Tolstoï

By Stefan Zweig

The Project Gutenberg eBook of Tolstoï
    
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Title: Tolstoï

Author: Stefan Zweig

Translator: Olivier Bournac
        Alzir Hella

Release date: September 14, 2024 [eBook #74412]

Language: French

Original publication: Paris: Victor Attinger, 1928

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TOLSTOÏ ***






  STEFAN ZWEIG

  TOLSTOÏ

  Traduit de l’allemand par
  Alzir HELLA et Olivier BOURNAC

        «Il n’y a rien qui produise une aussi forte impression et qui
        unisse aussi impérieusement tous les hommes dans le même
        sentiment que l’œuvre d’une vie, et finalement toute une vie
        humaine.»

        Tolstoï, _Journal_,
        23 mars 1894.


  Éditions Victor Attinger
  PARIS                      NEUCHATEL
  30, boulevard St-Michel    7, place A.-M. Piaget




ŒUVRES DU MÊME AUTEUR déjà parues en français (Traduction Alzir Hella et
Olivier Bournac):


    _Amok ou le Fou de Malaisie_ (Stock);
    _Hölderlin_ (Stock);
    _Balzac et Dickens_ (Kra);
    _Marceline Desbordes-Valmore_ (éditions de la _Nouvelle Revue
      Critique_);
    _La Destruction d’un Cœur_ (_Œuvres libres_);
    _La Gouvernante_ (_Grande Revue_);
    _La Ruelle au Clair de Lune_ (_Quotidien_);


(Traduction de P. Morisse et H. Chervet):

    _Émile Verhaeren_ (Mercure de France).


(Traduction Henri Bloch):

    _Dostoïewski_ (Rieder).




    Il a été tiré de cet ouvrage
    50 exemplaires sur vélin pur
    fil Lafuma-Navarre numérotés
    de 1 à 50


Tous droits de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays y
compris l’U. R. S. S.

Copyright by Éditions Victor Attinger 1928




PRÉLUDE

        «_Ce qui importe, ce n’est pas la perfection morale à laquelle
        on parvient, mais la façon dont on y parvient._»

        TOLSTOÏ, Journal de Vieillesse.


«Un homme vivait dans le pays d’Uz. Il craignait le Seigneur et il
évitait le mal, et ses troupeaux étaient sept mille brebis, trois mille
chameaux, cinq cents ânesses et il avait beaucoup de serviteurs. Et il
était plus magnifique que tous ceux qui habitaient du côté de l’Orient.»

Ainsi commence l’histoire de Job, qui fut comblé de satisfactions,
jusqu’à l’heure où Dieu leva la main contre lui et le frappa de la
peste, pour qu’il se réveillât de son bien-être grossier, s’affligeât en
son âme et entrât en jugement devant lui. Ainsi commence également
l’histoire spirituelle de Léon Nicolaïewitsch Tolstoï, qui, lui aussi,
fut plus magnifique que tous ceux de son pays et de son temps. Lui
aussi, était «assis en haut», parmi les puissants de la terre, et,
riche, il vivait confortablement dans sa vieille maison héréditaire.

Son corps déborde de santé et de force; il a pu prendre comme épouse la
jeune fille que désirait son amour, et elle lui a donné treize enfants.
Les œuvres de ses mains et de son âme sont impérissables et brillent
au-dessus de son époque: les paysans d’Iasnaïa Poliana se courbent avec
vénération lorsque le puissant boyard passe au galop devant eux, et
l’univers s’incline respectueusement devant sa gloire retentissante.
Comme Job avant l’épreuve, Léon Tolstoï, lui non plus, n’a plus rien à
désirer; et, un jour, il écrit dans une lettre le plus téméraire des
mots humains: «Je suis absolument heureux.»

Soudain, en une nuit, tout cela perd son sens, n’a plus de valeur. Le
travail répugne à ce travailleur, sa femme lui devient étrangère, ses
enfants indifférents. La nuit, il se lève de son lit, tout bouleversé;
il va et vient comme un malade, sans repos; le jour, il s’assied
apathique, la main endormie et l’œil figé, devant sa table de travail.
Une fois, il monte l’escalier à la hâte pour aller enfermer dans
l’armoire son fusil de chasse, afin de ne point tourner l’arme contre
lui-même: parfois il gémit comme si sa poitrine éclatait, parfois il
sanglote comme un enfant dans la chambre sans lumière. Il n’ouvre plus
aucune lettre, ne reçoit plus aucun ami: ses fils regardent
craintivement, et sa femme avec désespoir, cet homme brusquement
assombri.

Quelle est la cause de ce changement soudain? La maladie ronge-t-elle
secrètement sa vie? La peste s’est-elle abattue sur son corps? Un
malheur lui est-il advenu du dehors? Que lui est-il arrivé, à Léon
Nicolaïewitsch Tolstoï, pour que lui, le plus puissant de tous, soit
soudain privé de joie et que le plus grand homme de la terre russe soit
si tragiquement désolé? Et voici la terrible réponse: rien! Il ne lui
est rien arrivé, ou, à proprement parler, chose plus terrible encore, ce
qu’il a rencontré c’est le néant. Tolstoï a aperçu le néant derrière les
choses. Il y a dans son âme une déchirure; une fissure s’est produite en
lui, fissure étroite et noire, et, malgré lui, son œil chaviré regarde
fixement dans ce vide, dans ce néant sans nom, dans ce _nihil_ et ce
non-être,--cette autre présence, étrangère, froide, sombre et
insaisissable, qu’il y a derrière notre propre vie, chaude et gonflée de
sang,--regarde l’éternel néant derrière l’être éphémère.

Celui qui, une fois, a plongé son œil dans cet abîme indicible, ne peut
plus l’en détourner; l’obscurité envahit ses sens; pour lui s’éteignent
la lumière et la couleur de la vie. Le rire se glace dans sa bouche; il
ne peut plus rien atteindre sans sentir le froid depuis ses doigts
jusqu’en son cœur frissonnant; il ne peut plus rien contempler sans
penser en même temps à _l’autre_, au néant, au _nihil_. Les objets
tombent flétris et sans valeur hors de la sensibilité, qui, l’instant
d’avant, était encore toute chaude; la gloire devient la poursuite d’une
fumée; l’art un jeu de fous, l’argent une scorie jaune, et même le corps
à la chaude haleine et plein de santé n’est plus que la demeure des
vers; cette lèvre à la succion noire et invisible enlève à tous les
biens de ce monde leur saveur et leur douceur. L’univers frissonne de
froid, lorsque, aux yeux d’un mortel, avec toute l’angoisse primitive de
la créature, s’est ouvert ce néant rongeur, dévorant et noir, le
«Maelstrom» d’Edgar-Allan Poë, qui emporte tout avec lui, le «gouffre»,
l’abîme de Pascal, dont la profondeur est plus grande que toute
élévation de l’esprit.

C’est en vain qu’on chercherait à se cacher et à se dissimuler. Il ne
sert à rien de qualifier de divine et de sainte cette ombre qui vous
dévore. Il ne sert à rien d’essayer de masquer le trou noir avec les
feuillets de l’Évangile: ces ténèbres-là filtrent à travers tous les
parchemins et éteignent les cierges de l’Église; un froid si glacial
venu des pôles de l’univers ne se laisse pas réchauffer par la tiède
haleine de la parole humaine. Il ne sert à rien, pour couvrir ce silence
mortellement pesant, de se mettre à prêcher d’une voix sonore, à faire
comme des enfants qui dans la forêt chantent pour dissimuler leur
inquiétude: le néant silencieux et noir continue de planer
impérieusement au-dessus de la conscience, au-dessus de tous ses
efforts. Aucune sagesse ne rassérénera plus le cœur assombri de celui
qui en a ressenti l’épouvantement.

Dans la cinquante-quatrième année de sa vie, de sa vie à l’action
mondiale, Tolstoï a pour la première fois aperçu l’immense néant comme
étant sa destinée et celle de tout homme. Et depuis cette heure-là,
jusqu’à celle de sa mort, il ne fera plus que regarder fixement ce trou
noir, cet intérieur insaisissable qu’il y a derrière son propre être.
Mais, même lorsqu’il est tourné vers le néant, le regard d’un Léon
Tolstoï reste encore d’une clarté incisive--ce regard le plus
clairvoyant et le plus spiritualisé que notre temps ait connu à un être
humain. Jamais un homme n’a entrepris avec une force aussi gigantesque
la lutte contre l’indicible, contre l’angoisse primitive de la créature;
personne n’a opposé plus résolument au problème que le destin pose à
l’homme le problème de l’humanité interrogeant son destin. Personne n’a
souffert plus terriblement de ce regard vide et dévorant l’âme peu à
peu, qui vient de l’au-delà; personne ne l’a supporté d’une manière plus
grandiose, car ici une conscience virile présente à la sombre
interrogation de cette noire pupille le regard clair, hardi et fermement
observateur de l’artiste. Jamais, pas une seule seconde, Léon Tolstoï
n’a baissé ou fermé lâchement les yeux devant le tragique du destin, ces
yeux qui sont les plus vigilants, les plus sincères et les plus
incorruptibles de notre art moderne: par conséquent, rien n’est plus
grandiose que cette tentative héroïque pour donner encore un sens
créateur même à l’insaisissable et pour prêter sa vérité à ce qu’il est
impossible d’écarter.

Pendant trente ans, de sa vingtième à sa cinquantième année, Tolstoï a
vécu, dans la création de ses œuvres, insouciant et libre. Pendant
trente ans, de sa cinquantième année jusqu’à son trépas, il ne vit plus
que pour comprendre et connaître le sens de la vie, luttant avec
l’insaisissable, enchaîné à l’inaccessible. Sa tâche a été facile
jusqu’au jour où il s’est donné cette formidable mission: sauver, non
seulement sa propre personne, mais encore toute l’humanité, par sa lutte
pour la vérité. Avoir entrepris cette mission fait de lui un
héros,--presque un saint. Y avoir succombé en fait le plus humain de
tous les hommes.




PORTRAIT DE TOLSTOÏ

        «_Ma figure était celle d’un paysan ordinaire._»


Une face ressemblant à une forêt: avec plus de fourrés que de
clairières, obstruant tout accès à la vision intérieure. Large et
flottant au vent, la barbe de fleuve et de patriarche se presse jusqu’au
haut des joues, recouvre de ses flots, pour des dizaines d’années, la
lèvre sensuelle et masque l’écorce ligneuse de la peau aux gerçures
brunes. Devant le front se hérissent, épais comme le doigt et emmêlés
comme des racines d’arbre, de puissants sourcils. Au-dessus de la tête
écume, grise vague marine, la masse agitée des mèches de cheveux aux
entrelacements touffus: partout se dresse l’abondance hirsute et
tropicale des poils répandant à la manière de Pan cette exubérance de
monde primitif. Exactement comme pour le Moïse de Michel-Ange, cette
image du plus viril des hommes, le regard n’aperçoit d’abord dans la
figure de Tolstoï que la vague à la blanche écume de cette gigantesque
barbe de Père éternel.

Alors, pour découvrir avec l’âme la nudité et l’essence d’un visage
ainsi revêtu, l’on cherche à désencombrer les traits des fourrés de
cette barbe (et les portraits de jeunesse, imberbes, aident beaucoup à
ce dévoilement plastique). On le fait donc et l’on est effrayé. Car,
chose indéniable et incontestable, le visage de ce gentilhomme, de ce
fils de l’esprit, est d’une structure grossière et n’est pas différent
de celui d’un paysan. Ici le génie a choisi pour habitation et atelier
une hutte basse, tachée de suie et de fumée, une véritable kibitka
russe; ce n’est pas un démiurge grec, c’est un négligent charpentier de
campagne qui a tracé la demeure de cette grande âme. Tout y est
lourdement raboté; les poutres basses du front, au-dessus des minuscules
fenêtres que représentent les yeux, sont à gros grain, comme du bois de
refend; la peau n’est que terre et argile, grasse et sans éclat. Au
milieu de ce carré sans beauté un nez aux narines largement ouvertes,
vaste et presque pareil à de la bouillie, comme aplati par un coup de
poing; derrière des cheveux embroussaillés, des oreilles informes et
flasques; entre les cavités des joues affaissées, une bouche maussade,
aux lèvres épaisses: autant de traits sans spiritualité, rien que des
formes ordinaires, communes et presque vulgaires.

Dans ce visage tragique de travailleur manuel, partout de l’ombre et de
l’obscurité, de la trivialité et de la lourdeur, nulle part un
élancement et une aspiration, un fuseau de lumière, une intrépide
ascension spirituelle, comme la coupole de marbre du front de
Dostoïewski. Nulle part ne pénètre une lumière, ne rayonne un éclat;
prétendre que si, c’est travestir les choses, c’est mentir: non, il n’y
a là irrémissiblement qu’un visage bas et fermé; ce n’est pas un temple,
mais une prison pour la pensée, sombre et morne, sans joie et sans
beauté, et, de bonne heure déjà, le jeune Tolstoï sait que sa
physionomie est manquée. Toute allusion à son physique «lui est
désagréable»; il doute qu’il puisse jamais «y avoir un bonheur terrestre
pour quelqu’un qui a un nez si plat, des lèvres si épaisses, et de tels
petits yeux gris». C’est pourquoi, dès la première heure, le jeune homme
cache ces traits odieux derrière ce masque épais d’une barbe noirâtre,
que tard, très tard seulement, l’âge argentera et rendra vénérable.
Seule la dernière dizaine d’années de sa vie dissipe ces sombres nuages;
ce n’est que dans la lumière du soir d’automne qu’un clément rayon de
beauté tombe sur ce paysage tragique.

Chez Tolstoï, le génie, éternellement voyageur, s’est logé, comme à
l’auberge, dans une demeure basse et grossière, dans la physionomie de
n’importe qui, d’un russe quelconque, derrière laquelle on pourrait tout
supposer, à l’exception de l’intellectuel, du poète, du créateur.
Enfant, adolescent et homme, même vieillard, Tolstoï produit toujours
l’effet d’un individu quelconque, pris entre beaucoup d’autres. Chaque
costume, chaque casquette lui va bien: avec une telle face anonyme de
russe sans individualité, on peut aussi bien présider une table
ministérielle que se «soûlographier» dans une louche taverne de
vagabonds; on peut aussi bien vendre du pain blanc, sur la place du
marché, que, revêtu de soie, comme le métropolite, à l’office de la
messe, élever la croix au-dessus de la foule agenouillée; nulle part,
dans aucune profession, dans aucun costume, dans aucun lieu de la
Russie, ce visage ne serait déplacé. Quand Tolstoï est étudiant, il
ressemble à ses camarades comme deux gouttes d’eau; quand il est
officier, il a l’air de n’importe quel porteur de sabre, et quand il est
gentilhomme campagnard, on dirait un hobereau quelconque. Lorsqu’il est
en voiture, à côté de son domestique à barbe blanche, il faut interroger
à fond sa photographie pour discerner lequel des deux vieux qui sont là
sur le siège est le comte et lequel est le cocher; lorsqu’une image le
représente en conversation avec les paysans, si on l’ignorait, on ne
devinerait jamais que ce «Lew» qui est au milieu de la racaille est un
comte et qu’il est des millions de fois plus que tous ces Grégor, Ivan,
Ilias et Pjotr qui l’entourent. On dirait que cet homme est à la fois
tous les autres, comme si dans son cas le génie n’avait pas pris le
masque d’un individu particulier, mais s’était déguisé en peuple,
tellement sa figure a l’air d’être absolument anonyme. C’est précisément
parce qu’il contient toute la Russie que Tolstoï n’a pas de visage
particulier, mais simplement celui de l’humanité russe.

Aussi son aspect déçoit-il d’abord presque tous ceux qui l’aperçoivent
pour la première fois. Ils sont venus ici de bien loin, avec le chemin
de fer, et puis en voiture à partir de Toula; maintenant, dans le salon
de réception, ils attendent respectueusement le maître; chacun s’imagine
qu’il va se trouver devant un être imposant, et déjà l’esprit se le
représente comme un homme de belle prestance, majestueux, avec une barbe
ruisselante de Père éternel, de grande taille et de fière apparence,
géant et génie en une seule personne. Déjà le frisson de l’attente pèse
sur les épaules de chacun. Déjà le regard s’incline malgré soi devant la
stature gigantesque du patriarche qu’il va apercevoir dans un instant.
Enfin, voici que la porte s’ouvre... et, que voit-on? Un petit bout
d’homme, courtaud, entre, si prestement que sa barbe flotte, à pas
menus, presque en courant; puis il s’arrête, avec un aimable sourire,
devant le visiteur surpris. De bonne humeur, la voix rapide, il
s’entretient avec lui; d’un mouvement aisé il offre la main à chacun. Et
ils prennent cette main, effrayés au plus profond de leur cœur: comment?
Ce petit bonhomme aimablement réjoui, «ce leste petit père à la barbe de
neige», ce serait véritablement Léon Nicolaïewitsch Tolstoï? Le frisson
qu’on avait éprouvé par anticipation devant la majesté du grand homme se
dissipe et, encouragé, le regard se pose sur sa figure.

Mais soudain le sang cesse de circuler dans les veines de ceux qui le
dévisagent ainsi. Comme une panthère, de derrière la jungle
broussailleuse des sourcils, un regard gris a bondi sur eux. Ce regard
inouï de Tolstoï, dont aucune peinture ne peut donner une idée et dont,
pourtant, parle chacun de ceux qui ont un jour jeté les yeux sur le
visage de l’homme fameux! Ce regard vous cloue sur place, comme un coup
de couteau, dur et brillant comme l’acier. Impossible de bouger, de lui
échapper; chacun, hypnotiquement enchaîné, doit souffrir que ce regard,
curieux et douloureux comme une sonde, le pénètre jusqu’au tréfonds de
son intérieur. Il n’y a pas de refuge devant lui: comme un projectile,
il transperce toutes les cuirasses de la dissimulation, comme un diamant
il coupe toutes les glaces. Personne (Tourguenieff, Gorki et cent autres
l’ont attesté), personne ne peut mentir devant le regard pénétrant et
perçant de Tolstoï.

Mais cet œil ne conserve sa dureté inquisitrice que pendant une seconde.
L’iris se dégèle aussitôt, jette une lueur grise, papillonne d’un
sourire contenu ou s’illumine d’un éclat doux et bienveillant. Comme
l’ombre des nuages sur les eaux, toutes les variations du sentiment
jouent continuellement sur ces pupilles magiques et sans repos. La
colère peut les faire jaillir en un seul éclair glacial, le
mécontentement peut les congeler en un cristal froid et clair, la bonté
peut les ensoleiller chaudement et la passion les enflammer. Ces étoiles
mystérieuses peuvent sourire sous l’effet d’une lumière intérieure sans
que remue la bouche dure; et, quand la musique les attendrit, elles
peuvent «pleurer à torrents», comme celles d’une paysanne. Elles peuvent
puiser une clarté dans une satisfaction de l’esprit et soudain
s’assombrir tristement sous l’ombre de la mélancolie, puis se rétracter
et devenir impénétrables. Elles peuvent observer, froides et
impitoyables; elles peuvent couper comme un bistouri et rayonner comme
un feu de Roentgen et aussitôt après être envahies par le reflet
papillotant d’une curiosité enjouée; ils parlent toutes les langues du
sentiment, ces yeux, «les plus éloquents» qui aient jamais brillé sous
un front humain. Et, comme toujours, c’est Gorki qui trouve pour en
parler le mot le plus exact: «Dans ses yeux, Tolstoï possédait cent
yeux.»

Par ces yeux, et uniquement par eux, la face de Tolstoï a du génie.
Toute la force lumineuse de cet homme, qui était tout regard, est
concentrée uniquement dans leurs mille facettes, comme la beauté de
Dostoïewski, l’homme-pensée, est concentrée dans le profil de marbre de
son front. Tout le reste, dans le visage de Tolstoï, barbe et
broussaille, ce n’est qu’une enveloppe, un espace protecteur pour cacher
profondément la matière précieuse de ces pierres lumineuses, magiques et
magnétiques, qui absorbent en elles l’univers et qui l’irradient hors
d’elles-mêmes, elles qui sont le spectre le plus précis de l’univers que
notre siècle ait connu. Il n’y a rien de si minuscule que ces lentilles
ne puissent pas rendre visible: comme une flèche, comme le vautour fond
d’une hauteur incommensurable sur une souris en fuite, ces yeux peuvent
se précipiter sur chaque détail, et, cependant, ils peuvent en même
temps embrasser panoramiquement tous les horizons du globe. Ils peuvent
flamboyer dans les hauteurs de l’intellectualité et aussi rôder
lucidement dans l’obscurité de l’âme, comme dans le royaume aérien. Ils
ont assez d’ardeur et de pureté, ces cristaux étincelants, pour
apercevoir Dieu dans une élévation extatique, et ils ont aussi le
courage de regarder le néant,--cette tête de Méduse--d’observer
attentivement sa figure qui vous pétrifie. Rien n’est impossible pour
cet œil-là, sauf peut-être une chose: rester inactif, sommeiller et
somnoler dans la joie calme et pure, dans le bonheur et la béatitude du
rêve. Car, impérieusement, à peine les paupières s’ouvrent-elles, cet
œil doit se mettre en quête d’une proie,--implacablement éveillé,
inexorablement fermé à l’illusion. Il percera toute chimère, démasquera
tout mensonge, anéantira toute croyance: devant cet œil de vérité tout
devient nu. Chose terrible, par conséquent, si un jour Tolstoï brandit
contre lui-même ce poignard gris d’acier: alors sa lame s’enfoncera
meurtrière jusqu’au plus profond du cœur.

Celui qui possède un tel œil voit la vérité; le monde et tout savoir lui
appartiennent. Mais on n’est pas heureux avec de pareils
yeux,--éternellement vrais, éternellement éveillés.




LA VITALITÉ DE TOLSTOÏ ET SA CONTRE-PARTIE

        «_Je désire vivre longtemps, très longtemps, et la pensée de la
        mort me remplit d’une crainte poétique et enfantine._»

        TOLSTOÏ, Lettre de jeunesse.


Une santé foncière. Le corps charpenté pour un siècle. Des os solides et
saturés de moelle, des muscles noueux, une véritable force d’ours:
allongé sur le sol, le jeune Tolstoï peut d’une main soulever en l’air
un lourd soldat. Des tendons élastiques: au gymnase, sans élan, il saute
facilement la plus haute corde; il nage comme un poisson, monte à cheval
comme un Cosaque, fauche comme un paysan: ce corps de fer ne connaît
d’autre fatigue que celle qui vient de l’esprit. Chaque nerf tendu,
vibratile à l’excès, à la fois souple et résistant, une lame de Tolède,
chaque sens aigu et alerte. Nulle part une brèche, une lacune, une
fissure, un manque, un défaut, dans le rempart circulaire de cette force
vitale, et, par conséquent, jamais une maladie sérieuse ne réussit à
faire irruption dans ce corps bâti en pierres de taille: le physique
incroyable de Tolstoï reste barricadé contre toute faiblesse, muré
contre la vieillesse.

Vitalité sans exemple: tous les artistes des temps modernes, à côté de
cette virilité biblique enveloppée d’une barbe bruissante, paysanne et
barbare, ont l’air de femmes ou de freluquets. Même ceux qui l’ont égalé
en puissance créatrice perdurant jusqu’à un âge patriarcal, même ceux-là
ont vu leur corps vieillir et se fatiguer sous le poids de l’esprit
toujours en mouvement et en chasse. Gœthe (dont l’horoscope est voisin
du sien par l’identité du jour de naissance, le 28 août, et par la
vision créatrice de l’univers, se maintenant également jusqu’à la
quatre-vingt-troisième année), Gœthe, à soixante ans, s’est épaissi,
craint l’hiver, et depuis longtemps reste assis, près de la fenêtre
soigneusement fermée; Voltaire, ossifié et ressemblant déjà à un oiseau
de mauvais augure plus qu’à un homme, gratte et gratte du papier à son
bureau; Kant, roide et fatigué, va et vient, comme une momie mécanique,
le long de son allée de Kœnigsberg, alors que Tolstoï, vieillard
débordant de force, plonge encore, en s’ébrouant, son corps rouge de
froid dans l’eau glacée, trime au jardin et, au tennis, court lestement
après les balles. A soixante-sept ans, il a la curiosité d’apprendre à
monter à bicyclette. A soixante-dix ans il patine agilement sur la piste
miroitante; à quatre-vingts ans il exerce quotidiennement ses muscles
dans des exercices de gymnastique et, à quatre-vingt-deux ans, à un
pouce de la mort, il fait encore siffler la cravache au-dessus de sa
jument, lorsque, après vingt verstes d’un violent galop, elle s’arrête
ou regimbe. Non, il n’y a pas de comparaison possible; le XIXe siècle ne
connaît point d’exemple d’une telle vitalité, digne des premiers temps
du monde.

Déjà les branches atteignent les cieux des années patriarcales sans
qu’aucune racine soit desséchée en ce chêne géant de la terre, gonflé de
sève jusqu’à la dernière fibre. L’œil reste perçant jusqu’à l’heure de
la mort: quand Tolstoï est à cheval, son regard curieux voit l’insecte
le plus minuscule ramper sur l’écorce des arbres, et il n’a pas besoin
de lunette pour suivre le vol du faucon. Il garde l’oreille fine et ses
narines larges, presque animales, absorbent toute volupté: une sorte
d’ivresse saisit toujours le vieillard à barbe blanche lorsque, dans ses
promenades printanières, soudain il aspire la forte odeur de fumier
mêlée à la senteur de la terre qui se dégèle et il perçoit encore
distinctement dans son souvenir quatre-vingts printemps du temps passé,
chacun mettant son élan particulier, son premier jet de vapeurs dans ces
bouffées d’un unique parfum; la sensation qu’il éprouve est si vive, si
émouvante que soudain ses paupières se mouillent.

Ses jambes nerveuses de chasseur, dans des bottes de paysan d’un poids
énorme, arpentent en tous sens le sol humide; sa main sûre n’a pas le
tremblement des vieillards; l’écriture de sa lettre d’adieux présente
encore les grands traits et les jambages enfantins de ses jeunes années.
Son esprit, lui aussi, se conserve aussi magnifiquement intact que ses
tendons et ses nerfs: dans la conversation, il est brillant, étincelant,
surpasse les autres; sa mémoire, d’une précision effrayante, retient
jusqu’aux moindres détails. Rien n’échappe à son souvenir; aucun relief
n’est émoussé ou effacé par la dure râpe des années; à chaque
contradiction la colère fait trembler encore les sourcils du vieil
homme, un rire sonore arrondit sa lèvre, sa langue est féconde en images
originales, le sang, toujours chaud, demande à se satisfaire. Lorsque,
dans une discussion sur _La Sonate à Kreutzer_, quelqu’un objecte au
septuagénaire qu’à son âge il est facile de renoncer à la sensualité,
voici que l’œil du vieillard noueux jette des éclairs de fierté et de
colère: «C’est faux», dit-il, «la chair est encore puissante, j’ai
encore à lutter».

Seule, une vitalité aussi indéfectible explique son infatigable
puissance créatrice, qui ne se flétrit jamais: il n’y a pas une seule
année qui soit restée stérile, dans les soixante ans de son labeur
mondial. Jamais cet esprit ne se repose, cette sensibilité
merveilleusement éveillée et assise ne s’endort ou ne somnole. Tolstoï,
jusqu’au plein de sa vieillesse, ne connaît pas ce que c’est qu’être
réellement malade; la lassitude n’entame jamais sérieusement cet ouvrier
qui travaille dix heures par jour; ses sens toujours dispos n’ont pas
besoin du coup de fouet des excitants, vin ou café, ni de s’échauffer
avec de l’alcool ou de la viande; ses sens, disciplinés, sont si sains,
si joyeusement prompts à l’attaque, si élastiquement tendus et si pleins
d’énergie intense que le moindre contact les fait vibrer et qu’une
goutte suffit à les faire déborder. Sa massive santé ne l’empêche pas
d’avoir l’épiderme sensible (comment serait-il artiste, s’il n’avait pas
cette irritabilité extrême?). Il ne faut toucher qu’avec prudence le
clavier de ses nerfs essentiellement sains, car précisément la véhémence
de leur réaction rend toute émotion dangereuse.

C’est pourquoi (comme Gœthe et comme Platon) il craint la musique, car
elle excite trop fortement les vagues profondes et mystérieuses de son
sentiment; elle attaque trop violemment le nerf de sa passion tout
gonflé du sang de sa vitalité. «Elle agit sur moi d’une manière
terrible», déclare-t-il; et, en fait, tandis que sa famille est assise
autour du piano, à écouter nonchalamment, aimablement, la musique, les
narines de Tolstoï commencent à frémir redoutablement. Ses sourcils se
contractent, en posture de défense; il éprouve «une étrange pression au
cou» et, soudain, il se détourne brusquement et gagne la porte, car les
larmes jaillissent de ses yeux. «Que me _veut_ cette musique?» dit-il
une fois, tout effrayé de sa propre victoire. Il sent qu’elle _veut_
quelque chose de lui, qu’elle menace de lui dérober ce qu’il est résolu
de ne jamais livrer; quelque chose qu’il tient caché tout au fond de
l’armoire secrète des sentiments, et, voici qu’il se produit en lui une
puissante fermentation, un jaillissement qui menace de franchir les
digues.

On ne sait quoi de tout-puissant, dont la force et l’outrance lui font
peur, commence à s’agiter; malgré lui, il se sent au plus profond de son
être saisi par la vague de la sensualité et entraîné à la dérive. Mais
il hait (ou il craint),--à cause de cette outrance, qui, probablement,
n’est connue que de lui-même,--sa propre sensualité. C’est pourquoi il
poursuit aussi «la» femme d’une haine d’anachorète, d’une haine qui
n’est pas naturelle, de la part d’un homme sain. La femme ne lui paraît
«inoffensive que quand elle est absorbée par les soins de la maternité,
ou en état de modestie, ou rendue vénérable par l’âge», c’est-à-dire
au-delà de cette sexualité qu’il «a ressentie toute sa vie comme un
lourd défaut du corps». De même que la musique, la femme, représente
pour cet anti-Grec, pour ce chrétien artificiel, pour ce moine forcé,
uniquement le mal: par la sensualité, l’une et l’autre nous détournent
«de nos qualités innées de courage, de fermeté, de raison, d’équité»;
comme «le Père» Tolstoï le prêchera plus tard, elles nous conduisent «au
péché charnel». Elles «exigent quelque chose de lui», qu’il se refuse à
donner; elles touchent à quelque chose de dangereux qu’il craint de
réveiller.

Il ne faut pas beaucoup d’intelligence pour deviner qu’il s’agit là
d’une sensualité monstrueuse que, dans une lutte qui a duré des années,
il a refoulée avec une persévérante énergie, sans réussir à l’étouffer
complètement et qui, domptée, asservie, vaincue, courbée sous le fouet,
reste tapie dans un coin invisible de son être, les griffes
frémissantes, prête à bondir au premier moment où elle ne serait plus
surveillée. La musique: voici que se détend le lien de la volonté et
déjà l’«animal» se dresse. Les femmes: voici que la meute brâme et
hurle, avide de sang, et secoue les barreaux de fer de la grille. Ce
n’est que par la folle anxiété de moine qu’éprouve Tolstoï, par le
frisson fanatique qu’il éprouve lui-même devant la sensualité saine et
sereine, nue et naturelle, que l’on peut deviner cette virilité de Pan,
cette ardeur au rut de l’animal humain qui est cachée en lui, et qui
dans sa jeunesse se donne librement carrière en de sauvages excès (en
s’adressant à Tchékoff, il se qualifie lui-même d’«infatigable
fornicateur»), pour ensuite rester emprisonnée malgré elle, pendant
cinquante ans, sous la voûte des caves,--emmurée, mais non enterrée. Une
seule chose dans l’œuvre strictement morale de Tolstoï révèle que la
sensualité de cet homme à la santé énorme est restée toute sa vie
excessive: c’est précisément sa peur de la «femme», de la tentatrice,
cette peur qui fait songer aux Pères du désert, cette peur bruyante et
plus que chrétienne, qui le force malgré lui à détourner les yeux, mais
qui, en réalité, n’est que la peur de ses propres appétits, apparemment
sans mesure.

Toujours et partout on sent la même chose: Tolstoï n’a peur de rien,
autant que de lui-même, de sa force d’ours; inéluctablement, l’ivresse
de bonheur que lui donne souvent sa santé extraordinaire est troublée
par l’horreur que lui inspire la puissance effrénée et bestiale de ses
sens. Certes, il les a domptés comme pas un; mais, il le sait, ce n’est
pas impunément qu’on est Russe, homme-peuple et fils d’un peuple
outrancier, qu’on est fanatique des excès, valet des extrêmes. C’est
pourquoi son intelligente volonté harasse son corps. C’est pourquoi il
occupe constamment ses sens, il leur donne du champ, leur offre des jeux
inoffensifs, de l’air et du plaisir, pour les alimenter. Il épuise ses
muscles par un effort barbare à manier la faux et à conduire la charrue;
il les lasse par la gymnastique, la natation, l’équitation; pour leur
ôter leur venin, les rendre inoffensifs, il pousse sa force dangereuse à
sortir de la vie privée pour se répandre dans la nature, où se déchaîne
sans mesure ce que réfrène dans sa vie intérieure l’énergie de sa
volonté.

C’est pourquoi sa passion des passions était la chasse: là, tous les
sens peuvent se donner carrière, qu’ils soient fils de la lumière ou de
l’ombre. Des instincts très anciens, hérités d’ancêtres moscovites et
peut-être tartares, de générations de cavaliers nomades et de guerriers
sauvages, s’éveillent alors démoniaquement dans son sang d’ordinaire
endigué: la sensualité panique relève la tête et flambe. Le Tolstoï qui
n’est pas encore devenu un apôtre s’enivre de l’odeur des chevaux en
nage, de l’excitation des folles chevauchées, des courses et des
randonnées furieuses qui tendent les nerfs. Et même (chose
incompréhensible chez celui qui deviendra le fanatique de la compassion)
il se grise de l’angoisse, des tortures qu’éprouve le gibier abattu,
sanglant, dont le regard fixe et brisé semble contempler le ciel.
«J’éprouve une véritable volupté au spectacle des souffrances de
l’animal qui agonise», avoue-t-il, lorsque d’un puissant coup de gourdin
il fracasse le crâne d’un loup; et c’est par cette poussée triomphante
de la soif de sang qu’on devine tous les instincts brutaux qu’il a
réprimés en lui, sa vie durant (sauf dans les folles années de sa
jeunesse).

A l’époque où, par conviction morale, il a depuis longtemps renoncé à la
chasse, ses mains frémissent encore involontairement, comme pour tirer
un coup de fusil, lorsqu’il voit un lièvre débouler sur le terrain:
c’est l’animal sanguinaire, l’être instinctif, qui tire sur sa chaîne.
Mais il réprime énergiquement et avec constance cette passion, comme
toute autre; finalement la joie que les choses corporelles donnent à ses
sens se contente de la simple contemplation et de la peinture de la
vie,--mais quelle joie véhémente et lucide, c’est encore là! Comme ses
sens, ivres de se déployer, se mettent à courir, à répandre leurs ondes
et à saisir leur proie, dès qu’il les conduit dans la libre nature!
Qu’il faut peu de chose pour les enthousiasmer et les enflammer! Un bon
sourire écarte largement ses lèvres, chaque fois qu’il passe devant un
beau cheval; presque voluptueusement il lui tapote et caresse le garrot
chaud et soyeux pour laisser couler dans ses doigts la chaleur
palpitante de la bête: tout ce qui est purement animal le remplit
d’exaltation. Il peut pendant des heures contempler, les yeux ravis, la
danse de jeunes filles, uniquement à cause de la grâce de ces corps
déliés; et, quand il rencontre un bel homme, une belle femme, il
s’arrête et il interrompt la conversation, rien que pour satisfaire son
joyeux étonnement et s’écrier avec enthousiasme: «Quelle chose admirable
que la beauté humaine!» Car il aime le corps, réceptacle de la vivante
vie, surface qui sent et reflète la lumière, organe respiratoire de
l’air savoureux et affluant de mille sources, enveloppe du sang à la
brûlante circulation; il l’aime dans toute sa chaude palpitation
charnelle, comme le sens et l’âme de la vie.

Oui, lui, l’animalier le plus passionné qu’il y ait dans la littérature,
il aime le corps, comme l’artiste son instrument; il aime l’être
physique comme la forme la plus naturelle de l’homme et il s’aime
lui-même dans son corps élémentaire plus que dans son âme fragile et
parlant une langue double. Il l’aime sous toutes les formes et dans tous
les temps, du commencement à la fin; et sa première observation
consciente de cette passion auto-érotique remonte (ce n’est pas là un
lapsus) à la seconde année de sa vie...

Il faut y insister, pour faire comprendre avec quelle clarté et quelle
netteté de lignes, chez Tolstoï, tout souvenir reste visible comme un
caillou sous le flot du temps. Tandis que Gœthe et Stendhal se
rappellent à peine les impressions de leur septième ou huitième année,
Tolstoï à deux ans éprouve déjà des sensations aussi complexes que
l’artiste qu’il est appelé à devenir--des sensations à travers
lesquelles s’affirme avec autant de force la multiplicité de ses sens.
Lisez cette description de la première impression que lui fait son
corps: «Je suis assis dans une baignoire de bois, tout enveloppé par
l’odeur, nouvelle pour moi, mais qui n’est pas désagréable, d’un
liquide, avec lequel on frotte mon corps. C’est sans doute de l’eau de
son dont on se servait ainsi pour faire ma toilette: la nouveauté de
l’impression agit sur moi et je remarque pour la première fois, avec
complaisance, mon petit corps, avec les côtes visibles sur la partie
antérieure de la poitrine, ainsi que les joues sombres et lisses, et les
manches retroussées de ma nurse, et aussi l’eau de son chaude et fumante
et son clapotis, mais surtout la sensation de poli que la baignoire
produit en moi chaque fois que je passe ma petite main sur les parois.»

Que l’on veuille bien analyser maintenant ces souvenirs d’enfance et les
classer d’après leurs zones sensorielles, et l’on sera étonné de cette
complète plénitude avec laquelle Tolstoï, sous la larve minuscule de
l’enfantelet de deux ans, perçoit le monde ambiant: il _voit_ celle qui
le soigne; il _sent_ l’odeur du son; il _distingue_ déjà cette
impression nouvelle; il _éprouve_ la chaleur de l’eau; il _entend_ le
bruit; il _tâte_ le poli de la paroi de bois, et toutes ces impressions
simultanées des divers cordons nerveux aboutissent à la contemplation,
unanimement «complaisante», par l’enfant, de son propre corps, en tant
que surface collective par laquelle s’expriment toutes les sensations de
la vie. On voit avec quelle précocité les ventouses des sens s’attachent
déjà à l’existence, avec quelle puissance, quelle précision dans la
conscience, la multiple pénétration du monde chez l’enfant se répartit
déjà en impressions distinctes. On peut mesurer combien de subtilité et
en même temps d’intensité cet organisme, devenu adulte, sera capable
d’apporter à chaque impression, lorsque l’enfant aura atteint la
maturité, que ses sens seront gonflés de moelle et d’énergie musculaire,
que ses perceptions seront aiguisées par la conscience et que ses nerfs
seront tendus par la curiosité de la vie. Alors ce bien-être primitif
que fait éprouver à l’enfant, qui cherche à jouer, son corps minuscule
dans l’étroite baignoire, s’épanouira nécessairement en une volupté
d’exister, sauvage et presque enragée; et comme chez le bébé
d’autrefois, il confondra en un sentiment unique d’ivresse l’extérieur
et l’intérieur, l’univers et le moi, la nature et la vie.

En effet, cette ivresse du moi s’identifiant avec l’universalité des
choses, saisit souvent Tolstoï parvenu à l’âge mûr, à la manière d’un
frénétique délire; il suffit de lire que cet homme puissant se lève
parfois la nuit et va dans la forêt contempler ce monde qui l’a choisi
parmi des millions de vivants pour qu’il le perçoive avec plus de force
et de lucidité que tous les autres; que soudain, d’un geste extatique,
il gonfle la poitrine et étend les bras largement, comme s’il pouvait
saisir dans l’air vif et sonore l’infini qui agite son âme; ou que, non
moins ému par la plus petite chose que par l’immensité du cosmos, il se
baisse pour relever et défroisser tendrement un chardon qui a été
piétiné, ou pour contempler avec passion le jeu papillotant d’une
libellule,--après quoi, voyant qu’il est observé par des amis, il se
tourne vite de côté pour ne point trahir les larmes qui lui viennent aux
yeux. Aucun poète contemporain, pas même Walt Whitman, n’a éprouvé si
fortement la volupté physique des organes terrestres et charnels; nul
d’entre eux, n’a attiré à lui, du sein de l’éternel, avec autant de
clarté et d’acuité, tous les détails (à la fois regardant, palpant et
flairant les choses), que ce Russe, avec l’ardeur de sa sensualité digne
de Pan et la grandiose omni-présence d’un dieu antique. Et l’on comprend
alors sa parole fièrement exaltée: «Je suis moi-même la nature.»

Ce Russe à la vaste ramure, constituant lui-même un univers dans
l’univers, est donc enraciné inébranlablement dans sa terre moscovite:
c’est pourquoi l’on croirait que rien ne peut ébranler sa puissante
stabilité. Mais la terre, elle-même, tremble parfois, sous l’action d’un
séisme; et c’est de la même manière que, parfois, Tolstoï aussi
chancelle _media in vita_, au milieu de sa ferme assurance. Brusquement
son œil se fige, ses sens vacillent et ne trouvent devant eux que le
vide, car quelque chose est entré dans le champ de sa vision qu’il ne
peut pas saisir avec les sens; quelque chose qui reste en dehors de la
chaude plénitude du corps et de la vie; quelque chose qu’il ne comprend
pas, malgré la complète tension de ses nerfs; quelque chose qui est hors
de sa portée, à lui, l’homme des sens, parce que ce n’est pas un objet
terrestre, mais une matière qu’il ne peut pas absorber et amalgamer;
quelque chose qui projette une ombre étrangère derrière tout ce qui rend
heureux et ce qui est accessible à la sensibilité; quelque chose qui
refuse de se laisser palper, peser et introduire dans le sentiment de
l’univers, en tout temps assoiffé. Comment saisir, en effet, cette
pensée épouvantable qui soudain fend l’espace circulaire où sont les
phénomènes, comment s’imaginer que ces sens ruisselants et palpitants de
vie pourraient un jour devenir muets et sourds, que la main pourrait
devenir décharnée et insensible et que ce bon corps nu, qui brûle en ce
moment sous l’afflux du sang, pourrait devenir pâture pour les vers et
squelette d’une froideur de pierre? Que serait-ce s’il faisait irruption
chez lui aussi, aujourd’hui ou demain, ce néant, cette chose noire, qui
se tient derrière la vie, cette chose contre laquelle on ne peut se
défendre, qu’on ne peut nulle part saisir distinctement? Que serait-ce
si cette présence, inaccessible aux sens, s’introduisait en lui qui,
précisément encore, regorge de sucs et de force?

Chaque fois que Tolstoï est saisi par la pensée du périssable, son sang
s’arrête. Il était enfant quand eut lieu la première rencontre: on le
conduit devant le cadavre de sa mère; là est étendu quelque chose de
froid et de rigide qui hier encore était de la vie. Pendant
quatre-vingts ans il est incapable d’oublier cet aspect, qu’alors il ne
peut s’expliquer, ni par le sentiment, ni par la pensée. Mais cet enfant
de cinq ans pousse un cri, un terrible cri d’épouvante, et il s’enfuit
de la chambre dans une panique folle, poursuivi par toutes les Érynnies
de la peur. Chaque fois la pensée de la mort tombe sur lui avec la même
violence, comme un choc et une strangulation, qu’il s’agisse du trépas
de son frère, de son père ou de sa tante: chaque fois elle étreint et
gèle sa nuque, cette main glacée, et tous ses nerfs en sont comme
déchirés.

En 1869, avant la crise, mais aux approches de cette date, il décrit «la
blême terreur» (c’est son expression), d’une pareille irruption.
«J’essayai de me coucher, mais, à peine étendu, la terreur me saisit,
une épouvante me prend et m’oblige à me relever. C’est une sorte
d’angoisse, comme on en éprouve avant de vomir: quelque chose met en
pièces mon existence, mais sans la détruire complètement. J’essaye
encore une fois de dormir, mais la terreur est là, rouge et blanche;
quelque chose déchire mon être et, pourtant, me contracte tout.» Le
terrible événement est accompli: avant que la mort ait un seul doigt
dans le corps de Tolstoï, quarante ans avant sa mort véritable, le
pressentiment de celle-ci a déjà pénétré dans l’âme du vivant, et l’on
ne pourra plus l’en chasser complètement. Une grande angoisse s’assied
la nuit au bord de son lit; elle ronge le foie de sa joie de vivre, elle
se glisse entre les feuilles de ses livres et elle dévore ses noires
pensées, déjà en état de putréfaction.

On le voit, la crainte de la mort est chez Tolstoï surhumaine, comme sa
vitalité. Ce serait de la timidité que de la qualifier encore de crainte
nerveuse, comparable, par exemple, à la phobie neurasthénique
d’Edgar-Allan Poë, au frisson voluptueusement mystique d’un Novalis, à
l’assombrissement mélancolique de Lenau. Ici se manifeste une terreur
barbare, animale et nue, un épouvantement sans mélange, un ouragan
d’anxiété, une panique de l’instinct de vie qui vient d’être anéanti. Ce
n’est pas comme un homme pensant, ce n’est pas comme un esprit
virilement héroïque que Tolstoï a peur de la mort; on le dirait marqué
au fer rouge, et, désormais esclave de cette horreur, il frémit dans
tout son être, pousse des cris perçants, sans pouvoir se maîtriser. Sa
crainte se décharge sous forme d’explosion de terreur bestiale et de
lâcheté chancelante, sous forme de choc; c’est l’angoisse primitive de
toute créature, incarnée dans un homme, c’est la terreur follement
exprimée de générations entières qui parle dans une seule âme. Il ne
veut pas se laisser gagner par cette pensée; il ne le veut pas, il s’y
refuse, et l’horreur lui brise cruellement les articulations, car, ne
l’oublions pas, Tolstoï est pris complètement à l’improviste, au milieu
d’une tranquillité sans mesure; il manque à cet ours moscovite toute
transition entre la vie et la mort. La mort est, pour cet être
absolument sain, une chose absolument étrangère, tandis qu’à l’ordinaire
l’homme moyen voit se dresser entre la vie et la mort un pont souvent
franchi: la maladie.

La plupart des individus, vers la cinquantaine, ont déjà en eux à l’état
latent un élément de mort; l’existence de celle-ci n’est plus pour eux
une chose complètement extérieure, une surprise: c’est pourquoi ils ne
frissonnent pas d’une manière si désemparée devant sa première attaque
énergique. Un Dostoïewski, par exemple, qui a été attaché au poteau
d’exécution, les yeux bandés, attendant la salve suprême, et qui s’abat
chaque semaine en proie à des convulsions épileptiques, étant ainsi
habitué à la souffrance, envisage avec plus de fermeté la pensée de la
mort que celui qui n’en a aucun soupçon parce qu’il regorge de santé;
aussi l’ombre de cette terreur sans contrepoids et presque honteuse ne
glace pas son sang d’une manière aussi intense que chez Tolstoï, qui, au
simple souffle du mot, à la simple approche de la pensée de la mort, se
met à trembler. Pour lui, qui ne donne toute sa valeur à la vie que dans
l’épanouissement de son moi, dans l’«ivresse de vivre», la plus légère
diminution de cette vitalité est une sorte de maladie (à trente-six ans
il se qualifie déjà de «vieil homme»). C’est pourquoi cette nouvelle
impression le pénètre de part en part, comme un projectile.

Seul celui qui sent l’existence avec tant de puissance vitale peut, par
un phénomène absolument complémentaire, craindre le non-être avec une
telle intensité; seule une santé si démesurée s’épouvantera avec une
rage aussi furieuse, devant la réalité encore plus puissante de la mort.
Mais, précisément, parce qu’ici une vitalité diabolique se dresse contre
une crainte également diabolique de la mort, il se produit chez Tolstoï
une telle gigantomachie entre l’être et le non-être, la plus grande
peut-être de la littérature universelle. Car seules des natures géantes
opposent une résistance gigantesque: un homme autoritaire, un athlète de
la volonté, comme celui-ci, ne capitule pas, purement et simplement,
devant le néant ou ne cherche pas lâchement un asile derrière la porte
des églises: aussitôt après le premier choc, il se ressaisit, contracte
ses muscles pour vaincre cet ennemi qui a soudain bondi sur lui; non,
une vitalité débordante, élastique comme la sienne, ne se donne pas pour
vaincue sans combattre. A peine remis de sa terreur première, il se
retranche derrière le rempart de la philosophie; il lève les ponts et
avec des catapultes prises dans l’arsenal de sa logique, crible de
projectiles l’ennemi invisible, pour le chasser. Le mépris est son
premier moyen de défense: «Je ne puis m’intéresser à la mort, pour la
raison principale que, tant que je suis en vie, elle n’existe pas.» Il
l’appelle «indigne d’être crue», il prétend orgueilleusement qu’il «ne
craint pas la mort, mais seulement la crainte de la mort»; il affirme
sans cesse (pendant trente ans!) qu’il ne la craint pas, qu’il ne pense
pas à elle avec angoisse; mais ces paroles sont contredites trop
nettement par le fait qu’à partir de sa cinquantième année, il ne fait
que s’occuper, malgré lui et continuellement, du problème de la mort, et
cela non pas d’une manière superficielle, mais avec «toute la force de
son âme». Cependant, il ne trompe personne, pas même lui. Il n’y a pas
de doute, dans le rempart de sa tranquillité morale et physique une
brèche s’est produite dès le premier assaut de cette névrose de la peur;
tous ses nerfs et toutes ses pensées sont à la merci de ces attaques, et
Tolstoï, depuis sa cinquantième année, ne combat plus que sur les ruines
de la confiance qu’il avait autrefois en sa propre vie. Et plus il fait
d’efforts acharnés pour s’arracher à l’obsession de cette idée, plus il
a conscience de l’impossibilité d’échapper à son étreinte. Reculant pas
à pas, il doit avouer que la mort n’est pas seulement «un fantôme», un
«épouvantail», mais un adversaire hautement respectable, que l’on ne
peut pas intimider par de simples paroles. Alors Tolstoï essaye de voir
s’il ne serait pas possible de continuer d’exister au sein de
l’inévitable _périssabilité_, et, puisqu’on ne peut pas vivre en luttant
contre la mort, de voir s’il ne serait pas possible de vivre avec elle.

Grâce à cette lumière nouvelle s’ouvre une seconde phase, féconde cette
fois, dans les rapports de Tolstoï avec la mort. Il «ne se débat plus»
contre la présence de celle-ci; il ne nourrit plus l’illusion de pouvoir
l’écarter grâce à des sophismes, ou, par la force de sa volonté, de
l’exclure du monde de ses pensées; il essaye de l’introduire dans son
existence, de l’amalgamer au sentiment de sa vie, de s’endurcir contre
l’inévitable, de «s’habituer» à elle. La mort est invincible, ce géant
de la vie est bien obligé de le reconnaître, mais non pas la crainte de
la mort: c’est pourquoi il emploie désormais toute sa force uniquement
contre cette peur. Tels les trappistes espagnols qui dorment dans des
cercueils, pour tuer en eux toute épouvante, Tolstoï pratique par des
exercices de volonté opiniâtres et quotidiens, à la manière d’une
auto-suggestion, un incessant _memento mori_; il se contraint à penser
constamment à la mort, sans être effrayé par elle. Chaque note de son
_Journal_ commence par trois lettres mystérieuses: S. j. v. («Si je
vis»); des années durant, chaque mois porte cette mention, ce rappel
destiné à lui-même: «Je me rapproche de la mort.» Il s’habitue à la
regarder en face; mais l’habitude émousse ce qu’une chose a d’étranger,
elle triomphe de la peur. Ainsi, en trente ans de luttes avec la mort,
l’idée d’abord étrangère s’intériorise et l’ennemi devient une sorte
d’ami. Tolstoï l’attire à lui, en lui; il fait de la mort un élément
moral de sa vie, et par là l’angoisse primitive devient «égale à zéro».
Avec calme, et même volontiers, l’homme devenu chenu, le sage, regarde
en plein visage l’ancien épouvantail: «On n’a pas besoin de méditer sur
lui, mais il faut toujours le voir devant soi. Toute la vie devient
alors plus grave, plus importante et véritablement plus féconde et plus
joyeuse.»

La nécessité est devenue une vertu; Tolstoï (éternelle ressource de
l’artiste!) a surmonté sa terreur en l’objectivant; il a éloigné de lui
la mort et la peur de la mort, en les incarnant dans d’autres créatures,
les personnages de son œuvre. Ainsi ce qui, au début, semblait vouloir
l’anéantir, lui sert à approfondir la vie et, par un phénomène hautement
inattendu, donne à son art une envergure grandiose; car, depuis qu’il
sent qu’elle lui est destinée, il sait ce qu’est la mort; grâce à ses
angoissantes explorations, grâce aux mille fois que dans son imagination
il s’est vu mourir, lui, le plus passionné des vivants, il devient le
plus savant descripteur de la mort, le maître de tous ceux qui ont
jamais représenté les choses du trépas. L’anxiété, elle qui devance la
réalité, qui interroge fiévreusement toutes les possibilités, qui
possède les ailes de l’imagination et qui est spiritualisée jusqu’aux
plus subtiles innervations, est, à coup sûr, toujours plus créatrice que
la muette et grossière santé: que sera-ce alors d’une anxiété si
frémissante, si panique, qui est à vif depuis des dizaines d’années, que
sera-ce de l’horreur et de la stupeur sacrées, _horror et stupor_, d’un
géant de l’esprit? Grâce à elle, il connaît tous les symptômes de
l’anéantissement corporel, il connaît chaque trait, chaque signe que le
burin de Thanatos dessine dans la chair qui va périr, chaque frisson et
chaque épouvante de l’âme qui s’engloutit dans les ténèbres: l’artiste
se sent puissamment exalté par son propre savoir. La mort d’Ivan
Ilitsch, avec son atroce hurlement «Je ne veux pas, je ne veux pas», la
pitoyable fin du frère de Levine, les multiples trépas qu’il y a dans
ses romans, les «Trois morts», tous ces mouvements de l’esprit aux
aguets qui se penche au bord extrême de la conscience, tout cela, qui
est le plus grand mérite psychologique de Tolstoï, serait inconcevable
sans cet ébranlement terrible, sans cette pénétration de tout l’être par
l’horreur que lui-même a éprouvée, sans ce frisson neuf, fait d’acuité
vigilante et de méfiance et qui est au-dessus de ce monde. C’est
seulement dans le contraste avec l’inépuisable source de lumières
qu’était pour l’artiste une santé obscurcie, que la plus fine nuance de
pensée, le moindre changement physique pouvaient se dessiner avec une
telle netteté, par touches dégradées; c’est seulement une force si
indiciblement brisée par la terreur jusque dans ses atomes les plus
intimes qui pouvait trembler encore de cette manière, dans chacune de
ses fibres, pour vouloir rester éveillée. Sympathiser signifie toujours
avoir d’abord senti: Tolstoï, pour décrire ces cent morts, a dû,
d’abord, dans son âme bouleversée, vivre, éprouver et subir cent fois la
mort. C’est précisément ce qu’il y a en apparence d’insensé dans cet
obscurcissement soudain de l’existence qui allume donc chez l’artiste
qu’est Tolstoï un nouveau sens, car seule son anxiété, faite de
pressentiment, a poussé son art, du superficiel, de la simple
observation et de la copie de la réalité, jusqu’aux profondeurs du
savoir; c’est seulement cette anxiété qui, après la plénitude
d’objectivité sensorielle, à la Rubens, qu’il y a chez Tolstoï, lui a
enseigné cette lumière, pour ainsi dire métaphysique et venant de
l’intérieur, au milieu des ombres tragiques, qui est la caractéristique
de Rembrandt. Uniquement parce que Tolstoï a vécu la mort d’une manière
plus véhémente que tous, en pleine substance vivante, il l’a rendue,
comme pas un, vivante pour nous tous.

Chaque crise est un cadeau fait par le destin à l’homme créateur: ainsi,
exactement comme dans l’art de Tolstoï, s’établit aussi dans son
attitude spirituelle et sa philosophie de l’univers, finalement, un
nouvel et plus haut équilibre. Les oppositions se pénètrent
mutuellement; le terrible conflit du désir de vivre avec son tragique
contraire fait place à une entente sage et harmonieuse: la vie qui
lentement s’éteint et la mort dont les ombres se rapprochent, se
confondent, flot à flot, d’une manière belle et féconde, dans l’héroïque
crépuscule de ses années de vieillesse. Le sentiment, enfin apaisé,
repose tout entier, au sens de Spinoza, dans un pur équilibre entre la
crainte et l’espoir de l’heure suprême: «Il n’est pas bon d’avoir peur
de la mort; il n’est pas bon de la désirer. Il faut placer le fléau de
la balance de telle façon que l’aiguille soit verticale et qu’aucun
plateau ne l’emporte sur l’autre: ce sont là les meilleures conditions
pour bien vivre.»

La dissonnance tragique est enfin harmonisée. Le vieillard Tolstoï n’a
plus la haine de la mort et il n’a plus d’impatience à son égard; il ne
la fuit plus, il ne la hait plus: il y rêve seulement en de douces
méditations,--comme un artiste, dans les anticipations de sa pensée,
travaille à un ouvrage invisible et pourtant déjà présent. Et,
précisément, c’est pourquoi cette heure suprême, si longtemps redoutée,
lui accorde la grâce parfaite: la grâce d’une mort grande comme sa
vie,--d’une mort qui sera l’œuvre de ses œuvres.




L’ARTISTE

        «_Il n’y a pas de véritable plaisir en dehors de celui qui
        provient de la création. Que l’on fasse des crayons, des bottes,
        du pain ou des enfants, c’est-à-dire des êtres humains, sans
        création il n’y a pas de véritable plaisir; sans elle, il n’y en
        a pas qui ne soit point mêlé d’angoisse, de souffrance, de
        remords de conscience et de honte._»

        Lettre de Tolstoï.


Chaque œuvre d’art n’atteint le plus haut degré de perfection que quand
on oublie son origine artificielle et que son existence nous semble la
réalité nue. Chez Tolstoï cette illusion sublime se produit souvent.
Jamais on n’ose supposer, tellement ses récits se présentent à nous avec
les couleurs de la vérité sensible, qu’ils soient imaginés et que leurs
personnages soient inventés. En le lisant on se figure n’avoir pas fait
autre chose que regarder, par une fenêtre ouverte, le monde réel.

Si, par conséquent, il n’y avait que des artistes à la manière de
Tolstoï, on serait facilement induit à l’erreur de croire que l’art est
quelque chose d’extrêmement simple, que la vérité artistique est toute
naturelle, que composer une œuvre littéraire revient simplement à une
copie exacte de la réalité, à une sorte de calque sans grande peine
intellectuelle, et qu’il ne faut pour cela, suivant le propre mot de
Tolstoï, «qu’une qualité négative: ne pas mentir». Car avec une évidence
grandiose, avec le naturel naïf d’un paysage, l’œuvre de Tolstoï se
dresse devant nos yeux, riche et bruissante, comme une nouvelle nature,
aussi véritable que l’autre. Toutes les puissances mystérieuses de la
_furor_ de l’inspiration, de l’ardeur à enfanter, des visions
phosphorescentes, de l’imagination hardie et souvent illogique, les
éléments primitifs du poète créateur paraissent superflus et absents
dans l’œuvre épique de Tolstoï: on est amené à penser que ce n’est pas
un démon ivre, mais un homme lucide et de sang-froid qui a fabriqué sans
effort, par une méthode de simple observation précise et par une copie
persévérante faite d’après nature, un duplicata de la réalité.

Mais ici la perfection de l’artiste trompe l’esprit qui en jouit avec
gratitude, car qu’y a-t-il de plus difficile que la vérité, de plus
pénible que la clarté? Les manuscrits originaux prouvent que Léon
Tolstoï n’a pas été gâté par la facilité, mais qu’il fut un des
travailleurs les plus admirables, les plus patients et les plus
appliqués et que ses immenses fresques de l’univers sont une mosaïque
constituée avec autant d’art que de peine par la juxtaposition de
petites pierres innombrables portant chacune en elle un infime élément
de couleur, c’est-à-dire par des millions de minutieuses observations de
détail.

Derrière la netteté des lignes, en apparence obtenue sans peine, se
cache le plus opiniâtre travail d’artisan de quelqu’un qui n’est pas un
visionnaire, d’un maître de la patience, qui, procédant lentement et
objectivement, comme les vieux peintres allemands, donnait toujours
d’abord, avec grand soin, une première couche à chaque portrait, puis
mesurait posément les distances, bâtissait prudemment chaque contour et
chaque ligne et puis établissait les tons l’un après l’autre, avant de
donner définitivement, par un jeu savant d’ombres et de reflets, à sa
fable épique les effets de lumière de la vie.

_Guerre et Paix_, cette énorme épopée qui a deux mille pages, a été
recopiée sept fois; les esquisses et les notes qui s’y rapportent
rempliraient de grandes caisses. Chaque menu fait de l’histoire, chaque
détail matériel est soigneusement documenté: pour donner une précision
objective à la description de la bataille de Borodino, Tolstoï chevauche
pendant deux jours, la carte d’état-major à la main, tout autour du
champ de bataille; il fait en chemin de fer des lieues et des lieues
pour apprendre, de la bouche d’un combattant quelconque encore en vie,
un menu détail d’ornementation. Non seulement il fouille tous les livres
et explore les bibliothèques, mais encore il demande à des familles
nobles et il tire des archives des documents ignorés et des lettres
privées, simplement pour saisir un petit grain de réalité en plus. Ainsi
se rassemblent, d’année en année, les gouttelettes de mercure de dix
mille, de cent mille observations minuscules, jusqu’au moment où, peu à
peu, sans avoir besoin de rien pour les joindre, elles s’unissent et se
confondent, créant ainsi une forme ronde, pure et parfaite. Et ensuite,
lorsqu’est achevé ce combat pour la vérité, commence la lutte pour la
clarté. Comme Baudelaire, cet artiste en lyrisme, le fait pour chaque
ligne de ses poèmes, Tolstoï, avec le fanatisme de l’ouvrier impeccable,
lime, polit et travaille sa prose; il la martelle et il la ciselle. Une
seule phrase qui chevauche, un adjectif qui ne cadre pas absolument, au
milieu des deux mille pages de l’œuvre, peuvent l’inquiéter tellement
que, terrifié, après avoir renvoyé les épreuves à l’imprimeur, à Moscou,
il lui télégraphie d’arrêter le tirage, pour qu’il puisse encore
modifier la cadence de l’endroit en question. Cette première version
imprimée est ensuite rejetée dans l’alambic intellectuel; elle est
encore une fois refondue, encore une fois passée à la forme; non, s’il y
a jamais eu un art qui n’eût pas coûté de peine, ce n’est pas
précisément celui de cet écrivain, en apparence le plus naturel de tous.
Pendant sept ans Tolstoï travaille huit heures, dix heures par jour; il
n’est donc pas étonnant que même cet homme, dont les nerfs sont les plus
sains de tous, s’effondre psychiquement après chacun de ses grands
romans; l’estomac refuse soudain de fonctionner, les sens se troublent
et chancellent; un sentiment de malaise, d’insuffisance, analogue à une
sorte de mélancolie grossière, l’envahit chaque fois qu’il vient
d’achever une grande œuvre; il faut qu’il s’en aille dans la solitude
absolue, très loin de toute civilisation, dans la steppe, vers les
Baschiks, pour habiter dans des huttes et, grâce à une cure de koumis,
reconquérir l’équilibre moral.

Précisément ce génie épique, frère d’Homère, ce conteur naturel par
excellence, limpide comme l’eau de roche et presque primitif à la
manière du peuple, recèle en lui un artiste tourmenté et extrêmement
insatisfait (mais y a-t-il des artistes qui ne le soient pas?).
Cependant,--et c’est là la grâce suprême,--la difficulté de la genèse
reste invisible dans la vie parfaite de l’œuvre. Cette prose, dans
laquelle on ne sent plus l’art, apparaît, au milieu de notre temps, et
aussi par-delà tous les temps, en quelque sorte éternelle, sans origine
et sans âge, comme la Nature. Nulle part elle ne porte la marque
reconnaissable d’une époque déterminée; si quelques-uns des romans de
Tolstoï tombaient pour la première fois entre les mains du lecteur sans
porter le nom de leur auteur, personne n’oserait indiquer dans quelle
décade, ni même dans quel siècle ils ont été créés, tellement ils
constituent une façon de raconter qui est absolument en dehors du temps.
Les légendes populaires des _Trois Vieillards_, ou _Combien de Terre il
faut à l’Homme_ pourraient être contemporaines de Ruth et de Job, avoir
été imaginées un millénaire avant l’invention de l’imprimerie et aux
premiers âges de l’écriture; _La Mort d’Ivan Ilitsch_, _Polikei_ ou
_Mesureur de toile_ appartiennent aussi bien au XIXe siècle qu’au XXe et
au XXXe; car l’âme des contemporains, l’esprit d’une époque ne s’y
trouvent pas exprimés, comme chez Stendhal, Rousseau ou Dostoïewski,
mais bien l’âme primitive, celle de tous les temps, qui n’est soumise à
aucune évolution, le souffle terrestre, la sensibilité primitive,
l’angoisse foncière, la solitude originelle de l’homme devant l’infini;
et, précisément, comme cela arrive au sein de l’espace absolu, pour
l’humanité, au sein de l’espace relatif de son activité littéraire, la
maîtrise unanime et régulière de Tolstoï abolit le temps.

Tolstoï n’a jamais eu à apprendre son art de narrateur et il ne l’a
jamais désappris; son génie naturel ne connaît ni croissance, ni déclin,
ni progrès, ni régression. Les descriptions de paysages faites par le
jeune homme de vingt-quatre ans dans _Les Cosaques_ et cet inoubliable
et radieux matin de Pâques dans _Résurrection_,--peint quand il avait
soixante ans, lorsque avait passé une bruyante génération
d’hommes,--respirent également la même fraîcheur de nature, immédiate et
sensible à tous les nerfs, la même sensibilité du monde organique et
inorganique, ayant un caractère plastique, tangible. Dans l’art de
Tolstoï, il n’y a ni apprentissage, ni oubli de ce qui a été autrefois
appris, il n’y a ni apogée, ni décadence; la même perfection objective y
persiste un demi-siècle durant, de même que les rochers sont là figés
devant Dieu, graves et permanents, roides et immuables dans leurs
contours, de même les œuvres de Tolstoï s’érigent au milieu du temps
instable et changeant.

Mais c’est précisément grâce à cette perception uniforme et qui, par
conséquent, n’a rien d’humainement personnelle, qu’on sent à peine la
présence vivante de l’artiste dans son œuvre; ce n’est pas comme
inventeur d’événements imaginaires que Tolstoï nous apparaît, mais
simplement comme le magistral rapporteur d’une réalité immédiate.
Effectivement, on a souvent une sorte de scrupule à qualifier Tolstoï de
_poeta_, car ce mot ailé de poète désigne, quoi qu’on dise, une manière
d’être différente, une forme sublimée de l’humain, quelque chose de
mystérieusement lié au mythe et à la magie, l’être en extase qui, dans
une ivresse visionnaire, laisse échapper en paroles pythiques des
vérités inaccessibles, désigne le génie débordant d’intuition, qui met à
nu l’ineffable, grâce à la mélodie, et l’insaisissable grâce au symbole
qui en est l’âme. Tolstoï, au contraire, n’est nullement un homme «d’une
sphère supérieure», il est complètement enraciné en deçà de ce monde et
non pas au-dessus de la terre; il est la substance même de tout ce qui
est terrestre; nulle part il ne dépasse la zone étroite de ce qui tombe
sous les sens, de ce qui est tangible et palpable; mais à l’intérieur de
ce domaine quelle n’est pas sa perfection! Il n’a pas de qualités
différentes de celles des autres hommes, des qualités tenant des Muses
ou de la Magie; celles qu’il a sont des qualités ordinaires, mais elles
ont chez lui une puissance infinie: il se contente d’avoir un esprit
plus intense, il voit, entend, sent et ressent plus nettement, plus
clairement, plus largement et plus sciemment que l’homme normal, il se
souvient plus longtemps et avec plus de logique; il pense plus vite,
avec plus d’ingéniosité et de précision; bref, chaque qualité humaine
s’incarne, dans l’appareil d’une perfection unique qu’est son organisme,
avec une intensité qui va au centuple de ce qu’il y a chez une nature
ordinaire. Mais jamais Tolstoï ne dépasse (et c’est pourquoi si rares
sont ceux qui osent l’appeler «génie», alors que pour Dostoïewski le mot
est tout naturel) la barrière de la normale; jamais il n’entre dans le
monde mystique, sphérique, prophétique, dans ces royaumes
supraterrestres, où, par une fente ou une lucarne, nous voyons parfois
un message de feu flamboyer dans «l’homme de l’ivresse», dans le
visionnaire; jamais l’activité littéraire de Tolstoï ne paraît animée
par un Démon, par l’Inconnaissable. De là sa clarté, sa
compréhensibilité pour tous, car jamais cette imagination liée à la
terre ne peut inventer quelque chose qui soit par delà «la mémoire
concrète», quelque chose en dehors de l’humanité commune; c’est pourquoi
son art restera toujours objectif, positif, précis, humain; ce sera un
art éclairé par la lumière quotidienne, une réalité potentialisée.

Tolstoï donc ne fait pas œuvre de poète, il n’imagine pas des mondes
magiques, il se contente de «rapporter» des choses qui sont simplement
réelles: aussi, quand il raconte, on a l’impression d’entendre parler,
non pas un artiste, mais les objets eux-mêmes. Les hommes et les animaux
sortent de son univers comme de leur habitation particulière et
familière, selon le rythme naturel de leurs mouvements; on sent qu’il
n’y a là aucun poète passionné placé derrière eux, pour les pousser et
les faire agir avec précipitation, par exemple à la façon de Dostoïewski
qui toujours frappe ses personnages d’un knout brandi avec fièvre, si
bien qu’ils s’élancent en criant et tout brûlants dans l’arène de leurs
passions. Lorsque Tolstoï raconte, on n’entend pas son souffle. Il
raconte, comme les montagnards gravissent une altitude: lentement,
régulièrement, par degré, pas à pas, sans faire de sauts, sans
impatience, sans fatigue, sans faiblesse, et les battements de son cœur
ne passent jamais dans sa voix; de là vient aussi que nous sommes d’une
sérénité incomparable, quand nous le suivons. Chez Tolstoï, on n’est
pas, comme chez Dostoïewski, emporté avec la rapidité de l’éclair, le
long des arêtes éblouissantes du ravissement; on n’est pas précipité
soudain dans les vertiges sonores de l’abîme; on n’est pas soulevé comme
par des ailes dans les sphères de rêves fantastiques: en présence de
l’art tolstoïen on reste complètement lucide, comme devant la science.

On ne chancelle pas, on ne doute pas, on ne se fatigue pas, on monte pas
à pas, guidé par sa main de bronze, le long des grands blocs montagneux
que forment ses épopées et, échelon par échelon, en même temps que
l’horizon s’élargit, la vue s’étend avec vastitude. Les événements ne se
déroulent qu’avec lenteur; les lointains ne s’éclairent que peu à peu,
mais tout cela se produit avec la sûreté radicale d’un rouage
d’horlogerie, comme, lorsque le soleil se lève au matin, ses rayons
s’élèvent pouce à pouce de la profondeur d’un paysage.

Tolstoï raconte avec une simplicité toute naturelle, comme ces poètes
épiques des premiers temps du monde, les rhapsodes, les psalmistes et
les chroniqueurs racontaient autrefois, lorsque l’impatience n’avait pas
encore fait son apparition parmi les hommes, que la nature n’était pas
encore séparée de ses créatures, qu’aucune hiérarchie établie au point
de vue humain ne distinguait orgueilleusement l’homme et les animaux,
les plantes et les pierres, mais au contraire lorsque le même respect et
la même divinité s’appliquaient au plus petit comme au plus grand. En
effet, Tolstoï aperçoit les choses sous l’aspect de l’universel,
c’est-à-dire d’une façon absolument anthropomorphique, et, bien qu’en ce
qui concerne l’éthique, il soit le moins Grec de tous les hommes, comme
artiste ses impressions sont absolument celles de Pan, celles d’un
panthéiste complet.

Pour lui, il n’y a pas de différence entre les convulsions hurlantes
d’un chien qui est à l’agonie et la mort d’un général chargé de
décorations ou la chute d’un arbre ébranlé par le vent et à la veille de
périr. La beauté et la laideur, l’animalité et l’humanité, la pureté et
l’impureté, ce qui est magie et ce qui est végétation, tout cela, il
l’aperçoit du même regard à la fois pictural et plein d’âme. Pour
exprimer de deux façons une seule et même idée, ce serait jouer avec les
mots que de vouloir déterminer s’il naturalise l’homme ou s’il humanise
la nature. C’est pourquoi aucune sphère du monde terrestre ne lui reste
fermée; sa sensibilité glisse du corps rose d’un nourrisson à la peau
flasque d’un cheval de remise usé par le travail, ou de la robe de
cotonnade d’une paysanne à l’uniforme de parade du plus auguste
capitaine, familiarisée qu’elle est avec chaque corps, avec chaque âme,
s’y trouvant immédiatement en pays de connaissance et y recueillant des
impressions avec une sûreté inimaginable qui pénètre tous les mystères
et jusqu’au plus profond du sang et de la chair de l’être humain.
Souvent des femmes ont demandé avec terreur comment cet homme était
capable de décrire leurs sensations les plus cachées et les plus
personnelles, comme s’il leur enlevait la peau, comment il pouvait
exprimer cette pression et cette traction que produit dans la poitrine
des mères le lait qui jaillit, ou bien la sensation agréable de
fraîcheur qui se répand comme une bruine sur les bras nus d’une jeune
fille qui pour la première fois prend part à un bal.

Et, si les animaux pouvaient parler pour exprimer leur raisonnement, ils
demanderaient par quelle intuition formidable Tolstoï a pu deviner la
volupté torturante qu’éprouve un chien de chasse à l’odeur de la bécasse
sauvage ou bien les «pensées-instincts», traduites seulement par des
mouvements, d’un étalon pur sang au moment où dans une course est donné
le signal du départ. On n’a qu’à lire le récit de chasse qu’il y a dans
_Anna Karénine_. Toutes observations d’une précision intuitive qui
l’emportent comme valeur descriptive sur les expériences des zoologistes
et des entomologistes, depuis Buffon jusqu’à Fabre. L’exactitude de
Tolstoï dans sa faculté d’observation ne fait pas de différence entre
les choses de la terre: son amour n’a pas de préférence. Napoléon, pour
ce regard incorruptible, n’est pas plus homme que le dernier des
humains, et, à son tour, ce dernier n’est pas plus important et
substantiel que le chien qui court derrière lui ou que la pierre que ce
chien touche de ses pattes. Tout ce qu’il y a dans le cercle du monde
terrestre: l’humain et la matière, les plantes et les bêtes, les hommes
et les femmes, les vieillards et les enfants, les capitaines et les
paysans, tous inscrivent dans ses organes leurs vibrations sensorielles
avec la même lumière cristalline et uniforme, pour en sortir d’une
manière aussi ordonnée. Cela donne à son art quelque chose de l’égalité
de l’incorruptible Nature et à ses récits épiques ce rythme de la mer,
monotone et pourtant grandiose, qui toujours évoque en nous le nom
d’Homère.

Celui dont la vision est si étendue et si parfaite n’a pas besoin
d’inventer; qui observe d’une manière aussi poétique n’a besoin de rien
imaginer, comme le fait le poète. Tolstoï pendant toute une vie n’a fait
qu’observer avec ses sens et qu’élaborer ce qu’il a vu: il ne connaît
pas le rêve qui dépasse la réalité. Son art ne vient point d’en haut; il
est orienté vers l’intérieur; comme il le dit un jour excellemment, cet
art est une construction en profondeur et non pas une architecture
élevée sur les hauteurs. Artiste absolument objectif, contrairement à
Dostoïewski le visionnaire, il n’a nulle part à franchir le seuil du
réel pour parvenir à l’extraordinaire; il ne tire pas ses événements
d’un espace imaginaire situé au-dessus du monde, mais il se contente de
creuser dans une terre commune, dans les hommes ordinaires, ses galeries
de mineur hardi et audacieux. Et, qui plus est, dans l’humanité, Tolstoï
peut se passer de tourner son attention vers des natures anormales et
pathologiques, ou même, en allant plus loin, comme Shakespeare et
Dostoïewski, de créer par une magie mystérieuse de nouveaux échelons
intermédiaires entre Dieu et la bête, des Ariels et des Aljoschas, des
Calibans et des Karamazofs. Le jeune paysan le plus quotidien, le plus
banal, revêt un intérêt secret dans cette profondeur que seul Tolstoï a
atteinte: il lui suffit pour pénétrer dans les galeries de ses royaumes
souterrains de l’âme d’un simple campagnard, d’un soldat, d’un ivrogne,
d’un chien, d’un cheval, de n’importe quoi, de quelque chose qui n’a
aucune personnalité, qui est perdu au sein du normal et du
quotidien,--en quelque sorte, des matériaux humains les plus quelconques
et les premiers venus, n’ayant rien de commun avec des âmes précieuses
et subtiles; mais il impose à ces figures, tout à fait moyennes, un
caractère moral inouï, et cela non pas en les embellissant, mais en les
approfondissant.

Il ne connaît d’autre technique que cette exactitude de la vision; il
recourt uniquement à l’instrument nu, tranchant et incisif de la vérité;
mais il enfonce ce dur foret avec une force si catégorique dans chaque
événement, dans chaque objet, que l’on découvre avec étonnement, au sein
de ce monde, un monde plus profond, une couche psychologique qu’aucun
mineur n’avait encore explorée. Ce sont des réalités, et non des rêves,
qui mettent en branle sa force plastique; comme le sculpteur, il lui
faut, pour créer une forme, de la terre, de la pierre ou de l’argile;
jamais, comme au musicien, la seule vibration aérienne ne lui suffit. Il
n’est donc pas surprenant que Tolstoï n’ait jamais écrit de poème; ce
qui est poétique est par nature situé aux antipodes de ce réaliste
fieffé. Son art ne parle qu’une seule langue, celle de la réalité, et
c’est là sa limite, mais il la parle avec plus de perfection que jamais
jusqu’alors aucun poète,--et c’est là sa grandeur. Pour Tolstoï, beauté
et vérité ne font qu’un.

Ainsi, pour le dire encore une fois et en une formule lapidaire, il est
le plus clairvoyant de tous les artistes, mais non un voyant; il est le
plus parfait de tous les «reporters de la réalité», mais non un poète
créateur. Pour construire son univers, dont les dimensions et la variété
sont inouïes, il n’a que des instruments physiques et terrestres, les
cinq sens de la sensibilité objective, ces instruments étonnamment vifs,
subtils, rapides et précis, mais qui, malgré tout, ressortissent à la
mécanique du corps. Ce n’est pas au moyen des nerfs, comme Dostoïewski,
ou de visions, comme Hœlderlin ou Shelley, que Tolstoï aboutit à ses
perceptions les plus rapides, mais c’est uniquement grâce à l’action
coordonnée de ses sens, dont le rayonnement ressemble à celui de la
lumière. Comme des abeilles, ils essaiment continuellement, pour lui
apporter le pollen aux couleurs toujours nouvelles de l’observation,
pollen qui ensuite, dans la fermentation d’une objectivité passionnée,
donne le miel liquide et doré de l’œuvre d’art.

Seuls ses sens merveilleux de docilité, de clairvoyance et de finesse
acoustique, ses sens aux nerfs puissants et pourtant subtils, ses sens
vifs et calculateurs qui se glissent dans les replis les plus obscurs de
l’être humain, à la manière des chats, seuls ses sens, hyperexcitables
et doués d’une puissance presque animale, extraient de chaque phénomène
de ce monde cette masse sans analogue de substance sensible, qu’ensuite
la chimie mystérieuse de cet artiste sans ailes transforme en matière
psychologique, aussi lentement qu’un chimiste lui-même distille
patiemment les éthers des plantes et des fleurs. Toujours
l’extraordinaire simplicité des récits de Tolstoï résulte d’une
multiplicité inouïe et incalculable constituée par des myriades
d’observations particulières. Car, pour connaître les pensées, les
sentiments d’un homme, Tolstoï doit toujours avoir, au préalable, étudié
son physique dans chacun de ses caractères secrets et dans chacun de ses
détails, dans chaque pli et dans toute sa faculté de transformations.
Comme un médecin, il commence d’abord par un examen général, par un
inventaire de toutes les propriétés corporelles des individus, avant
d’appliquer le processus de la distillation épique à l’univers de ses
romans.

«Vous ne pouvez pas vous imaginer», écrit-il un jour à un ami, «combien
il m’est pénible ce travail préparatoire, cette nécessité de labourer
d’abord le champ que j’ai l’intention d’ensemencer. Il est terriblement
difficile de penser et de se représenter sans cesse tout ce qui peut se
produire avec tous les personnages, qui ne sont encore qu’à l’état de
devenir, de l’œuvre, très vaste, à laquelle on songe; il est
terriblement difficile de se figurer les possibilités de tant d’actions,
pour en choisir ensuite un millionième». Et, comme ce processus plus
mécanique que visionnaire, consistant à réduire toujours la foule des
détails à la condensation d’une unité, se répète pour chaque personnage,
on voit combien de grains de poussière il faut écraser et combiner à
nouveau, dans ce moulin de la patience, avant d’obtenir la forme
cherchée. Pour composer un roman, Tolstoï doit choisir entre mille
situations et figures; il doit ensuite construire, d’abord physiquement,
chaque figure particulière avec une infinité de menues observations,
avant de la modeler suivant la courbe d’une exacte psychologie, car ce
n’est que par l’addition d’innombrables signes corporels que se
constitue chez Tolstoï une physionomie. Chaque être humain est le
résultat de mille détails, et chaque détail est le résultat de
l’observations d’autres faits infinitésimaux, car avec la froide et
impeccable exactitude d’une lentille grossissante il approfondit chaque
symptôme révélateur du caractère. Dans le style d’Holbein, trait contre
trait, il dessine, par exemple, une bouche; la lèvre supérieure est
distinguée de la lèvre inférieure avec toutes ses anomalies
individuelles; chaque frémissement des commissures se manifestant dans
certaines affections morales est noté exactement; la nature du sourire
et du pli que fait la colère est mesurée plastiquement; alors seulement
la couleur de cette lèvre est peinte avec lenteur; son caractère charnu
ou ferme est palpé d’un doigt invisible; la petite ombre de la moustache
qui se profile au-dessus d’elle est savamment limitée. Cependant, cela
ne donne que la forme brute, l’aspect simplement charnel qu’a la lèvre,
et il s’y ajoute alors sa fonction spécifique, la rythmique du langage,
l’expression typique de la voix qui, maintenant, reçoit une inflexion
individuelle appropriée à l’individualité de cette bouche.

Et ce qui a été fait ainsi pour une seule lèvre se répète, dans l’atlas
anatomique de son analyse, pour le nez, la joue, le menton et les
cheveux, avec une précision et une minutie presque inquiétantes; un
détail engrène avec un autre de la manière la plus stricte et toutes ces
observations, acoustiques, optiques et motrices, sont encore une fois,
dans le laboratoire invisible de l’artiste, confrontées et adaptées
l’une à l’autre, car l’expression des doigts doit correspondre avec une
exactitude mathématique à celle du regard; à son tour, le regard doit
être en harmonie avec le rire et celui-ci doit l’être également avec une
certaine façon de parler, afin que l’unité de l’individu se manifeste, à
l’unisson, dans chacune de ses formes expressives. Ensuite l’artiste
ordonnateur extrait, en quelque sorte, la racine de cette somme
fantastique d’observations; la multitude stupéfiante de celles-ci est
passée au crible de la sélection, ce qui élimine tout ce qui est
secondaire et ne garde que ce qui caractérise l’essence. Ainsi à la
prodigalité de l’observation s’oppose une économie très grande dans
l’emploi des attributs, mais le peu qui a été réservé est répété comme
une empreinte à travers le livre entier, jusqu’à ce que nous unissions à
l’idée de chaque personnage une vision immédiate de ce qui le
caractérise.

_Qualis artifex!_ Quelle savante maîtrise se cache derrière ce qui, dans
sa description, paraît être l’effet du hasard, non de la volonté. En
vérité, il faudrait un livre entier pour analyser jusque dans ses
détails la mécanique de ce processus et pour prouver que précisément
chez Tolstoï, qui en apparence est dépourvu d’art, l’unité manifeste de
ses personnages résulte de la condensation d’une multitude étonnante
d’observations.

C’est que, lorsque tout ce qui relève des sens a été fixé avec une
précision presque géométrique, lorsque le physique est achevé, le Golem,
l’homme construit par la vision, commence à parler, à respirer, à vivre.
Toujours chez Tolstoï l’âme, la psyché,--le papillon divin pris dans le
filet, aux mille mailles, d’observations extrêmement ténues,--est
emprisonnée dans le réseau de la peau, des muscles et des nerfs. Au
contraire, chez Dostoïewski, le voyant, qui est la géniale contrepartie
de Tolstoï, l’individualisation commence par l’âme: chez lui l’âme est
l’élément primaire; elle forge sa destinée par sa propre puissance et le
corps n’est qu’une sorte de vêtement larvaire, lâche et léger, autour de
son noyau enflammé et brillant. Aux heures de spiritualisation extrême,
elle peut même l’embraser et l’élever dans les airs, lui faire prendre
son essor vers les terres du sentiment, vers la pure extase. Chez
Tolstoï, au contraire, observateur lucide et artiste exact, l’âme ne
peut jamais voler, elle ne peut même jamais respirer librement. Toujours
le corps reste suspendu lourdement et durement autour de l’âme; toujours
il l’entraîne vers le bas, par la loi cruelle de la gravitation. C’est
pourquoi même les plus ailées de ses créatures ne peuvent jamais
s’élever vers Dieu, jamais s’arracher entièrement à la terre et se
libérer de ce monde; péniblement, comme des porteurs de fardeaux, pas à
pas, leur dos semblant courbé sous le poids de leur propre corps, elles
montent difficilement, degré par degré, vers la sanctification et la
purification, toujours s’affaissant sous le lourd faix de leur nature
terrestre. Jamais Psyché, ce papillon de Dieu, ne peut revenir tout
droit dans son royaume platonicien; elle ne peut que se métamorphoser en
chrysalide et se transformer, en luttant pour se purifier et pour
trouver un allégement; jamais elle ne peut se dégager de la pesanteur du
corps terrestre, à laquelle toutes ses incarnations humaines sont
assujetties, comme à un péché héréditaire, commis avant la création du
monde. Il est probable qu’une partie de l’obscurité tragique de Tolstoï
vient précisément de cette primauté, de cette domination du corporel sur
le spirituel, car toujours cet artiste sans élan vers le firmament et
sans humour nous rappelle douloureusement que nous vivons sur cette
terre et que nous sommes cernés par la mort, que nous ne pouvons pas
fuir ni échapper au poids de notre nature charnelle, à laquelle nous
sommes rivés,--enfin que nous sommes entourés _media in vita_ par le
néant oppresseur, esclaves de la réalité et n’ayant devant nous aucune
issue. «Je vous souhaite plus de liberté d’esprit», a un jour écrit
Tourguenieff à Tolstoï, à la manière d’un voyant. C’est précisément cela
que l’on souhaiterait trouver dans les personnages de Tolstoï, un peu
plus d’envol spirituel, un peu plus de force ascensionnelle morale, la
faculté de se dérober au monde positif et corporel pour s’élancer vers
la sérénité ou vers la joie, ou vers l’insouciance, ou, tout au moins,
la faculté de rêver de ces mondes plus purs et plus limpides.

Cet art pourrait, en somme, être qualifié d’automnal: chaque contour se
découpe net et incisif comme une lame de couteau sur l’horizon sans
collines de la steppe russe, et l’odeur amère des choses qui se
flétrissent et qui passent tombe des forêts au teint pâli. Aucune nuée
ne met son sourire rêveur au-dessus du paysage; on ne voit pas le soleil
et on peut à peine se douter qu’il existe; c’est pourquoi cette clarté à
la froide lumière qui est celle de Tolstoï ne rayonne dans le cœur
aucune chaleur véritable, et cette lumière impassible produit un tout
autre effet que celle du printemps, laquelle est accompagnée dans les
âmes par l’espoir passionné d’un prochain épanouissement des floraisons
et des cœurs. Dans le paysage de Tolstoï on éprouve toujours une
impression d’automne: bientôt ce sera l’hiver; bientôt la mort
s’emparera de la nature, bientôt tous les humains, comme l’éternel
humain qu’il y a en nous, auront cessé de vivre. C’est un monde sans
rêve, sans chimère, sans illusion, un monde terriblement vide et même un
monde sans Dieu (ce n’est que plus tard que Tolstoï l’introduira dans
son Cosmos, par raison de vie, comme Kant l’a fait par raison d’État);
il n’a d’autre lumière que sa vérité implacable, il n’a que sa clarté
également implacable.

Peut-être chez Dostoïewski l’atmosphère morale pèse d’abord plus
tragiquement, nous paraît plus sombre et plus noire que cette froide
clarté qui chez Tolstoï enveloppe tout; mais chez Dostoïewski des
éclairs de ravissement et d’ivresse déchirent parfois la nuit et tout au
moins pendant quelques secondes les cœurs sont soulevés dans un ciel de
visions. Au contraire, l’art de Tolstoï ne connaît aucune ivresse et
aucune consolation; il est toujours d’une gravité sacrée, transparent
comme l’eau et aussi peu excitant qu’elle; on peut, grâce à son
admirable limpidité, en apercevoir le fond, mais ce qu’on y voit
n’abreuve jamais l’âme d’une exaltation ni d’un ravissement complets.
Celui qui, comme Tolstoï, est incapable de rêver, de s’élever au-dessus
du présent sur les ailes de l’illusion, celui qui ne connaît pas
l’extase que donne une beauté libérée de la terre (cette beauté lui
paraît superflue à côté de la vérité) ne pourra que faire sentir d’une
manière grandiose notre état d’investissement par la nature, notre
assujettissement à notre propre corps vivant et chaud, bref, le destin
tout terrestre qui est le nôtre,--mais jamais la liberté grâce à
laquelle l’âme échappe à ses propres ténèbres. L’art de Tolstoï rend
sérieux et pensif,--comme la science,--avec sa lumière de pierre, avec
son objectivité térébrante, mais il ne donne jamais le bonheur.

Comment donc lui-même, le plus clairvoyant de tous les esprits, a-t-il
jugé ce caractère désenchanteur et sans grâce du sévère ouvrage de ses
yeux, d’un art dépourvu de l’éclat doré et bienfaisant du rêve, sans les
élans libérateurs de la joie et sans le charme de la musique? Au fond,
il ne l’a jamais aimé, car ni à lui, ni aux autres cet art n’a su
apporter le sens du bonheur et de l’affirmation de la vie. En effet,
comme toute l’existence se comporte d’une manière terriblement
désespérée devant cette pupille impitoyable! L’âme n’est qu’un petit
mécanisme corporel tout frémissant au milieu du silence de mort régnant
dans l’espace qui l’entoure; l’histoire est un chaos sans but de faits
se produisant au hasard; l’homme charnel est un squelette ambulant, vêtu
seulement pour peu de temps de la chaude enveloppe de la vie, et tous
ces rouages inexplicables et sans ordre sont aussi vains que l’eau qui
coule ou que le feuillage qui se fane. Jamais (pas même le temps de
prendre haleine!) ne passe un peu de musique sur ce morne écoulement de
la quotidienneté; jamais le moindre élan pour sortir de ce nihilisme
oppresseur; jamais un sourire provoqué par l’apparition rapide de
quelque chose de gracieux dans cet étrange mécanisme: toujours
uniquement la description impitoyable, cruellement objective, de ces
ténèbres, toujours l’analyse de ce jeu insensé, toujours cette bouche
amère, figée et close, ces yeux d’une lucidité sévère et pensive, qui ne
veulent pas se laisser tromper par n’importe quelle chimère
consolatrice. Est-il donc si difficile de comprendre qu’après avoir,
pendant trente ans, peint de sombres tableaux, Tolstoï éprouve soudain
le désir de ne plus se contenter de montrer cruellement et d’une manière
désolante à l’humanité que son destin terrestre est sans issue, de
comprendre qu’il aspire à une orientation de son être délivrant les
hommes de ce cauchemar et leur rendant la vie plus aisée, qu’il aspire à
un art «éveillant parmi les hommes des sentiments plus hauts et
meilleurs»? Est-il difficile de comprendre que, lui aussi, veuille une
fois toucher la lyre d’argent de l’espérance, cette lyre que la plus
légère vibration commence à faire retentir pieusement dans la poitrine
de l’humanité, de comprendre qu’il a la nostalgie d’un art libérateur,
d’un art qui nous affranchisse de la morne oppression de tous les liens
terrestres?

Mais c’est en vain. Les yeux de Tolstoï, ces yeux à la clarté cruelle,
toujours lucides et éveillés à l’excès, ne peuvent apercevoir la vie que
telle qu’elle est, c’est-à-dire dominée par l’ombre de la
mort,--ténébreuse et sans issue; jamais de cet art lui-même, qui ne veut
pas tromper, ne pourra émaner pour les âmes une véritable consolation.
C’est pourquoi il peut se faire que chez Tolstoï vieillissant, puisqu’il
est incapable de voir et de représenter la vie réelle et positive d’une
manière qui ne soit pas tragique, le désir soit né de _changer la vie
elle-même_, de rendre les hommes meilleurs, de leur _apporter une
consolation au moyen d’un idéal moral_, de construire un ciel de l’âme
au-dessus de leur matière corporelle ténébreuse et assujettie aux lois
de la mécanique. Et, effectivement, dans sa seconde époque, Tolstoï
l’artiste, ne se contente plus de représenter simplement la vie, mais il
cherche consciemment _un sens, une mission éthique pour son art_, en le
mettant au service de la moralisation et de l’élévation de l’âme. Ses
romans, ses nouvelles veulent désormais, non plus donner seulement la
figure du monde tel qu’il est, mais créer un monde nouveau, en séparant
nettement et symboliquement les gens de bien, les précurseurs d’une
humanité nouvelle et nécessaire, des personnes indignes, qui n’ont pas
encore conscience de ce qu’est la vérité, et, par là, ils veulent
produire une action «éducatrice»; à cette époque Tolstoï commence une
catégorie particulière d’œuvres d’art, qui ne se contentent plus d’être
récréatives et esthétiques, mais qui veulent devenir «contagieuses»,
c’est-à-dire donner par des exemples un avertissement au lecteur qui se
trouve engagé dans la voie du mal et l’affermir dans la voie du bien par
les modèles qu’on lui présente: ce Tolstoï-là n’est plus simplement le
poète de la vie, il se hausse jusqu’au rang de justicier de cette
dernière.

Cette tendance doctrinaire et utilitariste se fait sentir déjà dans
_Anna Karénine_; oui déjà dans cet ouvrage, mais d’une manière encore
inconsciente et assez peu nette les personnages moraux et les
personnages immoraux sont répartis en deux catégories par le destin.
Vronski et Anna, êtres sensuels et incroyants, égoïstes de la passion,
sont «punis», jetés dans le purgatoire des inquiétudes de l’âme, Kitty
et Levine, au contraire, sont élevés vers le ciel de la sérénité; pour
la première fois, cet analyste strict, si longtemps incorruptible,
cherche à prendre parti pour ou contre ses propres créatures, parce
qu’il a trouvé une instance, l’instance morale; et cette tendance à
souligner, à la manière des pédagogues, les articles fondamentaux de sa
croyance et, pour ainsi dire, à semer ses écrits de points d’exclamation
et de guillemets--cette intention doctrinaire et qui n’est qu’une
déviation de l’art se manifeste d’une manière toujours plus intolérante.
Finalement, dans _La Sonate à Kreuzer_, dans _Résurrection_, seul un
mince vêtement littéraire recouvre la nudité d’une théologie morale, et
les légendes servent déjà parfaitement le dessein du prédicateur. Peu à
peu l’art devient pour Tolstoï, non plus un but propre, une fin en soi,
mais il ne peut plus aimer «le beau mensonge» que s’il sert la cause de
la «vérité», et non plus, comme auparavant, à l’expression du réel, de
la réalité de l’esprit et des sens, mais bien à manifester une vérité
qui, selon lui, est plus haute, la vérité spirituelle, la vérité
religieuse, laquelle lui a été révélée par sa crise. Désormais, Tolstoï
donnera le nom de «bons» livres, non pas à ceux qui sont parfaits en
tant qu’œuvres d’art, à ceux qui expriment les grandes pensées et le
génie de l’humanité, mais uniquement (et quelle que soit leur valeur
artistique) à ceux qui favorisent «le bien», qui aident l’homme à
devenir plus patient, plus doux, plus chrétien, plus généreux, plus
aimant et plus social, de sorte que le brave et banal Auerbach lui
paraît plus important que Shakespeare, cet «arbre nuisible». Chez
Tolstoï l’étalon des valeurs glisse de plus en plus hors des mains de
l’artiste pour passer dans celles du doctrinaire moralisateur: le
peintre de l’humanité, l’incomparable, s’efface consciemment et
respectueusement devant le réformateur de l’humanité, devant le
moraliste pour qui l’art n’est qu’un instrument servant à construire une
religiosité nouvelle, et non plus un idéal en soi ayant à remplir sur la
terre une mission sacrée.

Mais l’art, intolérant et jaloux comme tout ce qui est divin, se venge
de qui le renie. Là où l’on veut l’assujettir, le subordonner
servilement à une puissance prétendue supérieure, il se retire vivement,
même quand il s’agit du maître le plus aimé; et précisément dans les
endroits où Tolstoï renonce à son impartialité pour devenir doctrinaire,
la sensibilité élémentaire de ses figures s’affaiblit et pâlit aussitôt;
une lumière grise et froide, celle de la raison, met partout comme un
brouillard; on trébuche et l’on bronche au milieu de redondances du
domaine de la logique et l’on tâtonne péniblement pour trouver une
issue.

Bien que plus tard, par fanatisme moral, il qualifie dédaigneusement ses
_Souvenirs d’Enfance_, _Guerre et Paix_, ses récits magistraux, de
«livres indifférents, insignifiants et mauvais», parce qu’ils ne
satisfont que des données esthétiques, c’est-à-dire qu’ils donnent «une
jouissance de nature inférieure» (que dirait Apollon d’une telle
appréciation?), ce sont là, en réalité, les chefs-d’œuvre de Tolstoï et
ceux de ses livres qui ont des tendances moralisatrices sont les plus
imparfaits. En effet, plus Tolstoï s’abandonne à son «despotisme
éthique», plus il s’éloigne de l’élément fondamental de son génie, la
vérité sensible, pour se perdre dans la néphélococcygie de la
dialectique, et plus, comme artiste, il devient irrégulier: comme Antée,
il tire toute sa force de la terre. Là où Tolstoï considère le monde
sensible avec ses yeux magnifiques, ses yeux à l’acuité du diamant, il
reste génial jusque dans sa vieillesse la plus extrême, tandis que,
quand il va tâtonnant dans les nuages, dans la métaphysique, sa grandeur
se réduit d’une manière effrayante, et il est presque émouvant de voir
avec quelle opiniâtreté forcée un tel artiste cherche à planer et à
voler dans la sphère du spirituel, alors que le destin l’avait fait
uniquement pour marcher d’un lourd pas sur notre dure terre, pour la
labourer et pour la cultiver, pour la connaître et la décrire comme pas
un autre esprit de notre temps.

Tragique conflit, éternellement répété dans toutes les œuvres et à
toutes les époques; ce qui devrait donner plus d’autorité à l’œuvre
d’art, la conviction et le désir de convaincre, fait le plus souvent
tort à l’artiste. L’art véritable est égoïste; il ne connaît rien en
dehors de lui-même et de sa perfection et l’artiste pur ne doit penser
qu’à son œuvre et non à l’humanité à qui il la destine. C’est pourquoi
Tolstoï, lui aussi, a le plus de grandeur, en tant qu’artiste, là où il
élabore avec indifférence et sans pitié, d’un œil incorruptiblement
objectif, le monde des sens, sans être troublé ni égaré par aucune
compassion. Dès qu’il devient compatissant, qu’il veut aider, améliorer,
diriger et instruire par ses œuvres, son art perd de sa force
saisissante et lui-même, par sa destinée, devient une figure plus
touchante que toutes celles qu’il a créées.




TOLSTOÏ PEINT PAR LUI-MÊME

        «_Connaître notre vie, c’est nous connaître nous-mêmes._»

        A. Russanoff, 1903.


Ce regard sévère est implacablement dirigé sur le monde, il est d’une
sévérité implacable également pour lui-même. La nature de Tolstoï
n’admet pas une chose qui manque de clarté, des points nuageux et
sombres, ni à l’intérieur ni à l’extérieur du monde terrestre: ainsi
celui qui, comme artiste, est habitué à observer avec une précision
extrême le contour le plus subtil, dans la ligne d’un arbre ou dans le
mouvement crispé d’un chien qui s’effraye, ne pourra jamais supporter en
lui-même une confusion grossière et l’absence de netteté. C’est pourquoi
irrésistiblement, sans cesse et depuis ses débuts, il fait l’application
à lui-même de son besoin élémentaire de savoir: «Je veux apprendre à me
connaître à fond», écrit-il dans son _Journal_, quand il a dix-neuf ans.
A partir de ce moment jusqu’à ce qu’il ait atteint quatre-vingt-trois
ans, il ne cessera plus d’interroger, avec une observation aiguë,
vigilante et méfiante, la propre forme de son âme. Impitoyable pour
lui-même comme pour tous les hommes, Tolstoï fait passer sous le couteau
de l’observation clinique de son moi tous les nerfs de sa sensibilité et
toutes ses pensées, encore toutes chaudes de sang; ce vitaliste géant
veut se connaître avec une netteté aussi grande que la force avec
laquelle il se sent vivre. Un fanatique de la vérité, comme Tolstoï, ne
peut pas être autre chose qu’un autobiographe passionné.

Mais, contrairement à ce qui se passe quand on représente le monde, la
représentation du moi ne peut jamais se réaliser d’une manière complète
dans une seule œuvre d’art. Le créateur est capable d’isoler totalement
une figure étrangère, qu’elle soit fille de l’observation ou de
l’imagination, en l’assimilant dans son œuvre: le cordon ombilical est
coupé dès sa naissance et désormais la figure ainsi imaginée vivra d’une
vie indépendante dans le monde de l’esprit. Elle est comme un enfant qui
n’est plus rattaché à la circulation sanguine de sa mère: elle est
autonome et indépendante; l’artiste s’en délivre par le fait même qu’il
l’élabore: au contraire, le moi ne se laisse jamais complètement isoler
par la représentation, parce qu’une seule image ne suffit pas à rendre
compte de ses mouvements continuels. C’est pourquoi les grands peintres
du moi répètent, toute leur vie, leur propre portrait; ils commencent,
que ce soit Durer ou Rembrandt ou Titien, leurs premières œuvres de
jeunesse devant le miroir et ils continuent jusqu’à ce que leurs mains
refusent de les servir, parce que dans leur propre physionomie ils sont
attirés aussi bien par ce qu’il y a de permanent et de stable que par ce
qu’il y a de changeant et de mouvant, et chaque portrait ainsi tracé
dans le passé est sans cesse submergé à nouveau par le flot du temps qui
continue toujours son cours.

C’est exactement de la même façon que ce grand dessinateur de la réalité
qu’est Tolstoï n’achève jamais de se peindre lui-même. A peine s’est-il
représenté sous l’aspect d’une figure qu’il croit définitive (que ce
soit Nechludoff, Besuchoff ou Pierre ou Levine) qu’il ne reconnaît plus
dans l’ouvrage terminé sa propre physionomie et, pour saisir la nouvelle
forme, il faut encore une fois qu’il recommence. Aussi infatigablement
que Tolstoï, l’artiste, poursuit l’ombre de son âme, son moi continue de
fuir devant lui, en une sorte de fuite morale, et c’est là comme un
dédoublement toujours nouveau et toujours inachevé, dont ce géant de la
volonté éprouve sans cesse le besoin de triompher. Ainsi, au cours de
ces soixante années d’un travail titanique, Tolstoï ne produit pas une
seule œuvre où il n’y ait pas une figure qui ne donne une esquisse de
lui-même. Et il n’y en a aucune capable d’embrasser à elle seule toute
l’immensité de cet homme; ce n’est que par leur ensemble que tous ses
romans, récits, _Journaux_ et lettres,--cette œuvre-monde au puissant
ruissellement,--donnent un portrait exact de lui-même, mais c’est alors
le portrait le plus complet, le plus travaillé, le plus lucide et le
plus continu qu’un homme ait jamais peint de lui-même dans notre siècle.

En effet, Tolstoï, lui qui n’est pas un inventeur, lui qui n’est capable
que de reproduire des choses vécues et observées, ne peut jamais
éliminer du champ de sa vision son propre moi d’être vivant et
d’observateur. Égocentrique jusqu’à en désespérer lui-même, il ne perd
jamais le sentiment de sa personnalité, même pas dans ses moments
d’extase; sa lucidité analytique ne ferme jamais les paupières, pas même
au sein de la passion. Jamais Tolstoï (que ne donnerait-il pas pour
écarter de lui l’ombre si obsédante de son propre moi?), jamais cet
homme qui, dans chacun de ses sens, a une telle conscience de lui-même,
ne peut s’affranchir une seconde de sa personne, s’oublier lui-même; il
est incapable de s’abandonner même à son élément essentiel, la Nature.
«J’aime la nature, quand elle m’entoure de toutes parts» (remarquez le
«moi» et le «je»); «cependant, il faut que je sois au milieu d’elle. Je
l’aime, quand ses brises chaudes me baignent de leurs ondes et ensuite
s’éloignent vers des horizons infinis, quand les tendres brins d’herbe
que je presse, lorsque je suis assis, prêtent leur verdure aux vastes
prairies». On le voit, même le paysage le plus ravissant n’est pour sa
sensibilité que le rayon et le cercle au milieu desquels son moi,--cet
indéplaçable centre de gravité de tout mouvement--est fixé et arrêté, et
c’est exactement de la même manière que tout l’univers spirituel tourne
et s’arrondit uniquement autour de sa personne et de son esprit. Ce
n’est pas qu’il soit vaniteux, orgueilleux, entiché de lui-même et qu’il
se considère outrancièrement comme l’ombilic du monde; au contraire,
aucun homme, en dépit de la conscience que Tolstoï avait de son moi, n’a
été plus défiant à l’égard de sa propre valeur morale, mais il est trop
solidement enfoncé dans son corps de géant, dans la prison de ses
impressions personnelles; il ne peut jamais faire abstraction de son
moi, s’oublier lui-même; le destin a refusé totalement à cet esprit sans
ailes la faculté de se fuir lui-même pour s’envoler vers le rêve, vers
la chimère, vers quelque chose d’étranger à la terre. Infatigablement,
impérieusement,--souvent, malgré sa volonté et toujours par-delà sa
volonté lucide,--il est obligé de s’étudier, de s’épier et de
s’expliquer lui-même jusqu’à l’épuisement, de «monter la garde», jour et
nuit, sur sa propre vie. De la sorte sa fureur autobiographique ne
s’arrête pas un instant, pas plus que le sang ne s’arrête dans ses
veines, ou le martellement de son cœur dans sa poitrine ou les pensées
sous son front: faire une œuvre littéraire signifie toujours pour lui se
juger et se raconter lui-même.

Ainsi il n’y a pas de forme de la représentation du moi que Tolstoï
n’ait pratiquée: la forme naïve du simple récit, la révision objective
et purement mécanique du souvenir, la forme pédagogique, le contrôle
moral, l’accusation éthique et la confession spirituelle. Représentation
du moi, comme moyen de se dompter et de se stimuler, autobiographie,
comme acte esthétique et religieux, non, on n’en finirait pas de décrire
en détail toutes les formules, tous les motifs, toute la stupéfiante
variété de ces représentations du moi, soit nues, soit masquées; une
seule chose est certaine, c’est que Tolstoï est l’homme de notre époque
sur lequel nous avons le plus de documents, comme il est celui dont nous
avons le plus de photographies. Nous connaissons par son journal
l’adolescent de dix-sept ans aussi bien que le vieillard de
quatre-vingts ans; nous connaissons ses passions de jeunesse, la
tragédie de son mariage, ses pensées les plus intimes avec une
exactitude aussi authentique et aussi exacte que ses actions les plus
folles et les plus banales, car,--ce qui est ici aussi un contraste
complet avec Dostoïewski, lequel vivait les «lèvres fermées»,--Tolstoï
aimait à mener son destin «en laissant ouvertes les portes et les
fenêtres». C’est grâce à cette fanatique mise à nu de son être par
lui-même que nous connaissons chacun de ses gestes et de ses pas, même
l’épisode le plus superficiel et le plus insignifiant de ses
quatre-vingts ans d’existence, aussi exactement que nous connaissons son
portrait physique, tel que nous l’ont montré d’innombrables
reproductions: tantôt chez le cordonnier et en conversation avec les
paysans, tantôt à cheval et à la charrue, à la table de travail et au
tennis, tantôt avec sa femme, ses amis et sa petite fille et même
dormant et sur son lit de mort. Qui plus est, cette incomparable
documentation et représentation morale et physique fournie par Tolstoï
lui-même est encore comme contresignée par les innombrables souvenirs et
notes de tout son entourage, de sa femme et de sa fille, des
secrétaires, des reporters et des visiteurs occasionnels: je crois que
l’on pourrait restaurer les forêts d’Iasnaïa Poliana rien qu’avec le
bois qui a servi à fabriquer le papier sur lequel ont été écrits les
souvenirs se rapportant à Tolstoï! Jamais un poète n’a vécu consciemment
d’une manière si ouverte, et rares sont ceux qui ont fait davantage
connaître leur moi au public. Depuis Gœthe nous n’avons aucune figure
qui soit aussi parfaitement documentée que la sienne, grâce à
l’observation intérieure et extérieure.

Ce besoin de s’observer soi-même remonte, chez Tolstoï, jusqu’au premier
réveil de sa conscience. Il commence déjà à s’affirmer dans le corps
rose et maladroitement gesticulant de l’enfant, longtemps avant qu’il
sache parler, et il ne finit qu’à quatre-vingt-trois ans, sur son lit de
mort, lorsque la parole volontaire ne contraint plus la langue et que la
lèvre qui s’éteint n’exhale plus dans le vide qu’un souffle
incompréhensible. Or, dans cet énorme espace de temps, qui va du
commencement au silence de la fin, il n’y a pas un seul moment qui soit
sans parole ou sans écrit. Déjà à dix-neuf ans, à peine sorti de
l’école, l’étudiant Tolstoï s’achète un carnet pour tenir un journal
quotidien. «Je n’ai jamais tenu de journal», écrit-il dès les premières
pages, «parce que je n’en voyais pas l’utilité; mais maintenant que je
me préoccupe du développement de mes facultés, je serai, grâce à ce
journal, en état de suivre le cours de mon développement; ce journal
doit contenir des règles de vie et il faut aussi y inscrire mes futures
actions». Dans ce jeune garçon encore imberbe est donc déjà en germe le
futur pédagogue de l’univers que sera Tolstoï, lui qui considère dès le
début la vie comme une «affaire sérieuse», qui doit être menée avec
gravité et méthode. Tout à fait comme un commerçant, il établit d’abord
un compte relatif à ses devoirs, un «doit et avoir» de préceptes et
d’actes. Ce jeune homme de dix-neuf ans est déjà parfaitement renseigné
sur l’apport de capital que représente sa personne. Dès le premier
inventaire qu’il fait de son être il constate qu’il est un «individu
particulier», ayant une tâche «particulière»; mais en même temps, lui
qui est encore à moitié enfant, il établit déjà impitoyablement quelle
somme énorme de volonté il va lui falloir déployer pour imposer à sa
nature encline à la paresse, au caprice, à l’impatience et à la
sensualité, une conduite véritablement morale. Avec un instinct à la
lucidité magique, ce précoce psychologue reconnaît déjà ses pires
défauts, les défauts typiquement russes de l’outrance, de la dissipation
de l’âme, du gaspillage de temps et d’un emportement indomptable.

C’est pourquoi il se crée lui-même un appareil destiné à contrôler le
rendement de chacune de ses journées, pour qu’aucune ne passe sans qu’il
en recueille un certain profit: le journal lui sert donc d’abord de
stimulant pour progresser pédagogiquement, pour s’analyser à fond et (il
faut toujours songer à ce mot de Tolstoï) pour «monter la garde sur sa
propre vie». Avec une rigueur sans ménagement, l’adolescent résume
ainsi, par exemple, le résultat d’une de ses journées: «De midi à deux
heures avec Bigitschef, parlé trop librement, vaniteusement, en me
mentant à moi-même. De deux à quatre, gymnastique: peu d’application et
de patience. De quatre à six, mangé et fait des achats inutiles. A la
maison, n’avoir pas écrit: paresse; je n’ai pu décider si je dois aller
chez Wolkonski; là peu parlé: lâcheté. Je me suis mal conduit: lâcheté,
vanité, étourderie, faiblesse, paresse.» Tellement est précoce et
impitoyable la rudesse avec laquelle de sa main d’enfant Tolstoï se
prend à la gorge! Et cette rudesse va durer pendant soixante ans; tout
comme à dix-neuf ans, Tolstoï à quatre-vingt-deux ans tient encore la
cravache levée sur lui; avec la même sévérité, il trace dans son journal
de vieillesse, à son adresse, les qualificatifs injurieux de «lâche,
mauvais, paresseux», lorsque son corps fatigué n’obéit pas parfaitement
à la discipline spartiate de sa volonté. De la première heure jusqu’à la
dernière, Tolstoï est en sentinelle devant sa propre vie, comme un
sous-officier prussien dur et esclave du devoir, esclave de la
discipline imposée par lui-même, cherchant, par des admonestations, des
menaces et de méchants coups de crosse, à chasser loin de lui l’oisiveté
et la paresse, pour marcher dans la perfection.

Mais presque aussitôt que le précoce moraliste, l’artiste qu’il y a en
Tolstoï réclame déjà, lui aussi, son portrait et à vingt-trois ans
(chose unique dans la littérature universelle!) il commence une
autobiographie en trois volumes; le premier regard de Tolstoï consiste à
se mirer dans une glace. Ce jeune homme ne connaît encore rien du monde
que déjà, à vingt-trois ans, il choisit comme objet de son art
uniquement le récit de sa vie, de sa propre enfance. Avec autant de
naïveté que Dürer à douze ans saisit la pointe d’argent pour dessiner
sur une feuille quelconque son visage étroit semblable à celui d’une
jeune fille et où l’expérience n’a pas encore mis ses rides, le
sous-lieutenant Tolstoï, dont la barbe n’est encore qu’un duvet, et qui
est retenu comme artilleur dans une forteresse du Caucase, essaie par
curiosité de se raconter son «enfance», ses «années de garçon» et ses
«années d’adolescence». Il ne se préoccupe pas alors de savoir pour qui
il écrit et encore moins songe-t-il à la littérature, aux journaux, au
public. Il obéit instinctivement à un besoin de s’expliquer lui-même en
se racontant, et cette impulsion obscure ne poursuit aucun but précis,
pas plus que--contrairement à ce qu’il exigera plus tard--elle n’est
«éclairée par la lumière d’un souci moral». Ce petit officier du Caucase
agit absolument par instinct; il trace sur le papier par curiosité et
ennui, tout à fait en aimable dilettante, à la manière d’aquarelles, les
images de son pays et de son enfance; il ne sait rien encore de ce geste
qui plus tard se manifestera chez Tolstoï, à la façon des apôtres de
l’Armée du Salut; il ne sait rien de la «conversion», d’une conversion
«au bien»; il ne s’efforce pas non plus d’afficher, en guise
d’avertissement énergique, les «horreurs de sa jeunesse», pour en tirer
un exemple utile à autrui. Non, ce n’est pas pour être utile à
quelqu’un, c’est uniquement par le jeu instinctif d’un esprit encore à
moitié enfantin, qui n’a jusqu’à présent vécu qu’un seul événement, à
savoir la façon dont «en lui le petit garçon a glissé jusqu’à
l’adolescent», que ce jeune homme de vingt-trois ans décrit son petit
bout d’existence, ses premières impressions, son père, sa mère, ses
parents, ses éducateurs, les hommes, les bêtes et la nature, et il
réussit grâce à cette spontanéité magnifique, que seul connaît celui qui
ne poursuit pas un but déterminé. Combien cette manière sereine de
raconter est loin, infiniment loin, de l’analyse grave et profonde de
l’écrivain systématique que deviendra Léon Tolstoï, lui qui se sentira
obligé, par sa situation, de se présenter devant le monde comme un
pénitent, devant les artistes comme un artiste, devant Dieu comme un
pécheur et devant lui-même comme un exemple de nécessaire humilité!
Celui qui fait ces récits n’est pas autre chose qu’un jeune gentilhomme
qui ne veut pas passer toutes ses soirées à la table de jeu et qui, dans
un milieu étranger, a la nostalgie de la chaude ambiance de son pays et
de la douceur de figures depuis longtemps disparues. Lorsque se produit
l’inattendu et que cette autobiographie sans but lui donne un nom dans
la littérature, Léon Tolstoï en abandonne aussitôt la continuation, le
récit des «années d’homme»; l’écrivain réputé ne retrouve jamais plus le
ton de l’écrivain inconnu; jamais plus dans sa maturité, le maître n’a
réussi un portrait de lui-même aussi pur et aussi plastique. En effet,
quel que soit l’avantage qu’un artiste retire de la possession d’un
public, il en résulte toujours pour lui une perte irrévocable, la perte
de cette candeur de qui parle uniquement à lui-même, de cette ingénuité
et de cette sérénité, la perte d’une sorte de sincérité naïve qui n’est,
du reste, possible que dans l’obscurité d’un anonymat. Pour chaque homme
qui n’est pas complètement devenu l’esclave de la littérature, commence,
avec la gloire, à se manifester une plus grande pudeur de l’âme; la vie
particulière de l’auteur doit se cacher derrière un masque, pour que
quelque chose d’inévitablement théâtral ou menteur ne vienne pas déparer
cette sincérité que seul possède l’inconnu, celui que la curiosité du
monde n’a pas encore blessé. Et il faudra un demi-siècle (chez Tolstoï
les chiffres sont vastes comme le pays russe) avant que cette pensée,
qui avait été pour l’adolescent un simple jeu, cette pensée d’une
autobiographie complète et systématique occupe de nouveau l’artiste.
Mais à la suite de son passage à des idées religieuses, combien cette
tâche s’est modifiée! Elle est devenue une mission humaine, morale,
pédagogique, destinée non pas seulement à se connaître lui-même, mais en
même temps,--grâce à ce portrait de Tolstoï par Tolstoï,--à servir à
l’instruction et à la conversion d’un monde. «Une description aussi
fidèle que possible de sa propre vie possède une grande valeur pour
chaque individu et doit être d’une grande utilité pour les hommes.»
Aussi annonce-t-il plus tard, avec gravité, cette mission et, vieillard
de quatre-vingts ans, il se prépare minutieusement pour cette
justification décisive; mais à peine a-t-il commencé l’ouvrage qu’il
l’abandonne, bien qu’il tienne une telle autobiographie «absolument
conforme à la vérité, pour plus utile... que tout le bavardage
artistique qui remplit douze volumes de mes œuvres et auquel les hommes
d’aujourd’hui attribuent une importance tout à fait imméritée». En
effet, à mesure qu’il connaît mieux sa propre vie, l’étalon lui servant
à juger de la vérité s’est précisé avec les années et il est devenu, à
cet égard, plus exigeant; il a reconnu que tout ce qui est vrai revêt
une forme multiple, difficile à pénétrer et susceptible de varier; et là
où l’adolescent de vingt-trois ans patine insouciamment et bruyamment
sur des surfaces lisses comme un miroir, l’homme, ayant pris plus tard
conscience de sa responsabilité, se trouve tout effrayé, et lui qui
cherche la vérité et qui sait ce qui en est recule découragé. Il a peur
des «insuffisances, des malhonnêtetés qui se glissent inévitablement
dans chaque autobiographie»; il craint «que, même si ce n’était pas un
mensonge direct, un tel récit ne devienne mensonger par suite d’un faux
éclairage, mettant systématiquement en lumière ce qui est bien et
laissant dans l’ombre ce qui est mal».

Et il avoue ouvertement: «En revanche, lorsque je résolus d’écrire la
vérité nue et de ne dissimuler aucune mauvaise action de ma vie, je fus
effrayé par l’effet qu’aurait fatalement une telle autobiographie». Plus
le moraliste qu’est devenu Tolstoï examine attentivement les dangers de
cette entreprise, lui qui ne pense plus qu’aux autres, à l’«effet»
produit, plus il se rend compte nettement de l’impossibilité qu’il y a à
se tirer d’affaire entre le «Charybde de l’égoïsme et le Scylla de la
trop grande franchise» d’une âme saine et sincère; c’est précisément par
respect pour la vérité absolue que ce projet d’autobiographie morale
faite «du point de vue du bien et du mal» et dans laquelle il se
proposait, par une dangereuse révélation de son moi, de découvrir sans
réserve «toute la bassesse et la honte» de sa vie, ne se réalise pas.
Mais ne déplorons pas outre mesure cette perte, car, par les écrits que
nous possédons de cette époque, la «Confession» par exemple, nous savons
avec exactitude que pour Tolstoï, depuis sa crise religieuse, le besoin
de la vérité était devenu irrésistiblement le désir de s’humilier
lui-même, une sorte de volupté fanatique (analogue à celle des
flagellants) de se donner lui-même des verges et que chaque déclaration
personnelle faite pendant ces années-là dégénérait en un violent accès
d’injures proférées par lui-même sur son propre compte.

Ce Tolstoï des dernières années voulait, non plus simplement se
raconter, mais s’humilier devant les hommes, «dire des choses qu’il
avait honte de s’avouer à lui-même», et ainsi cette peinture définitive
de Tolstoï par lui-même, avec sa véhémente mise au pilon de ses
prétendues «bassesses» et péchés, serait probablement devenue une
déformation de la vérité. En outre, nous pouvons nous en passer
parfaitement, parce que nous possédons une autre description de Tolstoï
par lui-même, qui embrasse toute sa vie, en s’étendant à travers ses
diverses périodes, une description qui est peut-être la plus complète
que, Gœthe excepté, un poète ait laissée de lui-même; il est vrai que,
tout comme chez Gœthe, elle n’est pas contenue dans un seul ouvrage,
mais bien dans la diversité, se développant sans joints et sans lacunes,
dans la somme de ses œuvres, lettres et _Journaux_. A peine avec moins
de fréquence que Rembrandt, cet artiste, toujours occupé de son propre
moi, aux époques les plus diverses, s’est mis en scène dans ses romans
et ses récits sous des figures différentes et chaque fois
reconnaissables; dans toute son existence si longue, il n’y a pas de
phase importante de sa vie extérieure, il n’y a pas de crise de sa vie
intérieure qu’il n’ait incarnée, comme le font les véritables poètes, en
un sosie symbolique. Le petit sous-lieutenant de la noblesse Olénine,
dans _Les Cosaques_, qui, pour échapper à la mélancolie et à l’oisiveté
de Moscou, cherche un refuge dans une profession et dans la nature, afin
de s’y trouver lui-même, est, jusque dans chaque fil de son vêtement,
dans chaque pli de son visage, authentiquement le jeune capitaine
d’artillerie Tolstoï; le pensif Pierre Besuchof, au sang lourd, de
_Guerre et Paix_ et son frère ultérieur, le gentilhomme campagnard
Levine, ce chercheur de Dieu qui brûle de pénétrer le sens de la vie, le
Levine d’_Anna Karénine_, sont indéniablement, jusque dans leur
physique, le même personnage que Tolstoï à la veille de sa crise. Tout
le monde reconnaîtra sous le froc du _Père Serge_ la lutte du célèbre
écrivain pour la sainteté; dans le _Diable_, la résistance de Tolstoï
vieillissant contre une aventure sensuelle, et dans le prince Nechludof,
la plus remarquable de ses figures (elle traverse toute son œuvre), le
type d’homme, profondément tenu secret dans son for intérieur, qu’il
désirait être, le Tolstoï idéal, à qui il prête toutes ses intentions et
tous ses actes éthiques, ce miroir créateur de sa conscience.

Et même ce Saryzine de _La Lumière dans les Ténèbres_ porte un masque si
transparent et trahit si complètement chaque scène de la tragédie
familiale de Tolstoï qu’encore aujourd’hui chaque acteur, en jouant ce
rôle, revêt le masque du grand écrivain. Une nature aussi vaste que
Tolstoï a été précisément obligée de se répartir en une foule de
personnages; ce n’est qu’en les recherchant et en les groupant, portrait
par portrait, dans le vaste déroulement de son œuvre que leur réunion
permet de reconstituer l’image composite de Tolstoï, mais elle le fait
parfaitement et avec une netteté absolue. C’est pourquoi, pour celui qui
est capable de lire avec lucidité et clairvoyance les œuvres poétiques
de Tolstoï, toute biographie, toute description documentaire est, à
proprement parler, superflue, car aucun observateur extérieur ne dépasse
cet observateur de son moi en netteté d’expression. Il nous conduit au
sein de ses conflits les plus périlleux, il nous dévoile ses sentiments
les plus cachés; tout comme la poésie de Gœthe, la prose de Tolstoï
n’est pas autre chose qu’une seule et grande confession se développant
et se complétant, image par image, à travers toute une vie.

C’est précisément cette continuité, et elle seule, qui élève l’œuvre de
Tolstoï au premier rang des autobiographies que nous ont laissées les
artistes de la prose. Il n’y a là rien de pareil à l’autobiographie
toute d’une pièce d’un Casanova ou à celle qui n’est que fragmentaire de
Stendhal: comme l’ombre suit le corps, Tolstoï dans ses personnages
court continuellement à la poursuite de lui-même. A vrai dire, cette
méthode, ce besoin qu’on éprouve de se manifester soi-même
plastiquement, sont familiers à chaque artiste. Toujours le poète, cet
homme surabondant et surchargé d’un destin multiple, que chaque
événement féconde et fertilise, reproduit dans ses créations aussi bien
les extases qui l’enivrent que les crises qu’il traverse. Mais tandis
que la plupart, comme Stendhal dans son Fabrice, Gottfried Keller dans
Henri Le Vert, Joyce dans Stefen Dedalus, se présentent devant les
hommes sous un masque unique et permanent, Tolstoï, par suite de ses
changements continuels et inouïs, donne tous les dix ans une nouvelle
forme à son propre portrait et ainsi nous le connaissons, nous le
voyons, non pas personnage unique et invariable, mais enfant et
adolescent, puis insouciant sous-lieutenant, époux heureux, puis nouveau
Saül et Paul dans sa crise qui le soulève vers Dieu, lutteur et saint à
moitié, puis vieillard serein et tranquillisé par lui-même,--toujours
différent et pourtant toujours le même homme, comme une sorte de
portrait cinématographique, qui se déroule et qui se développe
constamment, sans rien de commun avec une photographie unique et figée.

Cependant, il faut ajouter à cette série de portraits uniquement
plastiques qu’est l’œuvre du poète le grandiose complément des pensées
que le penseur a écrites sur lui-même, le _Journal_ et les lettres qui,
jour par jour et heure par heure, accompagnent son esprit vigilant,
jusqu’à l’heure de sa mort, de sorte que, dans cet univers spirituel aux
faces si multiples, il y a à peine un endroit vide et inexploré, une
_terra incognita_; toutes les questions sociales, familiales, épiques ou
littéraires, temporelles ou métaphysiques y sont discutées; depuis Gœthe
nous n’avons jamais vu remplir d’une manière si complète et si absolue
la fonction intellectuelle et morale d’un poète terrestre. Et, comme,
dans cette vie extraordinaire, dans cette humanité en apparence
surhumaine, Tolstoï, exactement comme Gœthe, représente excellemment
l’homme normal et sain, l’homme parfaitement équilibré et qui n’a rien
d’extravagant ou de pathologique, le parfait exemplaire de la race, le
symbole de l’équilibre moral et corporel, le moi éternel et le nous
universel dans un même souffle et à chaque instant, nous trouvons,
encore une fois comme chez Gœthe, dans son existence devenue si
documentaire, un abrégé de l’humanité elle-même.




CRISE ET TRANSFORMATION

        «_L’événement le plus important de la vie d’un homme est le
        moment où il prend conscience de son moi; les conséquences de
        cet événement peuvent être les plus bienfaisantes ou les plus
        redoutables._»

        Novembre 1898.


Dans l’ordre de la création intellectuelle tout péril devient une
faveur, toute entrave devient une aide et un stimulant salutaire, parce
que c’est là un moyen de susciter des forces inconnues et de les
renouveler. Si une existence doit avoir de l’influence sur l’univers, il
ne faut pas qu’elle stagne dans l’immobilité, car la force de l’esprit,
de même que toute force physique, naît du mouvement et du changement;
rien n’est plus dangereux pour un poète que le contentement, le travail
mécanique et la voie facile.

La carrière de Tolstoï ne connaît qu’une seule fois cette détente,
oublieuse de son moi, ce bonheur de l’être humain, ce péril de
l’artiste. Une seule fois, au cours du pèlerinage qui doit le conduire
vers son moi, son âme insatisfaite s’accorde du repos, une période de
seize années au milieu d’une existence de quatre-vingt-trois ans; c’est
seulement pendant le temps qui va de son mariage à l’achèvement des deux
romans _Guerre et Paix_ et _Anna Karénine_, que Tolstoï vit en paix avec
lui-même et avec son œuvre. Pendant treize ans (1865-1878) le _Journal_,
cette sorte d’huissier de sa conscience, se tait, lui aussi; Tolstoï,
dans son bonheur, tout entier à son œuvre, ne s’observe plus, il observe
uniquement le monde. Il ne pose pas de problème, parce qu’il est occupé
à créer: à créer sept enfants et ses deux ouvrages épiques les plus
puissants; alors, et alors seulement, Tolstoï vit comme tous les autres
esprits sans souci, dans l’égoïsme honorablement bourgeois de la
famille, heureux, satisfait, parce qu’il est délivré de la «terrible
question du pourquoi des choses». «Je ne médite plus sur mon état (toute
méditation est passée) et je ne cherche plus ce qu’il y a au fond de mes
impressions; dans mes relations avec ma famille, je ne fais que sentir
sans réfléchir. Cet état me procure une liberté intellectuelle
extrêmement grande.»

Le cours régulier de l’élaboration artistique n’est pas entravé par
l’étude critique du moi; l’implacable sentinelle postée devant la
personnalité morale s’écarte en sommeillant et elle laisse à l’artiste
la liberté de ses mouvements, le jeu parfait des sens. C’est durant ces
années-là qu’il devient célèbre; il quadruple sa fortune, il élève ses
enfants et agrandit sa maison, mais se contenter d’être heureux, se
repaître de gloire, se gorger de richesses est une chose qui, à la
longue, n’est pas possible pour ce génie moral. Après chaque création
littéraire, il reviendra toujours à son œuvre essentielle, qui est
d’élaborer sa propre perfection et, comme aucun Dieu ne fait entendre à
ses oreilles la voix de la Nécessité, il ira lui-même au-devant d’elle.
Comme aucun événement extérieur ne lui apporte le souffle de la
Fatalité, c’est en lui-même qu’il créera son tragique. Car toujours la
vie (et à plus forte raison une vie si puissante!) veut se tenir en état
d’oscillation. Si du côté du monde le flot du destin s’arrête, l’esprit
creuse dans son intérieur une nouvelle source jaillissante, pour que le
mouvement circulaire de l’existence ne tarisse pas.

Ce que Tolstoï éprouve à l’approche de sa cinquantième année et qui
surprend ses contemporains d’une manière inexplicable, à savoir son
soudain éloignement de l’art et sa volte-face vers les choses
religieuses, ne doit être nullement considéré comme un phénomène
extraordinaire; en vain on chercherait une anormalité dans le
développement de cet homme sain par excellence. Ce qu’il y a là
d’extraordinaire, c’est simplement, comme toujours chez Tolstoï, la
véhémence des impressions éprouvées. En effet, la transformation à
laquelle procède Tolstoï dans la cinquantième année de sa vie n’est pas
autre chose que la manifestation d’un fait qui, chez la plupart des
hommes, par suite d’une intensité moindre, reste invisible: c’est
l’inévitable adaptation de l’organisme intellectuel et physique à la
vieillesse approchante, c’est _l’année climatérique de l’artiste_.

«La vie s’arrêta et devint lugubre», ainsi formule-t-il lui-même le
début de sa crise d’âme. Le quinquagénaire a atteint le point mort de
son développement critique où la plasticité du plasma commence à
diminuer et où l’âme menace de se figer. Les sens ne pénètrent plus avec
autant de puissance dans la masse molle de la cellule créatrice; la
couleur des impressions pâlit, comme celle des cheveux, lesquels
grisonnent peu à peu; c’est le début de cette seconde époque, que Gœthe
nous a également fait connaître, où le jeu des sens pleins de chaleur se
sublime en une sorte de froid pressoir où s’élabore la catégorie
diaphane des concepts: la substance devient phénomène, le portrait
devient symbole et la faculté de création colorée fait place à la
classification cristalline des pensées. Comme toute transformation
profonde de l’esprit, ici aussi cette apparition d’un homme nouveau
prépare d’abord un léger malaise physique; le sentiment ombrageux de
l’approche de quelque chose d’étranger est encore inconnu. Une froide
anxiété de l’esprit, une crainte affreuse d’appauvrissement font
frissonner brusquement l’âme inquiète, et le séismographe du corps, aux
nerfs si délicats, enregistre aussitôt l’ébranlement qui s’approche (les
maladies mystiques de Gœthe, lors de chacune de ses transformations!).

Mais, et ici nous pénétrons dans un domaine à peine exploré, tandis que
l’âme n’est pas encore capable d’expliquer cette attaque venue de
l’obscurité et qu’elle tremble dans le sentiment craintif d’un danger
incompréhensible, déjà dans l’organisme la défensive a commencé
spontanément, sous forme de réaction psycho-physique, sans
l’intervention de l’intelligence ni de la volonté de l’homme, par le
seul effet de la prévoyance impénétrable de la nature. Car, tout comme
chez les animaux, longtemps encore avant l’arrivée du froid, une chaude
fourrure d’hiver revêt soudain leur corps, l’âme humaine, au moment où
la vieillesse s’annonce, à peine le zénith dépassé, se voit pourvue d’un
nouveau vêtement protecteur, d’ordre spirituel,--d’une épaisse enveloppe
défensive, pour qu’elle ne se fige pas à l’époque du déclin, pauvre en
rayons de soleil. Cette profonde réaction, qui passe du physique dans
l’intellectuel, dont l’origine est peut-être dans les cellules des
glandes et qui se propage jusque dans les dernières vibrations de la
production créatrice, cette époque climatérique, que j’aimerais à
appeler anti-puberté, est déterminée, en tant qu’ébranlement moral, par
l’état sanguin et se présente sous forme de crise, exactement comme la
puberté elle-même, bien que (à vous, psychanalystes et psychologues!) ce
soit là un phénomène encore à peine étudié dans ses manifestations
corporelles et encore moins observé dans ses manifestations
intellectuelles.

Chez les femmes, tout au plus, où le retour d’âge s’effectue d’une
manière plus grossière et plus clinique, sous des formes presque
tangibles, on a bien pu recueillir quelques observations; mais, encore
complètement inexploré, le même phénomène du changement d’âge, qui chez
l’homme est plus intellectuel, attend encore, avec ses conséquences
morales, la lumière de la science psychologique. Car l’année
climatérique est, pour l’homme, presque toujours, l’époque favorite des
grandes conversions, des sublimations poétiques et intellectuelles,
toutes choses qui sont comme un vêtement protecteur pour l’être dont le
sang s’affaiblit, comme un succédané spirituel pour la décadence des
sens, comme l’accroissement de la conscience de l’univers venant
compenser l’appauvrissement du sentiment du moi, la diminution du
potentiel de vie.

Absolument complémentaire de la puberté, aussi dangereuse pour ceux qui
sont en danger, aussi véhémente chez les véhéments, aussi productive
chez les productifs, l’année climatérique prélude de cette façon à une
époque intellectuellement créatrice, dont la couleur est différente, à
un regain d’activité de l’esprit, entre son zénith et son nadir. Dans
tout artiste important nous rencontrons cet inévitable moment de crise,
mais dans aucun avec autant d’impétuosité, bouleversant le sol,
volcanique et presque destructive, que chez Tolstoï. Personne n’a
exprimé d’une manière aussi objective que cet artiste, absolument vital
et normal, l’anxiété qu’éprouve tout homme devant l’affaiblissement de
la vie, son horreur, lorsqu’il sent diminuer sa force créatrice; car
c’est précisément parce que jusqu’alors Tolstoï a vécu insouciant, dans
l’épanouissement de ses sens, et qu’il doit ses créations uniquement à
la plénitude et à l’exubérance de sa force, qu’il voit déjà dans la
moindre diminution de cette dernière comme une catastrophe fatale et
même un anéantissement.

Considéré du point de vue positif, du point de vue d’une objectivité
facile, ce qui arrive à Tolstoï dans sa cinquantième année est, à vrai
dire, on ne peut plus normal: il se sent simplement vieillir; voilà
tout. Quelques dents lui tombent, sa mémoire s’obscurcit. Parfois son
esprit éprouve de la lassitude: phénomènes quotidiens pour un
quinquagénaire. Mais Tolstoï, cet homme débordant de force, cette nature
toute en jaillissements larges et surabondants, se sent, dès ce premier
souffle de l’automne, flétri et sur le point de mourir. Il pense «qu’on
ne peut plus vivre, quand on n’est pas ivre de vie». Une dépression
neurasthénique, un malaise fait de perplexité s’emparent de cet homme
d’une santé extraordinaire, dès les premiers signes de refroidissement
et d’affaiblissement vital; aussitôt il met bas les armes et capitule.

Il ne peut pas dormir, il ne peut pas penser: «Mon esprit est endormi et
ne peut pas se réveiller; je ne suis pas bien, je n’ai pas de courage.»
Comme une chaîne, il traîne jusqu’au bout «l’ennuyeuse et plate Anna
Karénine»; ses cheveux grisonnent subitement; des rides déchirent son
front, son estomac se révolte, ses articulations deviennent plus
faibles.

Il est plongé dans une morne apathie et il dit «que rien plus ne le
réjouit, qu’il n’a plus rien à attendre de la vie, qu’il mourra
bientôt»; il «aspire de toutes ses forces à quitter la vie», et l’une
après l’autre, le _Journal_ enregistre ces deux mentions catégoriques,
d’abord «peur de la mort», et puis, quelques jours après, «il faudra
mourir seul» (en français dans le texte tolstoïen). Or, la mort, comme
j’ai essayé de l’expliquer dans l’exposé de sa vitalité, signifie pour
ce géant de la vie la plus épouvantable des pensées; c’est pourquoi il
se met à frissonner de tout son être dès que quelques points du réseau
formidable de sa force paraissent se défaire.

Mais ce génial diagnostiqueur de son moi ne se trompe pas complètement,
quand ses narines flairent une fin, car, effectivement, quelque chose du
Tolstoï primitif meurt pour toujours dans cette crise, non pas l’homme
débordant de force, mais seulement l’artiste libre et insouciant qui
acceptait le monde comme une donnée objective et immuable, toute aussi
réelle que son propre corps et lui appartenant comme celui-ci. Jusqu’à
présent Tolstoï n’a jamais demandé au monde quel était son sens
métaphysique; il l’a contemplé simplement, comme l’artiste contemple son
modèle et il a laissé venir à lui les phénomènes avec la joie naturelle
d’un enfant; ils s’étaient toujours placés docilement en face de lui,
quand il dessinait leur portrait et ils n’avaient opposé aucune
difficulté aux caresses et à l’étreinte de ses mains créatrices.

Cette contemplation objective et purement artistique, cette façon de
regarder la vie, simplement pour la reproduire, devient brusquement
impossible à l’esprit chargé de méfiance; la naïve communauté est
détruite; entre l’univers et le moi s’ouvre soudain un abîme béant où
règnent le froid et la moisissure. Les choses ne se présentent plus à
Tolstoï avec la même intimité; elles ne se donnent plus à lui si
entières. Il sent qu’elles lui cachent un côté, un revers, une ombre, il
ne sait quoi de sombre, de dangereux et d’indicible; pour la première
fois le plus lucide des hommes découvre dans la vie l’existence d’un
mystère, il se doute qu’elle a une signification qu’il ne peut pas
saisir avec des sens simplement matériels; pour la première fois Tolstoï
se rend compte que, pour comprendre ce qu’il y a dans ses profondeurs
obscures, il a besoin d’un instrument tout nouveau, plus savant, d’un
œil plus conscient, d’un œil de penseur. Toutes les individualités
prennent une autre couleur, ou plutôt il n’y a plus d’individualités, de
choses existant isolément. Tout comporte une relation mystérieuse avec
une communauté qui lui est encore inconnue; malgré lui, il est obligé
désormais de chercher dans chaque phénomène son sens moral et de voir
dans les choses les plus étrangères la présence et la liaison d’un
destin propre. Des exemples expliqueront d’une manière plus concrète ce
revirement intérieur. Cent fois, pendant la guerre, Tolstoï a vu mourir
des hommes et sans se demander si l’on avait ou non le droit de les
tuer, il a représenté leur fin sanglante en peintre, en poète,
simplement par le jeu de la pupille, en tant que rétine sensible à
l’aspect des formes. Maintenant voici qu’en France il aperçoit la tête
d’un criminel roulant sur la planche de la guillotine, et aussitôt une
puissance morale se révolte en lui contre toute l’humanité. Mille fois,
lui le seigneur, le barine, le comte, est passé à cheval à côté de ses
paysans, en acceptant avec indifférence, comme une chose évidente,
l’humble salut de ses esclaves, tandis que le galop de la bête
recouvrait leurs vêtements de poussière. Voici que maintenant pour la
première fois il remarque qu’ils vont nu-pieds, qu’ils sont pauvres,
qu’ils mènent une existence craintive et dépourvue de tous droits, et,
pour la première fois, il se pose cette question inquiétante: a-t-il
lui-même le droit d’être insouciant en face de leur pauvreté et de leur
misère? D’innombrables fois, à Moscou, son traîneau est passé bruyamment
à côté de troupes de mendiants gelés de froid, sans qu’il tournât la
tête ou qu’il fît la moindre attention à eux; la pauvreté, la misère,
l’oppression, l’état militaire, les prisons, la Sibérie étaient pour lui
des faits aussi naturels que la neige en hiver et que l’eau dans la
barrique; maintenant, lors d’un recensement, son esprit brusquement
éveillé voit dans la situation effrayante du prolétariat une accusation
contre son propre superflu.

Depuis que les hommes ne sont plus pour lui de simples matériaux qu’il
n’y a qu’«à étudier et à observer», mais qu’il entend leur appel, lui
créant des obligations fraternelles, depuis que l’avertissement qu’il a
reçu de la Mort lui a fait comprendre qu’il est lié lui-même au destin
de tous les hommes, sur lequel plane l’ombre du trépas, l’ordonnance
paisible et pittoresque de l’existence, ébranlée par les secousses
sismiques de la conscience, s’écroule sur son âme; il ne peut plus
contempler la vie avec les yeux froids de l’artiste; il est obligé
inlassablement de se demander quel est le sens ou le non-sens, la
légitimité ou l’illégitimité de tout événement; il sent tout ce qui est
humain non plus par rapport à son moi, concentriquement ou par
introversion, mais socialement, fraternellement, par extroversion; la
conscience de sa communauté avec tous et avec chacun l’a «surpris»,
comme une maladie. «Il ne faut pas penser: c’est trop douloureux»,
soupire-t-il. Mais depuis que l’œil de la conscience s’est ouvert en
lui, la souffrance de l’humanité, la douleur élémentaire de l’humanité
deviendra désormais, irrévocablement, la plus personnelle de ses
affaires. Précisément la terreur mystique du néant fait surgir en lui un
nouvel observateur de l’existence, un nouveau créateur; ce n’est que
dans le complet renoncement de son moi que l’artiste assume la mission
de reconstruire encore une fois son univers et, cette fois-ci, d’après
la loi morale. Là où il croit que règne la mort, se réalise le miracle
de la renaissance; voici le nouveau Tolstoï, celui qu’une humanité
vénère non seulement comme artiste, mais aussi comme le plus humain de
tous les hommes.

Mais alors, à cette heure écrasante de l’effondrement, à ce moment
incertain précédant le «réveil» (ainsi que Tolstoï plus tard, rasséréné,
qualifie son état d’inquiétude), l’écrivain, tout surpris, ne prévoit
pas encore que ce bouleversement constitue une transition. Avant que cet
œil tout nouveau et tout différent qu’est l’œil de la conscience s’ouvre
en lui, il se sent complètement aveugle, il ne trouve autour de lui que
le chaos et la nuit sans chemin. Son univers s’est écroulé; à demi
étouffé par l’épouvante il regarde tout hébété l’obscurité où il ne
découvre aucun sens. «Pourquoi donc vivre, si la vie est si terrible?»
se demande-t-il, en se posant l’éternelle question de l’Ecclésiaste?
Pourquoi se donner de la peine, alors que l’on ne fait que labourer son
champ pour la Mort? Comme un désespéré, il tâte les parois de ce sombre
caveau qu’est l’univers, pour trouver quelque part une issue, un moyen
de se sauver lui-même, une étincelle de lumière, une lueur stellaire
d’espérance. Et, seulement lorsqu’il voit que personne ne lui apporte de
l’extérieur salut et clarté, il creuse lui-même une galerie,
méthodiquement et systématiquement, degré par degré. En 1879, il note
sur une feuille de papier les «questions inconnues» que voici:

a) Pourquoi vivre?

b) Quelle est la cause de mon existence et de celle d’autrui?

c) Quel but a ma vie et celle d’autrui?

d) Que signifie cette dualité de bien et de mal que je sens en moi, et
pourquoi est-elle là?

e) Comment dois-je vivre?

f) Qu’est-ce que la mort? Comment puis-je me sauver?

«Comment puis-je me sauver? Comment dois-je vivre?» Tel est le cri
effrayant que pousse Tolstoï, ce cri que les griffes de la crise
arrachent à son cœur palpitant. Et ce cri va désormais retentir pendant
trente ans, jusqu’à ce que ses lèvres défaillent. Le message de bonheur
venu des sens, il n’y croit plus! L’art ne console pas, l’insouciance
est partie, l’ardente ivresse de la jeunesse s’est dissipée cruellement;
de tous côtés se répand un froid glacial issu des profondeurs du néant,
de la demeure invisible de la Mort, qui rôde autour de la vie. Comment
puis-je me sauver? Ce cri devient toujours plus passionné, car il ne
peut pourtant pas se faire que cet univers en apparence dépourvu de sens
n’en possède pas un,--un sens que, il est vrai, l’on ne peut pas saisir
avec les mains, voir avec les yeux, calculer avec la science, un sens
qui réside au-dessus de toutes les vérités. Car la raison seule n’est
suffisante que pour faire comprendre la vie, mais non pas la mort; c’est
pourquoi, comme s’en rend compte celui qui fut jusqu’alors un nihiliste,
il faut une nouvelle faculté spirituelle, toute différente, pour saisir
l’insaisissable; et, comme il ne la trouve pas en lui-même, cet
incroyant, qui est l’homme des sens, cet être indompté que déchire la
terreur et que consume la peur, _media in vita_, au milieu de sa route,
tout à coup se jette humblement à genoux devant Dieu, se dépouille avec
dédain de sa science profane, qui pendant cinquante années l’a rendu
infiniment heureux, et il implore fougueusement l’avènement en lui d’une
foi: «Donne-la-moi, ô Seigneur, et permets-moi d’aider les autres à la
trouver.»




LE CHRÉTIEN ARTIFICIEL

        _«Mon Dieu, qu’il est difficile de ne vivre que devant Dieu, de
        vivre comme ont vécu des hommes qui étaient ensevelis dans un
        souterrain et qui savaient qu’ils n’en sortiraient jamais et que
        personne ne saurait comment ils ont vécu! Pourtant, il faut, il
        faut vivre ainsi, parce que seule une telle vie est la vie.
        Aide-moi, Seigneur.»_

        Tolstoï, _Journal_, novembre 1900.


«Donne-moi une foi, ô Seigneur», s’écrie désespérément Tolstoï en
s’adressant à son Dieu, qu’il a jusqu’alors nié. Mais il semble que ce
Dieu ne se donne pas à ceux qui le réclament avec trop d’impétuosité, au
lieu d’attendre humblement que sa volonté se révèle à eux. Car Tolstoï
porte jusque dans la foi cette impatience passionnée qui est son vice
radical. Il ne lui suffit pas de demander une foi; non, il faut qu’elle
lui soit accordée tout de suite, en une nuit,--prête et maniable comme
une hache, pour faire place nette dans la forêt vierge de ses doutes,
car le noble seigneur est habitué à être obéi prestement par ses
serviteurs et il a été gâté aussi par ses sens, par ses yeux perçants et
par ses oreilles à la sensibilité aiguë qui, avec la rapidité d’un
battement de paupière, lui transmettent toute la science de ce monde; il
ne veut pas attendre avec patience, lui, l’homme volontaire, capricieux
et qui ne connaît pas de maître. Il ne veut pas attendre comme un moine
qui avec constance reste en contemplation pour voir s’infiltrer peu à
peu la lumière d’en haut; non, il veut qu’aussitôt la clarté du jour
reparaisse dans son âme obscurcie. D’un seul bond, d’un seul élan, son
esprit impétueux, faisant fi de tous les obstacles, veut avoir accès au
«sens de la vie», «connaître Dieu», «penser Dieu», ainsi qu’il ose
l’écrire d’une manière presque sacrilège. La foi, la façon de devenir
chrétien et d’être humble, l’habitation en Dieu, tout cela, il espère
pouvoir l’apprendre aussi lestement et aussi vite qu’il apprend
maintenant, bien qu’il soit à l’âge des cheveux gris, le grec et
l’hébreu,--devenu soudain pédagogue, théologien ou sociologue en six
mois ou tout au plus en une rapide année!

Mais où trouve-t-on de la sorte, subitement, une foi, lorsque l’on n’a
en soi-même pas la moindre semence de propension à la foi? Comment
devient-on, en une nuit, compatissant, bon, humble, d’une douceur
franciscaine, quand, pendant cinquante ans, on n’a jugé le monde qu’avec
l’œil sans indulgence de l’observateur strict, en nihiliste conscient et
foncièrement rude, et quand on n’y a trouvé d’important et d’essentiel
que soi-même? Comment transforme-t-on en un tour de main cette volonté
dure comme la pierre en un amour indulgent des hommes? Où
apprendra-t-on, où découvrira-t-on la foi, cet abandon de tout son être
à une puissance supérieure et dominant l’univers? Évidemment, auprès de
ceux qui ont déjà la foi ou tout au moins prétendent la posséder, se dit
Tolstoï: auprès de la _Mater orthodoxa_, l’Église, elle qui détient
depuis deux mille ans déjà l’anneau du Christ. Aussitôt (car il ne
s’accorde pas un moment de répit, cet homme impatient) Léon Tolstoï se
met à genoux devant les icones, jeûne, va en pèlerinage dans les
couvents, discute avec des évêques et des popes et dévore feuille à
feuille l’Évangile.

Pendant trois ans il s’efforce d’être strictement croyant; mais l’air de
l’Église ne fait que souffler un vain encens et un frisson glacial dans
son âme déjà gelée. Bientôt, désillusionné, il pousse pour toujours la
porte entre lui et la doctrine orthodoxe. Non, l’Église n’a pas la
véritable foi, reconnaît-il, ou plutôt elle a laissé tarir, gaspiller et
falsifier l’eau de la vie.

C’est pourquoi il cherche plus loin: peut-être que les philosophes, les
maîtres de la pensée connaissent-ils mieux ce redoutable «sens de la
vie»? Et aussitôt, avec fièvre et, pour ainsi dire, avec rage, Tolstoï,
dont jusqu’alors le cerveau a ignoré tout ce qui n’est pas du domaine
des sens, se met à lire pêle-mêle et d’une manière désordonnée les
philosophes de tous les temps (beaucoup trop vite pour pouvoir les
digérer, les comprendre) d’abord Schopenhauer, l’éternel compagnon de
toute âme mélancolique, puis Socrate et Platon, Mahomet, Confucius et
Lao-Tsé, les mystiques, les stoïciens, les sceptiques et Nietzsche. Mais
bientôt il ferme les livres. Ceux-ci non plus ne possèdent pas de moyen
de voir clair en ce monde qui soit différent du moyen qu’il possède
lui-même, cette intelligence suraiguë qui contemple douloureusement les
choses; eux aussi, interrogent plutôt qu’ils ne savent; eux aussi
n’expriment que l’impatience de connaître Dieu et non pas le repos en
Dieu. Ils créent des systèmes pour l’esprit, mais non la paix d’une âme
qui reste inquiète; ils donnent du savoir, mais non pas de la
consolation.

Et, comme un malade, en proie aux tourments, à qui la science n’a fait
aucun bien, va avec ses infirmités vers les remèdes de bonne femme et
les bains de village, Tolstoï, l’homme le plus intellectuel de la
Russie, dans la cinquantième année de sa vie, va vers les paysans, vers
le «peuple», pour apprendre d’eux, les illettrés, enfin, la véritable
foi,--pour apprendre la sagesse auprès des ignorants. Oui, eux, ces
illettrés, que ne troublent pas les écrits, eux, les pauvres et les
affligés, qui peinent sans se plaindre, qui se couchent muets dans un
coin, comme les bêtes, lorsque la mort se dégage de leur être, eux qui
ne doutent pas, parce qu’ils ne pensent pas, eux qui sont la _sancta
simplicitas_, il faut bien qu’ils aient quelque secret; autrement ils ne
pourraient pas courber de la sorte avec résignation et sans révolte leur
front sous le joug de fer de leur pauvreté. Il faut que dans leur
naïveté ils sachent ce que la sagesse et l’esprit pénétrant ignorent, ce
par quoi eux, dont l’intelligence est arriérée, sont plus avancés que
nous au point de vue de l’âme. «Notre manière de vivre est fausse, la
leur est juste»; c’est pourquoi Dieu se révèle d’une manière visible
dans leur existence patiente, tandis que l’esprit, la soif de la
science, avec son «avidité frivole et voluptueuse», nous éloigne de la
source véritable de la lumière, laquelle vient du cœur. S’ils n’avaient
pas une consolation, s’ils ne possédaient pas en eux-mêmes une herbe
magique et salutaire, ils ne pourraient pas supporter avec autant de
sérénité, d’insouciance et de bonne humeur une vie aussi misérable: il
faut donc qu’ils cachent au fond d’eux-mêmes une foi, quelque chose qui
les élève au-dessus de la pesanteur de plomb de leur existence, et
Tolstoï, lui, l’intellectuel au tempérament indomptable, se sent saisi
de l’impatient désir de leur ravir leur secret. C’est par eux, rien que
par eux, qui sont le «peuple de Dieu» (ainsi que Tolstoï cherche à s’en
persuader), c’est seulement par les simples, par les pauvres d’esprit,
par ceux qui travaillent ingénument, dans une humilité féconde, comme
les bêtes, qu’il est possible d’apprendre la vie «juste», la grande
patience et la résignation à une dure existence et à une mort encore
plus dure.

Par conséquent, allons droit à eux, en plein dans leur vie, pour
apprendre d’eux le divin secret! Quittons l’habit de la noblesse et
revêtons la blouse du moujik, éloignons-nous de la table aux mets
friands et aux livres inutiles: les herbes innocentes et le doux lait
des animaux doivent seuls désormais nourrir le corps, seules l’humilité,
la simplicité naïve doivent alimenter cet esprit pénétrant comme celui
de Faust. Ainsi Léon-Nicolaïewitsch Tolstoï, seigneur d’Iasnaïa Poliana
et, qui plus est, souverain spirituel de millions d’humains, dans la
cinquantième année de sa vie, se met lui-même à la charrue, porte sur
son large dos d’ours la barrique d’eau de la fontaine et, au milieu de
ses paysans, fauche les céréales avec un infatigable acharnement au
travail. La main qui a écrit _Anna Karénine_ et _Guerre et Paix_ enfonce
maintenant l’alène poisseuse dans la semelle de la chaussure qu’il a
taillée lui-même, balaie les ordures de sa chambre et coud ses propres
vêtements.

Vite il faut s’approcher, il faut s’approcher des «frères», vite il faut
se mettre étroitement en contact avec eux; c’est là l’essentiel et, par
un seul mouvement de sa volonté, Léon Tolstoï espère ainsi devenir
«peuple» et par là «chrétien selon Dieu». Il descend au village trouver
les paysans qui sont encore à moitié serfs (à son approche ils portent
avec embarras la main à leur casquette); il les convoque dans sa maison,
où, avec leurs lourdes chaussures, ils marchent maladroitement sur les
parquets miroitants, comme sur du verre, et ils respirent lorsqu’ils se
rendent compte que le «barine», le «gracieux seigneur» ne médite rien de
mauvais pour eux, n’augmente pas, comme ils le craignaient, encore une
fois, les redevances et le fermage, mais précisément (chose étrange! ils
secouent la tête, en se regardant d’un air gêné) désire s’entretenir de
Dieu avec eux, toujours rien que de Dieu. Ils se le rappellent, les bons
paysans d’Iasnaïa Poliana, il leur a fait déjà une fois quelque chose de
pareil; c’était alors l’école qui l’occupait, le seigneur comte, et
pendant une année entière (puis cela l’ennuya) il instruisit
personnellement les enfants. Mais que veut-il maintenant? Ils l’écoutent
parler avec méfiance, car ce nihiliste déguisé se mêle au «peuple»
véritablement comme un espion, afin d’apprendre de lui la stratégie
nécessaire à sa campagne d’ascension vers Dieu, afin d’apprendre le
secret de l’humilité et le maniement de la foi.

Mais ces acquisitions forcées ne profitent qu’à l’art et à l’artiste; en
effet, Tolstoï doit les plus belles de ses légendes à de rustiques
conteurs de village et sa langue prend un relief et une saveur
magnifiques grâce aux mots naïvement imagés des paysans; mais le secret
de la simplicité d’âme ne s’apprend pas. Dostoïewski a déjà dit avec une
lucidité prophétique, avant la crise pathétique et lors de la parution
d’_Anna Karénine_, de ce Levine qui est le portrait de Tolstoï: «Des
hommes comme Levine auront beau vivre avec le peuple aussi longtemps
qu’ils voudront, ils ne deviendront jamais peuple: la présomption et la
force de volonté, pour aussi capricieuses qu’elles soient, ne suffisent
pas pour embrasser et réaliser le désir de descendre jusqu’au peuple.»
Par là le génial visionnaire touche en plein le centre psychologique du
changement qui s’est opéré dans la volonté de Tolstoï, et il démasque
chez celui-ci la contrainte, le christianisme artificiel d’un désespéré
et cette fraternité envers le peuple qui ne provient pas d’un amour inné
et naturel, mais de la détresse de l’âme.

En effet, Tolstoï, l’intellectuel, a beau s’escrimer rageusement à faire
l’homme bête et le paysan, jamais il ne peut implanter en lui une âme
étroite de moujik, à la place de sa philosophie large et embrassant
toutes choses; jamais un esprit de vérité comme lui ne peut complètement
s’abaisser jusqu’à une foi confuse de charbonnier. Il ne suffit pas de
se jeter soudain à genoux dans sa cellule, comme Verlaine, et de prier:
«Mon Dieu, donnez-moi la simplicité», pour qu’aussitôt fleurisse dans sa
poitrine le rameau d’argent de l’humilité: il faut d’abord _être_ et
_devenir_ réellement ce que l’on professe. La communication avec le
peuple par le mystère de la compassion, ni la satisfaction de la
conscience par une religiosité toute de foi ne s’établissent pas
instantanément dans une âme, à la manière d’un contact électrique.
Revêtir la blouse du paysan, boire du kwas, faucher les champs, toutes
ces formes extérieures de l’égalité ont beau se réaliser avec la
facilité d’un jeu (et cela même dans un double sens). L’esprit ne se
laisse jamais abêtir, ni la lucidité d’un homme rabaisser
arbitrairement, comme une flamme de gaz. La force lumineuse et la
lucidité d’un esprit restent la mesure innée et inaltérable, la beauté
et le destin de chaque individu; c’est là une puissance qui dépasse sa
volonté et qui, par conséquent, est au delà de notre volonté; oui, elle
ne fait que flamboyer avec plus d’impétuosité et d’agitation, plus elle
se sent menacée dans son devoir souverain de vigilante clairvoyance. Car
de même que par des exercices de spiritisme il est impossible de
dépasser, ne fût-ce que d’un degré, la mesure de connaissance qui est
innée en nous et de s’élever à une science supérieure, de même
l’intellect est incapable, par le moyen d’un acte brusque de la volonté,
de redescendre, ne fût-ce que d’un degré dans la simplicité.

Il est impossible que Tolstoï, cet esprit fait de science et d’une large
clairvoyance, n’ait pas reconnu bientôt lui-même qu’une volonté,
fût-elle aussi puissante que la sienne, ne pouvait en une nuit réduire
sa complexité intellectuelle à la simplicité du _Nitchevo_; et nul autre
que lui (à vrai dire, plus tard) n’a prononcé cette admirable parole:
«Agir avec violence contre l’esprit, c’est chercher à capter des rayons
de soleil: quel que soit le moyen avec lequel on veut les recouvrir,
toujours ils reviennent au-dessus.» A la longue, il ne pouvait plus se
faire illusion sur l’incapacité dans laquelle se trouvait son intellect
brusque, querelleur et autoritaire de seigneur voulant toujours avoir
raison, d’éprouver un sentiment d’humilité naïve et durable: jamais non
plus les paysans ne l’ont réellement pris pour un des leurs, bien qu’il
eût adopté leurs vêtements et qu’il partageât extérieurement leurs
habitudes; jamais le monde n’a vu dans cet acte autre chose qu’un
déguisement et non pas une transformation complète.

Précisément, ses proches, sa femme, ses enfants, la babouchka, ses amis
véritables (ce ne sont pas les Tolstoïens professionnels) observent dès
le début avec méfiance et mécontentement cette fougue convulsive avec
laquelle le «grand poète du peuple russe» (c’est ainsi que Tourguenieff,
dans la lettre qu’il écrit de son lit de mort, l’adjure de quitter la
prédication pour revenir à l’art) veut descendre dans une sphère
d’inintellectualité contraire à sa nature. Sa propre épouse, la victime
tragique de ses crises d’âme, lui dit alors cette parole décisive:
«Autrefois tu disais que tu étais inquiet, parce que tu n’avais pas la
foi. Maintenant, pourquoi n’es-tu pas heureux, puisque tu dis que tu la
possèdes?» Argument tout à fait simple et irréfutable. En effet, rien
n’indique chez Tolstoï, après sa conversion au Dieu du peuple, qu’il ait
trouvé dans cette foi la paix de l’âme, le repos en Dieu et le
contentement; au contraire, on a toujours le sentiment, dès qu’il parle
de sa doctrine, qu’il cherche à masquer l’incertitude de son âme par de
véhémentes attaques et l’incertitude de sa conviction par de criardes
affirmations. Tous les actes et toutes les paroles de Tolstoï,
précisément dans cette période de conversion, ont un ton de violence
désagréable, quelque chose d’ostentatif, de bruyant, de querelleur et de
fanatique. Son christianisme embouche la trompette, comme une fanfare;
son humilité fait la roue, comme un paon, et, si l’on a de fines
oreilles, on découvre précisément dans la façon exagérée avec laquelle
il s’abaisse lui-même, quelque chose d’un ancien orgueil de Tolstoï,
orgueil qui, maintenant, est devenu une fierté à rebours inspirée par
cette humilité nouvelle.

On n’a qu’à lire le passage célèbre de sa confession où il veut
«prouver» sa conversion, en crachant et en versant l’injure sur sa
propre vie d’autrefois: «J’ai tué des hommes à la guerre; je me suis
battu en duel; j’ai dissipé en jouant aux cartes l’argent extorqué aux
paysans et je les ai châtiés cruellement, j’ai forniqué avec des femmes
de mœurs légères et j’ai trompé des maris. Mensonge, vol, adultère,
ivrognerie et brutalités de toute espèce, j’ai commis tous les actes
honteux; il n’y a pas de crime qui me soit resté étranger.» Et, pour que
personne n’excuse en lui ces crimes prétendus, parce que c’est un
artiste, il continue sa bruyante confession publique: «C’est pendant ce
temps que je me mis à faire de la littérature, par vanité, désir du gain
et orgueil. Pour conquérir la gloire et la richesse, je fus obligé
d’étouffer en moi ce qu’il y avait de bon et de m’abaisser jusqu’au
péché.»

Ce sont là, certes, des paroles terriblement révélatrices et émouvantes
dans leur pathos moral. Mais, reconnaissons-le, la main sur le cœur, il
n’y a jamais eu personne qui, s’appuyant sur ces accusations de Tolstoï
par lui-même, l’ait méprisé «comme un homme bas et criminel», comme un
«pou», ainsi qu’il s’appelle lui-même dans sa soif fanatique
d’humiliation, et cela parce que, pendant la guerre, il a, conformément
à son devoir, servi sa batterie ou parce que, étant d’un tempérament
très puissant, il a jeté sa gourme pendant qu’il était célibataire.
Est-ce que plutôt on n’a pas ici une désagréable impression de
criaillerie? Est-ce que l’on n’a pas ici l’impression de se trouver en
présence d’une conscience surexcitée qui, par excès de repentir, par un
orgueil fait d’humilité, cherche à tout prix à se découvrir des péchés?
Est-ce que, comme le valet qui dans _Raskolnikof_ veut se faire passer
faussement pour meurtrier, il n’y a pas ici une âme ivre de confession,
qui invente des crimes qu’elle n’a pas commis, pour «se charger de la
croix» et pour «prouver» son christianisme et son humilité? Est-ce que,
précisément, ce désir de rendre témoignage sur son propre compte, cette
humiliation convulsive, pathétique et bruyante que s’impose Tolstoï ne
prouve pas qu’une humilité paisible et calme n’existe pas ou n’existe
pas encore dans cette âme ébranlée et peut-être même que c’est là une
transposition dangereuse de vanité à rebours? Est-ce que ce «nouveau»
Tolstoï de l’humiliation n’est peut-être pas, mais en sens inverse,
l’homme pour qui jadis «la gloire devant les hommes» a été le but
suprême? En tout cas, cette humilité ne se comporte pas _humblement_, au
contraire; on ne saurait imaginer rien de plus passionné que cette lutte
ascétique contre la passion.

A peine a-t-il dans son âme une petite étincelle, encore incertaine, de
foi, voilà que cet impatient veut aussitôt enflammer par là toute
l’humanité, semblable à ces princes barbares de la Germanie qui, à peine
leur tête mouillée par l’eau du baptême, prenaient aussitôt la hache
pour abattre les chênes qui jusqu’alors leur étaient sacrés et portaient
l’incendie et le meurtre chez les peuples voisins qui n’étaient pas
encore convertis. Avec des bonds de géant, avec une volonté de Titan,
Tolstoï s’élance à l’assaut de la foi. Mais rien ne prouve qu’il l’ait
réellement conquise et atteinte. Car, si la foi est un repos en Dieu, et
si être chrétien consiste à vivre dans le calme et la patience, jamais
ce superbe impatient ne fut un croyant, jamais cet ardent et insatisfait
ne fut un chrétien: c’est seulement si l’on donne déjà le nom de
religion à une immense aspiration au sentiment religieux et si un
brûlant désir de Dieu suffit à faire un chrétien, que ce chercheur de
Dieu, cet éternel agité, peut être compté parmi les croyants.

Mais c’est précisément par ce que cette réussite n’est qu’incomplète et
parce que la conviction religieuse à laquelle il est parvenu manque de
certitude que la crise subie par Tolstoï prend une valeur symbolique et
dépasse l’ordre des faits individuels, exemple éternellement mémorable
montrant qu’il n’est pas possible même à l’homme doué de la volonté la
plus énergique d’abolir la forme primitive de son caractère et de
transformer, par un acte d’autorité, le caractère qui lui est propre en
un caractère opposé. La forme de vie qui nous a été assignée admet des
améliorations, des polissures et des affinements et sans doute la
passion éthique peut bien accroître en nous, grâce à un travail
conscient et persévérant, ce qu’il y a de moral et de bon; mais elle ne
peut jamais effacer radicalement les lignes fondamentales de notre
caractère, ni disposer notre chair et notre esprit suivant un autre
ordre architectonique.

Lorsque Tolstoï déclare qu’on peut «se défaire de l’égoïsme comme de
l’habitude de fumer», ou qu’on peut «conquérir» la faculté d’aimer et
«acquérir de force» la foi, un résultat extrêmement modeste vient
démentir, chez lui-même, un effort colossal devenu presque une manie.
Car rien n’atteste que Tolstoï, l’observateur puissant, implacable et
essentiellement nihiliste, l’homme coléreux, «dont les yeux étincellent
dès qu’on le contredit de la moindre façon», par suite de sa conversion,
due à un coup de force, soit alors devenu aussitôt un chrétien,
sociable, aimable, doux et bon, un «serviteur de Dieu», un «frère de ses
frères». Son «changement» a bien modifié ses idées, ses opinions, ses
paroles, mais non pas sa nature intime («la loi que tu as reçue en
naissant, tu dois la suivre, tu ne peux pas y échapper», dit Gœthe);
avant et après le «réveil», la même inquiétude et la même soif de
tourments assombrissent son âme inquiète: Tolstoï n’était pas né pour
être satisfait. C’est précisément à cause de cette impatience que Dieu
ne lui a pas immédiatement «donné» la foi; il faut qu’il lutte
inlassablement pendant trente ans encore, jusqu’à la dernière heure de
sa vie. Son chemin de Damas, il ne le parcourt pas en une nuit, ni en
une année: jusqu’à ce que son souffle s’éteigne, Tolstoï ne sera
satisfait par aucune réponse; aucune foi ne le contentera, et jusqu’au
moment suprême la vie lui semblera un mystère.

Ainsi à la question du «sens de la vie» que pose Tolstoï, il n’est
apporté aucune réponse; la paix de la foi n’est pas donnée à son
inquiétude religieuse: son élan vers Dieu, puissant et avide, n’aboutit
pas. Mais l’artiste dispose en tout temps d’une ressource chaque fois
qu’il ne peut pas surmonter une dissension: il peut extérioriser sa
détresse, la répandre dans l’humanité tout entière et faire du problème
qui occupe son âme un problème universel. Ainsi Tolstoï, lui aussi,
intensifie le cri d’effroi égoïste de sa crise individuelle: «Que
deviendrai-je?» en ce cri, bien plus puissant: «Que deviendrons-nous?»
Comme il ne peut pas convaincre son propre esprit, son esprit opiniâtre,
il veut persuader les autres. Comme il ne peut pas se transformer
lui-même, il essaye de transformer l’humanité. Toutes les religions de
tous les temps sont nées de la sorte; tous les progrès de l’univers
(Nietzsche, le plus pénétrant des hommes, le sait bien) sont dus à la
«fuite devant lui-même» d’un seul homme menacé dans son âme, qui, pour
détourner de sa propre poitrine la question fatale, la rejette au milieu
de tous, changeant ainsi l’inquiétude d’un individu en une inquiétude
universelle.

Il n’est pas devenu, il n’est jamais devenu chrétien pieux et d’esprit
franciscain, cet homme aux grandes passions, aux yeux qu’on ne trompe
pas, lui dans le cœur dur et ardent de qui habite le doute; mais,
précisément, parce qu’il connaît le tourment que donne l’absence de la
foi, il a fait la tentative la plus fanatique des temps modernes,
prétendant sauver le monde de la détresse du nihilisme, le rendre plus
croyant qu’il n’a jamais été lui-même. «Le seul moyen de se sauver du
désespoir de la vie est de projeter son moi dans l’univers», et ce moi
tourmenté et avide de sagesse qui est celui de Tolstoï, répand alors
devant toute l’humanité, comme un cri avertisseur et comme une doctrine,
la redoutable question qui l’a assailli.




LA DOCTRINE DE TOLSTOÏ ET CE QU’ELLE A DE FAUX

        «_Une grande idée m’est venue, à la réalisation de laquelle je
        pourrais sacrifier toute ma vie. Cette idée est la fondation
        d’une religion nouvelle, la religion du Christ, mais débarrassée
        des dogmes et des miracles._»

        Tolstoï, _Journal de Jeunesse_, 5 mars 1855.


A la base de sa doctrine, de son «message» à l’humanité, Tolstoï met la
parole de l’Évangile: «Ne résistez pas au mal» et il lui donne cette
interprétation féconde: «Ne résiste pas au mal par la violence.»

Cette phrase contient à l’état latent toute l’éthique tolstoïenne: le
grand lutteur a jeté si fortement contre le mur du siècle les pierres de
cette fronde, avec toute la véhémence oratoire et morale de sa
conscience vibrante de douleur, que, aujourd’hui encore, l’ébranlement
se fait sentir dans la charpente à demi brisée. Il est impossible de
mesurer dans toute sa portée l’effet moral de cette attaque: la mise bas
volontaire de leurs armes par les Russes après Brest-Litowsk, la
«non-résistance» de Gandhi, l’appel pacifiste de Romain Rolland au
milieu de la guerre, l’opposition héroïque d’innombrables individus,
dont on ne connaît même pas le nom, à la violence exercée sur leur
conscience, la lutte contre la peine de mort, tous ces actes du nouveau
siècle, isolés et en apparence sans liens entre eux, doivent au message
de Léon Tolstoï leur énergique impulsion. Partout où aujourd’hui la
violence est combattue, soit comme moyen, comme arme ou comme droit,
soit comme institution soi-disant divine destinée à servir de défense,
sous quelque prétexte que ce soit, qu’il s’agisse de nations, de
religions, de race ou de propriété, partout où le sens moral, orienté
vers l’humanité, se refuse à verser le sang, à approuver le crime de la
guerre et, revenant en arrière jusqu’au «droit du poing» du moyen âge,
se refuse à reconnaître une victoire militaire comme l’expression de la
justice divine, partout, encore aujourd’hui, tout révolutionnaire moral
trouve dans l’autorité et l’ardeur de Tolstoï la confirmation d’une
force fraternelle.

Partout où une conscience indépendante, au lieu des formules froides de
l’Église, des prétentions ambitieuses de l’État ou d’une justice
rouillée et qui ne fonctionne plus que schématiquement, défère la
décision suprême uniquement au sentiment fraternel de l’humanité, comme
étant la seule instance morale, elle peut se réclamer de cet acte
exemplaire de Tolstoï,--analogue à celui de Luther,--déniant résolument
à cette moderne papauté qu’est la puissance prétendument infaillible de
l’État tout droit sur l’âme de l’individu et faisant appel à ce qu’il y
a d’humain chez les hommes pour que toujours chacun d’eux ne juge
qu’«avec son cœur».

Mais quel est ce «mal» que, selon Tolstoï, nous devons combattre sans
recourir à la violence? Simplement la violence elle-même, la violence
intrinsèque, même si elle cache ses muscles sous l’habit pathétique de
l’économie politique, de la prospérité nationale, des aspirations
ethniques et de l’extension coloniale, même si encore elle falsifie avec
autant d’habileté que possible l’instinct de puissance et l’instinct
sanguinaire de l’homme pour en faire un idéal philosophique et
patriotique: nous ne devons pas nous laisser tromper; même dans ses
sublimations les plus séduisantes, la violence sert toujours uniquement,
non pas à rendre les hommes plus fraternels, mais à augmenter la
puissance et l’intransigeance d’un seul groupe et par là elle perpétue
l’inégalité qui est dans le monde. En effet, la violence vise à la
possession, à l’acquisition des biens matériels et à leur accroissement
continuel. C’est pourquoi, pour Tolstoï, toute inégalité commence avec
la propriété. Ce n’est pas en vain que le jeune noble a passé, à
Bruxelles, des heures et des heures avec Proudhon: même avec Marx,
Tolstoï, qui se trouvait alors le plus radical de tous les socialistes,
avance ce postulat: «La propriété est la racine de tout mal et de toute
souffrance, et il existe un risque de conflit entre ceux qui ont une
superfluité de biens et ceux qui n’en ont aucun.» Car, pour se
maintenir, la propriété doit nécessairement devenir défensive et même
agressive. La violence est nécessaire pour acquérir la propriété, elle
est nécessaire pour accroître les biens qu’on possède, elle est
nécessaire encore pour les défendre. C’est pourquoi la propriété crée,
pour sa protection, l’État, et, à son tour, l’État, pour assurer son
existence, crée les formes organisées de la puissance séculière,
l’armée, la justice, «tout ce système de contrainte qui ne sert qu’à
protéger la propriété», et celui qui se subordonne à l’État et qui le
reconnaît, livre son âme à ce principe de la force. D’après la
conception de Tolstoï, même les hommes qui sont en apparence
indépendants, les intellectuels, servent, dans l’État moderne, sans s’en
rendre compte, uniquement à maintenir un petit nombre de privilégiés en
possession de leurs biens; il n’est pas jusqu’à l’Église du Christ (qui
«dans sa véritable signification s’élevait contre l’État») qui, «par des
doctrines mensongères», ne s’écarte de son devoir le plus strict, en
bénissant les armes, en fournissant des arguments à l’ordre établi,--qui
n’est qu’injustice,--et qui, par suite, ne se fige en formules et ne
dégénère en habitudes et en choses conventionnelles. De leur côté, les
artistes, eux qui sont les fils de la liberté, les avocats nés de la
conscience et les défenseurs du droit humain, se bornent à sculpter
leurs mesquines tours d’ivoire et «endorment la conscience». Le
socialisme, lui, cherche à guérir l’inguérissable; les révolutionnaires,
les seuls qui, par une exacte compréhension des choses, veulent détruire
de fond en comble le faux ordre du monde, commettent la faute d’employer
eux-mêmes le moyen meurtrier de leurs adversaires et ils perpétuent
l’injustice en laissant subsister le principe du «mal», c’est-à-dire la
violence, et, qui plus est, en le sanctifiant.

Par conséquent, au sens de ces revendications anarchistes, le fondement
de l’État et le rapport actuel existant entre les hommes sur la terre
est faux et pourri; c’est pourquoi Tolstoï repousse avec véhémence,
comme inutiles et insuffisantes, toutes les améliorations de la forme du
gouvernement proposées par les démocrates, les philanthropes, les
pacifistes et les révolutionnaires. En effet, aucune Douma, aucun
parlement (et moins encore une révolution) ne peut délivrer la nation du
«mal» de la violence: il n’est pas possible de consolider une maison
établie sur un sol instable; on ne peut que la quitter et s’en bâtir une
autre. Or, l’État moderne repose sur le principe de la force, non sur la
fraternité: conséquemment, pour Tolstoï, il est irrévocablement condamné
à s’écrouler et tous les ravaudages du socialisme et du libéralisme ne
font que prolonger son agonie. Ce qu’il faut changer, ce n’est pas le
rapport politique existant entre le _peuple et le gouvernement, mais les
hommes eux-mêmes_; au lieu de la pression violente exercée par l’État,
il faut qu’un lien moral intérieur constitué par la fraternité consolide
chaque groupement. Mais tant que cette fraternité religieuse et éthique
n’a pas remplacé la forme actuelle de la contrainte pesant sur les
citoyens, Tolstoï déclare qu’une véritable moralité n’est possible qu’en
dehors de l’État, en dehors des partis, dans l’espace mystérieux et
invisible de la conscience individuelle. Comme l’État s’identifie à la
violence, un homme inspiré par l’éthique ne doit pas s’identifier à
l’État. Ce qu’il faut, _c’est une révolution religieuse_,
l’affranchissement de tout homme de conscience des chaînes d’une
communauté établie sur la violence. C’est pourquoi Tolstoï lui-même,
avec une brusque résolution, se place en dehors des formes de l’État et
il se déclare moralement indépendant de tous devoirs qui ne seraient pas
dictés par sa conscience. Il refuse de reconnaître «qu’il fait partie
exclusivement d’un peuple ou d’un État ou bien qu’il est le sujet d’un
gouvernement quelconque»; il se sépare volontairement de l’Église
orthodoxe, il renonce, par principe, à s’adresser à la Justice ou à
n’importe quelle institution établie par la société actuelle, afin de ne
point avoir de rapport avec ce diable qu’est l’État fondé sur la
violence. Par conséquent, qu’on ne se laisse pas illusionner, par la
douceur évangélique de sa prédication sur la fraternité, par la teinte
d’humilité chrétienne qui recouvre sa diction et par son recours à
l’Évangile, sur le caractère complètement hostile à l’État de sa
critique sociale, sur l’énergie et la résolution consciente avec
lesquelles Tolstoï, le plus hardi hérétique du siècle, en anarchiste
radical, déclare ouvertement la guerre à l’autorité du tsar, à l’Église
et à toutes les contraintes imposées par l’État à la communauté. Sa
doctrine de l’État est la doctrine antiétatiste la plus acharnée qu’il y
ait et, depuis Luther, la rupture la plus complète d’un individu avec ce
nouveau papisme qu’est le concept de l’infaillibilité de la propriété.

Même Trotzki et Lénine, théoriquement, n’ont pas fait un pas de plus au
delà du «Tout doit être changé» de Tolstoï; et, tout comme Jean-Jacques
Rousseau, l’«ami des hommes», préparait avec ses écrits les galeries de
mines par lesquelles la Révolution française fit ensuite sauter la
royauté, aucun Russe n’a ébranlé plus fortement les forteresses
essentielles de l’ordre tsariste et capitaliste, en en préparant
l’assaut, que ce révolutionnaire radical, que, chez nous, trompé par sa
barbe patriarcale et par une certaine onction qu’il y a dans sa
doctrine, on se plaît à considérer uniquement comme un apôtre de la
douceur. Certes, de même que Rousseau se serait indigné de voir à
l’œuvre des sans-culottes, Tolstoï se serait sans doute indigné de la
méthode employée par le bolchevisme, car il haïssait les partis (il est
dit prophétiquement dans ses écrits «quel que soit le parti qui
triomphe, il lui faudrait, pour maintenir sa puissance, non seulement
employer tous les moyens de violence existants, mais encore en inventer
de nouveaux»); mais une conception sincère de l’histoire attestera, un
jour, qu’il a été le meilleur précurseur de ce bolchevisme et que toutes
les bombes de tous les révolutionnaires n’ont pas miné et ébranlé en
Russie l’autorité autant que la révolte ouverte de cet individu,--le
plus grand de tous,--contre les puissances, invincibles en apparence, de
sa patrie: le tsar, l’Église et la propriété. Depuis que lui, le plus
génial de tous les faiseurs de diagnostics, a découvert le défaut de
construction qu’il y a dans le fondement de notre civilisation, à savoir
que l’édifice de notre État repose non sur l’humanité, sur la communauté
humaine, mais sur la brutalité et sur la domination, il a déployé toute
sa violence dialectique, son énorme puissance éthique, pendant trente
ans, en attaques toujours renouvelées contre l’ordre existant dans la
société russe,--Winkelried de la Révolution, sans la vouloir, dynamite
sociale, force primitive et élémentaire de destruction et de
bouleversement et, par là, inconsciemment remplissant parfaitement la
mission incombant au génie russe. Car fatalement toute pensée russe,
avant de bâtir, doit d’abord détruire radicalement et à la racine; ce
n’est pas par hasard que chacun de ses artistes est contraint d’abord de
s’enfoncer dans les couches les plus noires du nihilisme le plus sombre
et le moins frayé, pour ensuite, dans un désespoir brûlant et extatique,
conquérir ardemment une nouvelle foi; ce n’est pas comme nous,
Européens, par des améliorations timides et avec des précautions pleines
de piété, que chez les Russes procèdent le penseur, le poète et l’homme
d’action; au contraire, ils attaquent les problèmes aussi brusquement
qu’un bûcheron et avec l’intrépidité de démolition qui inspire les
expériences dangereuses. Un Rostopchine n’hésite pas, pour mériter la
victoire, à brûler, jusqu’au seuil des maisons, Moscou, cette merveille
du monde, et de même Tolstoï (pareil en cela à Savonarole), n’hésite pas
à vouer au bûcher tous les biens de l’humanité civilisée, l’art comme la
science, simplement pour justifier de la sorte une nouvelle et meilleure
théorie. Il est possible que le rêveur religieux qu’était Tolstoï ne se
soit jamais rendu compte des conséquences pratiques de son offensive;
probablement, il n’a jamais osé calculer combien d’existences terrestres
la chute soudaine d’un aussi vaste édifice entraînerait avec elle; il
s’est borné à ébranler avec toute la force d’âme et l’entêtement de sa
conviction les colonnes de l’édifice social de l’État. Et, quand un tel
Samson étend ses poings, le toit le plus gigantesque penche et fléchit.

C’est pourquoi toutes les discussions rétrospectives sur le point de
savoir dans quelle mesure Tolstoï aurait approuvé ou combattu la
révolution bolcheviste restent oiseuses en présence de ce fait patent
que rien n’a intellectuellement favorisé autant la révolution russe que
la prédication fanatique de Tolstoï contre le superflu et la propriété,
que les pétards de ses brochures et les bombes de ses pamphlets. Aucune
critique de notre temps, pas même celle de Nietzsche, lequel, en sa
qualité d’Allemand, ne visait jamais que les gens cultivés et à qui sa
manière d’écrire poétiquement dionysiaque ôtait toute influence sur les
masses, n’a bouleversé autant les âmes et n’a miné autant la foi de la
multitude populaire: et, contre son désir et sa volonté, la figure de
Tolstoï se dresse, pour tous les temps, dans le Panthéon invisible des
grands révolutionnaires, des destructeurs du pouvoir et des
transformateurs du monde.

Contre son désir et sa volonté: car Tolstoï a nettement distingué sa
révolution, individualiste et chrétienne, son anarchisme d’État, de
toute révolution par les actes et par la violence. Il écrit dans les
_Épis mûrs_: «Quand nous rencontrons des révolutionnaires, nous nous
illusionnons fréquemment en croyant que nous ne faisons qu’un. Comme
nous, ils proclament: pas d’État, pas de propriété, pas d’inégalité! Et
beaucoup d’autres choses semblables. Cependant, il y a entre eux et nous
une grande différence: pour le chrétien, l’État n’existe pas; eux, au
contraire, veulent anéantir l’État. Pour le chrétien, il n’y a pas de
propriété; eux veulent l’abolir. Pour le chrétien, tous les hommes sont
égaux; eux veulent détruire l’inégalité. Les révolutionnaires combattent
par le dehors le gouvernement; mais le christianisme, lui, _ne combat
pas_, il détruit par le dedans les fondements de l’État.» On voit que
Tolstoï voulait, non pas détruire l’État par la violence, mais lui
arracher molécule par molécule, individu après individu, afin que
l’organisme étatiste se dissolve de lui-même, par manque de force.
Toutefois, le résultat final reste le même: la destruction de toute
autorité; et Tolstoï a, pendant toute une vie, servi passionnément cette
cause. Il est vrai qu’il voulait, en même temps, un ordre nouveau, une
Église d’État, et opposer un lien religieux au lien social et positif de
l’État actuel. Il voulait instaurer une religion de la vie, plus humaine
et plus fraternelle, l’évangile, à la fois ancien et nouveau, celui des
chrétiens primitifs, l’évangile du christianisme tolstoïen. Mais (la
loyauté avant tout), pour apprécier justement son œuvre de
reconstruction spirituelle, il faut faire une distinction nettement
tranchée entre le critique génial de la civilisation, le génie visuel et
terrestre qu’il y a dans Tolstoï et le moraliste indécis, insuffisant,
capricieux et inconséquent qu’on trouve chez Tolstoï devenu penseur, lui
qui, dans un accès de pédagogie veut, non plus seulement, comme
autrefois, faire l’école aux fils des paysans d’Iasnaïa Poliana, mais,
avec une effrayante dose de légèreté philosophique, inculquer à toute
l’Europe le grand A B C de la seule vie qui soit «juste». Nul respect ne
saurait s’incliner assez profondément devant Tolstoï tant que, lui qui
est né sans ailes, il reste dans le monde des sens et avec ses organes
de génie dissèque la structure de l’humanité; mais, dès qu’il veut
prendre librement son essor dans le domaine de la métaphysique, où ses
sens ne peuvent plus rien saisir, voir ou absorber, où toutes ces
antennes sublimes tâtent en vain le vide, on est presque effrayé
littéralement de sa gaucherie intellectuelle. Non, on ne peut insister
là-dessus avec trop de force: Tolstoï, en tant que philosophe théorique
et systématique, s’est trompé aussi lamentablement que Nietzsche,--ce
pendant de son génie,--en tant que compositeur de musique. Tout comme la
musicalité de Nietzsche, qui est magnifiquement féconde au sein de la
mélodie des mots, échoue presque misérablement dans la sphère autonome
des sons musicaux, c’est-à-dire dans la composition musicale, la raison
éminente de Tolstoï s’éclipse aussitôt lorsque, sortant de la sphère de
la critique sensorielle, il se risque dans la théorie et dans
l’abstrait. On peut constater cette différence dans une seule et même
œuvre; par exemple, dans son pamphlet social _Que devons-nous faire?_,
la première partie décrit, objectivement et d’après l’expérience, les
quartiers misérables de Moscou, avec une maîtrise qui fait que le
lecteur en est tout haletant. Jamais ou presque jamais la critique
sociale ne s’est manifestée sur un objet terrestre plus génialement que
dans la description de ces taudis et de cette humanité sacrifiée; mais
aussitôt que, dans la seconde partie, l’utopiste qu’il y a en Tolstoï
passe du diagnostic à la thérapeutique et prétend faire doctoralement
des propositions d’amélioration, chaque concept devient nébuleux, les
contours se brouillent, les idées se piétinent hâtivement. Et cette
confusion augmente, de problème en problème, à mesure que Tolstoï se
montre plus hardi, et Dieu sait si sa hardiesse va loin. Sans aucune
formation philosophique, avec un manque de respect absolu, il s’attaque
dans ses traités à toutes les questions éternellement insolubles qui
sont suspendues dans l’infini par des chaînes d’étoiles et il croit les
rendre «solubles», comme de la gélatine.

Tout comme cet esprit impatient, pendant sa crise, voulait
précipitamment endosser une «croyance», comme un manteau de fourrure, et
devenir chrétien et humble en une nuit, le voici maintenant qui, dans
ces écrits prétendant faire l’éducation du monde, veut «faire pousser
une forêt en un tour de main»; et celui qui en 1878 s’écriait encore
désespérément: «Toute notre vie terrestre est un non-sens», celui-là
tient toute prête à notre usage, à peine trois ans plus tard, sa
théologie universelle avec la solution de toutes les énigmes du monde.
Évidemment, dans des constructions si hâtives, chaque contradiction
trouble forcément un tel penseur «à la va-vite»; c’est pourquoi Tolstoï
enseigne, en tenant constamment ses oreilles fermées,--passant
par-dessus toute contradiction et s’accordant à lui-même, avec une hâte
suspecte, la solution absolue de tous les problèmes. Quelle foi
incertaine que celle qui sans cesse se sent obligée de «prouver»! Quelle
pensée illogique et manquant de rigueur que celle qui, dès que les
arguments font défaut, voit toujours se présenter à elle au bon moment
une parole de la Bible, comme autorité dernière, exclusive et
irréfutable! Non, non, non, on ne peut pas le déclarer assez
énergiquement, les traités doctrinaires de Tolstoï (malgré quelques
détails qui, c’était inévitable, ont un caractère génial),--_coraggio,
coraggio_!--sont au nombre des plus désagréables ouvrages de fanatisme
qu’il y a dans la littérature universelle; ce sont des exemples
détestables d’une pensée précipitée et confuse, orgueilleuse et
arbitraire et (ce qui chez l’homme de vérité qu’est Tolstoï est un
spectacle émouvant) même malhonnête.

Car, positivement, le plus sincère de tous les artistes, le noble et
exemplaire apôtre de l’éthique qu’est Tolstoï, ce grand homme qui
atteint presque à la sainteté joue, comme penseur théorique, un jeu
mauvais et faux. Pour fourrer dans son sac philosophique l’univers
infini de l’esprit, il commence par un tour grossier de passe-passe,
consistant à simplifier d’abord tous les problèmes, de telle façon
qu’ils deviennent minces et maniables comme des cartes. Par conséquent,
avec une simplicité puérile, il établit en premier lieu le concept de
«l’»homme, puis ceux «du» bien, «du» mal, «du» péché, «de la»
sensualité, «de la» fraternité, «de la» foi. Puis il mêle gaillardement
les cartes, il brandit «l’»amour comme atout et, voyez, il a gagné. Dans
une petite heure tout le problème de l’univers, ce problème infini et
insoluble, qui a été étudié par des millions de générations humaines, se
trouve résolu sur la table à écrire d’Iasnaïa Poliana, et le vieil homme
est tout étonné; ses yeux sont clairs comme ceux d’un enfant, ses lèvres
grises sourient de bonheur; il est surpris, longuement surpris, de voir
«comme pourtant tout est simple!» Comment s’expliquer alors que tous les
philosophes, tous les esprits qui, depuis mille ans, gisent dans mille
cercueils en mille pays, aient torturé si douloureusement et avec tant
de complication leur esprit, au lieu de remarquer que toute «la vérité
était depuis longtemps contenue dans l’Évangile, aussi claire que le
soleil»,--pourvu que, comme lui, Léon Nicolaïewitsch, l’a fait en l’an
du Seigneur 1878, «on l’ait compris comme il fallait, pour la première
fois depuis dix-huit cents ans» et qu’enfin on ait nettoyé le message
divin de son «plâtrage»? (Oui, littéralement, il dit des paroles aussi
impies!)

Désormais donc, c’en sera fini de toutes les peines et de tous les
tourments; désormais les hommes seront forcés de reconnaître combien la
vie est simple à vivre: ce qui vous gêne, on le jette tout bonnement
sous la table; on supprime l’État, la religion, l’art, la culture, la
propriété, le mariage; de la sorte «le» mal et «le» péché sont pour
toujours liquidés et, si chacun, de ses propres mains, laboure la terre,
pétrit son pain et confectionne ses chaussures, il n’y a plus d’État,
plus de religions, il n’y a plus que le pur royaume de Dieu sur la
terre. Alors «Dieu est l’amour et l’amour est le but de la vie». Donc
loin de nous tous les livres! Plus de pensée, ni de travail
intellectuel! «L’»amour suffit et dès demain il peut être réalisé,
«pourvu que les hommes le veuillent».

On a l’air d’exagérer en donnant ainsi le contenu, tel qu’il est,
intrinsèquement, de la théologie universelle de Tolstoï. Mais,
malheureusement, c’est lui-même qui, dans son zèle de prosélyte, exagère
si lamentablement, lui qui, pour sortir du terrain instable de ses
arguments, se précipite dans la violence d’une telle iconoclasie.
Combien belle, combien claire, combien irréfutable est la pensée
fondamentale de sa vie, l’évangile du non-emploi de la violence! Tolstoï
exige de nous tous que nous soyons indulgents et humbles d’esprit. Il
nous exhorte, pour prévenir l’inévitable conflit que provoquerait
l’inégalité toujours croissante des couches sociales, _à aller au-devant
de la révolution venant d’en bas, en la commençant volontairement par en
haut_, et à mettre hors de cause la violence par une douceur opportune,
digne du christianisme primitif. Le riche doit sacrifier sa richesse,
l’intellectuel son orgueil, les artistes doivent laisser leur tour
d’ivoire et se rapprocher du peuple, par la compréhension; nous tous,
nous devons dompter nos passions, notre «individualité bestiale» et
développer en nous, au lieu du désir de prendre, la sainte faculté de
donner. Certes, ce sont là des exigences sublimes, formulées de toute
antiquité par tous les évangiles du monde, exigences éternelles, parce
qu’il faut éternellement les renouveler pour que l’humanité puisse faire
son ascension vers les hauteurs. Mais l’impatience sans mesure de
Tolstoï ne se contente pas, comme ces natures religieuses, de voir là un
simple postulat, celui du plus haut idéal moral de l’individu; il exige,
dans son impatience autoritaire et avec colère, que cette douceur
d’esprit se réalise immédiatement et chez tous les hommes. Afin de nous
persuader plus vite, son génie passionné se livre aux exagérations les
plus furieuses; il exige que, à son commandement d’ordre religieux, nous
renoncions aussitôt à tout, que nous abandonnions et sacrifions aussitôt
tout ce à quoi nous sommes liés par notre sentiment; il exige (lui qui
est sexagénaire) des jeunes gens la continence (que lui-même n’a jamais
pratiquée dans sa maturité d’homme), il exige des intellectuels
l’indifférence et même le mépris pour l’art et pour les choses de
l’intelligence (auxquelles il s’est lui-même consacré pendant toute sa
vie); et, pour nous convaincre tout de suite, avec, pour ainsi dire, la
rapidité de l’éclair, de l’insignifiance des vanités dans lesquelles se
perd notre culture, il démolit, à coups de poing furieux, tout notre
monde spirituel. Uniquement pour nous rendre plus séduisant l’ascétisme
parfait, il conspue toute notre culture contemporaine, nos artistes, nos
poètes, notre technique et notre science et il recourt à une exagération
grossière, à des faussetés évidentes; toujours il s’injurie et se ravale
d’abord lui-même, pour avoir la liberté d’attaquer tous les autres.

Ainsi il compromet les plus nobles intentions éthiques par un ergotage
farouche, pour lequel aucune outrance n’est trop démesurée, ni aucune
illusion trop grossière. Ou bien croira-t-on réellement que Léon
Tolstoï, qu’un médecin particulier auscultait et accompagnait
quotidiennement, considère réellement la médecine et les médecins comme
des «objets inutiles», la vie comme un «péché», la propriété comme un
«luxe superflu»? Lui dont les ouvrages remplissent tout un rayon de
bibliothèque a-t-il réellement passé sa vie comme un «parasite inutile»,
comme un «puceron»? L’a-t-il réellement passée de la manière
parodiquement exagérée qu’il décrit lui-même ainsi: «Je mange, je
bavarde, j’écoute, je mange de nouveau, j’écris et je lis, c’est-à-dire
je parle et j’écoute de nouveau, puis je mange encore, je joue, je mange
et je parle de nouveau; puis je mange encore et je vais au lit.» Est-ce
que véritablement c’est de la sorte que _Guerre et Paix_ et _Anna
Karénine_ ont pris naissance? Est-ce que réellement, pour lui, qui verse
des larmes dès qu’il entend jouer une sonate de Chopin, la musique n’est
pas autre chose que ce qu’elle est pour des quakers à l’esprit borné,
que la cornemuse du Diable? Considère-t-il réellement Beethoven comme un
«séducteur sensualiste», les drames de Shakespeare comme un «non-sens
absolu», les œuvres de Nietzsche comme un «bavardage grossier,
emphatique et insensé»? Ou bien les œuvres de Pouchkine «bonnes
seulement pour fournir au peuple du papier à cigarettes»? L’art, qu’il a
servi plus magnifiquement que quiconque, n’est-il réellement pour lui
qu’un «luxe d’hommes oisifs» et le tailleur Grischa et le cordonnier
Pjotr sont-ils pour lui, en vérité, une instance esthétique supérieure à
un jugement de Tourguenieff ou de Dostoïewski? Croit-il sérieusement,
lui qui «a été dans sa jeunesse un fornicateur infatigable» et qui
ensuite dans le lit conjugal procrée encore treize enfants, que tous les
jeunes gens, touchés par ses appels, deviendront des modèles de chasteté
et se mutileront comme des eunuques?

On le voit, Tolstoï exagère comme un furieux et, s’il exagère, c’est
parce qu’il a logiquement des remords de conscience, pour qu’on ne
remarque pas qu’il s’est donné la part belle avec ses «preuves».
Parfois, il est vrai, un pressentiment que ce non-sens bruyant se
détruit par son outrance même semble avoir percé comme une lueur le
tréfonds critique de sa conscience: «J’ai peu d’espoir qu’on accepte mes
preuves ou seulement qu’on les discute d’une façon sérieuse», écrit-il
un jour, et il a terriblement raison. Car de même que, de son vivant, on
ne pouvait guère discuter avec cet esprit soi-disant indulgent («on ne
peut jamais le convaincre», soupire sa femme, et «son amour-propre ne
lui permet jamais d’avouer une faute», rapporte sa meilleure amie), de
même il serait peu raisonnable de défendre sérieusement Beethoven ou
Shakespeare contre Tolstoï: Qui aime Tolstoï fera mieux de fermer les
yeux là où le vieil homme manifeste trop ouvertement la faiblesse de sa
logique. Tout homme méritant d’être pris au sérieux n’a jamais pensé une
seconde, devant ces explosions théologiques de Tolstoï, à renier
brusquement deux mille ans de lutte pour la spiritualisation de la vie,
comme, par exemple, on ferme le robinet du gaz, et à jeter aux ordures
nos valeurs les plus sacrées. Car notre Europe, à qui précisément venait
de naître un penseur comme Nietzsche, pour qui uniquement les joies de
l’esprit rendent notre lourde terre véritablement habitable, cette
Europe n’avait, Dieu le sait, pas la moindre envie de se laisser
subitement, sur un simple commandement moral, rusticiser, abêtir et
mongoliser, en se glissant docilement sous la kibitka et d’abjurer,
comme une erreur «coupable», un splendide passé intellectuel.

Elle a été et sera toujours assez respectueuse pour ne pas confondre le
moraliste exemplaire et l’héroïque champion de la conscience qu’il y a
dans Tolstoï avec ces tentatives désespérées pour transformer une crise
nerveuse en philosophie universelle et une angoisse climatérique en
économie politique; toujours nous distinguerons entre les grandioses
impulsions morales qui sont venues de la vie héroïque de cet artiste et
cette sorte d’exorcisme de la culture qu’a voulu pratiquer ce vieillard,
coléreux comme un rustre, réfugié dans la théorie. La gravité et le
sérieux de Tolstoï ont approfondi d’une manière incomparable la
conscience de notre génération, mais, ses théories déprimantes
représentent un attentat sans pareil à la joie de vivre, une tendance de
moine ascétique à faire rétrograder notre culture jusqu’à un
christianisme primitif impossible à restaurer, imaginé par quelqu’un qui
n’est plus chrétien, et, par conséquent, par un esprit ayant dépassé le
stade du christianisme.

Non, nous ne croyons pas que «la continence détermine toute la vie», que
nous devions rendre absolument exsangue la passion des choses de ce
monde et nous charger uniquement de devoirs et de sentences bibliques:
nous nous méfions d’un guide qui ne sait rien de la force créatrice et
vivifiante de la joie et qui ne vise qu’à restreindre et à entraver les
libres jeux de nos sens, y compris le plus sublime et le plus beau de
tous: l’Art. Nous ne voulons rien laisser des conquêtes de l’esprit et
de la technique, rien abandonner de notre héritage occidental, rien, ni
nos livres, nos œuvres d’art, nos cités, notre science, ni un pouce ni
un «grain» de notre réalité sensible et visible, et cela pour on ne sait
quel système philosophique, et moins encore pour un système rétrograde
et déprimant qui nous ramènerait dans la steppe et dans l’abêtissement
intellectuel. Nous refusons d’échanger, au prix d’une béatitude céleste,
la richesse éblouissante de notre vie actuelle contre l’on ne sait
quelle étroite simplicité: nous préférons avoir l’audace d’être
«pécheurs» plutôt que primitifs, d’être passionnés, plutôt que sots et
bibliquement justes. C’est pourquoi l’Europe a tout bonnement relégué
l’amas des théories sociologiques de Tolstoï dans l’armoire aux archives
littéraires,--pleine de respect, il est vrai, pour cette volonté
exemplairement éthique, mais ne les ayant pas moins, pour aujourd’hui et
pour toujours, mises au rancart. Car, même dans sa forme religieuse la
plus élevée, même présentées par un génie aussi magnifique, la
régression et la réaction ne peuvent jamais devenir créatrices et ce qui
provient de la confusion individuelle de l’âme ne peut jamais démêler la
confusion de l’âme universelle. Répétons-le encore une fois et
définitivement: le plus fort défricheur critique de notre temps,
Tolstoï, n’a pu semer un grain de notre avenir européen, et par là il
est bien Russe, il est bien le génie de sa race et de sa génération.

En effet, le sens et la mission du dernier siècle ont été, pour la
Russie, de fouiller avec une sainte inquiétude et une passion sans frein
toutes les profondeurs morales, de creuser tous les problèmes sociaux et
de les mettre à nu jusqu’à la racine; et enfin notre respect s’incline
devant l’œuvre collective de leurs artistes de génie. Si nous sentons
plus profondément beaucoup de choses, si nous en connaissons d’autres
avec plus de fermeté, si les problèmes du temps et les problèmes
éternels de l’humanité se présentent à nous sous un aspect plus sévère,
plus tragique et plus impitoyable que précédemment, nous le devons à la
Russie et à la littérature russe; c’est à cette dernière aussi que nous
devons cette inquiétude créatrice, qui, dépassant les vieilles vérités,
permet d’aboutir à une vérité nouvelle. Toute la pensée russe est
fermentation de l’esprit, puissance élastique et explosive; mais elle
n’est pas clarification de l’esprit; comme celle de Spinoza, de
Montaigne et de quelques Allemands, elle contribue magnifiquement à
l’élargissement spirituel de l’univers, et, aucun artiste contemporain
n’a fouillé et labouré notre âme comme Tolstoï et Dostoïewski. Mais ni
l’un ni l’autre ne nous a aidés à créer un ordre nouveau et là où ils
cherchent à tirer de leur propre chaos, du chaos infini de leur âme, une
réaction qui nous donne le sens de l’univers, nous n’acceptons pas leur
solution. Car tous deux, Tolstoï et Dostoïewski, pour échapper à
l’effroi que leur inspire le nihilisme ouvert devant eux comme un abîme,
se jettent, par une anxiété primitive, dans une réaction religieuse;
tous deux, pour ne pas tomber au fond de leur gouffre intérieur,
s’accrochent servilement à la croix chrétienne et ils couvrent de nuées
le monde russe à l’heure même où la foudre purificatrice de Nietzsche
met en pièces tous les dieux de la frayeur antique et place dans les
mains de l’Européen, comme un marteau sacré, la foi en sa puissance et
en sa liberté.

Spectacle fantastique: Tolstoï et Dostoïewski, les deux plus puissants
esprits de leur patrie, sont tous deux effrayés subitement; ils sont
saisis par un frisson apocalyptique au milieu de leur œuvre, et tous
deux élèvent alors devant eux la même croix, la croix russe, tous deux
invoquant le Christ,--un Christ qui varie pour chacun d’eux, comme
Sauveur et Rédempteur d’un Monde qui s’écroule.

Ils sont là debout, chacun dans sa chaire, comme deux moines furieux du
moyen âge, opposés l’un à l’autre, dans leur esprit comme dans leur vie:
Dostoïewski réactionnaire foncier et défenseur de l’autocratie, prêchant
la guerre et la terreur, s’abandonnant frénétiquement à l’ivresse de la
force qui domine tout, valet du tsar qui l’a jeté dans les cachots,
adorateur d’un Sauveur impérialiste et conquérant de l’Univers; en face
de lui, Tolstoï, raillant, avec le même fanatisme, ce que l’autre
célèbre, aussi mystiquement anarchiste que l’autre est mystiquement
servile, clouant au pilori le tsar comme assassin, l’Église et l’État
comme des voleurs, maudissant la guerre et ayant également le Christ sur
les lèvres et l’Évangile dans les mains; mais tous deux rejetant le
monde dans une régression d’humilité et d’abêtissement, par une terreur
mystérieuse, qui remplit leur âme ébranlée. Il a fallu qu’il y eût dans
ces deux esprits je ne sais quelle divination prophétique, pour qu’ils
répandissent sur leur peuple, d’une manière si véhémente, leur crainte
apocalyptique, une intuition de la fin du Monde et du Jugement Dernier,
une science de visionnaire sentant que sous leurs pieds la terre russe
était grosse du plus monstrueux des bouleversements, car que devient la
fonction et la mission du poète, si ce n’est de pressentir
prophétiquement l’ardeur qui couve dans l’air de l’époque et le tonnerre
dans les nuages, si ce n’est d’être possédé et tourmenté par l’agitation
de l’enfantement d’une ère nouvelle? Tous deux prêchant la pénitence,
prophètes de la colère et ivres d’amour, ils se dressent, tragiquement
illuminés, sur le seuil d’un monde qui meurt, essayant encore de
prévenir la catastrophe dont les vibrations sont déjà dans
l’air,--gigantesques figures de l’Ancien Testament, comme notre siècle
n’en a plus vu d’autres.

Mais ils ne peuvent que pressentir ce qui va se passer, sans pouvoir
changer le cours des choses. Dostoïewski raille la révolution et voici
que, faisant presque suite à son convoi funèbre, explose la bombe qui
emporte le tsar. Tolstoï flagelle la guerre et réclame l’amour sur cette
terre, mais le sol n’a pas encore verdoyé quatre fois sur son cercueil
que le plus abominable des fratricides souille le monde. Ses
personnages, qu’il méprisait lui-même, son art, survivent au temps, mais
le premier souffle du vent crève sa doctrine, comme une bulle de savon.
Il n’a pas assisté à l’effondrement de son royaume de Dieu, à l’échec
complet de sa doctrine d’amour, mais sans doute qu’il en a eu le
pressentiment, car, dans la dernière année de sa vie, il est assis
tranquillement dans le cercle de ses amis, lorsque le domestique lui
apporte une lettre, qu’il ouvre et dans laquelle il lit:

«Non, Léon Nicolaïewitsch, je ne peux pas penser, comme vous, que les
relations entre les hommes puissent être améliorées uniquement par
l’amour. Seuls des gens bien élevés et mangeant toujours à leur faim
peuvent parler ainsi. Mais que direz-vous à ceux qui depuis leur enfance
sont affamés et qui sont courbés toute leur vie sous le joug des tyrans?
Ils lutteront et ils s’efforceront de sortir de l’esclavage. Et je vous
le dis à la veille de votre mort, Léon Nicolaïewitsch, le monde sera
encore étouffé sous des flots de sang, et plus d’une fois on tuera et
mettra en pièces non seulement les maîtres, sans distinction de sexes,
mais aussi leurs enfants, afin que la terre n’ait plus rien à craindre
de ceux-ci. Je regrette qu’alors vous ne soyez plus en vie, pour que
vous puissiez être vous-même témoin oculaire de votre erreur. Je vous
souhaite une mort paisible.»

Personne ne sait qui a écrit cette lettre pareille à un ouragan.
Était-ce Trotzki, Lénine ou quelqu’un des révolutionnaires anonymes
moisissant dans la citadelle de Schlusselbourg? Nous ne l’apprendrons
jamais. Mais peut-être que dès ce moment-là Tolstoï a compris que sa
doctrine n’était que fumée et inanité en face de la réalité, que la
passion sauvage et tumultueuse sera toujours plus puissante parmi les
hommes que la bonté fraternelle. Les témoins nous racontent qu’alors
l’expression de son visage devint grave; il prit la lettre et se retira
pensivement dans sa chambre, ayant autour de sa tête vieillie comme
l’aile glacée du pressentiment.




LA LUTTE POUR LA RÉALISATION

        «_Il est plus facile d’écrire dix volumes de philosophie que de
        mettre en pratique un seul principe._»

        Tolstoï, _Journal_, 1847.


Dans l’Évangile, qu’à cette époque-là Tolstoï feuillette si assidûment,
il n’aura pas lu sans émotion la parole prophétique: «Qui sème le vent,
récolte la tempête», car c’est ce destin qui s’accomplit maintenant dans
sa propre vie. Jamais un individu, et moins encore que tout autre un
esprit puissant, ne jette dans le monde son inquiétude spirituelle sans
avoir à en faire l’expiation: de mille façons la révolte déferlera, par
répercussion, contre sa propre poitrine. Aujourd’hui que la discussion
est depuis longtemps refroidie, nous ne pouvons plus mesurer quelle
espérance fanatique, dès son premier appel, le message de Tolstoï alluma
en Russie et, plus loin encore, dans le monde entier: ce fut sans doute
une révolte des âmes, le réveil puissant de la conscience de tout un
peuple. C’est en vain que le gouvernement, effrayé d’un pareil effet de
bouleversement, interdit aussitôt les écrits de polémique de Tolstoï;
ils passent de mains en mains sous forme de copies dactylographiées; ils
sont introduits en fraude grâce à des éditions venues de l’étranger, et
plus Tolstoï attaque hardiment les éléments de l’ordre existant, l’État,
le tsar, l’Église, plus il postule ardemment pour son prochain un ordre
meilleur de la société, et plus se tourne vers lui avec exaltation le
cœur de l’humanité ouvert à tout message de salut. Car en dépit des
chemins de fer, de la télégraphie sans fil et du télégraphe, en dépit du
microscope et de toute la magie de la technique, notre monde spirituel a
conservé exactement la même attente messianique d’un état moral
supérieur qu’aux jours du Christ, de Mahomet et de Bouddha: une
aspiration toujours renouvelée vers un guide et un maître vit et vibre
inextinguiblement dans l’âme, éternellement avide de miracles, des
multitudes. C’est pourquoi toujours, quand un homme, un individu
s’adresse à l’humanité, en lui faisant quelques promesses, il touche le
nerf sensible de cette soif de croyance, et une infinie réserve
d’inclination au sacrifice accueille chaque fois celui qui a le courage
de s’élever et d’oser cette parole, lourde plus que toute autre de
responsabilité: «Je connais la vérité.»

Ainsi, de toute la Russie, des millions de regards pleins d’âmes se
tournent, à la fin du siècle, vers Tolstoï, dès qu’il annonce son
message apostolique. La _Confession_, qui pour nous n’est plus depuis
longtemps qu’un document psychologique, enivre la jeunesse croyante,
comme une annonciation. Enfin, s’écrient-ils dans leur allégresse, voici
qu’une fois un homme puissant, libre et, qui plus est, le plus grand
poète de la Russie, a exprimé comme revendication légitime ce qui
jusqu’alors ne faisait que l’objet des plaintes des déshérités, ce que
seuls des demi-serfs murmuraient secrètement: à savoir que l’ordre
actuel du monde est injuste, immoral et, par conséquent, indéfendable,
et qu’il faut trouver une forme nouvelle et meilleure.

Une impulsion inespérée est ainsi donnée à tous les mécontents et cela,
non pas par la bouche d’un de ces phraseurs professionnels du progrès,
mais par celle d’un esprit indépendant et incorruptible dont personne
n’oserait mettre en doute l’autorité et l’honnêteté. Ils entendent dire
que cet homme veut montrer le chemin par l’exemple de sa propre vie, par
chaque acte de son existence publique: comte, il veut renoncer à ses
privilèges, homme riche, il veut renoncer à ses propriétés, et, le
premier des grands et des possesseurs de ce monde, il veut prendre place
humblement, en ignorant toutes distinctions, dans la communauté du
peuple qui travaille corporellement, afin que la fraternité religieuse,
au lieu de la tyrannie de l’État, afin que le royaume divin de l’amour,
au lieu du tsarisme de la violence, apparaisse enfin sur cette terre. Le
message du nouveau rédempteur des déshérités va jusqu’aux illettrés,
jusqu’aux paysans et aux analphabètes; déjà se rassemblent les premiers
disciples; la secte des tolstoïens commence à accomplir littéralement la
parole du maître, et derrière eux veille et attend la masse innombrable
des opprimés, afin de voir si enfin un secours, un espoir pour eux, qui
ont été trop souvent déçus, a été trouvé par cet homme sincère. Et ainsi
des millions de cœurs, des millions de regards brillent au-devant de
Tolstoï l’annonciateur et observent avidement chaque acte, chaque fait
de sa vie, qui a pris une importance universelle. «Car celui-ci a
appris; il nous enseignera.»

Mais, chose étrange, Tolstoï ne paraît pas se rendre compte, au début,
de l’énorme responsabilité qu’il a assumée en entraînant ainsi dans le
sillage de sa vie privée une multitude si imprévue et si surprenante de
millions d’individus. Certes, il est assez clairvoyant pour savoir
qu’une pareille doctrine de vie, quand on s’en fait l’annonciateur, ne
doit pas rester seulement sous forme de froides lettres sur le papier,
mais qu’elle doit être réalisée exemplairement dans sa propre existence.
Cependant (et c’est là l’erreur qu’il commet au début) il pense avoir
assez fait en indiquant symboliquement, par l’application superficielle
à sa propre personne, que ses nouveaux enseignements sociaux et moraux
sont réalisables et en leur donnant de temps en temps dans sa conduite
une adhésion de principe. Donc il s’habille comme un paysan, pour qu’il
n’y ait pas de différences extérieures entre le maître et ses
domestiques; il travaille aux champs avec la faux et la charrue et, sous
cet aspect, il se fait peindre par Rjepin, afin que chacun puisse
constater par cette preuve objective que Tolstoï ne considère pas le
travail des champs, le travail grossier et honnête que l’on accomplit
pour gagner son pain, comme une chose honteuse, afin que personne n’ait
honte de ce travail, puisque lui-même, Léon Tolstoï, qui, comme tout le
monde le sait, n’a pas besoin d’agir ainsi, et qui est complètement
dispensé de cette obligation par son génie, accepte joyeusement ce
travail-là. Il transfère, afin de ne pas souiller plus longtemps son âme
du «péché» de la propriété, ses biens, tout son avoir (qui atteignait
déjà à cette époque plus d’un demi-million de roubles) à sa femme et à
sa famille, et il refuse désormais de recevoir pour ses ouvrages soit de
l’argent, soit une valeur compensatrice. Il fait l’aumône et il donne
aux hommes les plus inconnus et les plus humbles qui s’adressent à lui
son temps, soit qu’ils les reçoive, soit qu’il leur écrive; il s’occupe
de toute injustice et de toute iniquité sur la terre, avec un amour et
une assistance fraternels. Cependant il est bientôt obligé de
reconnaître qu’on lui demande encore davantage, car la grande masse
grossière des croyants,--précisément ce «peuple» qu’il cherche avec tous
les sens de son âme,--ne se contente pas de ces symboles d’humilité
n’ayant qu’une signification spirituelle; il exige davantage de Léon
Tolstoï: il exige le dépouillement complet et le partage absolu de sa
misère et de son malheur. Seul le martyre peut créer de vrais croyants
et de vrais convaincus (et c’est pourquoi à l’origine de toute religion
il y a toujours un homme qui se sacrifie complètement); une attitude qui
se borne à des indications ou à des promesses en est toujours incapable.
Or, tout ce que Tolstoï a fait jusqu’alors, pour fortifier sa doctrine
dans sa possibilité d’application, n’a jamais été plus qu’un simple
geste d’humilité, un acte symbolique de bonne volonté religieuse,
comparable, par exemple, à celui que l’Église catholique impose au pape
ou aux souverains éprouvant une foi vive, lorsque, le jeudi saint,
c’est-à-dire une fois l’an, ils lavent les pieds à douze vieillards. Par
là est signifié et montré, aux yeux du peuple, que l’acte le plus humble
n’est pas indigne même des plus grands de la terre. Mais de même que le
pape ou l’empereur d’Autriche et le roi d’Espagne ne se dépouillent pas
de leur puissance et ne deviennent aucunement des garçons de bains, par
cet acte annuel de pénitence, de même le grand poète qu’est Tolstoï ne
devient pas cordonnier, parce qu’il manie pendant une heure l’alène et
la forme; il ne devient nullement paysan parce qu’il travaille aux
champs pendant deux heures, ni mendiant véritable parce qu’il a
transféré sa fortune à sa famille. Tolstoï n’a fait que démontrer
d’abord la praticabilité de sa doctrine, mais il ne l’a pas réellement
pratiquée. Or, le peuple, pour qui (par un instinct profond) le symbole
n’est pas suffisant et que seule la plénitude du sacrifice peut
convaincre, avait précisément attendu de Léon Tolstoï qu’il pratiquât
lui-même sa doctrine, car toujours ses disciples interprétaient beaucoup
plus strictement, littéralement et rigoureusement que leur maître la
doctrine de celui-ci.

De là vient la déception brusque qu’ils éprouvent lorsque, se rendant en
pèlerinage auprès du prophète de la pauvreté volontaire, ils sont
obligés de constater que, tout comme dans les autres domaines de la
noblesse, les paysans d’Iasnaïa Poliana continuent de croupir dans la
misère, tandis que lui-même, Léon Tolstoï, reçoit, tout comme
auparavant, ses invités en grand seigneur, dans sa résidence comtale et
ainsi fait toujours partie de la «classe des hommes qui par toutes
sortes d’artifices dérobent au peuple le nécessaire». Ce transfert de
propriété proclamé à grand fracas ne leur paraît pas une renonciation
véritable, son dépouillement ne leur paraît pas être de la pauvreté,
puisqu’ils voient que le poète continue à jouir de toutes les commodités
comme précédemment, et même l’heure qu’il consacre à la culture ou à la
cordonnerie ne peut nullement les convaincre. «Quelle espèce d’homme
est-ce là qui prêche une chose et qui fait le contraire?» grogne avec
indignation un vieux paysan; et les étudiants et les communistes
véritables s’expriment encore plus durement sur cet antagonisme
équivoque qu’il y a entre la doctrine et la conduite. Peu à peu, la
déception que provoque l’attitude ambiguë de Tolstoï s’empare
précisément des partisans les plus convaincus de ses théories. Des
lettres et souvent des attaques populacières l’invitent, avec une
véhémence toujours plus grande, ou bien à désavouer sa doctrine, ou bien
à la pratiquer enfin littéralement et non pas seulement sous forme
d’exemples symboliques et occasionnels.

Effrayé par cette admonestation, Tolstoï reconnaît enfin lui-même
l’énormité des exigences qu’il a soulevées; il reconnaît que seulement
les faits, et non les paroles, que seule la transformation complète de
son existence, et non des exemples de propagande, pourront donner la vie
à son message. Celui qui se dresse en orateur et en faiseur de promesses
sur une tribune publique,--sur la plus haute tribune du XIXe
siècle,--éclairé par la violente lumière des projecteurs de la gloire,
surveillé par des millions de paires d’yeux, doit finalement renoncer à
toute vie privée et conciliante; il ne suffit pas qu’il manifeste son
opinion par des symboles occasionnels, il a besoin, comme témoignage
valable, d’un sacrifice entier et véritable. Ainsi Tolstoï se voit tenu,
quant à sa vie personnelle, à une obligation qu’il n’avait jamais
pressentie en lançant au monde ses proclamations; «pour être entendu par
les hommes, il faut durcir la vérité par la souffrance, et encore mieux
par la mort».

En frissonnant, plein de trouble, incertain de sa force, angoissé
jusqu’au plus profond de son âme, Tolstoï prend sur lui la croix dont sa
doctrine l’a chargé et qui consiste désormais à attester sans réserves
ses convictions par chacun des actes de sa vie et, au milieu d’un monde
railleur et bavard, à être le serviteur plein de sainteté de sa
conviction religieuse.

Le serviteur plein de «sainteté»: le mot est prononcé, en dépit de tous
les sourires de l’ironie. Car, à coup sûr, le saint paraît d’abord, à
notre époque de positivisme, complètement absurde et impossible; il
semble un anachronisme d’un moyen âge révolu. Mais seuls les emblèmes et
la forme cultuelle de chaque type spirituel sont périssables; chaque
type lui-même, une fois qu’il est entré dans le cercle des choses
terrestres, revient toujours obligatoirement et logiquement dans le jeu
infini des analogies auquel nous donnons le nom d’Histoire. Toujours et
à chaque époque, des hommes seront forcés d’aspirer à la sainteté, parce
que le sentiment religieux de l’humanité a besoin sans cesse de cette
forme spirituelle suprême, et, par conséquent, s’efforce de la créer;
seulement sa réalisation matérielle change forcément toujours, selon les
vicissitudes humaines. Notre concept de la sanctification de l’existence
par une ardeur spirituelle n’a plus rien à voir avec les figures
xylographiques de la Légende Dorée ni avec la rigidité de stylite des
Pères du désert, car nous avons depuis longtemps dégagé la figure du
saint de tous rapports avec la définition des conciles de théologiens et
des conclaves de la papauté: être saint signifie aujourd’hui, pour nous,
uniquement être héroïque, au sens de l’abandon absolu de son existence à
une idée vécue religieusement. L’extase intellectuelle, la solitude
«reniant le monde» du tueur de dieux de Sils-Maria ou bien la touchante
frugalité du tailleur de diamants d’Amsterdam ne nous paraissent en rien
inférieures à l’extase d’un flagellant fanatique; même au delà de la
sphère des miracles, à l’âge de la machine à écrire et de la lumière
électrique, au milieu de nos cités à angles droits, inondées de clarté
et parcourues par des multitudes de gens, le saint de l’esprit est
encore aujourd’hui possible, comme le témoin en chair et en os de la
conscience; seulement il n’est plus nécessaire que nous considérions ces
êtres admirables et rares comme des êtres divinement infaillibles,
situés en dehors de toute caducité terrestre, mais, au contraire, nous
aimons ces «essayeurs» grandioses, ces esprits dangereusement tentés,
précisément, dans leurs crises et leurs combats, et là où nous les
aimons le plus, c’est, non pas en dépit de leur faillibilité, mais
précisément à cause d’elle. Car notre génération ne veut plus vénérer
ses saints, comme des envoyés de Dieu venus d’un au-delà supraterrestre,
mais précisément comme les plus terrestres des humains.

C’est pourquoi, dans la tentative formidable faite par Tolstoï pour
donner à sa vie une forme exemplaire, ce qui nous touche le plus, ce
sont ses incertitudes; son échec forcé nous paraît plus émouvant que
toute sainteté. Et, même si nous sommes complètement incroyants à
l’égard de sa doctrine, les souffrances qu’il éprouve à cause de cette
doctrine nous convainquent de l’élévation de ses desseins.

Ainsi, au moment où Tolstoï entreprend la tâche héroïque de renoncer aux
formes temporelles et conventionnelles de la vie, pour réaliser
uniquement les formes éternelles de sa conscience, sa vie devient
nécessairement un spectacle tragique, plus grand que tous ceux que nous
avons vus depuis la révolte et la chute de Nietzsche. Car une rupture
aussi violente de tous les liens ordinaires de la famille, de la
noblesse, de la propriété, des lois de son époque, ne peut pas se
produire sans déchirer un réseau nerveux aux mille mailles, sans se
blesser, soi-même et ses proches, de la manière la plus douloureuse.
Mais Tolstoï ne craint pas la douleur; au contraire, en véritable Russe,
c’est-à-dire en extrémiste, non seulement il s’offre volontairement à
chaque épreuve, mais encore il a soif de tourments réels, qui seront la
preuve visible de sa sincérité. Il y a longtemps qu’il est fatigué de la
vie confortable qu’il mène; le plat bonheur familial, la gloire de ses
œuvres, la considération de ses contemporains lui répugnent; malgré lui,
l’homme créateur qu’il y a en lui aspire à un destin plus tendu et plus
varié; il aspire à se rapprocher davantage des forces élémentaires de
l’humanité, de la pauvreté, de la misère, et de la souffrance, dont,
pour la première fois depuis sa crise, il reconnaît la signification
créatrice. Pour attester publiquement la pureté de ses desseins
d’humilité, il voudrait mener la vie d’un homme de la plus basse
condition, n’ayant ni maison, ni argent, ni famille, crasseux, pouilleux
et méprisé, persécuté par l’État et repoussé par l’Église. Il voudrait
vivre dans sa propre chair, dans ses os et dans son cerveau, ce qu’il a
décrit dans ses livres, comme la forme la plus importante, et la seule
qui soit spirituellement féconde, de l’homme véritable, c’est-à-dire la
vie de ce qui est sans patrie, qui ne possède rien et que le vent chasse
devant lui, comme une feuille d’automne. Tolstoï (et ici la grande
artiste qu’est l’Histoire édifie de nouveau une de ses antithèses
géniales et ironiques), Tolstoï voudrait, du plus fort et du plus
profond de sa volonté, avoir exactement le destin qui a été celui de
Dostoïewski,--son antipode,--mais qui l’a été contre la volonté de ce
dernier. Car Dostoïewski a éprouvé toutes les souffrances visibles,
toute la cruauté et l’inflexibilité du destin que Tolstoï, par principe
pédagogique, par désir du martyre, voudrait ardemment éprouver. La
pauvreté véritable, torturante, brûlante et dévoratrice de toute joie,
est pour Dostoïewski une tunique de Nessus; il erre sans patrie à
travers tous les pays de la terre, la maladie ronge son corps, les
soldats du tsar le traînent au poteau d’exécution et le jettent dans les
geôles de la Sibérie; tout ce dont Tolstoï croit avoir besoin pour
démontrer sa doctrine, pour réaliser son idéal social, a été donné
libéralement à Dostoïewski, tandis que pas une goutte de ce calice n’est
venue aux lèvres de Tolstoï, qui a soif de souffrir matériellement et
visiblement.

En effet, la volonté de souffrance qu’a Tolstoï ne peut jamais
s’affirmer et se réaliser d’une manière visible par des faits. Partout
un destin railleur et ironique lui barre le chemin du martyre. Il
voudrait être pauvre, donner sa fortune à l’humanité, ne plus retirer de
l’argent de ses écrits et de ses œuvres, mais sa famille ne lui permet
pas d’être pauvre; contre sa volonté, sa grande richesse croît
continuellement dans les mains des siens. Il voudrait être solitaire,
mais la gloire inonde sa maison de reporters et de curieux. Il voudrait
être méprisé, mais plus il s’injurie et se rabaisse lui-même, plus il
ravale sa propre œuvre et suspecte sa sincérité, plus est grand le
respect que lui manifestent les hommes. Il voudrait mener la vie d’un
paysan dans une cabane basse et fumeuse, inconnu de tous et n’étant
troublé par personne, ou bien errer dans les rues comme un pèlerin et un
mendiant: sa famille l’entoure de soins et introduit, pour son tourment,
jusque dans sa chambre, les commodités de la technique qu’il désapprouve
publiquement. Il voudrait être persécuté, emprisonné et frappé du knout
(«il m’est pénible de vivre en liberté», écrit-il): les autorités
s’écartent devant lui avec des pattes de velours et se contentent de
donner le knout à ses adeptes et de les envoyer en Sibérie.

C’est pourquoi il va jusqu’à l’extrême et il finit par insulter le tsar,
pour être enfin châtié, exilé, condamné, pour expier enfin une fois
publiquement la révolte de sa conviction, mais Nicolas II répond au
ministre qui lui présente la plainte: «Je prie de ne pas toucher à Léon
Tolstoï; je n’ai pas l’intention de faire de lui un martyr.» Or, c’est
précisément cela, c’est devenir martyr, que Tolstoï voulait absolument
dans ses dernières années, afin d’attester devant les hommes le sérieux
et la sincérité de sa doctrine, et c’est précisément cela que le destin
lui refuse, ce destin qui va même jusqu’à prendre en faveur de cet homme
avide de souffrances des soins en quelque sorte méchants pour qu’aucun
mal ne lui arrive. Comme un insensé, qui se jette avec fureur contre les
parois de sa cellule de caoutchouc, Tolstoï se démène dans la prison
invisible de sa gloire; il crache sur son propre nom; il fait de
terribles grimaces à l’État, à l’Église et à toutes les puissances, mais
on l’écoute poliment, le chapeau à la main et on le ménage, comme un fou
inoffensif et de haute naissance. Jamais il ne réussit à réaliser l’acte
manifeste, la preuve décisive, le martyre ostensible. Entre sa volonté
de sincérité et la réalité le Diable a placé la gloire, pour amortir
tous les coups du destin et empêcher la souffrance de l’atteindre.

Mais pourquoi,--demandent avec impatience la méfiance de tous ses
adeptes et avec ironie la raillerie de ses adversaires,--pourquoi Léon
Tolstoï ne met-il pas résolument fin à cette contradiction pénible?
Pourquoi ne chasse-t-il pas de sa maison reporters et photographes?
Pourquoi tolère-t-il la vente de ses œuvres par sa famille? Pourquoi, au
lieu de faire la sienne, fait-il toujours la volonté de son entourage,
qui, au mépris complet de ses enseignements, proclame catégoriquement
que la richesse et le confort sont les plus grands biens de la terre?
Pourquoi n’agit-il pas enfin clairement et sans équivoque, selon le
commandement de sa conscience? Tolstoï n’a jamais lui-même répondu à
cette terrible question, que lui ont posée les hommes; et jamais il ne
s’est excusé; au contraire, aucun des bavards oisifs qui de leurs doigts
crasseux ont montré la contradiction flagrante existant entre la volonté
de Tolstoï et la réalité n’a condamné cette ambiguïté plus durement que
lui-même. En 1908 il écrit dans son _Journal_: «Si j’entendais dire de
moi, comme si la chose concernait un étranger: c’est un homme qui vit
dans le luxe, qui prend aux paysans tout ce qu’il peut, qui les fait
mettre en prison et qui en même temps professe et prêche le
christianisme, donne des aumônes de cinq kopeks et dans tous ses actes
indignes se cache derrière sa chère femme, je n’aurais aucun scrupule à
qualifier un tel individu de coquin. Et précisément voilà ce qu’il
faudrait qu’on me dît, afin que je m’arrache aux vanités du monde et que
je ne vive que de la vie de l’âme.» Non, personne ne devait éclairer
Léon Tolstoï sur la contradiction existant entre sa volonté et sa
conduite, et sans cesse, chaque jour cette contradiction lui déchirait
l’âme. Lorsque, dans son _Journal_, cette question pénètre dans sa
conscience, comme un fer rouge et brûlant: «Dis, Léon Tolstoï, vis-tu
selon les principes de ta doctrine?», il répond dans une irritation
désespérée: «Non, je meurs de honte, je suis coupable et je mérite le
mépris.»

Il se rendait compte parfaitement que, étant donné sa profession de foi
publiquement affirmée, il n’y avait pour lui, logiquement et
éthiquement, qu’une façon de vivre possible: quitter sa maison, renoncer
à son titre de noblesse, abandonner son art, et «aller en pèlerin sur
les routes de la Russie». Mais lui, l’apôtre, n’a jamais pu se résoudre
à prendre cette décision suprême,--si nécessaire, parce qu’elle était la
seule convaincante. Or, précisément, ce secret de sa dernière faiblesse,
cette incapacité à réaliser en lui le radicalisme dont il avait posé les
principes, signifie, pour moi, la beauté suprême de Tolstoï. Car la
perfection n’est jamais possible qu’au delà des choses humaines: un
saint, même l’apôtre de la douceur, doit pouvoir être dur; il doit
pouvoir exiger de ses disciples cette chose presque surhumaine et
inhumaine, à savoir quitter avec indifférence, pour atteindre à la
sainteté, père et mère, femme et enfants. Une vie parfaite et
complètement logique ne peut se réaliser que dans l’espace nu d’une
individualité isolée et jamais en liaison et en relation avec autrui:
c’est pourquoi, à toutes les époques, le chemin du saint le conduit au
désert, comme à la seule demeure et au seul foyer qui lui soient
appropriés. Ainsi, Tolstoï, lui aussi, s’il veut réaliser par des actes
les conséquences extrêmes de sa doctrine, doit se dégager, non seulement
des liens de l’Église et de l’État, mais encore du cercle plus étroit,
plus chaud et plus prenant, de la famille, et pour cet acte de violence
pendant trente ans la force lui manque. Par deux fois il s’était enfui
et par deux fois il était revenu, car l’idée que sa femme toute
bouleversée serait capable de se suicider paralyse en lui toute énergie
brutale; il ne peut pas se résoudre (c’est là à la fois sa faute
spirituelle et sa beauté morale!) à sacrifier un seul être humain pour
la cause de ses idées abstraites. Plutôt que de se fâcher avec ses
enfants et de pousser sa femme au suicide, il supporte, en gémissant, le
toit opprimant d’une communauté simplement corporelle; luttant
désespérément et pourtant trop humain pour blesser sa famille par des
actes de violence, il cède toujours dans les questions décisives, comme
celles du testament et celle de la vente de ses livres, et il préfère
souffrir lui-même, plutôt que de faire souffrir les autres. Il se
contente douloureusement d’être plutôt un homme imparfait qu’un saint
dur comme le roc.

Et c’est sur lui, sur lui seul, que, de la sorte, retombe, aux yeux du
public, la faute consistant à être tiède et à manquer de sincérité. Il
sait que désormais chaque gamin a le droit de se moquer de lui, que
chaque homme sincère a le droit de douter de lui et chacun de ses
adeptes le droit de le juger; mais, ce qui fait précisément plus que
toute autre chose la patience grandiose de Tolstoï pendant toutes ces
sombres années, c’est qu’il accepte les lèvres fermées et crispées
l’accusation d’insincérité sans jamais s’excuser. «Ma situation peut
être fausse devant les hommes, il est peut-être nécessaire qu’il en soit
ainsi», écrit-il, en 1898, avec émotion dans son _Journal_. Et peu à peu
il commence à reconnaître le sens particulier de l’épreuve à laquelle il
est soumis: à savoir que son martyre sans triomphe, sa façon de souffrir
de l’injustice sans se défendre et sans s’excuser, constitue un acte
plus douloureux et plus important que ne l’eût été un martyre sur la
place publique,--cet autre martyre théâtral que pendant des années il
avait demandé à son destin. «J’ai désiré souvent souffrir et supporter
la persécution, mais cela signifie que j’étais lâche et que je voulais
faire travailler autrui à ma place, en ce sens qu’il m’eût torturé,
tandis que j’aurais eu simplement à souffrir.» Le plus impatient de tous
les hommes, qui se serait plongé volontiers d’un seul bond au milieu des
tourments et qui se serait presque avec plaisir laissé brûler sur le
bûcher de sa conviction, reconnaît qu’une épreuve beaucoup plus dure lui
a été imposée: cette combustion lente sur un feu qui couve, le dédain de
ceux qui ne le connaissent pas et l’éternelle inquiétude de sa propre
conscience, qui pourtant sait ce qui en est.

A chaque instant il est obligé de reconnaître sa propre inconséquence,
de se juger et de se châtier lui-même pour sa négligence, de se mépriser
pour sa propre vanité, mais il sent en même temps que cette inquiétude
lui est nécessaire, et c’est précisément en elle qu’il découvre, lui qui
est né fier, sa propre faiblesse et sa propre imperfection. Sans cesse
il est obligé de se rendre compte qu’il est incapable de remplir sa
mission suprême, consistant à mener une existence exemplaire, et qu’il
est incapable de réaliser son désir le plus secret, qui est de vivre une
vie sainte et conforme à ses principes; avec une honte infinie il doit
avouer qu’il est impuissant à accomplir dans sa propre vie ce qu’il
exige de toute une humanité. Cette souffrance secrète et qui le ronge
intérieurement rend les dernières années de Léon Tolstoï plus tragiques
que tout héroïsme extérieur, que la logique et la fidélité à la lettre
de sa doctrine qu’il aurait pu y avoir dans sa façon de vivre; c’est
précisément parce qu’il ne satisfait pas, qu’il ne peut satisfaire ses
propres exigences morales, que la volonté de ce grand moraliste paraît
doublement grandiose et impressionnante.

Mais, plus cruel pour lui-même que tout autre, dans une heure infiniment
secrète, Tolstoï, cet implacable génie de l’exploration du moi, est allé
jusqu’à suspecter la sincérité de sa volonté. Ce que ses adversaires
murmuraient parfois en secret, à savoir qu’il avait assumé le rôle
pathétique de sauveur du monde et d’apôtre public de l’humanité, non pas
dans un esprit de loyauté, mais par complaisance théâtrale envers son
moi, par gloriole et vanité, cette suspicion terrible, Tolstoï la
formule implacablement contre lui-même, dans une heure solitaire où il
fait son examen spirituel. Qui veut savoir jusqu’à quelles profondeurs
Tolstoï a tourmenté sa conscience, pour atteindre à la sincérité
suprême, n’a qu’à lire cette nouvelle que l’on a trouvée dans ses
papiers posthumes et qui est intitulée le _Père Serge_. Exactement comme
sainte Thérèse, effrayée par ses visions, demande avec anxiété à son
confesseur si ces annonciations lui ont été envoyées réellement par Dieu
et non pas, peut-être, par la contrepartie de celui-ci, le Diable, pour
éprouver son orgueil, Tolstoï se demande, dans cette nouvelle, si sa
doctrine et sa conduite devant les hommes ont réellement une origine
divine, c’est-à-dire morale et bonne, ou bien n’émanent pas du démon de
la vanité, de l’amour de la gloire et de l’encens. Sous un voile
transparent il décrit dans ce saint sa propre situation à Iasnaïa
Poliana: comme auprès de lui-même les croyants, les curieux, les
pèlerins de l’admiration, viennent auprès de ce moine faiseur de
miracles les pénitents et les admirateurs. Mais, comme Tolstoï lui-même,
ce sosie de sa conscience se demande, au milieu du tumulte que font ses
adeptes, si lui, que tous vénèrent comme un saint, a réellement le cœur
d’un saint; il se demande: «Dans quelle mesure ce que je fais, je le
fais pour l’amour de Dieu et dans quelle mesure seulement pour l’amour
des hommes?» Et Tolstoï se répond lui-même d’une façon écrasante, par la
bouche du Père Serge:

«Il sentait dans la profondeur de son âme que le Diable avait mis à la
place de ses efforts orientés vers Dieu un autre mobile de conduite
qu’inspirait uniquement le désir de la gloire humaine; il le sentait,
car, de même qu’autrefois il était heureux qu’on ne vînt pas troubler sa
solitude, maintenant cette solitude était pour lui un tourment. Il se
sentait importuné par les visiteurs, il se fatiguait, mais, malgré tout,
dans le plus profond de son cœur, il se réjouissait de les voir, il se
réjouissait d’entendre les louanges dont ils le comblaient. Il lui
restait toujours moins de temps pour son édification spirituelle et pour
la prière; parfois il pensait qu’il était semblable à un endroit où une
source avait jailli, une petite source d’eau vive, issue de son sein et
coulant grâce à lui, mais maintenant l’eau ne pouvait plus s’accumuler,
quand les passants assoiffés se pressaient sur ses bords en se
bousculant l’un l’autre; ils avaient tout piétiné et il n’en était resté
que de la boue... Maintenant il n’y avait plus d’amour en lui, plus
d’humilité ni de pureté non plus.»

C’est avec une pareille fermeté et une pareille sévérité pour lui-même
que Tolstoï a refusé de croire qu’il pût être divinisé sous la forme
d’un saint: il ne s’est considéré lui-même que comme quelqu’un qui
cherche et qui tâtonne, comme un homme qui s’efforce péniblement et au
milieu des imperfections d’aller vers Dieu. Avec une grande anxiété, il
se demande par la bouche de son double: «Mais est-ce qu’il n’y avait pas
là une volonté de servir Dieu?» Et, bien que la réponse vienne briser,
avec une impitoyable netteté et avec véhémence, toutes les portes de la
sainteté par ces paroles retentissantes: «Oui, cette volonté existait,
mais tout est souillé et gâté par la gloire. Il n’y a pas de Dieu pour
celui qui, comme moi, a vécu pour la gloire humaine», une lueur d’espoir
tremble timidement, comme au fond d’une galerie de mine qui s’est
effondrée: «Mais je veux le chercher.»

«Je veux le chercher.» Cette parole contient la volonté la plus sincère
de Tolstoï et son destin, qui est, non pas de trouver Dieu, mais de le
chercher, qui est, non pas de formuler la réponse à laquelle aspire
l’humanité, mais d’aider cette humanité à poser de nouvelles questions
et à soulever des problèmes avec plus de loyauté et d’une manière plus
implacable que personne ne l’a fait auparavant. Tolstoï n’est pas devenu
un saint, un prophète rédempteur du monde, il n’a même pas pu donner à
sa vie une forme parfaitement nette et loyale: il est toujours resté un
homme comme les autres, à certains moments plein de grandeur et
immédiatement après de nouveau mesquin et enfoncé dans le mensonge, un
homme ayant des faiblesses, des insuffisances et des ambiguïtés, mais
toujours prenant bientôt conscience de ses fautes et s’efforçant avec
une passion sans égale de marcher vers la perfection.

Pas un saint, mais une volonté sainte; pas un croyant, mais une foi
titanique, pas une image du divin, calme, paisible, et recueillie dans
sa propre perfection, mais le symbole d’une humanité qui, jamais
satisfaite, ne doit jamais s’arrêter sur sa route,--éternellement en
lutte, chaque jour et chaque heure, pour aboutir à une forme plus pure.




UNE JOURNÉE DE LA VIE DE TOLSTOÏ

        «_Dans ma famille je ne suis pas à mon aise, parce que je ne
        puis pas partager les sentiments des miens. Tout ce qui leur
        fait plaisir, les examens scolaires, le succès mondain, les
        achats, tout cela je le considère comme un malheur et un mal
        pour eux-mêmes, mais je ne dois pas le dire. A la vérité, je le
        puis et je le fais aussi, mais mes paroles ne sont comprises par
        personne._»

        Tolstoï, _Journal_.


Voici comment, grâce aux témoignages de ses amis et d’après ses propres
confidences, je me représente une journée de Léon Tolstoï, prise entre
mille autres.

De bon matin: le sommeil s’écoule lentement des paupières du vieil
homme; il se réveille, regarde autour de lui; la lumière matinale colore
déjà les fenêtres; c’est le jour qui commence; des profondeurs obscures
émerge la pensée; et le premier sentiment qu’il éprouve est celui d’une
heureuse surprise: «Je vis encore.» Hier soir, comme toutes les nuits,
il s’est étendu sur son lit, avec l’humilité d’une résignation acceptant
de ne plus se relever. Sous la lampe vacillante il a encore tracé dans
son _Journal_, devant la date du lendemain, les trois lettres S.J.V. (Si
je vis); et, chose merveilleuse, la faveur de l’existence lui est
accordée encore une fois; il vit, il respire, il est en bonne santé.
Comme une salutation venue de Dieu, il aspire en lui l’air à pleins
poumons et la lumière, de toute l’avidité de ses yeux gris: chose
merveilleuse, on vit encore, on est en bonne santé!

Rempli de gratitude, il se lève, le vieil homme; il se met tout nu et le
jet de l’eau glacée rougit sainement son corps toujours robuste. Avec la
joie d’un gymnaste, il plie et redresse son buste jusqu’à ce que les
poumons gémissent et que les articulations craquent, puis il passe sa
chemise et sa robe de chambre autour de sa peau frottée au rouge; il
ouvre les fenêtres et balaie de sa propre main la pièce; il jette les
bûches qui crient dans le feu qui pétille vivement,--étant ainsi
lui-même son propre domestique, son propre valet de chambre.

Puis il descend pour le déjeuner; Sophia Andreïewna, ses filles, son
secrétaire, quelques amis sont déjà là; le thé chante dans le samovar.
Sur un haut plateau le secrétaire lui apporte l’amoncellement varié de
lettres, de revues et de livres, piqué de timbres provenant des quatre
coins du monde. Avec mécontentement, Tolstoï regarde cette tour de
papier.

--Encens et molestation, pense-t-il en silence. En tout cas,
dérangement. Il faudrait être plus seul avec soi-même et avec Dieu, ne
pas jouer toujours au nombril de l’univers; il faudrait écarter de soi
tout ce qui trouble et distrait, ce qui rend vaniteux, orgueilleux,
épris de gloriole et insincère. Il vaudrait mieux jeter tout cela dans
le poêle, pour ne pas se disperser et ne pas introduire dans son âme le
péché d’orgueil.

Mais la curiosité l’emporte; il fouille de ses doigts au frôlement
rapide à travers ce pêle-mêle et cette multiplicité de suppliques,
d’accusations, de quémanderies, de propositions d’affaires, d’annonces
de visites et de bavardages incohérents. Un brahmane écrit de l’Inde
qu’il a mal compris Bouddha; un criminel condamné aux travaux forcés
raconte l’histoire de sa vie et demande conseil; des jeunes gens
s’adressent à lui dans leur embarras, des mendiants dans leur détresse;
tous se tournent humblement vers lui, ainsi qu’ils le disent, comme vers
le seul qui puisse les secourir, comme vers la conscience du monde. Les
rides de son front se creusent plus profondément:

--Qui puis-je secourir? se demande-t-il, moi qui ne sais pas me secourir
moi-même. J’erre d’un jour à l’autre, je cherche un sens nouveau pour
supporter cette vie insondable et je parle avec emphase de la vérité,
pour me faire illusion. Quoi d’étonnant que tous ces gens-là viennent et
s’écrient: «Léon Nicolaïewitsch, enseigne-nous la vie!» Ce que je fais
est mensonge, fanfaronnade et acrobatie; en vérité, je suis depuis
longtemps épuisé parce que je me prodigue, parce que je me disperse dans
des milliers et des milliers d’hommes, au lieu de me recueillir en
moi-même, parce que je parle, je parle, je parle, au lieu de me taire et
d’écouter en silence la voix intérieure de la vérité. Mais je ne puis
pas décevoir les hommes dans leur confiance; il faut que je leur
réponde.

Il tient une lettre plus longtemps que les autres; et il la lit deux
fois, trois fois: elle est d’un étudiant qui l’injurie rageusement parce
qu’il prêche l’usage de l’eau, tout en buvant lui-même du vin; il est
temps qu’enfin il quitte sa maison, qu’il donne ses biens aux paysans et
qu’il devienne pèlerin sur les routes de Dieu.

--Il a raison,--pense Tolstoï,--il parle comme ma conscience. Mais
comment lui expliquer ce que je ne puis pas m’expliquer à moi-même?
Comment me défendre, puisqu’il m’attaque et m’accuse en mon propre nom?

Il prend avec lui cette lettre et il se lève pour aller dans son cabinet
de travail, afin d’y répondre aussitôt. A la porte le secrétaire
s’avance encore et lui rappelle qu’à midi le correspondant du _Times_
doit venir pour l’interviewer: faut-il le recevoir? Le visage de Tolstoï
s’assombrit:

--Toujours ces importunités! Que veulent-ils donc de moi? Uniquement
jeter sur mon existence des regards de badauds. Ce que j’ai à dire se
trouve dans mes écrits; tous ceux qui savent lire peuvent les
comprendre.

Mais, malgré tout, quelque faiblesse, faite de vanité, donne vite son
consentement:

--Soit,--dit-il,--mais seulement une demi-heure. Et à peine a-t-il
franchi le seuil du cabinet de travail que déjà sa conscience grogne:

--Pourquoi, encore une fois, ai-je cédé? Toujours, les cheveux gris et à
deux pas de la mort, j’agis en vaniteux et je me livre au verbiage des
hommes; toujours je faiblis, quand ils me sollicitent flatteusement.
Quand apprendrai-je enfin à me cacher, à me taire? Aide-moi, ô mon Dieu,
aide-moi donc.

Enfin seul avec soi-même dans le cabinet de travail. Aux murs nus sont
suspendus une faux, un râteau et une hache; sur le sol bien ciré est
fixé un siège massif, plus semblable à un billot qu’à un fauteuil,
devant la table nue; une cellule, à demi monacale, à demi paysanne. Le
travail de la veille à moitié achevé est encore sur la table, «Pensées
sur la vie». Il relit ses propres paroles, efface, modifie, reprend.
Toujours son écriture rapide, d’une grosseur excessive comme celle d’un
enfant, s’arrête.

--Je suis trop superficiel, je suis trop impatient. Comment puis-je
parler de Dieu, puisque je n’ai pas encore de notions claires sur ce
sujet, puisque moi-même je n’ai pas encore de certitude et que mes idées
chancellent d’un jour à l’autre? Comment pourrais-je être précis et
compréhensible pour chacun, en parlant de Dieu, qui est inexprimable, et
de la vie, qui est éternellement incompréhensible? Ce que j’entreprends
là dépasse ma force. Mon Dieu, comme, autrefois, je marchais avec
assurance lorsque j’écrivais des œuvres littéraires, que je présentais
aux hommes la vie telle que le Seigneur l’a établie devant nous et non
pas telle que moi, vieil homme confus et inquiet, je désire qu’elle soit
en réalité! Je ne suis pas un saint, non, je ne le suis pas et je ne
devrais pas enseigner les hommes; je ne suis que quelqu’un à qui Dieu a
donné des yeux plus clairs et des sens meilleurs qu’à des milliers
d’autres, pour qu’il voie son univers. Et peut-être que j’étais alors
plus vrai et meilleur, lorsque je ne faisais que servir cet art que
maintenant je maudis si absurdement.

Il s’arrête et il regarde involontairement autour de lui, comme si
quelqu’un pouvait l’épier, tandis qu’il va chercher dans un tiroir caché
les romans auxquels il travaille maintenant en secret (car,
publiquement, il a bafoué l’art et il l’a ravalé, comme une
«superfluité» et comme un «péché»). Les voici, ces œuvres écrites en
secret et cachées aux hommes, _Atschimourat_, _Le billet perdu_; il les
feuillette et en lit quelques pages. Son œil s’éclaire de nouveau.

--Oui, ça c’est bien écrit,--sent-il,--ça, c’est bien. Dieu m’a appelé
simplement pour que je décrive son univers et non pas pour que je devine
ses pensées. Que l’art est beau, que la création littéraire est pure et
que la pensée philosophique est douloureuse! Que j’étais heureux alors,
quand j’écrivais ces feuilles! Moi-même je versais des larmes, lorsque
je décrivais le matin printanier dans _Bonheur conjugal_; et même la
nuit Sophia Andreïewna venait, les yeux brûlants, et elle m’embrassait:
tandis qu’elle copiait, elle se sentait forcée de s’arrêter et de me
remercier, et nous étions heureux toute la nuit,--toute la vie. Mais,
maintenant, je ne puis plus revenir en arrière; il ne m’est pas permis
de décevoir les humains, il faut que je continue d’avancer sur la route
commencée, parce que, dans la détresse de leur âme, ils espèrent de moi
assistance. Je ne dois pas m’arrêter, mes jours sont comptés.

Il pousse un soupir et replace les chers feuillets dans la cachette du
tiroir; comme un scribe à gages, muet, de mauvaise humeur, il continue
d’écrire à ses traités philosophiques, le front sillonné de rides et le
menton si profondément baissé que sa barbe blanche gratte, elle aussi,
le papier, comme sa plume, avec un bruit de chose froissée.

Enfin, midi! Assez travaillé pour aujourd’hui! Il jette la plume loin de
lui; il se lève d’un bond et, de ses petits pas prestes, il descend
l’escalier en tournoyant. Là le palefrenier tient prête Délire, sa
jument favorite. D’un bond il est en selle et déjà la silhouette qui en
écrivant était toute ployée se détend; il paraît plus grand, plus fort,
plus jeune, plus vivant, tandis que, bien droit, léger et libre comme un
Cosaque, sur le cheval aux sabots étroits, il bondit vers la forêt. Sa
barbe blanche ondoie et flotte au souffle du vent: il ouvre largement et
voluptueusement les lèvres pour absorber en lui plus fortement la vapeur
des champs, pour sentir dans son corps vieillissant la vie, la vivante
vie; et la volupté du sang secoué bruit chaudement et doucement dans ses
veines, jusqu’au bout de ses doigts et jusqu’au coquillage sonore de son
oreille.

Au moment d’entrer dans la jeune forêt, il s’arrête soudain pour voir,
pour voir encore une fois comment, au soleil du renouveau, les boutons
gluants se sont ouverts, en élevant dans le ciel une verdure fine et
tremblotante, tendre comme une broderie. D’une vigoureuse pression des
cuisses il pousse le cheval vers les bouleaux; son œil de faucon
remarque avec émotion la manière dont, l’une dernière l’autre, dans les
deux sens, formant un chapelet microscopique, les fourmis se promènent
sur l’écorce, les unes chargées déjà d’un ventre épais, les autres
encore en train de saisir la farine de l’arbre avec leurs menues
mandibules filigranées. Pendant de longues minutes il reste là immobile,
dans son admiration, le patriarche chenu, et il regarde ce spectacle,
grandiose dans sa petitesse; des larmes coulent chaudement dans sa
barbe.

Qu’il est merveilleux, ce miroir divin de la nature, qui depuis plus de
soixante-dix ans contient toujours de nouvelles merveilles, à la fois
muet et éloquent, éternellement rempli d’autres images, toujours animé
et plus sage dans son silence que toutes les pensées et toutes les
questions! Sous lui le cheval renifle impatiemment. Tolstoï se réveille
de sa profonde méditation; il étreint puissamment de ses genoux les
flancs de la jument, afin de sentir maintenant, dans le sifflement du
vent, non pas seulement quelque chose de petit et de délicat, mais aussi
le fougueux emportement et la passion des sens. Et il galope, il galope,
il galope, heureux et sans pensée; il parcourt ainsi vingt verstes,
jusqu’à ce qu’une sueur brillante couvre déjà d’une blanche écume le
flanc de la jument. Puis il la guide vers la maison, d’un trot paisible.
Ses yeux sont toute lumière, son âme est toute allégée. Il est heureux
et joyeux comme lorsque, encore enfant, il passait dans ces mêmes
forêts, sur ce même chemin qui lui est familier depuis soixante-dix ans,
lui qui maintenant est un vieil homme, un homme très vieux.

Mais dans le voisinage du village, son visage radieux s’assombrit
soudain. Son œil connaisseur a examiné les champs: ici, au milieu de son
domaine, il y a une terre qui est mal tenue, abandonnée, la clôture
pourrie et à moitié enlevée, probablement pour faire du feu, le sol non
labouré. Irrité, il s’avance, sur son cheval, pour demander des
explications. Par la porte sort une femme crasseuse, les pieds nus, les
cheveux en crinière et le regard baissé; deux, trois petits enfants à
demi-nus sont accrochés peureusement à sa robe toute déchirée, et
derrière, dans la chaumière basse et enfumée, criaille encore un
quatrième. Les sourcils froncés, il demande la raison de cette incurie.
La femme pleurniche des mots sans suite, depuis six semaines son mari
est en prison, arrêté pour avoir volé du bois. Comment, sans lui,
l’homme fort et laborieux, pourrait-elle s’en occuper, et, quant à lui,
il n’avait agi que poussé par la faim, Monsieur le Comte sachant bien
lui-même ce que c’est: la mauvaise récolte, l’élévation des impôts, le
fermage. Les enfants, voyant leur mère pleurnicher, se mettent à
brailler; Tolstoï porte vite la main à la poche et, pour couper court à
toute autre explication, il tend à la femme une pièce de monnaie. Puis
il s’échappe rapidement, comme un fugitif. Sa figure est sombre, sa joie
s’est envolée.

--Voilà donc ce qui se passe sur ma terre,--non, sur celle que j’ai
donnée à ma femme, à mes enfants. Mais pourquoi cacher toujours
lâchement derrière ma femme ma complicité, ma faute? Ce transfert de
propriété n’a été qu’une comédie faite pour tromper le monde, pas autre
chose; car, exactement comme je me suis repu moi-même du labeur des
paysans, maintenant les miens sucent leur argent de cette pauvreté. Je
le sais pertinemment: chaque brique employée à la reconstruction de la
maison où je demeure a été cuite à la sueur de ces serfs, elle est leur
chair, leur fatigue pétrifiées. Comment aurais-je pu donner à ma femme
et à mes enfants ce qui ne m’appartenait pas, la terre de ces paysans
qu’ils labourent et cultivent? Je devrais avoir honte devant Dieu, au
nom de qui, moi, Léon Tolstoï, je prêche toujours la justice aux hommes,
alors que, quotidiennement, de mes fenêtres, j’assiste au spectacle de
la misère d’autrui.

Sa figure est devenue toute colère; et elle s’assombrit encore davantage
au moment où, passant devant les colonnes de pierre, il fait son entrée
dans l’enceinte de la maison seigneuriale. Le laquais en livrée et le
palefrenier se précipitent par la porte, pour l’aider à descendre de
cheval. «Mes esclaves», raille-t-il rageusement à part lui, dans la
honte qu’il éprouve et qui le fait s’accuser lui-même.

Dans la vaste salle à manger, la longue table l’attend déjà, fleurie de
blanc et couverte d’argenterie; il y a là la comtesse, ses filles, ses
fils, le secrétaire, le médecin particulier, la Française, l’Anglaise,
quelques voisins, un étudiant révolutionnaire, qui remplit les fonctions
de précepteur, et puis le reporter anglais: cette macédoine humaine
bouillonne joyeusement dans son diffus pêle-mêle. Il est vrai que,
maintenant, lorsqu’il entre, le bruit s’arrête immédiatement, en signe
de respect. Tolstoï salue les hôtes gravement et avec une noble
politesse et il s’assied à la table sans prononcer une parole. Lorsque
le domestique en livrée lui présente maintenant ses mets choisis de
végétarien (des asperges venues de l’étranger et apprêtées de la manière
la plus délicate), il pense malgré lui à la femme loqueteuse, à la
paysanne à qui il a donné dix kopecks. Il est là assis sombrement et il
sonde son âme:

--S’ils comprenaient enfin que je ne puis ni ne veux vivre ainsi,
entouré de laquais, avec des déjeuners de quatre plats, dans de la
vaisselle d’argent, et parmi toutes sortes de superfluités, tandis que
les autres n’ont même pas le strict nécessaire! Ils savent tous,
pourtant, que je ne leur demande que ce sacrifice, ce seul sacrifice, de
renoncer au luxe, cet abominable péché contre l’égalité que Dieu
voudrait voir régner parmi les hommes. Mais elle, qui est ma femme et
qui devrait partager mes pensées, comme ma couche et ma vie, elle se
dresse en ennemie contre mes idées. Elle est à mon cou comme une meule
de moulin, un poids sur ma conscience, qui m’entraîne à une vie fausse
et mensongère; il y a longtemps que j’aurais dû couper les liens avec
lesquels ils m’attachent. Qu’ai-je encore à faire avec eux? Ils me
troublent dans ma vie et je les trouble dans la leur; je suis ici
superflu, à charge à moi-même et à tout le monde.

Malgré lui, d’un air hostile, il détourne les yeux de sa colère et il la
regarde, elle, Sophia Andreïewna, sa femme. Mon Dieu, qu’elle a vieilli
et qu’elle a blanchi! Les rides sillonnent son front, à elle aussi; à
elle aussi, le chagrin a tordu sa bouche décrépie. Et une onde de
douceur emplit soudain le cœur du vieil homme.

--Mon Dieu,--pense-t-il,--comme elle est sombre, comme elle a l’air
triste, elle que j’ai introduite dans ma vie jeune fille rieuse et
innocente! Il y a maintenant un âge d’homme, quarante, quarante-cinq ans
que nous vivons ensemble; je l’ai prise jeune fille, moi qui étais déjà
à demi-usé, et elle m’a donné treize rejetons. Elle m’a aidé à composer
mes ouvrages, elle a allaité mes enfants, et, moi, qu’ai-je fait d’elle?
Une femme désespérée, presque insensée, toujours surexcitée, à qui il
faut cacher les narcotiques pour qu’elle ne s’ôte pas la vie, tellement
je l’ai rendue malheureuse. Et quant à mes fils, je le sais, ils ne
m’aiment pas; mes filles, qui sont là, je ronge leur jeunesse, et mes
secrétaires notent chaque parole et becquettent tout ce que je dis,
comme des moineaux le crottin de cheval; déjà ils tiennent prêts dans
une boîte le baume et l’encens pour conserver ma momie au muséum de
l’humanité. Et voici ce nigaud d’Anglais qui attend déjà avec son carnet
pour que je lui explique «la vie». Un péché contre Dieu et contre la
vérité, telle est cette table, cette maison, pleine d’affreux mystères
et sans aucune pureté; et je reste là assis dans cette atmosphère, à me
sentir bien au chaud et bien à l’aise, au lieu de bondir au dehors et
d’aller mon chemin. Il vaudrait mieux pour moi, il vaudrait mieux pour
eux que je fusse déjà mort. Je vis trop longtemps et je ne vis pas assez
dans la vérité: il y a déjà de longues années que mon heure est venue.

Le laquais lui offre encore un mets, des fruits sucrés, entourés d’une
mousse laiteuse et rafraîchis dans la glace. D’un mouvement irrité de la
main il repousse le plat d’argent.

--Le manger n’est-il pas bon?--demande avec inquiétude Sophia
Andreïewna, naïve qu’elle est. Est-il trop lourd pour toi?

Mais Tolstoï répond seulement, avec amertume:

--Ce qui est trop lourd pour moi, c’est précisément que ce soit si bon.

Les fils regardent, contrariés; la femme, avec étonnement; le reporter,
en faisant un effort: on voit qu’il cherche à retenir cet aphorisme.

Enfin le repas est terminé; on se lève et on va au salon. Tolstoï
discute avec le jeune révolutionnaire qui, malgré tout son respect, lui
réplique avec hardiesse et vivacité. L’œil de Tolstoï lance des éclairs;
il parle avec violence, par saccades, presque en criant; chaque
discussion l’empoigne encore, avec une passion indomptable, comme
autrefois la chasse et le tennis. Brusquement il se prend lui-même en
flagrant délit d’emportement; il se contraint à l’humilité et de force
il modère sa voix en disant:

--Mais peut-être que je me trompe: Dieu a dispersé ses pensées parmi les
hommes et personne ne sait si ce sont des pensées divines ou les siennes
propres qu’il exprime.

Et, pour changer de sujet, il adresse aux autres cette invitation:

--Allons faire un tour dans le parc.

Mais d’abord encore une petite halte. Sous l’orme à la vénérable
vieillesse, en face du perron du château, à «l’arbre des pauvres», les
visiteurs des classes populaires, les mendiants et les sectaires, les
«ténébreux», attendent Tolstoï. De vingt milles à la ronde, ils sont
venus ici en pèlerinage, chercher un conseil ou un peu d’argent. Ils
sont là debout, brûlés par le soleil, exténués de fatigue, les
chaussures toutes poussiéreuses.

Lorsque le «Seigneur», le «Barine» s’approche, quelques-uns s’inclinent
jusqu’à terre, à la manière russe. Tolstoï va vers eux d’un pas rapide
et balancé:

--Avez-vous des demandes à formuler?

--Je désirerais, Monseigneur...

--Je ne suis pas «monseigneur», personne n’est «monseigneur», sauf
Dieu,--fait Tolstoï en le rabrouant.

Le petit paysan tourne avec effroi sa casquette dans ses mains; enfin,
il dévide des questions confuses, pour savoir si réellement la terre
doit maintenant appartenir aux paysans et quand il recevra lui-même son
morceau de champ; Tolstoï répond avec impatience: tout ce qui n’est pas
clair l’irrite. Puis c’est le tour d’un garde forestier, qui pose toutes
sortes de questions relatives à Dieu. Tolstoï lui demande s’il sait
lire, et, lorsqu’il répond affirmativement, il envoie chercher l’écrit
intitulé _Que devons-nous faire?_ et le congédie. Ensuite des mendiants
s’approchent l’un après l’autre. Tolstoï, déjà impatient, les expédie
rapidement avec une pièce de cinq kopecks. En se retournant, il remarque
que le journaliste le photographie au moment où il fait ainsi l’aumône.
De nouveau son visage se rembrunit.

--Voilà comment ils me représentent, moi, Tolstoï, le généreux, auprès
des paysans, moi, le charitable, l’homme noble et secourable! Mais, si
l’on pouvait voir l’intérieur de mon cœur on saurait que je n’ai jamais
été bon, que j’ai simplement essayé d’apprendre à le devenir. Mon moi
est la seule chose qui m’ait réellement occupé. Je n’ai jamais été
secourable; dans toute ma vie je n’ai pas donné aux pauvres la moitié de
ce que, autrefois à Moscou, je perdais en une seule nuit, en jouant aux
cartes. Jamais il ne m’est venu à l’esprit d’envoyer à Dostoïewski, qui
à ma connaissance souffrait de la faim, les deux cents roubles qui
l’auraient sauvé pour un mois, peut-être pour toujours. Et, cependant,
je tolère que l’on me glorifie et que l’on me célèbre comme le plus
noble des hommes, alors que je sais parfaitement que je n’en suis encore
qu’au commencement du commencement!

Il est pressé déjà d’aller se promener dans le parc, et ce leste petit
vieillard à la barbe flottante court si impatiemment que les autres
peuvent à peine le suivre. Non, maintenant, il ne s’agit plus de parler
beaucoup: simplement sentir ses muscles, la souplesse des tendons, jeter
un coup d’œil sur ses filles jouant au tennis, sur l’innocence et
l’agilité du jeu physique. Il suit avec intérêt chaque mouvement, et il
rit fièrement à chaque coup réussi, puis, les sens apaisés et plus
serein, il continue sa marche à travers la mousse aux senteurs plus
douces. Mais, ensuite, il revient dans son cabinet de travail, lire un
peu, se reposer un moment: parfois il se sent déjà très fatigué et ses
jambes deviennent lourdes. Tandis qu’il est ainsi couché seul sur le
divan de cuir ciré, les yeux fermés, et qu’il se sent fatigué et âgé, il
pense en silence:

--Pourtant, cela va bien; où est l’époque, la terrible époque où j’avais
encore peur de la mort, comme d’un fantôme? où je voulais me cacher
devant elle et me renier? Maintenant, maintenant, je n’ai plus aucune
crainte; oui, même je me sens bien d’être si près d’elle.

Il se redresse, ses pensées essaiment dans le silence. Parfois il trace
rapidement un mot au crayon, puis il regarde longuement et gravement
devant lui. Et il est beau alors, le visage du vieil homme fatigué, sur
lequel planent la méditation et le rêve,--seul avec lui-même et avec ses
pensées.

Le soir, il descend encore une fois dans le cercle de la conversation:
oui, le travail est fait. L’ami Goldenweiser, le pianiste, demande s’il
peut jouer quelque chose.

--Très volontiers, très volontiers.

Tolstoï s’appuie contre le piano, les mains ombrageant ses yeux pour que
personne ne voie comment il est empoigné par la magie des sons accordés.
Il écoute, les paupières closes et la poitrine respirant profondément.
Chose merveilleuse, la musique, qu’il a attaquée si fort, chante à ses
oreilles merveilleusement, en réveillant en lui ce qu’il y a de
tendresse: après toutes ces sévères pensées, elle rend à son âme la
douceur et la bonté.

--Comment ai-je pu insulter l’art?--pense-t-il en lui-même
silencieusement. Où y a-t-il de la consolation, sinon dans l’art? Toute
pensée assombrit, toute science trouble l’esprit, et où sentons-nous
distinctement la présence de Dieu, si ce n’est pas dans les images et
dans le verbe de l’artiste? Vous êtes mes frères, ô Beethoven et Chopin;
je sens vos regards reposer maintenant entièrement en moi, et le cœur de
l’humanité bat dans mon cœur: pardonnez-moi, mes frères, de vous avoir
offensés.

La musique se termine sur un passage retentissant, tous applaudissent
et, après une courte hésitation, Tolstoï également. Toute inquiétude en
lui est guérie. Avec un doux sourire il entre dans le groupe qui est
rassemblé là et il jouit des agréments de la conversation; enfin,
quelque chose comme de la sérénité et du silence flotte autour de lui;
le jour aux multiples aspects semble être complètement achevé.

Mais encore une fois, avant d’aller au lit, il se rend dans son cabinet
de travail. Avant que le jour finisse, Tolstoï entrera, une dernière
fois, en jugement avec lui-même; il se demandera, comme toujours, compte
de chaque heure comme de toute sa vie. Son _Journal_ est ouvert; ces
feuilles blanches sont comme l’œil de la conscience qui le regarde.
Tolstoï songe à chaque heure de la journée écoulée et il la juge. Il
pense aux paysans, à la misère dont il est lui-même cause et devant
laquelle il est passé au cours de sa chevauchée, sans lui porter d’autre
assistance que celle d’une illusoire menue monnaie. Il se souvient qu’il
a été impatient avec les mendiants, qu’il a eu des pensées dures et
méchantes à l’égard de sa femme; il inscrit tous ces péchés dans son
livre, le livre de l’accusation, et d’un crayon rageur il trace ce
jugement: «De nouveau j’ai été indolent, j’ai eu l’âme lâche. Je n’ai
pas fait assez de bien. Je n’ai pas encore appris à accomplir l’acte
difficile, à aimer les hommes qui sont autour de moi, au lieu de
l’humanité: aide-moi, ô mon Dieu, aide-moi.»

Puis encore la date du lendemain et le mystérieux «S.J.V.» (Si je vis).
Maintenant l’œuvre est faite, encore un jour de terminé. Les épaules
basses, il se rend dans la chambre voisine, le vieil homme; il ôte sa
blouse et ses lourdes bottes et il étend son corps, son corps lourd,
dans le lit et il pense, comme toujours, d’abord à la mort. Encore des
pensées, ces papillons de couleurs, volettent avec agitation au-dessus
de lui, mais peu à peu elles se perdent, comme des lépidoptères, dans la
forêt d’une obscurité toujours plus profonde. Déjà le sommeil
l’enveloppe de son ombre toute proche.

Voici que, soudain, il tressaille de frayeur: ne vient-il point
d’entendre un pas?... Oui, c’est quelqu’un qui marche à côté, doucement
et furtivement, dans son cabinet de travail, et aussitôt il bondit sans
faire de bruit, à moitié nu, et il colle ses yeux brûlants contre le
trou de la serrure. Oui, il y a de la lumière dans la pièce voisine.
Quelqu’un est entré avec une lampe et fouille dans son secrétaire,
feuillette son _Journal_, si secret, pour lire les paroles, les
entretiens de sa conscience: ce quelqu’un, c’est Sophia Andreïewna, sa
femme. Elle l’espionne jusque dans son secret le plus intime; on ne le
laisse pas seul, même avec Dieu; partout, partout, dans sa maison, dans
sa vie, dans son âme, il est entouré par l’ambition et la curiosité des
hommes. Ses mains tremblent de fureur; déjà il saisit le loquet pour
ouvrir brusquement la porte et se précipiter sur sa propre femme, qui
l’a trahi. Mais, au dernier moment, il maîtrise sa colère:

--Peut-être que cela aussi est une épreuve qui m’est imposée.

Alors il se traîne jusqu’à sa couche, muet, hors d’haleine, regardant au
fond de lui-même, comme dans une fontaine tarie. Et, ainsi, il reste
éveillé longtemps encore, lui, Léon Nicolaïewitsch Tolstoï, le plus
grand et le plus puissant homme de son époque,--trahi dans sa propre
maison, tourmenté par le doute et glacé par la solitude.




LA DÉCISION ET LA TRANSFIGURATION

        «_Pour croire à l’immortalité, il faut vivre ici-bas d’une vie
        immortelle._»

        Tolstoï, _Journal_, 6 mars 1896.


L’année 1900, Léon Tolstoï a franchi le seuil du siècle à soixante-douze
ans. L’esprit toujours en éveil et pourtant déjà personnage légendaire,
l’héroïque vieillard marche vers sa perfection. La face du vieux pèlerin
de l’univers brille plus douce qu’autrefois, sous sa barbe de neige, et
sa peau peu à peu jaunissante est comme un parchemin transparent,
couvert de rides et de runes innombrables. Un sourire patient et résigné
niche souvent maintenant autour de sa lèvre apaisée; plus rarement la
colère hérisse ses sourcils broussailleux et le vieil et irritable Adam
a une physionomie plus indulgente et comme transfigurée.

--Comme il est devenu bon!--s’étonne son propre frère, qui toute une vie
durant l’a toujours connu indomptable et effervescent; et, réellement,
sa puissante passion commence à s’éteindre; il est las de lutter et de
se torturer; maintenant son âme respire plus paisiblement et se permet
souvent le repos; un nouvel éclat de bonté ensoleille son visage, dans
la dernière lumière du soir. Ce qui jadis était si sombre à contempler
prend maintenant un aspect touchant: c’est comme si la nature avait
travaillé activement pendant quatre-vingts ans pour qu’enfin la beauté
la plus intime de cet homme, la sublimité, faite de grandeur, de science
et de pardon, de ce vieillard se manifestât sous sa forme suprême et
définitive. Et c’est cette physionomie transfigurée que l’humanité
recueille en héritage, comme le véritable portrait de Tolstoï. C’est
ainsi que les générations des générations conserveront encore avec
respect l’image de sa figure grave et paisible.

L’âge, qui d’ordinaire amoindrit et mutile la figure des hommes
héroïques, donne au sombre visage de Tolstoï sa parfaite majesté. La
dureté est devenue grandeur; la passion s’est transmuée en douceur, la
violence et la rudesse en une bonté paisible et en une compréhension
fraternelle de toutes choses. Et, réellement, le vieux lutteur ne désire
plus que la paix, que la «paix avec Dieu et avec les hommes», la paix
aussi avec son ennemi le plus acharné,--la Mort. Elle est passée,
heureusement passée, la peur affreuse, panique et animale du trépas;
d’un regard calme, tout prêt à l’accueillir, le vieillard envisage la
fin qui est proche.

«Je pense qu’il est possible que demain je ne sois plus en vie; chaque
jour je cherche à me familiariser davantage avec cette pensée et je m’y
habitue toujours davantage.» Chose merveilleuse, depuis que cette
frayeur convulsive n’obsède plus celui qu’elle a si longtemps troublé,
l’esprit créateur se rassemble de nouveau en lui. De même que Gœthe,
vieillard, précisément à la dernière lumière du soir, se détourne encore
de ses divertissements scientifiques pour revenir à son «principal
travail», de même Tolstoï, le prêcheur, le moraliste, à un âge
invraisemblable, entre sa soixante-dixième et sa quatre-vingtième année,
se tourne encore vers l’art, qu’il a si longtemps renié; encore une
fois, dans ce nouveau siècle, le plus puissant poète du siècle passé
ressuscite,--et avec autant de splendeur qu’autrefois. Bandant hardiment
l’arc monstrueux de son existence, le vieillard médite sur un événement
de ses années de cosaque et il compose d’après lui cette Iliade, cette
épopée qu’est _Hadschimourat_, toute retentissante d’armes et de guerre,
légende héroïque, racontée d’une manière simple et grande, comme dans
ses jours les plus parfaits.

La tragédie du _Cadavre vivant_, les récits magistraux d’_Après le bal_,
de _Kornei Wassiliew_ et beaucoup de petites légendes attestent
glorieusement le retour de l’artiste et la disparition de la morosité du
moraliste; nulle part on ne devinerait dans ces œuvres tardives la main
affaissée et lasse d’écrire d’un vieillard, car leur prose coule comme
un temps dont le flot, grave et sonore, tombe dans l’éternité, limpide
jusqu’à l’extrême, jusqu’à la suprême profondeur de l’âme: incorruptible
et infaillible, le regard gris du grand vieillard pèse le destin
éternellement mouvant de ces hommes. Le juge de la vie est redevenu
poète et, dans les admirables confessions de sa vieillesse, celui qui
fut autrefois le doctrinaire prétentieux de la vie, s’incline avec
respect devant l’impénétrabilité du divin: la curiosité hautaine et
impatiente de résoudre les questions suprêmes de la vie fait place à une
manière humble de prêter l’oreille au bruit toujours plus proche que
fait la vague de l’infini. Il est devenu bon, Léon Tolstoï, mais il
n’est pas encore fatigué; inlassable, comme un paysan du monde primitif,
il fouille,--jusqu’à ce que le crayon tombe de ses mains qui se
refroidissent,--dans son _Journal_, le champ inépuisable de ses pensées.

Car cet homme infatigable, à qui le destin a imposé comme mission de
lutter jusqu’au dernier moment pour la vérité, ne doit pas encore
trouver le repos. Un dernier travail, le plus sacré de tous, doit être
accompli, et il ne concerne plus la vie, mais sa propre mort, qui
approche; la dernière occupation de ce créateur gigantesque sera de se
façonner une mort digne et exemplaire, et c’est à cela qu’il emploie
grandiosement toute la force qui lui reste. Tolstoï n’a travaillé à
aucune de ses œuvres aussi longuement, aussi passionnément; il n’a
étudié aucun problème aussi profondément et aussi méditativement que sa
propre mort: en artiste sincère et difficile à se satisfaire, il veut
précisément transmettre à l’humanité, pure et sans tache, cette œuvre,
la dernière et la plus humaine de toutes.

Cette lutte pour une mort pure, sans mensonge, parfaite, devient une
bataille décisive dans cette guerre que mène pour la vérité ce
septuagénaire qui ne peut pas trouver la paix, et en même temps c’est la
bataille la plus douloureuse, car il s’agit de combattre contre son
propre sang. Il faut accomplir encore un dernier acte, devant lequel il
a reculé sans cesse durant toute sa vie, avec une timidité qui nous est
maintenant inexplicable: le renoncement définitif et irrévocable à ses
biens. Toujours, toujours, pareil en cela à Kutusoff qui veut éviter la
bataille décisive et qui espère vaincre son redoutable adversaire par
une retraite stratégique continuelle, Tolstoï a ajourné craintivement la
disposition définitive de sa fortune et il s’est réfugié pour échapper à
sa conscience dans la «sagesse de l’inaction».

Toute tentative faite pour renoncer à ses droits sur ses œuvres, même
après sa mort, a rencontré l’opposition la plus acharnée de sa famille,
et il a été trop faible et en réalité trop humain pour briser
brutalement cette opposition; ainsi, pendant des années, il s’était
borné à ne pas toucher personnellement le moindre argent et à ne pas
faire usage de ses revenus; mais (c’est lui-même qui s’accuse) «à la
racine de cette abstention était la circonstance que je niais par
principe toute propriété et que je ne me souciais pas de mes biens, par
fausse honte devant les hommes, pour qu’on ne m’accusât pas
d’inconséquence». Toujours, après les tentatives les plus diverses,
dépourvues de succès et dont chacune provoque une tragédie dans le
cercle intime de sa famille, il écarte de lui la décision nette et sans
recours relative à son testament, et il la remet à une époque
indéterminée. Mais en 1908, dans sa quatre-vingtième année, quand sa
famille profite de son jubilé pour entreprendre avec de gros capitaux
une édition complète de ses œuvres, il n’est plus possible à l’ennemi
public de toute propriété privée de rester inactif; à quatre-vingts ans,
il faut que Léon Tolstoï livre, à visage découvert, le combat décisif.
Et ainsi Iasnaïa Poliana, ce lieu de pèlerinage de la Russie, où
resplendit le soleil couchant d’une gloire qui s’étend sur les deux
mondes, devient, derrière les portes closes, le théâtre d’une lutte
entre Tolstoï et les siens, lutte d’autant plus méchante et terrible
qu’il s’agit d’une chose mesquine, l’argent, et de l’atrocité de
laquelle même les cris déchirants du _Journal_ ne donnent qu’une idée
insuffisante.

«Ah! qu’il est difficile de se défaire de cette sale et coupable
propriété!» soupire-t-il pendant ces jours-là (25 juillet 1908), car la
moitié de sa famille se dispute cette propriété avec des ongles qui
ressemblent à des griffes. Des scènes de romans feuilleton de la pire
espèce: tiroirs forcés, armoires fouillées, conversations épiées, essais
de mise en curatelle, alternent avec les moments les plus tragiques,
avec des tentatives de suicide de la part de sa femme et des menaces de
fuite quant à Tolstoï; l’«enfer d’Iasnaïa Poliana», comme il l’appelle,
ouvre ses portes. Mais précisément dans cet excès de tourments Tolstoï
finit par puiser une résolution suprême, et enfin, quelques mois avant
de mourir, il décide, pour assurer la pureté et la loyauté de sa mort,
de ne plus tolérer d’ambiguïtés et d’équivoque et de laisser à la
postérité un testament qui transmette irrécusablement ses biens
spirituels à toute l’humanité. Pour accomplir ce dernier acte de
sincérité, il faut encore un dernier mensonge. Puisque dans sa maison il
se sent espionné et surveillé, ce vieillard de quatre-vingt-deux ans se
rend à cheval, comme pour une promenade sans importance, dans la forêt
voisine, la forêt de Grumont, et là, sur la souche d’un arbre,--instant
le plus dramatique de notre siècle,--Tolstoï, en présence de trois
témoins et des chevaux qui reniflent avec impatience, signe enfin cette
feuille qui donnera à sa volonté validité et autorité par delà sa vie
présente.

Maintenant il a rejeté ses entraves et il pense avoir accompli l’acte
décisif. Mais un acte plus difficile, plus important et plus nécessaire,
l’attend encore. Car aucun secret ne résiste dans cette maison de la
droite conscience toute flamboyante d’humanité. Soupçons et
chuchotements filtrent et percent goutte à goutte dans tous les coins,
murmurent et glissent de l’un à l’autre, et bientôt sa famille sait que
Tolstoï a pris des dispositions secrètes. Ils violent avec de fausses
clefs le secret des coffrets et des armoires, ils fouillent le _Journal_
pour y trouver une piste; la comtesse menace de se suicider si Tcherkof,
le complice haï de Tolstoï, ne cesse pas ses visites. Tolstoï reconnaît
qu’ici, au milieu de la passion, de la cupidité, de la haine et de
l’agitation, il ne peut pas composer sa dernière œuvre d’art, la
perfection de sa mort, et le vieillard craint qu’«on ne lui dérobe, au
point de vue spirituel, ces minutes précieuses qui sont peut-être les
plus magnifiques». Et alors surgit encore une fois, des profondeurs de
son sentiment, cette pensée que, pour atteindre à la perfection, il
faut, comme l’Évangile le demande, qu’il laisse sa femme et ses enfants,
qu’il renonce à la possession et au profit, pour atteindre à la
sainteté.

Deux fois déjà il s’était enfui, la première fois en 1884; mais à moitié
chemin la force lui manqua et il se contraignit à revenir auprès de sa
femme qui était dans les douleurs de l’enfantement et qui cette nuit
même lui donna une fille, cette Alexandra qui maintenant est à ses
côtés, qui protège son testament et qui est prête à l’assister dans son
dernier voyage. Treize ans plus tard, en 1897, il s’en va une seconde
fois, en laissant à sa femme cette lettre immortelle dans laquelle il
expose l’ordre que lui donne sa conscience: «J’ai résolu de fuir,
d’abord parce que, à mesure que mes années augmentent, cette existence
me pèse davantage et que j’aspire toujours avec force à la solitude et
ensuite parce que les enfants ont maintenant grandi et que ma présence
dans la maison n’est plus nécessaire... Le principal, c’est d’imiter les
Indiens, qui s’enfuient dans les forêts une fois qu’ils ont atteint la
soixantième année; tout homme religieux, arrivé à la vieillesse, éprouve
le désir de consacrer ses dernières années à Dieu et non pas à la
plaisanterie et au jeu, aux cancans et au tennis. De même, maintenant
que je suis entré dans ma soixante-dixième année, mon âme aspire de
toutes ses forces au repos et à la solitude, pour vivre en harmonie avec
ma conscience ou, si ce n’est pas absolument possible, du moins pour
échapper au désaccord criard qu’il y a entre ma vie et ma foi.»

Mais cette fois encore il était revenu, l’humanité ayant en lui repris
le dessus. La force de son moi intime n’était pas encore assez grande,
l’appel de sa vocation n’était pas encore assez puissant. Maintenant,
treize ans après cette seconde fuite, et deux fois treize ans après la
première, l’attraction formidable du lointain devient plus douloureuse
que jamais; cette conscience de fer se sent puissamment et
magnifiquement emportée par une force insondable. Au mois de juillet
1910, Tolstoï écrit dans son _Journal_ ces mots: «Je ne puis faire autre
chose que de m’enfuir, et j’y pense maintenant sérieusement; maintenant
montre ton christianisme! C’est le moment ou jamais (en français, dans
le texte tolstoïen). Ici personne n’a besoin de ma présence. Aide-moi, ô
mon Dieu; instruis-moi; je ne voudrais qu’une chose, faire ta volonté et
non la mienne. J’écris ceci et je me demande: est-ce réellement bien
vrai? Est-ce que de la sorte je ne fais pas devant Toi des simagrées?
Aide-moi, aide-moi, aide-moi.» Mais il hésite toujours encore; toujours
le retient la crainte que lui fait éprouver le sort des autres; toujours
il redoute lui-même que son désir ne soit coupable et, penché en
frissonnant au-dessus de sa propre âme, il écoute, pour savoir si un
appel ne viendra pas de l’intérieur, ou un message d’en haut, qui
«ordonnera» irrésistiblement, là où sa propre volonté hésite et
tergiverse encore. Comme à genoux, en prière, devant la volonté
insondable à laquelle il s’est abandonné et dans la sagesse de laquelle
il a confiance, il confesse dans le _Journal_ son anxiété et son
inquiétude. Cette attente est comme une fièvre dans sa conscience
enflammée; cette auscultation de son cœur frissonnant est comme un
tremblement de tout son être, et déjà il pense que le destin ne l’entend
pas et qu’il est livré au pur hasard.

Alors, à l’heure juste et appropriée, une voix éclatante chante en lui,
la voix antique de la légende: «Lève-toi, et redresse-toi, prends le
manteau et le bâton du pèlerin.» Et il se ressaisit et il va au-devant
de sa perfection.




LA FUITE VERS DIEU

        «_On ne peut s’approcher de Dieu que tout seul._»

        Tolstoï, _Journal_.


Le 28 octobre 1910, il peut être six heures du matin; entre les arbres
pend encore l’obscurité complète de la nuit; quelques silhouettes rôdent
d’une étrange façon autour de la demeure seigneuriale d’Iasnaïa Poliana.
Des clefs cliquettent, des portes grincent furtivement. Dans la paille
de l’écurie, le cocher attelle les chevaux à la voiture, avec une
précaution extrême pour ne faire aucun bruit; dans deux pièces des
ombres inquiètes ressemblent à des fantômes; avec des lanternes sourdes
semblables à des lampes de poche, elles saisissent à tâtons des paquets
de toute espèce; elles ouvrent des tiroirs et des armoires, puis elles
se glissent entre des portes ouvertes sans bruit et elles trébuchent, en
murmurant, à travers les racines boueuses du parc. Puis une voiture,
évitant le chemin qui passe devant la maison, par derrière roule vers la
porte du parc.

Qu’y a-t-il? Des cambrioleurs ont-ils pénétré dans le château? La police
du tsar cerne-t-elle enfin l’habitation de l’écrivain si suspect, pour
procéder à une perquisition? Non, personne ne s’est introduit
clandestinement dans la maison; c’est seulement Léon Nicolaïewitsch
Tolstoï qui, comme un voleur, accompagné uniquement de son médecin,
s’évade de la prison de son existence. L’appel lui a été fait, un signe
irrécusable et décisif. Encore une fois pendant la nuit il a surpris sa
femme qui fouillait secrètement et hystériquement ses papiers et alors
brusquement, dure et nerveuse comme l’acier, la résolution a surgi en
lui de l’abandonner, elle «qui a abandonné son âme», de fuir n’importe
où, vers Dieu, vers lui-même, en cherchant la mort qu’il lui faut, la
mort qui est à sa mesure. Soudain, il a jeté un manteau sur sa chemise
de nuit, il a coiffé une casquette grossière, il a mis ses souliers
caoutchoutés, n’emportant de ses biens que ce dont l’esprit a besoin
pour se communiquer aux hommes: le _Journal_, un crayon et une plume. A
la gare il griffonne encore une lettre à sa femme et la lui envoie par
le cocher: «J’ai fait ce que les vieillards de mon âge font d’ordinaire;
j’abandonne cette vie mondaine pour passer les derniers jours de ma vie
dans la solitude et le silence.» Puis il monte dans le train, et, assis
sur le banc crasseux d’un compartiment de troisième classe, enveloppé
dans son manteau et accompagné seulement par son médecin, voici donc
Léon Tolstoï qui prend la fuite pour être seul avec Dieu.

Mais ce n’est plus Léon Tolstoï qu’il se nomme. Comme autrefois
Charles-Quint, souverain des deux mondes, déposa volontairement les
insignes de la puissance pour s’enterrer dans le cercueil d’un
monastère, Tolstoï a jeté derrière lui, outre son argent, sa maison et
sa gloire, son propre nom; il s’appelle maintenant T. Nicolaief, nom
inventé de quelqu’un qui veut se donner une nouvelle vie et qui cherche
une mort pure et juste. Enfin, tous les liens sont brisés; maintenant il
peut être le pèlerin qui va sur des routes étrangères, il peut être le
serviteur de la doctrine et de la parole sincère. Au couvent de
Schamardino il prend encore congé de sa sœur, l’abbesse: leurs deux
silhouettes fragiles de vieillards sont assises ensemble au milieu de
doux moines transfigurés par le repos et par les harmonies sonores de la
solitude; deux jours après arrive sa fille, l’enfant qui naquit dans la
nuit de cette première fuite qui n’aboutit pas. Mais, ici aussi, dans
cette retraite, il ne se sent pas à son aise; il craint d’être reconnu,
poursuivi et découvert, d’être encore une fois ramené dans cette
existence trouble et fausse. Aussi, touché de nouveau par un doigt
invisible, le trente et un octobre, à quatre heures du matin, il
réveille soudain sa fille et insiste pour aller plus loin, n’importe où,
en Bulgarie, au Caucase, à l’étranger, quelque part où la gloire et les
hommes ne l’atteindront plus, où il trouvera enfin la solitude, où il se
trouvera lui-même et où il trouvera Dieu.

Mais le redoutable adversaire de sa vie, de sa doctrine, la gloire,--ce
démon fait pour le tourmenter et le tenter,--ne lâche pas encore sa
victime. Le monde ne permet pas que «son» Tolstoï s’appartienne à
lui-même, à sa volonté profonde et lucide. A peine le fugitif est-il
assis dans son compartiment, la casquette profondément baissée sur le
front, que déjà l’un des passagers a reconnu le grand maître; déjà
chacun le sait dans le train; déjà le secret est trahi; déjà à
l’extérieur, à la porte du wagon, se pressent des hommes et des femmes,
pour le voir. Les journaux qu’ils ont avec eux contiennent des articles
d’une longueur de plusieurs colonnes sur l’animal précieux qui s’est
enfui de sa geôle; déjà il est trahi et cerné; encore une fois, pour la
dernière, la gloire barre à Tolstoï le chemin de la perfection. Les fils
télégraphiques qui longent le train mugissant bourdonnent de dépêches;
toutes les stations sont averties par la police; tous les employés sont
mobilisés; chez lui on commande déjà des trains spéciaux et les
reporters, de Moscou, de Saint-Pétersbourg, de Nijni-Novgorod, de tous
les quatre coins de la rose des vents, sont lancés sur sa piste, sur la
piste du gibier fugitif. Le Saint-Synode envoie un prêtre pour saisir le
repenti et soudain un monsieur étranger monte dans le train, et il passe
sans cesse devant le compartiment, chaque fois avec un nouveau masque.
C’est un détective: non, la gloire ne laisse pas échapper son
prisonnier. Léon Tolstoï ne doit pas et ne peut pas être seul avec
lui-même; les hommes ne tolèrent pas qu’il s’appartienne et qu’il
accomplisse sa sanctification.

Déjà il est entouré, déjà il est cerné, il n’y a pas de fourré dans
lequel il puisse se jeter. Quand le train arrivera à la frontière, un
employé le saluera en levant poliment son chapeau et lui refusera le
passage; partout où il cherchera le repos, la gloire viendra se camper
en face de lui, large, et bruyante, avec ses mille voix; non, il ne peut
pas s’échapper, la griffe le tient bien. Mais voici que soudain sa fille
remarque qu’un frisson glacé secoue le corps chenu de son père. Épuisé
il s’appuie au dur banc de bois. La sueur sort par tous les pores de son
être tremblant et elle dégoutte de son front. Une fièvre issue de son
sang, la maladie, s’abat sur lui,--pour le sauver. Et déjà la mort lève
son manteau sombre pour le cacher aux regards de ses persécuteurs.

A Astapowo, petite station du chemin de fer, il faut qu’on fasse halte;
le malade ne peut pas aller plus loin. Il n’y a aucune auberge, aucun
hôtel, aucun palais pour le recevoir. Confus, le chef de station offre
son bureau, dans la maison de bois à un étage du bâtiment du chemin de
fer (depuis, c’est un lieu de pèlerinage pour le monde russe). On y
conduit le vieillard, qui frissonne de froid, et soudain tout est bien
réel de ce qu’il a rêvé: voici la petite chambre, basse et sentant le
renfermé, pleine d’un air épais et de pauvreté. Voici le lit de fer, la
lumière avare de la lampe à pétrole; voici que cette fois sont bien loin
le luxe et le confort, devant lesquels il a pris la fuite. A son agonie,
à ses derniers moments, tout est exactement comme sa volonté la plus
intime l’a voulu: pure, sans aucune scorie, par un auguste symbole, la
mort obéit parfaitement à sa main d’artiste. En peu de jours s’élève
l’édifice grandiose de ce trépas, auguste confirmation de sa doctrine,
que l’envie des hommes ne pourra plus saper, ne pourra plus troubler et
détruire, dans sa simplicité digne des temps primitifs.

C’est en vain que dehors, devant la porte fermée, haletante, les lèvres
avides, la gloire est aux aguets, en vain que les reporters et les
curieux, les espions, les policiers et les gendarmes, le prêtre envoyé
par le Saint-Synode et les officiers désignés par le tsar lui-même se
pressent et attendent; leur tumulte criard et sans pudeur ne peut plus
rien contre cette solitude suprême et irréfragable. Seule sa fille le
veille, avec un ami et le médecin; un amour humble et paisible l’entoure
de silence. Sur la table de nuit est posé le petit carnet qui lui sert
de _Journal_,--son porte-voix pour communiquer avec Dieu!--mais les
mains fiévreuses ne peuvent plus tenir le crayon. Aussi, les poumons
haletants et la voix presque éteinte il dicte encore à sa fille ses
dernières pensées; il appelle Dieu «ce tout illimité dont l’homme se
sent une partie limitée, sa manifestation dans la matière, le temps et
l’espace», et il proclame que l’union de ces êtres terrestres avec la
vie d’autres êtres ne s’opère que par l’amour. Deux jours avant sa mort,
il tend encore tous ses sens pour saisir la vérité suprême,
l’inaccessible vérité, puis peu à peu l’obscurité s’étend sur ce cerveau
radieux.

Au dehors les hommes s’agitent, curieux et indiscrets. Il ne sent plus
leur présence. Devant les fenêtres, humiliée par le repentir, à travers
les larmes qui ruissellent de ses yeux, Sofia Andreïewna, sa femme, est
là qui cherche à voir à l’intérieur, elle qui a été unie à lui pendant
quarante-huit ans; elle est là qui guette, pour tâcher d’apercevoir
encore son visage, ne fût-ce que de loin: il ne la reconnaît plus. Les
choses de la vie deviennent toujours plus étrangères à son regard,--le
plus pénétrant de tous les regards humains; le sang circule toujours
plus noir et toujours plus lourd dans ses veines, qui se brisent. Dans
la nuit du quatre novembre, il se ressaisit encore une fois et il
soupire: «Mais les paysans, comment donc meurent les paysans?» Cette
immense vie se défend encore contre l’immense mort. Ce n’est que le sept
novembre que le trépas atteint cet immortel. La tête auréolée de blanc
s’affaisse dans les coussins, les yeux s’éteignent,--eux qui ont vu le
monde avec une lucidité supérieure à toute autre. Et c’est alors
seulement que l’impatient chercheur connaît enfin la vérité et le sens
de toute vie.




POSTLUDE

        «_L’homme est mort, mais sa position par rapport à l’univers
        continue d’agir sur les hommes, et non seulement comme pendant
        sa vie, mais encore avec une force bien plus grande. Et son
        action s’étend dans la mesure de ce qu’il a eu de raison et
        d’amour, et, comme tout ce qui est vivant, elle s’accroît sans
        interruption et sans fin._»

        Lettre de Tolstoï.


Maxime Gorki, un jour, a appelé Tolstoï «un homme humanité»: parole
d’une vérité inégalable. Car c’est un homme comme nous tous, formé du
même limon fragile et possédant les mêmes imperfections terrestres, mais
les connaissant plus profondément et en souffrant plus douloureusement.
Léon Tolstoï n’a pas été d’une espèce différente, ni plus haute que les
autres esprits de son siècle. Seulement il a été plus homme que la
plupart, plus moral, plus intense, plus lucide, plus éveillé et plus
passionné, et, pour ainsi dire, une première épreuve,--plus nette--de
cette forme primitive invisible élaborée dans l’atelier du créateur de
l’univers.

Réaliser avec pureté et autant de perfection que possible, au milieu de
notre monde mêlé, cette image de l’homme éternel, dont l’ébauche
imprécise, quoique déjà souvent perceptible, est au fond de nous tous,
telle est l’œuvre essentielle que Tolstoï assigne à sa vie,--œuvre qui
ne pourra jamais être achevée ni se réaliser complètement et qui n’en
est que deux fois plus héroïque. Il a cherché et formé l’homme dans son
incarnation suprême, grâce à une incomparable sincérité de l’esprit. Il
l’a cherché et interrogé dans le secret obscur de sa propre conscience,
descendant à des profondeurs que l’on n’atteint qu’en se blessant
soi-même. Avec une gravité implacable, avec une dureté impitoyable, lui,
génie éthique exemplaire, il a fouillé son âme sans réserve aucune, pour
dégager cette image primitive de sa croûte terrestre et pour montrer à
toute l’humanité sa figure rendue plus noble et plus semblable à Dieu,
comme le but des efforts de chacun. Sans jamais se reposer, jamais
satisfait, n’accordant jamais à son art la joie innocente du simple jeu
des formes, cet artiste qui n’a peur de rien travaille toute une
existence à cette œuvre grandiose du perfectionnement de son moi par la
représentation de ce moi. Depuis Gœthe, aucun poète ne nous a donné de
pareille manière la révélation de lui-même et en même temps de l’homme
éternel.

Mais ce n’est qu’en apparence que cette volonté de pureté et de
connaissance qu’avait Léon Tolstoï a pris fin avec sa vie: toujours
créatrice, sa figure héroïque continue d’agir dans le présent, elle qui
est la dernière grande figure qui du siècle précédent soit entrée dans
le nôtre. Il existe encore, témoins de son existence terrestre, de
nombreux hommes qui ont regardé ses yeux pénétrants, qui ont touché sa
main paternelle, et, pourtant, la vie de Léon Tolstoï est, aujourd’hui
déjà, légendaire pour des générations et des générations,--nouveau mythe
proclamant la puissance d’un amour fait d’humilité.

Car toujours l’humanité cherche, à travers la fuite du temps, l’homme
qui est un emblème et un exemple, pour faire de lui le symbole de son
sens moral en quête d’éternité, et elle ne choisit que le plus puissant
de tous, parmi la foule,--pour attester sa puissance. C’est seulement
dans l’homme qui s’efforce et qui cherche avec ardeur qu’elle incarne sa
volonté; c’est seulement dans l’homme de vérité qu’elle connaît sa
science et sa vérité.


FIN




TABLE DES MATIÈRES


                                                  Pages
  Prélude                                             7
  Portrait de Tolstoï                                13
  La vitalité de Tolstoï et sa contre-partie         23
  L’Artiste                                          49
  Tolstoï peint par lui-même                         81
  Crise et transformation                           101
  Le Chrétien artificiel                            117
  La doctrine de Tolstoï et ce qu’elle a de faux    135
  La lutte pour la réalisation                      165
  Une journée de la vie de Tolstoï                  189
  La décision et la transfiguration                 211
  La fuite vers Dieu                                223
  Postlude                                          231




    Achevé d’imprimer le
    30 août 1928 par les «Presses
    Modernes», Troyes, Bar-le-Duc.




  Adams-Beck
        A la découverte du Yoga, roman
        Un volume in-8 écu

  André, Paul
        Survivants, illustré
        Un volume in-16 jésus

    --  Caprices, Artistes, paysages et fantaisies, illustré
        Un volume in-16 jésus

  Delhorbe, Cécile
        L’Affaire Dreyfus et les écrivains français
        Un volume in-8 raisin

    --  Édouard Rod, d’après des documents inédits
        Un volume illustré in-8 écu

  Franqueville, Rob.
        Rien à Signaler. Deux ans à Oranienbourg
        Un volume in-8 couronne

  Lombard, Alfred
        Flaubert et Saint-Antoine
        Un volume illustré in-8 carré

  Ludwig, Emil
        Gœthe. Histoire d’un homme, trad. par Alexandre Vialette
        Un volume in-8 carré

  Mukerji, Dhan-Gopal
        Le Visage du Silence
        Un volume Coll. Orient in-8 écu

    --  Village hindou. Ghond le chasseur
        Un volume Coll. Orient in-8 écu

  Tourguenieff, Ivan
        Les Eaux Printanières, roman précédé d’une étude
        de Prosper Mérimée
        Un volume in-16 jésus


Imprimé en Suisse






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TOLSTOÏ ***


    

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