The Project Gutenberg eBook, Nounou, by Roger Dombre This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Nounou Histoire de la Moucheronne Author: Roger Dombre Release Date: June 26, 2006 [eBook #18693] Language: French ***START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUNOU*** Roger DOMBRE ( pseud. of Mme Andrée SISSON née LIGEROT, 1859- 1914), Nounou - histoire de la moucheronne, Barbou, 1890 Produit par Daniel FROMONT NOUNOU FORMAT GRAND IN-8° Carré. PROPRIETE DES EDITEURS NOUNOU HISTOIRE DE LA MOUCHERONNE PAR ROGER DOMBRE NOUNOU HISTOIRE DE LA MOUCHERONNE PAR ROGER DOMBRE CINQUANTE-TROIS GRAVURES DANS LE TEXTE ET HORS-TEXTE LIMOGES MARC BARBOU & Cie, IMPRIMEURS-LIBRAIRES Rue Puy-Vieille-Monnaie 1890 DEDICACE Dédié à Mme Seymard de la Viste. Chère Madame, Permettez-moi de vous dédier cette bluette écrite sous les ombrages de votre villa riante, en souvenir des heures charmantes passées au bord de cette Méditerranée si belle et si aimée où nous nous retrouvons chaque année. Roger Dombre. CHAPITRE Ier SINISTRE NUIT. Cette histoire a eu lieu en 1840 environ sous le règne de Louis-Philippe, dans une forêt de la Bourgogne, alors moins peuplée de cantons et de châteaux, qu'elle ne l'est de nos jours. La nuit était sombre; une vilaine nuit d'automne, sans lune, sans étoiles, avec une bise aigre qui faisait gémir les branches à demi dépouillées et qui cinglaient désagréablement le visage. Au milieu de la route solitaire qui conduit de Saint-Prestat à Champ-Buf, un homme cheminait en boitillant; il venait de loin et jurait à chaque caillou que rencontrait son pied fourbu. Il portait un paquet qui semblait plus embarrassant que lourd. De temps en temps il se retournait, et une expression de terreur pâlissait son visage lorsqu'il croyait voir passer une ombre à ses côtés. Il était de taille colossale et robuste; mais en ce moment il était craintif comme un enfant. "Pourvu quils aient bien caché le corps! grommelait-il entre ses dents." Ils, qui donc était-ce? Sans doute les misérables que le nocturne voyageur avait laissés, une heure auparavant, à minuit, au carrefour de la Croix rouge, sur la route de Saint-Prestat. Luvre à laquelle se livraient ces bandits consistait à effacer le plus habilement possible les traces de leur crime. Car un drame affreux avait eu lieu cette même nuit en cet endroit: Trois brigands piémontais, experts en ces sortes daffaires, aidés du braconnier Favier que nous venons de voir arpenter la route obscure, avaient détroussé (pour employer leur pittoresque expression) un voyageur qui se rendait, en simple voiture de louage, au château de Cergnes situé à quelque distance de là. Et vraiment, il était bien pressé dy arriver, le pauvre étranger, car, malgré les représentations de laubergiste chez lequel il avait soupé, il avait voulu se remettre en chemin le soir même. Cette obstination se comprenait cependant: Cet homme, jeune encore, dont la belle et noble figure portait une profonde expression de tristesse, avait avec lui un petit enfant, mignonne créature que venait de quitter sa nourrice; et le pauvre père, à lissue dun long voyage qui allait enfin avoir un terme, pour la petite fille du moins, apaisait la faim du bébé avec un biberon, sacquittant dailleurs de ces soins avec une délicatesse infinie, en dépit de la maladresse qui les accompagne toujours quand ils sont donnés par un homme. Et voilà que, au milieu de la route où trottait le maigre cheval de louage, quatre bandits sétaient jetés soudain sur la voiture. Lun avait sauté à la tête de lanimal qui nétait, dailleurs, nullement tenté de senfuir; un autre étranglait le malheureux cocher qui appelait à laide hélas! en vain, et les deux autres soccupaient du voyageur. Linfortuné essayait vaillamment de se défendre: il luttait dans lobscurité contre deux adversaires et fut bientôt vaincu: "Ayez au moins pitié delle! gémit le pauvre père en recevant le coup mortel." Ce fut sa dernière parole, et il expira, le cur mordu par une angoisse terrible à la pensée de lenfant qui allait devenir la proie ou la victime de ses misérables agresseurs. Ceux-ci, munis de lanternes sourdes, contemplaient leur uvre en silence. "Eh! mes agneaux, il ne sagit pas de nous amuser, dit soudain Favier, le colosse, qui semblait avoir une certaine autorité sur les autres; il est sûr que, loin de la ville comme nous le sommes, nous ne craignons pas la visite de la police ni même du garde, mais les traces dune expédition comme celle-ci doivent disparaître au plus tôt; la prudence est la mère de la sûreté, dit-on. " Le vieux est judicieux, fit observer lun des Italiens; à luvre donc! fouillons dabord la voiture et les vêtements du brave homme qui vient dêtre touché." Le corps du cocher, dépouillé des pièces de monnaie quil portait, fut déposé à quelques pas sous les arbres de la forêt qui bordait le chemin; puis, le cadavre du jeune étranger fut dévêtu et lon retira de ses poches lor quelles contenaient. Les bandits furent déçus: ils comptaient sur une forte somme et ils avaient à peine cinq cent francs à se partager. " Cétait bien la peine de courir le risque de la guillotine pour si peu! grommelaient-ils en montrant le poing au mort." On fouilla la voiture: elle ne contenait quune valise pleine deffets et un paquet assez volumineux que lon prit pour une couverture de voyage. Mais lorsquun des scélérats sen empara, ce paquet rendit un vagissement étouffé. " Tiens! la couverture qui crie, à présent! sexclama lun des cyniques larrons. " Un enfant! il y a un enfant! sécrièrent-ils. En voilà une bonne!... Celui-là ne sera au moins pas récalcitrant, ni difficile à exécuter, on na quà serrer un peu le cou et..." Un des Piémontais allait saisir la pauvre petite créature et nouer autour de son cou ses gros doigts calleux, lorsque Favier intervint. " Attends, dit-il. Andréino vient de trouver une lettre dans le portefeuille du défunt; sachons au moins ce que celui-ci était et sil ne possédait pas plus dargent quil ne semble. Qui est-ce qui sait lire ici? ajouta-t-il en élevant sa lanterne sourde dont le rayon blafard éclaira une feuille blanche que dépliait Andréino. " Pas moi. " Ni moi. " Moi non plus. " Diable! et moi pas plus que vous, dit le colosse. Comment, Andréino, tu ne peux pas nous tirer dembarras? Je te croyais plus érudit? " Moi foi, mon vieux, je sais un peu défricher limprimé, et encore litalien, mais ce grimoire-là, je sens que cest pour moi lettre morte. " Bah! fit un autre, ça ne nous servirait peut-être à rien, tout ça cest des sentiments sans doute et pas autre chose. Ce quil y a de clair, cest que ce satané bourgeois nétait pas cossu. Nous avons cru dépister un richissime seigneur et cest nous qui sommes volés. Allons! reste encore à tordre le cou à la pigeonne. Qui sen charge? " Donne, dit le braconnier qui demeurait songeur. A présent que nous avons partagé largent, partageons-nous la tâche: moi je pars avec la mioche que jarrangerai proprement là-bas dans quelque trou; Andréino va prendre par la forêt avec le cheval et la voiture dont vous vous déferez bien à la ville; je vous les abandonne; vous vendrez lun à la foire, et en repeignant lautre nul ny verra goutte; vous autres, ajouta- t-il en désignant les deux Italiens qui semblaient lécouter avec déférence, enfouissez-moi habilement ces corps dans la terre. " Tu nous laisses le plus sale ouvrage, ripostèrent-ils, mécontents. " Alors je réclame ma part entière du butin, et croyez-vous quAndréino ait la besogne la plus commode? Il risque dêtre rencontré; si on lui demande doù il vient avec sa rosse et sa voiture!... " Va bene, va bene!" firent les bandits qui se mirent aussitôt à creuser la fosse où devaient être ensevelis côte à côte le voyageur et le cocher. Sous un arbre, étaient cachés les instruments nécessaires à leur travail, car les larrons avaient tout prévu, et ce ne devait être la première fois que pareil ouvrage leur passait entre les mains. Pendant ce temps, Andréino disparut sous bois avec le butin, et Favier séloignait, prenant par la grande toute pour regagner sa misérable demeure; il allait ainsi, trébuchant dans la nuit et serrant contre lui la petite fille qui sétait rendormie paisiblement. Il réfléchissait. "Si je la jette à la rivière, se disait-il, cela peut me compromettre, la rivière coule à deux pas de chez moi; on retrouverait le petit corps et lon pourrait reconnaître lenfant du voyageur parti hier soir de lauberge du Coq Bleu; on ferait des recherches pour savoir ce quest devenu le père, et alors... bonsoir la sécurité. Tonnerre!... Jaurais dû laisser la moucheronne avec les autres! Dun côté, cependant, jai empoché la lettre et ce nest pas une mauvaise idée; je prierai la vieille Manon de me la lire; elle comprend lécriture, et cest la seule personne à laquelle je puisse me fier; elle a des raisons pour ne pas me trahir. Donc japprendrai quelle est lenfant, si elle na pas quelques parents riches, et, un peu plus tard, en faisant un peu de chantage, on pourrait gagner de largent avec ce moineau. Je combinerai un petit roman dans lequel je mattribuerai un beau rôle, et... enfin je verrai!" Lhomme eut un mauvais rire, berça maladroitement dans ses bras noueux la petite fille qui sétait réveillée et qui pleurait; elle se rendormit bien vite et Favier continua sa toute dans cette nuit sinistre. Le ciel était uniformément gris et bas; une grande tristesse semblait se dégager de toutes choses, et le vent de minuit séleva tout à coup. CHAPITRE II LE LOUVETEAU MORT. Il connaissait le chemin, par cur, sans doute, même dans la forêt où il pénétra après une heure et demie de marche et au centre de laquelle se trouvait son habitation. Il latteignit enfin: Cétait une cabane de planches, mal construite et à peine abritée du vent; il en poussa la porte dun coup de pied; aussitôt on entendit une sorte de hurlement dans lombre et le bruit dun souffle haletant. " Paix donc! louve du diable! grommela le braconnier; cest ton maître, ne le sens-tu donc plus, maintenant?" Alors le hurlement se changea en un gémissement plaintif. "Quest-ce quil y a donc, tonnerre!... sécria lhomme en frottant une allumette contre le bois graisseux dune table. Il fit de la lumière avec une chandelle de suif dont la lueur jaunâtre éclaira dun reflet terne le misérable logis. En effet, bien misérable! le mobilier se composait dune matelas de feuilles sèches servant de lit, et garni dune couverture sordide; dune table maculée de taches et tailladée de coups de couteau; dune chaise boiteuse et dépaillée et dun mauvais buffet contenant quelque peu de vaisselle ébréchée; au mur pendaient, accrochées à un clou des hardes fripées. Lhomme se débarrassa de son fardeau quil déposa sur le lit de feuilles sèches; aussitôt, dans lobscurité, de dessous la table, rampa un long corps velu qui sapprocha de la petite fille, et une tête noire se dressa à côté de la tête dorée du pauvre baby. Le même renâclement, entendu à larrivée de Favier, se fit entendre de nouveau. Le braconnier se retourna: "Paix donc encore une fois! Ah! ah! vous avez flairé du gibier, ma belle? Ma foi! si le cur ten dit, louve du diable, tu peux en faire ton souper. De fait, ce sera peut- être un débarras pour moi." Lanimal qui se dressa alors sur ses quatre pattes était une louve gigantesque au poil noir et rude, à lil sanglant, aux dents aiguës et blanches. Mais, au lieu de profiter de linvitation de son maître, elle poussa de nouveau un gémissement et se mit à lécher doucement de sa langue rugueuse le petit visage rose couché sur le matelas. Lenfant pleura, sans doute elle avait faim. "Et ton louveteau, louve du diable? reprit Favier en retirant du buffet un verre, une bouteille, du pain et du lard." La pauvre bête gémit plus fort; lhomme se baissa et retira de dessous la table le corps raidi dun petit loup de quelques semaines; lanimal était mort; ses yeux étaient vitrés, ses membres froids. "Tiens, fit le colosse étonné, je comprends pourquoi tu nous fais cette mine, mais ne va pas, au moins, geindre toute la nuit, satanée bête, ça membêterait." Il prit le cadavre du louveteau quil alla jeter à une centaine de pas de la cabane dans un trou où samoncelaient des détritus de toutes sortes. En rentrant il aperçut la mère allongée près du matelas, sa tête noire sur ses pattes velues; il la considéra un instant, puis, comme frappé dune idée subite: "Tiens, dit-il, essayons; ce serait drôle!" Et il plaça la petite fille tout contre la bête quelle se mit à téter avec vigueur. La louve la laissait faire avec plaisir, et, la voyant à la fin rassasiée et rendormie, se tient immobile, la réchauffant de son souffle puissant. Favier se rapprocha alors de la table où vacillait la flamme triste de la chandelle de suif, et il commença à manger. Tout à coup, il saperçut que ses mains étaient rouges de sang. "Tiens! fit-il sans sourciller, du sang." Il se leva en sifflotant et alla se laver. Puis il sinstalla commodément cette fois et acheva son repas; il alluma ensuite sa pipe et compta lor quil avait gagné dans sa soirée. "Cachons cela, dit-il après lavoir serré dans une bourse de cuir, et joignons-y la lettre trouvée sur la père de la mioche : je la porterai demain à la Manon qui la lira et je saurai à quoi men tenir sur la moucheronne." Titubant, le visage congestionné, le colosse alla vers le coin le plus reculé de la cabane et y fourragea quelques minutes dans lombre. Puis il sétendit sur le matelas, laissant linnocente créature quil avait faite orpheline, paisiblement endormie entre les pattes de la louve; la chandelle à bout de mèche séteignit et la nuit épaisse enveloppa le pauvre logis où lon nentendit plus que le bruit de trois respirations différentes: le souffle à peine perceptible de lenfant, celui puissant et bruyant de la bête et enfin lhaleine entrecoupée de hoquets de livrogne vautré sur la paille. CHAPITRE III LE COUP DE BOTTE. "Nounou! ici Nounou! cria une voix rude." Lanimal releva sa tête velue, coucha les oreilles en grondant et ne bougea pas. "Moucheronne! ici Moucheronne! ici tout de suite!" Alors une petite masse confuse sortit de derrière la louve: cétait une fillette brune et maigre, au teint hâlé, aux cheveux en broussailles dont les boucles de jais retombaient jusque sur ses sourcils. Elle pouvait avoir sept ans; son petit visage mince et bronzé exprimait une profonde terreur. Mais aussitôt la bête que lhomme appelait Nounou vint se placer à côté delle et montra une rangée de dents aiguës et blanches, comme pour défendre lenfant. "Toi, va-ten, fit le braconnier en lui allongeant un coup de pied." Docile, la louve recula en grondant toujours, mais sans séloigner de la petite fille qui posa sa main maigre et fluette sur le poil rude de son amie. "Quas-tu fait hier? demanda lhomme." Lenfant le regarda avec ses grands yeux noirs farouches. " Ce que vous mavez ordonné, répondit-elle brièvement. " Et que tavais-je ordonné? parleras-tu, tonnerre du diable! est-ce que je vais me souvenir de cela, brute que tu es! rugit la colosse en levant son énorme poing sur la frêle fillette." Un nouveau grondement larrêta. Alors il ouvrit la porte de la cabane, et, montrant le chemin à la louve: "En chasse, toi, il ny a rien à souper." La louve obéit après avoir passé sa grande langue rose sur le petit bras nu de lenfant. Alors celle-ci frémit en se voyant face à face avec lhomme qui la meurtrissait de coups chaque jour, et privée de lunique défenseur que le ciel lui eût accordé. Comme pour adoucir le misérable qui la regardait avec colère et mépris elle sempressa de dire: " Jai lavé le linge, nettoyé la vaisselle, balayé la maison, recousu le matelas, fait cuire la soupe, aidé Rose... " Et tu tes amusée ensuite, naturellement, fainéante, propre à rien. " Je nen ai pas eu le temps, murmura la petite fille. " Je ne te crois pas, tu nouvres la bouche que pour dire des mensonges." Lenfant redressa sa taille exiguë, et indignée: " Je ne mens jamais." Lhomme se retourna: " Te tairas-tu, tonnerre du diable! Je crois, ma parole, que ça se permet de raisonner. Et que fais-tu là à me regarder avec tes grands yeux idiots. " Jattends que vous me disiez ce que je dois faire. " Ce que tu dois faire? je te le dirai tout à lheure; pour le moment ôte-moi mes bottes; je suis fatigué et elles sont toutes mouillées. Allons, tire." Le colosse se laissa tomber sur lunique chaise du logis, qui craqua sous son poids, et lair goguenard, la pipe aux dents et les bras croisés, tendit ses deux jambes à "la Moucheronne." La Moucheronne sagenouilla sur le sol nu et se mit en devoir de tirer les bottes; mais, quelques efforts quelle fît, elle ne put; ses petits doigts navaient pas la vigueur nécessaire pour ce rude travail, ses ongles séraflaient sur le cuir maculé de boue et ses bras menus sépuisaient. Elle y mettait pourtant toute la bonne volonté possible; la sueur ruisselait sur sa figure, collant ses cheveux aux tempes, et ses dents blanches senfonçaient dans sa lèvre rouge tandis que sa petite poitrine haletait. " Je ne peux pas, murmura-t-elle timidement après quelques minutes dessais infructueux. " Ah! tu ne peux pas? Ote-moi mes bottes, dit tranquillement lhomme sans enlever sa pipe de ses lèvres lippues." La Moucheronne recommença, redoublant defforts, mais sans plus de succès. " Je ne pourrai jamais! répéta-t-elle." Pour toute réponse Favier, le colosse fort comme un taureau, lui lança un tel coup de pied dans lestomac que la petite fille alla rouler à lautre extrémité de la cabane; le sang lui sortait de la bouche et sa tête porta si rudement contre le mur quà son front souvrit une large fente. Elle demeura évanouie. Lhomme poussa un juron énergique, se leva, éloigna le petit corps du bout de sa botte, parce quil gênait son passage, et sortit sans refermer la porte. Au dehors, il faisait clair et gai; on était au printemps; le soleil piquait de rayons dor capricieux les ombrages touffus de la forêt; le ruisseau babillait plus loin; la mousse fraîche recouvrait le sol; lair était tiède et parfumé; les oiseaux chantaient, les lièvres et les lapins sébattaient joyeusement dans la clairière. Pendant une heure une paix délicieuse, toute faite dharmonies et de parfums, enveloppa le bois; puis, tout se tut comme par enchantement; les jolies bêtes effarouchées disparurent en un clin dil, les oiseaux se cachèrent; sur le velours foncé des gazons un énorme animal marchait sans bruit; une ombre gigantesque interceptait par places les rayons du soleil; cétait la louve qui rentrait, traînant après elle le fruit de sa chasse ou de sa maraude: une grosse lapine déjà morte et un mouton à demi égorgé. Mais avant darriver à la cabane de Favier, elle huma lair, poussa un sourd grondement, et, lâchant sa proie qui retomba sur le sol, elle se précipita dans le logis ouvert. Lenfant y était toujours privée de sentiment. Lanimal gémit douloureusement, sapprocha delle et lécha la plaie de son front. Alors la Moucheronne ouvrit les yeux, de grands yeux pleins dangoisse et de terreur, mais, apercevant la bête qui lui prodiguait les caresses et les soins, elle murmura faiblement : "Nounou!" Puis, sans se soucier du sang qui coulait sur son visage, elle passa ses petits bras autour du cou de la louve et pleura amèrement. "Nounou, pauvre Nounou, répétait-elle, nous sommes bien malheureuses, du moins, pas toi, car il nose pas te battre, tu saurais te défendre; mais moi, dès que tu nes plus là, je suis rouée de coups, et maintenant jai bien mal là... et là; fit-elle en portant la main à sa poitrine et à son front." La louve continuait à lécher tendrement lenfant quelle aimait et quelle avait nourrie de son lait, paraissant écouter ces paroles naïves, et comme si elle les eût comprises et quelle eût pris une résolution soudaine, elle se leva et, sarc-boutant sur ses quatre jambes, sembla attendre quelque chose. Sans doute que la Moucheronne devina sa pensée, car elle se leva à son tour, mais avec peine, sa faiblesse étant extrême, et elle sinstalla commodément sur le dos de lintelligent animal. Nounou qui était robuste et qui avait sans doute porté souvent lenfant de cette manière, se mit en marche aussitôt pour traverser la forêt, allant doucement, car la petite blessée ne se soutenait quavec peine; la brave bête sarrêta un instant près du ruisseau et la pauvrette put y étancher sa soif ardente. Après trois quarts dheure de marche, environ, on put apercevoir le toit rustique dune cabane semblable à celle de Favier; lorsquelle y fut arrivée, la louve gratta à la porte qui souvrit aussitôt. Il était temps car la petite fille ne pouvait plus se tenir, même couchée sur le dos de la bête, et sa tête vacillait de gauche à droite et de droite à gauche comme si elle eût été près de défaillir de nouveau. Celle qui parut alors sur le seuil du logis était une femme très vieille appuyée sur un bâton; son front était couvert dun bonnet de laine noire sans ornements, sa robe était pauvre et usée mais propre; ses pieds chaussés de sabots; son nez touchait presque son menton; mais quoique son visage, traversé de mille rides entrecroisées, lui fit donner au moins quatre-vingts ans, ses yeux étaient vifs et perçants. " Quoi? Cest Nounou! fit-elle sans paraître sétonner de voir à sa porte cette bête de taille gigantesque; et voilà une gentille enfant, ajouta-t-elle en avançant ses mains tremblantes vers la fillette. Mais, Dieu me pardonne, elle est malade, elle est blessée même." Et avec une vigueur quon naurait pas dû attendre de ce vieux corps recroquevillé, elle porta presque la petite fille qui navait plus conscience de rien, et, suivie de la louve, elle entra avec elle dans la cabane. Là elle sassit sur un escabeau et examina le front de la blessée. "Une chute, murmura-t-elle, et encore, que sait-on? Cest la Moucheronne, la petite à Favier; déjà si grande?... Est-il possible quil y ait huit ans que le braconnier ma apporté la lettre... cette fameuse lettre que je nai pas pu lire parce que je ne lis que le français et quelle était écrite dans une langue inconnue; langlais peut-être. Quel dommage! je saurais au moins ce quest lenfant et sil ny aurait pas moyen de la retirer à cet homme. Car, il ny a pas à dire, ce Favier nélève pas la petite sur des roses, je le connais... Qui sait si cette plaie béante nest pas due à la brutalité du braconnier. Voyons si elle ne serait pas blessée ailleurs." La vieille femme dégrafa le corsage ou plutôt le haillon qui servait de robe à la fillette, et découvrit un petit buste ravissant, taillé merveilleusement comme dans un morceau divoire, mais sur la peau aux reflets bronzés se voyait çà et là la trace dune meurtrissure, marques bleues provenant de coups anciens ou nouveaux; et enfin sur la poitrine lempreinte rouge dun talon de botte demeurait toute fraîche imprimée. "Oh! le brutal, le monstre! murmura la vieille femme indignée." Et des larmes montèrent à ses vieux yeux qui avaient pourtant beaucoup pleuré déjà, car cest toujours chose infiniment triste quun être faible et sans défense soit maltraité et rudoyé par un autre être robuste et dominateur. Manon déposa la fillette sur un lit maigre, mais certainement plus confortable que la paillasse de Favier, et alla chercher dans un buffet un flacon rempli dune liqueur jaunâtre dont elle fit glisser quelques gouttes entre les dents serrées de la mignonne. Cela fait, elle retira du bahut un paquet de toile coupée en bandes et un petit pot donguent dont elle enduisait le front troué quelle entoura ensuite dun linge blanc. Lenfant sembla ressentir aussitôt un inexprimable soulagement; ses grands yeux noirs souvrirent languissamment et rencontrèrent le visage laid mais bon de la vieille solitaire. "Ne dis rien, mignonne, repose-toi, ce ne sera rien." Mais au lieu dobéir, la fillette murmura faiblement: " Qui êtes-vous? " Une amie. " Quest-ce que cest, une amie? fit la Moucheronne étonnée. " Quelquun qui taime et qui te veut du bien. " Quelquun qui maime? reprit lenfant avec un sourire amer sur ses petites lèvres décolorées; il ny a que Nounou." Et, à ce souvenir, prise dun vague effroi, elle souleva sa tête endolorie. "Nounou! Nounou! Où est-elle?" A ce cri la louve bondit et vint poser son museau noir et pointu sur le bord de la couverture en regardant son ex- nourrissonne avec ses bons yeux danimal fidèle. " Paix, Nounou! laisse-la en repos. Tu vois bien, petite, ajouta Manon en sadressant à la malade, tu vois bien quelle nest pas loin, ta Nounou. "Quand on pense, ajouta-t-elle comme se parlant à elle-même, quand on pense que tous les petits ont un père, une mère ou un parent pour les dorloter ou les soigner, et que ce pauvre oiseau du bon Dieu na quune louve pour la protéger! Car je ne compte pas Rose, la pauvre idiote du village que Favier prend à la journée pour donner les soins essentiels à lenfant et faire le gros du ménage. Ca fait peine, oui ça fait peine, et si ce nétait que tout ce qui vient de là-haut est bien fait, on se demanderait ce que celle-ci est venue faire dans la vie." Pendant ce soliloque de la vieille femme, la fillette la regardait curieusement; en fait dêtres humains elle navait jamais vu que Favier et Rose lidiote, car nulle autre créature queux, la Moucheronne et la louve, ne franchissait le seuil du pauvre logis caché dans la forêt, et la Moucheronne ne sen éloignait jamais; Favier avec ses rapines et Nounou avec sa chasse approvisionnaient seuls le garde- manger; Rose apportait le pain du village et préparait grossièrement les repas. Depuis quelle se sentait vivre, la fillette ne connaissait dautres figures que la face bestiale du colosse, celle aussi méchante et plus bestiale encore de Rose, et le museau intelligent de la louve. Quant à la sienne propre, elle lavait à peine entrevue, fuyante, insaisissable, dans le cristal du ruisseau, lorsquune absence plus longue de Favier ou un de ses sommeils divresse permettait à la pauvrette de jouer un instant sous bois. Aussi sa surprise fut-elle grande en apercevant une femme très vieille, cassée, au menton branlant, à laquelle elle trouva une vague ressemblance avec Nounou; et encore Nounou ne parlait pas, elle, mais la Moucheronne la comprenait, tandis que la femme parlait le même langage que ce méchant Favier et que Rose lidiote. " Ecoute, lui dit Manon en caressant de ses mains ridées les petites mains brunes de lenfant, cest Favier qui ta fait du mal, nest-ce pas? " Favier? " Oui, lhomme chez qui tu vis. " Cest lui, répondit la fillette avec une sorte de résignation farouche; il men fait toujours, du mal. " Toujours? " Oui, chaque jour il me frappe, excepté une fois, parce quil nétait pas rentré. " Et tu supportes cela?" Lenfant la regarda, si étonnée, que Manon vit quelle ne comprenait pas sa question. En effet, comment un pauvre être chétif et misérable comme cette enfant de sept ans, pouvait-il résister à une brute sauvage comme Favier? " Pourquoi restes-tu chez lui? reprit la vieille femme. " Il le faut bien puisque je lui appartiens, répondit la Moucheronne, toujours avec cette passivité fatale de limpuissance. " Il ne ta pas dit quil était ton père, au moins? sécria Manon. " Un père, quest-ce que cest? " Un père est, comme la mère, un défenseur que donne la nature ou plutôt Dieu qui vous crée; cest celui qui, après ce Créateur, vous donne la vie, le bien-être, vous protège, vous nourrit, vous aime. " Le père, la mère? fit lenfant songeuse, cest tout cela? Alors cest Nounou." Et sa petite main maigre toucha instinctivement la grosse tête de la louve. " Cest plus que Nounou encore, reprit Manon, parce que Nounou nest quune bête et que le père est un homme, la mère une femme, un être comme toi, non seulement fait de chair et dos mais possédant encore un âme, une intelligence et la parole." La petite fille roula sa tête brune avec fatigue sur loreiller. " Je ne vous comprends pas, dit-elle lassée, je ne connais au monde que Nounou qui soit pour moi ce que vous dites. Mais, reprit-elle aussitôt, qui donc ma amenée ici? Jai eu si mal que je ne me souviens plus. " Cest ton amie la louve. " Et où suis-je? " Toujours dans la forêt mais loin de chez toi. " Loin de chez le maître, voulez-vous dire. Ah! que va-t-il faire lorsquil rentrera et que le feu ne sera pas allumé et la soupe pas prête? Rose me laisse tout faire. " Il fera ce quil voudra; il ta à moitié assommée, moi je veux te soigner et je te garde, voilà tout. " Mon Dieu! fit la fillette avec un soupir de bien-être, il me tuera après sil le veut, mais je suis si bien ici!" Elle considéra de nouveau Manon et dit tout à coup: " Vous êtes bonne, très bonne, presque aussi bonne que Nounou; vous lui ressemblez." Pour elle, la louve représentait lidéal de la bonté et du dévouement; Manon ne parut point froissée de la comparaison et un sourire desserra ses lèvres parcheminées. " A présent, dit-elle en arrangeant la couverture du lit, il faut dormir, petite, et ne tinquiéter de rien; nous veillons sur roi, Nounou et moi." Elle mit un baiser sur le front de lenfant qui, avant de sendormir, se demanda toute pensive, doù venait que ce simple geste lui faisait si grand bien au cur. Nounou aussi lembrassait, mais, à sa manière, dun coup de sa grande langue rugueuse, et ce nétait plus comme cela. Est-ce quelle aurait vraiment deux amies à présent? Oh! comme ce serait bon, alors, et combien peu lui importeraient désormais les coups et les injures du braconnier si elle se sentait aimée et soutenue dautre part? CHAPITRE IV POURQUOI LA-T-IL LAISSEE VIVRE? La Moucheronne ne se réveilla que le lendemain matin de bonne heure; la rosée humide pendait encore aux feuilles des arbres et perlait aux brins de gazon; les oiseaux gazouillaient leur prière; les écureuils faisaient leur toilette; le ciel était bleu teinté de rose et le soleil jetait son premier rayon de chaleur sur la nature rafraîchie et reposée. La Moucheronne ouvrit les yeux, elle ne se sentait plus de mal, rien que de lengourdissement dans la tête et à la poitrine avec un peu de moiteur à la peau. Elle avait si bien dormi dans ce lit qui avait été pour elle le moelleux dun nid de plumes au lieu du varech séché de Favier; elle y avait eu bien chaud et y avait fait de beaux rêves; à son réveil, elle navait pas entendu la voix rude du colosse lui crier: "A louvrage, donc, fainéante! Est-ce que tu vas te reposer toute la matinée, maintenant?" Cette cabane, elle ne la connaissait pas; certes, cétait une pauvre masure, mais elle lui fit leffet dun palais; lair ne sy glissait pas sous les solives recouvertes de chaume; une bonne odeur dherbes médicinales remplaçait lodeur fade et écurante de leau-de-vie et du tabac dont Favier saturait son taudis; le long du mur salignait la vaisselle, pauvre mais bien reluisante, formant tout lavoir de Manon. Manon, elle, dormait dans un vieux fauteuil de cuir, la tête renversée au dossier, un chapelet de bois entre ses doigts ridés. La Moucheronne se demanda ce quétait cette espèce de collier de perles noires quégrenait la vieille femme en sassoupissant. Enfin, accroupie à ses pieds et ne dormant que dun il, Nounou reposait sa grosse tête noire sur ses longues pattes velues. Ce tableau plein de paix et de tranquillité, quoique dépourvu de luxe et même de bien-être, apparut à la fillette comme limage de la félicité parfaite, et elle se mit à songer en attendant le réveil de ses deux gardiennes; ce réveil ne tarda pas. Nounou sétira et vint souhaiter le bonjour à son ancienne nourrissonne. Manon ouvrit les yeux à son tour et sapprocha du lit où elle donna à la petite malade le baiser du matin, puis, elle disparut dans un réduit attenant à la maisonnette; on entendit bêler une chèvre, ce qui fit dresser loreille à Nounou; mais, en louve bien élevée, elle comprit que la chèvre de la mère Manon nétait pas une proie pour elle et demeura paisible, auprès de sa petite amie. Bientôt la vieille femme reparut tenant à la main un bol de lait crémeux et nourrissant que la Moucheronne but avidement. Depuis longtemps elle navait rien goûté daussi bon. "Je ne puis te nourrir toi, pauvre bête, dit Manon à la louve dont elle caressa le poil rude." Mais lexcellent animal savait se plier aux exigences de la situation, et dailleurs ses pareils peuvent supporter un long jeûne sans trop en souffrir. Vers onze heures, la petite fille, quoique faible encore, put se lever et se promener un peu autour de la cabane avec ses deux amies. Manon la fit causer et sétonna de son ignorance profonde quexpliquait cependant le genre de vie que menait lenfant depuis six années. De Dieu, de la famille, de lexistence, la Moucheronne navait aucune idée; par exemple, elle connaissait à fond et par expérience le froid, la faim, les privations et les mauvais traitements, toutes souffrances rares heureusement dans un âge aussi tendre. Ce quelle connaissait bien aussi, et cétaient là ses seules consolations avec la tendresse fidèle de Nounou, cétait la nature avec ses grâces rayonnantes, la forêt avec ses enchantements; les nuits dété avec leurs beautés sereines, la neige de lhiver avec ses tristesses mornes mais splendides aussi; puis, les humbles habitants du bois: les insectes dorés, les lapereaux peureux, les oiseaux chanteurs, les rossignols aux suaves mélodies, les scarabées, les papillons aux ailes bleues, les phalènes du soir, les vers-luisants; elle distinguait déjà chaque arbre de la forêt, les troncs moussus, les rameaux desséchés ou les branches jeunes et pleines de sève; enfin le ruisseau babillard où la lune allait boire et se baigner, et où elle, la Moucheronne, emplissait une cruche trop lourde pour ses bras débiles, Rose devenant de plus en plus nulle. Et puis, elle connaissait le travail, non le travail intelligent qui élève lâme de lenfant en lui découvrant peu à peu les choses de cette vie et de lautre, qui meuble sa mémoire souple et lui enseigne à discerner le bien du mal, le beau du laid, le vrai du faux; mais le dur labeur de chaque jour qui essouffle les poumons, rompt les os des épaules et des bras, meurtrit les petits pieds nus et mouille le front de sueur. Elle ne connaissait que celui-ci, et encore laccomplissait- elle par habitude, machinalement, comme ces animaux des cirques auxquels on enseigne des tours adroits à force de coups. Quelques efforts quelle fît, quelque patience quelle montrât, quelque zèle quelle manifestât, jamais on ne lencourageait par une bonne parole, un sourire, un merci. Des coups, des injures, et toujours des injures et des coups, cela ne variait pas. Depuis quelle se souvenait avoir mis sa main de bébé au travail. Mais aujourdhui, pour la première fois, elle trouvait du plaisir à se laisser vivre; lair était si tiède et embaumé, le soleil si gai, les deux êtres qui lentouraient si bons! Elle navait pas été battue et se demandait avec anxiété si elle ne faisait pas un rêve trop beau, comme les rêves de ses courtes nuits, car Dieu qui est bon père, lui donnait dans le sommeil ce que la réalité lui refusait; elle se demandait si Favier, avec sa grosse voix brutale et son poing si lourd, nallait pas interrompre brusquement ce doux songe. Mais non, et la journée sécoula trop vite au gré de la fillette qui, avec sa grâce touchante et naïve, avait conquis le cur de Manon; Manon qui se disait en la voyant aller et venir, svelte et jolie comme une statuette de bronze, sous lombre fraîche des grands arbres: "Cette petite nest assurément pas une enfant du peuple, mais quest-elle, et qui sait si, dans quelque coin du monde, sa mère ne la pleure pas amèrement?" La nuit se passa encore pour la Moucheronne dans un enchantement profond; seulement elle obligea sa vieille bienfaitrice à reprendre son lit et se fit toute petite pour noccuper quune place étroite de la mince couchette. Le lendemain, vers midi, comme lenfant jouait avec Nounou, couchées ensemble au soleil sous les yeux de Manon qui triait ses herbes, un pas pesant retentit sous bois, et la louve se leva soudain en grondant, tandis que la petite fille senfuyait en poussant un cri de détresse. Ce pas était le pas de Favier, et le colosse apparaissait maintenant; son visage féroce et couvert de poils dun roux sale, frémissait dune colère terrible. "Ah! ah! cria-t-il en apercevant la fillette qui se réfugiait toute tremblante vers la vieille Manon, ah! ah! ne faut-il pas à présent que je vienne relancer jusquici cette fainéante? Approche, vaurienne, approche, gueuse! Viens ici que je te fasse sentir... " Favier!... ne la frappez pas! vous entendez? sécria Manon en arrêtant le bras menaçant levé sur la fillette. " Arrière! sorcière du diable! fit livrogne exaspéré par cette résistance; je veux la Moucheronne; je suis bien libre de la battre, jespère?" Lenfant recula vers le mur, pâle et frissonnante. " Favier! reprit Manon dune voix plus haute, car lindignation doublait ses forces! Favier, écoutez-moi: Cette petite mest arrivée avant-hier dans un état que je lai crue prête à mourir; cest vous, malheureux, qui laviez arrangée ainsi. La louve me la amenée et je lai pansée et soignée de mon mieux, la pauvre âme, amis ce nétait point chose facile, car vous ny allez pas de main morte, Favier. " Et sil me plaît de frapper cette vermine, répéta le braconnier avec son rire hideux, elle est bien à moi, je suppose. " Non, elle nest pas à vous, répondit la vieille femme avec force, et vous navez pas le droit den faire une martyre comme vous le faites, après avoir assass... " Manon! sorcière de lenfer!... hurla Favier en saisissant les poignets débiles de la pauvre octogénaire avec une telle brutalité, que la marque de ses doigts demeura imprimée en rouge sur la parcheminée; si tu dis encore un seul mot, si tu toccupes de cette satanée Moucheronne, je dénonce ton fils." A cette menace, pleine de sous-entendus, le visage de Manon prit une teinte livide et sa tête retomba sur sa poitrine; elle était vaincue. Favier desserra son étreinte. " Après tout, dit-il en reprenant son ton goguenard, la Moucheronne est bel et bien à moi puisque cest moi qui lui ai sauvé la vie. " Vous lui avez sauvé la vie?............" Manon prononça ces mots dune voix amère et la fillette releva les yeux avec étonnement sur le braconnier. " Tiens! reprit lhomme avec son mauvais rire, je pouvais lui tordre le cou et lenvoyer rejoindre son... enfin... en faire ce que voulaient les camarades. " Ah! oui, vous lavez laissée vivre quand vous pouviez la tuer, mais cétait par calcul et non par pitié; vous vous attribuez les droits dun maître; lenfant vous est utile pour tenir votre ménage, pour vous servir et recevoir vos coups quand vous avez besoin de décharger votre colère sur quelquun; vous en faites votre esclave, votre souffre- douleur, votre chien et... " Manon! cria le braconnier avec un geste terrible." La vieille femme se tut. Alors la Moucheronne, se glissant derrière elle, murmura doucement à son oreille: " Gardez-moi. " Je ne le puis, pauvre ange du bon Dieu, répliqua la bonne créature en se retournant." Et deux larmes coururent dans les sillons creusés par les rides, peut-être par les pleurs. La petite fille courba la tête à son tour, mais elle eut la force de ne pas pleurer. " Suis-moi, grogna Favier en brandissant au-dessus de ses frêles épaules son énorme bâton noueux." Mais il se sentit aussitôt saisir fortement par sa blouse; il se retourna, une malédiction aux lèvres, croyant, que cétait encore la mère Manon qui se plaçait entre lui et sa victime; il rencontra léchine maigre, les crocs aigus et les yeux ardents de la louve, et il ne frappa point. Tous les trois reprirent le chemin de la cabane, laissant la mère Manon seule et triste chez elle. Lhomme marchait à grandes enjambées en sifflotant une chanson obscène entre ses dents; la louve suivait, loreille basse, comme fâchée de rentrer au logis, et lenfant trottinait aussi vite que le permettait la petitesse de ses pieds, en retournant cette pensée dans son cerveau fatigué: "Pourquoi donc ma-t-il laissée vivre puisquil ne maime pas? Il valait bien mieux me laisser dans la mort." CHAPITRE V LES REVES DE LA MOUCHERONNE. De ce jour-là, le petit esprit neuf et inculte de la fillette se mit à travailler: ses mains et son corps seuls se livrèrent aux dures occupations quotidiennes; elle remplissait machinalement son devoir et son esprit trottait au loin. Quelles réflexions sagitaient dans cette petite tête? Dieu seul pouvait le savoir avec Nounou qui recevait les confidences de lenfant. Lorsque vint lété, avec ses journées brûlantes et ses nuits splendides, Favier sabsenta davantage et son souffre-douleur eut quelque répit. Rose demeurait à présent au village. En dehors de la forêt, cétait une fournaise de soleil que fuyaient les hommes et les bêtes; au dedans, cétait lombre et la fraîcheur délicieuse. La Moucheronne rêvait souvent aux paroles de Manon; sans le savoir, la vieille femme avait éveillé, dans les recoins obscurs de ce jeune esprit, bien des choses qui y sommeillaient. Cette petite fille de sept ans à peine qui avait passé sa vie entre un homme silencieux et farouche, une servante imbécile et une louve, était dune ignorance absolue; seulement Dieu lavait créée intelligente et réfléchie; déjà elle commençait à se demander le pourquoi de ce qui est. Manon lui avait parlé du père et la mère, de leurs soins, de leur sollicitude pour leurs enfants, et la Moucheronne étudia la famille sur les animaux; elle observa les oiseaux et vit, à la saison des nids, comment la femelle couvait ses petits avec amour, comment le père les nourrissait avec vigilance. Elle vit les jeunes lapins folâtrer dans lherbe tendre autour de leurs parents; elle chercha à comprendre la nature entière, jusquà la poussée des plantes les plus infimes; et elle apprit beaucoup de belles choses qui échappent à de plus savants. "Favier na jamais eu denfants, se dit-elle un jour, après une de ses longues rêveries; Rose non plus; Manon et Nounou en ont eu, je suis sûre. Et moi, ai-je un père et une mère? Qui sait? peut-être! Alors comment suis-je en la possession de ce méchant homme? On nachète pas les petits enfants comme on achète les objets nécessaires à la vie. Sans doute que mes parents ont péri comme la famille de chardonnerets dont le dernier orage a détruit le nid, et jaurai échappé à la mort comme le petit oiseau presque sans plumes encore que jai nourri quelques jours." Il y avait des noms danimaux quelle ignorait absolument, dautres quelle connaissait pour les avoir entendu prononcer par Favier; sa mémoire fraîche retenait tout sans peine. Elle se demandait aussi qui allumait là-haut, dans lazur foncé de la nuit, ces étoiles dor dont la lueur ruisselait entre le feuillage. Souvent, voulant faire partager son admiration à Nounou, elle lui levait le museau vers le ciel pour lui faire goûter les beautés du firmament, mais lanimal était blasé sans doute sur cet éblouissant spectacle, car il se contentait de lécher la main de la fillette et se remettait à ronger un os ou à somnoler sur le seuil de la cabane. Une fois encore la Moucheronne tenta de suivre la louve chez la mère Manon. "Reviens chaque fois que tu le pourras lui avait dit la vieille femme." Mais Favier sen était aperçu, et après une dure correction, il cria à la fillette: " Et à présent souviens-toi que si tu remets les pieds chez cette sorcière, ça ne sera pas seulement toi que je punirai, mais elle. Je divulguerai un secret qui la touche et qui lui fera plus de mal quune volée de coups de poing." Et la Moucheronne, qui ne voulait porter aucun préjudice à sa vieille amie, sabstint désormais daller chez Manon. La louve seule sy rendait quelquefois; en la voyant venir, Manon comprenait que lenfant était toujours là-bas et quelle lui gardait un souvenir; elle ne cherchait pas non plus à la voir de peur dattirer sur linnocente créature la colère de son maître. La forêt était grande et profonde; elle appartenait à un riche marquis des environs qui apparaissait dans le pays à peine une fois en trois ou quatre ans; non pour y faire une coupe de bois, car il voulait laisser à ses domaines toute leur beauté et navait pas besoin dargent, mais pour y chasser à grand fracas avec les amis dont à ce moment il peuplait son château. Comme il était bon prince et fort insouciant, il fermait les oreilles lorsque son garde lui rapportait les méfaits de certain braconnier des plus mal famés. "Bah! répondit-il en riant, jai du gibier de reste et pour quelques lièvres quon occira sur mes terres, je ne mourrai pas de faim." Et le garde nosait dresser procès-verbal à ce colosse sauvage nommé Favier qui menaçait de son arme ceux qui le regardaient de travers; on avait peur de lui. De plus, il feignait dignorer lexistence de la mère Manon: La vieille femme lavait un jour guéri dune blessure avec son merveilleux onguent, et ce nest pas elle quil eût fait déloger du bois où elle avait élu domicile. Enfin disons que ce serviteur, du débonnaire marquis, était fort paresseux, et, sachant quil avait affaire à un maître peu exigeant et presque toujours absent, il passait sa vie à fumer et à pêcher à la ligne, innocentes occupations qui laissaient toute liberté aux habitants de la forêt. Favier, lui, pouvait avoir de bons motifs pour fuir le voisinage des villes, car il était haï et redouté à plusieurs lieues à la ronde; dailleurs cette vie solitaire convenait parfaitement au vagabond qui naimait que les rapines et les expéditions semblables à celle que nous avons dépeinte au commencement de cette histoire. Lorsquil sabsentait, cétait pour un travail de ce genre; voilà pourquoi à son retour, quil eût réussi ou non, il battait la Moucheronne, se grisait deau-de-vie, et enfouissait de lor au fond de son taudis. Mais Manon, la pauvre vieille, ne devait pas avoir les mêmes motifs pour vivre ainsi séparée du reste des hommes. Certes, elle navait jamais fait de mal à une mouche; cétait autrefois une belle et honnête fille qui avait épousé un peu à létourdi, un mauvais ouvrier de la ville. Cet homme, après lui avoir mangé tout son petit avoir, était mort, lui laissant un fils dont elle espéra tirer toute sa consolation; mais le jeune garçon avait trop du sang paternel: il devint bien vite joueur et débauché. Un jour, et cela fit grand bruit dans le pays, les gendarmes vinrent larrêter; il fut condamné à vingt ans de travaux forcés; il avait alors quarante ans; mais il ne fit que la moitié de sa peine, car il parvint à séchapper; et il vivait maintenant on ne savait trop où ni comment. Deux personnes cependant le savaient: sa mère et Favier; voilà pourquoi ce dernier menaçait souvent la pauvre vieille femme de découvrir à la police la retraite du forçat en rupture de ban. Manon était venue enfouir sa honte et sa douleur au fond de la forêt. Quant à la louve, il y avait longtemps quelle et Favier avaient lié connaissance. Un matin, le braconnier allait faire feu sur elle lorsquil saperçut quelle était déjà fort malade: alors il sabstint de la tuer, non par pitié, mais par une bizarrerie de sa nature mauvaise; il amena la bête chez lui, ne la soigna pas et la garda lorsquelle guérit toute seule, comme cela arrive presque toujours pour les animaux. Il lui plaisait à lui, lhomme des bois et du meurtre, de se voir suivi par cette bête énorme à lil sanglant, au poil hérissé; cela lui donna du relief à ses propres yeux et à ceux de ses compagnons de rapines. Ainsi, la Moucheronne navait jamais vu dautres êtres humains que Favier, Rose et Manon. Si le garde faisait par caprice une tournée dans les domaines du marquis, il ne saventurait pas dans les parages de Favier; si quelque touriste attiré par la beauté de ces lieux passait à travers les allées touffues, il ne venait jamais jusquau cur même de la forêt. Enfin, un jour la Moucheronne avait bien entendu une musique lointaine et étrange faite de sons de cors et mêlée daboiements de chiens, ce qui avait fait gronder Nounou; mais tout ce bruit sétait dissipé très promptement. Ce jour-là, le châtelain donnait en effet une fête, mais on navait pas sonné lhallali, et les habits rouges des piqueurs ne sétaient pas montrés entre les troncs moussus; un accident avait interrompu la chasse dès le début; et depuis, le marquis navait plus reparu au pays. CHAPITRE VI UN COMPAGNON. Ainsi vivait la Moucheronne. A lâge où le plus pauvre des enfants a des jouets, des friandises et surtout les caresses et les baisers de ses parents, elle navait ni une joie, ni une consolation, ni un ami. Comme ils devraient apprécier leur félicité ceux qui sont pourvus de tout ce qui lui manquait, ceux qui ont la vie douce, des frères et surs aimants, une instruction facilement acquise, des jeux de toutes sortes! Mais nous nous habituons si vite aux douceurs de lexistence que nous napprécions guère ses dons que lorsque nous les perdons. Combien de jeunes garçons et de fillettes, comblés de présents, déjà blasés, sen détournent après y avoir jeté un coup dil languissant et indifférent, en disant: "Jen ai déjà tant!" Oserons-nous ajouter quil y a des enfants dont les armoires regorgent des jouets les plus nouveaux et les plus amusants, qui refuseront den donner les plus vieux et les plus abîmés pour de pauvres petits qui nont peut-être jamais possédé une poupée ou une toupie? Hélas! cela se voit, plus souvent sans doute quon ne le croie. Mais revenons à la Moucheronne qui, elle aussi, eut cependant une joie, une courte joie. Ce furent au moins quelques jours plus roses volés à la somme si lourde de ses jours noirs. Ce plaisir, qui paraîtrait infime à beaucoup, consistait en un petit chat, un tout petit chat que Nounou, après une nuit de maraude, rapporta dans sa gueule. Elle lavait peut-être trouvé aux abords du village où elle saventurait parfois. Comment ne lavait-elle pas croqué, elle qui nen eût fait quune bouchée? On ne sait; par un caprice bizarre ou bien parce quelle était suffisamment rassasiée. Peut-être aussi avait-on voulu noyer le pauvre petit que Nounou avait repêché dans le ruisseau sans lui faire de mal. Ce fut ainsi que la Moucheronne le rencontra dans le bois, comme la louve revenait avec son étrange chasse en guise de gibier. Grand fut létonnement de la Moucheronne: Elle aimait dinstinct les animaux; dabord Nounou sa nourrice et sa compagne, puis les insectes, les oiseaux et les lapins de la forêt quelle délivrait toujours, au risque dêtre battue, lorsquils sétaient pris ou englués aux pièges semés par Favier. Si celui-ci sen apercevait, il châtiait rigoureusement la coupable que rien ne pouvait guérir de sa charitable manie. La Moucheronne neût fait de mal pas même au hideux crapaud qui venait sauter dans les herbes au bord du ruisseau, pas plus quau lézard frileux qui venait boire le soleil ou à laraignée velue tissant sa toile sous le toit de la masure. Donc, ce jour-là, par bonheur, la fillette demeurée seule à la maison, venait sinstaller dehors pour raccommoder ses pauvres vêtements qui tombaient en loques, lorsquelle sarrêta soudain en apercevant la louve et son fardeau. "Quest-ce que cela? se demanda lenfant qui navait encore jamais vu danimal de cette espèce." Mais, dans son étonnement, elle néprouvait aucune crainte; elle avait peur des hommes, de Favier, jamais des bêtes. Elle étendit la main, et Nounou se laissa prendre le minet qui, terrifié, tremblait de tous ses membres mignons. "Comme cest joli! sécria la Moucheronne en passant les doigts sur la fourrure soyeuse et douce; des yeux bleus, un petit nez rose, et des dents toutes petites, oh! si petites, surtout à côté de celles de Nounou. Serait-ce une espèce particulière de lapin? non cependant, ça nest pas conformé de même; ce nest ni le poil, ni la queue ni la tête. Ca nest pas méchant, cette petite bête, mais comme elle a peur, mon Dieu! comme elle a peur!" En effet, le petit chat, tout épouvanté par la présence de la louve, se blottissait, frémissant, dans les bras de la fillette. Nounou, cependant, ne paraissait pas se préoccuper beaucoup de sa trouvaille; elle sétait étendue sur la mousse, comme une bête absolument éreintée, qui a eu beaucoup à faire. Peu à peu, sous les caresses de lenfant, le minet se rassura et sendormit, pelotonné sur ses genoux. Dans la crainte de léveiller ou de leffrayer, la Moucheronne nosait faire un mouvement et elle demeura ainsi longtemps, se demandant, songeuse, si son nouvel ami allait rester avec elle, ou se sauver dans les bois dès quil se verrait libre; elle se demandait aussi de quelle manière elle le déroberait aux regards de Favier, car Favier était aussi brutal avec les animaux quavec elle. Lorsque la nuit tomba, enveloppant la forêt tout entière dun voile sombre, Nounou secouant sa paresse retourna à la maraude; la Moucheronne, loreille toujours au guet dans la crainte que Favier napparût soudain, rentra dans la cabane, alluma la chandelle, prépara sur la table du pain, du vin et de la viande froide pour lheure où le maître rentrerait, et, comme ils ne soupaient jamais ensemble, elle se coupa à elle- même un morceau de pain et de viande. "Et lui?" pensa-t-elle en voyant le petit chat qui miaulait en dilatant ses narines pour humer lair. Dans son ignorance, elle alla cueillir un peu dherbe fraîche et parfumée quelle offrit à son nouvel ami; mais celui-ci, après lavoir flairée, fit le gros dos et séloignant, trouva sur son chemin le repas de la Moucheronne: il nattendit aucune permission pour mordiller le pain et surtout la viande. "Ah! cest cela que tu manges? dit la fillette, tant mieux, nous partagerons notre nourriture." Ainsi eut lieu leur premier dîner en tête à tête. La Moucheronne fut dabord très intriguée du bruit singulier qui se produisait dans le gosier de son petit compagnon, mais elle finit par comprendre que cétait un signe de satisfaction et elle en conclut que la jolie bête ne se trouvait pas trop malheureuse de son changement de vie. Lorsque tout fut dévoré par eux deux, jusqu'à la dernière miette, le chat témoigna sa joie par mille cabrioles et câlineries qui amusèrent la fillette. Cette enfant qui ignorait le rire et même le sourire, eut un instant de gaieté véritable, et les pauvres murs de la masure durent sétonner prodigieusement des éclats jeunes et frais quils recueillirent ce soir-là pour la première fois. Inquiète, cependant, elle finit par blottir le mignon dans sa propre couche, et par la porte entrouverte, elle guettait le retour de Favier; la lune répandait sa lueur argentée sur le gazon; on y voyait clair au-dehors. Ce fut Nounou qui revint la première, la gueule sanglante, les pattes humides; elle avait copieusement soupé dans le bois, plus copieusement sans doute que sa nourrissonne. "Je tattendais, lui dit celle-ci en caressant son échine souple, jai quelque chose à te demander, Nounou. "Tu vois cette petite bête qui dort là et que je te dois, ce pourquoi je te remercie, Nounou! Eh bien, je laime beaucoup; nen sois pas jalouse au moins; tu sais trop que je taime par-dessus tout toi, mais elle est petite, faible et mignonne, toi tu es forte et grande, cest à toi quil appartient de la protéger et de la défendre. Ny touche jamais dans lintention de lui nuire, nest-ce pas? je ten supplie, ajouta la Moucheronne en penchant sa tête brune avec prière jusqu'à la grosse tête noire de la louve." Nous ne savons si celle-ci comprit le discours; toujours est- il quelle respecta le petit chat tout le temps quil vécut; seulement, tandis que la fillette parlait, elle conservait son air goguenard qui, sans doute voulait dire: "Certes, je ne toucherai pas ton petit ami, mais il y en a un autre qui se gênera moins sil le découvre et qui y touchera avant moi. " Nous le cacherons aux yeux de Favier, reprit la Moucheronne qui, ce soir-là navait pas sommeil et était très excitée; et ce ne sera pas très difficile, car nous sommes dans la belle saison, et le maître sabsente plus souvent. Ensuite, il faut chercher un nom pour notre nouveau compagnon... Mon Dieu! cest que je nen connais pas! Tiens, appelons-le à peu près comme moi: Moucheron; il est petit et lon ma nommée Moucheronne parce que je suis fluette et menue." Peu après Favier rentra, ivre naturellement; il ne toucha pas au repas préparé par les soins de la Moucheronne, et se coucha ou plutôt roula comme une masse sur sa paillasse, endormi dun sommeil si lourd que douze chats comme Moucheron eussent pu miauler ensemble toute la nuit sans quil sen aperçût. Dès que loreille fine de la Moucheronne entendit le ronflement sonore de livrogne, un soupir de soulagement souleva sa poitrine, et elle sétendit à son tour sur son lit de paille auprès du minet. Si elle avait su prier, elle aurait remercié le ciel de la consolation qui lui était échue en cette journée; mais elle ignorait de qui lui venait cette faveur et si, en son cur, elle était reconnaissante, cétait envers Nounou qui en était lauteur. CHAPITRE VII PAUVRE MOUCHERON! Favier dormit longtemps, ce qui permit à la Moucheronne daller de bonne heure déposer son ami dans une sorte de cavité pratiquée naturellement dans un monceau de roches, assez éloigné de la maison pour que les miaulements du prisonnier ne pussent être entendus du braconnier. Cette caverne en miniature était cependant assez vaste pour permettre au petit chat dy gambader à laise. Favier retourna à ses affaires après avoir englouti le repas quil navait pas touché la veille, affilé son couteau, dressé des pièges pour les lapins et les oiseaux et battu la Moucheronne qui, daprès lui, ne travaillait pas assez vite. Libre enfin, celle-ci courut délivrer son captif qui la bouda quelques minutes, puis recouvra sa bonne humeur en déjeunant et en jouant dans lherbe encore humide de rosée, dans laquelle il avançait en secouant ses pattes de velours dun air offusqué. Au bout de quelques jours, il savait accourir à lappel de sa maîtresse, et se familiarisa tellement avec Nounou quil lui arrivait souvent de dormir entre les pattes énormes de la louve, de préférence à la rude paillasse de la Moucheronne. Favier ne lavait pas aperçu encore, tant la fillette prenait soin denfermer le lutin à lheure où le braconnier rentrait ordinairement, ou sortait le matin. Dans la journée, si elle était délivrée de la présence de son bourreau, elle travaillait au milieu des parfums de lair et des rayons du soleil, sarrêtant souvent pour suivre des yeux, charmée, les jeux espiègles du petit chat qui poursuivait un insecte, faisait voler une feuille desséchée ou grimpait lestement aux arbres. Elle trouvait adorable tout ce quil faisait. Réellement, lanimal était joli, gracieux et câlin, lorsquil avait bien joué, éreinté, feignant de nen plus pouvoir pour se faire caresser, il venait sétendre sans façon sur les genoux de la Moucheronne avec un ronron formidable, et, les yeux à demi- clos, il sommeillait ou se reposait pour bondir aussitôt quun souffle dair jetait sur le sol une branchette morte, ou que le fil de sa petite maîtresse senroulait à sa moustache mignonne. Dautres fois, lenfant et ses deux amis se promenaient ensemble dans les profondeurs des allées sombres, et la Moucheronne se disait que jamais encore la vie ne lui avait été si clémente, et que lhiver ne lui paraîtrait plus aussi rude tant quelle aurait auprès delle ce gai compagnon. Et cependant, elle connaissait la grande désolation de la forêt pendant la froide saison; mais elle ne songeait quaux longues soirées passées entre Nounou et le petit chat, jouant tous les trois quand Favier dormirait après avoir bu. Elle causait avec la folâtre petite bête comme avec Nounou, croyant naïvement quelles la comprenaient lune et lautre et leur racontant ses pensées. Elle les conduisait souvent auprès dun grand chêne, au tronc moussu et absolument tordu, sur les énormes racines duquel on sasseyait, et où lon écoutait murmurer la brise dans les cimes vertes et chanter les cigales. Le pauvre petit cur gelé de la Moucheronne se dilatait entre ces deux affections danimaux, les seules, dailleurs, quelle pût posséder, et ses grands yeux sombres devenaient doux et pleins de caresses quand ils se portaient sur Nounou et sur Moucheron. Lautomne arriva et la fillette trembla, car Favier demeurait plus fréquemment au logis, et le petit chat, qui croissait en vigueur et en lutineries, devenait difficile à garder et surtout à dérober aux yeux du braconnier. Puis vint lhiver; et, ce sommeil de mort qui pèse sur la nature et qui dure des mois dans nos contrées, enveloppa la forêt devenue silencieuse et lugubre. Ce soir-là, on entendait le vent dhiver gémir autour de la cabane de planches, et lon frissonnait. La Moucheronne servait à Favier son souper; elle allait et venait, légère sur ses pauvres pieds nus, rougis et crevassés par le froid, et elle tendait loreille de temps en temps, angoissée, pour écouter si un miaulement du petit chat nallait pas sélever tout à coup du réduit où elle lavait laissé endormi dans la mousse sèche, nosant plus lexposer à lair glacé de sa prison habituelle. Mais nul bruit ne venait de ce côté; il sommeillait profondément sans doute; Nounou chassait au loin; la Moucheronne ne sen inquiétait pas car la brave bête rentrait au logis quand bon lui semblait, et lon sait que les loups peuvent impunément supporter la température la moins élevée. Soudain, Favier saperçut quil avait égaré son couteau: cela le mit de mauvaise humeur. "Il nest pas loin dici, dit-il, car je lai encore touché pour couper des branches sèches au vieux saule. Va jusque-là, petite brute, ajouta-t-il en montrant la porte à la Moucheronne, tu as de meilleurs yeux que moi, et dailleurs, jai assez marché, moi!" Il se versa un verre de vin et, se renversant sur sa chaise dépaillée qui craqua sous son poids, il se mit à siffloter, sans songer que par cette soirée glaciale, lenfant navait sur le corps que de misérables loques. La Moucheronne navait quà obéir: elle alluma une chandelle à celle qui brûlait, fichée dans un trou de la table; et, protégeant la flamme vacillante de sa petite main maigre, elle sortit, suivant les traces laissées sur le sol par les gros souliers ferrés de son maître. Elle fit ainsi une centaine de mètres, et vit briller à terre le couteau affilé quelle ramassa avec empressement; puis, elle se mit à courir, autant pour ne pas faire attendre Favier que pour se réchauffer, car ses dents claquaient de froid et ses doigts engourdis ne pouvaient plus tenir la chandelle. Pendant ce temps, hélas! Moucheron avait fait des siennes: réveillé tout doucement de son long somme et ayant depuis bien des heures digéré la soupe de la Moucheronne que, dans son égoïsme de minet, il avait dévorée presque tout entière, il avait poussé un miaulement lamentable dans lespoir que sa petite maîtresse lentendrait et viendrait le délivrer. Favier, nétant pas encore ivre, possédait ses pleines facultés, par malheur. "Il y a une chouette par ici" se dit-il en se dirigeant vers le réduit de la fillette. Quel ne fut pas son étonnement en trouvant devant lui un joli chat qui, à son aspect, se mit à souffler bruyamment en hérissant son poil. Favier le saisit par la peau du cou: "Quelle est cette bête? demanda-t-il à la Moucheronne qui rentrait." En ouvrant la porte, la pauvre petite aperçut Favier qui tenait suspendu entre le pouce et lindex le chat terrifié, se laissant aller inerte, entre les doigts qui lui tiraient la peau du cou; elle poussa un cri déchirant. Sans se retourner, Favier rugit: " Mille tonnerres! ferme donc la porte, vermine; ça nest pas la peine de laisser le froid entrer dans la chambre, brute que tu es!" Machinalement, la Moucheronne obéit, mais son regard devint noir et sa voix sétrangla dans sa gorge lorsquelle dit: " Favier, je vous en prie, ne lui faites pas de mal! " Quest-ce que cela? demanda de nouveau le méchant homme. " Ca, cest... cest... Moucheron. " Qui ta donné ce chat? " Un chat? cest un chat? répéta la fillette qui, pour la première fois apprenait à quelle espèce danimaux appartenait son ami. " Eh! oui, brute, imbécile, idiote! réponds donc, quand je tinterroge! doù ça vient-il? " Doù ca vient?... Je ne sais pas, répliqua lenfant qui tremblait comme la feuille. "Ah! tu ne le sais pas? eh! bien, je vais te le dire, moi: malgré ma défense absolue, pendant que je ny suis pas, tu vas au village, et... " Le village? Quest-ce que le village?... Ah! cest le pays de Rose. Je ny suis jamais allée, vous ne lignorez pas, Favier. " Menteuse! Est-ce que tu te figures par hasard que ce chat a pu venir tout seul ici? " Cest Nounou qui la apporté un jour dans sa gueule, sécria la Moucheronne dont le petit cur battait à se rompre. " Nounou?... Ah! la bonne histoire, me prends-tu donc pour une buse comme toi pour penser que jajouterai foi à tes contes. " Ce nest pas un conte, Favier, reprit la fillette accablée encore plus quindignée de linjustice. Cest bien Nounou qui a apporté ce petit chat." Le misérable eut aux lèvres son rire froid et cruel. " Cest Nounou, répéta la fillette avec fermeté." Favier ignorait une chose: cest que quelquefois les animaux les plus féroces sont, de temps à autre, susceptibles de pitié, tandis que lui, un être humain, il ne connaissait pas ce sentiment. " Te tairas-tu, vermine? grinça-t-il avec rage. Tu oses me tenir tête, à moi? Pour te punir, tu vas voir ce que je vais faire de ton chat." Terrifiée, la pauvre petite écoutait sans comprendre. " Il ne va pas le tuer, au moins, non il ne va pas le tuer?... murmuraient ses lèvres décolorées par la terreur." Favier leva le bras auquel la pauvre bête demeurait toujours suspendue. La Moucheronne fit un pas en avant, saisit ce bras en se haussant sur la pointe de ses petits pieds nus, et dune voix tellement altérée quelle en devenait rauque: " Ne faites pas cela, Favier, vous entendez, ne faites pas cela." Le misérable se retourna alors et regarda lenfant dont un étrange rictus crispait la lèvre; un instant il se troubla, mais son naturel brutal reprit le dessus: eh! quoi! se laisser effrayer par cette Moucheronne, un avorton, un rien quil pouvait écraser entre deux doigts! Dun mouvement violent, il jeta sur le sol le pauvre minet qui poussa un gémissement horrible et vint saplatir contre le mur, la tête à moitié broyée, les pattes agitées dans une convulsion suprême. Il y eut un silence écrasant... Au dehors on entendait un grondement qui était celui du vent dans le bois sec. Lenfant demeurait immobile dans lombre de la cabane, droite comme une statuette de bronze, et ses yeux luisaient comme des yeux de panthère. Son cur saignait, mais une colère folle, sauvage, lemplissait en même temps. Elle considérait tantôt cette petite chose inerte et sanglante à terre, qui était son chat, son Moucheron, et tantôt son bourreau. Son bourreau, ah! si dun regard elle eût pu le poignarder! Cest que nul ne lui avait appris son catéchisme, à la pauvre enfant, et elle ignorait le pardon. Qui donc le lui aurait enseigné? Assurément ce ne pouvait être ni Rose limbécile, ni Nounou, ni Favier. Favier, lui, gardait son cynique sourire, son sourire de diable: " Voilà bien du bruit pour un misérable chat, dit-il enfin. Ramasse-moi ça et promptement, ajouta-t-il en repoussant du pied le petit corps; et ôte-toi de devant mes yeux car tu mennuies." Lenfant obéit, renfermant sa douleur farouche; trop faible pour se révolter, trop fière pour se plaindre, elle se tut, mais son petit cur chancela dans sa poitrine lorsque, dans les plis de son jupon en guenilles, elle serra le pauvre Moucheron. Puis elle courut senfermer dans létroite ruelle qui lui servait de chambre. CHAPITRE VIII DESESPOIR DENFANT. Il nétait pas tout à fait mort, et, doucement elle le serra contre son sein palpitant. Quelques mots de tendresse flottèrent sur ses lèvres dans un sanglot: "Il faut bien quil mentende parler, se disait-elle; sil respire encore, au moins il saura que je suis là." Puis, quand il fut tout à fait mort et froid, elle le baisa. Elle passa la nuit ainsi. Nounou navait pas reparu; sans doute elle avait trouvé du gibier sous bois et attendait laube pour venir gratter à la porte. La Moucheronne alla plusieurs fois regarder au dehors: il faisait nuit noire, noire, sans une étoile au firmament. Au matin, elle sortit sans bruit et vit la louve couchée en travers du seuil; elle lui montra le corps raidi du petit chat: "Vois, dit-elle simplement, vois ce quil a fait de notre ami." La louve eut un grondement de colère à ladresse de Favier, en montrant ses crocs formidables. La Moucheronne creusa un trou dans la terre et y déposa Moucheron. Nounou laccompagnait et lui léchait les mains comme pour lui demander pardon du crime de lautre. Ce matin-là, le vent sauta brusquement au midi et la température sadoucit sensiblement. Favier dormait toujours, il pouvait dormir ainsi jusqu'à une ou deux heures de laprès-midi. Le sommeil de lhomme juste nest pas toujours paisible comme on le dit; en revanche celui du méchant est souvent calme et reposant. Tout était paix et silence dans le bois dépouillé. "On doit être très heureux quand on est mort" se dit la Moucheronne en se dirigeant comme machinalement vers un coin de la forêt quelle affectionnait particulièrement; un coin qui devenait ombreux et mystérieux aux beaux jours, plein de chaleur parfumée, où la fillette venait travailler pendant les heures brûlantes de lété. Elle sy assit, oubliant sa tâche quotidienne, et songeant, Nounou à ses pieds; elle avait toujours ce tableau devant les yeux: son petit chat gisant à terre, la tête fracassée. Lorsquelle eut ainsi rêvé, elle se leva, secoua ses cheveux en broussailles, étira ses petits bras maigres, engourdis par le froid, et se dirigea vers le trou. Le trou était une sorte de mare peu profonde, sauf un endroit, aux eaux noires et stagnantes. Elle se pencha au-dessus, tandis que Nounou la regardait dun air inquiet. "Cest froid et cest laid, murmura-t-elle avec un frisson, mais tant pis!" Elle assembla dans son pauvre jupon quelques grosses pierres, et en tint les extrémités afin de ne point laisser glisser les cailloux... elle pesait si peu, elle avait peur de revenir à la surface. Puis, se retournant, elle se baissa et mit un baiser sur la tête velue de la louve qui répondit par un gémissement à cette caresse suprême. "Adieu, Nounou, dit lenfant avec un accent de douceur infinie; il ny a que toi qui maies aimée, toi et le petit chat... Manon, elle, est trop loin... Adieu, tu peux te passer de moi car tu sais te défendre, toi! Tu sais bien que je ne puis pas faire autrement que de mourir, car la vie est trop dure." Elle releva ses grands yeux qui errèrent au loin, au delà de lombre impénétrable. "Favier ne me trouvera plus! murmura-t-elle avec une joie farouche; il naura plus personne à faire souffrir!" Puis elle descendit doucement dans londe noire et épaisse. En un certain endroit, leau était assez profonde pour noyer un enfant de sa taille. Nul ne la vit ni ne lentendit tomber... il ny eut que la louve qui hurlait sinistrement sur le bord. A ce moment, Favier, furieux, cherchait sa petite servante en rupture de service ce matin-là; il passa près du trou, tendit loreille, et, sapprochant, vit Nounou qui allait et venait désespérément, les pattes dans leau. Un soupçon effleura son esprit; il plongea avec son bâton dans la surface agitée de frémissements qui se propageaient de cercle en cercle, et rencontra un obstacle. Une malédiction aux lèvres, il se courba, entra un peu dans la mare et en retira la Moucheronne. Il ne tenait à elle que pour les offices quelle lui rendait sans lui rien coûter; pas pour autre chose. Qui donc leût servi ainsi sans exiger aucun salaire? Il lemporta à la cabane, alluma un feu de bois sec devant lequel il étendit la petite fille. La louve les avait suivis. Peu après lenfant remua; le braconnier fit passer entre ses dents serrées quelques gouttes deau-de-vie qui la ranimèrent tout à fait en ramenant la chaleur dans ses veines glacées. Favier qui ne connaissait pas le remords et qui sifflotait en attendant son retour à la vie, ne put se défendre dune certaine honte, quoique son âme fût cuirassée contre tout sentiment de ce genre, lorsquil rencontra le regard de la Moucheronne, regard dune limpidité irritante, plein dun muet reproche; il baissa la tête devant la profondeur de ses yeux qui parlaient pour ses lèvres. Mais secouant cette impression qui lhumiliait, le misérable la força brutalement à se remettre debout. "Ainsi, lui dit-il dun ton goguenard, tu as voulu te tuer?" Elle fit signe que oui. Sans savoir, cependant, quelle avait commis une faute grave, elle avait conscience de sêtre montrée lâche. " Et pourquoi çà? " Pourquoi?... Vous me demandez pourquoi, Favier? dit-elle recouvrant son assurance et dardant sur son bourreau son regard dévorant plein de haine sauvage. Vous avez tué mon ami, fit-elle, tandis que les larmes se séchaient dans ses prunelles à mesure quelles y montaient." Le colosse rit. " La belle affaire! un chat. " Mais je navais que cela! sécria la pauvre enfant avec désespoir." Et elle pensait: " Je devrais couper la main qui a commis ce crime." Cette brute de Favier ne pouvait comprendre, nature grossière, ce que la Moucheronne avait perdu en perdant son ami. Il reprit: " Tu nas pas le droit de tôter la vie." Les grands yeux de la fillette linterrogèrent. " Parce que, poursuivit le bandit, tu mappartiens, tu es ma servante, ma chose, et si tu te tuais tu commettrais un vol. " Oh! fit la Moucheronne en reculant. " Un vol tu entends bien. Tu ne recommenceras plus? " Non!" Elle baissa la tête et se remit au travail; ses vêtements étaient presque secs. Elle frissonnait, mais ce nétait pas le froid qui la faisait trembler. Ainsi elle navait pas même le droit de sôter cette vie si lourde dont elle ne connaissait que le côté noir. Elle ne récriminait pas, linnocent ne le fait pas. Pauvre petite! elle avait le cur et les mains pures et elle souffrait le martyre. Ah! que cette faible créature devait peser dans la balance qui mesurait devant Dieu les fautes de Favier! Le soir venu, elle rangea les objets qui avaient servi au souper de Favier et se retira dans son réduit; son petit cur était gros à éclater et Favier naimait pas les larmes. Elle fit signe à Nounou de la suivre, mais Nounou qui somnolait allongée à terre ne la vit pas. "La louve est fâchée, pensa la fillette, ce que jai fait était donc vraiment très mal." Elle sétendit sur la paille et sanglota: elle navait pas une poitrine humaine pour laisser tomber sa tête lassée, et elle navait, en ce moment, pas même sa vieille amie Nounou. Lorsque Favier, ayant fumé sa dernière pipe, se coucha à son tour, il poussa du pied la louve dans la chambrette de la Moucheronne. Celle-ci dormait de ce sommeil de lenfance qui résiste à tous les supplices, ses cheveux révoltés en désordre sur son front brun. Le profond ébranlement de ces deux jours avait pâli davantage sa petite figure maigre. Nounou passa sa grande langue chaude sur la joue humide de larmes de la fillette qui, sentant cette caresse à travers son rêve, chercha à tâtons la tête velue de sa nourrice. Le lendemain, elle reprit sa vie accoutumée de travail et de misère, mais son âme était rentrée dans lombre. Seulement, elle devint plus insensible aux coups et aux menaces; la mort ne lui faisait pas peur. Un jour, Favier, dans létat divresse, saisit son fusil et la coucha en joue: lenfant attendit, droite, immobile, mais son visage nexprima aucune crainte. Puis lété reparut; le souvenir de Moucheron saffaiblissait dans la mémoire de la petite fille; elle travaillait, tantôt au milieu de lair brûlant et des rayons du soleil dont elle ne semblait pas sentir les morsures sur ses épaules fatiguées et bleues de coups, tantôt au milieu de louragan et de lorage, quand le vent sifflait furieusement et déracinait les jeunes arbres; mais elle aimait ces bruits désolés de la nature et son rude labeur sur cette terre chaude et triste ne lui paraissait pas si pénible. Lexaltation farouche qui avait suivi la mort de son petit chat était tombée en elle; elle subissait passivement son sort, ne se demandant pas si les autres étaient moins à plaindre quelle; ne sachant pas que tandis quelle était traitée comme un pauvre petit chien, dautres enfants de son âge avaient à loisir des caresses et mille douceurs; elle ignorait que pas bien loin delle, au village, on chantait et lon riait à la tombée du jour, en égrenant du maïs, et que, au retour des champs, hommes, femmes et bambins trouvaient un bon lit, un souper frugal mais abondant, et de bons baisers partout. Au bout de la journée, son seul plaisir quand son maître nétait pas là, était de respirer lair embaumé du soir, de contempler la première étoile sallumant après léblouissement dun coucher de soleil, et de laisser le vent fouetter sa chevelure et son visage. Elle ne demandait rien, et qui eût-elle questionné? Les enfants laissent les jours sécouler sans chercher à apprendre où ils vont. Ce petit être ignorant et fragile aimait dinstinct le beau, car cest chose qui ne senseigne pas, et, regardant la nuit la forêt pleine de majesté et de silence, elle palpitait de joie; si elle eût connu Dieu, assurément elle se serait dit que Dieu était là et la voyait. Le matin, elle se levait avec laurore pour courir, pieds nus, dans la rosée, écouter chanter les oiseaux et bruire les insectes. Plusieurs fois, elle avait essayé de parer le pauvre logis avec de fraîches fleurs rustiques, mais Favier qui, comme une bête immonde, détestait tout ce qui était pur et joli, écrasait impitoyablement les plantes parfumées sous sa botte. Cependant en songeant à lhiver et aux longues soirées solitaires quand la louve allait chasser, lenfant frissonnait parce quelle était assez grande pour se rappeler quaprès lété vient la mauvaise saison, après se soleil la pluie, après la verdure, le neige. CHAPITRE IX CAUSERIE DE BANDITS. La Moucheronne a douze ans. Moralement, elle est à peu près restée ce quelle était à six : un peu plus défiante et farouche encore, car elle a eu le temps de souffrir davantage. Physiquement, cest une belle enfant; les mauvais traitements et les travaux au-dessus de son âge et de ses forces nont pas arrêté sa croissance ni ankylosé ses membres; elle est droite comme un petit palmier; son teint est brun et lisse, ses lèvres rouges comme la fleur de grenade, ses dents petites et très blanches; ses cheveux fourrés et bouclés, ses traits bien modelés, ses yeux splendides, noirs comme le velours et largement fendus avec de longs cils bruns. Mais elle ignore complètement sa grâce et sa beauté: ce nest ni Rose, ni Favier, ni Nounou qui le lui ont appris. Elle était forte malgré sa stature mince, car elle passait sa vie au grand air, au soleil, ce qui la développait rapidement. Son esprit travaillait toujours, mais il ne progressait pas à la façon de celui des autres enfants; elle ignorait ce que savent ceux de son âge, mais elle avait acquis le don de réfléchir et de réfléchir avec sagesse. Dinstinct elle haïssait le mal et le mensonge. Jamais une parole contraire à la vérité navait passé par ses lèvres, lors même que cela eût pu lui éviter une correction de son redoutable maître. Elle commençait à pressentir que celui-ci ne gagnait pas honnêtement sa vie, et le pain noir quelle mangeait chez lui létouffait lorsquelle songeait quil provenait dun vol. Depuis quelle était ainsi devenue grandelette, depuis quelle avait pris des manières posées, elle sétait organisé, attenant à la cabane, un petit réduit où elle avait juste la place de se coucher sur un lit de feuilles sèches, et où Nounou pouvait encore sétendre à terre. Et le matin, levée avec le jour, elle reprenait sa tâche ingrate pour ne la plus quitter jusquà la nuit. Il y avait tant de choses à faire pour contenter ce tyran jamais satisfait, qui laissait tout en désordre derrière lui et exigeait un service attentif et zélé. Un soir, le braconnier ramena deux hommes avec lui; il était tard; la Moucheronne, déjà couchée, entendait tout à travers la mince cloison, et la fumée des pipes arrivait jusqu'à elle et la prenait à la gorge. Nounou grondait en se retournant sur ses pieds quelle réchauffait de son corps et de son haleine. Les trois hommes buvaient en causant. La Moucheronne ne comprenait pas trop bien leur langage émaillé de jurons grossiers et dexpressions triviales, mais ce quelle comprit cependant, cest que ces hommes complotaient un meurtre. Elle regarda par une fente de la cloison légère, et les vit attablés; les nouveaux venus moins grands et moins forts que Favier, étaient barbus comme lui, et comme lui aussi portaient une blouse bleue, un pantalon de velours et un bonnet de fourrure avancé sur les yeux. Le complot se tramait gravement devant les chopes de vin et les couteaux affilés posés tout ouverts sur la table; il sagissait, ni plus ni moins, darrêter un jeune militaire dont la bourse était bien garnie et qui devait traverser à cheval la forêt pour rentrer chez lui à Saint-Prestat. Favier sétait renseigné au cabaret où le soldat avait soupé, et, sadjoignant deux camarades, il organisait le coup. Un militaire, la Moucheronne ne savait pas ce que cétait, mais elle jugea que ce pouvait bien être un innocent quon allait faire périr et que pleureraient ses parents. "Si je connaissais mieux la forêt, pensait-elle, je lavertirais, mais je ne lai jamais parcourue tout entière." Elle colla son oreille contre la paroi de bois pour mieux entendre. " Mais, Favier, disait lun des bandits, est-ce que tu nas point par là une gamine qui pourrait nous trahir? " La Moucheronne, bah! une idiote qui dort maintenant à poings fermés comme une fainéante quelle est. " Es-tu bien sûr quelle forme? reprit un autre. " Puisque je vous dis quil ny a rien à craindre; elle ne comprend que les ordres que je lui donne et les grognements de sa nourrice la louve. " Ah! oui, Nounou?" Et ils se mirent à rire, puis, continuèrent lexposé de leurs plans. " Cest que, dit le plus jeune des voleurs, un soldat, ça ne se laisse pas désarçonner facilement. " Est-ce que tu aurais peur, par hasard? nous sommes trois contre un, nous en aurons vite raison. Cest, dailleurs, un tout jeune homme, un fanfaron qui veut abréger sa route en passant par la forêt à quatre heures du matin; or à quatre heures, en cette saison, il ne fait pas jour encore, et personne ne fréquente le bois. " Tu dis quil a le gousset bien garni? " Il est riche et il a de lor à poignées. " Tant mieux." Leurs yeux brillèrent davidité. " Donc, mes agneaux, soyons avant laube au carrefour du vieux chêne, vous deux dun côté; moi de lautre avec nos couteaux et nos pistolets, et cheval et cavalier apprendront à leurs dépens quil ne fait pas bon voyager si matin sur mes domaines." La Moucheronne en savait assez; elle retomba sur son lit de feuilles, caressa du bout de son pied la tête venue et de la louve et songea. CHAPITRE X PAS SANS NOUNOU. Il avait neigé toute la nuit; les flocons formaient une ouate cotonneuse sur la mousse de la forêt, et les grands arbres dénudés en étaient aussi couverts. Il faisait noir en haut et blanc sur la terre; mais latmosphère était douce comme lorsque la neige sapprête à tomber. Il était nuit encore; une petite ombre suivie dune autre plus grande, plus massive, se glissa hors de la cabane du braconnier; elles marchaient si légèrement, ces ombres, que leurs pas ne produisaient aucun bruit. De temps à autre, dans les allées toutes givrées, un rameau se détachait, secouant la poudre blanche qui séparpillait dans lair. La plus grande des deux silhouettes allait devant comme pour frayer ou indiquer la route. Elles cheminèrent ainsi jusqu'à lune des extrémités du bois; là elles sarrêtèrent et attendirent. Au bout de quelques instants, une voix mâle frappa lair sonore; cette voix modulait une chanson joyeuse: puis parut un beau garçon de vingt-cinq ans tout au plus, portant crânement luniforme dofficier de cavalerie, et monté sur un cheval un peu maigre, mais dallure décidée; il avait en bandoulière une sacoche bien gonflée. Soudain, il interrompit son couplet; une singulière apparition lui barrait le chemin et sa monture fit un écart; il la maintint dune main habile et regarda devant lui. Il ne faisait pas clair encore, mais la lueur blanchâtre de la neige, à défaut de celle du ciel, lui montra à quelques pas de lui un groupe formé par un animal gigantesque et par un enfant. "Qui va là?" cria le jeune homme en cherchant instinctivement le pistolet pendu à larçon de sa selle. Une petite voix fraîche lui répondit: " Nayez pas peur; Nounou ne vous fera pas de mal et moi je viens empêcher quon vous en fasse." Lofficier nentendait pas grandchose à ce discours; il comprit cependant quil navait rien à craindre de la louve, et il flatta doucement son cheval de la main pour calmer sa frayeur. " Qui es-tu petite ou petit, car je ny vois pas assez pour distinguer si tu es fille ou garçon. " Je suis la Moucheronne. " La Moucheronne? drôle de nom, fit-il en riant, en tout cas un nom féminin. Eh! bien, jeune vagabonde, que me veux-tu? dépêche-toi de me le dire car je suis pressé. Est-ce une aumône que tu réclames?" Et il portait déjà la main à son gousset où tintait gaiement lor. " Une aumône? quest-ce que cest que ça? " Bien! elle lignore. Cependant, ce nest pas une enfant de riches, on ne la laisserait pas ainsi courir les bois à pareille heure en compagnie dun loup, se dit lofficier. " Je suis venue, reprit la fillette qui sentait que le temps pressait, je suis venue pour vous dire quil ne faut point passer par la forêt; il y a des hommes qui veulent vous tuer. " Moi? ah! ah! ah!... sommes-nous encore au temps des brigands, ou bien en plein pays de Calabre pour craindre les attaques nocturnes sous bois? Et qui donc voudrait me tuer? " Mon maître, répondit la fillette très grave, mon maître et deux de ses camarades. " Ah! cest donc un brigand ton maître? et ils tont confié leur dessein, ces messieurs? " Jai entendu ce quils disaient hier soir en causant dans la cabane et je me suis levée dans la nuit pour venir vous avertir avant laube." Elle parlait simplement et avec sincérité; le jeune homme réfléchit une seconde; puis, relevant sa tête fière et avec défi: " Bah! je suis armé; je ne me laisserai pas dévaliser si facilement. " Mais ils seront trois, fit observer judicieusement la Moucheronne; ils sont armés, eux aussi, et mon maître est doué dune force prodigieuse. " Elle a peut-être raison, murmura lofficier. Puis soudain, appelant la petite fille du geste: "Approche-toi, lui dit-il." Elle obéit sans hésiter; la louve poussa un grognement de méfiance et savança, comme elle, de quelques pas. " Paix, Nounou, dit la Moucheronne en étendant la main vers lanimal." Lofficier tira de sa poche un objet de petite apparence et battit le briquet. "Approche-toi encore et naie pas peur, répéta-t-il." La petite fille savança de nouveau; le jeune homme se pencha sur sa selle, et à la lumière du flambeau improvisé, il lexamina. Elle ne baissa point ses grands yeux limpides devant les prunelles bleues de linconnu. Il enveloppa dun regard cette charmante créature fine et robuste à la fois, dune beauté sauvage mais parfaite. " Tu es jolie, dit-il. " Je ne sais pas, répondit-elle, indifférente. " Tu nes pas française, sans doute? " Française, quest-ce que cest? " Décidément tu ne sais rien de rien. " Peut-être bien, mais ce quil faut, cest que vous fuyiez vite par là-bas." Et elle désignait la route blanche de neige qui sétendait au- delà du bois. Lofficier fit un signe dassentiment et rassembla les rênes de sa monture. " Mais, reprit-il sans rendre la main au cheval, si ton maître apprend ce que tu as fait? " Il me tuera, répondit-elle simplement, sans manifester de frayeur. " Tu nas donc personne pour te défendre? " Jai Nounou, fit-elle en montrant la louve qui, entendant son nom, releva la tête. " Nounou? pourquoi lappelles-tu ainsi? " Parce quelle a été ma nourrice. " De plus en plus surprenante, murmura le jeune homme. Si lon avait le temps, on la ferait causer, cette petite. Mais pourquoi labandonnerais-je à son sort puisque selon toute apparence, elle me sauve la vie. " Enfant, reprit-il tout haut, veux-tu monter en croupe avec moi." Elle leva sur lui son regard interrogateur. "Là, sur mon cheval, je temmènerai chez moi où ma mère te soignera et taimera." La Moucheronne courba la tête; une vision de linconnu passa devant ses yeux; elle se vit délivrée de la misère et de la tyrannie de Favier, dans une demeure mieux close comme par exemple celle de Manon, (la pauvrette ne pouvait se figurer rien de mieux) entourée dun homme bon comme le paraissait celui quelle voyait là, et dune femme excellente comme Manon, qui ne lui demanderaient pas un travail excédant ses forces et ne la battraient pas en la privant de pain. Mais, soudain, relevant son front rembruni par linquiétude: " Et Nounou?" Lofficier se mit à rire . " Nounou? oh! je ne puis men charger. Une enfant cest bien, mais un animal féroce que je ne connais pas et qui, un jour, pourrait nous jouer un mauvais tour... "Alors, reprit la fillette avec mélancolie, merci, je ne partirai pas avec vous. A présent, éloignez-vous bien vite et regagnez la route." Le jeune homme voulut insister, mais il referma la bouche sans prononcer une parole: lenfant et la louve avaient disparu dans le bois, sans laisser dautres traces de leur passage que lempreinte noire de quatre pattes maigres et celle plus légère de deux petits pieds nus. "Quelle bizarre rencontre, se dit-il en secouant les rênes de son cheval, et quel dommage que la petite soit si sauvage. Allons, suivons son conseil et prenons la route, cela me retarde, mais je nai pas envie de me faire écharper par trois lâches instruits de mon passage ici." Bientôt tout bruit cessa dans la forêt, sauf de temps à autre un coup de vent qui glissait entre les branches dépouillées. La Moucheronne était retournée à la cabane et les trois bandits attendaient, mais en vain, au carrefour du vieux chêne. " Il aura changé davis, dit lun deux. " Ou bien cette vermine de Moucheronne nous aura vendus, dit un autre plus perspicace." Enfin le soleil se leva et les trois hommes transis et déçus, quittèrent leur poste. Favier offrit à ses camarades un verre deau-de-vie à la cabane, et ils neurent garde de refuser. Ils trouvèrent la Moucheronne en train dallumer le poële et de balayer la masure. La louve allongée sur le sol, la regardait faire. " Hors dici, animal! cria Favier en montrant la porte à la louve qui obéit à regret; la Moucheronne la suivit des yeux en réprimant un soupir; cétait son unique défenseur quon éloignait, elle pressentait ce qui allait arriver. " A nous deux maintenant, dit Favier en refermant la porte, et sadressant à la fillette: " Où étais-tu cette nuit? " Là, répondit-elle en désignant le réduit où elle dormait habituellement. " Et ce matin, tout à lheure, où étais-tu?" Lenfant changea de couleur, mais ses lèvres qui exprimaient la résolution et le dédain, demeurèrent closes. " Ah! tu ne peux pas répondre! reprit le braconnier; cest donc que tu es coupable." Et avec un geste de menace: " Déshabille-toi." Il alla décrocher du mur une lanière de cuir qui servait à fouetter la Moucheronne lorsquil voulait assouvir sa colère sur quelque chose. " Tue-la donc! cria derrière lui une voix pleine de colère; elle nous a fait manquer le coup, cette coquine!" Favier se retourna: " Je sais ce que jai à faire, dit-il rudement; elle mest utile, je ne veux pas la tuer, mais je veux la fouailler de façon à ce quelle sen souvienne. Allons, déshabille-toi! hurla-t-il de nouveau en menaçant la Moucheronne." Son visage avait une expression sinistre. Lenfant frémit, mais au fond elle était vaillante. " Devant eux? dit-elle en désignant dun geste les deux hommes qui demeuraient là, cruels spectateurs de lexécution. " Oui, devant eux, ricana le colosse." Elle ne souffla mot et rejetant ses cheveux en arrière, elle regarda fixement son bourreau de ses grands yeux, qui démesurément ouverts, éclairaient sa pâleur. Elle ne bougeait pas. Alors, il leva son fouet sur elle. " Vous navez pas le droit de me frapper, dit-elle tranquillement, je ne suis pas votre fille. " Mais tu es ma servante, grinça le misérable en laissant retomber sa lanière de cuir qui cingla cruellement les épaules de la fillette." Le supplice dura dix minutes; Favier était fort et ne se fatiguait pas vite. Le mince vêtement qui recouvrait le buste de lenfant se déchirait davantage à chaque coup, et chaque coup laissait un sillon sanglant sur sa peau nacrée. Mais elle ne proféra pas une plainte. A la fin, le braconnier jeta au loin son instrument de tortue et, se tournant vers ses compagnons: " Buvons, dit-il." La Moucheronne assembla autour de ses épaules les débris de son corsage, et, trébuchant, malade, la vue troublée, elle gagna son réduit où elle se laissa tomber sur son lit de feuilles. Pendant trois jours, elle demeura en proie à la fièvre et incapable de se lever. Dévorée par une soif ardente, elle ne pouvait même pas se traîner jusquau ruisseau pour y mouiller ses lèvres. La louve gémissait à côté delle et la regardait souffrir, ses bons yeux danimal aimant pleins de pitié et de tendresse. Favier, pendant ce temps, quitta la cabane et ny revient pas de toute la semaine; sans doute il entreprenait une autre expédition plus fructueuse que la précédente. "Si cétait la mort qui vient! se disait la malade, mais sans angoisse, sans terreur." Elle lavait vue pourtant, la mort, et savait ce que cétait. Elle avait assisté à mainte agonie doiseaux broyés par lorage ou de lapins atteints par le plomb du braconnier. Elle savait que cest un instant de souffrance, suivi du repos et de limmobilité absolue. Elle ne savait rien de plus et navait aucune idée de la vie qui doit succéder à celle dici-bas. Mais elle guérit; la jeunesse et surtout la jeunesse aguerrie à la rude école de la misère et des intempéries, a des ressorts dune puissance incompréhensible. La Moucheronne se releva, toujours vaillante, et reprit, un peu plus pâle seulement, ses travaux de chaque jour. CHAPITRE XI NOUNOU TRAQUEE. Nounou est inquiète ce matin-là, très inquiète; elle dresse loreille à tous moments et gronde sans raison apparente, allant à la porte close comme pour y flairer un ennemi invisible. "Allons, louve du diable! en chasse!" lui cria Favier, dont le garde-manger était vide, et qui trouvait plus commode de le faire remplir par Nounou que daller lui-même sapprovisionner au village voisin. La bête obéit et sortit après avoir jeté un regard plein de tristesse sur la Moucheronne. Celle-ci achevait les nettoyages du matin; elle prépara le linge quelle devait laver, puis, se dirigea vers le ruisseau tandis que le braconnier, cuvant livresse de la veille, retombait dans un lourd sommeil. Cependant le soleil montait au zénith que Nounou navait point reparu et la fillette sen tourmentait dautant plus que des bruits inusités couraient à travers la forêt. On touchait à la fin de lhiver, mais cette saison est longue en ce pays au dur climat où les arbres ne bourgeonnent que fort tard. Or, il arrivait justement ce jour-là que le propriétaire de la forêt y faisait une tournée en compagnie de quelques joyeux amis, moins pour tirer des coups de fusils que pour boire des vins capiteux et manger un pâté aux truffes sur la mousse tendre des allées. "Cette satanée bête nest donc pas de retour?... cria Favier en apparaissant sur le seuil de la porte. " Non, répondit la Moucheronne qui travaillait tout auprès. " Avec quoi veut-elle donc que je dîne? " Je ne sais ce qui est survenu, reprit lenfant dont le cur était mordu par langoisse, mais dhabitude Nounou ne reste pas si longtemps absente. Il y a du bruit dans la forêt aujourdhui; jai entendu des coups de fusils et des appels de voix... " Tu dis?... fit le colosse en pâlissant et en sapprochant de la Moucheronne qui répéta sa phrase." Alors Favier, toujours sur le qui vive malgré ses airs de bravade, prit son bonnet de fourrure et son bâton et séloigna du côté du bois où régnait encore le calme. La Moucheronne poussa un soupir de soulagement; elle laissa son ouvrage, essuya ses doigts mouillés, et, secouant ses cheveux noirs, bondit comme un jeune faon, droit devant elle en appelant Nounou. Mais rien, toujours rien ne lui répondit, et des larmes lui montèrent aux yeux en songeant quil était peut-être arrivé malheur à son amie. Elle fit ainsi bien du chemin et tomba tout à coup, ainsi quun petit animal étrange et effarouché, au milieu des dîneurs. Jamais elle navait vu pareille chose: Couchés sur la mousse odorante, une dizaine de jeunes gens mangeaient et buvaient, riant à mourir; le vin, de couleur rubis, étincelait dans les coupes de cristal; largenterie reluisait au soleil, et des serviteurs en livrée éclatante sempressaient autour des convives. Un peu plus loin, les fusils étaient jetés négligemment sur le gazon; et à côté, les chevaux débridés se livraient à une vraie débauche dherbe tendre. Tout cela était certainement un spectacle nouveau pour la Moucheronne, mais, ce qui était plus nouveau encore pour le marquis et ses compagnons, cétait la vue de ce petit être effaré qui les considérait de ses yeux sombres et pensifs. Le châtelain lappela du geste; à ses doigts brillaient des bagues ornées de pierres aux feux merveilleux. " Approche, petite, et naie pas peur. Que cherches-tu?" La Moucheronne se rassura; cet homme était le second qui lui parlait avec douceur; tous ne ressemblaient donc pas à Favier? " Je cherche Nounou, répondit-elle encore essoufflée de sa course. " Ta Nounou. Ah! diable! est-ce quelle sest perdue? " Perdue, non, elle ne peut ségarer, elle connaît trop bien la forêt. " Vraiment? est-ce quelle y habite? " Elle y est née et ne la jamais quittée, comme moi. " Comme toi? vous êtes donc des prodiges; jignorais que dans notre siècle il y eût encore des goûts de solitude comme au temps des Pères du désert. Et, dis-moi, petite, nous la rencontrerons peut-être en chassant, ta Nounou. " Oh! ne lui faites pas de mal! supplia lenfant en joignant les mains. " Et quel mal veux-tu que nous lui fassions, nous prends-tu pour des anthropophages? Voyons, donne-nous un peu son signalement. " Son signalement, répéta la fillette sans comprendre. " Oui, comment est-elle, ta nourrice? grande ou petite? " Grande. " Forte? " Je crois bien, elle me porte encore sur son dos. " Tu ne dois pas être bien lourde, va ma mignonne. Est-elle brune de teint? " Oh! oui, presque noire. " Cest sans doute une négresse, suggéra lun des convives en attaquant une aile de perdreau. " De quelle couleur sont ses yeux? " Vert le jour; et la nuit, ils brillent comme des lumières. " Mais cest un phénomène que ta Nounou. Parions quelle a des dents éblouissantes. " Toutes blanches, en effet. Vous lavez vue? "Je nai pas eu cet honneur, mais les négresses en général..... Enfin, je lui ferai mon compliment si je la rencontre: elle a fait de toi une fière gaillarde. Comment te nommes-tu? " On mappelle la Moucheronne. " Cest un surnom cela. Et autrement? " Je nai pas dautre nom. " Mais enfin, ton père, ta mère, comment se nomment-ils? " Je nai ni père, ni mère, je nen ai même jamais eu. Je nai que Nounou au monde avec Favier mon maître. " Qui est Favier? " Je ne sais pas, cest mon maître, voilà tout. " Où habite-t-il? " Là-bas, fit lenfant en montrant le cur de la forêt. " Chez moi? dit le marquis en fronçant le sourcil. " Non, chez lui, répondit innocemment la Moucheronne." Tous se mirent à rire. " Allons, petite, dit le châtelain en emplissant une coupe dun vin pétillant et doré, bois cela à la santé de ta nourrice." Lenfant hésita, puis mouilla ses lèvres rouges dans le verre, mais elle les en retira aussitôt et dit avec une petite moue gentille: " Jaime mieux leau du ruisseau." Les rires redoublèrent. " Et ceci, laimes-tu mieux? reprit le marquis en retirant de son doigt un anneau étincelant." La Moucheronne y jeta un regard dédaigneux. " Il y a plus beau que cela, fit-elle. " Vraiment? " Oui, les étoiles de la nuit lorsque le ciel est dun bleu sombre et quelles y forment comme des étincelles dor. " Mais tu ne peux y atteindre, tandis que de ce joyau coûteux, tu peux orner ta main mignonne. " Oh! répliqua lenfant avec un mouvement dépaules, cest la première fois que je vois chose pareille, mais je sens bien que cet anneau ferait triste figure sur moi; ce nest ni Favier, ni Nounou, ni moi qui y prêterions attention. " Allons, tu es bien dédaigneuse, dit le Marquis en remettant la bague à son doigt; mais le ferais-tu autant si je toffrais un louis? " Un louis? " Oui, une pièce dor. " Quen ferais-je? Cest si petit, je laurais vite perdu. " Eh! ma fille, riposta lun des convives étonné, tu ten achèterais des habits un peu plus frais que ceux que tu portes." La Moucheronne, sans rougir, jeta un regard sur ses vêtements fripés. " Tu es jolie, ajouta la chasseur, une petite robe rose, par exemple, tirait à merveille. " Quest-ce que cest, être jolie? " Agréable à regarder. " Comme la forêt pendant lété, alors. "Ah! oui, mais autrement." Ils riaient à se tordre. " On ne tavait jamais dit cela? " Si, une fois, répondit la Moucheronne en songeant au soldat quelle avait sauvé des griffes de Favier. " Cest Nounou, sans doute? " Nounou?..." Lenfant sourit. " Mais elle ne sait pas parler. " La négresse a la tête dure probablement, observa lun des convives; elle na pu encore apprendre le français. " A quoi cela sert-il dêtre jolie? reprit la petite fille soudain rêveuse, cela nempêche pas Favier de me battre. " De te battre? tu lui fais donc des sottises?" Elle secoua la tête: " Des sottises? je ne crois pas, je fais tout ce que je peux pour contenter mon maître, et je nai jamais blessé une mouche. " Alors, pourquoi te fait-il souffrir, ton maître? " Il est souvent en colère et il na que moi à frapper. Rose sa servante est partie. " Et Nounou? " Oh! il ne touche jamais à elle; il noserait. " Pourquoi? elle se fâcherait? " Elle mordrait. " Bigre! comme elle y va ta nourrice!" La Moucheronne découvrit lentement son cou svelte et ses bras délicats et montra les traces bleues et noires qui les marbraient. " Cest tous les jours comme cela, reprit-elle, je fais cependant beaucoup douvrage!" Elle soupira et rattacha son fichu en loques. Puis, sans voir la pitié sérieuse soudain empreinte sur le visage de ses auditeurs: " Allons, je perds mon temps ici et je ne cherche plus Nounou. Si le maître le savait, il me battrait ferme! " Attends, petite, prends au moins ceci, lui cria le marquis en lui tendant sa bourse." Mais elle fuyait déjà au loin, légère comme une biche. Tous demeurèrent graves car ils venaient de voir la plus triste des infortunes, linfortune de lenfance. " Il faudrait pouvoir la délivrer de ce maître odieux, suggéra lun deux en tordant sa moustache dun air perplexe. " Jy songerai, dit la marquis; après tout, jai le droit de savoir qui vagabonde sur mes terres." Ils achevèrent leur repas en silence, rechargèrent leurs armes et senfoncèrent de nouveau sous le bois déjà touffu. Ils navaient pas cheminé dix minutes et leur gaieté leur revenait peu à peu sous linfluence du clair soleil et des vins généreux quils avaient bus, lorsquils perçurent un bruit de sanglots étouffés et de lamentations désespérées. " Bon! quest-ce encore? Allons-nous rencontrer des malheureux à chaque pas? " Nous naurons pas grandpeine à soulager celui-ci, sil est aussi récalcitrant que la petite Bohémienne de tout à lheure." Et voilà que justement celle qui pleurait et gémissait ainsi était la Moucheronne agenouillée dans lherbe humide auprès dun grand corps noir étendu sur le sol et qui soufflait péniblement. " On me la tuée! on me la tuée!... criait la pauvre petite dont les larmes ruisselaient comme des perles liquides jusque sur le poil rude de son amie. " Eh! bien, sexclama lun des chasseurs, il ne manquait plus que de la retrouver en tête à tête avec la louve que nous avons manquée ce matin! " Pas tant manquée que cela, reprit un autre en indiquant une large plaie rouge, béante dans le flanc de la bête. " Quas-tu donc, petite? dit le marquis à la fillette. Est- ce que tu vas tattendrir, maintenant, sur les souffrances dun animal que nous avons blessé en chassant." Elle releva la tête, indignée, et la colère fit flamboyer ses grands yeux débordants de pleurs. "Vous!... cest vous qui avez tué Nounou? " Nounou?... cest... cétait elle?... " Je vous ai dit tout à lheure que je la cherchais. A présent je la retrouve mourante: si cest votre faute, comme vous dites, vous êtes des méchants et je vous déteste. " Mais, fillette, firent-ils consternés devant ce chagrin réel, nous ne pouvions pas deviner que cette bête te touchât de si près. " Elle ne vous avait pourtant jamais fait de mal, ma pauvre Nounou, pourquoi lui en avez-vous fait?" Ils ne savaient trop que répondre et essayèrent de lui donner quelques consolations banales, mais la Moucheronne ne les écoutait pas et couvrait de caresses le corps de la pauvre louve. Tout à coup, les yeux vitrés de celle-ci reprirent vie et elle souleva languissamment sa tête alourdie pour regarder sa petite amie dont elle entendait la voix désolée. " Elle nest peut-être pas grièvement blessée, hasarda lun des jeunes gens; si nous connaissions un moyen de la soulager... " Jen sais un, moi, répliqua vivement la Moucheronne; je connais la mère Manon qui possède un secret pour guérir les blessures; elle me guérirait bien Nounou, mais Nounou ne peut marcher jusque chez elle, et elle est trop lourde pour que je puisse la porter. " Messieurs, dit le Marquis en se tournant vers ses compagnons, allons, un bon mouvement; nous avons été à la joie, il est juste que nous soyons à la peine. Vite, formons une civière pour transporter cette pauvre bête au lieu que nous désignera sa nourrissonne." Ce fut prestement fait, et bientôt le fier marquis et ses joyeux compagnons suivirent la petite fille en se relayant pour porter, quatre par quatre, le brancard sur lequel reposait Nounou. Chemin faisant la Moucheronne leur raconta comment la louve lavait protégée, nourrie, aimée, et ils ne raillèrent plus; ils comprirent laffection étroite qui liait la bête et lenfant. Et certes, ils auraient bien ri la veille si on leur eût prédit que laprès-midi du lendemain les verrait formant un cortège pour transporter, avec toutes sortes de précautions, une louve malade chez une vieille femme à moitié sauvage aussi. Lorsquils furent arrivés à destination et quils eurent déposé dans la modeste cabane lanimal qui gémissait doucement en essayant encore de lécher la main de la Moucheronne, celle- ci leur dit avec un sourire: "Je vous en ai voulu beaucoup, mais jespère quelle guérira, et vous avez réparé votre faute, aussi je vous pardonne; allez!" Et, dun geste royal elle leur montra le chemin de la forêt. Ils seraient volontiers demeurés un instant de plus, intéressés malgré eux à la cure de leur victime, mais on les congédiait, il ne leur restait quà séloigner. Ils se promettaient de revenir et de soccuper de la farouche fillette qui excitait leur curiosité; mais bah! les promesses des jeunes gens sont choses futiles, autant en emporte le vent. Le soir, en devisant à la table du château, ils avaient déjà oublié lhistoire de Nounou; et ensuite, ils eurent trop doccupations pour venir explorer la forêt dans le but de retrouver la petite fille à la louve. CHAPITRE XII SANS LE VOULOIR. Six mois se sont écoulés; la Moucheronne et Nounou continuent à vivre, lune sous la férule du méchant Favier qui ne sest pas amendé, lautre plus libre, mais passant une partie de ses journées à la chasse ou à la maraude pour subvenir à sa propre subsistance et à celle du braconnier. La Moucheronne a grandi encore embellie de plus en plus; seulement, à mesure quelle comprend mieux les choses, elle souffre infiniment plus de la servitude en laquelle la tient un homme qui nest pas son père. Le colosse est devenu plus monstrueusement barbare et égoïste sil est possible; à présent, tout en exigeant plus de travail de la pauvre créature dont il fait son esclave, il lui mesure parcimonieusement le pain quelle gagne pourtant si durement. Et la pauvre petite se demande souvent, assise au bord du ruisseau, ses pieds nus pendant sur leau et ses yeux brûlant dun feu intense regardant dans la profondeur des bois, sil ne vaudrait pas mieux quitter cette forêt quelle aime et en même temps cet homme sinistre qui est son bourreau. Oui, mais où irait-elle? Et puis Nounou consentirait-elle à quitter ces lieux sauvages? Il y a bien Manon à laquelle lenfant garde une reconnaissance plus grande depuis quelle a rappelé la louve à lexistence. Mais Favier est lennemi de Manon; et puis la Moucheronne ne peut aller vivre avec la pauvre octogénaire qui a déjà si juste de quoi se nourrir elle-même. Si le braconnier pouvait mourir, au moins, la Moucheronne vivrait dans sa cabane, en paix, avec Nounou. Certes, ce serait un bonheur immense, et la fillette le souhaite de toute son âme, car personne ne lui a appris quil ne faut jamais désirer la mort dautrui. Comment le saurait-elle? Et, dans la simplicité de son cur elle se dit: "Si Favier pouvait mourir je ne serais plus battue et je pourrais souvent voir la mère Manon!" Un jour, (vraiment il y avait trop longtemps quelle ne lavait vue,) la Moucheronne quitta la cabane où Favier dormait de son lourd sommeil divrogne, et sengagea dans la forêt. Eh bien oui, elle laissait son ouvrage inachevé, elle en avait assez de cette vie-là, elle était révoltée à la fin; le matin même, il lavait frappée si rudement que le sang avait jailli de ses lèvres et quelle avait cru mourir. Et elle allait devant elle, à laventure, escortée de sa fidèle Nounou qui bondissait joyeusement et prenait machinalement le chemin de la cabane de Manon. On était en automne et tout était triste alentour; il ny avait rien de vivant dans cette solitude dont le silence était absolu. Les feuilles avaient jauni, prenant de ces admirables tons rougeâtres dont octobre les revêt; la mousse avait séché; et la Moucheronne était mélancolique parce quelle envisageait avec épouvante lhiver qui venait; lhiver avec ses neiges si longues à fondre; avec la ruisseau gelé dont il fallait casser la glace pour obtenir un peu deau. Et puis, le hurlement du vent dans les branches sèches, avait quelque chose de si lugubre! La louve souffrait de la faim bien souvent, et Favier devenait plus brutal à mesure que la mauvaise saison lui apportait moins daubaines. Et voilà que, tout en songeant, lanimal et la fillette sont arrivés chez Manon; le visage de la Moucheronne séclaire et elle fait à sa compagne un signe de mystère; elle veut surprendre sa vieille amie; pour cela, elle contourne la masure jusqu'à une petite fenêtre sans vitres pratiquée sur le mur de derrière; ses pieds nus ne font aucun bruit sur la terre humide, et la louve sest couchée sur la mousse, tout essoufflée de sa course. Mais la Moucheronne sarrête interdite: des éclats de voix parviennent à son oreille; certes, elle reconnaît laccent chevrotant de Manon, mais celui de son interlocuteur a un timbre jeune et mâle; qui donc peut converser avec elle? Ce nest pas Favier, puisque la fillette la laissé endormi au logis. Alors qui est-ce? Elle ne songe pas à écouter, oh! non; seulement la surprise la clouée sur place, et son nom ayant frappé son oreille, malgré elle elle se rapproche du cadre de bois ouvert qui sert de fenêtre à Manon. Cest la pauvre vieille qui parle et elle se plaint amèrement de sa solitude. " Je sais bien, mon pauvre gars, dit-elle, quil ne serait pas prudent pour toi de venir habiter ici; la forêt même nest pas assez sûre, mais mes bras deviennent plus débiles de jour en jour, et si la paralysie me prend, un de ces matins on me trouvera morte ici; ou du moins on ne me retrouvera même pas, car personne ne vient jusqu'à moi. Le boulanger qui me fournit deux pains par semaine en échange dune petite provision dherbes que je lui fais, les dépose tous les lundis chez le garde où je vais le chercher. Mais quand mes jambes ne pourront plus me porter... " Mais, mère, ny a-t-il pas au pays une pauvre orpheline qui consentirait à faire votre ménage? Tenez, ce sacripant de Favier qui a cependant bien la force de se servir lui-même, se décharge de ce soin sur une enfant quil ne ménage pas, je crois. " Tu as raison, il la fait travailler dur et nest pas avare de coups envers elle. Une fois déjà, jai dû soigner la pauvre Moucheronne. " Il lappelle la Moucheronne? " Oui, depuis bientôt douze ans quil la chez lui. " Et lenfant a quel âge? " Elle va sur ses treize ans, ma foi! car elle nétait pas même sevrée lorsque Favier la recueillie. " Treize ans, oui cest cela, ce doit bien être cela. " De quoi veux-tu parler? " Vous ne connaissez pas lhistoire de la petite; parbleu! Favier nest pas si bête que de vous la raconter. " Alors, dis-la-moi, toi. " Oh! Cest très simple. Le braconnier et deux ou trois de ses camarades ont arrêté un soir une voiture qui longeait la forêt; ils ont tué le cocher et le voyageur que cette voiture transportait je ne sais où, et ils ont trouvé un petit enfant dont Favier sest chargé; ses amis pensaient quil lavait noyé, mais vous voyez, il a mieux fait, il a utilisé le poupon. " Alors, fit la vieille femme qui nétait pas trop étonnée, la Moucheronne est sans doute lenfant de parents riches et... " Riches, je ne crois pas; Andréino qui a pris part à laffaire et qui me la contée ensuite, ma dit quon avait trouvé peu dargent sur le voyageur; seulement le pauvre diable avait lair dun seigneur et en même temps dun étranger. " Et, sécria Manon en levant au ciel ses mains ridées, cest pour voler un peu dor, que lon tue un chrétien pleine de jeunesse et despoir peut-être? que lon prive un pauvre petit être comme la Moucheronne de la protection de ses parents, de la fortune, des bienfaits de léducation!... Et la mère, dans tout cela quest-elle devenue? Y avait-il seulement une mère?" Lhomme fit un geste dinsouciance. " Est-ce quon sait? On ne sen est pas inquiété. Naturellement Favier na pas fait rechercher la famille de la mioche. " Comme je la plains, la pauvre femme, si elle pleure encore son mari et son enfant! murmura Manon avec mélancolie. Ah! mon garçon, que ce soit une leçon pour toi. Ce Favier, ça ne lui porte pas bonheur ce quil a fait là. " Non, ça ne lui portera pas bonheur! répéta à voix basse la Moucheronne toujours cachée derrière la cabane." Sans le vouloir elle avait tout entendu. Et elle restait là débout, pâle comme une morte, les yeux étincelants, les dents serrées... Les voix continuaient leur conversation dans lintérieur de la maisonnette, mais leurs paroles ne parvenaient plus à ses oreilles bourdonnantes. Que lui importait maintenant ce que lon pouvait dire, elle en savait assez. Et elle nentra pas chez la mère Manon. Sans bruit, comme elle était venue, elle sen alla et la louve la suivit étonnée de cette singulière promenade. Ce jour-là, la forêt navait plus son attrait habituel pour la fillette; elle nentendait ni les derniers chants des oiseaux, ni les bruissements si doux du feuillage; elle ne voyait pas ce dernier sourire de lété, luire dans les parfums humides, dans les fleurettes blotties, déjà frileuses, dans la mousse, ni les rayons dor du soleil. Elle allait droit devant elle, les prunelles fixes, la démarche automatique, sans donner une caresse à Nounou surprise de cette froideur inusitée. De temps à autre, à travers ses lèvres contractées, passait une exclamation rigide: "Mon père tu vas être vengé." Quallait-elle faire? CHAPITRE XIII OU NOUNOU RIT DANS SA BARBE ET OU FAVIER NE RIT PAS. Lenfant et la bête arrivèrent ainsi jusqu'à la cabane du braconnier; la Moucheronne ne sentait pas la fatigue, elle ne sentait que son courroux. Au lieu douvrir la porte, craintivement comme à lordinaire de peur dêtre accueillie par une injure ou par des coups, elle entra dun pas ferme, en maîtresse pour ainsi dire. Son ennemi dormait toujours, couché sur le lit de fougères sèches, et la Moucheronne le contempla, la lèvre relevée par un sourire de mépris, un sourire qui eût fait frissonner Favier sil leût vu. Elle considéra ce colosse, hideux dans son repos comme dans ses fureurs; cette tête rousse et bestiale dont la bouche largement fendue souvrait, montrant toutes ses dents de carnassier. "A mon tour, murmura-t-elle très bas." Du geste elle appela Nounou, et, lui montrant lhomme, ignorant du châtiment qui lattendait: "Sil bouge, souffla-t-elle, étrangle-le." Nounou dut comprendre car ses yeux brillèrent, et elle se tint en sentinelle auprès du lit. La Moucheronne décrocha du mur la lanière de cuir qui avait servi tant de fois à la châtier de fautes quelle navait point commises. Puis, prenant deux fortes cordes jetées dans un coin, elle attacha solidement les deux mains velues de Favier. Cette opération ne pouvait moins faire que déveiller le dormeur. Il commença à sagiter et à jurer, la langue encore épaisse et les yeux encore voilés. Lenfant ne lui laissa pas le temps de jouer des jambes et, avec une vigueur que lon neût pas attendue de ses doigts menus, elle lia également les deux pieds du misérable que la louve tenait en respect. "Par les cornes du diable, satanée Moucheronne, quest-ce que tu fais donc? Est-ce que tu deviens folle? Fais-moi le plaisir de me..." Il sarrêta soudain: jamais il navait vu une telle expression sur le visage de la petite fille, même aux jours où il lavait le plus battue et injuriée. " La Moucheronne, voyons, la Moucheronne, quest-ce que tu as? Tu es malade, bien certainement. Ote-moi vite ces cordes qui me coupent la chair; tu as voulu plaisanter, mais délivre- moi vite et fais sortir cette vilaine bête qui me regarde avec des yeux si drôles. La Moucheronne ne remua pas et continua à fixer, elle aussi, ses prunelles flamboyantes, sur son bourreau maintenant à sa merci. " Non je ne te délivrerai pas lâche assassin, dit alors lenfant dun ton posé, et très net. Je ne te délivrerai pas et je vais te punir comme tu le mérites!... "Ah! tu ne te doutes pas de tout ce que je sais, ajouta-t- elle en se croisant les bras dans sa colère magnifique, tu crois que je vais continuer à courber la tête sous ton joug injuste et odieux parce que je ne suis quune pauvre fille sans parents et sans amis? Sans parents et sans amis, oui en effet, et cela parce que tu as tué mon père, tu entends, misérable, lâche, démon! tu as tué mon père, mon pauvre père qui ne tavait jamais fait de mal; du même coup tu mas peut- être enlevé ma mère; tu as fait de moi moins encore quune servante, une esclave, et si je ne suis pas devenue idiote avec tes mauvais traitements, cest quun jour devait arriver où tu recevrais le châtiment de tes crimes. Ce jour est venu: regarde-moi, ai-je lair de plaisanter. Ah! oui, plaisanter, tu vas voir. Nounou, tiens bon!" Et tandis que lhomme, se tordant sur le lit, essayait de rompre ses liens, elle lui cingla le visage de sa lanière de cuir. Il hurlait, il écumait de rage, il blasphémait, mais cette justicière de treize ans, implacable comme la justice, continuait à sévir dun bras qui ne se fatiguait pas. Alors, voyant son impuissance, le lâche essaya de capituler: " Voyons, ma petite fille, tu es un peu en colère et cela se comprend, je nai pas toujours été envers toi très... très doux, enfin; mais tu mas assez frappé, voyons; cesse ce jeu et je te promets que je ne te tourmenterai plus; tu seras même très heureuse, très gâtée, je te donnerai des bonbons et de belles robes, tu verras ça!" Au fond de lui-même il disait: " Attends, cest toi qui va en danser une dès que jaurai les pieds et les mains libres: je técraserai sous mon talon, vipère, vermine, et tu ne reverras pas souvent la lumière du soleil!" Il pensait cela, lhypocrite, seulement il continuait à supplier: " Allons, fillette, laisse-là ton fouet; je te jure de ne plus jamais te frapper." Mais la Moucheronne haussait les épaules: " Je vous connais trop pour avoir foi en vos promesses; si je vous délivrais vous me tueriez. Et puis, quand même vous seriez bon, cela me rendrait-il mon père? Vous lavez assassiné, je veux quil soit vengé, vous mourrez donc." Alors, hideux de fureur, vomissant le blasphème et linjure, lhomme essaya dexciter la louve contre lenfant: peine perdue, Nounou se tournait au contraire davantage contre lui et menaçait denfoncer ses crocs dans sa gorge. Le sang commença à couler, aveuglant Favier et rougissant sa blouse bleue..... Cette fois il se tut et, de sa poitrine râlante, séleva un gémissement continu. Alors la fillette jeta au loin son fouet, et se mit à amasser, tranquillement autour du lit des branchettes et des feuilles sèches; puis elle y mit le feu. Depuis longtemps le soleil était couché; nul nassistait à cette sombre besogne accomplie par une enfant qui avait sucé la férocité avec le lait de la louve. Dans cette nuit sinistre, un cri épouvantable séleva avec la flamme rouge: Favier comprenait toute lhorreur de la mort quil allait subir. On entendit un crépitement, des plaintes étouffées;... puis, plus rien: cette masure flambait comme un paquet dallumettes. Au-dehors la louve hurlait lamentablement, et la Moucheronne, debout sous les arbres éclairés dun reflet sanglant, demeurait immobile et muette, frappée dépouvante. Le remords entrait dans son âme; lincendie est chose terrible et mourir dans les flammes est une fin tragique. A présent quelle avait sous les yeux ce spectacle, à la fois grandiose et terrifiant, elle comprenait quelle avait fait un action horrible. Mais comment réparer le mal? Comment éteindre le feu; avec quoi jeter leau du ruisseau sur ce brasier incandescent? La Moucheronne eût donné beaucoup pour savoir Favier sain et sauf bien loin de la forêt. Mais encore une fois, il était trop tard. Tout à coup, ô terreur, une espèce de géant tout noir, râlant, sortit en rampant de la cabane embrasée, et vint rouler et saffaisser aux pieds de lenfant muette dhorreur. Cétait Favier qui, dans un effort désespéré, avait réussi à rompre ses liens; mais il agonisait. Ses chairs calcinées exhalaient une odeur insupportable. Surmontant sa répugnance, lenfant se baissa. " Favier, pardonnez-moi, murmura-t-elle." Mais elle ne sut jamais si son bourreau, devenu tout à coup sa victime, avait levé sur elle un dernier regard de pardon ou de haine. Le braconnier ne vivait plus. Toute la nuit, la pauvre petite demeura, pâle et glacée, assise au bord du ruisseau, sa petite main sur la croupe maigre de la louve, regardant de ses yeux épouvantés, le cadavre de lhomme et les ruines fumantes de la cabane. De temps à autre une chouette attirée là par la lueur de lincendie, effleurait, en volant, les cheveux noirs de lenfant. Alors elle frissonnait et se serrait davantage contre Nounou. Enfin, cette nuit terrible eut un terme; laube parut; alors, détournant les yeux de ce spectacle de mort et de désolation, la Moucheronne senfuit, et senfonça dans le bois encore sombre suivie de la louve. CHAPITRE XIV LOR MAUDIT. Manon dormait profondément; elle avait veillé tard la veille en causant avec son gars qui étai reparti avant le lever du soleil. Elle ne séveilla même pas quand la porte souvrit doucement et quune forme svelte et mignonne entra dans la cabane. La Moucheronne fit signe à la louve de se coucher sur le sol, et elle-même, accablée de fatigue, essaya de se reposer; mais elle ne le put. Elle avait toujours devant les yeux le fantôme de Favier mourant et mourant par sa faute; puis la pauvre masure seffondrant dans un amas de décombres rouges. Aussi, au sortir de son sommeil, Manon la trouva assise, songeuse, les yeux brillants et hagards, les pommettes enfiévrées. " Toi ici, petite? dit-elle joyeusement." Lenfant ne répondit pas par son sourire habituel; elle tourna lentement la tête du côté de la vieille femme et resta muette. " Favier nest donc pas chez lui? reprit celle-ci étonnée de ce silence. Ta-t-il tourmentée de nouveau? " Favier ne me tourmentera plus jamais, dit alors lenfant dun ton farouche, Favier est mort. " Mort, comment cela? fit Manon en se rapprochant curieuse. " Cest moi qui lai tué. " Toi? Toi? Non, ce nest pas possible! regarde-moi ma fille. As-tu bien toute ta raison? " Je lai toute entière. " Et tu las tué? " Oui. " Comment cela? " Il dormait; je lui ai lié les pieds et les mains et je lai frappé ainsi quil mavait frappée tant de fois. Ensuite... " Eh! bien, ensuite?" Lenfant détourna les yeux, honteuse. " Jai mis le feu à la cabane et... cest ainsi quil est mort. " Tu as fait cela, toi? " Oui. " Pourquoi? Il tavait battue de nouveau?" Elle fit signe que non. " Injuriée alors? et, dans un mouvement de colère, révoltée à la fin, tu as..." La Moucheronne releva ses grands yeux sombres sur la vieille femme et répondit tranquillement: " Il avait tué mon père, jai vengé mon père. " Ah! sécria Manon, qui ta appris cette histoire? " Hier soir, votre fils vous la racontait ici; jétais là, tout près, jai tout entendu. " Seigneur Dieu! si javais su! dit Manon qui demeura songeuse." Au bout dun instant elle reprit: " Que vas-tu faire?" La fillette répondit doucement: " Mère Manon, voulez-vous de moi pour servante? " Toi? " Oui. Je suis forte, croyez-moi. Favier ma habituée à travailler dur. " Je nen doute pas. Mais ici, tu auras peu dagrément, pauvre petite. " En avais-je donc beaucoup chez Favier? " Cest vrai. Seulement à présent que te voilà grandelette tu pourrais aspirer à gagner honorablement un peu dargent à la ville; tu y aurais des compagnes, des amies..." La Moucheronne haussa légèrement les épaules. " Quai-je à faire à la ville? La forêt me suffit; les hommes sont méchants; je naime que vous et Nounou. " Cependant... " Alors, vous ne voulez pas de moi? demanda brusquement la fillette. " Si, je le veux! " Je ne désire que vivre entre vous deux: Nounou et vous êtes ma famille. " Soit, dit la vieille femme." Lenfant tendit ses mains fluettes: " Que faut-il faire? Je suis prête à me mettre au travail. " Oui, mignonne, mais avant de toccuper du ménage, nous avons un grave devoir à remplir." Les yeux de la Moucheronne demandèrent: " Lequel? " Favier est mort, reprit Manon, or on ne laisse pas les morts sans sépulture, quels quils soient. Si je nétais vieille et infirme je me chargerais seule de cette besogne, mais je ne puis. Suis-moi." Elles prirent le chemin de la cabane incendiée, Manon sappuyant sur le bras de la Moucheronne et sur son bâton, et la louve suivant, la tête basse, la queue serrée. Le cadavre de Favier exhalant une odeur repoussante, était toujours étendu sur le sol noirci, devant les derniers vestiges de la masure. A cette vue, Manon se signa, et la Moucheronne, frissonnante, détourna les yeux. Cependant, elle creusa la fosse avec Manon et elle laida à y placer les restes informes du braconnier. Cétait une rude besogne et elles mirent longtemps à laccomplir. Lorsque tout fut achevé, Manon sagenouilla et récita une prière pour le misérable désormais hors détat de nuire à qui que ce fût, et la louve hurla lugubrement. Ce fut toute loraison funèbre du bandit. La Moucheronne était pâle et péniblement impressionnée. Sa vieille amie voulait larracher bien vite à ce lieu funèbre, mais elle avait une dernière tâche à remplir: fouillant les décombres du bout de son bâton, elle réussit à soulever un petite amas de plâtre et de bois à demi consumé. "Tiens, dit-elle en désignant à lenfant langle de la cabane, soulève ce carreau et vois, si au-dessous, tu ne trouves pas quelque chose que le feu aura respecté." La fillette obéit et retira en effet un grossier coffret de fer quelle remit à Manon. La vieille femme louvrit sans trop de peine. "De lor, dit-elle, je men doutais." La Moucheronne le regarda avec indifférence. " Tout cela est à toi, reprit Manon après avoir compté la somme. Tu es riche, mignonne " A moi? fit lenfant dont les sourcils se joignirent. Cest largent de Favier, je nen veux point. Cest de lor maudit. " Pourtant, il nous fera vivre, soupira Manon. " Quest ceci? interrompit la Moucheronne en montrant du doigt un papier plié en quatre, jauni et couvert de caractères tracés à lencre, qui se trouvait au fond de la boîte sous les louis alignés. " Ceci, bon Dieu! cest la lettre; la lettre que je nai pu déchiffrer parce quelle était écrite dans une langue inconnue." Elle ajouta avec émotion, en présentant le papier à la fillette: " Cest ton père qui a tracé ces mots." Les yeux de la Moucheronne étincelèrent; elle sempara vivement de la lettre, pour elle, aussi, incompréhensible, et la porta à ses lèvres. Elle essaya ensuite de deviner les mots qui y étaient inscrits; puis, impuissante, elle soupira: " Je ne saurai donc jamais ce quil y a là? " Donne, dit alors Manon en remettant le précieux papier dans le coffret de fer, il faut garder cela soigneusement; cela fait partie de ton héritage. " Je conserverai la lettre, fit la Moucheronne en relevant la tête, mais pas lor; cest pour le voler quon a tué mon père; cest le bien de Favier, cest chose maudite; encore une fois je nen veux point. " Quil soit donc fait selon ton désir, répliqua Manon en serrant la boîte sous son bras." Et, silencieuses, elles retournèrent au logis que lenfant et la louve ne devaient plus quitter désormais. CHAPITRE XV CE QUE NOUNOU TROUVA DANS LA FORET. La Moucheronne demeura donc avec Manon; la pauvre vieille saffaiblissait de jour en jour et les services de sa protégée lui devenaient absolument nécessaires. Jamais lancienne souffre-douleur de Favier ne sétait trouvée aussi heureuse; la vie lui semblait presque chose douce et elle travaillait, le cur content, sûre maintenant de faire plaisir à sa vieille amie et davoir en retour une caresse ou une bonne parole. Cétait elle qui, le matin, faisait le petit ménage, mettait en ordre la maisonnette, trayait la chèvre, et préparait lhumble repas. Puis, elle aidait Manon à shabiller, cueillait les herbes que lui indiquait la vieille femme, lavait et raccommodait le pauvre linge. Elle avait quelques instants de récréation, car Manon ne souffrait pas que la fillette sépuisât au travail comme du temps de Favier; la Moucheronne profitait donc de ses loisirs pour courir dans le bois avec Nounou ou bien pour songer seule ainsi quelle aimait à le faire. Une pensée inquiétante la poursuivait, cependant, au milieu de la quiétude de ses jours et de ses nuits, et jetait un voile sombre sur sa nouvelle existence: elle était une meurtrière puisquelle avait tué. Manon lui avait fait comprendre que Dieu seul a le droit de disposer de la vie et de la mort, et que la vengeance, même celle qui défend un être cher, est chose condamnable. La Moucheronne y rêvait souvent. Certes, elle ne regrettait pas la flagellation quelle avait infligée à son bourreau, mais ensuite... devait-elle lui donner la mort?... Elle le voyait sans cesse, surtout la nuit, venir à elle comme un fantôme, râlant, brûlé, et implorant miséricorde. Elle navait pas eu pitié, elle avait tué. Il est vrai que si elle avait pris une vie, elle en avait sauvé une autre quelque temps auparavant; dans la forêt, elle avait détourné un jeune cavalier du guet-apens qui lattendait. Hélas! elle nen était pas moins une meurtrière, même pour avoir voulu faire justice, et cette marque terrible, quelle croyait imprimée à jamais sur son front, lui était un supplice. Aussi, dès quune occupation absorbante ou pénible ne la captivait plus, la Moucheronne songeait à tout cela. Lhiver succéda à lautomne, puis le printemps reparut et lenfant se sentit le cur plus léger, car il est doux de recevoir les premières caresses du soleil et de la brise attiédie. Un soir, au déclin du jour, Nounou qui avait été en chasse toute laprès-midi, revint auprès de sa jeune maîtresse quelle se mit à tirer par sa jupe de toutes ses forces. Elle revenait sans gibier, et elle devait avoir vu quelque chose détrange dans la forêt, car ses yeux semblaient vouloir parler. "Quy a-t-il, Nounou? dit la fillette en la flattant de la main et en abandonnant son ouvrage. Est-ce encore une troupe de chasseurs qui tauront poursuivie?" Et fronçant le sourcil, elle inspecta de lil le poil de sa fidèle compagne. Mais Nounou navait pas été touchée et elle fit entendre un petit grognement dimpatience en tirant de plus belle sur le pauvre jupon fripé. "Faut-il donc que jaille avec toi? fit lenfant qui entendait ce langage muet." La louve alors la lâcha et bondit en avant, se retournant seulement pour voir si la jeune fille la suivait. La Moucheronne se mit en marche avec elle. Arrivée à un certain carrefour où les arbres séclaircissaient, lanimal sarrêta et poussa un nouveau grognement qui, cette fois, pouvait passer pour de la satisfaction. Alors la Moucheronne aperçut, étendue à terre et sans mouvement, une jeune fille de son âge ou à peu près, mais plus petite et plus frêle quelle. La pauvre créature était sans doute malade ou blessée et probablement égarée dans ce bois peu fréquenté. Sa tête fine et pâle était renversée dans un flot de cheveux dor soyeux et bouclés; son costume était riche et élégant; sa petite main gantée tenait encore le manche dun fouet mignon; enfin, à quelques pas, un âne dAfrique attelé à une voiture légère comme un joujou, attendait philosophiquement la fin de laventure; son brancard était brisé, et une des roues de la petite voiture en fort mauvais état. Evidemment, il était arrivé un accident dont la jeune fille blonde était la victime. A la vue de la louve, lâne manifesta une vive frayeur, mais il ne put se débarrasser de ses entraves, et finit par se rassurer en constatant que le gigantesque animal ne paraissait pas faire attention à lui. " Est-ce quelle serait morte? murmura la Moucheronne en se penchant sur lenfant toujours inanimée. Cest une petite fille comme moi, de mon âge peut-être." Et elle ajouta dans un élan de naïve admiration: " Je nai jamais rien vu daussi joli!" Elle osait à peine leffleurer de ses petites mains brunes; et cependant, il fallait bien agir. La Moucheronne était forte, cétait le cas duser de sa vigueur; elle souleva dans ses bras la fillette toujours évanouie qui, par bonheur, se trouvait légère et facile à porter; néanmoins la Moucheronne pliait sous le poids; elle parvint enfin à la coucher dans la petite voiture, et elle rattacha comme elle put les brancards et la roue; puis elle prit lâne par la bride afin de le guider jusque chez Manon. Il fallut aller très lentement à cause des avaries occasionnées au mignon véhicule, et puis, le pauvre âne tremblait de tous ses membres en se sentant escorté par la louve qui, pourtant, ne daignait pas soccuper de lui. La petite troupe arriva avec beaucoup de peine à la maisonnette, et grande fut la surprise de Manon en voyant sa petite amie revenir en cet équipage. Quoiquelle ne fût pas ingambe, elle aida la Moucheronne à transporter la malade sur son lit, et elle la fit revenir à elle grâce à quelques gouttes délixir quelle glissa entre ses dents serrées. La jeune fille ouvrit de grands yeux bleus pleins de douceur et de langueur, mais elle ne questionnait ni ne se plaignait, et son regard allait, étonné, de la vieille femme à la Moucheronne et de la Moucheronne à la louve. Elle navait pas peur; elle devinait quon ne lui voulait que du bien. " Où souffrez-vous, mon enfant? lui demanda Manon qui ne voyait aucune trace de blessure sur le visage et sur les bras de la fillette. " Je crois que cest au pied gauche; je ne puis le remuer et jy ressens une douleur aiguë. " Voyons cela." Manon enleva la bottine et le bas, et découvrit à la cheville délicate et satinée une légère enflure. " Comment cet accident est-il survenu? reprit-elle. " Bien par ma faute, répondit franchement lenfant; je ne connaissais pas encore le bois et maman mavait enfin permis de me promener dans ses abords avec ma gouvernante. Mais voyant que miss Claddy était lasse et que Casse-Cou, mon âne, avait envie de trotter, jai proposé à Miss de sasseoir sur lherbe qui borde la route pendant que je ferais un temps de galop dans le bois. Miss y a consenti, mais Casse-Cou nest pas tous les jours docile; il ma emmenée très loin bon gré mal gré et a été butter contre un arbre dans la clairière; je suis tombée et je ne sais plus ce qui sest passé. Si je suis demeurée longtemps évanouie la pauvre Miss sera retournée au château croyant que je ly aurai devancée, quoique je naie pas lhabitude de lui jouer de ces tours-là. Ne me trouvant pas à la maison, on va être horriblement inquiet. Si je pouvais marcher... " Cest impossible, mademoiselle, mais je puis envoyer voir à la place où vous avez laissé votre gouvernante. " Ce serait inutile, je suis sûre que Miss ne me cherche pas dans le bois; elle doit être déjà rentrée et Dieu sait dans quelle angoisse ils sont tous! " Où demeurez-vous? " Au château de Cergnes, à quelques kilomètres de la forêt; donc plus loin que le village. Si je pouvais remonter sur Casse-Cou!... " Ce serait une imprudence que je ne vous laisserai pas tenter. Si vous faisiez une seconde chute je ne répondrais plus de votre pied; vous avez assez dune entorse. " Alors, que faire? mon Dieu, mon Dieu! murmura Mlle de Cergnes en retombant, découragée, sur loreiller de crin; Miss doit pleurer à lheure quil est, et ma pauvre maman en sera malade. " Vous navez pas votre père? " Si, mais il est parti dernièrement pour un long voyage. " Eh bien! reprit Manon en continuant à frictionner doucement la cheville endolorie, je vais envoyer la Moucheronne rassurer madame votre mère. " La Moucheronne? quest-ce que cela? " La fillette brune que vous voyez là et qui vous a amenée ici. " Oh! oui, et merci! fit la malade en se tournant vers la Moucheronne qui la regardait, de ses grands yeux surpris et charmés. Vous avez été bien bonne de me secourir, vous serez meilleure encore daller rassurer ma mère. " Tu entends, petite, dit Manon, tu vas courir au château de Cergnes et... " Moi?... sécria lenfant avec terreur. " Mais oui, tu vois bien que je ne le puis, moi; donc il ny a que toi pour remplir cette mission: tu diras, là-bas, que la petite demoiselle sest égarée dans la forêt, quelle y a fait une chute, sans gravité heureusement, mais qui lui a foulé le pied, et quelle est en sûreté chez moi où lon viendra la chercher. " Mais... mère Manon, vous voulez que jaille là-bas?... Vous savez bien que je nai jamais dépassé la limite du bois. " Tu la dépasseras aujourdhui; il faut bien que tu thabitues enfin à voir des êtres humains; tu es par trop sauvage aussi, ma fille. Allons, va, on ne te fera pas de mal et tu rendras service à mademoiselle de Cergnes." La Moucheronne demeurait toujours immobile, le front plissé, les lèvres serrées. Aller au château, elle?... Quitter la forêt, fût-ce pour une heure seulement? Impossible; elle aimait mieux quon la battît. Mais la malade tourna vers elle des yeux si suppliants que la farouche créature finit par consentir à ce quon demandait delle. Mlle de Cergnes lui expliqua la plus court chemin à prendre de la forêt au château, puis lattirant à elle, elle passa ses bras de neige autour du cou brun de la sauvage fillette et lembrassa de toutes ses forces. La Moucheronne se releva toute rose de plaisir et, les yeux brillants elle sortit, suivie de sa fidèle Nounou, et se répétant, tout en marchant à pas pressés: " Celle-là est bonne autant que belle et je laime. Elle ma embrassée, moi, moi la Moucheronne, comme si jeusse été une demoiselle comme elle. Je ferai tout ce quelle voudra, même sil men coûte beaucoup." Et elle hâtait la pas afin darriver plus vite. Pauvre Moucheronne et pauvre Nounou! elles ne savaient pas ce qui les attendait là-bas. CHAPITRE XVI NOUS AVONS VU LE DIABLE ET SA FILLE. Depuis une heure environ le ciel sétait couvert et lon entendait au loin gronder le tonnerre; un souffle chaud et lourd agitait les feuilles; lorage arrivait, et lon sait que les premiers orages du printemps sont souvent les plus violents. Peu à peu de gros nuages cuivrés samoncelèrent amassant lélectricité; lobscurité se fit dautant plus intense quon arrivait à lheure du crépuscule. Mais la Moucheronne navait pas peur, et elle continuait bravement sa marche sans souci du vent brûlant qui lui jetait la poussière au visage, ni des éclairs fulgurants qui ne lui faisaient point fermer les yeux. La tempête éclatait dans toute sa force, lorsque lenfant et la louve arrivèrent au château de Cergnes. La Moucheronne ne savait pas ce que cétait que de sonner à une porte; elle trouva une grille ouverte, la franchit et enfila une longue avenue plantée de marronniers; elle traversa le parc et enfin sarrêta devant un perron de pierre orné de chaque côté de caisses dorangers. Elle sapprêta à en gravir les marches avec Nounou. Elle avait pu ainsi parvenir jusque-là parce que, en ce moment justement, la maison était sens dessus dessous; les portes demeuraient grandes ouvertes; les domestiques restés au château allaient et venaient, effarés, tandis que les autres couraient à la recherche de leur jeune maîtresse disparue depuis quelques heures. Miss Claddy, surmontant sa fatigue, éplorée et gémissante, accompagnait Mme de Cergnes à travers le parc où lon espérait retrouver la jeune fille. Aussi ne fut-ce pas la châtelaine que la Moucheronne vit en arrivant, mais bien Mlle Sophie, la femme de charge, dont la taille massive et lourde apparut sur le perron pour tenter, entre deux éclairs, dinterroger lhorizon. " Etes-vous madame de Cergnes? dit tout à coup une voix fraîche et sonore au bas de lescalier de pierre. " Si je suis madame de Cergnes? répéta la digne matrone évidemment flattée de la méprise, en mettant sa main au-dessus de ses yeux pour apercevoir dans lobscurité, celle qui avait prononcé cette question. " Oui, jai besoin de lui parler immédiatement, continua la fillette en posant le pied sur la première marche du perron." La jeune fille blonde lui avait dit: " Tu demanderas ma mère," et elle obéissait strictement. Mais au même instant, un éclair déchira le ciel dans un zig- zag de feu, et montra, sur un fond de lumière fantastique, deux formes étranges: celle dune petite fille accoutrée dune manière bizarre, aux yeux immenses et luisants, et celle dun animal gigantesque aux prunelles flamboyantes. Epouvantée, la femme de charge poussa, tout en se signant, un cri terrible qui fit surgir à ses côtés la valetaille restée au château. " Cest le diable! cest le diable! hurlait Mlle Sophie en proie à une furieuse crise de nerfs." En vain la Moucheronne, élevant la voix, essayait de se faire entendre; un deuxième éclair la dessina aux yeux qui tâchaient de percer lombre, et les domestiques firent chorus avec la femme de charge. " Arrière, diablesse! crièrent-ils à lenfant stupéfiée de cet accueil." Elle voulut monter jusque vers eux, mais ils coururent chercher qui, un balai, qui, une broche de cuisine, qui, un pique-feu, et revinrent, ainsi armés, au seuil du vestibule où Mlle Sophie, à moitié pâmée, prononçait quelques paroles destinées à repousser maître Satan. Le cuisinier avait apporté une lanterne dont la lueur vague montra, moins nettement que le faisaient les éclairs, les silhouettes sombres de la jeune fille et de la louve. Alors ce fut un tapage infernal de clameurs indignées et de cris de terreur; devant ces bras furieux, brandissant de singulières armes, la Moucheronne recula, mais sans tourner le dos à lennemi; Nounou, le poil hérissé, lil furibond, grinça des dents et gronda. Alors, ils lui jetèrent des pierres; lune delle atteignit la Moucheronne au bras. "Ils vont me tuer Nounou, pensa-t-elle." Elle ne craignait pas pour elle-même, mais voyant un valet moins poltron que ses camarades, brandir un pique-feu au- dessus de la pauvre bête, elle prit sa course emmenant la louve et poursuivie par les huées et les projectiles des assaillants. Elle était bien lasse, et sombre comme le ciel qui versait à présent des torrents deau, lorsquelle regagna la cabane de Manon. La vieille femme veillait sa malade, maintenant assoupie malgré le fracas de lorage, et elle accueillit la Moucheronne en lui faisant signe de parler bas. " Et puis? dit-elle en se penchant vers lenfant dont elle tâta les vêtements ruisselants; tu es allée au château? Vient- on chercher la petite demoiselle? " Non, fit la Moucheronne, toujours sombre, ils ne savent pas où elle est. " Tu nas donc pas rempli ta mission? " Ils lont pas voulu me le permettre. " Comment, ils? Tu nas donc pas demandé madame de Cergnes? " Je lai demandée, ainsi que vous me laviez recommandé, mais dès que jai ouvert la bouche, ils se sont tournés contre moi et mont menacée ainsi que Nounou; ils nous ont même jeté des pierres. " Ils? cétaient les domestiques, nest-ce pas? " Je lignore, cétaient des hommes et des femmes qui se sont assemblés au haut dun escalier très éclairé dans le fond. " Cest cela, ils tauront prise pour une vagabonde, une mendiante, avec ses pauvres vêtements et sa louve. Mon Dieu, mon Dieu! que faire? murmura Manon découragée. Ainsi, tu es revenue sans avoir pu rien dire? Tu as eu peur de ces gens? " Je nen avais pas peur, mais ils ont voulu faire du mal à Nounou, et... " Pourquoi las-tu emmenée, aussi? " Vous savez bien quelle me suit partout, répondit gravement la Moucheronne. Mais les hommes sont méchants, javais bien raison de le dire, vous en voyez la preuve encore une fois, mère Manon. " Et la comtesse se désole, poursuivit la vieille femme sans écouter la fillette; mon Dieu, que faire? Ah! petite, si tu voulais!... " Retourner là-bas, dit Manon en hésitant. " Là-bas, au château? " Oui, sans Nounou, cette fois, car elle effraie ceux qui ne la connaissent pas. La petite demoiselle te remettrait un billet avec lequel on te laisserait entrer; ça doit savoir écrire, ces enfants de riches. " Je ne retournerai jamais vers ces gens, répondit la Moucheronne en se levant." Et Manon vit quelle était inébranlable. Cétait la première fois que la fillette lui refusait un service, et elle était si sauvage et avait une si profonde horreur des êtres humains à quelques exceptions près, quil fallait bien lui pardonner cela. Manon soupira et se mit à songer aux moyens de faire savoir au château que Mlle de Cergnes se trouvait sous son toit. Elle ne voulait pas éveiller la petite malade pour lui apprendre sa déconvenue, et elle était fort perplexe. Nounou sétala près du poële pour sécher sa fourrure mouillée, et la Moucheronne se mit à vaquer sans bruit aux soins du ménage. Cependant, Mme de Cergnes et miss Claddy, attirées par le bruit que faisaient les domestiques à la vue de la Moucheronne, rentrèrent au château et la comtesse interrogea ses gens. " Ah! madame la comtesse, répondit Mlle Sophie à peine revenue de sa terreur, nous avons eu grandpeur, nous avons vu le diable et sa fille." Mme de Cergnes haussa légèrement les épaules, et, se tournant vers le valet le plus rapproché delle: " Que signifient ces paroles, Joseph? Quest-il arrivé? répondez donc." Joseph, un peu piteux, raconta alors la scène que nous avons dépeinte, ajoutant que cétait bien réellement Satan en personne qui leur était apparu au milieu de lorage avec une espèce de sorcière, sa fille probablement. " Et il a demandé à me parler? ajouta ironiquement la châtelaine. Ah! malheureux! vous ne comprenez donc pas que lenfant qui est arrivée inopinément et vous a effrayés sans le vouloir, mapportait peut-être des nouvelles de ma fille et venait peut-être me dire où elle se trouve, malade, blessée?..." La pauvre femme, après une pause, reprit avec énergie: " Nous passerons la nuit à la chercher; quun dentre vous seulement garde la maison avec Sophie qui est absolument incapable de remplir tout autre office. Les autres me suivront, nous explorerons la forêt, je veux retrouver ma fille." Tous obéirent tandis que Mlle Sophie, les nerfs encore ébranlés, murmurait entre ses dents jaunes: "Madame la Comtesse a bien tort de ne pas nous croire; il ne faut pas jouer avec les choses surnaturelles; nous avons certainement vu Beelzébuth et quelquun de sa famille, et je men souviendrai toute ma vie." Sur ce, elle se retira à la cuisine pour boire quelque réconfortant, et elle alluma deux cierges pour conjurer le malin esprit. CHAPITRE XVII CASSE-COU. Il arriva que, à laurore, messire Casse-Cou qui ne se sentait pas à laise dans létable de la mère Manon, séparé de la formidable louve par une mince cloison, donna un coup de pied dans la petite porte qui céda, et se trouva dehors, enchanté de respirer lair pur et de pouvoir gambader à son aise. Lorage était dissipé depuis longtemps; le ciel avait recouvré sa sérénité et la pluie avait rafraîchi le sol et les plantes. Mme de Cergnes et ses gens navaient pas encore battu la forêt tout entière; il avait fallu faire halte par deux fois, car la pauvre mère sétait évanouie de lassitude et dangoisse; mais, cette faiblesse passée, elle recouvrait son énergie et montrait le chemin aux autres. Tout à coup, miss Claddy poussa une exclamation de joie: elle venait dapercevoir Casse-Cou, qui, les quatre fers en lair, se roulait dans lherbe odorante, aussi léger de corps et desprit que sil neût pas eu sur la conscience la chute de sa petite maîtresse. Cétait un indice, certainement, mais rien ne prouvait que lenfant se trouvât dans ces parages parce que lâne y était venu folâtrer. Néanmoins, on continua de fouiller les profondeurs du bois, emmenant Casse-Cou qui ne pouvait malheureusement rien leur apprendre. Ce fut au tour de Joseph le valet de chambre de jeter un: "Ah!"de surprise: sous ses yeux apparaissait la petite Bohémienne entrevue la veille à la lueur des éclairs; elle était assise, toute songeuse, sur le tronc moussu dun hêtre renversé par la foudre, ses cheveux noirs flottant sur son cou brun et ses grands yeux perdus dans une pensée ardente. Au bruit des pas de Joseph, elle releva la tête, et, apercevant ses ennemis dhier, elle senfuit comme une biche effarouchée. " Vous lavez effrayée, dit la comtesse en fronçant le sourcil, laissez-moi lapprocher seule, jen tirerai peut-être quelque renseignement." Mme de Cergnes, laissant ses gens derrière elle, savança doucement, et, avec des signes de bienveillance et de prière, elle appela à elle la petite sauvage. La Moucheronne ne fuyait plus, mais elle napprochait pas non plus. Elle regardait, étonnée, cette femme pâle vêtue élégamment quoique sa robe de soie fût déchirée et souillée par les ronces et par la boue de la forêt. Cette femme était jeune encore, belle et blonde comme Mlle de Cergnes, et il y avait une douleur intense au fond de ses yeux bleus cernés profondément. La comtesse étendit sa main blanche et effilée vers lenfant que dun geste caressant elle attira vers elle. Doucement séduite, la Moucheronne se laissa gagner, et, considérant toujours fixement létrangère: " Vous êtes la maman de la petite demoiselle, nest-ce pas? " La petite demoiselle? Quelle petite demoiselle? sécria la comtesse avec une joie passionnée. Oh! tu parles sans doute de ma fille. Alors, si tu le sais, appends-moi vite où elle est; je ten supplie, je te donnerai... non plutôt je taimerai comme une seconde enfant." Et elle embrassait le petit visage hâlé de la Moucheronne, elle la pressait dans ses bras, elle caressait sa chevelure inculte et rebelle. " Dis-moi où elle est, dis-le-moi! répétait-elle à demi folle." Sans répondre, la Moucheronne la laissait faire et se disait: " Cest comme cela que les mères aiment leurs enfants; oui, cest comme cela. "Où elle est? fit-elle, sortant enfin de sa rêverie; pas bien loin dici, suivez-moi, je vais vous y conduire." La Moucheronne navait plus peur; elle parlait dune voix douce et ne haïssait point cette étrangère qui ne lui voulait pas de mal et qui était si belle et si triste. Au détour dun sentier, la comtesse qui, très faible, sappuyait au bras de la Moucheronne, poussa un léger cri deffroi; elle venait dapercevoir la louve qui courait à leur rencontre. " Nayez pas peur, cest Nounou, dit la Moucheronne en appelant lanimal du geste." Nounou vint flairer la robe de Mme de Cergnes, et, reconnaissant une alliée sans doute, elle dressa les oreilles en signe de satisfaction et précéda le petit groupe à la cabane. " Mon enfant, demanda la comtesse à la fillette en cheminant, cest vous qui êtes venue hier soir au château? " Cest moi, répondit lenfant. " Vous veniez mapprendre, nest-ce pas, où était ma fille? " Oui. " Et mes gens vous ont mal accueillie? " Ils nous ont jeté des pierres et menacées de leurs bâtons. " Ce sont des ignorants et des poltrons; il faut leur pardonner. Ah! si je métais trouvée là, quelle nuit dangoisse maurait été épargnée! Ainsi, vous maffirmez que Valérie nest que légèrement blessée? " Très légèrement; mère Manon appelle cette blessure une entorse. " Dieu soit loué! murmura la comtesse avec ferveur." " Elle prie Dieu comme Manon le fait, pensa la Moucheronne, ainsi il doit être bon puisquil ny a que Favier et ses amis que jaie entendu le maudire. Je crois que je pourrait aussi aimer Dieu." " Maman! cest maman! sécria Valérie de Cergnes en se soulevant sur son lit et voyant entrer sa mère." Le mouvement quelle fit lui arracha un cri de douleur, car elle avait remué son pied meurtri. " Ma fille chérie! ma Valérie, enfin je te retrouve donc! disait Mme de Cergnes en couvrant de baisers la fillette." Et la vieille Manon dut la soutenir dans ses bras, car la pauvre mère, à bout de forces, ne pouvait plus dominer son émotion. Debout, à quelques pas de là, la Moucheronne assistait à cette scène, son grand il humide fixé sur elles, et cette pensée lui venait à lesprit: " Si javais eu ma mère, moi, elle aurait aussi pleuré de joie comme cela en me retrouvant." On se raconta de part et dautre les péripéties de la veille et de la nuit, et Mme de Cergnes songea à envoyer chercher la pauvre miss Claddy qui, après de mortelles inquiétudes, avait bien droit aussi à sa part de joie. Puis, on combina ensemble un moyen de transporter la petite blessée sans la faire souffrir, et la comtesse renvoya ses gens au château avec ordre den ramener la voiture la plus douce. Pendant quils obéissaient, Mme de Cergnes apprit de la mère Manon lhistoire de la Moucheronne. Seulement la mémoire de la vieille femme était déjà affaiblie et vacillante car elle omit de mentionner lexistence de la fameuse lettre gisant au fond du coffret de Favier. CHAPITRE XVIII A CERGNES. " Vous voudriez cela, vous, mère Manon? " Oui, ma fille, je le voudrais." La Moucheronne soupira faiblement et murmura: " Je croyais que vous maimiez: je me suis trompée. " Mais je taime, la Moucheronne, je taime tendrement, comme une mère. " Comme une mère, non, fit nettement la fillette. Voyez si madame de Cergnes consentirait à se séparer de sa fille, elle : Jamais, au grand jamais. "Tu ne comprends donc pas, ma mignonne, que ce que je fais là est pour ton bien. Certes, il me serait doux de te garder toujours près de moi, de tavoir pour me soigner et pour me fermer les yeux, car je ne te cache pas que je me sens men aller tout doucement; mais il est de mon devoir, tu entends, de mon devoir, de te préparer à une autre vie, plus convenable pour une jeune fille comme toi. On toffre de partager lexistence, léducation et les plaisirs de Mlle de Cergnes, dêtre traitée comme lenfant du château; si je refusais cela pour toi, un jour tu pourrais me le reprocher. " Oh! pas une fois, mère Manon, vous ignorez donc que je ne me plais point dans la société des hommes? " Jusqu'à présent, parce que tu es jeune et ignorante, ma fille; mais, je te le répète, un jour viendra où tu seras bien aise de nêtre plus une petite sauvage. Et puis, cest en vain que tu te défends contre toi-même; tu as de laffection pour Mme de Cergnes et pour Mlle Valérie, et même pour cette bonne dame quon appelle Miss; elles tont témoigné bien de lamitié toutes les trois." La Moucheronne baissait la tête et ne répondait pas. En effet, au fond delle-même, un instant, elle avait aspiré à vivre auprès de Valérie et de sa mère, mais non pour jouir du bien-être quon lui avait offert, cela lui était indifférent. "Alors, reprit-elle cependant, pourquoi avez-vous refusé pour vous la loge de concierge où Mme de Cergnes vous pressait de vous installer? Vous nauriez eu presque rien à faire, vous auriez habité une jolie maisonnette et vous auriez été bien nourrie. " Moi, cest différent, fillette, répondit la vieille femme courbant son front humilié." Elle ajouta plus bas: " Moi, jexpie les péchés dun autre. " De votre fils, oui, je le sais, celui-là vous laimiez bien comme votre enfant; mais il nest pas là pour vous soigner. Qui vous servira si je vais au château? " Madame de Cergnes doit menvoyer une orpheline peu intelligente mais douce, qui a besoin de lair de la forêt et qui me servira avec dévouement. De plus, elle pourvoira à ma nourriture; jaurai du pain blanc et un peu de vin pour réchauffer mon vieux sang. Et puis, tu viendras me voir souvent, mignonne; voyons, accepte; dis oui." La Moucheronne fit un signe de tête négatif. " Alors, il faudra tordonner, reprit Manon. Mon enfant, tu mentends bien, tu vas aller chez madame de Cergnes et tu lui diras que je te donne à elle et que je la remercie de ce quelle fera pour toi. Dans trois jours, tu prendras possession de la petite chambre quelle ta arrangée près de celle de sa fille; vois, je taccorde encore ce temps pour rester dans ma cabane. Promets-lui de toujours la contenter; nest-ce pas, ma mignonne, va lui dire cela et ne crains plus de te montrer au château, tu ny es plus une inconnue; seulement, nemmène pas Nounou." La Moucheronne nobjecta pas un mot, et, après avoir installé confortablement sa vieille amie dans un bon fauteuil que lui avait envoyé la comtesse, elle prit sa course, seule cette fois. Depuis quelque temps, elle et Nounou ne quittaient plus ensemble la pauvre infirme. Aujourdhui, la louve restait au logis, réchauffant de la tiédeur de son corps les pieds refroidis de la vieille femme. Lorsquon entendit plus les pas de la Moucheronne, Manon se prit à soupirer: " Ah! Dieu clément! que ce me sera dure chose de ne plus avoir auprès de moi cette jeunesse et ses soins attentifs. Une étrangère ne sera pas pour moi ce quest la Moucheronne, et il me faut bien du courage pour éloigner celle-ci de mon toit à lheure où mes forces déclinent tout à fait. Cependant, je dois me séparer delle; son avenir en dépend, son propre intérêt lexige. Dieu pourrait me châtier, si je ne profitais de loccasion qui se présente de la faire instruire et éduquer comme une demoiselle; la petite a, par elle-même, quelque chose de... de comme il faut; elle sera à sa place là-bas. Je vous demande ce quelle aurait fait plus tard toute seule dans la forêt, séparée de la société et vivant comme une sauvageonne des bois? Non, ce que jai fait est bien et le bon Dieu men saura gré. Aussi bien, ce nétait pas moi qui pouvais lui enseigner son catéchisme à cette petite, et elle doit connaître la religion; elle me pose parfois des questions qui membarrassent et auxquelles je ne sais que répondre; je crois, les yeux fermés, moi, et je napprofondis pas comme elle." Pendant ce temps, la Moucheronne était assise dans le boudoir de Mme de Cergnes, ses petits pieds bruns et nus enfoncés dans la laine épaisse du tapis; une douce chaleur lenveloppait, et elle buvait à petites gorgées un liquide exquis que lui avait préparé Valérie, car il pleuvait bien fort et lenfant avait été transie en route. Elle souriait à ces soins: " Je suis accoutumée à tout supporter, disait-elle, le froid, le soleil, les averses, et rien ne ma fait mal encore." Néanmoins, elle éprouvait une vague sensation de bien-être, et conversait avec sa bienfaitrice. " Enfin, tu vas donc partager la vie de ma fille, lui disait celle-ci. Valérie et moi nous taimons, tu le sais, et je te dois beaucoup, car si tu navais pas découvert mon enfant évanouie dans la forêt, elle aurait pu être frappée par la foudre ou surprise par un froid mortel en cette terrible nuit où tu las amenée chez Manon. Tu possèdes de grandes qualités, ma mignonne, et des défauts aussi, tu le sais; on tâchera de développer les unes et de faire disparaître les autres; on te fera connaître le bon Dieu sur lequel tu me sembles navoir que des notions très vagues; on fera de toi une jeune fille bien élevée et instruite, et lon te mettra à même de gagner honorablement ta vie plus tard." La Moucheronne avait un vif désir dapprendre ce quelle ignorait et elle sattachait de plus en plus à la comtesse et à sa fille. Quant à lexistence luxueuse et agréable qui allait lui être faite, elle ne sen souciait pas. Peu lui importait de dormir sous des rideaux de soie ou sous le toit rustique de Manon. Elle avait traversé les principaux appartements du château, vu étinceler les hautes glaces, les dorures, les cristaux, mais tout cela lavait laissée froide. Pour cette enfant habituée aux grandes beautés et aux grands spectacles de la nature, ces choses-là navaient quune valeur relative. Une seule chose lavait émue, et cette émotion lavait fait pâlir: cest lorsque Madame de Cergnes ouvrant le clavecin en fit jaillir une fusée de notes, puis chanta une chanson lente et suave. " Est-ce quon mapprendra cela aussi? demanda avidement la Moucheronne en désignant de son petit doigt brun les touches divoire du clavier. " Si cela te fait plaisir, oui. Valérie commence déjà à interpréter de jolis airs comme celui que tu viens dentendre." Cette déclaration avait eu beaucoup de poids pour décider la petite sauvage à échanger, sans révoltes, la vie des bois contre celle du château. Il fut donc convenu que trois jours plus tard la Moucheronne serait installée à Cergnes et la comtesse envoya tout de suite à Manon lorpheline qui serait dressée au service pendant ce temps. Lancien souffre-douleur de Favier se sentait le cur bien gros à lidée de quitter sa vieille amie, Nounou et la forêt; les hommes ne lui paraissaient pas si méchants, mais elle gardait un fonds de défiance instinctive envers la société. Cette défiance navait pas effrayé Mme de Cergnes: lexcellente femme, pleine de gratitude dabord pour celle qui lui avait rendu son enfant, et de pitié pour cet être à demi sauvage, avait bien vite démêlé dans cette nature inculte une grande dignité jointe à une franchise et à une honnêteté absolues, qualités qui rendaient la jeune fille propre à vivre auprès de Valérie. Dune santé délicate et dune indolence extrême, due peut-être à cette faiblesse physique, cette dernière travaillait sans goût et dailleurs sans émulation; elle sennuyait souvent aussi dès quelle se trouvait à la campagne, privée de ses amies parisiennes. Or, on devait attendre à Cergnes le retour du comte qui était parti pour un voyage lointain, et Valérie était charmée davoir tout à la fois une compagne pour ses plaisirs, une émule pour ses études et une distraction à sa vie un peu monotone. CHAPITRE XIX LE BABY. La Moucheronne ne sappelle plus la Moucheronne, mais Marie, ce qui est un nom assurément plus chrétien. Elle dort dans un lit bien douillet, sous des rideaux soyeux, non loin de sa chère Valérie quelle aime de tout son cur. Marie porte de jolies robes de laine qui moulent élégamment ses membres gracieux; ses cheveux noirs, toujours un peu rebelles, sont réunis en une grosse natte et attachés par un ruban rouge, comme ceux de Mlle de Cergnes. Le plus dur pour elle a été de saccoutumer aux chaussures; son petit pied brun, habitué à fouler indistinctement le sol durci ou le gazon épais, sest trouvé fort mal à laise dans cette prison quon nomme une bottine. Hélas! il lui a bien fallu se faire à mille autres choses peu agréables, telles que demeurer assise deux ou trois heures de suite pour épeler lalphabet, tracer des lettres sur le papier, former un feston sur la toile à laide dune aiguille, et manger de toutes sortes de mets qui lui étaient inconnus jadis. Marie nétait pas gourmande, et il lui était pénible de demeurer immobile à table pendant toute la durée dun repas, servie par des laquais attentifs à sa moindre gaucherie. Cependant, la fillette sétait promptement formée aux bonnes manières dont linstinct semblait, dailleurs, inné en elle; de jour en jour sa nature farouche sassouplissait; elle aimait létude et sy adonnait avec une ardeur qui étonnait lindolente Valérie. Elle comprenait surtout très vite la musique: si ses doigts étaient raides et malhabiles, du moins son oreille, très juste, retenait-elle les airs quelle entendait ou quelle déchiffrait et quelle rendait avec une surprenante expression. Il était resté dans lâme de cette petite sauvage de mélodieuses sonorités recueillies les nuits dété dans les bois, ou auprès des nids doiseaux dans les matinées de printemps; aussi comprenait-elle supérieurement lart musical. Moins profonde et plus frivole, Valérie jouait de préférence les airs en vogue ou les danses qui lui donnaient un avant- goût des plaisirs de lhiver. Valérie, de son côté, sattachait de jour en jour davantage à sa compagne; elle samusait de ses naïvetés, de ses réflexions toujours pleines de bon sens, et elle linitiait peu à peu à sa vie de jeune fille du monde. Madame de Cergnes appréciait vivement Marie dont elle voyait progresser la nature fine et sérieuse, et Miss Claddy était bien aise de déployer son érudition aux yeux dune élève moins nonchalante que mademoiselle de Cergnes. Ainsi la Moucheronne était heureuse?... une vie dorée au sein dun château somptueux, des repas succulents, des jeux et des études agréables, des toilettes qui rehaussaient léclat de son joli visage, navait-elle pas tout à souhait? Alors pourquoi la Moucheronne soupirait-elle souvent, les regards tournés du côté de la forêt où Manon et Nounou trouvaient sans elle le temps bien long? Elle souffrait dêtre séparée de ces deux vieilles amitiés fidèles. Délicate en ses sentiments jusquà manifester le moins possible ses désirs, elle nosait avouer à Mme de Cergnes que demeurer huit jours sans aller à la forêt lui semblait une éternité. Puis, il lui manquait aussi ses grandes courses vagabondes à travers les sentiers perdus, dans louragan, le vent et la gelée souvent; les siestes sur la mousse et les rêveries au bord du ruisseau. Cette enfant des bois, passée trop promptement dune vie libre au grand air à une vie de serre-chaude, étouffait parfois dans sa cage dorée. Mais, encore une fois, dans sa délicatesse extrême, reconnaissante de ce quon faisait pour elle, elle laissait croire à tous quelle était parfaitement heureuse. Elle avait des ennemis sous ce toit où lappelait à vivre la volonté de la châtelaine. Ces ennemis, on le devine, étaient les domestiques et à leur tête Mlle Sophie, la femme de charge. Cette vieille fille, quinteuse et grincheuse, ne pouvait pardonner à lenfant son apparition fantastique, au milieu de lorage, le premier soir où la Moucheronne était venue au château. Les valets, grondés à cause delle à cette même époque, ne pouvaient souffrir cette petite créature brune et silencieuse qui demeurait polie avec eux comme avec tous, mais exempte de toute familiarité. Heureusement pour elle, ils ne trouvaient pas à la prendre en faute soit dans ses paroles soit dans ses manières, mais une fois réunis à loffice, ils se plaignaient amèrement entre eux dêtre obligés de servir une va-nu-pieds, une Bohémienne ramassée on ne savait où et dont le caprice de madame avait fait tout à coup la compagne de Mlle Valérie. Ils blâmaient hautement leur maîtresse, taxant sa conduite dimprudente. "Car, disaient-ils, Dieu sait ce quil y a au fond de cette nature inculte qui a vécu aux côtés dune louve et dune folle. Qui vivra verra, mais nous ne serons pas surpris si un beau jour la petite sorcière nest pas chassée de la maison où elle a su si habilement se faire une place dorée, tout en feignant de se faire prier pour rentrer." La Moucheronne ne sapercevait seulement pas de laversion dont elle était lobjet de la part des domestiques; elle ne voyait ni leurs regards haineux, ni leurs sourires méchants, soigneusement dissimulés sous une air obséquieux car ils voulaient ménager la favorite de mademoiselle. Marie, nous lavons dit, avait dautres sujets de tristesse, et, quil fît sombre ou que le soleil rayonnât dans le ciel bleu, son visage ne séclairait complètement que les jours où la comtesse lui permettait de diriger ses pas vers la forêt. Cependant, outre les trois affections qui lentouraient à Cergnes, Marie y trouvait aussi deux grandes douceurs: lune venait des enseignements religieux reçus de la bouche même de M. le curé de St-Prestat qui, venant dîner deux fois par semaine au château, en profitait pour catéchiser celle quil appelait, en riant, sa brebis égarée. Certes, la petite brebis nétait pas difficile à ramener au bercail; outre que sa mémoire toute neuve retenait immédiatement le texte du catéchisme, elle écoutait avec avidité les instructions qui lui étaient données. Lorsque, pour la première fois, on lui raconta lhistoire du Christ, et quelle apprit quelles souffrances le fils de Dieu avait endurées pour nos péchés, elle éclata en sanglots, elle quon navait jamais vue pleurer, et on eut beaucoup de peine à lui affirmer quelle ne serait pas damnée pour avoir fait mourir son bourreau Favier, puisque, à ce moment elle était encore inconsciente, et puisquelle se repentait si amèrement de cet acte de vengeance. Un grand amour pour Dieu, une profonde admiration pour les uvres des saints, entrèrent dans cette petite âme sombre et achevèrent de la rendre belle et forte. Marie devait faire sa première communion dix-huit mois plus tard afin de sinstruire complètement; et puis, ne sachant si lenfant avait reçu le baptême, on devait lui administrer ce sacrement sous condition. Et Marie regardait avec respect son amie Valérie qui avait été confirmée lhiver précédent à Paris, et elle enviait son sort. La ferveur de Valérie négalait cependant pas celle de la petite sauvageonne, si longtemps ignorante de ce Dieu qui aurait pu la consoler, si elle lavait connu, alors quelle souffrait sous le joug brutal de Favier. Manon, qui saffaiblissait mentalement de jour en jour, ne se souvenait plus de la lettre trouvée dans les décombres fumants de la maison du braconnier; la Moucheronne nen parlait pas, non plus, ne devinant pas que lobscurité relative à sa naissance pouvait séclairer soudain à cette lecture, et gardant pour elle son trésor, unique souvenir et relique chère de ce père quelle navait pas connu et qui avait eu une si triste fin. La seconde douceur que Marie trouvait sous le toit de Cergnes était le Baby. Le Baby, cest-à-dire un adorable poupon de deux ans environ qui faisait les délices de toute la maison. La première fois que la Moucheronne vit ce petit être aux membre menus et potelés, quelle entendit ce baragouin enfantin si doux à loreille des mamans et de ceux qui aiment les bébés, elle demeura pétrifiée. Elle savait bien quelle avait été plus petite quelle ne létait alors; on lui avait dit que tout homme avant de devenir grand passe par lenfance, mais elle navait jamais vu de baby et celui-ci la ravit jusquau fond de la lâme. Elle sattacha au petit Jean qui prenait plaisir à jouer avec cette belle fille brune dont les immenses yeux noirs reflétaient sa mignonne personne. Valérie chérissait son frère, mais, plus égoïste, elle se fatiguait vite de ses jeux et de ses tyrannies. Valérie avait un autre frère, mais celui-ci nétait que le fils du comte de Cergnes dun premier mariage contracté à létranger, et quoiquelle laimât beaucoup, elle le trouvait trop sérieux pour elle. Le jeune homme âgé déjà de vingt-sept ans, était officier de cavalerie, et ses trop rares congés le voyaient plutôt à Paris quà Cergnes. Il affectionnait cependant beaucoup le vieux château où il avait passé une partie de son enfance, mais jusqu'à présent sa belle-mère y avait peu résidé, et il retrouvait sa famille lorsque le service militaire lui accordait un peu de répit, de préférence au faubourg St-Germain où le comte avait un hôtel. M. de Cergnes, parti pour Mexico où il devait recueillir une succession importante, ne devait guère être de retour avant deux ou trois mois; par lettre, il avait appris ladmission de la Moucheronne sous son toit et il avait approuvé sa femme quil savait, dailleurs, incapable de prendre une décision à la légère. CHAPITRE XX DEUIL. La petite orpheline qui soigne Manon est venue en hâte appeler la Moucheronne, car la vieille femme agonise; et la Moucheronne, le cur dévoré par langoisse, a couru auprès de sa première protectrice. Elle navait encore vu la mort quune fois: celle de Favier, et cette agonie lui avait laissé un souvenir terrible. Maintenant, ce nétait plus cela: Manon séteignait sans souffrances, sans convulsions, un sourire heureux sur ses lèvres flétries, avec une grande expression de paix et de repos. Le prêter qui est venu lui apporter les derniers sacrements avant la nuit, est reparti exercer son ministère vers un autre lit de mort, et la petite servante qua épouvantée lidée du trépas, sest enfuie au village, laissant la Moucheronne seule, avec la louve, auprès de cette agonie. Mais la Moucheronne na pas peur. Oh! cela est si différent de la fin tragique de Favier; et ses larmes se sont taries en considérant la mourante, si heureuse de goûter le repos que lui refusait la terre. Et enfin, la jeune fille qui sait maintenant bien des choses ignorées jadis, se dit que le trépas est doux à qui na pas goûté les joies dici-bas. Mme de Cergnes et sa fille, absentes depuis deux jours, ayant été invitées au mariage dune amie dans un château des environs, ne se doutent pas du malheur survenu à leur chère Marie. Quant à miss Claddy, si elle na pu accompagner celle- ci à la forêt, cest quune affreuse migraine la retient au lit, et aucun des domestiques ne sest offert pour escorter "la Bohémienne." La nuit fut longue et triste pour la pauvre petite; on était à lentrée de lautomne et le vent du nord gémissait dans les branches des arbres; cette musique infiniment mélancolique rappelait à la Moucheronne ses sombres veillées dhiver dans la cabane de Favier, et en son cur, elle remerciait Dieu de lavoir retirée de cette existence de misère. Le matin la trouva pâle et accablée auprès du corps raidi de sa vieille amie. Elle se sentait soutenue par dautres affections, mais il lui semblait que ces affections récentes navaient pas la solidité de cette ancienne tendresse un peu dure, un peu bourrue parfois, la première quelle eût rencontrée ici-bas après celle de Nounou. Mme de Cergnes et miss Claddy la rejoignirent quelques heures après; elles amenaient une religieuse du village qui rendit les derniers devoirs à la morte. Lorsquon eut mis les restes de la pauvre Manon dans le cercueil que la comtesse avait payé, car la vieille solitaire ne possédait que quelques hardes et un misérable mobilier, elles suivirent toutes les quatre le corps au petit cimetière. La louve les accompagnait la tête basse, la queue serrée, lil terne. Lorsque tout fut fini, Marie baisa pieusement le seuil de la pauvre cabane où elle avait passé ses premiers jours de paix et que Mme de Cergnes laissa intacte à la prière de la jeune fille qui désirait y retrouver le souvenir de la morte; puis, la fillette encore pâle et affaissée sous le poids de sa douleur silencieuse mais profonde, montra du doigt la louve qui levait sur elle son il intelligent. La comtesse comprit ce geste suppliant. " Elle est seule à présent, tu laimes, cest Nounou enfin, va, emmène-la." Pour toute réponse, Marie baisa la main de Mme de Cergnes. Mais en disant cela, la comtesse étouffait un soupir car elle était peu satisfaite de loger au château cet hôte bizarre. Ainsi que cela devait inévitablement arriver, les domestiques eurent un grief de plus à ajouter à leur sujet de mécontentement contre Marie, et ils se plaignirent vivement davoir à soigner maintenant non seulement une enfant trouvée qui ressemblait au diable (ils navaient jamais vu le diable cependant) mais encore une horrible bête malfaisante qui leur causait dinsurmontables frayeurs. "Lhorrible bête malfaisante", cependant, était devenue la grande amie du petit Jean. Lenfant lui rappelait sans doute sa nourrissonne dautrefois, alors que la victime de Favier navait quelle pour la défendre et la nourrir. Miss Claddy elle-même surmonta sa répugnance pour caresser quelquefois Nounou. Mais quoique Nounou fût grassement nourrie et chaudement logée, on la trouvait souvent allongée sur le sol, la tête tournée du côté du bois; elle aussi, peut-être, rêvait à sa forêt profonde et solitaire, et se disait quil y avait meilleur vivre que dans ce château opulent. Marie demeura triste longtemps et noublia point Manon. Pendant les premiers jours de son deuil, les caresses du petit Jean lui firent grand bien et ce fut le cher mignon qui lui arracha son premier sourire. De même quelle allait autrefois chaque semaine à la cabane, elle se rendit tous les huit jours au cimetière, et la pauvre Manon, si pauvre quen toute sa vie elle navait peut-être jamais aspiré le parfum dune fleur rare, eut sa tombe couverte de plantes aux suaves odeurs et aux couleurs magnifiques. CHAPITRE XXI LE FILS DU COMTE. Un peu avant lheure du dîner, Marie, vêtue de gris et un peu lassée par une journée de travail, car elle préparait son examen de catéchisme, était appuyée à la balustrade de pierre du perron; Nounou était couchée à ses pieds, songeuse comme elle. La petite figure sérieuse de la Moucheronne a gardé les tons chauds que le soleil y avait mis au temps où elle ne connaissait pas cet objet quon nomme un chapeau et quelle trouvait si incommode. Depuis un an, elle a beaucoup grandi, en conservant la grâce un peu sauvage de son enfance. Le sable de la terrasse cria sous le pied dun visiteur, et la Moucheronne, levant les yeux, se trouva face à face avec un jeune homme de haute taille, dont la bouche grave eut un sourire étonné sous sa moustache brune. Il portait le costume dofficier de cavalerie. "Ma parole, murmura-t-il, on dirait la petite sauvageonne qui ma détourné un jour du bois où mattendaient trois bandits; et voici la louve Nounou! Je me souviens, cest bien elle." Il reconnaissait ces grands yeux sauvages, doux comme ceux de la gazelle, au fond desquels se lisaient des pensées au-dessus de son âge; mais ces paupières bistrées et ce front candide nétaient plus abrités sous une masse de cheveux en broussaille et lenfant navait plus lair dune petite mendiante, jolie dans ses loques. Bien vêtue, bien coiffée, elle était là comme chez elle, comme la fille de la maison. " A qui ai-je lhonneur de parler, mademoiselle? dit-il enfin de sa voix grave et musicale, en saluant comme il eût salué une princesse de sang." Marie neut pas le temps de répondre. Derrière elle un accent rieur sécriait: " Ah! mon Dieu! mon frère Gérald!" Et dun bond Valérie franchissant le perron, venait se suspendre au cou de lofficier qui effleura de ses lèvres les cheveux dorés de sa sur. A son tour, la comtesse apparut et la Moucheronne se retira discrètement. Lorsquil eut expliqué comment, ayant obtenu un court congé qui nétait que la prélude dun autre plus long, il avait résolu de surprendre les châtelaines de Cergnes, Gérald sempressa dinterroger sa belle-mère: quelle était cette jolie enfant brune quil avait aperçue en arrivant, sur le perron du château? " Mais, cest Marie! sécria Valérie. Je tai bien écrit dans ma dernière lettre que je te réservais une surprise, moi aussi. Cette surprise, cest Marie, ma petite Marie, ma petite amie que je présenterai en règle au dîner. " Marie, lenfant à la louve, murmura lofficier pensif. " Ah! tu as vu Nounou à ce quil paraît; car cette louve sappelle Nounou; cest un nom bizarre nest-ce pas? " Je le savais avant toi, ma petite sur, dit en riant le jeune de Cergnes en tirant les boucles blondes de Valérie." La fillette demeura la bouche ouverte, clouée par la surprise. " Tu connaissais Marie et Nounou? dit alors la comtesse. Oh! mon ami, tu fais erreur; elles navaient jamais quitté les bois avant de venir à Cergnes. " Pour vous prouver que je ne me trompe pas, ma mère (il appelait ainsi Mme de Cergnes qui sétait toujours montrée pour lui bonne et dévouée) je vais vous dire que celle que vous nommez à présent Marie, était autrefois: La Moucheronne, et vivait sous la férule dun méchant homme. " Je ny comprends plus rien, murmura Valérie qui ne revenait pas encore de sa surprise. Voilà maintenant ce grand méchant frère qui joue aux mystères avec nous? "Ne men veuillez pas pour avoir négligé de vous raconter cette petite histoire et écoutez-moi: "Il y a quelques années, je ne sais au juste lépoque, étant comme aujourdhui en congé, je me disposais à regagner Cergnes à cheval et, par une fantaisie bizarre, à my rendre par le chemin que nous ne prenons jamais. Au moment où jallais entrer dans la forêt, je fus accosté par une étrange petite fille suivie dune énorme louve; je ne voyais de lenfant que deux petites jambes maigres, nues sous une jupe effrangée, car le sol était couvert de neige et le ciel tout noir. Elle avait la tête découverte et échevelée et je frottai une allumette afin de la considérer pour savoir à qui javais affaire. Je fus frappé de la singulière beauté de son visage et de la limpidité de son regard; je me souviens encore de la grâce de son attitude et de la simplicité de son langage. "Il paraît que trois hommes, avertis de mon passage dans le bois, mattendaient à un certain endroit pour me dépouiller et sans doute mégorger. La fillette connaissait leurs intentions et était venue men prévenir. " Comment as-tu pu nous cacher cette aventure, Gérald? sécria la comtesse. " Mon Dieu, ma mère, vous étiez sur le point de retourner à Paris; je nai pas voulu vous effrayer en vous apprenant que des maraudeurs rôdaient à si peu de distance du château que je savais dailleurs toujours bien gardé. Plus tard, javais tout à fait oublié cette histoire; il a fallu la présence inattendue de cette fillette pour me la remettre en mémoire. " Ce que je ne comprends pas, reprit Mme de Cergnes, cest que tu naies rien fait pour récompenser lenfant qui tavait sauvé du péril; Gérald, cela te ressemble bien peu. " Pardon mère, répliqua le jeune homme en souriant, je lui ai fait des offres magnifiques; il ne sagissait rien moins que de larracher à sa misérable vie et vous lamener pour que vous la fassiez élever dune manière digne delle, car la petite me semblait douée de qualités réelles; mais elle na pas voulu se séparer de sa Nounou; lenfant et la louve étaient, paraît-il, liées damitié étroite et préféraient sans doute leur existence vagabonde à celle que joffrais. " Tu vois pourtant quelles étaient destinées à nous revenir un jour ou lautre puisque le hasard, ou plutôt la Providence, les a amenées ici; au moins, sa première action a été récompensée en même temps que la seconde, car il faut que tu saches, Gérald, que Marie a presque sauvé ta sur Valérie. Je te raconterai cela en détail après dîner. Je nai jamais regretté davoir appelé cette enfant sous mon toit: elle est intelligente, franche et réservée; nous laimons tous tendrement et notre Baby ladore. " A propos de mon petite frère, dit lofficier, sil est réveillé, je serais bien aise de lembrasser. " Tu nas pas longtemps à attendre, mon ami; regarde Marie qui le promène là dans le parc; cours à leur rencontre et tâche que le cher mignon naie pas peur de tes moustaches." Marie et lofficier renouèrent connaissance, et la vie de la Moucheronne fut racontée par le menu depuis le jour de leur première rencontre. Gérald passa quelques jours seulement dans sa famille, mais il devait revenir à Cergnes un mois après pour un plus long congé. Pendant ce court séjour, il causa beaucoup avec Marie et prenait plaisir à ces entretiens où il admirait secrètement lintelligence sérieuse de la fillette et la candeur de ses réparties. On ne pouvait dailleurs sempêcher de sintéresser et de sattacher à cette enfant dont la première jeunesse avait été livrée à tant de souffrances; et lofficier se disait en lui- même quil manquait à la jolie et frivole Valérie nombre de qualités par lesquelles lenfant trouvée lui était supérieure. Mais en son âme délicate et modeste, Marie ne se disait pas cela, elle, et elle eût été fort surprise si elle avait pu lire dans lesprit de Gérald. Marie avait fait à Gérald léloge de Nounou, et Dieu sait avec quelle chaleur. Le jeune homme, loin de sourire de cet enthousiasme, écoutait avec intérêt le récit des belles actions de la louve et des services quelle avait rendus. " Tout cela ne métonne pas, dit-il lorsque le panégyrique fut terminé; jadmets parfaitement que les animaux, même les plus féroces, sont susceptibles dattachement absolu. " Ce nest pas la règle commune, fit observer la comtesse. Rappelle-toi, Gérald, lhistoire du lion de notre ami le général Trévière? " Quelle histoire, maman? demanda Valérie; je me souviens du général, mais jignorais quil possédât un lion. " Voilà ce que cest, reprit Mme de Cergnes: le général qui passa plusieurs années dans lInde, avait apprivoisé un gentil lionceau quon appelait Sweet nom qui en anglais, comme vous le savez, signifie doux. "Sweet était le favori de tous et de son maître surtout; cétait à qui le gâterait, lui apporterait des friandises et du sucre. Il mangeait dans la main du général, couchait au pied de son lit sur un tapis magnifique et obéissait au moindre signe. En grandissant, Sweet ne devint pas méchant, chose assez rare chez les animaux féroces, même les plus apprivoisés, car le naturel finit toujours par reprendre le dessus. " Il nen est pas ainsi pour Nounou, protesta une petite voix. " Oh! Nounou est une exception, cest admis. Je poursuis. Un matin, en séveillant, le général dont la main pendait hors du lit, saperçut que le lion léchait cette main dune singulière façon. "Cétait cependant sa manière habituelle de saluer son maître, mais le brave soldat frissonna; on sait que les fauves, avant de dévorer leur proie, et vous avez pu le remarquer dans les ménageries à lheure de la distribution de la viande, la lèchent longtemps en tous sens... "Le général eut le sang-froid de ne pas retirer sa main sans quoi Sweet nen eût fait quune bouchée, mais de celle qui restait libre il agita le cordon de sonnette pendu à côté de son lit. "Lordonnance parut; sans faire un mouvement, lofficier lui dit seulement: " Regarde." "Lordonnance regarda et comprit. Sans bruit, comme une ombre, il saisit un pistolet posé sur un meuble, tout proche, et en déchargea deux coups sur le lion qui roula à terre, la tête fracassée. "Inutile de vous dire que les deux militaires étaient blancs comme un linge et que le général néprouva plus la fantaisie de sattacher de jeunes lions. " Cest vrai, mère, mais, à côté de cela souvenez-vous de la panthère de Benito Rafalli. " Quest-ce que Benito Rafalli? demanda Marie. " Cest un petit garçon de Constantinople que nous avons connu à Paris. Il avait eu pour jouet, dans son enfance, une jeune panthère noire et gracieuse du nom de Sélika. Sélika adorait son petit maître, mais lorsquon mit ce dernier au collège on ne put y envoyer avec lui la panthère, et Sélika fut donnée au directeur dune ménagerie célèbre. Quelques années après, Bénito étant en vacances, en France, fut emmené à une fête populaire où lon admirait les magnifiques animaux du dompteur Zucchi. Soudain, dans une cage devant laquelle passait le jeune garçon, bondit une panthère superbe qui se jeta contre les barreaux avec mille démonstrations de joie. Cétait Sélika qui reconnaissait lenfant de Constantinople et lui faisait mille fêtes. Bénito supplia quon le laissât entrer dans la cage de son ancienne amie, mais ses parents et le dompteur sy opposèrent. Huit jours après, il revint à la ménagerie et trouva la pauvre Sélika mourante, les flancs amaigris, haletante sur le sol... Il sapprocha de la grille, lappela doucement et passa sa main au travers des barreaux. Sélika se traîna jusque-là, lécha cette main, remua sa belle queue noire et expira. Elle était tuée dabord par lémotion que lui avait causée la vue de son petit maître et par le chagrin de le perdre de nouveau. Zucchi, lui, sarrachait les cheveux, mais Bénito pleura encore plus sincèrement la pauvre bête. " Cette fidélité ne métonne pas, moi, dit Marie que lanecdote avait intéressée au plus haut point; les animaux sont capables de cela. " Savez-vous, reprit la Comtesse, ce que mécrit récemment une de mes amies en ce moment en villégiature dans le midi, sur les bords du golfe de Gascogne?... Un brave caniche, noir et blanc, affreusement laid, vient dêtre décoré dune médaille de sauvetage et acheté une somme formidable par un lord anglais. " Quavait-il fait? " Voilà lhistoire, telle que me la rapporte mon amie. Ce caniche appartenait au baigneur dun établissement de bains situé sur la plage. Un soir une tempête horrible fondit sur lOcéan; un beau navire espagnol, en grand danger et à quelque distance de la côte, jetait en vain des signaux dalarme et des câbles; nulle barque, nul pilote nosait se hasarder à lui porter secours, et le bâtiment allait périr corps et biens lorsque le baigneur eut lidée de lancer son chien à la mer en lui mettant une corde dans la gueule; le chien nagea, quoique avec de grandes difficultés, jusquau navire; on attacha la corde au câble et, du rivage on la tira tout doucement jusqu'à ce que le bateau pût être en sûreté dans une anse abritée des grosses vagues. Avouez que le chien avait bien mérité sa récompense. " Oh! oui, sécria Marie, et lon a bien raison daimer les animaux et de les bien traiter. " Il est de fait, dit Valérie, que toutes les bêtes du château, outre Nounou, chérissent Marie et la caressent, depuis les chevaux auxquels elle porte du pain et du sucre, jusquaux oiseaux auxquels elle donne du grain. " Il est à croire, dit alors Gérald en flattant doucement léchine de la louve, que si Marie neût pas été bonne et tendre avec cette bête-là, Nounou ne se serait pas montrée ce quelle est. Les animaux sont souvent ce que nous les faisons. " Mais, protesta Marie, Nounou est bonne delle-même et elle le sera toujours. Nest-ce pas, ajouta-t-elle en embrassant lénorme bête qui lui lécha la main en signe dassentiment." CHAPITRE XXII LA BAGUE DOPALE. La Moucheronne, devenue linséparable compagne de Valérie de Cergnes, commençait à se faire à sa nouvelle vie si peu semblable à cette quelle menait auparavant; elle sy faisait surtout à cause de linstruction quelle acquérait et à cause des trois femmes affectueuses qui lentouraient. Elle avait gagné encore en grâce et en beauté: ses membres, toujours souples, avaient perdu la brusquerie de leurs mouvements; sa peau nacrée, une partie de son hâle doré; son regard sétait adouci, son sourire était plus affable. A la fin de son premier congé, le jeune de Cergnes était reparti, et le château paraissait encore plus grand et plus mélancolique depuis quil lavait quitté. Ce nest pas, cependant, que le jeune homme fût dhumeur joyeuse; il navait plus cette gaieté insouciante de la première jeunesse, au temps où il avait rencontré la fillette et la louve dans le bois de Saint-Prestat. Il avait au front une gravité précoce qui le faisait surnommer, au régiment, le beau ténébreux. Peut-être, quoique la vie lui fût clémente sous le rapport de la fortune et de la santé, peut-être le jeune homme gardait-il au fond de son cur quelque secrète tristesse comme ceux que lexistence a touchés profondément, tout en leur prodiguant mille douceurs ainsi quà ses enfants gâtés. Cette gravité se retrouvait au fond de ses yeux bleus, dans son sourire; nul nen savait la cause. Sa belle-mère elle-même lavait à peine remarqué. Elle aimait beaucoup son beau-fils, mais elle le voyait trop rarement pour se demander doù pouvait lui venir cette tristesse douce mais immuable. Quant à Valérie, très fière lorsquelle donnait le bras à cet officier de belle prestance, elle adorait son frère surtout quand il lui apportait des bonbons de Boissier ou la conduisait à lHippodrome, à Paris; et elle le croyait très heureux. Seule, Marie avait su deviner que, pour lui aussi, le destin sétait montré dur; elle avait vu ce qui échappait à la perspicacité des autres et elle avait prié Dieu tout bas de lui adoucir sa peine. Le lendemain de son retour au régiment, le jeune de Cergnes télégraphia au château demandant quon lui renvoyât une bague dopale quil avait oubliée dans une coupe donyx sur la cheminée de sa chambre: Cétait celle de sa mère et il ne sen séparait jamais. La bague ne fut pas retrouvée et Mme de Cergnes sen émut, car jusqu'à présent, aucun vol navait été commis parmi les domestiques. " Bah! dit Valérie, je lui donnerai une autre bague pour sa fête. Tant pis pour lui; il navait quà être plus soigneux. " Cétait celle de sa mère, insinua doucement Marie. Aussi, comment a-t-on pu la lui dérober? les voleurs ne peuvent trop sintroduire ici; le château est bien fermé. " Ah! ah! ricana une voix aigre; comment la bague a pu être dérobée? Cest elle qui le demande." Valérie séloignait en chantonnant, sans avoir entendu cette réflexion vipérine lancée par Mlle Sophie qui passait dans le corridor. Marie se retourna. " Que dites-vous? demanda-t-elle. " Je dis, je dis que cest la poule qui chante qui a fait luf; vous ne devriez pas parler de cette affaire, vous. " Moi? pourquoi cela?" Et elle leva son honnête regard sur le visage méchant de la vieille fille qui, honteuse, détourna la tête. Mais, dans son cur égoïste et rancunier, elle en voulait mortellement à celle quelle appelait encore, la Bohémienne. " Elle ose demander pourquoi! poursuivit la mauvaise femme de charge en élevant au ciel ses bras osseux; comme si tout le monde ne sait pas que cest toi la voleuse. " Moi...moi la voleuse?" Les yeux noirs de la fillette se dilatèrent effroyablement; sa peau bistrée pâlit, ses dents blanches mordirent ses lèvres subitement décolorées. En ce moment elle redevenait la Moucheronne, lenfant sauvage au sang de louve qui avait fustigé son bourreau et incendié son logis. " Va-ten, tu me fais peur! cria Mlle Sophie épouvantée. " Répète ce que tu as dit, reprit la Moucheronne en la tutoyant à son tour avec dédain et dune voix à peine audible." Sophie craignit de se laisser prendre en défaut et elle senhardit: " Tu feins létonnement, petite drôlesse, mais tu ne peux ignorer ce quest devenue la bague du jeune vicomte qui a été assez simple pour se montrer bon avec toi. Cette bague que tu as fait disparaître, dis-moi où elle est? Chacun sait que lorsquon a vécu avec des voleurs, il en reste toujours quelque chose." A peine ces mots étaient-ils prononcés que le bruit dun maître soufflet retentit dans le corridor. La vieille fille se mit à crier, à lassassin, et ameuta autour delle une partie de la domesticité. " Ah! cest la petite voleuse qui vous a arrangée comme cela, dirent-ils à Mlle Sophie dont la joue était encore violette. A la porte! à la porte, la voleuse qui finirait par nous envoyer tous en prison à sa place!" La Moucheronne recouvra son sang-froid; après tout, elle ne devait pas sémouvoir des insultes de ces gens-là qui la haïssaient elle ne savait pourquoi. " Je vais trouver madame de Cergnes, dit-elle en redressant sa taille déjà grandelette, venez avec moi. " Madame est loin! elle sera absente trois jours, et dailleurs... elle sait ce que nous savons! ajouta un groom dun air profond." La Moucheronne sentit comme un épine aiguë lui entrer dans le cur: est-ce que la Comtesse, elle aussi, allait croire?... Non cétait impossible. A qui se confier alors? Miss Claddy était en vacances depuis une semaine environ, et Mme de Cergnes ayant reçu un message pressé le matin même, avait dû quitter le château pendant que les enfants dormaient encore, pour se rendre auprès dune vieille parente qui se mourait. "Il ny a donc plus que Valérie pour me défendre?" se dit la pauvre Marie. Et elle sentait bien en elle-même que ce serait là, piètre défense. Elle alla cependant trouver son amie qui lisait avec un intérêt très vif une nouvelle, dans un petit journal mensuel quelle avait reçu le matin même. En entendant entrer sa compagne, elle dit dun geste de la main: " Chut! ne minterromps pas, cest palpitant." Mais Marie sapprocha, et, lui fermant sa brochure: " Savez-vous ce quils disent? prononcèrent ses pauvres lèvres tremblantes." Au son altéré de sa voix, Valérie releva la tête, et, voyant ce visage bouleversé: " Quas-tu? sécria-t-elle. " Ils disent, reprit lenfant, ils disent que cest moi qui ai volé la bague." Valérie de Cergnes haussa les épaules et reprit sa lecture. " Tu es bien bonne de tinquiéter de ce que pensent les domestiques, dit-elle pour toute consolation. " Mais, ils disent que votre mère elle-même doute de mon innocence. " Maman? allons donc! elle men aurait bien parlé!" Et cest là tout ce que Valérie avait à répondre pour la justifier aux yeux de ses accusateurs, elle qui savait ordinairement si bien se faire obéir et, au besoin, se montrer impérieuse? La Moucheronne séloigna, plus triste encore; elle rencontra le baby qui lui tendit ses petits bras; mais la bonne qui le portait, recula précipitamment avec son fardeau. " Ne vous laissez pas toucher par elle, mon mignon, sécria- t-elle comme si le petit Jean pût la comprendre, cest une voleuse, une méchante. " Non, pas méchante, pas méchante, Marie..." répondit le bébé en essayant de sélancer vers sa favorite. Mais il ne put. Cette fois, la Moucheronne ne récrimina pas; une pensée odieuse lui venait à lesprit: qui sait si Valérie elle-même ne la croyait pas coupable? elle nen avait pas dit plus long peut-être par pitié. Et la comtesse alors. Cétait sans doute pour cela quelle était partie si matin sans dire adieu à sa protégée. Marie ignorait la cause de ce départ précipité, car on nétait pas même encore à lheure de midi et Valérie déjà toute à sa lecture lui avait dit simplement: " Maman a été obligée de nous quitter pour deux ou trois jours." La maudite pensée revenait sans cesse torturer le cerveau de la pauvre fille, lancinante et douloureuse. A la fin ce devint une idée fixe, et lesprit tendu de la Moucheronne ne douta plus que la maison tout entière fût contre elle. "Ah! se dit-elle amèrement, javais bien raison de refuser à Manon de vivre parmi mes semblables; sa compagnie et celle de Nounou me suffisaient; elles ne mauraient jamais causé une telle peine, elles!" Marie monta à sa chambre et enleva ses vêtements élégants. Au fond dune armoire gisait la pauvre robe usée et fanée que portait la Moucheronne lors de son entrée à Cergnes; elle enleva de même le ruban qui attachait ses cheveux, puis ses bas et ses bottines, et redescendit dans le parc. " Nounou!" appela-t-elle doucement. Aussitôt une masse noire sortit dun taillis de jeunes arbustes où la louve dormait souvent, et elle vint sauter joyeusement autour de lenfant. Elle reconnaissait le vieux vêtement terni quelle avait si souvent mordillé en jouant, et peut-être préférait-elle sa petite amie ainsi quen ses plus riches toilettes. " On ne veut plus de nous, ma pauvre Nounou! murmura la Moucheronne dune voix pleine de larmes; on nous chasse; on dit que cest nous qui avons volé la bague de monsieur Gérald. Tu sais bien que ce nest pas vrai, toi, tu le sais bien." Dans on indignation et sa douleur, la Moucheronne mêlait injustement les maîtres et les serviteurs dans laccusation dont on laccablait. Si elle eût mieux réfléchi, elle eût attendu Mme de Cergnes; mais sa nature profondément honnête répugnait à limprobité comme lhermine à la boue, et elle était révoltée jusquau fond de son être. " Ce nest pourtant pas moi qui suis venue à eux, disait- elle encore; ce sont bien eux qui sont venus me chercher; je ne leur demandais rien." Nounou, comme si elle eût compris ces paroles, poussa un grognement significatif. Elles sen allaient ainsi toutes deux dans la campagne déserte, dans le vent froid du soir et mirent longtemps à gagner la forêt. Le temps était triste et glacial. Depuis des mois la Moucheronne avait vécu dune existence facile; elle nétait plus accoutumée comme jadis à courir à travers la pluie et louragan; le temps était passé où elle bravait la neige la plus épaisse et riait de la bise âpre qui lui mordait le visage. Aussi, elle souffrait dans son corps en même temps que dans son âme, et la nuit était venue tout à fait quand elle atteignit son refuge habituel: la cabane de Manon. Epuisée, elle se laissa tomber sur le lit et y dormit, accablée, inerte, jusquau matin, pendant que Nounou sommeillait, allongée sur le sol. Et maintenant comment allaient-elles vivre, sans feu, sans nourriture, sans vêtements? Qui voudrait donner du travail à une voleuse? Quimporte! la société lavait repoussée, la Moucheronne repoussait à jamais la société, dût-elle périr de froid et de misère au fond de sa solitude absolue! Cependant, à lheure du déjeuner, Valérie ne voyant pas venir son amie manifesta quelque étonnement. "Me bouderait-elle? se demanda la jeune fille; ce serait la première fois, et puis elle naurait pas de raisons pour cela; je ne lui ai pas répondu avec empressement tout à lheure, cest vrai; mais ordinairement elle est moins susceptible. Aussi ces domestiques sont insupportables avec leurs plaisanteries absurdes que Marie a prises au sérieux. Je les ferai gronder; ils ne peuvent la laisser en repos parce que, de la hutte dun braconnier, elle a passé tout à coup dans un beau château." Mlle de Cergnes pria la femme de chambre daller sassurer si Marie nétait pas chez elle; mais on ne trouva dans la jolie pièce quhabitait lenfant, que ses vêtements épars sur le tapis. Quétait-elle devenue? On lappela dans toute la maison et dans le parc, et lon constata que, en même temps que la fillette, la louve avait disparu. Parties toutes les deux?...Valérie ne voulait pas le croire. "Elle boude, dit-elle encore." Et elle se fit servir à déjeuner, mais elle ne mangea point, se sentant toute triste vis-à-vis de la chaise vide de son amie. Laprès-midi lui parut longue, et lorsque vint le soir, Mlle de Cergnes fut épouvantée en ne voyant pas reparaître Marie. "Elle sera retournée à la forêt, pensa la jeune fille avec angoisse. Mon Dieu! mon Dieu! et il y fait si froid! Que diront Maman et miss Claddy, et même mon frère Gérald quand il sera de retour? "Je nose aller la chercher moi-même, maman ne serait pas contente, mais je vais envoyer les domestiques au bois." Elle sonna et donna ordre quon allât immédiatement jusqu'à lancienne cabane de Manon et quon en ramenât Marie et la louve qui devaient sy être réfugiées. Ils sétaient donné le mot, les rusés compères, et, suivant le conseil de Mlle Sophie, ils feignirent dobéir et passèrent tranquillement leur soirée à loffice à fumer et à causer. Puis ils reparurent, lair triste et fatigué, devant leur jeune maîtresse, affirmant quils avaient vainement battu la forêt et que Mlle Marie et sa louve demeuraient introuvables. Pendant ce temps, la Moucheronne étendue sur la couche où Manon avait rendu le dernier soupir, songeait, Nounou à ses pieds, et se disait: "Ils mont appelée voleuse, ils me croiront tous coupable, et moi je mourrai plutôt que de retourner parmi eux." CHAPITRE XXIII LE CINQUIEME JOUR. Il y avait cinq jours que la Moucheronne habitait sa chère forêt. Sa chère forêt avait revêtu laspect lugubre de lhiver : plus de feuilles aux arbres, plus doiseaux dans les nids; le ruisseau gelé faisait son murmure, et lâpre vent dautomne glissait sous les fentes de la pauvre cabane. Dans la masure, aucun bruit; elle était aussi morne et silencieuse que le soir où la dépouille de la vieille femme lavait abandonnée pour jamais. Où était donc la Moucheronne? et où donc était Nounou? Sur le sol humide et glacé, deux formes sombres étaient pressées lune contre lautre: celle dune louve accroupie, léchine maigre, le poil hérissé, lil atone; la bête avait faim; il y avait cinq jours quelle navait mangé. Tout contre elle, une fillette pâle et presque aussi maigre était affaissée; la fillette aussi navait mangé depuis cinq jours quune poignée de farine aigre trouvée dans le buffet vide. Ses bras bus étaient glacés, malgré le peu de chaleur qui gardaient les membres de lanimal serré contre elle. Le premier soir où la Moucheronne sétait retrouvée sous le toit de sa vieille amie défunte, elle avait eu comme un soupir dallégement au milieu de sa désolation; mais elle était lasse et brisée et passa la journée du lendemain, lil fixé aux cendres mortes du foyer. Lenfant ne sapercevait pas que le temps sécoulait; par moments ses lèvres violettes murmuraient une prière qui sachevait dans un sanglot. Le troisième jour, la neige commença à tomber, mais elle ne la vit pas; seulement elle sentit dans ses veines un frisson mortel. Un gémissement de Nounou lui rappela quelle aussi avait faim. Alors, elle fouilla le pauvre réduit et découvrit un peu de farine quelle délaya dans leau. Nounou dévora un os déjà dépouillé de sa chair; ce fut tout. Le lendemain, la Moucheronne se sentit le cerveau alourdi, et sa pensée dansait dans un chaos incompréhensible; elle avait les membres glacés et une vive chaleur à la poitrine. "Je vais sans doute mourir, se dit-elle." Et son regard tombant sur la louve: "Pauvre Nounou! tu seras seule." La faim qui lavait quittée à lheure de la fièvre, lui déchirait maintenant les entrailles. Alors, devant ses yeux passèrent détranges visions; elle, qui nétait certes pas gourmande, revoyait en imagination la table étincelante du château de Cergnes, avec ses cristaux et son argenterie rutilants sous la lumière, avec ses mets exquis fumants sur les réchauds dargent. La Moucheronne revoyait tout cela, tout cela quelle avait perdu à jamais. Et elle se mourait de faim et de froid. Elle songeait de même à sa petite chambre rose si gaie et si chaude avec ses tapis moëlleux et sa lampe dalbâtre rosé suspendue au plafond, car Valérie avait exigé le même luxe pour son amie que pour elle. Et maintenant, elle était au cinquième jour, la Moucheronne; épuisée par la fièvre et par la faim, elle demeurait moitié évanouie, aussi immobile quune petite statue de bronze, les bras passés autour du cou de la louve. Cet état nétait pas encore la mort, mais cétait à peine la vie. La louve avait faim, elle aussi, et elle avait froid, mais elle ne remuait pas, de peur déveiller sa nourrissonne; et elle nallait pas à la chasse. Elle seule en aurait profité dailleurs, il ny avait pas de feu dans la cabane. Vers le milieu du jour, la neige craqua sous un pas ferme et vif. Peu après, la porte de la masure souvrir, laissant entrer un amas de neige. Alors, parut sur le seuil un jeune homme de haute taille vêtu dun ample manteau de fourrure. La louve releva la tête; sans doute, elle reconnut le visiteur, car elle remua la queue et ses prunelles brillèrent dans lombre. Larrivant aperçut auprès de la bête le corps dune fillette; il se baissa, et ses yeux bleus semplirent dune pitié profonde. "Marie, ma pauvre enfant! murmura-t-il très doucement." Mais les paupières de la Moucheronne demeuraient fermées et leurs longs cils ombraient sa joue livide. "Mon Dieu! si elle était morte?... sécria malgré lui le jeune homme." Il saisit, dans ses mains, les mains froides de lenfant: elle ne remua toujours pas et la louve poussa un gémissement lugubre. Gérald de Cergnes remarqua que les petits doigts de la moucheronne tenaient fortement serré un papier jauni, plié en quatre, aux angles usés. "Quest cela? se dit-il." Et il essaya, mais vainement, denlever le papier à la main qui lenfermait. Il eut lidée de détacher la gourde quil portait en bandoulière et qui contenait une liqueur généreuse; il en introduisait le goulot entre les lèvres blanches de Marie, et lui fit avaler quelques gouttes. Peu après elle entrouvrit les yeux et, apercevant penché au- dessus delle, un visage quelle ne reconnaissait pas, elle se souleva un peu sur son séant et regarda. Mais après avoir regardé, lenfant se recoucha sur la louve, comme épuisée par cet effort. " Elle se meurt de faim et de besoin, la pauvre petite! dit le jeune de Cergnes dont une larme mouilla la joue mâle: Voilà donc ce quils ont fait de ce pauvre ange qui sest toujours montré doux et honnête envers tout le monde? Quelle injustice!" Sa main rencontra léchine maigre de Nounou: " Et toi aussi, pauvre bête, murmura-t-il, toi aussi tu souffres; mais au moins tu lui es restée fidèle." Il plongea dans sa gibecière et en retira un morceau de pain quil présenta à la louve: elle allait se jeter dessus avec voracité lorsque soudain elle sarrêta, dirigeant son regard oblique sur lenfant quelle aimait et quelle avait nourrie de son lait. " Mange, Nounou, mange, va, dit alors Gérald, touché de ce mouvement. La Moucheronne est trop malade maintenant pour manger ton pain." La louve ne fit quune bouchée du morceau; elle en eût dévoré dix fois autant, mais Gérald navait pas prévu le cas. Il avisa dabord au plus pressé, et enveloppa la Moucheronne dun grand plaid écossais qui était jeté sur son épaule; puis il emporta la fillette, devenue bien légère, jusquau petit traîneau qui attendait à la porte, attelé dun poney à lhumeur paisible. Gérald, instruit dès son prompt retour de la fuite de Marie, avait interrogé les domestiques dont les réponses lui avaient paru louches et embarrassées; il avait pris le parti, sous prétexte de chasse, de venir lui-même à la forêt. Certes, la comtesse et Valérie, désolées et croyant bien perdue leur protégée, ne sattendaient pas à le voir ramener la fugitive; navait-on pas battu le bois en tous sens? Du moins, elles le croyaient naïvement. Et Gérald avait enfin trouvé celle quil cherchait. Lorsquil leut couchée au fond du traîneau, il secoua les guides, et fit signe à la louve de suivre. Le petit cheval prit sa course et Nounou limita. Ils mirent longtemps à arriver au château, car les chemins étaient mauvais et la distance longue; enfin Gérald était obsédé par la crainte que Marie fût plus malade encore quil ne lavait trouvée dans la cabane. Son angoisse sapaisa lorsquil toucha la grille du parc. Une fois dans la cour, il jeta les guides au groom accouru au bruit des grelots du poney, et avec toutes sortes de précautions, il prit lui-même dans ses bras la fillette toujours immobile. "Jour de Dieu! grommela le groom désagréablement surpris, je crois quil a retrouvé la Bohémienne. Et voilà encore cette mauvaise bête endiablée! ajouta-t-il en apercevant Nounou qui gravissait le perron à la suite de Gérald. Mais il nosa lui allonger un coup de pied, il craignait son maître. Lorsque le jeune de Cergnes, portant son précieux fardeau, entra dans le boudoir où travaillait la comtesse et où Valérie faisait une lecture anglaise sous la direction de miss Claddy, un triple cri de joie accueillit son arrivée. " Marie! cest Marie!" On avait vu Nounou dabord, et lon devinait que si Nounou était là, la Moucheronne ne devait pas être loin. "Oui, Marie, répondit Gérald dun ton grave; mais Marie malade, mourante peut-être, et par notre faute, ou plutôt grâce à la méchanceté de nos domestiques. A présent, il sagit de la coucher au plus vite et de lui faire prendre un réconfortant, si elle est encore capable davaler." Valérie fondit en larmes, et son frère, touché de ce désespoir, sassit près delle pour essayer de la consoler pendant que Mme de Cergnes et miss Claddy transportaient lenfant dans la chambrette quelle habitait six jours auparavant, et la couchaient, après lui avoir fait boire un peu de bouillon. " Est-ce quelle va mourir? Mon Dieu, est-ce quelle va mourir? demandait Valérie à travers ses larmes. " Jespère que non, ma petite sur, mais son état est sans doute grave. Joseph est allé chercher le médecin; nous verrons ce que celui-ci dira." " Mais, ajouta-t-il, en voyant Nounou gratter à la porte qui sétait refermée sur sa chère nourrissonne, cette pauvre bête a grand besoin de renouveler ses forces; il y a longtemps quelle jeûne, elle aussi. Viens, nous allons veiller à ce quelle mange, car je ne me fie plus à ceux qui sont chargés de ce soin." Lanimal fit promptement disparaître les aliments quon lui servit, puis elle courut à la chambre de Marie et sétendit en travers de la porte comme pour en défendre lentrée. CHAPITRE XXIV LA LETTRE DU MORT. Lorsque la comtesse vint retrouver son beau-fils et sa fille, elle avait le front soucieux. " Marie a recouvré un peu de force, dit-elle, répondant à leurs questions anxieuses, mais je crains quelle ne soit bien malade; elle paraît souffrir de la tête, et divague en racontant toutes sortes de choses navrantes. "Non, poursuivit-elle en retenant Valérie qui se dirigeait vers lappartement de son amie, je ne te permets pas de la soigner avant de savoir ce quest cette fièvre; elle pourrait être contagieuse, nous verrons la décision du docteur que jattends." Puis, tendant à Gérald un morceau de papier froissé: " Voilà ce que jai trouvé serré dans la main de la pauvre enfant; lis si tu peux, moi jai lesprit trop troublé." La lettre était écrite en espagnol et signée Gérald, uniquement. " Le nom de mon pauvre parrain, dit le jeune homme ému malgré lui, il était parent de ma mère et le meilleur ami de mon père. Il y a près de quinze ans que nous navons entendu parler de lui, cest-à-dire depuis son mariage environ." Le jeune de Cergnes lisait plusieurs langues, entrautres lespagnol. Il lut une fois létrange lettre, eut une exclamation de surprise, puis la relut avec plus dattention encore. Alors il prit la comtesse à lécart: " Ma mère, lui dit-il, il y a là-dedans des choses très graves concernant votre petite protégée. Veuillez éloigner Valérie pour que je vous communique cette missive." Lorsquil se vit seul avec sa belle-mère, le jeune homme commença dune voix émue sa lecture. Le papier était daté du mois doctobre, quatorze ans auparavant. "Mon excellent ami, "Tu maccusais dernièrement doubli, dindifférence, que sais-je? et cependant je nai pensé quà toi au milieu de ma détresse, à toi comme au seul ami qui pût me tendre une main secourable. "Souviens-toi, Gaston que nous nous sommes promis un mutuel appui dans la vie; tout ta souri, tu nas pas eu besoin du mien, aujourdhui je viens réclamer le tien. "Tu sais que jai épousé il y a deux ans une charmante Espagnole que je tai présentée un jour à Paris? Hélas! mon pauvre ami! elle na pu me rendre heureux que jusqu'à la naissance de mon enfant, qui lui a coûté la vie, et, lorsque je me suis trouvé veuf et plongé dans la désolation, retenu toi-même au lit de mort de ton père, tu nas pu que madresser une lettre pleine de cur. "Ce que je tai laissé ignorer jusqu'à présent cest le mauvais état de mes affaires, et ma fortune détruite par un banquier infidèle qui sest enfui en me ruinant. "Si jétais seul au monde, quoique gentilhomme je chercherais un modeste emploi en France ou en Espagne (cétait aussi le pays de ma mère), et je vivrais simplement; mais jai une fille, ma petite Carmen, qui a reçu au baptême le même nom que sa mère et qui a déjà ses yeux magnifiques. Je veux reconstruire ma fortune pour elle. "Jai à Mexico un oncle extrêmement riche et célibataire qui moffre de venir laider à administrer ses biens immenses, me promettant de me les léguer à sa mort qui, jespère, est encore éloignée. "Je pars, car là est lavenir de mon enfant, mais je ne puis exposer ce pauvre petit être aux hasards et aux fatigues dun long voyage. Jai pensé à toi, mon ami, pour me remplacer auprès de ma petite Carmen. Ta femme, que je respecte et que jadmire comme un ange de bonté, lui donnera, je nen doute pas, une part des soins quelle prodigue à ton beau Gérald, mon filleul, et à sa mignonne Valérie. "Je sais davance que tu ne me refuseras pas ce service; dès que mon enfant sera assez forte ou assez grande pour supporter la traversée, je viendrai la chercher; et avec quelle joie! "Je tenvoie donc mon trésor sous la garde de sa nourrice, une brave femme en qui jai toute confiance; celle-ci était un peu souffrante, ce matin; jespère que ce ne sera rien et que demain je pourrai la mettre en route, car, hélas! je ne puis moi-même me rendre à St-Prestat; des affaires urgentes me retiennent ici, et je dois prendre dans trois jours le paquebot du Havre; ni le bateau ni la diligence ne mattendraient. "Je ne sais pas de parole, Gaston, pour te témoigner ma reconnaissance, mais je prie Dieu quil taccorde à toi et aux tiens tout le bonheur désirable. "Mes respectueux hommages à madame de Cergnes et une caresse à mon beau filleul et à sa jolie sur. "Ton malheureux ami, Gérald." Comment cette lettre se trouvait-elle en la possession de la Moucheronne, et comment était-elle demeurée enfouie si longtemps sous terre? Manon avait appris ce quelle savait de lhistoire de Marie à Mme de Cergnes, mais sa mémoire affaiblie ne lui rappela point le précieux papier; lenfant, docile à sa vieille amie, crut quil fallait le garder caché. Le malheureux père, après avoir écrit la lettre précédente, à son ami, nen usa pas, car il dut amener lui-même à St-Prestat la pauvre petite fille dont la nourrice se mourait à lauberge, entourée de soins, grâce à la générosité de lenfant. Nous savons ce quil advint du voyageur et du bébé, et pourquoi nul ne sémut de leur disparition. On saperçut de celle du cocher, mais à cette époque la police ne possédait pas comme à présent de fins limiers, et les recherches namenèrent aucun résultat. Les bandits, qui avaient donné deux fois la mort dans les bois de St-Prestat, sétaient emparés de la missive en même temps que du bébé et ne sen étaient plus souciés. Ainsi Marie, la Moucheronne, lancien souffre-douleur de Favier, se nommait Carmen de Nuovi, et elle était la fille du meilleur ami comte de Cergnes avec lequel il avait même un lien de parenté éloignée; son père était le parrain de ce Gérald de Cergnes quelle avait pour ainsi dire écarté de la mort quelque temps auparavant. " Et dire, ma mère, dire que la pauvre enfant a tant souffert! quelle aurait pu mourir sous les coups de Favier sans quon pût savoir qui elle était! murmura le jeune homme dont les yeux étaient humides de larmes. " Ah! mon ami, répondit la comtesse non moins émue, que nous devons dédommager la chère mignonne de tout ce que nous lui avons fait souffrir nous-mêmes sans le savoir. Mais laisse- moi, il faut que jaille la soigner moi-même. Toi, tâche davoir le plus déclaircissements possibles de cette affaire et va consulter les papiers de la famille. Ne dis rien encore à Valérie, je me charge de lui apprendre quelle peut nommer Marie sa cousine." Et, laissant le jeune homme pensif, elle rentra dans la chambre de la malade. CHAPITRE XXV EPILOGUE. Marie, que nous appellerons désormais de son véritable nom, Carmen, demeura plusieurs jours entre la vie et la mort, moins peut-être à cause de la privation de nourriture subie trop longtemps, que par la secousse morale qui avait ébranlé ses nerfs et son cerveau. La bague avait été retrouvée le lendemain de sa fuite désespérée, derrière un meuble où elle avait roulé, et les domestiques, honteux de leur conduite infâme, ne savaient plus quelle contenance garder les uns vis-à-vis des autres, car ils se sentaient coupables, et ils en voulaient à Mlle Sophie qui les avait poussés à haïr lenfant trouvée. Ce fut bien pis lorsquils apprirent que cette enfant trouvée était Mlle de Nuovi la fille dun noble gentilhomme et la parente de leurs maîtres. Comme ils étaient meilleurs au fond quà la surface un revirement complet se fit en eux, et le jour où lon descendit la petite convalescente au jardin où se montrait un pâle rayon de soleil, ils vinrent tous en groupe lui demander pardon. Carmen était sans rancune et elle leur tendit à tous sa petite main amaigrie en signe de réconciliation. Il y avait quelquun, cependant, qui ne pardonnait pas si facilement: cétait Nounou; et, chaque fois que Mlle Sophie passait à sa portée, elle lui allongeait un coup de dents; si bien que la vieille fille qui vivait dans des transes continuelles, vint un jour trouver la Comtesse et lui fit entendre quelle ne resterait pas au château si la louve continuait à y demeurer. " A votre aise, répondit sèchement Mme de Cergnes, nous allons régler votre compte. Aussi bien, vous devez comprendre que, après ce qui sest passé récemment, vous nêtes pas regardée ici dun bon il." Et Mlle Sophie fut congédiée ainsi; elle sen alla, regrettée de personne, et grommelant entre ses longues dents: " Cest-y Dieu possible, quon me préfère une horrible bête sauvage, à moi qui ai près de quinze ans de service dans cette maison!" Peu après ces aventures successives, le comte de Cergnes revint de son voyage; il était soucieux: les affaires navaient pas été tout droit comme il laurait voulu, et il nétait pas sûr encore que la succession quil était allé chercher si loin lui revînt. Lorsquil apprit lhistoire de Carmen, et quil lut la lettre de son ami mort dune façon si tragique, il sécria: " Mais, cest à cette enfant que revient lhéritage du cousin Minotto! Le testament est arrangé de façon à ce que cette fortune ne puisse me revenir, que si Gérald de Nuovi et sa fille sont décédés tous les deux; or on navait aucune preuve du décès, et lenfant vit. Voilà donc notre petite Carmen très riche." Cette nouvelle, nous devons le dire à sa louange, némut aucunement la fillette: elle eut même une larme de regret en songeant que la mère Manon était morte trop tôt: elle aurait pu lui faire une vieillesse si choyée, si heureuse! " A quoi emploieras-tu tout cet argent? lui demanda Valérie, riant à la pensée de voir millionnaire sa couine si détachée des biens matériels. " Je donnerai à ceux qui nont pas, répondit lenfant, et je ferai bâtir une grande maison de campagne pour les enfants qui nauront ni père ni mère et que leurs maîtres battront." Valérie lembrassa: " Tu es meilleure que moi, va, tu es un ange." Et Carmen rencontra le regard attendri de son cousin Gérald qui les écoutait toutes les deux. Quelque temps après la fillette fit sa première communion avec une ferveur qui édifia tout le monde, et ce jour-là, elle supplia M. de Cergnes, devenu son tuteur, dhabiller de sa part une vingtaine denfants pauvres et de leur donner à dîner. A lautomne suivant, on se rendit à Paris, à la grande joie de Valérie; Carmen ne se plus pas autant dans le bel hôtel du boulevard St-Germain que dans le château un peu mélancolique de St-Prestat. Nounou quon avait emmenée se faisait vieille, et, quoiquelle dormît la plupart du temps sur un coussin moëlleux dans le grand hall quil lui était permis dhabiter, elle soupirait souvent après lair de la forêt qui lui manquait à présent. Cependant Carmen devait voir son désir se réaliser; elle résida aussi longtemps et aussi souvent quelle le souhaitait à Cergnes: Le pays où elle avait vu ses premières douleurs et ses premières joies lui était cher. Tandis que Valérie épousait un jeune châtelain des environs de St-Prestat qui aimait aussi beaucoup la vie de Paris, Carmen de Nuovi mettait sa jolie main dans la main loyale de son cousin Gérald. Ils avaient tous les deux le goût de la contrée un peu triste et solitaire où ils pouvaient faire beaucoup de bien. Le château de Cergnes et ses dépendances furent donnés au jeune homme qui remit sa démission au régiment. Sa mélancolie avait disparu, tout en lui laissant sa belle gravité, cette gravité peinte aussi sur le charmant visage de Carmen. Gérald de Cergnes avait dû épouser quelques années auparavant une jeune fille qui était morte presque subitement au sortir dun bal, et il en avait gardé longtemps une impression profonde. Mais à présent, il était heureux et il rendait heureuse celle quil appelait quelquefois "la Moucheronne" quand il ravivait en souriant le souvenir du passé. Le propriétaire de la forêt, toujours joyeux viveur, a fini par écorner passablement sa fortune; or il a été satisfait de trouver un acquéreur pour ses bois, lequel acquéreur les a payés largement: cest Mlle de Nuovi, devenue la vicomtesse de Cergnes; et à présent sa chère forêt est à elle, bien à elle, et elle a fait ériger un chapelle au lieu où se dressait autrefois la cabane de son bourreau; puis une autre plus belle encore au pied dun chêne où lon a trouvé des ossements humains. Nounou termine ses jours dans la paix au milieu de ses amis, et déjà une nichée de babies roses et rieurs jouent entre ses pattes, lui tirant les oreilles ou les poils sans que la brave bête sen montre irritée. Au contraire, elle remue sa vieille queue un peu pelée, chaque fois quune petite voix argentine bégaie: "Nounou! Nounou!" TABLE DES MATIERES Sinistre nuit Le louveteau mort Le coup de botte Pourquoi ma-t-il laissée vivre? Les rêves de la Moucheronne Un compagnon Pauvre Moucheron Désespoir denfant Pas sans Nounou Causerie de bandits Nounou traquée Sans le vouloir Où Nounou rit dans sa barbe Lor maudit Ce que Nounou trouva dans la forêt Nous avons vu le diable et sa fille Casse-Cou A Cergnes Le Baby Deuil Le fils du comte La bague dopale Le cinquième jour La lettre du mort Epilogue FIN DE LA TABLE Limoges. Imp. Marc Barbou et Cie. ***END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUNOU*** ******* This file should be named 18693-8.txt or 18693-8.zip ******* This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/dirs/1/8/6/9/18693 Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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