Vers la lumière... impressions vécues

By Séverine

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Title: Vers la lumière... impressions vécues

Author: Caroline Rémy

Release date: November 19, 2024 [eBook #74762]

Language: French

Original publication: Paris: P.-V. Stock

Credits: Produced by: J.-M. Mariot from files generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica).


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VERS LA LUMIÈRE... IMPRESSIONS VÉCUES ***

ERRATA

Page 46, ligne 16. -- Au lieu de: « ... sans valeur intrinsèque. »
lire: « ... sans valeur vulgaire. »

Page 59, sous-titre. -- Au lieu de: « La journée de préliminaires »,
lire: « La journée des préliminaires. »

Page 90, ligne 7. -- Au lieu de: « ... et les avocats disparaissent
aujourd’hui devant le témoin. » lire: « et les avocats disparaissent
aujourd’hui derrière le témoin. »

Page 112, ligne 12. -- Au lieu de: « ... la monomanie de
l’incompatibilité. » lire: « la monomanie de l’incorruptibilité. »

Page 142, ligne 15. -- Au lieu de: « ... la paupière fugace des
carnassiers, » lire: « ...la paupière fugace des rapaces. »

Page 180, ligne 15. -- Au lieu de « La nation entière, tous officiers
se valant, » lire « La nation entière, tous citoyens se valant. »

Page 243, ligne 10. -- Au lieu de « rendues autrefois par ce dernier,
» lire « remplies autrefois par ce dernier. »

Page. 309, lignes 3-4. -- Au lieu de: « Puis un public qui se tait,
respectueux; chutant lui-même qui trouble. » lire: « Puis un public
discret, respectueux chutant lui-même quiconque trouble. »

Page 318, ligne 18. -- Au lieu de: « que par ouï-dire, de troisième
main, » lire: « que par intermédiaire »


VERS LA LUMIÈRE.


L’Auteur et l’Éditeur déclarent réserver tous leurs droits de
reproduction et de traduction pour tous les pays, y compris la Suède
et la Norvège.

Cet ouvrage a été déposé au ministère de l’Intérieur (Section de la
Librairie), en janvier 1900.


De cet ouvrage, il a été tiré à part dix exemplaires sur papier de
Hollande.


ÉMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-&-M.)


EN PRÉFACE

Voici l’article que, le 24 janvier 1895, convaincue, comme tout le
monde, de la culpabilité de Dreyfus, j’écrivais dans le journal
l’Éclair.

Il y a, de cela, tantôt cinq ans: je n’ai pas à y changer un mot.

Et même, l’intuition qui se dégage de certaines phrases m’a incitée à
le choisir pour préambule à mes impressions d’aujourd’hui.

Que l’on excuse l’ironie survenue quant aux charges morales inhérentes
au commandement: elle n’est point mon fait, mais l’œuvre des
circonstances.


« L’oreiller a bougé, sur le visage de la victime... le règne du
silence est clos. »

Ayant écrit ceci, je devais écrire cela.


UN LÂCHE


S’il est vrai qu’un officier d’infanterie de ligne, en garnison à La
Rochelle, ait, « passant son sabre par-dessus la tête d’un gendarme,
frappé Dreyfus avec le pommeau, et lui ait fait une blessure d’où le
sang jaillissait », si le fait est vrai, celui-là a commis une vile et
déshonorante action.

Il n’y a pas à arguer de l’indignité du coupable: beaucoup, même des
patriotes qui ont regretté qu’on ne le pût condamner à la peine de
mort, auront le cœur serré de tristesse et soulevé de dégoût à l’idée
qu’un officier de l’armée française ait pu s’oublier à ce point non
seulement d’insulter, mais de frapper un prisonnier.

Justement parce qu’ils connaissent les lois de la guerre, parce qu’ils
sont investis de droits exceptionnels, les chefs militaires sont
astreints, bien autrement que le commun des mortels, au respect
d’eux-mêmes et des nobles traditions, à des devoirs inhérents comme
des charges à leurs privilèges -- et les égalant.

Enfin, suivant l’essence même du principe d’autorité, toute ascendance
hiérarchique suppose une supériorité morale, une suprématie,
justifiant de la mission d’ordonner, envers ceux dont la tâche est
d’obéir. Il faut plus d’expérience et plus de philosophie; plus de
savoir et plus d’humanité; une psychologie supérieure même à la
discipline; car, tout en la faisant strictement respecter, elle
s’efforce d’en atténuer les rigueurs et d’en prévenir les effets.
Éviter vaut mieux que réprimer... et celui-là seul est dans son rôle
qui, avec le bâton de maréchal, porte, dans sa giberne, la charpie des
bonnes paroles et le cordial du bon sourire.

Qu’est-ce que cela gâte, en tout cas? Ni la bravoure, en temps de
lutte; ni le mérite, en temps de paix. Être « le père du soldat, »
c’est avoir de l’avance vers la victoire sur ceux qu’exècrent leurs
troupes, et qu’elles suivent à la façon des chiens battus -- sans
entrain!

Or, si l’officier cesse d’être en exemple à ses hommes, il leur
devient motif à scandale, à insubordination, et à mépris. Ce qui fait
le plus de mal à l’armée, ce ne sont pas des attaques toujours
excessives lorsqu’elles englobent une collectivité et prétendent
tabler sur l’exception pour constituer la règle. Ce sont ces
exceptions elles-mêmes, les pires ennemies, puisqu’elles motivent,
provoquent, justifient l’agression.

Le règne du silence est clos. Tout se sait, tout se répète -- même les
plus hautes traîtrises... L’ « étouffement » est devenu d’un
usage difficile; toujours l’oreiller bouge sur le visage de Desdémone,
et éveille l’attention. Quelque jaloux qu’on puisse être de la
« respectabilité » nationale, l’honneur s’accommode mieux du grand jour
et de la justice rendue au nom de tous, devant tous: la même
publicité dont s’augmentent les exemplaires récompenses servant à
l’aggravation des exemplaires châtiments.

Peu de chose donc échappent à l’œil du public. La presse, au moins, a
cela de bon qu’elle est une vigie alerte; et que, si elle prévient
quelquefois à tort, par compensation elle ne laisse guère rien
échapper.

Ce n’est pas à une feuille de dénigrement systématique, c’est au
contraire à un journal « bien pensant » au sens militaire du mot, à un
journal patriote autorisé dans les casernes, au PETIT PARISIEN pour
tout dire, que j’ai emprunté les trois lignes guillemetées qui sont le
début et le thème de cet article.

Qu’en auront pensé les soldats, dans les chambrées? Surtout si quelque
chef (humain, celui-là, et désireux d’éveiller la pensée sous le képi,
le cœur sous l’uniforme) leur avait dit la veille, ou précisément leur
dit le lendemain:

-- Mes enfants, tout homme prisonnier et désarmé, quel qu’il soit, doit
être sauf. Celui qui l’insulte est un voyou; celui qui le frappe est
un lâche!


*

* *


Loin de moi la pensée d’assimiler Iscariote aux militants
glorieusement vaincus sur les champs de bataille. Le traître est le
rebut de l’humanité. Mais s’il se peut admettre qu’on le supprime, il
est inadmissible qu’on le supplicie, après que ses pairs en ont
décidé, qu’il a été rayé, en quelque sorte, du nombre des vivants. Sur
la route du Champ-de-Mars au bagne nul n’a droit d’intervenir!

Surtout de cette façon. Et il est honteux que, même envers celui-là,
l’autorité n’ait pas pris les mesures de défense qui lui incombent.

Ils sont toujours à prévoir, les crimes de foule, envers une proie si
infâme qu’elle peut se la supposer, abandonnée, livrée sans merci ni
vergogne -- alors que la sainteté du principe domine l’abjection du
prétexte!

Dreyfus n’est plus Dreyfus, ici: c’est un forçat, un parricide
quelconque, qui, ayant subi une partie de sa peine, s’en va l’achever
sous des cieux incléments; ramer des pois chiches aux galères de la
République, en cette Guyane, guillotine sèche, d’où bien peu sont
revenus.

Alors, envers cet anonyme, ce spectre de honte, cet être qui,
numéroté, n’est même plus un homme, mais un chiffre ayant cours
seulement pour la comptabilité des chiourmes, toute violence devient
odieuse.

Encore que ces exécutions sommaires (fussent-elles les représailles de
la révolte) m’emplissent toujours d’un mortel effroi -- car derrière
le poing fanatique j’entrevois sans cesse la griffe lâche qui spécule
sur l’anonymat pour esquiver la responsabilité -- il est, aux
multitudes, des atténuations toujours, et des excuses. L’ignorance
engendre la brutalité, comme l’excès de misère enfante l’excès de
haine... et étouffe la miséricorde aux cœurs les plus cléments.

La mère, la vieille artisane, pensant à son fieu, qui ramasse un
caillou et en brise le carreau de la voiture où se blottit l’ « autre
»; le pioupiou d’un sou, l’ouvrier que la colère emporte, je ne les
approuve pas, certes, mais je les comprends et les considère avec
indulgence.

Aucune ne me vient pour l’officier instruit, éduqué, qui détache de
son flanc un sabre destiné à d’autres usages et, à la faveur de la
nuit, perdu dans la cohue, invisible et insaisissable, s’offre la
dégradante joie de frapper le dégradé.

D’ailleurs, ces actes -- qui encourent tout de suite la réprobation
des âmes fières -- ne tardent point, par la réflexion, à rallier tous
les dégoûts. On est de France, après tout; quelque chevalerie
subsiste, en dépit de l’internationale invasion des tripoteurs; le
peuple a de bon et beau sang dans les veines: on n’aime pas les lâches,
chez nous!

C’est pourquoi l’initiative de cet officier est à ranger auprès du
raffinement de cette mondaine qui, en 1811, dedans Versailles,
avivait, du fer de son ombrelle, les plaies des captifs. Et aussi près
l’élan généreux qui, le jour où Aubertin tira sur Jules Ferry, poussa
un rédacteur parlementaire à s’approcher de l’agresseur désarmé,
maintenu, à demi assommé par les clients de l’indemne victime, et à
lui fendre l’arcade sourcilière d’un coup de poing sous quel le sang
gicla.

Noble courage! Héroïsme facile et d’un rapport sûr -- soit qu’on y
ramasse quelque pourboire; soit que s’y contente une haine de caste;
soit, simplement, que le fauve instinct de cruauté, réprimé par la
civilisation apparente, y trouve satisfaction et délices.

Quoi que ce soit, c’est bien dégoûtant!

S.

Éclair, 24 janvier 1895.


AFFAIRE DREYFUS

SÉVERINE

VERS LA LUMIÈRE...

IMPRESSIONS VÉCUES

PARIS

P.-V. STOCK, ÉDITEUR

(Ancienne Librairie TRESSE & STOCK)

8, 9, 10, 11, GALERIE DU THÉÂTRE-FRANÇAIS

PALAIS-ROYAL

1900

Tous droits réservés.

1900


A la mémoire vénérée

de

SCHEURER-KESTNER.


LE PROCÈS D’ESTERHAZY

10-11 JANVIER 1898

LE PROCÈS DREYFUS-ESTERHAZY

I

Mon impression? Elle sera nette.

Hier matin, je disais « Rien ne me prouve que Dreyfus soit coupable
-- mais rien ne me prouve, non plus, qu’il soit innocent. » Hier
soir, Me Labori, une dizaine de camarades (que je ne nomme point parce
qu’appartenant à des journaux d’opinion contraire, où la constatation
publique du fait leur pourrait nuire) et moi-même, sommes sortis de la
salle d’audience absolument troublés; inclinant bien davantage que
précédemment à admettre qu’une erreur avait été commise.

Il faut avoir la vaillance de ses opinions, surtout quand elles sont
dangereuses et vous exposent à l’injure. D’ailleurs, les gémonies me
paraissent, en ce moment, sinon le dernier salon où l’on cause, du
moins celui où l’on discute librement entre libres esprits. La
compagnie y devient bonne... préférable en tout cas.

Et si la situation pécuniaire de la famille Dreyfus, son effort
financier -- très louable, droit et même devoir puisqu’il s’agit de
réhabilitation et d’honneur -- fait que l’on doit demeurer
obstinément et farouchement éloigné d’elle; il n’en est pas ainsi de
M. Scheurer-Kestner.

Ce « vendu », ce « renégat», ce « Prussien », a traduit, en des mots
d’une simplicité admirable, la genèse de sa conviction; les hantises
de sa conscience; des états d’âme où se sont reflétées les angoisses
éprouvées par beaucoup.

Vraiment, cette sorte d’examen psychologique, de confession publique,
avait de la grandeur, une incontestable autorité, un rayonnement de
force extraordinaire. Et je suis heureuse d’apporter, au vieillard
tant abreuvé d’outrages, l’expression des sentiments de haute estime
et de profond respect qu’il a su inspirer, hier, à une bonne partie de
l’auditoire.


*

* *


Et l’affaire Esterhazy?... C’est vrai, pourtant, qu’il y a une affaire
Esterhazy! Mais elle apparaît tellement le corollaire de l’autre, son
annexe, sa dépendance, qu’en dépit de l’actualité elle se trouve de
second plan.

C’est dans cette même petite salle, austère et nue, que fut jugé,
voici trois ans, le capitaine Dreyfus.

Par cette même porte étroite que nous franchissons, en équerre avec le
mur extérieur, dans l’angle inférieur et senestre, il pénétra. Par
quelqu’une de ces quatre fenêtres, sur la gauche, à la troisième
desquelles est adossée la tribune du Commissaire du gouvernement
(faisant face à la sellette, surmontée de la tribune du défenseur, qui
s’appuie au mur de droite), le regard de l’accusé plongea, se perdit,
s’évada, dans les arbres du jardin. Et les yeux du condamné
rencontrèrent ce même Christ, retour de Trianon après le procès
Bazaine, dont le vaste cadre surmonte et domine le tribunal.

Quatre becs de gaz crinolinés d’abat-jour en tôle peinte; à mi-longueur
de salle, un poêle à tuyau vertical, qui chauffe trop; deux autres
tuyaux, qui le flanquent, à distance, en colonnes montantes; les sept
fauteuils de velours des juges, sur l’estrade, derrière la table
recouverte d’un tapis vert; d’autres sièges, derrière, comme il est
d’usage, pour des collègues ou des personnages d’importance; une porte
dans le fond, à gauche, dans l’axe de la porte d’entrée, accédant à la
salle des délibérations; en avant, en retour, après le carré du
témoignage, des chaises, face au Conseil, où prennent place Me Labori
et madame Dreyfus, Me Demange et M. Mathieu Dreyfus, parties civiles;
après, dans le même sens, les banquettes destinées aux témoins;
d’autres banquettes, où la place de chaque journal est marquée d’une
étiquette bleue, pour la presse judiciaire; la balustrade; et des
banquettes encore, où le public s’entasse tel est le décor.

Soudain, il se garnit.

Voici le Commissaire du gouvernement; le chef de bataillon en retraite,
Hervieu, dont un aveu sans artifice, tout à l’heure, fera sourire; dont
l’insistance à contredire un témoin, bien plus tard, fera grogner.

Voici les arbitres: le général de Luxer, président, dont la correction
est réellement impeccable; les colonels de Ramel et Bougon; les
lieutenants-colonels Marcy et Gaudelette; les commandants Cardin et
Rivals. Puis les juges suppléants: le colonel Bailloud; le
lieutenant-colonel Paquin; le chef de bataillon Rapine du Nauzet de
Sainte-Marie.

Voici le défenseur: Me Tézenas, dont la nerveuse silhouette, dans la
robe noire épaulée d’hermine, se détache en valeur sur le mur gris;
ses secrétaires, Mes Jeanmaire et Brun.

Voici l’accusé Marie-Charles-Ferdinand Walsin-Esterhazy.


*

* *


Une physionomie étrange, pas laide, pire peut-être, de condottiere
florentin. Un animal de proie, à coup sûr; une tète d’oiseau, au grand
nez en bec, aux cheveux courts et plats ramenés en avant, à l’ossature
saillante -- l’œil embusqué profondément dans l’orbite, sous l’auvent
d’épais sourcils.

Il n’est pas grand, cet œil, sans éclat et sans expression; mais d’une
vivacité de mouvement tout à fait bizarre. Il va, vient, furette sans
cesse, aux aguets sous la paupière baissée, ou comme tapi derrière les
cils, inquiet, au sens nerveux du mot.

Il correspond assez exactement aux brisures de la voix, hachée menue,
avec des inflexions volontairement persuasives -- et inattendues!

Car ni le regard, ni l’accent, ne s’accordent avec l’allure
extérieure. Entre ceux-là et celle-ci, quelque chose détonne,
déconcerte. On souhaiterait de la brusquerie, presque de la
brutalité... et l’on ne rencontre qu’une particulière élégance, des
colères à blanc, des indignations à froid.

Cependant, on devine que l’homme est un violent?...

Je ne mets en ceci nulle perfidie: il serait inutile d’en chercher. Je
rencontre une énigme vivante, je l’étudie: voilà tout.

Sec comme un coup de trique, la moustache trop noire pour la tonalité
générale du visage, deux grosses bagues à la main droite, M. Esterhazy
apparaît bien d’origine étrangère; d’une race qu’a naturalisée une
notoire et héréditaire bravoure; pas déplaisant, mais venant de plus
loin encore que Florence: de la puzta, de l’Orient des cimeterres, des
sacs cousus sans plus de façons, et du mauvais café.

Avec cela, d’une intelligence peut-être encore supérieure à ce que
l’on s’imagine; habitué aux difficultés; se plaisant aux
complications, très souple et très délié -- une lame de dague dans un
fourreau de sabre!

Il écoute sans broncher, presque un sourire à fleur de lèvres, la
lecture de l’ordre de mise en jugement, dont les deux attendus (après
constat que rapporteur et commissaire inclinaient et concluaient au
non-lieu) font grand honneur aux intentions de M. le général Saussier.

« Attendu néanmoins que l’instruction n’a pas produit, sur tous les
points, une lumière suffisante pour proclamer, en toute connaissance
de cause, la non-culpabilité de l’inculpé;

« Attendu, en outre, qu’en raison de la netteté et de la publicité de
l’accusation et de l’émotion qu’elle a occasionnée dans l’opinion
publique, il importe qu’il soit procédé à des débats contradictoires,
etc. »

Il écoute, avec la même expression indéfinissable, les éloquents et
brefs plaidoyers de Mes Labori et Demange; le dépôt de leurs
conclusions, tendant à ce que madame Alfred Dreyfus et M. Mathieu
Dreyfus soient admis comme parties plaignantes, tout au moins
autorisés, assistés de leurs défenseurs, à suivre les débats, à y
participer; l’opposition formulée par le commissaire du gouvernement,
puis par Me Tézenas -- pourquoi, puisque la lumière, souhaitée de
tous, dit-on, ne peut que jaillir plus sûre du choc des intérêts? --
et le rejet, par le Conseil, après délibération de la requête
présentée par les deux avocats.

La formalité à accomplir, maintenant, est l’appel des témoins. Et M.
le commandant Hervieu a cette phrase délicieuse, quant à ses espoirs
de huis-clos:

-- Ce n’est peut-être pas la peine de faire double dérangement. On fera
sortir les témoins EN MÊME TEMPS QUE LE PUBLIC.

Quelques symptômes de gaieté se manifestent dans l’auditoire, devant
cette candeur chevronnée « qui ne nous l’envoie pas dire »! Même, de
vagues éclairs de malice balafrent les sévères visages des juges.

Et l’on procède quand même à l’appel des témoins, dont voici la liste:

Mathieu Dreyfus.

Scheurer-Kestner.

Me Leblois (a écrit qu’appelé à Strasbourg pour la mort de son père,
il sera de retour mardi à deux heures).

Autant père.

Autant fils.

Stock, éditeur.

Mme Pays.

Weil.

Féret, directeur de l’Agence postale du passage de l’Opéra.

Lieutenant-colonel Picquart.

Commandant Curé.

Lieutenant-colonel Henry.

Commandant Lauth.

Gribelin, archiviste.

Bertillon, directeur du service anthropométrique.

Mulot.

Général Gonse, sous-chef de l’État-Major général.

Commandant du Paty de Clam.

Lieutenant Bernheim.

Capitaine Junck.

Capitaine Valdant.

Belhomme, expert en écritures.

Varinard, expert en écritures.

Couard, expert en écritures.

Hote, expert chimiste.

Commandant Bergouignan.

Un vif mouvement de curiosité se manifeste sur le nom du
lieutenant-colonel Picquart. Hé! quoi, c’était cet officier de
turcos, là, à gauche, d’aspect résolu et droit, le regard net,
l’allure d’un jeune sous-lieutenant?

Tous sortent. M. le Commissaire du gouvernement réclame le huis-clos.


*

* *


Une heure quinze d’attente -- la chose se discute ferme -- rentrée
du Conseil décision: huis-clos partiel.

C’est toujours ça!

Et le commandant Hervieu donne lecture de l’acte d’accusation contre
le lieutenant-colonel Picquart, intitulé « Rapport » par M. le
commandant Ravary.

Il n’y est rien dit de bien neuf que le public ne connaisse déjà,
sinon que ce fut la saisie, par le lieutenant-colonel Picquart, d’une
lettre-télégramme, adressée à M. Esterhazy, signée C., et de
provenance étrangère, qui éveilla son attention et détermina son
enquête. La correspondance fut saisie, le bordereau fut examiné,
comparé; la conviction de M. Picquart se forma, inébranlable.

Mais il eut de l’initiative; garda un mois par devers lui, pour ne
tenter d’édifier ses chefs qu’après s’être édifié soi-même, le
document initial par lui découvert; osa dire, mis en disgrâce pour
avoir cherché la vérité: « Ah! ils ne veulent pas marcher là-haut! On
les y forcera bien! »

Ce qui est un cas pendable...

Le rapport s’occupe aussi de la « Dame voilée » et des quatre
entrevues, tantôt à l’Esplanade des Invalides, tantôt au Sacré-Cœur,
tantôt à Montsouris, qu’elle eut avec le commandant Esterhazy -- la
Dame voilée, si distinguée, qui disait, lui remettant un document: «
Servez-vous-en si LE TORCHON BRÛLE! »

Et, après une courte suspension, l’audience reprend, par
l’interrogatoire de l’accusé.

Ce qu’il dit? Pas grand’chose: il nie tout; raconte à nouveau
l’aventure de la Dame voilée, cartes signées Speranza, rendez-vous
mystérieux; déclare qu’il est étranger au bordereau, qu’on a abusé du
nom d’un officier pour se procurer de son écriture; que les
allégations du document ne peuvent se rapporter à lui; affirme qu’il
n’a pas changé sa « main » après publication du fac-similé du Matin.

Il soutient encore que, quoi qu’on ait prétends, l’idée de se tuer ne
lui vint jamais; s’exprime avec véhémence quant à ce qu’il appelle les
« cambriolages » du lieutenant-colonel Picquart.

Mais, puisqu’il n’en savait pas la cause, n’était retenu par aucune
considération professionnelle, accusait les domestiques, pourquoi lui,
partisan de l’autorité, devant ces faits inexplicables, ne
s’adressait-il pas, tout uniment, au commissaire de police?...

Personne ne songe à lui poser la question; et le président, sur sa
demande, donne lecture de ses notes d’inspection générale, lesquelles,
professionnellement fort élogieuses, le représentent comme un parfait
militaire.


*

* *


M. Mathieu Dreyfus prête serment. C’est un homme jeune, grand, mince,
de noir vêtu.

Sa voix un peu sourde, comme brisée, est cependant distincte. Il
réfute l’argument de la défense, quant au décalque d’écriture
d’Esterhazy, ayant servi à Dreyfus pour le bordereau. Un tel acte
n’eût été commis qu’aux fins de préparer un alibi, de compromettre un
tiers; et plutôt que d’objecter seulement: « Ce n’est pas moi l’auteur,
» son frère eût dit: « C’est Esterhazy, l’auteur ».

Il rappelle toutes les concordances pouvant exister (départ aux
manœuvres, etc.) entre l’accusé et celui qui traça le bordereau. Il
invoque, non pas seulement la similitude, mais l’identité absolue
des caractères, entre l’écriture du commandant et celle du bordereau;
il insiste sur les profondes, diverses et vérifiables modifications
qu’Esterhazy apporta à son mode d’écrire, au lendemain de la
publication du Matin; il oppose à la controverse orthographique portant
sur le mot « uhlan » (que l’accusé prétend n’avoir jamais tracé qu’à
la hongroise « hulan ») l’accusé lui-même, en une lettre saisie chez
M. Hortat-Jacob, avoué, où il disait, parlant de ses créanciers: « Ces
canailles auraient besoin de la lance d’un uhlan prussien, pour leur
apprendre à traiter ainsi un officier français. »

Quant aux extrémités auxquelles en était réduit M. Esterhazy, acculé
au suicide et y songeant, une autre lettre figure au dossier qui
l’établit, une lettre de 1894.

Ici, un incident se produit:

-- C’est faux! interrompt l’accusé. Elle est de 1895.

Impassible, M. Mathieu Dreyfus sollicite production et lecture de la
pièce, du passage visé, tout au moins.

Et le général de Luxer lit:

« ..... en décembre 1893, il y a sept mois, etc. »

La cause est donc entendue.

Mais on a agacé la défense. Avec son habileté ordinaire, ce talent de
stratégie qui lui est particulier et caractéristique, Me Tézenas tend
un piège au témoin qui y donne tête baissée, volontairement, et de
bien émouvante façon!

Le subtil avocat a tiré de sa serviette le fac-similé comparatif de
lignes entremêlées, que, par la poste, tout le monde a reçu. C’est, je
crois, le document qui fera le plus, dans l’opinion, pour stimuler le
doute, quant au cas du capitaine Dreyfus.

Me Tézenas stigmatise cette propagande « effrénée », interpelle le
frère du condamné sur ce qu’elle a pu lui coûter.

-- On parle de trois cent mille francs...

Ah! bien, ce n’est toujours pas six millions!

-- C’est mon affaire riposte vivement Mathieu Dreyfus.

-- Vous avez le droit de défendre votre frère ici, mais pas ailleurs!
réplique Me Tézenas.

Et l’homme en deuil, soulevé par sa passion fraternelle, de crier:

-- Je le défends partout!


*

* *


J’ai dit, plus haut, l’impression produite par la déposition de M.
Scheurer-Kestner. J’ai donc peu à y revenir.

Il a dit de quelle façon, comme tout le monde il croyait à la
culpabilité du capitaine Dreyfus, comment il éconduisit, avec pitié,
sur le conseil de MM. Billot et Freycinet, le frère du condamné venu à
lui, en tant que compatriote, au cours de l’an 1895; comment,
d’entendre exprimer l’angoisse des Alsaciens-Lorrains, il fut amené à
la vouloir résoudre; comment la publication du bordereau le conduisit
à désirer reprendre, pour son compte, l’expertise graphologique envers
Dreyfus; comment il fut averti que le service d’état-major était sur
la piste d’Esterhazy, eut communication des lettres du général Gonse
au lieutenant-colonel Picquart; comment il compara, à son tour, avec le
bordereau, l’écriture d’Esterhazy, acquit la conviction de l’identité
des caractères; comment il reçut alors Mathieu Dreyfus, avertit le
gouvernement -- et marcha!

Après, les dépositions ont eu moins d’importance.

On a entendu M. Autant père qui, confronté avec madame Pays, maîtresse
d’Esterhazy et locataire de l’immeuble dont lui est gérant (au sujet
d’un transfert de bail à son nom qu’elle souhaitait immédiat,
craignant le suicide du commandant) et en désaccord avec elle, a
riposté au commissaire du gouvernement l’incriminant de malveillance:

-- Parce que je dis la vérité? Mais je suis aussi susceptible d’être
cru que madame!

On a entendu M. Autant fils, qui a communiqué à M. Stock une lettre de
M. Esterhazy; M. Stock, qui a remis ladite à M. Bernard Lazare, pour
le général de Pellieux.

On a négligé de convoquer M. Bernard Lazare, qui l’aurait remise à M.
Mathieu Dreyfus. Cette omission est regrettable.

On a, enfin, entendu le capitaine Weil, chargé par M. Esterhazy de
contracter des emprunts chez les grands Juifs.

M. Mathieu Dreyfus avait déjà dit quelques mots de ces appels de fonds
auxquels répondirent des souscriptions variant entre vingt et mille
francs. Une lettre à ces fins, adressée par l’accusé au capitaine
Weil, fut transmise, du consentement de M. Esterhazy, à M. Zadoc-Kahn,
grand rabbin de France, pour s’en servir auprès de madame
Furtado-Heine. Celle-ci mourut. La lettre resta en souffrance, aux
mains de l’intermédiaire, qui la remit récemment à M. Mathieu Dreyfus.

C’est celle où est précisée la situation financière du commandant en
1894, et citée plus haut.

M. Féret, directeur d’une agence postale, vient témoigner que la
lettre de menaces par lui expédiée à Lyon pour revenir à M. Hadamard,
beau-père d’Alfred Dreyfus, ne lui fut pas remise par Esterhazy, mais
par deux individus dont l’un, hydrocéphale, avait une moustache
blonde.

Et le huis-clos est prononcé -- parce que le lieutenant-colonel
Picquart va parler.

Nous le croisons dans l’antichambre. Il se dirige vers l’audience
comme on marche à l’assaut, le pas sonore, le regard fixe, le
menton contracté.

Celui-là est un homme. Rappelez-vous ce que je dis aujourd’hui; je
suis un peu sorcière à mes heures. Il a le Signe: vous verrez ce que
l’avenir fera de lui!


II


Un mur derrière lequel il se passe quelque chose et devant lequel
circulent une cinquantaine de personnes, harcelées par les agents.

Dans le tas, la presse judiciaire au grand complet, et en l’oubli de
l’ordre du gouverneur de Paris, ainsi conçu:

GOUVERNEMENT Mre DE PARIS

ÉTAT-MAJOR

BUREAU

de la Justice militaire.

N° 1233 P.

OBJET:

au sujet de l’affectation d’un local spécial aux membres de la presse
à l’hôtel des Conseils de guerre.

PARIS, le 30 mars 1895.

A M. Bergougnan, Président de l’Association de la Presse
Judiciaire Parisienne, 33, rue de Constantinople, Paris.


Monsieur,

En réponse à votre lettre du 25 mars courant, j’ai l’honneur de vous
faire connaître que je viens de donner des ordres pour qu’une salle
spéciale de l’Hôtel où siègent les Conseils de Guerre soit mise à la
disposition des membres de la presse, dans les cas exceptionnels où,
le huis-clos étant ordonné, l’accès de la salle d’audience serait
interdit au public.

Veuillez recevoir l’assurance de ma considération la plus distinguée.

Général SAUSSIER.

Aussi en rappelle-t-on le texte, par dépêche recommandée, à M. le
général de Luxer, qui le doit ignorer, car aussitôt, la salle de
réception, en bas, est attribuée à la presse judiciaire.

Mais là-haut, que se passe-t-il?

La curiosité demeure tiède. Car la mollesse prudente de l’enquête, si
anxieuse de n’aller pas trop loin; la rédaction du rapport Ravary,
visant uniquement le lieutenant-colonel Picquart; l’agacement du
Commissaire du gouvernement (représentant l’accusation) contre les
témoins trop à charge -- et le huis-clos partiel -- nous ont édifiés,
d’avance, sur le résultat.

L’accusé aussi. Il se sent du côté du manche, couvert par la « chose
jugée ». C’est ce qui bannit toute émotion du débat; retire à l’homme
le bénéfice de sympathie qui s’attache, d’ordinaire, à la situation.

On n’est pas inquiet pour lui: il n’est pas inquiet pour soi-même. Sept
magistrats de bonne foi, évoluant dans le vide, accomplissent, à leur
insu, un simulacre.


*

* *


Nous en sommes si parfaitement sûrs, que nous copions, des heures
avant que le verdict soit rendu, la formule d’acquittement.

Parfois, la porte s’ouvre: un camarade, arrivant du dehors, apporte
quelque écho, quelque nouvelle.

Ainsi, nous apprenons que le lieutenant-colonel Picquart et le
lieutenant-colonel Henry, confrontés, auraient eu ensemble, dans le
prétoire, une discussion, presque une altercation, des plus violentes;
qu’un des déposants civils s’est vu littéralement réduire au silence,
par le Commissaire du gouvernement...

Puis, qu’il y a, extérieurement, ainsi que nous l’avons pu constater,
jusqu’à sept heures environ, quatre pelés et un tondu -- soit une
cinquantaine de personnes, dont quarante reporters; et autant de
gardiens de la paix.

La consigne est stricte: il faut montrer le carnet de l’Association de
la presse judiciaire pour franchir le seuil de la cour.

Mais vers huit heures, elle se relâche; tandis que Me Tézenas
prononce, à ce qu’on chuchote, une remarquable plaidoirie. Faut-il
qu’il soit riche en éloquence, tout de même, pour la prodiguer ainsi,
sans but et entrer en coquetterie avec une porte ouverte!

Soudain, on laisse monter; comme dans la rue, on laisse stationner.
Simultanément, dehors, des groupes s’organisent, en vue de la petite
ovation aussi improvisée qu’imprévue; dedans, on gravit en tumulte le
large escalier de pierre à rampe forgée. Nous revoici dans la salle du
Conseil, dont les membres sont debout, là-bas, au fond, sur l’estrade.

Et M. le général de Luxer lit:


Au nom du peuple français,

Aujourd’hui 11 janvier 1898, le premier conseil de guerre du
gouvernement militaire de Paris, délibérant à huis-clos, le Président
a posé la question suivante:

« Le nommé Walsin-Esterhazy (Marie-Charles-Ferdinand) est-il coupable
d’avoir pratiqué des machinations ou entretenu des intelligences avec
une puissance étrangère ou avec ses agents, pour les engager à
entreprendre la guerre avec la France ou pour leur en procurer les
moyens crime prévu et puni par les articles 2 et 76 du Code pénal, et
189, 267 et 202 du Code de justice militaire, l’article 7 de la loi du
8 octobre 1830, l’article 5 de la Constitution du 4 novembre 1847,
l’article 1er de la loi du 8 juillet 1850? »

Les voix recueillies séparément et commençant par le grade inférieur,
le président ayant émis son opinion le dernier, le conseil de guerre
déclare:

« A l’unanimité, Walsin-Esterhazy n’est pas coupable. »

En conséquence, le Conseil acquitte le nommé Walsin-Esterhazy,
sus-qualifié, de l’accusation portée contre lui, et le président
ordonne qu’il soit mis en liberté s’il n’est retenu pour autre cause.

Enjoint au commissaire du gouvernement de faire donner immédiatement
en sa présence lecture du présent jugement à l’acquitté, devant la
garde assemblée sous les armes.


*

* *


Et voilà: nous n’avons pas une syllabe à changer à notre petit papier.

Tant mieux! L’acquittement, quel que soit l’accusé, est toujours
préférable. Mais, triomphant par ricochet, bénéficiant moins des
tendresses qu’il inspire que des haines attachées à un autre, M.
Esterhazy eût peut-être mieux fait, en demandant une voiture comme il
est d’usage, de ne pas aller à pied s’offrir à des enthousiasmes sur
la sincérité desquels il ne peut se méprendre.

Deux pas plus loin, un confrère m’interpelle:

-- Eh! bien, vous savez? On vient d’arrêter madame Jouffroy d’Abbans,
celle qui connaissait le nom de la « Dame voilée », celle qui a déposé
devant le commandant Ravary! Ça recommence!

... On s’y attendait bien.


AUTOUR DE L’ÉNIGME


AUTOUR DE L’ÉNIGME


14 janvier 1898.

J’en puis parler sans haine et sans crainte: sans haine, parce que je
n’y apporte nul parti-pris -- pas assez sûre du fait pour me ranger
résolument, et quoi qu’il en doive arriver, parmi les « tenants » de
l’innocence; trop indépendante, trop éprise de vérité et trop anxieuse
de justice, pour admettre à l’aveuglette, sans examen, sans
discussion, le credo que, par la terreur, on nous prétend imposer --
sans crainte, parce que l’outrance de certaines épreuves a cela de bon
qu’elle insensibilise, et qu’il en est de moi, désormais, vis-à-vis de
l’injure, comme de Mithridate envers le poison. J’en ai trop pris:
l’effet est nul!

Car on en est là: que dire sa pensée, quelles que soient la
modération du fait et la courtoisie de la forme, constitue un péril;
expose à l’attentat des mains pleines de cailloux et pleines
d’immondices.

Mais peut-être, précisément, cet excès de violence a-t-il été
maladresse. Si l’on en a obtenu le silence des âmes faibles ou
timides, il était à croire que des esprits plus robustes, mieux
trempés, souffriraient impatiemment telle brimade, telle atteinte au
droit individuel; qu’ils ne résisteraient pas à la tentation de
relever le défi, et à l’attrait même du danger, si parfaitement
impérieux et séducteur.

La popularité n’est pour plaire, aux consciences hautaines, que si
elle escorte quelque acte particulier de courage ou de justice; que si
elle y accède, en un bel élan d’intuition et de ferveur. Mais ramassée
dans l’erreur ou l’abus, obtenue, non conquise, en développant, en
flattant la vulgarité du populaire -- qui n’est pas le peuple -- elle
demeure négligeable, elle reste dédaignée aux êtres probes, aux êtres
fiers.

Une « élite »? Que non pas. Le mot est prétentieux, la chose est
ridicule: mais cette compensation au nombre, cette loi inéluctable qui,
presque toujours, range le droit et la raison du côté des minorités.

Il faut savoir en être, il faut vouloir en être, obstinément,
farouchement! En raison de ce principe que le pouvoir et la force,
enfantant fatalement l’arbitraire, ne sauraient s’exercer sans dommage
à la liberté d’autrui.

D’ailleurs, ceci ne se raisonne guère: c’est question de tempérament.
Dès les premiers pas, en quelque sorte, chacun marque sa tendance, et
sous quel signe il est né. On distingue, très aisément, les
disciplinés des réfractaires, et celui qui serait tyran de celui qui
sera insurgé.

La querelle présente n’est pas à diviser autrement: autoritaires,
libertaires; ceux-là, épileptiquement, s’acharnant à museler ceux-ci.

Et Dreyfus n’est qu’un prétexte au grand combat des idées.


*

* *


Qui s’en occupait jadis? Sa famille, bien entendu; quelques
compatriotes d’Alsace (on se rappelle, à ce propos, dans le Journal,
en novembre dernier, la très curieuse enquête sur place de M. Ranson);
quelques coreligionnaires -- et, sur la foi de Me Demange et le récit de
Bernard Lazare, quelques personnes préoccupées des irrégularités de
procédure.

Plusieurs de celles-là ne concluaient aucunement de façon péremptoire
à l’innocence ne disaient pas: « Il a été jugé injustement »; disaient
seulement « Il a été mal jugé », au sens juridique du terme.

Ces excentriques, ces malintentionnés, pensaient que le fait, aux
humains, de s’arroger la prérogative d’apprécier l’action et la
mentalité d’un semblable; de le faire comparaître devant leur
faillibilité réunie; de le frapper d’une quelconque peine, n’avait pour
contre poids, pour excuse, pour garantie, que la stricte observance,
le respect exagéré de la formule, du cérémonial.

Or, toutes les règles, en ce procès, avaient été transgressées cela
est indéniable. A ceux, fort rares, qui, sur le moment, en avaient
fait l’inquiète remarque, on avait objecté le souci de la sécurité
nationale, la peur de l’Allemagne, et la raison d’État.

C’étaient des arguments estimés sans réplique; mais d’un emploi
vraiment trop commode pour qu’il fût interdit de les raisonner.

La raison d’État? Mais l’on se trouvait en l’an XXIII de la troisième
République et les jeunes générations étaient tout imprégnées, toutes
tièdes encore de l’enseignement républicain. Dans les écoles, on leur
avait ressassé que la raison d’État était un crime MONARCHIQUE, et que
la monarchie en avait péri. On avait fait frissonner les mioches, en
leur contant le supplice des Templiers, les forfaits de Louis XI, les
barbaries de l’Inquisition, les férocités du duc d’Albe, les
implacabilités de Richelieu -- et la Saint-Barthélemy, et les
Dragonnades! On les avait fait pleurer sur La Ballue, le Masque de
fer, Latude, le duc d’Enghien assassiné, Joséphine répudiée, Ney,
Labédoyère fusillés... Qu’allait-on parler, en République, de raison
d’État?

La peur de l’Allemagne? Mais elle juge ses espions sans avoir peur de
nous. Il est visible, heureusement, que pas plus en deçà qu’au delà on
ne tient à la guerre. Le chauvinisme ne serait pas permis là-bas: il
serait jugé dangereux pour la paix du monde, et tôt réprimé.

La sécurité nationale? Mais depuis un quart de siècle qu’on réparait,
qu’on préparait, à renforts d’impôts écrasants, à coups de milliards,
n’était-elle donc pas assurée?

Les trois prétextes, à les bien examiner, n’étaient que prétextes. Et
la conviction s’ancra, gagna, fit tache d’huile, qu’ « il y avait
autre chose »; que des procédés d’une incorrection inouïe, que des
subterfuges lamentables, avaient été employés, pour acquérir, ou pour
« formuler », la preuve sans laquelle présomptions ou indices
demeuraient lettres mortes; sans laquelle les membres du Conseil de
guerre, hors d’état de baser l’accusation, n’auraient pu, ni voulu se
prononcer.

Innocent, pas innocent, on n’en savait rien. On ne protestait que
contre la violation des règles en usage à l’égard d’un accusé -- quel
qu’il soit!


*

* *


Les ans s’écoulèrent. La famille Dreyfus, comme c’est son droit, comme
c’est son devoir, cherchait tout ce qui pouvait innocenter le frère,
le mari, le père, qu’elle croyait, qu’elle croit innocent.

Car on s’est apitoyé, avec raison, sur les fillettes de M. Esterhazy,
mis en cause tout un trimestre; et les mêmes n’ont pas songé une
minute aux enfants de M. Dreyfus, écrasés, depuis trois ans, sous la
paternelle honte -- et point davantage coupables!

Si arriérée que je puisse être, je ne sache pas qu’après la raison
d’État, on en vienne à reculer jusqu’à l’hérédité du châtiment?

Je puis parler de ces choses à l’aise, ayant alors commis la cruauté
prudente de ne pas recevoir madame Dreyfus, comme je la commettrais
encore peut-être. Il y avait, il y a, trop d’argent dans leur maison.

Mais femme, mère, je la plaignais comme je la plains, et compris son
effort en faveur de l’absent.

Un autre effort, parallèle, se devait accomplir à son insu celui de M.
le lieutenant-colonel Picquart, qui, directeur des renseignements au
Ministère de la Guerre, tombé sur une piste qui lui paraissait
sérieuse, eût manqué à son rôle, à ses obligations professionnelles,
s’il ne l’eût suivie avec acharnement.

M. du Paty de Clam a, je pense, quelque peu aussi outrepassé les
pouvoirs discrétionnaires de l’instructeur, sur le détenu remis à ses
soins. Seulement, ce prévenu a été condamné. C’était donc bien. Le
suspect de M. le lieutenant-colonel Picquart a été acquitté. C’était
donc mal. Il n’est pas d’autre différence.

Vers le même temps, M. Scheurer-Kestner -- dont l’attention avait été
attirée sur l’affaire par les doutes qu’émettaient constamment ses
compatriotes d’Alsace -- M. Scheurer-Kestner, lui aussi, se mettait en
demeure d’étudier, et, si possible, de déchiffrer l’énigme.

Par des voies différentes, ces trois hommes M. Mathieu Dreyfus, M. le
lieutenant-colonel Picquart, M. le sénateur Scheurer-Kestner,
aboutirent au carrefour où ils devaient se rencontrer. Qu’y avait-il,
à ce carrefour?

Le BORDEREAU.


*

* *


On nous a dit que les experts en écritures avaient déclaré que le
bordereau n’était point de M. Esterhazy. Je veux bien admettre que
telle a été leur déclaration, quoique rien ne le prouve, puisqu’il y
avait le huis-clos et qu’on nous a tenus éloignés même de cette sorte
de témoignages sans dangers apparents pour la tranquillité de
l’Europe.

Mais j’ajoute vite que, les eussé-je entendus, je n’en serais pas
davantage confiante en un art qui, quelle que soit la branche traitée,
m’apparaît plein d’illogismes, d’inconséquences, et de déceptions.

Je me rappelle qu’en toxicologie, M. Bergeron obtint à tort la tête du
malheureux herboriste Moreau; que dans l’affaire Druaux, que dans
l’affaire Cauvin, que dans toutes les erreurs judiciaires les plus
notoires, les experts, avec un touchant ensemble, et sans doute une
excessive bonne foi, déposèrent dans le sens où les poussait le juge:
à contre-vérité.

Je me souviens aussi du procès légendaire où « l’homme de science »
déclara que le corps du document soumis à ses lumières n’était
certainement pas de l’inculpé, mais que les inscriptions marginales,
non moins certainement, étaient de sa main.

Or, ELLES ÉTAIENT DU PRÉSIDENT: c’était lui qui avait annoté le dossier!

Je demeure donc incrédule. Mais si, respectueuse de la chose jugée, je
n’affirme pas que le bordereau soit de M. Esterhazy, je puis dire que
ma conviction, résultat non pas d’une impression, mais d’une étude,
que ma conviction absolue, invincible, inébranlable -- on est libre
là-dessus, n’est-ce pas? -- le lui attribue.

Traître, alors? Non, du tout. Serviteur précieux, au contraire,
méritant d’être, par la suite, ménagé et sauvegardé.

Ce n’est qu’une hypothèse, mais étudions-la. Je vous assure qu’elle en
vaut la peine.

M. Dreyfus est au ministère de la guerre. Il est « arrivé » jeune; il
est riche, il est juif. Avec cela, tel qu’on nous l’a dépeint, plus
porté à avoir les défauts que les qualités de sa race: il est rêche,
revêche, hautain, ambitieux, peut-être intrigant. Vous voyez que je ne
flatte pas le portrait.

Il est envié, il est exécré. Quelque sectarisme se mêle aux
compétitions d’intérêt, aux questions de boutique. Il est en butte à
des haines meurtrières -- des haines à la mode de Montjuich!

Or, il y a des « fuites »; comme il y en a encore, comme il y en a
toujours! L’ennemi soupçonne l’ennemi: s’attelle à sa perte, la désire
et la poursuit, d’un esprit prévenu. Le soupçon s’envenime; on
recueille des indices, des présomptions. Dreyfus est-il coupable,
est-il imprudent, est-il innocent? Je n’en sais rien.

Mais innocent, imprudent ou coupable, la preuve manque, qui permettra
de le déférer à la justice militaire. Qui prouve que, dans une
croyance sincère, pour raison d’État, pour sauver la patrie, en
garantir celui que l’on supposait traître, et le pouvoir châtier, on
n’ait pas demandé une preuve tangible à l’officier dont l’écriture
ressemblait le plus à la sienne?

Roman? Pas plus que le reste. Les huis-clos ont ceci de périlleux
qu’ils autorisent toutes les suppositions.

Le Conseil de guerre, en son âme et conscience, juge d’après le
bordereau. Car, de pièce secrète on nous affirme qu’il n’y en eut pas.

Comme M. de Cassagnac, j’estime, d’ailleurs, que la production, au
seul tribunal, d’un document non communiqué à l’intéressé et à la
défense, suffirait, constituant une monstrueuse dérogation, pour
infirmer le verdict.

Et Dreyfus part à l’île du Diable, innocent ou coupable -- ainsi jugé.


*

* *


Que devaient penser, devant le bordereau d’une si « effrayante »
ressemblance avec l’écriture de M. Esterhazy, les trois chercheurs de
pistes: M. Mathieu Dreyfus, M. Picquart, M. Scheurer-Kestner?...
Exactement, ce que je pense moi-même et que j’ai formulé tout à l’heure.

Mais comme ils n’avaient pas envisagé la semblable hypothèse, comme le
point de départ était différent, ils en devaient conclure que,
puisqu’il y avait trahison, le traître ne pouvait être que l’auteur
du bordereau.

On l’eût pensé à moins -- devant les faits surtout: la disgrâce
infligée au colonel Picquart, trop zélé à découvrir ce qu’il importait
de cacher; l’attitude de chefs d’abord tout feu tout flammes, ensuite
infiniment réservés; la protection évidente accordée à M. Esterhazy,
libre jusqu’au dernier jour, à même de se concerter; la composition de
l’auditoire, au deuxième conseil de guerre, trié sur le volet de la
presse auxiliaire; le néant de l’enquête, le huis-clos partiel,
l’évidente crainte du moindre incident susceptible d’amener le
scandale d’une lumière nouvelle!

Est-ce à dire que les juges de l’autre jour ont jugé de parti-pris, ou
par ordre? Je ne le crois pas, je ne veux pas le croire. Ils ont jugé
SUR CE QU’ON LEUR A DONNÉ A JUGER -- c’est-à-dire le vent, le vide,
rien, rien, rien!

Ajoutez à cela ce qui est fatal: l’esprit de hiérarchie et de
discipline inhérent à l’uniforme, au métier de soldat;
l’impossibilité, pour des cerveaux moulés dans le cuir ou l’acier,
d’admettre que des collègues, que des prédécesseurs, aient pu se
tromper; l’épouvante à songer ce que la découverte d’une telle erreur
amènerait d’effondrement dans le prestige militaire... et l’on
comprendra l’exécution passive d’une tâche déjà pesante, l’effroi d’en
trouver plus qu’on n’en avait donné.


*

* *


Il ne me reste qu’un mot à ajouter, à répéter plutôt, car je l’ai déjà
dit ici.

Avant l’affaire Esterhazy, lorsqu’on me parlait de l’affaire Dreyfus,
je répondais invariablement: « On ne m’a fourni jusqu’ici aucune preuve
de l’innocence du condamné; mais on ne m’a fourni, non plus, étant
donnée la façon dont il a été jugé, aucune preuve du contraire. Je
suis incertaine... »

Depuis -- et surtout après la séance publique du Cherche-Midi --
l’évidente préoccupation d’étrangler, d’étouffer le débat; la tactique
suivie, la campagne menée; le tumulte organisé; l’entente à intimider
ou bâillonner qui se permet seulement le doute, ont déterminé en moi
l’inévitable réaction.

Dans cette tourmente d’injures, je viens de la traduire sans injurier
personne. J’ai parlé, je crois, avec calme.

Et je ne suis pas seule à penser ainsi: nous sommes quelques-uns (y
compris le bon peuple, qu’on pousse à s’agiter et qui demeure bien
tranquille) qui, sans être des « espions », des « traîtres », des «
vendus », tournons autour de l’énigme, qui voulons la vérité... et qui
l’aurons!


L’ACCUSÉ


L’ACCUSÉ


Se sentir la continuelle et irrésistible nécessité de crier tout haut
ce qu’on pense, surtout lorsqu’on est seul à le penser et quitte à
gâter les joies de sa vie, voilà quelle a été ma passion; j’en suis tout
ensanglanté, mais je l’aime, et si je vaux quelque chose, c’est par
elle, par elle seule.

ÉMILE ZOLA.

(Une campagne, 1882.)

L’homme est devant moi, dans sa maison -- cette maison que l’on prit
tant de soin de désigner aux fureurs: spécifiant le numéro, joignant
le dessin au texte, indiquant les aîtres, et le plus court chemin pour
parvenir aux appartements, et y accomplir, sans doute, la besogne
inspirée...

Le logis est beau, parce que spacieux et meublé de reliques. S’il y
est du luxe, c’est du luxe d’art, donc qui ne me choque point,
inaccessible qu’il demeure aux vulgaires et aux « mufles », aux
pauvres d’esprit qui n’ont que de l’argent.

Et puis si, peu à peu, dans l’ambiance commune, sous la patine des
ans, tout s’est harmonisé, on sent bien que le nid n’en fut pas moins
construit brin à brin; que ces choses belles ou rares, anciennes pour
la plupart, ne sont pas legs, d’un bloc, n’entouraient pas le très
modeste berceau où naquit le petit employé de chez Hachette.

C’est au fur et à mesura que le succès se dessinait, c’est au cours
des voyages, c’est après chaque triomphe, qu’on acquérait, de ci de
là, quelqu’une de ces merveilles, sans valeur intrinsèque,
et inestimables, artistiquement, aux yeux des collectionneurs.

Mais chacun de ces bibelots a vu des siècles; a traversé, au grand dam
de son intégralité, des générations belliqueuses ou pacifiques, des
événements dont la seule évocation nous laisse rêveurs.

Oh! non, ce n’est pas ici le logis d’un cuistre, ni d’un philistin, ni
d’un marguillier! Et nul cadre, autant que ce fond de mosaïque
parlante, vivante, attestant le néant des folies ancestrales et la
survivance seulement d’une philosophie supérieure au geste éphémère
des humains, nul cadre ne siérait mieux à l’ascétique vision que mon
regard scrute, détaille -- stupéfié!


*

* *


Ascète? Zola! Hé! oui: ne vous pressez ni de sourire, ni de vous
récrier.

J’ai connu le Zola de la première manière, l’être d’effort et de
fatigue, de labeur et de réflexion, qui, puissamment, pesamment, le
pas lourd, les épaules massives, les reins tendus, traçait son sillon.

J’ai connu aussi le Zola de la seconde manière, amaigri, arrivé, dans
la période glorieuse et dangereuse où l’arme du militant, appendue au
mur, semble réduite à n’être qu’un trophée; où son ardeur aussi paraît
s’engourdir; où sa pensée risque de s’embourgeoiser.

Tout maître incontestable qu’il fût, j’ai même eu quelques prises de
bec avec celui-là. Car il ne faut pas qu’on s’y trompe: je ne suis pas
une thuriféraire, une admiratrice aveugle et sans restriction. Dans
beaucoup de ses œuvres, il est des passages qui me choquent, en tant
que femme, et sur lesquels j’exprimerais bien plus librement mon avis,
si c’était le jour de la montée au Capitole.

Mais chaque fois que j’ai refermé un de ses livres, en faisant le
bilan de mes impressions, l’enthousiasme a tellement dépassé la
désapprobation que celle-ci en demeurait négligeable et insignifiante.

Oui, l’accouchement d’Adèle, dans Pot-Bouille, me déplaisait -- mais
qu’étaient ces dix pages, auprès des trois cents autres, de satire
admirable contre la caste au pouvoir!... Oui, dans Germinal, il était,
peut-être, d’inutiles constatations -- mais quel plaidoyer en faveur
de la misère, du pauvre bétail à grisou! Oui, dans la Terre aussi, des
choses me répugnaient -- mais la grêle, la moisson, la pluie, les
foins, toutes les exhalaisons du sol, toutes les vapeurs de l’eau,
tous les souffles du ciel, on en avait, par la puissance du verbe,
goûté le mirage, éprouvé la sensation.

Il n’y a que « Jésus-Christ », au sujet duquel je reste intraitable...
et attristée. Même si cela se rencontra, au réel, qu’un tel bonhomme
portât un tel nom, il ne fallait pas le lui laisser; froisser tant
d’âmes aimantes, croyantes, puériles si l’on veut, mais dans le sens
du respect, de la foi, et de l’amour!


*

* *


Donc, je ne suis pas aveuglée par la passion, hypnotisée par une
dévotion sans frein ni borne. Je demeure bien maîtresse de mon
jugement, je discute, j’apprécie, -- nul fétichisme n’entrave l’exercice
de mon libre arbitre, de l’esprit d’examen qui veille en moi
constamment.

Et l’on me croira si je dis que ce Zola nouveau, dont mes yeux suivent
les jeux de physionomie, dont mon oreille enregistre les modulations
de voix, se révèle, s’affirme tel que je ne le connus jamais.

Oh! sa barbe n’a rien de prophétique; nulle frénésie ne l’agite en
trémolos! Il n’est pas violent, il n’est pas haineux: et ceux qui lui
ont prêté de grossières imprécations ont menti. C’est, au contraire,
la simplicité et la sérénité même. Il a accompli ce qu’il croit son
devoir... il a donc ce qui accompagne toujours pareille certitude: la
paix de la conscience. Et sans solennité -- avec une bonhomie
souriante, indulgente, à peine teintée de mélancolie.

Mais ses prunelles larges, mordorées, limpides, derrière le binocle,
rayonnent de la flamme intérieure de sa conviction; mais sa parole
basse, sans dissonances, résolue et discrète, est empreinte
d’irrésistible persuasion.

Et, tandis qu’il cause, assis tranquille, envisageant toutes les
responsabilités personnelles de son acte et prêt à les subir toutes,
un détail amusant me frappe, en ce dépisteur d’énigmes: son nez!

Il n’est pas joli, joli; il n’est pas vilain non plus; il n’est, en tout
cas, ni rondouillard, ni bête. Seulement il est fendu, au bout, comme
celui des chiens de chasse, des Saint-Germain, race supérieure.

« Signe de cynisme! » ne manqueraient pas de s’écrier certains
imbéciles de ma connaissance!

Mais je n’ai guère le temps de songer à eux! J’écoute, maintenant
fiévreusement intéressée, la genèse de l’aventure: comment Zola
triomphant, acclamé, riche, paisible, résolut de s’y jeter, et s’y
jeta à corps perdu.

Cela ne lui vint pas, en entendant chanter le rossignol -- mais presque!

Dans une maison tierce, il était, un soir, lorsque quelqu’un survint
qui, le matin, avait assisté à la dégradation de Dreyfus. Le récit en
fut fait parle témoin, avec un tel luxe de détails, une telle âpreté
visuelle, peut-être aussi un tel contentement, qu’une réaction en sens
contraire s’opéra dans l’esprit de l’écrivain. Une bouffée de pitié,
comme une bouffée d’encens, lui parfuma le cœur. « Un homme seul, même
coupable, contre tous les hommes, livré aux crachats, aux huées! »

Mais, le jugement paraissant correct, rendu sans haine et sans
crainte, dans l’absolu de la certitude, ce ne pouvait être qu’une
éphémère impression.

Zola n’y songea plus, ou guère, trois années durant. Il fallut que,
cet automne, un hasard le rapprochât de M. Scheurer-Kestner, d’autres
personnes dont j’ai oublié les noms, pour que, sur preuves, sur
pièces, sa conviction s’établit, irréductible, invincible.

Lui, d’autres, ont connu, sous l’injure, devant le défi, la farouche
hantise de les sortir; ces pièces de les donner, ces preuves -- et ces
gens traités de Judas, d’espions, de traîtres, de vendus, ont eu
l’abnégation, le hautain courage, le suprême patriotisme, de ne pas
céder à la tentation, de ne pas se justifier aux dépens de ceux-là
mêmes qui les insultaient.

Parmi ces derniers, il en est qui connaissaient la vérité; qui ont
spéculé sur le dilemme où ils savaient enfermer leurs contradicteurs.
Se taire, endurer l’outrage, gravir le calvaire jusqu’au bout, et
garder sa vertu stoïque -- ou, répondant, devenir des gueux, vaincre à
quel prix!

Ah! comme je les aime, moi femme, moi mère, de s’être tus!


*

* *


Maintenant, Zola est prêt à comparaître: acquitté, condamné, il suivra
sa voie vers un but dont rien ne le saurait détourner. Il sait tout ce
qui se dit et tout ce qui se complote; quels rendez-vous ont été donnés,
et quels individus on apostera. Non pas lui, mais Labori, établit le
dossier des menaces.

Et, pour la première fois, en cour d’assises, n’ayant assisté à aucun
des précédents procès, il se rencontrera avec madame Dreyfus, avec
Mathieu Dreyfus, qu’il n’a jamais vus. Personne n’a intercédé auprès
de lui, de ce côté; et presque tous ceux auxquels il a eu affaire sont
des Français de vieille race et des chrétiens de vieille roche.

Mais qu’importe tout cela! Toute vérité gênante n’est point reconnue
-- et c’est ainsi que se créent les courants factices, sur la portée
desquels les naïfs s’abusent.

Et, tandis que d’aucuns prient l’étranger « de se mêler de ses
affaires », moi qui ai vu les protestations internationales en faveur
du Canadien Riel, de la Russe Zasoulitch, du Cosaque Atchinof, des
Espagnols de Montjuich, etc., etc., je songe à ce que l’Europe
intellectuelle pense de celui-là qu’une partie de la France -- oh! bien
petite! -- méconnaît.

Tolstoï, pour la Russie, approuve; le Hollandais Domela Nieuwenhuis
lui écrit: « L’accusation que vous venez de porter au nom de la
justice violée vous signale comme un grand caractère »; le Danois
Bjœrnson lui écrit: « Combien je vous envie aujourd’hui! Combien
j’aurais voulu être à votre place, pour pouvoir rendre à la patrie et
à l’humanité un service comme celui que vous venez de leur rendre! »;
l’Anglais Christie Murray applaudit; l’Américain Mark Twain dit, dans
New-York Herald: « Je suis pénétré pour lui du plus profond respect et
d’une admiration qui ne connaît pas de bornes »; l’Italien Carducci, le
Victor Hugo de la péninsule, s’inscrit en tête de l’adresse portant
six mille signatures; les femmes de Hongrie « à l’immortel apôtre de la
vérité » écrivent que sa lettre à la France « a trouvé un écho
puissant dans le cœur de tous les peuples civilisés ».


Ici, certains réclament pour lui l’exil d’Aristide ou le cachot de
Torquato Tasso!

Loin de les amener à résipiscence, cette levée lumineuse les exaspère.
Ils en oublient les strophes célèbres d’un patriote qui fut ministre,
et qui, cependant, écrivait:

Ce ne sont plus des mers, des degrés, des rivières,

Qui bornent l’héritage entre l’humanité:

Les bornes des esprits sont leurs seules frontières,

Le monde, en s’éclairant, s’élève à l’unité.

Ma patrie est partout où rayonne la France,

Où son génie éclate aux regards éblouis!

Je suis concitoyen de tout homme qui pense:

« La vérité, c’est mon pays! »

Ainsi concluait M. de Lamartine: ainsi peut-on conclure aujourd’hui. En
escorte à l’Accusé, se présenteront, à la barre, les plus grands
esprits du monde civilisé.

Qu’on les juge!

5 février 1898.


LES QUINZE JOURNÉES

DE

L’AFFAIRE ZOLA

DU 7 AU 23 FÉVRIER 1898


LES QUINZE JOURNÉES DE L’AFFAIRE ZOLA


I


LA JOURNÉE DES PRÉLIMINAIRES

7 février.

De cette cohue; de ces six heures d’audience, dans une atmosphère de
four à plâtre; de tout l’appareil de la justice se déployant,
aujourd’hui, en grande solennité; de cette buée où les prunelles
luisent comme feux dans le brouillard; du spectacle des physionomies,
des attitudes, des mimiques célèbres ou inconnues, émergeant,
parce que proches, des limbes bleutées, des lointains confus; de tout
le décor, et ses accessoires, et son personnel, et ses personnages,
deux visions me demeurent à jamais incrustées dans la mémoire.

C’est d’abord une poignée d’hommes, menus comme des fourmis,
gravissant, dans une solitude encensée de clameurs diverses, l’énorme
escalier de la place Dauphine. La clarté blanche, sur la pierre
blanche, souligne de rayons les degrés. C’est une ascension dans la
lumière...

En tête, le pas nerveux, mais les épaules lasses, un homme qui devance
les autres vers le Capitole idéal où tout immondice sera le fumier
dont fleurira plus tard sa gloire!

... Puis, le restant du jour, devant ce même homme -- le coupable, le
criminel, l’accusé! -- comme un vol de papillons bleus qui s’abat, en
essaim de feuilles azurées, qui s’amoncèlent, s’éparpillent, tombent,
couvertes et recouvertes encore, lui apportant le respect, l’estime,
l’admiration des quatre coins du monde!

De l’étranger? Hé! oui. De France aussi. Mais beaucoup de nous autres,
méprisables « intellectuels », avons l’audace de nous sentir
infiniment plus compatriotes de Tolstoï, de Bjœrnson, de Nieuwenhuis,
de Mœterlink, de Christie Murray, de Mark Twain, de Carducci, etc.,
que d’Eyraud ou de Marchandon... nés français.

Nous n’imaginons pas la Patrie sans Justice et sans Vérité. Dans le
bagage légué par les âges distancés, nous entendons choisir: augmenter
le patrimoine de Beauté et de Progrès; rejeter loin les vieux
errements, les traditions homicides, les vestiges de barbarie, les
aveuglements imbéciles, les tortionnaires préjugés!

Ah! nous sommes de vrais bandits!...

Ce sentiment est si vif que son impulsion dépasse, ici, le fond de
l’affaire. Sur les mille signataires que voilà, pour une seule
dépêche, combien d’indécis encore, quant à l’innocence de Dreyfus?
Sans doute plusieurs; peut-être beaucoup.

Mais ce qui détermine les suffrages, ce qui les emporte dans un
courant d’enthousiasme inouï, c’est, en la personne de Zola, riche,
célèbre, et sacrifiant sa popularité, son repos, son bien, à sa
croyance, la manifestation, devenue rarissime, de l’esprit
d’initiative.

Hé! quoi, un contemporain, un individu de notre époque veule et
ménageuse a osé cela! Et lequel!

Ou n’en revient pas -- et on admire.

Par contre, pour l’adversaire, le scandale s’en accroît, la haine s’en
aggrave: il s’agit de lui faire expier, en huées, les bravos décernés
jadis; de récupérer le plus possible du fruit légitime de son labeur;
de se payer même sur sa peau... si l’occasion s’en présente!

On ne peut nier son talent: quinze années de suite: on le proclama. On
ne peut même pas inculper sa probité, dire qu’il est vendu.

On l’essaie pourtant. En cette salle, des gens qui n’ont pas l’air
d’aliénés vous glissent à l’oreille le chiffre « deux millions! »

C’est dit sans rire, posément. Oh! l’incommensurable sottise humaine

Cependant, vu l’insuccès, on se rabat sur l’orgueil.

Et lui, tranquille, épluche ses grands ou petits bleus; bonhomme; agacé
seulement par le formalisme des préliminaires.

A ses côtés, se détachent la haute silhouette blonde de Labori; la fine
silhouette brune d’Albert Clemenceau; la face de Mogol, creusée et
passionnée de Georges Clemenceau.

C’est la première fois que je vois son cadet à la barre. Et ce m’est
plaisir de constater son succès. Sobre, précis, d’une justesse
d’arguments si évidente, qu’elle est appréciable même aux profanes, ne
disant pas un mot de trop, et disant bien ce qu’il veut dire, sous une
forme concise et élégante, il apporte, à la vie judiciaire, les
merveilleuses qualités, l’aisance d’expression, l’acuité d’accent, la
rageuse éloquence, la griffe et le croc qui ont fait de son aîné, dans
la vie politique, un des premiers orateurs de ce temps.

Lui et Labori, d’ailleurs, se complètent au mieux. Un emballé, un
réfléchi: l’attelage est bon!

Sous le Christ, c’est le crâne en pomme et le visage «n boule de M. le
Président Delegorgue -- tout rond. Dans l’entre-fenêtre, c’est la
figure tirée, maussade et morne de M. l’avocat-général Van Cassel --
tout long.

Dans les couloirs, Esterhazy rôde, fui de tous, comme un chien galeux.

Dans le prétoire, c’est (après l’interrogatoire des prévenus, Perrenx
et Zola) le tirage au sort des jurés; la lecture de la plainte du
Ministre de la Guerre, servant d’acte d’accusation qui, retient quinze
lignes sur quinze pages; l’exposé du ministère public; la demande
d’instruction des experts.

Celle-ci est formulée par un avocat dont on ne voit pas la figure, à
peine un coin de moustache, et qui baragouine avec une voix de
décapité parlant.

O rencontres du sort! Revanches du destin! C’est M. Cabanes,
ex-substitut à Montbrison, qui demanda -- et obtint -- la tête de
Ravachol!

Voici ensuite épistolairement l’effrénée dérobade des témoins
militaires.

Le Président a refusé l’autorisation de comparaître au général Billot;
lequel l’a refusée au général Mercier; lequel l’a refusée à X...; lequel
l’a refusé à Z.... etc. Ça peut aller comme cela jusqu’au caporal de
garde!

M. le commandant du Paty de Clam se récuse...

-- Sa présence est indispensable, dit Me Labori d’une voix
tranchante, comme changée, d’une voix blanche que nuance quelque chose
d’indéfinissable. Il nous le faut: son audition s’impose.

Et il dépose des conclusions dans ce sens.

Mais M. Van Cassel semble tenir non moins à l’abstention de M. du Paty
de Clam. Et il sollicite le rejet des conclusions.

-- Quelle passion de lumière, en toute cette affaire!... s’exclame
ironiquement Labori.

Et il spécifie, quant au témoin tant disputé (objet présentement d’une
plainte de M. le lieutenant-colonel Picquart), quels faits le relient
étroitement à la cause présente. Les deux officiers fréquentaient la
famille de Comminges. Sur les deux dépêches signées l’une « Speranza
», l’autre « Blanche », adressées, à Tunis, à M. le lieutenant-colonel
Picquart, dans l’intention évidente de lui nuire et de le
compromettre, l’une est attribuée à un tiers, l’autre fut attribuée à
mademoiselle Blanche de Comminges.

Or, c’était un faux. M. Picquart en accuse M. du Paty de Clam, d’où
la plainte.

On avait quelques raisons de méfiance.

Pour faire rendre à la famille de Comminges une correspondance que
détenait M. du Paty de Clam, il fallut l’autorité de M. le général
Davout et l’intervention de M. Lozé, alors préfet de police. Encore
tout ne fut-il pas rendu d’un coup. Il avait été gardé une lettre, au
pouvoir, était-il objecté, d’une tierce personne, en demandant 500
francs.

C’était une dame voilée qui, en 1892, s’en dessaisissait au
Cours-la-Reine! Que l’on se rappelle, en 1898, la dame voilée de M.
Esterhazy, au même lieu, dans les mêmes conditions -- et l’on verra
qu’elle est de l’état-major!

D’autres témoignages sont également requis par la défense et
l’audience s’achève dans le calme qui sied à de tels débats.

Néanmoins, quelques aboyeurs ayant été apostés à la grande grille, la
voiture de Zola quitte par le quai des Orfèvres. On distingue par la
vitre, débordant de la pochette, comme un immense bouquet bleu: les
cinq cents télégrammes arrivés cet après-midi.

Des camelots passent criant les journaux où, d’ores et déjà, le nom,
l’adresse et la profession des jurés sont désignés à l’attention
publique: la croix blanche sur les portes!

Non loin, en face de la Tour de l’Horloge, boulevard du Palais, au
flanc du Tribunal de Commerce, une affiche est apposée. C’est la
réhabilitation de Pierre Vaux, innocent, mort au bagne, condamné par
erreur il y a quarante-sept ans, -- « chose jugée », dont a triomphé
la Justice.


II

LA JOURNÉE DU BÂILLON

8 février.

Une phrase qui tombe et retombe, avec l’absolutisme mécanique d’un
piston de machine: « La question ne sera pas posée. »

Elle hache tout le débat, le martèle, le seconde; indique bien, par la
répétition du rythme en leit-motiv, quels sont l’accord impérieux des
volontés, l’harmonie tacite entre les complicités et les effrois.

Dans l’assistance, M. Henri Rochefort, ricanant, dévisage Émile Zola;
s’efforce à surprendre s’il souffre; et si sa dignité saigne, et si sa
fierté défaille...

Madame Dreyfus comparait, si étonnamment ressemblante d’allure
générale, avec ses bandeaux plats, son air de réserve, à madame
Carnot, plus jeune.

Que son mari soit ou ne soit pas coupable, elle et les enfants sont
bien réellement des victimes. Elle n’est pas de ma religion, pas de ma
race même, si l’on veut: mais les Chinois non plus, qu’on m’a fait
racheter jadis par le Sou de la Sainte-Enfance, ni les noirs, sur
qui m’ont fait tant pleurer Bernardin de Saint-Pierre et Beecher
Slowe, n’étaient point de ma race! Et si je n’aime pas plus la couleur
de leur peau que je n’aime, en général, l’esprit juif, ce ne m’était
pas raison à approuver qu’on les suppliciât!

Et c’est vraiment une suppliciée, cette pseudoveuve, au nom déshonoré!
Ici même, aujourd’hui, cela se continue. Elle a dû affronter tous les
regards, traverser toutes les malveillances pour venir à la barre,
immobile, muette, tiraillée entre la défense et l’accusation, l’une
voulant qu’elle parle et l’autre qu’elle se taise.

Elle est vêtue de noir, presque de deuil! Sa jaquette d’astrakan,
cependant bien simple, offusque quelques charitables « aryennes ».
L’une se penche et dit à sa voisine, exprès assez haut, sur le passage
de la malheureuse, pour être entendue d’elle:

-- C’est, sans doute, la dernière pelisse de son mari! (sic.)

M. Esterhazy, hier présent, aujourd’hui absent, par lettre déclare
qu’il estime n’avoir pas à répondre à la citation de M. Zola, « simple
particulier », suivant « une voie révolutionnaire ».

Ah! celui-là!... je le rappelle, c’est de l’avoir vu juger, au
Cherche-Midi, que j’ai commencé de croire à l’innocence de Dreyfus!

M. Leblois dépose, fluet, mince, desservi par la faiblesse de son
aspect et la débilité de son accent. Toutefois, aucune variante
n’infirme ses dires, très nets, très formels: quant aux faits pour
lesquels Georges Picquart, son ami, recourut à lui comme avocat: le
piège des télégrammes « Blanche » et « Speranza. »

Et Marcel Prévost tient M. Leblois, son compagnon presque d’enfance,
pour une des âmes les plus scrupuleuses qu’il soit possible de
rencontrer. Il soutient de faits ses affirmations; cite, à l’appui de
ses dires toute une carrière de devoir, de dévouement et d’abnégation.

M. Scheurer-Kestner, robuste, haut, droit comme un sapin des Vosges
sous la neige de Noël, se dresse à son tour à la barre. Il a bien
l’aspect sombre et sain des arbres de là-bas; et sa voix est profonde
et grave comme le vent qui s’engouffre dans les défilés.

On lui reproche de ne pas être espiègle: on a raison. Mais était-il
nécessaire qu’il le fût?

Avec lui, l’Alsace, le protestantisme, sont en suspicion: l’une et
l’autre s’étant passionnées pour cette cause. Il est des gens qu’il
fait rêver de dragonnades ailleurs que dans les Cévennes... les fervents
de Saint-Barthélemy!

Remarquez cela: quiconque n’est pas catholique, ici, est suspect.

Il récite, de mémoire, les lettres du général Gonse au colonel
Picquart; qu’à l’insu de ce dernier lui a communiquées M. Leblois, et
que l’Aurore a publiées ce matin. Une phrase fait tressaillir
l’auditoire: « Au point où vous en êtes arrivé de votre enquête, il ne
s’agit pas d’éviter la lumière, bien entendu, mais il s’agit de savoir
comment l’on arrivera A LA MANIFESTATION DE LA VÉRITÉ. »

Et Georges Picquart de répondre avec une rare intuition:

« Mon général,

» Je vous ai déjà averti que nous courions à un grand scandale, à un
gros bruit où nous n’aurons pas le beau rôle si nous ne prenons pas
les devants. Le numéro de l’Éclair d’aujourd’hui confirme mes
appréhensions: car, si nous attendons encore, le scandale est là: nous
n’arriverons pas avant. »

M. Casimir-Perier ex-président de la République, lequel n’a pas
dédaigné d’obéir à la convocation légale méprisée et déclinée par tant
de témoins militaires, se fait acclamer pour une parole qui, à cet
égard, en veut dire long:

-- Je suis un simple citoyen au service de la justice de mon pays.

Pour le reste, il se retranche derrière le secret professionnel.

M. de Castro, sans rien savoir sur le fac-similé du bordereau publié
par le Matin, a reconnu de suite, aucune hésitation n’étant permise,
l’écriture de Walsin-Esterhazy.

Et nous sortons. On se bat dans les couloirs. Le calme d’hier ne
pouvait durer: « c’était scandaleux. » On y a paré.

Le Palais se trouve soudain envahi par une cohue qui m’est familière.
Il y a là-dedans des visages de connaissance -- les « allumeurs » --
qui, sous mon regard, détournent les yeux, gênés. Pourquoi? Les
pauvres diables! Il faut bien que tout le monde mange!

Mais il ne faudrait point non plus que, par conscience, ou y prenant
goût, ils écharpent tout à fait Zola. Ses amis l’ont poussé dans le
vestiaire Bosc; tandis que quelques énergumènes assomment un tout jeune
homme, un isolé, M. Genty, préparateur d’examens, accusé par eux,
malgré qu’il s’en défende énergiquement, d’avoir crié: « A bas la
France! »

Mais il a crié « Vive Zola! » -- Et il fallait bien justifier les
coups! Ceci fera école.

Et soudain, Zola réapparaît, entouré de sa poignée de fidèles. Malgré
tout ce qu’on peut lui dire, myope, gauche, pâle, mais le menton têtu,
il se dirige vers la porte de la façade, en haut du grand escalier.

La foule l’encombre; et aussi la cour; et aussi le boulevard,
trottoirs et chaussées, jusqu’à l’Hôtel-Dieu!

Il y fonce, il y sombre. Le ciel est bas, le jour expire. Vous
souvient-il, dans Salammbô, du dernier chapitre: Mathô descendant un
escalier comme celui-ci sous les coups de la populace?

On y songe... et on tremble. Moins pour lui, encore, que pour l’honneur
de ce pays! D’ici, c’est seulement son sillage furieux qui est indice
de sa présence. Une voiture qu’entourent les agents; un cheval qui
se cabre, puis part au galop...

-- A mort, Zola! A l’eau! A la Seine!

O France!


III

LA JOURNÉE DES GÉNÉRAUX

9 février.

Voilà que c’est changé, que les grands chefs arrivent; qu’un
papillotement de pourpre et d’or reluit sous le jour faux.

Qu’en restera-t-il? On ne sait... Une injure du général Gonse aux «
robins » de la défense; l’équivoque d’une négation du général Mercier
s’appliquant non à l’existence de la pièce secrète communiquée hors
séance aux juges du 1er Conseil de Guerre -- sur ce point
l’ex-ministre refuse de se prononcer, sans s’apercevoir que, tel, le
silence est affirmatif -- mais à l’allégation qu’il en aurait parlé à
qui que ce soit.

Puis, encore, sa parole de soldat, hors et, pense-t-il, au-dessus de
toute discussion, que Dreyfus était un traître « justement et
légalement condamné ».

Et c’est tout. Pas assez pour nous convaincre, après tant
d’irrégularités et de mystères; pas assez pour imposer silence au
besoin d’examen et d’investigation.

Entre la double haie de municipaux, immobiles, qui font passage, du
prétoire à la porte du corridor, M. le général Le Mouton de
Boisdeffre, chef de l’État-Major de l’armée, s’avance.

Il a une couronne de comte dans le fond de son képi; la taille très
droite, le crâne très chauve, le parler circonspect.

Ainsi qu’il sied à un guerrier qui commanda, je crois, trois mois dans
l’active, et fit le restant de sa carrière dans les ambassades, il
est, à la fois, distingué, vain et puéril.

Présentement, il fait l’autruche; s’imagine qu’il s’abrite dans un
silence partiel et éphémère.

Lui tirer une parole est métier de puisatier: le pauvre Labori y sue
sang et eau!

Tantôt il s’abrite derrière le secret professionnel, dont il a fait
réserve en son serment. Tantôt il se retranche derrière l’arrêt de la
Cour, restreignant la preuve. Il décline, rompt, échappe, glisse entre
les doigts.

Et, de tout ce qu’on lui demande, il ne sait rien, jamais rien! Sur le
document chipé aux bureaux de la Guerre; rentré dans les cartons par
l’entremise de la Dame voilée et d’Esterhazy; que celui-ci qualifiait
de « libérateur » et dont le Ministère a délivré reçu; « M. le témoin
», comme dit Labori, en un malin lapsus, ou ne peut parler, ou ignore.

Jamais on n’aurait supposé que situation si haute comportât telle
absence d’informations!

Le général Gonse, petit, boulot, la bouche en O, le nez en
croquignole, a l’air bourru et bonhomme d’un gardien de square.

Il est rageur.

A Labori, qui le questionne, il décoche ce coup de boutoir:

-- Ce sont des traquenards, çà!

Tumulte, cris, évacuation de la salle, suspension de l’audience,
intervention de Me Ployer, le bâtonnier, excuses. Après, on est tout à
fait des bons amis.

Le commandant Lauth, face plate et dure, maxillaire anguleux,
physionomie fermée, vient témoigner d’intentions qu’il crut saisir de
la part de son ancien chef, le lieutenant-colonel Picquart, quant à
l’identification d’écriture et le timbrage postal du petit bleu qui
mit sur la piste d’Esterhazy.

Seulement, un mot nous laisse rêveur « falsification de clichés ».
Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire? Falsification d’épreuves,
on comprendrait. Mais de clichés! Alors que sur la plaque, la moindre
retouche apparaît, visible, indéniable! Les « photographes » de
l’assistance s’entreregardent, éberlués, interrogateurs...

Le lieutenant-colonel Henry, comme par hasard, est en mission depuis
hier. Oh! oh! Les défenseurs, âprement, insistent pour qu’on le fasse
revenir.

Et voici Gribelin, pauvre être, sûrement honnête, sûrement dévoué,
borné comme une pioche, et qui détient, paraît-il, tous les secrets de
la défense. C’est-à-dire qu’il a la clef de l’armoire, de ce
coffre-fort bizarre d’où les documents voltigent, vont, viennent,
comme oiseaux d’une cage ouverte, tantôt dans le giron de la Dame
voilée, tantôt sur le poing d’Esterhazy, qui, contre reçu, les ramène
à la volière!

Gribelin, pour tous renseignements de temps et d’heure et de détails,
quant à la communication qu’il aurait surprise, d’un dossier, par
Georges Picquart à M. Leblois, s’en tient à ceci: « La lampe était
allumée ». Rien ne l’en fera sortir. Il se cantonne, dans cette
observation psychologique, avec la plus touchante obstination. Cette
lampe est son phare, son étoile; elle l’absorbe et l’hypnotise.

-- La lampe était allumée!

Si bien que le président, tout à l’heure, par un lapsus qui coupera,
de rire, la solennité des débats, le prendra pour le lampiste!

Le général Mercier, on le connaît: il a le physique d’un bottier de
régiment! Les cheveux cirés, trop noirs, le nez en croc, il s’en est
tenu aux réponses citées plus haut.

M. Trarieux, dans le crépuscule s’harmonisant à merveille avec sa
silhouette mélancolique, sa parole sereine, dit comment MM.
Scheurer-Kestner et Leblois l’amenèrent à partager leur conviction. Il
raconte aussi comment dans l’original d’un des documents reproduits
par la presse, il y avait seulement l’initiale D... (cette canaille de
D...) et que l’on mit Dreyfus.

Car, avec lui, un fait nouveau, et d’une importance capitale,
apparaît.

En 1894, alors que Dreyfus vient d’être arrêté, et que le public n’en
sait encore rien, des indiscrétions émanant certainement des bureaux
de la Guerre (ne pouvant provenir que de là) sont commises envers la
presse afin de rendre les faits publics et le scandale inévitable.

En 1896, alors que l’enquête du colonel Picquart, avec l’assentiment
de ses chefs, va peut-être aboutir, les mêmes indiscrétions, ne
pouvant émaner que du même lieu et des mêmes gens, sont à nouveau
perpétrées dans l’intention non moins évidente d’effrayer, d’enrayer,
en provoquant une effervescence d’opinion.

Mais la nuit survenue interrompt la déposition de l’ancien Garde de
sceaux.

-- « Le Garde des faux? », prononce Gribelin, qui blèse...


IV

LA JOURNÉE DES « ARTISANS »

10 février.

Invisible à l’épaule des universitaires, visible à l’épaule des
défenseurs, la bande d’hermine se hérisse contre le bord frisé des
chapeaux de généraux.

Cela n’a rien à voir avec la patrie, ni même avec l’armée, comme
tiennent à le faire accroire les profiteurs de malentendus. Il s’agit
simplement d’un état d’esprit différent; d’un antagonisme cérébral,
entre les intellectuels comme l’archiviste Gribelin, par exemple, M.
Esterhazy, le problématique du Paty de Clam, le casuistique général
Gonse -- pour prendre quatre échantillons de types divers et les «
demi-intellectuels », selon l’adorable expression de Barrès, qui
répondent aux noms peu connus d’Anatole France, d’Émile Zola, de
Clemenceau, de Duclaux, de Grimaux, de Séailles, etc., etc., etc.

L’homme qui tue s’accorde mal avec l’homme qui pense; et peut-être
encore moins bien avec l’homme qui guérit.

Dans les locaux d’attente, où il semblerait que deux castes éloignées
auraient pu s’estimer heureuses du contact facilitant des échanges
d’idées et quelques aperçus nouveaux de part et d’autre, la sélection
s’est opérée, d’un coup, à la première rencontre: pékins ici,
militaires là.

Les témoins se sont partagé les salles. Il y a le coin des éperons, où
l’on fume; et le coin des lunettes, où l’on cause. Et l’on se regarde
plutôt en chiens de faïence.

C’est la même chose dans le prétoire, la caractéristique de tout le
débat. Et ce ne sont point les cannes brandies, les poings fermés, les
menaces de mort, qui peuvent y rien changer, bien au contraire! Il
n’est tel réactif aux fiertés que l’injonction, et le piment d’un
quelconque péril.

La mise en lumière de deux figures, sous des aspects opposés
pareillement énigmatiques; l’illégalité du procès de 1894 s’affirmant
plus encore (du Paty de Clam, Henry; l’obligation du mutisme imposée à
M. Salles): tel est le bilan du jour.

Après que M. Trarieux a eu terminé son éloquent témoignage, le
commandant Forzinetti, ex-directeur du Cherche-Midi, révoqué parce que
coupable d’avoir révélé sa foi en l’innocence de Dreyfus, s’est avancé
à la barre, appelé, prêtant serment, entendant M. Delegorgue refuser
de lui transmettre la question de Labori... et s’éloignant comme il
était venu, mal d’aplomb, héros en disgrâce, recousu, retapé,
raccommodé en maints endroits comme un invalide de la belle époque,
sur ses pauvres jambes sept fois fracturées!

Ce qui a entraîné la renonciation de la défense à tout le groupe dit
des aveux.

C’est alors que, tonsuré comme un jeune moine, raide comme un soldat
de bois, saccadé comme un automate, le monocle incrusté sous l’arcade
sourcilière, au pas de parade prussienne, un témoin est venu se camper
devant la Cour, décomposant, par à-coups brusques et précipités, le
salut militaire, d’abord à elle, ensuite, après demi-volte, au jury.

Un rire nerveux, puis un malaise ont successivement couru l’auditoire.
C’était l’ « ouvrier diabolique » dont a parlé Zola dans l’article qui
l’amène ici: le spirite, l’occultiste, le valseur pour tables,
l’instructeur judiciaire de l’affaire Dreyfus: M. le
lieutenant-colonel marquis du Paty de Clam.

Que cet être maladif (même s’il n’est point malade) que ce « sujet »
évidemment favorable à l’observation scientifique; que ce nerveux, cet
obsédé, susceptible, dans une enceinte civile, de démonstrations
odieuses, excentriques, capables de provoquer l’hilarité, ait été UN
JUGE -- cela, c’était à frémir!

De Montjuich, peut-être. On se les imagine tels: ad majorem Dei
gloriam!

Ainsi l’avais-je déterminé, après l’avoir entrevu au Cherche-Midi. Et
je ne m’en dédis pas. Il est bien de la race de ces dilettantes pour
qui la douleur des autres est condiment à leur propre jouissance; qui
aiment la musique et les cris des patients, les petits vers et les
grandes hécatombes: fils de Néron, neveux de Torquemada, perpétués à
travers les siècles!

Il ne dit rien, s’en va, il a passé. L’impression reste ineffaçable...

M. de Comminges apparaît, disparaît. Et M. le lieutenant-colonel Henry
lui succède. Sa main levée prête serment de dire la vérité, toute la
vérité, rien que la vérité, sans haine et sans crainte...

Une sorte de colosse trapu, épais et lourd; congestionné, dit-il, par
la fièvre; et qui, de fait dans cette atmosphère tropicale, semble
grelotter sous sa lourde capote. Les cheveux, taillés en brosse, la
moustache sont bruns; le regard, sans flamme, a cependant comme une
lueur madrée. Le torse penché sur la barre, étayé de ses fortes mains,
il tend l’oreille, un pli d’attention entre les sourcils durs; ne
répond qu’à bon escient, comme s’il traversait un gué, aux pierres
oscillantes.

Ce que l’on comprend le mieux, c’est qu’il se considérait comme le
successeur moral du colonel Sandherr, en fonctions lors de l’affaire
Dreyfus; comme l’héritier direct de ses intentions; comme le gardien
de la « chose jugée » et des intérêts du Bureau, contre toute
expertise ultérieure susceptible d’éclaircir le mystère de 1894.

Le chef d’ensuite, le lieutenant-colonel Picquart, du seul fait d’être
sur la trace, était l’ennemi.

Il le hait: cela se sent, se devine, se perçoit dans le choix des
termes et jusque dans l’emploi des silences...

M. Besson d’Ormescheville, le rapporteur de l’affaire Dreyfus, des
chaussons de lisière aux pieds, un képi sur une face ouatée de flocons
blancs, s’avance, salue, se retire.

-- La question ne sera pas posée.

Après lui s’égrène ainsi, muettement, le groupe dit du premier Conseil
de guerre. Le commandant Ravary, qui fut le rapporteur du second, lors
du procès Esterhazy, confirme que le document « libérateur », renvoyé
par ce dernier, était bien la pièce secrète « Ce canaille de D... »;
puis, en veine d’abandon, déclare délibérément qu’il n’a pas enquêté
sur les promenades anormales dudit papier -- faute de temps -- ce qui
soulève quelque surprise.

M. le général de Pellieux, petit, grisonnant, l’air troupier, doué
d’une rare intelligence et d’une facilité d’élocution non moins
remarquable, sent où le bât blesse quant à son rôle personnel: vient
tenter d’expliquer le néant de son action envers Esterhazy, et en
profite pour renouveler le réquisitoire que fut le rapport Ravary
contre le colonel Picquart.

Et quand Albert Clemenceau lui demande pourquoi il a fait
perquisitionner chez Picquart témoin, plutôt que chez Esterhazy
accusé, il va jusqu’à répondre:

-- C’était inutile. On y avait CAMBRIOLÉ depuis huit mois.

-- Pardon! objecte le défenseur. Un an s’était écoulé depuis lors.

Quel acharnement ils déploient tous après celui-là!

M. le commandant Pauffin de Saint-Maurel, galamment, vient s’offrir
ensuite en holocauste: prendre sur lui sa visite et ses confidences à
M. Rochefort.

Puis encore un défilé muet, civil cette fois: le groupe dit des anciens
ministres, MM. Dupuy, Guérin, Delcassé, Leygues, Poincaré, Develle.

La question ne sera pas posée.

M. Thévenet, lui, parle, et de façon bien lucide, bien péremptoire. En
réplique à MM. Ravary et de Pellieux, il démontre la nonchalance de
l’instruction contre Esterhazy, devant entraîner forcément
l’acquittement... comme par ordre. Spirituellement, il souligne le roman
de la Dame voilée, si soigneusement laissé dans l’ombre.

M. Salles, avocat, est aux pieds du tribunal. C’est lui qui reçut, d’un
des juges de 1894, l’aveu de l’illégalité commise; le transmit à Me
Demange.

-- La question ne sera pas posée.

Et tandis que le public s’écoule, on nous rapporte que le brave
Forzinetti, dans les couloirs, rencontrant Lebrun-Renaud, s’est
haussé, sur ses jambes sept fois « reboutées », jusqu’aux revers du
paletot de l’autre, les a empoignés en criant:

-- Un journal prétend que vous avez déclaré avoir reçu des aveux.
Vous m’avez dit le contraire il y a six mois. C’est donc que vous êtes
un f... menteur.


V

LA JOURNÉE DE L’OFFICIER BLEU

11 février.

J’ai dit ce qu’on admirait en Zola, hors même l’objet de son geste,
c’est-à-dire l’esprit d’initiative. Aujourd’hui se manifeste, sous
l’uniforme, un état d’âme encore plus exceptionnel et dont se justifie
l’espèce de respect admiratif, de vénération enthousiaste dont on
l’environne: l’esprit de renoncement.

Zola, quoi qu’il arrive, condamné, appauvri, proscrit, demeure, où
qu’il aille, le Maître incontesté, cher aux penseurs de tout
l’univers civilisé.

Et, s’il n’a la fortune, il a l’aisance.

Georges Picquart, lui, n’a rien que sa solde et n’est rien que soldat.
A quarante-trois ans, le plus jeune colonel de l’armée française,
chevalier de la Légion d’honneur, aimant son métier, chanceux jusqu’au
miracle, le voilà qui répudie ses bonheurs, abdique ses espoirs, se
dépouille de tout ce qui est sa vie même, sa raison d’être -- plutôt
que d’aller à l’encontre de la Justice et de la Vérité!

Demain, il ne sera plus rien.

A moins qu’il ne consente à se soumettre, à renier ses imprudences, à
se taire. Par une dernière faveur, on lui en laisse la latitude.

Il est prisonnier au Mont-Valérien. Mais la décision du conseil
d’enquête, au-dessus de son front, demeure en suspens. Cela dépendra,
évidemment, de son attitude ici.

Et on ne la sent influencée d’aucune préoccupation personnelle;
seulement le souci de ne rien faire qui ne soit correct.

Aussi, comme on le hait! Comme il est en butte au particulier
acharnement des amis de l’ombre.

Quiconque souhaite dissiper les ténèbres devient immédiatement, pour
eux, chair à supplice! Dreyfus a disparu derrière Zola, comme cible
aux haines; Zola, forcément passif, a disparu derrière les défenseurs
-- une aimable personne, madame P..., femme d’un député, je précise, ne
déclarait-elle pas, l’autre jour, dans le fond de la salle, devant des
auditeurs qui ont précieusement enregistré le propos, QUE L’ON DEVRAIT
ÉCARTELER LABORI? -- et les avocats disparaissent aujourd’hui devant le
témoin: cet officier dont on aimerait tant souiller l’uniforme,
arracher les galons, la croix, tordre le sabre, jeter à l’eau pour
prouver le respect et l’amour qu’on a de l’arme, de l’insigne et de
l’habit, de l’armée enfin!

Tout d’abord, on lui ménage une entrée.

De peur sans doute que l’impression, sur l’assistance, ne soit trop
scandaleusement favorable, MM. Gonse, Gribelin et Lauth, sont revenus
répéter, préciser, aggraver toutes leurs imputations malveillantes.

Le premier était morose, parce qu’on doutait de Gribelin « qui détient
tous les secrets de la défense nationale » (ne détiendrait-il pas rien
que la clef du contenant, plutôt, comme un caissier fidèle?); le
troisième était morne, parce que contraint à la récidive... et Gribelin
était très triste, parce que la lampe n’était pas allumée!

Celui-là, au moins, veut la lumière!

M. de Pellieux, en outre, au cours de sa défense au second conseil de
guerre, a dû essuyer une hautaine apostrophe de Zola:

-- Chacun sert la patrie à sa façon, par l’épée ou par la plume. M. de
Pellieux a, sans doute, gagné de grandes victoires: j’ai gagné les
miennes! Par mes œuvres, la pensée française a été portée aux quatre
coins du monde. Entre le nom de Pellieux et celui d’Émile Zola, la
postérité choisira.

C’était plutôt dur...

Soudain, une apparition! Ceux qui veulent, n’assistant pas au procès,
s’imaginer le colonel Picquart, n’ont qu’à ouvrir les collections de
journaux illustrés, vers 1878-79.

Cet adolescent? Cet exilé? Ce mort? Hé! oui, voyez le profil!

C’est le portrait vivant -- le visage allongé et mélancolique,
l’expression lasse, comme lointaine -- du Prince Impérial, peu avant
l’exode du Zoulouland.

L’apparence d’excessive jeunesse, qui fait que ses quarante-trois ans
en débarquent aisément treize, rapprochent encore la copie du modèle.

De face, la ressemblance s’atténue; mais, de profil, elle est
saisissante! Renouard, l’admirable dessinateur que l’on sait, à qui
j’en fais la remarque, le constate comme moi.

Le geste est rare; la voix, imprécise d’abord, ne tarde pas à se poser.
Mais l’accent en demeure d’une inaltérable douleur, raisonnable
pourrait-on dire, dans la justesse du ton et la simplicité.

Et ce qui frappe le plus en lui, c’est le contraste avec tous ceux de
sa profession qui ont jusqu’ici paru à cette place. Il est « autre »
extraordinairement méditatif, mélancolique, artiste... « intellectuel »,
hélas!

On s’explique leur hostilité. Elle est naturelle, elle est légitime,
elle est justifiée.

Calme, essentiellement réfléchi, le lieutenant-colonel Picquart conte
son odyssée: comment le petit bleu qui attira son attention sur
Esterhazy ayant été communiqué au ministère par le même agent qui y
avait apporté jadis le bordereau, ce lui fut une sérieuse garantie
d’origine.

Puis il dit ce que nous savons déjà, son enquête avec l’assentiment
des chefs toujours; l’exclamation de M. Bertillon devant l’écriture
Esterhazy: « Ah! cette fois, ce n’est plus la similitude (écriture
Dreyfus), c’est l’identité! »; sa conviction grandissante;
l’exactitude des fac-similés du bordereau publié dans la presse, dès
lors l’affolement d’Esterhazy -- et les innombrables secrets
rapprochements tendant établir la culpabilité de ce dernier!

Il nous répète aussi l’histoire des lettres Speranza, des petits bleus
destinés à le compromettre; il souligne cette anomalie de la Libre
Parole des 15, 16, 17 novembre, signalant, le mercredi, des faits
passés en Afrique, dont le récit, par correspondance, ne devait
arriver à Paris que le vendredi.

C’est le comble de l’information!

Il dit encore l’étrange manière dont il fut traité; la perquisition
faite chez lui, témoin (alors qu’on ne perquisitionnait pas chez
l’accusé!) hors sa présence; toutes les calembredaines dont il eut la
stupeur de rencontrer la répercussion en l’esprit du général de
Pellieux; toutes les amertumes dont il fut abreuvé.

Mais s’il en témoigne quelque surprise attristée, il s’en tient au
récit strict. Pas une plainte, pas une velléité de blâme ni de
révolte. Il objectera même à Labori, sur une interrogation, qu’il ne
peut être relevé de son silence que par M. le général Billot.

Ce n’est guère là l’attitude d’un « casseur de vitres », ainsi qu’on
l’avait obligeamment annoncé.

Ce que M. Lauth lui impute à crime -- l’effacement des déchirures sur
reproductions photographiques -- on l’a fait pour le bordereau! on le
fait toujours, pour éviter de préciser la source des trouvailles. Moi
qui ne suis qu’une femme, et qu’une profane, j’ai bien compris!

L’original, reconstitué, recollé, reste intact: s’il y a matière à
juger, on juge d’après. Mais les fac-similés nécessaires à répartir,
pour recherches complémentaires, sont, autant que possible «
départicularisés ».

Il n’a parlé de ses recherches -- et cela seulement à cause de
l’intrigue qu’il sentait nouer autour de lui-- à son avocat-conseil, Me
Leblois, qu’en juin 1897; il ne lui a jamais communiqué de dossiers
secrets, de quelque nature qu’ils puissent être; il n’a point souvenir
de l’incident du cachet de poste dont il aurait voulu faire dater le
petit bleu Esterhazy; quant aux « cambriolages » chez celui-ci, ils
se sont bornés, l’appartement étant à louer en l’absence du locataire,
à deux visites d’agent, dans une période de six semaines.

Que nous voilà loin des racontars!

Et comme on s’explique les chaleureux applaudissements qui ont escorté
le témoin!


*

* *


C’est à la reprise d’audience que le débat est devenu pathétique;
quand, par brèves répliques, souvent lentes à formuler (car le
lieutenant-colonel Picquart dans l’excessif souci de ne rien dire de
trop, prenait le temps de réfléchir), le complot contre sa sûreté,
peut-être même davantage, est apparu au grand jour.

La mission? Problématique. En tout cas, pas indispensable. Et elle le
mène à Gabès, au fin fond de la Tripolitaine, et elle l’eût menée bien
plus loin encore, bien plus loin, sans l’intervention spontanée du
général Leclerc, souhaitant de nouveaux ordres à son endroit.

Puis sont venues les confrontations, avec MM. Gribelin et Lauth. Les
contradictions que l’on sait, seront tranchées demain, sans doute, par
la recomparution du lieutenant-colonel Henry.

Quant à MM. de Pellieux et Ravary, l’un a entendu contester de la
façon la plus formelle, au nom du droit, des textes, la légalité de la
perquisition faite rue de Villarceau; l’un et l’autre ont dû convenir
que soit pour l’enquête, soit pour le rapport, ils s’étaient
contentés, sans plus approfondir, de la version Esterhazy.

On écoute, et lorsqu’ensuite, le commandant Ravary, ingénument,
riposte à Albert Clemenceau: « Notre justice n’est pas la vôtre » on
est préparé à l’aveu -- personne ne songe à s’en émouvoir ni à s’en
récrier.

C’est par une longue ovation au colonel Picquart que s’est terminée la
première partie de l’audience. Mais l’exaspération de certains ne
saura pas se contenir: entre temps, on dénonce, on calomnie, on
assassine!

Des avocats s’étant mêlés, pour ou contre, à ladite ovation, un zélé
(on sait son nom) court désigner les premiers au bâtonnier. Un
officier supérieur ayant protesté d’une voix forte: « Mais crier vive
Picquart, c’est crier à bas l’armée! » on s’empresse de détacher les
quatre derniers mots et d’attribuer l’exclamation, ainsi dénaturée à
un assistant.

C’est aussi exact, cependant, que le fameux: « A bas la France! » que
ne clama jamais le malheureux Genty, roué de coups et dégommé de son
emploi sous ce prétexte.

Enfin, à la levée de séance, dans le cadre de la porte, en cette
enceinte même, un jeune avocat, le fils de M. Courot, conseiller à la
Cour, s’étant permis de crier: « Vive l’armée, mais pas vivent ses
chefs! » un compagnon de M. Rivals s’est précipité sur lui et, à coups
d’une canne que l’on pourrait qualifier gourdin, lui a massacré le
visage.

Le sang coulait, les municipaux ont dû dégainer pour prévoir de pires
agressions.

Voilà où on en est. Et le plus drôle, c’est que les cadets, ayant
davantage le droit, parce que la représentant, de parler au nom de l’
« active », n’en usent pour brimer personne, alors que leurs aînés,
messieurs mûrs, de la réserve, se montrent d’une intolérance aussi
bruyante que ridicule.

C’est une variante au couplet de la Marseillaise:

Nous entrerons dans la carrière

Quand nos cadets n’y seront plus!

Odieux, oui! Mais combien encore plus ridicules!


VI

LA JOURNÉE DE LA RÉVISION

12 février.

Aujourd’hui s’est produit le choc prémédité entre les colonels Henry
et Picquart; et si ce dernier n’avait éventé l’embûche, c’était un
dégradant pugilat dans l’enceinte même des lois.

Aujourd’hui, entre ces murs, habitués cependant à l’éloquence, Jaurès
a fait retentir les plus magnifiques accents dont puisse vibrer une
bouche humaine.

Aujourd’hui enfin, Zola, quoi qu’il doive advenir de lui-même, a reçu
la récompense de son acte, le fruit de son effort: l’inéluctable, à
travers tous obstacles, s’est accompli!

Une condamnation interviendrait, une violence serait commise, on le
retrancherait, momentanément, par la prison, du nombre des humains, on
l’enverrait tout de bon au fond de la Seine, que cela ne changerait
point d’un iota le résultat obtenu.

Ce qui se murmurait s’est dit; ce qui se disait sans consécration est
investi d’un caractère officiel et juridique; nous serions tous
massacrés demain, nous, les anxieux de vérité, que dans un an, que
dans dix ans, nos continuateurs n’auraient qu’à ramasser le legs
immuable à travers les événements.

Il fallait une base légale à la demande de revision: on l’a.

L’illégalité commise en 1894 et que M. le président Delegorgue, il
faut le reconnaître, s’est employé infatigablement à ne point laisser
mettre en cause, -- alors qu’elle filtrait, par tous les pores de la
présente action -- a été proclamée, en pleine audience; à la barre
des témoins, par Me Demange, saisi, à son tour, de cette prestesse de
riposte dont M. le général Mercier ne saurait avoir, seul, l’heureux
apanage.

De l’irréparable a surgi, malgré le bâillon, et sous la menace;
l’irrégularité entachant, annulant le verdict d’autrefois, a passé du
domaine extérieur dans l’action judiciaire; du verbe, qui vole, dans
l’écrit, qui reste.

De plus, on a éclairci la fameuse question du timbre, à qui M. Lauth,
d’une part, et M. Gribelin, de l’autre, semblaient attacher une
importance!...

Comme cela encore s’est simplifié!

Le bordereau, le petit bleu (on ne l’a pas oublié, de même origine)
ainsi que beaucoup de pièces d’une provenance particulière, arrivent
toujours en morceaux.

Le bordereau fut recollé, le petit bleu l’est aussi.

-- En combien de morceaux? interroge Me Clemenceau.

-- Une soixantaine, répond M. Lauth.

-- Quelle étendue avait le plus grand?

-- Un centimètre carré.

-- Quel est le procédé de reconstitution?

-- Des bandes de papier pelure, très mince et très transparent.

-- Appliquées comment.?

-- Sur l’envers.

-- Alors, s’écrie le défenseur, comment le cachet de la poste eût-il
pu être apposé du même côté; extérieurement, sans toucher, par quelque
point, à ces emplâtres, dont les plus distantes étaient éloignées de
quelques millimètres, sans que le papier, témoignant de l’opération
précédemment accomplie, ne s’interposât entre le signe et la surface
même du document?

Cela est net. Si l’on y ajoute que n’ayant pas été saisi chez
Esterhazy, où il eût pu être retrouvé, normalement, timbré et déchiré,
le petit bleu, intercepté à la poste, eût été produit, nécessairement
timbré et intact, on comprendra sans peine que, recueilli où il fut
subtilisé, c’était émietté et non timbré qu’il devait être. Pas une
minute, le chef d’état-major ne s’y fût trompé.

Alors? Quel eût été l’intérêt du lieutenant-colonel Picquart à cette
impossible et inutile fraude?

Cela est de toute logique. Mais, à la fin de leur carrière, ni Lauth,
ni Gribelin n’auront encore compris!

Mais voilà que se produit un incident de tel ordre qu’il prête matière
à réflexion.

Sans s’y attendre précisément, sans en deviner la nature, on
pressentait que, d’une manière quelconque, il y aurait diversion. Le
calme du lieutenant-colonel Picquart, sa volonté de correction, ses
paroles, ses silences, son attitude le servaient trop bien pour qu’il
ne fût pas essayé de l’en faire sortir.

Et soudain, sur une contradiction, là, dans le prétoire, à cette barre
soi-disant respectée, ce cri éclate:

-- Vous en avez menti!

C’est M. Henry, rouge, gros, court, apoplectique, la mâchoire tendue,
les yeux flamboyants, l’aspect d’un sanglier forcé dans sa bauge,
qui vient d’ainsi outrager le colonel Picquart.

Cependant, le bras levé sur la face aux yeux de haine ne s’est point
abattu. Par un suprême, un surhumain effort de volonté, il est retombé
vers la barre tandis que d’une pâleur de cire, les dents serrées,
l’insulté répliquait seulement, respectueux de soi-même, du lieu, et
du commun habit:

-- Vous n’avez pas le droit de dire cela!

Puis, aux jurés, d’une voix frémissante:

-- Vous les avez vus! Henry, du Paty de Clam, Gribelin, Lauth, les
artisans de l’affaire précédente. Moi, j’ai pensé qu’il fallait suivre
ma conscience. J’ai été outragé, par des journaux payés, pendant des
mois, sans pouvoir me défendre. Je sais que j’exposais ma carrière et
peut-être demain serai-je chassé de cette armée que j’aime, à laquelle
j’ai donné vingt-cinq ans de ma vie! Cela ne m’a pas arrêté, parce que
je devais chercher la vérité et la justice. J’ai cru rendre ainsi un
plus grand service à mon pays et à l’armée. J’ai fait mon devoir
d’honnête homme.

Et il a expliqué l’état d’esprit du 2e Bureau, quant à la condamnation
de Dreyfus, l’Arche sainte; il a montré Henry, du Paty de Clam, Lauth,
Gribelin, plus ou moins, suivant leurs capacités, exécuteurs
testamentaires de Sandherr et PRÊTS À TOUT plutôt que de laisser
toucher à l’œuvre commune, légitime ou non...

En réponse, M. le général Gonse (je l’ai vu), a allongé une tape
amicale dans le dos de M. Henry qui a dit:

-- Allons-y!

Et ce qu’avait insinué M. Lauth, il l’a repris à son compte avec plus
d’insistance que n’ayant pas reçu personnellement le petit bleu, il le
supposait de l’invention de ses chefs d’alors.

Oh! les haines de subordonnés, que même l’égalité survenue n’apaise
pas!

Il a dit aussi: « Jamais la pièce « Canaille de D. » n’a eu de
rapport avec l’affaire Dreyfus, jamais, jamais! »

Cependant, à la reproduction, on y compléta le nom!

A sa suite, le général Gonse a protesté contre le sobriquet de
Gonse-Pilate que lui a décerné un journal, au sujet de l’envoi du
subordonné devenu encombrant vers les parages de Gabès.

Puis, Me Demange, si amusant au sens pittoresque du mot, avec sa
physionomie fine, comme masquée de robustesse, en redingote, ce qui,
dans l’endroit, paraissait anormal; la langue assez preste pour déjouer
-- oh! par inadvertance -- la vigilance du président, a lâché dans un
chassé-croisé de demandes et réponses, éclatant comme feux
d’artifices, la confidence de M. Salles.

Dans son rapport, M. le commandant Ravary avait déclaré que Dreyfus
avait été condamné légalement.

-- Légalement?

-- Non. Une violation de la loi avait été commise.

-- Le témoignage de M. de Salles?

-- Oui.

-- La pièce secrète?

-- Oui.

-- Communiquée aux juges hors la défense et l’accusé?

-- Mais oui! Puisque, moi, je n’ai jamais vu que le bordereau!

Et le fait était établi!

M. Ranc le souligne ironiquement, dans l’hommage qu’il rend à Zola. M.
Pierre Quillard traduit quelles furent nos impressions, à tous, aux
récentes audiences du Cherche-Midi.

Et c’est le tour de Jaurès.

Oh! la superbe harangue, tout enflammée de généreuse colère et d’une
maîtrise de déduction incomparable!

Emporté par son élan, il finit par s’adosser au tribunal pour
s’adresser à l’auditoire; et sa voix, son geste, sa force
d’argumentation, l’irrésistible magie de sa phrase, domptent quiconque
est capable d’en ressentir la puissante beauté.

Lui aussi assistait à ce mémorable procès Esterhazy!

Et il dit sa stupeur du huis-clos, quant aux expertises d’écriture; de
l’attitude prise envers le lieutenant-colonel Picquart -- cette
substitution sans précédents du témoin à l’accusé!

Il dit l’absence d’enquête, quant à la dame voilée, quant au document,
soustrait par qui, rapporté comment? Pourquoi n’a-t-on pas arrêté
Esterhazy le restituant -- si on ne le lui avait pas fait tenir, non
comme une cartouche, mais comme un cordial?

C’est d’une beauté d’éloquence et d’une puissance de logique qui
forcent même les adversaires à l’admiration, presque à l’enthousiasme.

Et quand il conclut à la suprématie de la défaite dans la vérité sur
la victoire dans le mensonge ou l’erreur, vraiment le prétoire est
devenu le Forum.

C’est là-dessus qu’il aurait fallu lever la séance, et non sur
l’exhibition, trop comique pour n’être pas un peu pénible, du pauvre
M. Bertillon.

Il est fonctionnaire; il « brûle » de parler, mais il ne le peut.

A défaut de révélations, il stupéfie l’assistance par un schéma qui
résume son expertise graphologique; le schéma, en vertu duquel Dreyfus
fut condamné et où l’on distingue un escargot, un cœur, des flèches,
une forgerie, des bastions, un chemin de ronde et une inscription,
entre autres: « Feu partout! »

Les jurés, auxquels on a passé des exemplaires, contemplent,
retournent; un, même, regarde au travers.

La nuit tombe: « Araignée du soir, espoir! » Cependant que deux
généraux (j’aurai la générosité de ne les point nommer), s’imaginant
tout de bon qu’il s’agit d’un plan stratégique, prennent en mépris
l’infortuné Bertillon qui se tortille à la barre, comme en proie à de
violentes tranchées.

-- Quel âne! dit l’un, doctoralement. Non, mais, croyez-vous, quel
âne!...


VII.

LA JOURNÉE DES AUGURES

13 février.

Elle débute bien! La Libre Parole de ce matin a, sous ce titre « Le
défenseur de Zola, » publié le filet suivant:

« L’Intransigeant posait hier cette indiscrète question:

« Un de nos lecteurs nous demande si nous connaissons, au barreau de
Paris, un avocat d’origine germanique, naturalisé Français, qui a
épousé une juive anglaise, et dont le père, resté Allemand, est
présentement inspecteur dans une compagnie de chemins de fer
d’outre-Rhin. »

» Cette question vise-t-elle Me Labori, le théâtral défenseur de Zola?

» Ce qui est certain, c’est que, comme tous ceux qui, de près ou de
loin, ont trempé dans le complot anti-français, Me Labori a des
attaches étrangères.

» Il a, en effet, épousé une demoiselle Ockey, protestante anglaise,
après son divorce avec M. de Pachmann, un Allemand si je ne me trompe,
dont elle a deux enfants, que leur père vient visiter dans leur
nouvelle famille.

» Je ne donne ce renseignement qu’afin d’établir que Me Labori a pu
subir des influences qui ne sont pas précisément nationalistes, me
gardant bien de l’imiter en faisant intervenir des femmes qui n’ont
rien à faire dans le débat. »

C’est Labori qui en donne lecture, lui-même, au début de l’audience,
d’une voix calme, mais infiniment dégoûtée. Puis il ajoute:

» -- Je ne me livrerai à aucun commentaire. Je répondrai par des faits,
pour l’unique et dernière fois:

» Je ne suis pas naturalisé Français. Je suis né à Reims d’un père
français.

» Ma femme n’est pas israélite.

» M. de Pachmann, que personnellement je ne connais pas, est Russe,
natif d’Odessa, et même sénateur russe.

» Mon père est Alsacien. Depuis quarante-cinq ans il est au service de
la Compagnie de l’Est. En 1870, il a été chargé des opérations
d’embarquement des troupes au camp de Châlons. En 1871, il a été
délégué pour reprendre des mains des Prussiens le service des chemins
de fer et ce n’est pas là où il a fait le moins preuve de son
patriotisme. Depuis 1871, il est chargé d’organiser la défense
nationale dans sa section, d’accord avec la section technique du
ministère de la guerre.

» En 1891, il était décoré de la Légion d’honneur spontanément, sur la
proposition du quatrième bureau du ministère de la guerre et du
général de Boisdeffre, qui lui a envoyé une lettre de félicitations.
Vous apprécierez, par cela, ce que valent certaines attaques. »

L’impression ressentie est si vive, que Jaurès maintenant, contre un
démenti télégraphique de M. Papillaud, le propos qu’il a affirmé tenir
de celui-ci: « Lorsque le Matin a publié le fac-similé du bordereau,
m’a dit Esterhazy, je me suis senti perdu »; que la fin de comparution
de l’infortuné Bertillon; que les dépositions de MM. Hubbard, Yves
Guyot (traitant le jugement d’Esterhazy de « parodie de justice »)
passent dans une sorte de brouhaha.

Mais M. Bertillon a ouvert le défilé des grotesques, des experts
professionnels, jurés, patentés, assermentés -- sur la foi desquels on
condamne le pauvre monde! A part deux ou trois hommes raisonnables, et
même fins, discernables d’emblée, à quelles exhibitions fantastiques
n’allons-nous pas assister?

S’ils se peuvent regarder sans rire, c’est tant mieux pour eux! Mais
nous autres, infortunés profanes, quelle que soit la majesté du lieu
et la gravité des circonstances, il nous a été impossible, maintes
fois, de garder notre sérieux.

Comment en serait-il autrement? M. Bertillon, samedi, avait rendu
cette sentence: « On ne saurait se fier à des preuves seulement
graphiques ». M. Teyssonnières, lundi, fait cette proclamation:

« La graphologie, c’est le sabre de M. Prudhomme! » Hier aussi, M.
Charavay formule cet aveu: « L’expertise d’écritures est insuffisante
à motiver une condamnation. »

-- Et voilà pourquoi votre fille est muette! comme dit le bon
Sganarelle.

Mais ils sont tout de même d’accord, ces experts, à reconnaître que
leur science imprécise, contradictoire, ne peut être qu’indicatrice et
nullement déterminante.

On ne l’ignore pas; on leur sait gré d’en convenir; mais le régal de
malice n’est que plus fécond par la récidive, et davantage apprécié.

Voilà d’abord M. Teyssonnières, aberré de vanité, gonflé d’importance,
et que hante à blanc, dans le vide, la monomanie de l’incompatibilité.
Seigneur! qu’il est prolixe, et diffus, et solennel Il croit que «
c’est arrivé »; pour de vraies insignifiances se défend contre des
imputations que personne ne formule; s’étend en considérations
kilométriques sur des faits tout personnels. Il paraît qu’à
l’entendre, son gendre et le frère d’icelui se sont précipités dans le
camp adverse; qu’aussi M. Trarieux et M. Scheurer-Kestner, sur
production de ses données graphologiques, ont subi le même effet de
conversion à rebours.

Une idée le possède: qu’on a voulu le corrompre. Veinard! Ces choses-là
n’arriveraient pas à ceux qu’on traite de « vendus! » Mais qui a voulu
le corrompre? Ah! cela il ne le sait pas!... Qui, selon lui, fut
l’intermédiaire? M. Crépieux-Jamin.

Comment M. Grépieu-Jamin, cette hermine, l’ex-dentiste de M. Drumont,
et que celui-ci soutint mordicus, jadis, au cours de 1895, en tant qu’
« aryen pur » contre ce demi-intellectuel, ce « cosmopolite » de
Lombroso?

Pas possible!...

Et le pourquoi de la corruption? Ici, nous tombons dans le
fantastique. C’est en 1897 que cette tentative est esquissée, pour un
rapport fait en 1894, et alors que l’auteur n’était chargé d’aucune
nouvelle expertise!!!

On ne l’en fera pas démordre -- c’est sa gloire! Comme aussi
l’aventure de son dossier d’expertise renfermant le fac-similé du
bordereau, qui, le seul non encore restitué aux Archives de la Guerre,
volage autant que le « document libérateur », égaré avant
l’indiscrétion commise au bénéfice du Matin, se retrouva par miracle
rentré au bercail, derrière une porte, peu après...

Quels mystérieux inconnus pouvaient l’y avoir déposé? (La suite au
prochain numéro.)

M. Trarieux, avec un bon sens un peu dédaigneux, réfute ces pauvres
commérages.

Rien n’est plus drôle que d’entendre l’ancien ministre, de sa voix
posée, détailler ces insanités!

Toutefois, Labori est parvenu à extraire de M. Teyssonnières que les
caractères du bordereau étaient « d’une écriture naturelle, modifiée
par les circonstances. »

C’est toujours ça!

M. Charavay, petit, chevelu, barbu, gai comme tout, dans son infirmité
occasionnelle, s’exprime par signes et par syllabes gutturales. Si
l’abbé de l’Épée revenait, l’adoption serait immédiate.

Mais il a un roulis d’épaules joyeux quand on lui parle du colimaçon
du collègue. Et il s’en va sans avoir rien dit, décochant seulement la
flèche du Parthe que j’ai signalée plus haut.

Après lui, ce sont MM. Pelletier, Gobert, qui se refusèrent, en 1894,
à reconnaitre, dans le bordereau, la main d’Alfred Dreyfus.

Naturellement, plus que jamais:

-- La question ne sera pas posée.

Et voilà le Trio des Experts, bouffe, inénarrable, dépassant
l’opérette et même la féerie, les Minos, Eaque et Rhadamante
d’offenbachique mémoire!

Couard, un colosse dont la tête est tout en menton. Le reste n’a l’air
que d’un accessoire, d’une annexe, d’un superflu, d’un luxe: le
couvercle de l’encrier, le bout de l’œuf à la coque qu’a décapité le
couteau. Quand il parle, mâchant les mots dans son formidable appareil
buccal, vous prend une inquiétude de cauchemar: il semble que le
maxillaire se déclanche, et que la partie inférieure ne pourra jamais
remonter, va demeurer là, bayante, sur le thorax.

Belhomme: M. de Lacretelle ressuscité, ou Latude affranchi. Haut,
voûté, des yeux foncés dans une face poudreuse coiffé, barbifié de
toiles d’araignées; jaunâtre, passé, déteint, il apparaît vénérable,
vétuste et décevant, comme une fiole vide retrouvée dans une cave, et
revêtue de la poussière des ans.

Varinard: un roquet hargneux, petiot, jeunet, rageur, le pas cassant,
la voix coupante -- ah! mais!

Sans trop manquer à la majesté du lieu, on se tord. Et le départ
s’opère très tranquillement. Cinq cents personnes, guère plus, aux
abords du Palais.


VIII

LA JOURNÉE DES SAVANTS

15 février.

« Pions, mandarins, scribes, rabbins, byzantins, cuistres, buveurs
d’encre; baladins des cinq continents de l’Institut, quand ils ne sont
pas Belges ou Suisses » ainsi seront traités, d’après les notes que
prend Georges Bonnamour, les hommes dont s’honore universellement la
science et qui vont venir défiler ici: Paul Meyer, directeur de l’École
des Chartes, Auguste et Émile Molinier, Célerier, Bourmont, Louis
Franck, Grimaux, Louis Havet.

C’est que tous, sans exception, chacun selon son mode de travail,
conclueront que le bordereau est de Marie-Charles-Ferdinand
Walsin-Esterhazy.

Alors, ce sont des saltimbanques...

Après qu’a reparu un moment le Trio des Masques; que le général Gonse
est venu confirmer le dire du commandant Ravary (manque de temps pour
tirer au clair la promenade du « document libérateur »); après que M.
Crépieux-Jamin est venu affirmer, aux rires de l’assistance, que
jamais il n’avait eu même la pensée d’attenter à l’incorruptibilité de
M. Teyssonnières -- lequel était le seul d’ailleurs, à l’estimer cent
mille francs! -- M. Paul Meyer, de noir vêtu, les yeux vifs, les
sourcils touffus, la barbe grisonnante avant que de témoigner, a
demandé la parole pour un fait personnel:

Ayant été, dans la France Juive, qualifié de « fils de juif allemand
», voilà ce qu’il tenait à répondre.

-- Je suis né à Paris, de parents français. J’ai été baptisé à
Notre-Dame; j’ai fait ma première communion à Saint-Sulpice; j’ai
confirmé à Saint-Sulpice; j’ai même été élève du catéchisme de
persévérance à Saint-Sulpice jusqu’à l’âge de seize ans.

Il y avait bien de l’ironie et du dédain, dans sa voix...

Quant à sa déposition, c’est une pure merveille de lucidité, de
logique et d’érudition. Les plus ignorants en mesuraient l’ampleur.

Il explique aux jurés comme quoi le report, d’après photographie, sur
zinc, dit « gillotage », employé pour le fac-similé du Matin, ne
permet aucune falsification. Des altérations y sont possibles, par
l’écrasement, à l’usage, mais c’est tout. De là à parler de faux, il y
a loin!

Sans doute, le témoin qui s’est servi de cette expression -- notez
que c’est M. de Pellieux! -- « n’est pas habitué à formuler sa pensée
avec précision. »

Quant au bordereau lui-même, il est, à n’en pas douter, de l’écriture
d’Esterhazy. Est-il « de sa main, » selon l’équivoque derrière
laquelle se sont abrités les récents experts! Sur ceci, aucune
hypothèse négative n’a paru vraisemblable à M. Paul Meyer. Mais il est
un moyen de faire lever tous ces doutes. Si la communication de
l’original du bordereau est jugée impossible, qu’on verse au dossier
les clichés photographiques sur lesquels toute retouche est visible.

Hé bien! mais, que devient le cliché « falsifié » du commandant Lauth?

Enfin M. Paul Meyer conclut:

Si l’on refuse de faire cette preuve, je saurai à quoi m’en tenir.

Je serais bien étonné qu’on la fît!

Car M. Molinier, professeur l’École des Chartes, se réclamant de
vingt-cinq ans d’expertise, vient affirmer qu’en son âme et
conscience, et sous nulle réserve, le bordereau est l’œuvre
d’Esterhazy.

Entre temps ont été lues les dépositions recueillies par commission
rogatoire auprès de mademoiselle Blanche de Comminges et de madame de
Boulancy. Dans cette dernière, il est cité des phrases d’une lettre
d’Esterhazy dans le goût de la correspondance publiée par le Figaro.

Il y est dit:

1° Que le général Saussier est un clown, et chez nous (les Allemands)
nous le mettrions dans un cirque;

2° Que si les Prussiens arrivaient jusqu’à Lyon, ils pourraient jeter
leurs fusils en gardant leurs baguettes pour chasser les Français
devant eux.

. . . . . . . . . . . . . .

M. Molinier, frère du précédent témoin de ce nom, archiviste
paléographe vient, lui aussi, déclarer quelle complète similitude
existe entre le bordereau et l’écriture d’Esterhazy.

M. Célerier de même et aussi M. Bourmont.

La déposition, ou mieux la démonstration de M. Louis Franck, avocat du
barreau de Bruxelles, est des plus intéressantes.

Chacun des jurés a reçu une feuille où sont reproduits le bordereau,
une lettre de Dreyfus, une lettre d’Esterhazy. Tandis que le
démonstrateur, sur le tableau noir, trace à la craie le signe
graphique dont il traite, les assistants peuvent vérifier, sur le
spécimen en leur possession, les ressemblances signalées.

Tout l’abécédaire y passe; et, sans la moindre complication inutile,
sans technicité fatigante, l’opération s’effectue, la preuve se dégage
absolument.

Et M. Louis Franck d’une voix forte, atteste, jure.

Ces deux écritures émanent d’une seule et même personne celui qui a
écrit le bordereau ne peut être que M. Esterhazy!

Le témoignage de M. Grimaux, professeur honoraire à l’École de
médecine, professeur à l’École polytechnique, a été bien poignant.
Tout vibrant de patriotisme, le vieillard qui fut, à l’École
polytechnique, l’instructeur de tant de nos officiers; qui, en 1870,
abandonna un poste à l’abri du danger pour venir prendre sa part du
péril, a des accents d’émotion qui font frissonner la salle en
racontant quelle pression, quelle intimidation furent exercées contre
lui.

Le général Billot, tout d’abord, présenta un décret de révocation au
Conseil des Ministres. Il ne le retira que devant la résistance de ses
collègues.

Ensuite M. Billot, il y a un mois, écrivit au général commandant
l’École polytechnique pour lui demander « si M. Grimaux n’avait pas
pris part à des manifestations hostiles contre l’armée ».

-- Moi! crie le vieux savant que les larmes étouffent, moi, moi!

Et, dans un mouvement d’aussi belle éloquence, ma foi, que l’évocation
des ancêtres de Don Ruy Gomez, il appelle à soi tous les siens tombés
sur les champs de bataille... depuis le grognard de Napoléon qui fut son
aïeul, jusqu’au pauvre enfant qui fut son neveu récemment tué au
Soudan.

Puis il dit comment, dénoncé par la Libre Parole (qui, huit mois
auparavant, l’avait traité de « juif renégat passé au protestantisme
», alors qu’il est catholique) il fut menacé, après trente-quatre ans
de service, d’être révoqué pour avoir, en si noble et si nombreuse
compagnie, signé la pétition qui demandait à la Chambre de maintenir
la garantie légale du citoyen.

Une ovation est faite à M. Grimaux, car son témoignage qu’on voulait
empêcher, ainsi fait envers et contre tous, est un acte de courage
civique dont peu de gens seraient capables.

Avant de quitter le prétoire, il a tenu à serrer la main de Zola,
qu’il voyait pour la première fois -- comme on a l’autre jour, devant
moi, présenté le colonel Picquart à l’auteur de Germinal.

Quel drôle de « syndicat » tout de même, où l’on ne se rencontre
qu’après l’action!

C’est M. Havet, professeur au Collège de France, qui a succédé. Quel
dommage qu’il parle ainsi, en fin de séance, alors que la fatigue
alourdit les cerveaux! Car ce qu’il dit est de premier ordre, comme
puissance de déduction.

Au point de vue graphique, orthographique, grammatical, il n’a pas une
seconde d’hésitation: le bordereau est d’Esterhazy.

Il démonte les phrases, en explique le mécanisme, et, de la contexture
des textes, fait surgir la conviction. Dreyfus écrivait le français
très correctement. Le bordereau, les lettres d’Esterhazy, sont de même
tournure, ont la même marque de fabrique.

-- C’est pensé en langue étrangère, dit M Havet. Et, ma foi, quand on
songe aux lettres à madame de Boulancy, il y paraît!

Paris est pacifique, il semble se ressaisir. Mais les intéressés
supporteront-ils cela?


IX

LA JOURNÉE DE LA MENACE

16 février.

Comme l’on pouvait s’y attendre, voilà le sabre tombé dans la balance,
et l’emportant de tout son poids! La Force n’aime pas la controverse,
atteinte à sa suprématie!

Une légère discussion au début, entre Leblois et M. de Pellieux
(celui-ci s’appliquant à démontrer, par la nature des pièces énumérées
dans le bordereau, qu’Esterhazy n’en pouvait être l’auteur), a amené
le général, très discret, très expert, à employer un argument oratoire
dont le sens et l’intention n’échapperont à personne -- pas même aux
intéressés qu’on suppose un peu trop simples, à la fin!

Personne ne souhaite la guerre, tout le monde la craint: en Allemagne
comme en France. Mais de là à supporter que le spectre en soit tiré de
l’armoire aux Croquemitaines et intervienne soit dans la presse dite
patriote, soit dans des harangues forcenées, soit ici, aux débats, dès
qu’est supposée la moindre velléité d’indépendance, ah! non!

Le jour où quelque pauvre diable, chauffé à blanc, attenterait à la
paix du monde, on s’expliquerait là-dessus, pour savoir qui lui a
glissé, dans la main, la trique ou le caillou.

Mais, quant aux jurés, c’est suffisant que, tous les jours, leurs
noms, professions et adresses soient publiés -- et, sans doute,
bientôt après et selon leur verdict, la façon de s’en servir! -- sans
qu’un officier supérieur y vienne joindre l’avis que « le danger est
peut-être plus proche qu’on ne le croit » et que « c’est à la
boucherie » que l’on conduira leur fils!

Sous-entendu: si vous admettez qu’on puisse douter de
l’infaillibilité des chefs; si vous acquittez M. Zola.

Si ce n’est pas ce qui s’appelle une grande manœuvre, je veux bien
être pendue!

Les petites manœuvres de M. Teyssonnières, moins brillantes, n’ont pu
éblouir personne et ont jeté un vilain jour sur le tréfonds de son
âme.

Savez-vous ce qu’il a fait?

On sait que, rayé du tableau des experts pour irrégularité grave, il
dut à M. Trarieux d’être inscrit ailleurs, de pouvoir gagner sa vie,
d’être, au point de vue de la fonction, en quelque sorte réhabilité.

Comment a-t-il reconnu cela? On se rappelle que lundi, à cette même
place, devant la barre, débordant de componction, il protestait que sa
« reconnaissance ne finirait qu’avec ses jours. »

Hé! bien, la correspondance de son bienfaiteur, il s’en est allé mardi
la livrer à la Libre Parole et il en est résulté un article on ne peut
plus outrageant pour l’ex-objet de sa gratitude.

Quel brave homme, ce Teyssonnières, la noble conscience et l’excellent
cœur!

Du coup, M. Trarieux se fâche; combat la fausseté de ces assertions;
communique, à la Cour, des lettres dont le président donne lecture et
qui, par leur date, par leur texte, établissent le non-fondé des
imputations qu’inspira le témoin.

Celui-ci est contraint à le reconnaitre publiquement, à désavouer le
dit article, à en décliner la responsabilité! Il n’en est que
l’instigateur, pas l’auteur; il n’a fait que fournir les lettres, les
matériaux, et indiquer l’interprétation à leur donner.

C’est déjà bien!

Sans compter que, précédemment, M. Scheurer-Kestner l’a obligé, aussi,
à convenir d’une inexactitude dont l’étrangeté mérite attention.

Le 11 juillet, lors de la deuxième et dernière visite que lui fit
l’expert, l’honorable sénateur, ne s’occupant que de la corrélation
entre l’écriture de Dreyfus et celle du bordereau, ignorait totalement
le nom et jusqu’à l’écriture de M. Esterhazy, lesquels devaient lui
être révélés seulement en novembre. Il ne pouvait donc en parler à M.
Teyssonnières.

Or, celui-ci, qui tient paraît-il un journal de ses impressions et
aventures quotidiennes, y a introduit à cette date, soit quatre mois à
l’avance, au sujet des spécimens d’écritures consultés en cette
entrevue, le nom d’Esterhazy.

-- Qui vous l’avait appris? interroge le défenseur.

-- La rumeur publique...

-- Oui-dà? Et la dénonciation de M. Mathieu Dreyfus est du 18
novembre!

Maintenant, voici ensemble M. Paul Meyer et M. le général de Pellieux.

Celui-ci n’est pas une bête: il s’en faut!

Tant qu’il s’est senti sur son terrain, drapeau, chapeau, honneur,
valeur, il a profité de l’avantage. Mais maintenant, il sent que ça
glisse et ne s’aventure qu’avec prudence.

Tandis que le savant, avec sa bonhomie un peu narquoise, se meut à
l’aise; observe doucement qu’en pareille matière « les déclarations
retentissantes » ne sont de rien. Lui, qui sait à peine distinguer
entre la vallée de Barcelonnette et la vallée de la Meuse, s’il avait
des troupes à y placer, il serait bien malheureux et « gafferait »,
c’est sûr. Ses yeux pétillent de malice, derrière les vitres de son
lorgnon...

Puis, dès un accord sur la presque exactitude du fac-similé du Matin,
le duel s’engage.

Il n’est pas long. A la quatrième reprise, le militaire est désarmé.
M. Paul Meyer s’est contenté de réitérer la même question:

-- Comment expliquez-vous que le fac-similé de 1896, presque conforme,
d’après vous, à l’original, reproduise l’écriture d’Esterhazy, dont
personne alors ne parlait?

C’est le coup du journal de Teyssonnières! Tout le monde, par double
vue et sortilège, avait pressenti Esterhazy!

Mais ces assauts, si intéressants qu’ils puissent être, se
ressentaient du préambule: de la menace formulée par M. de Pellieux, et
aussi de l’effet produit par le lapsus qui lui avait fait dire,
parlant de Dreyfus « Coupable, ou non. »

Soit, la confrontation de M. Paul Meyer, avec l’illustre Couard
(lequel a apporté un rapport sur la substitution de l’étendard de
Jeanne Hachette, à Beauvais, pour établir que le bordereau n’est pas
d’Esterhazy!), et où le professeur s’est contenté de dire à l’élève,
avec une bonhomie malicieuse, « qu’il n’était pas gentil »; la très
intéressante déposition technique de M. Paul Moriaud, regardé de
travers, parce que Suisse, comme hier, l’avait été son émule d’égal
mérite, M. Louis Franck, parce que Belge -- sont demeurées au
second plan devant la gravité de cette intervention armée, usant de la
peur comme moyen d’intimidation.

Jugez donc en paix, bons jurés! Tâchez de maintenir l’équilibre entre
le respect de votre conscience et le souci de votre sécurité.

Dehors, personne toujours. On n’a pas encore eu le temps de prévenir...


X

LA JOURNÉE DU « COUP DE MASSUE »

17 février.

Une séance inénarrable, telles que durent être les assises du tribunal
révolutionnaire; un auditoire soulevé de passions diverses, échangeant
des invectives, tout prêt d’en venir aux mains -- et, pour les
quelques rares observateurs en possession de leur calme, doués d’un
peu de philosophie, un spectacle de démence dont les mots ne sauraient
que faiblement rendre l’inanité.

Que s’est-il donc passé?

Ceci.

Depuis le début du procès, l’élément militaire est outré d’avoir à
comparaître et à répondre, d’être assimilé, sous le joug de la loi
commune, à l’élément civil.

De jour en jour, cette exaspération n’a fait que grandir. Habitués à
exercer une autorité presque sans limites, à ne rencontrer jamais
aucune sorte de résistance, les officiers ont pris toute question pour
une offense et toute réserve dubitative pour un outrage personnel.

Les commentaires de la presse, les manifestations de l’auditoire, les
potins de corridor, ont envenimé le malentendu, préparé l’éclat.

Toutefois, quel qu’en fût leur énervement, les généraux avaient
supporté, sans briser les vitres, les confrontations avec des « pékins
». Mais, aujourd’hui, ils se sont rencontrés à la barre,
contradictoirement, avec un subordonné, leur égal devant la justice!

De quelque façon respectueuse que le soldat remplit son devoir de
citoyen, on s’imagine sans peine les révoltes de la hiérarchie, les
colères de l’autorité!

Là constatation d’une équivoque, d’une confusion, quant à la date du
bordereau, est venue encore attiser l’incendie, mettre le feu aux
poudres!

C’était après la fin de la démonstration de M. Moriaud; la douce
réapparition de Couard et de Varinard; un retour agressif de M. de
Pellieux; les témoignages de MM. Géry et Héricourt, d’une science si
approfondie et concluant ainsi que leurs collègues.

Quand, soudain d’une controverse apparut ceci: Tout le monde croyait,
dans les bureaux de la guerre que le bordereau était d’avril; les
généraux, aujourd’hui, attestent qu’il est de fin septembre; et le
rapport d’Ormescheville le faisait remonter à février.

Que croire? Qui trompe-t-on ici?

On n’arrive même pas à savoir si le lieutenant-colonel Picquart fut,
oui ou non, délégué au procès Dreyfus par le ministre de la Guerre. On
n’obtient, des trois témoins, que l’assentiment du silence.

Quant au rapport d’Ormescheville, dont, paraît-il, la publication fut
incomplète, le point s’éclaircira plus tard. (1)

(1) Il s’est éclairci. M. Bard, rapporteur de la Chambre criminelle de
la Cour de cassation, s’en étant référé, pour ses lectures, à la
sténographie du Siècle, autorisée par le Président, après affirmation
qu’elle était, de tous points, semblable au texte.

La contradiction flagrante relevée au sujet de la date du bordereau a
passionné les esprits; pendant la suspension d’audience, se tient un
véritable meeting.

Mais quelle fureur de prosélytisme agite donc tous ce gens-là! J’ai
une petite idée, moi aussi, mais sans la démangeaison de la faire
partager à personne. On ne convainc pas, dans le charivari des
querelles, le tohubohu des gestes, la mise en scène des colères ou des
indignations.

Tandis que des injures et presque des horions s’échangent, trois vers
de Hugo me chantent en mémoire:

Oh! je sais qu’ils feront des mensonges sans nombre,

Pour s’évader des mains de la vérité sombre!

Qu’ils s’en iront en disant: « Ce n’est pas moi, c’est lui! »

. . . . . . . . . . . . . .


A la reprise d’audience, M. le général de Pellieux s’est avancé vers
la barre.

-- La défense a lu tout à l’heure, publiquement, un passage du
rapport du commandant d’Ormescheville qui n’avait été lu en 1894 qu’à
huis-clos.

» Je demande alors à parler... Je répéterai le mot si typique du
colonel Henry; on veut la lumière: « Allons-y! »

» Au moment de l’interpellation Castelin, il s’est produit un fait que
je tiens à signaler. On a eu, au Ministère de la Guerre, la preuve
absolue de la culpabilité de Dreyfus. Et cette preuve, je l’ai vue!

» Au moment de cette interpellation, il est arrivé, au Ministère de la
Guerre, un papier dont l’origine ne peut être contestée et qui dit --
je vous dirai ce qu’il y a dedans: « Il va se produire une
interpellation sur l’affaire Dreyfus. Ne dites jamais les relations
que nous avons eues avec ce juif. »

» Je l’affirme sur mon honneur, et j’en appelle à M. le général de
Boisdeffre pour appuyer ma déposition.

» Voilà ce que je voulais dire. »

Sur le visage de celui qui sait tout, quelque chose d’indéfinissable a
passé. Et dans la foule des exclamations, des cris, des bravos, des
défis, des insultes, nous demeurons irréductibles, méfiants, dans
l’attente...

Labori, Clemenceau se dressent au banc de la défense:

-- Cette pièce, qu’on l’apporte! Le fait est postérieur au jugement de
1894. Il n’y a pas de huis-clos. Un document, quel qu’il soit, ne
constitue pas une preuve, s’il n’a pas été discuté. Les affirmations,
les paroles de soldat ne suffisent pas! C’est trop d’équivoques à la
fin.

Mais les généraux sont lancés.

-- La revision? s’écrie M. de Pellieux. La communication de la pièce
secrète n’est pas prouvée!

-- Si! Si!

Ces cris jaillissent de toutes parts. Les exclamations, les
interpellations se croisent:

-- Demandez à M. de Salles!

-- Hé! bien, et Me Démange?

-- Et le distinguo du général Mercier?

C’est un tumulte sans nom! et comme Labori se refuse à continuer le
débat avant que M. de Boisdeffre (qu’on est allé chercher) n’arrive;
comme M. de Boisdeffre n’arrive pas, le président, très sagement, lève
l’audience... sans que personne ou presque personne, se soit aperçu de
l’entrée et de la sortie du témoin sensationnel: le commandant
Esterhazy.

Extérieurement, la cohue du second jour, de nouveau mobilisée, racole
les passants, s’adjoint les badauds, et hurle.

Vendredi! qu’apportes-tu, paix ou guerre, dans les vingt-quatre plis
de ton manteau?


XI

LA JOURNÉE DU HULAN

18 février.

Manu militari: c’est ainsi que tout se passe, désormais; que la salle
est emplie d’avance, rien que sur vue de l’uniforme ou de la carte du
Cercle Militaire; que les généraux, dont la parole prime la loi, ont
toute licence pour enfreindre les arrêts de la Cour; que le droit de
réponse étant aboli; que le sabre de Damoclès, par un nouvel ultimatum
de M. de Boisdeffre, est suspendu à nouveau, au-dessus du front des
jurés. -- « Sans haine et sans crainte », dit la formule légale! --
et qu’un invisible tambour semble rouler, commande dans le sanctuaire
des lois!

M. de Pellieux avait laissé échapper le mot, avant-hier: « J’en ai
assez, à la fin! »

On en a eu assez à la fin, de cette justice civile qui, malgré que
bien zélée, avait, impuissante, laissé filtrer la lumière; de cet Ordre
des avocats exigeant d’un officier supérieur le respect du barreau; de
cet auditoire mi-partie, acclamant tantôt Mercier, tantôt Picquart.

On a mis bon ordre à cela.

L’assistance, maintenant, hue Labori, lorsqu’il prononce les mots
d’équité et de droit; M. Delegorgue mène l’affaire à la houzarde... les
intellectuels qui viendront n’auront qu’à bien se tenir!

Même, si bous ne sommes pas sages, il ne faut point désespérer qu’une
heureuse négligence laisse envahir le prétoire par les clients
ameutés, encore actuellement en bas.

Tout peut arriver. M. Lannes de Montebello, indûment revêtu de la
robe, tentera bien d’assommer notre confrère Paul Desachy, coupable
d’avoir crié « Vive la République! »

C’est que M. de Boisdeffre, accouru à la rescousse de M. de Pellieux,
va non seulement confirmer son dire, quant à l’exactitude et
l’authenticité de la fameuse pièce de 1896, mais encore amplifier sur
son ultimatum aux jurés. Il ne parlera pas de boucherie, lui, mais de
démission en masse de l’État-Major; il dénouera son tablier tricolore
et, le tendant aux douze pacifiques citoyens qui apprécient « sans
crainte » et délibèrent « en liberté », il leur dira: « Voilà. Si vous
n’avez pas confiance, vous n’avez qu’à parler! »

Ses subordonnés, dans la salle, trépignent, en délire; commencent à
faire taire les « pékins ».

Nous sommes vraiment à un tournant de l’histoire, suivant l’heureuse
expression de Labori. Le Ministère de la Guerre refuse, brutalement,
toute communication légale des pièces dont il est le détenteur; pour
protéger madame de Boulancy, présente au Palais, à quelques mètres de
là, contre son cousin Esterhazy, qui l’a menacée de mort, et qu’elle
puisse venir témoigner, ni le président, ni l’avocat-général ne lui
veulent accorder la protection de deux gardes.

Comme ils ont tous soif de la vérité!

Et ce que le colonel Picquart doit les exaspérer, avec son calme
esprit d’examen, sa lucidité singulière! Il vient préciser que Lauth
et Gribelin avaient le mot de son armoire; que le dossier
complémentaire a circulé beaucoup plus qu’on ne l’a prétendu; que la
pièce « Cette canaille de D... », entre autres, a séjourné pendant
assez longtemps au pouvoir de M. Du Paty de Clam.

N’était-ce pas, précisément, le « document libérateur »?

-- Il y a même telle de ces pièces dont il serait bon de
vérifier l’authenticité. Il y en a une, notamment, qui est arrivée au
Ministère à un moment bien déterminé, au moment où le commandant
Esterhazy avait besoin d’être défendu, où il était devenu nécessaire
de bien prouver que l’auteur du bordereau était un autre que lui. Eh
bien! elle est arrivée à point, paraît-il. On ne me l’a jamais
montrée, mais on m’en a parlé, tout en ne voulant jamais me dire d’où
elle venait. Mais je trouve que cette pièce, étant donné le moment où
elle apparaissait, étant donnés surtout les termes dans lesquels elle
était conçue, termes qui sont absolument invraisemblables, eh bien!
cette pièce, il y a lieu de la considérer comme un faux.

Labori se penche:

-- Ne serait-ce pas celle qu’invoquait hier M. de Pellieux?

-- C’est celle dont a parlé M. le général de Pellieux; s’il n’en
avait pas parlé hier, je n’en aurais pas parlé aujourd’hui. C’EST UN
FAUX!

Mais le général Gonse contredit, en ajoutant son attestation, quant à
l’authenticité de ladite pièce, aux formelles affirmations de MM. de
Pellieux et de Boisdeffre.

Et M. Esterhazy apparaît.

J’ai fait son portrait en janvier, ici même, lors de sa comparution
devant le Conseil de guerre. Je n’ai que peu de traits à y ajouter.

Il semble encore plus « embusqué » que précédemment, dans tous les sens
du mot plus hérissé de méfiance. Il a le bec crochu, le crâne chauve,
la tête aplatie, la prunelle fugace des carnassiers à larges ailes.

Mais il ne plane pas...

Comme un oiseau de proie sur un perchoir, il va demeurer là, fixé à la
barre, les paupières clignantes, un bref frisson aux épaules.

Que va-t-il répondre? Rien.

Il ne répondra pas: il méprise Zola...

Me Tézenas a bien compris que c’était la seule tactique possible; que
même les oui, les non, auraient leurs dangers. Son subtil esprit l’a
servi à merveille, et l’on ne peut qu’admirer l’ingéniosité du détour.

Mais la scène est shakespearienne, étouffante pour les assistants.

Me Albert Clemenceau, sans aucune sorte d’arrogance, s’élevant, par le
ton, à la hauteur tragique de la situation, mais implacable comme un
justicier, interroge, interroge, interroge.

Entre chaque question est une minute de silence, solennel, écrasant
Voilà qu’on en revient aux lettres, à celles qu’il a reconnues

« Les Allemands mettront tous ces gens-là (les Français) à leur vraie
place avant qu’il soit longtemps. »

« Voilà la belle armée de France! C’est honteux!... Mais je ne partirai
pas sans avoir fait à toutes ces canailles une plaisanterie de ma
façon. »

« Nos grands chefs, poltrons et ignares, iront une fois de plus,
peupler les prisons allemandes. »

« Le général Saussier est un clown que les Allemands mettraient dans
des baraques de foire. »

« Si les Prussiens arrivaient jusqu’à Lyon, ils pourraient jeter leurs
fusils en gardant les baguettes pour chasser les Français devant eux
».

Puis ceci, de vie privée, quant à l’amoureuse ayant cessé de plaire:

« Je la hais, tu peux m’en croire, et donnerais tout au monde pour
être aujourd’hui à Sfax et l’y faire venir. Un de mes spahis, avec un
fusil qui partirait comme par hasard, la guérirait à tout jamais »

Enfin la lettre contestée, la seule, et sans que le fait encore ait
été éclairci par des enquêtes et expertises contradictoires (1)

(1) Authentifiée depuis, par ordonnance judiciaire.

« Ce peuple ne vaut pas la cartouche pour le tuer. Si ce soir on
venait me dire que je serai tué demain, comme capitaine de Uhlans, en
sabrant des Français, je serais certainement parfaitement heureux...
Comme tout cela ferait triste figure dans un rouge soleil de bataille,
dans Paris pris d’assaut et livré au pillage de cent mille soldats
ivres!

» Voilà une fête que je rêve.

» Ainsi soit-il! »

J’observe les officiers, là-bas. Pas un qui bronche, pas un qui bouge!
Ils semblent ne pas entendre, ne pas comprendre ces choses dont le
cœur me bat à rompre, dont j’ai les tempes trempées de sueur!

Leur solidarité ne s’émeut pas! Leur patriotisme accepte! Il y a
cependant là de braves gens, de nobles hommes? A quoi pensent-ils
donc? A qui pardonneraient-ils ces blasphèmes? Qu’y a-t-il donc
entre cet homme et eux?

Les officiers du 74e de ligne, ses collègues à Rouen, n’avaient pas
telle résignation, rapporte Huret, en ce moment à la barre; le
tenaient pour suspect, le traitaient de « rastaquouère ».

Pas un traître, admettons -- mais ces lettres?

Ah! bah! boutade légère, fantaisie qui ne compte pas! « Vive l’armée!
Vive Esterhazy! » sont cris jumeaux. Pourquoi distinguer? On le va
porter en triomphe. « Saluez la victime! » ordonnera un thuriféraire.
Le prince Henri d’Orléans lui viendra serrer la main.

Ce pendant que l’on enjoint aux modérés criant « Vive la France »
d’avoir à militariser leur acclamation; et que l’on assomme, à tour de
bras, ceux qui crient: « Vive la République! »

Le geste est beau! « Au comble de l’émotion, dit le Soir, un officier
qui assistait à l’audience et se trouvait sur l’escalier n’a pu
exprimer ses remerciements à la foule autrement qu’en lui envoyant
des baisers. »

Comme dans les cirques, alors?... aurait écrit Esterhazy.

Et Paris, après dîner, est envahi d’officiers de la réserve ou de la
territoriale, dans les cafés où le bon esprit règne, venant s’offrir à
l’ovation.


XII

LA JOURNÉE DES INTELLECTUELS

19 février.

Une petite séance courte, de déblayage pourrait-on dire; aux fins
d’arriver au réquisitoire, et, peut-être aussi, par une dernière
épreuve, de parvenir à décourager cet admirable lutteur qu’est Labori.

Peine perdue! Il n’est pas de ceux qui défaillent ou désertent! Son
œuvre est faite, d’ailleurs, elle est acquise. Il n’est plus question
que de prolonger l’effort qui sera l’honneur de sa carrière, et
peut-être -- attendez les événements! -- la gloire de sa vie!

Les bons confrères peuvent ricaner « qu’il s’est cassé les reins »;
insinuer qu’il est malade quand il est calme, et qu’il est gris (j’ai
moi-même entendu le propos), quand il est violent; cette excellente
madame P... peut souhaiter qu’on l’écartèle en place de Grève, il est
de taille à supporter le poids des envies et le fardeau des haines.

C’est un « monsieur ».

Comme est un monsieur cet autre, svelte, fluet, impassible, que nous
voyons pour la dernière fois à la barre, et qui répond au nom de
lieutenant-colonel Picquart.

Lui aussi, comme Labori, comme M. Paul Meyer, comme M. Grimaux,
demande à s’expliquer sur un incident personnel; tient à montrer quels
procédés de polémique furent employés pour le déconsidérer.

Le Petit Journal imprima qu’il était marié, divorcé, et faisait élever
ses enfants en Allemagne. -- Je ne suis pas marié; je ne l’ai jamais
été; je n’ai pas d’enfants; et, si j’en avais, ce n’est pas en
Allemagne que je les ferais élever.

Lui, soldat, ne pouvait rectifier. Sa famille l’essaya. Il s’agissait
de faits matériellement inexacts: toute réparation fut refusée.

M. de Pellieux, alors, s’avance: en civil. Il a quitté son uniforme,
dit-il, parce que son rôle est terminé.

Mais le changement de harnais ne l’a pas rendu moins agressif. Et, se
tournant peu à peu vers son subordonné en état de prévention, sous le
coup d’une décision du Conseil d’enquête, donc doublement ligoté, et
qu’a déjà provoqué à égalité de grade, mais non de situation, M.
Henry, le général traite le colonel de Turc à Maure; déclare son
attitude étrange le qualifie de « Monsieur », -- « un Monsieur qui
porte encore l’uniforme de l’armée française et qui est venu ici, à la
barre, accuser trois officiers généraux d’avoir fait un faux ou de
s’en être servi ».

-- Fait, non! S’en être servi, et s’en servir, oui! riposte Georges
Picquart.

Et il ajoute, complétant sa pensée, en cri d’alarme, mais aussi en
flèche du Parthe:

-- Rappelez-vous les papiers Norton!

Picquart est hué; de Pellieux, applaudi. C’est drôle que ce dernier
ne soit pas offusqué par l’uniforme au dos d’Esterhazy!

M. le lieutenant-colonel Picquart salue et sort, comme dans la chanson
de Ferny, ou mieux se case dans la salle.

Pas une fois, au cours de ces débats, et quelques occasions qu’on lui
en ait pu fournir, il ne s’est départi de la correction, de la réserve
absolue qu’il s’était juré d’observer. Mais aussi, s’il a encouru des
inimitiés puissantes, il s’est assuré des sympathies inaliénables et
énergiques.

M. Stock, l’éditeur, vient témoigner quant aux lettres de M. Esterhazy
que lui communique son ami M. Autant fils. Puis il atteste la bonne
foi de M. Zola; dit tenir d’un des juges de Dreyfus « que des pièces
furent montrées secrètement au Conseil; qu’il peut en énumérer quatre
».

Vous pensez si le président le reconduit!

C’est le tour de M. Lalance, député protestataire au Reichstag.

-- Au Reichstag! Encore un étranger bafouille une vieille baderne,
dans mes environs.

Évidemment: il est Alsacien. Mais on sait que cette origine est en
baisse depuis l’intervention de M. Scheurer-Kestner.

Ce que dit M. Lalance? Écoutez: c’est intéressant.

-- Monsieur le Président, je prends la liberté de donner à messieurs
les jurés quelques indications sur les origines de cette affaire. Je
crois que c’est une question qui n’a pas été présentée ici et qui a
quelque intérêt.

» J’ai connu les familles Sandherr et Dreyfus, c’est-à-dire celles de
l’accusateur et de l’accusé; j’ai vécu avec elles, je les ai vues de
près. Sandherr père était un protestant qui s’était fait catholique; il
avait l’intolérance des néophytes.

» En 1870, au moment de la guerre, des bandes dirigées par lui
parcouraient les rues en criant: « A bas les Prussiens de l’intérieur!
» Ces Prussiens, c’étaient les protestants et les juifs. Ces cris
n’eurent aucun écho: les protestants, les juifs et les catholiques ont
fait tous également leur devoir pendant et après la guerre. Il n’y a
pas, en Alsace, de divisions religieuses, pas plus qu’il n’y a de
divisions politiques. Lorsqu’en 1874, on fut appelé à envoyer des
députés à Berlin, ce fut un juif qui proposa la candidature de
l’évêque de Metz; ce sont les curés qui ont fait nommer les députés
protestants.

» M. le colonel Sandherr, que je connaissais depuis son enfance, était
un bon militaire, un brave et loyal citoyen, mais il avait hérité de
son père l’intolérance. De plus, en 1893, il fut atteint de la maladie
cérébrale dont il devait mourir trois ans après.

» Il fut envoyé cette année-là à Bussang, dans les Vosges, pour y
faire une cure. Pendant son séjour, il y eut, à Bussang, une cérémonie
patriotique, la remise du drapeau au bataillon de chasseurs à pied.
Tous les baigneurs s’y rendirent. Auprès d’eux, il y avait un juif,
Alsacien sans doute, qui pleurait d’émotion.

» Le colonel Sandherr se retourna vers ses voisins et leur dit: « Je me
méfie de ces larmes. » Ces messieurs lui demandèrent d’expliquer sa
pensée, et ils lui dirent: « Nous savons qu’il y a dans l’armée des
officiers juifs qui font bien leur devoir, qui sont patriotes et
intelligents. » Le colonel Sandherr répondit « Je me méfie de tous
les juifs. »

» Voilà l’homme, messieurs les jurés, qui a dirigé l’accusation. On
peut supposer qu’il s’est laissé diriger par la passion plutôt que par
la justice.

» Quant à la famille Dreyfus. »

Mais le président coupe court.

Et Labori donne lecture de la magnifique page que voici et dont le
signataire est M. Gabriel Séailles, professeur de philosophie à la
Sorbonne:

« Pourquoi j’ai signé? Homme d’étude, je ne puis apporter ici
que le témoignage d’une conscience libre et sincère. Après le procès
de Dreyfus, l’idée ne m’est pas venue un instant de mettre en doute la
légalité de l’arrêt rendu contre lui.

» Je ne voudrais pas diminuer l’initiative de M. Zola, mais ce n’est
pas lui qui a ouvert le débat: c’est l’inconnu qui a transmis à un
journal du matin le fac-similé du fameux bordereau.

» Ce jour-là, la question a été portée devant l’opinion publique. Il a
été fait appel à la conscience de chacun de nous. On n’échappe pas à
la logique des faits.

» D’autres événements ont surgi, d’autres documents nous ont été
présentés. On nous a montré une écriture qui, de l’aveu de son auteur,
offrait avec celle du bordereau une effrayante ressemblance; nous
avons assisté à un procès dont la marche nous a étonnés.

» Les témoins s’y changent en accusés. Nous avons lu un acte
d’accusation qui nous a déconcertés, parce que nous y avons vainement
cherché ce que nous croyions y trouver. On peut se condamner au
silence, on ne peut s’empêcher de penser.

» En dépit que j’en eusse, mon esprit travaillait sur les données qui
lui avaient été fournies et mes idées se résumaient en ce dilemme, de
deux choses l’une, ou Dreyfus a été condamné sur le bordereau, c’est-à
dire sans preuves, ou il a été condamné sur des pièces secrètes non
communiquées à la défense, c’est-à-dire illégalement.

» Ce jugement presque involontaire m’est tombé lourdement sur le cœur.
Si la loi, qui est notre garantie à tous, que nous pouvons avoir à
invoquer demain, doit être toujours respectée, ne doit-elle pas l’être
surtout quand, dans un individu, ce sont des milliers d’individus
qu’on prétend condamner et déshonorer.

» Comment j’ai été amené à signer une protestation? Le voici:

» Je venais de corriger une leçon de morale, faite par un étudiant.
J’avais dit à ces jeunes gens ce que tous, j’en suis assuré, vous
voulez qu’on leur dise: que la personne humaine est sacrée, que la
justice est intangible, qu’elle ne peut être sacrifiée ni à la
passion, ni à l’intérêt de quelque nom qu’on le décore.

» Pour la bonne foi de M. Zola, les épreuves même qu’il subit
suffisent à l’attester; il a agi avec son tempérament à la façon d’un
homme qui est enfermé dans une chambre où l’air devient étouffant, se
précipite sur la fenêtre et au risque de s’ensanglanter, enfonce la
vitre pour faire un appel d’air et de lumière. »

C’est rudement beau! Si beau que l’assistance daigne écouter, rend
l’hommage involontaire du silence.

M. Duclaux, membre de l’Institut, directeur de l’Institut Pasteur,
l’écrivain auquel sont dues les admirables Lettres d’un Solitaire que
publia le Siècle, dit qu’il signa parce qu’il jugea utile « qu’un
groupe d’hommes libres vînt attester que les débats du procès
Esterhazy n’avaient pas dissipé l’obscurité du premier procès et qu’il
était nécessaire de faire la lumière ».

M. Anatole France, membre de l’Académie française, l’incomparable
styliste, l’incomparable ironiste, qui ne dédaigne pas de joindre à un
subtil talent, d’insoupçonnées et exquises sensibilités, vient
déclarer qu’à son avis Zola « a agi avec courage, pour la justice et
la vérité, dans le sentiment le plus généreux ».

Et madame de Boulancy?

Elle ne vient pas: elle a trop peur.

Et M. Thys?

On y renonce: on lui ferait perdre son emploi.

Et M. Casella?

On y renonce aussi. Quoique... Mais ça, l’avenir en décidera!

Et M. le général Billot? Et M. Souffrain?

C’est la Cour, cette fois, qui y renonce, par un arrêt. Le premier, du
Conseil des ministres, n’aurait pas obtenu la permission de venir; le
second serait introuvable.

Et la lettre du « Uhlan »?

Oh! ça, la Cour n’y tient pas du tout, du tout! Même l’autorisation du
ministre de la guerre, quant à la communication de l’expertise, ne l’a
pas décidée. Et par un arrêt encore, elle biffe ce détail négligeable
du débat.

... Comment donc jugeait-on sous l’Empire? Saint Delesvaux, ora pro
nobis!

Ce soir, le carnaval commence: on ne se retrouvera que mardi. Une
lassitude profonde, immense, est sur nous tous. Même le personnel de
dehors, qui hurle moins...


XIII

LA JOURNÉE d’ÉMILE ZOLA

21 février.

Réquisitoire de M. Van Cassel: la pluie qui tombe; succédané du rapport
Ravary, à l’encontre du colonel Picquart; et vraiment, fantaisie un peu
bouffonne à l’égard de M. Émile Zola.

Je sais bien qu’en ce moment il n’y a pas d’Europe -- nous seuls et
c’est assez! comme dans Médée -- je n’ignore pas qu’il faut être
vendu, traître et espion pour s’apercevoir que d’autres nations
existent, et tenir compte de leur opinion.

Mais enfin, quand demain, après-demain, en Belgique, en Suisse, en
Hollande, en Danemark, en Suède, en Roumanie, en Grèce, en Russie,
pour ne parler que des puissances neutres ou amies, on lira rien que
le début, les deux lignes préliminaires du laïus de l’avocat-général,
je m’imagine la stupeur, le rire, la huée qui les accueilleront.

« Messieurs les Jurés,

-- » Un homme qui a écrit de nombreux romans, qui s’est fait une
notoriété APPARENTE... »

Ira-t-on plus loin? Ira-t-on jusqu’à ce passage où M. Van Cassel,
d’un air dégoûté, dit qu’après tout « les œuvres de M. Zola ne
relevaient que de la littérature, et que la littérature elle-même ne
relevait que de l’Académie »; accuse Zola, avide de renommée, d’avoir
voulu se procurer « le socle le haussant au titre de grand homme
qu’il assume aisément » (sic).

Ceci est plaisant. Ce qui l’était moins, c’était d’entendre ce
dégoulinement de gouttière sous le ciel gris.

C’eût été du patagon, si ce n’était du charabia. Cette fois, l’accusé
a vraiment l’air de souffrir!

S’il y avait eu de la flamme, de la passion, de l’injustice, de la
révolte, de la colère, de l’indignation, un élan de fureur, un cri
d’alarme, au moins c’eût été de la bataille. Mais rien! le néant! Du
macaroni qui file! De la guimauve qui se roule, s’enroule, se déroule,
colle, poisse, glue entre les mains de l’opérateur, dompteur de
serpents pour rhume!

On avait froid. On bâillait ferme. L’un même, pour se distraire, ou
pour couper ses périodes, plongeait son nez aigu dans le drap de lit
qui lui sert de mouchoir -- peut-être bien la bannière de Jeanne
Hachette, le spécimen que Couard apportait dans son petit paquet!

Ce qu’il disait? Ah Dieu, comment s’y reconnaître! Tous, autour de
moi, navrés, avaient lâché le crayon.

Que le « petit bleu », source de la poursuite contre Esterhazy, était
peut-être bien de Picquart, et la communication à l’Éclair aussi; que
les lettres d’Esterhazy, où il est parlé de l’armée et de la France
dans les termes que l’on sait, n’ont aucune sorte d’importance; qu’où
la malignité des adversaires d’Esterhazy s’atteste, c’est dans la
création de cette légende d’accolades entre juges et acquitté, que
dément une lettre à lui adressée par le général de Luxer -- or, ce
sont juste les partisans de M. Esterhazy qui l’ont inventée pour les
besoins de la cause, publiée, divulguée! -- et que jamais, au grand
jamais, M. de Pellieux parlant de boucherie, ni M. de Boisdeffre
parlant de démission, n’avaient eu la moindre idée d’exercer l’ombre
d’une pression sur les jurés!

C’est à peu près tout. Quand il a eu terminé, au restaurant du Palais,
toutes les huîtres étaient ouvertes... Mais le fond de la salle avait
témoigné, pêle-mêle, et parfois de manière si intempestive que c’était
une gaîté, une approbation sans bornes, un enthousiasme sans réserves.

C’est si beau, le talent!


*

* *


Alors, l’homme de « notoriété apparente », l’auteur des
Rougon-Macquart et des volumes de critique qui feront époque dans
l’histoire de l’art, le pauvre « demi-intellectuel » selon Barrès,
s’est levé.

Il lit mal, d’une voix assourdie, tandis que ses nerfs crispés font
frémir les feuilles entre ses doigts. Ah! pauvre grand homme lancé dans
l’aventure, à l’automne de sa vie, toute la santé physique de son être
usée par l’incessant labeur, comme il apparaît touchant et héroïque de
s’être fait le « professeur d’énergie » de toutes nos âmes sans
direction!

« A la Chambre, dans la séance du 22 janvier, M. Méline, président du
Conseil des ministres, a déclaré, aux applaudissements frénétiques de
sa majorité complaisante, qu’il avait confiance dans les douze
citoyens aux mains desquels il remettait la défense de l’armée.
C’était de vous qu’il parlait, messieurs. Et, de même que M. le
général Billot avait dicté son arrêt au conseil de guerre chargé
d’acquitter le commandant Esterhazy, en donnant du haut de la tribune
à des subordonnés la consigne militaire du respect indiscutable de la
chose jugée, de même M. Méline a voulu vous donner l’ordre de me
condamner, au nom du respect de l’armée, qu’il m’accuse d’avoir
outragée...

-- M. Méline n’a donné aucun ordre, interrompt le Président.

... « Je dénonce à la conscience des honnêtes gens cette pression des
pouvoirs publics sur la justice du pays. Ce sont là des mœurs
politiques abominables qui déshonorent une nation libre.

» Nous verrons, messieurs, si vous obéirez. Mais il n’est pas vrai que
je sois ici, devant vous, par la volonté de M. Méline. Il n’a cédé à
la nécessité de me poursuivre que dans un grand trouble, dans la
terreur du nouveau pas que la vérité en marche allait faire. Cela est
connu de tout le monde. Si je suis devant vous, c’est que je
l’ai voulu. Moi seul ai décidé que l’obscure, la monstrueuse affaire
serait portée devant votre juridiction, et c’est moi seul, de mon
plein gré, qui vous ai choisis, vous l’émanation la plus haute, la
plus directe de la justice française, pour que la France enfin sache
tout et se prononce. Mon acte n’a pas eu d’autre but, et ma personne
n’est rien, j’en ai fait le sacrifice, satisfait simplement d’avoir
mis entre vos mains, non seulement l’honneur de l’armée, mais
l’honneur en péril de toute la nation.

» Vous me pardonneriez donc, si la lumière dans vos consciences
n’était pas encore entièrement faite. Cela ne serait pas de ma faute.
Il paraît que je faisais un rêve, en voulant vous apporter toutes les
preuves, en vous estimant les seuls dignes, les seuls compétents. On a
commencé par vous retirer de la main gauche ce qu’on semblait vous
donner de la main droite. On affectait bien d’accepter votre
juridiction, mais si l’on avait confiance en vous pour venger les
membres d’un Conseil de guerre, certains autres officiers restaient
intangibles, supérieurs à votre justice elle-même. Comprenne qui
pourra. C’est l’absurdité dans l’hypocrisie, et l’évidence éclatante
qui en ressort est qu’on a redouté votre bon sens, qu’on n’a point osé
courir le danger de nous laisser tout dire et de vous laisser tout
juger.

» Ils prétendent qu’ils ont voulu limiter le scandale et qu’en
pensez-vous, de ce scandale, de mon acte qui consistait à vous saisir
de l’affaire, à vouloir que ce fût le peuple, incarné en vous, qui fût
le juge? Ils prétendent encore qu’ils ne pouvaient accepter une
revision déguisée, avouant ainsi qu’ils n’ont qu’une épouvante au
fond, celle de votre contrôle souverain. La loi, elle a en vous sa
représentation totale: et c’est cette loi du peuple élu que j’ai
désirée, que je respecte profondément, en bon citoyen, et non pas la
louche procédure grâce à laquelle on a espéré vous bafouer
vous-mêmes.

» Me voilà excusé, messieurs, de vous avoir dérangés de vos
occupations, sans avoir eu le pouvoir de vous inonder de la totale
lumière que je rêvais. La lumière, toute la lumière, je n’ai eu que ce
passionné désir. Et ces débats viennent de vous le prouver, nous avons
eu à lutter pas à pas, contre une volonté de ténèbres extraordinaire
d’obstination. Il a fallu un combat pour arracher chaque lambeau de
vérité, on a discuté sur tout, on nous a refusé tout, on a terrorisé
nos témoins, dans l’espoir de nous empêcher de faire la preuve. Et
c’est pour vous seuls que nous nous sommes battus, c’est pour que
cette preuve vous fût soumise entière, afin que vous puissiez vous
prononcer sans remords dans votre conscience. Je suis donc certain que
vous nous tiendrez compte de nos efforts et que, d’ailleurs, assez de
clarté a pu être faite. Vous avez entendu les témoins; vous allez
entendre mon défenseur, qui vous dira l’histoire vraie, cette histoire
qui affole tout le monde et que personne ne connaît. Et me voilà
tranquille, la vérité est en vous maintenant; elle agira.

» M. Méline a donc cru dicter votre arrêt, en vous confiant l’honneur
de l’armée. Et c’est au nom de cet honneur de l’armée que je fais
appel moi-même à votre justice. Je donne à M. Méline le plus formel
démenti: je n’ai jamais outragé l’armée. J’ai dit, au contraire, ma
tendresse, mon respect pour la nation en armes, pour nos chers soldats
de France qui se lèveraient à la première menace, qui défendraient la
terre française. Et il est également faux que j’aie attaqué les chefs,
les généraux qui les mèneraient à la victoire. Si quelques
individualités des bureaux de la guerre ont compromis l’armée
elle-même par leurs agissements, est-ce donc insulter l’armée tout
entière que de le dire? N’est-ce pas plutôt faire œuvre de bon citoyen
que de la dégager de toute compromission que de jeter le cri d’alarme,
pour que les fautes, qui, seules, nous ont fait battre, ne se
reproduisent pas et ne nous mènent pas à de nouvelles défaites?

» Je ne me défends pas d’ailleurs; je laisse à l’histoire le soin de
juger mon acte, qui était nécessaire. Mais j’affirme, qu’on déshonore
l’armée, quand on laissé les gendarmes embrasser le commandant
Esterhazy, après les abominables lettres qu’il a écrites. J’affirme
que cette vaillante armée est insultée chaque jour par les bandits
qui, sous prétexte de la défendre, la salissent de leur complicité, en
traînant dans la boue tout ce que la France compte encore de bon et de
grand. J’affirme que ce sont eux qui la déshonorent, cette grande
armée nationale, lorsqu’ils mêlent les cris de « Vive l’armée! » à
ceux de « A mort les juifs! » Et ils ont crié: « Vive Esterhazy! »
Grand Dieu! le peuple de Saint Louis, de Bayard, de Condé et de Hoche,
le peuple qui compte cent victoires géantes, le peuple des grandes
guerres de la République et de l’Empire, le peuple dont la force, la
grâce et la générosité ont ébloui l’univers criant: « Vive Esterhazy!
» C’est une honte dont notre effort de vérité et de justice peut seul
nous laver.

» Vous connaissez la légende qui s’est faite. Dreyfus a été condamné
justement et légalement par sept officiers infaillibles, qu’on ne peut
même suspecter d’erreur sans outrager l’armée entière. Il expie dans
une torture vengeresse son abominable forfait. Et comme il est juif,
voilà qu’un syndicat juif s’est créé, un syndicat international de
sans-patrie, disposant de millions par centaines, dans le but de
sauver le traître au prix des plus impudentes manœuvres. Dès lors ce
syndicat s’est mis à entasser les crimes, achetant les consciences,
jetant la France dans une agitation meurtrière, décidé à la vendre à
l’ennemi, à embraser l’Europe d’une guerre générale, plutôt que de
renoncer à son effroyable dessein. Voilà, c’est très simple, même
enfantin et imbécile, comme vous le voyez. Mais c’est de ce pain
empoisonné que la presse immonde nourrit notre pauvre peuple depuis
des mois. Et il ne faut pas s’étonner si nous assistons à une crise
désastreuse, car lorsqu’on sème à ce point la sottise et le mensonge,
on récolte forcément la démence.

» Certes, messieurs, je ne vous fais pas l’injure de croire que vous
vous en étiez tenus, jusqu’ici, à ce conte de nourrice. Je vous
connais, je sais qui vous êtes. Vous êtes le cœur et la raison de
Paris, de mon grand Paris, où je suis né, que j’aime d’une infinie
tendresse, que j’étudie et que je chante depuis bientôt quarante ans.
Et je sais également, à cette heure, ce qui se passe dans vos cerveaux;
car, avant de venir m’asseoir ici, comme accusé, j’ai siégé là, au
banc où vous êtes. Vous y représentez l’opinion moyenne, vous tâchez
d’être, en masse, la sagesse et la justice. Tout à l’heure, je serai
en pensée avec vous dans la salle de vos délibérations, et je suis
convaincu que votre effort sera de sauvegarder vos intérêts de
citoyens, qui sont naturellement, selon vous, les intérêts de la
nation entière. Vous pouvez vous tromper, mais vous vous tromperez
dans la pensée, en assurant votre bien, d’assurer le bien de tous.

» Je vous vois dans vos familles, le soir, sous la lampe; je vous
entends causer avec vos amis, je vous accompagne dans vos ateliers,
dans vos magasins. Vous êtes tous des travailleurs, les uns
commerçants, les autres industriels, quelques-uns exerçant des
professions libérales. Et votre très légitime inquiétude est l’état
déplorable dans lequel sont tombées les affaires. Partout la crise
actuelle menace de devenir un désastre, les recettes baissent, les
transactions deviennent de plus en plus difficiles. De sorte que la
pensée que vous avez apportée ici, la pensée que je lis sur vos
visages, est qu’en voilà assez et qu’il faut en finir. Vous n’en êtes
pas à dire comme beaucoup: « Que nous importe qu’un innocent soit à
l’île du Diable! Est-ce que l’intérêt d’un seul vaut la peine de
troubler ainsi un grand pays? » Mais vous vous dites tout de même que
notre agitation, à nous les affamés de vérité et de justice, est payée
trop chèrement par tout le mal qu’on nous accuse de faire. Et, si vous
me condamnez, messieurs, il n’y aura que cela au fond de votre verdict:
le désir de calmer les vôtres, le besoin que les affaires reprennent,
la croyance qu’en me frappant vous arrêterez une campagne de
revendications nuisibles aux intérêts de la France.

» Eh bien! messieurs, vous vous tromperez absolument. Veuillez me
faire l’honneur de croire que je ne défends pas ici ma liberté. En me
frappant, vous ne feriez que me grandir. Qui souffre pour la vérité et
la justice devient auguste et sacré. Regardez-moi: (Murmures.) ai-je
mine de vendu, de menteur et de traître? Pourquoi donc agirais-je? Je
n’ai derrière moi ni ambition politique, ni passion de sectaire. Je
suis un libre écrivain, qui a donné sa vie au travail, qui rentrera
demain dans le rang et reprendra sa besogne interrompue. Et qu’ils
sont donc bêtes ceux qui m’appellent l’Italien, moi né d’une mère
française, élevé par de grands-parents beaucerons, des paysans de
cette forte terre, moi qui ai perdu mon père à sept ans, qui ne suis
allé en Italie qu’à cinquante-quatre ans, et pour documenter un livre.
Ce qui ne m’empêche pas d’être très fier que mon père soit de Venise,
la cité resplendissante dont la gloire ancienne chante dans toutes les
mémoires. Et, si même je n’étais pas Français, est-ce que les quarante
volumes de langue française que j’ai jetés par millions d’exemplaires
dans le monde entier, ne suffiraient pas à faire de moi un Français
utile à la gloire de la France!

» Donc, je ne me défends pas. Mais quelle erreur serait la vôtre, si
vous étiez convaincus qu’en me frappant, vous rétabliriez l’ordre dans
notre malheureux pays! Ne comprenez-vous pas, maintenant, que ce dont
la nation meurt, c’est de l’obscurité où l’on s’entête à la laisser,
c’est de l’équivoque où elle agonise! Les fautes des gouvernants
s’entassent sur les fautes, un mensonge en nécessite un autre, de
sorte que l’amas devient effroyable. Une erreur judiciaire a été
commise et, dès lors, pour la cacher, il a fallu, chaque jour,
commettre un attentat au bon sens et à l’équité. C’est la condamnation
d’un innocent qui a entraîné l’acquittement d’un coupable; et voilà,
aujourd’hui, qu’on vous demande de me condamner à mon tour, parce que
j’ai crié mon angoisse, en voyant la patrie dans cette voie affreuse.
Condamnez-moi donc! Mais ce sera une faute encore, ajoutée aux autres,
une faute dont plus tard vous porterez le poids dans l’histoire. Et ma
condamnation, au lieu de ramener la paix que vous désirez, que nous
désirons tous, ne sera qu’une semence nouvelle de passion et de
désordre. La mesure est comble, je vous le dis: ne la faites pas
déborder! »

» Comment ne vous rendez-vous pas un compte exact de la terrible crise
que le pays traverse? On dit que nous sommes les auteurs du scandale,
que ce sont les amants de la vérité et de la justice qui détraquent la
nation, qui poussent à l’émeute. En vérité, c’est se moquer du monde.
Est-ce que le général Billot, pour ne nommer que lui, n’est pas averti
depuis dix-huit mois? Est-ce que le colonel Picquart n’a pas insisté
pour qu’il prît la revision en main, s’il ne voulait pas laisser
l’orage éclater et tout bouleverser? Est-ce que M. Scheurer-Kestner ne
l’a pas supplié, les larmes aux yeux, de songer à la France, de lui
éviter une pareille catastrophe? Non! non! Notre désir a été de tout
faciliter, de tout amortir, et si le pays est dans la peine, la faute
en est au pouvoir qui, pour couvrir les coupables et dans des intérêts
politiques, a tout refusé, espérant qu’il serait assez fort pour
empêcher la lumière d’être faite. Depuis ce jour, il n’a manœuvré que
dans l’ombre, pour les ténèbres, et c’est lui, lui seul, qui est
responsable du trouble éperdu où sont les consciences.

» L’affaire Dreyfus! Ah! messieurs, elle est devenue bien petite à
l’heure actuelle, elle est bien perdue et bien lointaine, devant les
terrifiantes questions qu’elle a soulevées. Il n’y a plus d’affaire
Dreyfus; il s’agit désormais de savoir si la France est encore la
France des Droits de l’homme, celle qui a donné la liberté au monde et
qui devait lui donner la justice. Sommes-nous encore le peuple le plus
noble, le plus fraternel, le plus généreux? Allons-nous garder en
Europe notre renom d’équité et d’humanité? Puis, ne sont-ce pas toutes
les conquêtes que nous avions faites et qui sont remises en question?
Ouvrez les yeux et comprenez que, pour être dans un tel désarroi,
l’âme française doit être remuée jusque dans ses intimes profondeurs,
en face d’un péril redoutable. Un peuple n’est point bouleversé de la
sorte, sans que sa vie morale elle-même soit en danger. L’heure est
d’une gravité exceptionnelle: il s’agit du salut de la nation.

» Et quand vous aurez compris cela, messieurs, vous sentirez qu’il
n’est qu’un seul remède possible: dire la vérité, rendre la justice.
Tout ce qui retardera la lumière, tout ce qui ajoutera des ténèbres
aux ténèbres, ne fera que prolonger et aggraver la crise. Le rôle des
bons citoyens, de ceux qui sentent l’impérieux besoin d’en finir, est
d’exiger le grand jour. Nous sommes déjà beaucoup à le penser. Les
hommes de littérature, de philosophie et de science se lèvent de
toutes parts, au nom de l’intelligence et de la raison. Et je ne vous
parle pas de l’étranger, du frisson qui a gagné l’Europe tout entière.
Pourtant l’étranger n’est pas forcément l’ennemi. Ne parlons pas des
peuples qui peuvent être demain des adversaires. Mais la grande Russie
notre alliée, mais la petite et généreuse Hollande, mais tous les
peuples sympathiques du Nord, mais ces terres de langue française, la
Suisse et la Belgique, pourquoi donc ont-elles le cœur si gros, si
débordant de fraternelle souffrance? Rêvez-vous donc une France
isolée dans le monde? Voulez-vous, quand vous passerez la frontière,
qu’on ne sourie plus à votre bon renom légendaire d’équité et
d’humanité?

» Hélas! messieurs, ainsi que tant d’autres, vous attendez peut-être
le coup de foudre, la preuve de l’innocence de Dreyfus, qui
descendrait du ciel comme un tonnerre. La vérité ne procède pas ainsi
d’habitude; elle demande quelque recherche et quelque intelligence. La
preuve! Nous savons bien où elle est, où l’on pourrait la trouver.
Mais nous ne songeons à cela que dans le secret de nos âmes, et notre
angoisse patriotique est qu’on se soit exposé à recevoir un jour le
démenti de cette preuve, après avoir engagé l’honneur de l’armée dans
un mensonge. Je veux aussi déclarer nettement que, si nous avons
notifié comme témoins certains membres des ambassades, notre volonté
formelle était à l’avance de ne pas les citer ici. On a souri de
notre audace. Je ne crois pas qu’on en ait souri au ministère des
affaires étrangères, car, là, on a dû comprendre. Nous avons
simplement voulu dire à ceux qui savent toute la vérité que nous la
savons, nous aussi. Cette vérité court les ambassades; elle sera
demain connue de tous. Et, s’il nous est impossible d’aller dès
maintenant la chercher où elle est, protégée par d’infranchissables
formalités, le gouvernement qui n’ignore rien, le gouvernement qui est
convaincu comme nous de l’innocence de Dreyfus, pourra, quand il le
voudra, et sans risques, trouver les témoins qui feront enfin la
lumière.

» Dreyfus est innocent, je le jure. J’y engage ma vie, mon honneur. A
cette heure solennelle, devant ce tribunal qui représente la justice
humaine, devant vous, messieurs les jurés, qui êtes l’incarnation même
du pays, devant toute la France, devant le monde entier, je jure que
Dreyfus est innocent. Et, par mes quarante années de travail, par
l’autorité que ce labeur a pu me donner, je jure que Dreyfus est
innocent. Et, par tout ce que j’ai conquis, par le nom que je me suis
fait, par mes œuvres qui ont aidé à l’expansion des lettres
françaises, je jure que Dreyfus est innocent. Que tout cela croule,
que mes œuvres périssent, si Dreyfus n’est pas innocent! Il est
innocent.

» Tout semble être contre moi, les deux Chambres, le pouvoir civil, le
pouvoir militaire, les journaux à grand tirage, l’opinion publique
qu’ils ont empoisonnée. Et je n’ai pour moi que l’Idée, un idéal de
vérité et de justice. Et je suis bien tranquille, je vaincrai.

» Je n’ai pas voulu que mon pays restât dans le mensonge et dans
l’injustice. On peut me frapper ici. Un jour, la France me remerciera
d’avoir aidé à sauver son honneur. »

On s’attendait à des violences, des protestations furibondes couvrant
la voix de l’orateur.

Et trois, quatre fois seulement, des rumeurs se sont élevées. Les plus
abrupts, les plus hostiles ont, malgré eux, subi la sensation que
l’univers civilisé avait les yeux fixés sur cette petite salle où se
débat l’un des plus grands problèmes de ce temps.


*

* *


C’était le tour de Labori.

Cariatide en toge, qui porte sur ses épaules, depuis treize jours, le
poids d’un monde de fureurs, sa figure de bon garçon pâlie et
solennisée, le ton calme, le geste restreint, il a étonné même ses
amis par l’ordonnancement magistral de son argumentation.

Éloquent, oui certes; mais avec une autorité insoupçonnée, une
puissance, une ampleur qui ont fini par obtenir l’hommage du silence,
et cette victoire: l’attention!

Que les jurés condamnent, que les jurés absolvent; qu’ils soient des
citoyens intimidés par tant d’objurgations et de menaces, ou qu’ils
soient des héros d’abnégation, ainsi que le furent les bourgeois de
Calais, à jamais illustres, ce qu’ils auront entendu là va les suivre
et les hanter, germera dans leur cerveau et leur cœur.

Tout d’abord, en phrases brèves, il décrit la situation: les trois
cents députés, les cent cinquante sénateurs, partisans de la revision,
mais n’osant affronter une certaine presse, ni risquer l’appui du
gouvernement avant les élections. Et puis le peuple indécis, par
portions tronqué, résistant encore, prémuni par son instinct de la
justice et du droit...

Ensuite il parle du « Syndicat », de ce mot arme de guerre, dont on
entend paralyser les courages, effaroucher les timidités. Il démontre
que c’est le droit de la famille, des amis, d’employer toutes leurs
ressources à s’efforcer de prouver une innocence à laquelle ils
croient, à tenter de se laver d’une souillure infamante et qu’ils
jugent imméritée.

S’ensuit-il de là que Zola soit un vendu? Que tous autres, qui lui ont
apporté, en ces heures d’épreuves, l’appui de leur nom, le témoignage
de leur sympathie, la confirmation de leur amitié, l’aient fait
ignominieusement, contre salaire? Et il cite tous les philosophes, les
savants, les artistes, les politiciens, les publicistes qui se sont
engagés, résolument, dès qu’il y eut péril, surtout, à la suite du
grand écrivain.

On est quelques-uns, tout de même! Et pas précisément le déchet!

D’ailleurs, l’esprit de doute qui est au cœur de l’homme n’avait guère
besoin, en la cause, d’être très sollicité. A preuves, les deux
admirables et prophétiques articles de l’Autorité, dont Labori donne
lecture: « ces cris de conscience où, dès 1894, M. Paul de Cassagnac
mettait le plus pur de sa chevalerie et de sa loyauté ».

Et contre le huis-clos, déjà, cette phrase: « Prendre à un homme, un
soldat, son honneur, sans dire pourquoi, équivaut à ressusciter les
tribunaux secrets de l’Espagne et des Pays-Bas! »

Or, il y a eu plus que le huis-clos: il y a eu l’illégalité
monstrueuse du document montré aux juges, et à l’insu de la défense et
de l’accusé!


*

* *


Labori examine le document porté à l’Éclair et par lui publié le 15
septembre 1896. Il démontre, par le texte même des commentaires, et le
nom remplaçant l’initiale, que cette publication, dirigée contre
Dreyfus, ne pouvait être du fait de M. le lieutenant-colonel Picquart.

Il remémore cette rencontre entre MM. Salles et Demange, le premier
révélant au second la confidence reçue d’un des membres du Conseil de
guerre, et sur laquelle, à cette barre, on ne l’a point voulu laisser
déposer.

Il rappelle l’étonnement de tous ceux qui observent et réfléchissent
devant les autres documents soi-disant révélateurs: l’insuffisance du
bordereau, la puérilité du rapport Ormescheville.

Il « mouche » une partie de l’auditoire qui a piaillé contre lui sur
le mot de désintéressement, de cette apostrophe cinglante:

-- Si nous vous avions payés, vous manifesteriez pour nous!

Puis il fait ressortir ce que Zola pouvait gagner à la bagarre, lui,
heureux, riche, célèbre, ayant conquis, par sa plume, ce qui assure la
vieillesse glorieuse, paisible, honorée.

Mais l’instruction contre Esterhazy conduite en apothéose; mais le
ministre de la guerre, à la tribune de la Chambre, indiquant le
verdict à rendre, par une affirmation nouvelle (et rien qu’une parole,
toujours!) de la culpabilité de Dreyfus, devaient déterminer à agir.

Il l’a fait. Peu ont compris. C’est le sort de tous ceux qui vont à
l’encontre des pouvoirs publics. Il l’a fallu cependant pour reviser
toutes les erreurs judiciaires, depuis Jésus-Christ jusqu’à Pierre
Vaux, en passant par Jeanne d’Arc; pour flétrir toutes les violences
qu’a justifiées la raison d’État, depuis la Saint-Barthélemy jusqu’au
massacre des otages, en passant par les excès de la Terreur et
l’exécution sommaire du duc d’Enghien. Ici, Labori atteint,
réellement, le summum de l’éloquence, le beau mouvement oratoire dont
se dilatent les yeux, dont se suspendent les haleines, dont palpitent
les cœurs.

Il est applaudi...


*

* *


Et alors, sans transition, comme on charge, il fonce sur cette
imputation: l’injure à l’armée.

Qu’est-ce que l’armée? La nation entière, tous officiers se valant.
En haut, quelques chefs, faillibles autant que le restant des mortels.

Forment-ils donc une caste à part? Mais si l’état-major était décimé
par l’épidémie ou la mitraille, si, accomplissant la menace de M.
de Boisdeffre, il démissionnait demain, la patrie en serait-elle
perdue?

Aucunement! De plus jeunes mains, des mains non moins valeureuses,
reprendraient, aux mains défaillantes des aînés, le bâton du
commandement.

Et ce serait tout. Il n’y a pas d’hommes indispensables.

On se le doit dire, et se le répéter, pour s’élever contre une
suprématie de l’arme qui serait plus oppressive, chez nous, que chez
les Turcs ou les Tartares, où, du moins, le chef est responsable
devant son peuple, sa dynastie, Dieu même, s’il est de droit divin.

Ici, ce serait l’oligarchie militaire, la dictature d’un groupe
anonyme, plus puissante et plus respectable que la loi.

Ne point vouloir cela, ni l’admettre, est-ce donc outrager l’armée? Et
puis qui donc l’outrage, obstinément, quotidiennement? Qui donc l’a le
plus outragée, sinon précisément ceux qui, aujourd’hui, s’en
instituent les défenseurs?

Et Labori donne lecture de divers passages de l’Intransigeant.

Celui-ci, d’abord, du 3 mars 1897, paru sous la signature de M.
Charles Roger, fragment d’une lettre attribuée à « un officier
supérieur en activité de service, un renseigné ».

« C’est une monstruosité de voir le commandement suprême de l’armée
aux mains d’un vieillard septuagénaire qui, sur le terrain, en paix
comme en guerre, a été jugé depuis longtemps à sa valeur qui est
nulle.

» Quant à Boisdeffre, sottement entiché d’une noblesse qui n’a même
pas le mérite mince, aujourd’hui, d’être sérieuse, c’est, comme vous
le dites si exactement, un paresseux, un ignorant comme une carpe,
ayant du bagout, de l’aplomb, du toupet, tellement rossard qu’il n’a
jamais eu le courage d’apprendre un mot d’allemand et que le chef
d’état-major de l’armée, pour lire la moindre note dans cette langue,
est obligé d’avoir recours à un interprète. C’est un comble! Ce que
les Prussiens doivent se tordre et se moquer de nous.

» Du reste, grâce à ses chefs -- tel maître, tels sous-ordres -- cet
état-major est tellement singulier que l’officier supérieur à la tête
aujourd’hui du fameux S. S. (service de renseignements), ne sait pas
lui-même un traître mot de langue étrangère.

» Autre comble! Le généralissime Saussier, qu’en dire? Ç’a été un
brave capitaine de l’ancienne armée d’Afrique, devenu général et
détestable manœuvrier, aujourd’hui complètement fourbu. » D’après ces
chefs suprêmes, on peut non pas juger de tous les autres -- il en est
fort heureusement de bons -- mais on peut juger du nouveau et terrible
guêpier où nous serions en cas d’un coup de torchon. »

Celui-ci, même journal, 3 octobre 1897, sans signature:

« La justice militaire, aussi boiteuse que l’autre, mais plus aveugle
et plus brutale... Ces criantes injustices sont révoltantes et jettent
dans l’esprit des soldats des ferments de révolte, légitime après
tout. »

Celui-ci, même journal, 14 juillet 1896, extrait d’un article de M.
Henri Rochefort:

« On n’embrasse l’état militaire que dans l’espoir de tuer des hommes
et, quand on n’est pas de force à tuer ceux des autres, on extermine
les siens. La grande croyance des idiots qui se sont succédé au
ministère de la guerre est que, si nous avons été battus en 1870,
c’est parce que nos troupes étaient insuffisamment disciplinées. »

Celui-ci, même journal, 6 septembre 1870, sans signature:

« L’obéissance passive, l’égoïsme et la brutalité féroce, ce sont là
les grands principes que l’on s’efforce de faire pénétrer dans le cœur
et dans le cerveau des soldats... Si l’armée était vraiment une grande
famille; si elle était l’école de l’honneur, de la dignité et du
devoir, si elle était l’institution démocratique qui convient au
peuple français, elle serait invincible et il n’y aurait pas parmi
elle de déserteurs.

» Mais la vérité c’est que l’on cherche à faire de nos soldats des
mercenaires, et que les plus éclairés, les plus fiers, les plus
ardents, les meilleurs, sont précisément ceux qui ont le plus
impérieux besoin de se soustraire à ce rôle odieux. »

Celui-ci, même journal, 12 avril 1894, extrait d’un article de M.
Henri Rochefort:

« Eh bien! le public a le regret de constater que ce fameux « esprit
militaire » qu’on inculque aux professionnels de l’armée, arrive en un
temps relativement assez court à atrophier les plus belles
intelligences. De récents jugements rendus par les conseils de guerre
démontrent qu’il y a un véritable danger national à laisser plus
longtemps à des juges aussi peu préparés aux fonctions judiciaires le
droit de vie et de mort sur des accusés dont ils sont hors d’état
d’apprécier la culpabilité. »

Cet autre, de la Libre Parole du 5 novembre 1894, sous la signature de
M. Edouard Drumont:

« Regardez ce ministère de la guerre qui devrait être le sanctuaire du
patriotisme et qui est une caverne, un lieu de perpétuels scandales,
un cloaque qu’on ne saurait comparer aux écuries d’Augias, car aucun
Hercule n’a encore essayé de les nettoyer. Une telle maison devrait
embaumer l’honneur et la vertu: il y a toujours au contraire quelque
chose qui pue là-dedans. »

Enfin, le fougueux article de M. de Cassagnac, contre le général
Billot, paru, du matin même, dans l’Autorité.

Zola a pu être violent, mais, certes, il ne l’a pas été davantage --
et l’on ne sache pas qu’aucun de ceux-là (fort heureusement,
d’ailleurs) ait jamais été poursuivi.

. . . . . . . . . . . . . .

Parle, parle, bon artisan! Ici, c’est travail perdu. Mais par les
fenêtres ouvertes le vent emporte les semailles de vérité. Beaucoup
seront perdues, tombées sur le roc, happées par les oiseaux pillards.

Mais il reste, en notre terre de France, assez de généreux sol pour
que -- « Quand même », ô Déroulède -- pousse la moisson!


XIV

LA JOURNÉE DE LABORI

22 février.

Je n’ai pas dit assez l’écrasante besogne qu’accomplit, en quatorze
jours, le défenseur qui plaide là. Il fit tête à tout et à tous;
accumula les conclusions dressa, pour l’avenir, à la grande stupeur
des imbéciles, le monument juridique qui survivra aux événements...
quand ceci sera de l’Histoire.

Maintenant, à pleines voiles, couvert par la liberté de la défense, et
selon les instructions de Zola, il abandonne celui-ci, pour refaire,
pour reprendre le procès de 1894.

Il remonte jusqu’aux origines; il en déploie les phases, comme un
manteau de ténèbres où l’œil hésite à plonger.

Il refrène son éloquence, ainsi qu’on mate un cheval trop fougueux; il
l’oblige à parcourir au pas, à tout petits pas, le chemin suivi jadis
par l’accusation -- chemin oblique, chemin tortueux!

Et, dès l’origine, il faut le reconnaître, quelque chose d’insolite
apparaît. Ce suspect n’est même pas traité en prévenu: il est traité
en condamné.

D’emblée.

Le 13 octobre, on le convoque à se rendre le surlendemain au
ministère.

Le 14 (donc sans l’avoir vu ni entendu), on signe l’ordre
d’arrestation et on a fait préparer sa cellule au Cherche-Midi.

Le 15, afin de renforcer le dossier, trop faible, paraît-il, et
d’obtenir une preuve davantage concluante, M. du Paty de Clam imagine
la fameuse dictée, puéril stratagème, insuffisant vraiment à
déterminer le déshonneur et la perte d’un officier français.

Puis, le 29 suivant et le 1er novembre, par des indiscrétions
aucunement imputables à la famille -- d’abord ignorante (seule madame
Dreyfus savait, et M. du Paty de Clam lui avait interdit de parler)
ensuite intéressée à ce que rien ne s’ébruitât et ne devînt
irréparable; enfin, plus portée à choisir des confidents favorables
qu’hostiles, -- la Libre Parole, l’Éclair, étaient mis au courant, y
mettaient le public.

Pour l’attitude du prisonnier, Me Labori s’en réfère au directeur même
de la prison, le commandant Forzinetti; au témoignage écrit de
celui-ci, publié dans le Figaro, en novembre dernier, et qui valut,
à son auteur, la révocation.

Car incessamment, de ce jour-là à aujourd’hui, le vieil officier n’a
cessé d’affirmer sa croyance en l’innocence de Dreyfus.

Quant à l’instruction, les révélations survenues ont établi combien
négatif en fut le résultat.

Pas de voyages à l’étranger. Pas de rapports aux attachés d’ambassade.
Le vide, le néant! Car la fameuse pièce « secrète », le document «
libérateur » était au fond de tiroir, depuis huit mois, au ministère,
jaunissant dans les cartons, quand eut lieu l’affaire Dreyfus, et que
la similitude d’initiale -- « Cet animal de D... » incita à
l’appliquer au prévenu. Encore n’est-ce que bien plus tard qu’on lui
donna de l’importance.

M. le général Mercier, prenant tout sur lui, substituant son
arbitraire à la pauvreté des indices, n’avait même pas fait état de
cette pièce auprès des deux seuls collègues auxquels il communiqua ses
décisions: MM. Guérin et, Dupuy. Il ne leur avait parlé que du
bordereau. Ceci a été affirmé par M. Guérin, dans une interview du
Gaulois.

Relativement au bordereau lui-même, très discrètement Me Labori
rappelle les affirmations formelles et retentissantes venues soit du
Reichstag, soit du Parlement italien. En équité, elles se doivent
retenir, ne fût-ce qu’à titre d’indication, les gouvernements n’ayant
point l’habitude de condescendre à s’occuper des agents « brûlés »,
donc inutiles.

Ceci paraît assez logique.


*

* *


Comme se discerne l’état d’esprit aboutissant, hors même toute
déloyauté, aux contradictions apportées aux débats pour des questions
de dates, des minuties de détail, où nul n’a pu se reconnaître dans
l’incohérence générale. Le commandant Ravary, le lieutenant-colonel
Henry, l’archiviste Gribelin, le général de Pellieux lui-même,
ensemble à la barre, entre eux, contre le lieutenant-colonel Picquart
et Me Leblois, n’ont pu arriver à s’entendre, à s’accorder, à préciser
de même, l’époque exacte d’une visite ou d’une constatation.

C’est qu’hypnotisés par une préoccupation unique, une obsession
constante, la plupart en étaient arrivés à une positive
auto-suggestion.

On en retrouve la trace dans les agissements de M. du Paty de Clam,
qualifié, par Zola, de « diabolique », mais aussi d’ « inconscient ».

Quand il imagine d’installer un jeu de glaces, pour surprendre les
mouvements de physionomie du « sujet »; quand il s’obstine à vouloir
employer une lanterne sourde, à déclic brusque, pour que le sursaut du
réveil, sous le jet de flamme, lui livre peut-être une exclamation
indicatrice; quand il terrorise madame Dreyfus, en lui faisant
entrevoir, pour son mari -- il était assez bon prophète, -- presque
le sort du Masque de fer, il faut bien convenir qu’il manifeste, tout
au moins, un zèle judiciaire intempestif et quelque excentricité.

C’est à la même inspiration, la même instigation, faudrait-il dire
hiérarchique, donc d’essence supérieure, que céda en tout loyalisme et
fidélité, et aussi en toute conscience, M. le colonel Maurel,
président du Conseil de guerre.

Il faut que Labori donne lecture du compte rendu de la séance, alors
paru dans l’Autorité, et notant tous les incidents entre la défense et
l’accusation, pour que l’on apprécie, à distance, quel fut
l’acharnement de la lutte, la ténacité de Me Demange, la ...vivacité
du colonel Maurel. Celui-là, aussi, croyait bien faire, comme tous
-- ou presque tous!

Y compris M. Bertillon, homme honorable, monomane respectable, « sourd
comme une pierre » à tout ce qui n’est pas son système et peut en
contredire les déductions.

Le cas de M. Lebrun-Renault est plus complexe; mais n’ayant pas
entendu sa déposition, il serait injuste de lui attribuer une
quelconque attitude.

De celle qu’il eut jadis, des témoins font foi: MM. Eugène Clisson,
Dumont, Fontbrune, de Vaux, madame Chapelou. Les uns l’ont rencontré,
le soir même de la dégradation de Dreyfus, et ils ne citent aucune
sorte d’aveux. D’autres, MM. Clemenceau et Gohier, ont reçu de madame
Chapelou les confidences parues dans l’Aurore du 25 janvier, confirmées
par une interview du Temps. « Après le procès et la condamnation, j’ai
entendu M. le capitaine Lebrun-Renault déclarer, non pas une fois,
mais cent fois que Dreyfus n’avait pas fait d’aveux. »

Nous voici passés de la preuve par omission à la preuve par
affirmation.

Celle-ci se double de l’altercation, l’autre jour, à côté, dans le
couloir, entre le commandant Forzinetti et M. Lebrun-Renault.

Le vieux brave avait empoigné son camarade par le pan de sa tunique: «
Un journal prétend que vous avez déclaré avoir reçu des aveux. Vous
m’avez dit le contraire, encore il y a six mois. C’est donc que vous
êtes un f... menteur? »

S’il y a un rapport, conclut Labori, il date de trois mois, pas plus.


*

* *


Et nous voici à la scène de la dégradation.

C’est à l’Autorité que Labori en emprunte le texte, à l’Autorité qui,
le rappelle-t-il encore, a non moins de haine contre Dreyfus que la
Libre Parole.

« Le premier coup de neuf heures sonne à l’horloge de l’École. Le
général Darras lève son épée et jette le commandement, aussitôt répété
sur le front de chaque compagnie:

» Portez vos armes!

» Les troupes exécutent le mouvement.

» Un silence absolu lui succède.

» Les cœurs cessent de battre, et tous les yeux se portent dans
l’angle droit de la place où Dreyfus a été enfermé dans un petit
bâtiment à terrasse.

» Un petit groupe apparaît bientôt: c’est Alfred Dreyfus, encadré par
quatre artilleurs, accompagné par un lieutenant de la garde
républicaine et le plus ancien sous-officier de l’escorte, qui
approche. Entre les dolmans sombres des artilleurs, on voit se
détacher très net l’or des trois galons en trèfle, l’or des bandeaux
du képi; l’épée brille, et l’on distingue de loin la dragonne noire
tenant à la poignée de l’épée.

» Dreyfus marche d’un pas assuré.

» Regardez donc, comme il se tient droit, la canaille, dit-on.

» Le groupe se dirige vers le général Darras, devant lequel se tient
le greffier du Conseil de guerre, M. Vallecalle, officier
d’administration.

» Dans la foule, des clameurs se font entendre.

» Mais le groupe s’arrête.

» Un signe du commandant des troupes et les tambours et les clairons
ouvrant un ban et le silence se fait de nouveau, cette fois tragique.

» Les canonniers qui accompagnent Dreyfus reculent de quelques pas, le
condamné apparaît bien détaché.

» Le greffier salue militairement le général et, se tournant vers
Dreyfus, lit, d’une voix très distincte, le jugement qui condamne le
nommé Dreyfus à la déportation dans une enceinte fortifiée et à la
dégradation militaire.

» Puis le greffier se retourne vers le général et fait le salut
militaire.

» Dreyfus a écouté silencieusement. La voix du général Darras s’élève
alors et, bien que légèrement empreinte d’émotion, on entend très bien
cette phrase:

» -- Dreyfus, vous êtes indigne de porter les armes. Au nom du peuple
français, nous vous dégradons!

» On voit alors Dreyfus lever les deux bras et, la tête haute,
s’écrier d’une voix forte, sans qu’on distingue le moindre tremblement:

».-- Je suis innocent, je jure que je suis innocent! Vive la France!

» -- A mort! répond au dehors une immense clameur.

» Mais le bruit s’apaise aussitôt. On a remarqué que l’adjudant chargé
de la triste mission d’enlever les galons et les armes du dégradé,
avait porté la main sur celui-ci, et déjà les premiers galons et
parements, qui ont été décousus d’avance, ont été arrachés par lui et
jetés à terre.

» Dreyfus en profite pour protester de nouveau contre sa condamnation,
et ses cris arrivent très distincts jusqu’à la foule:

» -- Sur la tête de ma femme et de mes enfants, je jure que je suis
innocent. Je le jure. Vive la France!

» Cependant l’adjudant a arraché très rapidement les galons du képi,
les trèfles des manches, les boutons du dolman, les numéros du col,
la bande rouge que le condamné porte à son pantalon depuis son entrée
à l’École Polytechnique.

» Reste le sabre: l’adjudant le tire et le brise sur son genou: un
bruit sec, les deux tronçons sont jetés à terre comme le reste.

» Le ceinturon est ensuite détaché, le fourreau tombe à son tour.

» C’est fini. Ces secondes nous ont semblé un siècle; jamais
impression d’angoisse plus aiguë. »

Et de nouveau, nette, sans indice d’émotion, la voix du condamné
s’élève:

» -- On dégrade un innocent!

» Il faut maintenant, au condamné, passer devant ses camarades, et ses
subordonnés de la veille. Pour tout autre, c’eût été un supplice
atroce...

» -- Ce sont des adversaires qui parlent, messieurs les jurés,
remarque Labori.

» Dreyfus ne paraît pas autrement gêné, car il enjambe ce qui fut les
insignes de son grade, que deux gendarmes viendront relever tout à
l’heure, et se place lui-même entre les quatre canonniers, le sabre
nu, qui l’ont conduit devant le général Darras.

» Le petit groupe, que conduisent les deux officiers de la garde
républicaine, se dirige vers la musique placée devant la voiture
cellulaire et commence à défiler devant le front des troupes, à un
mètre à peine.

» Dreyfus marche toujours la tête relevée. Le public crie:

» -- A mort!

» Bientôt, il arrive devant la grille, la foule le voit mieux, les
cris augmentent, des milliers de poitrines réclament la mort du
misérable qui s’écrie encore:

» Je suis innocent! Vive la France!

» La foule n’a pas entendu, mais elle a vu Dreyfus se tourner vers
elle et crier.

» Une formidable bordée de sifflets lui répond, puis une clameur qui
passe comme un souffle de tempête au travers de la vaste cour:

» -- A mort! A mort!

» Et, au dehors, un remous terrible se produit dans la masse sombre et
les agents ont une peine inouïe à empêcher le peuple de se précipiter
sur l’École militaire et de prendre la place d’assaut, afin de faire
plus prompte et plus rationnelle justice de l’infamie de Dreyfus.

» Dreyfus continue sa marche. Il arrive devant le groupe de la presse.

-- Vous direz à la France entière, dit-il, que je suis innocent. »


*

* *


Rien ne saurait traduire exactement l’effet de cette lecture.

Elle a été marquée par un incident assez rare, je crois, et
significatif: le défenseur, les joues soudain inondées de larmes,
interrompu, vaincu par sa propre émotion.

Tandis que l’accusé et quelques-uns de ses amis, à l’audition d’un
récit ne les concernant nullement, visant un tiers inconnu,
partageaient ce grand frisson, issu d’une croyance commune.

Et des gens, qui ne sont point encore arrivés à partager tout à fait
leur conviction, dont l’âme demeure incertaine, se défend, bien
qu’irritée du mystère et chaque jour un peu conquise, des gens, à
entendre cela, avaient le cœur serré comme dans un étau.

Des femmes pleuraient. Un silence inaccoutumé avait envahi la salle...

Je n’en conclus rien: je constate. Et je dis ce que j’ai vu.

. . . . . . . . . . . . . .

C’est d’une voix étouffée que Labori donne lecture des lettres par
lesquelles au ministre, à sa femme, à son défenseur, après comme avant
la dégradation, le condamné encore proteste de son innocence, implore,
recommande que, lui parti, on cherche, on cherche toujours!

Mais c’est d’une voix vibrante qu’après avoir énoncé les diverses
manœuvres auxquelles M. du Paty de Clam eut recours, pour arracher des
aveux à Dreyfus encore après l’ « exécution », il conclut, accusant
la lâcheté des pouvoirs publics, en possession des moyens de dissiper
tout équivoque et n’en usant point:

« Voilà messieurs, de quoi cet édifice effrayant que nous avons à
porter sur les épaules est fait: édifice de mensonge pour les uns, pour
ceux qui sont les auxiliaires humbles et misérables de cette besogne
de ténèbres, mais édifice d’hypocrisie de la part des plus hauts, et
ce sont les plus coupables! Qu’ils ne l’ignorent pas et qu’ils
entendent mes paroles, si elles atteignent jusqu’à eux, et qu’ils se
souviennent que le nom de l’histoire qui est marqué au pilori le plus
humiliant, c’est le nom de Ponce-Pilate! »

Une clameur d’admiration s’élève, tonne, passe en ouragan, monte
jusqu’au grand Christ immobile -- et conspue les Pharisiens!...

Si bien que l’élément militaire, en nombre, en force, éprouve le
besoin de réagir.

Impérieusement, des ordres de silence sont jetés. Dans ce palais, où
règne la Loi, des officiers s’attribuent le monopole de l’autorité,
font expulser, par les municipaux, qui leur déplaît.

Un jeune lieutenant du 2e tirailleurs, M. de Niessen, menace « de
passer son sabre au travers du corps de qui se permettra d’applaudir
encore ce Labori ».

On sort parmi les rugissements...


XV

LA JOURNÉE DES « CANNIBALES »

23 février.

Émile Zola, par un jury triplement menacé dans ses biens et sa
sécurité, dans ses fils, dans l’organisation de la défense nationale,
Émile Zola a été condamné, hier, à un an de prison et 3,000 francs
d’amende; Perrenx, gérant de l’Aurore, à autant d’amende et seulement
quatre mois de prison.

Les deux questions posées au jury étaient:

1re question. -- Perrenx est-il coupable d’avoir diffamé le premier
Conseil de guerre de Paris en publiant dans l’Aurore du 13 janvier,
journal dont il est gérant, un article signé Émile Zola, contenant les
passages suivants (suivent les citations)?


2e question. -- Zola est-il coupable d’avoir procuré au gérant
Perrenx, ou à tout autre rédacteur, les moyens de commettre cette
diffamation?

Après quarante-cinq minutes de délibération, le jury est venu répondre
« oui » sur les deux points, livrant ainsi les accusés au bon plaisir
des magistrats.

Ceux-ci ont appliqué le maximum.

Toutes les responsabilités, quant au jugement de l’Histoire, devant
être établies, voici quelle était la composition du jury. Je ne la
donne point aux fins d’intimidation qui la firent, trois semaines
durant, publier par la presse adverse -- nous ne dressons pas, ici,
de listes d’otages; nous ne traçons point, sur les demeures, le signe
qui marque pour la dévastation ou le massacre contre ceux qui pensent
différemment, nous ne crions pas: « A mort! »

C’est donc à titre de document, rien autre: pour le monde civilisé
présentement; ensuite pour la vengeresse postérité, qui ne flétrira
pas, mais rira.

M. ANTOINE JURDE, commerçant, 85, rue Vitruve;

M. PIERRE ÉMERY, négociant, 159, rue Saint-Antoine;

M. VICTOR BERNIER, monteur en cuivre, 15, passage Saint-Sébastien;

M. ÉDOUARD GRESSIN employé, 18, boulevard Pasteur;

M. ÉMILE NIGON, mégissier, 9, rue de Valence;

M. CHARLES FOUQUET, grainetier, rue de Javel, 90.

M. JEAN BOUVIER, rentier, 17, rue du Pont, à Joinville-le-Pont;

M. CHARLES HUET, maraîcher, 37, rue Saint-Denis, à Bobigny;

M. DÉSIRÉ BRUNO, marchand de nouveautés, 59, rue Carnot, à Stains;

M. AUGUSTE DUTRIEUX, négociant, 94, rue de la Chapelle;

M. JOSEPH MOUREIRE, tréfileur, 12, rue Popincourt;

M. ALBERT CHEVANNIER, marchand de vin, 3, rue Monge;


Car l’on ne pouvait, en bonne conscience, exiger trop d’héroïsme de
ces paisibles citoyens, exhortés, conjurés, invoqués par l’État-Major.

Quoi qu’on en aie, ils ont jugé sous le sabre: ceci est l’exacte
vérité.

S’en doit-on plaindre? Je ne le pense pas. C’est mieux ainsi. Le
verdict complète l’acte, en accentue davantage la puissance et la
signification.

Quant à l’élévation du chiffre, c’était le tarif: il convient qu’on
ait proportionné la peine à l’accusé, et alloué le maximum à celui qui
est -- et reste -- le premier laboureur littéraire de ce temps!


*

* *


En prologue, Labori termine sa plaidoirie, magistralement,
superbement.

Il examine la fameuse pièce, la dernière -- il y en a tant que l’on
pourrait confondre! -- celle dont a argué en dernière heure M. le
général de Pellieux: la carte, la lettre, etc. L’authenticité de la
carte, il y croit, mais non pas de l’annotation qui y est tracée, non
plus que de la lettre y adjointe.

Il discute le bordereau encore, les rapports des experts jurés, tout
ce fatras, toutes ces folies!

Il rappelle l’admirable carrière militaire de M. le lieutenant-colonel
Picquart, sorti de l’École de Guerre où il professa: chef de bataillon
à trente-deux ans, chevalier de la Légion d’Honneur, promu au choix le
plus jeune lieutenant-colonel de l’armée française. Il le disculpe de
toutes les imputations dont on prétendit le compromettre ou le salir;
établit sa correction impeccable, son honorabilité parfaite, sa
conscience rare; affirme qu’il sortira de tout ceci, non pas
réhabilité, mais grandi.

Il remet au point, aussi, la vérité, quant à la famille Dreyfus: trois
frères sur quatre optant pour la France, en 1872, l’aîné, ayant fait
son service militaire comme Français, demeurant là-bas pour veiller
aux intérêts de leur entreprise industrielle. Puis celui-là, en
1897, malgré tout, abandonnant Mulhouse, rentrant à Belfort, se
faisant naturaliser Français, après avoir fait opter ses six fils pour
la nationalité française... deux avant l’Affaire, quatre APRÈS!

Enfin, il trace -- et de façon combien vengeresse! -- le portrait
d’Esterhazy; fait l’historique de ses menées, de ses ténébreux et
fantastiques agissements,

Puis il conclut:

« Je me place sur le terrain étroit où nous a conduits la plainte du
ministre de la guerre. »

» Il reste qu’en 1894, en l’absence de preuves, un homme, un ministre
éphémère, a pris sur lui de condamner un de ses officiers. Il reste
que, depuis, on a tout fait pour maintenir l’erreur sous la protection
des ténèbres. Il reste que la lettre de M. Zola fut un cri de justice
et de vérité. Oui; cette lettre a rallié tout ce que la France, à
défaut de quelques perturbateurs, compte de plus grand et de plus pur.

» Ne vous laissez pas troubler! Ne vous laissez pas intimider non
plus! L’honneur de l’armée n’est pas en cause. On a parlé des dangers
de guerre. Ne croyez pas à ces dangers. Et d’abord tous ces braves
officiers -- qui ont pu se tromper -- se battraient tous avec le
plus ferme courage et nous conduiraient à la victoire.

» Ne frappez pas Émile Zola, messieurs les jurés! Vous savez bien qu’il
est l’honneur de la France. C’est par le cœur, c’est par l’énergie
morale qu’on fait les batailles victorieuses. Et moi aussi, je veux
crier: « Vive l’armée » quand je vous demande d’acquitter Zola. Je veux
crier en même temps: « Vive la République! Vive le droit! Vive l’idéal
éternel de justice et de vérité! » et c’est avec une confiante
tranquillité, messieurs les jurés, que j’attends votre sentence! »

Comme avant-hier, comme hier, il termine dans une tempête de cris.


*

* *


C’est le tour de M. Clemenceau.

Sa face tourmentée, aux yeux jeunes, au rictus ironique, cette face
d’ambre aux pommettes saillantes, aux méplats caractérisés, comme
sculptée, creusée, fouillée au couteau dans une bille de buis, se
détache bien en vigueur sur la pourpre des robes.

Et si son éloquence entend se restreindre, demeurer maîtresse de soi,
plier ses ailes en quelque sorte, dans un milieu inaccoutumé, dans un
cadre étranger, sa voix incisive, mordante, a de beaux accents de
tristesse et de persuasion.

Il fait le procès de la « chose jugée » en tant que dogme; démontre,
par son propre exemple, en quelle obscurité on se débattit; combien il
fut difficile et grave de se former une conviction.

Puis il conclut:

. . . . . . . . . . . . . .

« Nous sommes devant vous. Vous allez prononcer tout à l’heure.
Beaucoup de Français se disent: « Il est possible que Dreyfus ait été
condamné irrégulièrement; mais il a été condamné justement et cela
suffit. » C’est le sophisme de la raison d’État! Nous dansons, tous
les 14 juillet, sur les ruines de la Bastille; nous avons conservé
cette Bastille inférieure: la raison d’État! C’est la raison d’État
qui, par la guillotine, a arrêté le magnifique mouvement de 1789.

» Il n’y a pas de justice en dehors de la loi. Sans doute, c’est
douloureux de se trouver en conflit avec les militaires, de braves
gens qui ont cru bien faire. Il arrive à tout le monde de vouloir bien
faire, et de se tromper! Cela arrive aux civils sans uniforme. Cela
arrive aussi aux civils en uniforme; car les militaires ne sont pas
autre chose.

» Messieurs les jurés, rendez-nous le service d’arrêter un
commencement de guerre religieuse. Vous avez vu ce qui s’est passé en
Algérie. Dites, au nom du peuple français, qu’il faut la justice, même
pour les juifs, dites à la guerre religieuse qui commençait: « Tu
n’iras pas plus loin! »

Nous comparaissons devant vous, messieurs les jurés. Vous comparaissez
devant l’histoire. » La péroraison s’achève dans un tumulte d’orage,
qui, désormais, ira croissant.

M. Van Cassel, sorti pour une minute de sa langueur habituelle, se
sentant appuyé par la masse des officiers en civil ou en uniforme,
maîtres de la place, déploie enfin dans sa réplique quelque véhémence.
Labori, enroué jusqu’au sang, défaillant, magnifique, crache son
suprême défi à la face du Mensonge, et clame son invocation dernière à
l’immanente Justice!

Alors, les jurés se retirent.

. . . . . . . . . . . . . .

Trente-cinq minutes, on les a attendus. Mais le cœur ne battait qu’aux
haineux, redoutant la clémence. Qu’importait, à nous autres, dans la
voie désormais tracée!

A ce moment, j’ai eu la très nette sensation que si, par miracle, il y
avait acquittement, cette poignée de furieux se précipiterait sur
l’accusé, là, dans le prétoire... que quelque grand crime rôdait.

Je l’ai dit à des camarades: on s’est groupé. L’exquise femme de
Labori, toute jeune et si jolie, avait amené, cette fois, ses deux
garçonnets: « Comme ça, on sera tous ensemble », disait-elle pâlotte,
mais brave, avec un semblant de sourire. Madame Zola, les autres amis,
parents, alliés, s’étaient massés au centre de la salle.

Quand le dernier « oui » est tombé de la bouche du chef des jurés, des
cris d’Apaches sur le sentier de guerre ont fait trembler les vitres.
Ainsi prévenu, le public du dehors a répondu en hurlant à la mort.

-- Cannibales a crié Zola avec dégoût: le même mot que Voltaire,
défenseur de Calas.

Tandis qu’autour de lui, un pacte tacite de résistance liait les
âmes... pour ton triomphe, ô Vérité!

Et pur si muove! Et pourtant Elle marche!


LE SECOND PROCÈS

D’ÉMILE ZOLA

VERSAILLES, 23 MAI 1898

LE SECOND PROCÈS D’Émile ZOLA

Personne à la gare du Havre, pas davantage à la gare de Versailles
(rive droite) où se morfondent dans la cour, sous un soleil cuisant,
quatre gendarmes à cheval et une douzaine de sergots.

Personne n’a l’air rébarbatif; il semblerait que l’indolence de la
ville:

... Cette Palmyre où dort la royauté!

ait gagné les plus belliqueux.

On se salue, on se fait des révérences, des petits sourires: on est
tout à fait grand siècle.

Dans la salle à manger de l’hôtel des Réservoirs où, naïve, je m’en
suis allée déjeuner pour avoir une vision de veillée d’armes, nous
sommes juste quatre... en trois groupes! M. Edmond Ployer, l’éminent
bâtonnier de l’Ordre, l’avocat du Conseil de guerre -- hélas! --
avec son secrétaire, M. Aubépin; M. Arthur Meyer qu’une guêpe
malavisée a pris pour une rose et à qui elle a piqué le doigt; votre
servante -- et c’est tout!

Dans l’immense hall tout blanc, on a l’air de jouer aux quatre coins.

J’y jouerais bien, moi! Mais les autres sont des gens graves. Et puis,
c’est l’ « ennemi »: alors on se tient!

Deux œufs, un soupçon de galantine et une tasse de café (ceci pour
bien établir mon détachement relatif des choses de ce monde) et me
voilà devant le Palais de Justice.

Des reporters en masse, des camarades faisant le lézard en plein midi,
mais notant ce qui se passe, assez fiévreusement.

Zola, Labori, les deux Clemenceau, Bruneau et Desmoulins sont arrivés,
peu avant, tous les six en automobile; à la grande stupeur des
badauds, à la grande fureur des manifestants.

Car il y a des manifestants: deux bonnes douzaines. La mission
algérienne n’est pas encore de retour; mais le manque de discernement
des électeurs, et la clôture de la foire aux candidats, ont créé des
loisirs à quelques personnes qui les viennent utiliser ici.

On les voit circuler avec animation -- et avec Esterhazy!

Celui-ci semble particulièrement nerveux. L’ordonnance de non-lieu
rendue par M. le juge d’instruction Bertulus, et qui lui attribue
définitivement, sans nul recours, la lettre où, après avoir souhaité
de finir « comme capitaine de uhlans en sabrant des Français », il
termine: « Paris pris d’assaut et livré au pillage de cent mille
soldats ivres, voilà une fête que je rêve. Ainsi soit-il! » ladite
constatation, sans appel, paraît l’avoir jeté hors des gonds.

Il médite évidemment quelque chose... mais quoi?

Attenterai-je à l’honneur de l’armée, offenserai-je la majesté du
drapeau, en osant dire que le grand jour ne convient pas au genre de
beauté de M. Walsin-Esterhazy?

Avec son paletot jaune, son gilet vert, son nez en bec, il a l’air,
sauf respect, d’un vieil ara déplumé.

Autour de lui quelques-uns, que l’on connaît, se ramassent, accordent
leurs sifflets pour la sortie. Car on ne siffle pas des lèvres ou dans
une clef. L’élan des sentiments, la spontanéité de la manifestation,
s’atteste par le petit instrument de métal que chacun a apporté de
Paris, dans son gousset.

C’est ce qu’on appelle avoir de la précaution!


*

* *


La salle d’assises est exiguë, mais paraît plus vaste, d’être si
lumineuse. On dirait un atelier de peintre, à cause des deux grands
vitrages qui la recouvrent de la tribune du fond, au-dessus de
l’entrée, où l’on s’imaginerait mieux un orgue que du public.

Mais sur la table à modèle, c’est le tribunal... Ici, également dans
mon respect incommensurable pour la magistrature, je ne me permettrai
aucune critique envers la plastique de ces messieurs. A peine
oserai-je insinuer que Sarah Brown devait être mieux.

Et encore! Peut-être cela dépend-il des goûts!

Les jurés, à mon sens, ont autrement de physionomie et d’allure que
ceux de Paris, au précédent procès; qui, si identiques de faciès, de
crâne, si uniformément impassibles, donnaient l’impression, dans la
pénombre, d’une double rangée de pots à fleurs sur une fenêtre de
prison.

Seules les fleurs manquaient...

Aujourd’hui elles sont dans l’auditoire. Beaucoup de jolies femmes
printanièrement élégantes: du rosé, du bleu, du mauve, piquant de
notes délicates le vert clair des murs, selon la tradition de l’Art
nouveau.

Un buste de République naturellement ridicule; un cadran affreux; un
Christ dont la peinture est, tout de même, un peu trop délabrée,
composent l’ameublement.

Voici Zola, Perrenx, Vaughan, Pasquelle, George et Albert Clemenceau,
Desmoulins, Bruneau, Labori, ses secrétaires Hild et Monira.

Voici, en uniforme, les plaignants: le général de Luxer, les colonels
Ramel et Bougon, les lieutenants-colonels Gaudelette et Marsy, les
commandants Privais et Leguay.

Voici Mes Ployer, Las Cases et Deligand, Me Aubépin.

Je n’aperçois pas, dans cette masse compacte et confuse, M. le
lieutenant-colonel Picquart; mais on ne saurait n’y pas voir M. Jules
Auffray, avocat et chef de claque.

A-t-il exercé présentement? Je n’en sais rien. L’assistance semble
être dans les mêmes prix; mais la garnison suffit à cela.


*

* *


La Cour, messieurs!

On se lève, déférents...

Voici M. le Premier. Dieu! qu’il ressemble à Saint-Germain! C’est le
même œil de malice et la même structure. Mais quant au verbe, il
articule moins bien.

M. le conseiller Tardif, qui devait présider, sauf intervention de son
chef hiérarchique. Il a l’air réfléchi et distingué.

Voici M. Doublet, juge au tribunal de Versailles, robe noire auprès
des deux robes rouges; comme M. le procureur de la République du crû
sert d’ombre -- et de second -- à M. le procureur général Bertrand.

Oh! comme il a l’air grinchu, celui-ci! Je serais désolée de paraître
rire d’une souffrance, même passée; mais, tout le long de l’audience,
il semblera avoir le pied encore happé dans l’ascenseur. On dirait un
rat blanc, pris par la patte... et rageur!

Lecture du greffier; appel des jurés de la session, dont deux absents:
l’un excusé par certificat de médecin; l’autre défaillant sans excuse
et condamné, séance tenante, à deux cents francs d’amende, plus les
frais.

Brieux qui est là dans l’auditoire observe, pour sa prochaine pièce
sur le monde judiciaire; Renouard dessine, imperturbable, la bouche
narquoise, l’œil à l’affût.

Quelques propos sont échangés: puis, avant le tirage au sort du jury
de jugement, Labori dépose des conclusions d’incompétence.

Sitôt le dernier mot tombé, comme un diable jaillit d’une boîte, au
grand effroi des petits enfants, M. le Procureur général Bertrand se
déploie d’un élan brusque.

Il est en colère -- déjà! Et quelque chose d’un peu comique se
dégage, à surprendre, chez tous, cette préoccupation d’énergie. Nous
qui sommes, justement, si prédisposés à la gentillesse!

Ceci est une protestation, dit-il, et non pas un argument de droit.
J’ai saisi la pensée qui vous anime. Vous avez uniquement exprimé le
regret de ne pas pouvoir perpétuer ce débat, perpétuer cette agitation
inutile et scandaleuse à laquelle on mettra un terme, je vous assure.

Brrrou!... Ça ne sera toujours pas avec des mots!

Puis la « vindicte publique » reprend, développe cette théorie qu’un
article de journal est poursuivable non seulement au siège de sa
rédaction, à son lieu d’origine, mais encore en tout endroit où il a
pu pénétrer.

Entre temps, M. Bertrand a une phrase délicieuse, qui obtient un
certain succès de gaieté:

-- Vous demandez le jury parisien? Vous n’êtes pas difficile!

On ne le lui fait pas dire!

Mais, chose bizarre, devant la véhémence de l’accusation, voilà que
c’est Labori qui est calme annonce qu’il restera « silencieux le plus
possible, modéré toujours ».

Les magistrats s’entreregardent: cette nouvelle attitude, ce Labori en
sucre, ne leur dit rien qui vaille.

Ils se retirent, inquiets, délibèrent vingt minutes; puis reviennent
avec un arrêt de rejet.

Alors Labori demande cinq minutes, pour que MM. Zola et Perrenx aient
le temps d’aller signer leur pourvoi en cassation.

Et, de nouveau, la Cour disparaît.

C’est amusant comme une partie d’échecs, ce jeu de la procédure, même
si l’on est profane! Dans le regard des vieux routiers de la toge,
on en suit les péripéties.


*

* *


Pendant l’entr’acte, Albert Clemenceau nous conte sa déplorable
aventure. M. le président Périvier ne le veut admettre auprès de son
frère qu’en civil; M. le bâtonnier Ployer ne le veut voir au banc de la
défense qu’en avocat; et M. le général de Luxer le ferait immédiatement
jeter dehors ou mettre dedans (peut-être bien les deux) s’il se
présentait en tenue.

-- Alors?

-- Mets-toi en chemise lui dit Jacquemaire. C’est vrai aussi! Il ne
peut pourtant pas venir en uhlan!

Mais trêve de plaisanteries: revoici le tribunal.

Cette mauvaise pièce de Labori, qui a un drôle de sourire, depuis le
début, sous sa moustache, dépose les secondes conclusions que voici:

« Plaise à la Cour,

» Attendu qu’à la suite de l’arrêt de ce jour qui vient de rejeter
l’exception d’incompétence soulevée in limine litis et sous toutes
réserves par les concluants, ceux-ci se sont pourvus en cassation
contre ledit arrêt, conformément à l’article 417 du Code d’instruction
criminelle;

» Attendu qu’aux termes de l’article 416 du Code d’instruction
criminelle les pourvois formés contre les arrêts rendus sur la
compétence ont un effet suspensif que ce principe est d’ailleurs
proclamé par une jurisprudence constante;

» Par ces motifs,

» Donner acte aux concluants de ce qu’ils se sont pourvus en cassation
contre l’arrêt par lequel la cour a rejeté l’exception d’incompétence
proposée;

» Ordonner, en conséquence, qu’il sera sursis aux débats, dans les
termes de l’article 416 du Code d’instruction criminelle jusqu’à
l’arrêt de la Cour de cassation à intervenir sur le pourvoi;

» Sous toutes réserves,

» Et ce sera justice. »

Cette fois, c’est la débandade, la déroute!

Les dépits éclatent, les impatiences trépignent... personne n’est
plus maître de soi.

M. le Procureur général, d’une voix étranglée, déclare qu’il s’incline
devant la loi -- tiens pardi! lui qui la représente -- mais « que la
cause est jugée ».

Labori, que l’énervement gagne, rappelle le ministère public (ça,
c’est drôle) au respect de la légalité.

-- Je conteste le droit à M. le procureur général de tenir ce langage,
de dire que nous avons été condamnés par le jury de la Seine. Une
condamnation ne tient pas quand elle a été obtenue illégalement. Or,
tout le monde sait que, si la Cour de cassation a cassé sur une
nullité de la plainte, sur la valeur de laquelle il pouvait exister
des incertitudes, aucune incertitude au contraire ne peut exister sur
la nécessité où l’on était de casser, à raison de l’intervention
illégale de MM. de Boisdeffre et de Pellieux auxquels nous n’avons pu
ni répondre ni poser des questions.

M. le Premier enlève la parole à Labori, après que celui-ci a fini de
parler, et déclare qu’il n’y a rien au-dessus de la loi « pas même
Zola ».

Puis tous s’en retournent dans la chambre des délibérations, pour
statuer; en reviennent avec un arrêt aux termes duquel, par
application de l’article 416 du Code d’instruction criminelle ainsi
conçu: « Art. 416. Le recours en cassation contre les arrêtés
préparatoires ou d’instruction, ou les jugements en dernier ressort de
cette qualité, ne sera ouvert qu’après l’arrêt du jugement définitif;
l’exécution volontaire de tels arrêts ou jugements préparatoires ne
pourra en aucun cas être opposée comme fin de non-recevoir », la
présente déposition ne s’appliquant point aux arrêts ou jugements
rendus sur la compétence, il est sursis au débat jusqu’à ce que la
cassation ait statué sur le pourvoi.

Comme pour donner un coup de boutoir, M. Périvier, à la fin de sa
lecture, se tourne vers Labori:

-- Vous avez ce que vous voulez, tant mieux Puis, aux jurés:

-- Vous êtes libres. La Cour aussi va se séparer, puisque M. Zola ne
veut pas accepter le débat.


*

* *


Et nous revoici dans la rue.

En face, derrière une fenêtre grillée, on aperçoit Couard, l’expert.
Que diable peut-il bien faire là? Puis, en avant, le groupe de tantôt,
M. Vervoort, M. Esterhazy, etc.

L’automobile, qui s’en retourne, provoque, en tant que moyen de
déjouer tout complot, un accès de frénésie. C’est un joujou brutal et
rapide: le coup de couteau qui pourrait trancher le jarret d’un
cheval s’émousserait contre l’insensible armature; et il en cuirait à
qui se mettrait en travers!

Aussi, et bien que M. Esterhazy ait fait mine de s’élancer, la
déception est-elle immense -- et cocasse! Du passage de Zola, il ne
reste même plus un bouffée de fumée, qu’ils sont encore là, piteux, à
menacer dans le vide.

A qui s’en prendre? Comment utiliser cette noble ardeur?

La Libre Parole, hier, désignait deux adresses où « retrouver » soit
Zola, soit Picquart. On a suivi l’indication, guetté ce dernier. Une
bande de voyous l’a assailli, injurié; est montée ensuite sur
l’impériale du wagon qu’il occupait, afin, le long du parcours, de
l’escorter d’insultes.

C’était la revanche de la plainte portée par lui, non pas en
diffamation où la preuve n’est pas admise, mais devant une juridiction
où tout ce qui est insinué, articulé contre son honneur se pourrait
établir -- si c’était vrai!

Mais ils souhaitent la lumière, ceux-là, comme les chauves-souris
souhaitent le jour!

Il viendra, n’ayez peur! Chaque heure gagnée par ces chicaneries
utiles marque un progrès fait, des esprits conquis, des cœurs
ralliés... le temps est avec nous, comme l’avenir est à nous!



LE TROISIÈME PROCÈS

D’ÉMILE ZOLA

VERSAILLES, 18 JUILLET 1898


LE TROISIÈME PROCÈS D’Émile ZOLA

Il fait chaud: on n’a vraiment pas la force de se haïr! Les colères
fondent, les rancunes s’affaissent... le coup d’œil agressif s’achève
en coup d’œil langoureux.

Il faudra Déroulède (qui me semble dépourvu de fossettes) et
l’incandescent Marcel Habert, tous deux à l’aise dans ce four
crématoire, pour qu’un peu d’animation réveille les torpeurs, vienne
rappeler qu’il est nécessaire de se chamailler.

C’est dommage la fraternité de l’étouffement régnait! Accusés,
plaignants, défense, partie civile et auditoire, dans les yeux de
chacun cette pensée se lisait: « Si on plantait là tout le baluchon
pour s’en aller ensemble, à l’ombre, prendre quelque chose? Peut-être,
dans la fraîcheur et les coudes sur la table, arriverait-on à
s’expliquer... bien mieux qu’ici »

Mais ces pensées conciliatrices, ces rêves édéniques, tôt se devaient
dissiper: on ne s’était pas dérangé pour ça! Quand l’appareil de la
justice entre en mouvement, il faut qu’il fonctionne, fût-ce à vide,
fût-ce à blanc!

C’est ce qu’on se dit sur le trottoir, où le soleil menace de fondre
l’asphalte; c’est ce qu’on se dit à l’intérieur de la salle, où la
température dépasse l’étiage des vers à soie. Alors, on se résigne...

Mais la résignation ne va pas sans lutte. A la tribune de fond,
à l’ « orgue » comme nous disons, la lutte se traduit, multicolore,
vivace, jolie, parle papillonnement des éventails.

En bas, c’est moins gracieux; les cols se tendent, les visages
s’empourprent, l’impression s’accentue: qu’on voudrait bien « être
ailleurs. »

Le vitrage surtout est terrible, qui transforme la salle en atelier de
photographe; au travers des carreaux l lueur darde, aveuglante -- et
brûlante aussi!

A tel point que Georges Clemenceau s’insurge; déclare qu’il veut bien
être jugé, condamné, mais pas cuit, rissolé à la chinoise.

Alors, on fait changer les accusés de côté, jusqu’à ce que
s’interpose, là-haut, comme un nuage passant sur l’astre, la
silhouette du tapissier, requis pour la circonstance au nom de la loi.

Dans son zèle, il a décroché les rideaux de fenêtre: on en distingue
les anneaux, les cordons de tirage; puis des toiles à matelas.
Désormais, quand la discussion juridique sera trop ardue, on aura de
quoi se distraire, en levant les yeux pour suivre les progrès de
l’opération.

Et quand les rayons auront tourné, quand le président lèvera
l’audience, ce sera tout à fait fini -- ô symbole des lenteurs
judiciaires!

Ce qui se passe? Oh! tenez-vous bien à le savoir? Les à-côtés sont
bien plus amusants.

Voici le colonel Picquart, accompagné de deux inspecteurs de la
sûreté, qui fait une entrée plutôt sensationnelle. Il a son calme
visage, son tranquille sourire; cet air de quiétude, de confiance, de
force morale, de douceur, qui en font vraiment, dans le trouble
contemporain, une physionomie à part.

Voilà le « malfaiteur », le « monstre »: Émile Zola, aussi bien
pacifique, point changé, ayant même perdu de sa nervosité, pris
l’assurance imperturbable dont se précède la victoire.

Et la séance débute par le dépôt des conclusions des plaignants.

1° M. le général de Luxer, commandant la 141e brigade d’infanterie,
demeurant à Paris, rue de Staël, n° 1.

2° M. le colonel de Ramel, commandant le 24e régiment d’infanterie,
demeurant à Paris, avenue Bosquet, n° 10.

3° M. le colonel Bougon, commandant le 1er régiment de cuirassiers,
avenue du Trocadéro, n° 12.

4° M. le lieutenant-colonel Gaudelette, de la garde républicaine,
caserne des Célestins.

5° M. le lieutenant-colonel Marcy, au 1er régiment du génie à
Versailles.

6° M. le commandant Rivais, ci-devant au 12e régiment d’artillerie à
Vincennes, actuellement sous-directeur de l’école de pyrotechnie à
Bourges.

7° M. le commandant Leguey, du 113e d’infanterie à Paris, 85 bis,
avenue Gambetta.

A être reçus partie civile « tant comme ayant composé le conseil de
guerre, tant que, au besoin, en leur nom personnel, ce à titre
individuel ». On pense si Labori réplique du tac au tac, demandant
juste le contraire.

Et l’on pense également si la Cour s’empresse de rejeter ses
conclusions, par un arrêt dont voici l’attendu:

« Attendu en substance que si, en principe, les corps constitués ne
peuvent agir qu’à la condition d’avoir la personnalité civile, il n’en
est pas ainsi en matière criminelle. »


*

* *


Mais, auparavant, Labori, Me Las Cases, M. le procureur général
Bertrand, ont développé chacun leur thèse, et échangé quelques
aménités. Labori est dans un bon jour. Ce que ressentent tous les
clairvoyants, il l’éprouve. A quoi sert de se fâcher? Le temps marche,
et avec lui les événements. Chaque jour suffit à sa peine et à sa
récolte d’indices nouveaux.

Aussi, sa bonhomie, sa belle humeur sont extrêmes; n’ont d’égale que
la parfaite urbanité de M. le Premier.

On nous l’a changé, celui-là! Si belliqueux, il y a deux mois, le
voici seulement spirituel avec une pointe d’ironie -- tournée vers
qui? Peut-être bien contre le destin moqueur, disposant à sa guise de
l’opinion.

M. Bertrand, lui, ne dérage pas. On m’affirme que hors cette frénésie
accidentelle, c’est un aimable homme. Je veux bien le croire... mais
que la violence convient donc mal à ceux dont l’ordinaire pondération
dissimule les défauts et met en relief les qualités!

Voix forcée, geste forcé; de l’emphase et rien au fond, même pas la
vibration d’un élan sincère; ah! « vindicte publique » combien vous
apparaissez factice, tout artificielle et de convention!

Quant à Me Las Cases, la charité chrétienne m’interdirait d’en parler,
si l’obligation professionnelle ne m’y contraignait.

Courtaud, mastoc, le teint enluminé, il a l’air d’un œuf rouge à barbe
-- d’un œuf même pas dur: mollet! Il dit d’une voix banale, des
choses vulgaires; tandis que sa manche de chemise, écussonnée d’un
trop gros bouton d’argent, émerge.

Il sue beaucoup...

Quant au procureur général, une trouvaille de mot le met hors pair;
déchaîne la joie silencieuse, et légèrement féroce, des intellectuels
présents. Il dit que Zola, pour échapper à la responsabilité de son
acte, s’est jeté dans le « maquis de la procédure ».

On ne le lui fait pas dire! Et, chez les subversifs, d’entendre un
magistrat proférer tel blasphème, la satisfaction est intense. Il va
bien, le « compagnon » Bertrand!

Une autre phrase est à retenir, de Labori, dans l’ordre sérieux,
alors. C’est quand il déclare que jamais Zola ne se retranchera
derrière la nullité de la citation; qu’il est prêt, aujourd’hui comme
hier, comme demain, à affronter le débat, pourvu qu’il soit plaidé à
fond; que l’ensemble de son article, des faits qui l’ont motivé, soit
visé, discuté -- et non morcelé misérablement.

Puis il dépose des conclusions tendant à établir, selon le rapport de
M. Chambaraud, à la Cour de cassation, la connexité, l’indivisibilité
de certains faits, ramenés dans la citation et ceux figurant dans ses
significations, paragraphe B.

Bien entendu, la Cour rejette.

Alors, Labori lui demande acte de ce que MM. Zola et Perrenx se vont
pourvoir en cassation.

C’est accordé, mais, en même temps, la Cour juge que l’arrêt
précédemment rendu est un arrêt préparatoire et d’instruction, donc
non suspensif, et ordonne passer outre aux débats.

-- Nous avons l’honneur de faire défaut, déclare Labori.

En conséquence, accusés et défenseurs quittent l’audience.


*

* *


Ici se place l’intermède.

Alors que nous somnolions, doucement bercés dans ce flot de
subtilités juridiques, une voix tonne, de la tribune

-- Hors de France! Allez-vous-en!

C’est quelqu’un, là-haut, qui a une crise.

D’en bas, M. Hubbard répond:

-- Faites sortir les gueulards!

-- Qui a dit cela? rugit Déroulède, qui franchit trois dames, deux
bancs, et six chaises, pour se venir pencher sur la balustrade.

-- C’est moi! réplique M. Hubbard.

-- Lâche! Misérable! Vendu aux Juifs!

Ce sont les enfants qui s’amusent: Marcel Habert et Déroulède. Ils
n’y tenaient plus, ces chers petits, d’être restés si longtemps
tranquilles!

On se bouscule, on s’injurie. Le président entre, et menace. Puis Me
Ployer prend la parole; M. le procureur général lui succède et la Cour,
après une brève suspension d’audience, condamne Zola et Perrenx, par
défaut, au maximum à un an de prison et 3,000 francs d’amende, par un
arrêt dont voici les attendus principaux:

« Considérant qu’il est établi et fondé dans les termes mêmes de la
lettre adressée au président de la République du 13 janvier 1899,
publiée dans l’Aurore, que les inculpés se sont rendus coupables du
délit de diffamation relevé contre eux;

» Que cette diffamation, dont les prévenus ont calculé froidement
l’extrême gravité, a profondément troublé les esprits et suspendu les
affaires;

» Qu’elle est encore aggravée par l’attitude des prévenus qui
semblent, l’un et l’autre, en vouloir prolonger les désastreux effets,
au risque d’amoindrir dans l’armée la confiance des soldats pour
leurs chefs et d’abaisser la discipline, qui est la base essentielle
de toute bonne organisation militaire ».

. . . . . . . . . . . . . .

On s’en va. Il paraît qu’on s’est cogné tout à l’heure, entre soi, ou
avec la police, lors du départ de Zola.

Les militaires acclament Déroulède, mais tout de même:

Nous n’irons plus au bois,

Les œillets sont coupés!

On a de plus en plus chaud. On s’en va boire de vagues limonades,
tandis que deux cris se répondent, au lointain.

-- Vive l’armée!

-- A bas la Cavagne!

Des gens passent, emmenés au poste.

-- Qu’est-ce qu’ils ont fait, qu’est-ce qu’ils ont fait? interroge la
foule curieuse.

Ils ont crié « Vive la République! »


LE PROCÈS ZOLA-JUDET

3 AOÛT 1898


PROCÈS ZOLA-JUDET

Voici, d’après le Temps, l’arrêt par lequel la 9e chambre
correctionnelle, siégeant hier sous la présidence de M. Puget, s’est,
à l’encontre des préférences énoncées par M. le substitut Laisné,
déclarée compétente dans le présent débat.

« Le tribunal, statuant sur la compétence:

» Attendu que les articles incriminés renferment des imputations
dirigées tant contre Zola fils que contre Zola père, à raison des
fonctions d’officier comptable rendues autrefois par ce dernier; qu’il
y a donc lieu d’examiner si le tribunal est compétent pour connaître
de la poursuite;

» Attendu que Zola, dans son assignation, expose que, s’il a cru
pouvoir dédaigner les attaques dont il était l’objet depuis plusieurs
mois, il ne saurait agir de même à propos de diffamations et d’injures
adressées à son nom;

» Qu’il (Judet) le reconnaît dans l’article du 23 mai en disant: « Les
maladies combinées de son talent, de son caractère, ne livrent pas
encore la clef de sa conduite, le secret de sa chute. A l’origine, il
doit y avoir certainement une cause a plus profonde, quelque tache
sinistre, quelque mystère inouï, quelque fêlure inconnue, quelque
honte corruptrice, que nul n’a sondée et qui domine implacablement
l’œuvre impure comme la vie infâme de Zola ».

» Attendu par conséquent que Judet ne relate les faits qu’il impute à
Zola père que pour expliquer « le rapport singulier qui noue la
destinée du fils anarchiste à celle d’un père voleur » et démontrer
qu’il était juste, inévitable, que Zola ait discerné d’emblée, dans
cette armée qu’il déteste, Dreyfus comme l’officier modèle: il devait
aller, spontanément, sans effort, à la trahison, comme les
pornographes vont à l’aberration, comme les bêtes stercoraires vont au
fumier et se délectent dans la pourriture.

» Attendu que dans un article postérieur à l’assignation, en date du
18 juillet, Judet, expliquant encore plus clairement ses intentions,
s’exprime ainsi: « Un heureux hasard, en m’initiant au déshonneur d’un
mort, qui appartient à l’histoire, a trahi la source ignorée, la cause
profonde, la réelle explication des haines de Zola contre l’armée;

» J’ai pensé qu’il était légitime de le démasquer et nécessaire de
frapper à la tête; maître de son secret, j’ai disqualifié, comme elle
méritait, la fausse générosité derrière laquelle s’abrite le
syndicat de nos ennemis... Pour abattre le pavillon il fallait
dénoncer la marchandise suspecte, il fallait diffamer, puisque
l’affirmation d’un forfait irrécusable est une diffamation; j’ai donc
diffamé volontairement, froidement, le père de Zola, puisque le
fils essaie de prendre sa revanche posthume aux dépens de la France;
j’ai crevé l’abcès purulent de la dynastie de Zola... »

» Attendu que dans ces conditions le tribunal n’a pas à examiner si
les imputations dont Zola père est l’objet sont ou non de la
compétence de la juridiction correctionnelle;

» Qu’en effet ces imputations n’ayant été dirigées contre Zola père
qu’incidemment, à la suite d’une longue et violente campagne contre
Zola fils, le but avoué de Judet ayant été uniquement d’atteindre ce
dernier, et pour employer ses propres expressions, « de terrasser
Émile Zola, le pornographe et le destructeur de la patrie, par
François Zola, le lieutenant voleur remis une fois de plus au
pilori », il s’agit seulement pour le tribunal d’apprécier si les
délits de diffamation et d’injures relevés par Zola fils, simple
particulier, sont ou non établis;

» Attendu, en droit, que la façon dont doit être interprété l’article
34 in fine de la loi de 1881 ressort des termes employés devant la
commission du Sénat par le rapporteur M. Pelletan qui, à propos de la
disposition additionnelle de cet article, s’est exprimé en ces termes:

« Votre commission n’admet le délit de diffamation des morts
qu’autant qu’elle passe par-dessus leur tombe pour aller frapper les
vivants; la loi n’a plus alors des ombres de personnes, elle a des
personnes réelles qui ont pu subir un dommage et qui ont droit à une
réparation: tel est le sens de la disposition additionnelle que
nous avons l’honneur de vous proposer »;

» Attendu que cette interprétation est conforme à la manière de voir
de M. le garde des sceaux exprimée comme suit dans sa circulaire en
date du 9 novembre 1881, relative à l’application de l’article 34:

« La loi n’autorise les héritiers à poursuivre les imputations
diffamatoires ou injurieuses dirigées contre leurs auteurs qu’autant
que les diffamateurs auront eu l’intention de porter atteinte à
leur propre considération;

» Elle repousse donc entièrement la diffamation envers les morts. La
réserve qu’elle fait au profit des héritiers ne consacre pas un
droit nouveau; elle aurait été inutile à formuler s’il avait fallu
écarter les solutions antérieures de la jurisprudence. L’action
n’est en effet dans ce cas que l’action personnelle de l’héritier
diffamé. »

» Par ces motifs, se déclare compétent dit qu’il sera passé outre aux
débats ».


AUTOUR D’UN PROCÈS

On sait que la loi interdit le compte rendu des affaires de
diffamation et l’on pense bien que, respectueuse de ses décrets, de
tempérament soumis et craintif, je n’irais pas me risquer à
l’enfreindre, nous exposer à ses rigueurs.

Non que la magistrature, en ce moment, me cause un effroi extrême par
un étrange revirement, le temple de Thémis semblerait devenu, avec les
irréductibles Sorbonnes, quelque chose comme le lieu d’asile des idées
proscrites, le refuge suprême des libertés.

Mais c’est lui témoigner plus de déférence que de ne la pas affronter
et c’est pourquoi, dans les neiges d’antan, je préfère rechercher ce
qui ressemble davantage au spectacle d’aujourd’hui. Pour faciliter,
d’ailleurs, les similitudes, j’enlèverai les noms propres, qui datent
et démodent. Le public comprendra mes réticences, approuvera ma
réserve, et saura s’assimiler ce qui, du passé, peut convenir au
présent.

. . . . . . . . . . . . . .

Paris, 189...

C’est aujourd’hui que vient, en correctionnelle, le procès intenté par
l’ex-général Boulanger (M. Boulanger comme on dit présentement) au
journal qui, pour le combattre, évoqua la mémoire de son père, imprima
que l’ex-avoué de Rennes était un voleur.

On a pu approuver ou ne pas approuver l’attitude de l’homme qui, à
l’apogée de sa carrière, en possession de la plus haute situation qui
se puisse conquérir, a tout compromis pour se lancer dans une aventure
d’intention généreuse, mais de terrible responsabilité.

Seulement, il est impossible de méconnaître qu’entre tant d’attaques
dont il fut l’objet, celle-ci, vraiment, a dépassé les bornes de la
polémique permise, de la violence admissible,

D’abord, en soi, le fait n’est rien moins que certain.

Étourdi du coup qui le frappait; habitué dès l’enfance, par les soins
d’une mère admirable, à vénérer la personne et le souvenir de son
père, le condamné, le proscrit, contre qui se liguent actuellement la
presque majorité des pouvoirs de l’État, se trouve dans l’impuissance
absolue d’établir le mal-fondé de l’imputation.

En effet (ainsi que le fera remarquer tout à l’heure son éloquent et
énergique porte-parole), les archives de la corporation, ouvertes
toutes grandes à ses adversaires, se sont tenues, devant lui,
obstinément closes.

En vain, par trois, quatre lettres, a-t-il sollicité communication du
dossier paternel: on lui a objecté, constamment, des fins de
non-recevoir et que ces pièces « secrètes », uniquement d’ordre
administratif et professionnel, ne pouvaient être communiquées même
aux familles des intéressés!

Ah! il fait bon être fils d’avoué, par le temps qui court!

Donc, là, on patauge en pleine incertitude. Tout ce qu’on sait du
défunt est honorable, d’infaillible probité; tout ce qu’on n’en sait
pas (et ce que prétendent savoir les autres), les détenteurs
officiels, amis des accusateurs, refusent d’en laisser prendre
connaissance.

Voilà pour la matérialité du fait, son équivoque -- et les
compromissions qu’il suppose!

Quant à la moralité qu’il comporterait, s’il était admis, s’il était
indéniable, on ne la distingue pas très clairement.

Ou mieux, elle apparaît si monstrueuse qu’on hésite à l’envisager.
C’est la résurrection du péché originel, de la tare héréditaire; la
tradition des âges barbares, des époques féroces; l’abolition du
libre-arbitre, de la responsabilité -- le rétablissement de la
réprobation ancestrale, poursuivant, dans l’innocence enfantine, la
culpabilité des aïeux!

Un fils responsable de ce qu’a fait son père? Cent ans après la
Révolution... qui affranchit la progéniture du serf et la postérité du
bourreau!

Scientifiquement, physiquement, dans le sens de l’indulgence, cette
théorie transformée a pu surgir, pour expliquer le legs de maux
corporels; servir à absoudre des « victimes », où la loi; jadis, moins
informée, voyait des coupables.

Mais moralement!

La conscience publique s’en est soulevée; les ennemis loyaux ont
capitulé, se sont écartés, avec dégoût, d’un champ de bataille où de
telles armes étaient employées!

Quant aux quelques « courtisans du malheur », selon la jolie
expression de Daudet, présents à l’audience, on devine leur
indignation.

Il y avait là Gyp, le jeune Marcel Habert, le jeune Jules Auffray, le
jeune Goussot, etc. Tous, en leur fidélité, étaient unanimes à
réprouver le sacrilège; qu’on vint, plus d’un demi-siècle après,
troubler la paix des sépultures, arracher les morts de leur tombe,
clouer des ossements au pilori -- et arguer, contre un fils, des
fautes possibles du père.

Les gens de cœur n’aiment point ces procédés.


*

* *


En ma qualité de femme, je connais mal la casuistique procédurière. On
m’excusera donc de ne pas entrer dans ce qu’un haut magistrat --
serait-ce pas M. Quesnay de Beaurepaire, un peu avant la constitution
de la Haute-Cour? -- dénomma, d’une malheureuse inspiration, le
« maquis de la procédure ».

On a discuté beaucoup, de part et d’autre, pour préciser la portée
légale de la diffamation posthume, si le vivant, l’héritier, était en
droit ou non de s’en déclarer lésé. On s’est accablé sous les textes;
on s’est renvoyé, comme volant, les citations.

Je ne suis pas grand clerc en la matière; ce sont là des logogriphes
très embrouillés; des labyrinthes très arides, où de plus savants que
moi perdent joliment leur latin. On m’excusera donc d’y couper au
court.

L’incident le plus important, c’est que le principal accusé s’étant
retranché derrière le « secret professionnel » (pour ne pas dire au
tribunal d’où et de qui il tenait les prétendus documents sur la foi
desquels il accusait l’avoué de Rennes), l’avocat du général Boulanger
a déposé contre lui, en tant que complice, et contre X..., l’inconnu
fournisseur desdites pièces, une plainte en faux et usage de faux.

Les plaidoiries? Il n’est, ma foi, rien à en dire... ou si peu! La
cause était claire comme de l’eau de roche, parlait d’elle-même.

Le rôle de Me *** se devait borner à ce qu’il a fait établir
l’intention de nuire; et réhabiliter, par des actes notariés,
officiels visibles, ceux-là! -- la mémoire diffamée, peut-être
affreusement calomniée du défunt!

Sous ce rapport, véritablement, la lumière a été complète. Et si le
malheureux officier ministériel eut jamais une défaillance (ce qui,
j’y insiste, n’est pas établi), on peut proclamer qu’il la racheta par
toute une carrière d’activité, de probité, de dévouement au bien
public!

Ah! l’abominable doctrine encore, qui enfonce l’homme dans sa faute,
lui interdit le rachat de ses faiblesses, l’expiation! Dieu n’est pas
si sévère, qui a fait le Purgatoire; qui a déclaré, par la bouche du
Christ indulgent et remetteur de péchés, qu’il y aurait plus de joie
au ciel pour un repenti que pour dix justes!

Dans le coin des vrais chrétiens, Marcel Habert, Jules Auffray, et
Gyp, je suis bien sûre que l’on pensait ainsi!


*

* *


Il y avait trois avocats pour les accusés, un petit, un moyen, et un
grand.

S’ils n’ont pas dit tous trois la même chose (le petit a du talent),
l’argument-type était le même: « En déclarant, en publiant à son de
trompe que le père du plaignant était un filou, jamais, au grand
jamais, on n’avait eu l’intention de lui nuire à travers sa
personnalité, c’est la cause dont il était le représentant qu’on
visait; la chose n’a été lancée que pour sauver la patrie et la
République. »

A vrai dire, cela a paru piteux: on aurait préféré plus d’audace,
moins d’arguties.

C’est le « moyen » qui a commencé: prétentieux, braillard et
insupportable. Tous les lieux communs défilaient par sa bouche, comme
les Béni-Bouffe-Toujours à l’enterrement de Hugo. Mais s’il s’écoutait
avec bienveillance, il était le seul: un formidable ennui pesait sur
l’auditoire.

Le petit a parlé ensuite, fort aussi. On eût dit que la véhémence dût
illusionner sur l’anémie de la cause. C’est un malin, ce petit-là! Et,
par l’envolée des manches, il a révélé des dessous de lingerie rose
dont le jeune barreau était révolutionné. Les dames aussi.

Le grand est venu, pour la bonne bouche, c’est le cas de le dire,
onctueux et sucré. On dirait que sa langue est une friandise. Il la
suce en parlant, puis avale sa salive comme quelque chose de très bon,
les yeux clos, à la manière des chats gourmands.

Que l’on me pardonne la trivialité de l’expression, mais il est tout à
fait « rigolo! »

Je regardais le président, pendant que se débitaient ces harangues où
ronflaient les grands mots, comme des roulis de baguettes sur des
tambours de foire.

Il avait un masque fin où, fugaces, imperceptibles, comme les sillons
légers que le vent trace sur l’onde, indéchiffrables, les impressions
passaient.

La Cour s’est retirée, puis est revenue avec le jugement suivant:

. . . . . . . . . . . . . .

Malgré tout mon bon vouloir, il m’a été impossible de retrouver la
fin du précédent article, et ma mémoire demeure rebelle à y suppléer.

Il y a si longtemps!

On m’excusera, j’en suis certaine; et l’on comprendra que je me sois
limitée au suggestif rapprochement qu’inspiraient des circonstances
tellement identiques avec des personnages tellement différents.

Je suis restée à l’axe de la roue, au point immuable, comme sur un
îlot où très peu trouvaient place... et presque tous ont tourné! Qui
était pour la liberté est avec l’oppression; et les metteurs de joug
sont devenus les porteurs de torches!

Les hommes passent, le principe reste. Il faut s’y attacher comme au
mât du navire pendant la tempête, y dût-on être crucifié par la foudre
ou cloué par l’équipage!


L’AFFAIRE

PICQUART ET LEBLOIS

21 SEPTEMBRE 1808

L’AFFAIRE PICQUART ET LEBLOIS

Que font ces deux hommes en correctionnelle?

Voici, L’un, officier de l’armée française, ayant agi
avec l’assentiment de ses chefs et se voyant soudain désavoué,
disgracié, dépêché au loin, en butte à toutes les intrigues, en proie
à tous les pièges, en objet à tous les traquenards, a usé de son droit
d’homme, de son droit de citoyen, pour se confier sous le sceau du
secret professionnel à un membre du barreau.

Depuis quand (et à quelque hiérarchie qu’on appartienne) est-il
interdit de recourir aux offices de l’avocat? Il appartient à la
trinité sacrée dont le prêtre et le médecin sont les deux autres
incarnations. Lui aussi, hors le prétoire, a fait vœu de silence.

Et voyez-vous qu’on éloigne, de la science ou de la foi, les porteurs
d’uniforme, sous prétexte, que soit dans la fièvre, soit dans la
contrition, ils pourraient révéler des secrets d’État?

Henry avait peut-être son confesseur. Du Paty a sans doute le sien.
Quoi qu’ils aient murmuré, au tribunal de la pénitence, se serait-on
avisé de les poursuivre, et aussi l’auditeur, pour divulgation de
secrets d’État? Si Henry, se frappant la poitrine, avait avoué: « Mon
père, j’ai fait un faux! » s’imagine-t-on l’odieux et le ridicule de
l’intervention judiciaire à ce sujet?

En semblable occurrence, le Barreau vaut l’Église et la Faculté: on
insulte l’honneur du Barreau!

Mais Leblois a parlé, le prêtre fut indiscret, le praticien fut
bavard? D’accord. En quoi cela concerne-t-il le client, le pénitent,
ou le malade?

Tandis qu’il faut même chercher, dans la seule action délictueuse
(relevant exclusivement du Conseil de l’Ordre, de la juridiction
professionnelle, et déjà frappée par ses soins), quel en fut le
mobile, la portée, et le confident -- l’honorable M. Scheurer-Kestner,
alors vice-président du Sénat; encore et toujours, suivant
l’expression de Labori, « un des hommes les plus estimés de la
République » -- tandis que, même sur ce point, les avis sont partagés,
comment admettre que puisse encourir aucune sorte, aucune part de
responsabilité, celui qui, suivant les rites légaux dans les limites
permises, se fia... et ne participa ensuite nullement à la transmission
de ses paroles?

Ceci déjà (origine, base, motif de l’intervention judiciaire), est
déjà inepte et criminel.

Pour s’y résoudre, il a fallu:

1° Ne pas tenir compte de la déposition de M. de Pellieux, attestant
que « par communication à Leblois », il avait entendu accuser le colonel
Picquart, non pas d’avoir montré les pièces du dossier Esterhazy, même
pas d’en avoir indiqué l’espèce ou la source, mais d’en avoir résumé
le sens ce qui est, on en conviendra, un peu différent, et échappe à
toute répression légale;

2° Passer sous silence la persistante protestation de M. Leblois,
déclarant avoir agi de sa seule initiative, sans même en avoir avisé
l’intéressé.

A ce prix, on a pu agir.


*

* *


Et encore, on ne l’a pas osé!

Il a fallu se contenter des bagatelles de la porte... et rien ne se
peut voir d’aussi curieux, d’autant piteux (j’allais écrire de plus
navrant) que la reculade du ministère public, arguant de son scrupule
pour se dérober aux conséquences de sa propre décision.

C’étaient les accusés qui demandaient à être jugés, quoi qu’il en dût
résulter, acquittement ou condamnation. C’était l’accusateur qui
déclinait l’offre; s’inscrivait contre leur zèle gênant, leur hâte
intempestive; sollicitait l’attente après avoir provoqué l’action!

Ses phrases? Ah! qu’importe! Elles étaient lointaines, comme
prononcées à l’autre bout du Palais! Elles bourdonnaient, inutiles,
comme un essaim de mouches. On ne distinguait que la silhouette noire
au geste de refus; on ne retenait que ce désir d’abstention.

Il justifiait le tout, on devine par quoi: les nouvelles poursuites
contre le colonel Picquart; la réapparition de l’autorité militaire,
impatiente évidemment de ressaisir son otage contre la revision, d’en
immoler l’honneur, pour le moins, aux mânes de « l’admirable soldat »,
de l’être de dévouement, de probité, de franchise, et de délicatesse,
au « martyr du devoir » que fut le faussaire Henry -- gloire de
l’armée française, n’est-il pas vrai... comme le Hulan?

Juger Picquart? Oh! l’imprudence! Leur Justice a besoin de mitaines,
et elle se chausse à Poissy. La réalité matérielle, tangible, visible,
n’est que secondaire. L’intention prime la preuve...

Sans doute comme la force prime le droit.

« Qu’a fait M. le colonel Picquart, étant chef du bureau des
renseignements? Il a fait une enquête contre le commandant Esterhazy.
Je lui reproche, ayant fait cette enquête, de l’avoir divulguée à Me
Leblois, d’avoir dit notamment à Me Leblois que cette enquête qu’il
avait faite contre le commandant Esterhazy, étant chef du bureau des
renseignements, au ministère de la guerre, contenait une pièce qui, à
ses yeux, admet la culpabilité du commandant Esterhazy. Voilà l’acte
de divulgation que je lui reproche et qui constitue le délit relevé à
sa charge.

» Qu’est-ce que je reproche à M. Leblois? Ayant pris ces
renseignements, de les avoir divulgués à M. Scheurer-Kestner: voilà le
délit que je lui reproche.

» Mais pour apprécier cet acte matériel de divulgation, ne faut-il pas
que vous vous préoccupiez de la question de savoir quels sont les
sentiments qui ont animé M. Picquart?

. . . . . . . . . . . . . .

» Le procureur général m’a informé aujourd’hui qu’il était avisé par
lettre de M. le gouverneur militaire de Paris qu’un ordre d’informer
avait été lancé contre le lieutenant-colonel Picquart, sous
l’inculpation de faux pour le « petit bleu ».

» Que résulte-t-il de ceci? Il en résulte qu’un doute doit fatalement
entrer dans mon esprit sur la question de savoir si cette enquête
faite par le colonel Picquart contre Esterhazy a été faite, par lui,
de bonne foi ou non.

. . . . . . . . . . . . . .

» Admettez que de cette information régulière faite devant la justice
militaire il résulte que la pièce initiale, le point de départ de
cette enquête, soit une pièce authentique dont s’est servi le colonel
Picquart lorsqu’il a procédé à cette enquête qu’il a plus tard
divulguée. Est-ce une enquête qu’il a faite loyalement, de bonne foi?
Alors vous devez lui en tenir compte.

. . . . . . . . . . . . . .

» Admettez qu’au lieu de démontrer que cette enquête a été faite en
vertu d’une pièce authentique, cette information démontre que le
« petit bleu » est un faux, mais que le colonel Picquart n’a pas été
l’auteur de ce faux, qu’il a été trompé, qu’il a manqué de
perspicacité, qu’il a été induit en erreur. Cette démonstration
influera aussi sur votre jugement, parce que vous ne pouvez pas tenir
rigueur à M. Picquart d’avoir été trompé sur la valeur de cette pièce,
d’avoir été induit en erreur, de ne pas y avoir prêté assez
d’attention.

» Enfin si -- et la troisième solution arrive ici -- (ce que je dis
en bon français, ce qui je l’espère n’arrivera pas), s’il est
démontré, après information, que le colonel Picquart a fait le faux, a
fait ce « petit bleu » de toutes pièces, et ce « petit bleu » ayant
été la base initiale de son instruction, la culpabilité du colonel
Picquart deviendra énorme. Il aura commis l’acte infâme d’un
faussaire. Il n’y aura pas assez de sévérité pour le punir.

» Vous ne pouvez pas juger cette affaire en toute loyauté parce que
vous ne savez pas si l’enquête faite par le colonel Picquart a été
faite loyalement. Mais il est une autre considération aussi
impérieuse que la première qui me fait demander la remise de cette
affaire:

» Quelle était, aux yeux du colonel Picquart, la portée de l’enquête
qu’il a divulguée? Elle avait à ses yeux cette portée de démontrer
l’innocence de l’ex-capitaine Dreyfus et la culpabilité du commandant
Esterhazy, à raison des faits qui avaient motivé la condamnation.

» Je vous le dis, en toute sincérité, est-il possible que vous
traitiez les faits de divulgation de cette enquête sans être fixés sur
la question de savoir si le colonel Picquart était dans l’erreur ou
dans la vérité, lorsqu’il prétendait que cette enquête démontrait
l’innocence de Dreyfus et la culpabilité du commandant Esterhazy.

. . . . . . . . . . . . . .

» Eh bien, je vous le demande en toute franchise. Est-ce que vous
pouvez statuer sur le délit de divulgation de cette enquête qui, aux
yeux du colonel Picquart, le principal auteur, avait pour but de
démontrer que l’arrêt de 1894 était un arrêt mauvais, à la veille du
jour où la revision de cet arrêt va être prononcée? »

« En toute sincérité!... En toute franchise! »

Tandis qu’ainsi M. le substitut Siben s’escrime contre l’imminence du
débat, les masques sont bien captivants à observer.

Sur la face longue et fine du colonel Picquart a passé une expression
d’infinie souffrance, de stupeur indicible, lorsque l’avocat de la
République a parlé de la décision du gouverneur militaire de Paris le
concernant.

Ses paupières ont battu, se sont refermées une seconde sur ses
prunelles grises, à la fois comme s’il se réfugiait dans
l’inexpugnabilité de son âme, et se refusait à envisager quelque chose
de trop hideux.

Plus de pâleur encore, et plus de mélancolie, et une sérénité comme
agrandie, après, semblaient s’être épandues sur son visage.

Lorsqu’il fut question d’une erreur possible, d’un « manque de
perspicacité », ce fut le regard des généraux Gonse et de Pellieux,
debout au premier rang de l’auditoire, qui cligna, vacilla, comme en
déroute à travers le prétoire.

Tandis qu’au gré des opinions, les figures de Marcel Prévost, de
Georges Montorgueil, de M. de Pressensé, des deux Clemenceau, de Gyp,
d’Octave Mirbeau, d’Ernest Vaughan, de Mathias Morhardt, d’Henri
Turot, etc., etc., reflétaient des sensations diverses, mais également
passionnées.

Au fond, une poignée de « nationalistes » ricanaient. Ah! on était
loin des audiences du procès Zola des salles « faites » par MM. Jules
Auffray et du Paty de Clam et des manifestations « spontanées » au
cours desquelles on assommait qui acclamait la République!

Il y avait des manques: la Grande victime que serra sur son cœur
Henri, prince d’Orléans; l’autre Henry; et Lemercier-Picard, son âme
damnée!


*

* *

Quand Labori s’est levé, à son accent, à son attitude, on a pu deviner
quel orage grondait en lui. Il n’était pas agressif: il était indigné.
Sa voix, plus que des trépidations de colère, avait des vibrations de
douleur. Il a été éloquent, certes, mais peut-être moins encore par
l’effort de rhétorique que par l’élan d’une belle conscience, d’une
honnêteté éperdue!

Il a commencé par demander au substitut à quelle date et dans quelles
conditions la justice civile avait été avisée des nouvelles poursuites
qu’entendrait exercer la justice militaire.

-- Hier soir, à cinq heures, M. le procureur général m’a fait appeler
dans son cabinet et m’a communiqué cette nouvelle.

Labori constate que quatre heures auparavant, alors qu’il ne pouvait
être question du prétexte invoqué aujourd’hui, soit la veille, à une
heure, le Parquet l’avait averti de son intention de demander la
remise.

Et il attaque le vif de la question:

» Je proteste contre cela, quand je vois que les journaux qui se sont
fait une tâche de salir et de calomnier le colonel Picquart en même
temps que de lutter contre la vérité et contre la justice, sont les
seuls qui, ce matin, publient la nouvelle qui a été portée hier à la
connaissance du parquet. »

» Cela dit, j’ajoute que je supplie le tribunal de ne faire droit, en
aucune espèce de manière, à la demande de remise qui vous est soumise.
C’est le droit de M. Picquart d’être jugé. Il faut que la justice soit
droite et loyale.

» Voulez-vous que je vous dise, Monsieur l’avocat de la République, ce
qui est au fond de cette demande de remise? Vous avez donné vos
sentiments, tout à l’heure; permettez-moi de donner les miens. Le
parquet sent que l’instruction qui a porté sur tous les faits, qui a
recherché les manœuvres, qui a voulu trouver les preuves de je ne sais
quel syndicat ridicule, que cette instruction-là s’écroule. Et vous
n’êtes pas en mesure, voyez-vous, de soutenir aujourd’hui la poursuite
et de la soutenir au grand jour.

» Eh bien! abordons la barre, entendons les témoins, plaidons. Si le
tribunal estime qu’il est éclairé, il le dira. Si, après ma plaidoirie
sur le fait spécial dont vous êtes saisi, il estime qu’il doit
acquitter parce qu’il n’y a rien, ni éléments matériels, ni éléments
moraux de l’inculpation, il acquittera. La procédure de revision n’a
rien à voir dans l’affaire. Si, au contraire, après que nous aurons
fourni nos explications au grand jour, la lumière n’est pas faite, et
pour le tribunal et pour le pays, il vous accordera alors la remise
que vous demandez. Mais la demander avant le débat, c’est vouloir
étouffer une fois de plus la lumière.

» Ah! nous n’avons pas été surpris quand on nous a dit hier que le
parquet de M. le procureur de la République allait demander la remise.
Nous ne l’avons guère été davantage quand on nous a dit qu’au lieu de
mettre aujourd’hui M. Picquart en liberté, le parquet, par une mesure
à laquelle, j’en étais bien sûr, le tribunal ne s’associerait pas,
allait demander une remise provisoire à huitaine, pour refuser la mise
en liberté.

» Nous avons protesté avec indignation. Nous avons dit qu’il fallait
ou juger ou renvoyer au premier jour avec mise en liberté. Et hier
soir, on m’apprenait que le parquet s’était rendu à mes raisons. C’est
qu’il savait que la manœuvre qu’on préparait avait été précipitée et
que ce matin éclaterait le coup de théâtre dont cette audience est le
témoin. Voilà la vérité vraie.

» Je dis que dans ces conditions il est impossible qu’on accorde la
remise avant le débat. »

Mais M. Bernard prend souci de la phrase de début du défenseur:

« Nous nous étions mis d’accord sur la nécessité d’une remise, quand
je vous ai expliqué pour quel motif le tribunal la désirait. Vous
savez très bien aussi que, quand je vous ai parlé de cela, j’ignorais
absolument le mesure qui est prise aujourd’hui par le gouverneur de
Paris contre le colonel Picquart. Par conséquent vous ne pouvez pas
dire que le tribunal a été influencé par cette mesure. »

Et Labori vite de répondre:

« Je n’ai rien à dire ni rien à insinuer contre le tribunal ni rien
contre le président qui vient de m’adresser la parole.

« Au contraire, Monsieur le Président, je retiens que, hier, quand
vous me faisiez l’honneur de vous entretenir avec moi de la remise,
vous n’attachiez la nécessité de cette remise qu’à une seule raison,
le besoin d’attendre, pour juger nos deux clients, que la procédure
de la revision ait suivi son cours et qu’on sût enfin quelle sera dans
cette affaire la vérité dernière.

» Aujourd’hui, on est venu dire autre chose.

» Le parquet demandait huit jours, et j’ai protesté, ne tombant pas
d’accord avec le tribunal, car j’avais de mon client la mission de
plaider à tout prix. Je puis dire que je sentais tellement -- par je
ne sais quel pressentiment -- la nécessité de plaider que, personne
ne me démentira, j’ai dû, quand nous avons délibéré sur la conduite à
tenir, m’engager contre tous mes amis pour que l’affaire vienne
aujourd’hui.

» Par conséquent, il n’y avait pas d’accord. J’ai dit simplement,
comprenant les pensées du tribunal -- car on peut comprendre les
pensées auxquelles on ne s’associe pas -- qu’on pouvait croire utile
de renvoyer l’affaire, mais qu’il était nécessaire de la renvoyer au
premier jour, c’est-à-dire sans date déterminée, parce que dans huit
jours la procédure de revision ne sera pas terminée.

» Mais j’ajoutais: Nous avons des adversaires dont nous avons tout à
redouter. Que feront-ils pendant ces huit jours? A quelles
machinations auront-ils recours pour que cet homme reste encore dans
un cachot, incapable de parler, menacé peut-être? Je ne veux pas de
ces huit jours. Voilà ce que je disais.

» Hier soir, le parquet se ralliait à mes idées. Seulement, dans
l’intervalle, on avait pris ses mesures pour demander à la justice
civile de livrer le colonel Picquart à la justice militaire dont on
est plus sûr.

» Je dis qu’il était nécessaire -- et j’en prends toute la
responsabilité -- de dénoncer publiquement et à la barre du tribunal
les procédés qui m’inquiètent et que j’ai le droit de signaler à
l’attention publique. »

Ensuite, il fait l’historique de la prévention, à peu près ainsi que
je l’ai tracé, en introduction au présent article.

Puis, quant à la nature des faits visés par l’accusation, il invoque
le témoignage de M. de Pellieux à l’instruction, dont j’ai aussi
précédemment parlé; discute la connexité des délits imputés aux deux
prévenus, contrairement à la thèse du Parquet et conclut:

« Voilà ce que je voudrais plaider, que quand un homme mis dans les
plus grands dangers par les menaces du colonel Henry, qui était alors
le faussaire, qui poursuivait de sa haine intéressée le
lieutenant-colonel Picquart, que quand cet homme, le
lieutenant-colonel Picquart, va chez un avocat, il n’a pas commis un
acte d’espionnage. Et je suis bien tranquille.

» L’opinion publique, rien que par ces courtes explications, sera
fixée sur ce que représente l’inculpation dont le colonel Picquart est
l’objet depuis deux mois. Ici, vous voyez que j’arrive au sujet même
qui nous occupe.

» Quel étrange procès! C’est pour cela qu’on a arrêté cet homme avec
cette mise en scène que vous savez; c’est pour cela qu’on l’a
poursuivi, qu’on l’a livré aux plus infâmes et plus abjectes
calomnies, car partout on a imprimé qu’il était un espion et un
traître et que c’était pour cela qu’il était entre les mains de la
Justice!

» Et cela, quand les faits ont été publiquement expliqués devant la
cour d’assises de la Seine, quand c’est M. Picquart lui-même qui a
fait connaître les conditions dans lesquelles ils se sont produits,
quand il a comparu déjà devant un conseil d’enquête où l’autorité
militaire avait considéré comme si dérisoire la prévention actuelle
qu’on ne lui en avait même pas demandé compte!

» Vous verrez ce qui s’est passé devant le conseil d’enquête. Il n’est
pas question de ces communications du dossier Esterhazy. Tout le monde
sait bien en vérité que la prévention n’était qu’un prétexte. Tout le
monde sait bien que la détention du colonel Picquart n’avait qu’une
cause, c’était la présence de M. Cavaignac au ministère de la guerre.

» Tout le monde sait bien que l’arrestation du colonel Picquart avait
pour but de fermer la bouche à l’homme qui disait que la pièce de 1896
était un faux, dans cette admirable lettre qu’un sinistre événement a
singulièrement illustrée.

Et aujourd’hui on remettrait l’affaire! Et on livrerait, on
abandonnerait « cet homme-là » à la justice militaire -- au péril!
Alors qu’il n’a même pas pu obtenir encore que soit fixée,
judiciairement, la date pour laquelle seront assignés ses
diffamateurs? Veut-on donc, hélas, croupir éternellement dans ces
pestilences dont s’empoisonne le pays... et que la France ne soit plus
la France, et que c’en soit fait de la République?


*

* *


Après que Me Jules Fabre, en quelques phrases sobres et émues, s’est
associé au vœu de Labori; alors que le tribunal s’apprête à se retirer
dans la chambre des délibérations, voici que le lieutenant-colonel
Picquart se lève.

C’est l’incident de la journée la simple et cependant solennelle
déclaration qui va déjouer bien des ténébreuses hantises.

Dans ses habits modernes, sous sa redingote noire de « disgracié », le
Monsieur qu’insultèrent, à tour de rôle, M. le lieutenant-colonel
Henry et M. le général de Pellieux, porte vraiment le cœur d’un
paladin, de quelque chevalier mystique, vainqueur de monstres.

Sans recherches, sans réflexion, du simple effet de sa loyauté, sous
l’impulsion du destin qui le guide, il va dire -- léguer, peut-être
-- les mots magiques qui le devront rendre invincible, ou graver son
image ressemblante dans la mémoire des hommes.

Je sollicite, moi aussi, le jugement immédiat. D’autant plus que c’est
seulement tout à l’heure, ici, que j’ai appris l’abominable
inculpation dont je suis l’objet. On me l’avait annoncé... je n’avais
pas voulu le croire!

Il me sera facile de me justifier.

Mais c’est peut-être la dernière fois que je parle en public: je
coucherai probablement ce soir au Cherche-Midi. Donc, je tiens à dire
que si je trouve, dans ma cellule, le lacet de Lemercier-Picard ou le
rasoir d’Henry, ce sera un assassinat. Je n’ai aucunement l’intention
de me suicider: CE SERA UN ASSASSINAT.

L’émotion que soulèvent ces paroles est inouïe. La retraite du
tribunal, la suspension de l’audience permettent la parole, le geste.
Comme submergés, MM. Gonse et de Pellieux ont disparu. Et sans
tumulte, sans cris, d’une irrésistible poussée, le prétoire est envahi.

Il y a des larmes sur de mâles visages; des mains, de toutes parts, se
tendent un murmure d’exclamations affectueuses s’élève, monte. Et
cette manifestation presque muette est saisissante au suprême degré.

Mais, après un quart d’heure, elle se doit interrompre: voici le
tribunal.

Et voilà son arrêt:

« Attendu qu’à supposer établis dans leur matérialité et leurs effets
légaux les faits qui font l’objet de la prévention, les circonstances
dans lesquelles se présente actuellement l’affaire exposeraient le
tribunal, s’il la retenait à son audience de ce jour, à ne pas
apprécier sainement et équitablement la portée des actes reprochés au
prévenu.

» Par ces motifs, renvoie au premier jour. »

-- Vive Picquart!

Le cri a jailli, spontané, de toutes les poitrines; les rares
contradicteurs s’étant soustraits à la vue, trop pénible, d’une telle
abomination de la désolation.

Car ils n’ont rien à redouter... et ils le savent! Au contraire de ce
qu’eux faisaient, il y a sept mois, ils ne sont ni injuriés, ni
cognés, ni désignés charitablement aux fureurs de l’ignorance. Même un
avocat s’époumonant à crier: « Vive l’armée! » par manière de défi,
croyait-il, est tout décontenancé de voir que personne ne songe à lui
chercher noise; qu’on l’envisage avec bonhomie.

Le « Fardeau de la liberté », ô Tristan Bernard!

Ça le gêne bien.

Mais une voix tranquille prononce:

-- Il faut cependant que je m’en aille. Merci. Adieu.

-- Au revoir! Au revoir! clame la foule.

Et le colonel Picquart, entre ses deux agents, monte les gradins du
tribunal, sourit, salue de la main... et disparaît.

A bientôt!


LEMERCIER-PICARD

25 OCTOBRE 1898

LEMERCIER-PICARD

La Cour de cassation se réunit jeudi prochain, pour statuer sur la
revision.

Il me semble donc, qu’à cette heure, chacun a le devoir de dire ce
qu’il sait, peu ou beaucoup; de publier ce qu’il a entre les mains; de
se dessaisir de ces parcelles de vérité, qui ne sont pas la vérité
entière, mais qui, rapprochées de ce qu’en peut posséder le voisin,
sont susceptibles d’aider, par l’extension du fragment, à la
reconstitution intégrale.

Personne, actuellement, n’a le droit de se dire: « Je n’en sais pas
assez pour parler »; car personne n’est sûr qu’un autre (qui s’en dit
autant) ne détient pas le mot de ce qui lui semble énigme,
indéchiffrable mystère!

Il n’est que ceux à en savoir trop, qui, armés de certitudes, sont en
état de doser, au mieux de ce qui doit advenir, la révélation ou le
silence...

On se souvient de Lemercier-Picard, le « pendu » de la rue de Sèvres,
l’homme qui fut, le 2 mars, retrouvé étranglé, presque à genoux, au
bout d’une ficelle, après entretien avec un visiteur demeuré inconnu;
chez qui fut saisi un papier identifié des initiales H. R. (je l’ai vu
sur le bureau du magistrat-instructeur) (1) disant: « Devant le juge,
opposez le silence absolu à toutes les questions qui vous seront
posées. Votre avenir en dépend; » qui, sous le nom de Vandamme, avait
dit à M. le colonel Sever: « J’ai été employé au service des
renseignements (2e bureau de l’État-Major général) comme agent secret
»; qui avait dit à M. Émile Berr, du Figaro, qu’il avait reçu trois
cents francs, à titre d’indemnité pour services rendus, du ministère
de la guerre; qui avait écrit à M. Reinach dans la lettre que publia,
sauf trois noms, le Temps, et que compléta le Radical: « Aujourd’hui,
je ne me crois plus tenu au secret; aussi, vous me voyez tout à fait
résolu à m’expliquer sur le rôle que j’ai joué à l’instigation de M.
Rochefort, du colonel Henry et de M. du Paty de Clam » -- ladite
lettre datée du 18 JANVIER.

(1) Chez lequel je fus citée à comparaître en suite de la publication
des lettres Durandin, dans la Fronde.

Peu de jours après, le 29 janvier, il adressait à Émile Zola la lettre
que voici. Elle est inédite. J’en tiens (les originaux étant en lieu
sûr) soit les clichés, soit les épreuves, à la disposition de qui de
droit.

Paris, 29 janvier 98.

Monsieur,

La cause que vous défendez ne saurait plus longtemps me laisser dans
l’indifférence. Admirateur de vos œuvres, je professe, pour votre
haute personnalité, le plus profond respect; c’est pourquoi, en
présence de votre noble attitude dans l’affaire Dreyfus, je viens vous
apporter un concours qui, dans les circonstances actuelles, étant donné
le rôle d’agent que j’ai joué dans l’affaire Reinach-Rochefort, peut,
au cours des débats engagés, et par mes révélations et par des
documents en ma possession, apporter la plus vive lumière sur les
agissements de plusieurs officiers de l’État-Major général, de concert
avec Rochefort.

Qu’il me suffise pour le moment de vous dire que les ordres m’étaient
transmis par ce dernier, dans une propriété Villa-Saïd. A cette
adresse, se tenaient les conciliabules auxquels j’assistais
fréquemment et où se retrouvaient fréquemment le lieutenant-colonel
Henry, du Paty de Clam et Cie. Cette adresse, du reste, ne fut choisie
qu’après que les trente jours d’arrêts furent infligés à Pauffin de
Saint-Morel.

Ici, je ne puis vous en dire plus; si vous croyez devoir donner une
suite à ma proposition, ou plutôt si vous désirez m’entendre, je crois
à l’avance pouvoir vous affirmer que vous n’en aurez pas de regret.

Ma déposition seule, justifiée du reste par des documents, suffirait à
produire sur le jury une telle impression que, quel que soit son parti
pris contre les défenseurs de Dreyfus, il ne saurait se soustraire à
l’obligation de faire éclater la vérité.

Si, après avoir consulté Me Labori, vous croyez devoir donner une
suite, je vous serai très obligé de me fixer un rendez-vous, à moins
que vous ne préfériez que je fasse ma déposition en l’étude de votre
défenseur.

Le cas échéant, veuillez tout simplement mettre sous
enveloppe l’adresse où je vous rencontrerai, sans rien ajouter, sans
signature; je comprendrai.

En cette attente, je vous prie de bien vouloir agréer, avec toute mon
admiration, les respectueuses salutations de votre très humble
serviteur,

LEMERCIER-PICARD

T. S. V. P.

Adresse:

23-12-1853, Poste restante,

Place de la Bourse,

Paris.

P.-S. -- Pour vous donner une idée, si petite soit-elle, sur le
concours que je puis vous apporter, je joins à ma lettre un des
nombreux feuillets qui sont en ma possession; comme tous les autres,
celui-ci sort des bureaux de l’État-Major. Cette écriture est facile à
reconnaitre.

A cette missive, en effet, était jointe une page évidemment détachée
d’un travail sur quart de papier écolier très ordinaire; numérotée 4,
en haut, au milieu; et tracée d’une écriture fine, presque féminine, à
tendance très ascendante vers la droite: ce que les graphologues
appellent l’écriture d’ambitieux.

En voici le texte:

(4)

a commandé le 161e régiment d’infanterie depuis 1892 jusqu’au jour où
il partait pour Madagascar comme général de brigade;

2° Le lieutenant-colonel Henry, accusé d’écrire dans les journaux --
ce qui ne serait, on en conviendra, qu’un crime très relatif -- s’en
défend avec une énergie qui vaut bien la violence de ses dénonciateurs;

3° Le général Gonse, accusé d’avoir manifesté une opinion favorable à
Dreyfus, est peut-être l’homme de l’armée le plus convaincu de la
culpabilité du traître;

4° Le général de Boisdeffre. Celui-là est simplement le Deus ex
machina qui a tout combiné pour perdre Dreyfus -- dont sans doute il
convoitait

Au 29 janvier, si en éveil que l’on pût être, tout cela pouvait
passer encore pour œuvre d’imagination ou d’exagération.


*

* *


Dix-neuf jours plus tard; le 17 FÉVRIER, M. le général de Pellieux, à
l’audience faisait la déclaration que l’on sait, quant à l’existence
de la fameuse pièce secrète, survenue au ministère de la guerre
postérieurement à la condamnation de Dreyfus, lors de l’interpellation
Castelin.

Autrement dit: le faux du colonel Henry.

M. de Pellieux traitait ce document, on s’en souvient, « de preuve
absolue de la culpabilité de Dreyfus, absolue! dont l’origine ne
pouvait être contestée. »

M. le général Gonse appuyait, attestait l’existence, la réalité, et
l’absolutisme de la preuve.

A l’audience suivante, M. de Boisdeffre, chef de l’État-Major général,
confirmait de tous points la révélation de M. de Pellieux, « comme
exactitude et authenticité ».

Et LE LENDEMAIN, 19 FÉVRIER, voici (portant le timbre de l’avenue
Marceau, 5e levée, et mentionnée « Urgent et personnel »,) la lettre
qui m’arrivait à la Fronde.

Paris, samedi 3 heures.

Madame Séverine,

Trop étroitement lié à l’affaire qui se déroule en ce moment aux
Assises, jusqu’à présent, pour des raisons d’ordre intime, j’ai cru
devoir conserver une attitude pleine de réserve et me suis tenu dans
l’ombre; mais quelques révélations faites par des chefs de l’État-Major,
me visant directement, m’autorisent, par ce fait même, à lever le
voile sur le rôle que j’ai joué.

Voudriez-vous m’accorder une audience ce soir? j’aurai besoin de vous
consulter. Si je viens à vous de préférence, c’est que je ne vous suis
pas inconnu: je vous rappellerai en même temps en quelle circonstance
j’ai eu l’honneur de m’adresser à vous.

En cette attente, veuillez agréer, je vous prie, mes respectueuses
salutations.

M. DURANDIN.

P.-S. -- Je repasserai rue Saint-Georges, à la Fronde, à 11 heures du
soir, prendre votre réponse.

J’ai raconté, dans les numéros de ce journal datés des 7, 8, 9 et 10
mars, les moindres incidents de cette correspondance personnelle; et,
comme quoi, le rendez-vous ayant été indiqué, l’homme ne vint pas.

Le nom m’était inconnu et je n’ai jamais su en quelles circonstances
l’individu avait pu s’adresser à moi.

Le surlendemain, seconde lettre, non moins curieuse par le début. En
voici la teneur, sauf sept mots indiquant le but du voyage et me
prouvant péremptoirement que l’homme n’était pas dénué de ressources,
ne s’adressait pas à moi pour une aide pécuniaire:

Paris, 21, 9 h. 30 soir.

Madame Séverine,

Dans la crainte que les menaces incessantes dont je suis l’objet
depuis quelque temps ne fussent mises à exécution, j’ai pris une
précaution qui me paraissait d’ordre supérieur; samedi soir, j’ai pris
le rapide et ai déposé en lieu sûr tout ce que je possédais
relativement à l’affaire Dreyfus-Esterhazy. Rentré à Paris ce soir,
mon premier soin fut de venir prendre votre réponse que je trouvai
effectivement au bureau de la rédaction. Je regrette vivement ce
fâcheux contre-temps, mais je m’empresse de dire qu’il n’y a rien de
perdu.

Demain soir (mardi) je serai à la rédaction (Fronde) à 11 heures
précises: il importe beaucoup que ma présence soit l’objet de la plus
grande discrétion; ici je ne puis pas vous en donner la raison, vous
devez me comprendre suffisamment.

Dans cette attente, je vous prie d’agréer mes respectueuses
salutations.

DURANDIN.

Mais, harcelé, traqué, pourchassé, encore cette fois, il ne parut
point.

Et trois jours après (portant le timbre de la rue de Bourgogne, 9e
levée) cette dernière missive:

Paris, 25 février.

Madame Séverine,

Rien de ma faute. Je suis venu mardi soir à la Fronde, conformément au
rendez-vous que je vous avais demandé, mais je vous l’ai déjà dit, je
suis surveillé de près. Je suis arrivé à onze heures précises rue
Saint-Georges, mais, filé je n’ai pu réussir à pénétrer au journal; il
faut cependant que je vous voie. Pouvez-vous me donner rendez-vous
autre part qu’au journal ou chez vous?

Inclus, je vous envoie une petite note dont vous apprécierez le
contenu; si vous croyez devoir me voir avant de l’insérer,
adressez-moi un mot poste restante à l’adresse ci-dessous et fixez-moi
un rendez-vous dans la soirée.

Recevez mes bien sincères salutations.

DURANDIN.

A. D. B. 1885. Poste restante.


Chambre des députés.

Je passerai prendre votre réponse entre 4 et 6 heures. Le cas échéant,
après en avoir pris la copie, veuillez vous-même la faire parvenir à
son adresse.

. . . . . . . . . . . . . .

Le 2 mars on le retrouvait mort.


*

* *


La « petite note » en question était une lettre à M. Henri Rochefort.
Bien que l’auteur, ainsi qu’il est écrit ci-dessus, me l’eût envoyée
aux fins d’insertion, il ne m’aurait point paru correct, lui décédé,
de ne la point faire tenir, d’abord, au destinataire.

J’avisai donc celui-ci, publiquement, à cette même place (et par un
excès de scrupule et de courtoisie appréciable en la circonstance),
que je tenais le document à sa disposition.

Voici en quels termes répliqua l’Intransigeant:

« Une collaboratrice du journal en question déclare, de plus, avoir
reçu de cet individu une lettre « ouverte » adressée à notre rédacteur
en chef et dont le contenu, « bizarre et énigmatique », était destiné
à être livré à la publicité.

» L’original de cette lettre, ajoute le journal féministe,
est à la disposition de M. Rochefort.

» Un individu qui envoie à un journal une lettre qu’il aurait
soi-disant écrite à quelqu’un est ou un aliéné, ou un maître-chanteur,
ou un homme à la côte qui essaye de se faire payer ses inventions.

» M. Rochefort n’ayant eu affaire à personne autre que celui qui
apporta à notre journal la copie du faux « Otto » faite par M. Émile
Berr, n’a aucun motif de s’intéresser à un papier signé d’un homme
qu’il ne connaît pas et qui ne peut être qu’un fou ou un mystificateur.

» Que la rédactrice de la Fronde garde donc ou ne garde pas la lettre
du nommé Durandin, laquelle lettre ne vaut certainement pas le
timbre-poste que nécessiterait son envoi au destinataire. »

Cette réponse, il faut bien le dire, renfermait quelques
inexactitudes. Le paragraphe par exemple, où il est affirmé que M.
Rochefort ne connaissant que l’homme du faux Otto, également connu de
M. Émile Berr -- soit Lemercier-Picard, sous le pseudonyme d’Émile
Durand, -- ne reconnaissait pas Durand en Durandin, équivalait au
télégramme expédié de Monte-Carlo, par M. Rochefort, au Jour:

« Jamais le rédacteur en chef de l’Intransigeant n’a été en relation
avec l’homme de la rue de Sèvres. Jamais M. Rochefort ne lui fit
remettre une somme d’argent. Tout ce que l’on a raconté hier et
aujourd’hui, sur les rapports de M. Henri Rochefort et du sieur
Lemercier-Picard est aussi faux qu’absurde. »

Pour l’identité de l’individu, après la constatation que fit M. Berr,
à la Morgue -- « J’ai, dès l’entrée, reconnu Lemercier-Picard » --
il y eut celle non moins décisive de M. Charles Roger (Daniel
Cloutier) ainsi résumée dans l’Intransigeant même: « C’est bien Émile
Durand, l’homme qu’on vit dans nos bureaux. »

Pour l’écriture, lettres signées Roberty, Durieu, Martin, Vergnes,
Lemercier-Picard, Durand, Durandin, celles que je publie ici et celles
que la justice détient, sont identiques.

Et c’est bien à ce même homme que M. Rochefort, en audience publique
de la 9e Chambre correctionnelle, le 3 février, reconnut avoir fait
remettre, en deux fois, quatre cents francs.

Munie de l’autorisation en règle qu’on a pu lire, je publie
aujourd’hui, sans m’associer aucunement à ce qu’elle peut renfermer et
sans y changer une virgule, à titre de document, l’épître de
Lemercier-Picard à M. Henri Rochefort. On remarquera que, faite pour
être expédiée, elle est signée Durandin; ce qui semble comporter qu’à
deux lettres près, le signataire pensait (hors même la similitude
d’écriture avec les manuscrits de même origine que le destinataire
possédait déjà) être reconnu.

Elle est la réponse à un article paru du matin, dans l’Intransigeant.


Paris, 25 février 1898.

A Monsieur Henri Rochefort.

Bravo, Monsieur! Voilà un aveu sur (sic) lequel je ne m’attendais pas
et qui au moment où il se produit a, sur les événements qui viennent
de se dérouler, une importance réelle et d’une très grande portée.
Seriez-vous en veine de confidence! Si oui, je puis vous apporter mon
concours qui, comme vous le savez, peut, dans un bref délai (et
quelques (sic) soient les entraves que le gouvernement y mette),
provoquer la revision du procès Dreyfus, pour laquelle tant d’honnêtes
gens se sont vus traîner dans la boue par une presse immonde, et dont
une sommité littéraire, que la France honore malgré tout, vient d’être
la victime.

Ce sont de ces phénomènes qui se produisent assez fréquemment chez
certaines natures: Peut-être dans l’isolement de votre cellule, pris
d’un juste remords, sur la fin d’une vie assez tourmentée, vous
êtes-vous posé cette question: « Si, par un juste retour des choses
d’ici-bas, ne devrais-je pas expier pour Zola la peine que les 12
jurés viennent de lui infliger? »

Peut-être aussi que, dans votre article d’aujourd’hui, HEUREUX
CONDAMNÉ, votre plume a trahi votre pensée en faisant cet aveu
spontané: « Zola n’a jamais rien su du procès Dreyfus, pas davantage
du procès Estherazy (sic), et pas beaucoup plus de son procès. »

Eh oui! Monsieur, vous, mieux que personne, avez qualité pour lui
faire ce reproche et avec vous, j’ajouterai, à part, les membres du
comité de la Villa-Saïd, nul ne pourra pénétrer les secrets du
syndicat Esterhazy dont vous aviez la haute direction.

Vous enfin qui avec une feinte mal déguisée, avez insulté les
magistrats, de la 9e chambre, vous vous êtes posé en martyr d’un acte
arbitraire, pourquoi n’avoir pas interjeté appel de ce jugement, et
pourquoi cet empressement avant l’expiration des délais d’appel, à vous
constituer prisonnier? Cet aveu, vous ne le ferez jamais, parce qu’il
entraînerait votre popularité illusoire au fond du précipice, d’où
même avec l’appui des collègues de l’État-major général, elle ne
saurait plus briller qu’aux yeux de quelques aveugles.

Si cependant votre conscience, plus ou moins élastique se révoltait à
faire cet aveu, je pourrais vous suppléer dans cette tâche si
délicate, en ce moment même où vous promenez dans Paris les quelques
lauriers apportés par des gens à votre dévotion, mais payés sur les
fonds mis à votre disposition par le révérend Père Bailly; inutile
d’ajouter que le rôle que j’ai joué près de vous, avec ce que je
possède, me donnent une certaine autorité en la matière, vous le
savez; du reste, il est de certains documents que l’on ne peut
contester, ceux-là pour votre confusion je les tiens en réserve.

Nous entrons dans la troisième période de ce procès mémorable, période
non moins aiguë que les précédentes, où devront s’effacer devant la
vérité toute nue, tous ceux qui, pour des raisons de lucre, avaient
cru devoir prendre position contre sa manifestation.

Quant à cette vérité que tous les honnêtes gens réclament, je compte
sur vous, mon cher monsieur H. Rochefort, pour m’aider à la faire
éclater, dussiez-vous après solliciter le pardon de Léon XIII.

Je vous salue bien,

DURANDIN.


Je ne déduis rien de cette lettre; je n’y ajoute rien. Je la publie,
parce qu’on m’en a laissée libre, et que je crois que c’est
aujourd’hui le devoir. Mais j’y insiste -- car je tiens à ce que le
fait soit acquis -- sans aucune sorte de commentaires.


*

* *


La fabrication du faux de 1896 est imputable, la chose est établie, à
un triple personnel: instigation, entremise, main-d’œuvre.

Le colonel Henry, esprit faussé, cerveau capable d’assimilation, mais
hors d’état de concevoir par lui-même, fut-ce le crime, fut le
complice, je dirai presque le comparse, l’intermédiaire effectif entre
la pensée et l’acte.

Il ne venait que secondairement, sur l’échelle des responsabilités,
dans la hiérarchie des coupables; et il s’est trouvé le plus durement
châtié, il a eu, au moins, le courage de l’expiation.

Les instigateurs... l’immanente justice s’en chargera.

Mais quant au reste, de tout ce qui précède, du rapprochement des
dates, des circonstances, de la patiente mosaïque que je me suis
appliquée à reconstituer, il ressort que, matériellement, manuellement,
l’ouvrier, l’artisan du faux fut Lemercier-Picard.

Rappelez-vous sa phrase, au lendemain de la production de ladite pièce
par les trois généraux: « quelques révélations faites par des chefs de
l’État-Major me visant directement? »

Et faut-il une autre preuve? Qu’on se souvienne de la description du
faux par M. de Pellieux: « La note n’est pas signée d’un nom connu,
mais elle est appuyée d’une carte de visite; et, au dos de cette carte
de visite, il y a un rendez-vous insignifiant, signé d’un nom de
convention, qui est le même que celui qui est porté sur la pièce, et
la carte de visite porte le nom de la personne. »

On voit la façon de procéder.

Or, chez Lemercier-Picard, on retrouve, au dos d’une carte du docteur
Legrand -- qui n’y est pour rien -- cette indication mystérieuse et
d’écriture inconnue: « Les fonds sont déposés rue Denfert-Rochereau. »

Et l’on s’explique pourquoi, en dépit du mandat décerné contre lui
pour des faits à côté, par un juge ignorant, le 15 janvier,
Lemercier-Picard surveillé, filé, n’est pas arrêté; pourquoi il
tremblait pour sa vie -- « dans la crainte que les menaces
incessantes dont je suis l’objet depuis quelque temps ne fussent mises
à exécution » (21 février) -- et pourquoi, le 2 mars, n’ayant, ainsi
que l’a déclaré sa maîtresse, en maintes interviews, aucune sorte
d’idées de suicide, on l’a retrouvé étranglé, presque à genoux, au
bout d’une ficelle... comme le prince de Condé!


L’AFFAIRE DREYFUS

EN CASSATION

27-28-29 OCTOBRE 1898

EN CASSATION

I

Avez-vous, parfois, dans les bois tout pleins d’angoisse, dans les
ténèbres accrues de la dernière heure, dans le frisson pénétrant de
l’invisible, vu se lever la tremblante aurore, effacée et transie
comme une tourterelle mouillée?

Par-dessus le silence attentif, ce n’était rien d’abord, qu’une
pâleur, une touche lactée, un reflet d’albâtre sous les voiles
d’ombres -- telle qu’une lampe venant de très loin à travers le
brouillard.

Mais la lueur ne demeurait pas centrale, s’étendait, envahissait tout
le ciel. Les objets devenaient distincts; un murmure tombait des cimes,
montait du sol. Délivrée de son deuil nocturne, la terre s’éveillait
ingénue, puérile, avec l’enfance de la journée.

Lorsque, soudain, la première flèche dardait, vibrante, de l’arc d’or.
Et l’immense hosannah retentissait, traduisant l’allégresse des
instincts et des âmes, devant la lumière libératrice, divine
chasseresse des doutes, des traîtrises et des effrois!

Rentrez dans vos trous, les hiboux, et dans vos tanières, les bêtes
puantes: voici le jour!

C’est à cette sensation d’affranchissement qu’il faut se reporter,
pour bien comprendre les phases par lesquelles nous a fait passer la
séance initiale de la Cour de cassation.

A l’inverse du cours réel des heures, on était entré dans de la
pénombre et on est ressorti dans de la clarté. Pour la première fois,
depuis longtemps, on respirait à l’aise; on se sentait, dans les yeux,
une autre flamme que celle de l’ironie ou de la colère.

De la joie? Non, ce serait banal. Un sentiment de bien plus austère
beauté, un orgueil grave; un contentement à se dire qu’au delà des
partis, qu’au delà des passions, un acte de justice venait prouver au
monde qu’on n’était tout de même pas Byzance...

Et puis que la monstrueuse erreur, que l’abominable crime allait être
réparé.

On voudra bien reconnaître que, m’élevant contre l’irrégularité
commise au procès de 1894; contre le simulacre d’action judiciaire
intentée à Esterhazy; contre le système d’étouffement appliqué au
procès Zola, je ne me suis prononcée que rarement, et avec réserve,
sur le fond même de l’affaire.

On peut donc m’en croire aujourd’hui; s’en fier à ma prudence autant
qu’à ma loyauté, si j’écris, si je m’écrie: « Alfred Dreyfus est
innocent! C’est un innocent que l’on a arrêté, jugé, condamné,
dégradé, expédié au bagne, isolé du restant des humains, un innocent,
un innocent, UN INNOCENT! »

Car voilà tout d’abord, péremptoirement, ce qui ressort de l’audience
d’hier.


*

* *


On sait le décor: la vaste salle tapissée de bleu, fleuronnée de fers
de lance; le plafond aux lourds caissons; les trois fenêtres de droite
à vitres claires, dont s’entrevoient les vitraux de la galerie
Saint-Louis; les trois croisées de gauche, sur l’une des cours
intérieures, bientôt embuées par la chaleur, à paraître dépolies.

En fer a cheval, au fond, les conseillers qui siègent, barbes grises,
fronts chauves pour la plupart; la physionomie impénétrable et
imposante de M. le président Lœw; le profil caractéristique et
vivace de M. le procureur général Manau. Au premier rang des bancs
réservés au barreau, Mes Demange, Labori, Albert Clemenceau.

Là-bas, sous le Christ, à la droite du Président (dont la gauche
demeure déserte en raison de la maladie d’un des juges), un homme
brun, robuste, au collier de barbe noire, et qui lit -- d’une voix
posée.

Rien ne saurait rendre, en toute exactitude, la sérénité de l’endroit
la modération des termes employés; l’effet de ce discours sans gestes
et sans commentaires.

Devant M. Bard, le rapporteur, il y a un carton vert, un carton de
bureau dans lequel il puise. Au dos, à chaque extrémité, est un double
scellé, où la cire écarlate met comme deux taches de sang.

Puis, un public qui se tait, respectueux; chutant lui-même qui trouble
le calme du moindre bruit; désireux qu’il est d’entendre, de ne perdre
aucune bribe des révélations qui se succèdent.

Plusieurs, par suite des controverses successives, nous sont devenues
familières, mais elles se complètent, s’aggravent, de détails
inconnus.

C’est ainsi que l’on peut suivre, point par point, l’animosité contre
le « juif », sorti neuvième, sur quatre-vingts, de l’École de guerre;
intelligent, riche, ambitieux...

Tant que pas soupçonné, on se contente de le haïr; dès que désigné à
peine, sur une vague ressemblance d’écriture, on en fait une proie,
une chair à épreuves!

C’est Henry, faussaire et faux témoin; c’est du Paty, génial
inquisiteur; ce sont les subalternes, les égaux, les chefs, soit
complices, soit dupes, qui n’en veulent plus démordre. Jusqu’au
général Gonse, avec son air de brave homme, qui dit à Picquart (ainsi
qu’il ressort de la deuxième lettre de celui-ci au Garde des Sceaux):

-- Eh bien, voyons! qu’est-ce que ça peut vous faire que ce juif soit à
l’île du Diable?

-- Mais s’il est innocent!

-- Ça va faire une histoire! Vous n’avez qu’à ne rien dire, on ne le
saura pas.

Ce à quoi le jeune officier riposte:

-- Quoi qu’il en doive advenir, mon général, je n’emporterai pas ce
secret-là dans la tombe.

Alors, on l’expédie à Gabès...


*

* *


Je n’entrerai pas dans le détail du compte rendu analytique, mais on
n’en saurait trop recommander l’étude.

Qu’il s’agisse du rôle d’Henry, de du Paty, d’Esterhazy, le mort,
l’éclipsé, le fuyard, apportent, à leur insu, des présomptions, des
preuves d’innocence, en faveur de celui-là même qu’ils ont fait
condamner.

Toute l’affaire Dreyfus se résume ainsi: indiscrétions, recherches,
choix du bouc émissaire; les uns par inadvertance, les autres par
hostilité personnelle, fanatisme religieux -- peut-être aussi quelque
criminel pour couvrir ses propres actes...

Mais ensuite, sur toute la ligne, la volonté de ne pas savoir;
l’inexorable ténacité à faire le silence, à murer la pierre du
tombeau. Esterhazy coupable, c’est Dreyfus innocent: on sauvera
Esterhazy! Les voilà pris dans l’engrenage, entraînés par l’avalanche,
emportés dans le torrent!

On égare M. Cochefert, en lui disant qu’on avait procédé à une longue
enquête qu’on possédait des preuves « indiscutables », tracées par la
main du traître -- et rien de tout cela n’est vrai!

On trahit la loi ensuite, par l’envoi à M. le colonel Maurel,
président du Conseil de Guerre, d’un pli cacheté renfermant quatre
pièces (dont aucune, on le sait aujourd’hui, n’était applicable à
Dreyfus), mais qu’annotent des commentaires de M. du Paty de Clam, et
qui doivent -- communiquées hors de la séance, de l’accusé et de son
défenseur -- venir à bout des scrupules, « enlever » la condamnation!

On falsifie des textes, la peur est venue: le dossier, à présent que
Picquart est sur la piste, semble bien pauvre et bien maigre. Un faux
est commis, que l’on ignorait jusqu’ici, adressé au captif, là-bas,
pour le compromettre plus encore; retenu par le Ministère des Colonies.
Celui de 1896, celui d’Henry n’est que le second. Mais rien n’indique,
bien au contraire, qu’il soit le dernier. Car Speranza, Blanche, la
Dame voilée entrent dans la danse, -- la farandole qui doit mener au
saut final!

On entr’ouvre les armoires, on casse le fil des dossiers; le document
« libérateur » se promène sans que nul, au service de la défense
nationale, songe une minute à s’en étonner!

On force toutes les hésitations, on vient à bout des consciences les
plus méticuleuses par ce « Tarte à la crème! » qu’est le faux de 1896.
Il répond aux objurgations, rétorque les observations, guérit les
migraines, les cors aux pieds, et les chagrins de ménage, comme les
panacées des charlatans! C’est là-dessus que tout repose: il est la
pierre angulaire de l’État-Major! Grâce à lui, de Pellieux n’enquête
pas; Ravary ne rapporte pas... et les malheureux juges du deuxième
Conseil de guerre, s’ils n’acquittent point « par ordre », en ont
l’apparence déshonorante, roulés qu’ils sont comme des nigauds!


*

* *


Dès lors, tout est perdu, -- surtout l’honneur!

On fabrique, de quatrième mouture, des procès-verbaux d’aveux; on
s’empêtre dans l’affaire Zola, jusqu’à exciper d’un document si
parfaitement ridicule que son inauthenticité saute aux yeux; un
ministre de la guerre de France, par une Chambre française, en fait
voter l’affichage -- et, lorsque le faussaire est pris, s’est tué, il
se trouve des aberrés pour célébrer sa gloire, son héroïsme, et lui
vouloir élever une statue!

Ah! cet interrogatoire d’Henry, par M. Cavaignac! Depuis
l’interrogatoire d’Esterhazy par Albert Clemenceau, on n’avait point
éprouvé telle commotion nerveuse, tel trouble poignant. Peu avant, on
avait ri, justement, d’une lettre d’Esterhazy à propos d’un des fameux
experts: « Belhomme est un idiot: il suffit de le regarder pour en
être sûr. Belhomme est tout à fait gâteux: c’est visible. »

On estimait que Belhomme, pour cette dépréciation de son intellect,
allait demander quelque dédommagement pécuniaire à l’irascible Hulan.

Quand, tout à coup, la placide voix de M. Bard s’est élevée d’un ton.
Il lisait le dialogue bref, concis, haché, entre le ministre et le
colonel Henry.

-- Quand et comment avez-vous reçu la pièce de juin 1894? Quand et
comment avez-vous reçu la pièce de novembre 1896?

-- C’est moi qui les ai reçues. La première, je l’ai datée quand je
l’ai reçue. La seconde aussi, la veille de la Toussaint. J’y ai mis la
patte (sic) moi-même.

-- Gardez-vous des papiers sans les reconstituer?

-- Non. Pas plus de huit jours.

-- Avez-vous gardé la pièce de 1896 entre vos mains?

-- Jamais!

-- Expliquez alors pourquoi les deux pièces sont mêlées?

-- Non C’est impossible. Jamais. Je le jure!

-- Si, elles ont été interchangées!

-- Jamais! Je le jure: il aurait fallu que ce fût moi!

-- Le fait de l’intercalation est certain.

-- Je ne sais pas.

-- Allons, parlez!

-- .....

-- Vous avez mis des morceaux de l’un dans l’autre?

-- Eh! bien, oui! J’ai arrangé les phrases.

-- Ce n’est pas de vous, l’idée?

-- Je n’en ai parlé à personne. Le nom de Dreyfus y était. Je le jure!

-- Votre explication est contraire à la matérialité du fait.

-- Le papier de 1896 disait: « On va interpeller sur Dreyfus ».

-- Non. Avouez donc!

-- J’ai décollé la pièce de 1894 et mis de l’un dans l’autre.

-- Vous avez fabriqué la pièce entière!

-- Je jure que non!

-- Comment cette idée-là vous est-elle venue?

-- Les chefs étaient inquiets. Je voulais les calmer.

-- La pièce était signée?

-- ... Je ne pense pas avoir fait la signature.

-- Et la phrase de la fin?

-- Je jure que non!

-- Il y avait du papier gris bleuté et du violet pâle, quadrillé. Les
intercalations ne s’adaptaient point.

-- ... Quels morceaux?

-- Vous n’avez pas à m’interroger!

-- Je jure que je n’ai fait que la fin!

-- Qu’y avait-il?

-- La première partie, l’en-tête et la signature.

-- Allons, voyons, dites tout.

-- Je jure... Je ne peux pourtant pas dire ce qui n’est pas!

-- Il y avait l’enveloppe, l’en-tête, et « mon cher ami ».

-- Il y avait aussi quelques mots. Je le jure!

-- Non. L’enveloppe, l’en-tête, « Mon cher ami », et la signature!

-- ... Oui.

Ainsi, après huit parjures, fut fait l’aveu « spontané » dont on fit
honneur à la loyauté du colonel Henry.


*


* *


Nous avions tous le cœur serré. A peine si l’on entendit, d’une
oreille distraite, au dehors, les antisémites essayer d’arriver
jusqu’au tribunal. L’attention dépassait les clameurs.

Et l’on s’en fut, après audition des deux premières lettres de Georges
Picquart au garde des sceaux, songeant à lui, captif, qui s’est offert
aux persécutions pour que triomphât la justice, et au pauvre être qui,
là-bas, à bout d’espoir, ne l’attend plus.

Aurore qui se lève! Vérité vengeresse!


II

Un détail, en ceci, est bien caractéristique: c’est l’attitude d’une
certaine presse, et l’absence de certaines gens.

On va me comprendre.

L’affaire que voilà vaut, et même exige, d’être suivie avec une
assiduité méticuleuse, si vraiment l’on veut en saisir les moindres
indications, en acquérir la parfaite et scrupuleuse connaissance.

Il suffirait, peut-être, de sauter une audience d’un des quelconques
procès qui se sont venus greffer sur le débat primitif pour n’avoir
plus la même rectitude de vision, la même certitude de jugement.

Procès Esterhazy, procès Zola, procès Judet, procès Picquart, ont été
indispensables à ouïr, successivement, pour quiconque se targue de
transmettre, au public, un avis motivé. L’appréciation est négligeable
lorsqu’elle omet de s’appuyer sur l’étude et l’expérience des faits.
Elle ne résulte plus que des tendances, n’est plus que l’expression
contestable des sentiments d’un individu.

Or, au long de toute cette série, on a vu M. Rochefort à une des
premières audiences du procès Zola; M. Déroulède à une des dernières,
plus à une séance de Versailles; M. Millevoye nulle part, et de même
M. Drumont. Comment peuvent-ils avoir une opinion sur ce qu’ils n’ont
ni vu, ni entendu? Comment, surtout, peuvent-ils l’émettre, avec la
prétention d’en faire acte de foi à l’usage des lecteurs?

C’est bien assez qu’il y ait impossibilité matérielle, pour ceux-ci,
de voir de leurs yeux, d’écouter de leurs oreilles, sans qu’encore on
ne les informe que par ouï-dire, de troisième main.

Il y a les comptes rendus judiciaires, je sais bien... Mais, suivant que
la nature de l’affaire est favorable ou non au parti adopté, la
consigne vient activer ou modérer le zèle. Avant-hier, à part de très
rares exceptions, on ne s’évertuait pas, chez les antirevisionnistes,
à prendre des notes, que l’on savait, d’avance, devoir demeurer
inutilisées.

Cela s’est vu, dans les journaux d’hier. Encore cette fois, la
sténographie -- qui dit tout -- a été employée par les mêmes
partisans du « tout au jour ».

Du groupe nationaliste annoncé par un avis spécial, dans les feuilles
spéciales, pas l’ombre! Alors qu’il eût été si logique qu’au
Cherche-Midi, au Palais, à Versailles, tous les hommes qui se sont
actionnés à empêcher la réparation de l’erreur de 1894 vinssent
attester de leur droiture, par leur présence et l’examen rigoureux des
événements.

Il n’y a pas à objecter le respect de la « chose jugée »: on sait
comment, par eux, elle fut traitée en mainte occasion. Ils n’auraient
rien perdu à s’instruire; ils auraient seulement manifesté une
délicatesse de conscience, un souci de probité qui leur aurait valu
une autorité bien plus: celle de l’auditeur et du spectateur --
celle du témoin!

Tandis qu’ils ont fait l’autruche, pour éviter le péril de la lumière,
le danger de la vérité. et du trou où ils ont la tête, ils formulent
des vues d’ensemble!


*

* *


A la fin du rapport de M. Bard, quelques phrases ont soulevé le
discret murmure qui est, dans cette enceinte, la plus haute marque
d’approbation.

C’est quand il a prié la Cour de vouloir bien ne pas annuler sans
examen. Si toutes les calomnies, déversées en abondance, avaient un
atome d’exactitude, ce serait, cependant, le but suprême. Les
trente-sept millions qu’alloue délibérément M. Judet à ses adversaires
n’étaient, la chose est évidente, pas versés à d’autres fins.

Or, M. Bard se rencontre là-dessus avec tous les gens qui
réfléchissent; qui veulent qu’au moins la crise soit féconde et qu’il
en naisse un résultat d’intérêt commun.

Le sort de Dreyfus préoccupe, bien certainement, en raison de
l’iniquité dont il fut victime et des souffrances qu’il endura. Mais
son salut, sa libération, s’ils sont l’essentiel, ne sauraient suffire
à l’étendue de notre effort.

Il ne s’agit pas de triompher, d’avoir raison. La joie en est permise,
quand la lutte fut aussi dure; seulement, il ne faut pas s’y attarder.
Ce serait enfantin. Et elle ne saurait être au niveau de l’aventure,
que lorsque nous aurons atteint le but réel -- qui est de convaincre.

La réussite dans l’ombre ne nous dit rien.

« Ce ne serait pas la vraie justice, dit M. Bard; la vraie justice est
celle qui exige la lumière, la lumière complète, alors surtout qu’il
s’agit d’une affaire où sont en jeu les intérêts les plus hauts ».

Et il conclut à l’enquête, la sollicite. Il faut que la Cour, pour
statuer, ait communication de toutes les pièces et de tous les
dossiers.

« Il n’est pas possible que ce soit l’autorité militaire qui soit
juge... Il faut que ces preuves soient examinées avec d’autres yeux et
un esprit libre de toute idée préconçue... Ce serait vous faire injure
que de penser que vous pouvez vous dérober. Il y a eu déjà assez de
défaillances dans cette trop longue série d’incidents déplorables. »

Grand, maigre, le parler doux, le geste sobre, la physionomie grave,
l’air ascétique, dans sa robe noire aux plis flottants, Me Mornard
dépose, au nom de madame Dreyfus, des conclusions.

Et, sur la gauche, tout blanc, avec ses cheveux crespelés retombant en
arrière, sa barbe frisée à l’angle épointé, ses gros sourcils, son
teint de vigneron, M. le procureur général Manau se lève.


*

* *


Un mot reviendra souvent dans son discours, celui-ci: « les braves
gens ». Et son réquisitoire sera non moins que d’un magistrat expert
et d’un esprit indépendant, l’œuvre d’un brave homme.

S’il a reçu tout ou partie des trente-sept millions, il n’y paraît
pas. Car c’est d’un gros mouchoir qu’il s’éponge le front, et sa robe,
à l’omoplate droite, porte une belle pièce -- comme une cicatrice.

Il a l’air d’un robin du temps de Charles IX, de ceux qui, imbus de la
suprématie de la loi sur l’épée, voire sur le sceptre, rendaient des
arrêts et non pas des services.

Il examine les deux faits nouveau:x l’indignité reconnue d’Henry
« cheville ouvrière de l’accusation de 1894 »; la contradiction
flagrante, à trois ans de date, des expertises sur le bordereau.

En passant, il raille le style de la fameuse pièce, archi-suffisant à
en démontrer la supercherie: il stigmatise l’érection d’une statue au
faussaire, la souscription lancée en défi: il tient un raisonnement
dont la conséquence, qu’il ne veut que logique, arrive à être
terrible...

Si Henry avait vécu, avait été condamné pour faux et faux témoignage,
la revision était de droit, devenait obligatoire. Lui mort, elle n’est
plus que facultative mais la volonté de la loi s’affirme, formelle.

Alors, à quelques-uns, cette pensée nous vient, rapprochée d’une
phrase du rapporteur: « L’autorité militaire a opposé et oppose encore
des résistances à la revision. »

Ne le lui aurait-on pas dit, au prisonnier, que sa fin était « due »
en raison de ce qu’allait entraîner son existence, que son cadavre
barrerait l’avenir comme le bras de la duchesse de Guise dans les
ferrures de la porte?...

. . . . . . . . . . . . . .

Puis M. Manau fait sourire, rien que par le rappel des oracles du
trio: Couard, Belhomme, et Varinard. Le contraste même est piquant, de
cette bouche sévère répétant ces aphorismes ahurissants:

« Les experts sont d’autant plus sujets à l’erreur que la promptitude
de leur coup d’œil et leur sagacité sont plus remarquables ».

Ils appelaient ça expliquer leur méthode de travail, les malheureux!

Alors, quand on ajoute à ces divagations solennelles les brouillons de
lettres d’Esterhazy au général X... quant à ses augures, on arrive à
de drôles de réflexions... que change en méditations davantage
austères l’audition de quelques-unes des Lettres d’un innocent.


*

* *


Après que M. Manau a conclu, lui aussi, demandant l’enquête pour « la
consolation et la joie de tous les braves gens », nous avons, à la
reprise de l’audience, la surprise -- est-ce bien une surprise? --
d’une lettre du général Gonse, qui proteste contre les propos
rapportés par Georges Picquart, et lui donne « le démenti le plus
formel ».

On verra.

Me Mornard commence sa plaidoirie, forcément très technique, et
s’attachant, comme tous les discours précédents, aux deux faits
nouveaux. Il insiste sur ce qu’Henry (qui avait fourni le bordereau)
n’en voulut jamais indiquer la provenance: nommer à personne l’agent
de qui il le détenait.

Devant le Conseil de guerre de 1894, il fut le principal témoin, et le
plus violent. Il n’est qu’à se reporter à l’incident Gallet, cité par
le colonel Picquart, dans son mémoire, pour s’en convaincre.

Il n’avait pas commis qu’un faux, mais trois, pour le moins, puisqu’à
la lettre composée, imaginaire, M. Cavaignac déclara, à la tribune,
qu’il y avait deux réponses!

Trois faux, trois faux témoignages en justice (Dreyfus, Esterhazy,
Zola), et huit parjures -- il allait bien « l’honneur de l’armée! »

La fin de la plaidoirie est renvoyée à demain.

En haut de l’escalier, on me montre un journal.

Déjà, dans la Libre Parole, avaient été données comme devinettes les
adresses de MM. Lœw, Manau et Bard.

Ce soir, c’est mieux. On reprend les bonnes traditions employées jadis
à l’égard des jurés du procès Zola.

Dans la Patrie sont désignés nominalement, comme corollaire aux
menaces qui précèdent, les domiciles personnels des dix-sept
conseillers. Une seule porte est exemptée de la croix blanche: celle
de M. Vételay, qui ne siège pas en ce moment.

Ainsi, on a fait peur aux bourgeois. Je serais étonnée qu’il en soit
ainsi de même avec les magistrats que j’ai vus là.


III

On a l’air de faire de la littérature, lorsqu’on associe le temps, la
nue, l’ambiance des choses prétendues inertes, aux agitations de
l’humanité.

Et, cependant, cette croyance m’est formelle, qu’une âme ordinaire,
invisible, se manifeste en de certains cas; trahit, à nos faibles sens,
quelque chose du mystère dissimulé dans les espaces -- et qu’on sent
planer au-dessus de soi; vers qui on lève les yeux aux heures de doute;
vers qui on tend les bras aux heures d’appel!

Avez-vous regardé le ciel, hier matin? Avez-vous, ouvrant votre
fenêtre, été aveuglé de clarté, assailli par le soleil, et enveloppé
d’une douceur tiède de printemps?

Ce n’était pas le presque novembre où nous voici: c’était mars, c’était
avril, troublant aux cœurs et grisant aux cervelles! Une fluidité de
bien-être, de renouveau, tombait d’en haut sur les rues comme en fête,
pleines de fleurs et pleines de chansons.

Même en voiture, on devait faire glisser le manteau des épaules; et
tout là-bas, le long du quai, les violettes, par grosses touffes, sur
les couches de fougères, semblaient non pas l’ultime, mais la prime
floraison de la terre, annonçant que c’en était fait des brouillards,
des ténèbres et des frimas!

A ceux qui, du fond de l’abîme où la pitié les avait fait descendre,
invoquaient la lumière, celle-ci semblait vouloir jeter à profusion,
magnifiquement, toutes ses grâces, tous ses rayons, tous ses
éblouissements!

Elle réconfortait, elle égayait, elle promettait, elle semblait dire,
à qui l’avait souhaitée avec ferveur: « Me voilà. Je suis la forme
accessible, la face réelle de cette lueur idéale dont se devaient
dissiper toutes les équivoques, dont se devaient éclairer tous les
subterfuges, dont se devaient abolir tous les soupçons. Or, regarde
s’évanouir les nuages, et mon effort ne rien laisser d’obscur,
atteindre jusqu’aux oiseaux de nuit clignant des paupières dans leurs
trous... Je suis le reflet et je suis le symbole. Comprends! Souris!
Espère! Crois! »

Et l’on comprenait, en effet. Et l’on souriait, même aux grincheux. Et
l’on sentait sourdre en soi, jusqu’à l’étang des yeux, la fleur
miraculeuse, aux racines tant meurtries, dans la fange des rancunes et
la vase des dégoûts. Et l’on avait la foi, plus encore, à se sentir
complice toute la nature bénie!

Tant de lyrisme pour un homme? Non; pas même pour des hommes,
fussent-ils Zola, fussent-ils Picquart...

Pour une Idée!


*

* *


La cour était déserte, où accède la grande grille, et aussi les
couloirs du Palais. Lorsqu’il ne s’agit plus que de justice formaliste
et sereine, les adversaires s’en désintéressent.

Au premier rang de l’auditoire, toujours fidèle au poste, est madame
D..., la spectatrice longtemps demeurée inconnue, que nous avions
surnommée la « Dame en blanc ».

Elle fut d’un beau courage pendant les tumultes de l’affaire Zola --
et même le grand sabre du jeune lieutenant de Niessen ne l’intimida
point. Avec cela verveuse, imaginant de crier, sur le passage du divin
Arthur, un: « A bas les juifs! » dont les huit colonnes du chapeau
fameux, comme celles du temple, oscillèrent.

Entre toutes les femmes braves, elle fut la plus brave, militante
jusqu’à en acquérir la popularité parmi les assidus; jusqu’à mériter
que sa silhouette fût fixée d’un trait auprès des figures illustres,
envers qui elle représenta le chœur antique pour l’anathème ou
l’acclamation.

C’est Me Mornard qui parle, achevant sa plaidoirie. Ses dons, ses
défauts mêmes, le servent singulièrement. La voix, d’être un peu
sourde, gagne un accent de réserve, de discrétion, d’intimité, qui
cadre à merveille avec le lieu; tandis que les inflexions, comme
confiantes, comme affectueuses, ont un grand charme de sincérité, un
grand pouvoir de persuasion.

Il s’occupe de l’attribution du bordereau soit à Dreyfus, soit à
Esterhazy; et nous donne enfin l’extrême joie d’entendre formuler ce
raisonnement dont l’évidence depuis longtemps nous hante: « Si
Dreyfus, ainsi que le prétend Esterhazy, s’est procuré (sous le nom du
capitaine Brault) des spécimens de son écriture; s’il s’est employé à
l’imiter, à la décalquer, aux seules fins de se décharger sur lui du
crime commis, des responsabilités encourues; s’il a enfin, à sa place,
préparé, au cas de surprise, le coupable, comment expliquer que, la
surprise venue, l’éventualité réalisée, il ne l’ait pas nommé, n’ait
pas désigné sa victime? »

C’est d’une simplicité péremptoire -- et jamais personne n’a trouvé à
y répondre.

Le défenseur s’attache aussi à démontrer l’inanité des deux idées
motrices du Conseil de guerre de 1898: respect exagéré de l’autorité
de la chose jugée; estimation que l’honneur de l’armée était lié au
maintien du jugement de 1894.

Est-ce que la loi elle-même ne prévoit pas l’erreur; n’a pas institué
toute une jurisprudence aux fins de la réparer? En quoi l’honorabilité
collective peut-elle être entachée d’une méprise, ou même par la faute
de quelques-uns?

J’ajouterai, personnellement, qu’à ce compte-là, il fallait taire les
exploits de Géomay et d’Anastay, qui chourinèrent sous l’uniforme.
Est-ce que le drapeau de leur régiment a eu la hampe tronquée quand on
leur a coupé le cou?


*

* *


De ces souvenirs à Esterhazy, le saut n’est pas très brusque.

Me Mornard s’occupe de lui avec quelque insistance; démontre quelle
sollicitude on lui témoigna; relève une phrase de la lettre du général
Zurlinden au garde des sceaux, à la date du 10 septembre dernier.

Elle est typique, cette phrase. Elle dit (à propos de la non-activité
de M. du Paty): « Bien que des circonstances atténuantes puissent être
invoquées en sa faveur, en raison du motif de son intervention » --
soit le salut d’Esterhazy!

Et tout le monde s’y emploie! Comme le fait remarquer judicieusement
Me Mornard, tandis que M. Leblois et Georges Picquart sont poursuivis
sous inculpation d’avoir communiqué ou connu des dossiers secrets,
aucune enquête, aucune poursuite ne résulte de la promenade du document
« libérateur ».

C’est la Dame voilée... chut! C’est Esterhazy... parfait!

Voilà encore une histoire claire!

Comme est claire l’entente entre l’instruction et la défense: les
corrections faites de la main de M. de Pellieux sur des lettres
d’Esterhazy; et la dépêche du uhlan à Me Tézenas, dont l’audition a
soulevé un long murmure de stupeur!

Il y avait de quoi: écoutez:

Paris, 26 août, 5 h. 45 soir.

Tézenas, La Thierraye La Basoche-Gouet (Eure-et-Loir).

Votre abandon me perd, votre présence est le salut. Conseil a sursis à
demain pour vous entendre confirmer mes affirmations sur rapports que
vous savez et vous entendre confirmer déclarations à vous faites sur
partie liée et devant être gagnée ou perdue ensemble. Importance
capitale. Mon salut est dans vos mains. On dit que vous me lâchez.
J’ai également promis production pièce confiée à Boisandré et à
Ménard, ou attestation formelle son existence et son contenu sur les
hauts personnages ayant connaissance relations qu’elle certifie.

Venez à tout prix. Si refusez venir, envoyez par votre cousin ou
télégraphiquement président déposition attestant formellement propos à
vous tenus sur partie liée et attestation formelle, pièce attestant
relations et qu’agissais sur indications précises. Me perdez par votre
absence que personne comprendra. Où est la pièce? donnez indications.
Allez être cause ma perte; si veniez, triompherais. Aurions gagné si
étiez là. Venez n’importe comment.

ESTERHAZY.

« Partie liée devant être gagnée ou perdue ensemble... agissais sur
indications précises. » C’est explicite.

Comme l’est, quant aux prétendus aveux, l’attestation du capitaine
Bourguignon, chargé de la garde de Dreyfus, en opposition au propos
que nota, après trois ans, le colonel Guérin, qui les tenait du
capitaine Anthoine; lequel les tenait du commandant d’Attel; lequel
les tenait du capitaine Lebrun-Renault!

C’est au capitaine Bourguignon qu’avant la dégradation, Dreyfus
annonça qu’il allait crier son innocence. L’officier s’en fut prévenir
le général Darras qui répliqua:

-- Que voulez-vous? Je ne puis pourtant pas, comme Santerre, couvrir
sa voix par un roulement de tambour.

... Les tambours de Sandherr y ont suffi!


*

* *


Après la remise au point des situations respectives du
lieutenant-colonel Picquart et du général Gonse -- celui-ci en
fâcheuse posture; l’autre chaque jour un peu plus justifié, par les
événements, dans la captivité, manœuvre suprême dont le maintien,
aujourd’hui, révolte -- après réclamation énergique du dossier
d’instruction Fabre, quant aux relations qui existèrent entre le
général Gonse et le faussaire Henry, Me Mornard termine par un
éloquent appel à la raison et au cœur des magistrats.

Il ne parle pas au nom de la haine, mais seulement au nom de la
douleur. Il ne demande point le pardon, il demande la vérité. Il dit:
« Les convictions sincères ne redoutent pas la discussion. » La Cour
se retire pour délibérer.

Et nous demeurons là trois heures, oui, trois heures, dans une attente
dont rien ne saurait exprimer la fièvre secrète, l’ardeur concentrée.
On jase, on rit... mais les regards de plus en plus fréquemment se
tournent vers l’horloge, s’y arrêtent, s’y fixent, s’y incrustent --
tandis que circulent les nouvelles les plus contradictoires.

J’ai confiance: il faisait trop beau ce matin! Encore tout à l’heure,
la bande d’azur que laisse entrevoir la croisée, apparaissait limpide
et lumineuse.

Le crépuscule, la nuit. On allume les lustres, on apporte les lampes.
O Gribelin!

-- La Cour, messieurs.

Les visages sont tendus, les mains sont tremblantes. Une immense
émotion fait haleter les souffles.

Impassible, M. le président Lœw lit:

La Cour,

Après en avoir délibéré en la chambre du conseil, rend l’arrêt
suivant:

Vu la lettre de M. le garde des sceaux en date du 27 septembre 1898;

Vu le réquisitoire de M. le procureur général, dénonçant à la Cour la
condamnation prononcée le 22 septembre 1804 par le premier conseil de
guerre du gouvernement militaire de Paris contre Alfred Dreyfus, alors
capitaine d’artillerie;

Vu les pièces du procès

Vu également les articles 443 et 447 du code d’instruction criminelle,
modifiés par la loi du 8 juin 1895;

Sur la recevabilité de la demande en revision:

Attendu que la Cour est saisie par son procureur général en vertu d’un
ordre exprès du ministre de la justice, agissant après avoir pris
l’avis de la commission instituée par l’article 444;

Que la demande rentre dans le cas prévu par le dernier paragraphe de
l’article 445; qu’elle a été introduite dans les délais fixés par
l’article 444; qu’enfin le jugement dont la revision est demandée a
force de chose jugée;

Sur l’état de la procédure:

Attendu que les pièces produites ne mettent pas la Cour en mesure de
statuer au fond, et qu’il y a lieu de procéder à une instruction
supplémentaire;

Par ces motifs, la Cour:

Déclare la demande recevable;

Dit qu’il sera procédé à une instruction supplémentaire;

Dit qu’il n’y a pas lieu, quant à présent, de statuer sur la demande
du procureur général tendant à la suspension de la peine.

Ce ne sont pas des bravos, c’est une belle rumeur de gratitude et de
respect qui monte vers les juges.

Des mains s’étreignent, mains de camarades avec qui l’on a peiné,
souffert; avec qui l’on a mangé le pain de l’injure et bu le fiel de
la calomnie!

Moi, je suis payée; et si somptueusement que j’en ai ressenti un rare
bonheur!

Devant le Palais, un jeune homme a dit, me désignant à d’autres:

-- C’est Séverine... qui a combattu pour la justice!

M. Judet et ses trente-sept millions n’auraient pas trouvé ça!


A RENNES

Du 7 AOÛT AU 9 SEPTEMBRE 1899

DANS LA TOURMENTE

Rennes, 6 août 1899.

Un départ tel qu’il ne s’en vit jamais, dans le chaos tumultueux des
êtres, des choses, des éléments, sous un ciel apocalyptique embrasé,
tout zébré de foudres hurlantes!

Des cris de délivrance accueillant le vent survenu; des cris de
terreur, une galopade de fuite, des cris de colère à la gare; dans la
cour de Bretagne, une mêlée sans nom de bêtes, de véhicules, de gens:
la bataille pour avancer, pour arriver!

Puis, sept heures durant, dans cette vraie nuit de Walpurgis, le train
filant parmi les nuées, un paysage de flammes, l’horizon chevauché de
zig-zags, de furieuses rafales secouant, tordant, courbant les arbres
échevelés!

Enfin le jour qui naît, la Bretagne grise et noire, austère et plate,
maisons basses, arbres rabougris, faces fermées.

L’aube toute pâle, comme morose, à regret blanchit le ciel...

Et une vision subsiste, ineffaçable pour moi désormais. Sur le fond
vitré du hall de départ -- un fond de Sinaï fulgurant, aveuglant,
parmi les clameurs de la ville en épouvante et le fracas du ciel en
détresse -- une silhouette d’homme se découpant, se dressant, une
face impassible pétrie de force et d’intelligence que bleuit le reflet
des éclairs: c’est Bernard Lazare, c’est le porteur de torche qui part
pour Rennes où s’achève l’œuvre que tout seul, voici trois ans, il
entreprit.


LES BONS GÎTES

« On ne peut rien concevoir de plus abject que ces universitaires... »

M. ED. Drumont.

(Libre Parole, 9 août, 1899.)

Au beau temps des premiers chrétiens, alors que pourchassés, bannis,
contraints, sous peine de mort à devoir cacher leur croyance, les
néophytes voyageaient, pour leurs nécessités personnelles ou le besoin
de la propagande, ils ne descendaient pas à l’hôtellerie.

Car, si l’on eût su leur foi, on eût refusé de les recevoir, ou bien
ils y auraient couru mille risques inutiles.

Alors, sur ses tablettes, un des diacres, un frère, une sœur
quelconque en la religion nouvelle, inscrivait quelques mots, remis au
voyageur. Celui-ci partait, arrivait au but de ses pas, frappait à
l’huis de la demeure étrangère.

-- Qui es-tu?

-- Chrétien.

-- D’où viens-tu?

-- Du royaume des ténèbres.

-- Où vas-tu?

-- Vers la claire lumière d’amour, le resplendissement de la Justice,
le rayonnement de la Vérité!

-- Qui t’envoie?

-- Quelqu’un que je connais à peine, vers toi que je ne connais pas.
Lis. Et tu m’enverras de même, s’il est nécessaire, à la prochaine
étape... chacune de mes enjambées tressant le maillon qui relie, d’une
chaîne immuable et invisible, sur le sol en proie aux barbares, tous
les disciples du Supplicié!

Or, voilà qu’après dix-neuf siècles, bientôt vingt, la coutume se
renouvelle. Quiconque ici, à Rennes, en se gênant, en se serrant, en
expédiant à la campagne femme et enfants, a pu faire place en son
logis, à quelque familier nouveau, obscur ou célèbre, n’a point
hésité.

Cette ville est devenue comme le pôle, la Mecque vers qui tendent des
espoirs, des enthousiasmes dont on ne peut se faire idée. Quiconque,
parmi les intellectuels généralement pauvres et passionnés, possédait
le prix du transport, ou a trouvé à l’emprunter, est arrivé -- s’en
remettant, pour le reste, au hasard!

Beaucoup logent chez l’ouvrier, le « bleu » qui a ouvert sa porte toute
grande. Il m’a été dit, à ce sujet, un mot admirable, par un jeune
camarade à qui je demandais son adresse pour l’inscrire:

-- Ah c’est que voilà, je ne la sais pas!

-- Comment?

-- Non. Je suis arrivé au petit jour avec un autre qui avait une
lettre. J’ignore le nom de notre hôte et j’ai oublié, en sortant, de
regarder celui de la rue. Quand je retrouverai mon compagnon, sur la
place, il me dira tout cela...

N’est-ce pas très émouvant, dans son évangélique simplicité? C’était
l’habitude anarchiste, depuis bien des années. Les événements l’ont
étendue. Dans le rapprochement qui s’est effectué entre les « abjects
» érudits et le peuple, ceux-là ont été gagnés par la noble contagion
hospitalière de celui-ci.

Vienne qui voudra en nos demeures! Nous avons donné nos signatures,
notre verbe, nos personnes... voici maintenant nos logis!


*

* *


Et les vieux maîtres sont descendus chez les anciens élèves
aujourd’hui maîtres à leur tour; et des amis jusque-là ignorés ont
pris place, comme des parents qui reviennent, parmi les gros livres,
au calme foyer.

M. Dottin, professeur de grammaire et de philologie, héberge les
Havet; M. Basch, professeur de littérature étrangère, donne asile à
Jaurès, MM. Giry et Psichari; M. Aubry, professeur de droit, attend
MM. Trarieux et Painlevé; M. Sée, professeur d’histoire, loge MM.
Hérold, Auguste Molinier et Henri de Bruchard; M. Jacques Cavalier,
professeur de chimie, a pris chez lui Henry Leyret.

Voilà pour les officiels, sans compter le surplus d’hôtes que l’on
attend encore, les Monod, etc.

Tandis que monsieur Vignols a offert et abandonné sa villa au colonel
Picquart, à Edmond Gast, au docteur Paul Reclus.

Et j’ai fait, comme un pèlerinage, visite à ces maisons, tant pour en
connaître les habitants que pour savoir -- hors la logique et
l’esprit d’examen inhérents à l’étude -- ce qui avait pu les
déterminer à une attitude si particulière, étant donnés les anciennes
prudences traditionnelles de l’Université et les terribles
assujettissements de la vie de province.

Puis la Libre Parole, à l’occasion de cette même attitude, les ayant
traités de « clique » et d’ivrognes (sans compter de vendus), il me
paraissait naturel de m’assurer, de visu, de leur profonde abjection.

Et j’ai commencé, par le cadet, le dernier venu dans la pléiade, comme
âge, comme nomination, comme arrivée, le plus tard marié, le plus tard
père de famille: Jacques Cavalier, professeur de chimie.


*

* *


Dans une maison modeste, un intérieur fort simple, comme il sied au
début de la vie à des êtres qu’attend l’avenir, à une mentalité toute
absorbée par les grands problèmes extérieurs.

Sur le tapis, un bébé joufflu qui se roule, se dresse, retombe sans
mot dire, avec l’invincible patience des naissantes volontés. Au mur,
un portrait d’homme: Georges Cavalier qui fut le camarade de Jules
Vallès au pays latin; Georges Cavalier qui fut Pipe-en-Bois, mais qui
fut aussi (on a parfois négligé de le dire) un ingénieur du plus haut
mérite, un spécialiste de réelle expérience et de vaste savoir.

Sa veuve demeura seule avec quatre enfants, aujourd’hui élevés et
dignes de son vaillant effort maternel: deux filles dans
l’instruction, l’aîné des fils dans l’industrie, le plus jeune que
voici devant moi.

C’est un être d’énergie et de persévérance, il n’y a pas à s’y
tromper, avec sa face brune aux méplats accentués, ses cheveux drus et
ras, sa barbe en fer à cheval courte et couleur d’encre, ses yeux
flambants. En tout lui est quelque chose d’ascétique et de violent,
mais d’une violence calme, si l’on peut accorder ces deux mots,
réfléchie, disciplinée.

Sur la nef de l’église en face de qui donnent les croisées, son geste
se détache précis, absolu. Il explique que de voir Scheurer-Kestner,
le savant qu’il vénère et le citoyen qu’il estime, se lancer dans
cette voie de la revision, l’a induit, non par puérile imitation mais
par virile confiance, à pareil geste.

Il dit sa foi républicaine; tandis qu’à la paroi voisine une
lithographie de M. Grévy évoque le souvenir du seul Président, avant
M. Loubet, qui ait été, de fait et d’allures, sincèrement républicain.

Il proclame son amour du Droit, sa haine de la Force; alors qu’épinglé
non loin, le placard des Défenseurs de Dreyfus affiche ostensiblement,
illustre, en quelque sorte, le texte de ses déclarations.

Et je connais, peu à peu, toute l’histoire, toute l’odyssée de cette
poignée d’hommes, décidés, coûte que coûte, à s’affirmer pour
l’exactitude contre le mensonge, comme s’il s’agissait d’une vérité
scientifique.

Ce fut Andrade, le professeur de mathématiques, aujourd’hui à
Montpellier, qui, le premier, sans rien dire à personne, écrivit la
belle lettre que l’on sait, qui lui valut les huées, les cris de mort,
le déplacement.

Ensuite, dès le début de l’adresse à Zola, signèrent MM. Basch, Aubry,
Sée, Cavalier, et le placide Weiss, Alsacien, professeur de physique,
depuis expédié à Lyon.

Après, M. Dottin, non seulement catholique fervent, mais pratiquant,
ainsi que tous les siens, envoya son adhésion aux listes pour
Picquart...

Depuis, ç’a a été la bataille, tous les écœurements, toutes les
calomnies; mais, en revanche, le rapprochement avec les travailleurs
manuels, les ouvriers de fabriques, d’usines, d’ateliers, mains
rugueuses et cœurs nets; les conférences à la Bourse du Travail -- toute
une découverte de sensations fortes et saines, joies imprévues!

Nous ne leur demandons rien. Nous ne sommes pas, nous ne serons jamais
candidats. Toute notre ambition est dans la communion des idées
qu’enfin nous vivions en un monde où l’action soit la sœur du rêve.

J’écoute le jeune professeur qui parle au nom de tous, avec émotion,
avec respect. La voilà donc réveillée de sa torpeur, la Mère au bois
dormant, la vieille Université qui n’était plus qu’un mandarinat, et
redevient l’École des consciences!


*

* *


Une rue étroite, gazonneuse, où les voitures ne passant point, car
elle s’achève en sente, pour dégringoler vers la ville. Les murs gris
sont crêtés de lierre; une odeur de glycine flotte très doucement dans
l’air, où le soleil pâle a des reflets de miel.

Derrière la porte, un roulis de tambour!!!

Informations prises, c’est le troisième petit Dottin qui manifeste ses
sentiments militaires. Mais quand on lui demande ce que c’est que les
soldats, il répond, la frimousse entendue:

-- C’est de la musique.

Heureux âge, qui ignore l’aboi meurtrier des canons, et s’en tient à
l’éternuement sonore des cymbales, au rythme tonitruant de la grosse
caisse!

Mais dans le cabinet de travail où d’énormes bouquins de Beyle
soubassent la croisée, voici le père de cet innocent.

Tête ronde, le teint clair, des yeux de clair regard, le sourire
facile sous une moustache blonde, éminemment pondéré d’accent, de
mimique, un grand air de bonté native et peut-être timide, tel
m’apparaît M. Dottin.

De sa voix tranquille, il me raconte pourquoi il ne voulut point se
presser, ayant scrupule d’agir avant que sa conviction fût absolue. Ce
qui le détermina, lui chrétien, lui catholique, ce fut
l’antisémitisme, doctrine de haine et de proscription. Il y vit aussi
l’abolition de tout progrès, le recul en arrière, « un danger pour la
République ».

Alors, lui et sa femme, très vaillamment, acceptèrent les ruptures
mondaines qui, dans la Rennes bien pensante, s’imposaient, après un tel
« scandale ». Peut-être s’en consolèrent-ils dans la satisfaction du
devoir accompli, et de songer que le Pape lui-même, recommandant aux
fidèles le respect du régime actuel, se trouvait, non moins qu’eux, en
quarantaine et suspect.

Quant aux élèves de M. Dottin -- élèves des Lettres -- ils lui
demeurèrent fidèles et respectueux.


*

* *


Une maison large, aisée, souriante, que précède un jardin fleuri, dans
le faubourg rustique: une femme qui semble épandre autour d’elle la
bonté et la joie; une fillette éclatante de fraîcheur, un garçonnet
exquis, un homme dans la force de l’âge, robuste et fin, aux yeux
pleins d’ironie: nous sommes chez M. Aubry, le professeur de droit.

Imaginez M. Bergeret -- l’immortel Bergeret, d’Anatole France --
heureux en famille... et ce sera presque cela.

Il commence, comme le forgeron de Coppée:

Mon histoire, Messieurs les juges, sera brève...

Puis, tout de suite:

-- Ce qui m’a amené à penser ce que je pense, à faire ce que j’ai
fait, à être ce que je suis? Mais c’est mon bon sens! Dès que j’ai vu
l’acte d’accusation imbécile de d’Ormescheville, puis l’acte
d’accusation non moins imbécile de Ravary, j’ai été fixé!...
Cependant, il faut être juste, dire tout. Si je lisais le Temps,
d’habitude, pour être renseigné, je lisais aussi, à titre
d’observation sur la mentalité adverse, l’Intransigeant et la Libre
Parole. C’est à ces feuilles que je dois la plénitude de ma
conviction. La preuve par le contraire, ce n’est pas un paradoxe,
c’est une opération courante.

A propos de courir, comment marche-t-il, Monsieur le professeur, votre
nouveau petit élève?

-- Qui ça?

-- M. le commandant Carrière.

Une lueur fugace s’échappe d’entre les cils, aggrave de malice
éphémère la bonhomie du visage rond où, sous la moustache, l’angle de
la lèvre se crispe en un effort de gravité.

-- Je n’ai pas encore eu l’occasion de lui faire passer d’examen:ce
sera pour novembre. Mais rien de défavorable, sur son zèle
universitaire, n’a circulé en ville, que je sache, ou n’est venu
jusqu’à moi.

Or, voilà justement que M. Sée arrive, avec sa gracieuse femme et un
gentil blondinet. M. Auguste Molinier (dont la déposition témoigne de
tant de maîtrise, au procès Zola) les accompagne.

Je profite de l’occasion pour obtenir de lui quelques renseignements
personnels. Portant binocle, la barbe blonde, la physionomie
alsacienne et volontiers souriante, M. Sée, qui est israélite,
m’édifie en quelques mots.

Ce qui m’a conduit à examiner mieux le cas de Dreyfus et à préjuger de
son innocence, c’est d’abord l’intérêt que l’antisémitisme avait à sa
perte, ensuite la brochure de Bernard Lazare.

Puis on cause, on échange des vues, dans ce milieu si parfaitement
simple, si profondément intelligent et érudit. De nobles espérances,
des aperçus quant aux temps nouveaux sont exprimés, avec l’horreur de
tout ce qui est barbare, vulgaire, vil ou vénal...

C’est ça, la « clique »? Je n’ai pas encore rencontré d’ivrognes.
Mais il me reste encore à voir M. Basch. Après tout, c’est peut-être
bien lui, l’ivrogne?

Allons-y!


*

* *


Avez-vous parfois découvert, dans la réalité, la maison de vos rêves,
le logis où, comme Mignon, on eût aimé naître, aimer, mourir; la
vieille demeure aux murs épais, aux corridors inégaux, toute baignée
de clarté, toute drapée de vignes; grille sur la route, ferme derrière,
allée de tilleuls menant à l’ancienne chapelle, jardin ombreux,
verger aux arbres croulants, perrons herbus, lourds volets et petits
carreaux, rendez-vous de chasse, ex-prieuré, sorte de Charmettes,
enfin, qu’eût respecté la Révolution?

Si oui, vous devinerez ce qu’est, sur la route de Fougères, le
Gros-Chêne, l’habitation de M. Basch.

Des légendes couraient sur le « château », resté fermé et vide, parce
que hanté, prétendaient les commères, lorsqu’il y a quatorze ans, le
locataire actuel le visita.

Quelle âme y revenait? On ne sait trop. Celle de Volney, disaient les
uns, le château de Maurepas communiquant avec le Gros-Chêne par un
souterrain qui permettait au proscrit d’alterner entre ses deux
refuges. Celle de Napoléon III, disaient les autres, qui, simple
prince, et prince sans argent, logea dans cette demeure et fit des
dettes en ville -- détail qui rend la version de son séjour tout à
fait vraisemblable?

Encore une fois, on l’ignore. Le spectre, si spectre il y eut, plus
galant que certains paladins dont je parlerai tout à l’heure, se fit
sans doute scrupule de faire pâlir d’effroi la grâce radieuse de la
nouvelle châtelaine. Puis quatre beaux enfants survinrent dont les
cris eurent mis en fuite tous les esprits de ténèbres.

Et le bonheur régna ici, treize années durant.

M. Basch me conte ces choses d’une voix nuancée et aisée, dans le
cabinet tapissé de livres où l’image de Gambetta fait pendant à un
admirable profil de Gœthe vieilli.

J’observe le maître de céans, tandis qu’il parle.

Il vaut la haine. Elle lui convient comme un gant. C’eût été outrage
qu’il ne la recueillît point -- la haine succulente, savoureuse,
délicieuse, hommage enivrant et involontaire à la cuistrerie, de la
muflerie!

Car il est bien un patricien de la pensée, un intellectuel, un «
esthète »... tous les termes injurieux dont se revanche la vulgarité
lui sont applicables.

De taille moyenne, mince, brun, la barbe noire et la main blanche
également soignées, élégant sans effort, éloquent sans emphase, il se
trouve fatalement, comme Picquart, désigné à l’exécration de tous les
disgraciés, de tous les estropiés de corps ou d’esprit.

Une seule chose, en lui, prête à rire, mais là, bien: l’envie folle
qu’il eut d’être militaire, toutes les peines qu’il prit pour aboutir
-- né en Hongrie, venu en France à l’âge de deux ans, naturalisé dès
que la loi le permit -- à être le seul professeur de son âge, de sa
promotion, qui, ne bénéficiant ni de la loi de 1889, ni même de
l’engagement décennal, serait appelé, en cas de guerre, sous les
drapeaux!

Bien entendu, on le traite de cosmopolite et de sans-patrie!

Ce que j’avance là, j’en ai eu la preuve sous les yeux, entre les
mains; ce ne sont point paroles à la légère.

M. Basch, élevé au lycée Condorcet; sorti premier pour la licence;
boursier pour l’agrégation grâce à Caro; francisé le 9 décembre 1887
(rappelez-vous que le Code interdit toute démarche avant la majorité
de l’intéressé), voulant être soldat à toute force et doublement
dispensé, ne pouvait que s’engager dans la Légion étrangère.

Or, il était marié et père de deux enfants: cela valait un peu
d’hésitation.

Il préféra demander un tour de faveur au ministre de la guerre
d’alors, lequel était M. de Freycinet, qui lui fit (par lettre en
possession du destinataire) répondre de se présenter dès l’ouverture
d’une période d’examen.

Ceci date d’il y a des années: aucune période d’examen ne s’ouvrit; on
annonce que la chose va se produire incessamment

Las d’attendre, le jeune professeur tira au sort.

Si je m’attarde sur ce point, c’est parce que je songe combien ils
furent abusés, les étudiants qui s’en furent devant le Palais des
Facultés, barrer la route au maître s’en allant faire son cours.

Dans la matinée, un groupe, sous ses fenêtres, était déjà venu
l’avertir:

-- Tu n’iras pas faire ton cours! A bas Basch! A bas Basch!

A la croisée, l’interpellé se pencha:

-- D’abord, je vous défends de me tutoyer! Ensuite, changez donc
votre cri; vous avez l’air de gâteux! Criez Basch à l’eau c’est bien
plus euphonique. Quant à mon cours, nous verrons ça!

Ils se dispersèrent. A l’heure habituelle, sur son passage, M. Basch
trouva deux de ses collègues, de sentiment absolument opposé, mais qui
méritent l’hommage pour leur noble intervention: MM. Rainaud et
Jordan. Plus, M. Dottin (c’était bien avant le procès Zola, au moment
de la lettre d’Andrade; il n’avait pas encore pris position).

-- N’allez pas par là: ils vous tueront!

-- Ah! par exemple!

Notez que la Vilaine, le quai, longent la façade du Palais. Basch
s’engagea sous les cannes levées, parmi les clameurs d’ « A mort les
Juifs! » Derrière, les trois collègues s’efforçaient de le rejoindre,
de le protéger. Il fut sauvegardé, sauvé par le prestige du courage;
entra, fit son cours, ressortit par la grande porte, regagna à pied sa
maison, dans le lointain faubourg.

Ceci, je le tiens de témoins.

Alors, on attendit la nuit. Un millier d’individus s’en furent
silencieusement de la ville, puis se précipitèrent sur la demeure où
il n’y avait qu’un homme, quelques femmes, des enfants.

On m’a assuré que trois prêtres en robe marchaient en avant de la
colonne. Je ne voudrais pas le croire: ce serait trop hideux!

La foule se rua sur les grilles, qui résistèrent. On tenta alors de
forcer d’autres issues. En désespoir de cause, les fenêtres furent
lapidées, trouées: des pierres comme les deux poings, conservées en
reliques, attestent de la sauvagerie, du désir de tuer des
assaillants.

Par miracle, à la fin ils se lassèrent, s’en furent.

C’était sous le ministère Dupuy: on n’ouvrit même pas d’enquête, pour
connaître bien moins les acteurs que les instigateurs de ces honteux
exploits.

Aujourd’hui, les bons gîtes sont en paix. Rennes, paisible ainsi qu’il
sied au prétoire sur lequel le monde a les yeux fixés, ne saurait plus
admettre que rien troublât cette majesté qui l’honore, et
l’hospitalité qu’elle-même accorde aux délégués de l’angoisse
universelle.


AU CONSEIL DE GUERRE

L’HOMME

Rennes, 7 août.

Dans la splendeur du jour accru, montant, de minute en minute, par
larges nappes blanches que commence à ambrer le soleil, des faces
anxieuses, serrées, tendues vers un point de la vaste salle.

Sur l’estrade, des ors, de la pourpre, des plumes bougeuses, des
éclairs d’acier -- toute la pompe belliqueuse, tout l’orgueil et le
déploiement de la Force, en grand apparat.

Mais rien ne prévaut, dans l’attention, sur cette porte, derrière
laquelle, s’il ne se passe rien, habite le souffle court d’un homme
qui espère et qui tremble, qui veut et qui craint...

Avez-vous vu des courses de taureaux? Avez-vous observé la furieuse
attente de la foule, penchée vers l’huis du toril? Il y a de tout
là-dedans: quelque effroi, du désir, un âpre besoin d’émotion, de
l’intérêt, de la curiosité, de la fièvre, un élan éperdu vers des
péripéties nouvelles.

Ainsi étaient les auditeurs aujourd’hui.

Soudain, tourne le battant... Des « Chut! » impératifs, une ondulation
dans les rangs, puis le silence -- un silence inouï! Sur le seuil, comme
ivre de lumière après tant de ténèbres, l’homme s’est arrêté, oscille,
dirait-on, sous le trop lourd poids d’une joie écrasante. Mais cela
dure l’instant d’un éclair. Et il fonce, tête baissée, dans l’enceinte
du Conseil.

Je le vois bien, je le dévisage ardemment, ainsi qu’on fait d’une
énigme; ainsi qu’Œdipe, sur la route de Thèbes, dut faire du Sphinx
aux yeux aigus.

Et bien des choses, de cette contemplation, m’apparaissent
compréhensibles, distinctes.

Ce n’est pas la victime traditionnelle, vibrante, dont les
protestations, dont la véhémence éveilleraient les morts dans leur
tombeau. Rien d’en dehors ni la physionomie, ni le geste, ni le mot!

Il manque de la banalité nécessaire à l’emploi, il déconcerte, il
déroute: la seule pitié ne s’y reconnaît plus! Il n’a pas la voix de
violoncelle fêlé, la mimique enveloppante, l’attitude désolée ou
rebelle qui sied au rôle, attire et subjugue l’ordinaire compassion.

Il est net, précis, posé, maître de soi, ce forçat, avec une force
d’âme incroyable, un dédain du cabotinage qui le privera de bien des
sympathies faciles, qui lui aliénera, évidemment, les sentimentalités
à fleur de peau.

C’est un Polytechnicien dans toute la force du terme, un chiffre, un
X, un esprit méthodique et précis, un être algébrique et discipliné.

Un militaire: aussi plein de respect envers ses chefs, de
déférence... je dirai presque de réglementaire ingénuité!

Mais pour qui sait regarder, pour qui sait pénétrer au tréfonds des
consciences, quel drame en cet être de si calme aspect! Il est deux
signes d’émotion qui ne sauraient tromper, car il n’est pas au pouvoir
du « sujet » de les annuler ou de les modifier: le mouvement machinal
de l’angle des maxillaires, une sorte de ruminement qui broie le
sanglot, et, à la nuque, au bas des cheveux, le frisson qu’ont les
chevaux sous la piqûre du taon.

Or, cet accusé d’allure placide retient, contient un désespoir inouï,
une somme de douleurs qui dépasse l’endurance humaine! Son physique
est terne, sa voix est blanche -- mais ses cheveux aussi sont devenus
blancs de tant d’indescriptibles souffrances, et son regard, derrière
l’éclat du binocle, semble vitrifié dans les pleurs.

Les premières syllabes qu’il prononce constituent son cri éternel: «
Je suis innocent! Mon colonel, je vous jure que je suis innocent! »

Et la sensiblarde que je suis, se dégageant de la mise en scène
habituelle du mélo, sait presque gré à ce malheureux d’être si peu
pareil aux innocents de théâtre; d’élever le débat et la portée de nos
actes par une dissemblance qui ajoute à notre intervention, même le
désintéressement intellectuel.

Il n’est des nôtres que par l’immensité de son infortune, par la
fatalité qui s’attacha à sa perte, par le déchaînement de tant de
passions -- et d’intérêts! -- conjurés pour le maintenir dans les
fers.

Il est bien le ressort d’acier qui, ployant et ne brisant pas, devait
réagir à brève échéance, et soulever le monde par sa détente. Il n’a
pas voulu mourir, il n’a pas voulu s’abandonner aux suggestions de
l’isolement, de l’exil, de la captivité. Il a su attendre...

Rien que cela est une force admirable.

Et son impassibilité, sous le clair jour, dans la tiède atmosphère de
plus de bienveillance, a comme de vagues abandons. Une minute, ses
jambes ont flageolé, son accent a pris de la vigueur; il s’est, si
l’on peut dire, « humanisé. »

Que ne se laisse-t-il aller tout à fait, sans fausse honte! Que ne
laisse-t-il, publiquement, crever son cœur gonflé de tant de misères!

Cela viendra, quand, forcément, les débats, se vont passionner.
Aujourd’hui, ce raisonneur a eu, presque malgré soi, quelques
vibrations. Demain fera le reste.

Au-dessus de sa tête, dans le soleil, un nom inscrit en lettres d’or
scintillait doucement. Je me suis penchée pour mieux lire: c’était le
nom d’Ernest Renan. Un peu plus loin, sur la muraille, se lisaient
ceux de Lamennais et de la Chalotais...

L’Indulgence. La Révolte. La Justice. Une fois de plus ces trois
puissances doivent révolutionner le monde -- et le pauvre Lazare que
voilà, dans son linceul à galons d’or tout neufs, leur doit d’émerger
du sépulcre!



LE BYZANTINISME

DU

GÉNÉRAL MERCIER

J’accuse, enfin, le premier Conseil de guerre d’avoir violé le droit
en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète.

(ÉMILE ZOLA.)

Rennes, 13 août, 1899.

Je voudrais que tous ceux que l’on a abusés, trompés, que l’on trompe
et que l’on abuse encore, assistassent, par eux-mêmes, aux débats du
Conseil de Guerre; qu’ils pussent voir et toucher, comme saint Thomas,
les vérités qu’on leur a dissimulées ou travesties.

Mais ainsi que toute une bibliographie existe, de notre côté, sur
l’affaire Dreyfus, témoignant de notre souci, de notre scrupule, de
notre désir à découvrir la solution du problème, tandis qu’il n’est,
de l’autre part, qu’un seul livre là-dessus -- le Procès Zola, de M.
Georges Bonnamour, bien suggestif à consulter aujourd’hui -- ainsi ce
ne sont point des adversaires qui se sont montrés le plus empressés à
venir ici, aux sources mêmes, chercher la précision et l’exactitude du
fait.

Je le regrette. Car il n’est pas un être de bonne foi qui, ayant vu,
ayant entendu, se trouvant donc en situation de contrôler les récits,
les soi-disant comptes rendus de la plupart des feuilles
nationalistes, ne demeurerait stupéfait, et quelque peu honteux,
d’avoir accordé créance à de semblables... imaginations!

Heureusement, le document est là, qui peut parer à l’absence,
permettre, à qui le voudra, en toute loyauté, de certaines épreuves.

Tenez, prenez non pas des textes plus ou moins falsifiés par la
passion pour ou contre, mais des sténographies: celle du Procès Zola,
celle de l’Enquête de la Cour de Cassation, tome I.

Dans celui-là, page 176, à la date du 9 février 1898, voyez la
déposition de M. le général Mercier, lorsque pressé de questions par
Labori, malgré les efforts du président Delegorgue, sur la
communication de pièce secrète aux juges hors l’accusé et la défense,
il s’en tira par des réponses dilatoires et hautaines.

Six feuillets, là, sont à relire. Il faut voir avec quelle morgue le
militaire rappelle l’avocat à l’ordre: « Je crois que l’affaire
Dreyfus n’est pas en question et qu’il est intervenu un arrêt de la
Cour qui interdit de la mettre en question. »

Puis, après dépôt des conclusions tendant à la possibilité d’établir
l’illégalité commise, et la déclaration retentissante du général
Mercier: « Si j’avais à revenir sur le procès Dreyfus, puisqu’on me
demande ma parole de soldat, ce serait pour dire que Dreyfus était un
traître qui a été justement et légalement condamné », c’est la riposte
ambiguë, byzantine, le démenti: « Ce n’est pas vrai! » s’appliquant
exclusivement à l’allégation que le témoin aurait parlé de la
communication de pièce secrète et non au fond même du débat, au fait
contesté.

Prenez, maintenant, le volume de l’Enquête, page 9. Ce n’est plus un
simple avocat que l’ex-ministre de la Guerre morigène, mais un
Président de la Chambre et tous les conseillers.

La question est posée, nette, précise. Voici les réponses:

« Je ne crois pas avoir à m’expliquer sur ce point... la demande de
revision est limitée... c’est sciemment que M. le garde des sceaux n’a
point relevé la communication qui aurait été faite de pièces secrètes...
Je persiste dans ma déclaration: je ne crois pas que la Cour de
cassation ait à s’occuper de cette question. »

Ceci à la date du 4 novembre 1898, donc neuf mois plus tard. Les deux
fois, M. le général Mercier a levé la main devant le Christ, juré de
parler sans haine et sans crainte, de dire la vérité, toute la vérité,
rien que la vérité.

Samedi, troisième serment. Mais cette fois, il avoue. Dreyfus n’a pas
été « légalement » condamné puisqu’il y eut communication de pièce
secrète sur son ordre à lui -- « ordre moral ».

Mais cela on en avait une telle certitude, ses silences mêmes
(parjures par omission) avaient été si probants que la confession ne
pouvait plus causer aucune surprise.

Ce qu’il y a eu de stupéfiant et d’un peu répugnant dans le
témoignage, c’est son manque de crânerie, c’est cette affirmation de
M. le général Mercier, qu’il n’a su, lui, de quelle manière son «
ordre moral » avait été interprété, comment il avait été suivi, qu’en
juin dernier, en juin 1899!

A qui M. Mercier espère-t-il faire croire cela? A qui fera-t-il
admettre qu’en ces deux années de tourmente où, tant de fois, son nom
fut prononcé, conspué, maudit, qu’après les débats du procès Zola,
qu’après l’enquête, qu’après ces épreuves successives et de plus en
plus troublantes, il ne fut pris que cet été du besoin d’être édifié!

Cela n’est pas vrai! Et c’est une vilaine manœuvre que d’essayer de
repasser à des subordonnés la responsabilité d’un acte accompli en
tant que chef -- et de vouloir qu’ils soient à la peine, n’ayant
point participé au déshonneur!

Le parjure suffirait sans cette aggravation.


PAR DÉLÉGATION

Rennes, 14 août 1899.

Rien ne tient plus, tout s’efface -- la confrontation entre M.
Casimir-Perier et le général Mercier, la confusion de celui-ci et les
dépositions suivantes, tout, tout! -- devant l’abominable attentat
dont Labori est victime.

L’avocat! Le défenseur!...

Il sortait de chez lui, allait à son devoir, sans prudence parce
qu’il est brave, sans méfiance parce qu’il est bon, quand on lui tira
lâchement par derrière (ô le chemin creux des chouanneries!) un coup
de revolver.

Il fut atteint. Il tomba sur la berge, sanglant, à quelques mètres de
sa maison. Sa pauvre jeune femme, avertie, se précipita, tandis que
les enfants sans savoir, effrayés, criaient, pleuraient.

L’autre s’enfuyait, content... mais poursuivi par Gast et par Picquart.

Nous autres, nous venions d’arriver dans la salle du Lycée, quand la
nouvelle nous parvint. J’ai vu des hommes réputés pour leur flegme
sangloter muettement, les poings crispés.

Ils étaient là un tas de Ponce-Pilate à prendre des airs contristés, à
se laver les mains de l’aventure.

Trop tard!

L’homme, quel qu’il soit, le fanatique, le fou qui a fait le geste,
n’a été que leur instrument, leur délégué, leur serviteur! Ils lui ont
mis le doigt sur la gâchette aussi sûrement que s’ils lui avaient
glissé effectivement, matériellement, l’arme dans la main.

Ils ne le voulaient pas? Mais c’est bien entendu! Ils ne le
souhaitaient point? Mais je le crois sans peine! Il n’y a qu’à
constater leur désarroi pour en être certain.

Seulement -- il y a assez longtemps, mon Dieu, que je le répète! --
seulement quiconque a l’honneur de tenir une plume doit se rendre
compte que le « métier » d’écrivain est aussi une mission; que
l’écrit, davantage encore que la parole, porte loin, porte profond.

Cette détonation n’est que l’écho bruyant des muettes instigations: la
conclusion logique et féroce.

Et gênante aussi.

J’ai dit exactement la même chose dans le Cri du Peuple, il y a douze
ans, par rapport à des événements d’autre sorte. Ma conviction n’a pas
changé.

On sème, on récolte. Le germe tombe dans des esprits compréhensifs: il
tombe aussi, il est exposé à tomber, dans des cerveaux incultes,
volontiers sauvages, en qui le mot, à demi-saisi, évoque uniquement
l’instinct barbare, la sauvage poussée des ignorances, des cruautés
ancestrales.

Celui-là qui a tiré sur un avocat, sur un défenseur, il est le symbole
de toute une foule abusée. C’est votre homme, c’est votre œuvre:
regardez-les donc en face, ayez au moins la crânerie de ne les point
renier!

Il a cru bien faire, ce misérable, empêcher -- méditez bien ceci!
-- Labori d’acculer Mercier à sa forfaiture.

Le complot, déjoué à Paris, devait avoir une répercussion, en même
temps, à Rennes: ce coup de pistolet est comme la fusée qui éclate
après que le feu d’artifice a raté.

Elle était quand même du bouquet!


RÉSULTAT

Rennes, 16 août 1899.

Hier, elle était curieuse, la lecture des journaux « bien pensants ».
C’était à qui, de tous ces crocodiles, verserait le plus de pleurs; à
qui témoignerait davantage d’indignation à qui dirait le mieux: «
C’est l’acte d’un fou. Tous les partis réprouveront » -- et autres
boniments!

On le connaît, le désaveu de paternité vis-à-vis du phénomène faisant
honte à qui l’enfanta; le déclinatoire envers les responsabilités trop
lourdes ou périlleuses!

« Odieux attentat, crime d’un fou », dit la Patrie; « Odieux attentat
», répète le Soir. « Crime aussi absurde qu’odieux », déclare le
Gaulois; « Attentat imbécile, acte d’un fou », proclame l’Écho de Paris;
« Violence imbécile d’un fou », prononce l’Intransigeant. « Crime
odieux », formule la Libre Parole -- qui « fait des vœux pour le prompt
rétablissement ». Et le Petit Journal est de même farine.

Alors, moi, songeant à mes collections de Paris, aux articles de
journaux depuis deux ans recueillis et classés alphabétiquement, aux
monceaux d’injures quotidiennes déversées sur Labori, je me demande
quelle est la puissance de raisonnement, la force de logique des gens
qui, goutte à goutte versant la haine, s’étonnent, s’effraient du
résultat.

L’homme qui a tiré a cru bien faire; a pensé abattre le monstre que
vous lui aviez dépeint. Son geste n’est que le signe de sa crédulité;
le gage farouche de sa foi en votre sincérité. Ceci mène à Cela: c’est
inéluctable!

J’étais là, hier, tandis qu’on plaçait sa civière dans la petite
voiture d’ambulance qui devait l’amener vers un logis plus aéré, plus
rustique. Sur la blancheur des draps, son visage de bonté et de force
se détachait, dominant l’expression de la douleur pour sourire à tous.
Sa voix encore nous encourageait. « Bonjour, Séverine! Ils ne m’ont
pas tué, vous voyez! On vivra, pour combattre... et pour vaincre! »
Des larmes d’émotion et d’enthousiasme, devant cette belle vaillance,
nous montaient aux yeux. Celui-là est vraiment un « professeur
d’énergie ».

Et maintenant que tous se défendent d’avoir versé -- inconsciemment,
involontairement, c’est entendu, pour les uns, je le crois, pour les
autres, je veux le croire -- l’enivrement du meurtre dans le verre de
l’assassin, je me rappelle le seul jour où je vis ce même front, tout
pâle, se dresser au banc de la défense pour un incident d’ordre privé.

C’était dans la période où le Soir publiait les lettres de sa
cuisinière, trop patriote pour s’abstenir de révéler les noirs
complots qu’en servant à table elle avait surpris et qu’elle
dénonçait, en même temps que son ex-maître, à l’indignation des
citoyens! C’était le temps où les nationalistes, tous les jours,
traitaient Labori de « vendu, d’employé du Syndicat, de traître à la
patrie, de danger public ».

Ouvrez donc la sténographie du Procès Zola, tome I, page 445, au débat
de la septième audience, 13 février 1898. Ou mieux, remontez à cette
date dans le présent volume.

. . . . . . . . . . . . . .

Il n’est pas à ajouter de commentaires. Mais l’on peut, sans trop
d’invraisemblance, supposer que le scrupule était mince, pour un
sectaire, de « tuer Dreyfus » à travers le « Prussien Labori ».


LES NÔTRES!

Rennes, 17 août, 1899.

Aujourd’hui, après le défilé de tous les byzantins à trois étoiles --
ô Grande Muette, par eux devenue si bavarde -- les nôtres ont commencé
d’entrer dans l’action.

Bertulus, Picquart, le juge, le soldat, qui, au-dessus de toute
discipline, au-dessus des intérêts de caste ou d’individus, mirent le
respect de leur conscience, le souci de la vérité!

Après eux, ce sera le commandant Hartmann, le capitaine Freystætter,
et Forzinetti, le doyen héroïque qui, sans savoir où il irait, ni ce
qu’il deviendrait, sacrifia le gain de son courage, le prix de son
effort, le poste où sa retraite avait trouvé honneurs et repos.

Tandis que Scheurer-Kestner, qui fit l’abandon de sa vice-présidence
et du calme de sa vie; tandis que le professeur Grimaux, qui risqua,
perdit, la fonction occupée depuis tant d’années, et sa seule fortune,
relèvent à peine du lit de souffrance où, de tant d’épreuves,
s’abattit leur vieillesse troublée; tandis que Labori, échappé tantôt à
la maladie que lui valut le surmenage, retombe sous la balle d’un
fanatique...

Ce sont là des actes volontaires, des périls sciemment encourus. Pas
un de ces hommes, magistrat, officier, savant, fonctionnaire, qui
n’ait su d’avance où il allait, ce qu’il faisait; qui n’ait abdiqué,
superbement, ses espoirs personnels à un idéal supérieur.

MM. Manau, Lœw, Bard, Ballot-Beaupré, âgés pour la plupart, s’étaient
aussi offerts aux traits du soupçon, de l’injure, de la calomnie
plutôt que de mentir à leur scrupule.

Et tant d’autres, dans l’Université, dans l’Armée, dans la
Littérature, dans la Science, disgraciés, dépossédés, en suite du
geste dont se proclamait la conviction!

Et Zola!

Ce sont les nôtres, comptez-les: le bataillon des intrépides
pacifiques, de ceux que l’esprit de libre examen a amenés à discuter
un dogme de plus, à se passionner -- ces calmes! -- à se dévouer!

Aujourd’hui, sortant de l’audience, on n’était pas seulement content
on était fier. Le juge avait prononcé des paroles qu’un Séguier n’eût
pas désavouées; du soldat, Marcel Prévost avait pu dire: « Voilà le
premier Ministre de la Guerre qu’on a entendu jusqu’ici. »

Mais, plus encore que l’autorité de l’accent ou la sûreté de la
dialectique, c’était l’abnégation de Picquart, une fois de plus
affirmée, qui remuait les cœurs.

Car il n’était plus l’oiseau bleu des légendes, le chef vêtu d’azur et
chevronné d’argent. De la mort de ses rêves il avait pris le deuil; et
ses habits civils, « comme tout le monde », le pauvre monde,
convenaient mieux à son âme nouvelle, affranchie...

Cependant il fut payé: je l’ai vu recevoir son salaire.

Quand il survint, le regard fixe, le front haut, les joues blêmes, de
ce pas que je lui vis pour la première fois au Cherche-Midi, lors du
simulacre du procès d’Esterhazy, alors qu’il marchait à l’outrage, à
la persécution -- à la gloire! -- je détournai de lui mes yeux pour
observer Alfred Dreyfus.

Et je vis soudain (miracle plus touchant que ceux des légendes!),
dans les prunelles comme vitrifiées par la douleur, monter quelque
chose d’ineffable, d’indicible, l’expression d’abandon et de
gratitude qu’aurait un crucifié pour celui qui le déclouerait!

Chez les autres, jusqu’ici, qui se sacrifia? Où sont vos hosties
vivantes? Où sont vos héros?


A LA FRANÇAISE?

Rennes, 18 août 1899.

Sans aucun doute, j’ai la berlue: une terrible aberration m’a frappée.
Car il est des gestes, des façons, dont la beauté patriotique, dont le
sens national m’échappent absolument.

Lorsque -- Labori tout sanglant gisant sur son lit de douleur --
quelques nobles jeunes gens, à travers la capitale, s’égosillent à le
conspuer; lorsque M. Drumont, leur prophète, choisit cette minute pour
manifester sa « répulsion » à la victime, et écrire « qu’elle est
peut-être la plus odieuse figure de la bande de coquins et de
sans-patrie qui affolent la France depuis deux ans, » (rappelez-vous
qu’il s’agit d’un avocat exerçant sa mission de défenseur!) lorsque
des personnes aussi anonymes qu’humaines menacent la malheureuse femme
si éprouvée, et qui veille au chevet de son mari, de s’en prendre à
leurs deux fillettes du miracle qui sauva le père, je demeure
dépourvue d’admiration.

Sans entrer dans le domaine des grands sentiments et sans employer les
grands mots, je dirai seulement que cela manque de chic... ou que cela
s’agrémente d’un chic que je ne comprends pas.

J’ai tort, c’est évident. Le progrès a marché, qui change toutes
choses, et la mode est maintenant aux agressions discrètes, évitant le
scandale et le tapage des responsabilités.

On tue, je n’oserais dire « à l’anglaise », ne voulant aucunement
outrager nos voisins, mais à la muette, dans un anonymat de bon goût,
sobre, bien porté. Plus de ces rencontres vulgaires, où les
adversaires, s’envisageant, pourraient se mesurer, s’affronter, se
reconnaitre, par défi ou même par surprise.

Que l’arme soit à feu ou blanche, on tire, on fuit, on frappe, on
fuit. C’est le dernier cri -- le dernier cri de la victime!

Et cela point dans les Abruzzes, ni dans les défilés montagneux de la
catholique Espagne. Fi donc! Même en l’île où la vendetta règne on est
bien trop arriéré, trop perdu dans un banditisme chevaleresque pour
risquer de telles innovations.

Bon pour la France (aux Français!), bon pour Rennes, bon pour Paris!

Ici, c’est en plein dos, à bout portant, que notre pauvre Labori est
frappé; il entend aboyer le pistolet, en arrière, comme un chien lâche.

Là, c’est un passant, un ouvrier, Edouard Arcos, qui se permet, sur la
voie publique, place Saint-Vincent-de-Paul, de lire les Droits de
l’Homme. A ce spectacle, l’épée d’une canne nationaliste n’y tient
plus, jaillit du fourreau et s’enfonce -- « Tiens! sale juif » --
entre les épaules du mal pensant. Il tombe, l’arme récidive, un peu
dans le flanc, cette fois: il faut bien varier ses plaisirs!

Et Arcos est emporté, râlant, à l’hôpital, où l’on annonce qu’il est
près d’expirer.

Voilà donc la manière nouvelle. Serait-ce celle du prince d’Aurec, ô
Lavedan? J’avoue ne m’y pouvoir résoudre, la considérer sans
enthousiasme... et même avec un peu de regret pour la coutume
d’autrefois. L’épée, qui salue, m’apparaît toujours préférable à la
trique, qui surprend.

J’entends bien que M. Max Régis propose deux millions d’Algériens pour
venir conquérir la France; seulement, jusqu’à nouvel ordre, j’en reste
sur le bruit assez répandu que c’est la France qui a conquis l’Algérie
et -- qu’il lui plaît de demeurer en cette posture.

Que cette école se réclame du sire de Jarnac, qui fut un assez triste
Français, ou du singulier ministre démissionnaire que fut le général
Chanoine. Mais, pour Dieu, ne déshonorez pas la France galante et
courtoise, fleur de chevalerie, en prétendant agir à la française!


COUP MANQUÉ!

Rennes, 22 août 1899.

Le voici revenu, de ce matin, ce beau type de notre race en qui
s’incarne toute l’énergie de la défense, comme Me Demange en
représente toute la réserve avisée.

L’attelage était démonté: le cheval d’expérience, le vieux routier qui
connaît le chemin, les tournants et les abîmes, ne pouvait, malgré
tout son zèle, suppléer le cheval d’élan. Ensemble, ils se complètent,
s’apaisant ou se stimulant; chacun suivant la parallèle où l’autre ne
saurait mettre les pas.

On doit cet hommage à Demange. Car rien n’est plus beau qu’une
conscience l’emportant sur un tempérament; qu’une conviction dominant
les tendances, les habitudes de toute une vie.

Celles-ci le devaient mettre contre nous, tout au moins le cantonner
dans la prudence -- et il est resté l’ouvrier de la première heure,
fidèle à la tâche acceptée! Et rien n’était plus touchant, ces
derniers jours, que de le voir s’efforcer à tirer de milieu, à
rétablir l’équilibre, tandis que le timon, devenu brancard, écorchait
son pauvre cœur de chauvin épris des gloires anciennes!

Cette justice rendue, qui dira l’accueil fait à Labori? Point de
vivats, point de rumeurs. Les mains choquées en bravos semblaient
seulement scander la palpitation des cœurs. Notre grand vécut là une
agréable minute, tandis que sa jeune femme souriait, les cils trempés
de pleurs de joie...

Et le voici, encore tout faible, les yeux creusés, la fièvre aux
joues, mais vivant, Dieu du ciel, vivant!

Ceux qui n’ont pas traversé avec nous, dans cette salle aux issues
gardées, l’instant qui suivit l’attentat, ne peuvent, ne pourront
jamais comprendre, l’étendue de notre bonheur présent, mesuré à ce que
fut notre désespoir.

On l’admirait, on l’estimait, on applaudissait à son courage et à son
talent, mais personne, cela est bien certain, ne se doutait l’aimer
ainsi. J’ai vu des hommes, des durs-à-cuire, renommés pour leur
flegme, à la nouvelle du meurtre s’abattre sur une chaise et sangloter
comme d’un deuil personnel qui vous frappe en plein cœur.

Ah! sous tous les rapports on avait bien choisi, et l’assassin était
bien stylé!

Mais ce pouvoir invisible en qui je crois, en qui j’espère, ne devait
pas permettre qu’un tel sacrilège s’accomplit, a fait dévier le plomb
assassin.

Car, de nouveau, la haute silhouette se dresse, bien qu’appuyée à la
table; la voix retentit, sonore; le masque, affiné par la typhoïde qui
précéda, puis par la dernière secousse, s’avance, interrogateur.

En une matinée, tout a changé. Les questions seront posées quand même.
Au banc... des compromis on chuchote, on se concerte. Le désarroi est
au camp -- en attendant la discorde, chacun tirant à soi pour se
disculper.

Par deux fois, le général Mercier refuse d’indiquer la source des
pièces qu’il détenait illégalement. Mais, du siège de la défense,
comme tinte un glas, tombent des mots précis: le Code, la Loi,
responsabilités, pénalités, serment de tout dire...

On a vu perler des gouttes de sueur à des fronts jusque-là
impassibles, et qui se courbaient, comme ceux des conscrits sous la
mitraille, devant le feu serré de l’argumentation.

C’est fini de rire et fini de fuir! Que Dreyfus soit acquitté ou
condamné, chacun des criminels en aura pour son grade: le coup est
manqué, le sang a coulé pour rien!


L’OMELETTE

Rennes, 23 août, 1899.

On ne la fait pas sans casser d’œufs: c’est bien évident! Et il était
de grande prévoyance, l’assassin qui s’employa à éviter que le panier
vînt aux mains de Labori.

Le panier -- et la poêle!

Hier, il nous venait comme un sourire, quand le colonel Bertin-Mourot,
d’une voix de commandement tout à fait comique en la circonstance,
racontait que son entrevue avec M. Billot, Ministre de la Guerre, pour
lui communiquer les doutes de M. Scheurer-Kestner, était coupée de
l’appel affamé des officiers d’ordonnance: « Mon général, l’omelette
est prête! »

Pour sûr, elle l’était!

Nos confrères masculins ont le mépris de ces petits détails; mais tout
drame comporte son emblème, lequel est souvent un objet familier,
voire vulgaire, soudainement promu au rang d’arme parlante.

Une lampe, c’est Gribelin; un rasoir, c’est Henry; des éperons sous
une jupe, c’est du Paty; un grattoir symbolise le 2e bureau; un lacet
-- le cordon que le Grand-Turc envoie à ses disgraciés! -- c’est,
dénoué, le point d’interrogation qui ondule sur les fins louches: la
tombe de Lemercier-Picquart, la tombe de Lorimier, et même le cabanon
de Lajoux.

L’omelette, c’est tout l’imbroglio. On la voit à l’origine, dans
l’auberge de campagne où le général Billot fait halte; où, pour la
première fois, le scrupule civil se heurte à la sérénité militaire.

-- L’omelette est prête!

C’est le Mané, Thécel, Pharès, aux murs, blanchis de chaux de
l’hôtellerie.

Après, on la retrouve, en prison, à la Santé, sur la table du colonel
Picquart. Une simple distraction y a laissé choir, en éclats aigus, le
verre de la lampe chère à Gribelin... et la lumière, affaiblie, vacille.

Aujourd’hui, dans la paume de Labori, on entend craquer les œufs.
Quelques-uns n’ont déjà plus que leurs coquilles: des crânes
angoissés qui feraient peine à voir s’il n’y avait une victime, et
trop de machinations, trop de mensonges, trop de supplices agglomérés!

Cependant notre ancienne connaissance Auffray s’agite. Vous savez
bien? le chef de claque du procès Zola; celui à qui du Paty écrivait
pour « faire » la salle, quand, sous l’argumentation de la défense,
l’État-major fléchissait?

Il s’agissait d’obstruer le débat par les hurlements de l’auditoire,
appuyant l’éternel refus de M. Delegorgue: « La question ne sera pas
posée »; d’empêcher le sacrilège de l’interrogation civile à
l’omnipotente guerrière.

Ce fut fait en conscience. Zola, reprenant le mot de Voltaire, put, en
toute exactitude, traiter de cannibales ceux qui criaient à mort,
assommaient les républicains et menaçaient les femmes.

Le sang coula; M. Esterhazy fut acclamé; les officiers de réserve et de
territoriale arborèrent l’uniforme: ce fut une bien jolie fête!

Ici, c’est moins facile. La circulaire du chef suprême de l’armée
enjoignant à ses subordonnés de rester chez eux, semble avoir assuré
la tranquillité des débats.

La tactique paraît devoir être la dignité; l’abstention en masse et
significative.

Quand on fut sur le point de lire la lettre-témoignage d’Esterhazy qui
figure à l’Enquête de la Cour de cassation -- Esterhazy? Fi!
Pouah!... Oh! les amours passées? -- noblement, en masse, l’élément
militaire déserta le prétoire.

L’effet tout d’abord, fut perdu. Comme la température n’est pas très
saine et que le changement d’habitudes indispose ici beaucoup de
gens, on crut d’abord à un malaise général.

On les plaignit. Ce ne fut que lorsque M. Auffray « berger de ce
troupeau » et quelques directeurs de journaux nationalistes leur
emboîtèrent le pas que l’on comprit.

Alors, cela parut simplement ridicule, et fit sourire.

Tant mieux! Toute manifestation de parti-pris nous sert; démontrera
qui s’obstine dans l’aveuglement, la surdité, l’erreur!

Cependant que d’œufs brisés d’ici-là, d’où -- quelques-uns ayant été
couvés -- de bizarres poulets s’échappent et se mettent à courir.

Faudra-t-il donc, après l’omelette, s’occuper de la fricassée?


LA PETITE BALLE

Rennes, 24 août 1899.

Labori intente un procès à M. Rochefort, à M. Drumont, à d’autres
encore: il fait bien!-- L’Intransigeant, la Libre Parole, la Patrie,
ne cessant, non pas même d’insinuer, mais de proclamer, que l’attentat
fut imaginaire et notre douleur comédie.

Il entend que l’on s’explique; il ne lui convient pas d’être doublement
victime, et, après avoir été blessé, d’être diffamé: il a raison.

Mais avant que de voir quelles ripostes triomphantes, quelles
répliques péremptoires sont en réserve, regardons un peu, pour notre
édification personnelle, en quels termes galants ces choses-là sont
dites.

Voici d’abord M. Rochefort:

« Le précieux coup de revolver tiré sur M. Labori, et dont le secret
reste d’autant plus impénétrable que la balle n’a pas pénétré... Nous
demandons à voir la balle: on ne nous la montre pas non plus. Elle
est restée dans les muscles et nulle menace n’arrive à l’en faire
sortir. Si quelqu’un a pu avoir un avantage quelconque à tirer sur M.
Labori avec un revolver peut-être chargé de gros sel, c’est
certainement un agent du Syndicat ou du gouvernement. »

Maintenant voici M. Drumont, même thème, à propos de la démarche du
docteur Doyen.

« Reclus refusera absolument de lui montrer la plaie, peut-être parce
qu’il n’y en avait pas. »

Et l’Intransigeant évoque le souvenir de l’agression simulée contre
Joly, sous la Fronde; et la Libre Parole, tout de go dit:

« Chaque jour amène la conviction que ce fameux attentat a été machiné
en vue d’un effet de théâtre, etc. »

Tandis que la Patrie -- où M. Nicolas Massard, officier de réserve,
en souvenir de M. Émile Massard, secrétaire de rédaction au Cri du
Peuple, ferait mieux d’éviter les polémiques où il est question de
revolver -- procède par petits filets, pour aboutir aux mêmes
conclusions.

Alors qu’en plus des témoignages de Gast, de Picquart; de tous ceux,
agents ou particuliers, qui ont ramassé Labori sanglant; des docteurs
Reclus, Brissaud, et du major dont le nom m’échappe, on apportera
simplement à l’audience le rapport de M. le docteur Perrin des
Touches, médecin-légiste du parquet de Rennes, fougueux nationaliste,
qui fut appelé, par ses confrères, pour procéder à l’examen de la
blessure, et l’épreuve radiographique que tira de celle-ci M. le
docteur Delbet.

Rien que ça... le tribunal appréciera. (1)

(1) Par jugement du 13 décembre 1899, la Libre Parole a été condamnée,
faisant défaut, à 2,000 francs d’amende, 1 franc de dommages-intérêts,
quarante insertions dans les journaux de Paris, et deux cents dans les
journaux de province.


CONSEILS

Rennes, 25 août 1899.

Labori, qui empeste encore l’iodoforme -- oh! ces simulateurs! -- lutte
pour échapper à cet autre péril mortel: la déposition de M. Bertillon!

Elle s’allonge, se développe, se contorsionne:

... se recourbe en replis tortueux.

Elle se complique de dessins, s’aggrave de reproductions: tout un
attirail de torture graphologique savamment combiné. La défense,
l’accusation, le tribunal, s’inclinent sur des spécimens. Ceux qui ne
répriment pas un fou rire, les malheureux qui essaient de comprendre,
baissent un front tôt congestionné.

Heureusement, il est des médecins dans la salle!

L’auditoire, épouvanté, par discrets exodes se disperse; la presse
s’évade. Dreyfus seul, en dépit de son état de faiblesse,
mathématicien longtemps privé d’exercice, s’intéresse à cette spéciale
démence, l’étudie, l’observe un -- aliéniste aussi, non loin.

Moi, regardant ce Bertillon bertillonner, je pense au cerveau
incomplet du père, privé de la circonvolution de Broca; lequel
cerveau, m’apprit-on jadis, repose, à titre de legs documentaire, au
laboratoire d’anthropologie.

Je songe à l’atavisme qui pèse sur la pauvre humanité: que le docteur
Jacques Bertillon est le produit sain de ce qui fut sain et fort dans
la pensée paternelle -- que celui-ci, ce maniaque incohérent et
dangereux, en représente la partie creuse, le vide, le néant...

Puis, me remémorant toutes les folies qui se sont dites ici, toutes
les abracadabrances qui tombèrent de bouches cependant moustachues, je
note les lignes principales du discours que je tiendrai à mon fils
lorsqu’il sera en âge d’aller au régiment.

« -- Mon enfant, tu vas recevoir les plus sages avis. On va t’engager
à la soumission, au zèle, à l’observance de toutes les vertus.
Personnellement, toutes mes recommandations, toutes mes sollicitudes,
toutes mes tendresses, se résumeront en trois mots: « Ne travaille pas!
»

» Garde-toi d’apprendre: vois où cela mène! Si tu déploies tes
connaissances, elles te feront des jaloux et serviront à t’accabler.
Si tu les caches, alors que, par tes notes, on saura que tu les
possèdes, elles témoigneront de ta sournoiserie et de tes mauvaises
intentions.

» N’essaie d’aucune manière d’augmenter ta somme de savoir; ne révèle
pas des curiosités qui, pour n’être pas dans la norme, sont
susceptibles de devenir dangereuses; n’interroge, ni ne renseigne
jamais tes camarades; ne tente point d’échanger avec eux ni des idées,
ni des observations; ne fréquente point, ne coudoie jamais, dans le
service ou hors de service, des gens s’appelant autrement que Dupont,
Dubois, Dulong, enfin des noms à désinence bien française.

» Ton père t’a dit (je n’y insisterai pas) de ne jamais contracter
aucune liaison, si éphémère soit-elle, avec une personne née hors de
France, sans t’informer, au préalable, si quelqu’un de ses parents
n’est point au service de l’Autriche. Ne l’oublie pas.

» Mais, si périlleuse que pourrait être une infraction à cette règle,
c’est si peu de chose, en égard des dangers qu’entraînerait toute
négligence à mes particulières prescriptions.

» Ne fais rien. Tu entends bien, mon enfant, ne fais rien. Ne
t’expose pas aux inimitiés de la concurrence, aux haines de
compétitions. Sois un doux crétin comme il y en a tant, prends le
métier militaire ainsi qu’une profession où l’on arrive très bien par
la force des choses et l’écoulement des minutes à l’ancienneté! Ne te
fais pas de bile, accomplis strictement le strict nécessaire: sois de
ceux desquels on ne dit rien; à qui une heureuse médiocrité assure le
repos.

» Ainsi peut-être éviteras-tu le bagne: vois plutôt où le contraire a
mené cet infortuné Dreyfus! »


L’ÉCOLE DE PICQUART

Rennes, 26 août 1899.

-- Qui va-t-on bien tenter d’assassiner?

Ainsi l’on s’interrogeait, ce matin, au sortir de la séance où le
capitaine Freystætter avait convaincu l’ex-général Mercier
d’illégalité et d’usage de faux.

Car voici les coupables acculés, pris dans les rêts de leurs
mensonges, dans le tissu de leurs infamies! Comment, par quelle
diversion échapper à la Loi qui attend, au gendarme qui guette, à
l’opinion qui s’émeut? Ou, simplement, par quels gestes sanguinaires,
tenter de se défendre, essayer de se venger? La fureur met de la folie
dans des yeux d’ordinaire impassibles; des poings se crispent -- le
rêve rouge d’Esterhazy, croyez-le bien, hante des cervelles...

Loin d’ici on ne peut savoir tout ce qui se trame dans l’ombre: les
conciliabules de chaque après-midi pour préparer les témoignages du
lendemain (chacun devant donner sa note, jouer son rôle, corroborer,
appuyer, démentir, en raison de l’audience du matin); M. Cavaignac
embusqué place de la Comédie, foyer de la résistance, centre de
l’agitation; M. Auffray, « l’un des jeunes conseils les plus écoutés
du comte de Paris » jadis, veillant à la sécurité juridique de
l’entreprise, fréquentant à toute heure chez l’ex-général Mercier...
et le va-et-vient éperdu entre tous ces nids de réaction!

Comme intermède, le coup de revolver sur Labori, le coup de couteau ou
la bombe que nous attendons pour demain!

Est-ce à dire que tels actes proviennent directement d’ici?
Aucunement. Ils ne sont qu’une résultante, un ricochet, le fait
d’alliés remplis de zèle. L’esprit prétorien procède autrement: par
masse -- le pronunciamiento, Brumaire ou Décembre, les « coupes
sombres » dans le bois sacré de la Pensée.

Cela, beaucoup y songent: on le lit, comme en un livre, dans leurs
regards haineux...

Surtout quand une conscience s’affirme sous l’uniforme, quand un
Picquart hier, un Freystætter aujourd’hui, un Hartmann demain,
viennent, parce qu’ils sont soldats et suivant la conception qu’ils se
sont faite du devoir professionnel, proclamer la vérité.

Car la beauté de l’exemple c’est d’être suivi; c’est d’entraîner, dans
la voie noble de l’abnégation et du désintéressement, des âmes
peut-être hésitantes.

Georges Picquart aura connu, ce matin, en entendant le capitaine
Freystætter témoigner, la plus pure joie qui lui puisse être
récompense. Il n’est plus seul, dans ce grand combat: un compagnon de
sa race a pris place à ses côtés, et Hartmann va bientôt les
rejoindre.

Avenir, avancement, faveurs, ils auront tout sacrifié à l’obligation
d’une vertu supérieure, à l’accomplissement d’une tâche qui semblait
incompatible avec leur fonction.

Et je songe avec une fierté attendrie, qu’une femme, une jeune fille,
présida aussi à la détermination du capitaine Freystætter; que sa
fiancée répondit à qui lui faisait observer les risques de telle
attitude:

-- Mieux vaut plus d’honneur et moins de galons!

Ainsi pensent les soldats du Droit, les jeunes chefs qui entendent que
le glaive, dans la balance ne fausse pas l’arrêt de Justice!


CHEVALERIE

Rennes, 28 août 1899.

Labori souffre, malgré tout, de sa blessure: je n’hésite pas à donner
au meurtrier, aux instigateurs et aux complices du meurtre, la
satisfaction d’apprendre qu’ils n’ont pas tout à fait échoué. Si
l’éminent docteur Reclus a mérité notre reconnaissance en interdisant
l’approche opératoire à M. Doyen -- le Doyen de la greffe du cancer!
-- l’examen du médecin-légiste attaché au parquet de Rennes, le
constat radiographique de la plaie et de l’emplacement du projectile
ont, quels que soient la sonorité de sa voix, son empire sur soi-même,
et sa force d’orgueil, bien fatigué Labori.

Il n’y tenait plus, loin du champ de bataille, comme ces éclopés
valeureux qui s’échappent de l’ambulance pour aller encore combattre.
Mais seuls quelques intimes sauront ce qu’il lui fallut de courage;
quelles souffrances encore poignent ses muscles, troublent ses nuits,
le rappellent à l’ordre, douloureusement, dans l’envol inconscient du
geste oratoire.

Tantôt il rougit, pâlit, se mord les lèvres; ses yeux soudain
s’enfoncent, et le biais des épaules, dont l’élancement s’atténue,
révèle aux initiés que le duel persiste, sous la robe, entre la
matière et la volonté.

La balle est là, entre les deux épaules, entre l’extrémité de
l’omoplate, à un centimètre au plus, de la moelle épinière.

Ce fut du joli ouvrage, de main de maître: bien visé, bien exécuté.
Celui-là qui l’accomplit en donna pour son argent au commanditaire. Un
mouvement de côté, providentiel, empêcha uniquement la complète
réussite; et selon la légende du beau dessin d’Hermann-Paul, que la
question fût posée.

M. le docteur Perrin de la Touche, nationaliste, membre, je crois, de
la Patrie Française, a déposé, jeudi dernier son rapport entre les
mains de l’autorité judiciaire.

Il y est dit que la blessure est de six millimètres de pourtour et
cinq de rayonnement ecchymotique; qu’elle est à la hauteur de la
sixième vertèbre.

Les habits que portait notre ami ce matin-là, chemise, gilet, veston,
troués et tachés de sang, sont déposés au greffe.

Cependant, voici la chanson que publie la Libre Parole et que
reprennent en chœur les feuilles alliées.

Elle est d’un tour un peu vif; mais c’est un document précieux quant à
la chevalerie « bien française ».


Il paraît qu’ la s’main’ dernière,

Un Dreyfusard très connu,

Comm’ le général Brugère,

A reçu du plomb dans... l’dos.


Refrain.

As-tu vu

Le trou d’ balle, le trou d’ balle,

As-tu vu

Le trou d’ balle à Labori?


Toute la gendarmerie

Cherch’ l’assassin inconnu

Qu’a eu cette barbarie

De blesser un homme au... dos


As-tu vu, etc.


A la terrible blessure

L’Avocat a survécu,

Quoiqu’ ce soit une chos’ bien dure

Que d’avoir un’ balle dans l’ dos.


As-tu vu, etc.


On court chercher pour l’extraire

L’éminent docteur Reclus;

Secondé par un confrère

Il lui fait des fouill’s dans l’... dos


As-tu vu, etc.


M’sieur Doyen à la rescousse

Accourt, mais... turlututu,

Le blessé qu’avait la frousse

N’ veut pas lui montrer son... dos.


As-tu vu, etc.


Bref, après tant de souffrance,

L’avocat est revenu

Prendre sa place à l’audience,

En gardant sa ball’ dans l’... dos.


As-tu vu, etc.


Il a fait un’ bell’ harangue:

Son bagout a reparu:

Y a rien qui déli’ la langue

Comm’ d’avoir un’ ball’ dans l’... dos.


As-tu vu, etc.


Cependant que Labori rentre du Conseil de guerre, la nuque pliée, le
souffle rauque, sans force et sans voix.

Il repose quelques heures, une sueur de faiblesse aux tempes, d’un
sommeil coupé de sursauts.

Après, il travaille encore son dossier qu’il collige, complète,
vérifie. Et tout son esprit est tendu à ménager ses efforts, à «
s’économiser » pour pouvoir le lendemain matin, à son poste, porter
beau, claironner, étendre sa large manche, d’un geste ample, comme une
aile, sur le malheureux qu’il défend!

Chansonnez donc, ô preux, son rôle, sa souffrance et son courage!


LE « PÈRE JOSUÉ »

Rennes, 29 août 1899.

Vous souvient-il dans les Gaîtés de l’Escadron, de Courteline, d’un
type admirable: Hurluret, le capitaine, ronchonnot, et paternel, qui se
perd dans les subtilités nouveau-jeu, mais qui aime ses hommes, et en
est chéri?

Il procède du commandant Hulot de Balzac; des « Africains » d’Horace
Vernet -- et un peu aussi de ce capitaine Coignet dont les Cahiers
resteront légendaires.

Il a peut-être moins d’envergure que le premier, que le dernier;
n’ayant point participé aux luttes épiques de l’Indivisible ou de
l’Empire; il ne s’élève point jusqu’à l’esthétique de Raffet, n’est que
le descendant des héroïques grognards dont Charlet nous a laissé la
silhouette...

Mais, tout de même, il a bu dans leur verre, et, par ses blessures,
versé de leur sang!

Il est sorti du rang, à la force du mérite; il a le mépris des
freluquets d’écoles; il se méfie des subtils dans l’armée tout comme
ailleurs. Il va droit, net, ayant ses petites faiblesses, mais sans
détours le regard franc, la main loyale, le verbe haut... susceptible
d’erreur et rien que d’erreur, incapable d’une bassesse ou d’une
fourberie!

Hé! bien, celui-là ressemble comme un frère au témoin d’aujourd’hui: à
l’excellent homme que par dérision, les hermines du 2e bureau avaient
surnommé le « père Josué » -- M. le lieutenant-colonel Cordier.

Ah! comme on comprend qu’ils l’eussent en horreur! Regardez-les,
pour la plupart; regardez-le! Ils ont des fronts de ruse et des
mâchoires de haine: ils épiloguent, argutient, font des distinguo,
coupent en quatre un cheveu de bonnet à poil! Lui va comme un boulet
de canon, comme la boule parmi les quilles.

Il ne dit pas: « Et allez donc! » mais il reprend le « Allons-y! »...
et va si bien que tous les autres se démènent, se lèvent, protestent,
comme s’ils étaient assis sur un cent de clous.

Et le « père Josué » dit tout ce qu’il veut dire; met les points sur
les i; bouscule les petits pièges; patauge à travers les toiles
d’araignées; le tout ponctué du poing sur la tablette de bois et d’un
« Si v’ voulez » tout à fait réjouissant.

Il s’étonne qu’on ait fait reproche à Dreyfus « de n’avoir pas été, le
jour de son mariage, digne de porter la fleur d’oranger »; déclare, à
propos des espionnes, « que des robes dans le service, il n’en faut
pas »; s’indigne contre le jeu de glaces et les deux paires d’oreilles
aux écoutes, le jour de la dictée; proclame que son antisémitisme
n’allait pas jusqu’à vouloir la perte d’un juif innocent; parle de
soi-même, et des calomnies dont il fut l’objet, avec une bonhomie
communicative qui lui conquiert la salle.

-- Oui, je sais, on a dit et écrit Cordier: vieille bête, Ramollot,
les petits verres, etc. Cela même a été publié dans le Moniteur
officiel de ces Messieurs... mais je m’en f..., je suis un honnête
homme!

On a presque applaudi. Et une rumeur approbative et rieuse a salué sa
riposte au général Roget.

-- M. Cordier a dit que ma déposition était fausse. Mais il n’a pas
dit sur quels points? Le ton était persuasif, le geste onctueux, le
thorax bombait élégamment...

Ça n’a pas été long: le règlement s’est fait en cinq-sec.

-- Sur tous!

Si bien qu’après l’intellectuel qu’est Georges Picquart; qu’après
l’espèce de héros wagnérien qu’est Freystætter, voilà qu’issu des
légendes soldatesques, descendu du cadre des lithographies, un «
troupier » selon le sentiment populaire se manifeste parmi les
combattants de la vérité.

Ça a fait plaisir.


AUTRE BRAVE HOMME

Rennes, 30 août 1899.

M. Charavay? Une barbe, avec un homme au fond!

J’en ai rencontré quelques-unes, de ces barbes-là; et c’était presque
toujours de la probité, du génie, de la conviction, qui gîtait au
fond des broussailles -- que l’homme s’appelât Baudin, le socialiste,
Rodin, le sculpteur, ou Charavay, l’expert.

Souvent, elles décèlent une excessive timidité; abritent des
physionomies facilement effarouchables, et trop confiantes
d’expression. A l’ombre du maquis, elles se sentent plus à l’aise,
moins près et mieux gardées de la méchanceté humaine. Au-dessus, comme
les étoiles en haut du bois, brillent des yeux de malice, de foi, ou
de rêve -- de bonté aussi!

C’est d’une de ces barbes-là, ainsi que, du taillis, s’échappe, au
crépuscule, le plus pur chant d’oiseau, que vient de retentir la note
la plus humaine qui ait été entendue jusqu’ici.

M. Charavay, qui est un érudit, un savant, n’a pas craint, lui, de
reconnaître, de proclamer son erreur. Tourné vers la victime de la
plus épouvantable méprise, puis du plus abominable complot que puisse
concevoir la raison humaine, il a dit doucement, avec une inclinaison
de tête qui était un salut:

-- Je me suis trompé. C’est un grand soulagement pour ma conscience de
pouvoir le déclarer devant tous.

Puis le petit homme barbu a redescendu les gradins avec autrement de
majesté que M. Roget lui-même. Derrière ses lunettes rayonnait plus de
lumière: quelque chose magnifiait ses yeux las de savant...

Tandis que nos prunelles, à nous, s’embuaient... et que certains
témoins militaires ricanaient.


PIPELETS

Rennes, 31 août 1899.

Non, vrai, je ne veux pas dire concierges, car j’ai connu trop de
concierges sérieux, occupés uniquement du bon ordre de la maison et de
l’entretien des escaliers.

Mais ça! Le Dubreuil, le Mertian de Muller, le Moïse Blum dit colonel
Fleur, tous les sous-... kutschs de Beaurepaire, et tous les
sous-Lebrun-Renaud que nous avons vus défiler aujourd’hui; tous les
messieurs qui auraient reçu les confidences de Sganarelle, violé
l’intimité de la chambre impériale, couru après l’introuvable
secrétaire de « M. Alfred »; tous ces militaires -- « O soldats de
l’An deux, ô guerres, épopées! » qui ont entendu dire par Un tel qu’Un
tel lui aurait dit que Dreyfus avoua (et qui le viennent répéter,
imperturbables, sur l’estrade où, vêtu comme eux, après cinq ans
d’épreuves, l’ancien frère d’armes apparaît supplicié!) tous ces
commérages, tous ces potins, toutes ces cruautés, toutes ces
vulgarités, c’est à faire lever le cœur!

En mon âme et conscience, de toutes mes faibles forces, de toute
l’énergie de ma sincérité, je crois Alfred Dreyfus innocent! Mais
serait-il coupable, eût-il commis ce lâche forfait de vendre sa
patrie, que mon horreur envers lui resterait atténuée de tout le
dégoût que m’inspirent les autres.

Des hommes! Des soldats!

On comprend que viennent là ceux qui, ayant réellement quelque chose à
révéler de direct, de précis, croient que leur devoir est
d’intervenir. Encore peut-être leur témoignage gagnerait-il à se
restreindre aux faits plus qu’aux appréciations... et, s’il ne leur
vient pas un mot de miséricorde, à ne point envenimer le débat, à ne
point ajouter chacun sa pierre sur ce meurtri.

Mais que dire des échos de troisième, de quatrième degré? Qui
expliquera la mentalité spéciale qui pousse des hommes pas plus
mauvais que d’autres, peut-être, pris isolément, à sortir du rang, de
la neutralité; à se mettre en avant pour coopérer à l’œuvre inexorable;
à venir jouer un rôle dans la triste aventure?

Certains s’y trouvèrent réduits. Seulement, qui dira les mobiles
d’aucuns -- et tout ce que des comparutions inexplicables dissimulent
de basses, de laides spéculations?

Au début, les témoins à charge ne pouvaient qu’être agréables aux
grands chefs et aux Cinq ministres. C’est un peu changé... mais on ne
s’y attendait pas. Du propos en l’air, aggravé, agrémenté, enjolivé,
on avait fait un témoignage -- tant répété qu’à la fin, soi-même on
finissait par y croire.

On s’offrit, ou l’on fut pris. On fut cité; et voilà que l’on vient
s’asseoir, en uniforme, toutes décorations dehors, à côté de
Savignaud! égaux de Savignaud!

Commères de régiment, pies jacassantes, vous faites honte aux femmes!


ENFIN!

Rennes, 2 septembre 1899.

Peu d’interrogatoires ont été aussi suggestifs que celui du général
Gonse, par Labori, ce matin, établissant que, sur deux lettres
adressées au colonel Picquart après qu’il eut quitté le 2e bureau, et
interceptées, l’une, la vraie, susceptible d’être réclamée par le
destinataire sur avis de l’expéditeur, était parvenue à son adresse,
l’autre, la fausse, destinée à compromettre l’ex-chef des
renseignements, avait été retenue.

Cela prête à quelques réflexions... et de la sueur perlait sur le
crâne du général Gonse.

Mais il en vint à d’autres tempes lorsque M. de Fonds-Lamothe précisa
la fraude par omission commise envers la Chambre criminelle: le
silence gardé sur la circulaire ministérielle du 17 mai avertissant
les stagiaires qu’ils n’iraient point aux manœuvres, donc, détruisant,
du même coup, l’appropriation du bordereau et sa date prétendue. La
franchise des camps -- la rude franchise des camps!

C’était dans la bouche de l’ex-militaire, présentement ingénieur,
qu’on la retrouvait. Aussi M. Roget n’y put-il tenir. Bombant le
torse, la face horizontale parallèle au plafond, le jabot gonflé, il
s’avança.

Mais il avait affaire, cette fois, à forte partie. Ni son regard de
haut, ni son verbe tranchant, ni sa présomption, ni sa jactance, ne
pouvaient rien sur ce témoin résolu. Et pour la première fois, depuis
tant de jours, les rôles furent intervertis.

M. Roget, pressé de questions du tac au tac, rompit, perdit pied. Le
ton péremptoire de ses affirmations ne les garantit point des
démentis, des rectifications. Il en plut, c’est le cas de dire, et
comme grêle. Le « pékin » connaissait son affaire et l’homme n’avait
pas froid aux yeux.

Plus d’une fois, en ce quart d’heure, le général Roget dut regretter
que l’escorte de Déroulède n’ait pas été en nombre suffisant pour
déterminer son cheval à changer de route, à tourner la tête du côté où
l’on eût pu faire taire à sa guise les indiscrets, les « insolents ».
Un instant même, en souvenir d’Henry, le général Roget essaya de la
contradiction outrageante.

Peine perdue! Inutiles efforts! M. de Fonds-Lamothe poursuivit sa
démonstration; ne se laissa pas prendre à la feinte; ne lâcha point la
proie pour l’ombre; ni le but pour le dérivatif.

Il négligea même de demander à M. Roget la raison de son encombrance;
comment il pouvait se faire qu’étranger au débat de 1894, étranger au
débat de 1898, il intervînt en tout, pour tout, à propos de tout,
porte-paroles d’accusés anonymes; bavard de l’école de Trochu;
Pellieux un peu supérieur à celui de l’autre année, mais
insupportable, finalement, au Conseil, à l’auditoire, à tous, par la
morgue de son verbe et la fréquence de son apparition!

Le voilà « remisé »: ce n’est pas trop tôt!

On le reverra cependant encore, pendant les deux séances de
témoignages qui vont commencer la semaine.

Avocat de l’état-major, du 2e bureau, de la mémoire glorieuse d’Henry,
de tout le « fourbi », comme dirait le colonel Cordier, qui a abouti
à ce beau gâchis, à tant d’intrigues vilaines, de machinations
criminelles, il ne se retiendra pas d’élever la voix.

Mais M. de Fonds-Lamothe a donné un exemple qui sera imité. -- Fini,
le tonnerre!

On a vu que les foudres n’étaient que de fer-blanc!



SEMAILLES

Rennes, 3 septembre 1899

Ne regrettez rien, vous qui êtes venus, qui savourez le morne ennui
des « transplantés », loin des sites ou des meubles familiers, de la
besogne journalière, et des êtres chéris. Même hors le but d’équité
qui nous rassemble, regardez autour de vous -- et comprenez la
beauté, la force de l’action passive, de l’influence qui se dégage du
principe sans que la volonté même y soit pour quelque chose.

Sentez la vieille ville bretonne, d’abord hostile -- je ne parle
pas, bien entendu, de la bande de jeunes sacripants qu’on nous
lancera peut-être bientôt dessus, mais de la population honnête,
sensée, dont l’autre est la honte et la terreur; -- sentez la détente
qui se produit dans les esprits, qui bientôt gagnera les cœurs. Les
regards se sont adoucis; les faces austères se dérident sous une ombre
de sourire; des mains commencent de se poser dans nos mains tendues...

Qu’avons-nous fait pour cela? Rien.

On a vu seulement que nous étions de braves gens; que nous ne voulions
de mal à personne; que nous prêchions le calme; que nous payions notre
dû sans marchander. Les cochers, les commissionnaires, tout ce qui,
déambulant, devient facteurs de nouvelles, ont pu voir, entendre, et
redire que nous n’avions rien d’inhumain.

En ville, nous n’avons été ni arrogants, ni provocateurs.

Cela a surpris. Où donc étaient les « monstres » annoncés: les filous,
les matamores, les escarpes du Syndicat?

Une bonne femme, près de l’ancien domicile de Labori, une marchande
ambulante, le troisième jour que j’étais ici, me contait ses peines et
comment son établissement avait brûlé.

-- Ça a été bien du malheur: la ruine, quoi! Je ne crois pas qu’on
ait mis le feu exprès. Il y avait bien un dreyfusard dans le pays...
mais tout de même je ne crois pas.

Je lui dis:

-- Je suis dreyfusarde.

Elle faillit en laisser choir son panier.

-- Vous, madame? c’est pas possible. Avec un air doux comme ça.

Je restai encore cinq minutes, vulgarisant de mon mieux, pour lui être
accessible, l’idéal supérieur que nous servons!

De loin, quand je l’eus quittée, je me retournai. Elle demeurait
immobile, à la même place, les yeux fixés au sol, les mains croisées,
pendantes sur son tablier. Un monde de pensées nouvelles se
débattait, dans le vieux cerveau, sous la coiffe de tulle.

Et il en sera ainsi pour tous. Rappelez-vous l’admirable pièce de
l’Année terrible, où Hugo dit aux Allemands: « Vainqueurs, vous êtes
vaincus. Notre génie national vous enveloppe, vous cerne, vous
imprègne. Vous importerez de la France en Allemagne. »

Ainsi en est-il aujourd’hui, sauf que c’est nous qui laisserons ici le
germe de la justice, l’empreinte de la vérité, la noble fièvre
d’enthousiasme et d’abnégation que charrient nos veines... et dont
nous mourrons peut-être!

A Dieu-vat!


INCORRIGIBLES!

Bennes, 4 septembre 1899.

Tandis que M. le général Gonse bafouille et que M. le général Roget
blêmit; que les sous-Roget (Lauth, Yunck, Cuignet, etc.) jappent aux
trousses de la défense, pour retarder sa marche en avant dans ce
labyrinthe de mensonges souvent puérils, toujours odieux; que des
chefs militaires -- « Face à l’ennemi! » -- font l’autruche ou font
le zèbre pour échapper à la vérité; celle-ci, tantôt lentement, tantôt
par à-coups, surgit, se délivre des obstacles, se dégage des ténèbres,
apparaît distincte et quelque peu brutale.

Elle ne fait pas honneur à ces messieurs! En fait de bleus, il n’en
est pas que de petits, dans l’affaire: au fond de son puits, et pour
l’empêcher d’en sortir, la pauvre déesse a reçu de sérieuses raclées.
Elle en porte les marques; et déjà, sur ce qu’on voit d’elle,
l’empreinte de quelques poignes apparaît. Demi-étranglée,
demi-étouffée, c’est bataille encore pour la tirer à peu près sauve de
leurs mains.

La séance d’aujourd’hui a été, sous ce rapport, particulièrement
instructive.

Erreur (je tiens à demeurer courtoise) de M. le général Gonse,
attribuant à M. Painlevé des propos que celui-ci déclare n’avoir
jamais tenus, et contre lesquels, dès qu’il en eut connaissance, il
s’inscrivit véhémentement.

Erreur de M. le général Roget, attribuant à M. Hadamard, dans une
déposition signée, un degré de parenté avec Dreyfus autre que le réel,
et aggravant de ce fait, très sérieusement, des charges contre
l’accusé.

Déposition d’un rapport de M. Hennion sur l’agent Pommier... ce qui
permit de déclarer celui-ci introuvable et d’éviter la discussion de
son témoignage.

Production inattendue et sensationnelle d’un témoin extraordinaire,
fourni par le colonel Moïse Blum, dit Fleur, et du même cru: du cru
Quesnay -- le premier témoin étranger aux débats et sur assignation
du Président -- ce qui, supprimant les scrupules ingénus et
patriotiques de la défense, va lui permettre quelques ripostes variées
et bien senties.

J’allais dire: oubli de verser au dossier une dépêche importante de
notre ambassadeur à Rome, et escamotage d’une pièce non moins
importante remise par M. de Freycinet à M. Cavaignac; mais ce serait
inexact, étant donnée la révélation stupéfiante que l’État-Major, ni à
la Cour de Cassation, ni au Conseil de guerre, ne s’était résigné à
tout donner, à tout livrer... avait gardé des munitions de réserve,
une provision de hasard!

Personnellement, je le savais depuis quelque temps; une allusion
légère de M. Cuignet l’avait fait pressentir assez pour que M. le
général Chamoin, représentant du Ministre de la Guerre, se fut mis en
mesure de représenter ledit dossier à première requête des membres du
Conseil -- au cas où le pétard éclaterait.

Il a éclaté: c’est Labori qui y a mis le feu en questionnant le
général Gonse... et ce pétard-là me fit tout l’effet d’une dernière
cartouche!

Si l’effet en rate, c’est fini: il ne restera plus que la honte de la
manœuvre, de cette série de manœuvres diverses d’aspect, mais aux
mêmes fins si pareilles, si peu conformes à ce qu’on s’imagine de la
franchise militaire, à ce qui est le génie français!


SUR LE PERCHOIR

Rennes, 5 septembre 1899.

-- As-tu bien déjeuné, Carrière?

Ainsi, volontiers, on interpellerait (sauf respect) M. le commissaire
du gouvernement, juché sur sa chaise, en haut de l’estrade, à
l’extrémité gauche du fer à cheval qui enclôt le prétoire.

Dans cette même cité, en effet, derrière l’Hôtel-de-Ville, au long
d’une des rues les plus passantes, chez un concierge, je crois, est un
vieux perroquet dont la forme, la physionomie, la mimique, la voix
rappellent, d’étonnante façon, l’honorable M. Carrière.

Ils sont bâtis court, tous les deux; ils ont le même bec sémite, le
même petit crâne étroit; ils ont le même accent impérieux, plaintif,
rageur; ils sont épaulés avec une identique irrégularité; l’éperon
évoque l’ergot -- et le geste dont celui-ci se gratte la tête ne
diffère pas du geste dont l’autre ramène son oreille en conque, ou
réclame la parole: « Je proteste, je proteste! »

L’emplumé dit: « Papa! Maman! Bonjour! Bonsoir! Portez arrrme! Il est
joli, joli, Coco!»

Le déplumé procède par phrases un peu moins courtes, mais dont la
portée ne diffère pas sensiblement. Il dit: « Non, non! Oui, oui! Le
gouvernement s’oppose! Il est impossible! » ou parfois des aveux plus
ingénus.

Mais leur destin, à tous deux, leur destin pareil, est de faire rire,
dès qu’un son jaillit de leur gorge, dès que, par des pantomimes
brèves, se traduit leur sentiment.

Ils sont comiques par essence, par état, par vocation, profondément
comiques!

A tel point que toute appréciation envers eux ne saurait avoir
d’amertume, reste empreinte, avec un peu de malice, d’indulgente
bonhomie. Un voisin de l’unicolore m’a dit:

-- Il est insupportable... mais si cocasse!

Un voisin du multicolore m’a dit:

-- Il est... ou mieux, il n’est pas... enfin, vous me comprenez? Mais
il est tellement « rigolo! »

Je laisse la responsabilité du terme, de sa familiarité plutôt, à qui
le prononça. Je n’en retiens, je n’en adopte que le sens: le premier,
joie du quartier; le second, joie du procès!

De très spirituelles femmes, des hommes d’extrême intelligence,
rappelés d’urgence par leurs affaires ou leurs plaisirs, se sont
refusés à abandonner la partie avant que d’avoir goûté la dialectique
de l’accusation; ou se sont arrangés pour revenir à la date précise où
elle retentira sous ces voûtes.

C’est un succès... d’avance! Et je suis convaincue que l’événement ne
déjouera pas les prévisions; que, dans ce sombre drame, il y aura, au
moins, une minute de détente heureuse, d’unanime hilarité -- que,
dans ce pays de France, depuis si longtemps sevré de la jovialité
ancestrale, demain, du rire inextinguible des dieux, demain l’on rira.


GALANT HOMME

Rennes, 6 septembre 1899.

Si le Seigneur, plein de sollicitude, n’eût pétri le visage de M.
Lauth avec un peu de l’âme dudit; n’eût mis sur cette face de « garçon
de charrue », comme l’a qualifié un de nos dessinateurs les plus
illustres, tous les stigmates de sa mentalité n’eût fait avancer ce
masque, comme un épouvantait japonais, en avant du reste de
l’individu, pour semer la répulsion et la terreur, on eût eu,
aujourd’hui, la révélation d’une des plus vilaines cérébralités qui se
puissent voir.

M. Cavaignac est sinistre, falot, incomplet: l’air d’un fœtus à
moustache. M. Guignet ressemble à un carlin dévoré du « rouge »,
s’usant la peau à tous les angles, rogneux, hargneux, sournois,
éternellement disposé à mordre. M. Jeannel, avec ses contorsions de
mandibules, à ses sourcils en visière, justifie, de façon scandaleuse,
la théorie de Darwin sur l’origine de l’espèce. Gribelin, moins
disgracié, quoique de physionomie assez simplette, ignore par trop la
haine du

... mouvement qui déplace la ligne


et, après s’être rongé consciencieusement les ongles des mains, fait
redouter qu’il ne s’en prenne à ceux de ses pieds. M. Moïse Blum, dit
le colonel Fleur, évoque l’idée d’un placeur pour bonnes...

Etc.

Mais nul n’a cette mâchoire, ce front, ce crâne, ces yeux, cette
figure faite pour l’anthropométrie au point que l’infortuné M.
Bertillon la guette, avec des frissons de zèle aux doigts!

Or M. Lauth, aujourd’hui, a, par un acte inqualifiable (je tiens en
estime l’adjectif qui prête aux plus amples interprétations), soulevé
l’indignation, la nausée publiques, au point qu’on l’a hué
formidablement.

Il ne l’avait pas volé!

A cela, il pourrait objecter qu’il n’a fait que suivre un exemple
illustre:celui du paladin sans reproche, du guerrier loyal qui, des
lettres de femme ayant été trouvées dans la perquisition chez Georges
Picquart, s’empressa de faire aviser le mari, homme pieux, bien
pensant... et susceptible de venger à la fois son honneur et celui de
l’armée.

Coup double!

M. Lauth, lui, pour se justifier d’avoir invité à dîner, en son home,
ce même chef que, simultanément, il s’appliquait à desservir et à
déshonorer, est venu arguer de l’invitation « en tas »; puis a profité
de l’occasion pour raconter que le colonel Picquart avait eu le «
manque de tact » d’amener une personne qui... une personne que...
enfin la personne dont il a été question dans un récent procès.

Même -- ô abomination de la désolation! -- qu’elle s’assit en face
de Mme Henry!

J’ai entendu peu de rumeurs aussi sincères, aussi spontanées,
jaillir d’un auditoire. Malgré les foudres présidentielles, on
rugissait.

Même certains étaient tout pâles, les poings crispés; et des femmes
avaient aux lèvres la moue des suprêmes dégoûts.

Pour un succès, M. le commandant Lauth, frais promu chevalier de la
Légion d’Honneur, peut se vanter d’avoir eu un joli succès!


LES TROIS-MARCHES

Loin de la cité monastique, de la ville neuve aux mornes murailles
blanches, de la vieille ville aux mornes murailles noires; loin des
couvents, loin des casernes; loin de la Vilaine aux eaux troubles,
qu’écrème, tous les matins, de ses immondices, dans une barque
vétuste, l’employé que j’ai surnommé le « Marchand de charognes »;
loin des faces mortes et des regards dormants, est, sur la colline,
dans les verdures baignées de clarté, faubourg d’Antrain, la bonne
auberge des Trois-Marches.

C’est une pauvre demeure, très vieille, très propre, souriante,
hospitalière.

La porte, au-dessus du triple degré de pierre, les fenêtres, le
portail, donnent sur la route, face à des villas dont les jardins
descendent vers l’Ille, toute frétillante et claire entre des
peupliers.

Alentour, ce n’est que prairies encloses de haies après lesquelles
foisonne, parfumé, le duvet de la clématite. Des vaches y pâturent, de
petite taille, mais robustes et le pelage lustré.

Leur mufle frais de la fraîcheur de l’herbe, baveux de fils
transparents comme du verre, s’appuie aux barrières de verdure pour
regarder passer le voyageur.

Au crépuscule, elles mugissent, impatientes du retour à l’étable.
Alors, un enfant, une femme les vient querir, une mince baguette à la
main.

Et, par petits troupeaux, elles se répandent sur les routes, se
hâtant vers la ferme ou le faubourg. Leurs cornes d’ombre se profilent
sur la turquoise verdie du ciel où monte lentement le croissant d’or...

C’est alors que s’illuminent, dans la pénombre, les croisées des
Trois-Marches; que luit, au sommet de la double montée, l’étoile
familière vers qui s’en vont, épris de lumière, anxieux de vérités
nouvelles, des Mages du savoir, des Rois de l’éloquence et de bons
Bergers anxieux de soustraire les brebis à l’abattoir!


*

* *


La salle est gaie, proprette, avec le luxe d’une cheminée en marbre
noir, de quatre lithographies militaires aux murs, d’un bouquet sur la
nappe de grosse toile blanche.

A deux pas, la grande cuisine, où, sous la direction de l’hôte, la
surveillance de l’hôtesse, flambent les antiques fourneaux. La chère
est bonne, mais simple. D’immenses pains, coupés par tranchés,
fleurent bon le froment; et le cidre met des reflets d’ambre au flanc
des carafes rebondies.

Dans le jardin sont des tonnelles; sous un ombreux couloir de
platanes, des tables de bois rugueux flanquées de bancs. Au delà d’un
préau à l’aire battue, surhaussée, adossée au mur de fond, une sorte
de petite estrade couverte où, les jours de noces, les soirs de bal,
perchent les ménétriers.

Elle fut tribune -- le 14 juillet dernier. Des phrases ardentes, des
appels frémissants en jaillirent pour célébrer l’espèce de nuit du 4
Août qui s’accomplissait là: l’abdication des préjugés universitaires,
le renoncement des méfiances populaires, en une admirable communion.

Les isolés de la Tour d’ivoire descendaient, sortaient de leur refuge
pour mettre leur main frêle, leur main nerveuse, dans la main placide,
la main robuste des ouvriers.

Les savants donnaient des idées, supérieures parce que scientifiques;
les plébéiens offraient l’appui de leurs bras, de leur cœur, le
pouvoir de l’action, sans quoi le rêve est stérile.

Basch, professeur de Lettres, Blondel, professeur de Droit, à la
Faculté de Rennes; Barrucand, le preneur du « Pain pour tous », Armand
Dayot, tous deux venus de Paris pour propager la Parole nouvelle,
montrèrent la République en danger; réveillèrent les esprits;
agitèrent les consciences, semèrent de l’enthousiasme -- autour du
festin frugal, sous le clair soleil, la Marseillaise monta, gronda,
battit des ailes...

Si bien que, vis-à-vis, de l’autre côté de la chaussée, dans la villa
où, un peu plus tard, l’ex-ministre de la guerre, Mercier, devait être
son hôte, M. le général en retraite de Saint-Germain sacra.

Même, il n’y put tenir. Comme on chantait, à Lyon, du maréchal de
Castellane, sur le rythme de la batterie aux champs:


Voilà Saint-Germain qui passe,

Tout petit, tout tortu,

Tout ventru, tout mal f...ichu,


il fit, chapeau de paille sur l’oreille et canne en main, le verbe
haut, l’œil rageur, la moustache hérissée, irruption dans la cuisine
de l’auberge.

-- Scrongnieugnieu, aurez-vous bientôt fini de nourrir
toute cette bande-là?

-- Las, Monsieur le général, firent ensemble les hôteliers, de quoi
faudrait-il vivre si l’on refuse des clients?

La réponse était péremptoire. Le général s’ébroua et partit. Depuis,
il lance seulement des œillades furibondes au passage, lorsque, dans
le cadre des fenêtres, apparaît quelque visage de penseur.

Tandis que dans le chemin, face à face, une paire de chaises par-ci,
une couple de chaises par-là, quadrille de l’autorité vigilante, quatre
gendarmes veillent à la sécurité commune: soit Mercier, soit Picquart.

Des ombres aussi s’effacent contre les murs, agents attachés, pour
leur sauvegarde, à la personne de quelques familiers des agapes
journalières.

Quand les voitures ont fini de rouler, emmenant le contingent des
invités occasionnels, et que la conversation fait halte, Pandore seul,
du bruit de ses cent pas, aller et retour, rompt le silence.

Comme des prisonniers, ou des officiers supérieurs ayant droit à la
sentinelle, on entend:

Un bruit de bottes, de bottes, de bottes...

Tragédie de Shakespeare qu’orchestre parfois Offenbach!


*

* *


Dans la salle close, les voilà tous assis: Picquart, Jaurès, Basch,
Gabriel Monod, Gast, Leyret, Turot, Hild, Monira, Psichari, Viviani,
Stock, Desmoulins, Barbet, etc.; ceux qui passèrent: les docteurs
Reclus, Brissaud, Widal; ceux qui passent: Mirbeau, Laroche, Molinier,
Havet, Corday, Navarre; -- hier, Pozzi, gloire universelle; ce soir,
Julien Benda, nouveau venu dans la notoriété demain, n’importe quel
grand esprit d’où qu’il se soit orienté vers la lumière.

Les propos volent, spirituels ou passionnés, gais ou graves, s’élevant
toujours, peu à peu, vers des conceptions supérieures. La belle voix
de Jaurès claironne son rire -- « Et ton rire, ô Kléber » --
puissamment retentit. Georges Picquart, doucement, discute. Quelque
savant disserte, établit la relation des effets aux causes, dans le
débat qui nous occupe.

C’est un banquet de Girondins en liberté et pour qui la menace de la
mort compterait moins encore qu’elle ne compta, jadis, à la
Conciergerie.

On se moque de la laideur, et de la haine, et du mensonge, et de la
force marchant contre le droit. On stigmatise d’un trait les
défections, les défaillances.

Souvent, tous se taisent devant l’éloquence d’un seul. Il parle comme
devaient parler les apôtres, alors que suspects, au fond des
Catacombes, se réunissaient les premiers chrétiens. On écoute: la foi,
le désir d’héroïsme vous gonflent le cœur.

Quelqu’un heurte à la porte: c’est, venant du Sud ou du Nord, de
l’Est ou de l’Ouest, quelque pèlerin qui s’est acheminé vers cette
table d’auberge où l’on rompt le pain de vérité.

Il entre, s’assied, se tait... Mais les sermons sont courts; un mot de
parisianisme brise le charme, modernise la bataille.

Alors on s’en va. Devant, derrière, les agents battent l’estrade,
scrutent les haies, les recoins suspects. Les soirées, très douces,
très lumineuses, prêtent à la songerie. De beaux vers vous chantent à
la mémoire. En masse, on reconduit les plus menacés.

Les mains s’étreignent, on se sépare: dans quelques heures on se
retrouvera, au pied de l’estrade où gît, raidi d’orgueil, ce crucifié
décloué qu’est Dreyfus.

Et je pense qu’un jour, quelque destin que les dieux nous gardent, il
y aura dans cette auberge, -- comme dans celle de
Saint-Jean-l’Hospice où Charles-Albert fit halte -- une inscription
disant que là se réunirent les défenseurs de la Justice, les tenants
de la Vérité... et que nos enfants, puis leurs enfants, exprès venus,
la regarderont songeurs, fiers d’être de notre sang!


RÉQUISITOIRES

Rennes, 7 septembre 1899.

Grâce à Dieu, notre bonheur a passé notre espérance -- quand M. le
Commissaire du Gouvernement a parlé!

Non qu’il ait été, le digne homme, méchant, venimeux ou perfide! Tout
le fiel de la séance devait passer par la bouche de feu le général
Mercier. Vous souvient-il du coup de Lajoux, cet agent du service des
renseignements, accusé de démence alors qu’il menaçait de scandale;
enlevé, interné huit jours dans un cabanon, puis expédié au loin, très
loin?

L’ancien ministre de la Guerre (dont le parti venait d’exhiber le
Cernusky, convaincu d’aliénation mentale et de bien autres choses) a
tenté de reprendre la manœuvre dont Lajoux fut autrefois victime,
devinez contre qui?... Contre le capitaine Freystætter: cet être
d’équilibre admirable et de froide raison!

Ce n’est pas un témoin déloyal, oh! non! C’est seulement un bon
loufoque, qui, sous l’influence du milieu, a fini par s’imaginer avoir
vu, dans les pièces communiquées illégalement aux juges de 1894, la
fausse traduction de la dépêche Panizzardi!

Il ne tombe pas sous l’action de la loi qui châtie le parjure en
justice, mais il devrait être mis sous le jet de la douche qui calme
les imaginations vagabondes.

Tandis que se formulaient, d’un accent insinuant, d’une voix
mielleuse, telles infamies, des mots de colère étaient crachés en
riposte des bancs de la presse.

Et il n’a fallu rien moins que l’apparition et le laïus du « petit
père Carrière », pour détendre les esprits et dérider les fronts.

Car il nous reposa.

Lent d’expression, bavard de gestes, bref dans l’ensemble, il nous fut
la bonne oasis où l’on fait halte. Son discours se résume en ceci: «
Rien n’est certain, tout est possible. Je ne suis compétent en rien,
mais laissons tout de côté -- set condamnez! »

Mais si le verbe se résume, la mimique demeure intraduisible, d’une
puissance comique inimaginable. Gémier, dans la salle, les yeux hors
de la tête, regardait, notait.

Jamais en accord avec la phrase, traçant dans l’espace, sans aucune
sorte de motif, des courbes, des ronds, des parenthèses, les mains
papillonnantes du commandant Carrière allaient, venaient,
tourbillonnaient, semblaient attraper les mots, comme des mouches,
entre le pouce et l’index.

D’autres fois, abandonnées, les phalanges défaillantes, la paume en
l’air, elles laissaient tomber des vérités premières, sous lesquelles,
friands d’éloquence, nous tendions nos tabliers.

Mais, le plus souvent, sur quelque clavier invisible, les doigts
exécutaient les trilles, les « traits » de quelque sonate impétueuse;
plaquaient des accords; tricotaient des chromatiques, s’égaraient en
de vagues arpèges.

Ce fut une bien jolie séance de harpe!

Seulement, sur cet air-là, de pauvres gens s’en vont au bagne -- ce
qui m’empêche d’y prendre goût!


HEURES D’ANGOISSE

Rennes, 8 septembre 1899.

6 heures matin.

Dès l’aube, une fièvre, par les rues endormies. Le soleil se lève sur
un déploiement de forces qui, pour Paris, serait minime, mais qui,
dans ce cadre étroit, apparaît formidable.

Le pavé herbu résonne sous le pas lourd des fantassins, que rythme le
sursaut des armes; sous la marche cassante des chevaux, qu’accompagne,
en heurts légers de cymbales, le choc des sabres contre les éperons.

Campements ici, campements là; armes en faisceaux, montures en
groupes. Rue du Pré-Botté, une jument tire sournoisement, du bout des
dents, une salade de derrière la voiture d’un maraîcher.

Des silhouettes falotes de camelots errent, déplacées, pourchassées,
devant l’entrée, jusque sous le porche de l’église de Tous-les-Saints.


8 heures.

Comment a-t-on pu parvenir jusqu’ici, dans la salle, à travers tant de
barrages, tant de postes, un tel filtre de surveillance?

Je ne m’en plains pas: on a raison. J’ai toujours préféré les mesures
préventives aux répressions tardives, conséquemment incohérentes et
barbares.

Puis, dans l’état d’esprit où nous sommes, rien, véritablement, ne
nous est plus: que le dénouement de l’aventure -- en tant que pitié
pour l’homme -- et reprise (cette étape accomplie, sous la même
impulsion, vers des buts davantage reculés) de la marche en avant.
D’autres souffrent et invoquent, au loin, tourmentés par d’identiques
abus, tortionnés par les pareils bourreaux.

Aussi l’on écoute Me Demange avec une sympathique impatience. Une
telle hâte nous possède, une telle tension de notre être est vers la
conclusion, que l’on écoute, comme en un rêve, défiler les
périodes et les arguments.


10 heures.

Dans la cour, pendant la suspension d’audience, plus de gravité, moins
d’abandon qu’à l’ordinaire. Quelque chose de solennel plane, assourdit
les tons, raidit les maintiens. Cependant, les propos échangés sont
de haute importance.

On discute le communiqué du Moniteur de l’Empire; la reproduction,
dans la partie officielle, du démenti que formulèrent M. de Bulow à la
tribune du Reichstag, M. de Munster, ambassadeur, ici. C’est la
réponse indirecte, et cependant formelle, du souverain au défenseur
qui lui rendit cet hommage mérité de penser qu’un monarque était aussi
un homme.

En ressentons-nous de la joie?... Oui, si cela peut influer sur le
sort du pauvre être, après qui s’acharnent tous les carnassiers de la
haine. Mais, en même temps, une tristesse humiliée nous étreint le
cœur. Il n’est tombé du dehors qu’une parole de miséricorde, il ne
s’est fait qu’un geste samaritain, hélas! -- et c’est de là qu’il
vient!

Alors, on se prend à espérer des choses folles: l’abandon de
l’accusation, un élan de cœur?

Ah! poursuiveurs de chimères!

... Edgar Demange reprend sa plaidoirie.


Midi.

Le défenseur a terminé.

Cela va-t-il finir? Allons-nous donc sortir d’ici le cœur allégé?

Ce serait trop simple, trop beau. Jusqu’au seuil de l’enfer, jusqu’au
geste d’évasion, il y aura en ceci d’atroces mesquineries. M. le
commandant Carrière entend protester, réclame que la séance soit
levée, puis reprise, afin que deux heures s’écoulent, que l’émouvante
impression de la défense ait le temps de s’atténuer.

Bonne âme! pitoyable vieillard!


3 heures.

M. le commandant Carrière n’a élevé la voix que pour tâcher encore de
tuer la compassion dans le cœur des juges, requérir un arrêt
implacable.

Me Demange adjure en quelques mots le Conseil d’être favorable;
Dreyfus, d’une voix rauque, crie encore son innocence, et nous voilà
dans la salle immense murmurants, anxieux, à bout de forces.

Les impatients sont dans la cour, s’agitent pour tromper leurs nerfs.


4 heures 50.

Le tribunal militaire rentre. Dix ans de détention, des
circonstances atténuantes à cet innocent.

Soit! nous acceptons.

La séance continue...


NOTRE OEUVRE

Réponse à quelques-uns.

Du chagrin, oui, certes on peut en avoir -- pour la patrie et pour
l’humanité!

Que notre France soit ainsi avilie par ceux-là mêmes qui la
prétendent défendre; que certaines scélératesses d’âme soient
possibles, se fassent visibles, comme la charogne qui remonte à la
surface de l’eau, oui, telles choses sont faites pour provoquer la
nausée et la mélancolie.

Mais ces sentiments-là sont du luxe, dans la bataille: on ne saurait
s’y attarder, ni s’y amollir. Que nos sens se trouvent offusqués, que
la fierté collective souffre, il importe peu à la continuité de
l’effort, au courant ininterrompu d’énergie qui doit relier demain à
hier.

Le vrai sentiment de la situation, l’orgueil nécessaire à retremper
les muscles, le viatique, le réconfort, on le puisera dans l’examen de
ce que nous avons obtenu -- en dépit de quels obstacles!

Un homme était au bagne, interné dans des conditions illégales après
avoir été jugé illégalement. Il était en proie à Lebon, à Deniel, à
l’emmurement, au silence éternel, à la double boucle, aux mensonges
crucifiants, seul, tout seul, aussi mort que les défunts dans le
sépulcre!

Il ne devait plus jamais revoir la France, ni ses semblables, ni
ses parents! Sa femme était veuve, ses enfants orphelins: tous les
pouvoirs sociaux, coalisés, avaient tracé la croix sur son nom. Il
était rayé à jamais du nombre des vivants.

Bernard Lazare alluma la première torche, à laquelle d’autres
flambeaux, ensuite, vinrent s’allumer. On était une poignée de
précurseurs, dans les ténèbres, et la lumière devint cible à nous
lapider.

Toutes les calomnies, tous les outrages, toutes les proscriptions nous
les connûmes! Les plus forts soutenaient les plus faibles: on
n’abandonnait pas de blessés sur la route; personne, jamais ne lâcha
pied. Ainsi, lentement, on avança.

Lors, le Destin se mit des nôtres. Ce qui devait nous desservir, nous
servit, au contraire, puissamment. Aux heures critiques, survint le
miracle. Les adversaires, comme par un doigt invisible, étaient
marqués, frappés. Même les échecs apparents se transformaient en
victoires, sans fanfares, mais d’une portée considérable.

De vingt, nous étions cent, puis mille... et, dès lors, à chaque
démonstration publique, à chaque fait nouveau, le nombre des partisans
de la Vérité grandissait. Le reflet de son miroir gagnait du terrain,
envahissait, comme l’aube, des coins jusqu’alors obscurs, des
consciences encore ténébreuses.

Nous avons tiré l’homme de son bagne, notre volonté a fait lever
Lazare du tombeau. Rappelez-vous: on défiait que cela se fît jamais,
sous peine d’une révolution générale? Il a suffi de quatre douaniers
et de quelques gendarmes, pour maintenir non pas la furie, mais la
curiosité populaire dans de décentes limites.

On niait que l’esprit de caste ou de chapelle ait pu influer sur sa
condamnation? L’événement a montré Mercier essayant de renouveler,
auprès des juges de 1899, le coup de la communication secrète de 1804.
On a pu voir les généraux coalisés s’efforcer de sauver un des
leurs aux dépens de l’innocent; préférer l’impunité d’Esterhazy à la
confession de l’erreur initiale, que couvrirent après tant de crimes!

La conquête morale est immense. En plein Forum, sous la lumière crue
et cruelle du jour, le peuple, juge à son tour, a pu estimer certains
de ses chefs; jauger leur spéciale mentalité; apprécier leur
intempérance de langue et la puérilité de leurs manœuvres; se rendre
compte comment ces sous-Trochu le pourraient mener aux boucheries
promises...

Cette évolution-là vaut deux révolutions car elle ne fut pas
sanguinaire et affranchit les cerveaux.


FIN


TABLE


EN PRÉFACE. VII

UN LÂCHE. IX

Le procès d’Esterhazy (10-11 janvier 1898). 1

Le procès Dreyfus-Esterhazy!y (CHAP. Ier) 3

CHAP. II 21

Autour de l’énigme 29

L’ACCUSÉ 45

Les quinze journées de l’affaire Zola (du 7 au 23 février 1898.). 57

I. La Journée des Préliminaires. 59

II. La Journée du Bâillon. 67

III. La Journée des Généraux. 74

IV. La Journée des Artisans. 80

V. La Journée de l’Officier Bleu. 88

VI. La Journée de la Révision. 98

VII. La Journée des Augures. 108

VIII. La Journée des Savants. 116

IX. La Journée de la Menace. 124

X. La Journée du « Coup de massue ». 131

XI. La Journée du Uhlan. 138

XII. La Journée des Intellectuels. 147

XIII. La Journée d’Émile Zola. 157

XIV. La Journée de Labori. 189

XV. La Journée des « Cannibales. 202

LE SECOND PROCÈS D’ÉMILE ZOLA. 213

LE TROISIÈME PROCÈS D’ÉMILE ZOLA. 231

Le procès Zola-Judet 241

Autour d’un procès. 248

L’AFFAIRE PICQUART ET LEBLOIS. 261

LEMERCIER-PICARD. 285

L’AFFAIRE DREYFUS EN CASSATION. 303

CHAP. I. 305

CHAP. II. 317

CHAP. III. 326

À RENNES. 339

Dans la tourmente. 341

Les bons gîtes. 343

AU CONSEIL DE GUERRE. -- L’HOMME. 362

Le Byzantinisme du général Mercier 368

Par délégation. 373

L’œuvre. 377

Les nôtres. 381

A la Française?. 385

Coup manqué. 389

L’omelette. 393

La petite balle. 398

Conseils. 401

L’école de Picquart. 405

Chevalerie. 409

Le « Père Josué ». 414

Autre brave homme. 418

Pipelets!. 420

Enfin!. 423

Semailles. 427

Incorrigibles. 431

Sur le perchoir. 435

Galant homme. 438

Les Trois-Marches. 442

Réquisitoires. 450

Heures d’angoisse. 454

Notre œuvre. 459


Émile COLIN, IMPRIMEUR DE LAGNY (S.-ET-M.)







*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VERS LA LUMIÈRE... IMPRESSIONS VÉCUES ***


    

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1.F.

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
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freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
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