique resta d'abord
immobile, et disparut ensuite. Bientôt la femme de chambre de madame, et
la cuisinière, arrivèrent près de la porte, alors Adolphe avait déjà
ouvert le livre en huit endroits, et Julien récitait toujours avec la
même facilité.

--Ah! mon Dieu! le joli petit prêtre, dit tout haut la cuisinière, bonne
fille fort dévote.

L'amour-propre de M. de Rênal était inquiet; loin de songer à examiner
le précepteur, il était tout occupé à chercher dans sa mémoire quelques
mots latins enfin, il put dire un vers d'Horace. Julien ne savait de
latin que sa Bible. Il répondit en fronçant le sourcil:

--Le saint ministère auquel je me destine m'a défendu de lire un poète
aussi profane.

M. de Rênal cita un assez grand nombre de prétendus vers d'Horace. Il
expliqua à ses enfants ce que c'était qu'Horace; mais les enfants,
frappés d'admiration, ne faisaient guère attention à ce qu'il disait.
Ils regardaient Julien.

Les domestiques étant toujours à la porte, Julien crut devoir prolonger
l'épreuve:

--Il faut dit-il au plus jeune des enfants, que M. Stanislas-Xavier
m'indique aussi un passade du livre saint.

Le petit Stanislas, tout fier, lut tant bien que mal le premier mot d'un
alinéa, et Julien dit toute la page. Pour que rien ne manquât au
triomphe de M. de Rênal, comme Julien récitait, entrèrent M. Valenod, le
possesseur des beaux chevaux normands, et M. Charcot de Maugiron,
sous-préfet de l'arrondissement. Cette scène valut à Julien le titre de
monsieur; les domestiques eux-mêmes n'osèrent pas le lui refuser.

Le soir tout Verrières afflua chez M. de Rênal pour voir la merveille.
Julien répondait à tous d'un air sombre qui tenait à distance. Sa gloire
s'étendit si rapidement dans la ville, que peu de jours après M. de
Rênal, craignant qu'on ne le lui enlevât, lui proposa de signer un
engagement de deux ans.

--Non, monsieur, répondit froidement Julien, si vous vouliez me renvoyer
je serais obligé de sortir. Un engagement qui me lie sans vous obliger à
rien n'est point égal. Je le refuse.

Julien sut si bien faire que moins d'un mois après son arrivée dans la
maison, M. de Rênal lui-même le respectait. Le curé étant brouillé avec
MM. de Rênal et Valenod, personne ne put trahir l'ancienne passion de
Julien pour Napoléon, il n'en parlait qu'avec horreur..




CHAPITRE VII

LES AFFINITÉS ÉLECTIVES

    Ils ne savent toucher le coeur qu'en le froissant.

    UN MODERNE.


Les enfants l'adoraient, lui ne les aimait point; sa pensée était
ailleurs. Tout ce que ces marmots pouvaient faire ne l'impatientait
jamais. Froid, juste, impassible, et cependant aimé, parce que son
arrivée avait en quelque sorte chassé l'ennui de la maison, il fut un
bon précepteur. Pour lui, il n'éprouvait que haine et horreur pour la
haute société où il était admis, à la vérité au bas bout de la table ce
qui explique peut-être la haine et l'horreur. Il y eut certains dîners
d'apparat où il put à grand-peine contenir sa haine pour tout ce qui
l'environnait. Un jour de la Saint-Louis entre autres, M. Valenod tenait
le dé chez M. de Rênal, Julien fut sur le point de se trahir; il se
sauva dans le jardin, sous prétexte de voir les enfants. Quels éloges de
la probité, s'écria-t-il! on dirait que c'est la seule vertu; et
cependant quelle considération, quel respect bas pour un homme qui
évidemment a doublé et triplé sa fortune, depuis qu'il administre le
bien des pauvres! je parierais qu'il gagne même sur les fonds destinés
aux enfants trouvés, à ces pauvres, dont la misère est encore plus
sacrée que celle des autres! Ah! monstres! monstres! Et moi aussi, je
suis une sorte d'enfant trouvé, haï de mon père, de mes frères, de toute
ma famille.

Quelques jours avant la Saint-Louis, Julien, se promenant seul et disant
son bréviaire dans un petit bois, qu'on appelle le Belvédère, et qui
domine le Cours de la Fidélité, avait cherché en vain à éviter ses deux
frères, qu'il voyait venir de loin par un sentier solitaire. La jalousie
de ces ouvriers grossiers avait été tellement provoquée par le bel habit
noir, par l'air extrêmement propre de leur frère, par le mépris sincère
qu'il avait pour eux, qu'ils l'avaient battu au point de le laisser
évanoui et tout sanglant. Mme de Rênal, se promenant avec M. Valenod et
le sous-préfet, arriva par hasard dans le petit bois; elle vit Julien
étendu sur la terre et le crut mort. Son saisissement fut tel, qu'il
donna de la jalousie à M. Valenod.

Il prenait l'alarme trop tôt. Julien trouvait Mme de Rênal fort belle,
mais il la haïssait à cause de sa beauté; c'était le premier écueil qui
avait failli arrêter sa fortune. Il lui parlait le moins possible afin
de faire oublier le transport qui, le premier jour, l'avait porté à lui
baiser la main.

Élisa, la femme de chambre de Mme de Rênal, n'avait pas manqué de
devenir amoureuse du jeune précepteur; elle en parlait souvent à sa
maîtresse. L'amour de Mlle Élisa avait valu à Julien la haine d'un des
valets. Un jour, il entendit cet homme qui disait à Élisa: Vous ne
voulez plus me parler, depuis que ce précepteur crasseux est entré dans
la maison. Julien ne méritait pas cette injure; mais, par instinct de
joli garçon, il redoubla de soin pour sa personne. La haine de M.
Valenod redoubla aussi. Il dit publiquement que tant de coquetterie ne
convenait pas à un jeune abbé. A la soutane près c'était le costume que
portait Julien.

Mme de Rênal remarqua qu'il parlait plus souvent que de coutume à Mlle
Élisa; elle apprit que ces entretiens étaient causés par la pénurie de
la très petite garde-robe de Julien. Il avait si peu de linge, qu'il
était obligé de le faire laver fort souvent hors de la maison, et c'est
pour ces petits soins qu'Élisa lui était utile. Cette extrême pauvreté,
qu'elle ne soupçonnait pas, toucha Mme de Rênal, elle eut envie de lui
faire des cadeaux, mais elle n'osa pas; cette résistance intérieure fut
le premier sentiment pénible que lui causa Julien. Jusque-là le nom de
Julien, et le sentiment d'une joie pure et tout intellectuelle, étaient
synonymes pour elle. Tourmentée par l'idée de la pauvreté de Julien, Mme
de Rênal parla à son mari de lui faire un cadeau de linge:

--Quelle duperie! répondit-il. Quoi! faire des cadeaux à un homme dont
nous sommes parfaitement contents, et qui nous sert bien? ce serait dans
le cas où il se négligerait qu'il faudrait stimuler son zèle.

Mme de Rênal fut humiliée de cette manière de voir; elle ne l'eût pas
remarquée avant l'arrivée de Julien. Elle ne voyait jamais l'extrême
propreté de la mise d'ailleurs fort simple du jeune abbé, sans se dire:
Ce pauvre garçon, comment peut-il faire?

Peu à peu, elle eut pitié de tout ce qui manquait à Julien, au lieu d'en
être choquée.

Mme de Rênal était une de ces femmes de province, que l'on peut très
bien prendre pour des sottes pendant les quinze premiers jours qu'on les
voit. Elle n'avait aucune expérience de la vie, et ne se souciait pas de
parler. Douée d'une âme délicate et dédaigneuse, cet instinct de bonheur
naturel à tous les êtres faisait que, la plupart du temps, elle ne
donnait aucune attention aux actions des personnages grossiers, au
milieu desquels le hasard l'avait jetée.

On l'eût remarquée pour le naturel et la vivacité d'esprit, si elle eût
reçu la moindre éducation. Mais en sa qualité d'héritière, elle avait
été élevée chez des religieuses adoratrices passionnées _du Sacré-Coeur
de Jésus_, et animées d'une haine violente pour les Français ennemis des
jésuites. Mme de Rênal s'était trouvée assez de sens pour oublier
bientôt, comme absurde, tout ce qu'elle avait appris au couvent; mais
elle ne mit rien à la place, et finit par ne rien savoir. Les flatteries
précoces dont elle avait été l'objet, en sa qualité d'héritière d'une
grande fortune, et un penchant décidé à la dévotion passionnée, lui
avaient donné une manière de vivre tout intérieure. Avec l'apparence de
la condescendance la plus parfaite, et d'une abnégation de volonté, que
les maris de Verrières citaient en exemple à leurs femmes, et qui
faisait l'orgueil de M. de Rênal, la conduite habituelle de son âme
était en effet le résultat de l'humeur la plus altière. Telle princesse,
citée à cause de son orgueil, prête infiniment plus d'attention à ce que
ses gentilshommes font autour d'elle, que cette femme si douce, si
modeste en apparence, n'en donnait à tout ce que disait ou faisait son
mari. Jusqu'à l'arrivée de Julien, elle n'avait réellement eu
d'attention que pour ses enfants. Leurs petites maladies, leurs
douleurs, leurs petites joies, occupaient toute la sensibilité de cette
âme, qui, de la vie, n'avait adoré que Dieu, quand elle était au
Sacré-Coeur de Besançon.

Sans qu'elle daignât le dire à personne, un accès de fièvre d'un de ses
fils la mettait presque dans le même état que si l'enfant eût été mort.
Un éclat de rire grossier, un haussement d'épaules, accompagné de
quelque maxime triviale sur la folie des femmes, avaient constamment
accueilli les confidences de ce genre de chagrins, que le besoin
d'épanchement l'avait portée à faire à son mari, dans les premières
années de leur mariage. Ces sortes de plaisanteries, quand surtout elles
portaient sur les maladies de ses enfants, retournaient le poignard dans
le coeur de Mme de Rênal. Voilà ce qu'elle trouva au milieu des
flatteries empressées et mielleuses du couvent jésuitique où elle avait
passé sa jeunesse. Son éducation fut faite par la douleur. Trop fière
pour parler de ce genre de chagrins, même à son amie Mme Derville, elle
se figura que tous les hommes étaient comme son mari, M. Valenod et le
sous-préfet Charcot de Maugiron. La grossièreté, et la plus brutale
insensibilité à tout ce qui n'était pas intérêt d'argent, de préséance
ou de croix; la haine aveugle pour tout raisonnement qui les
contrariait, lui parurent des choses naturelles à ce sexe, comme porter
des bottes et un chapeau de feutre.

Après de longues années, Mme de Rênal n'était pas encore accoutumée à
ces gens à argent au milieu desquels il fallait vivre.

De là le succès du petit paysan Julien. Elle trouva des jouissances
douces, et toutes brillantes du charme de la nouveauté, dans la
sympathie de cette âme noble et fière. Mme de Rênal lui eut bientôt
pardonné son ignorance extrême qui était une grâce de plus, et la
rudesse de ses façons qu'elle parvint à corriger. Elle trouva qu'il
valait la peine de l'écouter, même quand on parlait des choses les plus
communes, même quand il s'agissait d'un pauvre chien écrasé, comme il
traversait la rue, par la charrette d'un paysan allant au trot. Le
spectacle de cette douleur donnait son gros rire à son mari, tandis
qu'elle voyait se contracter les beaux sourcils noirs et si bien arqués
de Julien. La générosité, la noblesse d'âme, l'humanité lui semblèrent
peu à peu n'exister que chez ce jeune abbé. Elle eut pour lui seul toute
la sympathie et même l'admiration que ces vertus excitent chez les âmes
bien nées.

A Paris, la position de Julien envers Mme de Rênal eût été bien vite
simplifiée; mais à Paris, l'amour est fils des romans. Le jeune
précepteur et sa timide maîtresse auraient retrouvé dans trois ou quatre
romans et jusque dans les couplets du Gymnase, l'éclaircissement de leur
position. Les romans leur auraient tracé le rôle à jouer, montré le
modèle à imiter, et ce modèle, tôt ou tard, et quoique sans nul plaisir,
et peut-être en rechignant, la vanité eût forcé Julien à le suivre.

Dans une petite ville de l'Aveyron ou des Pyrénées, le moindre incident
eût été rendu décisif par le feu du climat. Sous nos cieux plus sombres
un jeune homme pauvre, et qui n'est qu'ambitieux parce que la
délicatesse de son coeur lui fait un besoin de quelques-unes des
jouissances que donne l'argent, voit tous les jours une femme de trente
ans sincèrement sage, occupée de ses enfants, et qui ne prend nullement
dans les romans des exemples de conduite. Tout va lentement, tout se
fait peu à peu dans les provinces, il y a plus de naturel.

Souvent, en songeant à la pauvreté du jeune précepteur, Mme de Rênal
était attendrie jusqu'aux larmes. Julien la surprit un jour, pleurant
tout à fait.

--Eh, madame, vous serait-il arrivé quelque malheur!

--Non, mon ami, lui répondit-elle; appelez les enfants, allons nous
promener.

Elle prit son bras et s'appuya d'une façon qui parut singulière à
Julien. C'était pour la première fois qu'elle l'avait appelé mon ami.

Vers fa fin de la promenade, Julien remarqua qu'elle rougissait
beaucoup. Elle ralentit le pas.

--On vous aura raconté, dit-elle sans le regarder, que je suis l'unique
héritière d'une tante fort riche qui habite Besançon. Elle me comble de
présents... Mes fils font des progrès... si étonnants... que je voudrais
vous prier d'accepter un petit présent, comme marque de ma
reconnaissance. Il ne s'agit que de quelques louis pour vous faire du
linge. Mais... ajouta-t-elle en rougissant encore plus, et elle cessa de
parler.

--Quoi, madame? dit Julien.

--Il serait inutile, continua-t-elle en baissant la tête, de parler de
ceci à mon mari.

--Je suis petit, madame mais je ne suis pas bas, reprit Julien en
s'arrêtant, les yeux brillants de colère, et se relevant de toute sa
hauteur, c'est à quoi vous n'avez pas assez réfléchi. Je serais moins
qu'un valet, si je me mettais dans le cas de cacher à M. de Rênal quoi
que ce soit de relatif à mon argent.

Mme de Rênal était atterrée.

--M. le maire, continua Julien, m'a remis cinq fois trente-six francs
depuis que j'habite sa maison; je suis prêt à montrer mon livre de
dépenses à M. de Rênal et à qui que ce soit, même à M. Valenod qui me
hait.

A la suite de cette sortie, Mme de Rênal était restée pâle et
tremblante, et la promenade se termina sans que ni l'un ni l'autre pût
trouver un prétexte pour renouer le dialogue. L'amour pour Mme de Rênal
devint de plus en plus impossible dans le coeur orgueilleux de Julien;
quant à elle, elle le respecta, elle l'admira, elle en avait été grondée.
Sous prétexte de réparer l'humiliation involontaire qu'elle lui avait
causée, elle se permit les soins les plus tendres. La nouveauté de ces
manières fit pendant huit jours le bonheur de Mme de Rênal. Leur effet
fut d'apaiser en partie la colère de Julien; il était loin d'y voir rien
qui pût ressembler à un goût personnel.

--Voilà, se disait-il, comme sont ces gens riches, ils humilient et
croient ensuite pouvoir tout réparer, par quelques singeries!

Le coeur de Mme de Rênal était trop plein, et encore trop innocent, pour
que, malgré ses résolutions à cet égard, elle ne racontât pas à son mari
l'offre qu'elle avait faite à Julien, et la façon dont elle avait été
repoussée.

--Comment, reprit M. de Rênal vivement piqué, avez-vous pu tolérer un
refus de la part d'un _domestique_?

Et comme Mme de Rênal se récriait sur ce mot:

--Je parle, madame, comme feu M. le prince de Condé, présentant ses
chambellans à sa nouvelle épouse: «_Tous ces gens-là_, lui dit-il, _sont
nos domestiques_.» Je vous ai lu ce passage des Mémoires de Besenval,
essentiel pour les préséances. Tout ce qui n'est pas gentilhomme, qui
vit chez vous et reçoit un salaire, est votre domestique. Je vais dire
deux mots à ce monsieur Julien, et lui donner cent francs.

--Ah! mon ami, dit Mme de Rênal tremblante, que ce ne soit pas du moins
devant les domestiques!

--Oui, ils pourraient être jaloux et avec raison, dit son mari, en
s'éloignant et pensant à la quotité de la somme.

Mme de Rênal tomba sur une chaise, presque évanouie de douleur. Il va
humilier Julien, et par ma faute! Elle eut horreur de son mari et se
cacha la figure avec les mains. Elle se promit bien de ne jamais faire
de confidences.

Lorsqu'elle revit Julien, elle était toute tremblante, sa poitrine était
tellement contractée qu'elle ne put parvenir à prononcer la moindre
parole. Dans son embarras elle lui prit les mains qu'elle serra.

--Eh bien, mon ami, lui dit-elle enfin, êtes-vous content de mon mari?

--Comment ne le serais-je pas? répondit Julien avec un sourire amer; il
m'a donné cent francs.

Mme de Rênal le regarda comme incertaine.

--Donnez-moi le bras, dit-elle enfin avec un accent de courage que
Julien ne lui avait jamais vu.

Elle osa aller jusque chez le libraire de Verrières, malgré son affreuse
réputation de libéralisme. Là, elle choisit pour dix louis de livres
qu'elle donna à ses fils. Mais ces livres étaient ceux qu'elle savait
que Julien désirait. Elle exigea que là, dans la boutique du libraire,
chacun des enfants écrivît son nom sur les livres qui lui étaient échus
en partage. Pendant que Mme de Rênal était heureuse de la sorte de
réparation qu'elle avait l'audace de faire à Julien, celui-ci était
étonné de la quantité de livres qu'il apercevait chez le libraire.
Jamais il n'avait osé entrer en un lieu aussi profane; son coeur
palpitait. Loin de songer à deviner ce qui se passait dans le coeur de
Mme de Rênal, il rêvait profondément au moyen qu'il y aurait, pour un
jeune étudiant en théologie, de se procurer quelques-uns de ces livres.
Enfin il eut l'idée qu'il serait possible, avec de l'adresse, de
persuader à M. de Rênal qu'il fallait donner pour sujet de thème à ses
fils l'histoire des gentilshommes célèbres nés dans la province. Après
un mois de soins, Julien vit réussir cette idée, et à un tel point, que,
quelque temps après, il osa hasarder, en parlant à M. de Rênal, la
mention d'une action bien autrement pénible pour le noble maire, il
s'agissait de contribuer à la fortune d'un libéral, en prenant un
abonnement chez le libraire. M. de Rênal convenait bien qu'il était sage
de donner à son fils aîné l'idée _de visu_ de plusieurs ouvrages qu'il
entendrait mentionner dans la conversation, lorsqu'il serait à l'École
militaire, mais Julien voyait M. le maire s'obstiner à ne pas aller plus
loin. Il soupçonnait une raison secrète, mais ne pouvait la deviner.

--Je pensais, monsieur, lui dit-il un jour, qu'il y aurait une haute
inconvenance à ce que le nom d'un bon gentilhomme tel qu'un Rênal parût
sur le sale registre du libraire.

Le front de M. de Rênal s'éclaircit.

--Ce serait aussi une bien mauvaise note, continua Julien, d'un ton plus
humble, pour un pauvre étudiant en théologie, si l'on pouvait un jour
découvrir que son nom a été sur le registre d'un libraire loueur de
livres. Les libéraux pourraient m'accuser d'avoir demandé les livres les
plus infâmes; qui sait même s'ils n'iraient pas jusqu'à écrire après mon
nom les titres de ces livres pervers.

Mais Julien s'éloignait de la trace. Il voyait la physionomie du maire
reprendre l'expression de l'embarras et de l'humeur. Julien se tut. Je
tiens mon homme, se dit-il.

Quelques jours après, l'aîné des enfants interrogeant Julien sur un
livre annoncé dans la _Quotidienne_, en présence de M. de Rênal:

--Pour éviter tout sujet de triomphe au parti jacobin dit le jeune
précepteur, et cependant me donner les moyens de répondre à M. Adolphe,
on pourrait faire prendre un abonnement chez le libraire par le dernier
de vos gens.

--Voilà une idée qui n'est pas mal, dit M. de Rênal évidemment fort
joyeux.

--Toutefois il faudrait spécifier, dit Julien, de cet air grave et
presque malheureux qui va si bien à de certaines gens, quand ils voient
le succès des affaires qu'ils ont le plus longtemps désirées, il
faudrait spécifier que le domestique ne pourra prendre aucun roman. Une
fois dans la maison, ces livres dangereux pourraient corrompre les
filles de madame, et le domestique lui-même.

--Vous oubliez les pamphlets politiques, ajouta M. de Rênal, d'un air
hautain. Il voulait cacher l'admiration que lui donnait le savant
mezzo-termine inventé par le précepteur de ses enfants.

La vie de Julien se composait ainsi d'une suite de petites négociations,
et leur succès l'occupait beaucoup plus que le sentiment de préférence
marquée qu'il n'eût tenu qu'à lui de lire dans le coeur de Mme de Rênal.

La position morale où il avait été toute sa vie se renouvelait chez M.
le maire de Verrières. Là, comme à la scierie de son père, il méprisait
profondément les gens avec qui il vivait, et en était haï. Il voyait
chaque jour dans les récits faits par le sous-préfet, par M. Valenod,
par les autres amis de la maison, à l'occasion de choses qui venaient de
se passer sous leurs yeux, combien leurs idées ressemblaient peu à la
réalité. Une action lui semblait-elle admirable? c'était celle-là
précisément qui attirait le blâme des gens qui l'environnaient. Sa
réplique intérieure était toujours: Quels monstres ou quels sots! Le
plaisant, avec tant d'orgueil, c'est que souvent il ne comprenait
absolument rien à ce dont on parlait.

De la vie, il n'avait parlé avec sincérité qu'au vieux chirurgien-major;
le peu d'idées qu'il avait étaient relatives aux campagnes de Bonaparte
en Italie, ou à la chirurgie. Son jeune courage se plaisait au récit
circonstancié des opérations les plus douloureuses; il se disait: Je
n'aurais pas sourcillé.

La première fois que Mme de Rênal essaya avec lui une conversation
étrangère à l'éducation des enfants, il se mit à parler d'opérations
chirurgicales; elle pâlit et le pria de cesser.

Julien ne savait rien au-delà. Ainsi, passant sa vie avec Mme de Rênal,
le silence le plus singulier s'établissait entre eux dès qu'ils étaient
seuls. Dans le salon, quelle que fût l'humilité de son maintien, elle
trouvait dans ses yeux un air de supériorité intellectuelle envers tout
ce qui venait chez elle. Se trouvait-elle seule un instant avec lui,
elle le voyait visiblement embarrassé. Elle en était inquiète, car son
instinct de femme lui faisait comprendre que cet embarras n'était
nullement tendre.

D'après je ne sais quelle idée prise dans quelque récit de la bonne
société, telle que l'avait vue le vieux chirurgien-major, dès qu'on se
taisait dans un lieu où il se trouvait avec une femme, Julien se sentait
humilié comme si ce silence eût été son tort particulier. Cette
sensation était cent fois plus pénible dans le tête-à-tête. Son
imagination remplie des notions les plus exagérées, les plus espagnoles,
sur ce qu'un homme doit dire quand il est seul avec une femme, ne lui
offrait dans son trouble que des idées inadmissibles. Son âme était dans
les nues, et cependant il ne pouvait sortir du silence le plus
humiliant. Ainsi son air sévère, pendant ses longues promenades avec Mme
de Rênal et les enfants, était augmenté par les souffrances les plus
cruelles. Il se méprisait horriblement. Si par malheur il se forçait à
parler, il lui arrivait de dire les choses les plus ridicules. Pour
comble de misère, il voyait et s'exagérait son absurdité, mais ce qu'il
ne voyait pas, c'était l'expression de ses yeux; ils étaient si beaux et
annonçaient une âme si ardente, que, semblables aux bons acteurs, ils
donnaient quelquefois un sens charmant à ce qui n'en avait pas. Mme de
Rênal remarqua que, seul avec elle, il n'arrivait jamais à dire quelque
chose de bien que lorsque, distrait par quelque événement imprévu, il ne
songeait pas à bien tourner un compliment. Comme les amis de la maison
ne la gâtaient pas en lui présentant des idées nouvelles et brillantes,
elle jouissait avec délices des éclairs d'esprit de Julien.

Depuis la chute de Napoléon, toute apparence de galanterie est
sévèrement bannie des moeurs de la province. On a peur d'être destitué.
Les fripons cherchent un appui dans la congrégation; et l'hypocrisie a
fait les plus beaux progrès même dans les classes libérales. L'ennui
redouble. Il ne reste d'autre plaisir que la lecture et l'agriculture.

Mme de Rênal, riche héritière d'une tante dévote mariée à seize ans à un
bon gentilhomme, n'avait de sa vie éprouvé ni vu rien qui ressemblât le
moins du monde à l'amour. Ce n'était guère que son confesseur, le bon
curé Chélan, qui lui avait parlé de l'amour, à propos des poursuites de
M. Valenod, et il lui en avait fait une image si dégoûtante, que ce mot
ne lui représentait que l'idée du libertinage le plus abject. Elle
regardait comme une exception, ou même comme tout à fait hors de nature,
l'amour tel qu'elle l'avait trouvé dans le très petit nombre de romans
que le hasard avait mis sous ses yeux. Grâce à cette ignorance, Mme de
Rênal, parfaitement heureuse, occupée sans cesse de Julien, était loin
de se faire le plus petit reproche.




CHAPITRE VIII

PETITS ÉVÉNEMENTS

    Then there were sighs, the deeper for suppression,
    And stolen glances, sweeter for the theft,
    And burning blushes, though for no transgression.

    _Don Juan_ C. I, st 74.


L'angélique douceur que Mme de Rênal devait à son caractère et à son
bonheur actuel n'était un peu altérée que quand elle venait à songer à
sa femme de chambre Élisa. Cette fille fit un héritage, alla se
confesser au curé Chélan et lui avoua le projet d'épouser Julien. Le
curé eut une véritable joie du bonheur de son ami, mais sa surprise fut
extrême, quand Julien lui dit d'un air résolu que l'offre de Mlle Élisa
ne pouvait lui convenir.

--Prenez garde, mon enfant, à ce qui se passe dans votre coeur, dit le
curé fronçant le sourcil; je vous félicite de votre vocation, si c'est à
elle seule que vous devez le mépris d'une fortune plus que suffisante.
Il y a cinquante-six ans sonnés que je suis curé de Verrières, et
cependant, suivant toute apparence, je vais être destitué. Ceci
m'afflige, et toutefois j'ai huit cents livres de rente. Je vous fais
part de ce détail afin que vous ne vous fassiez pas d'illusions sur ce
qui vous attend dans l'état de prêtre. Si vous songez à faire la cour
aux hommes qui ont la puissance, votre perte éternelle est assurée. Vous
pourrez faire fortune, mais il faudra nuire aux misérables, flatter le
sous-préfet, le maire, l'homme considéré et servir ses passions: cette
conduite, qui dans le monde s'appelle savoir-vivre, peut, pour un laïc,
n'être pas absolument incompatible avec le salut, mais, dans notre état,
il faut opter il s'agit de faire fortune dans ce monde ou dans l'autre,
il n'y a pas de milieu. Allez, mon cher ami, réfléchissez, et revenez
dans trois jours me rendre une réponse définitive. J'entrevois avec
peine, au fond de votre caractère, une ardeur sombre qui ne m'annonce
pas la modération et la parfaite abnégation des avantages terrestres
nécessaires à un prêtre; j'augure bien de votre esprit; mais,
permettez-moi de vous le dire, ajouta le bon curé, les larmes aux yeux,
dans l'état de prêtre, je tremblerai pour votre salut.

Julien avait honte de son émotion, pour la première fois de sa vie, il
se voyait aimé; il pleurait avec délices et alla cacher ses larmes dans
les grands bois au-dessus de Verrières.

Pourquoi l'état où je me trouve? se dit-il enfin; je sens que je
donnerais cent fois ma vie pour ce bon curé Chélan et cependant il vient
de me prouver que je ne suis qu'un sot. C'est lui surtout qu'il
m'importe de tromper, et il me devine. Cette ardeur secrète dont il me
parle, c'est mon projet de faire fortune. Il me croit indigne d'être
prêtre, et cela précisément quand je me figurais que le sacrifice de
cinquante louis de rentes allait lui donner la plus haute idée de ma
piété et de ma vocation.

A l'avenir, continua Julien, je ne compterai que sur les parties de mon
caractère que j'aurai éprouvées. Qui m'eût dit que je trouverais du
plaisir à répandre des larmes! que j'aimerais celui qui me prouve que je
ne suis qu'un sot!

Trois jours après, Julien avait trouvé le prétexte dont il eût dû se
munir dès le premier jour; ce prétexte était une calomnie, mais
qu'importe? Il avoua au curé, avec beaucoup d'hésitation, qu'une raison
qu'il ne pouvait lui expliquer parce qu'elle nuirait à un tiers, l'avait
détourné tout d'abord de l'union projetée. C'était accuser la conduite
d'Élisa. M. Chélan trouva dans ses manières un certain feu tout mondain,
bien différent de celui qui eût dû animer un jeune lévite.

--Mon ami, lui dit-il encore, soyez un bon bourgeois de campagne,
estimable et instruit, plutôt qu'un prêtre sans vocation.

Julien répondit à ces nouvelles remontrances, fort bien, quant aux
paroles: il trouvait les mots qu'eût employés un jeune séminariste
fervent; mais le ton dont il les prononçait, mais le feu mal caché qui
éclatait dans ses yeux alarmaient M. Chélan.

Il ne faut pas trop mal augurer de Julien; il inventait correctement les
paroles d'une hypocrisie cauteleuse et prudente. Ce n'est pas mal à son
âge. Quant au ton et aux gestes, il vivait avec des campagnards, il
avait été privé de la vue des grands modèles. Par la suite, à peine lui
eut-il été donné d'approcher de ces messieurs, qu'il fut admirable pour
les gestes comme pour les paroles.

Mme de Rênal fut étonnée que la nouvelle fortune de sa femme de chambre
ne rendît pas cette fille plus heureuse; elle la voyait aller sans cesse
chez le curé, et en revenir les larmes aux yeux; enfin Élisa lui parla
de son mariage.

Mme de Rênal se crut malade; une sorte de fièvre l'empêchait de trouver
le sommeil; elle ne vivait que lorsqu'elle avait sous les yeux sa femme
de chambre ou Julien. Elle ne pouvait penser qu'à eux et au bonheur
qu'ils trouveraient dans leur ménage. La pauvreté de cette petite maison
où l'on devrait vivre avec cinquante louis de rentes, se peignait à elle
sous des couleurs ravissantes. Julien pourrait très bien se faire avocat
à Bray, la sous-préfecture à deux lieues de Verrières; dans ce cas elle
le verrait quelquefois.

Mme de Rênal crut sincèrement qu'elle allait devenir folle; elle le dit
à son mari, et enfin tomba malade. Le soir même, comme sa femme de
chambre la servait, elle remarqua que cette fille pleurait. Elle
abhorrait Élisa dans ce moment, et venait de la brusquer, elle lui en
demanda pardon. Les larmes d'Élisa redoublèrent; elle lui dit que si sa
maîtresse le lui permettait, elle lui conterait tout son malheur.

--Dites répondit Mme de Rênal.

--Eh bien, madame, il me refuse; des méchants lui auront dit du mal de
moi, il les croit.

--Qui vous refuse? dit Mme de Rênal respirant à peine.

--Eh qui, madame, si ce n'est M. Julien? répliqua la femme de chambre,
en sanglotant. M. le curé n'a pu vaincre sa résistance; car M. le curé
trouve qu'il ne doit pas refuser une honnête fille, sous prétexte
qu'elle a été femme de chambre. Après tout, le père de M. Julien n'est
autre chose qu'un charpentier; lui-même comment gagnait-il sa vie avant
d'être chez madame?

Mme de Rênal n'écoutait plus, l'excès du bonheur lui avait presque ôté
l'usage de la raison. Elle se fit répéter plusieurs fois l'assurance que
Julien avait refusé d'une façon positive, et qui ne permettait plus de
revenir à une résolution plus sage.

--Je veux tenter un dernier effort, dit-elle à sa femme de chambre, je
parlerai à M. Julien.

Le lendemain après le déjeuner, Mme de Rênal se donna la délicieuse
volupté de plaider la cause de sa rivale, et de voir la main et la
fortune d'Élisa refusées constamment pendant une heure.

Peu à peu Julien sortit de ses réponses compassées, et finit par
répondre avec esprit aux sages représentations de Mme de Rênal. Elle ne
put résister au torrent de bonheur qui inondait son âme après tant de
jours de désespoir. Elle se trouva mal tout à fait. Quand elle fut
remise et bien établie dans sa chambre, elle renvoya tout le monde. Elle
était profondément étonnée.

Aurais-je de l'amour pour Julien? se dit-elle enfin.

Cette découverte, qui dans tout autre moment l'aurait plongée dans les
remords et dans une agitation profonde ne fut pour elle qu'un spectacle
singulier, mais comme indifférent. Son âme, épuisée par tout ce qu'elle
venait d'éprouver, n'avait plus de sensibilité au service des passions.

Mme de Rênal voulut travailler, et tomba dans un profond sommeil, quand
elle se réveilla elle ne s'effraya pas autant qu'elle l'aurait dû. Elle
était trop heureuse pour pouvoir prendre en mal quelque chose. Naïve et
innocente, jamais cette bonne provinciale n'avait torturé son âme, pour
tâcher d'en arracher un peu de sensibilité à quelque nouvelle nuance de
sentiment ou de malheur. Entièrement absorbée, avant l'arrivée de
Julien, par cette masse de travail qui, loin de Paris, est le lot d'une
bonne mère de famille, Mme de Rênal pensait aux passions, comme nous
pensons à la loterie: duperie certaine et bonheur cherché par les fous.

La cloche du dîner sonna; Mme de Rênal rougit beaucoup quand elle
entendit la voix de Julien, qui amenait les enfants. Un peu adroite
depuis qu'elle aimait, pour expliquer sa rougeur, elle se plaignit d'un
affreux mal de tête.

--Voilà comme sont toutes les femmes, lui répondit M. de Rênal, avec un
gros rire. Il y a toujours quelque chose à raccommoder à ces
machines-là!

Quoique accoutumée à ce genre d'esprit, ce ton de voix choqua Mme de
Rênal. Pour se distraire, elle regarda la physionomie de Julien, il eût
été l'homme le plus laid, que dans cet instant il lui eût plu.

Attentif à copier les allures des gens de coeur, dès les premiers beaux
jours du printemps, M. de Rênal s'établit à Vergy, c'est le village
rendu célèbre par l'aventure tragique de Gabrielle. A quelques centaines
de pas des ruines si pittoresques de l'anciens église gothique, M. de
Rênal possède un vieux château avec ses quatre tours, et un jardin
dessiné comme celui des Tuileries, avec force bordures de bois et allées
de marronniers taillés deux fois par an. Un champ voisin, planté de
pommiers servait de promenade. Huit ou dix noyers magnifiques étaient au
bout du verger; leur feuillage immense s'élevait peut-être à
quatre-vingts pieds de hauteur.

Chacun de ces maudits noyers, disait M. de Rênal quand sa femme les
admirait me coûte la récolte d'un demi-arpent, le blé ne peut venir sous
leur ombre.

La vue de la campagne sembla nouvelle à Mme de Rênal, son admiration
allait jusqu'aux transports. Le sentiment dont elle était animée lui
donnait de l'esprit et de la résolution. Dès le surlendemain de
l'arrivée à Vergy M. de Rênal étant retourné à la ville, pour les
affairés de la mairie, Mme de Rênal prit des ouvriers à ses frais.
Julien lui avait donné l'idée d'un petit chemin sablé, qui circulerait
dans le verger et sous les grands noyers, et permettrait aux enfants de
se promener dès le matin, sans que leurs souliers fussent mouillés par
la rosée. Cette idée fut mise à exécution, moins de vingt-quatre heures
après avoir été conçue. Mme de Rênal passa toute la journée gaiement
avec Julien à diriger les ouvriers.

Lorsque le maire de Verrières revint de la ville, il fut bien surpris de
trouver l'allée faite. Son arrivée surprit aussi Mme de Rênal; elle
avait oublié son existence. Pendant deux mois, il parla avec humeur de
la hardiesse qu'on avait eue de faire, sans le consulter, une réparation
aussi importante; mais Mme de Rênal l'avait exécutée à ses frais, ce qui
le consolait un peu.

Elle passait ses journées à courir avec ses enfants dans le verger, et à
faire la chasse aux papillons. On avait construit de grands capuchons de
gaze claire, avec lesquels on prenait les pauvres _lépidoptères_. C'est
le nom barbare que Julien apprenait à Mme de Rênal. Car elle avait fait
venir de Besançon le bel ouvrage de M. Godart; et Julien lui racontait
les moeurs singulières de ces insectes.

On les piquait sans pitié avec des épingles dans un grand cadre de
carton arrangé aussi par Julien.

Il y eut enfin entre Mme de Rênal et Julien un sujet de conversation, il
ne fut plus exposé à l'affreux supplice que lui donnaient les moments de
silence.

Ils se parlaient sans cesse, et avec un intérêt extrême quoique toujours
de choses fort innocentes. Cette vie active, occupée et gaie, était du
goût de tout le monde, excepté de Mlle Élisa, qui se trouvait excédée de
travail. Jamais dans le carnaval, disait-elle, quand il y a bal à
Verrières, madame ne s'est donné tant de soins pour sa toilette; elle
change de robes deux ou trois fois par Jour.

Comme notre intention est de ne flatter personne, nous ne nierons point
que Mme de Rênal, qui avait une peau superbe, ne se fît arranger des
robes qui laissaient les bras et la poitrine fort découverts. Elle était
très bien faite, et cette manière de se mettre lui allait à ravir.

--Jamais vous _n'avez été si jeune_, madame, lui disaient ses amis de
Verrières qui venaient dîner à Vergy. (C'est une façon de parler du
pays.)

Une chose singulière qui trouvera peu de croyance parmi nous, c'était
sans intention directe que Mme de Rênal se livrait à tant de soins. Elle
y trouvait du plaisir; et, sans y songer autrement, tout le temps
qu'elle ne passait pas à la chasse aux papillons avec les enfants et
Julien, elle travaillait avec Élisa à bâtir des robes. Sa seule course à
Verrières fut causée par l'envie d'acheter de nouvelles robes d'été
qu'on venait d'apporter de Mulhouse.

Elle ramena à Vergy une jeune femme de ses parentes. Depuis son mariage,
Mme de Rênal s'était liée insensiblement avec Mme Derville qui autrefois
avait été sa compagne au _Sacré-Coeur_.

Mme Derville riait beaucoup de ce qu'elle appelait les idées folles de
sa cousine: seule, jamais je n'y penserais, disait-elle. Ces idées
imprévues qu'on eût appelées saillies à Paris, Mme de Rênal en avait
honte comme d'une sottise, quand elle était avec son mari; mais la
présence de Mme Derville lui donnait du courage. Elle lui disait d'abord
ses pensées d'une voix timide; quand ces dames étaient longtemps seules,
l'esprit de Mme de Rênal s'animait, et une longue matinée solitaire
passait comme un instant et laissait les deux amies fort gaies. A ce
voyage, la raisonnable Mme Derville trouva sa cousine beaucoup moins
gaie et beaucoup plus heureuse.

Julien, de son côté, avait vécu en véritable enfant depuis son sejour à
la campagne, aussi heureux de courir à la suite des papillons que ses
élèves. Après tant de contrainte et de politique habile, seul, loin des
regards des hommes, et, par instinct, ne craignant point Mme de Rênal,
il se livrait au plaisir d'exister, si vif à cet âge, et au milieu des
plus belles montagnes du monde.

Dès l'arrivée de Mme Derville il sembla à Julien qu'elle était son amie;
il se hâta de lui montrer le point de vue que l'on a de l'extrémité de
la nouvelle allée sous les grands noyers; dans le fait il est égal, si
ce n'est supérieur à ce que la Suisse et les lacs d'Italie peuvent
offrir de plus admirable. Si l'on monte la côte rapide qui commence à
quelques pas de là, on arrive bientôt à de grands précipices bordés par
des bois de chênes, qui s'avancent presque jusque sur la rivière. C'est
sur les sommets de ces rochers coupés à pic, que Julien, heureux, libre,
et même quelque chose de plus, roi de la maison, conduisait les deux
amies, et jouissait de leur admiration pour ces aspects sublimes.

--C'est pour moi comme de la musique de Mozart disait Mme Derville.

La jalousie de ses frères, la présence d'un père despote et rempli
d'humeur, avaient gâté aux yeux de Julien les campagnes des environs de
Verrières. A Vergy il ne trouvait point de ces souvenirs amers; pour la
première fois de sa vie il ne voyait point d'ennemi. Quand M. de Rênal
était à la ville, ce qui arrivait souvent, il osait lire; bientôt, au
lieu de lire la nuit, et encore en ayant soin de cacher sa lampe au fond
d'un vase à fleurs renversé, il put se livrer au sommeil, le jour dans
l'intervalle des leçons des enfants, il venait dans ces rochers avec le
livre, unique règle de sa conduite et objet de ses transports. Il y
trouvait à la fois bonheur, extase et consolation dans les moments de
découragement.

Certaines choses que Napoléon dit des femmes, plusieurs discussions sur
le mérite des romans à la mode sous son règne, lui donnèrent alors, pour
la première fois, quelques idées que tout autre jeune homme de son âge
aurait eues depuis longtemps.

Les grandes chaleurs arrivèrent. On prit l'habitude de passer les
soirées sous un immense tilleul à quelques pas de la maison. L'obscurité
y était profonde. Un soir, Julien parlait avec action, il jouissait avec
délices du plaisir de bien parler et à des femmes jeunes; en
gesticulant, il toucha la main de Mme de Rênal qui était appuyée sur le
dos d'une de ces chaises de bois peint que l'on place dans les jardins.

Cette main se retira bien vite, mais Julien pensa qu'il était de son
_devoir_ d'obtenir que l'on ne retirât pas cette main quand il la
touchait. L'idée d'un devoir à accomplir, et d'un ridicule ou plutôt
d'un sentiment d'infériorité à encourir si l'on n'y parvenait pas,
éloigna sur-le-champ tout plaisir de son coeur.




CHAPITRE IX

UNE SOIRÉE A LA CAMPAGNE

    La Didon de M. Guérin, esquisse charmante!

    STROMBECK.


Ses regards le lendemain, quand il revit Mme de Rênal étaient
singuliers; il l'observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se
battre. Ces regards si différents de ceux de la veille, firent perdre la
tête à Mme de Rênal: elle avait été bonne pour lui, et il paraissait
fâché. Elle ne pouvait détacher ses regards des siens.

La présence de Mme Derville permettait à Julien de moins parler et de
s'occuper davantage de ce qu'il avait dans la tête. Son unique affaire,
toute cette journée, fut de se fortifier par la lecture du livre inspiré
qui retrempait son âme.

Il abrégea beaucoup les leçons des enfants, et ensuite, quand la
présence de Mme de Rênal vint le rappeler tout à fait aux soins de sa
gloire, il décida qu'il fallait absolument qu'elle permît ce soir-là que
sa main restât dans la sienne.

Le soleil en baissant, et rapprochant le moment décisif fit battre le
coeur de Julien d'une façon singulière. La nuit vint. Il observa avec
une joie qui lui ôta un poids immense de dessus la poitrine, qu'elle
serait fort obscure. Le ciel chargé de gros nuages, promenés par un vent
très chaud, semblait annoncer une tempête. Les deux amies se promenèrent
fort tard. Tout ce qu'elles faisaient ce soir-là semblait singulier à
Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines âmes
délicates, semble augmenter le plaisir d'aimer.

On s'assit enfin, Mme de Rênal à côté de Julien, et Mme Derville près de
son amie. Préoccupé de ce qu'il allait tenter, Julien ne trouvait rien à
dire. La conversation languissait.

Serai-je aussi tremblant et malheureux au premier duel qui me viendra?
se dit Julien, car il avait trop de méfiance et de lui et des autres,
pour ne pas voir l'état de son âme.

Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblé
préférables. Que de fois ne désira-t-il pas voir survenir à Mme de Rênal
quelque affaire qui l'obligeât de rentrer à la maison et de quitter le
jardin! La violence que Julien était obligé de se faire était trop forte
pour que sa voix ne fût pas profondément altérée, bientôt la voix de Mme
de Rênal devint tremblante aussi, mais Julien ne s'en aperçut point.
L'affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible,
pour qu'il fût en état de rien observer hors lui-même. Neuf heures trois
quarts venaient de sonner à l'horloge du château sans qu'il eût encore
rien osé. Julien, indigné de sa lâcheté, se dit: Au moment précis où dix
heures sonneront, j'exécuterai ce que, pendant toute la journée je me
suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la
cervelle.

Après un dernier moment d'attente et d'anxiété, pendant lequel l'excès
de l'émotion mettait Julien comme hors de lui dix heures sonnèrent à
l'horloge qui était au-dessus de sa tête. Chaque coup de cette cloche
fatale retentissait dans sa poitrine, et y causait comme un mouvement
physique.

Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il
étendit la main, et prit celle de Mme de Rênal, qui la retira aussitôt.
Julien, sans trop savoir ce qu'il faisait, la saisit de nouveau. Quoique
bien ému lui-même, il fut frappé de la froideur glaciale de la main
qu'il prenait, il la serrait avec une force convulsive, on fit un
dernier effort pour la lui ôter, mais enfin cette main lui resta.

Son âme fut inondée de bonheur, non qu'il aimât Mme de Rênal, mais un
affreux supplice venait de cesser. Pour que Mme Derville ne s'aperçût de
rien, il se crut obligé de parler, sa voix alors était éclatante et
forte. Celle de Mme de Rênal, au contraire, trahissait tant d'émotion,
que son amie la crut malade et lui proposa de rentrer. Julien sentit le
danger: Si Mme de Rênal rentre au salon, je vais retomber dans la
position affreuse où j'ai passé la journée. J'ai tenu cette main trop
peu de temps pour que cela compte comme un avantage qui m'est acquis.

Au moment où Mme Derville renouvelait la proposition de rentrer au
salon, Julien serra fortement la main qu'on lui abandonnait.

Mme de Rênal, qui se levait déjà, se rassit en disant, d'une voix
mourante:

--Je me sens, à la vérité, un peu malade, mais le grand air me fait du
bien.

Ces mots confirmèrent le bonheur de Julien, qui, dans ce moment, était
extrême: il parla, il oublia de feindre, il parut l'homme le plus
aimable aux deux amies qui l'écoutaient. Cependant il y avait encore un
peu de manque de courage dans cette éloquence qui lui arrivait tout à
coup. Il craignait mortellement que Mme Derville fatiguée du vent qui
commençait à s'élever et qui précédait la tempête, ne voulût rentrer
seule au salon. Alors il serait resté en tête-à-tête avec Mme de Rênal.
Il avait eu presque par hasard le courage aveugle qui suffit pour agir;
mais il sentait qu'il était hors de sa puissance de dire le mot le plus
simple à Mme de Rênal. Quelque légers que fussent ses reproches, il
allait être battu, et l'avantage qu'il venait d'obtenir anéanti.

Heureusement pour lui, ce soir-là, ses discours touchants et emphatiques
trouvèrent grâce devant Mme Derville, qui très souvent le trouvait
gauche comme un enfant, et peu amusant. Pour Mme de Rênal la main dans
celle de Julien, elle ne pensait à rien; elle se laissait vivre. Les
heures qu'on passa sous ce grand tilleul que la tradition du pays dit
planté par Charles le Téméraire, furent pour elle une époque de bonheur.
Elle écoutait avec délices les gémissements du vent dans l'épais
feuillage du tilleul, et le bruit de quelques gouttes rares qui
commençaient à tomber sur ses feuilles les plus basses. Julien ne
remarqua pas une circonstance qui l'eût bien rassuré; Mme de Rênal, qui
avait été obligée de lui ôter sa main, parce qu'elle se leva pour aider
sa cousine à relever un vase de fleurs que le vent venait de renverser à
leurs pieds, fut à peine assise de nouveau, qu'elle lui rendit sa main
presque sans difficulté, et comme si déjà c'eût été entre eux une chose
convenue.

Minuit était sonné depuis longtemps; il fallut enfin quitter le jardin:
on se sépara. Mme de Rênal, transportée du bonheur d'aimer, était
tellement ignorante, qu'elle ne se faisait aucun reproche. Le bonheur
lui ôtait le sommeil. Un sommeil de plomb s'empara de Julien
mortellement fatigué des combats que, toute la journée, la timidité et
l'orgueil s'étaient livrés dans son coeur.

Le lendemain on le réveilla à cinq heures; et, ce qui eût été cruel pour
Mme de Rênal, si elle l'eût su, à peine lui donna-t-il une pensée. Il
avait fait son devoir, et un devoir héroïque. Rempli de bonheur par ce
sentiment, il s'enferma à clef dans sa chambre, et se livra avec un
plaisir tout nouveau à la lecture des exploits de son héros.

Quand la cloche du déjeuner se fit entendre, il avait oublié, en lisant
les bulletins de la grande armée, tous ses avantages de la veille. Il se
dit, d'un ton léger, en descendant au salon: Il faut dire à cette femme
que je l'aime.

Au lieu de ces regards chargés de volupté, qu'il s'attendait à
rencontrer, il trouva la figure sévère de M. de Rênal, qui, arrivé
depuis deux heures de Verrières, ne cachait point son mécontentement de
ce que Julien passait toute la matinée sans s'occuper des enfants. Rien
n'était laid comme cet homme important, ayant de l'humeur et croyant
pouvoir la montrer.

Chaque mot aigre de son mari perçait le coeur de Mme de Rênal. Quant à
Julien, il était tellement plongé dans l'extase, encore si occupé des
grandes choses qui, pendant plusieurs heures, venaient de passer devant
ses yeux, qu'à peine d'abord put-il rabaisser son attention jusqu'à
écouter les propos durs que lui adressait M. de Rênal. Il lui dit enfin,
assez brusquement:

--J'étais malade.

Le ton de cette réponse eût piqué un homme beaucoup moins susceptible
que le maire de Verrières, il eut quelque idée de répondre à Julien en
le chassant à l'instant. Il ne fut retenu que par la maxime qu'il
s'était faite de ne jamais trop se hâter en affaires.

Ce jeune sot, se dit-il bientôt, s'est fait une sorte de réputation dans
ma maison, le Valenod peut le prendre chez lui, ou bien il épousera
Élisa, et dans les deux cas au fond du coeur, il pourra se moquer de
moi.

Malgré la sagesse de ses réflexions le mécontentement de M. de Rênal
n'en éclata pas moins par une suite de mots grossiers qui, peu à peu,
irritèrent Julien. Mme de Rênal était sur le point de fondre en larmes.
A peine le déjeuner fut-il fini, qu'elle demanda à Julien de lui donner
le bras pour la promenade; elle s'appuyait sur lui avec amitié. A tout
ce que Mme de Rênal lui disait, Julien ne pouvait que répondre à
demi-voix:

--_Voilà bien les gens riches_!

M. de Rênal marchait tout près d'eux; sa présence augmentait la colère
de Julien. Il s'aperçut tout à coup que Mme de Rênal s'appuyait sur son
bras d'une façon marquée; ce mouvement lui fit horreur, il la repoussa
avec violence et dégagea son bras.

Heureusement M. de Rênal ne vit point cette nouvelle impertinence, elle
ne fut remarquée que de Mme Derville, son amie fondait en larmes. En ce
moment M. de Rênal se mit à poursuivre à coups de pierres une petite
paysanne qui avait pris un sentier abusif, et traversait un coin du
verger.

--Monsieur Julien, de grâce modérez-vous, songez que nous avons tous des
moments d'humeur, dit rapidement Mme Derville.

Julien la regarda froidement avec des yeux où se peignait le plus
souverain mépris.

Ce regard étonna Mme Derville, et l'eût surprise bien davantage si elle
en eût deviné la véritable expression; elle y eût lu comme un espoir
vague de la plus atroce vengeance. Ce sont sans doute de tels moments
d'humiliation qui ont fait les Robespierre.

--Votre Julien est bien violent, il m'effraye, dit tout bas Mme Derville
à son amie.

--Il a raison d'être en colère, lui répondit celle-ci. Après les progrès
étonnants qu'il a fait faire aux enfants qu'importe qu'il passe une
matinée sans leur parler; il faut convenir que les hommes sont bien
durs.

Pour la première fois de sa vie Mme de Rênal sentit une sorte de désir
de vengeance contre son mari. La haine extrême qui animait Julien contre
les riches allait éclater. Heureusement M. de Rênal appela son
jardinier, et resta occupé avec lui à barrer avec des fagots d'épines le
sentier abusif à travers le verger. Julien ne répondit pas un seul mot
aux prévenances, dont pendant tout le reste de la promenade il fut
l'objet. A peine M. de Rênal s'était-il éloigné, que les deux amies, se
prétendant fatiguées, lui avaient demandé chacune un bras.

Entre ces deux femmes dont un trouble extrême couvrait les joues de
rougeur et d'embarras, la pâleur hautaine, l'air sombre et décidé de
Julien formait un étrange contraste. Il méprisait ces femmes et tous les
sentiments tendres.

Quoi, se disait-il, pas même cinq cents francs de rente pour terminer
mes études. Ah! comme je l'enverrais promener!

Absorbé par ces idées sévères, le peu qu'il daignait comprendre des mots
obligeants des deux amies lui déplaisait comme vide de sens, niais,
faible, en un mot féminin.

A force de parler pour parler, et de chercher à maintenir la
conversation vivante, il arriva à Mme de Rênal de dire que son mari
était venu de Verrières parce qu'il avait fait marché, pour de la paille
de maïs, avec un de ses fermiers. (Dans ce pays, c'est avec de la paille
de maïs que l'on remplit les paillasses des lits.)

--Mon mari ne nous rejoindra pas, ajouta Mme de Rênal; avec le jardinier
et son valet de chambre, il va s'occuper d'achever le renouvellement des
paillasses de la maison. Ce matin il a mis de la paille de mais dans
tous les lits du premier étage, maintenant il est au second.

Julien changea de couleur, il regarda Mme de Rênal d'un air singulier,
et bientôt la prit à part en quelque sorte en doublant le pas. Mme
Derville les laissa s'éloigner.

--Sauvez-moi la vie, dit Julien à Mme de Rênal, vous seule le pouvez;
car vous savez que le valet de chambre me hait à la mort. Je dois vous
avouer, madame, que j'ai un portrait je l'ai caché dans la paillasse de
mon lit.

A ce mot Mme de Rênal devint pâle à son tour.

--Vous seule, madame, pouvez dans ce moment entrer dans ma chambre;
fouillez, sans qu'il y paraisse, dans l'angle de la paillasse qui est le
plus rapproché de la fenêtre, vous y trouverez une petite boîte de
carton noir et lisse.

--Elle renferme un portrait! dit Mme de Rênal, pouvant à peine se tenir
debout.

Son air de découragement fut aperçu de Julien, qui aussitôt en profita.

--J'ai une seconde grâce à vous demander, madame je vous supplie de ne
pas regarder ce portrait, c'est mon secret.

--C'est un secret! répéta Mme de Rênal, d'une voix éteinte.

Mais, quoique élevée parmi les gens fiers de leur fortune et sensibles
au seul intérêt d'argent, l'amour avait déjà mis de la générosité dans
cette âme. Cruellement blessée, ce fut avec l'air du dévouement le plus
simple que Mme de Rênal fit à Julien les questions nécessaires pour
pouvoir bien s'acquitter de sa commission.

--Ainsi, lui dit-elle en s'éloignant, une petite boîte ronde, de carton
noir, bien lisse.

--Oui, madame, répondit Julien, de cet air dur que le danger donne aux
hommes.

Elle monta au second étage du château pâle comme si elle fût allée à la
mort. Pour comble de misère, elle sentit qu'elle était sur le point de
se trouver mal; mais la nécessité de rendre service à Julien lui rendit
des forces.

--Il faut que j'aie cette boîte, se dit-elle en doublant le pas.

Elle entendit son mari parler au valet de chambre dans la chambre même
de Julien. Heureusement ils passèrent dans celle des enfants. Elle
souleva le matelas et plongea la main dans la paillasse avec une telle
violence qu'elle s'écorcha les doigts. Mais quoique fort sensible aux
petites douleurs de ce genre, elle n'eut pas la conscience de celle-ci,
car presque en même temps elle sentit le poli de la boîte de carton.
Elle la saisit et disparut.

A peine fut-elle délivrée de la crainte d'être surprise par son mari,
que l'horreur que lui causait cette boîte fut sur le point de la faire
décidément se trouver mal.

Julien est donc amoureux, et je tiens là le portrait de la femme qu'il
aime!

Assise sur une chaise dans l'antichambre de cet appartement, Mme de
Rênal était en proie à toutes les horreurs de la jalousie. Son extrême
ignorance lui fut encore utile en ce moment, l'étonnement tempérait la
douleur. Julien parut, saisit la boîte, sans remercier, sans rien dire
et courut dans sa chambre où il fit du feu et la brûla à l'instant. Il
était pâle, anéanti, il s'exagérait l'étendue du danger qu'il venait de
courir.

Le portrait de Napoléon, se disait-il en hochant la tête, trouvé caché
chez un homme qui fait profession d'une telle haine pour l'usurpateur!
trouvé par M. de Rênal, tellement ultra et tellement irrité! et pour
comble d'imprudence, sur le carton blanc derrière le portrait des lignes
écrites de ma main! et qui ne peuvent laisser aucun doute sur l'excès de
mon admiration! et chacun de ces transports d'amour est daté! Il y en a
d'avant-hier.

Toute ma réputation tombée, anéantie en un moment! se disait Julien, en
voyant brûler la boîte et ma réputation est tout mon bien, je ne vis que
par elle... et encore, quelle vie, grand Dieu!

Une heure après, la fatigue et la pitié qu'il sentait pour lui-même le
disposaient à l'attendrissement. Il rencontra Mme de Rênal et prit sa
main qu'il baisa avec plus de sincérité qu'il n'avait jamais fait. Elle
rougit de bonheur, et presque au même instant repoussa Julien avec la
colère de la jalousie. La fierté de Julien si récemment blessée en fit
un sot dans ce moment. Il ne vit en Mme de Rênal qu'une femme riche, il
laissa tomber sa main avec dédain et s'éloigna. Il alla se promener
pensif dans le jardin, bientôt un sourire amer parut sur ses lèvres.

--Je me promène là, tranquille comme un homme maître de son temps! Je ne
m'occupe pas des enfants! je m'expose aux mots humiliants de M. de
Rênal, et il aura raison. Il courut à la chambre des enfants.

Les caresses du plus jeune qu'il aimait beaucoup calmèrent un peu sa
cuisante douleur.

Celui-là ne me méprise pas encore, pensa Julien. Mais bientôt il se
reprocha cette diminution de douleur comme une nouvelle faiblesse. Ces
enfants me caressent comme ils caresseraient le jeune chien de chasse
que l'on a acheté hier.




CHAPITRE X

UN GRAND COEUR ET UNE PETITE FORTUNE

    But passion most dissembles, yet betrays,
    Even by its darkness; as the blackest sky
    Foretells the heaviest tempest.

    _Don Juan_, C. I, st. 73.


M. de Rênal qui suivait toutes les chambres du château, revint dans
celle des enfants avec les domestiques qui rapportaient les paillasses.
L'entrée soudaine de cet homme fut pour Julien la goutte d'eau qui fait
déborder le vase.

Plus pâle, plus sombre qu'à l'ordinaire, il s'élança vers lui. M. de
Rênal s'arrêta et regarda ses domestiques.

--Monsieur lui dit Julien, croyez-vous qu'avec tout autre précepteur,
vos enfants eussent fait les mêmes progrès qu'avec moi? Si vous répondez
que non, continua Julien, sans laisser à M. de Rênal le temps de parler,
comment osez-vous m'adresser le reproche que je les néglige?

M. de Rênal, à peine remis de sa peur, conclut du ton étrange qu'il
voyait prendre à ce petit paysan, qu'il avait en poche quelque
proposition avantageuse, et qu'il allait le quitter. La colère de Julien
s'augmentant à mesure qu'il parlait:

--Je puis vivre sans vous, monsieur, ajouta-t-il.

--Je suis vraiment fâché de vous voir si agité, répondit M. de Rênal, en
balbutiant un peu. Les domestiques étaient à dix pas occupés à arranger
les lits.

--Ce n'est pas ce qu'il me faut, monsieur, reprit Julien hors de lui,
songez à l'infamie des paroles que vous m'avez adressées, et devant des
femmes encore!

M. de Rênal ne comprenait que trop ce que demandait Julien, et un
pénible combat déchirait son âme. Il arriva que Julien, effectivement
fou de colère, s'écria:

--Je sais où aller, monsieur, en sortant de chez vous.

A ce mot, M. de Rênal vit Julien installé chez M. Valenod.

--Eh bien! monsieur, lui dit-il enfin avec un soupir et de l'air dont il
eût appelé le chirurgien pour l'opération la plus douloureuse, j'accède
à votre demande. A compter d'après-demain, qui est le premier du mois,
je vous donne cinquante francs par mois.

Julien eut envie de rire et resta stupéfait: toute sa colère avait
disparu.

Je ne méprisais pas assez l'animal! se dit-il. Voilà sans doute la plus
grande excuse que puisse faire une âme aussi basse.

Les enfants qui écoutaient cette scène bouche béante coururent au
jardin, dire à leur mère que M. Julien était bien en colère, mais qu'il
allait avoir cinquante francs par mois.

Julien les suivit par habitude sans même regarder M. de Rênal, qu'il
laissa profondément irrité.

Voilà cent soixante-huit francs, se disait le maire, que me coûte M.
Valenod. Il faut absolument que je lui dise deux mots fermes sur son
entreprise des fournitures pour les enfants trouvés.

Un instant après, Julien se retrouva vis-à-vis M. de Rênal:

--J'ai à parler de ma conscience à M. Chélan, j'ai l'honneur de vous
prévenir que je serai absent quelques heures.

--Eh, mon cher Julien! dit M. de Rênal, en riant de l'air le plus faux,
toute la journée si vous voulez, toute celle de demain, mon bon ami.
Prenez le cheval du jardinier pour aller à Verrières.

Le voilà, se dit M. de Rênal qui va rendre réponse à Valenod; il ne m'a
rien promis, mais il faut laisser se refroidir cette tête de jeune
homme.

Julien s'échappa rapidement et monta dans les grands bois par lesquels
on peut aller de Vergy à Verrières. Il ne voulait point arriver sitôt
chez M. Chélan. Loin de désirer s'astreindre à une nouvelle scène
d'hypocrisie, il avait besoin d'y voir clair dans son âme, et de donner
audience à la foule de sentiments qui l'agitaient.

J'ai gagné une bataille, se dit-il aussitôt qu'il se vit dans les bois
et loin du regard des hommes, j'ai donc gagné une bataille!

Ce mot lui peignait en beau toute sa position et rendit à son âme
quelque tranquillité.

Me voilà avec cinquante francs d'appointements par mois, il faut que M.
de Rênal ait eu une belle peur. Mais de quoi?

Cette méditation sur ce qui avait pu faire peur à l'homme heureux et
puissant contre lequel une heure auparavant il était bouillant de
colère, acheva de rasséréner l'âme de Julien. Il fut presque sensible un
moment à la beauté ravissante des bois au milieu desquels il marchait.
D'énormes quartiers de roches nues étaient tombés jadis au milieu de la
forêt du côté de la montagne. De grands hêtres s'élevaient presque aussi
haut que ces rochers dont l'ombre donnait une fraîcheur délicieuse à
trois pas des endroits où la chaleur des rayons du soleil eût rendu
impossible de s'arrêter.

Julien prenait haleine un instant à l'ombre de ces grandes roches, et
puis se remettait à monter. Bientôt par un étroit sentier à peine marqué
et qui sert seulement aux gardiens des chèvres, il se trouva debout sur
un roc immense et bien sûr d'être séparé de tous les hommes. Cette
position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu'il
brûlait d'atteindre au moral. L'air pur de ces montagnes élevées
communiqua la sérénité et même la joie à son âme. Le maire de Verrières
était bien toujours, à ses yeux, le représentant de tous les riches et
de tous les insolents de la terre; mais Julien sentait que la haine qui
venait de l'agiter, malgré la violence de ses mouvements, n'avait rien
de personnel. S'il eût cessé de voir M. de Rênal, en huit jours il l'eût
oublié, lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute sa famille.
Je l'ai forcé je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi!
plus de cinquante écus par an! un instant auparavant je m'étais tiré
du plus grand danger. Voilà deux victoires en un jour; la seconde est
sans mérite, il faudrait en deviner le comment. Mais à demain les
pénibles recherches.

Julien, debout sur son grand rocher regardait le ciel embrasé par un
soleil d'août. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du
rocher; quand elles se taisaient tout était silence autour de lui. Il
voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des
grandes roches au-dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à
autre, décrivant en silence ses cercles immenses. L'oeil de Julien
suivait machinalement l'oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles et
puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet
isolement.

C'était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne?




CHAPITRE XI

UNE SOIRÉE

    Yet Julia's very coldness still was kind,
    And tremulously gentle her small hand
    Withdrew itself from his, but left behind
    A little pressure, thrilling, and so bland
    And slight, so very slight that to the mind.
    'Twas but a doubt.

    _Don Juan_ C. I, st. 71.


Il fallut pourtant paraître à Verrières. En sortant du presbytère, un
heureux hasard fit que Julien rencontra M. Valenod auquel il se hâta de
raconter l'augmentation de ses appointements.

De retour à Vergy Julien ne descendit au jardin que lorsqu'il fut nuit
close. Son âme était fatiguée de ce grand nombre d'émotions puissantes
qui l'avaient agité dans cette journée, Que leur dirai-je? pensait-il
avec inquiétude, en songeant aux dames. Il était loin de voir que son
âme était précisément au niveau des petites circonstances qui occupent
ordinairement tout l'intérêt des femmes. Souvent Julien était
inintelligible pour Mme Derville et même pour son amie, et à son tour,
ne comprenait qu'à demi tout ce qu'elles lui disaient. Tel était l'effet
de la force, et si j'ose parler ainsi de la grandeur des mouvements de
passion qui bouleversaient l'âme de ce jeune ambitieux. Chez cet être
singulier, c'était presque tous les jours tempête.

En entrant ce soir-là au jardin, Julien était disposé à s'occuper des
idées des jolies cousines. Elles l'attendaient avec impatience. Il prit
sa place ordinaire, à côté de Mme de Rênal. L'obscurité devint bientôt
profonde. Il voulut prendre une main blanche que depuis longtemps il
voyait près de lui, appuyée sur le dos d'une chaise. On hésita un peu,
mais on finit par la lui retirer d'une façon qui marquait de l'humeur.
Julien était disposé à se le tenir pour dit, et à continuer gaiement la
conversation quand il entendit M. de Rênal qui s'approchait.

Julien avait encore dans l'oreille les paroles grossières du matin. Ne
serait-ce pas, se dit-il une façon de se moquer de cet être, si comblé
de tous les avantages de la fortune, que de prendre possession de la
main de sa femme, précisément en sa présence? Oui je le ferai, moi pour
qui il a témoigné tant de mépris.

De ce moment, la tranquillité si peu naturelle au caractère de Julien,
s'éloigna bien vite; il désira avec anxiété, et sans pouvoir songer à
rien autre chose, que Mme de Rênal voulût bien lui laisser sa main.

M. de Rênal parlait politique avec colère: deux ou trois industriels de
Verrières devenaient décidément plus riches que lui, et voulaient le
contrarier dans les élections. Mme Derville l'écoutait. Julien irrité de
ces discours approcha sa chaise de celle de Mme de Rênal. L'obscurité
cachait tous les mouvements. Il osa placer sa main très près du joli
bras que la robe laissait à découvert. Il fut troublé, sa pensée ne fut
plus à lui, il approcha sa joue de ce joli bras, il osa y appliquer ses
lèvres.

Mme de Rênal frémit. Son mari était à quatre pas; elle se hâta de donner
sa main à Julien, et en même temps de le repousser un peu. Comme M. de
Rênal continuait ses injures contre les gens de rien et les jacobins qui
s'enrichissent, Julien couvrait la main qu'on lui avait laissée de
baisers passionnés ou du moins qui semblaient tels à Mme de Rênal.
Cependant la pauvre femme avait eu la preuve, dans cette journée fatale
que l'homme qu'elle adorait sans se l'avouer aimait ailleurs! Pendant
toute l'absence de Julien, elle avait été en proie à un malheur extrême
qui l'avait fait réfléchir.

Quoi! j'aimerais, se disait-elle, j'aurais de l'amour! Moi, femme
mariée, je serais amoureuse! Mais, se disait-elle, je n'ai jamais
éprouvé pour mon mari cette sombre folie, qui fait que je ne puis
détacher ma pensée de Julien. Au fond ce n'est qu'un enfant plein de
respect pour moi! Cette folie sera passagère. Qu'importe à mon mari les
sentiments que je puis avoir pour ce jeune homme? M. de Rênal serait
ennuyé des conversations que j'ai avec Julien, sur des choses
d'imagination. Lui, il pense à ses affaires. Je ne lui enlève rien pour
le donner à Julien.

Aucune hypocrisie ne venait altérer la pureté de cette âme naïve, égarée
par une passion qu'elle n'avait jamais éprouvée. Elle était trompée,
mais à son insu, et cependant un instinct de vertu était effrayé. Tels
étaient les combats qui l'agitaient quand Julien parut au jardin. Elle
l'entendit parler, presque au même instant elle le vit s'asseoir à ses
côtés. Son âme fut comme enlevée par ce bonheur charmant qui depuis
quinze jours l'étonnait plus encore qu'il ne la séduisait. Tout était
imprévu pour elle. Cependant, après quelques instants, il suffit donc,
se dit-elle, de la présence de Julien pour effacer tous ses torts? Elle
fut effrayée; ce fut alors qu'elle lui ôta sa main.

Les baisers remplis de passion, et tels que jamais elle n'en avait reçu
de pareils lui firent tout à coup oublier que peut-être il aimait une
autre femme. Bientôt il ne fut plus coupable à ses yeux. La cessation de
la douleur poignante, fille du soupçon, la présence d'un bonheur que
jamais elle n'avait même rêvé lui donnèrent des transports d'amour et de
folle gaieté. Cette soirée fut charmante pour tout le monde, excepté
pour le maire de Verrières qui ne pouvait oublier ses industriels
enrichis. Julien né pensait plus à sa noire ambition, ni à ses projets
si difficiles à exécuter. Pour la première fois de sa vie, il était
entraîné par le pouvoir de la beauté. Perdu dans une rêverie vague et
douce, si étrangère à son caractère, pressant doucement cette main qui
lui plaisait comme parfaitement jolie il écoutait à demi le mouvement
des feuilles du tilleul; agitées par ce léger vent de la nuit, et les
chiens du moulin du Doubs qui aboyaient dans le lointain.

Mais cette émotion était un plaisir et non une passion. En rentrant dans
sa chambre, il ne songea qu'à un bonheur, celui de reprendre son livre
favori, à vingt ans l'idée du monde et de l'effet à y produire l'emporte
sur public des marques les plus bruyantes du mépris général.

Quand l'affreuse idée de l'adultère et de toute l'ignominie que, dans
son opinion, ce crime entraîne à sa suite, lui laissait quelque repos,
et qu'elle venait à songer à la douceur de vivre avec Julien
innocemment, et comme par le passé, elle se trouvait jetée dans l'idée
horrible que Julien aimait une autre femme. Elle voyait encore sa pâleur
quand il avait craint de perdre son portrait, ou de la compromettre en
le laissant voir. Pour la première fois, elle avait surpris la crainte
sur cette physionomie si tranquille et si noble. Jamais il ne s'était
montré ému ainsi pour elle ou pour ses enfants. Ce surcroît de douleur
arriva à toute l'intensité de malheur qu'il est donné à l'âme humaine de
pouvoir supporter. Sans s'en douter, Mme de Rênal jeta des cris qui
réveillèrent sa femme de chambre. Tout à coup elle vit paraître auprès
de son lit la clarté d'une lumière, et reconnut Élisa.

--Est-ce vous qu'il aime? s'écria-t-elle dans sa folie.

La femme de chambre, étonnée du trouble affreux dans lequel elle
surprenait sa maîtresse, ne fit heureusement aucune attention à ce mot
singulier. Mme de Rênal sentit son imprudence:

--J'ai la fièvre, lui dit-elle, et, je crois, un peu de délire, restez
auprès de moi.

Tout à fait réveillée par la nécessité de se contraindre elle se trouva
moins malheureuse; la raison reprit l'empire que l'état de demi-sommeil
lui avait ôté. Pour se délivrer du regard fixe de sa femme de chambre,
elle lui ordonna de lire le journal, et ce fut au bruit monotone de la
voix de cette fille, lisant un long article de la _Quotidienne_, que Mme
de Rênal prit la résolution vertueuse de traiter Julien avec une
froideur parfaite quand elle le reverrait.




CHAPITRE XII

UN VOYAGE

    On trouve à Paris des gens élégants, il peut y avoir en province des
    gens à caractère.

    SIEYES.


Le lendemain, dès cinq heures, avant que Mme de Rênal fût visible,
Julien avait obtenu de son mari un congé de trois jours. Contre son
attente, Julien se trouva le désir de la revoir, il songeait à sa main
si jolie. Il descendit au jardin, Mme de Rênal se fit longtemps
attendre. Mais si Julien l'eût aimée, il l'eût aperçue derrière les
persiennes à demi fermées du premier étage, le front appuyé contre la
vitre. Elle le regardait. Enfin, malgré ses résolutions, elle se
détermina à paraître au jardin. Sa pâleur habituelle avait fait place
aux plus vives couleurs. Cette femme si naïve était évidemment agitée:
un sentiment de contrainte et même de colère altérait cette expression
de sérénité profonde et comme au-dessus de tous les vulgaires intérêts
de la vie, qui donnait tant de charmes à cette figure céleste.

Julien s'approcha d'elle avec empressement, il admirait ces bras si
beaux qu'un châle jeté à la hâte laissait apercevoir. La fraîcheur de
l'air du matin semblait augmenter encore l'état d'un teint que
l'agitation de la nuit ne rendait que plus sensible à toutes les
impressions. Cette beauté modeste et touchante, et cependant pleine de
pensées que l'on ne trouve point dans les classes inférieures, semblait
révéler à Julien une faculté de son âme qu'il n'avait jamais sentie.
Tout entier à l'admiration des charmes que surprenait son regard avide,
Julien ne songeait nullement à l'accueil amical qu'il s'attendait à
recevoir. Il fut d'autant plus étonné de la froideur glaciale qu'on
cherchait à lui montrer, et à travers laquelle il crut même distinguer
l'intention de le remettre à sa place.

Le sourire du plaisir expira sur ses lèvres; il se souvint du rang qu'il
occupait dans la société, et surtout aux yeux d'une noble et riche
héritière. En un moment il n'y eut plus sur sa physionomie que de la
hauteur et de la colère contre lui-même. Il éprouvait un violent dépit
d'avoir pu retarder son départ de plus d'une heure pour recevoir un
accueil aussi humiliant.

Il n'y a qu'un sot, se dit-il, qui soit en colère contre les autres: une
pierre tombe parce qu'elle est pesante. Serai-je toujours un enfant?
quand donc aurai-je contracté la bonne habitude de donner de mon âme à
ces gens-là juste pour leur argent? Si je veux être estimé et d'eux et
de moi-même, il faut leur montrer que c'est ma pauvreté qui est en
commerce avec leur richesse; mais que mon coeur est à mille lieues de
leur insolence et placé dans une sphère trop haute pour être atteint par
leurs petites marques de dédain ou de faveur.

Pendant que ces sentiments se pressaient en foule dans l'âme du jeune
précepteur sa physionomie mobile prenait l'expression de l'orgueil
souffrant et de la férocité. Mme de Rênal en fut toute troublée. La
froideur vertueuse qu'elle avait voulu donner à son accueil fit place à
l'expression de l'intérêt, et d'un intérêt animé par toute la surprise
du changement subit qu'elle venait de voir. Les paroles vaines que l'on
s'adresse le matin sur la santé, sur la beauté du jour, tarirent à la
fois chez tous les deux. Julien, dont le jugement n'était troublé par
aucune passion, trouva bien vite un moyen de marquer à Mme de Rênal
combien peu il se croyait avec elle dans des rapports d'amitié; il ne
lui dit rien du petit voyage qu'il allait entreprendre la salua et
partit.

Comme elle le regardait aller, atterrée de la hauteur sombre qu'elle
lisait dans ce regard si aimable la veille, son fils aîné, qui accourait
du fond du jardin, lui dit en l'embrassant:

--Nous avons congé, M. Julien s'en va pour un voyage.

A ce mot, Mme de Rênal se sentit saisie d'un froid mortel: elle était
malheureuse par sa vertu, et plus malheureuse encore par sa faiblesse.

Ce nouvel événement vint occuper toute son imagination; elle fut
emportée bien au-delà des sages résolutions qu'elle devait à la nuit
terrible qu'elle venait de passer. Il n'était plus question de résister
à cet amant si aimable, mais de le perdre à jamais.

Il fallut assister au déjeuner. Pour comble de douleur, M. de Rênal et
Mme Derville ne parlèrent que du départ de Julien. Le maire de Verrières
avait remarqué quelque chose d'insolite dans le ton ferme avec lequel il
avait demandé un congé.

--Ce petit paysan a sans doute en poche des propositions de quelqu'un.
Mais ce quelqu'un, fût-ce M. Valenod, doit être un peu découragé par la
somme de six cents francs, à laquelle maintenant il faut porter le
déboursé annuel. Hier, à Verrières, on aura demandé un délai de trois
jours pour réfléchir; et ce matin, afin de n'être pas obligé à me donner
une réponse, le petit monsieur part pour la montagne. Être obligé de
compter avec un misérable ouvrier qui fait l'insolent, voilà pourtant où
nous en sommes arrivés!

Puisque mon mari, qui ignore combien profondément il a blessé Julien,
pense qu'il nous quittera, que dois-je croire moi-même? se dit Mme de
Rênal. Ah! tout est décidé!

Afin de pouvoir du moins pleurer en liberté, et ne pas répondre aux
questions de Mme Derville, elle parla d'un mal de tête affreux, et se
mit au lit.

--Voilà ce que c'est que les femmes, répéta M. de Rênal, il y a toujours
quelque chose de dérangé à ces machines compliquées.

Et il s'en alla goguenard.

Pendant que Mme de Rênal était en proie à ce qu'a de plus cruel la
passion terrible dans laquelle le hasard l'avait engagée, Julien
poursuivait son chemin gaiement au milieu des plus beaux aspects que
puissent présenter les scènes de montagnes. Il fallait traverser la
grande chaîne au nord de Vergy. Le sentier qu'il suivait, s'élevant peu
à peu parmi de grands bois de hêtres, forme des zigzags infinis sur la
pente de la haute montagne qui dessine au nord la vallée du Doubs.
Bientôt les regards du voyageur, passant par-dessus les coteaux moins
élevés qui contiennent le cours du Doubs vers le midi, s'étendirent
jusqu'aux plaines fertiles de la Bourgogne et du Beaujolais. Quelque
insensible que l'âme de ce jeune ambitieux fût à ce genre de beauté, il
ne pouvait s'empêcher de s'arrêter de temps à autre, pour regarder un
spectacle si vaste et si imposant.

Enfin il atteignit le sommet de la grande montagne, près duquel il
fallait passer pour arriver, par cette route de traverse, à la vallée
solitaire qu'habitait Fouqué, le jeune marchand de bois son ami. Julien
n'était point pressé de le voir, lui ni aucun autre être humain. Caché
comme un oiseau de proie, au milieu des roches nues qui couronnent la
grande montagne, il pouvait apercevoir de bien loin tout homme qui se
serait approché de lui. Il découvrit une petite grotte au milieu de la
pente presque verticale d'un des rochers. Il prit sa course, et bientôt
fut établi dans cette retraite. Ici, dit-il avec des yeux brillants de
joie, les hommes ne sauraient me faire de mal. Il eut l'idée de se
livrer au plaisir d'écrire ses pensées, partout ailleurs si dangereux
pour lui. Une pierre carrée lui servait de pupitre. Sa plume volait: il
ne voyait rien de ce qui l'entourait. Il remarqua enfin que le soleil se
couchait derrière les montagnes éloignées du Beaujolais.

Pourquoi ne passerais-je pas la nuit ici? se dit-il; j'ai du pain, et je
suis libre! Au son de ce grand mot son âme s'exalta; son hypocrisie
faisait qu'il n'était pas libre même chez Fouqué. La tête appuyée sur
les deux mains, regardant la plaine, Julien resta dans cette grotte plus
heureux qu'il ne l'avait été de la vie, agité par ses rêveries et par
son bonheur de liberté. Sans y songer il vit s'éteindre, l'un après
l'autre, tous les rayons du crépuscule. Au milieu de cette obscurité
immense, son âme s'égarait dans la contemplation de ce qu'il s'imaginait
rencontrer un jour à Paris. C'était d'abord une femme bien plus belle et
d'un génie bien plus élevé que tout ce qu'il avait pu voir en province.
Il aimait avec passion, il était aimé. S'il se séparait d'elle pour
quelques instants, c'était pour aller se couvrir de gloire, et mériter
d'en être encore plus aimé.

Même en lui supposant l'imagination de Julien, un jeune homme élevé au
milieu des tristes vérités de la société de Paris, eût été réveillé à ce
point de son roman par la froide ironie, les grandes actions auraient
disparu avec l'espoir d'y atteindre, pour faire place à la maxime si
connue: Quitte-t-on sa maîtresse, on risque, hélas! d'être trompé deux
ou trois fois par jour. Le jeune paysan ne voyait rien entre lui et les
actions les plus héroïques, que le manque d'occasion.

Mais une nuit profonde avait remplacé le jour, et il y avait encore deux
lieues à faire pour descendre au hameau habité par Fouqué. Avant de
quitter la petite grotte, Julien alluma du feu et brûla avec soin tout
ce qu'il avait écrit.

Il étonna bien son ami en frappant à sa porte à une heure du matin. Il
trouva Fouqué occupé à écrire ses comptes. C'était un jeune homme de
haute taille, assez mal fait, avec de grands traits durs, un nez infini,
et beaucoup de bonhomie cachée sous cet aspect repoussant.

--T'es-tu donc brouillé avec ton M. de Rênal, que tu m'arrives ainsi à
l'improviste?

Julien lui raconta, mais comme il le fallait, les événements de la
veille.

--Reste avec moi, lui dit Fouqué, je vois que tu connais M. de Rênal, M.
Valenod, le sous-préfet Maugiron, le curé Chélan; tu as compris les
finesses du caractère de ces gens-là; te voilà en état de paraître aux
adjudications. Tu sais l'arithmétique mieux que moi, tu tiendras mes
comptes. Je gagne gros dans mon commerce. L'impossibilité de tout faire
par moi-même, et la crainte de rencontrer un fripon dans l'homme que je
prendrais pour associé, m'empêchent tous les jours d'entreprendre
d'excellentes affaires. Il n'y a pas un mois que j'ai failli gagner six
mille francs à Michaud de Saint-Amand, que je n'avais pas revu depuis
six ans, et que j'ai trouvé par hasard à la vente de Pontarlier.
Pourquoi n'aurais-tu pas gagné, toi, ces six mille francs ou du moins
trois mille? car, si ce jour-là je t'avais eu avec moi, j'aurais mis
l'enchère à cette coupe de bois, et tout le monde me l'eût bientôt
laissée. Sois mon associé.

Cette offre donna de l'humeur à Julien, elle dérangeait sa folie.
Pendant tout le souper, que les deux amis préparèrent eux-mêmes comme
des héros d'Homère, car Fouqué vivait seul, il montra ses comptes à
Julien et lui prouva combien son commerce de bois présentait
d'avantages. Fouqué avait la plus haute idée des lumières et du
caractère de Julien.

Quand enfin celui-ci fut seul dans sa petite chambre de bois de sapin:
Il est vrai, se dit-il, je puis gagner ici quelques mille francs, puis
reprendre avec avantage le métier de soldat ou celui de prêtre, suivant
la mode qui alors régnera en France. Le petit pécule que j'aurai amassé,
lèvera toutes les difficultés de détail. Solitaire dans cette montagne,
j'aurai dissipé un peu l'affreuse ignorance où je suis de tant de choses
qui occupent tous ces hommes de salon. Mais Fouqué renonce à se marier,
il me répète que la solitude le rend malheureux. Il est évident que s'il
prend un associé qui n'a pas de fonds à verser dans son commerce, c'est
dans l'espoir de se faire un compagnon qui ne le quitte jamais.

Tromperai-je mon ami? s'écria Julien avec humeur. Cet être, dont
l'hypocrisie et l'absence de toute sympathie étaient les moyens
ordinaires de salut, ne put cette fois supporter l'idée du plus petit
manque de délicatesse envers un homme qui l'aimait.

Mais tout à coup, Julien fut heureux, il avait une raison pour refuser.
Quoi, je perdrais lâchement sept ou huit années! j'arriverais ainsi à
vingt-huit ans; mais, à cet âge, Bonaparte avait fait ses plus grandes
choses! Quand j'aurai gagné obscurément quelque argent en courant ces
ventes de bois, et méritant la faveur de quelques fripons subalternes
qui me dit que j'aurai encore le feu sacré avec lequel on se fait un
nom.

Le lendemain matin, Julien répondit d'un grand sang-froid au bon Fouqué,
qui regardait l'affaire de l'association comme terminée, que sa vocation
pour le saint ministère des autels ne lui permettait pas d'accepter.
Fouqué n'en revenait pas.

--Mais songes-tu, lui répétait-il, que je t'associe, ou, si tu l'aimes
mieux, que je te donne quatre mille francs par an? et tu veux retourner
chez ton M. Rênal qui te méprise comme la boue de ses souliers! Quand tu
auras deux cents louis devant toi, qu'est-ce qui t'empêche d'entrer au
séminaire? Je te dirai plus, je me charge de te procurer la meilleure
cure du pays. Car, ajouta Fouqué en baissant la voix, je fournis de bois
à brûler M. le.... M. le..., M.... Je leur livre de l'essence de chêne
de première qualité qu'ils ne me paient que comme du bois blanc, mais
jamais argent ne fut mieux placé.

Rien ne put vaincre la vocation de Julien, Fouqué finit par le croire un
peu fou. Le troisième jour, de grand matin, Julien quitta son ami pour
passer la journée au milieu des rochers de la grande montagne. Il
retrouva sa petite grotte, mais il n'avait plus la paix de l'âme, les
offres de son ami la lui avaient enlevée. Comme Hercule il se trouvait
non entre le vice et la vertu, mais entre là médiocrité suivie d'un
bien-être assuré et tous les rêves héroïques de sa jeunesse. Je n'ai
donc pas une véritable fermeté, se disait-il; et c'était là le doute qui
lui faisait le plus de mal. Je ne suis pas du bois dont on fait les
grands hommes, puisque je crains que huit années passées à me procurer
du pain, ne m'enlèvent cette énergie sublime qui fait faire les choses
extraordinaires.




CHAPITRE XIII

LES BAS A JOUR

    Un roman: c'est un miroir qu'on promène le long d'un chemin.

    SAINT RÉAL


Quand Julien aperçut les ruines pittoresques de l'ancienne église de
Vergy, il remarqua que, depuis l'avant-veille, il n'avait pas pensé une
seule fois à Mme de Rênal L'autre jour en partant cette femme m'a
rappelé là distance infinie qui nous sépare, elle m'a traité comme le
fils d'un ouvrier. Sans doute elle a voulu me marquer son repentir de
m'avoir laissé sa main la veille... Elle est pourtant bien jolie, cette
main! quel charme! quelle noblesse dans les regards de cette femme!

La possibilité de faire fortune avec Fouqué donnait une certaine
facilité aux raisonnements de Julien; ils n'étaient plus aussi souvent
gâtés par l'irritation, et le sentiment vif de sa pauvreté et de sa
bassesse aux yeux du monde. Placé comme sur un promontoire élevé, il
pouvait juger et dominait pour ainsi dire l'extrême pauvreté et
l'aisance qu'il appelait encore richesse. Il était loin de juger sa
position en philosophe, mais il eut assez de clairvoyance pour se sentir
différent après ce petit voyage dans la montagne.

Il fut frappé du trouble extrême avec lequel Mme de Rênal écouta le
petit récit de son voyage, qu'elle lui avait demandé.

Fouqué avait eu des projets de mariage, des amours malheureuses; de
longues confidences à ce sujet avaient rempli les conversations des deux
amis. Après avoir trouvé le bonheur trop tôt, Fouqué s'était aperçu
qu'il n'était pas seul aimé. Tous ces récits avaient étonné Julien; il
avait appris bien des choses nouvelles. Sa vie solitaire, toute
d'imagination et de méfiance, l'avait éloigné de tout ce qui pouvait
l'éclairer.

Pendant son absence, la vie n'avait été pour Mme de Rênal qu'une suite
de supplices différents, mais tous intolérables, elle était réellement
malade.

--Surtout, lui dit Mme Derville, lorsqu'elle vit arriver Julien,
indisposée comme tu l'es, tu n'iras pas ce soir au jardin, l'air humide
redoublerait ton malaise.

Mme Derville voyait avec étonnement que son amie toujours grondée par M.
de Rênal, à cause de l'excessive simplicité de sa toilette, venait de
prendre des bas à jour et de charmants petits souliers arrivés de Paris.
Depuis trois jours, la seule distraction de Mme de Rênal avait été de
tailler, et de faire faire en toute hâte par Élisa, une robe d'été,
d'une jolie petite étoffe fort à la mode. A peine cette robe put-elle
être terminée, quelques instants après l'arrivée de Julien; Mme de Rênal
la mit aussitôt. Son amie n'eut plus de doutes. Elle aime, l'infortunée!
se dit Mme Derville. Elle comprit toutes les apparences singulières de
sa maladie.

Elle la vit parler à Julien. La pâleur succédait à la rougeur la plus
vive. L'anxiété se peignait dans ses yeux attachés sur ceux du jeune
précepteur. Mme de Rênal s'attendait à chaque moment qu'il allait
s'expliquer, et annoncer qu'il quittait la maison ou y restait. Julien
n'avait garde de rien dire sur ce sujet, auquel il ne songeait pas.
Après des combats affreux Mme de Rênal osa enfin lui dire, d'une voix
tremblante, et où se peignait toute sa passion:

--Quitterez-vous vos élèves pour vous placer ailleurs?

Julien fut frappé de la voix incertaine et du regard de Mme de Rênal!
Cette femme-là m'aime, se dit-il; mais après ce moment passager de
faiblesse que se reproche son orgueil, et dès qu'elle ne craindra plus
mon départ, elle reprendra sa fierté. Cette vue de la position
respective fut, chez Julien, rapide comme l'éclair; il répondit en
hésitant:

--J'aurais beaucoup de peine à quitter des enfants si aimables et si
bien nés, mais peut-être le faudra-t-il. On a aussi des devoirs envers
soi.

En prononçant la parole si bien nés (c'était un de ces mots
aristocratiques que Julien avait appris depuis peu), il s'anima d'un
profond sentiment d'anti-sympathie.

Aux yeux de cette femme, moi, se disait-il, je ne suis pas bien né.

Mme de Rênal, en l'écoutant, admirait son génie, sa beauté, elle avait
le coeur percé de la possibilité de départ qu'il lui faisait entrevoir.
Tous ses amis de Verrières, qui, pendant l'absence de Julien, étaient
venus dîner à Vergy, lui avaient fait compliment, comme à l'envi, sur
l'homme étonnant que son mari avait eu le bonheur de déterrer. Ce n'est
pas que l'on comprît rien aux progrès des enfants. L'action de savoir
par coeur la Bible, et encore en latin, avait frappé les habitants de
Verrières d'une admiration qui durera peut-être un siècle.

Julien, ne parlant à personne, ignorait tout cela. Si Mme de Rênal avait
eu le moindre sang-froid, elle lui eût fait compliment de la réputation
qu'il avait conquise, et l'orgueil de Julien rassuré, il eût été pour
elle doux et aimable, d'autant plus que la robe nouvelle lui semblait
charmante. Mme de Rênal contente aussi de sa jolie robe, et de ce que
lui en disait Julien, avait voulu faire un tour de jardin; bientôt elle
avoua qu'elle était hors d'état de marcher. Elle avait pris le bras du
voyageur, et, bien loin d'augmenter ses forces, le contact de ce bras
les lui ôtait tout à fait.

Il était nuit; à peine fut-on assis, que Julien, usant de son ancien
privilège, osa approcher les lèvres du bras de sa jolie voisine, et lui
prendre la main. Il pensait à la hardiesse dont Fouqué avait fait preuve
avec ses maîtresses, et non à Mme de Rênal; le mot bien nés pesait
encore sur son coeur. On lui serra la main, ce qui ne lui fit aucun
plaisir. Loin d'être fier, ou du moins reconnaissant du sentiment que
Mme de Rênal trahissait ce soir-là par des signes trop évidents, la
beauté, l'élégance, la fraîcheur le trouvèrent presque insensible. La
pureté de l'âme l'absence de toute émotion haineuse prolongent sans
doute la durée de la jeunesse. C'est la physionomie qui vieillit la
première chez la plupart des jolies femmes.

Julien fut maussade toute la soirée; jusqu'ici il n'avait été en colère
qu'avec le hasard de la société, depuis que Fouqué lui avait offert un
moyen ignoble d'arriver à l'aisance, il avait de l'humeur contre
lui-même. Tout à ses pensées, quoique de temps en temps il dît quelques
mots à ces dames, Julien finit, sans s'en apercevoir, par abandonner la
main de Mme de Rênal. Cette réaction bouleversa l'âme de cette pauvre
femme; elle y vit la manifestation de son sort.

Certaine de l'affection de Julien, peut-être sa vertu eût trouvé des
forces contre lui. Tremblante de le perdre à jamais, sa passion l'égara
jusqu'au point de reprendre la main de Julien que, dans sa distraction,
il avait laissée appuyée sur le dossier d'une chaise. Cette action
réveilla ce jeune ambitieux: il eût voulu qu'elle eût pour témoins tous
ces nobles si fiers qui, à table, lorsqu'il était au bas bout avec les
enfants, le regardaient avec un sourire si protecteur. Cette femme ne
peut plus me mépriser: dans ce cas, se dit-il, je dois être sensible à
sa beauté; je me dois à moi-même d'être son amant! Une telle idée ne lui
fût pas venue avant les confidences naïves faites par son ami.

La détermination subite qu'il venait de prendre forma une distraction
agréable. Il se disait: il faut que j'aie une de ces deux femmes, il
s'aperçut qu'il aurait beaucoup mieux aimé faire la cour à Mme Derville;
ce n'est pas qu'elle fût plus agréable, mais toujours elle l'avait vu
précepteur honoré pour sa science, et non pas ouvrier charpentier, avec
une veste de ratine pliée sous le bras, comme il était apparu à Mme de
Rênal.

C'était précisément comme jeune ouvrier, rougissant jusqu'au blanc des
yeux, arrêté à la porte de la maison et n'osant sonner, que Mme de Rênal
se le figurait avec le plus de charme. Cette femme, que les bourgeois du
pays disaient si hautaine, songeait rarement au rang et la moindre
certitude l'emportait de beaucoup dans son esprit sur la promesse de
caractère faite par le rang d'un homme. Un charretier qui eût montré de
la bravoure eût été plus brave dans son esprit qu'un terrible capitaine
de hussards garni de sa moustache et de sa pipe. Elle croyait l'âme de
Julien plus noble que celle de tous ses cousins, tous gentilshommes de
race et plusieurs d'entre eux titrés.

En poursuivant la revue de sa position, Julien vit qu'il ne fallait pas
songer à la conquête de Mme Derville, qui s'apercevait probablement du
goût que Mme de Rênal montrait pour lui. Forcé de revenir à celle-ci:
Que connais-je du caractère de cette femme? se dit Julien. Seulement
ceci: avant mon voyage, je lui prenais la main, elle la retirait;
aujourd'hui je retire ma main, elle la saisit et la serre. Belle
occasion de lui rendre tous les mépris qu'elle a eus pour moi. Dieu sait
combien elle a eu d'amants! elle ne se décide peut-être en ma faveur
qu'à cause de la facilité des entrevues.

Tel est, hélas! le malheur d'une excessive civilisation! A vingt ans,
l'éducation d'un jeune homme, s'il a quelque éducation, est à mille
lieues du laisser-aller, sans lequel l'amour n'est souvent que le plus
ennuyeux des devoirs.

Je me dois d'autant plus, continua la petite vanité de Julien, de
réussir auprès de cette femme, que si jamais je fais fortune et que
quelqu'un me reproche le bas emploi de précepteur, je pourrai faire
entendre que l'amour m'avait jeté à cette place. Julien éloigna de
nouveau sa main de celle de Mme de Rênal, puis il la reprit en la
serrant. Comme on rentrait au salon, vers minuit, Mme de Rênal lui dit à
mi-voix:

--Vous nous quitterez, vous partirez?

Julien répondit en soupirant:

--Il faut bien que je parte, car je vous aime avec passion; c'est une
faute... et quelle faute pour un jeune prêtre!

Mme de Rênal s'appuya sur son bras, et avec tant d'abandon que sa joue
sentit la chaleur de celle de Julien.

Les nuits de ces deux êtres furent bien différentes. Mme de Rênal était
exaltée par les transports de la volupté morale la plus élevée. Une
jeune fille coquette qui aime de bonne heure s'accoutume au trouble de
l'amour; quand elle arrive à l'âge de la vraie passion, le charme de la
nouveauté manque. Comme Mme de Rênal n'avait jamais lu de romans, toutes
les nuances de son bonheur étaient neuves pour elle. Aucune triste
vérité ne venait la glacer, pas même le spectre de l'avenir. Elle se vit
aussi heureuse dans dix ans qu'elle l'était en ce moment. L'idée même de
la vertu et de la fidélité jurée à M. de Rênal, qui l'avait agitée
quelques jours auparavant, se présenta en vain, on la renvoya comme un
hôte importun. Jamais je n'accorderai rien à Julien se dit Mme de Rênal,
nous vivrons à l'avenir comme nous vivons depuis un mois. Ce sera un
ami.




CHAPITRE XIV

LES CISEAUX ANGLAIS

    Une jeune fille de seize ans avait un teint de rose,
    et elle mettait du rouge.

    POLIDORI


Pour Julien, l'offre de Fouqué lui avait en effet enlevé tout bonheur;
il ne pouvait s'arrêter à aucun parti.

Hélas! peut-être manqué-je de caractère, j'eusse été un mauvais soldat
de Napoléon. Du moins, ajouta-t-il, ma petite intrigue avec la maîtresse
du logis va me distraire un moment.

Heureusement pour lui, même dans ce petit incident subalterne,
l'intérieur de son âme répondait mal à son langage cavalier. Il avait
peur de Mme de Rênal à cause de sa robe si jolie. Cette robe était à ses
yeux l'avant-garde de Paris. Son orgueil ne voulut rien laisser au
hasard et à l'inspiration du moment. D'après les confidences de Fouqué
et le peu qu'il avait lu sur l'amour dans sa bible, il se fit un plan de
campagne fort détaillé. Comme, sans se l'avouer, il était fort troublé,
il écrivit ce plan.

Le lendemain matin au salon, Mme de Rênal fut un instant seule avec lui:

--N'avez-vous point d'autre nom que Julien? lui dit-elle.

A cette demande si flatteuse, notre héros ne sut que répondre. Cette
circonstance n'était pas prévue dans son plan. Sans cette sottise de
faire un plan, l'esprit vif de Julien l'eût bien servi, la surprise
n'eût fait qu'ajouter à la vivacité de ses aperçus.

Il fut gauche et s'exagéra sa gaucherie. Mme de Rênal la lui pardonna
bien vite. Elle y vit l'effet d'une candeur charmante. Et ce qui
manquait précisément à ses yeux à cet homme, auquel on trouvait tant de
génie, c'était l'air de la candeur.

--Ton petit précepteur m'inspire beaucoup de méfiance, lui disait
quelquefois Mme Derville. Je lui trouve l'air de penser toujours et de
n'agir qu'avec politique. C'est un sournois.

Julien resta profondément humilié du malheur de n'avoir su que répondre
à Mme de Rênal.

Un homme comme moi se doit de réparer cet échec, et saisissant le moment
où l'on passait d'une pièce à l'autre, il crut de son devoir de donner
un baiser à Mme de Rênal.

Rien de moins amené, rien de moins agréable, et pour lui et pour elle,
rien de plus imprudent. Ils furent sur le point d'être aperçus. Mme de
Rênal le crut fou. Elle fut effrayée et surtout choquée. Cette sottise
lui rappela M. Valenod.

Que m'arriverait-il, se dit-elle, si j'étais seule avec lui? Toute sa
vertu revint, parce que l'amour s'éclipsait.

Elle s'arrangea de façon à ce qu'un de ses enfants restât toujours
auprès d'elle.

La journée fut ennuyeuse pour Julien, il la passa toute entière à
exécuter avec gaucherie son plan de séduction. Il ne regarda pas une
seule fois Mme de Rênal, sans que ce regard n'eût un pourquoi;
cependant, il n'était pas assez sot pour ne pas voir qu'il ne
réussissait point à être aimable et encore moins séduisant.

Mme de Rênal ne revenait point de son étonnement de le trouver si gauche
et en même temps si hardi. C'est la timidité de l'amour, dans un homme
d'esprit! se dit-elle enfin, avec une joie inexprimable. Serait-il
possible qu'il n'eût jamais été aimé de ma rivale.

Après le déjeuner, Mme de Rênal rentra dans le salon pour recevoir la
visite de M. Charcot de Maugiron, le sous-préfet de Bray. Elle
travaillait à un petit métier de tapisserie fort élevé. Mme Derville
était à ses côtés. Ce fut dans une telle position, et par le plus grand
jour, que notre héros trouva convenable d'avancer sa botte et de presser
le joli pied de Mme de Rênal, dont le bas à jour et le joli soulier de
Paris attiraient évidemment les regards du galant sous-préfet.

Mme de Rênal eut une peur extrême; elle laissa tomber ses ciseaux, son
peloton de laine, ses aiguilles, et le mouvement de Julien put passer
pour une tentative gauche destinée à empêcher la chute des ciseaux qu'il
avait vus glisser. Heureusement ces petits ciseaux d'acier anglais se
brisèrent, et Mme de Rênal ne tarit pas en regrets de ce que Julien ne
s'était pas trouvé plus près d'elle.

--Vous avez aperçu la chute avant moi, vous l'eussiez empêchée, au lieu
de cela, votre zèle n'a réussi qu'à me donner un fort grand coup de
pied.

Tout cela trompa le sous-préfet, mais non Mme Derville. Ce joli garçon a
de bien sottes manières! pensa-t-elle; le savoir-vivre d'une capitale de
province ne pardonne point ces sortes de fautes. Mme de Rênal trouva le
moment de dire à Julien:

--Soyez prudent, je vous l'ordonne.

Julien voyait sa gaucherie, il avait de l'humeur. Il délibéra longtemps
avec lui-même, pour savoir s'il devait se fâcher de ce mot: Je vous
l'ordonne. Il fut assez sot pour penser: Elle pourrait me dire je
l'ordonne, s'il s'agissait de quelque chose de relatif à l'éducation des
enfants, mais en répondant à mon amour, elle suppose l'égalité. On ne
peut aimer sans égalité...; et tout son esprit se perdit à faire des
lieux communs sur l'égalité. Il se répétait avec colère ce vers de
Corneille, que Mme Derville lui avait appris quelques jours auparavant:

    «... L'amour.
    Fait les égalités et ne les cherche pas.»

Julien, s'obstinant à jouer le rôle d'un don Juan, lui qui de la vie
n'avait eu de maîtresse, il fut sot à mourir toute la journée. Il n'eut
qu'une idée juste, ennuyé de lui et de Mme de Rênal, il voyait avec
effroi s'avancer la soirée où il serait assis au jardin, à côté d'elle
et dans l'obscurité. Il dit à M. de Rênal qu'il allait à Verrières voir
le curé, il partit après dîner et ne rentra que dans la nuit.

A Verrières, Julien trouva M. Chélan occupé à déménager; il venait enfin
d'être destitué, le vicaire Maslon le remplaçait. Julien aida le bon
curé, et il eut l'idée d'écrire à Fouqué que la vocation irrésistible
qu'il se sentait pour le saint ministère l'avait empêché d'accepter
d'abord ses offres obligeantes, mais qu'il venait de voir un tel exemple
d'injustice que peut-être il serait plus avantageux à son salut de ne
pas entrer dans les ordres sacrés.

Julien s'applaudit de sa finesse à tirer parti de la destitution du curé
de Verrières pour se laisser une porte ouverte et revenir au commerce,
si dans son esprit la triste prudence l'emportait sur l'héroïsme.




CHAPITRE XV

LE CHANT DU COQ

    Amour en latin faict amor
    Or donc provient d'amour la mort,
    Et, par avant, soulcy qui mord,
    Deuil, plours, pièges, forfaitz, remords...

    BLASON D'AMOUR.


Si Julien avait eu un peu de l'adresse qu'il se supposait si
gratuitement, il eût pu s'applaudir le lendemain de l'effet produit par
son voyage à Verrières. Son absence avait fait oublier ses gaucheries.
Ce jour-là encore, il fut assez maussade, sur le soir une idée ridicule
lui vint et il la communiqua à Mme de Rênal, avec une rare intrépidité.

A peine fut-on assis au jardin, que, sans attendre une obscurité
suffisante, Julien approcha sa bouche de l'oreille de Mme de Rênal, et
au risque de la compromettre horriblement, il lui dit:

--Madame, cette nuit, à deux heures, j'irai dans votre chambre, je dois
vous dire quelque chose.

Julien tremblait que sa demande ne fût accordée son rôle de séducteur
lui pesait si horriblement que, s'il eût pu suivre son penchant, il se
fût retiré dans sa chambre pour plusieurs jours, et n'eût plus vu ces
dames. Il comprenait que, par sa conduite savante de la veille, il avait
gâté toutes les belles apparences du jour précédent, et ne savait
réellement à quel saint se vouer.

Mme de Rênal répondit avec une indignation réelle, et nullement
exagérée, à l'annonce impertinente que Julien osait lui faire. Il crut
voir du mépris dans sa courte réponse. Il est sûr que dans cette
réponse, prononcée fort bas, le mot fi donc avait paru. Sous prétexte de
quelque chose à dire aux enfants, Julien alla dans leur chambre, et à
son retour il se plaça à côté de Mme Derville et fort loin de Mme de
Rênal. Il s'ôta ainsi toute possibilité de lui prendre la main. La
conversation fut sérieuse, et Julien s'en tira fort bien, à quelques
moments de silence près, pendant lesquels il se creusait la cervelle.
Que ne puis-je inventer quelque belle manoeuvre, se disait-il, pour
forcer Mme de Rênal à me rendre ces marques de tendresse non équivoques
qui me faisaient croire il y a trois jours, qu'elle était à moi!

Julien était extrêmement déconcerté de l'état presque désespéré où il
avait mis ses affaires. Rien cependant ne l'eût plus embarrassé que le
succès.

Lorsqu'on se sépara à minuit, son pessimisme lui fit croire qu'il
jouissait du mépris de Mme Derville, et que probablement il n'était
guère mieux avec Mme de Rênal.

De fort mauvaise humeur et très humilié, Julien ne dormit point. Il
était à mille lieues de l'idée de renoncer à toute feinte, à tout
projet, et de vivre au jour le jour avec Mme de Rênal, en se contentant
comme un enfant du bonheur qu'apporterait chaque journée.

Il se fatigua le cerveau à inventer des manoeuvres savantes; un instant
après, il les trouvait absurdes; il était en un mot fort malheureux,
quand deux heures sonnèrent à l'horloge du château.

Ce bruit le réveilla comme le chant du coq réveilla saint Pierre. Il se
vit au moment de l'événement le plus pénible. Il n'avait plus songé à sa
proposition impertinente, depuis le moment où il l'avait faite; elle
avait été si mal reçue!

Je lui ai dit que j'irais chez elle à deux heures, se dit-il en se
levant; je puis être inexpérimenté et grossier comme il appartient au
fils d'un paysan, Mme Derville me l'a fait assez entendre, mais du moins
je ne serai pas faible.

Julien avait raison de s'applaudir de son courage, jamais il ne s'était
imposé une contrainte plus pénible. En ouvrant sa porte, il était
tellement tremblant que ses genoux se dérobaient sous lui, et il fut
forcé de s'appuyer contre le mur.

Il était sans souliers. Il alla écouter à la porte de M. de Rênal, dont
il put distinguer le ronflement. Il en fut désolé. Il n'y avait donc
plus de prétexte pour ne pas aller chez elle. Mais grand Dieu, qu'y
ferait-il? Il n'avait aucun projet, et quand il en aurait eu, il se
sentait tellement troublé qu'il eût été hors d'état de les suivre.

Enfin souffrant plus mille fois que s'il eût marché à la mort, il entra
dans le petit corridor qui menait à la chambre de Mme de Rênal. Il
ouvrit la porte d'une main tremblante et en faisant un bruit effroyable.

Il y avait de la lumière, une veilleuse brûlait sous la cheminée; il ne
s'attendait pas à ce nouveau malheur. En le voyant entrer, Mme de Rênal
se jeta vivement hors de son lit.

--Malheureux! s'écria-t-elle.

Il y eut un peu de désordre. Julien oublia ses vains projets et revint à
son rôle naturel: ne pas plaire à une femme si charmante lui parut le
plus grand des malheurs. Il ne répondit à ses reproches qu'en se jetant
à ses pieds, en embrassant ses genoux. Comme elle lui parlait avec une
extrême dureté, il fondit en larmes.

Quelques heures après, quand Julien sortit de la chambre de Mme de
Rênal, on eût pu dire, en style de roman, qu'il n'avait plus rien à
désirer. En effet, il devait à l'amour qu'il avait inspiré et à
l'impression imprévue qu'avaient produite sur lui des charmes
séduisants, une victoire à laquelle ne l'eût pas conduit toute son
adresse si maladroite.

Mais, dans les moments les plus doux, victime d'un orgueil bizarre, il
prétendit encore jouer le rôle d'un homme accoutumé à subjuguer des
femmes: il fit des efforts d'attention incroyables pour gâter ce qu'il
avait d'aimable. Au lieu d'être attentif aux transports qu'il faisait
naître, et aux remords qui en relevaient la vivacité l'idée du devoir ne
cessa jamais d'être présente à ses yeux. Il craignait un remords affreux
et un ridicule éternel, s'il s'écartait du modèle idéal qu'il se
proposait de suivre. En un mot, ce qui faisait de Julien un être
supérieur fut précisément ce qui l'empêcha de goûter le bonheur qui se
plaçait sous ses pas. C'est une jeune fille de seize ans, qui a des
couleurs charmantes, et qui, pour aller au bal, a la folie de mettre du
rouge.

Mortellement effrayée de l'apparition de Julien, Mme de Rênal fut
bientôt en proie aux plus cruelles alarmes. Les pleurs et le désespoir
de Julien la troublaient vivement.

Même quand elle n'eut plus rien à lui refuser, elle repoussait Julien
loin d'elle, avec une indignation réelle, et ensuite se jetait dans ses
bras. Aucun projet ne paraissait dans toute cette conduite. Elle se
croyait damnée sans rémission, et cherchait à se cacher la vue de
l'enfer, en accablant Julien des plus vives caresses. En un mot, rien
n'eût manqué au bonheur de notre héros, pas même une sensibilité
brûlante dans la femme qu'il venait d'enlever, s'il eût su en jouir. Le
départ de Julien ne fit point cesser les transports qui l'agitaient
malgré elle, et ses combats avec les remords qui la déchiraient.

Mon Dieu! être heureux, être aimé, n'est-ce que ça? Telle fut la
première pensée de Julien, en rentrant dans sa chambre. Il était dans
cet état d'étonnement et de trouble inquiet où tombe l'âme qui vient
d'obtenir ce qu'elle a longtemps désiré. Elle est habituée à désirer, ne
trouve plus quoi désirer, et cependant n'a pas encore de souvenirs.
Comme le soldat qui revient de la parade, Julien fut attentivement
occupé à repasser tous les détails de sa conduite. N'ai-je manqué à rien
de ce que je me dois à moi-même? Ai-je bien joué mon rôle?

Et quel rôle? celui d'un homme accoutumé à être brillant avec les
femmes.




CHAPITRE XVI

LE LENDEMAIN

    He turn'd his lip to hers, and with his hand
    Call'd back the tangles of her wandering hair.

    _Don Juan_. C. I, st. 170.


Heureusement, pour la gloire de Julien, Mme de Rênal avait été trop
agitée, trop étonnée, pour apercevoir la sottise de l'homme qui, en un
moment, était devenu tout au monde pour elle.

Comme elle l'engageait à se retirer, voyant poindre le jour:

--Oh! mon Dieu, disait-elle, si mon mari a entendu du bruit, je suis
perdue.

Julien, qui avait le temps de faire des phrases, se souvint de celle-ci:

--Regretteriez-vous la vie?

--Ah! beaucoup dans ce moment! mais je ne regretterais pas de vous avoir
connu.

Julien trouva de sa dignité de rentrer exprès au grand jour et avec
imprudence.

L'attention continue avec laquelle il étudiait ses moindres actions,
dans la folle idée de paraître un homme d'expérience, n'eut qu'un
avantage; lorsqu'il revit Mme de Rênal à déjeuner, sa conduite fut un
chef-d'oeuvre de prudence.

Pour elle, elle ne pouvait le regarder sans rougir jusqu'aux yeux, et ne
pouvait vivre un instant sans le regarder; elle s'apercevait de son
trouble, et ses efforts pour le cacher le redoublaient. Julien ne leva
qu'une seule fois les yeux sur elle. D'abord Mme de Rênal admira sa
prudence. Bientôt, voyant que cet unique regard ne se répétait pas, elle
fut alarmée: Est-ce qu'il ne m'aimerait plus, se dit-elle; hélas! je
suis bien vieille pour lui, j'ai dix ans de plus que lui.

En passant de la salle à manger au jardin, elle serra la main de Julien.
Dans la surprise que lui causa une marque d'amour si extraordinaire il
la regarda avec passion. Car elle lui avait semblé bien jolie au
déjeuner; et, tout en baissant les yeux, il avait passé son temps à se
détailler ses charmes. Ce regard consola Mme de Rênal; il ne lui ôta pas
toutes ses inquiétudes, mais ses inquiétudes lui ôtaient presque tout à
fait ses remords envers son mari.

Au déjeuner, ce mari ne s'était aperçu de rien, il n'en était pas de
même de Mme Derville: elle crut Mme de Rênal sur le point de succomber.
Pendant toute la journée, son amitié hardie et incisive ne lui épargna
pas les demi-mots destinés à lui peindre, sous de hideuses couleurs, le
danger qu'elle courait.

Mme de Rênal brûlait de se trouver seule avec Julien elle voulait lui
demander s'il l'aimait encore. Malgré là douceur inaltérable de son
caractère, elle fut plusieurs fois sur le point de faire entendre à son
amie combien elle était importune.

Le soir, au jardin, Mme Derville arrangea si bien les choses, qu'elle se
trouva placée entre Mme de Rênal et Julien. Mme de Rênal qui s'était
fait une image délicieuse du plaisir de serrer la main de Julien, et de
la porter à ses lèvres, ne put pas même lui adresser un mot.

Ce contretemps augmenta son agitation. Elle était dévorée d'un remords.
Elle avait tant grondé Julien de l'imprudence qu'il avait faite en
venant chez elle la nuit précédente, qu'elle tremblait qu'il ne vînt pas
celle-ci. Elle quitta le jardin de bonne heure, et alla s'établir dans
sa chambre. Mais ne tenant pas à son impatience, elle vint coller son
oreille contre la porte de Julien. Malgré l'incertitude et la passion
qui la dévoraient, elle n'osa point entrer. Cette action lui semblait la
dernière des bassesses, car elle sert de texte à un dicton de province.

Les domestiques n'étaient pas tous couchés. La prudence l'obligea enfin
à revenir chez elle. Deux heures d'attente furent deux siècles de
tourments.

Mais Julien était trop fidèle à ce qu'il appelait le devoir, pour
manquer à exécuter de point en point ce qu'il s'était prescrit.

Comme une heure sonnait, il s'échappa doucement de sa chambre, s'assura
que le maître de la maison était profondément endormi, et parut chez Mme
de Rênal. Ce jour-là, il trouva plus de bonheur auprès de son amie, car
il songea moins constamment au rôle à jouer. Il eut des yeux pour voir
et des oreilles pour entendre. Ce que Mme de Rênal lui dit de son âge
contribua à lui donner quelque assurance.

--Hélas! j'ai dix ans de plus que vous! comment pouvez-vous m'aimer? lui
répétait-elle sans projet et parce que cette idée l'opprimait.

Julien ne concevait pas ce malheur, mais il vit qu'il était réel, et il
oublia presque toute sa peur d'être ridicule.

La sotte idée d'être regardé comme un amant subalterne, à cause de sa
naissance obscure, disparut aussi. A mesure que les transports de Julien
rassuraient sa timide maîtresse, elle reprenait un peu de bonheur et la
faculté de juger son amant. Heureusement il n'eut presque pas, ce
jour-là, cet air emprunté qui avait fait du rendez-vous de la veille une
victoire, mais non pas un plaisir. Si elle se fût aperçue de son
attention à jouer un rôle, cette triste découverte lui eût à jamais
enlevé tout bonheur. Elle n'y eût pu voir autre chose qu'un triste effet
de la disproportion des âges.

Quoique Mme de Rênal n'eût jamais pensé aux théories de l'amour, la
différence d'âge est, après celle de la fortune, un des grands lieux
communs de la plaisanterie de province, toutes les fois qu'il est
question d'amour.

En peu de jours, Julien, rendu à toute l'ardeur de son âge, fut
éperdument amoureux.

Il faut convenir, se disait-il, qu'elle a une bonté d'âme angélique, et
l'on n'est pas plus jolie.

Il avait perdu presque tout à fait l'idée du rôle à jouer. Dans un
moment d'abandon, il lui avoua même toutes ses inquiétudes. Cette
confidence porta à son comble la passion qu'il inspirait. Je n'ai donc
point eu de rivale heureuse, se disait Mme de Rênal avec délices! elle
osa l'interroger sur le portrait auquel il mettait tant d'intérêt;
Julien lui jura que c'était celui d'un homme.

Quand il restait à Mme de Rênal assez de sang-froid pour réfléchir, elle
ne revenait pas de son étonnement qu'un tel bonheur existât, et que
jamais elle ne s'en fût doutée.

Ah! se disait-elle, si j'avais connu Julien il y a dix ans quand je
pouvais encore passer pour jolie!

Julien était fort éloigné de ces pensées. Son amour était encore de
l'ambition: c'était de la joie de posséder, lui pauvre être si
malheureux et si méprisé, une femme aussi noble et aussi belle. Ses
actes d'adoration ses transports à la vue des charmes de son amie,
finirent par la rassurer un peu sur la différence d'âge. Si elle eût
possédé un peu de ce savoir-vivre dont une femme de trente ans jouit
depuis longtemps dans les pays plus civilisés, elle eût frémi pour la
durée d'un amour qui ne semblait vivre que de surprise et de ravissement
d'amour-propre.

Dans ses moments d'oubli d'ambition, Julien admirait avec transport
jusqu'aux chapeaux, jusqu'aux robes de Mme de Rênal. Il ne pouvait se
rassasier du plaisir de sentir leur parfum. Il ouvrait son armoire de
glace et restait des heures entières, admirant la beauté et
l'arrangement de tout ce qu'il y trouvait. Son amie, appuyée sur lui, le
regardait; lui regardait ces bijoux, ces chiffons qui, la veille d'un
mariage, emplissent une corbeille de noce.

J'aurais pu épouser un tel homme! pensait quelquefois Mme de Rênal;
quelle âme de feu! quelle vie ravissante avec lui!

Pour Julien, jamais il ne s'était trouvé aussi près de ces terribles
instruments de l'artillerie féminine. Il est impossible, se disait-il,
qu'à Paris on ait quelque chose de plus beau! Alors il ne trouvait point
d'objection à son bonheur. Souvent la sincère admiration et les
transports de sa maîtresse lui faisaient oublier la vaine théorie qui
l'avait rendu si compassé et presque si ridicule dans les premiers
moments de cette liaison. Il y eut des moments où, malgré ses habitudes
d'hypocrisie, il trouvait une douceur extrême à avouer à cette grande
dame qui l'admirait, son ignorance d'une foule de petits usages. Le rang
de sa maîtresse semblait l'élever au-dessus de lui-même. Mme de Rênal,
de son côté, trouvait la plus douce des voluptés morales à instruire
ainsi, dans une foule de petites choses, ce jeune homme rempli de génie,
et qui était regardé par tout le monde comme devant un jour aller si
loin. Même le sous-préfet et M. Valenod ne pouvaient s'empêcher de
l'admirer: ils lui en semblaient moins sots. Quant à Mme Derville, elle
était bien loin d'avoir à exprimer les mêmes sentiments. Désespérée de
ce qu'elle croyait deviner, et voyant que les sages avis devenaient
odieux à une femme qui, à la lettre, avait perdu la tête, elle quitta
Vergy, sans donner une explication qu'on se garda de lui demander. Mme
de Rênal en versa quelques larmes, et bientôt il lui sembla que sa
félicité redoublait. Par ce départ, elle se trouvait presque toute la
journée tête à tête avec son amant.

Julien se livrait d'autant plus à la douce société de son amie, que,
toutes les fois qu'il était trop longtemps seul avec lui-même, la fatale
proposition de Fouqué venait encore l'agiter. Dans les premiers jours de
cette vie nouvelle, il y eut des moments où lui qui n'avait jamais aimé,
qui n'avait jamais été aime de personne, trouvait un si délicieux
plaisir à être sincère, qu'il était sur le point d'avouer à Mme de Rênal
l'ambition qui jusqu'alors avait été l'essence même de sa vie. Il eût
voulu pouvoir la consulter sur l'étrange tentation que lui donnait la
proposition de Fouqué, mais un petit événement empêcha toute franchise.




CHAPITRE XVII

LE PREMIER ADJOINT

    O, how this spring of love resembleth
    The uncertain glory of an April day,
    Which now shows all the beauty of the sun
    And by and by a cloud takes all away!

    TWO GENTLEMEN OF VERONA.


Un soir au coucher du soleil, assis auprès de son amie, au fond du
verger, loin des importuns il rêvait profondément. Des moments si doux,
pensait-il dureront-ils toujours? Son âme était tout occupée de la
difficulté et de la nécessité de prendre un état, il déplorait ce grand
accès de malheur qui termine l'enfance et gâte les premières années de
la jeunesse peu riche. Ah! s'écriat-il, que Napoléon était bien l'homme
envoyé de Dieu pour les jeunes Français! Qui le remplacera? que feront
sans lui les malheureux même plus riches que moi, qui ont juste les
quelques écus qu'il faut pour se procurer une bonne éducation, et qui
ensuite n'ont pas assez d'argent pour acheter un homme à vingt ans et se
pousser dans une carrière! Quoi qu'on fasse, ajouta-t-il avec un profond
soupir, ce souvenir fatal nous empêchera à jamais d'être heureux!

Il vit tout à coup Mme de Rênal froncer le sourcil, elle prit un air
froid et dédaigneux, cette façon de penser lui semblait convenir à un
domestique. Élevée dans l'idée qu'elle était fort riche, il lui semblait
chose convenue que Julien l'était aussi. Elle l'aimait mille fois plus
que la vie, elle l'eût aimé même ingrat et perfide et ne faisait aucun
cas de l'argent.

Julien était loin de deviner ces idées. Ce froncement de sourcil le
rappela sur la terre. Il eut assez de présence d'esprit pour arranger sa
phrase et faire entendre à la noble dame, assise si près de lui sur le
banc de verdure, que les mots qu'il venait de répéter il les avait
entendus pendant son voyage chez son ami le marchand de bois. C'était le
raisonnement des impies.

--Hé bien! ne vous mêlez plus à ces gens-là, dit Mme de Rênal, gardant
encore un peu de cet air glacial qui, tout à coup, avait succédé à
l'expression de la plus douce et intime tendresse.

Ce froncement de sourcil, ou plutôt le remords de son imprudence, fut le
premier échec porté à l'illusion qui entraînait Julien. Il se dit: Elle
est bonne et douce, son goût pour moi est vif, mais elle a été élevée
dans le camp ennemi. Ils doivent surtout avoir peur de cette classe
d'hommes de coeur qui, après une bonne éducation, n'a pas assez d'argent
pour entrer dans une carrière. Que deviendraient-ils ces nobles, s'il
nous était donné de les combattre à armes égales! Moi, par exemple,
maire de Verrières, bien intentionné honnête comme l'est au fond M. de
Rênal! comme j'enlèverais le vicaire, M. Valenod et toutes leurs
friponneries! comme la justice triompherait dans Verrières! Ce ne sont
pas leurs talents qui me feraient obstacle. Ils tâtonnent sans cesse.

Le bonheur de Julien fut, ce jour-là, sur le point de devenir durable.
Il manqua à notre héros d'oser être sincère. Il fallait avoir le courage
de livrer bataille, mais sur-le-champ; Mme de Rênal avait été étonnée du
mot de Julien parce que les hommes de sa société répétaient que le
retour de Robespierre était surtout possible à cause de ces jeunes gens
des basses classes, trop bien élevés. L'air froid de Mme de Rênal dura
assez longtemps et sembla marqué à Julien. C'est que la crainte de lui
avoir dit indirectement une chose désagréable succéda chez elle à la
répugnance pour le mauvais propos. Ce malheur se réfléchit vivement dans
ses traits, si purs et si naïfs, quand elle était heureuse et loin des
ennuyeux.

Julien n'osa plus rêver avec abandon. Plus calme et moins amoureux, il
trouva qu'il était imprudent d'aller voir Mme de Rênal dans sa chambre.
Il valait mieux qu'elle vînt chez lui; si un domestique l'apercevait
courant dans la maison, vingt prétextes différents pouvaient expliquer
cette démarche.

Mais cet arrangement avait aussi ses inconvénients. Julien avait reçu de
Fouqué des livres que lui élève en théologie, n'eût jamais pu demander à
un libraire. Il n'osait les ouvrir que de nuit. Souvent il eût été bien
aise de n'être pas interrompu par une visite, dont l'attente, la veille
encore de la petite scène du verger, l'eût mis hors d'état de lire.

Il devait à Mme de Rênal de comprendre les livres d'une façon toute
nouvelle. Il avait osé lui faire des questions sur une foule de petites
choses, dont l'ignorance arrête tout court l'intelligence d'un jeune
homme né hors de la société, quelque génie naturel qu'on veuille lui
supposer.

Cette éducation de l'amour, donnée par une femme extrêmement ignorante,
fut un bonheur. Julien arriva directement à voir la société telle
qu'elle est aujourd'hui. Son esprit ne fut point offusqué par le récit
de ce qu'elle a été autrefois, il y a deux mille ans ou seulement il y a
soixante ans, du temps de Voltaire et de Louis XV. A son inexprimable
joie, un voile tomba de devant ses yeux, il comprit enfin les choses qui
se passaient à Verrières.

Sur le premier plan parurent des intrigues très compliquées ourdies,
depuis deux ans, auprès du préfet de Besançon. Elles étaient appuyées
par des lettres venues de Paris, et écrites par ce qu'il y a de plus
illustre. Il s'agissait de faire de M. de Moirod, c'était l'homme le
plus dévot du pays, le premier, et non pas le second adjoint du maire de
Verrières.

Il avait pour concurrent un fabricant fort riche qu'il fallait
absolument refouler à la place de second adjoint.

Julien comprit enfin les demi-mots qu'il avait surpris quand la haute
société du pays venait dîner chez M. de Rênal. Cette société privilégiée
était profondément occupée de ce choix du premier adjoint, dont le reste
de la ville, et surtout les libéraux ne soupçonnaient pas même la
possibilité. Ce qui en faisait l'importance, c'est qu'ainsi que chacun
sait, le côté oriental de la grande rue de Verrières doit reculer de
plus de neuf pieds, car cette rue est devenue route royale.

Or, si M. de Moirod, qui avait trois maisons dans le cas de reculer,
parvenait à être premier adjoint, et par la suite maire dans le cas où
M. de Rênal serait nommé député, il fermerait les yeux, et l'on pourrait
faire aux maisons qui avancent sur la voie publique, de petites
réparations imperceptibles, au moyen desquelles elles dureraient cent
ans. Malgré la haute piété et la probité reconnue de M. de Moirod, on
était sûr qu'il serait coulant, car il avait beaucoup d'enfants. Parmi
les maisons qui devaient reculer, neuf appartenaient à tout ce qu'il y a
de mieux dans Verrières.

Aux yeux de Julien, cette intrigue était bien plus importante que
l'histoire de la bataille de Fontenoy, dont il voyait le nom pour la
première fois dans un des livres que Fouqué lui avait envoyés. Il y
avait des choses qui étonnaient Julien depuis cinq ans qu'il avait
commencé à aller les soirs chez le curé. Mais la discrétion et
l'humilité d'esprit étant les premières qualités d'un élève en
théologie, il lui avait toujours été impossible de faire des questions.

Un jour, Mme de Rênal donnait un ordre au valet de chambre de son mari,
l'ennemi de Julien.

--Mais, madame, c'est aujourd'hui le dernier vendredi du mois, répondit
cet homme d'un air singulier.

--Allez, dit Mme de Rênal.

--Hé bien, dit Julien, il va se rendre dans ce magasin à foin, église
autrefois, et récemment rendu au culte; mais pour quoi faire? voilà un
de ces mystères que je n'ai jamais pu pénétrer.

--C'est une institution fort salutaire, mais bien singulière, répondit
Mme de Rênal; les femmes n'y sont point admises: tout ce que j'en sais,
c'est que tout le monde s'y tutoie. Par exemple, ce domestique va y
trouver M. Valenod, et cet homme si fier et si sot ne sera point fâché
de s'entendre tutoyer par Saint-Jean, et lui répondra sur le même ton.
Si vous tenez à savoir ce qu'on y fait, je demanderai des détails à M.
de Maugiron et à M. Valenod. Nous payons vingt francs par domestique
afin qu'un jour ils ne nous égorgent pas.

Le temps volait. Le souvenir des charmes de sa maîtresse distrayait
Julien de sa noire ambition. La nécessité de ne pas lui parler de choses
tristes et raisonnables puisqu'ils étaient de partis contraires,
ajoutait, sans qu'il s'en doutât, au bonheur qu'il lui devait, et à
l'empire qu'elle acquérait sur lui.

Dans les moments où la présence d'enfants trop intelligents les
réduisait à ne parler que le langage de la froide raison, c'était avec
une docilité parfaite que Julien la regardant avec des yeux étincelants
d'amour, écoutait ses explications du monde comme il va. Souvent, au
milieu du récit de quelque friponnerie savante, à l'occasion d'un chemin
ou d'une fourniture qui étonnait son esprit, l'attention de Mme de Rênal
s'égarait tout à coup jusqu'au délire; Julien avait besoin de la
gronder, elle se permettait avec lui les mêmes gestes intimes qu'avec
ses enfants. C'est qu'il y avait des jours où elle avait l'illusion de
l'aimer comme son enfant. Sans cesse n'avait-elle pas à répondre à ses
questions naïves sur mille choses simples qu'un enfant bien né n'ignore
pas à quinze ans? Un instant après, elle l'admirait comme son maître.
Son génie allait jusqu'à l'effrayer; elle croyait apercevoir plus
nettement chaque jour, le grand homme futur dans ce jeune abbé. Elle le
voyait pape, elle le voyait premier ministre comme Richelieu.

--Vivrai-je assez pour te voir dans ta gloire? disait-elle à Julien; la
place est faite pour un grand homme; la monarchie, la religion en ont
besoin.




CHAPITRE XVIII

UN ROI A VERRIÈRES

    N'êtes-vous bons qu'à jeter là comme un cadavre de peuple,
    sans âme, et dont les veines n'ont plus de sang?

    Discours de l'Evêque, à la chapelle de Saint-Clément.


Le 3 septembre à dix heures du soir, un gendarme réveilla tout Verrières
en montant la grande rue au galop; il apportait la nouvelle que Sa
majesté le roi de *** arrivait le dimanche suivant, et l'on était au
mardi. Le préfet autorisait, c'est-à-dire demandait la formation d'une
garde d'honneur; il fallait déployer toute la pompe possible. Une
estafette fut expédiée à Vergy. M. de Rênal arriva dans la nuit et
trouva toute la ville en émoi. Chacun avait ses prétentions; les moins
affairés louaient des balcons pour voir l'entrée du roi.

Qui commandera la garde d'honneur? M. de Rênal vit tout de suite combien
il importait, dans l'intérêt des maisons sujettes à reculer, que M. de
Moirod eût ce commandement. Cela pouvait faire titre pour la place de
premier adjoint. Il n'y avait rien à dire à la dévotion de M. de Moirod,
elle était au-dessus de toute comparaison, mais jamais il n'avait monté
à cheval. C'était un homme de trente-six ans, timide de toutes les
façons, et qui craignait également les chutes et le ridicule.

Le maire le fit appeler dès les cinq heures du matin.

--Vous voyez, monsieur, que je réclame vos avis comme si déjà vous
occupiez le poste auquel tous les honnêtes gens vous portent. Dans cette
malheureuse ville, les manufactures prospèrent, le parti libéral devient
millionnaire, il aspire au pouvoir, il saura se faire des armes de tout.
Consultons l'intérêt du roi, celui de la monarchie, et avant tout
l'intérêt de notre sainte religion. A qui pensez-vous monsieur, que l'on
puisse confier le commandement de la garde d'honneur?

Malgré la peur horrible que lui faisait le cheval, M. de Moirod finit
par accepter cet honneur comme un martyre.

--Je saurai prendre un ton convenable, dit-il au maire.

A peine restait-il le temps de faire arranger les uniformes, qui sept
ans auparavant, avaient servi lors du passage d'un prince du sang.

A sept heures Mme de Rênal arriva de Vergy avec Julien et les enfants.
Elle trouva son salon rempli de dames libérales qui prêchaient l'union
des partis, et venaient la supplier d'engager son mari à accorder une
place aux leurs dans la garde d'honneur. L'une d'elles prétendait que si
son mari n'était pas élu; de chagrin il ferait banqueroute. Mme de Rênal
renvoya bien vite tout ce monde, elle paraissait fort occupée.

Julien fut étonné et encore plus fâché qu'elle lui fit un mystère de ce
qui l'agitait. Je l'avais prévu, se disait-il avec amertume, son amour
s'éclipse devant le bonheur de recevoir un roi dans sa maison. Tout ce
tapage l'éblouit. Elle m'aimera de nouveau quand les idées de sa caste
ne lui troubleront plus la cervelle.

Chose étonnante, il l'en aima davantage.

Les tapissiers commençaient à remplir la maison, il épia longtemps en
vain l'occasion de lui dire un mot. Enfin il la trouva qui sortait de sa
chambre à lui, Julien emportant un de ses habits. Ils étaient seuls. Il
voulut lui parler. Elle s'enfuit en refusant de l'écouter. Je suis bien
sot d'aimer une telle femme, l'ambition la rend aussi folle que son
mari.

Elle l'était davantage: un de ses grands désirs qu'elle n'avait jamais
avoué à Julien de peur de le choquer, était de le voir quitter, ne
fût-ce que pour un jour, son triste habit noir. Avec une adresse
vraiment admirable, chez une femme si naturelle, elle obtint d'abord de
M. de Moirod, et ensuite de M. le sous-préfet de Maugiron, que Julien
serait nommé garde d'honneur de préférence à cinq ou six jeunes gens,
fils de fabricants fort aisés, et dont deux au moins étaient d'une
exemplaire piété. M. Valenod qui comptait prêter sa calèche aux plus
jolies femmes de la ville et faire admirer ses beaux Normands, consentit
à donner un de ses chevaux à Julien, l'être qu'il haïssait le plus. Mais
tous les gardes d'honneur avaient à eux ou d'emprunt quelqu'un de ces
beaux habits bleu de ciel avec deux épaulettes de colonel en argent, qui
avaient brillé sept ans auparavant. Mme Rênal voulait un habit neuf, et
il ne lui restait que quatre jours pour envoyer à Besançon, et en faire
revenir l'habit d'uniforme, les armes, le chapeau, etc., tout ce qui
fait un garde d'honneur. Ce qu'il y a de plaisant, c'est qu'elle
trouvait imprudent de faire faire l'habit de Julien à Verrières. Elle
voulait le surprendre, lui et la ville.

Le travail des gardes d'honneur et de l'esprit public terminé, le maire
eut à s'occuper d'une grande cérémonie religieuse, le roi de *** ne
voulait pas passer à Verrières sans visiter la fameuse relique de saint
Clément que l'on conserve à Bray-le-Haut, à une petite lieue de la
ville. On désirait un clergé nombreux, ce fut l'affaire la plus
difficile à arranger; M. Maslon, le nouveau curé, voulait à tout prix
éviter la présence de M. Chélan. En vain M. de Rênal lui représentait
qu'il y aurait imprudence. M. le marquis de La Mole, dont les ancêtres
ont été si longtemps gouverneurs de la province, avait été désigné pour
accompagner le roi de ***. Il connaissait depuis trente ans l'abbé
Chélan. Il demanderait certainement de ses nouvelles en arrivant à
Verrières, et s'il le trouvait disgracié, il était homme à aller le
chercher dans la petite maison où il s'était retiré, accompagné de tout
le cortège dont il pourrait disposer. Quel soufflet!

--Je suis déshonoré ici et à Besançon, répondait l'abbé Maslon, s'il
paraît dans mon clergé. Un janséniste, grand Dieu!

--Quoi que vous en puissiez dire mon cher abbé, répliquait M. de Rênal,
je n'exposerai pas l'administration de Verrières à recevoir un affront
de M. de La Mole. Vous ne le connaissez pas, il pense bien à la cour;
mais ici, en province, c'est un mauvais plaisant satirique, moqueur, ne
cherchant qu'à embarrasser les gens. Il est capable, uniquement pour
s'amuser, de nous couvrir de ridicule aux yeux des libéraux.

Ce ne fut que dans la nuit du samedi au dimanche, après trois jours de
pourparlers, que l'orgueil de l'abbé Maslon plia devant la peur du maire
qui se changeait en courage. Il fallut écrire une lettre mielleuse à
l'abbé Chélan, pour le prier d'assister à la cérémonie de la relique de
Bray-le-Haut, si toutefois son grand âge et ses infirmités le lui
permettaient. M. Chélan demanda et obtint une lettre d'invitation pour
Julien qui devait l'accompagner en qualité de sous-diacre.

Dès le matin du dimanche, des milliers de paysans arrivant des montagnes
voisines inondèrent les rues de Verrières. Il faisait le plus beau
soleil. Enfin, vers les trois heures, toute cette foule fut agitée; on
apercevait un grand feu sur un rocher à deux lieues de Verrières. Ce
signal annonçait que le roi venait d'entrer sur le territoire du
département. Aussitôt le son de toutes les cloches, et les décharges
répétées d'un vieux canon espagnol appartenant à la ville, marquèrent sa
joie de ce grand événement. La moitié de la population monta sur les
toits. Toutes les femmes étaient aux balcons. La garde d'honneur se mit
en mouvement. On admirait les brillants uniformes, chacun reconnaissait
un parent, un ami. On se moquait de la peur de M. de Moirod, dont à
chaque instant la main prudente était prête à saisir l'arçon de sa
selle. Mais une remarque fit oublier toutes les autres: le premier
cavalier de la neuvième file était un fort joli garçon, très mince, que
d'abord on ne reconnut pas. Bientôt un cri d'indignation chez les uns,
chez d'autres le silence de l'étonnement annoncèrent une sensation
générale. On reconnaissait dans ce jeune homme, montant un des chevaux
normands de M. Valenod, le petit Sorel, fils du charpentier. Il n'y eut
qu'un cri contre le maire, surtout parmi les libéraux. Quoi, parce que
ce petit ouvrier déguisé en abbé était précepteur de ses marmots, il
avait l'audace de le nommer garde d'honneur, au préjudice de messieurs
tels et tels, riches fabricants!

--Ces Messieurs, disait une dame banquière, devraient bien faire une
avanie à ce petit insolent, né dans la crotte.

--Il est sournois et porte un sabre, répondait le voisin, il serait
assez traître pour leur couper la figure. Les propos de la société noble
étaient plus dangereux. Les dames se demandaient si c'était du maire
tout seul que provenait cette haute inconvenance. En général on rendait
justice à son mépris pour le défaut de naissance.

Pendant qu'il était l'occasion de tant de propos, Julien était le plus
heureux des hommes. Naturellement hardi il se tenait mieux à cheval que
la plupart des jeunes gens de cette ville de montagne. Il voyait dans
les yeux des femmes qu'il était question de lui.

Ses épaulettes étaient plus brillantes, parce qu'elles étaient neuves.
Son cheval se cabrait à chaque instant, il était au comble de la joie.

Son bonheur n'eut plus de bornes, lorsque, passant près du vieux rempart
le bruit de la petite pièce de canon fit sauter son cheval hors du rang.
Par un grand hasard, il ne tomba pas; de ce moment il se sentit un
héros. Il était officier d'ordonnance de Napoléon et chargeait une
batterie.

Une personne était plus heureuse que lui. D'abord elle l'avait vu passer
d'une des croisées de l'hôtel de ville; montant ensuite en calèche et
faisant rapidement un grand détour, elle arriva à temps pour frémir,
quand son cheval l'emporta hors du rang. Enfin, sa calèche sortant au
grand galop par une autre porte de la ville, elle parvint à rejoindre la
route par où le roi devait passer, et put suivre la garde d'honneur à
vingt pas de distance, au milieu d'une noble poussière. Dix mille
paysans crièrent: Vive le roi, quand le maire eut l'honneur de haranguer
Sa Majesté. Une heure après, lorsque, tous les discours écoutés, le roi
allait entrer dans la ville, la petite pièce de canon se remit à tirer à
coups précipités. Mais un accident s'ensuivit, non pour les canonniers
qui avaient fait leurs preuves à Leipzig et à Montmirail mais pour le
futur premier adjoint, M. de Moirod. Son cheval le déposa mollement dans
l'unique bourbier qui fût sur la grande route, ce qui fit esclandre,
parce qu'il fallut le tirer de là pour que la voiture du roi put passer.

Sa Majesté descendit à la belle église neuve qui ce jour-là était parée
de tous ses rideaux cramoisis. Le roi devait dîner, et aussitôt après
remonter en voiture pour aller vénérer la relique de saint Clément. A
peine le roi fut-il à l'église, que Julien galopa vers la maison de M.
de Rênal. Là, il quitta en soupirant son bel habit bleu de ciel, son
sabre, ses épaulettes, pour reprendre le petit habit noir râpé. Il
remonta à cheval, et en quelques instants fut à Bray-le-Haut qui occupe
le sommet d'une fort belle colline. L'enthousiasme multiplie ces paysans
pensa Julien. On ne peut se remuer à Verrières, et en voici plus de dix
mille autour de cette antique abbaye. A moitié ruinée par le vandalisme
révolutionnaire, elle avait été magnifiquement rétablie depuis la
Restauration, et l'on commençait à parler de miracles. Julien rejoignit
l'abbé Chélan qui le gronda fort et lui remit une soutane et un surplis.
Il s'habilla rapidement et suivit M. Chélan qui se rendait auprès du
jeune évoque d'Agde. C'était un neveu de M. de La Mole, récemment nommé,
et qui avait été chargé de montrer la relique au roi. Mais l'on ne put
trouver cet évêque.

Le clergé s'impatientait. Il attendait son chef dans le cloître sombre
et gothique de l'ancienne abbaye. On avait réuni vingt-quatre curés pour
figurer l'ancien chapitre de Bray-le-Haut, composé avant 1789 de
vingt-quatre chanoines. Après avoir déploré pendant trois quarts d'heure
la jeunesse de l'évêque, les curés pensèrent qu'il était convenable que
M. le Doyen se retirât vers Monseigneur pour l'avertir que le roi allait
arriver, et qu'il était instant de se rendre au choeur. Le grand âge de
M. Chélan l'avait fait doyen, malgré l'humeur qu'il témoignait à Julien,
il lui fit signe de le suivre. Julien portait fort bien son surplis. Au
moyen de je ne sais quel procédé de toilette ecclésiastique, il avait
rendu ses beaux cheveux bouclés très plats; mais, par un oubli qui
redoubla la colère de M. Chélan, sous les longs plis de sa soutane on
pouvait apercevoir les éperons du garde d'honneur.

Arrivés à l'appartement de l'évêque, de grands laquais bien chamarrés
daignèrent à peine répondre au vieux curé que Monseigneur n'était pas
visible. On se moqua de lui quand il voulut expliquer qu'en sa qualité
de doyen du chapitre noble de Bray-le-Haut, il avait le privilège d'être
admis en tout temps auprès de l'évoque officiant.

L'humeur hautaine de Julien fut choquée de l'insolence des laquais. Il
se mit à parcourir Tes dortoirs de l'antique abbaye, secouant toutes les
portes qu'il rencontrait. Une fort petite céda à ses efforts, et il se
trouva dans une cellule au milieu des valets de chambre de Monseigneur,
en habit noir et la chaîne au cou. A son air pressé, ces messieurs le
crurent mandé par l'évêque et le laissèrent passer. Il fit quelques pas
et se trouva dans une immense salle gothique extrêmement sombre, et
toute lambrissée de chêne noir; à l'exception d'une seule, les fenêtres
en ogive avaient été murées avec des briques. La grossièreté de cette
maçonnerie n'était déguisée par rien, et faisait un triste contraste
avec l'antique magnificence de la boiserie. Les deux grands côtés de
cette salle célèbre parmi les antiquaires bourguignons et que le duc
Charles le Téméraire avait fait bâtir vers 1470 en expiation de quelque
péché, étaient garnis de stalles de bois richement sculptées. On y
voyait, figurés en bois de différentes couleurs, tous les mystères de
l'Apocalypse.

Cette magnificence mélancolique, dégradée par la vue des briques nues et
du plâtre encore tout blanc, toucha Julien. Il s'arrêta en silence. A
l'autre extrémité de la salle, près de l'unique fenêtre par laquelle le
jour pénétrait, il vit un miroir mobile en acajou. Un jeune homme, en
robe violette et en surplis de dentelle, mais la tête nue, était arrêté
à trois pas de la glace. Ce meuble semblait étrange en un tel lieu, et,
sans doute, y avait été apporté de la ville. Julien trouva que le jeune
homme avait l'air irrité; de la main droite, il donnait gravement des
bénédictions du côté du miroir.

Que peut signifier ceci, pensa-t-il? est-ce une cérémonie préparatoire
qu'accomplit ce jeune prêtre? C'est peut-être le secrétaire de
l'évêque... il sera insolent comme les laquais... ma foi, n'importe,
essayons.

Il avança et parcourut assez lentement la longueur de la salle, toujours
la vue fixée vers l'unique fenêtre, et regardant ce jeune homme qui
continuait à donner des bénédictions exécutées lentement mais en nombre
infini, et sans se reposer un instant.

A mesure qu'il approchait, il distinguait mieux son air fâché. La
richesse du surplis garni de dentelles arrêta involontairement Julien à
quelques pas du magnifique miroir.

Il est de mon devoir de parler, se dit-il enfin; mais la beauté de la
salle l'avait ému, et il était froissé d'avance des mots durs qu'on
allait lui adresser.

Le jeune homme le vit dans la psyché, se retourna, et quittant
subitement l'air fâché, lu dit du ton le plus doux:

--Hé bien! Monsieur, est-elle enfin arrangée?

Julien resta stupéfait. Comme ce jeune homme se tournait vers lui,
Julien vit la croix pectorale sur sa poitrine: c'était l'évêque d'Agde.
Si jeune, pensa Julien; tout au plus six ou huit ans de plus que moi!...

Et il eut honte de ses éperons.

--Monseigneur, répondit-il timidement, je suis envoyé par le doyen du
chapitre, M. Chélan.

--Ah! il m'est fort recommandé, dit l'évêque d'un ton poli qui redoubla
l'enchantement de Julien. Mais je vous demande pardon, Monsieur, je vous
prenais pour la personne qui doit me rapporter ma mitre. On l'a mal
emballée à Paris; la toile d'argent est horriblement gâtée vers le haut.
Cela fera le plus vilain effet, ajouta le jeune évêque d'un air triste,
et encore on me fait attendre!

--Monseigneur, je vais chercher la mitre, si Votre Grandeur le permet.

Les beaux yeux de Julien firent leur effet.

--Allez, Monsieur, répondit l'évêque avec une politesse charmante; il me
la faut sur-le-champ. Je suis désolé de faire attendre messieurs du
chapitre.

Quand Julien fut arrivé au milieu de la salle il se retourna vers
l'évêque et le vit qui s'était remis à donner des bénédictions.
Qu'est-ce que cela peut être? se demanda Julien, sans doute c'est une
préparation ecclésiastique nécessaire à la cérémonie qui va avoir lieu.
Comme il arrivait dans la cellule où se tenaient les valets de chambre,
il vit la mitre entre leurs mains. Ces messieurs, cédant malgré eux au
regard impérieux de Julien, lui remirent la mitre de Monseigneur.

Il se sentit fier de la porter: en traversant la salle, il marchait
lentement; il la tenait avec respect. Il trouva l'évêque assis devant la
glace; mais, de temps à autre, sa main droite, quoique fatiguée, donnait
encore la bénédiction. Julien l'aida à placer sa mitre. L'évoque secoua
la tête.

--Ah! elle tiendra, dit-il à Julien d'un air content. Voulez-vous vous
éloigner un peu?

Alors l'évêque alla fort vite au milieu de la pièce, puis se rapprochant
du miroir à pas lents, il reprit l'air fâché, et donnait gravement des
bénédictions.

Julien était immobile d'étonnement; il était tenté de comprendre, mais
n'osait pas. L'évêque s'arrêta, et le regardant avec un air qui perdait
rapidement de sa gravité:

--Que dites-vous de ma mitre, Monsieur, va-t-elle bien?

--Fort bien, Monseigneur.

--Elle n'est pas trop en arrière? cela aurait l'air un peu niais; mais
il ne faut pas non plus la porter baissée sur les yeux comme un shako
d'officier.

--Elle me semble aller fort bien.

--Le roi de *** est accoutumé à un clergé vénérable et sans doute fort
grave. Je ne voudrais pas, à cause de mon âge surtout, avoir l'air trop
léger.

Et l'évêque se mit de nouveau à marcher en donnant des bénédictions.

C'est clair, dit Julien, osant enfin comprendre, il s'exerce à donner la
bénédiction.

Après quelques instants:

--Je suis prêt, dit l'évoque. Allez, monsieur, avertir M. le doyen et
messieurs du chapitre.

Bientôt M. Chélan suivi des deux curés les plus âgés, entra par une fort
grande porte magnifiquement sculptée, et que Julien n'avait pas aperçue.
Mais cette fois, il resta à son rang le dernier de tous, et ne put voir
l'évêque que par-dessus les épaules des ecclésiastiques qui se
pressaient en foule à cette porte.

L'évêque traversait lentement la salle; lorsqu'il fut arrivé sur le
seuil, les curés se formèrent en procession. Après un petit moment de
désordre, la procession commença à marcher en entonnant un psaume.
L'évêque s'avançait le dernier entre M. Chélan et un autre curé fort
vieux. Julien se glissa tout à fait près de Monseigneur, comme attaché à
l'abbé Chélan. On suivit les longs corridors de l'abbaye de
Bray-le-Haut; malgré le soleil éclatant, ils étaient sombres et humides.
On arriva enfin au portique du cloître. Julien était stupéfait
d'admiration pour une si belle cérémonie. L'ambition réveillée par le
jeune âge de l'évêque, la sensibilité et la politesse exquise de ce
prélat se disputaient son coeur. Cette politesse était bien autre chose
que celle de M. de Rênal, même dans ses bons jours. Plus on s'élève vers
le premier rang de la société, se dit Julien, plus on trouve de ces
manières charmantes.

On entrait dans l'église par une porte latérale; tout à coup un bruit
épouvantable fit retentir ses voûtes antiques Julien crut qu'elles
s'écroulaient. C'était encore la petite pièce de canon; traînée par huit
chevaux au galop, elle venait d'arriver; et à peine arrivée, mise en
batterie par les canonniers de Leipzig, elle tirait cinq coups par
minute, comme si les Prussiens eussent été devant elle.

Mais ce bruit admirable ne fit plus d'effet sur Julien, il ne songeait
plus à Napoléon et à la gloire militaire. Si jeune, pensait-il, être
évêque d'Agde! mais où est Agde? et combien cela rapporte-t-il? deux ou
trois cent mille francs peut-être.

Les laquais de Monseigneur parurent avec un dais magnifique; M. Chélan
prit l'un des bâtons, mais dans le fait ce fut Julien qui le porta.
L'évêque se plaça dessous. Réellement il était parvenu à se donner l'air
vieux; l'admiration de notre héros n'eut plus de bornes. Que ne fait-on
pas avec de l'adresse! pensa-t-il.

Le roi entra. Julien eut le bonheur de le voir de très près. L'évêque le
harangua avec onction, et sans oublier une petite nuance de trouble fort
poli pour Sa Majesté. Nous ne répéterons point la description des
cérémonies de Bray-le-Haut; pendant quinze jours, elles ont rempli les
colonnes de tous les journaux du département. Julien apprit par le
discours de l'évêque, que le roi descendait de Charles le Téméraire.

Plus tard il entra dans les fonctions de Julien de vérifier les comptes
de ce qu'avait coûté cette cérémonie. M. de La Mole, qui avait fait
avoir un évêché à son neveu, avait voulu lui faire la galanterie de se
charger de tous les frais. La seule cérémonie de Bray-le-Haut coûta
trois mille huit cents francs.

Après le discours de l'évêque et la réponse du roi, Sa Majesté se plaça
sous le dais, ensuite elle s'agenouilla fort dévotement sur un coussin
près de l'autel. Le choeur était environné de stalles, et les stalles
élevées de deux marches sur le pavé. C'était sur la dernière de ces
marches que Julien était assis aux pieds de M. Chélan, à peu près comme
un caudataire près de son cardinal, à la chapelle Sixtine, à Rome. Il y
eut un _Te Deum_, des flots d'encens des décharges infinies de
mousqueterie et d'artillerie; les paysans étaient ivres de bonheur et de
piété. Une telle journée défait l'ouvrage de cent numéros des journaux
jacobins.

Julien était à six pas du roi, qui réellement priait avec abandon. Il
remarqua, pour la première fois, un petit homme au regard spirituel et
qui portait un habit presque sans broderies. Mais il avait un cordon
bleu de ciel par-dessus cet habit fort simple. Il était plus près du roi
que beaucoup d'autres seigneurs, dont les habits étaient tellement
brodés d'or, que, suivant l'expression de Julien, on ne voyait pas le
drap. Il apprit quelques moments après, que c'était M. de La Mole. Il
lui trouva l'air hautain et même insolent.

Ce marquis ne serait pas poli comme mon joli évêque, pensa-t-il. Ah!
l'état ecclésiastique rend doux et sage. Mais le roi est venu pour
vénérer la relique, et je ne vois point de relique. Où sera saint
Clément?

Un petit clerc, son voisin, lui apprit que la vénérable relique était
dans le haut de l'édifice, dans une chapelle ardente.

Qu'est-ce qu'une chapelle ardente? se dit Julien.

Mais il ne voulut pas demander l'explication de ce mot. Son attention
redoubla.

En cas de visite d'un prince souverain l'étiquette veut que les
chanoines n'accompagnent pas l'évêque. Mais en se mettant en marche pour
la chapelle ardente, monseigneur d'Agde appela l'abbé Chélan; Julien osa
le suivre.

Après avoir monté un long escalier, on parvint à une porte extrêmement
petite, mais dont le chambranle gothique était doré avec magnificence.
Cet ouvrage avait l'air fait de la veille.

Devant la porte, étaient réunies à genoux vingt-quatre jeunes filles,
appartenant aux familles les plus distinguées de Verrières. Avant
d'ouvrir la porte, l'évêque se mit à genoux au milieu de ces jeunes
filles toutes jolies. Pendant qu'il priait à haute voix, elles
semblaient ne pouvoir assez admirer ses belles dentelles, sa bonne
grâce, sa figure si jeune et si douce. Ce spectacle fit perdre à notre
héros ce qui lui restait de raison. En cet instant, il se fût battu pour
l'Inquisition, et de bonne foi. La porte s'ouvrit tout à coup. La petite
chapelle parut comme embrasée de lumière. On apercevait sur l'autel plus
de mille cierges divisés en huit rangs, séparés entre eux par des
bouquets de fleurs. L'odeur suave de l'encens le plus pur sortait en
tourbillon de la porte du sanctuaire. La chapelle dorée à neuf était
fort petite, mais très élevée. Julien remarqua qu'il y avait sur l'autel
des cierges qui avaient plus de quinze pieds de haut. Les jeunes filles
ne purent retenir un cri d'admiration. On n'avait admis dans le petit
vestibule de la chapelle que les vingt-quatre jeunes filles, les deux
curés et Julien.

Bientôt le roi arriva, suivi du seul M. de La Mole et de son grand
chambellan. Les gardes eux-mêmes restèrent en dehors, à genoux, et
présentant les armes.

Sa Majesté se précipita plutôt qu'elle ne se jeta sur le prie-Dieu. Ce
fut alors seulement que Julien, collé contre la porte dorée, aperçut,
par-dessous le bras nu d'une jeune fille, la charmante statue de saint
Clément. Il était caché sous l'autel, en costume de jeune soldat romain.
Il avait au cou une large blessure d'où le sang semblait couler.
L'artiste s'était surpassé ses yeux mourants, mais pleins de grâce,
étaient à demi fermés. Une moustache naissante ornait cette bouche
charmante, qui à demi fermée avait encore l'air de prier. A cette vue,
la jeune fille voisine de Julien pleura à chaudes larmes; une de ses
larmes tomba sur la main de Julien.

Après un instant de prières dans le plus profond silence, troublé
seulement par le son lointain des cloches de tous les villages à dix
lieues à la ronde, l'évêque d'Agde demanda au roi la permission de
parler. Il finit un petit discours fort touchant par des paroles
simples, mais dont l'effet n'en était que mieux assuré.

--N'oubliez jamais, jeunes chrétiennes, que vous avez vu l'un des plus
grands rois de la terre à genoux devant les serviteurs de ce Dieu
tout-puissant et terrible. Ces serviteurs faibles, persécutés assassinés
sur la terre comme vous le voyez par la blessure encore sanglante de
saint Clément, ils triomphent au ciel. N'est-ce pas, jeunes chrétiennes,
vous vous souviendrez à jamais de ce jour? vous détesterez l'impie. A
jamais vous serez fidèles à ce Dieu si grand, si terrible, mais si bon.

A ces mots l'évêque se leva avec autorité.

--Vous me le promettez, dit-il, en avançant le bras, d'un air inspiré.

--Nous le promettons, dirent les jeunes filles, en fondant en larmes.

--Je reçois votre promesse, au nom du Dieu terrible ajouta l'évoque,
d'une voix tonnante.

Et la cérémonie fut terminée.

Le roi lui-même pleurait. Ce ne fut que longtemps après que Julien eut
assez de sang-froid pour demander où étaient les os du saint envoyés de
Rome à Philippe le Bon, duc de Bourgogne. On lui apprit qu'ils étaient
cachés dans la charmante figure de cire.

Sa Majesté daigna permettre aux demoiselles qui l'avaient accompagnée
dans la chapelle de porter un ruban rouge sur lequel étaient brodés ces
mots: HAINE A L'IMPIE, ADORATION PERPETUELLE.

M. de La Mole fit distribuer aux paysans dix mille bouteilles de vin. Le
soir, à Verrières, les libéraux trouvèrent une raison pour illuminer
cent fois mieux que les royalistes. Avant de partir, le roi fit une
visite à M. de Moirod.




CHAPITRE XIX

PENSER FAIT SOUFFRIR

    Le grotesque des événements de tous les jours vous cache le vrai
    malheur des passions.

    BARNAVE.


En replaçant les meubles ordinaires dans la chambre qu'avait occupée M.
de La Mole, Julien trouva une feuille de papier très fort, pliée en
quatre. Il lut au bas de la première page:

A.S.E.M. le marquis de La Mole, pair de France, chevalier des ordres du
roi, etc., etc.

C'était une pétition en grosse écriture de cuisinière.

«Monsieur le marquis,

»J'ai eu toute ma vie des principes religieux. J'étais dans Lyon, exposé
aux bombes, lors du siège, en 93, d'exécrable mémoire. Je communie, je
vais tous les dimanches à la messe en l'église paroissiale. Je n'ai
jamais manqué au devoir pascal, même en 93, d'exécrable mémoire. Ma
cuisinière, avant la Révolution j'avais des gens, ma cuisinière fait
maigre le vendredi. Je jouis dans Verrières d'une considération
générale, et j'ose dire méritée. Je marche sous le dais dans les
processions à côté de M. le curé et de M. le maire. Je porte, dans les
grandes occasions, un gros cierge acheté à mes frais. De tout quoi les
certificats sont à Paris au ministère des Finances. Je demande à
Monsieur le marquis le bureau de loterie de Verrières, qui ne peut
manquer d'être bientôt vacant d'une manière ou d'une autre, le titulaire
étant fort malade, et d'ailleurs votant mal aux élections; etc.

»DE CHOLIN.»

En marge de cette pétition était une apostille signée De Moirod, et qui
commençait par cette ligne:

«J'ai eu l'honneur de parler _yert_ du bon sujet qui fait cette
demande», etc.

Ainsi, même cet imbécile de Cholin me montre le chemin qu'il faut
suivre, se dit Julien.

Huit jours après le passage du roi de *** à Verrières ce qui surnageait
des innombrables mensonges, sottes interprétations, discussions
ridicules, etc., etc., dont avaient été l'objet, successivement, le roi,
l'évêque d'Agde, le marquis de La Mole, les dix mille bouteilles de vin,
le pauvre tombé de Moirod, qui dans l'espoir d'une croix, ne sortit de
chez lui qu'un mois après sa chute, ce fut l'indécence extrême d'avoir
bombardé dans la garde d'honneur Julien Sorel, fils d'un charpentier. Il
fallait entendre, à ce sujet, les riches fabricants de toiles peintes,
qui, soir et matin, s'enrouaient au café, à prêcher l'égalité. Cette
femme hautaine, Mme de Rênal, était l'auteur de cette abomination. La
raison? les beaux yeux et les joues si fraîches du petit abbé Sorel la
disaient de reste.

Peu après le retour à Vergy, Stanislas-Xavier, le plus jeune des
enfants, prit la fièvre; tout à coup Mme de Rênal tomba dans des remords
affreux. Pour la première fois, elle se reprocha son amour d'une façon
suivie, elle sembla comprendre, comme par miracle, dans quelle faute
énorme elle s'était laissé entraîner. Quoique d'un caractère
profondément religieux, jusqu'à ce moment elle n'avait pas songé à la
grandeur de son crime aux yeux de Dieu.

Jadis, au couvent du Sacré-Coeur elle avait aimé Dieu avec passion; elle
le craignit de même en cette circonstance. Les combats qui déchiraient
son âme étaient d'autant plus affreux qu'il n'y avait rien de
raisonnable dans sa peur. Julien éprouva que le moindre raisonnement
l'irritait, loin de la calmer, elle y voyait le langage de l'enfer.
Cependant, comme Julien aimait beaucoup lui-même le petit Stanislas, il
était mieux venu à lui parler de sa maladie: elle prit bientôt un
caractère grave. Alors le remords continu ôta à Mme de Rênal jusqu'à la
faculté de dormir; elle ne sortait point d'un silence farouche: si elle
eût ouvert la bouche, c'eût été pour avouer son crime à Dieu et aux
hommes.

--Je vous en conjure, lui disait Julien dès qu'ils se trouvaient seuls,
ne parlez à personne que je sois le seul confident de vos peines. Si
vous m'aimez encore, ne parlez pas: vos paroles ne peuvent ôter la
fièvre à notre Stanislas.

Mais ses consolations ne produisaient aucun effet; il ne savait pas que
Mme de Rênal s'était mis dans la tête que pour apaiser la colère du Dieu
jaloux, il fallait haïr Julien ou voir mourir son fils. C'était parce
qu'elle sentait qu'elle ne pouvait haïr son amant qu'elle était si
malheureuse.

--Fuyez-moi dit-elle un jour à Julien au nom de Dieu, quittez cette
maison: c'est votre présence ici qui tue mon fils.

Dieu me punit, ajouta-t-elle à voix basse, il est juste j'adore son
équité, mon crime est affreux et je vivais sans remords! C'était le
premier signe de l'abandon de Dieu: je dois être punie doublement.

Julien fut profondément touché. Il ne pouvait voir là ni hypocrisie ni
exagération. Elle croit tuer son fils en m'aimant, et cependant la
malheureuse m'aime plus que son fils. Voilà, je n'en puis douter, le
remords qui la tue; voilà de la grandeur dans les sentiments. Mais
comment ai-je pu inspirer un tel amour, moi, si pauvre, si mal élevé, si
ignorant, quelquefois si grossier dans mes façons?

Une nuit, l'enfant fut au plus mal. Vers les deux heures du matin, M. de
Rênal vint le voir. L'enfant, dévoré par la fièvre, était fort rouge et
ne put reconnaître son père. Tout à coup Mme de Rênal se jeta aux pieds
de son mari: Julien vit qu'elle allait tout dire et se perdre à jamais.

Par bonheur, ce mouvement singulier importuna M. de Rênal.

--Adieu! adieu! dit-il en s'en allant.

--Non, écoute-moi, s'écria sa femme à genoux devant lui, et cherchant à
le retenir. Apprends toute la vérité. C'est moi qui tue mon fils. Je lui
ai donné la vie, et je la lui reprends. Le ciel me punit; aux yeux de
Dieu, je suis coupable de meurtre. Il faut que je me perde et m'humilie
moi-même: peut-être ce sacrifice apaisera le Seigneur.

Si M. de Rênal eût été un homme d'imagination, il savait tout.

--Idées romanesques, s'écria-t-il en éloignant sa femme qui cherchait à
embrasser ses genoux. Idées romanesques que tout cela! Julien, faites
appeler le médecin à la pointe du jour.

Et il retourna se coucher. Mme de Rênal tomba à genoux, à demi évanouie,
en repoussant avec un mouvement convulsif Julien qui voulait la
secourir.

Julien resta étonné.

Voilà donc l'adultère! se dit-il. Serait-il possible que ces prêtres si
fourbes... eussent raison? Eux qui commettent tant de péchés, auraient
le privilège de connaître la vraie théorie du péché? Quelle
bizarrerie!...

Depuis vingt minutes que M. de Rênal s'était retiré Julien voyait la
femme qu'il aimait, la tête appuyée sur le petit lit de l'enfant,
immobile et presque sans connaissance. Voilà une femme d'un génie
supérieur, réduite au comble du malheur parce qu'elle m'a connu, se
dit-il.

Les heures avancent rapidement. Que puis-je pour elle? Il faut se
décider. Il ne s'agit plus de moi ici. Que m'importent les hommes et
leurs plates simagrées? Que puis-je pour elle?... la quitter? Mais je la
laisse seule en proie à la plus affreuse douleur. Cet automate de mari
lui nuit plus qu'il ne lui sert. Il lui dira quelque mot dur, à force
d'être grossier; elle peut devenir folle, se jeter par la fenêtre.

Si je la laisse, si je cesse de veiller sur elle, elle lui avouera tout.
Et que sait-on, peut-être, malgré l'héritage qu'elle doit lui apporter,
il fera un esclandre. Elle peut tout dire, grand dieu! à ce c...' d'abbé
Maslon, qui prend prétexte de la maladie d'un enfant de six ans, pour ne
plus bouger de cette maison et non sans dessein. Dans sa douleur et sa
crainte de Dieu, elle oublie tout ce qu'elle sait de l'homme; elle ne
voit que le prêtre.

--Va-t'en, lui dit tout à coup Mme de Rênal, en ouvrant les yeux.

--Je donnerais mille fois ma vie, pour savoir ce qui peut t'être le plus
utile, répondit Julien: jamais je ne t'ai tant aimée, mon cher ange, ou
plutôt, de cet instant seulement, je commence à t'adorer comme tu
mérites de l'être. Que deviendrai-je loin de toi, et avec la conscience
que tu es malheureuse par moi! Mais qu'il ne soit pas question de mes
souffrances. Je partirai oui, mon amour. Mais, si je te quitte, si je
cesse de veiller sur toi, de me trouver sans cesse entre toi et ton
mari, tu lui dis tout, tu te perds. Songe que c'est avec ignominie qu'il
te chassera de sa maison; tout Verrières, tout Besançon parleront de ce
scandale. On te donnera tous les torts; jamais tu ne te relèveras de
cette honte...

--C'est ce que je demande, s'écria-t-elle, en se levant debout. Je
souffrirai, tant mieux.

--Mais, par ce scandale abominable, tu feras aussi son malheur à lui!

--Mais je m'humilie moi-même, je me jette dans la fange; et, par là
peut-être, je sauve mon fils. Cette humiliation, aux yeux de tous, c'est
peut-être une pénitence publique? Autant que ma faiblesse peut en juger,
n'est-ce pas le plus grand sacrifice que je puisse faire à Dieu?...
Peut-être daignera-t-il prendre mon humiliation et me laisser mon fils.
Indique-moi un autre sacrifice plus pénible, et j'y cours.

--Laisse-moi me punir. Moi aussi, je suis coupable. Veux-tu que je me
retire à la Trappe? L'austérité de cette vie peut apaiser ton Dieu...
Ah! ciel! que ne puis-je prendre pour moi la maladie de Stanislas...

--Ah! tu l'aimes, toi, dit Mme de Rênal, en se relevant et se jetant
dans ses bras.

Au même instant, elle le repoussa avec horreur.

--Je te crois! je te crois! continua-t-elle, après s'être remise à
genoux; ô mon unique ami! ô pourquoi n'es-tu pas le père de Stanislas?
Alors ce ne serait pas un horrible péché de t'aimer mieux que ton fils.

--Veux-tu me permettre de rester, et que désormais je ne t'aime que
comme un frère? C'est la seule expiation raisonnable; elle peut apaiser
la colère du Très-Haut.

--Et moi, s'écria-t-elle, en se levant et prenant la tête de Julien
entre ses deux mains, et la tenant devant ses yeux à distance, et moi,
t'aimerai-je comme un frère? Est-il en mon pouvoir de t'aimer comme un
frère?

Julien fondait en larmes.

--Je t'obéirai, dit-il, en tombant à ses pieds, je t'obéirai quoi que tu
m'ordonnes c'est tout ce qui me reste à faire. Mon esprit est frappé
d'aveuglement; je ne vois aucun parti à prendre. Si je te quitte, tu dis
tout à ton mari, tu te perds et lui avec. Jamais, après ce ridicule, il
ne sera nommé député. Si je reste, tu me crois la cause de la mort de
ton fils, et tu meurs de douleur. Veux-tu essayer de l'effet de mon
départ? Si tu veux, je vais me punir de notre faute, en te quittant pour
huit jours. J'irai les passer dans la retraite où tu voudras. A l'abbaye
de Bray-le-Haut, par exemple: mais jure-moi pendant mon absence de ne
rien avouer à ton mari. Songe que je ne pourrai plus revenir si tu
parles.

Elle promit, il partit, mais fut rappelé au bout de deux jours.

--Il m'est impossible sans toi de tenir mon serment. Je parlerai à mon
mari, si tu n'es pas là constamment pour m'ordonner par tes regards de
me taire. Chaque heure de cette vie abominable me semble durer une
journée.

Enfin le ciel eut pitié de cette mère malheureuse. Peu à peu Stanislas
ne fut plus en danger. Mais la glace était brisée, sa raison avait connu
l'étendue de son péché: elle ne put plus reprendre l'équilibre. Les
remords restèrent et ils furent ce qu'ils devaient être dans un coeur si
sincère. Sa vie fut le ciel et l'enfer: l'enfer quand elle ne voyait pas
Julien, le ciel quand elle était à ses pieds.

--Je ne me fais plus aucune illusion, lui disait-elle, même dans les
moments où elle osait se livrer à tout son amour: je suis damnée,
irrésistiblement damnée. Tu es jeune, tu as cédé à mes séductions, le
ciel peut te pardonner mais moi je suis damnée. Je le connais à un signe
certain. J'ai peur: qui n'aurait pas peur devant la vue de l'enfer? Mais
au fond, je ne me repens point. Je commettrais de nouveau ma faute si
elle était à commettre. Que le ciel seulement ne me punisse pas dès ce
monde, et dans mes enfants, et j'aurai plus que je ne mérite. Mais toi,
du moins, mon Julien, s'écriait-elle dans d'autres moments, es-tu
heureux? Trouves-tu que je t'aime assez?

La méfiance et l'orgueil souffrant de Julien qui avait surtout besoin
d'un amour à sacrifices, ne tinrent pas devant la vue d'un sacrifice si
grand, si indubitable et fait à chaque instant. Il adorait Mme de Rênal.
Elle a beau être noble, et moi le fils d'un ouvrier, elle m'aime... Je
ne suis pas auprès d'elle un valet de chambre chargé des fonctions
d'amant. Cette crainte éloignée, Julien tomba dans toutes les folies de
l'amour, dans ses incertitudes mortelles.

--Au moins, s'écriait-elle en voyant ses doutes sur son amour, que je te
rende bien heureux pendant le peu de jours que nous avons à passer
ensemble! Hâtons-nous; demain peut-être, je ne serai plus à toi. Si le
ciel me frappe dans mes enfants, c'est en vain que je chercherai à ne
vivre que pour t'aimer, à ne pas voir que c'est mon crime qui les tue.
Je ne pourrai survivre à ce coup. Quand je le voudrais, je ne pourrais;
je deviendrais folle.

--Ah! si je pouvais prendre sur moi ton péché, comme tu m'offrais si
généreusement de prendre la fièvre ardente de Stanislas!

Cette grande crise morale changea la nature du sentiment qui unissait
Julien à sa maîtresse. Son amour ne fut plus seulement de l'admiration
pour la beauté, l'orgueil de la posséder.

Leur bonheur était désormais d'une nature bien supérieure, la flamme qui
les dévorait fut plus intense. Ils avaient des transports pleins de
folie. Leur bonheur eût paru plus grand aux yeux du monde. Mais ils ne
retrouvèrent plus la sérénité délicieuse, la félicité sans nuages le
bonheur facile des premières époques de leurs amours, quand la seule
crainte de Mme de Rênal était de n'être pas assez aimée de Julien. Leur
bonheur avait quelquefois la physionomie du crime.

Dans les moments les plus heureux et en apparence les plus tranquilles:

--Ah! grand Dieu! je vois l'enfer, s'écriait tout à coup Mme de Rênal,
en serrant la main de Julien d'un mouvement convulsif. Quels supplices
horribles! je les ai bien mérités.

Elle le serrait, s'attachant à lui comme le lierre à la muraille.

Julien essayait en vain de calmer cette âme agitée. Elle lui prenait la
main, qu'elle couvrait de baisers. Puis, retombée dans une rêverie
sombre:

--L'enfer, disait-elle, l'enfer serait une grâce pour moi; j'aurais
encore sur la terre quelques jours à passer avec lui, mais l'enfer dès
ce monde, la mort de mes enfants... Cependant à ce prix, peut-être mon
crime me serait pardonné... Ah! grand Dieu! ne m'accordez point ma grâce
à ce prix. Ces pauvres enfants ne vous ont point offensé; moi, moi. Je
suis la seule coupable! J'aime un homme qui n'est point mon mari.

Julien voyait ensuite Mme de Rênal arriver à des moments tranquilles en
apparence. Elle cherchait à prendre sur elle, elle voulait ne pas
empoisonner la vie de ce qu'elle aimait.

Au milieu de ces alternatives d'amour, de remords et de plaisir les
journées passaient pour eux avec la rapidité de l'éclair. Julien perdit
l'habitude de réfléchir.

Mlle Élisa alla suivre un petit procès qu'elle avait à Verrières. Elle
trouva M. Valenod fort piqué contre Julien. Elle haïssait le précepteur,
et lui en parlait souvent.

--Vous me perdriez, monsieur, si je disais la vérité!... disait-elle un
jour à M. Valenod. Les maîtres sont tous d'accord entre eux pour les
choses importantes... On ne pardonne jamais certains aveux aux pauvres
domestiques...

Après ces phrases d'usage, que l'impatiente curiosité de M. Valenod
trouva l'art d'abréger, il apprit les choses les plus mortifiantes pour
son amour-propre.

Cette femme la plus distinguée du pays, que pendant six ans il avait
environnée de tant de soins, et malheureusement au vu et au su de tout
le monde; cette femme si fière, dont les dédains l'avaient tant de fois
fait rougir, elle venait de prendre pour amant un petit ouvrier déguisé
en précepteur. Et afin que rien ne manquât au dépit de M. le directeur
du dépôt, Mme de Rênal adorait cet amant.

--Et ajoutait la femme de chambre avec un soupir, M. Julien ne s'est
point donné de peine pour faire cette conquête, il n'est point sorti
pour madame de sa froideur habituelle.

Élisa n'avait eu des certitudes qu'à la campagne, mais elle croyait que
cette intrigue datait de bien plus loin.

--C'est sans doute pour cela, ajouta-t-elle avec dépit, que dans le
temps il a refusé de m'épouser. Et moi imbécile, qui allais consulter
Mme de Rênal! qui là priais de parler au précepteur!

Dès le même soir, M. de Rênal reçut de la ville, avec son journal, une
longue lettre anonyme qui lui apprenait dans le plus grand détail ce qui
se passait chez lui. Julien le vit pâlir en lisant cette lettre écrite
sur du papier bleuâtre, et jeter sur lui des regards méchants. De toute
la soirée, le maire ne se remit point de son trouble; ce fut en vain que
Julien lui fit la cour en lui demandant des explications sur la
généalogie des meilleures familles de la Bourgogne.




CHAPITRE XX

LES LETTRES ANONYMES

    Do not give dalliance
    Too much the rein; the strongest oaths are straw
    To the fire i' the blood.

    TEMPEST.


Comme on quittait le salon sur le minuit, Julien eut le temps de dire à
son amie:

--Ne nous voyons pas ce soir, votre mari a des soupçons; je jurerais que
cette grande lettre qu'il lisait en soupirant est une lettre anonyme.

Par bonheur Julien se fermait à clef dans sa chambre. Mme de Rênal eut
la folle idée que cet avertissement n'était qu'un prétexte pour ne pas
la voir. Elle perdit la tête absolument, et à l'heure ordinaire vint à
sa porte. Julien qui entendit du bruit dans le corridor souffla sa lampe
à l'instant. On faisait des efforts pour ouvrir sa porte était-ce Mme de
Rênal était-ce un mari jaloux?

Le lendemain de fort bonne heure, la cuisinière qui protégeait Julien
lui apporta un livre sur la couverture duquel il lut ces mots écrits en
italien: _Guardate alla pagina 130_.

Julien frémit de l'imprudence, chercha la page cent trente et y trouva
attachée, avec une épingle, la lettre suivante écrite à la hâte, baignée
de larmes et sans la moindre orthographe. Ordinairement Mme de Rênal la
mettait fort bien il fut touché de ce détail et oublia un peu
l'imprudence effroyable.

Tu n'as pas voulu me recevoir cette nuit? Il est des moments où je crois
n'avoir jamais lu jusqu'au fond de ton âme. Tes regards m'effrayent.
J'ai peur de toi. Grand Dieu! ne m'aurais-tu jamais aimée? En ce cas,
que mon mari découvre nos amours, et qu'il m'enferme dans une éternelle
prison, à la campagne, loin de mes enfants. Peut-être Dieu le veut
ainsi. Je mourrai bientôt. Mais tu seras un monstre.

Ne m'aimes-tu pas, es-tu las de mes folies, de mes remords, impie?
Veux-tu me perdre? je t'en donne un moyen facile. Va, montre cette lettre
dans tout Verrières ou plutôt montre-la au seul M. Valenod. Dis-lui que
je t'aime; mais non, ne prononce pas un tel blasphème; dis-lui que je
t'adore, que la vie n'a commencé pour moi que le jour où je t'ai vu; que
dans les moments les plus fous de ma jeunesse, je n'avais jamais même
rêvé le bonheur que je te dois; que je t'ai sacrifié ma vie, que je te
sacrifie mon âme. Tu sais que je te sacrifie bien plus.

Mais se connaît-il en sacrifices, cet homme? Dis-lui, dis-lui pour
l'irriter, que je brave tous les méchants, et qu'il n'est plus au monde
qu'un malheur pour moi, celui de voir changer le seul homme qui me
retienne à la vie. Quel bonheur pour moi de la perdre, de l'offrir en
sacrifice, et de ne plus craindre pour mes enfants!

N'en doute pas cher ami, s'il y a une lettre anonyme, elle vient de cet
être odieux qui, pendant six ans, m'a poursuivie de sa grosse voix, du
récit de ses sauts à cheval, de sa fatuité, et de l'énumération
éternelle de tous ses avantages.

Y a-t-il une lettre anonyme? méchant, voilà ce que je voulais discuter
avec toi; mais non, tu as bien fait. Te serrant dans mes bras, peut-être
pour la dernière fois jamais je n'aurais pu discuter froidement, comme
je fais étant seule. De ce moment, notre bonheur ne sera plus aussi
facile. Sera-ce une contrariété pour vous? Oui les jours où vous n'aurez
pas reçu de M. Fouqué quelque livre amusant. Le sacrifice est fait;
demain, qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas de lettre anonyme, moi aussi je
dirai à mon mari que j'ai reçu une lettre anonyme et qu'il faut à
l'instant te faire un pont d'or, trouver quelque prétexte honnête, et
sans délai te renvoyer à tes parents.

Hélas, cher ami, nous allons être séparés quinze jours, un mois
peut-être! Va, je te rends justice, tu souffriras autant que moi. Mais
enfin voilà le seul moyen de parer l'effet de cette lettre anonyme; ce
n'est pas la première que mon mari ait reçue, et sur mon compte encore.
Hélas! combien j'en riais!

Tout le but de ma conduite, c'est de faire penser à mon mari que la
lettre vient de M. Valenod; je ne doute pas qu'il n'en soit l'auteur. Si
tu quittes la maison, ne manque pas d'aller t'établir à Verrières. Je
ferai en sorte que mon mari ait l'idée d'y passer quinze jours, pour
prouver aux sots qu'il n'y a pas de froid entre lui et moi. Une fois à
Verrières, lie-toi d'amitié avec tout le monde, même avec les libéraux.
Je sais que toutes ces dames te rechercheront.

Ne va pas te fâcher avec M. Valenod, ni lui couper les oreilles, comme
tu disais un jour; fais-lui au contraire toutes tes bonnes grâces.
L'essentiel est que l'on croie à Verrières que tu vas entrer chez le
Valenod, ou chez tout autre, pour l'éducation des enfants.

Voilà ce que mon mari ne souffrira jamais. Dût-il s'y résoudre, eh bien!
au moins tu habiteras Verrières, et je te verrai quelquefois. Mes
enfants qui t'aiment tant iront te voir. Grand Dieu! je sens que j'aime
mieux mes enfants, parce qu'ils t'aiment. Quel remords! comment tout
ceci finira-t-il?... Je m'égare... Enfin tu comprends ta conduite; sois
doux, poli, point méprisant avec ces grossiers personnages, je te le
demande à genoux: ils vont être les arbitres de notre sort. Ne doute pas
un instant que mon mari ne se conforme à ton égard à ce que lui
prescrira l'opinion publique.

C'est toi qui vas me fournir la lettre anonyme arme-toi de patience et
d'une paire de ciseaux. Coupé dans un livre les mots que tu vas voir;
colle-les ensuite, avec de la colle à bouche sur la feuille de papier
bleuâtre que je t'envoie; elle me vient de M. Valenod. Attends-toi à une
perquisition chez toi; brûle les pages du livre que tu auras mutilé. Si
tu ne trouves pas les mots tout faits, aie la patience de les former
lettre par lettre. Pour épargner ta peine, j'ai fait la lettre anonyme
trop courte. Hélas! si tu ne m'aimes plus, comme je le crains, que la
mienne doit te sembler longue!

    LETTRE ANONYME

  «MADAME,

»Toutes vos petites menées sont connues, mais les personnes qui ont
intérêt à les réprimer sont averties. Par un reste d'amitié pour vous,
je vous engage à vous détacher totalement du petit paysan. Si vous êtes
assez sage pour cela, votre mari croira que l'avis qu'il a reçu le
trompe, et on lui laissera son erreur. Songez que j'ai votre secret
tremblez, malheureuse; il faut à cette heure _marcher droit_ devant
moi.»

»Dès que tu auras fini de coller les mots qui composent cette lettre (y
as-tu reconnu les façons de parler du directeur?) sors dans la maison,
je te rencontrerai.

»J'irai dans le village, et reviendrai avec un visage troublé; je le
serai en effet beaucoup. Grand Dieu! qu'est-ce que je hasarde, et tout
cela parce que tu as cru deviner une lettre anonyme. Enfin, avec un
visage renversé, je donnerai à mon mari cette lettre qu'un inconnu
m'aura remise. Toi, va te promener sur le chemin des grands bois avec
les enfants, et ne reviens qu'à l'heure du dîner.

»Du haut des rochers, tu peux voir la tour du Colombier. Si nos affaires
vont bien, j'y placerai un mouchoir blanc; dans le cas contraire, il n'y
aura rien.

»Ton coeur, ingrat, ne te fera-t-il pas trouver le moyen de me dire que
tu m'aimes, avant de partir pour cette promenade? Quoi qu'il puisse
arriver, sois sûr d'une chose: je ne survivrais pas d'un jour à notre
séparation définitive. Ah, mauvaise mère! Ce sont deux mots vains que je
viens d'écrire là, cher Julien. Je ne les sens pas; je ne puis songer
qu'à toi en ce moment, je ne les ai écrits que pour ne pas être blâmée
de toi. Maintenant que je me vois au moment de te perdre, à quoi bon
dissimuler? Oui! que mon âme te semble atroce, mais que je ne mente pas
devant l'homme que j'adore! Je n'ai déjà que trop trompé en ma vie. Va,
je te pardonne si tu ne m'aimes plus. Je n'ai pas le temps de relire ma
lettre. C'est peu de chose à mes yeux que de payer de la vie les jours
heureux que je viens de passer dans tes bras. Tu sais qu'ils me
coûteront davantage.»




CHAPITRE XXI

DIALOGUE AVEC UN MAÎTRE


    Alas, our frailty is the cause, not we,
    For such as we are made of, such we be.

    TWELFTH NIGHT.


Ce fut avec un plaisir d'enfant que pendant une heure Julien assembla
des mots. Comme il sortait de sa chambre, il rencontra ses élèves et
leur mère; elle prit la lettre avec une simplicité et un courage dont le
calme l'effraya.

--La colle à bouche est-elle assez séchée? lui dit-elle.

Est-ce là cette femme que le remords rendait si folle? pensa-t-il. Quels
sont ses projets en ce moment? Il était trop fier pour le lui demander;
mais, jamais peut-être, elle ne lui avait plu davantage.

--Si ceci tourne mal, ajouta-t-elle, avec le même sang-froid, on m'ôtera
tout. Enterrez ce dépôt dans quelque endroit de la montagne; ce sera
peut-être un jour ma seule ressource.

Elle lui remit un étui à verre, en maroquin rouge, rempli d'or et de
quelques diamants.

--Partez maintenant, lui dit-elle.

Elle embrassa les enfants, et deux fois le plus jeune. Julien restait
immobile. Elle le quitta d'un pas rapide et sans le regarder.

Depuis l'instant qu'il avait ouvert la lettre anonyme, l'existence de M.
de Rênal avait été affreuse. Il n'avait pas été aussi agité depuis un
duel qu'il avait failli avoir en 1816, et, pour lui rendre justice,
alors la perspective de recevoir une balle l'avait rendu moins
malheureux. Il examinait la lettre dans tous les sens: N'est-ce pas là
une écriture de femme? se disait-il. En ce cas, quelle femme l'a écrite?
Il passait en revue toutes celles qu'il connaissait à Verrières, sans
pouvoir fixer ses soupçons. Un homme aurait-il dicté cette lettre? quel
est cet homme? Ici pareille incertitude; il était jalousé et sans doute
haï de la plupart de ceux qu'il connaissait. Il faut consulter ma femme,
se dit-il par habitude, en se levant du fauteuil où il était abîmé.

A peine levé:

--Grand Dieu! dit-il, en se frappant la tête, c'est d'elle surtout qu'il
faut que je me méfie; elle est mon ennemie en ce moment. Et de colère,
les larmes lui vinrent aux yeux.

Par une juste compensation de la sécheresse de coeur qui fait toute la
sagesse pratique de la province, les deux hommes que, dans ce moment, M.
de Rênal redoutait le plus, étaient ses deux amis les plus intimes.

Après ceux-là, j'ai dix amis peut-être, et il les passa en revue,
estimant à mesure le degré de consolation qu'il pourrait tirer de
chacun. A tous! à tous, s'écria-t-il avec rage, mon affreuse aventure
fera le plus extrême plaisir! Par bonheur, il se croyait fort envié, non
sans raison. Outre sa superbe maison de la ville, que le roi de ***
venait d'honorer à jamais en y couchant, il avait fort bien arrangé son
château de Vergy. La façade était peinte en blanc, et les fenêtres
garnies de beaux volets verts. Il fut un instant consolé par l'idée de
cette magnificence. Le fait est que ce château était aperçu de trois ou
quatre lieues de distance, au grand détriment de toutes les maisons de
campagne ou soi-disant châteaux du voisinage, auxquels on avait laissé
l'humble couleur grise donnée par le temps.

M. de Rênal pouvait compter sur les larmes et la pitié d'un de ses amis,
le marguillier de la paroisse, mais c'était un imbécile qui pleurait de
tout. Cet homme était cependant sa seule ressource.

Quel malheur est comparable au mien! s'écria-t-il avec rage; quel
isolement!

Est-il possible se disait cet homme vraiment à plaindre, est-il possible
que, dans mon infortune, je n'aie pas un ami à qui demander conseil, car
ma raison s'égare, je le sens! Ah! Falcoz! Ah! Ducros! s'écria-t-il avec
amertume. C'étaient les noms de deux amis d'enfance qu'il avait éloignés
par ses hauteurs en 1814. Ils n'étaient pas nobles, et il avait voulu
changer le ton d'égalité sur lequel ils vivaient depuis l'enfance.

L'un d'eux, Falcoz, homme d'esprit et de coeur, marchand de papier à
Verrières, avait acheté une imprimerie dans le chef-lieu du département
et entrepris un journal. La congrégation avait résolu de le ruiner: son
journal avait été condamné, son brevet d'imprimeur lui avait été retiré.
Dans ces tristes circonstances, il essaya d'écrire à M. de Rênal pour la
première fois depuis dix ans. Le maire de Verrières crut devoir répondre
en vieux Romain: Si le ministre du roi me faisait l'honneur de me
consulter, je lui dirais: Ruinez sans pitié tous les imprimeurs de
province et mettez l'imprimerie en monopole comme le tabac. Cette lettre
à un ami intime, que tout Verrières admira dans le temps, M. de Rênal
s'en rappelait les termes avec horreur. Qui m'eût dit qu'avec mon rang,
ma fortune, mes croix, je le regretterais un jour? Ce fut dans ces
transports de colère, tantôt contre lui-même, tantôt contre tout ce qui
l'entourait, qu'il passa une nuit affreuse; mais, par bonheur, il n'eut
pas l'idée d'épier sa femme.

Je suis accoutumé à Louise, se disait-il, elle sait toutes mes affaires;
je serais libre de me marier demain que je ne trouverais pas à la
remplacer. Alors il se complaisait dans l'idée que sa femme était
innocente; cette façon de voir ne le mettait pas dans la nécessité de
montrer du caractère, et l'arrangeait bien mieux; combien de femmes
calomniées n'a-t-on pas vues!

Mais quoi! s'écriait-il tout à coup en marchant d'un pas convulsif;
souffrirai-je comme si j'étais un homme de rien, un va-nu-pieds, quelle
se moque de moi avec son amant? Faudra-t-il que tout Verrières fasse des
gorges chaudes sur ma débonnaireté? Que n'a-t-on pas dit de Charmier
(c'était un mari notoirement trompé du pays)? Quand on le nomme, le
sourire n'est-il pas sur toutes les lèvres? Il est bon avocat, qui
est-ce qui parle jamais de son talent pour la parole? Ah, Charmier,
dit-on! le Charmier de Bernard, on le désigne ainsi le nom de l'homme
qui fait son opprobre.

Grâce au ciel, disait M. de Rênal dans d'autres moments, je n'ai point
de fille, et la façon dont je vais punir la mère ne nuira point à
l'établissement de mes enfants; je puis surprendre ce petit paysan avec
ma femme et les tuer tous les deux, dans ce cas le tragique de l'aventure
en ôtera peut-être le ridicule. Cette idée lui sourit; il la suivit dans
tous ses détails. Le code pénal est pour moi, et, quoiqu'il arrive,
notre congrégation et mes amis du jury me sauveront. Il examina son
couteau de chasse qui était fort tranchant; mais l'idée du sang lui fit
peur.

Je puis rouer de coups ce précepteur insolent et le chasser; mais quel
éclat dans Verrières et même dans tout le département! Après la
condamnation du journal de Falcoz, quand son rédacteur en chef sortit de
prison, je contribuai à lui faire perdre sa place de six cents francs.
On dit que cet écrivailleur ose se remontrer dans Besançon, il peut me
tympaniser avec adresse et de façon à ce qu'il soit impossible de
l'amener devant les tribunaux. L'amener devant les tribunaux...
L'insolent insinuera de mille façons qu'il a dit vrai. Un homme bien né,
qui tient son rang comme moi, est haï de tous les plébéiens. Je me
verrai dans ces affreux journaux de Paris, ô mon Dieu! quel abîme! voir
l'antique nom de Rênal plongé dans la fange du ridicule... Si je voyage
jamais, il faudra changer de nom quoi! quitter ce nom qui fait ma gloire
et ma forcé. Quel comble de misère!

Si je ne tue pas ma femme, et que je la chasse avec ignominie, elle a sa
tante à Besançon, qui lui donnera de la main à la main toute sa fortune.
Ma femme ira vivre à Paris avec Julien, on le saura à Verrières, et je
serai encore pris pour dupe. Cet homme malheureux s'aperçut alors à la
pâleur de sa lampe que le jour commençait à paraître. Il alla chercher
un peu d'air frais au jardin. En ce moment il était presque résolu à ne
point faire d'éclat, par cette idée surtout qu'un éclat comblerait de
joie ses bons amis de Verrières.

La promenade au jardin le calma un peu. Non, s'écria-t-il, je ne me
priverai point de ma femme, elle m'est trop utile. Il se figura avec
horreur ce que serait sa maison sans sa femme; il n'avait pour toute
parente que la marquise de R... vieille, imbécile et méchante.

Une idée d'un grand sens lui apparut, mais l'exécution demandait une
force de caractère bien supérieure au peu que le pauvre homme en avait.
Si je garde ma femme, se dit-il, je me connais, un jour, dans un moment
où elle m'impatientera, je lui reprocherai sa faute. Elle est fière,
nous nous brouillerons, et tout cela arrivera avant qu'elle n'ait hérité
de sa tante. Alors, comme on se moquera de moi! ma femme aime ses
enfants, tout finira par leur revenir. Mais moi, je serai la fable de
Verrières. Quoi, diront-ils, il n'a pas su même se venger de sa femme!
Ne vaudrait-il pas mieux m'en tenir aux soupçons et ne rien vérifier? A
ors je me lie les mains, je ne puis par la suite lui rien reprocher.

Un instant après M. de Rênal repris par la vanité blessée se rappelait
laborieusement tous les moyens cités au billard du Casino ou Cercle
noble de Verrières, quand quelque beau parleur interrompt la poule pour
s'égayer aux dépens d'un mari trompé. Combien, en cet instant, ces
plaisanteries lui paraissaient cruelles!

Dieu! que ma femme n'est-elle morte! alors je serais inattaquable au
ridicule. Que ne suis-je veuf! j'irais passer six mois à Paris dans les
meilleures sociétés. Après ce moment de bonheur donné par l'idée du
veuvage son imagination en revint aux moyens de s'assurer de la vérité.
Répandrait-il à minuit, après que tout le monde serait couché une légère
couche de son devant la porte de la chambré de Julien? Le lendemain
matin, au jour, il verrait l'impression des pas.

Mais ce moyen ne vaut rien, s'écria-t-il tout à coup avec rage, cette
coquine d'Élisa s'en apercevrait, et l'on saurait bientôt dans la maison
que je suis jaloux.

Dans un autre conte fait au Casino, un mari s'était assuré de sa
mésaventure en attachant avec un peu de cire un cheveu qui fermait comme
un scellé la porte de sa femme et celle du galant.

Après tant d'heures d'incertitudes, ce moyen d'éclaircir son sort lui
semblait décidément le meilleur, et il songeait à s'en servir, lorsque
au détour d'une allée il rencontra cette femme qu'il eût voulu voir
morte.

Elle revenait du village. Elle était allée entendre la messe dans
l'église de Vergy. Une tradition fort incertaine aux yeux du froid
philosophe, mais à laquelle elle ajoutait foi, prétend que la petite
église dont on se sert aujourd'hui était la chapelle du château du sire
de Vergy. Cette idée obséda Mme de Rênal tout le temps qu'elle comptait
passer à prier dans cette église. Elle se figurait sans cesse son mari
tuant Julien à la chasse, comme par accident, et ensuite le soir lui
faisant manger son coeur.

Mon sort, se dit-elle, dépend de ce qu'il va penser en m'écoutant. Après
ce quart d'heure fatal, peut-être ne trouverai-je plus l'occasion de lui
parler. Ce n'est pas un être sage et dirigé par la raison. Je pourrais
alors, à l'aide de ma faible raison, prévoir ce qu'il fera ou dira. Lui
décidera notre sort commun, il en a le pouvoir. Mais ce sort est dans
mon habileté, dans l'art de diriger les idées de ce fantasque, que sa
colère rend aveugle, et empêche de voir la moitié des choses. Grand
Dieu! il me faut du talent, du sang-froid; où les prendre?

Elle retrouva le calme comme par enchantement en entrant au jardin et
voyant de loin son mari. Ses cheveux et ses habits en désordre
annonçaient qu'il n'avait pas dormi.

Elle lui remit une lettre décachetée mais repliée. Lui, sans l'ouvrir,
regardait sa femme avec des yeux fous.

--Voici une abomination, lui dit-elle, qu'un homme de mauvaise mine, qui
prétend vous connaître et vous devoir de la reconnaissance, m'a remise
comme je passais derrière le jardin du notaire. J'exige une chose de
vous, c'est que vous renvoyiez à ses parents, et sans délai, ce M.
Julien.

Mme de Rênal se hâta de dire ce mot, peut-être un peu avant le moment,
pour se débarrasser de l'affreuse perspective d'avoir à le dire.

Elle fut saisie de joie en voyant celle qu'elle causait à son mari. A la
fixité du regard qu'il attachait sur elle, elle comprit que Julien avait
deviné juste. Au lieu de s'affliger de ce malheur fort réel, quel génie,
pensa-t-elle, quel tact parfait! et dans un jeune homme encore sans
aucune expérience! A quoi n'arrivera-t-il pas par la suite? Hélas! alors
ses succès feront qu'il m'oubliera.

Ce petit acte d'admiration pour l'homme qu'elle adorait la remit tout à
fait de son trouble.

Elle s'applaudit de sa démarche. Je n'ai pas été indigne de Julien, se
dit-elle, avec une douce et intime volupté.

Sans dire un mot, de peur de s'engager, M. de Rênal examinait la seconde
lettre anonyme composée, si le lecteur s'en souvient, de mots imprimés
collés sur un papier tirant sur le bleu. On se moque de moi de toutes
les façons, se disait M. de Rênal accablé de fatigue.

Encore de nouvelles insultes à examiner, et toujours à cause de ma
femme! Il fut sur le point de l'accabler des injures les plus
grossières, la perspective de l'héritage de Besançon l'arrêta à grande
peine. Dévoré du besoin de s'en prendre à quelque chose, il chiffonna le
papier de cette seconde lettre anonyme, et se mit à se promener à grands
pas, il avait besoin de s'éloigner de sa femme. Quelques instants après,
il revint auprès d'elle, et plus tranquille.

--Il s'agit de prendre un parti et de renvoyer Julien lui dit-elle
aussitôt; ce n'est après tout que le fils d'un ouvrier. Vous le
dédommagerez par quelques écus, et d'ailleurs il est savant et trouvera
facilement à se placer, par exemple chez M. Valenod ou chez le
sous-préfet de Maugiron qui ont des enfants. Ainsi vous ne lui ferez
point de tort...

--Vous parlez là comme une sotte que vous êtes s'écria M. de Rênal d'une
voix terrible. Quel bon sens peut-on espérer d'une femme? Jamais vous ne
prêtez attention à ce qui est raisonnable, comment sauriez-vous quelque
chose? Votre nonchalance, votre paresse ne vous donnent d'activité que
pour la chasse aux papillons êtres faibles et que nous sommes malheureux
d'avoir dans nos familles...

Mme de Rênal le laissait dire, et il dit longtemps; _il passait sa
colère_, c'est le mot du pays.

--Monsieur, lui répondit-elle enfin, je parle comme une femme outragée
dans son honneur, c'est-à-dire dans ce qu'elle a de plus précieux.

Mme de Rênal eut un sang-froid inaltérable pendant toute cette pénible
conversation, de laquelle dépendait la possibilité de vivre encore sous
le même toit avec Julien. Elle cherchait les idées qu'elle croyait les
plus propres à guider la colère aveugle de son mari. Elle avait été
insensible à toutes les réflexions injurieuses qu'il lui avait
adressées, elle ne les écoutait pas, elle songeait alors à Julien.
Sera-t-il content de moi?

--Ce petit paysan que nous avons comblé de prévenances et même de
cadeaux, peut être innocent, dit-elle enfin, mais il n'en est pas moins
l'occasion du premier affront que je reçois... Monsieur! quand j'ai lu
ce papier abominable, je me suis promis que lui ou moi sortirions de
votre maison.

--Voulez-vous faire un esclandre pour me déshonorer et vous aussi? vous
faites bouillir du lait à bien des gens dans Verrières.

--Il est vrai, on envie généralement l'état de prospérité où la sagesse
de votre administration a su placer vous, votre famille et la ville...
Eh bien! je vais engager Julien à vous demander un congé pour aller
passer un mois chez ce marchand de bois de la montagne, digne ami de ce
petit ouvrier.

--Gardez-vous d'agir, reprit M. de Rênal avec assez de tranquillité. Ce
que j'exige avant tout, c'est que vous ne lui parliez pas. Vous y
mettriez de la colère, et me brouilleriez avec lui, vous savez combien
ce petit Monsieur est sur l'oeil.

--Ce jeune homme n'a point de tact, reprit Mme de Rênal, il peut être
savant, vous vous y connaissez, mais ce n'est au fond qu'un véritable
paysan. Pour moi, je n'en ai jamais eu bonne idée depuis qu'il a refusé
d'épouser Élisa; c'était une fortune assurée; et cela sous prétexte que
quelquefois, en secret, elle fait des visites à M. Valenod.

--Ah! dit M. de Rênal, élevant le sourcil d'une façon démesurée, quoi,
Julien vous a dit cela?

--Non, pas précisément, il m'a toujours parlé de la vocation qui
l'appelle au saint ministère; mais, croyez-moi, la première vocation
pour ces petites gens, c'est d'avoir du pain. Il me faisait assez
entendre qu'il n'ignorait pas ces visites secrètes.

--Et moi, moi, je les ignorais! s'écria M. de Rênal reprenant toute sa
fureur, et pesant sur les mots. Il se passe chez moi des choses que
j'ignore... Comment! il y a eu quelque chose entre Élisa et Valenod?

--Hé! c'est de l'histoire ancienne, mon cher ami, dit Mme de Rênal en
riant, et peut-être il ne s'est point passé de mal. C'était dans le
temps que votre bon ami Valenod n'aurait pas été fâché que l'on pensât
dans Verrières qu'il s'établissait entre lui et moi un petit amour tout
platonique.

--J'ai eu cette idée une fois, s'écria M. de Rênal se frappant la tête
avec fureur, et marchant de découvertes en découvertes, et vous ne m'en
avez rien dit?

--Fallait-il brouiller deux amis pour une petite bouffée de vanité de
notre cher directeur? Où est la femme de la société à laquelle il n'a
pas adressé quelques lettres extrêmement spirituelles et même un peu
galantes?

--Il vous aurait écrit?

--Il écrit beaucoup.

--Montrez-moi ces lettres à l'instant, je l'ordonne, et M. de Rênal se
grandit de six pieds.

--Je m'en garderai bien, lui répondit-on avec une douceur qui allait
presque jusqu'à la nonchalance, je vous les montrerai un jour quand vous
serez plus sage.

--A l'instant même, morbleu! s'écria M. de Rênal ivre de colère, et
cependant plus heureux qu'il ne l'avait été depuis douze heures.

--Me jurez-vous, dit Mme de Rênal fort gravement, de n'avoir jamais de
querelle avec le directeur du dépôt au sujet de ces lettres?

--Querelle ou non, je puis lui ôter les enfants trouvés; mais,
continua-t-il avec fureur, je veux ces lettres à l'instant, où
sont-elles?

--Dans un tiroir de mon secrétaire; mais certes, je ne vous en donnerai
pas la clef.

--Je saurai le briser, s'écria-t-il, en courant vers la chambre de sa
femme.

Il brisa, en effet, avec un pal de fer un précieux secrétaire d'acajou
ronceux venu de Paris, qu'il frottait souvent avec le pan de son habit,
quand il croyait y apercevoir quelque tache.

Mme de Rênal avait monté en courant les cent vingt marches du colombier,
elle attachait le coin d'un mouchoir blanc à l'un des barreaux de fer de
la petite fenêtre. Elle était la plus heureuse des femmes. Les larmes
aux yeux, elle regardait vers les grands bois de la montagne. Sans
doute, se disait-elle, de dessous un de ces hêtres touffus, Julien épie
ce signal heureux. Longtemps elle prêta l'oreille, ensuite elle maudit
le bruit monotone des cigales et le chant des oiseaux. Sans ce bruit
importun, un cri de joie, parti des grandes roches, aurait pu arriver
jusqu'ici. Son oeil avide dévorait cette pente immense de verdure sombre
et unie comme un pré, que forme le sommet des arbres. Comment n'a-t-il
pas l'esprit, se dit-elle tout attendrie d'inventer quelque signal pour
me dire que son bonheur est égal au mien? Elle ne descendit du
colombier, que quand elle eut peur que son mari ne vînt l'y chercher.

Elle le trouva furieux. Il parcourait les phrases anodines de M.
Valenod, peu accoutumées à être lues avec tant d'émotion.

Saisissant un moment où les exclamations de son mari lui laissaient la
possibilité de se faire entendre:

--J'en reviens toujours à mon idée, dit Mme de Rênal, il convient que
Julien fasse un voyage. Quelque talent qu'il ait pour le latin, ce n'est
après tout qu'un paysan souvent grossier et manquant de tact; chaque
jour, croyant être poli, il m'adresse des compliments exagérés et de
mauvais goût, qu'il apprend par coeur dans quelque roman...

--Il n'en lit jamais, s'écria M. de Rênal; je m'en suis assuré.
Croyez-vous que je sois un maître de maison aveugle et qui ignore ce qui
se passe chez lui?

--Eh bien! s'il ne lit nulle part ces compliments ridicules, il les
invente, et c'est encore tant pis pour lui. Il aura parlé de moi sur ce
ton dans Verrières... et sans aller si loin, dit Mme de Rênal avec l'air
de faire une découverte, il aura parlé ainsi devant Élisa, c'est à peu
près comme s'il eût parlé devant M. Valenod.

--Ah! s'écria M. de Rênal en ébranlant la table et l'appartement par un
des plus grands coups de poing qui aient jamais été donnés, la lettre
anonyme imprimée et les lettres du Valenod sont écrites sur le même
papier.

Enfin!... pensa Mme de Rênal; elle se montra atterrée de cette
découverte et sans avoir le courage d'ajouter un seul mot, alla
s'asseoir au loin sur le divan, au fond du salon.

La bataille était désormais gagnée; elle eut beaucoup à faire pour
empêcher M. de Rênal d'aller parler à l'auteur supposé de la lettre
anonyme.

--Comment ne sentez-vous pas que faire une scène, sans preuves
suffisantes, à M. Valenod, est la plus insigne des maladresses? Vous
êtes envié, monsieur, à qui la faute? à vos talents: votre sage
administration, vos bâtisses pleines de goût, la dot que je vous ai
apportée, et surtout l'héritage considérable que nous pouvons espérer de
ma bonne tante, héritage dont on exagère infiniment l'importance, ont
fait de vous le premier personnage de Verrières.

--Vous oubliez la naissance, dit M. de Rênal, en souriant un peu.

--Vous êtes l'un des gentilshommes les plus distingués de la province
reprit avec empressement Mme de Rênal, si le roi était libre et pouvait
rendre justice à la naissance, vous figureriez sans doute à la chambre
des pairs, etc. Et c'est dans cette position magnifique que vous voulez
donner à l'envie un fait à commenter?

Parler à M. Valenod de sa lettre anonyme, c'est proclamer dans tout
Verrières, que dis-je, dans Besançon, dans toute la province, que ce
petit bourgeois, admis imprudemment peut-être à l'intimité _d'un Rênal_,
a trouvé le moyen de l'offenser. Quand ces lettres que vous venez de
surprendre prouveraient que j'ai répondu à l'amour de M. Valenod, vous
devriez me tuer, je l'aurais mérité cent fois, mais non pas lui
témoigner de la colère. Songez que tous vos voisins n'attendent qu'un
prétexte pour se venger de votre supériorité; songez qu'en 1816 vous
avez contribué à certaines arrestations. Cet homme réfugié sur son
toit...

--Je songe que vous n'avez ni égards, ni amitié pour moi, s'écria M. de
Rênal, avec toute l'amertume que réveillait un tel souvenir, et je n'ai
pas été pair!...

--Je pense, mon ami, reprit en souriant Mme de Rênal, que je serai plus
riche que vous, que je suis votre compagne depuis douze ans, et qu'à
tous ces titres, je dois avoir voix au chapitre, et surtout dans
l'affaire d'aujourd'hui. Si vous me préférez un M. Julien, ajouta-t-elle
avec un dépit mal déguisé, je suis prête à aller passer un hiver chez ma
tante.

Ce mot fut dit _avec bonheur_. Il y avait une fermeté qui cherche à
s'environner de politesse; il décida M. de Rênal. Mais, suivant
l'habitude de la province, il parla encore pendant longtemps, revint sur
tous les arguments, sa femme le laissait dire, il y avait encore de la
colère dans son accent. Enfin deux heures de bavardage inutile
épuisèrent les forces d'un homme qui avait subi un accès de colère de
toute une nuit. Il fixa la ligne de conduite qu'il allait suivre envers
M. Valenod, Julien et même Élisa.

Une ou deux fois, durant cette grande scène, Mme de Rênal fut sur le
point d'éprouver quelque sympathie pour le malheur fort réel de cet
homme qui pendant douze ans avait été son ami. Mais les vraies passions
sont égoïstes. D'ailleurs elle attendait à chaque instant l'aveu de la
lettre anonyme qu'il avait reçue la veille, et cet aveu ne vint point.
Il manquait à la sûreté de Mme de Rênal de connaître les idées qu'on
avait pu suggérer à l'homme duquel son sort dépendait. Car, en province,
les maris sont maîtres de l'opinion. Un mari qui se plaint se couvre de
ridicule, chose tous les jours moins dangereuse en France; mais sa
femme, s'il ne lui donne pas d'argent, tombe à l'état d'ouvrière à
quinze sols par journée; et encore les bonnes âmes se font-elles un
scrupule de l'employer.

Une odalisque du sérail peut à toute force aimer le sultan; il est
tout-puissant, elle n'a aucun espoir de lui dérober son autorité par une
suite de petites finesses. La vengeance du maître est terrible,
sanglante, mais militaire, généreuse, un coup de poignard finit tout.
C'est à coups de mépris public qu'un mari tue sa femme au XIXe siècle;
c'est en lui fermant tous les salons.

Le sentiment du danger fut vivement éveillé chez Mme de Rênal, à son
retour chez elle, elle fut choquée du désordre où elle trouva sa
chambre. Les serrures de tous ses jolis petits coffres avaient été
brisées; plusieurs feuilles de parquet étaient soulevées. Il eût été
sans pitié pour moi, se dit-elle! Gâter ainsi ce parquet en bois de
couleur, qu'il aime tant; quand un de ses enfants y entre avec des
souliers humides, il devient rouge de colère. Le voilà gâté à jamais! La
vue de cette violence éloigna rapidement les derniers reproches qu'elle
se faisait pour sa trop rapide victoire.

Un peu avant la cloche du dîner Julien rentra avec les enfants. Au
dessert, quand les domestiques se furent retirés, Mme de Rênal lui dit
fort sèchement:

--Vous m'avez témoigné le désir d'aller passer une quinzaine de jours à
Verrières, M. de Rênal veut bien vous accorder un congé. Vous pouvez
partir quand bon vous semblera. Mais, pour que les enfants ne perdent
pas leur temps, chaque jour on vous enverra leurs thèmes, que vous
corrigerez.

--Certainement, ajouta M. de Rênal, d'un ton fort aigre, je ne vous
accorderai pas plus d'une semaine.

Julien trouva sur sa physionomie l'inquiétude d'un homme profondément
tourmenté.

--Il ne s'est pas encore arrêté à un parti, dit-il à son amie, pendant
un instant de solitude qu'ils eurent au salon.

Mme de Rênal lui conta rapidement tout ce qu'elle avait fait depuis le
matin.

--A cette nuit les détails, ajouta-t-elle en riant.

Perversité de femme! pensa Julien. Quel plaisir, quel instinct les porte
à nous tromper!

--Je vous trouve à la fois éclairée et aveuglée par votre amour, lui
dit-il avec quelque froideur, votre conduite d'aujourd'hui est
admirable; mais y a-t-il de la prudence à essayer de nous voir ce soir?
Cette maison est pavée d'ennemis; songez à la haine passionnée qu'Élisa
a pour moi.

--Cette haine ressemble beaucoup à de l'indifférence passionnée que vous
auriez pour moi.

--Même indifférent, je dois vous sauver d'un péril où je vous ai
plongée. Si le hasard veut que M. de Rênal parle à Élisa, d'un mot elle
peut tout lui apprendre. Pourquoi ne se cacherait-il pas près de ma
chambre, bien armé...

--Quoi! pas même du courage, dit Mme de Rênal, avec toute la hauteur
d'une fille noble.

--Je ne m'abaisserai jamais à parler de mon courage, dit froidement
Julien, c'est une bassesse. Que le monde juge sur les faits. Mais,
ajouta-t-il en lui prenant la main, vous ne concevez pas combien je vous
suis attaché, et quelle est ma joie de pouvoir prendre congé de vous
avant cette cruelle absence.




CHAPITRE XXII

FAÇONS D'AGIR EN 1830

    La parole a été donnée à l'homme pour cacher sa pensée.

    R. P. MAMAGRIDA


A peine arrivé à Verrières, Julien se reprocha son injustice envers Mme
de Rênal. Je l'aurais méprisée comme une femmelette, si, par faiblesse,
elle avait manqué sa scène avec M. de Rênal! Elle s'en tire comme un
diplomate, et je sympathise avec le vaincu qui est mon ennemi. Il y a
dans mon fait petitesse bourgeoise; ma vanité est choquée, parce que M.
de Rênal est un homme! illustre et vaste corporation à laquelle j'ai
l'honneur d'appartenir, je ne suis qu'un sot.

M. Chélan avait refusé les logements que les libéraux les plus
considérés du pays lui avaient offerts à l'envi lorsque sa destitution
le chassa du presbytère. Les deux chambres qu'il avait louées étaient
encombrées par ses livres. Julien, voulant montrer à Verrières ce que
c'était qu'un prêtre, alla prendre chez son père une douzaine de
planches de sapin, qu'il porta lui même sur le dos tout le long de la
grande rue. Il emprunta des outils à un ancien camarade, et eut bientôt
bâti une sorte de bibliothèque dans laquelle il rangea les livres de M.
Chélan.

--Je te croyais corrompu par la vanité du monde, lui disait le vieillard
pleurant de joie; voilà qui rachète bien l'enfantillage de ce brillant
uniforme de garde d'honneur qui t'a fait tant d'ennemis.

M. de Rênal avait ordonné à Julien de loger chez lui. Personne ne
soupçonna ce qui s'était passé. Le troisième jour après son arrivée,
Julien vit monter jusque dans sa chambre un non moindre personnage que
M. le sous-préfet de Maugiron. Ce ne tut qu'après doux grandes heures de
bavardage insipide et de grandes jérémiades sur la méchanceté des
hommes, sur le peu de probité des gens chargés de l'administration des
deniers publics, sur les dangers de cette pauvre France, etc., etc., que
Julien vit poindre enfin le sujet de la visite. On était déjà sur le
palier de l'escalier, et le pauvre précepteur à demi disgracié
reconduisait avec le respect convenable le futur préfet de quelque
heureux département, quand il plut à celui-ci de s'occuper de la fortune
de Julien, de louer sa modération en affaires d'intérêt, etc., etc.
Enfin M. de Maugiron le serrant dans ses bras de l'air le plus paterne
lui proposa de quitter M. de Rênal et d'entrer chez un fonctionnaire qui
avait des enfants à _éduquer_, et qui, comme le roi Philippe,
remercierait le ciel, non pas tant de les lui avoir donnés que de les
avoir fait naître dans le voisinage de M. Julien. Leur précepteur
jouirait de huit cents francs d'appointements payables non pas de mois
en mois, ce qui n'est pas noble, dit M. de Maugiron, mais par quartier,
et toujours d'avance.

C'était le tour de Julien, qui, depuis une heure et demie, attendait la
parole avec ennui. Sa réponse fut parfaite, et surtout longue comme un
mandement; elle laissait tout entendre, et cependant ne disait rien
nettement. On y eût trouvé à la fois du respect pour M. de Rênal, de la
vénération pour le public de Verrières et de la reconnaissance pour
l'illustre sous-préfet. Ce sous-préfet étonné de trouver plus jésuite
que lui essaya vainement d'obtenir quelque chose de précis. Julien,
enchanté, saisit l'occasion de s'exercer, et recommença sa réponse en
d'autres termes. Jamais ministre éloquent, qui veut user la fin d'une
séance où la Chambre a l'air de vouloir se réveiller, n'a moins dit en
plus de paroles. A peine M. de Maugiron sorti, Julien se mit à rire
comme un fou. Pour profiter de sa verve jésuitique, il écrivit une
lettre de neuf pages à M. de Rênal, dans laquelle il lui rendait compte
de tout ce qu'on lui avait dit, et lui demandait humblement conseil. Ce
coquin ne m'a pourtant pas dit le nom de la personne qui fait l'offre!
Ce sera M. Valenod qui voit dans mon exil à Verrières l'effet de sa
lettre anonyme.

Sa dépêche expédiée, Julien, content comme un chasseur qui, à six heures
du matin, par un beau jour d'automne, débouche dans une plaine abondante
en gibier, sortit pour aller demander conseil à M. Chélan. Mais avant
d'arriver chez le bon curé, le ciel qui voulait lui ménager des
jouissances, jeta sous ses pas M. Valenod, auquel il ne cacha point que
son coeur était déchiré; un pauvre garçon comme lui se devait tout
entier à la vocation que le ciel avait placée dans son coeur, mais la
vocation n'était pas tout dans ce bas monde. Pour travailler dignement à
la vigne du Seigneur, et n'être pas tout à fait indigne de tant de
savants collaborateurs, il fallait l'instruction; il fallait passer au
séminaire de Besançon deux années bien dispendieuses, il devenait donc
indispensable et l'on pouvait dire que c'était en quelque sorte un
devoir de faire des économies, ce qui était bien plus facile sur un
traitement de huit cents francs payés par quartier qu'avec six cents
francs qu'on mangeait de mois en mois. D'un autre côté, le ciel, en le
plaçant auprès des jeunes de Rênal, et surtout en lui inspirant pour eux
un attachement spécial, ne semblait-il pas lui indiquer qu'il n'était
pas à propos d'abandonner cette éducation pour une autre...

Julien atteignit un tel degré de perfection dans ce genre d'éloquence
qui a remplacé la rapidité d'action de l'Empire, qu'il finit par
s'ennuyer lui-même par le son de ses paroles.

En rentrant, il trouva un valet de M. Valenod, en grande livrée, qui le
cherchait dans toute la ville, avec un billet d'invitation à dîner pour
le même jour.

Jamais Julien n'était allé chez cet homme; quelques jours seulement
auparavant il ne songeait qu'aux moyens de lui donner une volée de coups
de bâton sans se faire une affaire en police correctionnelle. Quoique le
dîner ne fût indiqué que pour une heure Julien trouva plus respectueux
de se présenter dès midi et demi dans le cabinet de travail de M. le
directeur du dépôt. Il le trouva étalant son importance au milieu d'une
foule de cartons. Ses gros favoris noirs, son énorme quantité de
cheveux, son bonnet grec placé de travers sur le haut de la tête, sa
pipe immense ses pantoufles brodées, les grosses chaînes d'or croisées
en tous sens sur sa poitrine et tout cet appareil d'un financier de
province, qui se croit homme à bonnes fortunes, n'imposaient point à
Julien; il n'en pensait que plus aux coups de bâton qu'il lui devait.

Il demanda l'honneur d'être présenté à Mme Valenod; elle était à sa
toilette et ne pouvait recevoir. Par compensation, il eut l'avantage
d'assister à celle de M. le directeur du dépôt. On passa ensuite chez
Mme Valenod, qui lui présenta ses enfants les larmes aux yeux. Cette
dame, l'une des plus considérables de Verrières, avait une grosse figure
d'homme, à laquelle elle avait mis du rouge pour cette grande cérémonie.
Elle y déploya tout le pathos maternel.

Julien pensait à Mme de Rênal. Sa méfiance ne le laissait guère
susceptible que de ce genre de souvenirs qui sont appelés par les
contrastes, mais alors il en était saisi jusqu'à l'attendrissement.
Cette disposition fut augmentée par l'aspect de la maison du directeur
du dépôt. On la lui fit visiter. Tout y était magnifique et neuf, et on
lui disait le prix de chaque meuble. Mais Julien y trouvait quelque
chose d'ignoble et qui sentait l'argent volé. Jusqu'aux domestiques,
tout le monde y avait l'air d'assurer sa contenance contre le mépris.

Le percepteur des contributions, l'homme des impositions indirectes,
l'officier de gendarmerie, et deux ou trois autres fonctionnaires
publics arrivèrent avec leurs femmes. Ils furent suivis de quelques
libéraux riches. On annonça le dîner. Julien, déjà fort mal disposé,
vint à penser que de l'autre côté du mur de la salle à manger, se
trouvaient de pauvres détenus, sur la portion de viande desquels on
avait peut-être grivelé pour acheter tout ce luxe de mauvais goût dont
on voulait l'étourdir.

Ils ont faim peut-être en ce moment, se dit-il à lui-même; sa gorge se
serra, il lui fut impossible de manger et presque de parler. Ce fut bien
pis un quart d'heure après, on entendant de loin en loin quelques
accents d'une chanson populaire et, il faut l'avouer, un peu ignoble,
que chantait l'un des reclus. M. Valenod regarda un de ses gens en
grande livrée, qui disparut, et bientôt on n'entendit plus chanter. Dans
ce moment, un valet offrait à Julien du vin du Rhin, dans un verre vert,
et Mme Valenod avait soin de lui faire observer que ce vin coûtait neuf
francs la bouteille pris sur place. Julien, tenant son verre vert, dit à
M. Valenod:

--On ne chante plus cette vilaine chanson.

--Parbleu! je le crois bien, répondit le directeur triomphant, j'ai fait
imposer silence aux gueux.

Ce mot fut trop fort pour Julien, il avait les manières, mais non pas
encore le coeur de son état. Malgré toute son hypocrisie si souvent
exercée, il sentit une grosse larme couler le long de sa joue.

Il essaya de la cacher avec le verre vert, mais il lui fut absolument
impossible de faire honneur au vin du Rhin. _L'empêcher de chanter!_ se
disait-il à lui-même, ô mon Dieu! et tu le souffres.

Par bonheur, personne ne remarqua son attendrissement de mauvais ton. Le
percepteur des contributions avait entonné une chanson royaliste.
Pendant le tapage du refrain, chanté en choeur: Voilà donc, se disait la
conscience de Julien, la sale fortune à laquelle tu parviendras, et tu
n'en jouiras qu'à cette condition et en pareille compagnie! Tu auras
peut-être une place de vingt mille francs, mais il faudra que, pendant
que tu te gorges de viandes, tu empêches de chanter le pauvre
prisonnier; tu donneras à dîner avec l'argent que tu auras volé sur sa
misérable pitance, et pendant ton dîner il sera encore plus
malheureux!--O Napoléon! qu'il était doux de ton temps de monter à la
fortune par les dangers d'une bataille; mais augmenter lâchement la
douleur du misérable!

J'avoue que la faiblesse, dont Julien fait preuve dans ce monologue, me
donne une pauvre opinion de lui. Il serait digne d'être le collègue de
ces conspirateurs en gants jaunes, qui prétendent changer toute la
manière d'être d'un grand pays, et ne veulent pas avoir à se reprocher
la plus petite égratignure.

Julien fut violemment rappelé à son rôle. Ce n'était pas pour rêver et
ne rien dire qu'on l'avait invité à dîner en si bonne compagnie.

Un fabricant de toiles peintes retiré, membre correspondant de
l'académie de Besançon et de celle d'Uzès, lui adressa la parole, d'un
bout de la table à l'autre, pour lui demander si ce que l'on disait
généralement de ses progrès étonnants dans l'étude du Nouveau Testament
était vrai.

Un silence profond s'établit tout à coup; un Nouveau Testament latin se
rencontra comme par enchantement dans les mains du savant membre de deux
académies. Sur la réponse de Julien, une demi-phrase latine fut lue au
hasard. Il récita: sa mémoire se trouva fidèle, et ce prodige fut admiré
avec toute la bruyante énergie de la fin d'un dîner. Julien regardait la
figure enluminée des dames; plusieurs n'étaient pas mal. Il avait
distingué la femme du percepteur beau chanteur.

--J'ai honte, en vérité, de parler si longtemps latin devant ces dames,
dit-il en la regardant. Si M. Rubigneau, c'était le membre des deux
académies, a la bonté de lire au hasard une phrase latine, au lieu de
répondre en suivant le texte latin, j'essayerai de le traduire
impromptu.

Cette seconde épreuve mit le comble à sa gloire.

Il y avait là plusieurs libéraux riches, mais heureux pères d'enfants
susceptibles d'obtenir des bourses, et en cette qualité subitement
convertis depuis la dernière mission. Malgré ce trait de fine politique,
jamais M. de Rênal n'avait voulu les recevoir chez lui. Ces braves gens
qui ne connaissaient Julien que de réputation et pour lavoir vu à cheval
le jour de l'entrée du roi de *** étaient ses plus bruyants admirateurs.
Quand ces sots se lasseront-ils d'écouter ce style biblique, auquel ils
ne comprennent rien? pensait-il. Mais au contraire ce style les amusait
par son étrangeté; ils en riaient. Mais Julien se lassa.

Il se leva gravement comme six heures sonnaient et parla d'un chapitre
de la nouvelle théologie de Ligorio qu'il avait à apprendre pour le
réciter le lendemain à M. Chélan. Car mon métier, ajouta-t-il
agréablement est de faire réciter des leçons et d'en réciter moi-même.

On rit beaucoup, on admira, tel est l'esprit à l'usage de Verrières.
Julien était déjà debout tout le monde se leva malgré le décorum; tel
est l'empire du génie. Mme Valenod le retint encore un quart d'heure: il
fallait bien qu'il entendît les enfants réciter leur catéchisme, ils
firent les plus drôles de contusions, dont lui seul s'aperçut. Il n'eut
garde de les relever. Quelle ignorance des premiers principes de la
religion, pensait-il! Il saluait enfin et croyait pouvoir s'échapper,
mais il fallut essuyer une fable de La Fontaine.

--Cet auteur est bien immoral, dit Julien à Mme Valenod, certaine fable,
sur messire Jean Chouart, ose déverser le ridicule sur ce qu'il y a de
plus vénérable. Il est vivement blâmé par les meilleurs commentateurs.

Julien reçut avant de sortir quatre ou cinq invitations à dîner. Ce
jeune homme fait honneur au département, s'écriaient tous à la fois les
convives fort égayés. Ils allèrent jusqu'à parler d'une pension votée
sur les fonds communaux, pour le mettre à même de continuer ses études à
Paris.

Pendant que cette idée imprudente faisait retentir la salle à manger,
Julien avait gagné lestement la porte cochère. Ah! canaille! canaille!
s'écria-t-il à voix basse trois ou quatre fois de suite, en se donnant
le plaisir de respirer l'air frais.

Il se trouvait tout aristocrate en ce moment, lui qui, pendant
longtemps, avait été tellement choqué du sourire dédaigneux et de la
supériorité hautaine qu'il découvrait au fond de toutes les politesses
qu'on lui adressait chez M. de Rênal. Il ne put s'empêcher de sentir
l'extrême différence. Oublions même, se disait-il en s'en allant, qu'il
s'agit d'argent volé aux pauvres détenus, et encore qu'on empêche de
chanter! Jamais M. de Rênal s'avisa-t-il de dire à ses hôtes le prix de
chaque bouteille de vin qu'il leur présente? Et ce M. Valenod, dans
l'énumération de ses propriétés, qui revient sans cesse, il ne peut
parler de sa maison, de son domaine, etc., si sa femme est présente,
sans dire ta maison, ton domaine.

Cette dame, apparemment si sensible au plaisir de la propriété, venait
de faire une scène abominable, pendant le dîner, à un domestique qui
avait cassé un verre à pied et dépareillé une de ses douzaines; et ce
domestique avait répondu avec la dernière insolence.

Quel ensemble! se disait Julien; ils me donneraient la moitié de tout ce
qu'ils volent, que je ne voudrais pas vivre avec eux. Un beau jour, je
me trahirais; je ne pourrais retenir l'expression du dédain qu'ils
m'inspirent.

Il fallut cependant, d'après les ordres de Mme de Rênal, assister à
plusieurs dîners du même genre, Julien fut à la mode, on lui pardonnait
son habit de garde d'honneur, ou plutôt cette imprudence était la cause
véritable de ses succès. Bientôt il ne fut plus question dans Verrières
que de voir qui l'emporterait dans la lutte pour obtenir le savant jeune
homme, de M. de Rênal, ou du directeur du dépôt. Ces messieurs formaient
avec M. Maslon un triumvirat qui, depuis nombre d'années tyrannisait la
ville. On jalousait le maire, les libéraux avaient à s'en plaindre; mais
après tout il était noble et fait pour la supériorité, tandis que le
père de M. Valenod ne lui avait pas laissé six cents livres de rente. Il
avait fallu passer pour lui de la pitié pour le mauvais habit vert pomme
que tout le monde lui avait connu dans sa jeunesse, à l'envie pour ses
chevaux normands, pour ses chaînes d'or, pour ses habits venus de Paris,
pour toute sa prospérité actuelle.

Dans le flot de ce monde nouveau pour Julien, il crut découvrir un
honnête homme; il était géomètre, s'appelait Gros, et passait pour
jacobin. Julien, s'étant voué à ne jamais dire que des choses qui lui
semblaient fausses à lui-même, fut obligé de s'en tenir au soupçon à
l'égard de M. Gros. Il recevait de Vergy de gros paquets de thèmes. On
lui conseillait de voir souvent son père, il se conformait à cette
triste nécessité. En un mot, il raccommodait assez bien sa réputation,
lorsqu'un matin il fut bien surpris de se sentir réveiller par deux
mains qui lui fermaient les yeux.

C'était Mme de Rênal, qui avait fait un voyage à la ville, et qui,
montant les escaliers quatre à quatre, et laissant ses enfants occupés
d'un lapin favori qui était du voyage, était parvenue à la chambre de
Julien un instant avant eux. Ce moment fut délicieux, mais bien court:
Mme de Rênal avait disparu quand les enfants arrivèrent avec le lapin,
qu'ils voulaient montrer à leur ami. Julien fit bon accueil à tous même
au lapin. Il lui semblait retrouver sa famille, il sentit qu'il aimait
ces enfants qu'il se plaisait à jaser avec eux. Il était étonné de là
douceur de leur voix, de la simplicité et de la noblesse de leurs
petites façons, il avait besoin de laver son imagination de toutes les
façons d'agir vulgaires, de toutes les pensées désagréables au milieu
desquelles il respirait à Verrières. C'était toujours la crainte de
manquer, c'étaient toujours le luxe et la misère se prenant aux cheveux.
Les gens chez qui il dînait, à propos de leur rôti faisaient des
confidences humiliantes pour eux, et nauséabondes pour qui les
entendait.

--Vous autres nobles, vous avez raison d'être fiers disait-il à Mme de
Rênal. Et il lui racontait tous les dîners qu'il avait subis.

--Vous êtes donc à la mode! Et elle riait de bon coeur en songeant au
rouge que Mme Valenod se croyait obligée de mettre toutes les fois
qu'elle attendait Julien. Je crois qu'elle a des projets sur votre
coeur, ajoutait-elle.

Le déjeuner fut délicieux. La présence des enfants, quoique gênante en
apparence, dans le fait augmentait le bonheur commun. Ces pauvres
enfants ne savaient comment témoigner leur joie de revoir Julien. Les
domestiques n'avaient pas manqué de leur conter qu'on lui offrait deux
cents francs de plus, pour _éduquer_ les petits Valenod.

Au milieu du déjeuner, Stanislas-Xavier, encore pâle de sa grande
maladie, demanda tout à coup à sa mère combien valaient son couvert
d'argent et le gobelet dans lequel il buvait.

--Pourquoi cela?

--Je veux les vendre pour en donner le prix à M. Julien, et qu'il ne
soit pas _dupe_ en restant avec nous.

Julien l'embrassa, les larmes aux yeux. Sa mère pleurait tout à fait,
pendant que Julien, qui avait pris Stanislas sur ses genoux, lui
expliquait qu'il ne fallait pas se servir de ce mot dupe, qui, employé
dans ce sens, était une façon de parler de laquais. Voyant le plaisir
qu'il faisait à Mme de Rênal, il chercha à expliquer par des exemples
pittoresques, qui amusaient les enfants, ce que c'était qu'être dupe.

--Je comprends, dit Stanislas, c'est le corbeau qui a la sottise de
laisser tomber son fromage, que prend le renard qui était un flatteur.

Mme de Rênal, folle de joie, couvrait ses enfants de baisers, ce qui ne
pouvait guère se faire sans s'appuyer un peu sur Julien.

Tout à coup la porte s'ouvrit; c'était M. de Rênal. Sa figure sévère et
mécontente fit un étrange contraste avec la douce joie que sa présence
chassait. Mme de Rênal pâlit; elle se sentait hors d'état de rien nier.
Julien saisit la parole et, parlant très haut, se mit à raconter à M. le
maire le trait du gobelet d'argent que Stanislas voulait vendre. Il
était sûr que cette histoire serait mal accueillie. D'abord M. de Rênal
fronçait le sourcil par bonne habitude au seul nom d'argent. La mention
de ce métal disait-il, est toujours une préface à quelque mandat tiré
sur ma bourse.

Mais ici il y avait plus qu'intérêt d'argent; il y avait augmentation de
soupçons. L'air de bonheur qui animait sa famille en son absence n'était
pas fait pour arranger les choses, auprès d'un homme dominé par une
vanité aussi chatouilleuse. Comme sa femme lui vantait la manière
remplie de grâce et d'esprit avec laquelle Julien donnait des idées
nouvelles à ses élèves:

--Oui! oui! je le sais, il me rend odieux à mes enfants; il lui est bien
aisé d'être pour eux cent fois plus aimable que moi qui, au fond suis le
maître. Tout tend dans ce siècle à jeter de l'odieux sur l'autorité
_légitime_. Pauvre France!

Mme de Rênal ne s'arrêta point à examiner les nuances de l'accueil que
lui faisait son mari. Elle venait d'entrevoir la possibilité de passer
douze heures avec Julien. Elle avait une foule d'emplettes à faire à la
ville, et déclara qu'elle voulait absolument aller dîner au _cabaret_;
quoi que pût dire ou faire son mari, elle tint à son idée. Les enfants
étaient ravis de ce seul mot cabaret, que prononce avec tant de plaisir
la pruderie moderne.

M. de Rênal laissa sa femme dans la première boutique de nouveautés où
elle entra, pour aller faire quelques visites. Il revint plus morose que
le matin, il était convaincu que toute la ville s'occupait de lui et de
Julien. A la vérité, personne ne lui avait encore laissé soupçonner la
partie offensante des propos du public. Ceux qu'on avait redits à M. le
maire avaient trait uniquement à savoir si Julien resterait chez lui
avec six cents francs, ou accepterait les huit cents francs offerts par
M. le directeur du dépôt.

Ce directeur, qui rencontra M. de Rênal dans le monde, lui _battit
froid_. Cette conduite n'était pas sans habileté, il y a peu
d'étourderie en province: les sensations y sont si rares, qu'on les
coule à fond.

M. Valenod était ce qu'on appelle, à cent lieues de Paris, un _faraud_;
c'est une espèce d'un naturel effronté et grossier. Son existence
triomphante, depuis 1815, avait renforcé ses belles dispositions. Il
régnait, pour ainsi dire, à Verrières, sous les ordres de M. de Rênal,
mais beaucoup plus actif, ne rougissant de rien, se mêlant de tout, sans
cesse allant, écrivant, parlant, oubliant les humiliations, n'ayant
aucune prétention personnelle il avait fini par balancer le crédit de
son maire, aux yeux du pouvoir ecclésiastique. M. Valenod avait dit en
quelque sorte aux épiciers du pays: Donnez-moi les deux plus sots
d'entre vous; aux gens de loi: indiquez-moi les deux plus ignares; aux
officiers de santé: désignez-moi les deux plus charlatans. Quand il
avait eu rassemblé les plus effrontés de chaque métier, il leur avait
dit: régnons ensemble.

Les façons de ces gens-là blessaient M. de Rênal. La grossièreté du
Valenod n'était offensée de rien, pas même des démentis que le petit
abbé Maslon ne lui épargnait pas en public.

Mais, au milieu de cette prospérité, M. Valenod avait besoin de se
rassurer, par de petites insolences de détail contre les grosses vérités
qu'il sentait bien que tout le monde était en droit de lui adresser. Son
activité avait redoublé depuis les craintes que lui avait laissées la
visite de M. Appert; il avait fait trois voyages à Besançon; il écrivait
plusieurs lettres chaque courrier; il en envoyait d'autres par des
inconnus qui passaient chez lui à la tombée de la nuit. Il avait eu tort
peut-être de faire destituer le vieux curé Chélan; car cette démarche
vindicative l'avait fait regarder, par plusieurs dévotes de bonne
naissance, comme un homme profondément méchant. D'ailleurs ce service
rendu l'avait mis dans la dépendance absolue de M. le grand vicaire de
Frilair, et il en recevait d'étranges commissions. Sa politique en était
à ce point, lorsqu'il céda au plaisir d'écrire une lettre anonyme. Pour
surcroît d'embarras sa femme lui déclara qu'elle voulait avoir Julien
chez elle; sa vanité s'en était coiffée.

Dans cette position, M. Valenod prévoyait une scène décisive avec son
ancien confédéré M. de Rênal. Celui-ci lui adresserait des paroles
dures, ce qui lui était assez égal; mais il pouvait écrire à Besançon et
même à Paris. Un cousin de quelque ministre pouvait tomber tout à coup à
Verrières, et prendre le dépôt de mendicité. M. Valenod pensa à se
rapprocher des libéraux: c'est pour cela que plusieurs étaient invités
au dîner où Julien récita. Il aurait été puissamment soutenu contre le
maire. Mais des élections pouvaient survenir, et il était trop évident
que le dépôt et un mauvais vote étaient incompatibles. Le récit de cette
politique fort bien devinée par Mme de Rênal, avait été fait à Julien,
pendant qu'il lui donnait le bras pour aller d'une boutique à l'autre,
et peu à peu les avait entraînés au COURS DE LA FIDÉLITÉ, où ils
passèrent plusieurs heures, presque aussi tranquilles qu'à Vergy.

Pendant ce temps, M. Valenod essayait d'éloigner une scène décisive avec
son ancien patron, en prenant lui-même l'air audacieux envers lui. Ce
jour-là ce système réussit, mais augmenta l'humeur du maire.

Jamais la vanité aux prises avec tout ce que le petit amour de l'argent
peut avoir de plus âpre et de plus mesquin n'ont mis un homme dans un
plus piètre état que celui où se trouvait M. de Rênal, en entrant au
cabaret. Jamais au contraire ses enfants n'avaient été plus joyeux et
plus gais. Ce contraste acheva de le piquer.

--Je suis de trop dans ma famille, à ce que je puis voir! dit-il en
entrant, d'un ton qu'il voulut rendre imposant.

Pour toute réponse, sa femme le prit à part, et lui exprima la nécessité
d'éloigner Julien. Les heures de bonheur qu'elle venait de trouver lui
avaient rendu l'aisance et la fermeté nécessaires pour suivre le plan de
conduite qu'elle méditait depuis quinze jours. Ce qui achevait de
troubler de fond en comble le pauvre maire de Verrières, c'est qu'il
savait que l'on plaisantait publiquement dans la ville sur son
attachement pour l'espèce. M. Valenod était généreux comme un voleur, et
lui, il s'était conduit d'une manière plus prudente que brillante dans
les cinq ou dix dernières quêtes pour la confrérie de Saint-Joseph, pour
la congrégation de la Vierge, pour la congrégation du Saint-Sacrement,
etc., etc., etc.

Parmi les hobereaux de Verrières et des environs adroitement classés sur
le registre des frères collecteurs d'après le montant de leurs
offrandes, on avait vu plus d'une fois le nom de M. de Rênal occuper la
dernière ligne. En vain disait-il que lui ne _gagnait rien_. Le clergé
ne badine pas sur cet article.




CHAPITRE XXIII

CHAGRINS D'UN FONCTIONNAIRE

    Il piacere di alzar la testa tutto l'anno, è ben pagato
    da certi quarti d'ora che bisogna passar.

        CASTI.


Mais laissons ce petit homme à ses petites craintes pourquoi a-t-il pris
dans sa maison un homme de coeur tandis qu'il lui fallait l'âme d'un
valet? Que ne sait-il choisir ses gens? La marche ordinaire du XIXe
siècle est que, quand un être puissant et noble rencontre un homme de
coeur, il le tue, l'exile, l'emprisonne ou l'humilie tellement, que
l'autre a la sottise d'en mourir de douleur. Par hasard ici, ce n'est
pas encore l'homme de coeur qui souffre. Le grand malheur des petites
villes de France et des gouvernements par élections comme celui de New
York, c'est de ne pas pouvoir oublier qu'il existe au monde des êtres
comme M. de Rênal. Au milieu d'une ville de vingt mille habitants, ces
hommes font l'opinion publique, et l'opinion publique est terrible dans
un pays qui a la charte. Un homme doué d'une âme noble, généreuse, et
qui eût été votre ami, mais qui habite à cent lieues, juge de vous par
l'opinion publique de votre ville, laquelle est faite par les sots que
le hasard a fait naître nobles, riches et modérés. Malheur à qui se
distingue.

Aussitôt après le dîner, on repartit pour Vergy; mais, dès le
surlendemain, Julien vit revenir toute la famille à Verrières.

Une heure ne s'était pas écoulée, qu'à son grand étonnement, il
découvrit que Mme de Rênal lui faisait mystère de quelque chose. Elle
interrompait ses conversations avec son mari dès qu'il paraissait et
semblait presque désirer qu'il s'éloignât. Julien né se fit pas donner
deux fois cet avis. Il devint froid et réservé; Mme de Rênal s'en
aperçut et ne chercha pas d'explication. Va-t-elle me donner un
successeur? pensa Julien. Avant-hier encore, si intime avec moi! Mais on
dit que c'est ainsi que ces grandes dames en agissent. C'est comme les
rois, jamais plus de prévenances qu'au ministre qui, en rentrant chez
lui, va trouver sa lettre de disgrâce.

Julien remarqua que dans ces conversations, qui cessaient brusquement à
son approche, il était souvent question d'une grande maison appartenant
à la commune de Verrières, vieille, mais vaste et commode, et située
vis-à-vis l'église, dans l'endroit le plus marchand de la ville. Que
peut-il y avoir de commun entre cette maison et un nouvel amant? se
disait Julien. Dans son chagrin, il se répétait ces jolis vers de
François Ier, qui lui semblaient nouveaux, parce qu'il n'y avait pas un
mois que Mme de Rênal les lui avait appris. Alors, par combien de
serments, par combien de caresses chacun de ces vers n'était-il pas
démenti!

    Souvent femme varie
    Bien fol qui s'y fie.

M. de Rênal partit en poste pour Besançon. Ce voyage se décida en deux
heures, il paraissait fort tourmenté. Au retour, il jeta un gros paquet
couvert de papier gris sur la table.

--Voilà cette affaire, dit-il à sa femme.

Une heure après, Julien vit l'afficheur qui emportait ce gros paquet; il
le suivit avec empressement. Je vais savoir le secret au premier coin de
rue.

Il attendait, impatient, derrière l'afficheur, qui, avec son gros
pinceau, barbouillait le dos de l'affiche. A peine fut-elle en place,
que la curiosité de Julien y vit l'annonce fort détaillée de la location
aux enchères publiques de cette grande et vieille maison, dont le nom
revenait si souvent dans les conversations de M. de Rênal avec sa femme.
L'adjudication du bail était annoncée pour le lendemain à deux heures en
la salle de la commune, à l'extinction du troisième feu. Julien fut fort
désappointé; il trouvait bien le délai un peu court: comment tous les
concurrents auraient-ils le temps d'être avertis? Mais du reste, cette
affiche, qui était datée de quinze jours auparavant et qu'il relut tout
entière en trois endroits différents, ne lui apprenait rien.

Il alla visiter la maison à louer. Le portier, ne le voyant pas
approcher, disait mystérieusement à un voisin:

--Bah! bah! peine perdue. M. Maslon lui a promis qu'il l'aura pour trois
cents francs, et comme le maire regimbait, il a été mandé à l'évêché par
M. le grand vicaire de Frilair.

L'arrivée de Julien eut l'air de déranger beaucoup les deux amis qui
n'ajoutèrent plus un mot.

Julien né manqua pas l'adjudication du bail. Il y avait foule dans une
salle mal éclairée; mais tout le monde se toisait d'une façon
singulière. Tous les yeux étaient fixés sur une table, où Julien
aperçut, dans un plat d'étain, trois petits bouts de bougie allumés.
L'huissier criait: _Trois cents francs, messieurs!_

--Trois cents francs! c'est trop fort, dit un homme, à voix basse, à son
voisin. Et Julien était entre eux deux. Elle en vaut plus de huit cents;
je veux couvrir cette enchère.

--C'est cracher en l'air. Que gagneras-tu à te mettre à dos M. Maslon,
M. Valenod, l'évêque, son terrible grand vicaire de Frilair, et toute la
clique.

--Trois cent vingt francs, dit l'autre en criant.

--Vilaine bête! répliqua son voisin. Et voilà justement un espion du
maire, ajouta-t-il, en montrant Julien.

Julien se retourna vivement pour punir ce propos; mais les deux
Francs-Comtois ne faisaient plus aucune attention à lui. Leur sang-froid
lui rendit le sien. En ce moment, le dernier bout de bougie s'éteignit,
et la voix traînante de l'huissier adjugeait la maison, pour neuf ans, à
M. de Saint-Giraud, chef de bureau à la préfecture de ***, et pour trois
cent trente francs.

Dès que le maire fut sorti de la salle, les propos commencèrent.

--Voilà trente francs que l'imprudence de Grogeot vaut à la commune,
disait l'un.

--Mais M. de Saint-Giraud, répondait-on, se vengera de Grogeot, il la
sentira passer.

--Quelle infamie! disait un gros homme à la gauche de Julien: une maison
dont j'aurais donné, moi, huit cents francs pour ma fabrique, et
j'aurais fait un bon marché.

--Bah! lui répondait un jeune fabricant libéral, M. de Saint-Giraud
n'est-il pas de la congrégation? ses quatre enfants n'ont-ils pas des
bourses? Le pauvre homme! Il faut que la commune de Verrières lui fasse
un supplément de traitement de cinq cents francs, voilà tout.

--Et dire que le maire n'a pas pu l'empêcher! remarquait un troisième.
Car il est ultra, lui, à la bonne heure; mais il ne vole pas.

--Il ne vole pas? reprit un autre; non, c'est pigeon qui vole. Tout cela
entre dans une grande bourse commune, et tout se partage au bout de
l'an. Mais voilà ce petit Sorel; allons-nous-en.

Julien rentra de très mauvaise humeur; il trouva Mme de Rênal fort
triste.

--Vous venez de l'adjudication? lui dit-elle.

--Oui, madame, où j'ai eu l'honneur de passer pour l'espion de M. le
maire.

--S'il m'avait cru, il eût fait un voyage.

A ce moment, M. de Rênal parut; if était fort sombre. Le dîner se passa
sans mot dire. M. de Rênal ordonna à Julien de suivre les enfants à
Vergy; le voyage fut triste. Mme de Rênal consolait son mari:

--Vous devriez y être accoutumé, mon ami.

Le soir, on était assis en silence, autour du foyer domestique; le bruit
du hêtre enflammé était la seule distraction. C'était un des moments de
tristesse qui se rencontrent dans les familles les plus unies. Un des
enfants s'écria joyeusement:

--On sonne! on sonne!

--Morbleu! si c'est M. de Saint-Giraud qui vient me relancer sous
prétexte de remerciement, s'écria le maire, je lui dirai son fait, c'est
trop fort. C'est au Valenod qu'il en aura l'obligation, et c'est moi qui
suis compromis. Que dire, si ces maudits journaux jacobins vont
s'emparer de cette anecdote, et faire de moi un M. Nonante-cinq?

Un fort bel homme, aux gros favoris noirs, entrait en ce moment à la
suite du domestique.

--Monsieur le maire, je suis _il signor_ Geronimo. Voici une lettre que
M. le chevalier de Beauvaisis, attaché à l'ambassade de Naples, m'a
remise pour vous à mon départ; il n'y a que neuf jours, ajouta le
_signor_ Geronimo, d'un air gai, en regardant Mme de Rênal. Le _signor_
de Beauvaisis, votre cousin, et mon bon ami, madame, dit que vous savez
l'italien.

La bonne humeur du Napolitain changea cette triste soirée en une soirée
fort gaie. Mme de Rênal voulut absolument lui donner à souper. Elle mit
toute sa maison en mouvement; elle voulait à tout prix distraire Julien
de la qualification d'espion que, deux fois dans cette journée, il avait
entendu retentir à son oreille. Le _signor_ Geronimo était un chanteur
célèbre, homme de bonne compagnie, et cependant fort gai, qualités qui,
en France, ne sont guère plus compatibles. Il chanta après souper un
petit duettino avec Mme de Rênal. Il fit des contes charmants. A une
heure du matin, les enfants se récrièrent, quand Julien leur proposa
d'aller se coucher.

--Encore cette histoire, dit l'aîné.

--C'est la mienne, _Signorino_, reprit _il signor_ Geronimo. Il y a huit
ans, j'étais comme vous un jeune élève du conservatoire de Naples,
j'entends j'avais votre âge; mais je n'avais pas l'honneur d'être le
fils de l'illustre maire de la jolie ville de Verrières.

Ce mot fit soupirer M. de Rênal, il regarda sa femme.

Le _signor_ Zingarelli, continua le jeune chanteur, outrant un peu son
accent qui faisait pouffer de rire les enfants, le _signor_ Zingarelli
était un maître excessivement sévère. Il n'est pas aimé au
conservatoire; mais il veut qu'on agisse toujours comme si on l'aimait.
Je sortais le plus souvent que je pouvais; j'allais au petit théâtre de
San Carlino, où j'entendais une musique des dieux: mais, ô ciel! comment
faire pour réunir les huit sous que coûte l'entrée du parterre? Somme
énorme, dit-il en regardant les enfants, et les enfants de rire. Le
_signor_ Giovannone, directeur de San Carlino, m'entendit chanter.
J'avais seize ans: a Cet enfant il est un trésor, dit-il.

--Veux-tu que je t'engage, mon cher ami? vint-il me dire.

--Et combien me donnerez-vous?

--Quarante ducats par mois.

Messieurs, c'est cent soixante francs. Je crus voir les cieux ouverts.

--Mais comment, dis-je à Giovannone, obtenir que le sévère Zingarelli me
laisse sortir?

--_Lascia fare a me._

--Laissez faire à moi! s'écria l'aîné des enfants.

--Justement, mon jeune seigneur. Le _signor_ Giovannone il me dit: Caro,
d'abord un petit bout d'engagement. Je signe: il me donne trois ducats.
Jamais je n'avais vu tant d'argent. Ensuite il me dit ce que je dois
faire.

Le lendemain, je demande une audience au terrible _signor_ Zingarelli.
Son vieux valet de chambre me fait entrer.

--Que me veux-tu, mauvais sujet? dit Zingarelli.

--Maestro, lui fis-je, je me repens de mes fautes; jamais je ne sortirai
du conservatoire en passant par-dessus la grille de fer. Je vais
redoubler d'application.

--Si je ne craignais pas de gâter la plus belle voix de basse que j'aie
jamais entendue, je te mettrais en prison au pain et à l'eau pour quinze
jours, polisson.

--Maestro, repris-je, je vais être le modèle de toute l'école, _credete
a me_. Mais je vous demande une grâce; si quelqu'un vient me demander
pour chanter dehors, refusez-moi. De grâce, dites que vous ne pouvez
pas.

--Et qui diable veux-tu qui demande un mauvais garnement tel que toi?
Est-ce que je permettrai jamais que tu quittes le conservatoire? Est-ce
que tu veux te moquer de moi? Décampe, décampe, dit-il, en cherchant à
me donner un coup de pied au c..., ou gare le pain sec et la prison.

Une heure après, le _signor_ Giovannone arrive chez le directeur:

--Je viens vous demander de faire ma fortune, lui dit-il, accordez-moi
Geronimo. Qu'il chante à mon théâtre, et cet hiver je marie ma fille.

--Que veux-tu faire de ce mauvais sujet? lui dit Zingarelli. Je ne veux
pas; tu ne l'auras pas; et d'ailleurs, quand j'y consentirais, jamais il
ne voudra quitter le conservatoire, il vient de me le jurer.

--Si ce n'est que de sa volonté qu'il s'agit, dit gravement Giovannone,
en tirant de sa poche mon engagement, carta canta! voici sa signature.

Aussitôt Zingarelli, furieux, se pend à sa sonnette:

--Qu'on chasse Geronimo du conservatoire, cria-t-il bouillant de colère.

On me chassa donc, moi riant aux éclats. Le même soir, je chantai l'air
_del Moltiplico_. Polichinelle veut se marier et compte, sur ses doigts,
les objets dont il aura besoin dans son ménage, et il s'embrouille à
chaque instant dans ce calcul.

--Ah! veuillez, Monsieur, nous chanter cet air, dit Mme de Rênal.

Geronimo chanta, et tout le monde pleurait à force de rire. _Il signor_
Geronimo n'alla se coucher qu'à deux heures du matin, laissant cette
famille enchantée de ses bonnes manières, de sa complaisance et de sa
gaieté.

Le lendemain, M. et Mme de Rênal lui remirent les lettres dont il avait
besoin à la cour de France.

Ainsi, partout de la fausseté, dit Julien. Voilà _il signor_ Geronimo
qui va à Londres avec soixante mille francs d'appointements. Sans le
savoir-faire du directeur de San Carlino, sa voix divine n'eût peut-être
été connue et admirée que dix ans plus tard... Ma foi, j'aimerais mieux
être un Geronimo qu'un Rênal. Il n'est pas si honoré dans la société,
mais il n'a pas le chagrin de faire des adjudications comme celle
d'aujourd'hui, et sa vie est gaie.

Une chose étonnait Julien: les semaines solitaires passées à Verrières,
dans la maison de M. de Rênal avaient été pour lui une époque de
bonheur. Il n'avait rencontré le dégoût et les tristes pensées qu'aux
dîners qu'on lui avait donnés dans cette maison solitaire, ne pouvait-il
pas lire, écrire, réfléchir, sans être troublé? A chaque instant, il
n'était pas tiré de ses rêveries brillantes par la cruelle nécessité
d'étudier les mouvements d'une âme basse, et encore afin de la tromper
par des démarches ou des mots hypocrites.

Le bonheur serait-il si près de moi?... La dépense d'une telle vie est
peu de chose, je puis à mon choix épouser Mlle Élisa, ou me faire
l'associé de Fouqué... Mais le voyageur qui vient de gravir une montagne
rapide s'assied au sommet, et trouve un plaisir parfait à se reposer.
Serait-il heureux, si on le forçait à se reposer toujours?

L'esprit de Mme de Rênal était arrivé à des pensées fatales. Malgré ses
résolutions, elle avait avoué à Julien toute l'affaire de
l'adjudication. Il me fera donc oublier tous mes serments, pensait-elle!

Elle eût sacrifié sa vie sans hésiter pour sauver celle de son mari, si
elle l'eût vu en péril. C'était une de ces âmes nobles et romanesques,
pour qui apercevoir la possibilité d'une action généreuse, et ne pas la
faire, est la source d'un remords presque égal à celui du crime commis.
Toutefois il y avait des jours funestes où elle ne pouvait chasser
l'image de l'excès de bonheur qu'elle goûterait, si, devenant veuve tout
à coup, elle pouvait épouser Julien.

Il aimait ses fils beaucoup plus que leur père; malgré sa justice
sévère, il en était adoré. Elle sentait bien qu'épousant Julien, il
fallait quitter ce Vergy dont les ombrages lui étaient si chers. Elle se
voyait vivant à Paris, continuant à donner à ses fils cette éducation
qui faisait l'admiration de tout le monde. Ses enfants, elle, Julien,
tous étaient parfaitement heureux.

Étrange effet du mariage, tel que l'a fait le XIXe siècle! L'ennui de la
vie matrimoniale fait périr l'amour sûrement, quand l'amour a précédé le
mariage. Et cependant, dirait un philosophe, il amène bientôt chez les
gens assez riches pour ne pas travailler, l'ennui profond de toutes les
jouissances tranquilles. Et ce n'est que les âmes sèches, parmi les
femmes, qu'il ne prédispose pas à l'amour.

La réflexion du philosophe me fait excuser Mme de Rênal mais on ne
l'excusait pas à Verrières, et toute la ville, sans qu'elle s'en doutât,
n'était occupée que du scandale de ses amours. A cause de cette grande
affaire, cet automne-là on s'y ennuya moins que de coutume.

L'automne, une partie de l'hiver passèrent bien vite. Il fallut quitter
les bois de Vergy. La bonne compagnie de Verrières commençait à
s'indigner de ce que ses anathèmes faisaient si peu d'impression sur M.
de Rênal. En moins de huit jours, des personnes graves qui se
dédommagent de leur sérieux habituel par le plaisir de remplir ces
sortes de missions, lui donnèrent les soupçons les plus cruels, mais en
se servant des termes les plus mesurés.

M. Valenod qui jouait serré avait placé Élisa dans une famille noble et
fort considérée où il y avait cinq femmes. Élisa craignant, disait-elle
de ne pas trouver de place pendant l'hiver, n'avait demandé à cette
famille que les deux tiers à peu près de ce qu'elle recevait chez M. le
maire. D'elle-même, cette fille avait eu l'excellente idée d'aller se
confesser à l'ancien curé Chélan et en même temps au nouveau, afin de
leur raconter à tous les deux le détail des amours de Julien.

Le lendemain de son arrivée, dès six heures du matin l'abbé Chélan fit
appeler Julien:

--Je ne vous demande rien, lui dit-il, je vous prie et au besoin je vous
ordonne de ne me rien dire, j'exige que sous trois jours vous partiez
pour le séminaire de Besançon ou pour la demeure de votre ami Fouqué qui
est toujours disposé à vous faire un sort magnifique. J'ai tout prévu,
tout arrangé, mais il faut partir et ne pas revenir d'un an à Verrières.

Julien ne répondit point; il examinait si son honneur devait s'estimer
offensé des soins que M. Chélan, qui après tout n'était pas son père,
avait pris pour lui.

--Demain à pareille heure, j'aurai l'honneur de vous revoir, dit-il
enfin au curé.

M. Chélan, qui comptait l'emporter de haute lutte sur un si jeune homme,
parla beaucoup. Enveloppé dans l'attitude et la physionomie la plus
humble, Julien n'ouvrit pas la bouche.

Il sortit enfin, et courut prévenir Mme de Rênal, qu'il trouva au
désespoir. Son mari venait de lui parler avec une certaine franchise. La
faiblesse naturelle de son caractère s'appuyant sur la perspective de
l'héritage de Besançon, l'avait décidé à la considérer comme
parfaitement innocente. Il venait de lui avouer l'étrange état dans
lequel il trouvait l'opinion publique de Verrières. Le public avait
tort, il était égaré par des envieux, mais enfin que faire?

Mme de Rênal eut un instant l'illusion que Julien pourrait accepter les
offres de M. Valenod, et rester à Verrières. Mais ce n'était plus cette
femme simple et timide de l'année précédente; sa fatale passion, ses
remords l'avaient éclairée. Elle eut bientôt la douleur de se prouver à
elle-même, tout en écoutant son mari, qu'une séparation au moins
momentanée était devenue indispensable. Loin de moi Julien va retomber
dans ses projets d'ambition si naturels quand on n'a rien. Et moi grand
Dieu! je suis si riche! et si inutilement pour mon bonheur! Il
m'oubliera. Aimable comme il est, il sera aimé, il aimera. Ah!
malheureuse... De quoi puis-je me plaindre? Le ciel est juste, je n'ai
pas eu le mérite de faire cesser le crime, il m'ôte le jugement. Il ne
tenait qu'à moi de gagner Élisa à force d'argent, rien ne m'était plus
facile. Je n'ai pas pris la peine de réfléchir un moment, les folles
imaginations de l'amour absorbaient tout mon temps. Je péris.

Julien fut frappé d'une chose: en apprenant la terrible nouvelle du
départ à Mme de Rênal, il ne trouva aucune objection égoïste. Elle
faisait évidemment des efforts pour ne pas pleurer.

--Nous avons besoin de fermeté, mon ami.

Elle coupa une mèche de ses cheveux.

--Je ne sais pas ce que je ferai, lui dit-elle mais si je meurs,
promets-moi de ne jamais oublier mes enfants. De loin ou de près, tâche
d'en faire d'honnêtes gens. S'il y a une nouvelle révolution, tous les
nobles seront égorgés, leur père s'émigrera peut-être à cause de ce
paysan tué sur un toit. Veille sur la famille... Donne-moi ta main.
Adieu, mon ami! Ce sont ici les derniers moments. Ce grand sacrifice
fait, j'espère qu'en public j'aurai le courage de penser à ma
réputation.

Julien s'attendait à du désespoir. La simplicité de ces adieux le
toucha.

--Non, je ne reçois pas ainsi vos adieux. Je partirai; ils le veulent;
vous le voulez vous-même. Mais, trois jours après mon départ, je
reviendrai vous voir de nuit.

L'existence de Mme de Rênal fut changée. Julien l'aimait donc bien,
puisque de lui-même il avait trouvé l'idée de la revoir! Son affreuse
douleur se changea en un des plus vifs mouvements de joie qu'elle eût
éprouvés de sa vie. Tout lui devint facile. La certitude de revoir son
ami était à ces derniers moments tout ce qu'ils avaient de déchirant.
Dès cet instant, la conduite, comme la physionomie de Mme de Rênal fut
noble, ferme et parfaitement convenable.

M. de Rênal rentra bientôt; il était hors de lui. Il parla enfin à sa
femme de la lettre anonyme reçue deux mois auparavant.

--Je veux la porter au Casino, montrer à tous qu'elle est de cet infâme
Valenod, que j'ai pris à la besace, pour en faire un des plus riches
bourgeois de Verrières. Je lui en ferai honte publiquement, et puis me
battrai avec lui. Ceci est trop fort.

Je pourrais être veuve, grand Dieu! pensa Mme de Rênal. Mais presque au
même instant, elle se dit: Si je n'empêche pas ce duel, comme
certainement je le puis, je serai la meurtrière de mon mari.

Jamais elle n'avait ménagé sa vanité avec autant d'adresse. En moins de
deux heures elle lui fit voir, et toujours par des raisons trouvées par
lui, qu'il fallait marquer plus d'amitié que jamais à M. Valenod, et
même reprendre Élisa dans la maison. Mme de Rênal eut besoin de courage
pour se décider à revoir cette fille cause de tous ses malheurs. Mais
cette idée venait de Julien.

Enfin, après avoir été mis trois ou quatre fois sur la voie. M. de Rênal
arriva tout seul à l'idée financièrement bien pénible, que ce qu'il y
aurait de plus désagréable pour lui, ce serait que Julien au milieu de
l'effervescence et des propos de tout Verrières, y restât comme
précepteur des enfants de M. Valenod. L'intérêt évident de Julien était
d'accepter les offres du directeur du dépôt de mendicité. Il importait
au contraire à la gloire de M. de Rênal, que Julien quittât Verrières
pour entrer au séminaire de Besançon ou à celui de Dijon. Mais comment
l'y décider, et ensuite comment y vivrait-il?

M. de Rênal voyant l'imminence du sacrifice d'argent, était plus au
désespoir que sa femme. Pour elle, après cet entretien, elle était dans
la position d'un homme de coeur qui, las de la vie, a pris une dose de
stramonium; il n'agit plus que par ressort, pour ainsi dire, et ne porte
plus d'intérêt à rien. Ainsi il arriva à Louis XIV mourant, de dire:
_Quand j'étais roi._ Parole admirable!

Le lendemain, dès le grand matin, M. de Rênal reçut une lettre anonyme.
Celle-ci était du style le plus insultant. Les mots les plus grossiers
applicables à sa position s'y voyaient à chaque ligne. C'était l'ouvrage
de quelque envieux subalterne. Cette lettre le ramena à la pensée de se
battre avec M. Valenod. Bientôt son courage alla jusqu'aux idées
d'exécution immédiate. Il sortit seul, et alla chez l'armurier prendre
des pistolets qu'il fit charger.

Au fait, se disait-il, l'administration sévère de l'empereur Napoléon
reviendrait au monde, que moi je n'ai pas un sou de friponneries à me
reprocher. J'ai tout au plus fermé les yeux; mais j'ai de bonnes lettres
dans mon bureau qui m'y autorisent.

Mme de Rênal fut effrayée de la colère froide de son mari, elle lui
rappelait la fatale idée de veuvage qu'elle avait tant de peine à
repousser. Elle s'enferma avec lui. Pendant plusieurs heures elle lui
parla en vain, la nouvelle lettre anonyme le décidait. Enfin elle
parvint à transformer le courage de donner un soufflet à M. Valenod en
celui d'offrir six cents francs à Julien, pour une année de sa pension
dans un séminaire. M. de Rênal maudissant mille fois le jour où il avait
eu la fatale idée de prendre un précepteur chez lui, oublia la lettre
anonyme.

Il se consola un peu par une idée, qu'il ne dit pas à sa femme: avec de
l'adresse et en se prévalant des idées romanesques du jeune homme, il
espérait l'engager, pour une somme moindre, à refuser les offres de M.
Valenod.

Mme de Rênal eut bien plus de peine à prouver à Julien que, faisant aux
convenances de son mari le sacrifice d'une place de huit cents francs
que lui offrait publiquement le directeur du dépôt, il pouvait sans
honte accepter un dédommagement.

--Mais, disait toujours Julien, jamais je n'ai eu, même pour un instant,
le projet d'accepter ces offres. Vous m'avez trop accoutumé à la vie
élégante, la grossièreté de ces gens-là me tuerait.

La cruelle nécessité, avec sa main de fer, plia la volonté de Julien.
Son orgueil lui offrait l'illusion de n'accepter que comme un prêt la
somme offerte par le maire de Verrières, et de lui en faire un billet
portant remboursement dans cinq ans avec intérêts.

Mme de Rênal avait toujours quelques milliers de francs cachés dans la
petite grotte de la montagne.

Elle les lui offrit en tremblant, et sentant trop qu'elle serait refusée
avec colère.

--Voulez-vous, lui dit Julien, rendre le souvenir de nos amours
abominable?

Enfin Julien quitta Verrières. M. de Rênal fut bien heureux au moment
fatal d'accepter de l'argent de lui, ce sacrifice se trouva trop fort
pour Julien. Il refusa net. M. de Rênal lui sauta au cou les larmes aux
yeux. Julien lui ayant demandé un certificat de bonne conduite, il ne
trouva pas dans son enthousiasme de termes assez magnifiques pour
exalter sa conduite. Notre héros avait cinq louis d'économies et
comptait demander une pareille somme à Fouqué.

Il était fort ému. Mais à une lieue de Verrières, où il laissait tant
d'amour, il ne songea plus qu'au bonheur de voir une capitale, une
grande ville de guerre comme Besançon.

Pendant cette courte absence de trois jours, Mme de Rênal fut trompée
par une des plus cruelles déceptions de l'amour. Sa vie était passable,
il y avait entre elle et l'extrême malheur cette dernière entrevue
qu'elle devait avoir avec Julien. Elle comptait les heures, les minutes
qui l'en séparaient. Enfin, pendant la nuit du troisième jour, elle
entendit de loin le signal convenu. Après avoir traversé mille dangers,
Julien parut devant elle.

De ce moment, elle n'eut plus qu'une pensée: c'est pour la dernière fois
que je le vois. Loin de répondre aux empressements de son ami, elle fut
comme un cadavre à peine animé. Si elle se forçait à lui dire qu'elle
l'aimait, c'était d'un air gauche qui prouvait presque le contraire.
Rien ne put la distraire de l'idée cruelle de séparation éternelle. Le
méfiant Julien crut un instant être déjà oublié. Ses mots piqués dans ce
sens ne furent accueillis que par de grosses larmes coulant en silence,
et des serrements de mains presque convulsifs.

--Mais, grand Dieu! comment voulez-vous que je vous croie, répondait
Julien aux froides protestations de son amie, vous montreriez cent fois
plus d'amitié sincère à Mme Derville, à une simple connaissance.

Mme de Rênal, pétrifiée, ne savait que répondre.

--Il est impossible d'être plus malheureuse... j'espère que je vais
mourir... je sens mon coeur se glacer...

Telles furent les réponses les plus longues qu'il put en obtenir.

Quand l'approche du jour vint rendre le départ nécessaire les larmes de
Mme de Rênal cessèrent tout à fait. Elle le vit attacher une corde nouée
à la fenêtre sans mot dire, sans lui rendre ses baisers. En vain Julien
lui disait:

--Nous voici arrivés à l'état que vous avez tant souhaité. Désormais
vous vivrez sans remords. A la moindre indisposition de vos enfants,
vous ne les verrez plus dans la tombe.

--Je suis fâchée que vous ne puissiez pas embrasser Stanislas, lui
dit-elle froidement.

Julien finit par être profondément frappé des embrassements sans chaleur
de ce cadavre vivant; il ne put penser à autre chose pendant plusieurs
lieues. Son âme était navrée, et avant de passer la montagne, tant qu'il
put voir le clocher de l'église de Verrières, souvent il se retourna.




CHAPITRE XXIV

UNE CAPITALE

    Que de bruit, que de gens affairés! que d'idées pour l'avenir dans une
    tête de vingt ans! quelle distraction pour l'amour!

    BARNAVE.


Enfin il aperçut, sur une montagne lointaine, des murs noirs; c'était la
citadelle de Besançon. Quelle différence pour moi, dit-il en soupirant,
si j'arrivais dans cette noble ville de guerre, pour être
sous-lieutenant dans un des régiments chargés de la défendre!

Besançon n'est pas seulement une des plus jolies villes de France, elle
abonde en gens de coeur et d'esprit. Mais Julien n'était qu'un petit
paysan et n'eut aucun moyen d'approcher les hommes distingués.

Il avait pris chez Fouqué un habit bourgeois, et c'est dans ce costume
qu'il passa les ponts-levis. Plein de l'histoire du siège de 1674, il
voulut voir, avant de s'enfermer au séminaire, les remparts et la
citadelle. Deux ou trois fois, il fut sur le point de se faire arrêter
par les sentinelles il pénétrait dans des endroits que le génie
militaire interdit au public, afin de vendre pour douze ou quinze francs
de foin tous les ans.

La hauteur des murs, la profondeur des fossés, l'air terrible des canons
l'avaient occupé pendant plusieurs heures, lorsqu'il passa devant le
grand café sur le boulevard. Il resta immobile d'admiration; il avait
beau lire le mot café, écrit en gros caractères au-dessus des deux
immenses portes, il ne pouvait en croire ses yeux. Il fit effort sur sa
timidité; il osa entrer, et se trouva dans une salle longue de trente ou
quarante pas, et dont le plafond est élevé de vingt pieds au moins. Ce
jour-là, tout était enchantement pour lui.

Deux parties de billard étaient en train. Les garçons criaient les
points, les joueurs couraient autour des billards encombrés de
spectateurs. Des flots de fumée de tabac, s'élançant de la bouche de
tous, les enveloppaient d'un nuage bleu. La haute stature de ces hommes,
leurs épaules arrondies, leur démarche lourde, leurs énormes favoris,
les longues redingotes qui les couvraient, tout attirait l'attention de
Julien. Ces nobles enfants de l'antique Bisontium ne parlaient qu'en
criant, ils se donnaient les airs de guerriers terribles. Julien
admirait immobile; il songeait à l'immensité et à la magnificence d'une
grande capitale telle que Besançon. Il ne se sentait nullement le
courage de demander une tasse de café à un de ces messieurs au regard
hautain, qui criaient les points du billard.

Mais la demoiselle du comptoir avait remarqué la charmante figure de ce
jeune bourgeois de campagne, qui, arrêté à trois pas du poêle, et son
petit paquet sous le bras, considérait le buste du roi, en beau plâtre
blanc. Cette demoiselle, grande Franc-comtoise, fort bien faite, et mise
comme il le faut pour faire valoir un café, avait déjà dit deux fois,
d'une petite voix qui cherchait à n'être entendue que de Julien:

--Monsieur! monsieur!

Julien rencontra de grands yeux bleus fort tendres, et vit que c'était à
lui qu'on parlait.

Il s'approcha vivement du comptoir et de la jolie fille, comme il eût
marché à l'ennemi. Dans ce grand mouvement, son paquet tomba.

Quelle pitié notre provincial ne va-t-il pas inspirer aux jeunes lycéens
de Paris qui, à quinze ans savent déjà entrer dans un café d'un air si
distingué? Mais ces enfants, si bien stylés à quinze ans, à dix-huit
tournent au commun. La timidité passionnée que l'on rencontre en
province se surmonte quelquefois, et alors elle enseigne à vouloir. En
s'approchant de cette jeune fille si belle, qui daignait lui adresser la
parole, il faut que je lui dise la vérité, pensa Julien, qui devenait
courageux à force de timidité vaincue.

--Madame, je viens pour la première fois de ma vie à Besançon; je
voudrais bien avoir, en payant, un pain et une tasse de café.

La demoiselle sourit un peu et puis rougit; elle craignait, pour ce joli
jeune homme, l'attention ironique et les plaisanteries des joueurs de
billard. Il serait effrayé et ne reparaîtrait plus.

--Placez-vous ici près de moi, dit-elle en lui montrant une table de
marbre, presque tout à fait cachée par l'énorme comptoir d'acajou qui
s'avance dans la salle.

La demoiselle se pencha en dehors du comptoir, ce qui lui donna
l'occasion de déployer une taille superbe. Julien la remarqua, toutes
ses idées changèrent. La belle demoiselle venait de placer devant lui
une tasse, du sucre et un petit pain. Elle hésitait à appeler un garçon
pour avoir du café, comprenant bien qu'à l'arrivée de ce garçon, son
tête-à-tête avec Julien allait finir.

Julien, pensif, comparait cette beauté blonde et gaie à certains
souvenirs qui l'agitaient souvent. L'idée de la passion dont il avait
été l'objet lui ôta presque toute sa timidité. La belle demoiselle
n'avait qu'un instant; elle lut dans les regards de Julien.

--Cette fumée de pipe vous fait tousser, venez déjeuner demain avant
huit heures du matin; alors, je suis presque seule.

--Quel est votre nom? dit Julien, avec le sourire caressant de la
timidité heureuse.

--Amanda Binet.

--Permettez-vous que je vous envoie, dans une heure, un petit paquet
gros comme celui-ci?

La belle Amanda réfléchit un peu.

--Je suis surveillée: ce que vous me demandez peut me compromettre;
cependant je m'en vais écrire mon adresse sur une carte, que vous
placerez sur votre paquet. Envoyez-le-moi hardiment.

--Je m'appelle Julien Sorel, dit le jeune homme; je n'ai ni parents, ni
connaissance à Besançon.

--Ah! je comprends, dit-elle avec joie, vous venez pour l'école de
droit?

--Hélas! non, répondit Julien; on m'envoie au séminaire.

Le découragement le plus complet éteignit les traits d'Amanda; elle
appela un garçon: elle avait du courage maintenant. Le garçon versa du
café à Julien, sans le regarder.

Amanda recevait de l'argent au comptoir; Julien était fier d'avoir osé
parler: on se disputa à l'un des billards. Les cris et les démentis des
joueurs, retentissant dans cette salle immense, faisaient un tapage qui
étonnait Julien. Amanda était rêveuse et baissait les yeux.

--Si vous voulez mademoiselle, lui dit-il tout à coup avec assurance, je
dirai que je suis votre cousin?

Ce petit air d'autorité plut à Amanda. Ce n'est pas un jeune homme de
rien, pensa-t-elle. Elle lui dit fort vite, sans le regarder, car son
oeil était occupé à voir si quelqu'un s'approchait du comptoir:

--Moi je suis de Genlis, près de Dijon; dites que vous êtes aussi de
Genlis, et cousin de ma mère.

--Je n'y manquerai pas.

--Tous les jeudis à cinq heures en été, MM. les séminaristes passent ici
devant le café.

--Si vous pensez à moi, quand je passerai, ayez un bouquet de violettes
à la main.

Amanda le regarda d'un air étonné; ce regard changea le courage de
Julien en témérité; cependant il rougit beaucoup en lui disant:

--Je sens que je vous aime de l'amour le plus violent.

--Parlez donc plus bas, lui dit-elle d'un air effrayé. Julien songeait à
se rappeler les phrases d'un volume dépareillé de la _Nouvelle Héloïse_,
qu'il avait trouvé à Vergy. Sa mémoire le servit bien; depuis dix
minutes, il récitait la _Nouvelle Héloïse_ à Mlle Amanda, ravie, il
était heureux de sa bravoure, quand tout à coup la belle Franc-comtoise
prit un air glacial. Un de ses amants paraissait à la porte du café.

Il s'approcha du comptoir, en sifflant et marchant des épaules; il
regarda Julien. A l'instant, l'imagination de celui-ci, toujours dans
les extrêmes, ne fut remplie que d'idées de duel. Il pâlit beaucoup,
éloigna sa tasse, prit une mine assurée, et regarda son rival fort
attentivement. Comme ce rival baissait la tête en se versant
familièrement un verre d'eau-de-vie sur le comptoir, d'un regard Amanda
ordonna à Julien de baisser les yeux. Il obéit, et, pendant deux
minutes, se tint immobile à sa place pâle résolu et ne songeant qu'à ce
qui allait arriver; il était vraiment bien en cet instant. Le rival
avait été étonné des yeux de Julien, son verre d'eau-de-vie avalé d'un
trait il dit un mot à Amanda, plaça ses deux mains dans les poches
latérales de sa grosse redingote, et s'approcha d'un billard en
soufflant et regardant Julien. Celui-ci se leva transporté de colères;
mais il ne savait comment s'y prendre pour être insolent. Il posa son
petit paquet, et, de l'air le plus dandinant qu'il put, marcha vers le
billard.

En vain la prudence lui disait: Mais avec un duel dès l'arrivée à
Besançon, la carrière ecclésiastique est perdue.

Qu'importe, il ne sera pas dit que je manque un insolent.

Amanda vit son courage, il faisait un joli contraste avec la naïveté de
ses manières; en un instant, elle le préféra au grand jeune homme en
redingote. Elle se leva, et, tout en avant l'air de suivre de l'oeil
quelqu'un qui passait dans la rue, elle vint se placer rapidement entre
lui et le billard:

--Gardez-vous de regarder de travers ce monsieur, c'est mon beau-frère.

--Que m'importe? il m'a regardé.

--Voulez-vous me rendre malheureuse? Sans doute il vous a regardé,
peut-être même il va venir vous parler. Je lui ai dit que vous êtes un
parent de ma mère, et que vous arrivez de Genlis. Lui est Franc-comtois
et n'a jamais dépassé Dole, sur la route de la Bourgogne; ainsi dites ce
que vous voudrez, ne craignez rien.

Julien hésitait encore, elle ajouta bien vite, son imagination de dame
de comptoir lui fournissant des mensonges en abondance:

--Sans doute il vous a regardé, mais c'est au moment où il me demandait
qui vous êtes; c'est un homme qui est manant avec tout le monde, il n'a
pas voulu vous insulter.

L'oeil de Julien suivait le prétendu beau-frère; il le vit acheter un
numéro à la poule que l'on jouait au plus éloigné des deux billards.
Julien entendit sa grosse voix qui criait, d'un ton menaçant: Je prends
à faire. Il passa vivement derrière Mlle Amanda, et fit un pas vers le
billard. Amanda le saisit par le bras:

--Venez me payer d'abord, lui dit-elle.

C'est juste, pensa Julien; elle a peur que je ne sorte sans payer.
Amanda était aussi agitée que lui et fort rouge; elle lui rendit de la
monnaie le plus lentement qu'elle put, tout en lui répétant à voix
basse:

--Sortez à l'instant du café, ou je ne vous aime plus; et cependant, je
vous aime bien.

Julien sortit en effet, mais lentement. N'est-il pas de mon devoir, se
répétait-il, d'aller regarder à mon tour en soufflant ce grossier
personnage? Cette incertitude le retint une heure sur le boulevard
devant le café; il regardait si son homme sortait. Il ne parut pas, et
Julien s'éloigna.

Il n'était à Besançon que depuis quelques heures, et déjà il avait
conquis un remords. Le vieux chirurgien-major lui avait donné autrefois,
malgré sa goutte, quelques leçons d'escrime, telle était toute la
science que Julien trouvait au service de sa colère. Mais cet embarras
n'eût rien été s'il eût su comment se fâcher autrement qu'en donnant un
soufflet, et si l'on en venait aux coups de poing, son rival, homme
énorme, l'eût battu et puis planté là.

Pour un pauvre diable comme moi, se dit Julien, sans protecteurs et sans
argent, il n'y aura pas grande différence entre un séminaire et une
prison; il faut que je dépose mes habits bourgeois dans quelque auberge,
où je reprendrai mon habit noir. Si jamais je parviens à sortir du
séminaire pour quelques heures, je pourrai fort bien avec mes habits
bourgeois revoir Mlle Amanda. Ce raisonnement était beau; mais Julien,
passant devant toutes les auberges, n'osait entrer dans aucune.

Enfin, comme il repassait devant l'hôtel des Ambassadeurs, ses yeux
inquiets rencontrèrent ceux d'une grosse femme, encore assez jeune,
haute en couleur, à l'air heureux et gai. Il s'approcha d'elle et lui
raconta son histoire.

--Certainement, mon joli petit abbé, lui dit l'hôtesse des Ambassadeurs,
je vous garderai vos habits bourgeois et même les ferai épousseter
souvent. De ce temps-ci, il ne fait pas bon laisser un habit de drap
sans le toucher. Elle prit une clef et le conduisit elle-même dans une
chambre, en lui recommandant d'écrire la note de ce qu'il laissait.

--Bon Dieu! que vous avez bonne mine comme ça, monsieur l'abbé Sorel,
lui dit la grosse femme, quand il descendit à la cuisine, je m'en vais
vous faire servir un bon dîner, et, ajouta-t-elle à voix basse, il ne
vous coûtera que vingt sols au lieu de cinquante que tout le monde paye;
car il faut bien ménager votre petit _boursicot_.

--J'ai dix louis, répliqua Julien, avec une certaine fierté.

--Ah! bon Dieu! répondit la bonne hôtesse alarmée, ne parlez pas si
haut; il y a bien des mauvais sujets dans Besançon. On vous volera cela
en moins de rien. Surtout n'entrez jamais dans les cafés, ils sont
remplis de mauvais sujets.

--Vraiment! dit Julien, à qui ce mot donnait à penser.

--Ne venez jamais que chez moi, je vous ferai faire du café.
Rappelez-vous que vous trouverez toujours ici une amie et un bon dîner à
vingt sols, c'est parler ça, j'espère. Allez vous mettre à table, je
vais vous servir moi-même.

--Je ne saurais manger, lui dit Julien, je suis trop ému, je vais entrer
au séminaire, en sortant de chez vous.

La bonne femme ne le laissa partir qu'après avoir empli ses poches de
provisions. Enfin Julien s'achemina vers le lieu terrible; l'hôtesse, de
dessus sa porte, lui en indiquait la route.




CHAPITRE XXV

LE SÉMINAIRE

    Trois cent trente-six dîners à 83 centimes trois cent
    trente-six soupers à 38 centimes; du chocolat à qui; de droit;
    combien y a-t-il à gagner sur la soumission?

    LE VALENOD de BESANÇON.


Il vit de loin la croix de fer doré sur la porte; il approcha lentement,
ses jambes semblaient se dérober sous lui. Voilà donc cet enfer sur la
terre, dont je ne pourrai sortir! Enfin il se décida à sonner. Le bruit
de la cloche retentit, comme dans un lieu solitaire. Au bout de dix
minutes un homme pâle, vêtu de noir, vint lui ouvrir. Julien le regarda
et aussitôt baissa les yeux. Il trouva à ce portier une physionomie
singulière. La pupille saillante et verte de ses yeux s'arrondissait
comme celle d'un chat; les contours immobiles de ses paupières
annonçaient l'impossibilité de toute sympathie, ses lèvres minces se
développaient en demi-cercle sur des dents qui avançaient. Cependant
cette physionomie ne montrait pas le crime mais plutôt cette
insensibilité parfaite qui inspire bien plus de terreur à la jeunesse.
Le seul sentiment que le regard rapide de Julien put deviner sur cette
longue figure dévote fut un mépris profond pour tout ce dont on voudrait
lui parler, et qui ne serait pas l'intérêt du ciel.

Julien releva les yeux avec effort, et d'une voix que le battement de
coeur rendait tremblante, il expliqua qu'il désirait parler à M. Pirard,
le directeur du séminaire. Sans dire une parole, l'homme noir lui fit
signe de le suivre. Ils montèrent deux étages par un large escalier à
rampe de bois, dont les marches déjetées penchaient tout à fait du côté
opposé au mur, et semblaient prêtes à tomber. Une petite porte,
surmontée d'une grande croix de cimetière en bois blanc peint en noir,
fut ouverte avec difficulté et le portier le fit entrer dans une chambre
sombre et basse, dont les murs blanchis à la chaux étaient garnis de
deux grands tableaux noircis par le temps. Là, Julien fut laissé seul il
était atterré, son coeur battait violemment, il eût été heureux d'oser
pleurer. Un silence de mort régnait dans toute la maison.

Au bout d'un quart d'heure, qui lui parut une journée, le portier à
figure sinistre reparut sur le pas d'une porte à l'autre extrémité de la
chambre, et, sans daigner parler lui fit signe d'avancer. Il entra dans
une pièce encore plus grande que la première et fort mal éclairée. Les
murs aussi étaient blanchis, mais il n'y avait pas de meubles. Seulement
dans un coin près de la porte, Julien vit en passant un lit de bois
blanc, deux chaises de paille, et un petit fauteuil en planches de sapin
sans coussin. A l'autre extrémité de la chambre, près d'une petite
fenêtre à vitres jaunies garnie de vases de fleurs tenus salement, il
aperçut un homme assis devant une table, et couvert d'une soutane
délabrée, il avait l'air en colère, et prenait l'un après l'autre une
foule de petits carrés de papier qu'il rangeait sur sa table, après y
avoir écrit quelques mots. Il ne s'apercevait pas de la présence de
Julien. Celui-ci était immobile debout vers le milieu de la chambre, là
où l'avait laissé le portier, qui était ressorti en fermant la porte.

Dix minutes se passèrent ainsi, l'homme mal vêtu écrivait toujours.
L'émotion et la terreur de Julien étaient telles qu'il lui semblait être
sur le point de tomber. Un philosophe eût dit, peut-être en se trompant:
C'est la violente impression du laid sur une âme faite pour aimer ce qui
est beau.

L'homme qui écrivait leva la tête, Julien ne s'en aperçut qu'au bout
d'un moment, et même, après l'avoir vu, il restait encore immobile,
comme frappé à mort par le regard terrible dont il était l'objet. Les
yeux troublés de Julien distinguaient à peine une figure longue et toute
couverte de taches rouges, excepté sur le front, qui laissait voir une
pâleur mortelle. Entre ces joues rouges et ce front blanc, brillaient
deux petits yeux noirs faits pour effrayer le plus brave. Le vaste
contour de ce front était marqué par des cheveux épais, plats et d'un
noir de jais.

--Voulez-vous approcher, oui ou non? dit enfin cet homme avec
impatience.

Julien s'avança d'un pas mal assuré, et enfin, prêt à tomber et pâle,
comme de sa vie il ne l'avait été, il s'arrêta à trois pas de la petite
table de bois blanc couverte de carrés de papier.

--Plus près, dit l'homme.

Julien s'avança encore en étendant la main, comme cherchant à s'appuyer
sur quelque chose.

--Votre nom?

--Julien Sorel.

--Vous avez bien tardé, lui dit-on, en attachant de nouveau sur lui un
oeil terrible.

Julien ne put supporter ce regard, étendant la main comme pour se
soutenir, il tomba tout de son long sur le plancher.

L'homme sonna. Julien n'avait perdu que l'usage des yeux et la force de
se mouvoir; il entendit des pas qui s'approchaient.

On le releva, on le plaça sur le petit fauteuil de bois blanc. Il
entendit l'homme terrible qui disait au portier:

--Il tombe du haut mal apparemment, il ne manquait plus que ça.

Quand Julien put ouvrir les yeux, l'homme à la figure rouge continuait à
écrire; le portier avait disparu. Il faut avoir du courage, se dit notre
héros, et surtout cacher ce que je sens: il éprouvait un violent mal de
coeur, s'il m'arrive un accident, Dieu sait ce qu'on pensera de moi.
Enfin l'homme cessa d'écrire, et regardant Julien de côté:

--Êtes-vous en état de me répondre.

--Oui, monsieur, dit Julien, d'une voix affaiblie.

--Ah! c'est heureux.

L'homme noir s'était levé à demi et cherchait avec impatience une lettre
dans le tiroir de sa table de sapin qui, s'ouvrit en criant. Il la
trouva, s'assit lentement, et regardant de nouveau Julien, d'un air à
lui arracher le peu de vie qui lui restait:

--Vous m'êtes recommandé par M. Chélan, c'était le meilleur curé du
diocèse, homme vertueux s'il en fut, et mon ami depuis trente ans.

--Ah! c'est à M. Pirard que j'ai l'honneur de parler, dit Julien d'une
voix mourante.

--Apparemment, répliqua le directeur du séminaire, en le regardant avec
humeur.

Il y eut un redoublement d'éclat dans ses petits yeux, suivi d'un
mouvement involontaire des muscles des coins de la bouche. C'était la
physionomie du tigre goûtant par avance le plaisir de dévorer sa proie.

--La lettre de Chélan est courte, dit-il, comme se parlant à lui-même.
_Intelligenti pauca_; par le temps qui court, on ne saurait écrire trop
peu. Il lut haut:

«Je vous adresse Julien Sorel de cette paroisse, que j'ai baptisé il y
aura bientôt vingt ans; fils d'un charpentier riche, mais qui ne lui
donne rien. Julien sera un ouvrier remarquable dans la vigne du
Seigneur. La mémoire, l'intelligence ne manquent point, il y a de la
réflexion. Sa vocation sera-t-elle durable? est-elle sincère?»

--_Sincère!_ répéta l'abbé Pirard, d'un air étonné, et en regardant
Julien; mais déjà le regard de l'abbé était moins dénué de toute
humanité; _sincère!_ répéta-t-il en baissant la voix et reprenant sa
lecture:

«Je vous demande pour Julien Sorel une bourse; il la méritera en
subissant les examens nécessaires. Je lui ai montré un peu de théologie,
de cette ancienne et bonne théologie des Bossuet, des Arnault, des
Fleury. Si ce sujet ne vous convient pas, renvoyez-le-moi; le directeur
du dépôt de mendicité, que vous connaissez bien, lui offre huit cents
francs pour être précepteur de ses enfants.--Mon intérieur est
tranquille, grâce à Dieu. Je m'accoutume au coup terrible. _Vale et me
ama_.»

L'abbé Picard, ralentissant la voix comme il lisait la signature,
prononça avec un soupir le mot _Chélan_.

--Il est tranquille dit-il, en effet sa vertu méritait cette récompense;
Dieu puisse-t-il me l'accorder, le cas échéant!

Il regarda le ciel et fit un signe de croix. A la vue de ce signe sacré,
Julien sentit diminuer l'horreur profonde qui, depuis son entrée dans
cette maison, l'avait glacé.

--J'ai ici trois cent vingt et un aspirants à l'état le plus saint, dit
enfin l'abbé Pirard, d'un ton de voix sévère, mais non méchant: sept ou
huit seulement me sont recommandés par des hommes tels que l'abbé
Chélan; ainsi parmi les trois cent vingt et un, vous allez être le
neuvième. Mais ma protection n'est ni faveur, ni faiblesse; elle est
redoublement de soins et de sévérité contré les vices. Allez fermer
cette porte à clef.

Julien fit un effort pour marcher et réussit à ne pas tomber. Il
remarqua qu'une petite fenêtre, voisine de la porte d'entrée, donnait
sur la campagne. Il regarda les arbres; cette vue lui fit du bien, comme
s'il eût aperçu d'anciens amis.

--_Loquerisne linguam latinam?_ (Parlez-vous latin?) lui dit l'abbé
Pirard, comme il revenait.

--_Ita, pater optime_ (Oui, mon excellent père), répondit Julien,
revenant un peu à lui. Certainement jamais homme au monde ne lui avait
paru moins excellent que M. Pirard, depuis une demi-heure.

L'entretien continua en latin. L'expression des yeux de l'abbé
s'adoucissait; Julien reprenait quelque sang-froid. Que je suis faible,
pensa-t-il, de m'en laisser imposer par ces apparences de vertu! cet
homme sera tout simplement un fripon comme M. Maslon; et Julien
s'applaudit d'avoir caché presque tout son argent dans ses bottes.

L'abbé Pirard examina Julien sur la théologie, il fut surpris de
l'étendue de son savoir. Son étonnement augmenta quand il l'interrogea
en particulier sur les saintes écritures. Mais quand il arriva aux
questions sur la doctrine des Pères, il s'aperçut que Julien ignorait
presque jusqu'aux noms de saint Jérôme, de saint Augustin, de saint
Bonaventure de saint Basile, etc., etc.

Au fait, pensa l'abbé Pirard, voilà bien cette tendance fatale au
protestantisme que j'ai toujours reprochée à Chélan. Une connaissance
approfondie et trop approfondie des saintes écritures.

(Julien venait de lui parler, sans être interrogé à ce sujet, du temps
véritable où avaient été écrits la Genèse, le Pentateuque, etc.)

A quoi mène ce raisonnement infini sur les saintes écritures, pensa
l'abbé Pirard, si ce n'est à l'examen personnel, c'est-à-dire au plus
affreux protestantisme? Et à côté de cette science imprudente, rien sur
les Pères qui puisse compenser cette tendance.

Mais l'étonnement du directeur du séminaire n'eut plus de bornes,
lorsqu'interrogeant Julien sur l'autorité du Pape, et s'attendant aux
maximes de l'ancienne église gallicane, le jeune homme lui récita tout
le livre de M. de Maistre.

Singulier homme que ce Chélan, pensa l'abbé Pirard; lui a-t-il montré ce
livre pour lui apprendre à s'en moquer?

Ce fut en vain qu'il interrogea Julien pour tâcher de deviner s'il
croyait sérieusement à la doctrine de M. de Maistre. Le jeune homme ne
répondait qu'avec sa mémoire. De ce moment, Julien fut réellement très
bien, il sentait qu'il était maître de soi. Après un examen fort long,
il lui sembla que la sévérité de M. Pirard envers lui n'était plus
qu'affectée. En effet, sans les principes de gravité austère que, depuis
quinze ans, il s'était imposés envers ses élèves en théologie, le
directeur du séminaire eût embrassé Julien au nom de la logique tant il
trouvait de clarté, de précision et de netteté dans ses réponses.

Voilà un esprit hardi et sain, se disait-il, mais corpus débile (le
corps est faible).

--Tombez-vous souvent ainsi? dit-il à Julien en français et lui montrant
du doigt le plancher.

--C'est la première fois de ma vie, la figure du portier m'avait glacé,
ajouta Julien en rougissant comme un enfant.

L'abbé Pirard sourit presque.

--Voilà l'effet des vaines pompes du monde, vous êtes accoutumé
apparemment à des visages riants, véritables théâtres de mensonge. La
vérité est austère, monsieur. Mais notre tâche ici-bas n'est-elle pas
austère aussi? Il faudra veiller à ce que votre conscience se tienne en
garde contre cette faiblesse: _Trop de sensibilité aux vaines grâces de
l'extérieur._

Si vous ne m'étiez pas recommandé, dit l'abbé Pirard, en reprenant la
langue latine avec un plaisir marqué, si vous ne m'étiez pas recommandé
par un homme tel que l'abbé Chélan, je vous parlerais le vain langage de
ce monde auquel il paraît que vous êtes trop accoutumé. La bourse
entière que vous sollicitez, vous dirais-je, est la chose du monde la
plus difficile à obtenir. Mais l'abbé Chélan a mérité bien peu, par
cinquante-six ans de travaux apostoliques, s'il ne peut disposer d'une
bourse au séminaire.

Après ces mots, l'abbé Pirard recommanda à Julien de n'entrer dans
aucune société ou congrégation secrète sans son consentement.

--Je vous en donne ma parole d'honneur, dit Julien avec l'épanouissement
de coeur d'un honnête homme.

Le directeur du séminaire sourit pour la première fois.

--Ce mot n'est point de mise ici, lui dit-il, il rappelle trop le vain
honneur des gens du monde qui les conduit à tant de fautes, et souvent à
des crimes. Vous me devez la sainte obéissance, en vertu du paragraphe
dix-sept de la bulle _Unam ecclesiam_ de saint Pie V. Je suis votre
supérieur ecclésiastique. Dans cette maison, entendre, mon très-cher
fils, c'est obéir. Combien avez-vous d'argent?

Nous y voici, se dit Julien; c'était pour cela qu'était le très-cher
fils.

--Trente-cinq francs, mon père.

--Écrivez soigneusement l'emploi de cet argent; vous aurez à m'en rendre
compte.

Cette pénible séance avait duré trois heures, Julien appela le portier.

--Allez installer Julien Sorel dans la cellule nº 103, dit l'abbé Pirard
à cet homme.

Par une grande distinction, il accordait à Julien un logement séparé.

--Portez-y sa malle, ajouta-t-il.

Julien baissa les yeux et vit sa malle précisément en face de lui; il la
regardait depuis trois heures, et ne l'avait pas reconnue.

En arrivant au nº 103 (c'était une petite chambrette de huit pieds en
carré, au dernier étage de la maison), Julien remarqua qu'elle donnait
sur les remparts, et par-delà on apercevait la jolie plaine que le Doubs
sépare de la ville.

Quelle vue charmante! s'écria Julien; en se parlant ainsi, il ne sentait
pas ce qu'exprimaient ces mots. Les sensations si violentes qu'il avait
éprouvées depuis le peu de temps qu'il était à Besançon, avaient
entièrement épuisé ses forces. Il s'assit près de la fenêtre sur
l'unique chaise de bois qui fût dans sa cellule, et tomba aussitôt dans
un profond sommeil. Il n'entendit point la cloche du souper, ni celle du
salut; on l'avait oublié.

Quand les premiers rayons du soleil le réveillèrent le lendemain matin,
il se trouva couché sur le plancher.




CHAPITRE XXVI

LE MONDE OU CE QUI MANQUE AU RICHE


    Je suis seul sur la terre, personne ne daigne penser à moi. Tous
    ceux que je vois faire fortune ont une effronterie et une dureté de
    coeur que je ne me sens point. Ils me haïssent à cause de ma bonté
    facile. Ah! bientôt je mourrai, soit de faim, soit du malheur de
    voir les hommes si durs.

    YOUNG.


Il se hâta de brosser son habit et de descendre, il était en retard. Un
sous-maître le gronda sévèrement, au lieu de chercher à se justifier,
Julien croisa les bras sur sa poitrine:

--_Peccavi, pater optime_ (j'ai pêché, j'avoue ma faute, ô mon père),
dit-il d'un air contrit.

Ce début eut un grand succès. Les gens adroits parmi les séminaristes
virent qu'ils avaient affaire à un homme qui n'en était pas aux éléments
du métier. L'heure de la récréation arriva, Julien se vit l'objet de la
curiosité générale. Mais on ne trouva chez lui que réserve et silence.
Suivant les maximes qu'il s'était faites, il considéra ses trois cent
vingt et un camarades comme des ennemis; le plus dangereux de tous, à
ses yeux, était l'abbé Pirard.

Peu de jours après Julien eut à choisir un confesseur, on lui présenta
une liste.

Eh! bon Dieu! pour qui me prend-on, se dit-il, croit-on que je ne
comprenne pas ce que parler veut dire? et il choisit l'abbé Pirard.

Sans qu'il s'en doutât, cette démarche était décisive. Un petit
séminariste tout jeune, natif de Verrières, et qui dès le premier jour,
s'était déclaré son ami, lui apprit que s'il eût choisi M. Castanède, le
sous-directeur du séminaire, il eût peut-être agi avec plus de prudence.

--L'abbé Castanède est l'ennemi de M. Pirard qu'on soupçonne de
jansénisme, ajouta le petit séminariste en se penchant vers son oreille.

Toutes les premières démarches de notre héros qui se croyait si prudent
furent, comme le choix d'un confesseur, des étourderies. Égaré par toute
la présomption d'un homme à imagination, il prenait ses intentions pour
des faits, et se croyait un hypocrite consommé. Sa folie allait jusqu'à
se reprocher ses succès dans cet art de la faiblesse.

Hélas! c'est ma seule arme! à une autre époque se disait-il, c'est par
des actions parlantes, en face de l'ennemi, que j'aurais gagné mon pain.

Julien, satisfait de sa conduite, regardait autour de lui; il trouvait
partout l'apparence de la vertu la plus pure.

Huit ou dix séminaristes vivaient en odeur de sainteté, et avaient des
visions comme sainte Thérèse et saint François, lorsqu'il reçut les
stigmates sur le mont _Vernia_ dans l'Apennin. Mais c'était un grand
secret, leurs amis le cachaient. Ces pauvres jeunes gens à visions
étaient presque toujours à l'infirmerie. Une centaine d'autres
réunissaient à une foi robuste une infatigable application. Ils
travaillaient au point de se rendre malades, mais sans apprendre
grand'chose. Deux ou trois se distinguaient par un talent réel et, entre
autres, un nommé Chazel; mais Julien se sentait de l'éloignement pour
eux et eux pour lui.

Le reste des trois cent vingt et un séminaristes ne se composait que
d'êtres grossiers qui n'étaient pas bien sûrs de comprendre les mots
latins qu'ils répétaient tout le long de la journée. Presque tous
étaient des fils de paysans, et ils aimaient mieux gagner leur pain en
récitant quelques mots latins qu'en piochant la terre. C'est d'après
cette observation que, dès les premiers jours, Julien se promit de
rapides succès. Dans tout service, il faut des gens intelligents, car
enfin, il y a un travail à faire, se disait-il. Sous Napoléon, j'eusse
été sergent; parmi ces futurs curés, je serai grand vicaire.

Tous ces pauvres diables, ajoutait-il, manoeuvriers dès l'enfance, ont
vécu jusqu'à leur arrivée ici de lait caillé et de pain noir. Dans leurs
chaumières, ils ne mangeaient de la viande que cinq ou six fois par an.
Semblables aux soldats romains qui trouvaient la guerre un temps de
repos, ces grossiers paysans sont enchantés des délices du séminaire.

Julien ne lisait jamais dans leur oeil morne que le besoin physique
satisfait après le dîner, et le plaisir physique attendu avant le repas.
Tels étaient les gens au milieu desquels il fallait se distinguer; mais
ce que Julien ne savait pas, ce qu'on se gardait de lui dire, c'est que,
être le premier dans les différents cours de dogme, d'histoire
ecclésiastique, etc., etc., que l'on suit au séminaire, n'était à leurs
yeux qu'un péché _splendide_. Depuis Voltaire, depuis le gouvernement
des deux chambres qui n'est au fond que _méfiance et examen personnel_,
et donne à l'esprit des peuples cette mauvaise habitude de se méfier,
l'Église de France semble avoir compris que les livres sont ses vrais
ennemis. C'est la soumission de coeur qui est tout à ses yeux. Réussir
dans les études même sacrées lui est suspect et à bon droit. Qui
empêchera l'homme supérieur de passer de l'autre côté, comme Sieyès ou
Grégoire! L'Église tremblante s'attache au pape comme à la seule chance
de salut. Le pape seul peut essayer de paralyser l'examen personnel, et,
par les pieuses pompes des cérémonies de sa cour, faire impression sur
l'esprit ennuyé et malade des gens du monde.

Julien, pénétrant à demi ces diverses vérités, que cependant toutes les
paroles prononcées dans un séminaire tendent à démentir, tombait dans
une mélancolie profonde. Il travaillait beaucoup, et réussissait
rapidement à apprendre des choses très utiles à un prêtre, très fausses
à ses yeux, et auxquelles il ne mettait aucun intérêt. Il croyait
n'avoir rien autre chose à faire.

Suis-je donc oublié de toute la terre? pensait-il. Il ne savait pas que
M. Pirard avait reçu et jeté au feu quelques lettres timbrées de Dijon,
et où, malgré les formes du style le plus convenable, perçait la passion
la plus vive. De grands remords semblaient combattre cet amour. Tant
mieux, pensait l'abbé Pirard, ce n'est pas du moins une femme impie que
ce jeune homme a aimée.

Un jour l'abbé Pirard ouvrit une lettre qui semblait à demi effacée par
les larmes, c'était un éternel adieu. Enfin, disait-on à Julien, le ciel
m'a fait la grâce de haïr, non l'auteur de ma faute, il sera toujours ce
que j'aurai de plus cher au monde, mais ma faute en elle-même. Le
sacrifice est fait, mon ami. Ce n'est pas sans larmes comme vous voyez.
Le salut des êtres auxquels je me dois et que vous avez tant aimés,
l'emporte. Un Dieu juste mais terrible ne pourra plus se venger sur eux
des crimes de leur mère. Adieu, Julien, soyez juste envers les hommes.

Cette fin de lettre était presque absolument illisible. On donnait une
adresse à Dijon, et cependant on espérait que jamais Julien ne
répondrait, ou que du moins il se servirait de paroles qu'une femme
revenue à la vertu pourrait entendre sans rougir.

La mélancolie de Julien, aidée par la médiocre nourriture que
fournissait au séminaire l'entrepreneur des dîners à 83 centimes,
commençait à influer sur sa santé lorsque un matin Fouqué parut tout à
coup dans sa chambre.

--Enfin j'ai pu entrer. Je suis venu cinq fois à Besançon, sans
reproche, pour te voir. Toujours visage de bois. J'ai aposté quelqu'un à
la porte du séminaire; pourquoi diable est-ce que tu ne sors jamais?

--C'est une épreuve que je me suis imposée.

--Je te trouve bien changé. Enfin je te revois. Deux beaux écus de cinq
francs viennent de m'apprendre que je n'étais qu'un sot de ne pas les
avoir offerts dès le premier voyage.

La conversation fut infinie entre les deux amis. Julien changea de
couleur, lorsque Fouqué lui dit:

--A propos, sais-tu? la mère de tes élèves est tombée dans la plus haute
dévotion.

Et il parlait de cet air dégagé qui fait une si singulière impression
sur l'âme passionnée de laquelle on bouleverse, sans s'en douter, les
plus chers intérêts.

--Oui, mon ami, dans la dévotion la plus exaltée. On dit qu'elle fait
des pèlerinages. Mais à la honte éternelle de l'abbé Maslon, qui a
espionné si longtemps ce pauvre M. Chélan, Mme de Rênal n'a pas voulu de
lui. Elle va se confesser à Dijon ou à Besançon.

--Elle vient à Besançon! dit Julien, le front couvert de rougeur.

--Assez souvent, répondit Fouqué, d'un air interrogatif.

--As-tu des _Constitutionnels_ sur toi?

--Que dis-tu? répliqua Fouqué.

--Je te demande si tu as des _Constitutionnels_, reprit Julien, du ton
de voix le plus tranquille. Ils se vendent trente sous le numéro ici.

--Quoi! même au séminaire, des libéraux! s'écria Fouqué. Pauvre France!
ajouta-t-il, en prenant la voix hypocrite et le ton doux de l'abbé
Maslon.

Cette visite eût fait une profonde impression sur notre héros, si, dès
le lendemain, un mot que lui adressa ce petit séminariste de Verrières,
qui lui semblait si enfant, ne lui eût fait faire une importante
découverte. Depuis qu'il était au séminaire, la conduite de Julien
n'avait été qu'une suite de fausses démarches. Il se moqua de lui-même
avec amertume.

A la vérité, les actions importantes de sa vie étaient savamment
conduites mais il ne soignait pas les détails, et les habiles au
séminaire ne regardent qu'aux détails. Aussi, passait-il déjà parmi ses
camarades pour un esprit fort. Il avait été trahi par une foule de
petites actions.

A leurs yeux, il était convaincu de ce vice énorme, _il pensait, il
jugeait par lui-même_, au lieu de suivre aveuglément _l'autorité_ et
l'exemple. L'abbé Pirard ne lui avait été d'aucun secours; il ne lui
avait pas adressé une seule fois la parole hors du tribunal de la
pénitence, où encore il écoutait plus qu'il ne parlait. Il en eût été
bien autrement s'il eût choisi l'abbé Castanède.

Du moment que Julien se fut aperçu de sa folie, il ne s'ennuya plus. Il
voulut connaître toute l'étendue du mal et, à cet effet, sortit un peu
de ce silence hautain et obstiné avec lequel il repoussait ses
camarades. Ce fut alors qu'on se vengea de lui. Ses avances furent
accueillies par un mépris qui alla jusqu'à la dérision. Il reconnut que,
depuis son entrée au séminaire, il n'y avait pas eu une heure, surtout
pendant les récréations, qui n'eût porté conséquence pour ou contre lui,
qui n'eût augmenté le nombre de ses ennemis, ou ne lui eût concilié la
bienveillance de quelque séminariste sincèrement vertueux ou un peu
moins grossier que les autres. Le mal à réparer était immense, la tâche
fort difficile. Désormais l'attention de Julien fut sans cesse sur ses
gardes; il s'agissait de se dessiner un caractère tout nouveau.

Les mouvements de ses yeux, par exemple, lui donnèrent beaucoup de
peine. Ce n'est pas sans raison qu'en ces lieux-là on les porte baissés.
Quelle n'était pas ma présomption à Verrières! se disait Julien, je
croyais vivre; je me préparais seulement à la vie; me voici enfin dans
le monde, tel que je le trouverai jusqu'à la fin de mon rôle, entouré de
vrais ennemis. Quelle immense difficulté, ajoutait-il, que cette
hypocrisie de chaque minute! c'est à faire pâlir les travaux d'Hercule.
L'Hercule des temps modernes, c'est Sixte-Quint trompant quinze années
de suite, par sa modestie quarante cardinaux qui l'avaient vu vif et
hautain pendant toute sa Jeunesse.

La science n'est donc rien ici! se disait-il avec dépit; les progrès
dans le dogme, dans l'histoire sacrée, etc., ne comptent qu'en
apparence. Tout ce qu'on dit à ce sujet est destiné à faire tomber dans
le piège les fous tels que moi. Hélas! mon seul mérite consistait dans
mes progrès rapides, dans ma façon de saisir ces balivernes. Est-ce
qu'au fond ils les estimeraient à leur vraie valeur? les jugent-ils
comme moi? Et j'avais la sottise d'en être fier! Ces premières places
que j'obtiens toujours n'ont servi qu'à me donner de mauvaises notes
pour les véritables places que l'on obtient à la sortie du séminaire et
où l'on gagne de l'argent. Chazel, qui a plus de science que moi jette
toujours dans ses compositions quelque balourdise qui le fait reléguer à
la cinquantième place; s'il obtient la première, c'est par distraction.
Ah! qu'un mot, un seul mot de M. Pirard m'eût été utile!

Du moment que Julien fut détrompé, les longs exercices de piété
ascétique, tels que le chapelet cinq fois la semaine, les cantiques au
Sacré-Coeur, etc., etc., qui lui semblaient si mortellement ennuyeux,
devinrent ses moments d'action les plus intéressants. En réfléchissant
sévèrement sur lui-même, et cherchant surtout à ne pas s'exagérer ses
moyens, Julien n'aspira pas d'emblée, comme les séminaristes qui
servaient de modèles aux autres, à faire à chaque instant des actions
_significatives_, c'est-à-dire prouvant un genre de perfection
chrétienne. Au séminaire, il est une façon de manger un ouf à la coque,
qui annonce les progrès faits dans la vie dévote.

Le lecteur, qui sourit peut-être, daignerait-il se souvenir de toutes
les fautes que fit, en mangeant un ouf l'abbé Delille invité à déjeuner
chez une grande dame de la cour de Louis XVI.

Julien chercha d'abord à arriver au _non culpa_; c'est l'état du jeune
séminariste dont la démarche, dont la façon de mouvoir les bras, les
yeux, etc., n'indiquent à la vérité rien de mondain, mais ne montrent
pas encore l'être absorbé par l'idée de l'autre vie et le _pur néant_ de
celle-ci.

Sans cesse Julien trouvait écrites au charbon, sur les murs des
corridors, des phrases telles que celle-ci: Qu'est-ce que soixante ans
d'épreuves, mis en balance avec une éternité de délices ou une éternité
d'huile bouillante en enfer! Il ne les méprisa plus; il comprit qu'il
fallait les avoir sans cesse devant les yeux. Que ferai-je toute ma vie?
se disait-il; je vendrai aux fidèles une place dans le ciel. Comment
cette place leur sera-t-elle rendue visible? par la différence de mon
extérieur et de celui d'un laïc.

Après plusieurs mois d'application de tous les instants, Julien avait
encore l'air de penser. Sa façon de remuer les yeux et de porter la
bouche n'annonçait pas la foi implicite et prête à tout croire et à tout
soutenir, même par le martyre. C'était avec colère que Julien se voyait
primé dans ce genre par les paysans les plus grossiers. Il y avait de
bonnes raisons pour qu'ils n'eussent pas l'air penseur.

Que de peine ne se donnait-il pas pour arriver à ce front béat et
étroit, à cette physionomie de foi fervente et aveugle, prête à tout
croire et à tout souffrir, que l'on trouve si fréquemment dans les
couvents d'Italie, et dont à nous autres laïcs, le Guerchin a laissé de
si parfaits modèles dans ses tableaux d'église.[*]

[*] Voir, au musée du Louvre. François duc d'Aquitaine déposant la
couronne et prenant l'habit de moine nº 1130.

Les jours de grande fête, on donnait aux séminaristes des saucisses avec
de la choucroute. Les voisins de table de Julien avaient observé qu'il
était insensible à ce bonheur, ce fut là un de ses premiers crimes. Ses
camarades y virent un trait odieux de la plus sotte hypocrisie; rien ne
lui fit plus d'ennemis. Voyez ce bourgeois, voyez ce dédaigneux,
disaient-ils, qui fait semblant de mépriser la meilleure _pitance_, des
saucisses avec de la choucroute! fi, le vilain! l'orgueilleux! le damné!
Il aurait dû s'abstenir par pénitence d'en manger une partie et faire ce
sacrifice de dire à quelque ami, en montrant la choucroute:

--Qu'est-ce que l'homme peut offrir à un être tout-puissant, si ce n'est
la douleur volontaire?

Julien n'avait pas l'expérience qui fait voir si facilement les choses
de ce genre.

Hélas! l'ignorance de ces jeunes paysans, mes camarades, est pour eux,
un avantage immense, s'écriait-il, dans ses moments de découragement. A
leur arrivée au séminaire, le professeur n'a point à les délivrer de ce
nombre effroyable d'idées mondaines que j'y apporte, et qu'ils lisent
sur ma figure quoi que je fasse.

Julien étudiait, avec une attention voisine de l'envie les plus
grossiers des petits paysans qui arrivaient au séminaire. Au moment où
on les dépouillait de leur veste de ratine, pour leur faire endosser la
robe noire, leur éducation se bornait à un respect immense et sans
bornes pour l'argent sec et liquide, comme on dit en Franche-Comté.

C'est la manière sacramentelle et héroïque d'exprimer l'idée sublime
_d'argent comptant_.

Le bonheur, pour ces séminaristes, comme pour les héros des romans de
Voltaire, consiste surtout à bien dîner. Julien découvrait chez presque
tous un respect inné pour l'homme qui porte un habit de _drap fin_. Ce
sentiment apprécie la _justice distributive_, telle que nous la donnent
nos tribunaux, à sa valeur et même au-dessous de sa valeur. Que peut-on
gagner, répétaient-ils souvent entre eux, à plaider contre un gros?

C'est le mot des vallées du Jura, pour exprimer un homme riche. Qu'on
juge de leur respect pour l'être le plus riche de tous: le gouvernement!

Ne pas sourire avec respect au seul nom de M. le préfet, passe, aux yeux
des paysans de la Franche-Comté, pour une imprudence, or l'imprudence
chez le pauvre est rapidement punie par le manque de pain.

Après avoir été comme suffoqué dans les premiers temps par le sentiment
du mépris, Julien finit par éprouver de la pitié: il était arrivé
souvent aux pères de la plupart de ses camarades de rentrer le soir dans
l'hiver à leur chaumière, et de n'y trouver ni pain, ni châtaignes, ni
pommes de terre. Qu'y a-t-il donc d'étonnant, se disait Julien, si
l'homme heureux, à leurs yeux, est d'abord celui qui vient de bien
dîner, et ensuite celui qui possède un bon habit! Mes camarades ont une
vocation ferme, c'est-à-dire qu'ils voient dans l'état ecclésiastique
une longue continuation de ce bonheur: bien dîner et avoir un habit
chaud en hiver.

Il arriva à Julien d'entendre un jeune séminariste, doué d'imagination,
dire à son compagnon:

--Pourquoi ne deviendrais-je pas pape comme Sixte Quint, qui gardait les
pourceaux?

--On ne fait papes que des Italiens, répondit l'ami; mais pour sûr on
tirera au sort parmi nous, pour des places de grands vicaires, de
chanoines, et peut-être d'évêques. M. P..., évêque de Châlons, est fils
d'un tonnelier: c'est l'état de mon père.

Un jour, au milieu d'une leçon de dogme, l'abbé Pirard fit appeler
Julien. Le pauvre jeune homme fut ravi de sortir de l'atmosphère
physique et morale au milieu de laquelle il était plongé.

Julien trouva chez M. le directeur l'accueil qui l'avait tant effrayé le
jour de son entrée au séminaire.

--Expliquez-moi ce qui est écrit sur cette carte à jouer, lui dit-il, en
le regardant de façon à le faire rentrer sous terre.

Julien lut:

«Amanda Binet, au café de la Girafe, avant huit heures. Dire que l'on
est de Genlis, et le cousin de ma mère.»

Julien vit l'immensité du danger; la police de l'abbé Castanède lui
avait volé cette adresse.

--Le jour où j'entrai ici, répondit-il en regardant le front de l'abbé
Pirard, car il ne pouvait supporter son oeil terrible, j'étais
tremblant: M. Chélan m'avait dit que c'était un lieu plein de délations
et de méchancetés de tous les genres; l'espionnage et la dénonciation
entre camarades y sont encouragés. Le ciel le veut ainsi, pour montrer
la vie telle qu'elle est aux jeunes prêtres, et leur inspirer le dégoût
du monde et de ses pompes.

--Et c'est à moi que vous faites des phrases, dit l'abbé Pirard furieux.
Petit coquin!

--A Verrières, reprit froidement Julien, mes frères me battaient
lorsqu'ils avaient sujet d'être jaloux de moi...

--Au fait! au fait! s'écria M. Pirard, presque hors de lui.

Sans être le moins du monde intimidé, Julien reprit sa narration.

--Le jour de mon arrivée à Besançon, vers midi, j'avais faim, j'entrai
dans un café. Mon coeur était rempli de répugnance pour un lieu si
profane; mais je pensai que mon déjeuner me coûterait moins cher là qu'à
l'auberge. Une dame, qui paraissait être la maîtresse de la boutique,
eut pitié de mon air novice. Besançon est rempli de mauvais sujets, me
dit-elle, je crains pour vous, monsieur. S'il vous arrivait quelque
mauvaise affaire, ayez recours à moi, envoyez chez moi avant huit
heures. Si les portiers du séminaire refusent de faire votre commission,
dites que vous êtes mon cousin, et natif de Genlis...

--Tout ce bavardage va être vérifié, s'écria l'abbé Pirard, qui, ne
pouvant rester en place, se promenait dans la chambre. Qu'on se rende
dans sa cellule.

L'abbé suivit Julien et l'enferma à clef. Celui-ci se mit aussitôt à
visiter sa malle, au fond de laquelle la fatale carte était
précieusement cachée. Rien ne manquait dans la malle, mais il y avait
plusieurs dérangements; cependant la clef ne le quittait jamais. Quel
bonheur, se dit Julien, que, pendant le temps de mon aveuglement, je
n'aie jamais accepté la permission de sortir, que M. Castanède m'offrait
si souvent avec une bonté que je comprends maintenant. Peut-être
j'aurais eu la faiblesse de changer d'habits et d'aller voir la belle
Amanda, je me serais perdu. Quand on a désespéré de tirer parti du
renseignement de cette manière, pour ne pas le perdre on en a fait une
dénonciation.

Deux heures après, le directeur le fit appeler.

--Vous n'avez pas menti, lui dit-il avec un regard moins sévère; mais
garder une telle adresse est une imprudence dont vous ne pouvez
concevoir la gravité. Malheureux enfant! dans dix ans, peut-être, elle
vous portera dommage.




CHAPITRE XXVII

PREMIÈRE EXPÉRIENCE DE LA VIE

    Le temps présent, grand Dieu! c'est l'arche du Seigneur.
    Malheur à qui y touche.

    DIDEROT.


Le lecteur voudra bien nous permettre de donner très peu de faits clairs
et précis sur cette époque de la vie de Julien. Ce n'est pas qu'ils nous
manquent, bien au contraire; mais, peut-être ce qu'il vit au séminaire
est-il trop noir pour le coloris modéré que l'on a cherché à conserver
dans ces feuilles. Les contemporains qui souffrent de certaines choses
ne peuvent s'en souvenir qu'avec une horreur qui paralyse tout autre
plaisir, même celui de lire un conte.

Julien réussissait peu dans ses essais d'hypocrisie de gestes; il tomba
dans des moments de dégoût et même de découragement complet. Il n'avait
pas de succès, et encore dans une vilaine carrière. Le moindre secours
extérieur eût suffi pour soutenir sa constance, la difficulté à vaincre
n'était pas bien grande; mais il était seul comme une barque abandonnée
au milieu de l'Océan. Et quand je réussirais, se disait-il, avoir toute
une vie à passer en si mauvaise compagnie! Des gloutons qui ne songent
qu'à l'omelette au lard qu'ils dévoreront au dîner, ou des abbés
Castanède, pour qui aucun crime n'est trop noir! ils parviendront au
pouvoir; mais à quel prix, grand Dieu!

La volonté de l'homme est puissante, je le lis partout; mais suffit-elle
pour surmonter un tel dégoût? La tâche des grands hommes a été facile;
quelque terrible que fût le danger, ils le trouvaient beau; et qui peut
comprendre, excepté moi, la laideur de ce qui m'environne?

Ce moment fut le plus éprouvant de sa vie. Il lui était si facile de
s'engager dans un des beaux régiments en garnison à Besançon! Il pouvait
se faire maître de latin; il lui fallait si peu pour sa subsistance!
Mais alors plus de carrière, plus d'avenir pour son imagination: c'était
mourir. Voici le détail d'une de ses tristes journées.

Ma présomption s'est si souvent applaudie de ce que j'étais différent
des autres jeunes paysans! Eh bien, j'ai assez vécu pour voir que
_différence engendre haine_, se disait-il un matin. Cette grande vérité
venait de lui être montrée par une de ses plus piquantes irréussites. Il
avait travaillé huit jours à plaire à un élève qui vivait en odeur de
sainteté. Il se promenait avec lui dans la cour, écoutant avec
soumission des sottises à dormir debout. Tout à coup le temps tourna à
l'orage, le tonnerre gronda, et le saint élève s'écria, le repoussant
d'une façon grossière:

--Écoutez; chacun pour soi dans ce monde, je ne veux pas être brûlé par
le tonnerre: Dieu peut vous foudroyer comme un impie, comme un Voltaire.

Les dents serrées de rage et les yeux ouverts vers ce ciel sillonné par
la foudre: Je mériterais d'être submergé si je m'endors pendant la
tempête! s'écria Julien. Essayons la conquête de quelque autre cuistre.

Le cours d'histoire sacrée de l'abbé Castanède sonna.

A ces jeunes paysans si effrayés du travail pénible et de la pauvreté de
leurs pères, l'abbé Castanède enseignait ce jour-là que cet être si
terrible à leurs yeux, le gouvernement, n'avait de pouvoir réel et
légitime qu'en vertu de la délégation du vicaire de Dieu sur la terre.

--Rendez-vous dignes des bontés du pape par la sainteté de votre vie,
par votre obéissance, soyez comme un bâton entre ses mains, ajoutait-il,
et vous allez obtenir une place superbe où vous commanderez en chef,
loin de tout contrôle; une place inamovible, dont le gouvernement paie
le tiers des appointements, et les fidèles, formés par vos prédications,
les deux autres tiers.

Au sortir de son cours, M. Castanède s'arrêta dans la cour, au milieu de
ses élèves, ce jour-là plus attentifs.

--C'est bien d'un curé que l'on peut dire: Tant vaut l'homme, tant vaut
la place, disait-il aux élèves qui faisaient cercle autour de lui. J'ai
connu, moi qui vous parle, des paroisses de montagne, dont le casuel
valait mieux que celui de bien des curés de ville. Il y avait autant
d'argent, sans compter les chapons gras, les oeufs, le beurre frais et
mille agréments de détail, et là, le curé est le premier sans contredit:
point de bon repas où il ne soit invité, fêté, etc.

A peine M. Castanède fut-il remonté chez lui, que les élèves se
divisèrent en groupes. Julien n'était d'aucun; on le laissait comme une
brebis galeuse. Dans tous les groupes, il voyait un élève jeter un sol
en l'air, et s'il devinait juste au jeu de croix ou pile, ses camarades
en concluaient qu'il aurait bientôt une de ces cures à riche casuel.

Vinrent ensuite les anecdotes. Tel jeune prêtre, à peine ordonné depuis
un an, ayant offert un lapin privé à la servante d'un vieux curé, il
avait obtenu d'être demandé pour vicaire, et peu de mois après, car le
curé était mort bien vite, l'avait remplacé dans la bonne cure. Tel
autre avait réussi à se faire désigner pour successeur à la cure d'un
gros bourg fort riche, en assistant à tous les repas du vieux curé
paralytique, et lui découpant ses poulets avec grâce.

Les séminaristes, comme les gens dans toutes les carrières, s'exagèrent
l'effet de ces petits moyens qui ont de l'extraordinaire et frappent
l'imagination.

Il faut, se disait Julien, que je me fasse à ces conversations. Quand on
ne parlait pas de saucisses et de bonnes cures, on s'entretenait de la
partie mondaine des doctrines ecclésiastiques; des différends des
évêques et des préfets, des maires et des curés. Julien voyait
apparaître l'idée d'un second Dieu, mais d'un Dieu bien plus à craindre
et bien plus puissant que l'autre; ce second Dieu était le pape. On se
disait mais en baissant la voix et quand on était bien sûr de n'être pas
entendu par M. Pirard, que si le pape ne se donne pas la peine de nommer
tous les préfets et tous les maires de France, c'est qu'il a commis à ce
soin le roi de France, en le nommant fils aîné de l'Église.

Ce fut vers ce temps que Julien crut pouvoir tirer parti pour sa
considération du livre du Pape, par M. de Maistre. A vrai dire, il
étonna ses camarades, mais ce fut encore un malheur. Il leur déplut en
exposant mieux qu'eux-mêmes leurs propres opinions. M. Chélan avait été
imprudent pour Julien comme il l'était pour lui-même. Après lui avoir
donné l'habitude de raisonner juste et de ne pas se laisser payer de
vaines paroles, il avait négligé de lui dire que, chez l'être peu
considéré, cette habitude est un crime, car tout bon raisonnement
offense.

Le bien dire de Julien lui fut donc un nouveau crime. Ses camarades, à
force de songer à lui, parvinrent à exprimer d'un seul mot toute
l'horreur qu'il leur inspirait: ils le surnommèrent Martin Luther;
surtout, disaient-ils, à cause de cette infernale logique qui le rend si
fier.

Plusieurs jeunes séminaristes avaient des couleurs plus fraîches et
pouvaient passer pour plus jolis garçons que Julien, mais il avait les
mains blanches et ne pouvait cacher certaines habitudes de propreté
délicate. Cet avantage n'en était pas un dans la triste maison où le
sort l'avait jeté. Les sales paysans au milieu desquels il vivait
déclarèrent qu'il avait des moeurs fort relâchées. Nous craignons de
fatiguer le lecteur du récit des mille infortunes de notre héros. Par
exemple, les plus vigoureux de ses camarades voulurent prendre
l'habitude de le battre; il fut obligé de s'armer d'un compas de fer et
d'annoncer, mais par signes, qu'il en ferait usage. Les signes ne
peuvent pas figurer, dans un rapport d'espion, aussi avantageusement que
des paroles.




CHAPITRE XXVIII

UNE PROCESSION

    Tous les coeurs étaient émus. La présence de Dieu semblait
    descendue dans ces rues étroites et gothiques, tendues de toutes
    parts et bien sablées par les soins des fidèles.

    YOUNG.


Julien avait beau se faire petit et sot, il ne pouvait plaire, il était
trop différent. Cependant, se disait-il, tous ces professeurs sont gens
très fins, et choisis entre mille; comment n'aiment-ils pas mon
humilité? Un seul lui semblait abuser de sa complaisance à tout croire
et à sembler dupe de tout. C'était l'abbé Chas-Bernard, directeur des
cérémonies de la cathédrale, où, depuis quinze ans, on lui faisait
espérer une place de chanoine; en attendant il enseignait l'éloquence
sacrée au séminaire. Dans le temps de son aveuglement, ce cours était un
de ceux où Julien se trouvait le plus habituellement le premier. L'abbé
Chas était parti de là pour lui témoigner de l'amitié, et, à la sortie
de son cours, il le prenait volontiers sous le bras pour faire quelques
tours de Jardin.

Où veut-il en venir? se disait Julien. Il voyait avec étonnement que,
pendant des heures entières, l'abbé Chas lui parlait des ornements
possédés par la cathédrale. Elle avait dix-sept chasubles galonnées,
outre les ornements de deuil. On espérait beaucoup de la vieille
présidente de Rubempré, cette dame, âgée de quatre-vingt-dix ans,
conservait depuis soixante-dix au moins ses robes de noce en superbes
étoffes de Lyon, brochées d'or.

--Figurez-vous, mon ami, disait l'abbé Chas, en s'arrêtant tout court,
et ouvrant de grands yeux, que ces étoffes se tiennent droites tant il y
a d'or. C'est l'opinion commune de tous les honnêtes gens de Besançon
que, par le testament de la présidente, le trésor de la cathédrale sera
augmenté de plus de dix chasubles, sans compter quatre ou cinq chapes
pour les grandes fêtes. Je vais plus loin, ajoutait l'abbé Chas en
baissant la voix, j'ai des raisons pour penser que la présidente nous
laissera huit magnifiques flambeaux d'argent doré, que l'on suppose
avoir été achetés en Italie, par le duc de Bourgogne Charles le
Téméraire, dont un de ses ancêtres fut le ministre favori.

Mais où cet homme veut-il en venir avec toute cette friperie, pensait
Julien? Cette préparation adroite dure depuis un siècle, et rien ne
paraît. Il faut qu'il se méfie bien de moi! Il est plus adroit que tous
les autres, dont en quinze jours on devine si bien le but secret. Je
comprends, l'ambition de celui-ci souffre depuis quinze ans!

Un soir, au milieu de la leçon d'armes, Julien fut appelé chez l'abbé
Pirard, qui lui dit:

--C'est demain la fête du _Corpus Domini_ (la fête Dieu). M. l'abbé
Chas-Bernard a besoin de vous pour l'aider à orner la cathédrale, allez
et obéissez.

L'abbé Pirard le rappela, et, de l'air de la commisération, ajouta:

-C'est à vous de voir si vous voulez profiter de l'occasion pour vous
écarter dans la ville.

--_Incedo per ignes_, répondit Julien (j'ai des ennemis cachés).

Le lendemain, dès le grand matin, Julien se rendit à la cathédrale, les
yeux baissés. L'aspect des rues et de l'activité qui commençait à régner
dans la ville lui fit du bien. De toutes parts on tendait le devant des
maisons pour la procession. Tout le temps qu'il avait passé au séminaire
ne lui sembla plus qu'un instant. Sa pensée était à Vergy et à cette
jolie Amanda Binet, qu'il pouvait rencontrer, car son café n'était pas
bien éloigné. Il aperçut de loin l'abbé Chas-Bernard sur la porte de sa
chère cathédrale, c'était un gros homme à face réjouie et à l'air
ouvert. Ce jour-là, il était triomphant:

--Je vous attendais, mon cher fils, s'écria-t-il, du plus loin qu'il vit
Julien, soyez le bienvenu. La besogne de cette journée sera longue et
rude, fortifions-nous par un premier déjeuner; le second viendra à dix
heures pendant la grand'messe.

--Je désire, Monsieur, lui dit Julien d'un air grave, n'être pas un
instant seul; daignez remarquer, ajouta-t-il en lui montrant l'horloge
au-dessus de leur tête, que j'arrive à cinq heures moins une minute.

--Ah! ces petits méchants du séminaire vous font peur! Vous êtes bien
bon de penser à eux, dit l'abbé Chas. Un chemin est-il moins beau parce
qu'il y a des épines dans les haies qui le bordent? Les voyageurs font
route et laissent les épines méchantes se morfondre à leur place. Du
reste, à l'ouvrage, mon cher ami, à l'ouvrage!

L'abbé Chas avait raison de dire que la besogne serait rude. Il y avait
eu la veille une grande cérémonie funèbre à la cathédrale, l'on n'avait
pu rien préparer, il fallait donc, en une seule matinée, revêtir tous
les piliers gothiques qui forment les trois nefs, d'une sorte d'habit de
damas rouge qui monte à trente pieds de hauteur. M. l'évêque avait fait
venir par la malle-poste quatre tapissiers de Paris, mais ces Messieurs
ne pouvaient suffire à tout, et loin d'encourager la maladresse de leurs
camarades bison tins, ils la redoublaient en se moquant d'eux.

Julien vit qu'il fallait monter à l'échelle lui-même, son agilité le
servit bien. Il se chargea de diriger les tapissiers de la ville. L'abbé
Chas enchanté le regardait voltiger d'échelle en échelle. Quand tous les
piliers furent revêtus de damas, il fut question d'aller placer cinq
énormes bouquets de plumes sur le grand baldaquin, au-dessus du
maître-autel. Un riche couronnement de bois doré est soutenu par huit
grandes colonnes torses en marbre d'Italie. Mais pour arriver au centre
du baldaquin, au-dessus du tabernacle, il fallait marcher sur une
vieille corniche en bois, peut-être vermoulue et à quarante pieds
d'élévation.

L'aspect de ce chemin ardu avait éteint la gaieté, si brillante
jusque-là, des tapissiers parisiens; ils regardaient d'en bas,
discutaient beaucoup et ne montaient pas. Julien se saisit des bouquets
de plumes, et monta l'échelle en courant. Il les plaça fort bien sur
l'ornement en forme de couronne, au centre du baldaquin. Comme il
descendait de l'échelle, l'abbé Chas-Bernard le serra dans ses bras.

--_Optime_, s'écria le bon prêtre, je conterai ça à Monseigneur.

Le déjeuner de dix heures fut très gai. Jamais l'abbé Chas n'avait vu
son église si belle.

--Cher disciple, disait-il à Julien, ma mère était loueuse de chaises
dans cette vénérable basilique, de sorte que j'ai été nourri dans ce
grand édifice. La Terreur de Robespierre nous ruina; mais, à huit ans
que j'avais alors, je servais déjà des messes en chambre, et l'on me
nourrissait le jour de la messe. Personne ne savait plier une chasuble
mieux que moi, jamais les galons n'étaient coupés. Depuis le
rétablissement du culte par Napoléon, j'ai le bonheur de tout diriger
dans cette vénérable métropole. Cinq fois par an, mes yeux la voient
parée de ces ornements si beaux. Mais jamais elle n'a été si
resplendissante, jamais les lais de damas n'ont été aussi bien attachés
qu'aujourd'hui, aussi collants aux piliers.

Enfin il va me dire son secret, pensa Julien, le voilà qui me parle de
lui; il y a épanchement. Mais rien d'imprudent ne fut dit par cet homme
évidemment exalté. Et pourtant il a beaucoup travaillé, il est heureux,
se dit Julien, le bon vin n'a pas été épargné. Quel homme! quel exemple
pour moi! à lui le pompon. (C'était un mauvais mot qu'il tenait du vieux
chirurgien.)

Comme le Sanctus de la grand'messe sonna, Julien voulut prendre un
surplis pour suivre l'évêque à la superbe procession.

--Et es voleurs, mon ami, et les voleurs! s'écria l'abbé Chas, vous n'y
pensez pas. La procession va sortir; l'église restera déserte; nous
veillerons vous et moi. Nous serons bien heureux s'il ne nous manque
qu'une couple d'aunes de ce beau galon qui environne le bas des piliers.
C'est encore un don de Mme de Rubempré; il provient du fameux comte son
bisaïeul, c'est de l'or pur mon cher ami, ajouta l'abbé, en lui parlant
à l'oreille, et d'un air évidemment exalté, rien de faux! Je vous charge
de l'inspection de l'aile du nord, n'en sortez pas. Je garde pour moi
l'aile du midi et la grand'nef. Attention aux confessionnaux; c'est de
là que les espionnes des voleurs épient le moment où nous avons le dos
tourné.

Comme il achevait de parler, onze heures trois quarts sonnèrent,
aussitôt la grosse cloche se fit entendre. Elle sonnait à pleine volée,
ces sons si pleins et si solennels émurent Julien. Son imagination
n'était plus sur la terre.

L'odeur de l'encens et des feuilles de roses jetées devant le
Saint-Sacrement par les petits enfants déguisés en saint Jean acheva de
l'exalter.

Les sons si graves de cette cloche n'auraient dû réveiller chez Julien
que l'idée du travail de vingt hommes payés à cinquante centimes, et
aides peut-être par quinze ou vingt fidèles. Il eût dû penser à l'usure
des cordes, à celle de la charpente, au danger de la cloche elle-même,
qui tombe tous les deux siècles, et réfléchir au moyen de diminuer le
salaire des sonneurs ou de les payer par quelque indulgence ou autre
grâce tirée des trésors de l'église, et qui n'aplatit pas sa bourse.

Au lieu de ces sages réflexions, l'âme de Julien, exaltée par ces sons
si mâles et si pleins, errait dans les espaces imaginaires. Jamais il ne
fera ni un bon prêtre, ni un grand administrateur. Les âmes qui
s'émeuvent aussi sont bonnes tout au plus à produire un artiste. Ici
éclate dans tout son jour la présomption de Julien. Cinquante,
peut-être, des séminaristes ses camarades, rendus attentifs au réel de
la vie par la haine publique et le jacobinisme qu'on leur montre en
embuscade derrière chaque haie, en entendant la grosse cloche de la
cathédrale, n'auraient songé qu'au salaire des sonneurs. Ils auraient
examiné avec le génie de Barrême si le degré d'émotion du public valait
l'argent qu'on donnait aux sonneurs. Si Julien eût voulu songer aux
intérêts matériels de la cathédrale son imagination, s'élançant au-delà
du but aurait pensé à économiser quarante francs à la fabrique et laissé
perdre l'occasion d'éviter une dépense de vingt-cinq centimes.

Tandis que, par le plus beau jour du monde, la procession parcourait
lentement Besançon, et s'arrêtait aux brillants reposoirs élevés à
l'envi par toutes les autorités l'église était restée dans un profond
silence. Une demi-obscurité, une agréable fraîcheur y régnaient; elle
était encore embaumée par le parfum des fleurs et de l'encens.

Le silence, la solitude profonde, la fraîcheur des longues nefs
rendaient plus douce la rêverie de Julien. Il ne craignait point d'être
troublé par l'abbé fort occupé dans une autre partie de l'édifice. Son
âme avait presque abandonné son enveloppe mortelle, qui se promenait à
pas lents dans l'aile du nord confiée à sa surveillance. Il était
d'autant plus tranquille, qu'il s'était assuré qu'il n'y avait dans les
confessionnaux que quelques femmes pieuses son oeil regardait sans voir.

Cependant sa distraction fut à demi vaincue par l'aspect de deux femmes
fort bien mises qui étaient à genoux, l'une dans un confessionnal, et
l'autre tout près de la première, sur une chaise. Il regardait sans
voir; cependant, soit sentiment vague de ses devoirs, soit admiration
pour la mise noble et simple de ces dames, il remarqua qu'il n'y avait
pas de prêtre dans ce confessionnal. Il est singulier, pensa-t-il, que
ces belles dames ne soient pas à genoux devant quelque reposoir, si
elles sont dévotes; ou placées avantageusement au premier rang de
quelque balcon, si elles sont du monde. Comme cette robe est bien prise!
quelle grâce! Il ralentit le pas pour chercher à les voir.

Celle qui était à genoux dans le confessionnal, détourna un peu la tête
en entendant le bruit des pas de Julien au milieu de ce grand silence.
Tout à coup elle jeta un petit cri, et se trouva mal.

En perdant ses forces, cette dame à genoux tomba en arrière; son amie,
qui était près d'elle, s'élança pour la secourir. En même temps, Julien
vit les épaules de la dame qui tombait en arrière. Un collier de grosses
perles fines en torsade, de lui bien connu, frappa ses regards. Que
devint-il en reconnaissant la chevelure de Mme de Rênal! c'était elle.
La dame qui cherchait à lui soutenir la tête, et à l'empêcher de tomber
tout à fait, était Mme Derville. Julien, hors de lui, s'élança; la chute
de Mme de Rênal eût peut-être entraîné son amie si Julien ne les eût
soutenues. Il vit la tête de Mme de Rênal pâle, absolument privée de
sentiment, flottant sur son épaule. Il aida Mme Derville à placer cette
tête charmante sur l'appui d'une chaise de paille; il était à genoux.

Mme Derville se retourna et le reconnut:

--Fuyez, monsieur, fuyez, lui dit-elle avec l'accent de la plus vive
colère. Que surtout elle ne vous revoie pas. Votre vue doit en effet lui
faire horreur, elle était si heureuse avant vous! Votre procédé est
atroce. Fuyez; éloignez-vous, s'il vous reste quelque pudeur.

Ce mot fut dit avec tant d'autorité, et Julien était si faible dans ce
moment, qu'il s'éloigna. Elle m'a toujours haï, se dit-il en pensant à
Mme Derville.

Au même instant, le chant nasillard des premiers prêtres de la
procession retentit dans l'église; elle rentrait. L'abbé Chas-Bernard
appela plusieurs fois Julien qui d'abord ne l'entendit pas: il vint
enfin le prendre par le bras derrière un pilier où Julien s'était
réfugié à demi mort. Il voulait le présenter à l'évêque.

--Vous vous trouvez mal, mon enfant, lui dit l'abbé, en le voyant si
pâle, et presque hors d'état de marcher; vous avez trop travaillé.

L'abbé lui donna le bras.

--Venez, asseyez-vous sur ce petit banc du donneur d'eau bénite,
derrière moi; je vous cacherai. Ils étaient alors à côté de la grande
porte. Tranquillisez-vous, nous avons encore vingt bonnes minutes avant
que Monseigneur ne paraisse. Tâchez de vous remettre; quand il passera,
je vous soulèverai, car je suis fort et vigoureux malgré mon âge.

Mais quand l'évêque passa, Julien était tellement tremblant, que l'abbé
Chas renonça à l'idée de le présenter.

--Ne vous affligez pas trop, lui dit-il, je retrouverai une occasion.

Le soir, il fit porter à la chapelle du séminaire dix livres de cierges
économisés, dit-il, par les soins de Julien, et la rapidité avec
laquelle il avait fait éteindre. Rien de moins vrai. Le pauvre garçon
était éteint lui-même, il n'avait pas eu une idée depuis la vue de Mme
de Rênal.




CHAPITRE XXIX

LE PREMIER AVANCEMENT

    Il a connu son siècle, il a connu son département, et il est riche.

    LE PRECURSEUR.


Julien n'était pas encore revenu de la rêverie profonde où l'avait
plongé l'événement de la cathédrale, lorsqu'un matin le sévère abbé
Pirard le fit appeler.

--Voilà M. l'abbé Chas-Bernard qui m'écrit en votre faveur. Je suis
assez content de l'ensemble de votre conduite. Vous êtes extrêmement
imprudent et même étourdi sans qu'il y paraisse; cependant, jusqu'ici le
coeur est bon et même généreux, l'esprit est supérieur. Au total, je
vois en vous une étincelle qu'il ne faut pas négliger.

Après quinze ans de travaux, je suis sur le point de sortir de cette
maison: mon crime est d'avoir laissé les séminaristes à leur libre
arbitre, et de n'avoir ni protégé, ni desservi cette société secrète
dont vous m'avez parlé au tribunal de la pénitence. Avant de partir, je
veux faire quelque chose pour vous; j'aurais agi deux mois plus tôt, car
vous le méritez, sans la dénonciation fondée sur l'adresse d'Amanda
Binet, trouvée chez vous. Je vous fais répétiteur pour le Nouveau et
l'Ancien Testament.

Julien, transporté de reconnaissance, eut bien l'idée de se jeter à
genoux et de remercier Dieu mais il céda à un mouvement plus vrai. Il
s'approcha de l'abbé Pirard, et lui prit la main, qu'il porta à ses
lèvres.

--Qu'est ceci? s'écria le directeur, d'un air fâché mais les yeux de
Julien en disaient encore plus que son action.

L'abbé Pirard le regarda avec étonnement, tel qu'un homme qui, depuis de
longues années, a perdu l'habitude de rencontrer des émotions délicates.
Cette attention trahit le directeur, sa voix s'altéra.

--Eh bien! oui, mon enfant je te suis attaché. Le ciel sait que c'est
bien malgré moi. Je devrais être juste, et n'avoir ni haine ni amour
pour personne. Ta carrière sera pénible. Je vois en toi quelque chose
qui offense le vulgaire. La jalousie et la calomnie te poursuivront. En
quelque lieu que la Providence te place, tes compagnons ne te verront
jamais sans te haïr, et s'ils feignent de t'aimer, ce sera pour te
trahir plus sûrement. A cela il n'y a qu'un remède: n'aie recours qu'à
Dieu, qui t'a donné, pour te punir de ta présomption, cette nécessité
d'être haï; que ta conduite soit pure; c'est la seule ressource que je
te voie. Si tu tiens à la vérité d'une étreinte invincible, tôt ou tard
tes ennemis seront confondus.

Il y avait si longtemps que Julien n'avait entendu une voix amie, qu'il
faut lui pardonner une faiblesse: il fondit en larmes. L'abbé Pirard lui
ouvrit les bras; ce moment fut bien doux pour tous les deux.

Julien était fou de joie; cet avancement était le premier qu'il
obtenait; les avantages étaient immenses. Pour les concevoir, il faut
avoir été condamné à passer des mois entiers sans un instant de
solitude, et dans un contact immédiat avec des camarades pour le moins
importuns, et la plupart intolérables. Leurs cris seuls eussent suffi
pour porter le désordre dans une organisation délicate. La joie bruyante
de ces paysans bien nourris et bien vêtus ne savait jouir d'elle-même,
ne se croyait entière que lorsqu'ils criaient de toute la force de leurs
poumons.

Maintenant, Julien dînait seul, ou à peu près, une heure plus tard que
les autres séminaristes. Il avait une clef du jardin, et pouvait s'y
promener aux heures où il est désert.

A son grand étonnement, Julien s'aperçut qu'on le haïssait moins; il
s'attendait au contraire à un redoublement de haine. Ce désir secret
qu'on ne lui adressât pas la parole, qui était trop évident et lui
valait tant d'ennemis, ne fut plus une marque de hauteur ridicule. Aux
yeux des êtres grossiers qui l'entouraient, ce fut un juste sentiment de
sa dignité. La haine diminua sensiblement surtout parmi les plus jeunes
de ses camarades devenus ses élèves, et qu'il traitait avec beaucoup de
politesse. Peu à peu il eut même des partisans; il devint de mauvais ton
de l'appeler Martin Luther.

Mais à quoi bon nommer ses amis, ses ennemis? Tout cela est laid, et
d'autant plus laid que le dessein est plus vrai. Ce sont cependant là
les seuls professeurs de morale qu'ait le peuple, et sans eux que
deviendrait-il? Le journal pourra-t-il jamais remplacer le curé?

Depuis la nouvelle dignité de Julien, le directeur du séminaire affecta
de ne lui parler jamais sans témoins. Il y avait dans cette conduite
prudence pour le maître, comme pour le disciple; mais il y avait surtout
épreuve. Le principe invariable du sévère janséniste Pirard était: Un
homme a-t-il du mérite à vos yeux? mettez obstacle à tout ce qu'il
désire, à tout ce qu'il entreprend. Si le mérite est réel, il saura bien
renverser ou tourner les obstacles.

C'était le temps de la chasse. Fouqué eut l'idée d'envoyer au séminaire
un cerf et un sanglier de la part des parents de Julien. Les animaux
morts furent déposés dans le passage, entre la cuisine et le réfectoire.
Ce fut là que tous les séminaristes les virent en allant dîner. Ce fut
un grand objet de curiosité. Le sanglier, tout mort qu'il était, faisait
peur aux plus jeunes, ils touchaient ses défenses. On ne parla d'autre
chose pendant huit jours.

Ce don qui classait la famille de Julien dans la partie de la société
qu'il faut respecter, porta un coup mortel à l'envie. Il fut une
supériorité consacrée par la fortune. Chazel et les plus distingués des
séminaristes lui firent des avances, et se seraient presque plaints à
lui de ce qu'il ne les avait pas avertis de la fortune de ses parents,
et les avait ainsi exposés à manquer de respect à l'argent.

Il y eut une conscription dont Julien fut exempté en sa qualité de
séminariste. Cette circonstance l'émut profondément. Voilà donc passé à
jamais l'instant où vingt ans plus tôt, une vie héroïque eût commencé
pour moi.

Il se promenait seul dans le jardin du séminaire, il entendit parler
entre eux des maçons qui travaillaient au mur de clôture.

--Hé bien! y faut partir, v'là une nouvelle conscription.

--Dans le temps de l'autre à la bonne heure, un maçon y devenait
officier, y devenait général, on a vu ça.

--Va-t'en voir maintenant! il n'y a que les gueux qui partent. Celui qui
a de quoi reste au pays.

--Qui est né misérable, reste misérable, et v'là.

--Ah ça, est-ce bien vrai, ce qu'ils disent, que l'autre est mort?
reprit un troisième maçon.

--Ce sont les gros qui disent ça, vois-tu! l'autre leur faisait peur.

--Quelle différence, comme l'ouvrage allait de son temps! Et dire qu'il
a été trahi par ses maréchaux! Faut-y être traître!

Cette conversation consola un peu Julien. En s'éloignant il répétait
avec un soupir:

    Le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire!

Le temps des examens arriva. Julien répondit d'une façon brillante; il
vit que Chazel lui-même cherchait à montrer tout son savoir.

Le premier jour, les examinateurs nommés par le fameux grand vicaire de
Frilair, furent très contrariés de devoir toujours porter le premier ou
tout au plus le second, sur leur liste, ce Julien Sorel, qui leur était
signalé comme le benjamin de l'abbé Pirard. Il y eut des paris au
séminaire, que dans la liste de l'examen général, Julien aurait le
numéro premier, ce qui emportait l'honneur de dîner chez Mgr l'évêque.
Mais à la fin d'une séance, où il avait été question des Pères de
l'Église, un examinateur adroit, après avoir interrogé Julien sur saint
Jérôme et sa passion pour Cicéron, vint à parler d'Horace, de Virgile et
des autres auteurs profanes. A l'insu de ses camarades, Julien avait
appris par coeur un grand nombre de passages de ces auteurs. Entraîné
par ses succès, il oublia le lieu où il était, et, sur la demande
réitérée de l'examinateur, récita et paraphrasa avec feu plusieurs odes
d'Horace. Après l'avoir laissé s'enferrer pendant vingt minutes, tout à
coup l'examinateur changea de visage, et lui reprocha avec aigreur le
temps qu'il avait perdu à ces études profanes, et les idées inutiles ou
criminelles qu'il s'était mises dans la tête.

--Je suis un sot, monsieur, et vous avez raison, dit Julien d'un air
modeste, en reconnaissant le stratagème adroit dont il était victime.

Cette ruse de l'examinateur fut trouvée sale, même au séminaire, ce qui
n'empêcha pas M. l'abbé de Frilair, cet homme adroit qui avait organisé
si savamment le réseau de la congrégation bisontine, et dont les
dépêches à Paris faisaient trembler juges, préfet, et jusqu'aux
officiers généraux de la garnison, de placer, de sa main puissante le
numéro 198 à côté du nom de Julien. Il avait de la joie à mortifier son
ennemi, le janséniste Pirard.

Depuis dix ans, sa grande affaire était de lui enlever la direction du
séminaire. Cet abbé, suivant pour lui-même le plan de conduite qu'il
avait indiqué à Julien, était sincère, pieux, sans intrigues, attaché à
ses devoirs. Mais le ciel, dans sa colère lui avait donné ce tempérament
bilieux, fait pour sentir profondément les injures et la haine. Aucun
des outrages qu'on lui adressait n'était perdu pour cette âme ardente.
Il eût cent fois donné sa démission mais il se croyait utile dans le
poste où la Providence l'avait placé. J'empêche les progrès du
jésuitisme et de l'idolâtrie, se disait-il.

A l'époque des examens, il y a avait deux mois peut-être qu'il n'avait
parlé à Julien, et cependant il fut malade pendant huit jours, quand, en
recevant la lettre officielle annonçant le résultat du concours, il vit
le numéro 198 placé à côté du nom de cet élève qu'il regardait comme la
gloire de sa maison. La seule consolation pour ce caractère sévère fut
de concentrer sur Julien tous ses moyens de surveillance. Ce fut avec
ravissement qu'il ne découvrit en lui ni colère, ni projets de
vengeance, ni découragement.

Quelques semaines après, Julien tressaillit en recevant une lettre; elle
portait le timbre de Paris. Enfin, pensa-t-il, Mme de Rênal se souvient
de ses promesses. Un monsieur qui signait Paul Sorel et qui se disait
son parent, lui envoyait une lettre de change de cinq cents francs. On
ajoutait que si Julien continuait à étudier avec succès les bons auteurs
latins, une somme pareille lui serait adressée chaque année.

C'est elle, c'est sa bonté! se dit Julien attendri, elle veut me
consoler; mais pourquoi pas une seule parole d'amitié?

Il se trompait sur cette lettre, Mme de Rênal, dirigée par son amie Mme
Derville, était tout entière à ses remords profonds. Malgré elle, elle
pensait souvent à l'être singulier dont la rencontre avait bouleversé
son existence, mais se fut bien gardée de lui écrire.

Si nous parlions le langage du séminaire, nous pourrions reconnaître un
miracle dans cet envoi de cinq cents francs, et dire que c'était de M.
de Frilair lui-même, que le ciel se servait pour faire ce don à Julien.

Douze années auparavant, M. l'abbé de Frilair était arrive à Besançon
avec un porte-manteau des plus exigus, lequel, suivant la chronique,
contenait toute sa fortune. Il se trouvait maintenant l'un des plus
riches propriétaires du département. Dans le cours de ses prospérités il
avait acheté la moitié d'une terre, dont l'autre partie échut par
héritage de M. de La Mole. De là un grand procès entre ces personnages.

Malgré sa brillante existence à Paris, et les emplois qu'il avait à la
Cour, M. le marquis de La Mole sentit qu'il était dangereux de lutter à
Besançon contre un grand vicaire qui passait pour faire et défaire les
préfets. Au lieu de solliciter une gratification de cinquante mille
francs, déguisée sous un nom quelconque admis par le budget, et
d'abandonner à l'abbé de Frilair ce chétif procès de cinquante mille
francs, le marquis se pique. Il croyait avoir raison: belle raison!

Or, s'il est permis de le dire: quel est le juge qui n'a pas un fils ou
du moins un cousin à pousser dans le monde?

Pour éclairer les plus aveugles, huit jours après le premier arrêt qu'il
obtint, M. l'abbé de Frilair prit le carrosse de Mgr l'évêque, et alla
lui-même porter la croix de la Légion d'honneur à son avocat. M. de La
Mole un peu étourdi de la contenance de sa partie adverse, et sentant
faiblir ses avocats, demanda des conseils à l'abbé Chélan, qui le mit en
relation avec M. Pirard.

Ces relations avaient duré plusieurs années à l'époque de notre
histoire. L'abbé Pirard porta son caractère passionné dans cette
affaire. Voyant sans cesse les avocats du marquis, il étudia sa cause,
et la trouvant juste, il devint ouvertement le solliciteur du marquis de
La Mole contre le tout-puissant grand vicaire. Celui-ci fut outré de
l'insolence, et de la part d'un petit janséniste encore!

--Voyez ce que c'est que cette noblesse de coeur qui se prétend si
puissante! disait à ses intimes l'abbé de Frilair; M. de La Mole n'a pas
seulement envoyé une misérable croix à son agent à Besançon, et va le
laisser platement destituer. Cependant, m'écrit-on, ce noble pair ne
laisse pas passer de semaine sans aller étaler son cordon bleu dans le
salon du garde des Sceaux, quel qu'il soit.

Malgré toute l'activité de l'abbé Pirard, et quoique M. de La Mole fut
toujours au mieux avec le ministre de la Justice et surtout avec ses
bureaux, tout ce qu'il avait pu faire, après six années de soins, avait
été de ne pas perdre absolument son procès.

Sans cesse en correspondance avec l'abbé Pirard, pour une affaire qu'ils
suivaient tous les deux avec passion, le marquis finis par goûter le
genre d'esprit de l'abbé. Peu à peu, malgré l'immense distance des
positions sociales, leur correspondance prit le ton de l'amitié. L'abbé
Pirard disait au marquis qu'on voulait l'obliger à force d'avanies à
donner sa démission. Dans la colère que lui inspire le stratagème
infâme, suivant lui, employé contre Julien, il parla du jeune homme au
marquis.

Quoique fort riche, ce grand seigneur n'était point avare. De la vie, il
n'avait pu faire accepter à l'abbé Pirard, même le remboursement des
frais de poste occasionnés par le procès. Il saisit l'idée d'envoyer
cinq cents francs à son élève favori.

M. de La Mole se donna la peine d'écrire lui-même la lettre d'envoi.
Cela le fit penser à l'abbé.

Un jour celui-ci reçut un petit billet qui, pour affaire pressante
l'engageait à passer sans délai dans une auberge du faubourg de
Besançon. Il y trouva l'intendant de M. de La Mole.

--M. le marquis m'a chargé de vous amener sa calèche, lui dit cet homme.
Il espère qu'après avoir lu cette lettre, il vous conviendra de partir
pour Paris, dans quatre ou cinq jours. Je vais employer le temps que
vous voudrez bien m'indiquer à parcourir les terres de M. le marquis en
Franche-Comté. Après quoi, le jour qui vous conviendra, nous partirons
pour Paris.

La lettre était courte:

«Débarrassez-vous, mon cher monsieur, de toutes les tracasseries de
province, venez respirer un air tranquille à Paris. Je vous envoie ma
voiture, qui a l'ordre d'attendre votre détermination pendant quatre
jours. Je vous attendrai moi-même à Paris jusqu'a mardi. Il ne me faut
qu'un oui de votre part, monsieur, pour accepter en votre nom une des
meilleures cures des environs de Paris. Le plus riche de vos future
paroissiens ne vous a jamais vu, mais vous est dévoué plus que vous ne
pouvez croire; c'est le marquis de La Mole.»

Sans s'en douter, le sévère abbé Pirard aimait ce séminaire peuplé de
ses ennemis, et auquel, depuis quinze ans, il consacrait toutes ses
pensées. La lettre de M. de La Mole fut pour lui comme l'apparition du
chirurgien chargé de faire une opération cruelle et nécessaire. Sa
destitution était certaine. Il donna rendez-vous à l'intendant à trois
jours de là.

Pendant quarante-huit heures, il eut la fièvre d'incertitude. Enfin, il
écrivit à M. de La Mole, et compose pour Mgr l'évêque une lettre,
chef-d'oeuvre de style ecclésiastique, mais un peu longue. Il eut été
difficile de trouver des phrases plus irréprochables et respirant un
respect plus sincère. Et toutefois cette lettre, destinée à donner une
heure difficile à M. de Frilair, vis-à-vis de son patron articulait tous
les sujets de plainte graves, et descendait jusqu'aux petites
tracasseries sales qui, après avoir été endurées avec résignation
pendant six ans, forçaient abbé Pirard à quitter le diocèse.

On lui volait son bois dans son bûcher, on empoisonnait son chien, etc.,
etc.

Cette lettre finie, il fit réveiller Julien, qui à huit heures du soir
dormait déjà, ainsi que tous les séminaristes.

--Vous savez où est l'évêché? lui dit-il en beau style latin; portez
cette lettre à Monseigneur. Je ne vous dissimulerai point que je vous
envoie au milieu des loups. Soyez tout yeux et tout oreilles. Point de
mensonge dans vos réponses; mais songez que qui vous interroge
éprouverait peut-être une joie véritable à pouvoir vous nuire. Je suis
bien aise, mon enfant, de vous donner cette expérience avant de vous
quitter, car je ne vous le cache point, la lettre que vous portez est ma
démission.

Julien resta immobile, il aimait l'abbé Pirard. La prudence avait beau
lui dire: Après le départ de cet honnête homme, le parti du Sacré-Coeur
va me dégrader et peut-être me chasser.

Il ne pouvait penser à lui. Ce qui l'embarrassait, c'était une phrase
qu'il voulait arranger d'une manière polie, et réellement il ne s'en
trouvait pas l'esprit.

--Hé bien! mon ami, ne partez-vous pas?

--C'est qu'on dit, monsieur, dit timidement Julien, que pendant votre
longue administration, vous n'avez rien mis de côté. J'ai six cents
francs.

Les larmes l'empêchèrent de continuer.

--Cela aussi sera marqué, dit froidement l'ex-directeur du séminaire.
Allez à l'évêché, il se fait tard.

Le hasard voulut que, ce soir-là, M. l'abbé de Frilair fût de service
dans le salon de l'évêché; Monseigneur dînait à la préfecture. Ce fut
donc à M. de Frilair lui-même que Julien remit la lettre, mais il ne le
connaissait pas.

Julien vit avec étonnement cet abbé ouvrir hardiment la lettre adressée
à l'évêque. La belle figure du grand vicaire exprima bientôt une
surprise mêlée de vif plaisir, et redoubla de gravité. Pendant qu'il
lisait, Julien, frappé de sa bonne mine, eut le temps de l'examiner.
Cette figure eût eu plus de gravité sans la finesse extrême qui
apparaissait dans certains traits, et qui fût allée jusqu'à dénoter la
fausseté si le possesseur de ce beau visage eût cessé un instant de s'en
occuper. Le nez très avancé formait une seule ligne parfaitement droite,
et donnait par malheur à un profil, fort distingué d'ailleurs, une
ressemblance irrémédiable avec la physionomie d'un renard. Du reste, cet
abbé qui paraissait si occupé de la démission de M. Pirard, était mis
avec une élégance qui plut beaucoup à Julien, et qu'il n'avait jamais
vue à aucun prêtre.

Julien ne sut que plus tard quel était le talent spécial de l'abbé de
Frilair. Il savait amuser son évêque, vieillard aimable, fait pour le
séjour de Paris, et qui regardait Besançon comme un exil. Cet évêque
avait une fort mauvaise vue et aimait passionnément le poisson. L'abbé
de Frilair ôtait les arêtes du poisson qu'on servait à Monseigneur.

Julien regardait en silence l'abbé qui relisait la démission, lorsque
tout à coup la porte s'ouvrit avec fracas. Un laquais, richement vêtu,
passa rapidement. Julien n'eut que le temps de se retourner vers la
porte; il aperçut un petit vieillard, portant une croix pectorale. Il se
prosterna: l'évêque lui adressa un sourire de bonté, et passa. Le bel
abbé le suivit, et Julien resta seul dans le salon, dont il put à loisir
admirer la magnificence pieuse.

L'évoque de Besançon, homme d'esprit éprouvé, mais non pas éteint par
les longues misères de l'émigration, avait plus de soixante-quinze ans,
et s'inquiétait infiniment peu de ce qui arriverait dans dix ans.

--Quel est ce séminariste, au regard fin, que je crois avoir vu en
passant? dit l'évoque. Ne doivent-ils pas suivant mon règlement, être
couchés à l'heure qu'il est?

--Celui-ci est fort éveillé, je vous jure, Monseigneur, et il apporte
une grande nouvelle: c'est la démission du seul janséniste qui restât
dans votre diocèse. Ce terrible abbé Pirard comprend enfin ce que parler
veut dire.

--Eh bien! dit l'évêque avec un sourire malin, je vous défie de le
remplacer par un homme qui le vaille. Et pour vous montrer tout le prix
de cet homme, je l'invite à dîner pour demain.

Le grand vicaire voulut glisser quelques mots sur le choix du
successeur. Le prélat, peu disposé à parler d'affaires, lui dit:

--Avant de faire entrer cet autre, sachons un peu comment celui-ci s'en
va. Faites-moi venir ce séminariste, la vérité est dans la bouche des
enfants.

Julien fut appelé: Je vais me trouver au milieu de deux inquisiteurs,
pensa-t-il. Jamais il ne s'était senti plus de courage.

Au moment où il entra, deux grands valets de chambre, mieux mis que M.
Valenod lui-même, déshabillaient Monseigneur. Ce prélat, avant d'en
venir à M. Pirard crut devoir interroger Julien sur ses études. Il parla
un peu de dogme, et fut étonné. Bientôt il en vint aux humanités, à
Virgile, à Horace, à Cicéron. Ces noms-là, pensa Julien, m'ont valu mon
numéro 198. Je n'ai rien à perdre, essayons de briller. Il réussit; le
prélat, excellent humaniste lui-même, fut enchanté.

Au dîner de la préfecture, une jeune fille justement célèbre avait
récité le poème de la Madeleine. Il était en train de parler littérature
et oublia bien vite l'abbé Pirard et toutes les affaires pour discuter,
avec le séminariste, la question de savoir si Horace était riche ou
pauvre. Le prélat cita plusieurs odes, mais quelquefois sa mémoire était
paresseuse, et sur-le-champ Julien récitait l'ode tout entière, d'un air
modeste; ce qui frappa l'évêque fut que Julien ne sortait point du ton
de la conversation, il disait ses vingt ou trente vers latins comme il
eût parlé de ce qui se passait dans son séminaire. On parla longtemps de
Virgile, de Cicéron. Enfin le prélat ne put s'empêcher de faire
compliment au jeune séminariste.

--Il est impossible d'avoir fait de meilleures études.

--Monseigneur, dit Julien, votre séminaire peut vous offrir cent
quatre-vingt-dix-sept sujets bien moins indignes de votre haute
approbation.

--Comment cela? dit le prélat étonné de ce chiffre.

--Je puis appuyer d'une preuve officielle ce que j'ai l'honneur de dire
devant Monseigneur.

A l'examen annuel du séminaire, répondant précisément sur les matières
qui me valent, dans ce moment, l'approbation de Monseigneur, j'ai obtenu
le numéro 198.

--Ah! c'est le Benjamin de l'abbé Pirard, s'écria l'évêque en riant et
regardant M. de Frilair; nous aurions dû nous y attendre; mais c'est de
bonne guerre. N'est-ce pas, mon ami, ajouta-t-il en s'adressant à
Julien, qu'on vous a fait réveiller pour vous envoyer ici?

--Oui, Monseigneur. Je ne suis sorti seul du séminaire qu'une seule fois
en ma vie, pour aller aider M. l'abbé Chas-Bernard à orner la
cathédrale, le jour de la Fête-Dieu.

--_Optime_, dit l'évêque; quoi, c'est vous qui avez fait preuve de tant
de courage, en plaçant les bouquets de plumes sur le baldaquin? Ils me
font frémir chaque année; je crains toujours qu'ils ne me coûtent la vie
d'un homme. Mon ami, vous irez loin mais je ne veux pas arrêter votre
carrière, qui sera brillante, en vous faisant mourir de faim.

Et sur l'ordre de l'évoque, on apporta des biscuits et du vin de Malaga,
auxquels Julien fit honneur, et encore plus l'abbé de Frilair, qui
savait que son évêque aimait à voir manger gaiement et de bon appétit.

Le prélat, de plus en plus content de la fin de sa soirée, parla un
instant d'histoire ecclésiastique. Il vit que Julien ne comprenait pas.
Le prélat passa à l'état moral de l'Empire romain, sous les empereurs du
siècle de Constantin. La fin du paganisme était accompagnée de cet état
d'inquiétude et de doute qui, au dix-neuvième siècle, désole les esprits
tristes et ennuyés. Monseigneur remarqua que Julien ignorait presque
jusqu'au nom de Tacite.

Julien répondit avec candeur, à l'étonnement de son évoque, que cet
auteur ne se trouvait pas dans la bibliothèque du séminaire.

--J'en suis vraiment bien aise, dit l'évêque gaiement. Vous me tirez
d'embarras depuis dix minutes, je cherche le moyen de vous remercier de
la soirée aimable que vous m'avez procurée, et certes de manière bien
imprévue. Je ne m'attendais pas à trouver un docteur dans un élève de
mon séminaire. Quoique le don ne soit pas trop canonique, je veux vous
donner un Tacite.

Le prélat se fit apporter huit volumes supérieurement reliés, et voulut
écrire lui-même, sur le titre du premier un compliment latin pour Julien
Sorel. L'évêque se piquait de belle latinité; il finit par lui dire,
d'un ton sérieux, qui tranchait tout à fait avec celui du reste de la
conversation:

--Jeune homme, _si vous êtes sage_, vous aurez un jour la meilleure cure
de mon diocèse, et pas à cent lieues de mon palais épiscopal; mais il
faut _être sage_.

Julien, chargé de ses volumes, sortit de l'évêché fort étonné, comme
minuit sonnait.

Monseigneur ne lui avait pas dit un mot de l'abbé Pirard. Julien était
surtout étonné de l'extrême politesse de l'évêque. Il n'avait pas l'idée
d'une telle urbanité de formes, réunie à un air de dignité aussi
naturel. Julien fut surtout frappé du contraste en revoyant le sombre
abbé Pirard qui l'attendait en s'impatientant.

--_Quid tibi dixerunt?_ (Que vous ont-ils dit?) lui cria-t-il d'une voix
forte, du plus loin qu'il l'aperçut.

Julien s'embrouillant un peu à traduire en latin les discours de
l'évêque:

--Parlez français, et répétez les propres paroles de Monseigneur, sans y
ajouter rien, ni rien retrancher, dit l'ex-directeur du séminaire, avec
son ton dur et ses manières profondément inélégantes.

--Quel étrange cadeau de la part d'un évoque à un jeune séminariste!
disait-il en feuilletant le superbe _Tacite_, dont la tranche dorée
avait l'air de lui faire horreur.

Deux heures sonnaient, lorsque après un compte rendu fort détaillé, il
permit à son élève favori de regagner sa chambre.

--Laissez-moi le premier volume de votre Tacite, où est le compliment de
Monseigneur l'évêque, lui dit-il. Cette ligne latine sera votre
paratonnerre dans cette maison, après mon départ.

_Erit tibi fili mi, successor meus tanquam leo quoerens quem devoret._
(Car pour toi, mon fils, mon successeur sera comme un lion furieux, et
qui cherche à dévorer.)

Le lendemain matin Julien trouva quelque chose d'étrange dans la manière
dont ses camarades lui parlaient. Il n'en fut que plus réservé. Voilà,
pensa-t-il, l'effet de la démission de M. Pirard. Elle est connue de
toute la maison, et je passe pour son favori. Il doit y avoir de
l'insulte dans ces façons; mais il ne pouvait l'y voir. Il y avait, au
contraire, absence de haine dans les yeux de tous ceux qu'il rencontrait
le long des dortoirs: Que veut dire ceci? C'est un piège sans doute,
jouons serré. Enfin le petit séminariste de Verrières lui dit en riant:

--_Cornelii Taciti opera omnia_ (Oeuvres complètes de Tacite).

A ce mot, qui fut entendu tous comme à l'envi firent compliment à
Julien, non seulement sur le magnifique cadeau qu'il avait reçu de
Monseigneur, mais aussi de la conversation de deux heures dont il avait
été honoré. On savait jusqu'aux plus petits détails. De ce moment, il
n'y eut plus d'envie; on lui fit la cour bassement: l'abbé Castanède,
qui, la veille encore, était de la dernière insolence envers lui, vint
le prendre par le bras et l'invita à déjeuner.

Par une fatalité du caractère de Julien, l'insolence de ces êtres
grossiers lui avait fait beaucoup de peine; leur bassesse lui causa du
dégoût et aucun plaisir.

Vers midi, l'abbé Pirard quitta ses élèves, non sans leur adresser une
allocution sévère. «Voulez-vous les honneurs du monde, leur dit-il, tous
les avantages sociaux, le plaisir de commander, celui de se moquer des
lois et d'être insolent impunément envers tous? ou bien voulez-vous
votre salut éternel? les moins avancés d'entre vous n'ont qu'à ouvrir
les yeux pour distinguer les deux routes.»

A peine fut-il sorti que les dévots du _Sacré-Coeur de Jésus_ allèrent
entonner un _Te Deum_ dans la chapelle. Personne au séminaire ne prit au
sérieux l'allocution de l'ex-directeur. Il a beaucoup d'humeur de sa
destitution, disait-on de toutes parts. Pas un seul séminariste n'eut la
simplicité de croire à la démission volontaire d'une place qui donnait
tant de relations avec de gros fournisseurs.

L'abbé Pirard alla s'établir dans la plus belle auberge de Besançon; et
sous prétexte d'affaires qu'il n'avait pas, voulut y passer deux jours.

L'évêque l'avait invité à dîner, et, pour plaisanter son grand vicaire
de Frilair, cherchait à le faire briller. On était au dessert,
lorsqu'arriva de Paris l'étrange nouvelle que l'abbé Pirard était nommé
à la magnifique cure de N..., à quatre lieues de la capitale. Le bon
prélat l'en félicita sincèrement. Il vit dans toute cette affaire un
bien joué qui le mit de bonne humeur et lui donna la plus haute opinion
des talents de l'abbé. Il lui donna un certificat latin magnifique, et
imposa silence à l'abbé de Frilair, qui se permettait des remontrances.

Le soir, Monseigneur porta son admiration chez la marquise de Rubempré.
Ce fut une grande nouvelle pour la haute société de Besançon; on se
perdait en conjectures sur cette faveur extraordinaire. On voyait déjà
l'abbé Pirard évêque. Les plus fins crurent M. de La Mole ministre, et
se permirent ce jour-là de sourire des airs impérieux que M. l'abbé de
Frilair portait dans le monde.

Le lendemain matin, on suivait presque l'abbé Pirard dans les rues, et
les marchands venaient sur la porte de leurs boutiques, lorsqu'il alla
solliciter les juges du marquis. Pour la première fois, il en fut reçu
avec politesse. Le sévère janséniste, indigné de tout ce qu'il voyait,
fit un long travail avec les avocats qu'il avait choisis pour le marquis
de La Mole et partit pour Paris. Il eut la faiblesse de dire à deux ou
trois amis de collège, qui l'accompagnaient jusqu'à la calèche dont ils
admirèrent les armoiries, qu'après avoir administré le séminaire pendant
quinze ans, il quittait Besançon avec cinq cent vingt francs d'économie.
Ces amis l'embrassèrent en pleurant, et se dirent entre eux:

--Le bon abbé eût pu s'épargner ce mensonge, il est aussi par trop
ridicule.

Le vulgaire, aveuglé par l'amour de l'argent, n'était pas fait pour
comprendre que c'était dans sa sincérité que l'abbé Pirard avait trouvé
la force nécessaire pour lutter seul pendant six ans contre Marie
Alacoque, le Sacré-Coeur de Jésus, les jésuites et son évêque.




CHAPITRE XXX

UN AMBITIEUX

    Il n'y a plus qu'une seule noblesse, c'est le titre de duc,
    marquis est ridicule, au mot duc on tourne la tête.

    EDINBURGH REVIEW.


L'abbé fut étonné de l'air noble et du ton presque gai du marquis.
Cependant ce futur ministre le recevait sans aucune de ces petites
façons de grand seigneur, si polies, mais si impertinentes pour qui les
comprend. C'eût été du temps perdu, et le marquis était assez avant dans
les grandes affaires pour n'avoir point de temps à perdre.

Depuis six mois, il intriguait pour faire accepter à la fois au roi et à
la nation un certain ministère, qui, par reconnaissance, le ferait duc.

Le marquis demandait en vain, depuis de longues années, à son avocat de
Besançon un travail clair et précis sur ses procès de Franche-Comté.
Comment l'avocat célèbre les lui eût-il expliqués, s'il ne les
comprenait pas lui-même?

Le petit carré de papier, que lui remit l'abbé, expliquait tout.

--Mon cher abbé, lui dit le marquis, après avoir expédié en moins de
cinq minutes toutes les formules de politesse et d'interrogation sur les
choses personnelles, mon cher abbé, au milieu de ma prétendue
prospérité, il me manque du temps pour m'occuper sérieusement de deux
petites choses assez importantes pourtant: ma famille et mes affaires.
Je soigne en grand la fortune de ma maison, je puis la porter loin; je
soigne mes plaisirs, et c'est ce qui doit passer avant tout, du moins à
mes yeux, ajouta-t-il en surprenant de l'étonnement dans ceux de l'abbé
Pirard.

Quoique homme de sens, l'abbé était émerveillé de voir un vieillard
parler si franchement de ses plaisirs.

--Le travail existe sans doute à Paris, continua le grand seigneur, mais
perché au cinquième étage; et dès que je me rapproche d'un homme, il
prend un appartement au second, et la femme prend un jour, par
conséquent plus de travail, plus d'effort que pour être ou paraître un
homme du monde. C'est là leur unique affaire dès qu'ils ont du pain.

Pour mes procès, exactement parlant, et encore pour chaque procès pris à
part, j'ai des avocats qui se tuent; il m'en est mort un de la poitrine,
avant-hier. Mais, pour mes affaires en général, croiriez-vous, monsieur,
que, depuis trois ans, j'ai renoncé à trouver un homme qui, pendant
qu'il écrit pour moi, daigne songer un peu sérieusement à ce qu'il fait?
Au reste, tout ceci n'est qu'une préface.

Je vous estime, et j'oserais ajouter, quoique vous voyant pour la
première fois, je vous aime. Voulez-vous être mon secrétaire, avec huit
mille francs d'appointements ou bien avec le double? J'y gagnerai
encore, je vous jure; et je fais mon affaire de vous conserver votre
belle cure, pour le jour où nous ne nous conviendrons plus.

L'abbé refusa, mais vers la fin de la conversation le véritable embarras
où il voyait le marquis lui suggéra une idée.

--J'ai laissé au fond de mon séminaire, dit-il au marquis, un pauvre
jeune homme, qui, si je ne me trompe, va y être rudement persécuté. S'il
n'était qu'un simple religieux, il serait déjà _in pace_.

Jusqu'ici ce jeune homme ne sait que le latin et l'Écriture sainte; mais
il n'est pas impossible qu'un jour il déploie de grands talents soit
pour la prédication, soit pour la direction des âmes. J'ignore ce qu'il
fera, mais il a le feu sacré, il peut aller loin. Je comptais le donner
à notre évêque, si jamais il nous en était venu un qui eût un peu de
votre manière de voir les hommes et les affaires.

--D'où sort votre jeune homme? dit le marquis.

--On le dit fils d'un charpentier de nos montagnes, mais je le croirais
plutôt fils naturel de quelque homme riche. Je lui ai vu recevoir une
lettre anonyme ou pseudonyme avec une lettre de change de cinq cents
francs.

--Ah! c'est Julien Sorel, dit le marquis.

--D'où savez-vous son nom? dit l'abbé étonné; et comme il rougissait de
sa question:

--C'est ce que je ne vous dirai pas, répondit le marquis.

--Eh bien! reprit l'abbé, vous pourriez essayer d'en faire votre
secrétaire; il a de l'énergie, de la raison; en un mot, c'est un essai à
tenter.

--Pourquoi pas? dit le marquis; mais serait-ce un homme à se laisser
graisser la patte par le préfet de police ou par tout autre pour faire
l'espion chez moi? Voilà toute mon objection.

D'après les assurances favorables de l'abbé Pirard, le marquis prit un
billet de mille francs:

--Envoyez ce viatique à Julien Sorel; faites-le-moi venir.

--L'habitude d'habiter Paris doit, en effet, M. le marquis, produire
cette illusion dans votre esprit; vous ne connaissez pas, parce que vous
êtes dans une position sociale élevée, la tyrannie qui pèse sur nous
autres pauvres provinciaux, et en particulier sur les prêtres non amis
des jésuites. On ne voudra pas laisser partir Julien Sorel, on saura se
couvrir des prétextes les plus habiles on me répondra qu'il est malade,
la poste aura perdu les lettres, etc., etc.

--Je prendrai un de ces jours une lettre du ministre à l'évêque, dit le
marquis.

--J'oubliais une précaution, dit l'abbé: ce jeune homme quoique né bien
bas a le coeur haut, il ne sera d'aucune utilité dans vos affaires si
l'on effarouche son orgueil; vous le rendriez stupide.

--Ceci me plaît, dit le marquis, j'en ferai le camarade de mon fils,
cela suffira-t-il?

Quelque temps après, Julien reçut une lettre d'une écriture inconnue et
portant le timbre de Châlon, il y trouva un mandat sur un marchand de
Besançon, et l'avis de se rendre à Paris sans délai. La lettre était
signée d'un nom supposé, mais en l'ouvrant Julien avait tressailli: une
grosse tache d'encre était tombée au milieu du treizième mot. C'était le
signal dont il était convenu avec l'abbé Pirard.

Moins d'une heure après, Julien fut appelé à l'évêché où il se vit
accueillir avec une bonté toute paternelle. Tout en citant Horace,
Monseigneur lui fit, sur les hautes destinées qui l'attendaient à Paris,
des compliments fort adroits et qui, pour remerciements, attendaient des
explications. Julien ne put rien dire, d'abord parce qu'il ne savait
rien et Monseigneur prit beaucoup de considération pour lui. Un des
petits prêtres de l'évêché écrivit au maire qui se hâta d'apporter
lui-même un passeport signé, mais où l'on avait laissé en blanc le nom
du voyageur.

Le soir avant minuit, Julien était chez Fouqué, dont l'esprit sage fut
plus étonné que charmé de l'avenir qui semblait attendre son ami.

--Cela finira pour toi, dit cet électeur libéral, par une place de
gouvernement, qui t'obligera à quelque démarche qui sera vilipendée dans
les journaux. C'est par ta honte que j'aurai de tes nouvelles.
Rappelle-toi que, même financièrement parlant, il vaut mieux gagner cent
louis dans un bon commerce de bois, dont on est le maître que de
recevoir quatre mille francs d'un gouvernement fût-il celui du roi
Salomon.

Julien ne vit dans tout cela que la petitesse d'esprit d'un bourgeois de
campagne. Il allait enfin paraître sur le théâtre des grandes choses. Il
aimait mieux moins de certitude et des chances plus vastes. Dans ce
coeur-là il n'y avait plus la moindre peur de mourir de faim. Le bonheur
d'aller à Paris, qu'il se figurait peuplé de gens d'esprit fort
intrigants, fort hypocrites, mais aussi polis que l'évêque de Besançon
et que l'évêque d'Agde, éclipsait tout à ses yeux. Il se représenta
humblement à son ami, comme privé de son libre arbitre par la lettre de
l'abbé Pirard.

Le lendemain vers midi, il arriva dans Verrières le plus heureux des
hommes; il comptait revoir Mme de Rênal. Il alla d'abord chez son
premier protecteur, le bon abbé Chélan. Il trouva une réception sévère.

--Croyez-vous m'avoir quelque obligation? lui dit M. Chélan, sans
répondre à son salut. Vous allez déjeuner avec moi, pendant ce temps on
ira vous louer un autre cheval, et vous quitterez Verrières, sans y voir
personne.

--Entendre c'est obéir, répondit Julien avec une mine de séminaire, et
il ne fut plus question que de théologie et de belle latinité.

Il monta à cheval, fit une lieue, après quoi apercevant un bois, et
personne pour l'y voir entrer, il s'y enfonça. Au coucher du soleil, il
renvoya le cheval par un paysan à la porte voisine. Plus tard, il entra
chez un vigneron qui consentit à lui vendre une échelle et à le suivre
en la portant jusqu'au petit bois qui domine le COURS DE LA FIDÉLITÉ, à
Verrières.

--Je suis un pauvre conscrit réfractaire...

--Ou un contrebandier, dit le paysan, en prenant congé de lui, mais peu
m'importe! mon échelle est bien payée, et moi-même je ne suis pas sans
avoir passé quelques mouvements de montre en ma vie.

La nuit était fort noire. Vers une heure du matin, Julien, chargé de son
échelle, entra dans Verrières. Il descendit le plus tôt qu'il put dans
le lit du torrent, qui traverse les magnifiques jardins de M. de Rênal à
une profondeur de dix pieds, et contenu entre deux murs. Julien monta
facilement avec l'échelle. Quel accueil me feront les chiens de garde?
pensait-il. Toute la question est là. Les chiens aboyèrent, et
s'avancèrent au galop sur lui; mais il siffla doucement, et ils vinrent
le caresser.

Remontant alors de terrasse en terrasse, quoique toutes les grilles
fussent fermées, il lui fut facile d'arriver jusque sous la fenêtre de
la chambre à coucher de Mme de Rênal qui, du côté du jardin, n'est
élevée que de huit ou dix pieds au-dessus du sol.

Il y avait aux volets une petite ouverture en forme de coeur, que Julien
connaissait bien. A son grand chagrin, cette petite ouverture n'était
pas éclairée par la lumière intérieure d'une veilleuse.

Grand Dieu! se dit-il, cette nuit, cette chambre n'est pas occupée par
Mme de Rênal! Où sera-t-elle couchée? La famille est à Verrières,
puisque j'ai trouvé les chiens; mais je puis rencontrer dans cette
chambre, sans veilleuse, M. de Rênal lui-même ou un étranger, et alors
quel esclandre!

Le plus prudent était de se retirer; mais ce parti fit horreur à Julien.
Si c'est un étranger, je me sauverai à toutes jambes, abandonnant mon
échelle; mais si c'est elle, quelle réception m'attend? Elle est tombée
dans le repentir et dans la plus haute piété, je n'en puis douter; mais
enfin, elle a encore quelque souvenir de moi, puisqu'elle vient de
m'écrire. Cette raison le décida.

Le coeur tremblant, mais cependant résolu à périr ou à la voir, il jeta
de petits cailloux contre le volet; point de réponse. Il appuya son
échelle à côté de la fenêtre, et frappa lui-même contre le volet,
d'abord doucement, puis plus fort. Quelque obscurité qu'il fasse, on
peut me tirer un coup de fusil, pensa Julien. Cette idée réduisit
l'entreprise folle à une question de bravoure.

Cette chambre est inhabitée cette nuit, pensa-t-il, ou, quelle que soit
la personne qui y couche, elle est éveillée maintenant. Ainsi plus rien
à ménager envers elle; il faut seulement tâcher de n'être pas entendu
par les personnes qui couchent dans les autres chambres.

Il descendit, plaça son échelle contre un des volets, remonta et passant
la main dans l'ouverture en forme de coeur, il eut le bonheur de trouver
assez vite le fil de fer attaché au crochet qui fermait le volet. Il
tira ce fil de fer ce fut avec une joie inexprimable qu'il sentit que ce
volet n'était plus retenu et cédait à son effort. Il faut l'ouvrir petit
à petit, et faire reconnaître ma voix. Il ouvrit le volet assez pour
passer la tête, et en répétant à voix basse: C'est un ami.

Il s'assura, en prêtant l'oreille, que rien ne troublait le silence
profond de la chambre. Mais décidément, il n'y avait point de veilleuse
même à demi éteinte, dans la cheminée; c'était un bien mauvais signe.

Gare le coup de fusil! Il réfléchit un peu; puis, avec le doigt, il osa
frapper contre la vitre: pas de réponse; il frappa plus fort. Quand je
devrais casser la vitre, il faut en finir. Comme il frappait très fort,
il crut entrevoir, au milieu de l'extrême obscurité comme une ombre
blanche qui traversait la chambré. Enfin, il n'y eut plus de doute, il
vit une ombre qui semblait s'avancer avec une extrême lenteur. Tout à
coup il vit une joue qui s'appuyait à la vitre contre laquelle était son
oeil.

Il tressaillit, et s'éloigna un peu. Mais la nuit était tellement noire
que, même à cette distance, il ne put distinguer si c'était Mme de
Rênal. Il craignait un premier cri d'alarme; depuis un moment, il
entendait les chiens rôder et gronder à demi autour du pied de son
échelle.

--C'est moi, répétait-il assez haut, un ami.

Pas de réponse; le fantôme blanc avait disparu.

--Daignez m'ouvrir, il faut que je vous parle, je suis trop malheureux!
et il frappait de façon à briser la vitre.

Un petit bruit sec se fit entendre; l'espagnolette de la fenêtre cédait;
il poussa la croisée, et sauta légèrement dans la chambre.

Le fantôme blanc s'éloignait; il lui prit les bras; c'était une femme.
Toutes ses idées de courage s'évanouirent. Si c'est elle, que va-t-elle
dire? Que devint-il, quand il comprit à un petit cri que c'était Mme de
Rênal?

Il la serra dans ses bras; elle tremblait, et avait à peine la force de
le repousser.

--Malheureux! que faites-vous?

A peine si sa voix convulsive pouvait articuler ces mots. Julien y vit
l'indignation la plus vraie.

--Je viens vous voir après quatorze mois d'une cruelle séparation.

--Sortez, quittez-moi à l'instant. Ah! M. Chélan, pourquoi m'avoir
empêché de lui écrire? j'aurais prévenu cette horreur. Elle le repoussa
avec une force vraiment extraordinaire. Je me repens de mon crime, le
ciel a daigné m'éclairer, répétait-elle d'une voix entrecoupée. Sortez!
fuyez!

--Après quatorze mois de malheur, je ne vous quitterai certainement pas
sans vous avoir parlé. Je veux savoir tout ce que vous avez fait. Ah! je
vous ai assez aimée pour mériter cette confidence... Je veux tout
savoir.

Malgré Mme de Rênal, ce ton d'autorité avait de l'empire sur son coeur.

Julien, qui la tenait serrée avec passion, et résistait à ses efforts
pour se dégager, cessa de la presser dans ses bras. Ce mouvement rassura
un peu Mme de Rênal.

--Je vais retirer l'échelle, dit-il, pour qu'elle ne nous compromette
pas si quelque domestique, éveillé par le bruit, fait une ronde.

--Ah! sortez, sortez au contraire, lui dit-on avec une véritable colère!
Que m'importent les hommes? c'est Dieu qui voit l'affreuse scène que
vous me faites et qui m'en punira. Vous abusez lâchement des sentiments
que j'eus pour vous, mais que je n'ai plus. Entendez-vous, monsieur
Julien?

Il retirait l'échelle fort lentement pour ne pas faire de bruit.

--Ton mari est-il à la ville? lui dit-il, non pour la braver mais
emporté par l'ancienne habitude.

--Ne me parlez pas ainsi, de grâce, ou j'appelle mon mari. Je ne suis
déjà que trop coupable de ne pas vous avoir chassé, quoi qu'il pût en
arriver. J'ai pitié de vous lui dit-elle, cherchant à blesser son
orgueil qu'elle connaissait si irritable.

Ce refus de tutoiement, cette façon brusque de briser un lien si tendre,
et sur lequel il comptait encore, portèrent jusqu'au délire le transport
d'amour de Julien.

--Quoi! est-il possible que vous ne m'aimiez plus! lui dit-il avec un de
ces accents du coeur, si difficiles à écouter de sang-froid.

Elle ne répondit pas; pour lui, il pleurait amèrement.

Réellement, il n'avait plus la force de parler.

--Ainsi je suis complètement oublié du seul être qui m'ait jamais aimé!
A quoi bon vivre désormais? Tout son courage l'avait quitté dès qu'il
n'avait plus eu à craindre le danger de rencontrer un homme; tout avait
disparu de son coeur, hors l'amour.

Il pleura longtemps en silence; elle entendait le bruit de ses sanglots.
Il prit sa main, elle voulut la retirer; et cependant, après quelques
mouvements presque convulsifs, elle la lui laissa. L'obscurité était
extrême; ils se trouvaient l'un et l'autre assis sur le lit de Mme de
Rênal.

Quelle différence avec ce qui était il y a quatorze mois! pensa Julien;
et ses larmes redoublèrent. Ainsi l'absence détruit sûrement tous les
sentiments de l'homme! Il vaut mieux m'en aller.

--Daignez me dire ce qui vous est arrivé, dit enfin Julien d'une voix
presque éteinte par la douleur.

--Sans doute, répondit Mme de Rênal d'une voix dure, et dont l'accent
avait quelque chose de sec et de reprochant pour Julien, mes égarements
étaient connus dans la ville, lors de votre départ. Il y avait eu tant
d'imprudence dans vos démarches! Quelque temps après, alors j'étais au
désespoir, le respectable M. Chélan vint me voir. Ce fut en vain que,
pendant longtemps, il voulut obtenir un aveu. Un jour, il eut l'idée de
me conduire dans cette église de Dijon, où j'ai fait ma première
communion. Là, il osa parler le premier...

Mme de Rênal fut interrompue par ses larmes.

--Quel moment de honte! J'avouai tout. Cet homme si bon daigna ne point
m'accabler du poids de son indignation: il s'affligea avec moi. Dans ce
temps-là, je vous écrivais tous les jours des lettres que je n'osais
vous envoyer; je les cachais soigneusement, et quand j'étais trop
malheureuse, je m'enfermais dans ma chambre et relisais mes lettres.

Enfin, M. Chélan obtint que je les lui remettrais... Quelques-unes,
écrites avec un peu plus de prudence, vous avaient été envoyées; vous ne
me répondiez point.

--Jamais, je te jure, je n'ai reçu aucune lettre de toi au séminaire.

--Grand Dieu! qui les aura interceptées?

--Juge de ma douleur, avant le jour où je t'aperçut à la cathédrale, je
ne savais si tu vivais encore.

--Dieu me fit la grâce de comprendre combien je péchais envers lui,
envers mes enfants, envers mon mari reprit Mme de Rênal. Il ne m'a
jamais aimée comme je croyais alors que vous m'aimiez...

Julien se précipita dans ses bras, réellement sans projet et hors de
lui. Mais Mme de Rênal le repoussa, et continuant avec assez de fermeté:

--Mon respectable ami M. Chélan me fit comprendre qu'en épousant M. de
Rênal, je lui avais engagé toutes mes affections, même celles que je ne
connaissais pas, et que je n'avais jamais éprouvées avant une liaison
fatale... Depuis le grand sacrifice de ces lettres, qui m'étaient si
chères, ma vie s'est écoulée sinon heureusement, du moins avec assez de
tranquillité. Ne la troublez point; soyez un ami pour moi... le meilleur
de mes amis. Julien couvrit ses mains de baisers; elle sentit qu'il
pleurait encore. Ne pleurez point, vous me faites tant de peine...
Dites-moi à votre tour ce que vous avez fait. Julien ne pouvait parler.
Je veux savoir votre genre de vie au séminaire, répéta-t-elle, puis vous
vous en irez.

Sans penser à ce qu'il racontait, Julien parla des intrigues et des
jalousies sans nombre qu'il avait d'abord rencontrées, puis de sa vie
plus tranquille depuis qu'il avait été nommé répétiteur.

--Ce fut alors, ajouta-t-il, qu'après un long silence, qui sans doute
était destiné à me faire comprendre ce que je vois trop aujourd'hui, que
vous ne m'aimiez plus et que j'étais devenu indifférent pour vous...

Mme de Rênal serra ses mains.

--Ce fut alors que vous m'envoyâtes une somme de cinq cents francs.

--Jamais, dit Mme de Rênal.

--C'était une lettre timbrée de Paris et signée Paul Sorel afin de
déjouer tous les soupçons.

Il s'éleva une petite discussion sur l'origine possible de cette lettre.
La position morale changea. Sans le savoir, Mme de Rênal et Julien
avaient quitté le ton solennel; ils étaient revenus à celui d'une tendre
amitié. Ils ne se voyaient point, tant l'obscurité était profonde, mais
le son de la voix disait tout. Julien passa le bras autour de la taille
de son amie, ce mouvement avait bien des dangers. Elle essaya d'éloigner
le bras de Julien, qui avec assez d'habileté, attira son attention dans
ce moment par une circonstance intéressante de son récit. Ce bras fut
comme oublié et resta dans la position qu'il occupait.

Après bien des conjectures sur l'origine de la lettre aux cinq cents
francs, Julien avait repris son récit, il devenait un peu plus maître de
lui en parlant de sa vie passée, qui auprès de ce qui lui arrivait en
cet instant, l'intéressait si peu. Son attention se fixa tout entière
sur la manière dont allait finir sa visite.

--Vous allez sortir, lui disait-on toujours, de temps en temps, et avec
un accent bref.

Quelle honte pour moi si je suis éconduit! ce sera un remords à
empoisonner toute ma vie se disait-il, jamais elle ne m'écrira. Dieu
sait quand je reviendrai en ce pays! De ce moment tout ce qu'il y avait
de céleste dans la position de Julien disparut rapidement de son coeur.
Assis à côté d'une femme qu'il adorait, la serrant presque dans ses
bras, dans cette chambre où il avait été si heureux, au milieu d'une
obscurité profonde, distinguant fort bien que depuis un moment elle
pleurait sentant, au mouvement de sa poitrine, qu'elle avait des
sanglots, il eut le malheur de devenir un froid politique presque aussi
calculant et aussi froid que lorsque, dans la cour du séminaire, il se
voyait en butte à quelque mauvaise plaisanterie de la part d'un de ses
camarades plus fort que lui. Julien faisait durer son récit, et parlait
de la vie malheureuse qu'il avait menée depuis son départ de Verrières.
Ainsi, se disait Mme de Rênal, après un an d'absence, privé presque
entièrement de marques de souvenir, tandis que moi je l'oubliais il
n'était occupé que des jours heureux qu'il avait trouvés à Vergy. Ses
sanglots redoublaient. Julien vit le succès de son récit. Il comprit
qu'il fallait tenter la dernière ressource: il arriva brusquement à la
lettre qu'il venait de recevoir de Paris.

--J'ai pris congé de Monseigneur l'évêque.

--Quoi! vous ne retournez pas à Besançon! vous nous quittez pour
toujours?

--Oui, répondit Julien, d'un ton résolu; oui, j'abandonne un pays où je
suis oublié même de ce que j'ai le plus aimé en ma vie, et je le quitte
pour ne jamais le revoir. Je vais à Paris...

--Tu vas à Paris! s'écria assez haut Mme de Rênal.

Sa voix était presque étouffée par les larmes, et montrait tout l'excès
de son trouble. Julien avait besoin de cet encouragement; il allait
tenter une démarche qui pouvait tout décider contre lui; et avant cette
exclamation, n'y voyant point il ignorait absolument l'effet qu'il
parvenait à produire. Il n'hésita plus, la crainte du remords lui
donnait tout empire sur lui-même; il ajouta froidement en se levant:

--Oui, madame, je vous quitte pour toujours, soyez heureuse, adieu.

Il fit quelques pas vers la fenêtre; déjà il l'ouvrait. Mme de Rênal
s'élança vers lui. Il sentit sa tête sur son épaule et qu'elle le
serrait dans ses bras, en collant sa joue contre la sienne.

Ainsi, après trois heures de dialogue, Julien obtint ce qu'il avait
désiré avec tant de passion pendant les deux premières. Un peu plus tôt
arrivés, le retour aux sentiments tendres, l'éclipse des remords chez
Mme de Rênal eussent été un bonheur divin, ainsi obtenus avec art, ce ne
fut plus qu'un triomphe. Julien voulut absolument, contre les instances
de son amie, allumer la veilleuse.

--Veux-tu donc, lui disait-il, qu'il ne me reste aucun souvenir de
t'avoir vue? L'amour qui est sans doute dans ces yeux charmants sera
donc perdu pour moi? la blancheur de cette jolie main me sera donc
invisible? Songe que je te quitte pour bien longtemps peut-être!

Quelle honte! se disait Mme de Rênal, mais elle n'avait rien à refuser à
cette idée de séparation pour toujours qui la faisait fondre en larmes.
L'aube commençait à dessiner vivement les contours des sapins sur la
montagne à l'orient de Verrières. Au lieu de s'en aller Julien ivre de
volupté demanda à Mme de Rênal de passer toute la journée caché dans sa
chambre, et de ne partir que la nuit suivante.

--Et pourquoi pas? répondit-elle. Cette fatale rechute m'ôte toute
estime pour moi, et fait à jamais mon malheur: et elle le pressait
contre son coeur avec ravissement. Mon mari n'est plus le même, il a des
soupçons; il croit que je l'ai mené dans toute cette affaire, et se
montre fort piqué contre moi. S'il entend le moindre bruit je suis
perdue, il me chassera comme une malheureuse que je suis.

--Ah! voilà une phrase de M. Chélan, dit Julien, tu ne m'aurais pas
parlé ainsi avant ce cruel départ pour le séminaire, tu m'aimais alors!

Julien fut récompensé du sang-froid qu'il avait mis dans ce mot: il vit
son amie oublier en un clin d'oeil le danger que la présence de son mari
lui faisait courir pour songer au danger bien plus grand de voir Julien
douter de son amour. Le jour croissait rapidement et éclairait vivement
la chambre, Julien retrouva toutes les voluptés de l'orgueil, lorsqu'il
put revoir dans ses bras et presque à ses pieds, cette femme charmante,
la seule qu'il eût aimée et qui, peu d'heures auparavant, était tout
entière à la crainte d'un Dieu terrible et à l'amour de ses devoirs. Des
résolutions fortifiées par un an de constance n'avaient pu tenir devant
son courage.

Bientôt on entendit du bruit dans la maison, une chose à laquelle elle
n'avait pas songé vint troubler Mme de Rênal.

--Cette méchante Élisa va entrer dans la chambre: que faire de cette
énorme échelle? dit-elle à son ami; où la cacher? Je vais la porter au
grenier, s'écria-t-elle tout à coup, avec une sorte d'enjouement.

--C'est là ta physionomie d'autrefois! dit Julien ravi. Mais il faut
passer dans la chambre du domestique.

--Je laisserai l'échelle dans le corridor, j'appellerai le domestique et
lui donnerai une commission.

--Songe à préparer un mot pour le cas où le domestique passant devant
l'échelle, dans le corridor, la remarquera.

--Oui, mon ange dit Mme de Rênal en lui donnant un baiser. Toi, songé à
te cacher bien vite sous le lit, si, pendant mon absence, Élisa entre
ici.

Julien fut étonné de cette gaieté soudaine. Ainsi, pensa-t-il l'approche
d'un danger matériel, loin de la troubler, lui rend sa gaieté, parce
qu'elle oublie ses remords! Femme vraiment supérieure! ah! voilà un
coeur dans lequel il est glorieux de régner! Julien était ravi.

Mme de Rênal prit l'échelle; elle était évidemment trop pesante pour
elle. Julien allait à son secours; il admirait cette taille élégante et
qui était si loin d'annoncer de la force, lorsque tout à coup, sans
aide, elle saisit l'échelle, et l'enleva comme elle eût fait une chaise.
Elle la porta rapidement dans le corridor du troisième étage où elle la
coucha le long du mur. Elle appela le domestique, et pour lui laisser le
temps de s'habiller, monta au colombier. Cinq minutes après, à son
retour dans le corridor, elle ne trouva plus l'échelle. Qu'était-elle
devenue? Si Julien eût été hors de la maison, ce danger ne l'eût guère
touchée. Mais, dans ce moment, si son mari voyait cette échelle! Cet
incident pouvait être abominable. Mme de Rênal courait partout. Enfin
elle découvrit cette échelle sous le toit où le domestique l'avait
portée et même cachée. Cette circonstance était singulière, autrefois
elle l'eût alarmée.

Que m'importe, pensa-t-elle, ce qui peut arriver dans vingt-quatre
heures, quand Julien sera parti? tout ne sera-t-il pas alors pour moi
horreur et remords?

Elle avait comme une idée vague de devoir quitter la vie, mais
qu'importe? Après une séparation qu'elle avait crue éternelle, il lui
était rendu, elle le revoyait, et ce qu'il avait fait pour parvenir
jusqu'à elle montrait tant d'amour!

En racontant l'événement de l'échelle à Julien:

--Que répondrai-je à mon mari, lui dit-elle, si le domestique lui conte
qu'il a trouvé cette échelle? Elle rêva un instant. Il leur faudra
vingt-quatre heures pour découvrir le paysan qui te l'a vendue; et se
jetant dans les bras de Julien, en le serrant d'un mouvement convulsif:
Ah! mourir, mourir ainsi! s'écriait-elle en le couvrant de baisers, mais
il ne faut pas que tu meures de faim, dit-elle en riant.

Viens; d'abord je vais te cacher dans la chambre de Mme Derville, qui
reste toujours fermée à clef. Elle alla veiller à l'extrémité du
corridor, et Julien passa en courant. Garde-toi d'ouvrir, si l'on
frappe, lui dit-elle en l'enfermant à clef; dans tous les cas, ce ne
serait qu'une plaisanterie des enfants en jouant entre eux.

--Fais-les venir dans le jardin, sous la fenêtre, dit Julien, que j'aie
le plaisir de les voir, fais-les parler.

--Oui, oui, lui cria Mme de Rênal en s'éloignant.

Elle revint bientôt avec des oranges, des biscuits, une bouteille de vin
de Malaga, il lui avait été impossible de voler du pain.

--Que fait ton mari? dit Julien.

--Il écrit des projets de marchés avec des paysans.

Mais huit heures avaient sonné, on faisait beaucoup de bruit dans la
maison. Si l'on n'eût pas vu Mme de Rênal, on l'eût cherchée partout;
elle fut obligée de le quitter.

Bientôt elle revint, contre toute prudence, lui apportant une tasse de
café, elle tremblait qu'il ne mourût de faim. Après le déjeuner, elle
réussit à amener les enfants sous la fenêtre de la chambre de Mme
Derville. Il les trouva fort grandis, mais ils avaient pris l'air
commun, ou bien ses idées avaient changé. Mme de Rênal leur parla de
Julien. L'aîné répondit avec amitié et regrets pour l'ancien précepteur;
mais il se trouva que les cadets l'avaient presque oublié.

M. de Rênal ne sortit pas ce matin-là; il montait et descendait sans
cesse dans la maison, occupé à faire des marchés avec des paysans,
auxquels il vendait sa récolte de pommes de terre. Jusqu'au dîner, Mme
de Rênal n'eut pas un instant à donner à son prisonnier. Le dîner sonné
et servi, elle eut l'idée de voler pour lui une assiette de soupe
chaude. Comme elle approchait sans bruit de la porte de la chambre qu'il
occupait, portant cette assiette avec précaution, elle se trouva face à
face avec le domestique qui avait caché l'échelle le matin. Dans ce
moment il s'avançait aussi sans bruit dans le corridor et comme
écoutant. Probablement Julien avait marché avec imprudence. Le
domestique s'éloigna un peu confus. Mme de Rênal entra hardiment chez
Julien, cette rencontre le fit frémir.

--Tu as peur! lui dit-elle; moi, je braverais tous les dangers du monde
et sans sourciller. Je ne crains qu'une chose, c'est le moment où je
serai seule après ton départ.

Et elle le quitta en courant.

--Ah! se dit Julien exalté, le remords est le seul danger que redoute
cette âme sublime!

Enfin le soir vint. M. de Rênal alla au Casino. Sa femme avait annoncé
une migraine affreuse, elle se retira chez elle, se hâta de renvoyer
Élisa, et se releva bien vite pour aller ouvrir à Julien.

Il se trouva que réellement il mourait de faim. Mme de Rênal alla à
l'office chercher du pain. Julien entendit un grand cri. Mme de Rênal
revint, et lui raconta qu'entrant dans l'office sans lumière,
s'approchant d'un buffet où l'on serrait le pain, et étendant la main,
elle avait touché un bras de femme. C'était Élisa qui avait jeté le cri
entendu par Julien.

--Que faisait-elle là?

--Elle volait quelques sucreries, ou bien elle nous épiait, dit Mme de
Rênal avec une indifférence complète. Mais heureusement j'ai trouvé un
pâté et un gros pain.

--Qu'y a-t-il donc là? dit Julien, en lui montrant les poches de son
tablier.

Mme de Rênal avait oublié que, depuis le dîner, elles étaient remplies
de pain.

Julien la serra dans ses bras avec la plus vive passion; jamais elle ne
lui avait semblé si belle. Même à Paris, se disait-il confusément je ne
pourrai rencontrer un plus grand caractère. Elle avait toute la
gaucherie d'une femme peu accoutumée à ces sortes de soins, et en même
temps le vrai courage d'un être qui ne craint que des dangers d'un autre
ordre et bien autrement terribles.

Pendant que Julien soupait de grand appétit, et que son amie le
plaisantait sur la simplicité de ce repas, car elle avait horreur de
parler sérieusement, la porte de la chambre fut tout à coup secouée avec
force. C'était M. de Rênal.

--Pourquoi t'es-tu enfermée? lui criait-il.

Julien n'eut que le temps de se glisser sous le canapé.

--Quoi! vous êtes tout habillée, dit M. de Rênal en entrant; vous
soupez, et vous avez fermé votre porte à clef!

Les jours ordinaires, cette question, faite avec toute la sécheresse
conjugale, eût troublé Mme de Rênal, mais elle sentait que son mari
n'avait qu'à se baisser un peu pour apercevoir Julien; car M. de Rênal
s'était jeté sur la chaise que Julien occupait un moment auparavant
vis-à-vis le canapé.

La migraine servit d'excuse à tout. Pendant qu'à son tour son mari lui
contait longuement les incidents de la poule qu'il avait gagnée au
billard du Casino, une poule de dix-neuf francs, ma foi! ajoutait-il,
elle aperçut sur une chaise, à trois pas devant eux le chapeau de
Julien. Son sang-froid redoubla, elle se mit à se déshabiller, et, dans
un certain moment, passant rapidement derrière son mari, jeta une robe
sur la chaise au chapeau.

M. de Rênal partit enfin. Elle pria Julien de recommencer le récit de sa
vie au séminaire.

--Hier je ne t'écoutais pas, je ne songeais, pendant que tu parlais,
qu'à obtenir de moi le courage de te renvoyer.

Elle était l'imprudence même. Ils parlaient très haut et il pouvait être
deux heures du matin, quand ils furent interrompus par un coup violent à
la porte. C'était encore M. de Rênal.

--Ouvrez-moi bien vite, il y a des voleurs dans la maison! disait-il,
Saint-Jean a trouvé leur échelle ce matin.

--Voici la fin de tout, s'écria Mme de Rênal, en se jetant dans les bras
de Julien. Il va nous tuer tous les deux, il ne croit pas aux voleurs,
je vais mourir dans tes bras, plus heureuse à ma mort que je ne le fus
de la vie.

Elle ne répondait nullement à son mari qui se fâchait elle embrassait
Julien avec passion.

--Sauve la mère de Stanislas, lui dit-il avec le regard du commandement.
Je vais sauter dans la cour par la fenêtre du cabinet, et me sauver dans
le jardin, les chiens m'ont reconnu. Fais un paquet de mes habits, et
jette-le dans le jardin aussitôt que tu pourras. En attendant, laisse
enfoncer la porte. Surtout, point d'aveux je le défends, il vaut mieux
qu'il ait des soupçons que des certitudes.

--Tu vas te tuer en sautant! fut sa seule réponse et sa seule
inquiétude.

Elle alla avec lui à la fenêtre du cabinet, elle prit ensuite le temps de
cacher ses habits. Elle ouvrit enfin à son mari bouillant de colère. Il
regarda dans la chambre dans le cabinet, sans mot dire, et disparut. Les
habits de Julien lui furent jetés, il les saisit, et courut rapidement
vers le bas du jardin du côté du Doubs.

Comme il courait, il entendit siffler une balle, et aussitôt le bruit
d'un coup de fusil.

Ce n'est pas M. de Rênal, pensa-t-il, il tire trop mal pour cela. Les
chiens couraient en silence à ses côtés un second coup cassa apparemment
la patte à un chien car il se mit à pousser des cris lamentables. Julien
sauta le mur d'une terrasse, fit à couvert une cinquantaine de pas, et
se remit à fuir dans une autre direction. Il entendit des voix qui
s'appelaient, et vit distinctement le domestique son ennemi tirer un
coup de fusil; un fermier vint aussi tirailler de l'autre côté du
jardin, mais déjà Julien avait gagné la rive du Doubs où il s'habillait.

Une heure après, il était à une lieue de Verrières, sur la route de
Genève; si l'on a des soupçons, pensa Julien, c'est sur la route de
Paris qu'on me cherchera.


Fin du Premier Volume




VOLUME SECOND

    Elle n'est pas jolie, elle n'a point de rouge.

    SAINTE-BEUVE




CHAPITRE PREMIER

LES PLAISIRS DE LA CAMPAGNE


    _O rus quando ego te adspiciam!_

    VIRGILE.


--Monsieur vient sans doute attendre la malle-poste de Paris? lui dit le
maître d'une auberge où il s'arrêta pour déjeuner.

--Celle d'aujourd'hui ou celle de demain, peu m'importe, dit Julien.

La malle-poste arriva comme il faisait l'indifférent. Il y avait deux
places libres.

--Quoi! c'est toi, mon pauvre Falcoz, dit le voyageur qui arrivait du
côté de Genève à celui qui montait en voiture en même temps que Julien.

--Je te croyais établi aux environs de Lyon, dit Falcoz dans une
délicieuse vallée près du Rhône?

--Joliment établi. Je fuis.

--Comment! tu fuis? toi Saint-Giraud! avec cette mine sage, tu as commis
quelque crime? dit Falcoz en riant.

--Ma foi, autant vaudrait. Je fuis l'abominable vie que l'on mène en
province. J'aime la fraîcheur des bois et la tranquillité champêtre,
comme tu sais; tu m'as souvent accusé d'être romanesque. Je ne voulais
de la vie entendre parler politique, et la politique me chasse.

--Mais de quel parti es-tu?

--D'aucun, et c'est ce qui me perd. Voici toute ma politique: J'aime la
musique, la peinture, un bon livre est un événement pour moi; je vais
avoir quarante-quatre ans. Que me reste-t-il à vivre? Quinze, vingt
trente ans tout au plus? Eh bien! je tiens que dans trente ans, les
ministres seront un peu plus adroits, mais tout aussi honnêtes gens que
ceux d'aujourd'hui. L'histoire d'Angleterre me sert de miroir pour notre
avenir. Toujours il se trouvera un roi qui voudra augmenter sa
prérogative; toujours l'ambition de devenir député la gloire et les
centaines de mille francs gagnés par Mirabeau empêcheront de dormir les
gens riches de la province: ils appelleront cela être libéral et aimer
le peuple. Toujours l'envie de devenir pair ou gentilhomme de la Chambre
galopera les ultras. Sur le vaisseau de l'État, tout le monde voudra
s'occuper de la manoeuvre car elle est bien payée. N'y aura-t-il donc
jamais une pauvre petite place pour le simple passager?

--Au fait, au fait, qui doit être fort plaisant avec ton caractère
tranquille. Sont-ce les dernières élections qui te chassent de ta
province?

--Mon mal vient de plus loin. J'avais, il y a quatre ans, quarante ans
et cinq cent mille francs. J'ai quatre ans de plus aujourd'hui, et
probablement cinquante mille francs de moins que je vais perdre sur la
vente de mon château de Monfleury, près du Rhône, position superbe.

A Paris, j'étais las de cette comédie perpétuelle, à laquelle oblige ce
que vous appelez la civilisation du dix-neuvième siècle. J'avais soif de
bonhomie et de simplicité. J'achète une terre dans les montagnes près du
Rhône, rien d'aussi beau sous le ciel.

Le vicaire du village et les hobereaux du voisinage me font la cour
pendant six mois; je leur donne à dîner; j'ai quitté Paris, leur dis-je,
pour de ma vie ne parler ni n'entendre parler politique. Comme vous le
voyez, je ne suis abonné à aucun journal. Moins le facteur de la poste
m'apporte de lettres, plus je suis content.

Ce n'était pas le compte du vicaire; bientôt je suis en butte à mille
demandes indiscrètes, tracasseries, etc. Je voulais donner deux ou trois
cents francs par an aux pauvres, on me les demande pour des associations
pieuses: celle de Saint-Joseph, celle de la Vierge etc., je refuse:
alors on me fait cent insultes. J'ai la bêtise d'en être piqué. Je ne
puis plus sortir le matin pour aller jouir de la beauté de nos
montagnes, sans trouver quelque ennui qui me tire de mes rêveries, et me
rappelle désagréablement les hommes et leur méchanceté. Aux processions
des Rogations, par exemple, dont le chant me plaît (c'est probablement
une mélodie grecque), on ne bénit plus mes champs, parce que, dit le
vicaire, ils appartiennent à un impie. La vache d'une vieille paysanne
dévote meurt, elle dit que c'est à cause du voisinage d'un étang qui
appartient à moi impie, philosophe venant de Paris, et huit jours après
je trouve tous mes poissons le ventre en l'air, empoisonnés avec de la
chaux. La tracasserie m'environne sous toutes les formes. Le juge de
paix, honnête homme, mais qui craint pour sa place, me donne toujours
tort. La paix des champs est pour moi un enfer. Une fois que l'on m'a vu
abandonné par le vicaire, chef de la congrégation du village, et non
soutenu par le capitaine en retraite, chef des libéraux, tous me sont
tombés dessus, jusqu'au maçon que je faisais vivre depuis un an,
jusqu'au charron qui voulait me friponner impunément en raccommodant mes
charrues.

Afin d'avoir un appui et de gagner pourtant quelques-uns de mes procès,
je me fais libéral, mais comme tu dis, ces diables d'élections arrivent,
on me demande ma voix...

--Pour un inconnu?

--Pas du tout, pour un homme que je ne connais que trop. Je refuse,
imprudence affreuse! dès ce moment, me voilà aussi les libéraux sur les
bras, ma position devient intolérable. Je crois que s'il fût venu dans
la tête au vicaire de m'accuser d'avoir assassiné ma servante, il y
aurait eu vingt témoins des deux partis, qui auraient juré avoir vu
commettre le crime.

--Tu veux vivre à la campagne sans servir les passions de tes voisins,
sans même écouter leurs bavardages. Quelle faute!...

--Enfin, elle est réparée. Monfleury est en vente, je perds cinquante
mille francs, s'il le faut, mais je suis tout joyeux, je quitte cet
enfer d'hypocrisie et de tracasseries. Je vais chercher la solitude et
la paix champêtre au seul lieu où elles existent en France, dans un
quatrième étage donnant sur les Champs-Élysées. Et encore j'en suis à
délibérer, si je ne commencerai pas ma carrière politique, dans le
quartier du Roule, par rendre le pain bénit à la paroisse.

-Tout cela ne te fût pas arrivé sous Bonaparte, dit Falcoz avec des yeux
brillants de courroux et de regret.

--A la bonne heure, mais pourquoi n'a-t-il pas su se tenir en place, ton
Bonaparte? tout ce dont je souffre aujourd'hui, c'est lui qui l'a fait.

Ici l'attention de Julien redoubla. Il avait compris du premier mot que
le bonapartiste Falcoz était l'ancien ami d'enfance de M. de Rênal, par
lui répudié en 1816, et le philosophe Saint-Giraud devait être frère de
ce chef de bureau à la préfecture de..., qui savait se faire adjuger à
bon compte les maisons des communes.

--Et tout cela c'est ton Bonaparte qui l'a fait, continuait
Saint-Giraud: un honnête homme, inoffensif s'il en fut, avec quarante
ans et cinq cent mille francs, ne peut pas s'établir en province et y
trouver la paix, ses prêtres et ses nobles l'en chassent.

--Ah! ne dis pas de mal de lui, s'écria Falcoz, jamais la France n'a été
si haut dans l'estime des peuples que pendant les treize ans qu'il a
régné. Alors, il y avait de la grandeur dans tout ce qu'on faisait.

--Ton Empereur, que le diable emporte, reprit l'homme de quarante-quatre
ans n'a été grand que sur ses champs de bataille, et lorsqu'il a rétabli
les finances vers 1802. Que veut dire toute sa conduite depuis? Avec ses
chambellans sa pompe et ses réceptions aux Tuileries, il a donné une
nouvelle édition de toutes les niaiseries monarchiques. Elle était
corrigée, elle eût pu passer encore un siècle ou deux. Les nobles et les
prêtres ont voulu revenir à l'ancienne, mais ils n'ont pas la main de
fer qu'il faut pour la débiter au public.

--Voilà bien le langage d'un ancien imprimeur!

--Qui me chasse de ma terre? continua l'imprimeur en colère. Les
prêtres, que Napoléon a rappelés par son concordat, au lieu de les
traiter comme l'État traite les médecins, les avocats, les astronomes,
de ne voir en eux que des citoyens, sans s'inquiéter de l'industrie par
laquelle ils cherchent à gagner leur vie. Y aurait-il aujourd'hui des
gentilshommes insolents, si ton Bonaparte n'eût fait des barons et des
comtes? Non, la mode en était passée. Après les prêtres, ce sont les
petits nobles campagnards qui m'ont donné le plus d'humeur, et m'ont
forcé à me faire libéral.

La conversation fut infinie, ce texte va occuper la France encore un
demi-siècle. Comme Saint-Giraud répétait toujours qu'il était impossible
de vivre en province, Julien proposa timidement l'exemple de M. de
Rênal.

--Parbleu, jeune homme, vous êtes bon! s'écria Falcoz il s'est fait
marteau pour n'être pas enclume, et un terrible marteau encore. Mais je
le vois débordé par le Valenod. Connaissez-vous ce coquin-là? voilà le
véritable. Que dira votre M. de Rênal lorsqu'il se verra destitué un de
ces quatre matins, et le Valenod mis à sa place?

--Il restera tête à tête avec ses crimes, dit Saint-Giraud. Vous
connaissez donc Verrières, jeune homme? Eh bien! Bonaparte, que le ciel
confonde, lui et ses friperies monarchiques, a rendu possible le règne
des Rênal et des Chélan, qui a amené le règne des Valenod et des Maslon.

Cette conversation d'une sombre politique étonnait Julien, et le
distrayait de ses rêveries voluptueuses.

Il fut peu sensible au premier aspect de Paris, aperçu dans le lointain.
Les châteaux en Espagne sur son sort à venir avaient à lutter avec le
souvenir encore présent des vingt-quatre heures qu'il venait de passer à
Verrières. Il se jurait de ne jamais abandonner les enfants de son amie,
et de tout quitter pour les protéger, si les impertinences des prêtres
nous donnent la république et les persécutions contre les nobles.

Que serait-il arrivé la nuit de son arrivée à Verrières si au moment où
il appuyait son échelle contre la croisée de la chambre à coucher de Mme
de Rênal, il avait trouvé cette chambre occupée par un étranger, ou par
M. de Rênal?

Mais aussi quelles délices, les deux premières heures, quand son amie
voulait sincèrement le renvoyer et qu'il plaidait sa cause, assis auprès
d'elle dans l'obscurité! Une âme comme celle de Julien est suivie par de
tels souvenirs durant toute une vie. Le reste de l'entrevue se
confondait déjà avec les premières époques de leurs amours, quatorze
mois auparavant.

Julien fut réveillé de sa rêverie profonde, parce que la voiture
s'arrêta. On venait d'entrer dans la cour des postes, rue
J.-J.-Rousseau.

--Je veux aller à la Malmaison, dit-il à un cabriolet qui s'approcha.

--A cette heure, monsieur, et pour quoi faire?

--Que vous importe! marchez.

Toute vraie passion ne songe qu'à elle. C'est pourquoi, ce me semble,
toutes les passions sont si ridicules à Paris, où le voisin prétend
toujours qu'on pense beaucoup à lui. Je me garderai de raconter les
transports de Julien à la Malmaison. Il pleura. Quoi! malgré les vilains
murs blancs construits cette année, et qui coupent ce parc en morceaux?
--Oui, monsieur; pour Julien comme pour la postérité, il n'y avait rien
entre Arcole, Sainte-Hélène et la Malmaison.

Le soir, Julien hésita beaucoup avant d'entrer au spectacle, il avait
des idées étranges sur ce lieu de perdition.

Une profonde méfiance l'empêcha d'admirer le Paris vivant, il n'était
touché que des monuments laissés par son héros.

Me voici donc dans le centre de l'intrigue et de l'hypocrisie! Ici
règnent les protecteurs de l'abbé de Frilair.

Le soir du troisième jour, la curiosité l'emporta sur le projet de tout
voir avant de se présenter à l'abbé Pirard. Cet abbé lui expliqua, d'un
ton froid, le genre de vie qui l'attendait chez M. de La Mole.

--Si, au bout de quelques mois, vous n'êtes pas utile, vous rentrerez au
séminaire, mais par la bonne porte. Vous allez loger chez le marquis,
l'un des plus grands seigneurs de France. Vous porterez l'habit noir,
mais comme un homme qui est en deuil, et non pas comme un
ecclésiastique. J'exige que, trois fois la semaine, vous suiviez vos
études en théologie dans un séminaire, où je vous ferai présenter.
Chaque jour, à midi, vous vous établirez dans la bibliothèque du
marquis, qui compte vous employer à faire des lettres pour des procès et
d'autres affaires. Le marquis écrit, en deux mots, en marge de chaque
lettre qu'il reçoit, le sommaire de la réponse qu'il faut y faire. J'ai
prétendu qu'au bout de trois mois, vous seriez en état de faire ces
réponses, de façon que, sur douze que vous présenterez à la signature du
marquis, il puisse en signer huit ou neuf. Le soir, à huit heures, vous
mettrez son bureau en ordre, et à dix vous serez libre.

Il se peut, continua l'abbé Pirard, que quelque vieille dame ou quelque
homme au ton doux vous fasse entrevoir des avantages immenses, ou tout
grossièrement vous offre de l'or pour lui montrer les lettres reçues par
le marquis...

--Ah monsieur! s'écria Julien rougissant.

--Il est singulier, dit l'abbé avec un sourire amer que pauvre comme
vous l'êtes, et après une année de séminaire, il vous reste encore de
ces indignations vertueuses. Il faut que vous ayez été bien aveugle!

Serait-ce la force du sang? se dit l'abbé à demi-voix et comme se
parlant à soi-même.

--Ce qu'il y a de singulier, ajouta-t-il en regardant Julien, c'est que
le marquis vous connaît... Je ne sais comment. Il vous donne, pour
commencer, cent louis d'appointements. C'est un homme qui n'agit que par
caprices, c'est là son défaut, il luttera d'enfantillages avec vous.
S'il est content, vos appointements pourront s'élever par la suite
jusqu'à huit mille francs.

Mais vous sentez bien, reprit l'abbé d'un ton aigre qu'il ne vous donne
pas tout cet argent pour vos beaux yeux. Il s'agit d'être utile. A votre
place, moi, je parlerais très peu, et surtout je ne parlerais jamais de
ce que j'ignore.

Ah! dit l'abbé, j'ai pris des informations pour vous; j'oubliais la
famille de M. de La Mole. Il a deux enfants une fille et un fils de
dix-neuf ans, élégant par excellence espèce de fou, qui ne sait jamais à
midi ce qu'il fera à deux heures. Il a de l'esprit, de la bravoure il a
fait la guerre d'Espagne. Le marquis espère je né sais pourquoi, que
vous deviendrez l'ami du jeune comte Norbert. J'ai dit que vous étiez un
grand latiniste, peut-être compte-t-il que vous apprendrez à son fils
quelques phrases toutes faites, sur Cicéron et Virgile.

A votre place, je ne me laisserais jamais plaisanter par ce beau jeune
homme; et, avant de céder à ses avances parfaitement polies, mais un peu
gâtées par l'ironie, je me les ferais répéter plus d'une fois.

Je ne vous cacherai pas que le jeune comte de La Mole doit vous mépriser
d'abord, parce que vous n'êtes qu'un petit bourgeois. Son aïeul à lui
était de la Cour, et eut l'honneur d'avoir la tête tranchée en place de
Grève le 26 avril 1574, pour une intrigue politique. Vous, vous êtes le
fils d'un charpentier de Verrières, et de plus, aux gages de son père.
Pesez bien ces différences et étudiez l'histoire de cette famille dans
Moreri; tous les flatteurs qui dînent chez eux y font de temps en temps
ce qu'ils appellent des allusions délicates.

Prenez garde à la façon dont vous répondrez aux plaisanteries de M. le
comte Norbert de La Mole, chef d'escadron de hussards et futur pair de
France, et ne venez pas me faire des doléances par la suite.

--Il me semble, dit Julien en rougissant beaucoup, que je ne devrais pas
même répondre à un homme qui me méprise.

--Vous n'avez pas idée de ce mépris-là; il ne se montrera que par des
compliments exagérés. Si vous étiez un sot, vous pourriez vous y laisser
prendre; si vous vouliez faire fortune, vous devriez vous y laisser
prendre.

--Le jour où tout cela ne me conviendra plus, dit Julien, passerai-je
pour un ingrat, si je retourne à ma petite cellule nº 103?

--Sans doute, répondit l'abbé, tous les complaisants de la maison vous
calomnieront, mais je paraîtrai, moi. _Adsum qui feci_. Je dirai que
c'est de moi que vient cette résolution.

Julien était navré du ton amer et presque méchant qu'il remarquait chez
M. Pirard; ce ton gâtait tout à fait sa dernière réponse.

Le fait est que l'abbé se faisait un scrupule de conscience d'aimer
Julien, et c'est avec une sorte de terreur religieuse qu'il se mêlait
aussi directement du sort d'un autre.

--Vous verrez encore, ajouta-t-il avec la même mauvaise grâce, et comme
accomplissant un devoir pénible vous verrez Mme la marquise de La Mole.
C'est une grande femme blonde, dévote, hautaine, parfaitement polie, et
encore plus insignifiante. Elle est fille du vieux duc de Chaulnes, si
connu par ses préjugés nobiliaires. Cette grande dame est une sorte
d'abrégé en haut relief de ce qui fait au fond le caractère des femmes
de son rang. Elle ne cache pas, elle, qu'avoir eu des ancêtres qui
soient allés aux croisades est le seul avantage qu'elle estime. L'argent
ne vient que longtemps après: cela vous étonne? nous ne sommes plus en
province, mon ami.

Vous verrez dans son salon plusieurs grands seigneurs parler de nos
princes avec un ton de légèreté singulier. Pour Mme de La Mole, elle
baisse la voix par respect toutes les fois qu'elle nomme un prince et
surtout une princesse. Je ne vous conseillerais pas de dire devant elle
que Philippe II ou Henri VIII furent des monstres. Ils ont été rois, ce
qui leur donne des droits imprescriptibles aux respects de tous et
surtout aux respects d'êtres sans naissance, tels que vous et moi.
Cependant, ajouta M. Pirard, nous sommes prêtres car elle vous prendra
pour tel, à ce titre elle nous considère comme des valets de chambre
nécessaires à son salut.

--Monsieur, dit Julien, il me semble que je ne serai pas longtemps à
Paris.

--A la bonne heure; mais remarquez qu'il n'y a de fortune, pour un homme
de notre robe, que par les grands seigneurs. Avec ce je ne sais quoi
d'indéfinissable, du moins pour moi, qu'il y a dans votre caractère, si
vous ne faites pas fortune vous serez persécuté; il n'y a pas de moyen
terme pour vous. Ne vous abusez pas. Les hommes voient qu'ils ne vous
font pas plaisir en vous adressant la parole; dans un pays social comme
celui-ci, vous êtes voué au malheur, si vous n'arrivez pas aux respects.

Que seriez-vous devenu à Besançon, sans ce caprice du marquis de La
Mole? Un jour, vous comprendrez toute la singularité de ce qu'il fait
pour vous, et, si vous n'êtes pas un monstre, vous aurez pour lui et sa
famille une éternelle reconnaissance. Que de pauvres abbés, plus savants
que vous, ont vécu des années à Paris, avec les quinze sous de leur
messe et les dix sous de leurs arguments en Sorbonne!... Rappelez-vous
ce que je vous contais, l'hiver dernier des premières années de ce
mauvais sujet de cardinal Dubois. Votre orgueil se croirait-il, par
hasard, plus de talent que lui?

Moi, par exemple, homme tranquille et médiocre, je comptais mourir dans
mon séminaire; j'ai eu l'enfantillage de m'y attacher. Eh bien! j'allais
être destitué quand j'ai donné ma démission. Savez-vous quelle était ma
fortune? j'avais cinq cent vingt francs de capital, ni plus ni moins;
pas un ami, à peine deux ou trois connaissances. M. de La Mole, que je
n'avais jamais vu, m'a tiré de ce mauvais pas, il n'a eu qu'un mot à
dire, et l'on m'a donné une cure dont tous les paroissiens sont des gens
aisés, au-dessus des vices grossiers, et le revenu me fait honte, tant
il est peu proportionné à mon travail. Je ne vous ai parlé aussi
longtemps que pour mettre un peu de plomb dans cette tête.

Encore un mot: j'ai le malheur d'être irascible, il est possible que
vous et moi nous cessions de nous parler.

Si les hauteurs de la marquise, ou les mauvaises plaisanteries de son
fils, vous rendent cette maison décidément insupportable, je vous
conseille de finir vos études dans quelque séminaire à trente lieues de
Paris, et plutôt au nord qu'au midi. Il y a au nord plus de civilisation
et moins d'injustices, et, ajouta-t-il en baissant la voix, il faut que
je l'avoue, le voisinage des journaux de Paris fait peur aux petits
tyrans.

Si nous continuons à trouver du plaisir à nous voir, et que la maison du
marquis ne vous convienne pas, je vous offre la place de mon vicaire, et
je partagerai par moitié avec vous ce que rend cette cure. Je vous dois
cela et plus encore, ajouta-t-il en interrompant les remerciements de
Julien, pour l'offre singulière que vous m'avez faite à Besançon. Si au
lieu de cinq cent vingt francs, je n'avais rien eu, vous m'eussiez
sauvé.

L'abbé avait perdu son ton de voix cruel. A sa grande honte Julien se
sentit les larmes aux yeux il mourait d'envie de se jeter dans les bras
de son ami: il ne put s'empêcher de lui dire, de l'air le plus mâle
qu'il put affecter:

--J'ai été haï de mon père depuis le berceau; c'était un de mes grands
malheurs; mais je ne me plaindrai plus du hasard, j'ai retrouvé un père
en vous, monsieur.

--C'est bon, c'est bon, dit l'abbé embarrassé; puis rencontrant fort à
propos un mot de directeur de séminaire: il ne faut jamais dire le
hasard, mon enfant, dites toujours la Providence.

Le fiacre s'arrêta; le cocher souleva le marteau de bronze d'une porte
immense: c'était l'HÔTEL DE LA MOLE; et, pour que les passants ne
pussent en douter, ces mots se lisaient sur un marbre noir au-dessus de
la porte.

Cette affectation déplut à Julien.

Ils ont tant de peur des jacobins! Ils voient un Robespierre et sa
charrette derrière chaque haie; ils en sont souvent à mourir de rire et
ils affichent ainsi leur maison pour que la canaille la reconnaisse en
cas d'émeute, et la pille. Il communiqua sa pensée à l'abbé Pirard.

--Ah! pauvre enfant vous serez bientôt mon vicaire. Quelle épouvantable
idée vous est venue là!

--Je ne trouve rien de si simple, dit Julien.

La gravité du portier et surtout la propreté de la cour l'avaient frappé
d'admiration. Il faisait un beau soleil.

--Quelle architecture magnifique! dit-il à son ami.

Il s'agissait d'un de ces hôtels à façade si plate du faubourg
Saint-Germain, bâtis vers le temps de la mort de Voltaire. Jamais la
mode et le beau n'ont été si loin l'un de l'autre.




CHAPITRE II

ENTRÉE DANS LE MONDE

    Souvenir ridicule et touchant: Le premier salon où à dix-huit ans l'on a
    paru seul et sans appui! le regard d'une femme suffisait pour
    m'intimider. Plus je voulais plaire, plus je devenais gauche. Je me
    faisais de tout les idées les plus fausses; ou je me livrais sans
    motifs, ou je voyais dans un homme un ennemi parce qu'il m'avait regardé
    d'un air grave. Mais alors, au milieu des affreux malheurs de ma
    timidité, qu'un beau jour était beau!

    KANT.


Julien s'arrêtait ébahi au milieu de la cour.

--Ayez donc l'air raisonnable, dit l'abbé Pirard il vous vient des idées
horribles, et puis vous n'êtes qu'un enfant! Où est le _nil mirari_
d'Horace? (Jamais d'enthousiasme.) Songez que ce peuple de laquais, vous
voyant établi ici, va chercher à se moquer de vous; ils verront en vous
un égal, mis injustement au-dessus d'eux. Sous les dehors de la
bonhomie, des bons conseils, du désir de vous guider, ils vont essayer
de vous faire tomber dans quelque grosse balourdise.

--Je les en défie dit Julien en se mordant la lèvre, et il reprit toute
sa méfiance.

Les salons que ces messieurs traversèrent au premier étage, avant
d'arriver au cabinet du marquis, vous eussent semblé, ô mon lecteur,
aussi tristes que magnifiques. On vous les donnerait tels qu'ils sont,
que vous refuseriez de les habiter, c'est la patrie du bâillement et du
raisonnement triste. Ils redoublèrent l'enchantement de Julien. Comment
peut-on être malheureux, pensait-il quand on habite un séjour aussi
splendide!

Enfin, ces messieurs arrivèrent à la plus laide des pièces de ce superbe
appartement: à peine s'il y faisait jour; là, se trouva un petit homme
maigre, à l'oeil vif et en perruque blonde. L'abbé se retourna vers
Julien et le présenta. C'était le marquis. Julien eut beaucoup de peine
à le reconnaître, tant il lui trouva l'air poli. Ce n'était plus le
grand seigneur à mine si altière de l'abbaye de Bray-le-Haut. Il sembla
à Julien que sa perruque avait beaucoup trop de cheveux. A l'aide de
cette sensation il ne fut point du tout intimidé. Le descendant de l'ami
de Henri III lui parut d'abord avoir une tournure assez mesquine. Il
était fort maigre et s'agitait beaucoup. Mais il remarqua bientôt que le
marquis avait une politesse encore plus agréable à l'interlocuteur que
celle de l'évêque de Besançon lui-même. L'audience ne dura pas trois
minutes. En sortant, l'abbé dit à Julien:

--Vous avez regardé le marquis, comme vous eussiez fait un tableau. Je
ne suis pas un grand grec dans ce que ces gens-ci appellent la
politesse, bientôt vous en saurez plus que moi; mais enfin la hardiesse
de votre regard m'a semblé peu polie.

On était remonté en fiacre, le cocher arrêta près du boulevard; l'abbé
introduisit Julien dans une suite de grands salons. Julien remarqua
qu'il n'y avait pas de meubles. Il regardait une magnifique pendule
dorée, représentant un sujet très indécent selon lui, lorsqu'un monsieur
fort élégant s'approcha d'un air riant. Julien fit un demi-salut.

Le monsieur sourit et lui mit la main sur l'épaule. Julien tressaillit
et fit un saut en arrière. Il rougit de colère. L'abbé Pirard, malgré sa
gravité, rit aux larmes. Le monsieur était un tailleur.

--Je vous rends votre liberté pour deux jours, lui dit l'abbé en
sortant; c'est alors seulement que vous pourrez être présenté à Mme de
la Mole. Un autre vous garderait comme une jeune fille en ces premiers
moments de votre séjour dans cette nouvelle Babylone. Perdez-vous tout
de suite si vous avez à vous perdre, et je serai délivré de la faiblesse
que j'ai de penser à vous. Après-demain matin, ce tailleur vous portera
deux habits; vous donnerez cinq francs au garçon qui vous les essaiera.
Du reste, ne faites pas connaître le son de votre voix à ces
Parisiens-là. Si vous dites un mot, ils trouveront le secret de se
moquer de vous. C'est leur talent. Après-demain soyez chez moi à midi...
Allez, perdez-vous... J'oubliais, allez commander des bottes, des
chemises, un chapeau aux adresses que voici.

Julien regardait l'écriture de ces adresses.

--C'est la main du marquis, dit l'abbé; c'est un homme actif qui prévoit
tout, et qui aime mieux faire que commander. Il vous prend auprès de lui
pour que vous lui épargniez ce genre de peines. Aurez-vous assez
d'esprit pour bien exécuter toutes les choses que cet homme vif vous
indiquera à demi-mot? C'est ce que montrera l'avenir: gare à vous!

Julien entra, sans dire un seul mot, chez les ouvriers indiqués par les
adresses; il remarqua qu'il en était reçu avec respect, et le bottier,
en écrivant son nom sur son registre, mit M. Julien de Sorel.

Au cimetière du Père-Lachaise, un monsieur fort obligeant, et encore
plus libéral dans ses propos, s'offrit pour indiquer à Julien le tombeau
du maréchal Ney, qu'une politique savante prive de l'honneur d'une
épitaphe. Mais en se séparant de ce libéral, qui, les larmes aux yeux,
le serrait presque dans ses bras, Julien n'avait plus de montre. Ce fut
riche de cette expérience, que le surlendemain, à midi, il se présenta à
l'abbé Pirard, qui le regarda beaucoup.

--Vous allez peut-être devenir un fat, lui dit l'abbé d'un air sévère.
Julien avait l'air d'un fort jeune homme en grand deuil, il était à la
vérité très bien, mais le bon abbé était trop provincial lui-même pour
voir que Julien avait encore cette démarche des épaules qui en province,
est à la fois élégance et importance. En voyant Julien, le marquis jugea
ses grâces d'une manière si différente de celle du bon abbé, qu'il lui
dit:

--Auriez-vous quelque objection à ce que M. Sorel prît des leçons de
danse?

L'abbé resta pétrifié.

--Non, répondit-il enfin, Julien n'est pas prêtre.

Le marquis montant deux à deux les marches d'un petit escalier dérobé,
alla lui-même installer notre héros dans une jolie mansarde qui donnait
sur l'immense jardin de l'hôtel. Il lui demanda combien il avait pris de
chemises chez la lingère.

--Deux, répondit Julien, intimidé de voir un si grand seigneur descendre
à ces détails.

--Fort bien, reprit le marquis d'un air sérieux et avec un certain ton
impératif et bref, qui donna à penser à Julien; fort bien! prenez encore
vingt-deux chemises. Voici le premier quartier de vos appointements.

En descendant de la mansarde, le marquis appela un homme âgé:

--Arsène, lui dit-il, vous servirez M. Sorel.

Peu de minutes après, Julien se trouva seul dans une bibliothèque
magnifique; ce moment fut délicieux. Pour n'être pas surpris dans son
émotion, il alla se cacher dans un petit coin sombre; de là il
contemplait avec ravissement le dos brillant des livres: Je pourrai lire
tout cela, se disait-il. Et comment me déplairais-je ici? M. de Rênal se
serait cru déshonoré à jamais de la centième partie de ce que le marquis
de La Mole vient de faire pour moi.

Mais, voyons les copies à faire. Cet ouvrage terminé Julien osa
s'approcher des livres; il faillit devenir fou de oie en trouvant une
édition de Voltaire. Il courut ouvrir la porte de la bibliothèque pour
n'être pas surpris. Il se donna ensuite le plaisir d'ouvrir chacun des
quatre-vingts volumes. Ils étaient reliés magnifiquement, c'était le
chef-d'oeuvre du meilleur ouvrier de Londres. Il n'en fallait pas tant
pour porter au comble l'admiration de Julien.

Une heure après, le marquis entra, regarda les copies et remarqua avec
étonnement que Julien écrivait _cela_ avec deux _ll_, _cella_. Tout ce
que l'abbé m'a dit de sa science serait-il tout simplement un conte! Le
marquis fort décourage, lui dit avec douceur:

--Vous n'êtes pas sûr de votre orthographe?

--Il est vrai, dit Julien, sans songer le moins du monde au tort qu'il
se faisait; il était attendri des bontés du marquis, qui lui rappelait
le ton rogue de M. de Rênal.

C'est du temps perdu que toute cette expérience de petit abbé
franc-comtois, pensa le marquis; mais j'avais un si grand besoin d'un
homme sûr!

--Cela ne s'écrit qu'avec un l, lui dit le marquis; quand vos copies
seront terminées, cherchez dans le dictionnaire les mots de
l'orthographe desquels vous ne serez pas sûr.

A six heures, le marquis le fit demander; il regarda avec une peine
évidente les bottes de Julien:

--J'ai un tort à me reprocher, je ne vous ai pas dit que tous les jours
à cinq heures et demie, il faut vous habiller.

Julien le regardait sans comprendre.

--Je veux dire mettre des bas, Arsène vous en fera souvenir; aujourd'hui
je ferai vos excuses.

En achevant ces mots, M. de La Mole faisait passer Julien dans un salon
resplendissant de dorures. Dans les occasions semblables, M. de Rênal ne
manquait jamais de doubler le pas pour avoir l'avantage de passer le
premier à la porte. La petite vanité de son ancien patron fit que Julien
marcha sur les pieds du marquis, et lui fit beaucoup de mal à cause de
sa goutte. Ah! il est balourd par-dessus le marché, se dit celui-ci. Il
le présenta à une femme de haute taille et d'un aspect imposant. C'était
la marquise. Julien lui trouva l'air impertinent, un peu comme Mme de
Maugiron, la sous-préfète de l'arrondissement de Verrières, quand elle
assistait au dîner de la Saint-Charles. Un peu troublé de l'extrême
magnificence du salon, Julien n'entendit pas ce que disait M. de La
Mole. La marquise daigna à peine le regarder. Il y avait quelques hommes
parmi lesquels Julien reconnut avec un plaisir indicible le jeune évoque
d'Agde, qui avait daigné lui parler quelques mois auparavant, à la
cérémonie de Bray-le-Haut. Ce jeune prélat fut effrayé sans doute des
yeux tendres que fixait sur lui la timidité de Julien, et ne se soucia
point de reconnaître ce provincial.

Les hommes réunis dans ce salon semblèrent à Julien avoir quelque chose
de triste et de contraint; on parle bas à Paris, et l'on n'exagère pas
les petites choses.

Un joli jeune homme, avec des moustaches, très pâle et très élancé,
entra vers les six heures et demie; il avait une tête fort petite.

--Vous vous ferez toujours attendre, dit la marquise, à laquelle il
baisait la main.

Julien comprit que c'était le comte de La Mole. Il le trouva charmant
dès le premier abord.

Est-il possible, se dit-il, que ce soit là l'homme, dont les
plaisanteries offensantes doivent me chasser de cette maison.

A force d'examiner le comte Norbert, Julien remarqua qu'il était en
bottes et en éperons; et moi je dois être en souliers apparemment
comme inférieur. On se mit à table. Julien entendit la marquise qui
disait un mot sévère, en élevant un peu la voix. Presque en même temps,
il aperçut une jeune personne, extrêmement blonde et fort bien faite,
qui vint s'asseoir vis-à-vis de lui. Elle ne lui plut point; cependant
en la regardant attentivement, il pensa qu'il n'avait jamais vu des yeux
aussi beaux; mais ils annonçaient une grande froideur d'âme. Par la
suite, Julien trouva qu'ils avaient l'expression de l'ennui qui examine,
mais qui se souvient de l'obligation d'être imposant. Mme de Rênal avait
cependant de bien beaux yeux, se disait-il, le monde lui en faisait
compliment; mais ils n'avaient rien de commun avec ceux-ci. Julien
n'avait pas assez d'usage pour distinguer que c'était du feu de la
saillie, que brillaient de temps en temps les yeux de Mlle Mathilde,
c'est ainsi qu'il l'entendit nommer. Quand les yeux de Mme de Rênal
s'animaient, c'était du feu des passions, ou par l'effet d'une
indignation généreuse au récit de quelque action méchante. Vers la fin
du repas Julien trouva un mot pour exprimer le genre de beauté des yeux
de Mlle de La Mole: ils sont scintillants, se dit-il. Du reste, elle
ressemblait cruellement à sa mère, qui lui déplaisait de plus en plus,
et il cessa de la regarder. En revanche, le comte Norbert lui semblait
admirable de tous points. Julien était tellement séduit, qu'il n'eut pas
l'idée d'en être jaloux et de le haïr, parce qu'il était plus riche et
plus noble que lui.

Julien trouva que le marquis avait l'air de s'ennuyer.

Vers le second service, il dit à son fils:

--Norbert, je te demande tes bontés pour M. Julien Sorel que je viens de
prendre à mon état-major, et dont je prétends faire un homme, si cella
se peut.

--C'est mon secrétaire, dit le marquis à son voisin, et il écrit _cela_
avec deux _ll_.

Tout le monde regarda Julien, qui fit une inclination de tête un peu
trop marquée à Norbert; mais en général on fut content de son regard.

Il fallait que le marquis eût parlé du genre d'éducation que Julien
avait reçue, car un des convives l'attaqua sur Horace: C'est précisément
en parlant d'Horace que j'ai réussi auprès de l'évêque de Besançon, se
dit Julien, apparemment qu'ils ne connaissent que cet auteur. A partir
de cet instant, il fut maître de lui. Ce mouvement tut rendu facile,
parce qu'il venait de décider que Mlle de La Mole ne serait jamais une
femme à ses yeux. Depuis le séminaire, il mettait les hommes au pis, et
se laissait difficilement intimider par eux. Il eût joui de tout son
sang-froid, si la salle à manger eût été meublée avec moins de
magnificence. C'était, dans le fait, deux glaces de huit pieds de haut
chacune, et dans lesquelles il regardait quelquefois son interlocuteur
en parlant d'Horace, qui lui imposaient encore. Ses phrases n'étaient
pas trop longues pour un provincial. Il avait de beaux yeux dont la
timidité tremblante ou heureuse, quand il avait bien répondu, redoublait
l'éclat. Il fut trouvé agréable. Cette sorte d'examen jetait un peu
d'intérêt dans un dîner grave. Le marquis engagea par un signe
l'interlocuteur de Julien à le pousser vivement. Serait-il possible
qu'il sût quelque chose? pensait-il.

Julien répondit en inventant ses idées, et perdit assez de sa timidité
pour montrer non pas de l'esprit chose impossible à qui ne sait pas; a
langue dont on se sert à paris, mais il eut des idées nouvelles quoique
présentées sans grâce ni à-propos, et l'on vit qu'il savait parfaitement
le latin.

L'adversaire de Julien était un académicien des Inscriptions, qui, par
hasard savait le latin, il trouva en Julien un très bon humaniste, n'eut
plus la crainte de le faire rougir, et chercha réellement à
l'embarrasser. Dans la chaleur du combat, Julien oublia enfin
l'ameublement magnifique de la salle à manger il en vint à exposer sur
les poètes latins des idées que l'interlocuteur n'avait lues nulle part.
En honnête homme il en fit honneur au jeune secrétaire. Par bonheur, on
entama une discussion sur la question de savoir si Horace a été pauvre
ou riche: un homme aimable, voluptueux et insouciant, faisant des vers
pour s'amuser, comme Chapelle, l'ami de Molière et de La Fontaine, ou un
pauvre diable de poète lauréat suivant la cour et faisant des odes pour
le jour de naissance du roi, comme Southey, l'accusateur de lord Byron.
On parla de l'état de la société sous Auguste et sous George, aux deux
époques l'aristocratie était toute-puissante; mais à Rome, elle se
voyait arracher le pouvoir par Mécène, qui n'était que simple chevalier;
et en Angleterre elle avait réduit George à peu près à l'état d'un doge
de Venise. Cette discussion sembla tirer le marquis de l'état de
torpeur, où l'ennui le plongeait au commencement du dîner.

Julien ne comprenait rien à tous les noms modernes comme Southey, lord
Byron, George, qu'il entendait prononcer pour la première fois. Mais il
n'échappa à personne que, toutes les fois qu'il était question de faits
passés à Rome, et dont la connaissance pouvait se déduire des ouvres
d'Horace, de Martial, de Tacite, etc., il avait une incontestable
supériorité. Julien s'empara sans façon de plusieurs idées qu'il avait
apprises de l'évêque de Besançon, dans la fameuse discussion qu'il avait
eue avec ce prélat; ce ne furent pas les moins goûtées.

Lorsque l'on fut las de parler de poètes, la marquise, qui se faisait
une loi d'admirer tout ce qui amusait son mari, daigna regarder Julien.

--Les manières gauches de ce jeune abbé cachent peut-être un homme
instruit dit à la marquise l'académicien qui se trouvait près d'elle; et
Julien en entendit quelque chose.

Les phrases toutes faites convenaient assez à l'esprit de la maîtresse
de la maison, elle adopta celle-ci sur Julien et se sut bon gré d'avoir
engagé l'académicien à dîner. Il amuse M. de La Mole, pensait-elle.




CHAPITRE III

LES PREMIERS PAS

    Cette immense vallée remplie de lumières éclatantes et de tant de
    milliers d'hommes éblouit ma vue. Pas un ne me connaît, tous me sont
    supérieurs. Ma tête se perd.

    Poemi dell'av. REINA.


Le lendemain, de fort bonne heure, Julien faisait des copies de lettres
dans la bibliothèque, lorsque Mlle Mathilde y entra par une petite porte
de dégagement, fort bien cachée avec des dos de livres. Pendant que
Julien admirait cette invention Mlle Mathilde paraissait fort étonnée et
assez contrariée de le rencontrer là. Julien lui trouva, en papillotes
l'air dur, hautain et presque masculin. Mlle de La Mole avait le secret
de voler des livres dans la bibliothèque de son père, sans qu'il y
parût. La présence de Julien rendait inutile sa course de ce matin, ce
qui la contraria d'autant plus, qu'elle venait chercher le second volume
de _la Princesse de Babylone_ de Voltaire, digne complément d'une
éducation éminemment monarchique et religieuse, chef-d'oeuvre du
Sacré-Coeur! Cette pauvre fille, à dix-neuf ans, avait déjà besoin du
piquant de l'esprit pour s'intéresser à un roman.

Le comte Norbert parut dans la bibliothèque vers les trois heures; il
venait étudier un journal, pour pouvoir parler politique le soir, et fut
bien aise de rencontrer Julien, dont il avait oublié l'existence. Il fut
parfait pour lui: il lui offrit de monter à cheval.

--Mon père nous donne congé jusqu'au dîner.

Julien comprit ce _nous_ et le trouva charmant.

--Mon Dieu, monsieur le comte, dit Julien, s'il s'agissait d'abattre un
arbre de quatre-vingts pieds de haut, de! équarrir et d'en faire des
planches, je m'en tirerais bien, J'ose le dire; mais monter à cheval,
cela ne m'est pas arrivé six fois en ma vie.

--Eh bien, ce sera la septième, dit Norbert.

Au fond, Julien se rappelait l'entrée du roi de ***, à Verrières, et
croyait monter à cheval supérieurement. Mais, en revenant du bois de
Boulogne, au beau milieu de la rue du Bac, il tomba en voulant éviter
brusquement un cabriolet et se couvrit de boue. Bien lui prit d'avoir
deux habits. Au dîner, le marquis voulant lui adresser la parole, lui
demanda des nouvelles de sa promenade; Norbert se hâta de répondre en
termes généraux.

--M. le comte est plein de bontés pour moi, reprit Julien, je l'en
remercie, et j'en sens tout le prix. Il a daigné me faire donner le
cheval le plus doux et le plus joli; mais enfin il ne pouvait pas m'y
attacher, et, faute de cette précaution, je suis tombé au beau milieu de
cette rue si longue, près du pont.

Mlle Mathilde essaya en vain de dissimuler un éclat de rire; ensuite son
indiscrétion demanda des détails. Julien s'en tira avec beaucoup de
simplicité; il eut de la grâce sans le savoir.

--J'augure bien de ce petit prêtre dit le marquis à l'académicien; un
provincial simple en pareille occurrence! c'est ce qui ne s'est jamais
vu et ne se verra plus; et encore il raconte son malheur devant des
dames!

Julien mit tellement les auditeurs à leur aise sur son infortune, qu'à
la fin du dîner, lorsque la conversation générale eut pris un autre
cours, Mlle Mathilde faisait des questions à son frère sur les détails
de l'événement malheureux. Ses questions se prolongeant, et Julien
rencontrant ses yeux plusieurs fois, il osa répondre directement,
quoiqu'il ne fût pas interrogé, et tous trois finirent par rire, comme
auraient pu faire trois jeunes habitants d'un village au fond d'un bois.

Le lendemain, Julien assista à deux cours de théologie, et revint
ensuite transcrire une vingtaine de lettres. Il trouva établi près de
lui, dans la bibliothèque, un jeune homme mis avec beaucoup de soin;
mais la tournure était mesquine, et la physionomie celle de l'envie.

Le marquis entra.

--Que faites-vous ici, monsieur Tanbeau? dit-il au nouveau venu d'un ton
sévère.

--Je croyais..., reprit le jeune homme en souriant bassement.

--Non monsieur, vous ne croyiez pas. Ceci est un essai, mais il est
malheureux.

Le jeune Tanbeau se leva furieux et disparut. C'était un neveu de
l'académicien ami de Mme de La Mole, il se destinait aux lettres.
L'académicien avait obtenu que le marquis le prendrait pour secrétaire.
Tanbeau, qui travaillait dans une chambre écartée, ayant su la faveur
dont Julien était l'objet voulut la partager et le matin il était venu
établir son écritoire dans la bibliothèque.

A quatre heures, Julien osa après un peu d'hésitation, paraître chez le
comte Norbert. Celui-ci allait monter à cheval, et fut embarrassé, car
il était parfaitement poli.

--Je pense, dit-il à Julien, que bientôt vous irez au manège; et, après
quelques semaines, je serai ravi de monter à cheval avec vous.

--Je voulais avoir l'honneur de vous remercier des bontés que vous avez
eues pour moi; croyez, monsieur, ajouta Julien d'un air fort sérieux,
que je sens tout ce que je vous dois. Si votre cheval n'est pas blessé
par suite de ma maladresse d'hier, et s'il est libre, je désirerais le
monter ce matin.

--Ma foi, mon cher Sorel, à vos risques et périls. Supposez que je vous
ai fait toutes les objections que réclame la prudence, le fait est qu'il
est quatre heures, nous n'avons pas de temps à perdre.

Une fois qu'il fut à cheval:

--Que faut-il faire pour ne pas tomber? dit Julien au jeune comte.

--Bien des choses, répondit Norbert en riant aux éclats: par exemple,
tenir le corps en arrière.

Julien prit le grand trot. On était sur la place Louis XVI.

--Ah! jeune téméraire, dit Norbert, il y a trop de voitures, et encore
menées par des imprudents! Une fois par terre, leurs tilburys vont vous
passer sur le corps; ils n'iront pas risquer de gâter la bouche de leur
cheval en l'arrêtant tout court.

Vingt fois Norbert vit Julien sur le point de tomber; mais enfin la
promenade finit sans accident. En rentrant le jeune comte dit à sa
soeur:

--Je vous présente un hardi casse-cou.

A dîner, parlant à son père, d'un bout de la table à l'autre, il rendit
justice à la hardiesse de Julien; c'était tout ce qu'on pouvait louer
dans sa façon de monter à cheval. Le jeune comte avait entendu le matin
les gens qui pansaient les chevaux dans la cour prendre texte de la
chute de Julien pour se moquer de lui outrageusement.

Malgré tant de bonté, Julien se sentit bientôt parfaitement isolé au
milieu de cette famille. Tous les usages lui semblaient singuliers, et
il manquait à tous. Ses bévues faisaient la joie des valets de chambre.

L'abbé Pirard était parti pour sa cure. Si Julien est un faible roseau,
qu'il périsse; si c'est un homme de coeur qu'il se tire d'affaire tout
seul, pensait-il.




CHAPITRE IV

L'HÔTEL DE LA MOLE

    Que fait-il ici? s'y plairait-il? penserait-il y plaire?

    RONSARD.


Si tout semblait étrange à Julien, dans le noble salon de l'hôtel de La
Mole, ce jeune homme, pâle et vêtu de noir, semblait à son tour fort
singulier aux personnes qui daignaient le remarquer. Mme de La Mole
proposa à son mari de l'envoyer en mission les jours où l'on avait à
dîner certains personnages.

--J'ai envie de pousser l'expérience jusqu'au bout, répondit le marquis.
L'abbé Pirard prétend que nous avons tort de briser l'amour-propre des
gens que nous admettons auprès de nous. _On ne s'appuie que sur ce qui
résiste_, etc. Celui-ci n'est inconvenant que par sa figure inconnue,
c'est du reste un sourd-muet.

Pour que je puisse m'y reconnaître, il faut, se dit Julien, que j'écrive
les noms et un mot sur le caractère des personnages que je vois arriver
dans ce salon.

Il plaça en première ligne cinq ou six amis de la maison, qui lui
faisaient la cour à tout hasard, le croyant protégé par un caprice du
marquis. C'étaient de pauvres hères, plus ou moins plats; mais, il faut
le dire à la louange de cette classe d'hommes, telle qu'on la trouve
aujourd'hui dans les salons de l'aristocratie, ils n'étaient pas plats
également pour tous. Tel d'entre eux se fût laissé malmener par le
marquis, qui se fût révolté contre un mot dur à lui adressé par Mme de
La Mole.

Il y avait trop de fierté et trop d'ennui au fond du caractère des
maîtres de la maison, ils étaient trop accoutumes à outrager pour se
désennuyer, pour qu'ils pussent espérer de vrais amis. Mais, excepté les
jours de pluie, et dans les moments d'ennui féroce, qui étaient rares,
on les trouvait toujours d'une politesse parfaite.

Si les cinq ou six complaisants qui témoignaient une amitié si
paternelle à Julien eussent déserté l'hôtel de La Mole, la marquise eût
été exposée à de grands moments de solitude; et, aux veux des femmes de
ce rang, la solitude est affreuse: c'est l'emblème de la _disgrâce_.

Le marquis était parfait pour sa femme; il veillait à ce que son salon
fût suffisamment garni; non pas de pairs, il trouvait ses nouveaux
collègues pas assez nobles pour venir chez lui comme amis, pas assez
amusants pour y être admis comme subalternes.

Ce ne fut que bien plus tard que Julien pénétra ces secrets. La
politique dirigeante qui fait l'entretien des maisons bourgeoises n'est
abordée dans celle de la classe du marquis, que dans les instants de
détresse.

Tel est encore, même dans ce siècle ennuyé, l'empire de la nécessité de
s'amuser, que même les Jours de dîners, à peine le marquis avait-il
quitté le salon, tout le monde prenait la fuite. Pourvu qu'on ne
plaisantât ni de Dieu, ni des prêtres, ni du roi, ni des gens en place,
ni des artistes protégés par la Cour, ni de tout ce qui est établi;
pourvu qu'on ne dît du bien ni de Béranger, ni des journaux de
l'opposition, ni de Voltaire, ni de Rousseau, ni de tout ce qui se
permet un peu de franc-parler; pourvu surtout qu'on ne parlât jamais
politique, on pouvait librement raisonner de tout.

Il n'y a pas de cent mille écus de rentes ni de cordon bleu qui puissent
lutter contre une telle charte de salon. La moindre idée vive semblait
une grossièreté. Malgré le bon ton, la politesse parfaite, l'envie
d'être agréable, l'ennui se lisait sur tous les fronts. Les jeunes gens
qui venaient rendre des devoirs, ayant peur de parler de quelque chose
qui fît soupçonner une pensée, ou de trahir quelque lecture prohibée, se
taisaient après quelques mots bien élégants sur Rossini et le temps
qu'il taisait.

Julien observa que la conversation était ordinairement maintenue vivante
par deux vicomtes et cinq barons que M. de La Mole avait connus dans
l'émigration. Ces messieurs jouissaient de six à huit mille livres de
rente; quatre tenaient pour ta _Quotidienne_, et trois pour la Gazette
de France. L'un d'eux avait tous les jours à raconter quelque anecdote
du Château où le mot admirable n'était pas épargné. Julien remarqua
qu'il avait cinq croix, les autres n'en avaient en général que trois.

En revanche, on voyait dans l'antichambre dix laquais en livrée, et
toute la soirée, on avait des glaces ou du thé tous les quarts d'heure;
et, sur le minuit, une espèce de souper avec du vin de Champagne.

C'était la raison qui quelquefois faisait rester Julien jusqu'à la fin;
du reste, il ne comprenait presque pas que l'on pût écouter sérieusement
la conversation ordinaire de ce salon si magnifiquement doré.
Quelquefois il regardait les interlocuteurs, pour voir si eux-mêmes ne
se moquaient pas de ce qu'ils disaient. Mon M. de Maistre, que je sais
par coeur, a dit cent fois mieux, pensait-il, et encore est-il bien
ennuyeux.

Julien n'était pas le seul à s'apercevoir de l'asphyxie morale. Les uns
se consolaient en prenant force glaces; les autres par le plaisir de
dire tout le reste de la soirée: je sors de l'hôtel de La Mole, où j'ai
su que la Russie, etc...

Julien apprit, d'un des complaisants, qu'il n'y avait pas encore six
mois que Mme de La Mole avait récompensé une assiduité de plus de vingt
années en faisant préfet le pauvre baron Le Bourguignon, sous-préfet
depuis la Restauration.

Ce grand événement avait retrempé le zèle de tous ces messieurs, ils se
seraient fâchés de bien peu de chose auparavant, ils ne se fâchèrent
plus de rien. Rarement le manque d'égards était direct mais Julien avait
déjà surpris à table deux ou trois petits dialogues brefs, entre le
marquis et sa femme, cruels pour ceux qui étaient placés auprès d'eux.
Ces nobles personnages ne dissimulaient pas le mépris sincère pour tout
ce qui n'était pas issu de gens _montant dans les carrosses du roi_.
Julien observa que le mot croisade était le seul qui donnât à leur
figure l'expression du sérieux profond, mêlé de respect. Le respect
ordinaire avait toujours une nuance de complaisance.

Au milieu de cette magnificence et de cet ennui, Julien ne s'intéressait
à rien qu'à M. de La Mole; il l'entendit avec plaisir protester un jour
qu'il n'était pour rien dans l'avancement de ce pauvre Le Bourguignon.
C'était une attention pour la marquise, Julien savait la vérité par
l'abbé Pirard.

Un matin que l'abbé travaillait avec Julien dans la bibliothèque du
marquis, à l'éternel procès de Frilair:

--Monsieur, dit Julien tout à coup, dîner tous les jours avec Mme la
marquise, est-ce un de mes devoirs, ou est-ce une bonté que l'on a pour
moi?

--C'est un honneur insigne! reprit l'abbé, scandalisé. Jamais M. N...
l'académicien, qui, depuis quinze ans, fait une cour assidue, n'a pu
l'obtenir pour son neveu M. Tanbeau.

--C'est pour moi, monsieur, la partie la plus pénible de mon emploi. Je
m'ennuyais moins au séminaire. Je vois bâiller quelquefois jusqu'à Mlle
de La Mole, qui pourtant doit être accoutumée à l'amabilité des amis de
la maison. J'ai peur de m'endormir. De grâce, obtenez-moi la permission
d'aller dîner à quarante sous dans quelque auberge obscure.

L'abbé, véritable parvenu, était fort sensible à l'honneur de dîner avec
un grand seigneur. Pendant qu'il s'efforçait de faire comprendre ce
sentiment par Julien un bruit loger leur fit tourner la tête. Julien vit
Mlle de La Mole qui écoutait. Il rougit. Elle était venue chercher un
livre et avait tout entendu; elle prit quelque considération pour
Julien. Celui-là n'est pas né à genoux pensa-t-elle, comme ce vieil
abbé. Dieu! qu'il est laid.

A dîner, Julien n'osait pas regarder Mlle de La Mole mais elle eut la
bonté de lui adresser la parole. Ce jour-là on attendait beaucoup de
monde, elle l'engagea à rester. Les jeunes filles de Paris n'aiment
guère les gens d'un certain âge, surtout quand ils sont mis sans soin.
Julien n'avait pas eu besoin de beaucoup de sagacité pour s'apercevoir
que les collègues de M. Le Bourguignon restés dans le salon, avaient
l'honneur d'être l'objet ordinaire des plaisanteries de Mlle de La Mole.
Ce jour-là, qu'il y eût ou non de l'affectation de sa part, elle fut
cruelle pour les ennuyeux.

Mlle de La Mole était le centre d'un petit groupe qui se formait presque
tous les soirs derrière l'immense bergère de la marquise. Là, se
trouvaient le marquis de Croisenois, le comte de Caylus, le vicomte de
Luz et deux ou trois autres jeunes officiers, amis de Norbert ou de sa
soeur. Ces messieurs s'asseyaient sur un grand canapé bleu. A
l'extrémité du canapé, opposée à celle qu'occupait la brillante Mathilde
Julien était placé silencieusement sur une petite chaise de paille assez
basse. Ce poste modeste était envié par tous les complaisants, Norbert y
maintenait décemment le jeune secrétaire de son père, en lui adressant
la parole ou en le nommant une ou deux fois par soirée. Ce jour-là, Mlle
de La Mole lui demanda quelle pouvait être la hauteur de la montagne sur
laquelle est placée la citadelle de Besançon. Jamais Julien ne put dire
si cette montagne était plus ou moins haute que Montmartre. Souvent il
riait de grand coeur de ce qu'on disait dans ce petit groupe; mais il se
sentait incapable de rien inventer de semblable. C'était comme une
langue étrangère qu'il eût comprise et admirée, mais qu'il n'eût pu
parler.

Les amis de Mathilde étaient ce jour-là en hostilité continue avec les
gens qui arrivaient dans ce magnifique salon. Les amis de la maison
eurent d'abord la préférence, comme étant mieux connus. On peut juger si
Julien était attentif; tout l'intéressait, et le fond des choses, et la
manière d'en plaisanter.

--Ah! voici M. Descoulis, dit Mathilde, il n'a plus de perruque; est-ce
qu'il voudrait arriver à la préfecture par le génie? il étale ce front
chauve qu'il dit rempli de hautes pensées.

--C'est un homme qui connaît toute la terre, dit le marquis de
Croisenois; il vient aussi chez mon oncle le cardinal. Il est capable de
cultiver un mensonge auprès de chacun de ses amis, pendant des années de
suite, et il a deux ou trois cents amis. Il sait alimenter l'amitié,
c'est son talent. Tel que vous le voyez, il est déjà crotté, à la porte
d'un de ses amis, dès les sept heures du matin, en hiver.

Il se brouille de temps en temps, et il écrit sept ou huit lettres pour
la brouillerie. Puis il se réconcilie, et il a sept ou huit lettres pour
les transports d'amitié. Mais c'est dans l'épanchement franc et sincère
de l'honnête homme qui ne garde rien sur le coeur, qu'il brille le plus.
Cette manoeuvre paraît, quand il a quelque service à demander. Un des
grands vicaires de mon oncle est admirable quand il raconte la vie de M.
Descoulis depuis la Restauration. Je vous l'amènerai.

--Bah! je ne croirais pas à ces propos, c'est jalousie de métier entre
petites gens, dit le comte de Caylus.

--M. Descoulis aura un nom dans l'histoire, reprit le marquis, il a fait
la Restauration avec l'abbé de Pradt et MM. de Talleyrand et Pozzo di
Borgo.

--Cet homme a manié des millions, dit Norbert, et je ne conçois pas
qu'il vienne ici embourser les épigrammes de mon père, souvent
abominables. Combien avez-vous trahi de fois vos amis, mon cher
Descoulis? Lui criait-il l'autre jour d'un bout de la table à l'autre.

--Mais est-il vrai qu'il ait trahi? dit Mlle de La Mole. Qui n'a pas
trahi?

--Quoi! dit le comte de Caylus à Norbert, vous avez chez vous M.
Sainclair, ce fameux libéral, et que diable vient-il y faire? Il faut
que je l'approche, que je lui parle que je me fasse parler; on dit qu'il
a tant d'esprit.

--Mais comment ta mère va-t-elle le recevoir? dit M. de Croisenois. Il a
des idées si extravagantes, si généreuses, si indépendantes...

--Voyez, dit Mlle de La Mole, voilà l'homme indépendant, qui salue
jusqu'à terre M. Descoulis, et qui saisit sa main. J'ai presque cru
qu'il allait la porter à ses lèvres.

--Il faut que Descoulis soit mieux avec le pouvoir que nous ne le
croyons, reprit M. de Croisenois.

--Sainclair vient ici pour être de l'académie, dit Norbert, voyez comme
il salue le baron L..., Croisenois.

--Il serait moins bas de se mettre à genoux, reprit M. de Luz.

--Mon cher Sorel, dit Norbert, vous qui avez de l'esprit, mais qui
arrivez de vos montagnes, tâchez de ne jamais saluer comme fait ce grand
poète, fût-ce Dieu le Père.

--Ah! voici l'homme d'esprit par excellence, M. le baron Bâton, dit Mlle
de La Mole, imitant un peu la voix du laquais qui venait de l'annoncer.

--Je crois que même vos gens se moquent de lui. Quel nom, baron Bâton!
dit M. de Caylus.

--Que fait le nom? nous disait-il l'autre jour, reprit Mathilde
Figurez-vous le duc de Bouillon annoncé pour la première fois: Il ne
manque au public, à mon égard, qu'un peu d'habitude...

Julien quitta le voisinage du canapé. Peu sensible encore aux charmantes
finesses d'une moquerie légère pour rire d'une plaisanterie, il
prétendait qu'elle fût fondée en raison. Il ne voyait, dans les propos
de ces jeunes gens, que le ton de dénigrement général, et en était
choqué. Sa pruderie provinciale ou anglaise allait jusqu'à y voir de
l'envie, en quoi assurément il se trompait.

Le comte Norbert, se disait-il, à qui j'ai vu faire trois brouillons
pour une lettre de vingt lignes à son colonel, serait bien heureux s'il
avait écrit de sa vie une page comme celles de M. Sainclair.

Passant inaperçu à cause de son peu d'importance, Julien s'approcha
successivement de plusieurs groupes; il suivait de loin le baron Bâton
et voulait l'entendre. Cet homme de tant d'esprit avait l'air inquiet,
et Julien ne le vit se remettre un peu que lorsqu'il eut trouvé trois ou
quatre phrases piquantes. Il sembla à Julien que ce genre d'esprit avait
besoin d'espace.

Le baron ne pouvait pas dire des mots, il lui fallait au moins quatre
phrases de six lignes chacune pour être brillant.

--_Cet homme disserte_, il ne cause pas, disait quelqu'un derrière
Julien.

Il se retourna et rougit de plaisir quand il entendit nommer le comte
Chalvet. C'est l'homme le plus fin du siècle. Julien avait souvent
trouvé son nom dans le _Mémorial de Sainte-Hélène_ et dans les morceaux
d'histoire dictés par Napoléon. Le comte Chalvet était bref dans sa
parole, ses traits étaient des éclairs, justes, vifs, quelquefois
profonds. S'il parfait d'une affaire, sur-le-champ on voyait la
discussion faire un pas. Il y portait des faits, c'était plaisir de
l'entendre. Du reste, en politique, il était cynique effronté.

--Je suis indépendant, moi, disait-il à un monsieur portent trois
plaques, et dont apparemment il se moquait. Pourquoi veut-on que je sois
aujourd'hui de la même opinion qu'il y a six semaines? En ce cas, mon
opinion serait mon tyran.

Quatre jeunes gens graves, qui l'entouraient, firent la mine, ces
messieurs n'aiment pas le genre plaisant. Le comte vit qu'il était allé
trop loin. Heureusement, il aperçut l'honnête M. Balland, tartufe
d'honnêteté. Le comte se mit à lui parler: on se rapprocha, on comprit
que le pauvre Balland allait être immolé. A force de morale et de
moralité, quoique horriblement laid, et après des premiers pas dans le
monde, difficiles à raconter, M. Balland a épousé une femme fort riche,
qui est morte; ensuite une seconde femme fort riche, que l'on ne volt
point dans le monde. Il jouit en toute humilité de soixante mille livres
de rentes, et a lui-même des flatteurs. Le comte Chalvet lui parla de
tout cela et sans pitié. Il y eut bientôt autour d'eux un cercle de
trente personnel. Tout le monde souriait, même les jeunes gens graves,
l'espoir du siècle.

Pourquoi vient-il chez M. de La Mole, où il est le plastron évidemment?
pensa Julien. Il se rapprocha de l'abbé Pirard, pour le lui demander.

M. Balland s'esquiva.

--Bon! dit Norbert, voilà un des espions de mon père parti il ne reste
plus que le petit boiteux Napier.

Serait-ce là le mot de l'énigme? pensa Julien. Mais en ce cas, pourquoi
le marquis reçoit-il M. Balland?

Le sévère abbé Pirard faisait la mine dans un coin du salon, en
entendant les laquais annoncer.

--C'est donc une caverne, disait-il comme Basile, je ne vois arriver que
des gens tarés.

C'est que le sévère abbé ne connaissait pas ce qui tient à la haute
société. Mais, par ses amis les jansénistes, il avait des notions fort
exactes sur ces hommes qui n'arrivent dans les salons que par leur
extrême finesse au service de tous les partis, ou leur fortune
scandaleuse. Pendant quelques minutes, ce soir-là, il répondit
d'abondance de coeur aux questions empressés de Julien, puis s'arrêta
tout court, désolé d'avoir toujours du mal à dire de tout le monde, et
se l'imputant à péché. Bilieux, janséniste, et croyant au devoir de la
charité chrétienne sa vie dans le monde était un combat.

--Quelle figure a cet abbé Pirard! disait Mlle de La Mole, comme Julien
se rapprochait du canapé.

Julien se sentit irrité, mais pourtant elle avait raison. M. Pirard
était sans contredit le plus honnête homme du salon, mais sa figure
couperosée, qui s'agitait des bourrèlements de sa conscience, le rendait
hideux en ce moment. Croyez après cela aux physionomies pensa Julien;
c'est dans le moment où la délicatesse de l'abbé Pirard se reproche
quelque peccadille, qu'il a l'air atroce; tandis que sur la figure de ce
Napier, espion connu de tous, on lit un bonheur pur et tranquille.
L'abbé Pirard avait fait cependant de grandes concessions à son parti;
il avait pris un domestique, il était fort bien vêtu.

Julien remarqua quelque chose de singulier dans le salon: c'était un
mouvement de tous les yeux vers la porte, et un demi-silence subit. Le
laquais annonçait le fameux baron de Tolly, sur lequel les élections
venaient de fixer tous les regards. Julien s'avança et le vit fort bien.
Le baron présidait un collège: il eut l'idée lumineuse d'escamoter les
petite carrés de papier portent les votes d'un des partis. Mais, pour
qu'il y eût compensation, il les remplaçait à mesure par d'autres petite
morceaux de papier portent un nom qui lui était agréable. Cette
manoeuvre décisive fut aperçue par quelques électeurs qui s'empressèrent
de faire compliment au baron de Tolly. Le bonhomme était encore pâle de
cette grande affaire. Des esprits mal faits avaient annoncé le mot de
galères. M. de La Mole le reçut froidement. Le pauvre baron s'échappa.

--S'il nous quitte si vite, c'est pour aller chez M. Comte, dit le comte
Chalvet, et l'on rit.

Au milieu de quelques grands seigneurs muets et des intrigants, la
plupart tarés, mais tous gens d'esprit qui, ce soir-là, abordaient
successivement dans le salon de M. de La Mole (on parlait de lui pour un
ministère), le petit Tanbeau faisait ses premières armes. S'il n'avait
pas encore la finesse des aperçus, il s'en dédommageait, comme on va
voir, par l'énergie des paroles.

--Pourquoi ne pas condamner cet homme à dix ans de prison? disait-il au
moment où Julien approcha de son groupe; c'est dans un fond de
basse-fosse qu'il faut confiner les reptiles; on doit les faire mourir à
l'ombre, autrement leur venin s'exalte et devient plus dangereux. A quoi
bon le condamner à mille écus d'amende? Il est pauvre, soit, tant mieux;
mais son parti paiera pour lui. Il fallait cinq cents francs d'amende et
dix ans de basse-fosse.

Eh bon dieu! quel est donc le monstre dont on parle? pensa Julien, qui
admirait le ton véhément et les gestes saccadés de son collègue. La
petite figure maigre et tirée du neveu favori de l'académicien était
hideuse en ce moment. Julien apprit bientôt qu'il s'agissait du plus
grand poète de l'époque.

--Ah, monstre! s'écria Julien à demi haut, et des larmes généreuses
vinrent mouiller ses yeux. Ah, petit gueux! pensa-t-il, je te revaudrai
ce propos.

Voilà pourtant, pensa-t-il, les enfants perdus du parti dont le marquis
est un des chefs! Et cet homme illustre qu'il calomnie, que de croix,
que de sinécures n'eût-il pas accumulées, s'il se fût vendu, je ne dis
pas au plat ministère de M. de Nerval, mais à quelqu'un de ces ministres
passablement honnêtes que nous avons vus se succéder?

L'abbé Pirard fit signe de loin à Julien, M. de La Mole venait de lui
dire un mot. Mais quand Julien, qui dans ce moment écoutait, les yeux
baissés les gémissements d'un évêque, fut libre enfin, et put approcher
de son ami, il le trouva accaparé par cet abominable petit Tanbeau. Ce
petit monstre l'exécrait comme la source de la faveur de Julien, et
venait lui faire la court.

_Quand la mort nous délivrera-t-elle de cette vieille pourriture?_
C'était dans ces termes, d'une énergie biblique, que le petit homme de
lettres parfait en ce moment du respectable Lord Holland. Son mérite
était de savoir très bien la biographie des hommes vivants, et il venait
de faire une revue rapide de tous les hommes qui pouvaient aspirer à
quelque influence sous le règne du nouveau roi d'Angleterre.

L'abbé Pirard passe dans un salon voisin; Julien le suivit:

--Le marquis n'aime pas les écrivailleurs, je vous en avertis; c'est sa
seule antipathie. Sachez le latin, le grec si vous pouvez, l'histoire
des Égyptiens, des Perses, etc., il vous honorée et vous protégera comme
un savant. Mais n'allez pas écrire une page en français, et surtout sur
des matières graves et au-dessus de votre position dans le monde, il
vous appellerait écrivailleur, et vous prendrait en guignon. Comment,
habitant l'hôtel d'un grand seigneur, ne savez-vous pas le mot du duc de
Castries sur d'Alembert et Rousseau: Cela veut raisonner de tout, et n'a
pas mille écus de rente!

Tout se sait, pensa Julien, ici comme au séminaire! Il avait écrit huit
ou dix pages assez emphatiques: c'était une sorte d'éloge historique du
vieux chirurgien-major qui disait-il, l'avait fait homme. Et ce petit
cahier, se dit Julien, a toujours été enfermé à clef! Il monta chez lui
brûla son manuscrit, et revint au salon. Les coquins brillants l'avaient
quitté, il ne restait que les hommes à plaques.

Autour de la table, que les gens venaient d'apporter toute servie, se
trouvaient sept à huit femmes fort nobles, fort dévotes, fort affectées,
âgées de trente à trente-cinq ans. La brillante maréchale de Fervaques
entra en faisant des excuses sur l'heure tardive. Il était plus de
minuit; elle alla prendre place auprès de la marquise. Julien fut
profondément ému; elle avait les yeux et le regard de Mme de Rênal.

Le groupe de Mlle de La Mole était encore peuplé. Elle était occupée
avec ses amis à se moquer du malheureux comte de Thaler. C'était le fils
unique de ce fameux juif, célèbre par les richesses qu'il avait acquises
en prêtant de l'argent aux rois pour faire la guerre aux peuples. Le
juif venait de mourir laissant à son fils cent mille écus de rente par
mois, et un nom, hélas! trop connu. Cette position singulière eût exigé
de la simplicité dans le caractère, ou beaucoup de force de volonté.

Malheureusement, le comte n'était qu'un bon garçon garni de toutes
sortes de prétentions qui se réveillaient successivement à la voix de
ses flatteurs.

M. de Caylus prétendait qu'on lui avait donné la volonté de demander en
mariage Mlle de La Mole (à laquelle le marquis de Croisenois, qui devait
être duc avec cent mille livres de rente, faisait la cour).

--Ah! ne l'accusez pas d'avoir une volonté, disait piteusement Norbert.

Ce qui manquait peut-être le plus à ce pauvre comte de Thaler, c'était
la faculté de vouloir. Par ce côté de son caractère il eût été digne
d'être roi. Prenant sans cesse conseil de tout le monde, il n'avait le
courage de suivre aucun avis jusqu'au bout.

Sa physionomie eût suffi à elle seule, disait Mlle de La Mole, pour lui
inspirer une joie éternelle. C'était un mélange singulier d'inquiétude
et de désappointement; mais de temps à autre on y distinguait fort bien
des bouffé es d'importance et de ce ton tranchant que doit avoir l'homme
le plus riche de France, quand surtout il est assez bien fait de sa
personne et n'a pas encore trente-six ans. Il est timidement insolent,
disait M. de Croisenois. Le comte de Caylus, Norbert et deux ou trois
jeunes gens à moustaches le persiflèrent tant qu'ils voulurent, sans
qu'il s'en doutât, et enfin le renvoyèrent comme une heure sonnait:

--Sont-ce vos fameux chevaux arabes qui vous attendent à la porte par le
temps qu'il fait? lui dit Norbert.

--Non, c'est un nouvel attelage bien moins cher répondit M. de Thaler.
Le cheval de gauche me coûté cinq mille francs, et celui de droite ne
vaut que cent louis, mais je vous prie de croire qu'on ne l'attelle que
de nuit. C'est que son trot est parfaitement semblable à celui de
l'autre.

La réflexion de Norbert fit penser au comte qu'il était décent pour un
homme comme lui d'avoir la passion des chevaux, et qu'il ne fallait pas
laisser mouiller les siens. Il partit, et ces messieurs sortirent un
instant après en se moquant de lui.

Ainsi, pensait Julien en les entendant rire dans l'escalier, il m'a été
donné de voir l'autre extrême de ma situation! Je n'ai pas vingt louis
de rente, et je me suis trouvé côte à côte avec un homme qui a vingt
louis de rente par heure, et l'on se moquait de lui... Une telle vue
guérit de l'envie.




CHAPITRE V

LA SENSIBILITÉ ET UNE GRANDE DAME DÉVOTE

    Une idée un peu vive y a l'air d'une grossièreté, tant on y est
    accoutumé aux mots sans relief. Malheur à qui invente en parlant!

    FAUBRAS


Après plusieurs mois d'épreuves, voici où en était Julien le jour où
l'intendant de la maison lui remit le troisième quartier de ses
appointements. M. de La Mole l'avait chargé de suivre l'administration
de ses terres en Bretagne et en Normandie. Julien y faisait de fréquents
voyages. Il était chargé en chef de la correspondance relative au fameux
procès avec l'abbé de Frilair; M. Pirard l'avait instruit.

Sur les courtes notes que le marquis griffonnait en marge des papiers de
tout genre qui lui étaient adressés, Julien composait des lettres, qui
presque toutes étaient signées.

A l'école de théologie, ses professeurs se plaignaient de son peu
d'assiduité, mais ne l'en regardaient pas moins comme un de leurs élèves
les plus distingués. Ces différents travaux, saisis avec toute l'ardeur
de l'ambition souffrante, avaient bien vite enlevé à Julien les fraîches
couleurs qu'il avait apportées de la province. Sa pâleur était un mérite
aux yeux des jeunes séminaristes ses camarades; il les trouvait beaucoup
moins méchants, beaucoup moins à genoux devant un écu que ceux de
Besançon; eux le croyaient attaqué de la poitrine. Le marquis lui avait
donné un cheval.

Craignant d'être rencontré dans ses courses à cheval, Julien leur avait
dit que cet exercice lui était prescrit par les médecins. L'abbé Pirard
l'avait mené dans plusieurs maisons jansénistes. Julien fut étonné,
l'idée de la religion était invinciblement liée dans son esprit à celle
d'hypocrisie et d'espoir de gagner de l'argent. Il admira ces hommes
pieux et sévères qui ne songent pas au budget. Plusieurs jansénistes
l'avaient pris en amitié et lui donnaient des conseils. Un monde nouveau
s'ouvrait devant lui. Il connut chez les jansénistes un comte Altamira
qui avait près de six pieds de haut, libéral condamné à mort dans son
pays, et dévot. Cet étrange contraste, la dévotion et l'amour de la
liberté, le frappa.

Julien était en froid avec le jeune comte. Norbert avait trouvé qu'il
répondait trop vivement aux plaisanteries de quelques-uns de ses amis.
Julien, ayant manqué une ou deux fois aux convenances, s'était prescrit
de ne jamais adresser la parole à Mlle Mathilde. On était toujours
parfaitement poli à son égard à l'hôtel de La Mole mais il se sentait
déchu. Son bon sens de province expliquait cet effet par le proverbe
vulgaire, _tout beau tout nouveau_.

Peut-être était-il un peu plus clairvoyant que les premiers jours, ou
bien le premier enchantement produit par l'urbanité parisienne était
passé.

Dès qu'il cessait de travailler, il était en proie à un ennui mortel,
c'est l'effet desséchant de la politesse admirable, mais si mesurée, si
parfaitement graduée suivant les positions, qui distingue la haute
société. Un coeur un peu sensible voit l'artifice.

Sans doute, on peut reprocher à la province un ton commun ou peu poli.
Mais on se passionne un peu en vous répondant. Jamais à l'hôtel de La
Mole l'amour-propre de Julien n'était blessé; mais souvent, à la fin de
la journée, en prenant sa bougie dans l'antichambre, il se sentait
l'envie de pleurer. En province, un garçon de café prend intérêt à vous,
s'il vous arrive un accident en entrant dans son café. Mais si cet
accident offre quelque chose de désagréable pour l'amour-propre, en vous
plaignant, il répétera dix fois le mot qui vous torture. A Paris, on a
l'attention de se cacher pour rire, mais vous êtes toujours un étranger.

Nous passons sous silence une foule de petites aventures, qui eussent
donné des ridicules à Julien, s'il n'eût pas été en quelque sorte
au-dessous du ridicule. Une sensibilité folle lui faisait commettre des
milliers de gaucheries. Tous ses plaisirs étaient de précaution: il
tirait le pistolet tous les jours, il était un des bons élèves des plus
fameux maîtres d'armes. Dès qu'il pouvait disposer d'un instant, au lieu
de l'employer à lire comme autrefois, il courait au manège et demandait
les chevaux les plus vicieux. Dans les promenades avec le maître du
manège, il était presque régulièrement jeté par terre.

Le marquis le trouvait commode à cause de son travail obstiné, de son
silence, de son intelligence, et peu à peu, lui confia la suite de
toutes les affaires un peu difficiles à débrouiller. Dans les moments où
sa haute ambition lui laissait quelque relâche, le marquis faisait des
affaires avec sagacité; à portée de savoir des nouvelles, il avait du
bonheur à la Bourse. Il achetait des maisons, des bois; mais il prenait
facilement de l'humeur. Il donnait des centaines de louis et plaidait
pour des centaines de francs. Les hommes riches qui ont le coeur haut
cherchent dans les affaires de l'amusement et non des résultats. Le
marquis avait besoin d'un chef d'état-major qui mît un ordre clair et
facile à saisir dans toutes ses affaires d'argent.

Mme de La Mole, quoique d'un caractère si mesuré, se moquait quelquefois
de Julien. L'imprévu produit par la sensibilité est l'horreur des
grandes dames; c'est l'antipode des convenances. Deux ou trois fois le
marquis prit son parti: S'il est ridicule dans votre salon, il triomphe
dans son bureau. Julien, de son côté, crut saisir le secret de la
marquise. Elle daignait s'intéresser à tout dès qu'on annonçait le baron
de La Joumate. C'était un être froid, à physionomie impassible. Il était
petit, mince, laid, fort bien mis, passait sa vie au Château, et, en
général, ne disait rien sur rien. Telle était sa façon de penser. Mme de
La Mole eût été passionnément heureuse pour la première fois de sa vie,
si elle eût pu en faire le mari de sa fille.




CHAPITRE VI

MANIÈRE DE PRONONCER

    Leur haute mission est de juger avec calme les petits événements de la
    vie journalière des peuples. Leur sagesse doit prévenir les grandes
    colères pour les petites causes, ou pour des événements que la voix de
    la renommée transfigure en les portant au loin.

    GRATIUS.


Pour un nouveau débarqué, qui, par hauteur, ne faisait jamais de
questions, Julien ne tomba pas dans de trop grandes sottises. Un jour,
poussé dans un café de la rue Saint-Honoré, par une averse soudaine, un
grand homme en redingote de castorine, étonné de son regard sombre le
regarda à son tour, absolument comme jadis, à Besançon, l'amant de Mlle
Amanda.

Julien s'était reproché trop souvent d'avoir laissé passer cette
première insulte, pour souffrir ce regard. Il en demanda l'explication.
L'homme en redingote lui adressa aussitôt les plus sales injures: tout
ce qui était dans le café les entoura; les passants s'arrêtaient devant
la porte. Par une précaution de provincial, Julien portait toujours des
petits pistolets, sa main les serrait dans sa poche d'un mouvement
convulsif. Cependant il fut sage, et se borna à répéter à son homme de
minute en minute: _Monsieur votre adresse? je vous méprise._

La constance avec laquelle il s'attachait à ces six mots finit par
frapper la foule.

Dame! il faut que l'autre qui parle tout seul lui donne son adresse.
L'homme à la redingote, entendant cette décision souvent répétée, jeta
au nez de Julien cinq ou six cartes. Aucune heureusement ne l'atteignit
au visage, il s'était promis de ne faire usage de ses pistolets que dans
le cas où il serait touché. L'homme s'en alla, non sans se retourner de
temps en temps pour le menacer du poing et lui adresser des injures.

Julien se trouva baigné de sueur. Ainsi il est au pouvoir du dernier des
hommes de m'émouvoir à ce point! se disait-il avec rage. Comment tuer
cette sensibilité si humiliante?

Il eût voulu pouvoir se battre à l'instant. Mais une difficulté
l'arrêtait. Dans tout ce grand Paris, où prendre un témoin? il n'avait
pas un ami. Il avait eu plusieurs connaissances; mais toutes,
régulièrement, au bout de six semaines de relations, s'éloignaient de
lui. Je suis insociable, et m'en voilà cruellement puni, pensa-t-il.
Enfin, il eut l'idée de chercher un ancien lieutenant du 96e, nommé
Liévin, pauvre diable avec qui il faisait souvent des armes. Julien fut
sincère avec lui.

--Je veux bien être votre témoin, dit Liévin, mais à une condition: si
vous ne blessez pas votre homme, vous vous battrez avec moi, séance
tenante.

--Convenu, dit Julien en lui serrant la main avec enthousiasme; et ils
allèrent chercher M. C. de Beauvoisis à l'adresse indiquée par ses
billets, au fond du faubourg Saint-Germain.

Il était sept heures du matin. Ce ne fut qu'en se faisant annoncer chez
lui que Julien pensa que ce pouvait bien être le jeune parent de Mme de
Rênal, employé jadis à l'ambassade de Rome ou de Naples, et qui avait
donné une lettre de recommandation au chanteur Geronimo.

Julien avait remis à un grand valet de chambre une des cartes jetées la
veille, et une des siennes.

On le fit attendre, lui et son témoin, trois grands quarts d'heure;
enfin ils furent introduits dans un appartement admirable d'élégance.
Ils trouvèrent un grand jeune homme en redingote rose-orange et blanc,
mis comme une poupée; ses traits offraient la perfection et
l'insignifiance de la beauté grecque. Sa tête, remarquablement étroite,
portait une pyramide de cheveux du plus beau blond. Ils étaient frisés
avec beaucoup de soin, pas un cheveu ne dépassait l'autre. C'est pour se
faire friser ainsi, pensa le lieutenant du 96e, que ce maudit fat nous a
fait attendre. La robe de chambre bariolée, le pantalon du matin, tout,
jusqu'aux pantoufles brodées, était correct et merveilleusement soigné.
Sa physionomie, noble et vide, annonçait des idées convenables et rares
l'idéal de l'homme aimable, l'horreur de l'imprévu et de la
plaisanterie, beaucoup de gravité.

Julien, auquel son lieutenant du 96e avait expliqué que se faire
attendre si longtemps, après lui avoir jeté si grossièrement sa carte à
la figure, était une offense de plus, entra brusquement chez M. de
Beauvoisis. Il avait l'intention d'être insolent, mais il aurait bien
voulu en même temps être de bon ton.

Il fut si frappé de la douceur des manières de M. de Beauvoisis, de son
air à la fois compassé, important et content de soi de l'élégance
admirable de ce qui l'entourait, qu'il perdit en un clin d'oeil toute
idée d'être insolent. Ce n'était pas son homme de la veille. Son
étonnement fut tel de rencontrer un être aussi distingué au lieu du
grossier personnage rencontré au café, qu'il ne put trouver une seule
parole. Il présenta une des cartes qu'on lui avait jetées.

--C'est mon nom, dit l'homme à la mode, auquel l'habit noir de Julien
dès sept heures du matin, inspirait assez peu de considération; mais je
ne comprends pas, d'honneur...

La manière de prononcer ces derniers mots rendit à Julien une partie de
son humeur.

--Je viens pour me battre avec vous, monsieur, et il expliqua d'un trait
toute l'affaire.

M. Charles de Beauvoisis, après y avoir mûrement pensé, était assez
content de la coupe de l'habit noir de Julien. Il est de Staub, c'est
clair, se disait-il en l'écoutant parler; ce gilet est de bon goût, ces
bottes sont bien; mais, d'un autre côté, cet habit noir dès le grand
matin!... Ce sera pour mieux échapper à la balle, se dit le chevalier de
Beauvoisis.

Dès qu'il se fut donné cette explication, il revint à une politesse
parfaite, et presque d'égal à égal envers Julien. Le colloque fut assez
long, l'affaire était délicate, mais enfin Julien ne put se refuser à
l'évidence. Le jeune homme si bien né qu'il avait devant lui n'offrait
aucun point de ressemblance avec le grossier personnage, qui la veille,
l'avait insulté.

Julien éprouvait une invincible répugnance à s'en aller, il faisait
durer l'explication. Il observait la suffisance du chevalier de
Beauvoisis, c'est ainsi qu'il s'était nommé en parlant de lui, choqué de
ce que Julien l'appelait tout simplement monsieur.

Il admirait sa gravité, mêlée d'une certaine fatuité modeste, mais qui
ne l'abandonnait pas un seul instant. Il était étonné de sa manière
singulière de remuer la langue en prononçant les mots... Mais enfin,
dans tout cela, il n'y avait pas la plus petite raison de lui chercher
querelle.

Le jeune diplomate offrait de se battre avec beaucoup de grâce, mais
l'ex-lieutenant du 96e, assis depuis une heure, les jambes écartées, les
mains sur les cuisses, et les coudes en dehors, décida que son ami M.
Sorel n'était point fait pour chercher une querelle d'Allemand à un
homme, parce qu'on avait volé à cet homme ses billets de visite.

Julien sortait de fort mauvaise humeur. La voiture du chevalier de
Beauvoisis l'attendait dans la cour, devant le perron; par hasard,
Julien leva les yeux et reconnut son homme de la veille dans le cocher.

Le voir, le tirer par sa grande jaquette, le faire tomber de son siège
et l'accabler de coups de cravache ne fut que l'affaire d'un instant.
Deux laquais voulurent défendre leur camarade; Julien reçut des coups de
poing: au même instant il arma un de ses petits pistolets et le tira sur
eux; ils prirent la fuite. Tout cela fut l'affaire d'une minute.

Le chevalier de Beauvoisis descendait l'escalier avec la gravité la plus
plaisante, répétant avec sa prononciation de grand seigneur:

--Qu'est ça? qu'est ça?

Il était évidemment fort curieux, mais l'importance diplomatique ne lui
permettait pas de marquer plus d'intérêt. Quand il sut de quoi il
s'agissait, la hauteur le disputa encore dans ses traits au sang-froid
légèrement badin qui ne doit jamais quitter une figure de diplomate.

Le lieutenant du 96e comprit que M. de Beauvoisis avait envie de se
battre; il voulut diplomatiquement aussi conserver à son ami les
avantages de l'initiative.

--Pour le coup, s'écria-t-il, il y a là matière à duel!

--Je le croirais assez, reprit le diplomate.

--Je chasse ce coquin, dit-il à ses laquais; qu'un autre monte.

On ouvrit la portière de la voiture: le chevalier voulut absolument en
faire les honneurs à Julien et à son témoin. On alla chercher un ami de
M. de Beauvoisis, qui indiqua une place tranquille. La conversation en
allant fut vraiment bien. Il n'y avait de singulier que le diplomate en
robe de chambre.

Ces messieurs, quoique très nobles, pensa Julien, ne sont point ennuyeux
comme les personnes qui viennent dîner chez M. de La Mole, et je vois
pourquoi, ajouta-t-il un instant après ils se permettent d'être
indécents. On parlait des danseuses que le public avait distinguées dans
un ballet donné la veille. Ces messieurs faisaient allusion à des
anecdotes piquantes que Julien et son témoin, le lieutenant du 96e,
ignoraient absolument. Julien n'eut point la sottise de prétendre les
savoir; il avoua de bonne grâce son ignorance. Cette franchise plut à
l'ami du chevalier, il lui raconta ces anecdotes dans les plus grands
détails, et fort bien.

Une chose étonna infiniment Julien. Un reposoir que l'on construisait au
milieu de la rue, pour la procession de la Fête-Dieu, arrêta un instant
la voiture. Ces messieurs se permirent plusieurs plaisanteries; le curé,
suivant eux, était fils d'un archevêque. Jamais chez le marquis de La
Mole, qui voulait être duc, on n'eût osé prononcer un tel mot.

Le duel fut fini en un instant: Julien eut une balle dans le bras, on le
lui serra avec des mouchoirs; on les mouilla avec de l'eau-de-vie et le
chevalier de Beauvoisis pria Julien très poliment de lui permettre de le
reconduire chez lui dans la même voiture qui l'avait amené. Quand Julien
indiqua l'hôtel de La Mole, il y eut échange de regards entre le jeune
diplomate et son ami. Le fiacre de Julien était là, mais il trouvait la
conversation de ces messieurs infiniment plus amusante que celle du bon
lieutenant du 96e.

Mon Dieu! un duel, n'est-ce que ça? pensait Julien. Que je suis heureux
d'avoir retrouvé ce cocher! Quel serait mon malheur, si j'avais dû
supporter encore cette injure dans un café! La conversation amusante
n'avait presque pas été interrompue. Julien comprit alors que
l'affectation diplomatique est bonne à quelque chose.

L'ennui n'est donc point inhérent, se disait-il, à une conversation
entre gens de haute naissance! Ceux-ci plaisantent de la procession de
la Fête-Dieu, ils osent raconter et avec détails pittoresques des
anecdotes fort scabreuses. Il ne leur manque absolument que le
raisonnement sur la chose politique, et ce manque-là est plus que
compensé par la grâce de leur ton et la parfaite justesse de leurs
expressions. Julien se sentait une vive inclination pour eux. Que je
serais heureux de les voir souvent!

A peine se fut-on quitté, que le chevalier de Beauvoisis courut aux
informations: elles ne furent pas brillantes.

Il était fort curieux de connaître son homme; pouvait-il décemment lui
faire une visite? Le peu de renseignements qu'il put obtenir n'étaient
pas d'une nature encourageante.

--Tout cela est affreux! dit-il à son témoin. Il est impossible que
j'avoue m'être battu avec un simple secrétaire de M. de La Mole, et
encore parce que mon cocher m'a volé mes cartes de visite.

--Il est sûr qu'il y aurait dans tout cela possibilité de ridicule.

Le soir même, le chevalier de Beauvoisis et son ami dirent partout que
ce M. Sorel, d'ailleurs un jeune homme parfait, était fils naturel d'un
ami intime du marquis de La Mole. Ce fait passa sans difficulté. Une
fois qu'il fut établi, le jeune diplomate et son ami daignèrent faire
quelques visites à Julien, pendant les quinze jours qu'il passa dans sa
chambre. Julien leur avoua qu'il n'était allé qu'une fois en sa vie à
l'Opéra.

--Cela est épouvantable, lui dit-on, on ne va que là; il faut que votre
première sortie soit pour le _Comte Ory_.

A l'Opéra, le chevalier de Beauvoisis le présenta au fameux chanteur
Geronimo, qui avait alors un immense succès.

Julien faisait presque la cour au chevalier; ce mélange de respect pour
soi-même, d'importance mystérieuse et de fatuité de jeune homme
l'enchantait. Par exemple le chevalier bégayait un peu, parce qu'il
avait l'honneur de voir souvent un grand seigneur qui avait ce défaut.
Jamais Julien n'avait trouvé réunis dans un seul être le ridicule qui
amuse et la perfection des manières qu'un pauvre provincial doit
chercher à imiter.

On le voyait à l'Opéra avec le chevalier de Beauvoisis; cette liaison
fit prononcer son nom.

--Eh bien! lui dit un jour M. de La Mole, vous voilà donc le fils
naturel d'un riche gentilhomme de Franche-Comté, mon ami intime?

Le marquis coupa la parole à Julien, qui voulait protester qu'il n'avait
contribué en aucune façon à accréditer ce bruit.

--M. de Beauvoisis n'a pas voulu s'être battu contre le fils d'un
charpentier.

--Je le sais, je le sais, dit M. de La Mole; c'est à moi maintenant de
donner de la consistance à ce récit, qui me convient. Mais j'ai une
grâce à vous demander, et qui ne vous coûtera qu'une petite demi-heure
de votre temps: tous les jours d'Opéra, à onze heures et demie, allez
assister dans le vestibule à la sortie du beau monde. Je vous vois
encore quelquefois des façons de province, il faudrait vous en défaire,
d'ailleurs il n'est pas mal de connaître, au moins de vue, de grands
personnages auprès desquels je puis un jour vous donner quelque mission.
Passez au bureau de location pour vous faire reconnaître; on vous a
donné les entrées.




CHAPITRE VII

UNE ATTAQUE DE GOUTTE

    Et j'eus de l'avancement, non pour mon mérite, mais parce que mon maître
    avait la goutte.

    BERTOLOTTI.


Le lecteur est peut-être surpris de ce ton libre et presque amical; nous
avons oublié de dire que, depuis six semaines, le marquis était retenu
chez lui par une attaque de goutte.

Mlle de La Mole et sa mère étaient à Hyères, auprès de la mère de la
marquise. Le comte Norbert ne voyait son père que des instants, ils
étaient fort bien l'un pour l'autre, mais n'avaient rien à se dire. M.
de La Mole, réduit à Julien, fut étonné de lui trouver des idées. Il se
faisait lire les journaux. Bientôt le jeune secrétaire fut en état de
choisir les passages intéressants. Il y avait un journal nouveau que le
marquis abhorrait; il avait juré de ne le jamais lire, et chaque jour en
parlait. Julien riait et admirait la pauvreté du duel entre le pouvoir
et une idée. Cette petitesse du marquis lui rendait tout le sang-froid
qu'il était tenté de perdre en passant des soirées tête à tête avec un
si grand seigneur. Le marquis, irrité contre le temps présent, se fit
lire Tite-Live; la traduction improvisée sur le texte latin l'amusait.

Un jour le marquis dit, avec ce ton de politesse excessive, qui souvent
impatientait Julien:

--Permettez, mon cher Sorel, que je vous fasse cadeau d'un habit bleu:
quand il vous conviendra de le prendre et de venir chez moi, vous serez,
à mes yeux, le frère cadet du comte de Retz, c'est-à-dire le fils de mon
ami le vieux duc.

Julien ne comprenait pas trop de quoi il s'agissait; le soir même, il
essaya une visite en habit bleu. Le marquis le traita comme un égal.
Julien avait un coeur digne de sentir la vraie politesse, mais il
n'avait pas l'idée des nuances. Il eût juré, avant cette fantaisie du
marquis, qu'il était impossible d'être reçu par lui avec plus d'égards.
Quel admirable talent! se dit Julien; quand il se leva pour sortir, le
marquis lui fit des excuses de ne pouvoir l'accompagner à cause de sa
goutte.

Cette idée singulière occupa Julien: se moquerait-il de moi? pensa-t-il.
Il alla demander conseil à l'abbé Pirard, qui, moins poli que le
marquis, ne lui répondit qu'en sifflant et parlant d'autre chose. Le
lendemain matin, Julien se présenta au marquis, en habit noir, avec son
portefeuille et ses lettres à signer. Il en fut reçu à l'ancienne
manière. Le soir en habit bleu, ce fut un ton tout différent et
absolument aussi poli que la veille.

--Puisque vous ne vous ennuyez pas trop dans les visites que vous avez
la bonté de faire à un pauvre vieillard malade, lui dit le marquis, il
faudrait lui parler de tous les petits incidents de votre vie, mais
franchement et sans songer à autre chose qu'à raconter clairement et
d'une façon amusante. Car il faut s'amuser continua le marquis; il n'y a
que cela de réel dans la vie. Un homme ne peut pas me sauver la vie à la
guerre tous les jours, ou me faire tous les jours cadeau d'un million;
mais si j'avais Rivarol, ici, auprès de ma chaise longue, tous les jours
il m'ôterait une heure de souffrances et d'ennui. Je l'ai beaucoup vu à
Hambourg, pendant l'émigration.

Et le marquis conta à Julien les anecdotes de Rivarol avec les
Hambourgeois qui s'associaient quatre pour comprendre un bon mot.

M. de La Mole, réduit à la société de ce petit abbé, voulut
l'émoustiller. Il piqua d'honneur l'orgueil de Julien. Puisqu'on lui
demandait la vérité, Julien résolut de tout dire; mais en taisant deux
choses: son admiration fanatique pour un nom qui donnait de l'humeur au
marquis, et la parfaite incrédulité qui n'allait pas trop bien à un
futur curé. Sa petite affaire avec le chevalier de Beauvoisis arriva
fort à propos. Le marquis rit aux larmes de la scène dans le café de la
rue Saint-Honoré avec le cocher qui l'accablait d'injures sales. Ce fut
l'époque d'une franchise parfaite dans les relations entre le maître et
le protégé.

M. de La Mole s'intéressa à ce caractère singulier. Dans les
commencements, il caressait les ridicules de Julien, afin d'en jouir;
bientôt il trouva plus d'intérêt à corriger tout doucement les fausses
manières de voir de ce jeune homme. Les autres provinciaux qui arrivent
à Paris admirent tout, pensait le marquis; celui-ci hait tout. Ils ont
trop d'affectation, lui n'en a pas assez, et les sots le prennent pour
un sot.

L'attaque de goutte fut prolongée par les grands froids de l'hiver et
dura plusieurs mois.

On s'attache bien à un bel épagneul se disait le marquis, pourquoi ai-je
tant de honte de m'attacher à ce petit abbé? il est original. Je le
traite comme un fils, eh bien! où est l'inconvénient? Cette fantaisie,
si elle dure me coûtera un diamant de cinq cents louis dans mon
testament.

Une fois que le marquis eut compris le caractère ferme de son protégé,
chaque jour il le chargeait de quelque nouvelle affaire.

Julien remarqua avec effroi qu'il arrivait à ce grand seigneur de lui
donner des décisions contradictoires sur le même objet.

Ceci pouvait le compromettre gravement. Julien ne travailla plus avec le
marquis sans apporter un registre sur lequel il écrivait les décisions,
et le marquis les paraphait. Julien avait pris un commis qui
transcrivait les décisions relatives à chaque affaire sur un registre
particulier. Ce registre recevait aussi la copie de toutes les lettres.

Cette idée sembla d'abord le comble du ridicule et de l'ennui. Mais, en
moins de deux mois, le marquis en sentit les avantages. Julien lui
proposa de prendre un commis sortant de chez un banquier, et qui
tiendrait en partie double le compte de toutes les recettes et de toutes
les dépenses des terres que Julien était chargé d'administrer.

Ces mesures éclaircirent tellement aux yeux du marquis ses propres
affaires, qu'il put se donner le plaisir d'entreprendre deux ou trois
nouvelles spéculations sans le secours de son prête-nom qui le volait.

--Prenez trois mille francs pour vous, dit-il un jour à son jeune
ministre.

--Monsieur, ma conduite peut être calomnie.

--Que vous faut-il donc? reprit le marquis avec humeur.

--Que vous veuilliez bien prendre un arrêté et l'écrire de votre main
sur le registre; cet arrêté me donnera une somme de trois mille francs.
Au reste, c'est M. l'abbé Pirard qui a eu l'idée de toute cette
comptabilité. Le marquis, avec la mine ennuyée du marquis de Moncade,
écoutant les comptes de M. Poisson, son intendant, écrivit la décision.

Le soir, lorsque Julien paraissait en habit bleu, il n'était jamais
question d'affaires. Les bontés du marquis étaient si flatteuses pour
l'amour-propre toujours souffrant de notre héros, que bientôt, malgré
lui, il éprouva une sorte d'attachement pour ce vieillard aimable. Ce
n'est pas que Julien fût sensible, comme on l'entend à Paris; mais ce
n'était pas un monstre, et personne, depuis la mort du vieux
chirurgien-major, ne lui avait parlé avec tant de bonté. Il remarquait
avec étonnement que le marquis avait pour son amour-propre des
ménagements de politesse qu'il n'avait jamais trouvés chez le vieux
chirurgien. Il comprit enfin que le chirurgien était plus fier de sa
croix que le marquis de son cordon bleu. Le père du marquis était un
grand seigneur.

Un jour, à la fin d'une audience du matin, en habit noir et pour les
affaires, Julien amusa le marquis, qui le retint deux heures, et voulut
absolument lui donner quelques billets de banque que son prête-nom
venait de lui apporter de la Bourse.

--J'espère, Monsieur le marquis, ne pas m'écarter du profond respect que
je vous dois en vous suppliant de me permettre un mot.

--Parlez, mon ami.

--Que Monsieur le marquis daigne souffrir que je refuse ce don. Ce n'est
pas à l'homme en habit noir qu'il est adressé, et il gâterait tout à
fait les façons que l'on a la bonté de tolérer chez l'homme en habit
bleu.

Il salua avec beaucoup de respect, et sortit sans regarder.

Ce trait amusa le marquis. Il le conta le soir à l'abbé Pirard.

--Il faut que je vous avoue enfin une chose mon cher abbé. Je connais la
naissance de Julien, et je vous autorise à ne pas me garder le secret
sur cette confidence.

Son procédé de ce matin est noble, pensa le marquis, et moi je
l'anoblis.

Quelque temps après, le marquis put enfin sortir.

--Allez passer deux mois à Londres, dit-il à Julien. Les courriers
extraordinaires et autres vous porteront les lettres reçues par moi avec
mes notes. Vous ferez les réponses et me les renverrez en mettant chaque
lettre dans sa réponse. J'ai calculé que le retard ne sera que de cinq
jours.

En courant la poste sur la route de Calais, Julien s'étonnait de la
futilité des prétendues affaires pour lesquelles on l'envoyait.

Nous ne dirons point avec quel sentiment de haine et presque d'horreur,
il toucha le sol anglais. On connaît sa folle passion pour Bonaparte. Il
voyait dans chaque officier un sir Hudson Lowe, dans chaque grand
seigneur un Lord Bathurst, ordonnant les infamies de Sainte-Hélène et en
recevant la récompense par dix années de ministère.

A Londres, il connut enfin la haute fatuité. Il s'était lié avec de
jeunes seigneurs russes qui l'initièrent.

--Vous êtes prédestiné, mon cher Sorel, lui disaient-ils vous avez
naturellement cette mine froide et à mille lieues de la sensation
présente, que nous cherchons tant à nous donner.

--Vous n'avez pas compris votre siècle, lui disait le prince Korasoff:
Faites toujours le contraire de ce qu'on attend de vous. Voilà,
d'honneur, la seule religion de l'époque, ne soyez ni fou, ni affecté,
car alors on attendrait de vous des folies et des affectations, et le
précepte ne serait plus accompli.

Julien se couvrit de gloire un jour dans le salon du duc de Fitz-Folke,
qui l'avait engagé à dîner, ainsi que le prince Korasoff. On attendit
pendant une heure. La façon dont Julien se conduisit, au milieu des
vingt personnes qui attendaient, est encore citée parmi les jeunes
secrétaires d'ambassade à Londres. Sa mine fut impayable.

Il voulut voir, malgré les plaisanteries des dandys ses amis, le célèbre
Philippe Vane, le seul philosophe que l'Angleterre ait eu depuis Locke.
Il le trouva achevant sa septième année de prison. L'aristocratie ne
badine pas en ce pays-ci, pensa Julien; de plus, Vane est déshonoré,
vilipendé, etc.

Julien le trouva gaillard; la rage de l'aristocratie le désennuyait.
Voilà, se dit Julien en sortant de prison, le seul homme gai que j'aie
vu en Angleterre.

_L'idée la plus utile aux tyrans est celle de Dieu_, lui avait dit
Vane...

Nous supprimons le reste du système comme cynique.

A son retour:

--Quelle idée amusante m'apportez-vous d'Angleterre? lui dit M. de La
Mole...

Il se taisait.

--Quelle idée apportez-vous, amusante ou non? reprit le marquis
vivement.

--Primo, dit Julien, l'Anglais le plus sage est fou une heure par jour;
il est visité par le démon au suicide, qui est le dieu du pays.

2º L'esprit et le génie perdent vingt-cinq pour cent de leur valeur en
débarquant en Angleterre.

3º Rien au monde n'est beau, admirable, attendrissant comme les paysages
anglais.

--A mon tour, dit le marquis:

Primo pourquoi allez-vous dire, au bal chez l'ambassadeur de Russie,
qu'il y a en France trois cent mille jeunes gens de vingt-cinq ans qui
désirent passionnément la guerre? croyez-vous que cela soit obligeant
pour les rois?

--On ne sait comment faire en parlant à nos grands diplomates, dit
Julien. Ils ont la manie d'ouvrir des discussions sérieuses. Si l'on
s'en tient aux lieux communs des journaux, on passe pour un sot. Si l'on
se permet quelque chose de vrai et de neuf, ils sont étonnés, ne savent
que répondre, et le lendemain matin, à sept heures, ils vous font dire
par le premier secrétaire d'ambassade qu'on a été inconvenant.

--Pas mal, dit le marquis en riant. Au reste, je parie, monsieur l'homme
profond, que vous n'avez pas deviné ce que vous êtes allé faire en
Angleterre.

--Pardonnez-moi, reprit Julien; j'y ai été pour dîner une fois la
semaine chez l'ambassadeur du roi, qui est le plus poli des hommes.

--Vous êtes allé chercher la croix que voilà, lui dit le marquis. Je ne
veux pas vous faire quitter votre habit noir et je suis accoutumé au ton
plus amusant que j'ai pris avec l'homme portant l'habit bleu. Jusqu'à
nouvel ordre, entendez bien ceci: quand je verrai cette croix vous serez
le fils cadet de mon ami le duc de Retz, qui sans s'en douter, est
depuis six mois employé dans là diplomatie. Remarquez, ajouta le
marquis, d'un air fort sérieux, et coupant court aux actions de grâces,
que je ne veux point vous sortir de votre état. C'est toujours une faute
et un malheur pour le protecteur comme pour le protégé. Quand mes procès
vous ennuieront, ou que vous ne me conviendrez plus, je demanderai pour
vous une bonne cure, comme celle de notre ami l'abbé Pirard, et n'en de
plus, ajouta le marquis d'un ton fort sec.

--Cette croix mit à l'aise l'orgueil de Julien; il parla beaucoup plus.
Il se crut moins souvent offensé et pris de mire par ces propos,
susceptibles de quelque explication peu polie et qui, dans une
conversation animée, peuvent échapper à tout le monde.

Cette croix lui valut une singulière visite; ce fut celle de M. le baron
de Valenod, qui venait à Paris remercier le ministère de sa baronnie et
s'entendre avec lui. Il allait être nommé maire de Verrières en
remplacement de M. de Rênal destitué.

Julien rit bien, intérieurement, quand M. de Valenod lui fit entendre
qu'on venait de découvrir que M. de Rênal était un jacobin. Le fait est
que, dans une réélection générale qu'on préparait pour la Chambre des
députés, le nouveau baron était le candidat du ministère, et au grand
collège du département, à la vérité fort ultra, c'était M. de Rênal qui
était porté par les libéraux.

Ce fut en vain que Julien essaya de savoir quelque chose de Mme de
Rênal; le baron parut se souvenir de leur ancienne rivalité, et fut
impénétrable. Il finit par demander à Julien la voix de son père dans
les élections qui allaient avoir lieu. Julien promit d'écrire.

--Vous devriez, Monsieur le chevalier, me présenter à M. le marquis de
La Mole.

En effet, _je le devrais_, pensa Julien; mais un tel coquin!...

--En vérité, répondit-il, je suis un trop petit garçon à l'hôtel de La
Mole pour prendre sur moi de présenter.

Julien disait tout au marquis; le soir il lui conta la prétention du
Valenod, ainsi que ses faits et gestes depuis 1814.

--Non seulement, reprit M. de La Mole, d'un air fort sérieux, vous me
présenterez demain le nouveau baron, mais je l'invite à dîner pour
après-demain. Ce sera un de nos nouveaux préfets.

--En ce cas, reprit Julien froidement, je demande la place de directeur
du dépôt de mendicité pour mon père.

--A la bonne heure dit le marquis en reprenant l'air gai; accordé; je
m'attendais à des moralités. Vous vous formez.

Julien apprit par M. de Valenod que le titulaire du bureau de loterie de
Verrières venait de mourir, Julien trouva plaisant de donner cette place
à M. de Cholin, ce vieil imbécile dont jadis il avait ramassé la
pétition dans la chambre de M. de La Mole. Le marquis rit de bon coeur
de la pétition que Julien récita en lui faisant signer la lettre qui
demandait cette place au ministre des finances.

A peine M. de Cholin nommé, Julien apprit que cette place avait été
demandée par la députation du département pour M. Gros, le célèbre
géomètre: cet homme généreux n'avait que quatorze cents francs de rente,
et chaque année prêtait six cents francs au titulaire qui venait de
mourir, pour l'aider à élever sa famille.

Julien fut étonné de ce qu'il avait fait. Cette famille du mort, comment
vit-elle aujourd'hui? Cette idée lui serra le coeur. Ce n'est rien, se
dit-il; il faudra en venir à bien d'autres injustices, si je veux
parvenir, et encore savoir les cacher sous de belles paroles
sentimentales: pauvre M. Gros! c'est lui qui méritait la croix, c'est
moi qui l'ai, et je dois agir dans le sens du gouvernement qui me la
donne.




CHAPITRE VIII

QUELLE EST LA DÉCORATION QUI DISTINGUE?

    Ton eau ne me rafraîchit pas, dit le génie altéré.--C'est pourtant le
    puits le plus frais de tout le Diar-Békir.

    PELLICO.


Un jour Julien revenait de la charmante terre de Villequier, sur les
bords de la Seine, que M. de La Mole voyait avec intérêt, parce que, de
toutes les siennes, c'était la seule qui eût appartenu au célèbre
Boniface de La Mole. Il trouva à l'hôtel la marquise et sa fille, qui
arrivaient d'Hyères.

Julien était un dandy maintenant, et comprenait l'art de vivre à Paris.
Il fut d'une froideur parfaite envers Mlle de La Mole. Il parut n'avoir
gardé aucun souvenir des temps où elle lui demandait si gaiement des
détails sur sa manière de tomber de cheval avec grâce.

Mlle de La Mole le trouva grandi et pâli. Sa taille, sa tournure
n'avaient plus rien du provincial; il n'en était pas ainsi de sa
conversation; on y remarquait encore trop de sérieux, trop de positif.
Malgré ces qualités raisonnables, grâce à son orgueil, elle n'avait rien
de subalterne, on sentait seulement qu'il regardait encore trop de
choses comme importantes. Mais on voyait qu'il était homme à soutenir
son dire.

--Il manque de légèreté, mais non pas d'esprit, dit Mlle de La Mole à
son père, en plaisantant avec lui sur la croix qu'il avait donnée à
Julien. Mon frère vous l'a demandée pendant dix-huit mois, et c'est un
La Mole!

--Oui, mais Julien a de l'imprévu, c'est ce qui n'est jamais arrivé au
La Mole dont vous me parlez.

On annonça M. le duc de Retz.

Mathilde se sentit saisie d'un bâillement irrésistible; à le voir, il
lui semblait qu'elle reconnaissait les antiques dorures et les anciens
habitués du salon paternel. Elle se faisait une image parfaitement
ennuyeuse de la vie qu'elle allait reprendre à Paris. Et cependant, à
Hyères, elle regrettait Paris.

Et pourtant j'ai dix-neuf ans! pensait-elle; c'est l'âge du bonheur,
disent tous ces nigauds à tranches dorées. Elle regardait huit ou dix
volumes de poésies nouvelles accumulés, pendant le voyage de Provence,
sur la consolé du salon. Elle avait le malheur d'avoir plus d'esprit que
MM. de Croisenois, de Caylus, de Luz et ses autres amis. Elle se
figurait tout ce qu'ils allaient lui dire sur le beau ciel de la
Provence, la poésie, le midi, etc., etc.

Ces yeux si beaux, où respiraient l'ennui le plus profond et, pis encore
le désespoir de trouver le plaisir s'arrêtèrent sur Julien. Du moins, il
n'était pas exactement comme un autre.

--Monsieur Sorel, dit-elle avec cette voix vive, brève et qui n'a rien
de féminin, qu'emploient les jeunes femmes de la haute classe, Monsieur
Sorel, venez-vous ce soir au bal de M. de Retz?

--Mademoiselle, je n'ai pas eu l'honneur d'être présenté à M. le duc.
(On eût dit que ces mots et ce titre écorchaient la bouche du provincial
orgueilleux.)

--Il a chargé mon frère de vous amener avec lui; et, si vous y étiez
venu, vous m'auriez donné des détails sur la terre de Villequier, il est
question d'y aller au printemps. Je voudrais savoir si le château est
logeable, et si les environs sont aussi jolis qu'on le dit. Il y a tant
de réputations usurpées!

Julien ne répondait pas.

--Venez au bal avec mon frère, ajouta-t-elle d'un ton fort sec.

Julien salua avec respect. Ainsi, même au milieu du bal, je dois des
comptes à tous les membres de la famille; ne suis-je pas payé comme
homme d'affaires? Sa mauvaise humeur ajouta: Dieu sait encore si ce que
je dirai à la fille ne contrariera pas les projets du père, du frère, de
la mère! C'est une véritable cour de prince souverain. Il faudrait y
être d'une nullité parfaite, et cependant ne donner à personne le droit
de se plaindre.

Que cette grande fille me déplaît! pensa-t-il en regardant marcher Mlle
de La Mole, que sa mère avait appelée pour la présenter à plusieurs
femmes de ses amies. Elle outre toutes les modes; sa robe lui tombe des
épaules... elle est encore plus pâle qu'avant son voyage... Quels
cheveux sans couleur, à force d'être blonds; on dirait que le jour passe
à travers!... Que de hauteur dans cette façon de saluer, dans ce regard!
quels gestes de reine!

Mlle de La Mole venait d'appeler son frère, au moment où il quittait le
salon.

Le comte Norbert s'approcha de Julien:

--Mon cher Sorel, lui dit-il, où voulez-vous que je vous prenne à minuit
pour le bal de M. de Retz? Il m'a chargé expressément de vous amener.

--Je sais bien à qui je dois tant de bontés, répondit Julien, en saluant
jusqu'à terre.

Sa mauvaise humeur, ne pouvant rien trouver à reprendre au ton de
politesse et même d'intérêt avec lequel Norbert lui avait parlé, se mit
à s'exercer sur la réponse que lui, Julien, avait faite à ce mot
obligeant. Il y trouvait une nuance de bassesse.

Le soir, en arrivant au bal, il fut frappé de la magnificence de l'hôtel
de Retz. La cour d'entrée était couverte d'une immense tente de coutil
cramoisi avec des étoiles en or: rien de plus élégant. Au-dessous de
cette tente, la cour était transformée en un bois d'orangers et de
lauriers-roses en fleurs. Comme on avait eu soin d'enterrer suffisamment
les vases, les lauriers et les orangers avaient l'air de sortir de
terre. Le chemin que parcouraient les voitures était sablé.

Cet ensemble parut extraordinaire à notre provincial. Il n'avait pas
l'idée d'une telle magnificence; en un instant, son imagination émue fut
à mille lieues de la mauvaise humeur. Dans la voiture, en venant au bal,
Norbert était heureux, et lui voyait tout en noir; à peine entrés dans
la cour, les rôles changèrent.

Norbert n'était sensible qu'à quelques détails, qui, au milieu de tant
de magnificence, n'avaient pu être soignés. Il évaluait la dépense de
chaque chose et, à mesure qu'il arrivait à un total élevé, Julien
remarqua qu'il s'en montrait presque jaloux et prenait de l'humeur.

Pour lui, il arriva séduit, admirant et presque timide à force
d'émotion, dans le premier des salons où l'on dansait. On se pressait à
la porte du second et la foule était si grande, qu'il lui fut impossible
d'avancer. La décoration de ce second salon représentait l'Alhambra de
Grenade.

--C'est la reine du bal, il faut en convenir, disait un jeune homme à
moustaches, dont l'épaule entrait dans la poitrine de Julien.

--Mlle Fourmont, qui tout l'hiver a été la plus jolie, lui répondait son
voisin, s'aperçoit qu'elle descend à la seconde place; vois son air
singulier.

--Vraiment elle met toutes voiles dehors pour plaire. Vois, vois ce
sourire gracieux au moment où elle figure seule dans cette contredanse.
C'est, d'honneur impayable.

--Mlle de La Mole a l'air d'être maîtresse du plaisir que lui fait son
triomphe, dont elle s'aperçoit fort bien. On dirait qu'elle craint de
plaire à qui lui parle.

--Très bien! voilà l'art de séduire.

Julien faisait de vains efforts pour apercevoir cette femme séduisante:
sept ou huit hommes plus grands que lui l'empêchaient de la voir.

--Il y a bien de la coquetterie dans cette retenue si noble, reprit le
jeune homme à moustaches.

--Et ces grands yeux bleus qui s'abaissent si lentement au moment où
l'on dirait qu'ils sont sur le point de se trahir, reprit le voisin. Ma
foi, rien de plus habile.

--Vois comme auprès d'elle la belle Fourmont a l'air commun, dit un
troisième.

--Cet air de retenue veut dire: Que d'amabilité je déploierais pour
vous, si vous étiez l'homme digne de moi!

--Et qui peut être digne de la sublime Mathilde? dit le premier; quelque
prince souverain, beau, spirituel bien fait, un héros à la guerre, et
âgé de vingt ans tout au plus.

--Le fils naturel de l'empereur de Russie... auquel, en faveur de ce
mariage, on ferait une souveraineté; ou tout simplement le comte de
Thaler, avec son air de paysan habillé...

La porte fut dégagée, Julien put entrer.

Puisqu'elle passe pour si remarquable aux yeux de ces poupées, elle vaut
la peine que je l'étudie, pensa-t-il. Je comprendrai quelle est la
perfection pour ces gens-là.

Comme il la cherchait des yeux, Mathilde le regarda. Mon devoir
m'appelle, se dit Julien; mais il n'y avait plus d'humeur que dans son
expression. La curiosité le faisait avancer avec un plaisir que la robe,
fort basse des épaules, de Mathilde augmenta bien vite, à la vérité
d'une manière peu flatteuse pour son amour-propre. Sa beauté a de la
jeunesse, pensa-t-il. Cinq ou six jeunes gens, parmi lesquels Julien
reconnut ceux qu'il avait entendus à la porte, étaient entre elle et
lui.

--Vous monsieur, qui avez été ici tout l'hiver, lui dit-elle, n'est-il
pas vrai que ce bal est le plus joli de la saison?

Il ne répondait pas.

--Ce quadrille de Coulon me semble admirable et ces dames le dansent
d'une façon parfaite.

Les jeunes gens se retournèrent pour voir quel était l'homme heureux
dont on voulait absolument avoir une réponse. Elle ne fut pas
encourageante.

--Je ne saurais être un bon juge, mademoiselle; je passe ma vie à
écrire: c'est le premier bal de cette magnificence que j'aie vu.

Les jeunes gens à moustaches furent scandalisés.

--Vous êtes un sage, Monsieur Sorel, reprit-on avec un intérêt plus
marqué; vous voyez tous ces bals, toutes ces fêtes, comme un philosophe,
comme J.-J. Rousseau. Ces folies vous étonnent sans vous séduire.

Un mot venait d'éteindre l'imagination de Julien, et de chasser de son
coeur toute illusion. Sa bouche prit l'expression d'un dédain un peu
exagéré peut-être.

--J.-J. Rousscau, répondit-il, n'est à mes yeux qu'un sot, lorsqu'il
s'avise de juger le grand monde; il ne le comprenait pas, et y portait
le coeur d'un laquais parvenu.

--Il a fait le _Contrat Social_, dit Mathilde du ton de la vénération.

--Tout en prêchant la république et le renversement des dignités
monarchiques, ce parvenu est ivre de bonheur, si un duc change la
direction de sa promenade après dîner, pour accompagner un de ses amis.

--Ah! oui, le duc de Luxembourg à Montmorency accompagne un M. Coindet
du côté de Paris..., reprit Mlle de La Mole avec le plaisir et l'abandon
de la première jouissance de pédanterie. Elle était ivre de son savoir à
peu près comme l'académicien qui découvrit l'existence du roi Feretrius.
L'oeil de Julien resta pénétrant et sévère. Mathilde avait eu un moment
d'enthousiasme, la froideur de son _partner_ la déconcerta profondément.
Elle fut d'autant plus étonnée, que c'était elle qui avait coutume de
produire cet effet-là sur les autres.

Dans ce moment, le marquis de Croisenois s'avançait avec empressement
vers Mlle de La Mole. Il fut un instant à trois pas d'elle, sans pouvoir
pénétrer à cause de la foule. Il la regardait en souriant de l'obstacle.
La jeune marquise de Rouvray était près de lui: c'était une cousine de
Mathilde. Elle donnait le bras à son mari, qui ne l'était que depuis
quinze jours. Le marquis de Rouvray, fort jeune aussi, avait tout
l'amour niais qui prend un homme qui, faisant un mariage de convenance
uniquement arrangé par les notaires, trouve une personne parfaitement
belle. M. de Rouvray allait être duc à la mort d'un oncle fort âgé.

Pendant que le marquis de Croisenois, ne pouvant percer la foule,
regardait Mathilde d'un air riant elle arrêtait ses grands yeux, d'un
bleu céleste, sur lui et ses voisins. Quoi de plus plat, se dit-elle que
tout ce groupe! Voilà Croisenois qui prétend m'épouser, il est doux,
poli, il a des manières parfaites comme M. de Rouvray. Sans l'ennui
qu'ils donnent ces messieurs seraient fort aimables. Lui aussi me suivra
au bal avec cet air borné et content. Un an après le mariage, ma
voiture, mes chevaux, mes robes, mon château à vingt lieues de Paris,
tout cela sera aussi bien que possible tout à fait ce qu'il faut pour
faire périr d'envie une parvenue, une comtesse de Roiville par exemple;
et après?...

Mathilde s'ennuyait en espoir. Le marquis de Croisenois parvint à
l'approcher, et lui parlait, mais elle rêvait sans l'écouter. Le bruit
de ses paroles se confondait pour elle avec le bourdonnement du bal.
Elle suivait de l'oeil machinalement Julien, qui s'était éloigné d'un
air respectueux, mais fier et mécontent. Elle aperçut dans un coin, loin
de la foule circulante, le comte Altamira, condamné à mort dans son
pays, que le lecteur connaît déjà. Sous Louis XIV, une de ses parentes
avait épousé un prince de Conti; ce souvenir le protégeait un peu contre
la police de la congrégation.

Je ne vois que la condamnation à mort qui distingue un homme, pensa
Mathilde, c'est la seule chose qui ne s'achète pas.

Ah! c'est un bon mot que je viens de me dire! quel dommage qu'il ne soit
pas venu de façon à m'en faire honneur. Mathilde avait trop de goût pour
amener dans la conversation un bon mot fait d'avance, mais elle avait
aussi trop de vanité pour ne pas être enchantée d'elle-même. Un air de
bonheur remplaça dans ses traits l'apparence de l'ennui. Le marquis de
Croisenois, qui lui parlait toujours, crut entrevoir le succès, et
redoubla de faconde.

Qu'est-ce qu'un méchant pourrait objecter à mon bon mot? se dit
Mathilde. Je répondrais au critique: Un titre de baron, de vicomte, cela
s'achète; une croix, cela se donne; mon frère vient de l'avoir,
qu'a-t-il fait? un grade, cela s'obtient. Dix ans de garnison, ou un
parent ministre de la guerre, et l'on est chef d'escadron comme Norbert.
Une grande fortune!... c'est encore ce qu'il y a de plus difficile et
par conséquent de plus méritoire. Voilà ce qui est drôle! c'est le
contraire de tout ce que disent les livres... Eh bien! pour la fortune,
on épouse la fille de M. Rothschild.

Réellement mon mot a de la profondeur. La condamnation à mort est encore
la seule chose que l'on ne soit pas avisé de solliciter.

--Connaissez-vous le comte Altamira? dit-elle à M. de Croisenois.

Elle avait l'air de revenir de si loin, et cette question avait si peu
de rapport avec tout ce que le pauvre marquis lui disait depuis cinq
minutes, que son amabilité en fut déconcertée. C'était pourtant un homme
d'esprit et fort renommé comme tel.

Mathilde a de la singularité, pensa-t-il; c'est un inconvénient, mais
elle donne une si belle position sociale à son mari! Je ne sais comment
fait ce marquis de La Mole; il est lié avec ce qu'il y a de mieux dans
toutes les nuances, c'est un homme qui ne peut sombrer. Et d'ailleurs,
cette singularité de Mathilde peut passer pour du génie. Avec une haute
naissance et beaucoup de fortune le génie n'est point un ridicule, et
alors quelle distinction! Elle a si bien d'ailleurs, quand elle veut, ce
mélange d'esprit, de caractère et d'à-propos, qui fait l'amabilité
parfaite... Comme il est difficile de faire bien deux choses à la fois,
le marquis répondait à Mathilde d'un air vide et comme récitant une
leçon:

--Qui ne connaît ce pauvre Altamira? Et il lui faisait l'histoire de sa
conspiration, ridicule, absurde.

--Très absurde! dit Mathilde, comme se parlant à elle-même, mais il a
agi. Je veux voir un homme; amenez-le-moi, dit-elle au marquis très
choqué.

Le comte Altamira était un des admirateurs les plus déclarés de l'air
hautain et presque impertinent de Mlle de La Mole, elle était suivant
lui l'une des plus belles personnes de Paris.

--Comme elle serait belle sur un trône! dit-il à M. de Croisenois, et il
se laissa amener sans difficulté.

Il ne manque pas de gens dans le monde qui veulent établir que rien
n'est de mauvais ton comme une conspiration; cela sent le jacobin. Et
quoi de plus laid que le jacobin sans succès?

Le regard de Mathilde se moquait du libéralisme d'Altamira avec M. de
Croisenois, mais elle l'écoutait avec plaisir.

Un conspirateur au bal, c'est un joli contraste, pensait-elle. Elle
trouvait à celui-ci, avec ses moustaches noires, la figure du lion quand
il se repose; mais elle s'aperçut bientôt que son esprit n'avait qu'une
attitude: _l'utilité, l'admiration pour l'utilité_.

Excepté ce qui pouvait donner à son pays le gouvernement de deux
Chambres, le jeune comte trouvait que rien n'était digne de son
attention. Il quitta avec plaisir Mathilde, la plus séduisante personne
du bal, parce qu'il vit entrer un général péruvien.

Désespérant de l'Europe, le pauvre Altamira en était réduit à penser
que, quand les États de l'Amérique méridionale seront forts et
puissants, ils pourront rendre à l'Europe la liberté que Mirabeau leur a
envoyée. Un tourbillon de jeunes gens à moustaches s'était approché de
Mathilde. Elle avait bien vu qu'Altamira n'était pas séduit, et se
trouvait piquée de son départ; elle voyait son oeil noir briller en
parlant au général péruvien. Mlle de La Mole promenait ses regards sur
les jeunes Français avec ce sérieux profond qu'aucune de ses rivales ne
pouvait imiter. Lequel d'entre eux, pensait-elle, pourrait se faire
condamner à mort, en lui supposant même toutes les chances favorables?

Ce regard singulier flattait ceux qui avaient peu d'esprit, mais
inquiétait les autres. Ils redoutaient l'explosion de quelque mot
piquant et de réponse difficile.

Une haute naissance donne cent qualités dont l'absence m'offenserait, je
le vois par l'exemple de Julien, pensait Mathilde, mais elle étiole ces
qualités de l'âme qui font condamner à mort.

En ce moment, quelqu'un disait près d'elle:

--Ce comte Altamira est le second fils du prince de San Nazaro-Pimentel;
c'est un Pimentel qui tenta de sauver Conradin, décapité en 1268. C'est
l'une des plus nobles familles de Naples.

Voilà, se dit Mathilde, qui prouve joliment ma maxime La haute naissance
ôte la force de caractère sans laquelle on ne se fait point condamner à
mort! Je suis donc prédestinée à déraisonner ce soir. Puisque je ne suis
qu'une femme comme une autre, eh bien, il faut danser. Elle céda aux
instances du marquis de Croisenois, qui depuis une heure sollicitait une
galope. Pour se distraire de son malheur en philosophie, Mathilde voulut
être parfaitement séduisante, M. de Croisenois fut ravi.

Mais ni la danse, ni le désir de plaire à l'un des plus jolis hommes de
la cour, rien ne put distraire Mathilde. Il était impossible d'avoir
plus de succès. Elle était la reine du bal, elle le voyait, mais avec
froideur.

Quelle vie effacée je vais passer avec un être tel que Croisenois! se
disait-elle, comme il la ramenait à sa place une heure après... Où est
le plaisir pour moi, ajouta-t-elle tristement, si, après six mois
d'absence, je ne le trouve pas au milieu d'un bal, qui fait l'envie de
toutes les femmes de Paris? Et encore, j'y suis environnée des hommages
d'une société que je ne puis pas imaginer mieux composée. Il n'y a ici
de bourgeois que quelques pairs et un ou deux Julien peut-être. Et
cependant, ajoutait-elle avec une tristesse croissante, quels avantages
le sort ne m'a-t-il pas donnés: illustration, fortune jeunesse! hélas!
tout, excepté le bonheur.

Les plus douteux de mes avantages sont encore ceux dont ils m'ont parlé
toute la soirée. L'esprit, j'y crois, car je leur fais peur évidemment à
tous. S'ils osent aborder un sujet sérieux, au bout de cinq minutes de
conversation, ils arrivent tout hors d'haleine, et comme faisant une
grande découverte, à une chose que je leur répète depuis une heure. Je
suis belle, j'ai cet avantage pour lequel Mme de Staël eût tout
sacrifié, et pourtant il est de fait que je meurs d'ennui. Y a-t-il une
raison pour que je m'ennuie moins, quand j'aurai changé mon nom pour
celui du marquis de Croisenois?

Mais, mon Dieu! ajouta-t-elle presque avec l'envie de pleurer, n'est-ce
pas un homme parfait? c'est le chef-d'oeuvre de l'éducation de ce
siècle; on ne peut le regarder sans qu'il trouve une chose aimable, et
même spirituelle, à vous dire, il est brave... Mais ce Sorel est
singulier, se dit-elle, et son oeil quittait l'air morne pour l'air
fâché. Je l'ai averti que j'avais à lui parler, et il ne daigne pas
reparaître!




CHAPITRE IX

LE BAL

    Le luxe des toilettes, l'éclat des bougies, les parfums; tant de jolis
    bras, de belles épaules! des bouquets! des airs de Rossini qui enlèvent,
    des peintures de Cicéri! Je suis hors de moi!

    Voyages d'Uzeri.


--Vous avez de l'humeur, lui dit la marquise de La Mole, je vous en
avertis, c'est de mauvaise grâce au bal.

--Je ne me sens que mal à la tête, répondit Mathilde d'un air
dédaigneux, il fait trop chaud ici.

A ce moment, comme pour justifier Mlle de La Mole le vieux baron de
Tolly se trouva mal et tomba; on fut obligé de l'emporter. On parla
d'apoplexie, ce fut un événement désagréable.

Mathilde ne s'en occupa point. C'était un parti pris, chez elle, de ne
regarder jamais les vieillards et tous les êtres reconnus pour dire des
choses tristes.

Elle dansa pour échapper à la conversation sur l'apoplexie, qui même
n'en était pas une, car le surlendemain le baron reparut.

Mais M. Sorel ne vient point, se dit-elle encore, après qu'elle eut
dansé. Elle le cherchait presque des yeux, lorsqu'elle l'aperçut dans un
autre salon. Chose étonnante, il semblait avoir perdu ce ton de froideur
impassible qui lui était si naturel; il n'avait plus l'air anglais.

Il cause avec le comte Altamira, mon condamné à mort! se dit Mathilde.
Son oeil est plein d'un feu sombre il a la tournure d'un prince déguisé,
son regard à redoublé d'orgueil.

Julien se rapprochait de la place où elle était, toujours causant avec
Altamira, elle le regardait fixement étudiant ses traits pour y chercher
ces hautes qualités qui peuvent valoir à un homme l'honneur d'être
condamné à mort.

Comme il passait près d'elle:

--Oui, disait-il au comte Altamira, Danton était un homme!

O ciel! serait-il un Danton, se dit Mathilde, mais il a une figure si
noble, et ce Danton était si horriblement laid un boucher, je crois.
Julien était encore assez près d'elle, elle n'hésita pas à l'appeler,
elle avait la conscience et l'orgueil de faire une question
extraordinaire pour une jeune fille.

--Danton n'était-il pas un boucher? lui dit-elle.

--Oui, aux yeux de certaines personnes, lui répondit Julien, avec
l'expression du mépris le plus mal déguisé, et l'oeil encore enflammé de
sa conversation avec Altamira mais malheureusement pour les gens bien
nés, il était avocat à Méry-sur-Seine; c'est-à-dire, mademoiselle,
ajouta-t-il d'un air méchant, qu'il a commencé comme plusieurs pairs que
je vois ici. Il est vrai que Danton avait un désavantage énorme aux yeux
de la beauté, il était fort laid.

Ces derniers mots furent dits rapidement, d'un air extraordinaire et
assurément fort peu poli.

Julien attendit un instant, le haut du corps légèrement penché, et avec
un air orgueilleusement humble. Il semblait dire: Je suis payé pour vous
répondre, et je vis de mon salaire. Il ne daignait pas lever l'oeil sur
Mathilde. Elle, avec ses beaux yeux ouverts extraordinairement et fixés
sur lui, avait l'air de son esclave. Enfin, comme le silence continuait,
il la regarda ainsi qu'un valet regarde son maître, afin de prendre des
ordres. Quoique ses veux rencontrassent en plein ceux de Mathilde,
toujours fixés sur lui avec un regard étrange, il s'éloigna avec un
empressement marqué.

Lui, qui est réellement si beau se dit enfin Mathilde sortant de sa
rêverie, faire un tel éloge de la laideur! Jamais de retour sur
lui-même! Il n'est pas comme Caylus ou Croisenois. Ce Sorel a quelque
chose de l'air que prend mon père quand il fait si bien Napoléon au bal.
Elle avait tout à fait oublié Danton. Décidément ce soir, je m'ennuie.
Elle saisit le bras de son frère, et, à son grand chagrin, le força de
faire un tour dans le bal. L'idée lui vint de suivre la conversation du
condamné à mort avec Julien.

La foule était énorme. Elle parvint cependant à les rejoindre au moment
où, à deux pas devant elle, Altamira s'approchait d'un plateau pour
prendre une glace. Il parlait à Julien, le corps à demi tourné. Il vit
un bras d'habit brodé qui prenait une glace à côté de la sienne. La
broderie sembla exciter son attention; il se retourna tout à fait pour
voir le personnage à qui appartenait ce bras. A l'instant, ces yeux
noirs, si nobles et si naïfs prirent une légère expression de dédain.

--Vous voyez cet homme, dit-il assez bas à Julien; c'est le prince
d'Araceli, ambassadeur de ***. Ce matin il a demandé mon extradition à
votre ministre des affaires étrangères de France, M. de Nerval. Tenez,
le voilà là-bas, qui joue au whist. M. de Nerval est assez disposé à me
livrer, car nous vous avons donné deux ou trois conspirateurs en 1862.
Si l'on me rend à mon roi je suis pendu dans les vingt-quatre heures. Et
ce sera quelqu'un de ces jolis messieurs à moustaches qui
_m'empoignera_.

--Les infâmes! s'écria Julien à demi haut.

Mathilde ne perdait pas une syllabe de leur conversation. L'ennui avait
disparu.

--Pas si infâmes, reprit le comte Altamira. Je vous ai parlé de moi pour
vous frapper d'une image vive. Regardez le prince d'Araceli, toutes les
cinq minutes il jette les yeux sur sa toison d'or, il ne revient pas du
plaisir de voir ce colifichet sur sa poitrine. Ce pauvre homme n'est au
fond qu'un anachronisme. Il y a cent ans, la toison était un honneur
insigne, mais alors elle eût passé bien au-dessus de sa tête.
Aujourd'hui, parmi les gens bien nés, il faut être un Araceli pour en
être enchanté. Il eût fait pendre toute une ville pour l'obtenir.

--Est-ce à ce prix qu'il l'a eue? dit Julien avec anxiété.

--Non pas précisément, répondit Altamira froidement; il a peut-être fait
jeter à la rivière une trentaine de riches propriétaires de son pays,
qui passaient pour libéraux.

--Quel monstre! dit encore Julien.

Mlle de La Mole, penchant la tête avec le plus vif intérêt, était si
près de lui, que ses beaux cheveux touchaient presque son épaule.

--Vous êtes bien jeune! répondait Altamira. Je vous disais que j'ai une
soeur mariée en Provence; elle est encore jolie, bonne, douce, c'est une
excellente mère de famille, fidèle à tous ses devoirs, pieuse et non
dévote.

Où veut-il en venir? pensait Mlle de La Mole.

--Elle est heureuse, continua le comte Altamira; elle l'était en 1815.
Alors j'étais caché chez elle, dans sa terre près d'Antibes; eh bien, au
moment où elle apprit l'exécution du maréchal Ney, elle se mit à danser!

--Est-il possible? dit Julien atterré.

--C'est l'esprit de parti, reprit Altamira. Il n'y a plus de passions
véritables au XIXe siècle; c'est pour cela que l'on s'ennuie tant en
France. On fait les plus grandes cruautés, mais sans cruauté.

--Tant pis! dit Julien; du moins, quand on fait des crimes, faut-il les
faire avec plaisir; ils n'ont que cela de bon, et l'on ne peut même les
justifier un peu que par cette raison.

Mlle de La Mole, oubliant tout à fait ce qu'elle se devait à elle-même,
s'était placée presque entièrement entre Altamira et Julien. Son frère
qui lui donnait le bras, accoutumé à lui obéir, regardait ailleurs dans
la salle, et, pour se donner une contenance, avait l'air d'être arrêté
par la foule.

--Vous avez raison, disait Altamira; on fait tout sans plaisir et sans
s'en souvenir, même les crimes. Je puis vous montrer dans ce bal dix
hommes peut-être qui seront damnés comme assassins. Ils l'ont oublié, et
le monde aussi.

Plusieurs sont émus jusqu'aux larmes si leur chien se cas se la patte.
Au Père-Lachaise, quand on jette des fleurs sur leur tombe, comme vous
dites si plaisamment à Paris, on nous apprend qu'ils réunissaient toutes
les vertus des preux chevaliers, et l'on parle des grandes actions de
leur bisaïeul qui vivait sous Henri IV. Si, malgré les bons offices du
prince d'Araceli, je ne suis pas pendu et que je jouisse jamais de ma
fortune à Paris, je veux vous faire dîner avec huit ou dix assassins
honorés et sans remords.

Vous et moi, à ce dîner, nous serons les seuls purs de sang, mais je
serai méprisé et presque haï, comme un monstre sanguinaire et jacobin,
et vous, méprisé simplement comme homme du peuple intrus dans la bonne
compagnie.

--Rien de plus vrai, dit Mlle de La Mole.

Altamira la regarda étonné; Julien ne daigna pas la regarder.

--Notez que la révolution à la tête de laquelle je me suis trouvé,
continua le comte Altamira, n'a pas réussi uniquement parce que je n'ai
pas voulu faire tomber trois têtes et distribuer à nos partisans sept à
huit millions qui se trouvaient dans une caisse dont j'avais la clef.
Mon roi qui, aujourd'hui, brûle de me faire pendre, et qui, avant la
révolte, me tutoyait, m'eût donné le grand cordon de son ordre si
j'avais fait tomber ces trois têtes et distribuer l'argent de ces
caisses, car j'aurais obtenu au moins un demi-succès, et mon pays eût eu
une charte telle quelle... Ainsi va le monde, c'est une partie d'échecs.

--Alors, reprit Julien l'oeil en feu, vous ne saviez pas le jeu,
maintenant...

--Je ferais tomber des têtes, voulez-vous dire, et je ne serais pas un
Girondin comme vous me le faisiez entendre l'autre jour?... Je vous
répondrai, dit Altamira, d'un air triste, quand vous aurez tué un homme
en duel, ce qui encore est bien moins laid que de le faire exécuter par
un bourreau.

--Ma foi! dit Julien, qui veut la fin veut les moyens; si, au lieu
d'être un atome, j'avais quelque pouvoir, je ferais pendre trois hommes
pour sauver la vie à quatre.

Ses yeux exprimaient le feu de la conscience et le mépris des vains
jugements des hommes; ils rencontrèrent ceux de Mlle de La Mole tout
près de lui, et ce mépris, loin de se changer en air gracieux et civil,
sembla redoubler.

Elle en fut profondément choquée, mais il ne fut plus en son pouvoir
d'oublier Julien; elle s'éloigna avec dépit, entraînant son frère.

Il faut que je prenne du punch et que je danse beaucoup, se dit-elle, je
veux choisir ce qu'il y a de mieux et faire effet à tout prix. Bon,
voici ce fameux impertinent, le comte de Fervaques. Elle accepta son
invitation, ils dansèrent. Il s'agit de voir, pensa-t-elle, qui des deux
sera le plus impertinent; mais, pour me moquer pleinement de lui, il
faut que je le fasse parler. Bientôt tout le reste de la contredanse ne
dansa que par contenants. On ne voulait pas perdre une des reparties
piquantes de Mathilde. M. de Fervaques se troublait, et, ne trouvant que
des paroles élégantes au lieu d'idées faisait des mines, Mathilde, qui
avait de l'humeur, fut cruelle pour lui, et s'en fit un ennemi. Elle
dansa jusqu'au jour, et enfin se retira horriblement fatiguée. Mais, en
voiture, le peu de forces qui lui restait était encore employé à la
rendre triste et malheureuse. Elle avait été méprisée par Julien, et ne
pouvait le mépriser.

Julien était au comble du bonheur, ravi à son insu par la musique, les
fleurs, les belles femmes, l'élégance générale, et, plus que tout, par
son imagination qui rêvait des distinctions pour lui et la liberté pour
tous.

--Quel beau bal! dit-il au comte, rien n'y manque.

--Il y manque la pensée, répondit Altamira.

Et sa physionomie trahissait ce mépris, qui n'en est que plus piquant,
parce qu'on voit que la politesse s'impose le devoir de le cacher.

--Vous y êtes, Monsieur le comte. N'est-ce pas la pensée et conspirante
encore?

--Je suis ici à cause de mon nom. Mais on hait la pensée dans vos
salons. Il faut qu'elle ne s'élève pas au-dessus de la pointe d'un
couplet de vaudeville, alors on la récompense. Mais l'homme qui pense,
s'il a de l'énergie et de la nouveauté dans ses saillies, vous l'appelez
cynique. N'est-ce pas ce nom-là qu'un de vos juges a donné à Courier?
Vous l'avez mis en prison, ainsi que Béranger. Tout ce qui vaut quelque
chose, chez vous, par l'esprit, la congrégation le jette à la police
correctionnelle; et la bonne compagnie applaudit.

C'est que votre société vieillie prise avant tout les convenances...
Vous ne vous élèverez jamais au-dessus de la bravoure militaire; vous
aurez des Murat, et jamais de Washington. Je ne vois en France que de la
vanité. Un homme qui invente en parlant arrive facilement à une saillie
imprudente, et le maître de la maison se croit déshonoré.

A ces mots, la voiture du comte, qui ramenait Julien s'arrêta devant
l'hôtel de La Mole. Julien était amoureux de son conspirateur. Altamira
lui avait fait ce beau compliment, évidemment échappé à une profonde
conviction: Vous n'avez pas la légèreté française et comprenez le
principe de l'_utilité_. Or il se trouvait que, justement
l'avant-veille, Julien avait vu _Marino Faliero_, tragédie de M. Casimir
Delavigne.

Israël Bertuccio, un simple charpentier de l'arsenal, n'a-t-il pas plus
de caractère que tous ces nobles Vénitiens? se disait notre plébéien
révolté, et cependant ce sont des gens dont la noblesse prouvée remonte
à l'an 700, un siècle avant Charlemagne, tandis que tout ce qu'il y
avait de plus noble ce soir, au bal de M. de Retz, ne remonte, et encore
clopin-clopant, que jusqu'au XIIIe siècle. Eh bien! au milieu de ces
nobles de Venise, si grands par la naissance, mais si étiolés, mais si
effacés par le caractère, c'est d'Israël Bertuccio qu'on se souvient.

Une conspiration anéantit tous les titres donnés par les caprices
sociaux. Là, un homme prend d'emblée le rang que lui assigne sa manière
d'envisager la mort. L'esprit lui-même perd de son empire...

Que serait Danton aujourd'hui, dans ce siècle des Valenod et des Rênal?
pas même substitut du procureur du roi...

Que dis-je? il se serait vendu à la congrégation, il serait ministre,
car enfin ce grand Danton a volé. Mirabeau aussi s'est vendu. Napoléon
avait volé des millions en Italie, sans quoi il eût été arrêté tout
court par la pauvreté, comme Pichegru. La Fayette seul n'a jamais volé.
Faut-il voler, faut-il se vendre? pensa Julien. Cette question l'arrêta
tout court. Il passa le reste de la nuit à lire l'histoire de la
révolution.

Le lendemain, en faisant ses lettres dans la bibliothèque, il ne
songeait encore qu'à la conversation du comte Altamira.

Dans le fait, se disait-il, après une longue rêverie, si ces Espagnols
libéraux avaient compromis le peuple par des crimes, on ne les eût pas
balayés avec cette facilité. Ce furent des enfants orgueilleux et
bavards... comme moi! s'écria tout à coup Julien, comme se réveillant en
sursaut.

Qu'ai-je fait de difficile qui me donne le droit de juger de pauvres
diables, qui enfin, une fois en la vie, ont osé, ont commencé à agir? Je
suis comme un homme qui, au sortir de table, s'écrie: Demain je ne
dînerai pas; ce qui ne m'empêchera point d'être fort et allègre comme je
le suis aujourd'hui. Qui sait ce qu'on éprouve à moitié chemin d'une
grande action? Car enfin ces choses-là ne se font pas comme on tire un
coup de pistolet... Ces hautes pensées furent troublées par l'arrivée
imprévue de Mlle de La Mole, qui entrait dans la bibliothèque. Il était
tellement animé par son admiration pour les grandes qualités de Danton,
de Mirabeau, de Carnot, qui ont su n'être pas vaincus, que ses yeux
s'arrêtèrent sur Mlle de La Mole, mais sans songer à elle, sans la
saluer, sans presque la voir. Quand enfin ses grands yeux si ouverts
s'aperçurent de sa présence, son regard s'éteignit. Mlle de La Mole le
remarqua avec amertume.

En vain elle lui demanda un volume de l'Histoire de France de Velly,
placé au rayon le plus élevé ce qui obligeait Julien à aller chercher la
plus grande des deux échelles; Julien avait approché l'échelle, il avait
cherché le volume, il le lui avait remis, sans encore pouvoir songer à
elle. En remportant l'échelle, dans sa préoccupation, il donna un coup
de coude dans une des glaces de la bibliothèque; les éclats, en tombant
sur le parquet le réveillèrent enfin. Il se hâta de faire des excuses à
Mlle de La Mole, il voulut être poli, mais il ne fut que poli. Mathilde
vit avec évidence qu'elle l'avait troublé, et qu'il eût mieux aimé
songer à ce qui l'occupait avant son arrivée, que lui parler. Après
l'avoir beaucoup regardé elle s'en alla lentement. Julien la regardait
marcher. Il jouissait du contraste de la simplicité de sa toilette
actuelle, avec l'élégance magnifique de celle de la veille. La
différence entre les deux physionomies était presque aussi frappante.
Cette jeune fille, si altière au bal du duc de Retz, avait presque en ce
moment un regard suppliant. Réellement, se dit Julien, cette robe noire
fait briller encore mieux la beauté de sa taille. Elle a un port de
reine, mais pourquoi est-elle en deuil?

Si je demande à quelqu'un la cause de ce deuil, il se trouvera que je
commets encore une gaucherie. Julien était tout à fait sorti des
profondeurs de son enthousiasme. Il faut que je relise toutes les
lettres que j'ai faites ce matin; Dieu sait les mots sautés et les
balourdises que j'y trouverai. Comme il lisait avec une attention forcée
la première de ces lettres, il entendit tout près de lui le bruissement
d'une robe de soie, il se retourna rapidement; Mlle de La Mole était à
deux pas de sa table, elle riait. Cette seconde interruption donna de
l'humeur à Julien.

Pour Mathilde, elle venait de sentir vivement qu'elle n'était rien pour
ce jeune homme; ce rire était fait pour cacher son embarras, elle y
réussit.

--Évidemment, vous songez à quelque chose de bien intéressant, Monsieur
Sorel. N'est-ce point quelque anecdote curieuse sur la conspiration qui
nous a envoyé à Paris M. le comte Altamira? Dites-moi ce dont il s'agit,
je brûle de le savoir; je serai discrète, je vous le jure.

Elle fut étonnée de ce mot en se l'entendant prononcer. Quoi donc, elle
suppliait un subalterne! Son embarras augmentant, elle ajouta d'un petit
air léger:

--Qu'est-ce qui a pu faire de vous, ordinairement si froid, un être
inspiré, une espèce de prophète de Michel-Ange?

Cette vive et indiscrète interrogation, blessant Julien profondément,
lui rendit toute sa folie.

--Danton a-t-il bien fait de voler? lui dit-il brusquement et d'un air
qui devenait de plus en plus farouche. Les révolutionnaires du Piémont,
de l'Espagne, devaient-ils compromettre le peuple par des crimes? donner
à des gens même sans mérite toutes les places de l'armée, toutes les
croix? les gens qui auraient porté ces croix n'eussent-ils pas redouté
le retour du roi? fallait-il mettre le trésor de Turin au pillage? En un
mot, mademoiselle, dit-il en s'approchant d'elle d'un air terrible,
l'homme qui veut chasser l'ignorance et le crime de la terre, doit-il
passer comme la tempête et faire le mal comme au hasard?

Mathilde eut peur, ne put soutenir son regard, et recula deux pas. Elle
le regarda un instant; puis, honteuse de sa peur, d'un pas léger elle
sortit de la bibliothèque.




CHAPITRE X

LA REINE MARGUERITE

    Amour! dans quelle folie ne parviens-tu pas à nous faire trouver du
    plaisir?

    _Lettre d'une_ RELIGIEUSE PORTUGAISE.


Julien relut ses lettres. Quand la cloche du dîner se fit entendre:
Combien je dois avoir été ridicule aux yeux de cette poupée parisienne!
se dit-il; quelle folie de lui dire réellement ce à quoi je pensais!
mais peut-être folie pas si grande. La vérité dans cette occasion était
digne de moi.

Pourquoi aussi venir m'interroger sur des choses intimes? cette question
est indiscrète de sa part. Elle a manqué d'usage. Mes pensés sur Danton
ne font point partie du service pour lequel son père me paye.

En arrivant dans la salle à manger, Julien fut distrait de son humeur
par le grand deuil de Mlle de La Mole, qui le frappa d'autant plus
qu'aucune autre personne de la famille n'était en noir.

Après dîner, il se trouva tout à fait débarrassé de l'accès
d'enthousiasme qui l'avait obsédé toute la journée. Par bonheur,
l'académicien qui savait le latin était de ce dîner. Voilà l'homme qui
se moquera le moins de moi, se dit Julien, si, comme je le présume, ma
question sur le deuil de Mlle de La Mole est une gaucherie.

Mathilde le regardait avec une expression singulière. Voilà bien la
coquetterie des femmes de ce pays telle que Mme de Rênal me l'avait
peinte, se dit Julien. Je n'ai pas été aimable pour elle ce matin, je
n'ai pas cédé à la fantaisie qu'elle avait de causer. J'en augmente de
prix à ses yeux. Sans doute le diable n'y perd rien. Plus tard, sa
hauteur dédaigneuse saura bien se venger. Je la mets à pis faire. Quelle
différence avec ce que j'ai perdu! quel naturel charmant! quelle
naïveté! Je savais ses pensées avant elle, je les voyais naître, je
n'avais pour antagoniste, dans son coeur, que la peur de la mort de ses
enfants; c'était une affection raisonnable et naturelle, aimable même
pour moi qui en souffrais. J'ai été un sot. Les idées que je me faisais
de Paris m'ont empêché d'apprécier cette femme sublime.

Quelle différence, grand Dieu! et qu'est-ce que je trouve ici? de la
vanité sèche et hautaine, toutes les nuances de l'amour-propre et rien
de plus.

On se levait de table. Ne laissons pas engager mon académicien, se dit
Julien. Il s'approcha de lui comme on passait au jardin, prit un air
doux et soumis, et partagea sa fureur contre le succès d'_Hernani_.

--Si nous étions encore au temps des lettres de cachet!... dit-il.

--Alors il n'eût pas osé, s'écria l'académicien avec un geste à la
Talma.

A propos d'une fleur, Julien cita quelques mots des Géorgiques de
Virgile, et trouva que rien n'était égal aux vers de l'abbé Delille. En
un mot, il flatta l'académicien de toutes les façons. Après quoi, de
l'air le plus indifférent:

--Je suppose, lui dit-il que Mlle de La Mole a hérité de quelque oncle
dont elle porte le deuil.

--Quoi! vous êtes de la maison, dit l'académicien en s'arrêtant tout
court, et vous ne savez pas sa folie? Au fait, il est étrange que sa
mère lui permette de telles choses, mais, entre nous, ce n'est pas
précisément par la force du caractère qu'on brille dans cette maison.
Mlle Mathilde en a pour eux tous et les mène. C'est aujourd'hui le 30
avril! et l'académicien s'arrêta en regardant Julien d'un air fin.
Julien sourit de l'air le plus spirituel qu'il put.

Quel rapport peut-il y avoir entre mener toute une maison, porter une
robe noire et le 30 avril? se disait-il. Il faut que je sois encore plus
gauche que je ne le pensais.

--Je vous avouerai..., dit-il à l'académicien, et son oeil continuait à
interroger.

--Faisons un tour de jardin, dit l'académicien entrevoyant avec
ravissement l'occasion de faire une longue narration élégante.

--Quoi! est-il bien possible que vous ne sachiez pas ce qui s'est passé
le 30 avril 1574?

--Et où? dit Julien étonné.

--En place de Grève.

Julien était si étonné que ce mot ne le mit pas au fait. La curiosité,
l'attente d'un intérêt tragique, si en rapport avec son caractère, lui
donnaient ces yeux brillants qu'un narrateur aime tant à voir chez la
personne qui écoute. L'académicien, ravi de trouver une oreille vierge,
raconta longuement à Julien comme quoi, le 30 avril 1574, le plus joli
garçon de son siècle, Boniface de La Mole et Annibal de Coconasso,
gentilhomme piémontais, son ami, avaient eu la tête tranchée en place de
Grève. La Mole était l'amant adoré de la reine Marguerite de Navarre.

--Et remarquez, ajouta l'académicien, que Mlle de La Mole s'appelle
_Mathilde-Marguerite_. La Mole était en même temps le favori du duc
d'Alençon et l'intime ami du roi de Navarre, depuis Henri IV, mari de sa
maîtresse. Le jour du mardi-gras de cette année 1574, la cour se
trouvait à Saint-Germain avec le pauvre roi Charles IX, qui s'en allait
mourant. La Mole voulut enlever les princes ses amis, que la reine
Catherine de Médicis retenait comme prisonniers à la cour. Il fit
avancer deux cents chevaux sous les murs de Saint-Germain, le duc
d'Alençon eut peur, et La Mole fut jeté au bourreau.

Mais ce qui touche Mlle Mathilde, ce qu'elle m'a avoué elle-même, il y a
sept à huit ans, quand elle en avait douze, car c'est une tête, une
tête!... et l'académicien leva les yeux au ciel. Ce qui l'a frappée dans
cette catastrophe politique, c'est que la reine Marguerite de Navarre,
cachée dans une maison de la place de Grève osa faire demander au
bourreau la tête de son amant. Et la nuit suivante, à minuit, elle prit
cette tête dans sa voiture, et alla l'enterrer elle-même dans une
chapelle située au pied de la colline de Montmartre.

--Est-il possible? s'écria Julien touché.

--Mlle Mathilde méprise son frère, parce que, comme vous le voyez, il ne
songe nullement à toute cette histoire ancienne, et ne prend point le
deuil le 30 avril. C'est depuis ce fameux supplice, et pour rappeler
l'amitié intime de La Mole pour Coconasso, lequel Coconasso comme un
Italien qu'il était, s'appelait Annibal, que tous les hommes de cette
famille portent ce nom. Et, ajouta l'académicien en baissant la voix, ce
Coconasso fut, au dire de Charles IX lui-même, l'un des plus cruels
assassins du 24 août 1572... Mais comment est-il possible, mon cher
Sorel, que vous ignoriez ces choses, vous, commensal de cette maison?

--Voilà donc pourquoi, deux fois à dîner, Mlle de La Mole a appelé son
frère Annibal. Je croyais avoir mal entendu.

--C'était un reproche. Il est étrange que la marquise souffre de telles
folies... Le mari de cette grande fille en verra de belles!

Ce mot fut suivi de cinq ou six phrases satiriques. La joie et
l'intimité qui brillaient dans les yeux de l'académicien choquèrent
Julien. Nous voici deux domestiques occupés à médire de leurs maîtres,
pensa-t-il. Mais rien ne doit m'étonner de la part de cet homme
d'académie.

Un jour, Julien l'avait surpris aux genoux de la marquise de La Mole; il
lui demandait une recette de tabac pour un neveu de province. Le soir,
une petite femme de chambre de Mlle de La Mole, qui faisait la cour à
Julien comme jadis Élisa, lui donna cette idée, que le deuil de sa
maîtresse n'était point pris pour attirer les regards. Cette bizarrerie
tenait au fond de son caractère. Elle aimait réellement ce La Mole,
amant aimé de la reine la plus spirituelle de son siècle et qui mourut
pour avoir voulu rendre la liberté à ses amis. Et quels amis! le premier
prince du sang et Henri IV.

Accoutumé au naturel parfait qui brillait dans toute la conduite de Mme
de Rênal, Julien ne voyait qu'affectation dans toutes les femmes de
Paris; et, pour peu qu'il fût disposé à la tristesse, ne trouvait rien à
leur dire. Mlle de La Mole fit exception.

Il commençait à ne plus prendre pour de la sécheresse de coeur le genre
de beauté qui tient à la noblesse du maintien. Il eut de longues
conversations avec Mlle de La Mole, qui, pendant les beaux jours du
printemps, se promenait avec lui dans le jardin, le long des fenêtres
ouvertes du salon. Elle lui dit un jour qu'elle lisait l'histoire de
d'Aubigné, et Brantôme. Singulière lecture pensa Julien; et la marquise
ne lui permet pas de lire les romans de Walter Scott!

Un jour elle lui raconta, avec ces veux brillants de plaisir qui
prouvent la sincérité de l'admiration, ce trait d'une jeune femme du
règne de Henri III, qu'elle venait de lire dans les _Mémoires_ de
l'Étoile: Trouvant son mari infidèle, elle le poignarda.

L'amour-propre de Julien était flatté. Une personne environnée de tant
de respects, et qui, au dire de l'académicien, menait toute la maison,
daignait lui parler d'un air qui pouvait presque ressembler à de
l'amitié.

Je m'étais trompé, pensa bientôt Julien, ce n'est pas de la familiarité
je ne suis qu'un confident de tragédie c'est le besoin de parler. Je
passe pour savant dans cette famille. Je m'en vais lire Brantôme,
d'Aubigné, l'Éstoile. Je pourrai contester quelques-unes des anecdotes
dont me parle Mlle de La Mole. Je veux sortir de ce rôle de confident
passif.

Peu à peu ses conversations avec cette jeune fille, d'un maintien si
imposant et en même temps si aisé, devinrent plus intéressantes. Il
oubliait son triste rôle de plébéien révolté. Il la trouvait savante, et
même raisonnable. Ses opinions dans le jardin étaient bien différentes
de celles qu'elle avouait au salon. Quelquefois elle avait avec lui un
enthousiasme et une franchise qui formaient un contraste parfait avec sa
manière d'être ordinaire, si altière et si froide.

Les guerres de La Ligue sont les temps héroïques de la France lui
disait-elle un jour, avec des yeux étincelants de génie et
d'enthousiasme. Alors chacun se battait pour obtenir une certaine chose
qu'il désirait, pour faire triompher son parti, et non pas pour gagner
platement une croix, comme du temps de votre empereur. Convenez qu'il y
avait moins d'égoïsme et de petitesse. J'aime ce siècle.

--Et Boniface de La Mole en fut le héros, lui dit-il.

--Du moins il fut aimé comme peut-être il est doux de l'être. Quelle
femme actuellement vivante n'aurait horreur de toucher à la tête de son
amant décapité?

Mme de La Mole appela sa fille. L'hypocrisie, pour être utile, doit se
cacher; et Julien, comme on voit, avait fait à Mlle de La Mole une
demi-confidence sur son admiration pour Napoléon.

Voilà l'immense avantage qu'ils ont sur nous, se dit Julien, resté seul
au jardin. L'histoire de leurs aïeux les élève au-dessus des sentiments
vulgaires, et ils n'ont pas toujours à songer à leur subsistance! Quelle
misère! ajoutait-il avec amertume, je suis indigne de raisonner sur ces
grands intérêts. Je les vois mal sans doute. Ma vie n'est qu'une suite
d'hypocrisies, parce que je n'ai pas mille francs de rente pour acheter
du pain.

--A quoi rêvez-vous là, monsieur? lui dit Mathilde, qui revenait en
courant.

Il y avait de l'intimité dans cette question, et elle revenait en
courant et essoufflée pour être avec lui. Julien était las de se
mépriser. Par orgueil, il dit franchement sa pensée. Il rougit beaucoup
en parlant de sa pauvreté à une personne aussi riche. Il chercha à bien
exprimer par son ton fier qu'il ne demandait rien. Jamais il n'avait
semblé aussi joli à Mathilde; elle lui trouva une expression de
sensibilité et de franchise qui souvent lui manquait.

A moins d'un mois de là, Julien se promenait pensif, dans le jardin de
l'hôtel de La Mole, mais sa figure n'avait plus la dureté et la roguerie
philosophique qu'y imprimait le sentiment continu de son infériorité. Il
venait de reconduire jusqu'à la porte du salon Mlle de La Mole, qui
prétendait s'être fait mal au pied en courant avec son frère.

Elle s'est appuyée sur mon bras d'une façon bien singulière! se disait
Julien. Suis-je un fat, ou serait-il vrai qu'elle a du goût pour moi?
Elle m'écoute d'un air si doux, même quand je lui avoue toutes les
souffrances de mon orgueil! Elle qui a tant de fierté avec tout le
monde! On serait bien étonné au salon, si on lui voyait cette
physionomie. Très certainement cet air doux et bon, elle ne l'a avec
personne.

Julien cherchait à ne pas s'exagérer cette singulière amitié. Il la
comparait lui-même à un commerce armé. Chaque jour en se retrouvant,
avant de reprendre le ton presque intime de la veille, on se demandait
presque: Serons-nous aujourd'hui amis ou ennemis? Dans les premières
phrases échangées, le fond des choses n'était plus rien. On n'était
attentif des deux côtés qu'à la forme. Julien avait compris que se
laisser offenser impunément une seule fois par cette fille si hautaine,
c'était tout perdre. Si je dois me brouiller, ne vaut-il pas mieux que
ce soit de prime abord, en défendant les justes droits de mon orgueil,
qu'en repoussant les marques de mépris dont serait bientôt suivi le
moindre abandon de ce que je dois à ma dignité personnelle?

Plusieurs fois, en des jours de mauvaise humeur Mathilde essaya de
prendre avec lui le ton d'une grande dame; elle mettait une rare finesse
à ces tentatives, mais Julien les repoussait rudement.

Un jour il l'interrompit brusquement:

--Mademoiselle de La Mole a-t-elle quelque ordre à donner au secrétaire
de son père? lui dit-il; il doit écouter ses ordres et les exécuter avec
respect, mais du reste, il n'a pas le plus petit mot à lui adresser. Il
n'est point payé pour lui communiquer ses pensées.

Cette manière d'être et les singuliers doutes qu'avait Julien firent
disparaître l'ennui qu'il avait trouvé durant les premiers mois dans ce
salon si magnifique, mais où l'on avait peur de tout, et où il n'était
convenable de plaisanter de rien.

Il serait plaisant qu'elle m'aimât! Qu'elle m'aime ou non, continuait
Julien, j'ai pour confidente intime une fille d'esprit, devant laquelle
je vois trembler toute la maison, et, plus que tous les autres, le
marquis de Croisenois. Ce jeune homme si poli, si doux, si brave, et qui
réunit tous les avantages de naissance et de fortune dont un seul me
mettrait le coeur si à l'aise! Il en est amoureux fou, c'est-à-dire
autant qu'un Parisien peut être amoureux, il doit l'épouser. Que de
lettres M. de la Mole m'a fait écrire aux deux notaires pour arranger le
contrat! Et moi qui me vois, le matin, si subalterne la plume à la main,
deux heures après, ici dans le jardin, je triomphe de ce jeune homme si
aimable, car enfin, les préférences sont frappantes, directes. Peut-être
aussi elle hait en lui un mari futur. Elle a assez de hauteur pour cela.
Et alors, les bontés qu'elle a pour moi, je les obtiens à titre de
confident subalterne!

Mais non, ou je suis fou, ou elle me fait la cour plus je me montre
froid et respectueux avec elle, plus elle me recherche. Ceci pourrait
être un parti pris, une affectation; mais je vois ses yeux s'animer,
quand je parais à l'improviste. Les femmes de Paris savent-elles feindre
à ce point? Que m'importe! j'ai l'apparence pour moi jouissons des
apparences. Mon Dieu, qu'elle est belle! Que ses grands yeux bleus me
plaisent, vus de près, et me regardant comme ils le font souvent! Quelle
différence de ce printemps-ci à celui de l'année passée, quand je
vivais malheureux et me soutenant à force de caractère, au milieu de ces
trois cents hypocrites méchants et sales! J'étais presque aussi méchant
qu'eux.

Dans les jours de méfiance: Cette jeune fille se moque de moi, pensait
Julien. Elle est d'accord avec son frère pour me mystifier. Mais elle a
l'air de tellement mépriser le manque d'énergie de ce frère! Il est
brave, et puis c'est tout, me dit-elle. Et encore, brave devant l'épée
des Espagnols. A Paris tout lui fait peur, il voit partout le danger du
ridicule. Il n'a pas une pensée qui ose s'écarter de la mode. C'est
toujours moi qui suis obligé de prendre sa défense. Une jeune fille de
dix-neuf ans! A cet âge peut-on être fidèle à chaque instant de la
journée à l'hypocrisie qu'on s'est prescrite?

D'un autre côté, quand Mlle de La Mole fixe sur moi ses grands yeux
bleus avec une certaine expression singulière, toujours le comte Norbert
s'éloigne. Ceci m'est suspect; ne devrait-il pas s'indigner de ce que sa
soeur distingue un _domestique_ de leur maison? car j'ai entendu le duc
de Chaulnes parler ainsi de moi. A ce souvenir, la colère remplaçait
tout autre sentiment. Est-ce amour du vieux langage chez ce duc
maniaque?

Eh bien, elle est jolie! continuait Julien avec des regards de tigre. Je
l'aurai, je m'en irai ensuite, et malheur à qui me troublera dans ma
fuite!

Cette idée devint l'unique affaire de Julien; il ne pouvait plus penser
à rien autre. Ses journées passaient comme des heures.

A chaque instant, cherchant à s'occuper de quelque affaire sérieuse, sa
pensée se perdait dans une rêverie profonde et il se réveillait un quart
d'heure après, le coeur palpitant d'ambition, la tête troublée et rêvant
à cette idée: M'aime-t-elle?




CHAPITRE XI

L'EMPIRE D'UNE JEUNE FILLE!

    J'admire sa beauté, mais je crains son esprit.

    MERIMÉE.


Si Julien eût employé à examiner ce qui se passait dans le salon le
temps qu'il mettait à s'exagérer la beauté de Mathilde, ou à se
passionner contre la hauteur naturelle à sa famille, qu'elle oubliait
pour lui, il eût compris en quoi consistait son empire sur tout ce qui
l'entourait. Dès qu'on déplaisait à Mlle de La Mole, elle savait punir
par une plaisanterie si mesurée, si bien choisie, si convenable en
apparence, lancée si à propos, que la blessure croissait à chaque
instant, plus on y réfléchissait. Peu à peu elle devenait atroce pour
l'amour-propre offensé. Comme elle n'attachait aucun prix à bien des
choses qui étaient des objets de désirs sérieux pour le reste de la
famille, elle paraissait toujours de sang-froid à leurs yeux.

Les salons de l'aristocratie sont agréables à citer, quand on en sort,
mais voilà tout. L'insignifiance complète, les propos communs surtout
qui vont au-devant même de l'hypocrisie finissent par impatienter à
force de douceur nauséabonde. La politesse toute seule n'est quelque
chose par elle-même que les premiers jours. Julien l'éprouvait; après le
premier enchantement, le premier étonnement: La politesse, se disait-il,
n'est que l'absence de la colère que donneraient les mauvaises manières.
Mathilde s'ennuyait souvent, peut-être se fût-elle ennuyée partout.
Alors aiguiser une épigramme était pour elle une distraction et un vrai
plaisir.

C'était peut-être pour avoir des victimes un peu plus amusantes que ses
grands-parents, que l'académicien et les cinq ou six autres subalternes
qui leur faisaient la cour, qu'elle avait donné des espérances au
marquis de Croisenois, au comte de Caylus et deux ou trois autres jeunes
gens de la première distinction. Ils n'étaient pour elle que de nouveaux
objets d'épigramme.

Nous avouerons avec peine, car nous aimons Mathilde, qu'elle avait reçu
des lettres de plusieurs d'entre eux et leur avait quelquefois répondu.
Nous nous hâtons d'ajouter que ce personnage fait exception aux moeurs
du siècle. Ce n'est pas en général le manque de prudence que l'on peut
reprocher aux élèves du noble couvent du Sacré-Coeur.

Un jour, le marquis de Croisenois rendit à Mathilde une lettre assez
compromettante qu'elle lui avait écrite la veille. Il croyait par cette
marque de haute prudence avancer beaucoup ses affaires. Mais c'était
l'imprudence que Mathilde aimait dans ses correspondances. Son plaisir
était de jouer son sort. Elle ne lui adressa pas la parole de six
semaines.

Elle s'amusait des lettres de ces jeunes gens; mais, suivant elle,
toutes se ressemblaient. C'était toujours la passion la plus profonde,
la plus mélancolique.

--Ils sont tous le même homme parfait, prêt à partir pour la Palestine,
disait-elle à sa cousine. Connaissez-vous quelque chose de plus
insipide? Voilà donc les lettres que je vais recevoir toute la vie! Ces
lettres-là ne doivent changer que tous les vingt ans, suivant le genre
d'occupation qui est à la mode. Elles devaient être moins décolorées du
temps de l'Empire. Alors tous ces jeunes gens du grand monde avaient vu
ou fait des actions qui _réellement_ avaient de la grandeur. Le duc de
N***, mon oncle, a été à Wagram.

--Quel esprit faut-il pour donner un coup de sabre? Et quand cela leur
est arrivé, ils en parlent si souvent! dit Mlle de Sainte-Hérédité, la
cousine de Mathilde.

--Eh bien! ces récits me font plaisir. Être dans une véritable bataille,
une bataille de Napoléon, où l'on tuait dix mille soldats, cela prouve
du courage. S'exposer au danger élève l'âme et la sauve de l'ennui où
mes pauvres adorateurs semblent plongés; et il est contagieux, cet
ennui. Lequel d'entre eux a l'idée de faire quelque chose
d'extraordinaire? Ils cherchent à obtenir ma main, la belle affaire! Je
suis riche et mon père avancera son gendre. Ah! pût-il en trouver un qui
fût un peu amusant!

La manière de voir vite, nette, pittoresque de Mathilde gâtait son
langage comme on voit. Souvent un mot d'elle taisait tache aux yeux de
ses amis si polis. Ils se seraient presque avoué, si elle eût été moins
à la mode, que son parler avait quelque chose d'un peu coloré pour la
délicatesse féminine.

Elle, de son côté, était bien injuste envers les jolis cavaliers qui
peuplent le bois de Boulogne. Elle voyait l'avenir non pas avec terreur,
c'eût été un sentiment vif, mais avec un dégoût bien rare à son âge.

Que pouvait-elle désirer? la fortune, la haute naissance, l'esprit, la
beauté à ce qu'on disait, et à ce qu'elle croyait, tout avait été
accumulé sur elle par les mains du hasard.

Voilà quelles étaient les pensées de l'héritière la plus enviée du
faubourg Saint-Germain, quand elle commença à trouver du plaisir à se
promener avec Julien. Elle fut étonnée de son orgueil; elle admira
l'adresse de ce petit bourgeois. Il saura se faire évêque comme l'abbé
Maury, se dit-elle.

Bientôt cette résistance sincère et non jouée, avec laquelle notre héros
accueillait plusieurs de ses idées l'occupa; elle y pensait; elle
racontait à son amie les moindres détails des conversations, et trouvait
que jamais elle ne parvenait à en bien rendre toute la physionomie.

Une idée l'illumina tout à coup: J'ai le bonheur d'aimer, se dit-elle un
jour, avec un transport de joie incroyable. J'aime, j'aime, c'est clair!
A mon âge, une fille jeune, belle, spirituelle, où peut-elle trouver des
sensations, si ce n'est dans l'amour? J'ai beau faire, je n'aurai jamais
d'amour pour Croisenois, Caylus, _et tutti quanti_. Ils sont parfaits,
trop parfaits peut-être, enfin, ils m'ennuient.

Elle repassa dans sa tête toutes les descriptions de passion qu'elle
avait lues dans _Manon Lescaut_, la _Nouvelle Héloïse_, les _Lettres
d'une Religieuse portugaise_, etc., etc. Il n'était question, bien
entendu, que de la grande passion; l'amour léger était indigne d'une
fille de son âge et de sa naissance. Elle ne donnait le nom d'amour qu'à
ce sentiment héroïque que l'on rencontrait en France du temps de Henri
III et de Bassompierre. Cet amour-là ne cédait point bassement aux
obstacles, mais, bien loin de là, faisait faire de grandes choses. Quel
malheur pour moi qu'il n'y ait pas une cour véritable, comme celle de
Catherine de Médicis ou de Louis XIII! Je me sens au niveau de tout ce
qu'il y a de plus hardi et de plus grand. Que ne ferais-je pas d'un roi
homme de coeur, comme Louis XIII, soupirant à mes pieds! Je le mènerais
en Vendée, comme dit si souvent le baron de Tolly, et de là il
reconquerrait son royaume; alors plus de charte... et Julien me
seconderait. Que lui manque-t-il? un nom et de la fortune. Il se ferait
un nom, il acquerrait de la fortune.

Rien ne manque à Croisenois, et il ne sera toute sa vie qu'un duc à demi
ultra, à demi libéral, un être indécis parlant quand il faut agir,
toujours éloigné des extrêmes, et par conséquent se trouvant le second
partout.

Quelle est la grande action qui ne soit pas un extrême au moment où on
l'entreprend? C'est quand elle est accomplie, qu'elle semble possible
aux êtres du commun. Oui, c'est l'amour avec tous ses miracles qui va
régner dans mon coeur; je le sens au feu qui m'anime. Le ciel me devait
cette faveur. Il n'aura pas en vain accumulé sur un seul être tous les
avantages. Mon bonheur sera digne de moi. Chacune de mes journées ne
ressemblera pas froidement à celle de la veille. Il y a déjà de la
grandeur et de l'audace à oser aimer un homme placé si loin de moi par
sa position sociale. Voyons: continuera-t-il à me mériter? A la première
faiblesse que je vois en lui, je l'abandonne. Une fille de ma naissance,
et avec le caractère chevaleresque que l'on veut bien m'accorder
(c'était un mot de son père), ne doit pas se conduire comme une sotte.

N'est-ce pas là le rôle que je jouerais si j'aimais le marquis de
Croisenois? J'aurais une nouvelle édition du bonheur de mes cousines,
que je méprise si complètement. Je sais d'avance tout ce que me dirait
le pauvre marquis, tout ce que j'aurais à lui répondre. Qu'est-ce qu'un
amour qui fait bâiller? autant vaudrait être dévote. J'aurais une
signature de contrat comme celle de la cadette de mes cousines, où les
grands-parents s'attendriraient, si pourtant ils n'avaient pas d'humeur
à cause d'une dernière condition introduite la veille dans le contrat
par le notaire de la partie adverse.




CHAPITRE XII

SERAIT-CE UN DANTON?

    Le besoin d'anxiété, tel était le caractère de la belle Marguerite de
    Valois, ma tante, qui bientôt épousa le roi de Navarre, que nous voyons
    de présent régner en France, sous le nom de Henry IVe. Le besoin de
    jouer formait tout le secret du caractère de cette princesse aimable; de
    là ses brouilles et ses raccommodements avec ses frères dès l'âge de
    seize ans. Or que peut jouer une jeune fille? Ce qu'elle a de plus
    précieux: sa réputation, la considération de toute sa vie.

    _Mémoires du duc_ d'ANGOULÊME, _fils naturel de Charles IX_.


Entre Julien et moi il n'y a point de signature de contrat, point de
notaire pour la cérémonie bourgeoise; tout est héroïque, tout sera fils
du hasard. A la noblesse près, qui lui manque, c'est l'amour de
Marguerite de Valois pour le jeune La Mole, l'homme le plus distingué de
son temps. Est-ce ma faute à moi, si les jeunes gens de la Cour sont de
si grands partisans du convenable, et pâlissent à la seule idée de la
moindre aventure un peu singulière? Un petit voyage en Grèce ou en
Afrique est, pour eux, le comble de l'audace, et encore ne savent-ils
marcher qu'en troupe. Dès qu'ils se voient seuls, ils ont peur, non de
la lance du Bédouin, mais du ridicule, et cette peur les rend fous.

Mon petit Julien, au contraire, n'aime à agir que seul. Jamais, dans cet
être privilégié, la moindre idée de chercher de l'appui et du secours
dans les autres! il méprise les autres et c'est pour cela que je ne le
méprise pas.

Si, avec sa pauvreté, Julien était noble, mon amour ne serait qu'une
sottise vulgaire, une mésalliance plate; je n'en voudrais pas; il
n'aurait point ce qui caractérise les grandes passions: l'immensité de
la difficulté à vaincre et la noire incertitude de l'événement.

Mlle de La Mole était si préoccupée de ces beaux raisonnements, que le
lendemain, sans s'en douter, elle vantait Julien au marquis de
Croisenois et à son frère. Son éloquence alla si loin, qu'elle les
piqua.

--Prenez bien garde à ce jeune homme qui a tant d'énergie, s'écria son
frère; si la révolution recommence, il nous fera tous guillotiner.

Elle se garda de répondre, et se hâta de plaisanter son frère et le
marquis de Croisenois sur la peur que leur faisait l'énergie. Ce n'est
au fond que la peur de rencontrer l'imprévu, que la crainte de rester
court en présence de l'imprévu...

--Toujours, toujours, messieurs, la peur du ridicule, monstre qui, par
malheur, est mort en 1816.

--Il n'y a plus de ridicule, disait M. de La Mole, dans un pays où il y
a deux partis.

Sa fille avait compris cette idée.

--Ainsi, messieurs, disait-elle aux ennemis de Julien, vous aurez eu
bien peur toute votre vie, et après on vous dira:

    Ce n'était pas un loup, ce n'en était que l'ombre.

Mathilde les quitta bientôt. Le mot de son frère lui faisait horreur; il
l'inquiéta beaucoup; mais, dès le lendemain, elle y voyait la plus belle
des louanges.

Dans ce siècle, où toute énergie est morte, son énergie leur fait peur.
Je lui dirai le mot de mon frère, je veux voir la réponse qu'il y fera.
Mais je choisirai un des moments où ses yeux brillent. Alors il ne peut
me mentir.

Ce serait un Danton! ajouta-t-elle après une longue et indistincte
rêverie. Eh bien! la révolution aurait recommencé. Quels rôles
joueraient alors Croisenois et mon frère? Il est écrit d'avance: La
résignation sublime. Ce seraient des moutons héroïques, se laissant
égorger sans mot dire. Leur seule peur en mourant serait encore d'être
de mauvais goût. Mon petit Julien brûlerait la cervelle au jacobin qui
viendrait l'arrêter, pour peu qu'il eût l'espérance de se sauver. Il n'a
pas peur d'être de mauvais goût, lui.

Ce dernier mot la rendit passive; il réveillait de pénibles souvenirs,
et lui ôta toute sa hardiesse. Ce mot lui rappelait les plaisanteries de
MM. de Caylus, de Croisenois, de Luz et de son frère. Ces messieurs
reprochaient unanimement à Julien l'air prêtre: humble et hypocrite.

Mais, reprit-elle tout à coup, l'oeil brillant de joie, l'amertume et la
fréquence de leurs plaisanteries prouvent, en dépit d'eux, que c'est
l'homme le plus distingué que nous ayons eu cet hiver. Qu'importent ses
défauts, ses ridicules? Il a de la grandeur et ils en sont choqués, eux
d'ailleurs si bons et si indulgents. Il est sûr qu'il est pauvre et
qu'il a étudié pour être prêtre; eux sont chefs d'escadron, et n'ont pas
eu besoin d'études, c'est plus commode.

Malgré tous les désavantages de son éternel habit noir et cette
physionomie de prêtre, qu'il lui faut bien avoir, le pauvre garçon, sous
peine de mourir de faim, son mérite leur fait peur, rien de plus clair.
Et cette physionomie de prêtre, il ne l'a plus dès que nous sommes
quelques instants seuls ensemble. Et quand ces messieurs disent un mot
qu'ils croient fin et imprévu, leur premier regard n'est-il pas pour
Julien? je l'ai fort bien remarqué. Et pourtant ils savent bien que
jamais il ne leur parle, à moins d'être interrogé. Ce n'est qu'à moi
qu'il adresse la parole, il me croit l'âme haute. Il ne répond à leurs
objections que juste autant qu'il faut pour être poli. Il tourne au
respect tout de suite. Avec moi, il discute des heures entières, il
n'est pas sûr de ses idées tant que j'y trouve la moindre objection.
Enfin, tout cet hiver, nous n'avons pas eu de coups de fusil, il ne
s'est agi que d'attirer l'attention par des paroles. Eh bien, mon père,
homme supérieur, et qui portera loin la fortune de notre maison,
respecte Julien. Tout le reste le hait, personne ne le méprise, que les
dévotes amies de ma mère.

Le comte de Caylus avait ou feignait une grande passion pour les
chevaux; il passait sa vie dans son écurie et souvent y déjeunait. Cette
grande passion, jointe à l'habitude de ne jamais rire, lui donnait
beaucoup de considération parmi ses amis: c'était l'aigle de ce petit
cercle.

Dès qu'il fut réuni le lendemain derrière la bergère de Mme de La Mole,
Julien n'étant point présent, M. de Caylus, soutenu par Croisenois et
par Norbert, attaqua vivement la bonne opinion que Mathilde avait de
Julien, et cela sans à-propos, et presque au premier moment où il vit
Mlle de La Mole. Elle comprit cette finesse d'une lieue, et en fut
charmée.

Les voilà tous ligués, se dit-elle, contre un homme de génie qui n'a pas
dix louis de rente, et qui ne peut leur répondre qu'autant qu'il est
interrogé. Ils en ont peur sous son habit noir. Que serait-ce avec des
épaulettes?

Jamais elle n'avait été plus brillante. Dès les premières attaques, elle
couvrit de sarcasmes plaisants Caylus et ses alliés. Quand le feu des
plaisanteries de ces brillants officiers fut éteint:

--Que demain quelque hobereau des montagnes de la Franche-Comté,
dit-elle à M. de Caylus, s'aperçoive que Julien est son fils naturel, et
lui donne un nom et quelques milliers de francs, dans six semaines il a
des moustaches comme vous, messieurs; dans six mois il est officier des
housards comme vous, messieurs. Et alors la grandeur de son caractère
n'est plus un ridicule. Je vous vois réduit, Monsieur le duc futur, à
cette ancienne mauvaise raison: la supériorité de la noblesse de coeur
sur la noblesse de province. Mais que vous resterat-il si je veux vous
pousser à bout, si j'ai la malice de donner pour père à Julien un duc
espagnol, prisonnier de guerre à Besançon du temps de Napoléon, et qui,
par scrupule de conscience, le reconnaît à son lit de mort?

Toutes ces suppositions de naissance non légitime furent trouvées
d'assez mauvais goût par MM. de Caylus et de Croisenois. Voilà tout ce
qu'ils virent dans le raisonnement de Mathilde.

Quelque dominé que fût Norbert, les paroles de sa soeur étaient si
claires, qu'il prit un air grave qui allait assez mal, il faut l'avouer,
à sa physionomie souriante et bonne. Il osa dire quelques mots:

--Êtes-vous malade, mon ami? lui répondit Mathilde d'un petit air
sérieux. Il faut que vous soyez bien mal pour répondre à des
plaisanteries par de la morale.

--De la morale, vous! est-ce que vous sollicitez une place de préfet?

Mathilde oublia bien vite l'air piqué du comte de Caylus, l'humeur de
Norbert et le désespoir silencieux de M. de Croisenois. Elle avait à
prendre un parti sur une idée fatale qui venait de saisir son âme.

Julien est assez sincère avec moi, se dit-elle; à son âge, dans une
fortune inférieure, malheureux comme il l'est par une ambition
étonnante, on a besoin d'une amie. Je suis peut-être cette amie; mais je
ne lui vois point d'amour. Avec l'audace de son caractère, il m'eût
parlé de cet amour.

Cette incertitude, cette discussion avec soi-même, qui, dès cet instant,
occupa chacun des instants de Mathilde, et pour laquelle, à chaque fois
que Julien lui parlait, elle se trouvait de nouveaux arguments, chassa
tout à fait ces moments d'ennui auxquels elle était tellement sujette.

Fille d'un homme d'esprit qui pouvait devenir ministre et rendre ses
bois au clergé, Mlle de La Mole avait été, au couvent du Sacré-Coeur,
l'objet des flatteries les plus excessives. Ce malheur jamais ne se
répare. On lui avait persuadé qu'à cause de tous ses avantages de
naissance, de fortune, etc., elle devait être plus heureuse qu'une
autre. C'est la source de l'ennui des princes et de toutes leurs folies.

Mathilde n'avait point échappé à la funeste influence de cette idée.
Quelque esprit qu'on ait, l'on n'est pas en garde à dix ans contre les
flatteries de tout un couvent, et aussi bien fondées en apparence.

Du moment qu'elle eut décidé qu'elle aimait Julien, elle ne s'ennuya
plus. Tous les jours, elle se félicitait du parti qu'elle avait pris de
se donner une grande passion. Cet amusement a bien des dangers,
pensait-elle. Tant mieux! mille fois tant mieux!

Sans grande passion, j'étais languissante d'ennui au plus beau moment de
la vie, de seize ans jusqu'à vingt. J'ai déjà perdu mes plus belles
années obligée pour tout plaisir à entendre déraisonner les amies de ma
mère, qui, à Coblentz en 1792, n'étaient pas tout à fait, dit-on, aussi
sévères que leurs paroles d'aujourd'hui.

C'était pendant que ces grandes incertitudes agitaient Mathilde, que
Julien ne comprenait pas ses longs regards qui s'arrêtaient sur lui. Il
trouvait bien un redoublement de froideur dans les manières du comte
Norbert, et un nouvel accès de hauteur dans celles de MM. de Caylus, de
Luz et de Croisenois. Il y était accoutumé. Ce malheur lui arrivait
quelquefois à la suite d'une soirée où il avait brillé plus qu'il ne
convenait à sa position. Sans l'accueil particulier que lui faisait
Mathilde, et la curiosité que tout cet ensemble lui inspirait, il eût
évité de suivre au jardin ces brillants jeunes gens à moustaches,
lorsque, les après-dîners, ils y accompagnaient Mlle de La Mole.

Oui, il est impossible que je me le dissimule, se disait Julien, Mlle de
La Mole me regarde d'une façon singulière. Mais, même quand ses beaux
yeux bleus fixés sur moi sont ouverts avec le plus d'abandon, j'y lis
toujours un fond d'examen, de sang-froid et de méchanceté. Est-ce
possible que ce soit là de l'amour? Quelle différence avec les regards
de Mme de Rênal!

Une après-dîner, Julien, qui avait suivi M. de La Mole dans son cabinet,
revenait rapidement au jardin. Comme il approchait sans précaution du
groupe de Mathilde, il surprit quelques mots prononcés très haut. Elle
tourmentait son frère. Julien entendit son nom prononcé distinctement
deux fois. Il parut; un silence profond s'établit tout à coup, et l'on
fit de vains efforts pour le faire cesser. Mlle de La Mole et son frère
étaient trop animés pour trouver un autre sujet de conversation. MM. de
Caylus, de Croisenois, de Luz et un de leurs amis parurent à Julien d'un
froid de glace. Il s'éloigna.




CHAPITRE XIII

UN COMPLOT

    Des propos décousus, des rencontres par effet du hasard se transforment
    en preuves de la dernière évidence aux yeux de l'homme à imagination
    s'il a quelque feu dans le coeur.

    SCHILLER.


Le lendemain, il surprit encore Norbert et sa soeur qui parlaient de
lui. A son arrivée, un silence de mort s'établit, comme la veille. Ses
soupçons n'eurent plus de bornes. Ces aimables jeunes gens auraient-ils
entrepris de se moquer de moi? Il faut avouer que cela est beaucoup plus
probable, beaucoup plus naturel qu'une prétendue passion de Mlle de La
Mole, pour un pauvre diable de secrétaire. D'abord, ces gens-là ont-ils
des passions? Mystifier est leur fort. Ils sont jaloux de ma pauvre
petite supériorité de paroles. Être jaloux est encore un de leurs
faibles. Tout s'explique dans ce système. Mlle de La Mole veut me
persuader qu'elle me distingue, tout simplement pour me donner en
spectacle à son prétendu.

Ce cruel soupçon changea toute la position morale de Julien. Cette idée
trouva dans son coeur un commencement d'amour qu'elle n'eut pas de peine
à détruire. Cet amour n'était fondé que sur la rare beauté de Mathilde,
ou plutôt sur ses façons de reine et sa toilette admirable. En cela
Julien était encore un parvenu. Une jolie femme du grand monde est, à ce
qu'on assure, ce qui étonne le plus un paysan homme d'esprit, quand il
arrive aux premières classes de la société. Ce n'était point le
caractère de Mathilde qui faisait rêver Julien les jours précédents. Il
avait assez de sens pour comprendre qu'il ne connaissait point ce
caractère. Tout ce qu'il en voyait pouvait n'être qu'une apparence.

Par exemple, pour tout au monde, Mathilde n'aurait pas manqué la messe
un dimanche; presque tous les jours elle y accompagnait sa mère. Si,
dans le salon de l'hôtel de La Mole, quelque imprudent oubliait le lieu
où il était et se permettait l'allusion la plus éloignée à une
plaisanterie contre les intérêts vrais ou supposés du trône ou de
l'autel, Mathilde devenait à l'instant d'un sérieux de glace. Son
regard, qui était si piquant, reprenait toute la hauteur impassible d'un
vieux portrait de famille.

Mais Julien s'était assuré qu'elle avait toujours dans sa chambre un ou
deux des volumes les plus philosophiques de Voltaire. Lui-même volait
souvent quelques tomes de la belle édition si magnifiquement reliée. En
écartant un peu chaque volume de son voisin, il cachait l'absence de
celui qu'il emportait; mais bientôt il s'aperçut qu'une autre personne
lisait Voltaire. Il eut recours à une finesse de séminaire, il plaça
quelques petits morceaux de crin sur les volumes qu'il supposait pouvoir
intéresser Mlle de La Mole. Ils disparaissaient pendant des semaines
entières.

M. de La Mole, impatienté contre son libraire, qui lui envoyait tous les
_faux Mémoires_, chargea Julien d'acheter toutes les nouveautés un peu
piquantes. Mais, pour que le venin ne se répandît pas dans la maison, le
secrétaire avait l'ordre de déposer ces livres dans une petite
bibliothèque, placée dans la chambre même du marquis. Il eut bientôt la
certitude que, pour peu que ces livres nouveaux fussent hostiles aux
intérêts du trône et de l'autel, ils ne tardaient pas à disparaître.
Certes, ce n'était pas Norbert qui lisait.

Julien s'exagérant cette expérience, croyait à Mlle de La Mole la
duplicité de Machiavel. Cette scélératesse prétendue était un charme à
ses yeux, presque l'unique charme moral qu'elle eût. L'ennui de
l'hypocrisie et des propos de vertu le jetait dans cet excès.

Il excitait son imagination plus qu'il n'était entraîné par son amour.

C'était après s'être perdu en rêveries sur l'élégance de la taille de
Mlle de La Mole, sur l'excellent goût de sa toilette, sur la blancheur
de sa main, sur la beauté de son bras, sur la disinvoltura de tous ses
mouvements, qu'il se trouvait amoureux. Alors, pour achever le charme,
il la croyait une Catherine de Médicis. Rien n'était trop profond ou
trop scélérat pour le caractère qu'il lui prêtait. C'était l'idéal des
Maslon, des Frilair et des Castanède par lui admirés dans sa jeunesse.
C'était, en un mot, pour lui l'idéal de Paris.

Y eut-il jamais rien de plus plaisant que de supposer de la profondeur
ou de la scélératesse au caractère parisien?

Il est possible que ce _trio_ se moque de moi, pensait Julien. On
connaît bien peu son caractère, si l'on ne voit pas déjà l'expression
sombre et froide que prirent ses regards en répondant à ceux de
Mathilde. Une ironie amère repoussa les assurances d'amitié que Mlle de
La Mole étonnée osa hasarder deux ou trois fois.

Piqué par cette bizarrerie soudaine, le coeur de cette jeune fille
naturellement froid, ennuyé, sensible à l'esprit devint aussi passionné
qu'il était dans sa nature de l'être. Mais il y avait aussi beaucoup
d'orgueil dans le caractère de Mathilde, et la naissance d'un sentiment
qui faisait dépendre d'un autre tout son bonheur fut accompagnée d'une
sombre tristesse.

Julien avait déjà assez profité depuis son arrivée à Paris, pour
distinguer que ce n'était pas là la tristesse sèche de l'ennui. Au lieu
d'être avide, comme autrefois, de soirées, de spectacles et de
distractions de tous genres, elle les fuyait.

La musique chantée par des Français ennuyait Mathilde à la mort, et
cependant Julien qui se faisait un devoir d'assister à la sortie de
l'Opéra, remarqua qu'elle s'y faisait mener le plus souvent qu'elle
pouvait. Il crut distinguer qu'elle avait perdu un peu de la mesure
parfaite qui brillait dans toutes ses actions. Elle répondait
quelquefois à ses amis par des plaisanteries outrageantes à force de
piquante énergie. Il lui sembla qu'elle prenait en guignon le marquis de
Croisenois. Il faut que ce jeune homme aime furieusement l'argent, pour
ne pas planter là cette fille, si riche qu'elle soit! pensait Julien. Et
pour lui, indigné des outrages faits à la dignité masculine, il
redoublait de froideur envers elle. Souvent il alla jusqu'aux réponses
peu polies.

Quelque résolu qu'il fût à ne pas être dupe des marques d'intérêt de
Mathilde, elles étaient si évidentes de certains jours, et Julien dont
les yeux commençaient à se dessiller, la trouvait si jolie, qu'il en
était quelquefois embarrassé.

L'adresse et la longanimité de ces jeunes gens du grand monde finiraient
par triompher de mon peu d'expérience, se dit-il; il faut partir et
mettre un terme à tout ceci. Le marquis venait de lui confier
l'administration d'une quantité de petites terres et de maisons qu'il
possédait dans le Bas-Languedoc. Un voyage était nécessaire: M. de La
Mole y consentit avec peine. Excepté pour les matières de haute
ambition, Julien était devenu un autre lui-même.

Au bout du compte, ils ne m'ont point attrapé, se disait Julien, en
préparant son départ. Que les plaisanteries que Mlle de La Mole fait à
ces messieurs soient réelles ou seulement destinées à m'inspirer de la
confiance je m'en suis amusé.

S'il n'y a pas conspiration contre le fils du charpentier, Mlle de La
Mole est inexplicable, mais elle l'est pour le marquis de Croisenois du
moins autant que pour moi. Hier, par exemple, son humeur était bien
réelle, et j'ai eu le plaisir de faire bouquer par ma faveur un jeune
homme aussi noble et aussi riche que je suis gueux et plébéien. Voilà le
plus beau de mes triomphes, il m'égaiera dans ma chaise de poste, en
courant les plaines du Languedoc.

Il avait fait de son départ un secret, mais Mathilde savait mieux que
lui qu'il allait quitter Paris le lendemain, et pour longtemps. Elle eut
recours à un mal de tête fou, qu'augmentait l'air étouffé du salon. Elle
se promena beaucoup dans le jardin, et poursuivit tellement de ses
plaisanteries mordantes Norbert le marquis de Croisenois, Caylus, de Luz
et quelques autres jeunes gens qui avaient dîné à l'hôtel de La Mole,
qu'elle les força de partir. Elle regardait Julien d'une façon étrange.

Ce regard est peut-être une comédie, pensa Julien; mais cette
respiration pressée, mais tout ce trouble! Bah! se dit-il, qui suis-je
pour juger de toutes ces choses? Il s'agit ici de ce qu'il y a de plus
sublime et de plus fin parmi les femmes de Paris. Cette respiration
pressée qui a été sur le point de me toucher, elle l'aura étudiée chez
Léontine Fay, qu'elle aime tant.

Ils étaient restés seuls; la conversation languissait évidemment. Non!
Julien ne sent rien pour moi, se disait Mathilde vraiment malheureuse.

Comme il prenait congé d'elle, elle lui serra le bras avec force:

--Vous recevrez ce soir une lettre de moi, lui dit-elle d'une voix
tellement altérée, que le son n'en était pas reconnaissable.

Cette circonstance toucha sur-le-champ Julien.

--Mon père, continua-t-elle, a une juste estime pour les services que
vous lui rendez. Il faut ne pas partir demain, trouvez un prétexte.

Et elle s'éloigna en courant.

Sa taille était charmante. Il était impossible d'avoir un plus joli
pied, elle courait avec une grâce qui ravit Julien; mais devinerait-on à
quoi fut sa seconde pensée après qu'elle eut tout à fait disparu? Il fut
offensé du ton impératif avec lequel elle avait dit ce mot _il faut_.
Louis XV aussi, au moment de mourir, fut vivement piqué du mot _il
faut_, maladroitement employé par son premier médecin, et Louis XV
pourtant n'était pas un parvenu.

Une heure après, un laquais remit une lettre à Julien; c'était tout
simplement une déclaration d'amour.

Il n'y a pas trop d'affectation dans le style, se dit Julien, cherchant
par ses remarques littéraires à contenir la joie qui contractait ses
joues et le forçait à rire malgré lui.

Enfin moi, s'écria-t-il tout à coup, la passion étant trop forte pour
être contenue, moi, pauvre paysan, j'ai donc une déclaration d'amour
d'une grande dame!

Quant à moi, ce n'est pas mal, ajouta-t-il en comprimant sa joie le plus
possible. J'ai su conserver la dignité de mon caractère. Je n'ai point
dit que j'aimais. Il se mit à étudier la forme des caractères, Mlle de
La Mole avait une jolie petite écriture anglaise. Il avait besoin d'une
occupation physique pour se distraire d'une joie qui allait jusqu'au
délire.

Votre départ m'oblige à parler... Il serait au-dessus de mes forces de
ne plus vous voir...

Une pensée vint frapper Julien comme une découverte interrompre l'examen
qu'il faisait de la lettre de Mathilde, et redoubler sa joie. Je
l'emporte sur le marquis de Croisenois, s'écria-t-il, moi, qui ne dis
que des choses sérieuses! Et lui est si joli! il a des moustaches, un
charmant uniforme il trouve toujours à dire, juste au moment convenable
un mot spirituel et fin.

Julien eut un instant délicieux; il errait à l'aventure dans le jardin,
fou de bonheur.

Plus tard il monta à son bureau et se fit annoncer chez le marquis de La
Mole, qui heureusement n'était pas sorti. Il lui prouva facilement, en
lui montrant quelques papiers marqués arrivés de Normandie, que le soin
des procès normands l'obligeait à différer son départ pour le Languedoc.

--Je suis bien aise que vous ne partiez pas lui dit le marquis, quand
ils eurent fini de parler d'affaires, j'aime à vous voir. Julien sortit;
ce mot le gênait.

Et moi je vais séduire sa fille! rendre impossible peut-être ce mariage
avec le marquis de Croisenois qui fait le charme de son avenir: s'il
n'est pas duc, du moins sa fille aura un tabouret. Julien eut l'idée de
partir pour le Languedoc malgré la lettre de Mathilde, malgré
l'explication donnée au marquis. Cet éclair de vertu disparut bien vite.

Que je suis bon, se dit-il; moi, plébéien, avoir pitié d'une famille de
ce rang! Moi que le duc de Chaulnes appelle un domestique! Comment le
marquis augmente-t-il son immense fortune? En vendant de la rente, quand
il apprend au château qu'il y aura le lendemain apparence de coup
d'État. Et moi, jeté au dernier rang par une providence marâtre, moi a
qui elle a donne un coeur noble et pas mille francs de rente,
c'est-à-dire pas de pain, exactement parlant, pas de pain, moi refuser
un plaisir qui s'offre! Une source limpide qui vient étancher ma soif
dans le désert brûlant de la médiocrité que je traverse si péniblement!
Ma foi, pas si bête chacun pour soi dans ce désert d'égoïsme qu'on
appelle la vie.

Et il se rappela quelques regards remplis de dédain, à lui adressés par
Mme de La Mole, et surtout par les dames ses amies.

Le plaisir de triompher du marquis de Croisenois vint achever la déroute
de ce souvenir de vertu.

Que je voudrais qu'il se fâchât! dit Julien; avec quelle assurance je
lui donnerais maintenant un coup d'épée. Et il faisait le geste du coup
de seconde. Avant ceci j'étais un cuistre, abusant bassement d'un peu de
courage. Après cette lettre, je suis son égal.

Oui, se disait-il avec une volupté infinie et en parlant lentement, nos
mérites, au marquis et à moi, ont été pesés, et le pauvre charpentier du
Jura l'emporte.

Bon! s'écria-t-il, voilà la signature de ma réponse trouvée. N'allez pas
vous figurer, mademoiselle de La Mole, que j'oublie mon état. Je vous
ferai comprendre et bien sentir que c'est pour le fils d'un charpentier
que vous trahissez un descendant du fameux Guy de Croisenois, qui suivit
saint Louis à la croisade.

Julien ne pouvait contenir sa joie. Il fut obligé de descendre au
jardin. Sa chambre, où il s'était enfermé à clef, lui semblait trop
étroite pour y respirer.

Moi, pauvre paysan du Jura, se répétait-il sans cesse, moi, condamné à
porter toujours ce triste habit noir! Hélas! vingt ans plus tôt,
j'aurais porté l'uniforme comme eux! Alors un homme comme moi était tué,
ou général à trente-six ans. Cette lettre, qu'il tenait serrée dans sa
main, lui donnait la taille et l'attitude d'un héros. Maintenant, il est
vrai, avec cet habit noir, à quarante ans, on a cent mille francs
d'appointements et le cordon bleu, comme M. l'évêque de Beauvais.

Eh bien! se dit-il en riant comme Méphistophélès, j'ai plus d'esprit
qu'eux; je sais choisir l'uniforme de mon siècle. Et il sentit redoubler
son ambition et son attachement à l'habit ecclésiastique. Que de
cardinaux nés plus bas que moi et qui ont gouverné! mon compatriote
Granvelle, par exemple.

Peu à peu l'agitation de Julien se calma; la prudence surnagea. Il se
dit, comme son maître Tartuffe, dont il savait le rôle par coeur:

    Je puis croire ces mots un artifice honnête.
      ..................................
    Je ne me firai point à des propos si doux;
    Qu'un peu de ses faveurs, après quoi je soupire,
    Ne vienne m'assurer tout ce qu'ils m'ont pu dire.

    TARTUFFE, acte IV, scène V.

Tartuffe aussi fut perdu par une femme, et il en valait bien un autre...
Ma réponse peut être montrée..., à quoi nous trouvons ce remède,
ajouta-t-il en prononçant lentement, et avec l'accent de la férocité qui
se contient, nous la commençons par les phrases les plus vives de la
lettre de la sublime Mathilde.

Oui, mais quatre laquais de M. de Croisenois se précipitent sur moi et
m'arrachent l'original.

Non, car je suis bien armé, et j'ai l'habitude, comme on sait, de faire
feu sur les laquais.

Eh bien! l'un d'eux a du courage; il se précipite sur moi. On lui a
promis cent napoléons. Je le tue ou je le blesse, à la bonne heure,
c'est ce qu'on demande. On me jette en prison fort légalement; je parais
en police correctionnelle, et l'on m'envoie, avec toute justice et
équité de la part des juges, tenir compagnie dans Poissy à MM. Fontan et
Magallon. Là, je couche avec quatre cents gueux pêle-mêle... Et j'aurais
quelque pitié de ces gens-là? s'écria-t-il en se levant impétueusement.
En ont-ils pour les gens du tiers-état, quand ils les tiennent? Ce mot
fut le dernier soupir de sa reconnaissance pour M. de La Mole qui,
malgré lui, le tourmentait jusque-là.

Doucement, messieurs les gentilshommes, je comprends ce petit trait de
machiavélisme, l'abbé Maslon ou M. Castanède du séminaire n'auraient pas
mieux fait. Vous m'enlèverez la lettre _provocatrice_, et je serai le
second tome du colonel Caron à Colmar.

Un instant, messieurs, je vais envoyer la lettre fatale en dépôt dans un
paquet bien cacheté à M. l'abbé Pirard. Celui-là est honnête homme,
janséniste, et en cette qualité à l'abri des séductions du budget. Oui,
mais il ouvre les lettres..., c'est à Fouqué que j'enverrai celle-ci.

Il faut en convenir, le regard de Julien était atroce, sa physionomie
hideuse; elle respirait le crime sans alliage. C'était l'homme
malheureux en guerre avec toute la société.

Aux armes! s'écria Julien. Et il franchit d'un saut les marches du
perron de l'hôtel. Il entra dans l'échoppe de l'écrivain du coin de la
rue; il lui fit peur.

--Copiez, lui dit-il en lui donnant la lettre de Mlle de La Mole.

Pendant que l'écrivain travaillait, il écrivit lui-même à Fouqué; il le
priait de lui conserver un dépôt précieux. Mais, se dit-il en
s'interrompant, le cabinet noir à la poste ouvrira ma lettre et vous
rendra celle que vous cherchez...; non, messieurs. Il alla acheter une
énorme bible chez un libraire protestant, cacha fort adroitement la
lettre de Mathilde dans la couverture, fit emballer le tout, et son
paquet partit par la diligence, adressé à un des ouvriers de Fouqué,
dont personne à Paris ne savait le nom.

Cela fait, il rentra joyeux et leste à l'hôtel de La Mole. A nous!
maintenant, s'écria-t-il, en s'enfermant à clef dans sa chambre, et
jetant son habit:

«Quoi! mademoiselle, écrivait-il à Mathilde, c'est Mlle de La Mole qui,
par les mains d'Arsène, laquais de son père, fait remettre une lettre
trop séduisante à un pauvre charpentier du Jura, sans doute pour se
jouer de sa simplicité...» Et il transcrivait les phrases les plus
claires de la lettre qu'il venait de recevoir.

La sienne eût fait honneur à la prudence diplomatique de M. le chevalier
de Beauvoisis. Il n'était encore que dix heures; Julien, ivre de bonheur
et du sentiment de sa puissance, si nouveau pour un pauvre diable, entra
à l'Opéra italien. Il entendit chanter son ami Geronimo. Jamais la
musique ne l'avait exalté à ce point. Il était un dieu.




CHAPITRE XIV

PENSÉES D'UNE JEUNE FILLE

    Que de perplexités! Que de nuits passées sans sommeil! Grand Dieu!
    vais-je me rendre méprisable? Il me méprisera lui-même. Mais il part,
    il s'éloigne.

    ALFRED DE MUSSET.


Ce n'était point sans combats que Mathilde avait écrit. Quel qu'eût été
le commencement de son intérêt pour Julien, bientôt il domina l'orgueil
qui, depuis qu'elle se connaissait, régnait seul dans son coeur. Cette
âme haute et froide était emportée pour la première fois par un
sentiment passionné. Mais s'il dominait l'orgueil, il était encore
fidèle aux habitudes de l'orgueil. Deux mois de combats et de sensations
nouvelles renouvelèrent, pour ainsi dire, tout son être moral.

Mathilde croyait voir le bonheur. Cette vue toute-puissante sur les âmes
courageuses, liées à un esprit supérieur, eut à lutter longuement contre
la dignité et tous les sentiments de devoirs vulgaires. Un jour, elle
entra chez sa mère, dès sept heures du matin, la priant de lui permettre
de se réfugier à Villequier. La marquise ne daigna pas même lui
répondre, et lui conseilla d'aller se remettre au lit. Ce fut le dernier
effort de la sagesse vulgaire et de la déférence aux idées reçues.

La crainte de mal faire et de heurter les idées tenues pour sacrées par
les Caylus, les de Luz, les Croisenois avait assez peu d'empire sur son
âme; de tels êtres ne lui semblaient pas faits pour la comprendre; elle
les eût consultés s'il eût été question d'acheter une calèche ou une
terre. Sa véritable terreur était que Julien ne fût mécontent d'elle.

Peut-être aussi n'a-t-il que les apparences d'un homme supérieur?

Elle abhorrait le manque de caractère, c'était sa seule objection contre
les beaux jeunes gens qui l'entouraient. Plus ils plaisantaient avec
grâce tout ce qui s'écarte de la mode, ou la suit mal, croyant la
suivre, plus ils se perdaient à ses yeux.

Ils étaient braves, et voilà tout. Et encore, comment braves? se
disait-elle: en duel. Mais le duel n'est plus qu'une cérémonie. Tout en
est su d'avance, même ce que l'on doit dire en tombant. Étendu sur le
gazon, et la main sur le coeur, il faut un pardon généreux pour
l'adversaire et un mot pour une belle souvent imaginaire, ou bien qui va
au bal le jour de votre mort, de peur d'exciter les soupçons.

On brave le danger à la tête d'un escadron tout brillant d'acier, mais
le danger solitaire, singulier, imprévu vraiment laid?

Hélas! se disait Mathilde, c'était à la cour de Henri III que l'on
trouvait des hommes grands par le caractère comme par la naissance! Ah!
si Julien avait servi à Jarnac ou à Moncontour, je n'aurais plus de
doute. En ces temps de vigueur et de force, les Français n'étaient pas
des poupées. Le jour de la bataille était presque celui des moindres
perplexités.

Leur vie n'était pas emprisonnée, comme une momie d'Égypte, sous une
enveloppe toujours commune à tous, toujours la même. Oui, ajoutait-elle,
il y avait plus de vrai courage à se retirer seul à onze heures du soir,
en sortant de l'hôtel de Soissons, habité par Catherine de Médicis,
qu'aujourd'hui à courir à Alger. La vie d'un homme était une suite de
hasards. Maintenant la civilisation et le préfet de police ont chassé le
hasard, plus d'imprévu. S'il paraît dans les idées, il n'est pas assez
d'épigrammes pour lui; s'il paraît dans les événements, aucune lâcheté
n'est au-dessus de notre peur. Quelque folie que nous fasse faire la
peur, elle est excusée. Siècle dégénéré et ennuyeux! Qu'aurait dit
Boniface de La Mole si, levant hors de la tombe sa tête coupée, il eût
vu, en 1793, dix-sept de ses descendants, se laisser prendre comme des
moutons, pour être guillotinés deux jours après? La mort était certaine,
mais il eût été de mauvais ton de se défendre et de tuer au moins un
jacobin ou deux. Ah! dans les temps héroïques de la France, au siècle de
Boniface de La Mole, Julien eût été le chef d'escadron et mon frère le
jeune prêtre, aux moeurs convenables, avec la sagesse dans les yeux et
la raison à la bouche.

Quelques mois auparavant, Mathilde désespérait de rencontrer un être un
peu différent du patron commun. Elle avait trouvé quelque bonheur en se
permettant d'écrire à quelques jeunes gens de la société. Cette
hardiesse si inconvenante, si imprudente chez une jeune fille pouvait la
déshonorer aux yeux de M. de Croisenois, du duc de Chaulnes son père, et
de tout l'hôtel de Chaulnes, qui, voyant se rompre le mariage projeté,
aurait voulu savoir pourquoi. En ce temps-là, les jours où elle avait
écrit une de ces lettres, Mathilde ne pouvait dormir. Mais ces lettres
n'étaient que des réponses.

Ici elle osait dire qu'elle aimait. Elle écrivait la première (quel mot
terrible!) à un homme placé dans les derniers rangs de la société.

Cette circonstance assurait, en cas de découverte, un déshonneur
éternel. Laquelle des femmes venant chez sa mère eût osé prendre son
parti? Quelle phrase eût-on pu leur donner à répéter pour amortir le
coup de l'affreux mépris des salons?

Et encore parler était affreux, mais écrire! _Il est des choses qu'on
n'écrit pas_, s'écriait Napoléon apprenant la capitulation de Baylen. Et
c'était Julien qui lui avait conté ce mot! comme lui faisant d'avance
une leçon.

Mais tout cela n'était rien encore, l'angoisse de Mathilde avait
d'autres causes. Oubliant l'effet horrible sur la société la tache
ineffaçable et toute pleine de mépris, car elle outrageait sa caste,
Mathilde allait écrire à un être d'une bien autre nature que les
Croisenois, les de Luz, les Caylus.

La profondeur, l'_inconnu_ du caractère de Julien eussent effrayé, même
en nouant avec lui une relation ordinaire. Et elle en allait faire son
amant, peut-être son maître!

Quelles ne seront pas ses prétentions, si jamais il peut tout sur moi?
Eh bien! je me dirai comme Médée: _Au milieu de tant de périls, il me
reste_ MOI.

Julien n'avait nulle vénération pour la noblesse du sang, croyait-elle.
Bien plus, peut-être il n'avait nul amour pour elle!

Dans ces derniers moments de doutes affreux, se présentèrent les idées
d'orgueil féminin. Tout doit être singulier dans le sort d'une fille
comme moi, s'écria Mathilde impatientée. Alors l'orgueil qu'on lui avait
inspiré dès le berceau se trouvait un adversaire pour la vertu. Ce fut
dans cet instant que le départ de Julien vint tout précipiter.

(De tels caractères sont heureusement fort rares.)

Le soir, fort tard, Julien eut la malice de faire descendre une malle
très pesante chez le portier; il appela pour la transporter le valet de
pied qui faisait la cour à la femme de chambre de Mlle de La Mole. Cette
manoeuvre peut n'avoir aucun résultat, se dit-il, mais si elle réussit,
elle me croit parti. Il s'endormit fort gai sur cette plaisanterie.
Mathilde ne ferma pas l'oeil.

Le lendemain, de fort grand matin, Julien sortit de l'hôtel sans être
aperçu, mais il rentra avant huit heures.

A peine était-il dans la bibliothèque, que Mlle de La Mole parut sur la
porte. Il lui remit sa réponse. Il pensait qu'il était de son devoir de
lui parler, rien n'était plus commode du moins, mais Mlle de La Mole ne
voulut pas l'écouter et disparut. Julien en fut charmé, il ne savait que
lui dire.

Si tout ceci n'est pas un jeu convenu avec le comte Norbert, il est
clair que ce sont mes regards pleins de froideur qui ont allumé l'amour
baroque que cette fille de si haute naissance s'avise d'avoir pour moi.
Je serais un peu plus sot qu'il ne convient, si jamais je me laissais
entraîner à avoir du goût pour cette grande poupée blonde. Ce
raisonnement le laissa plus froid et plus calculant qu'il n'avait été de
sa vie.

Dans la bataille qui se prépare, ajouta-t-il, l'orgueil de la naissance
sera comme une colline élevée, formant position militaire entre elle et
moi. C'est là-dessus qu'il faut manoeuvrer. J'ai fort mal fait de rester
à Paris; cette remise de mon départ m'avilit et m'expose, si tout ceci
n'est qu'un jeu. Quel danger y avait-il à partir? Je me moquais d'eux,
s'ils se moquent de moi. Si son intérêt pour moi a quelque réalité, je
centuplais cet intérêt.

La lettre de Mlle de La Mole avait donné à Julien une jouissance de
vanité si vive, que, tout en riant de ce qui lui arrivait, il avait
oublié de songer sérieusement à la convenance du départ.

C'était une fatalité de son caractère d'être extrêmement sensible à ses
fautes. Il était fort contrarié de celle-ci et ne songeait presque plus
à la victoire incroyable qui avait précédé ce petit échec, lorsque, vers
les neuf heures, Mlle de La Mole parut sur le seuil de la porte de la
bibliothèque, lui jeta une lettre et s'enfuit.

Il paraît que ceci va être le roman par lettres, dit-il en relevant
celle-ci. L'ennemi fait un faux mouvement, moi je vais faire donner la
froideur et la vertu.

On lui demandait une réponse décisive avec une hauteur qui augmenta sa
gaieté intérieure. Il se donna le plaisir de mystifier, pendant deux
pages, les personnes qui voudraient se moquer de lui, et ce fut encore
par une plaisanterie qu'il annonça, vers la fin de sa réponse, son
départ décidé pour le lendemain matin.

Cette lettre terminée: Le jardin va me servir pour la remettre,
pensa-t-il, et il y alla. Il regardait la fenêtre de la chambre de Mlle
de La Mole.

Elle était au premier étage, à côté de l'appartement de sa mère, mais il
y avait un grand entresol.

Ce premier était tellement élevé, qu'en se promenant sous l'allée de
tilleuls, sa lettre à la main, Julien ne pouvait être aperçu de la
fenêtre de Mlle de La Mole. La voûte formée par les tilleuls, fort bien
taillés, interceptait la vue. Mais quoi! se dit Julien avec humeur,
encore une imprudence! Si l'on a entrepris de se moquer de moi, me faire
voir une lettre à la main, c'est servir mes ennemis.

La chambre de Norbert était précisément au-dessus de celle de sa soeur,
et si Julien sortait de la voûte formée par les branches taillées des
tilleuls, le comte et ses amis pouvaient suivre tous ses mouvements.

Mlle de La Mole parut derrière sa vitre; il montra sa lettre à demi;
elle baissa la tête. Aussitôt Julien remonta chez lui en courant, et
rencontra par hasard, dans le grand escalier, la belle Mathilde, qui
saisit sa lettre avec une aisance parfaite et des yeux riants.

Que de passion il y avait dans les yeux de cette pauvre Mme de Rênal, se
dit Julien, quand, même après six mois de relations intimes, elle osait
recevoir une lettre de moi! De sa vie, je crois, elle ne m'a regardé
avec des yeux riants.

Il ne s'exprima pas aussi nettement le reste de sa réponse, avait-il
honte de la futilité des motifs? Mais aussi quelle différence, ajoutait
sa pensée, dans l'élégance de la robe du matin, dans l'élégance de la
tournure! En apercevant Mlle de La Mole à trente pas de distance un
homme de goût devinerait le rang qu'elle occupe dans la société. Voilà
ce qu'on peut appeler un mérite explicite.

Tout en plaisantant, Julien ne s'avouait pas encore toute sa pensée; Mme
de Rênal n'avait pas de marquis de Croisenois à lui sacrifier. Il
n'avait pour rival que cet ignoble sous-préfet M. Charcot, qui se
faisait appeler de Maugiron, parce qu'il n'y a plus de Maugirons.

A cinq heures, Julien reçut une troisième lettre; elle lui fut lancée de
la porte de la bibliothèque. Mlle de La Mole s'enfuit encore. Quelle
manie d'écrire! se dit-il en riant, quand on peut se parler si
commodément! L'ennemi veut avoir de mes lettres c'est clair, et
plusieurs! Il ne se hâtait point d'ouvrir celle-ci. Encore des phrases
élégantes, pensait-il; mais il pâlit en lisant. Il n'y avait que huit
lignes:

«J'ai besoin de vous parler; il faut que je vous parle ce soir; au
moment où une heure après minuit sonnera trouvez-vous dans le jardin.
Prenez la grande échelle du jardinier auprès du puits, placez-la contre
ma fenêtre et montez chez moi. Il fait clair de lune; n'importe.»




CHAPITRE XV

EST-CE UN COMPLOT?

    Ah! que l'intervalle est cruel entre un grand projet conçu et son
    exécution! Que de vaines terreurs! que d'irrésolutions! Il s'agit de la
    vie.

    --Il s'agit de bien plus: de l'honneur!

    SCHILLER.


Ceci devient sérieux, pensa Julien... et un peu trop clair ajouta-t-il
après avoir pensé. Quoi! cette belle demoiselle peut me parler dans la
bibliothèque avec une liberté qui, grâce à Dieu, est entière; le
marquis, dans la peur qu'il a que je ne lui montre des comptes, n'y
vient jamais. Quoi! M. de la Mole et le comte Norbert, les seules
personnes qui entrent ici, sont absents presque toute la journée; on
peut facilement observer le moment de leur rentrée à l'hôtel, et la
sublime Mathilde, pour la main de laquelle un prince souverain ne serait
pas trop noble, veut que je commette une imprudence abominable!

C'est clair, on veut me perdre ou se moquer de moi, tout au moins.
D'abord, on a voulu me perdre avec mes lettres; elles se trouvent
prudentes; eh bien! il leur faut une action plus claire que le jour. Ces
jolis petits messieurs me croient aussi trop bête ou trop fat. Diable!
par le plus beau clair de lune du monde, monter ainsi par une échelle à
un premier étage de vingt-cinq pieds d'élévation! on aura le temps de me
voir, même des hôtels voisins. Je serai beau sur mon échelle! Julien
monta chez lui et se mit à faire sa malle en sifflant. Il était résolu à
partir et à ne pas même répondre.

Mais cette sage résolution ne lui donnait pas la paix du coeur. Si par
hasard, se dit-il tout à coup, sa malle fermée, Mathilde était de bonne
foi! alors moi je joue, à ses yeux, le rôle d'un lâche parfait. Je n'ai
point de naissance, moi, il me faut de grandes qualités, argent
comptant, sans suppositions complaisantes, bien prouvées par des actions
parlantes...

Il fut un quart d'heure à se promener dans sa chambre. A quoi bon le
nier? dit-il enfin, je serai un lâche à ses veux. Je perds non seulement
la personne la plus brillante de la haute société, ainsi qu'ils disaient
tous au bal de M. le duc de Retz, mais encore le divin plaisir de me
voir sacrifier le marquis de Croisenois, le fils d'un duc, et qui sera
duc lui-même. Un jeune homme charmant qui a toutes les qualités qui me
manquent: esprit d'à-propos, naissance, fortune...

Ce remords va me poursuivre toute ma vie, non pour elle, il est tant de
maîtresses!

    ...Mais il n'est qu'un honneur!

dit le vieux don Diègue, et ici clairement et nettement, je recule
devant le premier péril qui m'est offert, car ce duel avec M. de
Beauvoisis se présentait comme une plaisanterie. Ceci est tout
différent. Je puis être tiré au blanc par un domestique, mais c'est le
moindre danger, je puis être déshonoré!

Ceci devient sérieux, mon garçon, ajouta-t-il avec une gaieté et un
accent gascons. Il y a de l'_honur_. Jamais un pauvre diable, jeté aussi
bas que moi par le hasard, ne retrouvera une telle occasion: j'aurai des
bonnes fortunes mais subalternes...

Il réfléchit longtemps, il se promenait à pas précipités, s'arrêtant
tout court de temps à autre. On avait déposé dans sa chambre un
magnifique buste en marbre du cardinal de Richelieu qui, malgré lui,
attirait ses regards. Ce buste éclairé par sa lampe avait l'air de le
regarder d'une façon sévère, et comme lui reprochant le manque de cette
audace qui doit être si naturelle au caractère français. De ton temps,
grand homme, aurais-je hésité?

Au pire, se dit enfin Julien, supposons que tout ceci soit un piège, il
est bien noir et bien compromettant pour une jeune fille. On sait que je
ne suis pas homme à me taire. Il faudra donc me tuer. Cela était bon en
1574 du temps de Boniface de La Mole, mais jamais celui d'aujourd'hui
n'oserait. Ces gens-là ne sont plus les mêmes. Mlle de La Mole est si
enviée! Quatre cents salons retentiraient demain de sa honte, et avec
quel plaisir!

Les domestiques jasent, entre eux, des préférences marquées dont je suis
l'objet, je le sais, je les ai entendus...

D'un autre côté, ses lettres!... ils peuvent croire que je les ai sur
moi. Surpris dans sa chambre, on me les enlève. J'aurai affaire à deux,
trois, quatre hommes que sais-je? Mais ces hommes, où les prendront-ils?
où trouver des subalternes discrets à Paris? La justice leur fait
peur... Parbleu! les Caylus, les Croisenois les de Luz eux-mêmes. Ce
moment, et la sotte figure que je ferai au milieu d'eux sera ce qui les
aura séduits. Gare le sort d'Abeilard, M. le secrétaire!

Eh bien, parbleu! messieurs, vous porterez de mes marques, je frapperai
à la figure, comme les soldats de César à Pharsale... Quant aux lettres,
je puis les mettre en lieu sûr.

Julien fit des copies des deux dernières, les cacha dans un volume du
beau Voltaire de la bibliothèque, et porta lui-même les originaux à la
poste.

Quand il fut de retour: Dans quelle folie je vais me jeter! se dit-il
avec surprise et terreur. Il avait été un quart d'heure sans regarder en
face son action de la nuit prochaine.

Mais, si je refuse, je me méprise moi-même dans la suite! Toute la vie,
cette action sera un grand sujet de doute pour moi et un tel doute est
le plus cuisant des malheurs. Ne l'ai-je pas éprouvé pour l'amant
d'Amanda! Je crois que je me pardonnerais plus aisément un crime bien
clair; une fois avoué, je cesserais d'y penser.

Quoi! un destin, incroyable à force de bonheur, me tire de la foule pour
me mettre en rivalité avec un homme portant un des plus beaux noms de
France, et je me serai moi-même, de gaieté de coeur, déclaré son
inférieur! Au fond, il y a de la lâcheté à ne pas aller. Ce mot décide
tout, s'écria Julien en se levant... d'ailleurs elle est bien jolie!

Si ceci n'est pas une trahison, quelle folie elle fait pour moi!... Si
c'est une mystification parbleu! messieurs, il ne tient qu'à moi de
rendre la plaisanterie sérieuse, et ainsi ferai-je.

Mais s'ils m'attachent les bras au moment de l'entrée dans la chambre;
ils peuvent avoir placé quelque machine ingénieuse!

C'est comme un duel, se dit-il en riant, il y a parade à tout, dit mon
maître d'armes, mais le bon Dieu, qui veut qu'on en finisse, fait que
l'un des deux oublie de parer. Du reste, voici de quoi leur répondre: il
tirait ses pistolets de poche; et quoique l'amorce fût fulminante, il la
renouvela.

Il y avait encore bien des heures à attendre; pour faire quelque chose,
Julien écrivit à Fouqué:

«Mon ami, n'ouvre la lettre ci-incluse qu'en cas d'accident, si tu
entends dire que quelque chose d'étrange m'est arrivé. Alors, efface les
noms propres du manuscrit que je t'envoie et fais-en huit copies que tu
enverras aux journaux de Marseille, Bordeaux, Lyon, Bruxelles, etc.; dix
jours plus tard, fais imprimer ce manuscrit, envoie le premier
exemplaire à M. le marquis de La Mole, et quinze jours après, jette les
autres exemplaires de nuit dans les rues de Verrières.»

Ce petit mémoire justificatif arrangé en forme de conte, que Fouqué ne
devait ouvrir qu'en cas d'accident, Julien le fit aussi peu
compromettant que possible pour Mlle de La Mole; mais enfin, il peignait
fort exactement sa position.

Julien achevait de fermer son paquet, lorsque la cloche du dîner sonna,
elle fit battre son coeur. Son imagination préoccupée du récit qu'il
venait de composer, était toute aux pressentiments tragiques. Il s'était
vu saisi par des domestiques, garrotté, conduit dans une cave, avec un
bâillon dans la bouche. Là, un domestique le gardait à vue, et si
l'honneur de la noble famille exigeait que l'aventure eût une fin
tragique, il était facile de tout finir avec ces poisons qui ne laissent
point de traces; alors, on disait qu'il était mort de maladie, et on le
transportait mort dans sa chambre.

Ému de son propre conte comme un auteur dramatique Julien avait
réellement peur lorsqu'il entra dans la salle à manger. Il regardait
tous ces domestiques en grande livrée. Il étudiait leur physionomie.
Quels sont ceux qu'on a choisis pour l'expédition de cette nuit? se
disait-il. Dans cette famille, les souvenirs de la cour de Henri III
sont si présents, si souvent rappelés, que, se croyant outragés, ils
auront plus de décision que les autres personnages de leur rang. Il
regarda Mlle de La Mole pour lire dans ses yeux les projets de sa
famille; elle était pâle, et il lui trouvait tout à fait une physionomie
du Moyen Âge. Jamais il ne lui avait vu l'air si grand, elle était
vraiment belle et imposante. Il en devint presque amoureux. _Pallida
morte futura_, se dit-il (Sa pâleur annonce ses grands desseins).

En vain, après dîner, il affecta de se promener longtemps dans le
jardin, Mlle de La Mole n'y parut pas. Lui parler eût, dans ce moment,
délivré son coeur d'un grand poids.

Pourquoi ne pas l'avouer? il avait peur. Comme il était résolu à agir,
il s'abandonnait à ce sentiment sans vergogne. Pourvu qu'au moment
d'agir, je me trouve le courage qu'il faut, se disait-il, qu'importe ce
que je puis sentir en ce moment? Il alla reconnaître la situation et le
poids de l'échelle.

C'est un instrument, se dit-il en riant, dont il est dans mon destin de
me servir! ici comme à Verrières. Quelle différence! Alors, ajouta-t-il
avec un soupir, je n'étais pas obligé de me méfier de la personne pour
laquelle je m'exposais. Quelle différence aussi dans le danger!

J'eusse été tué dans les jardins de M. de Rênal qu'il n'y avait point de
déshonneur pour moi. Facilement on eût rendu ma mort inexplicable. Ici,
quels récits abominables ne va-t-on pas faire dans les salons de l'hôtel
de Chaulnes, de l'hôtel de Caylus, de l'hôtel de Retz, etc., partout
enfin. Je serai un monstre dans la postérité.

Pendant deux ou trois ans, reprit-il en riant, et se moquant de soi.
Mais cette idée l'anéantissait. Et moi, où pourra-t-on me justifier? En
supposant que Fouqué imprime mon pamphlet posthume, ce ne sera qu'une
infamie de plus. Quoi! Je suis reçu dans une maison, et pour prix de
l'hospitalité que j'y reçois, des bontés dont on m'y accable, j'imprime
un pamphlet sur ce qui s'y passe! j'attaque l'honneur des femmes! Ah,
mille fois plutôt, soyons dupes!

Cette soirée fut affreuse.




CHAPITRE XVI

UNE HEURE DU MATIN

    Ce jardin était fort grand, dessiné depuis peu d'années avec un goût
    parfait. Mais les arbres avaient figuré dans le fameux Pré-aux-Clercs,
    si célèbre du temps de Henry III, ils avaient plus d'un siècle. On y
    trouvait quelque chose de champêtre.

    MASSINGER


Il allait écrire un contre-ordre à Fouqué lorsque onze heures sonnèrent.
Il fit jouer avec bruit la serrure de la porte de sa chambre, comme s'il
se fût enferme chez lui. Il alla observer à pas de loup ce qui se
passait dans toute la maison, surtout dans les mansardes du quatrième,
habitées par les domestiques. Il n'y avait rien d'extraordinaire. Une
des femmes de chambre de Mme de La Mole donnait soirée, les domestiques
prenaient du punch fort gaiement. Ceux qui rient ainsi, pensa Julien, ne
doivent pas faire partie de l'expédition nocturne, ils seraient plus
sérieux.

Enfin il alla se placer dans un coin obscur du jardin. Si leur plan est
de se cacher des domestiques de la maison, ils feront arriver par-dessus
les murs du jardin les gens chargés de me surprendre.

Si M. de Croisenois porte quelque sang-froid dans tout ceci, il doit
trouver moins compromettant pour la jeune personne qu'il veut épouser de
me faire surprendre avant le moment où je serai entré dans sa chambre.

Il fit une reconnaissance militaire et fort exacte. Il s'agit de mon
honneur, pensa-t-il; si je tombe dans quelque bévue, ce ne sera pas une
excuse à mes propres yeux de me dire: Je n'y avais pas songé.

Le temps était d'une sérénité désespérante. Vers les onze heures la lune
s'était levée, à minuit et demi elle éclairait en plein la façade de
l'hôtel donnant sur le Jardin.

Elle est folle, se disait Julien comme une heure sonna, il y avait
encore de la lumière aux fenêtres du comte Norbert. De sa vie Julien
n'avait eu autant de peur il ne voyait que les dangers de l'entreprise,
et n'avait aucun enthousiasme.

Il alla prendre l'immense échelle, attendit cinq minutes, pour laisser
le temps à un contre-ordre, et à une heure cinq minutes posa l'échelle
contre la fenêtre de Mathilde. Il monta doucement le pistolet à la main,
étonné de n'être pas attaqué. Comme il approchait de la fenêtre, elle
s'ouvrit sans bruit:

--Vous voilà, monsieur, lui dit Mathilde avec beaucoup d'émotion; je
suis vos mouvements depuis une heure.

Julien était fort embarrassé, il ne savait comment se conduire, il
n'avait pas d'amour du tout. Dans son embarras, il pensa qu'il fallait
oser, il essaya d'embrasser Mathilde.

--Fi donc? lui dit-elle en le repoussant.

Fort content d'être éconduit, il se hâta de jeter un coup d'oeil autour
de lui: la lune était si brillante que les ombres qu'elle formait dans
la chambre de Mlle de La Mole étaient noires. Il peut fort bien y avoir
là des hommes cachés sans que je les voie, pensa-t-il.

--Qu'avez-vous dans la poche de côté de votre habit? lui dit Mathilde,
enchantée de trouver un sujet de conversation. Elle souffrait
étrangement, tous les sentiments de retenue et de timidité, si naturels
à une fille bien née, avaient repris leur empire, et la mettaient au
supplice.

--J'ai toutes sortes d'armes et de pistolets, répondit Julien, non moins
content d'avoir quelque chose à dire.

--Il faut abaisser l'échelle, dit Mathilde.

--Elle est immense, et peut casser les vitres du salon en bas, ou de
l'entresol.

--Il ne faut pas casser les vitres, reprit Mathilde essayant en vain de
prendre le ton de la conversation ordinaire, vous pourriez, ce me
semble, abaisser l'échelle au moyen d'une corde qu'on attacherait au
premier échelon. J'ai toujours une provision de cordes chez moi.

Et c'est là une femme amoureuse! pensa Julien, elle ose dire qu'elle
aime! tant de sang-froid, tant de sagesse dans les précautions
m'indiquent assez que je ne triomphe pas de M. de Croisenois comme je le
croyais sottement, mais que tout simplement je lui succède. Au fait que
m'importe! est-ce que je l'aime? je triomphe du marquis en ce sens,
qu'il sera très fâché d'avoir un successeur, et plus fâché encore que ce
successeur soit moi. Avec quelle hauteur il me regardait hier soir au
café Tortoni, en affectant de ne pas me reconnaître; avec quel air
méchant il me salua ensuite, quand il ne put plus s'en dispenser!

Julien avait attaché la corde au dernier échelon de l'échelle, il la
descendait doucement, et en se penchant beaucoup en dehors du balcon
pour faire en sorte qu'elle ne touchât pas les vitres. Beau moment pour
me tuer pensa-t-il, si quelqu'un est caché dans la chambre de Mathilde;
mais un silence profond continuait à régner partout.

L'échelle toucha la terre, Julien parvint à la coucher dans la
plate-bande de fleurs exotiques le long du mur.

--Que va dire ma mère, dit Mathilde, quand elle verra ses belles plantes
tout écrasées!... Il faut jeter la corde, ajouta-t-elle d'un grand
sang-froid. Si on l'apercevait remontant au balcon, ce serait une
circonstance difficile à expliquer.

--Et comment moi m'en aller? dit Julien d'un ton plaisant, et en
affectant le langage créole. (Une des femmes de chambre de la maison
était née à Saint-Domingue.)

--Vous, vous en aller par la porte, dit Mathilde ravie de cette idée.

Ah! que cet homme est digne de tout mon amour! pensa-t-elle.

Julien venait de laisser tomber la corde dans le jardin; Mathilde lui
serra le bras. Il crut être saisi par un ennemi, et se retourna vivement
en tirant un poignard. Elle avait cru entendre ouvrir une fenêtre. Ils
restèrent immobiles et sans respirer. La lune les éclairait en plein. Le
bruit ne se renouvelant pas, il n'y eut plus d'inquiétude.

Alors l'embarras recommença, il était grand des deux parts. Julien
s'assura que la porte était fermée avec tous ses verrous; il pensait
bien à regarder sous le lit, mais n'osait pas; on avait pu y placer un
ou deux laquais. Enfin il craignit un reproche futur de sa prudence et
regarda.

Mathilde était tombée dans toutes les angoisses de la timidité la plus
extrême. Elle avait horreur de sa position.

--Qu'avez-vous fait de mes lettres? dit-elle enfin.

Quelle bonne occasion de déconcerter ces messieurs s'ils sont aux
écoutes, et d'éviter la bataille! pensa Julien.

--La première est cachée dans une grosse bible protestante que la
diligence d'hier soir emporte bien loin d'ici.

Il parlait fort distinctement en entrant dans ces détails, et de façon à
être entendu des personnes qui pouvaient être cachées dans deux grandes
armoires d'acajou qu'il n'avait pas osé visiter.

--Les deux autres sont à la poste, et suivent la même route que la
première.

--Eh, grand Dieu! pourquoi toutes ces précautions? dit Mathilde étonnée.

A propos de quoi est-ce que je mentirais? pensa Julien, et il lui avoua
tous ses soupçons.

--Voilà donc la cause de la froideur de tes lettres! s'écria Mathilde
avec l'accent de la folie plus que de la tendresse.

Julien ne remarqua pas cette nuance. Ce tutoiement lui fit perdre la
tête, ou du moins ses soupçons s'évanouirent, il se trouva élevé à ses
propres yeux, il osa serrer dans ses bras cette fille si belle, et qui
lui inspirait tant de respect. Il ne fut repoussé qu'à demi.

Il eut recours à sa mémoire, comme jadis à Besançon auprès d'Amanda
Binet, et récita plusieurs des plus belles phrases de la _Nouvelle
Héloïse_.

--Tu as un coeur d'homme, lui répondit-on sans trop écouter ses phrases;
j'ai voulu éprouver ta bravoure, je l'avoue. Tes premiers soupçons et ta
résolution te montrent plus intrépide encore que je ne croyais.

Mathilde faisait effort pour le tutoyer, elle était évidemment plus
attentive à cette étrange façon de parler qu'au fond des choses qu'elle
disait. Ce tutoiement dépouillé du ton de la tendresse, au bout d'un
moment ne fit aucun plaisir à Julien; il s'étonnait de l'absence du
bonheur; enfin, pour le sentir, il eut recours à sa raison. Il se voyait
estimé par cette jeune fille si fière, et qui n'accordait jamais de
louanges sans restriction; avec ce raisonnement il parvint à un bonheur
d'amour-propre.

Ce n'était pas, il est vrai, cette volupté de l'âme qu'il avait trouvée
quelquefois auprès de Mme de Rênal. Quelle différence, grand Dieu! Il
n'y avait rien de tendre dans ses sentiments de ce premier moment.
C'était le plus vif bonheur d'ambition, et Julien était surtout
ambitieux. Il parla de nouveau des gens par lui soupçonnés, et des
précautions qu'il avait inventées. En parlant, il songeait aux moyens de
profiter de sa victoire.

Mathilde encore fort embarrassée, et qui avait l'air atterrée de sa
démarche, parut enchantée de trouver un sujet de conversation. On parla
des moyens de se revoir. Julien jouit délicieusement de l'esprit et de
la bravoure dont il fit preuve de nouveau pendant cette discussion. On
avait affaire à des gens très clairvoyants, le petit Tanbeau était
certainement un espion, mais Mathilde et lui n'étaient pas non plus sans
adresse.

Quoi de plus facile que de se rencontrer dans la bibliothèque, pour
convenir de tout?

--Je puis paraître, sans exciter de soupçons, dans toutes les parties de
l'hôtel, ajoutait Julien, et presque jusque dans la chambre de Mme de La
Mole. Il fallait absolument la traverser pour arriver à celle de sa
fille. Si Mathilde trouvait mieux qu'il arrivât toujours par une échelle
c'était avec un coeur ivre de joie qu'il s'exposerait à ce faible
danger.

En l'écoutant parler, Mathilde était choquée de cet air de triomphe. Il
est donc mon maître! se dit-elle. Déjà elle était en proie au remords.
Sa raison avait horreur de l'insigne folie qu'elle venait de commettre.
Si elle l'eût pu, elle eût anéanti elle et Julien. Quand, par instants
la force de sa volonté faisait taire les remords, des sentiments de
timidité et de pudeur souffrante la rendaient fort malheureuse. Elle
n'avait nullement prévu l'état affreux où elle se trouvait.

Il faut cependant que je lui parle, se dit-elle à la fin cela est dans
les convenances, on parle à son amant. Et alors, pour accomplir un
devoir et avec une tendresse qui était bien plus dans les paroles dont
elle se servait que dans le son de sa voix, elle raconta les diverses
résolutions qu'elle avait prises à son égard pendant ces derniers jours.

Elle avait décidé que, s'il osait arriver chez elle avec le secours de
l'échelle du jardinier, ainsi qu'il lui était prescrit, elle serait
toute à lui. Mais jamais l'on ne dit d'un ton plus froid et plus poli
des choses aussi tendres. Jusque-là ce rendez-vous était glacé. C'était
à faire prendre l'amour en haine. Quelle leçon de morale pour une jeune
imprudente! Vaut-il la peine de perdre son avenir pour un tel moment?

Après de longues incertitudes, qui eussent pu paraître à un observateur
superficiel l'effet de la haine la plus décidée, tant les sentiments
qu'une femme se doit à elle-même avaient de peine à céder à une volonté
aussi ferme, Mathilde finit par être pour lui une maîtresse aimable.

A la vérité, ces transports étaient un peu voulus. L'amour passionné
était bien plutôt un modèle qu'on imitait qu'une réalité.

Mlle de La Mole croyait remplir un devoir envers elle-même et envers son
amant. Le pauvre garçon, se disait-elle, a été d'une bravoure achevée,
il doit être heureux, ou bien c'est moi qui manque de caractère. Mais
elle eût voulu racheter au prix d'une éternité de malheur la nécessité
cruelle où elle se trouvait.

Malgré la violence affreuse qu'elle s'imposait, elle fut parfaitement
maîtresse de ses paroles.

Aucun regret, aucun reproche ne vinrent gâter cette nuit qui sembla
singulière plutôt qu'heureuse à Julien. Quelle différence, grand Dieu!
avec son dernier séjour de vingt-quatre heures à Verrières! Ces belles
façons de Paris ont trouvé le secret de tout gâter, même l'amour, se
disait-il dans son injustice extrême.

Il se livrait à ces réflexions debout dans une des grandes armoires
d'acajou où on l'avait fait entrer aux premiers bruits entendus dans
l'appartement voisin, qui était celui de Mme de La Mole. Mathilde suivit
sa mère à la messe, les femmes quittèrent l'appartement, et Julien
s'échappa avant qu'elles ne revinssent terminer leurs travaux.

Il monta à cheval et alla au pas rechercher les endroits les plus
solitaires du bois de Meudon. Il était bien plus étonné qu'heureux. Le
bonheur qui, de temps à autre, venait occuper son âme, était comme celui
d'un jeune sous-lieutenant qui, à la suite de quelque action étonnante,
aurait été nommé colonel d'emblée par le général en chef; il se sentait
porté à une immense hauteur. Tout ce qui était au-dessus de lui la
veille, était à ses côtés maintenant ou bien au-dessous. Peu à peu le
bonheur de Julien augmenta à mesure qu'il s'éloignait.

S'il n'y avait rien de tendre dans son âme, c'est que, quelque étrange
que ce mot puisse paraître, Mathilde, dans toute sa conduite avec lui,
avait accompli un devoir. Il n'y eut rien d'imprévu pour elle dans tous
les événements de cette nuit que le malheur et la honte qu'elle avait
trouvés au lieu de ces transports divins dont parlent les romans.

Me serais-je trompée, n'aurais-je pas d'amour pour lui? se dit-elle.




CHAPITRE XVII

UNE VIEILLE ÉPÉE

    I now mean to be serious;--it is time,
    Since laughter now-a-days is deem'd too serious
    A jest at vice by virtue's called a crime.

    _Don Juan_, C. XIII.


Elle ne parut point au dîner. Le soir elle vint un instant au salon,
mais ne regarda pas Julien. Cette conduite lui parut étrange; mais,
pensa-t-il, je dois me l'avouer, je ne connais les usages de la bonne
compagnie que par les actions de la vie de tous les jours que j'ai vu
faire cent fois, elle me donnera quelque bonne raison pour tout ceci.
Toutefois, agité par la plus extrême curiosité, il étudiait l'expression
des traits de Mathilde, il ne put pas se dissimuler qu'elle avait l'air
sec et méchant. Évidemment ce n'était pas la même femme qui, la nuit
précédente, avait ou feignait des transports de bonheur trop excessifs
pour être vrais.

Le lendemain, le surlendemain même froideur de sa part; elle ne le
regardait point, elle ne s'apercevait pas de son existence. Julien,
dévoré par la plus vive inquiétude, était à mille lieues des sentiments
de triomphe qui l'avaient seuls animé le premier jour. Serait-ce, par
hasard, se dit-il, un retour à la vertu? Mais ce mot était bien
bourgeois pour l'altière Mathilde.

Dans les positions ordinaires de la vie elle ne croit guère à la
religion, pensait Julien, elle l'aime comme utile aux intérêts de sa
caste.

Mais par simple délicatesse féminine ne peut-elle pas se reprocher
vivement la faute irréparable qu'elle a commise? Julien croyait être son
premier amant.

Mais, se disait-il dans d'autres instants, il faut avouer qu'il n'y a
rien de naïf, de simple, de tendre dans toute sa manière d'être; jamais
je ne l'ai vue plus semblable à une reine qui vient de descendre de son
trône. Me mépriserait-elle? Il serait digne d'elle de se reprocher ce
qu'elle a fait pour moi, à cause seulement de la bassesse de ma
naissance.

Pendant que Julien, rempli de ses préjugés puisés dans les livres et
dans les souvenirs de Verrières, poursuivait la chimère d'une maîtresse
tendre et qui ne songe plus à sa propre existence du moment qu'elle a
fait le bonheur de son amant, la vanité de Mathilde était furieuse
contre lui.

Comme elle ne s'ennuyait plus depuis deux mois, elle ne craignait plus
l'ennui; ainsi, sans pouvoir s'en douter le moins du monde, Julien avait
perdu son plus grand avantage.

Je me suis donc donné un maître! se disait Mlle de La Mole en se
promenant agitée dans sa chambre. Il est rempli d'honneur, à la bonne
heure; mais si je pousse à bout sa vanité, il se vengera en faisant
connaître la nature de nos relations. Tel est le malheur de notre
siècle, les plus étranges égarements même ne guérissent pas de l'ennui.
Julien était le premier amour de Mathilde, et, dans cette circonstance
de la vie qui donne quelques illusions tendres même aux âmes les plus
sèches, elle était en proie aux réflexions les plus amères.

Il a sur moi un empire immense, puisqu'il règne par la terreur et peut
me punir d'une peine atroce, si je le pousse à bout. Cette seule idée
suffisait pour porter Mathilde à l'outrage, car le courage était la
première qualité de son caractère. Rien ne pouvait lui donner quelque
agitation et la guérir d'un fond d'ennui sans cesse renaissant que
l'idée qu'elle jouait à croix ou pile son existence entière.

Le troisième jour, comme Mlle de La Mole s'obstinait à ne pas le
regarder, Julien la suivit après dîner, et évidemment malgré elle dans
la salle de billard.

--Eh bien, monsieur, vous croyez donc avoir acquis des droits bien
puissants sur moi, lui dit-elle avec une colère à peine retenue, puisque
en opposition à ma volonté bien clairement déclarée, vous prétendez me
parler?... Savez-vous que personne au monde n'a jamais tant osé?

Rien ne fut plaisant comme le dialogue de ces deux jeunes amants, sans
s'en douter ils étaient animés l'un contre l'autre des sentiments de la
haine la plus vive. Comme aucun des deux n'avait le caractère endurant
que d'ailleurs ils avaient des habitudes de bonne compagnie, ils en
furent bientôt à se déclarer nettement qu'ils se brouillaient à jamais.

--Je vous jure un éternel secret, dit Julien, j'ajouterais même que
jamais je ne vous adresserai la parole, si votre réputation ne pouvait
souffrir de ce changement trop marqué.

Il salua avec un parfait respect et partit.

Il accomplissait sans trop de peine ce qu'il croyait un devoir, il était
bien loin de se croire fort amoureux de Mlle de La Mole. Sans doute il
ne l'aimait pas trois jours auparavant, quand on l'avait caché dans la
grande armoire d'acajou. Mais tout changea rapidement dans son âme, du
moment qu'il se vit à jamais brouillé avec elle.

Sa mémoire cruelle se mit à lui retracer les moindres circonstances de
cette nuit qui, dans la réalité, l'avait laissé si froid.

Dès la seconde nuit qui suivit la déclaration de brouille éternelle,
Julien faillit devenir fou en étant obligé de s'avouer qu'il avait de
l'amour pour Mlle de La Mole.

Des combats affreux suivirent cette découverte: tous ses sentiments
étaient bouleversés.

Huit jours après, au lieu d'être fier avec M. de Croisenois, il l'aurait
presque embrassé en fondant en larmes.

L'habitude du malheur lui donna une lueur de bon sens, il se décida à
partir pour le Languedoc, fit sa malle et alla à la poste.

Il se sentit défaillir quand, arrivé au bureau des malles-poste, on lui
apprit que, par un hasard singulier, il y avait une place dès le
lendemain dans la malle de Toulouse. Il l'arrêta et revint à l'hôtel de
La Mole, annoncer son départ au marquis.

M. de La Mole était sorti. Plus mort que vif, Julien alla l'attendre
dans la bibliothèque. Que devint-il en y trouvant Mlle de La Mole?

En le voyant paraître, elle prit un air de méchanceté auquel il lui fut
impossible de se méprendre.

Emporté par son malheur, égaré par la surprise, Julien eut la faiblesse
de lui dire, du ton le plus tendre et qui venait de l'âme:

--Ainsi, vous ne m'aimez plus?

--J'ai horreur de m'être livrée au premier venu, dit Mathilde, en
pleurant de rage contre elle-même.

--_Au premier venu_! s'écria Julien, et il s'élança sur une vieille épée
du Moyen Âge, qui était conservée dans la bibliothèque comme une
curiosité.

Sa douleur, qu'il croyait extrême au moment où il avait adressé la
parole à Mlle de La Mole, venait d'être centuplée par les larmes de
honte qu'il lui voyait répandre. Il eût été le plus heureux des hommes
de pouvoir la tuer.

Au moment où il venait de tirer l'épée, avec quelque peine, de son
fourreau antique, Mathilde, heureuse d'une sensation si nouvelle,
s'avança fièrement vers lui; ses larmes s'étaient taries.

L'idée du marquis de La Mole, son bienfaiteur, se présenta vivement à
Julien. Je tuerais sa fille! se dit-il, quelle horreur! Il fit un
mouvement pour jeter l'épée. Certainement, pensa-t-il, elle va éclater
de rire à la vue de ce mouvement de mélodrame: il dut à cette idée le
retour de tout son sang-froid. Il regarda la lame de la vieille épée
curieusement et comme s'il y eût cherché quelque tache de rouille, puis
il la remit dans le fourreau, et avec la plus grande tranquillité la
replaça au clou de bronze doré qui la soutenait.

Tout ce mouvement, fort lent sur la fin, dura bien une minute, Mlle de
La Mole le regardait étonnée: J'ai donc été sur le point d'être tuée par
mon amant! se disait-elle.

Cette idée la transportait dans les plus belles années du siècle de
Charles IX et de Henri III.

Elle était immobile, debout devant Julien qui venait de replacer l'épée,
elle le regardait avec des yeux d'où la haine s'était envolée. Il faut
convenir qu'elle était bien séduisante en ce moment, certainement jamais
femme n'avait moins ressemblé à une poupée parisienne (Ce mot était la
grande objection de Julien contre les femmes de ce pays).

Je vais retomber dans quelque faiblesse pour lui pensa Mathilde; c'est
bien pour le coup qu'il se croirait mon seigneur et maître, après une
rechute, et au moment précis où je viens de lui parler si ferme. Elle
s'enfuit.

Mon Dieu! qu'elle est belle! dit Julien en la voyant courir: voilà cet
être qui se précipitait dans mes bras avec tant de fureur il n'y a pas
quinze jours... et ces instants ne reviendront jamais! et c'est par ma
faute! et au moment d'une action si extraordinaire, si intéressante pour
moi, je n'y étais pas sensible!... Il faut avouer que je suis né avec un
caractère bien plat et bien malheureux.

Le marquis parut; Julien se hâta de lui annoncer son départ.

--Pour où? dit M. de La Mole.

--Pour le Languedoc.

--Non pas, s'il vous plaît, vous êtes réservé à de plus hautes
destinées, si vous partez ce sera pour le Nord... même, en termes
militaires, je vous consigne à l'hôtel. Vous m'obligerez de n'être
jamais plus de deux ou trois heures absent, je puis avoir besoin de vous
d'un moment à l'autre.

Julien salua et se retira sans mot dire, laissant le marquis fort
étonné, il était hors d'état de parler, il s'enferma dans sa chambre.
Là, il put s'exagérer en liberté toute l'atrocité de son sort.

Ainsi, pensait-il, je ne puis pas même m'éloigner! Dieu sait combien de
jours le marquis va me retenir à Paris; grand Dieu! que vais-je devenir?
et pas un ami que je puisse consulter: l'abbé Pirard ne me laisserait
pas finir la première phrase, le comte Altamira me proposerait, pour me
distraire, de m'affilier à quelque conspiration.

Et cependant je suis fou, je le sens; je suis fou!

Qui pourra me guider, que vais-je devenir?




CHAPITRE XVIII

MOMENTS CRUELS

    Et elle me l'avoue! Elle détaille jusqu'aux moindres circonstances! Son
    oeil si beau fixé sur le mien peint l'amour qu'elle sent pour un autre!

    SCHILLER


Mademoiselle de la Mole ravie ne songeait qu'au bonheur d'avoir été sur
le point d'être tuée. Elle allait jusqu'à se dire: il est digne d'être
mon maître, puisqu'il a été sur le point de me tuer. Combien faudrait-il
fondre ensemble de beaux jeunes gens de la société pour arriver à un tel
mouvement de passion?

Il faut avouer qu'il était bien joli au moment où il est monté sur la
chaise, pour replacer l'épée précisément dans la position pittoresque
que le tapissier décorateur lui a donnée! Après tout, je n'ai pas été si
folle de l'aimer!

Dans cet instant, s'il se fût présenté quelque moyen honnête de renouer,
elle l'eût saisi avec plaisir. Julien enfermé à double tour dans sa
chambre, était en proie au plus violent désespoir. Dans ses idées
folles, il pensait à se jeter à ses pieds. Si au lieu de se tenir dans
un lieu écarté, il eût erré au jardin et dans l'hôtel de manière à se
tenir à portée des occasions, il eût peut-être, en un seul instant,
changé en bonheur le plus vif son affreux malheur.

Mais l'adresse dont nous lui reprochons l'absence aurait exclu le
mouvement sublime de saisir l'épée qui, dans ce moment, le rendait si
joli aux yeux de Mlle de La Mole. Ce caprice, favorable à Julien dura
toute la journée; Mathilde se faisait une image charmante des courts
instants pendant lesquels elle l'avait aimé, elle les regrettait.

Au fait, se disait-elle, ma passion pour ce pauvre garçon n'a duré à ses
yeux que depuis une heure après minuit, quand je l'ai vu arriver par son
échelle avec tous ses pistolets dans la poche de côté de son habit,
jusqu'à neuf heures du matin. C'est un quart d'heure après, en entendant
la messe à Sainte-Valère, que j'ai commencé à penser qu'il allait se
croire mon maître, et qu'il pourrait bien essayer de me faire obéir au
nom de la terreur.

Après dîner, Mlle de La Mole, loin de fuir Julien, lui parla et
l'engagea en quelque sorte à la suivre au jardin; il obéit. Cette
épreuve lui manquait. Mathilde cédait, sans trop s'en douter, à l'amour
qu'elle reprenait pour lui. Elle trouvait un plaisir extrême à se
promener à ses côtés; c'était avec curiosité qu'elle regardait ces mains
qui, le matin, avaient saisi l'épée pour la tuer.

Cependant, après tout ce qui s'était passé, il ne pouvait plus être
question de leur ancienne conversation.

Peu à peu, Mathilde se mit à lui parler avec confidence intime de l'état
de son coeur. Elle trouvait une singulière volupté dans ce genre de
conversation, elle en vint à lui raconter longuement les mouvements
d'enthousiasme passager qu'elle avait éprouvés jadis pour M. de
Croisenois, ensuite pour M. de Caylus...

--Quoi! pour M. de Caylus aussi! s'écria Julien; et toute l'amère
jalousie d'un amant délaissé éclatait dans ce mot. Mathilde en jugea
ainsi, et n'en fut point offensée.

Elle continua à torturer Julien, en lui détaillant ses sentiments
d'autrefois de la façon la plus pittoresque, et avec l'accent de la plus
intime vérité. Il voyait qu'elle peignait ce qu'elle avait sous les
yeux. Il avait la douleur de remarquer qu'en parlant, elle faisait des
découvertes dans son propre coeur.

Le malheur de la jalousie ne peut aller plus loin.

Soupçonner qu'un rival est aimé est déjà bien cruel mais se voir avouer
en détail l'amour qu'il inspire par là femme qu'on adore est peut-être
le comble des douleurs.

O combien étaient punis, en cet instant, les mouvements d'orgueil qui
avaient porté Julien à se préférer aux Caylus, aux Croisenois! Avec quel
malheur intime et senti, il s'exagérait leurs plus petits avantages!
Avec quelle bonne foi ardente il se méprisait lui-même!

Mathilde lui semblait un être au-dessus du divin; toute parole est
faible pour exprimer l'excès de son admiration. En se promenant à côté
d'elle, il regardait à la dérobée ses mains, ses bras, sa taille de
reine. Il était sur le point de tomber à ses pieds, anéanti d'amour et
de malheur, et en criant: Pitié!

Et cette personne si belle, si supérieure à tout, qui une fois m'a aimé,
c'est M. de Caylus qu'elle aimera sans doute bientôt.

Julien ne pouvait douter de la sincérité de Mlle de La Mole l'accent de
la vérité était trop évident dans tout ce qu'elle disait. Pour que rien
absolument ne manquât à son malheur, il y eut des moments où, à force de
s'occuper des sentiments qu'elle avait éprouvés une fois pour M. de
Caylus, Mathilde en vint à parler de lui comme si elle l'aimait
actuellement. Certainement il y avait de l'amour dans son accent, Julien
le voyait nettement.

L'intérieur de sa poitrine eût été inondé de plomb fondu qu'il eût moins
souffert. Comment, arrivé à cet excès de malheur, le pauvre garçon
eût-il pu deviner que c'était parce qu'elle parlait à lui, que Mlle de
La Mole trouvait tant de plaisir à repenser aux velléités d'amour
qu'elle avait éprouvées jadis pour M. de Caylus ou M. de Croisenois?

Rien ne saurait exprimer les tortures de Julien. Il écoutait les
confidences détaillées de l'amour éprouvé pour d'autres, dans cette même
allée de tilleuls où, si peu de jours auparavant, il attendait qu'une
heure sonnât pour pénétrer dans sa chambre. Un être humain ne peut
soutenir le malheur à un plus haut degré.

Ce genre d'intimité cruelle dura huit grands jours. Mathilde tantôt
semblait rechercher, tantôt ne fuyait pas les occasions de lui parler;
et le sujet de conversation, auquel ils semblaient tous deux revenir
avec une sorte de volupté cruelle, c'était le récit des sentiments
qu'elle avait éprouvés pour d'autres: elle lui racontait les lettres
qu'elle avait écrites, elle lui en rappelait jusqu'aux paroles, elle lui
récitait des phrases entières. Les derniers jours, elle semblait
contempler Julien avec une sorte de joie maligne. Ses douleurs étaient
une vive jouissance pour elle; elle y voyait la faiblesse de son tyran,
elle pouvait donc se permettre de l'aimer.

On voit que Julien n'avait aucune expérience de la vie, il n'avait pas
même lu de romans; s'il eût été un peu moins gauche et qu'il eût dit
avec quelque sang-froid à cette jeune fille, par lui si adorée et qui
lui faisait des confidences si étranges:

--Convenez que quoique je ne vaille pas tous ces messieurs, c'est
pourtant moi que vous aimez...

Peut-être eût-elle été heureuse d'être devinée; du moins le succès
eût-il dépendu entièrement de la grâce avec laquelle Julien eût exprimé
cette idée, et du moment qu'il eût choisi. Dans tous les cas, il sortait
bien, et avec avantage pour lui, d'une situation qui allait devenir
monotone aux yeux de Mathilde.

--Et vous ne m'aimez plus, moi qui vous adore! lui dit un jour, après
une longue promenade, Julien éperdu d'amour et de malheur.

Cette sottise était à peu près la plus grande qu'il pût commettre.

Ce mot détruisit en un clin d'oeil tout le plaisir que Mlle de La Mole
trouvait à lui parler de l'état de son coeur. Elle commençait à
s'étonner qu'après ce qui s'était passé il ne s'offensât pas de ses
récits; elle allait jusqu'à s'imaginer, au moment où il lui tint ce sot
propos, que peut-être il ne l'aimait plus. La fierté a sans doute éteint
son amour, se disait-elle. Il n'est pas homme à se voir impunément
préférer des êtres comme Caylus, de Luz Croisenois, qu'il avoue lui être
tellement supérieurs. Non je ne le verrai plus à mes pieds!

Les jours précédents, dans la naïveté de son malheur Julien lui faisait
un éloge passionné des brillantes qualités de ces messieurs; il allait
jusqu'à les exagérer. Cette nuance n'avait point échappé à Mlle de La
Mole, elle en était étonnée. L'âme frénétique de Julien, en louant un
rival qu'il croyait aimé, sympathisait avec son bonheur.

Son mot si franc, mais si stupide, vint tout changer en un instant;
Mathilde, sûre d'être aimée, le méprisa parfaitement.

Elle se promenait avec lui au moment de ce propos maladroit; elle le
quitta, et son dernier regard exprimait le plus affreux mépris. Rentrée
au salon, de toute la soirée elle ne le regarda plus. Le lendemain ce
mépris occupait tout son coeur; il n'était plus question du mouvement
qui, pendant huit jours, lui avait fait trouver tant de plaisir à
traiter Julien comme l'ami le plus intime, sa vue lui était désagréable.
La sensation de Mathilde alla bientôt jusqu'au dégoût; rien ne saurait
exprimer l'excès du mépris qu'elle éprouvait en le rencontrant sous ses
yeux.

Julien n'avait rien compris à tout ce qui s'était passé dans le coeur de
Mathilde, mais sa vanité clairvoyante discerna le mépris. Il eut le bon
sens de ne paraître devant elle que le plus rarement possible, et jamais
ne la regarda.

Mais ce ne fut pas sans une peine mortelle qu'il se priva en quelque
sorte de sa présence. Il crut sentir que son malheur s'en augmentait
encore. Le courage d'un coeur d'homme ne peut aller plus loin, se
disait-il. Il passait sa vie à une petite fenêtre dans les combles de
l'hôtel; la persienne en était fermée avec soin, et de là du moins il
pouvait apercevoir Mlle de La Mole dans les instants où elle paraissait
au jardin.

Que devenait-il quand, après dîner, il la voyait se promener avec M. de
Caylus, M. de Luz ou tel autre pour qui elle lui avait avoué quelque
velléité d'amour autrefois éprouvée?

Julien n'avait pas l'idée d'une telle intensité de malheur; il était sur
le point de jeter des cris, cette âme si fermé était enfin bouleversée
de fond en comble.

Toute pensée étrangère à Mlle de La Mole lui était devenue odieuse; il
était incapable d'écrire les lettres les plus simples.

--Vous êtes fou, lui dit un matin le marquis.

Julien, tremblant d'être deviné, parla de maladie et parvint à se faire
croire. Heureusement pour lui, M. de La Mole le plaisanta à dîner sur
son prochain voyage: Mathilde comprit qu'il pouvait être fort long. Il y
avait déjà plusieurs jours que Julien la fuyait, et les jeunes gens si
brillants qui avaient tout ce qui manquait à cet être si pâle et si
sombre autrefois aimé d'elle, n'avaient plus le pouvoir de la tirer de
sa rêverie.

Une fille ordinaire, se disait-elle, eût cherché l'homme qu'elle préfère
parmi ces jeunes gens qui attirent tous les regards dans un salon; mais
un des caractères du génie est de ne pas traîner sa pensée dans
l'ornière tracée par le vulgaire.

Compagne d'un homme tel que Julien, auquel il ne manque que de la
fortune que j'ai, j'exciterai continuellement l'attention, je ne
passerai point inaperçue dans la vie. Bien loin de redouter sans cesse
une révolution comme mes cousines, qui, de peur du peuple, n'osent pas
gronder un postillon qui les mène mal, je serai sûre de jouer un rôle et
un grand rôle, car l'homme que j'ai choisi a du caractère et une
ambition sans bornes. Que lui manque-t-il? des amis, de l'argent? je lui
donne tout cela. Mais sa pensée traitait un peu Julien en être inférieur
dont on fait la fortune quand et comment on veut et de l'amour duquel on
ne se permet pas même de douter.




CHAPITRE XIX

L'OPÉRA BOUFFE

    O how this spring of love resembleth
    The uncertain glory of an April day;
    Which now shows all the beauty of the sun
    And by and by a cloud takes all away!

    SHAKESPEARE.


Occupée de l'avenir et du rôle singulier qu'elle espérait, Mathilde en
vint bientôt jusqu'à regretter les discussions sèches et métaphysiques
quelle avait jadis avec Julien. Fatiguée de si hautes pensées,
quelquefois aussi elle regrettait les moments de bonheur qu'elle avait
trouvés auprès de lui, ces derniers souvenirs ne paraissaient point sans
remords, elle en était accablée dans de certains moments.

Mais si l'on a une faiblesse, se disait-elle, il est digne d'une fille
telle que moi de n'oublier ses devoirs que pour un homme de mérite; on
ne dira point que ce sont ses jolies moustaches ni sa grâce à monter à
cheval qui m'ont séduite, mais ses profondes discussions sur l'avenir
qui attend la France, ses idées sur la ressemblance que les événements
qui vont fondre sur nous peuvent avoir avec la révolution de 1688 en
Angleterre. J'ai été séduite, répondait-elle à ses remords, je suis une
faible femme, mais du moins je n'ai pas été égarée comme une poupée par
les avantages extérieurs.

S'il y a une révolution, pourquoi Julien Sorel ne jouerait-il pas le
rôle de Roland, et moi celui de Mme Roland? j'aime mieux ce rôle que
celui de Mme de Staël: l'immoralité de la conduite sera un obstacle dans
notre siècle. Certainement on ne me reprochera pas une seconde faiblesse
j'en mourrais de honte.

Les rêveries de Mathilde n'étaient pas toutes aussi graves, il faut
l'avouer, que les pensées que nous venons de transcrire.

Elle regardait Julien à la dérobée, elle trouvait une grâce charmante à
ses moindres actions.

Sans doute, se disait-elle, je suis parvenue à détruire chez lui jusqu'à
la plus petite idée qu'il a des droits.

L'air de malheur et de passion profonde avec lequel le pauvre garçon m'a
dit ce mot d'amour naïf, au jardin, il y a huit jours, le prouve de
reste, il faut convenir que j'ai été bien extraordinaire de me fâcher
d'un mot où brillaient tant de respect, tant de passion. Ne suis-je pas
sa femme? Son mot était naturel, et, il faut l'avouer, il était bien
aimable. Julien m'aimait encore après des conversations éternelles, dans
lesquelles je ne lui avais parlé et avec bien de la cruauté j'en
conviens, que des velléités d'amour que l'ennui de la vie que je mène
m'avait inspirées pour ces jeunes gens de la société desquels il est si
jaloux. Ah! s'il savait combien ils sont peu dangereux pour lui! combien
auprès de lui ils me semblent étiolés et pâles copies les uns des
autres.

En faisant ces réflexions, Mathilde, pour se donner une contenance aux
yeux de sa mère qui la regardait, traçait au hasard des traits de crayon
sur une feuille de son album. Un des profils qu'elle venait d'achever
l'étonna, la ravit: il ressemblait à Julien d'une façon frappante. C'est
la voix du ciel! voilà un des miracles de l'amour, s'écria-t-elle avec
transport: sans m'en douter, je fais son portrait.

Elle s'enfuit dans sa chambre, s'y enferma, prit des couleurs,
s'appliqua beaucoup, chercha sérieusement à faire le portrait de Julien,
mais elle ne put réussir; le profil tracé au hasard se trouva toujours le
plus ressemblant; Mathilde en fut enchantée, elle y vit une preuve
évidente de grande passion.

Elle ne quitta son album que fort tard, quand la marquise la fit appeler
pour aller à l'Opéra italien. Elle n'eut qu'une idée, chercher Julien
des yeux pour le faire engager par sa mère a les accompagner.

Il ne parut point, ces dames n'eurent que des êtres vulgaires dans leur
loge. Pendant tout le premier acte de l'opéra, Mathilde rêva à l'homme
qu'elle aimait avec les transports de la passion la plus vive; mais au
second acte, une maxime d'amour chantée, il faut l'avouer, sur une
mélodie digne de Cimarosa, pénétra son coeur. L'héroïne de l'opéra
disait: Il faut me punir de l'excès d'adoration que je sens pour lui,
c'est trop l'aimer!

Du moment qu'elle eut entendu cette cantilène sublime, tout ce qui
existait au monde disparut pour Mathilde. On lui parlait, elle ne
répondait pas; sa mère la grondait, à peine pouvait-elle prendre sur
elle de la regarder. Son extase arriva à un état d'exaltation et de
passion comparable aux mouvements les plus violents que, depuis quelques
jours, Julien avait éprouvés pour elle. La cantilène, pleine d'une grâce
divine, sur laquelle était chantée la maxime qui lui semblait faire une
application si frappante à sa position, occupait tous les instants où
elle ne songeait pas directement à Julien. Grâce à son amour pour la
musique, elle fut ce soir-là comme Mme de Rênal était toujours en
pensant à Julien. L'amour de tête a plus d'esprit sans doute que l'amour
vrai, mais il n'a que des instants d'enthousiasme; il se connaît trop,
il se juge sans cesse; loin d'égarer la pensée il n'est bâti qu'à force
de pensées.

De retour à la maison, quoi que pût dire Mme de La Mole, Mathilde
prétendit avoir la fièvre et passa une partie de la nuit à répéter cette
cantilène sur son piano. Elle chantait les paroles de l'air célèbre qui
l'avait charmée:

    _Devo punirmi devo punirmi,_
    _Se troppo amai_

etc.

Le résultat de cette nuit de folie fut qu'elle crut être parvenue à
triompher de son amour. (Cette page nuira de plus d'une façon au
malheureux auteur. Les âmes glacées l'accuseront d'indécence. Il ne fait
point l'injure aux jeunes personnes qui brillent dans les salons de
Paris, de supposer qu'une seule d'entre elles soit susceptible des
mouvements de folie qui dégradent le caractère de Mathilde. Ce
personnage est tout à fait d'imagination, et même imaginé bien en dehors
des habitudes sociales qui, parmi tous les siècles, assureront un rang
si distingué à la civilisation du XIXe siècle.

Ce n'est point la prudence qui manque aux jeunes filles qui ont fait
l'ornement des bals de cet hiver.

Je ne pense pas non plus que l'on puisse les accuser de trop mépriser
une brillante fortune, des chevaux, de belles terres et tout ce qui
assure une position agréable dans le monde. Loin de ne voir que de
l'ennui dans tous ces avantages, ils sont en général l'objet des désirs
les plus constants, et, s'il y a passion dans les cours, elle est pour
eux.

Ce n'est point l'amour non plus qui se charge de la fortune des jeunes
gens doués de quelque talent comme Julien, ils s'attachent d'une
étreinte invincible à une coterie, et quand la coterie fait fortune,
toutes les bonnes choses de la société pleuvent sur eux. Malheur à
l'homme d'étude qui n'est d'aucune coterie, on lui reprochera jusqu'à de
petits succès fort incertains, et la haute vertu triomphera en le
volant. Hé, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une
grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l'azur des cieux, tantôt la
fange des bourbiers de la route. Et l'homme qui porte le miroir dans sa
hotte sera par vous accusé d'être immoral! Son miroir montre la fange,
et vous accusez le miroir! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le
bourbier, et plus encore l'inspecteur des routes qui laisse l'eau
croupir et le bourbier se former.

Maintenant qu'il est bien convenu que le caractère de Mathilde est
impossible dans notre siècle non moins prudent que vertueux, je crains
moins d'irriter en continuant le récit des folies de cette aimable
fille.)

Pendant toute la journée du lendemain, elle épia les occasions de
s'assurer de son triomphe sur sa folle passion. Son grand but fut de
déplaire en tout à Julien; mais aucun de ses mouvements ne lui échappa.

Julien était trop malheureux et surtout trop agité pour deviner une
manoeuvre de passion aussi compliquée, encore moins put-il voir tout ce
qu'elle avait de favorable pour lui: il en fut la victime; jamais
peut-être son malheur n'avait été aussi excessif. Ses actions étaient
tellement peu sous la direction de son esprit, que si quelque philosophe
chagrin lui eût dit: Songez à profiter rapidement des dispositions qui
vont vous être favorables, dans ce genre d'amour de tête, que l'on voit
à Paris, la même manière d'être ne peut durer plus de deux jours, il ne
l'eût pas compris. Mais quelque exalté qu'il fût, Julien avait de
l'honneur. Son premier devoir était la discrétion; il le comprit.
Demander conseil, raconter son supplice au premier venu eût été un
bonheur comparable à celui du malheureux qui, traversant un désert
enflammé, reçoit du ciel une gorgée d'eau glacée. Il connut le péril, il
craignit de répondre par un torrent de larmes à l'indiscret qui
l'interrogerait; il s'enferma chez lui.

Il vit Mathilde se promener longtemps au jardin; quand enfin elle l'eut
quitté, il y descendit; il s'approcha d'un rosier où elle avait pris une
fleur.

La nuit était sombre, il put se livrer à tout son malheur sans craindre
d'être vu. Il était évident pour lui que Mlle de La Mole aimait un de
ces jeunes officiers avec qui elle venait de parler si gaiement. Elle
l'avait aimé lui, mais elle avait connu son peu de mérite.

Et en effet, j'en ai bien peu! se disait Julien avec pleine conviction;
je suis au total un être bien plat, bien vulgaire, bien ennuyeux pour
les autres, bien insupportable à moi-même. Il était mortellement dégoûté
de toutes ses bonnes qualités, de toutes les choses qu'il avait aimées
avec enthousiasme; et dans cet état d'_imagination renversée_, il
entreprenait de juger la vie avec son imagination. Cette erreur est d'un
homme supérieur.

Plusieurs fois l'idée du suicide s'offrit à lui, cette image état pleine
de charmes c'était comme un repos délicieux, c'était le verre d'eau
glacée offert au misérable qui, dans le désert, meurt de soif et de
chaleur.

Ma mort augmentera le mépris qu'elle a pour moi! s'écria-t-il. Quel
souvenir je laisserai!

Tombé dans ce dernier abîme du malheur, un être humain n'a de ressource
que le courage. Julien n'eut pas assez de génie pour se dire: Il faut
oser; mais comme le soir, il regardait la fenêtre de la chambre de
Mathilde, il vit à travers les persiennes qu'elle éteignait sa lumière:
il se figurait cette chambre charmante qu'il avait vue, hélas! une fois
en sa vie. Son imagination n'allait pas plus loin.

Une heure sonna; entendre le son de la cloche et se dire: Je vais monter
avec l'échelle, ne fut qu'un instant.

Ce fut l'éclair du génie, les bonnes raisons arrivèrent en foule.
Puis-je être plus malheureux! se disait-il. Il courut à l'échelle, le
jardinier l'avait enchaînée. A l'aide du chien d'un de ses petits
pistolets, qu'il brisa, Julien animé dans ce moment d'une force
surhumaine, tordit un des chaînons de la chaîne qui retenait l'échelle;
il en fut maître en peu de minutes, et la plaça contre la fenêtre de
Mathilde.

Elle va se fâcher, m'accabler de mépris, qu'importe? Je lui donne un
baiser, un dernier baiser, je monte chez moi et je me tue...; mes lèvres
toucheront sa joue avant que de mourir!

Il volait en montant l'échelle, il frappe à la persienne; après quelques
instants Mathilde l'entend, elle veut ouvrir la persienne, l'échelle s'y
oppose: Julien se cramponne au crochet de fer destiné à tenir la
persienne ouverte, et, au risque de se précipiter mille fois, donne une
violente secousse à l'échelle et la déplace un peu. Mathilde peut ouvrir
la persienne.

Il se jette dans la chambre plus mort que vif:

--C'est donc toi! dit-elle en se précipitant dans ses bras.

       *       *       *       *       *

Qui pourra décrire l'excès du bonheur de Julien? celui de Mathilde fut
presque égal.

Elle lui parlait contre elle-même, elle se dénonçait à lui.

--Punis-moi de mon orgueil atroce, lui disait-elle, en le serrant dans
ses bras de façon à l'étouffer; tu es mon maître, je suis ton esclave,
il faut que je te demande pardon à genoux d'avoir voulu me révolter.

Elle quittait ses bras pour tomber à ses pieds.

--Oui, tu es mon maître, lui disait-elle encore, ivre de bonheur et
d'amour; règne à jamais sur moi, punis sévèrement ton esclave quand elle
voudra se révolter.

Dans un autre moment, elle s'arrache de ses bras allume la bougie, et
Julien a toutes les peines du mondé à l'empêcher de se couper tout un
côté de ses cheveux.

--Je veux me rappeler, lui dit-elle, que je suis ta servante: si jamais
un exécrable orgueil vient m'égarer, montre-moi ces cheveux et dis: Il
n'est plus question d'amour, il ne s'agit pas de l'émotion que votre âme
peut éprouver en ce moment, vous avez juré d'obéir, obéissez sur
l'honneur.

Mais il est plus sage de supprimer la description d'un tel degré
d'égarement et de félicité.

La vertu de Julien fut égale à son bonheur.

--Il faut que je descende par l'échelle, dit-il à Mathilde, quand il vit
l'aube du jour paraître sur les cheminées lointaines du côté de
l'orient, au-delà des jardins. Le sacrifice que je m'impose est digne de
vous, je me prive de quelques heures du plus étonnant bonheur qu'une âme
humaine puisse goûter, c'est un sacrifice que je fais à votre
réputation: si vous connaissez mon coeur, vous comprenez la violence que
je me fais. Serez-vous toujours pour moi ce que vous êtes en ce moment?
mais l'honneur parle, il suffit. Apprenez que, lors de notre première
entrevue, tous les soupçons n'ont pas été dirigés contre les voleurs. M.
de La Mole a fait établir une garde dans le jardin. M. de Croisenois est
environné d'espions, on sait ce qu'il fait chaque nuit...

--Le pauvre garçon, s'écria Mathilde et elle rit aux éclats. Sa mère et
une femme de service furent éveillées; tout à coup on lui adressa la
parole à travers la porte. Julien la regarda, elle pâlit en grondant la
femme de chambre et ne daigna pas adresser la parole à sa mère.

--Mais si elles ont l'idée d'ouvrir la fenêtre, elles voient l'échelle!
lui dit Julien.

Il la serra encore une fois dans ses bras, se jeta sur l'échelle et se
laissa glisser plutôt qu'il ne descendit; en un moment il fut à terre.

Trois secondes après, l'échelle était sous l'allée de tilleuls, et
l'honneur de Mathilde sauvé. Julien, revenu à lui, se trouva tout en
sang et presque nu, il s'était blessé en se laissant glisser sans
précaution.

L'excès du bonheur lui avait rendu toute l'énergie de son caractère:
vingt hommes se fussent présentés, que les attaquer seul, en cet
instant, n'eût été qu'un plaisir de plus. Heureusement sa vertu
militaire ne fut pas mise à l'épreuve: il coucha l'échelle à sa place
ordinaire; il replaça la chaîne qui la retenait: il n'oublia point de
revenir effacer l'empreinte que l'échelle avait laissée dans la
plate-bande de fleurs exotiques sous la fenêtre de Mathilde.

Comme, dans l'obscurité, il promenait sa main sur la terre molle pour
s'assurer que l'empreinte était entièrement effacée, il sentit tomber
quelque chose sur ses mains, c'était tout un côté des cheveux de
Mathilde qu'elle avait coupé et qu'elle lui jetait.

Elle était à sa fenêtre.

--Voilà ce que t'envoie ta servante, lui dit-elle assez haut, c'est le
signe d'une obéissance éternelle. Je renonce à l'exercice de ma raison,
sois mon maître.

Julien vaincu fut sur le point d'aller reprendre l'échelle et de
remonter chez elle. Enfin la raison fut la plus forte.

Rentrer du jardin dans l'hôtel n'était pas chose facile. Il réussit à
forcer la porte d'une cave; parvenu dans la maison, il fut obligé
d'enfoncer le plus silencieusement possible la porte de sa chambre. Dans
son trouble il avait laissé, dans la petite chambre qu'il venait
d'abandonner si rapidement, jusqu'à la clef qui était dans la poche de
son habit. Pourvu pensa-t-il, qu'elle songe à cacher toute cette
dépouillé mortelle!

Enfin, la fatigue l'emporta sur le bonheur, et, comme le soleil se
levait, il tomba dans un profond sommeil.

La cloche du déjeuner eut grand'peine à l'éveiller, il parut à la salle
à manger. Bientôt après Mathilde y entra. L'orgueil de Julien eut un
moment bien heureux en voyant l'amour qui éclatait dans les yeux de
cette personne si belle et environnée de tant d'hommages; mais bientôt
sa prudence eut lieu d'être effrayée.

Sous prétexte du peu de temps qu'elle avait eu pour soigner sa coiffure,
Mathilde avait arrangé ses cheveux de façon à ce que Julien pût
apercevoir du premier coup d'oeil toute l'étendue du sacrifice qu'elle
avait fait pour lui en les coupant la nuit précédente. Si une aussi
belle figure avait pu être gâtée par quelque chose, Mathilde y serait
parvenue; tout un côté de ses beaux cheveux, d'un blond cendré, était
coupé inégalement à un demi-pouce de la tête.

A déjeuner, toute la manière d'être de Mathilde répondit à cette
première imprudence. On eût dit qu'elle prenait à tâche de faire savoir
à tout le monde la folle passion qu'elle avait pour Julien.
Heureusement, ce jour-là, M. de La Mole et la marquise étaient fort
occupés d'une promotion de cordons bleus, qui allait avoir lieu, et dans
laquelle M. de Chaulnes n'était pas compris. Vers la fin du repas, il
arriva à Mathilde, qui parlait à Julien, de l'appeler mon maître. Il
rougit jusqu'au blanc des yeux.

Soit hasard ou fait exprès de la part de Mlle de La Mole, Mathilde ne
fut pas un instant seule ce jour-là. Le soir, en passant de la salle à
manger au salon, elle trouva pourtant le moment de dire à Julien:

--Tous mes projets sont renversés. Croirez-vous que ce soit un prétexte
de ma part? maman vient de décider qu'une de ses femmes s'établira la
nuit dans mon appartement.

Cette journée passa comme un éclair, Julien était au comble du bonheur.
Dès sept heures du matin, le lendemain, il était installé dans la
bibliothèque; il espérait que Mlle de La Mole daignerait y paraître, il
lui avait écrit une lettre infinie.

Il ne la vit que bien des heures après, au déjeuner. Elle était ce
jour-là coiffée avec le plus grand soin; un art merveilleux s'était
chargé de cacher la place des cheveux coupés. Elle regarda une ou deux
fois Julien, mais avec des yeux polis et calmes, il n'était plus
question de l'appeler mon maître.

L'étonnement de Julien l'empêchait de respirer... Mathilde se reprochait
presque tout ce qu'elle avait fait pour lui.

En y pensant mûrement, elle avait décidé que c'était un être, si ce
n'est tout à fait commun, du moins ne sortant pas assez de la ligne pour
mériter toutes les étranges folies qu'elle avait osées pour lui. Au
total, elle ne songeait guère à l'amour; ce jour-là, elle était lasse
d'aimer.

Pour Julien, les mouvements de son coeur furent ceux d'un enfant de
seize ans. Le doute affreux, l'étonnement le désespoir l'occupèrent tour
à tour pendant ce déjeuner qui lui sembla d'une éternelle durée.

Dès qu'il put décemment se lever de table il se précipita plutôt qu'il
ne courut à l'écurie, sella lui-même son cheval et partit au galop; il
craignait de se déshonorer par quelque faiblesse. Il faut que je tue mon
coeur à force de fatigue physique, se disait-il en galopant dans les
bois de Meudon. Qu'ai-je fait, qu'ai-je dit pour mériter une telle
disgrâce?

Il faut ne rien faire, ne rien dire aujourd'hui, pensa-t-il en rentrant
à l'hôtel, être mort au physique comme je le suis au moral. Julien ne
vit plus, c'est son cadavre qui s'agite encore.




CHAPITRE XX

LE VASE DU JAPON

    Son coeur ne comprend pas d'abord tout l'excès de son malheur: il est
    plus troublé qu'ému. Mais à mesure que la raison revient, il sent la
    profondeur de son infortune. Tous les plaisirs de la vie se trouvent
    anéantis pour lui, il ne peut sentir que les vives pointes du désespoir
    qui le déchire. Mais à quoi bon parler de douleur physique? Quelle
    douleur, sentie par le corps seulement, est comparable à celle-ci?

    JEAN-PAUL.


On sonnait le dîner, Julien n'eut que le temps de s'habiller, il trouva
au salon Mathilde, qui faisait des instances à son frère et à M. de
Croisenois, pour les engager à ne pas aller passer la soirée à Suresnes,
chez Mme la maréchale de Fervaques.

Il eût été difficile d'être plus séduisante et plus aimable pour eux.
Après dîner parurent MM. de Luz, de Caylus et plusieurs de leurs amis.
On eût dit que Mlle de La Mole avait repris avec le culte de l'amitié
fraternelle, celui des convenances les plus exactes. Quoique le temps
fût charmant ce soir-là, elle insista pour ne pas aller au jardin elle
voulut que l'on ne s'éloignât pas de la bergère où Mme de La Mole était
placée. Le canapé bleu fut le centre du groupe, comme en hiver.

Mathilde avait de l'humeur contre le jardin, ou du moins il lui semblait
parfaitement ennuyeux: il était lié au souvenir de Julien.

Le malheur diminue l'esprit. Notre héros eut la gaucherie de s'arrêter
auprès de cette petite chaise de paille, qui jadis avait été témoin de
triomphes si brillants. Aujourd'hui personne ne lui adressa la parole;
sa présence était comme inaperçue et pire encore. Ceux des amis de Mlle
de La Mole, qui étaient placés près de lui à l'extrémité du canapé,
affectaient en quelque sorte de lui tourner le dos, du moins il en eut
l'idée.

C'est une disgrâce de cour, pensa-t-il. Il voulut étudier un instant les
gens qui prétendaient l'accabler de leur dédain.

L'oncle de M. de Luz avait une grande charge auprès du roi, d'où il
résultait que ce bel officier plaçait au commencement de sa
conversation, avec chaque interlocuteur qui survenait, cette
particularité piquante: son oncle s'était mis en route à sept heures
pour Saint-Cloud, et le soir il comptait y coucher. Ce détail était
amené avec toute l'apparence de la bonhomie, mais toujours il arrivait.

En observant M. de Croisenois avec l'oeil sévère du malheur, Julien
remarqua l'extrême influence que cet aimable et bon jeune homme
supposait aux causes occultes. C'était au point qu'il s'attristait et
prenait de l'humeur, s'il voyait attribuer un événement un peu important
à une cause simple et toute naturelle. Il y a là un commencement de
folie, se dit Julien. Ce caractère a un rapport frappant avec celui de
l'empereur Alexandre, tel que me l'a décrit le prince Korasoff. Durant
la première année de son séjour à Paris, le pauvre Julien sortant du
séminaire, ébloui par les grâces pour lui si nouvelles de tous ces
aimables jeunes gens, n'avait pu que les admirer. Leur véritable
caractère commençait seulement à se dessiner à ses yeux.

Je joue ici un rôle indigne, pensa-t-il tout à coup. Il s'agissait de
quitter sa petite chaise de paille d'une façon qui ne fût pas trop
gauche. Il voulut inventer, il demandait quelque chose de nouveau à une
imagination tout occupée ailleurs. Il fallait avoir recours à la
mémoire, la sienne était, il faut l'avouer, peu riche en ressources de
ce genre; le pauvre garçon avait encore bien peu d'usage, aussi fut-il
d'une gaucherie parfaite et remarquée de tous lorsqu'il se leva pour
quitter le salon. Le malheur était trop évident dans toute sa manière
d'être. Il jouait depuis trois quarts d'heure le rôle d'un importun
subalterne auquel on ne se donne pas la peine de cacher ce qu'on pense
de lui.

Les observations critiques qu'il venait de faire sur ses rivaux,
l'empêchèrent toutefois de prendre son malheur trop au tragique; il
avait, pour soutenir sa fierté, le souvenir de ce qui s'était passé
l'avant-veille. Quels que soient leurs mille avantages sur moi,
pensait-il en entrant seul au jardin, Mathilde n'a été pour aucun d'eux
ce que, deux fois dans ma vie, elle a daigné être pour moi.

Sa sagesse n'alla pas plus loin. Il ne comprenait nullement le caractère
de la personne singulière que le hasard venait de rendre maîtresse
absolue de tout son bonheur.

Il s'en tint, la journée suivante, à tuer de fatigue lui et son cheval.
Il n'essaya plus de s'approcher, le soir, du canapé bleu, auquel
Mathilde restait fidèle. Il remarqua que le comte Norbert ne daignait
pas même le regarder en le rencontrant dans la maison. Il doit se faire
une étrange violence, pensa-t-il, lui naturellement si poli.

Pour Julien, le sommeil eût été le bonheur. En dépit de la fatigue
physique, des souvenirs trop séduisants commençaient à envahir toute son
imagination. Il n'eut pas le génie de voir que, par ses grandes courses
à cheval dans les bois des environs de Paris, n'agissant que sur
lui-même et nullement sur le coeur ou sur l'esprit de Mathilde, il
laissait au hasard la disposition de son sort.

Il lui semblait qu'une chose apporterait à sa douleur un soulagement
infini: ce serait de parler à Mathilde. Mais cependant qu'oserait-il lui
dire?

C'est à quoi, un matin, à sept heures, il rêvait profondément, lorsque
tout à coup il la vit entrer dans la bibliothèque.

--Je sais, monsieur, que vous désirez me parler.

--Grand Dieu! qui vous l'a dit?

--Je le sais, que vous importe? Si vous manquez d'honneur, vous pouvez
me perdre, ou du moins le tenter; mais ce danger, que je ne crois pas
réel, ne m'empêchera certainement pas d'être sincère. Je ne vous aime
plus, monsieur, mon imagination folle m'a trompée...

A ce coup terrible, éperdu d'amour et de malheur, Julien essaya de se
justifier. Rien de plus absurde. Se justifie-t-on de déplaire? Mais la
raison n'avait plus aucun empire sur ses démarches. Un instinct aveugle
le poussait à retarder la décision de son sort. Il lui semblait que tant
qu'il parlait, tout n'était pas fini. Mathilde n'écoutait pas ses
paroles, leur son l'irritait, elle ne concevait pas qu'il eût l'audace
de l'interrompre.

Les remords de la vertu et ceux de l'orgueil la rendaient, ce matin-là,
également malheureuse. Elle était en quelque sorte anéantie par
l'affreuse idée d'avoir donné des droits sur elle à un petit abbé fils
d'un paysan. C'est à peu près, se disait-elle dans les moments où elle
s'exagérait son malheur, comme si j'avais à me reprocher une faiblesse
pour un des laquais.

Dans les caractères hardis et fiers, il n'y a qu'un pas de la colère
contre soi-même à l'emportement contre les autres; les transports de
fureur sont dans ce cas un plaisir vif.

En un instant, Mlle de La Mole arriva au point d'accabler Julien des
marques de mépris les plus excessives. Elle avait infiniment d'esprit,
et cet esprit triomphait dans l'art de torturer les amours-propres et de
leur infliger des blessures cruelles.

Pour la première fois de sa vie, Julien se trouvait soumis à l'action
d'un esprit supérieur animé contre lui de la haine la plus violente.
Loin de songer le moins du monde à se défendre en cet instant, son
imagination mobile en vint à se mépriser soi-même. En s'entendant
accabler de marques de mépris si cruelles, et calculées avec tant
d'esprit pour détruire toute bonne opinion qu'il pouvait avoir de soi,
il lui semblait que Mathilde avait raison, et qu'elle n'en disait pas
assez.

Pour elle, elle trouvait un plaisir d'orgueil délicieux à punir ainsi
elle et lui de l'adoration quelle avait sentie quelques jours
auparavant.

Elle n'avait pas besoin d'inventer et de penser pour la première fois
les choses cruelles qu'elle lui adressait avec tant de complaisance.
Elle ne faisait que répéter ce que depuis huit jours, disait dans son
coeur l'avocat du parti contraire à l'amour.

Chaque mot centuplait l'affreux malheur de Julien. Il voulut fuir, Mlle
de La Mole le retint par le bras avec autorité.

--Daignez remarquer, lui dit-il, que vous parlez très haut, on vous
entendra de la pièce voisine.

--Qu'importe! reprit fièrement Mlle de La Mole, qui osera dire qu'on
m'entend? Je veux guérir à jamais votre petit amour-propre des idées
qu'il a pu se figurer sur mon compte.

Lorsque Julien put sortir de la bibliothèque, il était tellement étonné,
qu'il en sentait moins son malheur. Eh bien! elle ne m'aime plus, se
répétait-il en se parlant tout haut comme pour s'apprendre sa position.
Il paraît qu'elle m'a aimé huit ou dix jours, et moi je l'aimerai toute
la vie.

Est-il bien possible, elle n'était rien! rien pour mon coeur, il y a si
peu de jours!

Les jouissances d'orgueil inondaient le coeur de Mathilde; elle avait
donc pu rompre à tout jamais! Triompher si complètement d'un penchant si
puissant la rendrait parfaitement heureuse. Ainsi, ce petit monsieur
comprendra, et une fois pour toutes, qu'il n'a et n'aura jamais aucun
empire sur moi. Elle était si heureuse que réellement elle n'avait plus
d'amour en ce moment.

Après une scène aussi atroce, aussi humiliante, chez un être moins
passionné que Julien, l'amour fût devenu impossible. Sans s'écarter un
seul instant de ce qu'elle se devait à elle-même Mlle de La Mole lui
avait adressé de ces choses désagréables, tellement bien calculées,
qu'elles peuvent paraître une vérité, même quand on s'en souvient de
sang-froid.

La conclusion que Julien tira dans le premier moment d'une scène si
étonnante, fut que Mathilde avait un orgueil infini. Il croyait
fermement que tout était fini à tout jamais entre eux, et cependant le
lendemain, au déjeuner, il fut gauche et timide devant elle. C'était un
défaut qu'on n'avait pu lui reprocher jusque-là. Dans les petites comme
dans les grandes choses, il savait nettement ce qu'il devait et voulait
faire, et l'exécutait.

Ce jour-là, après le déjeuner, comme Mme de La Mole lui demandait une
brochure séditieuse et pourtant assez rare, que le matin son curé lui
avait apportée en secret, Julien, en la prenant sur une console, fit
tomber un vieux vase de porcelaine bleue, laid au possible.

Mme de La Mole se leva en jetant un cri de détresse, et vint considérer
de près les ruines de son vase chéri. C'était du vieux Japon,
disait-elle il me venait de ma grand'tante abbesse de Chelles; c'était
un présent des Hollandais au duc d'Orléans régent qui l'avait donné à sa
fille...

Mathilde avait suivi le mouvement de sa mère, ravie de voir brisé ce
vase bleu qui lui semblait horriblement laid. Julien était silencieux et
point trop troublé; il vit Mlle de La Mole tout près de lui.

--Ce vase, lui dit-il, est à jamais détruit, ainsi en est-il d'un
sentiment qui fut autrefois le maître de mon coeur; je vous prie
d'agréer mes excuses de toutes les folies qu'il m'a fait faire; et il
sortit.

--On dirait en vérité, dit Mme de La Mole, comme il s'en allait, que ce
M. Sorel est fier et content de ce qu'il vient de faire.

Ce mot tomba directement sur le coeur de Mathilde. Il est vrai, se
dit-elle, ma mère a deviné juste, tel est le sentiment qui l'anime.
Alors seulement cessa la joie de la scène qu'elle lui avait faite la
veille. Eh bien, tout est fini, se dit-elle avec un calme apparent, il
me reste un grand exemple, cette erreur est affreuse humiliante! elle me
vaudra la sagesse pour tout le reste de la vie.

Que n'ai-je dit vrai? pensait Julien, pourquoi l'amour que j'avais pour
cette folle me tourmente-t-il encore?

Cet amour, loin de s'éteindre comme il l'espérait, fit des progrès
rapides. Elle est folle il est vrai, se disait-il en est-elle moins
adorable? est-il possible d'être plus jolie? Tout ce que la civilisation
la plus élégante peut présenter de vifs plaisirs, n'était-il pas réuni
comme à l'envi chez Mlle de La Mole? Ces souvenirs de bonheur passé
s'emparaient de Julien, et détruisaient rapidement tout l'ouvrage de la
raison.

La raison lutte en vain contre les souvenirs de ce genre; ses essais
sévères ne font qu'en augmenter le charme.

Vingt-quatre heures après la rupture du vase de vieux Japon, Julien
était décidément l'un des hommes les plus malheureux.




CHAPITRE XXI

LA NOTE SECRÈTE

    Car tout ce que je raconte, je l'ai vu; et si j'ai pu me tromper en le
    voyant, bien certainement je ne vous trompe point en vous le disant.

    Lettre à l'Auteur.


Le marquis le fit appeler; M. de La Mole semblait rajeuni, son oeil
était brillant.

--Parlons un peu de votre mémoire, dit-il à Julien, on dit qu'elle est
prodigieuse! Pourriez-vous apprendre par coeur quatre pages et aller les
réciter à Londres? mais sans changer un mot!...

Le marquis chiffonnait avec humeur la _Quotidienne_ du jour, et
cherchait en vain à dissimuler un air fort sérieux et que Julien ne lui
avait jamais vu, même lorsqu'il était question du procès Frilair.

Julien avait déjà assez d'usage pour sentir qu'il devait paraître tout à
fait dupe du ton léger qu'on lui montrait.

--Ce numéro de la _Quotidienne_ n'est peut-être pas fort amusant; mais,
si Monsieur le marquis le permet, demain matin j'aurai l'honneur de le
lui réciter tout entier.

--Quoi! même les annonces?

--Fort exactement, et sans qu'il y manque un mot.

--M'en donnez-vous votre parole? reprit le marquis avec une gravité
soudaine.

--Oui, monsieur, la crainte d'y manquer pourrait seule troubler ma
mémoire.

--C'est que j'ai oublié de vous faire cette question hier: je ne vous
demande pas votre serment de ne jamais répéter ce que vous allez
entendre; je vous connais trop pour vous faire cette injure. J'ai
répondu de vous, je vais vous mener dans un salon où se réuniront douze
personnes; vous tiendrez note de ce que chacun dira.

Ne soyez pas inquiet, ce ne sera point une conversation confuse, chacun
parlera à son tour, je ne veux pas dire avec ordre, ajouta le marquis en
reprenant l'air fin et léger qui lui était si naturel. Pendant que nous
parlerons, vous écrirez une vingtaine de pages; vous reviendrez ici avec
moi, nous réduirons ces vingt pages à quatre. Ce sont ces quatre pages
que vous me réciterez demain matin, au lieu de tout le numéro de la
_Quotidienne_. Vous partirez aussitôt après, il faudra courir la poste
comme un jeune homme qui voyage pour ses plaisirs. Votre but sera de
n'être remarqué de personne. Vous arriverez auprès d'un grand
personnage. Là, il vous faudra plus d'adresse. Il s'agit de tromper tout
ce qui l'entoure; car parmi ses secrétaires, parmi ses domestiques, il y
a des gens vendus à nos ennemis, et qui guettent nos agents au passage
pour les intercepter. Vous aurez une lettre de recommandation
insignifiante.

Au moment où Son Excellence vous regardera, vous tirerez ma montre que
voici et que je vous prête pour le voyage. Prenez-la sur vous, c'est
toujours autant de fait donnez-moi la vôtre.

Le duc lui-même daignera écrire sous votre dictée les quatre pages que
vous aurez apprises par coeur.

Cela fait, mais non plus tôt, remarquez bien, vous pourrez, si Son
Excellence vous interroge, raconter la séance à laquelle vous allez
assister.

Ce qui vous empêchera de vous ennuyer le long du voyage, c'est qu'entre
Paris et la résidence du ministre, il y a des gens qui ne demanderaient
pas mieux que de tirer un coup de fusil à M. l'abbé Sorel. Alors sa
mission est finie et je vois un grand retard; car, mon cher, comment
saurons-nous votre mort? votre zèle ne peut pas aller jusqu'à nous en
faire part.

Courez sur-le-champ acheter un habillement complet reprit le marquis
d'un air sérieux. Mettez-vous à la mode d'il y a deux ans. Il faut ce
soir que vous ayez l'air peu soigné. En voyage, au contraire, vous serez
comme à l'ordinaire. Cela vous surprend, votre méfiance devine? Oui, mon
ami, un des vénérables personnages que vous allez entendre opiner est
fort capable d'envoyer des renseignements, au moyen desquels on pourra
bien vous donner au moins de l'opium, le soir, dans quelque bonne
auberge où vous aurez demandé à souper.

--Il vaut mieux, dit Julien faire trente lieues de plus et ne pas
prendre la route directe. Il s'agit de Rome, je suppose...

Le marquis prit un air de hauteur et de mécontentement que Julien ne lui
avait pas vu à ce point depuis Bray-le-Haut.

--C'est ce que vous saurez, monsieur, quand je jugerai à propos de vous
le dire. Je n'aime pas les questions.

--Ceci n'en était pas une reprit Julien avec effusion; je vous le jure,
monsieur, je pensais tout haut, je cherchais dans mon esprit la route la
plus sûre.

--Oui, il paraît que votre esprit était bien loin. N'oubliez jamais
qu'un ambassadeur, et de votre âge encore, ne doit pas avoir l'air de
forcer la confiance.

Julien fut très mortifié, il avait tort. Son amour-propre cherchait une
excuse et ne la trouvait pas.

--Comprenez donc, ajouta M. de La Mole que toujours on en appelle à son
coeur quand on a fait quelque sottise.

Une heure après, Julien était dans l'antichambre du marquis avec une
tournure subalterne, des habits antiques, une cravate d'un blanc
douteux, et quelque chose de cuistre dans toute l'apparence.

En le voyant, le marquis éclata de rire, et alors seulement la
justification de Julien fut complète.

Si ce jeune homme me trahit, se disait M. de La Mole, à qui se fier? et
cependant quand on agit, il faut se fier à quelqu'un. Mon fils et ses
brillants amis de même acabit ont du coeur, de la fidélité pour cent
mille; s'il fallait se battre, ils périraient sur les marches du trône,
ils savent tout... excepté ce dont on a besoin dans le moment. Du diable
si je vois un d'entre eux qui puisse apprendre par coeur quatre pages et
faire cent lieues sans être dépisté. Norbert saurait se faire tuer comme
ses aïeux, c'est aussi le mérite d'un conscrit...

Le marquis tomba dans une rêverie profonde: Et encore se faire tuer,
dit-il avec un soupir, peut-être ce Sorel le saurait-il aussi bien que
lui...

--Montons en voiture, dit le marquis, comme pour chasser une idée
importune.

--Monsieur, dit Julien, pendant qu'on arrangeait cet habit, j'ai appris
par coeur la première page de la _Quotidienne_ d'aujourd'hui.

Le marquis prit le journal, Julien récita sans se tromper d'un seul mot.
Bon, dit le marquis, fort diplomate ce soir-là; pendant ce temps, ce
jeune homme ne remarque pas les rues par lesquelles nous passons.

Ils arrivèrent dans un grand salon d'assez triste apparence, en partie
boisé et en partie tendu de velours vert. Au milieu du salon, un laquais
renfrogné achevait d'établir une grande table à manger, qu'il changea
plus tard en table de travail, au moyen d'un immense tapis vert tout
taché d'encre, dépouille de quelque ministère.

Le maître de la maison était un homme énorme, dont le nom ne fut point
prononcé; Julien lui trouva la physionomie et l'éloquence d'un homme qui
digère.

Sur un signe du marquis, Julien était resté au bas bout de la table.
Pour se donner une contenance, il se mit à tailler des plumes. Il compta
du coin de l'oeil sept interlocuteurs, mais Julien ne les apercevait que
par le dos. Deux lui parurent adresser la parole à M. de La Mole sur le
ton de l'égalité; les autres semblaient plus ou moins respectueux.

Un nouveau personnage entra sans être annoncé. Ceci est singulier, pensa
Julien, on n'annonce point dans ce salon. Est-ce que cette précaution
serait prise en mon honneur? Tout le monde se leva pour recevoir le
nouveau venu. Il portait la même décoration extrêmement distinguée que
trois autres des personnes qui étaient déjà dans le salon. On parlait
assez bas. Pour juger le nouveau venu, Julien en fut réduit à ce que
pouvaient lui apprendre ses traits et sa tournure. Il était court et
épais, haut en couleur, l'oeil brillant et sans expression autre qu'une
méchanceté de sanglier.

L'attention de Julien fut vivement distraite par l'arrivée presque
immédiate d'un être tout différent. C'était un grand homme très maigre
et qui portait trois ou quatre gilets. Son oeil était caressant, son
geste poli.

C'est toute la physionomie du vieil évêque de Besançon, pensa Julien.
Cet homme appartenait évidemment à l'Église, il n'annonçait pas plus de
cinquante à cinquante-cinq ans, on ne pouvait pas avoir l'air plus
paterne.

Le jeune évêque d'Agde parut, il eut l'air fort étonné quand, faisant la
revue des présents, ses yeux arrivèrent à Julien. Il ne lui avait pas
adressé la parole depuis la cérémonie de Bray-le-Haut. Son regard
surpris embarrassa et irrita Julien. Quoi donc! se disait celui-ci
connaître un homme me tournera-t-il toujours à malheur? Tous ces grands
seigneurs que je n'ai jamais vus ne m'intimident nullement, et le regard
de ce jeune évêque me glace! Il faut convenir que je suis un être bien
singulier et bien malheureux.

Un petit homme extrêmement noir entra bientôt avec fracas, et se mit à
parler dès la porte, il avait le teint jaune et l'air un peu fou. Dès
l'arrivée de ce parleur impitoyable, des groupes se formèrent,
apparemment pour éviter l'ennui de l'écouter.

En s'éloignant de la cheminée, on se rapprochait du bas bout de la
table, occupé par Julien.. Sa contenance devenait de plus en plus
embarrassée, car enfin, quelque effort qu'il fît, il ne pouvait pas ne
pas entendre, et quelque peu d'expérience qu'il eût, il comprenait toute
l'importance des choses dont on parlait sans aucun déguisement; et
combien les hauts personnages qu'il avait apparemment sous les yeux
devaient tenir à ce qu'elles restassent secrètes!

Déjà, le plus lentement possible. Julien avait taillé une vingtaine de
plumes; cette ressource allait lui manquer. Il cherchait en vain un
ordre dans les yeux de M. de La Mole; le marquis l'avait oublié.

Ce que je fais est ridicule, se disait Julien en taillant ses plumes;
mais des gens à physionomie aussi médiocre, et chargés par d'autres ou
par eux-mêmes d'aussi grands intérêts, doivent être fort susceptibles.
Mon malheureux regard a quelque chose d'interrogatif et de peu
respectueux, qui sans doute les piquerait. Si je baisse décidément les
yeux, j'aurai l'air de faire collection de leurs paroles.

Son embarras était extrême, il entendait de singulières choses.




CHAPITRE XXII

LA DISCUSSION

    La république!--Pour un, aujourd'hui, qui sacrifierait tout au bien
    public, il en est des milliers et des millions qui ne connaissent que
    leurs jouissances, leur vanité. On est considéré, à Paris, à cause de sa
    voiture et non à cause de sa vertu.

    NAPOLÉON, Mémorial.


Le laquais entra précipitamment en disant:

--Monsieur le duc de ***:

--Taisez-vous, vous n'êtes qu'un sot, dit le duc en entrant.

Il dit si bien ce mot, et avec tant de majesté, que malgré lui, Julien
pensa que savoir se fâcher contre un laquais était toute la science de
ce grand personnage. Julien leva les yeux et les baissa aussitôt. Il
avait si bien deviné la portée du nouvel arrivant, qu'il trembla que son
regard ne fût une indiscrétion.

Ce duc était un homme de cinquante ans, mis comme un dandy, et marchant
par ressorts. Il avait la tête étroite, avec un grand nez, et un visage
busqué et tout en avant; il eût été difficile d'avoir l'air plus noble
et plus insignifiant. Son arrivée détermina l'ouverture de la séance.

Julien fut vivement interrompu dans ses observations physiognomoniques
par la voix de M. de La Mole.

--Je vous présente M. l'abbé Sorel, disait le marquis; il est doué d'une
mémoire étonnante; il n'y a qu'une heure que je lui ai parlé de la
mission dont il pouvait être honoré, et, afin de donner une preuve de sa
mémoire, il a appris par coeur la première page de la _Quotidienne_.

--Ah! les nouvelles étrangères de ce pauvre N..., dit le maître de la
maison.

Il prit le journal avec empressement, et regardant Julien d'un air
plaisant, à force de chercher à être important:

--Parlez, monsieur, lui dit-il.

Le silence était profond, tous les yeux fixés sur Julien; il récita si
bien qu'au bout de vingt lignes:

--Il suffit, dit le duc.

Le petit homme au regard de sanglier s'assit. Il était le président, car
à peine en place, il montra à Julien une table de jeu, et lui fit signe
de l'apporter auprès de lui. Julien s'y établit avec ce qu'il faut pour
écrire. Il compta douze personnes assises autour du tapis vert.

--Monsieur Sorel, dit le duc, retirez-vous dans la pièce voisine, on
vous fera appeler.

Le maître de la maison prit l'air fort inquiet:

--Les volets ne sont pas fermés, dit-il à demi bas à son voisin.

--Il est inutile de regarder par la fenêtre, cria-t-il sottement à
Julien. Me voici fourré dans une conspiration tout au moins, pensa
celui-ci. Heureusement, elle n'est pas de celles qui conduisent en place
de Grève. Quand il y aurait du danger, je dois cela et plus encore au
marquis. Heureux s'il m'était donné de réparer tout le chagrin que mes
folies peuvent lui causer un jour!

Tout en pensant à ses folies et à son malheur, il regardait les lieux de
façon à ne jamais les oublier. Il se souvint alors seulement qu'il
n'avait point entendu le marquis dire au laquais le nom de la rue, et le
marquis avait fait prendre un fiacre, ce qui ne lui arrivait jamais.

Longtemps Julien fut laissé à ses réflexions. Il était dans un salon
tendu en velours rouge avec de larges galons d'or. Il y avait sur la
console un grand crucifix en ivoire, et sur la cheminée, le livre du
Pape, de M. de Maistre, doré sur tranches, et magnifiquement relié.
Julien l'ouvrit pour ne pas avoir l'air d'écouter. De moment en moment
on parlait très haut dans la pièce voisine. Enfin, la porte s'ouvrit, on
l'appela.

--Songez, messieurs, disait le président, que de ce moment nous parlons
devant le duc de ***. Monsieur, dit-il en montrant Julien, est un jeune
lévite, dévoué à notre sainte cause, et qui redira facilement, à l'aide
de sa mémoire étonnante, jusqu'à nos moindres discours.

La parole est à monsieur, dit-il en indiquant le personnage à l'air
paterne, et qui portait trois ou quatre gilets.

Julien trouva qu'il eût été plus naturel de nommer le Monsieur aux
gilets. Il prit du papier et écrivit beaucoup.

(Ici l'auteur eût voulu placer une page de points. Cela aura mauvaise
grâce, dit l'éditeur, et pour un écrit aussi frivole, manquer de grâce,
c'est mourir.

--La politique, reprend l'auteur, est une pierre attachée au cou de la
littérature, et qui, en moins de six mois, la submerge. La politique au
milieu des intérêts d'imagination, c'est un coup de pistolet au milieu
d'un concert. Ce bruit est déchirant sans être énergique. Il ne
s'accorde avec le son d'aucun instrument. Cette politique va offenser
mortellement une moitié de lecteurs et ennuyer l'autre qui l'a trouvée
bien autrement spéciale et énergique dans le journal du matin...

--Si vos personnages ne parlent pas politique reprend l'éditeur, ce ne
sont plus les Français de 1830, et votre livre n'est plus un miroir,
comme vous en avez la prétention...)

Le procès-verbal de Julien avait vingt-six pages; voici un extrait bien
pâle, car il a fallu, comme toujours supprimer les ridicules dont
l'excès eût semblé odieux où peu vraisemblable. (Voir la _Gazette des
Tribunaux._)

L'homme aux gilets et à l'air paterne (c'était un évêque peut-être)
souriait souvent, et alors ses yeux, entourés de paupières flottantes,
prenaient un brillant singulier et une expression moins indécise que de
coutume. Ce personnage, que l'on faisait parler le premier devant le duc
(mais quel duc? se disait Julien), apparemment pour exposer les opinions
et faire les fonctions d'avocat général, parut à Julien tomber dans
l'incertitude et l'absence de conclusions décidées que l'on reproche
souvent à ces magistrats. Dans le courant de la discussion, le duc alla
même jusqu'à le lui reprocher.

Après plusieurs phrases de morale et d'indulgente philosophie, l'homme
aux gilets dit:

--La noble Angleterre, guidée par un grand homme, l'immortel Pitt, a
dépensé quarante milliards de francs pour contrarier la révolution. Si
cette assemblée me permet d'aborder avec quelque franchise une idée
triste, l'Angleterre ne comprit pas assez qu'avec un homme tel que
Bonaparte, quand surtout on n'avait à lui opposer qu'une collection de
bonnes intentions, il n'y avait de décisif que les moyens personnels...

--Ah! encore l'éloge de l'assassinat! dit le maître de la maison d'un
air inquiet.

--Faites-nous grâce de vos homélies sentimentales, s'écria avec humeur
le président, son oeil de sanglier brilla d'un éclat féroce. Continuez,
dit-il à l'homme aux gilets. Les joues et le front du président
devinrent pourpres.

--La noble Angleterre, reprit le rapporteur, est écrasée aujourd'hui;
car chaque Anglais, avant de payer son pain, est obligé de payer
l'intérêt des quarante milliards de francs qui furent employés contre
les jacobins. Elle n'a plus de Pitt...

--Elle a le duc de Wellington, dit un personnage militaire qui prit
l'air fort important.

--De grâce, silence, messieurs, s'écria le président; si nous disputons
encore, il aura été inutile de faire entrer M. Sorel.

--On sait que monsieur a beaucoup d'idées, dit le duc d'un air piqué, en
regardant l'interrupteur, ancien général de Napoléon.

Julien vit que ce mot faisait allusion à quelque chose de personnel et
de fort offensant. Tout le monde sourit; le général transfuge parut
outré de colère.

--Il n'y a plus de Pitt, messieurs, reprit le rapporteur, de l'air
découragé d'un homme qui désespère de faire entendre raison à ceux qui
l'écoutent. Y eût-il un nouveau Pitt en Angleterre, on ne mystifie pas
deux fois une nation par les mêmes moyens...

--C'est pourquoi un général vainqueur, un Bonaparte est désormais
impossible en France, s'écria l'interrupteur militaire.

Pour cette fois, ni le président ni le duc n'osèrent se fâcher, quoique
Julien crût lire dans leurs yeux qu'ils en avaient bonne envie. Ils
baissèrent les yeux, et le duc se contenta de soupirer de façon à être
entendu de tous.

Mais le rapporteur avait pris de l'humeur.

--On est pressé de me voir finir, dit-il avec feu, et en laissant tout à
fait de côté cette politesse souriante et ce langage plein de mesure que
Julien croyait l'expression de son caractère, on est pressé de me voir
finir, on ne me tient nul compte des efforts que je fais pour n'offenser
les oreilles de personne, de quelque longueur qu'elles puissent être. Eh
bien, messieurs, je serai bref.

Et je vous dirai en paroles bien vulgaires: l'Angleterre n'a plus un sou
au service de la bonne cause. Pitt lui-même reviendrait, qu'avec tout
son génie il ne parviendrait pas à mystifier les petits propriétaires
anglais car ils savent que la brève campagne de Waterloo leur à coûté, à
elle seule, un milliard de francs. Puisque l'on veut des phrases nettes
ajouta le rapporteur en s'animant de plus en plus, je vous dirai:
Aidez-vous vous-mêmes, car l'Angleterre n'a pas une guinée à votre
service, et quand l'Angleterre ne paye pas, l'Autriche, la Russie, la
Prusse, qui n'ont que du courage et pas d'argent, ne peuvent faire
contre la France plus d'une campagne ou deux.

L'on peut espérer que les jeunes soldats rassemblés par le jacobinisme
seront battus à la première campagne, à la seconde peut-être; mais à la
troisième, dussé-je passer pour un révolutionnaire à vos yeux prévenus,
à la troisième vous aurez les soldats de 1794, qui n'étaient plus les
paysans enrégimentés de 1792.

Ici l'interruption partit de trois ou quatre points à la fois.

--Monsieur, dit le président à Julien, allez mettre au net dans la pièce
voisine le commencement de procès-verbal que vous avez écrit. Julien
sortit à son grand regret. Le rapporteur venait d'aborder des
probabilités qui faisaient le sujet de ses méditations habituelles.

Ils ont peur que je ne me moque d'eux, pensa-t-il. Quand on le rappela,
M. de La Mole disait, avec un sérieux qui, pour Julien qui le
connaissait, semblait bien plaisant:

--... Oui, messieurs, c'est surtout de ce malheureux peuple qu'on peut
dire:

Sera-t-il dieu, table ou cuvette?

_Il sera dieu!_ s'écrie le fabuliste. C'est à vous, messieurs que semble
appartenir ce mot si noble et si profond. Agissez par vous-mêmes et la
noble France reparaîtra telle à peu près que nos aïeux l'avaient faite
et que nos regards l'ont encore vue avant la mort de Louis XVI.

L'Angleterre, ses nobles lords du moins, exècre autant que nous
l'ignoble jacobinisme: sans l'or anglais, l'Autriche, la Russie, la
Prusse ne peuvent livrer que deux ou trois batailles. Cela suffira-t-il
pour amener une heureuse occupation, comme celle que M. de Richelieu
gaspilla si bêtement en 1817? Je ne le crois pas.

Ici il y eut interruption, mais étouffée par les chut de tout le monde.
Elle partait encore de l'ancien général impérial, qui désirait le cordon
bleu, et voulait marquer parmi les rédacteurs de la note secrète.

--Je ne le crois pas, reprit M. de La Mole après le tumulte.

Il insista sur le _Je_, avec une insolence qui charma Julien. Voilà du
bien joué, se disait-il, tout en faisant voler sa plume presque aussi
vite que la parole du marquis. Avec un mot bien dit, M. de La Mole
anéantit les vingt campagnes de ce transfuge.

--Ce n'est pas à l'étranger tout seul, continua le marquis du ton le
plus mesuré, que nous pouvons devoir une nouvelle occupation militaire.
Toute cette jeunesse, qui fait des articles incendiaires dans le
_Globe_, vous donnera trois ou quatre mille jeunes capitaines, parmi
lesquels peut se trouver un Kléber, un Hoche, un Jourdan, un Pichegru,
mais moins bien intentionné.

--Nous n'avons pas su lui faire de la gloire, dit le président, il
fallait le maintenir immortel.

--Il faut enfin qu'il y ait en France deux partis, reprit M. de La Mole,
mais deux partis, non pas seulement de nom, deux partis bien nets bien
tranchés. Sachons qui il faut écraser. D'un côté les journalistes, les
électeurs l'opinion en un mot, la jeunesse et tout ce qui l'admire.
Pendant qu'elle s'étourdit du bruit de ses vaines paroles, nous, nous
avons l'avantage certain de consommer le budget.

Ici encore l'interruption.

--Vous, monsieur, dit M. de La Mole à l'interrupteur avec une hauteur et
une aisance admirables, vous ne consommez pas, si le mot vous choque,
vous dévorez quarante mille francs portés au budget de l'État, et
quatre-vingt mille que vous recevez de la liste civile.

Eh bien, monsieur, puisque vous m'y forcez, je vous prends hardiment
pour exemple. Comme vos nobles aïeux qui suivirent saint Louis à la
croisade, vous devriez pour ces cent vingt mille francs, nous montrer au
moins un régiment, une compagnie, que dis-je! une demi-compagnie, ne
fût-elle que de cinquante hommes prêts à combattre, et dévoués à la
bonne cause, à la vie et à la mort. Vous n'avez que des laquais qui, en
cas de révolte, vous feraient peur à vous-même.

Le trône, l'autel, la noblesse peuvent périr demain, messieurs, tant que
vous n'aurez pas créé dans chaque département une force de cinq cents
hommes _dévoués_; mais je dis dévoués, non seulement avec toute la
bravoure française, mais aussi avec la constance espagnole.

La moitié de cette troupe devra se composer de nos enfants, de nos
neveux de vrais gentilshommes enfin. Chacun d'eux aura à ses côtés, non
pas un petit bourgeois bavard, prêt à arborer la cocarde tricolore si
1815 se présente de nouveau mais un bon paysan simple et franc comme
Cathelineau; notre gentilhomme l'aura endoctriné, ce sera son frère de
lait s'il se peut. Que chacun de nous sacrifie le cinquième de son
revenu pour former cette petite troupe dévouée de cinq cents hommes par
département. Alors vous pourrez compter sur une occupation étrangère.
Jamais le soldat étranger ne pénétrera jusqu'à Dijon seulement, s'il
n'est sûr de trouver cinq cents soldats amis dans chaque département.

Les rois étrangers ne vous écouteront que quand vous leur annoncerez
vingt mille gentilshommes prêts à saisir les armes pour leur ouvrir les
portes de la France. Ce service est pénible, direz-vous, messieurs,
notre tête est à ce prix. Entre la liberté de la presse et notre
existence comme gentilshommes il y a guerre à mort. Devenez des
manufacturiers, des paysans, ou prenez votre fusil. Soyez timides si
vous voulez, mais ne soyez pas stupides; ouvrez les yeux.

_Formez vos bataillons_, vous dirai-je avec la chanson des jacobins;
alors il se trouvera quelque noble GUSTAVE-ADOLPHE, qui, touché du péril
imminent du principe monarchique, s'élancera à trois cents lieues de son
pays, et fera pour vous ce que Gustave fit pour les princes protestants.
Voulez-vous continuer à parler sans agir? Dans cinquante ans il n'y aura
plus en Europe que des présidents de république, et pas un roi. Et avec
ces trois lettres R, O, I s'en vont les prêtres et les gentilshommes. Je
ne vois plus que des candidats faisant la cour à des majorités crottées.

Vous avez beau dire que la France n'a pas en ce moment un général
accrédité, connu et aimé de tous, que l'armée n'est organisée que dans
l'intérêt du trône et de l'autel, qu'on lui a ôté tous les vieux
troupiers, tandis que chacun des régiments prussiens et autrichiens
compte cinquante sous-officiers qui ont vu le feu.

Deux cent mille jeunes gens appartenant à la petite bourgeoisie sont
amoureux de la guerre...

--Trêve de vérités désagréables, dit d'un ton suffisant un grave
personnage, apparemment fort avant dans les dignités ecclésiastiques,
car M. de La Mole sourit agréablement au lieu de se fâcher, ce qui fut
un grand signe pour Julien.

Trêve de vérités désagréables, résumons-nous, messieurs: l'homme à qui
il est question de couper une jambe gangrenée serait mal venu de dire à
son chirurgien: cette jambe malade est fort saine. Passez-moi
l'expression, messieurs, le noble duc de *** est notre chirurgien...

Voilà enfin le grand mot prononcé, pensa Julien, c'est vers le... que je
galoperai cette nuit.




CHAPITRE XXIII

LE CLERGÉ, LES BOIS, LA LIBERTÉ

    La première loi de tout être, c'est de se conserver, c'est de vivre.
    Vous semez de la ciguë et prétendez voir mûrir des épis!

    MACHIAVEL.


Le grave personnage continuait; on voyait qu'il savait; il exposait avec
une éloquence douce et modérée, qui plut infiniment à Julien, ces
grandes vérités:

1º L'Angleterre n'a pas une guinée à notre service; l'économie et Hume y
sont à la mode. Les Saints même ne nous donneront pas d'argent, et M.
Brougham se moquera de nous.

2º Impossible d'obtenir plus de deux campagnes des rois de l'Europe,
sans l'or anglais; et deux campagnes ne suffiront pas contre la petite
bourgeoisie.

3º Nécessité de former un parti armé en France, sans quoi le principe
monarchique d'Europe ne hasardera pas même ces deux campagnes.

--Le quatrième point que j'ose vous proposer comme évident est celui-ci:

_Impossibilité de former un parti armé en France sans le clergé._ Je
vous le dis hardiment, parce que je vais vous le prouver, messieurs. Il
faut tout donner au clergé.

1º Parce que s'occupant de son affaire nuit et jour, et guidé par des
hommes de haute capacité établis loin des orages à trois cents lieues de
vos frontières...

--Ah! Rome, Rome! s'écria le maître de la maison...

--Oui, monsieur, _Rome_! reprit le cardinal avec fierté. Quelles que
soient les plaisanteries plus ou moins ingénieuses qui furent à la mode
quand vous étiez jeune, je dirai hautement, en 1830, que le clergé,
guidé par Rome, parle seul au petit peuple.

Cinquante mille prêtres répètent les mêmes paroles au jour indiqué par
les chefs, et le peuple, qui, après tout, fournit les soldats, sera plus
touché de la voix de ses prêtres que de tous les petits vers du monde...

(Cette personnalité excita des murmures.)

--Le clergé a un génie supérieur au vôtre, reprit le cardinal en
haussant la voix; tous les pas que vous avez faits vers ce point
capital, _avoir en France un parti armé_, ont été faits par nous. Ici
parurent des faits... Qui a envoyé quatre-vingt mille fusils en
Vendée?... etc., etc.

Tant que le clergé n'a pas ses bois, il ne tient rien. A la première
guerre, le ministre des finances écrit à ses agents qu'il n'y a plus
d'argent que pour les curés. Au fond, la France ne croit pas, et elle
aime la guerre. Qui que ce soit qui la lui donne, il sera doublement
populaire, car faire la guerre, c'est affamer les Jésuites, pour parler
comme le vulgaire, faire la guerre, c'est délivrer ces monstres
d'orgueil, les Français, de la menace de l'intervention étrangère.

Le cardinal était écouté avec faveur...

--Il faudrait, dit-il, que M. de Nerval quittât le ministère, son nom
irrite inutilement.

A ce mot, tout le monde se leva et parla à la fois. On va me renvoyer
encore, pensa Julien, mais le sage président lui-même avait oublié la
présence et l'existence de Julien.

Tous les yeux cherchaient un homme que Julien reconnut. C'était M. de
Nerval, le premier ministre qu'il avait aperçu au bal de M. le duc de
Retz.

_Le désordre fut à son comble_, comme disent les journaux en parlant de
la chambre. Au bout d'un gros quart d'heure, le silence se rétablit un
peu.

Alors M. de Nerval se leva, et, prenant le ton d'un apôtre:

--Je ne vous affirmerai point, dit-il d'une voix singulière, que je ne
tiens pas au ministère.

Il m'est démontré, messieurs, que mon nom double les forces des jacobins
en décidant contre nous beaucoup de modérés. Je me retirerais donc
volontiers; mais les voies du Seigneur sont visibles à un petit nombre;
mais ajouta-t-il en regardant fixement le cardinal, j'ai une mission; le
ciel m'a dit: Tu porteras ta tête sur un échafaud, ou tu rétabliras la
monarchie en France, et réduiras les Chambres à ce qu'était le parlement
sous Louis XV, et cela, messieurs, _je le ferai_.

Il se tut, se rassit, et il y eut un grand silence.

Voilà un bon acteur, pensa Julien. Il se trompait toujours comme à
l'ordinaire, en supposant trop d'esprit aux gens. Animé par les débats
d'une soirée aussi vive, et surtout par la sincérité de la discussion
dans ce moment M. de Nerval croyait à sa mission. Avec un grand courage,
cet homme n'avait pas de sens.

Minuit sonna pendant le silence qui suivit le beau mot _je le ferai_.
Julien trouva que le son de la pendule avait quelque chose d'imposant et
de funèbre. Il était ému.

La discussion reprit bientôt avec une énergie croissante, et surtout une
incroyable naïveté. Ces gens-ci me feront empoisonner, pensait Julien
dans de certains moments. Comment dit-on de telles choses devant un
plébéien?

Deux heures sonnaient que l'on parlait encore. Le maître de la maison
dormait depuis longtemps; M. de La Mole fut obligé de sonner pour faire
renouveler les bougies. M. de Nerval, le ministre, était sorti à une
heure trois quarts, non sans avoir souvent étudié la figure de Julien
dans une glace que le ministre avait à ses côtés. Son départ avait paru
mettre à l'aise tout le monde.

Pendant qu'on renouvelait les bougies:

--Dieu sait ce que cet homme va dire au roi! dit tout bas à son voisin
l'homme aux gilets. Il peut nous donner bien des ridicules et gâter
notre avenir.

Il faut convenir qu'il y a chez lui suffisance bien rare et même
effronterie à se présenter ici. Il y paraissait avant d'arriver au
ministère, mais le portefeuille change tout, noie tous les intérêts d'un
homme, il eût dû le sentir.

A peine le ministre sorti, le général de Bonaparte avait fermé les yeux.
En ce moment, il parla de sa santé, de ses blessures, consulta sa montre
et s'en alla.

--Je parierais, dit l'homme aux gilets, que le général court après le
ministre; il va s'excuser de s'être trouvé ici, et prétendre qu'il nous
mène.

Quand les domestiques à demi endormis eurent terminé le renouvellement
des bougies:

--Délibérons enfin, messieurs, dit le président, n'essayons plus de nous
persuader les uns les autres. Songeons à la teneur de la note qui, dans
quarante-huit heures, sera sous les yeux de nos amis du dehors. On a
parlé des ministres. Nous pouvons le dire maintenant que M. de Nerval
nous a quittés, que nous importent les ministres? nous les ferons
vouloir.

Le cardinal approuva par un sourire fin.

--Rien de plus facile, ce me semble, que de résumer notre position, dit
le jeune évêque d'Agde, avec le feu concentré et contraint du fanatisme
le plus exalté. Jusque-là il avait gardé le silence son oeil, que Julien
avait observé, d'abord doux et calme s'était enflammé après la première
heure de discussion. Maintenant son âme débordait comme la lave du
Vésuve.

--De 1806 à 1814, l'Angleterre n'a eu qu'un tort, dit-il, c'est de ne
pas agir directement et personnellement sur Napoléon. Dès que cet homme
eut fait des ducs et des chambellans dès qu'il eut rétabli le trône, la
mission que Dieu lui avait confiée était finie; il n'était plus bon qu'à
immoler. Les saintes Écritures nous enseignent en plus d'un endroit la
manière d'en finir avec les tyrans. (Ici il y eut plusieurs citations
latines.)

Aujourd'hui, messieurs, ce n'est plus un homme qu'il faut immoler, c'est
Paris. Toute la France copie Paris. A quoi bon armer vos cinq cents
hommes par département? Entreprise hasardeuse et qui n'en finira pas. A
quoi bon mêler la France à la chose qui est personnelle à Paris? Paris
seul avec ses journaux et ses salons a fait le mal, que la nouvelle
Babylone périsse.

Entre l'autel et Paris, il faut en finir. Cette catastrophe est même
dans les intérêts mondains du trône. Pourquoi Paris n'a-t-il pas osé
souffler sous Bonaparte? Demandez-le au canon de Saint-Roch...

       *       *       *       *       *

Ce ne fut qu'à trois heures du matin que Julien sortit avec M. de La
Mole.

Le marquis était honteux et fatigué. Pour la première fois, en parlant à
Julien, il y eut de la prière dans son accent. Il lui demandait sa
parole de ne jamais révéler les excès de zèle, ce fut son mot, dont le
hasard venait de le rendre témoin.

--N'en parlez à notre ami de l'étranger que s'il insiste sérieusement
pour connaître nos jeunes fous. Que leur importe que l'état soit
renversé? ils seront cardinaux, et se réfugieront à Rome. Nous, dans nos
châteaux, nous serons massacrés par les paysans.

La note secrète que le marquis rédigea d'après le grand procès-verbal de
vingt-six pages, écrit par Julien, ne fut prête qu'à quatre heures trois
quarts.

--Je suis fatigué à la mort, dit le marquis, et on le voit bien à cette
note qui manque de netteté vers la fin, j'en suis plus mécontent que
d'aucune chose que j'aie faite en ma vie. Tenez, mon ami, ajouta-t-il,
allez vous reposer quelques heures, et de peur qu'on ne vous enlève, moi
je vais vous enfermer à clef dans votre chambre.

Le lendemain, le marquis conduisit Julien à un château isolé assez
éloigné de Paris. Là se trouvèrent des hôtes singuliers, que Julien
jugea être prêtres. On lui remit un passeport qui portait un nom
suppose, mais Indiquait enfin le véritable but du voyage qu'il avait
toujours feint d'ignorer. Il monta seul dans une calèche.

Le marquis n'avait aucune inquiétude sur sa mémoire Julien lui avait
récité plusieurs fois la note secrète, mais il craignait tort qu'il ne
fût intercepté.

--Surtout n'ayez l'air que d'un fat qui voyage pour tuer le temps, lui
dit-il avec amitié, au moment où il quittait le salon. Il y avait
peut-être plus d'un faux frère dans notre assemblée d'hier soir.

Le voyage fut rapide et fort triste. A peine Julien avait-il été hors de
la vue du marquis qu'il avait oublié et la note secrète et la mission,
pour ne songer qu'aux mépris de Mathilde.

Dans un village à quelques lieues au-delà de Metz, le maître de poste
vint lui dire qu'il n'y avait pas de chevaux. Il était dix heures du
soir; Julien, fort contrarié, demanda à souper. Il se promena devant la
porte, et insensiblement, sans qu'il y parût, passa dans la cour des
écuries. Il n'y vit pas de chevaux.

L'air de cet homme était pourtant singulier, se disait Julien; son oeil
grossier m'examinait.

Il commençait, comme on voit, à ne pas croire exactement tout ce qu'on
lui disait. Il songeait à s'échapper après souper, et pour apprendre
toujours quelque chose sur le pays, il quitta sa chambre pour aller se
chauffer au feu de la cuisine. Quelle ne fut pas sa joie d'y trouver _il
signor_ Geronimo, le célèbre chanteur!

Établi dans un fauteuil qu'il avait fait apporter près du feu, le
Napolitain gémissait tout haut, et parlait plus, à lui tout seul, que
les vingt paysans allemands qui l'entouraient ébahis.

--Ces gens-ci me ruinent, cria-t-il à Julien, j'ai promis de chanter
demain à Mayence. Sept princes souverains, sont accourus pour
m'entendre. Mais allons prendre l'air, ajouta-t-il d'un air
significatif.

Quand il fut à cent pas sur la route, et hors de la possibilité d'être
entendu:

--Savez-vous de quoi il retourne? dit-il à Julien; ce maître de poste
est un fripon. Tout en me promenant, j'ai donné vingt sous à un petit
polisson qui m'a tout dit. Il y a plus de douze chevaux dans une écurie
à l'autre extrémité du village. On veut retarder quelque courrier.

--Vraiment? dit Julien d'un air innocent.

Ce n'était pas le tout que de découvrir la fraude, il fallait partir:
c'est à quoi Geronimo et son ami ne purent réussir.

--Attendons le jour, dit enfin le chanteur, on se méfie de nous. C'est
peut-être à vous ou à moi qu'on en veut. Demain matin nous commandons un
bon déjeuner; pendant qu'on le prépare nous allons nous promener, nous
nous échappons, nous louons des chevaux et gagnons la poste prochaine.

--Et vos effets? dit Julien, qui pensait que peut-être Geronimo lui-même
pouvait être envoyé pour l'intercepter.

Il fallut souper et se coucher. Julien était encore dans le premier
sommeil, quand il fut réveillé en sursaut par la voix de deux personnes
qui parlaient dans sa chambre, sans trop se gêner.

Il reconnut le maître de poste, armé d'une lanterne sourde. La lumière
était dirigée vers le coffre de la calèche, que Julien avait fait monter
dans sa chambre. A côté du maître de poste était un homme qui fouillait
tranquillement dans le coffre ouvert. Julien ne distinguait que les
manches de son habit, qui étaient noires et fort serrées.

C'est une soutane, se dit-il, et il saisit doucement de petits pistolets
qu'il avait placés sous son oreiller.

--Ne craignez pas qu'il se réveille, monsieur le curé, disait le maître
de poste. Le vin qu'on leur a servi était de celui que vous avez préparé
vous-même.

--Je ne trouve aucune trace de papiers, répondait le curé. Beaucoup de
linge, d'essences, de pommades, de futilités, c'est un jeune homme du
siècle, occupé de ses plaisirs. L'émissaire sera plutôt l'autre, qui
affecte de parler avec un accent italien.

Ces gens se rapprochèrent de Julien pour fouiller dans les poches de son
habit de voyage. Il était bien tenté de les tuer comme voleurs. Rien de
moins dangereux pour les suites. Il en eut bonne envie... Je ne serais
qu'un sot se dit-il, je compromettrais ma mission. >, Son habit fouillé:

--Ce n'est pas là un diplomate, dit le prêtre: il s'éloigna et fit bien.

S'il me touche dans mon lit, malheur à lui! se disait Julien; il peut
fort bien venir me poignarder, et c'est ce que je ne souffrirai pas.

Le curé tourna la tête, Julien ouvrait les yeux à demi; quel ne fut pas
son étonnement! c'était l'abbé Castanède! En effet, quoique les deux
personnes voulussent parler assez bas, il lui avait semblé, dès l'abord,
reconnaître une des voix. Julien fut saisi d'une envie démesurée de
purger la terre d'un de ses plus lâches coquins...

Mais ma mission! se dit-il.

Le curé et son acolyte sortirent. Un quart d'heure après, Julien fit
semblant de s'éveiller. Il appela et réveilla toute la maison.

--Je suis empoisonné, s'écriait-il, je souffre horriblement! Il voulait
un prétexte pour aller au secours de Geronimo. Il le trouva à demi
asphyxié par le laudanum contenu dans le vin.

Julien craignant quelque plaisanterie de ce genre, avait soupé avec du
chocolat apporté de Paris. Il ne put venir à bout de réveiller assez
Geronimo pour le décider à partir.

--On me donnerait tout le royaume de Naples disait le chanteur, que je
ne renoncerais pas en ce moment à la volupté de dormir.

--Mais les sept princes souverains!

--Qu'ils attendent.

Julien partit seul et arriva sans autre incident auprès du grand
personnage. Il perdit toute une matinée à solliciter en vain une
audience. Par bonheur vers les quatre heures, le duc voulut prendre
l'air. Julien le vit sortir à pied, il n'hésita pas à l'approcher et à
lui demander l'aumône. Arrivé à deux pas du grand personnage, il tira la
montre du marquis de La Mole, et la montra avec affectation.

--_Suivez-moi de loin_, lui dit-on sans le regarder.

A un quart de lieue de là le duc entra brusquement dans un petit
Café-hauss. Ce fut dans une chambre de cette auberge du dernier ordre
que Julien eut l'honneur de réciter au duc ses quatre pages. Quand il
eut fini:

--Recommencez et allez plus lentement, lui dit-on.

Le prince prit des notes.

--_Gagnez à pied la poste voisine. Abandonnez ici vos effets et votre
calèche. Allez à Strasbourg comme vous pourrez et le vingt-deux du mois_
(on était au dix) _trouvez-vous à midi et demi dans ce même Café-hauss
N'en sortez que dans une demi-heure. Silence!_

Telles furent les seules paroles que Julien entendit. Elles suffirent
pour le pénétrer de la plus haute admiration. C'est ainsi, pensa-t-il,
qu'on traite les affaires, que dirait ce grand homme d'État, s'il
entendait les bavards passionnés d'il y a trois jours?

Julien en mit deux à gagner Strasbourg, il lui semblait qu'il n'avait
rien à y faire. Il prit un grand détour. Si ce diable d'abbé Castanède
m'a reconnu, il n'est pas homme à perdre facilement ma trace. Et quel
plaisir pour lui de se moquer de moi, et de faire échouer ma mission!

L'abbé Castanède, chef de la police de la congrégation, sur toute la
frontière du nord, ne l'avait heureusement pas reconnu. Et les jésuites
de Strasbourg, quoique très zélés, ne songèrent nullement à observer
Julien, qui, avec sa croix et sa redingote bleue, avait l'air d'un jeune
militaire fort occupé de sa personne.




CHAPITRE XXIV

STRASBOURG

    Fascination! tu as de l'amour toute son énergie, toute sa puissance
    d'éprouver le malheur. Ses plaisirs enchanteurs, ses douces jouissances
    sont seuls au-delà de ta sphère. Je ne pouvais pas dire en la voyant
    dormir: elle est toute à moi, avec sa beauté d'ange et ses douces
    faiblesses! La voilà livrée à ma puissance, telle que le ciel la fit
    dans sa miséricorde pour enchanter un coeur d'homme.

    _Ode_ de SCHILLER


Forcé de passer huit jours à Strasbourg, Julien cherchait à se distraire
par des idées de gloire militaire et de dévouement à la patrie. Était-il
donc amoureux? il n'en savait rien, il trouvait seulement dans son âme
bourrelée Mathilde maîtresse absolue de son bonheur comme de son
imagination. Il avait besoin de toute l'énergie de son caractère pour se
maintenir au-dessus du désespoir. Penser à ce qui n'avait pas quelque
rapport à Mlle de La Mole était hors de sa puissance. L'ambition, les
simples succès de vanité le distrayaient autrefois des sentiments que
Mme de Rênal lui avait inspirés. Mathilde avait tout absorbé, il la
trouvait partout dans l'avenir.

De toutes parts, dans cet avenir, Julien voyait le manque de succès. Cet
être que l'on a vu à Verrières si rempli de présomption, si orgueilleux,
était tombé dans un excès de modestie ridicule.

Trois jours auparavant il eût tué avec plaisir l'abbé Castanède, et si,
à Strasbourg, un enfant se fût pris de querelle avec lui, il eût donné
raison à l'enfant. En repensant aux adversaires, aux ennemis qu'il avait
rencontrés dans sa vie, il trouvait toujours que lui, Julien, avait eu
tort.

C'est qu'il avait maintenant pour implacable ennemie cette imagination
puissante, autrefois sans cesse employée à lui peindre dans l'avenir des
succès si brillants.

La solitude absolue de la vie de voyageur augmentait l'empire de cette
noire imagination. Quel trésor n'eût pas été un ami! Mais, se disait
Julien, est-il donc un coeur qui batte pour moi? Et quand j'aurais un
ami, l'honneur ne me commande-t-il pas un silence éternel?

Il se promenait à cheval tristement dans les environs de Kehl; c'est un
bourg, sur le bord du Rhin, immortalisé par Desaix et Gouvion Saint-Cyr.
Un paysan allemand lui montrait les petits ruisseaux, les chemins, les
îlots du Rhin, auxquels le courage de ces grands généraux a fait un nom.
Julien, conduisant son cheval de la main gauche tenait déployée de la
droite la superbe carte qui orne les _Mémoires du maréchal Saint-Cyr_.
Une exclamation de gaieté lui fit lever la tête.

C'était le prince Korasoff cet ami de Londres, qui lui avait dévoilé
quelques mois auparavant les premières règles de la haute fatuité.
Fidèle à ce grand art, Korasoff arrivé de la veille à Strasbourg, depuis
une heure à Kehl et qui de la vie n'avait lu une ligne sur le siège de
1796, se mit à tout expliquer à Julien. Le paysan allemand le regardait
étonné, car il savait assez de français pour distinguer les énormes
bévues dans lesquelles tombait le prince. Julien était à mille lieues
des idées du paysan, il regardait avec étonnement ce beau jeune homme,
il admirait sa grâce à monter à cheval.

L'heureux caractère! se disait-il. Comme son pantalon va bien, avec
quelle élégance sont coupés ses cheveux! Hélas! si j'eusse été ainsi,
peut-être qu'après m'avoir aimé trois jours, elle ne m'eût pas pris en
aversion.

Quand le prince eut fini son siège de Kehl:

--Vous avez la mine d'un trappiste, dit-il à Julien, vous outrez le
principe de la gravité que je vous ai donné à Londres. L'air triste ne
peut être de bon ton, c'est l'air ennuyé qu'il faut. Si vous êtes
triste, c'est donc quelque chose qui vous manque, quelque chose qui ne
vous a pas réussi.

_C'est montrer soi inférieur_. Êtes-vous ennuyé, au contraire, c'est ce
qui a essayé vainement de vous plaire qui est inférieur. Comprenez donc,
mon cher, combien la méprise est grave.

Julien jeta un écu au paysan qui les écoutait bouche béante.

--Bien! dit le prince, il y a de la grâce, un noble dédain! fort bien!
et il mit son cheval au galop. Julien le suivit, rempli d'une admiration
stupide.

Ah! si j'eusse été ainsi, elle ne m'eût pas préféré Croisenois! Plus sa
raison était choquée des ridicules du prince, plus il se méprisait de ne
pas les admirer, et s'estimait malheureux de ne pas les avoir. Le dégoût
de soi-même ne peut aller plus loin.

Le prince le trouvait décidément triste:

--Ah! çà, mon cher, lui dit-il en rentrant à Strasbourg vous êtes de
mauvaise compagnie, avez-vous perdu tout votre argent, ou seriez-vous
amoureux de quelque petite actrice?

Les Russes copient les moeurs françaises, mais toujours à cinquante ans
de distance. Ils en sont maintenant au siècle de Louis XV.

Ces plaisanteries sur l'amour mirent des larmes dans les yeux de Julien:

Pourquoi ne consulterais-je pas cet homme si aimable? se dit-il tout à
coup.

--Eh bien oui, mon cher, dit-il au prince, vous me voyez à Strasbourg
fort amoureux et même délaissé. Une femme charmante, qui habite une
ville voisine, m'a planté là après trois jours de passion, et ce
changement me tue.

Il peignit au prince, sous des noms supposés, les actions et le
caractère de Mathilde.

--N'achevez pas, dit Korasoff: pour vous donner confiance en votre
médecin, je vais terminer la confidence. Le mari de cette jeune femme
jouit d'une fortune énorme, ou bien plutôt elle appartient, elle à la
plus haute noblesse du pays. Il faut qu'elle soit fière de quelque
chose.

Julien fit un signe de tête, il n'avait plus le courage de parler.

--Fort bien, dit le prince, voici trois drogues assez amères que vous
allez prendre sans délai:

1º Voir tous les jours Mme..., comment l'appelez-vous?

--Mme de Dubois.

--Quel nom! dit le prince en éclatant de rire; mais pardon, il est
sublime pour vous. Il s'agit de voir chaque jour Mme de Dubois, n'allez
pas surtout paraître à ses yeux froid et piqué rappelez-vous le grand
principe de votre siècle: soyez le contraire de ce à quoi l'on s'attend.
Montrez-vous précisément tel que vous étiez huit jours avant d'être
honoré de ses bontés.

--Ah! j'étais tranquille alors, s'écria Julien avec désespoir, je
croyais la prendre en pitié...

--Le papillon se brûle à la chandelle, continua le prince, comparaison
vieille comme le monde.

1º Vous la verrez tous les jours.

2º Vous ferez la cour à une femme de sa société mais sans vous donner
les apparences de la passion, entendez-vous? Je ne vous le cache pas,
votre rôle est difficile; vous jouez la comédie, et si l'on devine que
vous la jouez, vous êtes perdu.

--Elle a tant d'esprit et moi si peu! Je suis perdu, dit Julien
tristement.

--Non, vous êtes seulement plus amoureux que je ne le croyais. Mme de
Dubois est profondément occupée d'elle-même, comme toutes les femmes qui
ont reçu du ciel ou trop de noblesse ou trop d'argent. Elle se regarde
au lieu de vous regarder, donc elle ne vous connaît pas. Pendant les
deux ou trois accès d'amour qu'elle s'est donnés en votre faveur, à
grand effort d'imagination, elle voyait en vous le héros qu'elle avait
rêvé, et non pas ce que vous êtes réellement.

Mais que diable, ce sont là les éléments, mon cher Sorel, êtes-vous tout
à fait un écolier?...

Parbleu! entrons dans ce magasin, voilà un col noir charmant, on le
dirait fait par John Anderson, de Burlington-street; faites-moi le
plaisir de le prendre, et de jeter bien loin cette ignoble corde noire
que vous avez au cou.

Ah! çà, continua le prince en sortant de la boutique du premier
passementier de Strasbourg, quelle est la société de Mme de Dubois?
grand Dieu! quel nom! Ne vous fâchez pas, mon cher Sorel, c'est plus
fort que moi... A qui ferez-vous la cour?

--A une prude par excellence, fille d'un marchand de bas immensément
riche. Elle a les plus beaux yeux du monde et qui me plaisent
infiniment, elle tient sans doute le premier rang dans le pays; mais au
milieu de toutes ses grandeurs, elle rougit au point de se déconcerter
si quelqu'un vient à parler de commerce et de boutique. Et par malheur,
son père était l'un des marchands les plus connus de Strasbourg.

--Ainsi si l'on parle d'_industrie_, dit le prince en riant vous êtes
sûr que votre belle songe à elle et non pas à vous. Ce ridicule est
divin et fort utile, il vous empêchera d'avoir le moindre moment de
folie auprès de ces beaux yeux. Le succès est certain.

Julien songeait à Mme la maréchale de Fervaques qui venait beaucoup à
l'hôtel de La Mole. C'était une belle étrangère qui avait épousé le
maréchal un an avant sa mort. Toute sa vie semblait n'avoir d'autre
objet que de faire oublier qu'elle était fille d'un industriel, et, pour
être quelque chose à Paris, elle s'était mise à la tête de la vertu.

Julien admirait sincèrement le prince; que n'eût-il pas donné pour avoir
ses ridicules! La conversation entre les deux amis fut infinie; Korasoff
était ravi: jamais un Français ne l'avait écouté aussi longtemps. Ainsi,
j'en suis enfin venu, se disait le prince charmé à me faire écouter en
donnant des leçons à mes maîtres!

--Nous sommes bien d'accord, répétait-il à Julien pour la dixième fois,
pas l'ombre de passion quand vous parlerez à la jeune beauté, fille du
marchand de bas de Strasbourg, en présence de Mme de Dubois. Au
contraire, passion brûlante en écrivant. Lire une lettre d'amour bien
écrite est le souverain plaisir pour une prude; c'est un moment de
relâche. Elle ne joue pas la comédie, elle ose écouter son coeur donc
deux lettres par jour.

--Jamais, jamais! dit Julien découragé; je me ferais plutôt piler dans
un mortier que de composer trois phrases; je suis un cadavre, mon cher,
n'espérez plus rien de moi. Laissez-moi mourir au bord de la route.

--Et qui vous parle de composer des phrases? J'ai dans mon nécessaire
six volumes de lettres d'amour manuscrites. Il y en a pour tous les
caractères de femme, j'en ai pour la plus haute vertu. Est-ce que
Kalisky n'a pas fait la cour à Richemond-la-Terrasse, vous savez, à
trois lieues de Londres, à la plus jolie quakeresse de toute
l'Angleterre?

Julien était moins malheureux quand il quitta son ami à deux heures du
matin.

Le lendemain le prince fit appeler un copiste, et, deux jours après,
Julien eut cinquante-trois lettres d'amour bien numérotées, destinées à
la vertu la plus sublime et la plus triste.

--Il n'y en a pas cinquante-quatre, dit le prince, parce que Kalisky se
fit éconduire; mais que vous importe d'être maltraité par la fille du
marchand de bas, puisque vous ne voulez agir que sur le coeur de Mme de
Dubois?

Tous les jours on montait à cheval: le prince était fou de Julien, ne
sachant comment lui témoigner son amitié soudaine, il finit par lui
offrir la main d'une de ses cousines, riche héritière de Moscou.

--Et une fois marié, ajouta-t-il, mon influence et la croix que vous
avez là vous font colonel en deux ans.

--Mais cette croix n'est pas donnée par Napoléon, il s'en faut bien.

--Qu'importe, dit le prince, ne l'a-t-il pas inventée? Elle est encore
de bien loin la première en Europe.

Julien fut sur le point d'accepter; mais son devoir le rappelait auprès
du grand personnage, en quittant Korasoff, il promit d'écrire. Il reçut
la réponse à la note secrète qu'il avait apportée, et courut vers Paris;
mais à peine eut-il été seul deux jours de suite, que quitter la France
et Mathilde lui parut un supplice pire que la mort. Je n'épouserai pas
les millions que m'offre Korasoff, se dit-il, mais je suivrai ses
conseils.

Après tout, l'art de séduire est son métier, il ne songe qu'à cette
seule affaire depuis plus de quinze ans, car il en a trente. On ne peut
pas dire qu'il manque d'esprit; il est fin et cauteleux; l'enthousiasme,
la poésie sont une impossibilité dans ce caractère: c'est un procureur;
raison de plus pour qu'il ne se trompe pas.

Il le faut, je vais faire la cour à Mme de Fervaques.

Elle m'ennuiera bien peut-être un peu, mais je regarderai ces yeux si
beaux, et qui ressemblent tellement à ceux qui m'ont le plus aimé au
monde.

Elle est étrangère; c'est un caractère nouveau à observer.

Je suis fou, je me noie, je dois suivre les conseils d'un ami et ne pas
m'en croire moi-même.




CHAPITRE XXV

LE MINISTÈRE DE LA VERTU

    Mais si je prends de ce plaisir avec tant de prudence et de
    circonspection, ce ne sera plus un plaisir pour moi.

    LOPE DE VEGA.


A peine de retour à Paris, et au sortir du cabinet du marquis de La
Mole, qui parut fort déconcerté des dépêches qu'on lui présentait, notre
héros courut chez le comte Altamira. A l'avantage d'être condamné à
mort, ce bel étranger réunissait beaucoup de gravité et le bonheur
d'être dévot; ces deux mérites, et, plus que tout, la haute naissance du
comte, convenaient tout à fait à Mme de Fervaques, qui le voyait
beaucoup.

Julien lui avoua gravement qu'il en était fort amoureux.

--C'est la vertu la plus pure et la plus haute, répondit Altamira,
seulement un peu jésuitique et emphatique. Il est des jours où je
comprends chacun des mots dont elle se sert, mais je ne comprends pas la
phrase tout entière. Elle me donne souvent l'idée que je ne sais pas le
français aussi bien qu'on le dit. Cette connaissance fera prononcer
votre nom, elle vous donnera du poids dans le monde. Mais allons chez
Bustos, dit le comte Altamira, qui était un esprit d'ordre; il a fait la
cour à Mme la maréchale.

Don Diego Bustos se fit longtemps expliquer l'affaire, sans rien dire,
comme un avocat dans son cabinet. Il avait une grosse figure de moine
avec des moustaches noires, et une gravité sans pareille; du reste, bon
carbonaro.

--Je comprends, dit-il enfin à Julien. La maréchale de Fervaques
a-t-elle eu des amants, n'en a-t-elle pas eu? Avez-vous ainsi quelque
espoir de réussir? voilà la question. C'est vous dire que, pour ma part,
j'ai échoué. Maintenant que je ne suis plus piqué, je me fais ce
raisonnement: souvent elle a de l'humeur, et, comme je vous le
raconterai bientôt, elle n'est pas mal vindicative.

Je ne lui trouve pas ce tempérament bilieux qui est celui du génie, et
jette sur toutes les actions comme un vernis de passion. C'est au
contraire à la façon d'être flegmatique et tranquille des Hollandais
qu'elle doit sa rare beauté et ses couleurs si fraîches.

Julien s'impatientait de la lenteur et du flegme inébranlable de
l'Espagnol; de temps en temps, malgré lui, quelques monosyllabes lui
échappaient.

--Voulez-vous m'écouter? lui dit gravement don Diego Bustos.

--Pardonnez à la _furia francese_; je suis tout oreilles, dit Julien.

--La maréchale de Fervaques est donc fort adonnée à la haine; elle
poursuit impitoyablement des gens qu'elle n'a jamais vus, des avocats,
de pauvres diables d'hommes de lettres qui ont fait des chansons comme
Collé. Vous savez?

    _J'ai la marotte_
    _D'aimer Marote._

etc.

Et Julien dut essuyer la citation tout entière. L'Espagnol était bien
aise de chanter en français.

Cette divine chanson ne fut jamais écoutée avec plus d'impatience. Quand
elle fut finie:

--La maréchale, dit don Diego Bustos, a fait destituer l'auteur de cette
chanson:

    Un jour l'amour au cabaret...

Julien frémit qu'il ne voulût la chanter. Il se contenta de l'analyser.
Réellement elle était impie et peu décente.

--Quand la maréchale se prit de colère contre cette chanson, dit Don
Diego, je lui fis observer qu'une femme de son rang ne devait point lire
toutes les sottises qu'on publie. Quelques progrès que fassent la piété
et la gravité, il y aura toujours en France une littérature de cabaret.
Quand Mme de Fervaques eut fait ôter à l'auteur, pauvre diable en
demi-solde, une place de dix-huit cents francs: Prenez garde, lui
dis-je, vous avez attaqué ce rimailleur avec vos armes, il peut vous
répondre avec ses rimes: il fera une chanson sur la vertu. Les salons
dorés seront pour vous; les gens qui aiment à rire répéteront ses
épigrammes. Savez-vous, monsieur, ce que la maréchale me répondit?--Pour
l'intérêt du Seigneur, tout Paris me verrait marcher au martyre; ce
serait un spectacle nouveau en France. Le peuple apprendrait à respecter
la qualité. Ce serait le plus beau jour de ma vie. Jamais ses yeux ne
furent plus beaux.

--Et elle les a superbes, s'écria Julien.

--Je vois que vous êtes amoureux... Donc, reprit gravement don Diego
Bustos, elle n'a pas la constitution bilieuse qui porte à la vengeance.
Si elle aime à nuire pourtant, c'est qu'elle est malheureuse, je
soupçonne là malheur intérieur. Ne serait-ce point une prude lasse de
son métier?

L'Espagnol le regarda en silence pendant une grande minute.

--Voilà toute la question, ajouta-t-il gravement, et c'est de là que
vous pouvez tirer quelque espoir. J'y ai beaucoup réfléchi pendant les
deux ans que je me suis porté son très humble serviteur. Tout votre
avenir, monsieur qui êtes amoureux, dépend de ce grand problème: Est-ce
une prude lasse de son métier, et méchante parce qu'elle est
malheureuse?

--Ou bien, dit Altamira sortant enfin de son profond silence, serait-ce
ce que je t'ai dit vingt fois? tout simplement de la vanité française;
c'est le souvenir de son père, le fameux marchand de draps, qui fait le
malheur de ce caractère naturellement morne et sec. Il n'y aurait qu'un
bonheur pour elle, celui d'habiter Tolède, et d'être tourmentée par un
confesseur qui chaque jour lui montrerait l'enfer tout ouvert.

Comme Julien sortait:

--Altamira m'apprend que vous êtes des nôtres, lui dit Don Diego,
toujours plus grave. Un jour vous nous aiderez à reconquérir notre
liberté, ainsi veux-je vous aider dans ce petit amusement. Il est bon
que vous connaissiez le style de la maréchale; voici quatre lettres de
sa main.

--Je vais les copier, s'écria Julien, et vous les rapporter.

--Et jamais personne ne saura par vous un mot de ce que nous avons dit?

--Jamais, sur l'honneur! s'écria Julien.

--Ainsi Dieu vous soit en aide! ajouta l'Espagnol, et il reconduisit
silencieusement, jusque sur l'escalier, Altamira et Julien.

Cette scène égaya un peu notre héros, il fut sur le point de sourire. Et
voilà le dévot Altamira, se disait-il, qui m'aide dans une entreprise
d'adultère!

Pendant toute la grave conversation de don Diego Bustos, Julien avait
été attentif aux heures sonnées par l'horloge de l'hôtel d'Aligre.

Celle du dîner approchait, il allait donc revoir Mathilde! Il rentra, et
s'habilla avec beaucoup de soin.

Première sottise, se dit-il en descendant l'escalier; il faut suivre à
la lettre l'ordonnance du prince.

Il remonta chez lui, et prit un costume de voyage on ne peut pas plus
simple.

Maintenant, pensa-t-il, il s'agit des regards. Il n'était que cinq
heures et demie, et l'on dînait à six. Il eut l'idée de descendre au
salon, qu'il trouva solitaire. A la vue du canapé bleu, il se précipita
à genoux et baisa l'endroit où Mathilde appuyait son bras, il répandit
des larmes, ses joues devinrent brûlantes. Il faut user cette
sensibilité sotte, se dit-il avec colère; elle me trahirait. Il prit un
journal pour avoir une contenance, et passa trois ou quatre fois du
salon au jardin.

Ce ne fut qu'en tremblant et bien caché par un grand chêne, qu'il osa
lever les yeux jusqu'à la fenêtre de Mlle de La Mole. Elle était
hermétiquement fermée, il fut sur le point de tomber et resta longtemps
appuyé contre le chêne; ensuite, d'un pas chancelant, il alla revoir
l'échelle du jardinier.

Le chaînon, jadis forcé par lui en des circonstances hélas! si
différentes, n'avait point été raccommodé. Emporté par un mouvement de
folie, Julien le pressa contre ses lèvres.

Après avoir erré longtemps du salon au jardin, Julien se trouva
horriblement fatigué; ce fut un premier succès qu'il sentit vivement.
Mes regards seront éteints et ne me trahiront pas! Peu à peu les
convives arrivèrent au salon, jamais la porte ne s'ouvrit sans jeter un
trouble mortel dans le coeur de Julien.

On se mit à table. Enfin parut Mlle de La Mole, toujours fidèle à son
habitude de se faire attendre. Elle rougit beaucoup en voyant Julien; on
ne lui avait pas dit son arrivée. D'après la recommandation du prince
Korasoff, Julien regarda ses mains, elles tremblaient. Troublé lui-même
au-delà de toute expression par cette découverte, il fut assez heureux
pour ne paraître que fatigué.

M. de La Mole fit son éloge. La marquise lui adressa la parole un
instant après, et lui fit compliment sur son air de fatigue. Julien se
disait à chaque instant: Je ne dois pas trop regarder Mlle de La Mole,
mais mes regards non plus ne doivent point la fuir. Il faut paraître ce
que j'étais réellement huit jours avant mon malheur... Il eut lieu
d'être satisfait du succès et resta au salon. Attentif pour la première
fois envers la maîtresse de la maison, il fit tous ses efforts pour
faire parler les hommes de sa société et maintenir la conversation
vivante.

Sa politesse fut récompensée, sur les huit heures, on annonça Mme la
maréchale de Fervaques. Julien s'échappa et reparut bientôt, vêtu avec
le plus grand soin. Mme de La Mole lui sut un gré infini de cette marque
de respect, et voulut lui témoigner sa satisfaction, en parlant de son
voyage à Mme de Fervaques. Julien s'établit auprès de la maréchale, de
façon à ce que ses yeux ne fussent pas aperçus de Mathilde. Placé ainsi,
suivant toutes les règles de l'art, Mme de Fervaques fut pour lui
l'objet de l'admiration la plus ébahie. C'est par une tirade sur ce
sentiment que commençait la première des cinquante-trois lettres dont le
prince Korasoff lui avait fait cadeau.

La maréchale annonça qu'elle allait à l'Opéra-Buffa. Julien y courut; il
trouva le chevalier de Beauvoisis, qui l'emmena dans une loge de
messieurs les gentilshommes de la chambre, justement à côté de la loge
de Mme de Fervaques. Julien la regarda constamment. Il faut, se dit-il
en rentrant à l'hôtel, que je tienne un journal de siège; autrement
j'oublierais mes attaques. Il se força à écrire deux ou trois pages sur
ce sujet ennuyeux, et parvint ainsi, chose admirable, à ne presque pas
penser à Mlle de La Mole.

Mathilde l'avait presque oublié pendant son voyage. Ce n'est après tout
qu'un être commun, pensait-elle son nom me rappellera toujours la plus
grande tache de ma vie. Il faut revenir de bonne foi aux idées vulgaires
de sagesse et d'honneur; une femme a tout à perdre en les oubliant. Elle
se montra disposée à permettre enfin la conclusion de l'arrangement avec
le marquis de Croisenois, prépare depuis si longtemps. Il était fou de
joie; on l'eût bien étonné en lui disant qu'il y avait de la résignation
au fond de cette manière de sentir de Mathilde, qui le rendait si fier.

Toutes les idées de Mlle de La Mole changèrent en voyant Julien. Au
vrai, c'est là mon mari, se dit-elle; si je reviens de bonne foi aux
idées de sagesse, c'est évidemment lui que je dois épouser.

Elle s'attendait à des importunités, à des airs de malheur de la part de
Julien; elle préparait ses réponses: car sans doute, au sortir du dîner,
il essaierait de lui adresser quelques mots. Loin de là, il resta ferme
au salon, ses regards ne se tournèrent pas même vers le jardin. Dieu
sait avec quelle peine! Il vaut mieux avoir tout de suite cette
explication, se dit Mlle de La Mole; elle alla seule au jardin, Julien
n'y parut pas. Mathilde vint se promener près des portes-fenêtres du
salon; elle le vit fort occupé à décrire à Mme de Fervaques les vieux
châteaux en ruine qui couronnent les coteaux des bords du Rhin et leur
donnent tant de physionomie. Il commençait à ne pas mal se tirer de la
phrase sentimentale et pittoresque qu'on appelle _esprit_ dans certains
salons.

Le prince Korasoff eût été bien fier, s'il se fût trouvé à Paris: cette
soirée était exactement ce qu'il avait prédit.

Il eût approuvé la conduite que tint Julien les jours suivants.

Une intrigue parmi les membres du gouvernement occulte allait disposer
de quelques cordons bleus; Mme la maréchale de Fervaques exigeait que
son grand oncle fût chevalier de l'ordre. Le marquis de La Mole avait la
même prétention pour son beau-père; ils réunirent leurs efforts, et la
maréchale vint presque tous les jours à l'hôtel de La Mole. Ce fut
d'elle que Julien apprit que le marquis allait être ministre: il offrait
à la _Camarilla_ un plan fort ingénieux pour anéantir la Charte, sans
commotion, en trois ans.

Julien pouvait espérer un évêché, si M. de La Mole arrivait au
ministère; mais, à ses yeux, tous ces grands intérêts s'étaient comme
recouverts d'un voile. Son imagination ne les apercevait plus que
vaguement et pour ainsi dire dans le lointain. L'affreux malheur qui en
faisait un maniaque lui montrait tous les intérêts de la vie dans sa
manière d'être avec Mlle de La Mole. Il calculait qu'après cinq ou six
ans de soins, il parviendrait à s'en faire aimer de nouveau.

Cette tête si froide était, comme on voit, tombée à l'état de déraison
complet. De toutes les qualités qui l'avaient distingué autrefois il ne
lui restait qu'un peu de fermeté. Matériellement fidèle au plan de
conduite dicté par le prince Korasoff, chaque soir il se plaçait assez
près du fauteuil de Mme de Fervaques, mais il lui était impossible de
trouver un mot à dire.

L'effort qu'il s'imposait pour paraître guéri aux yeux de Mathilde
absorbait toutes les forces de son âme, il restait auprès de la
maréchale comme un être à peine animé; ses yeux même, ainsi que dans
l'extrême souffrance physique, avaient perdu tout leur feu.

Comme la manière de voir de Mme de La Mole n'était jamais qu'une
contre-épreuve des opinions de ce mari qui pouvait la faire duchesse,
depuis quelques jours elle portait aux nues le mérite de Julien.




CHAPITRE XXVI

L'AMOUR MORAL

    There also was of course in Adeline
    That calm patrician polish in the address,
    Which ne'er can pass the equinoctial line
    Of any thing which Nature would express:
    Just as a Mandarin finds nothing fine,
    At least his manner suffers not to guess
    That any thing he views can greatly please.

    _Don Juan_. C. XIII, stanza 84.


Il y a un peu de folie dans la manière de voir de toute cette famille,
pensait la maréchale; ils sont engoués de leur jeune abbé, qui ne sait
qu'écouter, avec d'assez beaux yeux, il est vrai.

Julien, de son côté, trouvait dans les façons de la maréchale un exemple
à peu près parfait de ce _calme patricien_ qui respire une politesse
exacte et encore plus l'impossibilité d'aucune vive émotion. L'imprévu
dans les mouvements, le manque d'empire sur soi-même, eût scandalisé Mme
de Fervaques presque autant que l'absence de majesté envers les
inférieurs. Le moindre signe de sensibilité eût été à ses yeux comme une
sorte d'_ivresse morale_ dont il faut rougir, et qui nuit fort à ce
qu'une personne d'un rang élevé se doit à soi-même. Son grand bonheur
était de parler de la dernière chasse du roi, son livre favori les
_Mémoires du duc de Saint-Simon_, surtout pour la partie généalogique.

Julien savait la place qui, d'après la disposition des lumières,
convenait au genre de beauté de Mme de Fervaques. Il s'y trouvait
d'avance, mais avait grand soin de tourner sa chaise de façon à ne pas
apercevoir Mathilde. Étonnée de cette constance à se cacher d'elle un
jour elle quitta le canapé bleu et vint travailler auprès d'une petite
table voisine du fauteuil de la maréchale. Julien la voyait d'assez près
par-dessous le chapeau de Mme de Fervaques. Ces yeux, qui disposaient de
son sort, l'effrayèrent d'abord, aperçus de si près, ensuite le jetèrent
violemment hors de son apathie habituelle, il parla et fort bien.

Il adressait la parole à la maréchale, mais son but unique était d'agir
sur l'âme de Mathilde. Il s'anima de telle sorte que Mme de Fervaques
arriva à ne plus comprendre ce qu'il disait.

C'était un premier mérite. Si Julien eût eu l'idée de le compléter par
quelques phrases de mysticité allemande, de haute religiosité et de
jésuitisme, la maréchale l'eût rangé d'emblée parmi les hommes
supérieurs appelés à régénérer le siècle.

Puisqu'il est d'assez mauvais goût, se disait Mlle de La Mole, pour
parler aussi longtemps et avec tant de feu à Mme de Fervaques, je ne
l'écouterai plus. Pendant toute la fin de cette soirée, elle tint
parole, quoique avec peine.

A minuit, lorsqu'elle prit le bougeoir de sa mère pour l'accompagner à
sa chambre, Mme de La Mole s'arrêta sur l'escalier pour faire un éloge
complet de Julien. Mathilde acheva de prendre de l'humeur, elle ne
pouvait trouver le sommeil Une idée la calma: ce que je méprise peut
encore faire un homme de grand mérite aux yeux de la maréchale.

Pour Julien, il avait agi, il était moins malheureux; ses yeux tombèrent
par hasard sur le portefeuille en cuir de Russie, où le prince Korasoff
avait enfermé les cinquante-trois lettres d'amour dont il lui avait fait
cadeau. Julien vit en note, au bas de la première lettre: _On envoie le
nº 1 huit jours après la première vue_.

Je suis en retard! s'écria Julien, car il y a bien longtemps que je vois
Mme de Fervaques. Il se mit aussitôt à transcrire cette première lettre
d'amour c'était une homélie remplie de phrases sur la vertu et ennuyeuse
à périr; Julien eut le bonheur de s'endormir à la seconde page.

Quelques heures après, le grand soleil le surprit appuyé sur sa table.
Un des moments les plus pénibles de sa vie était celui où, chaque matin,
en s'éveillant, il s'apprenait son malheur. Ce jour-là, il acheva la
copie de sa lettre presque en riant. Est-il possible, se disait-il,
qu'il se soit trouvé un jeune homme pour écrire ainsi! Il compta
plusieurs phrases de neuf lignes. Au bas de l'original, il aperçut une
note au crayon:

_On porte ces lettres soi-même: à cheval, cravate notre, redingote
bleue. On remet la lettre au portier d'un air contrit; profonde
mélancolie dans le regard. Si l'on aperçoit quelque femme de chambre,
essuyer ses yeux furtivement. Adresser la parole à la femme de chambre._

Tout cela fut exécuté fidèlement.

Ce que je fais est bien hardi, pensa Julien en sortant de l'hôtel de
Fervaques, mais tant pis pour Korasoff. Oser écrire à une vertu si
célèbre! Je vais en être traité avec le dernier mépris, et rien ne
m'amusera davantage. C'est, au fond, la seule comédie à laquelle je
puisse être sensible. Oui couvrir de ridicule cet être si odieux, que
j'appelle moi, m'amusera. Si je m'en croyais, je commettrais quelque
crime pour me distraire.

Depuis un mois, le plus beau moment de la vie de Julien était celui où
il remettait son cheval à l'écurie. Korasoff avait expressément défendu
de regarder, sous quelque prétexte que ce fût, la maîtresse qui l'avait
quitté. Mais le pas de ce cheval qu'elle connaissait si bien, la manière
avec laquelle Julien frappait de sa cravache à la porte de l'écurie pour
appeler un homme attiraient quelquefois Mathilde derrière le rideau de
sa fenêtre. La mousseline était si légère que Julien voyait au travers.
En regardant d'une certaine façon sous le bord de son chapeau, il
apercevait la taille de Mathilde sans voir ses yeux. Par conséquent, se
disait-il, elle ne peut voir les miens, et ce n'est point là la
regarder.

Le soir, Mme de Fervaques fut pour lui exactement comme si elle n'eût
pas reçu la dissertation philosophique, mystique et religieuse que, le
matin, il avait remise à son portier avec tant de mélancolie. La veille,
le hasard avait révélé à Julien le moyen d'être éloquent; il s'arrangea
de façon à voir les yeux de Mathilde. Elle, de son côté, un instant
après l'arrivée de la maréchale, quitta le canapé bleu: c'était déserter
sa société habituelle. M. de Croisenois parut consterné de ce nouveau
caprice; sa douleur évidente ôta à Julien ce que son malheur avait de
plus atroce.

Cet imprévu dans sa vie le fit parler comme un ange; et comme
l'amour-propre se glisse même dans les cours qui servent de temple à la
vertu la plus auguste Mme de La Mole a raison, se dit la maréchale en
remontant en voiture, ce jeune prêtre a de la distinction. Il faut que,
les premiers jours, ma présence l'ait intimidé. Dans le fait, tout ce
que l'on rencontre dans cette maison est bien léger; je n'y vois que des
vertus aidées par la vieillesse, et qui avaient grand besoin des glaces
de l'âge. Ce jeune homme aura su voir la différence, il écrit bien mais
je crains fort que cette demande de l'éclairer de mes conseils, qu'il me
fait dans sa lettre, ne soit au fond qu'un sentiment qui s'ignore
soi-même.

Toutefois, que de conversions ont ainsi commencé! Ce qui me fait bien
augurer de celle-ci, c'est la différence de son style avec celui des
jeunes gens dont j'ai eu l'occasion de voir les lettres. Il est
impossible de ne pas reconnaître de l'onction, un sérieux profond et
beaucoup de conviction dans la prose de ce jeune lévite, il aura la
doute vertu de Massillon.




CHAPITRE XXVII

LES PLUS BELLES PLACES DE L'ÉGLISE

    Des services! des talents! du mérite! bah! soyez d'une coterie.

    TÉLÉMAQUE.


Ainsi l'idée d'évêché était pour la première fois mêlée avec celle de
Julien dans la tête d'une femme qui, tôt ou tard, devait distribuer les
plus belles places de l'Église de France. Cet avantage n'eût guère
touché Julien; en cet instant, sa pensée ne s'élevait à rien d'étranger
à son malheur actuel: tout le redoublait, par exemple, la vue de sa
chambre lui était devenue insupportable. Le soir, quand il rentrait avec
sa bougie, chaque meuble, chaque petit ornement lui semblait prendre une
voix pour lui annoncer aigrement quelque nouveau détail de son malheur.

Ce jour-là, j'ai un travail forcé, se dit-il en rentrant et avec une
vivacité que, depuis longtemps, il ne connaissait plus: espérons que la
seconde lettre sera aussi ennuyeuse que la première.

Elle l'était davantage. Ce qu'il copiait lui semblait si absurde, qu'il
en vint à transcrire ligne par ligne, sans songer au sens.

C'est encore plus emphatique, se disait-il, que les pièces officielles
du traité de Münster, que mon professeur de diplomatie me faisait copier
à Londres.

Il se souvint seulement alors des lettres de Mme de Fervaques dont il
avait oublié de rendre les originaux au grave Espagnol don Diego Bustos.
Il les chercha; elles étaient réellement presque aussi amphigouriques
que celles du jeune seigneur russe. Le vague était complet. Cela voulait
tout dire et ne rien dire. C'est la harpe éolienne du style, pensa
Julien. Au milieu des plus hautes pensées sur le néant, sur la mort, sur
l'infini, etc., je ne vois de réel qu'une peur abominable du ridicule.

Le monologue que nous venons d'abréger fut répété pendant quinze jours
de suite. S'endormir en transcrivant une sorte de commentaire de
l'Apocalypse, le lendemain aller porter une lettre d'un air
mélancolique, remettre le cheval à l'écurie avec l'espérance
d'apercevoir la robe de Mathilde, travailler, le soir paraître à l'Opéra
quand Mme de Fervaques ne venait pas à l'hôtel de La Mole, tels étaient
les événements monotones de la vie de Julien. Elle avait plus d'intérêt
quand Mme de Fervaques venait chez la marquise; alors il pouvait
entrevoir les yeux de Mathilde sous une aile du chapeau de la maréchale,
et il était éloquent. Ses phrases pittoresques et sentimentales
commençaient à prendre une tournure plus frappante à la fois et plus
élégante.

Il sentait bien que ce qu'il disait était absurde aux yeux de Mathilde,
mais il voulait la frapper par l'élégance de la diction. Plus ce que je
dis est faux, plus je dois lui plaire, pensait Julien, et alors, avec
une hardiesse abominable, il exagérait certains aspects de la nature. Il
s'aperçut bien vite que, pour ne pas paraître vulgaire aux yeux de la
maréchale il fallait surtout se bien garder des idées simples et
raisonnables. Il continuait ainsi, ou abrégeait ses amplifications
suivant qu'il voyait le succès ou l'indifférence dans les yeux des deux
grandes dames auxquelles il fallait plaire.

Au total, sa vie était moins affreuse que lorsque ses journées se
passaient dans l'inaction.

Mais, se disait-il un soir, me voici transcrivant la quinzième de ces
abominables dissertations; les quatorze premières ont été fidèlement
remises au suisse de la maréchale. Je vais avoir l'honneur de remplir
toutes les cases de son bureau. Et cependant elle me traite exactement
comme si je n'écrivais pas! Quelle peut être la fin de tout ceci? Ma
constance l'ennuierait-elle autant que moi? Il faut convenir que ce
Russe, ami de Korasoff et amoureux de la belle quakeresse de Richemond,
fut en son temps un homme terrible; on n'est pas plus assommant.

Comme tous les êtres médiocres que le hasard met en présence des
manoeuvres d'un grand général, Julien ne comprenait rien à l'attaque
exécutée par le jeune Russe sur le coeur de la sévère Anglaise. Les
quarante premières lettres n'étaient destinées qu'à se faire pardonner
la hardiesse d'écrire. Il fallait faire contracter à cette douce
personne, qui peut-être s'ennuyait infiniment, l'habitude de recevoir
des lettres peut-être un peu moins insipides que sa vie de tous les
jours.

Un matin, on remit une lettre à Julien; il reconnut les armes de Mme de
Fervaques, et brisa le cachet avec un empressement qui lui eût semblé
bien impossible quelques jours auparavant: ce n'était qu'une invitation
à dîner.

Il courut aux instructions du prince Korasoff. Malheureusement, le jeune
Russe avait voulu être léger comme Dorat, là où il eût fallu être simple
et intelligible; Julien ne put deviner la position morale qu'il devait
occuper au dîner de la maréchale.

Le salon était de la plus haute magnificence, doré comme la galerie de
Diane aux Tuileries, avec des tableaux à l'huile au lambris. Il y avait
des taches claires dans ces tableaux. Julien apprit plus tard que les
sujets avaient semblé peu décents à la maîtresse du logis, qui avait
fait corriger les tableaux. _Siècle moral!_ pensa-t-il.

Dans ce salon, il remarqua trois des personnages qui avaient assisté à
la rédaction de la note secrète. L'un d'eux, Mgr l'évoque de ***, oncle
de la maréchale, avait la feuille des bénéfices et, disait-on, ne savait
rien refuser à sa nièce. Quel pas immense j'ai fait se dit Julien en
souriant avec mélancolie, et combien il m'est indifférent! Me voici
dînant avec le fameux évêque de ***.

Le dîner fut médiocre et la conversation impatientante. C'est la table
d'un mauvais livre, pensait Julien. Tous les plus grands sujets des
pensées des hommes y sont fièrement abordés. Écoute-t-on trois minutes,
on se demande ce qui l'emporte, de l'emphase du parleur ou de son
abominable ignorance.

Le lecteur a sans doute oublié ce petit homme de lettres, nommé Tanbeau,
neveu de l'académicien et futur professeur, qui, par ses basses
calomnies, semblait chargé d'empoisonner le salon de l'hôtel de La Mole.

Ce fut par ce petit homme que Julien eut la première idée qu'il se
pourrait bien que Mme de Fervaques, tout en ne répondant pas à ses
lettres, vit avec indulgence le sentiment qui les dictait. L'âme noire
de M. Tanbeau était déchirée en pensant aux succès de Julien, mais comme
d'un autre côté, un homme de mérite, pas plus qu'un sot ne peut être en
deux endroits à la fois, si Sorel devient l'amant de la sublime
maréchale se disait le futur professeur, elle le placera dans l'Église
de quelque manière avantageuse, et j'en serai délivré à l'hôtel de La
Mole.

M. l'abbé Pirard adressa aussi à Julien de longs sermons sur ses succès
à l'hôtel de Fervaques. Il y avait _jalousie de secte_ entre l'austère
janséniste et le salon jésuitique, régénérateur et monarchique de la
vertueuse maréchale.




CHAPITRE XXVIII

MANON LESCAUT

    Or, une fois qu'il fut bien convaincu de la sottise et ânerie du prieur,
    il réussissait assez ordinairement en appelant noir ce qui était blanc,
    et blanc ce qui était noir.

    LICHTENBERG.


Les instructions russes prescrivaient impérieusement de ne jamais
contredire de vive voix la personne à qui on écrivait. On ne devait
s'écarter sous aucun prétexte, du rôle de l'admiration la plus
extatique; les lettres partaient toujours de cette supposition.

Un soir, à l'Opéra, dans la loge de Mme de Fervaques Julien portait aux
nues le ballet de _Manon Lescaut_. Sa seule raison pour parler ainsi,
c'est qu'il le trouvait insignifiant.

La maréchale dit que ce ballet était bien inférieur au roman de l'abbé
Prévost.

Comment! pensa Julien étonné et amusé, une personne d'une si haute vertu
vanter un roman! Mme de Fervaques faisait profession, deux ou trois fois
la semaine, du mépris le plus complet pour les écrivains qui, au moyen
de ces plats ouvrages, cherchent à corrompre une jeunesse qui n'est,
hélas! que trop disposée aux erreurs des sens.

Dans ce genre immoral et dangereux, _Manon Lescaut_ continua la
maréchale, occupe, dit-on, un des premiers rangs. Les faiblesses et les
angoisses méritées d'un coeur bien criminel y sont, dit-on, dépeintes
avec une vérité qui a de la profondeur, ce qui n'empêche pas votre
Bonaparte de prononcer à Sainte-Hélène que c'est un roman écrit pour des
laquais.

Ce mot rendit toute son activité à l'âme de Julien. On a voulu me perdre
auprès de la maréchale; on lui a dit mon enthousiasme pour Napoléon. Ce
fait l'a assez piquée pour qu'elle cède à la tentation de me le faire
sentir. Cette découverte l'amusa toute la soirée, et le rendit amusant.
Comme il prenait congé de la maréchale sous le vestibule de l'Opéra:

--Souvenez-vous, monsieur, lui dit-elle, qu'il ne faut pas aimer
Bonaparte quand on m'aime; on peut tout au plus l'accepter comme une
nécessité imposée par la Providence. Du reste, cet homme n'avait pas
l'âme assez flexible pour sentir les chefs-d'oeuvre des arts.

_Quand on m'aime!_ se répétait Julien, cela ne veut rien dire, ou veut
tout dire. Voilà des secrets de langage qui manquent à nos pauvres
provinciaux. Et il songea beaucoup à Mme de Rênal, en copiant une lettre
immense destinée à la maréchale.

--Comment se fait-il, lui dit-elle le lendemain d'un air d'indifférence
qu'il trouva mal joué, que vous me parliez de _Londres_ et de
_Richemond_ dans une lettre que vous avez écrite hier soir, à ce qu'il
semble, au sortir de l'Opéra?

Julien fut très embarrassé, il avait copié ligne par ligne, sans songer
à ce qu'il écrivait, et apparemment avait oublié de substituer aux mots
_Londres_ et _Richemond_, qui se trouvaient dans l'original, ceux de
_Paris_ et _Saint-Cloud_. Il commença deux ou trois phrases, mais sans
possibilité de les achever il se sentait sur le point de céder au rire
fou. Enfin en cherchant ses mots il parvint à cette idée: Exalté par la
discussion des plus sublimes, des plus grands intérêts de l'âme humaine,
la mienne, en vous écrivant, a pu avoir une distraction.

Je produis une impression se dit-il donc je puis m'épargner l'ennui du
reste de la soirée. Il sortit en courant de l'hôtel de Fervaques. Le
soir, en revoyant l'original de la lettre par lui copiée la veille, il
arriva bien vite à l'endroit fatal où le jeune Russe parlait de Londres
et de Richemond. Julien fut bien étonné de trouver cette lettre presque
tendre.

C'était le contraste de l'apparente légèreté de ses propos, avec la
profondeur sublime et presque apocalyptique de ses lettres qui l'avait
fait distinguer. La longueur des phrases plaisait surtout à la
maréchale; ce n'est pas là ce style sautillant mis à la mode par
Voltaire, cet homme immoral! Quoique notre héros fît tout au monde pour
bannir toute espèce de bon sens de sa conversation, elle avait encore
une couleur antimonarchique et impie qui n'échappait pas à Mme de
Fervaques. Environnée de personnages éminemment moraux, mais qui souvent
n'avaient pas une idée par soirée cette dame était profondément frappée
de tout ce qui ressemblait à une nouveauté, mais en même temps, elle
croyait se devoir à elle-même d'en être offensée. Elle appelait ce
défaut, _garder l'empreinte de la légèreté du siècle_...

Mais de tels salons ne sont bons à voir que quand on sollicite. Tout
l'ennui de cette vie sans intérêt que menait Julien est sans doute
partagé par le lecteur. Ce sont là les landes de notre voyage.

Pendant tout le temps usurpé dans la vie de Julien par l'épisode
Fervaques, Mlle de La Mole avait besoin de prendre sur elle pour ne pas
songer à lui. Son âme était en proie à de violents combats: quelquefois
elle se flattait de mépriser ce jeune homme si triste; mais, malgré
elle, sa conversation la captivait. Ce qui l'étonnait surtout, c'était
sa fausseté parfaite, il ne disait pas un mot à la maréchale qui ne fût
un mensonge, ou du moins un déguisement abominable de sa façon de
penser, que Mathilde connaissait si parfaitement sur presque tous les
sujets. Ce machiavélisme la frappait. Quelle profondeur! se disait-elle;
quelle différence avec les nigauds emphatiques ou les fripons communs,
tels que M. Tanbeau, qui tiennent le même langage!

Toutefois, Julien avait des journées affreuses. C'était pour accomplir
le plus pénible des devoirs qu'il paraissait chaque jour dans le salon
de la maréchale. Ses efforts pour jouer un rôle achevaient d'ôter toute
force à son âme. Souvent, la nuit, en traversant la cour immense de
l'hôtel de Fervaques ce n'était qu'à force de caractère et de
raisonnement qu'il parvenait à se maintenir un peu au-dessus du
désespoir.

J'ai vaincu le désespoir au séminaire, se disait-il: pourtant quelle
affreuse perspective j'avais alors! Je faisais ou je manquais ma
fortune, dans l'un comme dans l'autre cas, je me voyais obligé de passer
toute ma vie en société intime avec ce qu'il y a sous le ciel de plus
méprisable et de plus dégoûtant. Le printemps suivant onze petits mois
après seulement, j'étais le plus heureux peut-être des jeunes gens de
mon âge.

Mais bien souvent, tous ces beaux raisonnements étaient sans effet
contre l'affreuse réalité. Chaque jour il voyait Mathilde au déjeuner et
à dîner. D'après les lettres nombreuses que lui dictait M. de La Mole,
il la savait à la veille d'épouser M. de Croisenois. Déjà cet aimable
jeune homme paraissait deux fois par jour à l'hôtel de La Mole: l'oeil
jaloux d'un amant délaissé ne perdait pas une seule de ses démarches.

Quand il avait cru voir que Mlle de La Mole traitait bien son prétendu,
en rentrant chez lui, Julien ne pouvait s'empêcher de regarder ses
pistolets avec amour.

Ah! que je serais plus sage, se disait-il, de démarquer mon linge, et
d'aller dans quelque forêt solitaire, à vingt lieues de Paris, finir
cette exécrable vie! Inconnu dans le pays, ma mort serait cachée pendant
quinze jours, et qui songerait à moi après quinze jours! >.

Ce raisonnement était fort sage. Mais le lendemain, le bras de Mathilde,
entrevu entre la manche de sa robe et son gant, suffisait pour plonger
notre jeune philosophe dans des souvenirs cruels, et qui cependant
l'attachaient à la vie. Eh bien! se disait-il alors, je suivrai jusqu'au
bout cette politique russe. Comment cela finira-t-il?

A l'égard de la maréchale, certes, après avoir transcrit ces
cinquante-trois lettres, je n'en écrirai pas d'autres.

A l'égard de Mathilde, ces six semaines de comédie si pénible, ou ne
changeront rien à sa colère, ou m'obtiendront un instant de
réconciliation. Grand Dieu! j'en mourrais de bonheur! Et il ne pouvait
achever sa pensée.

Quand, après une longue rêverie, il parvenait à reprendre son
raisonnement: Donc, se disait-il, j'obtiendrais un jour de bonheur,
après quoi recommenceraient ses rigueurs fondées, hélas! sur le peu de
pouvoir que j'ai de lui plaire et il ne me resterait plus aucune
ressource, je serais ruiné, perdu à jamais...

Quelle garantie peut-elle me donner avec son caractère? Hélas! mon peu
de mérite répond à tout. Je manquerai d'élégance dans mes manières, ma
façon de parler sera lourde et monotone. Grand Dieu! Pourquoi suis-je
moi?




CHAPITRE XXIX

L'ENNUI

    Se sacrifier à ses passions, passe: mais à des passions qu'on n'a pas!
    O triste dix-neuvième siècle!

    GIRODET.


Après avoir lu sans plaisir d'abord les longues lettres de Julien, Mme
de Fervaques commençait à en être occupée; mais une chose la désolait:
quel dommage que M. Sorel ne soit pas décidément prêtre! On pourrait
l'admettre à une sorte d'intimité; avec cette croix et cet habit presque
bourgeois, on est exposé à des questions cruelles, et que répondre? Elle
n'achevait pas sa pensée: quelque amie maligne peut supposer et même
répandre que c'est un petit cousin subalterne, parent de mon père,
quelque marchand décoré par la garde nationale.

Jusqu'au moment où elle avait vu Julien, le plus grand plaisir de Mme de
Fervaques avait été d'écrire le mot maréchale à côté de son nom. Ensuite
une vanité de parvenue, maladive et qui s'offensait de tout, combattit
un commencement d'intérêt.

Il me serait si facile, se disait la maréchale, d'en faire un grand
vicaire dans quelque diocèse voisin de Paris! Mais M. Sorel tout court,
et encore petit secrétaire de M. de La Mole! c'est désolant.

Pour la première fois, cette âme qui craignait tant, était émue d'un
intérêt étranger à ses prétentions de rang et de supériorité sociale.
Son vieux portier remarqua que lorsqu'il apportait une lettre de ce beau
jeune homme qui avait l'air si triste, il était sûr de voir disparaître
l'air distrait et mécontent que la maréchale avait toujours soin de
prendre à l'arrivée d'un de ses gens.

L'ennui d'une façon de vivre toute ambitieuse d'effet sur le public,
sans qu'il y eût au fond du coeur jouissance réelle pour ce genre de
succès, était devenu si intolérable depuis qu'on pensait à Julien, que
pour que les femmes de chambre ne fussent pas maltraitées de toute une
journée, il suffisait que, pendant la soirée de la veille, on eût passé
une heure avec ce jeune homme singulier. Son crédit naissant résista à
des lettres anonymes, fort bien faites. En vain le petit Tanbeau fournit
à MM. de Luz, de Croisenois, de Caylus deux ou trois calomnies fort
adroites, et que ces messieurs prirent plaisir à répandre sans trop se
rendre compte de la vérité des accusations. La maréchale, dont l'esprit
n'était pas fait pour résister à ces moyens vulgaires, racontait ses
doutes à Mathilde, et toujours était consolée.

Un jour, après avoir demandé trois fois s'il y avait des lettres, Mme de
Fervaques se décida subitement à répondre à Julien. Ce fut une victoire
de l'ennui. A la seconde lettre, la maréchale fut presque arrêtée par
l'inconvenance d'écrire de sa main une adresse aussi vulgaire: _A M.
Sorel, chez M. le marquis de La Mole_.

--Il faut, dit-elle le soir à Julien d'un air fort sec, que vous
m'apportiez des enveloppes sur lesquelles il y aura votre adresse.

Me voilà constitué amant valet de chambre, pensa Julien, et il s'inclina
en prenant plaisir à se grimer comme Arsène, le vieux valet de chambre
du marquis.

Le même soir, il apporta des enveloppes, et le lendemain, de fort bonne
heure, il eut une troisième lettre: il en lut cinq ou six lignes au
commencement, et deux ou trois vers la fin. Elle avait quatre pages
d'une petite écriture fort serrée.

Peu à peu on prit la douce habitude d'écrire presque tous les jours.
Julien répondait par des copies fidèles des lettres russes, et tel est
l'avantage du style emphatique: Mme de Fervaques n'était point étonnée
du peu de rapport des réponses avec ses lettres.

Quelle n'eût pas été l'irritation de son orgueil, si le petit Tanbeau,
qui s'était constitué espion volontaire des démarches de Julien, eût pu
lui apprendre que toutes ses lettres non décachetées étaient jetées au
hasard dans le tiroir de Julien.

Un matin, le portier lui apportait dans la bibliothèque une lettre de la
maréchale, Mathilde rencontra cet homme, vit la lettre et l'adresse de
l'écriture de Julien. Elle entra dans la bibliothèque comme le portier
en sortait, la lettre était encore sur le bord de la table; Julien, fort
occupé à écrire, ne l'avait pas placée dans son tiroir.

--Voilà ce que je ne puis souffrir, s'écria Mathilde en s'emparant de la
lettre; vous m'oubliez tout à fait, moi qui suis votre épouse. Votre
conduite est affreuse, Monsieur.

A ces mots, son orgueil, étonné de l'effroyable inconvenance de sa
démarche, la suffoqua; elle fondit en larmes, et bientôt parut à Julien
hors d'état de respirer.

Surpris, confondu, Julien ne distinguait pas bien tout ce que cette
scène avait d'admirable et d'heureux pour lui. Il aida Mathilde à
s'asseoir; elle s'abandonnait presque dans ses bras.

Le premier instant où il s'aperçut de ce mouvement fut de joie extrême.
Le second fut une pensée pour Korasoff: je puis tout perdre par un seul
mot.

Ses bras se raidirent, tant l'effort imposé par la politique était
pénible. Je ne dois pas même me permettre de presser contre mon coeur ce
corps souple et charmant, ou elle me méprise et me maltraite. Quel
affreux caractère!

Et en maudissant le caractère de Mathilde, il l'en aimait cent fois
plus; il lui semblait avoir dans ses bras une reine.

L'impassible froideur de Julien redoubla le malheur d'orgueil qui
déchirait l'âme de Mlle de La Mole. Elle était loin d'avoir le
sang-froid nécessaire pour chercher à deviner dans ses yeux ce qu'il
sentait pour elle en cet instant. Elle ne put se résoudre à le regarder;
elle tremblait de rencontrer l'expression du mépris.

Assise sur le divan de la bibliothèque immobile et la tête tournée du
côté opposé à Julien, elle était en proie aux plus vives douleurs que
l'orgueil et l'amour puissent faire éprouver à une âme humaine. Dans
quelle atroce démarche elle venait de tomber!

Il m'était réservé, malheureuse que je suis! de voir repousser les
avances les plus indécentes! et repoussées par qui? ajoutait l'orgueil
fou de douleur, repoussées par un domestique de mon père.

--C'est ce que je ne souffrirai pas, dit-elle à haute voix.

Et, se levant avec fureur, elle ouvrit le tiroir de la table de Julien
placée à deux pas devant elle. Elle resta comme glacée d'horreur en y
voyant huit ou dix lettres non ouvertes, semblables en tout à celle que
le portier venait de monter. Sur toutes les adresses, elle reconnaissait
l'écriture de Julien, plus ou moins contrefaite.

--Ainsi, s'écria-t-elle hors d'elle-même, non seulement vous êtes bien
avec elle, mais encore vous la méprisez. Vous, un homme de rien,
mépriser Mme la maréchale de Fervaques!

Ah! pardon, mon ami, ajouta-t-elle en se jetant à ses genoux,
méprise-moi si tu veux, mais aime-moi, je ne puis plus vivre privée de
ton amour. Et elle tomba tout à fait évanouie.

La voilà donc, cette orgueilleuse, à mes pieds! se dit Julien.




CHAPITRE XXX

UNE LOGE AUX BOUFFES

    As the blackest sky
    Foretells the heaviest tempest.

    _Don Juan_, C. I, st. 75.


Au milieu de tous ces grands mouvements, Julien était plus étonné
qu'heureux. Les injures de Mathilde lui montraient combien la politique
russe était sage. _Peu parler peu agir_, voilà mon unique moyen de
salut.

Il releva Mathilde, et sans mot dire la replaça sur le divan. Peu à peu
les larmes la gagnèrent.

Pour se donner une contenance, elle prit dans ses mains les lettres de
Mme de Fervaques; elle les décachetait lentement. Elle eut un mouvement
nerveux bien marqué, quand elle reconnut l'écriture de la maréchale.
Elle tournait sans les lire les feuilles de ces lettres; la plupart
avaient six pages.

--Répondez-moi, du moins, dit enfin Mathilde du ton de voix le plus
suppliant, mais sans oser regarder Julien. Vous savez bien que j'ai de
l'orgueil; c'est le malheur de ma position et même de mon caractère, je
l'avouerai; Mme de Fervaques m'a donc enlevé votre coeur... A-t-elle
fait pour vous tous les sacrifices où ce fatal amour m'a entraînée?

Un morne silence fut toute la réponse de Julien. De quel droit
pensait-il, me demande-t-elle une indiscrétion indigne d'un honnête
homme?

Mathilde essaya de lire les lettres; ses yeux remplis de larmes lui en
ôtaient la possibilité.

Depuis un mois elle était malheureuse, mais cette âme hautaine était
loin de s'avouer ses sentiments. Le hasard tout seul avait amené cette
explosion. Un instant la jalousie et l'amour l'avaient emporté sur
l'orgueil. Elle était placée sur le divan et fort près de Julien. Il
voyait ses cheveux et son cou d'albâtre, un moment il oublia tout ce
qu'il se devait; il passa le bras autour de sa taille, et la serra
presque contre sa poitrine.

Elle tourna la tête vers lui lentement: il fut étonné de l'extrême
douleur qui était dans ses yeux, c'était à ne pas reconnaître leur
physionomie habituelle.

Julien sentit ses forces l'abandonner, tant était mortellement pénible
l'acte de courage qu'il s'imposait.

Ces yeux n'exprimeront bientôt que le plus froid dédain, se dit Julien,
si je me laisse entraîner au bonheur de l'aimer. Cependant, d'une voix
éteinte et avec des paroles qu'elle avait à peine la force d'achever,
elle lui répétait, en ce moment l'assurance de tous ses regrets pour des
démarches que trop d'orgueil avait pu conseil.

--J'ai aussi de l'orgueil, lui dit Julien d'une voix à peine formée, et
ses traits peignaient le point extrême de l'abattement physique.

Mathilde se retourna vivement vers lui. Entendre sa voix était un
bonheur à l'espérance duquel elle avait presque renoncé. En ce moment
elle ne se souvenait de sa hauteur que pour la maudire, elle eût voulu
trouver des démarches insolites, incroyables, pour lui prouver jusqu'à
quel point elle l'adorait et se détestait elle-même.

--C'est probablement à cause de cet orgueil, continua Julien, que vous
m'avez distingué un instant; c'est certainement à cause de cette fermeté
courageuse et qui convient à un homme, que vous m'estimez en ce moment.
Je puis avoir de l'amour pour la maréchale...

Mathilde tressaillit; ses yeux prirent une expression étrange. Elle
allait entendre prononcer son arrêt. Ce mouvement n'échappa point à
Julien; il sentit faiblir son courage.

Ah! se disait-il en écoutant le son des vaines paroles que prononçait sa
bouche, comme il eût fait un bruit étranger; si je pouvais couvrir de
baisers ces joues si pâles, et que tu ne le sentisses pas!

--Je puis avoir de l'amour pour la maréchale, continuait-il... et sa
voix s'affaiblissait toujours; mais certainement, je n'ai de son intérêt
pour moi aucune preuve décisive...

Mathilde le regarda; il soutint ce regard, du moins il espéra que sa
physionomie ne l'avait pas trahi. Il se sentait pénétré d'amour jusque
dans les replis les plus intimes de son coeur. Jamais il ne l'avait
adorée à ce point, il était presque aussi fou que Mathilde. Si elle se
fût trouvé assez de sang-froid et de courage pour manoeuvrer, il fût
tombé à ses pieds, en abjurant toute vaine comédie. Il eut assez de
force pour pouvoir continuer à parler. Ah! Korasoff, s'écria-t-il
intérieurement, que n'êtes-vous ici! quel besoin j'aurais d'un mot pour
diriger ma conduite! Pendant ce temps sa voix disait:

--A défaut de tout autre sentiment la reconnaissance suffirait pour
m'attacher à la maréchale; elle m'a montré de l'indulgence, elle m'a
consolé quand on me méprisait... Je puis ne pas avoir une foi illimitée
en de certaines apparences extrêmement flatteuses sans doute, mais
peut-être aussi bien peu durables.

--Ah! grand Dieu! s'écria Mathilde.

--Eh bien! quelle garantie me donnerez-vous? reprit Julien avec un
accent vif et ferme, et qui semblait abandonner pour un instant les
formes prudentes de la diplomatie. Quelle garantie, quel dieu me
répondra que la position que vous semblez disposée à me rendre en cet
instant vivra plus de deux jours?

--L'excès de mon amour et de mon malheur si vous ne m'aimez plus, lui
dit-elle en lui prenant les mains et se tournant vers lui.

Le mouvement violent qu'elle venait de faire avait un peu déplacé sa
pèlerine; Julien apercevait ses épaules charmantes. Ses cheveux un peu
dérangés lui rappelèrent un souvenir délicieux...

Il allait céder. Un mot imprudent, se dit-il, et je fais recommencer
cette longue suite de journées passées dans le désespoir. Mme de Rênal
trouvait des raisons pour faire ce que son coeur lui dictait: cette
jeune fille du grand monde ne laisse son coeur s'émouvoir que
lorsqu'elle s'est prouvé par bonnes raisons qu'il doit être ému.

Il vit cette vérité en un clin d'oeil et, en un clin d'oeil aussi,
retrouva du courage.

Il retira ses mains que Mathilde pressait dans les siennes et, avec un
respect marqué, s'éloigna un peu d'elle. Un courage d'homme ne peut
aller plus loin. Il s'occupa ensuite à réunir toutes les lettres de Mme
de Fervaques qui étaient éparses sur le divan, et ce fut avec
l'apparence d'une politesse extrême et si cruelle en ce moment qu'il
ajouta:

--Mademoiselle de La Mole daignera me permettre de réfléchir sur tout
ceci.

Il s'éloigna rapidement et quitta la bibliothèque; elle l'entendit
refermer successivement toutes les portes.

Le monstre n'est point troublé, se dit-elle.

Mais que dis-je, monstre! il est sage, prudent, bon; c'est moi qui ai
plus de torts qu'on ne pourrait imaginer.

Cette manière de voir dura. Mathilde fut presque heureuse ce jour-là,
car elle fut toute à l'amour; on eût dit que jamais cette âme n'avait
été agitée par l'orgueil, et quel orgueil!

Elle tressaillit d'horreur quand, le soir au salon, un laquais annonça
Mme de Fervaques, la voix de cet homme lui parut sinistre. Elle ne put
soutenir la vue de la maréchale et s'éloigna bien vite. Julien, peu
enorgueilli de sa pénible victoire, avait craint ses propres regards, et
n'avait pas dîné à l'hôtel de La Mole.

Son amour et son bonheur augmentaient rapidement à mesure qu'il
s'éloignait du moment de la bataille; il en était déjà à se blâmer.
Comment ai-je pu lui résister! se disait-il, si elle allait ne plus
m'aimer! un moment peut changer cette âme altière, et il faut convenir
que je l'ai traitée d'une façon affreuse.

Le soir, il sentit bien qu'il fallait absolument paraître aux Bouffes,
dans la loge de Mme de Fervaques. Elle l'avait expressément invité:
Mathilde ne manquerait pas de savoir sa présence ou son absence impolie.
Malgré l'évidence de ce raisonnement, il n'eut pas la force, au
commencement de la soirée, de se plonger dans la société. En parlant, il
allait perdre la moitié de son bonheur.

Dix heures sonnèrent: il fallut absolument se montrer.

Par bonheur, il trouva la loge de la maréchale remplie de femmes et fut
relégué près de la porte, et tout à fait caché par les chapeaux. Cette
position lui sauva un ridicule; les accents divins du désespoir de
Caroline dans le _Matrimonio segreto_ le firent fondre en larmes. Mme de
Fervaques vit ces larmes, elles faisaient un tel contraste avec la mâle
fermeté de sa physionomie habituelle, que cette âme de grande dame, dès
longtemps saturée de tout ce que la fierté de parvenue a de plus
corrodant, en fut touchée. Le peu qui restait chez elle d'un coeur de
femme la porta à parler. Elle voulut jouir du son de sa voix en ce
moment.

--Avez-vous vu les dames de La Mole, lui dit-elle, elles sont aux
troisièmes. A l'instant, Julien se pencha dans la salle en s'appuyant
assez impoliment sur le devant de la loge: il vit Mathilde; ses yeux
étaient brillants de larmes.

Et cependant ce n'est pas leur jour d'opéra, pensa Julien, quel
empressement!

Mathilde avait décidé sa mère à venir aux Bouffes, malgré l'inconvenance
du rang de la loge qu'une complaisante de la maison s'était empressée de
leur offrir. Elle voulait voir si Julien passerait cette soirée avec la
maréchale.




CHAPITRE XXXI

LUI FAIRE PEUR

    Voilà donc le beau miracle de votre civilisation! De l'amour vous avez
    fait une affaire ordinaire.

    BARNAVE.


Julien courut dans la loge de Mme de La Mole. Ses regards rencontrèrent
d'abord les yeux en larmes de Mathilde; elle pleurait sans nulle
retenue, il n'y avait là que des personnages subalternes, l'amie qui
avait prêté la loge et des hommes de sa connaissance. Mathilde posa sa
main sur celle de Julien; elle avait comme oublié toute crainte de sa
mère. Presque étouffée par ses larmes, elle ne lui dit que ce seul mot:

--Des garanties!

Au moins, que je ne lui parle pas, se disait Julien fort ému lui-même,
et se cachant tant bien que mal les yeux avec la main, sous prétexte du
lustre qui éblouit le troisième rang de loges. Si je parle, elle ne peut
plus douter de l'excès de mon émotion, le son de ma voix me trahira,
tout peut être perdu encore.

Ses combats étaient bien plus pénibles que le matin, son âme avait eu le
temps de s'émouvoir. Il craignait de voir Mathilde se piquer de vanité.
Ivre d'amour et de volupté, il prit sur lui de ne pas lui parler.

C'est, selon moi, l'un des plus beaux traits de son caractère, un être
capable d'un tel effort sur lui-même peut aller loin, _si fata sinant_.

Mlle de La Mole insista pour ramener Julien à l'hôtel. Heureusement il
pleuvait beaucoup. Mais la marquise le fit placer vis-à-vis d'elle, lui
parla constamment et empêcha qu'il ne pût dire un mot à sa fille. On eût
pensé que la marquise soignait le bonheur de Julien; ne craignant plus
de tout perdre par l'excès de son émotion, il s'y livrait avec folie.

Oserai-je dire qu'en rentrant dans sa chambre, Julien se jeta à genoux
et couvrit de baisers les lettres d'amour données par le prince
Korasoff?

O grand homme! que ne te dois-je pas? s'écria-t-il dans sa folie.

Peu à peu quelque sang-froid lui revint. Il se compara à un général qui
vient de gagner à demi une grande bataille. L'avantage est certain,
immense, se dit-il; mais que se passera-t-il demain? Un instant peut
tout perdre.

Il ouvrit d'un mouvement passionné les _Mémoires_ dictés à Sainte-Hélène
par Napoléon, et pendant deux longues heures se força à les lire, ses
yeux seuls lisaient n'importe, il s'y forçait. Pendant cette singulière
lecture sa tête et son coeur montés au niveau de tout ce qu'il y à de
plus grand, travaillaient à son insu. Ce coeur est bien différent de
celui de Mme de Rênal, se disait-il, mais il n'allait pas plus loin.

LUI FAIRE PEUR s'écria-t-il tout à coup en jetant le livre au loin.
L'ennemi ne m'obéira qu'autant que je lui ferai peur, alors il n'osera
me mépriser.

Il se promenait dans sa petite chambre ivre de joie. A la vérité, ce
bonheur était plus d'orgueil que d'amour.

Lui faire peur! se répétait-il fièrement, et il avait raison d'être
fier. Même dans ses moments les plus heureux, Mme de Rênal doutait
toujours que mon amour fût égal au sien. Ici, c'est un démon que je
subjugue, donc il faut subjuguer.

Il savait bien que le lendemain dès huit heures du matin, Mathilde
serait à la bibliothèque; il n'y parut qu'à neuf heures, brûlant
d'amour, mais sa tête dominait son coeur. Une seule minute peut-être ne
se passa pas sans qu'il ne se répétât: la tenir toujours occupée de ce
grand doute, m'aime-t-il? Sa brillante position, les flatteries de tout
ce qui lui parle la portent un peu trop à se rassurer.

Il la trouva pâle, calme, assise sur le divan, mais hors d'état
apparemment de faire un seul mouvement. Elle lui tendit la main:

--Ami, je t'ai offensé, il est vrai; tu peux être fâché contre moi.

Julien ne s'attendait pas à ce ton si simple. Il fut sur le point de se
trahir.

--Vous voulez des garanties, mon ami, ajouta-t-elle après un silence
qu'elle avait espéré voir rompre; il est juste. Enlevez-moi, partons
pour Londres... Je serai perdue à jamais, déshonorée...

Elle eut le courage de retirer sa main à Julien pour s'en couvrir les
yeux. Tous les sentiments de retenue et de vertu féminine étaient
rentrés dans cette âme...

--Eh bien! déshonorez-moi, dit-elle enfin avec un soupir; c'est une
garantie.

Hier j'ai été heureux, parce que j'ai eu le courage d'être sévère avec
moi-même, pensa Julien. Après un petit moment de silence, il eut assez
d'empire sur son coeur pour dire d'un ton glacial:

--Une fois en route pour Londres, une fois déshonorée, pour me servir de
vos expressions, qui me répond que vous m'aimerez? que ma présence dans
la chaise de poste ne vous semblera point importune? Je ne suis pas un
monstre, vous avoir perdue dans l'opinion ne sera pour moi qu'un malheur
de plus. Ce n'est pas votre position avec le monde qui fait obstacle,
c'est par malheur votre caractère. Pouvez-vous vous répondre à vous-même
que vous m'aimerez huit jours?

Ah! qu'elle m'aime huit jours, huit jours seulement, se disait tout bas
Julien, et j'en mourrai de bonheur. Que m'importe l'avenir, que
m'importe la vie? et ce bonheur divin peut commencer en cet instant si
je veux, il ne dépend que de moi!

Mathilde le vit pensif.

--Je suis donc tout à fait indigne de vous, dit-elle en lui prenant la
main.

Julien l'embrassa, mais à l'instant la main de fer du devoir saisit son
coeur. Si elle voit combien je l'adore, je la perds. Et, avant de
quitter ses bras, il avait repris toute la dignité qui convient à un
homme.

Ce jour-là et les suivants, il sut cacher l'excès de sa félicité; il y
eut des moments où il se refusait jusqu'au plaisir de la serrer dans ses
bras.

Dans d'autres instants, le délire du bonheur l'emportait sur tous les
conseils de la prudence.

C'était auprès d'un berceau de chèvrefeuilles disposé pour cacher
l'échelle, dans le jardin, qu'il avait coutume d'aller se placer pour
regarder de loin la persienne de Mathilde, et pleurer son inconstance.
Un fort grand chêne était tout près, et le tronc de cet arbre
l'empêchait d'être vu des indiscrets.

Passant avec Mathilde dans ce même lieu qui lui rappelait si vivement
l'excès de son malheur, le contraste du désespoir passé et de la
félicité présente fut trop fort pour son caractère; des larmes
inondèrent ses yeux, et, portant à ses lèvres la main de son amie:

--Ici, je vivais en pensant à vous; ici, je regardais cette persienne,
j'attendais des heures entières le moment fortuné où je verrais cette
main l'ouvrir...

Sa faiblesse fut complète. Il lui peignit, avec ces couleurs vraies
qu'on n'invente point, l'excès de son désespoir d'alors. De courtes
interjections témoignaient de son bonheur actuel qui avait fait cesser
cette peine atroce...

Que fais-je, grand Dieu! se dit Julien revenant à lui tout à coup. Je me
perds.

Dans l'excès de son alarme, il crut déjà voir moins d'amour dans les
yeux de Mlle de La Mole. C'était une illusion, mais la figure de Julien
changea rapidement et se couvrit d'une pâleur mortelle. Ses yeux
s'éteignirent un instant, et l'expression d'une hauteur non exempte de
méchanceté succéda bientôt à celle de l'amour le plus vrai et le plus
abandonné.

--Qu'avez-vous donc mon ami? lui dit Mathilde avec tendresse et
inquiétude.

--Je mens, dit Julien avec humeur, et je mens à vous. Je me le reproche,
et cependant Dieu sait que je vous estime assez pour ne pas mentir. Vous
m'aimez, vous m'êtes dévouée, et je n'ai pas besoin de faire des phrases
pour vous plaire.

--Grand Dieu! ce sont des phrases que tout ce que vous me dites de
ravissant depuis dix minutes?

--Et je me les reproche vivement, chère amie. Je les ai composées
autrefois pour une femme qui m'aimait et m'ennuyait... C'est le défaut
de mon caractère, je me dénonce moi-même à vous, pardonnez-moi.

Des larmes amères inondaient les joues de Mathilde.

--Dès que par quelque nuance qui m'a choqué, j'ai un moment de rêverie
forcée, continuait Julien, mon exécrable mémoire, que je maudis en ce
moment, m'offre une ressource et j'en abuse.

--Je viens donc de tomber à mon insu dans quelque action qui vous aura
déplu, dit Mathilde avec une naïveté charmante.

--Un jour, je m'en souviens, passant près de ces chèvrefeuilles, vous
avez cueilli une fleur, M. de Luz vous l'a prise, et vous la lui avez
laissée. J'étais à deux pas.

--M. de Luz? c'est impossible, reprit Mathilde, avec la hauteur qui lui
était si naturelle: je n'ai point ces façons.

--J'en suis sûr, répliqua vivement Julien.

--Eh bien! il est vrai, mon ami, dit Mathilde en baissant les yeux
tristement.

Elle savait positivement que, depuis bien des mois, elle n'avait pas
permis une telle action à M. de Luz.

Julien la regarda avec une tendresse inexprimable: Non, se dit-il, elle
ne m'aime pas moins.

Elle lui reprocha le soir, en riant, son goût pour Mme de Fervaques:

--Un bourgeois aimer une parvenue! Les cours de cette espèce sont
peut-être les seuls que mon Julien ne puisse rendre fous. Elle avait
fait de vous un vrai dandy, disait-elle en jouant avec ses cheveux.

Dans le temps qu'il se croyait méprisé de Mathilde, Julien était devenu
l'un des hommes les mieux mis de Paris. Mais encore avait-il un avantage
sur les gens de cette espèce; une fois sa toilette arrangée, il n'y
songeait plus.

Une chose piquait Mathilde, Julien continuait à copier les lettres
russes, et à les envoyer à la maréchale.




CHAPITRE XXXII

LE TIGRE

    Hélas! pourquoi ces choses et non pas d'autres?

    BEAUMARCHAIS.


Un voyageur anglais raconte l'intimité où il vivait avec un tigre; il
n'avait élevé et le caressait, mais toujours sur sa table tenait un
pistolet armé.

Julien ne s'abandonnait à l'excès de son bonheur que dans les instants
où Mathilde ne pouvait en lire l'expression dans ses yeux. Il
s'acquittait avec exactitude du devoir de lui dire de temps à autre
quelque mot dur.

Quand la douceur de Mathilde, qu'il observait avec étonnement, et
l'excès de son dévouement étaient sur le point de lui ôter tout empire
sur lui-même, il avait le courage de la quitter brusquement.

Pour la première fois Mathilde aima.

La vie, qui toujours pour elle s'était traînée à pas de tortue, volait
maintenant.

Comme il fallait cependant que l'orgueil se fît jour de quelque façon,
elle voulait s'exposer avec témérité à tous les dangers que son amour
pouvait lui faire courir.

C'était Julien qui avait de la prudence, et c'était seulement quand il
était question de danger qu'elle ne cédait pas à sa volonté; mais soumise
et presque humble avec lui, elle n'en montrait que plus de hauteur
envers tout ce qui dans la maison l'approchait, parents ou valets.

Le soir au salon, au milieu de soixante personnes, elle appelait Julien
pour lui parler en particulier et longtemps.

Le petit Tanbeau s'établissant un jour à côté d'eux, elle le pria
d'aller lui chercher dans la bibliothèque le volume de Smollett où se
trouve la révolution de 1682; et comme il hésitait:

--Que rien ne vous presse, ajouta-t-elle avec une expression
d'insultante hauteur qui fut un baume pour l'âme de Julien.

--Avez-vous remarqué le regard de ce petit monstre? lui dit-il.

--Son oncle a dix ou douze ans de service dans ce salon, sans quoi je le
ferais chasser à l'instant.

Sa conduite envers MM. de Croisenois, de Luz, etc., parfaitement polie
pour la forme, n'était guère moins provocante au fond. Mathilde se
reprochait vivement toutes les confidences faites jadis à Julien, et
d'autant plus qu'elle n'osait lui avouer qu'elle avait exagéré les
marques d'intérêt presque tout à fait innocentes dont ces messieurs
avaient été l'objet.

Malgré les plus belles résolutions, sa fierté de femme l'empêchait tous
les jours de dire à Julien:

--C'est parce que je parlais à vous que je trouvais du plaisir à décrire
la faiblesse que j'avais de ne pas retirer ma main, lorsque M. de
Croisenois posant la sienne sur une table de marbre, venait à
l'effleurer un peu.

Aujourd'hui, à peine un de ces messieurs lui parlait-il quelques
instants, qu'elle se trouvait avoir une question à faire à Julien, et
c'était un prétexte pour le retenir auprès d'elle.

Elle se trouva enceinte et l'apprit avec joie à Julien.

--Maintenant douterez-vous de moi? N'est-ce pas une garantie? Je suis
votre épouse à jamais.

Cette annonce frappa Julien d'un étonnement profond. Il fut sur le point
d'oublier le principe de sa conduite. Comment être volontairement froid
et offensant envers cette pauvre jeune fille qui se perd pour moi?
Avait-elle l'air un peu souffrant, même les jours où la sagesse faisait
entendre sa voix terrible, il ne se trouvait plus le courage de lui
adresser un de ces mots cruels si indispensables selon son expérience, à
la durée de leur amour.

--Je veux écrire à mon père, lui dit un jour Mathilde; c'est plus qu'un
père pour moi, c'est un ami: comme tel, je trouverais indigne de vous et
de moi de chercher à le tromper, ne fût-ce qu'un instant.

--Grand Dieu! qu'allez-vous faire? dit Julien effrayé.

--Mon devoir, répondit-elle avec des yeux brillants de joie.

Elle se trouvait plus magnanime que son amant.

--Mais il me chassera avec ignominie!

--C'est son droit, il faut le respecter. Je vous donnerai le bras et
nous sortirons par la porte cochère, en plein midi.

Julien étonné la pria de différer d'une semaine.

--Je ne puis, répondit-elle l'honneur parle, j'ai vu le devoir, il faut
le suivre, et à l'instant.

--Eh bien! je vous ordonne de différer, dit enfin Julien. Votre honneur
est à couvert, je suis votre époux. Notre état à tous les deux va être
changé par cette démarche capitale. Je suis aussi dans mon droit. C'est
aujourd'hui mardi; mardi prochain c'est le jour du duc de Retz, le soir,
quand M. de La Mole rentrera, le portier lui remettra la lettre
fatale... Il ne pense qu'à vous faire duchesse, j'en suis certain, jugez
de son malheur!

--Voulez-vous dire: jugez de sa vengeance?

--Je puis avoir pitié de mon bienfaiteur, être navré de lui nuire; mais
je ne crains et ne craindrai jamais personne.

Mathilde se soumit. Depuis qu'elle avait annoncé son nouvel état à
Julien, c'était la première fois qu'il lui parlait avec autorité; jamais
il ne l'avait tant aimée. C'était avec bonheur que la partie tendre de
son âme saisissait le prétexte de l'état où se trouvait Mathilde pour se
dispenser de lui adresser des mots cruels. L'aveu à M. de La Mole
l'agita profondément. Allait-il être séparé de Mathilde? et avec quelque
douleur qu'elle le vît partir, un mois après son départ, songerait-elle
à lui?

Il avait une horreur presque égale des justes reproches que le marquis
pouvait lui adresser.

Le soir, il avoua à Mathilde ce second sujet de chagrin, et ensuite,
égaré par son amour, il fit l'aveu du premier.

Elle changea de couleur.

--Réellement, lui dit-elle, six mois passés loin de moi seraient un
malheur pour vous!

--Immense, le seul au monde que je voie avec terreur.

Mathilde fut bien heureuse. Julien avait suivi son rôle avec tant
d'application, qu'il était parvenu à lui faire penser qu'elle était
celle des deux qui avait le plus d'amour.

Le mardi fatal arriva bien vite. A minuit, en rentrant, le marquis
trouva une lettre avec l'adresse qu'il fallait pour qu'il l'ouvrît
lui-même, et seulement quand il serait sans témoins.

  «Mon père,

»Tous les liens sociaux sont rompus entre nous, il ne reste plus que
ceux de la nature. Après mon mari, vous êtes et serez toujours l'être
qui me sera le plus cher. Mes yeux se remplissent de larmes, je songe à
la peine que je vous cause; mais pour que ma honte ne soit pas publique,
pour vous laisser le temps de délibérer et d'agir, je n'ai pu différer
plus longtemps l'aveu que je vous dois. Si votre amitié, que je sais
être extrême pour moi, veut m'accorder une petite pension, j'irai
m'établir où vous voudrez, en Suisse par exemple, avec mon mari. Son nom
est tellement obscur, que personne ne reconnaîtra votre fille dans Mme
Sorel, belle-fille d'un charpentier de Verrières. Voilà ce nom qui m''a
fait tant de peine à écrire. Je redoute pour Julien votre colère, si
juste en apparence. Je ne serai pas duchesse, mon père; mais je le
savais en l'aimant car c'est moi qui l'ai aimé la première, c'est moi
qui l'ai séduit. Je tiens de vous et de nos aïeux une âme trop élevée
pour arrêter mon attention à ce qui est ou me semble vulgaire. C'est en
vain que, dans le dessein de vous plaire, j'ai songé à M. de Croisenois.
Pourquoi aviez-vous placé le vrai mérite sous mes yeux? vous me l'avez
dit vous-même à mon retour d'Hyères: ce jeune Sorel est le seul être qui
m'amuse; le pauvre garçon est aussi affligé que moi, s'il est possible,
de la peine que vous fait cette lettre. Je ne puis empêcher que vous ne
soyez irrité comme père; mais aimez-moi toujours comme ami.

»Julien me respectait. S'il me parlait quelquefois, c'était uniquement à
cause de sa profonde reconnaissance pour vous: car la hauteur naturelle
de son caractère le porte à ne jamais répondre qu'officiellement à tout
ce qui est tellement au-dessus de lui. Il a un sentiment vif et inné de
la différence des positions sociales. C'est moi, je l'avoue, en
rougissant, à mon meilleur ami, et jamais un tel aveu ne sera fait à un
autre, c'est moi qui un jour au jardin lui ai serré le bras.

»Après vingt-quatre heures, pourquoi seriez-vous irrité contre lui? Ma
faute est irréparable. Si vous l'exigez, c'est par moi que passeront les
assurances de son profond respect et de son désespoir de vous déplaire.
Vous ne le verrez jamais, mais J'irai le rejoindre où il voudra. C'est
son droit, c'est mon devoir, il est le père de mon enfant. Si votre
bonté veut bien nous accorder six mille francs pour vivre, je les
recevrai avec reconnaissance: sinon Julien compte s'établir à Besançon
où il commencera le métier de maître de latin et de littérature. De
quelque bas degré qu'il parte, j'ai la certitude qu'il s'élèvera. Avec
lui, je ne crains pas l'obscurité. S'il y a révolution, je suis sûre
pour lui d'un premier rôle. Pourriez-vous en dire autant d'aucun de ceux
qui ont demandé ma main? Ils ont de belles terres! Je ne puis trouver
dans cette seule circonstance une raison pour admirer. Mon Julien
atteindrait une haute position même sous le régime actuel, s'il avait un
million et la protection de mon père...»


Mathilde, qui savait que le marquis était un homme tout de premier
mouvement, avait écrit huit pages.

Que faire? se disait Julien, en se promenant à minuit dans le jardin
pendant que M. de La Mole lisait cette lettre, où est 1º mon devoir, 2º
mon intérêt? Ce que je lui dois est immense: j'eusse été sans lui un
coquin subalterne, et pas assez coquin pour n'être point haï et
persécuté par les autres. Il m'a fait un homme du monde. Mes coquineries
_nécessaires_ seront 1º plus rares, 2º moins ignobles. Cela est plus que
s'il m'eût donné un million. Je lui dois cette croix et l'apparence de
services diplomatiques qui me tirent du pair.

S'il tenait la plume pour prescrire ma conduite, qu'est-ce qu'il
écrirait?...

Julien fut brusquement interrompu par le vieux valet de chambre de M. de
La Mole.

--Le marquis vous demande à l'instant, vêtu ou non vêtu.

Le valet ajouta à voix basse, en marchant à côté de Julien:

--M. le marquis est hors de lui, prenez garde à vous.




CHAPITRE XXXIII

L'ENFER DE LA FAIBLESSE

    En taillant ce diamant un lapidaire malhabile lui a ôté quelques-unes
    de ses plus vives étincelles. Au Moyen Âge, que dis-je? encore sous
    Richelieu, le Français avait la force de vouloir.

    MIRABEAU.


Julien trouva le marquis furieux: pour la première fois de sa vie,
peut-être, ce seigneur fut de mauvais ton; il accabla Julien de toutes
les injures qui lui vinrent à la bouche. Notre héros fut étonné,
impatienté, mais sa reconnaissance n'en fut point ébranlée. Que de beaux
projets depuis longtemps chéris au fond de sa pensée le pauvre homme
voit crouler en un instant! Mais je lui dois de lui répondre, mon
silence augmenterait sa colère. La réponse fut fournie par le rôle de
Tartuffe.

--_Je ne suis pas un ange_... Je vous ai bien servi, vous m'avez payé
avec générosité... J'étais reconnaissant, mais j'ai vingt-deux ans...
Dans cette maison, ma pensée n'était comprise que de vous et de cette
personne aimable...

--Monstre! s'écria le marquis. Aimable! aimable! Le jour où vous l'avez
trouvée aimable, vous deviez fuir.

--Je l'ai tenté; alors, je vous demandai de partir pour le Languedoc.

Las de se promener avec fureur, le marquis, dompté par la douleur, se
jeta dans un fauteuil; Julien l'entendit se dire à demi-voix: Ce n'est
point là un méchant homme.

--Non, je ne le suis pas pour vous, s'écria Julien en tombant à ses
genoux.

Mais il eut une honte extrême de ce mouvement et se releva bien vite.

Le marquis était réellement égaré. A la vue de ce mouvement, il
recommença à l'accabler d'injures atroces et dignes d'un cocher de
fiacre. La nouveauté de ces jurons était peut-être une distraction.

--Quoi! ma fille s'appellera Mme Sorel! quoi! ma fille ne sera pas
duchesse! Toutes les fois que ces deux idées se présentaient aussi
nettement, M. de La Mole était torturé et les mouvements de son âme
n'étaient plus volontaires. Julien craignit d'être battu.

Dans les intervalles lucides, et lorsque le marquis commençait à
s'accoutumer à son malheur, il adressait à Julien des reproches assez
raisonnables:

--Il fallait fuir, monsieur, lui disait-il... Votre devoir était de
fuir... Vous êtes le dernier des hommes...

Julien s'approcha de la table et écrivit:

«_Depuis longtemps ta vie m'est insupportable, j'y mets un terme. Je
prie monsieur le marquis d'agréer, avec l'expression d'une
reconnaissance sans bornes, mes excuses de l'embarras que ma mort dans
son hôtel peut causer._»

--Que monsieur le marquis daigne parcourir ce papier... Tuez-moi, dit
Julien, ou faites-moi tuer par votre valet de chambre. Il est une heure
du matin, je vais me promener au jardin vers le mur du fond.

--Allez à tous les diables, lui cria le marquis comme il s'en allait.

Je comprends, pensa Julien; il ne serait pas fâché de me voir épargner
la façon de ma mort à son valet de chambre... Qu'il me tue, à la bonne
heure c'est une satisfaction que je lui offre... Mais, parbleu, j'aime
la vie... Je me dois à mon fils.

Cette idée qui, pour la première fois, paraissait aussi nettement à son
imagination, l'occupa tout entier après les premières minutes de
promenade données au sentiment du danger.

Cet intérêt si nouveau en fit un être prudent. Il me faut des conseils
pour me conduire avec cet homme fougueux... Il n'a aucune raison, il est
capable de tout. Fouqué est trop éloigné, d'ailleurs il ne comprendrait
pas les sentiments d'un coeur tel que celui du marquis.

Le comte Altamira... Suis-je sûr d'un silence éternel? Il ne faut pas
que ma demande de conseils soit une action et complique ma position.
Hélas! il ne me reste que le sombre abbé Pirard... Son esprit est
rétréci par le jansénisme... Un coquin de jésuite connaîtrait le monde,
et serait mieux mon fait... M. Pirard est capable de me battre, au seul
énoncé du crime.

Le génie de Tartuffe vint au secours de Julien: Eh bien j'irai me
confesser à lui. Telle fut la dernière résolution qu'il prit au jardin,
après s'être prononcé deux grandes heures. Il ne pensait plus qu'il
pouvait être surpris par un coup de fusil; le sommeil le gagnait.

Le lendemain, de très grand matin, Julien était à plusieurs lieues de
Paris, frappant à la porte du sévère janséniste. Il trouva, à son grand
étonnement, qu'il n'était point trop surpris de sa confidence.

--J'ai peut-être des reproches à me faire, se disait l'abbé plus
soucieux qu'irrité. J'avais cru deviner cet amour... Mon amitié pour
vous, petit malheureux, m'a empêché d'avertir le père...

--Que va-t-il faire? lui dit vivement Julien.

(Il aimait l'abbé en ce moment, et une scène lui eût été fort pénible.)

--Je vois trois partis, continua Julien: 1º M. de La Mole peut me faire
donner la mort, et il raconta la lettre de suicide qu'il avait laissée
au marquis. 2º Me faire tirer au blanc par le comte Norbert, qui me
demanderait un duel.

--Vous accepteriez? dit l'abbé furieux, et se levant.

--Vous ne me laissez pas achever. Certainement je ne tirerai jamais sur
le fils de mon bienfaiteur.

3º Il peut m'éloigner. S'il me dit: Allez à Edimbourg, à New York,
j'obéirai. Alors on peut cacher la position de Mlle de La Mole; mais je
ne souffrirai point qu'on supprime mon fils.

--Ce sera là, n'en doutez point, la première idée de cet homme
corrompu...

A Paris, Mathilde était au désespoir. Elle avait vu son père vers les
sept heures. Il lui avait montré la lettre de Julien, elle tremblait
qu'il n'eût trouvé noble de mettre fin à sa vie: Et sans ma permission?
se disait-elle avec une douleur qui était de la colère.

--S'il est mort, je mourrai, dit-elle à son père. C'est vous qui serez
cause de sa mort... Vous vous en réjouirez peut-être... Mais je le jure
à ses mânes, d'abord je prendrai le deuil, et serai publiquement _Mme
veuve Sorel_; j'enverrai mes billets de faire-part, comptez là-dessus...
Vous ne me trouverez ni pusillanime ni lâche.

Son amour allait jusqu'à la folie. A son tour, M. de La Mole fut
interdit.

Il commença à voir les événements avec quelque raison. Au déjeuner,
Mathilde ne parut point. Le marquis fut délivré d'un poids immense et
surtout flatté, quand il s'aperçut qu'elle n'avait rien dit à sa mère.

Vers les midi Julien arriva. On entendit le pas du cheval retentir dans
la cour. Julien descendit. Mathilde le fit appeler, et se jeta dans ses
bras presque à la vue de sa femme de chambre. Julien ne fut pas très
reconnaissant de ce transport, il sortait fort diplomate et fort
calculateur de sa longue conférence avec l'abbé Pirard. Son imagination
était éteinte par le calcul des possibles. Mathilde, les larmes aux
yeux, lui apprit qu'elle avait vu sa lettre de suicide.

--Mon père peut se raviser; faites-moi le plaisir de partir à l'instant
même pour Villequier. Remontez à cheval, sortez de l'hôtel avant qu'on
ne se lève de table.

Comme Julien ne quittait point l'air étonné et froid elle eut un accès
de larmes.

--Laisse-moi conduire nos affaires, s'écria-t-elle avec transport, et en
le serrant dans ses bras. Tu sais bien que ce n'est pas volontairement
que je me sépare de toi. Ecris sous le couvert de ma femme de chambre,
que l'adresse soit d'une main étrangère, moi je t'écrirai des volumes.
Adieu! fuis.

Ce dernier mot blessa Julien, il obéit cependant. Il est fatal,
pensait-il, que, même dans leurs meilleurs moments, ces gens-là trouvent
le secret de me choquer.

Mathilde résista avec fermeté à tous les projets prudents de son père.
Elle ne voulut jamais établir la négociation sur d'autres bases que
celles-ci: Elle serait Mme Sorel, et vivrait pauvrement avec son mari en
Suisse, ou chez son père à Paris. Elle repoussait bien loin la
proposition d'un accouchement clandestin.

--Alors commencerait pour moi la possibilité de la calomnie et du
déshonneur. Deux mois après le mariage, j'irai voyager avec mon mari, et
il nous sera facile de supposer que mon fils est né à une époque
convenable.

D'abord accueillie par des transports de colère, cette fermeté finit par
donner des doutes au marquis.

Dans un moment d'attendrissement:

--Tiens! dit-il à sa fille voilà une inscription de dix mille livres de
rente, envoie-la à ton Julien, et qu'il me mette bien vite dans
l'impossibilité de la reprendre.

Pour _obéir_ à Mathilde, dont il connaissait l'amour pour le
commandement Julien avait fait quarante lieues inutiles: il était à
Villequier, réglant les comptes des fermiers; ce bienfait du marquis fut
l'occasion de son retour. Il alla demander asile à l'abbé Pirard, qui,
pendant son absence, était devenu l'allié le plus utile de Mathilde.
Toutes les fois qu'il était interrogé par le marquis, il lui prouvait
que tout autre parti que le mariage public serait un crime aux yeux de
Dieu.

--Et par bonheur, ajoutait l'abbé, la sagesse du monde est ici d'accord
avec la religion. Pourrait-on compter un instant, avec le caractère
fougueux de Mlle de La Mole, sur le secret qu'elle ne se serait pas
imposé à elle-même? Si l'on n'admet pas la marche franche d'un mariage
public la société s'occupera beaucoup plus longtemps de cette
mésalliance étrange. Il faut tout dire en une fois, sans apparence ni
réalité du moindre mystère.

--Il est vrai, dit le marquis pensif. Dans ce système, parler de ce
mariage après trois jours, devient un rabâchage d'homme qui n'a pas
d'idées. Il faudrait profiter de quelque grande mesure anti-jacobine du
gouvernement et se glisser incognito à la suite.

Deux ou trois amis de M. de La Mole pensaient comme l'abbé Pirard. Le
grand obstacle, à leurs yeux, était le caractère décidé de Mathilde.
Mais après tant de beaux raisonnements, l'âme du marquis ne pouvait
s'accoutumer à renoncer à l'espoir du tabouret pour sa fille.

Sa mémoire et son imagination étaient nourries des roueries et des
faussetés de tous genres qui étaient encore possibles dans sa jeunesse.
Céder à la nécessité, avoir peur de la loi lui semblait chose absurde et
déshonorante pour un homme de son rang. Il payait cher maintenant ces
rêveries enchanteresses qu'il se permettait depuis dix ans sur l'avenir
de cette fille chérie.

Qui l'eût pu prévoir? se disait-il. Une fille d'un caractère si altier,
d'un génie si élevé, plus fière que moi du nom qu'elle porte! dont la
main m'était demandée d'avance par tout ce qu'il y a de plus illustre en
France!

Il faut renoncer à toute prudence. Ce siècle est fait pour tout
confondre! nous marchons vers le chaos.




CHAPITRE XXXIV

UN HOMME D'ESPRIT

    Le préfet cheminant sur son cheval se disait: Pourquoi ne serais-je pas
    ministre, président du conseil, duc? Voici comment je ferais la
    guerre... Par ce moyen je jetterais les novateurs dans les fers...

    LE GLOBE


Aucun argument ne vaut pour détruire l'empire de dix années de rêveries
agréables. Le marquis ne trouvait pas raisonnable de se fâcher, mais ne
pouvait se résoudre à pardonner. Si ce Julien pouvait mourir par
accident! se disait-il quelquefois. C'est ainsi que cette imagination
attristée trouvait quelque soulagement à poursuivre les chimères les
plus absurdes. Elles paralysaient l'influence des sages raisonnements de
l'abbé Pirard. Un mois se passa ainsi sans que le négociation fît un
pas.

Dans cette affaire de famille, comme dans celles de la politique, le
marquis avait des aperçus brillants dont il s'enthousiasmait pendant
trois jours. Alors, un plan de conduite ne lui plaisait pas parce qu'il
était étayé par de bons raisonnements; mais les raisonnements ne
trouvaient grâce à ses yeux qu'autant qu'ils appuyaient son plan favori.
Pendant trois jours, il travaillait avec toute l'ardeur et
l'enthousiasme d'un poète, à amener les choses à une certaine position;
le lendemain, il n'y songeait plus.

D'abord Julien fut déconcerté des lenteurs du marquis; mais, après
quelques semaines, il commença à deviner que M. de La Mole n'avait, dans
cette affaire, aucun plan arrêté.

Mme de La Mole et toute la maison croyaient que Julien voyageait en
province pour l'administration des terres, il était caché au presbytère
de l'abbé Pirard, et voyait Mathilde presque tous les jours; elle,
chaque matin, allait passer une heure avec son père, mais quelquefois
ils étaient des semaines entières sans parler de l'affaire qui occupait
toutes leurs pensées.

--Je ne veux pas savoir où est cet homme, lui dit un jour le marquis;
envoyez-lui cette lettre. Mathilde lut:

«Les terres de Languedoc rendent 20.600 fr. Je donne 10.600 fr. à ma
fille, et 10.000 fr. à M. Julien Sorel. Je donne les terres mêmes, bien
entendu. Dites au notaire de dresser deux actes de donation séparés, et
de me les apporter demain; après quoi, plus de relations entre nous. Ah!
Monsieur, devais-je m'attendre à tout ceci?

  »_Le marquis de_ LA MOLE.»

--Je vous remercie beaucoup, dit Mathilde gaiement. Nous allons nous
fixer au château d'Aiguillon, entre Agen et Marmande. On dit que c'est
un pays aussi beau que l'Italie.

Cette donation surprit extrêmement Julien. Il n'était plus l'homme
sévère et froid que nous avons connu. La destinée de son fils absorbait
d'avance toutes ses pensées. Cette fortune imprévue et assez
considérable pour un homme si pauvre en fit un ambitieux. Il se voyait,
à sa femme ou à lui 36.000 livres de rente. Pour Mathilde, tous ses
sentiments étaient absorbés dans son adoration pour son mari, car c'est
ainsi que son orgueil appelait toujours Julien. Sa grande, son unique
ambition était de faire reconnaître son mariage. Elle passait sa vie à
s'exagérer la haute prudence qu'elle avait montrée en liant son sort à
celui d'un homme supérieur. Le mérite personnel était à la mode dans sa
tête.

L'absence presque continue, la multiplicité des affaires, le peu de
temps que l'on avait pour parler d'amour, vinrent compléter le bon effet
de la sage politique autrefois inventée par Julien.

Mathilde finit par s'impatienter de voir si peu l'homme qu'elle était
parvenue à aimer réellement.

Dans un moment d'humeur, elle écrivit à son père, et commença sa lettre
comme Othello:

Que j'aie préféré Julien aux agréments que la société offrait à la fille
de M. le marquis de La Mole, mon choix le prouve assez. Ces plaisirs de
considération et de petite vanité sont nuls pour moi. Voici bientôt six
semaines que je vis séparée de mon mari. C'est assez pour vous témoigner
mon respect. Avant jeudi prochain, je quitterai la maison paternelle.
Vos bienfaits nous ont enrichis. Personne ne connaît mon secret, que le
respectable abbé Pirard. J'irai chez lui, il nous mariera, et une heure
après la cérémonie, nous serons en route pour le Languedoc, et ne
reparaîtrons jamais à Paris que d'après vos ordres. Mais ce qui me perce
le coeur, c'est que tout ceci va faire anecdote piquante contre moi,
contre vous. Les épigrammes d'un public sot ne peuvent-elles pas obliger
notre excellent Norbert à chercher querelle à Julien? Dans cette
circonstance, je le connais, je n'aurais aucun empire sur lui. Nous
trouverions dans son âme du plébéien révolté. Je vous en conjure à
genoux, ô mon père! venez assister à mon mariage, dans l'église de M.
Pirard, jeudi prochain. Le piquant de l'anecdote maligne sera adouci, et
la vie de votre fils unique, celle de mon mari seront assurées, etc.,
etc.

L'âme du marquis fut jetée par cette lettre dans un étrange embarras. Il
fallait donc à la fin prendre un parti. Toutes les petites habitudes,
tous les amis vulgaires avaient perdu leur influence.

Dans cette étrange circonstance, les grands traits du caractère,
imprimés par les événements de la jeunesse, reprirent tout leur empire.
Les malheurs de l'émigration en avaient fait un homme à imagination.
Après avoir joui pendant deux ans d'une fortune immense et de toutes les
distinctions de la cour, 1790 l'avait jeté dans les affreuses misères
des émigrés. Cette dure école avait changé une âme de vingt-deux ans. Au
fond, il était campé au milieu de ses richesses actuelles, plus qu'il
n'en était dominé. Mais cette même imagination qui avait préservé son
âme de la gangrène de l'or, l'avait jeté en proie à une folle passion
pour voir sa tille décorée d'un beau titre. Pendant les six semaines qui
venaient de s'écouler, tantôt poussé par un caprice, le marquis avait
voulu enrichir Julien, la pauvreté lui semblait ignoble, déshonorante
pour lui M. de La Mole, impossible chez l'époux de sa fille; il jetait
l'argent. Le lendemain, son imagination prenant un autre cours, il lui
semblait que Julien allait entendre le langage muet de cette générosité
d'argent, changer de nom, s'exiler en Amérique, écrire à Mathilde qu'il
était mort pour elle... M. de La Mole supposait cette lettre écrite, il
suivait son effet sur le caractère de sa fille...

Le jour où il fut tiré de ces songes si jeunes par la lettre réelle de
Mathilde après avoir pensé longtemps à tuer Julien ou à le faire
disparaître, il rêvait à lui bâtir une brillante fortune. Il lui faisait
prendre le nom d'une de ses terres, et pourquoi ne lui ferait-il pas
passer sa pairie? M. le duc de Chaulnes, son beau-père, lui avait parlé
plusieurs fois, depuis que son fils unique avait été tué en Espagne, du
désir de transmettre son titre à Norbert...

L'on ne peut refuser à Julien une singulière aptitude aux affaires, de
la hardiesse, peut-être même du brillant se disait le marquis... mais au
fond de ce caractère, je trouve quelque chose d'effrayant. C'est
l'impression qu'il produit sur tout le monde. Donc il y a là quelque
chose de réel (plus ce point réel était difficile à saisir, plus il
effrayait l'âme imaginative du vieux marquis).

Ma fille me le disait fort adroitement l'autre jour (dans une lettre
supprimée): Julien ne s'est affilié à aucun salon, à aucune coterie. Il
ne s'est ménagé aucun appui contre moi, pas la plus petite ressource si
je l'abandonne... Mais est-ce là ignorance de l'état actuel de la
société?... Deux ou trois fois je lui ai dit: Il n'y a de candidature
réelle et profitable, que celle des salons...

Non, il n'a pas le génie adroit et cauteleux d'un procureur qui ne perd
ni une minute ni une opportunité... Ce n'est point un caractère à la
Louis XI. D'un autre côté, je lui vois les maximes les plus
antigénéreuses... Je m'y perds... Se répéterait-il ces maximes, pour
servir de _digue_ à ses passions?

Du reste, une chose surnage: il est impatient du mépris, je le tiens par
là.

Il n'a pas la religion de la haute naissance, il est vrai, il ne nous
respecte pas d'instinct... C'est un tort, mais enfin, l'âme d'un
séminariste devrait n'être impatiente que du manque de jouissance et
d'argent. Lui, bien différent, ne peut supporter le mépris à aucun prix.

Pressé par la lettre de sa fille, M. de La Mole vit la nécessité de se
décider: Enfin, voici la grande question: l'audace de Julien est-elle
allée jusqu'à entreprendre de faire la cour à ma fille, parce qu'il sait
que je l'aime avant tout, et que j'ai cent mille écus de rente?

Mathilde proteste du contraire... Non, mon Julien, voilà un point sur
lequel je ne veux pas me laisser faire illusion.

Y a-t-il eu amour véritable, imprévu? ou bien désir vulgaire de s'élever
à une belle position? Mathilde est clairvoyante, elle a senti d'abord
que ce soupçon peut le perdre auprès de moi, de là cet aveu: c'est elle
qui s'est avisée de l'aimer la première...

Une fille d'un caractère si altier se serait oubliée jusqu'à faire des
avances matérielles!... Lui serrer le bras au jardin, un soir, quelle
horreur! comme si elle n'avait pas eu cent moyens moins indécents de lui
faire connaître qu'elle le distinguait.

Qui s'excuse s'accuse; je me défie de Mathilde... Ce jour-là, les
raisonnements du marquis étaient plus concluants qu'à l'ordinaire.
Cependant l'habitude l'emporta il résolut de gagner du temps et d'écrire
à sa fille. Car on s'écrivait d'un côté de l'hôtel à l'autre; M. de La
Mole n'osait discuter avec Mathilde et lui tenir tête. Il avait peur de
tout finir par une concession subite.

    LETTRE

«Gardez-vous de faire de nouvelles folies voici un brevet de lieutenant
de hussards, pour M. le chevalier Julien Sorel de La Vernaye. Vous voyez
ce que je fais pour lui. Ne me contrariez pas, ne m'interrogez pas.
Qu'il parte dans vingt-quatre heures, pour se faire recevoir à
Strasbourg, où est son régiment. Voici un mandat sur mon banquier; qu'on
m'obéisse.»

       *       *       *       *       *

L'amour et la joie de Mathilde n'eurent plus de bornes; elle voulut
profiter de la victoire, et répondit à l'instant:

       *       *       *       *       *

«M. de La Vernaye serait à vos pieds, éperdu de reconnaissance, s'il
savait tout ce que vous daignez faire pour lui. Mais au milieu de cette
générosité, mon père m'a oubliée, l'honneur de votre fille est en
danger. Une indiscrétion peut faire une tache éternelle et que vingt
mille écus de rente ne répareraient pas. Je n'enverrai le brevet à M. de
La Vernaye que si vous me donnez votre parole que, dans le courant du
mois prochain, mon mariage sera célébré en public, à Villequier. Bientôt
après cette époque, que je vous supplie de ne pas outrepasser, votre
fille ne pourra paraître en public qu'avec le nom de Mme de La Vernaye.
Que je vous remercie, cher papa, de m'avoir sauvée de ce nom de Sorel,
etc., etc.»

       *       *       *       *       *

Le réponse fut imprévue.

       *       *       *       *       *

«Obéissez, ou je me rétracte de tout. Tremblez, jeune imprudente. Je ne
sais pas encore ce que c'est que votre Julien, et vous-même vous le
savez moins que moi. Qu'il parte pour Strasbourg, et songe à marcher
droit. Je ferai connaître mes volontés d'ici à quinze jours.»

       *       *       *       *       *

Cette réponse si ferme étonna Mathilde. _Je ne connais pas Julien_; ce
mot la jeta dans une rêverie, qui bientôt finit par les suppositions les
plus enchanteresses; mais elle les croyait la vérité. L'esprit de mon
Julien n'a pas revêtu le petit _uniforme_ mesquin des salons, et mon
père ne croit pas à sa supériorité, précisément à cause de ce qui la
prouve...

Toutefois, si je n'obéis pas à cette velléité de caractère, je vois la
possibilité d'une scène publique; un éclat abaisse ma position dans le
monde, et peut me rendre moins aimable aux yeux de Julien. Après
l'éclat... pauvreté pour dix ans; et la folie de choisir un mari à cause
de son mérite ne peut se sauver du ridicule que par la plus brillante
opulence. Si je vis loin de mon père, à son âge, il peut m'oublier...
Norbert épousera une femme aimable adroite: le vieux Louis XIV fut
séduit par la duchesse de Bourgogne...

Elle se décida à obéir, mais se garda de communiquer la lettre de son
père à Julien, ce caractère farouche eût pu être porté à quelque folie.

Le soir, lorsqu'elle apprit à Julien qu'il était lieutenant de hussards,
sa joie fut sans bornes. On peut se la figurer par l'ambition de toute
sa vie, et par la passion qu'il avait maintenant pour son fils. Le
changement de nom le frappait d'étonnement.

Après tout, pensait-il, mon roman est fini, et à moi seul tout le
mérite. J'ai su me faire aimer de ce monstre d'orgueil, ajoutait-il en
regardant Mathilde; son père ne peut vivre sans elle, et elle sans moi.




CHAPITRE XXXV

UN ORAGE

    Mon Dieu, donnez-moi la médiocrité!

    MIRABEAU.


Son âme était absorbée, il ne répondait qu'à demi à la vive tendresse
qu'elle lui témoignait. Il restait silencieux et sombre. Jamais il
n'avait paru si grand, si adorable aux yeux de Mathilde. Elle redoutait
quelque subtilité de son orgueil qui viendrait déranger toute la
position.

Presque tous les matins, elle voyait l'abbé Pirard arriver à l'hôtel.
Par lui, Julien ne pouvait-il pas avoir pénétré quelque chose des
intentions de son père? Le marquis lui-même, dans un moment de caprice,
ne pouvait-il pas lui avoir écrit? Après un aussi grand bonheur comment
expliquer l'air sévère de Julien? Elle n'osa l'interroger.

Elle n'osa! elle, Mathilde! Il y eut, dès ce moment, dans son sentiment
pour Julien, du vague, de l'imprévu, presque de la terreur. Cette âme
sèche sentit de la passion tout ce qui en est possible dans un être
élevé au milieu de cet excès de civilisation que Paris admire.

Le lendemain de grand matin, Julien était au presbytère de l'abbé
Pirard. Des chevaux de poste arrivaient dans la cour avec une chaise
délabrée, louée à la poste voisine.

--Un tel équipage n'est plus de saison, lui dit le sévère abbé d'un air
rechigné. Voici vingt mille francs, dont M. de La Mole vous fait cadeau;
il vous engage à les dépenser dans l'année, mais en tâchant de vous
donner le moins de ridicules possibles. (Dans une somme aussi forte,
jetée à un jeune homme, le prêtre ne voyait qu'une occasion de pécher.)

Le marquis ajoute: M. Julien de La Vernaye aura reçu cet argent de son
père, qu'il est inutile de désigner autrement. M. de La Vernaye jugera
peut-être convenable de faire un cadeau à M. Sorel, charpentier à
Verrières, qui soigna son enfance... Je pourrai me charger de cette
partie de la commission, ajouta l'abbé; j'ai enfin déterminé M. de La
Mole à transiger avec cet abbé de Frilair, si jésuite. Son crédit est
décidément trop fort pour le nôtre. La reconnaissance implicite de votre
haute naissance par cet homme qui gouverne Besançon, sera une des
conditions tacites de l'arrangement.

Julien ne fut plus maître de son transport, il embrassa l'abbé, il se
voyait reconnu.

--Fi donc! dit M. Pirard en le repoussant, que veut dire cette vanité
mondaine?... Quant à Sorel et à ses fils, je leur offrirai, en mon nom,
une pension annuelle, de cinq cents francs, qui leur sera payée à
chacun, tant que je serai content d'eux.

Julien était déjà froid et hautain. Il remercia, mais en termes très
vagues et n'engageant à rien. Serait-il bien possible, se disait-il que
je fusse le fils naturel de quelque grand seigneur exilé dans nos
montagnes par le terrible Napoléon? A chaque instant, cette idée lui
semblait moins improbable... Ma haine pour mon père serait une preuve...
Je ne serais plus un monstre!

Peu de jours après ce monologue, le quinzième régiment de hussards, l'un
des plus brillants de l'armée, était en bataille sur la place d'armes de
Strasbourg. M. le chevalier de La Vernaye montait le plus beau cheval de
l'Alsace, qui lui avait coûté six mille francs. Il était reçu
lieutenant, sans avoir jamais été sous-lieutenant que sur les contrôles
d'un régiment dont jamais il n'avait ouï parler.

Son air impassible, ses yeux sévères et presque méchants, sa pâleur, son
inaltérable sang-froid commencèrent sa réputation dès le premier jour.
Peu après, sa politesse parfaite et pleine de mesure, son adresse au
pistolet et aux armes, qu'il fit connaître sans trop d'affectation,
éloignèrent l'idée de plaisanter à haute voix sur son compte. Après cinq
ou six jours d'hésitation, l'opinion publique du régiment se déclara en
sa faveur. Il y a tout dans ce jeune homme, disaient les vieux officiers
goguenards, excepté de la jeunesse.

De Strasbourg, Julien écrivit à M. Chélan, l'ancien curé de Verrières,
qui touchait maintenant aux bornes de l'extrême vieillesse.

       *       *       *       *       *

«Vous aurez appris avec une joie, dont je ne doute pas les événements
qui ont porté ma famille à m'enrichir. Voici cinq cents francs que je
vous prie de distribuer sans bruit, ni mention aucune de mon nom, aux
malheureux, pauvres maintenant comme je le fus autrefois, et que sans
doute vous secourez comme autrefois vous m'avez secouru.»

       *       *       *       *       *

Julien était ivre d'ambition et non pas de vanité toutefois il donnait
une grande part de son attention à l'apparence extérieure. Ses chevaux,
ses uniformes, les livrées de ses gens étaient tenus avec une correction
qui aurait fait honneur à la ponctualité d'un grand seigneur anglais. A
peine lieutenant, par faveur et depuis deux jours, il calculait déjà
que, pour commander en chef à trente ans, au plus tard, comme tous les
grands généraux il fallait à vingt-trois être plus que lieutenant. Il né
pensait qu'à la gloire et à son fils.

Ce fut au milieu des transports de l'ambition la plus effrénée qu'il fut
surpris par un jeune valet de pied de l'hôtel de La Mole, qui arrivait
en courrier.

       *       *       *       *       *

«Tout est perdu, lui écrivait Mathilde, accourez le plus vite possible,
sacrifiez tout, désertez s'il le faut. A peine arrivé, attendez-moi dans
un fiacre, près la petite porte du jardin, au nº... de la rue... J'irai
vous parler, peut-être pourrai-je vous introduire dans le jardin. Tout
est perdu, et je le crains, sans ressource; comptez sur moi, vous me
trouverez dévouée et ferme dans l'adversité. Je vous aime.»

       *       *       *       *       *

En quelques minutes, Julien obtint une permission du colonel, et partit
de Strasbourg à franc étrier; mais l'affreuse inquiétude qui le dévorait
ne lui permit pas de continuer cette façon de voyager au-delà de Metz.
Il se jeta dans une chaise de poste; et ce fut avec une rapidité presque
incroyable qu'il arriva au lieu indiqué, près la petite porte du jardin
de l'hôtel de La Mole. Cette porte s'ouvrit, et à l'instant Mathilde,
oubliant tout respect humain, se précipita dans ses bras. Heureusement
il n'était que cinq heures du matin, et la rue était encore déserte.

--Tout est perdu; mon père, craignant mes larmes, est parti dans la nuit
de jeudi. Pour où? personne ne le sait. Voici sa lettre, lisez. Et elle
monta dans le fiacre avec Julien.

       *       *       *       *       *

«Je pouvais tout pardonner, excepté le projet de vous séduire parce que
vous êtes riche. Voilà, malheureuse fille, l'affreuse vérité. Je vous
donne ma parole d'honneur que je ne consentirai jamais à un mariage avec
cet homme. Je lui assure dix mille livres de rente s'il veut vivre au
loin, hors des frontières de France, ou mieux encore en Amérique. Lisez
la lettre que je reçois en réponse aux renseignements que j'avais
demandés. L'impudent m'avait engagé lui-même à écrire à Mme de Rênal.
Jamais je ne lirai une ligne de vous relative à cet homme. Je prends en
horreur Paris et vous. Je vous engage à recouvrir du plus grand secret
ce qui doit arriver. Renoncez franchement à un homme vil, et vous
retrouverez un père.»

       *       *       *       *       *

--Où est la lettre de Mme de Rênal? dit froidement Julien.

--La voici. Je n'ai voulu te la montrer qu'après que tu aurais été
préparé.

    LETTRE

«Ce que je dois à la cause sacrée de la religion et de la morale
m'oblige, monsieur, à la démarche pénible que je viens accomplir auprès
de vous; une règle qui ne peut faillir m'ordonne de nuire en ce moment à
mon prochain, mais afin d'éviter un plus grand scandale. La douleur que
j'éprouve doit être surmontée par le sentiment du devoir. Il n'est que
trop vrai, monsieur, la conduite de la personne au sujet de laquelle
vous me demandez toute la vérité, a pu sembler inexplicable ou même
honnête. On a pu croire convenable de cacher ou de déguiser une partie
de la réalité, la prudence le voulait aussi bien que la religion. Mais
cette conduite que vous désirez connaître, a été dans le fait
extrêmement condamnable et plus que je ne puis le dire. Pauvre et avide,
c'est à l'aide de l'hypocrisie la plus consommée, et par la séduction
d'une femme faible et malheureuse, que cet homme a cherché à se faire un
état et à devenir quelque chose. C'est une partie de mon pénible devoir
d'ajouter que je suis obligée de croire que M. J... n'a aucun principe
de religion. En conscience, je suis contrainte de penser qu'un de ses
moyens pour réussir dans une maison est de chercher à séduire la femme
qui a le principal crédit. Couvert par une apparence de désintéressement
et par des phrases de roman, son grand et unique objet est de parvenir à
disposer du maître de la maison et de sa fortune. Il laisse après lui le
malheur et des regrets éternels», etc., etc., etc.»

Cette lettre, extrêmement longue et à demi effacée par des larmes était
bien de la main de Mme de Rênal elle était même écrite avec plus de soin
qu'à l'ordinaire.

--Je ne puis blâmer M. de La Mole, dit Julien après l'avoir finie; il
est juste et prudent. Quel père voudrait donner sa fille chérie à un tel
homme! Adieu!

Julien sauta à bas du fiacre et courut à sa chaise de poste arrêtée au
bout de la rue. Mathilde, qu'il semblait avoir oubliée, fit quelques pas
pour le suivre; mais les regards des marchands qui s'avançaient sur la
porte de leurs boutiques, et desquels elle était connue, la forcèrent à
rentrer précipitamment au jardin.

Julien était parti pour Verrières. Dans cette route rapide, il ne put
écrire à Mathilde comme il en avait le projet, sa main ne formait sur le
papier que des traits illisibles.

Il arriva à Verrières un dimanche matin. Il entra chez l'armurier du
pays qui l'accabla de compliments sur sa récente fortune. C'était la
nouvelle du pays.

Julien eut beaucoup de peine à lui faire comprendre qu'il voulait une
paire de pistolets. L'armurier sur sa demande chargea les pistolets.

Les _trois coups_ sonnaient; c'est un signal bien connu dans les
villages de France, et qui, après les diverses sonneries de la matinée,
annonce le commencement immédiat de la messe.

Julien entra dans l'église neuve de Verrières. Toutes les fenêtres
hautes de l'édifice étaient voilées avec des rideaux cramoisis. Julien
se trouva à quelques pas derrière le banc de Mme de Rênal. Il lui sembla
qu'elle priait avec ferveur. La vue de cette femme qui l'avait tant aimé
fit trembler le bras de Julien d'une telle façon, qu'il ne put d'abord
exécuter son dessein. Je ne le puis, se disait-il à lui-même;
physiquement, je ne le puis.

En ce moment, le jeune clerc qui servait la messe sonna pour
l'_élévation_. Mme de Rênal baissa la tête qui un instant se trouva
presque entièrement cachée par les plis de son châle. Julien ne la
reconnaissait plus aussi bien; il tira sur elle un coup de pistolet et
la manqua; il tira un second coup, elle tomba.




CHAPITRE XXXVI

DÉTAILS TRISTES

    Ne vous attendez point de ma part à de la faiblesse. Je me suis vengé.
    J'ai mérité la mort et me voici. Priez pour mon âme.

    SCHILLER


Julien resta immobile, il ne voyait plus. Quand il revint un peu à lui,
il aperçut tous les fidèles qui s'enfuyaient de l'église; le prêtre
avait quitté l'autel. Julien se mit à suivre d'un pas assez lent
quelques femmes qui s'en allaient en criant. Une femme, qui voulait fuir
plus vite que les autres, le poussa rudement, il tomba. Ses pieds
s'étaient embarrassés dans une chaise renversée par la foule; en se
relevant, il se sentit le cou serré; c'était un gendarme en grande tenue
qui l'arrêtait. Machinalement Julien voulut avoir recours à ses petits
pistolets; mais un second gendarme s'emparait de ses bras.

Il fut conduit à la prison. On entra dans une chambre, on lui mit les
fers aux mains, on le laissa seul, la porte se ferma sur lui à double
tour; tout cela fut exécuté très vite, et il y fut insensible.

Ma foi, tout est fini, dit-il tout haut en revenant à lui... Oui, dans
quinze jours la guillotine... ou se tuer d'ici là.

Son raisonnement n'allait pas plus loin il se sentait la tête comme si
elle eût été serrée avec violence. Il regarda pour voir si quelqu'un le
tenait. Après quelques instants, il s'endormit profondément.

Mme de Rênal n'était pas blessée mortellement. La première balle avait
percé son chapeau; comme elle se retournait le second coup était parti.
La balle l'avait frappée à l'épaule et, chose étonnante, avait été
renvoyée par l'os de l'épaule, que pourtant elle cassa, contre un pilier
gothique, dont elle détacha un énorme éclat de pierre.

Quand, après un pansement long et douloureux, le chirurgien, homme
grave, dit à Mme de Rênal: je réponds de votre vie comme de la mienne,
elle fut profondément affligée.

Depuis longtemps, elle désirait sincèrement la mort. La lettre qui lui
avait été imposée par son confesseur actuel, et qu'elle avait écrite à
M. de La Mole, avait donné le dernier coup à cet être affaibli par un
malheur trop constant. Ce malheur était l'absence de Julien; elle
l'appelait, elle, le remords. Le directeur, jeune ecclésiastique
vertueux et fervent, nouvellement arrivé de Dijon, ne s'y trompait pas.

Mourir ainsi, mais non de ma main, ce n'est point un péché, pensait Mme
de Rênal. Dieu me pardonnera peut-être de me réjouir de ma mort. Elle
n'osait ajouter: Et mourir de la main de Julien, c'est le comble des
félicités.

A peine fut-elle débarrassée de la présence du chirurgien et de tous les
amis accourus en foule, qu'elle fit appeler Élisa sa femme de chambre.

--Le geôlier, lui dit-elle en rougissant beaucoup, est un homme cruel.
Sans doute il va le maltraiter, croyant en cela faire une chose agréable
pour moi... Cette idée m'est insupportable. Ne pourriez-vous pas aller
comme de vous-même remettre au geôlier ce petit paquet qui contient
quelques louis? Vous lui direz que la religion ne permet pas qu'il le
maltraite... Il faut surtout qu'il n'aille pas parler de cet envoi
d'argent.

C'est à la circonstance dont nous venons de parler que Julien dut
l'humanité du geôlier de Verrières; c'était toujours ce M. Noiroud,
ministériel parfait, auquel nous avons vu la présence de M. Appert faire
une si belle peur.

Un juge parut dans la prison.

--J'ai donné la mort avec préméditation, lui dit Julien; j'ai acheté et
fait charger les pistolets chez un tel, l'armurier. L'article 1342 du
code pénal est clair, je mérite la mort et je l'attends.

Le petit esprit du juge ne comprenant pas cette franchise, il
multipliait les questions pour faire en sorte que l'accusé se coupât
dans ses réponses.

--Mais ne voyez-vous pas, lui dit Julien en souriant, que je me fais
aussi coupable que vous pouvez le désirer? Allez, monsieur, vous ne
manquerez pas la proie que vous poursuivez. Vous aurez le plaisir de
condamner. Épargnez-moi votre présence.

Il me reste un ennuyeux devoir à remplir, pensa Julien, il faut écrire à
Mlle de La Mole.

       *       *       *       *       *

«Je me suis vengé, lui disait-il. Malheureusement, mon nom paraîtra dans
les journaux, et je ne puis m'échapper de ce monde incognito. Je vous en
demande pardon. Je mourrai dans deux mois. La vengeance a été atroce,
comme la douleur d'être séparé de vous. De ce moment, je m'interdis
d'écrire et de prononcer votre nom. Ne parlez jamais de moi, même à mon
fils: le silence est la seule façon de m'honorer. Pour le commun des
hommes, je serai un assassin vulgaire... Permettez-moi la vérité en ce
moment suprême: vous m'oublierez. Cette grande catastrophe dont je vous
conseille de ne jamais ouvrir la bouche à être vivant, aura épuisé pour
plusieurs années tout ce que je voyais de romanesque et de trop
aventureux dans votre caractère. Vous étiez faite pour vivre avec les
héros du moyen âge; montrez en cette occurrence leur ferme caractère.
Que ce qui doit se passer soit accompli en secret et sans vous
compromettre. Vous prendrez un faux nom, et n'aurez pas de confident.
Sil vous faut absolument le secours d'un ami, je vous lègue l'abbé
Pirard.

»Ne parlez à nul autre, surtout pas de gens de votre classe: les de Luz,
les Caylus.

»Un an après ma mort, épousez M. de Croisenois, je vous en prie, je vous
l'ordonne comme votre époux. Ne m'écrivez point, je ne répondrais pas.
Bien moins méchant que Iago, à ce qu'il me semble, je vais dire comme
lui: _From this time forth I never will speak word._

»On ne me verra ni parler ni écrire; vous aurez eu mes dernières paroles
comme mes dernières adorations.

    «J. S.»

       *       *       *       *       *

Ce fut après avoir fait partir cette lettre que, pour la première fois
Julien, un peu revenu à lui, fut très malheureux. Chacune des espérances
de l'ambition dut être arrachée successivement de son coeur par ce grand
mot: Je mourrai, il faut mourir. La mort en elle-même n'était pas
horrible à ses yeux. Toute sa vie n'avait été qu'une longue préparation
au malheur, et il n'avait eu garde d'oublier celui qui passe pour le
plus grand de tous.

Quoi donc! se disait-il, si dans soixante jours je devais me battre en
duel avec un homme très fort sur les armes, est-ce que j'aurais la
faiblesse d'y penser sans cesse, et la terreur dans l'âme? il passa plus
d'une heure à chercher à se bien connaître sous ce rapport.

Quand il eut vu clair dans son âme, et que la vérité parut devant ses
yeux aussi nettement qu'un des piliers de sa prison, il pensa au
remords.

Pourquoi en aurais-je? J'ai été offensé d'une manière atroce; j'ai tué,
je mérite la mort, mais voilà tout. Je meurs après avoir soldé mon
compte envers l'humanité. Je ne laisse aucune obligation non remplie, je
ne dois rien à personne; ma mort n'a rien de honteux que l'instrument:
cela seul, il est vrai, suffit richement pour ma honte aux yeux des
bourgeois de Verrières, mais sous le rapport intellectuel, quoi de plus
méprisable! Il me reste un moyen d'être considérable à leurs yeux: c'est
de jeter au peuple des pièces d'or en allant au supplice. Ma mémoire,
liée à l'idée de l'or, sera resplendissante pour eux.

Après ce raisonnement, qui au bout d'une minute lui sembla évident: Je
n'ai plus rien à faire sur la terre, se dit Julien, et il s'endormit
profondément.

Vers les neuf heures du soir, le geôlier le réveilla en lui apportant à
souper.

--Que dit-on dans Verrières?

--Monsieur Julien, le serment que j'ai prêté devant le crucifix, à la
cour royale, le jour que je fus installé dans ma place, m'oblige au
silence.

Il se taisait, mais restait. La vue de cette hypocrisie vulgaire amusa
Julien. Il faut, pensa-t-il, que je lui fasse attendre longtemps les
cinq francs qu'il désire pour me vendre sa conscience.

Quand le geôlier vit le repas finir sans tentative de séduction:

--L'amitié que j'ai pour vous, monsieur Julien, dit-il d'un air faux et
doux, m'oblige à parler, quoiqu'on dise que c'est contre l'intérêt de la
justice, parce que cela peut vous servir à arranger votre défense...
Monsieur Julien, qui est bon garçon, sera bien content si je lui
apprends que Mme de Rênal va mieux.

--Quoi! elle n'est pas morte? s'écria Julien en se levant de table hors
de lui.

--Quoi! vous ne saviez rien! dit le geôlier d'un air stupide qui bientôt
devint de la cupidité heureuse. Il sera bien juste que monsieur donne
quelque chose au chirurgien qui, d'après la loi et justice, ne devait
pas parler. Mais pour faire plaisir à monsieur, je suis allé chez lui,
et il m'a tout conté...

--Enfin, la blessure n'est pas mortelle, lui dit Julien impatienté en
s'avançant vers lui, tu m'en réponds sur ta vie?

Le geôlier, géant de six pieds de haut eut peur et se retira vers la
porte. Julien vit qu'il prenait une mauvaise route pour arriver à la
vérité, il se rassit et jeta un napoléon à M. Noiroud.

A mesure que le récit de cet homme prouvait à Julien que la blessure de
Mme de Rênal n'était pas mortelle, il se sentait gagné par les larmes.

--Sortez! lui dit-il brusquement.

Le geôlier obéit. A peine la porte fut-elle fermée: Grand Dieu! elle
n'est pas morte! s'écria Julien, et il tomba à genoux, pleurant à
chaudes larmes.

Dans ce moment suprême, il était croyant. Qu'importent les hypocrisies
des prêtres? peuvent-elles ôter quelque chose à la vérité et à la
sublimité de l'idée de Dieu?

Seulement alors, Julien commença à se repentir du crime commis. Par une
coïncidence qui lui évita le désespoir, en cet instant seulement, venait
de cesser l'état d'irritation physique et de demi-folie où il était
plongé depuis son départ de Paris pour Verrières.

Ses larmes avaient une source généreuse, il n'avait aucun doute sur la
condamnation qui l'attendait.

Ainsi elle vivra! se disait-il... Elle vivra pour me pardonner et pour
m'aimer...

Le lendemain matin fort tard, quand le geôlier le réveilla:

--Il faut que vous ayez un fameux coeur, monsieur Julien, lui dit cet
homme. Deux fois je suis venu et j'ai fait conscience de vous réveiller.
Voici deux bouteilles d'excellent vin que vous envoie M. Maslon notre
curé.

--Comment? ce coquin est encore ici? dit Julien.

--Oui, monsieur, répondit le geôlier en baissant la voix, mais ne parlez
pas si haut, cela pourrait vous compromettre.

Julien rit de bon coeur.

--Au point où j'en suis, mon ami, vous seul pourriez me nuire si vous
cessiez d'être doux et humain... Vous serez bien payé, dit Julien en
s'interrompant et reprenant l'air impérieux.

Cet air fut justifié à l'instant par le don d'une pièce de monnaie.

M. Noiroud raconta de nouveau et dans les plus grands détails tout ce
qu'il avait appris sur Mme de Rênal, mais il ne parla point de la visite
de Mlle Élisa.

Cet homme était bas et soumis autant que possible. Une idée traversa la
tête de Julien: Cette espèce de géant difforme peut gagner trois ou
quatre cents francs, car sa prison n'est guère fréquentée; je puis lui
assurer dix mille francs, s'il veut se sauver en Suisse avec moi... La
difficulté sera de le persuader de ma bonne foi. L'idée du long colloque
à avoir avec un être aussi vil inspira du dégoût à Julien, il pensa à
autre chose.

Le soir, il n'était plus temps. Une chaise de poste vint le prendre à
minuit. Il fut très content des gendarmes, ses compagnons de voyage. Le
matin, lorsqu'il arriva à la prison de Besançon, on eut la bonté de le
loger dans l'étage supérieur d'un donjon gothique. Il jugea
l'architecture du commencement du XIXe siècle; il en admira la grâce et
le légèreté piquante. Par un étroit intervalle entre deux murs au-delà
d'une cour profonde, il avait une échappée de vue superbe.

Le lendemain, il y eut un interrogatoire, après quoi, pendant plusieurs
jours, on le laissa tranquille. Son âme était calme. Il ne trouvait rien
que de simple dans son affaire: J'ai voulu tuer, je dois être tué.

Sa pensée ne s'arrêta pas davantage à ce raisonnement. Le jugement,
l'ennui de paraître en public la défense il considérait tout cela comme
de légers embarras, des cérémonies ennuyeuses auxquelles il serait temps
de songer le jour même. Le moment de la mort ne l'arrêtait guère plus:
J'y songerai après le jugement. La vie n'était point ennuyeuse pour lui,
il considérait toutes choses sous un nouvel aspect, il n'avait plus
d'ambition. Il pensait rarement à Mlle de La Mole. Ses remords
l'occupaient beaucoup et lui présentaient souvent l'image de Mme de
Rênal, surtout pendant le silence des nuits troublé seulement, dans ce
donjon élevé, par le chant de l'orfraie!

Il remerciait le ciel de ne l'avoir pas blessée à mort. Chose étonnante!
se disait-il, je croyais que par sa lettre à M. de La Mole elle avait
détruit à jamais mon bonheur à venir et moins de quinze jours après la
date de cette lettre, je ne songe plus à tout ce qui m'occupait alors...
Deux ou trois mille livres de rente pour vivre tranquille dans un pays
de montagnes comme Vergy... J'étais heureux alors... Je ne connaissais
pas mon bonheur!

Dans d'autres instants, il se levait en sursaut de sa chaise. Si j'avais
blessé à mort Mme de Rênal, je me serais tué... J'ai besoin de cette
certitude pour ne pas me faire horreur à moi-même.

Me tuer! voilà la grande question, se disait-il. Ces juges si
formalistes, si acharnés après le pauvre accusé, qui feraient pendre le
meilleur citoyen pour accrocher la croix... Je me soustrairais à leur
empire, à leurs injures en mauvais français, que le journal du
département va appeler de l'éloquence...

Je puis vivre encore cinq ou six semaines, plus ou moins... Me tuer! ma
foi non, se dit-il après quelques jours, Napoléon a vécu...

D'ailleurs, la vie m'est agréable; ce séjour est tranquille; je n'y ai
point d'ennuyeux, ajouta-t-il en riant, et il se mit à faire la note des
livres qu'il voulait faire venir de Paris.




CHAPITRE XXXVII

UN DONJON

    Le tombeau d'un ami.

    STERNE.


Il entendit un grand bruit dans le corridor; ce n'était pas l'heure où
l'on montait dans sa prison; l'orfraie s'envola en criant, la porte
s'ouvrit, et le vénérable curé Chélan tout tremblant et la canne à la
main, se jeta dans ses bras.

--Ah! grand Dieu! est-il possible, mon enfant... Monstre! devrais-je
dire.

Et le bon vieillard ne put ajouter une parole. Julien craignit qu'il ne
tombât. Il fut obligé de le conduire à une chaise. La main du temps
s'était appesantie sur cet homme autrefois si énergique. Il ne parut
plus à Julien que l'ombre de lui-même.

Quand il eut repris haleine:

--Avant-hier seulement, je reçois votre lettre de Strasbourg, avec vos
cinq cents francs pour les pauvres de Verrières, on me l'a apportée dans
la montagne, à Liveru où je suis retiré chez mon neveu Jean. Hier,
J'apprends la catastrophe... O ciel! est-il possible!

Et le vieillard ne pleurait plus, il avait l'air privé d'idée, et ajouta
machinalement:

--Vous aurez besoin de vos cinq cents francs, je vous les rapporte.

--J'ai besoin de vous voir, mon père, s'écria Julien attendri. J'ai de
l'argent de reste.

Mais il ne put plus obtenir de réponse sensée. De temps à autre, M.
Chélan versait quelques larmes qui descendaient silencieusement le long
de sa joue; puis il regardait Julien, et était comme étourdi de le voir
lui prendre les mains et les porter à ses lèvres. Cette physionomie si
vive autrefois, et qui peignait avec tant d'énergie les plus nobles
sentiments, ne sortait plus de l'air apathique. Une espèce de paysan
vint bientôt chercher le vieillard.

--Il ne faut pas le fatiguer et le faire trop parler, dit-il à Julien,
qui comprit que c'était le neveu.

Cette apparition laissa Julien plongé dans un malheur cruel et qui
éloignait les larmes. Tout lui paraissait triste et sans consolation; il
sentait son coeur glacé dans sa poitrine.

Cet instant fut le plus cruel qu'il eût éprouvé depuis le crime. Il
venait de voir la mort, et dans toute sa laideur. Toutes les illusions
de grandeur d'âme et de générosité s'étaient dissipées comme un nuage
devant la tempête.

Cette affreuse situation dura plusieurs heures. Après l'empoisonnement
moral, il faut des remèdes physiques et du vin de Champagne. Julien se
fût estimé un lâche d'y avoir recours. Vers la fin d'une journée
horrible, passée tout entière à se promener dans son étroit donjon: Que
je suis fou! s'écria-t-il. C'est dans le cas où je devrais mourir comme
un autre, que la vue de ce pauvre vieillard aurait dû me jeter dans
cette affreuse tristesse; mais une mort rapide et à la fleur des ans me
met précisément à l'abri de cette triste décrépitude.

Quelques raisonnements qu'il se fît, Julien se trouva attendri comme un
être pusillanime, et par conséquent malheureux de cette visite.

Il n'y avait plus rien de rude et de grandiose en lui, plus de vertu
romaine; la mort lui apparaissait à une plus grande hauteur, et comme
chose moins facile.

Ce sera là mon thermomètre, se dit-il. Ce soir, je suis à dix degrés
au-dessous du courage qui me conduit de niveau à la guillotine. Ce
matin, je l'avais ce courage. Au reste, qu'importe? pourvu qu'il me
revienne au moment nécessaire. Cette idée de thermomètre l'amusa, et
enfin parvint à le distraire.

Le lendemain à son réveil, il eut honte de la journée de la veille. Mon
bonheur, ma tranquillité sont enjeu. Il résolut presque d'écrire à M. le
procureur général, pour demander que personne ne fût admis auprès de
lui. Et Fouqué? pensa-t-il. S'il peut prendre sur lui de venir à
Besançon, quelle ne serait pas sa douleur!

Il y avait deux mois peut-être qu'il n'avait songé à Fouqué. J'étais un
grand sot à Strasbourg, ma pensée n'allait pas au-delà du collet de mon
habit. Le souvenir de Fouqué l'occupa beaucoup et le laissa plus
attendri. Il se promenait avec agitation. Me voici décidément de vingt
degrés au-dessous du niveau de la mort... Si cette faiblesse augmente,
il vaudra mieux me tuer. Quelle joie pour les abbés Maslon et les
Valenod, si je meurs comme un cuistre!

Fouqué arriva, cet homme simple et bon était éperdu de douleur. Son
unique idée, s'il en avait, était de vendre tout son bien pour séduire
le geôlier et faire sauver Julien. Il lui parla longuement de l'évasion
de M. de Lavalette.

--Tu me fais peine, lui dit Julien; M. de Lavalette était innocent, moi
je suis coupable. Sans le vouloir, tu me fais songer à la différence...

Mais, est-il vrai? Quoi! tu vendrais tout ton bien? dit Julien
redevenant tout à coup observateur et méfiant.

Fouqué ravi de voir enfin son ami répondre à son idée dominante, lui
détaille longuement et à cent francs près, ce qu'il tirerait de chacune
de ses propriétés.

Quel effort sublime chez un propriétaire de province! pensa Julien. Que
d'économies, que de petites demi-lésineries qui me faisaient tant rougir
lorsque je les lui voyais faire il sacrifie pour moi! Un de ces beaux
jeunes gens que j'ai vus à l'hôtel de La Mole, et qui lisent René,
n'aurait aucun de ces ridicules; mais excepté ceux qui sont fort jeunes
et encore enrichis par héritage, et qui ignorent la valeur de l'argent,
quel est celui de ces beaux Parisiens qui serait capable d'un tel
sacrifice?

Toutes les fautes de français, tous les gestes communs de Fouqué
disparurent, il se jeta dans ses bras. Jamais la province, comparée à
Paris, n'a reçu un plus bel hommage. Fouqué, ravi du moment
d'enthousiasme qu'il voyait dans les yeux de son ami, le prit pour un
consentement à la fuite.

Cette vue du sublime rendit à Julien toute la force que l'apparition de
M. Chélan lui avait fait perdre. Il était encore bien jeune; mais,
suivant moi, ce tut une belle plante. Au lieu de marcher du tendre au
ruse, comme la plupart des hommes, l'âge lui eût donné la bonté facile à
s'attendrir, il se fût guéri d'une méfiance folle... Mais à quoi bon ces
vaines prédictions?

Les interrogatoires devenaient plus fréquents en dépit des efforts de
Julien, dont toutes les réponses tendaient à abréger l'affaire:

--J'ai tué ou du moins j'ai voulu donner la mort et avec préméditation,
répétait-il chaque jour.

Mais le juge était formaliste avant tout. Les déclarations de Julien
n'abrégeaient nullement les interrogatoires, l'amour-propre du juge fut
piqué. Julien ne sut pas qu'on avait voulu le transférer dans un affreux
cachot, et que c'était grâce aux démarches de Fouqué qu'on lui laissait
sa jolie chambre à cent quatre-vingts marches d'élévation.

M. l'abbé de Frilair était au nombre des hommes importants qui
chargeaient Fouqué de leur provision de bois de chauffage. Le bon
marchand parvint jusqu'au tout-puissant grand vicaire. A son
inexprimable ravissement, M. de Frilair lui annonça que, touché des
bonnes qualités de Julien et des services qu'il avait autrefois rendus
au séminaire, il comptait le recommander aux juges. Fouqué entrevit
l'espoir de sauver son ami, et en sortant, et se prosternant jusqu'à
terre, pria M. le grand vicaire de distribuer en messes, pour implorer
l'acquittement de l'accusé, une somme de dix louis.

Fouqué se méprenait étrangement. M. de Frilair n'était point un Valenod.
Il refusa et chercha même à faire entendre au bon paysan qu'il ferait
mieux de garder son argent. Voyant qu'il était impossible d'être clair
sans imprudence, il lui conseilla de donner cette somme en aumône pour
les pauvres prisonniers, qui, dans le fait, manquaient de tout.

Ce Julien est un être singulier, son action est inexplicable, pensait M.
de Frilair, et rien ne doit l'être pour moi... Peut-être sera-t-il
possible d'en faire un martyr... Dans tous les cas, je saurai le fin de
cette affaire et trouverai peut-être une occasion de faire peur à cette
Mme de Rênal, qui ne nous estime point, et au fond me déteste...
Peut-être pourrai-je rencontrer dans tout ceci un moyen de
réconciliation éclatante avec M. de La Mole, qui a un faible pour ce
petit séminariste.

La transaction sur le procès avait été signée quelques semaines
auparavant, et l'abbé Pirard était reparti de Besançon, non sans avoir
parlé de la mystérieuse naissance de Julien, le jour même où le
malheureux assassinait Mme de Rênal dans l'église de Verrières.

Julien ne voyait plus qu'un événement désagréable entre lui et la mort,
c'était la visite de son père. Il consulta Fouqué sur l'idée d'écrire à
M. le procureur général, pour être dispensé de toute visite. Cette
horreur pour la vue d'un père, et dans un tel moment, choqua
profondément le coeur honnête et bourgeois du marchand de bois.

Il crut comprendre pourquoi tant de gens haïssaient passionnément son
ami. Par respect pour le malheur, il cacha sa manière de sentir.

--Dans tous les cas lui répondit-il froidement, cet ordre de secret ne
serait pas appliqué à ton père.




CHAPITRE XXXVIII

UN HOMME PUISSANT

    Mais il y a tant de mystère dans ses démarches et d'élégance dans sa
    taille! Qui peut-elle être?

    SCHILLER.


Les portes du donjon s'ouvrirent de fort bonne heure le lendemain.
Julien fut réveillé en sursaut.

--Ah! bon Dieu, pensa-t-il, voilà mon père. Quelle scène désagréable!

Au même instant, une femme vêtue en paysanne se précipita dans ses bras
en le serrant d'une façon convulsive; il eut peine à la reconnaître.
C'était Mlle de La Mole.

--Méchant, je n'ai su que par ta lettre où tu étais. Ce que tu appelles
ton crime, et qui n'est qu'une noble vengeance qui me révèle toute la
hauteur du coeur qui bat dans cette poitrine, je ne l'ai su qu'à
Verrières...

Malgré ses préventions contre Mlle de La Mole, que d'ailleurs il ne
s'avouait pas bien nettement, Julien la trouva fort jolie. Comment ne
pas voir dans toute cette façon d'agir et de parler un sentiment noble,
désintéressé, bien au-dessus de tout ce qu'aurait osé une âme petite et
vulgaire? Il crut encore aimer une reine, et après quelques instants, ce
fut avec une rare noblesse d'élocution et de pensée qu'il lui dit:

--L'avenir se dessinait à mes yeux fort clairement. Après ma mort, je
vous remariais à M. de Croisenois, qui aurait épousé une veuve. L'âme
noble mais un peu romanesque de cette veuve charmante, étonnée et
convertie au culte de la prudence vulgaire par un événement singulier,
tragique et grand pour elle, eût daigné comprendre le mérite fort réel
du jeune marquis. Vous vous seriez résignée à être heureuse du bonheur
de tout le monde: la considération, les richesses, le haut rang... Mais,
chère Mathilde, votre arrivée à Besançon, si elle est soupçonnée, va
être un coup mortel pour M. de La Mole, et voilà ce que jamais je ne me
pardonnerai. Je lui ai déjà causé tant de chagrin! L'académicien va dire
qu'il a réchauffé un serpent dans son sein.

--J'avoue que je m'attendais peu à tant de froide raison, à tant de
souci pour l'avenir, dit Mlle de La Mole à demi fâchée. Ma femme de
chambre, presque aussi prudente que vous, a pris un passeport pour elle,
et c'est sous le nom de Mme Michelet que j'ai couru la poste.

--Et Mme Michelet a pu arriver aussi facilement jusqu'à moi?

--Ah! tu es toujours l'homme supérieur, celui que j'ai distingué!
D'abord, j'ai offert cent francs à un secrétaire de juge, qui prétendait
que mon entrée dans ce donjon était impossible. Mais l'argent reçu, cet
honnête homme m'a fait attendre, a élevé des objections, j'ai pensé
qu'il songeait à me voler...

Elle s'arrêta.

--Eh bien? dit Julien.

--Ne te fâche pas, mon petit Julien, lui dit-elle en l'embrassant, j'ai
été obligée de dire mon nom à ce secrétaire, qui me prenait pour une
jeune ouvrière de Paris amoureuse du beau Julien... En vérité, ce sont
ses termes. Je lui ai juré que j'étais ta femme, et j'aurai une
permission pour te voir chaque jour.

La folie est complète, pensa Julien, je n'ai pu l'empêcher. Après tout,
M. de La Mole est un si grand seigneur, que l'opinion saura bien trouver
une excuse au jeune colonel qui épousera cette charmante veuve. Ma mort
prochaine couvrira tout, et il se livra avec délices à l'amour de
Mathilde; c'était de la folie, de la grandeur d'âme, tout ce qu'il y a
de plus singulier. Elle lui proposa sérieusement de se tuer avec lui.

Après ces premiers transports, et lorsqu'elle se fut rassasiée du
bonheur de voir Julien, une curiosité vive s'empara tout à coup de son
âme. Elle examinait son amant, qu'elle trouva bien au-dessus de ce
qu'elle s'était imaginé. Boniface de La Mole lui semblait ressuscité,
mais plus héroïque.

Mathilde vit les premiers avocats du pays, qu'elle offensa en leur
offrant de l'or trop crûment; mais ils finirent par accepter.

Elle arriva rapidement à cette idée, qu'en fait de choses douteuses et
d'une haute portée, tout dépendait à Besançon de M. l'abbé de Frilair.

Sous le nom obscur de Mme Michelet, elle trouva d'abord d'insurmontables
difficultés pour parvenir jusqu'au tout-puissant congréganiste. Mais le
bruit de la beauté d'une jeune marchande de modes, folle d'amour, et
venue de Paris à Besançon, pour consoler le jeune abbé Julien Sorel, se
répandit dans la ville.

Mathilde courait seule à pied, dans les rues de Besançon, elle espérait
n'être pas reconnue. Dans tous les cas, elle ne croyait pas inutile à sa
cause de produire une grande impression sur le peuple. Sa folie songeait
à le faire révolter pour sauver Julien marchant à la mort. Mlle de La
Mole croyait être vêtue simplement et comme il convient à une femme dans
la douleur; elle l'était de façon à attirer tous les regards.

Elle était à Besançon l'objet de l'attention de tous lorsque après huit
jours de sollicitations, elle obtint une audience de M. de Frilair.

Quel que fût son courage, les idées de congréganiste influent et de
profonde et prudente scélératesse étaient tellement lices dans son
esprit, qu'elle trembla en sonnant à la porte de l'évêché. Elle pouvait
à peine marcher, lorsqu'il lui fallut monter l'escalier qui conduisait à
l'appartement du premier grand vicaire. La solitude du palais épiscopal
lui donnait froid. Je puis m'asseoir sur un fauteuil, et ce fauteuil me
saisir les bras, j'aurai disparu. A qui ma femme de chambre
pourra-t-elle me demander? Le capitaine de gendarmerie se gardera bien
d'agir... Je suis isolée dans cette grande ville!

A son premier regard dans l'appartement, Mlle de La Mole fut rassurée.
D'abord c'était un laquais en livrée fort élégante, qui lui avait
ouvert. Le salon où on la fit attendre étalait ce luxe fin et délicat,
si différent de la magnificence grossière, et que l'on ne trouve à Paris
que dans les meilleures maisons. Dès qu'elle aperçut M. de Frilair qui
venait à elle d'un air paterne, toutes les idées de crime atroce
disparurent. Elle ne trouva pas même sur cette belle figure, l'empreinte
de cette vertu énergique et quelque peu sauvage si antipathique à la
société de Paris. Le demi-sourire qui animait les traits du prêtre, qui
disposait de tout à Besançon, annonçait l'homme de bonne compagnie, le
prélat instruit, l'administrateur habile. Mathilde se crut à Paris.

Il ne fallut que quelques instants à M. de Frilair pour amener Mathilde
à lui avouer qu'elle était la fille de son puissant adversaire, le
marquis de La Mole.

--Je ne suis point en effet Mme Michelet, dit-elle en reprenant toute la
hauteur de son maintien, et cet aveu me coûte peu, car je viens vous
consulter, monsieur, sur la possibilité de procurer l'évasion de M. de
La Vernaye. D'abord il n'est coupable que d'une étourderie, la femme sur
laquelle il a tiré se porte bien. En second lieu, pour séduire les
subalternes, je puis remettre sur-le-champ cinquante mille francs, et
m'engager pour le double. Enfin, ma reconnaissance et celle de ma
famille ne trouvera rien d'impossible pour qui aura sauvé M. de La
Vernaye.

M. de Frilair paraissait étonné de ce nom. Mathilde lui montra plusieurs
lettres du ministre de la guerre, adressées à M. Julien Sorel de La
Vernaye.

--Vous voyez, monsieur, que mon père se chargeait de sa fortune. C'est
tout simple, je l'ai épousé en secret, mon père désirait qu'il fût
officier supérieur, avant de déclarer ce mariage un peu singulier pour
une La Mole.

Mathilde remarqua que l'expression de la bonté et d'une gaieté douce
s'évanouissait rapidement, à mesure que M. de Frilair arrivait à des
découvertes importantes. Une finesse mêlée de fausseté profonde se
peignit sur sa figure.

L'abbé avait des doutes, il relisait lentement les documents officiels.

Quel parti puis-je tirer de ces étranges confidences? se disait-il. Me
voici tout d'un coup en relation intime avec une amie de la célèbre
maréchale de Fervaques nièce toute-puissante de Mgr l'évoque de ***, par
qui l'on est évêque en France.

Ce que je regardais comme reculé dans l'avenir se présente à
l'improviste. Ceci peut me conduire au but de tous mes voeux.

D'abord Mathilde fut effrayée du changement rapide de la physionomie de
cet homme si puissant, avec lequel elle se trouvait seule dans un
appartement reculé. Mais quoi! se dit-elle bientôt, la pire chance
n'eût-elle pas été de ne faire aucune impression sur le froid égoïsme
d'un prêtre rassasié de pouvoir et de jouissances?

Ébloui de cette voie rapide et imprévue qui s'ouvrait à ses yeux pour
arriver à l'épiscopat, étonné du génie de Mathilde, un instant M. de
Frilair ne fut plus sur ses gardes. Mlle de La Mole le vit presque à ses
pieds, ambitieux et vif jusqu'au tremblement nerveux.

Tout s'éclaircit, pensa-t-elle, rien ne sera impossible ici à l'amie de
Mme de Fervaques. Malgré un sentiment de jalousie encore bien
douloureux, elle eut le courage d'expliquer que Julien était l'ami
intime de la maréchale, et rencontrait presque tous les jours chez elle
Mgr l'évêque de ***.

--Quand l'on tirerait au sort quatre ou cinq fois de suite une liste de
trente-six jurés parmi les notables habitants de ce département, dit le
grand vicaire avec l'âpre regard de l'ambition et en appuyant sur les
mots, je me considérerais comme bien peu chanceux, si, dans chaque
liste, je ne comptais pas huit ou dix amis et les plus intelligents de
la troupe. Presque toujours, j'aurais la majorité, plus qu'elle même
pour condamner, voyez mademoiselle, avec quelle grande facilité je puis
faire absoudre...

L'abbé s'arrêta tout à coup, comme étonné du son de ses paroles; il
avouait des choses que l'on ne dit jamais aux profanes.

Mais, à son tour, il frappa Mathilde de stupeur, quand il lui apprit que
ce qui étonnait et intéressait surtout la société de Besançon dans
l'étrange aventure de Julien, c'est qu'il avait inspiré autrefois une
grande passion à Mme de Rênal, et l'avait longtemps partagée. M. de
Frilair s'aperçut facilement du trouble extrême que produisait son
récit.

J'ai ma revanche! pensa-t-il. Enfin, voici un moyen de conduire cette
petite personne si décidée; je tremblais de n'y pas réussir. L'air
distingué et peu facile à mener redoublait à ses yeux le charme de la
rare beauté qu'il voyait presque suppliante devant lui. Il reprit tout
son sang-froid, et n'hésita point à retourner le poignard dans son
coeur.

--Je ne serais pas surpris après tout, lui dit-il d'un air léger, quand
nous apprendrions que c'est par jalousie que M. Sorel a tiré deux coups
de pistolet à cette femme autrefois tant aimée. Il s'en faut bien
qu'elle soit sans agréments, et depuis peu elle voyait fort souvent un
certain abbé Marquinot de Dijon, espèce de janséniste sans moeurs, comme
ils sont tous.

M. de Frilair tortura voluptueusement et à loisir le coeur de cette
jolie fille, dont il avait surpris le secret.

--Pourquoi, disait-il en arrêtant des yeux ardents sur Mathilde, M.
Sorel aurait-il choisi l'église, si ce n'est parce que, précisément en
cet instant son rival y célébrait la messe? Tout le monde accorde
infiniment d'esprit, et encore plus de prudence à l'homme heureux que
vous protégez. Quoi de plus simple que de se cacher dans les jardins de
M. de Rênal qu'il connaît si bien? là, avec la presque certitude de
n'être ni vu, ni pris, ni soupçonné, il pouvait donner la mort à la
femme dont il était jaloux.

Ce raisonnement, si juste en apparence, acheva de jeter Mathilde hors
d'elle-même. Cette âme altière, mais saturée de toute cette prudence
sèche qui passe dans le grand monde pour peindre fidèlement le coeur
humain, n'était pas faite pour comprendre vite le bonheur de se moquer
de toute prudence, qui peut être si vif pour une âme ardente. Dans les
hautes classes de la société de Paris, où Mathilde avait vécu, la
passion ne peut que bien rarement se dépouiller de prudence, et c'est du
cinquième étage qu'on se jette par la fenêtre.

Enfin, l'abbé de Frilair fut sûr de son empire. Il fit entendre à
Mathilde (sans doute il mentait), qu'il pouvait disposer à son gré du
ministère public, chargé de soutenir l'accusation contre Julien.

Après que le sort aurait désigné les trente-six jurés de la session, il
ferait une démarche directe et personnelle auprès de trente jurés au
moins.

Si Mathilde n'avait pas semblé si jolie à M. de Frilair, il ne lui eût
parlé aussi clairement qu'à la cinq ou sixième entrevue.




CHAPITRE XXXIX

L'INTRIGUE

    Castres 1676.--Un frère vient d'assassiner sa soeur dans la maison
    voisine de la mienne; ce gentilhomme était déjà coupable d'un meurtre.
    Son père, en faisant distribuer secrètement cinq cents écus aux
    conseillers, lui a sauvé la vie.

    LOCKE, Voyage en France.


En sortant de l'évêché, Mathilde n'hésita pas à envoyer un courrier à
Mme de Fervaques; la crainte de se compromettre ne l'arrêta pas une
seconde. Elle conjurait sa rivale d'obtenir une lettre pour M. de
Frilair écrite en entier de la main de Mgr l'évêque de ***. Elle allait
jusqu'à la supplier d'accourir elle-même à Besançon. Ce trait fut
héroïque de la part d'une âme jalouse et fière.

D'après le conseil de Fouqué, elle avait eu la prudence de ne point
parler de ses démarches à Julien. Sa présence le troublait assez sans
cela. Plus honnête homme à l'approche de la mort qu'il ne l'avait été
durant sa vie, il avait des remords non seulement envers M. de La Mole
mais aussi pour Mathilde.

Quoi donc! se disait-il, je trouve auprès d'elle des moments de
distraction et même de l'ennui. Elle se perd pour moi, et c'est ainsi
que je l'en récompense! Serais-je donc un méchant? Cette question l'eût
bien peu occupé quand il était ambitieux; alors, ne pas réussir était la
seule honte à ses yeux.

Son malaise moral auprès de Mathilde, était d'autant plus décidé, qu'il
lui inspirait en ce moment la passion la plus extraordinaire et la plus
folle. Elle ne parlait que des sacrifices étranges qu'elle voulait faire
pour le sauver.

Exaltée par un sentiment dont elle était fière et qui l'emportait sur
tout son orgueil, elle eût voulu ne pas laisser passer un instant de sa
vie sans le remplir par quelque démarche extraordinaire. Les projets les
plus étranges, les plus périlleux pour elle remplissaient ses longs
entretiens avec Julien. Les geôliers, bien payés, la laissaient régner
dans la prison. Les idées de Mathilde ne se bornaient pas au sacrifice
de sa réputation; peu lui importait de faire connaître son état à toute
la société. Se jeter à genoux pour demander la grâce de Julien, devant
la voiture du roi allant au galop, attirer l'attention du prince, au
risque de se faire mille fois écraser, était une des moindres chimères
que rêvait cette imagination exaltée et courageuse. Par ses amis
employés auprès du roi, elle était sûre d'être admise dans les parties
réservées du parc de Saint-Cloud.

Julien se trouvait peu digne de tant de dévouement, à vrai dire il était
fatigué d'héroïsme. C'eût été à une tendresse simple, naïve et presque
timide, qu'il se fût trouvé sensible, tandis qu'au contraire, il fallait
toujours l'idée d'un public et des autres à l'âme hautaine de Mathilde.

Au milieu de toutes ses angoisses, de toutes ses craintes pour la vie de
cet amant, auquel elle ne voulait pas survivre, Julien sentait qu'elle
avait un besoin secret d'étonner le public par l'excès de son amour et
la sublimité de ses entreprises.

Julien prenait de l'humeur de ne point se trouver touché de tout cet
héroïsme. Qu'eût-ce été s'il eût connu toutes les folies dont Mathilde
accablait l'esprit dévoué, mais éminemment raisonnable et borné du bon
Fouqué?

Il ne savait trop que blâmer dans le dévouement de Mathilde; car lui
aussi eût sacrifié toute sa fortune et exposé sa vie aux plus grands
hasards pour sauver Julien. Il était stupéfait de la quantité d'or jeté
par Mathilde. Les premiers jours, les sommes ainsi dépensées en
imposèrent à Fouqué, qui avait pour l'argent toute la vénération d'un
provincial.

Enfin, il découvrit que les projets de Mlle de La Mole variaient
souvent, et, à son grand soulagement, trouva un mot pour blâmer son
caractère si fatigant pour lui: elle était changeante. De cette épithète
à celle de mauvaise tête, le plus grand anathème en province, il n'y a
qu'un pas.

Il est singulier, se disait Julien, un jour que Mathilde sortait de sa
prison, qu'une passion si vive et dont je suis l'objet me laisse
tellement insensible! et je l'adorais il y a deux mois! J'avais bien lu
que l'approche de la mort désintéresse de tout, mais il est affreux de
se sentir ingrat et de ne pouvoir se changer. Je suis donc un égoïste?
Il se faisait à ce sujet les reproches les plus humiliants.

L'ambition était morte en son coeur, une autre passion y était sortie de
ses cendres; il l'appelait le remords d'avoir assassiné Mme de Rênal.

Dans le fait, il en était éperdument amoureux. Il trouvait un bonheur
singulier quand laissé absolument seul et sans crainte d'être
interrompu, il pouvait se livrer tout entier au souvenir des journées
heureuses qu'il avait passées jadis à Verrières ou à Vergy. Les moindres
incidents de ces temps trop rapidement envolés avaient pour lui une
fraîcheur et un charme irrésistibles. Jamais il ne pensait à ses succès
de Paris, il en était ennuyé.

Ces dispositions qui s'accroissaient rapidement furent en partie
devinées par la jalousie de Mathilde. Elle s'apercevait fort clairement
qu'elle avait à lutter contre l'amour de la solitude. Quelquefois, elle
prononçait avec terreur le nom de Mme de Rênal. Elle voyait frémir
Julien. Sa passion n'eut désormais ni bornes, ni mesure.

S'il meurt, je meurs après lui, se disait-elle avec toute la bonne foi
possible. Que diraient les salons de Paris en voyant une fille de mon
rang adorer à ce point un amant destiné à la mort? Pour trouver de tels
sentiments, il faut remonter au temps des héros, c'étaient des amours de
ce genre qui faisaient palpiter les cours du siècle de Charles IX et de
Henri III.

Au milieu des transports les plus vifs, quand elle serrait contre son
coeur la tête de Julien: Quoi! se disait-elle avec horreur, cette tête
charmante serait destinée à tomber! Eh bien! ajoutait-elle enflammée
d'un héroïsme qui n'était pas sans bonheur, mes lèvres, qui se pressent
contre ces jolis cheveux, seront glacées moins de vingt-quatre heures
après.

Les souvenirs de ces moments d'héroïsme et d'affreuse volupté
l'attachaient d'une étreinte invincible! L'idée de suicide, si occupante
par elle-même, et jusqu'ici si éloignée de cette âme altière, y pénétra,
et ce fut pour y régner bientôt avec un empire absolu. Non, le sang de
mes ancêtres ne s'est point attiédi en descendant jusqu'à moi, se disait
Mathilde avec orgueil.

--J'ai une grâce à vous demander, lui dit un jour son amant: mettez
votre enfant en nourrice à Verrières, Mme de Rênal surveillera la
nourrice.

--Ce que vous me dites là est bien dur...

Et Mathilde pâlit.

--Il est vrai, et je t'en demande mille fois pardon, s'écria Julien
sortant de sa rêverie et la serrant dans ses bras.

Après avoir séché ses larmes, il revint à sa pensée, mais avec plus
d'adresse. Il avait donné à la conversation un tour de philosophie
mélancolique. Il parlait de cet avenir qui allait sitôt se fermer pour
lui.

--Il faut convenir, chère amie, que les passions sont un accident dans
la vie, mais cet accident ne se rencontre que chez les âmes
supérieures... La mort de mon fils serait au fond un bonheur pour
l'orgueil de votre famille, c'est ce que devineront les subalternes. La
négligence sera le lot de cet enfant du malheur et de la honte...
J'espère qu'à une époque que je ne veux point fixer, mais que pourtant
mon courage entrevoit, vous obéirez à mes dernières recommandations:
Vous épouserez M. le marquis de Croisenois.

--Quoi, déshonorée!

--Le déshonneur ne pourra prendre sur un nom tel que le vôtre. Vous
serez une veuve et la veuve d'un fou, voilà tout. J'irai plus loin: mon
crime n'ayant point l'argent pour moteur ne sera point déshonorant.
Peut-être à cette époque, quelque législateur philosophe aura obtenu,
des préjugés de ses contemporains, la suppression de la peine de mort.
Alors, quelque voix amie dira comme un exemple: Tenez, le premier époux
de Mlle de La Mole était un fou, mais non pas un méchant homme, un
scélérat. Il fut absurde de faire tomber cette tête... Alors ma mémoire
ne sera point infâme; du moins après un certain temps... Votre position
dans le monde, votre fortune, et, permettez-moi de le dire, votre génie
feront jouer à M. de Croisenois, devenu votre époux, un rôle auquel tout
seul il ne saurait atteindre. Il n'a que de la naissance et de la
bravoure, et ces qualités toutes seules qui faisaient un homme accompli
en 1729, sont un anachronisme un siècle plus tard, et ne donnent que des
prétentions. Il faut encore d'autres choses pour se placer à la tête de
la jeunesse française.

Vous porterez le secours d'un caractère ferme et entreprenant au parti
politique où vous jetterez votre époux. Vous pourrez succéder aux
Chevreuse et aux Longueville de la Fronde... Mais alors, chère amie, le
feu céleste qui vous anime en ce moment sera un peu attiédi.

Permettez-moi de vous le dire, ajouta-t-il après beaucoup d'autres
phrases préparatoires, dans quinze ans vous regarderez comme une folie
excusable, mais pourtant comme une folie, l'amour que vous avez eu pour
moi...

Il s'arrêta tout à coup et devint rêveur. Il se trouvait de nouveau
vis-à-vis cette idée si choquante pour Mathilde:

--Dans quinze ans, Mme de Rênal adorera mon fils, et vous l'aurez
oublié.




CHAPITRE XL

LA TRANQUILLITÉ

    C'est parce que alors j'étais fou qu'aujourd'hui je suis sage. O
    philosophe qui ne vois rien que d'instantané, que tes vues sont courtes!
    Ton mil n'est pas fait pour suivre le travail souterrain des passions.

    Mme GOETHE.


Cet entretien fut coupé par un interrogatoire, suivi d'une conférence
avec l'avocat chargé de la défense. Ces moments étaient les seuls
absolument désagréables d'une vie pleine d'incurie et de rêveries
tendres.

--Il y a meurtre, et meurtre avec préméditation, dit Julien au juge
comme à l'avocat. J'en suis fâché, messieurs, ajouta-t-il en souriant;
mais ceci réduit votre besogne à bien peu de chose.

Après tout, se disait Julien, quand il fut parvenu à se délivrer de ces
deux êtres, il faut que je sois brave, et apparemment plus brave que ces
deux hommes. Ils regardent comme le comble des maux, comme le roi des
épouvantements, ce duel à issue malheureuse, dont je ne m'occuperai
sérieusement que le jour même.

C'est que j'ai connu un plus grand malheur, continua Julien en
philosophant avec lui-même. Je souffrais bien autrement durant mon
premier voyage à Strasbourg, quand je me croyais abandonné par
Mathilde... Et pouvoir dire que j'ai désiré avec tant de passion cette
intimité parfaite qui aujourd'hui me laisse si froid!... Dans le fait,
je suis plus heureux seul que quand cette fille si belle partage ma
solitude...

L'avocat, homme de règle et de formalités, le croyait fou et pensait
avec le public que c'était la jalousie qui lui avait mis le pistolet à
la main. Un jour, il hasarda de faire entendre à Julien que cette
allégation, vraie ou fausse, serait un excellent moyen de plaidoirie.
Mais l'accusé redevint en un clin d'oeil un être passionné et incisif.

--Sur votre vie, monsieur, s'écria Julien hors de lui, souvenez-vous de
ne plus proférer cet abominable mensonge.

Le prudent avocat eut peur un instant d'être assassiné.

Il préparait sa plaidoirie, parce que l'instant décisif approchait
rapidement. Besançon et tout le département ne parlaient que de cette
cause célèbre. Julien ignorait ce détail, il avait prié qu'on ne lui
parlât jamais de ces sortes de choses.

Ce jour-là, Fouqué et Mathilde ayant voulu lui apprendre certains bruits
publics fort propres, selon eux, à donner des espérances, Julien les
avait arrêtés dès le premier mot.

--Laissez-moi ma vie idéale. Vos petites tracasseries vos détails de la
vie réelle, plus ou moins froissants pour moi, me tireraient du ciel. On
meurt comme on peut; moi je ne veux penser à la mort qu'à ma manière.
Que m'importent les autres? Mes relations avec les autres vont être
tranchées brusquement. De grâce ne me parlez plus de ces gens-là: c'est
bien assez d'être encore encanaillé à la vue du juge d'instruction et de
l'avocat.

Au fait, se disait-il à lui-même, il paraît que mon destin est de mourir
en rêvant. Un être obscur, tel que moi, sûr d'être oublié avant quinze
jours, serait bien dupe il faut l'avouer, de jouer la comédie...

Il est singulier pourtant que je n'aie connu l'art de jouir de la vie
que depuis que j'en vois le terme si près de moi.

Il passait ces dernières journées à se promener sur l'étroite terrasse
au haut du donjon, fumant d'excellents cigares que Mathilde avait envoyé
chercher en Hollande par un courrier, et sans se douter que son
apparition était attendue chaque jour par tous les télescopes de la
ville. Sa pensée était à Vergy. Jamais il ne parlait de Mme de Rênal à
Fouqué, mais, deux ou trois fois, cet ami lui dit qu'elle se
rétablissait rapidement, et ce mot retentit dans son coeur.

Pendant que l'âme de Julien était presque toujours tout entière dans le
pays des idées, Mathilde occupée des choses réelles, comme il convient à
un coeur aristocrate avait su avancer à un tel point l'intimité de la
correspondance directe entre Mme de Fervaques et M. de Frilair, que déjà
le grand mot évêché avait été prononcé.

Le vénérable prélat chargé de la feuille des bénéfices ajouta en
apostille à une lettre de sa nièce: _Ce pauvre Sorel n'est qu'un étourdi
j'espère qu'on nous le rendra._

A la vue de ces lignes, M. de Frilair fut comme hors de lui. Il ne
doutait pas de sauver Julien.

--Sans cette loi jacobine qui a prescrit la formation d'une liste
innombrable de jurés, et qui n'a d'autre but réel que d'enlever toute
influence aux gens bien nés, disait-il à Mathilde la veille du tirage au
sort des trente-six jurés de la session, j'aurais répondu du verdict.
J'ai bien fait acquitter le curé N...

Ce fut avec plaisir que, le lendemain, parmi les noms sortis de l'urne,
M. de Frilair trouva cinq congréganistes de Besançon, et parmi les
étrangers à la ville, les noms de MM. Valenod, de Moirod, de Cholin.

--Je réponds d'abord de ces huit jurés-ci, dit-il à Mathilde. Les cinq
premiers sont des machines. Valenod est mon agent, Moirod me doit tout,
de Cholin est un imbécile qui a peur de tout.

Le journal répandit dans le département les noms des jurés et Mme de
Rênal, à l'inexprimable terreur de son mari voulut venir à Besançon.
Tout ce que M. de Rênal put obtenir fut qu'elle ne quitterait point son
lit, afin de ne pas avoir le désagrément d'être appelée en témoignage.

--Vous ne comprenez pas ma position, disait l'ancien maire de Verrières,
je suis maintenant libéral de la défection, comme ils disent, nul doute
que ce polisson de Valenod et M. de Frilair n'obtiennent facilement du
procureur général et des juges tout ce qui pourra m'être désagréable.

Mme de Rênal céda sans peine aux ordres de son mari. Si je paraissais à
la cour d'assises, se disait-elle, j'aurais l'air de demander vengeance.

Malgré toutes les promesses de prudence faites au directeur de sa
conscience et à son mari, à peine arrivée à Besançon elle écrivit de sa
main à chacun des trente-six jurés:

       *       *       *       *       *

«Je ne paraîtrai point le jour du jugement monsieur parce que ma
présence pourrait jeter de la défaveur sur la cause de M. Sorel. Je ne
désire qu'une chose au monde et avec passion, c'est qu'il soit sauvé.
N'en doutez point, l'affreuse idée qu'à cause de moi un innocent a été
conduit à la mort empoisonnerait le reste de ma vie et sans doute
l'abrégerait. Comment pourriez-vous le condamner à mort, tandis que moi
je vis? Non, sans doute, la société n'a point le droit d'arracher la
vie, et surtout à un être tel que Julien Sorel. Tout le monde, à
Verrières, lui a connu des moments d'égarement. Ce pauvre jeune homme a
des ennemis puissants; mais, même parmi ses ennemis (et combien n'en
a-t-il pas!) quel est celui qui met en doute ses admirables talents et
sa science profonde? Ce n'est pas un sujet ordinaire que vous allez
juger, monsieur. Durant près de dix-huit mois, nous l'avons tous connu
pieux, sage, appliqué; mais, deux ou trois fois par an, il était saisi
par des accès de mélancolie qui allaient jusqu'à l'égarement. Toute la
ville de Verrières, tous nos voisins de Vergy où nous passons la belle
saison, ma famille entière, M. le sous-préfet lui-même, rendront justice
à sa piété exemplaire; il sait par coeur toute la sainte Bible. Un impie
se fût-il appliqué pendant des années à apprendre le livre saint? Mes
fils auront l'honneur de vous présenter cette lettre: ce sont des
enfants. Daignez les interroger, monsieur, ils vous donneront sur ce
pauvre jeune homme tous les détails qui seraient encore nécessaires pour
vous convaincre de la barbarie qu'il y aurait à le condamner. Bien loin
de me venger, vous me donneriez la mort.

»Qu'est-ce que ses ennemis pourront opposer à ce fait? La blessure, qui
a été le résultat d'un de ces moments de folie que mes enfants eux-mêmes
remarquaient chez leur précepteur, est tellement peu dangereuse,
qu'après moins de deux mois elle m'a permis de venir en poste de
Verrières à Besançon. Si j'apprends, monsieur, que vous hésitiez le
moins du monde à soustraire à la barbarie des lois un être si peu
coupable, je sortirai de mon lit où me retiennent uniquement les ordres
de mon mari et j'irai me jeter à vos pieds.

»Déclarez, monsieur, que la préméditation n'est pas constante, et vous
n'aurez pas à vous reprocher le sang d'un innocent, etc., etc.»




CHAPITRE XLI

LE JUGEMENT

    Le pays se souviendra longtemps de ce procès célèbre. L'intérêt pour
    l'accusé était porté jusqu'à l'agitation: c'est que son crime était
    étonnant et pourtant pas atroce. L'eût-il été, ce jeune homme était si
    beau! Sa haute fortune sitôt finie augmentait l'attendrissement. Le
    condamneront-ils? demandaient les femmes aux hommes de leur
    connaissance, et on les voyait pâlissantes attendre la réponse.

    SAINTE-BEUVE.


Enfin parut ce jour, tellement redouté de Mme de Rênal et de Mathilde.

L'aspect étrange de la ville redoublait leur terreur, et ne laissait pas
sans émotion même l'âme ferme de Fouqué. Toute la province était
accourue à Besançon pour voir juger cette cause romanesque.

Depuis plusieurs jours, il n'y avait plus de place dans les auberges. M.
le président des assises était assailli par des demandes de billets,
toutes les dames de la ville voulaient assister au jugement; on criait
dans les rues le portrait de Julien, etc., etc.

Mathilde tenait en réserve pour ce moment suprême une lettre écrite en
entier de la main de Mgr l'évêque de ***. Ce prélat, qui dirigeait
l'Église de France et faisait des évêques, daignait demander
l'acquittement de Julien. La veille du jugement, Mathilde porta cette
lettre au tout-puissant grand vicaire.

A la fin de l'entrevue, comme elle s'en allait fondant en larmes:

--Je réponds de la déclaration du jury, lui dit M. de Frilair sortant
enfin de sa réserve diplomatique, et presque ému lui-même. Parmi les
douze personnes chargées d'examiner si le crime de votre protégé est
constant, et surtout s'il y a eu préméditation, je compte six amis
dévoués à ma fortune, et je leur ai fait entendre qu'il dépendait d'eux
de me porter à l'épiscopat. Le baron Valenod, que j'ai fait maire de
Verrières, dispose entièrement de deux de ses administrés, MM. de Moirod
et de Cholin. A la vérité, le sort nous a donné pour cette affaire deux
jurés fort mal pensants; mais, quoique ultra-libéraux, ils sont fidèles
à mes ordres dans les grandes occasions, et je les ai fait prier de
voter comme M. Valenod. J'ai appris qu'un sixième juré industriel,
immensément riche et bavard libéral, aspire en secret à une fourniture
au ministère de la guerre, et sans doute il ne voudrait pas me déplaire.
Je lui ai fait dire que M. de Valenod a mon dernier mot.

--Et quel est ce M. Valenod? dit Mathilde inquiète.

--Si vous le connaissiez, vous ne pourriez douter du succès. C'est un
parleur audacieux, impudent, grossier fait pour mener des sots. 1814 l'a
pris à la misère, et je vais en faire un préfet. Il est capable de
battre les autres jurés, s'ils ne veulent pas voter à sa guise.

Mathilde fut un peu rassurée.

Une autre discussion l'attendait dans la soirée. Pour ne pas prolonger
une scène désagréable et dont, à ses yeux, le résultat était certain,
Julien était résolu à ne pas prendre la parole.

--Mon avocat parlera, c'est bien assez, dit-il à Mathilde. Je ne serai
que trop longtemps exposé en spectacle à tous mes ennemis. Ces
provinciaux ont été choqués de la fortune rapide que je vous dois, et,
croyez-m'en, il n'en est pas un qui ne désire ma condamnation, sauf à
pleurer comme un sot quand on me mènera à la mort.

--Ils désirent vous voir humilié, il n'est que trop vrai, répondit
Mathilde, mais je ne les crois point cruels. Ma présence à Besançon et
le spectacle de ma douleur ont intéressé toutes les femmes: votre jolie
figure fera le reste. Si vous dites un mot devant vos juges, tout
l'auditoire est pour vous, etc., etc.

Le lendemain à neuf heures, quand Julien descendit de sa prison pour
aller dans la grande salle du palais de justice, ce fut avec beaucoup de
peine que les gendarmes parvinrent à écarter la foule immense entassée
dans la cour. Julien avait bien dormi, il était fort calme et
n'éprouvait d'autre sentiment qu'une pitié philosophique pour cette
foule d'envieux qui, sans cruauté, allaient applaudir à son arrêt de
mort. Il fut bien surpris lorsque retenu plus d'un quart d'heure au
milieu de la foule, il fut obligé de reconnaître que sa présence
inspirait au public une pitié tendre. Il n'entendit pas un seul propos
désagréable. Ces provinciaux sont moins méchants que je ne le croyais,
se dit-il.

En entrant dans la salle du jugement, il fut frappé de l'élégance de
l'architecture. C'était un gothique propre, et une foule de jolies
petites colonnes taillées dans la pierre avec le plus grand soin. Il se
crut en Angleterre.

Mais bientôt toute son attention fut absorbée par douze ou quinze jolies
femmes qui, placées vis-à-vis la sellette de l'accusé, remplissaient les
trois balcons au-dessus des juges et des jurés. En se retournant vers le
public, il vit que la tribune circulaire qui règne au-dessus de
l'amphithéâtre était remplie de femmes: la plupart étaient jeunes et lui
semblèrent fort jolies, leurs yeux étaient brillants et remplis
d'intérêt. Dans le reste de la salle, la foule était énorme, on se
battait aux portes, et les sentinelles ne pouvaient obtenir de silence.

Quand tous les yeux qui cherchaient Julien s'aperçurent de sa présence,
en le voyant occuper la place un peu plus élevée réservée à l'accusé, il
fut accueilli par un murmure d'étonnement et de tendre intérêt.

On eût dit, ce jour-là, qu'il n'avait pas vingt ans; il était mis fort
simplement, mais avec une grâce parfaite, ses cheveux et son front
étaient charmants; Mathilde avait voulu présider elle-même à sa
toilette. La pâleur de Julien était extrême. A peine assis sur la
sellette, il entendit dire de tous côtés:

--Dieu! comme il est jeune! Mais c'est un enfant.... Il est bien mieux
que son portrait.

--Mon accusé, fui dit le gendarme assis à sa droite, voyez-vous ces six
dames qui occupent ce balcon? Le gendarme lui indiquait une petite
tribune en saillie au-dessus de l'amphithéâtre où sont placés les jurés.
C'est Mme la préfète, continua le gendarme, à côté Mme la Marquise de
N***, celle-là vous aime bien; je l'ai entendue parler au juge
d'instruction. Après, c'est Mme Derville...

--Mme Derville! s'écria Julien, et une vive rougeur couvrit son front.
Au sortir d'ici, pensa-t-il, elle va écrire à Mme de Rênal. Il ignorait
l'arrivée de Mme de Rênal à Besançon.

Les témoins furent entendus; cela prit plusieurs heures. Dès les
premiers mots de l'accusation soutenue par l'avocat général, deux de ces
dames placées dans le petit balcon, tout à fait en face de Julien,
fondirent en larmes. Mme Derville ne s'attendrit point ainsi, pensa
Julien. Cependant il remarqua qu'elle était fort rouge.

L'avocat général faisait du pathos en mauvais français sur la barbarie
du crime commis, Julien observa que les voisines de Mme Derville avaient
l'air de le désapprouver vivement. Plusieurs jurés, apparemment de la
connaissance de ces dames leur parlaient et semblaient les rassurer.
Voilà qui ne laisse pas d'être de bon augure, pensa Julien.

Jusque-là il s'était senti pénétré d'un mépris sans mélange pour tous
les hommes qui assistaient au jugement. L'éloquence plate de l'avocat
général augmenta ce sentiment de dégoût. Mais peu à peu la sécheresse
d'âme de Julien disparut devant les marques d'intérêt dont il était
évidemment l'objet.

Il fut content de la mine ferme de son avocat.

--Pas de phrases, lui dit-il tout bas comme il allait prendre la parole.

--Toute l'emphase pillée à Bossuet, qu'on a étalée contre vous, vous a
servi, dit l'avocat.

En effet, à peine avait-il parlé pendant cinq minutes, que presque
toutes les femmes avaient leur mouchoir à la main. L'avocat, encouragé
adressa aux jurés des choses extrêmement fortes. Julien frémit, il se
sentait sur le point de verser des larmes. Grand Dieu! que diront mes
ennemis?

Il allait céder à l'attendrissement qui le gagnait, lorsque,
heureusement pour lui, il surprit un regard insolent de M. le baron de
Valenod.

Les yeux de ce cuistre sont flamboyants, se dit-il; quel triomphe pour
cette âme basse! Quand mon crime n'aurait amené que cette seule
circonstance, je devrais le maudire. Dieu sait ce qu'il dira de moi,
dans les soirées d'hiver, à Mme de Rênal!

Cette idée effaça toutes les autres. Bientôt après, Julien fut rappelé à
lui-même par les marques d'assentiment du public. L'avocat venait de
terminer sa plaidoirie. Julien se souvint qu'il était convenable de lui
serrer la main. Le temps avait passé rapidement.

On apporta des rafraîchissements à l'avocat et à l'accusé. Ce fut alors
seulement que Julien fut frappé d'une circonstance: aucune femme n'avait
quitté l'audience pour aller dîner.

--Ma foi, je meurs de faim, dit l'avocat, et vous?

--Moi de même, répondit Julien.

--Voyez, voilà Mme la préfète qui reçoit aussi son dîner, lui dit
l'avocat en lui indiquant le petit balcon. Bon courage, tout va bien.

La séance recommença.

Comme le président faisait son résumé, minuit sonna. Le président fut
obligé de s'interrompre, au milieu du silence de l'anxiété universelle,
le retentissement de la cloche de l'horloge remplissait la salle.

Voilà le dernier de mes jours qui commence, pensa Julien. Bientôt il se
sentit enflammé par l'idée du devoir. Il avait dominé jusque-là son
attendrissement, et gardé sa résolution de ne point parler; mais quand
le président des assises lui demanda s'il avait quelque chose à ajouter,
il se leva. Il voyait devant lui les yeux de Mme Derville qui, aux
lumières, lui semblèrent bien brillants. Pleurerait-elle, par hasard?
pensa-t-il.

    «Messieurs les jurés,

»L'horreur du mépris, que je croyais pouvoir braver au moment de la
mort, me fait prendre la parole. Messieurs, je n'ai point l'honneur
d'appartenir à votre classe, vous voyez en moi un paysan qui s'est
révolté contré la bassesse de sa fortune.

»Je ne vous demande aucune grâce continua Julien en affermissant sa
voix. Je ne me fais point illusion, la mort m'attend: elle sera juste.
J'ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les
respects, de tous les hommages. Mme de Rênal avait été pour moi comme
une mère. Mon crime est atroce, et il fut prémédité. J'ai donc mérité la
mort, messieurs les jurés. Quand je serais moins coupable, je vois des
hommes qui, sans s'arrêter à ce que ma jeunesse peut mériter de pitié,
voudront punir en moi et décourager à jamais cette classe de jeunes gens
qui, nés dans un ordre inférieur, et en quelque sorte opprimés par la
pauvreté, ont le bonheur de se procurer une bonne éducation, et l'audace
de se mêler à ce que l'orgueil des gens riches appelle la société.

»Voilà mon crime, messieurs, et il sera puni avec d'autant plus de
sévérité, que, dans le fait, je ne suis point jugé par mes pairs. Je ne
vois point sur les bancs des jurés quelque paysan enrichi, mais
uniquement des bourgeois indignés....»

Pendant vingt minutes, Julien parla sur ce ton; il dit tout ce qu'il
avait sur le coeur; l'avocat général, qui aspirait aux faveurs de
l'aristocratie, bondissait sur son siège; mais malgré le tour un peu
abstrait que Julien avait donné à la discussion toutes les femmes
fondaient en larmes. Mme Derville elle-même avait son mouchoir sur ses
yeux. Avant de finir, Julien revint à la préméditation, à son repentir,
au respect, à l'adoration filiale et sans bornes que, dans des temps
plus heureux, il avait pour Mme de Rênal... Mme Derville jeta un cri et
s'évanouit.

Une heure sonnait comme les jurés se retiraient dans leur chambre.
Aucune femme n'avait abandonné sa place; plusieurs hommes avaient les
larmes aux yeux. Les conversations furent d'abord très vives, mais peu à
peu, la décision du jury se faisant attendre, la fatigue générale
commença à jeter du calme dans l'assemblée. Ce moment était solennel;
les lumières jetaient moins d'éclat. Julien, très fatigué, entendait
discuter auprès de lui la question de savoir si ce retard était de bon
ou de mauvais augure. Il vit avec plaisir que tous les voeux étaient
pour lui; le jury ne revenait point, et cependant aucune femme ne
quittait la salle.

Comme deux heures venaient de sonner, un grand mouvement se fit
entendre. La petite porte de la chambre des jurés s'ouvrit. M. le baron
de Valenod s'avança d'un pas grave et théâtral, il était suivi de tous
les jurés. Il toussa, puis déclara qu'en son âme et conscience la
déclaration unanime du jury était que Julien Sorel était coupable de
meurtre, et de meurtre avec préméditation: cette déclaration entraînait
la peine de mort; elle fut prononcée un instant après. Julien regarda sa
montre, et se souvint de M. de Lavalette, il était deux heures et un
quart. C'est aujourd'hui vendredi, pensa-t-il.

Oui, mais ce jour est heureux pour le Valenod qui me condamne... Je suis
trop surveillé pour que Mathilde puisse me sauver comme fit Mme de
Lavalette... Ainsi, dans trois jours, à cette même heure, je saurai à
quoi m'en tenir sur le _grand peut-être_.

En ce moment, il entendit un cri et fut rappelé aux choses de ce monde.
Les femmes autour de lui sanglotaient il vit que toutes les figures
étaient tournées vers une petite tribune pratiquée dans le couronnement
d'un pilastre gothique. Il sut plus tard que Mathilde s'y était cachée.
Comme le cri ne se renouvela pas, tout le monde se remit à regarder
Julien, auquel les gendarmes cherchaient à faire traverser la foute.

Tâchons de ne pas apprêter à rire à ce fripon de Valenod pensa Julien.
Avec quel air contrit et patelin il a prononcé la déclaration qui
entraîne la peine de mort! tandis que ce pauvre président des assises,
tout juge qu'il est depuis nombre d'années, avait la larme à l'oeil en
me condamnant. Quelle joie pour le Valenod de se venger de notre
ancienne rivalité auprès de Mme de Rênal!... Je ne la verrai donc plus!
C'en est fait... Un dernier adieu est impossible entre nous, je le
sens... Que j'aurais été heureux de lui dire toute l'horreur que j'ai de
mon crime!

Seulement ces paroles: Je me trouve justement condamné.




CHAPITRE XLII


En ramenant Julien en prison, on l'avait introduit dans une chambre
destinée aux condamnés à mort. Lui qui, d'ordinaire, remarquait
jusqu'aux plus petites circonstances, ne s'était point aperçu qu'on ne
le faisait pas remonter à son donjon. Il songeait à ce qu'il dirait à
Mme de Rênal, si, avant le dernier moment, il avait le bonheur de la
voir. Il pensait qu'elle l'interromprait et voulait du premier mot
pouvoir lui peindre tout son repentir. Après une telle action, comment
lui persuader que je l'aime uniquement? car enfin, j'ai voulu la tuer
par ambition ou par amour pour Mathilde.

En se mettant au lit, il trouva des draps d'une toile grossière. Ses
yeux se dessillèrent. Ah! je suis au cachot, se dit-il, comme condamné à
mort. C'est juste...

Le comte Altamira me racontait que, la veille de sa mort, Danton disait
avec sa grosse voix: C'est singulier, le verbe guillotiner ne peut pas
se conjuguer dans tous ses temps, on peut bien dire: Je serai
guillotiné, tu seras guillotiné, mais on ne dit pas: J'ai été
guillotiné.

Pourquoi pas, reprit Julien, s'il y a une autre vie?...

Ma foi, si je trouve le Dieu des chrétiens, je suis perdu: c'est un
despote, et, comme tel, il est rempli d'idées de vengeance; sa Bible ne
parle que de punitions atroces. Je ne l'ai jamais aimé, je n'ai même
jamais voulu croire qu'on l'aimât sincèrement. Il est sans pitié (et il
se rappela plusieurs passages de la Bible). Il me punira d'une manière
abominable...

Mais si je trouve le Dieu de Fénelon! Il me dira peut-être: Il te sera
beaucoup pardonné, parce que tu as beaucoup aimé...

Ai-je beaucoup aimé? Ah! j'ai aimé Mme de Rênal mais ma conduite a été
atroce. Là, comme ailleurs, le mérite simple et modeste a été abandonné
pour ce qui est brillant...

Mais aussi, quelle perspective!... Colonel de hussards, si nous avions
la guerre; secrétaire de légation pendant la paix, ensuite
ambassadeur... car bientôt j'aurais su les affaires... et quand je
n'aurais été qu'un sot, le gendre du marquis de La Mole a-t-il quelque
rivalité à craindre? Toutes mes sottises eussent été pardonnées, ou
plutôt comptées pour des mérites. Homme de mérite et jouissant de la
plus grande existence à Vienne ou à Londres...

--Pas précisément, monsieur, guillotiné dans trois jours.

Julien rit de bon coeur de cette saillie de son esprit. En vérité,
l'homme a deux êtres en lui, pensa-t-il. Qui diable songeait à cette
réflexion maligne?

Eh bien, oui, mon ami, guillotiné dans trois jours répondit-il à
l'interrupteur. M. de Cholin louera une fenêtre, de compte à demi avec
l'abbé Maslon. Eh bien, pour le prix de location de cette fenêtre,
lequel de ces deux dignes personnages volera l'autre?

Ce passage du _Venceslas_ de Rotrou lui revint tout à coup:

        LADISLAS.

    ... Mon âme est toute prête.

      LE ROI, _père de Ladislas_.

    L'échafaud l'est aussi; portez-y votre tête.

Belle réponse! pensa-t-il, et il s'endormit. Quelqu'un le réveilla le
matin en le serrant fortement.

--Quoi, déjà! dit Julien en ouvrant un oeil hagard. Il se croyait entre
les mains du bourreau.

C'était Mathilde. Heureusement, elle ne m'a pas compris. Cette réflexion
lui rendit tout son sang-froid. Il trouva Mathilde changée comme par six
mois de maladie: réellement elle n'était pas reconnaissable.

--Cet infâme Frilair m'a trahie, lui disait-elle en se tordant les
mains, la fureur l'empêchait de pleurer.

--N'étais-je pas beau hier, quand j'ai pris la parole? répondit Julien.
J'improvisais, et pour la première fois de ma vie! Il est vrai qu'il est
à craindre que ce ne soit aussi la dernière.

Dans ce moment, Julien jouait sur le caractère de Mathilde avec tout le
sang-froid d'un pianiste habile qui touche un piano...

--L'avantage d'une naissance illustre me manque, il est vrai,
ajouta-t-il, mais la grande âme de Mathilde a élevé son amant jusqu'à
elle. Croyez-vous que Boniface de La Mole ait été mieux devant ses
juges?

Mathilde, ce jour-là, était tendre sans affectation, comme une pauvre
fille habitant un cinquième étage; mais elle ne put obtenir de lui des
paroles plus simples. Il lui rendait, sans le savoir, le tourment
qu'elle lui avait souvent infligé.

On ne connaît point les sources du Nil, se disait Julien; il n'a point
été donné à l'oeil de l'homme de voir le roi des fleuves dans l'état de
simple ruisseau: ainsi aucun oeil humain ne verra Julien faible d'abord
parce qu'il ne l'est pas. Mais j'ai le coeur facile à toucher; la parole
la plus commune, si elle est dite avec un accent vrai, peut attendrir ma
voix et même faire couler mes larmes. Que de fois les coeurs secs ne
m'ont-ils pas méprisé pour ce défaut! Ils croyaient que je demandais
grâce: voilà ce qu'il ne faut pas souffrir.

On dit que le souvenir de sa femme émut Danton au pied de l'échafaud
mais Danton avait donné de la force à une nation de freluquets, et
empêchait l'ennemi d'arriver à Paris... Moi seul, je sais ce que
j'aurais pu faire... Pour les autres, je ne suis tout au plus qu'un
PEUT-ÊTRE.

Si Mme de Rênal était ici, dans mon cachot, au lieu de Mathilde,
aurais-je pu répondre de moi? L'excès de mon désespoir et de mon
repentir eût passé, aux yeux des Valenod et de tous les patriciens du
pays, pour l'ignoble peur de la mort; ils sont si fiers, ces coeurs
faibles que leur position pécuniaire met au-dessus des tentations! Voyez
ce que c'est, auraient dit MM. de Moirod et de Cholin, qui viennent de
me condamner à mort, que de naître fils d'un charpentier! On peut
devenir savant, adroit, mais le coeur!... le coeur ne s'apprend pas.
Même avec cette pauvre Mathilde, qui pleure maintenant, ou plutôt qui ne
peut plus pleurer, dit-il en regardant ses yeux rouges... et il la serra
dans ses bras: l'aspect d'une douleur vraie lui fit oublier son
syllogisme... Elle a pleuré toute la nuit peut-être, se dit-il mais un
jour, quelle honte ne lui fera pas ce souvenir! Elle se regardera comme
ayant été égarée, dans sa première jeunesse, par les façons de penser
basses d'un plébéien... Le Croisenois est assez faible pour l'épouser,
et, ma foi, il fera bien. Elle lui fera jouer un rôle.

    Du droit qu'un esprit ferme et vaste en ses desseins
    A sur l'esprit grossier des vulgaires humains.

Ah çà! voici qui est plaisant: depuis que je dois mourir, tous les vers
que j'ai jamais sus en ma vie me reviennent à la mémoire. Ce sera un
signe de décadence...

Mathilde lui répétait d'une voix éteinte:

--Il est là, dans la pièce voisine.

Enfin il fit attention à ces paroles. Sa voix est faible, pensa-t-il,
mais tout ce caractère impérieux est encore dans son accent. Elle baisse
la voix pour ne pas se fâcher.

--Et qui est là? lui dit-il d'un air doux.

--L'avocat, pour vous faire signer votre appel.

--Je n'appellerai pas.

--Comment! vous n'appellerez pas, dit-elle en se levant et les yeux
étincelants de colère, et pourquoi, s'il vous plaît?

--Parce que, en ce moment, je me sens le courage de mourir sans trop
faire rire à mes dépens. Et qui me dit que dans deux mois, après un long
séjour dans ce cachot humide. Je serai aussi bien dispose? Je prévois
des entrevues avec des prêtres, avec mon père... Rien au monde ne peut
m'être aussi désagréable. Mourons.

Cette contrariété imprévue réveilla toute la partie altière du caractère
de Mathilde. Elle n'avait pu voir l'abbé de Frilair avant l'heure où
l'on ouvre les cachots de la prison de Besançon; sa fureur retomba sur
Julien. Elle l'adorait, et pendant un grand quart d'heure, il retrouva
dans ses imprécations contre son caractère, de lui Julien, dans ses
regrets de l'avoir aimé, toute cette âme hautaine qui jadis l'avait
accablé d'injures si poignantes, dans la bibliothèque de l'hôtel de La
Mole.

--Le ciel devait à la gloire de ta race de te faire naître homme, lui
dit-il.

Mais quant à moi, pensait-il, je serais bien dupe de vivre encore deux
mois dans ce séjour dégoûtant, en butte à tout ce que la faction
patricienne peut inventer d'infâme et d'humiliant[*], et ayant pour
unique consolation les imprécations de cette folle... Eh bien
après-demain matin, je me bats en duel avec un homme connu par son
sang-froid et par une adresse remarquable... Fort remarquable, dit le
parti méphistophélès; il ne manque Jamais son coup.

[*] C'est un jacobin qui parle.

Eh bien, soit, à la bonne heure (Mathilde continuait à être éloquente).
Parbleau non, se dit-il, je n'appellerai pas.

Cette résolution prise, il tomba dans la rêverie... Le courrier en
passant apportera le journal à six heures comme à l'ordinaire à huit
heures, après que M. de Rênal l'aura lu, Élisa marchant sur la pointe du
pied, viendra le déposer sur son lit. Plus tard elle s'éveillera: tout à
coup en lisant, elle sera troublée, sa jolie main tremblera; elle lira
jusqu'à ces mots... A dix heures et cinq minutes il avait cessé
d'exister.

Elle pleurera à chaudes larmes, je la connais, en vain j'ai voulu
l'assassiner, tout sera oublié. Et la personne à qui j'ai voulu ôter la
vie sera la seule qui sincèrement pleurera ma mort.

Ah! ceci est une antithèse! pensa-t-il, et, pendant un grand quart
d'heure que dura encore la scène que lui faisait Mathilde, il ne songea
qu'à Mme de Rênal. Malgré lui, et quoique répondant souvent à ce que
Mathilde lui disait, il ne pouvait détacher son âme du souvenir de la
chambre à coucher de Verrières. Il voyait la gazette de Besançon sur la
courtepointe de taffetas orange. Il voyait cette main si blanche qui la
serrait d'un mouvement convulsif, il voyait Mme de Rênal pleurer... Il
suivait la route de chaque larme sur cette figure charmante.

Mlle de La Mole ne pouvant rien obtenir de Julien, fit entrer l'avocat.
C'était heureusement un ancien capitaine de l'armée d'Italie, de 1796,
où il avait été camarade de Manuel.

Pour la forme, il combattit la résolution du condamné. Julien, voulant
le traiter avec estime, lui déduisit toutes ses raisons.

--Ma foi, on peut penser comme vous, finit par lui dire M. Félix Vaneau,
c'était le nom de l'avocat. Mais vous avez trois jours pleins pour
appeler, et il est de mon devoir de revenir tous les jours. Si un volcan
s'ouvrait sous la prison, d'ici à deux mois vous seriez sauvé. Vous
pouvez mourir de maladie, dit-il en regardant Julien.

Julien lui serra la main.

--Je vous remercie, vous êtes un brave homme. A ceci je songerai.

Et lorsque Mathilde sortit enfin avec l'avocat, il se sentait beaucoup
plus d'amitié pour l'avocat que pour elle.




CHAPITRE XLIII


Une heure après, comme il dormait profondément, il fut éveillé par des
larmes qu'il sentait couler sur sa main. Ah! c'est encore Mathilde,
pensa-t-il à demi éveillé. Elle vient, fidèle à la théorie, attaquer ma
résolution par les sentiments tendres. Ennuyé de la perspective de cette
nouvelle scène dans le genre pathétique, il n'ouvrit pas les yeux. Les
vers de Belphégor fuyant sa femme lui revinrent à la pensée.

Il entendit un soupir singulier; il ouvrit les yeux, c'était Mme de
Rênal.

--Ah! je te revois avant que de mourir, est-ce une illusion?
s'écria-t-il en se jetant à ses pieds.

Mais pardon, madame, je ne suis qu'un assassin à vos yeux, dit-il à
l'instant, en revenant à lui.

--Monsieur... je viens vous conjurer d'appeler, je sais que vous ne le
voulez pas... Ses sanglots l'étouffaient; elle ne pouvait parler.

--Daignez me pardonner.

--Si tu veux que je te pardonne, lui dit-elle en se levant et se jetant
dans ses bras, appelle tout de suite de ta sentence de mort.

Julien la couvrait de baisers.

--Viendras-tu me voir tous les jours pendant ces deux mois?

--Je te le jure. Tous les jours, à moins que mon mari ne me le défende.

--Je signe! s'écria Julien. Quoi! tu me pardonnes! est-il possible!

Il la serrait dans ses bras; il était fou. Elle jeta un petit cri.

--Ce n'est rien, lui dit-elle tu m'as fait mal.

--A ton épaule, s'écria Julien fondant en larmes. Il s'éloigna un peu,
et couvrit sa main de baisers de flamme. Qui me l'eût dit, la dernière
fois que je te vis, dans ta chambre à Verrières?...

--Qui m'eût dit alors que j'écrirais à M. de La Mole cette lettre
infâme?...

--Sache que je t'ai toujours aimée, que je n'ai aimé que toi.

--Est-il bien possible! s'écria Mme de Rênal, ravie à son tour.

Elle s'appuya sur Julien, qui était à ses genoux, et longtemps ils
pleurèrent en silence.

A aucune époque de sa vie, Julien n'avait trouvé un moment pareil.

Bien longtemps après, quand on put parler:

--Et cette jeune Mme Michelet, dit Mme de Rênal ou plutôt cette Mlle de
La Mole, car je commence en vérité à croire cet étrange roman.

--Il n'est vrai qu'en apparence, répondit Julien. C'est ma femme, mais
ce n'est pas ma maîtresse...

En s'interrompant cent fois l'un l'autre, ils parvinrent à grand'peine à
se raconter ce qu'ils ignoraient. La lettre écrite à M. de La Mole avait
été faite par le jeune prêtre qui dirigeait la conscience de Mme de
Rênal, et ensuite copiée par elle.

--Quelle horreur m'a fait commettre la religion! lui disait-elle; et
encore j'ai adouci les passages les plus affreux de cette lettre...

Les transports et le bonheur de Julien lui prouvaient combien il lui
pardonnait. Jamais il n'avait été aussi fou d'amour.

--Je me crois pourtant pieuse, lui disait Mme de Rênal dans la suite de
la conversation. Je crois sincèrement en Dieu, je crois également, et
même cela m'est prouvé, que le crime que je commets est affreux, et dès
que je te vois, même après que tu m'as tiré deux coups de pistolet...

Et ici, malgré elle, Julien la couvrit de baisers.

--Laisse-moi, continua-t-elle, je veux raisonner avec toi, de peur de
l'oublier... Dès que je te vois, tous les devoirs disparaissent, je ne
suis plus qu'amour pour toi, ou plutôt, le mot amour est trop faible. Je
sens pour toi ce que je devrais sentir uniquement pour Dieu: un mélange
de respect, d'amour, d'obéissance... En vérité, je ne sais pas ce que tu
m'inspires. Tu me dirais de donner un coup de couteau au geôlier, que le
crime serait commis avant que j'y eusse songé. Explique-moi cela bien
nettement avant que je te quitte je veux voir clair dans mon coeur; car
dans deux mois nous nous quittons... A propos, nous quitterons-nous? lui
dit-elle en souriant.

--Je retire ma parole, s'écria Julien en se levant; je n'appelle pas de
la sentence de mort, si par poison, couteau, pistolet, charbon ou de
toute autre manière quelconque, tu cherches à mettre fin ou obstacle à
ta vie.

La physionomie de Mme de Rênal changea tout à coup; la plus vive
tendresse fit place à une rêverie profonde.

--Si nous mourions tout de suite? lui dit-elle enfin.

--Qui sait ce que l'on trouve dans l'autre vie? répondit Julien;
peut-être des tourments, peut-être rien du tout. Ne pouvons-nous pas
passer deux mois ensemble d'une manière délicieuse? Deux mois, c'est
bien des jours. Jamais je n'aurai été aussi heureux.

--Jamais tu n'auras été aussi heureux!

--Jamais, répéta Julien ravi, et je te parle comme je me parle à
moi-même. Dieu me préserve d'exagérer.

--C'est me commander que de parler ainsi, dit-elle avec un sourire
timide et mélancolique.

--Eh bien! tu jures, sur l'amour que tu as pour moi de n'attenter à ta
vie par aucun moyen direct, ni indirect... songe, ajouta-t-il, qu'il
faut que tu vives pour mon fils, que Mathilde abandonnera à des laquais,
dès qu'elle sera marquise de Croisenois.

--Je jure, reprit-elle froidement, mais je veux emporter ton appel écrit
et signé de ta main. J'irai moi-même chez M. le procureur général.

--Prends garde, tu te compromets.

--Après la démarche d'être venue te voir dans ta prison, je suis à
jamais, pour Besançon et toute la Franche-Comté, une héroïne
d'anecdotes, dit-elle d'un air profondément affligé. Les bornes de
l'austère pudeur sont franchies... Je suis une femme perdue d'honneur;
il est vrai que c'est pour toi...

Son accent était si triste que Julien l'embrassa avec un bonheur tout
nouveau pour lui. Ce n'était plus l'ivresse de l'amour, c'était
reconnaissance extrême. Il venait d'apercevoir, pour la première fois,
toute l'étendue du sacrifice qu'elle lui avait fait.

Quelque âme charitable informa, sans doute, M. de Rênal des longues
visites que sa femme faisait à la prison de Julien; car, au bout de
trois jours, il lui envoya sa voiture, avec l'ordre exprès de revenir
sur-le-champ à Verrières.

Cette séparation cruelle avait mal commencé la journée pour Julien. On
l'avertit, deux ou trois heures après, qu'un certain prêtre intrigant et
qui pourtant n'avait pu se pousser parmi les jésuites de Besançon,
s'était établi depuis le matin en dehors de la porte de la prison, dans
la rue. Il pleuvait beaucoup, et là cet homme prétendait jouer le
martyr. Julien était mal disposé, cette sottise le toucha profondément.

Le matin il avait déjà refusé la visite de ce prêtre, mais cet homme
s'était mis en tête de confesser Julien et de se faire un nom parmi les
jeunes femmes de Besançon, par toutes les confidences qu'il prétendrait
en avoir reçues.

Il déclarait à haute voix qu'il allait passer la journée et la nuit à la
porte de la prison:

--Dieu m'envoie pour toucher le coeur de cet autre apostat...

Et le bas peuple, toujours curieux d'une scène, commençait à
s'attrouper.

--Oui, mes frères, leur disait-il, je passerai ici la journée, la nuit,
ainsi que toutes les journées, et toutes les nuits qui suivront. Le
Saint-Esprit m'a parlé, j'ai une mission d'en haut; c'est moi qui dois
sauver l'âme du jeune Sorel. Unissez-vous à mes prières, etc., etc.

Julien avait horreur du scandale et de tout ce qui pouvait attirer
l'attention sur lui. Il songea à saisir le moment pour s'échapper du
monde incognito; mais il avait quelque espoir de revoir Mme de Rênal, et
il était éperdument amoureux.

La porte de la prison était située dans l'une des rues les plus
fréquentées. L'idée de ce prêtre crotté, faisant foule et scandale,
torturait son âme. Et, sans nul doute, à chaque instant il répète mon
nom! Ce moment fut plus pénible que la mort.

Il appela deux ou trois fois, à une heure d'intervalle, un porte-clefs
qui lui était dévoué, pour l'envoyer voir si le prêtre était encore à la
porte de la prison.

--Monsieur, il est à deux genoux dans la boue, lui disait toujours le
porte-clefs; il prie à haute voix et dit des litanies pour votre âme...

L'impertinent! pensa Julien. En ce moment, en effet, il entendit un
bourdonnement sourd, c'était le peuple répondant aux litanies. Pour
comble d'impatience, il vit le porte-clefs lui-même agiter ses lèvres en
répétant les mots latins.

--On commence à dire, ajouta le porte-clefs, qu'il faut que vous ayez le
coeur bien endurci pour refuser le secours de ce saint homme.

O ma patrie! que tu es encore barbare! s'écria Julien ivre de colère. Et
il continua son raisonnement tout haut et sans songer à la présence du
porte-clefs.

Cet homme veut un article dans le journal, et le voilà sûr de l'obtenir.

Ah! maudits provinciaux! à Paris, je ne serais pas soumis à toutes ces
vexations. On y est plus savant en charlatanisme.

--Faites entrer ce saint prêtre dit-il enfin au porte-clefs, et la sueur
coulait à grand flots sur son front.

Le porte-clefs fit le signe de la croix et sortit tout joyeux.

Ce saint prêtre se trouva horriblement laid, il était encore plus
crotté. La pluie froide qu'il faisait augmentait l'obscurité et
l'humidité du cachot. Le prêtre voulut embrasser Julien, et se mit à
s'attendrir en lui parlant. La plus basse hypocrisie était trop
évidente; de sa vie, Julien n'avait été aussi en colère.

Un quart d'heure après l'entrée du prêtre, Julien se trouva tout à fait
un lâche. Pour la première fois, la mort lui parut horrible. Il pensait
à l'état de putréfaction où serait son corps deux jours après
l'exécution, etc., etc.

Il allait se trahir par quelque signe de faiblesse ou se jeter sur le
prêtre et l'étrangler avec sa chaîne, lorsqu'il eut l'idée de prier le
saint homme d'aller dire pour lui une bonne messe de quarante francs, ce
jour-là même.

Or, il était près de midi, le prêtre décampa.




CHAPITRE XLIV


Dès qu'il fut sorti, Julien pleura beaucoup et pleura de mourir. Peu à
peu il se dit que, si Mme de Rênal eût été à Besançon, il lui eût avoué
sa faiblesse...

Au moment où il regrettait le plus l'absence de cette femme adorée, il
entendit le pas, de Mathilde.

Le pire des malheurs en prison, pensa-t-il, c'est de ne pouvoir fermer
sa porte. Tout ce que Mathilde lui dit ne fit que l'irriter.

Elle lui raconta que, le jour du jugement, M. de Valenod ayant en poche
sa nomination de préfet, il avait osé se moquer de M. de Frilair et se
donner le plaisir de le condamner à mort.

«Quelle idée a eue votre ami, vient de me dire M. de Frilair, d'aller
réveiller et attaquer la petite vanité de cette _aristocratie
bourgeoise_! Pourquoi parler de caste? Il leur a indiqué ce qu'ils
devaient faire dans leur intérêt politique: ces nigauds n'y songeaient
pas et étaient prêts à pleurer. Cet intérêt de caste est venu masquer à
leurs yeux l'horreur de condamner à mort. Il faut avouer que M. Sorel
est bien neuf aux affaires. Si nous ne parvenons à le sauver par le
recours en grâce, sa mort sera une sorte de _suicide_...»

Mathilde n'eut garde de dire à Julien ce dont elle ne se doutait pas
encore: c'est que l'abbé de Frilair, voyant Julien perdu, croyait utile
à son ambition d'aspirer à devenir son successeur.

Presque hors de lui à force de colère impuissante et de contrariété:

--Allez écouter une messe pour moi, dit-il à Mathilde, et laissez-moi un
instant de paix.

Mathilde, déjà fort jalouse des visites de Mme de Rênal, et qui venait
d'apprendre son départ, comprit la cause de l'humeur de Julien, et
fondit en larmes.

Sa douleur était réelle, Julien le voyait et n'en était que plus irrité.
Il avait un besoin impérieux de solitude, et comment se la procurer?

Enfin, Mathilde, après avoir essayé de tous les raisonnements pour
l'attendrir, le laissa seul, mais presque au même instant Fouqué parut.

--J'ai besoin d'être seul, dit-il à cet ami fidèle...

Et comme il le vit hésiter:

--Je compose un mémoire pour mon recours en grâce... du reste...
fais-moi un plaisir, ne me parle jamais de la mort. Si j'ai besoin de
quelques services particuliers ce jour-là, laisse-moi t'en parler le
premier.

Quand Julien se fut enfin procuré la solitude, il se trouva plus accablé
et plus lâche qu'auparavant. Le peu de forces qui restait à cet âme
affaiblie, avait été épuisé à déguiser son état à Mlle de La Mole et à
Fouqué.

Vers le soir, une idée le consola:

Si ce matin, dans un moment où la mort me paraissait si laide, on m'eût
averti pour l'exécution, l'_oeil du public eût été aiguillon de gloire_,
peut-être ma démarche eût-elle eu quelque chose d'empesé, comme celle
d'un fat timide qui entre dans un salon. Quelques gens clairvoyants,
s'il en est parmi ces provinciaux, eussent pu deviner ma faiblesse...
mais personne _ne l'eût vue_.

Et il se sentit délivré d'une partie de son malheur. Je suis un lâche en
ce moment, se répétait-il en chantant, mais personne ne le saura.

Un événement presque plus désagréable encore l'attendait pour le
lendemain. Depuis longtemps, son père annonçait sa visite, ce jour-là,
avant le réveil de Julien, le vieux charpentier en cheveux blancs parut
dans son cachot.

Julien se sentit faible, il s'attendait aux reproches les plus
désagréables. Pour achever de compléter sa pénible sensation, ce
matin-là il éprouvait vivement le remords de ne pas aimer son père.

Le hasard nous a placés l'un près de l'autre sur la terre, se disait-il
pendant que le porte-clefs arrangeait un peu le cachot, et nous nous
sommes fait à peu près tout le mal possible. Il vient au moment de ma
mort me donner le dernier coup.

Les reproches sévères du vieillard commencèrent dès qu'ils furent sans
témoin.

Julien ne put retenir ses larmes. Quelle indigne faiblesse! se dit-il
avec rage. Il ira partout exagérer mon manque de courage; quel triomphe
pour les Valenod et pour tous les plats hypocrites qui règnent à
Verrières! Ils sont bien grands en France, ils réunissent tous les
avantages sociaux. Jusqu'ici je pouvais au moins me dire: Ils reçoivent
de l'argent, il est vrai, tous les honneurs s'accumulent sur eux, mais
moi j'ai la noblesse du coeur.

Et voilà un témoin que tous croiront, et qui certifiera à tout
Verrières, et en l'exagérant, que j'ai été faible devant la mort!
J'aurai été un lâche dans cette épreuve que tous comprennent!

Julien était près du désespoir. Il ne savait comment renvoyer son père.
Et feindre de manière à tromper ce vieillard si clairvoyant se trouvait
en ce moment tout à fait au-dessus de ses forces.

Son esprit parcourait rapidement tous les possibles.

--_J'ai fait des économies_! s'écria-t-il tout à coup.

Ce mot de génie changea la physionomie du vieillard et la position de
Julien.

--Comment dois-je en disposer? continua Julien plus tranquille: l'effet
produit lui avait ôté tout sentiment d'infériorité.

Le vieux charpentier brûlait du désir de ne pas laisser échapper cet
argent, dont il semblait que Julien voulait laisser une partie à ses
frères. Il parla longtemps et avec feu. Julien put être goguenard.

--Eh bien! le Seigneur m'a inspiré pour mon testament. Je donnerai mille
francs à chacun de mes frères et le reste à vous.

--Fort bien, dit le vieillard, ce reste m'est dû; mais puisque Dieu vous
a fait la grâce de toucher votre coeur, si vous voulez mourir en bon
chrétien, il convient de payer vos dettes. Il y a encore les frais de
votre nourriture et de votre éducation que j'ai avancés, et auxquels
vous ne songez pas...

Voilà donc l'amour de père! se répétait Julien l'âme navrée,
lorsqu'enfin il fut seul. Bientôt parut le geôlier.

--Monsieur, après la visite des grands parents, j'apporte toujours à mes
hôtes une bouteille de bon vin de Champagne. Cela est un peu cher, six
francs la bouteille, mais cela réjouit le coeur.

--Apportez trois verres, lui dit Julien avec un empressement d'enfant,
et faites entrer deux des prisonniers que j'entends se promener dans le
corridor.

Le geôlier lui amena deux galériens tombés en récidive et qui se
préparaient à retourner au bagne. C'étaient des scélérats fort gais et
réellement très remarquables par la finesse, le courage et le
sang-froid.

--Si vous me donnez vingt francs, dit l'un d'eux à Julien, je vous
conterai ma vie en détail. C'est du chenu.

--Mais vous allez me mentir? dit Julien.

--Non pas, répondit-il, mon ami que voilà, et qui est jaloux de mes
vingt francs, me dénoncera si je dis faux.

Son histoire était abominable. Elle montrait un coeur courageux, où il
n'y avait plus qu'une passion, celle de l'argent.

Après leur départ, Julien n'était plus le même homme. Toute sa colère
contre lui-même avait disparu. La douleur atroce, envenimée par la
pusillanimité, à laquelle il était en proie depuis le départ de Mme de
Rênal, s'était tournée en mélancolie.

A mesure que j'aurais été moins dupe des apparences, se disait-il,
j'aurais vu que les salons de Paris sont peuplés d'honnêtes gens tels
que mon père, ou de coquins habiles tels que ces galériens. Ils ont
raison, jamais les hommes de salon ne se lèvent le matin avec cette
pensée poignante: Comment dînerai-je? Et ils vantent leur probité! et,
appelés au jury, ils condamnent fièrement l'homme qui a volé un couvert
d'argent parce qu'il se sentait défaillir de faim!

Mais y a-t-il une cour, s'agit-il de perdre ou de gagner un
portefeuille, mes honnêtes gens de salon tombent dans des crimes
exactement pareils à ceux que la nécessité de dîner a inspirés à ces
deux galériens...

Il n'y a point de droit naturel, ce mot n'est qu'une antique niaiserie
bien digne de l'avocat général qui m'a donné chasse l'autre jour, et
dont l'aïeul fut enrichi par une confiscation de Louis XIV. Il n'y a de
droit que lorsqu'il y a une loi pour défendre de faire telle chose sous
peine de punition. Avant la loi il n'y a de naturel que la force du
lion, ou le besoin de l'être qui a faim, qui a froid, le besoin en un
mot... Non, les gens qu'on honoré ne sont que des fripons qui ont eu le
bonheur de n'être pas pris en flagrant délit. L'accusateur que la
société lance après moi, a été enrichi par une infamie... J'ai commis un
assassinat et je suis justement condamné mais, à cette seule action
près, le Valenod qui m'a condamné est cent fois plus nuisible à la
société.

Eh bien! ajouta Julien tristement, mais sans colère malgré son avarice,
mon père vaut mieux que tous ces hommes-là. Il ne m'a jamais aimé. Je
viens combler la mesure en le déshonorant par une mort infâme. Cette
crainte de manquer d'argent cette vue exagérée de la méchanceté des
hommes qu'on appelle avarice, lui fait voir un prodigieux motif de
consolation et de sécurité dans une somme de trois ou quatre cents louis
que je puis lui laisser. Un dimanche après dîner, il montrera son or à
tous ses envieux de Verrières. A ce prix, leur dira son regard, lequel
d'entre vous ne serait pas charmé d'avoir un fils guillotiné?

Cette philosophie pouvait être vraie, mais elle était de nature à faire
désirer la mort. Ainsi se passèrent cinq longues journées. Il était poli
et doux envers Mathilde qu'il voyait exaspérée par la plus vive
jalousie. Un soir Julien songeait sérieusement à se donner la mort. Son
âme était énervée par le malheur profond où l'avait jeté le départ de
Mme de Rênal. Rien ne lui plaisait plus, ni dans la vie réelle, ni dans
l'imagination. Le défaut d'exercice commençait à altérer sa santé et à
lui donner le caractère exalté et faible d'un jeune étudiant allemand.
Il perdait cette mâle hauteur qui repousse par un énergique jurement
certaines idées peu convenables, dont l'âme des malheureux est
assaillie.

J'ai aimé la vérité... Où est-elle?... Partout hypocrisie ou du moins
charlatanisme, même chez les plus vertueux, même chez les plus grands;
et ses lèvres prirent l'expression du dégoût... Non, l'homme ne peut pas
se fier à l'homme.

Mme de *** faisant une quête pour ses pauvres orphelins, me disait que
tel prince venait de donner dix louis; mensonge. Mais que dis-je?
Napoléon à Sainte-Hélène!... Pur charlatanisme, proclamation en faveur
du roi de Rome.

Grand Dieu! si un tel homme, et encore quand le malheur doit le rappeler
sévèrement au devoir, s'abaisse jusqu'au charlatanisme, à quoi
s'attendre du reste de l'espèce?...

Où est la vérité? Dans la religion... Oui, ajouta-t-il avec le sourire
amer du plus extrême mépris, dans la bouche des Maslon, des Frilair, des
Castanède... Peut-être dans le vrai christianisme, dont les prêtres ne
seraient pas plus payés que les apôtres ne l'ont été?... Mais saint Paul
fut payé par le plaisir de commander, de parler, de faire parler de
soi...

Ah! s'il y avait une vraie religion... Sot que je suis! je vois une
cathédrale gothique, des vitraux vénérables; mon coeur faible se figure
le prêtre de ces vitraux... Mon âme le comprendrait, mon âme en a
besoin... Je ne trouve qu'un fat avec des cheveux sales... aux agréments
près, un chevalier de Beauvoisis.

Mais un vrai prêtre un Massillon un Fénelon... Massillon a sacré Dubois.
Les Mémoires de Saint-Simon m'ont gâté Fénelon; mais enfin un vrai
prêtre... Alors, les âmes tendres auraient un point de réunion dans le
monde... Nous ne serions pas isolés... Ce bon prêtre nous parlerait de
Dieu. Mais quel Dieu? Non celui de la Bible, petit despote cruel et
plein de la soif de se venger... mais le Dieu de Voltaire, juste, bon,
infini...

Il fut agité par tous les souvenirs de cette Bible qu'il savait par
coeur... Mais comment, dès qu'on sera _trois ensemble_, croire à ce
grand nom DIEU, après l'abus effroyable qu'en font nos prêtres?

Vivre isolé!... Quel tourment!...

Je deviens fou et injuste, se dit Julien en se frappant le front. Je
suis isolé ici dans ce cachot, mais je n'ai pas _vécu isolé_ sur la
terre; j'avais la puissante idée du _devoir_. Le devoir que je m'étais
prescrit, à tort ou à raison... a été comme le tronc d'un arbre solide
auquel je m'appuyais pendant l'orage; je vacillais, j'étais agité. Après
tout, je n'étais qu'un homme... mais je n'étais pas emporte.

C'est l'air humide de ce cachot qui me fait penser à l'isolement...

Et pourquoi être encore hypocrite en maudissant l'hypocrisie? Ce n'est
ni la mort, ni le cachot, ni l'air humide, c'est l'absence de Mme de
Rênal qui m'accable. Si, à Verrières, pour la voir, j'étais obligé de
vivre des semaines entières, caché dans les caves de sa maison est-ce
que je me plaindrais?

L'influence de mes contemporains l'emporte, dit-il tout haut et avec un
rire amer. Parlant seul avec moi-même, à deux pas de la mort, je suis
encore hypocrite... O dix-neuvième siècle!

... Un chasseur tire un coup de fusil dans une forêt, sa proie tombe, il
s'élance pour la saisir. Sa chaussure heurte une fourmilière haute de
deux pieds, détruit l'habitation des fourmis, sème au loin les fourmis,
leurs oeufs... Les plus philosophes parmi les fourmis ne pourront jamais
comprendre ce corps noir, immense effroyable: la botte du chasseur, qui
tout à coup a pénétré dans leur demeure, avec une incroyable rapidité,
et précédée d'un bruit épouvantable, accompagné de gerbes d'un feu
rougeâtre..

... Ainsi la mort, la vie l'éternité, choses fort simples pour qui
aurait les organes assez vastes pour les concevoir...

Une mouche éphémère naît à neuf heures du matin dans les grands jours
d'été, pour mourir à cinq heures du soir, comment comprendrait-elle le
mot nuit?

Donnez-lui cinq heures d'existence de plus, elle voit et comprend ce que
c'est que la nuit.

Ainsi moi, je mourrai à vingt-trois ans. Donnez-moi cinq années de vie
de plus, pour vivre avec Mme de Rênal...

Il se mit à rire comme Méphistophélès. Quelle folie de discuter ces
grands problèmes!

1º Je suis hypocrite comme s'il y avait là quelqu'un pour m'écouter.

2º J'oublie de vivre et d'aimer, quand il me reste si peu de jours à
vivre... Hélas! Mme de Rênal est absente; peut-être son mari ne la
laissera plus revenir à Besançon, et continuer à se déshonorer.

Voilà ce qui m'isole, et non l'absence d'un Dieu juste, tout-puissant,
point méchant, point avide de vengeance...

Ah! s'il existait... hélas! je tomberais à ses pieds: J'ai mérité la
mort, lui dirais-je; mais, grand Dieu, Dieu bon, Dieu indulgent,
rends-moi celle que j'aime!

La nuit était alors fort avancée. Après une heure ou deux d'un sommeil
paisible, arriva Fouqué.

Julien se sentait fort et résolu comme l'homme qui voit clair dans son
âme.




CHAPITRE XLV

--Je ne veux pas jouer à ce pauvre abbé Chas-Bernard le mauvais tour de
le faire appeler, dit-il à Fouqué; il n'en dînerait pas de trois jours.
Mais tâche de me trouver un janséniste, ami de M. Pirard et inaccessible
à l'intrigue.

Fouqué attendait cette ouverture avec impatience. Julien s'acquitta avec
décence de tout ce qu'on doit à l'opinion, en province. Grâce à M.
l'abbé de Frilair, et malgré le mauvais choix de son confesseur, Julien
était dans son cachot le protégé de la congrégation; avec plus d'esprit
de conduite, il eût pu s'échapper. Mais le mauvais air du cachot
produisant son effet, sa raison diminuait. Il n'en fut que plus heureux,
au retour de Mme de Rênal.

--Mon premier devoir est envers toi, lui dit-elle en l'embrassant; je me
suis sauvée de Verrières...

Julien n'avait point de petit amour-propre à son égard, il lui raconta
toutes ses faiblesses. Elle fut bonne et charmante pour lui.

Le soir, à peine sortie de la prison, elle fit venir chez sa tante le
prêtre qui s'était attaché à Julien comme à une proie, comme il ne
voulait que se mettre en crédit auprès des jeunes femmes appartenant à
la haute société de Besançon, Mme de Rênal l'engagea facilement à aller
faire une neuvaine à l'abbaye de Bray-le-Haut.

Aucune parole ne peut rendre l'excès et la folie de l'amour de Julien.

A force d'or, et en usant et abusant du crédit de sa tante, dévote
célèbre et riche, Mme de Rênal obtint de le voir deux fois par jour.

A cette nouvelle, la jalousie de Mathilde s'exalta jusqu'à l'égarement.
M. de Frilair lui avait avoué que tout son crédit n'allait pas jusqu'à
braver toutes les convenances au point de lui faire permettre de voir
son ami plus d'une fois chaque jour. Mathilde fit suivre Mme de Rênal
afin de connaître ses moindres démarches. M. de Frilair épuisait toutes
les ressources d'un esprit fort adroit pour lui prouver que Julien était
indigne d'elle.

Au milieu de tous ces tourments, elle ne l'en aimait que plus, et,
presque chaque jour, lui faisait une scène horrible.

Julien voulait à toute force être honnête homme jusqu'à la fin envers
cette pauvre jeune fille qu'il avait si étrangement compromise, mais, à
chaque instant l'amour effréné qu'il avait pour Mme de Rênal
l'emportait. Quand, par de mauvaises raisons, il ne pouvait venir à bout
de persuader Mathilde de l'innocence des visites de sa rivale:
Désormais, la fin du drame doit être bien proche, se disait-il; c'est
une excuse pour moi si je ne sais pas mieux dissimuler.

Mlle de La Mole apprit la mort du marquis de Croisenois. M. de Thaler,
cet homme si riche, s'était permis des propos désagréables sur la
disparition de Mathilde.

M. de Croisenois alla le prier de les démentir: M. de Thaler lui montra
des lettres anonymes à lui adressées, et remplies de détails rapprochés
avec tant d'art qu'il fut impossible au pauvre marquis de ne pas
entrevoir la vérité.

M. de Thaler se permit des plaisanteries dénuées de finesse. Ivre de
colère et de malheur, M. de Croisenois exigea des réparations tellement
fortes, que le millionnaire préféra un duel. La sottise triompha, et
l'un des hommes de Paris les plus dignes d'être aimés trouva la mort à
moins de vingt-quatre ans.

Cette mort fit une impression étrange et maladive sur l'âme affaiblie de
Julien.

--Le pauvre Croisenois, disait-il à Mathilde, a été réellement bien
raisonnable et bien honnête homme envers nous; il eût dû me haïr lors de
vos imprudences dans le salon de madame votre mère, et me chercher
querelle; car la haine qui succède au mépris est ordinairement
furieuse...

La mort de M. de Croisenois changea toutes les idées de Julien sur
l'avenir de Mathilde, il employa plusieurs journées à lui prouver
qu'elle devait accepter la main de M. de Luz. C'est un homme timide,
point trop jésuite, lui disait-il, et qui, sans doute, va se mettre sur
les rangs. D'une ambition plus sombre et plus suivie que le pauvre
Croisenois, et sans duché dans sa famille, il ne fera aucune difficulté
d'épouser la veuve de Julien Sorel.

--Et une veuve qui méprise les grandes passions, répliqua froidement
Mathilde; car elle a assez vécu pour voir, après six mois, son amant lui
préférer une autre femme, et une femme origine de tous leurs malheurs.

--Vous êtes injuste, les visites de Mme de Rênal fourniront des phrases
singulières à l'avocat de Paris chargé de mon recours en grâce, il
peindra le meurtrier honoré des soins de sa victime. Cela peut faire
effet, et peut-être, un jour, vous me verrez le sujet de quelque
mélodrame, etc., etc.

Une jalousie furieuse et impossible à venger, la continuité d'un malheur
sans espoir (car, même en supposant Julien sauvé, comment regagner son
coeur?) la honte et la douleur d'aimer plus que jamais cet amant
infidèle, avaient jeté Mlle de La Mole dans un silence morne, et dont
les soins empressés de M. de Frilair, pas plus que la rude franchise de
Fouqué, ne pouvaient la faire sortir.

Pour Julien, excepté dans les moments usurpés par la présence de
Mathilde, il vivait d'amour et sans presque songer à l'avenir. Par un
étrange effet de cette passion, quand elle est extrême et sans feinte
aucune, Mme de Rênal partageait presque son insouciance et sa douce
gaieté.

--Autrefois, lui disait Julien, quand j'aurais pu être si heureux
pendant nos promenades dans les bois de Vergy, une ambition fougueuse
entraînait mon âme dans les pays imaginaires. Au lieu de serrer contre
mon coeur ce bras charmant qui était si près de mes lèvres, l'avenir
m'enlevait à toi; j'étais aux innombrables combats que j'aurais à
soutenir pour bâtir une fortune colossale... Non, je serais mort sans
connaître le bonheur, si vous n'étiez venue me voir dans cette prison.

Deux événements vinrent troubler cette vie tranquille. Le confesseur de
Julien, tout janséniste qu'il était, ne fut point à l'abri d'une
intrigue de jésuites, et, à son insu, devint leur instrument.

Il vint lui dire un jour qu'à moins de tomber dans l'affreux péché du
suicide, il devait faire toutes les démarches possibles pour obtenir sa
grâce. Or, le clergé avant beaucoup d'influence au ministère de la
Justice à Paris, un moyen facile se présentait: il fallait se convertir
avec éclat...

--Avec éclat! répéta Julien. Ah! je vous y prends, vous aussi, mon père,
jouant la comédie comme un missionnaire...

--Votre âge, reprit gravement le janséniste, la figure intéressante que
vous tenez de la Providence, le motif même de votre crime, qui reste
inexplicable, les démarches héroïques que Mlle de La Mole prodigue en
votre faveur, tout enfin, jusqu'à l'étonnante amitié que montre pour
vous votre victime, tout a contribué à vous faire le héros des jeunes
femmes de Besançon. Elles ont tout oublié pour vous, même la
politique...

Votre conversion retentirait dans leurs coeurs et y laisserait une
impression profonde. Vous pouvez être d'une utilité majeure à la
religion, et moi j'hésiterais par la frivole raison que les jésuites
suivraient la même marche en pareille occasion! Ainsi, même dans ce cas
particulier qui échappe à leur rapacité, ils nuiraient encore! Qu'il
n'en soit pas ainsi... Les larmes que votre conversion fera répandre
annuleront l'effet corrosif de dix éditions des ouvres impies de
Voltaire.

--Et que me restera-t-il, répondit froidement Julien, si je me méprise
moi-même? J'ai été ambitieux, je ne veux point me blâmer; alors, j'ai
agi suivant les convenances du temps. Maintenant, je vis au jour le
jour. Mais à vue de pays, je me ferais fort malheureux, si je me livrais
à quelque lâcheté...

L'autre incident qui fut bien autrement sensible à Julien, vint de Mme
de Rênal. Je ne sais quelle amie intrigante était parvenue à persuader à
cette âme naïve et si timide qu'il était de son devoir de partir pour
Saint-Cloud, et d'aller se jeter aux genoux du roi Charles X.

Elle avait fait le sacrifice de se séparer de Julien, et après un tel
effort, le désagrément de se donner en spectacle qui, en d'autres temps,
lui eût semblé pire que la mort n'était plus rien à ses yeux.

--J'irai au roi, j'avouerai hautement que tu es mon amant; la vie d'un
homme et d'un homme tel que Julien doit l'emporter sur toutes les
considérations. Je dirai que c'est par jalousie que tu as attente à ma
vie. Il y a de nombreux exemples de pauvres jeunes gens sauvés dans ce
cas par l'humanité du jury, ou celle du roi...

--Je cesse de te voir, je te fais fermer ma prison s'écria Julien, et
bien certainement le lendemain je me tue de désespoir, si tu ne me jures
de ne faire aucune démarche qui nous donne tous les deux en spectacle au
public. Cette idée d'aller à Paris n'est pas de toi. Dis-moi le nom de
l'intrigante qui te l'a suggérée...

Soyons heureux pendant le petit nombre de jours de cette courte vie.
Cachons notre existence, mon crime n'est que trop évident. Mlle de La
Mole a tout crédit à Paris, crois bien qu'elle fait ce qui est
humainement possible. Ici en province, j'ai contre moi tous les gens
riches et considérés. Ta démarche aigrirait encore ces hommes riches et
surtout modérés, pour qui la vie est chose si facile... N'apprêtons
point à rire aux Maslon, aux Valenod et à mille gens qui valent mieux.

Le mauvais air du cachot devenait insupportable à Julien. Par bonheur,
le jour où on lui annonça qu'il fallait mourir, un beau soleil
réjouissait la nature, et Julien était en veine de courage. Marcher au
grand air fut pour lui une sensation délicieuse, comme la promenade à
terre pour le navigateur qui longtemps a été à la mer. Allons, tout va
bien, se dit-il, je ne manque point de fermeté.

Jamais cette tête n'avait été aussi poétique qu'au moment où elle allait
tomber. Les plus doux moments qu'il avait trouvés jadis dans les bois de
Vergy se peignaient en foule à sa pensée et avec une extrême énergie.

Tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune
affectation.

L'avant-veille, il avait dit à Fouqué:

--Pour de l'émotion, je ne puis en répondre; ce cachot si laid, si
humide, me donne des moments de fièvre où je ne me reconnais pas; mais
de la peur, non on ne me verra point pâlir.

Il avait pris ses arrangements d'avance pour que, le matin du dernier
jour, Fouqué enlevât Mathilde et Mme de Rênal.

--Emmène-les dans la même voiture, lui avait-il dit. Arrange-toi pour
que les chevaux de poste ne quittent pas le galop. Elles tomberont dans
les bras l'une de l'autre, ou se témoigneront une haine mortelle. Dans
les deux cas, les pauvres femmes seront un peu distraites de leur
affreuse douleur.

Julien avait exigé de Mme de Rênal le serment qu'elle vivrait pour
donner des soins au fils de Mathilde.

--Qui sait? peut-être avons-nous encore des sensations après notre mort,
disait-il un jour à Fouqué. J'aimerais assez à reposer, puisque reposer
est le mot, dans cette petite grotte de la grande montagne qui domine
Verrières. Plusieurs fois, je te l'ai conté; retiré la nuit dans cette
grotte, et ma vue plongeant au loin sur les plus riches provinces de
France, l'ambition a enflammé mon coeur: alors, c'était ma passion...
Enfin, cette grotte m'est chère, et l'on ne peut disconvenir qu'elle ne
soit située d'une façon à faire envie à l'âme d'un philosophe... eh
bien! ces bons congréganistes de Besançon font argent de tout; si tu
sais t'y prendre, ils te vendront ma dépouille mortelle...

Fouqué réussit dans cette triste négociation. Il passait la nuit seul
dans sa chambre, auprès du corps de son ami, lorsqu'à sa grande surprise
il vit entrer Mathilde. Peu d'heures auparavant, il l'avait laissée à
dix lieues de Besançon. Elle avait le regard et les yeux égarés.

--Je veux le voir, lui dit-elle.

Fouqué n'eut pas le courage de parler ni de se lever. Il lui montra du
doigt un grand manteau bleu sur le plancher; là était enveloppé ce qui
restait de Julien.

Elle se jeta à genoux. Le souvenir de Boniface de La Mole et de
Marguerite de Navarre lui donna sans doute un courage surhumain. Ses
mains tremblantes ouvrirent le manteau. Fouqué détourna les yeux.

Il entendit Mathilde marcher avec précipitation dans la chambre. Elle
allumait plusieurs bougies. Lorsque Fouqué eut la force de la regarder,
elle avait placé sur une petite table de marbre, devant elle, la tête de
Julien, et la baisait au front...

Mathilde suivit son amant jusqu'au tombeau qu'il s'était choisi. Un
grand nombre de prêtres escortaient la bière et, à l'insu de tous, seule
dans sa voiture drapée, elle porta sur ses genoux la tête de l'homme
qu'elle avait tant aimé.

Arrivés ainsi vers le point le plus élevé d'une des hautes montagnes du
Jura, au milieu de la nuit, dans cette petite grotte magnifiquement
illuminée d'un nombre infini de cierges, vingt prêtres célébrèrent le
service des morts. Tous les habitants des petits villages de montagne,
traversés par le convoi, l'avaient suivi, attirés par la singularité de
cette étrange cérémonie.

Mathilde parut au milieu d'eux en longs vêtements de deuil et, à la fin
du service, leur fit jeter plusieurs milliers de pièces de cinq francs.

Restée seule avec Fouqué, elle voulut ensevelir de ses propres mains la
tête de son amant. Fouqué faillit en devenir fou de douleur.

Par les soins de Mathilde, cette grotte sauvage fut ornée de marbres
sculptés à grands frais, en Italie.

Mme de Rênal fut fidèle à sa promesse. Elle ne chercha en aucune manière
à attenter à sa vie; mais, trois jours après Julien, elle mourut en
embrassant ses enfants.


FIN







End of the Project Gutenberg EBook of Le Rouge et le noir, by Stendhal

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electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
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LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
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in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

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with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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