Sous les déodars

By Rudyard Kipling

The Project Gutenberg eBook of Sous les déodars
    
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Title: Sous les déodars


Author: Rudyard Kipling

Translator: Albert Savine

Release date: September 27, 2023 [eBook #71738]

Language: French

Original publication: Paris: Stock, 1910

Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUS LES DÉODARS ***




                           SOUS LES DÉODARS

L’auteur et l’éditeur déclarent réserver leurs droits de traduction et
 de reproduction pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.

   Ce volume a été déposé au Ministère de l’Intérieur (section de la
                     librairie) en septembre 1909.


                 DU MÊME AUTEUR ET DU MÊME TRADUCTEUR

        =Simples Contes des Collines.=
        =Nouveaux Contes des Collines.=
        =Trois Troupiers.=
        =Autres Troupiers.=
        =Au blanc et noir.=


                          DU MÊME TRADUCTEUR

      =Juan Valera.=--_Le Commandeur Mendoza._
      =Narcis Oller.=--_Le Papillon_, préface d’Émile Zola.
          --                _Le Rapiat._
      =Jacinto Verdaguer.=--_L’Atlantide._
      =Emilia Pardo Bazan.=--_Le Naturalisme._
      =Henryk Sienkiewicz.=--_Pages d’Amérique._
      =Andrew Carnegie.=--_La Grande-Bretagne jugée par un Américain._
      =Elisabeth Barrett Browning.=--_Poèmes et poésies._
      =Th. de Quincey.=--_Souvenirs autobiographiques du Mangeur d’opium._
      =Th. Roosevelt.=--_La Vie au Rancho._
          --                 _Chasses et parties de chasse._
          --                 _La Conquête de l’Ouest._
          --                 _New-York._
      =Percy Bysshe Shelley.=--_Œuvres en prose._
      =Robert-L. Stevenson.=--_Enlevé!_
      =Algernon C. Swinburne.=--_Nouveaux Poèmes et Ballades._
      =Oscar Wilde.=--_Le Crime de lord Arthur Savile._
          --               _Le Portrait de monsieur W. H._
          --               _Poèmes._
          --               _Le Prêtre et l’Acolyte._
          --               _Théâtre.--I.--Drames._
          --               _Théâtre.--II.--Comédies._
      =A. Conan Doyle.=--_Mystères et Aventures._
          --                  _Le Parasite._
          --                  _La Grande Ombre._
          --                  _Un Début en médecine._
          --                  _Idylle de banlieue._
          --                  _Nouveaux Mystères et Aventures._


                            EN PRÉPARATION

        =Rudyard Kipling.=--_La Cité de l’épouvantable nuit._
            --                   _Lettres de marque._
            --                   _Au hasard de la vie._
        =A. Conan Doyle.=--_Rodney Stone._
            --                  _La merveilleuse Découverte de Raffles Haw._
        =Henryk Sienkiewicz.=--_La Préférée._
        =Armando Palacio Valdes.=--_L’Idylle d’un malade._
        =José-Maria de Pereda.=--_Au premier Vol._
        =Robert-L. Stevenson.=--_Les joyeux Drilles._
        =Bret Harte.=--_Maruja._




                    BIBLIOTHÈQUE COSMOPOLITE--Nº 38

                            RUDYARD KIPLING


                           Sous les Déodars


                     _Traduction d’ALBERT SAVINE_


                          Et comme il est incapable d’employer, d’utiliser
                          convenablement le court laps de temps qui
                          lui fut confié en dépôt et qu’il le gaspille d’une
                          façon ennuyeuse et morne en peines et sots
                          tourments, en querelles, en plaisirs, naturellement,
                          il réclame à grands cris l’héritage de
                          l’éternel avenir, pour que son mérite puisse se
                          donner libre carrière,--ce qui évidemment
                          est de toute justice.

                              (_La Cité de l’épouvantable nuit._)


                              PARIS--Iᵉʳ
                         P.-V. STOCK, ÉDITEUR
                      155, RUE SAINT-HONORÉ, 155
                      DEVANT LE THÉATRE-FRANÇAIS

                                 1910


                 _De cet ouvrage il a été tiré à part,
               sur papier de Hollande, huit exemplaires
                 numérotés et paraphés par l’éditeur._




                          _A NONCE CASANOVA_

                                                 _20 Avril 1909._


_Nous connaissons tous le cèdre du Liban. Les Poètes de la Bible l’ont
chanté comme le plus altier et le plus superbe des arbres de l’Asie, et
Jussieu, au siècle le moins créateur de légendes, a renouvelé la sienne
en le rapportant à travers les flots de la Méditerranée et en le
nourrissant de partie de sa ration d’eau._

_Nous en savons bien moins long sur le_ DÉODAR _ou_ DÉODARA, _le cèdre
de l’Himalaya. Bien qu’on l’ait acclimaté dans la forêt de
Fontainebleau, ce conifère aux rameaux flexibles et inclinés, à la
feuille glauque et blanchâtre, nous est à peu près inconnu._

_Voici Kipling, qui va nous initier aux charmes des Déodars qui couvrent
les pentes de l’Himalaya._

_N’était-il pas naturel qu’il empruntât, lors de ses débuts, le titre
d’un de ses recueils de nouvelles à un arbre aussi abondant au Jakko et
aux bords de Simla._

_C’est, en effet, à la période de sa vie ou il venait d’écrire les_
SIMPLES CONTES DES COLLINES, TROIS TROUPIERS et AU BLANC ET NOIR _que se
rattachent les pages que nous présentons aujourd’hui au public
français_.

_Nos lecteurs y retrouveront Madame Hauksbee en compagnie de son amie
Madame Mallowe, le_ TERTIUM QUID _dont Kipling leur a ailleurs promis
l’histoire, la Colline de l’Illusion. Ce sont d’anciennes connaissances
qu’on revoit volontiers._

A. S.




L’ÉDUCATION D’OTIS YEERE

     _Dans les retraites du charmant verger, «que Dieu bénisse tout nos
     profits», disons-nous. Mais «que Dieu bénisse nos pertes», voilà un
     souhait qui convient mieux à notre situation._

       (_Le Berceau de verdure perdu[A]._)




I


Cette histoire est celle d’un insuccès, mais la femme qui échoua disait
qu’on en pourrait faire un récit instructif et qui mériterait d’être
imprimé pour le plus grand profit de la génération nouvelle.

La génération nouvelle ne demande point à recevoir des leçons, étant
tout à fait prête à en donner à quiconque voudra bien lui en demander.

Qu’importe! Voici l’histoire.

Elle commence où doit commencer une histoire qui se respecte,
c’est-à-dire à Simla: c’est là que toutes commencent et que
quelques-unes finissent d’une façon funeste.

La méprise vint de ce qu’une femme des plus intelligentes commit une
maladresse, et ne la répara point.

Les hommes ont le droit reconnu de faire des faux pas; mais qu’une femme
intelligente commette une erreur, c’est en dehors des voies régulières
de la Nature et de la Providence.

Tous les braves gens savent en effet qu’une femme est la seule chose
infaillible qu’il y ait au monde, excepté le titre d’emprunt émis par le
gouvernement en 1879, et portant intérêt à quatre et demi pour cent.

Toutefois nous devons nous rappeler que six jours consécutifs passés à
répéter le rôle principal de _l’Ange Déchu_ au Nouveau Théâtre de la
Gaîté, où les plâtres ne sont pas encore secs, c’était bien suffisant
pour produire une certaine rupture d’équilibre intellectuel, capable à
son tour de conduire à des excentricités.

Mistress Hauksbee arriva à la «fonderie» pour déjeuner avec mistress
Mallowe, son unique amie intime, car elle n’était en aucune façon femme
à frayer avec son sexe.

Et ce fut un déjeuner entre femmes, porté interdite à tout le monde.

Et toutes deux se mirent à parler _chiffons_, ce qui en français est
équivalent de «mystères.»

--J’ai joui d’une période de santé parfaite, dit mistress Hauksbee, le
déjeuner fini, et quand les deux dames furent confortablement installées
dans le petit boudoir qui communiquait avec la chambre à coucher de
mistress Mallowe:

--Ma chère petite, qu’est-ce qu’_il_ a fait? dit avec douceur mistress
Mallowe.

Il est à remarquer que les dames d’un certain âge se traitent
mutuellement de «ma chère petite» tout comme des fonctionnaires qui ont
vingt-huit ans de service se disent: «Mon garçon,» entre employés de
même grade dans l’Annuaire.

--Il n’y a point de _il_ dans l’affaire. Qui suis-je donc pour qu’on
m’impute toujours gratuitement quelque conquête imaginaire? Suis-je un
apache?

--Non, ma chère, mais il y a presque toujours un scalp en train de
sécher à l’entrée de votre wigwam, et un scalp tout frais.

C’était une allusion au petit Hawley qui avait pris l’habitude de courir
tout Simla à cheval, à la saison des pluies, pour aller rendre visite à
mistress Hauksbee.

Cette dame se mit à rire.

--Pour mes péchés, l’aide-major de Tyrconnel m’a condamnée, l’autre
soir, à me placer auprès du Mussuck. Chut! Ne riez pas. C’est un de mes
admirateurs les plus dévoués. Quand on servit les entremets--il faudrait
réellement que quelqu’un aille leur apprendre à faire les puddings, à
Tyrconnel,--le Mussuck fut enfin libre de se consacrer à mon service.

--La bonne âme! Je connais son appétit, dit mistress Mallowe. Est-ce
qu’il s’est mis, oh! est-ce qu’il s’est mis à faire sa cour?

--Grâce à une faveur spéciale de la Providence, non. Il a expliqué
l’importance qu’il avait comme une des colonnes de l’Empire. Je n’ai
point ri.

--Lucy, je ne vous crois pas.

--Demandez au capitaine Sangar. Il était en face de nous. Je disais donc
que le Mussuck poitrinait.

--Il me semble que je le vois faisant la roue, dit d’un air pensif
mistress Mallowe, en grattant les oreilles de son fox-terrier.

--Je fus impressionnée comme il convenait, tout à fait comme il
convenait. Je bâillai franchement.

--Une surveillance sans trêve et l’art de jouer des uns contre les
autres, disait le Mussuck en engloutissant sa glace par _pelletées_, je
vous en réponds, mistress Hauksbee, voilà le secret de notre
gouvernement.

Mistress Mallowe rit longtemps et gaîment:

--Et qu’avez-vous dit?

--M’avez-vous jamais vue embarrassée pour répondre? J’ai dit:

--C’est bien ce que j’ai remarqué dans mes relations avec vous.

Le Mussuck se gonfla d’orgueil.

Il va venir me voir demain. Le petit Hawley doit venir aussi.

--«Surveillance constante et l’art de jouer de l’un contre l’autre.
Voilà, mistress Hauksbee, _voilà_ le secret de _notre_ gouvernement». Et
j’irai jusqu’à dire que si nous pouvions pénétrer jusqu’au cœur du
Mussuck, nous verrions qu’il se regarde comme un homme de génie.

--Comme il est des deux autres choses. Il me plaît le Mussuck, et je ne
vous permettrai pas de lui donner des noms d’oiseau. Il m’amuse.

--Il vous a convertie vous aussi, à ce qu’il paraît. Parlez-moi de cette
période de santé parfaite et, je vous en prie, donnez à Tim une tape sur
le nez avec le coupe-papier. Ce chien aime trop le sucre. Prenez-vous du
lait dans votre thé?

--Non, merci. Polly, je suis lasse de cette vie: elle est vide.

--Mettez-vous à la dévotion dans ce cas. J’ai toujours dit que vous
finiriez par Rome.

--Cela se réduirait à planter là une demi-douzaine d’attachés en
uniforme rouge pour un seul costume noir, et si je jeûnais, il me
viendrait des rides, qui ne s’en iraient _jamais, jamais_. Avez-vous
remarqué, ma chère, que je vieillis!

--Merci de cette courtoisie, mais je vais vous la rendre. Oui, nous ne
sommes plus tout à fait, ni vous ni moi... comment dirai-je?

--Ce que nous avons été. «Je sens ça dans mes os,» pour parler comme
mistress Crossley. Polly, j’ai gâché ma vie.

--Comment ça?

--Le comment importe peu; mais je le sens. Je prétends devenir une
Puissance, avant de mourir.

--Alors soyez une Puissance. Vous avez de l’esprit assez pour faire
n’importe quoi... et la beauté.

Mistress Hauksbee brandit une cuiller à thé dans la direction de son
hôtesse.

--Polly, si vous m’accablez ainsi sous les compliments, j’en viendrai à
ne plus croire que vous êtes femme. Dites-moi comment faire pour devenir
une Puissance?

--Apprenez au Mussuck qu’il est le plus enchanteur et le plus svelte des
hommes d’Asie, il vous dira tout ce qui vous plaira, en gros et en
détail.

--Fi du Mussuck! Je vise à devenir une Puissance intellectuelle, et non
une force motrice. Polly, je vais organiser un salon.

Mistress Mallowe se tourna languissamment sur le canapé et posa sa tête
sur sa main.

--Écoutez les paroles du Prophète, le fils de Baruch, dit-elle.

--_Vous déciderez-vous_ à parler raisonnablement?

--C’est mon intention, ma chère, car je vois que vous êtes sur le point
de commettre une sottise.

--Je n’ai jamais de ma vie commis de sottise,--du moins de sottise pour
laquelle je n’aie pu trouver une explication, après coup.

--Sur le point de commettre une sottise, reprit mistress Mallowe sans se
déconcerter. A Simla, impossible d’organiser un salon. Un bar offrirait
plus de chances de succès.

--Peut-être. Mais pourquoi? Cela semble si facile.

--C’est justement en cela que la chose est difficile. Combien y a-t-il
de femmes intelligentes à Simla?

--Deux: vous et moi, dit mistress Hauksbee sans l’ombre d’une
hésitation.

--Quelle modestie. Mistress Feardon vous en saurait gré. Et combien
d’hommes intelligents?

--Oh! une... des centaines, dit mistress Hauksbee, d’un air vague.

--Voilà l’erreur fatale! Il n’y en a pas un seul. Ils sont tous engagés
d’avance par le gouvernement. Voyez mon mari, par exemple. Jack _a été_
un homme intelligent. Je le dis: d’autres le diraient aussi. Le
gouvernement lui a mis le grappin dessus. Toutes ses idées, tous ses
talents de causeur,--et jadis il était vraiment un causeur de talent,
même aux yeux de sa femme--tout cela lui a été ôté par ce... cet évier
de gouvernement. Il en est de même pour tous les hommes qui ont quelque
emploi ici. Je ne suppose pas qu’un condamné russe sous le régime du
knout soit fort propre à amuser le reste de son équipe, et tout notre
monde masculin est une troupe de forçats en habits à dorures.

--Mais il y a des douzaines de...

--Je sais ce que vous allez dire: des douzaines de gens en congé, de
gens désœuvrés. Je l’admets, mais ils se répartissent en deux catégories
détestables: le civil qui serait enchanté de posséder la connaissance
du monde et la distinction du militaire, et le militaire qui serait
adorable s’il avait la culture du civil.

--Mot détestable. Les civils ont-ils de la culture? Je n’ai jamais
étudié cette espèce à fond.

--Ne vous gaussez pas de l’emploi de Jack. Oui: ils sont comme les
théières du bazar de Lakka, bonne matière, mais sans aucun chic. Ils
n’en peuvent mais, les pauvres mignons. Un civil ne commence à devenir
supportable qu’après avoir roulé par le monde une quinzaine d’années.

--Et un militaire?

--Quand il a servi pendant le même temps. Les jeunes de chaque catégorie
sont affreux. Vous en auriez par douzaines dans votre _salon_.

--Je ne le souffrirais pas, dit mistress Hauksbee avec une résolution
farouche, je dirais au portier de les balayer. Je mettrais leurs
colonels et leurs commissaires de planton à la porte pour les empêcher
d’entrer. Je les donnerais à la petite Topsham pour en faire joujou.

--La petite Topsham vous saurait gré de ce cadeau. Mais revenons au
salon. Admettons que vous ayez réuni tous les hommes et toutes les
femmes ensemble, qu’en ferez-vous? Les faire causer? Mais ils se
mettraient à flirter d’un commun accord. Notre salon deviendrait un
Peliti de bon ton, un Hôtel de la Médisance, éclairé par des lampes.

--Il y a une certaine dose de raison dans cette remarque.

--Il y a toute la sagesse de ce monde. Certes, douze saisons passées à
Simla auraient dû vous apprendre qu’il est impossible de concentrer quoi
que ce soit dans l’Inde, et un salon ne peut réussir qu’à la condition
d’être permanent. En deux saisons, tout votre personnel serait dispersé
d’un bout à l’autre de l’Asie. Nous ne sommes guère que de petites
boules de terre sur les flancs des collines, et qu’un jour ou l’autre,
la vallée aspirera de son souffle. Nous avons perdu l’art de causer--du
moins nos hommes l’ont perdu.--Nous n’avons point de cohésion...

--George Eliot ressuscitée! interrompit malignement mistress Hauksbee.

--Et puis, ma chère railleuse, ni hommes, ni femmes n’ont collectivement
d’influence. Venez à la vérandah et jetons un coup d’œil sur le Mail.

Les deux dames vinrent considérer la route qui se peuplait rapidement,
car tout Simla était dehors pour profiter d’un entracte entre averse et
brouillard.

--Que comptez-vous faire pour fixer ce flot? Regardez: voici le Mussuck,
un homme, qui est la bonté même. C’est une puissance dans le pays, bien
qu’il mange autant qu’un marchand des quatre saisons. Voici le colonel
Blone, le général Grucher, sir Dugald Delane et sir Henry Haughton, et
Mr. Jellalatty, tous des chefs de service, tous des gens puissants.

--Et tous mes fervents admirateurs, dit mistress Hauksbee avec onction.
Sir Henry Haugton est fou de moi. Mais continuez.

--Pris à part, chacun d’eux est un homme de mérite. Réunis, ils ne sont
plus qu’une cohue d’Anglo-Indiens?. Qui s’intéresse à des propos
d’Anglo-Indiens? Votre _Salon_ n’arriverait pas à souder ensemble les
différents ministères et à vous rendre maîtresse de l’Inde, ma chère.
Tous ces gens-là se mettraient à parler de leur boutique administrative
et le feraient, en se groupant dans votre _salon_, tant ils ont peur que
leurs propos ne soient surpris par les gens de condition inférieure. Ils
ont oublié tout ce qu’ils ont pu savoir de littérature et d’art... Quant
aux femmes...

--La seule chose dont elles puissent causer, ce sont les dernières
Courses, ou les gaffes de leur dernière bonne. Ce matin, j’étais en
visite chez mistress Derwills...

--Vous croyez cela? Elles savent causer avec les petits officiers et les
petits officiers savent causer avec elles. Votre salon ferait
admirablement leur affaire, si vous respectiez les préjugés religieux du
pays, et que vous vous teniez amplement pourvue de _Kala juggahs_[B].

--Quantité de _Kala juggahs_! Oh! ma pauvre petite idée! Des _Kala
juggahs_ dans un salon politique! Mais qui donc vous en a appris aussi
long?

--C’est peut-être que j’en ai essayé moi-même ou bien que je connais une
femme qui en a essayé. J’ai fait un sermon en règle pour peser le pour
et le contre. La conclusion, c’est...

--Inutile d’achever... c’est le mot: néant! Polly, je vous remercie. Ces
maudites bêtes...

Et mistress Hauksbee, de la vérandah, montra de la main deux hommes
fendant la foule qui passaient au-dessous, et qui la saluèrent d’un coup
de chapeau.

--Ces mauvaises bêtes n’auront pas la joie de posséder un second hôtel
des Potins, ou un Peliti d’extra. Je renonce à l’idée de tenir un
_salon_. Cela me paraissait pourtant bien séduisant. Mais que faire? Il
faut pourtant que je fasse quelque chose.

--Pourquoi? N’y a-t-il pas Abana et Pharpar?

--Jack vous a rendue presque aussi malicieuse que lui. Il me faut cela,
naturellement. Je me lasse de tout et de tous, depuis une partie de
campagne au clair de lune, à Seepee, jusqu’aux charmes du Mussuck.

--Oui, ces choses-là arrivent tôt ou tard. Avez-vous encore assez de
vigueur pour tendre votre arc?

Mistress Hauksbee ferma la bouche d’un air rageur.

Puis elle se mit à rire.

--Je crois m’y voir. De grandes affiches rouges sur le Mail: «Mistress
Hauksbee! Irrévocablement: sa dernière représentation sur quelque scène
que ce soit. Qu’on se le dise!» Plus de danses, plus de promenades à
cheval, plus de petits déjeuners, plus de représentations théâtrales
suivies de soupers, plus de querelles à l’ami le plus aimé, le plus
cher, plus d’escrime avec un partenaire mal choisi qui n’a pas assez
d’esprit pour habiller d’un langage décent ce qu’il lui plaît d’appeler
ses sentiments, plus d’exhibition publique du Mussuck pendant que
mistress Tarkass va, de maison en maison, partout Simla, colporter
d’horribles histoires sur mon compte! Plus aucune de ces choses si
profondément assommantes, abominables, détestables, mais qui, tout de
même, donnent tout son intérêt à l’existence! Oui, je vois tout! Ne
m’interrompez pas, Polly, je suis inspirée. Un «nuage» à raies mauve et
blanc sur mes superbes épaules, une place au cinquième rang à la Gaîté,
et les _deux_ chevaux vendus! Vision délicieuse. Un fauteuil
confortable, où aboutissent trois courants d’air différents, dans chaque
salle de bal, et de beaux souliers amples, raisonnables, qui permettent
à tous les couples de trébucher en se rendant à la vérandah. Puis on va
souper. Pouvez-vous vous imaginer la scène? La cohue gloutonne est
partie. Un petit sous-lieutenant qui se fait prier, aussi rouge par tout
son visage qu’un baby auquel on vient de mettre de la poudre... On
ferait vraiment bien de _tanner_ les petits sous-lieutenants avant de
les exporter... Polly... La maîtresse de maison le renvoyant à son
service, il traverse la pièce d’un pas furtif, dans ma direction, en
tourmentant un gant deux fois trop grand pour lui,--je déteste les gens
qui portent les gants à la façon d’un pardessus,--et tâche d’avoir l’air
d’avoir pensé à cela pour la première fois: «Puis-je _havoir_ le
plaisir de vous offrir mon bras pour le souper?» Alors, je me lève avec
le sourire que donne l’appétit. Tenez, comme ceci.

--Lucy, comment pouvez-vous être aussi absurde?

--Et je m’avance majestueusement à son bras. Comme cela! Après le
souper, je partirais de bonne heure, vous savez, parce que je craindrais
de m’enrhumer. Personne pour s’occuper de mon rickshaw, le _mien_, s’il
vous plaît. Je resterais là, avec ce «nuage» mauve et blanc sur la tête,
pendant que l’humidité trempe mes chers, mes vieux, mes respectables
pieds, et que Tom appelle à force de jurons et de cris l’équipage de la
_memsahib_. Puis, on rentre. On se couche à onze heures et demie. Voilà
une vie vraiment excellente, où l’on est réconfortée par les visites du
Padri, qui vient à l’instant même de conduire quelqu’un en terre quelque
part là-bas.

Elle montra dans le lointain les pins qui cachaient le cimetière et
reprit avec un geste violemment dramatique:

--Écoutez, je vois tout... tout jusqu’aux corsets! Quels corsets! Six
roupies huit aunas la paire, Polly, avec de la flanelle rouge, ou bien
de la lisière, n’est-ce pas? Ce qu’on met au bout de ces choses
terribles! Je pourrais vous en faire un dessin.

--Lucy, au nom du Ciel, finissez donc d’agiter les bras de cette façon
idiote. Songez qu’on peut vous voir de tout le Mail.

--Eh bien, qu’on voie! On croira que je m’exerce pour l’_Ange Déchu_.
Tenez, voici le Mussuck. Comme il se tient mal à cheval! Voyez.

Elle envoya, avec une grâce infinie, un baiser au vénérable
administrateur indien.

--A présent, voilà qui lui vaudra d’être blagué au Club, en ces termes
délicats qu’affectent ces brutes d’hommes, et le petit Hawley me
rapportera tout, en atténuant les détails de peur de me choquer. Ce
garçon est trop bon pour vivre longtemps, Polly. Je songe sérieusement à
lui recommander de donner sa démission et d’entrer dans le clergé. Dans
l’état d’esprit où il se trouve présentement, il m’obéirait. Heureux,
heureux enfant!

--Jamais, dit mistress Mallowe avec une indignation affectée, jamais
vous ne déjeunerez plus ici, Lucinde, votre conduite est scandaleuse.

--C’est votre faute, répliqua mistress Hauksbee, pourquoi avoir voulu me
suggérer d’abdiquer? Rien que cela! Non, jamais! ja-a-mais! Je jouerai,
je danserai, je chevaucherai, je flirterai, je ferai des cancans, je
dînerai en ville, je m’approprierai les prisonniers légitimes de toutes
les femmes qu’il me plaira, jusqu’à ce que je tombe, ou qu’une femme
plus forte que moi me confonde devant tout Simla, et ma bouche ne sera
plus que poussière et cendres avant que je capitule ainsi.

Elle se dirigea vers le salon.

Mistress Mallowe la suivit et lui passa le bras autour de la taille.

--Il n’y a rien à redire à ma conduite, reprit mistress Hauksbee d’un
air de défi, et cherchant son mouchoir. Voilà dix soirs que je dîne en
ville et que je passe l’après-midi à répéter. Vous en seriez fatiguée
vous-même. Je suis seulement fatiguée, rien que fatiguée.

Mistress Mallowe ne témoigna point de compassion à mistress Hauksbee et
ne l’engagea point à aller se coucher. Elle lui donna une autre tasse de
thé et renoua la conversation.

--J’ai passé par là, moi aussi, ma chère, dit-elle.

--Je m’en souviens, dit mistress Hauksbee, avec un rayonnement de malice
sur les traits, en 84, n’est-ce pas? La saison suivante, vous vous êtes
beaucoup moins surmenée.

Mistress Mallowe sourit d’un air de supériorité, d’un air de sphinx.

--Je suis devenue une Influence.

--Grands Dieux! mon enfant, vous ne vous êtes pas envolée parmi les
Théosophistes, et vous n’avez pas baisé le gros orteil de Bouddha,
n’est-ce pas? J’ai voulu m’affilier jadis, mais on m’a écartée comme
sceptique--ce qui m’ôte toute chance de perfectionner ma pauvre petite
intelligence.

--Non, je n’ai pas théosophisé. Jack dit...

--Ne parlez pas de Jack. Ce que dit un mari, on le sait d’avance.
Qu’est-ce que vous avez fait?

--J’ai fait une impression durable.

--Et moi aussi... pendant quatre mois. Mais cela ne m’a pas le moins du
monde consolée. J’avais pris l’homme en grippe. Est-ce que vous n’allez
pas cesser de sourire de cet air insondable et me dire où vous voulez en
venir?

Alors mistress Mallowe parla.

       *       *       *       *       *

--Et vous prétendez soutenir que tout cela fut purement platonique de
part et d’autre?

--Absolument; et dans le cas contraire, je ne m’y serais point
embarquée.

--Et c’est à vous qu’il doit sa dernière promotion?

Mistress Mallowe affirma d’un signe de tête.

--Et vous l’avez mis en garde contre la petite Topsham?

Autre signe affirmatif.

--Et vous lui avez parlé du mémoire particulier envoyé sur son compte
par sir Dugald Delane?

Troisième signe affirmatif.

--Pourquoi?

--Quelle question à faire à une femme? D’abord, parce que cela
m’amusait. Aujourd’hui, je suis fière de ma conquête. Si je vis, il
continuera à réussir. Oui, je le mettrai sur le chemin qui mène tout
droit à la croix de Chevalier, à tout ce qui peut avoir quelque prix aux
yeux d’un homme. Quant au reste, cela le regarde.

--Polly, vous êtes la plus extraordinaire des femmes.

--Pas le moins du monde. Je me concentre, voilà tout. Vous, vous vous
éparpillez, ma chère, et bien que tout Simla connaisse votre habileté à
conduire un attelage...

--Ne pourriez-vous pas employer un terme plus gracieux?

--Un attelage à six, depuis le Mussuck jusqu’au petit Hawley, vous n’y
gagnez rien, pas même de vous amuser.

--Et vous?

--Essayez ma recette. Prenez un homme et non point un gamin, notez bien,
un homme très mûr, sans attaches, et soyez pour lui un guide, un
philosophe, une amie. Vous trouverez là l’occupation la plus
intéressante à laquelle vous vous soyez jamais adonnée. C’est chose
possible, vous n’avez pas besoin de me regarder comme cela--puisque je
l’ai fait.

--Il y a là un élément de danger qui donne de l’attrait à l’aventure. Je
chercherai un homme de ce genre et lui dirai: «Maintenant, il est bien
entendu qu’il ne doit pas être question de flirt. Faites exactement ce
que je vous dirai. Mettez à profit mes renseignements et mes conseils,
et tout ira bien.» Est-ce là votre idée!

--Plus ou moins, dit mistress Mallowe avec un sourire énigmatique, mais
assurez-vous que l’on vous comprend.




II


     _Pan! pan! Pouf! pouf! Quel nuage de poussière sale. Ma poupée a eu
     un accident. Et toute la sciure de bois est partie._

       (_Chanson de nourrice._)




Ainsi, à la Fonderie, d’où l’on voit tout le Mail de Simla, mistress
Hauksbee était aux pieds de mistress Mallowe, et recueillait les leçons
de la sagesse.

Le résultat de cet entretien fut la grande idée que mistress Hauksbee
était fière de prendre à son compte.

--Je vous en avertis, dit mistress Mallowe, qui éprouvait déjà quelques
remords de sa suggestion, la chose n’est pas aussi aisée qu’on le
croirait. La première femme venue,--la petite Topsham elle-même--,
conquérir un homme, mais il en est très peu, _très peu_ qui sachent le
manier quand il est pris.

--Mon enfant, j’ai été un Saint Siméon Stylite féminin, qui regardait
d’en haut les hommes, pendant ces... ces dernières années. Demandez au
Mussuck si je m’entends à les mener.

Mistress Hauksbee s’en alla en chantonnant: _j’irai à lui et je lui
dirai du ton le plus ironique_, pendant que mistress Mallowe riait toute
seule.

Puis, elle devint tout à coup sérieuse:

--Je me demande si j’ai bien fait de conseiller cette distraction. Lucy
est une femme avisée, mais un peu trop étourdie.

Huit jours plus tard, elles se rencontrèrent à un concert du lundi.

--Eh bien? demanda mistress Mallowe.

--Je le tiens, dit mistress Hauksbee, les yeux pétillants de gaieté.

--Qui est-il, petite fille? Je suis désolée de vous avoir parlé de cela.

--Regardez entre les colonnes, au troisième rang, le quatrième à partir
du bout. En ce moment, vous pouvez voir sa figure. Regardez.

--Otis Yeere! C’est bien le dernier auquel j’aurais songé. Je n’aurais
jamais cru! Je ne vous crois pas.

--Ah! Eh bien, attendez que mistress Tarkass ait commencé à démolir
Milton Wellings, alors je vous dirai tout. Chut! la voix de cette femme
me rappelle toujours un train souterrain qui passe sous Earl’s court
avec les freins serrés. Écoutez à présent. Il s’agit vraiment d’Otis
Yeere?

--Oui, je le vois, mais il ne s’ensuit pas qu’il soit votre conquête.

--Il l’est, par droit de premier occupant. Je l’ai trouvé abandonné,
sans amis, le soir même de notre entretien, au Burra Khana[C] de Dugald
Delane. Ses yeux m’ont plu et j’ai causé avec lui. Le lendemain il m’a
rendu visite. Le surlendemain, nous avons fait ensemble une promenade à
cheval. Aujourd’hui il est attaché par les mains et les pieds aux roues
de ma voiture. Vous verrez, quand le concert sera fini. Il ne sait pas
encore que je suis ici.

--Grâce à Dieu, vous n’avez pas choisi un gamin. Qu’allez-vous faire de
lui, en supposant que vous ayez fait sa conquête!

--En supposant!... Ah! vraiment, est-ce qu’une femme... est-ce que _moi_
je puis me tromper en ces sortes de choses? En premier lieu...

Et mistress Hauksbee se mit à compter ses motifs sur le bout de ses
petits doigts gantés.

--En premier lieu, je l’habillerai convenablement. Pour le moment, il
est habillé comme un paquet, et son plastron de chemise a l’air d’un
numéro du _Pionnier_ qu’on aurait froissé. En second lieu, quand je
l’aurai rendu présentable, je formerai ses manières. Quant à ses mœurs,
elles sont irréprochables.

--Il paraît que vous avez découvert bien des choses sur son compte,
depuis quelques jours à peine que vous le connaissez?

--Comme vous devez certainement le savoir, la première preuve de
l’intérêt qu’un homme porte à une femme consiste à lui parler de sa
charmante personne, sa personne à lui. Si la femme l’écoute sans
bâiller, il commence à trouver qu’elle lui plaît. Et si elle continue à
flatter l’animal dans sa vanité, il finit par l’adorer.

--Dans quelques cas.

--Laissons de côté les exceptions. Je connais celle à laquelle vous
pensez. En troisième et dernier lieu, après qu’il aura été poli, rendu
joli, je me propose, comme vous le disiez, d’être pour lui un guide, un
philosophe, une amie, et il réussira, tout comme a réussi votre ami. Je
me suis toujours demandé comment cet homme a eu de l’avancement. Le
Mussuck est-il venu vous trouver l’annuaire civil à la main, et mettant
un genou en terre, non, deux genoux--_à la Gibbon_--vous l’a-t-il tendu
en disant: «Ange adorable, choisissez un emploi pour votre ami?»

--Lucy, vos longues expériences dans le monde militaire vous ont
corrompue. On ne fait point de ces choses-là dans l’administration
civile.

--Je n’entends point déprécier le corps dont Jack fait partie, ma chère.
Je me bornais à me renseigner. Donnez-moi trois mois, et vous verrez
quels changements je ferai subir à ma proie.

--Agissez à votre gré, puisqu’il le faut. Mais je suis désolée d’avoir
eu la faiblesse de suggérer ce passe-temps.

--Je suis la discrétion même, et l’on peut avoir en moi une confiance
il-li-mi-tée, dit mistress Hauksbee, empruntant ces mots au texte de
_l’Ange Déchu_.

Et la conversation s’arrêta en même temps que cessait le long et sonore
cri de guerre de mistress Tarkass.

Les ennemis les plus acharnés de mistress Hauksbee,--et ils étaient
nombreux,--ne pouvaient guère l’accuser de perdre du temps.

Otis Yeere était un de ces personnages _muets_ prédestinés à être toute
leur vie la propriété du premier venu.

Dix ans passés dans les fonctions civiles au service de Sa Majesté, dans
le Bengale, et, en des postes peu ambitionnés, n’avaient pas contribué à
le rendre fier et n’avaient rien fait pour lui inspirer confiance.

Assez âgé pour avoir perdu cette première fleur d’enthousiasme
insouciant qui fait pleuvoir sur l’assistant à son début les rêves de
commissariat et de décorations, et qui lui fait tirer sur son collier
avec le zèle et le désintéressement du jeune cheval;--trop jeune encore
pour jeter un regard sur l’avancement réalisé, et pour remercier la
Providence d’être allé aussi loin dans de telles circonstances, il était
resté fixé au point mort de sa carrière.

Et l’homme qui est passé à l’immobilité cède à la plus légère impulsion
du dehors.

La fortune avait statué que, pendant la première partie de sa carrière,
Otis Yeere serait un de ces simples soldats sur lesquels passent les
roues pesantes de l’administration, manœuvre qui leur coûte le cœur et
l’âme, l’intelligence et la force.

Jusqu’au jour où la vapeur remplacera le travail manuel dans la
direction de l’Empire, il y aura toujours cette proportion d’hommes à
user, à consommer dans l’éternelle et machinale routine.

Pour eux, l’avancement est chose fort lointaine et l’usure de la
friction journalière est constante, toujours présente.

Les secrétariats ne les connaissent que de nom. Ils ne constituent point
l’élite des districts, où l’on va chercher les hommes pour les emplois
de chefs de division et de collecteurs.

Ils sont uniquement les simples soldats,--chair à fièvre.--Ils partagent
avec le ryot et le taureau de charrue l’honneur d’être la plinthe sur
laquelle porte l’État.

Les anciens ont déjà renoncé à leurs ambitions. Les moins anciens y
renoncent en soupirant. Les uns et les autres apprennent à attendre
patiemment la fin de la journée.

Douze ans à servir comme simple soldat, c’est, dit-on, suffisant pour
miner les cœurs des plus braves et émousser les intelligences les plus
aiguisées.

Otis Yeere avait fui, pour quelques mois, cette existence et était venu
chercher à Simla un peu de société masculine.

Son congé fini, il retournerait à son district marécageux, d’un vert
amer, et mal peuplé du Bengale, où il retrouverait l’assistant indigène,
le docteur indigène, le magistrat indigène, la gare fumante et
brûlante, la ville malpropre, l’insolence effrontée de la municipalité,
où des vies humaines s’usaient à ergoter.

Toutefois la vie foisonnait.

Le sol suintait les êtres humains, comme il fourmille de grenouilles
après les pluies.

Les vides faits pendant une saison étaient remplis à déborder par la
fécondité de la saison suivante.

Otis ne cachait nullement sa reconnaissance de pouvoir lâcher en peu de
temps sa besogne, de fuir cette ruche chaude, geignante, maladive,
incapable de se suffire à elle-même, mais toute-puissante pour démonter,
paralyser, entraver l’homme aux yeux enfoncés qui dans l’ironique
langage officiel «en avait la charge.»

       *       *       *       *       *

--Je savais qu’il y a des femmes fagotées au Bengale. Il nous en vient
de temps en temps, mais je ne savais pas qu’il y eût aussi des hommes
fagotés.

Alors, pour la première fois, Otis s’aperçut que ses habits montraient
un peu trop leur âge.

Mistress Hauksbee ne fut pas longtemps à apprendre d’Otis lui-même tout
ce qu’elle voulut savoir sur son sujet d’expérience.

Elle sut quelle existence il avait menée dans ces districts qu’elle
désignait vaguement par ces mots: «Ces terribles pays du choléra».

Elle apprit aussi, mais cela seulement plus tard, quel genre de vie il
avait compté mener, et quels rêves il avait faits dans l’an de grâce
1877, avant que la cruauté de la vie vint lui briser le cœur.

Les sentiers ombreux, où l’on chevauche autour de la colline de la
Perspective, étaient très agréablement accommodés pour ce genre de
confidences.

--Pas encore, disait mistress Hauksbee à mistress Mallowe. Pas encore,
il faut que j’attende que l’homme soit au moins habillé convenablement.
Grand Dieu, est-il possible qu’il ne se doute pas combien il est
honorable pour lui que, _moi_, je me charge de lui?

Mistress Hauksbee ne comptait point parmi ses défauts la fausse
modestie.

--Toujours avec mistress Hauksbee! disait mistress Mallowe, à demi-voix
avec son plus doux sourire, à Otis. Oh! les hommes! Voici nos Punjabis
qui murmurent sur ce que vous avez accaparé la femme la plus aimable de
Simla. Un jour ou l’autre, ils vous mettront en pièces sur le Mail,
monsieur Yerre.

Et mistress Mallowe descendit la côte à grand bruit, après s’être
assurée, par un regard jeté par-dessous la frange de son ombrelle, de
l’effet produit par ses paroles.

Le coup alla à son but.

C’était évident! Otis Yeere était un personnage dans ce tourbillon
affolant de Simla. Il avait accaparé la femme la plus charmante de Simla
et les Punjabis murmuraient.

Cette idée justifiait un léger éclair de vanité.

Otis n’avait jamais regardé sa liaison avec mistress Hauksbee comme un
événement qui pût intéresser le public.

L’idée d’être un objet d’envie était une sensation agréable pour un
homme sans importance reconnue.

Elle s’accrut par la suite le jour où quelqu’un qui déjeunait au club
dit d’un ton de dépit: «Eh, Yeere, vous allez bien pour un terrassier
affaibli! N’y a-t-il pas un ami pour vous dire que c’est la femme la
plus dangereuse de Simla?»

Yeere rit en dedans et passa outre.

Quand donc enfin ses habits neufs seraient-ils prêts?

Il descendit au Mail pour s’informer et mistress Hauksbee, qui venait de
monter en voiture la côte de l’église, lui jeta un coup d’œil
approbateur:

--Il apprend à se tenir comme un homme au lieu de se regarder comme une
pièce du mobilier.

Puis, fermant à demi les yeux pour mieux voir à travers l’éclat
aveuglant du soleil, elle ajouta:

--C’est un homme, quand il se tient de cette façon-là. Bienfaisante
satisfaction de soi-même, que serions-nous sans toi?

Les habits neufs firent naître une nouvelle provision d’assurance.

Otis Yeere s’aperçut qu’il était capable d’entrer dans une pièce, sans
se sentir couvert d’une légère moiteur, qu’il pouvait la traverser,
aller même s’entretenir avec mistress Hauksbee, tout comme si les
chambres étaient faites pour qu’on les traversât.

Pour la première fois, depuis neuf ans, il fut fier de lui-même, content
de son existence, satisfait de ses habits neufs et heureux de son amitié
avec mistress Hauksbee.

--La présomption, voilà ce qui manque au pauvre garçon, disait-elle
confidentiellement à mistress Mallowe. Je me figure que dans le
Bas-Bengale on occupe les fonctionnaires à labourer la terre. Vous le
voyez, il m’a fallu commencer par les rudiments, n’est-ce pas? mais vous
reconnaîtrez, n’est-il pas vrai, ma chère, qu’il a fait d’immenses
progrès, depuis que je me suis chargée de son éducation. Accordez-moi
encore un peu de temps, et il ne se reconnaîtra plus lui-même.

En effet, Yeere oubliait déjà rapidement ce qu’il avait été.

Un de ses collègues lui remit avec brutalité la chose en mémoire en lui
demandant, comme cela, à propos de rien:

--Ah! ça! mais on vous a donc nommé tout dernièrement membre du conseil?
Vous vous tenez aussi raide qu’une demi-douzaine de ces gens-là.

--J’en... j’en suis bien fâché; je ne l’ai pas fait exprès, vous savez,
dit Otis d’un ton d’excuse.

--Il n’y a plus moyen de vous tenir, reprit d’un ton grognon le vieux
routier. Descendez, Otis, descendez de voire perchoir, et
débarrassez-vous de cette folle affectation, en même temps que de votre
fièvre. Trois mille roupies par mois ne suffiraient pas à la justifier.

Yeere rapporta l’incident à mistress Hauksbee.

Il en était venu à la regarder comme sa directrice de conscience.

--Et vous avez fait des excuses! Fi, que c’est vilain! Je _déteste_ un
homme qui s’excuse. Ne vous excusez jamais de ce que votre ami qualifie
de raideur. _Jamais!_ Il est dans le rôle d’un homme de se montrer
insolent, arrogant jusqu’au jour où il rencontre plus fort que lui.
Maintenant, polisson, écoutez-moi.

Simplement, carrément, pendant que la voiture faisait le tour de Jakko,
mistress Hauksbee enseigna à Otis Yeere le grand Evangile de la
présomption, en l’illustrant de tableaux vivants, d’après les gens
rencontrés dans leur promenade de l’après-midi du dimanche.

--Grands Dieux! dit-elle en finissant par l’argument personnel, bientôt
vous vous excuserez d’être mon _attaché_.

--Jamais, dit Otis Yeere. C’est là une tout autre affaire. Je serai
toujours...

--Que va-t-il dire? pensa mistress Hauksbee.

--Fier de cela.

--Rien à craindre pour le moment, pensa encore mistress Hauksbee.

--Mais je crains d’être devenu fat. C’est comme Jeshurun, vous savez.
Lorsqu’il eut engraissé, il se mit à ruer. Cela vient, sans doute, de ce
qu’on n’a plus d’ennuis et de l’air de la montagne.

--L’air de la montagne! Ah vraiment? se dit à part soi mistress
Hauksbee. Il serait resté à se tenir caché au club jusqu’au dernier jour
de son congé, si je ne l’avais pas déniché.

Et, tout haut:

--Pourquoi ne le seriez-vous pas? Vous y avez tous les droits possibles.

--Moi? Comment?

--Oh! de cent façons. Je ne vais pas gaspiller cette charmante soirée en
explications, mais je sais que vous les avez. Qu’est-ce que c’était ce
tas de manuscrits que vous m’avez montrés sur la grammaire des
aborigènes? Comment les appelle-t-on?

--Les _Gullals_. C’est un tas de sottises. J’ai bien trop de besogne à
présent pour me casser la tête à propos de _Gullals_. Vous devriez venir
voir mon district. Descendez par là un de ces jours avec votre mari, et
je vous le ferai voir. Quel pays charmant dans la saison des pluies! Une
nappe d’eau, sur laquelle effleure la voie du chemin de fer, avec des
serpents qui sortent de partout, et en été des mouches vertes et de la
limonade verte! Les indigènes mourraient de peur si vous faisiez
seulement claquer un fouet de chien à leurs oreilles. Mais ils savent
que cela vous est interdit, et en conséquence ils s’entendent pour vous
rendre la vie insupportable. Mon district est surveillé par je ne sais
qui, à Darjeeling, sur la foi des faux rapports d’un homme de loi
indigène. Oh! c’est un coin du paradis.

Otis Yeere eut un rire amer.

--Il n’y a pas la moindre nécessité à ce que vous y restiez. Pourquoi y
restez-vous?

--Parce qu’il le faut: que puis-je faire pour en sortir?

--Quoi? mais cent cinquante choses. S’il n’y avait pas tant de monde sur
la route, j’aurais un vrai plaisir à vous gifler. Demandez, mon brave
garçon, _demandez_. Tenez, voilà le jeune Hexarly qui a six ans de
service et pas la moitié de vos talents. Il a demandé ce qu’il lui
fallait et il l’a obtenu. Tenez, là-bas, près du couvent, voilà Mac
Arthurson qui est arrivé à sa situation actuelle, en demandant,--en
demandant carrément, franchement, après être sorti par lui-même du rang.
Un homme en vaut un autre dans votre administration, croyez-moi. J’ai vu
Simla pendant plus de saisons que je ne tiens à en compter sur mes
doigts. Vous figurez-vous que les gens sont choisis pour leurs emplois
parce qu’on connaît d’avance leurs aptitudes? Vous avez tous subi un
examen difficile,--comment appelez-vous cela?... pour commencer, et à
l’exception d’un petit nombre qui ont tout à fait mal tourné, vous êtes
tous capables de travailler ferme. Pour le reste, cela dépend des
sollicitations. Appelez cela de l’aplomb, de l’insolence. Appelez cela
comme vous voudrez, mais demandez. Les gens font ce raisonnement,--oui,
je sais ce que disent les gens,--que par la seule audace qu’on montre à
demander, on prouve qu’on a de l’étoffe. Un homme faible ne dit point:
«Donnez-moi ceci ou cela», il pleurniche: «Pourquoi ne m’a-t-on pas
donné ceci ou cela?» Si vous étiez dans l’armée, je vous dirais:
«Apprenez à faire tourner des assiettes ou à jouer du tambourin avec vos
orteils.» Mais telles que sont les choses, demandez. Vous appartenez à
une administration où l’on devrait être capable de commander la flotte
du canal, ou de raccommoder une jambe vingt minutes après l’ordre donné,
et _pourtant_ vous hésitez à demander d’être délivré d’un district en
marmelade verte, où vous n’êtes pas le maître, vous l’admettez
vous-même. Lâchez complètement le gouvernement du Bengale. Darjeeling
même est un petit trou perdu. J’y ai habité jadis et les loyers étaient
d’une cherté fabuleuse. Faites-vous valoir. Adressez-vous au
gouvernement de l’Inde pour qu’il se charge de vous. Tâchez d’obtenir un
poste sur la frontière, où le premier venu a un grand avenir, s’il a
confiance en soi. Allez quelque part. Faites quelque chose. Vous avez
deux fois autant d’intelligence, et trois fois autant d’années de
service que les gens d’ici, et... et...

Mistress Hauksbee s’interrompit pour reprendre haleine.

Puis, elle continua:

--De quelque façon que vous envisagiez la chose, ne la perdez pas de
vue. _Vous_ qui devriez aller si loin!

--Je ne sais, dit Otis Yeere un peu abasourdi par cette éloquence
inattendue, je n’ai pas aussi bonne opinion de moi-même.

Ce que fit mistress Hauksbee n’était pas strictement platonique, mais
c’était adroit.

Elle posa légèrement sa main sur la patte dégantée qui s’allongeait sur
le bord de la capote rabattue de la voiture.

Elle regarda son homme bien en face, et lui dit d’une voix tendre,
peut-être trop tendre:

--Si vous manquez de confiance en vous, moi j’en ai. Est-ce assez, mon
ami?

--C’est assez, répondit Otis d’un ton solennel.

Il resta longtemps silencieux, à refaire les rêves qu’il avait faits
huit ans auparavant, mais à travers ces rêves passait, comme l’éclair
parmi des nuages dorés, la lueur des yeux violets de mistress Hauksbee.

C’est chose curieuse, chose impénétrable que les complications de
l’existence qu’on mène à Simla, le seul endroit de ce pays désolé où la
vie vaille la peine d’être vécue.

Peu à peu, entre les hommes et les femmes, dans les intervalles entre la
danse, le jeu et les courses, on en vint à dire qu’Otis Yeere, l’homme
aux yeux duquel venait de s’allumer la lueur d’une assurance tout
récemment acquise, s’était conduit «d’une façon assez brillante» dans le
désert d’où il venait.

Il avait ramené à la raison une municipalité égarée. Il avait employé
le budget sous sa propre responsabilité, sauvé la vie à des centaines de
gens.

Il en savait plus que personne au monde sur les _Gullals_. Il avait des
connaissances très étendues sur les tribus aborigènes, et malgré sa
jeunesse, il était l’autorité la plus considérable sur les _Gullals_
indigènes.

Nul ne savait au juste ce qu’étaient, ce que faisaient les _Gullals_
jusqu’au jour où le Mussuck, qui venait de faire une visite à mistress
Hauksbee et se piquait de savoir discerner les intelligences, expliqua
que c’était une tribu de féroces montagnards, située quelque part dans
les environs de Sikkim, et dont le grand Empire lui-même jugeait utile
de s’attacher l’amitié.

Or, nous savons déjà qu’Otis Yeere avait montré à mistress Hauksbee les
notes manuscrites réunies par lui pendant six ans de séjour au sujet de
ces mêmes _Gullals_.

Il lui avait aussi raconté comment, malade, abattu par la fièvre
qu’avait produite leur négligence, réduit presque à l’impuissance par
la perte de son employé préféré, plein d’une fureur sauvage à la vue du
pays désolé dont il avait la charge, il avait un jour envoyé au diable
la réunion d’yeux que composait son «intelligent bureau local» pour un
assortiment de _haramzadas_.

Cet acte de brutale et tyrannique oppression lui avait valu une
réprimande royale de la part du gouvernement du Bengale, mais la
chronique ne parla que de phtisie du Nord et n’en fit nulle mention.

De là nous arrivons forcément à conclure que mistress Hauksbee publia
ses souvenirs et les fit sonner aux oreilles de gens futiles et prêts,
elle le savait bien, à exagérer le bien et le mal.

Et Otis Yeere lui-même se comporta ainsi qu’il convenait au héros de
maints récits.

--Vous pouvez bien causer avec _moi_, quand vous n’êtes pas en train de
broyer du noir. Causez donc, et faites de votre mieux pour briller, pour
intéresser, dit mistress Hauksbee.

Otis Yeere n’avait pas besoin d’être stimulé.

Pensez à un homme qui a, pour le soutenir, les conseils d’une femme qui
est femme du monde ou plus encore. Tant qu’il gardera sa possession de
lui-même, il pourra s’entretenir avec les deux sexes sur un pied
d’égalité.

C’est un avantage que la Providence ne voulut jamais imaginer, elle, qui
créa l’homme certain jour, et la femme, le lendemain, afin de bien
indiquer par là que l’un ne connaîtrait qu’un tout petit peu de la vie
de l’autre.

Un tel homme va loin, ou bien, privé du conseil qui l’étayait, il
s’affaisse brusquement, et les gens de son monde se mettent à chercher
pourquoi.

Grâce à la savante stratégie de mistress Hauksbee, qui avait en outre à
sa disposition la science de mistress Mallowe, Otis Yeere, fier de
lui-même, et ayant fini par croire en lui-même parce que d’autres y
croyaient, était prêt à s’élever à toutes les grandeurs qui pourraient
lui advenir, et il était sûr que toutes choses tourneraient bien.

Il combattrait de ses propres armes. Il avait résolu que ce nouvel
effort aboutirait à un résultat plus heureux que la première
capitulation consentie par un «assistant» désespéré.

Qu’aurait-il pu arriver? Il est impossible de le dire. L’événement
lamentable se produisit: il fut le résultat direct de l’assertion, émise
par mistress Hauksbee, qu’elle passerait la saison suivante à
Darjeeling.

--Êtes-vous absolument décidée à cela? dit Otis Yeere.

--Absolument. Nous écrivons maintenant pour retenir un logement.

Otis Yeere eut «un arrêt brusque», comme s’exprima mistress Hauksbee en
discutant avec mistress Mallowe au sujet de la rechute.

--Il s’est conduit, dit-elle de mauvaise humeur, exactement comme le
poney du capitaine Kerrington aux dernières courses,... à cela près
qu’Otis Yeere est un âne. Il s’est arc-bouté sur ses pieds de devant et
a refusé de faire un pas de plus. Polly, cet homme est en train de me
désillusionner. Que faire?

En général, mistress Mallowe n’est pas d’avis qu’on demeure ébahi, mais
cette fois elle ouvrit de grands yeux, les plus grands possibles.

--Jusqu’à présent vous avez conduit l’affaire si habilement, dit-elle.
Parlez-lui, et demandez-lui quelle est son intention.

--Je le ferai... à une des danses de ce soir.

--Non... non, pas à une danse, dit prudemment mistress Mallowe. Les
hommes ne sont jamais complètement eux-mêmes à un bal. Mieux vaut
attendre jusqu’à demain matin.

--Sottises! S’il prétend dérailler de cette façon absurde, il n’y a pas
un jour à perdre. Venez-vous? Non? Eh bien, ma chère, tenez ma place.
Quoi qu’il arrive, je n’attendrai pas plus tard que le souper.

Mistress Mallowe attendit toute la soirée, et demeura longtemps,
gravement, à regarder le feu, et de temps à autre, elle souriait toute
seule.

       *       *       *       *       *

--Oh! Oh! Oh! cet homme est idiot. Il n’y a pas à dire, c’est un idiot
achevé. Je suis fâchée de l’avoir rencontré.

Mistress Hauksbee fit irruption, à minuit, presque en larmes, chez
mistress Mallowe.

--Qu’est-il donc arrivé? demanda mistress Mallowe, mais l’expression de
son regard disait bien quelle réponse elle attendait.

--Ce qui est arrivé? Mais tout est arrivé. Il était là. J’allai à lui,
et lui dis: «Voyons, que signifie cette absurdité?» Ne riez donc pas, ma
chère, je ne puis le souffrir. Mais vous savez ce que je veux dire.
Alors ce fut net, je le lui dis clairement et lui demandai une
explication, et il dit... Oh! je perds patience avec de pareils
idiots... Vous savez que j’avais parlé d’aller à Darjeeling l’année
prochaine? Il m’importe peu d’aller _ici_ ou _là_. J’aurais décidé de
changer de séjour et préféré perdre le prix du loyer pour m’épargner
cela. Il a dit, en propres termes, qu’il était décidé à ne plus se
donner aucun mal, parce que... parce qu’il serait envoyé dans une
province bien éloignée de Darjeeling et que son propre district, celui
qu’habitent ces créatures, est à moins d’un jour de voyage.

--Ah!... fit mistress Mallowe, d’un ton d’une personne qui a réussi à
dépister un mot obscur dans tout un dictionnaire.

--Avez-vous jamais rien entendu dire d’aussi fou, d’aussi absurde? Et il
avait la balle devant lui, rien qu’un coup de pied à donner. Je l’aurais
fait arriver à n’importe quoi, à n’importe quoi dans le vaste monde. Il
serait allé jusqu’au bout de la terre. Je l’y aurais aidé. Ne l’ai-je
pas fait, Polly? N’est-ce pas moi qui l’ai créé, cet homme? Ne me
doit-il pas tout? Et pour me récompenser, juste au moment où tout était
arrangé le mieux du monde, voilà cet accès de folie qui rompt tout.

--Bien peu d’hommes sont capables d’apprécier votre dévouement à sa
valeur.

--Oh! Polly, ne vous moquez pas de moi. Dès cette heure-ci, je renonce
aux hommes. Je me suis sentie capable de le tuer séance tenante. De quel
droit cet Homme... cette Chose,--que j’ai ramassée dans son misérable
champ de riz, s’est-il permis de me faire une déclaration d’amour?

--Il a fait cela? Il l’a fait?

--Il l’a fait. J’ai oublié la moitié de ce qu’il m’a dit, tant j’étais
en colère. Oh! mais il est arrivé une chose si drôle! Je ne puis
m’empêcher d’en rire à présent, bien que je me sois sentie sur le point
de pleurer de rage. Il s’est mis à délirer, et moi à m’emporter. Je
crains même que nous n’ayons fait un bruit terrible dans notre _Kala
Juggah_. Défendez ma réputation, ma chère, si demain l’affaire court
tout Simla.--Alors il se pencha brusquement en avant au beau milieu de
ces folies--. Je suis fermement convaincue que cet homme a perdu la
tête... Il m’embrassa.

--Mœurs au-dessus de tout reproche! ronronna mistress Mallowe.

--Elles l’étaient... Elles le sont. Jamais baiser ne fut plus absurde.
Je ne crois pas qu’il ait jamais embrassé une femme jusqu’à ce jour. Je
rejetai la tête en arrière, et ce fut une sorte de frôlement glissant,
du bout des lèvres, tenez, là, sur le bout du menton...

Mistress Hauksbee tapota de son éventail son petit menton masculin.

--Alors, naturellement, je me mis dans une _furieuse_ colère. Je lui dis
qu’il n’était point un gentleman, que j’étais désolée de l’avoir connu,
et tout le reste. Il fut si aisément aplati que je ne pouvais pas me
fâcher bien fort. Alors je suis venue tout droit vous trouver.

--Était-ce avant ou après le souper?

--Oh! avant... Des heures et des heures avant. N’est-ce pas absolument
écœurant?

--Voyons, que j’y pense. Je m’abstiens de me prononcer jusqu’à demain.
La nuit porte conseil.

Mais la nuit n’amena rien autre chose qu’un domestique porteur d’un joli
bouquet de roses d’Annandale pour mistress Hauksbee.

C’était pour qu’elle le portât au bal de ce soir-là, à la villa du
vice-roi.

--Il n’a pas l’air d’éprouver du remords, dit mistress Mallowe,
qu’est-ce que ce _billet doux_ que j’aperçois au milieu?

Mistress Hauksbee ouvrit le billet plié avec élégance, autre talent
qu’elle avait enseigné à Otis. Elle le lut, et eut un gémissement
tragique.

--Dernière épave d’une faible intelligence! Des vers? Et des siens, le
croiriez-vous? Oh! dire que j’ai bâti des projets sur un idiot aussi
complet.

--Non, c’est une citation prise dans mistress Browning, et
extraordinairement bien choisie pour s’appliquer aux faits de la cause,
comme dirait Jack. Ecoutez:

    Belle! vous avez mis le pied sur un cœur,
    Passez, il y a un univers plein d’hommes,
    Et des femmes, aussi belles que toi,
    Doivent agir aussi de temps à autre.

    Tu n’as posé le pied qu’à ton insu;
    Nul ne saurait t’accuser de méchanceté.
    Aussi pourquoi s’est-il trouvé un cœur
    A l’endroit où une belle allait poser le pied.

--Je ne l’ai pas fait, je ne l’ai pas fait, non, pas fait! dit mistress
Hauksbee de mauvaise humeur, et les yeux pleins de larmes. Je n’y ai pas
mis la moindre malice. Oh! comme c’est désolant!

--Vous vous êtes méprise sur le sens du compliment, dit mistress
Mallowe; il vous disculpe tout à fait et... hein!... d’après cela, je
suis portée à croire qu’il s’est esquivé. D’après l’expérience que j’ai
des hommes, quand ils commencent à citer de la poésie, c’est qu’ils vont
prendre leur vol. C’est comme les cygnes, qui chantent avant de mourir.

--Polly, vous vous montrez bien peu sensible à mes peines.

--N’est-ce pas? Sont-elles si terribles que cela? S’il a blessé votre
amour-propre, je dirais d’autre part que vous avez fait quelques ravages
dans son cœur.

--Oh! quand il y a un homme en cause, on ne sait jamais ce qui en est,
dit mistress Hauksbee.




A L’ENTRÉE DE L’ABIME

     _On dit que c’était une marée inattendue. Le Seigneur, qui l’a
     envoyée, sait tout ce qu’il en est. Mais à mon oreille restera
     toujours présent le message que les cloches laissèrent tomber des
     airs et ce furent pour moi des cloches terribles, celles qui
     lancèrent dans les ténèbres cet appel «Enderby»._

                           JEAN INGELOW.




Il était une fois un Homme, sa Femme, et un «Tertium Quid».

Tous les trois étaient pauvres de sens, mais c’était la Femme qui en
manquait le plus.

L’Homme aurait dû avoir l’œil sur sa Femme, et celle-ci éviter le
Tertium Quid, lequel, à son tour, aurait mieux fait d’avoir une femme à
soi, après une cour honnête et franche, à laquelle nul n’aurait pu
trouver à redire, dans les parages de Jakko ou de la colline de
l’Observatoire.

Quand vous voyez un jeune homme montant un poney couvert d’écume
blanche, le chapeau en arrière sur la tête, dévaler de la colline à un
train de quinze milles à l’heure pour aller retrouver une jeune
personne qui montrera, en le voyant, la surprise qui convient, vous
approuverez naturellement ce jeune homme, vous lui souhaiterez une
nomination dans l’administration, vous vous intéresserez à son
bien-être, et quand le moment propice sera venu, vous leur ferez présent
de pinces à sucre ou d’une selle de dame, selon vos ressources et votre
générosité.

Le Tertium Quid descendait la colline de toute la vitesse de son cheval,
mais c’était pour aller au-devant de la Femme de l’Autre, et quand il
remontait la côte, c’était dans le même but.

L’Autre était dans les plaines, occupé à gagner un argent que sa femme
dépenserait à s’acheter des toilettes, des bracelets de quatre cents
roupies, et autres objets de luxe de cette sorte et tout aussi coûteux.

Il faisait une rude besogne et lui envoyait chaque jour une lettre ou
une carte postale.

De son côté, elle lui écrivait chaque jour et lui disait avec quelle
impatience elle attendait qu’il revînt à Simla.

Quant au Tertium Quid, il était toujours là, se penchant par-dessus son
épaule et riant pendant qu’elle écrivait les billets.

Puis, tous deux montaient à cheval pour mettre la lettre à la poste.

Or, Simla est une localité singulière, qui a ses mœurs à elle, et à
moins d’y avoir passé au moins six saisons, on n’est pas en état de
prononcer avec preuves de fait, genre de démonstration qui mérite le
moins de confiance dans les tribunaux.

Pour ces raisons, et d’autres qu’il n’est pas nécessaire d’invoquer, je
me refuse à déclarer formellement qu’il existât quoi que ce fût de
condamnable sans appel dans les relations qui existaient entre la Femme
de l’Autre et le Tertium Quid.

S’il en existait, et que vous soyez obligé de vous faire une opinion à
ce sujet, les torts étaient du côté de la Femme de l’Autre.

Elle avait des façons de petit chat et promenait partout un air de douce
innocence évaporée. Mais elle en savait terriblement long dans les
choses coupables.

De temps à autre, le masque tombant, les hommes s’en apercevaient,
avaient le frisson et... reculaient.

Les hommes se montrent parfois délicats, et les hommes les moins
délicats sont toujours les plus exigeants.

Simla est excentrique dans sa façon de traiter les amitiés.

Certaines liaisons qui se sont formées et cristallisées pendant une
demi-douzaine de saisons acquièrent presque toute la sainteté du lien
matrimonial et sont respectées comme telles.

Au contraire, d’autres attachements d’égale ancienneté, et selon toute
apparence ayant droit aux mêmes égards, semblent ne pouvoir se faire
reconnaître comme un état officiel, tandis qu’une amitié due à quelque
hasard, et datant de deux mois à peine, s’installe dans une situation
qui de droit appartiendrait à une amitié plus ancienne.

Ces questions-là ne sont sujettes à aucune loi qui puisse s’imprimer.

Certaines gens ont le don de s’assurer une tolérance méritée et ce don
manque à d’autres.

La Femme de l’Autre ne le possédait pas.

Par exemple, regardait-elle par-dessus le mur du jardin, les femmes
l’accusaient de le faire pour leur prendre leur mari.

Elle se plaignait, en termes touchants, qu’on ne lui permît pas de
choisir ses amis.

Quand elle portait à ses lèvres son gros manchon blanc et vous disait
cela, en regardant par-dessus l’objet et vous jetant une œillade, vous
étiez convaincu qu’elle avait été calomniée d’une manière infâme, et que
toutes les autres femmes avaient été trompées par leur instinct, ce qui
était absurde.

On ne lui laissait pas posséder tranquillement son Tertium Quid, et elle
était si étrangement faite que si on le lui avait permis, elle n’aurait
connu aucune tranquillité.

Il lui fallait quelque apparence d’intrigue pour en revêtir jusqu’à ses
actions les plus banales.

Après deux mois de promenades à cheval, d’abord aux environs de Jakko,
puis de l’Église, puis de la colline de l’Été, puis de la colline de
l’Observatoire, puis au bas de Jutogh, et enfin sur la route de
voitures, où on faisait aller et retour le trajet jusqu’au défilé de
Tara-Devi dans l’obscurité, elle dit au Tertium Quid:

--Frank, on dit que nous passons trop de temps ensemble: les gens sont
bien méchants.

Le Tertium Quid tira sa moustache et répondit que les méchantes gens ne
valaient guère la peine que les gens chics se préoccupent d’eux.

--Mais ils ne s’en tiennent pas à jaser. Ils ont écrit, écrit à mon
époux, j’en suis sûre, dit la Femme de l’Autre, en tirant de la poche de
sa selle une lettre qu’elle tendit au Tertium Quid.

C’était une honnête lettre, telle que l’écrivait un honnête homme, en
train de cuire dans son jus, dans les plaines, pour deux cents roupies
par mois (car il en laissait à sa femme huit cent cinquante) sous un
banian de soie et des pantalons de coton.

Il y était dit que peut-être n’avait-elle pas songé combien il était
imprudent de laisser si généralement accoler son nom à celui du Tertium
Quid, qu’elle était encore trop enfant pour comprendre les dangers de
ces sortes de choses; que son mari serait bien le dernier à intervenir
par jalousie dans ses petites distractions et les choses qui
l’intéressaient, mais qu’enfin elle ferait mieux de rompre sans bruit
avec le Tertium Quid, pour être agréable à son mari.

La lettre était assaisonnée de maints petits termes d’amitié familière,
qui divertirent énormément le Tertium Quid. Lui et elle en rirent si
fort qu’à la distance de cinquante yards vous auriez pu voir leurs
épaules s’agiter, pendant que leurs chevaux trottaient côte à côte.

Leur entretien ne vaut pas la peine d’être rapporté.

Le résultat essentiel en fut que le lendemain personne ne vit la Femme
de l’Autre et le Tertium Quid ensemble. Ils étaient allés, ensemble, au
cimetière, qui généralement, ne reçoit d’autres visites officielles que
celles des habitants de Simla.

Un enterrement à Simla, avec le clergyman à cheval, les assistants à
cheval, le cercueil geignant sur les épaules des porteurs, c’est un
spectacle des plus décourageants qu’il y ait au monde, surtout quand le
cortège traverse la tranchée humide, suintante, qui se trouve au bas de
l’hôtel Rockcliffe, où le soleil ne pénètre jamais, où tous les filets
d’eau de la montagne se donnent rendez-vous pour pleurer et gémir avant
de descendre vers les vallées.

Quelquefois on s’occupe des tombes. Mais dans l’Inde, nous sommes
exposés à des déplacements si fréquents qu’au bout de deux ans, les
morts n’ont plus aucun ami.

Il ne leur reste plus que des connaissances, et celles-là trop occupées
à s’amuser là-haut pour songer à leurs anciens camarades.

L’idée de se donner rendez-vous dans un cimetière est éminemment
féminine.

Un homme eût dit tout simplement: «Laissons causer les gens et allons
faire un tour sur le Mail.»

Une femme est faite tout autrement, surtout une femme comme la femme de
l’Autre.

Elle et le Tertium Quid eurent le plus grand plaisir à se trouver
ensemble parmi les tombes d’hommes et de femmes qu’ils avaient connus,
avec qui ils avaient dansé dans les temps jadis.

Ils s’étaient munis d’une grande couverture de cheval, qu’ils avaient
étendue sur l’herbe pour s’y asseoir, dans un endroit où le sol
s’enfonce un peu.

C’est là que s’arrêtent les tombes pleines, et que se trouvent les
fosses creusées d’avance, mais inachevées.

Tout cimetière hindou bien tenu est pourvu d’une demi-douzaine de fosses
toutes creusées en cas d’urgence pour les besoins journaliers généraux.

Dans les Collines, elles sont généralement à la taille des petits
enfants, parce que les enfants qui arrivent là-haut déjà affaiblis et
gravement atteints, succombent souvent aux effets des pluies dans les
Collines, ou bien ils attrapent la pneumonie par la faute de leurs
ayahs, qui les promènent dans les bois de pins humides, après le
coucher du soleil.

Naturellement, dans les cantonnements, la mesure de l’homme adulte est
plus demandée. Ce sont des détails qui varient selon le climat et la
population.

Un jour que la Femme de l’Autre et le Tertium Quid venaient d’arriver au
cimetière, ils trouvèrent des coolies occupés à creuser le sol.

Ils avaient marqué une fosse d’adulte et le Tertium Quid demanda s’il y
avait quelque _sahib_ de malade.

Ils répondirent qu’ils ne savaient pas, mais qu’ils avaient reçu l’ordre
de creuser une fosse pour un _sahib_.

--Mettez-vous à l’ouvrage, dit le Tertium Quid, et montrez-nous comment
vous faites.

Les coolies se mirent à l’ouvrage.

La Femme de l’Autre et le Tertium Quid les regardaient en causant,
pendant les deux heures qu’on mit à creuser la fosse.

Puis un coolie, emportant la terre dans un panier à mesure qu’on la
tirait, sauta par-dessus la fosse.

--C’est étrange! dit le Tertium Quid. Où est mon ulster?

--Qu’est-ce qui est étrange? demanda la Femme de l’Autre.

--C’est que j’ai senti dans le dos un frisson glacial, tout comme si une
oie avait marché sur ma fosse.

--Alors pourquoi rester à regarder ça? dit la Femme de l’Autre.
Allons-nous-en.

Le Tertium Quid alla au bout de la fosse. Il y resta un instant à
regarder, sans répondre.

Puis, laissant tomber au fond un caillou, il dit:

--C’est affreux, c’est froid, horriblement froid. Je crois bien que je
ne reviendrai plus au cimetière. Je trouve qu’il n’y a rien de plaisant
à voir creuser ces fosses.

Tous deux s’en allèrent à pied et furent d’avis que le cimetière donnait
des idées noires.

Ils arrangèrent aussi une promenade à cheval pour le lendemain: on
partirait du cimetière, on passerait par le tunnel de Mashobra, on irait
jusqu’à Fagoo, et l’on reviendrait parce que tout le monde serait à la
garden-party donnée par le vice-roi, à sa maison de campagne, et que
tous ceux de Mashobra y seraient aussi.

En arrivant sur la route du cimetière, le cheval du Tertium Quid fit une
tentative pour partir à fond de train sur la montée, parce qu’il était
las d’être resté si longtemps immobile, et il trouva moyen de se luxer
un tendon de l’arrière-train.

--Je serai obligé de prendre la jument demain, dit le Tertium Quid, bien
qu’elle ne supporte rien qui soit moins léger qu’une bride.

Ils convinrent de tous les détails pour se retrouver au cimetière, après
avoir laissé aux gens de Mashobra un temps raisonnable pour arriver à
Simla.

Cette nuit-là, il y eut une forte pluie.

Le lendemain, quand le Tertium Quid se trouva au rendez-vous, il vit
qu’il y avait un pied d’eau dans la nouvelle fosse, qui avait été
creusée dans une argile dure et compacte.

--Par Jupiter voilà qui est abominable! dit le Tertium Quid.
Figurez-vous qu’on vous emballe, et puis qu’on vous descend dans ce
puits!

Alors ils se mirent en route pour Fagoo.

La jument jouait avec la bride et posait les pieds à terre avec autant
de soin que si elle avait été chaussée de satin.

Le soleil brillait divinement.

La route qui descend de Mashobra à Fagoo est qualifiée officiellement de
route Himalaya-Thibet,--mais ce nom-là n’empêche point qu’elle ait à
peine six pieds de large en certains endroits et que la profondeur de la
vallée d’en bas ne varie de mille à deux mille pieds.

--Maintenant, nous allons au Thibet, dit gaîment la Femme de l’Autre,
comme les chevaux approchaient de Fagoo.

Elle se trouvait du côté de la route qui bordait le précipice.

--Dans le Thibet, répondit le Tertium Quid, aussi loin que possible des
gens qui disent des choses affreuses et des époux qui écrivent des
lettres stupides. Avec vous, jusqu’au bout du monde.

Un coolie, chargé d’une poutre, parut au tournant, et la jument fit un
grand écart pour l’éviter, pieds de devant rentrés, hanches en saillie,
ainsi que doit le faire toute jument raisonnable.

--Jusqu’au bout du monde, dit la Femme de l’Autre, en jetant par-dessus
son épaule une regard qui, s’adressant au Tertium Quid, lui disait des
choses inexprimables.

Il sourit, mais pendant qu’elle le regardait, son sourire se glaça en
quelque sorte sur sa figure pour faire place à une sorte de ricanement
nerveux, ce ricanement nerveux des gens qui ne se sentent pas fort à
l’aise en selle.

La jument semblait s’effondrer par l’avant; ses naseaux émettaient un
craquement sec, pendant qu’elle s’efforçait de comprendre ce qui se
passait.

La pluie de la nuit précédente avait délayé la partie extérieure de la
route Himalaya-Thibet, et cette route s’en allait sous elle.

--Qu’est-ce que vous faites? dit la Femme de l’Autre.

Le Tertium Quid ne répondit pas. Il eut un autre ricanement nerveux et
planta ses éperons dans le flanc de la jument, qui battait la route à
coups redoublés de ses pieds de devant.

La lutte s’engagea.

La Femme de l’Autre cria:

--Oh! Frank, descendez.

Mais le Tertium Quid était collé à sa selle.

Il avait la figure bleue et blanche.

Il regarda la Femme de l’Autre dans les yeux.

Alors la Femme de l’Autre saisit à deux mains la tête de la jument, la
tint par les naseaux et non par la bride.

L’animal dégagea sa tête d’une secousse et dégringola en bas, en
poussant un grand cri, le Tertium Quid encore en selle, avec son
ricanement nerveux.

La Femme de l’Autre entendit le roulement des pierres et de la terre
meuble qui se détachaient de la route, et le cri que jetèrent en
s’effondrant l’homme et le cheval.

Puis tout se tut.

Elle cria à Frank de quitter sa jument et de remonter. Mais Frank ne
répondit pas.

Il était là-bas, sous sa monture, à une profondeur de neuf cents pieds,
où il écrasait le maïs d’un champ.

Les invités, en revenant de la fête donnée à la villa du vice-roi, dans
les brouillards du soir, rencontrèrent une femme affolée.

Elle allait contournant les rampes, les yeux et la bouche grand ouverts,
avec une expression qui lui donnait l’air d’une méduse.

Un homme, au péril de sa vie, l’arrêta, la descendit de sa selle,
réduite à l’état de loque sans consistance, et l’assit sur le bord de la
route pour tirer d’elle une explication.

Ce furent vingt minutes de perdues.

Alors on la renvoya chez elle dans la litière d’une dame, où elle resta
la bouche béante, tortillant les doigts de ses gants.

Elle resta couchée les trois jours suivants, qui furent des jours de
pluie, de sorte qu’elle n’assista point aux funérailles du _Tertium
Quid_, lequel fut descendu dans dix-huit pouces d’eau, alors qu’il avait
trouvé à redire à ce qu’il y en eût douze.




UNE COMÉDIE SUR LA GRANDE ROUTE

     _Tout projet comporte l’occasion et la réflexion: voilà pourquoi
     l’homme est très misérable._

       (ECCLÉSIASTE, VIII, 6.)




La destinée et le gouvernement de l’Inde ont fait de la station de
Kashima une prison, et si j’écris cette histoire, c’est que rien ne peut
soulager les pauvres âmes qui y subissent leur supplice, et je fais des
prières pour que le gouvernement de l’Inde se laisse persuader de
disperser aux quatre vents la population européenne.

Kashima est limitée en tous les sens par le cercle des hauteurs de
Dosheri, aux cimes couronnées de rocs.

Au printemps tout y est flamboyant de roses. En été, les roses meurent
et des hauteurs descend un vent chaud. En automne, les brouillards
blancs qui viennent des _jhils_ forment sur cette localité comme une
nappe liquide, et en hiver les gelées coupent au ras du sol tout ce qui
est jeune et tendre.

Il n’y a qu’une perspective à Kashima. C’est une vaste étendue de
pâturages et de terres labourables qui se prolonge, parfaitement plate
jusqu’aux pentes pelées, d’un gris bleu, des collines de Dosheri.

Il n’y a aucune distraction si ce n’est le tir à la bécasse et la chasse
au tigre, mais depuis bien longtemps les tigres ont été chassés des
tanières qu’ils occupaient dans les excavations des rocs.

Quant aux bécasses, elles ne font apparition qu’une fois par an.

Narkarra, qui est situé à cent quarante-trois milles par la route, est
la station la plus rapprochée de Kashima. Mais Kashima ne va jamais à
Narkarra, où il se trouve au moins douze Anglais; elle reste claquemurée
dans l’enceinte des collines de Dosheri.

Tout Kashima est d’accord pour disculper mistress Vansuythen de toute
intention méchante, mais tout Kashima est d’accord pour lui imputer, à
elle seule, ses souffrances.

Boulte, l’ingénieur, mistress Boulte et le capitaine Kurrell, savent
cela. Ils composent la population européenne de Kashima, si nous en
exceptons le major Vansuythen, qui ne compte pas du tout, et mistress
Vansuythen, qui a une importance prédominante.

Vous devez vous rappeler, bien que vous ne le compreniez pas, que toutes
les lois perdent de leur force dans une petite société inconnue, où
l’opinion publique n’existe pas.

Quand un homme est absolument seul dans une station, il court quelques
risques de s’engager dans de mauvaises voies.

Ce risque s’accroît à chaque unité qui s’ajoute à la population,
jusqu’au nombre de douze,--celui d’un jury.

Après cela commencent la crainte et la prudence qui en est la suite, et
l’action humaine prend une allure moins grotesquement saccadée.

Il régnait à Kashima une paix profonde jusqu’au jour où y arriva
mistress Vansuythen.

En dépit de cela, et, vu la malice du Destin, peut-être à cause de
cela, elle ne tenait qu’à un seul homme, et cet homme était le major
Vansuythen.

Si elle avait été laide ou bête, la chose aurait été intelligible pour
Kashima. Mais c’était une femme au teint clair, avec des yeux très
calmes, d’un gris qui rappelait la nuance d’un lac au moment précis où
la lueur du soleil va s’éclairer.

Aucun des hommes qui ont vu ces yeux-là ne fut, par la suite, en état
d’expliquer de quelle sorte de femme elle avait l’air.

Les yeux les éblouissaient.

Elle savait, par son propre sexe, qu’elle «n’était point désagréable à
voir, mais qu’elle se faisait tort en prenant l’air si grave.» Et
cependant sa gravité lui était naturelle.

Elle n’avait point l’habitude de sourire.

Elle se bornait à traverser la vie, en regardant passer les gens, et les
femmes trouvaient à redire qu’ils se missent à genoux pour l’adorer.

Elle sait le mal qu’elle a fait à Kashima, et elle en est profondément
fâchée, mais le major Vansuythen n’arrive pas à comprendre pourquoi
mistress Boulte ne vient pas au thé de l’après-midi au moins trois fois
par semaine.

--Quand il n’y a que deux femmes dans une station, elles devraient se
voir très fréquemment.

Longtemps, bien longtemps avant que mistress Vansuythen arrivât de ces
endroits lointains où il y a de la société et des distractions, le
capitaine Kurrell avait découvert que mistress Boulte était la seule
femme au monde qui fît son affaire.

Et n’allez pas les en blâmer.

Kashima était aussi loin du monde que le ciel et l’autre endroit, et les
collines de Dosebri gardèrent bien leur secret.

Boulte n’avait rien à voir dans l’affaire: il était en campement pour
une quinzaine consécutive.

C’était un homme dur, lourdaud, et ni mistress Boulte ni Kurrell
n’avaient de pitié pour lui.

Ils avaient à eux deux tout Kashima. Ils étaient l’un à l’autre
entièrement, absolument, et en ces jours-là, Kashima était un jardin
d’Éden.

Quand Boulte revenait de ses pérégrinations, il donnait à Kurrell une
tape entre les épaules, l’appelait: «Mon vieux», et tous les trois
dînaient ensemble.

Kashima était heureux alors.

La justice divine paraissait aussi lointaine que Narkarra ou le chemin
de fer qui va vers la côte. Mais le gouvernement expédia le major
Vansuythen à Kashima, et il y vint accompagné de sa femme.

A Kashima l’étiquette a beaucoup d’analogie avec celle qui régnerait sur
une île déserte.

Quand un étranger y est jeté, toute la population descend sur le rivage
pour lui souhaiter la bienvenue.

Kashima se rassembla sur le quai de maçonnerie qui se trouve près de la
route de Narkarra et se mit en devoir d’offrir le thé aux Vansuythen.

Cette cérémonie fut réputée une visite en règle et leur donna le libre
usage de la station avec ses droits et privilèges.

Quand les Vansuythen furent installés, ils donnèrent, pour pendre la
crémaillère, une petite réception à tout Kashima, et cela ouvrit leur
maison à tout Kashima, conformément à l’usage immémorial de la station.

Puis arrivèrent les pluies, époque où personne ne peut sortir pour
camper, où la route de Narkarra disparaît sous les inondations du fleuve
Kasun.

Le bétail allait s’enfonçant jusqu’aux genoux dans les pâturages en
forme de bassin circulaire de Kashima.

Les nuages tombaient par masses des collines de Dosheri et couvraient
tout.

A la fin des pluies, les façons de Boulte à l’égard de sa femme se
modifièrent.

C’était devenu une affection démonstrative.

Ils avaient douze ans de mariage: ce changement abasourdit mistress
Boulte. Elle haïssait son mari de toute la haine d’une femme qui n’a
jamais reçu de son compagnon que des preuves de bonté, et qui, malgré
ces bontés, s’est mal conduite envers lui.

En outre, elle avait assez affaire à tenir tête, à monter la garde pour
défendre son bien: son Kurrell.

Pendant deux mois, les pluies avaient rendu les collines de Dosheri
invisibles, ainsi que bon nombre d’autres choses.

Mais quand elles eurent pris fin, mistress Boulte put voir que son
homme, l’homme par excellence, son Ted (elle l’appelait Ted au temps
jadis, lorsque Boulte était trop loin pour entendre), son Ted glissait
peu à peu hors des chaînes de l’esclavage.

--La femme à Vansuythen s’est emparée de lui, se dit mistress Boulte.

Et quand Boulte fut parti, elle pleura sur sa conviction, malgré les
protestations exagérées de fidélité que prodiguait Ted.

A Kashima les peines de cœur donnent autant de bonheur que l’amour, car
il n’y a pour les affaiblir aucune autre ressource que le vol du temps.

Mistress Boulte n’avait pas soufflé mot à Kurrell de ses soupçons, car
elle n’avait pas une absolue certitude et sa nature exigeait qu’elle fût
absolument certaine avant d’engager une démarche quelconque.

Voilà pourquoi elle se conduisit comme on va le voir.

Boulte revint un soir à la maison et s’adossa aux montants de la porte
en mâchonnant sa moustache.

Mistress Boulte était occupée à mettre quelques fleurs dans un vase.
Même à Kashima, on se donne des airs de civilisation.

--Petite femme, dit Boulte d’un ton calme, avez-vous de l’affection pour
moi?

--Évidemment, dit-elle en riant. Pouvez-vous le demander?

--Mais je parle sérieusement, dit Boulte. Est-ce que vous m’aimez?

Mistress Boulte lâcha les fleurs et se hâta de faire demi-tour.

--Voulez-vous que je vous réponde franchement?

--Ou... oui, je vous ai fait cette question.

Mistress Boulte parla pendant cinq minutes d’une voix basse, égale, très
distincte, de telle sorte qu’il fût impossible de se méprendre sur ce
qu’elle disait.

Lorsque Samson brisa les colonnes de Paza, il fit une chose de mince
importance, qui ne mérite point d’être comparée à celle qu’accomplit une
femme en faisant choir son foyer domestique sur sa tête.

Mistress Boulte n’avait pas de sage amie pour faire comprendre à cette
prudente personne qu’elle devait garder sa langue.

Elle frappa Boulte au cœur, parce qu’elle était elle-même tourmentée de
ses doutes au sujet de Kurrell, parce qu’elle était lasse jusqu’à
l’accablement d’avoir fait le guet pendant tout le temps des pluies.

Elle parlait sans avoir un plan, un but.

Les phrases venaient d’elles-mêmes.

Boulte écoutait, adossé au montant de la porte, les mains dans ses
poches.

Quant tout fut fini, quand mistress Boulte se mit à respirer par le nez
avant de fondre en larmes, il éclata de rire et se mit à regarder
fixement les hauteurs de Dosheri, en face de lui.

--Est-ce tout? dit-il. Merci, je ne tenais qu’à savoir.

--Qu’est-ce que vous allez faire? dit la femme entre deux sanglots.

--Faire? Mais rien! Qu’est-ce que je ferais? Tuer Kurrell, ou vous
renvoyer au pays, ou demander un congé pour obtenir un divorce? Il faut
deux jours en dâk pour aller à Narkarra.

Il éclata de rire. Puis il reprit:

--Je vais vous dire ce que vous pouvez faire, _vous_. Vous pouvez
inviter Kurrell à dîner demain,--non, jeudi.--Comme cela, vous aurez le
temps de faire vos paquets,--et vous pourrez vous sauver avec lui. Je
vous donne ma parole que je ne courrai point après vous.

Il prit son casque et sortit.

Mistress Boulte s’assit jusqu’au moment où le clair de lune mit une
barre lumineuse sur la porte, et songea, songea, songea.

Elle avait fait de son mieux, sous l’impulsion du moment, pour abattre
la maison, mais celle-ci ne voulait pas tomber.

En outre, elle n’arrivait pas à comprendre son mari et elle avait peur.

Alors, elle fut frappée de la folie qu’elle avait commise par cette
inopportune confession.

Elle eut honte d’écrire à Kurrell pour lui dire:

«J’ai eu un moment de folie et j’ai tout raconté. Mon mari dit que je
suis libre de fuir avec vous. Procurez-vous un dâk pour jeudi, et nous
nous sauverons après le dîner.»

Il y avait dans cette façon d’agir une froideur qui ne lui disait rien.
Elle resta donc chez elle, à réfléchir.

A l’heure du dîner, Boulte revint de sa promenade, pâle, l’air fatigué,
égaré, et la femme fut émue de le voir si malheureux.

Pendant que la soirée s’écoulait, elle murmura quelques mots de chagrin,
quelques propos qui ressemblaient à de la contrition.

Boulte revint de son humeur noire, et dit:

--Oh! cela. Mais je ne pensais point à cela! A propos, qu’est-ce que dit
Kurrell au sujet de votre départ à vous deux?

--Je ne l’ai pas vu, dit mistress Boulte. Grand Dieu! Est-ce là tout?

Mais Boulte n’écoutait pas et la phrase de sa femme se perdit dans une
sensation d’étranglement.

Le jour suivant n’apporta aucun soulagement à mistress Boulte, car
Kurrell ne parut pas, et la nouvelle existence que, dans les cinq
minutes d’affolement de la soirée précédente, elle avait cru se créer
au moyen des ruines de l’ancienne, ne semblait pas plus près de se
réaliser.

Boulte déjeuna, lui recommanda de faire manger le poney arabe qu’elle
possédait, et s’en alla.

La matinée se passa.

A midi, la tension était insupportable.

Mistress Boulte ne pouvait pas pleurer. Elle avait épuisé ses larmes
pendant la nuit; elle ne tenait pas à rester seule.

Peut-être que la femme de Vansuythen consentirait à causer avec elle, et
comme en causant le cœur s’ouvre, peut-être trouverait-elle quelque
soulagement en sa compagnie.

Il n’y avait pas une autre femme à la station.

A Kashima, il n’y a point d’heures régulières pour les visites.

Chacun peut tomber chez son voisin quand il lui plaît.

Mistress Boulte se coiffa d’un vaste chapeau _terai_ et se dirigea vers
la maison de Vansuythen pour emprunter la Queen de la semaine dernière.

Les deux résidences étaient contiguës.

Au lieu de suivre la route, elle franchit une ouverture de la haie de
cactus et entra dans la maison par derrière.

Comme elle traversait la salle à manger, elle entendit, de l’autre côté
du purdah qui masquait la porte, la voix de son mari.

Il disait:

--Mais sur mon honneur, sur mon âme et sur mon honneur, je vous jure
qu’elle n’a aucune affection pour moi. Elle me l’a dit hier soir. Je
vous l’aurais dit alors si Vansuythen n’avait pas été avec vous. Si
c’est à cause d’elle que vous ne voulez rien me dire, vous pouvez être
tranquille; c’est Kurrell...

--Comment! dit mistress Vansuythen avec un petit rire convulsif,
Kurrell! Oh! non, ce n’est pas possible. Vous aurez dû commettre quelque
horrible méprise. Peut-être avez-vous perdu votre sang-froid, ou mal
entendu, ou quelque chose de ce genre. Les choses ne peuvent être aussi
mal que vous le dites.

Mistress Vansuythen avait changé son système de défense, pour empêcher
son interlocuteur à se livrer à un plaidoyer en règle, et faisait des
efforts désespérés pour lui ménager une sortie de côté.

--Il doit y avoir quelque méprise, insista-t-elle, et tout pourra
s’arranger.

Boulte eut un rire sauvage.

--Ce ne peut pas être le capitaine Kurrell! Il m’a dit qu’il n’avait
jamais songé, pas le moins du monde songé à votre femme, monsieur
Boulte. Oh! _écoutez_ donc! Il a dit qu’il n’y avait point songé, il l’a
juré, dit mistress Vansuythen.

Le _purdah_ s’agita, et l’entretien fut interrompu par l’entrée d’une
petite femme maigre, aux yeux largement cernés.

Mistress Vansuythen se dressa, la voix coupée:

--Qu’est-ce que vous disiez? demanda mistress Boulte. Ne vous inquiétez
pas de cet homme. Que vous a-t-il dit, Ted? Que vous a-t-il dit? Que
vous a-t-il dit?

Mistress Vansuythen se laissa aller désespérément sur le sofa, vaincue
par l’agitation de la femme qui l’interrogeait.

--Il a dit... Je ne puis me rappeler ce qu’il a dit... mais j’ai compris
ce qu’il disait... c’est-à-dire... Mais vraiment, mistress Boulte,
n’est-ce pas là une assez étrange question.

--Allez-vous me dire ce qu’il a dit, répéta mistress Boulte.

Un tigre même prendrait la fuite devant une ourse à qui on a ravi ses
oursons, et mistress Vansuythen n’était qu’une bonne femme ordinaire.

Elle reprit, avec une sorte de désespoir:

--Eh bien, il a dit qu’il n’avait jamais eu la moindre affection pour
vous, et que dès lors, naturellement, il n’y avait pas l’ombre d’une
raison pour que... et ce fut tout.

--Vous dites qu’il a juré qu’il n’avait point d’affection pour moi.
Est-ce que c’est vrai?

--Oui, dit bien doucement mistress Vansuythen.

Mistress Boulte oscilla un instant, à l’endroit où elle se trouvait,
puis tomba évanouie, la figure en avant.

--Qu’est-ce que je vous disais? fit Boulte, comme si l’entretien n’avait
pas été interrompu. Vous pouvez en juger par vous-même. Elle l’aime.

Le jour commençait à se faire dans son intelligence épaisse.

Il reprit:

--Et lui, qu’est-ce qu’il vous disait?

Mais mistress Vansuythen qui n’avait aucun goût pour les explications et
les protestations passionnées, s’était mise à genoux près de mistress
Boulte.

--Oh! brute, s’écria-t-elle. _Tous_ les hommes sont les mêmes. Aidez-moi
à la transporter dans ma chambre. Elle s’est fendu la figure en heurtant
la table. Voyons, tenez-vous tranquille et aidez-moi à la porter. Je
vous déteste, je déteste le capitaine Kurrell. Soutenez-la doucement, et
maintenant, en route. Partez!

Boulte porta sa femme dans la chambre de mistress Vansuythen et s’en
alla impénitent, brûlant de jalousie sans attendre l’explosion de
l’orage de colère et de répulsion dont le menaçait la dame.

Kurrell, s’il avait fait la cour à mistress Vansuythen, aurait-il fait à
Vansuythen autant de dommage qu’il en avait fait à Boulte, qui se prit
à se demander si mistress Vansuythen s’évanouirait en apprenant que
l’homme qui lui avait fait la cour la reniait absolument.

Pendant qu’il méditait là-dessus, Kurrell arrivait par la route au trot
de son cheval.

Il ralentit en lançant un joyeux bonjour.

--Eh bien, on est encore à chauffer mistress Vansuythen? Voilà qui est
mal pour un homme posé, marié! Qu’est-ce qu’en dira mistress Boulte?

Boulte releva la tête et répondit avec lenteur:

--Menteur que vous êtes!

La figure de Kurrell s’altéra.

--Qu’est-ce qu’il y a? demanda-t-il vivement.

--Pas grand’chose. Ma femme vous a-t-elle dit qu’elle et vous, vous êtes
libres d’aller où il vous plaira? Elle a eu l’obligeance de m’expliquer
la situation. Vous avez été un véritable ami pour moi, Kurrell, n’est-ce
pas, mon vieux?

Kurrell grommela, essaya d’ébaucher une phrase idiote comme pour dire
qu’il était prêt à donner «satisfaction». Mais la sympathie qu’il
portait à la femme était morte, elle s’était usée pendant la durée des
pluies, et mentalement il l’envoyait au diable pour sa stupéfiante
indiscrétion.

Il eût pourtant été si facile de lâcher la chose tout doucement, par
petits morceaux, tandis que maintenant, il avait sur les bras...

La voix de Boulte le rappela à lui-même.

--Je ne crois pas que ce soit une satisfaction pour moi de vous tuer, et
je suis presque sûr que ce n’en serait point une pour vous de me tuer.

Puis d’un ton pleurnicheur, ridiculement en désaccord avec ses griefs,
Boulte ajouta:

--Me paraît tout de même malheureux que vous n’ayez pas d’honneur pour
garder la femme, maintenant que vous l’avez prise. Vous avez été un ami
véritable pour elle, n’est-ce pas?

Kurrell resta longtemps l’air grave, le regard fixe.

La situation était trop forte pour lui.

--Qu’est-ce que vous voulez dire? demanda-t-il.

Boulte répondit plutôt à lui-même qu’à son interrogateur:

--Ma femme est allée à l’instant même chez mistress Vansuythen et à ce
qu’il paraît, vous avez dit à mistress Vansuythen que vous n’aviez
jamais aimé Emma. Je suppose que vous mentiez, selon votre habitude.
Qu’est-ce que mistress Vansuythen avait à voir avec vous, ou vous avec
elle? Essayez donc, pour une fois, de dire la vérité.

Kurrell reçut sans broncher cette double insulte, et répondit par une
autre question.

--Continuez. Qu’est-il arrivé?

--Emma s’est évanouie, dit Boulte, simplement. Mais, voyons, qu’est-ce
que vous avez dit à mistress Vansuythen?

Kurrell se mit à rire.

Si mistress Boulte, en laissant libre carrière à sa langue, avait mis le
chaos dans ses projets, il pouvait du moins prendre sa revanche en
blessant au vif l’homme aux yeux duquel il était humilié, montré sous un
jour déshonorant.

--Ce que je lui ai dit, à elle? Dans quel but un homme dit-il un
mensonge pareil? J’ai dit, je crois, à peu près tout ce que vous avez
dit, et je ne crois pas me tromper de beaucoup.

--J’ai dit la vérité, fit Boulte toujours parlant plus à lui-même qu’à
Kurrell. Emma m’a dit qu’elle me détestait. Elle n’a aucun droit sur
moi.

--Non, je ne le suppose pas. Vous n’êtes que son mari, voyez-vous. Et
qu’a dit mistress Vansuythen quand vous avez mis à ses pieds votre cœur
libre de tout engagement?

Kurrell se sentit presque redevenu vertueux en faisant cette question.

--Je crois que ça n’a aucune importance, répondit Boulte, et cela ne
vous regarde pas.

--Mais si, ça me regarde, je vous dis que ça me regarde, commença
effrontément Kurrell.

La phrase fut interrompue par un bruyant éclat de rire de Boulte.

Kurrell se tut un instant, puis il se mit à rire lui aussi, à rire
longtemps, à grand bruit, en se balançant sur sa selle.

C’était un son désagréable, cette imitation d’hilarité à laquelle se
livraient ces deux hommes sur la longue ligne blanche de la route de
Narkarra.

Ils n’étaient point des nouveaux venus à Kashima, sans quoi ils auraient
pu croire que la captivité dans l’enceinte des hauteurs de Dosheri,
avait fait perdre la raison à la moitié de la population européenne.

Le rire cessa brusquement, et Kurrell fut le premier à parler.

--Eh bien, que comptez-vous faire?

Boulte porta les yeux en amont de la route, puis vers les collines.

--Rien, dit-il, à quoi cela servirait-il? Ce serait trop féroce, ce
qu’il faudrait faire. Nous n’avons qu’à reprendre l’ancien train de vie.
Il ne me reste qu’à vous traiter de chien, de menteur, et je ne puis
pourtant pas passer tout le temps à vous dire des injures. En outre, je
ne m’en trouverais pas plus avancé. Nous ne pouvons pas quitter cet
endroit. Que peut-on faire ici?

Kurrell jeta un regard circulaire sur Kashima, cette souricière, et il
ne répondit pas.

Le mari trompé reprit ses propos extraordinaires.

--Continuez votre trajet, et parlez à Emma, si vous y tenez. Dieu sait
si je me soucie de ce que vous ferez?

Il s’éloigna laissant Kurrell le suivre d’un air stupéfait.

Kurrell n’alla point rendre visite à mistress Boulte, non plus qu’à
mistress Vansuythen.

Il resta en selle, songeur, pendant que son poney broutait au bord de la
route.

Un bruit de roues qui se rapprochaient le rappela à lui-même.

C’était mistress Vansuythen qui ramenait mistress Boulte chez elle,
pâle, épuisée, une entaille au front.

--Arrêtez, je vous prie, dit mistress Boulte. Je voudrais dire un mot à
Ted.

Mistress Vansuythen obéit, mais comme mistress Boulte se penchait en
avant, en s’appuyant sur le garde-boue du dogcart, Kurrell prit la
parole.

--J’ai vu votre mari, mistress Boulte.

Il n’était pas besoin de plus amples explications.

Les yeux de cet homme s’étaient dirigés non point sur mistress Boulte,
mais sur sa compagne.

Mistress Boulte saisit ce regard.

--Parlez-lui, implora-t-elle, en s’adressant à la femme qui était près
d’elle. Oh! parlez-lui! Dites-lui ce que vous venez de me dire.
Dites-lui que vous le détestez.

Elle se pencha au-devant et pleura amèrement pendant que le saïs,
impassible, s’avançait pour tenir le cheval.

Mistress Vansuythen devint pourpre et lâcha les rênes. Elle n’entendait
pas être mêlée à ces coupables explications.

--Je n’ai rien à voir là-dedans, dit-elle d’abord avec froideur.

Mais les sanglots de mistress Boulte la touchèrent et elle s’adressa à
l’homme.

--Je ne sais trop ce que je vais dire, capitaine Kurrell, je ne sais
trop comment vous qualifier. Je suis d’avis que vous vous êtes
conduit... que vous vous êtes conduit d’une façon abominable, et elle
s’est fait contre la table une terrible ouverture au front.

--Cela ne fait pas mal, ce n’est rien, dit mistress Boulte d’une voix
faible. Cela importe peu. Dites-lui ce que vous m’avez dit. Dites-lui
que vous n’avez aucune affection pour lui. Oh! Ted, est-ce que vous ne
la croirez pas?

--Mistress Boulte m’a donné à entendre que vous... que vous l’aimiez
jadis... reprit mistress Vansuythen.

--Eh bien, dit brutalement Kurrell, il me semble que mistress Boulte
ferait mieux d’aimer d’abord son mari.

--Arrêtez, dit mistress Vansuythen, écoutez-moi d’abord. Je ne tiens
pas... je ne cherche pas à savoir quoi que ce soit sur vous et sur
mistress Boulte, mais je tiens à vous faire savoir que je vous hais, que
je vous regarde comme un chien, et que je ne vous reparlerai jamais,
jamais. Oh! je n’ose pas dire ce que je pense de vous, espèce de...

--Je veux parler à Ted, gémit mistress Boulte.

Mais le dogcart partit à grand bruit et Kurrell resta sur la route,
confondu, bouillant de colère contre mistress Boulte.

Il attendit que mistress Vansuythen ramena sa voiture chez elle, et
celle-ci, délivrée de l’embarras que lui causait la présence de mistress
Boulte, lui répéta pour la seconde fois ce qu’elle pensait de lui et de
ses actes.

C’était l’usage à Kashima que tout le monde se réunit le soir sur le
quai de la route de Narkarra pour prendre le thé et discuter sur les
menus détails de la journée.

Le major Vansuythen et sa femme se trouvèrent seuls au lieu de
rendez-vous, peut-être pour la première fois, autant qu’il leur en
souvint.

Le joyeux Major, sans tenir compte de ce que lui dit avec infiniment de
raison sa femme, savoir que le reste des gens de la station étaient
peut-être indisposés, insista pour qu’on se rendît en voiture aux deux
bungalows et qu’on en déterrât les habitants.

--Rester assis au crépuscule! dit-il très indigné aux Boulte. Cela ne se
fait pas! Que diable, nous ne formons ici qu’une famille. Il faut que
vous sortiez. Il faut que Kurrell sorte aussi. Je lui dirai d’apporter
son banjo.

Telle est la puissance qu’exercent une honnête simplicité et une bonne
digestion sur les consciences coupables, que tout Kashima sortit, y
compris le banjo, et le Major jeta sur la société un regard circulaire
accompagné d’une grimace expansive.

A cette grimace, mistress Vansuythen leva les yeux un instant et regarda
tout Kashima.

Sa pensée était aisée à interpréter. Le major Vansuythen ne saurait
jamais rien. Il était destiné au rôle d’outsider dans cette heureuse
famille qui avait pour cage les collines de Dosheri.

--Vous chantez horriblement faux, Kurrell, dit le Major fort
judicieusement. Passez-moi ce banjo.

Et il chanta de façon à écorcher les oreilles jusqu’au lever des étoiles
et au départ de tout Kashima pour le dîner.

       *       *       *       *       *

C’est ainsi que commença la nouvelle existence à Kashima, cette
existence qui data du jour, où, au crépuscule, mistress Boulte lâcha
bride à sa langue.

Mistress Vansuythen n’a jamais mis le Major au courant et comme il
redouble d’efforts pour maintenir une cordialité fatigante, elle a été
contrainte d’enfreindre son serment de ne jamais adresser la parole à
Kurrell.

Ces propos, qui doivent nécessairement conserver les apparences de la
politesse et de l’intérêt, servent admirablement à entretenir dans toute
sa vivacité la flamme de la jalousie et une haine sourde dans l’âme de
Boulte, car ils éveillent les mêmes passions au cœur de sa femme.

Mistress Boulte déteste mistress Vansuythen, parce qu’elle lui a pris
Ted, et je ne sais par quelle conséquence curieuse, elle la déteste
aussi parce que mistress Vansuythen déteste Ted, ce en quoi la femme est
plus clairvoyante que le mari.

Et Ted, le galant capitaine, l’honorable personnage, sait désormais
qu’il est possible de haïr une femme après l’avoir aimée et de pousser
cette haine au point d’aller jusqu’aux coups pour la faire taire.

Et par-dessus tout, il est choqué que mistress Boulte ne puisse
comprendre combien elle fait fausse route.

Boulte et lui vont ensemble à la chasse au tigre, en très bons amis.

Boulte a mis leurs relations sur un pied des plus satisfaisants.

--Vous êtes un gredin, dit-il à Kurrell, et j’ai perdu tout le respect
que j’ai pu avoir pour moi-même, mais quand vous êtes avec moi, je suis
certain que vous n’êtes pas à faire la cour à mistress Vansuythen ou à
rendre Emma malheureuse.

Kurrell supporte tout ce que Boulte peut lui dire.

Parfois ils s’absentent ensemble pendant trois jours, et alors le Major
insiste pour que sa femme aille tenir compagnie à mistress Boulte, bien
que mistress Vansuythen ait déclaré à maintes reprises qu’elle préfère
la société de son mari à n’importe quelle autre de ce monde. Et à en
juger par la façon dont elle s’attache à lui, on peut croire qu’elle dit
la vérité.

Mais naturellement, comme le dit le Major, dans une petite station, il
faut que tout le monde soit en relations amicales.




LA COLLINE DE L’ILLUSION

     _Qui rendit vain leur profond désir? Ce fut un Dieu, un Dieu qui
     ordonna leur séparation et qui plaça désormais, entre leurs
     rivages, l’Océan insondable, salé, infranchissable._

                      MATTHEW ARNOLD.




LUI.--Dites, ma chère, à vos jhampanies de ne pas tant se presser. Ils
oublient que je viens à peine de quitter les Plaines.

ELLE.--Preuve certaine que _moi_, je ne suis pas encore sortie avec
aucun d’eux. Oui, c’est une équipe qui n’est pas encore dressée. Où
allons-nous?

LUI.--Comme d’ordinaire, au bout du monde. Non, à Jakko.

ELLE.--Avez-vous dit de conduire en main votre poney derrière vous,
alors. C’est un long tour.

LUI.--Et le dernier, Dieu merci.

ELLE.--Y êtes-vous toujours décidé? Pendant ces derniers mois, je
n’osais vous prier d’écrire à ce sujet.

LUI.--Si, c’est mon intention! C’est dans ce but que j’arrange mes
affaires depuis l’automne. Qu’est-ce qui vous fait parler comme si vous
songiez à cela pour la première fois?

ELLE.--Moi! Oh! je ne sais, j’ai eu bien assez le temps d’y penser.

LUI.--Et vous avez changé d’idée?

ELLE.--Non. Vous devriez savoir que je suis un prodige de constance.
Quels sont vos... arrangements?

LUI.--_Nos_ arrangements, ma chérie.

ELLE.--Nos... soit! Mon pauvre ami, comme l’insolation vous a marqué le
front! Avez-vous essayé le sulfate de cuivre dans de l’eau?

LUI.--J’irai par là-haut dans un jour ou deux. Les arrangements sont
assez simples. A Tonga dès les premières heures du matin; arrivée à
Kalka à midi; à Umballa, à sept heures, de là par train direct de nuit,
à Bombay, où nous prenons le steamer pour Rome le 21. Voilà mon plan: le
Continent et la Suède, dix semaines de lune de miel.

ELLE.--Chut, n’en parlez pas sur ce ton-là. Cela me fait peur. Guy,
combien de temps avons-nous été fous tous les deux?

LUI.--Sept mois et quatorze jours, plus un certain nombre d’heures, je
n’en sais pas exactement le compte, mais j’y songerai.

ELLE.--Je voulais seulement savoir si vous vous rappeliez? Quelles sont
ces deux personnes sur la route de Blessington?

LUI.--Eabrey et la femme de Penner. Qu’est-ce que cela nous fait, à
nous? Racontez-moi tout ce que vous avez fait, et dit, et pensé.

ELLE.--Ce que j’ai fait, c’est peu. Ce que j’ai dit, encore moins, et
j’ai beaucoup réfléchi. C’est à peine si je viens de cesser.

LUI.--Vous avez eu grand tort. Et vous n’avez pas boudé?

ELLE.--Pas beaucoup. Pouvez-vous vous étonner que je ne sois pas portée
à l’amusement?

LUI.--A parler franchement, je m’en étonne. Où était la difficulté?

ELLE.--En ceci justement: plus je connais de monde ici, et plus je suis
connue, et plus la nouvelle de la catastrophe se répandra loin quand
elle arrivera. Voilà qui ne me plaît guère.

LUI.--Sottises! Nous en serons à l’abri.

ELLE.--Vous le croyez?

LUI.--J’en suis sûr, pour peu que nous ayons un vapeur ou un cheval pour
nous emporter. Ha! Ha!

ELLE.--Et le côté drôle de la chose consiste... En quoi consiste-t-il,
mon Lancelot?

LUI.--En rien, ma Geneviève. Je pensais seulement à une chose.

ELLE.--On dit que les hommes ont un sens plus fin de l’humour que les
femmes. Maintenant, _moi_, je pensais aux potins.

LUI.--Ne songez pas à d’aussi laides choses. Nous serons hors de leur
atteinte.

ELLE.--Cela sera quand même,--dans toutes les bouches à Simla,--cela
sera télégraphié d’un bout à l’autre de l’Inde,--on en parlera aux
dîners, et quand _Il_ sortira, on le dévisagera, pour voir comment _Il_
prend la chose. Et nous serons morts, mon cher Guy, morts, et jetés dans
les ténèbres extérieures, où il y a...

LUI.--Au moins de l’amour; n’est-ce point assez?

ELLE.--Je l’ai dit.

LUI.--Et vous le pensez encore?

ELLE.--A quoi pensez-vous?

LUI.--Qu’est-ce que j’ai fait? Cela équivaut également à la ruine pour
moi, d’après le calcul du monde,--à être rejeté de sa caste, à la perte
de mon emploi, à la destruction de l’œuvre de ma vie. Je paye la chose
un bon prix.

ELLE.--Et vous êtes placé si haut au-dessus du monde, que vous pouvez
vous offrir cela. Le suis-je?

LUI.--Ma divinité... N’est-ce rien?

ELLE.--Une femme très ordinaire, je le crains, mais par cela même,
respectable. Comment vous portez-vous, mistress Middleditch? Votre mari?
Je crois qu’il est en train de faire une promenade à cheval du côté
d’Annandale avec le colonel Statters. Oui, n’est-ce pas divin après la
pluie? Guy, combien de temps me laissera-t-on m’incliner devant mistress
Middleditch? Jusqu’au 17?

LUI.--Puante Écossaise! A quoi bon l’introduire dans la discussion?
Vous disiez?

ELLE.--Rien. Avez-vous jamais vu pendre un homme?

LUI.--Oui, une fois.

ELLE.--Pour quoi était-ce?

LUI.--Pour assassinat, naturellement.

ELLE.--Assassinat? Est-ce un si grand crime après tout, l’assassinat? Je
me demande quelles ont été ses sensations, quand la trappe est tombée.

LUI.--Je ne crois pas qu’il ait senti grand’chose. Quelle terrible
petite femme on est, ce soir? Vous frissonnez: prenez votre manteau, ma
chère.

ELLE.--Je crois que je vais le faire. Oh! regardez ce brouillard qui
s’étend sur Sanjaoli. Et moi qui comptais sur le soleil jusqu’au Mille
des Dames? Retournons sur nos pas.

LUI.--A quoi bon? Il y a un nuage sur la colline de l’Élysée, et cela
veut dire qu’il y a du brouillard sur tout le Mail. Allons toujours. Le
vent le dissipera peut-être avant que nous soyons arrivés au couvent.
Par Jupiter, il fait un froid glacial.

ELLE.--Vous le sentez, parce que vous venez d’arriver des plaines.
Mettez votre ulster. Qu’est-ce que vous dites de mon manteau?

LUI.--Ne demandez jamais son avis sur la toilette d’une femme, à un
homme qui est désespérément, abjectement amoureux de celle qui la porte.
Voyons. Comme tout ce qui vous touche, il est parfait. D’où l’avez-vous
fait venir?

ELLE.--C’est lui qui m’en a fait présent mercredi, jour anniversaire de
notre mariage, vous savez.

LUI.--Que le diable l’emporte s’il l’a fait. Il devient généreux en
vieillissant. Est-ce que ça vous plaît, cette chose bouffante qui fait
le tour du col? Moi, ça ne me plaît pas.

ELLE.--Ça ne vous plaît pas?

          Bon seigneur, soyez courtois.
    Quand vous passerez par la ville, seigneur,
        Si vous avez quelque amour pour moi,
        Achetez-moi une robe de futaine.

LUI.--Je ne dirai pas moi: «Cherche dans le puits, Jeannette,
Jeannette.» Attendez justement un peu, ma chère, et vous serez comblée
de robes de futaine, sans parler du reste.

ELLE.--Et quand les habits seront usés, vous m’en achèterez de neufs,
sans compter le reste?

LUI.--Assurément.

ELLE.--Je me le demande.

LUI.--Voyons, chérie, si j’ai passé deux jours et deux nuits en chemin
de fer, ce n’est pas pour vous entendre dire: je me le demande. Je
croyais que nous avions arrangé tout cela à Shaifazehat.

ELLE, _distraite_.--A Shaifazehat? Est-ce qu’il y a toujours une
station? Il y a de cela des siècles, des siècles. Elle doit tomber en
ruines. Tout, à l’exception de la route Kutcha[D] d’Amirtallah. Je ne
crois pas que cet écroulement se continue jusqu’au jour du jugement.

LUI.--Vous trouvez? De quelle humeur êtes-vous en ce moment?

ELLE.--Je ne saurais le dire. Comme il fait froid! Hâtons le pas, vite!

LUI.--Il vaudrait mieux aller un peu à pied. Arrêtez vos jhampanies et
descendons. Qu’avez-vous ce soir, ma chère?

ELLE.--Rien; il faudra vous accoutumer à mes façons. Si je vous ennuie,
je puis retourner à la maison. Voici le capitaine Cogleton qui arrive.
Je crois pouvoir dire qu’il s’empressera de m’escorter.

LUI.--Où! et entre _nous_ encore! Au diable le capitaine Cogleton!

ELLE.--Courtois chevalier! Est-ce votre ordinaire de jurer souvent en
causant? Ça détonne un peu, et vous pourriez jurer après moi.

LUI.--Mon ange... je ne savais ce que je disais. Vous faites volte-face
si vite que je ne puis vous suivre. Je me couvrirai de poussière et de
cendres, en guise d’excuses...

ELLE.--Il y en aura assez, plus tard.--Bonsoir, capitaine Cogleton, vous
allez chanter? Les chœurs se forment-ils déjà? Quelles danses vous
réserverai-je la semaine prochaine? Non! vous devez les avoir inscrites
tout de travers. La cinquième et la septième, ai-_je_ dit. Si vous vous
êtes trompé, je ne veux pas en subir les conséquences. Il faut que vous
changiez votre programme.

LUI.--Je croyais vous avoir entendu dire que vous n’étiez pas beaucoup
sortie, cette saison.

ELLE.--C’est très vrai, mais quand je sors, je danse avec le capitaine
Cogleton. Il est si bon danseur!

LUI.--Et vous vous reposez dehors avec lui, je suppose?

ELLE.--Oui; y trouvez-vous à redire? Dois-je désormais rester sous le
boisseau?

LUI.--De quoi vous parle-t-il?

ELLE.--De quoi parlent les hommes quand ils reconduisent les dames à
leur place?

LUI.--Heu! je ne sais pas trop! Mais maintenant que me voilà, il faudra
vous priver quelque temps de cet enchanteur de Cogleton. Il ne me plaît
guère.

ELLE, _après une pause_.--Savez-vous ce que vous avez dit?

LUI.--Je ne suis pas sûr de le savoir. Je ne suis pas de très bonne
humeur.

ELLE.--Je le vois, je m’en aperçois. Mon sincère et fidèle amant, où
sont «votre éternelle constance, votre foi inaltérable, votre
respectueux dévouement?» Je me rappelle ces phrases; on dirait que vous
les avez oubliées. Je cite un nom d’homme, en passant...

LUI.--Vous en dites bien plus long.

ELLE.--Soit, je lui parle d’une danse, peut-être la dernière de ma vie,
avant de... avant mon départ, et aussitôt, vous voilà à me témoigner une
défiance injurieuse.

LUI.--Je n’ai pas dit un mot.

ELLE.--Oh! vous en avez dit bien plus long par sous-entendu. Guy, est-ce
là le capital de confiance qui nous servira de point de départ pour
notre nouvelle existence?

LUI.--Non, non, naturellement. Je ne voulais pas dire cela. Sur ma
parole, sur mon honneur, je ne voulais pas dire cela. Passons, ma chère,
passons.

ELLE.--Oui, pour cette fois, et aussi pour la suivante, et ainsi de
suite pendant des années et des années, jusqu’au jour où je serai hors
d’état de m’en offenser. Vous en demandez trop, mon Lancelot..., et vous
en savez trop.

LUI.--Comment l’entendez-vous?

ELLE.--Cela, c’est une partie du châtiment: c’est qu’il ne saurait y
avoir une confiance parfaite entre nous.

LUI.--Pourquoi pas, au nom du Ciel?

ELLE.--Chut! C’est bien assez de l’enfer. Interrogez-vous vous-même.

LUI.--Je ne saisis pas.

ELLE.--Vous avez en moi une confiance si naturelle, que, quand je
regarde un autre homme... Cela ne fait rien. Guy, avez-vous jamais fait
la cour à une jeune fille... à une _honnête_ jeune fille?

LUI.--Oui, j’ai quelque idée d’avoir fait ça. Il y a des siècles.
C’était aux temps barbares, avant de vous avoir rencontrée, ma chère.

ELLE.--Dites-moi comment vous lui avez parlé.

LUI.--Qu’est-ce qu’un homme dit à une jeune fille? Je l’ai oublié.

ELLE.--_Moi_, je m’en souviens. Il lui dit qu’il a confiance en elle,
qu’il adore le sol qu’elle a foulé de ses pas, qu’il l’aimera,
l’honorera, la protégera jusqu’à son dernier jour, et dans cette
conviction, elle l’épouse. Du moins, je parle d’une jeune fille qui
était sans protection.

LUI.--Eh bien, alors?

ELLE.--Et alors, Guy? Et alors il faut à cette jeune fille dix fois plus
d’amour et de confiance, et de respect, qu’il n’eût suffi de lui en
accorder si elle eût été une simple femme mariée et que l’autre...
l’autre existence où elle consent à entrer, doive être simplement
supportable. Comprenez-vous?

LUI.--Simplement supportable? Mais ce sera le Paradis.

ELLE.--Ah! pouvez-vous me donner tout ce que j’ai demandé?... non pas
maintenant, non pas même dans quelques mois, mais quand vous commencerez
à songer à ce que vous auriez pu faire si vous aviez conservé votre
emploi et votre place, là-bas, dans la Société, quand vous en viendrez à
me regarder comme un boulet, un fardeau? C’est alors que j’aurai le plus
besoin de cela, Guy, car, dans tout ce vaste monde, je n’aurai plus que
vous.

LUI.--Vous êtes un peu nerveuse, ce soir, ma chérie, et vous avez une
façon bien dramatique d’envisager la situation. Une fois accomplies les
démarches nécessaires devant les tribunaux, il n’y aura plus d’obstacles
sur la route du...

ELLE.--Du saint état de mariage. Ha! Ha! Ha!

LUI.--Ne riez pas de cette horrible façon.

ELLE.--Je ne... Je ne puis... m’en empêcher. N’est-ce pas absurde? Ha!
Ha! Ha! Guy, arrêtez-moi vite. Autrement, je rirai jusqu’à ce que nous
soyons à l’église.

LUI.--Je vous en supplie, arrêtez-vous. Ne vous donnez pas en spectacle.
Qu’est-ce que vous avez?

ELLE.--Rien, cela va mieux à présent.

LUI.--Eh bien, tant mieux. Un instant, ma chère. Il y a une petite mèche
folle qui s’est échappée de derrière votre oreille droite, et qui se
promène sur votre joue. Là!

ELLE.--Merci, je crains bien que mon chapeau ne soit aussi un peu de
travers.

LUI.--Pourquoi portez-vous ces énormes poignards en guise d’épingles à
chapeau. Ils sont assez grands pour tuer un homme.

ELLE.--Oh! vous n’allez pas me tuer, j’espère. Vous me le faites entrer
dans la tête. Laissez-moi faire. Vous êtes si maladroit!

LUI.--Avez-vous eu beaucoup d’occasions de faire des comparaisons entre
nous, dans ce genre de besogne?

ELLE.--Guy, quel est mon nom?

LUI.--Je ne comprends pas.

ELLE.--Voici mon porte-cartes. Savez-vous lire?

LUI.--Oui, après?

ELLE.--Eh bien, voilà la réponse à votre question. Suis-je suffisamment
humiliée, ou tenez-vous à me demander s’il y en a encore un autre?

LUI.--Je comprends maintenant. Ma chérie, je n’ai pas eu un seul instant
cette idée. Je plaisantais seulement. Voilà! Quelle chance qu’il n’y ait
eu personne sur la route. On aurait été scandalisé.

ELLE.--On le sera bien davantage avant la fin.

LUI.--Non, pas cela! Je n’aime pas à vous entendre parler ainsi.

ELLE.--Homme déraisonnable! Qui donc m’a demandé d’envisager face à
face la situation et de l’accepter? Dites moi, est-ce que j’ai l’air
d’une mistress Penner? Ai-je l’air d’une coquine? _Jurer_, ce n’est
point dans mes habitudes. Donnez-moi votre parole d’honneur, mon
honorable ami, que je ne ressemble point à mistress Buzgago. Voici sa
pose, avec les mains jointes derrière la tête. Aimez-vous cela?

LUI.--Ne posez pas!

ELLE.--Je ne pose pas. Je suis mistress Buzgago. Écoutez:

    Pendant une anné tout entière
    Le Régiment n’a pas r’paru,
    Au Ministère de la Guerre
    On le r’porta comme perdu.
    On r’nonçait à retrouver sa trace,
    Quand un matin, subitement,
    On le vit r’paraître sur la place,
    L’Colonel toujours en avant.

Voilà comment elle roule ses _rr_. Est-ce que je lui ressemble?

LUI.--Non, mais je trouve mauvais que vous persistiez à jouer la
cabotine et à chanter de ces choses-là. Où diable avez-vous bien pu
ramasser la _Chanson du Colonel_? Ce n’est pas une chanson de salon.
Elle n’est pas convenable.

ELLE.--C’est mistress Buzgago qui me l’a apprise. C’est à la fois une
chanteuse de salon et une chanteuse de bon ton, et dans deux mois, elle
me fermera son salon, et grâce à Dieu, elle n’est pas aussi inconvenante
que je le suis. O Guy, Guy! Je voudrais être semblable à certaines
femmes et ne pas m’embarrasser de scrupules. Que dit donc Keene? «Savoir
porter des cheveux pris à un cadavre et renier le pain qu’on mange.»

LUI.--Je ne suis qu’un homme d’une intelligence limitée, et en ce moment
même, me voilà tout abasourdi. Quand vous aurez tout à fait épuisé le
bruyant défilé de vos diverses humeurs, dites-le-moi, et je tâcherai de
comprendre la dernière.

ELLE.--Des humeurs! Guy. Je n’en ai aucune. J’ai seize ans, et vous
vingt tout juste, et vous m’avez attendue devant l’école pendant deux
heures au froid. Et maintenant je vous ai rencontré, et nous rentrons
ensemble à pied à la maison. Cela va-t-il à Votre Majesté Impériale?

LUI.--Non, nous ne sommes pas des enfants. Pourquoi ne pouvez-vous pas
être raisonnable?

ELLE.--Voilà ce qu’il me demande, au moment où je vais commettre un
suicide par amour de lui, et... Oh! je ne tiens pas à faire la
Française, à tenir des propos sans suite sur ma mère... Mais vous ai-je
jamais dit que j’ai une mère, et un frère qui était mes délices avant
mon mariage? Il est marié maintenant. Pouvez-vous vous imaginer le
plaisir que va lui donner la nouvelle de cette fugue en duo? Avez-vous
parmi les vôtres, quelqu’un, Guy, qui puisse être charmé de ces
aventures?

LUI.--Une ou deux personnes. On ne peut faire une omelette sans casser
des œufs.

ELLE, _avec lenteur_.--Je n’en vois pas la nécessité.

LUI.--Ah! Que voulez-vous dire?

ELLE.--Faut-il que je dise la vérité?

LUI.--Etant donné les circonstances, cela vaudrait tout autant.

ELLE.--Guy, j’ai peur.

LUI.--Je croyais que nous nous étions mis d’accord sur tous les points.
De quoi avez-vous peur?

ELLE.--De vous.

LUI.--Oh! que tout aille au diable! Encore la vieille antienne! Voilà
qui est trop fort.

ELLE.--De _vous_.

LUI.--Et puis quoi?

ELLE.--Qu’est-ce que vous pensez de moi?

LUI.--C’est tout à fait à côté de la question. Qu’est-ce que vous
comptez faire?

ELLE.--Je n’ose pas risquer cela. J’ai peur. Si je pouvais me borner à
tricher.

LUI.--A la Buzgago? Non merci. C’est le seul point sur lequel il me
reste quelque notion d’honneur. Je ne veux pas manger de son sel, tout
en le volant. J’entends le razzier ouvertement ou pas du tout.

ELLE.--Je n’ai jamais voulu dire autre chose.

LUI.--Alors, dites-moi pourquoi vous vous donnez l’air de ne vouloir pas
venir?

ELLE.--Ce n’est point un air, Guy. J’ai peur.

LUI.--Expliquez-vous, je vous prie.

ELLE.--Cela ne peut pas durer, Guy, cela ne peut pas durer. Vous vous
fâcherez, et alors vous jurerez, et puis vous deviendrez jaloux. Puis
vous cesserez d’avoir confiance en moi. Vous en êtes déjà là maintenant,
et vous, vous serez vous-même le meilleur prétexte à douter. Et moi...
qu’est-ce que je ferai? Je ne vaudrai pas mieux que mistress Buzgago,
pas mieux que la première venue. Et vous le saurez! Oh! Guy, ne le
voyez-vous donc pas?

LUI.--Je vois que vous êtes déraisonnable à désespérer, petite femme.

ELLE.--Voilà. Dès que je soulève une objection, vous vous fâchez. Que
ferez-vous quand je ne serai plus que votre propriété, une propriété
volée. Cela ne se peut, Guy, cela est impossible. Je croyais la chose
possible, mais non, elle ne l’est pas. Vous vous lasserez de moi.

LUI.--Je vous dis que non. N’y a-t-il pas moyen de vous le faire
comprendre?

ELLE.--Allons, est-ce que vous ne voyez rien? Si vous me parlez sur ce
ton maintenant, vous me lancerez plus tard d’horribles injures, si je
ne fais pas absolument comme vous voudrez. Et si vous étiez cruel envers
moi, Guy, où irais-je? où irais-je? Je ne puis compter sur vous, je ne
puis compter sur vous.

LUI.--Je devrais, ce me semble, vous dire que je puis avoir confiance en
vous. J’en ai d’amples motifs.

ELLE.--Ne le dites pas, mon cher, cela me fait souffrir autant que si
vous me frappiez.

LUI.--Voilà qui n’est pas des plus plaisant pour moi.

ELLE.--Je ne saurais qu’y faire. Je voudrais être morte. Je ne puis
avoir confiance en vous, et je n’ai pas confiance en moi. Oh! Guy,
laissons tomber la chose et n’y pensons plus.

LUI.--Trop tard maintenant. Je ne vous comprends pas. Je ne le puis
pas... et je ne suis pas assez maître de moi pour avoir avec vous un
entretien ce soir. Puis-je aller vous voir demain?

ELLE.--Oui... _Non_... Donnez-moi le temps... Après-demain. Je monte ici
en rickshaw et je _le_ rencontre chez Peliti. Vous, vous allez monter à
cheval.

LUI.--J’irai aussi chez Peliti. J’ai besoin de prendre quelque chose.
Mon univers s’écroule sur ma tête, et les étoiles tombent. Qu’est-ce
qu’ont donc ces brutes à brailler dans l’ancienne bibliothèque?

ELLE.--C’est la répétition pour les chœurs du bal masqué.
N’entendez-vous pas la voix de mistress Buzgago? C’est une idée toute
nouvelle. Ecoutez...

MISTRESS BUZGAGO (dans l’ancienne bibliothèque, _con molta
espressione_):

    Gardez en haut, gardez en bas. Margery Daw
    A vendu son lit pour coucher sur la paille,
    Ne faut-il pas qu’elle soit une sotte, une salope,
    Pour vendre son lit et coucher dans la boue.

LE CAPITAINE COGLETON.--A la place de _boue_, je mettrai _foin_. Ça fait
meilleur effet.

LUI.--Non, j’ai changé d’idée au sujet de la boisson. Bonsoir, petite
dame. Vous verrai-je demain?

ELLE.--Ou... Oui! Bonsoir, Guy. Il ne _faut_ pas m’en vouloir.

LUI.--Vous en vouloir! Vous _savez_ que j’ai absolument confiance en
vous. Bonne nuit et... Dieu vous bénisse. (_Trois secondes après,
seule._) Hum! je donnerais quelque chose pour savoir quel est l’autre
homme qui est derrière tout cela?




UNE FEMME DE DEUXIÈME CATÉGORIE

     «_Est fuga, volvitur rota._» _Nous allons à la dérive. Où
     distingue-t-on confusément le port? Un, deux, trois, quatre, cinq
     font leur partie. C’est quelque chose tant de gagné si le numéro un
     fournit plus que son écot. Montre-nous-le, Hugues de Saxe-Gotha._

       (MAITRE HUGUES DE SAXE-GOTHA.)




--Habillée! Ne venez point me dire que cette femme-là fut jamais
habillée de sa vie. Elle se levait debout au milieu de la pièce, pendant
que son ayah... non, son mari... c’était certainement un homme...
lançait des habits sur elle. Ensuite elle s’est coiffée avec ses doigts
et a frotté son chapeau dans la poussière sous le lit. Je sais qu’elle
l’a fait. Je le sais tout comme si j’avais été présente à l’orgie. Qui
est-elle? demanda mistress Hauksbee.

--Sais pas, dit d’une voix faible mistress Mallowe, vous me donnez la
migraine. Je suis malheureuse aujourd’hui. Etayez-moi avec des
_fondants_, réconfortez-moi avec des chocolats, car je suis...
N’avez-vous rien apporté de chez Peliti?

--Il faut d’abord répondre à des questions. Vous aurez les sucreries
quand vous aurez répondu. Qui est donc, qu’est-ce donc, cette créature?
Il y avait au moins une demi-douzaine d’hommes autour d’elle, et on eût
dit qu’elle allait s’endormir au milieu d’eux.

--Delville, dit mistress Mallowe, Shady Delville, pour la distinguer de
mistress Jim du dit lieu. Elle danse comme elle s’habille, comme un
paquet, je crois. Son mari est quelque part du côté de Madras. Allez la
voir, si elle vous intéresse tant que cela.

--Qu’ai-je à faire de femmes shigramitiques? Elle a simplement attiré
mon attention une minute et je me suis étonnée de l’attraction qu’une
femme aussi fagotée peut exercer sur un certain type d’hommes. Je
m’attendais à la voir sortir de ses habits jusqu’au moment où j’ai
regardé ses yeux.

--Des crochets et des yeux, sûrement, fit mistress Mallowe avec
langueur.

--Ne faites pas la maligne, Polly. Vous me donnez mal à la tête; et
autour de cette meule de foin, il y avait une troupe d’hommes, un vrai
rassemblement.

--Peut-être qu’ils s’attendaient aussi...

--Polly, ne soyez pas rabelaisienne.

Mistress Mallowe se pelotonna confortablement sur le sofa et consacra
toute son attention aux bonbons.

Elle et mistress Hauksbee partageaient la même maison à Simla, où ces
événements survinrent deux saisons après l’affaire d’Otis Yeere, qui a
déjà été contée.

Mistress Hauksbee se dirigea vers la vérandah et jeta de là un coup
d’œil sur le Mail, le front tout ridé par la réflexion.

--Bah! fit mistress Hauksbee, vraiment!

--Qu’y a-t-il, dit mistress Mallowe d’une voix endormie.

--Ce paquet... et le _Maître de danse_... celui auquel je trouve à
redire.

--Pourquoi au _Maître de danse_? C’est un gentleman d’âge moyen, aux
tendances peu en faveur, et romanesques, et qui recherche mon amitié.

--Alors résignez-vous à sa perte. Les femmes fagotées sont naturellement
collantes, et je m’imagine volontiers que cette bête-là,--comme son
chapeau a l’air terrible, vu d’en haut!--doit être particulièrement
collante.

--Je lui souhaite de tout mon cœur du succès avec ce _Maître de danse_,
pour ce qui me concerne. Je n’ai jamais pu m’intéresser à un menteur
monotone. Le but qu’il poursuit vainement dans son existence est de
persuader aux gens qu’il est célibataire.

--Oh! oh! je crois avoir déjà rencontré cette sorte d’homme. Et
l’est-il?

--Non, il me l’a confié il y a quelques jours. Pouah! il y a des hommes
qu’on devrait tuer.

--Qu’a-t-il fait?

--Il posait pour la plus horrible des horreurs; pour l’homme incompris.
Dieu sait si la femme incomprise est assez triste et assez écœurante,
mais l’autre sexe...

--Et avec cela gras! Moi, je lui aurais ri au nez. Les hommes me
prennent rarement pour confidente. Comment se fait-il qu’ils s’adressent
à vous?

--C’est dans le but de produire sur moi de l’effet grâce à leurs
antécédents. Protégez-moi contre les hommes à confidences.

--Et pourtant vous les encouragez.

--Que voulez-vous que je fasse? Ils parlent; j’écoute et ils jurent que
je sympathise avec eux. Je le sais bien, je témoigne toujours de
l’étonnement même quand l’intrigue est la plus vieillotte qu’on puisse
rêver.

--Oui, les hommes se montrent si effrontément explicites, dès qu’on leur
permet de parler, tandis que les confidences des femmes sont toujours
pleines de réserves, de mensonges, excepté quand...

--Excepté quand elles perdent la tête, et quand, vous connaissant depuis
une semaine, elles épanchent en vous des secrets inexprimables.
Vraiment, quand on y réfléchit, nous en savons bien plus long sur les
hommes que sur les personnes de notre propre sexe.

--Et ce qui est extraordinaire, c’est que les hommes se refusent à
croire qu’il en est ainsi. Ils prétendent que nous cherchons à cacher
quelque chose.

--C’est généralement ce qu’ils font pour leur compte. Hélas! ces
chocolats m’écœurent et je n’en ai pas mangé plus d’une douzaine. Je
crois que je vais me coucher.

--Alors vous allez engraisser, ma chère. Si vous preniez plus
d’exercice, et si vous vous intéressiez d’une manière plus intelligente
à votre prochain, vous...

--Seriez aussi aimée que mistress Hauksbee. Vous êtes une chérie de bien
des manières, et je vous aime. Vous n’êtes point la femme d’une femme,
mais _pourquoi_ vous tourmentez-vous au sujet de simples êtres humains?

--C’est que, faute d’anges qui, j’en suis sûre, sont les êtres les plus
monotones, les hommes et les femmes sont les êtres les plus attrayants
qu’il y ait au monde, ma chère paresseuse. Je m’intéresse à la Femme
fagotée, je m’intéresse au _Maître de danse_, je m’intéresse au petit
Hawley, et je m’intéresse à vous.

--Pourquoi me classer avec le petit Hawley? Il vous appartient en
propre.

--Oui, et dans son langage innocent, il déclare que je fais de lui
quelque chose de bien. Encore un petit progrès, et quand il aura passé
son examen supérieur ou subi toutes les épreuves que les autorités
jugeront nécessaire d’exiger de lui, je choisirai une jolie jeune fille,
la petite Holt, je pense, et...

A ces mots, elle agita la main d’un geste aérien:

--Ce que mistress Hauksbee aura uni, aucun homme ne sera capable de le
désunir. Voilà tout.

--Et quand vous aurez attelé sous le même joug May Holt et l’homme le
plus incasable qu’on connaisse à Simla, que vous vous serez acquis la
haine éternelle de la maman Holt, que ferez-vous de moi, ô dispensatrice
des destinées de l’Univers?

Mistress Hauksbee se laissa tomber dans une chaise basse, devant le feu,
et le menton dans sa main, elle considéra mistress Mallowe longtemps et
avec attention.

--Je ne sais, dit-elle en hochant la tête, et je ne sais ce que je ferai
de vous. Il est évidemment impossible de vous marier à quelque autre.
Votre mari y trouverait à redire, et tout bien considéré, l’entreprise
pourrait ne pas trop bien tourner. Je crois que je commencerai par vous
apprendre à ne plus... comment dire?... «ne plus vous endormir sur les
bancs des brasseries et à ne plus ronfler au soleil.»

--C’est assez, je n’aime pas vos citations, elles sont si malignes.
Allez au cabinet de lecture, et apportez-moi quelques livres nouveaux.

--Pendant que vous dormez? Non. Si vous ne voulez pas m’accompagner, je
vais étendre votre manteau le plus neuf sur la capote de ma voiture, et
si quelqu’un me demande ce que je fais là, je répondrai que je le porte
chez Phelps pour qu’il trouve à le louer. Je ferai en sorte d’être
aperçue par mistress Mac Namara. Allons, prenez vos affaires. Soyez une
bonne fille.

Mistress Mallowe obéit en gémissant.

Toutes deux se rendirent au cabinet de lecture, où elles trouvèrent
mistress Delville et l’homme auquel on avait donné le sobriquet de
_Maître de danse_.

A ce moment, mistress Mallowe, tout à fait réveillée, retrouva son
éloquence.

--La voici, cette créature, dit mistress Hauksbee du ton dont on montre
une limace sur la route.

--Non, dit mistress Mallowe, la créature c’est l’homme. Heu! Bonsoir,
monsieur Bent, je croyais que vous veniez prendre le thé, cet
après-midi.

--Mais n’était-ce pas pour demain? répondit le _Maître de danse_...
J’avais compris... je me figurais... je suis désolé... Comme c’est
malheureux!

Mais mistress Mallowe était déjà partie.

--Pour un homme qui s’entend si bien à donner le change, comme vous me
l’avez décrit, dit à demi-voix mistress Hauksbee, il me fait l’effet
d’un maladroit. Mais voyons, pourquoi aurait-il préféré une promenade
avec le paquet à prendre le thé avec nous? Affinités électives, je
suppose. Ils sont tous deux fagotés. Polly, jamais je ne pardonnerai à
cette femme tant que la terre tournera.

--Je pardonne n’importe quoi à n’importe quelle femme, dit mistress
Mallowe. Ce sera un châtiment suffisant pour elle. Quel timbre de
vulgarité elle a dans la voix!

La voix de mistress Delville n’était point jolie. Son port était moins
gracieux encore, et sa toilette était négligée atrocement. Toutes ces
choses-là mistress Mallowe les constata en regardant par-dessus les
feuillets de sa Revue.

--Mais qu’y a-t-il donc en elle? dit mistress Hauksbee. Voyez-vous ce
que je voulais dire en parlant d’habits qui tombent au hasard. Si
j’étais homme, j’aimerais mieux mourir que de me montrer avec un tel
paquet de chiffons. Et pourtant elle a de beaux yeux, mais... oh!

--Quoi?

--Elle ne sait pas s’en servir. Sur mon honneur, elle ne sait pas.
Regardez, oh! regardez. La négligence, je puis la souffrir, mais
l’ignorance, jamais. Cette femme est une sotte.

--Chut! elle va vous entendre.

--Toutes les femmes de Simla sont sottes. Elle croira que je parle d’une
autre. Quel couple absolument déplaisant elle fait avec le _Maître de
danse_. Cela me fait penser à une chose. Supposez-vous qu’ils en
viennent à danser ensemble?

--Attendez, on verra. Je ne lui envie pas la conversation du _Maître de
danse_, quel répugnant personnage! Sa femme devrait arriver ici le
plutôt possible.

--Savez-vous quelque chose sur son compte?

--Rien que ce qu’il m’a appris. C’est peut-être une invention d’un bout
à l’autre. Il a épousé une jeune fille élevée à la campagne, je crois,
et comme il a une âme honorable, chevaleresque, il m’a dit qu’il se
repentait de son marché et la renvoyait le plus souvent possible chez sa
mère, une personne qui avait habité dans le Doon depuis les temps les
plus anciens dont on se souvienne, et qui va à Mussoorie quand les
autres retournent chez eux. La femme est actuellement chez sa mère. Il
le dit.

--Des enfants?

--Un seulement, et il parle de sa femme en des termes qui révoltent.
Cela me l’a fait prendre en grippe. Et _lui_, il croyait faire de
brillantes épigrammes.

--C’est là un vice particulier aux hommes. Je le déteste parce qu’il ne
quitte presque pas un instant les entours de quelque jeune fille,
tenant à distance les bons partis. Il ne persécutera plus May Holt, ou
je me trompe fort.

--Non, je crois que mistress Delville pourra occuper son attention
pendant un certain temps.

--Croyez-vous qu’elle le sait père de famille?

--Elle ne le sait pas par lui. Il m’a fait jurer un secret éternel.
C’est pourquoi je vous mets au fait. Connaissez-vous ce type d’homme?

--Non pas intimement, grâce à Dieu. En règle générale, quand un mari se
met à me dire du mal de sa femme, le Seigneur, j’imagine, m’inspire une
réponse appropriée à sa sottise et nous nous quittons en froid. Je ris.

--Moi, c’est autre chose. Je n’ai pas l’instinct de l’humour.

--Alors, cultivez-le. L’humour a été mon principal soutien pendant tant
d’années que je ne les compte plus. Un sens bien cultivé de l’humour
sauvera une femme, alors que la religion, l’éducation, les influences
domestiques échoueront. Et nous pouvons toujours, à un moment donné,
avoir besoin d’être sauvées.

--Est-ce que vous supposez de l’humour à cette Delville?

--Sa toilette l’accuse. Comment une créature qui porte son _supplément_
sous son bras gauche peut-elle avoir la moindre notion de ce qui vous va
bien, et à plus forte raison de ce qui fait ressortir votre sottise? Si
elle écarte le _Maître de danse_ après l’avoir vu une seule fois danser,
je pourrai l’estimer... Autrement...

--Mais est-ce que nous n’allons pas beaucoup trop loin dans nos
suppositions, ma chère? Vous avez vu cette femme chez Peliti. Une
demi-heure après, vous la retrouverez avec le _Maître de danse_. Une
heure après, vous la rencontrez là-bas, au cabinet de lecture...

--Encore avec le _Maître de danse_, ne l’oubliez pas.

--Encore avec le _Maître de danse_, j’en conviens; mais y a-t-il là un
motif de vous imaginer que...?

--Je n’imagine rien. Je n’ai aucune imagination. Je suis seulement
convaincue que si le _Maître de danse_ éprouve une attraction pour le
paquet, c’est qu’il est critiquable de toutes les façons, et qu’elle
l’est pour tout le reste. Si je connais l’homme tel que vous l’avez
décrit, il tient maintenant sa femme en esclavage.

--Elle a vingt ans de moins que lui.

--Pauvre créature! et en définitive, après qu’il a posé, fait le
fanfaron, menti,--il a sous cette moustache en broussailles, une bouche
faite uniquement pour le mensonge,--il sera récompensé suivant ses
mérites.

Mais mistress Hauksbee, la tête très près du rayon qui supportait les
livres, chantonnait à demi-voix:

    Qu’est-ce qu’il aura, celui qui aura tué le Daim?

C’était une femme dont rien n’enchaînait la langue.

Un mois plus tard, elle énonça son intention d’aller rendre visite à
mistress Delville.

Mistress Hauksbee et mistress Mallowe étaient toutes deux en toilette du
matin, et il régnait une grande paix dans ce pays.

--Je devrais y aller telle que je suis, dit mistress Mallowe. Ce serait
la complimenter délicatement sur son goût.

Mistress Hauksbee s’étudiait dans un miroir.

--En admettant qu’elle ait une seule fois franchi cette porte, je
mettrais cette robe-ci, après toutes les autres, pour lui montrer ce que
devrait être une toilette matinale. Cela lui donnerait de la vie. Pour
le moment, je prendrai la robe gorge-de-pigeon--doux emblème de jeunesse
et d’innocence. Je mettrai aussi mes gants neufs.

--Si vous avez vraiment l’intention d’y aller, la robe couleur de tan
clair serait bien assez bonne. Vous savez d’ailleurs que la pluie fait
des taches sur la nuance gorge-de-pigeon.

--Cela m’est égal, je puis la rendre jalouse. Du moins je l’essaierai,
quoiqu’on ne puisse guère s’y attendre chez une femme qui met sur son
amazone une collerette de dentelle.

--Juste ciel! Et quand cela?

--Hier, pour faire cette promenade à cheval avec le _Maître de danse_.
Je les ai rencontrés derrière Jakko et la pluie avait fripé la dentelle.
Pour compléter l’effet, elle portait un chapeau _terai_ malpropre, avec
l’élastique sous le menton. Je me sentais bien trop contente pour
prendre la peine de la mépriser.

--Le petit Hawley vous accompagnait à cheval. Qu’est-ce qu’il pensait?

--Est-ce qu’un gamin remarque jamais ces choses-là? Est-ce qu’il me
plairait s’il y faisait attention? Il ouvrait de grands yeux, de la
façon la plus blessante, et au moment même où je croyais qu’il avait
aperçu l’élastique, il dit: «Il y a je ne sais quoi de très prenant dans
cette physionomie.» Je le remis tout de suite à sa place. Je n’approuve
point qu’un gamin se laisse prendre à une figure.

--A une figure qui n’est point la vôtre. Je ne serais pas du tout
surprise que le petit Hawley allât immédiatement faire une visite.

--Je le lui ai défendu. Qu’elle s’en tienne au _Maître de danse_ et à sa
femme quand elle arrivera. Je serais assez curieuse de voir mistress
Bent et cette Delville ensemble.

Mistress Hauksbee partit et revint au bout d’une heure, la figure un peu
rouge.

--Il n’y a pas de bornes à la perfidie de la jeunesse! J’avais ordonné
au petit Hawley de ne point faire cette visite, pour peu qu’il tînt à ma
protection. La première personne sur laquelle je tombe,--tomber c’est
bien le mot propre,--dans son petit salon rempli de coins sombres, c’est
naturellement le petit Hawley. Elle nous a fait attendre dix minutes, et
alors elle a apparu telle que si on venait de la sortir de la corbeille
au linge sale. Vous savez comment je suis, ma chère, quand on me met
hors de moi. Je pris un air _supérieur_, un air de supériorité
_écrrrasante_. Je levai les yeux au ciel, je n’avais entendu parler de
rien... je baissai les yeux sur le tapis et «je ne sus vraiment pas»...
«Je jouai avec mon porte-cartes». Je fis un «je m’en étais douté.» Le
petit Hawley se tortillait comme une fillette et il me fallut le
congeler en lui lançant des regards de travers entre les phrases.

--Et elle?

--Elle était assise, recroquevillée, sur le bord du canapé. Elle faisait
de son mieux pour éveiller l’impression qu’elle souffrait du mal
d’estomac, pour le moins. Tout ce que je pus faire, ce fut de ne point
lui faire de questions sur les symptômes qu’elle ressentait. Lorsque je
me levai, elle poussa un grognement tout à fait pareil à celui d’un
buffle dans l’eau. Trop paresseuse pour faire un mouvement.

--En êtes-vous certaine?

--Est-ce que je suis aveugle, Polly? Fainéantise, pure fainéantise, pas
autre chose,--à moins que ses vêtements ne soient bâtis que de façon à
pouvoir s’asseoir dedans. Je suis restée un quart d’heure à essayer de
distinguer quelque chose dans l’obscurité, de deviner les détails qui
l’entouraient, pendant qu’elle tirait la langue.

--Lu... Lucy!

--Allons, soit, je retire la langue. Pourtant si elle n’a pas fait cela
quand j’étais dans la chambre, je suis sûre qu’elle l’a fait une minute
après ma sortie. En tout cas, elle était assise en tas et elle grognait.
Demandez au petit Hawley, ma chère. Je crois que les grognements
devaient passer pour des phrases, mais elle parlait d’une façon si
indistincte que je n’en répondrais pas.

--Vous êtes incorrigible, tout simplement.

--Je ne le suis pas. Traitez-moi civilement. Accordez-moi une paix
honorable. Ne mettez pas en face de la fenêtre le seul siège disponible,
et un enfant pourra manger de la confiture sur mes genoux avant que
j’aille à l’église. Mais quand on me parle par grognements, je trouve
cela mauvais. N’en feriez-vous pas autant? Est-ce que vous supposez
qu’elle communique au _Maître de danse_ ses considérations sur la vie et
l’amour au moyen d’une série de «grmphs» modulés?

--Vous accordez trop d’importance au _Maître de danse_.

--Il est arrivé quand nous partions, et le Paquet est devenu presque
cordial, rien qu’en le voyant. Il a eu un sourire gras et s’est mis à
circuler d’une façon familière, fort propre à éveiller des soupçons,
dans ce chenil mal éclairé.

--Ne soyez pas si dépourvue de charité. Je pardonne tous les péchés,
excepté celui-là.

--Ecoutez la voix de l’Histoire. Je me borne à décrire ce que j’ai vu.
Quand il est entré, le paquet gisant sur le sofa s’est ranimé un peu. Le
petit Hawley et moi, nous sommes sortis. Il a perdu ses illusions, mais
j’ai cru de mon devoir de lui faire sévèrement la leçon pour être allé
là. Et c’est tout.

--Maintenant, je vous en supplie, laissez en paix la misérable créature
et le _Maître de danse_. Ils ne vous ont jamais fait aucun mal.

--Aucun mal? S’habiller de façon à servir de modèle et de pierre de
scandale à la moitié de Simla, et cela pour se trouver en présence de
cette personne qui a l’air d’avoir été habillée par la main de Dieu...
Ce n’est point que je cherche un seul instant à le déprécier, mais vous
savez de quelle façon «tikka-durzie» il habille ces lis des campagnes...
Cette personne attire les regards des hommes et même de quelques gens
qui ont fort bon goût. N’est-ce pas à vous dégoûter de tout vêtement?
Je l’ai dit au petit Hawley.

--Et que vous a répondu ce charmant enfant?

--Il en est devenu d’un rouge! Il s’est mis à regarder au loin vers les
collines bleues comme un chérubin en peine. Est-ce que je parle au
hasard, Polly? Laissez-moi dire ce que j’ai à dire, et je serai calme.
Sans cela, il pourrait bien se faire que je me mette à courir par Simla
et à y colporter quelques réflexions originales. En exceptant toujours
votre aimable personnalité, il n’y a pas dans tout le pays une seule
femme qui me comprenne, quand je suis... Quel est donc le mot exact?

--_Tête fêlée_, suggéra mistress Mallowe.

--C’est cela même. Et maintenant déjeunons. Les exigences de la société
vous épuisent, et, comme dit mistress Delville...

A ce point mistress Hauksbee laissa échapper, à la stupeur des
khitmagars[E], une succession de grognements qui firent ouvrir de
grands yeux surpris à mistress Mallowe.

--Que Dieu nous donne une opinion favorable de nous-mêmes, dit
pieusement mistress Hauksbee, revenant à sa langue natale. Eh bien! chez
toute autre femme, on aurait trouvé cela vulgaire. Je suis consumée du
désir de voir mistress Bent. Je m’attends à des complications.

--Femme d’une seule idée! dit brièvement mistress Mallowe, toutes les
complications sont aussi vieilles que les montagnes. J’ai passé par
toutes, ou presque toutes, toutes, toutes.

--Et pourtant vous ne comprenez pas que jamais les hommes et les femmes
ne se conduisent de la même façon deux fois de suite. Je suis une
vieille femme qui a été jeune. Si jamais je repose ma tête sur vos
genoux, vous apprendrez, ma grande chère sceptique, que nous ne sommes
séparées que par de la gaze; mais jamais, non, jamais, je n’ai cessé de
m’intéresser aux hommes et aux femmes. Polly, je veux avoir le cœur net
de cette affaire jusqu’à sa fin amère.

--Je vais me coucher, dit mistress Mallowe tranquillement. Je ne me mêle
jamais des affaires des hommes et des femmes, tant que je n’y suis pas
forcée.

Et elle se retira avec dignité dans sa chambre.

La curiosité de mistress Hauksbee ne fut pas longtemps sans récompense,
car mistress Bent arriva à Simla peu de jours après la conversation, qui
a été fidèlement rapportée ci-dessus, et elle remonta le Mail au bras de
son mari.

--Voyez-vous! disait mistress Hauksbee en se frottant le nez, d’un air
pensif. Voilà le dernier anneau de la chaîne, si nous laissons de côté
le mari de la Delville, quel qu’il puisse être. Réfléchissons. Les Bent
et les Delville habitent le même hôtel, et la Delville est détestée de
la Waddy--Vous connaissez la Waddy? C’est un paquet presque aussi gros.
La Waddy, de son côté, abomine le Bent mâle, ce qui lui vaudra
certainement d’aller en Paradis, si le poids de ses autres péchés ne
l’emporte dans la balance.

--Ne soyez pas aussi difficile, dit mistress Mallowe. La figure de
mistress Bent me plaît.

--C’est la Waddy que je discute, riposta d’un ton supérieur mistress
Hauksbee. La Waddy va entraîner à l’écart la Bent femelle, après avoir
emprunté--oui--tout ce qu’elle pourra, depuis des épingles à cheveux
jusqu’à des biberons d’enfant. C’est ainsi, ma chère, qu’on vit à
l’hôtel. La Waddy contera à la Bent femelle des faits vrais et faux au
sujet du _Maître de danse_ et au Paquet.

--Lucy, je vous aimerais mieux si vous n’étiez pas toujours à jeter un
coup d’œil dans les chambres des gens.

--Le premier venu peut regarder dans leur salon de réception, et
remarquez-le bien, quoi que je fasse, jamais je ne parlerai comme le
fera la Waddy. Espérons que le sourire gras du _Maître de danse_ et ses
manières de pédagogue adouciront le cœur de la vache qu’est sa femme. Si
jamais une bouche dit la vérité, je croirais que la petite mistress Bent
est capable, à l’occasion, de se mettre fort en colère.

--Mais quelle raison a-t-elle de se mettre en colère?

--Quelle raison? Le _Maître de danse_ est à lui seul une raison.
Comment cela se dit-il: «Si, dans sa vie, se présentent de légères
erreurs, regardez-le en face, et alors vous les croirez toutes.» Je suis
prête à croire n’importe quoi de défavorable sur le compte du _Maître de
danse_, parce que je le déteste à un point! Et le Paquet s’habille d’une
façon si révoltante, si dépourvue de goût...

--Que sans doute elle est, elle aussi, capable de toutes les iniquités?
Je préfère toujours avoir sur les gens les opinions les plus favorables.
Cela vous évite tant de désagréments.

--Très bien. Quant à moi, j’aime mieux croire le pis. Cela vous
économise tant de sympathie mal placée. Et vous pouvez être certaine que
la Waddy est de la même opinion que moi.

Mistress Mallowe soupira et ne répondit pas.

Cette conversation se tenait après le dîner, pendant que mistress
Hauksbee s’habillait pour aller au bal.

--Je suis trop fatiguée pour y aller, supplia mistress Mallowe.

Et mistress Hauksbee la laissa en paix jusqu’à deux heures du matin, où
elle entendit frapper avec insistance à sa porte.

--Ne vous fâchez pas _trop_, ma chère, dit mistress Hauksbee, mon idiote
d’_ayah_ est rentrée à la maison, et comme je compte dormir cette nuit,
il n’y a pas une âme qui soit capable de me délacer.

--Oh! voilà qui est trop fort, fit mistress Mallowe d’un ton boudeur.

--Je n’y puis rien. Me voilà devenue une veuve solitaire, abandonnée, ma
chère, mais je ne veux pas me coucher avec un corset. Et puis, quelles
nouvelles! Oh! délacez-moi, vous serez si bonne, ma chère! Le Paquet...
le _Maître de danse_... Moi et le petit Hawley... vous connaissez la
vérandah du Nord?

--Comment m’y prendre si vous tournez tout le temps comme cela, dit
mistress Mallowe, en cherchant à défaire le nœud des lacets.

--Oh! je n’y pensais plus. Il faut que je vous conte la chose sans
l’aide de vos yeux. Savez-vous que vous avez des yeux charmants, ma
chère? Eh bien, pour commencer, j’ai conduit le petit Hawley vers un
kala juggah[F].

--S’est-il bien fait prier pour cela?

--Oui, beaucoup. Il y avait des boxes improvisés disposés en
_kanats_[G], et _elle_ était dans le plus rapproché, en train de causer
avec lui.

--Qui, lui? Comment? Expliquez-vous.

--Vous savez ce que je veux dire... le Paquet et le _Maître de danse_.
Nous ne perdions pas un mot. Nous avons eu l’aplomb d’écouter, surtout
le petit Hawley. Polly, cette femme me plaît tout à fait.

--Voilà qui est intéressant. Comme cela. Maintenant, tournez-vous.
Qu’est-il arrivé?

--Un instant. Ah! ah! Comme je me sens soulagée! Je n’aspirais qu’à m’en
délivrer pendant la dernière demi-heure, ce qui est de mauvais augure à
l’âge que j’ai... Mais, comme je le disais, nous écoutâmes. Nous
entendîmes le Paquet parler d’une voix plus traînante que jamais. Elle
supprime les _g_ de la fin comme le ferait une serveuse de bar ou un
aide de camp de sang bleu. «Voyons, vous commencez à m’aimer un peu
trop», disait-elle, et le _Maître de danse_ en convenait en un langage
qui m’écœurait presque. Le Paquet réfléchit un instant. Puis, nous
l’entendîmes dire: «Voyons, monsieur Bent, pourquoi êtes-vous si
atrocement menteur?» Je faillis éclater pendant que le _Maître de danse_
se défendait de cette accusation. On dirait qu’il ne lui avait jamais
dit qu’il était marié.

--J’ai dit qu’il n’en soufflerait pas un mot.

--Et elle avait pris cela à cœur, pour des motifs personnels, je
suppose. Elle reprit la parole, de sa voix traînante, pendant cinq
minutes, lui reprochant sa perfidie sur un ton presque maternel:
«Maintenant que vous possédez une charmante petite femme--vous en avez
une--elle est dix fois trop bonne pour un gros vieux comme vous, et
puis, voyons, vous ne m’avez jamais dit un mot d’elle; j’ai réfléchi à
ça un bon bout de temps, et je suis venue à penser que vous êtes un
menteur.» N’était-ce pas délicieux? Et le _Maître de_ _danse_ divagua,
déraisonna au point que le petit Hawley donna à entendre qu’il allait
faire irruption et le battre. Sa voix, quand il est animé par la peur,
se tourne en fausset aigu. Le Paquet doit être une femme extraordinaire.
Elle expliqua que s’il avait été célibataire, elle aurait pu ne point
blâmer son dévouement, mais que, puisqu’il était marié et père d’un
charmant bébé, elle le regardait comme un hypocrite. Elle le lui dit
deux fois. Et elle finit sa phrase traînante sur ces mots: «Tout ça, je
vous le dis parce que votre femme est fâchée contre moi. Je déteste les
querelles avec les autres femmes et j’ai de l’affection pour votre
femme. Vous savez comment vous vous êtes conduit pendant les six
dernières semaines. Vous n’auriez pas dû agir ainsi. Non, vous ne
l’auriez pas dû. Vous êtes trop vieux et trop gras.» Pouvez-vous vous
imaginer la grimace que faisait le _Maître de danse_ en entendant
cela?--«Maintenant, allez-vous-en, dit-elle, je n’ai pas besoin de vous
dire ce que je pense de vous, parce que je ne vous trouve pas très chic.
Je resterai ici jusqu’à l’autre danse.» Auriez-vous cru que cette
créature avait tant d’étoffe que cela?

--Je ne l’ai jamais étudiée d’aussi près que vous l’avez fait. Cela vous
a un air peu naturel. Qu’est-il arrivé?

--Le _Maître de danse_ essaya les doux propos, les reproches, le ton
badin, le style du lord gardien suprême, et il me fallut positivement
pincer le petit Hawley pour le faire se tenir tranquille. Elle poussait
un grognement à la fin de chaque phrase, et à la fin, il s’en alla, en
jurant tout seul, comme cela se voit dans les romans. Il avait l’air
plus déplaisant que jamais. Je me mis à rire. Je l’aime, cette femme, en
dépit de sa toilette. Et maintenant, je vais me coucher. Qu’est ce que
vous pensez de cela?

--Je ne penserai à rien avant demain matin, dit mistress Mallowe en
bâillant. Peut-être disait-elle vrai. Cela leur arrive parfois, par
hasard.

Le récit, qu’avait fait mistress Hauksbee de ce qu’elle avait surpris en
écoutant aux portes, était embelli, mais vrai au fond.

Pour des raisons qu’elle était seule à connaître, mistress Shady
Delville s’était ruée sur M. Bent et l’avait déchiré en morceaux, pour
le rejeter loin d’elle, défait, déconcerté, avant de retirer de lui pour
toujours la lumière de ses yeux.

Comme il était homme de ressources, et qu’il ne lui avait guère plu,
tant s’en faut, d’être qualifié d’homme vieux et gras, il fit comprendre
à mistress Bent que, pendant qu’elle était en résidence dans le Doon, il
avait été exposé aux incessantes persécutions de mistress Delville.

Il fit et refit ce conte avec tant d’éloquence qu’il finit par y croire,
tandis que sa femme s’étonnait des mœurs et coutumes de certaines
femmes.

Lorsque l’action languissait, mistress Shady intervenait toujours au bon
moment dans le duo conjugal, pour rallumer la flamme affaiblie de la
défiance dans l’âme de mistress Bent, et contribuer de toutes les façons
à faire régner la paix et le confort dans l’hôtel.

Mistress Bent n’avait pas une existence fort heureuse, car si l’histoire
de mistress Waddy était vraie, Bent était, au dire de sa femme, l’homme
le plus indigne de confiance qui fût au monde.

A l’en croire lui-même, il avait des manières et une conversation si
attrayantes qu’il fallait constamment le tenir à l’œil. Et quand il
l’eut, cette surveillance, il se repentit sincèrement de son mariage et
négligea sa tenue.

Mistress Delville, seule de l’hôtel, ne changeait pas.

Elle recula sa chaise de six pas vers le bout de la table, et de temps à
autre, à la faveur du demi-jour, risqua quelques ouvertures amicales
auprès de mistress Bent, qui les repoussa.

--Elle fait cela à cause de moi, donnait à entendre la vertueuse Bent.

--C’est une femme dangereuse et intrigante, ronronnait mistress Waddy.

Et ce qu’il y avait de pis, c’est que tous les autres hôtels de Simla
étaient pleins.

       *       *       *       *       *

--Polly, avez-vous peur de la diphtérie?

--De rien au monde, excepté de la petite vérole. La diphtérie vous tue,
mais elle ne vous défigure pas. Pourquoi cette question?

--Parce que le petit Bent l’a attrapée. En conséquence, tout l’hôtel est
sens dessus dessous. La Waddy a mis «ses cinq petits sur le rail» et
pris la fuite. Le _Maître de danse_ a des craintes pour sa précieuse
gorge et sa malheureuse petite femme n’a pas la moindre idée de ce qu’il
faut faire. Elle a parlé de le mettre dans un bain à la moutarde... pour
le croup!

--Où avez-vous appris tout cela?

--A l’instant même, sur le Mail. Le docteur Howlen me l’a dit. Le
directeur de l’hôtel accable d’injures les Bent, et les Bent le lui
rendent. C’est un couple peu débrouillard.

--Eh bien! qu’avez-vous en tête?

--Ceci... et je sais que c’est une chose bien grave à demander. Vous
opposeriez-vous à ce que j’amène ici le petit, avec sa mère?

--A la condition absolue, formelle, que nous ne verrons jamais le
_Maître de danse_.

--Il sera bien trop heureux de se tenir à l’écart. Polly, vous êtes un
ange. La femme a vraiment tout à fait perdu la tête.

--Et vous ne savez rien d’elle, insouciante, et vous voulez la
soustraire à la risée publique, pour vous assurer une minute de
distraction! C’est pourquoi vous risquez votre vie pour l’amour de son
moutard. Non, Loo, ce n’est pas moi qui suis l’ange. Je me tiendrai
renfermée dans mon appartement, et je l’éviterai. Mais faites comme il
vous plaira, dites-moi seulement pourquoi vous agissez ainsi.

Les yeux de mistress Hauksbee prirent plus de douceur. Elle regarda
d’abord par la fenêtre, puis elle fixa ses yeux sur mistress Mallowe.

--Je ne sais pas, dit simplement mistress Hauksbee.

--Ah, ma chérie!

--Polly, vous avez failli me déchirer ma frange. Ne recommencez pas sans
m’avoir prévenue. Maintenant nous allons veiller à ce que les chambres
soient prêtes. Je ne suppose pas que d’un mois on me permette de
circuler dans la société.

--Et moi aussi. Grâce à Dieu, je pourrai donc prendre autant de sommeil
qu’il m’en faut.

A sa grande surprise, mistress Bent et son bébé furent amenés chez
mistress Hauksbee et mistress Mallowe avant même qu’elle se doutât où
elle était.

Bent témoigna avec ardeur, avec sincérité, sa reconnaissance, car il
avait peur de la contagion, et il espérait en outre que plusieurs
semaines passées à l’hôtel en tête à tête avec mistress Delville
pourraient aboutir à des explications.

Mistress Bent avait abandonné toute idée de jalousie, dans son angoisse
pour la vie de son enfant.

--Nous pouvons vous donner du bon lait, lui dit mistress Hauksbee. Notre
maison est bien plus près de celle du docteur que n’est l’hôtel, et vous
n’aurez pas l’impression de vivre en quelque sorte dans le camp de
l’ennemi. Où est cette bonne mistress Waddy? Il me semble qu’elle était
votre amie particulière.

--Tout le monde m’a quittée, dit avec amertume mistress Bent. Mistress
Waddy est partie la première. Elle a dit que je devrais être honteuse
d’avoir introduit ici des maladies contagieuses, et je suis sûre que ce
n’est pas ma faute si la petite Dora...

--Comme c’est beau! roucoula mistress Hauksbee. La Waddy est elle-même
une maladie contagieuse «et qui s’attrape plus vite que la peste, et qui
fait courir comme une folle celle qui la prend.» Il y a trois ans,
j’habitais porte à porte avec elle à l’Élysée. Mais voyez-vous, vous ne
nous causerez aucun dérangement, j’ai tapissé toute la maison de draps
trempés dans l’acide phénique. C’est une odeur qui vous réconforte,
n’est-ce pas? Rappelez-vous que je suis toujours à portée de votre voix,
et que mon _ayah_ est à vos ordres quand la vôtre va prendre ses repas,
etc., etc. Si vous vous mettez à pleurer, je ne vous pardonnerai jamais.

Dora Bent occupait jour et nuit l’attention impuissante de sa mère.

Le docteur venait trois fois par jour et la maison était empestée
partout de l’odeur du liquide de Condy, de l’eau de chlore, et des
lavages à l’acide phénique.

Mistress Mallowe restait dans ses appartements. Elle croyait avoir fait
assez de sacrifices à la cause de l’humanité, et mistress Hauksbee était
plus appréciée comme garde dans la chambre de la malade que la mère qui
avait presque perdu la tête.

--Je ne connais rien aux soins à donner aux malades, disait mistress
Hauksbee au docteur, mais indiquez-moi ce qu’il faut faire, et je le
ferai.

--Empêchez cette femme affolée d’embrasser la petite, et qu’elle se mêle
le moins possible des soins, dit le docteur. Je l’expulserais de la
chambre de la malade, mais franchement je crois qu’elle mourrait
d’inquiétude. Elle est pire qu’inutile et c’est sur vous et sur les
_ayahs_ que je compte, souvenez-vous-en.

Mistress Hauksbee accepta cette responsabilité, bien qu’elle eût pour
premier effet de dessiner des ronds bistrés sous ses yeux et de la
forcer à mettre ses vieux costumes.

Mistress Bent s’accrochait à elle avec une foi plus qu’enfantine.

--Je _sais_ que vous guérirez Dora, n’est-ce pas, disait-elle au moins
vingt fois par jour.

A quoi mistress Hauksbee répondait vaillamment:

--Mais naturellement, je la guérirai.

Cependant l’état de Dora ne s’améliorait pas et l’on eût dit que le
docteur ne quittait pas la maison.

--Il y a quelque danger que ces choses ne prennent une fâcheuse
tournure, dit-il. Je reviendrai demain entre trois et quatre heures du
matin.

--Grands Dieux! dit mistress Hauksbee, il ne m’a jamais dit quelle
tournure cela pourrait prendre. Mon instruction a été horriblement
négligée et je n’ai plus que cette mère affolée pour m’aider.

La nuit se passa lentement.

Mistress Hauksbee sommeillait sur son siège près du feu.

Il y avait bal à la villa du Vice-Roi. Elle en rêva jusqu’au moment où
elle eut la sensation que mistress Bent fixait sur elle un regard
anxieux.

--Réveillez-vous! Réveillez-vous! Faites quelque chose, criait
piteusement mistress Bent. Dora étouffe. Elle va mourir. Voulez-vous la
laisser mourir?

Mistress Hauksbee se leva brusquement et se pencha sur le lit.

L’enfant faisait des efforts violents pour respirer, pendant que la
mère, désespérée, se tordait les mains.

--Oh! que puis-je faire? Que puis-je faire? Elle ne veut pas rester
tranquille, je ne peux pas la maintenir. Pourquoi le docteur n’a-t-il
pas dit que cela allait arriver? criait mistress Bent. Est-ce que vous
n’allez pas me secourir? Elle se meurt.

--Je... Je n’ai jamais vu mourir un enfant, avant maintenant, balbutia
mistress Hauksbee d’une voix faible.

Puis... que nul ne blâme sa défaillance après l’épuisement causé par
tant de veilles, elle se laissa aller sur sa chaise en couvrant sa
figure de ses mains.

Les _ayahs_ ronflaient tranquillement sur le seuil.

On entendit en bas le bruit de roues d’un rickshaw, une porte s’ouvrir
brusquement, un pas lourd sonner dans l’escalier, et mistress Delville,
entrant, trouva mistress Bent appelant à grands cris le docteur et
courant autour de la pièce.

Mistress Hauksbee se bouchait les oreilles, ensevelissait sa face dans
la tapisserie d’un fauteuil, frissonnait de douleur à chaque cri qui
partait du lit, et murmurait:

--Dieu merci! je n’ai jamais eu d’enfant. Oh! Dieu merci, je n’ai jamais
eu d’enfant.

Mistress Delville regarda un instant vers le lit, prit mistress Bent par
les épaules et lui dit avec calme:

--Allez me chercher un caustique. Faites vite.

La mère obéit machinalement.

Mistress Delville s’était penchée sur l’enfant et lui ouvrait la bouche.

--Oh! vous la tuez, cria mistress Bent. Où est le docteur? Laissez-la
tranquille.

Mistress Delville resta une minute sans répondre et continua à s’occuper
de l’enfant.

--Maintenant le caustique, et tenez une lampe derrière mon épaule.
Voulez-vous faire ce qu’on vous dit? La bouteille d’acide, si vous ne
savez pas ce que je veux dire.

Mistress Delville se pencha une seconde fois sur l’enfant.

Mistress Hauksbee, se cachant toujours la figure, sanglotait,
frissonnait.

Une des ayahs entra d’un pas alourdi par le sommeil pour annoncer en
bâillant:

--Docteur Sahib venu.

Mistress Delville tourna la tête.

--Vous arrivez juste à temps, dit-elle. La petite étouffait quand je
suis venue et j’ai fait une cautérisation.

--Rien n’indiquait que la trachée fût envahie, lors de la dernière
vaporisation. Ce que je craignais, c’était la faiblesse générale, dit le
docteur presque à part.

Puis il regarda et dit à demi-voix:

--Vous avez fait ce que je n’aurais pas osé faire sans une consultation.

--Elle se mourait, dit mistress Delville à voix basse. Pouvez-vous
quelque chose? Quelle chance que j’aie eu l’idée d’aller au bal!

Mistress Hauksbee leva la tête.

--Est-ce fini? dit-elle d’une voix brisée. Je suis inutile, pire
qu’inutile. Que faites-vous ici?

Elle regarda fixement mistress Delville, et mistress Bent, se rendant
compte pour la première fois de ce qu’était une Déesse _ex machina_, la
regarda également.

Alors mistress Delville donna des explications, en enflant un long gant
sale, et égalisant les plis d’une robe de bal toute froissée et mal
faite.

--J’étais au bal, et le docteur y était aussi. Il nous parlait de votre
bébé, qui était si malade. Alors je suis partie de très bonne heure.
J’ai trouvé votre porte ouverte, et j’ai... J’ai perdu mon petit garçon
de cette façon-là il y a six mois... J’ai fait tout ce que j’ai pu pour
n’y plus penser... et je suis désolée de m’être ainsi introduite de
force, et... de tout ce qui est arrivé.

Mistress Bent faillit crever un œil au docteur avec une lampe, pendant
qu’il se penchait sur Dora.

--Enlevez cette lampe, dit le docteur. Je crois que l’enfant s’en
tirera, grâce à vous, mistress Delville. Moi, je serais arrivé trop
tard... (il s’adressait à mistress Delville). Je n’avais pas l’ombre
d’un motif pour m’attendre à cette crise. Cette membrane a dû pousser
comme un champignon. Quelqu’une de vous veut-elle m’aider?

Il avait ses raisons pour prononcer cette dernière phrase.

Mistress Hauksbee s’était jetée dans les bras de mistress Delville, où
elle pleurait amèrement, et mistress Bent formait avec elles deux un
groupe d’une complication peu pittoresque, d’où sortait le bruit d’un
grand nombre de sanglots et de baisers échangés au hasard.

--Grand Dieu! j’ai abîmé vos belles roses, dit mistress Hauksbee en
retirant sa tête d’un tas d’horreurs en gomme et en calico qui ornaient
l’épaule de mistress Delville; et elle courut au docteur.

Mistress Delville ramassa son châle, et sortit gauchement de la pièce,
en épongeant ses yeux avec le gant qu’elle n’avait pas encore mis.

--J’ai toujours dit qu’elle était plus qu’une femme, clamait mistress
Hauksbee à travers des sanglots convulsifs, et en _voilà_ la preuve.

       *       *       *       *       *

Six semaines plus tard, mistress Bent et Dora étaient retournées à
l’hôtel.

Mistress Hauksbee était sortie de la Vallée d’humiliation. Elle avait
cessé de se reprocher sa défaillance dans un moment d’urgence et elle se
remettait, comme ci-devant, à diriger les affaires de ce monde.

--Ainsi personne n’est mort, et tout marcha comme il fallait, et
j’embrassai le Paquet, oui, Polly. Je me sens bien vieillie. Cela se
voit à ma figure?

--En règle générale, les baisers ne laissent pas de marque, n’est-ce
pas? C’est que vous saviez certes quel avait été le résultat de
l’arrivée providentielle du Paquet.

--On devrait lui élever une statue... Seulement il ne se trouverait pas
un sculpteur pour oser copier ses jupes.

--Ah! dit tranquillement mistress Mallowe, elle a reçu encore une autre
récompense: Le _Maître de danse_ s’est mis à promener ses grâces dans
tout Simla et à donner à entendre à chacun que si elle est venue ici,
c’est à cause de l’amour éternel qu’elle avait pour lui, pour lui sauver
son enfant, et tout Simla le croit.

--Mais mistress Bent...

--Mistress Bent le croit plus fermement que personne. Maintenant elle ne
veut pas adresser la parole au Paquet. Ce _Maître de danse_ n’est-il pas
un ange?

Mistress Hauksbee éleva la voix et fit rage jusqu’à l’heure du coucher.
Les portes des deux chambres à coucher restaient ouvertes.

--Polly, dit une voix partant de l’obscurité, que dit la saison dernière
la jeune globe-trotter, quand cette héritière américaine fut jetée hors
de son _rickshaw_ en contournant un coude? Quelque qualificatif absurde
que fit éclater l’homme qui la ramassa.

--Mufle, répéta mistress Mallowe. Elle dit: _mufle_ d’un ton
nasal,--ainsi: quel mufle!

--C’est bien cela, «comme c’est bien d’un mufle.»

--Quoi!

--Tout: les bébés, la diphtérie, mis tress Bent, et le _Maître de
danse_, et moi sanglotant à grand bruit sur une chaise, et le Paquet
tombant des nues. Je me demande pourquoi, le vrai pourquoi.

--Hum!

--Qu’est-ce que vous en pensez?

--Ne me le demandez pas. Dormez.




RIEN QU’UN PETIT OFFICIER

... _Non seulement imposer par le commandement, mais encore
     encourager par l’exemple, l’énergie dans l’accomplissement de la
     tâche et l’endurance persévérante dans les difficultés et les
     privations que comporte forcément le service militaire._

       (_Règlement militaire du Bengale._)




On fit passer à Bobby Wick un examen à Sandhurst.

Avant que sa nomination ne parût à la _Gazette_, c’était un gentleman,
de sorte que quand l’impératrice eut annoncé que le «gentleman cadet
Robert Hanna Wick» était affecté comme lieutenant en second aux
Queues-Tortillées de Tyneside à Krab Bokhar, il devint officier et
gentleman, chose fort enviable.

Les Wicks furent en joie: la maman Wick et tous les petits Wicks
tombèrent à genoux et brûlèrent de l’encens en l’honneur de Bobby à
raison de ses succès.

Papa Wick avait été, en son temps, commissaire.

Il avait exercé son autorité sur trois millions d’hommes dans la
division de Chota-Buldana. Il avait construit de grands ouvrages pour le
bien du pays et fait de son mieux pour faire croître deux brins d’herbe
là où auparavant il n’en poussait qu’un.

Personne naturellement ne savait rien de cela dans le petit village
anglais où il était tout juste le «vieux monsieur Wick» et où on avait
oublié qu’il était chevalier de l’ordre de l’Étoile de l’Inde.

Il caressa l’épaule de Bobby et dit:

--Voilà qui est bien, mon garçon.

Et pendant qu’on confectionnait l’uniforme, il y eut une période de joie
sans mélange pendant laquelle Bobby figura comme un homme qui a conquis
son brevet viril à des parties de tennis où les femmes se pressaient en
foule et aux picoteries autour des tasses de thé.

J’irai jusqu’à dire que si les délais pour son arrivée au corps avaient
été prolongés, il serait tombé amoureux de plusieurs jeunes personnes à
la fois.

Les petits villages de la campagne anglaise sont pleins à regorger de
jeunes filles charmantes, parce que tous les jeunes gens s’en vont dans
l’Inde chercher fortune.

--L’Inde, disait papa Wick, c’est le bon endroit. J’y ai passé mes
trente ans de service et pardieu, je ne demanderais pas mieux que d’y
retourner. Quand vous vous trouverez chez les Queues-Tortillées, vous
serez au milieu d’amis, s’il en est qui n’aient point oublié Wick de
Chota-Buldana, et il y aura des tas de gens qui se montreront obligeants
pour vous en l’honneur de notre souvenir. La mère vous en apprendra plus
que je ne saurais le faire au sujet de l’équipement. Mais rappelez-vous
ceci, Bobby, restez fidèle à votre régiment. Vous verrez bien des gens
autour de vous entrer dans l’État-Major et faire toute espèce de service
excepté le service du régiment et vous aurez la tentation de les imiter.
Or, tant que vous vous tiendrez dans les bornes de votre pension--et je
ne me suis pas montré chiche à votre égard,--cramponnez-vous au cordeau,
à tout le cordeau, et rien qu’au cordeau. Soyez précautionneux quand il
s’agira d’endosser le billet d’un autre jeune fou, et si vous devenez
amoureux d’une femme qui ait vingt ans de plus que vous, gardez-vous
bien de m’en parler. Voilà tout.

Ce fut avec ces conseils et d’autres également précieux que papa Wick
réconforta Bobby avant cette dernière, cette terrible soirée à
Portsmouth, où le quartier des officiers contint plus d’habitants qu’il
n’en était prévu par les règlements, où les marins en congé se prirent
de querelle avec la promotion destinée à l’Inde, et où l’on se livra une
bataille acharnée depuis les portes du Dockyard jusqu’aux taudis de
Longport, pendant que les coureuses descendues de Fratton venaient
égratigner les figures des officiers de la Reine.

Bobby Wick, une vilaine contusion sur son nez piqué de taches de
rousseur, un détachement d’hommes malades et peu solides à faire
manœuvrer à bord sous ses ordres, chargé de pourvoir au confort de
cinquante femmes hargneuses, n’eut guère le temps d’éprouver de la
nostalgie jusqu’au jour où le _Malabar_ arriva au milieu du Canal, et où
ses émotions doublèrent grâce à une petite visite des gardes de douane
et à un grand nombre d’autres affaires.

Les Queues-Tortillées étaient un régiment tout à fait original.

Ceux qui les connaissaient les disaient pourris de morgue. Mais leur
réserve et leur hauteur n’étaient en fait qu’une diplomatie protectrice.

Environ cinq ans auparavant, le colonel, qui les commandait, avait
regardé bien dans les yeux sept gros et gras jeunes officiers qui
avaient tous sollicité d’entrer dans l’état-major, et leur avait demandé
pourquoi, de par les trois Étoiles, lui, commandant de l’infanterie,
serait chargé d’élever des nourrissons pour ce corps de vide-bouteilles
ou l’on portait des éperons de modèle défendu, ou l’on montait des
bourriques fourbues, alors que les régiments noirs présentaient de
grands vides et étaient laissés à l’abandon.

C’était un homme rude, un terrible homme.

En conséquence, les autres firent réaction. Ils employèrent la queue de
billard comme moyen d’expression de l’opinion publique; si bien
qu’enfin le bruit se répandit au loin que les jeunes gens qui
entendaient se servir des Queues-Tortillées comme d’une échelle pour
grimper à l’état-major, avaient à traverser des épreuves nombreuses et
variées.

Certes un régiment a, autant qu’une femme, le droit de garder pour lui
ses secrets.

Quand Bobby fut arrivé de Deolali et eut pris sa place parmi les
Queues-Tortillées, on lui donna à entendre avec douceur, mais avec
fermeté, que son régiment était pour lui un père, une mère, une épouse
unie par des liens indissolubles et qu’il n’existait sous la voûte
céleste aucun crime plus noir que celui de faire honte au régiment, qui
était le régiment où l’on tirait le mieux, où on faisait le mieux
l’exercice, où on était le mieux tenu, le régiment le plus brave, le
plus illustre, et sous tous les rapports le plus admirable des régiments
qu’il y eût dans les limites des Sept mers.

On lui apprit les légendes de la Vaisselle du mess, des grands Dieux en
or, à figure grimaçante, qui provenaient du Palais d’Été de Pékin,
jusqu’à celle de la tabatière de corne de Markhor montée en argent qui
avait été offerte par le dernier commandant en chef du régiment
(celui-là qui avait interpellé les sept subalternes). Et chacune de ces
légendes parlait de batailles livrées à de grandes inégalités
numériques, sans crainte, sans secours; d’hospitalité universelle comme
celle de l’Arabe, d’honneur conquis sur des routes bien pénibles, sans
autre ambition que l’honneur même, d’un dévouement ardent, aveugle pour
le régiment, ce régiment qui exige les vies de tous et vit indéfiniment.

Plus d’une fois aussi il se trouva officiellement en contact avec le
drapeau du régiment, qui ressemblait à la bordure d’un chapeau de maçon
au bout d’un bâton déchiqueté.

Bobby ne se mit point à genoux pour l’adorer, parce que les jeunes
officiers anglais ne sont point faits de cette façon.

Et même il se permettait de le trouver lourd à porter, au moment où ce
drapeau répandait partout le respect et d’autres sentiments plus nobles
encore.

Mais la meilleure des occasions, ce fut quand il fit une marche en bon
ordre avec les Queues-Tortillées, pour une revue, à la pointe d’un jour
de novembre.

En retranchant les hommes de service et les malades, le régiment
comptait mille quatre-vingts hommes, et Bobby était du nombre, car
n’était-il pas un jeune officier appartenant à la Ligne--à toute la
Ligne, rien qu’à la Ligne, ainsi que l’attestait le bruit sourd de deux
mille cent-soixante bottes d’ordonnance?

Il n’eût pas changé son emploi avec Deighton, de la Batterie à cheval,
qui tournoyait dans une colonne de fumée, au cri poussé en chœur de
«Fort à droite! Fort à gauche!» ni avec Hogan Yale, des hussards blancs,
menant son escadron à toute la vitesse possible, quand même on eût jeté
dans la balance le prix des fers de chevaux; ni avec «Tick» Boileau, qui
s’évertuait à durer jusqu’à ce qu’il eût conquis l’éclatant turban rouge
et or, pendant que les guêpes de la cavalerie du Bengale allongeaient
leur galop à la suite des hussards blancs de Galles, si longs, si
flemmards.

On se battit pendant toute la claire et fraîche journée.

Bobby sentait un petit frisson lui parcourir l’épine dorsale, quand il
entendait le tintement métallique des cartouches vides tombant des
culasses après le grondement d’une volée, car il savait qu’un jour ou
l’autre, il entendrait ce son pour tout de bon.

La revue se termina par une brillante poursuite à travers la plaine, les
batteries tonnant après la cavalerie, à la grande indignation des
hussards blancs, les Queues-Tortillées de la Tyne pourchassant un
régiment sickh jusqu’à ce que les longs et nerveux Singhs fussent
pantelants d’épuisement.

Bobby était couvert de poussière et de sueur de la tête aux pieds, bien
avant midi; mais son enthousiasme n’était point diminué, il n’était que
concentré en un foyer.

Il revint s’asseoir aux pieds de Revere, le patron, c’est-à-dire le
capitaine de sa compagnie, pour se faire instruire dans l’art sombre et
mystérieux de manier les hommes, art qui forme une très grande partie de
l’art militaire.

--Si vous n’avez pas goût à la chose, disait Revere entre les bouffées
de son cigare, vous n’arriverez jamais à saisir le joint, mais
rappelez-vous-le, Bobby, ce n’est point par le bon exercice, quoique
l’exercice soit presque tout, qu’on fait traverser l’Enfer à un
régiment, et qu’on le fait sortir par l’autre bout. C’est l’homme qui
sait mener,--mener les hommes, mener des chèvres, mener des porcs, mener
des chiens, etc.

--Dormer, par exemple, dit Bobby. Je crois qu’il rentre dans la
catégorie des meneurs d’imbéciles. Il boude comme une chouette malade.

--C’est en quoi vous faites erreur, mon fils. Dormer n’est pas encore un
imbécile, mais c’est un soldat diablement sale, et le caporal de sa
chambrée se gausse de ses chaussures avant l’inspection du paquetage.
Dormer, qui est aux deux tiers une brute, va dans un coin et grogne.

--Comment savez-vous cela? dit Bobby avec admiration.

--Parce qu’un commandant de compagnie doit savoir ces choses,--et que
s’il ne les sait pas, il peut se faire qu’un crime,--ou un
assassinat,--se complote sous son nez, sans qu’il en aperçoive aucun
indice.

On est en train de casser les reins à Dormer,--tout gros qu’il est,--et
il n’a pas assez d’esprit pour s’en fâcher. Il s’est mis à se pocharder
en douce, et, Bobby, quand celui qui sert de tête de turc à une chambrée
se met à boire ou à bouder, il est nécessaire de prendre des mesures
pour l’arracher à lui-même.

--Quelles mesures? On ne peut pourtant pas passer tout son temps à
dorloter ses hommes?

--Non, les hommes ne seraient pas longs à vous montrer qu’ils se
passeraient bien de vous. Vous voilà obligé de...

A ce moment, le sergent porte-drapeau entra avec des papiers. Bobby
réfléchit un instant pendant que Revere examinait les états de la
compagnie.

--Est-ce que Dormer fait quelque chose, sergent? demanda Bobby du même
ton que s’il continuait une conversation interrompue.

--Non, monsieur, il fait son service comme un automate, dit le sergent
qui aimait à employer les grands mots. Un sale soldat, celui-là, et qui
a toute sa solde retenue pour un équipement neuf. Le sien est tout
couvert d’écailles.

--D’écailles? Quelles écailles?

--Des écailles de poisson, monsieur. Il est toujours à fourrager dans la
rivière et à nettoyer ces poissons, ces _muchly_, avec ses pouces.

Revere était toujours absorbé par l’examen des papiers de la compagnie,
et le sergent, qui avait pour Bobby une affection sévère, reprit:

--Il y va généralement quand il est tout à fait plein. Vous m’excuserez
de dire ça, monsieur, et on dit que plus il est raide... c’est-à-dire
plus il est pochard... plus il prend de poisson. On l’appelle dans la
compagnie le marchand de marée toqué.

Revere signa le dernier papier et le sergent s’en alla.

--C’est là un sale amusement, se dit Bobby.

Puis, s’adressant à Revere:

--Avez-vous réellement des inquiétudes au sujet de Dormer?

--Quelque peu. Vous voyez, il n’est jamais assez fou pour qu’on l’envoie
à l’hôpital, jamais assez ivre pour qu’on le fiche dedans, mais il peut
s’allumer à chaque minute, maintenant qu’il est toujours à ruminer, à
bouder. Si on lui témoigne quelque intérêt, il s’en offusque, et la
seule fois que je l’ai emmené au tir, il a failli me tuer d’un coup de
feu par accident.

--Je pêche, dit Bobby en faisant la grimace, je loue un bateau de
paysan, et je descends le fleuve depuis jeudi jusqu’à dimanche, et
j’emmène l’aimable Dormer, si vous pouvez vous passer de nous deux.

--Quel étonnant nigaud vous me faites! dit Revere, qui avait néanmoins
dans le cœur des termes bien autrement agréables.

Bobby, capitaine d’un _dhoni_[H], ayant pour matelot le soldat Dormer,
descendit le fleuve un jeudi matin, le simple soldat à la proue,
l’officier au gouvernail.

Le simple soldat regardait d’un air embarrassé l’officier, qui respecta
la réserve du simple soldat.

Au bout de six heures, Dormer se dirigea vers la poupe, salua, et dit:

--Vous demande pardon, monsieur, mais avez-vous jamais été sur le canal
de Durham?

--Non, dit Bobby Wick; venez manger un morceau.

Ils mangèrent en silence.

Comme le soir approchait, le soldat Dormer eut un accès, se mit à parler
tout seul:

--J’étais sur le canal de Durham, un soir tout à fait comme
celui-ci,--la semaine prochaine, il y aura tout juste douze mois,--et je
laissais traîner mes pieds dans l’eau...

Il se mit à fumer, et ne dit plus un mot jusqu’à l’heure du coucher.

La baguette magique de l’aurore teignit les bords gris du fleuve en
nuances de pourpre, d’or et d’opale. On eût dit que le lourd _dhoni_
avançait à travers les splendeurs d’un ciel nouveau.

Le soldat Dormer sortit la tête de la couverture et contempla les
magnificences qui se déployaient en aval autour de lui.

--Eh bien, le diable m’emporte les yeux, dit le soldat Dormer, dans un
murmure plein de respect. C’est comme qui dirait un tableau superbe.

Pendant tout le jour il resta muet, mais il se couvrit de sang et de
saleté en nettoyant un gros poisson.

Le bateau revint le samedi soir. Dormer avait lutté depuis midi avec son
langage. Quand les lignes et les bagages eurent été débarqués, il
retrouva la parole:

--Vous demande pardon, monsieur, mais ça ne vous ferait-il rien que je
vous serre la main?

--Je n’ai rien contre, certes, dit Bobby, en tendant la main en
conséquence.

Dormer retourna à la caserne, et Bobby au mess.

--Il avait besoin d’un peu de tranquillité et de pêche, je crois. Par ma
tante, c’est un animal de l’espèce la plus sale. L’avez-vous jamais vu
écailler un de ces poissons _muckly_ avec ses pouces?

--En tout cas, dit Revere, trois semaines plus tard, il fait de son
mieux pour tenir ses affaires propres.

A la fin du printemps, Bobby se joignit à la cohue qui se bousculait
pour avoir des congés à passer dans la montagne, et il fut aussi charmé
que surpris d’obtenir trois mois.

--C’est un garçon aussi parfait que je pouvais le désirer, dit Revere,
plein d’admiration.

--Le meilleur de la fournée, dit l’adjudant au colonel. Faites marquer
le pas à ce nigaud de Porkiss, monsieur, et dites à Revere de le
pousser.

Bobby partit donc pour Simla Pahar avec une caisse de tôle bien garnie
de superbes costumes.

--Le fils de Wick,--du père Wick, de Chota Buldana?...--Invitez-le à
dîner, ma chère, dirent les anciens.

--Quel charmant garçon! dirent les matrones et les jeunes filles.

--Une garnison de première classe, Simla.--Oh! c’est crevant, s’écria
Bobby Wick, en se commandant une paire de pantalons blancs en treillis,
à cette occasion.

«Nous sommes dans une mauvaise voie, écrivait Revere à Bobby au bout de
deux mois. Depuis votre départ le régiment a pris les fièvres. Il en est
littéralement pourri--deux cents à l’hôpital, cent à la chambrée,
occupés à boire pour chasser la fièvre, et à la revue, les compagnies
fortes de seize hommes.

«Il y a peut-être plus de maladies dans les villages à quelque distance
que je ne voudrais, mais je suis tellement couvert de pustules, que je
songe à me pendre.

«Qu’est-ce que ce bruit qui court, il paraît que vous courtisez une
certaine miss Haverley! Rien de sérieux, j’espère. Vous êtes bien trop
jeune pour vous attacher au cou des meules du moulin et le colonel vous
débarrassera de cette idée en un tour de main, si vous faites cette
tentative.»

Ce ne fut pas le colonel qui ramena Bobby de Simla, ce fut un commandant
qui inspirait bien autrement de respect.

La maladie qui régnait dans les villages d’alentour se répandit.

Le bazar fut consigné à la troupe et alors arriva la nouvelle que les
Queues-Tortillées allaient être campés sous la tente.

Le message vola aux Stations des montagnes:

«Choléra; congés interrompus; officiers rappelés.»

Hélas! adieu aux gants blancs, aux malles de fer blanc bien étanches,
adieu aux promenades à cheval, aux bals, aux parties de campagne
futures, aux amourettes ébauchées, aux dettes impayées.

Les jeunes officiers durent partir sans hésitation, sans faire de
question, à toute la vitesse qu’on pouvait obtenir d’un _tonga_[I] ou
d’un poney au galop, retourner à leurs régiments respectifs, comme s’ils
couraient se marier.

Bobby reçut ses ordres de rappel en revenant d’un bal à la villa du
vice-roi, où il avait...

La petite Haverley fut seule à savoir ce qu’avait dit Bobby, ou combien
de valses il avait demandées pour le prochain bal.

A six heures du matin, on vit Bobby au bureau des _tongas_ par une pluie
battante.

Il avait encore aux oreilles le tourbillon de la dernière valse, et dans
le cerveau une ivresse qui n’était due ni au vin, ni à la valse.

--Brave homme! cria à travers le brouillard Deighton, de la batterie à
cheval. Où avez-vous déniché ce _tonga_? Je pars avec vous. Oh! j’ai une
tête et demie. Moi, je n’ai pas veillé toute la nuit. On dit que la
batterie est terriblement malade.

Et il se mit à fredonner douloureusement:

    Laissez le... chose... ou comment cela s’appelle-t-il?
            Laissez le troupeau sans abri,
            Laissez le cadavre sans sépulture,
            Laissez la fiancée devant l’autel.

Par ma foi, il sera plutôt question de cadavre que de fiancée, dans ce
voyage. Montez, Bobby. En route, _cocher_.

Sur le quai d’embarquement d’Umballah, un groupe d’officiers discutaient
sur les dernières nouvelles du cantonnement atteint, et ce fut là que
Bobby apprit la situation réelle des Queues-Tortillées.

--Ils sont allés camper sous la tente, dit un major âgé, rappelé des
tables de whist de Mussoorie, auprès d’un régiment indigène malade, ils
sont allés camper sous la tente avec deux cent dix malades dans des
voitures. Deux cent dix cas de fièvre seulement, et le reste avait l’air
de fantômes qui auraient mal aux yeux. Un régiment de Madras aurait pu
leur passer à travers le corps.

--Mais ils étaient aussi bien portants que de gros pères quand je les ai
quittés.

--Alors vous ferez mieux de rejoindre votre régiment pour les remettre
dans l’état où vous les avez quittés, répondit brutalement le major.

Bobby posa son front contre la vitre brouillée par la pluie, pendant que
le train roulait lourdement à travers le Doon tout détrempé et il pria
pour la santé des Queues-Tortillées de la Tyne.

Nainé Tal avait envoyé son contingent avec toute la hâte possible.

Les poneys de la route de Dalhousie arrivèrent tout fumants, d’une
allure incertaine, à Pathankot.

On les avait poussés jusqu’à l’extrême limite de leurs forces.

Pendant ce temps, la Malle de Calcutta expédiait des nuages de
Darjeeling le dernier retardataire de la petite armée qui avait à livrer
bataille, une bataille où le vainqueur ne devait gagner ni honneur ni
médaille, contre un ennemi qui n’était ni plus ni moins que «la maladie
qui tue en plein air».

Chaque officier, en faisant constater sa rentrée, disait: «C’est une
mauvaise affaire» et allait aussitôt à ses quartiers, car chaque
régiment, chaque batterie était sous la tente, où la Maladie lui tenait
compagnie.

Bobby se fraya passage à travers la pluie jusqu’au mess improvisé des
Queues-Tortillées et Revere faillit se jeter au cou du jeune homme tant
il était joyeux de revoir cette laide et florissante physionomie.

--Veillez à ce qu’ils soient constamment distraits, intéressés, dit
Revere. Ils se sont mis à boire, ces pauvres sots, après les deux
premiers cas, et ça n’a point amélioré les choses. Oh! quelle chance de
vous ravoir, Bobby! Porkiss est un... mais peu importe!

Deighton vint du camp de l’Artillerie prendre part à un dîner morne, au
mess, et contribua à l’accablement général en pleurant presque sur
l’état de sa bien-aimée batterie.

Porkiss s’oublia au point d’insinuer que la présence des officiers ne
pouvait faire aucun bien, et que le meilleur parti à prendre était
d’envoyer le régiment entier à l’hôpital, «pour que les médecins s’en
chargent.»

Porkiss était démoralisé par la frayeur et ne retrouva point la paix de
l’esprit quand Revere dit froidement:

--Oh! plutôt vous partirez, mieux cela vaudra, si c’est là votre façon
de penser. La première école publique venue peut m’envoyer cinquante
gars solides, à votre place, mais il faut du temps, Porkiss, il faut de
l’argent, il faut se donner assez de mal pour faire un régiment.
Supposons que vous soyez la personne à cause de laquelle nous allons en
campement, eh!

Sur cela, Porkiss fut pris d’une grande crainte qui le glaça et qu’une
exposition à une pluie torrentielle n’était guère propre à calmer.

Deux jours plus tard, il quitta ce monde pour un autre, où l’on tient
grand compte des faiblesses de la chair, à ce que les hommes se plaisent
à espérer.

Le sergent-major du régiment jeta un regard ennuyé à travers la tente du
mess des sergents, quand on apporta cette nouvelle.

--C’est le pire d’entre eux qui part, dit-il, la maladie prendra le
meilleur, et alors plaise à Dieu qu’elle s’arrête.

Les sergents restèrent silencieux.

L’un d’eux finit par dire:

--Ça ne peut être lui.

Et tout le monde comprit de qui Travis voulait parler.

Bobby Wick traversa comme un ouragan les tentes de sa compagnie,
distribuant des encouragements, des reproches, des flatteries autant
que les règlements le permettaient, blaguant ceux qui se laissaient
aller, saluant le bruit qui se faisait entendre à l’aube humide, ce qui
annonçait une interruption dans l’état du temps, recommandant la bonne
humeur à ses hommes, en disant qu’ils seraient bientôt au bout de leurs
peines.

Il parcourait sur son poney bai brun les environs du camp, ramenait les
hommes qui, avec cette perversité naturelle des soldats anglais,
s’entêtaient à errer dans les villages atteints, ou se désaltéraient
copieusement dans les mares d’eau de pluie.

Il réconfortait ceux que frappait la panique et employait pour cela un
rude langage.

Plus d’une fois il soigna les malades qui n’avaient pas d’amis, ceux qui
n’avaient point de «pays».

Il organisa avec des banjos et du liège brûlé des concerts où les
talents du régiment trouvaient l’occasion de se manifester entièrement.

En un mot, il jouait, selon sa propre expression, «à la chèvre folle
dans le jardin».

--Vous valez une demi-douzaine de nous, Bobby, dit Revere dans un
mouvement d’enthousiasme. Comment faites-vous pour y tenir?

Bobby ne répondit pas, mais si Revere avait regardé dans la poche
intérieure du jeune homme, il y aurait vu une liasse de lettres mal
écrites qui contenaient peut-être le secret de cette endurance.

Chaque jour Bobby recevait une de ces lettres.

L’orthographe n’en était pas irréprochable, mais les sentiments devaient
être extrêmement satisfaisants, car, après les avoir reçues, Bobby
devenait d’une douceur extraordinaire, et il était sujet pensant
quelques instants à une aimable distraction.

Puis secouant sa tête rase, il reprenait avec ardeur sa besogne.

Par quel pouvoir s’était-il attaché les cœurs des hommes les plus
frustes? Et les Queues-Tortillées comptaient dans leurs rangs plus d’un
diamant brut!

C’était un mystère pour le commandant comme pour le colonel qui apprit
du chapelain du régiment qu’on recourait à Bobby avec bien plus
d’empressement, dans les tentes d’hôpital, qu’au révérend John Emery.

--Il paraît que les hommes vous affectionnent. Est-ce que vous êtes
souvent dans les hôpitaux? dit le colonel en faisant sa ronde
quotidienne et en ordonnant aux hommes de se bien porter, et cela avec
une brusquerie qui dissimulait mal sa peine.

--Quelque peu, monsieur, dit Bobby.

--A votre place, je n’irais pas si souvent. On dit que ce n’est pas
contagieux, mais à quoi bon courir des dangers sans nécessité? Vous
n’êtes pas de ceux dont nous pouvons nous priver.

Six jours plus tard, le courrier de la poste avait toutes les peines du
monde à arriver jusqu’au camp, en barbotant dans la vase, et à apporter
les paquets de lettres, car la pluie tombait à torrents.

Bobby reçut une lettre, l’emporta sous sa tente, et après avoir combiné
d’une manière satisfaisante le programme des concerts pour la semaine
suivante, il se mit en devoir d’y répondre.

Pendant une heure sa main inexpérimentée courut sur le papier, et quand
le sentiment dépassait le niveau du flux normal, Bobby tirait la langue
et soufflait bruyamment.

Il n’avait pas l’habitude d’écrire des lettres.

--Vous demande pardon, dit une voix à la porte de la tente, mais il y a
que Dormer est terriblement mal, monsieur, et on l’a emporté.

--Que le diable emporte Dormer, et vous aussi! dit Bobby en passant le
papier-buvard sur la lettre à moitié écrite. Dites-lui que j’irai demain
matin.

--C’est qu’il est bien mal, monsieur, dit la voix avec quelque
hésitation.

On entendit un craquement de grosses bottes qui ne veulent pas prendre
un parti.

--Eh bien! dit Bobby impatienté.

--Il s’excuse d’avance de ce qu’il prend la liberté de vous dire que si
vous vouliez bien venir à son aide, monsieur, si...

--_Tattoo loo._ Prenez mon poney. Non, entrez, mettez-vous à l’abri de
la pluie pendant que je fais mes préparatifs. Quels gens assommants vous
me faites. Voici le brandy. Buvez-en un peu. Vous en avez besoin.
Suivez-moi de près et dites-moi si je vais trop vite.

Fortifié par quatre doigts de goutte qu’il absorba sans cligner les
yeux, le planton de l’hôpital suivit sans retard le poney qui glissait
dans la vase, s’en couvrait malgré son dégoût, et qui finit par arriver
tant bien que mal à la tente servant d’hôpital.

C’était évident. Ce soldat Dormer était horriblement bas.

Il venait d’entrer dans cette phase d’affaissement qui n’est guère
agréable à regarder.

--Qu’est-ce qu’il y a, Dormer? dit Bobby en se penchant sur l’homme.
Vous ne vous en irez pas pour cette fois. Vous devez m’accompagner
encore une ou deux fois à la pêche.

Les lèvres bleuies s’entr’ouvrirent pour laisser échapper comme l’ombre
d’un murmure:

--Vous demande pardon, monsieur, mais... Est-ce que ça ne vous ferait
rien de me tenir la main?

Bobby s’assit sur le bord du lit, et la main, froide comme la glace, se
serra sur la sienne comme un étau, en faisant entrer dans la chair une
bague de dame qui était au petit doigt.

Bobby serra les lèvres et attendit, l’eau coulant au bas de ses
pantalons.

Une heure s’écoula et la pression de la main de l’autre ne diminuait
pas, la physionomie de la figure tirée ne se modifiait pas.

Bobby, avec une adresse infinie, parvint à allumer un cigare de la main
gauche, car son bras droit était engourdi jusqu’au coude, et il prit son
parti d’une nuit de souffrance.

A l’aube, on vit un jeune officier à la figure très pâle, assis sur le
bord de la couchette d’un malade, et sur le seuil, un docteur qui
l’apostrophait en des termes qu’on ne saurait imprimer.

--Vous êtes resté là toute la nuit, jeune âne, disait le docteur.

--Oui, ou peu s’en faut. Il s’est glacé sur moi.

La bouche de Dormer s’ouvrit avec un bruit de ressort. Il tourna la tête
et soupira. La main close se détendit, et le bras de Bobby retomba
inerte à son côté.

--Il se remettra, dit tranquillement le docteur. Ça doit avoir agi comme
un révulsif pendant toute la nuit. Est-ce que vous vous attendez à des
félicitations pour ce résultat?

--Oh! Peuh! dit Bobby, je croyais l’homme trépassé depuis longtemps, et
seulement... seulement, je ne tenais pas à retirer ma main.
Frictionnez-moi le bras, vous serez un bon garçon. Quelle poigne il
avait, cet animal! Je suis glacé jusqu’à la moelle.

Et il sortit de la tente en frissonnant.

Le soldat Dormer fut autorisé à fêter avec des liqueurs fortes son
retour de l’autre monde.

Quatre jours après, assis sur le bout de sa couchette, il disait d’une
voix douce aux malades:

--Ça me ferait bien plaisir de lui parler. Oh! oui.

Mais cette fois Bobby était occupé à lire une autre lettre.

Il avait un correspondant plus exact que nul autre au camp.

A ce moment même, il allait écrire que la maladie avait perdu toute sa
gravité, et que dans une semaine au plus elle aurait disparu.

Il ne songeait certes pas à dire que le froid glacial de la main d’un
malade semblait avoir pénétré jusqu’à ce cœur dont il faisait valoir
avec tant de soin les facultés aimantes.

Il était sur le point de joindre à la lettre le programme illustré du
concert prochain dont il était assez fier.

Il comptait enfin écrire sur bien d’autres sujets qui ne nous regardent
point et, sans doute, il l’aurait fait sans la légère migraine qui le
rendit mélancolique et taciturne au mess.

--Vous vous surmenez, Bobby, dit son patron. Vous pourriez bien nous
laisser l’honneur de faire quelque chose. Vous marchez, comme si vous
étiez le mess à vous tout seul.

--Je veux bien, dit Bobby. D’ailleurs je me sens comme abattu.

Revere l’examina avec inquiétude, mais ne dit rien.

Cette nuit, on vit aller et venir des lanternes dans le camp.

Il se répandit un bruit qui fit lever les hommes de leurs couchettes et
les amena à l’entrée des tentes.

On entendit patauger les pieds nus des porteurs de litière et le galop
d’un cheval.

--Qu’y a-t-il? demanda-t-on de vingt tentes.

Et de vingt tentes jaillit cette réponse:

--C’est Wick qui est sur le flanc.

On apporta la nouvelle à Revere et il grogna:

--N’importe lequel, pourvu que ce ne fût point Bobby, cela me serait
égal. Le sergent-major avait raison:

--Cette fois je pars, dit Bobby d’une voix éteinte, pendant qu’on le
soulevait de la litière. Je pars.

Puis d’un air de conviction suprême:

--Vous voyez, je ne peux pas.

--Non, ou j’y perdrai mon latin, répliqua le chirurgien-major, qu’on
avait envoyé chercher en toute hâte au mess où il dînait.

Lui et le chirurgien du régiment luttèrent ensemble contre la mort pour
la vie de Bobby Wick.

Leur œuvre fut interrompue par une apparition en capote gris bleu qui
contempla le lit avec épouvante et cria: «Oh! mon Dieu, ça ne peut pas
être _lui_», jusqu’au moment où un infirmier indigné la chassa.

Si des soins humains et le désir de vivre avaient pu faire quelque
chose, Bobby Wick aurait été sauvé.

Dans l’état où il était, il tint bon pendant trois jours et le front du
chirurgien-major s’éclaircit:

--Nous le sauverons encore, dit-il.

Et le chirurgien, qui avait le cœur très jeune, bien qu’il eût le rang
de capitaine, sortit tout joyeux et alla danser dans la boue.

--Je ne pars pas cette fois, murmura vaillamment Bobby Wick à la fin du
troisième jour.

--Bravo! dit le chirurgien-major. Bobby, c’est la meilleure manière
d’envisager la chose.

Vers le soir, une nuance grise s’étendit autour de la bouche de Bobby,
et il tourna la tête d’un air très fatigué vers la paroi de la tente.

Le chirurgien-major fronça le sourcil.

--Je suis terriblement fatigué, dit Bobby d’une voix languissante.
Pourquoi me persécuter de remèdes? Je n’en ai pas besoin... Qu’on me
laisse en paix.

Le désir de vivre avait disparu et Bobby était content de s’en aller à
la dérive, emporté par le reflux de la mort.

--Mauvais signe, dit le chirurgien-major, il ne tient plus à la vie. Il
va au devant de la mort, ce pauvre enfant.

Et il se moucha.

A un mille de là, la musique du régiment jouait l’ouverture pour le
concert, car on avait dit aux hommes que Bobby était hors de danger. Les
notes sonores des cuivres et les gémissements des cors arrivèrent aux
oreilles de Bobby.

    Est-il au monde une seule joie, une seule peine,
    Que je ne doive jamais connaître?
    Vous ne m’aimez pas, à quoi bon?
    Souhaitez-moi le bonjour et allez-vous-en.

Une expression d’irritation désespérée traversa la figure du jeune homme
et il fit un effort pour secouer la tête.

Le chirurgien-major se pencha:

--Qu’y a-t-il, Bobby?

--Pas cette valse, murmura Bobby. «Le voici, notre cher petit, notre
bien cher petit, bonne maman.»

Et sur ces mots il tomba dans une stupeur qui se termina par la mort, le
lendemain matin de bonne heure.

Revere, les paupières rougies, le nez très pâle, entra dans la tente de
Bobby pour écrire au père Wick une lettre, qui devait courber la tête
blanche de l’ex-commissaire de Chota-Buldana sous le chagrin le plus
cruel qu’il eût ressenti dans sa vie.

Les quelques papiers de Bobby étaient étalés en désordre sur la table.
Parmi eux se trouvait une lettre inachevée.

La dernière phrase était ainsi conçue:

«Ainsi, vous voyez, ma chérie, qu’il n’y a aucun sujet de craindre, tant
que vous aurez de l’affection pour moi et que j’en aurai pour vous,
rien ne pourra m’atteindre...»

Revere resta une heure dans la tente.

Quand il en sortit, il avait les yeux plus rouges que jamais.

       *       *       *       *       *

Le troupier Conklin était assis sur un seau retourné et écoutait une
chanson qui lui était assez familière.

Le troupier Conklin était convalescent et aurait dû être traité plus
doucement.

--Ho, dit le soldat Conklin, voici encore un autre de ces sacrés
officiers crevé.

Le seau vola sous lui, et ses yeux virent trente-six chandelles. Un
homme de haute taille, en capote gris-bleu, le regardait d’un air
menaçant.

--Vous devriez avoir honte, Conky.--Un officier, un sacré officier? Je
vais vous apprendre à leur donner leur vrai nom. C’est un ange! C’est un
ange, et un fameux! Voilà ce qu’il est.

Et l’infirmier fut si content de ce juste châtiment qu’il n’ordonna pas
même au soldat Dormer de retourner à sa couchette.




LE RICKSHAW FANTOME

     _Que de mauvais rêves ne troublent pas mon repos, que les
     Puissances de l’Enfer ne me tourmentent point!_

       (_Hymne du soir_).




Un des quelques rares avantages que l’Inde a sur l’Angleterre, c’est
qu’on peut la connaître à fond.

Après cinq ans de service, un homme connaît directement ou indirectement
les deux ou trois cents fonctionnaires civils de sa province, les mess
de dix ou douze régiments et environ quinze cents autres personnes en
dehors de la caste officielle.

En dix ans, les connaissances doivent avoir doublé, et au bout de vingt
ans, il connaît peu ou prou tous les Anglais de l’Empire et peut voyager
partout, aller partout, sans payer de frais d’hôtel.

Les globe-trotters, qui comptent sur les distractions, comme s’ils y
avaient droit, ont, même dans mes plus lointains souvenirs, émoussé
cette cordialité, mais néanmoins si vous appartenez au _Cercle
Intérieur_, si vous n’êtes point un ours ou une brebis noire, toutes les
maisons vous sont ouvertes, et notre petit univers se montre très
empressé, très serviable.

Rickett de Kamartha fit un séjour chez Polder de Kumaou, il y a de cela
une quinzaine d’années.

Il avait l’intention de passer deux nuits chez lui, mais il fut mis à
bas par une fièvre rhumatismale, et pendant six semaines il désorganisa
l’installation de Polder, interrompit le travail de Polder et faillit
mourir dans la chambre à coucher de Polder.

Polder se conduit comme si les événements l’avaient rendu l’éternel
obligé de Rickett, et tous les ans il envoie aux petits Rickett une
caisse de cadeaux et de jouets.

Il en est de même partout.

Des gens qui ne prennent pas la peine de vous cacher qu’à leur opinion
vous êtes un âne bâté, des femmes qui noircissent votre réputation et
qui calomnient les plus innocentes distractions de votre femme,
s’useront jusqu’aux os, pour vous tirer d’affaire si vous tombez malade
ou si vous éprouvez quelque embarras sérieux.

Heatherlegh, le docteur, outre sa clientèle régulière, avait un hôpital
qu’il entretenait à ses frais.

C’était une réunion de pavillons en planches mal jointes, pour
incurables, comme son ami le qualifiait, mais en réalité, c’était une
sorte de hangar à réparer ce qui avait été endommagé par les mauvais
temps.

Dans l’Inde, il fait souvent une chaleur accablante, et comme le compte
des briques est toujours une quantité préfixée, comme d’autre part on
n’a d’autre liberté que celle de travailler après les heures de
services, sans recevoir pour cela seulement un merci, on est sujet à
plier sous le faix et à devenir aussi embrouillé que les métaphores de
la présente phrase.

Heatherlegh est le plus aimable docteur qui fut jamais et son ordonnance
invariable pour tous les malades est: «Couchez bas, marchez lentement et
tenez-vous au frais.»

Il dit qu’il y a plus de gens victimes du surmenage que ne le comporte
l’importance de ce monde.

Il prétend que le surmenage a tué Pansay, qui mourut entre ses bras, il
y a environ trois ans. Il a certes le droit d’être très affirmatif et il
rit quand j’expose ma théorie, à savoir que Pansay avait une fêlure à la
tête et qu’un petit morceau du Monde Ténébreux passa au travers et
l’écrasa au point qu’il en mourût.

--Pansay lâcha la rampe, dit Heatherlegh, après la stimulation que lui
avait donnée un long congé passé en Angleterre. Il se peut qu’il se soit
ou non conduit comme un gredin envers mistress Keith-Wessington. Mon
idée à moi est que le travail que lui donna l’installation de Katabundi
lui cassa les reins et qu’il se mit à ruminer et à s’exagérer une de ces
flirtations de la _Peninsular and Oriental_ comme on en voit tous les
jours. Il était certainement fiancé à miss Mannering, et c’est bien elle
qui a rompu leur engagement. Puis, il prit un froid qui lui donna la
fièvre, et toutes ces sottises à propos de fantômes se donnèrent libre
cours. Le surmenage fut le point de départ de sa maladie; il le tint
debout et finit par tuer ce pauvre diable. Portez-le au passif du
système qui use un homme à faire la besogne de deux hommes et demi.

Cela, je ne le crois pas.

Il m’arrivait souvent de demeurer au chevet de Pansay, pendant que
Heatherlegh était en visite chez ses clients et que je me tenais prêt à
répondre à tout appel.

Il me crevait en décrivant, d’une voix basse, uniforme, la procession
qui ne cessait de défiler au pied de son lit.

Il avait sur son langage l’empire qu’exerce un malade.

Quand il fut guéri, je lui suggérai d’écrire toute son histoire de A
jusqu’à Z.

Je savais que l’encre pourrait l’aider à se soulager l’esprit.

Il était en proie à une fièvre violente pendant qu’il écrivait et le
style pour Magazines à horreurs tragiques, qu’il adopta, ne le calma
point.

Deux mois après, il fut l’objet d’un rapport qui le déclarait apte à
reprendre le service, mais en dépit du fait qu’on avait un pressant
besoin de lui pour aider un commissaire, dont le personnel était trop
restreint, à franchir péniblement les difficultés d’un déficit, il aima
mieux mourir. Il jura jusqu’au dernier jour qu’il était possédé par une
sorcière.

Je reçus de lui son manuscrit avant sa mort, et voici sa version datée
de 1885, et telle qu’il la mit par écrit.

       *       *       *       *       *

Mon médecin me dit que j’ai besoin de repos et de changement d’air.

Il est assez probable que j’aurai l’un et l’autre avant peu,--un repos
que le messager en uniforme rouge, non plus que le coup de canon de midi
ne sauraient troubler; un changement d’air bien autrement complet que ne
pourrait me le donner un steamer en partance pour l’Angleterre.

En attendant, je suis décidé à rester où je me trouve, et bravant
carrément les ordres de mon médecin, à prendre l’Univers entier pour
confident.

Vous apprendrez, vous, la nature précise de ma maladie, et vous jugerez
aussi par vous-mêmes s’il fut jamais homme né d’une femme, sur cette
terre de misères, qui ait été tourmenté comme je le fus.

Je parle en ce moment comme pourrait le faire un criminel condamné à la
pendaison, avant qu’on tire les verrous de la trappe. Ainsi donc mon
récit, pour fantastique, pour hideusement improbable qu’il puisse
paraître, mérite au moins l’attention.

Je suis absolument convaincu qu’il ne trouvera jamais la moindre
créance.

Il y a deux mois, j’aurais mis à la porte comme fou ou comme ivre
l’homme qui aurait osé me le raconter.

Il y a deux mois, j’étais l’homme le plus heureux de l’Inde. Aujourd’hui
il n’en est pas, de Peshawar jusqu’à la mer, un homme qui soit plus
misérable.

Mon médecin et moi, nous sommes seuls à le savoir.

Son explication, c’est que j’ai le cerveau, l’estomac et la vue
également atteints d’une façon légère, ce qui produirait mes «illusions»
fréquentes et persistantes.

Illusions! ah vraiment! Je le traite de sot, mais il continue à me
soigner avec le même infatigable sourire, les mêmes manières pleines de
douceur professionnelle, les mêmes favoris rouges régulièrement coupés,
si bien que je finis par me regarder comme un malade ingrat, de mauvais
caractère. Mais vous allez en juger par vous-mêmes.

Il y a trois ans, j’eus la bonne fortune,--pour mon malheur suprême,--de
faire le voyage de Gravesend à Bombay, au retour d’un long congé, en
compagnie d’une certaine Agnès Keith-Wessington, mariée à un officier de
la région de Bombay.

Il ne vous importe en aucune façon de savoir quelle sorte de femme
c’était. Contentez-vous d’apprendre qu’avant la fin du voyage, elle et
moi, nous étions désespérément épris l’un de l’autre.

Le ciel sait qu’aujourd’hui je puis affirmer cela sans la moindre
parcelle de vanité.

Dans les aventures de cette sorte, il y a toujours quelqu’un qui donne
et quelqu’un qui reçoit.

Dès le premier jour de notre liaison de mauvais augure, j’eus
conscience que la passion d’Agnès était une passion plus forte, plus
dominatrice,--et si je puis employer cette expression--un sentiment plus
pur que le mien.

Reconnaissait-elle ce fait, alors? Je ne saurais le dire.

Par la suite, il devint pour nous deux d’une cruelle évidence.

Arrivés à Bombay pendant le printemps, nous nous rendîmes à nos
destinations respectives, et nous ne nous revîmes plus pendant les trois
ou quatre mois qui suivirent.

Alors mon congé et son amour nous amenèrent tous deux à Simla.

Nous y passâmes la saison ensemble.

Mon feu de paille y flamba pour mourir piteusement avec la fin de
l’année. Je ne cherche point à m’excuser. Je ne prétends point me
disculper.

Mistress Wessington avait fait bien des sacrifices pour moi. Elle était
prête à tout quitter.

En août 1882, elle apprit de ma propre bouche que j’en avais assez de sa
présence, que j’étais las de sa compagnie, que le son de sa voix
m’était une fatigue.

Quatre-vingt-dix-neuf femmes sur cent se seraient lassées de moi, comme
je me déclarais las d’elle. Sur le même nombre, soixante-quinze se
seraient promptement vengées par un flirt actif, bien manifeste avec
d’autres hommes.

Mistress Wessington était la centième.

Jamais mon aversion ouvertement exprimée, jamais les mauvais procédés,
malgré la brutalité dont j’assaisonnais nos entrevues, n’eurent le
moindre effet sur elle.

--Jack, mon chéri, tel était son éternel roucoulement, je suis
convaincue que c’est un malentendu,--un affreux malentendu, et nous
redeviendrons bons amis un de ces jours. _Je vous en prie_,
pardonnez-moi, Jack, mon cher.

Les torts étaient de mon côté, je le savais. Et de le savoir, cela
changeait ma pitié en une endurance passive, et puis de temps en temps,
en une haine aveugle, par ce même instinct qui nous presse à poser
méchamment le pied sur une araignée que nous n’avons encore qu’à moitié
tuée.

Et la saison de 1882 s’acheva avec cette haine dans mon cœur.

L’année suivante, nous nous retrouvâmes à Simla, elle avec sa face
monotone et ses timides essais de réconciliation, moi ayant toujours
jusque dans la dernière fibre de mon être la répulsion qu’elle
m’inspirait.

Plusieurs fois, il me fut impossible d’éviter le tête-à-tête avec elle,
et chaque fois elle me tint exactement le même langage.

Toujours cette plainte déraisonnable qu’il n’y avait «qu’un malentendu»,
toujours cet espoir «qu’un jour ou l’autre nous redeviendrions bons
amis.»

Si j’avais tenu à regarder, j’aurais pu m’apercevoir qu’elle ne vivait
que par cette espérance.

Elle s’affaiblissait, s’amaigrissait de mois en mois.

Vous admettrez avec moi, tout au moins qu’une telle conduite était bien
faite pour conduire un homme au désespoir. On ne la lui demandait pas.
C’était puéril, indigne d’une femme. Je soutiens qu’elle était fort à
blâmer.

Et pourtant, parfois, dans les nuits noires, hantées par la fièvre et
l’insomnie, je me suis pris à penser que j’aurais pu lui témoigner plus
de bonté. Mais c’est là réellement une «illusion.»

Il m’aurait été impossible de continuer à feindre que je l’aimais, quand
je ne l’aimais plus. Le pouvais-je? Cela eût été déloyal pour tous les
deux.

L’année dernière, nous nous rencontrâmes encore, sur le même pied
qu’auparavant. Toujours ces appels monotones, toujours mes réponses
d’une sèche brièveté.

Je voulus tout au moins lui montrer combien étaient vains, inutiles, ses
efforts pour reprendre nos anciennes relations.

La saison s’avançait.

Nous nous séparâmes,--c’est-à-dire qu’elle rencontra des difficultés
pour me voir, car j’avais à m’occuper d’affaires tout autres et plus
absorbantes.

Quand je pense à loisir à cela dans ma chambre de malade, la saison de
1884 m’apparaît comme un cauchemar confus où la lumière et l’ombre
s’entremêlent d’une manière fantastique.

La cour que je faisais à la petite Kitty Mannering, mes espoirs, mes
doutes, mes craintes, les longues chevauchées ensemble, l’aveu que je
lui fis de ma passion en tremblant, sa réponse, puis par-ci par-là, la
vision d’une figure pâle voltigeant dans le rickshaw, avec des livrées
noir et blanc que j’avais jadis guettées avec tant d’ardeur, le salut de
la main gantée de mistress Wessington, puis dans nos rencontres, en de
bien rares tête-à-tête, la fatigante monotonie de ses prières.

J’aimais Kitty Mannering, d’un amour pur, sincère, et à mesure que je
l’aimais davantage, j’éprouvais une haine croissante contre Agnès. En
août, Kitty et moi nous nous fiançâmes.

Le lendemain, je rencontrai ces maudits jhampanies porteurs de chaises
en leur livrée de pies, derrière Jakko, et me laissant aller à un
mouvement passager de pitié, je m’arrêtai pour mettre mistress
Wessington au courant de tout.

Elle le savait déjà.

--Ainsi donc, mon cher Jack, j’apprends que vous êtes fiancé.

Puis, après un court silence:

--Je suis sûre que c’est un malentendu, un affreux malentendu. Nous
redeviendrons bons amis, Jack, autant que nous l’étions.

Ma réponse aurait fait faire la grimace même à un homme. Elle fit à la
mourante, que j’avais devant moi, l’effet d’un coup de fouet.

--Je vous en prie, Jack, pardonnez-moi. Je ne voulais pas vous faire de
la peine, mais c’est la vérité, c’est la vérité.

Et mistress Wessington s’écroula entièrement découragée.

Je fis demi-tour et la laissai finir son voyage tranquillement.

Je sentis, mais seulement pendant une minute ou deux, que je m’étais
conduit comme le dernier des goujats.

Je tournai la tête et je vis qu’elle avait fait faire demi-tour à son
rickshaw, sans doute dans l’intention de me rejoindre.

Cette scène et l’endroit où elle se passa sont restés photographiés dans
ma mémoire.

Le ciel rayé de pluie (nous étions à la fin de la saison humide), les
prés à la nuance ternie, dégouttants d’eau, la route boueuse, et les
escarpements de rochers noirs, entaillés par la poudre, formaient un
arrière-plan sombre sur lequel se dessinaient nettement sur le noir les
livrées noir et blanc des porteurs, le rickshaw à caisse jaune, et
mistress Wessington penchant sa tête avec sa chevelure dorée.

Elle tenait son mouchoir de la main gauche, et, dans son épuisement, se
renversait sur les coussins du rickshaw.

Je fis prendre à mon cheval un chemin de traverse près du réservoir de
Sanjowlie, et je m’enfuis, littéralement.

Une fois je crus entendre un faible appel:

--Jack!

C’était peut-être une imagination. Je ne m’arrêtai point pour m’en
assurer.

Dix minutes plus tard, je rencontrai Kitty à cheval et le charme d’une
longue promenade avec elle me fit oublier cette entrevue.

Mistress Wessington mourut huit jours après et ainsi disparut
l’inexprimable fardeau qu’était son existence pour la mienne.

Parfaitement heureux je regagnai les plaines.

Trois mois ne s’étaient pas écoulés que je ne songeais plus à elle, à
moins que de vieilles lettres retrouvées ne vinssent rafraîchir
désagréablement le souvenir de nos relations défuntes.

En janvier, j’avais déterré tout ce qui restait de notre correspondance
au milieu de mes affaires en désordre et je l’avais jeté au feu.

Au commencement d’avril de cette même année 1885, j’étais de nouveau à
Simla--Simla à moitié abandonné, et je passais tout mon temps à des
promenades d’amoureux avec Kitty.

Il fut décidé que notre mariage aurait lieu à la fin de juin.

Vous comprendrez par là qu’aimant Kitty comme je l’aimais, je ne dis
rien de trop en affirmant qu’à cette époque, j’étais l’homme le plus
heureux qu’il y eût dans l’Inde.

Quatorze jours charmants s’écoulèrent sans que je m’aperçusse de leur
fuite.

Puis, revenant soudain au sentiment des convenances qui s’imposent aux
mortels dans la situation où nous étions, je fis remarquer à Kitty qu’un
anneau de fiançailles était le signe extérieur et visible de sa dignité
de jeune fiancée et qu’elle devait sans retard se rendre chez Hamilton
pour se faire prendre la mesure d’un anneau de ce genre.

Jusqu’à ce moment-là, je vous en donne ma parole, nous avions totalement
oublié une question aussi vulgaire.

Nous nous rendîmes donc chez Hamilton le 15 avril 1885.

Rappelez-vous bien,--quelles que soient les dénégations de mon médecin
sur ce point,--que j’étais alors en parfaite santé, que je possédais une
intelligence parfaitement équilibrée, que j’avais l’esprit _absolument_
en repos.

Kitty et moi, nous entrâmes ensemble dans le magasin de Hamilton, et là,
sans m’inquiéter des autres chalands, je pris mesure à Kitty d’une
bague, en présence du commis que cela amusait fort. La bague était un
saphir avec deux diamants.

Ensuite nous descendîmes à cheval la pente qui mène au pont de
Combermere et chez Peliti.

Pendant que mon poney gallois tâtait prudemment sa route parmi
les cailloux roulants et que Kitty, à mes côtés, riait et
gazouillait,--pendant que tout Simla, c’est-à-dire tout ce qui était
arrivé des plaines, se groupait autour de la salle de lecture et de la
vérandah de Peliti,--j’entendis une voix qui m’appelait, par mon nom de
baptême, d’une distance qui me semblait immense.

Je crus avoir déjà entendu cette voix-là, mais sans pouvoir d’abord
préciser ni l’époque ni l’endroit.

Dans le court espace de temps qu’il faut pour parcourir l’intervalle
entre la route qui passe devant le magasin de Hamilton et la première
planche du pont de Combermere, j’avais passé en revue une demi-douzaine
de personnes capables de commettre un pareil solécisme, et j’avais fini
par me persuader que c’était un bourdonnement d’oreilles.

Juste en face du magasin de Peliti, mon regard fut arrêté par la vue de
quatre porteurs de chaise, en livrée couleur de _pie_, qui traînaient
un rickshaw à caisse jaune, article de bazar à bon marché.

En un instant ma pensée se reporta à la dernière saison et à mistress
Wessington, avec une sensation d’irritation et de répugnance.

N’était-ce pas suffisant que cette femme fût morte, que tout fût fini?
Ne fallait-il pas encore que ses serviteurs en noir et blanc reparussent
pour me gâter cette heureuse journée?

Au service de qui étaient-ils maintenant?

Je m’en informerais et je demanderais à leur maître de me faire la
faveur toute personnelle de modifier leur livrée.

Je prendrais, au besoin, ces hommes à mon service. Je leur achèterais
les habits qu’ils avaient sur le dos.

Impossible de décrire le flot de souvenirs importuns que fit affluer en
moi leur présence.

--Kitty, m’écriai-je, voici les _jhampanies_ de cette pauvre mistress
Wessington qui reparaissent. Je me demande qui les a pris maintenant.

Kitty avait lié superficiellement connaissance avec mistress Wessington
la saison précédente et s’était vivement intéressée à cette femme
maladive.

--Quoi? Où cela? demanda-t-elle. Je ne les crois nulle part.

Au moment même où elle parlait, son cheval faisant un écart pour éviter
un mulet chargé, se jeta juste devant le rickshaw qui avançait.

J’eus à peine le temps de jeter un mot d’avertissement quand je vis,
avec une horreur indicible, le cheval et l’amazone passer _à travers_
les hommes et le véhicule, comme s’ils avaient été une légère vapeur.

--Qu’y a-t-il? s’écria Kitty. Qu’est-ce qui vous a fait jeter cet appel
affolé? Si je _suis_ fiancée, je ne tiens pas à ce que l’Univers entier
le sache. Il y avait bien assez de place entre le mulet et la vérandah,
et si vous croyez que je ne sais pas me tenir à cheval... Tenez!

Sur quoi la volontaire Kitty, redressant sa tête mignonne, se mit à
lancer sa monture au grand galop dans la direction du kiosque à
musique.

Elle s’attendait bien, comme elle me l’a dit plus tard, à être suivie
par moi.

Qu’y avait-il? Rien, en somme. Ou bien j’étais fou, ou bien j’étais
ivre, ou bien Simla était hanté par des démons.

Je retins mon cheval impatient et fis demi-tour.

Le rickshaw avait également fait demi-tour, et maintenant il était bien
en face de moi, près du parapet de gauche du pont de Combermere.

--Jack! Jack! mon chéri!

Cette fois impossible de se méprendre sur les mots! Ils résonnaient dans
mon cerveau comme si on les avait hurlés à mes oreilles.

--C’est un affreux malentendu, j’en suis sûre. _Je vous en prie_,
pardonnez-moi, et nous redeviendrons bons amis.

La capote du rickshaw s’était rabattue en arrière, et à
l’intérieur,--aussi vrai que j’espère, que j’invoque, le jour, la mort,
cette mort que je redoute pendant la nuit,--je vis mistress
Keith-Wessington, assise, le mouchoir à la main, et penchant sur sa
poitrine sa tête blonde.

Combien restai-je de temps à regarder fixement? Je ne sais.

A la fin, je revins à moi-même, quand mes _sais_, prenant la bride du
cheval, me demandèrent si j’étais indisposé.

Il n’y a qu’un pas de l’horrible au trivial.

Je dégringolai de mon cheval et courus, en chancelant, chez Peliti,
demander un verre de cherry-brandy.

Deux ou trois couples s’y trouvaient, groupés autour des tables et
discutant les potins du jour.

Les banalités qu’ils échangeaient me réconfortèrent mieux que n’auraient
pu le faire les consolations de la religion.

Je me jetai au beau milieu de la conversation. Je bavardai. Je ris. Je
plaisantai, et cela avec une figure aussi livide, aussi tirée que celle
d’un cadavre, ainsi que me le montra un coup d’œil jeté sur la glace.

Trois ou quatre hommes remarquèrent mon état, et le mettant au compte
d’un nombre immodéré de petits verres, s’efforcèrent charitablement de
m’éloigner du groupe des promeneurs.

Mais je refusai de me laisser emmener.

J’avais besoin de la société de mes semblables: quand un enfant a pris
peur dans l’obscurité, il fait irruption au milieu de la société réunie
à table.

J’avais dû causer pendant près de dix minutes qui me donnèrent pourtant
la sensation de l’éternité, quand j’entendis la voix claire de Kitty qui
m’appelait du dehors.

Une minute après, elle entrait dans la salle et me reprochait vivement
d’avoir manqué si gravement à tous mes devoirs.

Elle vit dans ma figure quelque chose qui l’arrêta soudain.

--Quoi! Jack, s’écria-t-elle. Qu’avez-vous fait? Qu’est-il arrivé?
Êtes-vous malade?

Acculé ainsi à un mensonge formel, je dis que je m’étais trop exposé au
soleil.

Il était cinq heures du soir, d’une soirée brumeuse d’avril. Le soleil
ne s’était pas montré de tout le jour.

Je m’aperçus de ma faute dès que j’eus parlé. Je fis une tentative pour
la rattraper. Je bafouillais sans remède et, en proie à une rage
indicible, je suivis Kitty dehors, accompagné des sourires des gens qui
me connaissaient.

Je trouvai quelques mots pour m’excuser (lesquels? je les ai oubliés).
J’alléguai que je me sentais défaillir, et je rentrai au trot à mon
hôtel, laissant Kitty terminer, toute seule, la promenade à cheval.

Arrivé dans ma chambre, je m’assis et tentai de me débarrasser du
cauchemar en raisonnant avec calme.

Me voilà donc, moi, Théobald Jack Pansay, fonctionnaire civil du
Bengale, ayant reçu une bonne éducation.

Nous sommes en l’an de grâce 1885.

Il est à présumer que je jouis de tout mon bon sens.

Il est certain que je me porte bien et j’ai planté là ma fiancée à cause
de l’épouvante que m’a causée l’apparition d’une femme morte et enterrée
depuis huit mois.

Impossible de nier ces faits.

Rien n’était plus éloigné de mon esprit qu’un souvenir quelconque de
mistress Wessington, au moment où Kitty et moi nous sommes sortis du
magasin Hamilton.

Rien n’était plus complètement banal que le mur qui s’étend en face de
chez Peliti.

Il faisait grand jour.

La route était pleine de monde, et cependant, vous le voyez, au mépris
de toute loi des probabilités, au mépris de toutes les lois naturelles,
une figure est sortie du tombeau pour se montrer à moi.

Le cheval arabe de Kitty a passé à _travers_ le rickshaw, de sorte que
si je pouvais espérer qu’une femme, ressemblant extraordinairement à
mistress Wessington avait pris à gage le véhicule et les coolies avec
leur livrée, cette espérance s’évanouissait.

Je tournai, je tournai bien des fois la meule de la pensée et chaque
fois je revins à mon impuissance, à mon désespoir.

La voix était aussi inexplicable que l’apparition.

J’eus d’abord la folle idée de mettre Kitty dans ma confidence, de lui
demander de m’épouser tout de suite.

Entre ses bras je défierais le fantôme qui occupait ce rickshaw.

«Après tout, raisonnais-je, la présence du rickshaw est à elle seule une
preuve suffisante qu’il s’agit d’une hallucination spectrale. On peut
voir les fantômes d’hommes et de femmes, mais les fantômes de coolies et
de voitures, certainement non. Tout cela est absurde; peut-on imaginer
le fantôme d’un homme des Collines?»

Le lendemain, j’envoyai une lettre pleine de repentir à Kitty pour la
supplier d’oublier mon étrange conduite de la veille au soir.

Ma déesse était encore furieuse et il fallut aller m’excuser en
personne.

J’expliquai donc, avec une abondance de parole due à une longue
méditation nocturne en vue d’inventer un mensonge, que j’avais été pris
de palpitations de cœur, résultat d’une indigestion.

Cette solution, éminemment pratique, produisit son effet.

Kitty et moi, nous fîmes dans l’après-midi une promenade à cheval, où
nous eûmes entre nous l’ombre de mon premier mensonge.

Rien ne put lui plaire, à l’exception d’un temps de trot autour de
Jakko.

J’avais les nerfs encore ébranlés par la dernière nuit et je protestai
faiblement contre cette idée.

Je suggérai la colline de l’observatoire, Jutogh, la route du marché de
Boileau, n’importe quoi plutôt que le tour de Jakko.

Kitty témoigna de la mauvaise humeur, et se montra quelque peu colère.

Je cédai par crainte de provoquer une nouvelle brouille.

Nous partîmes donc ensemble vers Chota Simla.

Nous fîmes une grande partie du trajet à pied, puis selon notre
habitude, l’on se mit au trot à un mille ou deux du Couvent jusqu’à la
partie horizontale de la route qui mène au Réservoir de Sanjowlie.

Ces malheureux chevaux semblaient avoir des ailes et mon cœur battait de
plus en plus vite à mesure que nous nous rapprochions du sommet de la
montée.

Pendant toute l’après-midi, je n’avais fait que penser à mistress
Wessington, et chaque pouce de la route de Jakko gardait un souvenir de
nos promenades et de nos entretiens.

Les éboulis en étaient pleins. Les pins les répétaient en murmurant
au-dessus de nos têtes. Les torrents, grossis par les pluies, se
tordaient de rire en se contant cette histoire humiliante et le vent
chantait très haut à mes oreilles ma mauvaise action.

Quand fut arrivé le moment psychologique, au milieu de l’endroit nivelé
qu’on appelle le Mille des Dames, l’horrible cauchemar me guettait.

Il n’y avait en vue aucun autre rickshaw, rien que les quatre porteurs
en noir et blanc, le véhicule à caisse jaune, et la tête à chignon d’or
de la femme qui l’occupait, tout en apparence tel que je l’avais laissé
huit mois et demi auparavant.

Pendant un instant je crus que Kitty _devait_ voir ce que je voyais:
nous nous harmonisions si bien en toutes choses!

Mais ses premiers mots me désabusèrent.

--Pas une âme en vue! Venez, Jack, nous allons jouer à qui arrivera
premier aux bâtiments du Réservoir.

Son nerveux petit arabe partit comme un oiseau, mon gallois le suivant
de près, et dans cet ordre nous arrivâmes sous les escarpements.

Une demi-minute plus tard, nous étions à moins de cinquante yards du
rickshaw.

Je tirai sur les rênes de mon gallois et reculai un peu.

Le rickshaw était en plein milieu de la route.

L’arabe passa encore une fois au travers et mon cheval passa à sa suite.

--Jack, Jack, mon chéri, _je vous en prie_, pardonnez-moi...

La phrase pleurarde m’arriva aux oreilles, puis après un intervalle ce
fut:

--C’est un malentendu, un affreux malentendu.

J’éperonnai mon cheval comme un possédé.

Quand je tournai la tête du côté des usines du Réservoir, les livrées
noir et blanc étaient encore à attendre,--à attendre patiemment, au bas
des pentes grises, et le vent m’apportait un écho moqueur des mots que
je venais d’entendre.

Kitty blagua ferme le silence que je gardai pendant tout le reste de la
promenade.

Jusqu’alors j’avais causé d’une façon décousue, au hasard, mais se
fût-il agi de ma vie, je n’aurais plus été capable de parler d’une façon
naturelle. Aussi depuis Sanjowlie jusqu’à l’Église dus-je garder un
silence prudent.

Ce soir-là, je devais dîner chez les Mannering et j’eus à peine le temps
de trotter jusque chez moi pour m’habiller.

Sur la route de la colline de l’Élysée, j’entendis deux hommes qui
causaient dans l’obscurité.

--C’est une chose curieuse, disait l’un d’eux, que tout ait disparu sans
laisser la moindre trace. Vous savez que ma femme avait une affection
désordonnée pour cette personne. Ce n’est pas que j’aie jamais rien
trouvé de remarquable en elle. Ne m’a-t-elle pas demandé de recueillir
son vieux rickshaw et ses coolies et de n’épargner pour cela ni
démarches ni dépenses, n’est-ce pas une fantaisie morbide? Oui,
j’appelle cela une fantaisie de malade, mais j’ai fini quand même par
faire ce que me demandait la _Memsahib_. Le croiriez-vous? L’homme, à
qui elle l’avait loué, m’a dit que les quatre coolies,--c’étaient
quatre frères,--sont tous morts du choléra sur la route de Hardwar, les
pauvres diables! Quant au rickshaw, c’est l’homme lui-même qui l’a mis
en morceaux. Il m’a dit qu’il ne se servait jamais du rickshaw d’une
Memsahib qui était morte. Ça lui portait la déveine. Drôle d’idée,
n’est-ce pas? Vous imaginez-vous cette pauvre petite mistress Wessington
portant la guigne à quelqu’un, si ce n’est à elle-même?

A cet endroit de la causerie, j’éclatai de rire, mais mon rire sonnait
faux à mes oreilles.

Après tout il existait donc des rickshaws fantômes, il y avait donc des
emplois-fantômes dans l’autre monde?

Combien mistress Wessington payait-elle ses hommes?

A quelles heures les employait-elle?

Où allaient-ils?

La réponse apparut sous une forme visible: l’horrible apparition était
là, me barrant le passage, dans le crépuscule.

Les morts vont vite et voyagent par des raccourcis ignorés des vulgaires
coolies.

J’éclatai une seconde fois d’un rire bruyant et je retins soudain mon
rire: Je craignais de devenir fou.

Je dus être fou jusqu’à un certain point, car je me souviens que je
tirai les rênes de mon cheval au moment même où je fus devant le
rickshaw et que je dis poliment bonjour à mistress Wessington.

Sa réponse fut celle que je ne connaissais que trop.

Je l’écoutai jusqu’au bout et je répliquai que j’avais déjà entendu tout
cela, mais que je serais enchanté si elle avait quelque autre chose à
dire.

Je ne sais quel malicieux démon plus fort que moi dut me posséder ce
soir-là, car je me rappelle vaguement avoir passé cinq minutes à
raconter les banalités du jour à la _Chose_ que j’avais devant moi.

--... Fou comme un lièvre de mars... ou ivre. Max, tâchez de le ramener
chez lui.

Sûrement cette voix-là n’était point celle de mistress Wessington!

Les deux hommes avaient surpris les propos que je tenais en l’air, tout
seul, et ils étaient revenus sur leurs pas pour me regarder.

Ils se montrèrent très bons, très calmes, et d’après leurs propos, il
était aisé de conclure qu’ils me jugeaient tout à fait gris.

Je les remerciai en phrases confuses et rentrai au trot à mon hôtel.

J’y changeai de toilette et j’arrivai chez les Mannering avec dix
minutes de retard.

Je donnai comme excuse que la nuit était très noire. Kitty me gronda
pour ce retard indigne d’un amoureux et je m’assis.

La conversation était déjà devenue générale, ce qui me permettait
d’adresser quelques tendres propos à mon adorée, quand je m’aperçus qu’à
l’autre bout de la table un homme replet, aux favoris rouges, racontait,
avec force embellissements, sa rencontre avec un ivrogne inconnu, ce
soir-même.

Quelques détails me convainquirent que le sujet de son récit était
l’incident qui avait eu lieu une demi-heure auparavant.

Au milieu de son récit, il jeta des regards autour de lui pour quêter
des applaudissements, ainsi que le font les conteurs de profession et
soudain il s’écroula désemparé sur son siège.

Il y eut un moment de silence embarrassant.

L’homme aux favoris rouges balbutia quelques mots pour donner à entendre
«qu’il avait oublié le reste», et sacrifia ainsi la réputation de bon
conteur qui lui avait coûté six saisons de labeur.

Je lui en sus gré du fond du cœur et me remis à mon poisson.

Le dîner tirait à sa fin.

Avec un regret sincère, je me séparai de Kitty.

Je n’étais pas plus certain de mon existence que je ne l’étais de la
présence de la Chose, de l’autre côté de la porte.

L’homme aux favoris rouges, qui m’avait été présenté comme le docteur
Heatherlegh, de Simla, s’offrit à me tenir compagnie pour le trajet que
nous devions faire ensemble.

J’acceptai avec reconnaissance.

Mon instinct ne m’avait pas trompé.

La Chose m’attendait sur le Mail, et pour mettre le comble à son système
de copier ironiquement nos usages, elle avait à l’avant une lanterne
allumée.

L’homme aux favoris rouges alla droit au fait, sans perdre de temps, en
des termes qui montraient qu’il avait réfléchi à l’aventure pendant tout
le dîner.

--Dites donc, Pansay, que diable aviez-vous donc ce soir sur la route de
l’Élysée?

La soudaineté de la question m’arracha une réponse avant que j’eusse le
temps de me mettre en garde.

--Ça! dis-je en montrant du doigt la Chose.

--Ça, ce doit être le D. T.[J] ou bien l’hallucination, si je ne me
trompe. Or, vous ne buvez pas, je l’ai bien vu au dîner. Donc, ça ne
peut pas être du D. T. Il n’y a absolument rien à l’endroit que vous me
montrez, et cependant vous suez, vous tremblez de peur comme un poney
effrayé. D’où je conclus que c’est une hallucination. Et je dois m’y
connaître. Venez jusque chez moi. Je demeure là-bas sur la route basse
de Blessington.

A mon extrême joie, le rickshaw, au lieu de nous attendre, marcha à
vingt pas en avant de nous et le fit à notre allure, que nous prenions
le pas, le grand trot ou le petit trot.

Pendant la durée de cette longue nuit, je dis à mon compagnon tout ce
que je vous ai dit jusqu’à présent.

--Eh bien, vous avez gâché une des meilleures histoires sur laquelle
j’aie jamais mis la langue, dit-il, mais je vous pardonne à raison de ce
que vous avez souffert. Venez chez moi maintenant, et faites ce que je
vous ordonnerai et quand je vous aurai guéri, jeune homme, que cela vous
apprenne à éviter les femmes et les mets indigestes jusqu’au jour de
votre mort.

Le rickshaw marchait d’une allure régulière, en avant, et mon ami aux
rouges favoris semblait prendre grand plaisir à m’entendre décrire avec
précision les détails de l’aventure.

--Hallucination, Pansay. Tout est dans l’œil, le cerveau et l’estomac.
Mais le plus essentiel de tous, c’est l’estomac. Vous avez un cerveau
trop gonflé, un trop petit estomac, et des yeux profondément atteints.
Rétablissez l’estomac, et le reste suivra. Et donnez tout ce qui est
français pour une pilule hépatique. Je me charge d’être votre seul
médecin à partir de cette heure. Vous êtes un phénomène beaucoup trop
intéressant pour m’en dessaisir.

A ce moment, nous étions dans les ombres épaisses de la route basse de
Blessington.

Le rickshaw s’arrêta brusquement sous une terrasse couverte de pins et
surplombant la route.

Je m’arrêtai instinctivement aussi, en expliquant pourquoi.

Heatherlegh lança un juron.

--Ah! ça! vous figurez-vous que je vais passer une nuit à geler sur
cette côte pour une illusion _cerebro-stomacho-oculaire_... Grands
Dieux! Qu’est-ce que c’est que cela?

On entendit un bruit étouffé; un nuage aveuglant de poussière se forma
devant nous, puis ce furent des craquements, des froissements de
branches brisées.

La terrasse, avec les pins, les arbustes, et tout le reste, s’était
écroulée sur une longueur de dix yards, obstruant toute la route qui
passait au-dessous.

Les arbres déracinés chancelèrent, se balancèrent un instant dans
l’ombre, pareils à des géants ivres, puis s’abattirent parmi les autres
avec un fracas de tonnerre.

Nos deux chevaux étaient immobiles, suaient de peur.

Dès que le craquement de la terre et des pierres qui dégringolaient se
fut calmé, mon compagnon me dit à mi-voix:

--L’ami, si nous avions avancé, nous serions en ce moment à dix pieds
sous terre. _Il y a plus de choses au ciel et sur terre_... Venez chez
moi, Pansay, et remercions Dieu. J’ai grand besoin d’un doigt de quelque
chose.

Nous revînmes sur nos pas jusqu’à la côte de l’église, et j’arrivai chez
le docteur Heatherlegh un peu après minuit.

Les tentatives pour me guérir commencèrent presque aussitôt, et pendant
une semaine, il me conserva constamment sous ses yeux.

Bien des fois durant ces huit jours, je bénis l’heureuse chance qui
m’avait mis en relation avec le plus capable et le meilleur des médecins
de Simla.

De jour en jour mon entrain revint. Mon caractère reprit son égalité.

De jour en jour aussi, j’en vins à admettre la théorie de Heatherlegh
qui imputait l’hallucination spectrale à l’état des yeux, du cerveau et
de l’estomac.

J’écrivis à Kitty pour lui dire qu’une entorse légère causée par une
chute de cheval me retenait chez moi pour quelques jours, et que je
serais rétabli avant qu’elle eût le temps de regretter mon absence.

Le traitement de Heatherlegh était aussi simple que possible: il
consistait en pilules hépatiques, bains froids et exercices violents,
pris à la tombée de la nuit ou à la pointe du jour, car ainsi qu’il le
faisait remarquer avec sagesse: «Un homme qui a une entorse à la
cheville ne fait pas douze milles par jour et votre jeune dame serait
bien étonnée si elle vous voyait.»

A la fin de la semaine, après de fréquents examens de la pupille et du
pouls, la prescription d’un régime strictement sévère et de la marche à
pied, Heatherlegh me renvoya avec autant de brusquerie qu’il m’avait
pris sous sa direction.

--Mon garçon, je garantis votre cure mentale, et cela revient à dire que
je vous ai guéri de la plupart de vos maladies corporelles. Maintenant
tirez vos grègues d’ici le plus tôt que vous pourrez et allez-vous-en
faire votre cour à miss Kitty.

Je m’efforçais de lui exprimer ma gratitude pour sa bonté.

Il m’interrompit:

--Ne vous figurez pas que j’ai fait cela pour vous. J’entrevois que vous
vous êtes conduit dans toute cette affaire comme un coquin. Mais, malgré
tout, vous êtes un phénomène, et un phénomène aussi curieux que vous
êtes un mufle. Non... reprit-il en m’interrompant une seconde fois...
pas même une roupie, s’il vous plaît! Allez-vous-en et voyez si vous
retrouverez ces troubles des yeux, du cerveau, de l’estomac. Je vous
donnerai un lakh, chaque fois que vous l’éprouverez.

Une demi-heure plus tard, j’étais dans le salon des Mannering avec
Kitty.

J’étais ivre de l’ivresse que donne le bonheur présent et de la
certitude que je ne serais plus persécuté par cette odieuse apparition.

Fort du sentiment de ma sécurité toute récente, je proposai aussitôt une
promenade à cheval, et j’indiquai ma préférence pour un trot autour de
Jakko.

Jamais je ne m’étais senti aussi dispos, aussi plein de vitalité,
d’esprits purement animaux que dans cet après-midi du 30 avril.

Kitty était enchantée du changement survenu dans mon aspect, et elle
m’en fit compliment dans son langage charmant et plein de franchise.

Nous sortîmes ensemble de chez les Mannering, riant, causant. Puis nous
partîmes au trot comme autrefois sur la route de Chota Simla.

J’avais hâte d’arriver au Réservoir de Sanjowlie, pour y redoubler la
fermeté de ma conviction.

Les chevaux faisaient de leur mieux, mais ils me paraissaient trop
lents.

Kitty était étonnée de ma turbulence.

--Voyons, Jack, s’écria-t-elle à la fin, vous vous conduisez comme un
enfant. Qu’est-ce que vous faites?

Nous étions juste au bas du Couvent, et par pure bravade, je faisais
faire à mon gallois des plongeons, des courbettes à travers la route,
tout en le chatouillant avec la boucle de ma cravache.

--Qu’est-ce que je fais, ma chère? Mais rien. Tout juste rien du tout.
Si vous étiez restée une semaine à ne rien faire que de rester couchée,
vous seriez aussi turbulente que moi.

    Chantant et fredonnant dans votre gaîté bruyante,
          Toute joyeuse de vous sentir vivre,
    Maître de la nature, Seigneur de la terre visible,
              Seigneur des cinq sens.

Ma citation était à peine sortie de mes lèvres, et nous n’avions pas
encore tourné l’angle au-dessus du Couvent. En avançant de quelques
yards, on eût pu voir jusqu’à Sanjowlie.

Au milieu de la route plane étaient arrêtés les hommes à livrée noir et
blanc, le rickshaw à caisse jaune, et mistress Keith-Wessington.

Je tirai sur les rênes, je regardai, je me frottai les yeux, et je dus
prononcer quelques mots, à ce que je crois.

La première chose, dont je me souviens ensuite, c’est que j’étais étendu
la face contre terre sur la route, et que Kitty, en larmes, était
agenouillée près de moi.

--Est-ce que c’est parti, enfant? fis-je d’une voix entrecoupée.

Kitty ne fit que pleurer plus fort.

--Qu’est-ce qui est parti, Jack, mon chéri? Qu’est-ce que cela veut
dire? Il doit y avoir quelque part un malentendu, Jack, un affreux
malentendu.

Ses dernières paroles me remirent debout, affolé, dans un délire
momentané.

--Oui, _il y a_ quelque part un malentendu, répétai-je, un affreux
malentendu. Venez, regardez _cela_.

Je me rappelle confusément avoir pris Kitty par le poignet et l’avoir
traînée sur la route jusqu’à l’endroit où était la _Chose_, avoir
supplié Kitty de _lui_ parler, de _lui_ dire que nous étions fiancés,
que ni la mort ni l’enfer n’étaient capables de rompre le lien qui nous
unissait, avoir tenu bien d’autres propos de ce genre que Kitty est
seule à connaître.

De temps à autre je m’adressais à l’épouvantable créature qui était dans
le rickshaw, pour la prendre à témoin de ce que j’avais dit, lui
demander de cesser une torture qui me tuait.

Dans ces propos, je suppose que je dus apprendre à Kitty mes relations
passées avec mistress Wessington, car je vis qu’elle m’écoutait
attentivement, la figure très pâle et les yeux flamboyants.

--Je vous remercie, monsieur Pansay, dit-elle. Cela suffit amplement.
_Saïs, ghora lao._

Les saïs, impassibles comme le sont toujours les Orientaux, étaient
revenus avec les chevaux qu’ils avaient repris.

Quand Kitty se remit en selle d’un bond, je tins la bride et la suppliai
de m’écouter et de me pardonner.

La réponse, que j’obtins d’elle fut un coup de cravache qui m’atteignit
de la bouche à l’œil, et un mot d’adieu que même aujourd’hui je suis
incapable d’écrire.

Dès lors je jugeai, et je ne me trompais pas, que Kitty savait tout, et
je reculai en titubant jusqu’à côté du rickshaw. Une coupure saignante
me sillonnait la figure et le cinglant coup de cravache avait fait
gonfler la chair en un relief bleu.

A ce moment même, Heatherlegh, qui avait dû nous suivre de loin, moi et
Kitty, arriva au trot.

--Docteur, dis-je en lui montrant du doigt ma figure, voici comment miss
Mannering a signé le décret par lequel elle me congédie et... vous me
ferez plaisir de m’envoyer ce lakh dès que vous le jugerez à propos.

La mine de Heatherlegh m’arracha un éclat de rire, malgré mon état
misérable.

--Je joue ma réputation professionnelle, commença-t-il.

--Ne faites pas le nigaud, j’ai perdu le bonheur de ma vie, et vous
ferez mieux de me ramener à la maison.

Pendant que je parlais, le rickshaw avait disparu.

Alors je perdis la notion de tout ce qui se passait.

Le sommet de Jakko me paraissait onduler, se soulever comme le bord d’un
nuage et tomber sur moi.

Sept jours plus tard (c’est-à-dire le 7 mai) je revins à moi et me
trouvai dans la chambre de Heatherlegh.

J’étais plus faible qu’un petit enfant.

Heatherlegh m’examinait avec attention de derrière les papiers amoncelés
sur son bureau.

Les premiers mots n’étaient guère encourageants, mais j’étais trop
épuisé pour en être fortement ému.

--Voici vos lettres que miss Kitty vous a renvoyées. Vous autres, jeunes
gens, vous écriviez beaucoup. Voici un paquet qui ressemble à une bague,
et il y avait un billet fort gai de papa Mannering; j’ai pris la liberté
de le lire et de le brûler. Le vieux gentleman n’était pas enchanté de
vous.

--Et Kitty? demandai-je d’un ton morne.

--Encore plus raide que son père, à en juger par ce qu’elle dit. Par la
même occasion, vous avez dû laisser échapper un tas de vieux souvenirs
avant que je vous aie retrouvé. Elle dit que quand on s’est conduit
envers une femme comme vous l’avez fait envers mistress Wessington, on
devrait se tuer, ne fût-ce que par pitié pour son espèce. C’est une
petite virago à la tête chaude, votre moitié d’orange. Elle tient pour
certain que vous étiez dans un accès de delirium tremens quand tout ce
tapage sur la route de Jakko s’est produit. Elle dit qu’elle mourra
plutôt que de vous adresser la parole.

Je poussai un gémissement et me tournai de l’autre côté.

--Maintenant vous avez à prendre votre parti, mon ami. Cet engagement
doit être rompu et les Mannering ne veulent pas se montrer trop
exigeants à votre égard. Aura-t-il été rompu à raison de delirium
tremens ou à raison de crises épileptiques? Désolé de ne pouvoir vous
offrir d’autre alternative, à moins que vous ne préfériez la folie
héréditaire. Dites un mot, et je parlerai d’accès. Tout Simla connaît la
scène qui s’est passée au Mille des Dames. Allons, je vous donne cinq
minutes pour songer à cela.

Je crois que pendant ces cinq minutes j’explorai les cercles les plus
profonds de l’Enfer qu’il soit permis à l’homme terrestre de parcourir.

Et en même temps je me voyais trébuchant à travers les sombres
labyrinthes du doute, de la souffrance, du désespoir le plus profond.

Je me demandais, comme Heatherlegh assis sur sa chaise pouvait se le
demander, laquelle de ces terribles alternatives je devais choisir.

Bientôt je m’entendis parler d’une voix que j’eus peine à reconnaître:

--Ils sont diablement difficiles en fait de moralité dans ce pays-ci.
Parlez-leur d’accès, Heatherlegh, et joignez-y mes compliments.
Maintenant laissez-moi dormir un peu.

Alors mes deux _moi_ se rejoignirent et ce fut seulement mon moi (rendu
à moitié fou, possédé du diable) qui se retourna avec agitation dans mon
lit, en remontant pas à pas le cours des événements du dernier mois.

--Mais je suis à Simla, me répétais-je sans cesse, moi Jack Pansay, je
suis à Simla, et il n’y a pas de fantômes ici! C’est chose déraisonnable
de la part de cette femme de soutenir qu’il y en a. Pourquoi Agnès n’a
t-elle pas pu me laisser tranquille? Je ne lui ai jamais fait aucun mal.
Il eût pu se faire que ce fût moi aussi bien qu’Agnès. Seulement je ne
serais pas revenu exprès pour la tuer. Pourquoi ne peut-on pas me
laisser en paix? Me laisser en paix et heureux?

Il était midi bien sonné quand je me réveillai pour la première fois.

Le soleil avait beaucoup baissé à l’horizon avant que je me fusse
endormi,--endormi du sommeil du criminel sur son chevalet de torture, où
il est trop épuisé pour éprouver encore de la douleur.

Le lendemain, il me fut impossible de me lever.

Heatherlegh me dit le matin qu’il avait reçu une réponse de M. Mannering
et que, grâce à ses bons offices (ceux de Heatherlegh), l’histoire de ma
maladie avait circulé partout dans Simla où tout le monde me plaignait.

--Et c’est peut-être plus que vous ne méritez, conclut-il agréablement,
et pourtant Dieu sait si vous avez passé par une sévère épreuve! Cela ne
fait rien. Nous vous guérirons encore, entêté phénomène.

Je me refusai fermement à être guéri.

--Vous avez été déjà beaucoup trop bon pour moi, mon vieux, dis-je, mais
je ne me soucie pas de vous déranger plus longtemps.

Au fond du cœur, j’en étais sûr, rien de ce que pouvait faire
Heatherlegh n’était capable d’alléger le fardeau qui m’avait été imposé.

A cette conviction se joignit un sentiment de révolte désespérée,
impuissante, contre la déraison de toute cette affaire.

Il y avait des vingtaines de gens qui ne valaient pas mieux que moi et
pour lesquels le châtiment avait du moins été ajourné à l’autre monde.

Je trouvais une amère, une cruelle injustice à avoir été tout
particulièrement désigné pour un sort si affreux.

De temps à autre cet état d’esprit faisait place à un autre dans lequel
le rickshaw et moi, nous étions les seules réalités au milieu d’un
monde d’ombres, où Kitty était un fantôme, où M. Mannering, Heatherlegh,
tous les autres gens que j’avais connus, hommes et femmes, étaient des
fantômes, où les grandes montagnes grises elles-mêmes n’étaient plus que
des ombres créées pour me torturer.

J’étais violemment jeté d’un état d’esprit dans un autre.

Cela dura sept jours pénibles.

Mon corps prenait de jour en jour plus de force jusqu’à ce qu’enfin un
regard jeté dans la glace de la chambre à coucher m’apprit que j’étais
rentré dans la vie ordinaire, et que j’étais redevenu ce que sont les
autres hommes.

Chose assez curieuse, ma figure ne portait aucune trace de la lutte que
j’avais traversée. Elle était pâle, il est vrai, mais aussi dépourvue
d’expression, aussi banale qu’elle le fut jamais.

Je m’étais attendu à une altération permanente, à une preuve visible de
la maladie qui me rongeait: je n’aperçus rien.

Le 15 mai, je quittai la maison de Heatherlegh à onze heures du matin
et l’instinct du célibataire me conduisit au Club.

Là je vis que tout le monde connaissait mon histoire telle que l’avait
débitée Heatherlegh, et tous me témoignèrent gauchement une
bienveillance et des attentions anormales.

Néanmoins je reconnus que pendant tout le reste de ma vie, je serais
mêlé à mes semblables, sans être l’un d’eux, et j’enviai avec amertume
les coolies rieurs qui étaient là-bas, au Mail.

Je déjeunai au Club et à quatre heures j’allai flâner en désœuvré sur le
Mail dans le vague espoir de rencontrer Kitty.

Près du kiosque à musique, ce que je vis, ce furent les livrées noir et
blanc et j’entendis près de moi la prière que m’avait déjà adressée
mistress Wessington.

Le rickshaw fantôme et moi, nous parcourûmes côte à côte et en silence
la route de Chota Simla.

Aux environs du Bazar, Kitty et un cavalier nous atteignirent et nous
dépassèrent.

J’aurais été un chien errant sur la route qu’elle n’eût pas fait moins
d’attention à moi.

Elle ne me fit pas même l’honneur d’accélérer le pas, bien que la soirée
pluvieuse eût pu lui servir d’excuse.

Aussi Kitty et son compagnon, moi et ma fantastique _Lumière d’amour_,
nous fîmes le tour de Jakko, par couples.

La route ruisselait d’eau. Les puits formaient des gouttières pareilles
à des gargouilles, qui se déversaient sur les rocs du dessous, et l’air
était saturé d’une pluie fine.

Deux ou trois fois, je me surpris à dire, presque à haute voix:

--Je suis Jack Pansay en congé à Simla, dans le Simla de tous les jours,
avec sa banalité. Je ne dois pas oublier cela, je ne dois pas oublier
cela.

Puis, je faisais un effort pour me rappeler les cancans que j’avais
entendus au Club, les prix remportés par les chevaux d’un tel ou d’un
tel, en un mot tout ce qui se rapportait au monde anglo-indien dans son
train-train de tous les jours, que je connaissais si bien.

Je répétai même la table de multiplication très vite pour ma propre
satisfaction, pour me convaincre tout à fait que je n’avais pas encore
perdu la raison.

Cela me réconforta beaucoup et m’empêcha pendant un certain temps
d’entendre mistress Wessington.

Une fois de plus, je gravis péniblement la pente du couvent et
m’engageai sur la route de nouveau.

Là, Kitty et l’homme partirent au trot, et je restai en tête à tête avec
mistress Wessington.

--Agnès, dis-je, voudriez-vous rabattre la capote et me dire ce que
signifie tout cela?

La capote se rabattit en arrière sans faire de bruit et je me trouvai
face à face avec ma défunte maîtresse.

Elle portait la toilette qu’elle avait lorsque je la vis pour la
dernière fois de son vivant.

Elle tenait encore de la main droite le petit mouchoir de poche et de la
main gauche le même porte-cartes. Une femme défunte depuis huit mois, et
qui tient un porte-cartes!

Il me fallut répéter ma table de multiplication et poser les deux mains
sur le parapet en pierre de la route pour m’assurer que cela du moins
était de la réalité.

--Agnès, répétai-je, ayez pitié de moi, et dites-moi ce que tout cela
signifie?

Mistress Wessington se pencha en avant et tourna la tête de ce mouvement
étrange et vif que je connaissais si bien, et elle parla.

Si mon histoire n’a pas déjà follement franchi les bornes de toute
créance humaine, c’est maintenant que j’aurais à m’excuser.

Je le sais, personne, non, personne, pas même Kitty, pour qui ceci est
écrit dans le but de justifier jusqu’à un certain point ma conduite,
personne ne me croira; mais je vais continuer.

Mistress Wessington parla et je fis avec elle tout le trajet depuis la
route de Sanjowlie jusqu’au tournant au dessous de l’habitation du
commandant en chef. Tout comme si j’avais marché à côté du rickshaw
d’une femme vivante, nous causâmes avec animation.

Le second et le plus cruel de mes états d’esprit maladifs s’était
soudain emparé de moi, et pareil au Prince du poème de Tennyson, «je
croyais me mouvoir dans un monde de fantômes».

Il y avait eu un garden-party chez le commandant en chef et nous nous
joignîmes tous deux à la foule des gens rentrant chez eux.

Quand je les regardais, il me semblait que c’étaient eux les ombres, des
ombres fantastiques, impalpables, qui se séparaient pour laisser passer
à travers elles le rickshaw de mistress Wessington.

Qu’est-ce que nous dîmes pendant ce mystérieux entretien? Je ne puis ou
plutôt je n’ose pas le répéter.

Le commentaire qu’aurait fait Heatherlegh se serait réduit à un rire
bref et à la remarque que j’avais caressé une chimère
cerebro-stomacho-oculaire.

C’était une scène fantastique et en même temps charmante, d’un charme
tout particulier, inépuisable.

Se pouvait-il que dans cette autre vie je fusse en train de faire la
cour une seconde fois à la même femme que j’avais tuée par ma cruauté
et mon indifférence?

Je rencontrai Kitty sur la route qui ramenait chez elle.

C’était une ombre parmi d’autres ombres.

Si je devais décrire tous les incidents de la quinzaine suivante dans
leur ordre, mon récit n’en finirait pas et votre patience se lasserait.

Tous les matins, tous les soirs, le rickshaw-fantôme et moi, nous nous
promenions ensemble dans Simla.

Partout où j’allais, j’étais suivi des quatre domestiques à livrée noire
et blanche.

Ils m’accompagnaient quand je sortais de mon hôtel ou que j’y
retournais.

Au théâtre, je les retrouvais au milieu d’une bande de porteurs
braillards.

En dehors de la vérandah du club, après une longue soirée de whist, au
bal anniversaire de la naissance de la reine, ils attendaient patiemment
que je reparusse, et de même en plein jour, quand j’allais faire des
visites.

A cela près qu’il ne projetait point d’ombre, le rickshaw-fantôme avait
l’air d’un rickshaw réel qui aurait été de bois et de fer.

Plus d’une fois j’ai failli avertir un ami qui allait grand train de
prendre garde à ne pas se heurter contre lui.

Plus d’une fois j’ai parcouru le Mail en soutenant une vive conversation
avec mistress Wessington, ce qui provoquait une stupéfaction indicible
chez les passants.

Avant huit jours de ces allées et venues, j’appris que la théorie des
«accès» avait été écartée pour faire place à celle de la folie. Mais je
ne changeai rien à mon genre de vie.

Je faisais des visites, je montais à cheval, je dînais en ville sans
jamais éprouver la moindre gêne.

J’avais pour la société de mes semblables une passion que je n’avais
jamais éprouvée jusqu’alors.

J’étais avide de prendre ma part des réalités de la vie et en même temps
j’éprouvais un vague malaise quand j’étais resté trop longtemps séparé
de ma fantastique compagne.

Il me serait presque impossible de décrire mes variables états d’esprit
depuis le 15 mai jusqu’au présent jour.

Tour à tour la présence du rickshaw me remplissait d’horreur, de crainte
aveugle, ou d’une sorte de vague plaisir, ou de sombre désespoir.

Je n’osais sortir de Simla et je savais qu’y rester, c’était me tuer.

Je savais en outre que mon destin me condamnait à mourir d’une mort
lente, un peu chaque jour.

Ma seule préoccupation était d’aller aussi tranquillement que possible
jusqu’au bout de mon châtiment.

Tantôt j’avais un désir ardent de voir Kitty et j’assistais à ses flirts
effrontés avec un inconnu, ou pour parler plus exactement, avec mes
successeurs.

Cela m’intéressait, m’amusait.

Elle était autant en dehors de ma vie que j’étais en dehors de la
sienne.

Le jour, j’étais presque content de me promener avec mistress
Wessington.

La nuit je suppliais le ciel de me laisser rentrer dans le monde tel que
je le connaissais.

Et au-dessus de ces états d’esprit successifs planait la sensation
d’étonnement engourdi, indécis, de cette fusion du visible et de
l’invisible, qui se mêlaient si étrangement sur cette terre, dans le but
de pourchasser, de mettre aux abois, de pousser dans la tombe une pauvre
âme.

       *       *       *       *       *

27 août.

Heatherlegh m’a donné ses soins sans jamais se lasser et m’a dit
seulement hier que je devrais faire une demande de congé pour maladie.

Une demande pour échapper de la compagnie d’un fantôme! Une demande pour
obtenir que le gouvernement veuille bien me permettre de me débarrasser
de cinq fantômes et d’un rickshaw aérien en allant en Angleterre!

La proposition de Heatherlegh m’a fait éclater d’un rire presque
convulsif.

Je lui ai dit que j’attendrais tranquillement le dénoûment à Simla et je
suis sûr que ce dénoûment ne tardera pas.

Croyez-moi quand je dis que je le redoute à un degré que je ne saurais
exprimer; pendant la nuit je me tourmente de mille spéculations sur la
façon dont surviendra ma mort.

Mourrai-je décemment dans mon lit comme doit mourir un gentleman
anglais? Ou bien mon âme me sera-t-elle arrachée pendant une dernière
promenade, pour aller prendre place éternellement à côté de ces fantômes
impénétrables?

Reprendrai-je mon vasselage d’autrefois dans le monde futur, ou
retrouverai-je une Agnès qui aura horreur de moi, et à laquelle je serai
enchaîné pour l’éternité?

Planerons-nous ensemble sur la scène où nous avons vécu, et jusqu’à la
consommation des siècles?

A mesure que se rapproche le jour de ma mort, l’horreur intense
qu’éprouve toute chair, en face des esprits échappés de l’autre côté de
la tombe, se fait de plus en plus puissante.

C’est chose terrible que de descendre tout vivant parmi les morts quand
vous n’avez parcouru que la moitié à peine de votre existence.

Il est mille fois plus terrible d’attendre, comme je le fais, au milieu
de vous, en proie à la terreur de je ne sais quoi.

Plaignez-moi, au moins pour mon «illusion», car je sais que vous ne
croirez rien de ce que j’ai écrit ici.

Et pourtant s’il fut jamais un homme voué à la mort par les puissances
des ténèbres, cet homme c’est moi.

Et pour être juste, plaignez-la aussi. Car si jamais une femme fut tuée
par un homme, j’ai tué mistress Wessington.

Et la dernière phase de mon châtiment s’appesantit sur moi en ce moment
même.




MON HISTOIRE VRAIE DE FANTOME

     _Quand je traversai le désert, il en était ainsi... quand je
     traversai le désert..._

       (_La Cité de l’épouvantable nuit_.)




Dans cette histoire-ci, il s’agit uniquement de fantômes.

Il y a dans l’Inde des fantômes qui se présentent sous la forme de corps
gras, froids, gluants, qui se cachent dans les arbres au bord de la
route jusqu’à ce que passe un voyageur.

Alors ils se laissent choir sur son cou et s’y accrochent.

Il y a aussi de terribles fantômes de femmes en couches.

Ceux-là errent par les chemins, à la tombée de la nuit, ou se cachent
dans les champs de blé aux alentours des villages et se répandent en
appels séducteurs. Mais quand on répond à leur invitation, c’est la mort
dans ce monde et dans l’autre.

Ils ont les pieds retournés à l’envers, afin que tous les hommes qui ont
leur sang-froid puissent les reconnaître.

Ce sont encore les fantômes des petits enfants qu’on a jetés dans les
puits.

Ceux-là sautent les margelles des puits et les lisières des jungles. Ils
poussent des gémissements à la lueur des étoiles, ou saisissent les
femmes par le poignet, et implorent pour qu’on les soulève et les
emporte.

Toutefois ces fantômes-là et ceux qui ont l’air de cadavres, sont de
purs articles indigènes; ils ne s’attaquent pas aux sahibs.

On n’a aucune preuve authentique indiquant qu’ils aient jamais terrifié
un Anglais, mais bien des fantômes anglais ont fait mourir de frayeur
des blancs et des noirs.

Une station sur deux, au moins, a son fantôme.

On dit qu’il y en a deux à Simla, sans compter la femme qui met en
mouvement le soufflet à la maison de poste de Syree sur l’Ancienne
Route.

Mussoorie possède une maison hantée par un fantôme plein d’entrain.

Une dame blanche passe pour remplir les fonctions de veilleur de nuit
autour d’une maison de Lahore.

A Dalhousie, on rapporte qu’une des maisons rejoue les soirs d’automne
tous les épisodes d’un horrible accident qui, dans un précipice, coûta
la vie à un cavalier et à sa monture.

Murrée a un fantôme gai et, maintenant que le choléra y a donné un coup
de balai, elle va en avoir un qui sera mélancolique.

A Mian Mir, ce sont les logements des officiers, dont les portes
s’ouvrent toutes seules, et dont les meubles sont, affirme-t-on, sujets
à des bruits de craquement, dûs, non point à la chaleur de juillet, mais
au poids des Invisibles qui s’étirent sur les chaises.

Peshawar compte quelques maisons que personne ne louerait volontiers.

Il y a quelque chose de mauvais--et ce n’est point la fièvre,--dans un
grand bungalow d’Allahabad.

Quant aux anciennes provinces, elles fourmillent littéralement de
maisons hantées et des armées de fantômes manœuvrent le long de leurs
principales artères.

Plusieurs des relais de poste, sur la grande route centrale, ont de
commodes petits cimetières dans leur enceinte, qui attestent «les
changements et les hasards de cette vie mortelle» au temps où les gens
faisaient en voiture le trajet de Calcutta au nord-ouest.

Ces bungalows sont des endroits où on ne s’installe point sans
protester.

Généralement, ils sont très vieux, toujours sales, et le Khansamah y est
aussi vétuste que le bungalow. Tantôt, il est affecté de loquacité
sénile, tantôt, il tombe dans les longues somnolences de l’âge.

Dans ces deux états, il n’est bon à rien.

Si vous vous fâchez, il vous parlera d’un sahib défunt et enterré il y a
quelque trente ans, et il vous dira que quand il était au service du
sahib, pas un khansamah de la province ne l’égalait.

Après quoi il bafouille, il grimace, il tremblote, il s’agite parmi les
plats et vous regrettez votre irritation.

Il n’y a pas longtemps, mes obligations m’imposaient la fréquentation
des bungalows où sont les relais de poste.

Je ne passais jamais trois nuits de suite dans la même maison et j’en
vins à connaître à fond toute la séquelle.

J’ai habité ceux qui ont été construits par le gouvernement, avec des
murs de briques rouges et des plafonds en charpente de fer, avec
l’inventaire du mobilier affiché dans chaque chambre, et, sur le seuil,
un cobra surexcité, pour vous souhaiter la bienvenue.

J’ai habité ceux qui ont été «appropriés», de vieilles maisons affectées
au service des bungalows, où rien n’était à sa place et où on n’avait
pas même un poulet pour dîner.

J’ai habité des palais réformés, où le vent soufflait à travers la
façade de marbre ouvragé d’une façon tout aussi opposée au confort que
s’il avait soufflé par une vitre brisée.

J’ai habité des bungalows où la dernière inscription sur le registre des
voyageurs remontait à quinze mois et où on coupait avec un sabre la tête
au chevreau qui devait être accommodé au curry.

Ma bonne fortune m’y a fait rencontrer des gens de toute sorte, depuis
les missionnaires voyageurs aux manières réservées, depuis les
déserteurs des régiments anglais, jusqu’aux vagabonds ivres, qui
jetaient des bouteilles de whisky sur tous les passants, et la fortune,
plus favorable encore, m’a fait échapper à une séance d’accouchement.

Étant donné qu’une bonne partie de la tragédie qu’est notre vie, se
passait dans ces bungalows, je m’étonnais de n’avoir point rencontré de
fantômes.

Certes, un fantôme, qui hanterait les environs d’un bungalow, serait un
fantôme atteint de folie; mais il est mort dans les bungalows un tel
nombre de fous, qu’il doit y avoir un fort tant pour cent de fantômes
fous.

L’heure venue, j’ai trouvé mon fantôme ou, pour mieux dire, mes
fantômes, car il y en avait deux.

Nous appellerons ce bungalow-là le relais de Katmal; mais _cela_ c’était
le côté insignifiant de l’horrible chose.

Quand on a la peau sensible, on n’a pas le droit de dormir dans les
bungalows de relais: on doit prendre femme.

Le bungalow de Katmal était vieux, moisi, laissé à l’abandon. Le sol
était de briques usées, les murs sales et les fenêtres presque noires de
poussière.

Il était situé sur un chemin de traverse très fréquenté par les
sous-commissaires auxiliaires indigènes de tout genre, depuis
l’administration des Finances jusqu’à celle des Forêts, mais les vrais
sahibs étaient rares.

Le _Khansamah_, que la vieillesse avait presque ployé en deux,
l’avouait.

Quand j’arrivai, le temps s’était mis, dans la région, à la pluie
capricieuse et irrégulière, avec accompagnement constant de vent, dont
chaque rafale faisait un bruit d’ossements desséchés dans les raides
palmiers _arack_ qui se dressaient au dehors.

Le _Khansamah_ perdit complètement la tête à mon arrivée.

Il avait été jadis au service d’un sahib. Il me nomma un homme bien
connu, qui avait été enterré plus d’un quart de siècle auparavant, et me
montra une photographie sur cuivre qui représentait cet homme à
l’époque préhistorique de sa jeunesse.

J’avais vu son portrait en gravure sur acier un mois auparavant, en tête
d’un des volumes de ses _Mémoires_ (et je me sentis plus vieux
qu’Hérode).

Le jour tomba et le Khansamah vint m’apporter à manger. Il ne se risqua
pas à prétendre que ce qu’il m’offrait était _khana_ (de la nourriture
humaine); il appela cela _ratub_, et _ratub_ signifie entre autres
choses «pâtée pour les chiens».

Il n’avait nullement l’intention de m’insulter en choisissant ce terme;
il avait oublié l’autre mot, je suppose.

Pendant qu’il découpait les corps de divers animaux, je m’installai, non
sans avoir exploré le bungalow.

Il y avait trois chambres, sans compter la mienne, qui consistait en un
chenil angulaire, et chacune de ces chambres donnait dans l’autre par
des portes d’un blanc enfumé, qu’assujettissaient de longues barres de
fer.

Le bungalow était très solide, mais les murs de séparation des chambres
étaient si légers qu’on les eut crus bâtis de bois pourris.

Quand on marchait, qu’on remuait une malle, le bruit se répercutait en
écho de ma chambre aux trois autres et les murs les plus éloignés
renvoyaient, en une vibration tremblante, le son des pas.

Cela me décida à fermer ma porte.

Il n’y avait pas de lampes, rien que des bougies sous de longs abat-jour
en verre. Une veilleuse à huile était suspendue dans la salle de bains.
Avec son aspect d’irrémédiable misère, ce bungalow était le plus
répugnant de tous ceux où il m’était arrivé de m’arrêter.

Il n’y avait pas de foyer et les fenêtres refusaient de s’ouvrir. Un
brasero de charbon de bois eut donc été inutilisable. La pluie et le
vent éclaboussaient, gazouillaient, gémissaient autour de la maison.

Les palmiers arack craquaient et grondaient.

Une demi-douzaine de chacals aboyaient dans la clôture.

Une hyène, arrêtée à quelque distance, les narguait de son rire. Une
hyène pourrait convaincre un sadducéen de la résurrection des morts, de
la pire sorte de morts.

Alors arriva le _ratub_, mets curieux dont la composition est à la fois
indigène et anglaise, et le vieux _Khansamah_ resta debout derrière ma
chaise, me parlant d’Anglais de jadis qui étaient défunts, pendant que
les flammes des bougies, agitées par le vent, jouaient à cache-cache sur
le lit et la moustiquaire.

C’était bien la sorte de dîner et la sorte de soirée qu’il fallait pour
disposer un homme à passer en revue, un à un, ses péchés d’autrefois, et
tous ceux qu’il comptait commettre s’il continuait à vivre.

Il était difficile de dormir pour plusieurs centaines de raisons.

La lampe de la salle de bain projetait dans les chambres les ombres les
plus grotesques et le vent commençait à dire des bêtises.

Au moment même où les motifs de mon insomnie s’assoupirent, gorgés de
sang, j’entendis la formule connue: «Nous allons le prendre et le
soulever» dont se servent les porteurs de _doolies_.

Cela venait de l’enceinte.

Tout d’abord, il arriva un _doolie_, puis un second, puis un troisième.

J’entendis le bruit des _doolies_ posés lourdement à terre.

Le volet qui faisait face à ma porte fut secoué.

--C’est quelqu’un qui s’efforce d’entrer, dis-je.

Mais personne ne parla, et je tâchai de me persuader que c’était l’effet
d’une rafale.

Le volet de la chambre contiguë à la mienne fut attaqué, repoussé en
arrière, et la porte intérieure s’ouvrit.

--C’est quelque sous-commissaire auxiliaire, me dis-je, et il aura amené
ses amis avec lui. Maintenant, ils en ont pour une heure à causer, à
cracher, à fumer.

Mais on n’entendait ni voix, ni pas.

Personne n’apportait de bagages dans la chambre voisine.

La porte se ferma et je remerciai la Providence de ce qu’on me laissait
tranquille. Mais j’étais curieux de savoir ce qu’étaient devenus les
_doolies_.

Je descendis du lit et allai regarder dans l’obscurité. Il n’y avait
pas la moindre trace de doolies.

Au moment même où j’allais me recoucher, j’entendis dans la chambre
voisine un bruit auquel personne ne peut se tromper, s’il jouit de
l’usage de ses sens, celui que fait une bille de billard en roulant le
long de la bande, lorsque le joueur joue son premier coup.

Il n’y a pas de son qui ressemble à celui-là.

Une minute après, autre roulement. Je me recouchai.

Je n’avais pas peur, non, je n’avais pas peur.

J’étais très curieux de savoir ce qu’étaient devenus les doolies, et
c’est pour cela que je me recouchai d’un bond.

Une minute après, j’entendis le double bruit de déclic d’un carambolage.

Mes cheveux se dressèrent. Il est inexact de dire que les cheveux se
dressent. Le cuir chevelu se contracte, et vous sentez sur toute la tête
un fourmillement léger, général. Voilà ce que c’est exactement que des
cheveux qui se dressent.

Il y eut un nouveau roulement et un bruit de déclic.

Les deux bruits n’avaient pu être produits que par une seule et même
chose, une bille de billard.

Je raisonnai en moi-même sur l’aventure, et plus je raisonnais, moins il
me semblait probable qu’un lit, une table et deux chaises--à cela se
bornait le mobilier de la chambre contiguë à la mienne--pussent imiter
aussi parfaitement le bruit qu’on fait en jouant au billard.

Après un autre carambolage, un trois-bandes, à ce qu’il me parut,
d’après la sonorité, je cessai de raisonner.

Je tenais mon fantôme, et j’aurais donné tout au monde pour m’esquiver
de ce bungalow.

Je prêtai l’oreille, et mieux j’écoutai, plus je perçus clairement les
détails de la partie.

C’était tour à tour le bruit de roulement et celui du choc.

Parfois il y avait un double choc, puis un roulement, puis un autre
choc.

Il n’y avait plus de doute; on jouait au billard dans la chambre à côté.
Et la chambre à côté était trop petite pour contenir un billard.

Dans les intervalles où le vent se calmait, j’entendais la partie se
poursuivre, les coups se succéder.

Je fis un effort pour me persuader que je n’entendais pas de bruit. Cet
effort fut un échec.

Savez-vous ce que c’est que la peur? Non point la peur ordinaire
qu’inspirent une insulte, un dommage ou la mort, mais la peur abjecte,
frissonnante au sujet de quelque chose qui reste invisible pour vous, la
peur qui vous sèche l’intérieur de la bouche, et la moitié de la gorge,
la crainte qui rend moite la paume de vos mains, et vous fait faire des
efforts pour avaler, afin que la luette continue à fonctionner.

Cela est la belle peur,--une grande lâcheté, et il faut l’avoir
ressentie pour l’apprécier.

La simple invraisemblance d’une partie de billard dans un bungalow de
relais prouverait la réalité de la chose.

Nul homme,--ivre ou à jeun,--n’était capable d’imaginer une partie de
billard ni d’inventer le crachement d’un massé.

A fréquenter régulièrement les bungalows il y a un inconvénient: on
entretient éternellement sa crédulité.

Si l’on disait à un homme qui passe toute sa vie dans les bungalow: «Il
y a un cadavre dans cette chambre-ci, une jeune fille atteinte de folie
dans cette autre. La femme et l’homme qui montent ce chameau viennent de
s’échapper d’un endroit éloigné de soixante milles», l’auditeur ne se
refuserait point à le croire, parce qu’il n’est rien qui ne puisse
arriver dans un bungalow, quelle qu’en soit l’étrangeté, si grotesque,
si horrible que ce soit.

Malheureusement cette crédulité s’étend aux fantômes.

Une personne raisonnable qui serait récemment sortie de chez elle, se
fût tournée de l’autre côté et rendormie.

Moi, pas.

Aussi vrai que les centaines de créatures qui se trouvaient dans le lit
finirent par m’abandonner comme une carcasse vidée, parce que la grande
masse de mon sang refluait à mon cœur, j’entendis tous les coups joués
pendant une longue partie de billard, dans la chambre aux échos sonores
qui touchait à la mienne, de l’autre côté de la porte barrée de fer.

Ma crainte la plus forte, c’était que les joueurs eussent besoin d’un
marqueur.

C’était une crainte absurde, car les êtres qui peuvent jouer dans les
ténèbres sont au-dessus de ces superfluités-là.

Tout ce que je sais, c’est que je craignais cela. C’était une réalité.

Au bout d’un certain temps, la partie cessa et la porte claqua.

Je m’endormis parce que je tombais de fatigue. Sans cela j’aurais
préféré rester éveillé.

J’aurais donné toute l’Asie plutôt que d’enlever la barre de la porte,
pour jeter un coup d’œil dans l’obscurité de la chambre voisine.

Le matin venu, je me dis que j’avais agi sagement, prudemment, et je
m’informai des moyens à prendre pour m’en aller.

--A propos, _Khansamah_, dis-je, qu’est-ce que faisaient ces trois
_doolies_, cette nuit, dans mon enceinte?

--Il n’y avait pas de _doolies_, dit le _Khansamah_.

J’allai dans la chambre voisine où la lumière entra à flots par la
porte.

J’étais plein de bravoure.

A cette heure j’aurais joué l’Enfer contre le diable en personne.

--Cet endroit a-t-il toujours été un relais de poste? demandai-je.

--Non, dit le Khansamah, il y a dix ou vingt ans, j’ai oublié l’époque,
c’était une salle de billard.

--Une quoi?

--Une salle de billard pour les Sahibs qui ont construit le chemin de
fer. Alors j’étais _Khansamah_ dans la grande maison où logeaient les
Sahibs, et je leur servais souvent des sorbets au brandy. Ces trois
chambres n’en faisaient qu’une où il y avait une grande table où les
Sahibs jouaient tous les soirs. Mais tous les Sahibs sont morts
maintenant, et le chemin de fer va, m’avez-vous dit, jusqu’à Kaboul.

--Vous vous rappelez-vous quelque chose au sujet des Sahibs?

--Il y a longtemps de cela, mais je me rappelle un Sahib, un gros
homme, toujours en colère. Un jour, il jouait ici. Il me dit:
«Mangal-Khan, servez-moi un brandy-_pani_-do». Il se pencha sur la table
pour jouer. Sa tête se baissa, se baissa et finit par toucher la table.
Ses lunettes tombèrent, et quand nous--les Sahibs et moi,--nous
accourûmes pour le soulever, il était mort. J’aidai à le porter dehors.
Et c’était un vigoureux Sahib, mais il est mort, et moi, le vieux
Mangal-Khan, je vis encore, par votre faveur.

C’était suffisant, et plus que suffisant.

Je tenais mon fantôme, un article de premier choix avec preuves à
l’appui.

Je comptais écrire à la société de Recherches psychiques: je jetterais
l’Empire dans la stupeur par cette nouvelle. Mais je jugeai bon de
mettre tout d’abord quatre-vingt milles de terres cultivées et
cadastrées entre moi et ce relais de poste, et cela avant la nuit.

La Société pourrait ensuite envoyer son agent officiel examiner le cas.

Je rentrai dans ma chambre et fis mes paquets après avoir mis par écrit
les détails.

Pendant que je fumais, j’entendis de nouveau le bruit du déclic. Cette
fois il y eut un raté, un queuté, car le roulement fut fort court.

La porte était ouverte, et je pus regarder dans la chambre. Clic! Clic!
Un carambolage!

J’entrai sans peur dans la chambre, car il y faisait soleil et au dehors
soufflait une fraîche brise.

Le jeu invisible marchait avec un entrain terrible.

Et cela n’avait rien d’étonnant: un petit rat infatigable courait de
tous côtés au-dessus du plafond enfumé, et un fragment du châssis de la
fenêtre, qui s’était détaché et que la brise secouait, battait contre le
verrou de la fenêtre.

Cela imitait à s’y méprendre le choc des billes de billard.

Impossible aussi de ne pas reconnaître le roulement des billes sur la
table du billard. Ah! j’étais bien excusable. Même quand je fermais mes
yeux qui s’étaient ouverts à la lumière, ce bruit ressemblait
extraordinairement à celui d’un jeu animé.

Alors entra, de fort mauvaise humeur, le fidèle compagnon de mes peines,
Kadir Baksh.

--Ce bungalow-ci est très mauvais, bon pour les basses castes. Pas
étonnant que Votre Présence ait été dérangée et soit toute mouchetée.
Trois équipes de porteurs de doolies sont venues cette nuit à une heure
avancée pendant que je dormais dehors. Ils ont dit que c’était leur
habitude de coucher dans les chambres réservées aux Européens. Le
_Khansamah_ est-il un homme d’honneur? Ils ont essayé d’entrer, mais je
leur ai dit de s’en aller. Rien d’étonnant, si ces Porias ont passé la
nuit ici, que Votre Présence soit toute couverte de taches. C’est une
honte. C’est l’œuvre d’un homme dégoûtant.

Kadir Baksh omit de dire qu’il avait fait payer à chaque équipe deux
annas d’avance pour leur logement et qu’alors n’étant plus à portée
d’être entendu de moi, il les avait chassés en les battant avec ce grand
parapluie vert, dont jusqu’alors je n’avais pu deviner l’usage. Mais
Kadir Baksh n’avait aucune notion de morale.

Ensuite eut lieu une entrevue avec le Khansamah, mais comme il ne tarda
pas à perdre la tête, la colère fit place à la pitié, et la pitié
aboutit à une longue conversation au cours de laquelle il plaça la mort
du gros ingénieur Sahib dans trois stations différentes, dont deux
étaient éloignées de cinquante milles. La troisième déviation l’amena à
Calcutta, et cette fois le Sahib mourut en conduisant un dogcart.

Je ne partis pas aussi promptement que je l’avais décidé.

Je passai la nuit, pendant que le vent, le rat, le cadre de la fenêtre
et le verrou jouaient une bruyante partie en cent cinquante.

Puis le vent changea, et les billes s’arrêtèrent.

Je m’aperçus que j’avais réduit à néant une authentique histoire de
fantôme.

Si j’avais seulement arrêté mes investigations au bon moment, j’aurais
pu faire de cela quelque chose.

Et c’était là ma plus amère pensée.




TABLE DES MATIÈRES


PRÉFACE                              VII

L’Education d’Otis Yeere               1

A l’Entrée de l’Abîme                 57

Une Comédie sur la Grande Route       75

La Colline de l’Illusion             107

Une Femme de deuxième catégorie      133

Rien qu’un petit Officier            181

Le Rickshaw fantôme                  219

Mon Histoire vraie de fantôme        283


E. GREVIN.--IMPRIMERIE DE LAGNY




BIBLIOTHÈQUE COSMOPOLITE


_OUVRAGES PARUS_

     I.--=Au delà des forces=, par BJORNSTJERNE BJORNSON, première et
     deuxième parties. Traduction de MM. Auguste Monnier et Littmanson.
     Un volume in-18. Prix =3 50=

     II.--=Le Roi=, drame en quatre actes; =Le Journaliste=, drame en quatre
     actes, par BJORNSTJERNE BJORNSON. Traduction de M. Auguste Monnier.
     Un volume in-18. Prix =3 50=

     III.--=Les Prétendants à la Couronne=, drame en cinq actes; =Les
     Guerriers à Helgeland=, drame en quatre actes, par HENRIK IBSEN.
     Traduction de M. Jacques Trigant-Geneste. Nouvelle édition. Un
     volume in-18. Prix =3 50=

     IV.--=Les Soutiens de la Société=, pièce en quatre actes; =L’Union des
     Jeunes=, pièce en cinq actes, par HENRIK IBSEN. Traduction de MM.
     Pierre Bertrand et Edmond de Nevers. Deuxième édition. Un volume
     in-18. Prix =3 50=

     V.--=Empereur et Galiléen=, par HENRIK IBSEN. Traduction de M.
     Charles de Casanove. Quatrième édition, revue et corrigée. Un
     volume in-18. Prix =3 50=

     VI.--=Nouveaux Poèmes et Ballades=, de A.-C. SWINBURNE. Traduction
     d’Albert Savine. Un volume in-18. Prix =3 50=

     VII.--=Œuvres en prose=, de P.-B. SHELLEY, traduites par Albert
     Savine. Pamphlets politiques. Réfutation du déisme. Fragments de
     romans. Critique littéraire et critique d’art. Philosophie. Un
     volume in-18. Prix =3 50=

     VIII.--=Souvenirs autobiographiques du Mangeur d’opium=, par THOMAS
     DE QUINCEY. Traduction et préface par Albert Savine. Deuxième
     édition. Un volume in-18. Prix =3 50=

     IX.--=Confessions d’un Mangeur d’opium=, par THOMAS DE QUINCEY.
     Première traduction intégrale par V. Descreux. Nouvelle édition. Un
     volume in-18. Prix =3 50=

     X.--=Aurora Leigh=, par ELISABETH BARRETT BROWNING. Traduit de
     l’anglais. Troisième édition. Un volume in-18. Prix =3 50=

     XI.--=Un Gant=, comédie en trois actes; =Le Nouveau Système=, pièce en
     cinq actes, par BJORNSTJERNE BJORNSON. Traduit du norvégien par
     Auguste Monnier. Un vol. in-18. Prix =3 50=

     XII.--=Le Portrait de Dorian Gray=, par OSCAR WILDE. Traduit de
     l’anglais par M. Eugène Tardieu. Cinquième édition. Un volume
     in-18. Prix =3 50=

     XIII.--=Un Héros de notre temps=, récits; =Le Démon=, poème oriental,
     par LERMONTOFF. Traduit du russe par A. de Villamarie. Deuxième
     édition. Un volume in-18. Prix =3 50=

     XIV.--=Intentions=, par OSCAR WILDE. Traduction, préface et notes de
     J. Joseph-Renaud. Un volume in-18 =3 50=

     XV.--=La Dame de la mer=, pièce en 5 actes; =Un Ennemi du peuple=,
     pièce en 5 actes, par HENRIK IBSEN. Traduction de MM. Ad.
     Chennevière et C. Johansen. Un vol. in-18 =3 50=

     XVI.--=Enlevé!= roman de ROBERT-L. STEVENSON. Traduction et préface
     d’Albert Savine. Un volume in-18 =3 50=

     XVII.--=Poèmes et poésies=, par ELISABETH BARRETT BROWNING.
     Traduction de l’anglais et étude par Albert Savine. Un volume in-18
     =3 50=

     XVIII.--=Le Crime de lord Arthur Savile=, par OSCAR WILDE. Traduit
     de l’anglais par Albert Savine. Un vol. in-18 =3 50=

     XIX.--=Derniers Contes=, par EDGAR POË. Traduits par F. Rabbe. Un
     vol. in-18 =3 50=

     XX.--=Le Portrait de Monsieur W. H.=, par OSCAR WILDE. Traduit de
     l’anglais par Albert Savine. Un vol. in-18 =3 50=

     XXI.--=Poèmes=, d’OSCAR WILDE, Traduction et préface par Albert
     Savine. Un Volume in-18 =3 50=

     XXII.--=Simples Contes des Collines=, par RUDYARD KIPLING. Traduits
     de l’anglais par Albert Savine. Un vol. in-18 =3 50=

     XXIII.--=Le Prêtre et l’Acolyte=, nouvelles, par OSCAR WILDE.
     Traduction et préface par Albert Savine. Un vol. in-18 =3 50=

     XXIV.--XXV.--XXVI.--=Œuvres poétiques complètes de Shelley=,
     traduites par F. Rabbe. Précédées d’une étude historique et
     critique sur la vie et les œuvres de Shelley. Trois volumes in-18,
     se vendant séparément chacun =3 50=

     XXVII.--=Nouveaux Contes des Collines=, par RUDYARD KIPLING. Traduits
     de l’anglais par Albert Savine. Un volume in-18 =3 50=

     XXVIII.--=Mystères et Aventures=, par A. CONAN DOYLE. Traduction
     d’Albert Savine. Un volume in-18 =3 50=

     XXIX.--=Trois Troupiers=, par RUDYARD KIPLING. Traduction d’Albert
     Savine. Un volume in-18 =3 50=

     XXX.--=Autres Troupiers=, par RUDYARD KIPLING. Traduction d’Albert
     Savine. Un volume in-18 =3 50=

     XXXI.--=Le Parasite=, par CONAN DOYLE. Traduction d’Albert Savine. Un
     volume in-18 =3 50=

     XXXII.--=Au Blanc et Noir=, par RUDYARD KIPLING. Traduction d’Albert
     Savine. Un volume in-18 =3 50=

     XXXIII.--=Théâtre.=--I.--=Les Drames=, par OSCAR WILDE. Traduction
     d’Albert Savine. Un volume in-18 =3 50=

     XXXIV.--=La Grande Ombre=, roman, par A. CONAN DOYLE. Traduction de
     M. Albert Savine. Un volume in-18 =3 50=

     XXXV.-=Poèmes et Ballades=, de A. C. SWINBURNE. Traduction de M.
     Gabriel Mourey et notes de Guy de Maupassant. Un vol. in-18,
     nouvelle édition =3 50=

     XXXVI.--=Un Début en Médecine=, roman, par A. CONAN DOYLE. Traduction
     de M. Albert Savine. Un vol. in-18 =3 50=

     XXXVII.--=Chants d’avant l’Aube=, par A. C. SWINBURNE. Traduction de
     M. Gabriel Mourey. Un vol. in-18 =3 50=

     XXXVIII.--=Sous les Déodars=, par RUDYARD KIPLING. Traduction de M.
     Albert Savine. Un vol. in-18 =3 50=

     XXXIX.--=Nouveaux Mystères et Aventures=, par CONAN DOYLE. Traduction
     de M. Albert Savine. Un vol. in-18 =3 50=

     XXXX.--=Théâtre.= II.--=Les Comédies.= I. par OSCAR WILDE. Traduction
     d’Albert Savine. Un volume in-18 =3 50=

     XXXXI.--=Idylle de Banlieue=, par CONAN DOYLE. Traduction d’Albert
     Savine. Un volume in-18 =3 50=


Imprimerie Générale de Châtillon-sur-Seine.--A. PICHAY.


NOTES:

[A] Elisabeth Barrett Browning, _Poèmes et Poésies_.

[B] Causeuses.

[C] Grand dîner.

[D] Improvisée.

[E] Maîtres d’hôtel.

[F] Causeuse.

[G] Petites tables.

[H] Barque hindoue.

[I] Voiture légère à deux roues.

[J] Deliriurm tremens.






        
            *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUS LES DÉODARS ***
        

    

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Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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