L'histoire des Gadsby

By Rudyard Kipling

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Title: L'histoire des Gadsby

Author: Rudyard Kipling

Translator: Arthur Austin-Jackson
        Louis Fabulet

Release date: July 15, 2024 [eBook #74052]

Language: French

Original publication: Paris: Mercure de France, 1908

Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HISTOIRE DES GADSBY ***






  RUDYARD KIPLING

  L’Histoire
  des Gadsby

  CONTE SANS INTRIGUE

  TRADUIT PAR
  LOUIS FABULET et ARTHUR AUSTIN-JACKSON

  SIXIÈME ÉDITION


  PARIS
  SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
  XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI

  MCMVIII




ŒUVRES DE RUDYARD KIPLING

A LA MÊME LIBRAIRIE


  LE LIVRE DE LA JUNGLE, traduit par Louis Fabulet et Robert
    d’Humières. Vol. in-18                                          3.50

  LE SECOND LIVRE DE LA JUNGLE, traduit par Louis Fabulet et
    Robert d’Humières. Vol. in-18                                   3.50

  LA PLUS BELLE HISTOIRE DU MONDE (La plus Belle Histoire du
    Monde. Le Perturbateur du Trafic. La Légion perdue.
    Par-dessus bord. Dans le Rukh. Un Congrès des Puissances.
    Un Fait. Amour des Femmes), traduit par Louis Fabulet et
    Robert d’Humières. Vol. in-18                                   3.50

  L’HOMME QUI VOULUT ÊTRE ROI (L’Homme qui voulut être Roi. La
    Porte des Cent mille Peines. L’Étrange chevauchée.
    L’Amendement de Tods. La Marque de la Bête. Bisesa. Bertran
    et Bimi. L’Homme qui fut. Les Tambours du «Fore and Aft»),
    traduit par Louis Fabulet et Robert d’Humières. Vol. in-18      3.50

  KIM, roman, traduit par Louis Fabulet et Charles
    Fountaine-Walker. Vol. in-18                                    3.50

  LES BATISSEURS DE PONTS (Les Bâtisseurs de Ponts. Petit Tobrah.
    Namgay Doola. En Famine. Au fond de l’Impasse. Les Finances
    des Dieux. La Cité des Songes), traduit par Louis Fabulet et
    Robert d’Humières. Vol. in-18                                   3.50

  STALKY ET Cie, roman, traduit par Paul Bettelheim et Rodolphe
    Thomas. Vol. in-18                                              3.50

  SUR LE MUR DE LA VILLE (Sur le Mur de la Ville. Trois et un...
    de plus. L’Histoire de Muhammad Din. Lispeth. L’Autre.
    Moti-Guj-Mutin. Une Fraude. La Libération de Pluffles.
    L’Arrestation du Lieutenant Golightly. Une affaire de chance.
    Dans l’erreur. Le Cas de divorce Bronckhort. Wee Willie
    Winkie. En plein orgueil de jeunesse. Sans bénéfice de
    clergé), traduit par Louis Fabulet, précédé d’une Étude sur
    Rudyard Kipling par André Chevrillon. Vol. in-18                3.50

  LETTRES DU JAPON, traduit par Louis Fabulet et Arthur
    Austin-Jackson. Vol. in-18                                      3.50

  L’HISTOIRE DES GADSBY, roman, traduit par Louis Fabulet et
    Arthur Austin-Jackson. Vol. in-18                               3.50

  LE RETOUR D’IMRAY (Le Retour d’Imray. Dray wara yow dee. Le
    Rickshaw-Fantôme. 007. Le Bisara de Pooree. Au bord de
    l’Abime. Le Chef du district. Le Navire qui s’y retrouve.
    Naboth. Les Bornes mentales de Pambé Serang. Eux. A mettre
    au dossier), traduit par Louis Fabulet et Arthur
    Austin-Jackson. Vol. in-18                                      3.50




IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

Sept exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 1 à 7.

JUSTIFICATION DU TIRAGE


Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y
compris la Suède et la Norvège.




PAUVRE CHÈRE MAMAN

            L’épervier sauvage au ciel balayé de vent,
                  Le cerf à la plaine salubre,
            Le cœur d’un homme au cœur d’une fille
                  Comme c’était au temps d’antan.

            (_Chanson bohémienne._)


  DÉCOR:--_Chambre de MISS MINNIE THREEGAN à Simla. MISS THREEGAN dans
  l’embrasure de la fenêtre, en train de fouiller dans un tiroir plein
  de toutes sortes de choses._

  MISS EMMA DEERCOURT, _amie de cœur, qui est venue passer la journée,
  assise sur le lit, en train d’agencer le corsage d’une robe de bal et
  une touffe de muguet artificiel. Cinq heures trente, par un chaud
  après-midi de mai._

MISS DEERCOURT.--Et _il_ a dit: «Je n’oublierai _jamais_ cette danse»,
et, naturellement, j’ai répondu: «Oh, comment _pouvez_-vous être sot à
ce point!» Penses-tu, chérie, qu’il avait une intention?

MISS THREEGAN (_sortant du fouillis un long bas de soie lavande_).--Tu
le connais mieux que _moi_.

MISS D.--Oh, tâche d’être sympathique, Minnie! Je suis _sûre_ qu’il a
une intention. Au moins j’en serais sûre s’il n’était pas toujours à
monter à cheval avec cette odieuse Mrs. Hagan.

MISS T.--Je le suppose. Comment diable s’arrange-t-on, lorsqu’on danse,
pour passer à travers ses talons les premiers? Regarde-moi cela, si ce
n’est pas honteux? (_Elle tend le talon du bas sur sa main ouverte pour
en faire l’inspection._)

MISS D.--Ne t’en occupe pas! Impossible à raccommoder. Aide-moi à
arranger ce maudit corsage. J’ai passé le lacet _comme ceci_, je l’ai
passé _comme cela_ et _je ne peux pas_ arriver à mettre le bombé en
place. Et cela, où le mettrais-tu? (_Elle montre les muguets._)

MISS T.--Aussi haut sur l’épaule que possible.

MISS D.--Suis-je assez grande? Je sais que cela fait paraître May Olger
bancale.

MISS T.--Oui, mais elle n’a pas tes épaules. Les siennes ressemblent à
une bouteille à vin du Rhin.

LE PORTEFAIX (_frappant à la porte_).--Le capitaine _sahib_ est là.

MISS D. (_se levant avec effarement, et se mettant à la recherche de son
corset qu’elle a banni eu égard à la chaleur du jour_).--Le capitaine
_sahib_? Quel capitaine _sahib_? Oh, bonté divine, et je ne suis qu’à
demi vêtue! Eh bien, tant pis, je ne me dérangerai pas.

MISS T. (_avec calme_).--Inutile, en effet. Ce n’est pas pour nous.
C’est le capitaine Gadsby. Il s’en va faire une promenade à cheval avec
maman. Il vient en général cinq jours sur sept.

VOIX D’ANGOISSE (_d’une chambre intérieure_).--Minnie, cours donner du
thé au capitaine Gadsby, et dis-lui que je serai prête dans dix minutes;
et, écoute, Minnie, viens ici un instant, tu serais si gentille!

MISS T.--Oh, zut! (_A haute voix._) Fort bien, maman.

  _Elle sort et réapparaît au bout de cinq minutes, les joues rouges et
  en se frottant les doigts._

MISS D.--Comme tu es rouge! Qu’est-il arrivé?

MISS T. (_chuchotant de toutes ses forces_).--Vingt-quatre pouces de
taille, et il faut que tout rentre. Où sont mes porte-bonheur? (_Elle
fouille sur la table de toilette, et se passe, dans l’intervalle, la
brosse sur les cheveux._)

MISS D.--Qui est ce capitaine Gadsby? Je ne pense pas l’avoir jamais
rencontré.

MISS T.--Oh si, pour sûr. Il est du clan Harrar. J’ai dansé avec lui,
mais je ne lui ai jamais parlé. C’est un grand garçon jaune, absolument
un poussin frais éclos, avec une é-norme moustache. Il marche comme ceci
(_elle imite la démarche de la cavalerie_), et il fait «Ha-hmm!» du fin
fond de la gorge lorsqu’il ne trouve rien à dire. Maman le goûte. Pas
moi.

MISS D. (_distraitement_).--La cire-t-il, cette moustache?

MISS T. (_occupée avec la houppe à poudrer_).--Oui, je le pense.
Pourquoi?

MISS D. (_se penchant sur le corsage et cousant avec ardeur_).--Oh,
rien... seulement...

MISS T. (_sévèrement_).--Seulement quoi? Allons, dis, Emma.

MISS D.--Eh bien, May Olger--elle est fiancée à Mr. Charteris, tu
sais--disait...--Tu me promets de ne pas le répéter?

MISS T.--Oui, je te le promets. Qu’a-t-elle dit?

MISS D.--Que... que d’être embrassée (_tout d’un élan_) par un homme qui
ne cirait pas sa moustache, c’était... comme si l’on mangeait un œuf
sans sel.

MISS T. (_du haut de sa grandeur, avec un mépris écrasant_).--May Olger
est une _horreur_, et tu peux le lui répéter. Je suis heureuse qu’elle
ne fasse pas partie de mon clan... Il faut que j’aille donner à manger à
cet _homme_. Ai-je l’air présentable?

MISS D.--Oui, parfaitement. Fais vite et passe-le à ta mère, pour que
nous puissions causer. Moi, je vais écouter à la porte pour entendre ce
que tu lui dis.

MISS T.--Pour ce que je m’en soucie. Je t’assure que je n’ai pas peur du
capitaine Gadsby.

  _Comme preuve, elle pénètre dans le salon d’un grand pas masculin
  suivi de deux petits pas écourtés, ce qui produit l’effet d’un cheval
  rétif entrant. Elle manque LE CAPITAINE GADSBY, lequel est assis dans
  l’ombre du rideau, et elle jette tout alentour un regard désespéré._

LE CAPITAINE GADSBY (_à part_).--La pouliche, mâtin! doit avoir pigé
cette allure à l’étalon. (_Haut, se levant._) Bonsoir, miss Threegan.

MISS T. (_ayant conscience qu’elle rougit_).--Bonsoir, capitaine Gadsby.
Maman m’a chargée de vous dire qu’elle sera prête dans quelques minutes.
Ne prendriez-vous pas du thé? (_A part._) J’espère que maman va se
dépêcher. Qu’est-ce que je _vais_ bien dire à ce grand animal-là? (_Haut
et brusquement._) Du lait et du sucre?

LE CAP. G.--Pas de sucre, me-erci, et fort peu de lait. Ha-hmmm.

MISS T. (_à part_).--S’il fait cela, je suis perdue. Je vais rire. Je
_sais_ que je vais rire!

LE CAP. G. (_tirant sur sa moustache et la regardant de côté, au bas de
son nez_).--Ha-hmmm. (_A part._) Me demande ce dont la petite bécasse
peut parler. Faut risquer le coup cependant.

MISS T. (_à part_).--Oh! mais, c’est une torture! Il _faut_ que je dise
quelque chose.

TOUS LES DEUX ENSEMBLE.--Êtes-vous allé...

LE CAP. G.--Je vous demande pardon. Vous alliez dire...

MISS T. (_qui est restée à regarder la moustache avec une fascination
pleine de respect_).--Ne prendriez-vous pas des œufs?

LE CAP. G. (_regardant d’un air effaré la table à thé_).--Des œufs! (_A
part._) Diable! c’est l’heure où elle fait quelque dînette. Je suppose
qu’on lui a essuyé la bouche pour me l’envoyer tandis que la mère est en
train de mettre ses frusques. (_Haut._) Non, merci.

MISS T. (_pourpre de confusion_).--Oh! ce n’est pas cela que je voulais
dire. Je ne pensais pas pour un instant à des mou--à des œufs. Je
voulais dire du _sel_. Ne prendriez-vous pas du s... des bonbons? (_A
part._) Il va me prendre pour une folle furieuse. Je voudrais bien que
maman arrive.

LE CAP. G. (_à part_).--C’_était_ bien une dînette, et elle en a honte.
Mâtin, elle n’a pas l’air si mal, lorsqu’elle rougit comme cela. (_Haut,
en puisant lui-même dans l’assiette._) Avez-vous vu ces nouveaux
chocolats chez Péliti?

MISS T.--Non, j’ai fait ceux-ci moi-même. De quoi ont-ils l’air?

LE CAP. G.--Ceux-ci!... _Dé_-licieux. (_A part._) Et c’est un fait.

MISS T. (_à part_).--Oh, zut! il va croire que je suis en quête de
compliments. (_Haut._) Non, ceux de Péliti, naturellement.

LE CAP. G. (_avec enthousiasme_).--Pas à comparer avec ceux-ci. Comment
les faites-vous? Je ne peux arriver à ce que mon _khansamah_[1]
comprenne la plus simple chose en dehors du mouton et du poulet.

  [1] Cuisinier indigène.

MISS T.--Oui? Je ne suis pas un _khansamah_, vous savez. Peut-être que
vous lui faites peur. Il ne faut jamais faire peur à un domestique. Il
perd la tête. C’est de très mauvaise politique.

LE CAP. G.--Il est d’une si effroyable bêtise.

MISS T. (_se croisant les mains sur les genoux_).--Il faudrait l’appeler
tout tranquillement et lui dire: «_O khansamah jee!_»

LE CAP. G. (_commençant à s’intéresser_).--Oui! (_A part._) Imaginez ce
petit poids-léger disant: «_O khansamah jee_» à mon farouche Mir Khan!

MISS T.--Puis vous lui expliqueriez le dîner, plat par plat.

LE CAP. G.--Mais je ne sais pas parler le langage du pays.

MISS T. (_d’un air protecteur_).--Vous devriez passer l’examen des
langues orientales et essayer.

LE CAP. G.--Je l’ai fait, mais il ne semble pas que j’en sois plus
habile pour cela. Et vous?

MISS T.--Je n’ai jamais passé l’examen. Mais le _khansamah_ est très
patient avec moi. Il ne se fâche pas quand je parle de _topees_
(chapeaux) de mouton, alors que je veux dire des têtes, ou que je
commande des _maunds_ (tonnes) de grain, alors que je veux dire des
livres.

LE CAP. G. (_à part, avec une forte indignation_).--Je voudrais voir Mir
Khan se montrer grossier vis-à-vis de cette petite! Allons, allons! ne
nous emballons pas. (_Haut._) Et vous y entendez-vous aussi pour ce qui
est des chevaux?

MISS T.--Un peu... pas beaucoup. Je ne sais pas les médicamenter, mais
je sais ce qu’il faut qu’ils mangent, et c’est moi qui suis chargée de
l’écurie.

LE CAP. G.--Vraiment! Vous pourriez m’aider, alors. Qu’est-ce qu’on doit
donner à son _saïs_[2], dans les montagnes? Mon brigand dit huit roupies
parce que tout est si cher.

  [2] Palefrenier.

MISS T.--Six roupies par mois, et une roupie de supplément à Simla... Ni
plus ni moins. Et un coupeur d’herbe gagne six roupies, cela vaut mieux
que d’acheter l’herbe au bazar.

LE CAP. G. (_avec admiration_).--Comment savez-vous?

MISS T.--J’ai essayé l’un et l’autre.

LE CAP. G.--Vous montez donc beaucoup à cheval? Je ne vous ai jamais vue
sur le Mall?

MISS T. (_à part_).--Je ne l’ai pas croisé _plus_ de cinquante fois.
(_Haut._) Presque tous les jours.

LE CAP. G.--Sapristi! Je ne savais pas cela. Ha-hmmm! (_Il tire sur sa
moustache et reste silencieux l’espace de quarante secondes._)

MISS T. (_éperdument, et se demandant ce qui va arriver_).--Elle est
très bien. A votre place je n’y toucherais pas. (_A part._) C’est la
faute à maman qui n’est pas venue plus tôt. Je _vais_ être grossière!

LE CAP. G. (_se bronzant sous le hâle, et ramenant sa main très
promptement_).--Hein! Quo-oi! Oh, oui! Ha! ha! (_Il rit d’un air gêné._)
(_A part._) Ah! bien, elle en a un sacré toupet! Je n’ai jamais encore
vu une femme me dire cela. Ce doit être une mâtine, sans quoi... Ah!
cette dînette!

VOIX SORTANT DE L’INCONNU.--Tchk! tchk! tchk!

LE CAP. G.--Bonté divine! Qu’est-ce que c’est que cela?

MISS T.--Le chien, je crois. (_A part._) Emma écoutait, et je ne le lui
pardonnerai jamais!

LE CAP. G. (_à part_).--Ils n’ont pas de chien. (_Haut._) On n’eût pas
dit un chien, n’est-ce pas?

MISS T.--Alors, ce devait être le chat. Allons dans la verandah. Quel
délicieux après-midi!

  _Elle pénètre dans la verandah et regarde au loin dans les montagnes
  en plein soleil couchant. Le capitaine suit._

LE CAP. G. (_à part_).--Des yeux superbes! Je m’étonne de ne les avoir
jamais encore remarqués. (_Haut._) Il doit y avoir un bal au palais
vice-royal mercredi. Pouvez-vous me réserver une danse?

MISS T. (_brièvement_).--Non! Je n’ai pas besoin de vos danses par
charité. Vous ne m’invitez que parce que maman vous a dit de le faire.
Je saute et je bouscule. Vous le _savez_ bien!

LE CAP. G. (_à part_).--C’est vrai, mais ce n’est pas aux petites filles
à comprendre ces choses-là. (_Haut._) Non, sur ma parole, je ne le sais
pas. Vous dansez à merveille.

MISS T.--Alors pourquoi vous arrêtez-vous toujours après une
demi-douzaine de tours! Je croyais que dans l’armée les officiers ne
contaient jamais de craques.

LE CAP. G.--Ce n’était pas une craque, croyez-moi. Je sollicite
réellement le plaisir d’une danse avec vous.

MISS T. (_avec malice_).--Pourquoi? Est-ce que maman ne veut plus danser
avec vous?

LE CAP. G. (_plus vivement que ne le réclament les circonstances_).--Je
ne pensais pas à madame votre mère. (_A part._) Petite poison, va!

MISS T. (_regardant toujours par la fenêtre_).--Hein? Oh, je vous
demande pardon. Je pensais à autre chose.

LE CAP. G. (_à part_).--Eh bien! je me demande ce qu’elle va pouvoir
dire encore. Je n’ai jamais vu une femme me traiter de la sorte. Autant
être--le diable m’emporte,--autant être sous-lieutenant d’infanterie.
(_Haut._) Oh! _je vous en prie._ Je n’en vaux pas la peine. Madame votre
mère n’est-elle pas encore prête?

MISS T.--Je pense que oui; mais promettez-moi, capitaine Gadsby, que
vous ne ferez plus faire deux fois de suite le tour du Jakko à ma pauvre
chère maman. Cela la fatigue tant!

LE CAP. G.--Elle prétend qu’aucun exercice ne la fatigue.

MISS T.--Oui, mais elle souffre après. Vous ne savez pas, vous, ce que
c’est que les rhumatismes, et vous ne devriez pas la retenir dehors si
tard, quand il se met, le soir, à faire frais.

LE CAP. G. (_à part_).--Les rhumatismes! Il me semblait aussi qu’elle
descendait de cheval un peu tout d’une pièce. Huuuou! On s’instruit tous
les jours. (_Haut._) Je suis fâché de l’apprendre. Elle ne m’en a pas
parlé.

MISS T. (_troublée_).--Naturellement non. La pauvre chère maman ne l’eût
pas fait. Et il ne faut pas non plus aller raconter que je vous l’ai
dit. Promettez-moi que vous ne le répéterez pas. Oh, capitaine Gadsby,
_promettez_-le-moi!

LE CAP. G.--Je suis muet, ou... je le serai dès que vous m’aurez accordé
cette danse, et une autre... si vous voulez bien prendre la peine de
penser une minute à moi.

MISS T.--Mais cela ne vous plaira pas le moins du monde. Vous le
regretterez affreusement ensuite.

LE CAP. G.--Cela me plaira par-dessus toutes choses, et ce que je
regretterai, ce sera de ne pas avoir obtenu davantage. (_A part._) De
par tous les diables, qu’est-ce donc que je me mets à dire?

MISS T.--Fort bien. Ce sera vous-même que vous aurez à remercier si l’on
vous écrase les pieds. Dirons-nous la septième?

LE CAP. G.--Et la onzième. (_A part._) Elle ne peut pas peser plus de
cent livres, et même alors, elle a le pied ridiculement petit. (_Il
jette les yeux sur ses propres bottes de cheval._)

MISS T.--Elles reluisent superbement. Je peux presque me mirer dedans.

LE CAP. G.--Je me demandais s’il me faudrait me servir de béquilles pour
le reste de mes jours au cas où vous me marcheriez sur les pieds.

MISS T.--Fort probablement. Pourquoi ne pas changer la onzième pour un
quadrille?

LE CAP. G.--Non, _je vous en prie_! Il faut que ce soient deux valses.
Ne voulez-vous pas les marquer?

MISS T.--Je ne reçois pas tant d’invitations que je doive les
embrouiller. Ce sera _vous_ le coupable.

LE CAP. G.--Attendez pour voir! (_A part._) Elle ne danse pas
parfaitement, peut-être, mais...

MISS T.--Votre thé doit être froid maintenant. En voulez-vous une autre
tasse?

LE CAP. G.--Non, merci. Ne trouvez-vous pas qu’il fait plus agréable
dehors sous la verandah. (_A part._) Je n’ai jamais vu encore de cheveux
prendre cette couleur au soleil couchant. (_Haut._) C’est comme un
tableau de Dicksee.

MISS T.--Oui! c’est un merveilleux coucher de soleil, n’est-ce pas?
(_Crûment._) Mais qu’est-ce que vous savez, vous, des tableaux de
Dicksee?

LE CAP. G.--Je retourne en Angleterre de temps en temps. Et je n’étais
pas sans connaître les musées. (_Nerveusement._) Il ne faut pas croire
que je ne suis qu’un Philistin à... moustache.

MISS T.--Je vous en prie! Je vous en supplie! Je suis _si_ fâchée de ce
que je vous ai dit tout à l’heure. J’ai été affreusement impolie. C’est
parti sans y penser. Est-ce que vous ne connaissez pas la tentation que
l’on a parfois de dire des choses horribles et offensantes pour le seul
plaisir de les dire! J’ai peur d’y avoir cédé.

LE CAP. G. (_épiant la jeune fille qui rougit_).--Je crois connaître ce
sentiment-là. Ce serait terrible si nous y cédions tous, n’est-ce pas?
Par exemple, je pourrais dire...

PAUVRE CHÈRE MAMAN (_entrant, amazone, chapeau d’homme et bottes_).--Ah!
le capitaine Gadsby! Fâchée de vous faire attendre. J’espère que vous ne
vous êtes pas trop ennuyé. Ma petite fille vous a tenu conversation?

MISS T. (_à part_).--Je ne regrette pas d’avoir parlé des rhumatismes.
Non! non! Je ne regrette qu’une chose, c’est de n’avoir pas mentionné
aussi les cors.

LE CAP. G. (_à part_).--Quelle honte! Je me demande l’âge qu’elle a.
Cela ne m’était pas encore venu à l’idée. (_Haut._) Nous avons discuté
«Shakespeare et les harmonicas»[3] dans la verandah.

  [3] Goldsmith. _Le Vicaire de Wakefield_.

MISS T. (_à part_.)--Qu’il est gentil! Il connaît cette citation. Ce
_n’est pas_ un Philistin à moustache. (_Haut._) Au revoir, capitaine
Gadsby. (_A part._) En voilà une main, et _quelle_ poigne! Je ne crois
pas que ce soit avec intention, mais il m’a rentré les bagues dans les
doigts.

PAUVRE CHÈRE MAMAN.--Est-ce que Vermillon n’est pas encore là? Oh, oui!
Capitaine Gadsby, ne trouvez-vous pas que la selle est trop en avant?
(_Ils passent dans la verandah de devant._)

LE CAP. G. (_à part_).--Comment, diantre, saurais-je ce qu’elle préfère?
Elle m’a dit qu’elle raffolait des chevaux. (_Haut._) Je crois que oui.

MISS T. (_s’en venant dans la verandah de devant_).--Oh! ce Buldoo! Il
faut que je le lui dise. Il a raccourci la gourmette de deux anneaux, et
c’est chose que Vermillon déteste. (_Elle sort et va à la tête du
cheval._)

LE CAP. G.--Laissez-moi faire cela.

MISS T.--Non. Vermillon me comprend. N’est-ce pas, vieux? (_Elle
desserre adroitement la gourmette, et caresse le cheval aux narines et
sous le cou._) Pauvre Vermillon! Est-ce qu’on voulait lui couper son
menton? Là!

  _LE CAPITAINE GADSBY considère l’intermède avec une admiration non
  déguisée._

PAUVRE CHÈRE MAMAN (_vertement à MISS T._).--Tu as, je pense, oublié ton
hôte, ma chère amie.

MISS T.--Bonté divine! Mais oui! Adieu. (_Elle bat promptement en
retraite à l’intérieur._)

PAUVRE CHÈRE MAMAN (_rassemblant les rênes dans des doigts empêchés par
des gants trop étroits_).--Capitaine Gadsby!

  _LE CAP. GADSBY se baisse et fait le marchepied. PAUVRE CHÈRE MAMAN
  tâtonne, stationne trop longtemps, et passe au travers._

LE CAP. G. (_à part_).--Je ne peux pas tenir en l’air cent soixante
livres toute une éternité. Ce sont vos rhumatismes. (_Haut._) Je ne peux
croire que j’aie été si maladroit. (_A part._) Si ç’avait été
Petit-Poidsléger, elle se fût enlevée comme un oiseau.

  _Ils sortent à cheval du jardin. Le capitaine se laisse distancer._

LE CAP. G. (_à part_).--Comme cette amazone la pince sous les bras!
Peuh!

PAUVRE CHÈRE MAMAN (_avec le sourire effacé de seize saisons, le pire
pour l’échange_).--Vous êtes terne, cet après-midi, capitaine Gadsby.

LE CAP. G. (_éperonnant d’un air las_).--Pourquoi m’avez-vous fait
attendre si longtemps?

_Et cætera, et cætera, et cætera._


(UN INTERVALLE DE TROIS SEMAINES)


LA JEUNESSE DORÉE (_assise sur les balustrades en face de l’hôtel de
ville_).--Hé, Gaddy! Venez de promener la Gorgonzola! Nous pensions tous
que c’était à la Gorgone[4] que vous faisiez la cour.

  [4] Dans la société anglo-indienne chacun reçoit un surnom.

LE CAP. G. (_d’un ton foudroyant_).--Espèce d’ourson! Qu’est-ce que nom
de D. cela peut bien vous faire?

  _Il se lance, à l’adresse de la JEUNESSE DORÉE, dans tout un sermon
  sur la retenue et le savoir-vivre, lequel aplatit l’autre comme une
  lanterne vénitienne. Il s’éloigne courroucé._


(AUTRE NOUVEL INTERVALLE DE CINQ SEMAINES)


  DÉCOR.--_Extérieur de la nouvelle bibliothèque de Simla par un soir de
  brouillard. MISS THREEGAN et MISS DEERCOURT se rencontrent au milieu
  des rickshaws. MISS T. porte un paquet de livres sous le bras gauche._

MISS D. (_ton égal_).--Eh bien?

MISS T. (_ton ascendant_).--Eh bien?

MISS D. (_emprisonnant le bras gauche de son amie, enlevant tous les
livres, plaçant les livres dans une rickshaw, revenant au bras,
s’emparant de la main par le troisième doigt et cherchant_).--Eh bien!
C’en est une vilaine fille! Et tu ne m’en aurais _pas_ soufflé mot!

MISS T. (_modestement_).--Il... il... il n’a parlé que hier dans
l’après-midi.

MISS D.--Tous mes souhaits, ma chère. Et je vais être demoiselle
d’honneur, n’est-ce pas? Tu _sais_ que tu l’as promis il y a _si_
longtemps.

MISS T.--Cela va sans dire. Je te raconterai tout demain. (_Elle entre
dans la rickshaw._) Oh! Emma!

MISS D. (_avec un intense intérêt_).--Oui, chère amie?

MISS T. (_piano_).--C’est parfaitement vrai... à propos... de l’... œuf.

MISS D.--Quel œuf?

MISS T. (_pianissimo prestissimo_).--L’œuf sans le sel. (_Forte._)
_Chalo ghar ko jaldi, jhampani![5]_

  [5] A la maison, jhampani.




LE MONDE EXTÉRIEUR

        Certaines gens d’importance.


  DÉCOR.--_Fumoir du Degchi Club. Dix heures et demie, par une soirée
  étouffante pendant les pluies. Quatre hommes dispersés dans des
  attitudes pittoresques et des fauteuils. Entre en scène BLAYNE, des
  Irregular Moguls, en tenue du soir._

BLAYNE.--Phuuu! On devrait bien pendre le juge dans sa boutique. Ici,
_khitmatgar_! Un _poora_[6] whisky pour m’enlever le goût de la bouche.

  [6] Fort.

CURTISS (_Royal Artillery_).--Ah, c’est cela, vraiment? Qu’est-ce qui
diable a pu vous faire aller dîner chez le juge? Vous connaissez sa
_bandobust_[7].

  [7] Cuisine.

BLAYNE.--Pensais que cela ne pouvait être pire que le club; mais je
parierais qu’il achète de la liqueur de vidange, et qu’il la drogue de
gin et d’encre. (_Regardant autour de la pièce._) Est-ce tout ce que
vous êtes, ce soir?

DOONE (_des Travaux Publics_).--On a appelé Anthony pendant le dîner.
Mingle avait mal au ventre.

CURTISS.--Miggy meurt du choléra une fois par semaine pendant les
pluies, et se saoule de chlorodyne dans l’intervalle. Bon petit type,
quand même. Du monde chez le juge, Blayne?

BLAYNE.--Cockley et sa _memsahib_, qui paraît affreusement pâle et
éreintée. Une jeune fille quelconque--n’ai pas saisi le nom--en route
pour les montagnes, sous l’égide des Cockley--le juge et Markyn, frais
arrivé de Simla... dégoûtant de bonne santé.

CURTISS.--Seigneur Dieu, que de splendeurs? Y avait-il assez de glace?
La dernière fois que je broutai là, j’en eus tout un morceau... presque
aussi gros qu’une noix. Qu’est-ce que disait Markyn?

BLAYNE.--Il paraît que tout le monde se donne du bon temps, là-haut,
malgré la pluie. Sacrebleu, cela me rappelle! Je savais bien que je
n’étais pas venu pour le simple plaisir de votre société. Des nouvelles!
De grandes nouvelles! C’est Markyn qui me l’a raconté.

DOONE.--Qui est-ce qui est mort?

BLAYNE.--Personne, que je sache; mais Gaddy a fini par se laisser mettre
le grappin dessus!

TOUS EN CHŒUR.--Comment, diable! Markyn s’est payé votre tête. Pas
GADDY!

BLAYNE (_fredonnant_).--«Oui-da, en vérité, en vérité, en vérité! En
vérité, en vérité, je te le dis,» Théodore, le présent de Dieu! Notre
Philippe! La chose a été promulguée.

MACKESY (_avocat_).--Peuh! Les femmes promulgueront n’importe quoi. Que
dit l’accusé?

BLAYNE.--Markyn m’a dit l’avoir congratulé avec circonspection... une
main tendue, l’autre prête à se mettre en garde. Gaddy a piqué un fard
et a déclaré qu’il en était ainsi.

CURTISS.--Pauvre vieux Gaddy! Ils y arrivent tous. Qui est-_elle_?
Écoutons les détails.

BLAYNE.--C’est une jeune fille... dont le père est un certain colonel
Quelque Chose.

DOONE.--Simla en est bondé, de filles de colonels. Soyez plus explicite.

BLAYNE.--Attendez donc. Quel était son nom? Three... quelque chose.
Three...

CURTISS.--Trois Étoiles[8], comme on dit en français. Gaddy connaît
cette marque-là.

  [8] En anglais, trois se dit _three_.

BLAYNE.--Threegan... Minnie Threegan.

MACKESY.--Threegan! N’est-ce pas un petit brin de fille aux cheveux
rouges?

BLAYNE.--Quelque chose comme cela... d’après ce que dit Markyn.

MACKESY.--Alors, je l’ai rencontrée. Elle était à Lucknow la saison
dernière. Possédait une maman atteinte de jeunesse chronique, et dansait
abominablement. Dites-moi, Jervoise, vous avez connu les Threegan,
n’est-ce pas?

JERVOISE (_fonctionnaire de vingt-cinq années de service, se réveillant
de son somme_).--Hein! Qu’est-ce que c’est? Connu qui? Comment? Je me
croyais au pays, Dieu vous confonde!

MACKESY.--La petite Threegan est fiancée, à ce que dit Blayne.

JERVOISE (_avec lenteur_).--Fiancée... fiancée! Par exemple! voilà qui
ne me rajeunit pas! La petite Minnie Threegan fiancée. C’était encore
l’autre jour que j’allais au pays avec elle sur le _Surat_--non, le
_Massilia_--et elle se traînait à quatre pattes au milieu des _ayahs_.
Elle m’appelait le «Tic Tac sahib» parce que je lui montrais ma montre.
Et c’était, cela, en 67... non, 70. Bon Dieu, comme le temps marche! Me
voici un vieillard. Je me rappelle quand Threegan épousa Miss
Derwent--fille du vieux Hooky Derwent... mais c’était avant vous. Ainsi,
le petit bébé est fiancé pour avoir un petit bébé à son tour! Qui est
l’autre insensé?

MACKESY.--Gadsby, des Hussards Roses.

JERVOISE.--Connais pas. Threegan a vécu dans les dettes, s’est marié
dans les dettes, et mourra dans les dettes. Doit être content de se voir
débarrassé de la petite.

BLAYNE.--Gaddy a de l’argent... le veinard. Une terre au pays aussi.

DOONE.--Il sort de la haute. Peux pas arriver à comprendre comment il
s’est laissé pincer par la fille d’un colonel, et (_regardant prudemment
autour de lui_) d’infanterie indigène encore! Sans vous offenser,
Blayne.

BLAYNE (_avec raideur_).--Non, au contraire, me-erci.

CURTISS (_citant la devise des Irregular Moguls_).--«Nous sommes ce que
nous sommes», hein, mon vieux? Mais Gaddy était en général un type si
supérieur. Pourquoi n’est-il pas allé au pays choisir sa femme?

MACKESY.--Ils sont tous pareils quand ils arrivent au tournant dans la
ligne droite. Vers trente ans, un homme commence à en avoir assez de
vivre seul...

CURTISS.--Et de l’éternelle côtelette de mouton le matin.

DOONE.--En général, c’est de la chèvre morte, mais continuez, Mackesy.

MACKESY.--Une fois qu’un homme a pris cette voie, rien ne le retiendra.
Vous rappelez-vous Benoît de votre service, Doone? On le transféra à
Tharanda lorsque son tour vint, et il épousa la fille d’un poseur de la
voie, ou quelque chose d’approchant. C’était l’unique femelle de
l’endroit.

DOONE.--Oui, le pauvre idiot! Cela brisa du coup ses chances
d’avancement. Mrs. Benoît avait l’habitude de vous demander: «C’est-y
qu’on vous verra à la danse, ce soir?»

CURTISS.--Voyons, après tout! Gaddy n’a pas fait un mariage au-dessous
de lui. Il n’y a pas de sang noir dans la famille, je suppose.

JERVOISE.--De sang noir! Pas pour un anna. Vous autres, jeunes
garnements, vous parlez comme si le monsieur faisait un honneur à la
jeune fille en l’épousant. Vous êtes tous trop infatués de
vous-mêmes..., il n’y aurait jamais rien d’assez bon pour vous.

BLAYNE.--Pas même un club désert, un sacré sale dîner chez le juge, et
une station aussi insalubre qu’un hôpital. Vous avez parfaitement
raison. Nous sommes une collection de sybarites.

DOONE.--De luxurieux coquins vautrés dans...

CURTISS.--L’éruption de chaleur entre les épaules. J’en suis couvert.
Espérons que Béora sera plus frais.

BLAYNE.--Uhhhou! Est-ce qu’on vous envoie, vous aussi, camper? Je
croyais que les artilleurs avaient une feuille blanche.

CURTISS.--Non, malheureusement. Deux cas hier--l’un est mort--et si nous
en avons un troisième, nous nous en allons. Est-ce qu’on peut chasser, à
Béora, Doone?

DOONE.--Le pays est sous l’eau, sauf le morceau contre la Grand Trunk
Road. J’y étais hier à visiter un _bund_[9], et j’y ai trouvé quatre
pauvres diables à leur dernière étape. C’est plutôt mauvais, d’ici à
Kuchara.

  [9] Barrage.

CURTISS.--Alors, nous sommes à peu près certains d’écoper dans les
grandes largeurs. Ah! je ne craindrais pas de changer avec Gaddy pour
quelque temps. L’amour avec Amaryllis à l’ombre de l’hôtel de ville, et
le reste. Oh! pourquoi ne vient-il pas quelqu’un m’épouser, au lieu de
me laisser aller dans un camp de choléra?

MACKESY.--Demandez cela au comité du cercle.

CURTISS.--Animal! voilà qui va vous coûter une tournée. Blayne,
qu’est-ce que vous prenez? Mackesy est à l’amende pour immoralité.
Doone, avez-vous une préférence?

DOONE.--Un petit verre de kummel, s’il vous plaît. C’est un excellent
carminatif par ce temps-ci. C’est Anthony qui me l’a dit.

MACKESY (_signant un bon pour quatre verres_).--Châtiment on ne peut
plus injuste. Je pensais seulement à Curtiss en Actéon poursuivi autour
des billards par les nymphes de Diane.

BLAYNE.--Il faudrait que Curtiss fît l’importation de ses nymphes par
chemin de fer. Mrs. Cockley est l’unique femme de la station. Elle ne
quitterait pas Cockley, et il fait de son mieux pour arriver à ce
qu’elle s’en aille.

CURTISS.--Cela, c’est bien! A la santé de Mrs. Cockley. A l’unique femme
de la station, et une femme sacrément brave!

TOUS (_buvant_).--Une femme sacrément brave!

BLAYNE.--Je suppose que Gaddy amènera sa femme ici à la fin du froid.
Ils se marient presque immédiatement, je crois.

CURTISS.--Gaddy peut remercier son étoile de ce que les Hussards Roses
sont tous en détachement et pas au quartier général pendant ces
chaleurs, sans quoi il se trouverait arraché aux bras de son amour, sûr
comme la mort. Avez-vous jamais remarqué la liberté d’esprit avec
laquelle la cavalerie britannique s’adonne au choléra. C’est parce
qu’ils coûtent si cher. Si les Roses avaient tenu bon ici, ils seraient
partis camper il y a un mois. Oui, je voudrais bien décidément être à la
place de Gaddy.

MACKESY.--Il ira au pays après son mariage, et donnera sa démission...
vous verrez cela.

BLAYNE.--Pourquoi ne le ferait-il pas? N’a-t-il pas de l’argent? Est-ce
qu’il y en aurait ici un seul d’entre nous si nous n’étions pas tous des
gueux?

DOONE.--Pauvre vieux gueux! Que sont devenues les six cents roupies que
vous avez subtilisées à notre table le mois dernier?

BLAYNE.--Elles se sont donné des ailes. Je crois qu’un commerçant
quelque peu entreprenant en a eu sa part, et qu’un _shroff_[10] a gobé
le reste... Ou, pour mieux dire, je les ai dépensées.

  [10] Usurier.

CURTISS.--Gaddy, lui, n’a jamais de sa vie eu affaire à un _shroff_.

DOONE.--Vertueux Gaddy! Si j’avais, moi, trois mille roupies par mois,
qui me viennent d’Angleterre, je ne crois pas que j’aurais affaire à un
_shroff_.

MACKESY (_bâillant_).--Oh! c’est une vie délicieuse! Je me demande si le
mariage en augmenterait le charme.

CURTISS.--Demandez à Cockley... avec sa femme qui meurt à petit feu!

BLAYNE.--Allez au pays demander à quelque petite sotte de s’en venir par
ici--qu’est-ce que dit Thackeray?--«au splendide palais d’un proconsul
indien».

DOONE.--Ce qui me rappelle. Mon logis laisse passer l’eau comme un
crible. J’ai eu la fièvre, la nuit dernière, d’avoir dormi dans un
marécage. Et le pire, c’est qu’il n’y a rien à faire à un toit, jusqu’à
ce que les pluies soient passées.

CURTISS.--Qu’est-ce qui vous chiffonne? Vous n’avez pas, vous,
quatre-vingts piou-pious en train de pourrir, à conduire dans le courant
d’un fleuve.

DOONE.--Non, mais je suis tout en clous et en jurons. Je suis un
véritable Job par tout le corps. C’est pure pauvreté de sang, et je ne
vois aucune chance de devenir plus riche... ni de l’une ni de l’autre
façon.

BLAYNE.--Ne pouvez-vous pas prendre un congé?

DOONE.--C’est là l’avantage que vous autres, les gens de l’armée, vous
avez sur nous. Dix jours, ce n’est rien à vos yeux. Moi, je suis si
important que le gouvernement ne peut me trouver de remplaçant si je
m’en vais. Ou-ui, je voudrais être à la place de Gaddy, quelle que
puisse être sa femme.

CURTISS.--Vous avez passé le tournant de la vie dont Mackesy parlait.

DOONE.--Certes, je l’ai passé, mais je n’ai jamais encore eu la
brutalité de demander à une femme de partager mon existence par ici.

BLAYNE.--Sur mon âme, je crois que vous avez raison. Je pense à Mrs.
Cockley. C’est une véritable ruine que cette femme.

DOONE.--Absolument. Parce qu’elle reste ici en bas. Le seul moyen de la
conserver en état serait de l’envoyer dans les montagnes pendant huit
mois--et la même chose avec n’importe quelle femme. Je me vois prenant
femme dans ces conditions.

MACKESY.--Avec la roupie à un shilling six pence. Les petits Doone
deviendraient des petits Doone de Dehra avec un bel accent _chi-chi_ de
Mussourie à rapporter à la maison pour les vacances.

CURTISS.--Et une paire de belles cornes de sambhur à porter pour Doone,
franco de port, offertes par...

DOONE.--Oui, c’est une perspective enchanteresse. En passant, la roupie
n’a pas encore fini de baisser. Le temps viendra où il faudra nous
trouver heureux si nous ne perdons que la moitié de notre solde.

CURTISS.--J’aurais cru qu’un tiers suffisait comme perte. Qui est-ce qui
gagne à l’arrangement? C’est ce que je voudrais bien savoir.

BLAYNE.--La question d’argent! Je vais me coucher si vous vous mettez à
vous chamailler. Grâces soient rendues, voici Anthony... qui a l’air
d’une ombre.

  _Entre ANTHONY, du corps médical des Indes, très pâle et très
  fatigué._

ANTHONY.--Bonsoir, Blayne. Il pleut à torrents. Apporte-moi un
whisky-soda, _khitmatgar_. Les routes sont quelque chose d’affreux.

CURTISS.--Comment va Mingle?

ANTHONY.--Très mal, et plus de peur encore. Je l’ai passé à Fewton.
Mingle aurait tout aussi bien pu commencer par l’appeler au lieu de me
tracasser.

BLAYNE.--C’est un petit type nerveux. Qu’est-ce qu’il a, cette fois-ci?

ANTHONY.--Ne saurais trop dire. Le ventre très mauvais et jusqu’ici une
peur bleue. Il m’a demandé tout de suite si c’était le choléra, et je
lui ai répondu de ne pas faire la bête. Cela l’a calmé.

CURTISS.--Pauvre diable! La frousse fait la moitié de la besogne chez un
homme de cet acabit.

ANTHONY (_allumant un cheroot_).--Je crois fermement que la frousse le
tuera s’il reste en bas. Vous savez la somme d’ennui qu’il a causée à
Fewton pendant ces trois dernières semaines. Il fait tout ce qu’il peut
pour mourir de peur.

CHŒUR GÉNÉRAL.--Pauvre petit diable! Pourquoi ne s’en va-t-il pas?

ANTHONY.--Ne peut pas. Il a sa permission en règle, mais il est
tellement à fond de cale qu’il ne peut la prendre, et je ne crois pas
que sa signature vaudrait quatre annas. Ceci en confidence, toutefois.

MACKESY.--Toute la station le sait.

ANTHONY.--«Je suppose qu’il me faudra mourir ici», a-t-il dit, en se
tordant en travers de son lit. Il est absolument persuadé qu’il va s’en
aller _ad patres_. Et je sais pertinemment qu’il n’a rien de plus qu’un
ventre de temps humide, si seulement il pouvait prendre un peu le
dessus.

BLAYNE.--C’est mauvais, c’est _très_ mauvais. Pauvre petit Miggy! Bon
petit type tout de même. Dites donc?

ANTHONY.--Quoi «dites donc»?

BLAYNE.--Eh bien, écoutez... voici... Si c’est comme cela... comme vous
dites... moi, je dis cinquante.

CURTISS.--Je dis cinquante.

MACKESY.--J’y vais de vingt de plus.

DOONE.--Gros Crésus du bar! Je dis cinquante. Jervoise, que dites-vous?
Hi! Réveillez-vous!

JERVOISE.--Hein? Qu’est-ce que c’est? Qu’est-ce que c’est?

CURTISS.--Nous voulons vous soutirer cent roupies. Vous êtes un
célibataire à revenus gigantesques, et il y a un homme dans le lac.

JERVOISE.--Quel homme? Quelqu’un de mort?

BLAYNE.--Non, mais il mourra si vous ne donnez pas les cent. Tenez!
voici un bon tout prêt. Vous pouvez voir pour combien nous avons signé,
et l’homme d’Anthony viendra demain l’encaisser. De sorte qu’il n’y aura
pas de difficultés.

JERVOISE (_signant_).--Cent. E.M.J. Voilà. (_Faiblement._) Ce n’est pas
une de vos facéties, n’est-ce pas?

BLAYNE.--Non, il les vaut vraiment. Anthony, vous avez été le plus gros
gagnant au poker la semaine dernière et vous avez frustré le percepteur
trop longtemps. Signez!

ANTHONY.--Voyons, trois cinquante et un soixante-dix... deux cent
vingt... trois cent vingt... disons quatre cent vingt. Cela lui donnera
un bon mois dans les montagnes. Mille merci, vous autres. J’enverrai le
_chaprassi_[11] demain.

  [11] Commis.

CURTISS.--Il faut vous arranger pour qu’il accepte, et naturellement il
ne faut pas...

ANTHONY.--Naturellement. Cela ne ferait pas l’affaire. Il s’en irait
pleurer de gratitude sur son verre du soir.

BLAYNE.--Maudit soit-il, c’est bien ce qu’il irait faire. Oh! dites-moi,
Anthony, vous qui prétendez tout savoir: avez-vous entendu parler de
Gaddy?

ANTHONY.--Non. Un procès en divorce, enfin?

BLAYNE.--Pire. Il est fiancé!

ANTHONY.--Comment dites-vous? Pas possible!

BLAYNE.--Plus que possible. Il va se marier dans quelques semaines.
C’est Markyn qui me l’a dit chez le juge ce soir. C’est _pukka_[12].

  [12] Une affaire réglée.

ANTHONY.--Vous ne parlez pas sérieusement? Saperlipopette! Il y aura du
grabuge sous les tentes de Cédar.

CURTISS.--Croyez-vous que le régiment montrera son mécontentement?

ANTHONY.--Ne sais quoi que ce soit sur le régiment.

MACKESY.--C’est la bigamie, alors?

ANTHONY.--Peut-être bien. Voulez-vous dire que vous autres, vous avez
oublié, ou est-ce qu’il y a dans le monde plus de charité que je ne
pensais?

DOONE.--Cela ne vous embellit pas d’essayer de garder un secret. Vous
gonflez à péter. Expliquez.

ANTHONY.--Mrs. Herriott.

BLAYNE (_après une longue pause, à tout le monde à la ronde_).--C’est
mon avis que nous sommes une collection d’idiots.

MACKESY.--Allons donc! Cette affaire-là était morte et enterrée à la
saison dernière. Comment donc? Le jeune Mallard...

ANTHONY.--Mallard tenait la chandelle. C’est pour cela qu’il était là.
Réfléchissez un instant. Rappelez-vous la saison dernière et ce qu’on
disait. Mallard ou pas Mallard, Gaddy a-t-il adressé la parole à une
seule autre femme?

CURTISS.--Il y a quelque chose là-dedans. C’était quelque peu
remarquable, maintenant que vous en parlez. Mais elle est à Naini Tal et
il est à Simla.

ANTHONY.--Il lui a fallu aller à Simla pour piloter un globe-trotter de
sa famille... un personnage titré, oncle ou tante.

BLAYNE.--Et c’est là qu’il s’est fiancé. Il n’y a pas de loi qui empêche
un homme de se fatiguer d’une femme.

ANTHONY.--Sauf qu’il ne doit pas le faire tant que la femme n’est pas
fatiguée de lui. Et ce n’était pas le cas de la Herriott.

CURTISS.--Il se peut qu’elle le soit maintenant. Deux mois de Naini Tal
accomplissent des prodiges.

DOONE.--C’est curieux comme il y a des femmes qui portent un sort avec
elles. Il y avait une certaine Mrs. Deegie, dans les provinces du
centre, que les hommes finissaient invariablement par quitter pour se
marier. C’était passé en proverbe parmi nous quand j’étais là-bas. Je me
souviens de trois hommes qui étaient éperdument à sa dévotion, et qui,
tous, l’un après l’autre, prirent femme.

CURTISS.--C’est bizarre. Pour moi, j’aurais pensé que l’influence de
Mrs. Deegie devait les pousser à prendre les femmes des autres. Cela
aura dû leur inspirer la crainte du jugement de la Providence.

ANTHONY.--Mrs. Herriott inspirera à Gaddy la crainte de quelque chose de
plus que le jugement de la Providence, j’imagine.

BLAYNE.--En supposant que les choses soient comme vous dites, ce serait
un imbécile d’aller affronter cette femme. Il ne bougera pas de Simla.

ANTHONY.--Serais pas le moins du monde surpris qu’il s’en aille à Naini
s’expliquer. C’est une espèce d’homme incompréhensible, et, quant à
elle, c’est probablement une femme plus qu’incompréhensible.

DOONE.--Qu’est-ce qui vous fait la débiner avec une pareille confiance?

ANTHONY.--_Primum tempus._ Gaddy a été son premier, et une femme ne
laisse pas échapper son premier amant sans se plaindre. Elle se justifie
à elle-même le premier transfert d’affection en jurant que c’est pour
toujours et toujours. Par conséquent...

BLAYNE.--Par conséquent, nous voilà assis jusqu’à une heure passée à
causer scandale comme un cénacle de portières. Anthony, c’est aussi
votre faute. Nous étions parfaitement respectables jusqu’au moment où
vous êtes entré. Allez vous coucher. J’y vais. Bonne nuit tous.

CURTISS.--Une heure passée! Il est deux heures passées, sur mon âme, et
voici venir le _khit_ pour l’extra. Justes cieux! Une, deux, trois,
quatre, _cinq_ roupies à payer pour le plaisir de dire qu’un pauvre
petit diable de femme ne vaut pas mieux que cela. J’ai honte de
moi-même. Allez vous coucher, méchantes langues, et si l’on m’envoie
demain à Béora, préparez-vous à apprendre que je suis mort avant de
payer mes dettes de jeu!




LES TENTES DE CÉDAR

            Only why should it be with stain at all,
            Why must I, ’twixt the leaves of coronal
                Put any kiss of pardon on thy brow?
            Why should the other women know so much,
            And talk together «such the look and such
                The smile he used to love with, then as now!»

            _Any wife to any Husband[13]._

  [13] Robert Browning.


  DÉCOR.--_Un dîner de Naini Tal de trente-quatre couverts. Argenterie,
  vins, vaisselle, et khitmatgars soigneusement calculés à l’échelle de
  6.000 roupies par mois, le change en moins. La table divisée dans
  toute sa longueur par une haie de fleurs._

MRS. HERRIOTT (_après que la conversation s’est élevée au diapason
convenable_).--Ah! Je ne vous ai pas vu dans la cohue au salon. (_Sotto
voce._) Où avez-vous bien pu être tout ce temps-là, Pip?

LE CAPITAINE GADSBY (_se détournant de la dame dont il a reçu
officiellement la charge et remuant les verres à vin du
Rhin_).--Bonsoir. (_Sotto voce._) Pas tout à fait si haut une autre
fois. Vous n’avez pas idée comme votre voix porte. (_A part._) Voilà ce
que c’est que d’avoir voulu esquiver l’explication écrite. Il va
maintenant la falloir verbale. Charmante perspective! Comment diable
vais-je lui dire que je suis fiancé, membre respectable de la société,
et que tout est fini entre nous.

MRS. H.--J’ai un gros compte à régler avec vous. Où étiez-vous, au
concert Pop[14] de lundi? Où étiez-vous mardi? Où étiez-vous au tennis
des Lamont? Je cherchais partout.

  [14] Concert populaire.

LE CAP. G.--Pour me voir? Oh! j’étais en vie quelque part, je suppose.
(_A part._) C’est pour Minnie, mais cela va être salement désagréable.

MRS. H.--Ai-je fait quelque chose pour vous offenser? Si oui, cela n’a
jamais été mon intention. Je ne pouvais m’abstenir d’aller faire une
promenade à cheval avec ce Vaynor. C’était promis une semaine avant que
vous n’arriviez.

LE CAP. G.--J’ignorais...

MRS. H.--Cela l’_était_ vraiment.

LE CAP. G.--Quoi que ce soit à ce sujet, voilà ce que je veux dire.

MRS. H.--Qu’est-ce que vous avez aujourd’hui? Tous ces jours-ci? Il y a
quatre grands jours, presque cent heures, que vous n’avez été près de
moi. Est-ce _gentil_ à vous, Pip? Et j’ai tant attendu votre arrivée!

LE CAP. G.--Vraiment?

MRS. H.--Vous le savez bien! J’ai été aussi sotte à ce propos qu’une
pensionnaire. J’ai fait un petit calendrier que j’ai mis dans mon
porte-cartes, et chaque fois que le canon de midi partait, j’effaçais
une ligne et disais: «cela me rapproche de Pip. _Mon_ Pip!»

LE CAP. G. (_avec un rire contraint_).--Que va penser Mackler si vous le
négligez pareillement.

MRS. H.--Et cela ne vous a pas rapproché. Vous paraissez beaucoup plus
loin que jamais. Avez-vous quelque raison de bouder? Je connais votre
caractère.

LE CAP. G.--Non.

MRS. H.--Suis-je donc devenue vieille dans ces quelques derniers mois?
(_Elle étend la main vers la haie de fleurs pour prendre le menu._)

VOISIN DE GAUCHE.--Permettez-moi. (_Il tend le menu. MRS. H. reste le
bras étendu l’espace de trois secondes._)

MRS. H. (_au voisin, son cavalier_).--Oh! merci, je ne voyais pas.
(_Elle se retourne à droite._)--Y a-t-il en moi quelque chose de changé?

LE CAP. G.--De grâce occupez-vous de dîner! Il faut manger quelque
chose. Essayez une de ces façons de côtelettes. (_A part._) Et je
m’imaginais qu’elle avait de belles épaules, au beau temps jadis! Quel
âne on peut faire de soi!

MRS. H. (_se servant une manchette de papier, sept pois, quelques
carottes découpées à l’emporte-pièce et une cuillerée de sauce_).--Ce
n’est pas une réponse. Dites-moi si j’ai fait quelque chose.

LE CAP. G. (_à part_).--Si l’on n’en finit pas ici, il y aura quelque
scène diabolique ailleurs. Si seulement j’avais écrit et que j’eusse
accepté la bataille... à longue portée! (_Au khitmatgar._) _Han! Simpkin
do[15]._ (_Haut._) Je vous raconterai cela plus tard.

  [15] Oui, du champagne.

MRS. H.--Racontez-le-moi _tout de suite_. Ce doit être quelque ridicule
malentendu, et vous savez qu’il ne devait rien arriver de la sorte entre
nous. _Nous_, moins que personne ne pouvons nous le permettre. C’est ce
Vaynor et vous ne voulez pas le dire? Sur mon honneur...

LE CAP. G.--Je n’ai jamais pensé un instant à ce Vaynor.

MRS. H.--Mais comment savez-vous que moi, je n’y ai pas pensé?

LE CAP. G. (_à part_).--Voici l’occasion et puisse le diable me la faire
prendre aux cheveux. (_Haut et d’un ton mesuré._) Croyez-moi, peu
m’importe que vous pensiez plus ou moins souvent à ce Vaynor, ni que
vous y pensiez d’une façon plus ou moins tendre.

MRS. H.--Je me demande si c’est bien ce que vous voulez dire... Oh!
qu’est-ce que cela rapporte de se chamailler et de prétendre ne pas se
comprendre quand vous n’êtes ici en haut que pour si peu de temps. Pip,
ne faites pas la bête!

  _Suit une pause, pendant laquelle il croise sa jambe gauche par-dessus
  la droite et continue son dîner._

LE CAP. G. (_en réponse à l’orage qui s’amasse dans les yeux de MRS.
H._).--Oh là là, mes cors... C’est mon plus sensible.

MRS. H.--Ma parole, vous êtes l’homme le plus grossier de la terre!
Jamais plus je ne recommencerai.

LE CAP. G. (_à part_).--Non, je ne crois pas que vous recommenciez; mais
je me demande ce que vous ferez avant que tout soit fini. (_Au
khitmatgar._) _Thorah ur Simpkin do[16]._

  [16] Donnez-moi du champagne.

MRS. H.--Eh bien! vous n’avez pas même la politesse de vous excuser,
vilain homme?

LE CAP. G. (_à part_).--Ce n’est pas la peine de lâcher pied maintenant.
Fiez-vous à une femme pour être aveugle comme une taupe lorsqu’elle ne
veut pas voir.

MRS. H.--J’attends. Ou vous sied-il que je dicte une formule d’excuse?

LE CAP. G. (_en désespéré_).--Parfaitement, dictez.

MRS. H. (_gaîment_).--Fort bien. Répétez tous vos noms de baptême après
moi et continuez: «Professe mon sincère repentir...»

LE CAP. G.--«Sincère repentir...»

MRS. H.--«Pour m’être conduit...»

LE CAP. G. (_à part_).--Enfin! Si seulement elle voulait regarder
ailleurs. (_Haut._) «Pour m’être conduit»... comme je me suis conduit,
et déclare que je suis à fond et franchement malade de toute cette
histoire, et saisis cette occasion de faire connaître clairement mon
intention d’y mettre fin, maintenant, désormais, et pour toujours. (_A
part._) Si quelqu’un m’eût dit que je jouerais jamais ce rôle de
mufle!...

MRS. H. (_versant une cuillerée de pommes de terre paille dans son
assiette_).--Ce n’est pas une belle plaisanterie.

LE CAP. G.--Non, c’est une réalité. (_A part._) Je me demande si les
catastrophes de ce genre sont toujours aussi brutales.

MRS. H.--En vérité, Pip, vous devenez plus drôle de jour en jour.

LE CAP. G.--Je crois que vous ne me comprenez pas bien. Faut-il le
répéter?

MRS. H.--Non! par pitié, ne faites pas cela. C’est trop terrible, même
pour rire.

LE CAP. G. (_à part_).--Je vais la laisser y réfléchir pendant un
moment. Mais je mériterais la cravache.

MRS. H.--Je veux savoir ce qu’il y avait au fond de ce que vous venez de
me dire.

LE CAP. G.--Exactement ce que j’ai dit. Rien de moins.

MRS. H.--Mais qu’est-ce que j’ai fait pour le mériter? Qu’est-ce que
j’ai donc fait?

LE CAP. G. (_à part_).--Si seulement elle voulait bien ne pas me
regarder. (_Haut et très lentement, les yeux sur son assiette._) Vous
rappelez-vous ce soir de juillet, avant que les pluies éclatent, où vous
me disiez que la fin arriverait forcément tôt ou tard... et où vous vous
demandiez pour lequel de nous elle arriverait le premier?

MRS. H.--Oui, c’était seulement pour rire. Et vous jurâtes que, aussi
longtemps qu’il vous resterait un souffle dans la poitrine, _jamais_
elle n’arriverait. Et je vous crus.

LE CAP. G. (_jouant avec le menu_).--Eh bien, elle est arrivée. Voilà
tout.

  _Une longue pause durant laquelle MRS. H. tient la tête courbée et
  roule son pain viennois en petites boulettes. G. regarde les lauriers
  roses._

MRS. H. (_rejetant la tête en arrière et riant d’un rire naturel_).--On
nous dresse bien, nous autres femmes, n’est-ce pas, Pip?

LE CAP. G. (_brutalement, en touchant son bouton de chemise_).--Pour ce
qui est de savoir porter le masque. (_A part._) Ce n’est pas dans sa
nature de prendre les choses tranquillement. Il faudra bien qu’il y ait
une explosion.

MRS. H. (_avec un frisson_).--Merci. Ma-ais les Peaux-Rouges eux-mêmes
laissent, je crois, les gens se tortiller pendant qu’on les torture.
(_Elle tire son éventail de sa ceinture et s’évente lentement, le bord
de l’éventail au niveau du menton._)

VOISIN DE GAUCHE.--Très lourd, ce soir, n’est-ce pas? Cela vous
incommode?

MRS. H.--Oh non, pas le moins du monde. Mais on devrait avoir vraiment
des punkahs, même dans votre frais Naini Tal, ne trouvez-vous pas?
(_Elle se retourne en laissant retomber son éventail et en levant les
sourcils._)

LE CAP. G.--Cela va-t-il mieux? (_A part._) Voici venir l’orage!

MRS. H. (_les yeux sur la nappe, l’éventail tout prêt dans la main
droite_).--Cela fut fort habilement conduit, Pip, et je vous félicite.
Vous aviez juré--vous ne vous contentiez jamais de dire simplement les
choses--vous aviez _juré_ que, autant qu’il serait en votre pouvoir,
vous rendriez aimable pour moi ma triste existence. Et vous m’avez
refusé la consolation de pouvoir pleurer. Moi, je l’eusse fait...
certes, je l’eusse fait. C’est à peine si une femme eût pensé à ce
raffinement, mon prévenant, prudent ami. (_L’éventail au niveau du
menton, comme plus haut._) Vous vous êtes, en outre, expliqué avec une
telle tendresse, une telle véracité! Vous n’avez pas prononcé, pas écrit
un mot d’avertissement, et vous m’avez laissée croire en vous jusqu’à la
dernière minute. Vous n’avez pas encore condescendu à me donner la
_raison_. Une femme n’eût pu conduire l’affaire la moitié aussi bien.
Est-ce qu’il y a beaucoup d’hommes comme vous dans le monde?

LE CAP. G.--Pour sûr, je n’en sais rien. (_Au khitmatgar._) Eh là!
_Simpkin do._

MRS. H.--Vous vous dites un homme du monde, n’est-ce pas? Est-ce que les
hommes du monde se conduisent comme des tortionnaires lorsqu’ils font à
une femme l’honneur d’être fatigués d’elle?

LE CAP. G.--Pour sûr, je n’en sais rien. Ne parlez pas si haut!

MRS. H.--Conservons la correction, ô Seigneur, quoi qu’il arrive. N’ayez
pas peur que je vous compromette. Vous avez trop bien choisi votre
terrain, et j’ai été convenablement élevée. (_Baissant son éventail._)
N’avez-vous pas de pitié, Pip, si ce n’est pour vous-même?

LE CAP. G.--Ne serait-il pas quelque peu impertinent de ma part de dire
que je suis fâché pour vous?

MRS. H.--Je crois que vous l’avez déjà dit une ou deux fois. Vous
devenez très soucieux de mes sentiments. Mon Dieu, Pip, j’étais jadis
une honnête femme! Vous le disiez. Vous m’avez faite ce que je suis.
Qu’allez-vous faire de moi? Qu’allez-vous faire de moi? Vous ne voulez
pas même dire que vous êtes fâché? (_Elle se sert des asperges
glacées._)

LE CAP. G.--Je suis fâché pour vous, s’il vous faut la pitié d’une brute
comme moi. Je suis _horriblement_ fâché pour vous.

MRS. H.--Quelque peu bénin pour un homme du monde. Pensez-vous vous
sauver par cet aveu?

LE CAP. G.--Que puis-je faire? Je ne peux que vous dire ce que je pense
de moi-même. Vous ne pouvez en penser pire?

MRS. H.--Oh! oui, je le peux. Et maintenant, voulez-vous me dire la
raison de tout cela? Du remords? Bayard a-t-il été soudain frappé de
scrupule.

LE CAP. G. (_avec colère, les yeux toujours baissés_).--Non! La chose a
pris fin de mon côté. C’est tout. _Mafisch!_

MRS. H.--«C’est tout. _Mafisch!_» Comme si j’étais un interprète arabe.
Vous faisiez jadis de plus jolis discours. Vous rappelez-vous lorsque
vous disiez?...

LE CAP. G.--Pour l’amour du ciel, ne revenez plus là-dessus. Appelez-moi
tout ce que vous voudrez et je l’admettrai...

MRS. H.--Mais vous ne tenez pas à ce qu’on vous remette en mémoire les
vieux mensonges. Si je pouvais espérer vous faire la dixième partie du
mal que vous m’avez fait ce soir... Non... Je ne le voudrais pas... je
ne pourrais pas le faire... quelque menteur que vous soyez.

LE CAP. G.--J’ai dit la vérité.

MRS. H.--Mon _cher_ monsieur, vous vous flattez. Vous avez menti au
sujet du motif. Pip, rappelez-vous que je vous connais comme vous ne
vous connaissez pas vous-même. Vous avez été tout pour moi, quoique vous
soyez... (_Même jeu d’éventail._) Oh! comme tout cela est méprisable!
Ainsi, vous êtes tout simplement fatigué de moi?

LE CAP. G.--Puisque vous insistez pour que je le répète... Oui.

MRS. H.--Mensonge numéro un. Que ne suis-je en possession d’un mot plus
cru! Mensonge semble si insuffisant dans votre cas. Le feu vient de
s’éteindre et il n’y en a pas un nouveau? Réfléchissez une minute, Pip,
si vous ne voulez pas que je vous méprise plus que je ne fais.
Simplement _Mafisch_, alors?

LE CAP. G.--Oui. (_A part._) Je crois le mériter.

MRS. H.--Mensonge numéro deux. Avant que le prochain verre ne vous
étrangle, dites-moi son nom.

LE CAP. G. (_à part_).--Je lui revaudrai cela, de faire intervenir
Minnie dans l’affaire! (_Haut._) Est-ce vraisemblable?

MRS. H.--_Fort_ vraisemblable si vous pensiez que cela flatterait votre
vanité. Vous crieriez mon nom sur les toits pour faire se retourner les
gens.

LE CAP. G.--Que ne l’ai-je fait! Cela eût mis fin à cette affaire.

MRS. H.--Oh! non, cela n’eût mis fin à rien du tout... Ainsi, monsieur
allait devenir vertueux et blasé, n’est-ce pas? Venir me dire: «J’ai
assez de vous. L’incident est clo-os.» Je devrais être fière d’avoir
gardé un homme pareil si longtemps.

LE CAP. G. (_à part_).--Il ne me reste qu’à prier pour que le dîner
finisse. (_Haut._) Vous savez ce que je pense de moi-même.

MRS. H.--Comme c’est la seule personne du monde à laquelle jamais vous
pensiez, et comme je vous connais jusqu’au fond de l’âme, oui, je le
sais. Vous voulez qu’on n’en parle plus et... Oh! je ne peux pas vous en
empêcher! Et vous allez--pensez-y, Pip--me mettre au rancart pour une
autre femme. Et vous aviez juré que toutes les autres femmes étaient...
Pip, mon Pip! Elle _ne peut_ se soucier de vous comme je fais.
Croyez-moi, elle ne le peut! Est-ce quelqu’un que je connais?

LE CAP. G.--Dieu merci, non! (_A part._) Je m’attendais à un cyclone,
mais pas à un tremblement de terre.

MRS. H.--Elle _ne le peut_! Y a-t-il quelque chose que je ne ferais pas
pour vous... ou que je n’aie fait? Et penser que je me donne ce mal à
votre sujet, sachant ce que vous êtes! M’en méprisez-vous?

LE CAP. G. (_se passant la serviette sur la bouche pour dissimuler un
sourire_).--_Encore?_ C’est entièrement une œuvre de charité de votre
part.

MRS. H.--Ahhh! Mais je n’ai aucun droit à me formaliser... Est-elle
mieux que moi? Qui est-ce qui disait...?

LE CAP. G.--Non... pas cela!

MRS. H.--Je serai plus compatissante que vous. Ne savez-vous pas que
toutes les femmes sont pareilles?

LE CAP. G. (_à part_).--Alors, il s’agit de l’exception qui prouve la
règle.

MRS. H.--_Toutes!_ Je vous dirai n’importe ce que vous voulez. Je vous
le dirai, sur ma parole! Ce qu’il leur faut, c’est uniquement
l’admiration... du premier venu--peu importe qui--du premier venu! Mais
il est toujours _un_ homme dont elles se soucient plus que de personne
au monde, et auquel elles sacrifieraient tous les autres. Oh! écoutez
bien! J’ai laissé ce Vaynor trotter derrière moi comme un caniche, et il
se croit le seul homme auquel je m’intéresse. Je vais vous raconter ce
qu’il m’a dit.

LE CAP. G.--Épargnez-le. (_A part._) Je me demande quelle est sa
version, à ce Vaynor.

MRS. H.--Pendant tout le dîner il a attendu que je le regarde. Le
regarderai-je, pour que vous puissiez voir l’air idiot qu’il va prendre?

LE CAP. G.--Mais qu’importe l’entrée en scène de ce monsieur?

MRS. H.--Regardez! (_Elle adresse un coup d’œil audit Vaynor, lequel
essaye vainement de concilier une bouchée de pudding à la glace, un
sourire de satisfaction personnelle, un regard de dévotion intense et la
solidité d’une contenance britannique à une table de dîner._)

LE CAP. G. (_judicieusement_).--Il n’a pas l’air joli. Pourquoi
n’avez-vous pas attendu que la cuiller lui soit sortie de la bouche?

MRS. H.--Pour vous amuser. Elle vous donnera en spectacle comme j’ai
fait pour lui; et les gens riront de vous. Oh, Pip, ne le voyez-vous
pas? C’est aussi clair que le soleil en plein midi. On vous fera trotter
de côté et d’autre et on vous contera des mensonges, on fera de vous un
objet de risée comme les autres. Je n’ai jamais, moi, fait de vous un
objet de risée, n’est-ce pas?

LE CAP. G. (_à part_).--L’intelligente petite femme!

MRS. H.--Eh bien, qu’avez-vous à dire?

LE CAP. G.--Je me sens mieux.

MRS. H.--Oui, je le suppose, maintenant que me voici descendue à votre
niveau. Je n’aurais jamais pu le faire si je ne vous aimais pas autant.
J’ai dit la vérité.

LE CAP. G.--Cela ne change en rien la situation.

MRS. H. (_avec emportement_).--Alors, elle _a_ dit qu’elle vous aimait!
Ne la croyez pas, Pip. C’est un mensonge... aussi vilain que le vôtre à
mon égard!

LE CAP. G.--Ffffixe! J’ai idée qu’un de vos amis vous regarde.

MRS. H.--Lui! Je le _hais_. C’est lui qui vous a présenté à moi.

LE CAP. G. (_à part_).--Et il y a des gens pour vouloir que les femmes
aident à confectionner les lois! Une présentation impliquer tout le
reste! (_Haut._) Mais, vous comprenez, si vous pouvez faire remonter vos
souvenirs jusque-là, il ne m’était guère possible, en toute politesse,
de refuser l’offre.

MRS. H.--En toute politesse! Nous sommes allés plus loin que _cela_!

LE CAP. G. (_à part_).--Vieux terrain veut dire nouvel ennui. (_Haut._)
Sur mon honneur...

MRS. H.--Votre quoi? Ha, ha!

LE CAP. G.--Déshonneur, alors. Elle n’est pas ce que vous imaginez. Je
voulais...

MRS. H.--Ne me parlez pas d’elle! Elle ne saurait vous aimer, et lorsque
vous reviendrez, après vous être donné en spectacle, vous me trouverez
occupée de...

LE CAP. G. (_insolemment_).--Vous ne pourriez pas tant que je suis
vivant. (_A part._) Si cela n’appelle pas son orgueil à la rescousse,
rien ne le fera.

MRS. H. (_se redressant_).--Je ne pourrais pas? _Moi?_
(_S’adoucissant._) Vous avez raison. Je ne crois pas que je le
pourrais... malgré tout ce que vous êtes... un lâche et un menteur
jusque dans la moelle.

LE CAP. G.--Cela ne blesse pas autant après votre petit cours... avec
démonstrations.

MRS. H.--Une montagne de vanité! Rien ne vous touchera-t-il donc
_jamais_ en cette vie? Il doit y avoir une Vie Future quand ce ne serait
que pour le bénéfice de... Mais vous ne la partagerez avec personne.

LE CAP. G. (_par-dessous ses sourcils_).--En êtes-vous si certaine?

MRS. H.--J’aurai eu mon enfer en cette vie, et je l’aurai bien mérité.

LE CAP. G.--Mais l’admiration sur laquelle vous insistiez si fort, il y
a un instant? (_A part._) Oh! quelle brute je _fais_!

MRS. H. (_d’un ton farouche_).--_Cela_ me consolera-t-il de la
connaissance que j’aurai que vous allez à elle avec les mêmes mots, les
mêmes arguments, et les... les mêmes noms d’amitié que ceux dont vous
vous êtes servi pour moi? Et si elle vous aime, vous rirez tous deux de
mon histoire. Serait-ce un châtiment assez lourd même pour moi... même
pour moi?... Et tout cela pour rien. Autre châtiment!

LE CAP. G. (_faiblement_).--Oh, allons! Je ne suis pas aussi bas que
vous pensez.

MRS. H.--Pas en ce moment, peut-être, mais vous le serez. Oh! Pip, au
cas où une femme flatterait votre vanité, il n’y a rien sur terre que
vous ne lui racontiez; et pas de bassesse à quoi vous ne descendiez.
Vous ai-je connu si longtemps pour ne pas le savoir?

LE CAP. G.--Si vous ne pouvez avoir confiance en moi pour rien autre--et
je ne vois pas après tout pourquoi on aurait confiance en moi--vous
pouvez compter que je saurai me taire.

MRS. H.--Si vous démentiez tout ce que vous m’avez dit ce soir et
déclariez que tout cela n’était que pour plaisanter (_une longue
pause_), j’aurais confiance en vous. Pas autrement. Tout ce que je vous
demande, c’est de ne pas lui dire mon nom. _Je vous en prie_, ne le lui
dites pas. Un homme pourrait oublier; une femme, jamais. (_Elle lève les
yeux au-dessus de la table et voit la maîtresse de maison qui commence à
rassembler les regards._) Ainsi, tout est fini, sans qu’il y ait de ma
faute... Ne me suis-je pas admirablement conduite! J’ai accepté votre
congé, et vous l’avez cuisiné aussi cruel possible, et je vous ai fait
respecter mon sexe, n’est-ce pas? (_Arrangeant ses gants et son
éventail._) Je prie seulement pour qu’elle vous connaisse un jour comme
je vous connais à présent. Je ne voudrais pas, alors, être à votre
place, car je crois que vous vous trouverez atteint jusque dans votre
vanité. J’espère qu’elle vous rendra l’humiliation que vous m’avez
causée. Je l’espère... Non. Je ne l’espère pas. _Je ne peux pas_
renoncer à vous! Il me faut quelque chose à espérer, sans quoi je
deviendrai folle. Quand tout cela sera fini, revenez-moi, revenez-moi,
et vous vous apercevrez que vous êtes toujours mon Pip!

LE CAP. G. (_très clairement_).--Mal joué, et cela vous coûte cher.
C’est une jeune fille!

MRS. H. (_se levant_).--Alors, _c’était_ vrai! On disait... mais je ne
voudrais pas vous insulter en vous questionnant. Une jeune fille! Il n’y
a pas longtemps que j’étais une jeune fille. Soyez-lui bon, Pip. C’est
possible qu’elle croie en vous.

  _Elle sort avec un sourire incertain. Il la regarde par la porte, et
  se rassoit sur une chaise, tandis que les hommes se redistribuent._

LE CAP. G--Maintenant, s’il est une Force qui veille sur ce monde,
voudra-t-elle avoir la bonté de me dire ce que j’ai fait? (_Étendant le
bras vers le vin de Bordeaux, et presque à haute voix._) Qu’_ai_-je
fait?




PAR AUCUNE CRAINTE

        Et ne vous laissez troubler par aucune crainte.

        _Office du mariage._


  DÉCOR.--_Une chambre de célibataire. Table de toilette rangée avec un
  soin qui n’est pas naturel. LE CAPITAINE GADSBY dort et ronfle fort.
  Dix heures et demie du matin--une admirable journée d’automne à Simla.
  Entre avec précaution LE CAPITAINE MAFFLIN, du régiment de GADSBY.
  Regarde le dormeur, et branle la tête, en murmurant: «Pauvre Gaddy!»
  Exécute une brillante fantaisie à l’aide des brosses à cheveux sur un
  dos de chaise._

LE CAP. M.--Éveillez-vous, belle endormie! (_Il rugit._)

    «Uprouse ye, then, my merry, merry men!
    It is our opening day!
    It is our opening day!»

Gaddy, voilà déjà longtemps que les petits pierrots piaillent et se
becquettent; et je suis ici!

LE CAP. G. (_s’asseyant sur son séant et bâillant_).--Bonjour. C’est
diantrement bien à toi, mon vieux. Tout ce qu’il y a de bien. Ne sais
pas ce que j’aurais fait sans toi. Sur mon âme, sais pas. N’ai pas fermé
l’œil de la nuit.

LE CAP. M.--Je ne suis rentré qu’à onze heures et demie. J’ai jeté un
coup d’œil sur toi, et tu paraissais dormir aussi profondément qu’un
condamné à mort.

LE CAP. G.--Jack, si c’est pour faire de ces plaisanteries éventées à
pleurer que tu es là, tu ferais tout aussi bien de t’en aller. (_Avec
une énorme gravité._) C’est le plus heureux jour de ma vie.

LE CAP. M. (_riant tout bas d’un air menaçant_).--Tu verras cela, mon
garçon. Tu vas passer par quelques-unes des tortures les plus raffinées
que tu aies jamais connues. Mais sois calme. Je suis avec toi.
’Ttention! Alignement!

LE CAP. G.--Hein! Quo-oi?

LE CAP. M.--Supposes-tu que tu es ton maître pour douze grandes heures
d’horloge? Si oui, naturellement... (_Il fait un mouvement vers la
porte._)

LE CAP. G.--Non! Pour l’amour du ciel, mon vieux, ne fais pas cela! Tu
ne vas pas me lâcher que ce ne soit fini, n’est-ce pas? J’ai sué sur
cette fichue manœuvre sans pouvoir m’en rappeler une ligne.

LE CAP. M. (_inspectant l’uniforme de G._).--Allons, prends ton tub. Ne
m’assomme pas. Je te donne dix minutes pour t’habiller.

  _Intervalle, rempli par un bruit de quelque chose comme un
  éclaboussement dans la salle de bain._

LE CAP. G. (_émergeant du cabinet de toilette_).--Quelle heure est-il?

LE CAP. M.--Presque onze heures.

LE CAP. G.--Encore cinq heures. Grand Dieu!

LE CAP. M. (_à part_).--Premier signe de frousse, cela. Je voudrais bien
savoir si cela va continuer. (_Haut._) Viens déjeuner.

LE CAP. G.--Pas le moindre appétit. Pourrais rien manger.

LE CAP. M. (_à part_).--Si tôt! (_Haut._) Capitaine Gadsby, je vous
_ordonne_ de manger votre déjeuner, et un sacré bon déjeuner encore. Ces
airs et ces grâces de jeune épousée ne prennent pas avec moi!

  _Il conduit G. au rez-de-chaussée, et reste debout derrière lui
  pendant qu’il mange deux côtelettes._

LE CAP. G. (_qui a regardé trois fois à sa montre dans les cinq
dernières minutes_).--Quelle heure est-il?

LE CAP. M.--L’heure de venir faire un tour. Allume.

LE CAP. G.--Voilà dix jours que je n’ai fumé, et je ne vais pas
commencer maintenant. (_Il prend le cheroot dont M. a coupé le bout pour
lui, et souffle voluptueusement la fumée par les narines._) Nous
n’allons pas descendre le Mall, n’est-ce pas?

LE CAP. M. (_à part_).--Ils sont tous pareils dans ces moments-là?
(_Haut._) Non, ma vestale. Nous allons prendre la route la plus
tranquille que nous puissions trouver.

LE CAP. G.--Des chances de _la_ rencontrer?

LE CAP. M.--Pauvre innocent! Non! Viens, et si tu as besoin de moi pour
les obsèques finales, ne m’enlève pas l’œil avec ta canne.

LE CAP. G. (_se retournant brusquement_).--Dis-moi, n’est-ce pas la plus
charmante créature qui ait jamais existé? Quelle heure as-tu? Qu’est-ce
qui vient après «voulez-vous prendre pour épouse»?

LE CAP. M.--On cherche l’anneau. Rappelle-toi qu’il sera au bout du
petit doigt de ma main droite, et fais bien attention à la façon dont tu
le tireras, car j’aurai les honoraires du sacristain quelque part dans
mon gant.

LE CAP. G. (_précipitant le pas_).--Au diable le sacristain! Viens donc!
Il est midi passé, et je ne l’ai pas vue depuis hier soir. (_Se
retournant de nouveau._) C’est absolument un ange, Jack, et elle est
mille fois trop bien pour moi. Dis-moi, remonte-t-elle la nef à mon
bras, ou comment?

LE CAP. M.--Si je pensais qu’il y eût pour toi la moindre chance de te
rappeler quelque chose durant deux minutes consécutives, je te le
dirais. Cesse de passager comme cela!

LE CAP. G. (_faisant halte au milieu de la route_).--Dis-donc, Jack?

LE CAP. M.--Reste tranquille encore dix minutes si tu peux, fou que tu
es, et _marche_!

  _Tous deux déguerpissent à cinq milles à l’heure pendant quinze
  minutes._

LE CAP. G.--Quelle heure as-tu? Qu’est-ce qui se passe au sujet de ce
maudit wedding-cake et des petits souliers blancs? Ils ne les jettent
pas dans l’église, n’est-ce pas?

LE CAP. M.--In-variablement. Le pasteur ouvre la danse avec ses
bottines.

LE CAP. G.--Dieu te confonde, imbécile! Ne te moque pas de moi. Je ne
peux le supporter, et ne le supporterais pas!

LE CAP. M. (_sans se troubler_).--Tout doux, ma vieille carne! Il va
falloir faire dodo deux heures cet après-midi.

LE CAP. G. (_se retournant_).--Je ne vais pas me laisser traiter comme
un sacré gamin. Tâche de comprendre cela!

LE CAP. M. (_à part_).--Les nerfs comme des cordes à violon. En voilà,
une journée! (_Posant tendrement la main sur l’épaule de G._) Mon David,
combien y a-t-il de temps que tu connais ce Jonathan? Est-ce que je
viendrais ici pour me moquer de toi... après toutes ces années-là?

LE CAP. G. (_avec repentir_).--Je sais, je sais, Jack... mais je suis
aussi chaviré qu’il est possible. Ne fais pas attention à ce que je dis.
Écoute-moi un peu répéter la manœuvre pour voir si je la tiens:

«Pour t’avoir et garder, soit que tu sois meilleure ou pire, comme il
était au commencement, comme il est maintenant, et comme il sera
éternellement, avec l’aide de Dieu.--Amen[17].»

  [17] Ici, Gadsby mêle trois passages différents de l’office de mariage
    anglican.

LE CAP. M. (_suffoquant de rire_).--Oui, c’est à peu près le sel de la
chose. Je soufflerai si tu t’arrêtes en route.

LE CAP. G. (_vivement_).--Oui, tu ne vas pas me lâcher, Jack, n’est-ce
pas? Je suis salement heureux, mais je ne te cacherai pas, à toi, que
j’ai une peur bleue!

LE CAP. M. (_gravement_).--Vrai? Jamais je ne m’en serais aperçu. Tu
n’en as pas l’air.

LE CAP. G.--Tu crois? A la bonne heure. (_Se retournant._) Sur mon âme
et mon honneur, Jack, c’est le plus doux petit ange qui soit jamais
descendu du ciel. Il n’y a pas de femme sur terre qui soit digne de lui
adresser la parole!

LE CAP. M. (_à part_).--Et c’est le vieux Gaddy! (_Haut._) Va donc, si
cela te soulage.

LE CAP. G.--Tu peux bien rire! C’est tout ce à quoi vous êtes bons, vous
autres, onagres de célibataires.

LE CAP. M. (_traînant ses paroles_).--Tu veux toujours devancer la
troupe. Tu n’es pas encore tout à fait marié, tu sais.

LE CAP. G.--Peuh! cela me rappelle. Je ne crois pas pouvoir entrer dans
mes bottes. Allons à la maison les essayer! (_Il se presse en avant._)

LE CAP. M.--Voudrais pas être dans _tes_ souliers pour tout ce que
l’Asie peut offrir.

LE CAP. G. (_se retournant_).--Voilà qui prouve bien ta hideuse noirceur
d’âme... ta couche de bêtise... ta brutale étroitesse d’idées. Tu n’as
qu’un défaut. Tu es le meilleur des bons zigues, et je ne sais pas ce
que j’aurais fait sans toi, mais... tu n’es pas marié. (_Il branle
gravement la tête._) Prends une femme, Jack.

LE CAP. M. (_le visage comme un mur_).--Ou-é. La femme de qui, de
préférence?

LE CAP. G.--Si tu te mets à faire le polisson, je te quitte... Quelle
heure as-tu?

LE CAP. M. (_il chantonne_).

    An’ since ’twas very clear we drank only gingerbeer,
    Faith, there must ha’ been some stingo in the ginger!

Rentrons, espèce d’enragé. Je vais te ramener au logis, et tu vas te
coucher.

LE CAP. G.--Que diable ai-je besoin de me coucher?

LE CAP. M.--Tends-moi ton cheroot pour me donner du feu et tu vas voir.

LE CAP. G. (_qui regarde le bout du cheroot trembler comme un
diapason_).--Je suis dans un délicieux état!

LE CAP. M.--Effectivement. Je vais te faire prendre un verre et tu t’en
iras dormir.

  _Ils rentrent et M. compose un whisky-soda bien corsé._

LE CAP. G.--Oh, _bus! bus![18]_ Cela va me saouler comme un polonais.

  [18] Assez! assez! (en hindoustani).

LE CAP. M.--Chose curieuse, cela n’aura pas le moindre effet sur toi.
Avale-moi cela, jette-toi là, et mets-toi à faire dodo.

LE CAP. G.--C’est absurde. Je ne dormirai pas. Je _sais_ que non!

  _Il tombe dans un lourd sommeil au bout de sept minutes. LE CAP. M. le
  veille tendrement._

LE CAP. M.--Pauvre vieux Gaddy! J’en ai vu déjà quelques-uns lancés dans
le vide, mais jamais aucun marcher au gibet dans ces conditions-là. On
ne peut jamais dire comment ils vont prendre cela. Ce sont les pur-sang
qui suent au reculer dans l’attelage à deux... Et c’est là l’homme qui a
traversé les pièces à la charge à Amdhéran, comme un enragé. (_Il se
penche sur G._) Mais c’est pire que les pièces, vieux copain... pire que
les pièces, n’est-ce pas? (_G. se retourne dans son sommeil et M. lui
effleure gauchement le front._) Pauvre, cher vieux Gaddy! Qui s’en va
comme les autres... qui s’en va comme les autres... _L’ami qui vous est
plus attaché qu’un frère_... huit années. Sacrée petite garce de
fille... huit semaines! Et... où est votre ami? (_Il fume
inconsolablement jusqu’à ce que l’horloge de l’église sonne trois
heures._)

LE CAP. M.--Debout! Allons, équipe-toi!

LE CAP. G.--Déjà? N’est-ce pas trop tôt? N’aurais-je pas dû me raser de
frais?

LE CAP. M.--_Non!_ Tu es très bien comme cela. (_A part._) Il se
mettrait le menton en pièces.

LE CAP. G.--Pourquoi se presser?

LE CAP. M.--Il faut que tu sois là le premier.

LE CAP. G.--Pour servir de point de mire?

LE CAP. M.--Justement. Tu fais partie du spectacle. Où est le tripoli?
Tes éperons sont dans un état honteux.

LE CAP. G. (_d’un ton bourru_).--Jack, jamais tu ne feras cela pour moi?

LE CAP. M. (_d’un ton plus bourru_).--Ferme cela et habille-toi! S’il me
plaît de nettoyer tes éperons, tu es sous _mes_ ordres.

  _LE CAP. G. s’habille. M. en fait autant._

LE CAP. M. (_faisant le tour en l’inspectant_).--Oui, cela va.
Seulement, ne prends pas cet air de criminel. L’anneau, les gants,
l’argent--cela va bien pour moi. Laisse ta moustache tranquille.
Maintenant, si les poneys sont prêts, nous allons partir.

LE CAP. G. (_nerveusement_).--Il est beaucoup trop tôt. Allumons un
cigare! Buvons quelque chose! Faisons...

LE CAP. M.--Faisons les sacrés ânes!

LES CLOCHES (_au dehors_).--

    «I--ci--bonnes--gens
    La prière--vous attend.»

LE CAP. M.--Voilà les cloches! Viens... à moins que tu ne préfères
rester. (_Ils s’éloignent à cheval._)

LES CLOCHES.--

    Oui nous honorons le roi,
    La bru mettons en émoi...
    Chaque nouvelle a son sort,
    Nous sonnons le glas du mort.

LE CAP. G. (_descendant de cheval à la porte de l’église_).--Dis-moi, ne
sommes-nous pas là beaucoup trop tôt? Il y a du monde à n’en plus finir
dans l’intérieur. Dis-moi, ne sommes-nous pas très en retard? Reste près
de moi, Jack! Que diable dois-je faire?

LE CAP. M.--Assume une contenance à l’entrée de la nef et attends-_la_.
(_LE CAP. G. grogne, tandis que M. lui fait faire volte-face devant
trois cents yeux._)

LE CAP. M. (_d’un air suppliant_).--Gaddy, si tu m’aimes, pour la grâce
de Dieu, pour l’honneur du régiment, tiens-toi droit! Remplis ton
uniforme! Aie l’air d’un homme! J’ai à parler une minute au pasteur.
(_G. est pris d’une douce transpiration._) Si tu t’essuies le visage,
jamais plus je ne serai ton témoin. Poitrine! (_G. tremble
visiblement._)

LE CAP. M. (_revenant_).--Voici qu’elle arrive. Fais attention quand la
musique va commencer. Voilà l’orgue qui se met en branle.

  _La mariée sort de la rickshaw à la porte de l’église. G. l’entrevoit
  et prend courage._

L’ORGUE.--

    La Voix qui souffla sur Éden,
    Le premier jour de mariage,
    Et bénit le premier hymen,
    A bravé les saisons et l’âge.

LE CAP. M. (_surveillant G._).--Ma parole! Il a pris bon air. Je ne l’en
aurais pas cru capable aujourd’hui.

LE CAP. G.--Combien de temps va durer cet hymne?

LE CAP. M.--Cela va être fini tout de suite. (_Anxieusement._) Vas-tu te
mettre à pâlir et à ravaler ta salive? Tiens bon, Gaddy, et pense au
régiment.

LE CAP. G. (_d’un ton mesuré_).--Dis donc, il y a un gros lézard brun en
train de grimper le long de ce mur.

LE CAP. M.--Oh! ma mère! Le dernier degré d’affaissement!

  _La mariée monte à gauche de l’autel, lève les yeux une bonne fois sur
  G., lequel est subitement frappé de folie._

LE CAP. G. (_à lui-même encore et encore_).--Petit Poidsléger, une
femme... une femme! Et je croyais que c’était une petite fille.

LE CAP. M. (_chuchotant_).--Garde à vous... demi-tour à gauche.

  _LE CAP. G. obéit machinalement, et la cérémonie se poursuit._

LE PASTEUR.--... à elle seule, tant que vous vivrez tous deux?

LE CAP. G. (_la gorge sèche_).--Ha-hmmm!

LE CAP. M.--Dis oui ou non. Il n’y a pas de seconde donne ici.

  _La mariée articule sa réponse avec un sang-froid parfait, et son père
  en fait la remise._

LE CAP. G. (_croyant montrer son savoir_).--Jack, c’est à ton tour,
maintenant, de faire ma remise, _vite_!

LE CAP. M.--Tu t’es remisé bien assez comme cela toi-même. Sa main
_droite_, mon gars! Récite! Récite! «Théodore Philip.» As-tu oublié ton
propre nom?

  _LE CAP. G. s’embarrasse dans le «oui», que la mariée répète sans un
  tremblement._

LE CAP. M.--Maintenant, l’anneau! Suis le pasteur! Ne m’arrache pas mon
gant! Le voici! Grand Dieu, il a retrouvé sa voix!

  _G. répète la parole sacramentelle d’une voix à se faire entendre au
  bout de l’église et tourne sur son talon._

LE CAP. M. (_d’un air désespéré_).--A vos rênes! Doucement sur le pavé!
Nous n’en sommes pas à la moitié.

LE PASTEUR--... à conjoints, que l’homme ne les sépare point.

  _LE CAP. G., paralysé de peur, a un mouvement de recul après la
  bénédiction._

LE CAP. M. (_vivement_).--Avance... d’une longueur. Prends-la avec toi.
Je ne viens pas. Tu n’as rien à dire.

  _LE CAP. G. monte à l’autel dans tout un cliquetis de choses._

LE CAP. M. (_en un râle perçant qui veut dire un murmure_).--A genoux,
têtu bandit! A genoux!

LE PASTEUR--... de laquelle vous êtes les filles, tant que vous
pratiquez le bien et ne vous laissez troubler par aucune crainte.

LE CAP. M.--Ça y est! Rompez! Par file à gauche.

  _Tout le monde à la sacristie. On signe._

LE CAP. M.--Embrasse-la, Gaddy.

LE CAP. G. (_frottant l’encre sous son gant_).--Hein! Quo-oi?

LE CAP. M. (_Faisant un pas vers la mariée_).--Si tu ne le fais pas, je
vais le faire.

LE CAP. G. (_interposant le bras_).--Merci bien!

  _Embrassement général._

LE CAP. G. (_n’en pouvant plus, à M._).--Ah, nom de nom! Est-ce que je
peux maintenant m’essuyer le visage?

LE CAP. M.--Ma responsabilité finit là. Demande plutôt à _Missis_
Gadsby.

  _LE CAP. G. recule comme frappé d’une balle, et le cortège sort de
  l’église à coups de Mendelssohn pour se rendre à la maison paternelle,
  où ont lieu les tortures d’usage autour du wedding-cake._

LE CAP. M. (_à table_).--Debout, Gaddy. On attend un speech.

LE CAP. G. (_après trois minutes d’agonie_).--Ha-hmmm. (_Tonnerre
d’applaudissements._)

LE CAP. M.--Pas mal, pour un début. Maintenant va changer d’équipement
pendant que la maman est en train de pleurer sur--«la madame». (_LE CAP.
G. disparaît. LE CAP. M. se lève précipitamment en s’arrachant les
cheveux._) Ce n’est pas encore complet. Où sont les souliers? Allez
chercher une _ayah_.

L’AYAH.--Missie captain _sahib band karo_ tous les _jutis_[19].

  [19] Missie capitaine _sahib_ a caché tous les souliers.

LE CAP. M. (_brandissant son sabre dans le fourreau_).--Femme, produis
ces souliers! Que quelqu’un me prête un couteau à pain. Il ne s’agit pas
de fêler la tête de Gaddy plus qu’elle ne l’est. (_Il tranche le talon
d’une mule de satin blanc et serre la mule dans sa manche._) Où est la
mariée? (A tout le monde à la ronde.) Allez-y doucement avec ce riz.
C’est une coutume païenne. Donnez-moi le gros sac.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  _La mariée se glisse sans bruit dans une rickshaw et part vers le
  coucher du soleil._

LE CAP. M. (_en plein air_).--Envolée, ma parole! Tant pis pour Gaddy!
Le voici. Allons, Gaddy, cela va chauffer plus dur qu’à Amdhéran! Où est
ton cheval!

LE CAP. G. (_furieusement, voyant que les femmes sont hors de portée de
voix_).--Où est ma _femme_, n. de D...?

LE CAP. M.--A moitié route maintenant de Mahasu. Il va te falloir
chevaucher comme le jeune Lochinvar[20].

  [20] Voir la ballade de Walter Scott.

  _Le cheval se présente en se cabrant; il refuse de laisser G.
  l’approcher._

LE CAP. G.--Oh! tu veux faire la bête, n’est-ce pas? Demi-tour,
animal... cochon... brute! _Demi-tour!_

  _Il force le cheval à tourner, d’un coup de poignet à lui briser la
  mâchoire inférieure; se jette en selle, et donne des deux éperons au
  beau milieu d’une grêle du meilleur riz de Patna._

LE CAP. M.--Sur ton amour et ta vie... pousse, Gaddy! Et que... Dieu te
bénisse!

  _Il jette une demi-livre de riz à G., lequel disparaît, penché en
  avant sur la selle, dans un nuage de poussière éclairée de soleil_.

LE CAP. M.--Voilà perdu le vieux Gaddy. (_Il allume une cigarette et
s’éloigne en flânant, et en chantant d’un air absent:_)

    «You may carve it on his tombstone, you may cut it on his card,
    That a young man married is a young man marred[21].»

  [21]

        «Vous pouvez le graver sur sa tombe, vous pouvez le graver sur
                                                               sa carte,
        Qu’un jeune homme marié est un jeune homme perdu.»

MISS DEERCOURT (_de son cheval_).--Vraiment, capitaine Mafflin! Vous
parlez plus à cœur ouvert que vous n’êtes poli!

LE CAP. M. (_à part_).--On dit que le mariage, c’est comme le choléra.
Me demande qui sera la prochaine victime.

  _Une mule de satin blanc glisse de sa manche et tombe à ses pieds.
  Reste livré à ses réflexions._




LE JARDIN D’ÉDEN

        Et vous serez... comme des dieux!


  DÉCOR.--_Pelouse arômée de thym derrière l’hôtellerie de Mahasu,
  dominant la petite vallée boisée. A gauche, un aperçu de la Forêt
  Morte du Fagoo; à droite, les montagnes de Simla. Tout au fond la
  ligne des neiges. LE CAP. GADSBY, mari de trois semaines maintenant,
  fume le calumet de paix sur un tapis au soleil. Banjo et blague à
  tabac sur le tapis. En l’air, les aigles du Fagoo. MRS. G. sort du
  bungalow._

MRS. G.--Mon mari!

LE CAP. G. (_paresseusement, avec une jouissance intense_).--Hein,
quo-oi? Dites-le encore.

MRS. G.--J’ai écrit à maman pour lui annoncer que nous serons de retour
le 17.

LE CAP. G.--Lui avez-vous fait part de mes tendresses?

MRS. G.--Non, j’ai gardé tout pour moi. (_S’asseyant à son côté._) J’ai
pensé que cela ne vous ferait rien.

LE CAP. G. (_avec une feinte sévérité_).--Cela me fait beaucoup. Comment
saviez-vous que tout était pour vous?

MRS. G.--J’ai deviné, Phil.

LE CAP. G. (_avec ravissement_).--_Pe-tit_ Poidsléger!

MRS. G.--Je voudrais bien ne pas me voir donner ces petits noms de
sport, vilain.

LE CAP. G.--Vous aurez tous les noms qu’il me plaît. Vous est-il jamais
venu à l’esprit, madame, que vous êtes ma femme?

MRS. G.--Oui, certes. Je n’ai pas encore cessé de m’en étonner.

LE CAP. G.--Ni moi. Cela semble étrange; et cependant, je ne sais
comment, cela ne l’est pas. (_Avec confiance._) Vous comprenez, cela
n’aurait pu être personne autre.

MRS. G. (_doucement_).--Non. Personne autre... ni pour moi ni pour vous.
_Tout_ cela a dû être arrangé dès l’origine des choses. Phil,
redites-moi ce qui vous a fait m’aimer.

LE CAP. G.--Comment eussé-je pu m’en empêcher? Vous étiez _vous_, vous
savez.

MRS. G.--Est-ce que vous avez jamais senti le besoin de vous en
empêcher? Dites la vérité!

LE CAP. G. (_l’œil malicieux_).--Oui, chérie, tout au commencement, mais
seulement au commencement. (_Il rit tout bas._) Je vous
appelais--penchez-vous tout près et je vais vous le dire à
l’oreille--«une petite bécasse». Ho! ho! ho!

MRS. G. (_le prenant par la moustache et le forçant à s’asseoir sur son
séant_).--«Une... petite... bécasse!» Voulez-vous bien ne pas rire de
votre crime! Et encore vous avez eu le... le... l’affreux toupet de
demander ma main!

LE CAP. G.--J’avais alors changé d’avis. Et vous n’étiez plus une petite
bécasse.

MRS. G.--Merci, monsieur! Et quand l’ai-je été jamais?

LE CAP. G.--_Jamais!_ Mais ce premier jour où vous m’avez donné du thé
sous cette petite robe de mousseline couleur fleur de pêcher, vous aviez
l’air--vous aviez vraiment l’air, ma chère amie--d’un si absurde petit
moucheron. Et je ne savais que vous dire.

MRS. G. (_tordant la moustache_).--Ainsi, vous avez dit «petite
bécasse». Sur ma parole, monsieur, moi, je vous ai appelé «ce grrrrand
animal-là»; mais je regrette de ne pas vous avoir appelé quelque chose
de pire.

LE CAP. G. (_très humblement_).--Je m’excuse, mais vous me faites
affreusement mal. (_Intermède._) Vous avez toute permission de me
torturer encore aux mêmes conditions.

MRS. G.--Oh! _pourquoi_ me l’avez-vous laissé faire?

LE CAP. G. (_regardant le long de la vallée_).--Sans raison
particulière, mais... si cela vous amusait ou vous faisait le moindre
bien vous pouvez... essuyer ces chères petites bottines-là sur moi.

MRS. G. (_étendant le bras_).--Taisez-vous! Oh! taisez-vous! Philippe,
mon roi, je vous en prie, ne parlez pas comme cela. C’est tout à fait ce
que, moi, je ressens. Vous êtes beaucoup trop bon pour moi. Tellement
trop bon!

LE CAP. G.--Moi! Je ne suis pas digne de vous approcher. (_Il l’entoure
de son bras._)

MRS. G.--Oui, vous en êtes digne. Mais moi... qu’ai-je jamais fait?

LE CAP. G.--Donné un tout petit brin de votre cœur, n’est-ce pas, ma
reine?

MRS. G.--Ce n’est rien, cela. N’importe qui le ferait. On ne pourr...
pourrait jamais s’en empêcher.

LE CAP. G.--Chaton, vous allez me rendre horriblement fat. Et cela,
juste au moment où je commençais à me sentir si humble.

MRS. G.--Humble! je ne crois pas que ce soit dans votre caractère.

LE CAP. G.--Qu’est-ce que vous en connaissez, de mon caractère, petite
impertinente?

MRS. G.--Ah! mais je le connaîtrai, n’est-ce pas, Phil? J’aurai le
temps, durant toutes les années et encore les années à venir, de
connaître tout ce qui vous concerne; et il n’y aura pas de secrets entre
nous.

LE CAP. G.--Petite sorcière! Je pense que vous me connaissez déjà à
fond.

MRS. G.--Je crois pouvoir deviner. Vous êtes égoïste?

LE CAP. G.--Oui.

MRS. G.--Un peu bêta?

LE CAP. G.--_Très._

MRS. G.--Et un chéri.

LE CAP. G.--Cela, c’est comme il plaît à ma lady.

MRS. G.--Alors, il plaît à votre lady. (_Une pause._) Savez-vous que
nous sommes deux grandes personnes solennelles, sérieuses.

LE CAP. G. (_lui inclinant son chapeau de paille sur les yeux_).--Vous,
grande personne! Peuh! Vous êtes un bébé.

MRS. G.--Et nous disions des bêtises.

LE CAP. G.--Alors, continuons à dire des bêtises. J’aime assez cela.
Chaton, je vais vous dire un secret. Vous promettez de ne pas le
répéter?

MRS. G.--Ou-ui. Rien qu’à vous.

LE CAP. G.--Je vous aime.

MRS. G.--Vrai-ment! Pour combien de temps?

LE CAP. G.--Pour toujours et toujours?

MRS. G.--C’est beaucoup.

LE CAP. G.--Vous pensez? Je ne peux pas me contenter de moins.

MRS. G.--Vous devenez tout à fait brillant.

LE CAP. G.--Je cause avec _vous_.

MRS. G.--Joliment tourné. Tenez levée votre stupide vieille tête et je
vais vous rendre cela!

LE CAP. G. (_affectant un suprême mépris_).--Prenez-la vous-même si vous
la voulez.

MRS. G.--J’ai grande envie de... et pourquoi pas?

  _Elle la lui prend, et se le voit rendre avec usure._

LE CAP. G.--Petit Poidsléger, c’est mon avis que nous _sommes_ une paire
d’idiots.

MRS. G.--Nous sommes les deux seuls gens sensés du monde! Demandez à
l’aigle. Le voilà qui vient par ici.

LE CAP. G.--Ah! j’ose dire qu’il a vu pas mal de gens sensés à Mahasu.
On prétend que ces oiseaux-là vivent une éternité.

MRS. G.--Combien de temps?

LE CAP. G.--Cent vingt ans.

MRS. G.--Cent vingt ans! O-oh! Et dans cent vingt ans, où seront-ils,
ces deux gens sensés?

LE CAP. G.--Qu’est-ce que cela peut faire tant que nous sommes ensemble
maintenant?

MRS. G. (_faisant du regard le tour de l’horizon_).--Oui. Rien que vous
et moi... moi et vous... dans tout le vaste, vaste monde jusqu’à la fin.
(_Son regard se pose sur la ligne des neiges._) Comme les montagnes ont
l’air énormes et calmes! Croyez-vous qu’elles s’inquiètent de nous?

LE CAP. G.--Je ne saurais affirmer les avoir particulièrement
consultées. Moi, je m’en inquiète, cela me suffit.

MRS. G. (_se rapprochant de lui_).--Oui, en ce moment... mais plus tard.
Qu’est-ce c’est que ce petit barbouillage noir sur les neiges?

LE CAP. G.--Une tempête de neige, là-bas, à quarante milles. Vous allez
la voir se déplacer au fur et à mesure que le vent la charrie sur les
flancs de ce contrefort, et puis, plus rien.

MRS. G.--Et puis, plus rien. (_Elle frissonne._)

LE CAP. G. (_anxieusement_).--Vous ne vous refroidissez pas, petite,
n’est-ce pas? Il vaut mieux me laisser aller chercher votre manteau.

MRS. G.--Non. Ne me quittez pas, Phil. Restez ici. Je crois que j’ai
peur. Oh! pourquoi les montagnes sont-elles si _effroyables_? Phil,
promettez-moi, promettez-moi que vous m’aimerez _toujours_.

LE CAP. G.--Qu’est-ce qu’il y a donc, chérie? Je ne peux promettre plus
que je n’ai fait; mais je ne cesserai de le promettre encore et encore
si vous voulez.

MRS. G. (_la tête sur l’épaule de son mari_).--Dites-le donc...
dites-le. N-non... ne le dites pas! Les... les... aigles riraient. (_Se
remettant._) Mon mari, vous avez épousé une petite oie.

LE CAP. G. (_très tendrement_).--Vraiment? Je me contente de ce qu’elle
est, tant qu’elle est à moi.

MRS. G. (_promptement_).--Parce qu’elle est à vous ou parce qu’elle est
moi en personne?

LE CAP. G.--Parce qu’elle est l’un et l’autre. (_Piteusement._) Je ne
suis pas très fort, ma chère amie, et je ne crois pas pouvoir me faire
comprendre convenablement.

MRS. G.--_Je_ comprends. Pip, voulez-vous me dire quelque chose?

LE CAP. G.--Tout ce que vous voudrez. (_A part._) Je me demande ce qui
va venir maintenant.

MRS. G. (_hésitante, les yeux baissés_).--Vous m’avez raconté une fois,
dans le temps jadis--il y a des siècles et des siècles--que vous aviez
été fiancé déjà auparavant. Je n’ai rien dit... _alors_.

LE CAP. G. (_naïvement_).--Pourquoi cela?

MRS. G. (_levant les yeux sur ceux de son mari_).--Parce que--parce que
j’avais peur de vous perdre, mon cœur. Mais maintenant... racontez-le...
_s’il vous plaît_.

LE CAP. G.--Il n’y a rien à raconter. J’étais alors terriblement
vieux--presque vingt-deux ans--et elle avait au moins cela.

MRS. G.--Ce qui veut dire qu’elle était plus vieille que vous. Je
n’aimerais pas qu’elle eût été plus jeune. Eh bien?

LE CAP. G.--Eh bien! je me crus amoureux et en raffolai quelque peu,
et... oh! oui, ma parole, je me livrai à la poésie. Ha, ha!

MRS. G.--Vous n’avez pas écrit un vers pour _moi_! Qu’est-ce qui se
passa?

LE CAP. G.--Je m’en vins par ici, et toute l’affaire s’en alla en fumée.
Elle écrivit pour dire qu’il y avait eu malentendu, et puis elle se
maria.

MRS. G.--Vous aimait-elle beaucoup?

LE CAP. G.--Non. Au moins elle ne le laissa pas voir, autant que je me
rappelle.

MRS. G.--Autant que vous vous rappelez! Vous rappelez-vous son nom?
(_Elle l’écoute et baisse la tête._) Merci, mon mari.

LE CAP. G.--Qui, si ce n’est vous, en avait le droit? Maintenant, Petit
Poidsléger, vous êtes-vous jamais trouvée mêlée à quelque sombre et
horrible drame?

MRS. G.--Si vous m’appelez _missis_ Gadsby, peut-être vous le
raconterai-je.

LE CAP. G. (_prenant sa voix de commandement_).--_Missis_ Gadsby,
confessez!

MRS. G.--Juste Ciel, Phil! Je n’eusse jamais cru que vous pouviez
prendre cette terrible voix.

LE CAP. G.--Vous ne connaissez pas encore le quart de mes talents.
Attendez que nous soyons installés dans les plaines, et je vous
montrerai comment j’aboie après mes hommes. Vous alliez dire, chérie?

MRS. G.--Je... n’ose guère continuer, après cette voix-là.
(_Chevrotant._) Phil, n’ayez jamais l’audace de me parler sur ce ton-là,
quoi que je puisse faire!

LE CAP. G.--Mon pauvre petit amour! Mais vous tremblez toute. Je _suis_
si fâché. Il va sans dire que je n’ai jamais eu l’intention de vous
bouleverser. Ne me racontez rien. Je suis une brute.

MRS. G.--Non, vous n’êtes pas une brute, et je vais vous raconter... Il
y eut un homme.

LE CAP. G. (_gaiement_).--Y eut-il? L’heureux mortel!

MRS. G. (_tout bas_).--Et je crus que je l’aimais.

LE CAP. G.--Mortel deux fois heureux! Eh bien?

MRS. G.--Et je crus que je l’aimais... et je ne l’aimais pas... et alors
vous êtes venu... et c’était vous que j’aimais, beaucoup, _beaucoup_.
Oui, vraiment. C’est tout. (_Face voilée._) Vous n’êtes pas fâché,
n’est-ce pas?

LE CAP. G.--Fâché? Pas le moins du monde. (_A part._) Bon Dieu, qu’ai-je
fait pour mériter cet ange?

MRS. G. (_à part_).--Et il ne m’a même pas demandé le nom! Comme les
hommes sont drôles! Mais c’est peut-être aussi bien.

LE CAP. G.--Cet homme ira au ciel parce que jadis vous avez cru l’aimer.
Je me demande si, moi, vous me remorquerez jamais là-haut?

MRS. G. (_fermement_).--Je n’irai pas si vous n’y allez pas.

LE CAP. G.--Merci. Dites-moi, Chaton, je ne connais pas beaucoup vos
croyances religieuses. Vous avez été élevée à croire en un ciel et tout
cela, n’est-ce pas?

MRS. G.--Oui. Mais c’était un ciel capitonné, avec des livres d’hymnes
dans tous les bancs.

LE CAP. G. (_branlant la tête avec une conviction intense_).--Qu’à cela
ne tienne. Il y en a un de vrai, un ciel.

MRS. G.--D’où apportez-vous ce message, mon prophète?

LE CAP. G.--D’ici! Parce que nous nous aimons tous deux. De sorte que
tout va bien.

MRS. G. (_tandis qu’une troupe de langurs[22] mène fracas à travers les
branches_).--De sorte que tout va bien. Mais Darwin dit que nous
descendons de ces animaux-là!

  [22] Espèce de singes qui pullulent dans l’Inde.

LE CAP. G. (_avec sérénité_).--Ah! Darwin ne fut jamais amoureux d’un
ange. Voilà qui règle la question. Sstt, espèces de brutes! Des singes,
vraiment! Vous ne devriez pas lire ces livres-là.

MRS. G. (_se croisant les mains_).--S’il plaît à mon seigneur et maître
de publier sa proclamation.

LE CAP. G.--Taisez-vous, chère amie. Il n’y a pas d’ordres entre nous.
Seulement, j’aimerais mieux que vous ne les lisiez pas. Ils ne
conduisent à rien et cassent la tête aux gens.

MRS. G.--Comme vos premières fiançailles.

LE CAP. G. (_avec un calme immense_).--C’était un mal nécessaire, et qui
m’a conduit à vous. N’êtes-vous rien?

MRS. G.--Pas tant que cela, n’est-ce pas?

LE CAP. G.--Tout ce monde-ci et l’autre pour moi.

MRS. G. (_très tendrement_).--Mon cher, cher petit mari! A mon tour
_vous_ dirai-je quelque chose?

LE CAP. G.--Oui, si ce n’est pas terrible... au sujet des autres hommes.

MRS. G.--C’est au sujet de ma propre vilaine petite personne.

LE CAP. G.--Alors, ce doit être charmant. Allez, ma chère amie.

MRS. G. (_lentement_).--Je ne sais pas pourquoi je vous le dis, Pip,
mais si jamais vous vous remariiez... (_Intermède._) Enlevez votre main
de ma bouche ou je _mords_! Dans l’avenir, donc, rappelez-vous... je ne
sais pas trop comment dire cela!

LE CAP. G. (_reniflant avec indignation_).--N’essayez pas. «Me
remarier», vraiment!

MRS. G.--Je dois. Écoutez, mon mari. Jamais, jamais, _jamais_ ne dites à
votre femme quoi que ce soit que vous ne vouliez pas qu’elle se rappelle
ni qui fasse l’objet de ses pensées toute sa vie. Parce qu’une
femme--oui, je _suis_ une femme--_ne peut pas_ oublier.

LE CAP. G.--Ma parole, comment savez-vous cela?

MRS. G. (_avec confusion_).--Je ne le sais pas. Je ne fais que le
deviner. Je suis--j’étais--une sotte petite fille; mais je sens que j’en
sais tant--oh! tellement plus que vous, mon bien aimé! Pour commencer,
je suis votre femme.

LE CAP. G.--C’est ce que j’ai été induit à croire.

MRS. G.--Et j’aurai besoin de connaître chacun de vos secrets... de
partager avec vous tout ce que vous savez.

  _Elle ouvre les yeux autour d’elle d’un air désespéré._

LE CAP. G.--C’est ce que vous ferez, mon amie, c’est ce que vous
ferez... mais ne regardez pas comme cela.

MRS. G.--Dans votre propre intérêt, ne m’arrêtez pas, Phil. Je ne
recommencerai jamais une conversation de ce genre avec vous. Il _ne_
faut _pas_ me dire! Du moins, pas maintenant. Plus tard, quand je serai
une vieille dame, cela ne fera rien; mais si vous m’aimez, montrez-vous
bon, très bon pour moi; car cette heure de ma vie, _jamais_ je ne
l’oublierai! Vous ai-je fait comprendre?

LE CAP. G.--Je le crois, enfant. Ai-je rien dit encore que vous
désapprouviez?

MRS. G.--Serez-vous _très_ fâché? Cette... cette voix, et ce que vous
avez dit à propos de l’engagement...

LE CAP. G.--Mais c’est vous qui avez _demandé_ qu’on vous le raconte,
chérie.

MRS. G.--Et _c’est_ pourquoi vous n’auriez pas dû me le raconter! Vous
devez être le juge, et, oh! Pip, malgré tout mon amour pour vous, je ne
serai jamais capable de vous aider! Je ne ferai que vous empêcher, et il
vous faut juger en dépit de moi!

LE CAP. G. (_d’un air méditatif_).--Nous avons un grand nombre de choses
à découvrir ensemble, Dieu nous vienne en aide à tous deux--répétez-le,
chaton--mais nous nous comprendrons l’un l’autre de mieux en mieux
chaque jour; et je crois que je commence à voir, maintenant. Comment,
diable, êtes-vous arrivée à savoir l’importance _au juste_ qu’il y avait
à me donner _justement_ cette inspiration-là?

MRS. G.--Je vous ai dit que je ne sais pas. Seulement, de manière ou
d’autre, il semblait que, dans toute cette nouvelle vie, j’étais guidée
pour votre salut aussi bien que pour le mien.

LE CAP. G. (_à part_).--Alors, Mafflin avait raison! Elles savent, et
nous... nous sommes aveugles... tous. (_Gaiement._) Il me semble que
nous perdons un peu pied, ma chère amie, ne trouvez-vous pas? Je me
rappellerai, et si je viens à faillir, puissé-je être châtié comme je le
mérite.

MRS. G.--Il n’y aura pas de châtiment. C’est d’ici que nous allons faire
voile pour la vie... vous et moi... et personne autre.

LE CAP. G.--Et personne autre. (_Une pause._) Vous avez les cils tout
mouillés, ma jolie! Vit-on jamais si absurde petite fille?

MRS. G.--Entendit-on jamais dire de telles bêtises?

LE CAP. G. (_secouant les cendres de sa pipe_).--Ce n’est pas ce que
nous disons, c’est ce que nous ne disons pas, qui est utile. Et tout ce
que nous avons dit est profonde philosophie. Mais personne ne
comprendrait... même si on le mettait dans un livre.

MRS. G.--Quelle idée! Non... rien que nous autres, ou les gens comme
nous... s’il y a des gens comme nous.

LE CAP. G. (_d’un ton doctoral_).--Tous les gens, qui ne sont pas comme
nous, sont d’aveugles idiots.

MRS. G. (_s’essuyant les yeux_).--Croyez-vous, alors, qu’il existe des
gens aussi heureux que nous?

LE CAP. G.--Il doit en exister--à moins que nous ne nous soyons
approprié tout le bonheur du monde.

MRS. G. (_regardant vers Simla_).--Les pauvres gens! Si c’était vrai,
tout de même!

LE CAP. G.--Eh bien, dans ce cas, gardons tout le fourbi pour nous, car
c’est trop chouette pour le perdre... hein, petite femme à moi?

MRS. G.--Oh! Pip! Pip! Jusqu’à quel point êtes-vous un homme grave et
marié, et jusqu’à quel point un horrible gavroche?

LE CAP. G.--Quand vous me direz jusqu’à quel point vous aviez dix-huit
ans à votre dernier anniversaire, et jusqu’à quel point vous êtes aussi
vieille que le sphinx et deux fois aussi mystérieuse, peut-être vous
écouterai-je. Prêtez-moi ce banjo. La nature m’incite à hurler au
coucher du soleil.

MRS. G.--Faites attention! Il n’est pas accordé. Ah! cela fait mal!

LE CAP. G. (_tournant les chevilles_).--C’est étonnamment difficile de
garder un banjo au diapason convenable.

MRS. G.--C’est la même chose avec tous les instruments de musique.
Qu’est-ce que cela va être?

LE CAP. G.--«Vanité», et que les montagnes entendent. (_Il chante d’un
bout à l’autre le premier couplet et la moitié du second. Se tournant
vers MRS. G._) Maintenant, le chœur! Chantez, chaton!

TOUS DEUX ENSEMBLE. (_Con brio, à l’horreur des singes, lesquels sont en
train de s’installer pour la nuit._)

        «Vanité, tout est vanité,»
        Disait la Sagesse railleuse...
        Sur quoi, pressant de ma Beauté
        La main délicate et moelleuse,
        Répondis: «Si c’est vanité,
        Qui donc s’en irait être sage?
        Qui donc s’en irait être sage?
        Qui donc s’en irait être sa-age?
    (_Crescendo_)
        Non, restons sur la vanité!»

MRS. G. (_d’un air de défi au gris du ciel crépusculaire_).--«Restons
sur la vanité.»

L’ÉCHO (_du contrefort du Fagoo_).--Vanité!




MADAME BARBE-BLEUE

        Ouvrez tout, allez partout; mais pour ce petit cabinet, je vous
        défends d’y entrer.

        _La Barbe-Bleue._


  DÉCOR.--_Le bungalow des GADSBY dans les plaines. Un dimanche matin,
  onze heures. LE CAPITAINE GADSBY, en manches de chemise, est penché
  sur un harnachement complet de hussard, depuis la selle jusqu’à la
  corde de bivouac, lequel est proprement rangé sur le plancher de son
  cabinet. Il fume une vieille bouffarde de bruyère, et la pensée lui
  ride le front._

LE CAP. G. (_à lui-même, en maniant une têtière_).--Jack est un âne. Il
y a du cuivre là-dessus de quoi charger une mule--et si les Américains
connaissent rien à rien, on peut faire tout sauter, sauf le mors. Pas
besoin non plus du licol d’abreuvoir. De la blague!--Une demi-douzaine
de parures de chaînes et de porte-mousqueton pour un seul cheval!
Absurde! (_Se grattant la tête._) Voyons, réfléchissons à tout, en
prenant les choses au commencement. Ma parole, j’ai oublié le barême des
poids! N’importe. Garderons le mors seulement, et éliminerons tous les
cuivres, depuis la croupière jusqu’au poitrail. Pas de poitrail du tout.
Une simple courroie... comme les Russes. Hi! Jack n’aurait jamais pensé
à cela!

MRS. G. (_entrant précipitamment, la main bandée_).--Oh! Pip, je me suis
brûlé la main avec ces horribles, horribles confitures de Tiparee!

LE CAP. G. (_d’un air absent_).--Hein! Quo-oi?

MRS. G. (_l’œil tout grand de reproche_).--Je me suis brûlée
_af_-freusement! Cela ne vous fait rien? Et moi qui tenais tant à ce que
ces confitures confiturent comme il faut!

LE CAP. G.--Pauvre petite femme! Laissez-moi embrasser la place et qu’il
n’y paraisse plus. (_Déroulant le bandage._) Petite farceuse! Où
est-elle, cette brûlure? Je ne la vois pas.

MRS. G.--Au bout du petit doigt. Là!... C’est une grosse, grosse
brûlure!

LE CAP. G. (_baisant le petit doigt_).--Bébé! Laissez Hyder veiller aux
confitures. Vous savez que je ne tiens pas aux chatteries.

MRS. G.--Vrai-ment?... Pip!

LE CAP. G.--Pas de ce genre en tout cas. Et maintenant, sauvez-vous,
Minnie, et laissez-moi à mes bas calculs. Je suis occupé.

MRS. G. (_s’installant avec calme sur une chaise longue_).--Je le vois.
Quel gâchis vous faites! Pourquoi avez-vous apporté toutes ces machines
en cuir qui empestent la maison?

LE CAP. G.--Pour faire joujou. Est-ce que cela vous ennuie, ma chère?

MRS. G.--Laissez-_moi_ faire joujou aussi. Cela me ferait plaisir.

LE CAP. G.--Je crains que non, chaton... Ne pensez-vous pas que ces
confitures vont brûler, ou quoi que ce soit que font les confitures
lorsqu’une adroite petite femme de ménage ne les surveille pas?

MRS. G.--Je croyais vous avoir entendu dire que Hyder pouvait s’en
occuper. Je l’ai laissé dans la verandah, en train de les remuer...
quand je me suis fait tant de mal.

LE CAP. G. (_l’œil revenant au harnachement_).--Po-oovre petite
femme!... Trois livres quatre onces et sept onces font trois livres onze
onces, et on peut réduire cela à deux livres huit onces, rien qu’avec un
peuu-tit peu de soin, sans rien affaiblir. La ferrure, c’est de la
blague dans des mains incompétentes. Quel besoin d’une poche à fers
quand un homme s’en va en éclaireur? Il ne peut pas le coller d’un coup
de langue... comme un timbre-poste... ce fer! Balivernes!

MRS. G.--Qu’est-ce qui est des balivernes? Puhh! Avec quoi nettoie-t-on
ce cuir?

LE CAP. G.--Avec de la crème, du champagne et... Écoutez, chère amie,
avez-vous vraiment besoin de me parler à propos de quelque chose
d’important?

MRS. G.--Non. J’ai fini mes comptes, et je pensais que cela m’amuserait
de voir ce que vous faisiez.

LE CAP. G.--Eh bien, amour, maintenant vous avez vu et... cela ne vous
ferait-il rien?... c’est-à-dire... Minnie, je suis _vraiment_ occupé.

MRS. G.--Vous voulez que je m’en aille?

LE CAP. G.--Oui, chère amie, pour un petit moment. Ce tabac va coller à
votre robe, et des affaires de sellerie ne vous intéressent pas.

MRS. G.--Tout ce que vous faites m’intéresse, Pip.

LE CAP. G.--Oui, je le sais, je le sais, chère amie. Je vous dirai tout
ce qui concerne cela à quelque jour, lorsque j’aurai tiré la chose au
clair. En attendant...

MRS. G.--On va me renvoyer de la pièce comme un enfant ennuyeux?

LE CAP. G.--No-on. Ce n’est pas exactement cela que je veux dire. Mais,
vous comprenez, je vais être là à piétiner de côté et d’autre, à changer
ces choses de place en place, et je serai toujours à vous gêner. Ne
croyez-vous pas?

MRS. G.--Est-ce que je ne peux pas le faire? Laissez-moi essayer.

  _Elle étend la main vers la selle de cavalier._

LE CAP. G.--Bonté divine, enfant, pas touche! Vous allez vous faire du
mal. (_Ramassant la selle._) Les _numdahs_ ne sont pas faits pour se
voir maniés par des petites filles. Voyons, où voulez-vous que je le
mette?

  _Il tient la selle levée au-dessus de sa tête._

MRS. G. (_la voix altérée_).--Nulle part. Pip, comme vous êtes bon... et
fort! Oh! qu’est-ce que c’est que cette vilaine barre rouge à
l’intérieur de votre bras?

LE CAP. G. (_baissant vivement la selle_).--Rien. C’est une marque
quelconque. (_A part._) Et Jack qui vient à l’heure du tiffin[23] avec
_ses_ idées toutes faites!

  [23] Second déjeuner, dans l’Inde.

MRS. G.--Je sais bien que c’est une marque, mais je ne l’avais pas vue
encore. Elle court tout du long du bras. Qu’est-ce que c’est?

LE CAP. G.--Une coupure... si vous voulez savoir.

MRS. G.--Si je veux savoir! Naturellement que je le veux! Je ne tiens
pas à voir mon mari taillé en morceaux de cette façon-là. Comment est-ce
arrivé? Est-ce un accident? Racontez-moi, Pip.

LE CAP. G. (_d’un air renfrogné_).--Non, ce n’est pas un accident. J’ai
reçu cela... d’un homme... en Afghanistan.

MRS. G.--A la guerre? Oh! Pip, et vous ne me l’avez _jamais_ dit!

LE CAP. G.--Je l’avais complètement oublié.

MRS. G.--Tenez votre bras en l’air! Quelle horrible, vilaine cicatrice?
Êtes-vous sûr que cela ne fait plus de mal maintenant? Comment cet homme
vous a-t-il fait cela?

LE CAP. G. (_regardant d’un air désespéré à sa montre_).--Avec un
coutelas. Je suis tombé... le vieux Van Loo plutôt... qui me tomba sur
la jambe, de sorte que je ne pouvais pas me sauver. Et alors cet homme
s’en vint et se mit en devoir de me tailler en tranches pendant que
j’étais les quatre fers en l’air.

MRS. G.--Oh! taisez-vous! C’est assez!... Eh bien, qu’arriva-t-il?

LE CAP. G.--Je ne pouvais atteindre à ma fonte, et c’est alors que
Mafflin arriva fort à propos pour mettre fin à la petite fête.

MRS. G.--Comment? Un paresseux comme lui; je ne crois pas cela.

LE CAP. G.--Non? Je ne pense pas que l’homme eut beaucoup de doute à cet
égard. Jack lui trancha la tête.

MRS. G.--Tran-cha-la-tête! «D’un seul coup», comme on dit dans les
livres?

LE CAP. G.--Je ne suis pas sûr. J’étais trop intéressé à moi-même pour
en savoir long à ce propos. N’importe comment, la tête était tranchée,
et Jack donnait au vieux Van Loo des coups de poing dans les côtes pour
le faire se lever. Maintenant vous savez tout, chère amie, et
maintenant...

MRS. G.--Vous voulez que je m’en aille, naturellement. Vous ne m’aviez
jamais parlé de cela, quoique nous soyons déjà depuis _si longtemps_
mariés; vous ne me _l’eussiez_ jamais dit si je n’avais pas découvert la
chose; vous _ne me dites_ jamais quoi que ce soit sur vous, ou ce que
vous faites, et ce qui vous intéresse.

LE CAP. G.--Chérie, je suis toujours avec vous, dites-moi?

MRS. G.--Toujours dans mes jupes, alliez-vous dire. Je sais que vous y
êtes; mais votre _pensée_ est toujours ailleurs.

LE CAP. G. (_essayant de dissimuler un sourire_).--Vraiment? Je ne m’en
doutais pas. Je suis horriblement fâché.

MRS. G. (_piteusement_).--Oh! ne vous moquez pas de moi! Pip, vous savez
ce que je veux dire. Quand vous lisez une de ces choses sur la
cavalerie, par cet idiot de prince... Pourquoi ne reste-t-il pas prince,
celui-là, au lieu de faire le garçon d’écurie?

LE CAP. G.--Le prince Kraft, un garçon d’écurie!... Oh! ma mère! Ne
faites pas attention, chère amie. Vous alliez dire?

MRS. G.--Peu importe; vous ne vous inquiétez pas de ce que je dis.
Seulement... seulement vous vous levez pour arpenter la pièce, en
regardant devant vous, et alors Mafflin arrive pour dîner, et une fois
que je suis dans le salon, je vous entends, vous et lui, causer, causer,
causer, de choses que je ne peux pas comprendre, et... oh! je deviens
_si_ lasse et me sens _si_ seule!... Je ne cherche pas à me plaindre ni
à être un sujet d’ennui, Pip; mais c’est comme cela... oui, c’est comme
cela!

LE CAP. G.--Ma pauvre chérie! Je n’y ai jamais pensé. Pourquoi
n’invitez-vous pas à dîner quelques gens agréables?

MRS. G.--Des gens agréables! Où donc les trouver? D’horribles toupies!
Et si je le _faisais_, cela ne m’amuserait pas. Vous savez que je ne
veux que _vous_.

LE CAP. G.--Et vous m’avez à coup sûr, amour?

MRS. G.--Je ne vous ai pas! Pip, pourquoi ne me faites-vous pas entrer
dans votre existence?

LE CAP. G.--Plus que je ne fais? Ce serait difficile, chère amie.

MRS. G.--Oui, je le suppose... à vos yeux. Je ne vous suis d’aucune
aide... nullement un compagnon; et vous aimez mieux qu’il en soit ainsi.

LE CAP. G.--N’êtes-vous pas quelque peu déraisonnable, chaton?

MRS. G. (_frappant du pied_).--Je suis la femme la plus raisonnable du
monde... lorsqu’on me traite d’une façon convenable.

LE CAP. G.--Et depuis quand vous ai-je traitée d’une façon qui ne fût
pas convenable?

MRS. G.--Toujours... et depuis le commencement. Vous le _savez_ bien.

LE CAP. G.--Non, je ne le sais pas; mais je ne demande qu’à être
convaincu.

MRS. G. (_désignant le harnachement_).--Là!

LE CAP. G.--Que voulez-vous dire?

MRS. G.--Qu’est-ce que tout _cela_ veut dire? Pourquoi ne m’en
parle-t-on pas? Est-ce si précieux?

LE CAP. G.--J’oublie sa valeur exacte pour le gouvernement quant à
présent. Ce que cela veut dire, c’est ce que c’est beaucoup trop lourd.

MRS. G.--Alors pourquoi y toucher?

LE CAP. G.--Pour le rendre plus léger. Écoutez-moi, petit amour, j’ai
une idée et Jack en a une autre, mais nous sommes tous deux d’accord que
tout ce harnachement est d’environ trente livres trop lourd. La question
est de savoir comment le réduire sans en affaiblir aucune partie, et en
même temps comment permettre au cavalier de porter tout ce dont il a
besoin pour son propre confort--chaussettes, chemises et choses de ce
genre.

MRS. G.--Pourquoi ne les emballe-t-il pas dans une petite malle?

LE CAP. G. (_l’embrassant_).--Oh! petit ange! Les emballer dans une
petite malle, vraiment! Les housards ne trimbalent pas de malles, et
c’est une chose on ne peut plus importante que de faire opérer au cheval
tout le transport.

MRS. G.--Mais pourquoi avez-vous besoin, vous, de vous tracasser à ce
sujet? Vous n’êtes pas un simple cavalier.

LE CAP. G.--Non; mais je commande à quelques douzaines d’entre eux; et
le harnachement est presque tout, à l’heure qu’il est.

MRS. G.--Plus que _moi_?

LE CAP. G.--Petite sotte! Naturellement non; mais c’est une affaire dans
laquelle je suis terriblement intéressé, attendu que si moi ou Jack, ou
moi et Jack, venons à bout de quelque espèce de selle plus légère et
tout cela, il est possible que nous arrivions à la faire adopter.

MRS. G.--Comment?

LE CAP. G.--Sanctionner en Angleterre, où l’on fera un modèle poinçonné,
un modèle que tous les selliers doivent copier; et de la sorte, elle
sera employée par tous les régiments.

MRS. G.--Et cela vous intéresse?

LE CAP. G.--Cela fait partie de ma profession, vous savez, et ma
profession est beaucoup pour moi. Tout, dans l’équipement d’un soldat,
est important, et si nous pouvons l’améliorer, cet équipement, tant
mieux pour le soldat et pour nous.

MRS. G.--Qui «nous»?

LE CAP. G.--Jack et moi; seulement les idées de Jack sont trop
radicales. Pour quel motif ce gros soupir, Minnie?

MRS. G.--Oh! rien... Et vous avez fait de tout cela un secret pour moi?

LE CAP. G.--Pas un secret, exactement, ma chère amie. Je ne vous en ai
rien dit parce que je ne pensais pas que cela vous amuserait.

MRS. G.--Et suis-je faite seulement pour qu’on m’amuse?

LE CAP. G.--Non, naturellement. Je veux dire simplement que cela ne
pouvait pas vous intéresser.

MRS. G.--C’est _votre_ travail et... et si vous vouliez me le permettre,
je ferais tous les calculs. Si ces choses sont trop lourdes, vous savez
de combien, et il vous faut avoir une liste de choses dressée d’avance
pour arriver à l’allègement souhaité, et...

LE CAP. G.--J’ai bien mes deux listes de comparaison quelque part dans
la tête; mais il est difficile de dire la légèreté que l’on peut donner
à une têtière, par exemple, avant d’en avoir fait faire vraiment un
modèle.

MRS. G.--Mais si vous lisiez tout haut la liste, je pourrais l’écrire
sous votre dictée, et l’épingler là en face, juste au-dessus de votre
table. Cela ne ferait-il pas l’affaire?

LE CAP. G.--Ce serait tout ce qu’il y a de plus charmant, chère amie,
mais ce serait aussi vous donner de l’ennui pour rien. Je ne peux pas
travailler de cette manière-là. Je fais cela à vue de nez. Je connais
l’échelle de poids actuelle, et l’autre--celle à laquelle je tâche de
travailler--montera et descendra au point que je ne pourrais être
certain, même si je la couchais par écrit.

MRS. G.--Je suis _si_ désolée. Je pensais que je pourrais vous aider.
N’y a-t-il rien autre en quoi je pourrais être utile?

LE CAP. G. (_faisant du regard le tour de la pièce_).--Je ne vois rien.
Vous êtes pour moi d’une aide constante, vous savez.

MRS. G.--Oui? Comment?

LE CAP. G.--Vous êtes vous, naturellement, et tant que vous êtes près de
moi... je ne saurais expliquer exactement... mais c’est dans l’air.

MRS. G.--Et c’est pourquoi vous vouliez me renvoyer?

LE CAP. G.--C’est seulement quand j’essaie de faire du travail... du
travail de manœuvre comme ceci.

MRS. G.--Mafflin est préférable, alors, n’est-ce pas?

LE CAP. G. (_sans réfléchir_).--Naturellement oui. Jack et moi avons
passé deux ou trois années penchés sur le même sillon à propos de ce
harnachement. C’est notre dada, et cela peut, à quelque jour, rendre de
réels services.

MRS. G. (_après une pause_).--Et c’est tout ce dont vous me tenez
écartée?

LE CAP. G.--Vous n’en êtes pas très écartée maintenant. Prenez garde que
l’huile de ce mors ne passe sur votre robe.

MRS. G.--Je voudrais... je voudrais tant pouvoir effectivement vous
aider. Je crois que je le pourrais... en quittant cette pièce. Mais ce
n’est pas cela que je veux dire.

LE CAP. G. (_à part_).--Que Dieu m’accorde patience! Je voudrais qu’elle
s’en aille. (_Haut._) Je vous assure que vous ne pouvez rien pour moi,
Minnie, et il faut absolument que je m’y mette. Où est ma blague?

MRS. G. (_se dirigeant vers la table à écrire_).--La voilà, ours. Dans
quel gâchis vous tenez votre table!

LE CAP. G.--N’y touchez pas. Il y a de l’ordre dans mon désordre, aussi
étrange que cela puisse vous paraître.

MRS. G. (_à la table_).--Je veux voir... Est-ce que vous tenez des
comptes, Pip?

LE CAP. G. (_se penchant sur le harnachement_).--Si vous voulez.
Êtes-vous en train de ravager dans les papiers de service? Faites
attention.

MRS. G.--Pourquoi? Je ne vais rien déranger. Bonté divine! Je n’avais
pas idée que vous eussiez quoi que ce soit à faire avec tant de chevaux
malades.

LE CAP. G.--Je voudrais bien qu’il en soit autrement, mais ils insistent
pour tomber malades. Minnie, à votre place, je ne mettrais vraiment pas
le nez dans ces papiers-là. Il se peut que vous tombiez sur quelque
chose qui ne vous plaise pas.

MRS. G.--Pourquoi voulez-vous toujours me traiter en enfant? Je sais que
je ne dérange rien de toutes ces sales choses-là.

LE CAP. G. (_avec résignation_).--Très bien; alors, ne m’accusez pas
s’il vous arrive quoi que ce soit. Amusez-vous avec la table et
laissez-moi continuer avec le harnachement. (_Glissant la main dans la
poche de son pantalon._) Oh! diable!

MRS. G. (_le dos tourné_).--Pourquoi cela?

LE CAP. G.--Rien. (_A part._) Cela ne dit pas grand’chose, mais je
voudrais bien l’avoir déchiré.

MRS. G. (_examinant tout ce qu’il y a sur la table_).--Je sais que je
vais me faire détester par vous, mais je veux voir à quoi cela
ressemble, votre travail. (_Une pause._) Pip, qu’est-ce que c’est que
des «boutons de farcin»?

LE CAP. G.--Ha! Vous voulez vraiment savoir? Ce n’est rien de joli.

MRS. G.--Ce _Journal de Science Vétérinaire_ déclare que c’est d’un
«intérêt palpitant». Expliquez-moi.

LE CAP. G. (_à part_).--Il se peut que cela détourne son attention.

  _Il donne une description longue, et dégoûtante à dessein, de la morve
  et du farcin._

MRS. G.--Oh! cela suffit. Ne poursuivez pas!

LE CAP. G.--Mais vous vouliez savoir... Alors ces machines-là suppurent,
coulent et se propagent...

MRS. G.--Pip, vous me faites mal au cœur! Vous n’êtes qu’un horrible et
dégoûtant écolier.

LE CAP. G. (_à genoux parmi les brides_).--C’est vous qui me l’avez
demandé. Ce n’est pas ma faute si vous êtes là à me tracasser pour vous
raconter des horreurs.

MRS. G.--Pourquoi n’avez-vous pas dit non?

LE CAP. G.--Juste Ciel, enfant! Êtes-vous venue ici simplement pour me
tyranniser?

MRS. G.--Moi, vous tyranniser? Comment le pourrais-je. Vous êtes si
fort. (_A deux doigts d’une crise._) Assez fort pour me prendre dans vos
bras et me mettre à la porte pour m’y laisser pleurer, n’est-ce pas?

LE CAP. G.--Il me semble que vous êtes un petit bébé déraisonnable.
Allez-vous tout à fait bien?

MRS. G.--Est-ce que j’ai l’air malade? (_Retournant à la table._) Qui
est cette amie à la grande enveloppe grise avec le gros monogramme
dessus?

LE CAP. G. (_à part_).--Ce n’était donc pas sous clef, saperlipopette!
(_Haut._) «Dieu l’a faite, qu’elle passe donc pour une femme[24].» Vous
vous rappelez ce que c’est que les boutons de farcin?

  [24] Shakespeare. _Le Marchand de Venise._

MRS. G. (_montrant l’enveloppe_).--Ceci n’a rien à faire avec _eux_. Je
vais l’ouvrir. Le puis-je?

LE CAP. G.--Certainement, si vous y tenez. Je préférerais que non,
cependant. Je ne demande pas à voir vos lettres à la petite Deercourt.

MRS. G.--Vous faites aussi bien, monsieur. (_Elle tire la lettre de
l’enveloppe._) Maintenant, puis-je regarder? Si vous dites non, je vais
pleurer.

LE CAP. G.--Vous n’avez jamais pleuré à ma connaissance, et je ne crois
pas que vous le puissiez.

MRS. G.--Je m’en sens tout près aujourd’hui, Pip. Ne soyez pas dur avec
moi. (_Elle lit la lettre._) Cela commence au milieu, sans «Cher
capitaine Gadsby», ou quoi que ce soit. Comme c’est drôle!

LE CAP. G. (_à part_).--Non, ce n’est pas «Cher capitaine Gadsby», ou
quoi que ce soit, maintenant. Comme c’est drôle!

MRS. G.--Quelle étrange lettre! (_Elle lit._) «Ainsi, le papillon a fini
par s’approcher trop près de la chandelle, et s’est vu passer de la
flamme dans la... dirai-je respectabilité? Je le félicite, et j’espère
qu’il aura tout le bonheur qu’il mérite.» Qu’est-ce que cela veut dire?
Vous félicite-t-elle à propos de notre mariage?

LE CAP. G.--Oui, je le suppose.

MRS. G. (_lisant toujours la lettre_).--On dirait que c’est une de vos
amies particulières.

LE CAP. G.--Oui. C’était une excellente brave dame... une Mrs.
Herriott... femme d’un certain colonel Herriott. J’ai connu quelques-uns
de ses parents au pays, il y a de cela longtemps... avant de venir par
ici.

MRS. G.--Il y a des femmes de colonel qui sont jeunes... aussi jeunes
que moi. J’en ai connu une qui était plus jeune.

LE CAP. G.--Alors, ce ne pouvait être Mrs. Herriott. Elle était assez
âgée pour être votre mère, ma chère amie.

MRS. G.--Je me rappelle maintenant. Mrs. Scargill parlait d’elle au
tennis chez les Duffin, avant que vous ne veniez me chercher, mardi. Le
capitaine Mafflin disait que c’était une «bonne vieille dame».
Savez-vous, je crois que Mafflin est très maladroit de ses pieds.

LE CAP. G. (_à part_).--Ce brave Jack! (_Haut._) Pourquoi, chère amie?

MRS. G.--Il avait posé sa tasse à terre, et il a littéralement marché
dedans. J’ai eu ma robe toute éclaboussée de thé... la grise. Je voulais
vous le dire déjà auparavant.

LE CAP. G. (_à part_).--Il y a en Jack l’étoffe d’un stratégiste, bien
qu’il emploie des moyens un peu rudes. (_Haut._) Vous ferez bien de
faire faire une nouvelle robe, alors. (_A part._) Prions pour que cela
détourne son attention.

MRS. G.--Oh! elle n’est pas tachée le moins du monde. Je croyais
seulement devoir vous le dire. (_Revenant à la lettre._) Quelle
extraordinaire personne! (_Elle lit._) «Mais ai-je besoin de vous
rappeler que vous avez assumé une charge de tutelle»--qu’est-ce que cela
peut bien être, qu’une charge de tutelle?--«qui, vous le savez
vous-même, peut aboutir à des Conséquences...»

LE CAP. G. (_à part_).--C’est le plus sûr de les laisser voir tout au
fur et à mesure qu’elles mettent le nez dessus; mais il me semble qu’il
y a des exceptions à la règle. (_Haut._) Je vous ai dit qu’il n’y avait
rien à tirer de bon du fait de remettre de l’ordre sur ma table.

MRS. G. (_d’un air absent_).--Que _veut_ dire cette femme? Elle continue
de parler de Conséquences--de «presque inévitables Conséquences» avec un
grand C--pendant une demi-page. (_Devenant écarlate._) Oh! bonté divine!
Mais c’est abominable!

LE CAP. G. (_promptement_).--Croyez-vous? Cela ne montre-t-il pas une
sorte d’intérêt maternel à notre égard? (_A part._) Dieu merci, Harrie
enveloppait toujours prudemment ce qu’elle voulait dire! (_Haut._)
Est-il absolument nécessaire de continuer la lettre, ma chérie?

MRS. G.--C’est de l’impertinence--c’est simplement horrible. Quel
_droit_ avait cette femme de vous écrire de cette façon? Elle n’eût pas
dû le faire.

LE CAP. G.--Quand vous écrivez à la petite Deercourt, je remarque que
vous remplissez trois ou quatre feuillets. Ne pouvez-vous pas laisser
une vieille femme babiller sur du papier une fois par hasard? Elle n’a
que de bonnes intentions.

MRS. G.--Cela m’est égal. Elle n’eût pas dû écrire, et si elle l’a fait,
vous eussiez dû me montrer sa lettre.

LE CAP. G.--Ne pouvez-vous pas comprendre pourquoi j’ai gardé la lettre
pour moi seul, ou faut-il entrer dans de longues explications... comme
j’ai fait pour les boutons de farcin?

MRS. G. (_d’un ton furieux_).--Pip, je vous _déteste_! C’est aussi mal
que ces idiotes de sacoches, là, sur le plancher. Peu importe si cela
m’eût plu ou non, vous eussiez dû me la donner à lire.

LE CAP. G.--C’est tout un. Vous l’avez prise vous-même.

MRS. G.--Oui, mais si je ne l’eusse pas prise, vous n’en eussiez soufflé
mot. Je crois que cette Harriet Herriott--c’est comme un nom dans un
livre--est une vieille fouine qui vient s’immiscer dans ce qui ne la
regarde pas.

LE CAP. G. (_à part_).--Tant que vous resterez bien persuadée qu’elle
_est_ vieille, je ne me soucie guère de ce que vous pensez. (_Haut._)
Fort bien, ma chère amie. Vous plairait-il de lui écrire pour le lui
dire? Elle est à sept mille milles d’ici.

MRS. G.--Je n’ai pas besoin d’avoir rien à faire avec elle, mais vous
eussiez dû m’en parler. (_Tournant à la dernière page de la lettre._) Et
elle prend des airs protecteurs à mon égard aussi. Je ne l’ai jamais
vue, moi! (_Elle lit._) «Je ne sais pas comment il en retourne avec
vous; selon toute probabilité humaine jamais je ne le saurai; mais quoi
que j’aie pu dire jadis, je prie pour _elle_ plus que pour vous, afin
que tout aille bien. J’ai appris ce que c’est que la souffrance, et je
n’ose souhaiter que quiconque vous est cher partage ma science.»

LE CAP. G.--Bon Dieu! Ne pouvez-vous laisser cette lettre tranquille,
ou, tout au moins, ne pouvez-vous vous abstenir de la lire à haute voix?
Je l’ai déjà parcourue. Remettez-la sur le bureau. M’entendez-vous?

MRS. G. (_d’un air irrésolu_).--Je... je n’en ferai rien! (_Elle regarde
G. en face._) Oh! Pip, _je vous en prie_! Je ne voulais pas vous
fâcher... Non, vraiment, je ne voulais pas. Pip, je suis si désolée, je
sais que je vous ai fait perdre votre temps...

LE CAP. G. (_d’un air renfrogné_).--Oui, vous me l’avez fait perdre.
Maintenant, voulez-vous être assez bonne pour vous en aller... s’il n’y
a plus rien dans mon cabinet où vous ne soyez impatiente de fourrer le
nez?

MRS. G. (_étendant les mains_).--Oh! Pip, ne me regardez pas comme cela!
Je ne vous ai jamais encore vu regarder comme cela et cela me fai-ait
mal! Je suis si désolée. Je n’aurais pas dû venir ici du tout, et...
et... et... (_Sanglotant._) Oh! soyez-moi bon! Soyez-moi bon! Il n’y a
que vous... au monde!

  _Elle s’abandonne sur la chaise longue, en se cachant le visage dans
  les coussins._

LE CAP. G. (_à part_).--Elle ne sait pas comme elle m’a fouetté au sang.
(_Haut, se penchant sur la chaise._) Je n’ai pas eu l’intention d’être
dur, ma chère amie... non, vraiment. Vous pouvez rester ici aussi
longtemps que voulez et faire ce que vous voulez. Ne pleurez pas comme
cela. Vous allez vous rendre malade. (_A part._) Que diable a-t-il pu
lui arriver? (_Haut._) Ma chérie, qu’est-ce que vous avez?

MRS. G. (_le visage toujours caché_).--Laissez-moi m’en aller...
laissez-moi m’en aller dans ma chambre. Seulement... seulement dites-moi
que vous n’êtes pas fâché contre moi.

LE CAP. G.--Fâché contre _vous_, amour! Cela va sans dire que non.
C’était contre moi-même que j’étais fâché. C’est le harnachement qui
m’avait fait sortir de mon caractère... Ne vous cachez pas le visage,
chaton. Il faut que je l’embrasse.

  _Il se penche plus près, MRS. G. lui glisse le bras droit autour du
  cou. Plusieurs intermèdes et beaucoup de sanglots._

MRS. G. (_tout bas_).--Ce n’était pas des confitures que je voulais vous
parler quand je suis entrée pour vous dire...

LE CAP. G.--Peste soit des confitures et du harnachement! (_Intermède._)

MRS. G. (_encore plus faiblement_).--Mon doigt n’était pas brûlé _du
tout_. Je... je voulais vous parler de... de... de quelque chose autre,
et... je ne savais pas comment.

LE CAP. G.--Dites, alors. (_La regardant au fond des yeux._) Hein?
Quo-oi? Minnie! Voyons, ne vous en allez pas! Vous ne voulez pas dire?

MRS. G. (_hors d’elle, reculant jusqu’à la portière et se cachant le
visage dans ses plis_).--Les... les Presque Inévitables Conséquences!

  _Elle s’enfuit par la portière tandis que G. essaie de l’attraper et
  s’en va se verrouiller dans sa chambre._

LE CAP. G. (_les bras pleins de la portière_).--Oh! (_Tombant lourdement
sur la chaise longue._) Je ne suis qu’une brute... un cochon... un tyran
et un galopin. Ma pauvre, pauvre petite chérie! «Faite seulement pour
qu’on l’amuse...?»




LA VALLÉE DE L’OMBRE

        Connaissant le Bien et le Mal.


  DÉCOR.--_Le bungalow des Gadsby dans les plaines, en juin. Des coolies
  de punkah endormis dans la verandah que LE CAP. GADSBY arpente de haut
  en bas. Charrette du DOCTEUR sous le porche. LE SOUS-AUMÔNIER erre de
  côté et d’autre partout et avec inquiétude dans la maison. Trois
  heures quarante du matin. 34° de chaleur dans la verandah._

LE DOCTEUR (_s’en venant dans la verandah et touchant G. à
l’épaule_).--Vous feriez bien de rentrer la voir en ce moment.

LE CAP. G. (_la couleur de la cendre d’un bon cigare_).--Hein, quo-oi?
Oh! oui, sans doute. Qu’est-ce que vous disiez?

LE DOCTEUR (_syllabe par syllabe_).--Al--lez... dans... la... chambre...
la... voir. Elle veut vous parler. (_A part, d’un air bourru._) Ensuite
ce sera _lui_ que j’aurai sur les bras.

LE SOUS-AUMÔNIER (_dans la salle à manger à moitié éclairée_).--Est-ce
qu’il n’y a pas?...

LE DOCTEUR (_d’un air farouche_).--Chut, petit insensé.

LE SOUS-AUMÔNIER.--Laissez-moi faire mon affaire. Gadsby, arrêtez une
minute!

  _Il entreprend de suivre G._

LE DOCTEUR.--Attendez qu’elle vous envoie chercher au moins... _au
moins_. Malheureux, il va vous tuer si vous entrez là! Pourquoi le
tracassez-vous comme cela?

LE SOUS-AUMÔNIER (_s’en venant dans la verandah_).--Je lui ai donné un
grog bien corsé. Il en a besoin. Vous l’avez oublié durant les dix
heures qui viennent de s’écouler, et... vous vous êtes oublié vous-même
aussi.

  _G. pénètre dans la chambre à coucher, laquelle est éclairée par une
  veilleuse. Sur le plancher une ayah fait semblant de dormir._

UNE VOIX (_du lit_).--Tout le long de la rue... en voilà des feux de
joie! _Ayah_, allez les éteindre! (_Semblant en appeler à témoin ceux
qui écoutent._) Comment pouvoir dormir avec une remise de décorations
dans ma chambre? Non... pas une remise de décorations. Quelque chose
autre. _Qu’est-ce_ que c’était?

LE CAP. G. (_tâchant de se rendre maître de sa voix_).--Minnie, je suis
ici. (_Se penchant sur le lit._) Ne me reconnaissez-vous pas, Minnie?
C’est moi... c’est Phil... c’est votre mari.

LA VOIX (_machinalement_).--C’est moi... c’est Phil... c’est votre mari.

LE CAP. G.--Elle ne me reconnaît pas! C’est votre mari à vous, chérie.

LA VOIX.--Votre mari à vous, chérie.

L’AYAH (_sous le coup d’une inspiration_).--_Memsahib_ comprendre tout
ce que _moi_ dire.

LE CAP. G.--Fais-moi comprendre d’elle, alors... vite!

L’AYAH (_la main sur le front de Mrs. G._).--_Memsahib!_ Capitaine Sahib
ici.

LA VOIX.--_Salaam do[25]._ (_Avec humeur._) Je sais que je ne suis pas
présentable.

  [25] Salue-le.

L’AYAH (_à part, à G._).--Dites «bonjour», comme à déjeuner.

LE CAP. G.--Bonjour, petite femme. Comment allons-nous aujourd’hui?

LA VOIX.--C’est Phil. Pauvre vieux Phil! (_D’un ton acerbe._) Phil,
espèce de bête, je ne peux pas vous voir. Venez plus près.

LE CAP. G.--Minnie, Minnie! C’est moi... Vous me reconnaissez?

LA VOIX (_d’un ton moqueur_).--Sans doute, que je vous reconnais. Qui ne
reconnaîtrait l’homme qui s’est montré si cruel pour sa femme... presque
la seule qu’il ait jamais eue?

LE CAP. G.--Oui, chère amie. Oui... sans doute, sans doute. Mais ne
voulez-vous pas lui parler? Il voudrait tant vous parler!

LA VOIX.--Jamais ils ne le laisseront entrer. Le docteur l’empêcherait,
même s’il était dans la maison. Il ne viendra jamais. (_D’un ton
désespéré._) Oh! Judas! Judas! Judas!

LE CAP. G. (_étendant les bras_).--Ils l’ont laissé entrer, et il a
toujours été dans la maison. Oh! mon amour... est-ce que vous ne me
reconnaissez pas?

LA VOIX (_chantonnant_).--«Et il arriva à l’onzième heure que cette
pauvre âme se repentit.» Elle frappa aux portes, mais elles étaient
fermées... serrées comme un emplâtre... un grand emplâtre tout brûlant.
Ils ont collé notre certificat de mariage tout en travers de la porte,
et elle était en fer chauffé à blanc... Vraiment les gens devraient
faire plus attention, vous savez.

LE CAP. G.--Que faire? (_Il la prend dans ses bras._) Minnie!
parlez-moi... à Phil.

LA VOIX.--Que vais-je dire? Oh! dites-moi ce qu’il faut dire avant qu’il
soit trop tard! Ils s’en vont tous et je ne peux rien dire.

LE CAP. G.--Dites que vous me reconnaissez! Dites seulement que vous me
reconnaissez!

LE DOCTEUR (_qui est entré sans bruit_).--Par pitié, ne prenez pas la
chose trop à cœur, Gadsby! Cela se produit quelquefois. Ils ne vous
reconnaissent pas. Ils disent toutes sortes de choses bizarres...
comprenez-vous?

LE CAP. G.--Oui, oui! Allez-vous-en maintenant, elle va me reconnaître;
vous l’ennuyez. Il le _faut_... N’est-ce pas qu’il le faut?

LE DOCTEUR.--Elle le fera avant... Me permettez-vous d’essayer...?

LE CAP. G.--Tout ce que vous voulez, pourvu qu’elle me reconnaisse. Ce
n’est qu’une question d’... heures, n’est-ce pas?

LE DOCTEUR (_sur le ton professionnel_).--Tant qu’il y a de la vie, il y
a de l’espoir, vous savez. Mais ne comptez pas dessus.

LE CAP. G.--Je ne compte sur rien. Rappelez-la à elle si c’est possible.
(_A part._) Qu’ai-je fait pour mériter cela?

LE DOCTEUR (_se penchant sur le lit_).--Voyons, Mrs. Gadsby! Nous serons
guérie demain. Il _faut_ le prendre, sans quoi je ne laisserai pas Phil
vous voir. Ce n’est pas mauvais, n’est-ce pas?

LA VOIX.--Des médecines! _Toujours_ des médecines! Ne pouvez-vous pas me
laisser tranquille?

LE CAP. G.--Oh! laissez-la en paix, docteur!

LE DOCTEUR (_se retirant en arrière--à part_).--Dieu me pardonne si j’ai
mal fait. (_Haut._) Dans quelques instants elle devrait revenir à elle;
mais je n’ose vous dire de vous attendre à quoi que ce soit. C’est
seulement...

LE CAP. G.--Quo-oi? Continuez donc.

LE DOCTEUR (_tout bas_).--Une façon de hâter le dernier effort.

LE CAP. G.--Alors, laissez-nous seuls.

LE DOCTEUR.--Ne vous occupez pas de ce qu’elle dira pour commencer, si
vous pouvez. Ils... ils... ils se retournent quelquefois, en cet
état-là, contre ceux qu’ils aiment le plus... C’est dur, mais...

LE CAP. G.--Est-ce moi son mari, ou est-ce vous? Laissez-nous seuls pour
ce que nous avons de temps à rester ensemble.

LA VOIX (_confidentiellement_).--Et nous avons été fiancés de la façon
_la plus_ soudaine, Emma. Je t’assure que je n’y ai jamais pensé un seul
moment; mais, pauvre de moi!... je ne sais pas _ce que_ j’aurais fait
s’il ne _s’était pas_ proposé.

LE CAP. G.--Elle pense à la petite Deercourt avant de penser à moi.
(_Haut._) Minnie!

LA VOIX.--Pas dans les boutiques, chère maman. Vous pouvez faire venir
les feuilles naturelles de Kaintu, et (_riant faiblement_) ne vous
occupez pas des fleurs... La soie blanc mat ne convient qu’aux veuves,
et je _ne veux pas_ en porter. Cela ressemble à un suaire.

  _Une longue pause._

LE CAP. G.--Je n’ai jamais encore demandé de faveur. S’il est quelqu’un
qui m’écoute, qu’elle me reconnaisse... quand je devrais, moi aussi,
mourir!

LA VOIX (_très faiblement_).--Pip, mon cher Pip.

LE CAP. G.--Je suis ici, chérie.

LA VOIX.--Qu’est-ce qui est arrivé? Ils m’ont tellement ennuyée avec les
médecines et un tas de choses, et ils ne voulaient pas vous laisser
venir me voir. Je n’avais jamais encore été malade. Est-ce que je suis
malade en ce moment?

LE CAP. G.--Vous... vous n’êtes pas très bien.

LA VOIX.--Comme c’est drôle! Est-ce qu’il y a longtemps que je suis
malade?

LE CAP. G.--Quelques jours; mais vous n’allez pas tarder à vous
remettre.

LA VOIX.--Croyez-vous, Pip? Je ne me sens pas bien et... Oh! qu’est-ce
qu’on a fait à mes cheveux?

LE CAP. G.--Je ne... ne... ne sais pas.

LA VOIX.--On les a coupés. Si c’est possible!

LE CAP. G.--C’était sans doute pour vous tenir la tête plus fraîche.

LA VOIX.--Absolument une perruque de gamin. J’ai l’air affreuse, hein?

LE CAP. G.--Vous n’avez jamais paru plus jolie de votre vie, ma chère
amie. (_A part._) Comment vais-je lui demander de me dire adieu?

LA VOIX.--Je ne me _sens_ pas jolie. Je me sens très malade. Mon cœur ne
marche pas. C’est presque mort à l’intérieur de moi, et j’éprouve
quelque chose de drôle dans les yeux. Tout me semble à la même
distance... vous, l’armoire, la table... à l’intérieur de mes yeux ou à
des milles de distance. Qu’est-ce que cela veut dire, Pip?

LE CAP. G.--Vous êtes un peu fiévreuse, chérie... très fiévreuse.
(_Défaillant._) Mon amour! mon amour! Comment vous laisser aller?

LA VOIX.--C’est ce que je pensais. Pourquoi n’avoir pas commencé par le
dire?

LE CAP. G.--Quoi?

LA VOIX.--Que je vais... mourir.

LE CAP. G.--Mais, vous n’allez pas mourir! Vous ne mourrez pas!

L’AYAH (_au coolie de punkah, pénétrant dans la verandah après un coup
d’œil au lit_).--_Punkah chor do![26]_

  [26] Cesse de tirer le punkah.

LA VOIX.--C’est dur, Pip. Si, si dur après une année... rien qu’une
année. (_Gémissant._) Et je n’ai que vingt ans. La plupart des jeunes
filles ne sont même pas mariées, à vingt ans. Ne peut-on rien faire pour
me tirer de là? Je ne _veux_ pas mourir.

LE CAP. G.--Chut, ma chère amie. Vous ne mourrez pas.

LA VOIX.--Quel besoin de parler? _Secourez_-moi! Vous ne m’avez jamais
encore fait défaut. Oh! Phil, aidez-moi à rester en vie.
(_Fiévreusement._) Je ne crois pas que vous vouliez que je vive. Vous
n’avez pas été triste le moins du monde quand cette horreur de bébé est
mort. J’aurais voulu le tuer!

LE CAP. G. (_se passant la main sur le front_).--On n’est pas fait pour
supporter de pareilles choses... ce n’est pas permis. (_Haut._) Minnie,
amour, je mourrais pour vous si cela pouvait vous secourir.

LA VOIX.--Ne parlons plus de mort. Il y en a déjà assez comme cela. Pip,
n’allez pas, vous, mourir aussi.

LE CAP. G.--Si seulement j’osais.

LA VOIX.--Il dit: «Jusqu’à ce que la mort nous sépare.» Rien après... et
du reste cela ne servirait à rien. Cela s’arrête à la mort. _Pourquoi_
cela s’arrête-t-il là? Et une vie si courte, encore. Pip, je regrette
que nous nous soyons mariés.

LE CAP. G.--Non? Tout, mais pas cela, Minnie!

LA VOIX.--Parce que vous oublierez et que j’oublierai. Oh! Pip,
n’oubliez pas. Je vous ai toujours aimé, quoique parfois je fusse
contrariante. Si j’ai jamais rien fait qui vous ait déplu, dites que
vous me pardonnez en ce moment.

LE CAP. G.--Vous n’avez jamais rien fait qui m’ait déplu, chérie, sur
mon âme et sur mon honneur, jamais. Je n’ai pas la moindre chose à vous
pardonner.

LA VOIX.--J’ai boudé toute une grande semaine à propos de ces pétunias.
(_Avec un léger rire._) En ai-je été, une petite misérable, et quelle
peine cela vous a faite! Pardonnez-le-moi, Pip.

LE CAP. G.--Il n’y a rien à pardonner. Ce fut ma faute. Ils _étaient_
trop près de l’allée des voitures. Pour l’amour de Dieu, ne parlez pas
ainsi, Minnie! Il reste tant de choses à dire et si peu de temps pour
les dire.

LA VOIX.--Dites que vous m’aimerez toujours... jusqu’à la fin.

LE CAP. G.--Jusqu’à la fin. (_Hors de lui._) C’est un mensonge. Cela
n’en peut être qu’un, attendu que nous nous sommes aimés. Ce n’est pas
la fin.

LA VOIX (_retombant dans une sorte de délire_).--Mon paroissien, à moi,
a au dos une croix d’ivoire, et _il_ le dit, donc c’est vrai. «Jusqu’à
ce que la mort nous sépare.»--Mais c’est un mensonge. (_Parodiant un
geste de G._) Un sacré mensonge! (_D’un air insouciant._) Oui, je jure
aussi bien que le cavalier Pip. Je ne peux pas faire penser ma tête,
pourtant. C’est parce qu’ils m’ont coupé les cheveux. Comment _pouvoir_
penser avec une tête de hérisson? (_D’un ton implorant._) Tenez-moi
bien, Pip! Gardez-moi avec vous toujours, toujours. (_Retombant._) Mais
si vous vous mariez avec la petite Thorniss, quand je serai morte, je
reviendrai hurler sous la fenêtre de votre chambre toute la nuit. Oh!
zut! Vous me prendrez pour un chacal. Pip, quelle heure est-il?

LE CAP. G.--Le jour va paraître, ma chère amie.

LA VOIX.--Je demande où je serai demain à cette heure-ci.

LE CAP. G.--Voudriez-vous voir le pasteur?

LA VOIX.--Pourquoi le verrais-je? Il me dirait que je vais au ciel; et
ce ne serait pas vrai, puisque vous êtes ici. Vous rappelez-vous quand
il a renversé sa glace sur tout son pantalon au tennis des Gasser?

LE CAP. G.--Oui, chère amie.

LA VOIX.--Je me suis souvent demandé s’il avait acheté un autre
pantalon; et pourtant le sien était si brillant qu’on ne pouvait
vraiment pas s’en apercevoir à moins qu’on vous le dise. Faisons-le
venir pour le lui demander.

LE CAP. G. (_gravement_).--Non. Je crois que cela ne lui ferait pas
plaisir. Avez-vous la tête à l’aise, chérie?

LA VOIX (_faiblement, avec un soupir de contentement_).--Ou-ué! De
grâce, Pip, quand vous êtes-vous rasé la dernière fois? Vous avez le
menton pire que le rouleau d’une boîte à musique... Non, ne le relevez
pas. Je l’aime comme cela. (_Une pause._) Vous disiez que vous n’aviez
jamais pleuré. Vous pleurez sur toute ma joue.

LE CAP. G.--Je... je... je ne peux pas m’en empêcher, ma chère amie.

LA VOIX.--Comme c’est drôle! Je ne pourrais pas pleurer en ce moment,
quand il s’agirait de ma vie. (_G. frissonne._) Ce dont j’ai besoin,
moi, c’est de chanter.

LE CAP. G.--Cela ne vous fatiguerait-il pas? Il vaut peut-être mieux que
non.

LA VOIX.--Pourquoi? Je ne veux pas qu’on m’ennuie. (_Elle commence d’une
voix chevrotante et rauque._)

    «Minnie fait un gâteau d’avoine, Minnie brasse de l’ale,
    Tout cela parce que son Yannik va rentrer de la mer,
          (C’est la manœuvre, Pip.)
    Rouge comme rose devient-elle, qui fut si pâle,
    Et dit: (Êtes-vous sûr que marche l’horloge du clocher?)»

(_Avec humeur._) Je savais bien que je ne pourrais pas monter jusqu’à la
dernière note. Comment est-ce, à la main gauche? (_Elle tire ses mains
de dedans le lit et se met à jouer du piano sur le drap._)

LE CAP. G. (_s’emparant de ses mains_).--Ahh! Ne faites pas cela,
chaton, si vous m’aimez.

LA VOIX.--Si je vous aime? Naturellement, que je vous aime, qui
pourrais-je aimer d’autre?

  _Une pause._

LA VOIX (_très clairement_).--Pip, voici que je m’en vais. Il y a
quelque chose qui m’étouffe affreusement. (_Indistinctement._) Dans les
ténèbres... sans vous, mon cœur... Mais c’est un mensonge, cher ami...
il ne faut pas y croire... Pour jamais et jamais, vivants ou morts. Ne
me laissez pas m’en aller, mon mari... tenez-moi bien... Ils ne peuvent
pas... quoi qu’il arrive. (_Elle tousse._) Pip... _mon_ Pip! Pas pour
toujours... et... si... tôt! (_LA VOIX cesse._)

  _Suspension de dix minutes. G. s’ensevelit le visage dans les draps,
  tandis que L’AYAH se penche sur le lit, du côté opposé, et tâte le
  sein et le front de MRS. G._

LE CAP. G. (_se levant_).--_Docteur sahib ko salaam do[27]._

  [27] Dites au docteur.

L’AYAH (_toujours contre le lit, avec un cri aigu_).--Aï! Aï! ma
_memsahib_! Pas morte--pas mourir--_Poussîna agya!_[28] (_Farouchement à
G._) _Tum jao docteur sahib ko jaldi[29]!_ Oh! ma _memsahib_!

  [28] La transpiration est venue.

  [29] Vous aller au docteur.

LE DOCTEUR (_entrant précipitamment_).--Retirez-vous, Gadsby. ( _Il se
penche sur le lit._) Hein? Le di... Qu’est-ce qui vous a inspiré
d’arrêter le punkah? Sortez, mon brave... allez-vous-en... attendez
dehors. _Allez!_ Ici, ayah! (_Par-dessus son épaule, à G._)
Remarquez-le, je ne promets rien.

  _Le jour paraît au moment où G. pénètre en trébuchant dans le jardin._

LE CAP. M. (_retenant son cheval à la grille au moment où il passe pour
se rendre à la manœuvre, et très gravement_).--Mon vieux, comment cela
va-t-il?

LE CAP. G. (_ébloui_).--Je ne sais pas bien. Arrête un instant. Viens
prendre un verre ou quelque chose. Ne te sauve pas. C’est le moment où
cela devient drôle. Ha! ha!

LE CAP. M. (_à part_).--Qu’est-ce qui _m_’arrive? Gaddy a vieilli de dix
ans en une nuit.

LE CAP. G. (_lentement, tout en maniant la têtière du cheval_).--Ta
gourmette est trop lâche.

LE CAP. M.--En effet. Remets-la comme il faut, veux-tu? (_A part._) Je
vais être en retard pour la manœuvre. Pauvre Gaddy.

  _LE CAP. G. attache et détache la gourmette sans savoir ce qu’il fait,
  et finalement reste là debout à regarder du côté de la verandah. Le
  jour grandit._

LE DOCTEUR (_sorti de la gravité professionnelle, piétinant à travers
les corbeilles de fleurs pour venir serrer la main à G._)--C’est...
c’est... c’est!... Gadsby, il y a des chances... de sacrées chances!
L’étincelle, vous savez! La transpiration, vous savez! Je l’avais bien
_deviné_. Le punkah, vous savez! Une femme diantrement intelligente,
votre ayah. Elle a arrêté le punkah juste au bon moment. De sacrées
chances! Non... vous n’entrerez pas. Nous allons la tirer de là, je vous
le promets sur ma réputation... si Dieu le permet. Envoyez un homme avec
ce billet chez Bingle. Deux têtes valent mieux qu’une. Surtout l’ayah!
Nous allons la tirer de là. (_Il bat précipitamment en retraite dans la
maison._)

LE CAP. G. (_la tête sur le cou du cheval de M._)--Jack! Je gr... gr...
grois que j’... j’... je bais me donner salement en spectagle.

LE CAP. M. (_reniflant ouvertement et tâtant dans sa manchette de
gauche_).--Je b’... b’... je b’y donne déjà. Mon vieux, que te dire? Je
suis si gontent... Le diable d’emporte, Gaddy! Du es un grand idiot, et
boi, un autre. (_Se reprenant._) Attention! Voici venir
Trompe-le-Diable.

LE SOUS-AUMÔNIER (_qui n’est pas dans la confidence du
docteur_).--Nous... nous ne sommes que des hommes en ces sortes de
choses, Gadsby. Je sais que mes paroles, en ce moment, ne peuvent être
d’aucun secours...

LE CAP. M. (_avec jalousie_).--Alors, ne parlez pas. Laissez-le
tranquille. Ce n’est pas tel qu’il y ait lieu de croasser. Tiens, Gaddy,
porte le _chit_[30] à Bingle, et... train d’enfer! Cela te fera du bien.
Je ne peux pas y aller.

  [30] Billet.

LE SOUS-AUMÔNIER.--Lui faire du bien! (_Souriant._) Donnez-moi le
_chit_, et je vais y aller en voiture. Laissez-le se coucher. Votre
cheval barre le chemin à ma charrette... _si vous permettez!_

LE CAP. M. (_lentement, sans tirer sur la bride_).--Je vous demande
pardon... je m’excuserai. Par écrit, si vous y tenez.

LE SOUS-AUMÔNIER (_tapant sur le cheval de M._)--Voilà qui suffira,
merci. Rentrez, Gadsby, et je vais ramener Bingle... hem, hem... «train
d’enfer».

LE CAP. M. (_seul_).--Je n’aurais eu que ce que je mérite s’il m’avait
cinglé le visage. Il sait aussi ce que c’est que de mener un cheval. Je
ne me soucierais guère d’aller à cette allure dans une charrette en
bambou. Quelle foi il lui faut en son... bourrelier! Allons, hue,
cocotte!

  _Il s’éloigne au galop pour se rendre à la manœuvre, en se mouchant,
  tandis que le soleil se lève._


INTERVALLE DE CINQ SEMAINES


MRS. G. (_très pâle et le visage tiré, en peignoir du matin au petit
déjeuner_).--Comme la pièce paraît grande et étrange, et, oh! comme je
suis contente de la revoir! Quelle poussière, pourtant! Il faut que je
parle aux domestiques. Du sucre, Pip? J’ai presque oublié.
(_Sérieusement._) N’ai-je pas été très malade?

LE CAP. G.--Plus malade que je n’eusse voulu. (_Tendrement._) Oh! vilain
petit chaton, quelle peur vous m’avez faite!

MRS. G.--Je ne recommencerai plus.

LE CAP. G.--Vous ferez bien. Et maintenant tâchez de reprendre vos
couleurs, sans quoi je me fâcherai. N’essayez pas de soulever le
samovar. Vous allez le renverser. Attendez.

  _Il s’en vient en faisant le tour jusqu’au haut bout de la table, et
  soulève le samovar._

MRS. G. (_vivement._)--_Khitmatgar, bowarchikhana sî kettlé lao[31]._
(_Attirant la tête de G. tout contre la sienne._) Mon Pip aimé, _je_ me
rappelle.

  [31] Majordome, allez chercher une bouilloire à la cuisine.

LE CAP. G.--Quoi?

MRS. G.--Cette dernière et terrible nuit.

LE CAP. G.--Alors, tâchez maintenant d’oublier tout cela.

MRS. G. (_doucement, les yeux se remplissant de larmes_).--Jamais. Cela
nous a rapprochés _bien_ près l’un de l’autre, mon mari. Là!
(_Intermède._) Je vais donner une _sarie_[32] à Junda.

  [32] Robe.

LE CAP. G.--Je lui ai donné cinquante _dibs_[33].

  [33] Roupies.

MRS. G.--C’est ce qu’elle m’a dit. C’était une récompense énorme. Est-ce
que j’en valais la peine? (_Plusieurs intermèdes._) Finissez! Voici le
_khitmatgar_... Deux morceaux ou un seul, Monsieur?




LE DÉBORDEMENT DU JOURDAIN

        Si les gens de pied vous ont fatigué quand vous avez couru avec
        eux, comment pourriez-vous courir contre ceux qui sont à cheval?
        Si vous espériez d’être en assurance dans une terre de paix, que
        ferez-vous parmi des gens aussi fiers que le Jourdain lorsqu’il
        se déborde?


  DÉCOR.--_Le bungalow des GADSBY dans les plaines, un matin de janvier.
  MRS. G. discute avec le portefaix dans la verandah de derrière. LE
  CAP. M. arrive à cheval._

LE CAP. M.--Bonjour, Mrs. Gadsby. Comment se portent le Petit Prodige et
l’Orgueilleux Propriétaire?

MRS. G.--Vous les trouverez dans la verandah de devant; traversez la
maison. Pour le moment je remplis le rôle de Marthe.

LE CAP. M.--Accablée par les soucis des khitmatgars? Je me sauve.

  _Il passe dans la verandah de devant, où GADSBY surveille GADSBY
  JUNIOR, âgé de dix mois, en train de ramper sur la natte._

LE CAP. M.--Qu’est-ce qu’il te prend, Gaddy, de gâter ainsi la matinée
d’un honnête homme? (_Apercevant GADSBY JUNIOR._) Ma parole, ce
poulain-là se devient à merveille? Un bon appoint d’os, là, sous le
genou.

LE CAP. G.--Oui, c’est un petit gredin plein de santé. Ne crois-tu pas
que les cheveux lui poussent?

M.--Jetons un coup d’œil. Hi! Hst! Ici, général Luck, que nous fassions
notre rapport sur vous.

MRS. G. (_dans l’intérieur_).--De quel nom absurde le baptiserez-vous
encore la prochaine fois? Pourquoi l’appelez-vous comme cela?

M.--N’est-ce pas notre inspecteur général de cavalerie? Ne s’en vient-il
pas dans sa voiture, haute comme cela, tous les matins où les Hussards
Roses font la manœuvre? Ne gigotez pas, brigadier. Donnez-nous votre
opinion personnelle sur la façon dont le troisième escadron a défilé. Un
brin décousus, n’est-ce pas?

G.--Tout ce que je désire, c’est de ne jamais revoir un tas de bouifs
pareils aux derniers bleus. Ils m’ont fourni plus que ma belle part...
en mettant la pagaille dans mon escadron. C’est à faire vomir!

M.--Quand vous aurez un commandement, vous tâcherez de faire mieux,
jeune homme. Commence-t-on à marcher? Tenez-vous à mon doigt pour
essayer. (_A G._) Cela ne peut lui faire mal aux boulets, n’est-ce pas?

G.--Oh! que non. Ne le laisse pas retomber, cependant, sans quoi il va
t’enlever tout le cirage de tes bottes avec sa langue.

MRS. G. (_dans l’intérieur_).--Qui est-ce qui déblatère contre mon fils?

M.--Et mon filleul. J’ai honte de toi, Gaddy. Jack, donnez-lui un coup
de poing dans l’œil, à votre père. N’allez pas accepter cela! Frappez-le
encore!

G. (_sotto voce_).--Pose à terre le _butcha_ et viens au bout de la
verandah. Je préférerais que ma femme n’entende pas... pour le moment.

M.--Tu as l’air terriblement sérieux. Rien de grave?

G.--Cela dépend entièrement de ton point de vue. Écoute, Jack, tu ne
seras pas plus dur qu’il ne faut vis-à-vis de moi, n’est-ce pas? Viens
par ici plus loin... En deux mots voici l’affaire: je suis décidé... ou
tout au moins je pense sérieusement... à lâcher le service.

M.--Hhhein?

G.--Ne pousse pas de cris. Je vais envoyer ma démission.

M.--Toi! Es-tu fou?

G.--Non... seulement marié.

M.--Voyons! Qu’est-ce tout cela veut dire? Tu ne peux avoir dans l’idée
de _nous_ quitter. C’est _impossible_. Le plus bel escadron du plus beau
régiment de la plus belle cavalerie du monde entier n’est-il pas assez
bon pour toi?

G. (_secouant la tête par-dessus son épaule_).--Elle n’a pas l’air de
prospérer dans ce pays abandonné du ciel et de la terre, et il y a aussi
le _butcha_ à considérer, et tout cela, tu sais.

M.--Dit-elle qu’elle n’aime pas l’Inde?

G.--C’est là le pire. Elle n’en soufflerait mot de peur d’avoir à me
quitter.

M.--Pour quoi les montagnes sont-elles faites?

G.--Pas pour ma femme à moi, en tout cas.

M.--Tu en sais trop, Gaddy, et... je ne t’en aime pas mieux pour cela!

G.--Que m’importe? Il lui faut l’Angleterre, et le _butcha_ n’en irait
que mieux. Je vais tout lâcher. Tu ne comprends pas?

M. (_chaudement_).--Je comprends _ceci_: cent trente-sept jeunes chevaux
à peaufiner de façon quelconque avant que Luck revienne par ici; des
recrues qui ont un poil dans la main et qui nous causeront plus de
turbin que les chevaux; le camp comme certitude dès la première saison
froide; nous-mêmes les premiers à mobiliser; le pétard russe prêt à
éclater en cinq minutes, et toi, le meilleur de nous tous, te retirant
de tout! Réfléchis un peu, Gaddy. Tu _ne vas pas_ faire cela.

G.--Mais, sacrebleu, un homme a des devoirs vis-à-vis de sa famille, je
suppose.

M.--Je me rappelle un homme, cependant qui m’a dit, la nuit après
Amdhéran, alors que nous étions à la corde sous le Jagai, et qu’il avait
laissé son sabre--en passant, l’as-tu jamais payé à Ranken[34], ce
sabre?--dans la tête d’un Utmanzai... qui m’a dit qu’il ne me lâcherait
jamais, ni moi ni les Roses, tant qu’il vivrait. Je ne le blâme pas de
me lâcher, moi--je ne vaux pas les quatre fers d’un chien--mais je le
blâme de lâcher les Hussards Roses.

  [34] Ranken, le grand fabricant de sabres, à Londres.

G. (_d’un air gêné_).--Nous n’étions guère plus que des gosses, alors.
Te rends-tu compte, Jack, de la tournure que les choses ont prise? Ce
n’est pas comme si nous étions au service pour gagner notre pain. Nous
avons plus ou moins, nous tous, la sale galette. Je suis peut-être, sous
ce rapport, plus veinard que d’autres. Il n’y a pas pour moi
d’obligation de rester au service.

M.--Aucune pour toi comme pour nous, sauf l’obligation vis-à-vis du
régiment. S’il ne te plaît pas d’obéir à cette obligation-là,
naturellement...

G.--Ne te montre pas par trop dur vis-à-vis d’un semblable. Tu sais bien
que quantité d’entre nous n’acceptent la chose que pour quelques années,
et puis s’en reviennent à Londres reprendre la vie avec les autres.

M.--Pas des quantités, et ces gens-là ne sont pas _nous_.

G.--Et puis il faut aussi considérer les affaires qu’on a au pays... mon
coin de terre et les revenus, et tout cela. Je ne pense pas que mon père
aille bien loin maintenant, et cela, c’est le titre et tout ce qui
s’ensuit.

M.--Tu as peur de ne pas figurer correctement dans le Stud Book à moins
de retourner au pays. Prends six mois, alors, et reviens en octobre. Si
je pouvais estourbir un frère ou deux, je crois que je serais quelque
chose comme marquis. Le premier imbécile venu peut l’être; mais il faut
des _hommes_, Gaddy..., des hommes comme toi... pour mener proprement
des escadrons flanc-garde. Ne va pas te mettre dans la tête que tu
retournes au pays pour prendre ta place et faire la roue au milieu de
douairières kabouli au nez rouge. Tu n’es pas bâti pour cela. C’est moi
qui te le dis.

G.--Tout homme a le droit de vivre sa vie aussi heureusement qu’il peut.
Tu n’es pas marié, toi.

M.--Non... grâce à la Providence et à la femme ou deux qui ont eu le bon
sens de me refuser.

G.--Alors tu ne sais pas ce que c’est que d’entrer dans sa chambre et de
voir la tête de sa femme sur l’oreiller, pour se demander, alors que
tout le reste est sauf et la maison sous les verrous pour la nuit, si
les poutres du toit ne vont pas céder et la tuer.

M. (_à part_).--Révélations première et seconde! (_Haut._) Ssss! J’ai
connu un homme qui se grisait jadis à notre mess et m’a confié qu’il
n’aidait jamais sa femme à monter à cheval sans prier pour qu’elle se
rompe le cou avant de rentrer. Tous les maris ne se ressemblent pas, tu
vois.

G.--Que diable cela peut-il avoir à faire avec mon cas? Il fallait que
cet homme-là fût fou, ou sa femme pas grand’chose de rare.

M. (_à part_).--Pas ta faute si les deux n’étaient pas tout ce que tu
dis. Tu as oublié le temps où la Herriott t’avait fait perdre la raison.
Tu as toujours eu le don d’oublier. (_Haut._) Pas plus fou que les gens
qui vont à l’autre extrême. Sois raisonnable, Gaddy. Les poutres de ton
toit sont assez solides.

G.--Ce n’était qu’une façon de parler. Je me suis toujours senti inquiet
et tracassé au sujet de ma femme depuis cette affreuse affaire d’il y a
trois ans... quand... j’ai failli la perdre. Peux-tu t’en étonner?

M.--Oh! un obus ne tombe jamais deux fois à la même place. Tu as payé ta
part de malheur... Pourquoi serait-ce ta femme qui se trouverait choisie
plutôt que celle d’un autre?

G.--S’il ne s’agissait que de parler, je peux le faire tout aussi
raisonnablement que toi, mais tu ne comprends pas... tu ne comprends
pas. Et puis il y a le _butcha_. Dieu seul sait où son ayah le mène
s’asseoir quand arrive le frais! Il a un petit commencement de rhume.
N’as-tu pas remarqué?

M.--La bonne blague! Le _brigadier_ crève de santé. Il a le museau comme
une feuille de rose et le coffre d’un poulain de deux ans. Qu’est-ce qui
a bien pu te démoraliser?

G.--La frousse. En un mot comme en cent: la frousse!

M.--Mais qu’est-ce qu’il y _a_ pour y donner lieu?

G.--Tout. C’est effarant.

M.--Ah! je devine.

    «You don’t want to fight,
        And by Jingo when we do,
    You’ve got the kid, you’ve got the wife,
        You’ve got the money, too[35].»

  [35]

        «Vous ne voulez pas vous battre,
        Et par Jingo quand nous nous battons,
        Vous avez le petit, vous avez la femme,
        Vous avez l’argent aussi.»

    Chanson qui fut composée lors d’un projet de guerre entre
    l’Angleterre et la Russie, en 1878, et qui a donné naissance au mot
    «jingoïsme». Ici, Mafflin modifie le texte du troisième vers qui,
    dans la chanson originale, est: «_We’ve got the men, we’ve got the
    ships._»

Hein, c’est à peu près le cas?

G.--Je suppose que oui. Mais ce n’est pas pour moi. C’est à cause
d’_eux_. Du moins, je le crois.

M.--Es-tu sûr? En envisageant les choses de sang-froid, ta femme est
pourvue même au cas où tu serais nettoyé dès ce soir. Elle a une demeure
seigneuriale où se retirer, de l’argent, et le _brigadier_ pour
continuer à porter le nom illustre.

G.--Alors c’est pour moi-même ou parce qu’ils sont une partie de moi. Tu
ne le vois pas. Ma vie est si bonne, si agréable, telle qu’elle est, que
j’ai besoin de la rendre tout à fait stable. Est-ce que tu ne comprends
pas?

M.--Parfaitement. «Tranchée-abri pour cheval d’officier», comme on dit
dans la ligne.

G.--Et j’ai tout ce qu’il faut en main pour la rendre telle. J’en ai
soupé, de la tension morale et de la bile à leur sujet ici, et je ne
vois pas qu’il y ait pour moi la moindre difficulté à envoyer tout
promener. Cela me coûtera seulement... Jack, j’espère que tu ne
connaîtras jamais la honte par laquelle j’ai passé durant ces derniers
six mois.

M.--Tiens bon là! Je n’ai pas besoin qu’on me dise. Tout homme a ses
hauts et ses bas.

G. (_riant amèrement_).--Tu crois? Qu’est-ce que tu dis du monsieur qui
tend le cou pour voir où son cheval met le pied?

M.--Dans mon cas, cela signifie que j’ai fait la noce, et que j’arrive à
la manœuvre avec le mal aux cheveux! Cela passe en trois foulées.

G. (_baissant la voix_).--Cela ne passe jamais avec moi, Jack. J’y pense
toujours. Phil Gadsby ayant la frousse d’une chute à la manœuvre! Un
joli tableau, n’est-ce pas? Dessine-le pour moi.

M. (_gravement_).--Dieu me pardonne! Un homme comme toi ne peut pas en
arriver à ce degré-là. Une chute n’a rien d’agréable. Mais on ne pense
jamais à cela.

G.--Tu crois? Attends d’avoir à toi femme et enfant, et alors tu sauras
comment le grondement de l’escadron derrière vous vous fait froid tout
le long du dos.

M. (_à part_).--Et c’est là l’homme qui menait à Amdhéran après que
Bayal-Deasin eût été dévissé, et nous étions tous en _méli-mélo_, et il
sortit de la bagarre ruisselant comme un boucher. (_Haut._) Balivernes!
Les files peuvent toujours s’entr’ouvrir, et vous pouvez toujours plus
ou moins chercher votre chemin. Nous autres, nous n’avons pas la
poussière pour nous embêter, comme les hommes, et qu’est-ce qui a jamais
entendu parler d’un cheval mettant le pied sur un homme.

G.--Jamais... tant qu’il est en état de voir. Mais est-ce qu’ils se sont
entr’ouverts pour le pauvre Errington?

M.--Oh! voilà qui est puéril!

G.--Je sais que cela l’est, et pire que cela. Peu m’importe. Tu as monté
Van Loo. Est-ce une bête à chercher son chemin... surtout lorsque nous
partons à bonne allure à l’attaque en colonne?

M.--C’est une fois par hasard que nous partons à l’attaque en colonne,
et alors seulement pour épargner du temps. Est-ce que tu n’as pas assez
de trois longueurs?

G.--Oui... tout à fait assez. C’est juste ce qu’il faut d’espace pour se
voir écrasé dans les règles. Je parle en chien hargneux, je le sais
bien; mais ce que je veux te dire, c’est que, ces derniers trois mois,
je me suis senti tous les sabots de l’escadron au bas du dos chaque fois
que j’ai commandé.

M.--Mais, Gaddy, c’est terrible!

G.--N’est-ce pas délicieux? N’est-ce pas royal? Un capitaine de Hussards
Roses gorgeant d’eau son cheval avant la manœuvre comme le sacré soulaud
de colonel d’un régiment indigène.

M.--Tu n’as jamais fait cela!

G.--Une fois seulement. Il gargouillait comme une outre, et mon vieux
chef m’a regardé du coin de l’œil. Tu connais l’œil du vieux Haffy. J’ai
eu peur de recommencer.

M.--Je te crois. C’était le meilleur moyen de flanquer une hernie au
pauvre Van Loo, et de te faire esquinter. Tu le _savais_ bien.

G.--Peu m’importait. Cela lui enlevait le mordant.

M.--«Lui enlevait le mordant!» Gaddy, il... il... il _ne faut pas_, tu
sais! Pense aux hommes.

G.--Cela, c’est encore une chose dont j’ai peur. Crois-tu qu’ils savent?

M.--Espérons que non; mais ils sont salement prompts à reluquer le
frouss... de petites choses de ce genre. Écoute, mon vieux, envoie la
femme au pays pour la saison chaude et viens au Kashmir avec moi. Nous
aurons un bateau sur le Dal ou traverserons le Rhothang... nous
flânerons ou nous chasserons le bouquetin ou... ce qui te plaira.
Seulement, _viens_! Tu boudes un brin sur ton avoine, et tu dis des
bêtises. Regarde le colonel... tout vieux lascar ventripotent qu’il est.
Lui aussi a une femme et des châteaux à n’en plus finir. Y en a-t-il un
de nous capable de lui damer le pion à cheval... malgré sa goutte et
tout? Moi, je ne peux pas, et je crois savoir ce que c’est que de
pullupper.

G.--Il y a des gens autrement bâtis. Je n’ai pas le nerf. Dieu m’aide,
je n’ai pas le nerf! J’ai raccourci mes étriers d’un cran et demi pour
avoir les genoux bien aux sacoches. Je n’y peux rien. J’ai tellement
peur qu’il m’arrive quoi que ce soit! Sur mon âme, on devrait me casser
devant l’escadron pour couardise.

M.--Un vilain mot, cela. Je n’aurais jamais le courage d’avouer.

G.--Mon intention, en commençant, était de mentir sur mes véritables
motifs, mais... mais j’ai perdu l’habitude de te mentir, mon vieux.
Jack, motus, n’est-ce pas?... Mais je sais bien que c’est inutile avec
toi.

M.--’Turellement. (_Presque tout haut._) Voilà que les Roses paient cher
leur Orgueil.

G.--Hein! Quo-oi?

M.--Ah! tu ne sais pas? Les hommes ont toujours appelé Mrs. Gadsby
l’Orgueil des Hussards Roses depuis qu’elle nous est arrivée.

G.--Ce n’est pas _sa_ faute. Ne le crois pas. C’est entièrement la
mienne.

M.--Que dit-elle?

G.--Je ne lui ai pas encore positivement soumis la question. C’est la
meilleure petite femme de la terre, Jack, et tout le reste... mais ce
n’est pas celle qui conseillerait à un homme de rester attaché à son
métier si ce métier s’interposait entre lui et elle. Au moins, je
crois...

M.--N’importe. Ne lui dis pas ce que tu m’as dit. Appuie sur la
succession du titre et des terres.

G.--Elle devinerait. Elle est dix fois plus fine que moi.

M. (_à part_).--Alors elle acceptera le sacrifice et pensera un petit
peu plus mal de lui pour le reste de ses jours.

G. (_d’un air absent_).--Dis-moi, est-ce que tu me méprises?

M.--Drôle de façon de poser la question. Est-ce qu’on te l’a quelquefois
posée? Réfléchis une minute. Quelle réponse faisais-tu?

G.--Comment, j’en suis _là_? Je ne peux guère m’attendre à davantage;
mais c’est un brin dur quand c’est son meilleur ami qui se retourne
contre vous et...

M.--C’est ce que je trouve. Mais tu auras des consolations... intendants
et drainages, l’engrais liquide, la _Primrose League_[36] et, peut-être,
si tu as de la veine, le commandement d’un régiment de cav-ale-rie
yeomanry... épaulette et galons, je crois, mais pour ce qui est de faire
du cheval... Quel âge as-tu?

  [36] La ligue des Conservateurs.

G.--Trente-trois ans. Je sais que c’est...

M.--A quarante tu seras un imbécile de gros propriétaire. A cinquante tu
te feras pousser dans une petite voiture, et le _brigadier_, s’il te
ressemble, passera son temps à effaroucher toutes les petites colombes
de... quel est le nom du patelin où tu vas? En outre, Mrs. Gadsby aura
pris de l’embonpoint.

G. (_mollement_).--Voilà qui dépasse un peu la plaisanterie.

M.--Tu crois? N’est-ce pas dépasser la plaisanterie que de lâcher le
service? Cela vous demande en général cinquante ans pour arriver à cette
plaisanterie-là. Tu as bien raison, cependant. Cela dépasse la
plaisanterie. Tu t’es arrangé pour la faire au bout de trente-trois ans.

G.--N’appuie pas sur l’amertume de la chose. Seras-tu content si j’avoue
être un lâcheur, un froussard et un couard?

M.--Non, attendu que je suis le seul homme au monde à pouvoir te parler
de la sorte sans me faire assommer. Il ne faut pas prendre à cœur, de
cette façon-là, tout ce que je t’ai dit. Je ne parlais--en grande
partie, du moins--que par pur égoïsme, parce que, parce que... Oh! zut,
mon vieux... je me demande ce que je ferai sans toi. Naturellement, tu
as l’argent, la terre, et tout... et tu as ici deux bons motifs pour
veiller à toi.

G.--Cela ne rend pas la chose plus douce. Je me sauve... je le sais
bien. J’ai toujours eu quelque part en moi un point faible... et je
n’ose risquer aucun danger à cause d’_eux_.

M.--Pourquoi diable le ferais-tu? Tu es tenu de penser à ta famille...
tenu d’y penser. Er-hmm. Si je n’étais pas fils cadet, je m’en irais
aussi... que je sois pendu si je ne le ferais pas!

G.--Merci, Jack. C’est un gentil mensonge, mais c’est le plus noir que
tu aies proféré depuis quelque temps. Je sais ce que je fais, et
l’entreprends en connaissance de cause. Mon vieux, c’est plus fort que
moi. Qu’est-ce que tu ferais à ma place?

M. (_à part_).--Peux pas m’imaginer une femme en permanence entre moi et
le régiment. (_Haut._) Ne saurais dire. Fort probable que je ne ferais
pas mieux. Je suis fâché pour toi... affreusement fâché... mais «si ce
sont tes sentiments», je crois... oui, je crois que tu agis sagement.

G.--Vrai? Je l’espère. (_Tout bas._) Jack, sois très sûr de toi-même
avant de te marier. Je suis un ingrat ruffian de le dire, mais le
mariage--même un mariage aussi réussi que le mien--est une entrave à
l’ouvrage d’un homme, lui paralyse le bras droit, et, oh, cela disperse
vos idées de devoir aux quatre vents! Quelquefois--aussi bonne et aussi
douce qu’elle soit--quelquefois j’aurais presque le désir d’avoir
conservé ma liberté... Non, ce n’est pas exactement cela que je veux
dire.

MRS. G. (_arrivant dans la verandah_).--A propos de quoi ce branlement
de tête, Pip?

M. (_se retournant vivement_).--A propos de moi, comme d’habitude. Le
vieux sermon. Votre mari me conseille de me marier. Jamais vu pareil
monomane!

MRS. G.--Mais pourquoi non? Je ne dis pas que vous ne rendiez quelque
femme très heureuse.

G.--Voilà la loi et les prophètes, Jack. Peu importe le régiment. Rends
une femme heureuse. (_A part._) Bon Dieu!

M.--Nous verrons. Il faut que j’aille faire le désespoir d’un de nos
cuisiniers. Je ne veux pas qu’on nourrisse mes petits housards de tibias
de bœufs de trait. (_Avec vivacité._) Pour sûr que les fourmis ne
sauraient être bonnes pour le _brigadier_. Il est en train de les
ramasser sur la natte pour les boulotter. Ici, Señor Comandante Don
Salenez, venez me parler. (_Il soulève G. JUNIOR dans ses bras._) Vous
voulez ma montre? Vous ne seriez jamais capable de la mettre dans votre
bouche, mais vous pouvez essayer.

  _G. JUNIOR laisse tomber la montre, et brise cadran et aiguilles._

MRS. G.--Oh, capitaine Mafflin, je suis désolée! Jack, méchant, méchant
petit vilain. Ahhh!

M.--Cela n’a pas la moindre importance, je vous assure. Il traiterait
l’univers de la même façon s’il pouvait le prendre dans ses mains. Tout
est fait pour servir de jouet et se voir brisé, n’est-ce pas, jeune
homme?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

MRS. G.--Mafflin n’a pas dû trouver drôle du tout de voir sa montre
brisée, quoiqu’il ait été trop poli pour le dire. C’est entièrement sa
faute. Pourquoi l’avoir donnée à l’enfant? Ces petites pattes-là sont
très, très faibles, n’est-ce pas, mon Jacquot? (_A Gadsby._) Pourquoi
voulait-il vous voir?

G.--Cette sale boutique du régiment, comme d’habitude.

MRS. G.--Le régiment! _Toujours_ le régiment. Ma parole, je me sens
quelquefois jalouse de Mafflin.

G. (_avec lassitude_).--Le pauvre vieux Jack? Je ne crois pas que vous
en ayez besoin. N’est-ce pas l’heure pour le _butcha_ de faire son
somme? Apportez une chaise ici pour vous, ma chère amie. J’ai à vous
parler.


ET TELLE EST LA FIN DE L’HISTOIRE DES GADSBY




    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    le vingt septembre mil neuf cent cinq
    PAR
    BLAIS ET ROY
    A POITIERS
    pour le
    MERCVRE
    DE
    FRANCE







*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HISTOIRE DES GADSBY ***


    

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
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Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
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freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
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