Le retour d'Imray

By Rudyard Kipling

The Project Gutenberg eBook of Le retour d'Imray
    
This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and
most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this ebook or online
at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States,
you will have to check the laws of the country where you are located
before using this eBook.

Title: Le retour d'Imray

Author: Rudyard Kipling

Translator: Arthur Austin-Jackson
        Louis Fabulet

Release date: July 9, 2024 [eBook #73998]

Language: French

Original publication: Paris: Mercure de France, 1907

Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE RETOUR D'IMRAY ***






  RUDYARD KIPLING

  Le
  Retour d’Imray

  Traduction de
  LOUIS FABULET et ARTHUR AUSTIN-JACKSON


  PARIS
  SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
  XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI

  MCMVII




ŒUVRES DE RUDYARD KIPLING

A LA MÊME LIBRAIRIE


  LE LIVRE DE LA JUNGLE, traduit par Louis Fabulet et Robert
    d’Humières. Vol. in-18                                          3.50

  LE SECOND LIVRE DE LA JUNGLE, traduit par Louis Fabulet et
    Robert d’Humières. Vol. in-18                                   3.50

  LA PLUS BELLE HISTOIRE DU MONDE (La plus Belle Histoire du
    Monde. Le Perturbateur du Trafic. La Légion perdue.
    Par-dessus bord. Dans le Rukh. Un Congrès des Puissances.
    Un Fait. Amour des Femmes), traduit par Louis Fabulet et
    Robert d’Humières. Vol. in-18                                   3.50

  L’HOMME QUI VOULUT ÊTRE ROI (L’Homme qui voulut être Roi. La
    Porte des Cent mille Peines. L’Étrange chevauchée.
    L’Amendement de Tods. La Marque de la Bête. Bisesa. Bertran
    et Bimi. L’Homme qui fut. Les Tambours du «Fore and Aft»),
    traduit par Louis Fabulet et Robert d’Humières. Vol. in-18      3.50

  KIM, roman, traduit par Louis Fabulet et Charles
    Fountaine-Walker. Vol. in-18                                    3.50

  LES BATISSEURS DE PONTS (Les Bâtisseurs de Ponts. Petit Tobrah.
    Namgay Doola. En Famine. Au fond de l’Impasse. Les Finances
    des Dieux. La Cité des Songes), traduit par Louis Fabulet et
    Robert d’Humières. Vol. in-18                                   3.50

  STALKY ET Cie, roman, traduit par Paul Bettelheim et Rodolphe
    Thomas. Vol. in-18                                              3.50

  SUR LE MUR DE LA VILLE (Sur le Mur de la Ville. Trois et un...
    de plus. L’Histoire de Muhammad Din. Lispeth. L’Autre.
    Moti-Guj-Mutin. Une Fraude. La Libération de Pluffles.
    L’Arrestation du Lieutenant Golightly. Une affaire de chance.
    Dans l’erreur. Le Cas de divorce Bronckhort. Wee Willie
    Winkie. En plein orgueil de jeunesse. Sans bénéfice de
    clergé), traduit par Louis Fabulet, précédé d’une Étude sur
    Rudyard Kipling par André Chevrillon. Vol. in-18                3.50

  LETTRES DU JAPON, traduit par Louis Fabulet et Arthur
    Austin-Jackson. Vol. in-18                                      3.50

  L’HISTOIRE DES GADSBY, roman, traduit par Louis Fabulet et
    Arthur Austin-Jackson. Vol. in-18                               3.50




IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:

_Sept exemplaires sur Hollande, numérotés de 1 à 7_.

JUSTIFICATION DU TIRAGE:


Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.




LE RETOUR D’IMRAY


Imray acheva l’impossible. Sans avertir, sans motif concevable, en
pleine jeunesse, au seuil de sa carrière, il trouva bon de disparaître
du monde--je veux dire de la petite station hindoue qu’il habitait.

Un jour, c’était un homme plein de vie, bien portant, heureux, et fort
en vue autour des billards de son cercle. Un matin, il n’était plus, et
il échappait à toute investigation. Il avait quitté le rang, n’avait
pas, à l’heure usuelle, paru à son bureau, et son dog-cart n’était plus
sur les routes. En raison de choses semblables, et attendu que son
absence embarrassait dans une mesure microscopique l’administration de
l’Empire de l’Inde, l’Empire de l’Inde s’arrêta un instant microscopique
à s’enquérir du sort d’Imray. On dragua les mares, on sonda les puits,
on dépêcha des télégrammes le long des lignes de chemin de fer et
jusqu’au port de mer le plus proche--à douze cents milles de là; mais
Imray ne se trouva au bout ni des dragues ni des fils télégraphiques. Il
s’en était allé, et _le lieu où il habita ne le revit plus_. Sur quoi le
grand Empire de l’Inde, qui ne pouvait retarder sa marche, se remit en
route, et Imray passa de l’état d’homme à l’état de mystère--une de ces
choses qui font le sujet des conversations autour des tables du cercle
durant un mois, et qu’ensuite on oublie totalement. Ses fusils, ses
chevaux, ses voitures furent vendus à l’encan; son chef écrivit à sa
mère une lettre on ne peut plus absurde, déclarant qu’Imray avait
disparu d’une façon inexplicable et que son bungalow se trouvait vide.

Après trois ou quatre mois d’une chaleur à griller, mon ami Strickland,
de la police, trouva bon de prendre en location le bungalow, qui
appartenait à un propriétaire du cru. C’était avant ses fiançailles avec
Miss Youghal--autre affaire racontée en autre lieu--et alors qu’il
poursuivait ses fouilles au sein de la vie indigène. Pour ce qui est de
la sienne, de vie, elle était assez singulière, et il ne manquait pas de
gens pour déplorer ses us et coutumes. Il y avait toujours chez lui de
quoi manger, mais d’heures réglées pour les repas, aucune. Il mangeait,
debout et en se promenant, ce qu’il trouvait sur le buffet, et telle
coutume n’a rien de bon pour les humains. Son équipement privé se
limitait à six carabines, trois fusils de chasse, cinq selles, et toute
une collection de solides gaules à pêcher le «masheer», plus grosses et
plus fortes que les plus grandes gaules à saumon. Tout cela occupait la
moitié de son bungalow, dont l’autre moitié était abandonnée à
Strickland et à sa chienne Tietjens--une énorme bête de Rampour, qui
dévorait quotidiennement la ration de deux hommes. Elle parlait à
Strickland un langage à elle, et toutes les fois qu’en ses tournées elle
voyait des choses propres à troubler la paix de Sa Majesté la
Reine-Impératrice, elle revenait à son maître lui faire son rapport; sur
quoi Strickland se livrait immédiatement à des démarches, qui se
terminaient par des ennuis, des amendes et de la prison pour autrui. Les
indigènes prenaient Tietjens pour un démon familier, et la traitaient
avec ce grand respect qu’ont enfanté la haine et la crainte. L’une des
pièces du bungalow était spécialement affectée à son usage. Elle
possédait en propre une couchette, une couverture, et une jatte pour
boire; et quelqu’un entrait-il la nuit dans la chambre de Strickland,
qu’elle avait pour coutume de terrasser l’intrus et de donner de la voix
jusqu’à ce qu’on arrivât avec de la lumière. Strickland lui avait dû la
vie alors qu’il se trouvait sur la frontière à la recherche d’un
assassin du pays, lequel vint au point du jour avec l’intention
d’envoyer Strickland beaucoup plus loin que les îles Andaman. Tietjens
surprit l’homme au moment où il se glissait dans la tente de Strickland
un poignard entre les dents; et une fois établi aux yeux de la loi le
bilan de son passé, cet homme fut pendu. A dater de ce moment, Tietjens
porta un collier d’argent brut et fit usage d’un monogramme sur sa
couverture de nuit; cette couverture, en outre, fut d’une étoffe de
kashmir double, car Tietjens était une chienne délicate.

En aucune circonstance ne se séparait-elle de Strickland; et, une fois
qu’il était malade de la fièvre, elle fut cause d’un grand ennui pour
les médecins, attendu qu’elle ne savait comment venir en aide à son
maître, et ne permettait à âme qui vive de tout au moins essayer.
Macarnaght, du service médical de l’Inde, dut la frapper d’un coup de
crosse sur la tête avant d’arriver à lui faire comprendre qu’elle devait
céder la place à ceux qui pouvaient administrer de la quinine.

Peu de temps après que Strickland eut pris le bungalow d’Imray, je fus
amené par mes affaires à traverser cette station, et, naturellement, les
logements du cercle se trouvant au complet, je pris mes quartiers chez
Strickland. Il s’agissait d’un désirable bungalow de huit pièces,
recouvert d’un chaume épais qui le garantissait de toute infiltration de
pluie. Sous le comble courait un vélum qu’à sa propreté l’on pouvait
prendre pour un plafond blanchi à la chaux. Le propriétaire l’avait
repeint lorsque Strickland loua le bungalow; et, à moins de savoir
comment les bungalows de l’Inde sont construits, on n’eût jamais
soupçonné qu’au-dessus du vélum c’était les profondeurs caverneuses du
toit triangulaire, où les poutres et le dessous du chaume servaient
d’habitacle à toutes sortes de rats, chauves-souris, fourmis et autres
saletés.

A mon arrivée dans la verandah, Tietjens vint me saluer d’un aboiement
qu’on eût pris pour le «boum» du gros bourdon de Saint-Paul, et me mit
ses pattes sur l’épaule afin de me montrer qu’elle était contente de me
voir. Strickland était arrivé à gratter de droite et de gauche une sorte
de repas qu’il appelait déjeuner, et, à peine ce repas terminé, sortit à
ses affaires. Je restai seul avec Tietjens et les miennes, d’affaires.
L’ardeur de l’été s’était calmée pour faire place à l’humidité chaude
des pluies. Rien ne bougeait dans l’air tiède, mais la pluie tombait en
baguettes de fusil sur la terre, et répandait, en rejaillissant, un
léger brouillard bleu. Les bambous, les canneliers, les poinsettias et
les manguiers du jardin se tenaient immobiles sous l’eau chaude qui les
traversait de coups de fouet, et les grenouilles commençaient à chanter
dans les haies d’aloès. Un peu avant la tombée de la nuit, et quand la
pluie était au plus fort, j’allai m’asseoir dans la verandah de
derrière, entendis l’eau gronder au sortir des larmiers, et, comme
j’étais couvert de cette chose qu’on appelle éruption de chaleur, je me
mis à me gratter. Tietjens, sortie de la maison en même temps que moi,
posa sa tête sur mes genoux, et accusa une extrême mélancolie; aussi lui
donnai-je des biscuits lorsque le thé fut prêt, lequel thé je pris dans
la verandah de derrière à cause de la légère fraîcheur que j’y trouvai.
Les pièces de la maison, par-dessus mon épaule, étaient plongées dans
l’obscurité. L’odeur de la sellerie de Strickland et de la graisse de
ses fusils parvenait à mon odorat, et je n’éprouvais nul désir de
demeurer au milieu de ce fourbi. Mon serviteur vint à moi dans la
pénombre, la mousseline de ses vêtements adhérant étroitement à son
corps trempé, et m’annonça qu’un monsieur était là, qui demandait à voir
quelqu’un. Bien à contre-cœur, mais seulement à cause, je veux le
croire, de l’obscurité des pièces, je me rendis dans le salon nu, en
disant à mon homme d’apporter les lumières. Il se pouvait, oui ou non,
qu’un visiteur eût attendu--il me semblait avoir vu une silhouette par
l’une des fenêtres--mais, quand arrivèrent les lumières, il n’y avait
rien qu’au dehors les hallebardes de la pluie, et dans mes narines
l’odeur de la terre en train de boire. Je fis comprendre à mon serviteur
qu’il manquait peut-être un peu de sagacité, et retournai dans la
verandah causer avec Tietjens. Elle était sortie sous la pluie, et j’eus
de la peine à l’amadouer suffisamment, même à renfort de petits fours
glacés, pour la ramener à moi. Strickland rentra, tout dégouttant de
pluie, juste au moment du dîner, et son premier mot fut:

--Il n’est venu personne?

J’expliquai, avec force détails, qu’à la suite d’une fausse alerte mon
serviteur m’avait mandé au salon; ou que quelque drôle avait tenté de
faire visite à Strickland, et que se ravisant il s’était sauvé après
avoir fait passer son nom. Strickland commanda le dîner, sans plus, et,
vu que c’était un vrai dîner, compliqué d’une nappe blanche, nous nous
assîmes à table.

A neuf heures, Strickland éprouva le besoin de se coucher, et de mon
côté je me sentis également fatigué. Dès qu’elle vit son maître gagner
sa propre chambre, laquelle était voisine de la chambre d’honneur à elle
réservée, Tietjens, qui était restée tout le temps couchée sous la
table, se leva pour aller se jeter sur le flanc dans la verandah la plus
abritée. Qu’une simple femme eût été prise du caprice de coucher même
dehors sous cette pluie battante, la chose n’eût guère prêté à
conséquence; mais Tietjens était une chienne, et par conséquent l’animal
au-dessus. Je regardai Strickland, m’attendant à le voir prendre un
fouet pour l’écorcher vive. Il sourit de façon bizarre, comme sourirait
celui qui viendrait de vous raconter quelque fâcheuse tragédie
domestique.

--Elle a toujours fait cela depuis que j’ai emménagé ici, dit-il.
Laissez-la aller.

La chienne était le bien de Strickland, en sorte que je me tus; mais
j’appréciai tout ce qui se passait en Strickland traité de cette
cavalière façon. Tietjens campa de l’autre côté de la fenêtre de ma
chambre, et l’un après l’autre les orages montèrent, fulminèrent sur le
chaume, et s’éteignirent au loin. Les éclairs éclaboussaient le ciel
comme fait l’œuf qu’on jette sur une porte de grange, sauf qu’au lieu
d’être jaune la clarté était bleu pâle; et, regardant à travers mes
stores de bambou fendu, je pus voir que la grande chienne était debout,
et non point endormie, dans la verandah, le poil hérissé sur l’échine,
et les pattes ancrées au sol avec la rigidité du câble métallique qui
soutient un pont suspendu. Dans les très courts instants de répit que
laissait le tonnerre j’essayai de dormir, mais il me semblait que
quelqu’un avait de moi le plus urgent besoin. Quel qu’il fût, ce
quelqu’un essayait de m’appeler par mon nom, mais sa voix n’était guère
plus qu’un rauque murmure. Le tonnerre cessa, et Tietjens s’en alla dans
le jardin hurler à la lune bas à l’horizon. On essaya d’ouvrir ma porte,
on arpenta la maison dans tous les sens, on stationna, le souffle
oppressé, dans les verandahs; et, juste au moment où j’allais
m’endormir, je crus entendre des coups et des cris désordonnés au-dessus
de ma tête ou contre la porte.

Je me précipitai dans la chambre de Strickland, et lui demandai s’il
était malade et s’il m’avait appelé. Il était couché à moitié habillé
sur son lit, une pipe à la bouche.

--Je savais bien que je vous verrais, dit-il. Je viens de me promener
dans la maison, n’est-ce pas?

J’expliquai comme quoi il avait arpenté la salle à manger, le fumoir et
quelques autres pièces. Là-dessus il se prit à rire et me dit de
retourner me coucher. Je retournai me coucher, et dormis jusqu’au matin;
mais, dans le trouble de mes nombreux et différents rêves, j’avais
conscience de commettre une injustice vis-à-vis de quelqu’un aux désirs
de qui je n’obtempérais pas. De quels besoins s’agissait-il, je ne
saurais le dire; mais voletant, chuchotant, tripotant les serrures, aux
aguets, le pas indécis, Quelqu’un me reprochait mon insouciance; et, à
demi éveillé, je ne cessai de percevoir le hurlement de Tietjens dans le
jardin et le fléau régulier de la pluie.

Je passai deux jours en cette maison. Strickland se rendit chaque matin
à son bureau, me laissant seul des huit ou dix heures avec Tietjens pour
toute société. Tant qu’il faisait clair, tout allait bien pour moi, et
ainsi de Tietjens; mais au crépuscule nous déménagions l’un et l’autre
dans la verandah de derrière, et nous nous recherchions réciproquement,
en quête de compagnie. Nous étions seuls dans la maison; mais celle-ci
n’en était pas moins beaucoup trop occupée par un hôte dans les affaires
duquel je ne tenais nullement à m’immiscer. Jamais je ne le vis, mais il
me fut loisible de voir les portières qui séparaient les pièces s’agiter
sur son récent passage, d’entendre les chaises craquer comme s’en
redressaient les bambous qu’un poids venait de quitter, et, lorsque
j’allais chercher un livre dans la salle à manger, de sentir que
quelqu’un attendait, dans les ombres de la verandah de devant, que je
m’en fusse allé. Tietjens ajoutait encore aux charmes du crépuscule en
plongeant un regard enflammé dans les pièces assombries, tout le poil
hérissé, et en suivant les mouvements de quelque chose que je ne pouvais
voir. Elle n’entrait jamais dans les pièces, mais ses yeux allaient et
venaient, intéressés: c’était on ne peut plus suffisant. Elle attendait
que mon serviteur vînt arranger les lampes et rendre tout clair et
habitable, pour rentrer avec moi et passer son temps assise sur les
hanches, à surveiller par-dessus mon épaule les gestes d’un tiers
invisible. Les chiens sont de gais compagnons.

Je tâchai de faire comprendre à Strickland, aussi aimablement qu’il se
pouvait, que j’allais me transporter au cercle afin de chercher à m’y
caser. Je louais son hospitalité, trouvais charmants ses fusils et ses
gaules, mais ne me souciais guère de sa maison ni de l’atmosphère
d’icelle. Il m’écouta jusqu’au bout, et puis sourit d’un air très las,
mais sans mépris, attendu que c’est un homme qui comprend les choses.

--Restez, dit-il, pour voir ce que cela signifie. Tout ce dont vous
m’avez parlé, je le sais depuis que j’ai pris le bungalow. Restez et
attendez. Tietjens m’a lâché. Allez-vous faire comme elle?

Je l’avais aidé à se tirer de certaine petite affaire au sujet d’une
idole païenne, laquelle affaire m’avait conduit au seuil d’un asile
d’aliénés, et je n’éprouvais nul désir de l’aider à se tirer de
nouvelles expériences. C’était un homme sur qui pleuvaient les
désagréments, comme sur d’autres pleuvent les invitations à dîner.

Je tâchai, en conséquence, de lui faire comprendre plus clairement que
jamais que je professais pour lui la plus vive affection, et
m’estimerais heureux de le voir dans la journée; mais que je ne me
souciais point de dormir sous son toit. C’était après dîner, alors que
Tietjens était allée s’étendre dans la verandah.

--Ma foi, je vous comprends, dit Strickland, les yeux fixés sur le
vélum. Regardez-moi cela!

Les queues de deux serpents marron pendaient entre l’étoffe et la
corniche du mur. Sous la lumière de la lampe elles projetaient de
longues ombres.

--Si vous avez peur des serpents, il va de soi... reprit Strickland.

J’ai à la fois la haine et la peur des serpents, attendu que si vous
regardez au fond des yeux n’importe lequel d’entre eux, vous verrez
qu’il en sait encore plus que nous sur le mystère de la chute de
l’homme, et ressent à l’égard de celui-ci tout le mépris que ressentit
le Démon lorsqu’Adam fut mis à la porte de l’Éden. Outre que sa morsure
est généralement fatale, et qu’il s’insinue dans les jambes de pantalon.

--Vous devriez faire opérer la visite de votre chaume, dis-je.
Passez-moi une gaule, que nous les fassions dégringoler.

--Ils vont aller se cacher parmi les poutres du toit, repartit
Strickland. Je ne peux pas supporter les serpents au-dessus de la tête!
Je vais monter dans le toit. Si je les fais tomber, tenez-vous par là
avec une baguette de fusil pour leur casser les reins.

Je n’étais guère pressé d’assister Strickland en son opération, mais je
pris la baguette, et attendis dans la salle à manger, tandis qu’il
apportait de la verandah une échelle de jardinier et l’appliquait contre
le mur de la pièce. Les queues de serpent remontèrent et disparurent.
Nous entendîmes l’élan sec et précipité de lourds corps en train de
courir à l’intérieur du bombé que formait le vélum. Strickland prit une
lampe avec lui, pendant que j’essayais de lui faire comprendre le danger
qu’il y avait à faire la chasse aux serpents de toit entre un vélum et
le chaume, sans parler des frais locatifs qu’on occasionne en fendant
les vélums.

--Allons donc! fit Strickland. Ils vont sûrement se cacher le plus près
possible du vélum. Les briques sont trop froides pour eux, et c’est la
chaleur de la pièce qu’ils recherchent.

Il saisit le coin de l’étoffe, et l’arracha de la corniche. Elle céda
avec un grand bruit de déchirement, après quoi Strickland passa la tête
par l’ouverture pour se trouver plongé dans les ténèbres de l’angle que
formaient les poutres. Je serrai les dents et levai la baguette, car je
n’avais pas la moindre idée de ce qui pouvait descendre.

--Hum! fit Strickland, dont la voix roula et gronda dans le toit. Il y a
assez de place, là-haut, pour tout un autre étage, et, ma parole!
quelqu’un l’occupe.

--Les serpents? répliquai-je d’au-dessous.

--Non. C’est un buffle. Tendez-moi le gros bout d’une gaule de pêche, et
je vais tâcher de l’atteindre. C’est sur la grosse poutre du toit.

Je tendis la gaule.

--En voilà, un nid à hiboux et à reptiles. Pas étonnant que les serpents
y habitent, dit Strickland, en grimpant plus haut dans la toiture.

Je voyais son coude aller et venir avec la gaule.

--Sors de là, qui que tu sois! Gare le dessous! Voilà que cela tombe!

Je vis le vélum faire sac presque au centre de la pièce sous un fardeau
qui le faisait de plus en plus descendre vers la lampe allumée sur la
table. Je saisis la lampe pour la mettre à l’abri, et me reculai. Alors
le vélum s’arracha des murs, se déchira, se fendit, se balança, et vomit
sur la table quelque chose que je n’osai regarder, jusqu’à ce que
Strickland eût glissé en bas de l’échelle et se tînt à côté de moi.

En sa qualité d’homme sobre de paroles, il ne parla guère; il se
contenta de ramasser le bout pendant de la nappe et de le jeter
par-dessus les restes qui étaient sur la table.

--On dirait, fit-il, en déposant la lampe, que notre ami Imray est
revenu. Tiens! et toi, qu’est-ce que tu veux?

La nappe bougea, et un petit serpent sortit en frétillant, pour se voir
casser les reins avec le manche de la gaule. Quant à moi, je me sentais
le cœur trop malade pour dire rien qui vaille la peine de quelque
mention.

Strickland médita, et se versa à boire. La chose qui était sous la nappe
ne donna plus signe de vie.

--Est-ce Imray? demandai-je.

Strickland retourna la nappe un instant, et regarda.

--C’est Imray, répondit-il, et il a la gorge coupée d’une oreille à
l’autre.

Là-dessus nous articulâmes, tous deux ensemble et nous parlant à
nous-mêmes:

--Voilà pourquoi il chuchotait par toute la maison.

Dans le jardin, Tietjens se mit à aboyer furieusement. Un peu plus tard,
son gros museau poussa la porte de la salle à manger.

Elle renifla et ne bougea plus. Le vélum en loques pendait presque au
niveau de la table, et c’est à peine s’il restait assez de place pour se
tenir à l’écart de la trouvaille.

Tietjens entra et s’assit, les dents à nu sous la lèvre, et les pattes
de devant calées. Elle regarda Strickland.

--C’est une sale affaire, ma vieille, fit-il. Les gens, en général, ne
grimpent guère dans les toits de leurs bungalows pour mourir, et en tout
cas ils ne réassujettiraient pas le vélum derrière eux. Voyons,
réfléchissons.

--Allons réfléchir ailleurs, dis-je.

--Excellente idée! Éteignez les lampes. Nous allons aller dans ma
chambre.

Je n’éteignis pas les lampes. Je commençai par aller dans la chambre de
Strickland, lui laissant le soin de faire l’obscurité. Puis il me
suivit, après quoi nous bourrâmes nos pipes, et réfléchîmes. Strickland,
du moins, réfléchit. Car, pour moi, je me mis à fumer avec rage, attendu
que j’avais peur.

--Imray est de retour, dit Strickland. La question est: Qui a tué Imray?
Ne dites rien, j’ai une idée à moi. Lorsque j’ai pris ce bungalow, j’ai
pris aussi la plupart des serviteurs d’Imray. Imray était un garçon sans
détours et bien inoffensif, qu’est-ce que vous en dites?

J’en tombai d’accord, malgré que le paquet qui était sous la nappe ne
parût ni l’un ni l’autre.

--Si je fais venir les domestiques, ils vont se soutenir mordicus et
mentir comme des Aryens. Que pensez-vous?

--Faites-les venir un à un, dis-je.

--Ils courront tout raconter à leurs camarades, reprit Strickland. Il
nous faut les isoler. Croyez-vous que votre serviteur sache quelque
chose?

--Cela se peut, je n’en sais rien; mais je ne le crois pas probable. Il
n’est ici que depuis deux ou trois jours, répondis-je. Qu’avez-vous dans
l’idée?

--Je ne peux rien dire. Comment diantre l’homme a-t-il passé à l’envers
du vélum?

On entendit une grosse voix tousser derrière la porte de la chambre à
coucher de Strickland. Ce qui signifiait que Bahadour Khan, son valet de
chambre, venait de s’éveiller et voulait mettre Strickland au lit.

--Entre, dit Strickland. La nuit est très chaude, n’est-ce pas?

Bahadour Khan, un grand Mahométan de six pieds, turbanné de vert,
déclara qu’en effet c’était une nuit très chaude; mais qu’il y avait
encore de la pluie dans l’air, ce qui, s’il plaisait à Son Honneur,
apporterait du soulagement au pays.

--Il en sera tel, s’il plaît à Dieu, repartit Strickland en arrachant
ses bottes. Je crains, Bahadour Khan, de t’avoir accablé de travail
depuis pas mal de temps--ma foi, depuis que tu es entré à mon service.
Cela remonte à quand?

--Le Fils du Ciel a-t-il oublié? C’était quand Imray Sahib est parti
secrètement pour l’Europe sans avertir; et je suis entré--oui, moi--à
l’honoré service du protecteur du pauvre.

--Ainsi, Imray Sahib est allé en Europe?

--C’est ce qu’on dit parmi ses anciens serviteurs.

--Et tu reprendras du service auprès de lui lorsqu’il reviendra?

--Assurément, Sahib. C’était un bon maître, et il traitait ses gens avec
bienveillance.

--C’est certain. Écoute, je suis très fatigué, mais demain je vais
chasser l’antilope. Donne-moi la petite carabine dont je me sers pour
l’antilope noire; elle est dans l’étui, là-bas.

L’homme se pencha sur l’étui, tendit les canons, la crosse et le devant
à Strickland, lequel adapta le tout ensemble, puis, avec un bâillement
plaintif, allongea le bras jusqu’à l’étui, y prit une cartouche à balle,
et la glissa dans la culasse du ·360 Express.

--Et comme cela, Imray Sahib est allé secrètement en Europe! Voilà qui
semble bien étrange, Bahadour Khan, ne trouves-tu pas?

--Que sais-je des façons de l’homme blanc, Fils du Ciel?

--Pas grand’chose, je l’avoue. Mais tout à l’heure tu en sauras
davantage. Il m’est arrivé d’apprendre qu’Imray Sahib est revenu de ses
si longs voyages, et qu’en ce moment il se trouve dans la pièce à côté,
où il attend son serviteur.

--Sahib!

La lumière de la lampe glissa le long des canons de la carabine comme
ils se mettaient au niveau de la large poitrine de Bahadour Khan.

--Va voir! dit Strickland. Prends une lampe. Ton maître est fatigué, et
il t’attend. Va!

L’homme prit une lampe, et s’en alla dans la salle à manger, suivi de
Strickland, qui presque le poussait du bout de la carabine. Il resta un
moment à regarder les sombres retraites que cachait le vélum, le serpent
qui se tordait sur le sol, et, en dernier lieu, tandis que son visage se
couvrait d’une sorte d’enduit grisâtre, cette chose qui était sous la
nappe.

--Tu as vu? demanda Strickland, après un moment de silence.

--J’ai vu. Je suis d’argile dans les mains de l’homme blanc. Que va
faire Son Honneur?

--Te pendre avant que ce mois soit écoulé. Quoi d’autre?

--Pour l’avoir tué? Mais, Sahib, réfléchis. En allant parmi nous, ses
serviteurs, il laissa tomber les yeux sur mon enfant, qui avait quatre
ans. Il lui jeta un sort, et en dix jours mon enfant--oui, mon
enfant!--mourut de la fièvre.

--Qu’avait dit Imray Sahib?

--Il avait dit que c’était un bel enfant, et l’avait caressé sur la
tête; donc, mon enfant mourut. Donc, je tuai Imray Sahib au crépuscule,
lorsqu’il venait de rentrer du bureau et qu’il dormait. Donc, je le
traînai là-haut dans les poutres du toit et remis tout en place derrière
lui. Je suis le serviteur du Fils du Ciel.

Strickland me regarda par-dessus la carabine, et dit en langage
indigène:

--Tu es témoin de cet aveu? Il a tué.

Bahadour Khan se tenait là, le visage gris cendre sous la lumière de
l’unique lampe. Le besoin de se justifier ne tarda pas à s’emparer de
lui.

--Je suis pris, dit-il, mais l’offense vient de cet homme. Il avait jeté
le mauvais œil sur mon enfant, et je l’ai tué et caché. Ceux-là
seulement que servent les démons (et son regard lança un éclair sur
Tietjens couchée immobile devant lui), ceux-là seulement pouvaient
savoir ce que j’avais fait.

--C’était fort habile. Mais tu aurais dû l’amarrer à la poutre avec une
corde. Maintenant, c’est toi qu’on va amarrer à une corde. Planton!

Un policeman assoupi répondit à l’appel de Strickland. Un autre le
suivait, et Tietjens conserva une tranquillité merveilleuse.

--Emmenez-le au poste de police, dit Strickland. Il s’agit d’un cas
urgent.

--On me pend, alors? demanda Bahadour Khan, sans faire la moindre
tentative de fuite, et en gardant les yeux attachés au sol.

--Si le soleil brille et si l’eau coule[1]--oui, répliqua Strickland.

  [1] Proverbe indigène.

Bahadour Khan recula d’une longue enjambée, frissonna, et ne bougea
plus. Les deux policemen attendirent de nouveaux ordres.

--Allez! fit Strickland.

--Pardon; mais je m’en vais très vite, dit Bahadour Khan. Regarde! Je
suis dès maintenant un homme mort.

Il leva le pied, et au petit doigt crochait la tête du serpent à demi
tué, solidement fixée dans l’agonie de la mort.

--Je sors d’une famille de propriétaires, dit Bahadour Khan, en
chancelant sur place. C’eût été une honte pour moi que de marcher à la
potence; aussi, je prends ce chemin. Qu’on se rappelle que les chemises
du sahib sont toutes bien comptées, et qu’il y a dans sa cuvette un
morceau de savon d’extra. Mon enfant fut ensorcelé, et j’ai fait périr
le sorcier. Pourquoi chercheriez-vous à me faire périr par la corde? Mon
honneur est sauf, et... et... je meurs.

Il mourut, au bout d’une heure, comme meurent ceux que pique le petit
_karait_ brun. Et les policemen le portèrent, lui et cette chose qui
était sous la nappe, en leurs places respectives.

                   *       *       *       *       *

--Et c’est, dit Strickland d’un ton très calme, en grimpant dans son
lit, ce qu’on appelle le vingtième siècle. Avez-vous entendu ce qu’a dit
cet homme?

--J’ai entendu, répliquai-je. Imray s’est trompé.

--Tout simplement pour avoir ignoré la nature de l’Oriental, et la
coïncidence d’une petite fièvre périodique. Il y avait quatre ans que
Bahadour Khan était avec lui.

Je frémis. Il y avait exactement ce laps de temps que mon propre
serviteur était avec moi. Lorsque je passai dans ma chambre, je trouvai
mon homme qui m’attendait, aussi impassible que l’effigie de cuivre d’un
penny, pour m’enlever mes bottes.

--Qu’est-ce donc qui est arrivé à Bahadour Khan? dis-je.

--Il a été piqué par un serpent, et il est mort. Le reste, le sahib le
sait.

Telle fut la réponse.

--Et que sais-tu toi-même de cette affaire?

--Tout ce qu’on pouvait recueillir de quelqu’un qui s’en vient au
crépuscule demander satisfaction. Doucement, sahib. Que j’enlève ces
bottes.

Je venais de céder au sommeil d’un homme qui n’en peut plus, lorsque
j’entendis Strickland crier de son côté de la maison:

--Tietjens est revenue à sa place!

Elle y était revenue, en effet. Le grand lévrier était majestueusement
étendu sur son propre lit, sur sa propre couverture, tandis qu’en la
chambre voisine allait et venait, balayant la table, le vélum indolent
et veuf.




DRAY WARA YOW DEE


Des amandes et des raisins, sahib? Du raisin de Caboul? Ou peut-être un
poney des plus beaux si seulement le sahib veut bien venir avec moi? Il
a un mètre quarante au garrot, joue le polo, s’attelle à la charrette,
porte une dame, et--par le Saint Kurshed et les Bienheureux Imams, c’est
le sahib en personne! Mon cœur est gonflé et mon œil satisfait.
Puissiez-vous ne jamais ressentir de fatigue! Telle l’eau fraîche au lit
du Tirah, telle la vue d’un ami en un lieu éloigné. Et que faites-vous,
vous, dans ce maudit pays? Au sud du Delhi, sahib, vous savez le
proverbe--«Rats les hommes, catins les femmes.» Comment, c’est sur un
ordre? Oh, alors! Un ordre est un ordre jusqu’à ce qu’on soit assez fort
pour désobéir. O mon frère, ô mon ami, nous nous sommes rencontrés en
une heure propice! Tout va-t-il bien dans le cœur, le corps et la
maison? Jour heureux que celui où tous deux nous nous retrouvons!

Je vais avec vous? Grande est votre faveur. Y aura-t-il place pour les
piquets dans le compound? J’ai trois chevaux, les charges et le
palefrenier. De plus, souvenez-vous que la police d’ici me tient pour un
voleur de chevaux. Qu’est-ce qu’ils y connaissent aux voleurs de
chevaux, ces bâtards des Lowlands? Vous rappelez-vous le temps où
Kamal--le vagabond qu’il était--menait tapage aux portes de Jumrud, et
où il souleva les chevaux du colonel tous dans une nuit? Kamal est mort
maintenant, mais son neveu a repris l’affaire en main, et ce n’en est
pas fini, qu’il se trouve encore des manquants parmi les chevaux, si les
recrues de l’autre côté de la passe de Khaiber n’y veillent.

La paix de Dieu et la faveur de son Prophète soient sur cette maison-ci
et tout ce qu’il y a dedans! Shafiz-ullah, attache la jument pommelée
sous l’arbre et tire de l’eau. Les chevaux peuvent rester au soleil,
mais replie-leur les feutres sur les reins. Non, mon ami, inutile de les
regarder. Ils sont destinés à être vendus à ces idiots d’officiers qui
connaissent si bien le cheval. La jument est pleine à mettre bas; le
gris est un informe démon; et l’isabelle... mais vous connaissez le truc
de la cheville dans le sabot. Dès qu’ils seront vendus je retourne à
Pubbi, ou, peut-être bien, dans la vallée de Peshawer.

O ami de mon cœur, que c’est bon de vous revoir! J’ai passé ma journée à
faire des courbettes et à mentir aux sahibs officiers par rapport à ces
chevaux, et j’ai soif de franc-parler. _Auggrh!_ C’est une excellente
chose que le tabac avant le repas. Allez de votre côté, car nous ne
sommes pas dans notre pays. Asseyez-vous dans la verandah, et moi je
vais étendre ici mon tapis. Mais il faut auparavant que je boive. _Au
nom de Dieu et pour le remercier, trois fois merci!_ Voici, certes, une
eau parfaite--aussi parfaite que l’eau de Sheoran lorsqu’elle arrive des
neiges.

Ils sont tous heureux et bien portants dans le nord--Khoda Bash et les
autres. Yar Khan est descendu du Kourdistan avec les chevaux--trois
douzaines seulement, dont une bonne moitié en poneys de bât--et il a
déclaré en plein sérail de Kashmir que vous devriez, vous autres
Anglais, envoyer des canons faire sauter l’amir en enfer. Il y a, en ce
moment, _quinze_ péages sur la route de Kaboul; et à Dakka, lorsqu’il se
croyait hors d’affaire, Yar Khan s’est vu dépouillé de tous ses étalons
du Balkh par le gouverneur! C’est criant d’injustice, et Yar Khan est
fou de rage. Pour ce qui est des autres, Mahbub Ali est encore à Pubbi,
en train d’écrire Dieu sait quoi. Tugluq Khan est en prison pour
l’affaire du poste de police de Kohat. Faiz Beg est descendu
d’Ismail-ki-Dhera avec une ceinture bokhariote pour toi, mon frère, à la
fin de l’année, mais personne ne savait où tu étais allé; il n’était pas
resté la moindre nouvelle. Les cousins ont pris un nouvel herbage près
de Pakpattan pour élever des mules destinées aux charrettes du
gouvernement, et il y a au bazar une histoire de prêtre. Oh, oh! Un
conte d’un salé! Écoute...

Sahib, pourquoi me demander cela? Si mes vêtements sont souillés, c’est
à cause de la poussière de la route. Si j’ai les yeux cernés, c’est à
cause de l’éclat du soleil. Si j’ai les pieds gonflés, c’est de les
avoir lavés dans des eaux amères; et si j’ai les joues creuses, c’est
parce que la nourriture, ici, est mauvaise. Au feu, votre argent! Je
n’en ai que faire. Je suis riche, et je vous prenais pour un ami; mais
vous êtes comme les autres--un sahib. Un homme est-il triste? Donnez-lui
de l’argent, disent les sahibs. Est-il déshonoré? Donnez-lui de
l’argent, disent les sahibs. A-t-il un affront à venger? Donnez-lui de
l’argent, disent les sahibs. Tels sont les sahibs, et tel es-tu,
toi--oui, toi.

Non, ne regardez pas les pieds de l’isabelle. Dommage que je ne vous aie
jamais appris à connaître les jambes d’un cheval? Boiteux? Soit. Eh
bien, quoi? Les routes sont dures. Et la jument aussi, est boiteuse?
Elle porte double fardeau, sahib.

Et maintenant, je vous en prie, laissez-moi partir. Grands sont la
faveur et l’honneur dont j’ai été l’objet de la part du sahib, et
gracieusement a-t-il montré sa croyance que les chevaux sont volés. Lui
plaira-t-il de m’envoyer à la thana[2]? D’appeler un balayeur pour me
faire emmener par un de ces lézards-là? Je suis l’ami du sahib. J’ai bu
de l’eau à l’ombre de sa maison et il m’a noirci la face. Reste-t-il
quelque chose à faire? Le sahib me donnera-t-il huit annas pour adoucir
l’injure et... compléter l’insulte?...

  [2] Poste de police.

Pardonnez-moi, mon frère. Je ne savais--je ne sais pas en ce moment--ce
que je dis. Oui, je vous ai menti! Je me couvrirai la tête de
poussière--je ne suis qu’un Afridi! Les chevaux ont dû marcher, tout
boiteux qu’ils sont, depuis la vallée jusqu’ici, et j’ai les yeux
brouillés, et le corps me fait mal, à cause du manque de sommeil, et
j’ai le cœur desséché de chagrin et de honte. Mais, de même que ce fut
ma honte, de même, par le Dieu Dispensateur de la Justice--par
Allah-al-Mumit, ma vengeance sera mienne!

Ce n’est pas la première fois que nous causons le cœur à nu, et nos
doigts ont trempé dans le même plat, et tu as été pour moi comme un
frère. C’est pourquoi je te paie de mensonges et d’ingratitude... comme
un Pathan. Écoute, maintenant! Quand la douleur de l’âme passe de son
poids les forces de l’endurance, on arrive par la parole à l’alléger un
peu; en outre, l’esprit de l’homme sincère est comme un puits, et le
caillou de confession qu’on y laisse tomber, s’y enfonce et plus ne se
revoit. De la vallée je suis venu à pied, lieue par lieue, dans la
poitrine un feu pareil au feu de l’enfer. Et pourquoi? As-tu, alors, si
vite oublié nos coutumes, parmi ces gens d’ici qui vendent leurs femmes
et leurs filles pour de l’argent? Reviens avec moi dans le nord et sois
parmi des hommes une fois encore. Reviens, lorsque cette affaire sera
consommée et que je t’appellerai! La fleur des vergers de pêchers est
sur toute la vallée, et il n’est, ici, que poussière et grande puanteur.
Un vent plaisant souffle dans les mûriers, et les torrents sont
éclatants d’eau de neige, et les caravanes montent et les caravanes
descendent, et cent feux étincellent dans le boyau de la Passe, et le
piquet de tente répond au maillet, et le poney de charge hennit au poney
de charge à travers la fumée flottante du soir. Il fait bon maintenant
dans le nord. Reviens avec moi. Retournons aux nôtres! Viens!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

D’où mon chagrin? Lorsque l’homme s’arrache le cœur et morceau par
morceau le fait cuire à feu lent, est-ce pour rien autre qu’une femme?
Ne ris pas, ami à moi, car ton temps aussi viendra. C’était une femme
des Abazai, et je la pris en mariage pour arrêter la discorde entre
notre village et les gens de Ghor. Je ne suis plus jeune? La chaux a
touché ma barbe? C’est vrai. Je n’avais aucun besoin de me marier? Non,
mais je l’aimais. Que dit Rahman:--«En celui dont le cœur ouvre la porte
à l’Amour, il n’est que Folie _et rien autre_. D’un éclair de l’œil elle
t’a aveuglé, et des paupières et de la frange des paupières pris en
captivité sans rançon, _et rien autre_.» Te rappelles-tu cette chanson
durant que le mouton rôtissait au camp de Pindi, parmi les Uzbegs de
l’amir?

Les gens des Abazai sont des chiens, et leurs femmes, les servantes du
péché. Il y avait bien parmi les siens, à elle, un amoureux; mais, de
cela, son père ne me dit mot. Mon ami, maudissez pour moi dans vos
prières, comme je maudis chaque fois que je prie depuis le Fakr jusqu’à
l’Isha, le nom de Daoud Shah, des Abazai, dont la tête repose encore sur
le col, dont les mains sont encore aux poignets, qui a causé mon
déshonneur, qui a fait de mon nom un objet de risée parmi les femmes du
Petit Malikand.

Au bout de deux mois je me rendis en Hindoustan--à Chérat. Je ne restai
parti que douze jours; mais j’avais déclaré que je resterais quinze
jours absent. Ainsi fis-je pour l’éprouver, car il est écrit: «Ne te fie
pas à l’incapable.» En remontant seul la gorge à la chute du jour,
j’entendis une voix d’homme chanter à la porte de ma maison; et c’était
la voix de Daoud Shah, et la chanson qu’il chantait, c’était _Dray wara
yow dee_--les trois ne font qu’un. Ce fut comme si l’on m’eût glissé une
entrave autour du cœur et que tous les démons eussent tiré dessus pour
la serrer passé toute endurance. Je me coulai silencieusement jusqu’en
haut du chemin, mais la pluie avait mouillé la mèche de mon flingot, et
je ne pouvais tuer Daoud Shah de loin. De plus, j’avais dans l’idée de
tuer la femme aussi. De sorte qu’il continuait de chanter, assis à
l’extérieur de ma maison; et voilà que la femme ouvrit la porte, et
j’approchai, rampant sur le ventre parmi les rochers. Je n’avais sous la
main que mon couteau. Or, mon pied fit glisser une pierre, et tous deux
regardèrent en bas de la montagne, et lui, laissant là son flingot, fuit
ma colère, à cause qu’il avait peur pour la vie qui était en lui. Quant
à la femme, elle ne bougea que je ne fusse en face d’elle, lui criant:
«O femme, qu’est-ce donc que tu as fait?» Et elle, le cœur exempt de
crainte, bien qu’elle connût ma pensée, se prit à rire et dit: «C’est
peu de chose. Je l’aimais, et toi tu n’es qu’un chien et un voleur de
bétail qui profites de la nuit. Frappe!» Et moi, encore aveuglé par sa
beauté... car, ô mon ami! les femmes des Abazai sont fort belles, je
dis: «N’as-tu donc point de crainte?» Et elle, de répondre:
«Aucune--sauf la crainte de ne point mourir.» Alors, je dis: «N’aie
point cette crainte.» Et elle baissa la tête, et je la lui abattis à la
nuque d’un coup si fort que cette tête me sauta entre les pieds. Après
quoi la fureur des nôtres s’empara de moi, et je lui ébréchai les seins,
afin que les hommes du Petit Malikand pussent avoir connaissance du
crime, et je jetai le corps dans le cours d’eau qui aboutit à la rivière
de Caboul. _Dray wara yow dee! Dray wara yow dee!_ Le corps sans tête,
l’âme sans lueur, et mon propre cœur enténébré... les trois ne font
qu’un... les trois ne font qu’un!

Cette nuit-là, sans faire halte, j’allai à Ghor, demander après Daoud
Shah. On me dit: «Il est allé à Pubbi pour des chevaux. Que lui veux-tu?
La paix règne entre les villages.» Je répondis: «Oui-da! La paix de
trahison et l’amour qu’à Gurel porta le démon Atala.» Sur quoi je fis
feu trois fois dans la barrière, me mis à rire et poursuivis mon chemin.

Au cours de ces heures-là, frère et ami du cœur de mon cœur, la lune et
les étoiles étaient comme du sang au-dessus de moi, et j’avais dans la
bouche le goût de la terre sèche. Aussi ne rompis-je le jeûne, et
n’eus-je pour boisson que la pluie de la vallée de Ghor sur la face.

A Pubbi je trouvai Mahbub Ali, l’écrivain, assis sur son lit de sangle,
et lui livrai mes armes conformément à votre Loi. Mais je ne
m’attristais pas, car il était dans mon cœur que je tuerais Daoud Shah
de mes mains que voici, de la sorte--comme on dépouille une grappe de
raisin. Mahbub Ali dit: «Daoud Shah vient à l’instant de partir en toute
hâte pour Peshawer, et il va choisir ses chevaux le long de la route, en
allant à Delhi, car on prétend que la compagnie de tramways de Bombay
est en train d’acheter dans cette dernière ville des chevaux par
wagonnées... huit chevaux au wagon.» Et ce qu’il disait était vrai
parler.

Alors je m’aperçus que la randonnée ne serait pas peu de chose, car
l’homme avait passé vos frontières pour échapper à ma colère. Est-ce
ainsi qu’il échappera? Ne suis-je pas en vie? Quand il irait courir au
nord jusqu’au Dora et jusqu’aux neiges, ou bien au sud jusqu’à l’Eau
Noire, je le suivrai, comme un amant, pas à pas, suit sa maîtresse, et
m’avançant sur lui je le prendrai tendrement... oh! si tendrement, dans
mes bras, et lui dirai: «C’est bien travaillé, et bien récompensé
seras-tu.» Et Daoud Shah ne sortira pas de mon étreinte le souffle aux
narines. _Augrrh!_ Où est la cruche? J’ai soif autant qu’une jument
grosse d’un mois.

Votre Loi! Que me fait votre Loi? Quand les chevaux se battent dans les
herbages, prêtent-ils attention aux barrières; ou les vautours d’Ali
Musjid s’abstiennent-ils si la charogne gît à l’ombre du Ghor Kuttri[3]?
L’affaire a pris naissance de l’autre côté de la frontière. Elle prendra
fin où Dieu voudra. Ici, dans mon propre pays, ou en enfer. Les trois ne
font qu’un.

  [3] Caravansérail, à Peshawer.

Écoute, maintenant, toi qui partages le chagrin de mon cœur, et je vais
te raconter la randonnée. Je suivis la piste de Pubbi à Peshawer, et je
courus les rues de Peshawer comme un chien errant, en quête de mon
ennemi. Une fois, je crus le voir se laver la bouche à la borne-fontaine
du grand square; mais, comme j’allais l’atteindre, il était parti. Il se
peut que ce fût lui, et qu’en voyant qui j’étais il ait fui.

Une fille du bazar m’apprit qu’il irait à Nowshera. Je dis:--«O cœur de
mon cœur, Daoud Shah te visite-t-il?» Elle répondit:--«Parfaitement.» Je
repris:--«Je souhaiterais de le voir, car nous sommes amis, et voilà
deux ans que nous ne nous sommes vus. Cache-moi, je te prie, ici dans
l’ombre de la persienne, et j’attendrai sa venue.» Et la fille, de
dire:--«O Pathan, regarde-moi dans les yeux!» Et couché sur son sein je
tournai la tête et la regardai dans les yeux, en jurant que je disais la
vraie vérité de Dieu. Mais elle, de répondre:--«Jamais ami n’attendit
ami avec de pareils yeux. Mentez à Dieu et au Prophète, mais à une femme
vous ne sauriez mentir. Hors d’ici! Nul mal, à cause de moi, n’arrivera
à Daoud Shah.»

Sans la peur de votre police j’eusse étranglé cette fille; et de la
sorte la randonnée eût été réduite à néant. Je me contentai donc de rire
et de m’en aller, tandis que, penchée sur l’appui de la fenêtre, dans la
nuit, elle m’insultait jusqu’à ce que j’eusse passé le tournant de la
rue. Elle a pour nom Jamun[4]. Dès que j’aurai réglé mon compte avec
l’homme, je retournerai à Peshawer et... ses amants ne la désireront
plus pour sa beauté. Ce ne sera plus _Jamun_, mais _Ak_, le cul-de-jatte
des arbres. Oh, oh, _Ak_ elle sera!

  [4] Nom d’arbre. On sait que les prostituées, dans l’Inde, sont toutes
    mariées à des arbres. Voir _Sur le Mur de la Ville_.

A Peshawer j’achetai des chevaux et des raisins, des amandes et des
fruits secs, afin de donner au gouvernement un mobile à mes
vagabondages, et de ne pas trouver d’obstacle sur la route. Mais lorsque
j’arrivai à Nowshera, il était parti, et je ne sus où aller. Je restai
un jour à Nowshera, et dans la nuit, comme je dormais au milieu des
chevaux, une voix me parla à l’oreille. Toute la nuit elle voleta autour
de ma tête sans vouloir cesser de chuchoter. J’étais couché sur le
ventre, dormant comme dorment les démons, et il se peut que la Voix fût
celle d’un Démon. Elle dit: «Va au sud, et tu rencontreras Daoud Shah.»
Écoute, mon frère et le meilleur de mes amis--écoute! L’histoire te
semble longue? Juge de sa longueur pour moi. Il n’est pas une lieue de
la route, que je n’aie faite à pied, de Pubbi jusqu’ici; et à partir de
Nowshera la Voix et la soif de la vengeance ont été mes seuls guides.

J’allai même jusqu’à l’Uttock, mais ce ne me fut pas un obstacle. Oh,
oh! On peut donner au mot double sens, même en pleine affliction.
L’Uttock ne me fut pas _uttock_ (obstacle); et j’entendis la Voix,
au-dessus du bruit des eaux qui battaient le grand rocher, dire:--«Va à
droite.» Sur quoi j’allai à Pindigheb, et en ces jours-là le sommeil me
fut totalement ravi, et la tête de la femme des Abazai fut devant moi
nuit et jour, absolument comme elle était tombée entre mes pieds. _Dray
wara yow dee! Dray wara yow dee!_ Feu, cendres, et ma couche... les
trois ne font qu’un... les trois ne font qu’un!

Or, j’étais loin de la route d’hiver des marchands qui étaient allés à
Sialkot, et, de la sorte, au sud, le long de la voie de chemin de fer et
de la Grand’Route qui mène à la ligne des cantonnements; mais, à
Pindigheb, il y avait dans le camp un sahib qui m’acheta une jument
blanche un bon prix, et me déclara qu’un nommé Daoud Shah était passé,
en route pour Shahpour, avec des chevaux. Alors, je m’aperçus que
l’avertissement de la Voix était vrai, et je fus prompt à m’en venir aux
Montagnes Salées. Le Jhelum était débordé, mais je ne pouvais attendre,
et, dans la traversée, j’eus un étalon bai emporté et noyé. Ici Dieu me
fut sévère--non au regard de la bête, de quoi je n’avais cure--mais pour
ce qui est de ce ravissement: tandis que j’étais sur la rive droite à
pousser les chevaux dans l’eau, Daoud Shah était sur la rive gauche;
car... _Alghias! Alghias!_... les sabots de ma jument dispersèrent les
cendres chaudes de ses feux quand nous montâmes sur la berge de par ici,
au lever du jour. Mais il avait fui. La terreur de la Mort avait rendu
ses pieds rapides. Et de Shahpour je m’en allai au sud, droit devant
moi. Je n’osai me détourner, de peur de manquer ma vengeance--laquelle
est mon droit. De Shahpour je longeai le Jhelum, car je pensais que le
fuyard éviterait le Désert du Rechna. Mais, bientôt, à Sahiwal, je
m’éloignai dans la direction de Jhang, Samundri et Gugera, jusqu’à ce
que, une nuit, la jument pommelée se trouvât le poitrail sur la clôture
du chemin de fer qui va à Montgomery. Et l’endroit était Okara, et la
tête de la femme des Abazai reposait sur le sable entre mes pieds.

De là j’allai à Fazilka, et l’on me demanda si j’étais fou d’y amener
des chevaux mourants de faim. La Voix était avec moi, et je n’étais
nullement fou, mais seulement las, à cause que je ne pouvais trouver
Daoud Shah. Il était écrit que je ne le trouverais ni à Rania ni à
Bahadourgah, et je m’en vins de l’ouest à Delhi, et là non plus je ne le
trouvai pas. Mon ami, j’ai vu maintes choses étranges en mes
vagabondages. J’ai vu les démons gambader à travers le Rechna comme au
printemps les étalons gambadent. J’ai entendu les _Djinns_
s’entr’appeler du fond de leurs trous dans le sable, et je les ai vus me
passer devant les yeux. Il n’y a pas de démons, disent les sahibs? Les
sahibs sont gens fort avisés, mais ils ne savent pas tout au sujets des
démons ni... des chevaux. Oh, oh! Je vous déclare, à vous qui riez de ma
misère, que j’ai vu les démons en plein midi huer et sauter sur les
hauts-fonds du Chenab. Et avais-je peur? Mon frère, lorsque son désir ne
tend qu’à une chose, l’homme ne craint ni Dieu, ni Homme, ni Démon. Si
ma vengeance échouait, je fracasserais de la crosse de mon fusil les
Portes du Paradis, ou de mon couteau me taillerais mon chemin jusqu’à
l’Enfer, pour réclamer à ceux qui gouvernent là le corps de Daoud Shah.
Quel amour aussi profond que la haine?

Ne parlez pas. Je connais la pensée de votre cœur. Voyez-vous un nuage
au blanc de l’œil que voici? Comment au poignet le sang se
comporte-t-il? Nulle folie n’habite ma chair, mais rien que la véhémence
du désir qui m’a consumé. Écoutez!

Au sud de Delhi je ne connaissais pas du tout le pays. Je ne pourrais
donc dire où j’allai, mais je traversai maintes cités. Je ne savais
qu’une chose, c’est qu’il m’était ordonné d’aller au sud. Quand les
chevaux ne pouvaient plus marcher, je me jetais sur la terre et
attendais le jour. Il n’y eut pas de sommeil pour moi durant ces étapes;
et ce fut lourd à porter. Connais-tu, ô frère mien, le mal qui consiste
à ne pouvoir briser l’insomnie--quand le manque de sommeil fait que vous
avez mal aux os, et que la lassitude vous tire la peau des tempes, et
que cependant... il n’y a pas de sommeil... pas de sommeil? _Dray wara
yow dee! Dray wara yow dee!_ L’œil du soleil, l’œil de la lune, et mes
yeux... à moi, mes yeux sans repos... les trois ne font qu’un... les
trois ne font qu’un!

Il y avait une ville dont j’ai oublié le nom, et là toute la nuit la
Voix se fit entendre. C’était il y a dix jours. Elle m’a trompé de
nouveau.

Je suis venu ici d’un endroit appelé Hamirpour, et, vois, c’est mon
Destin que pour mon bonheur, et le resserrement de notre amitié, je te
rencontre. C’est d’un bon augure. Grâce à la joie de contempler ton
visage, la lassitude s’en est allée de mes pieds, et l’affliction de mon
si long voyage est oubliée. En outre, mon cœur est en paix, car je sais
que la fin est proche.

Il se peut que je trouve Daoud Shah dans cette ville-ci, en route vers
le nord, puisque toujours un montagnard retourne à ses montagnes quand
le printemps se fait sentir. Et les verra-t-il, ces monts de notre pays?
Sûrement, je l’atteindrai! Sûrement, ma vengeance est sauve! Sûrement,
Dieu le tient à ma disposition dans le creux de sa main. Nul mal
n’arrivera jusqu’à ma venue à Daoud Shah; car je souhaite de le tuer en
pleine vie, l’âme chevillée dans le corps. La grenade est en pleine
saveur quand les pépins se séparent avec difficulté de l’écorce. Que ce
soit dans la journée, afin que je puisse voir son visage et que ma joie
soit à son comble.

Et quand j’aurai terminé l’affaire et que mon honneur sera lavé, je
rendrai grâces à Dieu, Celui qui tient les Balances de la Justice, et je
dormirai. Dès cette nuit-là, tout le jour, et au cours de la nuit
encore, je dormirai; et nul rêve ne viendra me troubler.

Et maintenant, ô mon frère, l’histoire est contée toute. _Ahi! Ahi!
Alghias! Ahi!_




LE RICKSHAW-FANTOME[5]

  [5] Le _rickshaw_ est une sorte de pousse-pousse à quatre _coolies_.


Un des rares avantages que l’Inde possède sur l’Angleterre, c’est sa
grande sociabilité. Au bout de cinq ans de service, on s’y trouve
directement ou indirectement en relations familières avec les deux ou
trois cents «civilians»[6] de sa province, tous les mess de dix ou douze
régiments et batteries, et quelque quinze cents autres personnes du
monde non officiel. En dix ans, le nombre des connaissances peut se
trouver doublé, et, au bout de vingt ans, il n’est pas un Anglais de
l’Empire que l’on ne connaisse ou dont on n’ait entendu parler, après
quoi on peut voyager du nord au sud et de l’est à l’ouest sans bourse
délier.

  [6] «Civilian», agent du service civil des Indes.

Les globe-trotters, qui comptent sur l’hospitalité comme un droit, ont
porté quelque atteinte à cette largesse de cœur, mais il n’en persiste
pas moins, aujourd’hui, que si vous appartenez au cercle des initiés, et
n’êtes ni un ours ni une brebis galeuse, toutes les maisons vous sont
ouvertes, et que notre petit monde est très, très bienveillant, très,
très secourable.

Rickett, de Kamartha, fut, il y a quelque quinze ans, l’hôte de Polder,
de Kumaon. Son intention était de ne séjourner chez lui que
quarante-huit heures, mais il se trouva terrassé par une crise de
rhumatisme articulaire, et durant six semaines désorganisa la maison de
Polder, l’empêcha de travailler, et faillit mourir dans sa chambre à
coucher. Polder se conduit comme si Rickett avait fait de lui son
éternel obligé, et, chaque année, envoie aux petits Rickett une caisse
de bonbons et de jouets. Il en va de même dans tout le pays. Des hommes
qui ne se donnent pas la peine de vous cacher qu’ils vous tiennent pour
un âne bâté, ou des femmes qui noircissent votre réputation et
interprètent de travers les distractions de votre femme, se mettront en
quatre si vous tombez malade ou si vous vous trouvez sous le coup de
sérieux ennuis.

Heatherlegh, le médecin, en plus de sa clientèle ordinaire, tenait un
hôpital pour son compte privé--toute une collection de box pour
incurables, disaient ses amis--en tout cas, une sorte de cale sèche pour
l’embarcation que la dureté du temps avait endommagée. Le temps, dans
l’Inde, est souvent accablant, et comme la quantité de briques est
toujours la même[7], et que la seule liberté qu’on vous y accorde, est
celle de travailler plus que de raison sans avoir à compter sur des
remerciements, il arrive que les gens s’abattent sur la route et
finissent par avoir la tête aussi brouillée que les métaphores en ce
paragraphe.

  [7] _Exode_ (ch. V, versets 8 et 18).

Heatherlegh est le plus charmant docteur que la terre ait porté, et
l’ordonnance dont, en général, il gratifie ses malades, est: «Ne vous
dépensez pas, ne vous pressez pas, ne vous emballez pas.» Il prétend que
le surmenage tue plus de gens que ne justifie l’importance de ce bas
monde. Il soutient que c’est le surmenage qui tua Pansay, lequel mourut
dans ses mains, il y a environ trois ans. Il a, cela va sans dire, le
droit de parler avec autorité, et se moque de ma théorie lorsque je
prétends que Pansay avait le cerveau fêlé et que c’est par la fêlure que
pénétra le petit coin du monde des Ténèbres qui le hâta vers la mort.
«Pansay perdit la boule», déclare Heatherlegh, «après l’excitation d’un
long congé en Angleterre. Il se peut, oui ou non, qu’il se soit conduit
comme un malotru vis-à-vis de Mrs. Keith-Wessington. Mon opinion, c’est
que le travail de colonisation de Katabundi lui cassa les jambes, et
qu’il se mit à broyer du noir et prit trop à cœur un flirt ordinaire de
paquebot. En tout cas, il fut certainement fiancé à Miss Mannering, et
non moins certainement rompit-elle avec lui. Après quoi il contracta une
fièvre légère, et toute cette histoire de fantômes ne fit que croître et
embellir. Mais c’est bien le surmenage qui fut cause de la maladie,
l’entretint, et tua le pauvre diable. Inscrivez-le au nombre des
victimes du système qui consiste à faire faire à un seul homme le
travail de deux hommes et demi.»

Telle n’est pas ma croyance. Lorsque Heatherlegh était appelé chez ses
malades et qu’il m’arrivait de me trouver à portée, je veillais
quelquefois Pansay. Le pauvre garçon me rendait vraiment malheureux par
la description qu’il me faisait à voix basse, égale, du cortège qui
toujours passait au pied de son lit. Ajoutez à cela qu’il avait la
richesse d’expression des malades. Lorsque pour un temps il fut guéri,
je le poussai à écrire toute l’affaire depuis le commencement jusqu’à la
fin, me disant que le travail de la plume pourrait aider au soulagement
de l’esprit. Tout le temps qu’il écrivit, il resta sous l’empire d’une
forte fièvre, et le style de mélodrame qu’il adopta ne fut pas pour le
calmer. Deux mois plus tard, il fut déclaré de nouveau bon pour le
service, mais bien qu’on eût de lui un besoin urgent pour aider à
combler un déficit, une commission des finances qui manquait d’hommes,
il préféra mourir, jurant jusqu’à la fin qu’il était ensorcelé.
J’obtins, avant sa mort, qu’il me mît en possession de son manuscrit, et
voici, telle qu’il l’écrivit, sa version de l’affaire:

Mon médecin me dit qu’il me faut du repos et un changement d’air. Il
n’est pas impossible que d’ici à peu de temps j’aie l’un et
l’autre--repos que ni l’ordonnance à dolman rouge ni le canon de midi ne
sauraient rompre, et changement d’air bien au delà de ce que peut
m’offrir nul steamer en route pour le pays. En attendant, je suis décidé
à rester où je suis, et, au parfait mépris des ordres de mon médecin, à
mettre le monde entier dans ma confidence. Vous apprécierez par
vous-même la nature véritable de ma maladie, et jugerez non moins par
vous-mêmes si nul homme né de femme sur cette terre enfin lasse passa
jamais par les mêmes tourments que moi.

Pour parler maintenant comme le pourrait faire un condamné avant qu’on
ait tiré sous lui les verrous de la trappe[8], mon histoire, quelque
étrange et horriblement invraisemblable qu’elle puisse paraître, réclame
tout au moins de l’attention. Que jamais elle ne doive recevoir créance,
j’en suis on ne peut plus sûr. Il y a deux mois, j’aurais traité de
dément ou d’ivrogne celui qui eût osé me raconter la semblable. Il y a
deux mois, j’étais le plus heureux homme de l’Inde. Aujourd’hui, de
Peshawer à la mer, nul n’est plus torturé. Mon médecin et moi sommes les
seuls à connaître tout ceci. L’explication qu’il en fournit, c’est que
j’ai le cerveau, la digestion et la vue, tous légèrement atteints, ce
qui donne lieu à ces fréquentes et persistantes «hallucinations».
Hallucinations, vraiment! Je le traite d’idiot; mais il continue à me
soigner avec le même inlassable sourire, le même suave tour de main
professionnel, les mêmes favoris rouges bien soignés, jusqu’à ce que je
m’accuse de n’être qu’un ingrat et un mauvais malade. Mais vous jugerez
par vous-mêmes.

  [8] On sait qu’en Angleterre les condamnés à mort sont pendus, et
    qu’une fois la corde au cou une trappe s’ouvre subitement sous leurs
    pieds, précipitant leur corps dans le vide.

Il y a trois ans j’eus la bonne... l’on ne peut plus mauvaise fortune...
de faire route de Gravesend à Bombay, au retour d’un long congé, avec
certaine Agnès Keith-Wessington, femme d’un officier côté Bombay. De
quel genre de femme il s’agissait, là n’est point pour vous la question.
Contentez-vous de savoir qu’avant la fin du voyage elle et moi étions
éperdûment et sans raisonnement possible amoureux l’un de l’autre. Dieu
sait que je peux en faire aujourd’hui l’aveu sans ombre de vanité. En ce
genre d’affaire, il en est toujours un qui donne et l’autre qui accepte.
Dès le premier jour de notre fatal attachement, j’eus conscience que la
passion d’Agnès était plus forte, plus dominante, et, s’il m’est permis
d’employer l’expression, plus pure que la mienne. Reconnut-elle alors le
fait, je n’en sais rien. Toujours est-il que, par la suite, il ne fut
que trop clair pour tous deux.

Arrivés à Bombay au printemps, nous nous en allâmes chacun de notre
côté, pour ne nous rencontrer plus de trois ou quatre mois, lorsque mon
congé et son amour nous conduisirent de part et d’autre à Simla. Nous y
passâmes la saison ensemble, et mon feu de paille s’y consuma en une fin
pitoyable avec les derniers jours de l’année. Je ne cherche pas à
m’excuser. Je n’adresse aucune excuse. Mrs. Wessington avait fait pour
moi l’abandon de beaucoup de choses et était prête à tout abandonner. De
mes propres lèvres, en août 1882, elle apprit que j’avais soupé d’elle,
de sa vue, de sa société, du son de sa voix. Quatre-vingt-dix-neuf
femmes sur cent eussent eu assez de moi dans le temps que j’avais assez
d’elles. Soixante-quinze de celles-ci se fussent promptement vengées
grâce à quelque flirt actif et importun avec d’autres hommes. Mrs.
Wessington était la centième. Sur elle ni mon aversion franchement
énoncée, ni les brutalités cinglantes dont j’agrémentais nos entrevues
n’eurent le moindre effet.

--Jack, mon chéri! telle était son éternelle antienne. Je suis sûre
qu’il ne s’agit en tout cela que d’une méprise--d’une horrible méprise,
et qu’un de ces jours nous redeviendrons bons amis. _Je vous en prie_,
Jack, pardonnez-moi, mon ami.

C’était moi le coupable, et je le savais. Cette connaissance transforma
ma pitié en passive endurance, et, dans la suite, en haine aveugle--ce
même instinct, je suppose, qui vous pousse à mettre le pied avec
férocité sur l’araignée que vous n’avez tuée qu’à moitié. Et c’est avec
cette haine au cœur que je vis se terminer la saison de 1882.

L’année suivante, nous nous rencontrâmes de nouveau à Simla--elle avec
le même sempiternel visage et de timides essais de réconciliation, moi
avec l’horreur d’elle dans toutes les fibres de mon être. Il arriva
plusieurs fois que je ne pus éviter de la rencontrer seule; et en chaque
occasion ses paroles furent identiquement les mêmes. Toujours cette
plainte irraisonnée, que tout cela n’était qu’une «méprise»; et toujours
l’espoir d’une prochaine «réconciliation». J’eusse pu m’apercevoir, en y
prenant garde, que c’était cet espoir seul qui la tenait en vie. Elle
devenait de mois en mois plus pâle et plus diaphane. Vous voudrez bien
convenir avec moi qu’une telle conduite eût mené n’importe qui à la
folie, qu’elle était inutile, enfantine, peu d’une femme. Je maintiens
qu’il y avait beaucoup de la faute de Mrs. Wessington. Et, d’autre part,
dans le trouble et la fièvre de mes insomnies, je me suis mis parfois à
penser que j’aurais pu me montrer un peu meilleur vis-à-vis d’elle. Mais
voilà qui pour le coup est une «hallucination». Je ne pouvais continuer
de prétendre l’aimer, alors que je ne l’aimais plus; qu’en dites-vous?
C’eût été peu loyal pour tous deux.

L’an dernier, nous nous rencontrâmes encore--dans les mêmes conditions
qu’auparavant. Toujours ces fastidieux appels, et de mes lèvres toujours
ces cinglantes réponses. Je finirais bien par lui montrer à quel point
ses tentatives pour reprendre les anciennes relations, étaient vaines et
illusoires. Lorsque la saison s’avança, nous fîmes bande à
part--c’est-à-dire qu’il lui fut assez difficile de me rencontrer,
attendu qu’il me fallut m’occuper d’intérêts autres et plus absorbants.
Quand j’y pense tranquillement dans ma chambre de malade, la saison de
1884 m’apparaît comme un cauchemar embrouillé où la lumière et l’ombre
s’entremêlèrent dans une danse fantastique: ma cour à la petite
Mannering; mes espérances, mes doutes et mes craintes; nos longues
chevauchées ensemble; mon tremblant aveu; sa réponse; et de temps à
autre la vision d’un visage pâle fuyant au passage dans le rickshaw aux
livrées noir et blanc que jadis j’épiais d’un regard si intense; le
signe que de sa main gantée faisait Mrs. Wessington; et, lorsqu’elle me
rencontrait seul, ce qui arrivait rarement, la fastidieuse monotonie de
son interrogation. J’aimais Kitty Mannering; je l’aimais honnêtement, de
tout mon cœur, et, à mesure que grandissait mon amour pour elle,
grandissait ma haine contre Agnès. En août, Kitty et moi fûmes fiancés.
Le lendemain, je rencontrai ces maudits _jhampanies_[9] couleur de pie
derrière le Jakko, et, mû par quelque sentiment de pitié, m’arrêtai pour
tout raconter à Mrs. Wessington. Elle le savait déjà.

  [9] _Coolies_ employés au roulage des rickshaws.

--Ainsi, Jack, j’apprends que vous voilà fiancé, mon ami. (Puis, sans
une seconde de répit: Je suis sûre qu’il ne s’agit en tout cela que
d’une méprise, d’une horrible méprise. Un de ces jours, nous
redeviendrons bons amis, Jack, comme par le passé.)

Ma réponse fut de celles dont un homme lui-même eût tressailli. Elle
cingla, à l’instar d’un coup de fouet, la femme mourante que j’avais
devant moi.

--Je vous en prie, Jack, pardonnez-moi; mon intention n’était pas de
vous fâcher. Mais c’est vrai, c’est vrai; vous avez raison!

Et Mrs. Wessington, cette fois-ci, se tut, anéantie. La laissant finir
sa promenade en paix, je m’éloignai avec le sentiment,--mais cela ne
dura qu’un instant,--que je m’étais conduit comme le dernier des
goujats. Je regardai en arrière, et vis qu’elle avait fait tourner son
rickshaw, dans la pensée, je suppose, de me rattraper.

La scène et ses entours se photographièrent dans ma mémoire. Le ciel
balayé par les dernières pluies (la saison des pluies touchait à sa
fin), les pins alourdis, ternes, la route boueuse, et les rochers noirs
et fendus à la mine, formaient un arrière-plan mélancolique sur lequel
les livrées noir et blanc des _jhampanies_, le rickshaw aux panneaux
jaunes et la tête dorée que tenait baissée très bas Mrs. Wessington,
s’enlevaient en clair. Elle avait son mouchoir dans la main gauche, et
s’appuyait en arrière, épuisée, contre les coussins du rickshaw. Je fis
tourner mon cheval dans un sentier de traverse, près du réservoir de
Sanjowlie, et littéralement pris la fuite. Je crus entendre encore un
faible «Jack!». Ce peut avoir été imagination de ma part. Je ne
m’arrêtai pas pour le vérifier. Au bout de dix minutes, je tombai sur
Kitty à cheval, et, dans les délices d’une longue chevauchée avec elle,
oubliai toute l’entrevue.

Une semaine plus tard, Mrs. Wessington mourut, et ma vie fut délivrée de
l’indicible fardeau de son existence. Je gagnai la plaine, parfaitement
heureux. Trois mois ne s’étaient pas écoulés, que j’avais oublié tout ce
qui la concernait, sauf que parfois la découverte de quelques-unes de
ses anciennes lettres me rappelait fâcheusement nos relations d’antan.
Vers janvier j’avais exhumé du fouillis de mes affaires tout ce qui
restait de notre correspondance, et l’avais brûlé. Au commencement
d’avril de cette année 1885, je me trouvais une fois de plus à
Simla--Simla à demi déserté--je m’y trouvais livré tout entier aux
conversations et promenades amoureuses avec Kitty. Il était décidé que
nous nous marierions à la fin de juin. On comprendra par là qu’aimant
Kitty comme je faisais je n’exagère pas en déclarant que j’étais, à
cette époque, l’homme le plus heureux de l’Inde.

Une quinzaine de jours délicieux passèrent sans que je m’aperçusse de
leur fuite. Alors, mû par le sentiment de ce qui devait convenir à des
mortels placés dans nos circonstances, je fis remarquer à Kitty qu’une
bague de fiançailles était l’insigne extérieur et visible de sa dignité
en tant que fiancée, et qu’il lui fallait incontinent venir chez
Hamilton afin d’y faire prendre mesure de son doigt. Jusqu’à ce
moment-là, je vous en donne ma parole, nous avions totalement oublié ce
vulgaire détail. Chez Hamilton, en conséquence, nous rendîmes-nous le 15
avril 1885. Rappelez-vous que--quoique mon médecin puisse dire le
contraire--j’étais alors en parfaite santé, jouissais d’un non moins
parfait équilibre d’esprit et d’une _absolue_ tranquillité d’âme. Kitty
et moi entrâmes ensemble dans la boutique de Hamilton, et là, sans souci
du décorum, je pris moi-même la mesure du doigt de ma fiancée sous le
regard amusé du commis. La bague était un saphir flanqué de deux
diamants. Puis nous descendîmes à cheval la route qui mène au pont
Combermere et à la boutique de Peliti.

Tandis que mon _waler_[10] avançait avec précaution sur le schiste
incertain, et que Kitty riait et bavardait à mes côtés,--tandis que tout
Simla, c’est-à-dire tout ce qui en était alors venu des plaines, se
trouvait groupé autour de la Salle de Lecture et de la verandah de
Peliti,--j’eus conscience que quelqu’un, apparemment à une grande
distance, m’appelait par mon nom de baptême. Il me sembla bien avoir
déjà entendu cette voix, mais où et quand, sur le moment je n’aurais su
le dire. Dans le court laps de temps qu’il fallait pour couvrir la route
entre le chemin qui va du magasin de Hamilton à la première planche du
pont Combermere, j’avais repassé dans ma tête une demi-douzaine de gens
capables d’avoir commis ce solécisme, et avais fini par décider que ce
devait avoir été quelque bourdonnement d’oreilles. Juste en face la
boutique de Peliti mon regard se trouva arrêté par le spectacle de
quatre _jhampanies_ en livrée couleur de pie, qui poussaient un rickshaw
de louage, d’apparence médiocre, et dont les panneaux étaient jaunes. En
un moment mon esprit se reporta sur la saison précédente et sur Mrs.
Wessington avec un sentiment d’irritation et de déplaisir. N’était-ce
pas assez que la femme fût morte et enterrée, et fallait-il encore que
ses serviteurs noir et blanc réapparussent pour gâter une journée de
bonheur? Quels que fussent ceux qui les employaient, j’irais les voir
pour leur demander, à titre de faveur personnelle, de changer la livrée
de leurs _jhampanies_. Je louerais moi-même les hommes, et, s’il était
nécessaire, leur achèterais leurs habits sur le dos. Il est impossible
de dire ici le flot de peu désirables souvenirs que leur présence
évoquait.

  [10] _Waler_, cheval d’origine australienne.

--Kitty, criai-je, voici revenus les _jhampanies_ de la pauvre Mrs.
Wessington! Je me demande à qui maintenant ils appartiennent.

Kitty avait connu quelque peu Mrs. Wessington à la saison dernière, et
s’était toujours intéressée à cette femme maladive.

--Quoi? Où? demanda-t-elle. Je ne les vois nulle part.

Au moment où elle parlait, son cheval, afin d’éviter une mule chargée,
se jeta droit devant le rickshaw qui s’avançait. J’eus à peine le temps
de crier gare, que cheval et amazone, à mon indicible horreur, passèrent
_à travers_ les hommes et la voiture comme si c’eût été l’air
impalpable.

--Qu’est-ce qu’il y a? interpella Kitty; qu’est-ce qui vous a fait crier
sottement comme cela, Jack? Si je suis fiancée, est-ce une raison pour
que tout l’univers le sache? Ce n’est pas la place qui manquait entre la
mule et la verandah; et si vous croyez que je ne sais pas ce que c’est
que de gouverner un cheval... Tenez!

Sur quoi la rétive Kitty, son exquise petite tête en l’air, s’élança au
galop de chasse dans la direction du kiosque à musique, s’attendant
bien, comme elle me le dit ensuite, à ce que je la suivisse. Que se
passait-il? Rien, je dois le dire. J’étais fou, ivre, ou tout Simla
n’était hanté que de démons. Je retins mon cob impatient, et tournai
bride. Le rickshaw s’était également retourné, et se tenait maintenant
juste en face de moi, près du parapet de gauche du pont Combermere.

--Jack! Jack, mon chéri! (Il n’y avait pas, cette fois-ci, d’erreur en
ce qui concernait les paroles; elles retentissaient à travers mon
cerveau comme si on me les eût criées dans l’oreille.) C’est quelque
horrible méprise, j’en suis sûre. _Je vous en prie_, Jack, pardonnez-moi
et redevenons bons amis.

La capote du rickshaw était retombée en arrière, et, à l’intérieur,
aussi vrai que j’implore chaque jour la mort que je redoute la nuit,
était assise Mrs. Keith-Wessington, un mouchoir à la main, et sa tête
d’or baissée sur le sein.

Combien de temps restai-je là, les yeux grands ouverts, sans bouger, je
n’en sais rien. Finalement, je fus réveillé par mon _syce_[11], qui
prenait la bride du waler et me demandait si j’étais malade. De
l’horrible au banal il n’est qu’un pas. Je dégringolai de cheval et me
précipitai, à demi défaillant, dans la boutique de Peliti pour demander
un verre de cherry-brandy. Il y avait là deux ou trois couples assemblés
autour des tables de café, en train de discuter les potins du jour.
Leurs petits bavardages me réconfortèrent plus, en ce moment-là, que
n’eussent pu faire les consolations de la religion. Je plongeai tête
baissée dans la conversation, m’entretins, ris et plaisantai, les
traits, quand j’en saisis un reflet dans une glace, aussi pâles et aussi
tirés que ceux d’un cadavre. Trois ou quatre hommes s’aperçurent de mon
état; le mettant évidemment sur le compte d’un trop grand nombre de
verres, ils s’efforcèrent charitablement de me tirer à part du reste des
flâneurs. Mais je refusai de me laisser emmener. J’avais besoin de la
compagnie de mes semblables--comme l’enfant qui fond au milieu d’un
dîner après avoir été pris de peur dans l’obscurité. Je devais causer
depuis dix minutes environ, bien qu’il me semblât depuis une éternité,
quand j’entendis dehors la voix claire de Kitty demander après moi.
L’instant suivant, elle était dans la boutique, prête à me faire honte
pour un pareil manquement à mes devoirs. Quelque chose dans ma
physionomie l’arrêta.

  [11] _Syce_, groom, dans l’Inde.

--Mais, Jack, s’écria-t-elle, qu’est-ce que vous êtes devenu? Qu’est-il
arrivé? Êtes-vous malade?

Poussé de la sorte à mentir carrément, je déclarai que le soleil m’avait
un peu tapé sur la tête. C’était tout près de cinq heures, en avril, par
un après-midi couvert, et le soleil était resté caché toute la journée.
A peine les mots étaient-ils prononcés que je m’aperçus de l’erreur,
essayai de la réparer, m’embrouillai désespérément, et, fou de rage,
suivis Kitty dehors, au milieu des sourires de mes connaissances. Je fis
quelque excuse, j’ai oublié quoi, au sujet d’un subit malaise, et gagnai
au petit galop mon hôtel, laissant Kitty finir toute seule sa promenade
à cheval.

Une fois dans ma chambre, je m’assis et tâchai de raisonner toute
l’affaire à tête reposée. C’était bien moi qui étais là, moi, Théobald
Jack Pansay, agent instruit du service du Bengale, en l’an de grâce
1885, d’aspect sain, certainement bien portant, arraché des côtés de ma
fiancée, sous l’empire de la terreur, par l’apparition d’une femme morte
et mise au tombeau il y avait huit mois. C’étaient là des faits que je
ne pouvais prétendre ignorer. Rien n’était plus loin de ma pensée que
tout souvenir de Mrs. Wessington, lorsque Kitty et moi nous sortîmes de
chez le joaillier. Rien n’offrait une plus complète banalité que la
surface de mur opposée à la boutique de Peliti. Il faisait grand jour.
La route était pleine de monde; et cependant, voici que, remarquez bien,
au défi de toutes les lois de la probabilité, en outrage direct aux lois
de la nature, voici que m’était apparu un visage d’outre-tombe.

L’arabe de Kitty était passé _à travers_ le rickshaw: voilà qui
réduisait à néant l’espoir dont je m’étais bercé, que quelque femme
ressemblant d’une façon frappante à Mrs. Wessington eût loué la voiture
et les coolies avec leur ancienne livrée. Sans cesse je revenais à ce
cercle de pensée, et sans cesse renonçais à comprendre, dérouté et
désespéré. La voix était tout aussi inexplicable que l’apparition. J’eus
tout d’abord quelque peu la folle idée de confier le tout à Kitty, de la
prier de m’épouser sur l’heure, et dans ses bras de défier le
possesseur-fantôme du rickshaw. «Après tout», arguai-je, «la présence du
rickshaw suffit en elle-même à prouver l’existence d’une illusion
spectrale. On peut voir des fantômes d’hommes et de femmes, mais
sûrement jamais de coolies et de voitures. Toute cette histoire-là est
absurde. S’imagine-t-on le fantôme d’un homme de la montagne!»

Le lendemain matin j’envoyai à Kitty un mot de repentir, l’implorant de
ne pas faire attention à mon étrange conduite de la veille. Ma belle
était encore fort courroucée, et il fallut porter des excuses en
personne. J’expliquai, avec la facilité de quelqu’un qui a passé toute
la nuit à ruminer son mensonge, que j’avais été pris de soudaines
palpitations de cœur--résultat d’une indigestion. Cette solution
éminemment pratique eut son effet; et cet après-midi-là, nous fîmes
ensemble une promenade à cheval, l’ombre de mon premier mensonge entre
nous. Rien ne pouvait lui plaire qu’un temps de galop autour du Jakko.
Les nerfs encore tendus, après une nuit comme la précédente, je
protestai faiblement contre cette idée, en proposant Observatory Hill,
Jutogh, la route de Boileaugunge--tout plutôt que le tour du Jakko.
Kitty se montra comme fâchée, sinon même comme un peu blessée; aussi lui
cédai-je, dans la crainte de voir se prolonger notre mésintelligence; et
nous nous mîmes en route vers Chota Simla. Nous allâmes longtemps au
pas; puis, suivant notre coutume, fîmes du canter à partir d’un mille ou
à peu près au-dessus du couvent, jusqu’à l’étendue de route plate près
des réservoirs de Sanjowlie. Les sacrés chevaux semblaient voler, et mon
cœur battait de plus en plus vite au fur et à mesure que nous
approchions du sommet de l’ascension. J’avais eu l’esprit plein de Mrs.
Wessington tout l’après-midi; et il n’était pas un pouce de la route du
Jakko qui ne témoignât des promenades et des conversations de jadis. Les
rochers en renvoyaient l’écho, les pins les chantaient tout haut
au-dessus de ma tête, les torrents grossis par les pluies ricanaient et
pouffaient en cachette de la honteuse histoire, et le vent me chantait
tout haut aux oreilles mon iniquité.

Pour comble à la situation, au milieu de la route plate qu’on appelle le
Mille des Dames, l’Horreur m’attendait. Il n’y avait pas d’autre
rickshaw en vue--rien que les quatre _jhampanies_ noir et blanc,
l’équipage aux panneaux jaunes, et la tête dorée de la femme à
l’intérieur--tous, en apparence, absolument comme je les avais laissés
huit mois et quinze jours plus tôt! Un instant je m’imaginai que Kitty
devait de toute nécessité voir ce que je voyais--nous sympathisions de
façon si merveilleuse en toutes choses. Ses premiers mots furent pour me
désabuser.

--Pas une âme en vue! Venez, Jack, je vais faire la course avec vous
jusqu’aux bâtiments du Réservoir!

Son petit arabe nerveux s’envola comme un oiseau, suivi de tout près par
mon waler, et c’est dans cet ordre que nous galopâmes de l’avant le long
des rochers. En une demi-minute nous étions à moins de cinquante mètres
du rickshaw. Je retins mon waler et restai un peu en arrière. Le
rickshaw était au beau milieu de la route; et une fois de plus l’arabe
passa au travers, suivi de mon cheval. «Jack! Jack, mon ami! Je vous en
prie, pardonnez-moi», me retentissait dans les oreilles avec un
gémissement; et, après un silence: «Ce n’est rien qu’une méprise, une
horrible méprise!»

J’éperonnai mon cheval comme un possédé. Lorsque je tournai la tête du
côté des travaux du Réservoir, les livrées noir et blanc attendaient
toujours--attendaient patiemment--sur le gris versant, et le vent
m’apporta l’écho moqueur des paroles que je venais d’entendre. Kitty ne
se fit pas faute de me plaisanter sur mon silence durant tout le reste
de la promenade. Jusqu’alors j’avais causé gaiement et au hasard des
mots. Pour rien au monde je n’eusse pu, ensuite, parler avec naturel, et
de Sanjowlie à l’église j’observai un silence prudent.

Je devais, ce soir-là, dîner avec les Mannering, et n’avais que tout
juste le temps de galoper chez moi pour m’habiller. Sur la route du Mont
Elysium, j’entendis par hasard deux hommes qui causaient ensemble dans
la nuit tombante.

--C’est une chose curieuse, dit l’un d’eux, comme il en a disparu
jusqu’à la moindre trace. Vous savez que ma femme s’était toquée d’elle
(quant à moi je ne lui ai jamais rien trouvé de particulier), et tenait
à ce que je repêchasse son vieux rickshaw et ses coolies, à quelque prix
que ce fût. J’appelle cela une fantaisie morbide; mais il faut bien
faire ce que dit la _memsahib_[12]. Croiriez-vous que l’homme auquel
elle avait loué le rickshaw me raconte que les quatre _jhampanies_--ils
étaient frères--sont morts du choléra sur la route de Hardwar, les
pauvres diables, et que le rickshaw a été démoli par le loueur en
personne. Il m’a déclaré que jamais il ne voudrait se servir du rickshaw
d’une _memsahib_ morte, que cela portait malheur. Étrange idée, n’est-ce
pas? S’imaginer la pauvre petite Mrs. Wessington portant malheur à
d’autres qu’à elle-même!

  [12] _Memsahib_, féminin de _sahib_, et qui, en langage hindou,
    signifie «femme» ou mieux «dame».

Sur quoi je me pris à rire tout haut; et mon rire me fit mal. Ainsi, il
existait, après tout, des fantômes de rickshaws et des fantômes
d’emplois dans l’autre monde! Combien Mrs. Wessington payait-elle ses
hommes? Combien de temps les employait-elle? Où allaient-ils?

Et comme une visible réponse à ma dernière question, voici que la Chose
infernale me barrait la route dans le crépuscule. Les morts voyagent
vite, et par des raccourcis inconnus aux coolies ordinaires. Je me pris
à rire tout haut une seconde fois, et tus soudain mon rire, dans la
crainte de devenir fou. Fou jusqu’à un certain point, je dois l’avoir
été, car je me vois encore retenant mon cheval sur le devant du
rickshaw, et souhaitant poliment le bonsoir à Mrs. Wessington. Sa
réponse fut de celles que je connaissais trop bien. J’écoutai jusqu’au
bout, et repartis que j’avais entendu déjà tout cela, mais que j’étais
tout oreilles si elle avait encore quelque chose à dire. Je ne sais quel
démon malin, plus fort que moi, s’était insinué en ma peau ce soir-là,
car j’ai le vague souvenir d’avoir causé cinq minutes des lieux communs
du jour avec cette chose en face de laquelle j’étais.

--Fou à lier, le pauvre diable--ou ivre. Max, tâchez donc de le faire
rentrer.

Ce n’était, cela, sûrement pas la voix de Mrs. Wessington! Les deux
hommes m’avaient entendu parler tout seul à l’espace, et étaient revenus
sur leurs pas pour veiller sur moi. C’étaient d’excellentes gens, pleins
d’attention, et à leurs paroles j’augurai qu’évidemment j’étais on ne
peut mieux ivre. Je leur adressai un remerciement confus, et m’éloignai
au galop pour regagner mon hôtel. J’y changeai de vêtements et arrivai
chez les Mannering dix minutes en retard. Je m’excusai sur l’obscurité
de la nuit, reçus les reproches de Kitty sur ce retard peu conforme à ma
condition de fiancé, et m’assis.

La conversation était déjà devenue générale; et, sous son couvert,
j’échangeais quelque tendre petit entretien avec ma fiancée, lorsque je
m’aperçus qu’à l’autre bout de la table un homme trapu, à favoris
rouges, était en train de décrire, avec force enjolivements, la
rencontre que, ce soir-là, il avait faite d’un fou.

Quelques phrases me firent comprendre qu’il racontait l’incident d’il y
avait une demi-heure. Au milieu de l’histoire, il fit des yeux le tour
de la table, en quête de bravos, comme font les conteurs de profession,
surprit mon regard et resta bouche bée. Il y eut un moment de silence
embarrassant, et l’homme aux favoris rouges murmura quelque chose pour
expliquer qu’il avait «oublié le reste», sacrifiant de la sorte une
réputation de bon conteur, édifiée au cours de six saisons. Je le bénis
du fond du cœur, et... continuai mon poisson.

Ce dîner, comme tous les dîners, prit fin; et avec un légitime regret je
m’arrachai d’auprès de Kitty--tant j’étais certain comme de ma propre
existence que la Chose en Question m’attendait dehors. L’homme aux
favoris rouges, qui m’avait été présenté comme le Dr. Heatherlegh, de
Simla, s’offrit à me tenir compagnie jusqu’au point où bifurquaient nos
routes respectives. J’acceptai avec reconnaissance.

Mon instinct ne m’avait pas trompé. La Chose était là, sur le Mall, et,
comme en risée diabolique de nos mœurs et coutumes, avec une lanterne
allumée. L’homme aux favoris rouges alla tout de suite au fait, et à La
façon dont il le fit, il était évident qu’il n’avait cessé de penser à
cela pendant tout le dîner.

--Dites donc, Pansay, que diable pouviez-vous bien avoir, ce soir, sur
la route de l’Elysium?

La soudaineté de la question m’arracha une réponse avant que j’y prisse
garde.

--Cela! fis-je, en désignant du doigt la Chose.

--_Cela_, ce peut être soit le _delirium tremens_, soit des
hallucinations, pour ce que j’en sais. Or, vous ne buvez pas, j’ai pu
m’en apercevoir à dîner; ce n’est donc pas le _delirium tremens_. Il n’y
a rien du tout, là où vous montrez, quoique vous soyez en nage et
trembliez comme un poney pris de peur. Donc je conclus que ce sont des
hallucinations. Et c’est mon métier de comprendre tout ce qui concerne
cette affaire-là. Venez jusque chez moi. Je demeure sur la route de
Blessington.

A mon grand plaisir, le rickshaw, au lieu de nous attendre, se maintint
à vingt mètres environ devant nous--et cela, soit que nous allions au
pas, trottions, ou galopions. Au bout de cette longue chevauchée
nocturne, j’en avais dit à mon compagnon presque autant que je vous en
ai dit ici.

--Allons, vous m’avez gâté une des meilleures histoires que j’aie jamais
eues sur le bout de la langue, dit-il, mais je vous pardonnerai en
raison de tout ce par quoi vous avez passé. Maintenant, rentrons, et
faites ce que je vous dirai; et quand je vous aurai guéri, jeune homme,
que ce vous soit une leçon pour vous tenir à l’abri des femmes et des
aliments indigestes jusqu’à l’heure de la mort.

Le rickshaw conservait sa distance devant nous; et mon ami aux favoris
rouges semblait tirer grand plaisir de la description que je faisais de
ses mouvements.

--Hallucinations, Pansay--rien qu’hallucinations; et tout cela, la faute
des yeux, du cerveau et de l’estomac. Et le principal, l’estomac. Vous
avez le cerveau trop riche, un estomac médiocre, et les yeux
foncièrement malades. Remettez-vous l’estomac d’aplomb, et le reste
suivra. Tout cela veut dire que vous avez besoin d’une pilule. C’est moi
qui, à partir de cette heure, vais être votre médecin! Car vous
représentez un phénomène trop intéressant pour qu’on le néglige.

Nous nous trouvions maintenant tout à fait à l’ombre de la route basse
de Blessington, et le rickshaw fit une halte subite sous un rocher
schisteux, revêtu de pins, pendu au-dessus de nos têtes.
Instinctivement, je fis halte aussi, et j’en donnai les raisons.
Heatherlegh laissa échapper un juron.

--Allons donc, si vous croyez que je vais passer une nuit glaciale sur
un versant de colline pour une hallucination qui provient de l’estomac,
compliqué du cerveau et des yeux... Bon Dieu! Qu’est-ce que cela?

Une détonation assourdie nous frappa les oreilles, et devant nous
s’éleva une nuée de poussière aveuglante; puis, ce fut un craquement, un
bruit de branches arrachées; et une dizaine de mètres du versant--pins,
broussailles et tout--glissèrent sur la route au-dessous, la bloquant
complètement. Les arbres, déracinés, se balancèrent et chancelèrent un
moment dans les ténèbres, comme des géants ivres, et alors, tombèrent de
tout leur long au milieu de leurs camarades avec un fracas de tonnerre.
La peur tenait nos deux chevaux immobiles et en nage. Dès que le bruit
de la terre et des pierres dégringolantes se fut apaisé, mon compagnon
murmura:

--Eh bien, dites donc, si nous ne nous étions pas arrêtés, nous serions,
à l’heure qu’il est, ensevelis sous dix pieds de terre. _There are more
things in heaven and earth...[13]_ Rentrons, Pansay, et remercions Dieu.
J’ai salement besoin de prendre un verre.

  [13] Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre... (_Hamlet_,
    act. Ier, sc. V.)

Nous rebroussâmes chemin par la passe de l’Église, et j’arrivai à la
maison du Dr Heatherlegh un peu après minuit.

Ses tentatives pour me guérir commencèrent presque immédiatement, et
pendant une semaine il ne me perdit pas de vue. Bien des fois, au cours
de cette semaine-là, je bénis la bonne fortune qui m’avait jeté sur la
route du meilleur et du plus aimable médecin de Simla. Chaque jour je
recouvrais mon assiette. Chaque jour aussi je devenais plus enclin à me
ranger à la théorie de l’«illusion spectrale» de Heatherlegh, mettant en
cause les yeux, le cerveau et l’estomac. J’écrivis à Kitty pour lui
raconter qu’une légère entorse, résultat d’une chute de cheval, me
retenait pour quelques jours à la chambre, et que je serais guéri avant
qu’elle eût le temps de regretter mon absence.

Le traitement de Heatherlegh était tout ce qu’il y avait de plus simple.
Il consistait en quelques pilules, bains d’eau froide et un fort
exercice, tout cela à l’arrivée de la nuit ou dès l’aurore--car, ainsi
que sagement il l’observa, «un homme qui a une foulure à la cheville ne
fait pas douze milles à pied par jour, et la jeune personne pourrait
s’étonner si elle vous rencontrait.»

A la fin de la semaine, après un examen mûri de la pupille et du pouls,
et de strictes injonctions au sujet de la diète et de la marche,
Heatherlegh me congédia aussi brusquement qu’il s’était chargé de moi.
Voici sa bénédiction d’adieu:

--Mon garçon, je réponds de votre guérison mentale, et cela revient à
dire que je vous ai guéri de la plupart de vos incommodités physiques.
Maintenant, décampez d’ici avec armes et bagages le plus tôt que vous
pourrez; et allez-vous-en faire votre cour à Miss Kitty.

Je voulais lui exprimer mes remerciements pour sa bonté. Il m’arrêta.

--Ne croyez pas que j’aie fait cela par amour pour vous. J’infère que
vous vous êtes conduit tout du long comme un malotru. Mais vous n’en
êtes pas moins un phénomène, et un phénomène tout aussi étrange que vous
êtes un malotru. Non! (il m’arrêta une seconde fois)--pas une roupie, je
vous en conjure. Allez-vous-en voir si votre estomac et votre cerveau,
compliqués de vos yeux, sont encore capables de vous faire prendre des
vessies pour des lanternes. Je vous en donnerai un lakh, de roupies,
pour autant de fois que cela vous arrivera.

Une demi-heure plus tard j’étais dans le salon des Mannering en
compagnie de Kitty--plongé dans l’ivresse du bonheur présent et dans
celle de savoir que je ne serais plus jamais troublé par l’horrible
présence de ce que vous savez. Fort du sentiment de ma nouvelle
sécurité, je proposai aussitôt une promenade à cheval, et, de
préférence, un petit canter autour du Jakko.

Jamais je ne m’étais senti si bien, si débordant de vitalité, et
d’esprit plus rassis qu’en cet après-midi du trente avril. Kitty se
montrait ravie de mon changement, et m’en complimenta à sa façon
délicieusement franche et ouverte. Nous quittâmes ensemble la maison des
Mannering, riant et causant, et parcourûmes au petit galop la route de
Chota Simla, comme jadis.

J’avais hâte d’atteindre le Réservoir Sanjowlie et de m’y assurer plutôt
deux fois qu’une que je ne me trompais pas. Les chevaux faisaient de
leur mieux, mais malgré cela semblaient trop lents à mon impatience.
Kitty était tout étonnée de mon impétuosité.

--Mais, Jack! finit-elle par s’écrier, vous vous conduisez comme un
enfant. Qu’est-ce que vous faites?

Nous nous trouvions juste au-dessous du couvent, et par pure gaîté de
cœur je faisais faire le saut de mouton à mon waler et le forçais à
exécuter des courbettes d’un bord à l’autre de la route en le
chatouillant de la boucle de mon fouet de chasse.

--Ce que je fais? repartis-je. Rien, ma chérie. Et c’est justement cela.
Si vous n’aviez rien fait de toute une semaine que de rester étendue,
vous seriez aussi exubérante que moi.

Et je fredonnai quelque gai refrain. Les dernières notes en étaient
encore sur mes lèvres que nous tournions le coin au-dessus du couvent,
et que nous pouvions voir à quelques mètres devant nous jusqu’à
Sanjowlie. Au milieu de la route plate se tenaient les livrées noir et
blanc, le rickshaw aux panneaux jaunes, et Mrs. Keith-Wessington. Je
retins ma monture, regardai, me frottai les yeux, et dus, je crois, dire
quelque chose. Tout ce que je me rappelle ensuite, c’est de me voir
étendu sur la route, face contre terre, Kitty en larmes agenouillée
au-dessus de moi.

--Est-ce parti, enfant? soupirai-je.

Kitty ne fit que redoubler de pleurs.

--Quoi, parti, Jack, mon ami? Qu’est-ce que tout cela veut dire? Il doit
y avoir une méprise quelque part, Jack, une horrible méprise.

Ses derniers mots me remirent incontinent debout--fou--littéralement fou
sur le moment.

--Oui, il y a, en effet, une méprise quelque part, répétai-je, une
horrible méprise. Venez voir.

J’ai la vague idée que je traînai Kitty par le poignet jusqu’en haut de
la route où se tenait la Chose, et l’implorai, par pitié, de Lui parler,
de Lui dire que nous étions fiancés, que ni Mort ni Enfer ne pouvaient
briser le lien qui nous unissait; il n’y a que Kitty pour savoir tout ce
que j’ajoutai dans le même sens. De temps à autre j’en appelais d’un
accent passionné à l’Épouvantail, là, dans le rickshaw, lui demandant de
témoigner pour vrai tout ce que j’avais dit, et de me délivrer d’une
torture qui me tuait. Je suppose que tout en parlant je dévoilai à Kitty
mes anciennes relations avec Mrs. Wessington, car je la vis écouter
attentivement, pâle et les yeux flamboyants.

--Merci, Mr. Pansay, dit-elle. C’est _tout à fait_ assez. _Syce, ghora
lao_[14].

  [14] En langage indigène, et qui veut dire: «Groom, avancez les
    chevaux.»

Les syces, impassibles comme le sont toujours les Orientaux, nous
avaient rejoints avec les chevaux qu’ils avaient rattrapés; et comme
Kitty s’élançait en selle, je m’accrochai à sa bride, la suppliant de
m’écouter jusqu’au bout et de pardonner. Pour toute réponse elle me
cravacha le visage, de l’œil à la bouche, et me lança un ou deux mots
d’adieu que, même aujourd’hui, je ne saurais coucher par écrit. Sur quoi
je jugeai, et avec raison, que Kitty savait tout; et je retournai en
chancelant aux côtés du rickshaw. J’avais le visage saignant par suite
de la chute, et le coup de cravache y avait fait lever un bourrelet bleu
et livide. J’étais mort à l’amour-propre. A ce moment-là, Heatherlegh,
qui devait nous avoir suivis à quelque distance, Kitty et moi, arriva au
petit galop.

--Docteur, dis-je, en désignant ma face, voici la signature de Miss
Mannering sur mon ordre de congé, et, dès qu’il vous agréera, je vous
serai reconnaissant de ce lakh de roupies...

La physionomie de Heatherlegh, même au fond de mon abîme de misère, me
porta à l’hilarité.

--J’aurais cependant risqué ma réputation de médecin... commença-t-il.

--Assez de toutes vos histoires, chuchotai-je. J’ai perdu ce qui faisait
le bonheur de ma vie, et vous n’avez plus qu’à me ramener chez moi.

Tandis que je parlais, le rickshaw avait disparu. Et je perdis alors
toute conscience de ce qui se passait. Le sommet du Jakko me sembla
bouillonner et rouler comme le sommet d’un nuage, et s’écrouler sur moi.

Sept jours plus tard, le sept mai, veux-je dire, je me rendis compte que
j’étais étendu dans la chambre de Heatherlegh, faible comme un enfant.
Heatherlegh m’observait attentivement de derrière les papiers épars sur
son bureau. Ses premiers mots ne furent pas encourageants; mais je me
trouvais trop déprimé pour beaucoup m’en émouvoir.

--Voici que Miss Kitty a renvoyé vos lettres. Vous correspondiez pas
mal, jeunes gens. Voici un paquet qui m’a tout l’air d’une bague, et il
y avait aussi quelques lignes joyeuses du papa Mannering, lignes que
j’ai pris la liberté de lire et de brûler. Le vieux gentleman n’est pas
content de vous.

--Et Kitty? demandai-je sourdement.

--Encore plus courroucée que son père, si j’en crois ce que je vois. En
parlant de cela, dites donc, vous devez en avoir lâché de bonnes, avant
que je vous rencontre. Elle prétend qu’un homme qui s’est conduit
vis-à-vis d’une femme comme vous avez fait vis-à-vis de Mrs. Wessington
devrait se tuer rien que par pitié pour son espèce. C’est une petite
virago, votre bonne amie. Elle maintient, en outre, que vous souffriez
du delirium tremens quand arriva cette histoire sur la route du Jakko.
Ajoute qu’elle aimerait mieux mourir que de jamais vous reparler.

Je poussai un gémissement et me tournai sur l’autre côté.

--Maintenant, vous avez le choix, mon ami. Il s’agit de rompre ces
fiançailles; et les Mannering ne désirent nullement se montrer durs à
votre égard. Quel motif donnerons-nous: delirium tremens ou attaque
d’épilepsie? Désolé de ne pouvoir vous offrir une plus agréable
alternative. A moins que vous ne préfériez la folie héréditaire. Parlez,
et je leur dirai qu’il s’agit d’attaques. Tout Simla connaît la scène du
Mille des Dames. Allons! Je vous donne cinq minutes pour réfléchir.

Durant ces cinq minutes, je crois que j’explorai complètement les plus
bas cercles de l’Inferno qu’il soit donné à l’homme de fouler sur cette
terre. En même temps je m’observais moi-même en train d’arpenter d’un
pas défaillant les obscurs labyrinthes du doute, de la tristesse et de
l’absolu désespoir. Je me demandais, comme Heatherlegh pouvait se l’être
demandé, là, sur sa chaise, quel affreux parti j’adopterais. Tout à
coup, je m’entendis répondre, d’une voix que je reconnaissais à peine:

--Ils sont furieusement difficiles en fait de moralité par ici.
Offrez-leur les attaques, Heatherlegh, et joignez-y l’assurance de mes
meilleurs sentiments. Et maintenant, laissez-moi dormir un peu.

Sur quoi mes deux «moi» se rejoignirent, et ce ne fut plus que moi (un
moi possédé, à demi détraqué) qui me démenai dans mon lit, refaisant pas
à pas l’historique des dernières semaines.

--Mais, je suis à Simla, ne cessais-je de me répéter. Je suis, moi, Jack
Pansay, à Simla, et il n’y a pas, ici, de fantômes. C’est extravagant de
la part de cette femme, de prétendre qu’il y en ait. Pourquoi Agnès ne
pouvait-elle me laisser tranquille? Je ne lui ai jamais fait de mal.
Cela aurait tout aussi bien pu être moi qu’Agnès. Seulement je ne serais
jamais revenu tout exprès pour la tuer, elle. Pourquoi ne me laisse-t-on
pas tranquille... tranquille et heureux?

Il était plus de midi lorsque je m’étais réveillé pour la première fois,
et le soleil était bas à l’horizon avant que je me remisse à dormir...
dormir comme dort le condamné sur sa roue, trop épuisé pour sentir
d’autre peine.

Le lendemain, je ne pus quitter le lit. Heatherlegh me dit, le matin,
qu’il avait reçu une réponse de Mr. Mannering, et que, grâce à ses bons
offices, à lui, Heatherlegh, l’histoire de mon malheur avait fait le
tour de Simla, où de toutes parts on avait de moi grand’pitié.

--Et c’est plus que vous ne méritez, conclut-il aimablement, quoique
Dieu seul connaisse les épreuves par lesquelles vous avez passé. Ne vous
inquiétez pas, nous vous guérirons cependant, méchant phénomène.

Je refusai avec fermeté de me laisser guérir.

--Vous vous êtes montré déjà trop bon pour moi, mon vieux, dis-je; je ne
veux pas vous ennuyer davantage de ma personne.

Je savais pertinemment que rien de ce que ferait Heatherlegh
n’allégerait le fardeau qui désormais pesait sur moi.

Cette connaissance se doublait aussi d’un sentiment de rébellion
désespérée, impuissante, contre l’absence de raison qu’il y avait en
tout cela. Il existait des quantités d’hommes ne valant pas mieux que
moi, dont le châtiment avait tout au moins été réservé pour un autre
monde; et je sentais qu’il était amèrement, cruellement injuste que
j’eusse entre tous été choisi en vue d’un si affreux destin. Cet état
faisait avec le temps place à un autre où il semblait que le rickshaw et
moi fussions les seules réalités en un univers d’ombres; que Kitty fût
un fantôme; que Mannering, Heatherlegh, et tous les autres hommes et
femmes que je connaissais fussent tous des fantômes; et qu’elles-mêmes,
les hautes montagnes grises, ne fussent que des ombres vaines suscitées
pour me torturer. D’état en état, je louvoyai ainsi durant une mortelle
semaine; le corps reprenant chaque jour plus de force, jusqu’à ce que le
miroir de la chambre me dît que j’étais revenu à la vie normale, et
qu’une fois encore je me retrouvais comme tout le monde. Chose assez
curieuse, mon visage ne portait aucune trace de la lutte par laquelle
j’avais passé. Il était pâle, oui, mais sans plus d’expression et tout
aussi banal qu’avant. Je m’étais attendu à quelque altération durable,
trace visible du mal qui peu à peu me rongeait. Je ne trouvai rien.

Le quinze mai je quittai la maison de Heatherlegh à onze heures du
matin; et l’instinct du célibataire me conduisit au cercle. Là, je
m’aperçus que tout le monde connaissait mon histoire telle que l’avait
racontée le docteur, et, d’une façon gauche, témoignait d’une
bienveillance et d’une attention inaccoutumées. Malgré quoi je reconnus
que si pour le reste de ma vie ici-bas je pouvais exister parmi mes
semblables, je ne ferais cependant pas partie d’eux; et j’enviai fort
amèrement, je dois le dire, les coolies gais et rieurs qui circulaient
en bas sur le Mall. Je pris mon lunch au cercle, et à quatre heures me
mis à errer du haut en bas du Mall sans autre but que le vague espoir de
rencontrer Kitty. Près du kiosque à musique, je fus rejoint par les
livrées noir et blanc, et j’entendis à mes côtés la vieille supplication
de Mrs. Wessington. C’était à quoi je n’avais cessé de m’attendre depuis
que j’étais sorti, et si quelque chose me surprenait, c’était qu’elle
fût en retard. Le rickshaw-fantôme et moi marchâmes côte à côte et en
silence le long de la route de Chota Simla. Près du bazar, Kitty et un
inconnu, tous deux à cheval, nous rejoignirent et nous dépassèrent. Elle
ne fit pas plus attention à moi que si j’eusse été le premier chien
venu. Elle ne me fit même pas l’honneur d’activer l’allure, toute excuse
qu’en eût pu fournir un après-midi menaçant.

C’est ainsi que Kitty et son compagnon, d’une part, moi et ma
Dulcinée-fantôme, de l’autre, nous serpentâmes par couples autour du
Jakko. La route ruisselait d’eau; les pins dégouttaient à l’instar de
chéneaux sur les rochers au-dessous, et une pluie fine chassait partout
dans l’atmosphère. Deux ou trois fois je me surpris en train de me dire
presque à voix haute: «Je suis Jack Pansay, en congé à Simla... _à
Simla!_ Le Simla de tous les jours, le Simla que tout le monde connaît.
Voilà ce qu’il ne faut pas que j’oublie.» Puis j’essayais de me rappeler
quelques-uns des potins entendus au cercle: le prix des chevaux d’un
tel--tout ce qui, en fait, avait rapport au monde anglo-indien
journalier, que je connaissais si bien. Je me répétai même rapidement la
table de multiplication, pour être tout à fait sûr que j’avais encore
bien ma tête. Cela me rendit du courage, et dut m’empêcher un moment
d’entendre Mrs. Wessington. Une fois de plus je grimpai avec lassitude
la rampe qui conduit au couvent, et m’engageai sur la route plate. Là,
Kitty et le monsieur disparurent au petit galop, et je restai seul avec
Mrs. Wessington.

--Agnès, dis-je, voulez-vous baisser la capote et me dire ce que tout
cela signifie?

La capote retomba sans bruit, et je me trouvai face à face avec ma chère
et enterrée maîtresse. Elle portait la toilette dans laquelle je l’avais
vue vivante pour la dernière fois, tenait à la main droite le même tout
petit mouchoir, et à la main gauche le même porte-cartes. (Une femme
morte il y avait huit mois, avec un porte-cartes!) Il me fallut me
réatteler à ma table de multiplication, et poser mes deux mains sur le
parapet de pierre de la route pour m’assurer que celui-là, au moins,
était réel.

--Agnès, répétai-je, par pitié, dites-moi ce que tout cela signifie.

Mrs. Wessington se pencha en avant, avec ce mouvement de tête prompt et
spécial que je lui connaissais si bien, et parla.

Si mon histoire n’avait déjà si follement franchi les bornes de toute
humaine croyance, il serait temps pour moi de vous faire mes excuses.
Comme je sais que personne--non, pas même Kitty, pour qui elle est
écrite comme une sorte de justification de ma conduite--ne me croira, je
continue. Mrs. Wessington parla, et je marchai avec elle de la route de
Sanjowlie jusqu’au tournant qui se trouve au-dessous de la maison du
commandant en chef, comme j’aurais, dans le feu de la conversation,
marché aux côtés du rickshaw de n’importe quelle femme en chair et en
os. La seconde et la plus tourmentante des phases de ma maladie s’était
soudainement emparée de moi, et, comme le prince du poème de Tennyson,
«il me semblait me mouvoir au milieu d’un monde de revenants». Il y
avait eu garden-party chez le commandant en chef, et nous nous joignîmes
tous deux à la foule des gens qui rentraient chez eux. Il me sembla, en
les voyant, que c’étaient eux, les ombres--ombres aussi fantastiques
qu’impalpables--qui s’ouvraient pour livrer passage au rickshaw de Mrs.
Wessington. Ce que nous dîmes au cours de cette magique entrevue, je ne
saurais--non, je n’oserais--le raconter. Le commentaire de Heatherlegh
eût consisté en un rire bref, suivi de cette remarque: que je venais de
courtiser une chimère issue d’un cerveau malade, enfantée par un estomac
et des yeux malades. C’était une macabre, et en quelque indéfinissable
sorte, cependant, une merveilleusement douce rencontre. Était-il
possible, me demandai-je, que je fusse en ce monde pour faire une
seconde fois la cour à une femme que ma négligence et ma cruauté avaient
tuée?

Je revis Kitty sur le chemin du retour--ombre parmi les ombres.

S’il me fallait décrire dans leur ordre tous les incidents de la
quinzaine suivante, mon histoire jamais ne prendrait fin, et je
lasserais votre patience. Matin sur matin, soir sur soir, le
rickshaw-fantôme et moi vaguions ensemble à travers Simla. En quelque
lieu que j’allasse, les quatre livrées noir et blanc me suivaient et me
tenaient compagnie du seuil au seuil de mon hôtel. Au théâtre je les
trouvais parmi la foule hurlante des _jhampanies_; à l’extérieur de la
verandah du Cercle, après une longue soirée de whist; au Bal
Anniversaire, attendant patiemment ma réapparition; et en plein jour,
lorsque j’allais en visites. Sauf qu’il ne portait point d’ombre, le
rickshaw était sous tous les rapports d’aspect aussi réel qu’un rickshaw
en bois et en fer. Plus d’une fois, oui-da, il m’a fallu m’empêcher de
crier gare à l’ami lancé à fond de train, qui allait galoper par-dessus
le véhicule. Plus d’une fois j’ai arpenté le Mall, en pleine
conversation avec Mrs. Wessington, à l’indicible ébahissement des
passants.

Il n’y avait pas une semaine que j’avais repris le cours de ma vie
ordinaire, que la théorie des «attaques», paraît-il, avait été reléguée
en faveur de la théorie de la «folie». Toutefois, je ne changeai rien à
mon genre de vie. Je faisais des visites, montais à cheval et dînais en
ville, tout aussi librement que jamais. J’éprouvais pour la société de
mes semblables un goût qu’en aucun temps je n’avais ressenti; j’avais
soif de me trouver au milieu des réalités de la vie; et je ne laissais
pas cependant de me sentir vaguement malheureux lorsque je m’étais
trouvé trop longtemps séparé de ma surnaturelle compagne. Il serait
presque impossible de décrire mes différents états à partir du quinze
mai jusqu’aujourd’hui.

La présence du rickshaw me remplit tour à tour d’horreur, d’aveugle
crainte, d’une vague espèce de plaisir, et de profond désespoir. Je
n’osais quitter Simla; et je savais qu’en y restant je me tuais. Je
savais, en outre, que c’était ma destinée, de mourir lentement et un peu
chaque jour. Tout ce dont j’étais anxieux, c’était de purger ma peine
aussi discrètement que possible. Par moments j’avais soif de voir Kitty,
et j’épiais ses flirts outrageants avec mon successeur--pour parler plus
exactement, mes successeurs--d’un œil presque amusé. Elle était tout
autant sortie de ma vie que j’étais sorti de la sienne. Le jour, je
vaguais, presque heureux, en compagnie de Mrs. Wessington. La nuit,
j’implorais le Ciel de me laisser retourner au monde tel que je l’avais
connu. Au-dessus de tous ces divers états planait la sensation de sombre
et stupide étonnement que le Visible et l’Invisible se mélangeassent si
étrangement sur cette terre pour sonner l’hallali d’une simple et pauvre
âme.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

_Août 27._--Heatherlegh s’est montré infatigable dans ses soins pour
moi; et c’est seulement hier qu’il m’a dit que je devrais introduire une
demande de congé pour maladie. Une demande de congé pour échapper à la
compagnie d’un fantôme! Une requête en vue d’obtenir la gracieuse
permission du gouvernement de me débarrasser de cinq spectres et d’un
rickshaw imaginaire en allant en Angleterre! La proposition de
Heatherlegh me porta presque à une crise de rire hystérique. Je lui
déclarai que j’attendrais la fin tranquillement à Simla; et je suis sûr
que la fin n’est pas loin. Croyez bien que je redoute sa venue plus
qu’aucun mot ne saurait dire, et que je me torture toute la nuit en
mille hypothèses sur le genre de ma mort.

Mourrai-je dans mon lit, décemment, comme il sied à un gentleman
anglais; ou bien, au cours d’une dernière promenade sur le Mall, mon âme
me sera-t-elle arrachée pour prendre à jamais sa place aux côtés de
cette macabre vision? Retournerai-je, dans le monde futur, à mon ancien
vasselage, ou rejoindrai-je Agnès, pour, ayant horreur d’elle, me voir
enchaîné à ses côtés à travers l’éternité? Voltigerons-nous tous deux
sur la scène de notre vie passée jusqu’à la nuit des Temps? Au fur et à
mesure que le jour de ma mort approche, l’horreur intense que ressent
toute chair vivante pour les esprits échappés au tombeau se fait de plus
en plus grande. C’est une chose affreuse que de descendre tout vif parmi
les morts après avoir à peine accompli la moitié de sa vie. C’est mille
fois plus affreux d’attendre, comme je fais, étant encore des vôtres, je
ne sais quel événement sans nom. Ayez pitié de moi, au moins à cause de
mon «hallucination», car je sais que jamais vous ne croirez ce que j’ai
écrit ici. Et cependant, si jamais homme fut mis à mort par les
Puissances des Ténèbres, je suis cet homme-là.

En toute justice aussi, ayez pitié d’elle, car, si jamais femme fut tuée
par un homme, j’ai tué Mrs. Wessington. Et voici que plane sur moi la
dernière phase de mon châtiment.




·007


La locomotive, après l’engin maritime, est la chose la plus sensible que
jamais l’homme ait fabriquée; et la machine Nº ·007, outre qu’elle était
sensible, était neuve. La peinture rouge de sa traverse d’avant
immaculée avait à peine eu le temps de sécher, son signal étincelait
comme un casque de pompier, et son abri eût pu passer pour un salon
d’acajou. Son essai terminé, on l’avait poussée au dépôt--elle avait dit
adieu à son meilleur ami des ateliers, le grand pont roulant--le vaste
monde était là dehors; et les autres locos la reluquaient. Elle regarda
le demi-cercle de hardis, impassibles signaux d’avant, entendit le
ronron et le murmure étouffés de la vapeur en train de monter dans les
manomètres--de dédaigneux sifflements de mépris comme une soupape
défectueuse se soulevait un peu--et eût donné l’huile d’un mois afin de
pouvoir se glisser à travers ses propres roues motrices dans le cendrier
de briques placé au-dessous d’elle. ·007 était une loco «américaine» à
huit roues, légèrement différente des autres locomotives de son type,
et, telle quelle, on l’estimait à dix mille dollars sur les livres de la
Compagnie. Mais l’eussiez-vous, au bout d’une demi-heure d’attente dans
le dépôt sombre et retentissant, achetée au taux de sa propre
évaluation, que vous eussiez fait une économie de neuf mille neuf cent
quatre-vingt-dix-neuf dollars quatre-vingt-dix-huit cents, ni plus ni
moins.

Une lourde Mogul à marchandises, pourvue d’un cow-catcher[15] court, et
dont la boîte à feu descendait à moins de trois pouces du rail, commença
le peu galant colloque en s’adressant à une Consolidation[16] de
Pittsburg, qui se trouvait là en visite.

  [15] _Cow-catcher_, équivalent du chasse-pierres, mais de proportions
    plus grandes et destiné, en Amérique, à écarter les troupeaux de
    buffles.

  [16] _Mogul_ et _Consolidation_. Types de locomotives américaines
    connus sous les mêmes noms dans nos Compagnies.

--D’où le vent nous a-t-il apporté cela? demanda-t-elle, tout en lâchant
rêveusement une bouffée de légère vapeur.

--J’ai déjà bien assez de me mettre dans la tête ce qu’on fabrique chez
nous, fut-il répondu, sans me tenir au courant de vos anciens numéros.
J’imagine que c’est quelque chose que Peter Cooper a laissé inachevé
quand il est mort.

·007 frissonna; sa vapeur montait, mais elle retint sa langue. Il n’est
pas le plus simple wagonnet qui ne sache sur quel genre de locomotive
Peter Cooper s’exerça dans les lointaines années qui séparent 1830 de
1840. Cela portait son charbon et son eau dans deux baquets à pommes, et
n’était guère plus grand qu’une bicyclette.

Puis une voix s’éleva; c’était celle d’une locomotive de manœuvre, toute
menue, assez neuve, pourvue d’une petite marche devant sa traverse, et
de roues si rapprochées l’une de l’autre qu’on l’eût prise pour un
cheval des Pampas prêt à faire le saut de mouton.

--Quand un pousse-gravier de la _Pennsylvania_ prétend nous apprendre
quoi que ce soit sur notre matériel, c’est que quelque chose va de
travers dans la Compagnie, moi, je crois. Cette môme-là n’est pas si
mal. C’est Eustis qui l’a dessinée, comme il a fait pour moi. N’est-ce
pas tout dire?

·007 eût pu promener la machine de manœuvre tout autour de la cour dans
son tender, mais ce petit mot de consolation suffit à lui inspirer de la
reconnaissance.

--Nous ne nous servons pas de wagonnets sur la _Pennsylvania_, dit la
Consolidation. Cette--heuu--carriole-là est assez grande et assez laide
pour se défendre toute seule.

--On ne lui a pas encore parlé, si on a parlé d’elle. N’avez-vous donc
aucunes manières, sur _Pennsylvania_? repartit la locomotive de
manœuvre.

--C’est sur les voies de manœuvre que vous devriez être, Poney, dit la
Mogul sévèrement. Nous sommes toutes, ici, machines de grand parcours.

--C’est votre idée, répliqua la petite gaillarde. Vous en saurez
davantage avant la fin de la nuit. Je suis allée jusqu’à la ligne 17, et
ce qu’il y a là de marchandises--oh, mazette!

--J’ai aussi pas mal d’ennuis dans ma division, fit une chétive et
légère loco de banlieue aux sabots de frein tout ce qu’il y a de plus
reluisants. Mes abonnés n’ont pas eu de cesse qu’ils n’aient obtenu un
wagon-salon. Ils l’ont accroché en queue, et cela tire pire qu’un
chasse-neige. Je m’en débarrasserai un de ces jours, sûr; et alors, ils
s’en prendront à tout le monde, sauf à leur sottise. Ils me demanderont
bientôt de traîner un wagon à couloir!

--On vous a fabriquée à New-Jersey, n’est-ce pas? demanda Poney. Il me
le semblait. Les abonnés et les trucks, cela n’est guère amusant à
traîner. Mais je vous dirai que cela vaut infiniment mieux que de
«différer» les wagons frigorifiques ou les citernes à huile. Moi qui
vous parle, j’ai traîné...

--Traîné! Vous? dit la Mogul d’un air de mépris. C’est tout ce que vous
pouvez faire que de poussoter un wagon garde-manger jusqu’aux voies de
manœuvre. Or, moi (elle fit une légère pause, afin que les mots
pénétrassent bien), c’est le Train de Marchandises à Grande Vitesse que
je remue,--on-ze wagons qui valent tout ce que vous pouvez imaginer. Sur
le coup d’onze heures, je décampe; et je suis réglée à trente-cinq à
l’heure. Précieuse--fragile--pressée--craint la chaleur et
l’humidité--c’est moi! Le trafic de banlieue est à peine supérieur à la
manœuvre de gare. Ce qui rapporte, c’est la grande vitesse.

--Eh bien, je n’ai pas, en général, l’habitude de me vanter, entama la
Consolidation de Pittsburg, mais s’il ne vous manque que de voir des
marchandises, ce que j’appelle des marchandises, transportées avec
légèreté, vous n’auriez qu’à me regarder traverser les Alleghanys en
chantonnant, avec trente-sept wagons de minerai derrière le dos, tandis
que mes gardes-freins sont à lutter avec les chemineaux[17], au point de
ne pouvoir prêter attention aux coups de sifflet. Il me faut alors faire
seule tout le travail de frein, et, quoique j’aie mauvaise grâce à le
dire, je n’ai jamais encore vu une charge m’échapper. _Non_, Madame. Le
remorquage peut être une chose, mais le jugement et la discrétion en
sont une autre. Il faut du jugement, dans mon genre d’affaire.

  [17] L’Amérique est remplie de chemineaux qui cherchent à monter sans
    billet dans les trains en marche.

--Ah! Mais... mais ne vous trouvez-vous pas paralysée par certain
sentiment de vos écrasantes responsabilités? demanda dans un coin une
voix étrange et rauque.

--Qui est-ce là? chuchota ·007 à la locomotive aux abonnés de
New-Jersey.

--La Compound[18]--à l’essai--bonne à rien. Elle est restée six mois à
aiguiller sur les voies de manœuvre B. et A., lorsqu’elle n’était pas
dans les ateliers. Elle est économe--moi, je dirai mesquine--en ce qui
concerne son charbon. Mais elle rattrape cela en réparations. Hein! Vous
avez, je présume, Madame, trouvé Boston quelque peu isolé, après votre
saison de New-York?

  [18] Machine à quatre cylindres, connue sous ce même nom dans nos
    compagnies.

--Je ne suis jamais aussi occupée que lorsque je suis seule.

La Compound semblait parler à moitié chemin de sa cheminée.

--Sûr, dit l’irrévérente Poney, à voix basse. On ne soupire guère après
elle sur les voies de manœuvre.

--Mais, étant donnés ma constitution et mon tempérament--c’est à Boston
que j’occupe mes fonctions[19]--je trouve votre _outrecuidance_...

  [19] Les habitants de Boston passent pour se donner, en Amérique, le
    monopole de la culture et de l’éducation.

--Outre quoi? demanda la Mogul des marchandises. Des cylindres
ordinaires sont assez bons pour moi.

--Peut-être aurais-je dû dire _forfanterie_, siffla la Compound.

--Je n’ai aucune confiance dans les roues de papier mâché, à quelque
marque qu’elles appartiennent, insista la Mogul.

La Compound soupira d’un air de pitié, et n’ajouta rien.

--On les a de toutes les couleurs, en ce monde, n’est-ce pas? dit Poney.
Cela, c’est du Mass’chusetts dans toute sa beauté. Elles ratent leurs
départs, et alors restent collées sur un point mort, pour rejeter toute
la faute sur la façon dont les autres les traitent. En parlant de
Boston, Comanche m’a raconté, la nuit dernière, qu’elle avait eu une
boîte chaude, un peu plus loin que les Newtons, vendredi. C’est
pourquoi, s’il faut l’en croire, l’Accommodation a stoppé. Inventé une
histoire sans fin, cette brave Comanche.

--Si j’avais entendu cela dans les ateliers, même avec ma chaudière
partie en réparations, j’aurais dit que c’était une des menteries de
Comanche, repartit d’un ton sec la locomotive aux abonnés de New-Jersey.
Une boîte chaude! Elle! Ce qui est arrivé, c’est qu’ils avaient mis un
wagon d’extra, et qu’elle est restée à gueuler sur la rampe. Il a fallu
lui envoyer 127 pour la tirer de là. Et c’est cela qu’elle appelle une
botte chaude, vraiment? La fois d’avant, elle a prétendu qu’elle était
allée dans le ballast! Elle m’a regardée en plein signal d’avant et m’a
dit cela aussi froid... qu’une caisse à eau en temps de glace. Une boîte
chaude! Questionnez 127 sur la boîte chaude de Comanche. Mais, elle
était garée, Comanche, et 127 (elle était furieuse comme tout de se voir
appelée à dix heures du soir) lui jeta le grappin dessus et en dix-sept
minutes la fit rouler dans Boston. Une boîte chaude? Froide blagueuse!
Voilà ce qu’est Comanche.

Sur quoi ·007 renversa tout le monde, les deux conducteurs et son
pilote, comme on dit, en demandant ce que cela pouvait bien être qu’une
boîte chaude.

--Peignez ma cloche en bleu de ciel! s’écria Poney, la machine de
manœuvre. Faites de moi une loco de grandes lignes, avec un garde-crotte
en acajou autour de mes roues! Réduisez-moi, fondez-moi en jouets
mécaniques à deux sous pour les camelots! Voici une «Américaine» à huit
roues accouplées, qui ne sait pas ce que c’est qu’une boîte chaude!
N’avez jamais entendu parler non plus de halte imprévue, n’est-ce pas?
Ne savez pas pourquoi vous portez des vérins? Vous êtes trop innocente,
ma mie, pour qu’on vous laisse seule avec votre propre tender. Oh,
espèce de... wagon-plat!

Avant que personne pût répondre, on entendit un rugissement de vapeur
qui s’échappe, et ·007 sentit sa peinture péter de mortification.

--Une boîte chaude, entama la Compound, en choisissant et épluchant les
mots comme si c’eût été du charbon, une boîte chaude, c’est le châtiment
que la hâte inflige à l’inexpérience. Hem! hem!

--Une boîte chaude! déclara la Suburbaine de Jersey. C’est la récompense
qui vous attend lorsque vous courez trop vite. Il y a des années que je
n’en ai eu. C’est un mal qui ne s’attaque pas en règle générale aux
machines de petit parcours.

--Nous n’avons jamais de boîtes chaudes sur la _Pennsylvania_, dit la
Consolidation. Cela s’attrape à New-York, comme la prostration nerveuse.

--Ah, ma chère, reprenez donc le bac pour rentrer chez vous, s’écria la
Mogul. Vous vous imaginez que, parce que vous employez des rampes plus
mauvaises que notre ligne n’en accepterait, vous êtes une sorte d’ange
de l’Alleghany. Or, je vous dirai ce que vous... Voici mes gens. Soit,
impossible de rester. Vous verrai plus tard, peut-être.

Elle s’avança avec majesté jusqu’à la plaque tournante, et vira de bord
comme un vaisseau de guerre à la marée, jusqu’à ce qu’elle eût trouvé sa
voie.

--Mais quant à vous, ajouta-t-elle, espèce de cafetière vert pois (ceci
à l’adresse de ·007), allez-vous-en apprendre quelque chose avant de
vous mêler à la société de ceux qui ont fait plus de route
dans une semaine que vous n’en avalez dans toute une année.
Précieuse--fragile--pressée--craint la chaleur et l’humidité--c’est moi!
Au revoir.

--Qu’on me crève mes tubes si c’est là se montrer poli vis-à-vis d’un
membre nouveau de la Confrérie, dit Poney. Il n’y avait pas de raisons
pour vous marcher comme cela sur les pieds. Mais les bonnes manières
furent mises de côté lorsqu’on fit les Moguls. Ne laissez pas tomber
votre feu, la môme, et ravalez votre fumée. Je me figure qu’on aura
besoin de nous toutes d’ici une minute.

Des hommes, dans le dépôt, s’entretenaient sur un ton plutôt excité.
L’un d’eux, en jersey couleur de suie, déclara qu’il n’avait pas de
locomotives à dépenser pour le service de la manœuvre. Un second, un
bout de papier froissé dans la main, repartit que le chef de manœuvre
avait dit qu’il n’avait qu’à dire à l’autre, si l’autre disait n’importe
quoi, qu’il (l’autre) n’avait qu’à fermer sa gueule. Sur quoi l’autre
homme agita les bras, et exprima le désir de savoir s’il était censé
garder des locomotives dans sa poche à revolver. Puis un troisième, en
prince-albert noir, sans col, vint tout en nage, car c’était par une
chaude nuit d’août, déclarer que lorsqu’_il_ disait quelque chose, il
fallait que «cela marche». Et entre eux trois les locomotives se mirent
à marcher, elles aussi--d’abord la Compound, puis la Consolidation, puis
·007.

Or, tout au fin fond de sa boîte à feu, ·007 avait caressé l’espoir que,
dès son essai terminé, elle se verrait conduite au milieu des chants et
des cris, attachée à un train-éclair vert et chocolat, à couloirs, et
confiée aux soins d’un noble et hardi mécanicien, qui lui passerait la
main sur le dos, verserait sur elle un pleur, et l’appellerait son
coursier arabe. (Les gars des ateliers où elle avait été construite
avaient coutume de lire à haute voix de merveilleuses histoires de la
vie des chemins de fer, et ·007 comptait voir arriver les choses au gré
de ce qu’elle avait entendu.) Mais il ne semblait pas y avoir beaucoup
de trains-éclairs à couloirs sur les voies de manœuvre rugissantes,
grondantes, inondées de lumière électrique. Et tout ce que dit son
mécanicien fut:

--Allons donc, quelle stupide espèce d’injecteur Eustis a-t-il, cette
fois-ci, collée à ce fourbi-là?

Et il releva le levier du régulateur d’un coup plein de colère, en
s’écriant:

--Est-ce qu’on suppose que je vais faire la manœuvre avec cela, hein?

L’homme sans col s’essuya le front, et répliqua que, dans le présent
état des voies, des marchandises et de diverses autres choses, le
mécanicien manœuvrerait et continuerait de manœuvrer jusqu’au jugement
dernier. ·007 poussa avec mille précautions, le cœur dans son signal, si
nerveuse que le son de sa propre cloche la fit presque quitter les
rails. Devant et derrière elle, des lanternes se balançaient ou
dansaient de haut en bas; et, de chaque côté, sur six voies de front,
avançant et reculant, avec des cliquetis de chaînes d’attelage et des
grincements de freins à main, ce n’étaient que wagons--plus de wagons
que ·007 n’en avait jamais rêvé: wagons à huile; wagons à fourrage;
wagons à bestiaux pleins de bêtes beuglantes; wagons à minerai; wagons à
pommes de terre, d’où émergeait un bout de tuyau de poêle; wagons
garde-manger et réfrigérants, tout dégouttants d’eau glacée sur les
voies; wagons ventilés pour les fruits et le lait; wagons-plats et
trucks pleins de produits maraîchers; wagons-plats chargés de
moissonneuses et de lieuses, toutes rouge, vert et or sous le
grésillement des lumières électriques; wagons-plats où s’empilaient des
peaux aux senteurs fortes, des planches de sapin odorantes, ou des
paquets de bardeaux; wagons-plats criant sous le poids de pièces de
fonte de trente tonnes, de cornières et de boîtes de rivets destinées à
quelque nouveau pont; et des centaines et centaines de wagons-couverts,
chargés, cadenassés et marqués à la craie. Des hommes--en nage et de
mauvaise humeur--se glissaient parmi, entre et sous les milliers de
roues; certains, lorsqu’elle fit halte un moment, traversèrent d’un bond
son abri; d’autres s’assirent sur son pilote à l’aller, et sur son
tender au retour; et il y en avait des régiments qui couraient à côté
d’elle le long des toits des wagons couverts, serrant des freins,
agitant les bras, et criant des choses bizarres.

On la fit avancer d’un pied à la fois, puis reculer rapidement, dans le
cliquetis de ses roues motrices d’arrière, durant un quart de mille;
donner d’une secousse dans une aiguille (les aiguilles des voies de
manœuvre sont fort trapues et peu accommodantes), cogner dans un D
rouge, ou wagon de la Société Merchant’s Transport, et, sans qu’elle eût
la moindre idée du poids qui était derrière elle, partir de nouveau.
Lorsque son chargement semblait bien en marche, voilà qu’on en détachait
trois ou quatre wagons, et que ·007 bondissait en avant, rien que pour
se voir maintenue hoquetante sur le frein. Alors, il lui fallait
attendre quelques instants, attentive au tournoiement des lanternes,
assourdie par les coups de cloche, étourdie par le glissement des
wagons, sa pompe à air battant à quarante pulsations à la minute, son
attelage d’avant couché de côté sur son cow-catcher, comme en sa gueule
la langue d’un chien fatigué, et l’ensemble couvert de charbon à demi
consumé.

--Ce n’est pas si facile de manœuvrer avec un tender à dos droit, dit sa
petite amie du dépôt, tout en hâtant par là son trot. Mais vous vous en
tirez assez bien. Jamais vu une aiguille enlevée en vitesse? Non? Alors,
regardez-moi.

Poney avait la charge d’une douzaine de lourds wagons-plats. Tout à
coup, elle se sépara d’eux avec un _Whutt!_ aigu. Une aiguille s’ouvrait
devant elle dans les ténèbres, elle y changea de front comme un lapin,
l’aiguille se referma sur sa trace, et la longue file de bois de
charpente haut de douze pieds alla se jeter par saccades dans les bras
d’une locomotive de grande ligne, laquelle accueillit cet honneur avec
un bref hurlement.

--Mon homme passe pour le plus chouette de la manœuvre en ce qui
concerne ce coup-là, dit-elle en revenant. Cela me donne des frissons,
je vous avouerai, lorsque quelque autre imbécile l’essaie. Voilà à quoi
rime mon système de petites roues. Probable que vous vous feriez
ratisser votre tender, si vous l’essayiez, vous.

·007 n’avait pas d’ambitions de ce genre, et le déclara.

--Non? Il va sans dire que cela n’a rien à voir avec votre affaire;
mais, dites-moi, ne trouvez-vous pas que c’est intéressant? Avez-vous vu
le chef de manœuvre? Eh bien, c’est le plus grand homme de la terre, ne
l’oubliez pas. Quand est-ce que nous aurons fini? Mais, ma petite, c’est
toujours comme cela, jour et nuit--fêtes et dimanches. Vous voyez cette
rame de trente wagons qui arrive à quatre... non, cinq voies plus loin?
Elle est toute en marchandises mêlées, qu’on envoie ici pour être
triées, puis réexpédiées directement. C’est pourquoi nous sommes en
train de détacher les wagons un à un.

Elle donna, tout en parlant, une vigoureuse poussée à un wagon à
destination de l’ouest, et recula avec un petit ronflement de surprise,
attendu que ledit wagon se trouvait être un vieil ami--un wagon-couvert
M. T. K.

--Le diable emporte mes roues motrices, mais c’est Catherine
Couche-dehors! Eh quoi, Catherine, il n’y a donc pas moyen de vous faire
rentrer chez vous? Il y a quarante locomotives de votre ligne plutôt
qu’une à votre poursuite. Qu’est-ce qui vous détient actuellement?

--Je voudrais bien le savoir, gémit Catherine Couche-dehors.
J’appartiens à la _Topeka_, mais je suis allée aux Rapides des Cèdres;
je suis allée au Winnipeg; je suis allée à Newport News; je suis allée
tout en bas du vieil Atlanta ainsi qu’à West Point; et je suis allée à
Buffalo. Il se peut que j’échoue à Haverstraw. Je ne suis restée dehors
que dix mois, mais j’ai le mal du pays--ah, ce que j’ai le mal du pays!

--Essayez de Chicago, Catherine, dit la machine de manœuvre.

Et le vieux wagon délabré descendit cahin-caha la voie, en balbutiant:

--Je veux être au Kansas pour les soleils en fleur.

--Les voies sont pleines de Catherines Couche-dehors et de Juifs
Errants, dit Poney à ·007 en manière d’explication. J’ai connu un vieux
wagon-plat de Fitchburg, qui est resté dehors dix-sept mois; et l’un des
nôtres en est resté parti quinze, avant que nous en ayons retrouvé
trace. Je ne sais vraiment pas comment nos hommes s’y prennent. On se
les passe à la ronde, je me figure. En tout cas, moi, j’ai fait mon
devoir. La voilà en route pour le Kansas, via Chicago; mais je vous
parie ma prochaine pleine chaudière qu’on la gardera là en attendant le
bon plaisir du consignataire, et qu’elle nous sera renvoyée avec du blé
à l’automne.

Au même moment passa la Consolidation de Pittsburg, à la tête d’une
douzaine de wagons.

--Je rentre, fit-elle orgueilleusement.

--Vous n’arriverez jamais avec tous les douze sur le palier. Faites deux
voyages, andouille! cria Poney.

Or, ce fut ·007 que l’on fit reculer sur les six derniers wagons, et
elle explosa presque de surprise lorsqu’elle se trouva en train de les
pousser sur un énorme bac. Elle n’avait jamais encore vu d’eau profonde,
et tressaillit au moment où le wagon s’en allait et laissait arriver ses
bogies à moins de six pouces du courant noir et luisant.

Après cela on la dépêcha à la halle des marchandises, où elle vit le
chef de manœuvre, un petit homme au visage pâle, en chemise, pantalon et
chaussons, dont le regard reposait sur un océan de trucks, une cohue
d’hommes d’équipe braillant, et des escadrons de chevaux reculant,
tournant, suant et battant des étincelles.

--C’est les charrettes des débardeurs qu’on est en train de décharger
sur les trucks faits _ad hoc_, dit la petite machine, respectueusement.
Mais _il_ n’y prend garde. Il les laissa jurer. Il est le Czar--le
Roi--le Boss[20]! Il dit: «S’il vous plaît», et il n’y a plus qu’à
s’agenouiller et faire sa prière. Avant qu’il puisse s’occuper d’eux, il
y a trois ou quatre rames de marchandises d’aujourd’hui à «enlever».
Lorsqu’il agite la main de cette façon, ce n’est pas pour des prunes.

  [20] _Boss_, mot américain ayant une signification toute spéciale. Il
    désigne l’homme qui est aussi près du maître que peut le tolérer
    l’esprit indépendant de l’Américain.

Une rame de wagons chargés s’éloigna sur la voie, et une rame de wagons
vides prit sa place. Ballots, caisses à claire-voie, boîtes, jarres,
bonbonnes, cabas, sacs et colis volèrent de la halle dans leurs flancs,
comme si les wagons eussent été de l’aimant et qu’il se fût agi de
limaille de fer.

--Ki-yah! cria Poney à tue-tête. N’est-ce pas superbe?

Un homme d’équipe, le visage pourpre, se tailla un chemin à l’aide des
épaules, jusqu’au chef de manœuvre, et lui mit le poing sous le nez. Le
chef ne leva même pas les yeux de dessus sa liasse d’avis de réception.
Il fléchit légèrement l’index, et un grand jeune homme en chemise rouge,
qui flânait nonchalamment près de lui, frappa l’homme d’équipe sous
l’oreille gauche, d’un coup qui l’envoya rouler, frissonnant et
gloussant, sur une balle de fourrage.

--Onze, sept, quatre-vingt-dix-sept, L. Y. S.; quatorze zéro trois;
dix-neuf treize; un un quatre; dix-sept zéro vingt-et-un M. B.; plus le
dix pour l’ouest. Tous direct sauf les deux derniers. Découplez-les à la
bifurcation. Et voilà pour cela. Enlevez cette rame.

Le chef de manœuvre, aux yeux bleus pleins de douceur, regarda plus loin
que les hommes d’équipe hurlants..., là-bas, les eaux sous le clair de
lune, et fredonna:

    All things bright and beautiful,
        All creatures great and small,
    _All_ things wise and wonderful,
        The Lawd Gawd He made all[21]!

  [21]

        Toutes choses brillantes et belles
            Toutes créatures grandes et petites,
        Toutes choses intelligentes et surprenantes,
            Le Seigneur Dieu a tout fait!

·007 fit sortir les wagons et les remit à la machine de grandes lignes.
Jamais de sa vie elle ne s’était encore sentie si molle.

--Curieux, n’est-ce pas? fit Poney, toute soufflante, sur la voie d’à
côté. Vous comme moi, si nous tenions cet homme sous nos tampons, nous
le réduirions à l’état de déchet de coton rouge, sans nous douter de ce
que nous aurions fait; mais--là en haut--avec la vapeur ronflant dans sa
chaudière de cette façon terriblement tranquille...

--_Je_ sais, dit ·007. J’en suis toute comme si j’avais laissé tomber
mon feu et que je me refroidisse. C’_est_ le plus grand homme de la
terre.

Elles se trouvaient maintenant à l’extrémité nord des voies de manœuvre,
sous un poste d’aiguillage, le regard sur la ligne à quatre voies du
trafic principal. La Compound de Boston devait traîner la rame de ·007
jusqu’à quelque bifurcation loin là-bas dans le nord, sur une ligne plus
ou moins bonne, et elle regrettait tout haut les rails de
quatre-vingt-seize livres de la B. et A.

--Vous êtes jeune, vous êtes jeune, toussa-t-elle. Vous ne vous rendez
pas compte de vos responsabilités.

--Oui, elle s’en rend compte, repartit vertement Poney; mais elle est à
la hauteur.

Puis, avec un jet de vapeur de côté, exactement comme un voyou qui
crache:

--Il n’y a guère, en tout cas, plus que la valeur de quinze mille
dollars de marchandises derrière elle, et on dirait qu’elle en porte
cent mille--absolument comme la Mogul. Faites excuse, Madame, mais vous
avez la voie... Bon! la voilà de nouveau collée sur un point mort--elle
de qui l’on attend tout justement le contraire.

La Compound se glissa à travers les voies sur une longue rampe, en
gémissant horriblement à chaque aiguille, et avec les allures d’une
vache sur un versant de neige. Il y eut un court instant de répit après
que ses signaux d’arrière eurent disparu; les aiguilles se refermèrent
d’un coup sec, et chacun parut attendre.

--Je vais vous montrer maintenant quelque chose qui en vaut la peine,
dit Poney. Lorsque le Grand Mars[22] n’est pas à l’heure, c’est l’heure
d’améliorer la Constitution. Le premier coup de minuit a...

  [22] _Purple Emperor_ dans le texte anglais, ou _Apatura Isis_, grand
    papillon des forêts. Nous l’appelons en français le _Grand Mars_. Il
    devient ici le nom d’une locomotive. (N. d. T.)

--Boum! fit l’horloge de la grande tour qui dominait les voies de
manœuvre.

Et ·007 entendit dans le lointain un vibrant et plein «_Yah! Yah! Yah!_»
Un signal scintilla à l’horizon comme une étoile, grandit en un écrasant
éblouissement, et s’en vint, en huant, sur la voie bourdonnante, aux
accents ronflants d’un géant en joie:

    With a michnai--ghignai--shtingal! Yah! Yah! Yah!
    Ein--zwei--drei--Mutter! Yah! Yah! Yah!
              She climb upon der shteeple,
              Und she frighten all der people,
    Singin’ michnai--ghignai--shtingal! Yah! Yah!

Le dernier «yah! yah!» de défi fut lancé à un mille et demi plus loin
que la gare des voyageurs; mais ·007 avait entrevu la superbe locomotive
pur-sang à six roues accouplées, qui traînait l’orgueil et la gloire de
la ligne--le Grand Mars doré sur tranches, le sud-express des
millionnaires, lequel mettait les milles par-dessus son épaule comme
d’un coup de rabot l’on enlève un copeau à une planche de sapin. Le
reste n’était qu’un barbouillis d’émail marron, une barre de lumière
blanche provenant des lampes électriques à l’intérieur des wagons, et un
frisson de rampe nickelée sur la plateforme arrière.

--Mazette! fit ·007.

--Soixante-quinze milles à l’heure ces quinze derniers milles. Salles de
bains, j’ai entendu dire, salon de coiffure, ticker[23], une
bibliothèque, et le reste à l’avenant. Oui, ma belle; soixante-quinze
milles à l’heure! Mais il causera avec vous au dépôt tout aussi
démocratiquement que je le ferais. Et moi--maudit soit mon système de
roues--à la moitié de son allure j’enverrais promener la voie. C’est le
maître de notre Loge. C’est chez nous qu’il fait sa toilette. Je vous
présenterai, un de ces jours. Cela vaut la peine de le connaître! Il n’y
en a pas beaucoup non plus qui soient capables de chanter cette
chanson-là.

  [23] Appareil électrique qui enregistre les fluctuations de la Bourse.

·007 était trop débordante d’émotions pour répondre. Elle n’entendit pas
un furieux appel de sonneries de téléphone dans le poste d’aiguillage,
ni l’homme, comme il se penchait au dehors pour crier à son mécanicien,
à elle:

--Avez-vous de la vapeur?

--Assez pour la conduire, si je pouvais, à cent milles au diable d’ici,
répondit le mécanicien qui appartenait aux grandes lignes et détestait
la manœuvre.

--Alors, foutez le camp. Le Marchandise à Grande Vitesse est dans le
ballast à quarante milles d’ici, avec trois cents mètres de rail
déterré. Non; il n’y a personne de blessé, mais les deux voies sont
bloquées. Heureux que le wagon de secours et la grue roulante soient de
ce côté. L’équipe sera là dans une minute. Dépêchez-vous! Vous avez la
voie.

--Ma foi, je donnerais bien des coups de pied à ma moitié de petite
personne, dit Poney, comme on faisait reculer ·007 avec fracas sur un
horrible et sale wagon à l’aspect de fourneau de cuisine, mais rempli
d’outils--un wagon-plat et une grue roulante derrière lui.--Il y a gens
et gens; mais vous, môme, vous avez de la veine. Il faut que cela
marche, un wagon de secours. Maintenant, ne perdez pas la tête. Votre
système de roues vous fera tenir la voie, et il n’y a pas, à vraiment
parler, de courbes. Oh, dites donc! Comanche m’a raconté qu’il y a un
bout de rail en dents de scie, capable de vous faire un peu danser. A
quinze milles et demi d’ici, après la rampe, au croisement de Jackson.
Vous le reconnaîtrez à une maison de ferme, un moulin à vent et cinq
sycomores dans la cour d’entrée. Le moulin est à l’ouest des sycomores.
Et il y a, au milieu de cette section, un pont de fer de quatre-vingts
pieds, sans garde-fou. Je vous verrai plus tard. Bonne chance!

Avant de bien savoir ce qui était arrivé, ·007 remontait à toute vapeur
la voie au sein du sombre et muet univers. Alors les frayeurs de la nuit
l’assaillirent. Elle se rappela tout ce qu’elle avait entendu dire à
propos d’éboulements, de cailloux amoncelés par les pluies, d’arbres
renversés, et de bétail égaré, tout ce que la Compound de Boston avait
dit à propos de la responsabilité, et beaucoup plus encore issu de son
imagination. D’un ton tout tremblant elle siffla pour franchir sa
première rampe et opérer son premier changement de voie (un événement
dans la vie d’une locomotive), et la vue d’un cheval effrayé et d’un
homme tout pâle dans un cabriolet, à moins d’un mètre de son épaule
droite, ne furent pas pour lui calmer les nerfs. Sur quoi elle fut
certaine de sauter hors de la voie, sentit ses boudins se soulever sur
le rail à chaque courbe, crut deviner que sa première rampe allait la
faire se coucher par terre, exactement comme avait fait Comanche aux
Newtons. Elle enleva la rampe jusqu’au croisement de Jackson, vit le
moulin à vent à l’ouest des sycomores, sentit les rails mal posés se
lever sous elle, et sua à grosses gouttes tout le long de sa chaudière.
A chaque disloquante secousse elle croyait un essieu fracassé, et elle
prit le pont de quatre-vingt-dix pieds sans garde-fou, comme un chat
poursuivi au sommet d’une barrière. Alors, une feuille mouillée vint se
coller à la vitre de son signal et jeta sur la voie une ombre
voltigeante, qu’elle prit pour quelque petit animal sautillant, lequel
sentirait mou si elle passait dessus; or, toute chose molle sous le pied
fait peur à la locomotive, comme elle fait à l’éléphant. Mais les hommes
qui étaient derrière semblaient on ne peut plus calmes. Sans souci,
l’équipe de secours grimpait du wagon fourneau au tender--plaisantait
même avec le mécanicien, car ·007 entendit un bruit confus de pieds
parmi le charbon, et un lambeau de chanson, quelque chose comme ceci:

    Oh, the Empire State must learn to wait,
    And the Cannon-ball go hang,
    When the West-bound’s ditched, and the tool-car’s hitched,
    And it’s way for the Breakdown Gang (Tara-ra!)
    ’Way for the Breakdown Gang!

--Dites donc! Eustis connaissait son affaire lorsqu’il conçut le plan de
ce truc-là. C’est une véritable hirondelle. Et neuve, par-dessus le
marché.

--Snff! Phu! Elle l’est, neuve. Et voilà qui ne sent pas la peinture.
C’est...

Une douleur cuisante frappa ·007 dans son essieu--une douleur
paralysante, lancinante.

--Ceci, dit ·007, tout en fendant l’air, c’est une boîte chaude.
Maintenant je sais ce que cela veut dire. Je vais tomber en morceaux,
j’imagine. Et ma première sortie, encore!

--Elle chauffe un brin, n’est-ce pas? hasarda le chauffeur au
mécanicien.

--Elle tiendra pour ce que nous lui demandons. Nous voici presque
arrivés. J’imagine que vous autres, mes garçons là-bas derrière, vous
feriez tout aussi bien de grimper dans votre wagon, dit le mécanicien,
la main sur le levier de frein. J’ai vu des hommes happés net...

Sur quoi l’équipe battit en retraite au milieu des rires. Nul d’entre
eux n’éprouvait le désir de se voir jeté sur la voie. Le mécanicien
tourna à demi le poignet, et ·007 s’aperçut que ses roues ne marchaient
plus.

--Maintenant, ça y est! se dit ·007, comme elle hurlait à tue-tête, et
glissait à l’instar d’un traîneau.

Sur le moment, elle s’imagina qu’elle allait sauter toute d’une pièce
hors de son châssis.

--Ce doit être la halte imprévue à propos de quoi Poney m’a blaguée,
dit-elle, en cherchant à reprendre souffle, dès qu’elle fut en état de
penser. Boîte chaude--halte imprévue. L’un comme l’autre font mal; mais
maintenant, je peux en dire deux mots au dépôt.

On lui fit faire halte, tout chaude sifflante, à quelques pieds derrière
ce que les médecins appelleraient une fracture compliquée. Son
mécanicien était à genoux au milieu de ses roues, mais il n’appelait pas
·007 son «coursier arabe», ni ne pleurait sur elle comme faisaient les
mécaniciens dans les journaux. Il se contentait de maudire ·007, de
tirer des mètres de déchet de coton carbonisé d’autour de ses essieux,
et d’exprimer l’espoir de mettre à quelque jour la main sur l’idiot qui
l’avait bourrée de cette façon. Personne autre ne prêtait attention à
elle, attendu qu’Evans, le mécanicien de la Mogul, quelque peu blessé à
la tête, et surtout ne décolérant pas, exhibait, à la lueur d’une
lanterne, le cadavre mutilé d’un cochon noir et svelte.

--Ce n’était même pas un cochon d’une taille honnête, dit-il, c’était un
goret.

--Ce sont de fort dangereux animaux, répliqua quelqu’un de l’équipe. Ils
se mettent sous le pilote[24] et vous font tout doucement valser hors de
la voie, n’est-ce pas?

  [24] Le _pilote_ est la partie avant de la locomotive, située
    au-dessus des roues motrices.

--_N’est-ce pas!_ rugit Evans, un roux Gallois. Vous parlez comme si je
n’étais pas un sacré jour de la semaine sans qu’un cochon me flanque
dans le ballast. Je n’ai pas l’honneur, moi, de connaître tous les
maudits gorets étiques de l’État de New-York. Non, ma foi! Oui, c’est
lui--et regardez ce qu’il a fait!

Ce n’était pas une mauvaise nuit de travail pour un petit cochon égaré.
Le train de marchandise à grande vitesse semblait s’être répandu dans
toutes les directions, car la Mogul avait quitté les rails et couru en
ligne diagonale sur une distance de quelques centaines de pieds de
droite à gauche, en entraînant avec elle tels wagons qui se souciaient
de la suivre. Quelques-uns, d’avis contraire, avaient brisé leurs
attelages et s’étaient couchés sur le flanc, tandis que les wagons de
queue cabriolaient par-dessus eux. Dans ce jeu, ils avaient déterré,
déplacé et tordu une bonne partie de la voie de gauche. La Mogul
elle-même était entrée cahin-caha dans un champ de blé, et restait là,
agenouillée, des guirlandes fantastiques de verdure entortillées autour
de ses boutons de manivelle; son pilote couvert de véritables parcelles
de prairies, sur lesquelles du blé dodelinait d’un air ivre; son feu
éteint avec de la boue (c’était Evans qui avait fait cela dès qu’il
avait repris ses sens); et son signal brisé à moitié plein de phalènes à
demi brûlées. Son tender l’avait couverte de charbon, et on l’eût prise
pour un buffle en rupture de ban, qui a voulu se vautrer dans quelque
grand Magasin du Louvre. Car là gisaient, éparpillés sur tout le
paysage, hors des wagons éventrés, les machines à écrire, les machines à
coudre, les bicyclettes dans leurs caisses à claire-voie, toute une
consignation de harnais d’importation plaqués d’argent, des toilettes et
des gants de France, une douzaine de manteaux de cheminée en bois
précieux délicatement modelé, un bateau à pétrole de quinze pieds, à
l’avant duquel se trouvait tordu un lit de cuivre massif, une caisse de
télescopes et microscopes, deux cercueils, une caisse de bonbons
extra-fins, des produits de ferme de qualité supérieure, beurre et œufs
en omelette, une boîte brisée de jouets coûteux, et quelques centaines
d’autres somptuosités. Un campement de vagabonds se précipita on ne sait
d’où et généreusement s’offrit à aider l’équipe. Sur quoi les
garde-freins, armés de broches d’attelage, se mirent à se promener de
long en large d’un côté, tandis que de l’autre le chef de train et le
chauffeur montaient la garde, les mains dans leurs poches à revolver. Un
homme à longue barbe sortit d’une maison située au delà du champ de blé,
déclara à Evans que si l’accident fût arrivé un peu plus tard dans
l’année, tout son blé eût été brûlé, et l’accusa de négligence. Puis il
se sauva, attendu que ledit Evans était déjà sur ses talons, en train de
crier à tue-tête: «C’est son cochon qui a fait le coup--c’est son
cochon! Il faut que je le tue! Il faut que je le tue!» Sur quoi l’équipe
de secours partit à rire, tandis que le fermier mettait la tête à une
fenêtre pour déclarer qu’Evans n’était pas un gentleman.

Quant à ·007, elle garda tout son sérieux. Elle n’avait jamais encore vu
d’accident, et restait épouvantée de celui-ci. L’équipe riait toujours,
tout en ne cessant de travailler; et ·007 finit par oublier l’horreur de
la chose dans l’ébahissement que lui causait leur façon de s’y prendre
avec la Mogul des marchandises. Ils creusèrent la terre autour d’elle à
l’aide de pelles; ils alignèrent des traverses devant ses roues, et
placèrent des crics sous elle; ils l’entourèrent d’une chaîne de grue et
la taquinèrent à l’aide de leviers; tandis qu’on accrochait ·007 à des
wagons avariés et qu’on la faisait reculer jusqu’à ce que le lien se
brisât ou que les wagons eussent débarrassé la voie. A l’aurore il y
avait trente ou quarante hommes au travail, à reposer et retasser les
traverses, à remettre les rails en place et à les fixer. Au jour, tous
les wagons qui pouvaient bouger se trouvaient confiés aux soins d’une
autre loco, la voie était de nouveau livrée au trafic, et ·007 avait
traîné la vieille Mogul par-dessus un véritable petit parquet de
traverses, pouce à pouce, jusqu’à ce que ses boudins mordissent une fois
encore le rail, et qu’elle s’y recalât avec retentissement. Mais la
Mogul se sentait brisée corps et âme, et avait perdu toute espèce de
ressort.

--Ce n’était même pas un cochon, répétait-elle d’un ton plaintif;
c’était un goret; et il a fallu que ce fût à vous--à vous!--qu’incombât
la tâche de me secourir.

--Mais comment diable est-ce arrivé? demanda ·007, fusante de curiosité.

--Arrivé! Je n’en sais rien. Mais c’est arrivé! J’ai couru droit sur
lui, là-bas, à la dernière courbe--je le prenais pour une mouffette.
Oui, il était tout aussi petit. Il n’avait pas eu le temps de piauler,
que je sentais déjà mes bogies en l’air (il avait roulé droit sous le
pilote) sans que je pusse rattraper le rail pour me sauver. Je
tourniquais déjà hors de la voie. Alors je le sentis se glisser, tout
gras, sous ma motrice gauche d’avant, et, Chaudières d’Enfer! ma motrice
monta sur le rail. J’entendis mes boudins faire _zip_ le long des
traverses, et tout ce que je me rappelle ensuite, c’est de me voir en
train de danser la carmagnole dans le blé, tandis que mon tender
crachait le charbon à travers mon abri, et que le brave Evans était
étendu sanglant et inanimé devant moi. Ébranlée? Je n’ai pas une
entretoise, un boulon, un rivet qui n’aient fichu le camp.

--Hum! dit ·007. Qu’est-ce que vous croyez peser?

--Sans ces blocs de saleté-là, je ne pèse pas moins de cent mille
livres.

--Et le goret?

--Quatre-vingts. Mettez cent tout au plus. Il vaut à peu près quatre
dollars et demi. N’est-ce pas affreux? N’y a-t-il pas de quoi vous
mettre les nerfs à l’envers? N’est-ce pas à vous rendre stupide? Quoi,
j’arrive le long de cette courbe...

Et voilà, tant elle était bouleversée, la Mogul repartie sur son
histoire.

--Mais tout cela fait partie du voyage, j’imagine, dit ·007, en manière
de calmant. Et... et c’est une chute assez moelleuse que de tomber dans
un champ de blé.

--S’il se fût agi d’un pont de soixante pieds, et que j’eusse pu couler
en eau profonde, faire explosion et tuer les deux hommes, comme c’est
arrivé à d’autres, cela m’aurait été égal; mais dérailler sur un
goret... et que ce soit vous qui me sortiez de là... dans un champ de
blé... et un vieux Jocrisse en chemise de nuit pour me maudire comme si
je n’étais qu’un mauvais cheval de manœuvre... Oh, c’est affreux! Ne
m’appelez pas Mogul! Je ne suis qu’une machine à coudre. Ils vont tous
me blaguer à m’en faire tomber ma sablière.

Et ·007, sa boîte chaude refroidie et son champ d’expérience vastement
élargi, remorqua la Mogul des marchandises lentement jusqu’au dépôt.

--Eh là, ma vieille! Passé la nuit dehors, n’est-ce pas? dit
l’irrépressible Poney, laquelle rentrait justement de sa tournée
de service. Eh bien, je dois dire que vous en avez l’air.
Précieuse--fragile--pressée--craint la chaleur et l’humidité--c’est
vous! Allez aux ateliers vous débarrasser de ces feuilles de vigne que
vous avez dans les cheveux, et demandez-leur de jouer sur vous du tuyau
d’arrosage.

--Laissez-la tranquille, Poney, dit sévèrement ·007, comme on la faisait
virer sur la plaque tournante, ou je vais...

--Je ne savais pas, ma petite, que vous honorassiez d’une amitié
spéciale la vieille taupe. Elle n’a pas été pour vous de ces plus
honnêtes, la dernière fois que je l’ai vue.

--Je le sais; mais depuis lors j’ai vu, moi, ce que c’était qu’un
accident, et cela m’a presque fait tomber la peinture d’épouvante. Je ne
vais plus blaguer qui que ce soit, tant que j’aurai un souffle de
vapeur--surtout quand les machines sont neuves au métier et désireuses
d’apprendre. Et je ne vais pas aller blaguer non plus la vieille Mogul,
tout enguirlandée d’épis de blé que je l’aie trouvée. C’est un petit
brimborion de goret... pas un cochon... rien qu’un goret, Poney... pas
plus gros qu’un morceau d’anthracite--je l’ai vu--qui a fait tout le
gâchis. Cela peut arriver à tout le monde, d’aller dans le ballast, je
me figure.

--Vous avez déjà découvert cela, vraiment? Eh bien, c’est un bon début.

C’était le Grand Mars qui parlait, le Grand Mars avec son bel abri vitré
de cristal et son coussin de velours vert, attendant qu’on le nettoyât
pour son essor du lendemain.

--Laissez-moi faire les présentations, dit Poney. Voici notre Grand
Mars, ma petite, que vous avez admiré, et, j’ose dire, envié, la nuit
dernière. Voici une nouvelle recrue, honorable Monsieur, avec toute sa
carrière devant elle; mais, autant que peut le faire une humble
compagne, je répondrai en sa faveur.

--Heureux de vous recevoir, dit le Grand Mars, tout en faisant du regard
le tour du dépôt encombré. Je suppose que nous sommes, ici, en nombre
suffisant pour former une assemblée plénière. Hem, hem! En vertu de
l’autorité dont je suis investi comme Chef de la Route, je déclare et
nomme par le présent acte No. ·007 membre admis de la Confrérie Mixte
des Locomotives, et, comme telle, ayant droit à tous les privilèges de
l’atelier, de l’aiguille, de la voie, de la grue hydraulique et du
dépôt, sur toute l’étendue de ma juridiction, avec le grade d’Express de
Première Classe, étant bien connu de moi, de source autorisée, qu’elle a
couvert quarante et un milles en trente-neuf minutes et demie, en voyage
de secours pour les affligés. En temps voulu, je vous communiquerai
moi-même le Chant et le Signe de ce Grade par quoi l’on pourra vous
reconnaître dans la nuit la plus sombre. Prenez votre stalle, locomotive
nouvellement promue!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Or, dans la nuit la plus sombre, comme l’avait dit le Grand Mars, si
vous vous tenez sur le pont qui traverse la cour des marchandises, les
yeux sur la ligne à quatre voies, à deux heures trente du matin, ni plus
tôt ni plus tard, lorsque la Phalène Blanche, qui prend le trop-plein du
Grand Mars, se précipite vers le sud avec ses sept wagons blanc crème à
couloirs, vous entendrez, au moment où l’horloge de la cour fait la
demie, un bruit lointain pareil à la basse d’un violoncelle, et puis,
trente mètres au mot:

    With a michnai--ghignai--shtingal! Yah! Yah! Yah!
    Ein--zwei--drei--Mutter! Yah! Yah! Yah!
          She climb upon der shteeple,
          Und she frighten all der people,
    Singin’ michnai--ghignai--shtingal! Yah! Yah!

C’est ·007 qui couvre ses cent cinquante-six milles en deux cent vingt
et une minutes.




LE BISARA DE POOREE


Certains indigènes prétendent qu’il vint de l’autre côté de Kulu, où se
trouve le Saphir du Temple, le saphir de onze pouces. D’autres, qu’il
fut fabriqué au Sanctuaire-du-Diable de Ao-Chung dans le Thibet, volé
par un Cafre, à celui-ci par un Gourkha, à celui-ci par un Lahouli, à
celui-ci par un _khitmatgar_, et vendu par ce dernier à un Anglais, de
sorte qu’il perdit toute sa vertu; car, pour faire convenablement sa
besogne, le Bisara de Pooree doit être volé--avec effusion de sang, si
possible,--mais, en tous cas, volé.

Toutes ces histoires sur son arrivée dans l’Inde sont fausses. Il fut
fabriqué à Pooree il y a des siècles--la façon dont il fut fabriqué
ferait la matière d’un petit volume,--y fut volé par une des danseuses
du Temple, pour servir à ses propres affaires, et puis passa de main en
main, le cap toujours nord, jusqu’à ce qu’il atteignît Hanlé, sans
jamais quitter son nom--le Bisara de Pooree. Comme forme, c’est une
minuscule boîte d’argent, carrée, enchâssée extérieurement de huit
petits rubis balais. A l’intérieur de la boîte, qui s’ouvre au moyen
d’un ressort, se trouve un petit poisson sans yeux, sculpté à même une
espèce de noix sombre et luisante, et enveloppé d’un lambeau de tissu
d’or éteint. C’est le Bisara de Pooree, et il vaudrait mieux prendre
dans sa main un cobra que toucher au Bisara de Pooree.

La magie sous toutes ses formes est surannée, et on l’a laissée de côté,
sauf dans l’Inde, où rien ne change en dépit du vernis miroitant,
superficiel, que les gens appellent «civilisation».

Tout homme qui sait ce que c’est que le Bisara de Pooree, vous dira
quelles sont ses vertus--en supposant toujours qu’il a été honnêtement
volé. C’est dans le pays le seul charme d’amour qui travaille
régulièrement et soit digne de confiance, à part une exception. (L’autre
charme est dans les mains d’un cavalier du Nizam’s Horse, en un lieu
appelé Tuprani, au nord exactement de Hyderabab). Vous pouvez regarder
cela comme un fait. Je laisse à d’autres le soin de l’expliquer.

Si le Bisara, au lieu d’être volé, est donné, acheté ou trouvé, il
tourne contre son possesseur en l’espace de trois années, et conduit à
la ruine ou à la mort. Voilà un autre fait dont vous pourrez trouver
l’explication quand vous en aurez le loisir. En attendant, libre à vous
d’en rire. Pour le présent, le Bisara de Pooree est en sûreté sur le cou
d’un poney d’_ekka_, à l’intérieur d’un collier de perles bleues qui
garde du mauvais œil. Si le cocher de l’_ekka_ le trouve jamais, et le
porte, ou le donne à sa femme, j’en suis fâché pour lui.

Une femme coolie, de la montagne, sale, avec un goître, le possédait à
Théog en 1884. Il vint à Simla, par le nord, avant que le _khitmatgar_
de Churton l’achetât, puis le vendît, pour trois fois sa valeur en
argent, à Churton, qui faisait collection de curiosités. Le serviteur ne
savait pas plus que le maître ce qu’il avait acheté; mais quelqu’un, en
jetant un regard sur la collection de curiosités de Churton--Churton, en
passant, était aide-commissaire--le vit et se garda de parler. C’était
un Anglais; mais il savait le secret de croire. Preuve qu’il différait
de la plupart des Anglais. Il savait qu’il était dangereux d’avoir des
intérêts dans la petite boîte, agissante ou dormante; car l’amour qu’on
n’a pas cherché est un présent terrible.

Pack--«Nabot» Pack, comme nous l’appelions--était de toutes les façons
un sale petit bonhomme, qui devait s’être glissé dans l’armée par
erreur. Il était de trois pouces plus haut que son sabre et pas aussi
fort de la moitié. Or, il s’agissait d’un sabre de cinquante shillings,
et qui sortait de la boutique du tailleur.

Personne n’aimait «Nabot», et, je le suppose, ce furent sa laideur
physique et son indignité qui le firent tomber si désespérément amoureux
de Miss Hollis, la douce et désirable Miss Hollis, haute de cinq pieds
sept pouces dans ses souliers de tennis. Il ne se contenta pas de tomber
amoureux avec calme, mais apporta dans l’affaire toute la force de sa
misérable petite nature. S’il n’avait donné tant de prise à la critique,
on eût pu le plaindre. Il se montrait glorieux, s’agitait, faisait feu
des quatre pieds, trottait du haut en bas, essayant de se rendre
agréable aux grands yeux gris et tranquilles de Miss Hollis, et manquait
son but. C’était l’un de ces cas, que l’on rencontre parfois, même en ce
pays de mariages suivant les règles du code, où l’attachement, un
attachement aveugle, est tout entier d’un seul côté, sans ombre de
réciprocité possible. Miss Hollis considérait Pack comme n’importe
quelle vermine rencontrée sur la route. Il n’avait d’autres espérances
que la paye de capitaine, et pas d’aptitude pour l’aider à l’augmenter
d’un anna. Chez un homme de haute taille, un amour comme le sien eût été
touchant. Chez un brave garçon, il eût été grand. Étant donné ce
qu’était le personnage, on n’y pouvait voir qu’un fléau.

Vous croirez facilement tout cela. Ce que vous ne croirez pas, c’est ce
qui suit: Churton et l’Homme qui Savait à quoi s’en tenir sur le Bisara
déjeunaient ensemble au club de Simla. Churton se plaignait de la vie en
général. Sa meilleure jument avait roulé hors de l’écurie jusqu’en bas
de la montagne et s’était brisé les reins; ses décisions étaient
réformées par les juridictions supérieures, plus qu’un aide-commissaire
de huit années de service n’était en droit d’attendre; il faisait
l’expérience des crises de foie et de la fièvre, et, depuis des
semaines, ne se sentait pas dans son assiette. Au résumé, c’était un
homme à la fois dégoûté et découragé.

La salle à manger du club de Simla est construite, tout le monde le
sait, en deux corps de bâtiment séparés par une sorte d’arche. Entrez,
tournez à votre gauche, prenez la table devant la fenêtre, et vous ne
pouvez voir celui qui est entré, a tourné à droite, et a pris une table
sur le côté droit de l’arche. Chose assez curieuse, le moindre mot que
vous dites, se trouve entendu, non seulement par l’autre dîneur, mais
par les serviteurs qui se trouvent de l’autre côté du paravent par
lequel ils vous apportent à dîner. Cela vaut la peine qu’on le sache;
une salle-écho est un piège contre lequel il est bon de mettre les gens
en garde.

Moitié pour rire, moitié dans l’espoir qu’on le crût, l’Homme qui Savait
raconta à Churton l’histoire du Bisara de Pooree un peu plus longuement
qu’ici je ne vous l’ai narrée, en finissant par lui insinuer qu’il
ferait tout aussi bien de jeter la petite boîte au bas de la montagne,
afin de voir si tous ses ennuis s’en iraient avec elle. Pour des
oreilles vulgaires, des oreilles d’Anglais, le conte n’était qu’un
intéressant bout de légende. Churton se mit à rire, déclara qu’il se
sentait mieux depuis son tiffin[25], et sortit. Pendant ce temps-là,
Pack, qui tiffinait tout seul à droite de l’arche, avait tout entendu.
Il était presque fou de son absurde engouement pour Miss Hollis, dont
tout Simla s’était ouvertement moqué.

  [25] Second déjeuner, dans l’Inde.

C’est une chose curieuse que, si un homme hait ou aime hors de raison,
le voilà prêt à sortir de la raison pour donner pâture à ses sentiments.
Ce qu’il ne ferait pas, s’il s’agissait simplement de satisfaire son
amour de l’argent ou du pouvoir. Vous pouvez compter que Salomon n’eût
jamais élevé d’autels à Ashtaroth ni à toutes ces dames aux noms
étranges, s’il n’y eût pas eu de troubles de quelque nature dans sa
_zenana_, et nulle part ailleurs. Mais voilà qui se trouve en dehors de
notre histoire. Les faits qui nous occupent, les voici: Pack alla, le
jour suivant, rendre visite à Churton, alors que Churton était sorti,
laissa une carte et _vola_ le Bisara de Pooree à la place qu’il occupait
devant la pendule au milieu de la cheminée, le vola comme le voleur de
nature qu’il était! Trois jours plus tard, tout Simla fut électrisé par
cette nouvelle: Miss Hollis avait agréé Pack--le rat ratatiné, Pack!
Voulez-vous de ceci quelque chose de plus évident? Le Bisara de Pooree
avait été volé, et il agissait comme il faisait toujours lorsqu’on
l’avait acquis par des moyens malpropres.

Il arrive trois ou quatre fois à un homme, au cours de sa vie, de
trouver une excuse à son immixtion dans les affaires d’autrui pour jouer
la Providence.

L’Homme qui Savait sentit qu’il avait une excuse; mais croire, et agir
sur une croyance, sont choses totalement différentes. L’air de
satisfaction insolente que montrait Pack, en trottant aux côtés de Miss
Hollis, et l’étonnant répit que son foie laissa à Churton dès que le
Bisara de Pooree fut parti, décidèrent l’Homme. Il expliqua la chose à
Churton, lequel se mit à rire, attendu que rien ne l’avait accoutumé à
l’idée que des hommes faisant partie de la liste du vice-roi pussent
voler--tout au moins de petites choses. Mais l’agrément miraculeux de
cet épicier, Pack, par Miss Hollis, le décida cependant à agir suivant
ses soupçons. Il jura qu’il voulait seulement arriver à savoir où sa
boîte d’argent enchâssée de rubis balais se cachait. On ne peut accuser
de vol un homme dont le nom est inscrit sur la liste du vice-roi. Et si
on dévalise sa chambre, on est un voleur soi-même. Churton, poussé par
l’Homme qui Savait, se décida pour un vol avec effraction. S’il ne
trouvait rien dans la chambre de Pack... mais il est peu plaisant de
penser à ce qui serait arrivé dans ce cas.

Pack se rendit à un bal à Benmore, et dansa quinze valses sur vingt-deux
avec Miss Hollis. Churton et l’Homme prirent toutes les clefs sur
lesquelles ils purent mettre la main, et se rendirent à la chambre que
Pack occupait à l’hôtel, certains de l’absence de ses serviteurs. Pack
était un personnage mesquin; il n’avait pas fait l’achat d’une cassette
décente pour garder ses papiers, mais d’une de ces imitations indigènes
que l’on se procure pour dix roupies. Toutes les clefs l’ouvraient, et
là, au fond, sous la police d’assurance de Pack, gisait le Bisara de
Pooree!

Churton se répandit en injures à l’adresse de Pack, mit le Bisara de
Pooree dans sa poche, et se rendit au bal avec l’Homme. Tout au moins il
arriva en temps pour souper, et aperçut dans les yeux de Miss Hollis le
commencement de la fin. Elle fut prise d’une attaque de nerfs après
souper, et fut enlevée par sa maman.

Au bal, ayant en poche l’abominable Bisara, Churton se tordit le pied
sur une des marches descendant au vieux Rink, et dut être renvoyé chez
lui, tout grommelant, en rickshaw. Il ne crut pas plus pour cela, malgré
cette manifestation, en la vertu du Bisara de Pooree, et se contenta
d’aller trouver Pack pour lui donner de vilains noms; «Voleur» fut le
plus doux d’entre eux. Pack accepta les insultes avec le sourire nerveux
d’un petit homme incapable, âme et corps, de ressentir une insulte, et
passa son chemin. Il n’y eut pas de scandale public.

Une semaine plus tard, Pack reçut un congé définitif de la part de Miss
Hollis. Elle s’était trompée, déclara-t-elle, dans le placement de ses
affections. Sur quoi il partit pour Madras, où il ne peut faire grand
mal, même s’il vit assez pour devenir colonel.

Churton insista auprès de l’Homme qui Savait, pour lui faire accepter le
Bisara de Pooree en cadeau. L’Homme le prit, descendit sur-le-champ
jusqu’à la route des voitures, trouva un poney d’_ekka_ orné d’un
collier de perles bleues, attacha solidement le Bisara de Pooree à
l’intérieur du collier au moyen d’un bout de lacet, et remercia le Ciel
de se voir hors de danger. Rappelez-vous, au cas où vous le trouveriez,
qu’il ne faut pas détruire le Bisara de Pooree. Je n’ai pas le temps de
vous expliquer maintenant au juste pourquoi, mais il réside un pouvoir
dans le petit poisson de bois. Mossieu Gubernatis ou Max Müller
pourraient vous en dire plus long que moi sur ce sujet.

Vous prétendrez que cette histoire est forgée de toutes pièces. Fort
bien. Si jamais vous tombez sur une petite boîte d’argent, enchâssée de
rubis, longue de sept huitièmes de pouces sur trois quarts de large,
avec, à l’intérieur, un poisson de bois sombre enveloppé d’un tissu
d’or, gardez-la. Gardez-la trois ans, et vous constaterez alors par
vous-même si mon histoire est vraie ou fausse.

Mieux encore, volez-la, comme le fit Pack, et vous regretterez de
n’avoir pas commencé par vous tuer.




AU BORD DE L’ABIME


Il était une fois un Homme, une Femme et un Tertium Quid.

Tous trois manquaient de sagesse, mais c’était la Femme qui en manquait
le plus. L’Homme eût dû veiller sur sa Femme, laquelle eût dû éviter le
Tertium Quid, lequel eût dû prendre épouse à lui, après juste et honnête
flirt, à quoi personne ne peut visiblement trouver à redire autour du
Jakko ou d’Observatory Hill. Lorsqu’on voit sur un poney blanc d’écume
un jeune homme, le chapeau en arrière, voler sur une descente, à quinze
milles à l’heure, pour rencontrer une jeune fille qui jouera une
convenable surprise en le rencontrant, naturellement on approuve ce
jeune homme, on lui souhaite de l’avancement, on prend intérêt à ses
succès, et, le moment venu, on offre une pince à sucre ou une selle de
dame, selon ses moyens et sa générosité.

Le Tertium Quid volait à cheval sur la descente, mais c’était pour
rencontrer la Femme de l’Homme; et quand il volait sur la montée,
c’était dans le même but. L’Homme était dans les plaines, à gagner pour
sa femme l’argent qu’elle dépensait en toilettes, en bracelets à quatre
cents roupies, et en autres riens de ce genre. Il travaillait dur et lui
envoyait quotidiennement une lettre ou bien une carte postale. Elle
aussi lui écrivait chaque jour, disant qu’elle soupirait après son
retour à Simla. Le Tertium Quid, pendant qu’elle écrivait les billets,
avait coutume de se pencher par-dessus son épaule et de rire. Puis tous
deux s’en allaient à cheval côte à côte au bureau de poste.

Or, Simla est un étrange lieu, et singulières sont ses coutumes; à moins
d’y avoir fait au bas mot dix saisons, personne n’y est qualifié pour
passer jugement sur preuves induites des circonstances, lesquelles
preuves ne jouissent d’aucun crédit devant les Cours. Pour ces raisons,
pour d’autres encore, inutiles à rapporter, je me refuse à déclarer
positivement s’il y avait quelque irréparable mal dans les relations de
la Femme de l’Homme avec le Tertium Quid. S’il en était ainsi, et c’est
à vous, là-dessus, à vous former une opinion, la faute en incombait à la
Femme de l’Homme. Elle avait des manières de jeune chat, accompagnées
d’un air de douce et duveteuse innocence. Mais elle était diablement
docte et instruite dans le mal; et, de temps à autre, lorsque tombait le
masque, les hommes s’en apercevaient, frissonnaient et--presque
reculaient. Les hommes sont parfois difficiles, et les moins difficiles
sont toujours les plus exigeants.

Simla est originale dans sa façon de traiter les amitiés. Certains
attachements, qui se sont fixés et cimentés au cours d’une demi-douzaine
de saisons, acquièrent presque la sainteté des liens du mariage et se
voient révérés comme tels. En retour, certains attachements d’âge aussi
avancé, et, selon toute apparence, aussi vénérables, ne semblent jamais
conquérir nulle situation officielle reconnue; alors qu’une connaissance
née du hasard, âgée de deux mois à peine, entre dans la place qui de
droit revient à l’aînée. Il n’est point de loi réductible pour marquer
de son empreinte ce qui règle ces choses.

Certaines gens ont un don qui leur assure une indulgence infinie, et
d’autres ne l’ont pas. La Femme de l’Homme ne l’avait pas. Par exemple,
regardait-elle par-dessus le mur du jardin, les autres femmes
l’accusaient de séduire leurs maris. Elle se plaignait d’un air
pathétique de n’avoir point la permission de choisir ses amis. Lorsque,
parlant ainsi, elle portait son gros manchon blanc à ses lèvres et vous
regardait par-dessus, l’œil tout près du sourcil, vous sentiez qu’elle
avait été indignement calomniée, et que l’instinct des autres femmes
était en faute chez elles toutes; ce qui était absurde. On ne la
laissait point posséder le Tertium Quid en paix, et elle était si
étrangement bâtie que, le lui eût-on permis, elle n’eût point joui de
cette paix. Il n’était pas jusqu’à ses actions les plus banales qu’elle
ne préférât envelopper de quelque semblant d’intrigue.

Au bout de deux mois de promenades à cheval, d’abord autour du Jakko,
puis de l’Elysium, puis de Summer Hill, puis d’Observatory Hill, puis
sous le Jutogh, et enfin du haut en bas de la route carrossable jusqu’à
la brèche de Tara Devi quand arrivait le crépuscule, elle dit au Tertium
Quid:

--Frank, on prétend qu’on nous voit trop ensemble. Les gens sont
vraiment horribles.

Le Tertium Quid tira sa moustache, et répondit que les gens horribles ne
méritaient point la considération des gens aimables.

--Mais, ils ont fait plus que parler--ils ont écrit--écrit à mon
mari--j’en suis sûre, dit la Femme de l’Homme.

Et elle tira de la poche de sa selle une lettre de son époux, qu’elle
donna au Tertium Quid.

C’était une honnête lettre, écrite par un honnête homme alors en train
de cuire dans les Plaines, à deux cents roupies par mois (attendu qu’il
en allouait à sa Femme huit cent cinquante) en banian[26] de soie et
pantalon de coton. Il y était dit que, peut-être, elle n’avait point
pensé au manque de sagesse qu’il y avait à laisser si généralement
accoupler son nom à celui du Tertium Quid; qu’elle était trop une enfant
pour comprendre les dangers que présentait cette sorte de chose; que
lui, son mari, était le dernier homme de la terre à s’immiscer par
jalousie dans ses petits intérêts et ses petits amusements, mais qu’il
était préférable qu’elle plantât là le Tertium Quid sans bruit et par
égard pour son mari. Le ton de cette lettre était adouci de maints jolis
petits noms d’amitié, et elle amusa considérablement le Tertium Quid.
Lui et Elle se prirent à rire dessus, si bien que vous eussiez pu, à
cinquante mètres de là, voir leurs épaules sursauter, tandis que les
chevaux marchaient nonchalamment côte à côte.

  [26] Vêtement des Banians.

Leur conversation n’avait rien qui mérite d’être rapporté. Elle eut pour
résultat que, le jour suivant, personne ne vit la Femme de l’Homme et le
Tertium Quid ensemble. Ils étaient descendus tous deux au cimetière,
lequel, en bonne règle, ne reçoit des habitants de Simla que des visites
officielles.

Un enterrement à Simla, avec le clergyman à cheval, la famille à cheval,
et le cercueil qui crie en oscillant entre les porteurs, est une des
choses les plus déprimantes qui soient, surtout quand le cortège passe
sous le renfoncement humide, moite, au pied du Rockcliffe Hotel, d’où le
soleil est absent, et où tous les ruisseaux de montagne se lamentent et
pleurent de concert, en descendant les vallées.

Il se trouve parfois des gens pour prendre soin des tombes, mais nous
autres, dans l’Inde, changeons si souvent, si souvent nous voyons
transférés, que, la seconde année à peine écoulée, les morts n’ont plus
d’amis--rien que des connaissances, beaucoup trop occupées à s’amuser en
haut de la montagne pour prêter attention à de vieux compagnons. L’idée
d’user d’un cimetière comme lieu de rendez-vous est manifestement une
idée de femme. Un homme se fût contenté de dire: «Laissez parler les
gens. Nous descendrons le Mall.» La femme est faite différemment,
surtout si c’en est une comme la Femme de l’Homme. Elle et le Tertium
Quid jouirent de leur société réciproque parmi les tombes d’hommes et de
femmes qu’ils avaient connus et avec lesquels ils avaient autrefois
dansé.

Ils prenaient une grande couverture de cheval et s’asseyaient sur
l’herbe, un peu à gauche du bord inférieur, à l’endroit où existe une
dépression du sol, où les tombes occupées s’arrêtent court et où
attendent celles qu’on apprête à l’avance. Tout cimetière indien bien
ordonné possède une demi-douzaine de tombes en permanence ouvertes pour
les cas imprévus et le va et vient accidentel. Dans la montagne, ces
dernières sont ordinairement à la taille des bébés, attendu que les
enfants qui arrivent affaiblis et malades des Plaines, souvent
succombent sous les effets des pluies de montagne, ou contractent des
pneumonies par suite de l’imprudence de leurs _ayahs_[27], lesquelles
les emmènent sous les bois de pins humides après le coucher du soleil.
Dans les cantonnements, il va sans dire que la taille d’homme est plus
demandée; ces arrangements variant suivant le climat et la population.

  [27] _Ayah_, mot hindou qui signifie «servante» ou «bonne».

Un jour que la Femme de l’Homme et le Tertium Quid venaient d’arriver
dans le cimetière, ils virent une poignée de coolies occupés à défoncer
le sol. Ces coolies avaient tracé l’empreinte d’une tombe de grandeur
naturelle, et le Tertium Quid leur demanda si quelque _sahib_ était
malade. Ils répondirent qu’ils n’en savaient rien, mais qu’ils avaient
simplement reçu l’ordre de creuser une tombe de _sahib_.

--Travaillez donc, dit le Tertium Quid, et voyons comment on fait cela.

Les coolies se mirent à l’œuvre, et la Femme de l’Homme ainsi que le
Tertium Quid regardèrent et causèrent durant une couple d’heures, tandis
que s’approfondissait la tombe. Alors, un coolie qui recevait la terre
dans des paniers au fur et à mesure qu’on la jetait, sauta par-dessus la
fosse.

--C’est bizarre, dit le Tertium Quid, en se levant. Où est mon
pardessus?

--Qu’est-ce qui est bizarre? demanda la Femme de l’Homme.

--J’ai éprouvé un frisson tout le long du dos, absolument comme si on
avait marché sur ma tombe.

--Pourquoi donc regarder cela? dit la Femme de l’Homme. Allons-nous-en.

Le Tertium Quid resta debout à la tête de la tombe, les yeux fixes, sans
répondre, l’espace de quelque temps. Puis il dit, en laissant tomber un
caillou:

--C’est vilain--et froid, horriblement froid. Je ne crois pas que je
reviendrai au cimetière. Cela n’a rien de joyeux, décidément, de voir
creuser des tombes.

Tous deux se mirent à causer, et furent d’accord que le cimetière avait
une action déprimante. Ils s’entendirent aussi pour faire, le lendemain,
une promenade à cheval en laissant derrière eux le cimetière et en
prenant à travers le tunnel Mashobra jusqu’en haut de Fagoo et retour,
attendu que tout le monde devait se rendre à une garden-party au palais
du vice-roi, et que tous les gens de Mashobra iraient aussi.

En remontant la route du cimetière, le cheval du Tertium Quid, fatigué
d’être resté debout si longtemps, essaya de prendre le mors aux dents,
et fit si bien qu’il se força un tendon de l’arrière-train.

--Il faudra, demain, que je prenne la jument, dit le Tertium Quid, mais
elle ne souffrira rien de plus qu’un bridon.

Ils s’arrangèrent pour se rencontrer dans le cimetière, après qu’ils
auraient laissé aux gens de Mashobra le temps d’arriver à Simla. Cette
nuit-là, il plut fort et, le lendemain, quand le Tertium Quid arriva au
lieu de rendez-vous, il s’aperçut que la nouvelle tombe contenait un
pied d’eau, le sol étant d’argile aussi gluante qu’obstinée.

--Sapristi! Cela n’a pas bon air, dit-il. S’imagine-t-on mis entre
quatre planches et descendu dans ce puits!

Ils partirent alors dans la direction de Fagoo, la jument jouant avec le
bridon et choisissant sa route comme si elle eût été chaussée de satin,
tandis que le soleil brillait de façon exquise. La route qui, sous
Mashobra, conduit à Fagoo, est officiellement dénommée route de
l’Himalayan-Thibet; mais en dépit de son nom elle n’a guère plus de six
pieds de large en la plupart des endroits, et la chute dans la vallée
au-dessous peut avoir quelque chose comme mille ou deux mille pieds.

--Nous voici en route pour le Thibet, dit gaiement la Femme de l’Homme,
comme les chevaux approchaient de Fagoo.

Elle chevauchait sur le côté muraille.

--Le Thibet, dit le Tertium Quid, si loin des gens qui disent des choses
horribles, et des maris qui écrivent des lettres stupides. Avec vous...
au bout du monde!

Un coolie portant une bille de bois apparut à un tournant, et la jument
prit du champ pour l’éviter, les pieds de devant en dedans et les
hanches en dehors, comme toute raisonnable jument.

--Au bout du monde, dit la Femme de l’Homme.

Et elle parla des yeux au Tertium Quid par-dessus l’épaule gauche.

Il souriait, mais, tandis qu’elle le regardait, le sourire se congela,
pour ainsi dire, sur sa face, et se changea en ricanement nerveux--le
genre de ricanement que l’on a quand on ne se trouve point tout à fait à
l’aise sur sa selle. La jument semblait sombrer par l’arrière, et ses
narines claquaient pendant qu’elle essayait de se rendre compte de ce
qui arrivait. La pluie de la nuit précédente avait converti en boue le
côté versant de la route de l’Himalayan-Thibet, lequel était en train de
céder sous elle.

--Que faites-vous? demanda la Femme de l’Homme.

Le Tertium Quid ne répondit pas. Il continua de ricaner nerveusement,
enfonça ses éperons dans les flancs de la jument, qui frappait de ses
pieds de devant sur la route, et la lutte commença. La Femme de l’Homme
se mit à crier:

--Oh! Frank, sautez!

Mais le Tertium Quid semblait collé à la selle--la face bleue et
blanche--et il tenait les yeux fixés sur ceux de la Femme de l’Homme.
Alors, celle-ci voulut empoigner la tête de la jument et la prit par les
naseaux en place de la bride. L’animal redressa la tête et descendit
avec un cri, le Tertium Quid sur elle, et le ricanement nerveux fixé aux
traits du Tertium Quid.

La Femme de l’Homme entendit le tintement des petites pierres et de la
terre détachée qui tombaient de la route, et le fracas glissant de
l’homme et du cheval en train de descendre. Puis tout redevint
tranquille, et elle cria à Frank de laisser là sa jument et de remonter
à pied. Mais Frank ne répondit pas. Il était sous sa jument, à neuf
cents pieds plus bas, en train de gâter une pièce de maïs.

                   *       *       *       *       *

Comme les invités revenaient du palais vice-royal dans les brumes du
soir, ils rencontrèrent une femme momentanément démente sur un cheval
momentanément fou, qui galopait de droite et de gauche dans les
tournants, les yeux et la bouche ouverts, et la tête semblable à celle
de la Méduse. Un homme, au péril de sa vie, l’arrêta, et elle fut
enlevée de sa selle, sous forme d’un paquet flasque, puis assise sur le
bord de la route, pour avoir à s’expliquer. Cela demanda vingt minutes,
et alors on la renvoya chez elle dans un rickshaw de dame, toujours la
bouche ouverte et ses mains taquinant ses gants de cheval.

Elle garda le lit durant les trois jours qui suivirent et furent trois
jours de pluie, de sorte qu’elle omit d’assister aux funérailles du
Tertium Quid, lequel fut descendu dans dix-huit pouces d’eau au lieu des
douze qui avaient primitivement soulevé ses objections.




LE CHEF DU DISTRICT


I

L’Indus, sans avis préalable, avait grossi. La nuit passée, c’était un
haut-fond facile à traverser; ce soir, cinq milles d’eau furieuse et
bourbeuse séparaient les deux rives en les creusant, et le fleuve
montait encore sous le clair de lune. Une litière, portée par six hommes
barbus, tous peu accoutumés à l’emploi, s’arrêta dans le sable blanc qui
bordait la plaine plus blanche.

--C’est la volonté de Dieu, dirent-ils. Nous n’osons pas traverser ce
soir, même en bateau. Allumons du feu et faisons la cuisine. Nous sommes
gens fatigués.

Ils regardèrent la litière d’un air interrogateur. A l’intérieur gisait,
mourant de fièvre, le commissaire-délégué du district de Kot-Kumharsen.
Ils l’avaient apporté à travers la campagne, six guerriers d’un clan de
frontière qu’il avait plus ou moins _gagnés aux chemins de la justice_
lorsqu’il s’était abattu au pied de leurs monts inhospitaliers. Et
Tallantire, son adjoint, les accompagnait à cheval, le cœur ainsi que
les yeux gros de chagrin et de privation de sommeil. Depuis trois années
il était sous les ordres du malade, et avait appris à l’aimer, comme
apprennent à aimer... ou haïr, des hommes qu’associe une tâche des plus
rudes. Se laissant tomber de cheval, il écarta les rideaux de la litière
et regarda à l’intérieur.

--Orde... Orde, mon vieux, entendez-vous? Il nous faut rester là jusqu’à
ce que le fleuve baisse, c’est la guigne.

--J’entends, répondit un aigre chuchotement. Rester là jusqu’à ce que le
fleuve baisse. Je croyais que nous atteindrions le camp avant le lever
du jour. Polly sait. Elle sera à ma rencontre.

L’un des porteurs regarda fixement de l’autre côté du fleuve et aperçut
un faible scintillement de lumière sur la rive lointaine. Il murmura à
Tallantire:

--Voilà ses feux de camp, et sa femme. Ils passeront demain matin, car
ils ont de meilleurs bateaux. Peut-il vivre jusque-là?

Tallantire secoua la tête. Yardley Orde était fort près de la mort. Quel
besoin de tourmenter son âme de l’espoir d’une réunion qui ne pouvait
avoir lieu? Le fleuve s’attaquait goulûment aux rives, faisait descendre
toute une falaise de sable, et n’en montrait les dents qu’avec plus
d’appétit. Les porteurs se mirent à la recherche de combustible dans les
détritus--broussailles sèches et rebut des camps qui avaient attendu au
gué. Leurs ceinturons cliquetaient tandis qu’ils s’agitaient doucement
dans la pénombre du clair de lune, et le cheval de Tallantire se mit à
tousser, voulant dire qu’une couverture ne lui eût point fait de peine.

--Moi aussi, j’ai froid, dit la voix du fond de la litière. Je me figure
que c’est la fin. Pauvre Polly!

Tallantire réarrangea les couvertures; Khoda Dad Khan, voyant cela, se
dépouilla de son vêtement de peau de mouton épaissement ouaté, et
l’ajouta à la pile.

--J’aurai chaud tout à l’heure près du feu, dit-il.

Tallantire prit dans ses bras le corps consumé de son chef et le soutint
contre sa poitrine. Peut-être qu’en le tenant très chaud, Orde
vivrait-il assez pour revoir sa femme une fois encore. Si seulement
l’aveugle providence pouvait faire baisser le fleuve de trois pieds!

--Cela va mieux, dit Orde faiblement. Fâché de vous causer de l’ennui,
mais est-ce... est-ce qu’il n’y a pas à boire?

On lui donna du lait additionné de whisky, et Tallantire sentit une
petite chaleur contre sa propre poitrine. Orde se mit à marmonner.

--Ce n’est pas de mourir que je m’effraye, dit-il. C’est de laisser
Polly et le district. Dieu merci! nous n’avons pas d’enfants. Dick, vous
savez, je suis endetté... affreusement endetté... des dettes contractées
dans mes cinq premières années de service. La pension, ce n’est pas
beaucoup, mais assez pour elle. Elle a sa mère au pays. La difficulté,
c’est de s’y rendre. Et... et... vous comprenez, n’étant pas femme de
soldat...

--Il va sans dire que nous arrangerons le passage en Angleterre, dit
Tallantire avec calme.

--Ce n’est pas amusant de penser à tendre la main; mais, bon Dieu! que
de gens, moi qui vous parle, je me rappelle avoir vus dans l’obligation
de le faire! Morton est mort--il était de mon année. Shaughnessy est
mort, et il avait des enfants; je le vois encore avec son habitude de
nous lire les lettres qu’ils lui envoyaient de l’école; pour quel homme
assommant nous le tenions! Evans est mort--Kot-Kumharsen l’a tué.
Rickett, de Myndonie est mort... et je vais mourir aussi. _L’homme né de
femme_ n’est que de la bien petite bière, allez. Cela me rappelle, Dick:
les quatre villages du Khusru Kheyl, de notre côté de frontière,
demandent une remise d’un tiers ce printemps. C’est de toute justice;
leurs récoltes sont mauvaises. Veillez à ce qu’ils l’obtiennent, et
parlez à Ferris au sujet du canal. J’aurais voulu vivre jusqu’à ce que
ce dernier fût achevé; c’est d’une telle importance pour les villages du
nord de l’Indus--mais Ferris est un sacré flémard--secouez-le un peu.
Vous serez chargé du district jusqu’à l’arrivée de mon successeur. Je ne
demande qu’une chose, c’est que ce poste vous revienne pour de bon; vous
connaissez la population. Je suppose, toutefois, que ce sera Bullows.
Bon type, mais trop mou pour le travail de frontière; et il ne comprend
pas les prêtres. Le prêtre aveugle de Jagai est à surveiller. Vous
trouverez tout cela dans mes papiers,--dans la cantine, je crois. Faites
approcher les hommes du Khusru Kheyl; je vais tenir ma dernière audience
publique. Khoda Dad Khan!

Le chef des hommes fut d’un bond aux côtés de la litière, suivi de ses
compagnons.

--Mes braves, je vais mourir, dit Orde rapidement, dans l’idiome du
pays; et bientôt il n’y aura plus d’Orde Sahib pour vous savonner la
tête et vous empêcher de faire des razzias de bétail.

--A Dieu ne plaise qu’il en soit ainsi! éclata le chœur sur un ton de
basse profonde. Le sahib ne va pas mourir.

--Oui, il va mourir; et alors il saura si c’est Mahomet qui dit vrai, ou
bien Moïse. Mais il faut rester sages quand je ne serai plus ici. Il
faut que ceux d’entre vous qui habitent notre côté de frontière
continuent comme auparavant de payer tranquillement leurs impôts. J’ai
parlé des villages comme devant être traités avec indulgence cette
année. Il faut que ceux d’entre vous qui habitent les montagnes
s’abstiennent de piller le bétail, ne mettent plus le feu au chaume, et
ferment l’oreille à la voix des prêtres qui, sans connaître la force du
gouvernement, vous jetteraient dans d’absurdes guerres où sûrement vous
perdriez la vie et où vos récoltes seraient mangées par l’étranger. Et
il ne faut faire le sac d’aucune caravane; et il faut, quand vous
traversez la frontière, laisser vos armes au poste de police, comme vous
avez toujours fait et comme c’était mon ordre. Et Tallantire Sahib sera
avec vous, mais j’ignore qui me remplace. Je parle vrai parler, car je
suis pour ainsi dire déjà mort, mes enfants,--mes enfants, attendu que,
tout en étant des _hommes_, vous êtes des enfants.

--Et tu es notre père et notre mère, s’écria Khoda Dad Khan, en prenant
le ciel à témoin. Que ferons-nous, maintenant qu’il n’y aura plus
personne pour parler pour nous, ou nous apprendre à marcher sagement!

--Tallantire Sahib vous reste. Adressez-vous à lui; il connaît votre
parler et votre cœur. Tenez les jeunes gens tranquilles, écoutez les
vieillards, et obéissez. Khoda Dad Khan, prends ma bague. La montre et
la chaîne sont pour ton frère. Gardez ces objets en souvenir de moi, et
je dirai au Dieu que je rencontrerai, quel qu’il soit, que les Khusru
Kheyl sont de bonnes âmes. Vous avez permission de vous retirer.

Khoda Dad Khan, la bague au doigt, se mit à sangloter tout haut, en
entendant la formule familière qui terminait une entrevue. Son frère se
détourna pour regarder de l’autre côté du fleuve. Le jour commençait à
poindre, et une tache de blanc se montrait sur l’argent bruni du
courant.

--Elle arrive, dit l’homme à voix basse. Peut-il vivre deux heures
encore?

Et il tira de sa poche la montre qu’il venait de recevoir, et regarda le
cadran sans comprendre, comme il avait vu faire aux Anglais.

Pendant deux heures, la voile gonflée ne cessa de virer de bord et de
tâtonner du haut en bas du fleuve, Tallantire tenant toujours Orde
embrassé dans ses bras, et Khoda Dad Khan lui frictionnant les pieds. Le
mourant parlait de temps à autre du district et de sa femme; mais, au
moment où la fin approcha, plus fréquemment de cette dernière. Ils
espéraient le laisser dans l’ignorance qu’elle était en train de risquer
sa vie sur un mauvais bateau indigène pour le rejoindre. Mais la
terrible prescience des mourants les déçut. S’arrachant des bras de son
ami, Orde regarda entre les rideaux, et vit combien la voile était près.

--C’est Polly, dit-il simplement, quoique déjà l’agonie lui tordît la
bouche. Polly et... le tour le plus macabre qu’on ait jamais joué à un
homme. Dick... ce sera... à vous... à... lui ex...pliquer.

Et une heure plus tard Tallantire se trouvait sur la berge pour recevoir
une femme en amazone de guingan et casque colonial, qui lui réclamait à
grands cris son mari--son trésor et son chéri--tandis que Khoda Dad Khan
se jetait face la première sur le sable et se couvrait les yeux.


II

La simplicité seule de l’idée en fit le charme. Quoi de plus facile que
de passer pour un homme prévoyant en politique, et, par-dessus tout,
déférent aux désirs du peuple, et de s’acquérir une réputation
d’originalité, en appelant un enfant du pays à la conduite de ce pays?
Deux cent millions d’êtres humains, parmi les plus dévoués et les plus
reconnaissants qui soient sous la domination de Sa Majesté,
célébreraient le fait, et _leur louange demeurerait éternellement_.
Cependant il était indifférent à l’éloge comme au blâme, ainsi qu’il
seyait au Plus Grand parmi les Plus Grands de Tous les Vice-rois. Son
administration s’appuyait sur le principe, et le principe est chose qui
doit s’appliquer en saison et hors de saison. Il avait, de la plume et
de la parole, créé l’Inde Nouvelle, regorgeante d’avenir--bruyante,
tenace, nation parmi les nations--tout, bien son œuvre. C’est pourquoi
le Plus Grand parmi les Plus Grands de Tous les Vice-rois fit un pas de
plus en avant, et prit en même temps conseil de ceux qui devaient lui
donner leur avis sur la nomination d’un successeur à Yardley Orde. Il
existait un gentleman, membre du service civil du Bengale, lequel
gentleman avait conquis son rang, et un grade universitaire en sus, en
belle et ouverte compétition avec les fils des Anglais. Il était
cultivé, avait du monde, et, si le rapport disait vrai, avait administré
sagement et, par-dessus tout, d’une façon sympathique, un district fort
peuplé dans le sud-est du Bengale. Il était allé en Angleterre, et il
avait fait le charme de maints salons. Son nom, si le vice-roi s’en
souvenait bien, était Mr. Grish Chunder Dé, M. A.[28] Bref, quelqu’un
voyait-il une objection à ce qu’on appelât, toujours en principe, un
homme du pays à la conduite du pays? Le district du sud-est du Bengale
pouvait avec avantage, présumait-il, passer aux main d’un agent du
service civil plus jeune, de la nationalité de Mr. G. C. Dé (qui avait
écrit un pamphlet remarquablement brillant sur la valeur politique de la
sympathie dans l’administration); et Mr. G. C. Dé pourrait être
transféré dans le nord, à Kot-Kumharsen. Le vice-roi était opposé, en
principe, à se mêler de nominations qui appartenaient au contrôle des
gouvernements provinciaux. Il désirait qu’en l’occurrence il fût bien
entendu qu’il se contentait de donner un avis et de recommander. En ce
qui concernait la simple question de race, Mr. Grish Chunder Dé était
plus anglais que les Anglais, et possédait en outre ce pouvoir de
sympathie et ce flair que les meilleurs dans le meilleur service du
monde peuvent seulement espérer acquérir à la fin de leur carrière.

  [28] Master of Arts.

Les rois, aussi austères que leur barbe noire, qui siègent à l’entour de
la table du Conseil de l’Inde, se divisèrent sur la question du pas en
avant, ce qui eut pour inévitable résultat de mettre le Plus Grand de
Tous les Vice-rois aux confins d’une crise de nerfs et de lui faire
manifester un entêtement ahuri, aussi touchant que celui d’un jeune
enfant.

--Le principe a du bon, dit le chef au regard las des Provinces
Rouges[29], où se trouvait situé Kot-Kumharsen, attendu que lui aussi
soutenait des théories. La seule difficulté est...

  [29] Le lieutenant-gouverneur du Pundjab.

--Serrez la vis aux fonctionnaires du district, embrigadez Dé en le
flanquant de chaque côté d’un commissaire-délégué très énergique,
donnez-lui le meilleur adjoint de la province, commencez par inculquer
la crainte de Dieu dans le pays, et, si quelque chose ne va pas, dites
que ses collègues ne l’ont pas soutenu. Toutes ces jolies petites
expériences-là retombent, en fin de compte, sur l’administrateur du
district, dit le Chevalier de l’Épée Nue[30], avec un accent de
franchise et de vérité dont frémit le chef des Provinces Rouges. C’est
sur une entente tacite de cette sorte que s’accomplit la transmission de
pouvoirs, aussi tranquillement que possible pour maintes raisons.

  [30] Le commandant en chef de l’armée de l’Inde.


III

--Quand cet homme-là entre-t-il en fonctions? Je suis seul pour le
moment, et, si je ne me trompe, il me faudra ne pas lâcher pied, tout en
étant sous ses ordres.

--Eussiez-vous préféré votre changement? demanda Bullows avec un regard
pénétrant.

Puis, posant la main sur l’épaule de Tallantire:

--Nous sommes tous embarqués dans le même bateau; ne nous abandonnez
pas. Et cependant, pourquoi diable resteriez-vous, si vous pouvez
obtenir un autre poste?

--C’était celui d’Orde, répondit Tallantire simplement.

--Eh bien, maintenant, c’est celui de Dé. Lequel Dé est le plus Bengali
des Bengalis, bourré de lois et de «précédents»; superbe en ce qui
concerne la routine et le travail de rond-de-cuir, et agréable à parler.
On l’a naturellement toujours gardé dans son district natal, où habitent
toutes ses tantes, quelque part au sud de Dacca. Il n’a guère fait que
de changer le lieu en une aimable petite réserve de famille, a laissé
ses subordonnés faire ce qu’ils voulaient, et donné à chacun toute
liberté de mettre la main dans l’assiette au beurre. Par conséquent, il
est immensément populaire là-bas.

--Je n’ai rien à faire avec cela. Comment diable vais-je expliquer aux
gens du district qu’il va leur falloir être gouvernés par un Bengali?
Supposez-vous--le gouvernement suppose-t-il, veux-je dire--que les
Khusru Kheyl vont rester tranquilles, une fois qu’ils vont savoir? Que
vont dire les chefs mahométans des villages? Comment la police--Pathans
et Muzbi Sikhs--comment tout ce monde-là va-t-il travailler sous ses
ordres? Nous, encore, nous pourrions ne rien dire, le gouvernement
nommât-il un balayeur; mais mes gens vont en dire long comme cela, vous
le savez. C’est plus que stupide, c’est cruel!

--Mon bon, je sais tout cela, et davantage. Je l’ai remontré, et l’on
m’a répondu que je faisais preuve d’un esprit de préjugé coupable et
puéril. Sapristi! si les Khusru Kheyl ne font preuve de rien de pire, je
ne connais pas la frontière! Il y a toutes les chances pour que vous
ayez sur les bras le district en feu, et qu’il me faille quitter mon
travail pour aller vous aider à vous en tirer. Inutile de vous demander
de soutenir ce Bengali par tous les moyens en votre pouvoir. Vous ferez
cela pour vous.

--Pour Orde. Je ne saurais dire que je me soucie de ma personne pour un
penny.

--Ne faites pas la bête. La chose est assez grave, Dieu sait; et le
gouvernement, lui aussi, le saura plus tard. Mais ce n’est pas une
raison pour bouder. C’est à vous qu’il appartient de faire marcher le
district; à vous, de tenir votre chef à l’abri des insultes, autant que
possible; à vous, de lui montrer le métier; à vous, de calmer les Khusru
Kheyl, et, en passant, d’avertir Curbar, de la police, d’avoir à se
méfier de ce qui pourrait arriver. Je suis toujours au bout d’un fil
télégraphique quelconque, et prêt à mettre en péril ma réputation pour
tenir en main le district. Vous perdrez la vôtre, de réputation, cela va
sans dire. Si vous maintenez les choses comme il faut, et qu’il ne
reçoive pas littéralement des coups de bâton lorsqu’il sera en tournée,
il aura tout le crédit. Si quelque chose va de travers, on dira de vous
que vous ne l’avez pas loyalement soutenu.

--Je sais ce que j’ai à faire, dit Tallantire d’un ton las, et je vais
le faire. Mais c’est dur.

--Le travail est avec nous, l’issue avec Allah,--comme Orde disait,
lorsqu’il avait des embêtements plus que de coutume.

Et Bullows s’éloigna à cheval.

Que deux gentlemen du service civil du Bengale en discutassent ainsi un
troisième, également de ce service, et, qui plus est, un homme affable
et cultivé, cela peut paraître étrange et attristant. Toutefois, écoutez
le babil ingénu du Mullah Aveugle de Jagai, le prêtre des Khusru Kheyl,
assis sur un rocher qui commande la frontière. Cinq ans auparavant, une
bombe malheureuse, lancée d’une batterie, avait fait sauter la terre au
visage du Mullah alors en train de pousser un flot de Ghazis contre une
demi-douzaine de baïonnettes britanniques. De sorte qu’il devint
aveugle, et n’en hait pas moins les Anglais pour ce léger accident.
Yardley Orde connaissait sa faiblesse et s’était maintes fois moqué de
lui à ce sujet.

--Des chiens, voilà ce que vous êtes, dit le Mullah Aveugle aux hommes
de la tribu qui l’écoutaient autour du feu. Des chiens fouettés! Pour
avoir écouté Orde Sahib, l’avoir appelé père, et vous être conduits
comme ses enfants, le gouvernement britannique vous a prouvé le cas
qu’il fait de vous. Orde Sahib, vous le savez, est mort.

--Aïe! aïe! aïe! firent une demi-douzaine de voix.

--C’était un homme. Et qui donc maintenant prend sa place, pensez-vous?
Un Bengali du Bengale--un mangeur de poisson du sud.

--Mensonge! dit Khoda Dad Khan. Et n’était la petite affaire de ton
sacerdoce, je t’enfoncerais mon fusil la crosse la première dans la
gorge.

--Oh, oh! tu es là, lécheur de bottes des Anglais? Va demain de l’autre
côté de la frontière rendre hommage au successeur d’Orde Sahib, et c’est
au seuil de la tente d’un Bengali que tu ôteras tes souliers, comme
c’est au poing noir d’un Bengali que tu tendras ton offrande. Cela, je
le sais; et, dans ma jeunesse, lorsqu’un jeune homme s’avisait de mal
parler à un Mullah, gardien des portes du Ciel et de l’Enfer, ce n’était
pas dans la gorge du Mullah qu’on enfonçait la crosse du fusil. Non!

Le Mullah Aveugle haïssait Khoda Dad Khan d’une haine toute afghane,
rivaux qu’ils étaient tous deux au titre de chef de la tribu; mais on
craignait le dernier pour ses dons physiques tout autant que l’autre
pour ses dons spirituels. Khoda Dad Khan regarda la bague d’Orde, et
grogna:

--Je passe la frontière demain, attendu que je ne suis pas un vieil
imbécile, toujours à prêcher la guerre contre les Anglais. Si le
gouvernement, frappé de démence, a fait cela, alors...

--Alors, croassa le Mullah, tu emmèneras les jeunes gens faire l’assaut
des quatre villages situés à l’intérieur de la frontière?

--Ou te tordre le cou, noir corbeau de la Géhenne, comme porteur de
mauvaises nouvelles?

Khoda Dad Khan huila ses longs cheveux avec grand soin, mit sa meilleure
ceinture bokhariote, un turban neuf et de beaux souliers verts, et,
accompagné de quelques amis, descendit des montagnes pour rendre visite
au nouveau commissaire-délégué de Kot-Kumharsen. Il était également
porteur d’un tribut--quatre ou cinq mohurs d’or sans prix du temps
d’Akbar, noués dans un mouchoir blanc. Le commissaire-délégué se
contenterait d’y toucher et de les remettre. La petite cérémonie
signifiait habituellement qu’aussi loin que s’étendrait l’influence
personnelle de Khoda Dad Khan, les Khusru Kheyl seraient bien
sages--jusqu’à la prochaine fois; surtout s’il arrivait que le nouveau
commissaire-délégué plût à Khoda Dad Khan. Sous le consulat de Yardley
Orde, ses visites se terminaient par un dîner somptueux et peut-être
l’usage de liqueurs défendues, certainement par le récit de quelques
merveilleuses histoires et une cordialité empreinte de bonne
camaraderie. Puis Khoda Dad Khan rentrait, l’air très crâne, dans son
fort, jurant qu’Orde Sahib était un prince et Tallantire Sahib, un
autre, et que quiconque irait marauder en territoire britannique, serait
écorché vif. En la circonstance, il trouva que les tentes du
commissaire-délégué avaient leur air d’habitude. Se regardant comme
nanti d’un privilège, il franchit la porte ouverte, pour se voir en
présence d’un suave et corpulent Bengali, en costume anglais, qui
écrivait à une table. Peu versé dans ce que possède en soi de rehaussant
l’influence de l’éducation, et sans le moindre souci des grades
universitaires, Khoda Dad Khan prit l’homme pour un Babou--le commis
indigène du commissaire-délégué--animal haï autant que méprisé.

--Peuh! dit-il gaîment. Où est votre maître, Baboudji?

--C’est moi le commissaire-délégué, répliqua en anglais le gentleman.

Pour lors il prisa trop haut l’effet que pouvaient produire les grades
universitaires et regarda Khoda Dad Khan bien en face. Mais, lorsque dès
votre plus tendre enfance vous avez été accoutumé à regarder les
combats, le meurtre et la mort violente, lorsque le sang répandu vous
affecte les nerfs tout autant que de la peinture rouge, et, par-dessus
tout, lorsque vous avez toujours cru sincèrement que le Bengali était le
serviteur de tout l’Hindoustan, et que tout l’Hindoustan était de
beaucoup inférieur à votre mâle et considérable personne, il vous est
loisible, tout dépourvu d’éducation que vous soyez, de soutenir une très
forte dose d’examen. Il vous est loisible même de faire baisser les yeux
au gradué d’un collège d’Oxford, si ce dernier est né en serre chaude,
est de lignée élevée en serre chaude, et redoute la douleur physique
comme certains redoutent le péché; surtout si la mère de votre
antagoniste l’a bercé dans sa jeunesse avec d’horribles histoires de
diables habitant l’Afghanistan, et de sombres légendes du Nord. Derrière
leurs lunettes d’or les yeux cherchèrent le plancher. Khoda Dad Khan eut
un rire étouffé, et fit demi-tour pour aller trouver tout près de là
Tallantire.

--Voici, dit-il rudement, en présentant les monnaies d’un geste brusque.
Touche et remets. Cela répond de ma bonne conduite, à moi. Mais, ô
sahib, le gouvernement a-t-il perdu la tête, de nous envoyer un chien de
Bengali noir? Et est-ce à cela que je dois rendre hommage? Et va-t-il te
falloir travailler sous sa coupe? Qu’est-ce que cela veut dire?

--C’est un ordre, répondit Tallantire, lequel s’était attendu à quelque
chose de ce genre. C’est un s... sahib très fort.

--Lui, un sahib! C’est un _kala-admi_--un noir--indigne de courir à la
queue de l’âne d’un potier. Tous les peuples de la terre ont pillé le
Bengale. C’est écrit. Tu sais où nous allions, nous autres du Nord,
quand nous voulions des femmes ou du butin? Au Bengale--où donc
ailleurs? Qu’est-ce que tu viens nous chanter de sahib--et après Orde
Sahib, encore! En vérité, le Mullah Aveugle avait raison.

--A propos de quoi? demanda Tallantire, inquiet.

Il se défiait du vieillard aux yeux morts et à la langue de mort.

--Soit! En raison du serment que j’ai fait à Orde Sahib, lorsque nous le
veillions à ses derniers moments près du fleuve là-bas, je vais te dire.
D’abord, est-ce vrai que les Anglais se sont mis le talon du Bengali sur
le cou, et qu’il n’y a plus d’autorité anglaise dans le pays?

--Je suis ici, dit Tallantire, et j’obéis à la Maharanee[31]
d’Angleterre.

  [31] Reine.

--Le Mullah disait autrement, et qu’en outre c’était à cause que nous
aimions Orde Sahib, que le gouvernement nous avait envoyé un pourceau,
pour nous montrer que nous n’étions que des chiens, que l’on n’avait
jusqu’alors maintenus que par la force armée. Et aussi qu’on retirait
les soldats blancs, qu’il viendrait encore des Hindoustanis, et que tout
changeait.

Voilà bien à quoi aboutit la maladresse dans le maniement d’un pays
d’une grande étendue. Ce qui semble si faisable à Calcutta, si légitime
à Bombay, si inattaquable à Madras, se trouve mal pris dans le Nord, et
change entièrement de caractère sur les bords de l’Indus. Khoda Dad Khan
expliqua, avec toute la clarté dont il était capable, que, tout en se
proposant lui-même d’être bien sage, il ne pouvait, en vérité, répondre
des têtes chaudes de sa tribu, que menait la parole du Mullah Aveugle.

Il se pouvait ou non qu’ils causassent de l’ennui, mais ils n’avaient
pas l’intention, quoi qu’il arrivât, d’obéir au nouveau
commissaire-délégué. Tallantire était-il parfaitement sûr qu’en cas de
maraude systématique les forces du district fussent en mesure de la
réprimer promptement?

--Dis au Mullah, s’il parle encore parler d’imbécile, déclara brièvement
Tallantire, qu’il conduit ses hommes à une mort certaine, et sa tribu au
blocus, à l’amende pour violation de territoire, et à l’argent du sang.
Mais qu’ai-je à faire de parler à qui n’a plus de poids dans les
délibérations de la tribu?

Khoda Dad Khan empocha l’injure. Il venait d’apprendre une chose qu’il
désirait fort savoir, et il revint dans ses montagnes, pour s’y trouver
accueilli par les compliments sarcastiques du Mullah, dont la langue, en
faisant rage autour du camp, jouait le rôle d’une flamme plus meurtrière
que jamais, en ces parages, bouse sèche n’en nourrit.


IV

Veuillez, un moment, considérer ici le district inconnu de
Kot-Kumharsen. Coupé dans toute sa longueur par l’Indus, il se trouvait
situé sous la chaîne des montagnes de Khusru--rempart de terre inutile
et de pierre écroulée. Il avait soixante-dix milles de long sur
cinquante de large, nourrissait une population d’un peu moins de deux
cent mille âmes, et payait jusqu’à concurrence de quarante mille livres
d’impôts par an sur une étendue dont la plus grande moitié n’était qu’un
désert véritable et sans espoir. Les cultivateurs n’étaient pas gens
faciles; les mineurs qui extrayaient le sel, l’étaient moins encore; et
les éleveurs de bétail, les moins faciles de tous. Un poste de police
tout là haut à droite, et un minuscule fort de terre tout là haut à
gauche, empêchaient la contrebande du sel et l’enlèvement du bétail dans
la mesure où l’influence des agents du service civil ne pouvait rien
faire; et tout au fond à droite, sous le poste de police, se trouvait
Jumala, le quartier général du district--piteux assemblage de granges
blanchies au lait de chaux, louées au titre facétieux de maisons,
exhalant la fièvre de frontière, laissant filtrer la pluie, et
véritables rôtissoires en été.

C’était vers ce lieu que Grish Chunder Dé faisait route, pour y prendre
officiellement la charge du district. Mais la nouvelle de sa venue
l’avait précédé. Les Bengalis étaient aussi rares que les caniches parmi
les simples habitants de la frontière, lesquels s’ouvraient
réciproquement la tête à l’aide de leurs longues bêches, et honoraient
impartialement les autels hindous et les autels mahométans. Ils
affluèrent pour le voir, le désignant du doigt, et le comparant
diversement à une vache pleine ou à un cheval fourbu, selon que
suggérait leur étendue limitée de métaphore. Ils se moquèrent de sa
garde policière, et voulurent savoir combien de temps les gros Sikhs
allaient conduire les singes bengalis. Ils demandèrent s’il s’était fait
accompagner de ses femmes, et lui conseillèrent sans ambage de ne point
toucher aux leurs. Et comme si ce n’était assez, une vieille sorcière
toute ridée lui cria du bord de la route, en faisant, à son passage,
claquer ses misérables seins: «J’en ai allaité six, qui auraient pu en
manger six mille de ton espèce. Le gouvernement les a tués à coups de
fusil, et il a fait de cela un roi!» Sur quoi un raccommodeur de
charrues, à l’ossature énorme, turbanné de bleu, cria: «Ne perds pas
espoir, ma mère! Il se peut encore qu’il aille prendre la route de ceux
que tu as perdus.» Et les enfants, ces brunes petites vesses-de-loup,
regardèrent d’un œil curieux. C’était généralement une bonne affaire
pour les enfants, que de s’égarer dans la tente d’Orde Sahib, où il
suffisait de les désirer pour obtenir les gros pence ainsi que les
histoires les plus authentiques, des histoires comme celles dont leurs
mères elles-mêmes ne connaissaient que la première moitié. Non! Ce gros
homme noir ne pourrait jamais leur raconter comment Pir Prith avait
arraché les dents œillères à dix démons, comment il se faisait que les
grosses pierres se trouvaient toutes en rang au sommet des montagnes de
Khusru, et ce qui arrivait si vous criiez par la barrière du village au
loup gris, le soir: «Badl Khas est mort!» En attendant, Grish Chunder Dé
parlait avec autant de précipitation que d’abondance à Tallantire,--à la
façon de ceux qui sont «plus anglais que les Anglais»,--d’Oxford et du
«pays», à l’aide d’un curieux fatras de savoir puisé dans les livres et
ayant trait aux «bump-suppers», «cricket-matches», «hunting-runs», et
autres sports impies de l’étranger.--Il nous faut prendre en main ces
gaillards-là, dit-il une fois ou deux d’un air d’inquiétude; prenez-les
bien en main, et menez-les la bride haute. Nul profit, vous savez, à
vous montrer mou dans l’administration de votre district.

Et, un instant plus tard, Tallantire entendit Debendra Nath Dé, qui
fraternellement avait suivi la fortune de son parent et comptait, en sa
qualité d’avocat, sur l’ombre de sa protection, murmurer en bengali:

--Mieux vaut poisson sec à Dacca qu’épées nues à Delhi. Mon frère, ces
gens sont des démons, comme disait notre mère. Et il va vous falloir
être toujours à cheval!

Ce soir-là, il y eut audience publique en une petite ville échouée à
trente milles de Jumala, et le nouveau commissaire-délégué, en réponse
aux compliments des fonctionnaires indigènes subalternes, y prononça un
discours. Ce fut un discours mûrement réfléchi, qui n’eût point sans
doute été sans valeur, si la troisième phrase n’en eût débuté par ces
trois innocents mots: «_Hamara hookum hai_--c’est mon ordre.» Alors
s’éleva, du fond de la grande tente où se trouvaient assis quelques
propriétaires de la frontière, un rire qui grandit et où se mêlait le
mépris, et le visage chétif et affilé de Debendra Nath Dé pâlit, et
Grish Chunder, se tournant vers Tallantire, affirma:

--C’est vous, vous qui avez organisé cela.

Sur quoi le bruit des sabots d’un cheval retentit au dehors, et voici
qu’entra Curbar, l’inspecteur de police du district, couvert de sueur et
de poussière. Il y avait dix-sept mortelles années que l’État l’avait
jeté dans un coin de la province, pour y réprimer la fraude du sel et y
attendre une promotion qui n’arrivait jamais. Il avait oublié la façon
de tenir propre son uniforme blanc, avait vissé des éperons rouillés
dans des souliers vernis, et se couvrait indifféremment la tête d’un
casque ou d’un turban. Aigri, vieilli, usé par la chaleur et le froid,
il attendait d’avoir droit à la retraite suffisante qui l’empêcherait de
crever de faim.

--Tallantire, dit-il, sans daigner faire attention à Grish Chunder Dé,
venez un instant dehors. J’ai à vous parler!

Ils se retirèrent.

--Voici, continua Curbar. Les Khusru Kheyl ont surpris et abîmé une
demi-douzaine de coolies sur le remblai du nouveau canal de Ferris, tué
deux hommes et emporté une femme. Je ne vous aurais pas ennuyé de cette
histoire--Ferris est à leur poursuite, ainsi que Hugonin, mon adjoint,
avec dix hommes de police montée. Mais ce n’est qu’un commencement,
j’imagine. Leurs feux s’allument sur les hauteurs d’Hassan Ardeb, et, si
nous n’y mettons quelque hâte, notre frontière va flamber tout du long.
Ils vont sûrement razzier les quatre villages Khusru de notre côté de la
ligne; voilà des années qu’il n’y a entre eux que de sales malentendus;
et vous savez que le Mullah Aveugle ne cesse de prêcher une guerre
sainte depuis qu’Orde n’est plus. Quelle est votre opinion?

--Dame! fit Tallantire, d’un ton pensif. Ils n’ont pas perdu de temps.
Pour moi, il me semble que je n’ai qu’à galoper au fort Ziar, et y
prendre ce que je pourrai d’hommes afin de placer des piquets dans les
villages de la plaine, s’il n’est pas trop tard. C’est Tommy Dodd qui
commande le fort Ziar, je crois. Nous pouvons compter sur Ferris et
Hugonin pour donner une leçon à ces bandits du canal, et... Non, nous ne
pouvons pas faire garder ostensiblement le trésor par le chef de la
police. Pour vous, retournez au canal. Je vais télégraphier à Bullows de
s’en venir à Jumala avec une forte garde de police s’asseoir sur la
caisse. Non pas qu’ils y toucheraient, mais cela fait bien dans le
tableau.

--J’... j’... j’insiste pour savoir ce dont il s’agit, fit la voix du
commissaire-délégué, lequel, au bout de quelques instants, avait suivi
les deux interlocuteurs.

--Oh! dit Curbar, qui, faisant partie de la police, ne pouvait
comprendre que quinze années d’éducation dussent, en principe, faire
d’un Bengali un fils de la Grande Bretagne. On s’est battu sur la
frontière, et il y a des tas de gens tués. On va se battre encore, et il
y aura encore des tas de gens tués.

--Pourquoi?

--Parce que les quelques millions d’habitants qui grouillent dans ce
district ne sont pas précisément vos amis, et croient que sous votre
bénigne autorité ils vont pouvoir se payer du bon temps. M’est avis que
vous feriez bien de prendre vos dispositions. Je n’agis, vous le savez,
que suivant vos ordres. Que conseillez-vous?

--Je... je vous prends tous à témoin que je n’ai pas encore assumé la
charge du district, balbutia le nouveau commissaire-délégué, non plus à
la façon des «Anglais plus anglais».

--Ah! je le croyais. Eh bien, comme je le disais, Tallantire, votre plan
est le bon. Exécutez-le. Voulez-vous une escorte?

--Non, rien qu’un cheval convenable. Mais, dites-moi, pour ce qui est de
télégraphier au quartier général?

--J’imagine, à la couleur de ses joues, que votre officier supérieur va
expédier avant la fin de la soirée quelques télégrammes qui ne seront
pas dans une musette. Qu’on le laisse faire, et la moitié des troupes de
la province va nous arriver pour voir ce qu’il y a. Allons, filez, et
prenez garde à vous--les Khusru Kheyl décousent de bas en haut,
rappelez-le-vous. Hé, là! Mir Khan, donne à Tallantire Sahib le meilleur
des chevaux, et dis à cinq hommes d’accompagner à cheval le
commissaire-délégué sahib bahadour[32] jusqu’à Jumala. Il y a de la
presse.

  [32] _Bahadour_ est un titre additionnel (et ici moqueur) à celui de
    _sahib_.

Il y en avait; et ce n’était pas en se cramponnant à la bride d’un homme
de la police et en lui demandant le chemin le plus court, tout à fait le
plus court, pour retourner à Jumala, que Debendra Nath Dé activait les
choses. Or, l’originalité est fatale au Bengali. Debendra Nath eût dû
rester avec son frère, lequel suivit jusqu’à Jumala la ligne du chemin
de fer sans s’en écarter, en rendant grâce à des dieux totalement
inconnus à la plus catholique des universités, de n’avoir point encore
assumé la charge du district, et de pouvoir, en outre--heureuse
ressource d’une race fertile!--tomber malade.

Et je suis désolé de dire que lorsqu’il atteignit le but de sa course,
deux policiers indigènes, non dépourvus d’un certain esprit de facétie
vulgaire, et qui venaient de conférer ensemble tout en pilant du poivre
sur leurs selles, arrangèrent une petite mise en scène pour le
distraire. Cela consista d’abord à entrer l’un après l’autre dans sa
chambre afin de lui donner de sinistres détails de guerre, lui montrer
le grossissement de tribus diaboliques et altérées de sang, et
l’incendie des villes. Ce fut presque aussi drôle, dirent ces chenapans,
que de galoper aux côtés de Curbar après les fuyards afghans. Chacune de
ces histoires tint celui qui les écoutait, à l’œuvre une demi-heure
durant sur des télégrammes que le sac de Delhi eût à peine justifiés. A
tout pouvoir capable de disposer d’une baïonnette ou de mettre en lieu
sûr un homme mort de peur, Grish Chunder Dé adressa un appel
télégraphique. Il était seul, ses collaborateurs avaient fui, et c’était
pure vérité qu’il n’avait pas encore pris la charge du district. Les
télégrammes eussent-ils été expédiés, qu’il eût pu se passer beaucoup de
choses; mais, comme le seul télégraphiste de Jumala était allé se
coucher, et que le chef de gare, après un coup d’œil à ce formidable tas
de papiers, découvrit que les règlements de chemin de fer interdisaient
la transmission des messages impériaux, les agents de police Ram Singh
et Nihal Singh ne virent rien à faire d’autre que de rouler le tout en
forme d’oreiller, et très confortablement s’endormirent dessus.

Tallantire enfonça ses éperons dans le ventre d’un fougueux étalon pie,
aux yeux bleu faïence, et se mit en devoir de franchir les quarante
milles de chevauchée qui le séparaient du fort Ziar. Connaissant son
district comme sa poche, il ne perdit pas de temps à chercher les
raccourcis, et piqua droit à travers le riche pâturage jusqu’au gué où
Orde était mort et avait été enterré. Le sol poudreux étouffait le bruit
des sabots de son cheval, la lune projetait devant lui son ombre, comme
un lutin inquiet, et le lourd serein le trempait jusqu’aux os. L’un
après l’autre il dépassa le coteau, la broussaille dont il sentait la
brosse sous le ventre du cheval, la route non empierrée où le feuillage
en mèche de fouet des tamaris lui flagellait le front; puis ce furent
les surfaces illimitées de plaine fourrée de graminées et mouchetée de
bétail assoupi, et encore le désert et encore le coteau; et maintenant,
l’étalon pie peinait dans le sable épais du gué de l’Indus. Tallantire
n’eut conscience d’aucune pensée distincte jusqu’au moment où le nez du
bac indolent atterrit sur la rive opposée, et où son cheval fit un écart
à la vue de la pierre blanche qui recouvrait la tombe d’Orde. Alors il
se découvrit, et cria de façon à se faire entendre du mort: «Ils
remuent, mon vieux! Souhaite-moi de la chance.» Dès le premier frisson
de l’aurore il frappait à l’aide d’un étrier à la porte du fort Ziar, où
cinquante sabres de ce régiment déguenillé, les Beshaklis du
Bélouchistan, étaient censés garder les intérêts de Sa Majesté le long
de quelques centaines de milles de frontière. Le fort en question se
trouvait commandé par un sous-lieutenant, lequel, issu de l’ancienne
famille des Derouletts, répondait, cela va sans dire, au nom de Tommy
Dodd[33]. Tallantire le trouva affublé d’un vêtement de peau de mouton,
secoué de fièvre comme un tremble, et en train d’essayer de lire l’état
des indisponibles de l’infirmier indigène.

  [33] C’est une coutume, plus ou moins bizarre, en Angleterre,
    d’affubler les gens de sobriquets, et particulièrement de changer le
    nom des personnes qui portent un nom connu. On retrouve cette
    coutume dans nos villages de Bretagne, où il est difficile de
    trouver l’habitant sous son véritable nom. (N. D. T.)

--Comment, vous voilà, à votre tour! dit-il. Ma foi, nous sommes tous
malades, ici, et je ne crois pas être en mesure de mettre trente hommes
à cheval; mais nous ne de... de... demandons pas mieux. Écoutez, quel
effet cela vous fait-il, d’un piège ou d’un mensonge?

Il jeta à Tallantire un bout de papier sur lequel on avait
laborieusement écrit en gurmukhi ratatiné: «Nous ne pouvons retenir les
jeunes chevaux. Ils prendront leur pâture après le coucher de la lune
dans les quatre villages de frontière situés à la sortie de la passe de
Jagai la nuit prochaine.» Puis, en anglais, d’une écriture courante:
«Your sincere friend[34].»

  [34] Votre bien dévoué.

--Bon zigue! fit Tallantire. Cela, c’est l’œuvre de Khoda Dad Khan, je
vois. C’est la seule bribe d’anglais qu’il ait jamais pu se fourrer dans
la tête, et il en est prodigieusement fier. Il travaille contre le
Mullah Aveugle dans un intérêt personnel, le jeune traître!

--Je ne connais rien à la politique des Khusru Kheyl, mais, si vous êtes
satisfait, je le suis. On a lancé cela par-dessus la porte, la nuit
dernière; et j’ai pensé que nous pourrions peut-être nous secouer un peu
et voir ce qui en était. Oh! nous y sommes de notre fièvre, ici, il n’y
a pas d’erreur! S’agit-il, selon vous, d’une grosse affaire?

Tallantire lui expliqua le cas brièvement, pendant que Tommy Dodd tour à
tour sifflait et tremblait la fièvre. Ce jour-là, il le consacra à la
stratégie et à rendre le courage aux invalides, jusqu’à ce qu’on eût
sous la main, à la tombée du jour, quarante-deux cavaliers, exténués,
minés et le poil en désordre, que Tommy Dodd contempla avec orgueil, et
auxquels il s’adressa en ces termes:

--Mes garçons! Si vous mourez, vous irez en enfer. Donc, arrangez-vous
pour rester en vie. Mais, si vous allez en enfer, cet endroit-là ne
saurait être plus chaud que cet endroit-ci, et l’on ne nous dit pas que
là-bas nous devions souffrir de la fièvre. En conséquence, n’ayez pas
peur de mourir. Maintenant, foutez-moi le camp!

Sur quoi ils se prirent à rire, et s’en allèrent.


V

Ce n’est pas de si tôt que les Khusru Kheyl oublieront leur attaque de
nuit contre les villages des plaines. Le Mullah avait promis une
victoire facile et un butin illimité; mais voici que des cavaliers de la
reine s’étaient levés tout armés de la terre même, sabrant, massacrant,
piétinant le monde à la lueur des étoiles, au point que nul ne savait où
se retourner, et que tous, craignant de s’être mis une armée sur les
bras, regagnèrent au plus vite leurs montagnes. Dans la panique de la
fuite, c’est aux blessures occasionnées par le coup de boutoir du
couteau afghan qu’on vit le plus d’hommes succomber, et davantage encore
au feu de carabines tirées à longue portée. Là-dessus l’on entendit
crier à la trahison; et, lorsqu’ils atteignirent l’abri de leurs
sommets, ils avaient laissé en bas, dans les plaines, avec quelque
quarante morts et soixante blessés, toute leur confiance dans le Mullah
Aveugle. Ils vociférèrent, jurèrent et discutèrent autour des feux,
tandis que les femmes pleuraient sur ceux qu’on avait perdus, et que le
Mullah maudissait en cris perçants ceux qui étaient revenus.

Alors Khoda Dad Khan, éloquent et frais dispos, attendu qu’il n’avait
pris nulle part au combat, se leva pour mettre à profit l’occasion. Il
montra que c’était au Mullah Aveugle que la tribu devait d’un bout à
l’autre son infortune présente, au Mullah Aveugle qui avait menti sur
toute la ligne et dont la langue les avait poussés dans un piège.
C’était sans doute une insulte qu’un Bengali, le fils d’un Bengali, se
permît d’administrer la frontière; mais cet événement n’annonçait pas,
comme le Mullah le prétendait, une ère de licence et de pillage; et
l’inexplicable folie des Anglais ne les empêchait aucunement de garder
leurs «marches». Au contraire, la tribu, jouée et déconfite, allait,
juste au moment où la provision de vivres était fort bas, se voir mettre
le blocus et interdire tout commerce avec l’Hindoustan, jusqu’à ce
qu’elle eût envoyé des gages de bonne conduite, payé la compensation du
trouble occasionné, et l’argent du sang au taux de trente-six livres
anglaises par tête pour chaque villageois qu’elle eût pu égorger. «Et
vous savez que ces chiens des plaines vont prêter serment que nous en
avons tué des douzaines. Le Mullah va-t-il payer les amendes, ou faut-il
que nous vendions nos fusils?» Un sourd grondement courut autour des
feux. «Or, considérant que tout cela est l’œuvre du Mullah, et que nous
n’y avons rien gagné que les promesses du paradis, il me vient à la
pensée que nous autres, du Khusru Kheyl, nous avons besoin d’un temple
où prier. Nous nous trouvons affaiblis, et, désormais, comment
oserons-nous passer sur la frontière du Madar Kheyl, ainsi que nous en
avions coutume, pour nous agenouiller sur la tombe de Pir Sajji? Les
gens du Madar tomberont sur nous, et fort justement. Mais notre Mullah
est un saint homme. Il a aidé quarante d’entre nous à entrer cette nuit
en paradis. Qu’il accompagne en conséquence son troupeau, et nous
élèverons au-dessus de son corps un dôme tout en tuiles bleues de
Mooltan, et ferons brûler des lampes à ses pieds chaque vendredi soir.
Ce sera un saint; nous aurons un temple, et nos femmes y prieront pour
que de la semence nouvelle vienne remplir les vides de nos effectifs de
combat. Qu’en dites-vous?»

Un méchant ricanement accueillit la proposition, suivi bientôt du doux
_ouîpe, ouîpe_ de couteaux que l’on tire de la gaîne. C’était une
excellente idée, et elle satisfit à un besoin que depuis longtemps
éprouvait la tribu. Le Mullah sauta sur ses pieds, dardant ses prunelles
flétries sur la mort dégaînée qu’il ne pouvait voir, et appelant sur la
tribu les malédictions de Dieu et de Mahomet. Alors commença tout autour
des feux, et les entrelaçant, une partie de colin-maillard que Khuruk
Shah, le poète de la tribu, a chantée en vers qui ne sauraient périr.

De la pointe du couteau ils lui chatouillèrent gentiment l’aisselle. Il
sauta de côté avec un cri aigu, mais pour sentir le froid d’une lame lui
passer légèrement sur la nuque, ou la crosse d’un flingot lui
frictionner la barbe. Il appela ses partisans à son aide, mais la
plupart d’entre eux gisaient morts dans les plaines, attendu que Khoda
Dad Khan avait pris quelque peu la peine d’arranger leur décès. Certains
lui décrivirent les merveilles du temple qu’ils élèveraient, et les
petits enfants, battant des mains, criaient: «Sauve-toi, Mullah,
sauve-toi! Il y a un homme derrière toi!» A la fin, lorsque le jeu
commençait à languir, le frère de Khoda Dad Khan lui plongea un couteau
entre les côtes. «Me voici donc, dit Khoda Dad Khan avec une simplicité
charmante, le chef des Khusru Kheyl!» Il n’y eut personne pour le
contredire; et tous, les membres raides et endoloris, s’en allèrent
céder au sommeil.

Dans la plaine au-dessous, Tommy Dodd était en train de discourir sur
les beautés d’une charge de cavalerie la nuit, et Tallantire, courbé sur
sa selle, haletait, presque hors de lui, parce qu’il avait, pendue au
poignet, une épée éclaboussée du sang des Khusru Kheyl, la tribu qu’Orde
avait si bien tenue en laisse. Un soldat radjpoute ayant fait remarquer
que l’oreille droite de l’étalon pie avait été tranchée à la racine par
quelque aveugle coup de sabre de son cavalier maladroit, Tallantire,
cédant tout à la fois, se prit à rire et sangloter jusqu’au moment où
Tommy Dodd le fit se coucher et se reposer.

--Il nous faut attendre par ici jusqu’au matin, dit-il. J’ai télégraphié
au colonel, au moment où nous partions, d’envoyer un escadron de
Beshaklis derrière nous. Il sera tout de même furieux après moi, parce
que j’aurai accaparé la petite fête. En tout cas, ces gueux de la
montagne ne causeront plus d’ennui.

--Alors, dites aux Beshaklis d’aller voir ce qui est arrivé à Curbar sur
le canal. Il nous faut faire la patrouille sur toute la ligne de la
frontière. Vous êtes tout à fait sûr, Tommy, que cette... cette
saleté-là... ce n’était que l’oreille de l’étalon pie?

--Oh, tout à fait sûr, repartit Tommy. Vous avez même manqué de lui
couper la tête. Moi qui vous parle, je vous ai vu quand nous nous
jetions dans la mêlée. Dormez, mon vieux.

Sur le coup de midi, arrivèrent deux escadrons de Beshaklis, ainsi
qu’une bande d’officiers furieux réclamant le conseil de guerre pour le
camarade Tommy Dodd, qui avait «gâté le picnic»; et il leur fallut
galoper à travers le pays jusqu’aux travaux du canal, où Ferris, Curbar
et Hugonin étaient en train de faire un discours aux coolies frappés de
terreur, sur l’énormité qu’il y aurait à abandonner le bon travail et le
gros salaire simplement parce qu’une demi-douzaine de leurs camarades
avaient passé de vie à trépas. L’aspect d’une troupe de Beshaklis
raffermit une confiance hésitante, et ceux des Khusru Kheyl que
poursuivit la police, eurent la joie quelque peu amère de voir la berge
du canal bourdonner de vie comme d’habitude, tandis que tels des leurs,
qui s’étaient réfugiés dans les cours d’eau desséchés et les ravins,
s’en faisaient chasser par les cavaliers. Au coucher du soleil commença
la patrouille impitoyable de la frontière par la police et la cavalerie,
un peu comme l’éternelle course à cheval des cowboys autour du bétail
turbulent.

                   *       *       *       *       *

--Maintenant, dit Khoda Dad Khan, en désignant une ligne de feux qui
scintillaient dans la vallée, vous pouvez voir à quel point change
l’ancien ordre de choses. Après leur cavalerie vont venir ces diables de
petits canons qu’ils arrivent à remorquer jusqu’au sommet des montagnes,
et, autant que je sais, jusqu’aux nuages, quand nous couronnons les
montagnes. Si le conseil de tribu le juge bon, j’irai trouver Tallantire
Sahib--qui m’aime--afin de voir si je peux empêcher tout au moins le
blocus. Parlerai-je pour la tribu?

--Oui-da; parle pour la tribu au nom de Dieu. Comme ces maudits feux
clignent de l’œil! Les Anglais envoient-ils leur cavalerie par le
télégraphe--ou est-ce là l’œuvre du Bengali?

Comme Khoda Dad Khan descendait de la montagne, il se trouva retardé par
la rencontre d’un homme de la tribu serré de près, et dut, après une
entrevue avec lui, retourner en hâte sur ses pas chercher soi-disant
quelque chose qu’il avait oublié. Puis, se livrant aux deux cavaliers
qui avaient poursuivi son ami, il leur demanda de l’escorter
jusqu’auprès de Tallantire Sahib, alors avec Bullows à Jumala. La
frontière était sauve, et le moment d’en fournir les explications
écrites était venu.

--Dieu merci! dit Bullows, que les ennuis sont arrivés tout de suite.
Nous ne pouvons pas naturellement coucher tout du long sur le papier les
véritables motifs, mais toute l’Inde comprendra. Et une bonne et courte
insurrection vaut mieux que cinq années d’administration impuissante en
deçà de la frontière. Cela coûte moins cher. Grish Chunder Dé a fait un
rapport disant qu’il est malade, et on l’a réintégré dans sa province
sans la moindre réprimande. Il a insisté fortement sur ce fait qu’il
n’avait pas encore assumé la charge du district.

--Naturellement, repartit Tallantire avec amertume. Et maintenant,
qu’est-ce que je suis censé avoir fait de travers?

--Oh, on vous dira que vous avez excédé tous vos pouvoirs, et que vous
eussiez dû rendre compte par des rapports, écrivasser, donner votre avis
durant trois semaines, jusqu’à ce que les Khusru Kheyl pussent vraiment
descendre en force. Mais je ne pense pas que les autorités osent faire
des embarras à cet égard. Elles ont reçu leur leçon. Avez-vous vu la
version de Curbar sur l’affaire? Il ne sait pas écrire un rapport, mais
il sait dire la vérité.

--A quoi sert la vérité? Il ferait mieux de déchirer le rapport. Tout
cela me fait mal au cœur. C’était si parfaitement inutile, sauf que cela
nous a débarrassés de ce Babou.

Sur ces entrefaites entra, le front haut, Khoda Dad Khan, un filet à
fourrage rebondi à la main, et les deux cavaliers derrière lui.

--Puissiez-vous ne jamais ressentir de fatigue, dit-il tout guilleret.
Eh bien, sahibs, pour un bon combat, c’en fut un, et la mère de Naïm
Shah reste votre débitrice, Tallantire Sahib. Un joli coup de sabre, me
dit-on, à travers la mâchoire, l’habit ouaté, et jusqu’à la clavicule.
Bravo! Mais je parle pour la tribu. Il y a eu une faute de commise--une
grande faute. Tu sais que moi et les miens, Tallantire Sahib, nous
tenons le serment que nous avons fait à Orde Sahib sur les berges de
l’Indus.

--Comme un Afghan tient son couteau--affilé d’un côté, émoussé de
l’autre, repartit Tallantire.

--Le coup n’en porte alors que mieux. Mais je parle la vérité de Dieu.
Donc, le Mullah Aveugle menait les jeunes gens du bout de sa langue, et
déclarait qu’il n’y avait plus de loi de frontière, puisqu’on avait
envoyé un Bengali; et que nous n’avions nul besoin de craindre les
Anglais. Sur quoi ils descendirent venger cette insulte et se livrer au
pillage. Vous savez ce qui arriva, et le rôle que j’assumai. Or, une
centaine d’entre nous sont tués ou blessés, et nous sommes tous honteux
et fâchés, et ne désirons plus de guerre. D’ailleurs, pour que vous
puissiez mieux nous écouter, nous avons coupé la tête au Mullah Aveugle,
dont les mauvais conseils nous avaient menés à faire des bêtises. Je
l’apporte pour preuve. (Et il jeta la tête sur le plancher.) Il ne vous
causera plus d’ennui, car c’est moi qui suis le chef, maintenant, et de
la sorte je m’asseois à une place plus haute aux audiences. Cependant,
toute médaille a son revers. Ce fut une autre faute. Un des hommes
trouva cette noire brute de Bengali, à cause de qui vint tout cet ennui,
errant à califourchon sur un cheval, et pleurant. A la pensée qu’il
avait coûté la vie à beaucoup de braves, Alla Dad Khan, que, si vous y
tenez, j’abattrai demain d’un coup de feu, lui fit sauter la tête, et je
vous l’apporte afin que vous puissiez l’enterrer. Voyez, personne n’a
pris les lunettes, quoiqu’elles fussent en or!

Lentement roula aux pieds de Tallantire la tête tondue d’un gentleman
bengali à lunettes, yeux ouverts, bouche ouverte--la Terreur incarnée.
Bullows se baissa.

--Encore une amende du sang, et une grosse, Khoda Dad Khan, car c’est la
tête, celle-ci, de Debendra Nath, le frère de l’homme en question. Le
Babou est depuis longtemps à l’abri; il n’y a que les imbéciles du
Khusru Kheyl pour être encore à l’apprendre.

--Eh bien, peu m’importe la charogne. C’est de viande fraîche, moi, que
je me nourris. Le sire était sous nos montagnes, à demander la route de
Jumala; et Alla Dad Khan lui a montré la route de la Géhenne, lui qui
n’est, comme tu dis, qu’un imbécile. Reste maintenant ce que le
gouvernement va nous faire. Pour ce qui est du blocus...

--Qui es-tu, marchand de carne, tonna Tallantire, pour parler de termes
et de traités? Hors d’ici, et retourne à tes montagnes--va, et
attends-y, le ventre vide, qu’il plaise au gouvernement d’appeler les
tiens au châtiment--enfants et imbéciles tout à la fois que vous êtes!
Comptez vos morts, et tenez-vous tranquilles. Restez assurés que le
gouvernement vous enverra un _homme_!

--Oui, repartit Khoda Dad Khan, car nous aussi sommes des hommes.

Et, tout en regardant Tallantire entre les deux yeux, il ajouta:

--Et par Dieu, sahib, puisses-tu être cet homme-là!




LE NAVIRE QUI S’Y RETROUVE


C’était son premier voyage, et quoique ce ne fût qu’un vapeur marchand
de deux mille cinq cents tonnes, c’était bien le plus parfait de son
type, le résultat de quarante années d’essais et de perfectionnements en
fait de coque et de machine. Ses constructeurs comme son armateur en
faisaient autant de cas que si c’eût été la _Lucania_[35]. N’importe qui
peut construire un hôtel flottant capable de couvrir les frais, à
condition de consacrer assez d’argent au salon, et de faire payer les
salles de bain particulières, les appartements complets, et autres
choses semblables. Mais, en ce temps de fret à bas prix et de
concurrence, il n’est pas un centimètre carré d’un cargo-boat, qui ne
doive être construit en vue de l’économie, de la grande capacité de cale
et d’une certaine moyenne de vitesse. Ce bateau avait peut-être deux
cent quarante pieds de long sur trente-deux de large, et était agencé de
telle sorte qu’il pouvait au besoin transporter du gros bétail sur le
pont et des moutons dans le spardeck; mais son triomphe, c’était le
montant du chargement qu’il pouvait emmagasiner dans ses cales. Son
armateur--le chef d’une maison écossaise des plus connues--s’en vint
avec lui du nord où on l’avait lancé, baptisé et armé, à Liverpool où il
devait recevoir un chargement à destination de New-York; et la fille de
cet armateur, Miss Frazier, allait et venait sur les ponts immaculés,
admirant la peinture et les cuivres, et les treuils brevetés, et surtout
la proue puissante et droite, au-dessus de laquelle elle avait brisé une
bouteille de champagne lorsqu’elle le nomma la _Dimbula_. C’était par un
bel après-midi de septembre, et le navire dans tout le luisant du
neuf--il était peint couleur de plomb avec une cheminée rouge--avait en
vérité fort belle apparence. Son pavillon d’armement flottait au vent,
et de temps à autre son sifflet répondait aux bateaux amis, lesquels
bateaux s’apercevant qu’il était nouveau venu aux Mers Grandes et
Petites, tenaient à lui faire bon accueil.

  [35] _Lucania_, un des plus grands transatlantiques anglais.

--Et maintenant, dit d’un ton ravi Miss Frazier au capitaine, c’est un
vrai navire, n’est-ce pas? Il semble que ce soit l’autre jour que papa
en faisait la commande, et maintenant... maintenant... n’est-ce pas une
merveille!

La jeune fille était fière de la maison, et parlait comme si elle en eût
été l’associé commanditaire.

--Oh, il n’est pas si mal, répliqua sur un ton de réserve le capitaine,
mais je dis que ce n’est pas le baptême qui fait le navire. Tel qu’il
est là, Miss Frazier, si vous me suivez, il est tout en cornières,
rivets et tôles mis sous la forme de navire. Ce qu’il lui faut encore,
c’est s’y retrouver.

--Je croyais avoir entendu dire à papa qu’il était exceptionnellement
bien conditionné.

--Oui, il l’est, repartit le capitaine. Mais voici ce qui arrive avec
les navires, Miss Frazier. Pour celui-ci, par exemple, il n’y manque
rien, mais ses différentes parties n’ont pas encore appris à travailler
ensemble. Elles n’en ont pas eu l’occasion.

--Les machines marchent merveilleusement. Je les entends d’ici.

--Oui, c’est vrai. Mais il n’y a pas que les machines dans un navire. Il
n’est pas, vous saurez, un pouce de celui-ci, qui ne doive recevoir
l’encouragement du voisin, pour donner du liant au navire, comme nous
disons en termes du métier.

--Et que ferez-vous pour cela? demanda la jeune fille.

--Nous ne pouvons rien faire de plus que de le mettre en marche, de le
gouverner, et ainsi de suite; mais si nous avons du gros temps pour
notre premier voyage--ce qui est probable--il apprendra le reste tout
seul! Car un navire, remarquez-le bien, Miss Frazier, n’est nullement un
corps rigide fermé aux deux bouts. C’est un ensemble extraordinairement
complexe d’efforts variés et en conflit; ce sont toutes sortes de
tissus, si l’on peut dire, qui doivent se faire des concessions
mutuelles suivant le degré d’élasticité du navire.

M. Buchanan, le chef mécanicien, venait vers eux.

--J’étais, comme vous voyez, en train de dire à Miss Frazier, que notre
petite _Dimbula_ a encore à prendre du liant, et qu’il faut pour cela un
coup de vent. Comment ça va-t-il dans vos machines, Buck?

--Pas trop mal--exact sous le rapport de la règle et du compas; mais
cela manque encore de spontanéité.

Il se tourna vers la jeune fille.

--Croyez-moi, Miss Frazier, et peut-être que vous comprendrez cela plus
tard; ce n’est pas parce qu’une jolie demoiselle a baptisé un bateau,
qu’on peut dire que les hommes qui le font naviguer se sentent avoir un
bateau sous eux.

--C’est justement ce que j’étais en train de dire, Mr. Buchanan,
interrompit le capitaine.

--Tout cela, c’est trop de métaphysique pour moi, repartit Miss Frazier
en riant.

--Et pourquoi donc? Vous êtes une bonne Écossaise, et--j’ai connu le
père de madame votre mère, il était de Dumfries--vous avez des droits
acquis à la métaphysique, Miss Frazier, absolument comme pour la
_Dimbula_, dit le mécanicien.

--En tout cas, métaphysique ou non, il nous faut tenir la haute mer pour
gagner à Miss Frazier ses dividendes. Vous plairait-il de venir dans ma
cabine prendre le thé? demanda le capitaine. Nous serons dans le bassin
ce soir, et lorsque vous retournerez à Glasgow, vous pourrez nous voir
par la pensée en train de charger la _Dimbula_ et de la mettre en
marche--tout cela pour vous.

Le peu de jours qui suivirent furent employés à arrimer quelque quatre
mille tonnes en lourd dans les flancs de la _Dimbula_. Puis on fit
sortir le navire de Liverpool. A peine eut-il senti se soulever sous lui
la pleine mer, que, naturellement, il se mit à bavarder. Si, la
prochaine fois que vous vous trouverez sur un steamer, vous appuyez
l’oreille contre la cloison de votre cabine, vous entendrez de tous
côtés des centaines de petites voix perçantes, bourdonnantes,
murmurantes, soudaines, gazouillantes, entrecoupées, criardes,
exactement comme fait le téléphone en temps d’orage. Les navires en bois
piaulent, grognent et gémissent; mais les vaisseaux en fer palpitent et
frissonnent en leurs centaines de membres et leurs milliers de rivets.
La _Dimbula_ était très fortement construite. Il n’était pas une de ses
pièces qui, pour être reconnue, ne portât une lettre ou un chiffre,
sinon les deux; et il n’en était pas une non plus qui n’eût été
martelée, forgée, laminée, ou découpée à la main et n’eût passé des mois
dans le fracas et les résonnances du chantier de construction. C’est
pourquoi il n’était pas une pièce qui n’eût sa voix distincte en
proportion exacte avec la somme de peine qu’elle avait coûtée. La fonte,
en général, parle fort peu; mais les plaques d’acier doux, et le fer
doux lui-même, les membres et les barrots qui ont été fléchis, corroyés
et rivetés longuement, ne cessent de bavarder. Leur langage, cela va
sans dire, est bien loin d’atteindre à la sagesse de nos entretiens
humains, attendu qu’ils sont tous, bien qu’à leur insu, prisonniers l’un
de l’autre au sein d’une obscurité profonde, où ils ne sauraient dire ce
qui se passe auprès d’eux ni ce qui leur arrivera l’instant d’après.

Dès que la _Dimbula_ eut doublé la côte irlandaise, une vieille et
maussade houle de l’Atlantique, à tête grisonnante, grimpa sans se
presser le long de sa proue escarpée, et vint s’asseoir sur le cabestan
à vapeur destiné à remonter l’ancre. Or, le cabestan ainsi que le treuil
qui l’actionnait, se trouvaient peints de frais en rouge et vert; de
plus, on n’aime guère, en général, à se voir saucé.

--Ne recommencez pas, crachota le cabestan entre les dents de ses roues.
Hi! Où est allée la commère?

La houle s’était accouvée de l’autre côté avec un «plop» et un rire
étouffé; mais:

--Lorsqu’il n’y en a plus, il y en a encore, dit une houle sœur.

Et elle passa à travers et par-dessus le cabestan, dont le dessous était
solidement boulonné à une plaque de fer sur les barrots de pont,
également en fer.

--Est-ce que vous ne pouvez pas vous tenir tranquille, là-haut?
demandèrent les barrots de pont. Qu’est-ce que vous avez? Un moment vous
pesez deux fois plus que vous ne devez, et tout de suite après vous
rentrez dans l’ordre!

--Ce n’est pas ma faute, répondit le cabestan. Il y a dehors une grande
brute verte qui vient me flanquer des «gnons» sur la tête.

--Allez dire cela aux constructeurs. Voilà des mois que vous êtes en
place, et vous n’avez jamais encore gigoté comme cela. Si vous ne faites
pas attention, vous allez nous forcer, nous autres.

--En parlant de «forcer», dit une voix basse, râpeuse, déplaisante,
est-ce qu’aucun de vous, mes gaillards--vous, les barrots de pont,
voulons-nous dire--ne s’aperçoit que ces horribles cornières dont vous
êtes pourvus, se trouvent rivetées dans notre structure--oui, la nôtre,
et pas celle du voisin?

--Qui pourriez-vous bien être? s’enquirent les barrots de pont.

--Oh! personne d’extraordinaire. Nous sommes tout simplement les serres
de bâbord et de tribord du pont supérieur; et si vous persistez à jouer
des pieds et des mains de semblable façon, nous serons forcées, bien
qu’à contre-cœur, d’entrer en danse à notre tour.

Or, les serres du navire sont, pour ainsi parler, de longues poutres de
fer qui courent en droite ligne de la poupe à la proue. Elles gardent en
place les membrures de fer, et aident en outre à maintenir les
extrémités des barrots de pont qui vont d’un bord à l’autre du navire.
Les serres se considèrent toujours comme on ne peut plus importantes, à
cause qu’elles sont si longues.

--Vous entrerez en danse, vraiment?

C’était un long grondement sonore. Il venait des membres--de douzaines
et douzaines de membres, chacun distant de dix-huit pouces environ du
voisin, et chacun riveté aux serres en quatre endroits.

--Nous pensons que vous éprouverez quelque difficulté à _ce_ faire.

Et les milliers et milliers de petits rivets qui tenaient le tout
ensemble murmurèrent:

--Oui, oui, oh! pour cela, oui! Cessez de trembler et restez
tranquilles. Tenez bon, frères! Tenez bon! Poinçons rougis à blanc!
Qu’est-ce que cela?

Les rivets n’ont pas de dents, de sorte que la frayeur ne peut les leur
faire claquer; mais ceux-ci s’en tirèrent de leur mieux comme un choc
faisait courir sa vibration de la poupe à la proue du navire, et que la
_Dimbula_ tremblait toute comme un rat dans la gueule d’un terrier.

Un coup de tangage quelque peu sévère, car la mer grossissait, avait
soulevé presque jusqu’à la surface la grande hélice toute palpitante, et
elle tournait dans une sorte d’eau de seltz--mélange d’eau de mer et
d’air--à une allure beaucoup plus rapide qu’il ne convenait, à cause du
manque d’eau pour travailler de façon correcte. Au moment où elle
s’enfonçait de nouveau, les machines--et elles étaient à triple
expansion, trois cylindres de rang--ronflèrent par leurs trois pistons à
la fois:

--Est-ce une plaisanterie, vous, la camarade, là-dehors? En tout cas,
c’en est une pas fameuse. Comment voulez-vous que nous accomplissions
notre besogne si vous lâchez tout comme cela?

--Je n’ai rien lâché du tout, repartit l’hélice, en tourbillonnant au
bout de l’arbre avec un bruit rauque. Si je l’avais fait, vous n’auriez,
du coup, plus été bonnes qu’à jeter à la ferraille. La mer s’est retirée
d’au-dessous de moi, et je n’avais rien pour me rattraper. Voilà tout.

--Voilà tout, dites-vous? s’exclama le palier de butée, dont le métier
est de recevoir la poussée de l’hélice; attendu que l’hélice, qui
n’aurait rien pour la retenir en arrière, irait tout droit se glisser
dans la chambre des machines. (C’est le maintien de l’hélice en arrière
qui donne au navire son élan.) Je sais que ma besogne s’accomplit tout à
fait dans le fond et hors de vue, mais j’entends qu’on soit juste, je
vous en préviens. Oui, tout ce que je réclame, c’est la simple justice.
Qu’est-ce qui vous empêche de pousser d’une façon continue et égale, au
lieu de siffler comme une girouette et de me faire chaud autour de mes
collets?

Le palier de buttée avait six collets, chacun revêtu de cuivre, et il ne
tenait pas à les voir échauffer.

Toutes les portées qui soutenaient les cinquante pieds d’arbre en son
parcours jusqu’à l’arrière murmurèrent:

--Justice... rendez-nous justice.

--Je ne peux rendre que ce qu’on me donne, répondit l’hélice. Attention!
Cela recommence!

Elle se souleva en rugissant, comme la _Dimbula_ plongeait, et les
machines, qui n’avaient presque rien pour les tenir en respect, y
allèrent d’un furieux «ouac--flac--ouac--ouac».

--Je suis le résultat le plus noble de l’ingéniosité humaine--c’est Mr.
Buchanan qui le dit, piaula le cylindre à haute pression. Voici qui est
tout simplement ridicule. (Le piston remonta d’un élan furieux, et
suffoqua, attendu que la moitié de la vapeur qui le suivait se trouvait
mélangée d’eau sale.) Au secours! Graisseur! Ajusteur! Chauffeur! Au
secours! J’étrangle, râla-t-il. Jamais dans l’histoire des inventions
maritimes ne survint tel malheur à quelqu’un de si jeune et de si
vigoureux. Et si je m’en vais, qui donc fera marcher le navire?

--Du calme! oh, du calme! chuchota la vapeur, laquelle, cela va sans
dire, était allée déjà maintes fois en mer.

Elle avait l’habitude de passer ses loisirs à terre dans un nuage, une
gouttière, un pot de fleurs, un orage, en tous lieux où l’eau se
trouvait requise.

--Ce n’est qu’un peu de poudrin, un petit grain intermittent. Cela sera
comme cela toute la nuit, par intervalles. Je ne dis pas que ce soit
agréable, mais, étant données les circonstances, c’est le mieux que nous
puissions faire que de conserver notre calme.

--Quelle différence peuvent bien faire les circonstances? Je suis ici
pour accomplir ma besogne--avec de la vapeur propre et nette. Au vent
les circonstances! rugit le cylindre.

--Les circonstances se chargent de nous l’arranger, le vent. J’ai
travaillé sur le parcours de l’Atlantique nord un bon nombre de fois--il
y aura du gros temps d’ici au matin.

--Nous n’avons déjà pas à déplorer le calme maintenant, dirent les
membres extra-forts--on les appelait porques--dans la chambre des
machines. Il se produit une poussée de bas en haut, à laquelle nous ne
comprenons rien, ainsi qu’une sorte de tortillement fort mauvais pour
nos consoles et nos tôles-carreau; ce tortillement est en outre suivi
d’un effort vers l’ouest-nord-ouest, lequel nous ennuie sérieusement. Si
nous en parlons, c’est que nous avons coûté pas mal d’argent, et que
cela ne plairait guère à l’armateur, nous en sommes à peu près sûrs, de
nous voir traités avec cette légèreté.

--Je crains que pour le présent l’affaire ne soit guère de son ressort,
dit la vapeur, en s’introduisant dans le condenseur. Jusqu’à ce que le
temps s’améliore, vous êtes livrés à vos propres moyens.

--Je me fiche pas mal du temps, dit, au-dessous, une voix basse en
bémol; c’est cette maudite cargaison qui me dégoûte. Je suis la virure
de gabord, je suis deux fois plus épaisse que la plupart des autres, et
je devrais savoir quelque chose.

La virure de gabord est, au fond d’un navire, la tôle située le plus
bas, et la virure de gabord de la _Dimbula_ avait presque trois quarts
de pouce de son épaisseur en acier doux.

--La mer me soulève d’une façon à laquelle je ne me serais jamais
attendue, grogna-t-elle, alors que la cargaison me pousse de haut en
bas; et, entre les deux, je me demande ce qu’on veut que je fasse.

--Dans le doute, tenez bon, gronda la vapeur, tout en prenant de
l’expansion dans les chaudières.

--Oui; mais il n’est ici en bas que ténèbres, froid et confusion; et
comment puis-je savoir si les autres tôles sont en train de faire leur
devoir. Ces tôles de pavois, là au-dessus, ai-je entendu dire, n’ont pas
plus de cinq seizièmes de pouce d’épaisseur--j’appelle cela scandaleux.

--Je suis d’accord avec vous, dit une énorme porque placée auprès de
l’écoutille de charge.

Elle était plus profonde et plus épaisse que toutes les autres, et se
recourbait en demi-arche à moitié de la largeur du navire, pour
supporter le pont là où des barrots se fussent trouvés sur le chemin de
la cargaison montante et descendante.

--Je travaille sans le moindre soutien, et je remarque que je suis à moi
seule toute la force de ce vaisseau, autant que je peux voir. La
responsabilité, je vous assure, est énorme. Je crois que la valeur en
argent de la cargaison dépasse cent cinquante mille livres. Pensez donc!

--Et il n’en est pas une livre qui ne soit à la merci de mes continuels
efforts.

Celle qui parlait ici était une soupape communiquant avec l’eau
extérieure, et située non loin de la virure de gabord:

--Je me réjouis de penser que je suis une soupape Prince Hyde, pourvue
des meilleures garnitures de caoutchouc Para. Je suis protégée par cinq
brevets d’invention--je ne dis pas cela pour me vanter--de cinq brevets
distincts et différents, tous plus beaux l’un que l’autre. Pour le
moment je suis vissée à bloc. M’ouvrirais-je qu’immédiatement vous
seriez submergés. C’est incontroversable!

Les articles brevetés emploient toujours les plus longs mots qu’ils
peuvent. C’est une manie qu’ils prennent à leurs inventeurs.

--Voici du nouveau, dit une grosse pompe de cale centrifuge. J’avais
idée que vous serviez à nettoyer les ponts et le reste. En tous cas, je
vous ai employée plus d’une fois pour cela. J’oublie le nombre précis,
dans les mille, de gallons que je suis garantie jeter par heure; mais je
vous assure, mes larmoyants amis, qu’il n’y a pas le moindre danger. Je
suis à moi seule capable de faire évacuer tout ce qui pourrait
s’introduire d’eau ici... Par mes Plus Fiers Clapets de Refoulement...,
eh bien... en voilà, un coup de tangage!

La mer grossissait pour de bon. Il s’agissait d’un coup de vent de plein
ouest, qui soufflait de dessous une trouée déchiquetée de ciel vert,
pressée de tous côtés par de gros nuages gris; et le vent mordait à
l’instar de tenailles dans le temps qu’il fouettait en dentelle l’embrun
aux flancs des vagues.

--Je vais vous dire ce que c’est, téléphona le mât de misaine par ses
étais. Je suis ici en haut, d’où je peux considérer les choses sans
passion. Il y a une conspiration organisée contre nous. J’en suis sûr,
attendu qu’il n’y a pas une de ces vagues qui ne cingle en droite ligne
sur notre proue. La mer tout entière s’en mêle--et de même fait le vent.
C’est terrible!

--Qu’est-ce qui est terrible? demanda une vague, en noyant le cabestan
pour la centième fois.

--Cette conspiration organisée par vous, gargouilla le cabestan, en
empruntant le ton du mât.

--Des bulles et de l’écume organisées! Il y a eu une dépression dans le
golfe du Mexique. Faites excuse!

Elle sauta de l’autre côté; mais ses amies reprirent le récit chacune à
leur tour.

--Qui s’est avancée...

Cette vague lança de l’eau verte par-dessus la cheminée.

--Jusqu’au cap Hatteras...

Celle-ci inonda le pont.

--Et qui maintenant prend la mer... la mer... la mer!

La troisième passa en trois houles, balayant net une des embarcations,
laquelle s’en alla chavirer et sombrer le long du bord dans les gouffres
envahis par l’ombre, tandis que les garants brisés fouettaient les
daviers.

--Et voilà toute l’histoire, fusa l’eau, blanche d’écume, qui sortait en
rugissant des dalots. Nous n’avons nulle mauvaise intention. Nous ne
sommes que des corollaires météorologiques.

--Est-ce que cela menace de devenir pire? demanda l’ancre d’avant
enchaînée au pont, où c’est à peine si elle pouvait respirer une fois
toutes les cinq minutes.

--Ne saurais vous dire. Il se peut que le vent souffle un brin vers
minuit. Mille mercis. Bonjour et adieu.

La vague qui parlait si poliment avait voyagé à quelque distance vers
l’arrière, et se trouva toute en confusion dans le spardeck, que
protégeaient de hauts pavois. L’une des tôles de pavois, suspendue à des
charnières qui lui permettaient de s’ouvrir extérieurement, s’était
penchée au dehors et repassa le gros de l’eau à la mer avec une bonne
claque.

--Évidemment, c’est ce pour quoi j’ai été faite, dit la tôle, en se
refermant avec un orgueilleux vacarme. Oh, non, pas cela, ma belle!

La crête d’une vague essayait de rentrer de l’extérieur; mais, comme la
tôle ne s’ouvrait pas dans cette direction, l’eau déjouée rejaillit à
reculons.

--Ce n’est pas mal pour cinq seizièmes de pouce, reprit la tôle de
pavois. Voilà, je m’en aperçois, ma besogne réglée pour la nuit.

Et elle se mit à s’ouvrir et se fermer, comme c’était son métier,
suivant le mouvement du navire.

--Nous ne sommes pas ce qu’on pourrait appeler paresseux, grognèrent
ensemble tous les membres, comme la _Dimbula_ gravissait une grosse
vague, se couchait sur le côté, une fois à la crête, et fonçait dans le
prochain creux, en se contournant dans la descente.

Une énorme houle se souleva juste sous son milieu, et sa proue ainsi que
sa poupe se trouvèrent suspendues dans le vide sans rien pour les
supporter. Alors, en manière de jeu, une vague l’empoigna à la proue,
une autre à la poupe, tandis que le reste de l’eau se dérobait sous
elle, tout simplement pour voir ce qu’elle dirait; de sorte qu’elle ne
se trouva soutenue qu’à ses deux extrémités, et que le poids de la
cargaison et des machines retomba tout entier sur les quilles de fer et
les serres de bouchains gémissantes.

--Soulagez! Soulagez! mugit la virure de gabord. Je demande un huitième
de pouce de jeu. M’entendez-vous, vous, les rivets?

--Soulagez! Soulagez! crièrent les serres de bouchains. Ne vous tenez
pas si serrées aux membres!

--Soulagez! grognèrent les barrots de pont, comme la _Dimbula_ roulait
d’une façon effrayante. Vous avez vissé nos courbes dans les serres, et
nous ne pouvons plus bouger. Soulagez, petites pestes à tête plate.

Sur quoi deux lames convergentes frappèrent la proue chacune de son
côté, et s’en allèrent retomber au loin en torrents de tonnerre
ruisselant.

--Soulagez! cria la cloison d’abordage de l’avant. Je sens le besoin de
tout lâcher, mais je suis serrée de partout. Soulagez, sale petite
limaille de forge. Laissez-moi respirer!

Les centaines de tôles qui sont rivées aux membres, et forment
l’enveloppe extérieure de tout steamer, répétèrent le cri, attendu que
chacune d’elles voulait changer de position et s’étirer un peu, et que
chacune, suivant la place qu’elle occupait, s’en prenait aux rivets.

--Nous n’y pouvons rien! Non, nous n’y pouvons rien! murmurèrent-ils en
réponse. Nous sommes ici pour vous maintenir, et nous vous
maintiendrons; jamais vous ne tirez deux fois de suite dans la même
direction. Si vous disiez d’avance ce que vous allez faire, nous
essaierions d’aller au devant de vos desseins.

--Autant que j’ai pu le sentir, dit le bordage du spardeck, et il était
épais de quatre pouces, il n’est pas un seul morceau de fer près de moi,
qui n’ait poussé ou tiré dans une direction différente. Tenez, qu’est-ce
que cela veut dire? Voyons, mes amis, un peu d’ensemble.

--Tirez de la façon que vous voulez, mugit la cheminée, du moment que ce
n’est pas sur moi que vous tenterez vos expériences. Moi, il me faut
quatorze cordages en fil de fer, tous tirant dans des directions
opposées, pour me tenir droite. N’est-il pas vrai?

--Nous te croyons, ma petite! sifflèrent les haubans de cheminée à
travers leurs dents serrées, comme ils vibraient sous le vent depuis le
sommet de la cheminée jusqu’au pont.

--Bah! Il n’y a que cela de vrai, l’ensemble, répétèrent les ponts.
L’ensemble où l’on tire tous en long.

--Parfait, dirent les serres; alors, ne poussez donc pas de côté lorsque
vous êtes mouillés. Contentez-vous de courir gracieusement de l’avant à
l’arrière, et de décrire une courbe aux extrémités, comme nous faisons.

--Non, pas de courbes à l’extrémité! Un arc léger et savant de bord à
bord, avec un bon crampon à chaque cornière et de petites pièces soudées
dessus, dirent les barrots de pont.

--La bonne blague! crièrent les épontilles de fer de la cale profonde et
sombre. Qui a jamais entendu parler de courbes? Tenez-vous droits. La
colonne parfaitement ronde, il n’y a que cela. Et tâchez de supporter
des tonnes de solide et honnête poids... comme ceci! Là!

Une grosse lame vint se briser là-haut sur le pont, et les épontilles se
raidirent sous la charge.

--Tout droit du haut en bas, ce n’est pas mal, dirent les membres qui
couraient dans ce sens sur les flancs du navire; mais il faut aussi de
l’expansion latérale. L’expansion est la loi de la vie, mes enfants. De
la place! De la place!

--Revenez! dirent les barrots de pont, d’un ton farouche, comme le
soulèvement vertical de la mer donnait aux membres la tentation de
s’ouvrir. Revenez à vos portées, fers à la dent molle!

--De la rigidité! De la rigidité! tambourinèrent les machines. Une
absolue, constante rigidité--rigidité!

--Vous voyez! pleurnichèrent les rivets en chœur. Il n’y en a pas deux
d’entre vous qui tireront jamais de la même façon, et--et vous nous
mettez tout sur le dos. Nous ne savons, nous autres, que traverser une
tôle et mordre des deux côtés, de telle sorte qu’elle ne puisse, ne
doive bouger, qu’elle ne bouge pas.

--J’ai obtenu, en tout cas, une fraction de pouce de jeu, dit d’un air
triomphant la virure de gabord.

Elle y était parvenue, en effet, et toute la carène du navire semblait
en éprouver le bien-être.

--C’est donc que nous ne sommes pas bons, sanglotèrent les rivets de
carène. Nous avions reçu l’ordre--reçu l’ordre--de ne jamais céder; et
nous avons cédé, et la mer va entrer, et nous irons tous ensemble au
fond! On commence par nous accuser de tout ce qui est désagréable, et
ensuite nous n’avons même pas la consolation d’avoir accompli notre
besogne.

--Ne répétez pas que c’est moi qui vous l’ai dit, murmura la Vapeur d’un
ton consolant; mais, entre vous et moi, il était sûr que cela devait
arriver tôt ou tard. Il _fallait_ que vous cédiez un tantinet, et vous
avez cédé sans le savoir. Maintenant, continuez de tenir bon, comme par
le passé.

--Pour quoi faire? jacassèrent quelques centaines de rivets. Nous avons
cédé--nous avons cédé; et le plus tôt nous confesserons que nous ne
sommes pas capables de maintenir le navire ensemble et que nous perdons
nos petites têtes, mieux cela vaudra. Il n’y a pas de rivet forgé
capable de supporter cet effort.

--On ne l’a jamais non plus attendu d’un rivet. Partagez-le-vous,
répondit la Vapeur.

--Que les autres prennent ma part. Moi, j’y renonce, dit un rivet dans
l’une des tôles d’avant.

--Si vous le faites, d’autres vous imiteront, siffla la Vapeur. Il n’y a
rien de plus contagieux dans un bateau que ce mal-là pour les rivets.
Tenez, j’ai connu un petit bonhomme comme vous--il était, pourtant, d’un
huitième de pouce plus gros--sur un steamer--et ce steamer, maintenant
que j’y pense, n’était assurément de pas plus de douze cents
tonnes--exactement à la même place que vous. Il sauta dans un petit rien
de mer, pas la moitié aussi mauvais que celui-ci, et donna l’exemple à
tous ses amis du même couvre-joint; les tôles s’ouvrirent comme la porte
d’un foyer, et il ne me resta que la ressource de grimper dans le banc
de brouillard le plus proche, tandis que le bateau allait au fond.

--Voilà qui passe toute honte, repartit le rivet. Et pas plus gros que
moi, vous dites, et sur un steamer de pas la moitié de notre tonnage?
Petite cheville de roseau! J’en rougis pour la famille, Madame!

Il s’assujettit à sa place plus solidement que jamais, et la Vapeur
étouffa de rire.

--Vous voyez, poursuivit-elle on ne peut plus gravement, qu’un rivet, et
surtout un rivet dans votre position, est la partie vraiment
indispensable du navire.

La Vapeur se garda de dire qu’elle avait chuchoté exactement la même
chose à chaque pièce de fer du bord, l’une après l’autre. Il n’est pas
nécessaire d’en dire plus qu’il ne faut.

Et durant tout ce temps la petite _Dimbula_ tanguait et oscillait, se
balançait et pivotait, se couchait comme si elle allait mourir, se
relevait comme si on l’eût piquée, et dardait le nez à la ronde et
encore à la ronde en une demi-douzaine de cercles avant de plonger; car
la tempête était à son plus fort. Il faisait noir comme l’encre, en
dépit de l’écume blanche en lambeaux sur les vagues, et, pour couronner
le tout, la pluie se mit à tomber en nappes, au point que vous n’eussiez
pu voir votre main devant votre visage. Cela ne faisait guère de
différence pour les œuvres de fer là-bas au-dessous, mais le mât de
misaine ne laissait pas de s’en tourmenter gravement.

--Maintenant, c’est la fin, dit-il d’un air sombre. La conspiration
contre nous est par trop puissante. Il n’y a plus rien à faire qu’à...

--_Hurraar! Brrrraah! Brrrrrrp!_ rugit la Vapeur par la sirène, à faire
trembler les ponts. N’ayez pas peur, là en bas. Ce n’est que moi qui
lance deux ou trois mots pour le cas où quelqu’un se trouverait en train
de gambader ce soir dans le voisinage.

--Vous ne voulez pas dire qu’il y en a d’autres que nous en mer par ce
temps? demanda la cheminée avec un nasillement rauque.

--Il y en a des douzaines, repartit la Vapeur, en tâchant de s’éclaircir
la voix. _Brrrrraaa! Brraaaaa! Prrrrp!_ Il vente un brin ici en haut;
et, Grandes Chaudières! comme il pleut!

--Nous nous noyons, dirent les dalots.

Ils n’avaient rien fait d’autre toute la nuit, mais cette fouettée de
pluie sans arrêt au-dessus d’eux semblait être la fin du monde.

--Ce n’est rien. D’ici une heure ou deux, nous serons plus tranquilles.
D’abord le vent, ensuite la pluie, après quoi la brise et je fuis!
_Grrraaaaaah! Drrrraaaa! Drrrp!_ On dirait que la mer calme déjà. Si
oui, vous apprendrez ce que c’est que le roulis. Jusqu’ici nous n’avons
fait que tanguer. Pendant que j’y pense, vous autres, mes gaillards, là
bas dans la cale, ne vous sentez-vous pas un peu plus à l’aise que
tantôt?

On grognait au milieu des efforts tout autant qu’auparavant, mais ce
n’était pas sur un ton aussi élevé ni aussi aigre; et, lorsque le navire
tremblait, ce n’était pas avec un soubresaut pénible, comme fait un
tisonnier qu’on choque sur le parquet; non, il cédait avec un petit
tressaillement souple, comme un club de golf bien équilibré.

--Nous avons fait une découverte des plus étonnantes, dirent les serres
l’une après l’autre. Découverte qui change du tout au tout la situation.
Nous nous sommes aperçu, et pour la première fois dans l’histoire de la
construction de navires, que l’effort en dedans des barrots de pont et
la poussée extérieure des membres nous cadenassent, si l’on peut dire,
plus étroitement à nos places, et nous mettent à même de supporter un
effort sans aucun précédent dans les annales de l’architecture maritime.

La Vapeur n’eut que le temps de transformer un commencement de rire en
un rugissement par la sirène.

--De quelle puissance de cerveau vous témoignez, vous autres, grandes
serres, repartit-elle doucement, dès qu’elle eut fini.

--Nous aussi, entamèrent les barrots de pont, découvrons des choses et
sommes des génies. Notre opinion est que le soutien des épontilles de
barre-sèche nous offre un appui matériel. Nous trouvons que nous nous
«fermons» sur elles lorsque nous sommes soumis à quelque poids d’eau de
mer particulièrement lourd au-dessus de nous.

Ici la _Dimbula_ s’élança dans un creux, en se couchant presque sur le
flanc--pour, une fois arrivée au fond, reprendre son aplomb d’un coup de
reins et d’un spasme.

--Dans des cas comme celui-ci--vous en apercevez-vous, Vapeur?--le bordé
entôle de l’avant, et principalement celui de l’arrière--nous devrions
aussi mentionner les varangues situées au-dessous de nous--nous font
nous raidir contre toute tendance à nous fausser.

Les membres, pour s’exprimer, employaient le ton solennel et frappé de
crainte qu’emploient les gens qui viennent de se trouver pour la
première fois en présence de quelque chose de nouveau.

--Je ne suis qu’une pauvre bouffée de fumée, dit la Vapeur, mais j’ai,
dans mon métier, à supporter une bonne dose de pression. Tout cela est
diantrement intéressant. Dites-nous encore quelque chose, vous autres,
mes gaillards, qui paraissez si calés.

--Regardez-nous, et vous verrez, dirent avec orgueil les tôles de
l’avant. Attention, là-derrière! Voici venir la Mère Gigogne des Vagues!
Serrez ferme, tous les rivets!

Une grande lame torrentueuse s’en vint en fulminant, mais à travers la
lutte et la confusion, la Vapeur put percevoir les cris étouffés et
brefs de la charpente au fur et à mesure que les différents efforts se
faisaient sentir--des cris comme ceux-ci: «Doucement, par là--doucement!
Ah, _maintenant_, poussez de toute votre force! Tenez bon! Cédez un
rien! Debout! Tirez! Écartez dans les deux sens! Veillez à l’effort aux
extrémités! Serrez, maintenant! Mordez dur! Laissez l’eau s’écouler--et
voilà qui va bien!

La vague s’éloigna dans les ténèbres, en jetant ces mots:

--Pas mal, cela, si c’est là votre premier voyage!

Et le navire, trempé, mouillé, palpita au rythme des machines
intérieures. Sous le sel des embruns descendus par l’écoutille de la
chambre des machines, les trois cylindres étaient devenus blancs; les
conduits à vapeur enveloppés de toile à voile étaient fourrés de blanc,
et il n’était pas jusqu’aux cuivres, là-bas tout au fond, qui ne fussent
mouchetés de souillures; mais les cylindres avaient appris à tirer ce
qu’ils pouvaient de vapeur de ce qui n’était qu’à moitié de l’eau, et
continuaient de piler de gaîté de cœur.

--Comment s’en tire le résultat le plus noble de l’ingéniosité humaine?
demanda la Vapeur, tout en tourbillonnant à travers la chambre des
machines.

--Rien pour rien en ce monde de malheur, répondirent les cylindres,
comme s’il y eût eu des siècles qu’ils fussent en marche; et joliment
peu pour un balancier d’une pression de cinq atmosphères! Nous avons
filé deux nœuds durant cette dernière heure et quart! C’est plutôt
humiliant pour huit cents chevaux-vapeur, qu’est-ce que vous en dites?

--Mais cela vaut mieux que de dériver de l’arrière, en tout cas. Vous
semblez plutôt moins--comment dirai-je?--moins raide du dos que vous
n’étiez.

--Si vous aviez été menée comme nous l’avons été cette nuit, vous ne
seriez guère rai-ai-aide non plus. Théori-ori-ori-quement, cela va sans
dire, la rigidité, c’est ce qu’on demande. Prrr-prrr-pratiquement, il
faut faire quelques concessions de part et d’autre. Nous avons découvert
cela, nous autres, en travaillant couchés sur nos flancs des cinq
minutes d’affilée-éééé-ééé. Quel temps fait-il?

--La mer calme vite, répondit la Vapeur.

--A la bonne heure, dit le cylindre à haute pression. Stimulez le
navire, mes enfants. On nous a donné cinq livres de plus de vapeur.

Et il se mit à fredonner les premières mesures de _Said the young
Obadiah to the old Obadiah_, air chéri, on a pu le remarquer, des
machines non construites pour les grandes vitesses. Les longs courriers
à deux hélices, eux, chantent _la Marche Turque_, l’ouverture du _Cheval
de Bronze_, et _Madame Angot_, jusqu’à ce que quelque chose aille de
travers; alors, ils jouent _la Marche Funèbre d’une Marionnette_ de
Gounod, avec variations.

--Un de ces beaux jours, vous apprendrez quelque chanson à vous, dit la
Vapeur en s’élevant par la sirène pour un dernier beuglement.

Le jour suivant, le ciel s’éclaircit et la mer se calma un peu; sur quoi
la _Dimbula_ se mit à rouler de bord à bord au point de n’avoir pas un
pouce de fer qui ne fût malade et n’eût le vertige. Mais par bonheur
tout le monde ne se sentit pas malade en même temps, sans quoi elle se
fût ouverte comme une boîte de papier mouillé.

La Vapeur, tout en vaquant à ses affaires, siffla en manière
d’avertissement. C’est, en effet, dans le court et rapide tohu-bohu qui
suit un gros temps qu’arrivent la plupart des accidents, attendu
qu’alors chacun croit le mal passé et ne se tient plus sur ses gardes.
C’est ainsi qu’elle prêcha et babilla jusqu’à ce que les barrots, les
membres, les varangues, les serres et le reste eussent appris à
s’adapter les uns aux autres, et à supporter ce nouveau mode de tension.

Ils eurent d’ailleurs tout le temps de s’exercer, car ils restèrent
seize jours à la mer, et le temps ne cessa d’être affreux jusqu’à moins
de cent milles de New-York. La _Dimbula_ cueillit au passage son pilote,
et entra couverte de sel et de rouille écarlate. Sa cheminée était gris
sale du haut en bas; elle avait perdu deux de ses embarcations; trois de
ses manches à vent avaient pris l’aspect de chapeaux après une lutte
avec la police; le pont se voyait pourvu d’une fossette au milieu; le
rouffle qui recouvrait la barre était fendillé comme à coups de hache;
la note de réparations à effectuer dans la chambre des machines était
presque aussi longue que l’arbre porte-hélice; le panneau d’écoutille
d’avant tomba en douves de baquet lorsqu’on souleva les barres de fer
qui le retenaient; et le cabestan à vapeur s’était trouvé fortement
tordu sur son assise. Dans l’ensemble, comme dit le capitaine, c’était
«une assez bonne moyenne».

--Mais elle est assouplie, dit-il à Mr. Buchanan. Malgré tout son poids
mort elle a vogué comme un yacht. Vous vous rappelez ce dernier coup de
mer passé les Bancs? Je suis fier d’elle, Buck.

--Cela s’est très bien passé, repartit le chef mécanicien, en laissant
courir son regard le long des ponts en désordre. Toutefois, celui qui
jugerait superficiellement dirait que nous ne sommes qu’une épave; mais
nous savons, nous autres--par expérience--qu’il en est autrement.

Il va sans dire que tout ce qu’il y avait dans la _Dimbula_ se redressa
de bel orgueil, et que le mât de misaine ainsi que la cloison d’abordage
d’avant, personnes entreprenantes, prièrent la Vapeur d’avertir le port
de New-York de leur arrivée.

--Faites savoir à ces gros bateaux qui nous sommes, dirent-ils. Ils ont
l’air de nous prendre tout à fait pour une chose qui va sans dire.

C’était par une de ces claires et glorieuses matinées de calme plat, et
en longue file s’alignaient, chacun à la moitié d’un mille à peine de
l’autre, tandis que jouaient leurs musiques et que leurs remorqueurs
retentissaient de cris et papillotaient de mouchoirs agités, le
_Majestic_, le _Paris_, la _Touraine_, la _Servia_, le _Kaiser Wilhelm
II_, et le _Werkendam_, tous en train de gagner pompeusement la mer.
Comme la _Dimbula_ renversait sa barre pour laisser la route libre aux
grands bateaux, la Vapeur (qui en sait beaucoup trop pour qu’il ne lui
soit égal de se donner de temps à autre en spectacle), cria:

--Oyez! Oyez! Oyez! Princes, Ducs et Barons de la Pleine Mer! Sachez-le
par ces présentes, nous sommes la _Dimbula_, qui avons mis quinze jours
et neuf heures à venir de Liverpool, après avoir, pour la première fois
dans notre carrière, traversé l’Atlantique avec trois mille tonnes de
chargement! Nous n’avons pas sombré. Nous voici. Hourra! Hourra! Nous ne
sommes pas désemparée. Malgré que nous ayons eu un temps tout à fait
sans exemple dans les annales de la construction de navires! Nos ponts
furent balayés! Nous avons tangué! Nous avons roulé! Nous avons pensé
mourir! _Hi! Hi!_ Mais nous ne sommes pas morte. Nous tenons à faire
connaître que nous sommes venue à New-York à travers tout le grand
Atlantique par le plus mauvais temps du monde, et que nous sommes la
_Dimbula_! Oui-da--a--aa--aaaa!

La belle ligne de bateaux passa aussi imperturbablement que le cortège
des Saisons. La _Dimbula_ entendit le _Majestic_ faire «Hmph!», le
_Paris_ grommela «How!», la _Touraine_ dit «Oui!» avec un coquet petit
volute de vapeur; la _Servia_ fit «Haw»! et le _Kaiser_ ainsi que le
_Werkendam_ crièrent «Hoch!» à la façon teutonne--et ce fut absolument
tout.

--J’ai fait de mon mieux, dit gravement la vapeur, mais je ne crois pas
toutefois que nous ayons produit sur eux une bien grande impression. Et
vous?

--C’est tout simplement dégoûtant, répliquèrent les tôles de l’avant.
Ils auraient bien pu voir par où nous avons passé. Il n’est pas sur la
mer un navire qui ait souffert autant que nous--est-ce vrai, voyons?

--Ma foi, je n’irai pas jusqu’à dire cela, reprit la Vapeur, attendu que
j’ai travaillé sur quelques-uns de ces bateaux-là, et les ai amenés en
six jours par un temps tout aussi mauvais que celui que nous avons eu
quinze jours durant; et quelques-uns d’entre eux sont d’un peu plus de
dix mille tonnes, je crois. En outre, j’ai vu le _Majestic_, par
exemple, plongé de la proue à la cheminée dans l’eau; j’ai aidé
l’_Arizona_, je crois que c’était lui, à se déhaler d’un iceberg avec
lequel il s’était rencontré par une nuit noire; il m’a fallu, certain
jour, m’échapper de la chambre des machines du _Paris_, parce qu’il y
avait dedans trente pieds d’eau. Certes, je ne nie pas...

La Vapeur se tut soudain. Un remorqueur, chargé d’un club politique et
d’une musique de cuivres, qui étaient allés assister au départ d’un
sénateur de New-York pour l’Europe, croisait leur avant, en route pour
Hoboken. Il y eut un long silence, lequel s’étendit, sans interruption,
du taille-mer aux ailes d’hélice de la _Dimbula_.

Puis une nouvelle et grosse voix dit lentement et d’un ton empâté, comme
si celui qui en était possesseur vînt de se réveiller:

--J’ai la conviction de m’être conduit d’une façon ridicule.

La Vapeur sut tout de suite ce dont il s’agissait; attendu que lorsqu’un
navire s’y retrouve, le babil des différentes pièces prend fin et se
résout en une voix unique, qui est l’âme du navire.

--Qui êtes-vous? demanda-t-elle en riant.

--Je suis la _Dimbula_, cela va sans dire. Je n’ai jamais été rien
d’autre que cela--et aussi quelqu’un de fort ridicule!

Le remorqueur, qui faisait de son mieux pour se faire couler, s’esquiva
juste à propos, tandis que sa musique brassait dans le fracas des
cuivres un air aussi populaire que de mauvais goût.

--Eh bien, je suis contente que vous ayez fini par vous y retrouver,
reprit la Vapeur. A dire vrai, j’étais un peu fatiguée de parler à tous
ces membres et à toutes ces serres. Et maintenant, c’est la quarantaine.
Après cela nous irons à notre débarcadère nous nettoyer un peu, pour--le
mois prochain--recommencer.




NABOTH


Voici comment cela se passa; et la vérité qui s’en dégage est aussi une
allégorie de l’empire.

Je le rencontrai au coin de mon jardin, un panier vide sur la tête, et
un lambeau malpropre autour des reins. C’était tout le bien sur quoi
Naboth pût élever l’ombre d’une prétention la première fois que je le
vis. Il me mendia, et ce fut le début de nos relations. Il était très
maigre, et montrait presque autant de côtes que son panier; il me
raconta une longue histoire à propos de fièvre et d’un procès, et aussi
d’un chaudron de fer qui avait été saisi par le tribunal en exécution
d’un arrêt. Je mis la main à la poche afin d’assister Naboth, tel il
advint à des rois de l’Orient, pour la perte de leurs royaumes,
d’assister des aventuriers étrangers. Une roupie s’était cachée dans la
doublure de mon gilet. J’ignorais totalement qu’elle fût là, et j’offris
ma trouvaille à Naboth comme un présent tombé du ciel. Il répondit que
j’étais le seul et légitime Protecteur du Pauvre qu’il eût jamais connu.

Le lendemain matin, il réapparut, le ventre un peu plus rond, et se
roula sur le sol à mes pieds dans la verandah d’entrée. Il déclara que
j’étais et son père et sa mère, et le descendant direct de tous les
dieux de son panthéon, sans parler de mon contrôle sur les destinées de
l’univers. Quant à lui, ce n’était qu’un marchand de bonbons, et de
moindre importance encore que la poussière sous mes pieds. J’avais déjà
entendu ce genre de boniment, aussi lui demandai-je ce dont il
retournait. Ma roupie, dit Naboth, l’avait élevé aux nues, et il
désirait présenter une requête. Il souhaitait d’installer un petit
éventaire de bonbons près de la maison de son bienfaiteur, afin de
suivre du regard ma révérée personne tandis que j’allais et venais,
illuminant le monde. Je daignai gracieusement accorder la permission, et
il s’éloigna la tête entre les genoux.

Or, tout au fond de mon jardin, le sol s’en va en pente jusqu’à la
route, et la pente se trouve dominée par une épaisse plantation
d’arbustes. Un court chemin carrossable va de la maison au Mall, lequel
Mall passe tout près de la plantation. Dans l’après-midi du lendemain je
m’aperçus que Naboth s’était assis au bas de la pente, par terre dans la
poussière de la route et sous le soleil ardent, un panier devant lui, où
erraient quelques bonbons poisseux. Il s’était, par l’effet de ma
munificence, remis dans le commerce, et le sol se trouvait le paradis
grâce à mon honorée faveur. Rappelez-le-vous, il n’était question que de
Naboth, son panier, le soleil et la poussière, lorsque mon Empire
commença d’être sapé.

Le jour suivant, il s’était transporté en haut de la pente plus près de
mes arbustes, et agitait un éventail en feuilles de palmier pour tenir
les mouches à l’écart de sa marchandise. De ce fait je jugeai que le
commerce devait avoir marché.

Quatre jours plus tard, je remarquai qu’il s’était reculé, lui et son
panier, à l’abri des arbustes, et avait attaché entre deux branches une
guenille couleur isabelle afin de faire plus d’ombre. Il y avait
abondance de bonbons dans son panier. Je pensai que le commerce devait
certainement être encore en voie de hausse.

Sept semaines plus tard, le gouvernement fit l’acquisition d’une petite
pièce de terre destinée à la construction d’un tribunal, tout près de
l’extrémité de mon compound, et employa près de quatre cents coolies aux
fondations. Naboth acheta une couverture rayée bleu et blanc, un pied de
lampe en cuivre, et un boy, pour répondre à l’essor du commerce, qui
était effrayant.

Cinq jours plus tard, il acheta un livre de comptes, vaste, épais, à dos
rouge, et un encrier de verre. Je m’aperçus, de la sorte, que les
coolies s’étaient endettés vis-à-vis de lui, et que le commerce prenait
une extension conforme aux règles légitimes du crédit. Je m’aperçus
aussi que le panier était devenu trois paniers, et que Naboth avait
reculé et élagué dans la plantation d’arbustes, et s’était fait une
jolie petite clairière pour l’étalage convenable du panier, de la
couverture, des livres et du boy.

Une semaine et cinq jours plus tard, il avait construit une cheminée
d’argile dans la clairière, et l’épais livre de comptes débordait. Il
déclara que Dieu avait créé peu d’Anglais de ma sorte, et que j’étais
l’incarnation de toutes les vertus humaines. Il m’offrit en tribut
quelques échantillons de sa marchandise, et, en les acceptant, je le
reconnus comme mon feudataire sous le manteau de ma protection.

Trois semaines plus tard, je remarquai que le boy avait maintenant
l’habitude de préparer pour Naboth son repas de midi, et que Naboth
commençait à prendre du ventre. Il avait élagué plus avant dans ma
plantation d’arbustes, et possédait un second livre de comptes, plus
épais que le premier.

Onze semaines plus tard, Naboth s’était rongé sa route presque de part
en part de la plantation, et une hutte de roseau, à l’extérieur de
laquelle se trouvait une couchette, se dressait dans la petite percée
dont il était l’auteur. Deux chiens et un bébé dormaient dans la
couchette. D’où j’inférai que Naboth avait pris femme. Il déclara que,
grâce à ma faveur, il avait ainsi fait, et que j’étais plusieurs fois
plus beau que Krishna.

Six semaines et deux jours plus tard, un mur de terre avait poussé au
fond de la hutte. Derrière celle-ci picoraient des poules, et cela
sentait un peu. Le secrétaire municipal prétendit qu’il se formait un
cloaque sur la route, à cause des infiltrations de mon compound, et
qu’il fallait que je m’arrangeasse pour les faire disparaître. Je parlai
à Naboth. Il déclara que j’étais le souverain maître de ses intérêts
ici-bas, et que le jardin était tout entier ma propriété; et il m’envoya
de nouveaux échantillons de sa marchandise dans un torchon douteux.

Deux mois plus tard, un coolie fut tué dans une rixe qui eut lieu en
face de la Vigne de Naboth. L’inspecteur de police déclara que le cas
était sérieux, se rendit dans les quartiers de mes domestiques, insulta
la femme de mon majordome et éprouva le besoin d’arrêter mon majordome
lui-même. Le plus curieux du meurtre, c’est que la plupart des coolies
se trouvaient ivres au moment où il se produisit. Naboth fit remarquer
que mon nom était un rempart solide entre lui et ses ennemis, et qu’il
attendait la prochaine venue d’un autre bébé.

Quatre mois plus tard, la hutte était tout murs de terre, très
solidement construits, et Naboth avait employé la plupart de mes
arbustes à nourrir ses cinq chèvres. Une montre d’argent et une chaîne
en aluminium brillaient sur son ventre fort arrondi. Mes serviteurs, à
diverses reprises, se trouvèrent ivres d’une assez alarmante façon, et
ne manquaient pas une occasion de perdre leur temps avec Naboth. Je
parlai à Naboth. Il déclara que, grâce à la faveur et à la gloire de ma
personne, il ferait de toute sa gent féminine de véritables ladies, et
que s’il était quelqu’un pour laisser entendre qu’il tenait à l’ombre de
mes tamaris une distillerie clandestine, c’était alors, à moi, son
suzerain, à les poursuivre.

Une semaine plus tard, il loua un homme pour fabriquer plusieurs
douzaines de mètres carrés de treillage destiné à entourer le derrière
de sa hutte, afin que ses femmes pussent se trouver à l’abri des regards
étrangers. L’homme s’en alla le soir, laissant son travail paver le
raccourci qui reliait la route à ma maison. Je rentrais en voiture à la
tombée du jour, et tournai le coin, près de la Vigne de Naboth, à une
assez vive allure. La première chose dont je me souvienne ensuite, c’est
que les chevaux du phaéton bronchaient et se débattaient dans une sorte
de réseau de bambou d’une solidité sans exemple. Les deux bêtes
s’abattirent. L’une d’elles se releva sans plus de mal que les deux
genoux couronnés. L’autre se trouvait si maltraitée que je fus forcé de
l’abattre.

Naboth n’est plus là, et sa hutte est retournée à sa boue primitive,
avec des bonbons en guise de sel pour démontrer que le lieu est maudit.
Pour moi, j’ai construit un pavillon qui domine le bout du jardin, et
c’est sur mes frontières le fort d’où je garde mon Empire.

J’apprécie maintenant ce que ressentit Achab. En voilà un, que les
Écritures ont calomnié!




LES BORNES MENTALES DE PAMBÉ SERANG


Si l’on réfléchit aux circonstances dans lesquelles cela se passa,
c’était la seule chose qu’il pût faire. Mais Pambé Serang a été pendu
par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive, et Nurkeed est mort, lui
aussi.

Il y a trois ans, alors que le steamer _Saarbruck_, de la ligne
Elsass-Lothringen, faisait du charbon à Aden, et que le temps était à
vrai dire fort chaud, Nurkeed, le grand et gros chauffeur de Zanzibar,
qui entretenait le second foyer de droite, à trente pieds de profondeur
dans la cale, obtint la permission d’aller à terre. Il partit
«Seedee-boy», comme on appelle les chauffeurs; il revint Sultan de
Zanzibar dans toute sa gloire--Sa Hautesse Sayyid Burgash, une bouteille
en chaque main. Puis il s’assit sur le caillebotis du panneau
d’écoutille d’avant, mangeant du poisson salé et des oignons, et
chantant les chansons d’un pays lointain. Les aliments appartenaient à
Pambé, le serang ou chef des marins lascars. Ce dernier venait de les
faire cuire à sa propre intention, s’était éloigné un instant pour
emprunter du sel, et, lorsqu’il revint, les doigts noirs et sales de
Nurkeed bêchaient à même le riz.

C’est un personnage d’importance qu’un serang, bien au-dessus d’un
chauffeur, quoique le chauffeur touche un plus haut salaire. C’est lui
qui le premier donne le signal du chœur «Hya! Hulla! Hee-ah! Heh!»
lorsqu’on hisse la baleinière du capitaine aux daviers; c’est également
lui qui lance la sonde; et quelquefois, lorsqu’il n’y a pas grand’chose
à faire à bord, il lui arrive de mettre sa mousseline la plus blanche
ainsi qu’une ceinture rouge, et de jouer avec les enfants des passagers
sur le gaillard d’arrière. Alors, les passagers lui donnent de l’argent,
qu’il économise jusqu’au dernier penny en vue de quelque orgie à Bombay
ou Calcutta, sinon Poulou Penang.

--Oh! espèce de grand baril de cirage, tu manges mon déjeuner! dit
Pambé, dans cette autre langue franque qui commence où s’arrête la
langue levantine, se parle de Port Saïd en allant vers l’est, jusqu’au
point où l’est devient l’ouest, et sert aux commérages des bricks de
chasse au phoque des îles Kouriles avec les jonques égarées de Hakodaté.

--Fils d’Eblis, gueule de singe, foie de requin sec, cochon, je suis le
Sultan Sayyid Burgash, et je commande à tout ce bateau. Enlève ta
tripaille.

Et Nurkeed poussa dans la main de Pambé le plat d’étain, vide de son
riz.

Pambé, le saisissant à deux mains, le moula en forme de cuvette sur la
tête lainue de Nurkeed. Ce dernier tira son couteau de matelot, et en
frappa Pambé à la jambe. Pambé tira son couteau de matelot, à lui; mais
Nurkeed se laissa glisser dans les ténèbres de la cale et cracha par le
caillebotis sur Pambé, lequel était en train de tacher de son sang le
passavant immaculé.

Seule, la blanche lune assista au spectacle; car les officiers étaient
en train de veiller à l’approvisionnement de charbon, et les passagers,
de se retourner dans leurs cabines sans air.

--Fort bien, dit Pambé. (Et il s’en alla vers l’avant se bander la
jambe.) Nous réglerons ce compte-là plus tard.

C’était un Malais né dans l’Inde, marié une première fois à Burma, où sa
femme tenait un débit de cigares sur la route de Shwe-Dagon; une autre
fois à Singapour, à une Chinoise; et une autre fois encore à Madras, à
une Mahométane, marchande de volailles. Le marin anglais ne peut guère,
à cause des facilités postales et télégraphiques, se marier
prodigalement ainsi qu’il faisait jadis; mais les marins indigènes, que
n’inquiètent pas ces inventions barbares du sauvage occidental, le
peuvent aisément. Pambé se montrait un bon mari lorsqu’il lui arrivait
de se rappeler l’existence d’une de ses épouses; mais il se montrait
aussi un fort bon Malais; et il n’est guère prudent d’offenser un
Malais, attendu qu’il n’oublie quoi que ce soit. En outre, dans le cas
de Pambé, il y avait eu sang versé et nourriture gâchée.

Le lendemain matin, Nurkeed se leva sans le moindre souvenir de ce qui
avait eu lieu. Ce n’était plus le Sultan de Zanzibar, mais un chauffeur
ayant très chaud. C’est pourquoi il alla sur le pont ouvrir sa veste à
la brise matinale, jusqu’au moment où un couteau de matelot s’en vint,
tel un poisson volant, s’endiguer dans la boiserie de la cuisine, à deux
centimètres de son aisselle droite. Il se précipita en bas avant
l’heure, tâchant de se rappeler ce qu’il avait bien pu dire au
propriétaire de l’arme. A midi, lorsque tous les lascars du navire
étaient à manger, Nurkeed s’avança au milieu d’eux, et, en sa qualité
d’homme placide tenant à sa peau, ouvrit des négociations en ces termes:

--Hommes de ce navire, hier au soir, j’étais ivre, et, ce matin, je sais
que je me suis conduit d’une façon inconvenante vis-à-vis de quelqu’un
d’entre vous. Qui était-ce, que je puisse lui dire en face que j’étais
ivre?

Pambé mesura la distance qui le séparait de la poitrine nue de Nurkeed.
Se fût-il élancé sur lui, qu’il eût pu se trouver renversé d’un croc en
jambe; il n’est, en outre, point rare que le coup qu’on porte à la
poitrine sans regarder se traduit par une simple entaille au bréchet.
Les côtes sont difficiles à atteindre, à moins que le sujet ne dorme.
Aussi Pambé ne dit-il mot; en quoi les autres lascars l’imitèrent. Leurs
physionomies, en une seconde, perdirent toute expression, comme il
arrive à l’Oriental lorsqu’il y a du meurtre dans l’air ou quelque
perspective d’ennui. Nurkeed regarda longuement ces prunelles blanches.
Ce n’était qu’un Africain, et il ne savait pas lire les caractères. Un
gros soupir--presque un gémissement--et il retourna aux fourneaux. Les
lascars reprirent la conversation où ils l’avaient interrompue. Ils
s’entretenaient de la meilleure façon de cuire le riz.

Nurkeed souffrit quelque peu du manque d’air frais durant la traversée
de Bombay. Il ne vint respirer sur le pont que lorsque tout le monde s’y
promenait; et même alors, il arriva qu’une grosse poulie tomba d’un mât
de charge à un pied de sa tête, et qu’un caillebotis, qu’on eût dit
fortement attaché et sur lequel il posa le pied, fit mine de basculer
avec l’intention de le précipiter sur le chargement arrimé à quinze
pieds au-dessous; et, par une nuit insupportable, il advint que le
couteau de matelot tomba du gaillard d’avant, et, cette fois-ci, fit
couler le sang. Sur quoi Nurkeed porta plainte; et, lorsque le
_Saarbruck_ atteignit Bombay, il s’enfuit pour s’ensevelir au milieu
d’une population de huit cent mille âmes, et ne signa plus d’articles
que le navire ne fût à un mois du port. Pambé attendit, lui aussi; mais
sa femme de Bombay se fit criarde, et il fut obligé de s’enrôler sur le
_Spicheren_ à destination de Hong-kong, se rendant compte que les
alouettes ne vous tombent pas toutes rôties dans le bec. Dans les mers
embrumées de la Chine il ne laissa pas de penser beaucoup à Nurkeed; et,
lorsque des steamers de la ligne Elsass-Lothringen se trouvèrent amarrés
au port avec le _Spicheren_, il s’enquit de lui et apprit qu’il était
allé en Angleterre via Le Cap, sur le _Gravelotte_. Pambé s’en vint en
Angleterre sur le _Worth_. Le _Spicheren_ rencontra ce dernier près du
phare de la Nore. Nurkeed s’en allait avec le _Spicheren_ sur la côte de
Calicut.

--Vous voulez retrouver un ami, eh, mon brave à la gueule d’écoutille à
charbon? demanda un monsieur de la marine marchande. Rien de plus
facile. Vous n’avez qu’à attendre aux docks du Nyanza qu’il arrive. Tout
le monde arrive, aux docks du Nyanza. Attendez, pauvre païen.

Le monsieur disait vrai. Il est de par le monde trois grandes portes où,
si vous avez la patience d’attendre, vous rencontrerez qui vous voulez.
L’entrée du Canal de Suez en est une, mais y arrive aussi la Mort; la
gare de Charing Cross est la seconde--lorsqu’il s’agit de l’intérieur;
et les docks du Nyanza sont la troisième. En chacun de ces endroits vous
verrez des hommes et des femmes le regard éternellement en quête de ceux
qui sûrement arriveront. De sorte que Pambé attendit aux docks. Le temps
n’était rien à ses yeux; et ses femmes pouvaient, elles aussi, attendre,
comme il fit de jour en jour, de semaine en semaine, de mois en mois,
près des cheminées à Carreau Bleu, de celles à Point Rouge, de celles à
Barre Jaune, et de la bohème de la mer, sans nom et sans entretien, que
l’on chargeait et déchargeait, qui se coudoyait, sifflait et mugissait
dans l’éternelle brume. Quand l’argent vint à manquer, un touchant
philanthrope conseilla à Pambé de se faire chrétien; et Pambé se fit
chrétien en toute hâte, attrapant son instruction religieuse entre deux
arrivées de navire, et six ou sept shillings la semaine pour distribuer
de petits traités aux marins. En quoi consistait cette religion, Pambé
n’en avait cure; mais il savait qu’en disant «ki-li-ti-en indigène,
moussu» à des gens en longues redingotes noires, il pouvait se faire
quelques sous; et les traités étaient de vente facile dans un petit
débit où l’on pouvait se procurer du «gros cul» «à la pipée», qui est
d’un poids encore moindre qu’au «demi-cornet», qui lui-même pèse moins
d’une demi-once, et constitue un fort profitable commerce de détail.

Mais, au bout de huit mois, Pambé tomba malade d’une pneumonie,
contractée à force de rester là sans bouger, les pieds dans la boue; et,
furieux contre le sort, il dut, bien malgré lui, rester couché dans sa
chambre à deux shillings six pence.

Le touchant philanthrope s’assit à son chevet, et fut fort marri de
découvrir que Pambé bavardait en jargons étrangers, au lieu d’écouter
les bons livres, et semblait presque retombé dans les ténèbres du
paganisme--jusqu’au jour où le malade fut réveillé de sa quasi-stupeur
par une voix dans la rue, près de l’entrée des docks.

--Lui..., mon ami..., murmura Pambé. Appelez-le, appelez Nurkeed. Vite!
C’est Dieu qui l’envoie!

--Il lui fallait quelqu’un de sa race, dit le touchant philanthrope. Et,
sortant de la maison, il appela «Nurkeed!» à tue-tête. Un homme de
couleur je ne vous dis que cela, en chemise blanche craquante et en
complet tout battant neuf, chapeau luisant et rutilante épingle de
cravate, fit demi-tour. Maints voyages avaient appris à Nurkeed le
secret de savoir dépenser son argent, et fait de lui un parfait
cosmopolite.

--Hi! Yes! fit-il, lorsque la situation lui fut exposée. Commandé
lui--sacré nègre--quand moi être sur le _Saarbruck_. Vieux Pambé, bon
vieux Pambé! Sacré lascar! Vous montrer moi le chemin, moussu.

Et il suivit son guide dans la chambre. D’un coup d’œil le chauffeur se
rendit compte de ce qui avait échappé au touchant philanthrope. Pambé
manquait de tout. Nurkeed fourra ses mains tout au fond de ses poches
bourrées, puis s’avança, les paumes fermées, vers le malade, en criant:

--Hya, Pambé! Hya! Hee-ah! Hulla! Heh! Takilo! Takilo! Serre le câble
arrière, Pambé. Tu sais, Pambé. Tu me reconnais. Dekho, jee! Regarde!
Sacré gros feignant de lascar!

Pambé fit signe de la main gauche. La droite était restée sous
l’oreiller. Nurkeed enleva son magnifique chapeau et se pencha sur Pambé
jusqu’à ce qu’il pût percevoir un faible murmure.

--Admirable! fit le touchant philanthrope. Ces Orientaux savent aimer
comme des enfants!

--Dégoise-moi cela, dit Nurkeed, en se baissant encore plus près
au-dessus de Pambé.

--Le poisson et les oignons..., fit Pambé.

Et il lui enfonça droit et de bas en haut le couteau en plein dans les
côtes.

On entendit une grosse toux épaisse, et le corps de l’Africain glissa
lentement du lit, tandis que ses mains, desserrées pour se rattraper,
laissaient tomber une pluie de pièces de monnaie qui roulèrent à travers
la chambre.

--Maintenant, je peux mourir! dit Pambé.

Mais il ne mourut pas. Il fut rendu à la vie grâce à tout le talent que
peut acheter l’argent, attendu que la loi le réclamait; et il finit par
redevenir suffisamment bien portant pour se voir pendu en bonne et due
forme.

Pambé n’y attacha nulle particulière importance; mais ce fut un sale
coup pour le touchant philanthrope.




EUX


Un point de vue m’appela à un autre; un sommet à son voisin, à travers
la moitié du comté. Et comme pour toute réponse je n’avais qu’à brusquer
de l’avant un levier, je laissai le comté fluer sous mes roues. Les
plateaux de l’Est semés d’orchidées firent place au thym, au houx et à
l’herbe grise des dunes; ceux-ci, au riche pays de blé et aux figuiers
de la côte plus basse, où vous promenez le battement du flot à votre
main gauche durant quinze milles de surface unie; et lorsque enfin je
tournai dans l’intérieur, au travers d’un enchevêtrement de collines
arrondies et de bois, il arriva que je m’étais jeté complètement hors de
mes bornes connues. Au delà de ce hameau particulier qui a servi de
parrain à la capitale des États-Unis, je trouvai des villages cachés où
les abeilles, les seules choses éveillées, bourdonnaient dans des
tilleuls de quatre-vingts pieds, lesquels surplombaient de grises
églises normandes; de miraculeux ruisseaux qui s’enfonçaient sous des
ponts de pierre bâtis pour un trafic plus lourd qu’ils en reverraient
jamais les accabler encore; des granges à dîmes, plus vastes que leurs
églises, et une vieille forge qui clamait sa qualité passée de salle des
Chevaliers du Temple. Je trouvai des bohémiens sur un terrain communal
où l’ajonc, la fougère et la lande soutenaient ensemble la lutte durant
un mille de voie romaine; et un peu plus loin je dérangeai un renard au
poil ardent, qui se roulait, à la façon d’un chien, au grand soleil.

Comme les collines boisées se refermaient autour de moi, je me mis
debout dans l’automobile pour me rendre compte de l’orientation de cette
grande dune dont la tête annelée sert de ligne de démarcation sur une
étendue de cinquante milles à travers les basses campagnes. Je jugeai
que la disposition du pays m’amènerait sur quelque route se dirigeant
vers l’ouest et qui conduisît à son pied; mais j’avais compté sans le
voile des bois qui rendait tout confus. Un tournant rapide me plongea
pour commencer dans une clairière verte, pleine jusqu’aux bords de
soleil liquide, ensuite dans un sombre entonnoir où les feuilles mortes
de l’an passé se mirent à chuchoter et batailler autour de mes
pneumatiques. Le vigoureux feutrage de noisetiers qui se rejoignait
là-haut n’avait pas vu la serpe au cours de deux générations au moins,
et la hache n’était jamais venue empêcher le chêne ni le hêtre rongés de
mousse de s’élever au-dessus d’eux. Ici la route se changea franchement
en une percée recouverte d’un tapis de velours brun, sur lequel les
bouquets de primevère en profusion prenaient une apparence de jade et
quelques jacinthes maladives à tige blanchâtre saluaient d’une même
inclination de tête. Profitant des avantages de la pente, je débrayai et
glissai sur un tourbillonnement de feuilles, tandis qu’à tout moment je
m’attendais à rencontrer un garde; mais je ne fis qu’entendre un geai,
au loin, qui s’en prenait au silence sous le demi-jour des arbres.

Le chemin continuait de descendre. J’étais sur le point de reculer et de
me mettre à revenir sur mes pas à la seconde vitesse avant d’aller finir
dans quelque marais, lorsque j’aperçus du soleil à travers
l’enchevêtrement, devant moi, et levai le frein.

Il fallait encore descendre. Au moment où la lumière me frappait en
plein visage, mes roues de devant s’engagèrent sur le gazon d’une grande
pelouse paisible d’où s’élançaient des cavaliers hauts de dix pieds,
lances baissées, des paons monstrueux et des filles d’honneur à tête
ronde tirées à quatre épingles--bleus, noirs et luisants--tout en if
taillé. Au delà de cette pelouse--que les bois rangés assiégeaient de
trois côtés--se dressait une antique maison de pierre lépreuse et rongée
par les saisons, pourvue de fenêtres à meneaux et de toits de tuile
rouge-rose. Elle était flanquée de murs semi-circulaires, rouge-rose,
eux aussi, qui fermaient la pelouse sur le quatrième côté et au pied
desquels croissait à hauteur d’homme une haie de buis. Il y avait des
pigeons sur le toit à l’entour des sveltes cheminées de brique, et
j’entrevis la lueur d’un pigeonnier octogone derrière le mur qui
aussitôt me le déroba.

Ici, je m’arrêtai donc--la lance verte d’un cavalier reposait sur ma
poitrine,--retenu par l’extrême beauté de ce joyau en cet enchâssement.

«Si l’on ne me fait pas décamper à titre de violateur du droit de
propriété, ou si ce chevalier ne me donne pas la chasse, pensai-je, il
faut tout au moins que Shakespeare et la reine Elisabeth sortent par
cette porte de jardin entrebâillée pour m’inviter à prendre le thé.»

Un enfant apparut à une fenêtre en l’air, et je crus voir le petit être
agiter une main amie. Mais c’était pour appeler un camarade, car bientôt
se montra une autre joyeuse tête. Alors, j’entendis rire parmi les paons
en if, et m’étant retourné pour être sûr (jusqu’alors je n’avais fait
que regarder la maison), je vis derrière une haie l’argent d’une
fontaine s’élever sur un fond de soleil. Les pigeons du toit
roucoulèrent au roucoulement de l’eau; mais entre les deux notes je
perçus le rire étouffé autant que parfaitement heureux d’un enfant
absorbé dans l’accomplissement de quelque léger méfait.

La porte du jardin--de lourd chêne profondément enfoncé dans l’épaisseur
du mur--s’ouvrit davantage; une femme en grand chapeau de jardin posa
lentement le pied sur la marche de pierre creusée par le temps, et tout
aussi lentement traversa le gazon. Je préparais quelque excuse, quand
elle leva la tête et je m’aperçus qu’elle était aveugle.

--Je vous ai entendu, dit-elle. N’est-ce pas là une automobile?

--J’ai peur de m’être mépris sur ma route. J’aurais dû tourner un peu
au-dessus. Je n’ai jamais rêvé..., commençai-je.

--Mais je suis fort contente. Imaginer la venue d’une automobile dans le
jardin! Ce sera un tel régal!... (Elle se retourna et fit comme si elle
regardait autour d’elle.) Vous... vous n’avez vu personne, dites... par
hasard?

--Personne à qui parler, mais les enfants semblaient intéressés de loin.

--Lesquels?

--Je viens d’en voir deux là-haut à la fenêtre, et je crois avoir
entendu un petit bonhomme dans les environs.

--Oh! que vous êtes heureux! s’écria-t-elle. (Et son visage s’éclaira.)
Je les entends, cela va sans dire, mais c’est tout. Vous les avez vus et
entendus?

--Oui, répondis-je. Et si je connais quelque chose aux enfants, l’un
d’eux est en train de se payer du bon temps près de la fontaine là-bas.
Échappé, j’imagine...

--Vous aimez les enfants?

Je lui donnai une ou deux raisons pour lesquelles je n’avais pas lieu de
tout à fait les haïr.

--Naturellement, naturellement, dit-elle. Alors, vous comprenez? Alors,
vous ne trouverez pas ridicule que je vous demande de promener votre
automobile à travers les jardins, une ou deux fois... tout doucement? Je
suis sûr qu’ils aimeraient la voir. Ils voient si peu de choses, les
pauvres petits! On essaye de leur rendre la vie agréable, mais... (elle
fit un geste des mains dans la direction des bois)... nous sommes
tellement hors du monde ici!

--Ce sera superbe, répliquai-je; mais je ne peux pas abîmer votre gazon.

Elle tourna le visage à droite.

--Attendez une minute, reprit-elle. Nous sommes à l’entrée sud, n’est-ce
pas? Derrière les paons se trouve un chemin dallé. Nous l’appelons la
Cour des Paons. On ne peut le voir d’ici, me dit-on, mais en serrant de
près la lisière du bois il n’y a qu’à tourner au premier paon pour
atteindre les dalles.

C’était un sacrilège que d’éveiller avec le tapage d’un mécanisme ce
devant de maison plongé dans le rêve, mais je fis aller et venir la
voiture pour ne pas toucher au gazon, rasai de près la lisière du bois,
puis, faisant demi-tour, m’engageai sur le large chemin dallé où
reposait le bassin de la fontaine comme un énorme saphir étoilé.

--Puis-je venir aussi? cria-t-elle... Non, merci, ne m’aidez pas. Cela
ne fera qu’ajouter à leur plaisir, s’ils me voient.

Elle chercha légèrement sa route jusque devant l’automobile, et un pied
sur le marchepied, cria:

--Enfants, oh, enfants! Regardez ce qui va se passer!

La voix eût tiré de l’enfer des âmes en peine, pour l’élan de tendresse
qu’on sentait au fond de sa douceur, et je ne fus pas surpris d’entendre
derrière les ifs répondre un cri d’allégresse. Ce devait être l’enfant
près de la fontaine, mais à notre approche il prit la fuite en laissant
un petit bateau dans l’eau. J’aperçus la lueur de sa blouse bleue parmi
les muets cavaliers.

Pleins de bonnes intentions, nous nous prélassâmes d’un bout à l’autre
de l’allée, et sur la prière de l’aveugle recommençâmes. Cette fois-ci,
l’enfant avait maîtrisé sa panique, mais se tenait éloigné et dans le
doute.

--Le petit gaillard nous surveille, dis-je. Je me demande si une
promenade ne serait pas de son goût.

--Ils sont encore très sauvages. Très sauvages. Mais, mon Dieu, que vous
êtes heureux, de les voir! Écoutons.

J’arrêtai sur-le-champ la machine, et le silence humide, lourd de la
senteur du buis, nous enveloppa comme d’un épais manteau. J’entendais un
bruit de ciseaux--sans doute quelque jardinier occupé à tondre,--un
bourdonnement d’abeilles, et des voix entrecoupées qui pouvaient être le
fait des pigeons.

--Oh, les méchants! fit-elle d’un air las.

--Peut-être est-ce l’automobile qui les rend sauvages. La petite fille à
la fenêtre paraît prodigieusement intéressée.

--Oui? (Elle leva la tête.) J’avais tort de dire cela. Ils professent
une véritable adoration pour moi. C’est la seule chose qui donne encore
à la vie quelque prix... lorsqu’ils vous adorent, n’est-ce pas? Je n’ose
penser à ce que serait le lieu sans eux... En passant, dites-moi, est-ce
beau?

--Je crois que c’est le lieu le plus beau que j’aie jamais vu.

--C’est ce que tout le monde me dit. Je le sens, naturellement; mais ce
n’est pas tout à fait la même chose.

--Est-ce donc que vous n’avez jamais...? commençai-je.

Mais je m’arrêtai, confus.

--Non, pas à mon souvenir. C’est arrivé alors que je n’étais âgée que de
quelques mois, me dit-on. Et cependant je dois me rappeler quelque
chose; autrement, pourrais-je rêver de couleurs? Je vois de la lumière
dans mes rêves, et des couleurs; mais _eux_, jamais je ne les vois. Je
les entends seulement, tout juste comme je fais lorsque je suis
éveillée.

--C’est difficile, de voir les visages dans les rêves. Certaines gens le
peuvent, mais, en général, nous n’avons pas ce don, poursuivis-je en
regardant là-haut la fenêtre, où l’enfant se tenait pour ainsi dire
cachée.

--Moi aussi j’ai entendu dire cela, repartit-elle. Et on me raconte que
jamais on ne voit en rêve le visage d’une personne morte. Est-ce vrai?

--Je crois que oui... maintenant que j’y pense.

--Mais comment est-ce avec vous... vous en personne?

Les yeux aveugles se tournèrent vers moi.

--Je n’ai jamais vu le visage de mes morts en aucun de mes rêves,
répondis-je.

--Alors, ce doit être aussi triste que d’être aveugle.

Le soleil s’était enfoncé derrière les bois, et les longues ombres
prenaient possession des insolents cavaliers, un à un. Je vis la lumière
mourir à la pointe d’une lance aux feuilles luisantes et tous les
vaillants et rudes verts tourner au noir velouté. La maison, acceptant
la fin d’un jour encore, comme elle en avait accepté cent mille autres
passés, semblait se tasser un peu plus dans son repos parmi les noirs
fantômes.

--Est-ce que cela vous a quelquefois manqué? demanda-t-elle après
l’instant de silence.

--Quelquefois beaucoup, répliquai-je.

L’enfant avait quitté la fenêtre comme dessus se refermaient les ombres.

--Ah! Moi, de même; mais je ne suppose pas que ce soit permis... Où
demeurez-vous?

--A l’autre bout du comté,--à soixante milles et plus, et je devrais
être déjà parti. Je suis venu sans mon phare.

--Mais il ne fait pas encore noir; je le sens.

--J’ai peur qu’il ne le fasse d’ici à ce que je sois rentré.
Pourriez-vous me prêter quelqu’un pour me mettre un peu sur mon chemin?
Je suis complètement perdu.

--Je vais envoyer Madden avec vous jusqu’au carrefour. Nous sommes si
loin de tout, je ne m’étonne pas que vous vous soyez perdu! Je vais vous
guider pour faire le tour jusque sur le devant de la maison. Mais vous
irez doucement, n’est-ce pas, jusqu’à ce que vous soyez hors de la
propriété? Ce n’est pas enfantin de ma part, dites-moi?

--Je vous promets d’aller comme ceci, répliquai-je.

Et je laissai la voiture partir d’elle-même pour descendre le chemin
dallé.

Nous longeâmes l’aile gauche de la maison, dont les gouttières de plomb
artistement fondu valaient à elles seules tout un jour de voyage; nous
passâmes sous une grande entrée recouverte de roses, percée dans le mur
rouge, et fîmes ainsi le tour jusqu’à la haute façade de la maison,
laquelle, en beauté et majesté, l’emportait autant sur le derrière que
celui-ci sur tous ceux que j’avais vus.

--Est-ce beau à ce point? demanda-t-elle d’un air pensif lorsqu’elle
entendit mes transports. Et vous aimez aussi les figures de plomb? Il y
a, par derrière, le vieux jardin d’azalées. On prétend que ce lieu doit
avoir été créé pour des enfants... Voulez-vous m’aider à descendre, s’il
vous plaît? J’aurais aimé venir avec vous jusqu’au carrefour, mais il ne
faut pas que je les quitte... Est-ce vous, Madden? Je désire que vous
montriez à ce monsieur le chemin jusqu’au carrefour. Il s’est perdu,
mais... il les a vus.

Un majordome apparut sans bruit au miracle de vieux chêne qu’il faut
appeler la porte principale, et s’esquiva pour aller mettre son chapeau.
Elle resta là, à me regarder de ses yeux bleus tout grands ouverts qui
ne voyaient pas, et je m’aperçus pour la première fois qu’elle était
belle.

--Rappelez-vous, dit-elle tranquillement, que si vous avez de l’amitié
pour eux, vous reviendrez.

Et elle disparut dans la maison.

Le majordome, une fois dans la voiture, ne dit rien jusqu’à ce que nous
fussions presque à la loge du concierge, où, saisissant la lueur d’une
blouse bleue dans une plantation d’arbustes, je fis un large écart, de
peur que le démon qui dirige les petits garçons en leurs jeux ne me fît
commettre un infanticide.

--Faites excuse, demanda-t-il soudain, mais pourquoi Monsieur a-t-il
fait cela?

--L’enfant, là-bas.

--Notre jeune monsieur en bleu?

--Sans doute.

--Il court un peu de tous côtés. Monsieur l’a-t-il vu auprès de la
fontaine?

--Oh, oui, plusieurs fois... Tournons-nous ici?

--Oui, Monsieur. Et Monsieur ne les aurait-il pas vus aussi en haut?

--A la fenêtre? Oui.

--Était-ce avant que la maîtresse sorte pour parler à Monsieur?

--Un peu avant. Pourquoi voulez-vous savoir?

Il fit une courte pause.

--Seulement pour être sûr que... qu’ils ont vu l’automobile, Monsieur,
parce qu’avec des enfants qui courent de droite et de gauche, bien que
je sois sûr que Monsieur conduise avec un soin tout particulier, un
accident est bien vite arrivé. C’était tout, Monsieur. Voici le
carrefour. Monsieur ne peut pas se tromper de chemin à partir de
maintenant... Merci, Monsieur, mais ce n’est pas notre coutume, à nous
autres, pas avec...

--Je vous demande pardon, fis-je.

Et je rentrai l’argent britannique.

--Oh, avec les autres, cela se fait, en règle générale... Au revoir,
Monsieur,

Il se retira dans la tour blindée de sa caste et s’éloigna. Sans doute
quelque majordome jaloux de l’honneur de sa maison, et qui
s’intéressait, probablement, grâce à quelque servante, au quartier des
enfants.

Après avoir passé les poteaux indicateurs du carrefour, je regardai en
arrière, mais les collines en leurs replis s’entremêlaient avec un soin
tel que je ne pus voir où s’était trouvée située la maison. Lorsque j’en
demandai le nom dans un cottage au bord de la route, la grosse femme qui
vendait là des bonbons me donna à entendre que les gens à automobile
n’avaient que peu de droit à exister,--beaucoup moins à «s’en aller de
côté et d’autre causer comme les gens à équipage». Ils ne formaient
point une communauté dont l’abord fût agréable.

En recherchant ma route sur la carte, ce soir-là, je ne fus guère plus
avancé. La Vieille Ferme de Hawkin semblait être le nom cadastral de
l’endroit, et l’ancien dictionnaire géographique du comté, généralement
si prolixe, n’y faisait point allusion. La grande maison du pays,
c’était Hodnington Hall, de style du temps des Georges avec
embellissements du commencement de Victoria, ainsi que l’attestait une
atroce gravure sur acier. J’allai soumettre ma difficulté à un
voisin--un arbre à racines profondes de ce terroir--lequel me donna un
nom de famille, qui ne disait rien.

Un mois environ plus tard,--j’y retournai, si ce ne fut mon automobile
qui en prit la route de son propre vouloir. Elle parcourut les plateaux
stériles; une fois dans le labyrinthe de sentiers au pied des collines,
en enfila chaque tournant; continua entre les hautes murailles des bois,
impénétrables en leur pleine feuillaison; émergea au carrefour où le
majordome m’avait quitté, et, un peu plus loin, dévoila un trouble
interne qui me força à la faire tourner sur un chemin perdu de gazon,
lequel pénétrait dans le silence d’été d’un bois de noisetiers. Autant
que me le permirent d’en juger le soleil et une carte d’état-major de
six pouces, ce devait être la lisière, côté route, de ce bois que, des
hauteurs qui le dominaient, j’avais tout d’abord exploré. Je fis toute
une sérieuse affaire de mes réparations et une boutique étincelante de
mon attirail _ad hoc_, clefs, pompe, et le reste, que j’étalai bien en
ordre sur une couverture. C’était un piège à prendre toute la gent
enfantine, car, par une telle journée, raisonnai-je, les enfants
devaient ne pas être loin. En reprenant haleine dans mon travail,
j’écoutai; mais le bois était à ce point rempli des bruits de l’été
(quoique les oiseaux fussent accouplés) que je ne pus tout d’abord les
distinguer du pas de petits pieds circonspects, en train de se glisser
furtivement à travers les feuilles sèches. Je fis, de manière
engageante, sonner ma trompe; mais les pieds s’enfuirent, et je me
repentis, attendu que, pour un enfant, tout bruit soudain n’est que
cause de terreur. Je devais être au travail depuis une demi-heure
lorsque j’entendis dans le bois la voix de la jeune femme aveugle crier:
«Enfants, oh, enfants, où êtes-vous?» et le silence fut lent à se
refermer sur la perfection de ce cri. Elle s’en vint vers moi en
cherchant un peu à tâtons sa route entre les troncs d’arbres, et, bien
qu’un enfant, eût-on dit, se cramponnât à sa jupe, le petit être se
rejeta comme un lapin dans l’épaisseur du feuillage au moment où elle
approchait.

--Est-ce vous?... demanda-t-elle. Vous, de l’autre bout du comté?

--Oui, c’est moi, de l’autre bout du comté.

--Alors, pourquoi n’êtes-vous pas venu à travers les bois d’en haut? Ils
y étaient à l’instant.

--Ils étaient ici, il y a quelques minutes. Je suppose qu’ils savaient
mon automobile en panne et qu’ils sont venus constater le dégât.

--Rien de sérieux, j’espère? Comment arrivent les pannes?

--De cinquante façons, mais ma voiture a choisi la cinquante-et-unième.

Elle se mit à rire de tout son cœur à la toute petite plaisanterie,
roucoula de façon délicieuse, et repoussa son chapeau en arrière.

--Racontez-moi cela, dit-elle.

--Attendez un moment, m’écriai-je, et je vais vous apporter un coussin.

Elle mit le pied sur la couverture tout encombrée de mes pièces de
rechange, et se pencha vivement dessus.

--Quelles charmantes choses! (Les mains, par lesquelles elle voyait,
étincelaient dans le soleil éparpillé.) Une boîte ici... une autre
boîte! Mais, vous les avez rangées comme une boutique de jouets!

--Je confesse maintenant que j’ai étalé le tout pour les attirer. En
réalité, je n’ai pas besoin de la moitié de ces choses.

--Comme c’est gentil à vous! J’ai entendu votre trompe dans le bois
là-haut. Vous dites qu’ils étaient ici avant cela?

--J’en suis sûr. Pourquoi se montrent-ils si sauvages? Ce petit bonhomme
en bleu qui était avec vous à l’instant devrait avoir dominé sa frayeur.
Il m’a guetté comme un Peau-Rouge.

--Ce doit être votre trompe, dit-elle. J’ai entendu l’un d’eux me
croiser tout en émoi lorsque je descendais. Ils sont sauvages... si
sauvages même avec moi.

Elle tourna la tête par-dessus son épaule et cria de nouveau:

--Enfants! oh, enfants! Venez voir!

--Ils doivent s’en être allés tous ensemble à leurs petites affaires.

C’était de ma part une insinuation, car derrière nous on entendait un
murmure de voix basses qu’entrecoupaient les éclats de rire soudains et
vite étouffés de l’enfance. Je revins à mes tripotages, et elle se
pencha en avant, le menton sur la main, écoutant d’un air intéressé.

--Combien sont-ils? demandai-je enfin.

Le travail était terminé, mais je ne voyais aucun motif pour m’en aller.

Son front se rida légèrement sous l’effort de la pensée.

--Je ne sais pas bien, répondit-elle simplement. Quelquefois plus...
quelquefois moins. Ils s’en viennent et restent avec moi parce que je
les aime, vous comprenez.

--Ce doit être très amusant, fis-je en replaçant un tiroir.

Et tout en parlant je me rendis compte de l’imbécillité de ma réplique.

--Vous... vous ne vous moquez pas de moi? s’écria-t-elle. Je... je n’en
possède aucun. Je n’ai jamais été mariée. Les gens se moquent
quelquefois de moi à propos d’eux, parce que... parce que...

--Parce que ces gens-là sont des brutes! répliquai-je. Il n’y a pas de
quoi s’en faire de chagrin. Ce monde-là se moque de tout ce qui ne fait
pas partie de son épaisse existence.

--Je ne sais pas. Comment saurais-je? Seulement, je n’aime pas qu’on se
moque de moi à cause d’_eux_. Cela fait mal, et quand on ne peut pas
voir... Je ne veux pas paraître sotte (son menton, tandis qu’elle
parlait, trembla comme celui d’un enfant), mais nous autres, aveugles,
sommes tout en épiderme, je crois. Toute chose extérieure nous va droit
à l’âme. Avec vous, c’est différent: vous avez en vos yeux de si bonnes
défenses--de véritables sentinelles--avant que personne puisse
réellement vous attrister dans l’âme! Le monde oublie cela avec nous.

Je restai silencieux, à repasser ces inépuisables
matières,--m’insurgeant contre la brutalité d’une époque encore de
barbarie. Et je descendis ainsi fort loin au fond de moi-même.

--Ne faites pas cela! dit-elle soudain en se mettant les mains devant
les yeux.

--Quoi?

Elle fit un geste de la main:

--Cela! C’est... c’est tout pourpre et noir. Non, je vous en prie! C’est
une couleur qui fait mal.

--Mais que pouvez-vous bien au monde savoir des couleurs? m’écriai-je,
car c’était là vraiment une révélation.

--Les couleurs en tant que couleurs? demanda-t-elle.

--Non, _ces_ couleurs que vous venez de voir.

--Vous le savez aussi bien que moi, dit-elle en riant; autrement vous ne
m’eussiez pas posé cette question. Elles ne sont nullement dans le
monde; elles sont en _vous_... quand vous êtes devenu si fâché.

--Voulez-vous, dis-je, parler d’une sombre plaque violacée, comme de vin
mêlé d’encre?

--Je n’ai jamais vu d’encre ni de vin, mais les couleurs ne sont
nullement mêlées; elles sont séparées, bien séparées.

--Voulez-vous parler de bigarrures et de déchiquetures noires à travers
la couleur pourpre?

Elle hocha la tête.

--Oui, si elles sont comme ceci (et elle fit encore du doigt un geste en
zigzag); mais c’est plutôt rouge que pourpre... cette méchante couleur.

--Et quelles sont les couleurs au sommet de l’... de ce que vous voyez?

Lentement elle se pencha en avant et traça sur la couverture les
contours de l’Œuf[36] même.

  [36] L’auteur parle ici du halo qui entoure l’âme de tout être humain,
    et n’est visible qu’au regard spirituel de ceux qui suivent une
    certaine école de psychologie.

--Voici comme je les vois, dit-elle, en s’aidant d’une tige d’herbe:
blanc, vert, jaune, rouge, pourpre, et, quand les gens sont fâchés ou
méchants, du noir à travers le rouge,--comme vous venez d’être.

--Qui vous a parlé de cela... au début? demandai-je.

--Des couleurs? Personne. J’avais l’habitude, quand j’étais petite, de
demander ce que c’était que les couleurs--dans les tapis de table, les
rideaux, les carpettes, vous comprenez,--parce qu’il y a des couleurs
qui me font mal et d’autres qui me rendent heureuse. On me le dit, et
lorsque je fus plus grande, ce fut comme cela que je voyais les gens.

De nouveau elle traça les contours de l’Œuf qu’il est à fort peu d’entre
nous donné de voir.

--Tout cela de vous-même? répétai-je.

--Tout cela de moi-même. Il n’y avait personne autre. Je découvris
seulement plus tard que les autres ne voyaient pas les Couleurs.

Elle s’appuya contre le tronc d’arbre, tressant et détressant des tiges
d’herbe cueillies au hasard.

Dans le bois, les enfants s’étaient rapprochés. Je pouvais les voir, du
coin de l’œil, folâtrer comme des écureuils.

--Maintenant je suis sûre que vous ne vous moquerez jamais de moi,
continua-t-elle, après un long silence. Ni d’_eux_.

--Bonté divine! Non! m’écriai-je, rejeté en dehors de mon train de
pensée. L’homme qui se moque d’un enfant--à moins que l’enfant ne soit
en train de se moquer de lui--n’est qu’un païen!

--Ce n’est pas ce que je voulais dire, bien entendu. Vous n’iriez jamais
vous moquer d’un enfant, mais j’ai pensé... j’ai toujours pensé... que
peut-être vous pourriez vous moquer d’_eux_. Aussi maintenant vous
demandé-je pardon... Qu’est-ce qui vous fait rire?

Je n’avais émis le moindre son, mais elle devinait.

--L’idée que vous me demandez pardon. Si vous eussiez fait votre devoir
comme soutien de l’État et propriétaire foncier, vous eussiez dû me
citer en justice pour violation de propriété lorsque, l’autre jour, je
traversai si lourdement vos bois. Ce fut honteux de ma part...,
inexcusable.

Elle me regarda, la tête contre le tronc d’arbre--longuement et
attentivement,--cette femme qui voyait l’âme nue.

--Comme c’est curieux! murmura-t-elle à demi. Oui, curieux, oh, combien!

--Pourquoi? Qu’ai-je fait?

--Vous ne comprenez pas... et cependant vous avez compris à propos des
Couleurs. Ne comprenez-vous pas?

Elle parlait avec une passion que rien n’avait justifiée, et je la
dévisageai avec effarement, tandis qu’elle se levait. Les enfants
s’étaient rassemblés en cercle derrière un buisson de ronces. Une tête
luisante s’inclinait sur quelque chose de plus petit, et la position des
petites épaules me dit que les doigts étaient sur les lèvres. Eux aussi
détenaient quelque redoutable secret d’enfant. Moi seul me trouvais là
égaré sans ressource au grand soleil.

--Non, dis-je, et je secouai la tête comme si les yeux morts pouvaient
voir. Quoi que ce puisse être, je ne comprends toutefois pas. Peut-être
plus tard--si vous me laissez revenir.

--Vous reviendrez, répondit-elle. Vous reviendrez sûrement _vous
promener dans le bois_.

--Peut-être les enfants me connaîtront-ils suffisamment alors pour me
laisser jouer avec eux... à titre de faveur. Vous savez comment sont les
enfants.

--Ce n’est pas une affaire de faveur, c’est un droit, repartit-elle.

Et pendant que je me demandais ce qu’elle voulait dire, une femme en
désordre fit irruption au tournant de la route, les cheveux défaits, le
visage rouge, et qui, tout en courant, mugissait presque de douleur.
C’était ma rude et grosse amie de la boutique de bonbons. L’aveugle
entendit et fit quelques pas en avant.

--Qu’est-ce que c’est, Mistress Madehurst? demanda-t-elle.

La femme jeta son tablier par-dessus sa tête et se traîna littéralement
dans la poussière en criant que son petit-fils était malade à mourir,
que le médecin de l’endroit était parti à la pêche, que Jenny, la mère,
ne savait plus à quel saint se vouer, etc., etc., avec répétition de
mots et de mugissements.

--Où habite l’autre médecin le plus proche? demandai-je entre deux
accès.

--Madden vous le dira. Allez à la maison et prenez-le avec vous. Je vais
m’occuper de celle-ci. Faites vite!

Elle porta presque la grosse femme à l’ombre. En deux minutes je faisais
retentir toutes les trompettes de Jéricho sur le devant de la Maison de
Beauté, et Madden, qui se trouvait dans l’office, se mettait à la
hauteur des événements comme un majordome... et un homme.

Un quart d’heure de vitesses illégales nous valut un médecin à cinq
milles de là. La demi-heure n’était pas écoulée que nous l’avions
déposé, plein d’intérêt pour les automobiles, à la porte de la boutique
de bonbons, et que nous reculions sur la route afin d’attendre le
verdict.

--C’est utile, les automobiles! dit Madden, tout entier homme et non
plus majordome. Si j’en avais eu une lorsque ma petite tomba malade,
elle ne serait pas morte.

--Qu’est-ce que c’était? demandai-je.

--Le croup. Mrs. Madden était absente. On ne savait que devenir. Je fis
huit milles en charrette pour aller chercher le médecin. Elle était
étouffée quand nous revînmes. Cette automobile l’eût sauvée... Elle
aurait près de dix ans, maintenant...

--J’en suis peiné, dis-je. Il me semblait que vous aimiez assez les
enfants, d’après ce que vous m’avez dit en allant au carrefour, l’autre
jour.

--Monsieur les a-t-il revus... ce matin?

--Oui, mais les voilà blasés sur les automobiles. Je n’ai pas pu en
attirer un seul à vingt mètres de la voiture.

Il me regarda attentivement, comme un éclaireur regarde un
étranger,--non point comme un valet doit lever les yeux sur son
supérieur de droit divin.

Je me demande pourquoi..., dit-il d’une voix à peine supérieure au
souffle qu’il exhala.

Nous continuâmes d’attendre. Un vent de mer léger errait du haut en bas
des longues lignes des bois, et les herbes du bord de la route, que
l’été avait déjà blanchies de poussière, se dressaient et saluaient en
vagues blafardes.

Une femme, tout en s’essuyant l’eau de savon sur les bras, sortit de la
chaumière voisine de la boutique de bonbons.

--J’ai écouté dans la cour par derrière, dit-elle allègrement. Il dit
qu’Arthur est inconcevablement mal. Est-ce que vous l’avez entendu crier
à l’instant? Inconcevablement mal! Je conclus que ce sera au tour de
Jenny de _se promener dans le bois_ la semaine qui vient, Mister Madden.

--Faites excuse, Monsieur; mais la couverture de Monsieur glisse, dit
Madden avec déférence.

La femme fit un mouvement, esquissa une révérence et se hâta de
disparaître.

--Que veut-elle dire par «se promener dans le bois»? demandai-je.

--Ce doit être quelque expression de par ici. Quant à moi, je suis de
Norfolk, répondit Madden. Dans ce comté-ci, c’est toute une collection
d’indépendants. Elle avait pris Monsieur pour un chauffeur.

Je vis le médecin sortir du cottage, suivi d’une fille sordide qui se
cramponnait à son bras comme si l’homme de science pouvait traiter pour
elle avec la Mort.

--Ces petiots-là..., gémit-elle, ils sont tout autant pour nous qui les
possédons, que s’ils étaient nés légitimes. Tout autant... tout autant!
Et Dieu serait tout aussi content que vous en sauviez un, Monsieur le
docteur. Ne me l’enlevez pas. Miss Florence vous le dira bien aussi. Ne
l’abandonnez pas, Monsieur le docteur.

--Je sais, je sais, dit le personnage, mais il va être tranquille
maintenant. Nous allons nous procurer la garde et les médicaments aussi
promptement que possible.

Il me fit signe d’avancer avec la voiture, et je m’efforçai de rester
étranger à ce qui suivit; mais j’aperçus le visage de la fille, marbré
et congelé de douleur, et je sentis la main sans anneau m’empoigner aux
genoux lorsque nous nous éloignâmes.

                   *       *       *       *       *

Le médecin était un homme de quelque humour, car je me rappelle qu’il
éleva au nom d’Esculape des prétentions sur ma voiture, et en usa ainsi
que de moi sans merci. Nous commençâmes par transporter Mrs. Madehurst
et l’aveugle au chevet du malade pour le veiller jusqu’à l’arrivée de la
garde. Puis nous fîmes invasion dans une petite ville proprette du comté
au sujet des prescriptions (le médecin déclara que le mal consistait en
une méningite cérébro-spinale), et lorsque l’hôpital du comté, que
bordait et flanquait tout un bétail de marché frappé d’épouvante, se fut
déclaré dépourvu d’infirmières pour le moment, nous nous élançâmes
littéralement sans frein sur le comté lui-même. Nous entrâmes en
conférences avec les propriétaires de grandes demeures,--magnats
installés au fond d’avenues voûtées, dont la gent féminine solidement
charpentée quittait à grands pas les tables de thé pour venir écouter
l’impérieux docteur. Enfin, une dame aux cheveux blancs assise sous un
cèdre du Liban et entourée d’une cour de magnifiques borzoïs--tous
hostiles aux automobiles--donna au médecin, qui les reçut comme des
mains d’une princesse, des ordres écrits que nous portâmes à travers un
parc, durant nombre de milles au summum de la vitesse, à un couvent
français où nous prîmes en échange une sœur au visage pâle et toute
tremblante. Elle s’agenouilla au fond du tonneau, où elle se mit à dire
son chapelet sans arrêt jusqu’à ce que, par des raccourcis de
l’invention du docteur, nous l’eussions déposée à la fameuse boutique de
bonbons. Ce fut un long après-midi, surchargé de fous épisodes, qui
prenaient corps et se dissolvaient aussi aisément que la poussière de
nos roues; des profils d’existences lointaines et incompréhensibles, à
travers lesquels nous courions à angles droits,--et je rentrai chez moi
au crépuscule, harassé, pour rêver de cornes de bétail en conflit, de
religieuses aux yeux ronds en train de se promener dans un jardin de
tombes, d’aimables goûters à l’ombre des arbres; des corridors sentant
l’acide phénique et peints en gris de l’hôpital du comté; de pas
d’enfants farouches dans le bois, et des mains qui m’empoignèrent aux
genoux comme l’automobile se remettait en marche...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’avais conçu le projet de revenir au bout d’un jour ou deux; mais il
plut au destin de me tenir éloigné de cette partie du comté, sous maints
prétextes, jusqu’à ce que le sureau et l’églantine eussent poussé des
fruits. Il vint un jour, enfin, un jour éclatant, bien balayé du
sud-ouest, qui mit les collines à portée de la main,--un jour
d’instables zéphirs et de hauts nuages membraneux. Grâce à je ne sais
quel hasard étranger à mes mérites, j’étais libre, et je mis pour la
troisième fois l’automobile sur la route bien connue. Comme j’atteignais
la crête des plateaux, je sentis l’air paisible changer, le vis
s’embrumer sous le soleil, et, abaissant le regard sur la mer, assistai,
en cet instant, à la métamorphose du bleu de la Manche en argent poli,
et de l’acier bruni en sombre étain. Un charbonnier chargé, qui rasait
la côte, gouverna au large, en quête d’eau plus profonde, et, à travers
une brume cuivrée, je vis des voiles se hisser une à une sur la
flottille de pêche à l’ancre. Dans une profonde dépression de la
falaise, derrière moi, un tourbillon de vent soudain battit le tambour à
travers les chênes abrités, et fit tournoyer en l’air le premier
échantillon sec de feuilles d’automne. Lorsque j’atteignis la route de
la plage, la brume de mer fumait au-dessus des briqueteries, et la marée
racontait à tous les môles l’ouragan qui se déchaînait au delà d’Ushant.
En moins d’une heure, l’été anglais s’évanouit pour faire place au gris
de frisson. Nous étions redevenus l’île fermée du Nord, tous les navires
du monde beuglaient à nos périlleuses barrières, et entre leurs clameurs
passait le pipement des mouettes effarées. Ma casquette dégouttait
d’humidité, les plis de la couverture la retenaient en mares ou
l’envoyaient au loin couler en ruisselets, et le givre du sel me collait
aux lèvres.

A l’intérieur des terres, la senteur de l’automne chargeait le
brouillard plus épais parmi les arbres, et le goutte à goutte devint une
pluie continue. Toutefois, les fleurs tardives--mauve du talus,
scabieuse du champ et dahlia du jardin--tenaient tête à la bruine, et à
l’abri du souffle de la mer la feuille présentait peu de signes de
dépérissement. Toutefois, dans les villages, les portes des maisons
étaient grandes ouvertes, et des enfants, jambes nues, tête nue,
s’asseyaient à l’aise sur les seuils humides pour crier «hou--hou» à
l’étranger.

Je pris la liberté de m’arrêter à la boutique de bonbons, où Mrs.
Madehurst me reçut avec les pleurs hospitaliers d’une grosse femme.
L’enfant de Jenny, dit-elle, était mort deux jours après l’arrivée de la
Sœur. C’était, lui semblait-il, le mieux qui pût arriver, même étant
donné que l’assurance, pour des raisons qu’elle n’avait pas la
prétention de discuter, n’assurât pas volontiers ces petites
épaves-là[37]. «Non pas que Jenny n’eût pris autant de soin d’Arthur que
s’il fût venu fort convenablement au bout de la première année... comme
Jenny elle-même.» Grâce à Miss Florence, l’enfant avait été enterré avec
une pompe qui, au jugement de Mrs. Madehurst, faisait plus que couvrir
la petite irrégularité de sa naissance. Elle décrivit le cercueil, en
dedans et en dehors, le corbillard tout en glaces et le feuillage
garnissant intérieurement la tombe.

  [37] En Angleterre, on a fini par ne plus autoriser l’assurance sur la
    vie des enfants à cause des infanticides auxquels elle donnait lieu.

--Mais comment va la mère? demandai-je.

--Jenny? Oh! elle en prendra le dessus. J’ai passé par là avec un ou
deux des miens. Elle prendra le dessus. Pour le moment, _elle se promène
dans le bois_.

--Par ce temps?

Mrs. Madehurst rapprocha les paupières pour me regarder par-dessus le
comptoir.

--Je ne sais si cela ne vous ouvre pas pour ainsi dire le cœur. Oui,
cela vous ouvre le cœur. C’est là où perdre et porter reviennent au même
en fin de compte, comme nous disons.

Or, la sagesse des vieilles femmes est plus grande que celle de tous les
Pères de l’Église, et ce dernier oracle me plongea dans un tel monde de
pensées tandis que je montais la route, que j’en écrasai presque une
mère et son enfant au coin boisé près de la loge de concierge de la
Maison de Beauté.

--Un affreux temps! m’écriai-je en ralentissant pour prendre le
tournant, au point de presque m’arrêter.

--Pas si mauvais, répondit-elle tranquillement du fond du brouillard. Le
mien y est habitué. Vous trouverez les vôtres à la maison, j’imagine.

Dès que je fus entré, Madden me reçut avec une politesse toute
professionnelle et d’aimables questions sur la santé de l’automobile,
laquelle il allait mettre à couvert.

J’attendis dans un hall silencieux, de couleur brun doré, charmant de
fleurs tardives et chauffé par un délicieux feu de bois,--lieu de bonne
influence et de paix grande. (Hommes et femmes peuvent parfois, après un
grand effort, venir à bout d’un mensonge honorable; mais la maison, qui
est leur temple, ne peut dire que la vérité sur ceux qui ont vécu
dedans.) Une voiture d’enfant et une poupée gisaient sur le plancher
noir et blanc, d’où un tapis avait été repoussé d’un coup de pied. Je
sentis que les enfants venaient à l’instant de s’enfuir pour se
cacher--fort vraisemblablement--dans les nombreux tournants du grand
escalier dallé qui s’élevait majestueusement au fond du hall, ou pour se
blottir à l’affût derrière les lions et les roses de la galerie sculptée
là-haut. Alors, j’entendis au-dessus de moi sa voix, à elle, chanter
comme chantent les aveugles,--du fond de l’âme:

    _In the pleasant orchard-closes..._

Et tout mon été d’hier revint à l’appel.

    _In the pleasant orchard-closes
    «God bless all our gains», say we;
    But «May God bless all our losses»,
    Better suits with our degree[38]._

  [38] Elizabeth Barrett Browning (_The Lost Bower_). En français:

        Dans les plaisants vergers,
        «Dieu bénisse tous nos gains», disons-nous...
        Mais «Puisse Dieu bénir toutes nos pertes»,
        Convient mieux à notre condition.

Elle négligea la cinquième malheureuse ligne[39], pour répéter:

    _Better suits with our degree!_

  [39] La cinquième ligne est:

    _Listen, gentle,--ay, and simple! Listen, children on the knee!_

    En français:

    Écoutez, seigneurs,--oui, et manants! Écoutez, enfants sur les
    genoux!

Je la vis se pencher par-dessus la galerie, ses mains jointes blanches
comme perle sur le chêne.

--Est-ce vous... de l’autre bout du comté? cria-t-elle.

--Oui, c’est moi... de l’autre bout du comté, répondis-je en riant.

--Il s’en est écoulé, du temps, avant que vous ayez eu besoin de
revenir! (Elle descendit en courant l’escalier, d’une main effleurant sa
large rampe.) Il y a deux mois et quatre jours. L’été est passé!

--Je voulais venir plus tôt, mais le Destin m’en a empêché.

--Je le savais. Voulez-vous avoir la bonté de faire quelque chose à ce
feu. On ne me laisse pas jouer avec, et je sens qu’il se comporte mal.
Donnez-lui donc une tape!

Je regardai de chaque côté de la profonde cheminée, et ne trouvai qu’un
jalon à demi carbonisé, à l’aide duquel je frappai sur une bûche noircie
jusqu’à ce qu’elle flambât.

--Il ne s’éteint jamais, ni jour ni nuit, dit-elle en manière
d’explication. Pour le cas où l’on rentre avec le froid aux pieds, vous
comprenez.

--C’est encore plus joli à l’intérieur que ce n’était dehors,
murmurai-je.

La lumière rouge se répandait le long des panneaux sombres, polis par le
temps, au point que les roses et les lions Tudor de la galerie prenaient
couleur et mouvement. Un vieux miroir convexe, surmonté d’un aigle,
recueillait le tableau dans le mystère de son cœur, déformant à nouveau
les ombres déformées et donnant à la galerie la courbe d’un navire. Le
jour se clôturait en une sorte de tempête au fur et à mesure que le
brouillard se changeait en averse fouettante. Entre les meneaux sans
rideaux de la large fenêtre, je pouvais voir les vaillants cavaliers du
gazon se cabrer et se remettre d’aplomb à l’encontre du vent qui les
brocardait de feuilles mortes par légions.

--Oui, ce doit être beau, dit-elle. Voulez-vous en faire la visite? Il y
a encore assez de jour en haut.

Je gravis sur ses pas l’imperturbable escalier, large à laisser passer
un chariot, jusqu’à la galerie où s’ouvraient les portes aux minces
cannelures du temps d’Elisabeth.

--Tâtez comme ils mettent le loquet bas, à cause des enfants.

Elle poussa une légère porte.

--En passant, où sont-ils? demandai-je. Je ne les ai même pas entendus
aujourd’hui.

Elle ne répondit pas sur-le-champ. Puis elle finit par dire doucement:

--Je ne peux, moi, que les entendre. C’est une de leurs pièces... tout y
est prêt, vous voyez.

Elle désigna l’intérieur d’une pièce aux lourdes boiseries. On y voyait
de petites tables à dînette et des chaises d’enfant. Une maison de
poupée, le devant à charnières entr’ouvert, faisait face à un grand
cheval à bascule gris pommelé, de la selle rembourrée duquel il n’y
avait qu’une dégringolade d’enfant jusqu’à la large banquette de fenêtre
qui donnait sur la pelouse. Un petit fusil gisait dans un coin, à côté
d’un canon en bois doré.

--Sûrement, ils étaient ici il n’y a qu’un instant, murmurai-je.

Dans le jour tombant une porte craqua prudemment. J’entendis le froufrou
d’une petite robe et un bruit de pas légers--de pas rapides--traverser
une chambre au loin.

--Cela, je l’ai entendu! s’écria-t-elle triomphante. Et vous?...
Enfants, oh! enfants, où êtes-vous?

La voix remplit les murs, qui la retinrent amoureusement jusqu’à la note
dernière et parfaite; mais nul cri, comme j’en avais entendu dans le
jardin, ne vint en réponse. Nous courûmes de pièce en pièce, de parquet
de chêne en parquet de chêne, montant ici une marche, là en descendant
trois, dans un dédale de passages,--la constante risée de notre proie...
On eût tout aussi bien pu essayer de travailler avec un seul furet une
garenne non bouchée. Innombrables étaient les terriers, retraites dans
les murs, embrasures de profondes et étroites fenêtres, presque des
fentes, maintenant plongées dans l’ombre d’où ils pouvaient jaillir
derrière nous, et cheminées abandonnées, enfoncées de six pieds dans la
maçonnerie, sans compter l’embrouillement des portes de communication.
Par-dessus tout, ils avaient, en cette partie de cache-cache, pour eux
le crépuscule. J’avais saisi un ou deux rires étouffés et joyeux
d’évasion, et, une ou deux fois aperçu la silhouette d’une blouse
d’enfant contre quelque fenêtre en train de s’assombrir à l’extrémité
d’un corridor; mais nous revînmes à la galerie les mains vides, juste au
moment où une femme entre deux âges plaçait une lampe en sa niche.

--Non, je ne l’ai pas vue non plus ce soir, Miss Florence, entendis-je
qu’elle disait, mais il y a ce Turpin qui dit qu’il veut vous voir au
sujet de son étable.

--Oh! il faut vraiment que Mr. Turpin ait joliment besoin de me voir!
Dites-lui de venir au hall, Mistress Madden.

Je regardai de haut en bas dans le hall, qui n’avait pour toute lumière
que le feu appesanti, et tout au fond de l’ombre je les aperçus enfin.
Ils devaient s’être glissés en bas tandis que nous étions dans les
corridors, et se croyaient maintenant parfaitement à l’abri des regards,
derrière un vieil écran de cuir doré. Suivant la loi de l’enfant, ma
poursuite infructueuse équivalait à une présentation; mais, en raison de
la peine que j’avais prise, je résolus de les forcer à se présenter
d’eux-mêmes un peu plus tard, et cela, grâce à cette simple ruse que les
enfants détestent et qui consiste à faire semblant de ne pas s’inquiéter
d’eux. Ils se tenaient cois, en petit tas confus, guère plus que des
ombres, sauf lorsqu’une prompte flamme trahissait un contour.

--Et maintenant nous allons prendre le thé, dit-elle. Je crois que
j’eusse dû commencer par vous l’offrir, mais on n’est pas toujours au
fait des bonnes manières lorsqu’on vit seule et que l’on est regardée...
hum!... comme singulière.

Puis, avec un fort joli mépris:

--Voulez-vous une lampe pour voir à manger?

--La lueur du feu est beaucoup plus plaisante, je crois.

Nous descendîmes dans cette délicieuse demi-obscurité, et Madden apporta
le thé.

Je plaçai ma chaise dans la direction de l’écran, tout prêt à surprendre
ou à être surpris, suivant les hasards du jeu, et, avec sa permission,
attendu qu’un foyer toujours est sacré[40], me penchai en avant pour
jouer avec le feu.

  [40] En Angleterre, il faut sept ans de fréquentation avant de se
    permettre de toucher au feu de la cheminée.

--Où vous procurez-vous ces beaux et courts petits fagots? demandai-je
en l’air. Mais, ce sont des tailles!

--Naturellement, dit-elle. Comme je ne peux ni lire ni écrire, je me
trouve ramenée, pour faire mes comptes, aux primitives tailles
anglaises. Donnez-m’en une, et je vais vous dire ce qu’elle signifiait.

Je lui passai une taille en bois de coudrier, non brûlée, longue d’un
pied environ, et elle glissa son pouce du haut en bas des coches.

--C’est le compte du lait provenant de la ferme du château pour le mois
d’avril de l’année dernière, en gallons, dit-elle. Je me demande ce que
je serais devenue sans les tailles. C’est un vieux garde forestier à
moi, qui m’enseigna le système. Il est un peu passé de mode pour tout
autre, mais mes tenanciers le respectent. L’un d’eux arrive justement
pour me voir. Oh! ne vous en préoccupez pas. Il n’a rien à faire ici en
dehors des heures assignées. C’est un homme rapace et ignorant... très
rapace, sans quoi... il ne viendrait pas ici une fois la nuit tombée.

--Alors, vous avez beaucoup de terre?

--Pas plus de deux cents acres en mains propres, Dieu merci. Les autres
six cents acres sont presque toutes louées à des gens qui connaissaient
ma famille avant moi; mais ce Turpin est quelqu’un de nouveau... et un
voleur de grand chemin.

--Mais êtes-vous sûre que je ne serai pas...?

--Certainement non. Vous en avez le droit. Quant à lui, il n’a pas
d’enfants.

--Ah! les enfants! fis-je. (Et je penchai ma chaise bien en arrière,
jusqu’à la faire presque toucher le paravent qui les cachait.) Je me
demande s’ils vont se montrer pour moi.

On entendit un murmure de voix--celle de Madden et une autre plus
profonde--à la porte de côté, sombre et basse; et un géant aux cheveux
couleur de gingembre, guêtré de toile de chanvre, du type incontestable
des tenanciers, entra gauchement ou fut poussé de l’extérieur.

--Venez auprès du feu, Mister Turpin, dit-elle.

--S’il... s’il vous plaît, miss, je... je serai tout aussi bien auprès
de la porte.

Tout en parlant, il se cramponnait au loquet, comme un enfant qui a
peur. Soudain je me rendis compte qu’il était aux prises avec quelque
frayeur presque insurmontable.

--Eh bien?

--C’était au sujet de cette nouvelle étable pour le jeune
bétail,--c’était tout. Ces premiers gros temps d’automne qui
commencent... mais je reviendrai, Miss.

Ses dents ne claquaient pas beaucoup plus que le loquet de la porte.

--Ah! non, repartit-elle d’un ton égal. La nouvelle étable... hum.
Qu’est-ce que mon homme d’affaires vous a écrit le quinze?

--Je... croyais peut-être qu’en venant vous voir... d’hom... d’homme à
homme, Miss. Mais...

Ses yeux, agrandis par la terreur, roulèrent dans tous les coins de la
pièce. Il ouvrit à demi la porte par laquelle il était entré, mais
j’observai qu’elle se referma--de l’extérieur, et avec fermeté.

--Il a écrit ce que je lui ai dit, continua-t-elle. Vous êtes déjà
encombré. La ferme de Dunnett n’a jamais comporté plus de cinquante
bœufs,--même au temps de Mr. Wright. Et il employait le tourteau. Vous
en avez soixante-sept et vous n’employez pas le tourteau. Sous ce
rapport, vous avez violé le bail. Vous êtes en train de ruiner le fonds
de la ferme.

--Je... je dois me procurer quelques engrais--des superphosphates--la
semaine prochaine. J’en ai pour ainsi parler déjà commandé tout un
wagon. Je descendrai demain à la gare à leur sujet. Alors je peux bien
venir vous voir d’homme à homme, Miss, en plein jour... Ce monsieur ne
s’en va pas, n’est-ce pas?

Il poussa presque un cri.

Je n’avais fait que glisser la chaise un peu plus en arrière, en
m’efforçant de frapper légèrement sur le cuir du paravent; mais il sauta
comme un rat.

--Non. S’il vous plaît, écoutez-moi bien, Mister Turpin.

Elle se retourna sur sa chaise et lui fit face, tandis qu’il se tenait
adossé à la porte.

Ce fut une vieille et sordide petite tentative de tricherie qu’elle lui
arracha,--une demande de nouvelle étable à bœufs aux frais de sa
propriétaire, afin de pouvoir, avec l’engrais couvert, payer son fermage
de l’année suivante sur l’évaluation après--elle arriva à s’en
convaincre--qu’il aurait saigné à blanc les herbages enrichis. Je ne pus
qu’admirer la robustesse de son appétit quand je le vis braver pour lui
la terreur, quel qu’en fût le sujet, qui lui coulait en sueur sur le
front.

J’avais cessé de frapper le cuir derrière moi--et, à vrai dire, étais en
train de calculer le prix de l’étable,--quand je sentis que ma main
détendue se trouvait prise et retournée doucement entre les douces mains
d’un enfant. J’avais donc enfin triomphé. Encore un instant, et je me
retournerais moi-même pour faire la connaissance de ces petits vagabonds
au pied leste...

Le menu baiser de fleur me tomba en plein sur la paume de la
main,--comme le présent sur lequel, jadis, on s’attendait à voir les
doigts se refermer; comme le tout fidèle avertissement mêlé de reproche
d’un enfant qui attend et n’est point habitué à se voir négligé, même
quand les grandes personnes sont le plus occupées,--article du code muet
inventé il y a bien longtemps.

Alors, je compris. Et ce fut comme si j’avais su dès le premier jour,
quand je regardai par-dessus la pelouse, à la fenêtre d’en haut.

J’entendis la porte se fermer. La femme se retourna de mon côté en
silence, et je sentis qu’elle comprenait.

Combien de temps s’écoula? je ne saurais le dire. Je fus réveillé par la
chute d’une bûche, et machinalement me levai pour la remettre d’aplomb.
Puis je regagnai ma place, la chaise si près du paravent.

--Maintenant, vous comprenez, chuchota-t-elle à travers les ombres
entassées.

--Oui, je comprends... maintenant. Merci.

--Je... je les entends seulement. (Elle mit la tête dans ses mains.) Je
n’ai aucun droit, vous savez... aucun droit. Je n’en ai ni porté ni
perdu... ni porté ni perdu!

--Soyez contente, alors, dis-je.

Car j’avais au fond de moi l’âme déchirée.

--Pardonnez-moi!

Elle était calme, et je revins à mon chagrin et ma joie.

--Ce fut parce que je les aimais tant, dit-elle enfin d’une voix
entrecoupée. Ce fut pour cela, même dès le commencement... même avant de
savoir qu’ils... qu’ils étaient tout ce que j’aurais jamais. Et je les
aimais tant!

Elle tendit les bras vers les ombres et les ombres dedans l’ombre.

--Ils sont venus parce que je les aimais... parce qu’il me les fallait.
Je... je dois les avoir fait venir. Fut-ce mal, dites-moi?

--Non... non.

--Je... je vous accorde que les jouets et... et toutes ces choses-là
furent absurdes, mais... mais je détestais moi-même tellement les pièces
vides quand j’étais petite! (Elle désigna du doigt la galerie.) Et les
corridors tout vides... Et comment pouvoir jamais supporter la porte du
jardin fermée? Supposez...

--Assez! Par pitié, assez! m’écriai-je.

Le crépuscule avait amené une pluie froide accompagnée de rafales qui
s’acharnaient aux fenêtres plombées.

--Et la même chose pour ce qui est d’entretenir le feu toute la nuit. Je
ne crois pas, _moi_, que ce soit si ridicule,--et vous?

Je regardai le vaste foyer de brique, vis, à travers des larmes, je
crois, qu’il n’y avait de barrière protectrice ni devant ni auprès, et
baissai la tête.

--J’ai fait tout cela et un tas d’autres choses... rien que pour faire
croire. Puis ils sont arrivés et je les ai entendus; mais j’ignorai
qu’ils ne fussent pas à moi de droit jusqu’au jour où Mrs. Madden me
dit...

--La femme du majordome? Quoi?

--J’entendis... elle vit... l’un deux. Et comprit. Le sien! _Pas_ pour
moi. Je ne compris pas tout d’abord. Peut-être étais-je jalouse. Plus
tard je commençai à me rendre compte que c’était seulement parce que je
les aimais, non parce que... Oh! il _faut_ en porter ou en perdre,
dit-elle d’un ton pitoyable. Il n’y a pas d’autre moyen... et cependant
ils m’aiment. Ils doivent m’aimer! Dites!

On n’entendait aucun bruit dans la chambre que les voix lapantes du feu,
mais nous écoutâmes tous deux attentivement, et elle se consola au moins
à l’aide de ce qu’elle entendait. Elle se reconquit et à demi se leva.
Je restai immobile sur ma chaise contre le paravent.

--N’allez pas me prendre pour une malheureuse parce que je pleurniche
ainsi sur moi-même, mais... mais je suis toute dans les ténèbres, vous
savez, tandis que vous, vous y voyez.

Effectivement j’y voyais, et ma vision me confirmait dans ma résolution,
quoique ce fût comme s’il s’agissait de séparer l’esprit d’avec la
chair. Toutefois, je resterais un peu plus longtemps, puisque c’était la
dernière fois.

--Vous pensez que c’est mal, alors? s’écria-t-elle rudement, quoique je
n’eusse rien dit.

--Pas pour vous. Mille fois non. Pour vous, c’est bien... Je vous suis
reconnaissant au delà de toute expression. Pour moi, ce serait mal. Pour
moi seulement...

--Pourquoi? demanda-t-elle. (Mais elle se passa la main sur le visage
comme elle avait fait à notre seconde rencontre dans le bois.) Oh! je
vois, poursuivit-elle simplement comme un enfant. Pour vous, ce serait
mal.

Puis, avec un petit rire à demi réprimé, elle ajouta:

--Et, vous en souvenez-vous? Je vous ai appelé heureux... jadis... au
commencement. Vous qui ne devez plus jamais revenir ici!

Elle me laissa rester assis quelque temps encore contre le paravent, et
j’entendis le bruit de ses pas s’éteindre le long de la galerie
au-dessus.




A METTRE AU DOSSIER


    --Say is it dawn, is it dusk in thy Bower,
    Thou whom I long for, who longest for me?
    Oh! be it night--be it-- --[41].

  [41] _La Chanson du Berceau_ (ROSSETTI).

Ici, il tomba sur un petit poulain de chameau, qui dormait dans le
sérail où habitent les maquignons et les pires voyous en provenance de
l’Asie Centrale, et, comme il était fort ivre, en vérité, et que la nuit
était noire, il ne put se relever que je ne l’y aidasse. Ce fut le début
de notre connaissance, à Mac Intosh Jellaludin et à moi. Lorsqu’un
déclassé, et un déclassé ivre, chante _la Chanson du Berceau_, il doit
valoir la peine qu’on le cultive. Il se tira du dos du chameau, et dit
sur un ton quelque peu empâté:

--Je... je... je... suis un brin éméché, mais un plongeon dans le
Loggerhead me remettra d’aplomb; et, dites-moi, avez-vous parlé à
Symonds au sujet des genoux de la jument?

Or, Loggerhead[42] se trouvait à six mille longs milles de nous, du côté
de la Mésopotamie[43], où l’on n’a pas le droit de pêcher à la ligne et
où le braconnage est impossible; et l’écurie de Charley Symonds[44], à
un demi-mille plus loin, en passant par les enclos. C’était étrange,
d’entendre tous les vieux noms, dans une nuit de mai, parmi les chevaux
et les chameaux du Caravansérail du Sultan. Puis l’homme parut avoir
ressouvenance de lui-même, et, ce faisant, retrouver son aplomb. Il
s’accota au chameau en indiquant un coin du sérail où brûlait une lampe:

  [42] Endroit bien connu des étudiants d’Oxford, où l’on se baigne, et
    qui se trouve situé dans les environs des collèges.

  [43] Nom que les étudiants d’Oxford donnent à une promenade des Parcs,
    située entre deux bras de la rivière Cherwel.

  [44] Charley Symonds, loueur de chevaux, familier aux mêmes étudiants.

--C’est là que j’habite, dit-il, et je vous serais infiniment obligé si
vous étiez assez bon pour aider mes pieds rebelles à s’y diriger, car je
suis plus que jamais ivre... on ne peut... on ne peut plus...
phénoménalement gris. Mais non pas pour ce qui est de ma tête «My brain
cries out against»... qu’est-ce qui vient après? Mais ma tête plane...
roule sur le fumier, aurais-je dû dire, et maîtrise le haut de cœur.

Je lui fis traverser les troupes de chevaux à l’attache, et il
s’affaissa sur le bord de la verandah, vis-à-vis de la ligne de limite
des quartiers indigènes.

--Merci... mille fois merci! O lune et petites, petites Étoiles! Penser
qu’un homme puisse si impudemment... Infâme liqueur, aussi. Ovide en
exil n’en but pas de pire. Meilleure. Elle était gelée. Hélas! je
n’avais pas de glace. Bonne nuit. Je vous présenterais à ma femme si
j’étais à jeun--ou elle civilisée.

Une femme indigène sortit de l’ombre de la chambre, et se répandit en
injures à l’adresse de l’homme; aussi m’en allai-je. C’était le déclassé
le plus intéressant dont j’eusse eu, depuis longtemps, le plaisir de
faire la connaissance, et il devint plus tard de mes amis. Grand, bien
bâti, blond, mais la santé sérieusement ébranlée par la boisson, il
paraissait plus près de cinquante ans que les trente-cinq qui,
disait-il, étaient son âge réel. Lorsqu’un homme, dans l’Inde, commence
à perdre pied, si ses amis ne l’envoient au pays aussitôt que possible,
à un respectable point de vue il tombe très bas. Une fois qu’il a changé
de profession de foi, comme fit Mac Intosh, le voilà passé rachat.

Dans la plupart des grandes villes, les indigènes vous parleront de deux
ou trois _sahibs_, généralement de basse caste, devenus hindous ou
musulmans, et qui vivent plus ou moins comme tels. Mais ce n’est pas
souvent qu’on arrive à mettre la main dessus. Comme Mac Intosh lui-même
avait coutume de le dire:

--Si je change de religion pour le bien de mon ventre, je ne cherche pas
à devenir un martyr à missionnaires, pas plus que je ne suis avide de
notoriété.

Au début de nos relations, Mac Intosh m’avertit.

--Rappelez-vous ceci. Je ne suis pas fait pour servir d’objet à la
charité. Je ne réclame ni votre argent, ni votre nourriture, ni votre
vieille défroque. Je suis ce rare animal, un ivrogne qui se suffit à ses
besoins. Si vous voulez, je fumerai votre tabac, car celui des bazars ne
convient guère, je l’accorde, à mon palais, et je vous emprunterai tous
les livres auxquels vous pouvez ne pas tenir spécialement. Il est plus
que probable que je les vendrai pour des bouteilles de liqueurs du pays
extrêmement dégoûtantes. En retour, vous partagerez telle hospitalité
que peut fournir ma maison. Voici un charpoy[45] sur lequel on peut
s’asseoir à deux, et il est possible qu’il se trouve, de temps à autre,
à manger dans ce plat. A boire, malheureusement, trouverez-vous sur les
lieux à toute heure. Et c’est ainsi que je vous souhaite la bienvenue en
tout mon pauvre établissement.

  [45] Sorte de couchette en usage dans l’Inde.

Je fus admis au foyer de Mac Intosh--moi et mon bon tabac. Mais ce fut
tout. Par malheur, on ne peut guère, pendant le jour, faire visite à un
déclassé dans le sérail. Les amis en train d’acheter des chevaux ne le
comprendraient pas. En conséquence, je fus obligé d’attendre la nuit
pour voir Mac Intosh. Il en rit, et dit simplement:

--Vous avez parfaitement raison. Quand je jouissais d’une situation dans
la société, et je dirai plus élevée que la vôtre, j’eusse fait
exactement de même. Bonté divine! Je fus jadis--il parla comme si, après
avoir commandé un régiment, il fût tombé de son grade--je fus d’Oxford!

Cela expliquait l’allusion à l’écurie de Charley Symonds.

--Vous, ajouta Mac Intosh lentement, vous n’avez pas eu cet avantage,
mais, selon toute apparence extérieure, vous ne semblez pas possédé
d’une soif ardente pour les boissons fortes. En résumé, j’imagine que
vous êtes le plus heureux des deux. Cependant, je n’en suis pas certain.
Vous êtes, pardonnez-moi de vous le dire, surtout au moment où je fume
votre excellent tabac, vous êtes péniblement ignorant de maintes choses.

Nous étions assis ensemble sur le bord de sa couchette, car il ne
possédait pas de chaises, et regardions donner à boire aux chevaux pour
la nuit, pendant que la femme indigène préparait le dîner.

Il ne me plaisait guère de me voir en butte aux airs protecteurs d’un
déclassé, mais j’étais son hôte pour le présent, bien qu’il ne possédât
qu’un vêtement d’alpaga fort déchiré, et une paire de culottes taillée
dans de la toile de balle à café. Il retira sa pipe de sa bouche, et
poursuivit judicieusement:

--Tout bien considéré, je doute que vous soyez le plus heureux. Je ne
parle pas au point de vue de vos connaissances classiques extrêmement
limitées, ou de votre horrible accentuation, mais de votre grossière
ignorance en ce qui concerne des matières plus immédiatement soumises à
votre attention. Ceci, par exemple.

Il désigna une femme en train de nettoyer un samovar près du puits, au
centre du sérail.

Elle faisait sauter l’eau du bec par secousses cadencées d’une façon
régulière.

--Il y a manière et manière de nettoyer les samovars. Si vous saviez
pourquoi elle accomplit sa besogne de cette façon spéciale, vous sauriez
ce que le moine espagnol voulait dire lorsqu’il s’exprimait ainsi:

    I the Trinity illustrate
        Drinking watered orange-pulp--
    In three sips the Aryan frustrate,
        While he drains his at one gulp--[46]

  [46]

        Moi, j’illustre la Trinité
        En buvant de l’orangeade--
        En trois gorgées j’enfonce l’Aryen,
        Tandis qu’il avale la sienne d’un seul coup.--

    _Soliloquy of the Spanish Cloister_ (Robert BROWNING.)

et maintes autres choses qui maintenant sont cachées à vos regards.
Cependant, Mrs. Mac Intosh a préparé le dîner. Mettons-nous à manger à
la mode des gens du pays--dont, en passant, vous ne savez rien.

La femme indigène plongea la main dans le plat avec nous. C’était
irrégulier. L’épouse devrait toujours attendre que le mari eût mangé.
Mac Intosh Jellaludin s’en excuse, disant:

--C’est un préjugé anglais dont je n’ai pu triompher; et elle m’aime. Ce
que je n’ai jamais été en état de comprendre. Je me suis collé avec elle
à Jullundur, il y a trois ans, et elle est toujours restée avec moi
depuis ce temps. Je la crois honnête, et sais qu’elle a du talent en
matière de cuisine.

Il caressa la tête de la femme tout en parlant, et elle roucoula
doucement. Elle n’était pas jolie à regarder.

Mac Intosh jamais ne me dit quelle situation il avait occupée avant sa
chute. C’était, à jeun, un savant et un gentleman. Ivre, il tenait
quelque peu plus du premier que du second. Il avait coutume de s’enivrer
une fois par semaine environ deux jours durant. En ces occasions, la
femme indigène veillait sur lui pendant qu’il délirait en toutes langues
sauf la sienne. Un jour, à vrai dire, il se mit à réciter _Atalante in
Calydon_[47], et alla jusqu’à la fin, en rythmant la cadence du vers
avec un pied de lit. Mais il accomplissait la plupart de ses
extravagances en grec ou en allemand. L’esprit de l’individu était un
parfait «chiffonnier» de choses inutiles. Une fois, comme il commençait
à se dégriser, il me déclara que j’étais le seul être raisonnable de
l’Inferno dans lequel il était descendu--un Virgile chez les Ombres,
dit-il--et qu’en retour de mon tabac il me fournirait, avant de mourir,
les matériaux d’un nouvel Inferno qui me ferait plus grand que Dante.
Puis il tomba endormi sur une couverture de cheval, et se réveilla tout
à fait calme.

  [47] A. C. Swinburne.

--Mon garçon, dit-il, quand vous avez atteint les derniers abîmes de la
dégradation, les petits incidents qui vexeraient une existence plus
haute sont pour vous sans conséquence. Hier soir, mon âme était au sein
des dieux; mais je ne fais aucun doute que mon corps bestial ne se
débattît là par terre dans la tripaille.

--Vous étiez abominablement ivre, si c’est là ce que vous voulez dire,
répliquai-je.

--Oui, j’étais ivre--salement ivre. Moi, qui suis le fils d’un homme qui
ne vous concerne pas--moi qui fus jadis membre d’un Collège dont vous
n’avez jamais vu seulement la cantine, j’étais dégoûtamment ivre. Mais
remarquez combien peu cela me touche. Cela ne me fait rien. Moins que
rien; attendu que je ne ressens même pas le mal de tête qui devrait être
mon lot. Or, au sein d’une existence plus relevée, combien ma punition
eût été affreuse, combien amer mon repentir! Croyez-moi, mon ami à
l’éducation négligée, le plus haut correspond au plus bas--en supposant
toujours le degré à l’extrême.

Il se retourna sur la couverture, mit sa tête entre ses poings, et
continua:

--Sur l’âme que j’ai perdue et sur la conscience que j’ai tuée, je vous
déclare que _je suis incapable_ de sentir! Je suis comme les dieux,
connaissant le bien et le mal, mais à l’abri de l’un et de l’autre.
Est-ce enviable ou ne l’est-ce pas?

Lorsqu’un homme a perdu l’avertissement du «mal au cheveux», il faut
qu’il soit en mauvaise posture. Je répondis, en regardant Mac Intosh sur
sa couverture, les cheveux sur les yeux et la lèvre d’un blanc bleuté,
que je ne pensais pas que ladite insensibilité en valût le coup.

--Par pitié, ne dites pas cela! Je vous le répète, c’_est_ bon et on ne
peut plus enviable. Pensez à mes consolations!

--En avez-vous donc autant que cela, Mac Intosh?

--Certainement; vos essais de sarcasme, de ce sarcasme qui est
essentiellement l’arme d’un homme cultivé, sont un peu jeunes.
Premièrement, mes connaissances, ma science classique et littéraire,
effacées peut-être par des libations immodérées--ce qui me rappelle que,
avant la visite de mon âme chez les dieux, hier au soir, j’ai vendu les
œuvres choisies d’Horace que vous m’aviez prêtées avec tant de
bienveillance. C’est Ditta Mull, le marchand d’habits, qui les a. Elles
m’ont rapporté dix annas, et on pourrait les racheter pour une
roupie--mais tout de même infiniment supérieures aux vôtres.
Secondement, l’affection fidèle de Mrs. Mac Intosh, la meilleure des
épouses. Troisièmement, le monument, plus durable que l’airain, que j’ai
élevé dans les sept années de ma dégradation.

Il s’arrêta ici, et se traîna à travers la chambre, en quête d’une
gorgée d’eau.--Il était fort peu solide et avait mal au cœur.

Il fit allusion plusieurs fois à son «trésor»--quelque grand bien qu’il
possédait--mais je pris cela pour le délire de la boisson. Il était
aussi pauvre et aussi orgueilleux que possible. Ses façons n’avaient
rien de plaisant, mais il en savait assez sur les indigènes, parmi
lesquels sept années de sa vie s’étaient écoulées, pour que sa
connaissance en valût la peine. Il avait l’habitude de se moquer de
Strickland[48] comme d’un homme ignorant--«ignorant l’est et
l’ouest»--disait-il. Son orgueil consistait tout d’abord à être
quelqu’un d’Oxford, pourvu de moyens rares et brillants, ce qui peut
être ou n’être pas vrai--je n’en savais assez pour contrôler ses
assertions--et, en second lieu, à «tenir le doigt sur le pouls de la vie
indigène»--ce qui était un fait. En tant que quelqu’un d’Oxford, il me
donna l’impression d’un pédant: il était toujours à vous jeter au nez
son érudition. En tant que _faquir_ mahométan--en tant que Mac Intosh
Jellaludin--il avait tout ce qu’il fallait pour ce que j’en voulais
tirer. Il fuma plusieurs livres de mon tabac, et m’apprit plusieurs
onces de choses qui en valaient la peine; mais il ne voulut jamais
accepter de cadeaux, pas même lorsqu’arriva la froide saison, qui s’en
prit à la pauvre et mince poitrine sous le pauvre et mince habit
d’alpaga. Il se mit très en colère, déclarant que je l’avais insulté, et
qu’il n’allait pas aller à l’hôpital. Il avait vécu comme une bête, et
il mourrait rationnellement, comme un homme.

  [48] Strickland, agent de police indien, familier aux lecteurs de Mr.
    Rudyard Kipling. Voir _Kim_.

En fait, il mourut d’une pneumonie, et, la nuit de sa mort, m’envoya un
chiffon de papier pour me demander de venir l’aider à mourir.

La femme indigène pleurait à côté du lit. Mac Intosh, drapé dans une
étoffe de coton, était trop faible pour se venger d’un vêtement de
fourrure qu’on jetait sur lui. En ce qui concernait son esprit, l’homme
avait conservé toute sa lucidité, et ses yeux flambaient. Lorsqu’il eut
injurié le médecin qui m’accompagnait, si honteusement que le vieux
compère indigné s’en alla, il jura après moi quelques minutes, puis se
calma.

Il dit alors à sa femme d’aller chercher «le Livre» dans un trou du mur.
Elle apporta une grosse liasse, enveloppée dans la queue d’un jupon, de
vieilles feuilles de papier à lettre de toutes provenances, numérotées
et couvertes d’une fine écriture serrée. Mac Intosh plongea la main dans
la masse, qu’il remua amoureusement.

--Ceci, dit-il, est mon œuvre--le Livre de Mac Intosh Jellaludin,
montrant ce qu’il vit et comment il vécut, et ce qui arriva aussi bien à
lui qu’à d’autres; qui est en outre un récit de la vie, des péchés et de
la mort de Mère Mathurin. Ce que le livre de Mirza Murad Ali Beg est au
regard des autres livres sur la vie indigène, mon livre le sera au
regard de celui de Mirza Murad Ali Beg!

C’était, comme en conviendra tout homme qui connaît le livre de Mirza
Murad Ali Beg, une affirmation audacieuse. Les papiers ne paraissaient
pas empreints d’une valeur spéciale; mais Mac Intosh me les tendit comme
s’il se fût agi d’une monnaie courante.

Puis il dit avec lenteur:

--En dépit des nombreuses lacunes de votre éducation, vous avez été bon
pour moi. Je parlerai de votre tabac quand je joindrai les dieux. Je
vous dois beaucoup de remerciements pour maintes bontés. Mais j’ai les
dettes en abomination. En conséquence, je vous lègue à cette heure le
monument plus durable que le cuivre--mon livre unique--grossier et
imparfait en certaines de ses parties, mais, oh, combien rare dans
d’autres! Je me demande si vous le comprendrez. C’est un présent plus
honorable que... Bah? où ma cervelle va-t-elle vagabonder? Vous allez
horriblement le mutiler. Vous en ferez sauter les pierres précieuses que
vous appelez «citations latines», espèce de Philistin, et vous
massacrerez le style pour tailler dans votre jargon saccadé; mais vous
ne pouvez pas le détruire en entier. Je vous le lègue. Ethel... Encore
mon cerveau!... Mrs. Mac Intosh, soyez témoin que je donne au _sahib_
tous ces papiers. Ils ne vous seraient d’aucune utilité, Cœur de mon
Cœur, et je _vous impose_ (ici, il se tourna de mon côté) de ne pas
laisser mon livre mourir sous sa présente forme. Il est vôtre sans
réserve--l’histoire de Mac Intosh Jellaludin, qui n’est _pas_ l’histoire
de Mac Intosh Jellaludin, mais celle d’un plus grand homme que lui, et
d’une femme autrement grande encore. Écoutez maintenant! Je ne suis ni
fou ni ivre! Cet ouvrage vous rendra fameux.

Je dis «merci bien», pendant que la femme indigène me mettait la liasse
dans les mains.

--Mon seul enfant! fit Mac Intosh avec un sourire.

Il déclinait vite, mais il continua de causer tant qu’un souffle lui
resta. J’attendis la fin, sachant que, dans six cas sur dix, un homme
qui meurt demande sa mère. Il se tourna sur le côté, et dit:

--Racontez comment il vint en votre possession. Personne ne vous croira,
mais mon nom, au moins, vivra. Vous le traiterez brutalement, je le
sais. Il en est une partie qui doit disparaître; le public est composé
d’imbéciles et d’imbéciles empreints de pruderie. Je fus jadis leur
serviteur. Mais opérez doucement votre mutilation--tout doucement. C’est
un grand travail, et je l’ai payé sept années de damnation.

Sa voix s’arrêta l’espace de dix ou douze aspirations, puis il se mit à
marmotter une prière d’un genre quelconque en grec. La femme indigène
pleura fort amèrement. Enfin, il se souleva dans son lit, et dit, de sa
voix haute et lente:

--Innocent!

Puis il retomba en arrière, et la stupeur s’empara de lui jusqu’à ce
qu’il mourût. La femme indigène courut dans le sérail, parmi les
chevaux, et poussa des cris et se frappa les seins; car elle l’avait
aimé.

Peut-être le dernier mot de sa vie racontait-il par quoi Mac Intosh
avait passé jadis; mais, sauf la grosse liasse de vieux cahiers dans le
morceau d’étoffe, il n’y avait rien dans sa chambre pour dire qui il fut
ou ce qu’il fut.

Les papiers étaient dans un désordre désespérant.

Strickland m’aida à les classer, et déclara que l’auteur était le plus
fieffé menteur ou le plus étonnant personnage qui fût. Il penchait pour
le premier. Un de ces jours, il se peut que vous soyez à même d’en
juger. La liasse demandait à se voir considérablement expurgée, et se
trouvait pleine, en tête des chapitres, d’absurdités grecques, qui
toutes ont été retranchées.

Si la chose se trouve jamais publiée, il y aura peut-être quelqu’un pour
se rappeler cette histoire imprimée aujourd’hui comme sauvegarde, afin
de prouver que c’est Mac Intosh Jellaludin, et non pas moi-même, qui
écrivit le Livre de _Mère Mathurin_.




TABLE


  LE RETOUR D’IMRAY                        5
  DRAY WARA YOW DEE                       29
  LE RICKSHAW-FANTÔME                     49
  ·007                                    95
  LE BISARA DE POOREE                    133
  AU BORD DE L’ABÎME                     145
  LE CHEF DU DISTRICT                    159
  LE NAVIRE QUI S’Y RETROUVE             205
  NABOTH                                 241
  LES BORNES MENTALES DE PAMBÉ SERANG    251
  EUX                                    263
  A METTRE AU DOSSIER                    311




    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    le quinze octobre mil neuf cent sept
    PAR
    BLAIS ET ROY
    A POITIERS
    pour le
    MERCVRE
    DE
    FRANCE






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE RETOUR D'IMRAY ***


    

Updated editions will replace the previous one—the old editions will
be renamed.

Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for an eBook, except by following
the terms of the trademark license, including paying royalties for use
of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
copies of this eBook, complying with the trademark license is very
easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
of derivative works, reports, performances and research. Project
Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may
do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected
by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark
license, especially commercial redistribution.


START: FULL LICENSE

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE

PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase “Project
Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg™ License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™
electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person
or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the
Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg™ License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country other than the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work
on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the
phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

    This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
    other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
    whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
    of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
    at www.gutenberg.org. If you
    are not located in the United States, you will have to check the laws
    of the country where you are located before using this eBook.
  
1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase “Project
Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg™.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg™ License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format
other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg™ website
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain
Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works
provided that:

    • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
        the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method
        you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
        to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has
        agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
        within 60 days following each date on which you prepare (or are
        legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
        payments should be clearly marked as such and sent to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
        Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg
        Literary Archive Foundation.”
    
    • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
        you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
        does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™
        License. You must require such a user to return or destroy all
        copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
        all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™
        works.
    
    • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
        any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
        electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
        receipt of the work.
    
    • You comply with all other terms of this agreement for free
        distribution of Project Gutenberg™ works.
    

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set
forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right
of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.