Le Chat Maltais

By Rudyard Kipling

The Project Gutenberg eBook of Le chat maltais
    
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Title: Le chat maltais


Author: Rudyard Kipling

Translator: Arthur Austin-Jackson
        Louis Fabulet

Release date: February 21, 2024 [eBook #73007]

Language: French

Original publication: Paris: Mercure de France, 1908

Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHAT MALTAIS ***







  RUDYARD KIPLING

  Le Chat Maltais

  Traduction de
  LOUIS FABULET et ARTHUR AUSTIN-JACKSON


  PARIS
  SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
  XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI

  MCMVIII




ŒUVRES DE RUDYARD KIPLING

A LA MÊME LIBRAIRIE


  LE LIVRE DE LA JUNGLE, traduit par Louis Fabulet et Robert
    d’Humières. Vol. in-18                                          3.50

  LE SECOND LIVRE DE LA JUNGLE, traduit par Louis Fabulet et
    Robert d’Humières. Vol. in-18                                   3.50

  LA PLUS BELLE HISTOIRE DU MONDE (La plus Belle Histoire du
    Monde. Le Perturbateur du Trafic. La Légion perdue.
    Par-dessus bord. Dans le Rukh. Un Congrès des Puissances.
    Un Fait. Amour des Femmes), traduit par Louis Fabulet et
    Robert d’Humières. Vol. in-18                                   3.50

  L’HOMME QUI VOULUT ÊTRE ROI (L’Homme qui voulut être Roi. La
    Porte des Cent mille Peines. L’Étrange chevauchée.
    L’Amendement de Tods. La Marque de la Bête. Bisesa. Bertran
    et Bimi. L’Homme qui fut. Les Tambours du «Fore and Aft»),
    traduit par Louis Fabulet et Robert d’Humières. Vol. in-18      3.50

  KIM, roman, traduit par Louis Fabulet et Charles Fountaine
    Walker. Vol. in-18                                              3.50

  LES BATISSEURS DE PONTS (Les Bâtisseurs de Ponts. Petit Tobrah.
    Namgay Doola. En Famine. Au fond de l’Impasse. Les Finances
    des Dieux. La Cité des Songes), traduit par Louis Fabulet et
    Robert d’Humières. Vol. in-18                                   3.50

  STALKY ET Cie, roman, traduit par Paul Bettelheim et Rodolphe
    Thomas. Vol. in-18                                              3.50

  SUR LE MUR DE LA VILLE (Sur le Mur de la Ville. Trois et un...
    de plus. L’Histoire de Muhammad Din. Lispeth. L’Autre.
    Moti-Guj-Muin. Une Fraude. La Libération des Pluefles.
    L’Arrestation du Lieutenant Golightly. Une affaire de chance.
    Dans l’erreur. Le Cas de divorce Bronckhorst. Wee Willie
    Winkie. En plein orgueil de jeunesse. Sans bénéfice de
    clergé), traduit par Fabulet, précédé d’une Étude sur Rudyard
    Kipling par André Chevrillon. Vol. in-18                        3.50

  LETTRES DU JAPON, traduit par Louis Fabulet et Arthur
    Austin-Jackson. Vol. in-18                                      3.50

  L’HISTOIRE DES GADSBY, roman, traduit par Louis Fabulet et
    Arthur Austin-Jackson. Vol. in-18                               3.50

  LE RETOUR D’IMRAY (Le Retour d’Imray. Dray wara yow dee. Le
    Rickshaw-Fantôme. 007. Le Bisara de Pooree. Au bord de
    l’Abîme. Le Chef du district. Le Navire qui s’y retrouve.
    Naboth. Les Bornes mentales de Pambé Serang. Eux. A mettre
    au dossier), traduit par Louis Fabulet et Arthur
    Austin-Jackson. Vol. in-18                                      3.50




IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:

Sept exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 1 à 7

JUSTIFICATION DU TIRAGE:


Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.




RUDYARD KIPLING

LAURÉAT DU PRIX NOBEL


Je revois toujours Rudyard Kipling, tel qu’en son cottage du village de
Rottingdean, à peu de distance de Brighton, sur la falaise anglaise, il
m’apparut il y a cinq ou six ans. Je le revois, dès que la porte de son
cabinet fut ouverte devant moi et qu’il m’aperçut au seuil de son
«home», écarter la servante, se baisser vivement pour tirer le verrou de
l’autre battant de la porte, et finir lui-même d’ouvrir celle-ci toute
grande devant les pas du Français avant de lui tendre la main. Le geste
fut charmant, et j’en garde un aimable souvenir. Je revois Rudyard
Kipling dans le cabinet de travail, que j’ai décrit ailleurs[1], aux
murs blanchis à la chaux, ornés seulement de quelques bas-reliefs dus à
l’ébauchoir de son père, de ce père que tant il révère et qui, de façon
si originale et si artistique, illustra le texte anglais des _Livres de
la Jungle_ et de _Kim_. Je revois le gros feu de houille qui chauffait
bien la pièce. Tout cela était d’une simplicité grande pour l’un des
rois du monde.

  [1] _Journal des Débats_, à la date du 3 juillet 1903.

Quelques minutes après, j’allais faire connaissance avec la femme de
Rudyard Kipling, fille du grand éditeur américain Balestier, exquise
maîtresse de maison, à l’air si jeune sous ses cheveux argentés déjà,
que séparait la raie sur la tempe. Et, en arrivant, tout à l’heure,
j’avais aperçu deux petits enfants qui jouaient dans la cour. Avant de
passer pour le lunch dans une vaste salle à manger où semblaient s’être
réfugiés tous les raffinements qui dénotaient la fortune et l’éducation
de mes hôtes, je restai en tête à tête avec Rudyard Kipling. Il était
là, devant moi, l’homme dont je déchiffrais, depuis quelques années,
l’œuvre, mot à mot, à chaque mot dévoilant une beauté surprenante et
nouvelle. Il était là, causant gaiement en anglais, parce qu’il se
défait, prétendait-il, de son français, se levant vivement pour aller
prendre sur une planche et revenir me montrer tel ou tel livre de
Robert-Louis Stevenson, qu’il appelait son maître, me regardant de son
œil prompt et vite replié sur soi derrière les lunettes de cristal,
écoutant d’une oreille attentive la moindre parole tombée de mes lèvres.
C’était là le regard qui avait scruté, fouillé l’univers, lu tout au
fond des âmes et derrière le fond de l’âme et dans l’âme des hommes les
plus lointains et les plus inconnus. C’était là l’oreille qui avait
écouté le monde entier chuchoter et jusqu’à la matière la plus inerte
mêler sa voix à l’universel concert, qui avait saisi, compris des bruits
dont nulle avant elle n’avait eu le soupçon. C’étaient là le regard,
l’oreille qui avaient tout vu, tout entendu, et permis au cerveau le
plus merveilleusement organisé de refléter l’univers. Et j’avais, en
outre, devant moi, l’immortel auteur des _Livres de la Jungle_.

Les _Livres de la Jungle_! Je me rappelle. Un soir de mai 1898, à Paris,
je dînais en compagnie d’un poète anglais et de Robert d’Humières, et
l’Anglais prononça un nom que j’entendais pour la première fois; c’était
le nom de Rudyard Kipling. Il me conseilla en même temps de lire les
_Jungle Books_. Le lendemain, ils tombaient sous mes yeux chez
Galignani, et je les achetais. Je lus le premier tout dans une nuit, et,
au matin, télégraphiai à Robert d’Humières, parti pour Londres, qu’il
nous fallait traduire _cela_, faire lire _cela_ à nos compatriotes; et
sans attendre sa réponse, je m’attelais à la besogne. _Cela_, c’était un
des plus beaux livres qui soient à l’honneur de l’esprit humain.
C’était, au moment où nous nous apercevons que de la civilisation
l’homme sort gangrené à fond, c’était Adam ressuscité dans le paradis
terrestre au milieu des animaux sages et donneurs de bons conseils, un
Adam seul dans la nature et sous le regard des Puissances Éternelles, un
Adam dont rien n’avait perverti l’âme et que les Puissances Éternelles
pouvaient contempler, satisfaites de l’œuvre; c’était, sous les traits
de Mowgli, l’homme, orgueil de la création, pour la seconde fois jailli,
frais comme un lis, du sol ancestral aux floraisons de miracle. Lorsque
je lus pour la première fois le _Livre de la Jungle_, il me sembla qu’un
sang nouveau circulait dans mes veines, et je baisai de loin la main qui
avait écrit ce livre. Comment Rudyard Kipling s’y était-il pris pour
dégager du détestable aggloméré dont à la lecture de ce poème on
s’aperçoit que notre âme est aujourd’hui recouverte, comment Rudyard
Kipling avait-il fait pour dégager l’âme délicieuse qui n’a reçu que les
seuls conseils du loup, de la panthère, de l’ours et du python Kaa, et
qui n’effleurera la société d’hommes la plus rudimentaire que pour
rentrer dans la jungle au plus vite, meurtrie et ses fiertés blessées?
Les avez-vous bien lus, les _Livres de la Jungle_? En avez-vous saisi,
sous le déploiement somptueux des richesses terrestres, sous les beautés
de la flore et de la faune indiennes, l’admirable portée? Avez-vous
compris qu’ils arrivaient pour servir à l’homme de redoutable point de
comparaison? Ah! lorsque je les ai traduits pour les donner à la France,
il m’a semblé que j’infusais à mes compatriotes un sang pur et nouveau,
que je leur apportais un souffle vivifiant et salubre, et que ceux qui
aimeraient Mowgli et ses conseillers, s’ils profitaient de la leçon pour
prendre conscience de soi, ne pourraient qu’en devenir meilleurs.
Vraiment, le monde entier peut s’incliner devant l’homme qui a conçu,
écrit les _Livres de la Jungle_, car ils comptent parmi les plus purs et
les plus rares joyaux que l’humanité ait œuvrés et possède.

Après leur publication en français, je n’avais, pas plus que Robert
d’Humières, l’intention de continuer à faire métier de traducteur et ne
croyais point devoir affronter de nouveau l’œuvre colossal de M. Rudyard
Kipling, devant la seule lecture duquel je reculais un peu épouvanté.
Mais je lus un autre volume, puis encore un autre, et je continuai
d’être émerveillé, et, plus je lisais du Rudyard Kipling, plus je
sentais qu’il fallait en lire pour comprendre la portée de l’œuvre, plus
le poète grandissait devant moi, plus il devenait le géant devant lequel
aujourd’hui le monde entier s’incline.

Ce n’étaient plus les _Livres de la Jungle_, peut-être... mais un
prodigieux cinématographe se déroulait, et l’humanité, en procession
infinie, avec ses passions, ses vices et ses vertus, ses heurs et
malheurs, ses travaux sans nombre, ses aventures sans fin, son
inlassable activité, que sais-je?... son poignant effort et sa
surprenante vitalité, défilait tout entière sous mes yeux.

Et que le mot «cinématographe» s’entende et n’enlève rien à ma pensée
que la poésie est immense qui se dégage de l’œuvre et s’irradie à
l’entour, immense comme l’auréole d’un monde, celle du globe terrestre
que Rudyard Kipling semble tenir dans sa main, et que son oreille
écoute, et que regarde son œil.

Alors, irrésistiblement, je pris un conte, le traduisis, en pris un
autre, encore le traduisis. Mais il eût été grave de prendre l’œuvre par
blocs et de présenter ces blocs au public français. Il y avait là bien
des choses qui échappaient à notre compréhension de peuple non
cosmopolite et trop replié sur soi. Il fallait agir avec prudence, faire
un choix craintif, prendre de ci de là dans l’œuvre, forcer l’intérêt,
puis l’admiration, jusqu’au jour où la poésie de l’ensemble éclaterait
et resplendirait sur l’œuvre plus abondant.

Est-ce à dire que mes efforts pour communiquer à mes compatriotes une
part de l’admiration sans bornes que j’ai vouée à Rudyard Kipling, et
que continue de justifier à mes yeux chaque mot anglais de son œuvre que
je tâche de traduire en un mot français, est-ce à dire que ces efforts
ont été couronnés de succès? Non, pas encore. Et si je n’avais pour me
rassurer aujourd’hui le suffrage de l’univers en ce prix Nobel décerné à
M. Rudyard Kipling, si je n’avais pour corroborer mon jugement celui
d’un compatriote comme M. André Chevrillon, le seul Français qui ait
publié sur Rudyard Kipling une étude digne de ce génie, le seul qui ait
témoigné de sa parfaite compréhension d’une œuvre qu’il admire autant
que je fais, je me prendrais parfois, en France, à m’inquiéter de cette
admiration que je professe pour le poète étranger.

Pourquoi la France met-elle si longtemps à venir à l’œuvre de M. Rudyard
Kipling? Ah! c’est qu’il est dur, pour un pays qui prétend mener la
marche du monde, d’avoir à reconnaître le génie d’un homme dont les
«intellectuels» anglais eux-mêmes ont dit: «Son influence est de celles
qui font retarder l’horloge du Temps.» Et pourquoi pareille accusation
a-t-elle été portée contre M. Rudyard Kipling? Parce que M. Rudyard
Kipling, admirateur de l’énergie humaine, se fondant sur l’expérience
par lui acquise à travers le monde entier, confiant en sa miraculeuse
clairvoyance, croit que l’homme est fait pour la lutte plus que pour la
jouissance, qu’il est souvent responsable de son malheur, que souvent il
a besoin d’un maître, que parfois il réclame le fouet, et, que cette
loi, nul progrès ne la viendra déranger. M. Rudyard Kipling a connu
d’autres civilisations, a rencontré d’autres sages, et plus antiques et
plus expérimentés que les nôtres. Il a vécu dans l’Inde, a fréquenté les
lamas. Il sait jusqu’où la liberté humaine peut aller. Il sait le point
précis qu’elle ne peut dépasser. Et il sourit. C’est ce sourire qui
contrarie les «intellectuels» sur le point de se voir forcés d’en
rabattre de leurs espérances. M. Rudyard Kipling sourit de l’utopie. Et,
ce qui domine son œuvre, c’est le prodigieux bon sens, le merveilleux
équilibre. En une seconde, la balance, en sa main, redevient
horizontale. Dans 007, cette histoire extraordinaire de locomotives, au
milieu d’un saisissant tableau d’activité humaine où sont décrites, avec
une intensité de vie sans précédent, les voies de manœuvre et la cour de
marchandises d’une importante gare américaine, je cueille ce passage, où
M. Rudyard Kipling déclare nettement ce qu’il croit le plus convenable à
l’intérêt social:

  Un homme d’équipe, le visage pourpre, se tailla un chemin à l’aide des
  épaules, jusqu’au chef de manœuvre, et lui mit le poing sous le nez.
  Le chef ne leva même pas les yeux de dessus sa liasse d’avis de
  réception. Il fléchit légèrement l’index, et un grand jeune homme en
  chemise rouge, qui flânait nonchalamment près de lui, frappa l’homme
  d’équipe sous l’oreille gauche, d’un coup qui l’envoya rouler
  frissonnant et gloussant sur une balle de fourrage.

M. Rudyard Kipling n’est point de ceux qui portent des confitures ni des
lits de plumes dans les prisons, et voilà pourquoi certaines gens lui en
veulent. Il est pour l’ordre, sans lequel l’activité humaine, cette
activité humaine devant laquelle il est à genoux, ne peut plus se
déployer. Et c’est ce qui lui fait approuver le châtiment des coupables,
respecter son roi, admirer le soldat, défendre l’armée dont l’homme a
besoin de voir l’épée pour marcher droit et ne pas déranger l’équilibre
social, hors duquel il n’est de progrès véritable ni durable. Il est
pour l’énergie, sans laquelle l’homme n’est qu’une proie indigne de
pitié, ou grâce à laquelle il accomplit ces prodiges dont le poète
anglais s’est fait le chantre universel. Il est enfin pour
l’accomplissement du devoir, ce devoir qui s’inscrit en lettres nettes
vis-à-vis de tout œil humain, lorsque cet œil volontairement ne se
reclôt pour céder à la faiblesse. Et, à l’adresse de l’homme qui se
dérobe à ce devoir, Rudyard Kipling n’a pas assez de mépris. Or, chose
bizarre, le public ami de l’ordre, en France, est le dernier à venir à
Rudyard Kipling, dont il eût dû, semble-t-il, accueillir la venue comme
celle d’un sauveur. Par ignorance de l’œuvre, sans doute, par défiance
de ce qui vient de l’étranger, par une routine qui l’éloigne des
nouveaux clichés et de ce qui n’est pas français, il continue à ne
toucher à cet œuvre que d’un doigt pudibond, de sorte qu’il n’a soulevé
qu’à peine un coin du voile, et ne se rend nul compte de la puissance du
poète anglais. Il faut marcher pas à pas dans l’œuvre, y voir les hommes
aux prises avec leur devoir et conscients de leur responsabilité pour
sentir ce qu’il y a de viril et de sain en Rudyard Kipling, et de quelle
force est la leçon qu’il donne. Il faut avoir fait connaissance avec la
justice, l’inflexibilité, le bon sens des officiers et des
fonctionnaires de l’Inde, dont il fait les héros de la plupart de ses
contes, pour comprendre ce qui donne à l’Angleterre sa suprématie dans
le monde. Comme il l’aime, sa nation, Rudyard Kipling! Comme il en
connaît et apprécie les vertus! Et son influence serait de celles qui
retardent? L’influence de cet homme qui a tout vu, qui tout connaît, qui
de tout a tiré un jugement sûr et droit, qui tout expose avec loyauté;
l’influence de ce cinématographe humain, de ce cinématographe de génie,
serait de celles qui retardent? Regardez l’œil de Rudyard Kipling!
Regardez l’homme sourire!

Et l’amour de l’énergie, du muscle et de l’épée nue enlève-t-il à
Rudyard Kipling le sentiment? Ah! lisez donc ceux de ses contes qui ont
pour héros des enfants! Que touchantes sont les pensées, que touchants
sont les mots qui lui montent aux lèvres, que de fois le sanglot de
l’émotion vient étreindre la gorge du lecteur! Lisez ce conte intitulé
_Eux_, où le poète peuple d’enfants imaginaires la maison de Beauté
qu’habite la châtelaine aveugle et solitaire, et où il semble avoir
enfin saisi dans l’air impalpable ce que nous n’y voyons pas encore,
avoir ravi à Dieu le souffle qui anime la matière et savoir à son tour
l’incarner. Que de sentiment dans l’_Histoire des Gadsby_, et quelles
pages que celles où le poète, n’ayant plus assez des voix de l’homme et
de la femme pour parler d’éternité, mêle au concert l’aigle qui plane
sur leurs têtes et jusqu’à la ligne de l’Himalaya dont les neiges tout
là-bas, là-bas, tressaillent! _Capitaines courageux_, qui débute par un
coup de brutalité voulu et porteur d’admirables fruits, n’est-il pas, en
même temps que le plus superbe poème que l’on ait écrit sur la mer, un
livre de sentiment, et ses dernières pages sont-elles autre chose qu’un
long sanglot? Sanglot nostalgique de l’adolescent qui vient de quitter
le banc de Terre-Neuve où il apprit de ses semblables ce qu’est au fond
la vraie vie de l’homme: travail et souffrance parmi la beauté. Sanglot
de la mère, femme du milliardaire américain, qui retrouve son fils sauvé
par miracle, mais pour le perdre de nouveau et à jamais lorsque l’enfant
se rend compte de son devoir viril et social. Sanglot d’émotion du père
qui raconte à son fils sa propre existence de lutteur acharné, et
s’aperçoit que ce fils vient à son tour d’apprendre le grand secret de
la vie, et marchera sur sa trace. Sanglot de l’humanité tout entière en
cette assemblée de pêcheurs où l’on fait le compte des morts. Et _Kim_!
Ah! je ne peux m’empêcher de terminer par la page où Rudyard Kipling
décrit la convalescence du petit Anglo-Indien qui, après avoir parcouru
l’Inde en compagnie du lama, est tombé malade chez la vieille
_maharanee_, de l’enfant qui, guéri d’une maladie de croissance, reprend
à la vie, et retrouve le premier sommeil réparateur:

  Tout d’abord ses jambes fléchirent comme de mauvais tuyaux de pipe, et
  la ruée du grand jour inondant l’étourdit... Le cerveau affaibli se
  dérobait au monde extérieur, comme un jeune cheval, une fois qu’il a
  senti la molette, s’efface de côté pour se tenir loin de l’éperon.

  ... Puis il regarda les arbres et l’étendue des champs, avec les
  huttes aux toits de chaumes cachées parmi les récoltes,--les regarda
  avec des yeux absents, incapables de définir la taille, la proportion
  ni l’usage des choses;--il resta les yeux tout grands ouverts pendant
  une demi-heure de silence. Tout ce temps-là, il sentit, quoiqu’il
  n’eût pu l’exprimer par des mots, que son âme ne s’engrenait pas à ce
  qui l’entourait,--roue sans rapport avec aucun mécanisme, absolument
  comme la roue paresseuse d’un broyeur de Beheea, machine à bas prix
  qu’on a jetée dans un coin. Les brises le caressaient de leur
  éventail, les pierrots piaillaient après lui; par derrière, les bruits
  de la maison pleine--disputes, ordres et reproches--frappaient des
  oreilles sourdes.

  --Je suis Kim. Je suis Kim. Et qu’est-ce que Kim? répétait encore son
  âme.

  Il n’avait pas envie de pleurer,--ne s’était jamais encore moins senti
  envie de pleurer,--quand tout à coup de faciles et bêtes de larmes
  ruisselèrent le long de son nez, et il sentit, avec un déclenchement
  presque perceptible, les roues de son être remboîtées de nouveau sur
  le monde extérieur. Les choses qui, un instant auparavant,
  traversaient le globe de ses yeux sans rien signifier, reprirent leurs
  proportions convenables. Les routes étaient faites pour y marcher, les
  maisons pour y vivre, le bétail pour être mené, le sol pour être
  cultivé, et les hommes et les femmes pour leur parler...

  Sur un petit tertre, à un demi-mille de là, se trouvait un char à
  bœufs vide, avec un jeune bananier derrière lui,--un belvédère, eût-on
  dit, sur des plaines nouvellement labourées; et ses paupières, que
  l’air baignait de tiédeur, s’alourdirent comme il s’en approchait. Le
  sol était tout en bonne poussière propre,--pas en herbe nouvelle, qui,
  vivante, est déjà à moitié route de la mort, mais en poussière
  d’espoir, qui renferme la semence de toute vie. Il la sentit entre ses
  orteils, la caressa de la paume de ses mains, et, articulation par
  articulation, soupirant de volupté, s’étendit de tout son long à
  l’ombre du char chevillé de bois. Et Mère Terre l’imprégna de son
  souffle pour lui rendre l’équilibre qu’il avait perdu en restant si
  longtemps sur un lit, privé de ses bons courants. Sa tête s’abandonna
  sur le sein de la mère, et ses mains ouvertes se rendirent à sa force.
  L’arbre aux multiples racines, au-dessus de lui, et jusqu’au bois mort
  façonné par la main de l’homme, à côté, savaient ce qu’il cherchait,
  et lui ne le savait pas. Heure sur heure, il s’appesantissait, plus
  lourd que le sommeil.

Que saurais-je ajouter à cette citation, qui fasse mieux comprendre la
grandeur du poète? Il me semble que l’œuvre de M. Rudyard Kipling,
lorsqu’on en a saisi le sens, est partout ainsi, un ruissellement de
beautés. Jamais en tête d’aucun de nos volumes de traductions je n’ai
cru devoir publier de préface, sauf l’étude parfaite de M. André
Chevrillon. Il m’était apparent que tous mes compatriotes finiraient par
comprendre, admirer...

LOUIS FABULET.

_Écho de Paris_ du 13 décembre 1907.




LE CHAT MALTAIS


Ils avaient, tous les douze, bon motif de se montrer orgueilleux, et
motif meilleur encore d’avoir le trac; car, bien qu’ils se fussent,
partie par partie, taillé la voie à travers les teams engagés pour le
tournoi de polo, ils se rencontraient, cet après-midi-là, dans le match
final, avec les Archanges. Or, les hommes des Archanges jouaient avec
une demi-douzaine de poneys par tête, et, comme la partie était divisée
en six quarts de huit minutes chacun, c’était un poney frais à chaque
reprise. Alors que le team des Skidars, même en supposant qu’il ne
survînt pas d’accidents, n’était en mesure de fournir qu’un poney toutes
les deux reprises. Et deux contre un, cela constitue un sérieux
avantage. D’autre part, ainsi que le fit remarquer Shiraz, le syrien
gris, ils se rencontraient avec le dessus du panier des poneys de polo
de l’Inde Supérieure; des poneys qui pour le moins avaient coûté mille
roupies chacun, alors qu’il ne fallait voir en eux-mêmes qu’un lot de
roquentins sans valeur, pris un peu partout, et souvent à des charrettes
de campagne, par leurs maîtres, lesquels appartenaient à un régiment
pauvre, mais honnête, d’infanterie indigène.

«L’argent, cela veut dire l’allure et le poids, déclara Shiraz, en
frottant d’un air malheureux son nez noir et soyeux le long de sa guêtre
bien ajustée; et, suivant les maximes du jeu, tel que je le connais...

--Ah, mais nous ne jouons pas les maximes, repartit le Chat Maltais.
C’est le jeu, que nous jouons, et nous possédons l’incontestable
avantage de le connaître, le jeu. Réfléchissez donc d’une enjambée,
Shiraz. En deux semaines nous sommes partis de rien pour décrocher la
seconde place contre tous ces gaillards que vous voyez là sur le
terrain, et cela, parce que nous jouons avec la tête tout autant qu’avec
les pieds.

--N’empêche que je me sens aussi mal en forme que mal en train, déclara
Cendrillon, une jument gris souris, qui possédait un frontal rouge et la
paire de jambes la plus nette qu’on vit oncques à un poney hors d’âge.
Ils ont le double de notre taille, ces personnages-là.»

Cendrillon regarda l’assemblée, et soupira. Le terrain de polo
d’Umballa, dur et poudreux, était encadré de milliers de soldats,
blancs, noirs, sans compter les centaines et centaines d’équipages, de
mail-coachs, de dog-carts, d’ombrelles aux couleurs brillantes,
d’officiers avec ou sans uniforme, et les foules d’indigènes derrière
eux; et les ordonnances à dos de chameau, qui avaient fait halte pour
assister à la partie, au lieu de porter les missives du haut en bas de
la ville; et les marchands de chevaux indigènes, qui couraient de côté
et d’autre sur des juments de Biluchi aux oreilles délicates, cherchant
l’occasion de vendre quelques poneys de polo de tout premier ordre. Puis
c’étaient les poneys d’une trentaine de teams éliminés, qui avaient été
engagés pour la «Upper India Free For All Cup[2]»--presque tous poneys
de valeur et de renom entre Mhow et Peshawer, entre Allahabad et
Moultan; poneys primés, arabes, syriens, barbes, de Deccanee, de Waziri,
du pays, et des poneys de Caboul de toutes les couleurs, toutes les
formes, tous les caractères imaginables. Quelques-uns d’entre eux se
trouvaient dans des écuries toiturées de nattes, près du terrain de
polo; mais la plupart étaient sellés, et leurs maîtres, les vaincus des
parties précédentes, s’en servaient pour trotter de ci de là, et se
conter mutuellement la façon précise de jouer le jeu.

  [2] Coupe de l’Inde Supérieure, ouverte à tous.

C’était un beau spectacle, et le va et vient des prompts petits sabots,
ainsi que les salutations incessantes des poneys qui s’étaient déjà
rencontrés sur d’autres terrains de polo ou champs de course, eussent
suffi à mettre n’importe quel quadrupède dans tous ses états.

Mais le team des Skidars s’arrangeait pour ne pas avoir l’air de
connaître ses voisins, quoique la moitié des poneys qu’on voyait sur le
terrain fussent curieux de se frotter l’épaule à celle des petits
gaillards venus du Nord et qui jusqu’ici avaient tout balayé sur leur
passage.

«Voyons, dit au Chat Maltais un arabe soyeux, à la robe dorée, qui avait
joué fort mal le jour précédent, dites-moi, ne nous sommes-nous pas
rencontrés dans l’écurie d’Abdul Rahman, à Bombay, il y a quatre
saisons? J’ai gagné la coupe de Paikpattan à la saison suivante, vous
devez vous rappeler.

--Ce n’est pas moi, répondit poliment le Chat Maltais. J’étais alors à
Malte, à tirer la charrette. Je ne cours pas dans les courses. Je joue
le jeu.

--O-oh! repartit l’arabe, en dressant la queue, et en s’éloignant d’un
air crâne.

--Tenez-vous sur la réserve, dit à ses compagnons le Chat Maltais. Nous
n’avons pas besoin de nous frotter le nez à tous ces demi-sang panards
de l’Inde Supérieure. Dès que nous aurons gagné cette coupe-ci, ils
vendront leurs fers pour nous connaître.

--Ce n’est pas nous qui gagnerons la coupe, déclara Shiraz. Comment vous
sentez-vous?

--Médiocre, comme la ration d’hier au soir, après que ce rat musqué eut
passé dessus, répondit Polaris, un poney gris à l’avant-main quelque peu
lourd.»

Et le reste du team se montra d’accord avec lui.

«Plus tôt on oublie cela, mieux cela vaut, dit le Chat Maltais d’un ton
de bonne humeur. Ils ont fini le tiffin[3], dans la grande tente. C’est
le moment où on va nous réclamer. Si vos selles ne sont pas mises comme
il faut, ruez. Si vos mors vous gênent, cabrez-vous, et laissez les
_saïs_ voir si vos guêtres sont trop serrées.»

  [3] Déjeuner, dans l’Inde.

Chaque poney avait son _saïs_, son groom, lequel habitait, mangeait et
dormait avec lui, et toujours avait parié beaucoup au-delà de ses moyens
sur le résultat de la partie. Rien à craindre, tout irait bien, et afin
d’en être sûr, chaque _saïs_ frictionnait les jambes de son poney
jusqu’à la dernière minute. Derrière les _saïs_ se tenaient assis tous
ceux du régiment des Skidars qui avaient obtenu une permission pour
assister au match, la moitié environ des officiers indigènes, et cent ou
deux cents hommes à la peau brune, à la barbe noire, sans parler des
musiciens du régiment, dont le doigt parcourait nerveusement les grosses
cornemuses enrubannées[4]. Les officiers indigènes tenaient des
faisceaux de sticks de polo, de longs maillets emmanchés de bambou; et
comme, après le tiffin, la grande tribune officielle se remplissait, ils
se disposèrent soit isolément, soit deux par deux, en différents points
autour du terrain, de façon qu’un stick se trouvât-il brisé, le joueur
n’eût pas loin à galoper pour s’en voir remettre un autre. Une fanfare
de cavalerie britannique entonna un air populaire, et les deux arbitres,
en légers cache-poussière, firent leur apparition sur deux petits poneys
fort excités. Les quatre joueurs du team des Archanges suivirent, et le
spectacle de leurs belles montures fit gémir Shiraz de nouveau.

  [4] Les cornemuses furent très répandues primitivement dans l’Inde
    elle-même, l’Asie Mineure et la Chine, et se trouvent être
    l’instrument de musique national de certains régiments indigènes de
    l’Inde tout aussi bien que celui des Highlanders.

«Attendez, nous allons voir, dit le Chat Maltais. Deux d’entre eux
jouent avec des œillères, et cela indique qu’ils ne voient pas comment
_se tirer des pieds lorsqu’ils gênent les leurs_, ou que les poneys des
arbitres sont susceptibles de leur donner de l’ombrage. Ils ont aussi
_tous_ des rênes de tresse blanche qui sûrement vont s’allonger!

--Et les hommes ont leur fouet à la main au lieu de l’avoir au poignet.
Ha! dit Cendrillon, en dansant pour se dégourdir.

--Véridique. Il n’est guère possible de manier son stick et ses rênes en
même temps que le fouet tenu de cette façon-là, dit le Chat Maltais. Il
n’est pas un mètre carré du terrain de Malte sur lequel _je n’aie pris
une pelle_, et _je_ dois savoir.»

Il fit trembler son petit garrot tout pelé, rien que pour montrer la
satisfaction qu’il éprouvait, mais, au fond du cœur, il ne se sentait
pas plus gai que cela. Depuis le jour où, pris avec un vieux fusil, en
acompte sur le paiement d’une dette de jeu provenant d’un pari aux
courses, il avait échoué dans l’Inde, amené sur un transport, le Chat
Maltais avait toujours joué et prôné le polo sur le dur terrain des
Skidars, dans le team des Skidars. Or, le poney de polo tient quelque
peu du poète. Est-il né avec l’amour du jeu, qu’on peut en faire quelque
chose. Le Chat Maltais savait que s’il existait des bambous, c’était à
seule fin de se servir de leurs racines pour tourner des balles de polo;
que si l’on donnait du grain aux poneys, c’était pour les tenir en bonne
condition, et que si on les ferrait, c’était pour les empêcher de
glisser dans un report en arrière. Mais, outre tout cela, il n’était pas
un tour, pas une ruse du plus beau jeu du monde, qu’il ne connût, et au
cours de deux saisons il avait enseigné aux autres tout ce qu’il savait
ou devinait.

«Rappelez-vous, dit-il pour la centième fois, au moment où les cavaliers
arrivaient, qu’il nous _faut_ jouer avec ensemble, et qu’il vous _faut_
jouer avec votre cervelle. Quoi qu’il arrive, suivez la balle. Qui
est-ce qui ouvre la marche?»

On était en train de sangler Cendrillon, Shiraz, Polaris, ainsi qu’un
petit bai tout court, haut sur jambes, pourvu de jarrets formidables et
d’un garrot insignifiant (on l’appelait Bouchon), tandis qu’à
l’arrière-plan les soldats regardaient de tous leurs yeux.

«Je tiens, vous autres, les hommes, à ce que vous restiez tranquilles,
dit Lutyens, le capitaine du team, et surtout à ce qu’on ne fasse pas
piailler les cornemuses.

--Même si nous gagnons, capitaine sahib? demanda un musicien.

--Si nous gagnons, vous pourrez faire ce que vous voudrez», repartit
Lutyens avec un sourire, tout en se glissant autour du poignet la boucle
de son stick et en faisant demi-tour pour regagner sa place au petit
galop.

Les poneys des Archanges, en raison de la foule bigarrée qui se tenait
là, si près du terrain, se montraient quelque peu au-dessus d’eux-mêmes.
Leurs cavaliers étaient d’excellents joueurs, mais c’était un team de
joueurs hors ligne au lieu d’être un team hors ligne, ce qui n’est pas
du tout la même chose. Ils avaient honnêtement l’intention de jouer avec
ensemble, mais il est bien difficile pour quatre hommes, dont chacun est
le meilleur du team où on l’a pris, de se rappeler qu’au polo, dût-on
faire des exploits de coups de maillet ou d’équitation, rien ne vous
excuse de jouer pour votre propre compte. Leur capitaine les interpella
un à un pour leur crier ses ordres, et il est curieux de remarquer que
lorsqu’on appelle un Anglais par son nom en public, le voilà devenu
nerveux et agité. Lutyens ne dit rien à ses hommes, attendu que tout
avait été dit à l’avance. Il retint Shiraz, car il jouait «arrière»,
pour garder le goal. Powell sur Polaris était demi-arrière, et Macnamara
ainsi que Hughes sur Bouchon et Cendrillon étaient premier et deuxième
avant. La dure petite balle en racine de bambou fut mise au milieu du
terrain, à cent cinquante mètres des extrémités, et Hughes croisa les
sticks, le maillet en l’air, avec le capitaine des Archanges, lequel
jugea bon de jouer «avant», place d’où l’on ne peut aisément contrôler
ce que fait le team. Le petit clic que firent les manches de bambou en
se rencontrant s’entendit d’un bout à l’autre du terrain; et c’est alors
que Hughes, opérant quelque rapide coup de poignet, envoya rouler
doucement la balle à quelques mètres. Cendrillon, qui connaissait de
longue date ce coup appelé «dribbling», suivit comme le chat suit la
souris. Tandis que le capitaine des Archanges faisait évoluer son poney
sur place, Hughes tapa de toutes ses forces, et à peine le coup était-il
donné que Cendrillon se trouvait déjà loin, suivie de près par Bouchon,
leurs petits sabots fouettant le sol durci à l’instar de gouttes de
pluie sur des carreaux de vitre.

«Tirez à gauche, dit Cendrillon entre ses dents, elle vient de notre
côté, Bouchon!»

L’arrière et le demi-arrière des Archanges fondaient sur Cendrillon
juste au moment où le poney se trouvait à portée de la balle. Hughes se
pencha en avant, la bride lâche, et presque sous les pieds de Cendrillon
la fit dévier à gauche; elle s’en alla folâtrer à petits bonds du côté
de Bouchon, lequel comprit que, s’il n’était prompt, elle irait rouler
hors des limites. Ce coup en longueur donna aux Archanges le temps de
faire demi-tour et d’envoyer trois hommes à travers le terrain pour
bousculer Bouchon. Cendrillon resta où elle était, car elle connaissait
le jeu. Bouchon était sur la balle un quart de seconde avant l’arrivée
des autres, et Macnamara, d’un revers, la renvoya à Hughes, qui vit le
passage libre jusqu’au goal des Archanges, et claqua la balle entre les
goals avant qu’on sût exactement ce qui était arrivé.

«Cela peut s’appeler de la veine, dit Bouchon, comme ils changeaient de
côté. Un goal en trois minutes et en trois coups, et sans pour ainsi
dire nous faire travailler.

--Je ne sais pas, dit Polaris, mais il me semble que nous les avons
émoustillés trop tôt. Serais pas étonné que, la prochaine fois, ils
essaient de nous mettre sur les dents.

--Empêchez la balle de rouler, alors, dit Shiraz. Cela vient à bout de
tout poney qui n’en a pas l’habitude.»

La fois suivante, ce ne fut plus le galop allègre à travers le terrain.
Tous les Archanges se refermèrent comme un seul homme, mais restèrent
là, attendu que Bouchon, Cendrillon et Polaris étaient l’un ou l’autre
sur la balle, à marquer le pas parmi le cliquetis des sticks, tandis que
Shiraz tournait tout autour, guettant une occasion.

«Nous pouvons, nous autres, faire cela toute une journée durant, dit
Polaris, en donnant de la croupe dans les côtes d’un autre poney.
Qu’est-ce que vous avez à pousser comme cela?

--Qu’... qu’on m’attelle entre deux brancards d’ekka si je le sais, lui
fut-il répondu à bout de souffle, et je donnerais bien une semaine de
provende pour voir mes œillères au diable. Je n’y vois goutte.

--En effet, il n’y a pas mal de poussière. Pan! Dans le jarret. Où est
la balle, Bouchon?

--Sous ma queue. Il y a là, en tout cas, un homme en train de la
chercher. C’est merveilleux. Ils ne peuvent pas se servir de leurs
sticks, et cela les met en rogne. Bourrez donc un peu le vieux porteur
d’œillères, qu’il fasse la culbute!

--Eh là, ne me touchez pas. Je ne vois rien. J’ai... j’ai bien envie de
reculer», dit le poney aux œillères, lequel savait qu’il ne faut pas
songer à soutenir un choc lorsqu’on ne peut voir tout autour de soi.

Bouchon était en train de guetter la balle, là, dans la poussière, près
de son sabot antérieur droit, tandis que Macnamara, le stick raccourci
dans la main, la tapotait de temps à autre. Quant à Cendrillon, elle
essayait de se faufiler hors de la mêlée, agitant d’un mouvement fébrile
ce qui lui restait de queue.

«Hé! Ils l’ont, hennit-elle. Faites-moi place!»

Et elle partit au galop, droit comme balle de fusil, à la suite d’un
grand poney efflanqué appartenant aux Archanges, et dont le cavalier
brandissait son stick, prêt à donner le coup.

«Ce sera pour une autre fois», dit Hughes, comme le coup glissait le
long de son stick levé.

Et Cendrillon, donnant de l’épaule contre le flanc du grand poney, le
poussa de côté juste au moment où Lutyens sur Shiraz renvoyait la balle
à l’endroit d’où elle était venue et où le grand poney s’éloignait sur
la gauche, en glissant des quatre pieds. Cendrillon, voyant que Polaris
avait rejoint Bouchon dans la poursuite de la balle du côté du goal,
alla se camper à sa place, et c’est alors qu’on annonça la fin de la
reprise.

Les poneys des Skidars ne perdirent de temps ni en ruades ni en
esbrouffes. Ils savaient que chaque minute de repos se traduisait par
autant de profit, et ils trottèrent dans la direction des barrières pour
retrouver leurs _saïs_, lesquels aussitôt se mirent à les étriller, les
couvrir et les masser.

«Pouah! dit Bouchon, en se raidissant sous le gros racloir de vulcanite,
pour ne rien perdre de son chatouillement. Si nous jouions poney pour
poney, nous tomberions ces Archanges en une demi-heure. Mais on va en
amener de frais, et encore de frais, et puis encore après cela... Vous
comprenez?

--Qu’est-ce que cela fiche? répliqua Polaris. Nous avons la première
manche... Est-ce que je n’ai pas le jarret qui enfle?

--Il a l’air un brin bouffi, déclara Bouchon. Vous devez avoir reçu
plutôt un pain, Ne le laissez pas se raidir. On va avoir encore besoin
de vous dans une demi-heure.

--Que pensez-vous du terrain? demanda le Chat Maltais.

--Le terrain est comme votre fer, sauf aux endroits où on a mis trop
d’eau, repartit Cendrillon. Alors, il devient glissant. Ne jouez pas au
centre. Il y a là un marais. Je ne sais pas comment leurs quatre
nouveaux vont se conduire, mais nous avons empêché la balle de rouler,
et les avons fait suer pour la peau. Qui est-ce qui sort? Deux arabes et
deux du pays! Cela ne vaut rien. Comme c’est bon, de se gargariser!»

Cendrillon causait, le goulot d’une bouteille à soda recouverte de cuir
entre les dents, tout en essayant de regarder par-dessus son garrot. Et
cela lui donnait un petit air fort coquet.

«Qu’est-ce qui ne vaut rien? demanda Aube Grise, en se rétrécissant le
ventre dans sa ventrière et en admirant ses épaules bien prises.

--Vous autres, arabes, ne pouvez galoper assez vite pour vous
réchauffer... c’est ce que Cendrillon veut dire, déclara Polaris, en
boitant pour montrer que son jarret demandait quelque attention. Est-ce
que vous jouez «arrière», Aube Grise?

--Cela m’en a tout l’air», répondit Aube Grise, comme Lutyens enjambait
sa selle.

Powell monta le Lapin, un simple bai du pays, qui ressemblait beaucoup à
Bouchon, mais avec des oreilles de mulet. Macnamara prit Faiz Ullah, un
bon petit arabe roux, à dos court, et pourvu d’une longue queue; et
Hughes enfourcha Benami, vieille bête brune et maussade, sous elle du
devant plus que ne doit l’être un poney de polo.

«Benami n’a pas l’air commode, dit Shiraz. Êtes-vous bien luné, Ben?»

Le brave vétéran s’éloigna d’un pas raide sans répondre, et le Chat
Maltais regarda les nouveaux poneys des Archanges en train de se pavaner
sur le terrain. C’étaient quatre beaux poneys noirs, et ils semblaient,
à leur allure, de taille à manger le team des Skidars et à s’éloigner au
galop ce repas dans le ventre.

«Encore des œillères, dit le Chat Maltais. Bien, cela!

--Ce sont des chevaux de bataille--des chevaux de grosse cavalerie!
déclara Cendrillon d’un ton indigné. Ils ne retrouveront plus jamais
leur «un mètre quarante».

--Ils ont tous été bien et dûment mesurés, et sont tous pourvus de leurs
certificats, repartit le Chat Maltais, sans quoi ils ne seraient pas
ici. Ce qu’il faut, c’est accepter les choses telles qu’elles se
présentent, et ne pas perdre la balle de vue.»

Le jeu reprit; mais, cette fois, les Skidars se trouvèrent parqués dans
leur propre camp, ce dont les poneys spectateurs ne conclurent rien de
bon.

«Faiz Ullah est en train de faire le feignant, comme d’habitude, dit
Polaris avec un hennissement de mépris.

--Aussi, Faiz Ullah trinque», repartit Bouchon.

On entendait la cravache de polo à boucle de cuir cingler le ventre
arrondi du petit compère. Puis, le hennissement aigu de Lapin s’en vint
jusqu’à eux à travers le terrain.

«Je ne peux pas faire toute la besogne, criait-il.

--Jouez. Ne parlez pas», hennit le Chat Maltais.

Et tous les poneys surexcités se tortillèrent, tandis que les soldats et
les grooms empoignaient les barrières et se mettaient à hurler. Un poney
noir muni d’œillères avait mis le grappin sur le vieux Benami, et
s’efforçait par tous les moyens en son pouvoir de le gêner. On voyait
Benami encenser et faire claquer sa lèvre supérieure.

«Attention à la culbute, dit Polaris. Benami commence à se fâcher.»

Le jeu ondoya de haut en bas, de goal à goal, et les poneys noirs
prirent confiance en sentant qu’ils avaient de meilleures jambes que les
autres. La balle sortit d’une petite mêlée, et Benami ainsi que le Lapin
la suivirent, Faiz Ullah trop content d’avoir la paix un instant.

Le poney aux œillères noires arriva comme un faucon, avec deux des siens
derrière lui, et l’œil de Benami brilla comme ils disputaient ensemble
de vitesse. La question était de savoir lequel des deux poneys céderait
la place à l’autre, chacun des cavaliers parfaitement consentant à
risquer une chute pour la bonne cause. Le noir, que ses œillères avaient
presque rendu fou, se fiait à son poids et à sa fougue; mais Benami,
lui, savait comment l’employer, son poids, et comment la régler, sa
fougue. Ils se rejoignirent, et ce ne fut plus que poussière. Le noir
gisait sur le flanc, hors d’haleine. Le Lapin était à cent mètres de là,
en haut du terrain avec la balle, et Benami se trouvait assis. Il avait
glissé sur une longueur de près de dix mètres, mais il avait eu sa
revanche, et resta donc assis de la sorte, en claquant des narines,
jusqu’à ce que le poney noir se levât.

«Voilà ce que vous y gagnez, avec votre intervention. Vous en faut-il
davantage?» demanda Benami.

Et il plongea dans le jeu. Il n’y eut rien de fait, attendu que, malgré
les corrections que lui administrait Macnamara toutes les fois qu’il en
trouvait le temps, Faiz Ullah ne voulait pas galoper. Toutefois, la
chute du poney noir avait fortement impressionné ses compagnons, ce qui
empêcha les Archanges de profiter de la mauvaise allure de Faiz Ullah.

Mais, comme le déclara le Chat Maltais, lorsqu’on annonça la fin de la
reprise et que les quatre poneys s’en revinrent tout soufflants et
dégouttants de sueur, Faiz Ullah eût dû se voir poursuivi à coups de
pied tout autour d’Umballa. Si, la prochaine fois, il ne se conduisait
pas mieux, le Chat Maltais promit de lui arracher par la racine sa jolie
queue d’arabe pour la lui manger.

Le temps manqua pour causer, car on appelait la troisième équipe.

Le troisième quart d’une partie est généralement le plus chaud, attendu
que chaque clan adverse s’imagine que l’autre est exténué; et c’est le
moment où en général la victoire dépend de chaque coup que l’on porte.

Lutyens prit d’un mot et d’une caresse possession du Chat Maltais, car
il le prisait plus que tout au monde. Powell eut Shikast, un petit rat
gris sans race et sans manières en dehors du polo; Macnamara monta
Bambou, le plus grand du team, et Hughes prit Qui Êtes-Vous, autrement
dit l’Insecte. On supposait à ce dernier du sang australien dans les
veines, mais il avait l’air d’un tréteau, et on eût pu lui taper sur les
jambes avec une barre de fer sans lui faire de mal.

Ils s’en allèrent à la rencontre de la fine fleur du team des Archanges,
et lorsque Qui Êtes-Vous aperçut les jambes élégamment bottées de ces
derniers et leurs belles robes satinées, il grimaça un sourire à travers
sa bride amincie par l’usure.

«Ma parole! dit-il, il faut leur faire faire un peu de football. Ces
messieurs ont besoin de recevoir une frottée.

--Pas mordre, déclara le Chat Maltais sous forme d’avis, attendu que Qui
Êtes-Vous passait pour s’être, une ou deux fois dans sa carrière, oublié
de cette façon-là.

--Qui a parlé de mordre? Je ne joue pas les apaches. C’est le jeu que je
joue.»

Les Archanges s’en vinrent comme un loup sur la bergerie, attendu qu’ils
étaient fatigués de football et avaient soif de polo. On leur en servit,
du polo. A peine s’était-on remis au jeu que Lutyens frappa sur une
balle qui s’en venait rapidement vers lui, et que cette balle, comme il
arrive parfois, monta en l’air avec le bruissement d’une perdrix
effarouchée. Shikast l’entendit, mais sur le moment ne put la voir,
quoiqu’il regardât partout et même en l’air, comme le lui avait appris
le Chat Maltais. L’ayant enfin aperçue dans le ciel et devant lui, il se
précipita avec Powell, de toute la vitesse de ses jambes. Ce fut alors
que Powell, personnage d’ordinaire calme et pondéré, se trouva inspiré
et tenta un coup parfois suivi de succès dans un tranquille après-midi
de longue pratique. Il prit son stick des deux mains, et, se dressant
tout debout sur ses étriers, frappa au petit bonheur à tour de bras dans
l’air, comme on fait à Munipore. Il y eut comme une seconde de stupeur,
après quoi des quatre coins du terrain partit un hurlement
d’enthousiasme et de plaisir comme la balle filait droit (on eût pu voir
les Archanges étonnés plonger sur leurs selles pour se tenir à l’abri de
la trajectoire, tout en la regardant, la bouche ouverte), et des
balustrades où se tenait la musique militaire des Skidars s’éleva
jusqu’à bout de souffle le piaulement des cornemuses.

Shikast entendit le coup; mais il entendit la tête du stick, dans le
même moment, voler en éclats. Neuf cent quatre-vingt-dix-neuf poneys sur
mille, faisant feu des quatre pieds, fussent partis après la balle, avec
un joueur inutile pour leur tirer sur le mors; mais Powell connaissait
Shikast comme Shikast connaissait Powell, et dès l’instant où le poney
sentit la jambe droite de son cavalier bouger d’un rien sur le quartier
de la selle, il piqua droit sur les limites où un officier indigène
agitait frénétiquement un stick de rechange. Les cris n’étaient pas
éteints, que de nouveau Powell était armé.

Une fois déjà dans sa vie le Chat Maltais avait entendu exactement le
même coup partir de dessus son propre dos, et avait mis à profit la
confusion qui en résultait. Cette fois, il agit par expérience, et,
laissant Bambou garder le goal en cas d’accident, arriva comme un éclair
à travers les autres, tête et queue basses, Lutyens debout sur ses
étriers pour l’alléger,--fila toujours, avant que l’autre côté se rendît
compte de ce qui se passait, et faillit piquer une tête entre les
poteaux des Archanges, tandis qu’il ne restait plus à Lutyens qu’à
pousser la balle après un galop de cent cinquante mètres en droite
ligne. S’il était une chose dont s’enorgueillît plus que d’une autre le
Chat Maltais, c’était de cette prompte échappée de flèche à travers le
terrain. Il n’était pas de l’école de ceux qui promènent la balle autour
du champ, à moins qu’on eût clairement le dessous. Après cela, ils
accordèrent aux Archanges cinq minutes de football, ce football que
déteste un poney rapide, tout poney de prix, parce que cela l’énerve.

Qui Êtes-Vous se montra en cette façon de jouer meilleur même que
Polaris. Il ne permit pas à la balle de s’échapper, et se fourra
joyeusement dans la mêlée comme s’il mettait le nez dans la mangeoire à
la recherche de quelque bon morceau. Quant au petit Shikast, il bondit
sur la balle dès qu’elle se trouva dégagée, et chaque fois qu’un poney
des Archanges s’imagina de la suivre, Shikast se trouvait là, debout sur
elle, demandant ce qu’on voulait.

«Si nous pouvons tenir jusqu’à la fin de ce quart, dit le Chat Maltais,
je me fiche du reste. Ne vous esquintez pas. Laissez-les suer pour
nous.»

Sur quoi les poneys, ainsi que leurs cavaliers l’expliquèrent plus tard,
«se refermèrent». Les Archanges les maintinrent la bride serrée sur le
devant de leur goal, ce qui acheva d’enlever aux petites bêtes ce qui
leur restait de sang-froid; elles se mirent alors à ruer pendant que les
hommes faisaient échange de compliments et taquinaient les jambes de Qui
Êtes-Vous, lequel serra les dents, mais resta où il était; et la
poussière plana comme un arbre sur la mêlée jusqu’à la fin de ce quart
on ne peut plus brûlant.

On trouva les poneys fort excités et pleins de confiance lorsqu’ils
retournèrent auprès de leurs _saïs_, et il fallut au Chat Maltais les
avertir qu’on touchait au plus difficile de la partie.

«Voici que nous allons, nous autres, dit-il, rentrer tous dans le jeu
pour la seconde fois, tandis qu’ils font sortir de nouveaux poneys. Vous
allez vous croire en état de galoper et vous apercevoir qu’il n’y a pas
mèche; sur quoi vous allez vous faire de la bile.

--Mais deux goals à rien, c’est une diable d’avance, repartit
Cendrillon, en faisant des manières.

--Combien faut-il de temps pour avoir un goal? dit le Chat Maltais. De
grâce, ne partez pas avec l’idée que la partie est à moitié gagnée, rien
que parce qu’il nous arrive en ce moment d’être en veine. Ils nous
mèneront, s’ils le peuvent, jusque dans la grande tribune; il ne faut
pas leur donner une chance. Suivez la balle.

--Du football, comme toujours? déclara Polaris. J’ai le jarret presque
aussi gros qu’une musette.

--Ne leur permettez pas même de voir la balle, si c’est possible.
Maintenant, laissez-moi tranquille. Il me faut, avant le dernier quart,
ramasser tout ce qui me reste de force.»

Il baissa la tête et laissa tous ses muscles se détendre. Shikast,
Bambou et Qui Êtes-Vous imitèrent son exemple.

«Il vaut mieux ne pas regarder le jeu, dit-il. Ce n’est pas nous qui
jouons, et nous ne ferons que nous éreinter si nous devenons inquiets.
Regardez à terre, et imaginez-vous que c’est le moment de chasser les
mouches.»

Ils firent de leur mieux, mais le conseil était dur à suivre. Les sabots
tambourinaient et les sticks babillaient d’un bout à l’autre du terrain,
et les hurlements d’enthousiasme des troupes anglaises disaient que les
Archanges étaient en train de serrer de près les Skidars. Les soldats
indigènes, derrière les poneys, grognaient et grommelaient, se parlaient
tout bas à eux-mêmes, et voici qu’on entendit une acclamation prolongée,
suivie du retentissement des hourrahs!

«Un pour les Archanges, dit Shikast sans lever la tête. L’heure
approche. Oh, ma mère!

--Faiz Ullah, dit le Chat Maltais, si vous ne jouez pas jusqu’au dernier
clou de vos fers, cette fois-ci, je vous gratifierai d’une ruade sur le
terrain devant tous les autres poneys.

--Je ferai de mon mieux quand mon tour viendra», repartit d’un air crâne
le petit arabe.

Les _saïs_ se regardèrent gravement l’un l’autre en frictionnant les
jambes de leurs poneys. C’était le moment où la question galette entrait
en jeu, tout le monde le savait. Cendrillon et les autres revinrent, la
sueur ruisselant sur leurs sabots et leurs queues racontant de
mélancoliques histoires.

«Ils valent mieux que nous, déclara Shiraz. Je savais ce qu’il en
serait.

--Ferme ta grande boîte, dit le Chat Maltais. Nous avons toujours un
goal d’avance.

--Oui, mais c’est au tour de deux arabes et de deux du pays à jouer
maintenant, dit Bouchon. Faiz Ullah, rappelle-toi?» ajouta-t-il d’une
voix mordante.

En montant sur Aube Grise, Lutyens regarda ses hommes. Ils ne
présentaient guère une jolie apparence. Ils étaient rayés de bandes
alternatives de poussière et de sueur. Leurs bottes jaunes étaient
passées au noir. Ils avaient les poignets rouges et boursouflés, et on
eût dit que leurs yeux s’étaient enfoncés de deux pouces dans la tête.
Toutefois l’expression de ces yeux-là était assez satisfaisante.

«Avez-vous pris quelque chose au tiffin?» demanda Lutyens.

Et le team se contenta de secouer négativement la tête. Ils avaient trop
soif pour parler.

«Bravo! Les Archanges n’ont pas fait de même. Ils sont plus à bout de
souffle que nous.

--Ils ont les meilleurs poneys, dit Powell. Je ne serai pas fâché d’en
avoir fini.»

Ce fut un sale quart que le cinquième, de toutes façons. Faiz Ullah joua
comme un petit diable rouge; le Lapin sembla se trouver partout à la
fois, et Benami gouverna droit sur tout ce qui s’en venait sur sa route,
tandis que sur leurs poneys les arbitres tournoyaient comme des mouettes
autour du jeu en ses déplacements. Mais les Archanges avaient les
meilleures montures--ils avaient gardé leurs pur-sang pour la fin--et ne
laissèrent pas une seule fois les Skidars se livrer au football. Ils
frappèrent la balle d’un bout à l’autre du terrain jusqu’à ce que Benami
et les autres fussent sur le flanc. Puis ils se portèrent en avant,
tandis que Lutyens et Aube Grise, sans arrêt, arrivaient juste, et tout
juste, à éloigner la balle d’un long coup de revers retentissant. Aube
Grise oublia sa qualité d’arabe, et passa du gris au bleu en galopant. A
vrai dire, elle l’oublia trop bien, attendu qu’elle ne garda pas les
yeux sur le terrain comme un arabe l’eût dû faire, mais allongea le nez
et précipita le pas, par pur amour du jeu. On avait arrosé le terrain
une ou deux fois entre les reprises, et un arroseur négligent avait vidé
tout le contenu de la dernière de ses outres en un même endroit près du
goal des Skidars. On allait terminer la partie, et pour la dixième fois
Aube Grise se lançait à la poursuite d’une balle, quand, son pied gauche
de derrière glissant dans la boue grasse, elle fit plusieurs tours sur
elle-même, après avoir lancé Lutyens presque contre le poteau; et les
Archanges triomphants firent leur goal. Alors, la cloche sonna deux
goals chacun; mais il fallut venir au secours de Lutyens, et Aube Grise
se releva avec quelque chose de claqué au postérieur gauche.

«Des avaries? demanda Powell, un bras passé autour de Lutyens.

--La clavicule, cela va sans dire», répondit Lutyens entre ses dents.

C’était la troisième fois qu’il se la brisait en deux ans, et cela lui
faisait mal.

Powell et les autres se mirent à siffler.

«La partie est fichue, déclara Hughes.

--Continuez de tenir. Nous avons encore cinq bonnes minutes, et ce n’est
pas mon bras droit, dit Lutyens. Voyons-en la fin.

--Dites-moi, demanda le capitaine des Archanges qui arrivait en
trottant. Êtes-vous blessé, Lutyens? Nous attendrons, si vous désirez
mettre un remplaçant. Je voudrais... je veux dire, le fait est, mes
gaillards, que si jamais team mérita de gagner cette partie-ci, c’est
bien vous. Je voudrais pouvoir vous donner un homme ou quelques-uns de
nos poneys... quelque chose, enfin.

--Vous êtes mille fois aimable, mais nous irons jusqu’au bout, je
pense.»

Le capitaine des Archanges ouvrit tout grands les yeux.

«Voilà qui n’est pas mal», dit-il.

Et il retourna à son camp, tandis que Lutyens empruntait une écharpe à
l’un de ses officiers indigènes[5], et s’apprêtait à se mettre le bras
en bandoulière. Alors, un Archange s’en vint au galop, porteur d’une
grosse éponge à tub, et donna le conseil à Lutyens de se la placer sous
l’aisselle afin de soulager l’épaule. A eux trois ils lui bandèrent le
bras gauche selon toutes les règles de l’art, et l’un des officiers
indigènes s’en vint d’un bond avec quatre longs verres qui fusaient et
s’emplissaient de bulles.

  [5] Les régiments indigènes de l’Inde comportent des officiers anglais
    en même temps que des officiers indigènes, mais les premiers ont
    toujours autorité sur les seconds.

Le team regarda Lutyens d’un air implorant, et Lutyens fit «oui» de la
tête. C’était la dernière reprise, et rien, après cela, n’y changerait
quoi que ce soit. Ils burent jusqu’au bout le breuvage d’or sombre,
s’essuyèrent la moustache, et les choses prirent une apparence plus
riante.

Le Chat Maltais avait passé son museau dans le devant de chemise de
Lutyens, et essayait de dire combien il était fâché.

«Il devine, dit Lutyens, d’un ton d’orgueil. Le petit type devine. J’ai
déjà joué avec lui sans bride... pour rire.

--Il ne s’agit pas de rire, pour le moment, déclara Powell. Mais nous
n’avons pas un seul remplaçant convenable.

--Non, repartit Lutyens. C’est le dernier quart, et il s’agit de faire
notre goal et de gagner. Je m’en remets au Chat.

--Si vous retombez, cette fois-ci, je crois que vous le sentirez, dit
Macnamara.

--Je m’en remets au Chat, répéta Lutyens.

--Vous l’entendez, dit fièrement aux autres le Chat Maltais. Cela vaut
la peine d’avoir joué le polo dix ans, pour qu’on en dise autant de
vous. Maintenant donc, mes enfants, en avant! Nous allons ruer un tout
petit peu, rien que pour montrer aux Archanges que voici un team qui n’a
pas souffert.»

Effectivement, comme ils s’en allaient sur le terrain, le Chat Maltais,
après s’être convaincu que Lutyens était bien d’aplomb sur sa selle,
lança trois ou quatre ruades, et Lutyens se mit à rire. Les rênes se
virent ramassées n’importe comment à l’extrémité de sa main en écharpe,
sans que sur elles il prétendît compter. Il savait que le Chat
répondrait à la moindre pression du genou, et, histoire d’amuser la
galerie--car son épaule lui faisait grand mal--il fit exécuter au petit
gaillard un huit serré autour des poteaux de goal. Un rugissement
s’éleva parmi les officiers indigènes et leurs hommes, qui n’étaient
point ennemis d’un brin de _dugabaschi_ (tour de dressage), comme ils
appelaient cela, et les cornemuses se mirent très tranquillement et d’un
air de dédain à bourdonner les premières mesures d’une banale chanson de
bazar, dont le titre était: _Toujours Frais et Toujours Verts_, comme un
simple avertissement aux autres régiments que les Skidars étaient en
forme. Tous les indigènes se prirent à rire.

«Et maintenant, dit le Chat, comme ils se remettaient en place,
rappelez-vous que c’est le dernier quart, et suivez la balle!

--Pas besoin qu’on nous le dise, repartit Qui Êtes-Vous.

--Laissez-moi continuer. Tous ces gens, sur les quatre côtés, vont se
mettre à nous serrer--absolument comme ils firent à Malte. Vous allez en
entendre crier, se porter en avant, être repoussés en arrière, et vous
allez voir l’effet que cela va produire sur les poneys des Archanges.
Or, si une balle se trouve envoyée aux limites, suivez-la, et laissez
les gens s’écarter d’eux-mêmes sur votre chemin. J’ai passé une fois
par-dessus le timon d’un mail-coach, piqué une tête dans la poussière,
et sauvé la partie grâce à cela. Soutenez-moi quand je pars, et suivez
la balle.»

Il s’éleva comme un murmure de sympathie et de surprise générales au
moment où les joueurs se remirent en place pour la dernière reprise, et
alors se produisit exactement ce que le Chat Maltais avait prévu. Les
spectateurs se pressèrent tout près des limites, et les poneys des
Archanges se mirent à reluquer l’espace en train de se rétrécir. Si vous
connaissez la sensation de se trouver à l’étroit au tennis--non à cause
du désir de reculer en dehors du «court», mais pour le plaisir de savoir
qu’au besoin c’est possible--vous comprendrez ce que doivent ressentir
des poneys qui jouent dans une boîte dont les quatre côtés sont formés
par des êtres humains.

«Je vais embêter quelques-uns de ces gens-là, si je peux me frayer un
passage», dit Qui Êtes-Vous, tout en filant derrière la balle.

Et Bambou approuva de la tête, sans parler. Ils jouaient leur va-tout,
et le Chat Maltais avait abandonné la défense du goal pour les
rejoindre. Lutyens lui donna tous les ordres possibles pour le ramener,
mais c’était la première fois en sa carrière que le sage petit animal
gris jouait le polo sous sa propre responsabilité, et il était décidé à
en tirer tout le parti possible.

«Que faites-vous ici? demanda Hughes, comme le Chat traversait devant
lui et bousculait un Archange.

--Demandez-le au Chat--veillez au goal!» cria Lutyens.

Sur quoi, se penchant en avant, il frappa la balle en plein, et suivit,
poussant les Archanges vers leur propre goal.

«Pas de football, dit le Chat. Gardez la balle du côté des limites, et
gênez-les. Jouez en ordre dispersé, et menez-les aux limites.»

D’un bord à l’autre du terrain, en grandes diagonales, volait la balle;
et toutes les fois qu’il était question de quelque galopade endiablée et
d’un coup près des limites, les poneys des Archanges avançaient
malaisément. Ils ne se souciaient guère de donner tête baissée sur ce
mur d’hommes et de voitures, quoiqu’ils eussent été capables, si le
terrain eût été libre, de tourner sur une pièce de six pence.

«Faufilez-la le long des côtés, dit le Chat. Maintenez-la près de la
foule. Ils détestent les voitures. Shikast, maintenez-la par ici.»

Shikast, monté par Powell, guettait à droite et à gauche derrière le
va-et-vient inquiet d’une «mêlée» clairsemée, et chaque fois que la
balle se trouvait lancée au loin, Shikast galopait sur elle à un angle
tel que Powell se voyait forcé de l’envoyer vers les limites; et la
foule venait-elle de se voir chassée de par là, que Lutyens envoyait la
balle de l’autre côté, et que Shikast filait désespérément derrière
elle, jusqu’à ce que ses amis accourussent à son aide.

«S’il nous font aller au milieu du terrain, nous sommes fichus.
Tapotez-la le long des côtés», cria le Chat.

Sur quoi ils se mirent à tapoter la balle tout le long des limites, où
il était impossible qu’un poney s’en vînt sur leur main droite; et les
Archanges se montrèrent furieux, les arbitres durent négliger le jeu
pour crier aux spectateurs de se reculer, plusieurs policemen montés
essayèrent maladroitement de rétablir l’ordre, tout près du lieu de
combat, pendant que les poneys des Archanges voyaient leurs nerfs se
tendre et se briser comme toiles d’araignées.

Cinq ou six fois l’un des Archanges envoya la balle au milieu du
terrain, et chaque fois l’attentif Shikast fournit à Powell l’occasion
de la retourner; or, après chaque retour, la poussière une fois tombée,
il était loisible de voir que les Skidars avaient gagné quelques mètres.

De temps à autre s’élevaient du milieu des spectateurs les cris de: «Off
side! Off side[6]!» Mais les teams se trouvaient trop affairés pour y
prendre garde, et les arbitres avaient assez à faire de tenir leurs
poneys affolés en dehors de la lutte.

  [6] Un joueur de polo est «off side» lorsque, ne se trouvant ni en
    possession de la balle ni derrière un des joueurs de son propre camp
    en possession de la balle, il n’y a pas, au moment où la balle est
    frappée, de joueur du camp opposé plus près que lui de la ligne de
    but des adversaires ou de cette ligne prolongée. En ce cas, il ne
    doit ni frapper la balle ni empêcher le camp opposé de l’atteindre
    ou de la frapper.

A la fin Lutyens manqua un coup court et facile, et les Skidars durent
s’élancer pêle-mêle en arrière pour protéger leur propre goal, sous la
conduite de Shikast. Powell arrêta la balle d’un revers, alors qu’elle
n’était pas à cinquante mètres des poteaux de goal, et Shikast pirouetta
d’un tour de reins qui fit presque sauter Powell hors de sa selle.

«C’est maintenant notre dernier atout, dit le Chat, en pivotant comme un
hanneton sur une épingle. Il ne nous reste plus qu’à jouer du jarret.
Allons.»

Lutyens sentit le petit gaillard ramasser sa respiration, et, pour ainsi
dire, se baisser sous son cavalier. La balle était en train de sautiller
vers la limite de droite, tandis que des deux éperons et du fouet un
Archange courait après elle; mais ni fouet ni éperon n’eussent décidé
son poney à donner l’effort voulu en approchant de la foule. Le Chat
Maltais lui passa sous le nez, en ramassant de son mieux ses jambes de
derrière, attendu qu’il n’y avait pas trente centimètres d’espace entre
sa croupe et le mors de l’autre poney. Le spectacle eut toute la grâce
d’une figure de patinage. Lutyens frappa de toute la force qui lui
restait, mais le stick lui glissa un peu dans la main, et la balle dévia
à gauche au lieu de se maintenir près de la limite. Qui Êtes-Vous se
trouvait loin sur le terrain, et pensait ferme tout en galopant. Il
répéta, enjambée par enjambée, avec un autre poney des Archanges, les
manœuvres du Chat, lui chipant la balle sous la bride même, dépassant
son adversaire d’un quart de pouce, car qui Êtes-Vous était maladroit de
l’arrière-main. Puis, il s’éloigna vers la droite, tandis que le Chat
Maltais s’en venait à gauche; et Bambou, se mettant dans la course, tint
exactement le milieu entre eux deux. Tous trois étaient en train
d’attaquer sous la forme d’une large flèche; et il n’y avait que
l’«arrière» des Archanges pour garder le goal. Mais à toucher leurs
croupes couraient bride abattue trois de ces Archanges, et, mêlé à eux,
Powell, qui menait Shikast sur ce qu’il devinait être leur dernier
espoir. Il faut un rude joueur pour affronter la venue de sept poneys
affolés dans les dernières reprises d’une partie dont une coupe est
l’enjeu, quand les hommes galopent au risque de se rompre les os, et que
les poneys sont en délire. L’«arrière» des Archanges manqua son coup, et
n’eut que juste le temps de tourner bride pour laisser passer la charge.
Bambou et Qui Êtes-Vous ralentirent l’allure pour faire place au Chat
Maltais, et Lutyens fit goal d’un coup net, précis, sonore, qu’on
entendit d’un bout à l’autre du champ. Mais il n’y avait plus moyen
d’arrêter les poneys. Ils fondirent entre les poteaux de goal en un
véritable tas, vainqueurs et vaincus pêle-mêle, attendu que l’allure
avait été terrible. Le Chat Maltais savait par expérience ce qui allait
arriver, et, pour sauver Lutyens, il tourna à droite d’un suprême effort
qui lui claqua sans espoir de remède un tendon de derrière. Ce faisant
il entendit le poteau de goal de droite craquer tandis qu’un poney
carambolait dedans--craquer, se briser, et tomber comme un mât. On
l’avait scié en trois tronçons pour parer aux accidents; mais néanmoins
il renversa le poney, lequel alla donner dans un autre poney, lequel
alla donner dans le poteau de gauche, sur quoi ce ne fut plus que
confusion, poussière et débris. Bambou était couché sur le sol, en train
de voir trente-six mille chandelles; un poney des Archanges roula auprès
de lui, haletant et furieux; Shikast s’était assis à la façon d’un chien
pour éviter de tomber par-dessus les autres, et s’en allait glissant sur
son petit bout de queue dans un nuage de poussière; et Powell se
trouvait aussi le derrière par terre, en train de frapper le sol de son
stick et d’essayer de chanter victoire. Tous les autres criaient avec ce
qui leur restait de voix, et ceux qui avaient été désarçonnés criaient
tout aussi fort que les autres. Dès que la foule eut constaté que
personne n’était blessé, dix mille indigènes et Anglais crièrent,
applaudirent et vociférèrent à leur tour, et avant qu’on pût les
arrêter, les joueurs de cornemuse des Skidars firent irruption sur le
terrain, suivis de tous les officiers et soldats indigènes, et se mirent
à marcher au pas du haut en bas en jouant un air sauvage du Nord, appelé
_Zakhmé Bagân_; et, à travers le retentissement insolent des cornemuses
et les hurlements aigus des indigènes, on entendait la musique des
Archanges scander: _For they are all jolly good fellows_[7]; puis, en
manière de reproche au team perdant: _Ooh, Kafouzalum! Kafouzalum!
Kafouzalum_[8]:

  [7] Air populaire anglais dont en général on fait suivre les toasts.

  [8] Vieille «scie» anglaise.

Outre tout cela et mieux encore pouvait-on voir un commandant en chef,
un inspecteur général de cavalerie, et le plus haut personnage du
service vétérinaire de toute l’Inde, debout au sommet d’un coach
régimentaire, hurler comme des écoliers, tandis que des généraux de
brigade, des colonels, de beaux messieurs et des centaines de belles
dames faisaient chorus. Mais le Chat Maltais restait la tête pendante, à
se demander combien il lui restait de jambes, tandis que Lutyens, tout
en le caressant tendrement, regardait les hommes et les poneys se
dégager des débris des deux poteaux de goal.

«Dites donc, demanda le capitaine des Archanges en crachant un caillou,
voulez-vous trois mille roupies de ce poney--tel qu’il est là?

--Non, merci. J’ai comme une vague idée qu’il m’a sauvé la vie»,
répondit Lutyens en mettant pied à terre et en s’étendant de tout son
long.

Les deux teams étaient, eux aussi, étendus sur le sol, en train d’agiter
leurs bottes en l’air, de tousser et de chercher à reprendre haleine,
pendant que les _saïs_ accouraient pour emmener les poneys, et qu’un
officieux porteur d’eau arrosait les joueurs avec de l’eau sale, au
point qu’ils finirent par se mettre sur leur séant.

«Mâtin! dit Powell, en se frottant le dos et en regardant les tronçons
des poteaux de goal. Pour une partie!...»

Ils la rejouèrent, cette partie, ils en rejouèrent chaque coup, ce
soir-là, au grand dîner où la Coupe Ouverte à Tous fut remplie et passée
à la ronde, et vidée et remplie de nouveau, et où chacun y alla des plus
éloquents speechs. Vers deux heures du matin, alors que peut-être on
faisait un peu de «musique», une petite tête grise sans prétention, une
petite tête bien sage, regarda par la porte ouverte.

«Hourrah! Amenez-le», s’écrièrent les Archanges.

Et son _saïs_, qui se sentait, oui-da, bienheureux, passa la main sur le
flanc du Chat Maltais, lequel entra en clochant du pied dans le cercle
éclatant de lumières et d’étincelants uniformes, en quête de Lutyens.
C’était un habitué des mess, des chambres de caserne[9], des endroits où
l’on n’encourage guère, en général, les poneys à pénétrer; et en ses
jeunes ans il avait, à l’occasion d’un pari, sauté sur une table de mess
pour resauter de l’autre côté. Aussi se conduisit-il fort poliment,
mangea-t-il du pain saupoudré de sel, et, avançant avec précaution,
fut-il caressé à la ronde. Enfin, l’on but à sa santé, attendu qu’il
avait fait plus sur le terrain pour gagner la Coupe que n’importe quel
homme ou quel autre cheval.

  [9] Chambres d’officiers dans les casernes anglaises.

C’était gloire et honneur en suffisance pour le reste de ses jours;
aussi le Chat Maltais ne se plaignit-il pas outre mesure en entendant le
vétérinaire le déclarer désormais impropre au polo. Lorsque Lutyens se
maria, sa femme ne lui permit pas de jouer, de sorte qu’il fut forcé
d’être arbitre; et en ces occasions-là son poney en était, un gris
moucheté, à la jolie petite queue de polo, boiteux de partout, quoique
terriblement prompt de ses jambes, et, comme tout le monde le savait, le
Nec Plus Ultra de ceux qui pratiquent le jeu.




GEORGIE PORGIE


Si l’on admet qu’on n’a pas le droit d’entrer dans son salon dès le
matin, quand la bonne remet les choses en ordre et balaie la poussière,
on accordera que les gens civilisés qui mangent dans de la porcelaine et
font usage de porte-cartes n’ont pas le droit de juger un pays non
civilisé suivant leur façon de distinguer le bien du mal. Lorsque
l’endroit est préparé pour les recevoir, par ceux qui se trouvent
désignés pour ce genre de travail, ils peuvent s’en venir, en apportant
dans leurs malles leur milieu social, le décalogue, et toute la
boutique. Mais où la Loi de la Reine ne porte pas, il n’est guère
rationnel de s’attendre à voir observer d’autres et plus faibles
règlements. Les hommes qui courent en tête des chars de la Décence et de
la Bienséance, et _rendent droits les sentiers_ de la jungle, ne peuvent
se voir jugés de la même façon que les gens casaniers qui n’ont jamais
quitté le coin du feu.

Il n’y a pas tant de mois que la Loi de la Reine s’arrêtait à quelques
milles au nord de Thayetmyo, sur l’Iraouaddy. A pareille distance,
l’Opinion Publique n’avait guère de poids; elle existait cependant
suffisamment pour tenir les gens dans le devoir. Lorsque le gouvernement
déclara qu’il fallait que la Loi de la Reine portât jusqu’à Bhamo et la
frontière chinoise, l’ordre en fut donné, et des hommes, dont le désir
était de devancer un tant soit peu l’arrivée de la Décence, se portèrent
en avant avec les troupes. C’étaient ceux qui n’avaient jamais pu passer
d’examens, et qui eussent manifesté des idées trop prononcées pour
l’administration de provinces régies par le rond de cuir. Le
gouvernement suprême intervint aussitôt que possible, avec codes et
règlements, et fit de son mieux pour amener la Nouvelle Birmanie au
niveau banal de l’Inde; mais il y eut un court moment où il fallut des
hommes vigoureux, lesquels en profitèrent pour tirer à leur profit
personnel le meilleur parti possible de la situation.

Parmi les avant-coureurs de la civilisation se trouva Georgie Porgie,
considéré comme un homme à poigne par tous ceux qui le connaissaient.
Lorsqu’il se rendit en Haute Birmanie, Georgie Porgie se moquait un peu
du tiers et du quart, mais savait se faire respecter et se tirer des
fonctions à la fois militaires et civiles qui, en ces périodes-là,
incombaient à la plupart. Il s’acquitta de son travail de bureau, et de
temps à autre hébergea les détachements de soldats minés par la fièvre,
qui erraient dans ses parages, à la recherche de quelque parti de
dacoïts en fuite. Parfois il lui arrivait de sortir lui-même et de saler
quelques dacoïts pour son propre compte; car le feu couvait encore sous
la cendre, et le pays était toujours prêt à s’embraser au moment où on
s’y attendait le moins. Georgie Porgie goûtait fort ces petits coups de
chambard, dont les dacoïts tiraient quelque peu moins de plaisir. Les
personnages officiels qui entraient en relations avec lui s’en allaient
tous avec l’idée que Georgie Porgie était un homme de valeur, très apte
à se débrouiller seul; et, grâce à cette croyance, on le laissa faire à
sa guise.

Au bout de quelques mois, il se fatigua de la solitude, et se mit en
quête de compagnie et de bien-être. La Loi de la Reine commençait à
peine à faire sentir ses effets dans le pays, et l’Opinion Publique, de
plus de poids qu’elle, était encore à venir. De plus, il existait dans
le dit pays une coutume suivant laquelle l’homme blanc pouvait prendre
épouse à lui parmi les filles de Heth contre paiement. Si le mariage
n’obligeait pas autant que la cérémonie _nikkah_ chez les Mahométans,
l’épouse était du moins fort agréable.

Lorsque toutes nos troupes seront de retour de Birmanie, elles
répandront le proverbe: «Aussi économe qu’une épouse birmane», et les
jolies ladies anglaises se demanderont ce que cela peut vouloir dire.

Le chef du village voisin du poste de Georgie Porgie possédait une jolie
fille, laquelle avait aperçu Georgie Porgie, et l’aimait de loin. Quand
la nouvelle se répandit que l’Anglais à la poigne d’acier, qui habitait
derrière la palissade, cherchait une gouvernante, le chef s’en vint chez
lui et lui expliqua que pour cinq cents roupies comptant il confierait
sa fille à la garde du jeune homme, à charge par celui-ci de la
maintenir en honneur, respect et bien-être, sans oublier les belles
robes, suivant la coutume du pays. L’affaire fut conclue, et Georgie
Porgie jamais ne s’en repentit.

Il trouva sa maison, naguère sens dessus dessous, mise en ordre et
confort, ses dépenses jusqu’alors sans contrôle réduites de moitié, et
lui-même l’objet des caresses et des prévenances de sa nouvelle
acquisition, laquelle s’asseyait au haut bout de la table, lui chantait
des chansons, faisait marcher ses domestiques de Madras, et se montrait
en toutes façons la plus douce, la plus joyeuse, la plus honnête et la
plus séduisante petite femme que le plus exigeant des célibataires pût
désirer. Nulle race, suivant ceux qui sont au courant de la chose, ne
produit de femmes aussi bonnes épouses et aussi bonnes maîtresses de
maison que la race birmane. Lorsque s’en vint par là le premier
détachement en route sur le sentier de la guerre, le lieutenant qui le
commandait trouva à la table de Georgie Porgie une hôtesse vis-à-vis de
qui montrer de la déférence, une femme à traiter en tout comme quelqu’un
qui occupe une position assurée. En rassemblant ses hommes au petit
jour, le lendemain, pour replonger dans la jungle, il accorda un regret
au gentil petit dîner et au joli minois, et du fond du cœur envia
Georgie Porgie. Il était cependant fiancé à une jeune fille, au pays,
mais c’est comme cela que certains hommes sont bâtis.

Le nom de la jeune Birmane n’était pas de ces plus coulants, mais, comme
elle ne tarda point à se trouver baptisée du nom de Georgina par Georgie
Porgie, le mal n’était pas grand. Georgie Porgie prit en excellente
opinion les prévenances et le confort général, et jura n’avoir jamais
dépensé cinq cents roupies dans un meilleur but.

Au bout de trois mois de ménage, il fut pris d’une idée géniale. Le
mariage--le bon mariage anglais--ne pouvait, après tout, être une
mauvaise chose. S’il goûtait un bien-être si complet au fin fond du
monde avec cette petite Birmane qui fumait des cheroots, combien ce
bien-être gagnerait à la compagnie de quelque aimable jeune Anglaise qui
ne fumerait pas de cheroots, et jouerait du piano au lieu de jouer du
banjo? En outre, il se sentait pris du désir de retourner aux gens de sa
race, d’entendre encore une fois une musique militaire et de voir ce
qu’on éprouvait à rendosser le frac. Décidément, il se pouvait que le
mariage fût une excellente chose. Il passa la soirée à ruminer
l’affaire, pendant que Georgina chantait pour lui, ou lui demandait la
cause de son silence, et si par mégarde elle l’avait offensé. Tout en
réfléchissant il fumait, et tout en fumant il regardait Georgina, que
dans son imagination il transformait en une belle petite Anglaise,
économe, plaisante et gaie, aux cheveux en bouclettes sur le front, et
peut-être la cigarette aux lèvres. En tout cas, pas un de ces grands
cheroots birmans de la marque que Georgina fumait. Il épouserait une
jeune fille qui aurait les yeux de Georgina et le plus possible de ses
façons, mais pas tout. On pouvait obtenir mieux. Sur quoi il chassa
d’épaisses volutes de fumée par les narines et s’étira. Il goûterait du
mariage. Georgina l’avait aidé à économiser quelque argent, et il avait
droit à six mois de congé.

«Écoute, petite femme, dit-il, il nous faut mettre encore de l’argent de
côté durant les trois mois qui vont venir. J’en ai besoin.»

C’était un reproche gratuit au gouvernement domestique de Georgina,
attendu qu’elle tirait quelque fierté de son épargne; mais, puisque son
dieu avait besoin d’argent, elle ferait de son mieux.

«Il te faut de l’argent? dit-elle avec un léger rire. J’en ai, de
l’argent. Tiens! Regarde!»

Elle courut à sa chambre et en rapporta un petit sac de roupies.

«Sur tout ce que tu me donnes, j’en garde un peu. Vois! Cent sept
roupies. Tu ne peux avoir besoin de plus que cela? Prends. Je suis trop
heureuse que cet argent te soit utile.»

Elle répandit les pièces sur la table et les poussa vers lui de ses
agiles petits doigts d’or pâle.

Georgie Porgie ne revint plus sur la question de l’économie dans le
ménage.

Trois mois plus tard, après avoir envoyé et reçu plusieurs lettres
mystérieuses que Georgina ne put comprendre, et par cela même détesta,
Georgie Porgie annonça qu’il s’en allait, et qu’il fallait à la jeune
femme retourner à la maison de son père et y rester.

Georgina se mit à pleurer. Elle irait avec son dieu jusqu’au bout du
monde. Pourquoi le quitterait-elle? Elle l’aimait.

«Je vais simplement à Rangoun, dit Georgie Porgie. Je serai de retour
dans un mois, mais c’est plus sûr de rester avec ton père. Je te
laisserai deux cents roupies.

--Si tu t’en vas pour un mois, qu’ai-je besoin de deux cents roupies?
Cinquante sont plus que suffisantes. Il y a quelque chose là-dessous. Ne
t’en va pas, ou alors laisse-moi aller avec toi.»

Georgie Porgie, encore aujourd’hui, n’aime guère se remémorer cette
scène. Il finit par se débarrasser de Georgina, en transigeant pour
soixante-dix roupies. Elle ne voulait pas prendre davantage. Sur quoi il
se rendit par bateau et chemin de fer à Rangoun.

Les lettres mystérieuses lui avaient accordé un congé de six mois. Sur
le moment le fait de la fuite en elle-même et l’idée qu’il pouvait
s’être montré perfide lui furent assez pénibles; mais, dès que le grand
paquebot fut bien là-bas dans le bleu, les choses se montrèrent sous un
jour plus riant, le visage de Georgina, avec l’étrange petite maison
entourée de palissades et le souvenir des irruptions, la nuit, de
dacoïts hurlants, du cri suivi d’un soubresaut chez le premier homme
qu’il eût jamais tué de sa propre main, et de cent autres choses plus
intimes, s’effaça petit à petit du cœur de Georgie Porgie, et la vision
de l’Angleterre approchante prit sa place. Le paquebot était plein de
gens en congé, tous dans l’exubérance de la joie, qui venaient de
secouer la poussière et la sueur de la Haute Birmanie, et se montraient
gais comme des écoliers. Ils aidèrent Georgie Porgie à oublier.

Puis vint l’Angleterre avec ses voluptés, ses convenances et ses aises,
et Georgie arpenta dans un aimable rêve des trottoirs dont il avait
presque oublié le son, en se demandant comment des hommes de bon sens
pouvaient quitter la capitale. Il accepta l’âpre joie de ses vacances
comme la récompense de ses services. La Providence, en outre, lui
ménagea une autre et plus grande joie--tous les plaisirs dont
s’accompagnent de tranquilles fiançailles anglaises, fort différentes de
ces marchés effrontés de la vie des fonctionnaires dans l’Inde, où la
moitié de la communauté regarde faire en pariant sur le résultat, tandis
que l’autre moitié se demande ce que Madame une telle en dira.

La jeune fille était agréable; l’été, accompli, et grande, la maison de
campagne près Petworth, où l’on pouvait s’égarer dans des hectares et
des hectares de bruyère pourprée et de prairies remplies de hautes
herbes. Georgie Porgie sentit qu’il avait enfin trouvé quelque chose qui
donnait à la vie une raison d’être, et tout naturellement en conclut que
la première chose à faire était de demander à la jeune fille de partager
son sort dans l’Inde. Elle, en son ignorance, était toute prête à
partir. Il ne fut pas, ici, question de marchander avec un chef de
village. Ce fut le beau mariage bourgeois à la campagne, avec le
corpulent beau-père et la belle-mère en larmes, le garçon d’honneur tout
vêtu de pourpre et de fin lin, et les six petites communiantes au nez
retroussé pour jeter des roses sur le chemin bordé de tombes qui menait
au portail de l’église. La feuille locale raconta tout au long la chose,
jusqu’à donner les cantiques in extenso.

Puis vint la lune de miel à Arundel; et ensuite, la belle-mère versa des
pleurs copieux avant de laisser sa fille unique s’embarquer pour l’Inde
sous la garde de Georgie Porgie, le Nouveau Marié. Il ne fait point
doute que Georgie Porgie était on ne peut plus amoureux de sa femme, et
qu’elle voyait en lui le meilleur et le plus grand homme du monde.
Lorsqu’il se présenta à Bombay, il se crut fondé à demander un bon poste
à cause de sa femme; et comme il s’était quelque peu distingué en
Birmanie et commençait à être apprécié, il se vit accorder presque tout
ce qu’il demandait, et envoyer dans un poste que nous appellerons
Sutrain. Ce poste occupait plusieurs collines et portait la désignation
officielle de «sanatorium», pour la bonne raison que l’écoulement des
eaux stagnantes s’y trouvait des plus négligés. C’est là que Georgie
Porgie se fixa, et trouva que la vie d’homme marié lui allait comme un
gant. Il ne délira pas, à l’instar de maints jeunes maris, sur
l’étrangeté et le plaisir de voir sa petite femme adorée assise chaque
matin vis-à-vis de lui au petit déjeuner, «comme si c’était la chose la
plus naturelle du monde». «Il avait déjà passé par là», comme on dit,
et, comparant les mérites de sa Maud présente à ceux de Georgina, il
inclinait de plus en plus à penser qu’il avait réussi.

Mais il n’était ni tranquillité ni bien-être de l’autre côté de la Baie
du Bengale, sous les tecks où Georgina demeurait avec son père, et où
elle attendait le retour de Georgie Porgie. Le chef était vieux et se
souvenait de la guerre de 1851. Il était allé à Rangoun, et n’était pas
sans connaître les façons des «Kullahs». Assis le soir devant sa porte,
il enseigna à Georgina une philosophie aride qui ne la consola pas du
tout.

Un jour, elle disparut du village avec toutes les roupies que Georgie
Porgie lui avait données, et une très petite teinture d’anglais--dont
elle était également redevable à Georgie Porgie.

Le chef commença par se sentir furieux; puis il alluma un autre cigare
et dit quelque chose de peu flatteur sur le sexe en général. Georgina
était partie à la recherche de Georgie Porgie, lequel pouvait se trouver
à Rangoun, ou de l’autre côté de l’Eau Noire, sinon être mort, pour ce
qu’elle en savait. La chance la servit. Un vieux policeman sikh lui
raconta que Georgie Porgie avait traversé l’Eau Noire. Elle prit un
billet d’entrepont à Rangoun et se rendit à Calcutta, en gardant pour
elle le secret de son voyage.

Dans l’Inde il ne resta nulle trace de son passage durant six semaines,
et personne n’est là pour dire par quelles tortures de cœur elle dut
passer.

Elle reparut à quatre cents milles au nord de Calcutta, se dirigeant
droit vers le septentrion, exténuée et les traits hagards, mais résolue
dans sa détermination de retrouver Georgie Porgie. Elle ne pouvait
comprendre le langage de la population; mais l’Inde est infiniment
charitable, et la gent féminine, tout le long de la Grand’Route[10], lui
donna à manger. Un je ne sais quoi lui faisait croire que Georgie Porgie
devait se trouver au bout de cette impitoyable route. Peut-être
avait-elle rencontré quelque cipaye qui l’avait connu en Birmanie; mais
cela, personne ne saurait l’affirmer. Elle finit par tomber sur un
régiment dont l’un des officiers était un ancien invité de Georgie
Porgie au temps où l’on faisait la chasse aux dacoïts. On ne s’ennuya
pas dans les tentes lorsque Georgina se jeta à ses pieds et se mit à
pleurer. On s’amusa moins une fois contée l’histoire; et l’on fit une
collecte, ce qui était plus dans la note. L’un des lieutenants savait où
se trouvait Georgie Porgie, mais ignorait son mariage. Aussi donna-t-il
le premier renseignement à Georgina, laquelle continua joyeusement sa
route vers le nord, dans un wagon de chemin de fer qui offrit le repos
aux pieds las et l’ombre à la petite tête poussiéreuse. Les marches, à
partir du chemin de fer et à travers la montagne, pour gagner Sutrain,
furent pénibles, mais Georgina avait de l’argent, et les familles qui
voyageaient en char à bœufs lui accordèrent leur aide. Ce fut un voyage
presque miraculeux, et Georgina ne douta pas que les bons esprits de
Birmanie ne veillassent sur elle. La route de montagne qui mène à
Sutrain est une étape plutôt glacée, et Georgina attrapa un gros rhume.
Mais, au bout de tous ces ennuis, il y avait Georgie Porgie pour la
prendre dans ses bras et la dorloter, comme il faisait au temps jadis,
lorsque la palissade était fermée la nuit et qu’il avait trouvé bon le
repas du soir. Georgina poursuivit sa route de toute la vitesse de ses
pieds; et les bons esprits lui accordèrent une dernière faveur.

  [10] _The Grand Trunk Road_, cette route gigantesque de l’Inde
    longuement décrite dans _Kim_.

Juste au tournant de la route qui mène à Sutrain, un Anglais l’arrêta,
au crépuscule, avec ces mots:

«Grand Dieu! Qu’est-ce que vous faites ici?»

C’était Gillis, l’ancien adjoint de Georgie Porgie en Haute Birmanie, et
qui occupait le poste voisin de ce dernier dans la jungle. Georgie
Porgie, qui l’appréciait, avait demandé à l’avoir dans son service à
Sutrain.

«Je suis venue, dit Georgina simplement. Il y avait si loin que j’ai mis
des mois à venir. Où est sa maison?»

Gillis resta bouche bée. Il s’était trouvé jadis suffisamment en rapport
avec Georgina pour savoir que toute explication serait superflue. Il n’y
a pas à entrer dans les explications avec un Oriental. Il faut lui
montrer les choses.

Et il fit quitter la route à Georgina pour la guider le long d’un petit
sentier qui grimpait en haut de la falaise et aboutissait à une
plate-forme sur les derrières d’une maison construite en plein versant.

On venait d’allumer les lampes, mais les rideaux n’étaient pas encore
tirés.

«Maintenant, regardez, dit Gillis», en s’arrêtant devant la fenêtre du
salon.

Georgina regarda, et vit Georgie Porgie en compagnie de la Nouvelle
Mariée.

Elle porta la main à ses cheveux, qui étaient sortis du chignon et
s’éparpillaient sur son visage. Elle essaya de remettre de l’ordre dans
sa robe en guenilles; mais la robe ne pouvait retrouver son aplomb, et
Georgina fut prise d’un accès de petite toux bizarre, car c’était
vraiment un fort vilain rhume qu’elle avait attrapé là. Gillis regarda,
lui aussi; mais, alors qu’elle se contenta de regarder une seule fois la
Nouvelle Mariée, ses yeux se tournant toujours sur Georgie Porgie,
Gillis, lui, regardait la Nouvelle Mariée tout le temps.

«Qu’allez-vous faire, demanda Gillis, qui tenait Georgina par le
poignet, afin de prévenir toute irruption inattendue dans le rayon de
lumière. Allez-vous entrer dire à cette Anglaise que vous avez vécu avec
son mari?

--Non, répondit Georgina faiblement. Laissez-moi. Je m’en vais. Je jure
que je m’en vais.»

Elle se dégagea brusquement, et s’éloigna en courant dans l’obscurité.

«Pauvre petite! dit Gillis, en dégringolant jusqu’à la route principale.
J’aurais voulu lui donner quelque chose pour retourner en Birmanie. Ce
que nous l’avons, toutefois, échappé belle! Et cet ange-ci ne l’eût
jamais pardonné.»

Ces derniers mots semblent prouver que le dévouement de Gillis pour
Georgie Porgie n’était pas entièrement dû à son affection pour lui.

La Nouvelle Mariée et le Nouveau Marié sortirent dans la véranda après
dîner, afin que la fumée des cheroots de Georgie Porgie ne demeurât pas
suspendue dans les rideaux neufs du salon.

«Qu’est-ce qu’on entend là en bas?» demanda la Nouvelle Mariée.

Ils écoutèrent tous deux.

«Oh, répondit Georgie Porgie, je suppose que c’est quelque brute de
montagnard qui aura battu sa femme.

--Bat-tu-sa-femme! L’horreur! fit la Nouvelle Mariée. Imaginez que vous
me battiez, moi!

Elle passa le bras autour de la taille de son mari, et, s’appuyant la
tête contre son épaule, regarda de l’autre côté de la vallée remplie de
nuages, en plein contentement, en pleine sécurité.

Mais c’était Georgina qui pleurait, toute seule, au pied du versant,
parmi les pierres du cours d’eau où les blanchisseurs lavent les
vêtements.




WILTON SARGENT... AMÉRICAIN


Il n’avait pas trente ans qu’il se découvrit sans camarades pour faire
joujou. Quoiqu’il eût à son actif la fortune de trois générations de
bûcheurs; quoiqu’il eût, en matière de livres, reliures, tapis, épées,
bronzes, laques, tableaux, argenterie, statues, chevaux, serres chaudes
et agriculture des goûts catholiques et d’homme cultivé, l’opinion
publique de son pays voulait savoir pourquoi il n’allait pas chaque jour
au bureau, comme le faisait son père avant lui.

Aussi prit-il ses jambes à son cou, et hurla-t-on derrière lui que
c’était un anglomaniaque, dépourvu de tout patriotisme, né pour
consommer, en un mot quelqu’un qui manquait totalement d’esprit de
solidarité. Il portait un monocle; il avait construit un mur tout autour
de sa maison de campagne, mur pourvu d’une haute porte qui fermait, au
lieu de convier l’Amérique à s’asseoir dans ses plates-bandes; il
commandait ses vêtements en Angleterre; et la presse de sa ville natale
le maudit, depuis son monocle jusqu’à ses culottes, durant deux jours
consécutifs.

Lorsqu’il reparut à la lumière, ce fut en un lieu où il eût fallu tout
au moins les tentes d’une armée d’invasion dans Piccadilly pour que le
monde prît garde à ce qui ce passait. S’il avait argent et loisirs,
l’Angleterre ne demandait qu’à lui offrir tout ce qu’argent et loisirs
pouvaient acheter. La note payée, elle ne lui poserait point de
questions. Il prit son carnet de chèques et se mit à se
meubler--prudemment, d’abord, car il se rappelait qu’en Amérique les
choses, c’est l’homme. A son grand plaisir il découvrit qu’en Angleterre
il pouvait dire sien ce qui lui appartenait; car les gens de toutes
classes et toutes dénominations surgissaient, pour ainsi dire, de terre,
et aussi discrètement que silencieusement assumaient la responsabilité
de ses biens. Ils étaient nés et avaient été élevés dans ce seul
but--esclaves du carnet de chèques. La chose une fois accomplie, ils
s’en iraient tout aussi mystérieusement qu’ils étaient venus.

Ce qu’il y avait d’impénétrable dans une vie réglée de la sorte
l’irrita, et il voulut apprendre quelque chose sur le côté humain de ces
gens-là. Il se retira bafoué, pour se voir instruit par ses domestiques.
En Amérique, l’indigène démoralise le serviteur anglais. En Angleterre,
le serviteur fait l’éducation du maître. Wilton Sargent tâcha
d’apprendre tout ce qu’ils enseignèrent, aussi ardemment que son père
avait tâché de ruiner, avant de s’en emparer, les chemins de fer de son
pays natal; et ce dut être quelque reste du vieux sang de ce bandit des
chemins de fer, qui lui fit acheter, pour un morceau de pain, Holt
Hangars, dont les quarante arpents de pelouse, on le sait, descendent en
tapis de velours jusqu’à la quadruple voie du Great Buchonian Railway.
Les trains de cette compagnie passaient presque continuellement, avec un
bourdonnement d’abeilles durant le jour, et le trémoussement de grandes
ailes durant la nuit. Le fils du Wilton Sargent des chemins de fer ne
pouvait que s’intéresser à eux. Il possédait des droits de contrôle sur
plusieurs milliers de milles de voie ferrée--construits pour une durée
plus ou moins longue sur des plans entièrement différents, où les
locomotives éternellement sifflaient pour demander les changements de
voie, et où les wagons-salons aux prix fabuleux et d’un dessin plus ou
moins définitif prenaient des courbes que le Great Buchonian eût
condamnées comme dangereuses même sur une ligne en construction. Du bord
de sa pelouse il pouvait suivre la fuite des rails sur leurs coussinets
dans la vallée du Prest, rails rigides comme la corde d’un arc, cloutés
de la longue perspective des signaux d’arrêt arc-boutés de pierre, et
portés, à l’abri de tout risque possible, sur un remblai de quarante
pieds de haut.

Livré à lui-même, il eût fait construire un car particulier, qu’il eût
remisé à la gare la plus proche, Amberley Royal, à cinq milles de là.
Mais ceux aux mains desquels il avait commis le soin de son éducation
anglaise se trouvaient peu versés dans la connaissance des chemins de
fer et moins encore dans celle des cars particuliers. Ils connaissaient
les uns comme faisant partie du plan de choses destinées à leur
commodité; ils regardaient les autres comme «bien américains». Or, grâce
à la versatilité de sa race, Wilton Sargent fils entendait se montrer un
tout petit peu plus Anglais que les Anglais.

Il réussit à merveille. Il apprit à ne pas restaurer Holt Hangars; à
laisser ses hôtes tranquilles; à s’abstenir de présentations superflues;
à faire l’abandon de manières dont il avait ample provision, pour
s’agripper à d’autres manières qu’en prenant quelque peine on finit par
acquérir. Il apprit à laisser ceux qu’on paie à cet effet s’occuper des
fonctions pour lesquelles on les paie. Il apprit--et cela, d’un
terrassier du château--qu’il n’était pas un homme avec lequel il se
trouvât en contact, qui n’eût une situation déterminée dans la
constitution du royaume, laquelle situation il serait préférable à
Wilton de respecter. Dernier mystère de tous, il apprit le golf--bien;
et lorsqu’un Américain connaît le sens intime de «Don’t press, slow
back, and keep your eye on the ball», le voilà, à bien peu de choses
près, dénationalisé.

Son autre éducation s’accomplit dans les conditions les plus charmantes.
S’intéressait-il à n’importe quoi au monde, _en haut dans le ciel, en
bas sur la terre, ou qui vit sous terre dans les eaux_[11]? Aussitôt
apparaissaient en chair et en os à sa table, guidés par ces mains
expertes dans lesquelles il était tombé, ceux-là mêmes qui, en fait
d’écrits, de conférences, d’explorations, excavations, constructions,
créations, et autres choses en «tion», s’en étaient le mieux tirés au
regard de cette chose-là--cerbères de bouquins et d’estampes au British
Museum; spécialistes en dynasties, scarabées et cartouches égyptiens;
écumeurs et pirates sortis du cœur de pays inconnus; toxicologues,
chasseurs d’orchidées; monographes en fait de haches de pierre, de
tapis, d’homme préhistorique ou de musique des premiers temps de la
Renaissance. Ils s’en venaient faire joujou avec lui. Ils ne posaient
pas de questions; ils ne se souciaient pas pour une épingle de ce qu’il
pouvait être ou n’être pas. Ils ne lui demandaient que de pouvoir
courtoisement écouter et causer. Leur travail se faisait ailleurs et
hors de sa vue.

  [11] _Deutéronome_, ch. V, vers. 8.--N. D. T.

Il y avait aussi les femmes.

«Jamais, se dit Wilton Sargent, jamais Américain n’a vu l’Angleterre
comme je la vois.» Et il pensait, en rougissant sous les couvertures, au
passé hurlant et non régénéré, au temps où il descendait l’Hudson, en
route vers le bureau, sur son yacht à vapeur de douze cents tonnes,
allant sur la mer, et arrivait graduellement à Bleecker Street, pendu à
une courroie de cuir entre une blanchisseuse irlandaise et un anarchiste
allemand. Si quelqu’un de ses hôtes l’eût vu alors, il eût dit: «Ah,
bien américain!» et--Wilton ne goûtait guère ce ton-là. Il s’était formé
à la démarche anglaise, et, tant qu’il ne l’élevait pas, à l’intonation
anglaise. Il ne gesticulait pas avec ses mains; il s’asseyait sur la
plupart de ses enthousiasmes, mais ne parvenait point à se débarrasser
de certaines prononciations, même avec l’aide de Howard, son immaculé
maître d’hôtel.

Il était écrit qu’il achèverait son éducation d’étrange et mirobolante
façon, et, mieux encore, que j’assisterais à ce baisser de rideau.

Wilton m’avait plus d’une fois mandé à Holt Hangars, dans le dessein de
me montrer à quel point son nouveau genre de vie lui seyait bien; et
chaque fois j’avais déclaré celui-ci sans un pli. Sa troisième
invitation fut plus insolite que les autres, et il laissa comprendre
qu’il était quelque point sur lequel il attendait de ma part avec
impatience sympathie ou conseil, sinon les deux. Le champ est ouvert à
une infinité d’erreurs lorsqu’on se met à prendre des libertés avec sa
nationalité; et je me rendis à l’invitation, m’attendant à Dieu sait
quoi. Un dog-cart à roues de sept pieds de diamètre, ainsi qu’un groom
sous la livrée noire de Holt Hangars m’attendaient à Amberley Royal. A
Holt Hangars je fus reçu par un personnage de haute élégance et de
grande réserve, et piloté au luxueux logis qui m’était destiné. Il n’y
avait pas d’autres invités dans la maison, ce qui me mit la puce à
l’oreille.

Wilton vint dans ma chambre une demi-heure environ avant dîner, et,
quoiqu’il portât sur le visage le masque d’une indifférence tirée à
quatre épingles, je crus m’apercevoir qu’il n’était pas à l’aise. Avec
le temps, car il était alors presque aussi difficile à émouvoir qu’aucun
de mes compatriotes, je tirai l’affaire au clair--affaire bien simple en
son extravagance, extravagante en sa simplicité. Il paraissait que
Hackman, du British Museum, s’était trouvé son hôte une dizaine de jours
auparavant, et n’avait fait que parler scarabées. Hackman a la manie de
porter des antiquités réellement sans prix sur son anneau de cravate et
dans ses poches de pantalon. Suivant son dire, il venait d’intercepter,
en route pour le musée de Boulak, quelque chose qu’il prétendait être
«un amen-hotep authentique--un scarabée de reine de la Quatrième
Dynastie». Or, Wilton avait acheté à Cassavetti, dont la réputation
n’est point au-dessus du soupçon, un scarabée à peu près du même...
scarabit, et l’avait laissé dans sa garçonnière de Londres. Hackman, à
tout hasard, mais connaissant Cassavetti, déclara qu’il y avait
supercherie. De là une longue discussion--savant contre millionnaire,
l’un disant: «Mais, je sais que cela ne se peut»; et l’autre: «Mais moi,
je suis en mesure de le prouver et le prouverai.» Wilton trouva
nécessaire à la satisfaction de son âme de partir pour Londres
illico--une demi-heure de chemin de fer--pour en rapporter le scarabée
avant dîner. Ce fut alors qu’il se mit à vouloir couper au plus court,
pour n’obtenir que de piteux résultats. La station d’Amberley Royal
étant à cinq milles de là, et l’attelage des chevaux une affaire de
temps, Wilton avait dit à Howard, l’immaculé maître d’hôtel, de faire
signe au prochain train de s’arrêter; et Howard, encore plus homme de
ressource que ne le croyait son maître, avait, à l’aide d’un des
drapeaux du jeu de golf installé au fond de la pelouse, fait des signes
impétueux au premier train se dirigeant sur Londres. Le dit train avait
stoppé. En cet endroit le récit de Wilton devint confus. Il avait
entrepris, semble-t-il, de pénétrer dans cet express hautement indigné
et en avait été empêché par un contrôleur avec plus ou moins de
violence--s’était vu, en fait, arraché à reculons de la fenêtre d’une
voiture fermée à clef. Wilton devait avoir frappé le sol avec une
certaine force, car il s’en était suivi, avouait-il, une belle et
franche bataille sur la ligne, bataille au cours de laquelle il avait
perdu son chapeau, pour se voir, en fin de compte, traîné dans le
fourgon du contrôleur et déposé là, hors d’haleine.

Il avait offert de l’argent à l’homme, et, fort stupidement, avait tout
dit hormis son nom. Cela, il s’y était attaché, attendu qu’il avait la
vision de grands titres dans les journaux de New-York, et savait bien
que le fils de Wilton Sargent ne pouvait s’attendre à de la clémence de
l’autre côté de l’eau. Le contrôleur, à l’ébahissement de Wilton, avait
refusé l’argent, en déclarant que c’était une affaire qui regardait la
compagnie. Wilton avait insisté sur son incognito, et, en conséquence,
trouvé deux policemen qui l’attendaient à la gare terminus de
Saint-Botolph. Sur le désir qu’il avait exprimé d’acheter un chapeau et
de télégraphier à ses amis, les deux policemen, d’une seule voix,
l’avaient averti que tout ce qu’il dirait pourrait se retourner contre
lui; et ce fut chose qui produisit sur Wilton une énorme impression.

«Ils étaient d’une politesse si infernale, dit-il. M’eussent-ils assommé
avec leurs bâtons, comme on fait chez nous, que je m’en serais moqué;
mais ce furent des: «Par ici, monsieur», «veuillez monter, monsieur»,
jusqu’à ce qu’ils m’eussent emprisonné--emprisonné comme un vulgaire
ivrogne; et il me fallut passer toute la nuit dans une ignoble petite
cellule, un véritable trou à rats.

--Voilà ce que c’est que de n’avoir ni télégraphié à votre homme de loi,
ni donné votre nom, repartis-je. Qu’est-ce que vous avez attrapé?

--Quarante shillings ou un mois, répondit Wilton avec empressement,--pas
plus tard que le lendemain matin. Ils nous expédiaient par fournée de
trois à la minute. Une fille en chapeau rose--on l’avait amenée à trois
heures du matin--attrapa dix jours. Je crois avoir encore eu de la
veine. J’ai dû cogner sur le contrôleur à lui en faire voir trente-six
mille chandelles. Il est allé raconter au vieux bonze, sur le siège, que
j’étais en train de ramasser des insectes sur la voie. Voilà ce que
c’est que de vouloir entrer dans les explications avec un Anglais!

--Et vous?

--Oh, moi, je n’ai rien dit. Tout ce que je voulais, c’était filer. Je
payai mon amende, achetai un chapeau, et midi n’étaient pas sonnés que
j’étais rentré. J’avais des tas de gens chez moi, et je leur racontai
que j’avais été retenu par un événement imprévu, sur quoi ils se
rappelèrent qu’ils avaient des engagements ailleurs. Hackman devait
avoir assisté à la lutte sur la voie, et sans doute en avait fait le
sujet d’une histoire. Je suppose que, selon eux, c’était «bien
américain».--Que le diable les emporte! C’est la seule fois de ma vie
que j’aie jamais arrêté un train, et je n’aurais jamais commencé sans ce
scarabée. Cela ne ferait pourtant pas de mal à leurs vieux trains de se
voir couper la chique de temps en temps.

--Eh bien, l’incident est clos, maintenant, dis-je, avec une forte envie
de rire. Et votre nom n’a point paru dans les journaux. L’affaire est,
comment dirai-je?... quelque peu transatlantique, lorsqu’on y réfléchit.

--Clos, l’incident! grommela Wilton d’un air farouche. Ce n’est que le
commencement. Cette histoire avec le contrôleur ne constituait rien
qu’une voie de fait banale, vulgaire--une simple petite affaire
criminelle. Le fait d’avoir arrêté le train est une affaire civile, et
il s’agit là de tout autre chose. Ils sont tous maintenant après moi
pour cela.

--Qui?

--La «Great Buchonian Company». Il y avait, au tribunal, un homme qui
suivait l’affaire pour le compte de la compagnie. Je lui donnai mon nom
dans un coin avant d’acheter mon chapeau, et--venez dîner maintenant; je
vous montrerai ensuite les résultats.

Le récit de ses torts avait mis Wilton Sargent en belle et mirifique
colère, et je ne crois pas que ma conversation fût pour le calmer. Au
cours du dîner, poussé par le démon de la méchanceté pure, je
m’appesantis avec une tendre insistance sur certaines odeurs et certains
sons de New-York, qui vont droit au cœur de l’indigène en pays étranger;
et Wilton--j’arrivais d’Amérique--se mit à me poser nombre de questions
sur ses anciennes connaissances--gens du New York Yacht Club, du Storm
King ou du Restigouche, propriétaires de rivières, de ranchs et de
bateaux en leurs loisirs, rois des chemins de fer, du pétrole, du blé et
du bétail à leurs bureaux. Lorsqu’arriva la menthe verte, je lui offris
un cigare particulièrement poisseux et atroce, de la marque qu’on vend
au bar en mosaïque, éclairé à l’électricité, décoré de dispendieuses
semi-nudités, qu’on appelle le Pandemonium, et Wilton passa plusieurs
minutes à en mâcher le bout avant de l’allumer. Le maître d’hôtel nous
laissa seuls, et la cheminée de la salle à manger lambrissée de chêne se
mit à fumer.

«En voilà d’une autre!» dit-il, en tisonnant le feu avec rage. Et je
savais ce que cela voulait dire. On ne peut guère installer le chauffage
à la vapeur dans des demeures où coucha la reine Elisabeth. Le battement
soutenu d’un rapide de nuit qui arrivait en tourbillon dans la vallée me
rappela à l’affaire.

«Et à propos de la Great Buchonian? fis-je.

--Venez dans mon cabinet.--Tenez, regardez ce que j’ai reçu--jusqu’ici.»

C’était un amoncellement blanc et bleu de correspondance, haut de
peut-être vingt-cinq centimètres, et d’aspect imposant.

«Vous pouvez regarder, dit Wilton. Or, je prendrais une chaise et un
drapeau rouge, et m’en irais dans Hyde Park dire les choses les plus
atroces sur votre reine, prêcher l’anarchie et tout le reste, n’est-ce
pas? à en perdre la voix, que personne n’y ferait la moindre attention.
La police--le diable l’emporte!--me protégerait s’il m’arrivait des
ennuis. Mais pour ce qui est de cette vétille d’avoir arrêté un sale
petit train de fer blanc,--qui, en outre, passe sur mes terres,--me
voici toute la Constitution Britannique sur le dos comme si je vendais
des bombes. Je n’y comprends rien.

--Pas plus que n’y comprend rien la Great Buchonian--apparemment.
(J’étais en train de feuilleter les lettres.) Voici le directeur général
du trafic, qui déclare absolument incompréhensible qu’un homme... Juste
Ciel! Wilton, pour le coup, ça y est!»

Je ris tout bas, en continuant ma lecture.

«Qu’est-ce qu’il y a encore de drôle? demanda mon hôte.

--Il y a que vous, ou Howard en votre nom, auriez fait stopper le train
du Nord de trois heures quarante.

--A qui le dites-vous! Ils étaient tous après moi, depuis le conducteur
de la machine.

--Mais, c’est le train de trois heures quarante--l’«Induna»--vous avez
sûrement entendu parler de l’«Induna» de la Great Buchonian?

--Comment diable pourrais-je reconnaître un train d’un autre! Il s’en
amène un à peu près toutes les deux minutes.

--Fort vrai. Mais il se trouve que c’est l’«Induna», le seul, l’unique
train de toute la ligne. Il est réglé à quatre-vingt-dix kilomètres à
l’heure. Il fut inauguré vers 1860, et ne s’est jamais vu dans
l’obligation de stopper...

--Ah oui, je sais! Depuis l’arrivée de Guillaume le Conquérant ou depuis
que le roi Charles se cacha dans la cheminée de la locomotive. Vous ne
valez pas mieux que le reste de ces insulaires. S’il est en marche
depuis ce temps-là, il est temps qu’on l’arrête une fois de temps à
autre.»

L’Américain commençait à suinter par tous les pores chez Wilton, et ses
petites mains nerveuses s’agitaient sans repos:

«Supposez que vous arrêtiez l’Empire State Express, ou le Western
Cyclone.

--Supposons que je l’aie fait. Je connais Otis Harvey--ou l’ai connu. Je
lui enverrais un télégramme, et il comprendrait que je n’avais pas autre
chose à faire. C’est précisément ce que j’ai dit à la compagnie fossile
dont il s’agit.

--Vous avez donc répondu à leurs lettres sans prendre l’avis d’un homme
de loi?

--Naturellement.

--Oh, bon sang de bon sang! Continuez, allons, Wilton.

--Je leur ai écrit que je serais fort heureux de voir leur président et
de lui expliquer toute l’affaire en trois mots; mais cela n’a pas eu
l’air de les arranger. C’est à croire que leur président est quelque
chose comme un dieu. Il était trop occupé, et--mais, vous pouvez le lire
vous-même--ils demandaient des explications. Oui, le chef de gare
d’Amberley Royal--en général, il rampe devant moi--demandait une
explication, et promptement, encore. Le grand sachem de Saint Botolph en
demandait trois ou quatre, et le Tout-Puissant Mamamouchi, qui graisse
les locomotives, en demandait une chaque jour que Dieu fait. Je leur ai
dit--je leur ai dit cinquante fois--que si j’ai arrêté leur sacro-saint
express, c’est que je voulais «l’aborder[12]». Est-ce qu’ils croient que
c’était pour lui tâter le pouls?

  [12] Américanisme, pour dire: monter dedans.

--Vous n’avez pas dit cela?

--Lui tâter le pouls? Naturellement, non.

--Non. «L’aborder.»

--Qu’est-ce que vous vouliez donc que je dise?

--Mon cher Wilton, à quoi servent Mrs. Sherborne et les Clay, et tous
ces tas de gens occupés depuis quatre ans à faire de vous un Anglais,
si, la première fois que quelque chose vous tourmente, vous retournez à
votre patois?

--J’en ai soupé, de Mrs. Sherborne et de toute la smala. L’Amérique est
assez bonne pour moi. Qu’est-ce qu’il fallait dire? «S’il vous plaît» ou
«tous mes remerciements», ou quoi?»

Il n’y avait pas moyen maintenant de se tromper sur la nationalité de
l’homme. La parole, le geste et le pas qu’on lui avait soigneusement
inculqués s’en étaient allés avec le masque d’emprunt de l’indifférence.
C’était le fils incontesté du plus jeune des peuples, ce peuple qui eut
pour prédécesseurs les Peaux-Rouges. Sa voix s’était élevée au cocorico
aigu et rauque de ses semblables, lorsqu’ils se trouvent sous l’empire
de quelque surexcitation. Ses yeux rapprochés montraient tour à tour la
peur injustifiée, l’ennui hors de raison, des éclairs de pensée subits
et sans fondement, la convoitise de l’enfant pour une vengeance
immédiate, et le douloureux égarement qu’il manifeste lorsqu’il se cogne
contre la vilaine, la méchante table. Et de l’autre côté c’était, je le
savais, la compagnie, aussi incapable que Wilton de comprendre.

«Et dire que je pourrais acheter trois vieilles lignes de chemins de fer
comme la leur, gronda-t-il en jouant avec un couteau à papier, et en
allant et venant de façon inquiète.

--Vous ne leur avez pas dit cela, j’espère!»

Il ne répondit pas; mais, en parcourant les lettres, je m’aperçus que
Wilton devait leur avoir dit nombre de choses surprenantes. La Great
Buchonian avait commencé par demander des explications sur l’arrêt de
son Induna, et trouvé une certaine dose de légèreté dans les
explications offertes. Elle avait alors avisé «Mr W. Sargent» de vouloir
bien mettre son avoué en rapport avec celui de la compagnie, ou quelque
phrase juridique dans ce goût-là.

«Et vous ne l’avez pas fait? demandai-je, en levant les yeux.

--Non. Ils me traitaient absolument comme un bambin qui joue sur la
voie. Il n’y avait nul besoin d’un avoué. Cinq minutes de conversation,
et tout eût été bâclé.»

Je revins à la correspondance. La Great Buchonian regrettait qu’en
raison de leurs occupations aucun de ses directeurs ne pût accepter
l’invitation de Mr. W. Sargent de venir discuter le cas entre deux
trains. La Great Buchonian avait soin de faire remarquer que sa façon
d’agir ne cachait nulle mauvaise intention, et que ce n’était point une
question d’argent. Elle avait pour devoir de protéger les intérêts de sa
ligne, et ces intérêts n’étaient point protégés si on laissait s’établir
un précédent suivant lequel il devenait loisible à un sujet quelconque
de la reine d’arrêter un train en pleine marche. De son côté (et il
s’agissait là d’une autre branche de correspondance, cinq directeurs de
services différents au moins se trouvant impliqués dans l’affaire), la
Compagnie admettait qu’il y avait peut-être doute fondé quant aux
devoirs des rapides en certains cas exceptionnels, et que la question
pourrait être réglée devant les tribunaux jusqu’à ce qu’intervînt, si
nécessaire, un décret définitif de la Chambre des Lords.

«Cela m’a cassé bras et jambes, dit Wilton, qui lisait par-dessus mon
épaule. Je savais bien que je finirais par buter à la Constitution
Britannique. La Chambre des Lords--Grand Dieu! Et, à tout prendre, je ne
suis pas un des sujets de la reine.

--Mais j’avais dans l’idée que vous vous étiez fait naturaliser.»

Wilton rougit fortement et expliqua que la Constitution Britannique en
verrait bien d’autres avant qu’il retirât ses papiers.

«Quel effet tout cela vous fait-il? demanda Wilton. La Great Buchonian
ne vous paraît-elle pas quelque peu gâteuse?

--J’ignore. Vous avez fait quelque chose que jamais avant vous personne
n’a songé à faire, et la compagnie ne sait que penser. Je vois qu’on
propose d’envoyer l’avoué ainsi qu’un autre officier ministériel de la
compagnie pour discuter officieusement l’affaire. Puis, il y a une autre
lettre vous conseillant d’élever un mur de quatorze pieds, couronné de
verre de bouteille, au fond du jardin.

--Vous parlez d’insolence britannique! Celui qui recommande _cela_
(c’est encore un de ces gros enflés de fonctionnaire) déclare que je
tirerai grand agrément du fait de regarder le mur monter de jour en
jour! Avez-vous jamais vu fiel semblable? Je leur ai offert en argent de
quoi acheter toute une nouvelle collection de voitures et faire une
pension au conducteur pendant trois générations; mais cela ne semble pas
être ce qu’ils demandent. Ils s’attendent sans doute à me voir aller à
la Chambre des Lords faire intervenir un règlement, et entre temps
construire des murs. Sont-ils tous devenus fous à lier? On dirait que je
fais profession d’arrêter les trains. Comment aurais-je été fichu de
reconnaître leur vieil Induna de n’importe quel train omnibus? J’ai pris
le premier qui s’en venait, et j’ai été pour cela déjà mis en prison et
condamné à l’amende.

--C’était pour avoir voulu flanquer une tripotée au contrôleur.

--Il n’avait pas le droit de me tirer par derrière quand j’étais déjà
passé à moitié d’une fenêtre.

--Qu’avez-vous l’intention de faire?

--Leur avoué et l’autre officier ministériel (est-ce qu’ils ne peuvent
pas se fier à leurs hommes sans les atteler en paire!) arrivent ici ce
soir. Je leur ai déclaré que j’étais pris, en règle générale,
jusqu’après dîner, mais qu’ils pouvaient envoyer toute la direction si
cela pouvait les consoler.»

Or, les visites après dîner, pour question d’affaires ou de plaisir,
font partie des habitudes de la petite ville en Amérique, et non de
celles de l’Angleterre, où la fin de la journée est sacrée pour le plus
petit propriétaire. En vérité, Wilton Sargent avait hissé là le drapeau
étoilé de la rébellion!

«N’est-il pas temps pour vous, Wilton, de vous apercevoir du comique de
la situation? demandai-je.

--Qu’est-ce que vous voyez de comique à harceler un citoyen américain,
rien que parce qu’il se trouve être multimillionnaire--le pauvre diable!
(Il resta silencieux un moment, et reprit:) Cela va sans dire.
_Maintenant_, je comprends! (Il fit un tour sur lui-même et se campa
devant moi d’un air furieux:) Cela saute aux yeux. Ces lascars-là sont
en train de poser leurs jalons pour m’écorcher.

--Ils déclarent d’une façon explicite qu’ils ne recherchent pas
l’argent!

--Tout cela, c’est de la blague. C’est comme leur façon de mettre W.
Sargent, avec un simple W sur leurs adresses. Ils savent bien que je
suis le fils du vieux. Comment n’ai-je pas déjà pensé à cela?

--Un instant. S’il vous prenait la fantaisie de grimper sur le dôme de
Saint-Paul, et d’offrir une récompense à tout Anglais capable de dire
qui était et ce que faisait Wilton Sargent, votre père, il n’y en aurait
pas vingt dans tout Londres pour oser le prétendre.

--C’est leur provincialisme d’insulaires, alors. Je ne m’en fais pas de
bile pour un sou. Le vieux aurait mis la Great Buchonian à la côte avant
son petit déjeuner, rien que pour en prendre une épave et déboucher sa
pipe. Pardieu, je vais le faire, et sans plus tarder! Je vais leur
apprendre que ce n’est pas une raison de faire les fendants avec un
étranger, parce qu’on a arrêté un de leurs petits joujoux de trains,
et--voilà quatre ans que je dépense ici cinquante mille livres sterling
au moins par an.»

Je m’applaudissais de ne pas être son homme de loi. Je relus la
correspondance, particulièrement la lettre qui lui recommandait--presque
avec compassion, je crus m’en apercevoir--de construire un mur de brique
de quatorze pieds au fond de son jardin; et à moitié route de ma
lecture, une idée me frappa, qui me remplit de douce gaîté.

Le valet de pied introduisit deux personnages, en redingote, pantalonnés
de gris, rasés de frais, à la parole et à la démarche posées. Il était
presque neuf heures, mais on eût dit qu’ils sortaient du bain. Je me
demandai pourquoi le plus âgé, qui était en même temps le plus grand, me
lança comme un regard d’intelligence, ni pourquoi il me serra la main
avec une chaleur qui n’avait rien d’anglais.

«Voici qui simplifie la situation», dit-il tout bas.

Et, comme j’ouvrais de grands yeux, il murmura à son compagnon:

«Je crains d’être bien peu utile pour le moment. Peut-être Mr. Folsom
ferait-il mieux de causer de l’affaire avec Mr. Sargent.

--C’est pourquoi je suis ici», repartit Wilton.

L’homme de loi eut un aimable sourire, et déclara qu’il ne voyait pas de
raison pour que toutes difficultés ne se trouvassent aplanies en deux
minutes de conversation. Il avait pris, en s’asseyant en face de Wilton,
un air on ne peut plus gracieux. Son compère me fit remonter la scène.
Le mystère s’approfondissait, mais je suivis docilement, et entendis
Wilton dire en riant d’un air gêné:

«Cette affaire est cause pour moi d’insomnie, Mr. Folsom. Finissons-en
d’une façon ou d’une autre, pour l’amour de Dieu!»

«Ah! A-t-il beaucoup souffert de l’insomnie ces derniers temps? me
demanda mon compagnon, à moi, avec une petite toux préliminaire.

--Je ne saurais dire, répliquai-je.

--Alors, je suppose que c’est tout récemment que vous êtes entré en
fonctions ici?

--Je suis arrivé ce soir. J’avoue que je n’ai ici aucune fonction
particulière.

--Je comprends. Rien que pour observer le cours des événements--en cas.»

Il hocha la tête.

«Justement.»

L’observation, après tout, est mon métier.

Il eut de nouveau un léger accès de toux, et en vint alors à l’affaire.

--Mais,--je ne vous demande cela que comme simple renseignement,--vous
apercevez-vous que les hallucinations soient constantes?

--Quelles hallucinations!

--Elles ne sont pas toujours les mêmes, alors. Celle-ci offre un
caractère particulièrement curieux en ce sens que... Mais dois-je
comprendre que le type d’hallucination n’est pas toujours le même? Par
exemple, Mr. Sargent croit qu’il peut acheter la Great Buchonian.

--Vous a-t-il écrit cela?

--Il en a fait l’offre à la Compagnie--sur une demi-feuille de papier à
lettre. Or, ne serait-il pas allé par hasard à l’autre extrême, et se
croirait-il en danger de devenir indigent? L’économie étrange qu’il a
entendu faire en se servant d’une demi-feuille de papier montre que
quelque idée de la sorte a pu lui traverser l’esprit; et les deux
hallucinations peuvent coexister, mais c’est un cas assez rare. Comme
vous devez le savoir, l’hallucination de la grande fortune--la folie des
grandeurs, comme l’appellent, je crois, nos amis les Français--en règle
générale est constante, à l’exclusion de toutes autres.»

Sur quoi j’entendis Wilton se servir de sa meilleure intonation
anglaise, à l’autre extrémité du cabinet:

«Mon cher monsieur, je l’ai déjà expliqué vingt fois, je voulais avoir
ce scarabée avant dîner. Supposez que vous ayez oublié de la même façon
une pièce importante de procédure?»

«Ce trait de ruse est très significatif», murmura celui qu’il me faut
appeler mon confrère, puisqu’il y tenait.

«Je suis fort heureux, cela va sans dire, de faire votre connaissance;
mais vous eussiez seulement envoyé votre président dîner ici que
j’aurais pu terminer l’affaire en une demi-minute. Mieux, j’aurais pu
lui acheter la Buchonian dans le temps que vos clercs m’envoyaient ces
paperasses.»

Wilton laissa tomber lourdement sa main sur la correspondance bleu et
blanc, et l’homme de loi sursauta.

«Mais, à parler franchement, répliqua ce dernier, il est, si je peux
employer expression, tout à fait inconcevable, s’agirait-il des pièces
de procédure les plus importantes, que quiconque arrête le rapide de
trois heures quarante--l’Induna--notre Induna, mon cher monsieur.»

«Absolument!» répéta en écho mon compagnon.

Puis, baissant la voix, il ajouta pour moi:

«Vous remarquez, encore une fois, l’hallucination constante de la grande
fortune. C’est moi qu’on appela, lorsqu’il nous écrivit cela. Vous
comprenez l’impossibilité absolue pour la Compagnie de continuer de
faire passer ses trains à travers la propriété d’un homme qui peut à
tout moment se croire nanti de la mission divine d’arrêter le trafic. Si
seulement il nous avait adressés à son homme de loi--mais,
naturellement, c’est chose qu’il n’eût pas faite, étant données les
circonstances. Une calamité--une vraie calamité! A son âge! En passant,
il est curieux, ne trouvez-vous pas, de remarquer dans la voix de ceux
qui se trouvent affligés de ce mal cet accent d’absolue
conviction--j’ose dire que cela vous fend le cœur--et l’impuissance à
suivre une idée.»

«Je ne vois pas bien ce que vous demandez, était en train de dire Wilton
à l’homme de loi.

--Il n’a pas besoin d’avoir plus de quatorze pieds de haut--construction
qui n’a rien de déplaisant, et il serait possible de faire pousser des
poiriers contre le côté exposé au soleil. (L’homme de loi parlait sur un
ton de voix plutôt paternel.) Rien n’est plus agréable que de voir,
comme on dit, pousser sa vigne et son figuier. Considérez le profit et
l’amusement que vous en tireriez. Si, en ce qui vous concerne, vous
trouviez le moyen de faire cela, nous pourrions, de notre côté, arranger
tous les détails avec votre homme de loi, et il serait possible que la
Compagnie entrât pour une part dans les frais. Voilà, je crois,
l’affaire réduite à sa plus simple expression. Si vous consentez, mon
cher monsieur, à prendre en considération ce projet de mur, et que vous
vouliez bien nous donner les noms de vos hommes de loi, j’ose vous
assurer que vous n’entendrez plus parler de la Great Buchonian.

--Mais pourquoi défigurer ma pelouse par un mur de brique neuf?

--Le silex gris est extrêmement pittoresque.

--De silex gris, alors, si vous le voulez ainsi. Pourquoi diable faut-il
que je m’en aille construire des tours de Babel rien que parce que j’ai
«stoppé» l’un de vos trains--une seule et unique fois?»

«L’expression dont il s’est servi dans sa troisième lettre était qu’il
voulait «l’aborder», me dit à l’oreille mon compagnon. C’était fort
curieux--une hallucination empruntée à la vie maritime, qui vient se
heurter, pourrait-on dire, à une hallucination empruntée à la vie de la
terre ferme. Dans quel monde merveilleux il doit évoluer--et évoluera
avant la fin. Si jeune cependant--si jeune!»

«Eh bien, voulez-vous que je vous le dise en bon anglais, le diable
m’emporte si je vais me mettre à gâcher du plâtre pour vous faire
plaisir. Vous pouvez mettre sur pied tous vos bataillons, aller devant
la chambre des Lords et en ressortir, et obtenir vos règlements au mètre
courant, si cela vous amuse, dit Wilton, en s’échauffant. Mais, grand
Dieu, mon cher monsieur, je ne l’ai fait qu’une seule et unique fois!

--Nous n’avons jusqu’ici aucune garantie que vous ne recommencerez pas;
et, avec notre trafic, il nous faut, quand ce ne serait que pour nos
voyageurs, exiger une garantie quelconque. Il importe que votre cas ne
puisse servir de précédent. Tout cela eût été évité si vous nous eussiez
adressés à votre représentant légal.»

L’homme de loi en appela autour de lui d’un regard circulaire. Un point,
et c’était tout.

«Wilton, demandai-je, voulez-vous, maintenant, me laisser dire mon mot?

--Tout ce que vous voulez, répondit Wilton. Il paraît que je ne sais pas
parler anglais. En tout cas, pas de mur.»

Il se renversa dans son fauteuil.

«Messieurs, dis-je lentement, car j’observai que le médecin aurait de la
peine à revenir sur son opinion, Mr. Sargent possède de très gros
intérêts dans les principaux réseaux de chemins de fer de son pays.

--Son pays? repartit l’homme de loi.

--A cet âge? repartit le médecin.

--Certainement. Il en a hérité de son père, Mr. Sargent, un Américain.

--Et fier de l’être, dit Wilton, comme s’il fût un sénateur de San
Francisco lâché sur l’Europe pour la première fois.

--Mon cher monsieur, dit l’homme de loi, en faisant mine de se lever,
pourquoi n’avoir pas donné à la compagnie connaissance de ce fait--de ce
fait vital--dès le début de notre correspondance? Nous eussions compris.
Nous eussions fait la part des choses.

--Au diable votre part des choses! Est-ce que vous me prenez pour un
Peau-Rouge ou pour un aliéné?»

Les deux hommes baissèrent la tête.

«Si l’ami de Mr. Sargent eût commencé par nous faire part de cela, dit
le médecin, d’un ton fort sévère, les choses n’eussent pas pris cette
tournure.»

Hélas! je m’étais fait de ce médecin un ennemi pour la vie.

«Vous ne m’en avez pas fourni l’occasion, repartis-je. Maintenant, il
est clair, vous comprenez, qu’un homme qui possède plusieurs milliers de
milles de voie ferrée, comme Mr. Sargent, est disposé à traiter les
chemins de fer plus cavalièrement que le commun des mortels.

--Naturellement, naturellement. Monsieur est Américain; tout s’explique.
Toutefois, il s’agissait de l’Induna; mais je comprends fort bien que
les habitudes de nos cousins d’outre-mer diffèrent des nôtres en ces
matières. Dites-moi, arrêtez-vous toujours les trains comme cela, aux
États-Unis, Mr. Sargent?

--Je le ferais si l’occasion s’en présentait; mais je n’ai jamais encore
eu à le faire. Allez-vous prendre cela comme base de complications
internationales?

--Vous n’avez plus à vous soucier en rien de l’affaire. Nous voyons
qu’il n’y a guère de probabilités pour que votre action établisse un
précédent, seule chose dont nous avions peur. Maintenant que vous
comprenez que nous ne pouvons faire concilier notre méthode avec ce
genre d’arrêts inattendus, nous sommes persuadés que...

--Je ne crois pas rester maintenant ici assez longtemps pour arrêter un
autre train, dit Wilton, l’air rêveur.

--Vous retournez donc à nos cousins de l’autre côté de--ah--la mare aux
harengs, comme vous l’appelez?

--_Non_, monsieur. L’Océan--l’Océan Atlantique du Nord. Il a trois mille
milles de large, et trois milles de profondeur par endroits. Je voudrais
qu’il en eût dix mille.

--Ce n’est pas que je sois moi-même fort épris des voyages en mer; mais
je crois que c’est le devoir de tout Anglais d’étudier une fois dans sa
vie la grande branche de notre race anglo-saxonne, de l’autre côté de
l’océan, dit l’homme de loi.

--Si jamais vous venez chez nous, et que l’idée vous prenne d’arrêter un
train de mon réseau, je vous--je veillerai à ce que vous vous en tiriez,
dit Wilton.

--Merci--ah, merci. Vous êtes trop aimable. Je suis sûr que j’aurais
beaucoup de plaisir...»

«Nous avons négligé ce fait, murmura le médecin à mon oreille, que votre
ami a proposé d’acheter la Great Buchonian.

--Il est riche de quelque chose comme vingt ou trente millions de
dollars--quatre ou cinq millions de livres, répondis-je, sachant qu’il
serait inutile d’expliquer.

--Vraiment! C’est une fortune énorme, mais la Great Buchonian n’est pas
à vendre.

--Peut-être ne tient-il plus à l’acheter, maintenant.

--Ce serait de toutes façons impossible, dit le médecin.»

«Voilà qui est bien typique! murmura l’homme de loi, lequel passait
mentalement en revue toute l’affaire. Je me suis toujours aperçu,
d’après ce que j’en ai lu, que vos compatriotes étaient gens pressés.
Ainsi, vous auriez fait quarante milles pour aller à Londres et autant
pour en revenir--avant dîner--tout cela pour aller chercher un scarabée?
Voilà qui est bien américain! Mais vous parlez tout à fait comme un
Anglais, Mr. Sargent.

--C’est un défaut auquel on peut remédier. Il est une seule question que
je voudrais vous poser. Vous avez déclaré inconcevable que quelqu’un
arrête un train sur votre réseau?

--Et c’est la vérité--absolument inconcevable.

--Quelqu’un de sain d’esprit, n’est-ce pas?

--C’est ce que j’ai voulu dire, naturellement. C’est-à-dire, à moins
qu’il ne s’agisse d’un A...

--Merci.»

Les deux hommes s’en allèrent. Wilton, sur le point de bourrer une pipe,
s’arrêta, prit à la place un de mes cigares, et resta silencieux un
quart d’heure.

Puis il dit:

«Auriez-vous un horaire des départs de Southampton sur vous?»

                   *       *       *       *       *

Loin des tours de pierre grise, des cèdres ténébreux, des chemins de
gravier impeccables, et des pelouses épinard de Holt Hangars, coule un
fleuve appelé l’Hudson, sur les bords mal peignés duquel se pressent les
palais de ces gens dont l’opulence défie les rêves de l’avarice. C’est
là, où d’une rive à l’autre la sirène du remorqueur répond au cri
déchirant de la locomotive, que vous trouverez, avec une installation
complète de lumière électrique, d’habitacles nickelés, et l’adjonction
d’une... calliope à son sifflet à vapeur, le _Columbia_, yacht également
à vapeur, de douze cents tonneaux, allant sur la mer, amarré à son
embarcadère privé, prêt à mener à son bureau, à la vitesse moyenne de
dix-sept nœuds,--et gare aux chalands--Wilton Sargent, Américain.




LA TOMBE DE SES ANCÊTRES


Certaines gens vous diront que si, dans toute l’Inde, il n’était qu’une
miche de pain, elle se verrait, en égales portions, partagée entre les
Plowdens, les Trevors, les Beadons, et les Rivett-Carnacs. Ce qui
revient à dire que certaines familles servent l’Inde de génération en
génération comme les dauphins se suivent en file à travers les mers.

Prenons un cas aussi petit qu’obscur. Il y a toujours eu pour le moins
un représentant des Chinns du Devonshire dans l’Inde Centrale ou ses
environs depuis le temps du lieutenant-artificier Humphrey Chinn, du
régiment européen de Bombay, lequel assista à la prise de Seringapatam,
en 1799. Alfred Ellis Chinn, le frère cadet de Humphrey, commanda un
régiment de grenadiers de Bombay, de 1804 à 1813, époque à laquelle il
assista à pas mal de démêlés; et en 1834 John Chinn, de la même
famille--nous l’appellerons John Chinn Premier--se distingua comme
administrateur de sang-froid en temps de trouble, en un lieu appelé
Mundesour. Il mourut jeune, mais laissa sa griffe sur le pays nouveau,
et l’honorable comité des Directeurs de l’honorable East India
Company[13], après avoir personnifié ses vertus en une décision
pompeuse, paya les frais de sa tombe dans les monts des Satpuras.

  [13] Compagnie semblable à notre Compagnie des Indes.

Il eut pour successeur son fils, Lionel Chinn, lequel, à peine sorti de
la vieille petite demeure du Devonshire, se trouva grièvement blessé au
cours de l’Insurrection. Ce dernier Chinn passa son temps d’activité
dans un rayon de cent cinquante milles autour de la tombe de John Chinn,
et parvint au commandement d’un régiment de petits montagnards sauvages,
dont la plupart avaient connu son père. Son fils John naquit dans le
petit cantonnement aux toits de chaume, aux murs de boue, qui se trouve
encore aujourd’hui situé à quatre-vingts milles de la station de chemin
de fer la plus rapprochée, au cœur d’un pays tout en broussailles et en
tigres. Le colonel Lionel Chinn servit trente ans et se retira. A la
traversée du canal de Suez, son paquebot croisa le transport à
destination de l’étranger, qui emportait son fils en Orient pour
l’acquit de ses devoirs de famille.

Les Chinns ont plus de chance que le reste des humains en ce qu’ils
savent exactement ce qu’ils ont à faire. Un Chinn intelligent passe son
examen pour le service civil de Bombay, et s’en va dans l’Inde Centrale,
où tout le monde est enchanté de le voir. Un Chinn moyen entre dans le
service de la Police ou dans les Eaux et Forêts, et, tôt ou tard, lui
aussi fait son apparition dans l’Inde Centrale; c’est ce qui a donné
naissance au dicton: «l’Inde Centrale est habitée par les Bhils, les
Mairs[14] et les Chinns, tous gens du même acabit.» La race est à petits
os, brune et silencieuse, et les plus bornés d’entre eux sont encore de
bons fusils. John Chinn II était plutôt intelligent, mais en sa qualité
de fils aîné il entra dans l’armée, suivant une autre tradition des
Chinns. Son devoir était de demeurer dans le régiment de son père pour
toute la durée de sa vie, bien que le corps fût de ceux que bien des
gens eussent payé cher pour éviter. Il s’agissait d’irréguliers, de
petits hommes bruns, noirauds, vêtus de vert olive à garniture de cuir
noir, et leurs amis les appelaient les «Wuddars», nom qui s’applique à
une race de gens de basse caste, laquelle déterre les rats pour les
manger. Mais les Wuddars n’en tiraient nul grief. C’étaient les Wuddars,
et leurs chefs d’orgueil se résumaient à ceux-ci:

  [14] Bhils et Mairs, antiques races de l’Inde Centrale.

Premièrement, ils possédaient moins d’officiers anglais que n’importe
quel régiment indigène. Secondement, à la parade, leurs lieutenants
n’étaient pas montés, comme il est de règle générale, mais marchaient
sur leurs deux jambes, à la tête de leurs hommes. Or, il faut à l’homme
qui peut se maintenir au niveau des Wuddars à leur pas de marche bon
souffle et bon jarret. Troisièmement, c’étaient les plus _pukka
shikarries_ (épatants chasseurs) de toute l’Inde. Quatrièmement--et
indéfiniment--c’étaient les Wuddars--connus jadis sous le nom de Chinn’s
Irregular Bhil Levies, mais maintenant, désormais et pour toujours, les
Wuddars.

Nul Anglais n’était de leur mess, qui ne le fût pour l’amour d’eux ou
par tradition de famille. Les officiers employaient, pour parler à leurs
soldats, une langue qu’il n’y avait pas deux cents hommes blancs dans
l’Inde pour comprendre; et les hommes étaient leurs enfants, tous tirés
des Bhils, lesquels sont peut-être la race la plus étrange qui soit
parmi les nombreuses races étranges de l’Inde. Ce furent, et ils le sont
restés dans le cœur, de véritables sauvages, sournois, méfiants, pleins
de superstitions à ne pas croire. Les races que dans le pays nous
appelons indigènes trouvèrent le Bhil en possession de la terre la
première fois qu’ils firent irruption dans cette partie du monde, il y a
des milliers d’années. Les livres les appellent Préariens, Aborigènes,
Dravidiens, que sais-je encore; et, en fin de compte, c’est comme cela
que les Bhils s’appellent eux-mêmes. Lorsqu’un chef rajpoute, dont les
bardes peuvent chanter la généalogie en remontant à douze siècles en
arrière, se trouve porté au trône, son investiture n’est point complète
qu’on ne l’ait marqué au front du sang tiré des veines d’un Bhil. Les
Rajpoutes prétendent que la cérémonie ne signifie rien du tout, mais le
Bhil n’ignore pas que c’est la dernière, dernière ombre de ses droits de
jadis comme antique possesseur du sol.

Des siècles d’oppression et de massacre ont fait du Bhil un larron cruel
et à moitié détraqué, ainsi qu’un voleur de bétail; et, à l’arrivée de
l’Anglais, il semblait presque aussi ouvert à la civilisation que les
tigres de ses jungles. Mais John Chinn Premier, père de Lionel,
grand-père de notre John, pénétra dans son pays, vécut avec lui, apprit
sa langue, tua les daims qui ravageaient ses pauvres récoltes, et gagna
sa confiance, de sorte que quelques Bhils apprirent à labourer et semer,
tandis que d’autres se laissaient enrôler au service de la Compagnie
pour policer leurs frères.

Lorsqu’ils comprirent que se mettre à l’alignement ne voulait pas dire
«être exécuté sur l’heure», ils acceptèrent le métier de soldat comme un
genre fatigant, mais amusant, de sport, et apportèrent du zèle à tenir
en obéissance les petits Bhils restés sauvages. C’était le tranchant du
coin. John Chinn Premier leur donna par écrit la promesse que si, à
partir d’une certaine date, ils se conduisaient bien, le gouvernement
fermerait les yeux sur les fautes passées; et comme John Chinn était
connu pour n’avoir jamais manqué à sa parole--une fois il avait promis
de faire pendre un Bhil considéré chez lui comme invulnérable, et le fit
pendre par-devant sa tribu pour sept meurtres avérés--les Bhils se
rangèrent aussi tranquillement qu’il leur était donné de faire. Ce fut
un travail lent, invisible, pareil à celui qu’on pratique par toute
l’Inde aujourd’hui; et bien que l’unique récompense de John Chinn
arriva, comme je l’ai dit, sous la forme d’une tombe aux frais du
gouvernement, le petit peuple des montagnes jamais ne l’oublia.

Le colonel Lionel Chinn les connaissait et les aimait, lui aussi, et
avant la fin de son service, ils se trouvaient devenus, pour des Bhils,
gens fort civilisés. C’est à peine si l’on pouvait distinguer maints
d’entre eux des fermiers hindous de basse caste; mais dans le sud, où
John Chinn Premier était enterré, les plus sauvages s’en tenaient encore
aux sommets des monts des Satpuras, entretenant une légende suivant
laquelle un jour Jan Chinn, comme ils l’appelaient, reviendrait aux
siens. En attendant ils se méfiaient de l’homme blanc et de ses façons.
Au moindre motif d’excitation, les voilà qui partaient pillant à
l’aventure, et tuant de temps à autre; mais se trouvaient-ils ensuite
l’objet d’un maniement discret, qu’ils se désolaient comme des enfants,
et promettaient de ne plus jamais, jamais recommencer.

Les Bhils du régiment--les porteurs d’uniforme--donnaient l’exemple de
maintes vertus, mais avaient besoin qu’on se prêtât à leurs volontés.
Tant qu’on ne les emmenait pas comme rabatteurs après les tigres, ils
s’ennuyaient et éprouvaient une sorte de nostalgie; et leur froide
audace--tous les Wuddars chassent le tigre à pied, c’est la marque de
leur caste--faisait l’étonnement des officiers eux-mêmes. Ils vous
suivaient de près un tigre blessé avec autant d’insouciance que s’il se
fût agi d’un moineau à l’aile brisée; et cela, à travers un pays tout en
cavernes, crevasses et cavités, où un fauve pouvait tenir une douzaine
d’hommes à sa merci. De temps à autre, on apportait à la caserne quelque
petit homme la tête fracassée ou les côtes arrachées; mais ses
compagnons n’en apprenaient pas pour si peu la prudence; ils se
contentaient de régler au tigre son compte.

                   *       *       *       *       *

Le siège de derrière d’une charrette à deux roues versa le jeune John
Chinn, ses étuis à fusil cascadant tout à l’entour de sa personne,
devant la verandah du mess isolé des Wuddars. Le svelte petit gaillard,
au nez en bec de corbin, semblait aussi délaissé qu’une chèvre égarée
lorsqu’il secoua la poussière qui lui blanchissait les genoux, et que la
charrette s’éloigna en cahotant sur la route éblouissante. Mais au fond
du cœur il se sentait satisfait. Après tout, c’était le lieu où il était
né, et les choses n’avaient guère changé depuis qu’enfant on l’avait
envoyé en Angleterre, il y avait quinze ans.

Quelques constructions de plus; mais l’air, l’odeur et le soleil étaient
les mêmes; et les petits hommes en vert, qui traversaient le terrain
d’exercice, lui étaient on ne peut plus familiers. Trois semaines plus
tôt, John Chinn eût déclaré qu’il ne se rappelait pas un mot de la
langue Bhil, et voici qu’à la porte du mess il s’aperçut que ses lèvres
balbutiaient des phrases qu’il ne comprenait pas--des bouts de vieux
contes de nourrice, et les abrégés de tels et tels ordres que son père
donnait aux hommes.

Le colonel le regarda monter les marches, et se prit à rire.

«Voyez donc! dit-il au major. Pas besoin de demander à quelle famille
appartient le petiot. C’est un _pukka_ (vrai) Chinn. On dirait son père
entre 1850 et 1860.

--Espérons qu’il aura le tir aussi juste, repartit le major. Il a
apporté assez de ferblanterie avec lui.

--Ce ne serait pas un Chinn, s’il ne l’avait pas. Regardez-le se
moucher. Le piton des Chinns! Il agite son mouchoir comme son père. C’en
est la seconde édition--mot pour mot.

--Un conte de fées, ma parole! fit le major, en regardant à travers les
lattes des jalousies. Si c’est l’héritier légitime de son père, il...
Tenez, le vieux Chinn ne pouvait pas plus passer devant ce store sans le
tripoter, que...

--Son fils! repartit le colonel, en sursautant.

--Ah, par exemple!» s’écria le major.

Le regard du jeune homme s’était arrêté sur un store de roseau fendu qui
pendait de travers entre les piliers de la verandah, et machinalement il
en avait saisi le bord pour le redresser. Le vieux Chinn avait maudit
trois fois par jour ce store pendant nombre d’années; il ne pouvait
jamais l’avoir à sa satisfaction. Son fils pénétra dans le vestibule au
milieu d’un silence ébahi. On lui fit bon accueil, d’abord à cause de
son père, et, après examen, à cause de lui-même. Il ressemblait d’une
façon ridicule au portrait du colonel, là, sur le mur, et lorsqu’il se
fut un peu rincé la gorge, il gagna ses quartiers de ce pas de jungle,
court et silencieux, propre à l’aîné.

«Parlez-moi d’hérédité, dit le major. C’est là le résultat de trois
générations parmi les Bhils.

--Et les hommes le savent, dit un capitaine. Ils sont restés, la langue
pendante, à attendre ce garçon-là. A moins qu’il ne leur donne
littéralement des coups de bâton, voilà des gens qui vont se coucher
dans la poussière par compagnies pour l’adorer.

--Rien comme d’avoir eu un père avant vous, repartit le major. Je suis
un _parvenu_ avec mes garnements. Il n’y a que vingt ans que je suis
dans le régiment, et mon vénéré père n’était qu’un simple bourgeois. Il
ne faut pas chercher à approfondir la pensée d’un Bhil. Mais pourquoi ce
bijou de serviteur, que le jeune Chinn a amené avec lui, se sauve-t-il à
travers la campagne avec son paquet?»

Il s’avança dans la verandah, et cria après l’homme--un de ces
serviteurs typiques de sous-lieutenant nouveau venu, qui parlent anglais
et vous mettent dedans en proportion.

«Qu’est-ce qu’il y a? cria-t-il.

--Plein de mauvaises gens, ici. Moi m’en aller, moussu, fut-il répondu.
Eux avoir pris les clefs du Sahib et déclarer qu’ils vont tirer.

--Pas mal--c’est bien cela. Comme ils savent jouer du pied, ces brigands
de par là-haut. C’est quelqu’un qui l’aura fait mourir de peur.»

Le major s’en alla en flânant regagner ses quartiers afin de s’habiller
pour le repas du mess.

Le jeune Chinn, marchant comme un homme en rêve, avait fait le tour du
cantonnement tout entier avant de gagner son minuscule cottage. Les
quartiers du capitaine, dans lesquels il était né, le retinrent quelques
moments; ensuite, il regarda sur le terrain d’exercices le puits au bord
duquel il s’asseyait le soir avec sa bonne, et l’église de dix pieds de
large sur quatorze de long où les officiers se rendaient au service si
quelque chapelain d’une religion officielle quelconque se trouvait
passer par là. Tout cela paraissait fort petit, comparé aux gigantesques
constructions sur lesquelles il avait coutume de lever le nez, mais
c’était bien le même lieu.

De temps à autre il croisait un groupe de soldats silencieux qui
saluaient. Tout aussi bien eût-on pu les prendre pour ces hommes qui
l’avaient promené sur leur dos lorsqu’il étrennait sa première culotte.
Une faible lueur brillait dans sa chambre; au moment où il y entra, des
mains lui étreignirent les pieds, et un murmure partit du sol.

«Qui est-ce? demanda le jeune Chinn, sans savoir qu’il parlait en langue
bhil.

--Je vous ai porté dans mes bras, Sahib, alors que j’étais un homme
fort, et vous, un petit--qui pleurait, pleurait, pleurait! Je suis votre
serviteur, comme j’étais celui de votre père avant vous. Nous sommes
tous vos serviteurs.»

Le jeune Chinn se sentit trop ému pour répondre, et la voix poursuivit:

«J’ai pris vos clefs à ce gras étranger, et l’ai renvoyé; et les boutons
sont à la chemise pour le mess. Qui saurait, si je ne sais pas? Et
ainsi, le bébé est devenu un homme, et oublie son père nourricier; mais
mon neveu sera là pour faire un bon serviteur, sans quoi je le battrai
deux fois par jour.»

Alors se leva, dans un cliquetis de métal, aussi droit qu’une flèche
bhil, un petit homme, une sorte de singe ratatiné aux cheveux blancs, la
tunique chargée de médailles et d’ordres divers, balbutiant, saluant et
tremblant. Derrière lui un jeune et nerveux Bhil, en uniforme, était en
train de tirer les embauchoirs des bottes de mess de Chinn.

Les yeux de Chinn étaient remplis de larmes. Le vieux tendit les clefs.

«Les étrangers sont de vilaines gens. Il ne reviendra jamais. Nous
sommes tous les serviteurs du fils de votre père. Le Sahib a-t-il oublié
qui est-ce qui le porta pour voir le tigre pris au piège dans le village
qui est de l’autre côté de la rivière, quand sa mère avait si peur, et
qu’il était si brave?»

La scène revint à l’esprit de Chinn en grands éclairs de lanterne
magique.

«Bukta!» s’écria-t-il.

Et tout d’une haleine:

«Vous promîtes qu’il ne m’arriverait pas de mal. _Est_-ce Bukta?»

Pour la seconde fois l’homme était à ses pieds.

«Il n’a pas oublié. Il se souvient de son peuple comme s’en souvenait
son père. Maintenant, je peux mourir. Mais, en attendant, je vivrai pour
montrer au Sahib à tuer le tigre. Ce qui est là-bas, c’est mon neveu.
S’il ne se montre pas bon serviteur, battez-le et envoyez-le-moi, et
sûrement je le tuerai, car maintenant le Sahib est parmi son peuple.
_Ai, Baba_ Jan--_baba_ Jan! Mon _baba_ Jan! Je vais rester ici pour voir
si cela fait bien son service. Enlève-lui ses bottes, imbécile.
Asseyez-vous sur le lit, sahib, et laissez-moi vous regarder. C’est bien
_baba_ Jan!»

Il avança la poignée de son sabre en signe de loyauté, honneur qu’on ne
rend qu’aux vice-rois, aux gouverneurs, aux généraux, ou aux petits
enfants que l’on aime tendrement. Chinn toucha machinalement la poignée
avec trois doigts, en murmurant il ne savait quoi. Il se trouva que
c’était la vieille réponse de ses jeunes années, lorsque Bukta
l’appelait pour rire le petit général sahib.

Les quartiers du major étaient en face de ceux de Chinn, et le major en
personne, s’apercevant que la surprise faisait perdre le souffle à son
serviteur, regarda du fond de la pièce. Alors, il s’assit sur son lit et
se mit à siffler; car la vue du plus ancien des officiers indigènes du
régiment, un Bhil «pur sang», un Compagnon de l’Ordre du British India,
ayant trente-cinq années de service sans reproche dans l’armée, et parmi
les siens un rang supérieur à celui de maints principicules du Bengale,
la vue d’un homme pareil en train de remplir l’office de valet de
chambre auprès du sous-lieutenant nouveau venu dépassait la mesure de
ses forces.

Les rauques clairons sonnèrent l’appel au mess, lequel appel a derrière
lui une longue légende. D’abord quelques notes perçantes, comme les cris
de rabatteurs dans un fourré lointain; puis, large, plein et égal, le
refrain du chant sauvage: «Eh là, eh là, la graine verte de
Mundore--Mundore!»

«Tous les petits enfants étaient au lit la dernière fois que le sahib
entendit cet appel», déclara Bukta, en passant à Chinn un mouchoir
propre.

L’appel lui rappela des souvenirs: son berceau sous la moustiquaire, le
baiser de sa mère, et le bruit de pas qui s’éteignaient tandis qu’il
tombait endormi parmi les siens. Sur quoi il agrafa le col sombre de sa
nouvelle jaquette de mess, et s’en alla dîner comme un prince qui vient
d’hériter de la couronne paternelle.

Le vieux Bukta s’éloigna en tortillant ses favoris. Il avait conscience
de sa propre valeur, et ni argent ni grades à la disposition du
gouvernement ne l’eussent amené à mettre les boutons aux chemises de
jeunes officiers, ni à leur tendre des cravates propres. Toutefois,
lorsqu’il enleva son uniforme, cette nuit-là, et s’accroupit parmi ses
camarades pour fumer tranquillement, il leur raconta ce qu’il avait
fait, et ils déclarèrent qu’en tout il avait bien fait. Sur quoi Bukta
exposa une théorie qui, à l’esprit des blancs, eût paru de la folie
furieuse; mais les petits guerriers tout chuchotants, à tête rassise,
l’examinèrent à tous les points de vue, et pensèrent qu’elle pouvait
renfermer beaucoup de vrai.

Au mess, sous la lumière des lampes à huile, la conversation en vint
comme de coutume au sujet inépuisable du _shikar_--la chasse au gros
gibier de toutes sortes et dans toutes sortes de conditions. Le jeune
Chinn ouvrit les yeux lorsqu’il comprit que chacun de ses camarades
avait tué plusieurs tigres à la façon wuddar--c’est-à-dire à pied--sans
faire plus de cas de la chose que s’il se fût agi d’un chien.

«Dans neuf cas sur dix, déclara le major, un tigre est presque tout
aussi dangereux qu’un porc-épic. Mais, la dixième fois, vous rentrez au
logis les pieds par devant.»

Ces mots furent le signal d’une conversation générale, et minuit était
loin d’être sonné que la cervelle de Chinn bourdonnait d’histoires de
tigres--mangeurs d’hommes et tueurs de bétail, chacun exerçant son petit
métier aussi méthodiquement qu’un rond de cuir; nouveaux tigres
récemment arrivés dans tel et tel district, et vieilles bêtes familières
de grande finesse, connues au mess sous des sobriquets--tels que
«Pattu», indolent, aux pattes énormes, et «Madame Malàpropos», qui
arrivait au moment où vous vous y attendiez le moins, et miaulait comme
une femme. Puis on se mit à parler des superstitions bhiles, champ aussi
vaste que pittoresque, jusqu’à ce que le jeune Chinn donnât à entendre
qu’il se croyait berné.

«Non pas, ma parole, déclara quelqu’un à sa gauche. On vous connaît à
fond. Vous êtes un Chinn et tout cela, et vous avez ici une sorte de
droit acquis; mais, si vous ne croyez pas ce que nous vous disons, que
ferez-vous, alors, quand le vieux Bukta entame le chapitre de ses
histoires? C’est une autorité en fait de tigres-fantômes et de tigres
qui vont en un enfer à eux; et de tigres qui marchent sur leurs pattes
de derrière, et, par-dessus le marché, du tigre que monte votre
grand-père. Curieux qu’il n’ait pas soufflé un mot de cela.

--Vous savez que vous avez un ancêtre enterré là-bas quelque part du
côté des monts des Satpuras, n’est-ce pas? dit le major, comme Chinn
souriait d’un air indécis.

--Mais oui, je le sais, repartit Chinn, qui connaissait par cœur la
chronique des Chinns.»

Elle se trouvait dans un vieux registre usé, sur la table de laque,
derrière le piano, au fond de la maison du Devonshire, et les enfants
sont autorisés à la regarder le dimanche.

«Ma foi, je n’en étais pas sûr. Votre vénérable ancêtre, mon garçon,
suivant les Bhils, possède un tigre en propre--un tigre de selle, sur le
dos duquel il fait le tour du pays toutes les fois que cela lui chaut.
J’hésite à trouver cela décent chez l’ombre d’un ex-percepteur; mais
voilà ce que croient les Bhils du Sud. Il n’est pas jusqu’à nos hommes,
lesquels pourraient passer pour n’avoir point froid aux yeux, qui ne se
soucient guère de battre le pays s’ils entendent dire que Jan Chinn est
en train de se balader sur son tigre. On suppose que celui-ci est un
animal moiré, à la robe nébuleuse--non pas rayé, mais comme enfumé, à
l’instar d’un chat d’Espagne. Sale bête, à ce qu’on dit, et signe
certain de guerre ou d’épidémie, ou--ou de quelque chose. Voilà pour
vous une gentille légende de famille.

--Quelle en est, supposez-vous, l’origine? demanda Chinn.

--Demandez aux Bhils des Satpuras. Le vieux Jan Chinn était un grand
chasseur devant l’Éternel. Peut-être s’agit-il de la revanche du tigre,
ou peut-être leur fait-il encore la chasse. Il vous faut, l’un de ces
jours, aller à sa tombe vous enquérir de cela. Bukta sans doute y
veillera. Il me demandait avant votre arrivée si, par quelque malchance,
vous n’aviez pas déjà tué votre tigre. Si non, il est prêt à vous
prendre sous son aile. Naturellement, pour vous, c’est obligatoire. Vous
ne vous embêterez pas avez Bukta.»

Le major ne se trompait pas. A l’exercice, Bukta tenait l’œil sur le
jeune Chinn, et la première fois que le nouvel officier éleva la voix
dans un commandement, on remarqua que toute la ligne tressaillit. Il
n’est pas jusqu’au colonel qui ne fût abasourdi, car on eût pu croire
que c’était Lionel Chinn de retour du Devonshire avec un nouveau bail de
vie. Bukta avait continué à développer sa théorie parmi ses intimes, et
elle fut acceptée comme article de foi dans le régiment, attendu qu’il
n’était un mot ni un geste, de la part du jeune Chinn, qui n’en fussent
la confirmation.

Le vieux s’arrangea bientôt pour que son enfant gâté se lavât du
reproche de n’avoir pas tué son tigre; mais il ne se contenta pas de
prendre la première bête qui se présenta. Dans ses villages il disposait
de la haute, basse et moyenne justice, et lorsque ses gens--nus et en
émoi--vinrent à lui avec le signalement d’une bête, il les pria
d’envoyer des éclaireurs aux lieux de massacre ainsi qu’aux abreuvoirs,
afin d’être sûr que la proie était bien celle qui convenait à la dignité
d’un tel homme.

Trois ou quatre fois les traqueurs intrépides revinrent dire, ce qui
était vrai, que la bête était galeuse, rabougrie--une tigresse épuisée
par l’allaitement, ou un vieux mâle à la dent ébréchée--et Bukta calmait
l’impatience du jeune Chinn.

A la fin, on signala un noble animal--un tueur de bétail de dix pieds, à
l’énorme et libre rouleau de fourrure le long du ventre, au poil lustré,
au cou pris dans un jabot bien touffu, pourvu de favoris, folâtre et
jeune. Il avait égorgé un homme, histoire de s’amuser, disait-on.

«Qu’on lui donne à manger», dit Bukta.

Et les villageois obéissants poussèrent devant lui des vaches pour le
distraire, afin qu’il restât dans le voisinage.

Des princes et des potentats ont fait le voyage de l’Inde et ont dépensé
moult argent pour ne faire qu’entrevoir des bêtes à peine la moitié
aussi belles que celle de Bukta.

«Cela n’a rien de séant, dit-il au colonel, en demandant une permission
de chasse, que le fils de mon colonel, lequel fils est peut-être... que
le fils de mon colonel s’en aille perdre son pucelage sur n’importe
quelle petite bête de jungle. Cela sera bon pour après. J’ai attendu
longtemps celui-ci, qui est un tigre. Il est venu du pays de Mair. D’ici
sept jours nous serons de retour avec la peau.»

L’envie fit grincer les dents au mess. Bukta l’eût-il voulu, qu’il eût
pu les inviter tous. Mais il s’en alla seul avec Chinn, deux jours de
char-à-banc et un jour de marche à pied, jusqu’à ce qu’ils atteignissent
une vallée rocheuse, aveuglante, qui renfermait un étang d’eau
excellente. La journée était torride, et fort naturellement le jeune
homme se dévêtit et entra dans l’eau pour s’y baigner, laissant Bukta
près de ses vêtements. Une peau blanche se voit de loin sur l’écran brun
de la jungle, et ce qu’aperçut Bukta sur le dos et l’épaule droite de
Chinn le fit s’approcher pas à pas, les yeux tout grands.

«J’avais oublié qu’il n’est pas décent de se déshabiller devant un homme
de son rang, dit Chinn, en s’enfonçant dans l’eau. Comme il regarde, le
petit diable! Qu’est-ce que c’est, Bukta?

--La marque! répondit un murmure.

--Ce n’est rien. Vous savez comment il en retourne avec ma famille!»

Chinn se sentit ennuyé. La tache lie de vin qu’il portait sur l’épaule,
quelque chose comme ce nuage conventionnel qu’on voit à certains plats
indochinois, lui avait échappé de la mémoire, sans quoi il ne se fût pas
baigné. Elle se présentait, selon le dire de la famille, toutes les deux
générations, n’apparaissant, chose assez curieuse, que huit ou neuf ans
après la naissance, et, sauf qu’elle faisait partie de l’héritage de
Chinn, ne pouvait, d’une façon précise, être considérée comme un
ornement. Il se hâta de regagner le bord, se rhabilla, et ils reprirent
leur marche jusqu’à ce qu’ils rencontrassent deux ou trois Bhils,
lesquels aussitôt tombèrent à plat ventre.

«Mes gens! grommela Bukta, sans leur accorder plus d’attention. Et de la
sorte, vos gens, Sahib. Lorsque j’étais jeune homme, nous étions en plus
petit nombre, mais pas aussi faibles. Maintenant, nous sommes nombreux,
mais une pauvre engeance. Comme on peut s’en souvenir. Comment le
tuerez-vous, Sahib? Du haut d’un arbre; de derrière un abri que mes gens
construiront; de jour ou de nuit?

--A pied et en plein jour, répondit le jeune Chinn.

--C’était votre coutume, d’après ce que j’ai entendu dire, reprit Bukta
se parlant à lui-même. Je vais tâcher d’avoir de ses nouvelles. Puis
vous et moi nous irons le trouver. Je porterai un fusil. Vous avez le
vôtre. Pas besoin d’en avoir davantage. Quel tigre _te_ résisterait?»

L’animal fut signalé près d’une petite flaque d’eau à l’entrée d’un
ravin, repu et assoupi sous le soleil de mai. Levé comme un perdreau, il
se tourna pour livrer bataille à mort. Bukta ne fit même pas le
simulacre de braquer son rifle, et se contenta de ne pas quitter du
regard Chinn, qui répondit au rugissement de tonnerre de la charge par
une seule balle--il sembla au jeune homme qu’il s’écoulait des heures
tandis qu’il visait--laquelle balle laboura la gorge pour aller
fracasser l’épine dorsale au-dessous du cou et entre les épaules. Le
fauve s’aplatit, suffoqua, et tomba; et, avant que Chinn se rendît bien
compte de ce qui était arrivé, Bukta le priait de rester là tandis qu’il
mesurait du pas la distance qui séparait ses pieds de la gueule encore
grinçante.

«Quinze, dit Bukta. Des pas ordinaires. Pas besoin d’un second coup,
Sahib. Il saigne proprement où il est, et il serait dommage d’abîmer la
peau. J’avais dit que ces gens-là nous seraient inutiles, mais ils sont
venus--en cas.»

Soudain les flancs du ravin s’étaient couronnés de têtes: les gens de
Bukta--force qui eût suffi pour mettre la bête en compote, au cas où
Chinn eût manqué son coup; mais leurs fusils étaient cachés, et on les
eût pris pour des rabatteurs que la chose intéressait, tandis que cinq
d’entre eux attendaient l’ordre d’écorcher. Bukta regarda la vie s’en
aller du fond des yeux sauvages, leva la main, et tourna sur les talons.

«Inutile de montrer que _nous_ nous en soucions, dit-il. Maintenant nous
pouvons après cela tuer ce que nous voulons. Tendez votre main, Sahib.»

Chinn obéit. Elle n’avait pas un tremblement, et Bukta hocha la tête.

«Cela aussi, c’était votre coutume. Mes gens ne sont pas longs à
écorcher. Ils porteront la peau aux cantonnements. Le Sahib voudra-t-il
venir dans mon pauvre village passer la nuit et, peut-être, oublier les
grades?

--Mais, ces hommes--les rabatteurs. Ils ont travaillé dur, et
peut-être...

--Oh, s’ils écorchent mal, nous les écorcherons. Ce sont mes gens. A la
caserne, je suis une chose. Ici, j’en suis une autre.»

Rien n’était plus vrai. Lorsque Bukta dépouillait l’uniforme et revenait
au costume rudimentaire des siens, il jetait aux orties sa civilisation
d’officier instructeur. Cette nuit-là, après avoir causé quelque temps
avec ses sujets, il se consacra à l’orgie; et l’orgie bhil est une chose
que la plume ne saurait guère décrire. Chinn, exalté par le triomphe,
s’y trouva plongé jusqu’au cou; mais le sens des mystères lui resta
caché. De véritables sauvages vinrent avec des offrandes se presser
autour de ses genoux. Il offrit sa gourde aux anciens du village. Ils se
firent éloquents et l’enguirlandèrent de fleurs. Prêts et offrandes, pas
tous des plus convenables, furent poussés vers lui, et une musique
infernale se déroula et fit rage autour de rouges feux, tandis que des
chanteurs entonnaient les chansons du vieux temps, et dansaient de bien
singulières danses. Les liqueurs aborigènes sont très puissantes, et
Chinn fut obligé maintes fois d’y goûter; mais, à moins que le breuvage
n’eût été drogué, comment lui arriva-t-il de tomber soudainement endormi
pour ne s’éveiller que tard le lendemain--à un demi-jour de marche du
village?

«Le Sahib était très fatigué. Il s’est endormi un peu avant le jour,
expliqua Bukta. Mes gens l’ont porté ici, et voici qu’il est temps de
retourner aux cantonnements.»

La voix, égale et déférente, le pas, ferme et silencieux, rendaient
difficile à croire que quelques heures auparavant Bukta hurlait et
cabriolait en compagnie de démons nus de la jungle, ses semblables.

«Mes gens ont été très contents de voir le Sahib. Ils n’oublieront
jamais. La prochaine fois que le Sahib s’en va en recrutement, il ira
chez eux, et ils lui donneront autant d’hommes qu’il nous en faudra.»

Chinn garda tout cela pour lui, sauf en ce qui concerne la chasse du
tigre; et, cette histoire-là, Bukta la broda d’une langue effrontée. La
peau était certainement une des plus belles que jamais on eût exposées
au mess, et ne devait pas être la seule du genre. Lorsque Bukta ne
pouvait accompagner à la chasse son enfant gâté, il prenait soin de le
mettre en bonnes mains, et Chinn en apprit plus sur la mentalité et les
ambitions du Bhil sauvage en ses marches et campements, dans les
entretiens au crépuscule ou les haltes au bord des fontaines, qu’un
homme non averti eût pu le faire au cours de toute une vie.

Ses hommes, au régiment, ne tardèrent pas à s’enhardir et à parler de
leurs parents--la plupart dans l’ennui--et à lui exposer des cas de
juridiction locale. Ils racontaient, en s’accroupissant dans sa
verandah, à la tombée du jour, dans ce parler facile, confidentiel, des
Wuddars, que tel célibataire s’était enfui dans un village lointain avec
telle femme mariée. Or, quel était le nombre de vaches que Chinn Sahib
considérait être une juste amende. Ou encore, si l’ordre écrit venait du
gouvernement qu’un Bhil eût à se rendre en une ville close des plaines
afin d’y déposer comme témoin devant une cour de justice, serait-il sage
de méconnaître cet ordre? D’autre part, si on y obéissait, le voyageur
inconsidéré reviendrait-il en vie?

«Mais qu’ai-je à faire de tout cela? demanda Chinn à Bukta sur un ton
d’impatience. Je suis un soldat. Je ne connais pas la loi.

--Peuh! La loi est faite pour les imbéciles et... les blancs. Donne-leur
un ordre grand et sonore, et ils s’en tiendront à lui. Tu es leur loi.

--Mais, pourquoi?»

Le visage de Bukta se couvrit d’un masque impénétrable. C’était la
première fois, semblait-il, que l’idée le frappait.

«Que disais-je? répliqua-t-il. Peut-être est-ce à cause du nom. Le Bhil
n’aime pas le changement. Donne-leur des ordres, Sahib--deux, trois,
quatre mots à la fois, tels qu’ils peuvent en emporter dans leurs têtes.
Cela suffit.»

Chinn donna des ordres, vaillamment, sans se rendre compte qu’un mot dit
à la hâte, avant le repas du mess, devenait la loi révérée et sans appel
de villages situés de l’autre côté des noires montagnes--n’était ni plus
ni moins que la loi de Jan Chinn Premier, lequel, suivant la légende qui
courait tout bas, était revenu sur terre dans le corps et les os de son
petit-fils, pour surveiller la troisième génération.

Il ne pouvait y avoir le moindre doute là-dessus. Tous les Bhils
savaient que Jan Chinn réincarné avait honoré de sa présence le village
de Bukta après avoir tué son premier tigre--son premier en cette vie-ci;
qu’il avait mangé et bu avec les leurs, comme il avait coutume;
et--Bukta devait avoir fortement drogué la boisson de Chinn--sur son dos
et sur son épaule droite tout le monde avait vu cette Nuée Rouge
intimidante que les Dieux puissants avaient apposée sur la chair de Jan
Chinn Premier la première fois qu’il se présenta au Bhil. Au regard du
monde blanc et de sa sottise, lequel n’a pas d’yeux, c’était un svelte
et jeune officier de Wuddars; mais son peuple, à lui, savait que c’était
Jan Chinn, Jan Chinn qui avait fait du Bhil un homme; et, cette foi au
cœur, ils s’empressèrent de répandre ses ordres, avec le souci de ne pas
les altérer en route.

Étant donné que le sauvage, comme l’enfant qui joue seul, a horreur
qu’on se moque de lui ou qu’on le questionne, tout ce monde garda pour
soi ses convictions; et le colonel, qui croyait connaître son régiment,
ne devina jamais que, dans la conviction sereine de chacun des six cents
hommes et officiers au pied prompt et au petit œil de jais, qui se
tenaient devant lui au port d’armes, le sous-lieutenant, là, sur l’aile
gauche de la ligne, était bel et bien un demi-dieu à sa seconde
incarnation--déité tutélaire de leur pays et de leur peuple. Les Dieux
de la Terre eux-mêmes avaient apposé leur empreinte sur l’incarnation,
et qui donc oserait mettre en doute l’ouvrage des Dieux de la Terre?

Chinn, qui, par-dessus tout, était un homme pratique, vit que son nom de
famille le servait bien à la caserne et au camp. Ses hommes ne lui
causaient pas d’ennui--on ne commet pas de fautes régimentaires avec un
dieu pour occuper le siège de la justice--et il était sûr des meilleurs
rabatteurs du district quand il en avait besoin. Ils croyaient que la
protection de Jan Chinn Premier les couvrait de son manteau, et dans
cette croyance montraient une hardiesse qui dépassait même l’ordinaire
des Bhils les plus hardis.

Ses quartiers commençaient à ressembler à un petit museum d’histoire
naturelle, malgré les duplicata de têtes, de cornes et de crânes qu’il
envoyait chez lui dans le Devonshire. Les sujets, très humainement,
appréciaient le côté faible de leur dieu. C’est vrai qu’il était
incorruptible, mais les dépouilles d’oiseaux, les papillons, les
insectes, et, par-dessus tout, les nouvelles du gros gibier, lui
faisaient plaisir. Sous d’autres rapports, aussi, il se montrait à la
hauteur de la tradition Chinn. Il était à l’épreuve de la fièvre. Une
nuit à la belle étoile en compagnie d’un chevreau à l’attache dans une
vallée humide, nuit d’où le commandant fût sorti avec un mois de
malaria, n’avait nul effet sur lui. Il était, comme ils disaient, salé
avant de naître.

Or, durant l’automne de sa seconde année de service, une rumeur inquiète
sembla filtrer de terre et courut parmi les Bhils. Chinn n’en perçut
rien jusqu’au jour où l’un de ses camarades officiers dit à travers la
table du mess:

«Votre vénérable ancêtre est en bombe dans le pays des Satpuras. Vous ne
feriez pas mal d’aller jeter un coup d’œil par là.

--Je ne veux pas me montrer irrespectueux, mais j’en ai un peu soupé, de
mon vénérable ancêtre. Bukta ne cause pas d’autre chose. Qu’est-ce que
le vieux zigue est censé faire maintenant?

--Parcourir le pays au clair de lune, à cheval sur son tigre de parade.
Telle est la nouvelle. Il a été vu par environ deux mille Bhils,
gambadant le long de la cime des Satpuras, et causant aux gens une peur
bleue. Ils le croient dévotement, et tous mes gaillards des Satpuras
sont devant son autel--sa tombe, veux-je dire--en train de s’esquinter à
l’adorer. Vous devriez vraiment y aller. Ce doit être quelque chose de
pas ordinaire que de voir son grand-père traité en dieu.

--Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il y ait du vrai dans l’histoire?
demanda Chinn.

--C’est que tous nos hommes la démentent. Ils déclarent n’avoir jamais
entendu parler du tigre de Chinn. Or, c’est un mensonge manifeste,
attendu qu’il n’est pas un Bhil qui n’en ait entendu parler.

--Vous n’avez oublié qu’une chose, dit le colonel d’un air pensif, c’est
que lorsqu’un dieu local réapparaît sur terre, on peut être sûr que
c’est là prétexte à un trouble quelconque; et ces Bhils des Satpuras
sont à peu près aussi sauvages que votre grand-père les a laissés, jeune
homme. Cela signifie quelque chose, allez.

--Vous voulez dire qu’ils seraient prêts à entrer dans le sentier de la
guerre? demanda Chinn.

--Ne saurais dire--pas encore. N’en serais nullement surpris.

--On ne m’en a pas dit un mot.

--Cela prouve d’autant plus. Ils cachent quelque chose.

--Bukta, pourtant, me raconte tout, en règle générale. Or, pourquoi ne
m’a-t-il pas dit cela?»

Chinn, ce soir-là même, posa directement la question au vieux, et la
réponse ne laissa pas que de le surprendre.

«Quel besoin de dire ce qui n’est que trop connu? Oui, le tigre nébuleux
est dehors, dans le pays des Satpuras.

--Aux yeux des Bhils sauvages, qu’est-ce que cela signifie?

--Ils ne savent pas. Ils attendent. Sahib, qu’est-ce qui s’annonce? Ne
dis rien qu’un petit mot, et nous serons contents.

--Nous? Qu’ont à faire avec des soldats des contes venant du Sud, où
habitent les Bhils de jungle?

--Lorsque Jan Chinn s’éveille, ce n’est pour aucun Bhil le moment de
s’endormir.

--Mais il ne s’est pas éveillé, Bukta.

--Sahib (les yeux du vieillard étaient pleins de tendre reproche), s’il
ne désire pas qu’on le voie, pourquoi s’en va-t-il courir au clair de
lune? Nous savons qu’il est réveillé, mais nous ne savons pas ce qu’il
désire. Est-ce un signe pour tous les Bhils, ou en est-ce un qui ne
concerne que les gens des Satpuras? Ne dis rien qu’un petit mot, Sahib,
que je puisse porter à la caserne et envoyer à nos villages. Pourquoi
Jan Chinn sort-il? Qui donc a fait du mal? Est-ce la peste? Est-ce
l’épizootie? Nos enfants vont-ils mourir? Est-ce la guerre?
Souviens-t’en, Sahib, nous sommes ton peuple et tes serviteurs, et en
cette vie je t’ai porté dans mes bras--sans savoir.

--Bukta, évidemment, a caressé la bouteille, ce soir, pensa Chinn; mais
si je peux faire quelque chose pour rassurer le vieux brave, je le dois.
Cela ressemble en petit aux rumeurs qui précédèrent le soulèvement.»

Il se laissa choir au fond d’un fauteuil d’osier, sur lequel était jetée
sa première peau de tigre, et, en pesant sur le coussin, fit retomber
les pattes armées de griffes par-dessus ses épaules. Il s’en saisit
machinalement tout en parlant, et attira autour de lui, à la façon d’un
manteau, la dépouille aux superbes couleurs.

«Maintenant je vais dire la vérité, Bukta, dit-il, en se penchant en
avant, le mufle desséché du monstre sur l’épaule afin d’inventer un
mensonge qui tînt debout.

--Je vois bien que c’est la vérité, lui fut-il répondu d’une voix
tremblante.

--Jan Chinn sort dans les Satpuras, à cheval sur le Tigre Nébuleux,
dites-vous? Soit. En conséquence, le signe de l’événement ne concerne
que les Bhils des Satpuras, et ne touche en rien les Bhils qui labourent
dans le nord et l’est, les Bhils du Khandesh, ou n’importe quels autres.
Il ne s’agit que des Bhils des Satpuras, qui, nous le savons, sont aussi
sauvages que sots.

--Alors, c’est un signe pour _eux_? Bon ou mauvais?

--Point de doute, bon. Car pourquoi Jan Chinn irait-il faire du mal à
ceux dont il a fait des hommes? Les nuits par là-haut sont chaudes;
c’est mauvais de reposer trop longtemps dans le même lit sans se
retourner, et Jan Chinn voulait revoir son peuple. Aussi se lève-t-il,
siffle-t-il son Tigre Nébuleux, et sort-il un peu pour respirer l’air
frais. Si les Bhils des Satpuras restaient dans leurs villages au lieu
de s’en aller vagabonder la nuit, ils ne le verraient pas. Oui-da,
Bukta, c’est tout simplement qu’il veut respirer de nouveau l’air de son
pays. Fais-le savoir dans le sud, et dis que c’est mon ordre.»

Bukta s’inclina jusqu’à terre:

«Juste ciel! pensa Chinn. Et ce païen aux yeux clignotants est un
officier de première classe, et carré comme un dé. Pendant que j’y suis,
aussi bien en finir.»

Il poursuivit:

«Si les Bhils des Satpuras demandent l’explication du signe, dis-leur
que Jan Chinn veut voir s’ils tiennent les promesses qu’ils ont faites
jadis de bien se conduire. Peut-être ont-ils pillé, peut-être ont-ils
l’intention de désobéir aux ordres du gouvernement, peut-être y a-t-il
quelque cadavre dans la jungle, et est-ce pourquoi Jan Chinn est venu
voir.

--Serait-il donc en colère?

--Bah! Suis-je jamais en colère, moi, avec mes Bhils? Je dis des mots en
colère, et menace de beaucoup de choses. Toi, tu le sais, Bukta. Je t’ai
vu sourire derrière ta main. Nous le savons tous deux. Les Bhils sont
mes enfants. Je l’ai déclaré maintes fois.

--Oui, nous sommes tes enfants, dit Bukta.

--Et il n’en est autrement avec Jan Chinn, le père de mon père. Il veut
revoir le pays qu’il aima ainsi que le peuple. C’est un bon revenant,
Bukta. C’est moi qui le dis. Va le leur répéter. Et j’espère,
ajouta-t-il, que cela les calmera.»

Rejetant en arrière la peau de tigre, il se leva avec un long bâillement
qui montra toutes ses dents en bon ordre.

Bukta s’enfuit, pour se voir reçu à la caserne par tout un groupe de
gens haletants.

«C’est vrai, dit Bukta. Il s’est drapé dans la peau, et c’est du fond
d’elle qu’il a parlé. Il veut revoir le pays qui est sien. Le signe
n’est pas pour nous; et, disons-le aussi, Jan Chinn est un jeune homme.
Comment passerait-il les nuits paresseusement couché? Il dit que son lit
est trop chaud et que l’atmosphère de la chambre est mauvaise. Il se
livre à des allées et venues pour le plaisir de courir la nuit. C’est
lui qui l’a dit.»

L’assemblée aux gris favoris frissonna.

«Il dit que les Bhils sont ses enfants. Vous savez qu’il ne ment pas.
C’est lui qui me l’a dit.

--Mais quoi en ce qui concerne les Bhils des Satpuras? Que veut dire le
signe pour eux!

--Rien. Il ne s’agit, je le répète, que du plaisir de courir la nuit. Il
chevauche pour voir s’ils obéissent au gouvernement, comme il leur
apprit à faire dans sa vie antérieure.

--Et qu’arrivera-t-il s’ils n’obéissent pas?

--Il ne l’a pas dit.»

La lumière s’éteignit dans les quartiers de Chinn.

«Regardez, dit Bukta. Le voilà qui s’en va. Pas moins, c’est un bon
revenant, comme il a dit. Comment craindrions-nous Jan Chinn qui a fait
du Bhil un homme? Sa protection est sur nous; et vous savez que Jan
Chinn n’a jamais manqué à une promesse verbale ou écrite sur papier, de
nous protéger. Lorsqu’il sera plus âgé et qu’il aura trouvé femme, il
restera au lit jusqu’au matin.»

Un officier supérieur se rend compte, en général, de l’état d’esprit du
régiment un peu avant ses hommes; et c’est pourquoi le colonel déclara,
quelques jours plus tard, que quelqu’un avait mis la crainte de Dieu au
cœur des Wuddars. Comme il était le seul personnage officiellement
autorisé à ce faire, il s’inquiéta de voir tant d’unanimité dans la
vertu.

«C’est trop beau pour que cela dure, dit-il. Ce que je voudrais bien,
c’est deviner ce qui se passe dans ces petites têtes-là.»

L’explication, lui sembla-t-il, vint au changement de lune, lorsqu’il
reçut l’ordre de se tenir prêt à «calmer toute effervescence possible»
chez les Bhils des Satpuras, lesquels se montraient, pour employer un
terme modéré, remuants, parce qu’un gouvernement paternel avait lancé
sur eux un vaccinateur du Mahratta, sorti des écoles du gouvernement,
armé de lancettes, de lymphe et d’une génisse inscrite sur les registres
de l’État. En langage officiel, ils avaient «manifesté une violente
antipathie contre toutes mesures prophylactiques», avaient «retenu de
force le vaccinateur», et «étaient sur le point de négliger leurs
devoirs de tribu».

«Ce qui veut dire qu’ils sont pris de frousse--tout comme au temps du
recensement, dit le colonel; et si nous les faisons se carapater dans
les montagnes, jamais nous ne les rattraperons, primo, et secundo, ils
s’élanceront au pillage jusqu’à nouvel ordre. Je me demande qui est le
maudit idiot qui essaie de vacciner un Bhil. Je savais qu’il y avait du
grabuge dans l’air. Heureusement qu’ils n’emploieront que des forces
locales, et que nous pouvons arranger quelque chose que nous appellerons
une campagne, sans leur faire grand mal. Nous voyez-vous dégringoler nos
meilleurs rabatteurs parce qu’ils ne veulent pas qu’on les vaccine! La
peur leur a fait perdre la tête, et voilà tout.»

«Ne croyez-vous pas, sir, dit Chinn le jour suivant, que vous pourriez
peut-être me donner une permission de chasse de quinze jours?

--Désertion en face de l’ennemi, nom d’un tonnerre! (Le colonel se prit
à rire.) Je le pourrais, mais il me faudrait quelque peu l’antidater,
attendu que nous avons reçu nos ordres de service, ou tout comme. Malgré
cela, nous prétendrons que vous aviez adressé votre demande de
permission il y a trois jours, et que vous êtes depuis longtemps en
route pour le sud.

--J’aimerais prendre Bukta avec moi.

--Cela va sans dire, oui. Je crois que c’est une très bonne idée. Vous
avez comme une sorte d’influence héréditaire sur les petits drôles, et
il se peut qu’ils vous écoutent là où le moindre éclair de nos uniformes
les affolerait. C’est la première fois que vous allez dans cette partie
du monde, n’est-ce pas? Faites attention qu’ils ne vous envoient pas
dans le caveau de vos pères en la fleur de vos ans. Je crois que vous
n’aurez rien à redouter si vous parvenez à vous faire écouter d’eux.

--C’est mon avis, sir; mais si--si par hasard ils m’envoyaient _ad
patr..._--se mettaient à faire la bête--cela se peut, vous
savez--j’espère que vous vous rappellerez qu’ils ont seulement eu peur.
Il n’y a pas un atome de vice en eux, et je ne me pardonnerais jamais
que quelqu’un de--de mon nom leur causât de l’ennui.»

Le colonel opina de la tête, sans rien dire.

Chinn et Bukta se mirent en route sur-le-champ. Bukta ne raconta pas
que, dès le moment où le vaccinateur officiel avait été entraîné dans
les montagnes par les Bhils indigènes, les coureurs n’avaient cessé de
se succéder furtivement à la caserne, suppliant, le front dans la
poussière, que Jan Chinn vînt expliquer tout cet inconnu d’horreur dont
son peuple était menacé.

Le présage du Tigre Nébuleux n’était maintenant que trop clair. Que Jan
Chinn secourût les siens, car vaine était l’assistance de nul mortel.
Bukta réduisit le ton de ces suppliques aux proportions d’une simple
requête tendant à la présence de Chinn. Rien n’eût pu faire plus de
plaisir au vieux qu’une campagne d’escarmouches contre les Satpuras,
qu’en sa qualité de Bhil «pur sang» il méprisait; mais il se trouvait, à
titre d’interprète de Jan Chinn, lié par le devoir vis-à-vis de toute sa
nation, et il croyait fermement que quarante plaies s’abattraient sur
son village s’il prenait des tempéraments avec cette obligation. En
outre, Jan Chinn savait tout, et il montait le Tigre Nébuleux.

Ils couvrirent à pied et à dos de poney trente milles par jour, et
relevèrent dans le minimum de temps la muraille bleue des Satpuras.
Bukta se montrait fort silencieux.

Ils entreprirent la dure ascension un peu après midi, mais ce ne fut
qu’au coucher du soleil qu’ils atteignirent la plate-forme de pierre
accrochée au flanc d’une montagne crevassée, couverte de jungle, où Jan
Chinn Premier fut déposé, comme il en avait manifesté le désir, afin
d’avoir l’œil sur son peuple. Toute l’Inde est remplie de tombes
abandonnées qui datent du commencement du dix-huitième siècle--tombes de
colonels oubliés de régiments depuis longtemps licenciés; officiers de
vaisseaux de l’East India partis en expéditions de chasse et qui ne
revinrent jamais; gérants, agents, expéditionnaires et enseignes de
l’honorable East India Company, par centaines et milliers et dizaines de
milliers. L’Anglais oublie vite, mais les indigènes ont la mémoire
longue, et lorsqu’un homme a fait du bien en sa vie, on s’en souvient
après sa mort. La tombe de quatre mètres carrés de marbre rouillé qui
recouvrait Jan Chinn était tout alentour tendue de fleurs sauvages et de
noix, de paquets de cire et de miel, de bouteilles d’alcools indigènes
et d’infâmes cigares, de cornes de buffles et de panaches d’herbe
desséchée. A l’une des extrémités se voyait une grossière image
d’argile, représentant un blanc en chapeau haut de forme à la mode de
l’époque, à cheval sur un tigre bouffi.

Bukta, dès qu’ils approchèrent, s’acquitta d’un salaam plein de
révérence. Chinn se découvrit et entreprit de déchiffrer l’inscription à
demi effacée. Autant qu’il put lire, elle était ainsi conçue, mot pour
mot, lettre pour lettre:

    To the Memory of JOHN CHINN, ESQ.
    Late collector of...
    ... ithout Bloodshed or... error of Authority
    Employ. only... eans of Conciliat... and Confiden.
    accomplished the... tire Subjection...
    a Lawless and Predatory Peop...
    ... taching them to... ish Government
    by a Conque... over... Minds
    The most perma... and rational Mode of Domini...
    ... Governor-General and Counc... engal
    have ordered thi... erected
    ... arted this life Aug. 19, 184. Ag...[15]

  [15] A la Mémoire de John Chinn, Esq.
    Feu le percepteur de...
    Qui, sans effusion de sang ni abus d’autorité,
    En employant les seuls moyens de la conciliation et de la confiance,
    Accomplit l’entière soumission
    D’un peuple sans loi et pillard,
    L’attachant au Gouvernement britannique
    par la conquête des esprits,
    Le Mode de Domination le plus durable et le plus rationnel,
    Le Gouverneur Général et le Conseil du Bengale
    Ont ordonné que ce monument soit érigé.
    A quitté cette vie le 19 Août 184. à l’âge de...

De l’autre côté de la tombe étaient inscrits d’anciens vers, également
fort usés. Tout ce que Jan Chinn déchiffra fut:

    ... the savage band
    Forsook their Haunts and b... is Command
    ... mended... rals check a... st for spoil
    And. s. ing Hamlets prove his gene... toil
    Humanit... survey... ights restore...
    A Nation... ield... subdued without a Sword[16].

  [16] ... la troupe sauvage
    Abandonna ses Retraites et reconnut son Autorité.
    Aujourd’hui les esprits amendés répriment la soif du pillage,
    Et les villages qui s’élèvent sont la preuve de ses généreux
    L’Humanité contemple ses droits reconnus:                  [efforts.
    Une nation qui se rend--soumise sans coup férir.

Il resta penché quelque temps sur la tombe, pensant à ce mort de son
sang, et à la maison du Devonshire; puis, branlant la tête dans la
direction de la plaine:

«Oui c’est une rude tâche--tout cela--même pour ce qui est de ma modeste
part. Il doit avoir valu la peine qu’on le connaisse... Bukta, où est
mon peuple?

--Pas ici, Sahib. Nul homme ne vient ici qu’en plein jour. Ils attendent
là-haut. Montons voir.»

Mais Chinn, qui n’oubliait pas la première loi de la diplomatie
orientale, répliqua d’une voix égale:

«Si j’ai fait un si long trajet, c’est simplement parce que les gens des
Satpuras sont des imbéciles et n’osaient pas visiter nos cantonnements.
Maintenant, prie-les de venir se présenter ici. Je ne suis pas le
serviteur, mais le maître des Bhils.

--J’y vais--j’y vais», balbutia le vieux.

La nuit tombait, et à tout moment Jan Chinn pouvait, d’un coup de
sifflet, faire sortir son redoutable coursier des taillis envahis par
l’ombre.

Or, pour la première fois au cours d’une vie déjà longue, Bukta désobéit
à un ordre légitime et déserta le jeune officier anglais; car il ne
revint pas, et se hâta vers le plateau de la colline, où il lança
doucement un appel. Des hommes s’agitèrent tout autour de lui--de petits
hommes tremblants, armés d’arcs et de flèches, qui attendaient Bukta et
son compagnon depuis midi.

«Où est-il? murmura l’un d’eux.

--A sa place. Il vous prie de venir, répondit Bukta.

--Sur l’heure?

--Sur l’heure.

--Qu’il lâche plutôt le Tigre Nébuleux sur nous. Nous n’y allons pas.

--Ni moi, quoique je l’aie porté dans mes bras lorsque ce n’était qu’un
enfant en cette incarnation. Attendez ici jusqu’au jour.

--Mais il sera sûrement en colère.

--Même très en colère, car il n’a rien à manger. Mais il m’a déclaré
maintes fois que les Bhils sont ses enfants. Dans le jour, je le crois,
mais--au clair de lune je ne suis pas aussi sûr. Quelle folie avez-vous
encore méditée, sacrés Satpuras, pour avoir besoin de lui?

--Il en est venu un au nom du gouvernement, qui était armé de petits
couteaux ensorcelés et d’une génisse magique, et voulait en nous coupant
les bras nous changer en bétail. Nous avons eu très peur, mais nous
n’avons pas tué l’homme. Il est ici, ligotté--un homme noir; et nous
croyons qu’il vient de l’Ouest. Il a dit que c’était un ordre, de nous
couper tous avec des couteaux--spécialement les femmes et les enfants.
Nous n’étions pas censés savoir que c’était un ordre, de sorte que nous
avons eu peur, et que nous avons tenu la montagne. Quelques-uns de nos
hommes ont pris des poneys et des bœufs dans les plaines, et d’autres,
des marmites, des vêtements et des boucles d’oreille.

--Personne d’égorgé?

--Par les nôtres? Pas encore. Mais les jeunes sont hésitants, à la merci
d’un tas de rumeurs, comme flammes au sommet d’une montagne. J’ai envoyé
des émissaires demander Jan Chinn, de peur qu’il ne nous arrive quelque
chose de pire. C’était cette crainte qu’il prédisait par le Tigre
Nébuleux.

--Il déclare que ce n’est pas cela», dit Bukta.

Et Bukta répéta, en l’amplifiant, tout ce que le jeune Chinn lui avait
dit à la conférence du fauteuil d’osier.

«Croyez-vous, demanda le questionneur pour finir, que le gouvernement
porte la main sur nous?

--Non, repartit Bukta. Jan Chinn donnera un ordre, et vous obéirez. Le
reste est entre le gouvernement et Jan Chinn. Moi-même je sais quelque
chose à propos des couteaux ensorcelés et de l’égratignure. C’est un
charme contre la petite vérole. Mais comment cela se fait-il, je ne
saurais le dire. En outre, ce n’est pas votre affaire.

--S’il se tient entre nous et la colère du gouvernement, nous obéirons
on ne peut plus strictement à Jan Chinn, sauf--sauf que nous ne
descendrons pas à cet endroit-là ce soir.

Ils pouvaient entendre au-dessous d’eux le jeune Chinn appeler Bukta;
mais ils s’accroupirent et ne bougèrent plus, dans l’attente du Tigre
Nébuleux. La tombe avait été lieu saint depuis presque un demi-siècle.
S’il plaisait à Jan Chinn d’y dormir, qui donc en avait plus le droit?
Mais tant qu’il ne ferait pas grand jour, rien ne les ferait s’en
approcher.

Pour ce qui est de Chinn, il commença par concevoir un extrême
mécontentement; puis l’idée lui vint que fort probablement Bukta avait
ses intentions (ce qui, en fait, était vrai), et que sa propre dignité
pourrait avoir à souffrir s’il continuait à hurler pour ne recevoir pas
de réponse. Il s’étaya contre le pied de la tombe, et tantôt
sommeillant, tantôt fumant, eut raison de la nuit chaude, fier de se
sentir un Chinn légitime, endurci, à l’épreuve de la fièvre.

Il prépara son plan d’action à peu près comme eût fait son grand-père;
et lorsque Bukta parut, au matin, avec une fort généreuse provision
d’aliments, il ne souffla mot de l’abandon de la veille. Bukta se fût
senti soulagé par l’explosion d’une humaine colère; mais Chinn ne bougea
qu’il ne fût, sans se presser, parvenu au bout de ses victuailles et
n’eût fumé tout un cheroot.

«Ils ont très peur, dit Bukta, lequel n’était pas lui-même de ces plus
braves. Il ne reste qu’à donner des ordres. Ils ont dit qu’ils obéiront
si seulement tu te tiens entre eux et le gouvernement.

--Cela, je le sais, déclara Chinn, en se dirigeant d’un pas de flâneur
vers le plateau.»

Quelques-uns des anciens se tenaient en un demi-cercle irrégulier dans
une clairière; mais le gros de la foule--femmes et enfants--était caché
dans les buissons. Ils n’avaient nul désir d’affronter les premiers
effets de la colère de Jan Chinn Premier.

S’étant assis sur un fragment de schiste, il fuma jusqu’au bout un
second cheroot, en entendant tout autour de lui des respirations
oppressées. Puis il s’écria, si soudainement qu’ils sursautèrent:

«Amenez l’homme qu’on avait ligotté!»

Un bruit de luttes, un cri, et le vaccinateur hindou apparut, tremblant
de peur, pieds et mains liés, comme les Bhils de jadis avaient coutume
de lier leurs victimes humaines. On le poussa d’un air circonspect en
présence du demi-dieu; mais c’est à peine si le jeune Chinn lui accorda
un regard.

«J’ai dit: l’homme qu’on _avait_ ligotté. Est-ce une plaisanterie de
m’en apporter un attaché comme un buffle? Depuis quand le Bhil
ligotte-t-il les gens suivant son bon plaisir? Coupez-moi cela!»

Une demi-douzaine de couteaux s’empressèrent de couper les liens, et
l’homme se traîna jusqu’à Chinn, lequel confisqua son étui de lancettes
et ses tubes de lymphe. Puis, balayant de l’index le demi-cercle des
Bhils, et donnant à sa voix le ton du commandement, le jeune Chinn dit,
d’une voix claire et distincte:

«Pourceaux!

--Aïe, murmura Bukta. Voici qu’il parle. Malheur aux imbéciles!

--Je suis venu à pied de ma demeure (l’assemblée frissonna) pour
éclaircir une affaire que tout autre qu’un Bhil des Satpuras eût vue de
ses deux yeux à lointaine distance. Vous connaissez la petite vérole,
qui grêle et balafre vos enfants au point qu’ils ont l’air de nids de
guêpes. C’est un ordre du gouvernement que quiconque est égratigné sur
le bras à l’aide de ces petits couteaux que voici, se trouve posséder un
charme contre Elle. Tous les Sahibs possèdent ce charme, de même une
grande quantité d’Hindous. Voici la marque du charme. Regardez!»

Il mit son bras à nu jusqu’à l’aisselle, et montra sur la peau blanche
les cicatrices plus blanches du vaccin.

«Venez, tous, et voyez.»

Quelques hommes à l’esprit audacieux s’avancèrent et branlèrent la tête
d’un air sage. Il y avait là certainement une marque, et ils savaient
bien quelles autres et redoutables marques cachait la chemise.
Miséricordieux était Jan Chinn, de n’avoir pas sur-le-champ proclamé sa
divinité.

«Or, toutes ces choses, l’homme que vous avez ligotté vous les a dites.

--Je les ai dites--cent fois; mais ils répondaient par des coups, gémit
l’opérateur, en se frottant les poignets et les chevilles.

--Mais, comme de vils pourceaux que vous êtes, vous ne l’avez pas cru;
et c’est pourquoi je suis venu vous sauver, d’abord, de la petite
vérole, ensuite, d’une grave épidémie de folie, et finalement, de la
corde et de la prison. Ce n’est pas moi qui en profite; ce n’est pas
pour mon plaisir; mais au nom de celui qui est là-bas, qui a fait du
Bhil un homme (il désigna le bas de la montagne), moi qui suis de son
sang, le fils de son fils, je suis venu convertir votre peuple. Et je
dis la vérité, comme faisait Jan Chinn.»

La foule eut un murmure plein de révérence, et des hommes se glissèrent
hors du fourré par deux et trois pour s’y joindre. Le visage de leur
dieu ne présentait la trace d’aucune colère.

«Voici quels sont mes ordres. (Le ciel fasse qu’ils les acceptent, en
tout cas je parais les avoir impressionnés jusqu’à un certain point!) Je
vais rester moi-même parmi vous tandis que cet homme vous égratignera le
bras avec des couteaux, suivant ce qu’en a ordonné le gouvernement. Dans
trois, peut-être cinq ou sept jours, vos bras enfleront, vous
démangeront et vous cuiront. C’est la force de la petite vérole luttant
dans votre ignoble sang contre les ordres du gouvernement. Je resterai
donc parmi vous jusqu’à ce que je voie que la petite vérole est vaincue,
et je ne m’en irai pas que les hommes, les femmes et les petits enfants
ne me montrent sur leurs bras des marques pareilles à celles que je
viens de vous montrer. J’ai avec moi deux très bons fusils, et quelqu’un
dont le nom est connu des bêtes et des hommes. Nous chasserons ensemble,
moi et lui; et vos jeunes gens et le reste mangeront et se tiendront
tranquilles. C’est mon ordre.»

Il y eut une longue pause pendant laquelle la victoire resta en balance.
Un vieux dur à cuire, dont les cheveux étaient blancs, debout sur une
seule jambe inquiète, pépia:

«Il y a des poneys, quelques bœufs et différentes autres choses pour
lesquels nous avons besoin d’un _kowl_ (protection). Ce n’est pas
précisément au commerce que nous en sommes redevables.»

La bataille était gagnée, et John Chinn poussa un soupir de soulagement.
Les jeunes Bhils étaient allés razzier; mais, en s’y prenant
promptement, tout pouvait s’arranger.

«J’écrirai un _kowl_ dès que les poneys, les bœufs et les autres choses
auront été comptés devant moi et renvoyés où on les a pris. Mais nous
allons commencer par mettre la marque du gouvernement sur tels que n’a
pas visités la petite vérole. (Et il ajouta à mi-voix pour le
vaccinateur:) Si vous montrez que vous avez peur, vous ne reverrez plus
jamais Poona, mon ami.

--Il n’y a pas suffisante provision de vaccin pour toute cette
population, repartit l’homme. Ils ont exterminé la génisse officielle.

--Ils ne verront pas la différence. Grattez-les tous à la ronde, et
donnez-moi une couple de lancettes; je vais m’occuper les anciens.»

Le vieux diplomate qui avait demandé protection fut la première victime.
Il tomba sous la main de Chinn, et n’osa dire «ouf!». A peine eut-il
recouvré sa liberté, qu’il amena de force un camarade, lequel il
maintint solidement, et ce qui avait menacé de tourner à la crise devint
pour ainsi dire un sport; car le vacciné faisait la chasse à celui qui
ne l’était pas, jurant que toute la tribu devait souffrir également. Les
femmes crièrent, et les enfants se sauvèrent en hurlant; mais Chinn se
mit à rire, et continua de jouer de la lancette pointée de rose.

«C’est un honneur, cria-t-il. Dis-leur, Bukta, l’honneur que je leur
fais en les marquant moi-même. Non, je ne peux pas marquer tout le
monde--l’Hindou doit aussi faire sa besogne--mais je vais toucher toutes
les marques qu’il fait, de sorte qu’en elles toutes résidera une égale
vertu. C’est ainsi qu’à la lance les Rajpoutes embrochent le sanglier.
Hé, l’ami qui n’a qu’un œil! Attrape cette jeune fille et amène-la-moi.
Elle n’a pas encore besoin de se sauver, car elle n’est pas mariée, et
je ne la recherche pas en mariage. Elle ne veut pas venir? Alors, c’est
son petit frère, un gros et hardi garçon, qui va lui faire honte. Il
tend son bras comme un soldat. Regardez! Il ne recule pas, lui, à la vue
du sang. Un jour, il sera dans mon régiment. Et, maintenant, la maman,
nous allons te toucher légèrement, car la petite vérole a passé par là
avant nous. C’est la vérité, oui-da, que ce charme brise le pouvoir de
Mata. Il n’y aura plus de visages grêlés dans les Satpuras, et comme
cela vous pourrez demander beaucoup de vaches pour chaque fille à
marier.»

Et ainsi de suite et ainsi de suite--tout un boniment facile de
charlatan, accommode aux proverbes de chasse des Bhils et farci
d’histoires marquées à leur empreinte grossière, jusqu’à ce que les
lancettes fussent émoussées et les deux opérateurs à bout de forces.

Mais, attendu que tous les hommes se ressemblent sur toute la surface de
globe, ceux qui n’étaient pas vaccinés se firent jaloux de leurs
camarades pourvus de l’insigne, et en vinrent presque aux coups à son
propos. Sur quoi Chinn s’érigea en cour de justice, non plus en conseil
de médecins, et se livra à une enquête régulière sur les derniers
brigandages.

«Nous sommes les voleurs de Mahadeo, dirent les Bhils simplement. C’est
notre destin, et nous avions peur. Lorsque nous avons peur, nous volons
toujours.»

Bonnement et sans détours, comme des enfants, ils livrèrent le montant
du pillage, tout, sauf deux bœufs et quelques bouteilles d’alcool qui
manquaient (ceux-là, Chinn promit d’en tenir compte de sa poche), et dix
meneurs furent expédiés dans les plaines, porteurs d’un document
merveilleux, écrit sur une feuille de carnet, et adressé à un inspecteur
de police adjoint de district. Il y avait bien du malheur dans cette
note, ainsi que Jan Chinn les en avertit, mais tout valait mieux que la
perte de la liberté.

Armés de cette protection, les déprédateurs repentants s’en allèrent.
Ils n’avaient nul désir de recontrer Mr. Dundas Fawne, de la police, âgé
de vingt-deux ans, et d’aspect joyeux, plus qu’ils ne désiraient revoir
la scène de leurs méfaits. En voulant prendre un terme moyen, ils
tombèrent en plein camp du seul aumônier du gouvernement octroyé aux
divers corps irréguliers dans un district d’une étendue de quinze milles
carrés, et se présentèrent à lui dans un nuage de poussière. C’était un
prêtre, ils le savaient, et, ce qui était encore plus important, un bon
sportsman, généreux avec ses rabatteurs.

Lorsqu’il lut le billet de Chinn, il se prit à rire, ce qu’ils jugèrent
un heureux présage, jusqu’au moment où il fit comparaître des policemen,
lesquels attachèrent les poneys et les bœufs auprès des piles de
fourniment, et mirent la main sur trois hommes de cette bande souriante
de voleurs qu’on appelait les voleurs de Mahadeo. L’aumônier lui-même
les apostropha de façon magistrale à l’aide de son fouet de chasse. Ce
fut pénible, mais Jan Chinn l’avait prophétisé. Ils se résignèrent, tout
en refusant de se défaire de la protection écrite, de peur de la prison.
Au retour, ils rencontrèrent Mr. D. Fawne, qui avait entendu parler des
larcins, et auquel la chose ne plaisait guère.

«Certainement, dit le plus âgé de la bande, à la fin de cette seconde
interview, certainement, grâce à la protection de Jan Chinn, notre
liberté est sauve, mais c’est comme s’il y avait maints coups de bâton
sur un seul petit bout de papier. Cachons-le.»

L’un d’eux grimpa dans un arbre, et fourra la lettre à quarante pieds du
sol dans une fente où elle ne pouvait plus nuire. Réchauffés, endoloris,
mais heureux, nos dix hommes revinrent trouver Jan Chinn le lendemain;
il était installé au milieu de Bhils mal à leur aise, tous le regard
fixé sur leur bras droit, et tous menacés de la disgrâce de leur Dieu
s’ils se grattaient.

«C’était un bon _kowl_, déclara le chef. D’abord l’aumônier, qui riait,
a commencé par nous prendre notre butin, et en a battu trois d’entre
nous, comme c’était promis. Ensuite, nous avons rencontré Fawne Sahib,
qui, lui, a grommelé, et a demandé le butin. Nous avons dit la vérité,
sur quoi il nous a tous battus l’un après l’autre et nous en a dit de
toutes les couleurs. Il nous a donné après cela ces deux paquets (ils
déposèrent sur le sol une bouteille de whisky et une boîte de cheroots),
et nous sommes partis. Le _kowl_ est dans un arbre, à cause qu’il a pour
vertu de nous faire battre dès que nous le montrons à un sahib.

--Mais sans ce _kowl_, dit Jan Chinn sévèrement, vous auriez tous marché
en prison entre deux policemen. Vous arrivez bien, et vous allez me
servir de rabatteurs. Voilà des gens qui ne se sentent pas à leur
affaire, et nous allons chasser jusqu’à ce qu’ils aillent mieux. Ce
soir, nous ferons la fête.»

Il est écrit dans les chroniques des Bhils des Satpuras, parmi maintes
autres choses que nous ne pouvons rapporter, que, durant cinq jours
après celui où il avait apposé sur eux sa marque, Jan Chinn chassa pour
son peuple; et durant les cinq nuits de ces cinq jours-là, la tribu
s’enivra de la plus royale façon. Jan Chinn acheta des alcools du pays
d’une force effroyable, et massacra un nombre illimité de sangliers et
de daims, afin que si quelques gens tombaient malades ils eussent pour
cela de bons motifs.

Entre le mal de tête et le mal de cœur ils ne trouvèrent pas le temps de
penser à leurs bras, mais suivirent avec soumission Jan Chinn à travers
les jungles; et, grâce à la confiance qui revenait chaque jour, hommes,
femmes et enfants se retirèrent doucement dans leurs villages au fur et
à mesure que la petite armée passait auprès de ceux-ci. Ils répandirent
le bruit qu’il était juste et raisonnable d’être égratigné au moyen des
couteaux ensorcelés; que Jan Chinn était bel et bien réincarné sous la
forme d’un Dieu de la table ouverte, et que de toutes les nations les
Bhils des Satpuras venaient en première ligne dans sa faveur, à la
condition toutefois qu’ils ne se grattassent point. Désormais, ce
bienveillant demi-dieu devait s’associer en leur esprit avec de grands
gueuletons et le vaccin ainsi que les lancettes d’un gouvernement
paternel.

«Et demain je retourne à ma demeure, dit Jan Chinn aux quelques fidèles
que ni liqueurs ni repas copieux ni ganglions gonflés n’avaient
invalidés.»

C’est aussi dur pour des sauvages que pour des enfants de se conduire
avec déférence en tous temps vis-à-vis des idoles qu’ils se sont à
eux-mêmes forgées, et ceux-ci avaient mené vie on ne peut plus joyeuse
avec Jan Chinn. Mais l’allusion à sa demeure jeta un froid sur tout le
monde.

«Et le sahib ne reviendra pas? demanda celui qui avait été vacciné le
premier.

--C’est à voir, répondit Jan Chinn avec circonspection.

--Alors, reviens comme un homme blanc--reviens comme le jeune homme que
nous connaissons et aimons; car, ainsi que toi seul le sais, nous sommes
un peuple faible. Si nous revoyions ton--ton cheval--»

Ils ramassaient leur courage.

«Je n’ai pas de cheval. Je suis venu à pied--avec Bukta là-bas.
Qu’est-ce encore que cela?

--Tu sais--la chose que tu as choisie pour chevaucher la nuit.»

Les petits hommes se tortillèrent de crainte et d’horreur.

«Chevaucher la nuit? Bukta, qu’est-ce que c’est encore que cette
histoire de revenants?»

Bukta était resté chef silencieux en présence de Chinn depuis la nuit de
sa désertion, et fut reconnaissant d’une question lancée au hasard.

«Ils savent, sahib, murmura-t-il. C’est le Tigre Nébuleux. Celui qui
vient de ce lieu où tu dormis jadis. C’est ton cheval--comme il a été au
cours de ces trois dernières générations.

--Mon cheval! Les Bhils ont encore rêvé.

--Il ne s’agit pas d’un rêve. Les rêves laissent-ils les traces de
larges pattes sur la terre? Pourquoi présenter deux visages à ton
peuple? Ils sont au courant de tes chevauchées nocturnes, et ils--et
ils...

--Ont peur, et voudraient bien que cela cesse.»

Bukta fit de la tête un signe affirmatif.

«Si tu n’as plus besoin de lui. C’est ton cheval.

--La chose laisse une trace, alors? demanda Chinn.

--Nous l’avons vue. C’est comme une route de village au-dessous de la
tombe.

--Pouvez-vous me la retrouver et la suivre?

--En plein jour--si quelqu’un vient avec nous, et, surtout, ne nous
quitte pas.

--Je ne vous quitterai pas, et nous veillerons à ce que Jan Chinn ne
monte plus à cheval.»

Les Bhils reprirent à grands cris les derniers mots qu’ils répétèrent et
encore et encore.

Au point de vue de Chinn l’approche n’en fut qu’une ordinaire--une
descente à travers les rochers fendus et creusés de cavernes, non sans
danger, peut-être, si on ne se tenait pas sur l’œil, mais pas pire que
vingt autres qu’il avait entreprises. Toutefois, ses hommes--ils
refusèrent absolument de rabattre et ne voulurent que suivre la
piste--dégouttaient de sueur à chaque mouvement. Ils montrèrent les
marques d’énormes pattes qui couraient, toujours en descendant la
montagne, jusqu’à quelques centaines de pieds au-dessous de la tombe de
Jan Chinn, et disparaissaient dans un antre à l’étroite ouverture.
C’était une route insolemment découverte, un grand chemin domestique,
battu sans intention de le cacher.

--On dirait que le gueux paye loyer et contributions, murmura Chinn.»

Puis il demanda si c’était vers le bétail ou vers l’homme que ses goûts
attiraient l’ami.

«Le bétail, lui fut-il répondu. Deux génisses la semaine. Nous les lui
envoyons au pied de la montagne. C’est sa coutume. Si nous ne le
faisions pas, il pourrait s’adresser à nous.

--Chantage[17] sous menace d’assassinat, dit Chinn. Je ne saurais dire
que je me soucie d’aller le trouver dans la caverne. Qu’est-ce qu’on
pourrait bien faire?»

Les Bhils se replièrent, tandis que Chinn se logeait derrière un rocher,
en tenant prêt son fusil. Les tigres, il le savait, se montraient bêtes
farouches, mais celui que depuis longtemps on nourrissait de bétail de
si somptueuse manière pouvait se montrer d’une particulière audace.

«Il parle, murmura quelqu’un à l’arrière. Il devine, aussi.

--Eh bien, en voilà, du toupet!» dit Jan Chinn.

  [17] En anglais, _blackmail_, ou maille noire, tribut payé aux
    maraudeurs de montagnes. Il est curieux de constater que les Anglais
    ont conservé ce mot comme signification du mot «chantage».

De la caverne sortit un grondement de colère--un défi accentué,

«Sors donc, cria Chinn. Sors de là. Fais-nous voir comment tu es
fabriqué.»

La bête n’ignorait pas qu’il devait exister quelque corrélation entre
les Bhils à la peau brune et sa ration hebdomadaire; mais ce casque
blanc sous le soleil l’ennuyait, et il n’approuvait guère cette voix qui
dérangeait sa sieste. Paresseusement, comme un serpent repu, il se
traîna hors de la caverne, et resta là, bâillant, le regard clignotant,
à l’entrée. Le soleil tomba en plein sur son flanc droit, et Chinn
s’extasia. Jamais il n’avait vu de tigre marqué de la sorte. Sauf la
tête, laquelle était barrée de surprenante façon, il était tout entier
pommelé--non rayé, mais pommelé comme le cheval à bascule d’un enfant,
en riches ombres de noir de fumée sur de l’ocre rouge. Les parties de
son ventre et de sa gorge qui eussent dû être blanches étaient orange,
et sa queue ainsi que ses pattes étaient noires.

L’espace de quelque dix secondes il regarda tout à loisir, et puis
baissa lentement la tête, le menton descendu et tiré en arrière, les
yeux tout grands ouverts sur l’homme. Cela eut pour effet de projeter en
avant la ronde arcade de son crâne, barrée de deux larges bandes, tandis
qu’au-dessous des bandes brillaient sans sourciller les yeux; de sorte
que, vu de face, tel quel, il semblait une sorte de masque de théâtre à
grimace diabolique. C’était une répétition du magnétisme naturel qu’il
avait maintes fois pratiqué sur sa proie, et quoique Chinn n’eût rien
d’une génisse frappée de terreur, il resta un instant fasciné devant
l’extraordinaire bizarrerie de l’attaque. La tête--le corps semblait
avoir disparu, ramassé derrière elle--la tête féroce, à l’aspect de tête
de mort, recula sur le bout de queue qui dans l’herbe battait irrité. A
droite et à gauche les Bhils s’étaient dispersés pour laisser John Chinn
dompter son cheval comme il l’entendait.

«Ma parole! pensa-t-il. Il essaie de me faire peur!»

Et il tira entre les yeux larges comme des soucoupes, tout en sautant de
côté.

Une grosse masse toussante, puant la charogne, bondit en le dépassant
plus haut sur la montée, et il suivit discrètement. Le tigre ne fit
aucune tentative pour tourner dans la jungle; il cherchait à voir et à
respirer--nez en l’air, bouche ouverte, les formidables pattes de devant
éparpillant le gravier par pelletées.

«Il y est! dit Jan Chinn, l’œil sur le gibier. Maintenant, si c’était un
perdreau, il planerait. Les poumons doivent être pleins de sang.

Le monstre venait, par soubresauts, de traverser la surface d’un rocher
pour tomber hors de vue de l’autre côté. John Chinn, le canon levé, se
pencha pour regarder. Mais la trace rouge menait droit comme flèche à la
tombe de son grand-père, et là, parmi les bouteilles de liqueurs
fracassées et les fragments de l’image d’argile... un frisson et un
grognement, et le tigre avait vécu.

«Si mon vénérable ancêtre pouvait voir cela, dit John Chinn, il serait
fier de moi. Les yeux, la mâchoire inférieure et les poumons. Un coup
fort élégant.»

Il siffla pour appeler Bukta, tout en prenant la mesure de la masse
raidissante.

«Dix pieds--six--huit pouces--ma parole! Cela fait presque onze
pieds--autant dire onze. L’avant-bras, vingt-quatre--cinq--sept pouces
et demi. La queue courte, par-dessus le marché, trois pieds un pouce. Et
quelle peau! Oh, Bukta! Bukta! Les hommes et les couteaux, vite.

--Est-il vraiment mort? demanda une voix frappée de terreur derrière un
rocher.

--Ce n’est pas de cette façon-là que j’ai tué mon premier tigre, dit
Chinn. Je ne croyais pas Bukta capable de se sauver. Je n’avais pas de
second fusil.

--C’... c’est le Tigre Nébuleux, déclara Bukta, sans prendre garde au
blâme. Il est mort.»

Tous les Bhils vaccinés et non vaccinés des Satpuras s’étaient-ils tenus
par là pour assister au coup de fusil, Chinn n’eût su le dire; toujours
est-il que le flanc tout entier de la colline bruissait de petits hommes
criant, chantant et frappant du pied. Et cependant, jusqu’à ce qu’il eût
fait en personne la première entaille dans la splendide peau, personne
ne voulut prendre de couteau; en outre, à l’arrivée des ténèbres, tous
fuirent la tombe ensanglantée, et nulle persuasion ne les eût ramenés
jusqu’à ce que reparût l’aurore. De sorte que Chinn passa une seconde
nuit à la belle étoile, à garder la carcasse contre les chacals, la
pensée reportée sur l’ancêtre.

Il retourna dans les plaines au chant triomphal d’une escorte de trois
cents hommes, le vaccinateur du Mahratta ne quittant pas son ombre, et
la peau grossièrement séchée en trophée devant lui. Lorsque cette armée,
soudain et sans bruit, disparut, telles les cailles dans les blés hauts,
il jugea qu’il approchait de la civilisation, et un tournant de la route
l’amena sur le camp d’un bataillon de son régiment. Il laissa la peau
sur l’arrière d’un fourgon, afin que tout le monde la pût voir, et se
mit en quête du colonel.

«Ils se comportent admirablement, expliqua-t-il en toute sincérité. Ils
n’ont pas pour deux liards de vice. Ils ont eu peur, et voilà tout. J’ai
vacciné toute la fournée, et ils ont paru enchantés. Qu’est-ce que nous
faisons ici, sir?

--C’est ce que je suis en train de me demander, dit le colonel. Je ne
sais encore si nous faisons partie d’une brigade ou si nous représentons
une force policière. Je penche toutefois pour la force policière.
Comment vous y êtes-vous pris pour arriver à vacciner un Bhil?

--Ma foi, sir, répondit Chinn, j’ai retourné la chose dans ma tête, et
selon ce que j’en peux juger, je possède une sorte d’influence
héréditaire sur eux.

--Je le sais, sans cela je ne vous aurais pas envoyé là-bas; mais quoi,
exactement?

--C’est plutôt original. Il paraît, d’après ce que j’en conclus, que je
suis mon propre grand-père réincarné, et que j’ai troublé la paix du
pays en chevauchant nuitamment un tigre de selle. Si je n’avais fait
cela, je ne crois pas qu’ils se seraient opposés à la vaccination; mais
les deux venant ensemble, c’était plus qu’ils n’en pouvaient supporter.
Et c’est ainsi, sir, que je les ai vaccinés, et que j’ai tué mon tigre
de selle, soi-disant pour prouver ma bonne foi. Jamais de votre vie vous
n’avez vu une peau pareille.»

Le colonel tira sur sa moustache d’un air pensif.

«Mais, comment diable vais-je insérer cela dans mon rapport?»

A dire vrai, la version officielle de la fuite des Bhils devant la
vaccination ne souffla mot de Sa Déité, le lieutenant John Chinn. Mais
Bukta savait à quoi s’en tenir, le régiment aussi et de même chacun des
Bhils des Satpuras.

Et maintenant, Bukta n’a qu’une hâte, c’est de voir John Chinn
promptement marié, afin qu’il confère ses pouvoirs à un fils; car si la
postérité Chinn vient à s’éteindre, et que les petits Bhils se trouvent
livrés à leur propre imagination, il y aura encore du fil à retordre
dans les monts des Satpuras.




LE MONT ILLUSION

            What rendered vain their deep desire?
            A God, a God their severance ruled,
            And bade between their shores to be
            The unplumbed, salt, estranging sea.

        MATTHEW ARNOLD.


LUI.--Dites donc à vos jhampanies[18] de ne point tant se presser, chère
amie. Ils oublient que j’arrive des plaines.

  [18] Coolies employés au roulage du rickshaw, lequel rickshaw est un
    véhicule ressemblant au pousse-pousse et qui, dans l’Inde, est
    réservé à l’usage des femmes.

ELLE.--Preuve certaine que pour ma part je ne suis sortie avec personne.
Oui, l’équipe a besoin d’être stylée. Où allons-nous?

LUI.--Comme d’habitude... Au bout du monde! Non. Au Jakko.

ELLE.--Alors, faites-vous suivre par votre poney. C’est un tour assez
long.

LUI.--Et pour la dernière fois, Dieu merci!

ELLE.--Vous y tenez toujours. Je n’ai pas osé vous en parler dans mes
lettres... tous ces derniers mois.

LUI.--Si j’y tiens! Depuis l’automne je ne fais qu’arranger mes affaires
dans ce but. On dirait, à vous entendre parler, que la chose se présente
à votre esprit pour la première fois?

ELLE.--Moi? Oh! je ne sais pas. Ce n’est pas le temps qui m’a manqué
pour réfléchir, en tout cas.

LUI.--Et vous avez changé d’avis?

ELLE.--Non. Vous devez savoir que je suis un prodige de constance. En
quoi consistent vos--arrangements?

LUI.--Les _nôtres_, chérie, s’il vous plaît.

ELLE.--Les nôtres, soit. Mon pauvre ami, comme l’éruption de chaleur
vous a marqué au front! Avez-vous jamais essayé du sulfate de cuivre
dans l’eau?

LUI.--Il n’y paraîtra plus d’ici un jour ou deux. Les arrangements sont
assez simples: Tonga[19] dès le matin--arrivée à Kalka à midi--à Umballa
à sept heures--droit à Bombay par le train de nuit, et alors le paquebot
du 21 pour Rome. Telle est mon idée. Le Continent et la Suède--deux mois
et demi de lune de miel.

  [19] Voiture à deux roues attelée de deux poneys.

ELLE.--Chut! N’en parlez pas de cette façon. Cela me fait peur. Guy,
depuis combien de temps vous et moi faisons-nous les fous?

LUI.--Sept mois et quatorze jours. J’oublie le nombre exact des heures
complémentaires, mais j’y réfléchirai.

ELLE.--Je voulais seulement voir si vous vous rappelleriez. Qui sont ces
deux-là sur la route de Blessington?

LUI.--Eabrey et la Penner. Qu’est-ce que vous leur voyez d’intéressant?
Dites-moi tout ce que vous avez fait, dit et pensé.

ELLE.--J’ai fait peu, dit moins encore, et pensé beaucoup. C’est à peine
si je suis sortie.

LUI.--C’est le tort que vous avez eu. Vous n’avez pas broyé du noir?

ELLE.--Pas trop. Pouvez-vous vous étonner que je ne sois guère portée à
m’amuser?

LUI.--Ma foi, oui. Qu’est-ce donc qui n’allait pas?

ELLE.--Tout simplement ceci: plus je connais de monde et plus je suis
connue ici, plus s’étendra le bruit du patatras lorsqu’il se produira.
Je n’aime pas beaucoup cela.

LUI.--Absurde. Nous n’y serons plus.

ELLE.--Vous croyez?

LUI.--J’en suis sûr, si l’on peut compter sur la vapeur ou le cheval
pour nous emporter. Ha! ha!

ELLE.--Et le comique de la situation consiste--en quoi, mon Roméo?

LUI.--En rien, ma Juliette. C’était seulement une idée qui me passait.

ELLE.--On prétend que le sens de l’humour est plus aiguisé chez les
hommes que chez les femmes. Pour le moment, je pensais, moi, au
scandale.

LUI.--Ne pensez donc pas à de si vilaines choses. Nous en serons loin.

ELLE.--Il n’en existera pas moins--dans la bouche des gens de
Simla--télégraphié par toute l’Inde, et l’objet des conversations dans
les dîners.--Et lorsqu’Il sortira, on ouvrira sur Lui les yeux grands
comme des portes cochères pour voir comment Il prend la chose. Et nous
serons morts, mon Guy chéri--_morts et jetés dans les ténèbres de dehors
où il y aura_...

LUI.--L’amour, au moins. Cela ne suffit-il pas?

ELLE.--Je l’ai dit.

LUI.--Et vous le pensez encore?

ELLE.--Et vous, que pensez-vous?

LUI.--Qu’ai-je donc fait? La ruine n’est-elle pas équivalente pour moi
suivant qu’en va le monde--mise au ban de la société, perte de mes
fonctions, travail de ma vie à tout jamais brisé. Je paye mon écot.

ELLE.--Et êtes-vous si fort au-dessus du monde que vous soyez en mesure
de supporter telle dépense? Moi-même, le suis-je?

LUI.--Ma divine--vous êtes une femme--

ELLE.--Une femme bien ordinaire, je le crains, mais jusqu’ici,
respectable.--Comment vous portez-vous, Mrs. Middletich? Votre mari? Je
crois qu’il est en train de descendre à cheval à Annandale avec le
colonel Statters. Oui, y a-t-il rien de plus délicieux après la
pluie?--Guy, pour combien de temps suis-je encore autorisée à saluer
Mrs. Middletich? Jusqu’au 17?

LUI.--Cette Écossaise mal endimanchée! Quelle nécessité de la faire
intervenir dans la discussion? Vous disiez?

ELLE.--Rien. Avez-vous jamais vu pendre un homme?

LUI.--Oui. Une fois.

ELLE.--Pour quoi était-ce?

LUI.--Affaire de meurtre, naturellement.

ELLE.--De meurtre. Est-ce là un si grand crime, après tout? Je me
demande ce qu’il ressentit à la chute de la bascule.

LUI.--Je ne crois pas qu’il ressentit grand’chose. Quelle petite femme
macabre vous faites, ce soir! Vous frissonnez. Mettez votre manteau, ma
chérie.

ELLE.--Oui, c’est ce que je vais faire, Oh! Regardez le brouillard qui
s’en vient au-dessus de Sanjaoli; et moi qui croyais que nous aurions du
soleil sur le Mille des Dames! Retournons.

LUI.--A quoi bon. Il y a un nuage sur le Mont Elysium, et cela signifie
qu’il y a du brouillard tout le long du Mall. Nous allons continuer.
Peut-être cela va-t-il se dissiper avant que nous arrivions au Couvent.
Ma parole, il fait presque froid.

ELLE.--Vous le sentez, vous qui arrivez d’en bas. Mettez votre
pardessus. Que dites-vous de mon manteau?

LUI.--Ne demandez jamais à un homme son opinion sur la toilette d’une
femme lorsqu’il est désespérément, pitoyablement amoureux de celle qui
la porte. Laissez, que je voie. Comme tout ce que vous avez, c’est
parfait. D’où vient-il?

ELLE.--C’est Lui qui me l’a donné, mercredi--jour anniversaire de notre
mariage, vous savez.

LUI.--Diantre, il a fait cela! Il devient généreux sur ses vieux jours.
Est-ce que vous aimez toute cette histoire de ruches et de fanfreluches
au cou? Moi, pas.

ELLE.--Vraiment?

    Beau sire, par courtoisie,
    Quand traverserez le bourg,
    Achetez-moi par amour
    Quelque robe choisie[20].

  [20] Adaptation d’une vieille ballade écossaise intitulée _My jo,
    Janet_, et qui commence par cette strophe:

        «O sweet sir, for your courtesy,
          When ye come by the Bass, then
        For the love ye bear to me,
          Buy me a keeking glass then.»

        --«Keek into the draw-well
            Janet, Janet,
        And ye’ll see your bonnie sel,
            My jo, Janet.»

        «Beau sire, par courtoisie
        Quand viendrez du côté du Bass,
        Pour l’amour que me portez
        Achetez-moi un miroir»,

        --«Mire-toi dans le puits,
            Jeannette, Jeannette,
        Et tu y verras ton joli minois,
            Ma mie Jeannette.»

LUI.--Je ne répondrai pas: «Jeannette, Jeannette, mire-toi dans le
puits.» Attendez seulement un peu, mon ange, et vous aurez en pagaille
des robes choisies et tout le reste.

ELLE.--Et quand les robes seront usées, vous m’en aurez de nouvelles--et
tout le reste.

LUI.--Assurément.

ELLE.--Je me le demande.

LUI.--Écoutez, mon amour, je n’ai pas passé deux jours et deux nuits en
chemin de fer pour vous entendre vous le demander. Je croyais que nous
avions réglé tout cela à Shaifazehat.

ELLE (_rêveuse_).--A Shaifazehat? Est-ce que la station va toujours?
C’était il y a des siècles et des siècles. Elle doit tomber en ruines.
Tout... en ruines, tout sauf la route d’Amirtollah. Je ne crois pas que
celle-là puisse crouler, jusqu’au Jugement Dernier.

LUI.--Vous croyez? Qu’est-ce qu’il y a, maintenant?

ELLE.--Je ne saurais dire. Comme il fait froid! Dépêchons-nous.

LUI.--Il vaudrait mieux marcher. Arrêtez vos _jhampanies_ et descendez.
Qu’est-ce que vous avez, ce soir, ma chérie?

ELLE.--Rien. Il faut vous accoutumer à mes façons. Si je vous ennuie, je
peux rentrer. Voici que s’amène le capitaine Congleton. J’ose dire qu’il
ne refusera pas de m’accompagner.

LUI.--Petite folle. Et entre nous encore! Nom de Dieu de capitaine
Congleton! Là!

ELLE.--Parfait chevalier! Est-ce votre habitude de jurer comme cela en
parlant? C’est quelque peu choquant, et de là à jurer après moi...!

LUI.--Mon ange! Je ne savais pas ce que je disais, et vous avez changé
d’idée si vite que je ne pouvais pas vous suivre. Je me couvrirai de
poussière et de cendre.

ELLE.--Il y en aura bien assez plus tard... Bonsoir, capitaine? En route
déjà pour les quadrilles-chantants? Quelles danses vous dois-je pour la
semaine prochaine? Non! Vous devez les avoir inscrites de travers. Cinq
et sept, voilà ce que j’ai dit. Si vous vous êtes trompé, tant pis pour
vous! Il vous faut apporter des modifications à votre programme. Adieu,
capitaine.

LUI.--Je croyais vous avoir entendue dire que vous n’étiez guère sortie
cette saison?

ELLE.--Très vrai; mais, quand je sors, c’est avec le capitaine Congleton
que je danse. Il danse fort agréablement.

LUI.--Et quand vous ne dansez pas, vous allez vous asseoir avec lui, je
suppose?

ELLE.--Oui. Y trouvez-vous à redire? Faudra-t-il, à l’avenir, que je
reste debout sous le lustre?

LUI.--De quoi vous parle-t-il!

ELLE.--De quoi les hommes parlent-ils quand ils causent au lieu de
danser?

LUI.--Peuh? Je vous en prie! Enfin, maintenant que me voici revenu, il
faut vous dispenser pendant quelque temps du séduisant capitaine
Congleton. Il ne me revient guère.

ELLE.--(Après un instant de silence.)--Savez-vous ce que vous avez dit?

LUI.--Ne pourrais exactement le répéter. Je ne suis pas de très bonne
humeur.

ELLE.--C’est ce que je vois--et sens. Mon sincère et fidèle amant,
qu’avez-vous fait de votre «constance éternelle», de votre «inaltérable
confiance», et de votre «respectueuse dévotion»? Ce sont les phrases que
je me rappelle; vous paraissez les avoir oubliées. Je cite un nom
d’homme...

LUI.--Un peu plus que cela.

ELLE.--Eh bien, je lui parle d’une danse--peut-être la dernière que je
danserai jamais en ma vie avant--avant de m’en aller; et sur-le-champ
vous me soupçonnez et m’insultez.

LUI.--Je n’ai pas dit un traître mot.

ELLE.--Que n’avez-vous sous-entendu? Guy, ce degré de confiance est-il
celui qui va servir de base à notre nouvelle vie!

LUI.--Non, naturellement non. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Ma
parole d’honneur, non, ce n’est pas cela. N’y pensons plus, ma chérie.
Je vous en prie, n’y pensons plus.

ELLE.--Cette fois-ci--oui--et une seconde fois, et encore et encore, des
années durant jusqu’à ce que je n’aie plus la force de m’en irriter.
Vous demandez trop, mon Roméo, et... vous en savez trop.

LUI.--Que voulez-vous dire?

ELLE.--Cela fait partie du châtiment. Il ne peut y avoir de confiance
entre nous.

LUI.--Au nom du Ciel, pourquoi pas?

ELLE.--Chut. L’Autre Lieu est tout à fait suffisant. Demandez-le-vous à
vous-même.

LUI.--Je ne suis pas bien le raisonnement.

ELLE.--Vous avez en votre for intérieur une confiance telle en moi que
si je regarde un autre homme... N’importe. Guy, avez-vous jamais été
amoureux d’une jeune fille--d’une _honnête_ fille?

LUI.--Quelque chose dans ce goût-là. Il y a des siècles..., au temps où
les bestes parloient, avant de vous avoir jamais vue, ma jolie.

ELLE.--Racontez-moi ce que vous lui disiez.

LUI.--Que dit un homme à une jeune fille? J’ai oublié.

ELLE.--Moi, je me rappelle. Il lui dit qu’il a confiance en elle et
baise le sol qu’elle foule, et qu’il l’aimera, l’honorera et la
protégera jusqu’à son dernier souffle; et c’est dans cette croyance
qu’elle se marie. En tout cas, moi, je parle d’une jeune fille qui, dans
la suite, ne se sentit pas protégée.

LUI.--Oui, et alors?

ELLE.--Et alors, Guy, et alors, la pauvre a encore besoin de dix fois
plus d’amour, de confiance et d’honneur--oui, d’_honneur_--qu’il n’en
suffisait lorsqu’elle n’était que simple épouse si--si--l’autre vie
qu’elle consent à mener doit se voir rendue même supportable.

LUI.--Même supportable! Ce sera le Paradis.

ELLE.--Ah! Pouvez-vous me donner tout ce que j’ai demandé là--pas
maintenant ni dans quelques mois, mais quand vous commencerez à penser à
ce que vous auriez pu faire si vous aviez conservé votre situation et
votre rang ici--quand vous commencerez à me regarder comme une entrave
et un fardeau. C’est alors que j’en aurai le plus grand besoin, Guy, car
il n’y aura plus que vous dans le vaste monde.

LUI.--Vous êtes un peu lasse, ce soir, mon amour, et vous prenez la
chose par son côté tragique. Après les formalités nécessaires devant les
tribunaux, la route est claire, qui mène au...

ELLE.--Au saint état de mariage! Ha! ha! ha!

LUI.--Chut! Ne riez pas de cette horrible façon.

ELLE.--Je--je-ne-ne-ne peux pas m’en empêcher! N’est-ce pas par trop
absurde! Ha! ha! ha! Guy, arrêtez-moi vite ou je vais--je vais r-r-rire
jusqu’à ce que nous soyons au porche de l’église[21].

  [21] En Angleterre, l’église protestante admet le mariage religieux
    après le divorce.

LUI.--Pour la grâce de Dieu, arrêtez-vous. Ne vous donnez pas ainsi en
spectacle. Qu’est-ce que vous avez?

ELLE.--R-r-rien. Cela va mieux, maintenant.

LUI.--Allons, c’est cela. Un moment, ma chère. Vous avez là une petite
mèche de cheveux qui s’est détachée derrière l’oreille droite et qui
vous frôle la joue. Là, comme cela!

ELLE.--_M... maissi._ J’ai peur que mon chapeau soit de travers aussi.

LUI.--Pourquoi portez-vous ces immenses glaives d’épingles à chapeau?
Elles sont de taille à tuer les gens.

ELLE.--Oh! Ce n’est pas une raison pour me tuer. Vous êtes en train de
me l’enfoncer dans la tête! Laissez-moi faire. Vous êtes si maladroits,
vous autres, hommes.

LUI.--Avez-vous eu beaucoup d’occasions de nous comparer--dans ce genre
d’opération?

ELLE.--Guy, quel est mon nom?

LUI.--Hein? Je n’y suis pas.

ELLE.--Voici mon porte-cartes. Pouvez-vous lire?

LUI.--Oui. Eh bien?

ELLE.--Eh bien, cela répond à votre question. Vous connaissez le nom de
l’autre homme. Suis-je suffisamment humiliée, ou allez-vous me demander
s’il n’y a pas personne autre?

LUI.--Je comprends, maintenant. Ma chérie, cela n’a pas été un instant
mon intention. Je ne faisais que plaisanter. Là, c’est heureux qu’il n’y
ait personne sur la route. On serait scandalisé.

ELLE.--On le sera davantage d’ici la fin.

LUI.--De grâce! Je n’aime pas vous entendre parler de la sorte.

ELLE.--Homme déraisonnable! Qui donc m’a demandé d’envisager la
situation et de l’accepter?--Dites-moi, ai-je l’air d’une Mrs. Penner?
Ai-je l’air d’une femme équivoque? _Jurez_ que non! Donnez-moi votre
parole d’honneur, mon _honorable_ ami, que je ne ressemble pas à Mrs.
Buzgago. C’est comme cela qu’elle se tient les mains croisées derrière
la tête. Aimez-vous cela?

LUI.--Ne jouez pas la comédie.

ELLE.--Je ne la joue pas. Je suis Mrs. Buzgago. Écoutez!

    Pendant une année tout entière
      Le régiment n’a pas r’paru:
    Au ministère de la guerre
      On le r’porta comme perdu.
    On r’nonçait à r’trouver sa trace,
      Quand, un matin, subitement,
    On le vit r’paraître sur la place,
      Le colonel toujours en avant.

C’est sa façon de rouler les r. Est-ce que je lui ressemble?

LUI.--Non, mais je n’aime pas, quand vous faites la cabotine et que vous
chantez des choses de ce genre-là. Où diable avez-vous pu pêcher la
_Chanson du Colonel_? Ce n’est pas une chanson de salon. Ce n’est pas
convenable.

ELLE.--C’est Mrs. Buzgago qui me l’a apprise. Elle est, Mrs. Buzgago, à
la fois salon et convenable, et dans un mois elle me le fermera, son
salon, et remerciera Dieu de ne pas être aussi inconvenante que moi. Oh,
Guy, Guy! Que je voudrais ressembler à certaines femmes et n’avoir pas
de scrupules--que dit Keenes?--«porter les cheveux d’un cadavre et
trahir jusqu’au pain qu’on mange».

LUI.--J’avoue que je ne suis pas un aigle et que pour le moment je n’y
vois que du feu. Quand vous aurez fini de passer d’un caprice à l’autre,
vous me le direz, et j’essaierai de comprendre le dernier.

ELLE.--Caprices, Guy! Je n’en ai pas. J’ai seize ans, et vous en avez
tout juste vingt, et vous êtes resté deux heures à m’attendre à la porte
de l’école dans le froid. Et voici que je vous ai rejoint et que nous
rentrons de compagnie à la maison. Cela vous va-t-il, Mon Impériale
Majesté?

LUI.--Non. Nous ne sommes pas des enfants. Pourquoi ne pouvez-vous pas
être raisonnable?

ELLE.--Il me demande cela, quand je suis sur le point de commettre un
suicide moral pour lui, et, et----je ne vais pas faire la Française et
délirer à propos de _ma mère_, mais vous ai-je jamais dit que j’en
avais, une mère, et un frère, lequel était, avant que je me marie, mon
enfant gâté? Il est marié, maintenant. Ne pouvez-vous pas imaginer le
plaisir que lui causera la nouvelle de la fuite? Et vous, Guy, avez-vous
des gens pour se réjouir de vos exploits?

LUI.--Un ou deux. On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs.

ELLE.--(Lentement.)--Je ne vois pas la nécessité--

LUI.--Hein! Que voulez-vous dire?

ELLE.--Voulez-vous la vérité?

LUI.--En raison des circonstances, cela vaudrait peut-être autant.

ELLE.--Guy, j’ai peur.

LUI.--Je croyais que nous avions mis ordre à tout cela. De quoi?

ELLE.--De vous.

LUI.--Oh, nom de Dieu! La vieille histoire! C’est trop fort.

ELLE.--De vous.

LUI.--Et alors, quoi?

ELLE.--Que pensez-vous de moi?

LUI.--Cela n’a aucun rapport avec la question. Qu’avez-vous l’intention
de faire?

ELLE.--Je n’ose risquer le coup. J’ai peur. Si je pouvais seulement
tricher...

LUI.--A la Buzgago? Non, _merci_. C’est le seul point sur lequel j’aie
quelque notion de l’honneur. Je ne voudrais pas manger le sel d’un homme
que je volerais. Je pillerai ouvertement ou pas du tout.

ELLE.--Je n’ai jamais eu d’autre intention.

LUI.--Alors, pourquoi diable faites-vous semblant de ne pas vouloir
venir?

ELLE.--Je ne fais pas semblant, Guy. _J’ai_ peur.

LUI.--Expliquez-vous, je vous en prie.

ELLE.--Cela ne peut durer, Guy. Cela ne peut durer. Vous vous mettrez en
colère, et puis vous jurerez, et puis vous deviendrez jaloux, et puis
vous me soupçonnerez--vous me soupçonnez déjà--et vous serez vous-même
le plus puissant motif de doute. Et moi--que ferai-je? Je ne vaudrai pas
mieux qu’une Mrs. Buzgago dévoilée--pas mieux que personne. Et vous le
saurez. Oh, Guy, ne _voyez_-vous pas?

LUI.--Je vois que vous êtes affreusement déraisonnable, petite fille
d’Ève.

ELLE.--Là! Dès que je commence à faire des objections, vous vous fâchez.
Qu’est-ce que vous ferez quand je ne serai plus que votre chose--votre
chose volée? Cela ne peut être, Guy. Cela ne peut être! Je croyais que
cela se pouvait, mais cela _ne se peut_. Vous vous fatiguerez de moi.

LUI.--Je vous dis que non. Rien ne pourra-t-il arriver à vous le faire
comprendre?

ELLE.--Là, vous ne voyez pas? Du moment que vous me parlez comme cela
maintenant, comment me traiterez-vous plus tard, si je ne fais pas tout
comme vous voulez? Et si vous vous montriez cruel vis-à-vis de moi, Guy,
où irais-je?--où irais-je? Je ne peux pas me fier à vous. Oh, je _ne
peux pas_ me fier à vous!

LUI.--Vous voulez peut-être que ce soit moi qui vous dise que je _peux_
me fier à vous. J’en ai bon motif.

ELLE.--Je vous en prie, cher ami. Cela me fait autant de mal que si vous
me frappiez.

LUI.--Ce n’est pas précisément agréable pour moi.

ELLE.--Je n’y peux rien. Je voudrais être morte! Je ne peux me fier à
vous, et je ne peux me fier à moi-même. Oh, Guy, enterrons cela, et que
tout soit oublié!

LUI.--Trop tard, maintenant. Je ne vous comprends pas--je ne veux pas
vous comprendre--et je ne me fie pas suffisamment à moi-même, ce soir,
pour causer. Puis-je me présenter chez vous demain?

ELLE.--Oui. _Non!_ Oh, donnez-moi du temps! Après-demain. Je monte ici
dans mon rickshaw pour Le rejoindre chez Peliti[22]. Vous, continuez à
cheval.

  [22] Pâtissier-glacier élégant de Simla.

LUI.--Je vais aller chez Peliti, moi aussi. J’ai besoin de boire quelque
chose. C’est comme si le ciel était tombé sur la terre, et tout me danse
dans la cervelle. Qui sont ces brutes qui hurlent dans la Vieille
Bibliothèque?

ELLE.--On répète les quadrilles-chantants pour le bal travesti.
Entendez-vous la voix de Mrs Buzgago? Elle a un solo. C’est une idée
toute nouvelle. Écoutez!

MRS. BUZGAGO (_dans la Vieille Bibliothèque, con molto espressione_):

    See saw! Margery Daw!
    Sold her bed to lie upon straw.
    Wasn’t she a silly slut
    To sell her bed and lie upon dirt[23]?»

  [23]

                Ding--dong! Margery Daw!
        A vendu son lit pour coucher sur la paille.
                Ne fut-elle sotte péronnelle
        De vendre son lit pour coucher dans la crotte?

Capitaine Congleton, je vais mettre «flirt» à la place. Cela sonne
mieux.

LUI.--Non, j’ai changé d’idée pour ce qui est de boire. Bonsoir,
gentille dame. Je vous verrai demain?

ELLE.--Ou-ui. Bonsoir, Guy. Ne soyez pas fâché contre moi.

LUI.--Fâché! Vous savez que j’ai en vous une confiance absolue. Bonsoir
et--Dieu vous protège! (_Trois secondes plus tard. Seul._) Hum! Je
donnerais bien quelque chose pour savoir si derrière tout cela il n’y en
a pas un autre.




NOTES SUR LA VIE DE BADALIA HERODSFOOT


Au commencement, c’était une femme de pas grand’chose. Elle avait porté
la lourde frange de cheveux à la chien, parure distinctive de la fille à
marchand des quatre saisons, et il est dans Gunnison Street[24] une
légende suivant laquelle une lampe éblouissante en chaque main, le jour
de son mariage, elle dansa le chahut sur la brouette à bigorneaux d’un
amoureux congédié, jusqu’au moment où intervint un policeman, sur quoi
Badalia empoigna le représentant de la loi, qu’elle fit valser au milieu
de hurlements de joie. Ce furent ses jours d’abondance, et ils ne
durèrent pas longtemps, attendu qu’au bout de deux ans son époux prit
autre femme à lui, et sortit de l’existence de Badalia par-dessus le
corps inanimé de la dame. C’est, en effet, par des coups qu’il mit arrêt
aux protestations d’icelle. Tandis qu’elle goûtait les joies du veuvage,
le bébé, que le mari s’était gardé d’emporter, mourut du croup, et
Badalia se trouva tout à fait seule. Avec une rare fidélité elle resta
sourde à toutes propositions tendant à un second mariage suivant les
usages de Gunnison Street, lesquels ne diffèrent en rien de ceux des
sauvages de l’Afrique. «M’n homme, expliqua-t-elle à ses soupirants, i’
r’viendra un d’ces quat’ matins, et pour lorsse plus qu’probable qu’i’
m’tuerait si savait que j’vis avec vous. Vous ne l’connaissez pas, Tom;
moi, je l’connais. Donc, allez-vous-en. J’peux m’en tirer toute
seule--n’ayant pas d’marmot.»

  [24] Rue de Whitechapel, quartier misérable de Londres.

Elle s’en tira, grâce à un fer à repasser, à la garde de quelques bébés,
et à la vente occasionnelle des fleurs. Ce dernier commerce en est un
qui demande des capitaux et entraîne la vendeuse fort loin vers l’ouest,
si bien que le voyage pour revenir de..., admettons, Burlington
Arcade[25] à Gunnison Street, est une excuse à boire; et alors, comme
l’expliquait Badalia: «Vous rentrez chez vous avecque l’châle à moitié
sorti du dos, et l’capistra sous l’bras, et pas un sou en poche, sans
parler d’un sergot pour vous tenir compagnie.» Badalia ne buvait pas,
mais elle connaissait ses congénères, et avait avec elles son franc
parler. Par ailleurs elle gardait son quant à soi, et réfléchissait
longuement à Tom Herodsfoot, son mari, qui reviendrait à quelque jour,
et au bébé qui, lui, jamais ne reviendrait. De quelle façon ces pensées
agirent-elles sur son esprit, impossible de le savoir.

  [25] Passage situé dans Piccadilly, quartier élégant de Londres.

Son entrée dans le monde date du soir où elle se leva littéralement sous
les pieds du révérend Eustace Hanna, sur le palier du nº 17 de Gunnison
Street, et lui fit entendre qu’il n’était qu’un âne bâté, sans ombre de
discernement dans sa façon de distribuer ses charités à la paroisse.

«Vous donnez des crèmes à Louison la Fayote, dit-elle, sans autre
formule de présentation; vous y donnez du vin de «porco». La bonne
blague! Vous y donnez des couvertures. Courez donc vous cacher! Sa mère,
e’ maque tout le fourbi, et boit les couvertures. E’ les r’tire d’chez
ma tante, oui-da, avant qu’vous r’veniez la voir, afin d’les avoir
toutes sous la main et bien en ordre; et Louison la Fayote, e’ vous
raconte: «Oh, ma mère est tout plein bonne pour moi!» C’est c’qu’e’ dit.
Louison la Fayote fait bien de parler comme ça, étant clouée au lit,
autrement sa mère la tuerait. Ma fine! vous êtes un sacré
malagauche--vous et vos crèmes! Louison la Fayote n’en a seulement
jamais reniflé le fumet.»

Sur quoi le pasteur, loin de se croire offensé, reconnut au fond de ces
yeux sombres, sous ces cheveux à la chien, une âme sœur, et de la sorte
pria Badalia de monter la garde auprès de Louison la Fayote la prochaine
fois qu’arriverait crème ou bouillon, et de veiller à ce que vraiment la
malade les avalât. Ce que fit Badalia, à l’ennui de la mère de Louison
la Fayote et avec le partage d’un œil poché entre elles trois; mais
Louison eut sa crème, et, tout en toussant de bon cœur, goûta fort la
peignée.

Plus tard, en partie grâce à la façon prompte dont le révérend Eustace
Hanna reconnut ses dispositions, en partie grâce à certaines histoires
lâchées la larme à l’œil et le rouge aux joues par sœur Eva, la plus
jeune en même temps que la plus impressionnable des Petites Sœurs[26] du
Diamant Rouge, il advint que Badalia, l’arrogante Badalia, aux cheveux à
la chien et au parler gras, conquit une place reconnue parmi ceux qui
peinent pour le salut de Gunnison Street.

  [26] Sœurs protestantes, qui ne se lient pas par des vœux, comme les
    sœurs catholiques.

Ceux-ci formaient un bizarre mélange de gens zélés ou hystériques,
apathiques ou seulement très las de lutter contre la misère, chacun
suivant sa façon de voir. La plupart se consumaient en mesquines
rivalités et piètres jalousies, sujets de confidences à leurs cliques
respectives dans l’intervalle qui séparait le combat livré à la mort
pour sauver le corps d’une blanchisseuse moribonde, et le complot formé
pour lever de nouvelles subventions destinées à ressemeler les souliers
consumés d’un typographe plus consumé encore. Il y avait un pasteur qui
vivait dans la crainte d’encourager la pauvreté chez le pauvre,
souhaitait qu’on tînt des bazars afin d’alimenter son linge d’autel, et
priait en secret pour avoir un grand oiseau de cuivre neuf, aux yeux de
verre rouge, pris ardemment pour des escarboucles. Il y avait le père
Victor, de l’ordre du Manque de Tout, qui savait à quoi s’en tenir sur
le linge d’autel, mais gardait son savoir pour lui, tandis qu’il
s’efforçait d’amadouer Mrs. Jessel, dame secrétaire du Conseil de la
Tasse de Thé, laquelle avait de l’argent à donner, mais haïssait
Rome--alors même que Rome entendait, sur son honneur, ne rien faire de
plus que vous remplir le ventre, laissant l’âme éblouie à la compassion
de Mrs. Jessel.

Il y avait les Petites Sœurs du Diamant Rouge, filles de la sangsue[27],
criant «Apporte» une fois épuisées leurs ressources, et d’un accent
plaintif expliquant à ceux qui, en retour d’un demi-souverain,
demandaient compte de leurs débours qu’il est bien difficile, dans une
mauvaise paroisse, d’ériger en système, sans un supplément coûteux de
personnel, la comptabilité des œuvres charitables. Il y avait le
révérend Eustace Hanna, lequel travaillait impartialement avec les
comités de dames, les ligues et corporations androgynes, le père Victor,
et toute personne en mesure de lui fournir argent, chaussures,
couvertures, ou encore cette aide plus précieuse qui se laisse diriger
par de mieux avertis. Et tous, un à un, apprirent à consulter Badalia
sur l’individualité des gens, sur les droits à être secouru, et sur
l’espoir d’une réforme éventuelle de Gunnison Street. Ses réponses
étaient rarement encourageantes, mais elle joignait à tout un savoir
spécial une confiance complète en elle-même.

  [27] Proverbes, ch. XXX, v. 15.

«C’est moi, Gunnison Street, disait-elle à l’austère Mrs. Jessel. J’sais
c’qu’il en retourne, allez, et i’ n’ont guère besoin d’vot’religion,
ma’ame, pas pour un sacré sou... sauf vot’respect. Ça va bien quand i’
viennent à passer, ma’ame, mais jusqu’à ce qu’ils passent, c’qu’i leur
faut, c’est des choses à manger. Les hommes, i’ peuvent s’tirer
d’affaire tout seuls. C’est pourquoi Nick Lapworth, i’ vous dit qu’i’
veut aller au prêche et tout ça. C’est pas lui qu’irait m’ner une
nouvelle vie, plus qu’sa femme tirerait d’bien d’tout l’argent qu’vous
donnez à l’homme. J’vous dirai encore ceci: C’est pas quand on n’a rien
du tout qu’on vous encourage à la pauvreté en vous donnant qué’qu’chose.
Les femmes, e’ n’peuvent pas s’tirer d’affaire toutes seules--surtout
qu’e’ sont toujours à faire des enfants. Comment qu’e’ feraient? E’
z’ont besoin d’un tas d’choses, si y a mèche d’en avoir. Sinon, e’
crèvent, et c’est encore l’mieux, car la vie est dure aux femmes, dans
Gunnison Street.»

«Croyez-vous que... que Mrs. Herodsfoot soit bien la personne à qui l’on
puisse confier des fonds?» demanda Mrs. Jessel au pasteur après cette
conversation. «Elle a l’air foncièrement impie, tout au moins pour ce
qui est du langage.»

Le pasteur en tomba d’accord. Elle était impie suivant les vues de Mrs.
Jessel. Mais Mrs. Jessel ne pensait-elle pas que, puisque Badalia
connaissait comme personne autre Gunnison Street et ses besoins, on
pouvait en faire une sorte de sous-ordre de la charité, d’une charité
provenant de sources plus pures. Et si, voyons, le Conseil de la Tasse
de Thé pouvait donner quelques shillings la semaine, les Petites Sœurs
du Diamant Rouge quelques autres, et s’il pouvait lui-même y aller de
quelques autres encore, le total, sans paraître le moins du monde
excessif, pourrait être transmis à Badalia pour se voir réparti entre
ses congénères. C’est ainsi que Mrs. Jessel elle-même trouverait la
liberté de s’occuper d’une façon plus directe des besoins spirituels de
certains grands feignants, lesquels, dans ses réunions, s’asseyaient de
façon pittoresque sur les bancs d’en bas, en quête de la vérité... aussi
précieuse que l’argent une fois qu’on en a trouvé le débouché.

«Elle favorisera ses amis», dit Mrs. Jessel. Le pasteur s’abstint de
sourire, et après quelques sages flatteries, remporta la victoire.
Badalia, à son propre et incommensurable orgueil, se vit désignée comme
dispensatrice d’un fonds de secours--d’un dépôt hebdomadaire dont elle
reçut la garde au profit de Gunnison Street.

«J’ignore ce que nous pouvons ramasser chaque semaine, lui dit le
pasteur. Mais voici toujours dix-sept shillings pour commencer.
Faites-en ce que vous voulez parmi vos gens; que je sache seulement ce
qu’il en est afin de ne pas nous embrouiller dans nos comptes. Vous
comprenez?

--Oh, oui! C’est pas beaucoup, pourtant, dites?» déclara Badalia, en
considérant les pièces blanches dans le creux de sa main. La sainte
fièvre de l’administrateur, connue de ceux-là seuls qui ont goûté du
pouvoir, brûlait dans ses veines. «Les souliers, ça coûte, à moins qu’on
n’vous les donne, et alors i’ n’sont bons à porter qu’une fois
rapetassés d’la tige au talon; et la gelée, ça coûte aussi[28]; et je
n’pense rien d’fameux de c’vin d’«porco» à bon marché, mais tout ça
finit par s’chiffrer. Ça s’en ira plus vite que quatre lampées de
gin--vos dix-sept blancs. Et j’vais tenir un livre--tout comme j’faisais
avant qu’Tom s’en aille s’mettre avec cette souillon à tête de marmite
dans la cité Hennessy. J’étions la seule brouette qui tienne des livres
réguliers, moi et--lui.»

  [28] En Angleterre, on donne aux malades des gelées de viande.

Elle acheta un grand cahier de classe--sa main inexperte réclamait du
champ--et elle écrivit dedans l’histoire de sa croisade, d’une plume
hardie, comme il sied à un grand capitaine, et destinée à ne passer sous
nul autre regard que le sien et celui du révérend Eustace Hanna.
Longtemps avant que les pages fussent remplies, la couverture marbrée
avait trempé dans le pétrole--la mère de Louison la Fayote, frustrée de
son pourcentage sur les crèmes de sa fille, fit, un beau jour, invasion
dans la chambre de Badalia, 17, Gunnison Street, et se battit avec elle,
au détriment de la lampe et de son propre chignon. C’était difficile, en
outre, de porter le précieux «vin de porco» d’une main et de l’autre le
livre à travers un peuple éternellement altéré; aussi des taches rouges
s’ajoutèrent-elles à celles de l’huile. Mais le révérend Eustace Hanna,
aux yeux duquel comptait seul l’esprit du livre, n’y trouva jamais à
redire. Les généreux barbouillages racontaient leur histoire, Badalia,
chaque samedi soir, remplissant le rôle du chœur entre deux exposés
comme ceux-ci:

_Mrs. Hikkey, très malade eau-de-vie 3 pence. Voiture pour hôpital, il
fallait qu’elle s’en aille, 1 shilling. Mrs. Poone en couches. En argent
pour thé (elle l’a pris je le sais, monsieur) 6 pence. Rencontré son
mari dehors qui cherchait du travail._

«J’y ai flanqué deux calottes en l’traitant d’gueux d’feignant! I’
n’aura pas d’travail à cause qu’i!... faites excuse, m’onsieur. Si vous
voulez continuer?» Le pasteur continua.

_Mrs. Vincent. En couches. Pas de quoi emmaillotter le bébé. Beaucoup de
désordre. En argent 2 shillings 6 pence. Quelques draps de Miss Eva._

«Sœur Eva a fait cela?» demanda le pasteur, d’un ton très doux.

Or, la charité était pour sœur Eva un devoir professionnel; toutefois,
aux yeux d’un homme au moins, il n’était pas un acte de sa tâche
quotidienne qui ne fût une manifestation de grâce et de bonté
angéliques--quelque chose à perpétuellement admirer.

«Oui, m’sieur. E’ s’en est retournée à la maison des sœurs et les a pris
à son propre lit. Et i’ z’ont des belles marques, j’vous assure.
Continuez, m’sieur. Ça fait quatre shillings trois pence.»

_Mrs. Junnet pour tenir bon feu charbon a monté. 7 pence._

_Mrs. Lockhart pris un bébé en nourrice pour gagner un brin d’argent
mais la mère ne peut pas payer, l’homme ne voulant pas aider. Espèces 2
shillings 2 pence. Travaillait dans une cuisine, mais a dû quitter. Feu,
thé, et jarret de bœuf, 1 shilling 7 pence et demi._

«Y a eu là une batterie, m’sieur», dit Badalia. «Pas moi, m’sieur. Son
mari, il est venu comme ça sans dire au moment où qu’i’ fallait pas, et
a voulu avoir le bœuf, aussi j’appelle à l’étage au-dessus, et v’là
qu’descend c’mulâtre qui vend les cannes à épée, au bout de
Ludgate-hill. Mulâtre, que j’y dis, espèce de grand animal noir,
prends-moi c’grand animal blanc-là, et tue-moi ça! J’savais que
j’pourrais pas venir à bout de Jack Lockhart à moitié soûl, tant qu’il
aurait l’bœuf dans les mains. «J’vas y en donner, du bœuf», dit le
mulâtre. Et de fait il lui en donna, avec c’te pauvre femme qui criait
dans la chambre auprès; et l’bout d’rampe d’escalier, à l’étage, en est
tout cassé, mais elle a eu son bouillon, et Tom, lui, il a eu son
camembert. Si vous voulez continuer, m’sieur?

--Non, je crois que tout cela va bien. Je vais signer pour la semaine»,
dit le pasteur.

On finit par si bien s’accoutumer à ces choses qualifiées d’une façon
profane de documents humains.

«L’bébé à Mrs Churner a la diptirie, dit Badalia, en faisant mine de
s’en aller.

--Où est-ce? Les Churner de Painter’s Alley, ou les autres Churner de
Houghton Street?

--De Houghton Street. Les gens de Painter’s Alley sont vendus et partis.

--Sœur Eva vient veiller une nuit par semaine la vieille Mrs. Probyn
dans Houghton Street--n’est-ce pas? demanda le pasteur, d’un ton
inquiet.

--Oui; mais e’ ne veillera plus. J’me suis chargée de Mrs. Probyn.
J’peux pas y parler religion, mais e’ n’en a pas besoin; et Miss Eva n’a
pas besoin, elle, d’attraper la diptirie, malgré c’qu’elle en dit.
N’craignez rien pour Miss Eva.

--Mais--mais vous pouvez l’attraper vous-même.

--Possible. (Elle regarda le vicaire entre les yeux, et les siens
brillèrent sous la frange de cheveux.) P’t’ête bien que j’voudrais
l’attraper, pour c’que vous en savez.»

Le pasteur réfléchit quelques secondes à ces dernières paroles, jusqu’à
ce que sa pensée se reportât sur sœur Eva au grand manteau gris et aux
blancs rubans de chapeau noués sous le menton. Sur quoi il ne pensa plus
à Badalia.

Quant à Badalia, ce qu’elle pensa, elle ne l’exprima pas de vive voix;
mais on raconte dans Gunnison Street que la mère de Louison la Fayote,
assise ivre-morte sur le pas de sa porte, se trouva, ce soir-là, saisie
et enroulée dans le nuage de guerre du courroux de Badalia. Sans savoir
si elle se tenait sur la tête ou sur les talons, et après avoir été
heurtée solidement sur chaque marche l’une après l’autre jusqu’à la
chambre de Badalia, elle se vit déposée sur le lit de cette dernière, où
elle pleurnicha et frissonna jusqu’à l’aube, en prenant Dieu à témoin
que tout le monde était contre elle, et en faisant appel à des enfants
que depuis longtemps la saleté et la négligence avaient tués. Badalia,
haussant les épaules, repartit en guerre, et attendu que nombreuses
étaient les légions de l’ennemi, trouva de l’ouvrage en suffisance pour
la tenir occupée jusqu’au lever du jour.

Comme elle l’avait promis, elle prit Mrs. Probyn sous sa propre garde,
et commença par provoquer presque chez la vieille dame une crise de
nerfs, en lui annonçant qu’«y a p’t’ête bien un Dieu comme p’t’ête bien
que non, et qu’s’y en a un, ça n’y change rien pour vous ni pour moi,
et, en attendant, prenez-moi c’te gelée-là.» Sœur Eva fit d’abord des
difficultés en se voyant ainsi privée de son pieux travail dans Houghton
Street; mais Badalia insista, et, par de belles paroles ainsi que la
promesse de faveurs à venir, persuada si bien trois ou quatre hommes
plus respectables du voisinage, qu’ils barricadèrent la porte toutes les
fois que Sœur Eva tentait d’en forcer l’entrée, et alléguèrent la
diphtérie comme excuse. «I’ faut que j’la mette à l’abri», dit Badalia,
«et à l’abri e’ restera. Pour c’qui est d’moi, l’pasteur s’en f... pas
mal, et... n’importe comment, i’ s’en f...erait toujours.»

L’effet de cette quarantaine fut de transporter la sphère d’activité de
sœur Eva dans d’autres rues, et notamment dans celles que hantaient le
plus le révérend Eustace Hanna et le Père Victor, de l’ordre du Manque
de Tout. Il existe, malgré toutes leurs petites zizanies humaines, une
fraternité très étroite dans les rangs de ceux dont le travail réside
dans Gunnison Street. D’abord, ils ont vu la souffrance--la souffrance
que de leur part nulle parole, nul acte ne sauraient adoucir--la vie née
au sein de la Mort, et la Mort qu’écrase toute une vie de malheur. En
outre, ils comprennent le plein sens de l’ivresse, science qui échappe à
combien parmi les mieux intentionnés! Et il en est parmi eux qui ont
combattu contre les bêtes à Éphèse[29]. Ils se rencontrent à des heures
invraisemblables en d’invraisemblables lieux, échangent à la hâte un ou
deux mots de conseil ou de recommandation, et poursuivent leur chemin
vers la tâche désignée, puisque le temps est précieux et qu’il suffit de
cinq minutes pour mettre une vie en balance. Pour beaucoup les becs de
gaz sont le soleil, et les charrettes des maraîchers le char de leur
crépuscule. Ils ont tous à leur façon mendié de l’argent, de sorte que
la franc-maçonnerie du mendiant leur sert de lien commun.

  [29] Première Épître aux Corinthiens, ch. XV, v. 32.

A toutes ces influences s’ajoutait, dans le cas de deux de nos
travailleurs, ce détail que les hommes s’accordent à dénommer l’amour.
La possibilité pour sœur Eva de contracter la diphtérie n’était pas
entrée dans la tête du pasteur jusqu’au moment où Badalia en parla.
Alors, il lui sembla chose intolérable et monstrueuse qu’elle se trouvât
exposée non seulement à ce risque, mais à n’importe quel accident de la
rue. Une charrette débouchant à quelque encoignure pouvait la tuer; les
escaliers pourris qu’elle montait et descendait jour et nuit pouvaient
s’écrouler et l’estropier; il y avait danger dans les corniches mal
assurées de certaines maisons décrépites qu’il connaissait bien; danger
plus mortel encore une fois passé le seuil de ces maisons. Imaginez
qu’un de ces milliers d’ivrognes anéantît cette existence précieuse! Une
femme n’avait-elle pas une fois lancé une chaise à la tête du pasteur?
Le bras de sœur Eva ne serait pas assez fort pour détourner une chaise.
Les couteaux aussi étaient prompts à voler. Tout cela, joint à d’autres
considérations, plongea l’âme du révérend Eustace Hanna dans un tourment
que nulle foi en la Providence ne savait adoucir. Dieu,
incontestablement, était grand et terrible--il suffisait de parcourir
Gunnison Street pour amplement s’en apercevoir--mais il serait
préférable, infiniment préférable, qu’Eva eût la protection de son bras,
à lui. Et les gens que leurs occupations n’empêchaient pas d’ouvrir
l’œil sur ce qui se passe eussent pu voir une femme, non point de ces
plus jeunes, au cheveu et au regard incolores, à la parole légèrement
affirmative, et fort bornée en fait d’idées dépassant la sphère
immédiate de son devoir, là où les yeux du révérend Eustace Hanna se
tournaient pour suivre les pas d’une reine couronnée d’un petit chapeau
gris aux rubans blancs noués sous le menton.

Le chapeau apparaissait-il un instant au fond d’une cour, ou le
saluait-il sur quelque escalier sombre, qu’il y avait encore de l’espoir
pour Louison la Fayote, dont la vie reposait sur un seul poumon et le
souvenir des excès d’antan; de l’espoir même pour ce poivrot de Nick
Lapworth toujours pleurnichant, qui blasphémait, dans l’attente de
quelque argent, au sujet d’une «vraie conversion, cette fois, Dieu m’en
soit témoin, m’sieur». Ce chapeau était-il un jour sans paraître, que
l’esprit du pasteur s’emplissait de tableaux d’horreur aux couleurs
crues, qu’il voyait des civières, un rassemblement à quelque affreux
carrefour, et un policeman--il l’avait devant les yeux, ce policeman--en
train de jeter par-dessus l’épaule les détails de l’accident et
d’ordonner à l’homme qui prétendait avoir fait de son corps un frein aux
roues meurtrières--de lourdes roues de camion, il les voyait--de
«circuler». Alors, il y avait moins d’espoir pour le salut de Gunnison
Street et son contenu.

Cette angoisse, le Père Victor en fut témoin un jour qu’il revenait d’un
lit de mort. Il vit la lueur dans le regard, les muscles relâchés de la
bouche, et perçut un ton nouveau dans la voix qui toute la matinée avait
parlé en bémol. Sœur Eva venait d’apparaître dans Gunnison Street après
une éternité de quarante-huit heures d’absence. Elle n’avait pas été
écrasée. Le cœur du Père Victor devait avoir fait l’expérience de la
souffrance humaine, sans quoi jamais ses yeux n’eussent vu ce qu’ils
virent alors. Mais la loi de son église rendait la souffrance chose
facile. Son devoir, à lui, était de poursuivre son œuvre jusqu’à la
mort, comme faisait Badalia. Elle, exagérant son devoir, affrontait
l’époux ivre; amadouait la trop jeune mère, incapable et dépensière, au
point d’en faire une petite femme prévoyante, et mendiait du linge où et
quand elle pouvait pour les enfants scrofuleux qui multipliaient comme
l’écume verte sur l’eau des citernes sans couvercle.

L’histoire de ses actions se trouvait écrite dans le livre que le
pasteur signait chaque semaine, mais jamais plus Badalia ne lui
parlait-elle des batteries et bagarres de la rue. «Miss Eva travaille à
sa mode. Moi, à la mienne. Mais j’fais dix fois plus que Miss Eva, et:
«Merci, Badalia, qu’i’ dit, c’est bien pour la semaine. J’me demande
c’que fait Tom maintenant avec c’t’autre femme. I’ m’semble que j’ferais
point mal d’y aller voir à que’que jour. Mais j’lui arracherais le cœur
du ventre, à c’te femme--ça serait plus fort que moi. P’t’être qu’i’
vaut mieux n’pas y aller.»

La cité Hennessy se trouvait à plus de deux milles de Gunnison Street,
et était habitée par à peu près la même classe de gens. Tom s’y était
fixé avec Jenny Wabstow, sa nouvelle recrue, et durant des semaines
vécut en grande crainte de voir soudainement Badalia lui tomber des
nues. Ce n’est pas que la perspective d’une bataille en elle-même fût
pour l’effrayer, mais il ne se souciait guère d’avoir à se présenter
ensuite devant le tribunal de simple police, et goûtait peu les
condamnations de pension alimentaire et autres inventions d’une loi qui
ne peut comprendre cette chose toute simple que «lorsqu’un homme en a
soupé d’une femme, i’ n’est pas assez bête pour continuer de vivre avec
elle, v’l’à tout». Durant quelques mois sa nouvelle moitié ne perdit
rien de ses grâces, et tint le brave Tom en état convenable de crainte
et par conséquent de bonne conduite. Aussi ne manqua-t-on pas de
travail. Puis vint un enfant, et, suivant la loi de son espèce, Tom, qui
s’intéressait peu aux enfants qu’il aidait à reproduire, chercha une
distraction dans la boisson. Il s’était, en général, limité à la bière,
abrutissante mais relativement inoffensive: en tout cas, elle pèse sur
les jambes, et quelle que soit l’ardeur du désir de tuer, le sommeil
vient promptement, et le crime reste souvent inaccompli. L’alcool, plus
volatil, laisse à l’âme et à la chair la liberté de travailler de
concert--généralement à l’incommodité d’autrui. Tom découvrit que le
whisky n’était pas sans mérite--si on le prenait à dose
suffisante--froid. Il en prit autant qu’il en put acheter ou s’en faire
offrir, et dès que sa moitié fut en état de remettre les pieds dehors,
les deux pièces dont se composait leur ménage se virent dépouillées de
maints articles de valeur. Sur quoi la femme dit sa façon de penser, non
pas une fois, mais à plusieurs reprises, en employant le mot juste,
coulant, coloré; et Tom se sentit courroucé de se voir privé de
tranquillité à la fin de sa journée de travail, laquelle impliquait
l’absorption d’une quantité notable de whisky. Il se mit en conséquence
à s’abstenir des consolations et de la société de Jenny Wabstow, et en
conséquence elle le poursuivit de mots de plus en plus colorés. Tom
finissait par se retourner pour lui flanquer quelque taloche--parfois à
la tête, parfois à la poitrine, et les contusions fournissaient matière
à discussion sur le pas des portes parmi les femmes qui s’était vues
traitées de façon identique par leurs maris. Ce qui n’était pas le petit
nombre.

Mais il ne s’était pas encore produit de scandale public, quand Tom, un
jour, jugea bon d’entrer en négociations avec une jeune femme en vue de
l’hyménée suivant les lois de la sélection. Il commençait à avoir soupé
de Jenny, et la jeune femme en question tirait de la vente des fleurs un
produit suffisant pour assurer à Tom le bien-être, au lieu que Jenny
attendait un nouvel enfant et avait le toupet, à cause de cela, de
réclamer des égards. L’état informe de sa taille le révoltait, et il ne
se gênait guère pour le dire dans le langage de sa caste. Jenny pleura
au point que Mrs. Hart, fille d’Israël, l’arrêta sur l’escalier et
murmura: «Dieu vous protège, Jenny, ma pauvre fille, car j’vois c’qu’il
en r’tourne avec vous.» Jenny, redoublant de larmes, donna à Mrs. Hart
un penny accompagné de quelques baisers, tandis que Tom était en train
de faire sa cour à sa façon au coin de la rue.

La jeune femme, poussée par l’orgueil, non point par la vertu, raconta à
Jenny les offres de Tom, et Jenny, ce soir-là même, parla à ce dernier.
L’altercation commença dans leur logis, mais Tom tenta de s’esquiver;
et, à la fin, toute la cité Hennessy s’amassa sur le trottoir et
constitua un tribunal auquel de temps à autre Jenny faisait appel, les
cheveux défaits sur le cou, les vêtements en un désordre extrême, et le
pas rendu incertain par la boisson. «Quand votre homme boit, le mieux
est de boire aussi! Alors, cela vous fait moins de mal quand il vous
flanque des coups», déclare la Sagesse des Femmes. Et il est sûr et
certain qu’elles doivent savoir.

«R’luquez-le!» cria Jenny à tue-tête. «R’luquez-le-moi, là, c’grand
dadais qui n’demande qu’à f... le camp et à m’plaquer sans laisser
seulement un shilling derrière lui. Et tu t’appelles un homme--tu
t’appelles un sacré semblant d’homme? J’en ai vu d’meilleurs que ça, des
hommes, faits de papier mâché et r’crachés après. R’luquez-moi ça! C’est
soûl d’puis jeudi dernier, ça s’ra soûl aussi longtemps que ça pourra
s’soûler. I’ m’a pris tout c’que j’avais, et moi--et moi--comme vous
voyez...»

Murmure de sympathie de la part des femmes.

«Il a tout pris, oui, et après qu’y a p’us rien à gratter ni
goblotter--oui, espèce d’voleur--i’ s’en va-t’i’ pas essayer d’se mett’
avecque c’te--» ici suivit une complète et minutieuse description de la
jeune personne. Par bonheur, cette dernière n’était pas là pour
entendre.--«I’ lui f’ra c’qu’i’ m’a fait! I’ lui boira jusqu’à son sacré
dernier sou, et puis la plantera là, tout comme i’ m’a fait. Dites donc,
vous autres, dites-moi, j’y en ai donné un, et y en a un aut’ en route,
et i’ n’demande maintenant qu’à f... l’camp et à m’plaquer dans l’état
où j’suis--la bougre d’crapule. Et tu peux bien m’laisser, pour c’que
j’m’en bats l’œil. J’ai pas besoin d’tes restes. Va-t’en! Sors de là!»
L’enrouement de la colère eut raison de la voix, et le rassemblement
attira l’attention d’un policeman, au moment où Tom allait s’esquiver.

«R’luquez-le-moi», dit Jenny, reconnaissante de ce nouvel auditeur. «N’y
a donc pas d’lois pour des hommes de c’te trempe? I’ m’a chapardé tout
mon argent, i’ m’a battue des fois et des fois. Il est soûl comme un
cochon quand i’ n’est pas fou à enfermer, et maintenant, et maintenant,
le v’là qu’il essaie d’aller s’coller avec une autre. Lui, pour qui j’ai
lâché un homme qu’en valait quatre comme lui. Y a donc pas d’lois?

--Qu’est-ce qu’il y a? Voyons. Rentrez chez vous. Je vais parler à
l’homme. Est-ce qu’il vous a frappée? demanda le policeman.

--Frappée? I’ m’a séparé le cœur en deux, et i’ reste là à rire, comme
si tout ça, c’était pour lui d’la rigolade.

--Allons, rentrez vous reposer un brin chez vous.

--J’suis une femme mariée, que j’vous dis, et j’aurai mon mari!

--J’lui ai pas fait pour deux liards de mal», dit Tom dans le coin du
rassemblement.

Il sentait que l’opinion publique se tournait contre lui.

«Tu n’m’as pas fait, en tout cas, pour deux liards de bien, espèce de
lâche. J’suis une femme mariée, moi, et j’veux pas qu’on m’prenne mon
homme.

--Eh bien, si vous _êtes_ une femme mariée, boutonnez votre corsage»,
dit le policeman, en manière d’apaisement.

Il était habitué aux querelles domestiques.

«Merci bien--pour votre effronterie. Voulez-vous voir?»

D’un geste elle ouvrit son corsage en désordre et montra les
meurtrissures en forme de croissant, que produit un dos de chaise bien
appliqué.

«V’là c’qu’i’ m’a fait à cause que l’cœur, i’ s’brisait pas assez vite!
Il a essayé d’l’avoir pour l’briser! Regardes-y bien, Tom, a’c’que tu
m’as fait hier soir; et c’est moi, encore, qu’ai r’fait les avances.
Mais c’était avant que j’sache que t’étais en train d’te mett’avecque
c’te femme-là...

--Portez-vous plainte? demanda le policeman. P’t’ête bien qu’il
attrapera un mois pour cela.

--Non», répondit carrément Jenny.

Exposer son homme au mépris de la rue était une chose, mais le mener en
prison en était une autre.

«Alors, rentrez vous coucher. Et vous (ceci s’adressait à la foule),
circulez, circulez. Il n’y a rien pour rire là-dedans. (A Tom, que ses
amis étaient en train d’assurer de leurs sympathies:) Quant à vous,
tenez-vous content qu’elle n’ait pas porté plainte, mais
souvenez-vous-en pour la prochaine fois», etc...

Tom n’apprécia nullement la mansuétude de Jenny, pas plus que ne
l’aidèrent ses amis à se calmer. Il avait rossé la femme parce que
c’était une guenon. Et c’était précisément la raison pour laquelle il
avait songé à prendre une autre femelle. Or, toutes ses bonnes actions
n’avaient abouti qu’à une scène vraiment pénible dans la rue, à une
exhibition de sa propre personne autant que de celle de sa femme, et à
une certaine perte de considération--cela, il s’en rendait vaguement
compte--auprès de ses camarades. Donc, toutes les femmes étaient des
guenons, et le whisky, chose fort appréciable. Ses amis compatirent avec
lui. Peut-être avait-il été pour sa femme plus dur qu’elle ne méritait,
mais la façon déplacée dont elle s’était conduite, y eût-elle été
provoquée, excusait tout le reste.

«A ta place je n’voudrais plus rien avoir à faire avec elle--une femme
comme ça», dit un consolateur.

--Laisse donc la bougresse s’débarboter toute seule. On s’consume
l’tempérament pour leur enfourner l’pain dans l’gobichon, tandis qu’e’
restent assises bien tranquilles à la maison toute la sainte journée; et
à la première fois, r’marquez bien, qu’vous n’êtes pas tout à fait
d’accord, c’qu’est très naturel pour un homme qu’est un homme, on vous
f... dans la rue, en vous appelant Dieu sait quoi. A quoi qu’tout ça
sert, j’vous l’demande?» Ainsi parla le consolateur numéro deux.

Le whisky fut le troisième, et l’inspiration que Tom en tira le frappa
comme la meilleure de toutes. Il retournerait voir Badalia, sa légitime.
Probable qu’elle ne serait pas restée sans faire quelque chose de mal
pendant qu’il était parti, ce qui lui permettrait de revendiquer son
autorité maritale. Pour certain elle aurait de l’argent. On eût dit que
la femme qui vivait seule possédait toujours les sous que Dieu et le
gouvernement refusaient aux hommes qui se tuaient de travail. Tom avala
une gorgée de plus de whisky. Il n’était pas douteux que Badalia n’eût
fait quelque chose de mal. Il se pouvait même qu’elle eût repris un
autre homme. Il attendrait que le nouveau mari eût débarrassé le chemin,
et, après une roulée de coups de pied à Badalia, obtiendrait de l’argent
et goûterait une satisfaction qui depuis longtemps lui manquait. Les
religions comme les lois peuvent avoir leur vertu, mais, on a beau dire,
l’alcool est la seule chose qui, à vos propres yeux, purifie vos
actions. Il est fâcheux seulement que les effets en soient sans durée.

Tom quitta ses amis, en les priant d’avertir Jenny qu’il allait à
Gunnison Street sans espoir de retour dans ses bras. Attendu qu’il
s’agissait d’une vilaine commission, ils se la rappelèrent et la
débitèrent chacun séparément, en détachant bien les mots, comme de bons
ivrognes, aux oreilles de Jenny. Alors, Tom se remit à boire jusqu’à
faire reculer son ivresse, qui resta sur lui suspendue, telle recule la
vague et reste suspendue sur l’épave qu’elle va engloutir. Il atteignit
l’asphalte noir, poli par l’usure, d’une rue latérale, et chemina d’un
pas circonspect parmi les reflets de lumière des devantures de
boutiques, qui flambaient dans des gouffres de ténèbre infernale, à des
brasses au-dessous de ses talons de souliers. Il avait vraiment toute sa
tête. En jetant un regard au fond de son passé, il se sentit si
complètement, si parfaitement justifié au regard de toutes ses actions,
que si Badalia, en son absence, s’était permis de mener une vie sans
reproche, il la brésillerait pour ne s’être pas mal conduite.

A ce moment-là, Badalia se trouvait dans sa chambre, après l’habituelle
escarmouche de nuit avec la mère de Louison la Fayote. Sous un reproche
aussi sanglant que pouvait le formuler une langue de Gunnison Street, la
vieille femme, surprise pour la centième fois au moment où elle volait
les pauvres friandises destinées à la malade, n’avait pu que ricaner et
répondre:

«Croyez-vous qu’Louison n’a jamais entôlé personne dans sa vie? E’
s’meurt pour l’quart d’heure--seulement elle y met l’temps, la rusée.
Moi! J’vivrai vingt ans encore.»

Badalia l’avait secouée, plutôt par principe que dans l’espoir de la
corriger, et jetée dans la nuit, où elle s’affaissa sur le trottoir et
fit appel au diable pour égorger Badalia.

Il se présenta incontinent sous la forme d’un homme aux traits pâles,
lequel demanda cette dernière par son nom. La mère de Louison la Fayote
se souvint. C’était le mari de Badalia--et le retour d’un mari dans
Gunnison Street était généralement suivi de rossées.

«Où qu’est ma femme? demanda Tom. Où qu’est ma salope de femme?

--En haut, et que l’diable l’emporte, répondit la vieille, en roulant
sur elle-même. Êtes-vous revenu pour elle, Tom?

--Oui. Qui qu’elle a ramassé pendant qu’j’étais parti?

--Tous les sacrés pasteurs d’la paroisse. Elle est à s’n’affaire à
c’point qu’vous n’la reconnaîtriez brin.

--Mince, alors!

--Oh, oui. En plus d’ça, elle est toujours d’tous les côtés avec ces
pleurnichardes d’sœurs de charité et l’pasteur. En plus d’ça, i’ lui
donne d’l’argent--des livres et des livres sterling par semaine. I’
l’entretient de c’te façon-là d’puis des mois, oui, mon garçon. Pas
étonnant qu’vous n’vouliez p’us en entend’ parler quand vous l’avez
lâchée. Et e’ me r’fuse l’manger qu’on y donne pour moi que j’suis là
couchée dehors en train d’crever comme un quien. Ç’a été une jolie
ordure que Badalia d’puis qu’vous êtes parti.

--Elle a toujours la même chambre, hein? demanda Tom, en enjambant
par-dessus la mère de Louison la Fayote, laquelle était en train de
fourrager du doigt dans le creux des pavés.

--Oui, mais c’est si beau qu’vous n’vous y reconnaîtrez pas.»

Tom monta l’escalier, pendant que la vieille dame ricanait tout bas. Tom
était en colère. Badalia serait du moins incapable pendant quelque temps
de houspiller les gens ou d’intervenir dans la bienheureuse distribution
des crèmes.

Badalia, en train de se déshabiller pour se mettre au lit, entendit sur
l’escalier un bruit de pieds qu’elle connaissait bien. Avant qu’ils
s’arrêtassent à sa porte pour taper dedans, elle avait eu, à son
habitude, le temps de penser à pas mal de choses.

«V’là Tom revenu, se dit-elle. Et j’en suis contente... malgré l’pasteur
et tout.»

Elle ouvrit la porte, en clamant son nom.

L’homme la repoussa de côté.

«J’ai pas besoin d’tes embrassades ni d’tes bavachages. J’en ai soupé,
dit-il.

--T’en as pas eu tant d’puis que v’là deux ans passés, pour en avoir
soupé.

--J’ai eu mieux qu’ça. T’as des ronds?

--Rien qu’un peu... un tout petit peu.

--C’est... une menterie, et tu l’sais bien.

--C’est pas une menterie... et, dis-moi, Tom, que’besoin d’parler
d’argent à peine si t’es revenu? T’aimais pas Jenny? J’savais qu’tu
n’l’aimerais pas.

--Ferme ça. Est-ce que t’en as d’quoi qu’un homme puisse s’flanquer une
belle cuite?

--T’as pas besoin d’te soûler davantage que t’es. Tu l’as déjà, la
cuite. Viens t’coucher, Tom.

--Avec toi.

--Oui, pardié, avec moi. J’suis t’i’ donc un chien, malgré c’te Jenny?»

Elle tendit les bras tout en parlant. Mais l’ivresse avait le grappin
sur Tom.

«T’es rien pour moi, répondit-il, en s’affermissant contre le mur.
J’sais t’i pas comment qu’tu t’es conduite pendant qu’j’étais parti...
oh, là là!

--Demande! s’écria Badalia avec indignation, en se raidissant. Qui
qu’ose parler contre moi, ici?

--Qui ça? Mais, tout le monde. J’suis pas revenu d’puis une minute que
j’découvre que t’as été avecque l’pasteur Dieu sait où. Qui qu’c’est que
c’pasteur?

--L’pasteur qu’est tout l’temps ici», répondit Badalia sans plus
réfléchir.

A ce moment-là, elle pensait à tout plutôt qu’au révérend Eustace Hanna.
Tom s’assit gravement sur l’unique chaise de la chambre. Badalia
poursuivit ses préparatifs pour se coucher.

«C’est du joli, ça, à raconter à son légitime! Est-ce pas moi qu’ai payé
les cent sous de l’alliance? L’pasteur qu’est tout le temps ici! T’en as
un, d’toupet. T’as pas de honte? N’serait-i’ pas pour le quart d’heure
sous l’lit?

--Tom, t’es bougrement soûl. J’n’ai rien fait dont que j’puisse avoir
honte.

--Toi! Est-ce que tu sais seulement c’que c’est qu’la honte. Mais j’suis
pas venu ici pour t’passer la paume sous l’menton. Donne-moi c’que t’as;
puis, l’temps d’te f... une volée, et je r’tourne voir Jenny.

--J’n’ai qu’deux ou trois shillings et que’que pence, pas plus.

--Qui qu’c’est alors que c’t’histoire du pasteur qui t’entretient à cinq
livres la semaine?

--Qu’est-ce qui t’a dit ça?

--La mère à Louison la Fayote, qu’est couchée sur l’trottoir, et qu’est
une plus honnête femme que tu seras jamais. Donne-moi c’que t’as!»

Badalia se dirigea vers une petite pelote en coquillages posée sur la
cheminée, en tira quatre shillings trois pence--fruit honnête de son
travail--et les tendit à l’homme qui se balançait sur sa chaise en
roulant par la chambre de grands yeux hébétés.

«Ça n’fait pas cinq livres, dit-il d’un ton endormi.

--J’n’ai pas plus. Prends ça et va-t’en, si tu n’veux pas rester.»

Tom se souleva lentement, les mains fermées sur la paille de la chaise.

«Et l’argent du pasteur, c’lui qu’i’ t’a donné? demanda-t-il. Je l’sais
par la mère de Louison la Fayote. Crache-moi-le tout de suite, ou j’vas
te l’faire cracher.

--La mère de Louison la Fayote sait pas c’qu’e’ dit.

--Oui, e’ sait, et plus qu’tu voudrais qu’elle en sache.

--E’ n’sait rien. Tout c’que j’peux dire, c’est que j’l’ai p’t être
houspillée un brin, et j’peux pas t’donner l’argent. Tout, mais pas ça,
Tom; tout l’reste, Tom, j’te l’donnerai d’bon cœur. C’est pas mon
argent. Est-ce que les quatre shillings n’te suffisent pas?
C’t’argent-là, c’est un dépôt. En plus, y a un livre à son sujet.

--Un dépôt? Qui qu’t’as à faire avec un dépôt qu’ton homme connaît pas?
Toi et ton dépôt! Tiens, v’là pour eux!»

Tom s’avança sur elle et de son poing fermé la frappa en pleine bouche.

«Donne-moi c’que t’as, dit-il, de cette voix pâteuse et lointaine de
quelqu’un qui parle en rêve.

--Non», répondit Badalia, en se dirigeant d’un pas chancelant vers le
lavabo.

Se fût-il agi de tout autre homme que son mari, qu’elle se fût battue
comme une tigresse. Mais il y avait deux ans que Tom était absent, et
peut-être qu’un peu de soumission en temps opportun le ramènerait à
elle. En tout cas, le dépôt de la semaine était sacré.

La vague qui, si longtemps, s’était tenue en suspens sur le cerveau de
Tom redescendit. Il saisit Badalia à la gorge et lui fit plier les
genoux. Il lui sembla juste, en cet instant, de châtier une épouse
coupable pour deux années de désertion voulue; d’autant plus qu’elle
avait confessé sa culpabilité en refusant de lui donner le salaire du
péché.

La mère de Louison la Fayote attendait dehors sur le trottoir que
s’élevât le bruit des plaintes, mais nulle plainte n’arriva jusqu’à
elle. Tom lui eût-il lâché le gosier que même alors Badalia n’eût pas
poussé un cri.

«Crache-le, salope! dit Tom. Est-ce comme ça qu’tu m’récompenses d’tout
c’que j’ai fait?

--J’peux pas. C’est pas mon argent. Dieu t’pardonne, Tom, c’que t’es en
train d’...»

La voix s’arrêta sous le resserrement de l’étreinte, et Tom envoya
dinguer Badalia contre le lit. Le front frappa la colonne de la couche,
et la femme tomba, à demi-agenouillée, sur le plancher. Il était
impossible à un homme qui se respecte de ne pas la frapper à coups de
pied; aussi Tom la frappa-t-il avec la science infuse que procure le
whisky. La tête s’inclina vers le plancher, et Tom frappa là-dessus
jusqu’à ce que le fourmillement crépu des cheveux, perçu à travers son
soulier à clous et mêlé à un frisson d’eau froide, l’avertît qu’il
ferait aussi bien de s’arrêter.

«Où est-i’, c’t’argent du pasteur, espèce de femme entretenue?»
murmura-t-il à l’oreille tachée de sang.

Mais, pour toute réponse, il n’entendit qu’un bruit de clanche à la
porte, et la voix de Jenny Wabstow qui criait furieusement:

«Sors de là, Tom, et viens-t’en chez nous avec moi. Et vous, Badalia,
j’vous promets bien qu’j’aurai vot’ peau!»

Les amis de Tom avaient fait leur commission, et Jenny, une fois passé
le premier torrent de grosses larmes, s’était levée pour suivre Tom, et,
si possible, le ramener. Elle était prête même à supporter une rossée
exemplaire pour le spectacle offert par elle dans la cité Hennessy. La
mère de Louison la Fayote la guida vers la chambre aux horreurs, et se
mit à ricaner en redescendant l’escalier. Si Tom n’avait fait sortir
l’âme du corps de Badalia, il y aurait au moins un combat royal entre la
dite Badalia et Jenny. Et la mère de Louison la Fayote savait bien que
l’Enfer ne possède pas de furie comparable à la femme enceinte luttant
au-dessus de la vie qu’elle sent palpiter en elle.

Toutefois, on ne perçut aucun bruit dans la rue. Jenny poussa la porte
non verrouillée, pour se trouver en présence d’un homme en train de
regarder d’un air abruti un paquet contre le lit. Un assassin éminent a
remarqué que, n’était l’inélégance de la façon dont on meurt, la plupart
des hommes et toutes les femmes commettraient au moins un meurtre en
leur vie. Tom était en train de réfléchir à l’inélégance ici présente,
et le whisky, de lutter avec le clair courant de ses pensées.

«N’fais pas tout c’bruit, dit-il. Entre vite.

--Mon Dieu! fit Jenny, en s’arrêtant comme un animal effrayé. Qui
qu’c’est qu’tout ça? T’as pas...

--J’en sais rien. J’crois bien qu’ça y est.

--Qu’ça y est? Ça y est pour de bon, c’te fois.

--E’ m’bassinait, dit Tom, d’une voix épaisse, en retombant sur la
chaise. M’bassinait à un point qu’tu pourrais pas croire. Vivant comme
un coq en pâte parmi ces aristos de curés et tout. R’garde-moi ces
rideaux blancs au lit. Nous autres, en avons-nous, des rideaux blancs?
C’que j’veux savoir, c’est...»

La voix s’éteignit, comme s’était éteinte celle de Badalia, mais pour un
autre motif. Le whisky resserrait son étreinte après l’acte accompli, et
les yeux de Tom commençaient à se clore. Badalia, sur le plancher,
respirait difficilement.

«Non, j’voudrais pas les avoir, dit Jenny. Tu y as fait s’n affaire,
c’te fois-ci. Va-t’en!

--Moi, pas de danger. E’ n’a rien. Ça va y faire du bien. J’vas pioncer.
R’luque-moi ces draps blancs! N’viens-tu pas aussi?»

Jenny se pencha sur Badalia, et une lueur d’intelligence passa dans les
yeux de la femme assommée--d’intelligence et aussi de haine.

«J’lui ai jamais dit d’faire ça, murmura Jenny. C’est tout d’l’invention
à Tom--moi, j’y suis pour rien. Faut-il l’faire arrêter, dites?»

Ce furent les yeux qui répondirent. Tom, qui commençait à ronfler, ne
devait pas se voir mis sous le coup de la loi.

«Va-t’en, dit Jenny. Sors! Sors d’ici.

--Tu--m’las--déjà dit--c’t’après-midi, répondit l’homme d’un ton
endormi. Laisse-moi pioncer.

--C’n’était rien alors. Tu m’avais battue, v’là tout. Mais, à c’t’heure,
v’là qu’t’as tué--tué--tué! Tom, à c’t’heure, t’as assassiné.»

Elle secoua l’homme afin de l’arracher à son sommeil, et la
compréhension jointe à la peur finirent par envahir la cervelle
embrouillée.

«C’est pour toi que j’ai fait ça. Jenny, pleurnicha-t-il, en essayant de
lui prendre la main.

--C’est pour l’argent qu’tu l’as tuée, d’même qu’tu m’aurais tuée. Sors
de là. Mets-la d’abord su’l’lit, espèce de brute!»

Ils soulevèrent Badalia jusque sur le lit, et sortirent sans bruit.

«J’ai pas envie d’me faire pincer avec toi--et si on t’pince, tu diras
qu’c’est moi qui t’l’ai fait faire, et t’essaieras d’me faire pendre.
Va-t’en--n’importe où hors d’ici», dit Jenny.

Et elle le traîna en bas de l’escalier.

«C’est l’pasteur qu’vous cherchez maintenant?» demanda une voix partie
du trottoir.

La mère de Louison la Fayote attendait toujours patiemment que Badalia
«gueulât».

«Quel pasteur?» demanda promptement Jenny.

C’était une occasion de sauver encore sa conscience au sujet de ce
paquet, là-haut.

«Hanna--63 Roomer Terrace--tout près d’ici», répondit la vieille.

Il se pouvait, puisque Badalia n’avait pas «gueulé», que Tom aimât mieux
assommer l’homme que la femme. Des goûts et des couleurs...

Jenny poussa son homme devant elle jusqu’à ce qu’ils atteignissent
l’artère principale la plus proche.

«Va, maintenant, dit-elle, haletante. Va-t’en où tu veux, mais ne
r’viens pas m’trouver. J’ne retournerai jamais avec toi; et, Tom, Tom,
m’entends-tu?--nettoie tes souliers.»

Vain conseil. La dernière poussée de dégoût dont elle appuya ses
dernières paroles envoya Tom s’étaler à plat ventre dans le ruisseau, où
un policeman prit intérêt à sa bienvenue.

«I’ vont l’prendre pour un soûlot ordinaire. Dieu fasse qu’i’ n’y
regardent pas les souliers! Hanna, 63 Roomer Terrace!»

Jenny assujettit son chapeau et prit ses jambes à son cou.

L’excellent concierge des immeubles de Roomer Terrace se rappelle encore
l’arrivée d’une jeune personne, haletante et les lèvres pâles, qui ne
put que crier: «Badalia, 17 Gunnison Street. Dites au pasteur de venir
tout de suite--tout de suite--tout de suite!» et disparut dans la nuit.
La commission fut faite au révérend Eustace Hanna, alors en train de
goûter son premier sommeil. Il comprit qu’il y avait urgence, et sans
hésiter s’en alla frapper à la porte du Père Victor, de l’autre côté du
palier. Suivant une sorte d’étiquette Rome et l’Angleterre se
partageaient les ouailles de la paroisse selon les croyances respectives
de celles-ci; mais Badalia était une sorte d’institution, non point une
ouaille, et il n’y avait pas, en l’occurrence, d’étiquette à observer.

«Il est arrivé quelque chose à Badalia, dit le pasteur, et cela vous
regarde tout autant que moi. Habillez-vous et venez-vous-en.

--Je suis prêt, fut-il répondu. Savez-vous ce dont il s’agit?

--Je ne sais rien, sinon qu’on a frappé hâtivement à ma porte en
appelant.

--Alors, il s’agit soit d’un accouchement, soit d’une tentative
d’assassinat. Badalia ne nous réveillerait certainement pas pour moins.
J’ai qualité pour l’un comme pour l’autre, Dieu merci.»

Les deux hommes gagnèrent Gunnison Street au pas de course, car il ne
circulait pas de cabs dehors, et en tout état de cause une course de
cab, c’est deux jours de bon feu pour ceux qui meurent de froid. La mère
de Louison la Fayote était partie se coucher, et naturellement la porte
n’était pas fermée. Ils découvrirent dans la chambre de Badalia beaucoup
plus que ce à quoi ils s’attendaient, et l’Église de Rome s’acquitta
noblement de la pose des bandages, pendant que l’Église d’Angleterre ne
pouvait que prier pour se voir délivrer du péché d’envie. L’Ordre du
Manque de Tout, reconnaissant que l’âme, dans la plupart des cas, est
accessible à travers le corps, prend ses mesures pour dresser son monde
en conséquence.

«C’est tout ce qu’on peut faire, pour le moment, dit tout bas le Père
Victor. Il y a, j’en ai peur, hémorragie interne, et le cerveau a été
atteint. Elle a un mari, cela va de soi?

--Elles en ont toutes, pour leur malheur.

--Oui, il y a dans la façon dont sont faites ces blessures comme une
sorte d’intimité qui indique leur origine. (Il baissa la voix.) C’est
peine tout à fait inutile, vous savez. Douze heures tout au plus.»

La main droite de Badalia se mit à battre sur la courtepointe, la paume
en dedans.

«Je crois que vous vous trompez, dit l’Église d’Angleterre. Elle s’en
va.

--Non, ce n’est pas là le geste par lequel on cherche à ramener les
draps, dit l’Église de Rome, Elle veut dire quelque chose; vous la
connaissez mieux que moi...»

Le pasteur se pencha très bas.

«Envoyez chercher Miss Eva, dit Badalia, en toussant.

--Au matin. Elle viendra au matin, dit le pasteur.»

Et Badalia se tint pour contente. Cependant l’Église de Rome, qui
connaissait quelque chose du cœur humain, fronça les sourcils et ne dit
rien. Après tout, la règle de son ordre était claire. Son devoir était
de veiller jusqu’à l’aube.

Ce fut peu de temps seulement avant que Badalia baissât, que le révérend
Eustace Hanna dit:

«Ne ferions-nous pas bien d’envoyer chercher Sœur Eva? Elle paraît s’en
aller vite.»

Le Père Victor ne répondit rien, mais aussitôt que le permit la décence
quelqu’un se présenta à la porte de la maison des Petites Sœurs du
Diamant Rouge, et fit appel à Sœur Eva dans le but d’aider Badalia
Herodsfoot à trépasser. Cet homme-là, sans prodiguer les mots, la
conduisit 17 Gunnison Street et jusque dans la chambre où gisait
Badalia. Puis il resta sur le palier, et d’angoisse se mordit les doigts
au vif, attendu que c’était un prêtre élevé à comprendre, et qu’il
comprenait comme quoi le cœur de l’homme et celui de la femme
rebroussent chemin au contre-coup de la mort, ce qui fait que l’Amour
naît de l’horreur, et que la passion se fait jour où l’âme frissonne de
douleur.

Badalia, sage jusqu’à la fin, ménagea ses forces jusqu’à l’arrivée de
Sœur Eva. On affirme généralement chez les Petites Sœurs du Diamant
Rouge qu’elle mourut dans le délire: mais, comme il est tout au moins
une sœur qui suivit la moitié de ses derniers conseils, l’assertion
semble peu charitable.

Elle essaya de se retourner un tout petit peu sur le lit, et la pauvre
machine humaine, brisée, protesta suivant sa nature.

Sœur Eva s’élança, pensant qu’elle entendait le terrible précurseur du
râle. Badalia, tout en clignotant de son seul œil disponible, restait
encore consciente, et parla avec une netteté saisissante, avec
l’irrépressible irrévérence du camelot, de la fille qui avait dansé sur
la brouette à bigorneaux.

«Ça fait l’bruit de Mrs. Jessel, n’est-ce pas? avant qu’e’ déjeune et
qu’elle ait parlé toute la matinée à sa classe.»

Ni Sœur Eva ni le pasteur ne répondirent. Le père Victor se tenait de
l’autre côté de la porte, et sa respiration sifflait entre ses dents,
car il souffrait.

«Mettez-moi quelque chose sur la figure, demanda Badalia. J’suis fichue,
et j’veux pas que Miss Eva voie. J’suis pas jolie pour l’coup.

--Qui était-ce? demanda le pasteur.

--Un homme. J’le connais ni d’Ève ni d’Adam. Soûl, j’suppose. Dieu
m’soit témoin que j’dis la vérité! Est-ce que Miss Eva est ici? J’peux
pas voir, sous la serviette. J’suis fichue, Miss Eva. Faites excuse si
j’vous donne pas une poignée de main, mais j’suis pas forte, et c’est
quatre pence pour l’bouillon de Mrs. Imeny, et c’que vous pouvez y
donner pour emmaillotter l’enfant. Ça a toujours des marmots, ces
gens-là. C’est pas à moi à parler, vu qu’mon homme, à moi, m’a jamais
approchée v’là bien deux ans, sans quoi j’aurais fait comme les autres;
mais i’ m’a jamais approchée... jamais... Y a un homme qu’est venu et
qui m’a battue sur la tête, et à coups de pieds, Miss Eva; tellement
qu’c’était juste la même chose que si j’avais eu un mari, n’est-ce pas?
Le livre est dans l’tiroir, Mister Hanna, et bien en ordre, et j’n’ai
jamais livré un penny du dépôt--pas un penny. R’gardez sous la
commode--tout c’qui n’a pas été dépensé c’te semaine est là... Et, Miss
Eva, n’portez donc p’us c’grand capistra gris. J’vous ai préservée d’la
diptirie, et--et j’n’y tenais pas p’us qu’ça, mais le pasteur a dit
qu’i’ l’fallait. J’me serais mise avec lui plutôt qu’avec n’importe qui,
sans Tom qu’est venu, et alors--vous comprenez, Miss Eva, Tom n’est
jamais r’venu d’puis deux ans, et j’l’ai pas davantage r’vu. J’en prends
Dieu à témoin. Pouvez-vous entendre? Mais vous deux, allez-y donc, et
arrêtez l’jour d’la noce. J’ai souvent désiré qu’il en retourne
autrement, mais i’ va sans dire qu’c’était pas pour des gens d’mon
espèce. Si Tom était r’venu, c’qu’i’ n’a jamais fait, j’aurais été comme
les autres--six pence pour l’bouillon du bébé, et un shilling pour
l’ensevelir. Vous l’avez vu dans l’livre, Mister Hanna. V’là comme ça
s’passe; et i’ va sans dire qu’vous n’pouviez jamais avoir rien à faire
avec moi. Mais une femme, ça désire c’que ça sait voir, et n’ayez aucune
crainte sur lui, Miss Eva. J’l’ai vu su’son visage des fois et des
fois--des fois et des fois... Qu’on fasse un enterrement de quatre
livres dix shillings--avec un drap mortuaire.»

Ce fut un enterrement de sept livres quinze shillings, et tout Gunnison
Street sortit pour lui faire honneur. Tout, à part deux personnes: car
la mère de Louison la Fayote s’aperçut qu’une Force s’en était allée,
lui laissant libre accès aux crèmes. Aussi lorsque s’éloigna le
roulement des voitures, le chat, sur le seuil de la porte, entendit-il
la plainte de la prostituée mourante qui ne parvenait pas à mourir:

«Oh, maman, maman, tu’n’vas donc pas m’quitter même la cuiller à
lécher!»




LES GÉMEAUX

        Grande est la justice de l’Homme Blanc--plus grande la puissance
        d’un mensonge.

        (_Proverbe indigène._)


La voici, votre Justice Anglaise, Protecteur du Pauvre! Regardez mon dos
et mes reins frappés à coups de bâtons--et de lourds bâtons! Je ne suis
qu’un pauvre homme, et il n’est point de justice dans les Tribunaux.

Nous étions deux, nés d’un même accouchement; mais je vous jure que
j’étais né le premier, et que Ram Dass est le plus jeune de trois bonnes
gorgées d’air. L’astrologue l’a déclaré, et c’est écrit dans mon
horoscope--l’horoscope de Durga Dass.

Or, nous nous ressemblions--moi et mon frère, qui est une brute sans
honneur--nous nous ressemblions à ce point que personne ne savait,
ensemble ou séparés, qui était Durga Dass. Je suis un Mahajun de Pali en
Marwar, et un honnête homme. Ceci est vrai parler. Une fois parvenus à
l’âge viril, nous quittâmes la maison de notre père, à Pali, et allâmes
au Punjab, où c’est tous des lourdauds et de vrais enfants de
bourriques. Nous ouvrîmes boutique ensemble dans Isser Jang--moi et mon
frère--près de la grande citerne où le camp du gouverneur tire de l’eau.
Mais Ram Dass, qui est sans loyauté, me chercha querelle, et nous fûmes
divisés. Il prit ses livres, ses pots, et sa Marque, et se fit
_bunnia_--prêteur sur gages--dans la longue rue d’Isser Jang, près de la
barrière de la route qui va à Montgomery. Ce ne fut pas ma faute si nous
nous arrachâmes l’un à l’autre le turban. Je suis un Mahajun de Pali, et
je parle _toujours_ vrai parler. Ce fut Ram Dass, le larron et le
menteur.

Or, personne, pas même les petits enfants, ne pouvait à première vue
savoir qui était Ram Dass et qui était Durga Dass. Mais tous les gens
d’Isser Jang--puissent-ils mourir sans fils!--disaient que nous étions
des voleurs. Ils employaient beaucoup de mauvais parler, mais je
prélevais de l’argent sur leurs bois de lit et leurs marmites, la
récolte sur pied et le veau à naître, depuis la citerne du grand square
jusqu’à la barrière de la route de Montgomery. C’étaient des imbéciles,
ces gens--pas bons à couper les ongles de pied d’un Marwari de Pali. Je
leur prêtai à tous de l’argent. Un peu, rien qu’un tout petit peu--ici
un _pice_ et là un autre _pice_. Dieu m’est témoin que je suis un pauvre
homme! L’argent est tout resté avec Ram Dass--puissent ses fils se
changer en chrétiens et sa fille n’être qu’un feu ardent et une honte
pour la maison de génération en génération! Puisse-t-elle mourir non
mariée, et être la mère d’une multitude de bâtards! Que la lumière
s’éteigne dans la maison de Ram Dass, mon frère! C’est chose pour quoi
je prie deux fois par jour--avec des offrandes et des charmes. Voici
comment le mal débuta. Nous partageâmes entre nous la ville d’Isser
Jang, mon frère et moi. Il y avait au delà des portes un propriétaire,
lequel habitait à un mille à peine sur la route qui mène à Montgomery,
et son nom était Muhammad Shah, fils d’un Nawab. C’était un grand
diable, et il buvait du vin. Tant qu’il y eut des femmes en sa maison,
ainsi que du vin et de l’argent pour les fêtes de mariage, il se tint en
gaîté et s’essuya la bouche. Ram Dass lui prêta de l’argent, un lack ou
un demi-lack--comment savoir?--et tant qu’on lui prêta de l’argent, le
propriétaire ne s’inquiéta pas de ce qu’il signait.

Les gens d’Isser Jang constituaient mon lot, et le propriétaire ainsi
que les suburbains constituaient le lot de Ram Dass; car ainsi en
avions-nous arrangé. C’était moi le pauvre, attendu que les gens d’Isser
Jang étaient sans opulence. Je faisais ce que je pouvais, mais Ram Dass
n’avait qu’à attendre à la porte du jardin du propriétaire, et à lui
remettre l’argent, prenant les reconnaissances des mains de l’intendant.

Durant l’automne de l’année qui suivit ces prêts, Ram Dass dit au
propriétaire: «Payez-moi mon argent.» Sur quoi le propriétaire le
couvrit d’injures. Mais Ram Dass alla devant les Tribunaux avec les
papiers et les reconnaissances--tout en règle--et obtint des ordonnances
contre le propriétaire; et le nom du gouvernement était en travers des
timbres des ordonnances. Ram Dass prit champ par champ, manguier par
manguier, citerne par citerne; introduisant dans la place ses gens à
lui--débiteurs de la banlieue d’Isser Jang--pour cultiver les récoltes.
C’est ainsi qu’il s’insinua peu à peu dans la propriété, car il avait
les papiers, et le nom du gouvernement était en travers des timbres, au
point que ses gens finirent par détenir les récoltes pour lui sur toutes
les faces de la grande maison blanche du propriétaire. C’était fort
bien; mais quand le propriétaire s’aperçut de cela, il fut fort en
colère et maudit Ram Dass à la manière des Mahométans.

De quelle sorte le propriétaire était en colère, mais Ram Dass riait et
réclamait encore des champs, comme il était écrit sur les
reconnaissances. C’était dans le mois de Phagun. Je pris mon cheval et
m’en allai parler à l’homme qui fabrique des bracelets de laque sur la
route de Montgomery, à cause qu’il me devait une dette. Devant moi, sur
son cheval, se trouvait mon frère Ram Dass. Et lorsqu’il me vit, il
tourna de côté dans les hautes récoltes, car il y avait de la haine
entre nous. Et je continuai mon chemin jusqu’à ce que j’arrivasse aux
buissons d’orangers près de la maison du propriétaire. Les
chauves-souris voletaient et la fumée du soir rasait la campagne. Là
vinrent à ma rencontre quatre hommes--rodomonts et mahométans--le visage
enveloppé, qui empoignèrent la bride de mon cheval et s’écrièrent:
«C’est Ram Dass! Battons-le!» Et ils me battirent avec leurs bâtons--de
lourds bâtons tout entourés de fil de fer au bout, arme en usage chez
ces porcs de Punjabis--jusqu’au moment où, ayant crié grâce, je tombai
sans connaissance. Mais ces éhontés me battirent encore, disant:--«Oh,
Ram Dass, voici vos intérêts--bien pesés, bien comptés dans votre main,
Ram Dass.» Je criai à tue-tête que je n’étais pas Ram Dass, mais Durga
Dass, son frère; encore ne m’en frappèrent-ils que davantage, et ce ne
fut que lorsque je devins incapable de pousser un cri qu’ils me
laissèrent. Mais je vis leurs visages. Il y avait Elahi Baksh, qui court
sur le côté du cheval blanc du propriétaire, et Nur Ali, le gardien de
la porte, et Wajib Ali, le cuisinier si robuste, et Abdul Latif, l’homme
de courses--tous de la maison du propriétaire. Ces choses, je peux les
jurer sur la queue de la Vache si besoin est, mais--Ahi! Ahi!--ç’a été
déjà juré, et je suis un pauvre homme dont l’honneur est perdu.

Quand ces quatre bandits s’en furent allés en riant, mon frère Ram Dass
sortit des récoltes et pleura sur moi comme sur un mort. Mais j’ouvris
les yeux, et le priai de m’avoir de l’eau. Lorsque j’eus bu, il me porta
sur son dos, et par des chemins de traverse m’amena dans la ville
d’Isser Jang. Mon cœur, en cette heure-là, était tourné vers Ram Dass,
mon frère, à cause de sa tendresse, et je perdis mon inimitié.

Mais un serpent est un serpent tant qu’il n’est pas mort; et un menteur
est un menteur tant que le jugement des Dieux ne s’est pas emparé de son
talon. J’eus tort en cela que j’eus foi en mon frère--le fils de ma
mère.

Quand nous fûmes arrivés en sa maison et que je fus un peu revenu à moi,
je lui racontai mon histoire, à quoi il répondit: «Sans doute, c’est moi
qu’ils voulaient battre. Mais les Tribunaux siègent et la Justice du
Sirkar plane au-dessus de tout; rends-toi donc devant les Tribunaux une
fois le mal passé.

Or, lorsque nous avions quitté Pali, au temps jadis, il était advenu une
famine qui s’étendit de Jeysulmir à Gurgaon et toucha Gogunda au sud. A
ce moment-là, la sœur de mon père s’en vint vivre avec nous à Isser
Jang; car un homme doit avant tout veiller à ce que les siens ne meurent
pas de besoin. Quand arriva la querelle entre nous deux, la sœur de mon
père--une maigre chienne édentée--déclara que c’était Ram Dass qui avait
raison, et s’en alla avec lui. En ses mains--à cause qu’elle connaissait
la médecine et quantité de remèdes--Ram Dass, mon frère, me remit
affaibli par les coups et grandement meurtri jusqu’à rendre le sang par
la bouche. Au bout de deux jours de maladie la fièvre me prit; et
j’ajoutai la fièvre à la note dressée dans ma tête contre le
propriétaire.

Les Punjabis d’Isser Jang sont tous fils de Bélial et d’une ânesse; mais
ce sont de fort bons témoins, qui portent témoignage sans broncher, quoi
que puissent dire les plaideurs. J’achèterais des témoins à la douzaine,
et tout le monde déposerait non seulement contre Nur Ali, Wajib Ali,
Abdul Latif et Elahi Baksh, mais contre le propriétaire, en déclarant
que lui-même du haut de son cheval blanc avait appelé ses gens pour me
battre; et encore qu’ils m’avaient dépouillé de deux cents roupies. Pour
le dernier témoignage je remettrais un peu de sa dette à l’homme qui
vendait les bracelets de laque, et il déclarerait qu’il avait remis
l’argent en mes mains, et avait assisté de loin au vol, mais que, pris
de peur, il s’était sauvé. Ce plan, je l’exposai à mon frère Ram Dass;
et il déclara que la combinaison était bonne, et me souhaita de me
consoler et de tâcher de me remettre sur pied le plus promptement
possible. Mon cœur était ouvert à mon frère durant ma maladie, et je lui
donnai les noms de ceux que je comptais appeler comme témoins--tous gens
me devant de l’argent, ce dont le magistrat sahib ne pouvait avoir
connaissance, pas plus que le propriétaire. La fièvre demeura en moi,
et, après la fièvre, je fus pris de coliques et de tranchées on ne peut
plus terribles. A ce moment-là je crus que ma fin était proche, mais je
sais maintenant que c’est celle qui me donna les médecines, la sœur de
mon père--une veuve au cœur de veuve--qui avait provoqué ma seconde
maladie. Ram Dass, mon frère, m’assura que ma maison était close et
fermée à clef, et m’apporta la grosse clef de la porte ainsi que mes
livres, en même temps que tout l’argent qui était dans ma
maison--jusqu’à l’argent qui était caché sous le plancher; car j’étais
en grande frayeur que les voleurs ne s’introduisissent de force et ne se
missent à fouiller. Je parle vrai parler: il n’y avait que fort peu
d’argent chez moi. Peut-être dix roupies--peut-être vingt. Comment dire?
Dieu m’est témoin que je suis un pauvre homme.

Une nuit, alors que j’avais raconté à Ram Dass tout ce que j’avais dans
le cœur au sujet du procès que je comptais intenter au propriétaire, et
que Ram Dass avait dit s’être arrangé avec les témoins, me donnant leurs
noms par écrit, je fus pris à nouveau d’un grand mal, et ils me mirent
sur le lit. Quand j’allai un peu mieux--je ne peux dire combien de jours
plus tard--je m’informai de Ram Dass, et la sœur de mon père me déclara
qu’il était allé à Montgomery au sujet d’un procès. Je pris médecine et
dormis très profondément sans m’éveiller. Quand j’eus les yeux ouverts,
une grande tranquillité régnait dans la maison de Ram Dass, et personne
ne répondit lorsque j’appelai--pas même la sœur de mon père. Cela me
remplit de crainte, car je ne savais pas ce qui était arrivé.

Prenant un bâton en la main, je sortis lentement et finis par arriver au
grand carrefour près de la citerne, et mon cœur était brûlant en moi
contre le propriétaire à cause de la souffrance que me coûtait chacun de
mes pas.

J’appelai Jowar Singh, le menuisier, dont le nom était le premier de
ceux qui devaient déposer contre le propriétaire, et lui dis: «Toutes
choses sont-elles prêtes, et savez-vous ce qu’il faut dire?»

Jowar Singh répondit: «De quoi s’agit-il; et d’où venez-vous, Durga
Dass?»

Je repris: «De mon lit, où si longtemps je suis resté couché malade à
cause du propriétaire. Où est Ram Dass, mon frère, qui devait tout
arranger au sujet des témoins? Sûrement, vous êtes au courant de ces
choses, vous et les vôtres!»

Sur quoi Jowar Singh dit: «Qu’est-ce que cela peut avoir à faire avec
nous, ô Menteur? J’ai déposé et j’ai été payé, et le propriétaire a, sur
l’ordre du Tribunal, payé à la fois cinq cents roupies dont il avait
dépouillé Ram Dass et cinq cents autres roupies à cause de la grande
injure qu’il fit à votre frère.»

La citerne et le jujubier qui est au-dessus, ainsi que le carrefour
d’Isser Jang, se brouillèrent dans mes yeux, mais je m’appuyai sur mon
bâton, et dis: «Non! Voici parler d’enfant, et sot par-dessus le marché.
C’est moi qui ai souffert aux mains du propriétaire, et je suis venu
préparer la cause. Où est mon frère Ram Dass?»

Mais Jowar Singh hocha la tête, et une femme cria: «Quel est ce
mensonge? Quelle querelle eut donc le propriétaire avec vous, _bunnia_?
Il n’y a qu’un effronté et un homme sans foi pour profiter des blessures
de son frère. Ces _bunnias_ n’ont-ils donc point d’entrailles?»

Je protestai de nouveau, disant: «Par la Vache--par le Serment de la
Vache, par le Temple du Mahadeo à la Gorge Bleue, c’est moi, et moi
seul, qu’on a battu--battu à mort! Tâchez de parler droit, ô gens
d’Isser Jang, et je paierai les témoins.» Et je chancelai sur place,
attendu que le mal récent et la souffrance des coups reçus pesaient sur
moi.

Alors Ram Narain, qui a son tapis étendu sous le jujubier près de la
citerne, et écrit toutes les lettres pour les gens de la ville,
s’approcha et dit: «Aujourd’hui est le quarante et unième jour depuis le
méfait, et il y a six jours que la cause a été jugée devant le Tribunal,
et l’Aide-Commissaire Sahib a prononcé le jugement en faveur de votre
frère Ram Dass, reconnaissant le larcin au sujet duquel aussi j’ai
déposé, et toutes les autres choses comme ont dit les témoins. Il y
avait beaucoup de témoins, et par deux fois Ram Dass perdit connaissance
au Tribunal, à cause de ses blessures; et le Suppléant Sahib--le
_baba_[30] Suppléant Sahib--lui fit donner une chaise devant tous les
plaideurs. Pourquoi vous lamentez-vous, Durga Dass? Ces choses se sont
passées comme j’ai dit. N’en a-t-il pas été de la sorte?

  [30] Bébé. Il s’agit d’un tout jeune suppléant.

Et Jowar Singh de dire: «C’est la vérité. J’étais là, et il y avait un
coussin rouge sur la chaise.»

Et Ram Narain d’ajouter: «Ce jugement a fait rejaillir une grande honte
sur le propriétaire; et, craignant sa colère, Ram Dass et toute sa
maison sont retournés à Pali. Ram Dass nous a dit que vous aussi, vous
étiez parti le premier, l’inimitié étant apaisée entre vous, pour ouvrir
une boutique à Pali. A vrai dire, il serait préférable pour vous de
partir sur l’heure, car le propriétaire a juré que, s’il en attrape un
de votre maison, il le pendra par les talons à la poulie de la citerne,
et, le faisant balancer, le battra à coups de bâton jusqu’à ce que le
sang lui coule par les oreilles. Ce que j’ai dit au regard de la cause
est vrai, comme les personnes ici présentes peuvent le certifier--même
pour ce qui est des cinq cents roupies.»

Je dis: «C’était bien cinq cents?» Et Kirpa Ram, le _Jat_[31], répliqua:
«Cinq cents; car j’ai déposé aussi.»

  [31] Fermier.

Et je gémis, car il avait été dans mon cœur de ne dire que deux cents.

Alors, une nouvelle crainte s’empara de moi, et mes entrailles se
tournèrent en eau, et, courant promptement à la maison de Ram Dass, je
cherchai mes livres et mon argent dans le grand coffre de bois sous ma
couchette. Il ne restait plus rien: pas la valeur d’un cauris. Tout
avait été enlevé par le démon qui se prétendait mon frère. Je me rendis
également à ma maison et ouvris les volets; mais également là ne
restait-il rien que les rats parmi les corbeilles de grain. Sur le
moment ma raison m’abandonna; et, déchirant mes vêtements, je courus à
l’endroit où était la citerne, invoquant à grands cris la justice des
Anglais contre mon frère Ram Dass, et, en ma démence, racontant à tous
que mes livres de comptes étaient perdus. Quand les gens s’aperçurent
que j’étais tout prêt à sauter dans la citerne, ils crurent à la vérité
de mon langage; surtout à cause que je portais encore sur le dos et le
sein les marques des coups de bâton du propriétaire.

Jowar Singh, le menuisier, me retint, et me retournant dans ses
mains--car c’était un homme très fort--montra les cicatrices que j’avais
sur le corps, et se courba en deux, à force de rire, sur la margelle de
la citerne. Il cria à tue-tête, si bien que tout le monde put entendre,
du carrefour de la citerne au Caravansérail des Pèlerins: «Oh, oh! Les
chacals se sont querellés, et le gris a été pris au piège. En vérité,
cet homme a été cruellement battu, et son frère a pris l’argent
qu’alloua le Tribunal! Oh, _bunnia_, vous n’êtes point prêt de voir
taire cette histoire! Les chacals se sont querellés, et, de plus, les
livres de comptes sont au feu. O gens endettés vis-à-vis de Durga
Dass--et je sais que vous êtes nombreux--les livres de comptes sont au
feu!

Alors, tout Isser Jang répéta le cri que les livres étaient
brûlés--_Ahi! Ahi!_ j’avais, dans ma folie, laissé échapper cela de ma
bouche--et on se mit à rire par toute la ville. Ils se servirent des
insultes punjabi pour m’insulter, qui sont insultes terribles et on ne
peut plus mordantes; m’assaillant aussi à coups de bâtons et de bouses
de vaches jusqu’à me faire tomber et crier grâce.

Ram Narain, l’écrivain public, les pria de finir, de peur que la chose
ne s’ébruitât jusqu’à Montgomery, et que les gens de police ne vinssent
procéder à une enquête. Il dit, faisant usage de maints vilains mots: «A
ce degré de malheur j’aurai pitié de vous, Durga Dass, quoiqu’il n’y eut
guère de pitié dans vos procédés vis-à-vis du fils de ma sœur au sujet
de la génisse café au lait. Quelqu’un a-t-il un poney auquel il ne
tienne pas, afin que ce gaillard-là puisse s’échapper? Si le
propriétaire apprend qu’un des jumeaux (et Dieu sait si c’en est un seul
qu’il a battu ou bien les deux, mais cet homme a été certainement battu)
est dans la ville, il se commettra un assassinat, et alors s’en viendra
la police se livrer à l’enquête en la maison de chacun et passer la
journée à manger la boutique du marchand de bonbons.»

Kirpa Ram, le _Jat_, dit: «J’ai un poney très malade. Mais à force de
coups on peut le faire aller deux milles au pas.» S’il meurt, le corps
sera pour les peaussiers.

Alors, Chumbo, le peaussier, dit: «Je paierai le corps trois annas, et
marcherai aux côtés de cet homme jusqu’à ce que le poney meure. S’il y a
plus de deux milles, je ne paierai que deux annas.»

Kirpa Ram dit: «Soit.» On amena le poney, et je demandai la permission
de tirer un peu d’eau à la citerne, à cause que j’étais desséché de
peur.

Alors, Ram Narain dit: «Voici quatre annas. Dieu vous a mis fort bas,
Durga Dass, et je ne voudrais pas vous envoyer le ventre vide, alors
même que l’affaire de la génisse café au lait du fils de ma sœur est une
plaie ouverte entre nous. Il y a loin d’ici à votre pays. Allez, et s’il
en est ainsi ordonné, vivez; mais, surtout, ne prenez pas la bride du
poney, car elle est à moi.»

Et je sortis d’Isser Jang, au milieu de l’hilarité des Jats aux grosses
cuisses, et le peaussier marcha à mes côtés, attendant que le poney
tombât mort. Il mourut au bout d’un mille, et plein de la crainte que
m’inspirait le propriétaire, je courus jusqu’à ce que je n’en pusse
plus, et m’en vins en ce lieu-ci.

Mais je jure sur la Vache, je jure sur toutes les choses sur lesquelles
jurent les Hindous et les Musulmans, et même les sahibs, que c’est moi,
et non mon frère, qui fus battu par le propriétaire. Or, la cause est
entendue et les portes des Tribunaux sont closes, et Dieu sait où le
_baba_ Suppléant Sahib--le lait de la mère n’a pas encore séché sur sa
lèvre sans poil--s’en est allé. _Ahi! Ahi!_ Je n’ai pas de témoins, et
les balafres vont se cicatriser, et je suis un pauvre homme. Mais, sur
l’Ame de mon Père, sur la foi d’un Mahajun de Pali, c’est moi, et non
mon frère, qui fus battu par le propriétaire!

Que ferai-je? La Justice des Anglais est comme une grande rivière. Une
fois passée, elle ne revient plus. Néanmoins, Sahib, prenez une plume et
écrivez clairement ce que j’ai dit, afin que le Juge Sahib puisse voir,
et réprimande le Suppléant Sahib, lequel n’est qu’un poulain que la
jument n’a point encore léché, tant il est jeune. C’est moi, et non mon
frère, qui fus battu, et, quant à lui, il est allé vers l’ouest--je ne
sais où.

Mais, sur toutes choses, écrivez--de telle sorte que les sahibs puissent
lire, et que sa disgrâce s’accomplisse--que Ram Dass, mon frère, fils de
Purun Dass, Mahajun de Pali, n’est qu’un pourceau et un voleur nocturne,
un égorgeur, un mangeur de chair, un produit de chacal sans beauté, ni
foi, ni propreté, ni honneur.




LE JUGEMENT DE DUNGARA


L’histoire se raconte encore aujourd’hui dans les bocages du Mont
Berbulda, et pour preuve on désigne la maison sans toit ni fenêtres de
la Mission. C’est au grand Dieu Dungara, le Dieu des Choses Telles
qu’Elles Sont, le Terrible parmi les Terribles, Pourvu d’Un Œil Unique,
Porteur de la Défense d’Éléphant Rouge, qu’il faut tout attribuer; et
celui qui refuse de croire en Dungara se verra certainement frappé de la
Folie de Yat--la folie qui s’appesantit sur les fils et les filles des
Buria Kol lorsqu’ils se détournèrent de Dungara pour se mettre à porter
des vêtements. Ainsi déclare Athon Dazé, lequel est Grand Prêtre de
l’autel et Gardien de la Défense d’Éléphant Rouge. Mais si vous
questionnez l’aide-percepteur et agent du gouvernement auprès des Buria
Kol, il se mettra à rire--non point parce qu’il en veut aux missions,
mais parce qu’il était là, en personne, lorsque Dungara exerça sa
vengeance sur les enfants spirituels du Révérend Justus Krenk, Pasteur
de la Mission de Tubingen, et sur Lotta, sa vertueuse épouse.

Si jamais homme, toutefois, mérita bon traitement de la part des Dieux,
ce fut le Révérend Justus, sorti de Heidelberg, lequel, sur la foi d’une
vocation, s’en alla dans le désert et prit avec lui la blonde Lotta aux
yeux bleus. «Nous allons rentre meilleurs ces baïens, dont les bratiques
itolâtres obscurcissent en ce moment l’esprit», dit Justus, dès les
premiers temps de sa carrière. «Foui», ajouta-t-il avec conviction, «ce
seront de pons envants, et ils abbrentront à trafailler de leurs mains.
Car tout pon grétien toit trafailler.» Et avec un salaire plus modeste
encore que celui d’un simple bedaud anglais, Justus Krenk tint ménage
par delà Kamala et la gorge de Malair, par delà la rivière de la
Berbulda, près du pied de la montagne bleue de Panth au sommet de
laquelle se dresse le temple de Dungara--au cœur du pays des Buria
Kol--les Buria Kol tout nus, bons enfants, timides, effrontés,
indolents.

Sait-on ce que c’est que la vie dans un avant-poste de mission? Qu’on
tâche d’imaginer une solitude surpassant celle du plus petit poste dans
lequel le gouvernement ait jamais envoyé fonctionnaire dans l’Inde--un
isolement qui au réveil vous pèse sur les paupières et vous pousse de
force tête baissée au labeur journalier. Il n’y a personne de votre
couleur, à qui parler. Il y a, c’est vrai, de quoi manger pour vous
tenir en vie, mais qui n’est guère plaisant à manger. Et tout le bien,
toute la beauté, tout l’intérêt de votre vie, il vous faut les tirer de
vous-même et de la grâce qui peut en vous avoir été placée.

Le matin, avec un tambourinement de pieds mollets, les convertis, les
indécis et les railleurs déclarés avancent en troupe jusqu’à la
verandah. Il vous faut être infiniment patient et bon, et, par-dessus
tout, clairvoyant, attendu que c’est à la simplicité de l’enfance, à
l’expérience de l’homme et à la ruse du sauvage que vous avez affaire.
Votre congrégation a cent besoins matériels à considérer; et c’est à
vous, qui croyez à une responsabilité personnelle vis-à-vis de votre
Créateur, à tirer de la foule vociférante le grain de spiritualité qui
peut s’y trouver déposé. Si, à la cure des âmes, vous ajoutez celle des
corps, votre tâche n’en sera que plus difficile, car les malades et les
estropiés professeront n’importe quelle foi pour guérir, et se moqueront
de vous qui avez la simplicité de les croire.

A mesure que la journée avance et que tombe l’entrain du matin, vous
sentirez vos épaules se courber sous l’impression que votre tâche est
inutile. Il s’agit de lutter contre ce sentiment, et le seul éperon que
vous ayez au flanc, c’est de croire qu’avec l’âme pour enjeu vous jouez
une partie contre le Démon. C’est une grande et réjouissante croyance;
mais il faut à celui qui peut sans défaillir la garder vingt-quatre
heures consécutives, être doué d’une rude dose de force physique et d’un
nerf peu commun.

Demandez aux chefs grisonnants de la Bannockburn Medical Crusade quel
genre de vie mènent leurs prédicants; dites-en deux mots à l’agence
Racine Gospel, ces longs et maigres Américains qui se sont fait une
gloire d’aller où nul Anglais n’ose les suivre; tâchez... si vous
pouvez, qu’un pasteur de la Mission Tubingen vous parle de ses
expériences. On vous renverra aux rapports imprimés, mais ceux-ci ne
font aucune mention des hommes qui ont perdu jeunesse et santé, tout ce
qu’un homme peut perdre sauf la foi, dans les déserts; des jeunes
Anglaises qui sont parties et ont trouvé la mort dans la jungle
pestilentielle du Mont Panth, sachant à l’avance qu’elles allaient à un
trépas certain. Il y aura peu de pasteurs pour vous révéler ces choses,
et moins encore pour parler de ce jeune David de Saint-Bees, qui, dévolu
au service du Seigneur, échoua dans la suprême solitude, et revint
presque dément à la maison mère, criant:--«Dieu n’est pas, mais j’ai
fait route avec le Diable!»

Les rapports gardent ici le silence, parce que l’héroïsme, l’insuccès,
le doute, le désespoir et le renoncement de la part d’un simple blanc
cultivé, sont choses de nul poids, comparés au salut d’une âme à peine
humaine, lorsqu’il s’agit d’arracher celle-ci à la foi fantastique qui
consiste à adorer les génies des bois, les lutins des rochers et les
démons des rivières.

Or, Gallio, l’aide-percepteur du pays en question, «ne faisait nul cas
de ces choses». Il était depuis longtemps dans le district, et les Buria
Kol l’aimaient et lui apportaient des offrandes de poisson harponné,
d’orchidées cueillies au cœur obscur et moite des forêts, et d’autant de
gibier qu’il en pouvait manger. En retour, il leur donnait de la
quinine, et en compagnie d’Athon Dazé, le Grand Prêtre, gérait leurs
petites affaires.

«Au bout de quelques années que vous êtes dans le pays, disait Gallio à
la table de Krenk, vous finissez par trouver que toutes les croyances se
valent. Je vous aiderai de tout mon pouvoir, cela va sans dire, mais
n’allez pas froisser mes Buria Kol. Ce sont de braves gens, et ils ont
confiance en moi.

--Che leur enseignerai la Barole du Seigneur, répondit Justus, sa face
ronde toute rayonnante d’enthousiasme, et che ne ferai assurément augun
tort à leurs préjugés en achissant sans révlexion. Mais, ô mon ami, cet
état d’esbrit qui gonsiste à recarder doutes les groyances afec la même
imbartialité est très maufais.

--C’est bon! repartit Gallio. Pour moi, j’ai à veiller sur leurs corps
et sur le district; quant à vous, essayez ce que vous pouvez pour leurs
âmes. Seulement, ne vous conduisez pas comme votre prédécesseur, sans
quoi je craindrais de ne pouvoir répondre de votre vie.

--Qu’a-t-il fait? demanda Lotta, hardiment, en lui tendant une tasse de
thé.

--Ce qu’il a fait? Eh bien, il est monté au Temple de Dungara--c’est
vrai qu’il était nouveau venu dans le pays--et s’est mis à taper sur la
tête du vieux dieu avec un parapluie; sur quoi les Buria Kol sont sortis
en masse, et l’ont tapé, lui, quelque peu brutalement. J’étais dans le
district, et il me dépêcha un courrier avec cette note:--«Persécuté pour
la cause du Seigneur. Envoyez détachement de soldats.» Les troupes le
plus près étaient à environ deux cents milles de là, mais je devinai ce
qu’il avait fait. Je me rendis à cheval à Panth, et parlai comme un père
au vieil Athon Dazé, lui disant qu’un homme de sa sagesse devait s’être
rendu compte que le sahib avait reçu un coup de soleil et était fou.
Jamais de votre vie vous n’avez vu gens plus désolés. Athon Dazé fit des
excuses, envoya du bois, du lait, des poulets, et cent autres choses.
Puis je donnai cinq roupies au sanctuaire et déclarai à Macnamara qu’il
avait manqué de tact. Il prétendit que je m’étais prosterné dans la
Maison de Rimmon; mais s’il eût seulement franchi le sommet de la
montagne pour aller insulter Palin Deo, l’idole des Suria Kol, on l’eût
empalé sur un bambou passé au feu bien avant que je pusse agir, ce qui
m’eût obligé à faire pendre quelques-uns des pauvres diables. Soyez-leur
aimable, Padri[32]... mais je ne crois pas que vous arriviez à
grand’chose.

  [32] _Padri_, titre familier qu’en s’adressant à eux l’on donne aux
    prêtres et pasteurs, dans l’Inde.

--Bas moi, répliqua Justus, mais mon Maître. Nous gommencerons avec les
bedits envants. Maints d’entre eux seront malades--cela fa sans tire.
Abrès les envants, les mères; et alors les hommes. Mais crandement
eussè-je brévéré que fous fussiez afec nous sur un pied de symbathie
interne.»

Gallio partit, pour, au risque de sa vie, raccommoder les ponts de
bambou pourris de son petit monde, tuer par ci par là quelque tigre trop
opiniâtre, coucher dehors dans la jungle fumante, ou traquer les
déprédateurs Suria Kol qui avaient pris quelques têtes de bétail à leurs
frères du Clan de Buria. Un jeune homme cagneux, à la démarche gauche,
que ce Gallio, naturellement dépourvu de toute croyance ou de tout
respect, soupirant après le pouvoir absolu, que du reste lui accordait
son peu enviable district.

«Personne ne désire mon poste, disait-il d’un air sardonique, et mon
chef ne vient fourrer son nez chez moi que lorsqu’il est sûr qu’il n’y a
pas de fièvre. Je suis roi sur mes terres, et Athon Dazé est mon
vice-roi.»

Attendu que Gallio se faisait gloire de son suprême mépris de la vie
humaine--quoiqu’il n’étendît jamais au delà de la sienne cette
théorie,--il trouva tout naturel de faire quarante milles à cheval pour
se rendre à la mission avec un tout petit bébé brun sur l’arçon de sa
selle.

«Voici quelque chose pour vous, Padri, dit-il. Les Buria Kol laissent
mourir le trop plein de leurs enfants. Personnellement, je ne vois pas
pourquoi ils s’abstiendraient de le faire, mais vous pouvez peut-être
élever celui-ci. Je l’ai recueilli passé la bifurcation de Berbulda.
J’ai idée que, depuis, la mère n’a cessé de me suivre à travers les
bois.

--C’est le bremier du droupeau», dit Justus.

Et Lotta s’empara du petit être hurlant pour le presser contre son sein,
et s’employa à le calmer, pendant qu’à l’instar d’un loup en suspens
dans les champs Matui, qui lui avait donné naissance, et, conformément à
la loi de sa tribu, l’avait exposé pour mourir, haletait, lasse et les
pieds écorchés, dans le fourré de bambous, guettant de ses yeux de mère
affamée la maison du pasteur. Que ferait le tout-puissant
aide-percepteur? Le petit homme en tunique noire allait-il manger sa
fille toute vivante, comme Athon Dazé disait que telle était la coutume
de tous les hommes en tunique noire?

Matui passa toute la longue nuit à attendre parmi les bambous; et, au
matin, voici que sortit une belle femme blanche, une femme comme Matui
n’en avait jamais vue, et que dans ses bras se trouvait la fille de
Matui, toute revêtue de blanc immaculé. Lotta ne savait pas grand’chose
du langage des Buria Kol, mais lorsqu’une mère fait appel à une autre le
discours est facile à comprendre. Aux mains timidement tendues vers le
bord de sa robe, aux gutturales passionnées et aux yeux débordants de
désir, Lotta comprit à qui elle avait affaire. De sorte que Matui
recouvra son enfant--elle deviendrait la servante, même l’esclave, de la
miraculeuse femme blanche, attendu que sa tribu ne voudrait plus la
reconnaître. Et Lotta pleura avec elle toutes les larmes de son corps, à
la façon teutonne, qui veut que, ce faisant, l’on ne cesse de se
moucher.

«T’abord l’envant, puis la mère, et en ternier l’homme, et le tout à la
Cloire te Tieu», dit Justus l’Enthousiaste.

Et l’homme arriva, armé d’un arc et de flèches, en vérité fort en
colère, attendu qu’il n’avait plus personne pour faire sa cuisine.

Mais l’histoire de la Mission en est une assez longue, et la place me
manque pour montrer comment Justus, oubliant le manque de tact de son
prédécesseur, frappa sans ménagement Moto, le mari de Matui, à cause de
sa cruauté, comment Moto fut atterré, mais, une fois revenu de la
crainte de mourir sur l’heure, reprit courage et devint le fidèle allié
et le premier converti de Justus; comment la petite assemblée grossit, à
l’incommensurable dégoût d’Athon Dazé; comment le prêtre du Dieu des
Choses Telles qu’Elles Sont eut une discussion subtile avec le prêtre du
Dieu des Choses Telles qu’Elles Devraient Être, et succomba; comment les
redevances du temple de Dungara tombèrent à la volaille, au poisson et
au gâteau de miel; comment Lotta allégea la Malédiction d’Ève pour les
femmes, et comment Justus fit de son mieux pour introduire la
malédiction d’Adam; comment les Buria Kol, là-dessus, se rebellèrent, en
déclarant que leur Dieu était un Dieu fainéant, et comment Justus,
surmontant une partie de leurs scrupules, leur enseigna que la bonne
terre brune était riche d’autre chose que de châtaignes.

Tout cela, c’est l’histoire d’un certain nombre de mois, et durant tous
ces mois-là, le noir aux cheveux blancs, qui avait nom Athon Dazé, ne
cessa de méditer vengeance pour l’oubli dont Dungara était l’objet de la
part de la tribu. Avec toute la ruse d’un sauvage il feignit l’amitié
vis-à-vis de Justus, allant jusqu’à faire allusion à sa propre
conversion; mais à la congrégation de Dungara il déclara sourdement:

«Ceux du troupeau du Padri se sont mis à porter des vêtements et adorent
un Dieu travailleur. C’est pourquoi Dungara les châtiera durement, au
point de les envoyer se jeter tout hurlants dans les eaux de la
Berbulda.»

Durant la nuit, la défense d’Éléphant Rouge gronda et mugit dans la
montagne, et les ouailles s’éveillèrent et dirent:

«Le Dieu des Choses Telles qu’Elles Sont mûrit sa vengeance contre les
apostats. Sois miséricordieux, Dungara, vis-à-vis de nous, tes enfants,
et donne-nous toutes leurs récoltes!»

Au temps avancé de la saison froide, le percepteur en personne et sa
femme vinrent au pays des Buria Kol.

«Allez donc jeter un coup d’œil sur la mission de Krenk, dit Gallio. Il
est en train de faire d’assez bonne besogne, à sa façon de voir, et je
crois que cela lui ferait plaisir si vous inauguriez la chapelle de
bambou qu’il est parvenu à bâcler. En tout cas, vous verrez un Buria Kol
civilisé.»

Grand fut le remue-ménage à la mission.

«Bour lors, Monsieur le Bercebdeur et sa cracieuse tame ferront te leurs
yeux que nous afons vait te la ponne pesogne, et... foui... nous lui
mondrerons nos confertis sous les fêtements neufs qu’ils ont
convectionnés te leurs mains. Ce sera une crande vête--touchours, cela
ba sans tire, pour la cloire tu Seigneur», déclara Justus.

Et Lotta d’ajouter:

«Amen.»

Justus, sans en avoir l’air, s’était senti jaloux de la Mission Basel
section tissage, ses convertis n’étant guère adroits de leurs mains;
mais Athon Dazé avait, dans les derniers temps, décidé quelques-uns
d’entre eux à sérancer les fibres luisantes et soyeuses d’une plante qui
poussait en abondance sur le Mont Panth. Elle donnait un tissu presque
aussi blanc et aussi lisse que le _tappa_ des Mers du Sud, et, ce
jour-là, les convertis devaient pour la première fois porter des
vêtements qui en étaient faits. Justus se montrait fier de son œuvre.

«Ils s’en fientront tout de blanc fêtus à la rengondre du Bercebdeur et
te sa noble tame, en jantant: _Te lautamus, Tomine_. Buis, Monsieur le
Bercebdeur inaucurera le jabelle, et... foui... il n’est bas jusqu’à
Callio qui ne se mettra lui-même à groire. Tenez-fous gomme cela, mes
envants, teux par teux, et... Lotta, bourquoi se grattent-ils ainsi? Il
n’est bas séant, Nala, mon envant, de se tortiller te la sorte. Le
Bercebdeur fa fenir et sera scantalisé.»

Le percepteur, sa femme et Gallio grimpèrent le versant jusqu’au poste
de la mission. Les convertis furent alignés sur deux rangs, brillant
ruban de quarante enfants.

«Ah! fit le percepteur, que son instinct d’accaparement portait à croire
qu’il avait, dès le début, protégé l’institution. Cela avance, je vois,
et à grands pas.»

Jamais parole n’avait été plus vraie! La mission était en train
d’avancer--d’abord par petits sauts timides et déhanchements gênés, puis
bientôt par sauts de cheval piqué des mouches et bonds de kanguroos
affolés. Du Mont Panth la défense d’Éléphant Rouge lança un rugissement
sec et angoissé. Les rangs des convertis oscillèrent, se rompirent et
s’éparpillèrent au milieu de hurlements de douleur, tandis que Justus et
Lotta restaient frappés d’horreur.

La troupe changea de front et gouverna vers les rochers qui surplombent
la Berbulda, se tordant, frappant du pied, arrachant et jetant ses
habits en sa course, poursuivie par le tonnerre de la trompette de
Dungara. Justus et Lotta accoururent presque en larmes auprès du
percepteur.

«Che n’y gomprends rien! Hier, dit Justus hors d’haleine, ils
bossédaient les Tix Gommandements... Qu’est-ce que cela feut tire? Loué
soit le Seigneur en tous temps, en tous lieux. Nala? Oh, fi donc!»

Un bond et un cri, et c’était sur les rochers qui surplombaient leur
tête, Nala, jadis orgueil de la mission, une pucelle de quatorze
printemps, bonne, docile et vertueuse... maintenant nue comme l’aurore
et pestant comme un chat sauvage.

«Est-ce pour cela! cria-t-elle d’une voix de délire, en lançant son
petit jupon à la tête de Justus, est-ce pour cela que j’ai délaissé les
miens et Dungara... pour les feux de votre enfer? Singe aveugle, petit
ver de terre, poisson sec que vous êtes, vous disiez que je ne brûlerais
jamais! O Dungara, voici que je brûle dès maintenant! Grâce, Dieu des
Choses Telles qu’Elles Sont!»

Elle fit volte-face et se précipita dans la Berbulda, sur quoi la
trompette de Dungara beugla de triomphe. Le dernier des convertis de la
Mission Tubingen avait mis un quart de mille de rivière torrentueuse
entre lui et ses maîtres.

«Hier, dit Justus avec un sanglot dans la voix, elle abbrenait l’A. P.
C. T. à l’école... Oh! C’est l’œufre de Satan!»

Mais Gallio était en train de regarder avec curiosité le petit jupon de
la jeune fille, tombé là, à ses pieds. Il tâta le tissu, remonta la
manche de sa propre chemise au-dessus de la ligne fortement bronzée de
son poignet, et là, contre la chair, pressa un pli de l’étoffe. Une
ampoule d’un rouge enflammé parut sur la peau blanche.

«Ah! fit Gallio avec calme. Je m’en doutais.

--Qu’est-ce tonc? demanda Justus.

--Moi, j’appellerais cela la Chemise de Nessus, mais... où vous
êtes-vous procuré la fibre de ce tissu?

--C’est Athon Dazé, répondit Justus. Il a montré aux carçons gomment la
vabriquer.

--Le vieux renard! Savez-vous qu’il vous a donné l’ortie de
Nilgiri--dite _bichua_ scorpion--la _Girardenia heterophylla_--à
travailler. Pas étonnant s’ils se tortillaient! Mais, cela pique même
quand on en fait des cordes de pont, si on ne le laisse tremper durant
six semaines. Le madré compère! Une demi-heure environ devait suffire
pour traverser leur épais épiderme, et alors...!»

Gallio partit d’un éclat de rire, mais Lotta pleurait dans les bras de
la femme du percepteur, et Justus s’était de ses mains couvert le
visage.

«La _Girardenia heterophylla_! répéta Gallio. Krenk, pourquoi ne m’en
avoir pas parlé? Je vous eusse épargné tout cela. Du feu tissé! Il
fallait un Buria Kol en sa simplicité pour ne pas le savoir, et, si je
suis bon juge en ce qui les concerne, vous ne les ramènerez jamais.»

Il regarda de l’autre côté de la rivière, là où les convertis étaient
encore à se vautrer et à gémir dans les flaques d’eau, et le rire
s’éteignit dans ses yeux, car il s’aperçut que la Mission Tubingen
n’existait plus pour les Buria Kol.

Jamais, quoique durant trois mois ils errèrent tristement autour de
l’école désertée, jamais il ne fut plus possible à Lotta ou Justus de
ramener, fût-ce à force de caresses, même celle de leurs ouailles qui
promettait le plus. Non! La conversion n’avait pour fin que le feu de
l’enfer--ce feu qui parcourait les membres et rongeait jusque dans les
os. Qui donc oserait une seconde fois provoquer la colère de Dungara?
Que le petit homme et sa femme s’en aillent ailleurs. Les Buria Kol ne
voulaient plus en entendre parler. Un message officieux à l’adresse
d’Athon Dazé, l’avertissant que si on touchait à un cheveu de leurs
têtes, Athon Dazé et les prêtres de Dungara seraient pendus par ordre de
Gallio sur l’autel du temple, protégea Justus et Lotta contre les
flèches trapues et empoisonnées des Buria Kol, mais leur seuil ne vit
plus apporter poisson, volaille ni gâteau de miel, sel ni cochon de
lait. Et l’homme, hélas! ne peut vivre de la grâce toute seule, si les
aliments viennent à manquer.

«Allons-nous-en, ma vemme, dit Justus; il n’y a rien de pon ici, et le
Seigneur a foulu que la dâche à quelque autre ingombe--en temps et
lieu--en Son temps. Nous allons nous en aller, et che me... foui...
mettrai à étudier un beu la potanique.»

Si quelqu’un éprouve le désir de convertir les Buria Kol, il reste au
moins les quatre murs d’une maison de mission sous le Mont Panth. Mais
la chapelle et l’école sont depuis longtemps rendus à la jungle.




EN TEMPS DE CRUE


Il ne faut pas songer à traverser la rivière ce soir, Sahib. On dit
qu’un char à bœufs a été déjà emporté, et l’_ekka_, qui est partie une
demi-heure avant votre arrivée, n’a pas encore atteint l’autre bord. Le
Sahib est pressé? Je vais conduire l’éléphant du gué pour montrer au
Sahib. Ohé, _mahout_[33], là dans le hangar! Amène Ram Pershad, et s’il
affronte le courant, parfait. L’éléphant ne ment jamais, Sahib, et Ram
Pershad est séparé de son ami Kala Nag. Lui aussi voudrait bien passer
de l’autre côté. Bravo! Bravo! mon roi! Va jusqu’au milieu, _mahout-ji_,
et vois ce que dit la rivière. Bravo, Ram Pershad! Perle entre les
éléphants, va dans la rivière! Tape-lui sur la tête, imbécile! Est-ce
pour te gratter ton gros dos que l’aiguillon a été fait, bâtard? Frappe!
Frappe! Que t’importent les cailloux, Ram Pershad, mon Rustum[34], ma
montagne de force? Entre dedans! Entre dedans!

  [33] Cornac, en hindou.

  [34] Un des plus anciens héros de la Perse. Voir le _Shah Nama_ du
    poète persan Ferdousi.

Non, Sahib! C’est inutile. Vous l’entendez trompeter. Il est en train de
dire à Kala Nag qu’il lui est impossible de traverser. Tenez! Il a fait
demi-tour, et il secoue la tête. Ce n’est point un sot. Il sait ce que
le Barhwi veut dire lorsqu’il est en colère. Ah, ah! Non, mon enfant, tu
n’es point un sot! _Salaam_, Ram Pershad, Bahadour! Emmène-le sous les
arbres, _mahout_, et veille à ce qu’il ait ses épices. Bravo, toi, le
chef d’entre les chefs de porteurs de défenses. Salaam au Sirkar, et
va-t’en dormir.

Ce qu’il faut faire? Il faut que le Sahib attende que la rivière baisse.
Elle diminuera demain matin, s’il plaît à Dieu, ou le jour suivant au
plus tard. Mais pourquoi le Sahib est-il si en colère? Je suis son
serviteur. Dieu en soit témoin, ce n’est pas moi qui ai créé ce torrent!
Ce que je peux faire? Ma hutte avec tout ce qu’il y a dedans est au
service du Sahib, et il commence à pleuvoir. Venez-vous-en, Fils du
Ciel. Ce n’est pas en lui lançant des injures que la rivière baissera.
Au temps jadis, les Sahibs n’étaient pas comme cela. Le char à feu les a
amollis. Au temps jadis, quand ils s’amenaient, traînés par des chevaux,
que ce fût de jour, que ce fût de nuit, une rivière barrait-elle la
route, une voiture s’asseyait-elle dans la boue, qu’ils ne disaient
rien. C’était la volonté de Dieu--pas comme un char à feu qui va, va, et
irait toujours alors même qu’il aurait tous les diables du pays pendus à
la queue. Le char à feu a gâté le sahib. Après tout, qu’est-ce qu’un
jour de perdu, ou, à tout prendre, qu’est-ce que deux jours? Le Sahib se
rend-il à ses propres noces, qu’il est si fort pressé? Ho! Ho! Ho! Je
suis un vieillard et ne vois que peu de sahibs. Pardonnez-moi si j’ai
oublié le respect qui leur est dû. Le Sahib n’est pas fâché?

Ses propres noces! Ho! Ho! Ho! L’esprit d’un vieillard est comme le
_numah_. Fruit, bouton, fleur, ainsi que les feuilles mortes de toutes
les années du passé, fleurissent de compagnie. Le vieux et le neuf, et
ce qui s’en est allé de la mémoire, tous trois sont là! Asseyez-vous sur
la couchette, Sahib, et buvez du lait. Ou... le Sahib, en vérité, se
soucierait-il de boire mon tabac[35]? C’est du bon tabac, du tabac de
Nuklao. Il m’a été envoyé par mon fils, qui est au service là-bas. Buvez
alors, Sahib, si vous savez vous servir du tuyau. Le Sahib le prend en
vrai musulman. Ouah! Ouah! Où a-t-il appris cela? Ses propres noces! Ho!
Ho! Ho! Le Sahib dit que les noces n’ont rien à voir là-dedans? Mais,
avec cela que le Sahib parlerait vrai parler avec moi qui ne suis qu’un
noir? Peu étonnant, alors, qu’il soit pressé. Trente ans j’ai battu le
gong à ce gué, mais jamais n’ai-je vu Sahib si pressé. Trente ans,
Sahib! C’est un temps très long. Il y a trente ans, ce gué était sur le
chemin des _bunjaras_[36], et j’ai vu deux mille bœufs de charge
traverser en une seule nuit. Maintenant, la voie de fer est venue, et le
char à feu fait _buz-buz-buz_, et cent lacks de _maunds_[37] à la fois
glissent le long de ce grand pont. C’est très merveilleux; mais le gué
est solitaire maintenant qu’il n’y a pas de _bunjaras_ à camper sous les
arbres.

  [35] On dit «boire une pipe» pour «fumer un narghileh», lequel, on le
    sait, ne laisse passer la fumée qu’à travers de l’eau odorante.

  [36] Mot hindou qui signifie «caravanes».

  [37] Poids de l’Inde, qui équivaut à 57.143 kilogrammes.

Non, pas la peine d’aller regarder le ciel. Il pleuvra jusqu’à l’aube.
Prêtez l’oreille! Les cailloux bavardent, cette nuit, dans le lit de la
rivière. Écoutez-les! Ils seraient en train de vous décortiquer les os,
Sahib, si vous aviez essayé de traverser. Voyez, je vais fermer la
porte, de sorte que la pluie ne pourra entrer. _Wahi! Ahi! Ugh!_ Trente
ans sur les rives du gué! Un vieux homme je suis... Où est l’huile de la
lampe?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Bien pardon, mais, à cause de mes ans, je ne dors que d’un œil; et vous
êtes allé à la porte. Regardez donc, Sahib. Regardez et écoutez. Le
torrent a bien maintenant un bon demi-_kos_ d’une rive à l’autre--vous
pouvez le voir à la lueur des étoiles--et là-dedans il y a dix pieds
d’eau. Ce n’est pas la colère de vos yeux qui le fera diminuer, ni vos
malédictions qui le feront taire. Qui donc crie le plus haut,
Sahib--votre voix ou la voix de la rivière? Parlez-lui--peut-être
qu’elle aura honte. Couchez-vous et dormez de nouveau, Sahib. Je connais
la colère du Barhwi lorsqu’il a plu au pied des montagnes. J’ai passé le
débordement à la nage jadis, par une nuit dix fois pire que celle-ci, et
grâce à la Faveur du Ciel j’échappai à la mort alors que j’en étais aux
portes mêmes.

Puis-je raconter l’histoire? C’est du très bon parler. Je vais remplir
la pipe de nouveau.

Cela se passait il y a trente ans, alors que j’étais un jeune homme et
nouveau venu au gué. J’étais fort, alors, et les _bunjaras_ n’avaient
aucun doute lorsque je leur disais: «Ce gué-ci est libre.» J’ai peiné
des nuits entières, de l’eau jusqu’aux épaules dans le courant
torrentueux au milieu de cent bœufs fous de terreur, et les ai fait
passer sans perte d’un sabot. Quand c’était fini, j’allais chercher les
hommes tout tremblants, et ils me donnaient pour récompense le choix de
leur bétail--le porteur de cloche du troupeau. Tant était grand
l’honneur dans lequel ils me tenaient! Mais aujourd’hui, alors que la
pluie tombe et que la rivière monte, je rampe dans ma hutte et gémis
comme un chien, La force s’en est allée de moi. Je suis un vieil homme,
et le char à feu a fait du gué un lieu désolé. Ils avaient coutume de
m’appeler le Fort du Barhwi.

Considérez mon visage, Sahib. C’est le visage d’un singe. Et mon bras.
C’est le bras d’une vieille femme. Je vous jure, Sahib, qu’une femme a
aimé ce visage et reposé au creux de ce bras. Il y a vingt ans, Sahib.
Croyez-moi, c’était vrai parler... il y a vingt ans.

Venez à la porte et regardez sur l’autre rive. Voyez-vous un
imperceptible feu très loin en aval du courant. C’est le feu du temple,
dans le sanctuaire de Hanuman, du village de Pateera. Au nord, sous la
grande étoile, est situé le village lui-même; mais il se trouve caché
par un coude de la rivière. Est-ce loin à gagner à la nage, Sahib?
Enlèveriez-vous vos vêtements pour tenter l’aventure. Et cependant, j’ai
nagé jusqu’à Pateera--pas une fois, mais maintes fois; et encore il y a
des muggers[38] dans la rivière.

  [38] Crocodiles, en hindou.

L’amour ne connaît pas de caste; autrement eussé-je, moi, un musulman,
fils de musulman, recherché une femme hindoue--veuve d’Hindou--la sœur
du chef de Pateera? Mais il en fut ainsi. Ceux de la maison du chef
vinrent en pèlerinage à Muttra, alors qu’Elle n’était encore que
nouvelle mariée. Il y avait des bandes d’argent aux roues du char à
bœufs, et des rideaux de soie cachaient la femme. Sahib, je ne mis nulle
hâte à les transporter, attendu que le vent écarta les rideaux et que je
La vis. Lorsqu’ils revinrent du pèlerinage, le jeune garçon qu’Elle
avait pour époux était mort, et je La revis dans le char à bœufs. Dieu
que ces Hindous de par ici sont bêtes! Que m’importait qu’Elle fût
hindoue ou jain--balayeuse, lépreuse ou tout ce qu’on voudra? Je L’eusse
épousée et Lui eusse créé un foyer au gué. Le Septième des Neuf
Commandements déclare qu’un homme ne peut épouser une idolâtre? Est-ce
vérité? Les Shiahs et les Sunnis déclarent, les uns et les autres, qu’un
musulman ne peut épouser une idolâtre? Le Sahib est-il prêtre, qu’il en
sait autant que cela? Je vais lui dire quelque chose qu’il ne sait pas.
Il n’y a, en Amour, ni Shiah ni Sunni, ni interdit ni idolâtre; et les
Neuf Commandements ne sont que neuf petits fagots que la flamme de
l’Amour réduit à l’état de cendre. En vérité, je L’eusse prise; mais que
pouvais-je faire? Le chef eût envoyé ses gens me briser la tête à coups
de bâton. Je n’ai pas--je n’avais pas--peur de cinq hommes, quels qu’ils
fussent; mais contre la moitié d’un village, qui donc peut prévaloir?

Je pris par conséquent l’habitude, après qu’il en eût été ainsi convenu
entre nous deux, de me rendre la nuit au village de Pateera, et là, nous
nous rencontrions dans les récoltes, la chose n’étant connue d’âme qui
vive. Écoutez, maintenant! J’avais coutume de traverser ici, de longer
la jungle au coude de la rivière où se trouve le pont du chemin de fer,
et, de là, de traverser la langue de terre pour gagner Pateera. La
lumière du sanctuaire était mon guide par les nuits noires. Cette jungle
près de la rivière est toute remplie de serpents--de petits karaits qui
dorment sur le sable--et, en outre, ses frères m’eussent égorgé s’ils
m’eussent trouvé dans les récoltes. Mais personne ne savait--personne ne
savait; à part Elle et moi; et le sable sorti du lit de la rivière
couvrait sous l’effort du vent la trace de mes pas. Durant les mois de
chaleur, il fut aisé de passer du gué à Pateera, et durant les premières
pluies, quand la rivière grossit lentement, ce fut aisé de même.
J’opposais la force de mon corps à la force du courant; et toutes les
nuits, je mangeais dans ma hutte, ici, et buvais à Pateera, là-bas. Elle
avait dit que certain Hirnam Singh, un chenapan, L’avait recherchée, et
qu’il était d’un village situé en amont de la rivière, mais sur la même
rive. Tous les Sikhs sont des chiens, et ils ont en leur folie refusé ce
don parfait de Dieu--le tabac. J’étais prêt à exterminer Hirnam Singh,
rien que parce qu’il avait osé s’approcher d’Elle; et surtout parce
qu’il lui avait juré qu’elle avait un amant, qu’il se mettrait aux
aguets et en livrerait le nom au chef, à moins qu’elle ne partît avec
lui. Quels chiens abâtardis, que ces Sikhs!

A partir de ce moment-là, je ne nageai jamais sans un petit couteau bien
aiguisé dans ma ceinture, et mal s’en fût trouvé l’homme qui m’eût
arrêté. Je ne connaissais pas de vue Hirnam Singh, mais j’eusse tué
quiconque s’en fût venu entre Elle et moi.

Une nuit, au début des pluies, je fus pris de l’envie de traverser la
rivière pour me rendre à Pateera, malgré que la rivière fût en courroux.
Or, tel est la nature du Barhwi, Sahib, que le temps de reprendre
haleine, le voici qui descend des montagnes sous la ferme d’un mur de
trois pieds de haut, et que je l’ai vu, entre l’allumage du feu et la
cuisson d’un _chupatty_, devenir d’un ruisselet un frère de la Jumna.

Quand je quittai cette rive-ci, il existait un haut-fond à un demi-mille
en aval, et je m’arrangeai pour l’atteindre et y reprendre haleine avant
d’aller plus loin; car je sentais peser sur mes talons les mains de la
rivière. Que l’Amour ne fera-t-il faire, toutefois, à un jeune homme? Il
ne tombait des étoiles qu’une faible lumière, et à moitié route du
haut-fond une branche de déodar odorant me frôla la bouche, alors que je
nageais. C’était signe de forte pluie au pied des montagnes et au delà,
car le déodar est un arbre vigoureux, peu facile à déraciner de leurs
flancs. Je me hâtai, aidé en cela par la rivière; mais avant que j’eusse
touché le haut-fond, le pouls du torrent battit, pour ainsi dire,
au-dedans de moi et tout autour, et voici que le haut-fond n’était plus
là, et que je voguais à la crête d’une vague allongée d’une rive à
l’autre. Le Sahib s’est-il jamais trouvé plongé au sein d’une onde en
plein combat et qui ne laisse à l’homme nul usage de ses membres? Pour
moi, la tête au-dessus de l’eau, ce fut comme s’il n’y eût rien que de
l’eau jusqu’au bout du monde, et la rivière m’entraîna parmi sa débâcle.
C’est bien petite chose qu’un homme au ventre d’un déluge. Et ce
déluge-là, quoique je n’en susse rien, c’était la Grande Inondation dont
on parle encore. Mon foie se répandit et je restai étendu comme une
souche sur le dos, dans l’épouvante de la Mort. Il y avait des êtres
vivants dans l’eau, qui criaient et se lamentaient--animaux de la forêt
aussi bien que bétail, et, une fois, la voix d’un homme appelant au
secours. Mais la pluie survint et fouetta l’eau en neige, et je
n’entendis plus que le grondement des cailloux au-dessous de moi et le
grondement de la pluie au-dessus. Et je tourbillonnai de la sorte en
aval du courant, tout en luttant pour reprendre haleine. C’est chose
très difficile que de mourir lorsqu’on est jeune. Le Sahib peut-il, de
là où il est, voir le pont du chemin de fer? Regardez, voilà les
lumières du train-poste qui va à Peshawer! Le pont est en ce moment à
vingt pieds au-dessus de la rivière; mais, cette nuit-là, l’eau
rugissait contre le parapet, et ce fut contre le parapet que je m’en
vins les pieds les premiers. Or, il y avait en cet endroit ainsi que sur
les piles beaucoup de bois amoncelé, et je n’éprouvai pas grand mal. La
rivière se contenta de me presser comme un homme fort en presse un plus
faible. C’est à peine si je pus m’emparer du treillage et me hisser
jusqu’à l’arc-boutant supérieur. Sahib, l’eau écumait d’un pied
au-dessus des rails. Jugez, en conséquence, quelle sorte de crue ce
devait être. Je ne pouvais entendre. Je ne pouvais voir. Je ne pouvais
que rester étendu sur l’arc-boutant et tâcher de reprendre haleine.

Au bout d’un moment, la pluie cessa, et dans le ciel parurent des
étoiles qu’on eût dit sortir de la lessive. A leur lueur, je m’aperçus
que l’eau noire était sans fin aussi loin que le regard circulât, et que
cette eau s’était élevée sur les rails. Il y avait des animaux morts
parmi la débâcle qui se pressait aux piles, d’autres pris par le cou
dans les mailles du parapet, et d’autres pas encore noyés, qui se
débattaient pour trouver pied--buffles, et vaches, et sangliers, un ou
deux daims, et des serpents et des chacals passé toute énumération.
Leurs corps faisaient des taches noires sur le côté gauche du pont, mais
les plus petits d’entre eux se trouvaient forcés à travers le treillage,
et s’en allaient tourbillonner en aval.

Là-dessus les étoiles s’éteignirent, la pluie se remit à tomber, la
rivière grossit plus encore, je sentis le pont qui commençait à
s’agiter, tel dans son sommeil un homme s’agite avant de s’éveiller.
Mais je n’avais pas peur, Sahib. Je vous jure que je n’avais pas peur,
quoique je n’eusse aucune force dans les membres. Je savais que je ne
mourrais pas sans qu’une fois encore je ne L’eusse revue. Mais j’avais
très froid, et je sentais qu’il fallait que le pont s’en aille.

L’eau eut un tremblement, pareil à celui qui précède la venue d’une
grosse vague, et le pont dressa le flanc contre la charge, de telle
sorte que le parapet de droite plongea sous l’eau tandis que celui de
gauche se dressait hors d’elle. Sur ma barbe, Sahib, je parle la vérité
de Dieu! Tel sous le vent met à la bande un bateau à pierres de
Mirzapore, tel se tourna le pont du Barhwi. Tel absolument et de nulle
autre manière.

De l’arc-boutant je glissai en eau profonde, et derrière moi arriva le
courroux de la rivière. J’entendis sa voix et le cri que poussa le
milieu du pont dans l’instant où il quittait les piles et plongeait, et
je n’eus plus connaissance de rien jusqu’à ce que ma tête émergeât au
centre du déluge. J’étendis la main pour nager, et voici qu’elle tomba
sur les cheveux nattés d’une autre tête d’homme. Il était mort, car nul,
à part moi, le Fort du Barhwi, ne pouvait vivre dans un pareil courant.
Il était mort depuis deux grands jours, car il flottait haut, en se
balançant, et me servit de soutien. Je me pris alors à rire, tenant pour
certitude que je La verrais encore et n’aurais point de mal; et
j’entortillai mes doigts dans les cheveux de l’homme, car j’étais
grandement épuisé, et nous descendîmes le courant de conserve--lui le
mort et moi le vivant. Privé de ce secours j’eusse coulé: j’avais froid
dans les moelles, et la chair ridée, pour ainsi dire, en pâte autour des
os. Mais n’avait point peur celui qui avait éprouvé la rivière au fort
de sa puissance; et je le laissai aller où il voulait. A la fin nous
vînmes au pouvoir d’un courant de côté qui se dirigeait vers la rive
droite, et je tâchai, à l’aide de mes pieds, de me maintenir avec lui.
Mais l’homme mort manœuvrait difficilement dans le tourbillon, et je
craignais que, frappé par quelque branche, il ne s’enfonçât. Des têtes
de tamaris me balayèrent les genoux, et je m’aperçus que nous étions
parvenus dans l’eau qui inondait les récoltes; et, après, je laissai
retomber mes jambes, et sentis le fond--le sommet d’un champ--et, après,
l’homme mort s’arrêta sur un tertre sous un figuier, et je tirai mon
corps de l’eau, la joie au cœur.

Le Sahib sait-il où le clapot de la crue, en remontant, m’avait porté?
Au tertre qui sert de marque de limitation est au village de Pateera! Là
même. Je tirai l’homme mort sur l’herbe, en reconnaissance du service
qu’il m’avait rendu, et aussi parce que j’ignorais si je n’aurais pas
encore besoin de lui. Puis je m’en allai, en poussant à trois reprises
le cri du chacal, à l’endroit convenu, lequel se trouvait près de
l’étable de la maison du chef. Mais là était déjà l’Aimée, à genoux et
toute en larmes. Elle craignait que la crue n’eût balayé ma hutte au Gué
du Barhwi. Lorsque j’arrivai doucement à travers l’eau qui me montait
aux chevilles, elle pensa que c’était une ombre, et fut sur le point de
s’enfuir; mais je l’entourai de mes bras, et... je n’étais point une
ombre, en ce temps-là, quoique maintenant je sois un vieil homme.

Je lui racontai l’histoire de la rupture du Pont du Barhwi, et elle
déclara que j’étais plus grand qu’un mortel, car nul ne peut traverser
le Barhwi en pleine crue, et j’avais vu ce que jamais homme auparavant
n’avait vu. La main dans la main, nous nous dirigeâmes vers le tertre où
gisait le mort, et je lui montrai grâce à quelle aide j’avais passé le
gué. Elle regarda aussi le corps, là sous les étoiles, car la nuit, vers
la fin, était devenue claire, et se cacha le visage dans les mains en
s’écriant: «C’est le corps de Hirnam Singh!» Je dis: «Le porc est de
plus d’utilité mort que vivant, ma Mieux Aimée», et Elle, de répliquer:
«Sûrement, car il a conservé à mon amour la vie la plus chère du monde.
Pas moins, il ne faut pas qu’il reste ici, car cela ne pourrait
qu’amener la honte sur moi.» Le corps était à moins d’une portée de
fusil de sa porte.

Alors, je dis, en roulant le corps à l’aide de mes mains: «Dieu a jugé
entre nous, Hirnam Singh, de telle sorte que ton sang ne puisse retomber
sur ma tête. Maintenant, si je t’ai fait tort en t’éloignant du bûcher,
c’est chose à régler entre toi et les corbeaux.» Sur quoi je le
repoussai à la dérive, et il fut entraîné au large, toujours branlant
son épaisse barbe noire comme un prêtre sous l’abat-voix de la chaire à
prêcher. Et plus n’entendis parler de Hirnam Singh.

Avant la pointe de l’aube nous nous séparâmes, Elle et moi, et je
m’éloignai dans la direction de ce qui restait de jungle. A la pleine
lumière je vis ce que j’avais fait dans l’obscurité, et me sentis les os
tout déliés dans la chair, car il courait deux _kos_ d’eau mugissante
entre le village de Pateera et les arbres de la rive opposée; et, au
milieu, les piles du Pont du Barhwi prenaient l’apparence de dents
brisées dans la mâchoire d’un vieil homme. Il ne restait plus de vie sur
les eaux--ni oiseaux ni bateaux, rien qu’une armée de choses
noyées--bœufs, chevaux et hommes--et la rivière était plus rouge que du
sang à cause de l’argile du pied des montagnes. Jamais n’avais-je vu
telle crue--jamais, depuis cette année-là, n’ai-je revu la semblable--et
nul homme vivant, ô Sahib, n’eût fait ce que j’ai fait. Il ne fut pas
pour moi de retour possible, ce jour-là. Pour toutes les terres du chef
ne me serais-je une seconde fois aventuré sans le bouclier de
l’obscurité qui masque le danger. Je remontai d’un _kos_ la berge de la
rivière jusqu’à la maison d’un forgeron, et racontai que la crue m’avait
enlevé de ma hutte; sur quoi l’on me donna à manger. Je restai sept
jours avec le forgeron, jusqu’à l’arrivée d’un bateau; et alors, je
retournai à ma demeure. Il ne restait trace de mur, de toit ni de
plancher--rien qu’une plaque de boue visqueuse. Jugez, en conséquence,
Sahib, jusqu’où il fallait que la rivière eût monté.

Il était écrit que je ne mourrais ni dans ma maison, ni au sein du
Barhwi, ni sous les débris du Pont du Barhwi; car Dieu envoya Hirnam
Singh mort depuis deux jours, quoique j’ignore comment l’homme mourut,
pour être à la fois ma bouée et mon soutien. Il doit y avoir vingt ans
que Hirnam Singh est en enfer, et la pensée de cette nuit-là doit être
la fleur de son tourment.

Écoutez, Sahib! La rivière a changé de ton. Elle va dormir avant l’aube,
dont une heure encore nous sépare. Avec le jour, elle descendra de
nouveau. Comment le sais-je? Ai-je donc vécu ici trente ans sans
connaître la voix de la rivière comme un père connaît la voix de son
enfant? Cette voix se fait de moins en moins irritée. Je jure qu’il n’y
aura pas de danger pendant une heure ou, peut-être, deux. Je ne saurais
répondre du matin. Soyez prompt, Sahib! Je vais appeler Ram Pershad, et,
cette fois, il ne va pas refuser. La bâche est-elle solidement ficelée
sur tout le bagage? Ohé, lourdaud de _mahout_! l’éléphant pour le Sahib,
et dis-leur de l’autre côté qu’on ne pourra passer après le lever du
jour.

De l’argent? Non pas, Sahib. Je ne suis pas de cette espèce. Non, pas
même pour donner des bonbons aux petits. Ma maison, regardez, est vide,
et je suis un vieil homme.

Baisse-toi, Ram Pershad! _Dutt! Dutt! Dutt!_ La chance vous accompagne,
Sahib.




TABLE


  RUDYARD KIPLING, LAURÉAT DU PRIX NOBEL      5
  LE CHAT MALTAIS                            21
  GEORGIE PORGIE                             63
  WILTON SARGENT... AMÉRICAIN                81
  LA TOMBE DE SES ANCÊTRES                  115
  LE MONT ILLUSION                          181
  NOTES SUR LA VIE DE BADALIA HERODSFOOT    203
  LES GÉMEAUX                               249
  LE JUGEMENT DE DUNGARA                    267
  EN TEMPS DE CRUE                          287




    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    le trente septembre mil neuf cent huit
    PAR
    BLAIS ET ROY
    A POITIERS
    pour le
    MERCVRE
    DE
    FRANCE





        
            *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHAT MALTAIS ***
        

    

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