Nouvelles mille et une nuits

By Robert Louis Stevenson

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Title: Nouvelles mille et une nuits

Author: Robert-Louis Stevenson

Release Date: April 5, 2006 [EBook #18123]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVELLES MILLE ET UNE NUITS ***




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Robert-Louis Stevenson

NOUVELLES MILLE ET UNE NUITS




Table des matières


LE ROMAN ÉTRANGE EN ANGLETERRE.

I.

II.


LE CLUB DU SUICIDE.

HISTOIRE DU JEUNE HOMME AUX TARTES À LA CRÈME.

HISTOIRE D'UN MÉDECIN ET D'UNE MALLE.

L'AVENTURE DES CABS.


LE DIAMANT DU RAJAH.

HISTOIRE D'UN CARTON À CHAPEAU.

HISTOIRE DU JEUNE CLERGYMAN.

HISTOIRE DE LA MAISON AUX PERSIENNES VERTES.

AVENTURE DU PRINCE FLORIZEL ET D'UN AGENT DE POLICE.





LE ROMAN ÉTRANGE EN ANGLETERRE





I


Le nom de Robert-Louis Stevenson est attaché, en France, au souvenir
d'un livre d'étrennes, _l'Île au Trésor_, qui fit fureur il y a peu
d'années. La traduction de M. Philippe Daryl nous dispense de raconter
les lointains et merveilleux voyages de l'_Hispaniola_; disons seulement
que ce petit livre nous paraît être, par sa verve, son entrain, sa
fraîcheur, par le mouvement, le ton de vérité qui y règne, un des
modèles du genre.

Si _Kidnapped_, qui vit le jour ensuite, s'adresse plus exclusivement, à
cause de la saveur écossaise dont il est imprégné, aux jeunes
compatriotes de son héros, David Balfour, l'histoire n'en est pas moins,
d'un bout à l'autre, amusante, et c'est une idée ingénieuse, en outre,
que d'avoir fait raconter la fin du drame jacobite par un whig qui se
trouve forcément enrôlé dans le camp de ses adversaires.

La scène se passe en 1751, à l'époque où des oncles dénaturés pouvaient
encore faire embarquer les neveux qui les gênaient sur un brick de
mauvais renom, pour les envoyer à la Caroline, où ils étaient vendus
sans plus de formes. Comment ce gamin énergique et honnête, David
Balfour, échappe à son sort, et tout ce qu'il souffre dans une île
déserte, voisine des côtes d'Écosse, avant sa périlleuse équipée à
travers les Highlands, en compagnie d'Alan Breck Stewart, un rival
jacobite de d'Artagnan, voilà des aventures dont on peut dire ce que La
Fontaine disait de _Peau_ _d'âne_; il n'est personne qui ne prenne un
plaisir extrême à lire _Kidnapped_. M. Stevenson s'y pose en compatriote
de Walter Scott et de Burns, il nous fait respirer sa bruyère natale et
met à tout ce qu'il touche le sceau d'une des qualités de sa race, la
_quaintness_: esprit, originalité, grâce un peu bizarre et parfois
maniérée, il y a de tout cela dans ce que peint par excellence ce mot de
_quaint_, si parfaitement intraduisible, quoiqu'il dérive de notre vieux
français, à en croire les dictionnaires.

Écossais, Stevenson l'est encore,--il l'a prouvé depuis,--par le
sentiment du fantastique, le goût du surnaturel, la préoccupation des
lois morales, des problèmes philosophiques, et par je ne sais quelle
gaîté morose, _grim humour_, qui déconcerte et qui attache à la fois.
Mais il est, en même temps, cosmopolite, Parisien du boulevard,
Américain du Far-West, comme le montrent ses spirituelles notes de
voyages. Hier encore son adresse était à Honolulu; peut-être aujourd'hui
est-il de retour à New-York, qui le revendique comme Londres revendique
Henry James. Sa vie errante a formé une personnalité très curieuse, très
moderne et franchement excentrique, qui apparaît à travers une série de
productions d'inégale valeur, mais dont aucune n'est banale. Ce citoyen
du monde a bien vu tous les pays dont il parle, soit qu'il nous présente
_les Squatters du Silverado_, soit qu'il nous invite à glisser
lentement, à bord de son _Aréthuse_, sur les canaux de la Belgique et de
la France, soit qu'il s'arrête pour deviser familièrement avec ses amis
les peintres de Barbizon, sous les ombrages de la forêt de
Fontainebleau. Ici ou là, il rend son impression d'un trait net et
précis. Point de longueurs, point de remplissage inutile. Aucun de ses
ouvrages, en dépit de certaines exigences des éditeurs anglais
auxquelles il a refusé énergiquement jusqu'ici de se soumettre, n'a plus
d'un volume; la concision, la clarté incisive, une grande simplicité,
sont les qualités maîtresses de son style. Sceptique et railleur, il
réussit à nous captiver sans avoir jamais recours à l'élément
sentimental, et touche parfois des questions hardies sans tomber dans ce
qu'on est convenu d'appeler l'immoralité, bien qu'il ne se soucie guère
de nous montrer des personnages vertueux et qu'il ait le talent pervers
d'exciter notre sympathie en faveur d'individualités tout au moins
équivoques. Réussir, avec de pareilles tendances, à collaborer aux
bibliothèques d'éducation et de récréation, c'est la preuve d'une
souplesse peu commune.

Après avoir assuré son empire sur des milliers de jeunes lecteurs dans
l'ancien et dans le nouveau monde, M. Stevenson paraît s'être dit:
«Voyons si les vieux seront plus difficiles, s'ils ne mordront pas, eux
aussi, à l'hameçon des contes bleus?» Et il lança ses _Nouvelles Mille
et une Nuits_, où la féerie se met au service de la réalité par un
procédé ravi à miss Thackeray. Combien de fois les talents à fracas
ont-ils profité des trouvailles faites par quelque talent plus modeste!
C'est miss Thackeray qui a dit la première: «Les contes de fées sont
partout et de tous les jours; nous sommes tous des princes et des
princesses déguisés, ou des ogres, ou des nains malfaisants. Toutes ces
histoires sont celles de la nature humaine, qui ne semble pas changer
beaucoup en mille ans, et nous ne nous lassons jamais des fées parce
qu'elles lui sont fidèles.» Seulement, l'auteur de _Five old friends_
place dans un milieu bourgeois de nos jours _la Belle au Bois dormant,
Cendrillon, la Belle et la Bête, le Petit Chaperon rouge_, etc., dont
les aventures modernisées n'ont rien que d'ordinaire, tandis que les
contes arabes que M. Stevenson transporte en Europe, sans changer rien à
leur allure coulante et négligée, conservent un caractère très
exceptionnel et sont, en somme, presque aussi merveilleux que dans les
_Mille et une Nuits_ orientales.

Prenons la première des nouvelles, et la meilleure, _le Club du
suicide_: nous n'avons pas de peine à reconnaître dans le prince
Florizel de Bohême, qui, pendant son séjour à Londres, rôde incognito
par les rues, le calife Haroun-al-Raschid, et dans son fidèle écuyer, le
colonel Geraldine, Giafar, grand vizir. Le verglas les ayant forcés à
chercher refuge dans un _bar_ des environs de Leicester-square, ils
rencontrent un individu qui n'a de commun avec Bedreddin-Hassan que la
manie d'offrir des tartes à la crème aux gens qu'il ne connaît pas.
C'est le dénouement fou d'une carrière extravagante: le jeune homme aux
tartes à la crème (nous ne le connaîtrons que sous ce nom) prélude à la
mort par cette soirée burlesque. Le prince et son écuyer font semblant
d'être dans les mêmes dispositions que leur nouvelle connaissance, et
c'est ainsi qu'ils sont introduits par lui au _Club du suicide_,
rendez-vous de tous ceux qui, fatigués de la vie, désirent disparaître
sans scandale. Chaque nuit, une partie de cartes réunit ces désenchantés
autour du tapis vert. Le président du club, un dilettante d'espèce toute
particulière, bat et donne les cartes; le privilégié qu'un sort heureux
gratifie de l'as de pique disparaîtra avant l'aube par les soins
obligeants du membre de céans qui tourne l'as de trèfle. Ce jeu réunit
les émotions de la roulette, celles d'un duel et celles d'un
amphithéâtre romain, il fait goûter les impressions exquises de la peur;
les gens les plus revenus de tout y trouvent un dernier plaisir. M.
Malthus, par exemple, un paralytique, défiguré, ravagé par des excès
auxquels il ne peut plus se livrer, est membre honoraire, pour ainsi
dire. Il vient, de loin en loin, quand il en a la force, chercher une
excitation qui le réconcilie avec la vie en lui faisant redouter la
mort. Il a essayé de tout, et il en est à déclarer qu'en fait de
passions, aucune n'est enivrante autant que la peur; il est poltron avec
délices, et il badine avec des terreurs sans nom. Heureusement pour la
morale, il badine une fois de trop; l'as de pique lui échoit à la fin,
et le lendemain les journaux de Londres renferment, sous la rubrique:
_Triste accident_, un paragraphe qui apprend au public la mort de
l'honorable M. Malthus, tombé par-dessus le parapet de Trafalgar-square;
au sortir d'une soirée, il cherchait un cab; on attribue sa chute à une
nouvelle attaque de paralysie.

Le prince Florizel aurait son tour, si Geraldine, vigilant et fidèle, ne
mettait la police secrète sur pied, en dépit des terribles serments par
lesquels s'engagent les membres du club. Personne n'est livré aux
tribunaux; le prince vient généreusement au secours de ceux des
désespérés qui méritent encore quelque pitié, puis il décide que le
repaire sera fermé et que son abominable président périra en duel. Ce
duel, qui doit avoir lieu sur le continent, est le sujet d'un second
récit beaucoup plus _sensationnel_ encore que le premier, où il est
question d'un médecin et d'une malle qui contient un cadavre, celui de
l'adversaire désigné du président, lâchement assassiné par ce monstre.

Certes, le lecteur, quel qu'il soit, attend la suite avec autant
d'impatience que le sultan des Indes, tenu en haleine par les points
suspensifs des contes de Schéhérazade; on passe, avec une fiévreuse
anxiété, à l'histoire suivante, qui est celle non pas d'un _Cheval
enchanté_, mais d'un simple _Cab_, lequel recueille des invités de bonne
volonté pour les conduire à une fête étrange dont la fin est le triomphe
du droit et le châtiment du crime, grâce à la vaillante épée du prince
Florizel. L'héritier d'un trône daigne se mesurer avec le pire des
scélérats. Nous le retrouverons plus tard, mêlé à d'autres aventures non
moins intéressantes, celles d'un diamant, et, comme tous les princes
qu'a mis en scène M. Stevenson, il finit en philosophe, renversé par une
révolution. C'est derrière le comptoir d'un débit de tabac qu'il
apparaît une dernière fois: ce redresseur de torts vend majestueusement
des cigares!

On voit que la fantaisie humoristique n'est pas absente des récits de M.
Stevenson; les contrastes si marqués que permet, qu'exige même cette
qualité, très développée chez lui, produisent bien quelques fautes de
goût, mais une certaine façon qu'il a de se moquer de ses héros et de
lui-même relève ici néanmoins le _sensational novel_, qui a retrouvé
depuis peu, en Angleterre, un succès d'assez mauvais aloi. Du rang où
l'avait placé naguère Wilkie Collins, ce roman, nourri d'émotions
violentes, était tombé au niveau des élucubrations de feu Ponson du
Terrail. M. Stevenson eut le mérite de le rendre agréable aux délicats.

Nous n'avons, du reste, nulle envie de défendre plus qu'il ne convient
la suite des _Nouvelles Mille et une Nuits_, inspirée par la _Dynamite_
et composée en collaboration avec Mme Stevenson. La confusion de la
tragédie et de la farce y est poussée trop loin. On croit être devant un
couple de jongleurs émérites, d'équilibristes habiles, dont les
périlleux exercices deviendraient fatigants pour le public, amusé
d'abord, s'ils se prolongeaient beaucoup; mais les aventures des trois
jeunes gens inutiles qui attendent leur fortune du hasard, sur le pavé
de Londres, sont presque aussi courtes que celles des trois _calenders_,
fils de rois, et la gracieuse conspiratrice qui les conduit l'un après
l'autre à deux doigts de leur perte ne prend pas en vain cinq noms
différents, car Clara Luxmore, dite Lake, dite Fonblanque, dite
Valdivia, dite de Marly, a autant d'imagination à elle seule que
pouvaient en avoir réunies les cinq dames de Bagdad. Son histoire de _la
Belle Cubaine_ et de _l'Ange exterminateur_ chez les Mormons sont des
contes bleus modernes de la plus piquante invraisemblance: ils
dissimulent cependant des complots anarchiques effroyables, mais tous si
maladroits qu'ils prêtent à rire. M. et Mme Stevenson traitent la
dynamite du haut en bas, refusant de la prendre au sérieux et faisant
rater toutes ses bombes, sauf deux ou trois qui éclatent au détriment de
ceux qui les fabriquent. Zéro, l'agitateur irlandais, et son complice
Mac-Guire, périssent assommés sous le ridicule. Si Clara, l'affidée de
ces deux _fantoccini_ grotesques, obtient sa grâce et, à la fin, un bon
mari, c'est qu'elle est jolie à ravir, pleine d'inventions drôles, de
tours uniques, et surtout parce qu'au milieu de ses criminelles erreurs,
elle n'a jamais été sentimentale. L'assassin sentimental et phraseur, si
commun de nos jours, est conspué par M. Stevenson; celui-ci repousse
avec énergie l'intérêt malsain qui s'attache au crime politique, il
vénère les agents de police et leur dédie son livre, il fait grand cas
de l'autorité; par la bouche de son personnage favori, le prince
Florizel, resté fidèle au rôle de bon génie derrière un comptoir de
marchand de tabac, il déclare que l'homme est un diable faiblement lié
par quelques croyances, quelques obligations indispensables, et qu'aucun
mot sonore, qu'aucun raisonnement spécieux ne le déciderait à relâcher
ces liens. On voit que, pour un romancier _dans le mouvement_, M.
Stevenson a des principes _vieux style_.

Dans _Prince Otto_, où les questions philosophiques et politiques
s'entremêlent à beaucoup de paradoxes, l'auteur de _New Arabian Nights_
nous prouve qu'il a lu _Candide_ et qu'il se souvient aussi d'Offenbach.
Vous chercheriez en vain sur une carte la principauté de Grünewald, bien
que sa situation soit indiquée entre le grand-duché aujourd'hui éteint
de Gerolstein et la Bohême maritime. En revanche, le nom du premier
ministre, Gondremark, vous rappelle un acteur de _la Vie parisienne_.
Dans ce badinage sérieux, un peu trop délayé, on voit le prince Othon,
un gentil prince en porcelaine de Saxe, mériter le mépris de ses peuples
par sa conduite indigne d'un souverain, la conduite pourtant d'un galant
homme très chevaleresque, mais trop épris de la chasse, des petits vers
français et d'une jeune épouse ambitieuse, qui, finalement, prête les
mains à son incarcération dans une forteresse, pour être plus libre de
jouer le rôle de Catherine II ou de Sémiramis. Vous y verrez aussi
comment les témoignages d'héroïsme de la jolie Séraphine se bornent à un
coup de couteau donné au premier ministre, qui, jaloux de gouverner en
son nom, voudrait être un favori dans toute la force du terme, et
comment la proclamation de la république met fin, soudain, à ces
complots de cour, à ces intrigues, à ces drames secrets; comment le
prince et la princesse fugitifs et dépossédés, à pied, sans le sou, se
rencontrent dans la campagne, oublient leurs désastres, leurs grandeurs,
et se mettent tout simplement à s'aimer, ravis, en somme, de cette chute
qui les a jetés aux bras l'un de l'autre pour jamais. Ceux-ci ne
vendront pas du tabac, ils feront de la littérature en collaboration; un
recueil des plus médiocres a paru sous le titre «_Poésies_, par Frédéric
et Amélie.»

La réconciliation de leurs altesses sur le grand chemin est un des rares
duos d'amour que nous ayons rencontrés au cours des romans qui nous
occupent. Il est charmant, ce duo, car l'esprit enfin y fait trêve,
l'esprit moqueur, léger, glacial et trop tendu dont M. Stevenson abuse,
et qui produit à la longue l'effet du pâté d'anguille. Pour ne trouver
que le ricanement perpétuel, autant revenir à nos incomparables contes
de Voltaire, dont l'auteur de _Prince Otto_ s'est fortement pénétré. Où
il montre, en revanche, une véritable originalité de forme et de fond,
c'est dans l'exposition semi-scientifique d'un _Cas étrange_, qui mérite
de compter parmi les récits les plus suggestifs et les plus ingénieux
d'avatars et de transformations. L'histoire du _Docteur Jekyll et de Mr
Hyde_ se détache en relief puissant sur la trame un peu mince du reste
de l'oeuvre, et promet l'estime d'un ordre tout nouveau de lecteurs à M.
Stevenson. Nous osons à peine le lui dire, ayant compris qu'il craint
par-dessus tout de paraître terne et lourdement consciencieux. Terne, il
ne saurait l'être; le seul péril que l'on coure avec lui est dans
l'excès du brillant et dans sa confusion accidentelle avec le clinquant.
Quant à la conscience, elle ne sera jamais incompatible avec la liberté
chez cet Écossais greffé de Yankee et de Parisien agréablement bohème.
Qu'il ne s'inquiète donc pas de la nature de nos éloges. L'analyse
critique qui suit est d'ailleurs pour prouver que l'ouvrage le plus
grave de M. Stevenson n'a rien de particulièrement austère, ni surtout
d'ennuyeux.




II


Quelques lenteurs, il faut en convenir, embarrassent le début. Peu nous
importent, par exemple, les idées et les habitudes de M. Utterson, un
personnage d'arrière-plan, dépositaire du testament bizarre qui fait
passer tous les biens de Henry Jekyll entre les mains de son ami Edward
Hyde, dans le cas de la disparition du testateur. Cette clause insolite
blesse le bon sens et les traditions professionnelles du notaire
Utterson; elle semble cacher quelque secret ténébreux, d'autant plus que
ledit Edward Hyde, prétendu «bienfaiteur» du docteur Jekyll et son
légataire universel, n'est connu de personne. Jamais Utterson n'en avait
entendu parler avant que le singulier document lui eût été confié, avec
mille précautions minutieuses; pourtant il est le plus ancien ami de
Jekyll, après le docteur Lanyon toutefois, qui, intimement lié jadis
avec son collègue, s'est peu à peu éloigné de lui, sous prétexte qu'il
donnait à corps perdu dans des hérésies scientifiques. Lanyon, lui non
plus, ne sait rien du mystérieux Hyde. Le seul renseignement que M.
Utterson ait jamais pu recueillir sur celui-ci est de nature à augmenter
sa perplexité; c'est le hasard qui le lui fournit.

Un soir qu'il se promène dans un quartier populeux de Londres, avec son
jeune parent, M. Enfield, ce dernier lui fait remarquer, presque à
l'extrémité d'une petite rue commerçante, l'entrée d'une cour qui
interrompt la ligne régulière des maisons. Juste à cet endroit, un
pignon délabré avance sur la rue ses deux étages sans fenêtres,
au-dessus de la porte dépourvue, de marteau, une porte de derrière
apparemment.

«Cette porte que voici, dit M. Enfield, se rattache dans ma pensée à une
singulière histoire.»

Et il raconte l'acte de brutalité commis sous ses yeux, dans cette rue
même, contre un enfant, une petite fille, par un individu d'apparence
plus que désagréable, une espèce de gnome. Indigné, il a saisi le
coupable au collet, appelé au secours; un rassemblement s'est formé, et
M. Hyde, pour éviter un scandale, a payé une forte somme aux parents de
sa victime. Il s'est rendu sous bonne escorte à son domicile, la maison
délabrée en question, et est redescendu bientôt avec un chèque sur la
banque Coutts, signé du nom le plus honorable, un nom qu'Utterson devine
sans que son cousin ait besoin de le prononcer.

«Et quelle figure a-t-il, ce Hyde?

--Il n'est pas aisé de le peindre. Je n'ai jamais vu d'homme qui m'ait
inspiré autant de dégoût, sans que je puisse expliquer pourquoi. Il vous
donne l'impression d'un être difforme, et cependant je ne saurais
spécifier sa difformité. Il est extraordinaire, voilà le fait, il est
anormal. Je crois le voir encore, tant je l'ai peu oublié, et cependant
je ne trouve pas de paroles pour peindre l'effet que produit cette
infernale physionomie.»

M. Utterson est plus ému qu'il ne veut le laisser paraître.

«Sur la maison elle-même, demande-t-il, vous ne savez rien?

--Si fait, j'ai observé que personne n'y entre jamais, sauf le héros
très repoussant de mon aventure. Elle n'est pas habitée, les trois
fenêtres grillées, sur la cour, restent toujours closes, mais les vitres
en sont propres, et, au-dessus, il y a une cheminée qui fume parfois, ce
qui donnerait l'idée que quelqu'un y vient accidentellement.»

Le notaire Utterson voit que M. Enfield ne se doute pas que cette
vilaine bâtisse dépend de la maison de son ami Jekyll. Après avoir
soupçonné celui-ci de folie toute pure, il craint qu'il ne s'agisse
plutôt de quelque complicité honteuse. L'idée fixe le poursuit de
s'éclairer là-dessus. Il se met à guetter les secrets nocturnes du
quartier que fréquente l'odieux Hyde. Longtemps il attend en vain; mais,
certain soir, vers dix heures, les boutiques étant closes et la rue
silencieuse, au milieu du sourd mugissement de Londres, un pas retentit
rapide, un homme de petite taille apparaît, tire une clé de sa poche et
se dirige vers la maison indiquée.

«M. Hyde?» lui dit le notaire en posant la main sur son épaule.

L'homme tressaille et recule, mais sa terreur n'est que momentanée.
Reprenant aussitôt de l'empire sur lui-même, il répond:

«C'est mon nom, en effet; que me voulez-vous?

--Je suis un vieil ami du docteur Jekyll; on a dû vous parler de moi: M.
Utterson. Faites-moi une grâce, laissez-moi voir votre visage.»

L'autre hésite, puis, après réflexion, se tourne d'un air de défi.

«Maintenant je vous reconnaîtrai, dit Utterson. Cela peut être utile.

--Oui, répond Hyde, il vaut mieux que nous nous soyons rencontrés... À
propos, vous avez besoin de savoir mon adresse.»

Et il lui indique une rue, un numéro.

«Mon Dieu! se dit le notaire, est-il possible qu'il ait, lui aussi,
songé au testament?...

--Comment, ne m'ayant jamais vu, avez-vous pu me deviner? reprend Hyde.

--D'après une description. Nous avons des amis communs.

--Lesquels? balbutie Hyde.

--Jekyll, par exemple.

--Il ne vous a jamais parlé de moi, s'écrie l'autre en rougissant de
colère. Vous mentez.»

Là-dessus, il a poussé la porte et disparu dans la maison, laissant
Utterson stupéfait.

«Ce nain blême, au sourire timide et cynique à la fois, est certainement
fort laid, pense le notaire, mais sa laideur ne suffit pas à expliquer
la répulsion insurmontable que suscite sa présence. Il faut qu'il y ait
quelque chose en outre. Serait-ce qu'une âme noire peut transparaître
ainsi à travers son enveloppe de chair? Pauvre Jekyll! Si jamais j'ai lu
la signature de Satan sur un visage, c'est sur celui de ton nouvel ami.»

En tournant la rue, on arrive devant un square bordé de belles maisons,
dont plusieurs sont déchues de leur rang d'autrefois, divisées en
appartements, en bureaux, en magasins. L'une d'elles, cependant, devant
laquelle s'arrête Utterson, a gardé un grand air d'opulence. Un vieux
domestique vient ouvrir.

«Poole, lui dit Utterson, le docteur Jekyll est-il chez lui?»

Sur sa réponse négative:

«Je viens de voir M. Hyde s'introduire par la porte de l'ancienne salle
d'anatomie. Cela est-il permis en l'absence de votre maître?

--Sans doute, car M. Hyde a une clé.

--Je ne crois pas cependant avoir jamais rencontré ici ce jeune homme.

--Oh! monsieur, on ne l'invite pas à dîner et il ne paraît guère de ce
côté-ci de la maison. Il entre et sort toujours par le laboratoire.»

Utterson conclut de ces renseignements que le docteur, en ouvrant sa
maison à Hyde, subit la conséquence de quelque faute de jeunesse. Ce
doit être un supplice que de recevoir ainsi, bon gré, mal gré,
inopinément, cet être atroce, qui entre et sort furtivement, qui
peut-être est impatient d'hériter.... Il se promet de protéger Jekyll
contre l'influence équivoque qui s'est glissée à son foyer. Il profitera
pour cela du premier tête-à-tête.

«Vous savez que je n'ai jamais approuvé votre testament, lui dit-il avec
hardiesse, et je l'approuve moins que jamais, car j'ai appris des choses
révoltantes sur ce jeune Hyde.»

La belle figure intelligente du docteur s'assombrit à ces mots.

«Inutile de me les dire, cela ne changerait rien; vous ne comprenez pas
ma position, répond-il avec une certaine incohérence. Je suis dans une
passe difficile, très difficile...»

Et comme le notaire, espérant pouvoir le tirer de peine, presse Jekyll
de s'ouvrir à lui, il refuse, affirmant sur l'honneur qu'il est tout à
fait libre de se débarrasser, quand il voudra, de cet Edward Hyde, que,
par conséquent, ses amis doivent lui laisser le soin d'apprécier ce qui
convient. Assurément, il est attaché à ce garçon, il a pour cela des
raisons sérieuses.... Même il conjure Utterson de vaincre, quand il ne
sera plus, l'antipathie que lui inspire son héritier.

«Je ne pourrai jamais le souffrir, dit le notaire.

--Soit! répond Jekyll. Je vous prie seulement de l'aider au besoin, pour
l'amour de moi.»

À une année de là, Londres tout entier est ému par un crime que rend
plus frappant la haute situation de la victime, sir Danvers Carew. Il y
a maintes preuves contre Hyde, et les circonstances font que M. Utterson
est amené à seconder la police dans ses recherches. La connaissance
qu'il a de l'adresse du meurtrier présumé permet de faire les
perquisitions nécessaires. Hyde habite, dans le quartier mal fréquenté
de Soho, une rue étroite et sombre, garnie de cabarets où l'on boit du
gin, de restaurants français du plus bas étage, de boutiques borgnes où
s'approvisionnent des femmes de mauvaise mine appartenant à toutes les
nationalités. C'est dans un pareil milieu que le protégé de Jekyll,
héritier d'un quart de million sterling, a élu domicile.

Une vieille femme, aux allures louches, vient ouvrir la porte.

«M. Hyde est, dit-elle, rentré très tard dans la nuit, mais pour
ressortir ensuite; il a des habitudes fort irrégulières, et disparaît
parfois un mois ou deux de suite.»

Au nom de la loi, la maison est visitée en détail. Elle est à peu près
vide. Hyde n'habite que deux chambres meublées avec luxe; un grand
désordre toutefois y règne pour le moment, comme si l'on y avait fait à
la hâte des préparatifs de fuite: les vêtements traînent sur le tapis,
les tiroirs sont ouverts. Des cendres grises dans l'âtre indiquent que
l'on a brûlé des papiers; mais, derrière une porte, les agents
découvrent la moitié d'un bâton dont l'autre moitié est restée sanglante
sur le lieu du crime. Cette canne, d'un bois très rare, a été donnée
bien des années auparavant à son ami Jekyll par M. Utterson.

Naturellement, la première impulsion de ce dernier est de courir chez le
docteur. Poole, le vieux domestique, l'introduit, en lui faisant
traverser la cour qui a été jadis un jardin, dans l'espèce de pavillon
que l'on appelle indistinctement le laboratoire ou la salle d'anatomie.
Le docteur a autrefois acheté la maison aux héritiers d'un chirurgien,
et s'occupe de chimie là où son prédécesseur s'occupait à disséquer.
Pour la première fois, le notaire est admis à visiter cette partie de la
maison, qui donne sur la petite rue, théâtre de sa première rencontre
avec Hyde. Il trouve le docteur, dans une vaste chambre garnie
d'armoires vitrées, d'un grand bureau et d'une psyché, meuble assez
déplacé dans un lieu pareil.

«Savez-vous les nouvelles? lui demande Utterson.

--On les a criées sur la place, répond Jekyll très pâle et frissonnant.

--Un mot: j'espère que vous n'avez pas été assez fou pour cacher ce
misérable?

--Utterson, s'écrie le docteur, je vous donne ma parole d'honneur que
tout est fini entre lui et moi! D'ailleurs, il n'a pas besoin de mon
secours, il est en sûreté. Personne n'entendra plus parler de Hyde.»

L'homme de loi est étonné de ces façons véhémentes, presque fiévreuses:

«Vous paraissez bien sûr de lui!

--Sûr... absolument. Mais j'aurais besoin de votre conseil. J'ai reçu
une lettre, et je me demande si je dois la communiquer à la justice.
Décidez... j'ai perdu toute confiance en moi-même.

--Vous craignez que cela n'aide à découvrir?...

--Non, peu m'importe ce que deviendra Hyde. Je pensais à ma propre
réputation, que cette triste affaire met en péril.»

Utterson, surpris de ce soudain accès d'égoïsme, demande à voir la
lettre; elle est d'une écriture renversée très singulière et conçue dans
des termes respectueux. Hyde exprime brièvement son repentir, en
s'excusant auprès du protecteur dont il a si mal reconnu les bontés; il
lui annonce qu'il a des moyens de fuite tout prêts.

L'enveloppe manque; Jekyll prétend l'avoir brûlée par mégarde.

«Encore une question, reprend Utterson: c'est Hyde, n'est-ce pas, qui
vous avait dicté ce passage de votre testament au sujet d'une
disparition possible?»

Le docteur, défaillant, fait un signe affirmatif.

«Je m'en doutais, dit Utterson. Le scélérat avait l'intention de vous
assassiner! Vous l'avez échappé belle!

--Oh! j'ai reçu une terrible leçon!» s'écrie Jekyll, ensevelissant sa
tête entre ses deux mains. «Quelle leçon, mon Dieu!»

Et cependant il tente, au moment même, de tromper son ami. En étudiant
l'autographe de Hyde, Utterson acquiert la preuve que la prétendue
lettre de l'assassin est de la main même de Jekyll, qui a changé
l'aspect des caractères en les renversant. Le docteur s'est donc fait
faussaire pour sauver un meurtrier!

Cependant le temps s'écoule et l'assassin reste introuvable. On
recueille des détails sur le passé de l'homme, sur ses vices, sa
cruauté, ses relations ignobles et la haine qu'il a partout inspirée;
mais sur sa famille, sur ses origines, rien ne peut être découvert,
encore moins sur le lieu où il se cache. Une nouvelle vie semble avoir
commencé pour le docteur Jekyll; il ne s'occupe plus que de bonnes
oeuvres. Charitable, il l'a toujours été, mais il devient religieux en
outre; il fréquente plus assidûment ses anciens amis, renoue des
relations très affectueuses avec le docteur Lanyon, et paraît heureux
comme il ne l'était pas depuis longtemps.

Deux mois se passent ainsi; tout à coup, les amis de Jekyll trouvent sa
porte fermée. Il garde la chambre, ne reçoit personne. Utterson se
décide enfin à faire part de son inquiétude au docteur Lanyon. En
entrant chez celui-ci, il est stupéfait de le trouver changé, affaibli,
presque mourant:

«Un coup terrible m'a frappé, explique Lanyon, je ne m'en relèverai
jamais; ce n'est plus qu'une question de semaines. Eh bien, je ne me
plains pas de la vie... je l'ai trouvée bonne... mais... si nous savions
tout, nous serions plus satisfaits de nous en aller.

--Jekyll est malade, lui aussi», commence Utterson.

À ce nom, la figure de Lanyon s'altère davantage encore; il lève une
main tremblante:

«Que je n'entende plus parler du docteur Jekyll, dit-il avec
emportement. Il est mort pour moi.

--Vous lui en voulez encore? s'écrie Utterson étonné. Songez que nous
sommes trois bien vieux amis, Lanyon, et que les intimités de jeunesse
ne se remplacent pas.

--Inutile d'insister. Demandez-lui plutôt à lui-même....

--Mais il ne veut pas me recevoir....

--Cela ne m'étonne pas! Un jour ou l'autre, quand je ne serai plus, vous
apprendrez la vérité. Jusque-là, qu'il ne soit jamais question entre
nous d'un sujet que j'abhorre.»

Utterson demande par écrit des explications à Jekyll; une réponse très
embrouillée lui parvient, dans laquelle le docteur exprime son intention
de se condamner désormais à une retraite absolue.

Que faut-il supposer? Quelle catastrophe a donc pu survenir? L'idée de
la folie se présente de nouveau à l'esprit du notaire; les paroles de
Lanyon impliqueraient cependant tout autre chose. Il voudrait interroger
de nouveau le vieux savant, mais il n'en a pas l'occasion, car, en une
quinzaine de jours, cet homme d'une si haute valeur morale et
intellectuelle succombe. Il laisse à Utterson un paquet scellé qui ne
doit être ouvert par lui qu'après la disparition du docteur Jekyll. Pour
la seconde fois, ce mot de disparition, déjà tracé dans le testament, se
trouve accouplé au nom de Jekyll. Utterson contient à grand-peine sa
curiosité, mais le respect qu'il doit à la volonté expresse d'un mourant
le décide à laisser dormir les papiers dans un tiroir....

Souvent il va prendre des nouvelles du docteur. Le fidèle Poole lui dit
toujours que son maître ne sort plus de ce cabinet mystérieux, au-dessus
du laboratoire, qu'il ne parle guère, ne lit plus et paraît absorbé dans
de tristes pensées. Un jour, Utterson s'avise de pénétrer dans la cour
sur laquelle donnent les trois fenêtres grillées, afin d'entrevoir au
moins le prisonnier volontaire. L'une de ces fenêtres est ouverte; le
docteur, assis auprès, l'air souffrant, accablé, aperçoit son ami et
consent à échanger de loin quelques mots avec lui. Mais, tout à coup,
une expression de terreur et de désespoir, une expression qui glace le
sang dans les veines du notaire, passe sur son visage, et la fenêtre se
reforme brusquement.

À peu de temps de là, M. Utterson reçoit la visite de Poole épouvanté.
Le vieux serviteur le conjure de venir s'assurer par lui-même de ce qui
se passe. Il ne peut plus porter seul le poids d'une pareille
responsabilité. Tout le monde a peur dans la maison.

En effet, quand Utterson pénètre chez le docteur, les autres domestiques
sont réunis tremblants, effarés, dans le vestibule, et on lui fait de
sinistres rapports. À la suite de Poole, il se dirige vers le pavillon
où s'est retranché Jekyll et monte l'escalier qui conduit au fameux
cabinet.

«Marchez aussi doucement que possible et puis écoutez; mais qu'il ne
vous entende pas», dit Poole, sans que le notaire puisse rien comprendre
à cette étrange recommandation.

Il annonce, par le trou de la serrure, M. Utterson.

Une voix plaintive répond du dedans:

«Je ne peux voir personne.»

Et Poole, d'un air triomphant, reprend tout bas:

«Eh bien, monsieur, dites si c'est vraiment la voix de mon maître?

--Elle est bien changée, en effet.

--Changée? On n'a pas été vingt ans dans la maison d'un homme pour ne
pas reconnaître sa voix. Non, monsieur, mon maître a disparu; dites-moi
maintenant qui est là, à sa place?»

En parlant, il a entraîné M. Utterson dans une chambre écartée où nul ne
peut épier leur conciliabule.

«Toute cette dernière semaine, celui qui hante le cabinet a demandé je
ne sais quel médicament. Mon maître faisait cela quelquefois. Il
écrivait son ordonnance, puis jetait la feuille de papier sur
l'escalier. Depuis huit jours nous n'avons vu de lui que cela... des
papiers. Il était enfermé; les repas mêmes devaient être laissés à la
porte. Eh bien, tous les jours, deux ou trois fois par jour, il y avait
des ordonnances sur l'escalier, et je devais courir chez tous les
chimistes de la ville; et chaque fois que j'avais apporté la drogue, un
nouveau papier me commandait de la rendre, parce qu'elle n'était pas
pure, et de chercher ailleurs. On a terriblement besoin de cette
drogue-là, monsieur...»

L'un des papiers est resté dans la poche de Poole. Jekyll y a tracé les
lignes suivantes:

«Le docteur Jekyll affirme à MM. *** que leur dernier envoi n'a pu
servir. En 18... il leur avait acheté une quantité considérable de cette
même poudre. Il les prie de chercher avec un soin extrême et de lui en
envoyer de la même qualité, à tout prix.»

Jusque-là, l'écriture est assez régulière; mais, à la fin, la plume a
craché, comme si une émotion trop forte brisait toutes les digues.

«Pour l'amour de Dieu, trouvez-m'en de l'ancienne!»

«Ceci est assurément l'écriture du docteur, dit Utterson.

--En effet, répond Poole; mais, peu importe son écriture, je l'ai vu....

--Qui donc?

--Je l'ai surpris un jour qu'il était sorti du cabinet et ne se croyait
pas observé. Ce n'a été qu'une minute; il s'est sauvé avec une espèce de
cri; mais je savais à quoi m'en tenir, et mes cheveux se sont hérissés
de crainte. Pourquoi mon maître aurait-il eu un masque sur la figure et
pourquoi aurait-il crié en s'enfuyant à ma vue?

--Je crois que je devine, dit Utterson. Mon pauvre ami est atteint, sans
doute, d'une maladie qui le défigure autant qu'elle le fait souffrir, et
qu'il veut dérober à tous les yeux. De là ce masque qu'il porte pour
dissimuler quelque plaie affreuse, de là l'extraordinaire altération de
sa voix et l'impatience qu'il a de trouver un remède qui puisse le
soulager.

--Non, monsieur, dit Poole résolument, cet être-là n'était pas mon
maître; mon maître est grand, solide, celui-là n'était guère qu'un nain.
Parbleu! depuis vingt ans, je le connais assez, mon maître! Non, l'homme
au masque n'était pas le docteur, et, si vous voulez que je vous dise ce
que je crois, un meurtre a été commis.

--Puisque vous parlez ainsi, Poole, mon devoir est de m'assurer des
faits. J'enfoncerai cette porte.»

Les deux hommes se munissent d'une hache et d'un tisonnier; ils envoient
un valet de pied robuste garder la porte du laboratoire. Une dernière
fois, Utterson écoute. Le bruit d'un pas léger se fait à peine entendre
sur le tapis.

«Tout le jour et une bonne partie de la nuit, il marche ainsi de long en
large, dit le vieux domestique; une mauvaise conscience ne se repose
pas. Et une fois... une fois, j'ai entendu qu'il pleurait.... On aurait
dit une femme ou une âme en peine. Je ne sais quel poids m'est tombé sur
le coeur. J'aurais pleuré aussi.»

Le moment est venu d'agir.

«Jekyll, crie Utterson d'une voix forte, je demande à vous voir.»

Pas de réponse.

«Je vous avertis; nous avons des soupçons, je dois et je veux vous voir;
si ce n'est pas de votre plein gré, ce sera de force....

--Utterson, réplique la voix, pour l'amour de Dieu, ayez pitié!»

Ce n'est pas la voix de Jekyll décidément, c'est celle de Hyde. Quatre
fois la hache s'abat sur les panneaux qui résistent; un cri de terreur
tout animal a retenti dans le cabinet. Au cinquième coup, la porte
brisée livre passage aux assiégeants, qui, consternés du silence qui
règne désormais, restent irrésolus sur le seuil. Une lampe éclaire
paisiblement ce réduit studieux, un bon feu brille dans l'âtre, le thé
est préparé sur une petite table; sans les armoires vitrées remplies de
produits chimiques, on se croirait dans l'intérieur les plus bourgeois.
Mais, au milieu de la chambre, gît un cadavre, encore palpitant, celui
d'Edward Hyde. Il est vêtu d'habits trop grands pour lui, des habits à
la taille du docteur. Sa main crispée tient encore une fiole de poison.
Il s'est fait justice.

Quant au docteur, on ne le retrouve nulle part; mais, sur la table,
auprès d'un ouvrage pieux pour lequel Jekyll avait exprimé à plusieurs
reprises beaucoup d'estime, et qui cependant est annoté de sa main avec
force blasphèmes, auprès des soucoupes remplies de doses mesurées d'un
sel blanc, que Poole reconnaît pour la drogue que son maître l'envoyait
toujours demander, il y a des papiers.

En cherchant bien, Utterson découvre un testament qui lui lègue, chose
étrange, tout ce qui devait appartenir à Edward Hyde, puis une lettre
d'adieu et une confession dont il prend connaissance, après avoir lu le
manuscrit du docteur Lanyon.

Ce manuscrit atteste un fait étrange. Le 9 janvier, Lanyon a reçu de son
vieux camarade de collège, Henry Jekyll, une lettre chargée qui
l'adjure, au nom de leur amitié ancienne, de lui rendre un service
duquel dépend son honneur, sa vie. Il s'agit d'aller prendre dans son
cabinet de travail, quitte à en forcer la porte, des poudres et une
fiole dont il indique exactement la place. Vers minuit un homme qu'il
devra recevoir en secret, après avoir renvoyé ses domestiques, viendra
lui dire le reste. Lanyon, sans rien comprendre à cet appel, obéit
exactement; il se rend chez Jekyll; le vieux Poole, lui aussi, a été
averti par lettre chargée. Un serrurier est là qui attend; on pénètre
dans le cabinet en forçant la serrure, on découvre, à l'endroit désigné,
des sels quelconques, une teinture rouge qui ressemble à du sang, un
cahier qui renferme nombre de dates couvrant une période de beaucoup
d'années, avec quelques notes inintelligibles. Lanyon, fort intrigué,
emporte le tout chez lui, et attend de pied ferme le visiteur nocturne,
auquel il va ouvrir lui-même.

Ce visiteur est un petit homme dont l'aspect lui inspire un mélange
inconnu de dégoût et de curiosité. Il est vêtu d'habits beaucoup trop
grands, qui traînent par terre et flottent autour de lui. Son premier
mot est pour réclamer avec agitation les mystérieux objets trouvés chez
le docteur Jekyll; à leur vue, il pousse un soupir de soulagement, puis,
demandant un verre gradué, compte quelques gouttes de la liqueur, et y
ajoute une des poudres. Le mélange, d'abord rougeâtre, commence, tandis
que les cristaux se dissolvent, à prendre une nuance plus brillante, à
devenir effervescent et à exhaler des fumées légères. Soudain,
l'ébullition cesse, le liquide passe lentement du pourpre foncé au vert
pâle. L'étrange visiteur a bu d'un trait.... Il crie, chancelle, se
retient à la table, puis reste là, les yeux injectés, la bouche
entrouverte, respirant à peine. Un changement s'est produit: les traits
du visage semblent se fondre et se reformer. Lanyon recule d'un
soubresaut brusque, l'âme noyée dans une épouvante sans nom. Devant lui,
pâle, tremblant, les mains étendues comme pour retrouver son chemin à
tâtons au sortir du sépulcre, se tient Henry Jekyll!...

C'est ce qu'il a entendu, ce qu'il a vu cette nuit-là qui a ébranlé la
vie du docteur Lanyon dans ses fondements mêmes. Le secret professionnel
s'impose à lui, mais l'horreur le tuera, car il ne peut se le
dissimuler, et cette pensée le hante jusqu'à une suprême angoisse, lui,
l'ennemi et le contempteur de la science occulte: l'être difforme qui
s'est glissé dans sa maison cette nuit-là est bien celui que poursuit la
police comme assassin de sir Danvers Carew....

Quant à l'effrayante métamorphose, elle est expliquée par la confession
du docteur Jekyll:

«Je suis né en 18..., avec une grosse fortune, quelques excellentes
qualités, le goût du travail et le désir de mériter l'estime des
meilleurs entre mes semblables, en possession, par conséquent, de toutes
les garanties qui peuvent assurer un avenir honorable et distingué. Le
plus grand de mes défauts était cette soif de plaisir qui contribue au
bonheur de bien des gens, mais qui ne se conciliait guère avec ma
préoccupation de porter la tête haute devant le public, de garder une
contenance particulièrement grave. Il arriva donc que je cachai mes
fredaines, et que, lorsque ma situation se trouva solidement établie,
j'avais déjà pris l'habitude invétérée d'une vie double. Plus d'un
aurait fait parade des légères irrégularités de conduite dont je me
sentais coupable; mais, considérées des hauteurs où j'aimais à me
placer, elles m'apparaissaient, au contraire, comme inexcusables, et je
les cachais avec un sentiment de honte presque morbide. Ce fut donc
beaucoup moins l'ignominie de mes fautes que l'exigence de mes
aspirations qui me fit ce que j'étais, et qui creusa chez moi, plus
profondément que chez la majorité des hommes, une séparation marquée
entre le bien et le mal, ces provinces distinctes qui composent la
dualité de la nature humaine.

«J'étais amené ainsi, bien souvent, à méditer sur cette dure loi de la
vie qui gît aux racines mêmes de la religion et qui est une si grande
cause de souffrance. Malgré ma duplicité, je ne me trouvais en aucune
façon hypocrite; mes deux natures prenaient tout au sérieux de bonne
foi; je n'étais pas plus moi-même quand je me plongeais dans le désordre
que quand je m'élançais à la poursuite de la science, ou quand je me
consacrais au soulagement des malheureux. L'impulsion de mes études
scientifiques, qui m'emportait dans les sphères transcendantales d'un
certain mysticisme, me faisait mieux sentir la guerre qui se livrait en
moi. Par les deux côtés de mon intelligence, le côté moral et le côté
intellectuel, je me rapprochais donc, chaque jour davantage, de cette
vérité, dont la découverte partielle m'a conduit à un si épouvantable
naufrage, que l'homme n'est pas un, en réalité, mais deux; je dis deux,
ma propre expérience n'ayant pas dépassé ce nombre. D'autres me
suivront, d'autres iront plus loin que moi dans la même voie, et je me
hasarde à deviner que, dans chaque homme, sera reconnue plus tard une
réunion d'individus très divers, hétérogènes et indépendants. Quant à
moi, je devais infailliblement, par mon genre de vie, avancer dans une
direction unique. Ce fut du côté moral et en ma propre personne que
j'appris à découvrir la dualité primitive de l'homme; je vis que des
deux natures qui se combattaient dans le champ de ma conscience, on
pouvait dire que je n'appartenais à aucune, parce que j'étais
radicalement aux deux; et, de bonne heure, avant même que mes travaux
m'eussent suggéré la possibilité d'un pareil miracle, je pris l'habitude
de m'appesantir avec délices sur la pensée, vague comme un rêve, de la
séparation de ces éléments.

«Si chacun d'eux, me disais-je, pouvait habiter des identités
distinctes, la vie serait délivrée de ce qui la rend intolérable, le
voluptueux pourrait se satisfaire, délivré enfin des scrupules et des
remords que son frère jumeau lui impose, et le juste marcherait droit
devant lui, en s'élevant toujours, en accomplissant les bonnes oeuvres
où il trouve son plaisir, sans s'exposer davantage aux hontes et aux
châtiments qu'attire sur lui un compagnon qu'il réprouve. Pour la
malédiction de l'humanité, ces deux ennemis sont emprisonnés ensemble
dans le sein torturé de notre conscience, où ils luttent sans relâche
l'un contre l'autre. Comment les séparer?

«Le moyen que je cherchais me fut fourni par les expériences multiples
auxquelles je me livrais dans mon laboratoire. Peu à peu j'acquis le
sentiment profond de l'immatérialité hésitante, de la nature transitoire
et vaporeuse, pour ainsi dire, de ce corps, solide en apparence, dont
nous sommes revêtus. Je découvris que certains agents ont le pouvoir de
secouer notre vêtement de chair comme le vent agite un rideau, de nous
en dépouiller même. Pour deux bonnes raisons, je n'approfondirai pas
davantage la partie scientifique de ma confession: d'abord, parce que
j'ai appris, à mes dépens, que le fardeau de la vie est rivé
indestructiblement aux épaules de l'homme, et qu'à chaque tentative
faite pour le rejeter, il revient en imposant une pression plus pénible.
Secondement, parce que,--mon récit le prouvera d'une façon trop
évidente, hélas!--mes découvertes restèrent incomplètes. Il suffit donc
de dire que, non seulement j'en vins à reconnaître, en mon propre corps,
la simple exhalaison, le simple rayonnement de certaines puissances qui
entraient dans la composition de mon esprit, mais que je réussis à
fabriquer une drogue par laquelle ces puissances pouvaient être
détournées de leur suprématie et souffrir qu'une nouvelle forme fût
substituée à l'ancienne, une forme qui ne m'était pas moins naturelle,
parce qu'elle portait l'empreinte des éléments les moins nobles de mon
âme.

«J'hésitai longtemps, avant de mettre cette théorie en pratique. Je
savais très bien que je risquais la mort, car une substance capable de
contrôler si violemment et de secouer à ce point la forteresse même de
l'identité pouvait, prise à trop haute dose, ou par suite d'un accident
quelconque, au moment de son absorption, effacer à tout jamais le
tabernacle immatériel que je lui demandais de modifier seulement. Mais
la tentation d'une découverte si singulière l'emporta sur les plus vives
alarmes. J'avais depuis longtemps préparé ma teinture; j'achetai, en
quantité considérable, chez un marchand de produits chimiques, certain
sel particulier que je savais, l'ayant employé à mes expériences, être
le dernier ingrédient nécessaire, et, par une nuit maudite, je mêlai ces
éléments, je les regardai bouillir et fumer ensemble dans un verre dont,
avec un grand effort de courage, quand l'ébullition eut cessé, j'avalai
le contenu.

«Les plus atroces angoisses s'ensuivirent, comme si l'on me broyait les
os: une nausée mortelle, une horreur intime qui ne peut être surpassée à
l'heure de la naissance ni à celle de la mort.... Puis ces agonies
diverses s'évanouirent rapidement, et je revins à moi, comme au sortir
d'une maladie. Il y avait quelque chose d'étrange dans mes sensations,
quelque chose d'indescriptiblement nouveau et, par suite de cette
nouveauté même, d'incroyablement agréable. Je me sentais plus jeune,
plus léger, plus heureux dans mon corps. En dedans, je devenais capable
de toutes les témérités; un torrent d'images sensuelles roulait, se
déchaînait dans mon imagination, j'échappais aux liens de toute
obligation, j'acquérais une liberté d'âme inconnue jusque-là, qui
n'était nullement innocente. Je connus, dès le premier souffle de cette
vie nouvelle, que j'étais plus mauvais qu'auparavant, dix fois plus
mauvais, livré, comme un esclave, au mal originel, et cette pensée
m'exalta comme l'eût fait du vin.... J'étendis les bras, en
m'abandonnant, ravi, à la fraîcheur de ces sensations, et, au moment
même, je fus soudainement averti que j'avais baissé en stature. Il n'y
avait pas de miroir dans mon cabinet à cette époque; la psyché, qui
maintenant s'y trouve, y fut apportée, plus tard, pour refléter mes
transformations. La nuit cependant touchait au matin, un matin très
sombre; tous les hôtes de la maison étaient encore plongés dans le
sommeil; transporté, comme je l'étais, d'espérance et de joie, je
m'aventurai dehors, je traversai la cour, au-dessus de laquelle il me
sembla que les constellations regardaient étonnées cet être, le premier
de son espèce qu'eût encore découvert leur infatigable vigilance; je me
glissai par les corridors, étranger dans ma propre maison, et, en
arrivant dans ma chambre, j'aperçus pour la première fois Edward Hyde.

«Il faut maintenant que je parle par théorie, en disant, non pas ce que
je sais, mais ce que je crois être probable. Le côté mauvais de ma
nature, à qui j'avais transféré momentanément toute autorité, était
moins robuste et moins bien développé que le meilleur, dont je venais de
me dépouiller. Dans le cours de ma vie, qui avait été, après tout, pour
les neuf dixièmes, une vie de vertu et d'empire sur moi-même, je l'avais
beaucoup moins épuisé que l'autre. De là, je suppose, ce fait qu'Edward
Hyde était plus petit, plus mince, plus jeune qu'Henry Jekyll. De même
que la bonté éclairait la physionomie de celui-ci, le mal était écrit
lisiblement sur la face de celui-là. Le mal, en outre, que je crois
toujours être le côté mortel de notre humanité, avait laissé, sur ce
corps chétif, le signe de la laideur, du délabrement. Et, cependant,
quand mes yeux rencontrèrent, dans la glace, cette vilaine idole, je
n'éprouvai pas une répugnance, mais plutôt un élan de bienvenue. Ceci,
en somme, était encore moi-même; ceci me semblait naturel et humain. À
mes yeux, l'image de l'esprit y brillait plus vive, elle était plus
ressemblante, plus tranchée dans son individualité, que sur la
physionomie complexe et divisée qu'auparavant j'avais l'habitude
d'appeler mienne. Dans ce jugement, je devais avoir raison, car j'ai
toujours remarqué que, quand je portais la figure d'Edward Hyde,
personne ne pouvait approcher de moi sans une visible défaillance
physique. J'attribue cet effet à ce que tous les êtres humains, tels que
nous les rencontrons, sont composés de bien et de mal, tandis que Hyde
était seul au monde pétri de mal sans mélange.

«Je ne m'attardai qu'une minute devant le miroir; il me restait à tenter
la seconde expérience, l'expérience concluante, à voir si j'avais perdu
mon identité sans retour, s'il me fallait fuir, avant l'aurore, une
maison qui ne serait plus la mienne. Rentrant précipitamment dans mon
cabinet, je préparai, j'absorbai le breuvage une fois de plus; une fois
de plus j'endurai les tortures de la dissolution; enfin, je revins à moi
avec le caractère, la stature et le visage d'Henry Jekyll.

«Cette nuit-là, j'abordai les funestes chemins de traverse. Si j'eusse
fait ma découverte dans un plus noble esprit, si j'eusse tenté cette
expérience, sous l'empire de religieuses aspirations, tout eût pu être
différent; de ces agonies de la naissance et de la mort serait sorti un
ange plutôt qu'un démon. La drogue n'avait aucune action déterminante,
elle n'était ni diabolique ni divine; elle ébranla seulement les portes
de ma prison, et ce qui était dedans s'élança dehors. À cette époque, la
vertu sommeillait en moi; ma perversité, mieux éveillée, profita de
l'occasion: Edward Hyde surgit. Dorénavant, bien que j'eusse deux
caractères aussi bien que deux apparences, et que l'un fut tout entier
mauvais, l'autre était encore le vieil Henry Jekyll, ce composé incongru
des progrès duquel j'avais appris déjà à désespérer. Le mouvement fut
donc complètement vers le pire.

«Même alors je n'avais pas pu me réconcilier avec la sécheresse d'une
vie d'étude; j'étais gai à mes heures, et, comme mes plaisirs manquaient
de dignité, comme j'étais, avec cela, non seulement connu de tout le
monde et trop considéré, mais bien près de la vieillesse, cette
incohérence de ma vie devenait gênante de plus en plus. Ce fut pour ces
motifs que mon nouveau pouvoir me tenta jusqu'à ce que j'en devinsse
l'esclave. Je n'avais qu'à vider une coupe, à me débarrasser du corps
d'un professeur en renom et à endosser, comme un manteau épais, celui
d'Edward Hyde. Cette idée me sembla piquante, et je fis avec soin tous
mes préparatifs. Je louai et je meublai ce logement de Soho, où Hyde fut
traqué par la police; je pris pour gouvernante une créature que je
savais être silencieuse et sans scrupules. D'autre part, j'annonçai à
mes domestiques qu'un M. Hyde, dont je leur fis le portrait, devait
jouir dans ma maison du square d'une entière liberté, de pleins
pouvoirs. Pour éviter tout accident, je me fis familièrement connaître
sous mon nouvel aspect; je m'arrangeai de façon à ce que, si quelque
malheur m'arrivait en la personne du docteur Jekyll, je pusse éviter
toute perte pécuniaire sous ma figure d'Edward Hyde. Ce fut le secret du
testament auquel vous opposâtes tant d'objections. Ainsi fortifié, comme
je le supposais, de tous côtés, je profitai sans crainte des immunités
de ma situation. Certains hommes ont eu des bandits à leurs gages pour
accomplir des crimes, tandis que leur propre réputation demeurait à
l'abri. Je fus le premier qui agit de même en vue du plaisir. Je pus
donc ainsi, aux yeux de tous, travailler consciencieusement, étaler une
respectabilité bien acquise, puis, soudain, comme un écolier, rejeter
ces entraves et plonger, la tête la première, dans l'océan de la
liberté. Sous mon manteau impénétrable, je possédais une sécurité
complète. Songez-y... je n'avais qu'à franchir le seuil de mon
laboratoire: en deux secondes, la liqueur, dont je tenais les
ingrédients toujours prêts, était avalée; après cela, quoi qu'il pût
faire, Hyde disparaissait comme un souffle sur un miroir, et à sa place,
tranquillement assis chez lui, sous sa lampe nocturne, Jekyll se moquait
des soupçons.

«Mes plaisirs, je l'ai déjà dit, n'avaient jamais été des plus relevés;
avec Edward Hyde, ils devinrent très vite ignobles et monstrueux. À mon
retour de chaque excursion nouvelle, je restais stupéfait des turpitudes
de mon autre moi-même. Ce familier, que j'évoquais ainsi et que
j'envoyais seul agir selon son bon plaisir, était l'être le plus vil et
le plus dépravé; il n'avait que des pensées égoïstes, s'abreuvant de
jouissances avec une avidité toute bestiale, sans souci des tortures qui
pouvaient en résulter pour d'autres, aussi dépourvu de remords qu'une
statue de pierre. Henry Jekyll s'effrayait parfois des actes d'Edward
Hyde, mais cette situation échappait aux lois communes, elle relâchait
insidieusement l'étreinte de la conscience. C'était Hyde après tout, et
Hyde seul, qui était coupable; Jekyll ne se sentait pas plus méchant
qu'auparavant; ses bonnes qualités lui revenaient sans avoir subi
d'atteintes apparentes; il se hâtait même de réparer le mal accompli par
Hyde quand cela était possible. De cette façon il se tranquillisait.

«Je n'ai nul dessein d'entrer dans le détail des infamies dont je me
rendais complice (quant à les avoir commises moi-même, je ne puis
aujourd'hui encore l'admettre). Je ne veux qu'indiquer les
avertissements que je reçus et les degrés de mon châtiment. Une fois, je
courus un véritable danger. Un acte de cruauté contre une enfant excita
contre moi la colère de la foule, qui m'eût déchiré, je crois, si je
n'avais pas apaisé la famille de ma petite victime en lui remettant un
chèque au nom d'Henry Jekyll. Ceci me donna l'idée d'avoir un compte
dans une autre banque au nom d'Edward Hyde, et quand, en altérant mon
écriture, j'eus pourvu mon double d'une signature, je me crus de nouveau
à l'abri du destin.

«Deux mois environ avant le meurtre de sir Danvers Carew, j'étais allé
courir les aventures. Rentré fort tard, je m'éveillai le lendemain avec
des sensations bizarres. Ce fut en vain que je regardai autour de moi,
en reconnaissant les belles proportions et le mobilier décent de ma
chambre du square, le dessin des rideaux, la forme du lit d'acajou où
j'étais couché. Quelque chose me laissait convaincu que je n'étais pas
réellement où je croyais être, mais bien dans mon galant réduit de Soho,
où j'avais coutume de dormir sous le masque d'Edward Hyde. Je me mis à
rire de cette illusion et, toujours curieux de psychologie, à en
chercher les causes. Par intervalles, toutefois, le sommeil m'emportait,
interrompant ma rêverie, que je reprenais ensuite. Dans un moment
lucide, mon regard tomba sur ma main à demi fermée. Or la main de
Jekyll, vous l'avez souvent remarqué, était une main professionnelle de
forme et de dimensions, une grande main blanche, ferme et bien faite,
tandis que la main qui m'apparaissait distinctement sur les draps, à la
clarté jaunissante d'une matinée de Londres, était d'une pâleur brune,
maigre, osseuse, avec de gros noeuds et couverte partout d'un épais
duvet noir. Cette main velue était la main d'Edward Hyde.

«Je dus la contempler fixement pendant près d'une minute, abasourdi
comme je l'étais, jusqu'à ce que l'effroi éclatât dans mon sein avec un
fracas de cymbales. Bondissant hors du lit, je courus à mon miroir. Au
spectacle qui frappa mes yeux, tout le sang de mes veines se glaça. Oui,
je m'étais couché sous la forme de Jekyll, et c'était Hyde qui
s'éveillait. Comment expliquer ce phénomène?... Comment y remédier?...
Nouvelles terreurs. La matinée était avancée déjà, les domestiques
devaient être tous levés, et mes drogues se trouvaient dans le cabinet.
Il me fallait faire un voyage pour les atteindre, descendre l'escalier,
traverser la cour. Sans doute, je pourrais dissimuler mon visage, mais à
quoi bon, puisque je ne pouvais cacher de même le changement de stature?
Enfin, je me rappelai que mes gens étaient habitués déjà à voir aller et
venir mon second moi, et j'éprouvai là-dessus une sensation délicieuse
de soulagement. Je fus vite prêt; dans des habits à la taille du
docteur, je traversai la maison, où le valet de pied recula ébahi en
reconnaissant M. Hyde à pareille heure et si singulièrement accoutré.
Dix minutes après, le docteur Jekyll, revenu à sa première forme,
s'asseyait assez sombre devant un déjeuner qu'il ne mangeait que du bout
des lèvres.

«J'avais assurément peu d'appétit; cet accident inexplicable renversait
toutes mes expériences et semblait, comme le doigt qui écrivit sur le
mur durant l'orgie babylonienne, tracer ma condamnation. Je commençai à
réfléchir plus sérieusement que je ne l'avais encore fait aux
possibilités de ma double existence. Cette partie de moi-même, que
j'avais le pouvoir de projeter au dehors, avait été, depuis quelque
temps, terriblement exercée; il me sembla qu'elle grandissait, que le
sang circulait plus vif dans les veines de Hyde, et je commençai à
entrevoir le péril d'un renversement de la balance. Que ferais-je si le
pouvoir du changement volontaire m'échappait, si le caractère d'Edward
Hyde allait devenir le mien irrévocablement? La vertu de la drogue ne se
manifestait pas toujours d'une façon égale. Une fois, au commencement,
elle m'avait fait défaut; depuis, il m'avait fallu, en plus d'une
circonstance, doubler et même tripler la dose, au risque d'en mourir.
Ces incertitudes assombrissaient quelque peu mon contentement, qui eut
été parfait sans elles. Maintenant, à la lumière de cet accident
matinal, je fus conduit à remarquer que la difficulté qui avait été, au
commencement, de me débarrasser du corps de Jekyll, s'était transférée
peu à peu du côté opposé. Il devenait clair que je perdais lentement
possession de mon premier moi, le meilleur, et que je m'incorporais de
plus en plus à mon second moi, le pire. Entre les deux, je devais faire
un choix. Mes deux natures avaient en commun la mémoire, mais toutes les
autres facultés étaient fort inégalement réparties entre elles. Jekyll
(qui était composite) prenait part aux aventures de Hyde, tantôt avec
appréhension, tantôt avec curiosité; mais Hyde était fort indifférent à
Jekyll et ne se souvenait de lui que comme le brigand se rappelle la
caverne où il se cache et déjoue les poursuites.

«Faire cause, commune avec Jekyll, c'était renoncer à ces appétits que
j'avais longtemps caressés en secret et auxquels, depuis peu, je
m'abandonnais éperdument. Préférer Hyde, c'était mourir à mille intérêts
et à mille aspirations qui m'étaient chers, c'était devenir d'un coup
méprisable, c'était perdre mes amis. Le marché peut paraître inégal,
mais il y avait encore une autre considération dans la balance: tandis
que Jekyll souffrirait cruellement de l'abstinence, Hyde ne se rendrait
même pas compte de ce qu'il avait perdu. Si particulier que fût mon cas,
les termes de ce débat étaient vieux comme l'homme lui-même: des
tentations, des alarmes identiques assiègent le premier pécheur venu, et
il en fut pour moi comme pour le grand nombre de mes semblables. Je
choisis la meilleure part, et puis manquai de force pour m'y tenir.

«Oui, je donnai la préférence au docteur déjà vieux et contrarié dans
ses passions, mais entouré d'amitiés honorables et rempli d'intentions
généreuses; je dis un adieu résolu à la liberté, à une jeunesse
relative, aux impulsions ardentes et aux secrètes débauches; mais
peut-être apportai-je dans ce choix quelques réserves inconscientes, car
je ne renonçai pas à ma maison de Soho, et je gardai les vêtements
d'Edward Hyde, préparés pour tout événement, dans mon cabinet. Pendant
deux mois, cependant, je fus fidèle à ma détermination; pendant deux
mois, je pratiquai une austérité à laquelle jamais, jusque-là, je
n'avais pu atteindre, et je jouis des compensations que procure la paix
de la conscience. Mais le temps finit par atténuer mes craintes, des
désirs frénétiques me torturèrent, comme si Hyde eût réclamé la liberté;
enfin, dans une heure de faiblesse morale, j'avalai de nouveau la
liqueur transformatrice.

«De même que l'ivrogne, quand il raisonne avec lui-même sur son vice,
n'est pas, une fois sur cinq cents, frappé des dangers qu'il court par
suite de son inconscience de brute, je n'avais jamais, en considérant ma
position, tenu compte suffisamment de la complète insensibilité morale,
de la propension perpétuelle à mal faire qui dominait chez Hyde. Ce fut
par là cependant que je fus puni. Mon démon avait été longtemps en cage,
il s'échappa rugissant. Au moment même où je bus, je me sentis plus
furieusement porté au crime que par le passé. Une tempête d'impatience
bouillonnait en moi. Sur une imperceptible provocation, je m'emportai
comme aucun homme pourvu de sens n'aurait pu le faire, je frappai un
vieillard inoffensif sans plus de motifs que ceux qu'un enfant gâté peut
avoir pour casser son joujou. Volontairement, je m'étais dessaisi de ces
instincts qui maintiennent une sorte d'équilibre chez les plus mauvais
d'entre nous; pour moi, être tenté, la tentation fut-elle légère,
c'était succomber aussitôt. L'esprit infernal me poussant, je
m'abandonnai à une rage meurtrière, et ce ne fut que la lassitude qui
mit fin au terrible accès de délire dont le résultat fut la mort de sir
Danvers Carew. Tout à coup, mon coeur se glaça d'effroi; je compris
qu'il y allait de ma vie, et, fuyant le théâtre du meurtre, je ne
songeai plus qu'à me mettre en sûreté.

«Je courus à ma maison de Soho et je détruisis mes papiers; puis je
commençai d'errer par les rues, à la fois fier de mon crime et tremblant
d'en subir les conséquences, rêvant d'en commettre de nouveaux, et
l'oreille tendue, néanmoins, au bruit des pas du vengeur qui devait me
poursuivre. Hyde avait une chanson cynique sur les lèvres en mêlant sa
drogue, et il la but à la santé du mort. Les souffrances de la
transformation le possédaient encore, cependant, quand Jekyll, avec des
larmes de gratitude et de repentir, tomba à genoux, les mains levées
vers Dieu. Le voile s'était déchiré; je voyais ma vie dans son ensemble,
depuis les jours de mon enfance et à travers les diverses phases de mes
études, de ma profession si honorée, jusqu'aux horreurs de cette
nuit-là! Je ne pouvais réussir à me croire un assassin; je repoussais,
avec des cris et des prières, les images hideuses que ma mémoire
suscitait contre moi; n'importe, l'iniquité commise me restait présente.
Les angoisses du remords firent place enfin à un sentiment de joie; le
problème de ma conduite se trouva résolu. Hyde devenait impossible; bon
gré, mal gré, je me trouvais réduit à la plus noble partie de mon
existence. Combien je m'en réjouissais! Avec quel empressement et quelle
humilité j'acceptais les restrictions de la vie normale, avec quel
renoncement sincère je fermai la porte par laquelle je m'étais enfui si
souvent! Je me disais que je n'en repasserais jamais le seuil maudit; je
broyai la clé sous mon talon, je me crus sauvé....

«Le lendemain, la culpabilité de Hyde était prouvée; on s'indignait
d'autant plus que la victime était un homme haut placé dans l'estime du
monde. Je ne fus pas fâché de sentir mes meilleures impulsions gardées
ainsi par la terreur de l'échafaud; Jekyll était maintenant ma cité de
refuge. Hyde n'avait qu'à se laisser entrevoir pour que la société tout
entière se tournât contre lui. Je me jurai de racheter le passé, et je
puis déclarer honnêtement que ma résolution produisit de bons fruits.
Vous avez vu vous-même comment je m'efforçai, durant les derniers mois
de l'année dernière, de soulager l'infortune; vous savez tout ce que je
fis pour les autres. Les jours s'écoulaient très calmes, et je ne dirai
pas que je me sois lassé de cette vie féconde et innocente; je crois au
contraire que, de jour en jour, j'en jouissais plus pleinement. Mais
cette malédiction, la dualité de but, continuait à peser sur moi; ma
pénitence n'était pas accomplie que déjà mon moi inférieur se remettait
à élever la voix; non que l'idée de ressusciter Hyde put jamais me
revenir, elle m'eût épouvanté au contraire. Non, ce fut sous ma forme
accoutumée que je fus tenté, une fois de plus, de transiger avec ma
conscience; je succombai à la façon d'un coupable ordinaire, en secret,
et après une certaine résistance.

«Hélas! tout finit, la mesure la plus large se remplit à la fin. Cette
courte faiblesse acheva de détruire la balance de mon âme.... Je ne
m'effrayai pas cependant; cette chute semblait naturelle: c'était comme
un retour au vieux temps, alors que je n'avais pas encore fait ma
découverte. Écoutez ce qui m'arriva:

«Par une belle journée de janvier, je traversais Regent's Park. La terre
était humide aux endroits où s'était fondue la neige, mais il n'y avait
pas de nuage au ciel; des gazouillements d'oiseaux se mêlaient à des
odeurs douces, presque printanières. Je m'assis sur un banc au soleil.
L'animal qui était en moi se léchait les babines, pour ainsi dire, en se
souvenant; le côté spirituel était un peu engourdi, mais disposé à de
futures expiations, sans être encore prêt à commencer. Je me disais que,
somme toute, j'étais comme mes voisins, et je souris même assez
orgueilleusement en comparant ma bonne volonté si active à leur
paresseuse indifférence. Au moment même où je me complaisais dans cette
vaine gloire, un spasme me prit, d'horribles nausées, un frisson
mortel.... Ces symptômes se dissipèrent, me laissant très faible, et
puis, au sortir de cette défaillance, je commençai à me rendre compte
d'un changement dans mon état moral: j'étais plus hardi, je méprisais le
danger, je me moquais des responsabilités. Je baissai les yeux: mes
habits pendaient, sans forme sur mes membres rapetissés, la main qui
reposait sur mon genou était noueuse et velue. J'étais une fois de plus
Edward Hyde. Une minute auparavant, le monde m'entourait de respect, je
me savais riche, je me dirigeais vers le dîner qui m'attendait chez moi.
Maintenant, je faisais partie de l'écume de la société, j'étais dénoncé,
sans gîte ici-bas, meurtrier voué à la potence.

«Ma raison chancela, mais elle ne me manqua pas tout à fait. J'ai
observé maintes fois que, dans mon second rôle, mes facultés devenaient
plus aiguës, qu'elles se tendaient plus exclusivement vers un point
particulier. Où Jekyll aurait peut-être succombé, Hyde savait s'élever à
la hauteur des circonstances. Mes drogues se trouvaient dans l'une des
armoires de mon cabinet. Comment y atteindre? Tel fut le problème qu'en
écrasant mes tempes entre mes mains je m'acharnai à résoudre. J'avais
fermé à double tour la porte du laboratoire. Si j'essayais d'entrer par
la maison, mes propres domestiques me livreraient à la justice. Je
compris qu'il fallait employer une autre main; je pensai à Lanyon, mais
je me dis en même temps:

«Réussirai-je à parvenir jusqu'à lui? On m'arrêtera probablement dans la
rue; même si j'échappe à ce péril imminent, si j'arrive sain et sauf
chez mon confrère, comment un visiteur inconnu et désagréable
obtiendrait-il qu'un homme tel que lui allât forcer la porte du cabinet
de son ami, le docteur Jekyll?

«Tout en constatant avec angoisse ces impossibilités, je me rappelai
qu'il me restait un trait de mon caractère original, que j'avais gardé
mon écriture. Aussitôt qu'eut jailli cette étincelle, le chemin se
trouva éclairé d'un bout à l'autre. J'arrangeai de mon mieux mes habits
flottants, et, appelant un cab, je me fis conduire dans un hôtel de
Portland-street, dont, par hasard, je me rappelais le nom. À ma vue, qui
était assurément comique,--quelque tragédie qui pût se cacher sous ces
vêtements d'emprunt trop longs et trop larges de moitié,--le cocher ne
put s'empêcher de rire. Je grinçai des dents, pris d'un accès de fureur
diabolique, et la gaîté s'effaça de ses lèvres, heureusement... car une
minute encore et je l'eusse arraché de son siège.

«À l'hôtel, je regardai autour de moi d'un air qui fit trembler les
employés; en ma présence, ils n'osèrent pas échanger un regard: on prit
mes ordres avec une politesse obséquieuse, on me donna une chambre et de
quoi écrire. Hyde en péril était un être nouveau pour moi: prêt à se
défendre comme un tigre, à se venger de tous. Néanmoins, l'horrible
créature était rusée; cette disposition féroce fut maîtrisée par un
effort puissant de la volonté; deux lettres partirent, l'une pour
Lanyon, l'autre pour Poole. Après cela, il resta tout le jour devant son
feu à se ronger les ongles, demanda un dîner chez lui, toujours seul
avec ses terreurs furieuses et faisant frissonner sous son seul regard
le garçon qui le servait. La nuit tombée, il partit dans un fiacre fermé
et se fit conduire çà et là dans les rues de la ville. Je dis _lui_, je
ne puis dire _moi_. Ce fils de l'enfer n'avait rien d'humain; rien ne
vivait en lui que la peur et la haine. Quand, à la fin, commençant à
craindre que son cocher ne se méfiât, il renvoya le cab pour s'aventurer
à pied au milieu des passants nocturnes, qui ne pouvaient que remarquer
son apparence insolite, ces deux passions grondaient en lui comme une
tempête. Il marchait vite, poursuivi par des fantômes, se parlant à
lui-même, prenant les rues les moins fréquentées, comptant les minutes
qui le séparaient encore de minuit. Une femme lui parla, il la frappa en
plein visage....

«Lorsque je redevins moi-même, chez Lanyon, l'épouvante de mon vieil
ami, à ce spectacle, m'affecta peut-être un peu. Je ne sais pas bien....
Qu'importe une goutte de plus dans un océan de désespoir? Ce n'était
plus la peur de l'échafaud ou des galères, c'était l'horreur d'être Hyde
qui me torturait. Je reçus les anathèmes de Lanyon comme à travers un
rêve; comme dans un rêve encore, je rentrai chez moi, je me couchai. Je
dormis, après la prostration où j'étais tombé, d'un sommeil si profond,
que les cauchemars mêmes qui m'assaillaient ne purent l'interrompre. Je
m'éveillai accablé encore, mais un peu mieux cependant. Toujours je
haïssais et je redoutais la présence du monstre endormi au dedans de
moi-même, et, certes, je n'avais pas oublié les dangers de la veille;
mais j'étais rentré chez moi, j'avais mes drogues sous la main. Ma
reconnaissance envers le sort qui m'avait permis de m'échapper eut
presque en ce moment les couleurs de la joie et de l'espérance.

«Je traversais tranquillement la cour après déjeuner, aspirant le froid
glacial de l'air, avec plaisir, quand je fus de nouveau en proie à ces
sensations indescriptibles qui précédaient ma métamorphose, et je n'eus
que le temps de me réfugier dans mon cabinet avant que n'éclatassent en
moi les sauvages passions de Hyde. Je dus prendre en cette occasion une
double dose, pour redevenir moi-même. Hélas! six heures après, tandis
que j'étais tristement assis auprès du feu, le besoin de recourir à la
drogue funeste s'imposa de nouveau. Bref, à partir de ce jour là, ce ne
fut que par un effort prodigieux de gymnastique, pour ainsi dire, et
sous l'influence immédiate de la liqueur que je pus conserver
l'apparence de Jekyll.

«À toute heure de jour et de nuit, j'étais averti par le frisson
précurseur; si je m'assoupissais seulement une heure dans mon fauteuil,
j'étais toujours sûr de retrouver Hyde en me réveillant. Sous
l'influence de cette perpétuelle menace et de l'insomnie à laquelle je
me condamnais, je devins en ma propre personne un malade dévoré par la
fièvre, alangui de corps et d'âme, possédé par une seule pensée qui
grandissait toujours, le dégoût de mon autre moi-même. Mais quand je
dormais ou quand s'usait la vertu du breuvage, je passais presque sans
transition,--car les tortures de la métamorphose devenaient de jour en
jour moins marquées,--à un état tout contraire; mon esprit débordait
d'images terrifiantes et de haines sans cause; la puissance de Hyde
augmentait évidemment à mesure que s'affaiblissait Jekyll, et la haine
qui divisait ces deux suppliciés était devenue égale de chaque côté.
Chez Jekyll, c'était comme un instinct vital; il voyait maintenant la
difformité de l'être qui partageait avec lui le phénomène de l'existence
et qui devait aussi partager sa mort; et, pour comble d'angoisse, il
considérait Hyde, en dehors de ces liens de communauté qui faisaient son
malheur, comme quelque chose non seulement d'infernal, mais
d'inorganique. C'était là le pire: que la fange de la caverne semblât
pousser des cris, posséder une voix, que la poussière amorphe fût
capable d'agir, que ce qui était mort et n'avait pas de forme usurpât
les fonctions de la vie. Et cette abomination en révolte tenait à lui de
plus près qu'une épouse, de plus près que ses yeux; elle était
emprisonnée dans sa chair, il entendait ses murmures, il sentait ses
efforts pour sortir, et à chaque heure d'abandon, de faiblesse, cet
_autre_, ce démon, profitait de son oubli, de son sommeil, pour
prévaloir contre lui, pour le déposséder de ses droits.

«La haine de Hyde contre Jekyll était d'un ordre différent. Sa peur tout
animale du gibet le conduisait bien à commettre des suicides
temporaires, en retournant à son rang subordonné de partie inférieure
d'une personne, mais il détestait cette nécessité, il abhorrait
l'affaissement dans lequel Jekyll était tombé, il lui en voulait de son
aversion pour l'ancien complice autrefois traité avec indulgence. De là
les tours qu'il me jouait, griffonnant des blasphèmes en marge de mes
livres, brûlant mes lettres, lacérant le portrait de mon père. Si ce
n'eut été par crainte de la mort, il se fût perdu pour m'envelopper dans
sa ruine; mais l'amour qu'il a de la vie est prodigieux; je vais plus
loin: moi qui ne peux penser à lui sans frissonner, sans défaillir,
quand je me représente la passion forcenée de cet attachement, quand je
songe à la crainte qu'il a de me voir le supprimer par un suicide, je
trouve encore moyen de le plaindre!

«Inutile de prolonger cette peinture d'un état lamentable; personne n'a
souffert jamais de tels tourments,--cela suffit. Pourtant, à ces
tourments mêmes l'habitude aurait pu, non pas apporter un soulagement,
mais opposer une certaine acquiescence, un endurcissement de l'âme; mon
châtiment eût duré ainsi plusieurs années sans la dernière calamité qui
a fondu sur moi. La provision de sels, qui n'avait jamais été renouvelée
depuis ma première expérience, étant près de s'épuiser, j'en fis
demander une autre; je me servis de celle-ci pour préparer le breuvage.
L'ébullition ordinaire s'ensuivit, et aussi le premier changement de
couleur, mais non pas le second; je bus... inutilement. Poole vous dira
que Londres fut fouillé en vain dans tous les sens. Je suis maintenant
persuadé que ma première provision était impure, et que c'est à cette
impureté non connue que le breuvage dut d'être efficace.

«Une semaine environ s'est passée; j'achève cette confession sous
l'influence du dernier paquet qui me reste des anciennes poudres. C'est
donc la derrière fois, à moins d'un miracle, qu'Henry Jekyll peut penser
ses propres pensées et voir, dans la glace, son propre visage,--si
terriblement altéré. Il faut d'ailleurs que je termine sans retard. Si
la métamorphose survenait tandis que j'écris, Hyde mettrait ces pages en
pièces; mais si quelque temps s'écoule après que je les aurai cachées,
son égoïsme prodigieux, sa préoccupation unique du moment présent les
préserveront sans doute, une fois encore, de son dépit de singe en
colère. Et, de fait, la destinée qui s'accomplit pour nous deux l'a déjà
modifié, écrasé. Avant une demi-heure, quand je serai rentré pour
toujours dans cette individualité abhorrée, je sais que je serai assis à
frémir et à pleurer là-bas sur cette chaise, ou que je reprendrai,
l'oreille fiévreusement tendue à tous les bruits, une éternelle
promenade de long en large dans cette chambre, mon dernier refuge
terrestre. Hyde périra-t-il sur l'échafaud ou bien trouvera-t-il le
courage de se délivrer lui-même? Dieu le sait... peu m'importe; ceci est
l'heure de ma mort véritable, ce qui suivra regarde un autre moi-même.
Ici donc, tandis que je dépose la plume, s'achève la vie du malheureux
Henry Jekyll...»

       *       *       *       *       *

On voit que M. Stevenson a mêlé ici le merveilleux à la science, comme
ailleurs il l'a fait entrer dans la vie quotidienne. Il s'est inspiré
sans doute d'ouvrages récents, tels que la _Morphologie générale_, où
Haeckel, d'accord avec Gegenbaur, étend à tous les êtres vivants une
théorie appliquée aux plantes par Gaudichaud: chacune d'elles se
trouverait être, suivant lui, une sorte de polypier. De même, selon
Haeckel, l'animal ne serait qu'un groupe d'individualités enchevêtrées
et superposées; on y distinguerait jusqu'à sept degrés différents; nous
aurions conscience d'un de ces degrés, notre moi, sans avoir conscience
du moi des autres. Sur ce point, M. Stevenson altère la théorie
scientifique pour les besoins de la psychologie, et nul n'aura le
pédantisme de le lui reprocher. Très probablement les découvertes plus
ou moins fondées de la science fourniront à mesure des matériaux
précieux à la littérature de fiction; elles permettront notamment de
prendre pour point de départ des sujets fantastiques, tout autre chose
que la magie ou les vieux pactes infernaux. Ce qu'on peut redouter,
c'est que les romanciers n'abusent de ces nouvelles richesses assez
dangereuses, tous n'ayant pas, pour y toucher, la main aussi légère que
M. Stevenson.

Mais encore que nous estimions fort cette légèreté, il nous semble
qu'elle n'a ici qu'un prix secondaire, et que la leçon de morale qui se
dégage du roman établit sa réelle valeur. Chacun de nous n'a-t-il pas
senti, en lui, le combat de deux natures distinctes et le pouvoir
démesuré que prend la moins noble des deux, quand l'autre se prête à ses
caprices? Chacun de nous ne se rappelle-t-il pas le moment précis où il
a trouvé difficile de faire rentrer dans l'ordre celui qui doit toujours
rester à son rang subalterne? L'histoire du docteur Jekyll atténuée,
réduite à des proportions moins saisissantes, est celle du grand nombre.
Où M. Stevenson atteint au tragique, c'est dans le passage si court et
si poignant où il nous fait assister au réveil involontaire de Jekyll
sous les traits de Hyde, lorsque le regard de l'honnête homme se fixe
pour la première fois épouvanté sur cette main velue, sur cette main de
bête, étendue sur les draps du lit, et qui est la sienne; c'est encore
dans la page terrible où le docteur, si généralement vénéré, reprend au
milieu du parc qu'il traverse, en se remémorant ses plaisirs furtifs, la
figure de l'être abject et criminel que poursuit la police; c'est enfin
dans la conversation pleine d'angoisse qu'il a par la fenêtre avec son
ami, quand le rideau s'abaisse précipitamment sur la figure de Hyde
intervenue à l'improviste. Jamais les conséquences de l'abandon de la
volonté, jamais la revanche de la conscience, n'ont été personnifiées
d'une façon plus terrible. Dans ce récit, sans le secours d'une seule
figure de femme, l'intérêt passionné ne languit pas une minute. Après
l'avoir dévoré jusqu'à la dernière ligne, car il ne livre son secret
qu'à la fin, on revient à la partie symbolique avec une sorte
d'angoisse. Ce merveilleux est si terriblement humain! Jusqu'ici, M.
Stevenson, tout expert qu'il soit à captiver l'attention de ses
lecteurs, n'avait su que les amuser et les effrayer tour à tour; cette
fois, il les fait penser; il touche aux fibres les plus secrètes et les
plus profondes de l'âme; il assure notre pitié à son triste héros, tant
la perte définitive de l'empire de l'homme sur lui-même est un spectacle
déchirant, tant il y a d'horreur tragique dans l'instant où ce qui a
été, au début, complaisance coupable et bientôt criminelle, devient
malheur involontaire, disgrâce passivement subie, maladie mortelle. Vous
étiez tout à l'heure une créature responsable et libre, vous pouviez
vous guérir, l'occasion s'offrait: un retard, indifférent en apparence,
a tout perdu; ce retard a suffi pour que vous ne soyez plus qu'un jouet
déplorable de la fatalité. Peut-être le docteur Jekyll aurait-il pu
secouer encore le joug de Hyde, si, après avoir renoncé à l'usage de la
drogue maudite, il s'était défendu des faiblesses communes à presque
tous les hommes, des indignes jouissances dont il n'abuse plus, mais
qu'il recommence à goûter avec modération, clandestinement. Ce n'est pas
le meurtre commis par Hyde, c'est un retour honteux de Jekyll à sa
primitive faiblesse qui décide de l'affreuse catastrophe. Le docteur se
fait personnellement complice du monstre qu'il craint désormais
d'appeler, mais qui, sans qu'il l'appelle, est devenu maître d'envahir
sa vie. Il y a là un point bien délicat et supérieurement traité.
L'Écossais, avec son sentiment implacable de la justice, s'y révèle.

On peut attendre beaucoup, assurément, de celui qui a su tirer, du
mystère de la dualité humaine, des effets semblables. M. Stevenson
dédaigne encore une certaine habileté nécessaire dans la conduite des
événements. L'acte de cruauté commis par Hyde, au premier chapitre,
envers la petite fille qui se trouve, on ne sait comment, la nuit, au
coin d'une rue déserte, semble bien insuffisamment indiqué; le meurtre
de sir Danvers Carew reste plus vague encore et fait l'effet, tel qu'il
le présente, d'une scène d'ombres chinoises enfantine, presque ridicule.
Nombre de personnages sont évoqués, puis abandonnés, selon les exigences
du récit, auquel d'ailleurs rien ne les rattache. Il faut que quelqu'un
ait vu, que quelqu'un porte témoignage; l'auteur tire de sa botte une
nouvelle marionnette; elle parle, remplit une lacune, puis disparaît...
artifice vraiment trop grossier. Les ficelles de l'art, quand on y a
recours, doivent être soignées. _Docteur Jekyll_ est, somme toute, un
roman, et les amateurs de romans tiennent à ces accessoires; ils y
tiennent même jusqu'à permettre qu'ils usurpent trop souvent la première
place, dissimulant, sous un certain machinisme, le vide presque absolu
du fond. Ce n'est certes pas le fond qui manque ici, et on ne peut
qu'encourager M. Stevenson à persévérer, en s'y perfectionnant, dans
cette curieuse psychologie sensationnelle, mais ne méprisons pas trop
pour cela les pages faciles et brillantes dédiées aux enfants de tout
âge par la plume qui traça en se jouant _Treasure Island_ et _New
Arabian Nights_[1].

                                          Th. BENTZON

[Note 1: Un recueil de nouvelles, récemment paru, _The Merry men, and
other tales and fables_, tient toutes les promesses de _Doctor Jekyll_.
Les terribles problèmes de l'hérédité, de la démence, de la
responsabilité humaine y sont traités avec puissance sous une forme
brève et poignante, fantastique à demi.]




LE CLUB DU SUICIDE




HISTOIRE DU JEUNE HOMME AUX TARTES À LA CRÈME.


Lors de son séjour à Londres, le prince Florizel de Bohême conquit
l'affection de toutes les classes de la société par le charme de ses
manières, la culture de son esprit et sa générosité. Ce qu'on savait de
lui suffisait à révéler un homme supérieur; encore ne connaissait-on
qu'une bien petite partie de ses actes. Malgré son calme apparent dans
les circonstances ordinaires de la vie et la philosophie avec laquelle
il considérait toutes les choses de ce monde, le prince de Bohême aimait
l'aventure, et ses goûts sous ce rapport ne cadraient guère avec le rang
où l'avait placé sa naissance.

De temps en temps, lorsqu'il n'y avait de pièce amusante à voir dans
aucun des théâtres de Londres, lorsque la saison n'était favorable ni à
la chasse ni à la pêche, ses plaisirs de prédilection, il proposait à
son grand écuyer, le colonel Geraldine, une excursion nocturne.
Geraldine était la bravoure même; il accompagnait volontiers son maître.
Nul ne s'entendait comme lui à inventer d'ingénieux déguisements; il
savait conformer non seulement sa figure et ses manières, mais sa voix
et presque ses pensées à quelque caractère, à quelque nationalité que ce
fût; de cette façon il protégeait l'incognito du prince et il lui
arrivait parfois d'être admis avec lui dans des cercles fort étranges.
Jamais la police n'était instruite de ces périlleuses équipées, le
courage imperturbable de l'un des compagnons, la présence d'esprit,
l'adresse et le dévouement de l'autre suffisaient à les sauver de tous
les périls.

Un soir, au mois de mars, ils furent poussés par des tourbillons de
neige vers un bar voisin de Leicester-Square. Le colonel Geraldine
jouait, cette fois, le rôle d'un petit journaliste réduit aux
expédients; le prince avait, comme d'habitude, changé complètement sa
physionomie par l'addition de grands favoris et d'une paire de larges
sourcils postiches. Ainsi défiguré, il pouvait, quelque connu qu'il fût,
défier les gens de soupçonner son identité. Les deux compagnons
savouraient donc à petits coups un mélange d'eau de seltz et de rhum
dans une entière sécurité.

Le bar était rempli de buveurs, hommes et femmes; plusieurs d'entre eux
avaient essayé de lier conversation avec les nouveaux venus, mais aucun
ne paraissait offrir la moindre particularité intéressante. Il n'y avait
là rien que la lie de la société sous son aspect le plus vulgaire. Le
prince commençait déjà à bâiller et à se dégoûter de son excursion,
lorsque les portes battantes du bar furent poussées avec violence: un
jeune homme entra, suivi de deux commissionnaires; chacun de ceux-ci
portait un grand plat fermé par un couvercle qu'ils enlevèrent,
découvrant des tartes à la crème. Alors le jeune homme fit le tour de la
salle en pressant les personnes présentes d'accepter ces friandises. Il
y mettait une courtoisie exagérée. Parfois, ses offres étaient agréées
en riant; d'autres fois, elles étaient repoussées avec dédain ou même
avec insolence. Alors cet original mangeait lui-même la tarte, non sans
se livrer à des commentaires humoristiques.

Finalement, il alla saluer jusqu'à terre le prince Florizel.

«Monsieur, dit-il, en tenant une tarte entre le pouce et l'index,
ferez-vous cet honneur à un étranger?... Je peux répondre de la qualité
de la pâte, ayant mangé à moi tout seul vingt-sept de ces tartes depuis
cinq heures.

--J'ai l'habitude, répliqua le prince, de considérer moins la nature du
don que la disposition d'esprit dans laquelle il est offert.

--Mon esprit, monsieur, répondit le jeune homme avec un nouveau salut,
est un esprit de moquerie.

--En vérité, monsieur? Et de qui vous moquez-vous?

--Mon Dieu, je ne suis pas ici pour exposer ma philosophie, mais pour
distribuer des gâteaux. Si je dis que je me comprends volontiers parmi
les plus ridicules, vous voudrez bien peut-être vous montrer indulgent.
Sinon, vous allez me contraindre à manger ma vingt-huitième tarte, et
j'avoue que cet exercice commence à me fatiguer.

--Vous me touchez, dit le prince, et j'ai toute la volonté du monde de
vous être agréable; mais à une condition: si mon ami et moi nous
mangeons de vos gâteaux, pour lesquels nous ne nous sentons, ni l'un ni
l'autre, aucun goût naturel, nous exigeons que vous nous rejoigniez à
souper en guise de remerciement...»

Le jeune homme sembla réfléchir.

«J'ai encore quelques douzaines de tartes sur les bras, répondit-il; il
me faudra visiter plusieurs tavernes avant d'en avoir fini. Cela prendra
un peu de temps; si vous avez faim...»

Le prince l'interrompit d'un geste poli.

«Nous allons vous accompagner, monsieur; car nous prenons déjà le plus
vif intérêt à cette manière divertissante que vous avez de passer la
soirée. Et, maintenant que les préliminaires de la paix sont réglés,
permettez-moi de signer le traité pour nous deux.»

Et le prince avala de bonne grâce une tarte à la crème.

«C'est délicieux, déclara-t-il.

--Je vois, répliqua le jeune homme, que vous êtes connaisseur.»

Le colonel Geraldine fit, lui aussi, honneur à la pâtisserie; et, comme
chacun dans ce cabaret avait maintenant accepté ou refusé les offres du
jeune homme, celui-ci dirigea ses pas vers un autre établissement de
même espèce. Les commissionnaires, qui semblaient habitués à leur
absurde emploi, marchaient sur ses talons; le prince et le colonel, se
donnant le bras, formaient l'arrière-garde, en riant tout bas. Dans cet
ordre, la compagnie visita deux cafés, où des scènes analogues à celle
qui vient d'être contée se produisirent, quelques-uns déclinant,
d'autres acceptant les faveurs du pâtissier vagabond, qui toujours
mangeait lui-même chaque tarte refusée.

Au moment de quitter le troisième bar, l'homme aux tartes fit le compte
de ce qui lui restait. Il n'y avait plus que neuf petits gâteaux en
tout.

«Messieurs, dit-il à ses camarades improvisés, je ne veux point retarder
votre souper, car je suis sûr que vous devez avoir faim. Je vous dois
une reconnaissance toute spéciale. En ce grand jour où je termine une
carrière de folie par un acte plus sot que tous les autres, je désire me
conduire galamment à l'égard des personnes qui m'auront secondé.
Messieurs, vous n'attendrez pas davantage. Quoique ma santé soit
ébranlée par les excès auxquels j'ai déjà dû me livrer ce soir, je vais
procéder à une liquidation définitive.»

Là-dessus il avala successivement d'une seule bouchée, les neuf tartes
qui restaient et, se tournant vers les commissionnaires, leur remit deux
souverains.

«J'ai à vous remercier, dit-il, de votre patience vraiment
extraordinaire.»

Puis il les congédia, avec de beaux saluts. Quelques secondes encore il
resta en contemplation devant la bourse dont il venait de tirer le
salaire de ses aides; après quoi, partant d'un grand éclat de rire, il
la lança au milieu de la rue et déclara qu'il était prêt à souper.

Dans certain cabaret du quartier de Soho,--un petit restaurant français
dont la réputation passagère, fort exagérée, baissait déjà,--les trois
compagnons se firent donner un cabinet particulier au deuxième étage, et
commandèrent un souper fin arrosé de plusieurs bouteilles de champagne.
En mangeant, en buvant, ils causaient de mille choses indifférentes; le
jeune homme aux tartes se montrait fort gai, mais il riait trop
bruyamment; ses mains tremblaient, sa voix prenait des inflexions
subites et inattendues qui semblaient être indépendantes de sa volonté.
Le dessert étant enlevé, les convives ayant allumé leurs cigares, le
prince s'adressa en ces termes à son hôte inconnu:

«Vous voudrez bien excuser ma curiosité. Ce que j'ai vu de vous me plaît
singulièrement, mais m'intrigue davantage. Mon ami et moi, nous nous
croyons parfaitement dignes de devenir les dépositaires d'un secret. Si,
comme je le suppose, votre histoire est absurde, vous n'avez pas besoin
de vous gêner avec nous, qui sommes les deux individus les plus fous de
l'Angleterre. Mon nom est Godall, Théophile Godall; mon ami est le major
Alfred Hammersmith, du moins tel est le nom de son choix, le nom sous
lequel il veut être connu. Nous passons notre vie à la recherche
d'aventures extravagantes, et il n'y a pas de choses insensées
auxquelles nous ne soyons capables d'accorder la plus cordiale
sympathie.

--Vous me plaisez aussi, Mr. Godall, répondit le jeune homme; vous
m'inspirez tout naturellement confiance, et je n'ai pas la moindre
objection à soulever contre votre ami le major, qui me fait l'effet d'un
grand seigneur déguisé; dans tous les cas je suis bien sûr qu'il n'est
pas militaire.»

Le colonel sourit du compliment qui attestait la perfection de son art,
et le jeune homme poursuivit avec animation:

«J'aurais toute sorte de motifs de cacher mon histoire. Peut-être est-ce
justement pour cela, que je vais vous la conter. Vous paraissez bien
préparés à entendre des folies. Pourquoi vous désappointerais-je? Mais
je ne dirai pas mon nom malgré votre exemple; je tairai, aussi mon âge,
qui n'est pas essentiel au récit. Je descends de mes ancêtres par la
génération ordinaire; ils m'ont laissé l'habitation fort convenable que
j'occupe encore, et une fortune qui s'élevait à trois cents livres
sterling de rente. Je suppose qu'ils m'ont également légué une
incorrigible étourderie à laquelle je me suis abandonné outre mesure.
J'ai reçu une bonne éducation. Je sais jouer du violon assez bien pour
faire ma partie dans un concert à deux sous. Je suis à peu près de la
même force sur la flûte et le cor de chasse. J'ai appris le whist de
façon à perdre une centaine de livres par an à ce jeu scientifique; mes
connaissances en français se sont trouvées suffisantes pour me permettre
de dissiper de l'argent à Paris presque avec la même facilité qu'à
Londres; bref, je suis pétri de talents variés. J'ai eu toute sorte
d'aventures, y compris un duel à propos de rien. Il y a deux mois, j'ai
rencontré une jeune personne qui réalisait, au moral et au physique, mon
idéal de la beauté; je sentis mon coeur s'enflammer, je m'aperçus que
j'étais enfin arrivé au moment décisif, que j'allais tomber amoureux;
mais en même temps je découvris qu'il me restait de mon capital tout au
plus quatre cents livres. De bonne foi, un homme qui se respecte peut-il
être amoureux avec quatre cents livres? Vous conviendrez que non. J'ai
donc fui la présence de l'enchanteresse et, ayant légèrement accéléré le
cours de mes dépenses, j'arrivai à n'avoir plus, ce matin, que
quatre-vingts livres.... Cette somme, je la divisai en deux parties
égales; je réservai quarante livres pour un but particulier, je résolus
de dépenser le reste avant la nuit. J'ai passé une journée charmante et
j'ai fait beaucoup de bonnes plaisanteries, outre celle des tartes à la
crème, qui m'a procuré l'avantage de votre connaissance; car j'avais
pris la détermination, comme je vous l'ai dit, de conduire ma folle
carrière à une conclusion encore plus folle; et, lorsque vous me vîtes
lancer ma bourse dans la rue, les quarante livres étaient épuisées.
Maintenant, vous me connaissez aussi bien que je me connais moi-même;
oui, je suis fou, mais un fou dont la folie ne manque pas de fond et qui
n'est, je vous prie de le croire, ni pleurnicheur ni lâche.»

Le ton qu'avait pris le jeune homme indiquait assez qu'il nourrissait
beaucoup d'amertume et de mépris contre lui-même. Ses auditeurs
n'hésitèrent pas à penser que son affaire d'amour lui tenait au coeur
plus qu'il ne voulait l'admettre et qu'il avait l'intention sinistre
d'en finir avec la vie.

«Eh bien, n'est-ce pas étrange, dit Geraldine en regardant le prince
Florizel, n'est-ce pas étrange que nous soyons là trois individus à peu
près dans les mêmes conditions, réunis par l'effet du hasard dans un
désert aussi grand que Londres?

--Comment! s'écria le jeune homme, êtes-vous donc ruinés, vous aussi? Ce
souper serait-il une folie comme mes tartes à la crème? Le diable
aurait-il rassemblé trois des siens pour une dernière débauche?

--Le diable peut faire parfois des choses fort aimables, répondit le
prince, et je suis si charmé de cette coïncidence que, quoique nous ne
soyons pas absolument dans le même cas, je m'en vais mettre fin à cette
inégalité. Que votre conduite héroïque envers les dernières tartes à la
crème me serve d'exemple!»

En parlant, Florizel tira sa bourse et y prit un petit paquet de billets
de banque.

«Vous voyez, je suis en avance sur vous de huit jours environ; mais je
puis me rattraper et me rapprocher de plus en plus du poteau fatal.
Celui-ci, continua-t-il, en posant un des billets sur la table, suffira
pour la note. Quant au reste...»

Il jeta la liasse dans le feu, où elle disparut en flambant.

Le jeune homme avait essayé de saisir le prince par le bras; mais, comme
une table les séparait, son intervention arriva trop tard.

«Malheureux, s'écria-t-il, vous n'auriez pas dû les brûler tous.... Il
fallait garder quarante livres!

--Quarante livres, répéta le prince, pourquoi, au nom du ciel, quarante
livres?

--Pourquoi pas quatre-vingts? s'écria le colonel; il devait y en avoir
une centaine dans le paquet.

--Quarante livres suffisent, dit le jeune homme tristement, car sans
cela, il n'y a pas d'admission possible. La règle est absolue: quarante
livres pour chacun. Vie damnée que la nôtre! Un homme ne peut pas même
mourir sans argent.»

Le prince et le colonel échangèrent un coup d'oeil.

«Expliquez-vous, dit le dernier. J'ai encore un portefeuille
passablement garni et je n'ai pas besoin de dire que je suis prêt à
partager ma fortune avec Godall. Mais je désire savoir à quelle fin. Que
pensez-vous donc faire?»

Le jeune homme promenait des regards inquiets de l'un à l'autre, comme
au sortir d'un rêve. Il rougit violemment.

«Ne suis-je pas votre dupe? demanda-t-il. Êtes-vous tout de bon des gens
ruinés?

--Je le suis, pour ma part, autant qu'on peut l'être, répliqua le
colonel.

--Et, quant à moi, dit le prince, je vous en ai donné la preuve; je
reste sans le sou. Qui donc aurait jeté ces billets au feu, sauf un
homme ruiné? L'action parle d'elle-même.

--Un homme ruiné, oui, répondit l'autre d'un air de soupçon, ou bien un
millionnaire!

--Assez, monsieur, dit le prince; j'ai dit et je n'ai pas l'habitude
qu'on doute de ma parole.

--Ruinés? répéta le jeune homme. Êtes-vous vraiment mes pareils, arrivés
après une vie d'abandon à une situation telle que vous n'ayez plus
qu'une issue? Allez-vous donc,--il baissait la voix à mesure qu'il
parlait,--allez-vous donc vous donner ce dernier luxe? Comptez-vous fuir
les conséquences de vos désordres par la seule voie infaillible et
facile?»

Soudain il s'interrompit et essaya de rire.

«À votre santé! s'écria-t-il, en vidant son verre, bonne nuit, mes
joyeux camarades.»

Le colonel Geraldine le saisit par le bras, au moment où il allait se
lever.

«Vous manquez de confiance, dit-il, et vous avez tort. Nous aussi, nous
avons assez de la vie. Nous sommes, comme vous, décidés à mourir. Tôt ou
tard, isolément ou réunis, nous nous proposions d'aller au-devant de la
mort et de la défier là où elle se tiendrait prête. Puisque nous vous
avons rencontré et que votre cas est le plus pressant, que tout
s'accomplisse donc cette nuit, et d'un seul coup; si vous le voulez,
mourons tous trois ensemble. Notre trio pénétrera bras dessus, bras
dessous, la poche vide, dans l'empire de Pluton; nous nous encouragerons
mutuellement parmi les ombres!»

Geraldine jouait son rôle avec des intonations si justes que le prince
lui-même le regarda, troublé, prêt à le croire sincère. Quant au jeune
homme, un flot de sang lui monta au visage et ses yeux étincelèrent.

«Bon, vous êtes des camarades comme il m'en faut! s'écria-t-il avec une
gaieté presque effrayante. Tope là et que le marché soit conclu. (Sa
main était glacée.) Vous ne savez pas en quelle compagnie vous allez
commencer votre course, vous ne savez pas dans quel moment propice vous
avez pris votre part de mes tartes à la crème! Je ne suis qu'une unité,
mais une unité dans une armée. Je connais la porte dérobée de la Mort.
Je suis un de ses intimes et peux vous conduire jusque dans l'éternité
sans cérémonie... sans scandale pourtant.»

Ils l'engagèrent derechef à expliquer ce qu'il voulait dire.

«Messieurs, pouvez-vous réunir quatre-vingts livres entre vous?»

Geraldine consulta son portefeuille avec ostentation et répliqua
affirmativement.

«Gaillards favorisés que vous êtes! Quarante livres, c'est le prix
d'entrée dans le Club du suicide.

--Le Club du suicide, répéta Florizel, que diable est-ce que cela?

--Écoutez, dit l'inconnu, ce siècle est celui du progrès, et j'ai à vous
révéler le progrès suprême! Des intérêts d'argent et autres appelant les
hommes à la hâte dans différents endroits, on inventa les chemins de
fer; puis, les chemins de fer nous séparant de nos amis, il fallut créer
les télégraphes, qui permettent de communiquer promptement à travers de
grands espaces. Dans les hôtels même, nous avons aujourd'hui des
ascenseurs qui nous épargnent une escalade de quelques centaines de
marches. Maintenant nous savons bien que cette vie n'est qu'une estrade
faite pour y jouer le rôle de fou tant que la partie nous amuse. Une
commodité de plus manquait au confort moderne, une voie décente et
facile pour quitter cette estrade, l'escalier de derrière menant à la
liberté, ou bien, comme je viens de le dire, la porte dérobée de la
Mort. Le Club du suicide y supplée. N'allez pas supposer que, vous et
moi, nous soyons seuls à professer un désir essentiellement légitime.
Bon nombre de nos semblables ne sont arrêtés dans leur fuite que par
certaines considérations. Les uns ont une famille qui serait cruellement
frappée ou même accusée, d'autres manquent de courage, les préparatifs
de la mort leur font horreur. C'est mon cas. Je ne peux ni approcher un
pistolet de ma tête ni presser la détente; quelque chose m'en empêche;
quoique j'aie le dégoût de la vie, je n'ai pas assez de force pour en
finir. C'est à l'intention de gens tels que moi et de tous ceux qui
souhaitent d'être fauchés sans scandale posthume que le Club du suicide
a été inauguré. De quelle façon? Quelle est son histoire? Quelles
peuvent être ses ramifications dans d'autres pays? Je l'ignore, et ce
que je connais de sa constitution, je n'ai pas le droit de vous le
communiquer. Pour abréger, je suis à votre service. Si vous êtes
vraiment las de vivre, je vais vous introduire dans une réunion, et
avant la fin de la semaine, sinon cette nuit même, vous serez
débarrassés du fardeau de l'existence. Maintenant il est... (le jeune
homme consulta sa montre), il est onze heures; à onze heures et demie au
plus tard, nous quitterons ce lieu-ci; vous avez une demi-heure devant
vous pour examiner ma proposition. C'est plus sérieux qu'une tarte à la
crème, ajouta-t-il avec un sourire, et plus agréable, j'imagine.

--Plus sérieux, certainement, répondit le colonel, si sérieux que je
vous prierai de vouloir bien m'accorder un entretien particulier de cinq
minutes avec mon ami M. Godall!

--À merveille, répondit le jeune homme. Je vais me retirer...»

Aussitôt que le prince et Geraldine furent seuls:

«Il me semble, dit le premier, que vous êtes ému, tandis qu'au contraire
j'ai pris mon parti. Je veux voir la fin de cette aventure.

--Que Votre Altesse réfléchisse, répliqua le colonel en pâlissant;
qu'elle considère l'importance qu'une vie telle que la sienne a non
seulement pour ses amis, mais pour le bien public. En supposant que,
cette nuit, un malheur irréparable atteigne la personne de Votre
Altesse, quel serait mon désespoir, quelle serait l'affliction de tout
un peuple?

--Je veux voir la fin, répéta le prince de sa voix la plus délibérée;
ayez la bonté, colonel, de tenir votre parole de gentilhomme. Dans nulle
circonstance, souvenez-vous-en bien, vous ne trahirez, sans que je vous
y autorise, l'incognito que j'ai choisi pour voyager à l'étranger. Tels
sont les ordres que je réitère. Et maintenant, je vous serai obligé
d'aller demander l'addition.»

Le colonel s'inclina avec respect, mais il avait la face blême lorsqu'il
pria le jeune homme aux tartes à la crème de rentrer. Le prince
conservait pour sa part une contenance parfaitement calme; il raconta
une farce du Palais-Royal au jeune suicidé avec beaucoup d'entrain. Sans
ostentation, il évita les regards suppliants de Geraldine, et choisit un
nouveau cigare avec plus de soin que d'habitude. De fait, il était le
seul des trois qui gardât quelque puissance sur ses nerfs.

La note étant acquittée, le prince donna toute la monnaie au domestique
très étonné; puis on partit en voiture. Peu de temps après; le fiacre
s'arrêta à l'entrée d'une cour un peu sombre. Là ils descendirent.

Après que Geraldine eut payé la course, le jeune homme s'adressa au
prince en ces termes:

«Il est encore temps, Mr. Godall, d'échapper à une destinée inévitable,
vous et le major Hammersmith. Consultez-vous bien avant de faire un pas
de plus, et, si vos coeurs disent non, voici les chemins de traverse.

--Conduisez-nous, monsieur, dit le prince, je ne suis pas homme à
reculer devant une chose une fois dite.

--Votre sang-froid me fait du bien, répliqua le jeune guide. Je n'ai
jamais vu personne d'impassible à ce point, quoique vous ne soyez pas le
premier que j'aie accompagné à cette porte. Plus d'un m'a précédé pour
aller où je savais que je le suivrais bientôt. Mais ceci n'est d'aucun
intérêt pour vous. Attendez-moi quelques instants; je reviendrai dès que
j'aurai arrangé les préliminaires de votre introduction.»

Là-dessus le distributeur de tartes, ayant tendu la main à ses
compagnons, traversa la cour, entra dans un vestibule et disparut.

«De toutes nos folies, dit le colonel à voix basse, celle-ci me paraît
la plus violente et la plus dangereuse.

--Je le crois, répondit le prince.

--Nous avons encore un moment à nous, continua le colonel. Que Votre
Altesse profite de l'occasion et se retire. Les conséquences de cette
démarche peuvent être si graves! C'est ce qui m'autorise à pousser un
peu plus loin qu'à l'ordinaire la liberté de langage que Votre Altesse
daigne m'accorder.

--Dois-je comprendre que le colonel Geraldine a peur? dit Florizel en
retirant le cigare de sa bouche et en fixant sur son écuyer un regard
perçant.

--Mes craintes ne sont certainement pas personnelles, répliqua fièrement
Geraldine.

--Je le supposais bien, dit le prince, avec une bonne humeur
imperturbable; mais je n'avais nulle envie de vous rappeler la
différence de nos positions réciproques. Assez, ajouta-t-il, voyant que
Geraldine était prêt à demander pardon,--vous êtes excusé.»

Et il fuma tranquillement, appuyé contre une grille, jusqu'à ce que
l'ambassadeur fût de retour.

«Eh bien, demanda-t-il, notre réception est-elle arrangée?

--Suivez-moi, messieurs. Le président vous interrogera dans son cabinet.
Et permettez-moi de vous avertir que vos réponses doivent être franches.
Je me suis porté caution; mais le Club exige une enquête sérieuse avant
d'admettre qui que ce soit; l'indiscrétion d'un seul membre amènerait la
dispersion de la Société pour toujours.»

Le prince et Geraldine s'entendirent à voix basse; après quoi ils
accompagnèrent leur guide au cabinet du président. Il n'y avait pas
d'obstacles bien considérables à franchir. La porte extérieure était
ouverte, la porte du cabinet entrebâillée; et là, dans un local de
petites dimensions, mais au plafond très élevé, le jeune homme les
laissa seuls pour la seconde fois.

--Le président se rendra ici tout à l'heure», dit-il, avec un signe de
tête, en disparaissant.

Des voix se faisaient entendre à travers la porte à deux battants qui
formait l'une des extrémités, et par intervalles le bruit d'un bouchon
de champagne, suivi d'un éclat de rire, se mêlait aux lambeaux de la
conversation. Une grande fenêtre donnait sur la rivière, et la
disposition des lumières leur fit supposer qu'ils n'étaient pas loin de
la station de Charing Cross. Le mobilier leur parut mesquin sous des
housses usées jusqu'à la corde; ils remarquèrent la sonnette placée au
centre d'une table ronde, les chapeaux et les pardessus nombreux
accrochés le long des murs.

«Quel est ce repaire? dit Geraldine.

--C'est ce que je veux voir, répliqua le prince, si le diable le permet;
la chose peut devenir amusante.»

Sur ces entrefaites, la porte à deux battants s'ouvrit, mais pas plus
qu'il n'était nécessaire pour le passage d'un corps humain, et un
bruyant bourdonnement de voix accompagna l'entrée du redoutable
président. Qu'on imagine un homme d'une cinquantaine d'années, grand de
taille, à la démarche hardie, aux favoris hérissés, à la tête chauve, à
l'oeil gris voilé qui de temps en temps lançait une étincelle. Ses
lèvres serraient un gros cigare qu'il mâchait et tortillait de droite à
gauche, tout en regardant d'un air pénétrant et froid les deux
étrangers. Il portait des habits de lainage clair, avec un col de
chemise très dégagé à rayures de couleur.

«Bonsoir, commença-t-il, après avoir fermé la perte derrière lui. On m'a
dit que vous désiriez me parler.

--Nous voulons, monsieur, nous joindre au Club du suicide», répliqua le
colonel.

Le président roula son cigare dans sa bouche.

«Qu'est-ce que c'est que ça? dit-il brusquement.

--Je vous demande pardon, répondit Geraldine, mais je crois que vous
êtes la personne la mieux autorisée à me donner des informations
là-dessus.

--Moi? s'écria le président. Un Club du suicide? Allons, vous voulez
rire! Je peux permettre à des jeunes gens d'avoir le vin gai; mais il ne
faudrait point insister trop.

--Appelez votre Club comme vous voudrez, dit le colonel, mais vous avez
quelque compagnie derrière ces portes et nous désirons nous joindre à
elle.

--Monsieur, répondit le président, vous êtes dans l'erreur. Ceci est une
maison particulière et je vous saurai gré d'en sortir sur-le-champ.»

Le prince était resté tranquillement à sa place pendant ce petit
colloque; mais, lorsque le colonel tourna les yeux vers lui, comme pour
dire: «Allons-nous-en, de grâce...»--il retira son cigare et répondit:

«Je suis venu ici sur l'invitation d'un de vos amis. Sans doute il vous
a informé des motifs qui justifient notre démarche. Permettez-moi de
vous rappeler qu'un homme qui se trouve dans les conditions où je suis,
n'a point à se gêner et n'est nullement disposé à tolérer des
impertinences. Je suis très pacifique d'ordinaire; mais, cher monsieur,
vous allez me rendre le service que je demande ou bien vous aurez lieu
de vous repentir de m'avoir jamais admis dans votre antichambre.»

Le président poussa un bruyant éclat de rire.

«C'est ainsi qu'il faut parler, dit-il. Oui, vous êtes vraiment un
homme. Vous connaissez le chemin de mon coeur et pouvez faire de moi
tout ce qu'il vous plaira. Voudriez-vous, continua-t-il en s'adressant à
Geraldine, vous éloigner un instant? J'en finirai d'abord avec votre
compagnon. Certaines formalités du Club doivent être remplies
secrètement.»

À ces mots, il ouvrit la porte d'un petit cabinet, dans lequel il
enferma le colonel.

«J'ai foi en vous, dit-il à Florizel, aussitôt qu'ils furent seuls, mais
êtes-vous sûr de votre ami?

--Pas aussi sûr que je le suis de moi-même, assez cependant pour que
j'aie pu l'amener ici sans inquiétude; les raisons qui lui font désirer
d'entrer dans votre Club sont encore plus puissantes que les miennes.
L'autre jour, il s'est laissé prendre trichant aux cartes.

--Une bonne raison, j'en conviens, répliqua le président, nous en avons
un autre dans le même cas. Avez-vous été au service, monsieur?

--Oui, mais j'étais trop paresseux, je l'ai quitté de bonne heure.

--Quel est le motif qui vous fait abandonner la vie? poursuivit le
président.

--Toujours le même, autant que je peux m'en rendre compte, la paresse
toute pure.»

Le président tressaillit.

«C'est impossible, s'écria-t-il, vous devez avoir une raison plus
sérieuse que celle-là.

--Je n'ai plus le sou, ajouta Florizel. C'est aussi un tourment. Mon
oisiveté en souffre.»

Le président tourmenta son cigare pendant quelques secondes en regardant
droit dans les yeux ce néophyte extraordinaire; mais le prince supporta
son examen avec un sang-froid imperturbable.

«Si je n'avais une si grande expérience, dit à la fin le président, je
vous renverrais. Mais je connais le monde; il arrive qu'en matière de
suicide les causes les plus frivoles sont souvent les plus
irrésistibles. Et, lorsqu'un homme me plaît, comme vous me plaisez,
monsieur, je presse la conclusion plutôt que je ne la retarde.»

Le prince et le colonel furent soumis à un interrogatoire long et
particulier, le prince seul d'abord; puis Geraldine en présence de ce
dernier, de sorte que le président pouvait observer la contenance de
l'un, tout en écoutant les réponses de l'autre. Le résultat fut
satisfaisant et le président, après avoir enregistré quelques détails
sur un carnet, leur proposa de prêter serment. On ne saurait imaginer de
formule plus absolue de l'obéissance passive, rien de plus rigoureux que
les termes par lesquels le récipiendaire se liait pour toujours.

Florizel signa le document, mais non sans horreur. Le colonel suivit son
exemple d'un air accablé. Alors le président ayant reçu la somme fixée
pour l'entrée, introduisit sans plus de difficultés les deux amis dans
le fumoir du Club.

Ce fumoir était de la même hauteur que le cabinet dans lequel il
donnait, mais bien plus grand et garni d'une imitation de boiserie de
chêne. Un grand feu et un certain nombre de becs de gaz éclairaient la
compagnie. Le prince compta: dix-huit personnes. La plupart fumaient et
buvaient; une gaieté fiévreuse régnait partout, entrecoupée de silences
subits et quelque peu sinistres.

«Est-ce un grand jour? demanda le prince.

--Moyen, répondit le président. Par parenthèse, si vous avez quelque
argent, il est d'usage d'offrir du champagne; cela soutient la bonne
humeur et constitue un de mes petits profits.

--Hammersmith, dit Florizel, occupez-vous du champagne.»

Puis il fit le tour du cercle, en abordant celui-ci, celui-là; son usage
évident du meilleur monde, sa grâce et sa politesse, avec un mélange
imperceptible d'autorité, imposèrent très vite à cette assemblée macabre
et la séduisirent malgré elle; en même temps il ouvrait les yeux et les
oreilles. Bientôt il commença à se faire une idée générale du monde au
milieu duquel il se trouvait. Les jeunes gens formaient une majorité
considérable; ils avaient les apparences de l'intelligence et de la
sensibilité, plutôt que de l'énergie. Si quelques-uns dépassaient la
trentaine, plusieurs étaient âgés de moins de vingt ans. Ils se tenaient
appuyés contre les tables, changeant sans cesse de maintien; tantôt ils
fumaient très fort et tantôt ils laissaient s'éteindre leurs cigares;
quelques-uns s'exprimaient bien, mais la loquacité du grand nombre
n'était évidemment que le résultat d'une excitation nerveuse, avec
absence complète d'esprit et de bon sens. Chaque fois qu'une bouteille
de champagne était débouchée, la gaieté augmentait d'une façon
manifeste.

Il n'y avait que deux hommes assis: l'un, près de la fenêtre, les mains
plongées dans les poches de son pantalon et la tête basse, mortellement
pâle, la sueur au front, ne proférait pas un mot; on eût dit une
véritable ruine d'âme et de corps; l'autre, sur un sofa qui le séparait
de la cheminée, différait étrangement de tout le reste de la compagnie.
Peut-être n'avait-il guère que quarante ans, mais on lui en eût donné
dix de plus. Florizel pensa qu'il n'avait jamais vu un être plus hideux,
plus ravagé par la maladie et les excès. Il n'avait que la peau et les
os, était en partie paralysé et portait des lunettes d'une puissance si
extraordinaire que ses yeux paraissaient à travers singulièrement
grossis et déformés. Excepté le prince et le président, il était dans ce
salon l'unique personne qui conservât le calme de la vie ordinaire.

Les membres du _Suicide Club_ ne se piquaient pas d'une tenue très
décente. Quelques-uns tiraient vanité des actions déshonorantes qui les
avaient amenés à chercher un refuge dans la mort; on écoutait sans
témoigner de désapprobation. Il y avait un accord tacite contre les
arrêts de la morale et quiconque franchissait le seuil du Club jouissait
déjà de quelques-unes des immunités de la tombe. Ils burent à la mémoire
les uns des autres et à celle des suicidés remarquables du passé. Ils
comparaient et développaient leurs vues différentes sur la mort; ceux-ci
déclarant que ce n'était rien que ténèbres et néant, ceux-là, espérant
que, cette même nuit, ils iraient escalader les étoiles.

«À la mémoire éternelle du baron de Trenck, le type des suicidés! cria
quelqu'un. Il passa d'une petite cellule dans une plus petite, afin
d'atteindre enfin à la liberté.

--Pour ma part, dit un second, je ne demande qu'un bandeau sur mes yeux
et du coton dans mes oreilles. Seulement, il n'y a pas de coton assez
épais en ce monde.»

Le troisième espérait, dans l'état nouveau où il allait entrer,
découvrir les secrets de la vie, et le quatrième avouait qu'il n'aurait
jamais fait partie du Club s'il n'eût été amené à croire au système de
Darwin.

«Je n'ai pu supporter, disait-il, l'idée de descendre d'un singe.

En somme, le prince était tout à fait désillusionné par les manières et
la conversation de ses nouveaux collègues.

«Il n'y a pas de quoi faire tant d'embarras, pensait-il. Dès qu'un homme
s'est réconcilié avec l'idée de se tuer, qu'il s'exécute, pour Dieu, en
gentilhomme. Cet émoi et ces gros mots sont déplacés.»

Cependant, le colonel Geraldine était en proie aux plus vives
appréhensions: le Club et ses règlements restaient toujours à l'état de
mystères, et il regardait autour de la salle afin de trouver quelqu'un
qui fût en mesure de le renseigner. Son regard tomba enfin sur le
paralytique, dont la sérénité le frappa; il supplia le président, qui,
très pressé, ne faisait que sortir de la chambre et y rentrer, expédiant
des affaires, de le présenter à ce monsieur assis sur le canapé.

Le président répondit que de semblables formalités étaient inutiles chez
lui; néanmoins il présenta Mr. Hammersmith à Mr. Malthus.

Mr. Malthus regarda le colonel avec curiosité et le pria de prendre
place à sa droite.

«Vous êtes un nouveau venu, dit-il, et vous désirez des renseignements.
Eh bien, vous vous adressez à la bonne source. Il y a deux ans que j'ai
fait ma première visite à ce Club enchanteur.»

Le colonel respira. Si Mr. Malthus avait fréquenté ce lieu pendant deux
ans, le prince pouvait ne courir aucun danger durant une seule soirée.

«Comment! s'écria-t-il, deux ans? De quelle mystification suis-je donc
le jouet?

--D'aucune, répliqua Mr. Mathus avec douceur. Mon cas est singulier. Je
ne suis pas du tout, à proprement parler, un suicidé, mais un membre
honoraire, pour ainsi dire. Je ne visite guère le Club que deux fois par
mois. Mon infirmité et la condescendance du président m'ont procuré ce
privilège, que d'ailleurs je paye assez cher.

--Je vous prierai, dit le colonel, de vouloir bien être plus explicite.
Rappelez-vous que je ne suis encore que très imparfaitement familier
avec les statuts de l'endroit.

--Un membre ordinaire tel que vous, lancé à la recherche de la mort,
revient ici tous les soirs jusqu'à ce que la chance le favorise,
répliqua le paralytique; s'il est sans le sou, il peut même être logé et
nourri par le président; pas de luxe, mais le nécessaire; on ne saurait
faire davantage vu la modicité de la souscription. D'ailleurs, la seule
société du président est par elle-même un très vif agrément.

--En vérité! s'écria Geraldine, je ne l'aurais pas cru.

--Ah! c'est que vous ne connaissez pas l'homme. L'esprit le plus drôle!
Des histoires! Un cynisme!... Il sait la vie sur le bout du doigt; et,
entre nous, c'est le coquin le plus corrompu de toute la chrétienté.

--Est-il, lui aussi, membre permanent comme vous-même, si je puis poser
cette question sans vous offenser?

--Il est permanent dans un sens bien différent, répliqua M. Malthus.
J'ai été gracieusement épargné jusqu'ici, mais, enfin, tôt ou tard, je
dois partir. Lui ne joue jamais; il mêle et donne les cartes et fait les
arrangements nécessaires. Cet homme, Mr. Hammersmith, est l'adresse
même. Depuis trois ans il poursuit à Londres son utile profession, que
je pourrais appeler un art, et jamais l'ombre d'un soupçon ne s'est
élevée contre lui. Moi-même, je le crois inspiré. Sans doute, vous vous
rappelez ce cas célèbre, il y a six mois, d'un gentleman
accidentellement empoisonné dans une pharmacie? Et ce ne fut encore
qu'une de ses inventions les moins riches. Mais comme c'était simple, et
comme il est sorti sauf de l'aventure!

--Vous m'étonnez, dit le colonel; ce malheureux était-il une des...--il
allait dire victimes; mais il se reprit à temps,--un des membres du
Club?»

En même temps il se rappela que Mr. Malthus lui-même n'avait pas paru
ambitieux de mourir pour son propre compte; il ajouta avec empressement:

«Mais je m'aperçois que je suis encore dans l'obscurité. Vous parliez de
mêler et de donner les cartes; dans quel but? Puisque vous avez l'air
plutôt mal disposé à mourir qu'autrement, je dois avouer que je ne puis
concevoir ce qui vous amène ici.

--Vous dites vrai, vous êtes dans les ténèbres, répliqua Mr. Malthus
avec plus d'animation. Cher monsieur, ce Club est le temple même de
l'ivresse; si ma santé affaiblie pouvait mieux supporter de pareilles
excitations, je viendrais plus souvent, je vous le jure. Il faut tout le
sentiment du devoir, qu'engendre une longue habitude de mauvaise santé
et de régime rigoureux, pour me retenir d'abuser de ce qui est, je puis
le dire, mon dernier plaisir. Je les ai épuisés tous, monsieur,
continua-t-il en posant sa main sur le bras de Geraldine, tous sans
exception, et je vous déclare, sur mon honneur, qu'il n'y en a pas un
dont le prix n'ait été grossièrement exagéré. On joue avec l'amour; moi,
je nie que l'amour soit une forte passion. La peur en est une plus
forte; c'est avec la peur qu'il faut badiner, si l'on veut goûter les
joies intenses de la vie. Enviez-moi, enviez-moi, ajouta-t-il avec un
ricanement ignoble, je suis poltron.»

Geraldine ne parvint à dissimuler son dégoût qu'avec peine, mais il prit
sur soi et poursuivit l'interrogatoire:

«Comment cette excitation peut-elle être si habilement prolongée? Il y a
donc quelque élément d'incertitude?

--Je vais vous expliquer par quel moyen la victime de chaque soir est
choisie, répondit M. Malthus, et non seulement la victime, mais un autre
membre qui est destiné à jouer le rôle d'instrument entre les mains du
Club, à devenir le grand prêtre de la mort.

--Mon Dieu! ils s'entre-tuent donc alors?

--Le tourment du suicide est supprimé de cette manière, dit Malthus avec
un signe de tête.

--Miséricorde! s'écria le colonel, et pouvez-vous... puis-je...
peut-il... mon ami... je veux dire... quelqu'un de nous peut-il être
condamné ce soir à devenir le meurtrier du corps et de l'âme d'un autre
être? Des choses semblables sont-elles possibles entre hommes nés de la
femme? Oh! infamie des infamies!»

Dans son effroi, il était sur le point de se lever, lorsqu'il rencontra
le regard du prince. Ce regard courroucé était fixé sur lui à travers la
chambre. En un instant Geraldine eut repris son calme.

«Après tout, ajouta-t-il, pourquoi pas? Et, puisque vous dites que le
jeu est intéressant, vogue la galère! Je suis du Club!»

Mr. Malthus avait joui d'une façon toute particulière de l'effroi de son
interlocuteur.

«Après un premier moment de surprise, vous êtes, je le vois, en état
d'apprécier les délices de notre Société, monsieur.... Elle réunit les
émotions de la table de jeu, celles du duel et celles d'un amphithéâtre
romain. Les païens étaient allés assez loin déjà, certes, et j'admire
les raffinements de leur imagination en pareille matière; mais il était
réservé à un pays chrétien d'atteindre cet extrême degré, cette
quintessence, cet absolu du plaisir poignant. Vous comprenez combien
tous les amusements doivent paraître fades à l'homme qui a pris le goût
de celui-ci. La partie que nous jouons, continua-t-il, est d'une extrême
simplicité. Un jeu complet.... Mais... venez donc, vous êtes à même de
voir la chose par vos propres yeux. Voulez-vous me prêter l'appui de
votre bras? Malheureusement, je suis paralysé.»

En effet, tandis que Mr. Malthus commençait sa description, une autre
porte à deux battants s'était ouverte; le Club entier se mit à défiler,
non sans quelque hâte, dans la pièce voisine.

Elle était en tout semblable à celle que l'on venait de quitter, mais un
peu différemment meublée. Le centre en était occupé par une longue table
à tapis vert, devant laquelle le président était assis; il mêlait un jeu
de cartes avec beaucoup de soin. Même avec l'aide de sa canne et du bras
de Geraldine, Mr. Malthus marchait avec tant de difficulté que chacun
fut assis avant que ce couple et le prince qui les attendait entrassent
dans l'appartement; par conséquent tous les trois prirent place côte à
côte, au bout inférieur de la table.

«C'est un jeu de cinquante-deux cartes, dit tout bas Malthus. Veillez
sur l'as de pique, qui est le signe de mort, et sur l'as de trèfle, qui
désigne l'exécuteur de cette nuit. Heureux jeunes gens que vous êtes!
Vous avez de bons yeux et pouvez suivre la partie! Hélas! je ne saurais
reconnaître un as d'un deux à travers la largeur d'une table...»

Et il plaça sur son nez une seconde paire de lunettes.

«Je veux au moins observer les physionomies», expliqua-t-il.

En quelques mots rapides, Geraldine informa le prince de tout ce qu'il
avait appris par la bouche du membre honoraire et de l'alternative
possible qui leur était réservée. Le prince eut un frisson, une
contraction au coeur; il promena ses regards de côté et d'autre, comme
un homme abasourdi.

«Un coup hardi, dit tout bas le colonel, et nous pouvons encore nous
échapper.»

Mais cette suggestion rappela le courage du prince.

«Silence, dit-il. Faites-moi voir que vous savez jouer en gentilhomme,
l'enjeu fût-il sérieux.»

Maintenant, il avait recouvré en apparence tout son sang-froid, quoique
son coeur battit lourdement et qu'il eût une sensation de chaleur
désagréable dans la poitrine. Les membres du Club étaient tous
attentifs; chacun d'eux très pâle; mais nul ne l'était autant que Mr.
Malthus. Ses yeux sortaient de leurs orbites; sa tête se balançait, sur
la colonne vertébrale par un mouvement d'oscillation involontaire; ses
mains, l'une après l'autre, se portaient à sa bouche pour tirailler ses
lèvres livides et frémissantes.

«Attention, messieurs!» dit le président qui se mit à donner lentement
les cartes.

Il s'arrêtait jusqu'à ce que chaque membre eût montré la sienne. Presque
tous hésitaient; vous auriez vu les doigts trembler avant de réussir à
retourner le funeste morceau de carton qui portait l'arrêt du destin. À
mesure que le tour du prince approchait, il éprouvait une émotion
grandissante, qui faillit le suffoquer; mais sans doute il avait quelque
peu le tempérament d'un joueur, car il reconnut qu'un certain plaisir se
mêlait à cette angoisse. Le neuf de trèfle lui échut; le trois de pique
fut donné à Geraldine et la dame de coeur à Mr Malthus, incapable de
réprimer un soupir de soulagement. Le jeune homme aux tartes à la crème,
presque immédiatement après, retourna l'as de trèfle et resta glacé
d'horreur, car il n'était pas venu pour tuer, mais pour être tué. Et le
prince, dans sa sympathie généreuse, oublia presque, en le plaignant,
l'extrême danger qui était encore suspendu au-dessus de lui-même et de
son ami.

La donne se renouvela, et, cette fois encore, la carte de la mort ne
sortit pas. Les joueurs retenaient leur souffle, haletants; le prince
eut un autre trèfle, Geraldine, un carreau; mais, lorsque Mr Malthus eut
retourné sa carte, un horrible bruit, semblable à celui de quelque chose
qui se brise, partit de sa bouche; il se leva et se rassit sans aucun
signe de paralysie. C'était l'as de pique. Le membre honoraire s'était
amusé de ses propres terreurs une fois de trop.

La conversation éclata de nouveau presque tout d'un coup. Les joueurs,
renonçant à leurs attitudes rigides, commencèrent à se lever de table et
revinrent en flânant, par deux et par trois, dans le fumoir. Le
président étirait ses bras et baillait comme un homme qui a fini son
travail journalier. Mais Mr. Malthus restait assis à sa place, la tête
dans ses mains, les mains sur la table, immobile, atterré.

Le prince et Geraldine s'échappèrent, l'impression d'horreur qu'ils
emportaient avec eux, redoublant dans le froid de la nuit.

«Ah! s'écria le prince, être lié par un serment dans une affaire comme
celle-ci, permettre que ce trafic de meurtre continue avec profit et
impunité! Si seulement j'osais manquer à ma parole!

--C'est impossible pour Votre Altesse, répliqua le colonel. Son honneur
est celui de la Bohême; mais je me charge, moi, de manquer à la mienne
avec bienséance.

--Geraldine, dit le prince, si votre honneur souffre en quelqu'une de
nos équipées, non seulement je ne vous pardonnerai jamais, mais ce qui,
je crois, vous affectera plus vivement encore, je ne me le pardonnerai
pas à moi-même.

--J'attends les ordres de Votre Altesse, répondit le colonel. Nous
éloignerons-nous de ce lieu maudit?

--Oui, dit le prince. Appelez un cab. J'essayerai de perdre dans le
sommeil le souvenir de cette abominable aventure.»

Mais il eut soin de lire le nom de l'impasse avant de la quitter.

Le lendemain, aussitôt que le prince fut éveillé, le colonel Geraldine
lui apporta un journal quotidien avec le paragraphe suivant intitulé:

«_Triste accident_.--Cette nuit, vers deux heures, Mr. Barthélemy
Malthus, domicilié n° 16 Chepstow place, Westbourne Grove, à son retour
d'une soirée, est tombé par-dessus le parapet de Trafalgar-square et
s'est fracturé le crâne en même temps qu'une jambe et un bras. La mort
dut être instantanée. Mr. Malthus, accompagné d'un ami, cherchait un cab
au moment de cet affreux accident. Comme Mr. Malthus était paralysé, on
pense que sa chute a pu être occasionnée par une nouvelle attaque. Ce
gentleman était bien connu dans les cercles les plus respectables et sa
perte sera généralement déplorée.»

«Si jamais une âme mérita d'aller droit à l'enfer, dit solennellement
Geraldine, c'est bien celle de ce paralytique.»

Le prince cacha son visage entre ses mains et resta silencieux.

«Je me réjouis presque, continua le colonel, de le savoir mort. Mais,
pour notre jeune homme aux tartes à la crème, ma pitié est grande, je
l'avoue.»

--Geraldine, dit le prince en relevant la tête, ce malheureux garçon
était, la nuit passée, aussi innocent que vous et moi, et, ce matin, le
poids d'un crime est sa conscience. Quand je pense au président, mon
coeur défaille au dedans de moi. Je ne sais comment cela se passera,
mais je veux tenir ce gredin à ma merci, comme il y a un Dieu au ciel.
Quelle expérience, quelle leçon que celle de ce jeu de cartes!

--Une leçon qu'il ne faudrait jamais recommencer», fit observer le
colonel.

Le prince resta si longtemps sans répondre que son fidèle serviteur
devint inquiet.

«Monseigneur, dit-il, vous ne pouvez penser à y retourner? Vous n'avez
déjà que trop souffert et vu trop d'horreurs, les devoirs de votre
situation vous défendent de tenter le hasard.

--Hélas! répliqua le prince, je n'ai jamais senti ma faiblesse d'une
manière aussi humiliante qu'aujourd'hui, mais elle est plus forte que
moi. Puis-je cesser de m'intéresser au sort du malheureux jeune homme
qui a soupé avec nous, il y a quelques heures? Puis-je laisser le
président poursuivre sa carrière d'infamie sans la surveiller? Puis-je
commencer une aventure aussi entraînante sans la continuer jusqu'à la
fin? Non, Geraldine, vous demandez au prince plus que l'homme n'est
capable d'accomplir. Cette nuit, encore une fois, nous irons prendre
place à la table de ce Club du suicide.»

Le colonel tomba sur ses deux genoux.

«Mon prince veut-il m'ôter la vie? s'écria-t-il. Elle est à lui; mais
qu'il n'exige pas que je la laisse affronter un pareil risque!

--Colonel, répliqua Florizel avec quelque hauteur, votre vie vous
appartient absolument. Je ne demande que de l'obéissance, et, si
celle-ci m'est accordée sans empressement, je ne la demanderai plus.»

Le grand écuyer, se retrouva sur pied en un clin d'oeil et dit
simplement:

«Votre Altesse veut-elle me dispenser de mon service durant
l'après-midi? Je ne puis me hasarder une seconde fois dans cette maison
fatale avant d'avoir parfaitement réglé mes affaires. Votre Altesse ne
rencontrera plus, je le promets, la moindre opposition de la part du
plus dévoué et du plus reconnaissant de ses serviteurs.

--Mon cher Geraldine, répondit le prince, je suis toujours aux regrets,
lorsque vous m'obligez à me rappeler mon rang. Disposez de votre
journée, comme bon vous semblera, et soyez ici avant onze heures sous le
même déguisement.»

Le Club, ce second soir, n'était pas aussi nombreux que la veille;
lorsque Geraldine et le prince arrivèrent, il n'y avait pas plus de six
personnes dans le fumoir. Son Altesse prit le président à part et le
félicita chaleureusement au sujet de la démission de Mr. Malthus.

«J'aime, dit-il, à rencontrer des capacités, et, certainement, j'en
trouve beaucoup chez vous. Votre profession est de nature très délicate,
mais je vois que vous vous en acquittez avec succès et discrétion.»

Le président parut touché des compliments que lui accordait un homme
aussi supérieur de ton et de maintien. Il remercia presque avec
humilité.

Le jeune homme aux tartes à la crème était dans le salon, mais abattu et
silencieux. Ses nouveaux amis essayèrent en vain de le faire causer.

«Combien je voudrais, s'écria-t-il, ne vous avoir jamais conduits dans
ce bouge infâme! Fuyez, tandis que vous avez les mains pures. Si vous
aviez pu entendre le cri aigu de ce vieillard au moment de sa chute et
le bruit de ses os sur le pavé! Souhaitez-moi, en admettant que vous
ayez encore quelque bonté pour un être dégradé comme je le suis,
souhaitez-moi l'as de pique pour cette nuit!»

Quelques membres entrèrent dans le courant de la soirée, mais le diable
ne put compter qu'une douzaine de joueurs autour du tapis vert. Le
prince sentit de nouveau qu'une certaine excitation agréable se mêlait à
son inquiétude; mais il s'étonna de voir Geraldine bien plus calme qu'il
ne l'était la nuit précédente.

«Il est extraordinaire, pensa-t-il, que le parti pris de la volonté
puisse opérer un si grand changement!

--Attention, messieurs!» dit le président;--et il se mit à donner.

Trois fois les cartes firent le tour de la table sans résultat. Lorsque
le président recommença pour la quatrième fois, l'émotion était générale
et intense. Il y avait juste assez de cartes pour faire encore un tour
entier. Le prince, assis auprès de celui qui se tenait à la gauche du
banquier, avait à recevoir l'avant-dernière carte. Le troisième joueur
retourna un as noir, c'était l'as de trèfle; le suivant eut le carreau;
mais l'apparition de l'as de pique tardait toujours. Enfin Geraldine,
assis à la gauche du prince, retourna sa carte: c'était un as, mais un
as de coeur.

Lorsque le prince Florizel vit sa destinée encore voilée sur la table
devant lui, son coeur cessa de battre. Il était homme et courageux, mais
la sueur perlait sur son visage: il avait cinquante chances sur cent
pour être condamné. Il retourna la carte; c'était l'as de pique. Une
sorte de rugissement remplit son cerveau et la table tourbillonna sous
ses yeux. Il entendit le joueur assis à sa droite partir d'un éclat de
rire qui sonnait entre la joie et le désappointement; il vit la
compagnie se disperser, mais ses pensées étaient loin. Il reconnaissait
combien sa conduite avait été légère, criminelle même.

«Mon Dieu! s'écria-t-il, mon Dieu, pardonnez-moi!»

Et aussitôt son trouble fit place à l'empire habituel qu'il avait sur
lui-même.

À sa grande surprise, Geraldine avait disparu. Il ne restait personne
dans la salle de jeu, excepté le bourreau destiné à l'expédier, qui se
concertait avec le président, et le jeune homme aux tartes à la crème.
Celui-ci se glissa vers le prince et lui souffla dans l'oreille, en
guise d'adieu:

«Je donnerais un million, si je le possédais, pour avoir la même chance
que vous.»

Son Altesse ne put s'empêcher de penser qu'elle aurait vendu volontiers
cette chance beaucoup moins cher.

La conférence à voix basse était terminée. Le possesseur de l'as de
trèfle quitta la chambre avec un signe d'intelligence, et le président,
s'approchant de l'infortuné prince, lui tendit la main.

«Je suis content de vous avoir rencontré, monsieur, dit-il, et content
d'avoir été en état de vous rendre ce petit service. Au moins vous ne
pouvez vous plaindre d'un long retard. À la seconde soirée,--quel coup
de fortune!»

Le prince essaya vainement d'articuler une réponse quelconque, mais sa
bouche était sèche et sa langue semblait paralysée.

«Vous sentez-vous mal à votre aise? demanda le président d'un air de
sollicitude. Cela arrive à beaucoup de ces messieurs. Voulez-vous
prendre un peu d'eau-de-vie?»

Florizel fit un signe affirmatif.

«Pauvre vieux Malthus! répéta le président, tandis qu'il vidait son
verre. Il en a bu près d'un demi-litre, qui n'a paru lui faire que peu
de bien.

--Cela agit mieux sur moi, dit le prince, me voici redevenu moi-même,
comme vous voyez. Permettez-moi une question: où dois-je me rendre?

--Vous allez suivre le Strand dans la direction de la Cité, sur le
trottoir de gauche, jusqu'à ce que vous ayez rencontré l'individu qui
vient de s'en aller. Il vous donnera ses instructions et vous aurez la
bonté de vous y conformer; il est investi de l'autorité du club pour
cette nuit. Et maintenant, ajouta le président, je vous souhaite une
promenade agréable.»

Florizel répondit à ce salut avec une certaine gaucherie et se retira.
Il traversa le fumoir, où l'ensemble des joueurs restait encore à
consommer du champagne qu'il avait commandé et payé en partie, et fut
surpris de s'apercevoir qu'il les maudissait du fond de son coeur. Il
mit lentement son chapeau, son pardessus, choisit son parapluie dans un
coin. L'habitude qu'il avait de ces actes familiers et la pensée qu'il
les faisait pour la dernière fois le poussèrent à un éclat de rire qui
résonna d'une façon sinistre à ses propres oreilles. Il éprouvait une
répugnance à sortir de la maison et se tourna vers la fenêtre. La vue
des réverbères qui brillaient dans l'obscurité le rappela au sentiment
de la réalité.

«Allons, allons, il faut être un homme et m'arracher d'ici.»

Au coin de Box-Court, trois hommes tombèrent sur le prince Florizel à
l'improviste et il fut transporté sans façon dans une voiture qui partit
rapidement. Déjà, il s'y trouvait quelqu'un.

«Votre Altesse me pardonnera-t-elle mon zèle?» dit une voix bien connue.

Le prince se jeta au cou du colonel dans l'élan de son soulagement.

«Comment pourrai-je jamais vous remercier? s'écria-t-il. Et par quel
miracle cela s'est-il fait?»

Quoiqu'il eût accepté sa condamnation, il était trop heureux de céder à
cette violence amicale, de retourner une fois de plus à la vie et à
l'espérance.

«Vous pourrez me remercier effectivement, répliqua le colonel, si vous
évitez dans l'avenir de pareils dangers. Tout s'est produit par les
moyens les plus simples. J'ai arrangé l'affaire durant l'après-midi.
Discrétion a été promise et payée. Vos propres serviteurs étaient
principalement engagés dans l'affaire. La maison de Box-Court fut cernée
dès la tombée de la nuit, et cette voiture, l'une des vôtres, attendait
depuis une heure environ.

--Et le misérable voué à m'assassiner, qu'est-il devenu? demanda le
prince.

--Il a été arrêté au moment où il quittait le Club, répliqua le colonel;
maintenant il attend sa sentence au palais, où bientôt il sera rejoint
par ses complices.

--Geraldine, dit le prince, vous m'avez sauvé contrairement à mes ordres
absolus, et vous avez bien fait. Je vous dois non seulement la vie, mais
encore une leçon, et je serais indigne de régner si je ne témoignais de
la gratitude à mon maître. Choisissez votre récompense.»

Il y eut un silence pendant lequel la voiture continua de rouler à
travers les rues; les deux hommes étaient plongés chacun dans ses
propres pensées. Le silence fut rompu par le colonel.

«Votre Altesse, dit-il, a en ce moment un nombre considérable de
prisonniers. Il y a au moins un criminel dans ce nombre. Pour lui
justice doit être faite. Notre serment nous défend tout recours à la
loi, et la discrétion l'interdirait même si l'on nous dégageait du
serment. Puis-je demander les intentions de Votre Altesse?

--C'est décidé, répondit Florizel, le président tombera dans un duel. Il
ne reste qu'à trouver l'adversaire.

--Votre Altesse m'a permis de choisir ma propre récompense, dit le
colonel. Veut-elle confier à mon frère cette mission délicate? Il est
homme à s'en acquitter parfaitement.

--Vous me demandez là une méchante faveur, dit le prince, mais je ne
peux rien vous refuser.»

Le colonel lui baisa la main avec la plus grande affection, et, en ce
moment, la voiture roula sous le porche de la résidence splendide du
prince.

Une heure après, Florizel, revêtu de ses habits officiels et couvert de
tous les ordres de Bohême, reçut les membres du _Suicide Club_.

«Misérables insensés que vous êtes, dit-il, comme beaucoup d'entre vous
ont été jetés dans cette voie par le manque d'argent, vous aurez des
secours et du travail. Ceux que tourmente le remords devront s'adresser
à un potentat plus puissant et plus généreux que moi. J'éprouve de la
pitié pour vous tous, une pitié plus profonde que vous n'êtes capables
de l'imaginer, et, si vous répondez franchement, je tâcherai de remédier
à votre malheur. Quant à vous, ajouta-t-il en se tournant vers le
président, je ne ferais qu'offenser une personne de votre sorte par
quelque offre d'assistance; au lieu de cela, j'ai une partie de plaisir
à vous proposer.»

Posant sa main sur l'épaule du frère de Geraldine:

«Voici, ajouta-t-il, un de mes officiers qui désire faire un tour sur le
continent, et je vous demande, comme une faveur, de l'accompagner dans
cette excursion. Tirez-vous bien le pistolet? continua le prince en
changeant de ton. Vous pourrez avoir besoin de cet art. Lorsque deux
hommes s'en vont voyager ensemble, le mieux c'est d'être préparé à tout.
Laissez-moi ajouter que si, par suite de quelque accident, vous perdiez
le jeune Geraldine en route, j'aurai toujours un autre des miens à
mettre à votre disposition; je suis connu, monsieur le président, pour
avoir la vue longue et le bras long.»

Par ces paroles prononcées avec sévérité, il termina son discours. Le
lendemain, les membres du Club reçurent des preuves de sa munificence et
le président se mit en route sous les auspices du frère de Geraldine,
qu'accompagnaient deux laquais de confiance, adroits et bien dressés
dans le service du prince.

Enfin, des agents discrets occupèrent la maison de Box-Court: toutes les
lettres, toutes les visites pour le Club du suicide devaient être
soumises à l'examen du prince Florizel en personne.

Ici se termine l'HISTOIRE DU JEUNE HOMME AUX TARTES À LA CRÈME, qui est
maintenant un propriétaire aisé de Wigmore street, Cavendish-square. Je
supprime le numéro de la maison pour des raisons évidentes. Ceux qui
désireraient connaître la suite des aventures du prince Florizel et de
ce scélérat, le président du _Suicide Club_, n'ont qu'à lire l'HISTOIRE
D'UN MÉDECIN ET D'UNE MALLE.




HISTOIRE D'UN MÉDECIN ET D'UNE MALLE


Mr. Silas Q. Scuddamore était un jeune Américain, d'un caractère simple
et inoffensif, ce qui l'honorait d'autant plus qu'il venait de la
Nouvelle-Angleterre, une partie du Nouveau Monde qui n'est pas
précisément renommée pour de pareilles qualités. Bien qu'il fût
excessivement riche, il tenait, sur un petit carnet de poche, le compte
exact de ses dépenses, et il avait fait choix, pour s'initier aux
plaisirs de Paris, d'un septième étage dans ce qu'on appelle un Hôtel
meublé au Quartier-Latin. Il entrait beaucoup d'habitude dans sa
parcimonie, et sa vertu fort étonnante, vu le milieu où il se trouvait,
était principalement fondée sur la défiance de soi et sur une grande
jeunesse.

La chambre voisine de la sienne était habitée par une dame, très
séduisante d'allure et très élégante de toilette, qu'à son arrivée il
avait prise pour une comtesse. Par la suite, il apprit qu'elle était
connue sous le nom de Zéphyrine. Quelle que fût la situation qu'elle
occupât dans le monde, ce n'était assurément pas celle d'une personne
titrée. Mme Zéphyrine, sans doute dans l'espoir de charmer le jeune
Américain, avait pris l'habitude de le croiser sur l'escalier; et là,
après un signe de tête gracieux, un mot jeté tout naturellement et un
regard fascinateur de ses yeux noirs, elle disparaissait avec un
froufrou de soie, laissant apercevoir un pied et une cheville
incomparables. Mais ces avances, bien loin d'encourager Mr. Scuddamore,
le plongeaient dans des abîmes de découragement et de timidité.
Plusieurs fois, elle était venue chez lui, demander de la lumière ou
s'excuser des méfaits imaginaires de son caniche. Hélas! en présence
d'une créature aussi supérieure, la bouche de l'innocent étranger
restait close; il oubliait son français, et, jusqu'à ce qu'elle fût
partie, ne savait plus qu'ouvrir de grands yeux et bégayer. Cependant,
leurs rapports si fugitifs suffisaient pour qu'il lançât parfois des
insinuations dignes d'un fat, lorsque, seul avec quelques camarades, il
se sentait en sûreté.

La chambre de l'autre côté de celle du jeune Américain,--car il y avait
trois chambres par étage dans l'hôtel,--était occupée par un vieux
médecin anglais, d'une réputation plutôt équivoque. Le docteur Noël, tel
était son nom, avait été forcé de quitter Londres, où il jouissait d'une
clientèle nombreuse et chaque jour croissante; on racontait que la
police n'avait pas été étrangère à ce changement de résidence. En tous
cas, lui qui avait tenu jadis un certain rang, vivait maintenant au
Quartier-Latin, dans la solitude et avec la plus grande simplicité,
consacrant la majeure partie de son temps à l'étude. Mr. Scuddamore
avait fait sa connaissance, et il leur arrivait de dîner frugalement
ensemble, dans un restaurant, de l'autre côté de la rue.

Silas Q. Scuddamore, quoique vertueux, nous l'avons dit, avait nombre de
petits défauts et, pour les satisfaire, ne reculait pas devant les
moyens les plus répréhensibles. Le premier parmi ces vices, relativement
véniels, était la curiosité. Il était bavard de naissance; la vie, et
surtout tels côtés de la vie dont il n'avait pas l'expérience,
l'intéressaient passionnément. Il questionnait avec audace, et
l'opiniâtreté qu'il déployait dans ses enquêtes n'avait d'égale que son
indiscrétion. Silas Scuddamore était de ceux qui, lorsqu'ils se chargent
de porter une lettre à la poste, la soupèsent, la retournent dans tous
les sens et en étudient avec soin la suscription. Il ne faut donc pas
s'étonner si, ayant aperçu d'aventure une fente dans la cloison qui
séparait sa chambre de celle de Mme Zéphyrine, il se garda de la
boucher, mais l'élargit au contraire et l'augmenta si bien, qu'il put
s'en servir comme d'un observatoire pour espionner les faits et gestes
de sa voisine.

Vers la fin de mars, sa curiosité augmentant à mesure qu'il la
satisfaisait, il agrandit encore davantage l'ouverture de manière à
pouvoir inspecter un autre coin de la chambre; mais, ce soir-là,
lorsque, comme d'habitude, il voulut se mettre à surveiller les
mouvements de Mme Zéphyrine, Silas fut tout étonné de trouver le trou
bouché d'une singulière façon, et encore plus honteux lorsque,
l'obstacle ayant été subitement enlevé, un éclat de rire frappa son
oreille. Quelques plâtras avaient évidemment trahi son secret, et sa
voisine lui apprenait le proverbe: À bon chat, bon rat! Scuddamore
éprouva un sentiment de vive contrariété; il blâma impitoyablement Mme
Zéphyrine et s'adressa même quelques reproches par la même occasion;
mais, quand il s'aperçut le lendemain qu'on n'avait pris aucune
précaution pour le priver de son passe-temps favori, il continua sans
scrupules à profiter d'une négligence si favorable à sa frivole
curiosité.

Le jour suivant, Mme Zéphyrine reçut la visite d'un homme grand et
fortement charpenté, d'une cinquantaine d'années ou peut-être davantage,
que Silas n'avait encore jamais vu. Son costume de tweed et sa chemise
de couleur, non moins que ses favoris hérissés, indiquaient un Anglais;
son oeil gris et morne produisit sur Silas une sensation de froid.
Pendant tout l'entretien, qui eut lieu à voix basse, le jeune Américain
resta l'oreille tendue, la figure plaquée contre l'ouverture traîtresse.
Plus d'une fois, il lui sembla que les gestes des deux interlocuteurs
désignaient son propre appartement; mais la seule phrase complète qu'il
pût recueillir, en y apportant une scrupuleuse attention, fut cette
remarque faite par l'Anglais sur un ton un peu plus haut, comme s'il eût
combattu quelque hésitation ou quelque refus:

«J'ai étudié ses goûts à fond, et je vous répète que vous êtes l'unique
femme sur laquelle je puisse compter.»

Pour toute réponse, Mme Zéphyrine prit l'air triste et résigné, d'une
personne qui cède à une autorité absolue.

Cet après-midi-là, l'observatoire fut définitivement masqué par une
armoire placée de l'autre côté. Pendant que Silas se lamentait sur cette
infortune qu'il attribuait à une jalouse suggestion de l'Anglais, le
concierge lui apporta une lettre d'une écriture féminine. Elle était
conçue en français, d'une orthographe peu rigoureuse, et, dans les
termes les plus engageants, invitait l'Américain à se trouver vers onze
heures, le même soir, dans un endroit indiqué du bal Bullier. La
curiosité et la timidité se combattirent longtemps dans son coeur;
tantôt il n'était que vertu puritaine, tantôt il se sentait tout feu et
tout audace. Le résultat de cette lutte intéressante fut que, longtemps
avant dix heures, Mr. Silas Q. Scuddamore, dans une tenue irréprochable,
se présenta à la porte des salons de Bullier et paya son entrée avec un
sentiment de hardiesse libertine qui ne manquait pas de charme.

On était en plein carnaval, le bal était nombreux et bruyant. D'abord
les lumières et la foule intimidèrent notre jeune aventurier; mais
bientôt, ces influences, lui montant à la tête comme une sorte
d'ivresse, le rendirent au contraire plus vaillant qu'il ne l'avait
jamais été. Il se sentait prêt à affronter le démon en personne et
pénétra fièrement dans la salle de bal avec la crânerie d'un mauvais
sujet. Pendant qu'il se pavanait ainsi, il aperçut Mme Zéphyrine et son
Anglais en conférence derrière une colonne. Son instinct félin
d'espionnage le ressaisit aussitôt. À pas de loup, il se glissa par
derrière, plus près du couple, plus près encore, jusqu'à ce qu'il fît à
portée d'entendre.

«Voilà l'homme, disait l'Anglais,--là-bas, avec de longs cheveux blonds,
parlant à cette fille en vert.»

Silas remarqua un charmant garçon de petite taille, qui évidemment était
l'objet de cette désignation.

«C'est bien, dit Mme Zéphyrine, je ferai de mon mieux; mais,
souvenez-vous-en, les plus adroites peuvent échouer en pareille
occurrence.

--Bah! répliqua son compagnon, je réponds du résultat. Ne vous ai-je pas
choisie entre trente? Allez, mais méfiez-vous du prince. Je ne puis
comprendre quelle maudite chance l'a amené ici cette nuit. Comme s'il
n'y avait pas à Paris une douzaine de bals plus dignes de sa présence
que cette orgie d'étudiants et de sauteuses de comptoir! Regardez-le,
assis là-bas, plus semblable à un Empereur rendant la justice qu'à une
Altesse en vacances!»

Cette fois encore, Silas eut du bonheur. Il aperçut un personnage assez
corpulent, d'une beauté de traits remarquable et d'un aspect majestueux
mais affable, assis devant une table en compagnie d'un autre homme de
quelques années plus jeune, qui l'entretenait avec une visible
déférence. Le nom de prince sonna agréablement aux oreilles
républicaines de Silas, et celui à qui ce titre était donné exerça sur
lui un charme particulier. Il laissa Mme Zéphyrine et son Anglais se
suffire l'un à l'autre, et, coupant à travers la foule, s'approcha de la
table que le prince et son confident avaient honorée de leur choix.

«Je vous déclare, Geraldine, disait le premier, que c'est pure folie.
Vous-même (je suis aise de m'en souvenir), avez choisi votre frère pour
cette mission périlleuse; vous êtes donc tenu en conscience de
surveiller sa conduite. Il a consenti à s'arrêter trop longtemps à
Paris; ceci déjà était une imprudence, si l'on considère le caractère de
l'homme contre lequel il doit lutter; mais maintenant qu'il est à
quarante-huit heures de son départ, et à deux ou trois jours de
l'épreuve décisive, je vous le demande, est-ce ici l'endroit où il doit
passer son temps? Sa place serait plutôt dans une salle d'armes à se
faire la main; il devrait dormir de longues heures et s'imposer un
exercice modéré; il devrait se mettre à une diète rigoureuse, ne boire
ni vin blanc ni liqueurs. Le gaillard s'imagine-t-il que nous jouons
tous une comédie? La chose est terriblement sérieuse, Geraldine.

--Je connais trop mon frère pour intervenir, répliqua le colonel; je lui
ferais injure en m'alarmant. Il est plus circonspect que vous ne pensez
et d'une fermeté indomptable. S'il s'agissait d'une femme, je n'en
dirais pas autant; mais je lui ai confié le président sans une minute
d'appréhension, d'autant qu'il a deux hommes pour lui prêter main-forte.

--Eh bien, dit le prince, votre confiance ne suffit pas à me
tranquilliser. Les deux prétendus domestiques sont des policiers
émérites, et pourtant le misérable n'a-t-il pas déjà trois fois réussi à
tromper leur surveillance? Il a pu passer plusieurs heures en affaires
secrètes et probablement fort dangereuses.... Non, non, ne croyez pas que
ce soit le hasard. Cet homme sait ce qu'il fait et a en lui-même des
ressources exceptionnelles.

--Je pense que l'affaire relève maintenant de mon frère et de moi-même,
répondit Geraldine avec une nuance de dépit dans la voix.

--Je permets qu'il en soit ainsi, colonel, repartit le prince. Peut-être
devriez-vous, justement pour cette raison, accepter mes conseils. Mais
en voilà assez. Cette petite en jaune danse bien.»

Et la conversation revint aux sujets habituellement traités dans un bal
de carnaval à Paris.

Le souvenir de l'endroit où il était revint à Silas; il se rappela que
l'heure du rendez-vous était proche. Plus il y réfléchissait, moins il
en aimait la perspective; et un remous du public l'ayant poussé, au
moment même, dans la direction de la porte, il se laissa entraîner sans
résistance. La houle humaine le fit échouer dans un coin, sous une
galerie, où son oreille fut immédiatement frappée par le son de la voix
de Mme Zéphyrine. Elle causait en français avec le jeune homme blond qui
lui avait été signalé par l'étrange Anglais, moins d'une demi-heure
auparavant.

«J'ai une réputation à ménager, disait-elle; sans cela je n'y mettrais
pas d'autres conditions que celles qui me sont dictées par mon coeur.
Mais vous n'avez qu'à dire ces mots au concierge et il vous laissera
passer.

--Pourquoi, diable, cette histoire de dette? objecta son compagnon.

--Bon! s'écria Zéphyrine, pensez-vous que je ne sache pas manoeuvrer
dans mon hôtel?»

Et elle passa, tendrement suspendue au bras du jeune homme. Ceci rappela
d'une façon troublante à Silas Scuddamore le billet qu'il avait reçu.

«Dans dix minutes! se dit-il. Pourquoi pas?... Dans dix minutes, il se
peut que je me promène avec une femme non moins belle que celle-ci,
mieux mise, même, avec une vraie grande dame,--cela s'est vu,--avec une
femme titrée.»

Mais il se souvint de l'orthographe et fut un peu découragé.

«Il est possible qu'elle ait fait écrire par sa femme de chambre»,
pensa-t-il.

L'aiguille de l'horloge n'était plus qu'à quelques secondes de l'heure
fixée. Chose singulière, l'approche d'un si grand honneur, d'un si grand
plaisir, lui procura un battement de coeur désordonné, plutôt pénible.
Enfin il se dit, avec un soupir de soulagement, qu'il n'était en aucune
manière tenu de se montrer. La vertu et la lâcheté étaient d'accord; de
nouveau il se dirigea vers la porte, mais cette fois de son propre
mouvement et en bataillant contre la foule qui se portait dans la
direction contraire. Peut-être cette résistance prolongée l'énerva-t-il,
ou bien peut-être était-il dans cette disposition d'esprit, où le seul
fait de poursuivre le même dessein pendant un certain nombre de minutes
amène une réaction et un projet différent; ce qui est certain, c'est que
pour la troisième fois il fit volte-face et ne s'arrêta que lorsqu'il
eut trouvé une place où il pût se dissimuler, à quelques pas de celle du
rendez-vous convenu.

Là, il passa par une véritable agonie d'esprit, pendant laquelle, à
plusieurs reprises, il pria Dieu de lui venir en aide, car Silas avait
été dévotement élevé. À ce point de sa bonne fortune, il n'avait plus le
moindre désir de rencontrer la dame; rien ne l'eût empêché de fuir,
n'eût été la sotte crainte d'être jugé poltron; mais cette crainte était
si puissante, qu'elle l'emporta sur toutes les autres considérations;
quoiqu'elle ne pût le décider à avancer, elle l'empêcha du moins de se
sauver définitivement. À la fin, l'horloge indiqua que l'heure était
dépassée de dix minutes.

Le jeune Scuddamore, reprenant ses esprits, regarda furtivement de son
coin, et ne vit personne à l'endroit désigné. Sans doute, sa
correspondante inconnue s'était lassée et avait dû partir.

Il devint alors aussi fanfaron qu'il avait été craintif jusque-là. Il
lui sembla que s'il paraissait au lieu du rendez-vous, fût-ce
tardivement, il échapperait au reproche de lâcheté. Maintenant il
soupçonnait même une plaisanterie, et se complimenta sur la finesse avec
laquelle il avait deviné et dépisté ses mystificateurs. Tellement vaine
est la cervelle d'un adolescent!

Enhardi par ces réflexions, il sortit bravement de son encoignure; mais
il n'avait pas fait plus de deux pas, qu'une main se posait sur son
bras. Silas se retourna et vit une femme robuste, imposante et de traits
altiers, mais sans aucune sévérité dans le regard.

«Je crois que vous êtes un séducteur bien sûr de lui-même, dit-elle, car
vous vous faites attendre. N'importe, j'étais décidée à vous rencontrer.
Quand une femme s'est une fois oubliée jusqu'à faire les premières
avances, il y a longtemps qu'elle a laissé de côté toute fausse pudeur.»

La haute taille et les attraits volumineux de sa conquête, ainsi que la
façon soudaine dont elle était tombée sur lui, avaient ahuri Silas, mais
la dame le mit bien vite à son aise. Elle était singulièrement expansive
et engageante, le poussant à faire des plaisanteries et applaudissant
ses moindres mots; bref, en très peu de temps, grâce à ses paroles
enjôleuses et à des libations de punch, elle l'amena, non seulement à se
croire amoureux, mais à déclarer sa passion dans les termes les plus
vifs.

«Hélas! répondit-elle, je ne sais si je ne dois pas déplorer ce moment,
quelque plaisir que me fasse votre aveu. Jusqu'ici j'étais seule à
souffrir; maintenant, pauvre enfant, nous serons deux. Je ne suis pas
maîtresse de mes actes. Je n'ose vous demander de venir chez moi, car je
suis surveillée par des yeux jaloux. Laissez-moi réfléchir,
ajouta-t-elle, je suis plus âgée que vous, quoique tellement plus
faible; et, tout en me fiant à votre courage et à votre résolution, il
faut que je vous fasse profiter de mon expérience du monde.»

Elle le questionna sur l'hôtel meublé où il logeait, puis sembla se
recueillir.

«Je vois, dit-elle enfin. Vous serez loyal et obéissant, n'est-ce pas?»

Silas protesta avec ardeur de sa soumission à ses moindres caprices.

«Alors, dans la nuit de demain, continua-t-elle avec un sourire
encourageant. Vous resterez chez vous toute la soirée; si quelque ami
vient vous voir, renvoyez-le aussitôt, sous un prétexte. Votre porte est
probablement fermée vers dix heures? ajouta-t-elle.

--À onze heures, répondit Silas.

--À onze heures et quart, poursuivit l'inconnue, sortez de la maison.
Demandez simplement la porte et surtout ne parlez pas au concierge, car
cela ferait tout manquer. Allez droit au coin où le jardin du Luxembourg
rejoint le boulevard; là vous me trouverez, vous attendant; je compte
sur vous pour suivre mes indications de point en point; et souvenez-vous
que si vous y manquez par le plus petit détail, vous apporterez le
trouble dans l'existence d'une femme dont la seule faute est de vous
avoir vu et de vous avoir aimé.

--Je ne puis comprendre l'utilité de toutes ces instructions, dit Silas.

--Je crois que vous commencez déjà à parler en maître, s'écria-t-elle,
lui donnant un coup d'éventail sur le bras. Patience, patience; cela
viendra en son temps. Une femme aime à être obéie d'abord, bien que plus
tard elle mette son bonheur à obéir elle-même. Faites comme je vous en
prie, pour l'amour du ciel, ou je ne réponds de rien. En vérité,
ajouta-t-elle, de l'air de quelqu'un qui entrevoit une nouvelle
difficulté, à force d'y songer je découvre un plan meilleur pour vous
débarrasser des visites importunes. Dites au concierge de ne recevoir
âme qui vive, excepté une personne qui pourra venir dans la soirée vous
réclamer le payement d'une dette et parlez avec émotion, comme si vous
redoutiez cette entrevue, de façon à ce qu'il puisse prendre vos paroles
au sérieux.

--Je pense que vous pouvez vous fier à moi pour vous défendre contre les
intrus, dit-il, non sans une petite pointe de susceptibilité.

--Voilà comment je préfère que la chose soit arrangée, répondit-elle
froidement. Je vous connais, vous autres hommes. Pour vous la réputation
d'une femme ne compte pas.»

Silas rougit et baissa la tête; car, en effet, le projet qu'il avait
formé devait lui procurer une petite satisfaction de vanité vis-à-vis de
ses connaissances.

«Avant tout, ajouta-t-elle, ne parlez point au concierge quand vous
sortirez.

--Et pourquoi? De toutes vos recommandations, celle-ci me semble la
moins essentielle.

--Au commencement, vous avez douté de la sagesse des autres précautions
que maintenant vous jugez comme moi nécessaires, répliqua la dame.
Fiez-vous à ma parole, celle-ci a également son utilité. Et que
penserais-je de votre amour si, dès la première entrevue, vous me
refusiez de semblables bagatelles?»

Silas se confondit en explications et en excuses, au milieu desquelles,
regardant l'horloge et joignant les mains, la dame poussa un cri
étouffé.

«Ciel! murmura-t-elle, est-il si tard? Je n'ai pas un instant à perdre.
Hélas! pauvres femmes, quelles esclaves nous sommes! Que de risques
n'ai-je pas déjà courus pour vous!»

Après lui avoir répété ses instructions qu'elle entremêlait savamment de
caresses et de regards langoureux, elle lui dit adieu et disparut dans
la foule.

Toute la journée du lendemain, Silas fut gonflé du sentiment de son
importance; maintenant il en était sûr, c'était une comtesse! Quand le
soir arriva, il obéit minutieusement à ses ordres et fut, à l'heure
fixée, au coin du jardin du Luxembourg. Il n'y avait personne. Il
attendit près d'une demi-heure, dévisageant chaque passant et chaque
flâneur; il visita même les coins environnants du boulevard et fit tout
le tour de la grille du jardin, mais aucune belle comtesse n'était là,
prête à se jeter dans ses bras. Enfin, et bien à contre-coeur, il revint
sur ses pas et se dirigea vers l'hôtel. Chemin faisant, il se souvint
des paroles qu'il avait surprises entre Mme Zéphyrine et le jeune homme
blond; elles lui causèrent un vague malaise.

«Il paraît, se dit-il, que tout le monde s'entend pour débiter des
mensonges à notre portier.»

Il tira la sonnette, la porte s'ouvrit devant lui, et le concierge, en
vêtements de nuit, vint lui offrir une lumière.

«Est-il parti? demanda cet homme en même temps.

--Qui?... Que voulez-vous dire? répondit Silas d'un ton sec, car il
était irrité de sa mésaventure.

--Je ne l'ai pas vu sortir, continua le concierge; mais j'espère que
vous l'avez payé. Nous ne tenons pas, dans la maison, à avoir des
locataires endettés.

--Que le diable m'emporte, dit brutalement Silas, si je comprends un
traître mot à votre galimatias! De qui parlez-vous?

--Je parle du petit monsieur blond venu pour sa créance, répliqua le
bonhomme. C'est de lui que je parle; de qui cela pourrait-il être
puisque j'avais reçu vos ordres de ne laisser entrer aucun autre?

--Mais, grand Dieu! il n'est pas venu... je suppose!

--Je sais ce que je sais, reprit le portier en faisant claquer sa langue
contre sa joue d'un air passablement goguenard.

--Vous êtes un insolent coquin, riposta Silas, et, sentant qu'il
montrait une mauvaise humeur tout à fait ridicule, affolé de terreur en
même temps, sans bien savoir pourquoi, il se retourna et se mit à monter
l'escalier en courant.

--Vous n'avez donc pas besoin de lumière?» cria le portier.

Mais Silas ne s'arrêta que sur le palier du septième étage, devant sa
propre porte. Là, il reprit haleine, assailli par les plus funestes
pressentiments et redoutant presque d'entrer dans sa chambre.
Lorsqu'enfin il s'y décida, il éprouva un soulagement en la trouvant
sombre et, selon toute apparence, vide. Enfin il était donc de retour
chez lui en sûreté!... Cette première folie serait la dernière. Les
allumettes étaient sur une petite table près de son lit, et il se mit à
marcher à tâtons dans cette direction. Comme il avançait, ses craintes
lui revinrent de nouveau, et, son pied rencontrant un obstacle, il fut
heureux de constater que ce n'était rien de plus effrayant qu'une
chaise. Enfin il effleura des rideaux. D'après la situation de la
fenêtre, qui était faiblement visible, il reconnut qu'il devait se
trouver au pied du lit et qu'il n'avait qu'à continuer le long de ce lit
pour atteindre la table en question.

Il abaissa la main, mais ce qu'il toucha n'était pas seulement une
courte-pointe, c'était une courte-pointe avec quelque chose dessous
ayant la forme d'une jambe humaine. Silas retira son bras, et s'arrêta
pétrifié.

«Qu'est-ce donc? se dit-il. Qu'est-ce que cela signifie?»

Il écouta anxieusement; on n'entendait aucun bruit de respiration. De
nouveau, par un grand effort de volonté, il étendit le bout de son doigt
jusqu'à l'endroit qu'il avait déjà touché; mais cette fois, il fit un
bond en arrière, puis resta cloué au sol, frissonnant de terreur. Il y
avait quelque chose dans le lit. Ce que c'était, il n'en savait rien,
mais quelque chose était là. Plusieurs secondes s'écoulèrent sans qu'il
pût remuer. Alors, guidé par un instinct, il tomba droit sur les
allumettes, et, tournant le dos au lit, alluma un flambeau. Aussitôt que
la flamme eut brillé, il se retourna lentement et regarda ce qu'il
craignait de voir. En vérité, ses pires imaginations étaient réalisées.
La couverture, soigneusement remontée sur l'oreiller, dessinait les
contours d'un corps humain gisant inerte.... Il rejeta de côté les draps;
le jeune homme blond, qu'il avait vu la nuit précédente au bal Bullier,
lui apparut, les yeux ouverts et sans regard, la figure enflée, noircie,
un léger filet de sang coulant de ses narines....

Silas poussa un long et douloureux gémissement, laissa échapper le
flambeau et tomba à genoux près du lit.

Il fut tiré de la stupeur dans laquelle l'avait plongé cette horrible
découverte, par des coups discrets frappés à sa porte. Il lui fallut
quelques secondes pour se rappeler sa situation, et, lorsqu'il se
précipita pour empêcher qui que ce fût d'entrer, il était déjà trop
tard. Le docteur Noël, coiffé d'un haut bonnet de nuit, portant une
lampe qui éclairait sa longue silhouette blanche, regardant à droite, à
gauche, avec des mouvements de tête qui faisaient songer à quelque grand
oiseau, poussa doucement la porte, puis se glissa jusqu'au milieu de la
chambre.

«J'ai cru entendre un cri, commença le docteur, et, craignant que vous
ne fussiez souffrant, je n'ai pas hésité à me permettre cette
indiscrétion...»

Silas, la figure bouleversée, se tenait entre le docteur et le lit, mais
ne trouvait pas la force de répondre.

«Vous êtes dans l'obscurité, poursuivit le docteur, et vous n'avez même
pas commencé à vous déshabiller. Vous ne me persuaderez pas aisément
contre toute apparence que vous n'ayez besoin en ce moment ni d'un ami
ni d'un médecin. Voyons lequel des deux doit se mettre à votre service?
Laissez-moi vous tâter le pouls; il est souvent l'indice certain de
l'état du coeur.»

Le docteur s'avança vers Silas qui continuait à reculer devant lui et
essaya de le saisir par le poignet; mais la tension des nerfs du jeune
Américain était devenue insupportable. Il s'échappa, d'un mouvement
fébrile, se jeta sur le parquet, éclata en sanglots.

Aussitôt que le docteur Noël aperçut le cadavre sur le lit, sa figure
s'assombrit. Courant vers la porte qu'il avait laissée entr'ouverte, il
la ferma vivement à double tour.

«Debout! cria-t-il à Silas d'un ton de commandement. Ce n'est pas
l'heure de pleurer. Qu'avez-vous fait? Comment ce corps est-il dans
votre chambre? Parlez franchement à un homme qui saura vous aider.
Croyez-vous que ce morceau de chair morte sur votre oreiller puisse
diminuer en quoi que ce soit la sympathie que vous m'avez inspirée? Non,
l'odieux qu'une loi injuste et aveugle attache à certaines actions ne
retombe pas sur leur auteur aux yeux de quiconque aime celui-là; si je
voyais un ami revenir vers moi à travers des flots de sang, mon
affection pour lui n'en serait nullement altérée. Relevez-vous,
répéta-t-il; le bien et le mal sont des chimères; il n'y a rien dans la
vie, si ce n'est la fatalité, et, quoi qu'il arrive, quelqu'un est
auprès de vous qui vous soutiendra jusqu'à la fin.»

Ainsi encouragé, Silas rassembla ses forces, et, d'une voix entrecoupée,
réussit enfin, grâce aux questions du docteur, à expliquer les faits
tant bien que mal. Cependant il omit le colloque entre le prince et
Geraldine, ayant à peine saisi le sens de cet entretien et ne pensant
guère qu'il pût avoir quelque rapport avec son propre malheur.

«Hélas! s'écria le docteur Noël, ou je me trompe fort ou vous êtes tombé
entre les mains les plus dangereuses de toute l'Europe. Pauvre, pauvre
garçon! Quel abîme a été creusé devant votre crédulité! Vers quel mortel
péril vos pas imprudents ont-ils été conduits! Cet homme, cet Anglais
que vous avez vu deux fois, et que je soupçonne d'être l'âme de cette
ténébreuse affaire, pouvez-vous me le décrire? Était-il jeune ou vieux,
grand ou petit?»

Mais Silas, qui, malgré toute sa curiosité, était incapable de la
moindre remarque judicieuse, ne put fournir aucun renseignement en
dehors de généralités insignifiantes, d'après lesquelles il était
impossible de reconnaître quelqu'un.

«Je voudrais que ceci fût dans le programme d'éducation de toutes les
écoles, s'écria le docteur avec rage. À quoi servent et la vue et la
parole, si un homme n'est capable ni d'observer ni de se souvenir des
traits de son ennemi? Moi, qui connais tous les antres de l'Europe,
j'aurais pu fixer son identité et acquérir de nouvelles armes pour votre
défense. Cultivez cet art dans l'avenir, mon pauvre enfant, vous en
retirerez d'énormes avantages.

--L'avenir! répéta Silas; quel avenir m'est réservé, sauf les galères?

--La jeunesse est toujours lâche, répliqua le docteur, et à chacun ses
propres difficultés paraissent plus grosses qu'elles ne le sont en
effet. Je suis vieux, moi, et cependant je ne désespère jamais.

--Puis-je raconter une semblable histoire à la police? demanda Silas....

--Assurément non, répondit le docteur. D'après ce que je vois de la
machination dans laquelle vous êtes pris, votre cas, de ce côté-là,
serait désespéré; pour des juges vulgaires vous êtes le coupable. Et
souvenez-vous que nous ne connaissons qu'une partie du complot; les
mêmes artisans infâmes ont dû combiner maintes autres circonstances,
qui, mises au jour par une enquête de police, rejetteraient le crime
encore plus sûrement sur votre innocence.

--Alors, je suis perdu en vérité!

--Je n'ai pas dit cela, répliqua le docteur Noël, car je suis un homme
prudent.

--Mais, regardez! sanglota Silas en montrant le cadavre. Là, dans mon
lit, cette chose impossible à expliquer... impossible à voir sans
horreur!

--Sans horreur, dites-vous? Non; quand cette sorte d'horloge s'arrête,
ce n'est plus pour moi qu'une ingénieuse pièce de mécanique bonne à
fouiller au scalpel. Lorsque le sang est une fois figé, ce n'est plus du
sang humain; lorsque la chair est morte, elle n'est plus cette chair que
nous désirons chez nos maîtresses et que nous respectons chez nos amis.
La grâce, le charme, la terreur, tout en est sorti avec l'esprit qui
l'animait. Habituez-vous à contempler cela tranquillement, car, si mon
projet est praticable, il vous faudra vivre plusieurs jours en compagnie
constante avec ce qui, à cette heure, vous effraie.

--Votre projet? s'écria Silas. Quel est-il? Dites-le-moi vite, docteur,
car, il me reste à peine assez de courage pour continuer à vivre.»

Sans répondre, le docteur Noël s'approcha du lit et se mit à palper le
cadavre.

«Absolument mort, murmura-t-il; oui, ainsi que je le supposais... les
poches vides... le chiffre de la chemise coupé. Leur oeuvre a été
accomplie tout entière. Heureusement il est de petite taille.»

Silas recueillait ces paroles avec une ardente anxiété. Son examen
terminé, le docteur prit une chaise et s'adressa au jeune homme en
souriant:

«Depuis que je suis dans cette chambre, dit-il, bien que mes oreilles et
ma langue aient été si occupées, mes yeux ne sont pas restés inactifs.
J'ai remarqué tout à l'heure, que vous aviez là, dans un coin, une de
ces monstrueuses constructions que vos compatriotes emportent avec eux
dans toutes les parties du globe,--en un mot une malle de Saratoga.
Jusqu'à présent, je n'avais jamais pu deviner l'utilité de ces
monuments; mais aujourd'hui je commence à la soupçonner. Était-ce pour
plus de commodité dans la traite des esclaves, était-ce pour obvier aux
conséquences d'un emploi trop prompt du couteau, je ne sais.... Mais je
vois clairement une chose,--le but d'une pareille caisse est de contenir
un corps humain.

--En vérité, s'écria Silas, ce n'est pas le moment de plaisanter!

--Bien que je m'exprime avec une sorte de gaieté, répliqua le docteur,
le sens de mes paroles est extrêmement sérieux. Et la première chose que
nous ayons à faire, mon jeune ami, est de débarrasser votre coffre de
tout ce qu'il contient...»

Silas céda docilement à l'autorité du docteur Noël. La malle de Saratoga
une fois vidée,--ce qui produisit un désordre considérable sur le
plancher,--le cadavre fut retiré du lit, Silas le prenant par les talons
et le docteur le tenant par les épaules, puis, après quelques
difficultés, on le plia en deux et on l'inséra tout entier dans le
coffre. Grâce à un effort vigoureux des deux hommes, le couvercle se
rabattit sur ce singulier bagage et la caisse fut fermée, cadenassée,
cordée par la propre main du docteur, pendant que Silas chargeait tout
ce qu'elle avait contenu, dans un cabinet et dans la commode.

«Maintenant, dit le docteur, le premier pas vers la délivrance est fait.
Demain, ou plutôt aujourd'hui, votre tâche sera d'apaiser les soupçons
de votre portier en lui payant tout ce que vous devez; pendant ce temps,
vous pourrez vous fier à moi pour prendre d'autres dispositions
nécessaires. En attendant, accompagnez-moi dans ma chambre, où je vous
donnerai un narcotique indispensable, car, quoi que vous deviez faire,
il vous faut du repos...»

La journée suivante fut la plus longue dont Silas put se souvenir. Il
semblait qu'elle ne dût jamais s'achever, cette journée maudite....

L'Américain défendit sa porte et s'assit à l'écart, les yeux fixés sur
la malle de Saratoga, dans une lugubre contemplation. Ses anciennes
indiscrétions lui furent rendues avec usure: le trou dans la muraille
ayant été ouvert de nouveau, il eut conscience d'une surveillance
presque continuelle dirigée sur lui de l'appartement de Mme Zéphyrine.
Ce sentiment d'être épié devint même si pénible, qu'à la fin il se vit
obligé de boucher l'ouverture de son côté. Lorsque, par ce moyen, il fut
à l'abri de tout regard importun, Scuddamore passa son temps en larmes
de repentir et en prières.

La soirée était fort avancée quand le docteur Noël entra dans la
chambre, portant à la main deux enveloppes cachetées, sans adresses,
l'une, plutôt volumineuse, l'autre si mince qu'elle semblait vide.

«Silas, dit-il en s'asseyant devant la table, le moment est venu de vous
expliquer le plan que j'ai formé pour vous sauver. Demain matin, de très
bonne heure, le prince Florizel de Bohême retourne à Londres, après
avoir passé quelques jours dans le tourbillon du carnaval parisien. Il
m'a été donné, il y a longtemps déjà, de rendre au colonel Geraldine,
son écuyer, un de ces services, si fréquents dans ma profession et qui
ne sont jamais oubliés, ni d'un côté ni de l'autre. Je n'ai pas besoin
de vous expliquer la nature de l'obligation sous laquelle il se trouve;
qu'il me suffise de dire que je le sais prêt à m'aider de toutes
manières. Or il était urgent que vous pussiez gagner Londres sans que
votre malle fût ouverte; à cela, n'est-ce pas, la douane semblait
opposer une difficulté insurmontable. Mais il me revint à l'esprit, que,
par courtoisie, les bagages de l'héritier d'un trône devaient être
exempts de la visite ordinaire. Je m'adressai au colonel Geraldine et
obtins une réponse favorable. Demain, si vous vous trouvez avant six
heures à l'hôtel où demeure le prince, vos bagages seront transportés
avec les siens, dont ils sembleront faire partie, et vous-même ferez le
voyage comme membre de la suite de Son Altesse.

--Je crois avoir déjà vu le prince de Bohême et le colonel Geraldine;
j'ai même entendu par hasard une partie de leur conversation, l'autre
soir, au bal Bullier.

--C'est possible, car le prince veut connaître tous les milieux. Une
fois arrivé à Londres, votre tâche est presque terminée. Dans cette
grosse enveloppe, j'ai remis une lettre que je n'ose adresser à son
destinataire; mais dans l'autre, vous trouverez la désignation de la
maison où vous devez porter cette lettre avec votre malle, qui vous sera
alors enlevée et ne vous embarrassera pas davantage.

--Hélas! dit Silas, j'ai un vif désir de vous croire, mais comment
serait-ce possible? Vous m'ouvrez une perspective irréalisable, je le
crains bien! Soyez généreux, faites-moi mieux comprendre votre dessein.»

Le docteur Noël parut péniblement impressionné.

«Enfant, répondit-il, vous ne savez pas quelle cruelle chose vous me
demandez. N'importe, qu'il en soit ainsi! Je suis aguerri désormais
contre l'humiliation, et il serait étrange de vous refuser cela, après
vous avoir tant accordé. Sachez donc que, bien que je sois maintenant
d'apparence si tranquille, sobre, solitaire, adonné à l'étude, mon nom,
quand j'étais plus jeune, servait de cri de ralliement aux esprits les
plus hardis et les plus dangereux de Londres. Pendant qu'extérieurement
j'étais entouré de respect, ma véritable puissance s'appuyait sur les
relations les plus secrètes, les plus terribles, les plus criminelles.
C'est à un de ceux qui m'obéissaient alors que je m'adresse aujourd'hui
pour vous délivrer de votre fardeau. Ces hommes étaient de nationalités
et d'aptitudes diverses, mais tous liés par un serment formidable; tous
agissaient dans le même but; ce but était l'assassinat; et, moi qui vous
parle, j'étais, si peu que j'en aie l'air, le chef de cette bande
redoutable.

--Quoi, s'écria Silas, un assassin?... et un assassin pour qui le
meurtre était un métier?... Puis-je toucher votre main désormais?
Dois-je même accepter vos services? Vieillard sinistre, voudriez-vous
abuser de ma détresse pour vous gagner un complice?»

Le docteur se mit à rire amèrement.

«Vous êtes difficile à contenter, Mr. Scuddamore, dit-il. Soit! je vous
laisse le choix entre la société de l'assassiné et celle d'un assassin.
Si votre conscience est trop timorée pour accepter mon aide, dites-le,
et je vous quitte sur-le-champ. Dorénavant vous pourrez agir avec votre
caisse et son contenu comme il conviendra le mieux à votre âme délicate.

--Je reconnais mes torts, répliqua Silas; j'aurais dû me souvenir de la
générosité avec laquelle vous avez offert de me protéger, avant même que
je ne vous eusse convaincu de mon innocence; pardon, je continuerai à
écouter vos conseils et à en être reconnaissant.

--C'est bien, répondit le docteur, vous commencez à profiter des leçons
de l'expérience.

--Mais, reprit l'Américain, puisque vous êtes, d'après votre propre
aveu, habitué à ces besognes tragiques, puisque les gens auxquels vous
me recommandez sont vos anciens associés et vos amis, ne pourriez-vous,
monsieur, vous charger vous-même du transport de la malle et me délivrer
tout de suite de sa présence abhorrée?

--Par ma foi, répliqua le docteur, je vous admire, jeune homme! Si vous
trouvez que je ne me suis pas déjà suffisamment mêlé de vos affaires,
moi, du fond du coeur, je pense le contraire. Prenez ou dédaignez mes
services tels que je les offre, et ne m'ennuyez pas davantage avec vos
remerciements, car je fais encore moins de cas de votre estime que de
votre intelligence. Un temps viendra où, s'il vous est donné de vivre
sain d'esprit un certain nombre d'années, vous jugerez différemment tout
ceci et rougirez de votre conduite de cette nuit.»

En prononçant ces mots, le docteur se leva, répéta brièvement et
clairement ses indications, puis quitta la chambre sans laisser à Silas
le temps de répondre.

Le lendemain matin, Silas Scuddamore se présenta à l'hôtel, où il fut
poliment reçu par le colonel Geraldine et délivré de toute crainte
immédiate au sujet de la malle et de son hideux contenu. Le voyage se
passa sans incident, quoique le jeune homme fut terrifié d'entendre les
matelots et les porteurs du chemin de fer se plaindre entre eux du poids
extraordinaire des bagages. Silas monta dans la voiture de suite, le
prince voyageant seul avec son écuyer. À bord du paquebot cependant,
Florizel remarqua l'attitude mélancolique de ce jeune homme, debout, en
contemplation devant une pile de malles.

«Voilà un individu, dit-il, qui doit avoir quelque sujet de chagrin.

--C'est l'Américain pour lequel j'ai obtenu la permission de voyager
avec votre suite, répondit Geraldine.

--Vous me rappelez que j'ai manqué de courtoisie», dit le prince.

S'avançant vers Silas, avec la plus parfaite urbanité, il lui adressa la
parole:

«J'ai été charmé, monsieur, de pouvoir satisfaire le désir que vous
m'avez fait exprimer par le colonel Geraldine.»

Après cette entrée en matière, il lui fit quelques questions sur la
situation politique de l'Amérique, auxquelles Silas répondit avec tact
et bon sens.

«Vous êtes encore un très jeune homme, dit le prince; je vous trouve
bien sérieux pour votre âge. Peut-être laissez-vous votre esprit
s'absorber outre mesure dans des études ardues. Mais peut-être, d'autre
part, suis-je moi-même indiscret en touchant à quelque sujet pénible.

--J'ai, en effet, une excellente raison pour être au désespoir, dit
Silas; jamais un être plus innocent que moi ne fut plus abominablement
trompé.

--Je ne veux pas forcer vos confidences, répliqua Florizel, mais
n'oubliez pas que la recommandation du colonel Geraldine est un
passeport assuré, et que je suis non seulement désireux de vous rendre
service à l'occasion, mais peut-être plus en état que beaucoup d'autres
de le faire.»

Silas fut charmé de l'amabilité d'un si grand personnage; néanmoins son
esprit revint bientôt à ses sombres préoccupations; car rien, pas même
la courtoisie d'un prince à l'égard d'un républicain, ne peut décharger
de ses soucis un coeur souffrant.

Le train arriva à Charing-Cross; la douane eut les égards habituels pour
l'auguste bagage. Des voitures attendaient, et Silas fut conduit, en
même temps que toute la suite, à la résidence du prince. Là, le colonel
Geraldine alla le chercher et lui exprima sa satisfaction d'avoir pu
obliger un ami du docteur Noël, pour lequel il professait la plus haute
considération.

«J'espère, ajouta-t-il, que vous ne trouverez aucune de vos porcelaines
brisées. Des ordres spéciaux ont été donnés le long de la ligne, afin
que les bagages de Son Altesse fussent traités avec précaution.»

Puis, commandant aux domestiques de mettre une voiture à la disposition
du jeune homme, le colonel lui serra la main et s'en alla vaquer aux
devoirs de sa charge.

Alors, Silas ouvrit l'enveloppe qui cachait l'adresse de son protecteur
inconnu et dit au majestueux laquais de le conduire à Box-Court, du côté
du Strand. L'endroit n'était probablement pas inconnu à celui-ci, car il
parut stupéfait et se fit répéter l'ordre en question. Ce fut l'âme
pleine d'alarmes poignantes que Silas monta dans le carrosse princier et
fut mené à destination. L'entrée de Box-Court était trop étroite pour le
passage d'une voiture; c'était un simple chemin de piétons, entre deux
barrières, avec une borne à chaque bout; sur l'une de ces bornes était
assis un homme, qui aussitôt sauta à terre et échangea un signe amical
avec le cocher, pendant que le valet de pied ouvrait la portière et
demandait à Silas s'il devait descendre la malle, et à quel numéro elle
devait être portée.

«S'il vous plaît, dit Silas, au numéro trois.»

Le valet de pied et l'homme qui venait de quitter la borne eurent
beaucoup de peine, même avec l'aide de Silas, à transporter la caisse;
avant qu'on ne l'eût déposée devant la porte du numéro trois, le jeune
Américain fut terrifié de voir une vingtaine de badauds le considérer
d'un oeil curieux. Cependant il souleva le marteau en gardant la
meilleure contenance possible, et présenta la seconde enveloppe à celui
qui vint lui ouvrir.

«Il n'est pas à la maison, monsieur; si vous voulez me remettre votre
lettre et revenir demain matin, je m'informerai de l'heure à laquelle il
pourra vous recevoir. Désirez-vous laisser la caisse?

--De tout mon coeur!» s'écria Silas.

Mais aussitôt il regretta sa précipitation et déclara avec une égale
énergie qu'il préférait emporter sa malle avec lui à l'hôtel.

La foule se moqua de son indécision et le suivit jusqu'à la voiture avec
force quolibets insultants; et Silas, couvert de honte, éperdu de
terreur, supplia les domestiques de le conduire à quelque hôtel
tranquille des environs.

L'équipage du prince déposa ce malheureux à l'hôtel Craven, dans
Craven-Street, puis s'éloigna immédiatement, le laissant seul avec les
gens de l'hôtel. L'unique chambre vacante, lui dit-on, était un cabinet,
au quatrième étage, donnant sur le derrière. À cette espèce de cellule,
avec des peines et des plaintes infinies, deux solides porteurs
montèrent la malle. Il est superflu d'ajouter que, pendant toute
l'ascension, Silas les suivit de près, ne quittant pas leurs talons, et
qu'à chaque marche son coeur défaillait.--Un simple faux pas, se
disait-il, et la caisse peut, en passant par-dessus la rampe, rejeter
son fatal contenu, révélé au grand jour, sur le pavé du vestibule.

Dans sa chambre, il s'assit au pied du lit, pour se remettre de
l'angoisse qu'il venait de subir; mais il avait à peine pris cette
position qu'il fut épouvanté de nouveau par le mouvement d'un des
porteurs, qui, à genoux près de la malle, était en train d'en défaire
les attaches compliquées.

«N'y touchez pas! cria Silas. Je n'aurai besoin de rien de ce qu'elle
renferme, pendant mon séjour ici.

--Vous auriez pu la laisser dans le vestibule, alors! grommela le
porteur. Une malle aussi grosse et aussi lourde qu'une cathédrale! Ce
que vous avez dedans, je ne peux l'imaginer. Si tout est de l'argent,
vous êtes plus riche que moi.

--De l'argent? répéta Silas très troublé. Qu'entendez-vous par de
l'argent? Je n'ai pas d'argent et vous parlez comme un sot!

--Très bien, capitaine, répliqua le porteur avec un clignement d'oeil.
Personne n'en veut à ce qui vous appartient. Je suis aussi sûr que la
Banque elle-même, ajouta-t-il; mais, comme la caisse est lourde, je
boirais volontiers quelque chose à la santé de Votre Seigneurie.»

Silas lui présenta deux napoléons, non sans exprimer son regret de
l'embarrasser de monnaie étrangère. Et l'homme, grognant encore plus
fort, et portant ses regards, avec mépris, de l'argent qu'il faisait
sauter dans sa main, à la malle monumentale, puis encore de la malle à
l'argent, finit par consentir à s'en aller.

Depuis tantôt deux jours, le cadavre était emballé dans la caisse de
Silas; à peine fut-il seul que l'infortuné Américain approcha son nez de
toutes les fentes et de toutes ouvertures, avec l'attention la plus
angoissée. Mais le temps était froid et la malle réussissait encore à
cacher son abominable secret.

Il prit une chaise et médita, la tête ensevelie entre ses mains. À moins
qu'il ne fût promptement délivré, toute illusion était impossible, sa
perte paraissait certaine. Seul dans une ville étrangère, sans amis ni
complices, si la recommandation du docteur lui manquait, il n'avait plus
de ressource.

Pathétiquement, il repassa dans son esprit ses ambitieux desseins pour
l'avenir; il ne deviendrait plus le héros, l'homme célèbre de sa ville
natale, Bangor (Maine), il ne monterait plus, ainsi qu'il l'avait
amoureusement rêvé, de charge en charge et d'honneurs en honneurs. Il
pouvait aussi bien abandonner tout de suite l'espoir d'être élu
président des États-Unis et de laisser derrière lui une statue, dans le
plus mauvais style possible, pour orner le Capitole à Washington. Quelle
destinée que celle de cet Américain enchaîné à un Anglais mort et plié
en deux au fond d'une malle de Saratoga! S'il ne réussissait pas à se
débarrasser de ce cadavre importun, c'en était fait. Il n'y avait plus
la plus petite place pour lui dans les annales des gloires nationales!

Je n'oserais pas répéter ses imprécations contre le docteur, l'homme
assassiné, Mme Zéphyrine, les porteurs de l'hôtel, les serviteurs du
prince, en un mot, contre tous ceux qui avaient été mêlés, même de la
façon la plus lointaine, à son horrible infortune.

Vers sept heures, il s'échappa et descendit dîner; mais la salle du
restaurant le glaça d'effroi; les yeux des autres dîneurs semblaient
s'arrêter sur lui avec méfiance et son esprit demeurait obstinément
là-haut, près de la malle. Lorsque le garçon vint lui présenter du
fromage, ses nerfs étaient tellement excités, qu'il sauta en l'air et
renversa le reste d'une pinte d'ale sur la nappe.

Le garçon lui proposa de le conduire au fumoir; quoiqu'il eût préféré de
beaucoup retourner tout de suite auprès de son dangereux trésor, il
n'eut pas le courage de refuser et se laissa conduire dans un sous-sol
sans jour, éclairé au gaz, qui servait, et sert peut-être encore, de
café à l'hôtel Craven.

Deux hommes jouaient tristement au billard; assistés par un marqueur
hâve et phtisique; un moment Silas crut qu'ils étaient les seuls
occupants de la salle. Mais, au second coup d'oeil, son regard tomba sur
un individu qui, dans un coin, fumait, les yeux baissés, de l'air le
plus modeste et le plus respectable. Il se souvint d'avoir déjà
rencontré cette figure; malgré le changement complet de costume, il
reconnut l'homme qu'il avait trouvé assis sur la borne de Box-Court et
qui avait aidé à transporter sa malle. Aussitôt l'Américain se retourna
et, se mettant à courir, ne s'arrêta que lorsqu'il se fut enfermé et
verrouillé dans sa chambre.

Là, pendant toute la nuit, en proie aux plus terribles imaginations, il
veilla auprès de la caisse fatale remplie de chair morte. L'allusion du
porteur à sa malle pleine d'or le tenait en émoi, et la présence dans le
fumoir, sous un déguisement évident, de l'homme de Box-Court, lui
prouvait qu'il était, une fois de plus, le centre de ténébreuses
machinations.

Minuit était déjà sonné depuis quelque temps quand Silas, poussé par le
soupçon, ouvrit la porte de sa chambre et regarda dans le corridor
faiblement éclairé par un seul bec de gaz. À quelque distance, il
aperçut un garçon d'hôtel, endormi sur le plancher. Il s'approcha
furtivement, à pas de loup, et se pencha sur le dormeur; celui-ci était
couché de côté, son bras droit relevé lui cachant la figure. Tout à
coup, il déplaça ce bras et ouvrit les yeux; Silas se trouva de nouveau
face à face avec l'espion de Box-Court.

«Bonsoir, monsieur», dit l'homme d'un ton de bonne humeur.

Mais Silas était trop profondément impressionné pour trouver une réponse
et il regagna sa chambre silencieusement.

Vers le matin, épuisé par la peur, il s'endormit dans son fauteuil et
tomba, la tête en avant, sur la malle. En dépit d'une position aussi
contrainte et d'un si hideux oreiller, son sommeil fut long et profond;
il ne fut réveillé qu'à une heure tardive par un coup violent frappé à
sa porte.

Se hâtant d'ouvrir, il vit un domestique qui attendait.

«C'est Monsieur qui est allé hier à Box-Court?» demanda celui-ci.

Silas, avec un frisson, reconnut qu'il y était allé.

«Alors, cette lettre est pour vous», ajouta le domestique, lui
présentant une enveloppe cachetée.

Silas la déchira précipitamment et y trouva ce mot: «Midi.»

Il fut exact à l'heure dite; la malle fut portée devant lui par
plusieurs vigoureux gaillards et on l'introduisit dans une chambre, où
un homme se chauffait, assis devant le feu, le dos tourné à la porte. Le
bruit de tant de monde, entrant et sortant, et le grincement de la malle
quand on la déposa sur le plancher, ne réussirent pas à attirer
l'attention de celui-ci; Silas attendit debout, dans une véritable
agonie, qu'il daignât s'apercevoir de sa présence.

Cinq minutes peut-être s'écoulèrent, avant que se retournât lentement le
prince Florizel de Bohême.

«Ainsi monsieur, dit-il, en interpellant Scuddamore avec la plus grande
sévérité, c'est de cette manière que vous abusez de ma complaisance!
Vous vous joignez à des personnes de qualité, dans le seul but
d'échapper aux conséquences de vos crimes; je puis facilement comprendre
votre embarras, lorsque je vous adressai la parole hier.

--Je jure, s'écria Silas, que je suis innocent de tout, si ce n'est de
mon infortune!»

Là-dessus, d'une voix entrecoupée, avec la plus parfaite ingénuité, il
raconta au prince toute l'histoire de ses malheurs.

«Je vois que j'ai été induit en erreur, dit Florizel lorsqu'il eut
écouté jusqu'au bout. Vous n'êtes qu'une victime et puisque je ne suis
pas forcé de punir, vous pouvez être sûr que je ferai mes efforts pour
vous aider. Maintenant, continua-t-il, à l'oeuvre! Ouvrez immédiatement
votre caisse et laissez-moi voir ce qu'elle contient.»

Silas changea de couleur et gémit tout bas:

«J'ose à peine....

--Quoi, répliqua le prince, ne l'avez-vous pas déjà regardé? Ceci est
une espèce de sensiblerie à laquelle il faut résister, monsieur. La vue
d'un malade que l'on peut secourir doit nous émouvoir plus fortement que
celle d'un mort, auquel on ne peut plus faire ni bien ni mal. Commandez
à vos nerfs.»

Et, voyant que Silas hésitait de plus belle:

«Je voudrais, cependant, ne pas être obligé de donner un autre nom à ma
requête», ajouta-t-il.

Le jeune Américain se réveilla comme d'un rêve et, avec un frisson
d'horreur, se mit à ouvrir la serrure de sa malle. Le prince se tenait
auprès de lui, le surveillant d'un air calme, les mains derrière le dos.
Le corps était complètement raidi et il fallut à Silas un grand effort,
à la fois physique et moral, pour le déloger de sa position et découvrir
le visage.

Aussitôt Florizel recula, en jetant une exclamation de douloureuse
surprise.

«Hélas! s'écria-t-il, vous ne savez pas quel présent cruel vous
m'apportez. Ceci est un jeune homme de ma propre suite, le frère de mon
plus fidèle ami; et c'est dans une affaire relevant de mon service qu'il
a péri par les mains de malfaiteurs infâmes. Pauvre Geraldine,
continua-t-il, comme s'il se fût parlé à lui-même, dans quels termes
vous apprendrai-je le sort de votre frère? Comment pourrai-je m'excuser
à vos yeux et aux yeux de Dieu des projets présomptueux qui l'ont mené à
cette mort sanglante et prématurée? Ah Florizel! Florizel! quand
apprendrez-vous la prudence qu'il faut dans cette vie mortelle? quand ne
serez-vous plus ébloui par le fantôme de puissance qui est à votre
disposition? La puissance! cria-t-il; qui donc est plus impuissant que
moi? Je regarde ce jeune homme que j'ai sacrifié, oui, sacrifié, Mr.
Scuddamore, et je sens combien c'est peu de chose que d'être prince.»

L'Américain, très ému, essaya de balbutier quelques paroles de
consolation et fondit en larmes. Florizel, touché de sa bonne intention
évidente, se rapprocha et lui prit la main.

«Calmez-vous, dit-il. Nous avons tous deux beaucoup à apprendre, et tous
deux nous deviendrons, je gage, meilleurs par suite de notre entrevue
d'aujourd'hui.»

Silas remercia silencieusement d'un regard affectueux.

«Écrivez-moi l'adresse du docteur Noël sur ce morceau de papier,
continua le prince. Et laissez-moi vous recommander d'éviter la société
de cet homme dangereux, lorsque vous serez de retour à Paris. Dans cette
affaire, cependant, il a, je crois, agi d'après une inspiration
généreuse; s'il eût été complice de la mort du jeune Geraldine, il
n'aurait jamais expédié son cadavre à l'assassin lui-même.

--À l'assassin lui-même! répéta Silas stupéfait.

--C'est ainsi, reprit le prince. Cette lettre, que la volonté de Dieu a
si étrangement fait tomber entre mes mains, était adressée à un homme
qui n'est autre que le criminel en personne, l'infâme président du
_Suicide Club_. Ne cherchez pas à pénétrer plus profondément dans ces
périlleux labyrinthes, contentez-vous d'avoir miraculeusement échappé et
quittez cette maison sans perdre une minute. J'ai des affaires
pressantes, je dois m'occuper tout de suite de cette pauvre dépouille,
qui, il y a si peu de temps encore, était le corps bien vivant d'un beau
et noble jeune homme.»

Silas prit congé du prince Florizel avec gratitude et déférence; mais,
poussé par sa curiosité ordinaire, il s'attarda dans Box-Court, jusqu'à
ce qu'il l'eût vu s'éloigner en équipage, se rendant chez le colonel
Henderson, de la police. Républicain comme il l'était, ce fut avec un
sentiment presque de dévotion que le jeune Américain ôta son chapeau
pendant que la voiture disparaissait. Et, le soir même, il prit le train
pour retourner à Paris.

Voilà (fait observer mon auteur arabe) la fin de l'_Histoire d'un
médecin et d'une malle_. Passant sous silence quelques réflexions sur la
toute puissante intervention de la Providence, très convenables dans
l'original, mais peu appropriées à notre goût d'Occident, j'ajouterai
que Mr. Scuddamore a déjà commencé à monter les degrés de la renommée
politique, et que, d'après les dernières nouvelles, il était shérif de
sa ville natale.




L'AVENTURE DES CABS


Le lieutenant Brackenbury Rich s'était singulièrement distingué aux
Indes, dans une guerre de montagnes; il avait, de sa propre main, fait
un chef prisonnier. Sa bravoure était universellement reconnue; aussi,
quand, affaibli par un affreux coup de sabre et par la fièvre des
jungles, il revint en Angleterre, la société se montra-t-elle disposée à
le fêter comme une célébrité au moins de second ordre. Mais la marque
distinctive du caractère de Brackenbury Rich était une sincère modestie;
si les aventures lui étaient chères, il se souciait fort peu des
compliments; il alla donc attendre tantôt sur le continent, dans des
villes d'eaux, tantôt à Alger, que le bruit de ses exploits se fût
éteint. L'oubli vient toujours vite en pareil cas et, dès le
commencement de la saison, un homme sage put rentrer à Londres
incognito. Comme il n'avait que des parents éloignés, demeurant tous en
province, ce fut presque à la façon d'un étranger qu'il s'installa dans
la capitale du pays pour lequel il avait versé son sang.

Le lendemain de son arrivée, il dîna seul au cercle militaire, donna des
poignées de main à quelques vieux camarades et reçut leurs chaleureuses
félicitations, mais tous avaient des engagements d'un genre ou d'un
autre, et il fut bientôt laissé complètement à lui-même. Brackenbury
était en tenue du soir, ayant formé le projet d'aller au théâtre: il ne
savait cependant de quel côté diriger ses pas. La grande ville lui était
peu familière; il avait passé d'un collège de province à l'école
militaire et, de là, était parti directement pour l'Orient. Du reste,
les hasards d'un nouveau genre ne l'effrayaient pas; il se promettait
nombre de jouissances variées dans l'exploration de ce monde inconnu.

Il se dirigea donc, en balançant sa canne, vers la partie ouest de
Londres. La soirée était tiède, déjà sombre, et, de temps en temps, la
pluie menaçait. Cette multitude de figures, se succédant à la lumière du
gaz, excitait l'imagination du lieutenant, il lui semblait qu'il
pourrait marcher éternellement dans cette atmosphère troublante et
environné par le mystère de quatre millions d'existences. Regardant les
maisons, il se demanda ce qui se déroulait derrière ces fenêtres
vivement éclairées; il examinait chaque passant et les voyait tous
tendre vers un but quelconque, soit criminel, soit généreux, qu'il eût
voulu deviner.

«On parle de la guerre, pensa-t-il, mais ceci est le grand champ de
bataille de l'humanité.»

Et alors il s'étonna d'avoir marché si longtemps déjà sur une scène
aussi compliquée, sans rencontrer l'ombre d'une aventure pour son propre
compte.

«Tout vient à son heure, se dit-il enfin. Je serai forcément entraîné
dans le tourbillon, avant peu.»

La nuit était assez avancée, lorsqu'une grosse averse très froide, tomba
soudain. Brackenbury s'arrêta sous quelques arbres et, pendant qu'il
cherchait à se garantir, il aperçut le cocher d'un de ces fiacres qu'on
appelle hansom-cabs, lui faisant signe qu'il était libre. L'offre
tombait à propos; il leva sa canne pour toute réponse et eut vite fait
de se mettre à l'abri.

«Où faut-il aller, monsieur? demanda le cocher.

--Où vous voudrez», répondit Brackenbury.

Immédiatement, à une allure vertigineuse, le cab partit à travers la
pluie et un dédale de villas. Chaque villa, avec son jardin en façade,
était tellement semblable à l'autre, il était si difficile de distinguer
les rues désertes et faiblement éclairées, les places, les tournants par
lesquels le cab précipitait sa course, que Brackenbury perdit bientôt
toute idée de la direction qu'il suivait. Un instant il lui sembla que
le cocher s'amusait à le faire tourner dans un même quartier; mais non,
l'homme avait un but; il se hâtait vers un endroit déterminé, comme si
quelque affaire pressante l'eut attendu. Brackenbury, étonné de son
habileté à se reconnaître au milieu d'un tel labyrinthe, un peu inquiet
aussi, se demandait la raison de cette extraordinaire vitesse. Il avait
entendu raconter des histoires sinistres d'étrangers, auxquels il était
arrivé malheur dans Londres. Son conducteur faisait-il partie de quelque
association sanguinaire? Et lui-même était-il entraîné vers une mort
violente?

Ce soupçon s'était à peine présenté à son esprit que le cab tourna un
angle et s'arrêta net sur une large avenue, devant la grille de certaine
villa brillamment illuminée. Un autre fiacre s'éloignait à l'instant, et
Brackenbury put voir un gentleman, reçu à la porte d'entrée par
plusieurs laquais en livrée. Il s'étonna que le cocher se fût justement
arrêté devant une maison où il y avait réception, mais il ne douta pas
que ce ne fût par suite d'un accident et continua de fumer
tranquillement jusqu'à ce qu'il entendît le vasistas se relever
au-dessus de sa tête:

«Nous voici arrivés, monsieur.

--Arrivés? répéta Brackenbury, arrivés où?

--Vous m'avez dit de vous conduire où il me plairait, répondit le cocher
en riant, et nous y voici.»

Brackenbury fut frappé du ton singulièrement doux et poli de cet homme
d'une classe inférieure; il se rappela la vitesse avec laquelle il avait
été mené et remarqua que le cab était plus élégant que la majorité des
voitures publiques.

«Il faut que je vous demande une petite explication, dit-il.
Comptez-vous me mettre dehors par cette pluie? Mon brave, je pense que
c'est à moi que le choix appartient.

--Certainement, le choix vous appartient, répondit le cocher; mais,
quand j'aurai tout dit, je crois savoir de quelle façon se décidera un
gentleman de votre sorte. Il y a là une réunion de messieurs; je ne sais
si le propriétaire est un étranger qui n'a dans Londres aucunes
connaissances, ou si c'est simplement un original, mais, ce qu'il y a de
certain, c'est que j'ai été loué, pour lui amener, aussi nombreux que
possible, des messieurs seuls, en tenue de soirée, et de préférence des
officiers de l'armée. Vous n'avez qu'à entrer et à dire que Mr. Morris
vous a invité.

--Êtes-vous ce Mr. Morris? demanda le lieutenant.

--Oh non! répondit le cocher. Mr. Morris est le maître de la maison.

--Ce n'est pas une manière banale de rassembler des convives, dit
Brackenbury; mais un homme excentrique peut fort bien se passer cette
fantaisie sans aucune mauvaise intention. Supposez que je refuse
l'invitation de Mr. Morris, qu'arrivera-t-il alors?

--Mes ordres sont de vous ramener là où je vous ai pris, monsieur, et de
continuer à chercher d'autres voyageurs jusqu'à minuit:--Ceux qui ne
sont pas tentés par une telle partie de plaisir, a dit Mr. Morris, ne
sont pas les hôtes qu'il me faut.»

Ces paroles décidèrent le lieutenant.

«Après tout, se dit-il, en mettant pied à terre, je n'ai pas attendu
longtemps mon aventure.»

Il avait à peine touché le trottoir et il était encore en train de
chercher de l'argent dans sa poche quand le cab fit demi-tour et,
reprenant le chemin par lequel il était venu, s'éloigna à la même allure
de casse-cou. Brackenbury appela le cocher, qui n'y fit aucune attention
et continua de filer; mais le son de sa voix fut entendu de la maison;
de nouveau la porte s'ouvrit, projetant un flot de lumière sur le
jardin, et un domestique accourut, tenant un parapluie.

«Le cab a été payé», fit observer cet homme d'un ton obséquieux.

Après quoi il se mit à escorter Brackenbury le long de l'allée et sur
les marches du perron.

Dans le vestibule, plusieurs autres laquais le débarrassèrent de son
chapeau, de sa canne et de son pardessus, lui remirent un carton portant
un numéro, et très poliment le firent monter par un escalier orné de
fleurs tropicales, jusqu'à la porte d'un appartement au premier étage.
Là, un majestueux maître d'hôtel, lui demanda son nom puis, annonçant le
lieutenant Brackenbury Rich, le fit entrer dans le salon, où un jeune
homme, grand, mince et singulièrement beau, l'accueillit d'un air noble
et affable tout à la fois.

Des centaines de bougies éclairaient cette pièce, qui, ainsi que
l'escalier, était parfumée de plantes rares et superbes, en pleine
floraison. Dans un coin, une table s'offrait, chargée de viandes
appétissantes. Plusieurs domestiques passaient des fruits et des coupes
de champagne. Il y avait dans le salon à peu près seize personnes, rien
que des hommes, dont un petit nombre seulement avaient dépassé la
première jeunesse; presque tous avaient l'air hardi et intelligent. Ils
étaient divisés en deux groupes, le premier devant une roulette, l'autre
entourant une table de baccarat.

«Je comprends, pensa Brackenbury. Je suis dans une maison de jeu
clandestine et le cocher était un racoleur.»

Son regard, ayant embrassé tous les détails qui motivaient cette
conclusion, se reporta sur l'hôte qui l'avait reçu avec tant de bonne
grâce et qui le tenait encore par la main. L'élégance naturelle de ses
manières, la distinction, l'amabilité qui se lisaient sur ses traits, ne
convenaient pas pourtant au propriétaire d'un tripot, son langage
semblait indiquer un homme bien né. Brackenbury ressentit une sympathie
instinctive pour son amphitryon, bien qu'il se blâmât lui-même de cette
faiblesse.

«J'ai entendu parler de vous, lieutenant Rich, dit Mr. Morris en
baissant la voix, et, croyez-moi, je suis charmé de vous connaître.
Votre apparence est bien d'accord avec la réputation qui vous a précédé:
on sait votre belle conduite dans l'Inde, et, si vous consentez à
oublier l'irrégularité de votre présentation, je regarderai non
seulement comme un honneur de vous avoir chez moi, mais encore j'en
éprouverai un très sincère plaisir. L'homme qui ne fait qu'une bouchée
d'une troupe de cavaliers barbares, ajouta-t-il en riant, ne doit pas
être scandalisé par une infraction, même sérieuse, à l'étiquette.»

Il le mena vers le buffet et insista pour lui faire prendre quelques
rafraîchissements.

«Ma parole, pensa le lieutenant, voilà l'un des plus charmants
compagnons que j'aie rencontré jamais, et, je n'en doute pas, l'une des
plus agréables sociétés de Londres.»

Il but un peu de vin de Champagne qu'il trouva excellent, et, remarquant
que plusieurs personnes étaient en train de fumer, alluma un manille,
avant de se diriger vers la table de roulette, où il risqua son enjeu.
Ce fut alors qu'il s'aperçut que tous les invités étaient soumis à un
examen très serré. Mr. Morris allait de-ci de-là, occupé en apparence de
ses devoirs d'hospitalité, mais, cependant, il jetait tout autour de lui
des regards scrutateurs. Personne n'échappait à son oeil perçant; il
observait la tenue de ceux qui perdaient de grosses sommes, il évaluait
le montant des mises, il écoutait les conversations; en un mot il
semblait guetter le moindre indice de caractère et en prendre note.
Brackenbury sentit renaître ses soupçons. Était-il vraiment dans une
maison de jeu? Que signifiait cette enquête? Il épia Mr. Morris dans
tous ses mouvements, et, quoique celui-ci eût un sourire toujours prêt,
il crut distinguer, sous ce masque, une expression soucieuse et
préoccupée. Tous, autour de lui, riaient, causaient et faisaient leurs
jeux; mais les invités n'inspiraient plus aucun intérêt à Brackenbury.

«Ce Morris, se dit-il, n'est pas ici pour s'amuser. Il poursuit quelque
dessein profond; pourvu qu'il me soit donné de le découvrir!»

De temps en temps, Mr. Morris entraînait à l'écart un des visiteurs; et,
après un bref colloque dans l'antichambre, il revenait seul, l'autre ne
reparaissait plus.... Ce manège, plusieurs fois répété, excita au plus
haut degré la curiosité de Brackenbury. Il résolut d'aller immédiatement
au fond de ce petit mystère, et, sortant d'un air de flânerie dans
l'antichambre, découvrit une embrasure de fenêtre très profonde, cachée
par des rideaux d'un vert à la mode. Là, il se dissimula à la hâte; il
n'eut pas à attendre longtemps: un bruit de pas et de voix se
rapprochait, venant du salon principal. Regardant entre les rideaux, il
vit Mr. Morris qui escortait un personnage épais et coloré, ayant un peu
la mine d'un commis voyageur et que Brackenbury avait déjà remarqué à
cause de son air commun. Tous deux s'arrêtèrent juste devant la fenêtre,
de sorte que celui qui écoutait ne perdit pas un mot du discours
suivant:

«Je vous demande mille pardons, disait Mr. Morris; avec une exquise
politesse, vous me voyez fort embarrassé; mais dans une grande ville
comme Londres, des erreurs surviennent continuellement, et le mieux est
d'y remédier au plus vite. Je ne vous le cacherai donc pas, monsieur: je
crains que vous ne vous soyez trompé et que vous n'ayez honoré ma
modeste demeure par mégarde; car, pour parler net, je ne puis nullement
me rappeler votre figure. Laissez-moi vous poser la question sans
circonlocutions inutiles, un mot suffira:--Chez qui pensez-vous être?

--Chez Mr. Morris, balbutia l'autre, en manifestant la prodigieuse
confusion qui s'était visiblement emparée de lui pendant les dernières
minutes.

--John ou James Morris? demanda le maître de la maison.

--Je ne puis réellement le dire, repartit le malheureux invité; je ne
suis pas en relations personnelles avec ce gentleman, pas plus que je ne
le suis avec vous-même.

--Je comprends, dit Mr. Morris; il y a quelqu'un du même nom dans le bas
de la rue et sans doute le policeman pourra vous indiquer son adresse.
Croyez que je me félicite du malentendu qui m'a pendant quelques
instants procuré le plaisir de votre compagnie, et laissez-moi vous
exprimer l'espoir que nous nous rencontrerons de nouveau d'une manière
plus régulière. D'ici là, je ne voudrais, pour rien au monde, vous
retenir plus longtemps loin de vos amis. John, ajouta-t-il en élevant la
voix, voulez-vous aider monsieur à retrouver son pardessus?»

Et, d'un air aimable, Mr. Morris accompagna son hôte jusqu'à la porte de
l'antichambre, où il le laissa aux soins du maître d'hôtel. Comme il
passait devant la fenêtre, en retournant dans le salon, Brackenbury put
l'entendre pousser un profond soupir, comme si son esprit était chargé
d'une grande anxiété et ses nerfs déjà lassés par la tâche qu'il
poursuivait.

Pendant près d'une heure, les cabs continuèrent à arriver avec une telle
fréquence, que Mr. Morris eut à recevoir un nouvel hôte pour chacun des
anciens qu'il renvoyait, de sorte que le nombre des joueurs resta
toujours à peu près le même. Mais au bout de ce temps, les arrivées
s'espacèrent de plus en plus, pour cesser enfin tout à fait, tandis que
les éliminations continuaient tout aussi activement. Le salon commença
donc à se vider; le baccarat cessa, faute de banquier; plus d'un invité
prit de lui-même congé, sans qu'on essayât de le retenir; en même temps
Mr. Morris redoublait d'attentions empressées auprès de ceux qui
demeuraient encore. Il allait de groupe en groupe et de l'un à l'autre,
prodiguant les regards sympathiques et les paroles gracieuses; il était
moins hôte qu'hôtesse, pour ainsi dire, car il y avait, dans sa manière
d'être, une sorte de coquetterie, de condescendance féminine qui prenait
le coeur de tous.

Comme l'assemblée se réduisait de plus en plus, le lieutenant Rich, en
quête d'un peu d'air, sortit du salon et alla jusque dans le vestibule;
mais il n'en eut pas plus tôt franchi le seuil, qu'il fut subitement
arrêté par une découverte fort extraordinaire. Les plantes fleuries
avaient disparu de l'escalier; trois grands fourgons de mobilier
stationnaient devant la porte du jardin; les domestiques étaient occupés
à déménager la maison de tous les côtés; même quelques-uns d'entre eux
avaient déjà quitté leur livrée et se préparaient à s'en aller. C'était
comme la fin d'un bal à la campagne, où tout a été fourni en location.
Certes Brackenbury avait lieu de réfléchir. D'abord les invités, qui, en
somme, n'étaient pas réellement des invités, avaient été renvoyés; et
maintenant les serviteurs, qui évidemment n'étaient pas de vrais
serviteurs, se dispersaient en toute hâte.

«N'était-ce donc qu'un rêve? se demanda-t-il, une fantasmagorie qui doit
s'évanouir avant le jour?»

Saisissant une occasion favorable, Brackenbury gagna l'escalier et monta
jusqu'aux étages supérieurs de la maison. C'était bien comme il l'avait
pressenti. Il courut de chambre en chambre et ne vit pas le moindre
meuble, pas même un tableau accroché aux murs. Bien que les peintures
fussent fraîches et les papiers nouvellement posés, la maison était non
seulement inhabitée pour l'instant, mais n'avait certainement jamais été
habitée du tout. Le jeune officier se rappela avec étonnement l'air
élégant, confortable et hospitalier qu'elle affectait lors de son
arrivée. Ce n'était qu'à force de prodigieuses dépenses que l'imposture
avait pu être organisée sur une si grande échelle.

Qui donc était Mr. Morris? Quel était son but pour jouer ainsi, pendant
une nuit, le rôle d'un maître de maison dans ce coin reculé de Londres?
Et pourquoi rassemblait-il ses hôtes au hasard de la rue? Brackenbury se
souvint qu'il avait déjà tardé trop longtemps et se hâta de redescendre.
Pendant son absence, beaucoup de monde était parti, et, en comptant le
lieutenant, il n'y avait plus que cinq personnes dans le salon, tout à
l'heure si rempli. Comme il rentrait, Mr. Morris l'accueillit avec un
sourire et se leva:

«Il est temps maintenant, messieurs, dit-il, de vous expliquer quel
était mon projet en vous enlevant ainsi. J'espère que la soirée ne vous
aura pas paru ennuyeuse; je le confesse toutefois, mon dessein n'était
pas d'amuser vos loisirs, mais de me procurer du secours dans une
circonstance critique. Vous êtes tous des gentlemen, continua-t-il,
votre apparence le prouve suffisamment et je ne demande pas de meilleure
garantie. Donc, je le dis sans aucun détour, je viens vous demander de
me rendre un service à la fois dangereux et délicat; dangereux, car vous
y risquerez votre vie; délicat, parce qu'il me faut exiger de vous la
plus absolue discrétion sur tout ce qu'il vous arrivera de voir et
d'entendre. De la part de quelqu'un qui vous est absolument étranger, la
requête est presque ridiculement extravagante, je le sens; si l'un
d'entre vous recule devant une périlleuse confidence et un acte de
dévouement digne de Don Quichotte, je suis donc prêt à lui tendre la
main avec toute la sincérité possible, en lui souhaitant une bonne nuit,
à la garde de Dieu.»

Un homme très grand et très brun, au dos voûté, répondit immédiatement à
cet appel.

«J'approuve votre franchise, monsieur, et pour ma part, je m'en vais. Je
ne fais pas de réflexions, mais je ne puis nier que vous ne m'inspiriez
quelque méfiance. Je m'en vais, je le répète, et peut-être
trouverez-vous que je n'ai aucun droit d'ajouter des paroles à l'exemple
que je donne.

--Au contraire, répliqua Mr. Morris; je vous remercie de ce que vous
dites. Il serait impossible d'exagérer la gravité de mon dessein.

--Eh bien, messieurs, qu'en pensez-vous? reprit l'homme brun en
s'adressant aux autres. Nous avons mené assez loin cette fredaine
nocturne. Rentrerons-nous au logis, paisiblement et tous ensemble? Vous
approuverez ma proposition demain matin, quand, sans peur et sans
reproche, vous reverrez le soleil.»

Celui qui parlait prononça ces derniers mots avec une intonation qui
ajoutait à leur force, et sa figure portait une singulière expression de
gravité. Un des assistants se leva précipitamment et, d'un air alarmé,
se prépara aussitôt à prendre congé. Deux seulement restèrent fermes à
leur place: Brackenbury et un vieux major de cavalerie au nez rubicond;
ces deux derniers gardaient une attitude nonchalante, et, sauf un regard
d'intelligence rapidement échangé entre eux, semblaient absolument
étrangers à la discussion qui venait de finir.

Mr. Morris conduisit les déserteurs jusqu'à la porte, qu'il ferma sur
leurs talons; puis il se retourna en laissant voir une expression de
soulagement. S'adressant aux deux officiers:

«J'ai choisi mes hommes comme le Josué de la Bible, dit-il, et je crois
maintenant avoir l'élite de Londres. Votre physionomie séduisit mes
cochers; elle me plut encore davantage; j'ai surveillé votre conduite au
milieu d'une étrange société et dans les circonstances les plus
singulières; j'ai remarqué comment vous jouiez et de quelle façon vous
supportiez vos pertes; enfin, tout à l'heure, je vous ai mis à l'épreuve
d'une annonce stupéfiante et vous l'avez reçue comme une invitation à
dîner. Ce n'est pas pour rien, ajouta-t-il, que j'ai été pendant des
années le compagnon et l'élève du prince le plus courageux et le plus
sage de toute l'Europe.

--À l'affaire de Bunderchang, fit observer le major, je demandai douze
volontaires, et, répondant à mon appel, tous les troupiers sortirent du
rang. Mais une société de joueurs n'est pas la même chose qu'un régiment
sous le feu. Vous pouvez vous féliciter, je suppose, d'en avoir trouvé
deux, et deux qui ne vous manqueront pas à l'assaut. Quant aux animaux
qui viennent de se sauver, je les place parmi les chiens les plus piteux
que j'aie jamais rencontrés. Lieutenant Rich, ajouta-t-il, s'adressant à
Brackenbury, j'ai beaucoup entendu parler de vous en ces derniers temps,
et je ne doute pas que vous ne connaissiez également mon nom. Je suis le
major O'Rooke.»

Et le vétéran tendit sa main, qui était rouge et tremblante, au jeune
lieutenant.

«Qui ne le connaît? répondit Brackenbury.

--Lorsque cette petite affaire sera réglée, dit Mr. Morris, vous jugerez
que je vous ai suffisamment récompensés; car à aucun de vous deux je
n'aurais pu rendre un service plus précieux que de lui faire faire la
connaissance de l'autre.

--Et maintenant, demanda le major O'Rooke, s'agit-il d'un duel?

--C'est un duel d'une certaine sorte, répondit Mr. Morris, un duel avec
des ennemis inconnus et dangereux et, je le crains, un duel à mort. Je
dois vous prier, continua-t-il, de ne plus m'appeler Morris; nommez-moi,
s'il vous plaît, Hammersmith. Pour ce qui est de mon vrai nom et de
celui d'une personne à qui j'espère vous présenter avant peu, vous me
ferez plaisir en ne les demandant pas et en ne cherchant pas à les
découvrir vous-mêmes. Il y a trois jours, celui dont je vous parle
disparut soudain de chez lui, et jusqu'à ce matin je n'ai pas reçu le
moindre renseignement sur son compte. Vous imaginerez mon inquiétude,
quand je vous aurai dit qu'il est engagé dans une oeuvre de justice
privée. Lié par un malheureux serment, trop légèrement prononcé, il
croit nécessaire de purger la terre du dernier des misérables, traître,
meurtrier, etc..., sans le secours de la loi. Déjà deux de nos amis
(l'un d'eux mon propre frère) ont péri dans cette entreprise. Lui-même,
ou je me trompe fort,--est pris dans les mêmes trames fatales. Mais du
moins il vit encore, il espère toujours, comme le prouve suffisamment ce
billet.»

Là-dessus, l'homme qui parlait ainsi et qui n'était autre que le colonel
Geraldine, montra une lettre conçue en ces termes:

«Major Hammersmith,--Mercredi, à trois heures du matin, vous serez
introduit par la petite porte dans le jardin de Rochester-House,
Regent's Park, par un homme qui est entièrement à ma dévotion. Je vous
prie de ne pas me faire attendre, fût-ce une seconde. Apportez, s'il
vous plaît, ma boîte d'épées, et, si vous pouvez les trouver, amenez un
ou deux hommes d'honneur et d'une discrétion absolue, à qui ma personne
soit inconnue. Mon nom ne doit pas paraître dans cette affaire.
                                          T. GODALL.»

--Ne fût-ce que du droit que lui donne son caractère, mon ami est de
ceux dont la volonté s'impose, poursuivit le colonel Geraldine; inutile
de vous dire, par conséquent, que je n'ai même pas visité les alentours
de Rochester-House et que je suis comme vous dans des ténèbres absolues,
touchant la nature de ce dilemme. Aussitôt que j'eus reçu ces ordres, je
me rendis chez un entrepreneur de locations; en quelques heures la
maison dans laquelle nous sommes, eut pris un air de fête. Mon plan
était au moins original et je suis loin de le regretter, puisqu'il m'a
valu les services du major O'Rooke et du lieutenant Brackenbury Rich.
Mais les habitants de cette rue auront un étrange réveil. Ils trouveront
demain matin, déserte et à vendre, la maison qui cette nuit était pleine
de lumières et de monde. C'est ainsi, reprit le colonel, que les
affaires les plus graves ont un côté plaisant.

--Et, permettez-moi d'ajouter, une heureuse issue, fit observer
Brackenbury.»

Le colonel consulta sa montre.

«Il est maintenant près de deux heures, dit-il; nous avons une heure
devant nous, et un cab bien attelé est à la porte. Puis-je compter sur
votre aide, messieurs?

--De toute ma vie, déjà longue, répondit le major O'Rooke, je n'ai
jamais reculé devant quoi que ce fût, ni seulement refusé une gageure.»

Brackenbury se déclara prêt, dans les termes les plus corrects, et après
qu'ils eurent bu un verre ou deux de champagne, le colonel leur remit à
chacun un revolver chargé. Tous trois montèrent ensuite dans le cab et
partirent pour l'endroit en question.

Rochester-House était une magnifique résidence sur les bords du canal;
la vaste étendue des jardins l'isolait d'une façon exceptionnelle de
tout ennui de voisinage; on eût dit le Parc aux Cerfs de quelque grand
seigneur ou de quelque millionnaire. Autant qu'on pouvait en juger de la
rue, aucune lumière ne brillait aux fenêtres de la maison, qui avait un
aspect délaissé comme si le maître en eût été depuis longtemps absent.

Le cab fut congédié et les trois compagnons ne tardèrent pas à découvrir
la petite porte, une sorte de poterne plutôt, ouvrant sur un sentier
entre deux murs de jardin. Il s'en fallait encore de dix ou quinze
minutes que l'heure fixée ne sonnât. La pluie tombait lentement et nos
aventuriers, à l'abri sous un grand lierre, parlaient à voix basse de
l'épreuve si proche. Soudain Geraldine leva le doigt pour imposer
silence, et tous trois écoutèrent avec attention. Au milieu du bruit
continu de la pluie, on distinguait de l'autre côté du mur le pas et la
voix de deux hommes. Comme ils approchaient, Brackenbury, dont l'ouïe
était remarquablement fine, put même saisir quelques fragments de leur
conversation.

«La fosse est-elle creusée? demandait l'un.

--Elle l'est, répondit l'autre, derrière la haie de lauriers. Lorsque
notre besogne sera terminée, nous pourrons la recouvrir avec un tas de
bois.»

L'individu qui avait parlé le premier se mit à rire et cette gaieté
parut horrible à ceux qui écoutaient derrière le mur.

«Dans une heure d'ici», reprit-il.

D'après le bruit des pas, il fut évident que les deux interlocuteurs se
séparaient et continuaient leur marche dans une direction opposée.
Presque aussitôt, la porte secrète s'entr'ouvrit avec précaution, une
figure pâle se montra, une main fit signe d'avancer. Dans un silence de
mort les trois hommes suivirent leur guide à travers plusieurs allées de
jardin, jusqu'à l'entrée de la maison du côté des cuisines. Une seule
bougie brûlait dans la vaste cuisine dallée, qui manquait absolument de
tous les ustensiles habituels; et, comme la petite troupe commençait à
monter les étages d'un escalier tournant, des bruits prodigieux, causés
par les rats, témoignèrent plus sûrement encore de l'abandon du logis.

Le guide, qui marchait en avant, avec la lumière, était un vieillard
maigre, très courbé, mais encore agile; il se retournait de temps en
temps, et, par gestes, recommandait le silence, la prudence. Le colonel
Geraldine suivait sur ses talons, la boîte d'épées sous le bras et un
revolver tout prêt dans la main. Le coeur de Brackenbury battait
violemment. Il vit qu'ils arrivaient assez tôt, mais jugea, d'après la
hâte de leur conducteur, que le moment de l'action devait être proche.
Les péripéties de cette aventure étaient si obscures et si menaçantes,
le lieu semblait si bien choisi pour les actions les plus sombres, qu'un
homme, même plus âgé que Brackenbury, eût été excusable de ressentir
quelque émotion, tandis qu'il fermait la marche en montant l'escalier
tournant.

Arrivés en haut, les trois officiers furent introduits dans une petite
pièce éclairée seulement par une lampe fumeuse et un modeste feu. Au
coin de la cheminée était assis un homme, jeune, d'une apparence robuste
mais en même temps élégante et altière. Son attitude et sa physionomie
témoignaient du sang-froid le plus impassible; il fumait tranquillement
un cigare, et, sur une table à portée de sa main était posé un grand
verre contenant quelque boisson gazeuse qui répandait une odeur agréable
dans la chambre.

«Soyez le bienvenu, dit-il en tendant la main au colonel Geraldine; je
savais que je pouvais compter sur votre exactitude.

--Sur mon dévouement, répondit le colonel en s'inclinant.

--Présentez-moi à vos amis», continua le prétendu Godall.

Quand cette cérémonie fut accomplie:

«Je voudrais, messieurs, dit-il, pouvoir vous offrir un programme plus
attrayant. Les affaires sérieuses ne sont point à leur place au début de
relations nouvelles, mais la force des événements l'emporte parfois sur
les conventions du monde. J'espère et je crois que vous me pardonnerez
cette soirée désagréable; pour des hommes de votre sorte il suffit de
savoir qu'ils rendent un service considérable.

--Votre Altesse, dit O'Rooke, me pardonnera ma brusquerie. Je suis
incapable de dissimulation. Depuis quelque temps, je soupçonnais le
major Hammersmith; mais pour M. Godall, il est impossible de se tromper.
Trouver dans Londres deux hommes qui ne connaissent pas le prince
Florizel de Bohême, c'est trop réclamer de la fortune.

--Le prince Florizel!» s'écria Brackenbury stupéfait.

Et avec l'intérêt le plus profond il contempla les traits du célèbre
personnage qui était devant lui.

«Je ne regrette pas la perte de mon incognito, répondit le prince, car
cela me permet de vous remercier avec d'autant plus d'autorité. Vous
eussiez fait, j'en suis sûr, pour Mr. Godall ce que vous ferez pour le
prince de Bohême, mais ce dernier pourra peut-être, en retour, faire
davantage pour vous. J'y gagne donc, ajouta-t-il avec grâce.

L'instant d'après, il entretenait les deux officiers de l'armée des
Indes et des troupes d'indigènes,--prouvant que, sur ce sujet comme sur
tous les autres, il possédait un fonds remarquable d'information avec
les idées les plus justes.

Il y avait quelque chose de si frappant dans l'attitude de cet homme,
impassible à l'heure d'un péril mortel, que Brackenbury se sentit
pénétré d'une admiration respectueuse; il n'était pas moins sensible au
charme de sa parole et à la surprenante amabilité de son accueil. Chaque
intonation, chaque geste, était non seulement noble en lui-même, mais
encore semblait ennoblir l'heureux mortel auquel il s'adressait;
Brackenbury enthousiasmé s'avoua dans son coeur que celui-là était un
souverain pour lequel on eût donné sa vie avec ivresse.

Quelques minutes s'étaient écoulées, quand l'individu qui avait
introduit le trio, et qui depuis lors était resté assis dans un coin, sa
montre à la main, se leva et murmura un mot à l'oreille du prince.

«C'est bien, docteur Noël, répondit celui-ci à haute voix.»--Puis,
s'adressant aux autres: «Vous m'excuserez, messieurs, s'il me faut vous
laisser dans l'obscurité. Le moment approche.»

Le docteur Noël éteignit la lampe. Un jour faible et blafard, précurseur
de l'aurore, effleura les vitres, mais ne suffit pas pour éclairer la
chambre; quand le prince se leva, il était impossible de distinguer ses
traits, ni de deviner la nature de l'émotion qui évidemment
l'étreignait. Il se dirigea vers la porte et se plaça tout contre, dans
une attitude défensive.

«Vous aurez la bonté, dit-il, de garder un silence absolu et de vous
dissimuler dans l'ombre le plus possible.»

Les trois officiers et le médecin se hâtèrent d'obéir, et, pendant dix
minutes à peu près, le seul bruit dans Rochester House fut produit par
les excursions des rats derrière les boiseries. Au bout de ce temps, un
grincement de gonds tournant sur eux-mêmes éclata dans le silence et,
presque aussitôt, ceux qui écoutaient purent entendre un pas lent et
circonspect gravir l'escalier de service. À chaque marche, le nouvel
arrivant semblait s'arrêter et prêter l'oreille; pendant ces longs
intervalles, une angoisse profonde étouffait ceux qui faisaient le guet.
Le docteur Noël, accoutumé cependant aux pires émotions, était tombé
dans une prostration physique qui faisait pitié; sa respiration sifflait
dans ses poumons; ses dents grinçaient l'une contre l'autre, et, lorsque
nerveusement il changea de position, ses jointures craquèrent tout haut.

À la fin, une main se posa sur la porte et le pêne fut soulevé avec un
léger bruit; puis une nouvelle pause eut lieu, pendant laquelle
Brackenbury put voir le prince se ramasser silencieusement sur lui-même,
comme s'il se préparait à quelque effort extraordinaire. Alors la porte
s'ouvrit, laissant entrer un peu plus de la lumière du matin; la
silhouette d'un homme apparut sur le seuil et s'arrêta immobile. Il
était grand et tenait un couteau à la main. Même dans le crépuscule, on
pouvait voir briller les dents de sa mâchoire supérieure, sa bouche
étant ouverte comme celle d'un chien prêt à s'élancer. Il sortait de
l'eau évidemment, car, pendant qu'il se tenait là, des gouttes
continuaient à ruisseler de ses vêtements mouillés et clapotaient sur le
plancher.

Un moment après, il franchit le seuil. Il y eut un bond, un cri étouffé,
une lutte, et, avant que le colonel Geraldine eût trouvé le temps de
voler à son aide, le prince tenait l'homme désarmé et sans défense par
les épaules.

«Docteur, dit-il, veuillez rallumer la lampe.»

Abandonnant alors la garde de son prisonnier à Geraldine et à
Brackenbury, il traversa la pièce et se plaça le dos à la cheminée.
Aussitôt que la lampe brilla de nouveau, tous remarquèrent que les
traits du prince étaient empreints d'une sévérité extraordinaire. Ce
n'était plus Florizel, le gentilhomme insouciant; c'était le prince de
Bohême, justement irrité, et animé d'une résolution implacable; il leva
la tête, et, s'adressant au captif, le président du _Suicide Club_:

«M. le président, dit-il, vous avez tendu votre dernier piège, et vos
pieds se sont pris dedans. Le jour se lève: c'est votre dernier matin. À
l'instant, vous venez de traverser à la nage le Regent's Canal; ce sera
votre dernier bain ici-bas. Votre ancien complice, le docteur Noël, bien
loin de me trahir, vous a livré entre mes mains pour être jugé, et la
tombe que vous aviez creusée pour moi cette après-midi servira, avec la
permission de Dieu, à cacher aux hommes votre juste châtiment.
Agenouillez-vous et priez, monsieur, si vous avez quelque intention de
cette sorte, car votre temps sera court, et Dieu est las de vos
iniquités.»

Le président ne répondit ni par une parole ni par un geste; il
continuait à tenir la tête baissée et à fixer le sol d'un air sombre,
comme s'il avait eu conscience du regard opiniâtre et sans pitié du
prince.

«Messieurs, continua Florizel, reprenant le ton ordinaire de la
conversation, voici un individu qui m'a longtemps échappé, mais
qu'aujourd'hui je tiens, grâce au docteur Noël. Raconter l'histoire de
ses crimes, demanderait plus de temps que nous n'en avons à notre
disposition; si le canal ne contenait rien que le sang de ses victimes,
je crois que le misérable ne serait guère plus sec que vous ne le voyez
en ce moment. Même dans une affaire de cette sorte, je désire conserver
cependant des formalités d'honneur. Mais je vous fais juges, messieurs,
ceci est plutôt une exécution qu'un duel, et laisser à ce coquin le
choix des armes serait pousser trop loin une question d'étiquette. Je ne
puis accepter de perdre la vie dans une telle aventure, continua-t-il en
ouvrant la boîte qui contenait les épées, et comme une balle de pistolet
est trop souvent emportée sur les ailes de la chance, comme l'adresse et
le courage peuvent être vaincus par le tireur le plus ignorant, j'ai
décidé, et je suis sûr que vous approuverez ma détermination, de vider
cette question par l'épée.»

Lorsque Brackenbury et le major O'Rooke, auxquels ces paroles étaient
spécialement adressées, eurent exprimé leur approbation:

«Vite, monsieur, dit le prince à son adversaire, choisissez une lame et
ne me faites pas attendre. J'ai hâte d'en avoir à tout jamais fini avec
vous.»

Pour la première fois, depuis qu'il avait été saisi et désarmé, le
président releva la tête; il était clair qu'il commençait à reprendre
courage.

«L'affaire, demanda-t-il, doit-elle vraiment être décidée par les armes,
entre vous et moi?

--J'ai l'intention de vous faire cet honneur, répondit le prince.

--Allons! s'écria l'autre avec vivacité; en champ loyal, qui sait
comment les choses peuvent tourner? J'ajouterai que j'estime que Votre
Altesse agit bien; si le pire doit m'arriver, je mourrai du moins de la
main du plus galant homme de l'Europe.»

Le président, lâché par ceux qui le retenaient, s'avança vers la table
et, avec un soin minutieux, se mit en mesure de choisir une épée. Il
était fort excité et semblait ne douter nullement qu'il sortirait
victorieux de la lutte. Devant une confiance si absolue, les spectateurs
alarmés conjurèrent le prince Florizel de renoncer à son projet.

«Bah! ce n'est qu'un jeu, répondit-il, et je crois pouvoir vous
promettre, messieurs, qu'il ne durera pas longtemps.»

Le colonel essaya d'intervenir.

«Geraldine, lui dit le prince, m'avez-vous vu jamais faillir à une dette
d'honneur? Je vous dois la mort de cet homme, et vous l'aurez.»

Enfin le président s'était décidé à choisir sa rapière; par un geste qui
ne manquait pas d'une certaine noblesse brutale, il se déclara prêt.
Même à cet odieux scélérat, l'approche du péril et un réel courage
prêtaient je ne sais quelle grandeur.

Le prince prit au hasard une épée.

«Geraldine et le docteur Noël, dit-il, auront l'obligeance de m'attendre
ici. Je désire qu'aucun de mes amis particuliers ne soit impliqué dans
cette affaire. Major O'Rooke, vous êtes un homme rassis et d'une
réputation établie; laissez-moi recommander le président à vos bons
soins. Le lieutenant Rich sera assez aimable pour me prêter ses
services. Un jeune homme ne saurait avoir trop d'expérience en ces
sortes d'affaires.

--Je tâcherai, répondit Brackenbury, d'être à jamais digne de l'honneur
que me fait Votre Altesse.

--Bien, répliqua le prince Florizel; j'espère, moi, vous prouver mon
amitié dans des circonstances plus importantes.»

En prononçant ces mots, il sortit le premier de l'appartement et
descendit l'escalier de service.

Les deux hommes, ainsi laissés à eux-mêmes, ouvrirent la fenêtre et se
penchèrent au dehors, en tendant toutes leurs facultés pour tâcher de
saisir quelque indice des événements tragiques qui allaient se passer.
La pluie avait maintenant cessé de tomber; le jour était presque venu,
les oiseaux gazouillaient dans les bosquets et sur les grands arbres du
jardin.

Le prince et ses compagnons restèrent visibles un moment, tandis qu'ils
suivaient une allée entre deux buissons en fleur; mais, dès le premier
tournant, un groupe d'arbres au feuillage épais s'interposa, et de
nouveau ils disparurent: ce fut tout ce que purent voir le colonel et le
médecin. Le jardin était si vaste, le lieu du duel, évidemment si
éloigné de la maison, que le cliquetis même des épées n'arriva pas à
leurs oreilles.

«Il l'a conduit près de la fosse, dit le docteur Noël, en frissonnant.

--Seigneur! murmura Geraldine, Seigneur, défendez le bon droit!»

Silencieusement, tous deux attendirent l'issue du combat, le docteur
secoué par l'épouvante, le colonel tout baigné d'une sueur d'angoisses.

Un certain, temps s'écoula; le jour était sensiblement plus clair et les
oiseaux chantaient plus gaiement dans le jardin, quand un bruit de pas
ramena les regards des deux hommes vers la porte. Ce furent le prince et
les témoins qui entrèrent.

Dieu avait défendu le bon droit.

«Je suis honteux de mon émotion, dit Florizel; c'est une faiblesse
indigne de mon rang; mais le sentiment de l'existence prolongée de ce
chien d'enfer commençait à me ronger comme une maladie et sa mort m'a
rafraîchi plus qu'une nuit de sommeil. Regardez, Geraldine,
continua-t-il, en jetant son épée à terre, voici le sang de l'homme qui
a tué votre frère. Ce devrait être un spectacle agréable; et
cependant... quel étrange composé nous sommes! Ma vengeance n'est pas
encore vieille de cinq minutes, et déjà je commence à me demander si,
sur ce précaire théâtre de la vie, la vengeance même est réalisable. Le
mal qu'a fait ce monstre, qui peut le défaire? La carrière dans laquelle
il amassa une énorme fortune, car la maison dans laquelle nous nous
trouvons lui appartenait, cette carrière fait maintenant et pour
toujours partie de la destinée de l'humanité. Et je pourrais, jusqu'au
jour du jugement dernier, exercer mon épée, que le frère de Geraldine
n'en serait pas moins mort et qu'un millier d'autres innocents n'en
seraient pas moins déshonorés, perdus! L'existence d'un homme est une si
petite chose à supprimer, une si grande chose à employer! Hélas! y
a-t-il rien dans la vie d'aussi désenchantant que d'atteindre un but?

--La justice de Dieu est satisfaite, interrompit le docteur; voilà ce
que j'ai compris. La leçon, prince, a été cruelle pour moi; et j'attends
mon propre tour, dans une mortelle appréhension.

--Que disais-je donc? s'écria Florizel. J'ai puni, et voici auprès de
nous, l'homme qui peut m'aider à réparer. Ah! docteur, vous et moi nous
avons devant nous des jours nombreux de dur et honorable labeur!
Peut-être avant que nous n'en ayons fini, aurez-vous plus que racheté
vos anciennes fautes.

--Et maintenant, dit le docteur, permettez-moi d'aller enterrer mon plus
vieil ami.»

Ceci, ajoute le conteur arabe, est la conclusion du récit. Le prince, il
est inutile de le dire, n'oublia aucun de ceux qui l'avaient servi
jusqu'à ce jour, son autorité et son influence les poussent dans leur
carrière publique, tandis que sa bienveillante amitié remplit de charme
leur vie privée. Rassembler, continue mon auteur, tous les événements
dans lesquels le prince a joué le rôle de la Providence, serait remplir
de livres tout le globe habité.... Mais les histoires qui relatent les
aventures du diamant du Rajah, sont trop intéressantes, néanmoins, pour
être passées sous silence.

Suivant prudemment et pas à pas cet Oriental érudit, nous commencerons
donc la série à laquelle il fait allusion par l'HISTOIRE DU CARTON À
CHAPEAU.




LE DIAMANT DU RAJAH




HISTOIRE D'UN CARTON À CHAPEAU


Jusqu'à l'âge de seize ans, d'abord dans un collège particulier, puis
dans une de ces grandes écoles pour lesquelles l'Angleterre est
justement renommée, Harry Hartley avait reçu l'instruction habituelle
d'un gentleman. À cette époque, il manifesta un dégoût tout particulier
pour l'étude et, le seul parent qui lui restât étant à la fois faible et
ignorant, il fut autorisé à perdre son temps, désormais, c'est-à-dire
qu'il ne cultiva plus que ces petits talents dits d'agrément qui
contribuent à l'élégance.

Deux années plus tard, demeuré seul au monde, il tomba presque dans la
misère. Ni la nature ni l'éducation n'avaient préparé Harry au moindre
effort. Il pouvait chanter des romances et s'accompagner lui-même
discrètement au piano; bien que timide, c'était un gracieux cavalier; il
avait un goût prononcé pour les échecs, et la nature l'avait doué de
l'extérieur le plus agréable, encore qu'un peu efféminé. Son visage
blond et rose, avec des yeux de tourterelle et un sourire tendre,
exprimait un séduisant mélange de douceur et la mélancolie; mais, pour
tout dire, il n'était homme ni à conduire des armées ni à diriger les
conseils d'un État.

Une chance heureuse et quelques puissantes influences lui firent
atteindre la position de secrétaire particulier du major général, sir
Thomas Vandeleur. Sir Thomas était un homme de soixante ans, à la voix
forte, au caractère violent et impérieux. Pour quelque raison, en
récompense de certain service, sur la nature duquel on fit souvent de
perfides insinuations qui provoquèrent autant de démentis, le rajah de
Kashgar avait autrefois offert à cet officier un diamant, évalué le
sixième du monde entier, sous le rapport de la valeur et de la beauté.
Ce don magnifique transforma un homme pauvre en homme riche et fit d'un
soldat obscur l'un des lions de la société de Londres. Le diamant du
Rajah fut un talisman grâce auquel son possesseur pénétra dans les
cercles les plus exclusifs. Il arriva même qu'une jeune fille, belle et
bien née, voulut avoir le droit d'appeler sien le diamant merveilleux,
fût-ce au prix d'un mariage avec le butor insupportable qui avait nom
Vandeleur. On citait à ce propos le proverbe: «Qui se ressemble
s'assemble.» Un joyau, en effet, avait attiré l'autre; non seulement
lady Vandeleur était par elle-même un diamant de la plus belle eau, mais
encore elle se montrait sertie, pour ainsi dire, dans la plus somptueuse
monture; maintes autorités respectables l'avaient proclamée l'une des
trois ou quatre femmes de toute l'Angleterre qui s'habillaient le mieux.

Le service de Harry comme secrétaire n'était pas des plus pénibles; mais
nous avons dit qu'il avait une extrême répugnance pour tout travail
régulier: il lui était désagréable de se mettre de l'encre aux doigts;
comment s'étonner, en revanche, que les charmes de lady Vandeleur et
l'éclat de ses toilettes le fissent souvent passer de la bibliothèque au
boudoir?

Les manières de Harry vis-à-vis des femmes étaient les plus charmantes
du monde; cet Adonis savait causer agréablement de chiffons, et n'était
jamais plus heureux que lorsqu'il discutait la nuance d'un ruban ou
portait un message à la modiste. Bref, la correspondance de Sir Thomas
tomba dans un piteux abandon et Mylady eut une nouvelle dame d'atours.

Un jour, le général, qui était l'un des moins patients parmi les
commandants militaires retour de l'Inde, se leva soudain dans un violent
accès de colère, et, par un de ces gestes péremptoires très rarement
employés entre gentlemen, signifia une bonne fois à son secrétaire trop
négligent que désormais il se passerait de ses services. La porte étant
malheureusement ouverte, Mr. Hartley roula, la tête en avant, au bas de
l'escalier.

Il se releva un peu contusionné, au désespoir, en outre. Sa situation
dans la maison du général lui convenait absolument; il vivait, sur un
pied plus ou moins douteux, dans une très brillante société, faisant peu
de chose, mangeant fort bien, et avant tout il éprouvait auprès de lady
Vandeleur un sentiment de satisfaction intime, d'ailleurs assez tiède,
mais que dans son coeur, il qualifiait d'un note plus énergique. À peine
avait-il été outragé de la sorte par le pied militaire de Sir Thomas
qu'il se précipita dans le boudoir de sa belle protectrice et raconta
ses chagrins.

«Vous savez, mon cher Harry,--dit lady Vandeleur,--car elle l'appelait
par son petit nom, comme un enfant, ou comme un domestique,--vous savez
très bien que jamais, grâce à un hasard quelconque, vous ne faites ce
que le général vous commande. Moi, je ne le fais pas davantage,
direz-vous, mais cela est différent; une femme peut obtenir le pardon de
toute une année de désobéissance, par un seul acte d'adroite soumission;
et d'ailleurs, personne n'est marié à son secrétaire particulier. Je
serai fâchée de vous perdre, mais, puisque vous ne pouvez demeurer plus
longtemps dans une maison où vous avez reçu cette mortelle insulte, il
faut bien nous dire adieu. Soyez sûr que le général me payera son
inqualifiable conduite.»

Harry perdit contenance; les larmes lui montèrent aux yeux et il regarda
lady Vandeleur d'un air de tendre reproche.

«Mylady, dit-il, qu'est-ce qu'une insulte? J'estimerais peu l'homme qui
ne saurait oublier ces peccadilles quand elles entrent en balance avec
des affections. Mais rompre un lien si cher, m'éloigner de vous...»

Il fut incapable de continuer; son émotion l'étrangla et il se mit à
pleurer.

Lady Vandeleur le regarda curieusement.

«Ce pauvre fou, pensa-t-elle, s'imagine être amoureux de moi. Pourquoi
ne passerait-il pas à mon service, au lieu d'être à celui du général? Il
a un bon caractère, il est complaisant, il s'entend à la toilette; de
plus cette prétendue passion le préservera de certaines sottises. Il est
positivement trop gentil pour qu'on ne se l'attache pas.»

Le soir, elle en parla au général, déjà un peu honteux de sa vivacité,
et Harry passa dans le département féminin, où sa vie devint une sorte
de paradis. Il était toujours vêtu avec une recherche excessive, portait
des fleurs rares à sa boutonnière et savait recevoir les visiteurs avec
tact; son amabilité était imperturbable. Il s'enorgueillissait de cet
esclavage auprès d'une jolie femme, acceptait les ordres de lady
Vandeleur comme autant de faveurs, bref il était ravi de se montrer aux
autres hommes (qui se moquaient de lui et le méprisaient) dans ses
fonctions ambiguës de _monsieur de compagnie_. Il faisait même grand cas
de sa propre conduite au point de vue moral. Les passions, les désordres
et leurs résultats funestes eussent effrayé sa conscience délicate, au
lieu que les émotions douces et innocentes des journées passées chez une
noble dame à s'occuper uniquement de futilités, ne troublaient en rien
son repos dans cette manière d'île enchantée, où il avait jeté l'ancre
au milieu des orages.

Un beau matin il vint dans le salon et se mit à ranger quelques cahiers
de musique sur le piano. Lady Vandeleur, à l'autre bout de la pièce,
causait avec son frère, Charlie Pendragon, vieux garçon très usé par les
excès et très boiteux d'une jambe. Le secrétaire particulier, à l'entrée
duquel ils ne firent aucune attention, ne put s'empêcher d'entendre une
partie de cette conversation singulièrement animée.

«Aujourd'hui ou jamais, disait lady Vandeleur! Une fois pour toutes, ce
sera fait aujourd'hui.

--Aujourd'hui, s'il le faut, répondit son frère en soupirant. Mais c'est
un faux pas désastreux, une erreur déplorable, ma chère Clara; nous nous
en repentirons longtemps, croyez-moi.»

Lady Vandeleur le regarda fixement d'un air étrange.

«Vous oubliez, dit-elle, que cet homme doit mourir à la fin.

--Ma parole, Clara, dit Pendragon, je crois que vous êtes la coquine la
plus dénuée de coeur de toute l'Angleterre!

--Vous autres hommes, répliqua-t-elle, vous êtes trop grossièrement
faits, pour pouvoir apprécier les nuances d'une intention. Vous êtes
vous-mêmes rapaces, violents, impudiques et indifférents à toute espèce
de sentiments élevés; n'importe, le moindre calcul vous choque de la
part d'une femme. Je ne puis supporter de pareilles sornettes. Vous
mépriseriez, chez le plus bête de vos semblables, les scrupules
imbéciles que vous vous attendez à trouver en nous.

--Vous avez raison probablement, répondit son frère. Vous fûtes toujours
bien plus habile que moi, et d'ailleurs, vous savez ma devise: la
famille avant tout.

--Oui, Charlie, répliqua-t-elle en serrant sa main dans les siennes; je
connais votre devise, mieux que vous ne la connaissez vous-même. «Et
Clara avant la famille!» N'est-ce pas? En vérité, vous êtes le meilleur
des frères et je vous aime tendrement.»

Mr. Pendragon se leva, comme s'il eût été un peu confus de ces
épanchements fraternels.

«Il vaut mieux que je ne sois pas vu ici, dit-il. Je comprends mon rôle
à merveille et j'aurai l'oeil sur le chat domestique.

--N'y manquez pas, répondit-elle. C'est un être abject; il pourrait tout
perdre.»

Délicatement, elle lui envoya un baiser du bout des doigts; puis le bon
Charlie sortit par le boudoir et un petit escalier.

«Harry, dit lady Vandeleur, se tournant vers son page, aussitôt qu'ils
furent seuls, j'ai une commission à vous donner ce matin. Mais vous irez
en cab; je ne puis admettre que mon secrétaire intime s'expose à prendre
des taches de rousseur.»

Elle dit ces derniers mots avec emphase et un regard d'orgueil à demi
maternel qui fit éprouver une véritable jouissance au pauvre Harry; il
se déclara donc charmé de pouvoir lui être utile.

«C'est encore un de nos grands secrets, reprit-elle finement, et
personne n'en doit rien savoir, sauf mon secrétaire et moi. Sir Thomas
ferait un esclandre des plus fâcheux; et si vous saviez combien je suis
fatiguée de toutes ces scènes! Oh! Harry! Harry! Pouvez-vous m'expliquer
ce qui vous rend, vous autres hommes, si violents et si injustes? Non,
n'est-ce pas? Vous êtes le seul de votre sexe qui n'entende rien à ces
grossièretés; vous êtes si bon, Harry, et si obligeant! Vous, au moins,
vous savez être l'ami d'une femme. Et je crois que vous rendez les
autres encore plus repoussants, par comparaison.

--C'est vous, dit Harry avec une suave galanterie, qui êtes la bonté
même.... Mon coeur en est tout éperdu. Vous me traitez comme....

--Comme une mère, interrompit lady Vandeleur. Je tâche d'être une mère
pour vous. Ou du moins,--elle se reprit avec un sourire,--presque une
mère. J'ai peur d'être un peu jeune pour le rôle, en réalité. Disons une
amie, une tendre amie.»

Elle s'arrêta assez pour permettre à ses paroles de produire leur effet
sur les fibres sentimentales de son interlocuteur, mais pas assez pour
qu'il pût répondre.

«Tout cela n'a aucun rapport avec notre projet, poursuivit-elle gaîment.
En résumé, vous trouverez un grand carton du côté gauche de l'armoire à
robes en chêne. Il est sous la _matinée_ rose que j'ai mise mercredi
avec mes malines; vous le porterez immédiatement à cette adresse-ci,--et
elle lui donna un papier,--mais ne le laissez à aucun prix sortir de vos
mains avant qu'on ne vous ait remis un reçu signé de moi.
Comprenez-vous? Répondez, s'il vous plaît, répondez; ceci est
extrêmement important et je dois vous prier de me prêter quelque
attention.»

Harry la calma en lui répétant ses instructions à la lettre, et elle
allait lui en dire davantage, lorsque le général, rouge de colère, et
tenant dans la main une note de couturière, longue et compliquée, entra
avec fracas dans l'appartement.

«Voulez-vous regarder cela, madame? cria-t-il. Voulez-vous avoir la
bonté de regarder ce document? Je sais bien que vous m'avez épousé pour
mon argent et je crois n'avoir montré déjà que trop de patience; mais,
aussi sûrement que Dieu m'a créé, nous mettrons un terme à cette
prodigalité honteuse.

--Mr. Hartley, dit lady Vandeleur, je pense que vous avez compris ce que
vous avez à faire. Puis-je vous prier de vous en occuper tout de suite?

--Arrêtez, dit le général, s'adressant à Harry; un mot avant que vous ne
vous en alliez?»

Et, se tournant de nouveau vers lady Vandeleur:

«Quelle est la commission que vous venez de donner à ce précieux jeune
homme? demanda-t-il. Je n'ai pas plus de confiance en lui que je n'ai
confiance en vous, permettez-moi de vous le dire. S'il avait le moindre
principe d'honnêteté il dédaignerait de rester dans cette maison, et ce
qu'il fait pour mériter ses gages est un mystère qui intrigue tout le
monde. De quoi est-il chargé cette fois, madame? Et pourquoi le
renvoyez-vous si vite?

--Je supposais que vous aviez quelque chose à me dire en particulier,
répondit lady Vandeleur.

--Vous avez parlé d'une commission, reprit le général. N'essayez pas de
me tromper dans l'état de colère où je suis. Vous avez certainement
parlé d'une commission.

--Si vous tenez à rendre nos gens témoins de nos humiliantes querelles,
répliqua Lady Vandeleur, peut-être ferai-je bien de prier Mr. Hartley de
s'asseoir. Non? continua-t-elle; alors, vous pouvez sortir, Mr. Hartley;
je compte que vous vous souviendrez de ce que vous avez entendu; cela
pourra vous être utile.»

Aussitôt Harry s'échappa du salon; tout en montant l'escalier, il
entendit gronder la voix du général; à chaque pause nouvelle, le timbre
clair de lady Vandeleur renvoyait des reparties glaciales.

Comme il admirait cette femme! Avec quelle habileté elle savait éluder
une question dangereuse! avec quelle tranquille audace, elle répétait
ses instructions sous le canon même de l'ennemi! En revanche, comme il
détestait le mari!

Il n'y avait rien d'extraordinaire dans les événements de la matinée.
Harry s'acquittait à chaque instant pour lady Vandeleur de missions
secrètes, qui avaient principalement rapport à sa toilette. La maison,
il le savait trop, était minée par une plaie incurable. La prodigalité,
l'extravagance sans bornes de la jeune femme et les charges inconnues
qui pesaient sur elle avaient depuis longtemps absorbé sa fortune
personnelle et menaçaient, de jour en jour, d'engloutir celle de son
mari. Une ou deux fois, chaque année, le scandale et la ruine semblaient
imminents; et Harry courait chez tous les fournisseurs, débitant de
petits mensonges et payant de maigres acomptes sur un fort total,
jusqu'à ce qu'un nouvel arrangement se fût produit, jusqu'à ce que
Mylady et son fidèle secrétaire pussent respirer de nouveau. Harry, pour
un double motif, était corps et âme de ce côté de la guerre; non
seulement il adorait lady Vandeleur et haïssait le général, mais il
sympathisait naturellement avec le goût effréné de sa protectrice pour
la parure; la seule folie qu'il se permît, quant à lui, était son
tailleur.

Il trouva le carton là où on le lui avait dit, s'habilla, comme
toujours, avec soin, et quitta la maison. Le soleil était ardent, la
distance qu'il avait à parcourir considérable et il se rappela avec
consternation que la soudaine irruption du général avait empêché lady
Vandeleur de lui remettre l'argent nécessaire pour prendre un cab. Par
cette journée brûlante, il y avait des chances pour que son beau teint
rose fût compromis; d'ailleurs, traverser une si grande partie de
Londres avec un carton sous le bras, c'était une humiliation presque
insupportable pour un jeune homme de son caractère. Il s'arrêta et tint
conseil avec lui-même. Les Vandeleur demeuraient sur Eaton Place; le but
de sa course était près de Notting-Hill; à la rigueur, il pouvait, à
cette heure matinale, traverser le parc, en évitant les allées
fréquentées.

Impatient de se débarrasser de son fardeau, il marcha un peu plus vite
qu'à l'ordinaire, et il était déjà à une certaine profondeur dans les
jardins de Kensington, quand, sur un point solitaire au milieu des
arbres, il se trouva face à face avec le général.

«Je vous demande pardon, dit Harry se rangeant de côté, car Sir Thomas
Vandeleur était juste dans son chemin.

--Où allez-vous, monsieur? demanda l'homme terrible.

--Je fais une petite promenade», répondit le secrétaire.

Le général frappa le carton de sa canne.

«Avec cette chose sous le bras? s'écria-t-il. Vous mentez, monsieur,
vous savez que vous mentez.

--En vérité, sir Thomas, répliqua Harry, je n'ai pas l'habitude d'être
questionné sur un ton pareil.

--Vous ne comprenez pas votre situation, dit le général. Vous êtes mon
serviteur et un serviteur sur lequel j'ai conçu les plus graves
soupçons. Sais-je si votre boîte n'est pas remplie de cuillères
d'argent?

--Elle contient un chapeau qui appartient à un de mes amis, dit Harry.

--Très bien, reprit le général. Alors je désire voir le chapeau de votre
ami. J'ai, ajouta-t-il d'un air féroce, une curiosité singulière sur le
chapitre des chapeaux. Et je crois que vous me connaissez pour entêté.

--Excusez-moi, sir Thomas, balbutia Harry, je suis désolé; mais vraiment
il s'agit d'une affaire particulière.»

Le général le saisit rudement par l'épaule, d'une main, tandis que, de
l'autre, il levait sa canne de la façon la plus menaçante. Harry se vit
perdu; mais, au même instant, le ciel lui envoya un défenseur inattendu,
en la personne de Charlie Pendragon, qui surgit de derrière les arbres.

«Allons, allons, général, baissez le poing, dit-il, ceci, vraiment,
n'est ni courtois ni digne d'un homme.

--Ah! ah! cria le général faisant volte-face sur son nouvel adversaire,
Mr. Pendragon! Et supposez-vous, Mr. Pendragon, que parce que j'ai eu le
malheur d'épouser votre soeur, je souffrirai d'être agacé et contrecarré
par un libertin perdu de dettes et déshonoré tel que vous? Mon alliance
avec lady Vandeleur, monsieur, m'a enlevé toute espèce de goût pour les
autres membres de sa famille.

--Et vous imaginez-vous, général Vandeleur, répliqua Charlie, sur le
même ton, que parce que ma soeur a eu le malheur de vous épouser, elle
ait, par cela même, perdu tous ses droits et tous ses privilèges de
femme? Je reconnais, monsieur, que, par cette action, elle a dérogé
autant que possible. Mais pour moi cependant, elle est toujours une
Pendragon. Je fais mon affaire de la protéger contre tout outrage
indigne, oui, quand vous seriez dix fois son mari! Je ne supporterai pas
que sa liberté soit entravée, ni que l'on maltraite ses messagers.

--Que dites-vous de cela, Mr. Hartley? rugit le général. Mr. Pendragon
est de mon avis, paraît-il; lui aussi soupçonne lady Vandeleur d'avoir
quelque chose à voir dans le chapeau de votre ami.»

Charlie s'aperçut qu'il avait commis une inexcusable bévue, et se hâta
de la réparer.

«Comment, monsieur, cria-t-il, je soupçonne, dites-vous?... Je ne
soupçonne rien. Là seulement où je rencontre un abus de force et un
homme qui brutalise ses inférieurs, je prends la liberté d'intervenir.»

Comme il disait ces mots, il fit à Harry un signe, que celui-ci, trop
stupide ou trop troublé, ne comprit pas.

«Comment dois-je interpréter votre attitude, monsieur? demanda
Vandeleur.

--Mais, monsieur, comme il vous plaira!» répondit Pendragon.

Le général leva sa canne de nouveau sur la tête de Charlie; mais ce
dernier, quoique boiteux, para le coup avec son parapluie, prit son élan
et saisit son adversaire à bras-le-corps.

«Sauvez-vous, Harry, sauvez-vous! cria-t-il. Sauvez-vous donc,
imbécile!»

Harry demeura pétrifié un moment encore, regardant les deux hommes se
colleter dans une furieuse étreinte, puis il se retourna et prit la
fuite à toutes jambes. Lorsqu'il jeta un regard derrière lui, il vit le
général abattu sous le genou de Charlie, mais faisant encore des efforts
désespérés pour renverser la situation; le parc semblait s'être rempli
de monde qui accourait de toutes les directions vers le théâtre du
combat. Ce spectacle donna des ailes au secrétaire, il ne ralentit le
pas que lorsqu'il eut atteint la route de Bayswater et qu'il se fut jeté
au hasard dans une petite rue adjacente.

Voir ainsi deux gentlemen de sa connaissance lutter brutalement corps à
corps, qu'il y avait-il de plus choquant? Harry avait hâte d'oublier ce
tableau; il avait hâte surtout de mettre entre lui et le général la plus
grande distance possible; dans son ardeur, il oublia tout ce qui avait
rapport à sa destination et, tête baissée, tout tremblant, il courut
droit devant lui. Lorsqu'il se souvint que lady Vandeleur était la femme
de l'un de ces gladiateurs et la soeur de l'autre, son coeur s'émut de
pitié pour l'adorable femme dont la vie était si douloureuse, et, en
face d'événements si violents, sa propre situation dans la maison du
général lui parut moins agréable que de coutume.

Il marchait depuis quelque temps plongé dans ces méditations, lorsqu'un
léger choc contre un autre promeneur lui rappela le carton qu'il portait
sous son bras.

«Ciel! s'écria-t-il, où avais-je la cervelle? Où me suis-je égaré?»

Là-dessus, il consulta l'enveloppe que lady Vandeleur lui avait remise.
L'adresse y était, mais sans nom. Harry devait simplement demander «le
monsieur qui attendait un paquet envoyé par lady Vandeleur»; et, si ce
monsieur n'était pas chez lui, rester jusqu'à son retour. L'individu en
question, ajoutait la note, lui remettrait un reçu écrit de la main même
de lady Vandeleur. Tout ceci semblait bien mystérieux; ce qui étonna
surtout Harry, ce fut l'omission du nom et la formalité du reçu. Il
avait fait à peine attention à ce mot, lorsqu'il était tombé dans la
conversation; mais, en le lisant de sang-froid et en l'enchaînant à
d'autres particularités singulières, il fut convaincu qu'il était engagé
dans quelque affaire périlleuse. L'espace d'un moment, il douta de lady
Vandeleur elle-même; car il estimait ces ténébreux procédés indignes
d'une grande dame et en voulait surtout à celle-ci d'avoir des secrets
pour lui. Mais l'empire qu'elle exerçait sur son âme était trop absolu;
il chassa de pénibles soupçons et se reprocha de les avoir seulement
admis.

Sur un point cependant, son devoir et son intérêt, son dévouement et ses
craintes étaient d'accord: se débarrasser du carton le plus promptement
possible.

Il arrêta le premier policeman venu et lui demanda son chemin. Or, il se
trouva qu'il n'était plus très loin du but; quelques minutes de marche
l'amenèrent dans une ruelle, devant une petite maison fraîchement peinte
et tenue avec la plus scrupuleuse propreté. Le marteau de la porte et le
bouton de la sonnette étaient brillamment polis; des pots de fleurs
ornaient l'appui des fenêtres, et des rideaux de riche étoffe cachaient
l'intérieur aux yeux des passants. L'endroit avait un air de calme et de
mystère; Harry en fut impressionné; il frappa encore plus discrètement
que d'habitude et, avec un soin tout particulier, enleva la poussière de
ses bottes.

Une femme de chambre, fort avenante, ouvrit aussitôt et regarda le
secrétaire d'un oeil bienveillant.

«Voici le paquet de lady Vandeleur, dit Harry.

--Je sais, répondit la soubrette, avec un signe de tête. Mais le
monsieur est sorti. Voulez-vous me confier cela?

--Je ne puis, mademoiselle. J'ai l'ordre de ne m'en séparer qu'à une
certaine condition, et je crains d'être obligé de vous demander la
permission d'attendre.

--Très bien, dit-elle avec empressement; je suppose que je puis vous
laisser entrer. Nous causerons. Je m'ennuie assez toute seule et vous ne
me faites pas l'effet d'être homme à vouloir dévorer une jeune fille.
Mais ne demandez pas le nom du monsieur, car cela, je ne dois pas vous
le dire.

--Vraiment? s'écria Harry; comme c'est étrange! En vérité, depuis
quelque temps, je marche de surprise en surprise. Une question
cependant, je puis sûrement vous la faire sans indiscrétion: cette
maison lui appartient-elle?

--Non pas. Il en est le locataire, et cela depuis huit jours seulement.
Et maintenant question pour question. Connaissez-vous lady Vandeleur?

--Je suis son secrétaire particulier, répondit Harry rougissant d'un
modeste orgueil.

--Elle est jolie, n'est-ce pas?

--Oh! très belle! s'écria Harry. Infiniment charmante et non moins
bonne.

--Vous paraissez vous-même un assez bon garçon, répliqua la jeune fille,
goguenarde à demi, et je gage que vous valez dans votre petit doigt une
douzaine de lady Vandeleur.»

Harry fut absolument scandalisé.

«Moi! s'écria-t-il, je ne suis qu'un secrétaire!

--Dites-vous cela pour moi, monsieur, parce que je ne suis qu'une femme
de chambre?»

Elle l'avait pris de haut, mais s'adoucit à la vue de la confusion de
Harry:

«Je sais que vous n'avez aucune intention de m'humilier, reprit-elle, et
j'aime votre figure; mais je ne pense rien de bon de cette lady
Vandeleur. Oh! ces grandes dames!... Envoyer un vrai gentleman comme
vous porter un carton en plein jour!»

Pendant cet entretien, ils étaient restés dans leur première position:
elle, sur le seuil de la porte, lui sur le trottoir, nu-tête pour avoir
plus frais, et tenant le carton sous son bras.

Mais à ces derniers mots, Harry, qui n'était capable de supporter ni de
pareils compliments de but en blanc, ni les regards encourageants dont
ils étaient accompagnés, se mit à jeter des regards inquiets à droite et
à gauche. Au moment où il tournait la tête vers le bas de la ruelle, ses
yeux épouvantés rencontrèrent ceux du général Vandeleur. Le général,
dans une prodigieuse excitation dont la chaleur, la colère et une course
effrénée étaient cause, battait les rues à la poursuite de son
beau-frère; mais à peine eut-il aperçu le secrétaire coupable que son
projet changea; sa fureur prit un autre cours; il remonta la rue en
tempêtant, avec des gestes et des vociférations farouches.

Harry ne fit qu'un saut dans la maison, y poussa son interlocutrice
devant lui et ferma brusquement la porte au nez de l'agresseur.

«Y a-t-il une barre? Peut-on la poser? demanda-t-il, pendant qu'on
frappait le marteau à faire résonner tous les échos de la maison.

--Voyons, que craignez-vous? demanda la femme de chambre. Est-ce donc ce
vieux monsieur?

--S'il s'empare de moi, murmura Harry, je suis un homme mort. Il m'a
poursuivi toute la journée, il porte une canne à épée et il est officier
de l'armée des Indes.

--Ce sont là de jolies manières, dit la petite; et, s'il vous plaît,
quel peut être son nom?

--C'est le général, mon maître, répondit Harry. Il court après le
carton.

--Quand je vous le disais! s'écria-t-elle d'un air de triomphe. Oui, je
vous répète que je pense moins que rien de votre lady Vandeleur, et, si
vous aviez des yeux dans la tête, vous verriez ce qu'elle est, même pour
vous. Une ingrate, une fourbe, j'en jurerais!»

Le général recommença son attaque désordonnée sur le marteau, et, sa
colère croissant avec l'attente, se mit à donner des coups de pied et
des coups de poing dans les panneaux de la porte.

«Il est heureux, fit observer la jeune fille, que je sois seule dans la
maison; votre général peut frapper jusqu'à ce qu'il se fatigue, personne
n'est là pour lui ouvrir. Suivez-moi!»

En prononçant ces mots, elle emmena Harry à la cuisine, où elle le fit
asseoir, et elle-même se tint auprès de lui, une main sur son épaule,
dans une attitude affectueuse. Bien loin de s'apaiser, le tapage
augmentait d'intensité, et, à chaque nouveau coup, l'infortuné
secrétaire tremblait jusqu'au fond du coeur.

«Quel est votre nom? demanda la jeune femme de chambre.

--Harry Hartley, répondit-il.

--Le mien, continua-t-elle, est Prudence. L'aimez-vous?

--Beaucoup, dit Harry. Mais, écoutez comme le général frappe à la porte.
Il l'enfoncera certainement, et alors qu'ai-je à attendre sinon la mort?

--Vous vous agitez sans raison, répondit Prudence. Laissez votre général
cogner à son aise, il n'arrivera qu'à se donner des ampoules aux mains.
Pensez-vous que je vous garderais ici, si je n'étais sûre de vous
sauver? Oh! que non! Je suis une amie fidèle pour ceux qui me plaisent;
et nous avons une porte par derrière, donnant sur une autre ruelle.
Mais, ajouta-t-elle en l'arrêtant, car à peine avait-il entendu cette
nouvelle agréable, qu'il s'était levé,--je ne vous montrerai où elle est
que si vous m'embrassez. Voulez-vous, Harry?

--Certes, je le veux! s'écria-t-il, avec une vivacité qui ne lui était
guère habituelle. Non pas à cause de votre porte dérobée, mais parce que
vous êtes bonne et jolie.»

Et il lui appliqua deux ou trois baisers, qui furent rendus avec usure.

Alors Prudence le mena droit à la porte de derrière et, posant sa main
sur la clef:

«Reviendrez-vous me voir? demanda-t-elle.

--Je viendrai sûrement, dit Harry. Ne vous dois-je pas la vie?

--Maintenant, ajouta-t-elle, ouvrant la porte, courez aussi vite que
vous pourrez, car je vais laisser entrer le général.»

Harry n'avait pas besoin de cet avis; la peur l'emportait et il se mit à
fuir rapidement. Encore quelques pas, se disait-il, et il échapperait à
cette pénible épreuve, il retournerait auprès de lady Vandeleur la tête
haute et en sécurité. Mais ces quelques pas n'étaient point encore
franchis lorsqu'il entendit une voix d'homme l'appeler par son nom avec
force malédictions, et, regardant par-dessus son épaule, il aperçut
Charlie Pendragon, qui lui faisait des deux mains signe de revenir. Le
choc que lui causa ce nouvel incident fut si soudain et si profond,
Harry était déjà arrivé d'ailleurs à un tel état de surexcitation
nerveuse, qu'il ne sut rien imaginer de mieux, que d'accélérer le pas et
de poursuivre sa course. Il aurait dû se rappeler la scène de Kensington
Gardens et en conclure que là où le général était son ennemi, Charlie
Pendragon ne pouvait être qu'un ami. Mais, tels étaient la fièvre et le
trouble de son esprit, qu'il ne fut frappé par aucune de ces
considérations, et continua seulement à fuir d'autant plus vite le long
de la ruelle.

Évidemment Charlie, d'après le son de sa voix et les injures qu'il
hurlait contre le secrétaire, était exaspéré. Lui aussi courait tant
qu'il pouvait; mais, quoi qu'il fit, les avantages physiques n'étaient
pas de son côté; ses cris et le bruit de son pied boiteux sur le macadam
s'éloignèrent de plus en plus.

Harry reprit donc espoir. La ruelle était à la fois très escarpée et
très étroite, mais solitaire, bordée de chaque côté par des murs de
jardins où retombaient d'épais feuillages, et aussi loin que portaient
ses regards, le fugitif n'aperçut ni un être vivant ni une porte
ouverte. La Providence, lasse de le persécuter, favorisait maintenant
son évasion.

Hélas! comme il arrivait devant une porte de jardin couronnée d'une
touffe de marronniers, celle-ci fut soudainement ouverte et lui montra
dans une allée, la silhouette d'un garçon boucher, portant un panier sur
l'épaule. À peine eut-il remarqué ce fait qu'il gagna du terrain; mais
le garçon boucher avait eu le temps de l'observer; très surpris de voir
un gentleman passer à une allure aussi extraordinaire, il sortit dans la
ruelle et se mit à interpeller Harry avec des cris d'ironique
encouragement.

La vue de ce tiers inattendu inspira une nouvelle idée à Charlie
Pendragon qui approchait; tout hors d'haleine qu'il fût, il éleva de
nouveau la voix.

«Arrête, voleur!» cria-t-il.

Immédiatement le garçon boucher saisit le cri et le répéta en se
joignant à la poursuite.

Ce fut un cruel moment pour le secrétaire traqué. Il se sentait à bout
de forces et, s'il rencontrait quelqu'un venant en sens inverse de ses
persécuteurs, sa situation dans cette étroite ruelle serait en vérité
désespérée.

«Il faut que je trouve un endroit où me cacher, pensa-t-il; et cela en
une seconde, ou, tout est fini pour moi!»

À peine cette idée avait-elle traversé son esprit que la rue, faisant un
coude, le dissimula aux yeux de ses ennemis. Il y a des circonstances
dans lesquelles les hommes les moins énergiques apprennent à agir avec
vigueur et décision, où les plus circonspects oublient leur prudence et
prennent les résolutions téméraires. Une de ces circonstances se
présenta pour Harry Hartley; ceux qui le connaissaient eussent été bien
surpris de l'audace du jeune homme. Il s'arrêta net, jeta le carton
par-dessus le mur d'un jardin et, sautant en l'air avec une agilité
incroyable, il saisit des deux mains la crête de ce mur, puis se laissa
rouler de l'autre côté.

Il revint à lui un moment après et se trouva assis dans une bordure de
petits rosiers. Ses mains et ses pieds déchirés saignaient, car le mur
était protégé contre de pareilles escalades par une ample provision de
bouteilles cassées; il éprouvait une courbature générale et un vertige
pénible dans la tête. En face de lui, à l'autre extrémité du jardin,
admirablement tenu et rempli de fleurs aux parfums délicieux, il aperçut
le derrière d'une maison. Elle était très grande et certainement
habitable; mais, par un contraste singulier avec l'enclos environnant,
elle était délabrée, mal entretenue et d'apparence sordide. Quant au mur
du jardin, de tous côtés il lui parut intact.

Harry constata machinalement ces détails, mais son esprit restait
incapable de coordonner les faits ou de tirer une conclusion rationnelle
de ce qu'il voyait. Et, lorsqu'il entendit des pas approcher sur le
gravier, aucune pensée de défense ni de fuite ne lui vint à l'esprit.

Le nouvel arrivant était un grand et gros individu, fort sale, en
costume de jardinage, qui tenait un arrosoir dans la main gauche.
Quelqu'un de moins troublé eût éprouvé une certaine alarme à la vue des
proportions colossales et de la mauvaise physionomie de cet homme. Mais
Harry était encore trop profondément ému par sa chute pour pouvoir même
être terrifié; quoiqu'il se sentît incapable de détourner ses regards du
jardinier, il resta absolument passif et le laissa s'approcher de lui,
le prendre par les épaules et le remettre brutalement debout, sans le
moindre signe de résistance.

Tous deux se regardèrent dans le blanc des yeux, Harry fasciné, l'homme
avec une expression dure et méprisante.

«Qui êtes-vous? demanda enfin ce dernier. Qui êtes-vous pour venir
ainsi, par-dessus mon mur, briser mes _Gloire de_ _Dijon_? Quel est
votre nom? ajouta-t-il en le secouant. Et que pouvez-vous avoir à faire
ici?»

Harry ne réussit pas à prononcer un seul mot d'explication.

Mais au même instant, Pendragon et le garçon boucher passaient dans la
ruelle, et leurs pas, leurs cris rauques résonnèrent bruyamment de
l'autre côté du mur:--Au voleur! au voleur!

Le jardinier savait ce qu'il voulait savoir, et, avec un sourire
menaçant, il dévisagea Harry.

«Un voleur! dit-il; ma parole, vous devez tirer bon profit de votre
métier, car vous êtes habillé comme un prince depuis la tête jusqu'aux
pieds. N'êtes-vous pas honteux de vous exposer aux galères dans une
telle toilette, alors que d'honnêtes gens, j'ose le dire, s'estimeraient
heureux d'acheter de seconde main une si élégante défroque? Parlez,
chien que vous êtes; vous comprenez l'anglais, je suppose, et je compte
avoir un bout de conversation avec vous, avant de vous mener au poste.

--Mon Dieu, dit Harry, voilà une épouvantable méprise! Si vous voulez
venir avec moi chez Sir Thomas Vandeleur, Eaton Place, je puis vous
certifier que tout sera éclairci. Les gens les plus honnêtes, je le vois
maintenant, peuvent être entraînés dans des situations suspectes.

--Mon garçon, répliqua le jardinier, je n'irai pas plus loin que le
poste de police de la rue voisine. Le commissaire sera, sans doute,
charmé de faire une promenade avec vous jusqu'à Eaton Place et de
prendre une tasse de thé avec vos nobles relations. Sir Thomas
Vandeleur, en vérité! Peut-être pensez-vous que je ne suis pas capable
de reconnaître un vrai gentleman, lorsque j'en vois un, d'un
saute-ruisseau comme vous? Malgré vos affiquets, je puis lire en vous
comme en un livre. Voici une chemise qui a peut-être coûté aussi cher
que mon chapeau du dimanche; et cette jaquette, je le parierais, ne
vient pas de la foire aux haillons; quant à vos bottes...»

L'homme dont les yeux s'étaient abaissés vers le sol, s'arrêta net dans
son insultante énumération et resta un moment immobile, regardant avec
stupeur quelque chose à ses pieds. Lorsqu'il parla, sa voix était
singulièrement changée.

«Qu'est-ce? bégaya-t-il, qu'est-ce que tout ceci?»

Harry, suivant la direction de son regard, aperçut une chose qui le
rendit muet de terreur et d'étonnement. Dans sa chute, il était retombé
verticalement sur le carton et l'avait crevé d'un bout à l'autre. Un
flot de diamants s'en était échappé, et maintenant les pierres gisaient
pêle-mêle les unes enfoncées dans la terre, les autres disséminées sur
le sol, en profusion royale et resplendissante. Il y avait là une
splendide couronne héraldique qu'il avait souvent admirée sur les
cheveux de lady Vandeleur; il y avait des bagues et des broches, des
boucles d'oreilles et des bracelets, même des brillants non montés,
répandus çà et là parmi les buissons, comme des gouttes de rosée le
matin. Une fortune princière couvrait le sol, entre les deux hommes, une
fortune sous la forme la plus séduisante, la plus solide et la plus
durable, pouvant être emportée dans un tablier, magnifique par elle-même
et dispersant la lumière du soleil en des millions d'étincelles
prismatiques.

«Grand Dieu! dit Harry; je suis perdu!»

Son esprit, avec l'incalculable rapidité de la pensée, se reporta vers
les aventures de la journée; il commença vaguement à comprendre, à
grouper les événements et à reconnaître le fatal imbroglio dans lequel
sa propre personne avait été enveloppée. Regardant autour de lui, il
parut chercher du secours; mais non, il était dans le jardin, seul avec
les diamants répandus et un redoutable interlocuteur; en prêtant
l'oreille, il n'entendit plus aucun son, sauf le bruissement des
feuilles et les battements précipités de son coeur. Il n'y avait rien
d'étonnant à ce que le jeune homme se sentît à bout de courage et
répétât d'une voix brisée sa dernière exclamation.

«Je suis perdu!»

Le jardinier regarda dans toutes les directions d'un air anxieux; mais
aucune tête ne paraissait à aucune fenêtre et il sembla respirer plus à
l'aise.

«Reprenez courage, idiot que vous êtes! dit-il enfin. Le pire est passé.
Ne pouviez-vous dire tout de suite, qu'il y en avait suffisamment pour
deux? Pour deux? répéta-t-il; bah! pour deux cents plutôt. Mais partons
d'ici où nous pouvons être observés, et, vite remettez votre chapeau
droit sur votre tête, brossez un peu vos habits. Vous ne pourriez faire
deux pas, dans la tenue ridicule que vous avez en ce moment.»

Pendant que Harry suivait machinalement ses conseils, le jardinier, à
genoux, rassembla les joyaux épars et les remit dans le carton. Toucher
ces pierres précieuses fit passer un frisson d'émotion dans l'enveloppe
épaisse du rustre; sa physionomie se transfigura et ses yeux brillèrent
de convoitise; en vérité, il semblait qu'il prolongeât voluptueusement
son occupation et qu'il caressât chaque diamant en le ramassant avec
soin. À la fin, il cacha le carton sous sa blouse, fit signe à Harry,
puis, en le précédant, se dirigea vers la maison.

Près de la porte, ils rencontrèrent un jeune clergyman, brun et d'une
beauté remarquable, très correctement vêtu, selon la coutume de ceux de
son état. Le jardinier fut visiblement contrarié de cette rencontre,
mais il aborda l'ecclésiastique d'un air obséquieux.

«Une belle journée, Mr. Rolles! commença-t-il; une belle journée, aussi
sûr que Dieu la fit! Et voici un ami à moi qui a eu la fantaisie de
venir admirer mes roses. J'ai pris la liberté de le faire entrer,
pensant que les locataires n'y verraient pas d'inconvénient.

--Quant à moi, répondit le Révérend Mr. Rolles, je n'en vois aucun, cela
va sans dire. Le jardin vous appartient, Mr. Raeburn, vos locataires ne
doivent pas l'oublier, et, parce que vous nous avez permis de nous y
promener, il serait singulier de vous empêcher de recevoir qui bon vous
semble. Mais, en réfléchissant, ajouta-t-il, je crois que monsieur et
moi, nous nous sommes déjà rencontrés. Mr. Hartley, n'est-ce pas? Je
vois avec regret que vous avez fait une chute.»

Et il tendit la main à Harry.

Une sorte de dignité craintive, jointe au désir de retarder le plus
possible les explications, poussa celui-ci à refuser une chance
inespérée de secours et à nier sa propre identité. Il préféra la pitié
clémente du jardinier, qui, du moins, lui était inconnu, à la curiosité
et peut-être au soupçon de quelqu'un de sa connaissance.

«Vous faites erreur, dit-il. Mon nom est Thomlinson et je suis un ami de
Raeburn.

--Vraiment? s'écria Mr. Rolles. La ressemblance est frappante!»

Raeburn, qui avait été sur les épines pendant ce colloque, jugea qu'il
était grand temps de le terminer.

«Je vous souhaite une promenade agréable, monsieur, dit-il».

En prononçant ces mots, il entraîna Harry vers la maison et ensuite dans
une chambre qui donnait sur le jardin. Là, son premier soin fut de
baisser les jalousies, car Mr. Rolles était resté à l'endroit où ils
l'avaient laissé, dans une attitude de perplexité et de réflexion. Puis
il vida le carton rompu sur une table, et, se frottant les mains,
demeura en contemplation devant le trésor ainsi étalé aux regards, avec
une expression d'avidité extatique. La vue de cette ignoble figure
devenue tout à fait bestiale, sous l'influence de sa basse passion,
ajouta une nouvelle torture à celles dont Harry souffrait déjà. Il lui
semblait impossible, que, de sa vie de frivolité innocente et douce, il
fut ainsi subitement jeté dans des relations criminelles. Il ne pouvait
reprocher à sa conscience aucun acte coupable, et cependant la punition
du péché sous sa forme la plus aiguë et la plus cruelle s'appesantissait
sur lui: l'effroi du châtiment, les soupçons des bons et la promiscuité
flétrissante avec des natures inférieures. Il sentit qu'il donnerait sa
vie avec joie pour sortir de la chambre et pour échapper à la société
d'un Raeburn.

«Et maintenant, dit ce dernier, après qu'il eut divisé les bijoux en
deux parts à peu près égales et attiré devant lui la plus grosse, et
maintenant, toutes choses en ce monde se paient. Vous saurez, Mr.
Hartley, si tel est votre nom, que je suis un brave homme d'un caractère
très accommodant; ma bonne nature a été pour moi une pierre
d'achoppement en ce monde, depuis le commencement jusqu'à la fin. Je
pourrais empocher la totalité de ces jolis cailloux, et vous n'auriez
pas un mot à dire; mais je n'ai pas le coeur de vous tondre de si près.
Par pure bonté, je propose donc de partager comme ceci.--Le drôle
indiquait les deux tas.--Voilà des proportions qui me semblent justes et
amicales. Avez-vous quelque objection à soulever, Mr. Hartley, je vous
le demande? Je ne suis pas homme à discuter pour une broche.

--Mais, monsieur, s'écria Harry, ce que vous me proposez est impossible.
Les joyaux ne sont pas à moi; avec n'importe qui, et en quelque
proportion que ce soit, je ne puis partager ce qui appartient à un
autre.

--Ils ne sont pas à vous? Bah!... répliqua Raeburn; et vous ne sauriez
les partager avec personne? Tant pis! C'est grand dommage; car alors je
me vois obligé de vous conduire au poste. La police! réfléchissez-y,
continua-t-il. Pensez à la honte pour vos respectables parents; pensez,
poursuivit-il, saisissant Harry par le poignet, pensez aux colonies et
au jour du jugement.

--Je n'y puis rien! gémit Harry. Ce n'est pas ma faute; vous ne voulez
pas venir avec moi à Eaton Place?

--Non, répondit le jardinier, je ne le veux pas, cela est certain, et
j'entends partager ici ces joujoux avec vous.»

Disant cela, très violemment et à l'improviste, il tordit le poignet du
jeune homme.

Harry ne put réprimer un cri, et la sueur perla sur son front. Peut-être
la souffrance et la peur éveillèrent-elles son intelligence, mais
assurément toute l'aventure se révéla à ses yeux sous un nouveau jour;
il vit qu'il n'y avait rien à faire, sauf de céder aux propositions du
misérable, en gardant l'espoir de retrouver plus tard sa maison, pour
lui faire rendre gorge dans des conditions plus propices, alors que
lui-même serait à l'abri de tout soupçon.

«Je consens, dit-il.

--Voilà un agneau, ricana le jardinier; je pensais bien qu'à la fin vous
comprendriez votre intérêt. Ce carton, continua-t-il, je le brûlerai
avec mes gravois. C'est une chose que pourraient reconnaître des gens
curieux; quant à vous, ratissez vos splendeurs et fourrez-les dans votre
poche.»

Harry se mit à obéir, sous la surveillance de Raeburn; de temps en
temps, celui-ci, tenté par quelque scintillement, enlevait un bijou de
la part du secrétaire pour l'ajouter à la sienne.

Quand ce fut terminé, tous les deux se dirigèrent vers la porte de la
rue, que Raeburn ouvrit avec précaution pour inspecter les alentours.
Ils étaient probablement déserts; car soudain ce brutal saisit Harry par
la nuque, et, lui maintenant la tête baissée de façon à ce qu'il ne pût
voir que la route et les marchés des maisons, il le poussa ainsi devant
lui, descendant une rue et en remontant une autre pendant peut-être
l'espace d'une minute et demie. Harry compta trois tournants avant que
son bourreau ne relâchât l'étreinte sous laquelle il fléchissait; alors,
criant: «Filez» le jardinier, d'un coup de pied vigoureux et bien
appliqué, l'envoya rouler au loin la tête la première.

Lorsque Harry se releva, à moitié assommé et saignant du nez, Mr.
Raeburn avait disparu. Pour la première fois, la colère et la douleur
dominèrent tellement le jeune homme, qu'il éclata en une crise de larmes
et resta sanglotant au milieu du chemin.

Lorsqu'il eut ainsi un peu calmé ses nerfs, il se mit à regarder autour
de lui et à lire les noms des rues au croisement desquelles on l'avait
laissé. Il était toujours dans une partie peu fréquentée du quartier
ouest de Londres, au milieu de villas et de grands jardins; mais il
aperçut à une fenêtre quelques personnes qui évidemment avaient assisté
à son malheur. Une servante sortit en courant de la maison et vint lui
offrir un verre d'eau. Au même moment, un vagabond, qui rôdait alentour,
s'approcha, de l'autre côté.

«Pauvre garçon! dit la servante; comme on vous a traité méchamment! Vos
genoux sont tout percés et vos vêtements en loques! Connaissez-vous le
gredin qui vous a battu ainsi?

--Oui, certes! s'écria Harry, un peu rafraîchi par le verre d'eau, et je
le poursuivrai en dépit de ses précautions. Il paiera cher sa besogne
d'aujourd'hui, je vous en réponds.

--Vous feriez mieux d'entrer dans la maison, pour vous laver et vous
brosser, continua la servante. Ma maîtresse vous recevra de bon coeur,
ne craignez rien. Et je vais ramasser votre chapeau. Mais, Dieu du ciel!
cria-t-elle, si vous n'avez pas semé des diamants tout le long de la
route!...»

En effet, une bonne moitié de ce qui lui restait après le pillage de
maître Raeburn, était tombé hors de sa poche par la secousse de son saut
périlleux, et, une fois de plus, gisait, étincelant sur le sol. Il bénit
la fortune de ce que la servante avait eu l'oeil prompt. «Rien de si
mauvais qui ne puisse être pire», pensa-t-il. Retrouver ces quelques
joyaux lui sembla presque une aussi grande affaire que la perte de tout
le reste. Mais, hélas! comme il se baissait pour recueillir ses trésors,
le vagabond fit une sortie adroite et inattendue; d'un mouvement de bras
il renversa à la fois Harry et la servante, ramassa deux poignées de
diamants et se sauva le long de la rue avec une vélocité incroyable.

Le volé, aussitôt qu'il put se remettre sur ses pieds, essaya de
poursuivre son voleur; mais ce dernier était trop léger à la course et
probablement trop bien au courant des lieux, car, de quelque côté qu'il
se tournât, le pauvre Hartley n'aperçut aucune trace du fugitif.

Dans le plus profond découragement, il revint sur la scène de ce
désastre; la servante était toujours là; très honnêtement, elle lui
rendit son chapeau et le reste des diamants éparpillés. Harry la
remercia de tout son coeur; n'étant plus d'humeur à faire des économies,
il se dirigea vers une station de fiacres et partit pour Eaton Place en
voiture.

À son arrivée, la maison semblait en pleine confusion, comme si quelque
catastrophe était arrivée dans la famille, et les domestiques,
rassemblés sous le porche, ne retinrent pas leur hilarité en voyant la
mine piteuse, les habits déguenillés du secrétaire. Il passa devant eux,
avec autant de dignité qu'il put en assumer et alla directement au
boudoir de sa noble maîtresse. Quand il ouvrit la porte, un spectacle
qui ne laissa pas de l'étonner en l'inquiétant fort se présenta devant
ses yeux; car il vit réunis le général et sa femme et, qui l'eût pensé?
Charlie Pendragon lui-même, discutant gravement quelque sujet
d'importance! Harry comprit aussitôt qu'il lui restait peu de chose à
expliquer: une confession plénière avait évidemment été faite au général
du vol prémédité contre lui et du résultat lamentable de ce projet; ils
s'étaient tous ligués, malgré leurs différends, pour conjurer le danger
commun.

«Grâce au ciel! s'écria lady Vandeleur, le voici! Le carton, Harry, le
carton!»

Mais Harry se tenait debout, silencieux et désespéré.

«Parlez! ordonna-t-elle, parlez! Où est le carton?»

Et les deux hommes, avec des gestes menaçants, répétèrent la demande.

Harry sortit une poignée de diamants de sa poche. Il était très pâle.

«Voici tout ce qui reste, dit-il; je jure devant Dieu, qu'il n'y a pas
de ma faute, et, si vous voulez avoir un peu de patience, quoique
quelques bijoux soient perdus, je le crains bien, pour toujours,
d'autres, j'en suis sûr, peuvent encore être retrouvés.

--Hélas! s'écria lady Vandeleur, tous nos diamants ont disparu, et je
dois quatre-vingt-dix mille livres pour mes toilettes!

--Madame, répliqua le général, vous auriez pu faire des dettes pour
cinquante fois la somme que vous dites, vous auriez pu me dépouiller de
la couronne et de l'anneau de ma mère, que j'aurais peut-être eu la
lâcheté de vous pardonner quand même. Mais, vous avez volé le diamant du
Rajah, l'oeil de la lumière, comme les Orientaux le nommaient
poétiquement, l'orgueil de Kashgar! Vous m'avez pris le diamant du
Rajah, cria-t-il en levant les mains vers le ciel, tout est fini entre
nous!

--Croyez-moi, général, répondit-elle; voici un des plus agréables
discours que j'aie jamais entendu tomber de vos lèvres; et, puisque nous
devons être ruinés, je pourrai presque bénir ce changement, s'il me
délivre de votre présence. Vous m'avez assez souvent répété que je vous
avais épousé pour votre argent; laissez-moi vous dire maintenant que je
me suis toujours cruellement repentie de ce marché. Si vous étiez encore
à marier, quand vous posséderiez un diamant plus gros que votre tête, je
dissuaderais même ma femme de chambre d'une union aussi peu séduisante.
Quant à vous, Mr. Hartley, continua-t-elle en se tournant vers le
secrétaire, vous avez suffisamment montré dans cette maison vos
précieuses qualités; nous sommes maintenant convaincus que vous manquez
totalement de bravoure, de sens commun, et du respect de vous-même; je
n'ai qu'un conseil à vous donner: éloignez-vous sur-le-champ, et ne
revenez plus. Pour vos gages, vous pourrez prendre rang comme créancier
dans la banqueroute de mon ex-mari.»

Hartley avait à peine compris ces paroles insultantes, que le général
lui en adressait d'autres:

«Et en attendant, monsieur, suivez-moi chez le plus proche commissaire
de police. Vous pouvez en imposer à un soldat crédule, mais l'oeil de la
loi lira votre honteux secret. Si, par suite de vos basses intrigues
avec ma femme, je dois passer ma vieillesse dans la misère, j'entends du
moins que vous ne demeuriez pas impuni. Et le ciel me refusera une très
grande satisfaction, si, à partir d'aujourd'hui, monsieur, vous ne triez
pas de l'étoupe jusqu'à votre dernière heure.»

Là-dessus, le général poussa Harry hors du salon, lui fit descendre
vivement l'escalier et l'entraîna dans la rue, jusqu'au poste de police.

Ici, dit mon auteur arabe, finit la triste HISTOIRE DU CARTON À CHAPEAU.
Mais pour notre infortuné secrétaire, cette aventure fut le commencement
d'une vie nouvelle et plus honorable. La police se laissa aisément
convaincre de son innocence, et, après qu'il eut fourni toute l'aide
possible dans les recherches qui suivirent, il fut même complimenté par
un des chefs du service des _Détectives_, pour l'honnêteté et la
droiture de sa conduite. Plusieurs personnes s'intéressèrent à ce jeune
homme si malheureux; à peu de temps de là, une tante non mariée, dans le
Worcestershire, lui laissa par héritage une certaine somme d'argent.
Avec cela, il épousa l'accorte Prudence et s'embarqua pour Bendigo, ou,
suivant un autre renseignement, pour Trincomalee, satisfait de son sort
et ayant devant lui le meilleur avenir.




HISTOIRE DU JEUNE CLERGYMAN


Le Révérend Mr. Simon Rolles s'était fort distingué dans les sciences
morales et spécialement dans l'étude de la théologie. Son essai sur «la
doctrine chrétienne des devoirs sociaux» lui acquit, au moment de sa
publication, une certaine célébrité à l'Université d'Oxford, et c'était
chose connue dans les cercles cléricaux que le jeune Mr. Rolles avait en
préparation un ouvrage important, un in-folio disait-on, traitant de
l'autorité des Pères de l'Église. Ces hautes capacités, ces travaux
ambitieux, ne lui valaient cependant aucun avancement; il attendait sa
première cure, quand la promenade fortuite qui le conduisit dans une
partie peu fréquentée de Londres, l'aspect paisible et solitaire d'un
jardin délicieux, le bas prix, en outre, du logement qui s'offrait,
l'amenèrent à fixer sa résidence chez Mr. Raeburn, le pépiniériste de
Stockdove Lane.

Ce studieux personnage, Simon Rolles, avait coutume, chaque après-midi,
après avoir travaillé sept ou huit heures sur saint Ambroise ou saint
Jean Chrysostome, de se promener un peu en rêvant au milieu des roses,
et c'était là d'ordinaire un des moments les plus féconds de sa journée.
Mais l'amour même de la méditation et l'intérêt des plus graves
problèmes ne suffisent pas toujours à préserver l'esprit d'un philosophe
des menus chocs et des contacts malsains du monde. Aussi, quand Mr.
Rolles trouva le secrétaire du général Vandeleur dans une si étrange
situation, les vêtements déchirés, le visage sanglant, en compagnie de
son propriétaire, quand il vit ces deux hommes, si peu faits pour être
réunis, changer de couleur et s'efforcer d'éluder ses questions,
surtout, lorsque le premier nia sa propre identité avec une assurance
inqualifiable, oublia-t-il complètement et les Saints et les Pères de
l'Église pour céder à un très vulgaire sentiment de curiosité.

«Je ne puis me tromper, pensa-t-il, c'est Mr. Hartley, cela est hors de
doute. Comment s'est-il mis dans cet état? Pourquoi cache-t-il son nom?
Que peut-il avoir à faire avec un Raeburn?»

Pendant qu'il réfléchissait, une autre particularité attira l'attention
de Rolles. La tête du pépiniériste apparut à une fenêtre de la maison,
et, par hasard, ses yeux rencontrèrent ceux de l'ecclésiastique. Il
parut déconcerté, voire même inquiet, et aussitôt la jalousie fut
violemment baissée.

«Tout cela peut être fort innocent, se dit Simon Rolles; mais j'en
doute. Pour craindre autant d'être observés, pour mentir avec cet
aplomb, il faut que ces deux individus étrangement accouplés complotent
quelque action peu honorable.»

L'inquisiteur qui existe au fond de chacun de nous s'éveilla chez Mr.
Rolles et éleva la voix très haut; d'un pas vif et impatient, qui ne
ressemblait guère à sa démarche habituelle, le jeune homme se mit à
faire le tour du jardin. Lorsqu'il arriva sur le théâtre de l'escalade
de Hartley, ses yeux remarquèrent aussitôt les branches rompues d'un
rosier et sur le sol des traces de piétinements. Il regarda en l'air et
vit des briques endommagées, même un lambeau de pantalon qui flottait,
accroché à un tesson de bouteille. C'était donc là, vraiment, le mode
d'introduction choisi par l'intime ami de Mr. Raeburn! C'était de cette
façon que le secrétaire du général Vandeleur venait admirer un parterre
de roses! Le jeune clergyman sifflota doucement entre ses dents, pendant
qu'il se baissait pour examiner les lieux. Il put facilement retrouver
l'endroit où Harry était tombé après son escalade; il reconnut le large
pied de Raeburn là où il s'était profondément enfoncé, alors qu'il
relevait le malencontreux secrétaire par le collet de son habit; même,
après une inspection plus minutieuse, il crut distinguer des marques de
doigts tâtonnants, comme si quelque chose avait été répandu et ramassé à
la hâte.

«Ma foi, se dit-il, la chose devient extrêmement intéressante.»

Et, au même instant, il aperçut un objet, aux trois quarts enfoui. Il
eut vite fait de le déterrer; c'était un élégant écrin en maroquin, avec
des ornements et des fermoirs dorés. Cet écrin avait été foulé aux pieds
jusqu'à disparaître dans le terreau épais,--de sorte qu'il avait échappé
aux recherches précipitées de Mr. Raeburn. Simon Rolles ouvrit l'écrin,
et, saisi d'étonnement, presque de terreur, il étouffa un cri. Là,
devant lui, sur un lit de velours vert, gisait un diamant d'une grosseur
prodigieuse et de la plus belle eau. Il était de la dimension d'un oeuf
de canard, magnifiquement taillé, sans un défaut; lorsque le soleil
donna dessus, il renvoya une lumière semblable à celle de l'électricité
et parut brûler de mille feux intérieurs dans la main qui le tenait.

Mr. Rolles se connaissait peu en pierres précieuses, mais le diamant du
Rajah était une de ces merveilles célèbres qui s'expliquent
d'elles-mêmes; un sauvage, s'il l'eût trouvé, se serait prosterné devant
lui en adoration comme devant un fétiche. La beauté de la pierre charma
les yeux du jeune clergyman; la pensée de son incalculable valeur
accabla son esprit. Il comprit que ce qu'il tenait là dépassait de
beaucoup les revenus longuement accumulés d'un siège archiépiscopal, que
cela suffisait pour bâtir des cathédrales plus splendides que celle de
Cologne, que l'homme qui possédait un tel objet était à jamais délivré
de la malédiction de la gêne et pouvait suivre ses propres inclinations,
sans inquiétude ni obstacle. Comme il le retournait avec vivacité, les
rayons jaillirent plus éblouissants encore et semblèrent pénétrer
jusqu'au fond de son coeur.

Nos actions décisives sont souvent résolues en un moment et sans que
notre raison y consente. Il en fut ainsi pour Mr. Rolles. Il regarda
autour de lui et, de même que Raeburn auparavant, ne vit que le jardin
en fleur, éclairé par le soleil, les hautes cimes des arbres, et la
maison avec ses fenêtres aux jalousies baissées; en un clin d'oeil, il
eut refermé l'écrin, le fit disparaître dans sa poche et courut vers son
cabinet de travail avec la précipitation d'un criminel. C'en était fait.
Le Révérend Simon Rolles avait volé le diamant du Rajah.

De bonne heure, dans l'après-midi, la police arriva avec Harry Hartley.
Le pépiniériste, éperdu de terreur, apporta aussitôt son butin; les
joyaux furent reconnus et inventoriés en présence du secrétaire. Quant à
Mr. Rolles, il montra la plus parfaite obligeance et sembla communiquer
franchement ce qu'il savait, en exprimant son regret de ne pouvoir faire
davantage pour aider les agents dans l'accomplissement de leur devoir.

«Du reste, ajouta-t-il, je suppose que votre tâche est presque terminée?

--Pas du tout», répondit le policier.

Il raconta le second vol dont Harry avait été victime, en décrivant les
bijoux les plus importants parmi ceux qui n'étaient pas encore
retrouvés, et en s'étendant particulièrement sur le fameux diamant du
Rajah.

«Ce diamant doit valoir une fortune, fit observer Mr. Rolles.

--Dix fortunes, vingt fortunes, monsieur.

--Plus il a de prix, insinua finement Simon, plus il doit être difficile
de le vendre. De tels objets ont une physionomie impossible à déguiser,
et je me figure que le voleur pourrait aussi facilement mettre en vente
la cathédrale de Saint-Paul.

--Oh! sûrement! lui répondit-on; mais, s'il est intelligent, il le
coupera en trois ou en quatre, et il y en aura encore assez pour le
rendre riche.

--Merci, dit le _clergyman_; vous ne pouvez imaginer combien votre
conversation m'intéresse.»

Là-dessus, l'agent, visiblement flatté, reconnut que, dans sa
profession, on savait en effet bien des choses extraordinaires; il prit
congé ensuite.

Mr. Rolles regagna son appartement, qu'il trouva plus petit et plus nu
que d'habitude; jamais les matériaux de son grand ouvrage ne lui avaient
offert aussi peu d'intérêt, et il regarda sa bibliothèque d'un oeil de
mépris. Il prit, volume par volume, plusieurs Pères de l'Église, et les
parcourut; mais ils ne contenaient rien qui pût convenir à sa
disposition d'esprit actuelle.

«Ces vénérables personnages, pensa-t-il, sont, sans aucun doute, des
écrivains de grande valeur, mais ils me semblent absolument ignorants de
la vie. Me voici assez savant pour être évêque, et incapable néanmoins
d'imaginer ce qu'il faut faire d'un diamant volé. J'ai recueilli une
indication de la bouche d'un simple policeman qui en sait plus long que
moi, et, avec tous mes in-folios, je ne puis arriver à me servir de son
idée. Ceci m'inspire une bien faible estime pour l'éducation
universitaire.»

Là-dessus, il bouscula sa tablette de livres; et, prenant son chapeau,
sortit à grands pas de la maison, pour courir vers le club dont il
faisait partie. Dans un lieu de réunion mondaine, il espérait trouver de
bons conseils, réussir à causer avec un membre quelconque qui eût cette
grande expérience de la vie dont les Pères de l'Église étaient
dépourvus. Mais non, la salle de lecture n'abritait que beaucoup de
prêtres de campagne et un doyen. Trois journalistes et un auteur qui
avait écrit sur les Métaphysiques supérieures jouaient au _pool_; rien à
faire avec ceux-ci! À dîner, les plus vulgaires seulement des habitués
du club montrèrent leurs figures banales et effacées. Aucun d'entre eux
non plus, pensa Mr. Rolles, n'en saurait plus long que lui, aucun ne
serait capable de le tirer des difficultés présentes.

À la fin, dans le fumoir, il découvrit un gentleman du port le plus
majestueux et vêtu avec une affectation de simplicité. Il fumait un
cigare et lisait la _Fortnightly Review;_ sa figure était
extraordinairement libre de tout indice de préoccupation ou de fatigue;
il y avait quelque chose dans son air qui semblait inviter à la
confiance et commander la soumission. Plus le jeune clergyman scrutait
ses traits, plus il était convaincu qu'il venait de tomber sur celui qui
pouvait, entre tous, offrir un avis utile.

«Monsieur, commença-t-il, vous excuserez ma hardiesse. Mais sans
préambules, d'après votre apparence, je juge que vous devez être avant
tout, un homme du monde.

--J'ai en effet de grandes prétentions à ce titre, répondit l'étranger
en déposant sa revue avec un regard mélange de surprise et d'amusement.

--Moi, monsieur, continua le clergyman, je suis un reclus, un étudiant,
un compulseur de bouquins. Les événements m'ont fait reconnaître ma
sottise depuis peu et je désire apprendre la vie. Quand je dis la vie,
ajouta-t-il, je n'entends pas ce qu'on en trouve dans les romans de
Thackeray, mais les crimes, les aventures secrètes de notre société, et
les principes de sage conduite à tenir dans des circonstances
exceptionnelles. Je suis un travailleur, monsieur; la chose peut-elle
être apprise dans les livres?

--Vous me mettez dans l'embarras, dit l'étranger; j'avoue n'avoir pas
grande idée de l'utilité des livres, sauf comme amusement pendant un
voyage en chemin de fer. Il existe toutefois, je suppose, quelques
traités très exacts sur l'astronomie, l'agriculture et l'art de faire
des fleurs en papier. Sur les emplois secondaires de la vie, je crains
que vous ne trouviez rien de véridique. Cependant, attendez,
ajouta-t-il; avez-vous lu Gaboriau?»

Mr. Rolles avoua qu'il n'avait même jamais entendu ce nom.

«Vous pouvez recueillir quelques renseignements dans Gaboriau; il est du
moins suggestif; et, comme c'est un auteur très étudié par le prince de
Bismarck, au pire, vous perdrez votre temps en bonne compagnie.

--Monsieur, dit le clergyman, je vous suis infiniment reconnaissant de
votre obligeance.

--Vous m'avez déjà plus que payé, répondit l'autre.

--Comment cela? demanda le naïf Simon.

--Par l'originalité de votre requête», riposta l'étranger. Et, avec un
geste poli, comme pour en demander la permission, il reprit la lecture
de la _Fortnightly Review_.

Avant de rentrer chez lui, Mr. Rolles acheta un ouvrage sur les pierres
précieuses et plusieurs romans de Gaboriau. Il parcourut avidement ces
derniers, jusqu'à une heure avancée de la nuit; mais, bien qu'ils lui
ouvrissent plusieurs horizons nouveaux, il ne put y découvrir, nulle
part, ce qu'on devait faire d'un diamant volé. Il fut du reste fort
ennuyé de trouver ces informations peu complètes, répandues au milieu
d'histoires romanesques, au lieu d'être présentées sobrement, comme dans
un manuel; et il en conclut que si l'auteur avait beaucoup réfléchi sur
ces sujets, il manquait totalement de méthode. Cependant, il accorda son
admiration au caractère et aux talents de M. Lecoq.

«Celui-là, se dit-il, était vraiment un grand homme, connaissant le
monde comme je connais la théologie. Il n'y avait rien ici-bas qu'il ne
pût mener à bien de sa propre main, envers et contre tous. Ciel! s'écria
soudainement Mr. Rolles, n'est-ce pas une leçon? Ne dois-je pas
apprendre à tailler des diamants moi-même?...»

Cette idée le tirait de ses perplexités; il se souvint qu'il connaissait
un joaillier à Édimbourg. Ce Mr. Mac-Culoch ne demanderait pas mieux que
de lui procurer l'apprentissage nécessaire. Quelques mois, quelques
années, peut-être, de travail pénible, et il serait assez expérimenté
pour pouvoir diviser le diamant du Rajah, assez adroit pour s'en
débarrasser avantageusement. Cela fait, il pourrait reprendre à loisir
ses savantes recherches, devenir un étudiant riche, élégant, envié et
respecté de tous. Des visions dorées accompagnèrent son repos et il se
leva avec le soleil, rafraîchi, le coeur léger.

La maison de Mr. Raeburn devait, ce jour-là, être fermée par la police;
il profita de ce prétexte pour hâter son départ. Préparant gaiement ses
bagages, il les transporta à la gare de King's Cross, laissa tout à la
consigne et retourna au club pour y passer l'après-midi.

«Si vous dînez ici ce soir, Rolles, lui dit un de ses amis, vous pourrez
voir deux célébrités: le prince Florizel de Bohême et le vieux John
Vandeleur.

--J'ai entendu parler du prince, répondit Mr. Rolles, et j'ai rencontré
dans le monde le général Vandeleur.

--Le général Vandeleur est un âne! repartit l'autre. Celui-ci est son
frère, l'aventurier le plus hardi, le plus grand connaisseur en pierres
précieuses, et l'un des plus fins diplomates de l'Europe. Ignorez-vous
son duel avec le duc de Val d'Orge, ses exploits et ses cruautés quand
il était dictateur au Paraguay, son habileté pour retrouver les bijoux
de sir Samuel Levi, ses services pendant la rébellion des Indes,
services dont le gouvernement profita, mais que le gouvernement n'osa
pas reconnaître? En vérité votre étonnement me confond! Qu'est-ce donc
que la renommée ou même l'infamie? John Vandeleur a des droits
exceptionnels à l'une et à l'autre. Descendez vite, prenez une table
auprès d'eux et ouvrez vos oreilles. Vous entendrez quelque amusante
conversation, ou je me trompe fort.

--Mais comment les reconnaîtrai-je? demanda le clergyman....

--Les reconnaître! Mais le prince est le plus beau gentilhomme de toute
l'Europe, le seul être vivant qui ait l'air d'un roi; quant à John
Vandeleur, si vous pouvez vous représenter Ulysse à soixante-dix ans et
avec un coup de sabre à travers la figure, vous voyez l'homme. Les
reconnaître, en vérité! Mais, vous pourriez les distinguer l'un et
l'autre dans la foule, un jour de Derby!»

Rolles se précipita dans la salle à manger. Son ami avait dit vrai. Il
était impossible de méconnaître les deux personnages en question. Le
vieux John Vandeleur était d'une force physique remarquable et
visiblement usé par une vie agitée. Il n'avait la tenue ni d'un
militaire, ni d'un marin, ni même d'un cavalier, mais c'était un composé
de tout cela, le résultat et l'expression de maintes habitudes, de
maintes capacités diverses. Ses traits étaient hardis et aquilins; sa
physionomie arrogante et rapace; son air était celui d'un oiseau de
proie, d'un homme d'action, violent et sans scrupules; son abondante
chevelure blanche, la profonde cicatrice qui sillonnait son visage, du
nez à la tempe, ajoutaient une note de sauvagerie à cette tête déjà
menaçante par elle-même.

Dans son noble compagnon, Simon Rolles fut surpris de retrouver le
gentleman qui lui avait recommandé d'étudier Gaboriau. Sans doute le
prince de Bohême, qui fréquentait rarement le club, dont, comme beaucoup
d'autres, il était membre honoraire, attendait John Vandeleur, quand
Simon l'avait abordé le soir précédent.

Les autres convives s'étaient discrètement retirés dans les coins de la
salle, à distance respectueuse du prince; mais Rolles ne se laissa
retenir par aucun sentiment de déférence; avec hardiesse il s'installa
tranquillement à la table la plus proche. La conversation était neuve
pour les oreilles d'un étudiant en théologie. L'ex-dictateur du Paraguay
racontait nombre de choses extraordinaires qui lui étaient arrivées dans
les différentes parties du monde, et le prince y ajoutait des
commentaires plus intéressants encore que les événements eux-mêmes. Un
double sujet d'observation était ainsi offert au jeune clergyman, et il
ne sut lequel admirer davantage de l'acteur capable de tout ou de
l'expert habile qui jugeait si finement la vie, de l'aventurier qui
parlait avec audace de ses risques et de ses épreuves ou de l'homme qui,
à l'égal d'un dieu, semblait tout savoir et n'avoir rien souffert. La
manière d'être de chacun des deux interlocuteurs s'accordait
parfaitement avec ses discours. Le vieux despote se laissait aller à des
brutalités de geste aussi bien que de langage; sa main s'ouvrait, se
refermait et retombait rudement sur la table; sa voix était forte et
impérieuse. Le prince, au contraire, semblait le type même de la
distinction placide; mais le moindre mouvement, la moindre inflexion,
chez lui, avait une signification beaucoup plus grande que la pantomime
passionnée de son compagnon. Même lorsque, comme cela devait souvent
arriver, il faisait allusion à quelque expérience personnelle, la chose
était si adroitement dissimulée qu'elle passait inaperçue.

À la fin, cette curieuse conversation tomba sur les derniers vols commis
et sur le diamant du Rajah.

«Ce diamant serait mieux au fond de la mer, fit observer le prince
Florizel.

--Comme je suis un Vandeleur, répliqua le dictateur du Paraguay, Votre
Altesse doit comprendre que j'exprime un avis contraire.

--Je parle au point de vue de la morale publique, poursuivit le prince.
Des joyaux d'un tel prix devraient être réservés pour la collection d'un
prince ou le Trésor d'une grande nation. Les faire passer dans les mains
du commun des mortels, c'est mettre à prix la vertu elle-même. Si le
rajah de Kashgar, dont j'ai entendu vanter les lumières, désirait
exercer une vengeance éclatante contre ses ennemis d'Europe, il aurait
difficilement pu imaginer mieux, pour arriver à l'accomplissement de son
projet, que l'envoi de cette pomme de discorde. Il n'est pas d'honnêteté
assez robuste pour résister à pareille épreuve. Moi-même, qui ai de
grands devoirs et de grands privilèges, moi-même, Mr. Vandeleur, je
pourrais à peine manier avec sécurité ce morceau de cristal affolant.
Quant à vous, qui êtes un chercheur de diamants, par goût et par
profession, je ne crois pas qu'il y ait un seul crime au monde que vous
ne soyez prêt à commettre, un ami sur la terre que vous ne soyez disposé
à trahir sur-le-champ; je ne sais si vous avez une famille, mais, en
admettant que vous en ayez une, je certifie que vous sacrifieriez même
vos enfants,--et tout cela pourquoi? Non pas pour être plus riche, non
pas pour avoir plus de bien-être et plus d'honneurs, mais simplement
pour appeler le diamant «vôtre», pendant une année ou deux, jusqu'à
votre mort, pour pouvoir, toujours et sans cesse, ouvrir un coffre-fort
et le contempler comme on contemple un tableau!

--C'est vrai, répondit Vandeleur. J'ai fait bien des chasses, depuis la
chasse à l'homme et à la femme jusqu'à la chasse aux moustiques. J'ai
plongé pour avoir du corail, j'ai poursuivi des baleines et des tigres,
et je déclare qu'un diamant est la plus belle de toutes les proies. Il a
la beauté et la valeur; lui seul nous récompense réellement des fatigues
de la chasse. À l'heure qu'il est, ainsi que Votre Altesse peut
l'imaginer, je suis une piste. J'ai un flair sûr, une grande expérience;
je connais chacune des pierres que renferme la collection de mon frère,
comme un berger connaît son troupeau. Et que je meure, si je ne les
retrouve pas toutes sans exception.

--Sir Thomas Vandeleur vous devra une grande reconnaissance, dit le
prince.

--Je n'en suis pas très sûr, riposta le vieux brigand. Un des Vandeleur
m'en devra, Thomas ou John,--Pierre ou Paul, nous sommes tous des
apôtres.

--Je ne comprends pas bien...» dit le prince avec quelque dégoût.

Au même instant un domestique vint informer Mr. Vandeleur que sa voiture
était à la porte.

Mr. Rolles regarda la pendule et vit que, lui aussi, devait s'en aller.
Cette coïncidence le frappa d'une façon désagréable, car il désirait ne
plus revoir jamais le terrible chercheur de diamants.

Un travail excessif ayant un peu ébranlé ses nerfs, le jeune clergyman
avait pris l'habitude de voyager de la façon la plus luxueuse; cette
fois, il avait retenu une place dans le _sleeping-car_.

«Vous serez à votre aise, dit le conducteur; il n'y a personne dans le
compartiment, seulement un vieux gentleman à l'autre bout.»

L'heure approchant, on examinait les billets, quand Mr. Rolles aperçut
son compagnon de voyage, que plusieurs facteurs aidèrent à monter;
certes il n'y avait pas un homme sur la terre dont il n'eût préféré le
voisinage, car c'était le vieux John Vandeleur, l'ex-dictateur du
Paraguay.

Les _sleeping-cars_, sur la ligne, étaient divisés en trois
compartiments, un à chaque bout pour les voyageurs, et un au centre,
muni de tous les aménagements d'un cabinet de toilette. Une porte
roulant sur des coulisses séparait chacun des deux premiers du lavabo;
mais, comme il n'y avait ni verrous, ni serrures, on se trouvait, en
somme, sur un terrain commun.

Quand Mr. Rolles eut étudié sa position, il se reconnut sans défense.
S'il prenait envie au dictateur de lui rendre visite pendant la nuit, il
ne pouvait faire autrement que de le recevoir; il n'avait aucune
possibilité de barricade et restait découvert devant l'attaque comme
s'il eût été couché au milieu des champs. Cette situation lui causa une
véritable angoisse. Il se souvint avec inquiétude des propos cyniques
qu'il avait surpris à table, pendant le dîner, de la profession de foi
immorale qu'il lui avait entendu faire au prince scandalisé. Il se
rappela aussi avoir lu que certaines personnes étaient douées d'une
singulière vivacité de perception pour sentir le voisinage de métaux
précieux: à travers les murs et même à une distance considérable,
dit-on, elles devinent la présence de l'or. Ne pouvait-il en être de
même pour les pierreries? Et, s'il en était ainsi, qui donc était plus
apte à posséder ce sens transcendant que celui qui se glorifiait du nom
de Chasseur de diamants? D'un tel homme, il avait tout à craindre; aussi
fit-il des voeux ardents pour l'arrivée du jour.

En même temps, il ne négligea aucune précaution, cacha son diamant dans
la poche la plus intime de tout un système compliqué de pardessus, et
dévotement se mit sous la garde de la Providence.

Le train poursuivait vers le nord sa course habituelle, égale et rapide;
la moitié du trajet fut parcourue avant que le sommeil ne commençât à
l'emporter sur l'inquiétude dans l'esprit de Mr. Rolles. Pendant quelque
temps il résista à son influence; mais, de plus en plus, la fatigue
s'imposait; un peu avant York il fut contraint de s'étendre sur un des
lits de repos et de laisser ses yeux se fermer; presque aussitôt le
jeune clergyman perdit conscience de la réalité. Sa dernière pensée fut
pour son terrible voisin.

Lorsqu'il s'éveilla, il eût fait encore nuit noire sans la flamme
vacillante de la lampe voilée, et le grondement, la trépidation continus
prouvaient que le train ne ralentissait pas sa marche. Saisi d'une sorte
de panique, Simon se dressa brusquement, car il venait d'être tourmenté
par les rêves les plus pénibles. Quelques secondes se passèrent avant
qu'il ne redevînt maître de lui, et même quand il eut repris l'attitude
horizontale, le sommeil continua de le fuir. Il restait étendu, tout
éveillé, le cerveau dans un état de violente agitation, les yeux fixés
sur la porte du cabinet de toilette. Enfonçant son feutre ecclésiastique
sur son front, pour se protéger contre la lumière, il eut recours aux
expédients habituels, tels que compter jusqu'à mille, sans penser à
rien, par lesquels les malades d'expérience ont l'habitude d'appeler le
sommeil. Dans le cas de Mr. Rolles tous les moyens furent sans
efficacité; il était harassé par une douzaine d'inquiétudes différentes.
Ce vieillard, à l'autre bout de la voiture, le hantait sous les formes
les plus sinistres; et, quelque position qu'il prit, le diamant dans sa
poche lui causait une sensible souffrance physique. Il brûlait, il était
trop gros, il lui meurtrissait les côtes, et il y avait
d'infinitésimales fractions de secondes, pendant lesquelles il avait
presque envie de le jeter par la fenêtre.

Pendant qu'il gisait ainsi, un singulier accident arriva.

La porte à coulisses remua un peu, puis davantage; elle fut finalement
entrouverte. La lampe du cabinet de toilette n'était pas voilée et à sa
lumière, par l'ouverture éclairée, Simon Rolles put voir la tête
attentive de Mr. John Vandeleur. Il sentit que le regard de ce dernier
s'arrêtait avec insistance sur sa propre figure; l'instinct de la
conservation le poussa aussitôt à retenir son souffle et à réprimer le
moindre mouvement; les yeux baissés, il surveilla en dessous
l'indiscret. Un moment après la tête disparut et la porte du cabinet de
toilette fut refermée.

Le dictateur n'était pas venu pour attaquer, mais pour observer; son
action n'était pas celle d'un homme qui en menace un autre, mais celle
d'un homme menacé lui-même. Si Mr. Rolles avait peur de lui, il semblait
que, lui, de son côté, ne fût pas très tranquille sur le compte de Mr.
Rolles. Il était venu, probablement, pour se convaincre que son unique
compagnon de route dormait; rassuré sur ce point, il s'était aussitôt
retiré.

Le clergyman sauta sur ses pieds; l'extrême terreur avait fait place à
une réaction de témérité. Il réfléchit que le bruit du train filant à
toute vapeur étouffait tout autre bruit, et il résolut, coûte que coûte,
de rendre la visite qu'il venait de recevoir. Se dépouillant de son
manteau, qui eût pu entraver la liberté de ses mouvements, il entra dans
le cabinet de toilette et s'arrêta pour écouter. Comme il l'avait
pressenti, on ne pouvait rien entendre, sauf ce fracas du train en
marche; posant sa main sur la porte du côté le plus éloigné, il se mit,
avec précaution, à l'ouvrir d'environ six pouces. Alors il s'arrêta et
ne put retenir une exclamation de surprise.

John Vandeleur portait un bonnet de voyage en fourrure, avec des pans
pour protéger les oreilles; et ceci, joint au bruit de l'express,
expliquait son ignorance de ce qui se passait. Il est certain, du moins,
qu'il ne leva pas la tête, et poursuivit son étrange occupation. Entre
ses jambes était une boîte à chapeau ouverte. D'une main il tenait la
manche de son pardessus de loutre, de l'autre, un énorme couteau, avec
lequel il venait de couper la doublure de cette manche. Mr. Rolles avait
lu que quelques personnes portaient leur argent dans une ceinture, et
comme il ne connaissait que les ceintures en usage au jeu de cricket, il
n'avait jamais bien compris comment cela pouvait se faire. Mais là,
devant ses yeux, se produisait une chose beaucoup plus originale; car
John Vandeleur portait des diamants dans la doublure de sa manche; et
même, pendant que le jeune clergyman continuait d'épier, il put voir les
pierres tomber en étincelant, l'une après l'autre, au fond de la boîte à
chapeau.

Rivé au sol, il suivit des yeux cette extraordinaire besogne. Les
diamants étaient pour la plupart petits et difficiles à distinguer.
Soudain le dictateur parut rencontrer un obstacle; le dos courbé sur sa
tâche, il employa les deux mains, mais ce ne fut qu'après un effort
considérable, qu'il tira de la doublure une grande couronne de diamants;
pendant quelques secondes il la tint en l'air, pour la mieux examiner,
avant de la placer avec le reste, dans la boîte à chapeau. Cette
couronne fut un trait de lumière pour Mr. Rolles; il la reconnut
immédiatement, comme ayant fait partie du trésor volé à Harry Hartley
par le vagabond. Il n'y avait pas moyen de se tromper; elle était
exactement telle que l'agent de police l'avait décrite; il y avait les
étoiles de rubis avec une grosse émeraude au centre; il y avait les
croissants entrelacés, il y avait les pendants taillés en poire, chacun
formé d'une seule pierre, qui donnaient une valeur singulière à la
couronne de lady Vandeleur.

Mr. Rolles fut immensément soulagé; le dictateur était impliqué dans
l'affaire autant que lui-même; aucun des deux ne pourrait rien dire
contre l'autre. Dans le premier moment de satisfaction, il laissa
échapper un soupir; et, comme sa poitrine avait souffert de l'arrêt de
sa respiration, comme sa gorge était sèche, le soupir fut
involontairement suivi d'une petite toux.

Mr. Vandeleur leva la tête; une sombre et implacable colère contracta
ses sourcils; ses yeux s'ouvrirent démesurément et sa mâchoire
inférieure s'abaissa avec une expression d'étonnement qui approchait de
la fureur. D'un geste instinctif, il avait couvert la boîte avec son
manteau. Pendant une demi-minute, les deux hommes se regardèrent en
silence. Ce moment ne fut pas long, mais il suffit à Mr. Rolles; ce
novice était, nous l'avons dit, de ceux qui prennent rapidement une
décision dans les occasions graves; il résolut d'agir d'une manière
singulièrement audacieuse, et, tout en comprenant qu'il jouait sa vie
sur un hasard, il parla le premier:

«Excusez-moi», dit-il.

Le dictateur frissonna légèrement, et, lorsqu'il répondit, sa voix était
rauque.

«Que cherchez-vous ici, monsieur?

--Les diamants ont pour moi un intérêt tout particulier, répondit Mr.
Rolles d'un air aussi calme que s'il eût été en pleine possession de
lui-même. Deux connaisseurs doivent entrer en rapport. J'ai là une
bagatelle qui m'appartient et qui pourra peut-être me servir
d'introduction.»

Ce disant il tira tout naturellement l'écrin de sa poche, fit étinceler,
l'espace d'une seconde, le diamant du Rajah, puis le remit aussitôt en
sûreté.

«Il était jadis à votre frère», ajouta-t-il.

John Vandeleur continuait à le considérer d'un air ahuri, mais il ne
parla ni ne bougea.

«J'ai été charmé de constater, reprit le jeune homme, que nous avions
des pierres de la même collection.»

L'autre se taisait, anéanti par la surprise.

«Pardon, dit-il enfin, je commence à m'apercevoir que je deviens vieux!
Je ne suis positivement pas préparé à de certains petits incidents comme
celui-ci. Mais éclairez-moi sur un point; mes yeux me trompent-ils, ou
êtes-vous tout de bon un ecclésiastique?

--Je suis dans les ordres, répondit Mr. Rolles.

--Bien! s'écria l'autre; tant que je vivrai, je ne veux plus entendre
jamais prononcer un seul mot contre ceux de votre habit.

--Vous me comblez, dit Mr. Rolles.

--Oui, pardonnez-moi, répéta Vandeleur, pardonnez-moi, jeune homme. Vous
n'êtes pas un lâche, il me reste cependant à savoir si vous n'êtes pas
le dernier des fous. Peut-être, continua-t-il en se renversant sur son
siège, peut-être consentirez-vous à me donner quelques détails. Je dois
supposer que vous aviez un but, pour agir avec une impudence aussi
stupéfiante, et j'avoue que je suis curieux de le connaître.

--C'est très simple, répondit le clergyman; cela vient de ma grande
inexpérience de la vie.

--J'aimerais à en être persuadé», riposta Vandeleur.

Alors Simon lui raconta toute l'histoire, depuis l'heure où il avait
trouvé le diamant du Rajah dans le jardin d'un pépiniériste, jusqu'au
moment où il avait quitté Londres par le train express. Il y ajouta un
rapide aperçu de ses sentiments et de ses pensées durant le voyage et
conclut par ces mots:

«Quand je reconnus la couronne, je sus que nous étions dans une
situation identique vis-à-vis de la société, et cela m'inspira une idée
que, j'espère, vous ne trouverez pas mal fondée. Je me dis que vous
pourriez devenir en quelque sorte mon associé dans les difficultés et
dans les profits de mon entreprise. À quelqu'un de votre savoir spécial
et de votre incontestable expérience, la vente du diamant donnerait peu
d'embarras, tandis que pour moi, c'est une chose de toute impossibilité.
D'autre part, j'ai réfléchi que la somme que je perdrais en coupant le
diamant, et cela probablement d'une main maladroite, me permettrait de
vous payer très généreusement votre aide. Le sujet était délicat à
entamer et je manque peut-être de tact. Mais je dois vous prier de vous
souvenir que, pour moi, la situation est absolument nouvelle et que je
suis entièrement ignorant de l'étiquette en usage. Je crois, sans
vanité, que j'eusse pu vous marier ou vous baptiser d'une manière très
acceptable; mais chacun a ses aptitudes en ce monde, cette sorte de
marché ne figurait pas sur la liste de mes talents.

--Je n'ai pas l'intention de vous flatter, répondit Vandeleur, mais, sur
ma foi, vous montrez des dispositions extraordinaires pour la vie
criminelle.... Vous possédez plus de talents que vous ne pouvez
l'imaginer, et, quoique j'aie vu nombre de coquins dans les différentes
parties du monde, je n'en ai jamais rencontré un qui fût aussi cynique
que vous. Réjouissez-vous, monsieur, vous êtes enfin dans votre
véritable voie! Quant à vous aider, vous pouvez me commander à votre
volonté. Je dois simplement passer une journée à Édimburg, pour des
affaires qui concernent mon frère; ceci terminé, je retourne à Paris, où
je réside habituellement. Libre à vous de m'accompagner. Et, avant un
mois, j'aurai amené, je pense, notre petite besogne à une conclusion
satisfaisante.»

Ici, contrairement à toutes les règles de son art, notre auteur arabe
arrête l'HISTOIRE DU JEUNE CLERGYMAN. Je regrette et je condamne de tels
procédés; mais je dois suivre mon original, et renvoyer le lecteur, pour
la fin des aventures de Mr. Simon Rolles, au prochain numéro de la
série, l'HISTOIRE DE LA MAISON AUX PERSIENNES VERTES.




HISTOIRE DE LA MAISON AUX PERSIENNES VERTES


Francis Scrymgeour, domicilié à Édimbourg, employé à la banque
Écossaise, avait atteint ses vingt-cinq ans dans l'atmosphère d'une vie
paisible, honorable et toute de famille. En bas âge, il perdit sa mère;
son père, homme de sens et d'une extrême probité, lui fit donner une
excellente éducation scolaire, en même temps qu'il lui inculquait des
habitudes d'ordre et d'économie. Affectueux et docile, Francis profita
avec zèle de ces avantages et, dans la suite, se consacra coeur et âme à
des fonctions assez ingrates. Ses distractions principales consistaient
en une promenade chaque samedi, un dîner de famille de temps à autre et
une excursion annuelle d'une quinzaine de jours dans les montagnes ou
même sur le continent. Il gagnait à vue d'oeil dans l'estime de ses
supérieurs et jouissait déjà d'un traitement de deux cents livres
sterling, avec espérance de le voir s'élever ultérieurement jusqu'au
double de cette somme. Peu de jeunes gens étaient plus satisfaits de
leur sort que Francis Scrymgeour, peu, il faut le dire, aussi laborieux
et, aussi remplis de bonne volonté. Le soir, après avoir lu le journal,
il jouait quelquefois de la flûte pour amuser son père, qui lui
inspirait le plus tendre respect.

Un jour, il reçut d'une étude d'avoué très connue dans la ville un
billet réclamant la faveur d'une entrevue immédiate. La lettre portait
sur son enveloppe les mots «personnelle et confidentielle», et lui était
adressée non pas chez lui, mais à la banque; deux détails insolites qui
excitèrent au plus haut point sa curiosité.

Il se rendit donc avec empressement à cette sommation. L'avoué
l'accueillit gravement, le pria de s'asseoir et, dans le langage ardu
d'un homme d'affaires consommé, procéda, sans plus de préambules, à
l'exposé de la question.

Une personne qui devait rester inconnue, mais qu'il avait toutes les
raisons possibles de considérer, bref, un personnage de quelque
notoriété dans le pays, désirait faire à Francis une pension annuelle de
cinq cents livres sterling, le capital étant confié aux soins de l'étude
et de deux dépositaires qui devaient également garder l'anonyme. Cette
libéralité était subordonnée à de certaines conditions, dont aucune,
d'ailleurs, n'impliquait rien d'excessif ni de déshonorant.

L'avoué répéta ces derniers mots avec une emphase qui semblait indiquer
le désir de ne pas s'engager davantage.

Francis lui demanda de quelle nature étaient ces conditions.

«Comme je vous l'ai deux fois fait remarquer, répondit-il, elles ne sont
ni excessives ni déshonorantes; mais en même temps je ne puis vous
dissimuler qu'elles sont d'une espèce peu commune. En vérité, le cas est
dans l'ensemble si parfaitement en dehors de nos pratiques ordinaires
que si j'ai consenti à m'en charger, c'est par égard pour la réputation
du gentleman qui me le confiait et, permettez-moi d'ajouter, Mr.
Scrymgeour, poussé par l'estime que des rapports, bien fondés, je n'en
doute pas, m'ont inspirée pour votre personne.»

Francis le supplia d'être plus explicite.

«Vous ne sauriez croire, dit-il, à quel point ces conditions
m'inquiètent.

--Elles sont au nombre de deux, répliqua l'homme de loi, de deux
seulement, et vous vous rappellerez que la somme dont il s'agit s'élève
à cinq cents livres par an, sans frais; j'avais omis d'ajouter, sans
frais.»

L'avoué fixa sur son nouveau client un regard solennel.

«La première, poursuivit-il, est extrêmement simple. Vous vous trouverez
à Paris dans l'après-midi du dimanche 15 de ce mois; vous vous
présenterez au bureau de location de la Comédie-Française, où vous
trouverez un coupon pris en votre nom, qui vous attend. Vous êtes prié
de rester assis tout le temps du spectacle à la place retenue; voilà
pour la première condition.

--J'aurais certainement préféré que ce fût un jour de semaine, répondit
Francis, qui était très religieux, mais après tout, pour une fois....

--Et à Paris, cher monsieur, ajouta l'avoué d'un ton conciliant; je suis
moi-même quelque peu timoré, mais dans les circonstances présentes, et à
Paris, je n'hésiterais pas un instant.»

Et tous les deux de rire ensemble.

«L'autre condition est plus importante. Il s'agit d'un mariage. Mon
client, prenant à votre bonheur un intérêt profond, désire vous guider
dans le choix d'une épouse. Il désire vous guider absolument,
entendez-le bien.

--Expliquons-nous, je vous prie, interrompit Francis. Dois-je épouser
quiconque il plaira à cette invisible personne de me présenter, fille ou
veuve, blanche ou noire?

--Je puis vous assurer, répondit l'avoué, que votre bienfaiteur tiendra
compte des rapports d'âge et de position. Quant à la race, j'avoue que
ce point m'a échappé et que j'ai omis de m'en informer; qu'à cela ne
tienne, je vais, si vous le désirez, en prendre note, et vous en serez
avisé à bref délai.

--Monsieur, dit Francis, il reste à savoir si tout ceci n'est pas une
indigne mystification. Ce que vous m'exposez est inexplicable,
invraisemblable. Tant que je ne pourrai voir plus clair, ni découvrir
quelque motif plausible, je vous déclare que je refuse de me prêter à
cette opération. Si vous ne connaissez pas le fond des choses, si vous
ne le devinez pas ou si vous n'êtes pas autorisé à le dire, je prends
mon chapeau et je retourne à ma banque.

--Je ne sais rien, répondit l'avoué, mais je devine souvent assez juste.
Pour moi, votre père seul est à la source de ce mystère.

--Mon père! s'écria Francis avec un geste de dédain. Le digne homme n'a
jamais rien eu de caché pour moi, ni une pensée ni un sou!

--Vous ne m'avez pas compris, dit l'avoué. Ce n'est pas à M. Scrymgeour
aîné que je fais allusion, car il n'est pas votre père. Quand sa femme
et lui s'établirent à Édimbourg, vous aviez déjà près d'un an et il y
avait trois mois à peine que vous étiez confié à leurs soins. Le secret
a été bien gardé, mais tel est le fait. Votre père est inconnu et,
encore une fois, je suis persuadé qu'il est l'auteur des offres que je
suis chargé de vous transmettre.»

Il serait difficile de peindre la stupéfaction de Francis à cette
communication imprévue.

«Monsieur, dit-il, confondu, après des révélations aussi foudroyantes,
vous voudrez bien m'accorder quelques heures de réflexion. Vous saurez
ce soir ce que j'aurai décidé.»

L'avoué loua sa prudence, et Francis, s'étant excusé à la banque sous un
prétexte quelconque, gagna la campagne, où il fit une longue promenade
solitaire pour mieux passer en revue les différents aspects de cette
curieuse aventure. Le sentiment, agréable à tout prendre, de son
importance personnelle le rendait d'autant plus circonspect, mais
cependant le résultat de ses méditations ne pouvait être douteux. La
chair est faible; la rente de cinq cents livres sterling et les
conditions singulières qui y étaient attachées, tout cela avait un
attrait irrésistible. Il se découvrit une répugnance extrême pour ce nom
de Scrymgeour auquel longtemps il n'avait rien reproché, puis il
commença à trouver bien méprisables les horizons bornés de sa vie
d'autrefois, et, quand enfin son parti fut pris, il marcha avec un
sentiment de liberté et de force jusqu'alors inconnu; les perspectives
les plus joyeuses s'ouvraient devant lui. Il n'eut qu'un mot à dire à
l'avoué et immédiatement un chèque représentant deux trimestres arriérés
lui fut remis, car, par une attention délicate, la rente était antidatée
du 1er janvier. Avec ce chiffon de papier en poche, il revint chez lui;
l'entresol de Scotland street lui parut mesquin; pour la première fois
ses narines se révoltèrent contre l'odeur de la cuisine; il observa chez
son père adoptif quelques insuffisances de manières, quelques manques de
distinction qui le surprirent et le choquèrent. Bref, il se décida à
partir dès le lendemain pour Paris.

Arrivant dans cette ville bien avant la date indiquée, il s'installa
dans un modeste hôtel fréquenté par des Anglais et des Italiens, et là,
il résolut de se perfectionner dans la connaissance de la langue
française. À cet effet, il prit un maître deux fois par semaine, engagea
de longues conversations avec des personnes errantes dans les
Champs-Élysées et fréquenta tous les théâtres. Ses habits avaient été
renouvelés, il se faisait raser et coiffer chaque matin, ce qui lui
donnait un air étranger et semblait effacer la vulgarité des années
écoulées. Enfin le fameux samedi arriva; il se rendit au bureau du
Théâtre Français. À peine eut-il dit son nom qu'un employé lui remit le
coupon dans une enveloppe dont l'adresse était encore humide.

«On vient de le prendre à l'instant, dit ce personnage.

--Vraiment! s'écria Francis. Puis-je vous demander quelle mine avait le
monsieur qui est venu?

--Oh! votre ami n'est pas difficile à peindre. C'est un beau vieillard,
grand et fort, à cheveux blancs, et portant au travers du visage une
cicatrice de coup de sabre. Un homme ainsi marqué se laisse reconnaître.

--Sans doute; merci de votre obligeance.

--Il ne doit pas être bien loin; en vous dépêchant vous pourrez
peut-être le rejoindre.»

Francis ne se le fit pas répéter deux fois et, s'élançant hors du
théâtre, il plongea ses regards avidement dans toutes les directions.
Malheureusement plus d'un homme à cheveux blancs était en vue, et, bien
qu'il se mit en devoir de les rattraper tous les uns après les autres,
pas un n'avait le coup de sabre. Pendant près d'une demi-heure il
explora les rues du voisinage, jusqu'à ce que, reconnaissant la folie de
cette recherche, il pensa qu'une promenade serait le moyen le meilleur
pour calmer son émotion; car le brave garçon avait été profondément
troublé par cette quasi-rencontre avec celui qui était, il n'en pouvait
douter, l'auteur de ses jours.

Le hasard le conduisit par la rue Drouot et la rue des Martyrs jusqu'au
boulevard extérieur, et ce hasard-là le servit mieux que tous les
calculs; bientôt, en effet, il aperçut deux hommes qui, assis sur un
banc, semblaient absorbés dans un dialogue des plus animés. L'un était
jeune, brun, de belle apparence et portait, malgré son habit séculier,
le sceau indélébile de l'ecclésiastique; l'autre répondait en tous
points à la description donnée par l'employé du théâtre. Francis sentit
son coeur battre à se rompre dans sa poitrine il allait entendre la voix
de son père! Faisant un détour, il vint sans bruit s'asseoir derrière le
couple en question, qui, tout entier à ses affaires, ne prit pas garde à
lui. La conversation avait lieu en anglais.

«Vos soupçons perpétuels commencent à m'ennuyer, Rolles, disait le
vieillard. Je fais ce que je peux, vous dis-je; un homme ne se procure
pas des millions en un jour. D'ailleurs de quoi vous plaignez-vous? Ne
vous ai-je pas écouté par pure complaisance, vous, un étranger, et ne
vivez-vous pas de mes générosités?

--Dites de vos avances, Mr. Vandeleur, répliqua vertement le jeune
homme.

--Avances, si vous voulez, et intérêt au lieu de complaisance si vous le
préférez, fit le vieillard d'un ton irrité. Je ne suis pas ici pour
chicaner sur des mots. Les affaires sont les affaires, et je vous
rappellerai que les vôtres sont trop louches pour les airs que vous
prenez. Fiez-vous à moi ou adressez-vous à un autre; mais, de grâce,
trêve à vos jérémiades.

--J'apprends à connaître le monde, dit le jeune homme, et je vois
maintenant que si vous avez beaucoup de motifs pour me duper, vous n'en
avez aucun, en revanche, pour agir honnêtement. Moi non plus, je
n'éplucherai pas les mots: c'est pour vous-même que vous voulez le
diamant; vous le savez bien, osez dire le contraire!... N'avez-vous pas
déjà contrefait ma signature et fouillé mon logement en mon absence? Je
comprends la raison de tous ces délais; vous guettez votre proie,
parbleu, chasseur de diamant, et par moyens honnêtes ou non vous
l'aurez! Il faut que cela cesse, vous dis-je; ne me poussez pas à bout
ou je vous promets une surprise de ma façon.

--C'est bien à vous de menacer! répondit Vandeleur. Deux autres, vous le
savez, peuvent se donner ce plaisir. Mon frère est à Paris, la police
est sur ses gardes, et, si vous persistez à me fatiguer de vos plaintes,
je vous préparerai aussi une petite surprise, Mr. Rolles; mais la mienne
sera unique et bonne. Comprenez-vous, ou faut-il vous parler hébreu?
Toutes choses ont des bornes et ma patience aussi. Mardi à sept heures,
pas un jour, pas une heure, pas une seconde avant, quand il s'agirait de
vous sauver la vie; et, si vous ne voulez pas attendre, allez au diable;
bon voyage.»

Ce disant, le dictateur se leva; secouant la tête et brandissant sa
canne d'un air furieux, il se mit en marche dans la direction de
Montmartre, tandis que son compagnon demeurait assis sur le banc dans
l'attitude d'un découragement profond.

Quant à Francis, comment dire sa consternation, son épouvante?
L'espérance et la tendresse qui agitaient son coeur au moment où il
s'était assis sur ce banc avaient fait place à l'horreur, au désespoir
le plus complet; sa pensée se porta involontairement vers le vieux
Scrymgeour, qui lui apparut comme un père autrement bon et respectable
que cet intrigant irascible et dangereux. Néanmoins il garda sa présence
d'esprit, et, sans perdre une minute, s'élança sur les pas du vieillard
balafré, à qui la colère semblait donner des ailes. Absorbé dans des
pensées furieuses, John Vandeleur marchait sans songer à regarder
derrière lui. Il s'arrêta très haut dans la rue Lepic, devant une maison
à deux étages garnie de persiennes vertes; de là on devait dominer tout
Paris et jouir de l'air pur des hauteurs. Toutes les fenêtres donnant
sur la rue étaient hermétiquement closes; quelques arbres montraient
leur tête par-dessus un mur élevé que hérissaient des pointes de fer;
John Vandeleur tira une clef de sa poche, ouvrit une porte et disparut.

Une fois seul, Francis s'arrêta et regarda autour de lui. Le quartier
était désert et l'hôtel isolé au milieu du jardin; il devenait
impossible de continuer l'espionnage. Pourtant, un examen plus attentif
lui fit remarquer que le pignon d'une grande maison située à quelques
pas de là donnait sur le jardin, et que dans ce pignon une fenêtre était
percée. Il interrogea la façade et vit suspendu un écriteau: _Chambres
non meublées à louer_ _au mois_. Il s'informa; la chambre ayant vue sur
le jardin se trouvait précisément vacante. Francis n'hésita pas: il prit
cette chambre, paya d'avance et retourna à son hôtel chercher ses
bagages.

Que le vieillard au coup de sabre fût ou non son père, que la piste
qu'il suivait fût fausse ou non, en tout cas, il avait évidemment mis le
doigt sur un noir mystère et il se promit de ne pas quitter son
embuscade tant qu'il ne l'aurait point débrouillé.

De la fenêtre de son nouveau logis, Francis dominait complètement le
jardin de la maison aux persiennes vertes. Immédiatement en dessous de
lui, un assez beau marronnier ombrageait deux tables rustiques sur
lesquelles on devait dîner durant les grandes chaleurs de l'été. À part
une étroite allée sablée conduisant de la véranda à la porte de la rue,
et un petit espace laissé libre entre les tables et la maison, le sol
était entièrement recouvert par une végétation épaisse. Posté derrière
sa jalousie, car il n'osait l'ouvrir de peur d'attirer l'attention,
Francis observait la place sans rien voir de très significatif quant aux
moeurs de ses habitants. En somme, c'était un jardin de couvent et la
maison avait l'air d'une prison; on ne pouvait guère déduire de ce fait
que des habitudes de retraite et le goût de la solitude. Les persiennes
étaient toutes closes, la porte de la véranda fermée, le jardin, autant
qu'il en pouvait juger, absolument désert; une petite fumée bleuâtre,
s'échappant discrètement d'une des cheminées, révélait seule la présence
d'êtres vivants.

Pour se donner une contenance et ne pas rester oisif, Francis avait
acheté une géométrie d'Euclide en français. Assis par terre et appuyé au
mur, il se mit à copier et à traduire, le dos de sa valise lui servant
de pupitre, car il n'avait ni table ni chaise. De temps à autre il
allait jeter un coup d'oeil sur la maison aux persiennes vertes: les
fenêtres restaient obstinément fermées et le jardin vide.

Sa vigilance persévérante n'était pas récompensée et il commençait à
s'assoupir quand, entre neuf et dix heures, un coup de sonnette le tira
brusquement de sa torpeur; il se précipita vers son observatoire et
arriva à temps pour entendre grincer des serrures et remuer des chaînes.
Mr. Vandeleur, enveloppé d'une robe de chambre de velours noir et coiffé
d'un bonnet pareil, se montra ensuite une lanterne à la main, sortit de
la véranda et atteignit la porte grillée de la rue. Nouveau bruit de
verrous et de ferraille, puis Francis vit le mystérieux vieillard
revenir en escortant un individu de mine abjecte.

Une demi-heure après, le visiteur fut reconduit et Mr. Vandeleur, posant
sa lanterne sur la table rustique, acheva tranquillement son cigare sous
le marronnier. Francis, qui, entre deux branches, ne perdait de vue
aucun de ses gestes, crut deviner à ses sourcils froncés et à la
contraction de ses lèvres, qu'une pensée pénible le préoccupait. Tout à
coup une voix de jeune fille se fit entendre dans la maison.

«Dix heures! criait-elle.

--J'y vais», répondit John Vandeleur.

Il jeta son bout de cigare, reprit la lanterne et disparut sous la
véranda. Dès que la porte fut fermée, l'obscurité et le silence le plus
complet régnèrent autour de la maison, et Francis eut beau écarquiller
les yeux, il ne put découvrir le moindre rayon de lumière entre les
lames des persiennes. Les chambres à coucher, pensa-t-il, étaient de
l'autre côté. Il comprit la véritable raison de ce fait quand, le
lendemain, il revint à son observatoire dès l'aube, la dureté de sa
couche sur le plancher ne l'engageant pas à prolonger son sommeil. Les
persiennes s'ouvrirent toutes, mues par un ressort intérieur, et
découvrirent des rideaux de fer semblables aux fermetures des boutiques,
qui se relevèrent par un procédé analogue. Pendant une heure, les
chambres restèrent ouvertes à l'air frais du matin, puis Mr. Vandeleur
referma les volets de sa propre main. Tandis que Francis observait avec
étonnement toutes ces précautions, la porte de la maison s'ouvrit et une
jeune fille vint regarder dans le jardin. Elle rentra moins de deux
minutes après, mais ces deux minutes suffirent pour révéler aux yeux
éblouis de Francis les charmes les plus captivants. Une telle apparition
n'excita pas seulement sa curiosité, elle lui remit au coeur le courage
et l'espérance. Les allures suspectes de son père supposé cessèrent de
hanter son esprit; dès ce moment il adopta avec joie sa nouvelle
famille; que la jeune fille dût devenir sa soeur ou bien sa femme, il ne
doutait pas qu'elle ne fût un ange. Ce fut avec une terreur subite qu'il
réfléchit qu'après tout il ne savait pas grand-chose et avait pu se
tromper en suivant Mr. Vandeleur.

Le portier, qu'il interrogea, lui donna peu de renseignements, mais ce
peu avait quelque chose de mystérieux et d'équivoque. Le locataire du
petit hôtel voisin était un Anglais prodigieusement riche et très
excentrique dans ses allures. Il possédait d'importantes collections, et
c'était pour les protéger qu'il avait fait poser ces pointes de fer sur
le mur, ces contrevents métalliques et tous ces systèmes compliqués de
serrures. Il vivait là seul avec Mademoiselle et une vieille servante,
ne voyant personne, sauf quelques visiteurs singuliers avec lesquels il
semblait avoir des affaires.

«Est-ce que Mademoiselle est sa fille? demanda Francis.

--Certainement, répondit le portier, c'est la fille de la maison, et
vous ne vous en douteriez guère à la voir travailler! Riche comme il
l'est, Mr. Vandeleur envoie pourtant sa _demoiselle_ au marché, le
panier au bras, ni plus ni moins qu'une servante.

--Mais les collections? reprit Francis.

--Monsieur, il paraît qu'elles valent beaucoup d'argent, voilà tout ce
que je sais. Depuis l'arrivée de ces gens-là, personne dans le quartier
n'a seulement dépassé leur porte.

--Cependant, vous devez bien avoir quelque idée de ce qu'elles peuvent
être. Sont-ce des tableaux, des étoffes, des statues, des bijoux, quoi?

--Ma foi, monsieur, répondit le bonhomme en haussant les épaules, ce
seraient des carottes, que je ne pourrais vous en dire davantage. Vous
voyez bien que la maison est gardée comme une forteresse.»

Désappointé, Francis retournait à sa chambre quand le portier le
rappela.

«Tenez, monsieur, je me souviens maintenant que la veille bonne m'a dit
un jour que son maître avait été dans toutes les parties du monde et
qu'il en avait rapporté beaucoup de diamants. Si c'est ça, on doit avoir
un joli coup d'oeil derrière ces volets.»

Le fameux dimanche arriva. Aussitôt le théâtre ouvert, Francis fut à sa
place. Le fauteuil qui avait été pris pour lui était à deux ou trois
stalles du couloir de gauche et parfaitement en vue des baignoires
d'avant-scène. Comme cette place avait été choisie exprès, il n'était
pas douteux que sa situation ne fût significative; Francis jugea
d'instinct que la loge qui était à sa droite allait figurer sous une
forme quelconque dans le drame où il se trouvait lui-même jouer un rôle.
Et, de fait, cette loge était placée de telle sorte que ceux qui
l'occupaient pourraient le dévisager tout le temps du spectacle, en
échappant à son observation, si bon leur semblait, grâce aux écrans et à
la profondeur du réduit. Francis se promit donc de faire bonne garde;
tout en paraissant absorbé par la pièce, il surveillait la loge vide du
coin de l'oeil.

Le second acte était commencé et déjà avancé même quand la porte
s'ouvrit; deux personnes se dissimulèrent dans le coin le plus obscur de
la loge. Francis étranglait d'émotion. C'étaient Mr. Vandeleur et sa
fille. Son sang bouillait dans ses veines, ses oreilles tintaient, la
tête lui tournait. Il n'osait regarder, de peur d'éveiller les soupçons;
son programme qu'il lisait et relisait dans tous les sens, passait du
blanc au rouge devant lui; quand il leva les yeux, la scène lui parut à
une lieue de distance et il trouva la voix, les gestes des acteurs
ridicules et impertinents. Enfin il se risqua à jeter un coup d'oeil
dans la direction qui l'intéressait et il sentit aussitôt que son regard
avait croisé celui de la jeune fille. Un frisson secoua ses membres, il
vit à la fois toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Que n'aurait-il pas
donné pour entendre ce qui se passait entre les Vandeleur, père et
fille! Que n'aurait-il pas donné pour oser prendre sa lorgnette et pour
pouvoir les examiner avec calme! Sa vie sans doute se décidait dans
cette loge, et lui, cloué sur ce fauteuil, ne pouvant ni intervenir ni
même suivre le débat, était condamné à souffrir dans une anxiété
impuissante.

Enfin l'acte s'acheva, ses voisins se préparèrent à sortir. Il était
naturel qu'il en fit autant; mais alors, force était de passer devant la
loge en question. Faisant appel à tout son courage et regardant
obstinément le bout de ses souliers, il se leva et s'avança lentement,
car un vieux monsieur asthmatique le précédait. Qu'allait-il faire?
Aborderait-il les Vandeleur en passant? Lancerait-il dans la loge le
camélia de sa boutonnière? Relèverait-il la tête et jetterait-il un
regard de tendresse sur la jeune personne qui était sa soeur ou sa
fiancée? Tandis qu'il se débattait, aux prises avec ces alternatives
diverses, il eut la vision de sa douce et modeste existence à la banque
d'Écosse, et un regret fugitif du passé traversa son âme. Mais il
arrivait devant la loge: tout en se demandant encore ce qu'il devait
faire, il tourna la tête et leva les yeux. Une exclamation de
désappointement lui échappa, la loge était vide; pendant ses réflexions
la famille Vandeleur était partie.

Une personne polie lui fit remarquer qu'il obstruait le passage;
machinalement il se remit à marcher et se laissa porter par la foule. Il
se retrouva dans la rue; là il s'arrêta, et l'air frais de la nuit remit
promptement l'équilibre dans ses facultés; mais sa tête pesait
lourdement sur ses épaules et, à sa grande surprise, il chercha
vainement le sujet des deux actes qu'il venait d'entendre; un
irrésistible besoin de sommeil succédait à tant d'agitations; hélant un
fiacre, il se fit reconduire chez lui, brisé de fatigue et dégoûté de la
vie.

Le lendemain matin, Francis alla aux abords du marché, guetter le
passage de miss Vandeleur. Son attente ne fut pas trompée; vers huit
heures, il la vit déboucher d'une des rues. Elle était simplement et
presque pauvrement mise, mais dans sa démarche, dans sa taille, jusque
dans l'aisance avec laquelle elle portait son panier de ménagère, il y
avait une grâce, une distinction à laquelle on ne pouvait se méprendre.

Tandis que Francis se glissait dans l'embrasure d'une porte, il lui
sembla qu'un rayon de soleil accompagnait cette délicieuse personne et
dissipait les ombres devant elle. Il la laissa le dépasser, puis il
sortit de sa cachette et l'appela par son nom:

«Miss Vandeleur!»

Elle se retourna et devint blanche comme une morte en le reconnaissant.

«Pardon, continua-t-il; Dieu m'est témoin que je ne voulais pas vous
effrayer; d'ailleurs vous n'avez rien à craindre d'un serviteur aussi
dévoué que moi. Croyez-le, je n'ai ni la liberté ni le choix des moyens.
Je sens que nous avons beaucoup d'intérêts communs, mais sans comprendre
rien de plus. Je suis dans les ténèbres, dans l'impossibilité d'agir,
ignorant même qui sont mes amis ou mes ennemis.»

La jeune fille murmura:

«Je ne sais qui vous êtes.

--Ah! si, mademoiselle, vous le savez, et bien mieux que moi-même. Sur
ce point surtout, daignez m'éclairer: dites-moi... poursuivit-il en
suppliant, qui suis-je? qui êtes-vous? et comment nos destinées
sont-elles entremêlées? Venez à mon secours, mademoiselle, un mot, un
seul mot, le nom de mon père, si vous voulez; et ma reconnaissance sera
sans bornes.

--Je ne veux pas vous tromper, répondit la jeune fille. Je sais qui vous
êtes, mais je ne suis pas autorisée à vous l'apprendre.

--Dites au moins alors que vous me pardonnez mon audace, et j'attendrai
aussi patiemment que je pourrai. Puisque le sort me condamne à une
ignorance cruelle, je me soumets; mais n'ajoutez pas à mes angoisses la
crainte de vous avoir pour ennemie.

--Ce que vous avez fait était très naturel, et je n'ai rien à vous
pardonner. Adieu.

--Ce doit donc être _adieu_? dit-il tristement.

--Mais je n'en sais rien moi-même. Adieu quant à présent, si vous le
préférez.»

Et sur ces mots elle s'éloigna d'un pas rapide.

Francis rentra chez lui en proie à une violente émotion.

L'Euclide fit peu de progrès ce jour-là et il passa plus de temps à la
fenêtre qu'à son bureau improvisé. Pourtant, à part le retour de miss
Vandeleur, qui retrouva son père savourant un londrès sous la véranda,
il n'eut rien à noter jusqu'à l'heure du déjeuner.

Après avoir apaisé sa faim dans un restaurant du quartier, le jeune
homme retourna rue Lepic, plus impatient que jamais. Surprise! Un
domestique à cheval et tenant la bride d'une jument sellée se promenait
de long en large devant le mur du jardin. Le portier de Francis, adossé
contre la porte, fumait sa pipe, tout en s'absorbant dans la
contemplation de ce spectacle inusité.

«Regardez, cria-t-il au jeune homme. La superbe bête! Un frère de M.
Vandeleur vient d'arriver en visite. C'est un grand homme, un général de
votre pays; vous devez bien le connaître de réputation.

--Je n'ai jamais entendu parler d'un général Vandeleur, répondit
Francis, mais nous avons bien des officiers de ce grade, et d'ailleurs
mes occupations ont été exclusivement civiles.

--C'est lui, reprit le portier, qui a perdu le grand diamant des Indes;
vous devez savoir cela, du moins, les journaux en ont assez parlé!
Aussitôt qu'il put se débarrasser de son concierge, Francis escalada ses
étages et courut à la fenêtre. Les deux Vandeleur étaient assis sous le
marronnier et causaient tout en fumant. Le général, petit homme rubicond
et sanglé dans sa redingote, offrait une certaine ressemblance avec son
frère, bien qu'il en fût plutôt la caricature; il avait quelque chose de
sa démarche dégagée et hautaine, mais il était beaucoup moins grand,
plus vieux, plus commun, et, somme toute, il faisait assez triste mine à
côté du dictateur.

Penchés tous deux sur la table, ils paraissaient discuter avec
animation, mais si bas que Francis attrapait à peine un mot par-ci
par-là, ce qui lui suffit d'ailleurs pour se convaincre que la
conversation roulait sur lui-même et sur sa carrière. Il saisit
distinctement le nom de Scrymgeour, et s'imagina entendre celui de
Francis.

Tout à coup le général se leva, en proie à une violente colère et se
répandit en exclamations.

«Francis Vandeleur!» cria-t-il en soulignant le second nom. «Francis
Vandeleur, vous dis-je!»

Le dictateur fit de tout le corps un geste moitié affirmatif, moitié
méprisant, mais sa réponse n'arriva pas jusqu'au jeune homme.

Ce Francis Vandeleur, était-ce lui? Discutaient-ils donc sous quel nom
on allait le marier? Lui-même était-il bien éveillé et ses sens égarés
ne l'abusaient-ils pas?

L'entretien avait repris à voix basse; puis, la discussion s'élevant
sans doute de nouveau entre les deux frères, la voix du général éclata
furieuse.

«Ma femme? criait-il, j'en ai par-dessus la tête. Qu'on ne m'en parle
plus; son nom même m'est odieux.»

Et les jurons s'entremêlaient aux coups de poing qui pleuvaient sur la
table.

Son frère parut chercher à l'apaiser, et peu après le reconduisit. Ils
échangèrent une poignée de mains suffisamment cordiale, mais, à peine la
porte se fut-elle refermée sur le visiteur, que John Vandeleur partit
d'un éclat de rire qui vint sonner comme un écho diabolique aux oreilles
de Francis.

La journée s'acheva sans amener rien de nouveau. Le jeune homme n'était
guère plus avancé que la veille, mais il se consolait en pensant que le
lendemain était le fameux mardi; le sort s'acharnât-il contre lui, il ne
pouvait manquer de faire quelque découverte importante.

La journée fut longue; comme l'heure du dîner approchait, les
préparatifs commencèrent sous le marronnier. Sur une des tables que
Francis apercevait entre les branches, on apporta des piles d'assiettes,
les ingrédients de la salade, etc.; sur l'autre on dressa le couvert,
mais le feuillage la cachait presque entièrement à Francis et il devina
plutôt qu'il ne vit de l'argenterie et une nappe blanche.

Mr. Rolles arriva à sept heures précises; il avait l'air méfiant d'un
homme qui se tient sur ses gardes, parlant peu et bas. Le dictateur, au
contraire, semblait fort joyeux; son rire remplissait le jardin, et, aux
modulations de sa voix, on devinait qu'il racontait des drôleries en
imitant l'accent de différents pays. Avant même qu'ils eussent fini leur
vermouth, tout sentiment de malaise semblait avoir disparu entre le
jeune clergyman et son interlocuteur et ils bavardaient comme une paire
de vieux amis.

Miss Vandeleur fit enfin son entrée, apportant la soupière. Rolles se
précipita pour lui offrir son secours, qu'elle refusa en riant, et il y
eut un échange général de plaisanteries qui devaient avoir trait à cette
manière primitive de se servir soi-même.

«On est plus à l'aise», déclarait Mr. Vandeleur.

Un instant après ils étaient assis autour de la table et Francis les
perdit de vue; malheureusement, il n'entendait guère plus qu'il ne
voyait. À en juger par le babillage animé, par le bruit incessant de
couteaux et de fourchettes qui sortaient du marronnier, le repas était
gai, et Francis, qui grignotait un petit pain dans sa cachette, ne put
se défendre d'un mouvement d'envie.

Les convives causaient entre chaque plat et s'attardèrent plus
longuement encore sur un dessert exquis arrosé d'un vin vieux débouché
avec soin par le dictateur lui-même. La nuit était pure, étoilée, sans
une brise; il commençait à faire sombre cependant et deux bougies furent
apportées sur le dressoir. Des flots de lumière émergeaient en même
temps de la véranda. Le jardin se trouva donc absolument illuminé.

Pour la dixième fois peut-être, miss Vandeleur rentra dans la maison;
elle revint cette fois portant la cafetière, qu'elle posa sur le
dressoir; au même instant son père se leva en disant:

«Le café, c'est de mon département.»

Francis le vit se dresser de toute sa haute taille. Sans cesser de
causer par-dessus son épaule avec les autres convives, il remplit les
deux tasses; puis, par un mouvement de véritable prestidigitation, versa
dans l'une d'elles le contenu d'une très petite fiole. La chose fut si
vivement faite que celui qui ne le quittait pas des yeux eut à peine le
temps de s'en apercevoir. Une seconde après, Mr. Vandeleur était
retourné près de la table apportant les deux tasses.

«Avant que nous ayons fini de boire, notre Juif sera sans doute ici»,
dit-il.

Il est impossible de décrire l'effroi et l'angoisse de Francis. Quel
complot se tramait donc là, devant lui? Il se sentait moralement obligé
d'intervenir, mais comment? C'était peut-être une simple plaisanterie,
et quelle mine ferait-il dans le cas où son avertissement tomberait à
faux? D'autre part, s'il y avait trahison, fallait-il dénoncer et perdre
l'homme auquel il devait la vie? Il commença là-dessus à s'apercevoir
qu'il jouait un rôle d'espion. L'attente devenait une torture cruelle;
son coeur avait des palpitations irrégulières, ses jambes fléchissaient
sous lui, une sueur froide l'inondait tout entier, il s'accrocha
défaillant à l'appui de la fenêtre.

Plusieurs minutes, des siècles, se passèrent. La conversation semblait
languir; tout à coup on entendit un verre se briser, en même temps qu'un
autre bruit, sourd celui-là, comme si quelqu'un fût tombé le front sur
la table. Puis un cri perçant déchira l'air.

«Qu'avez-vous fait? Il est mort! disait miss Vandeleur.

--Silence! fit le terrible vieillard d'une voix si vibrante que Francis
ne perdit pas un mot. Il se porte aussi bien que moi. Prenez-le par les
talons, je vais le tenir par les épaules.»

Des sanglots lui répondirent.

«M'entendez-vous, reprit la même voix rude, ou faut-il vous faire obéir
de force? Choisissez, mademoiselle.»

Il y eut une nouvelle pause, puis le dictateur continua d'un ton moins
violent:

«Prenez les pieds de cet homme, il faut que je le porte dans la maison.
Ah! si j'étais plus jeune, rien au monde ne me retiendrait. Mais
aujourd'hui, l'âge, les dangers, tout est contre moi... mes mains
tremblent et il faut que vous m'aidiez.

--C'est un crime! dit la jeune fille.

--Je suis votre père.»

Cet appel parut produire son effet; Francis entendit piétiner le
gravier, une chaise tomba, puis il vit le père et la fille traverser
l'allée et disparaître sous la véranda, portant un corps inanimé,
affreusement pâle, dont la tête pendait. Était-il mort ou vivant? En
dépit de l'affirmation de Mr. Vandeleur, Francis était fort inquiet. Un
crime venait d'être commis, une catastrophe terrible s'abattait sur la
maison aux persiennes vertes. À son grand étonnement, Francis sentit
l'horreur et le mépris faire place chez lui à un sentiment de pitié pour
le vieillard et pour l'enfant qu'un grand péril menaçait sans doute. Un
élan généreux le poussa; lui aussi lutterait avec son père contre le
monde, la justice et la fatalité; relevant brusquement la jalousie, il
sauta sur la fenêtre, étendit les bras et se jeta, les yeux fermés, dans
le feuillage du marronnier.

Les branches craquaient sous lui sans qu'il pût en saisir une; enfin un
rameau plus fort se trouva sous sa main, il resta suspendu quelques
secondes, puis, se laissant aller, tomba lourdement contre la table. Un
cri d'alarme partit de la maison: sa singulière entrée n'était point
passée inaperçue. Peu lui importait; en trois bonds il fut sous la
véranda.

Dans une petite pièce, tapissée de nattes et entourée de vitrines
remplies d'objets rares et précieux, Mr. Vandeleur était penché sur le
corps du clergyman. Il se releva comme Francis entrait et quelque chose
glissa de ses doigts dans ceux de sa fille; ce fut fait en un clin
d'oeil; à peine Francis avait-il eu le temps de voir, mais il lui sembla
que le coupable avait saisi cet objet sur la poitrine de sa victime et
qu'après l'avoir regardé un millième de seconde, il l'avait rapidement
passé à sa fille. Tout cela s'était produit en moins de temps qu'il n'en
faut pour le dire, tandis que Francis restait sur le seuil, un pied en
l'air.

Se précipitant aux genoux du dictateur:

«Père! s'écria-t-il, laissez-moi vous secourir. Traitez-moi en père et
vous trouverez chez moi tout le dévouement d'un fils.»

Une explosion de jurons formidables fut toute la réponse qu'il obtint.

«Père, fils, fils, père! Qu'est-ce que cette comédie? Comment êtes-vous
entré dans mon jardin, monsieur? Et, par le diable, qui êtes-vous? que
voulez-vous?»

Abasourdi, Francis se releva sans mot dire.

Tout à coup, comme frappé d'un trait de lumière, John Vandeleur se mit à
rire bruyamment.

«Je vois, s'écria-t-il, je comprends, c'est le Scrymgeour! Très bien,
Mr. Scrymgeour, très bien, je vais vous mettre en quelques mots au
courant de votre situation. Vous vous êtes introduit chez moi par force,
sinon par ruse, à coup sûr sans y être invité, et vous choisissez pour
m'accabler de vos protestations de tendresse le moment où un hôte vient
de s'évanouir à ma table. Je ne suis pas votre père; puisque vous tenez
à le savoir, vous êtes le fils naturel de mon frère et d'une marchande
de poissons. J'avais pour vous une indifférence qui touche de près à
l'antipathie, et d'après ce que je vois de votre conduite, votre esprit
me paraît digne de votre extérieur. Je livre ces quelques remarques à
vos méditations, et je vous prie avant tout de me débarrasser de votre
présence. Si je n'étais pas occupé, ajouta-t-il avec un geste menaçant,
vous recevriez la plus belle rossée que ce bras ait jamais donnée!»

Francis était pétrifié; il eût voulu être à cent lieues de cette maison
maudite; mais, ne sachant comment s'en aller ni quel chemin prendre, il
demeurait planté comme un piquet au milieu de la chambre. Miss Vandeleur
rompit le silence.

«Père, vous êtes en colère... vous parlez sans savoir.... Mr. Scrymgeour
a pu se tromper, mais ses intentions étaient bonnes.

--Merci, ma fille; vous me rappelez une autre observation que je crois
devoir faire à M. Scrymgeour. Mon frère, monsieur, a été assez absurde
pour vous accorder une pension. Il a eu la présomption et la sottise de
vouloir vous marier à cette demoiselle; vous lui avez été montré il y a
deux jours, et j'ai le plaisir de vous annoncer qu'elle a repoussé avec
dégoût l'idée d'une pareille union. Permettez-moi d'ajouter que j'ai
beaucoup d'influence sur mon frère, et qu'il ne tiendra pas à moi
qu'avant la fin de la semaine vous ne soyez renvoyé sans le sou à votre
paperasserie.»

Le ton du vieillard était, s'il est possible, plus blessant encore que
ses paroles. Devant cette haine furieuse, Francis perdit la tête; il
cacha son visage entre ses mains et un sanglot souleva sa poitrine.

Miss Vandeleur intervint de nouveau.

«Mr. Scrymgeour, dit-elle d'une voix douce, ne vous affligez pas des
paroles de mon père. Je ne ressens pour vous aucune aversion; au
contraire, j'ai demandé à faire avec vous plus ample connaissance; ce
qui se passe ce soir ne m'inspire, croyez-le bien, que beaucoup d'estime
et de pitié.»

À ce moment, Simon Rolles agita convulsivement le bras, il revenait à
lui, n'ayant absorbé qu'un violent narcotique. Vandeleur se pencha,
examina son visage, puis se releva en disant:

«Allons, puisque vous êtes si satisfaite de sa conduite, prenez une
lumière, mademoiselle, et montrez à ce bâtard le chemin de la porte.»

La jeune fille s'empressa d'obéir.

«Merci, lui dit Francis dès qu'ils furent seuls dans le jardin, merci du
fond de l'âme. Vos paroles resteront dans ma mémoire comme un souvenir
consolateur attaché à cette nuit, qui a été la plus cruelle de ma vie.

--J'ai dit ce que je pensais, répondit-elle, j'étais indignée de vous
voir si injustement traité.»

Ils avaient atteint la porte de la rue, et miss Vandeleur, posant sa
lumière sur le gravier, se mit à détacher les chaînes.

«Encore un mot, dit Francis: est-ce que je ne dois plus vous revoir?

--Hélas! vous avez entendu mon père. Je ne peux qu'obéir.

--Dites au moins que ce n'est pas de votre plein gré... que ce n'est pas
vous qui me chassez.

--Non, dit-elle, vous me semblez un brave et honnête garçon.

--Alors, donnez-moi un gage.»

La main sur la dernière serrure, elle s'arrêta un instant; tous les
verrous étaient tirés, il ne restait plus qu'à pousser la porte.

«Si j'y consens, répondit-elle, promettez-vous de m'obéir de point en
point?

--Mademoiselle, tout ordre venant de vous m'est sacré.»

Elle tourna la clef et ouvrit la porte.

«Eh bien, soit; mais vous ne savez pas ce que vous demandez. Quoi qu'il
arrive et quoi que vous entendiez, ne revenez pas ici. Marchez le plus
vite que vous pourrez jusqu'à ce que vous ayez atteint les quartiers
éclairés et fréquentés, et là encore tenez-vous sur vos gardes; vous
êtes en péril plus que vous ne le pensez. Promettez-moi de ne pas
regarder ce gage avant que vous ne soyez en sûreté.

--Je le promets», répondit Francis.

Elle lui mit dans la main un mouchoir roulé, et, le poussant dans la rue
avec une vigueur dont il ne la croyait pas capable:

«Maintenant, lui cria-t-elle, sauvez-vous!»

La porte retomba, loquets et verrous furent replacés.

«Allons, se dit Francis, puisque j'ai promis!...»

Et il descendit rapidement la rue. Il n'était pas à cinquante pas de la
maison quand un cri diabolique retentit soudain dans le silence de la
nuit. Instinctivement, il s'arrêta, un autre passant en fit autant, les
habitants des maisons voisines se mirent aux fenêtres. Cet émoi semblait
l'oeuvre d'un seul homme, qui hurlait de rage et de désespoir, comme une
lionne à qui l'on a volé ses petits, et Francis ne fut pas moins surpris
qu'effrayé d'entendre son nom s'élever au milieu d'une volée de jurons
en anglais. Son premier mouvement fut de retourner en arrière; mais, se
rappelant l'avis de miss Vandeleur, il pensa que le mieux était de hâter
le pas, et il se remettait en marche, quand le dictateur, tête nue,
cheveux au vent, criant et gesticulant, passa à côté de lui comme un
boulet de canon.

«Je l'ai échappé belle! pensa Francis. Je ne sais pas ce qu'il peut me
vouloir, mais il n'est certes pas bon à fréquenter pour le quart
d'heure, et je ferai mieux d'obéir à cette aimable fille.»

Il retourna sur ses pas pour prendre une rue latérale et gagner la rue
Lepic, se laissant poursuivre de l'autre côté. Le calcul était mauvais.
Il n'avait en réalité qu'une chose à faire: entrer dans le plus proche
café, et laisser passer le gros de l'orage. Mais, outre que Francis
n'avait pas l'expérience de la guerre, sa conscience très nette ne lui
faisait appréhender rien de plus qu'une entrevue désagréable, chose dont
il lui semblait avoir fait ce soir-là un apprentissage plus que
suffisant. Il se sentait endolori de corps et d'esprit.

Le souvenir de ses contusions lui rappela tout à coup que son chapeau
était resté dans sa chambre et que ses vêtements avaient tant soit peu
souffert de son passage à travers les branches du marronnier. Il entra
dans le premier magasin venu, acheta un chapeau de feutre à larges bords
et fit réparer sommairement le désordre de sa toilette. Quant au gage de
miss Vandeleur, toujours dissimulé sous son mouchoir, il l'avait mis en
sûreté dans la poche de son pantalon.

À quelques pas de la boutique, il sentit un choc soudain: une main
s'abattit sur son épaule, tandis qu'une bordée d'injures lui entrait
dans les oreilles. C'était le dictateur, qui, ayant renoncé à rattraper
sa proie, remontait chez lui par la rue Lepic.

Francis était un robuste garçon, mais il ne pouvait lutter ni de force
ni d'adresse avec un tel adversaire; après quelques efforts stériles, il
se rendit.

«Que me voulez-vous? demanda-t-il.

--C'est ce que vous saurez là-bas», répondit l'autre d'un air farouche.
Et il entraîna le jeune homme du côté de la maison aux persiennes
vertes.

Tout en paraissant renoncer à la lutte, Francis guettait l'instant
propice pour se sauver. D'une brusque secousse, il se dégagea, laissant
le col de son paletot dans la main de son agresseur, et il reprit sa
course dans la direction du boulevard. Les chances étaient retournées;
si John Vandeleur était le plus fort, Francis était de beaucoup le plus
agile des deux, et il fut bientôt perdu dans la foule. Il reprit haleine
un instant, puis, de plus en plus intrigué et inquiet, il continua de
marcher rapidement jusqu'à la place de l'Opéra, éclairée comme en plein
jour par la lumière électrique.

«Voilà qui suffirait, je pense, à miss Vandeleur», se dit-il.

Tournant à gauche, il suivit le boulevard, entra au bar américain et
demanda un bock. L'établissement était à peu près désert; il était trop
tôt ou trop tard pour les habitués. Deux ou trois messieurs étaient
dispersés à des tables isolées; mais Francis, absorbé dans ses propres
réflexions, ne remarqua pas leur présence.

Il s'installa dans un coin et tira le mouchoir de sa poche: l'objet
qu'entourait ce mouchoir se trouva être un élégant étui en maroquin,
qui, s'ouvrant par un ressort, découvrit aux yeux épouvantés du jeune
homme un diamant de taille monstrueuse et d'un éclat extraordinaire. Le
fait était si parfaitement inexplicable, la valeur de cette pierre si
évidemment exceptionnelle, que le jeune Scrymgeour resta pétrifié,
anéanti, les yeux rivés sur l'écrin grand ouvert, dans l'attitude d'un
homme frappé d'idiotisme.

Une voix, calme et impérieuse tout ensemble, lui glissa ces mots:

«Fermez cet écrin et faites bonne contenance.»

En levant les yeux, Francis vit devant lui un homme de la physionomie la
plus distinguée, jeune encore et vêtu avec une élégante simplicité; il
avait quitté l'une des tables voisines et, apportant son verre, était
venu s'asseoir près de Francis.

«Fermez cet écrin, répéta l'étranger, et remettez-le dans votre poche,
où je suis persuadé qu'il n'aurait jamais dû se trouver. Tâchez de
perdre cet air abasourdi et traitez-moi comme si j'étais une personne de
votre connaissance, rencontrée par hasard. Allons, vite, trinquez avec
moi. Voilà qui est mieux. Vous n'êtes qu'un amateur, monsieur, je
suppose?»

L'inconnu prononça ces mots avec un sourire plein de sous-entendus et se
renversa sur sa chaise en lançant dans l'air une ample bouffée de tabac.

«Pour l'amour de Dieu, dit Francis, apprenez-moi qui vous êtes et ce que
veut dire tout ceci. J'obéis à vos injonctions, et vraiment je ne sais
pas pourquoi; mais j'ai traversé ce soir tant d'aventures bizarres, et
tous ceux que je rencontre se conduisent si singulièrement, que j'en
arrive à croire que j'ai perdu la tête ou que je voyage dans une autre
planète. Votre physionomie m'inspire confiance, monsieur; vous paraissez
être un homme d'expérience, sage et bon; dites-moi pourquoi vous
m'abordez ainsi.

--Chaque chose a son temps, répondit l'étranger; j'ai le pas sur vous.
Commencez par me dire, vous, comment il se fait que le diamant du Rajah
soit en votre possession.

--Le diamant du Rajah! répéta Francis.

--À votre place je ne parlerais pas si haut. Oui, monsieur, le diamant
du Rajah; c'est lui que vous avez dans votre poche, et cela sans aucun
doute. Je le connais bien, l'ayant vu plus de vingt fois dans la
collection de sir Thomas Vandeleur.

--Sir Thomas Vandeleur?... Le général... mon père!

--Votre père! Je ne savais pas que le général Vandeleur eût des enfants.

--Monsieur, je suis fils naturel», répondit Francis en rougissant.

L'autre s'inclina d'un air grave: ce fut le salut d'un homme qui
s'excuse silencieusement auprès de son égal, et Francis se sentit
aussitôt rassuré, réconforté, toujours sans savoir pourquoi. La présence
de cet inconnu lui faisait du bien et lui inspirait confiance; il lui
semblait toucher la terre ferme. Un sentiment de respect involontaire le
poussa tout à coup à ôter son chapeau, comme s'il se fût trouvé en
présence d'un supérieur.

«Je vois, dit l'étranger, que vos aventures n'ont pas été d'un genre
précisément pacifique. Votre col est déchiré, votre visage porte des
égratignures et vous avez une blessure à la tempe. Peut-être
excuserez-vous ma curiosité si je vous demande de m'expliquer la cause
de ces accidents et comment il se fait qu'un objet volé de pareille
valeur se trouve dans votre poche.

--Détrompez-vous, repartit Francis avec beaucoup de vivacité; je ne
possède aucun objet volé. Si vous faites allusion au diamant, je l'ai
reçu, il n'y a pas une heure, des mains mêmes de miss Vandeleur, rue
Lepic.

--Miss Vandeleur! rue Lepic! Vous m'intéressez plus que vous ne croyez,
monsieur. Continuez, je vous prie.

--Ciel!...» s'écria Francis.

Un éclair venait de traverser sa mémoire. N'avait-il pas vu Mr.
Vandeleur plonger sa main dans le gilet de son convive évanoui pour y
saisir quelque chose? Ce quelque chose, il en avait maintenant la
certitude, c'était un étui en maroquin!

«Vous trouvez une piste? demanda l'étranger.

--Écoutez, répondit Francis; je ne sais qui vous êtes, mais je vous
crois capable de me venir en aide. Je suis dans une situation
inextricable, j'ai besoin de conseil et d'appui; puisque vous m'y
invitez, je vais tout vous dire.»

Et il lui raconta brièvement son odyssée depuis le jour où il avait été
appelé chez l'avoué, à Édimbourg.

«Cette histoire n'est pas banale, dit l'étranger, quand le jeune homme
eut fini, et votre position est certainement scabreuse. Bien des gens
vous conseilleraient de chercher votre père pour lui remettre le
diamant; quant à moi, j'ai d'autres vues.--Garçon! cria-t-il, priez le
directeur de l'établissement de venir me parler.»

Dans son accent, dans son attitude, Francis reconnut de nouveau
l'habitude évidente du commandement. Le garçon s'éloigna et revint
bientôt suivi du gérant de l'endroit, qui se confondait en saluts
obséquieux.

«Ayez la bonté de dire à monsieur mon nom, fit l'étranger en désignant
Francis.

--Monsieur, dit l'important fonctionnaire en s'adressant au jeune
Scrymgeour, vous avez l'honneur d'être assis à la même table que Son
Altesse le prince Florizel de Bohême.»

Francis se leva précipitamment et s'inclina devant le prince, qui le
pria de se rasseoir.

«Merci, dit le prince Florizel au gérant; je suis fâché de vous avoir
dérangé pour si peu de chose.»

Et, d'un signe de la main, il le congédia.

«Maintenant, reprit-il en se tournant vers Francis, donnez-moi le
diamant.»

L'écrin lui fut remis aussitôt en silence.

«Très bien; vous agissez sagement. Toute votre vie vous vous féliciterez
de vos infortunes de ce soir. Un homme, Mr. Scrymgeour, peut être
assailli par des difficultés sans nombre; mais, s'il a l'intelligence
saine et le coeur vaillant, il sortira de toutes avec honneur. Ne vous
tourmentez plus; vos affaires sont entre mes mains, et, avec l'aide de
Dieu, je saurai les amener à une heureuse issue. Suivez-moi, s'il vous
plaît, jusqu'à ma voiture.»

Le prince se leva et, laissant une pièce d'or au garçon, il conduisit le
jeune homme à quelques pas du café, où l'attendaient deux domestiques
sans livrée et un coupé fort simple.

«Cette voiture, dit-il à Francis, est à votre disposition. Rassemblez
vos bagages le plus promptement possible, et mes domestiques vous
conduiront à une villa des environs de Paris où vous pourrez attendre
tranquillement la conclusion de vos affaires. Vous trouverez là un
jardin agréable, une bibliothèque bien composée, un cuisinier passable,
de bons vins et quelques cigares que je vous recommande. Jérôme,
ajouta-t-il, se tournant vers un des laquais, vous avez entendu ce que
je viens de dire; je vous confie Mr. Scrymgeour, vous veillerez à ce
qu'il soit bien traité.»

Francis balbutia quelques phrases de reconnaissance.

«Il sera temps de me remercier, dit le prince, quand votre père vous
aura reconnu et que vous épouserez Miss Vandeleur.»

Sur ces mots, il s'éloigna, sans se presser, dans la direction de
Montmartre. Un fiacre passait, il y monta en jetant une adresse au
cocher; un quart d'heure après, ayant congédié son cocher à l'entrée de
la rue, il sonnait à la porte de Mr. Vandeleur.

La grille fut ouverte avec précaution par le dictateur lui-même.

«Qui êtes-vous? demanda-t-il.

--Vous excuserez cette visite tardive, Mr. Vandeleur.

--Votre Altesse est toujours la bienvenue», répondit le vieillard en
s'effaçant.

Le prince pénétra dans le jardin, marcha droit à la maison et, sans
attendre son hôte, ouvrit la porte du salon. Il y trouva deux personnes
assises: l'une était miss Vandeleur, les yeux rougis par des larmes
récentes; un sanglot la secouait encore de temps en temps. Dans l'autre
personne, Florizel reconnut un jeune homme qui, quelques semaines
auparavant, l'avait abordé au club pour lui demander des renseignements
littéraires.

«Miss Vandeleur, dit Florizel en la saluant, vous paraissez fatiguée.
Mr. Rolles, si je ne me trompe? J'espère, monsieur, que vous avez tiré
profit de l'étude de Gaboriau.»

Le clergyman semblait absorbé dans des pensées amères; il ne répondit
pas et se contenta de saluer sèchement, tout en se mordant les lèvres.

«À quel heureux hasard dois-je l'honneur de recevoir la visite de Votre
Altesse? demanda Vandeleur qui arrivait derrière le prince.

--Je viens pour affaires, et, quand j'aurai terminé avec vous, je
prierai Mr. Rolles de m'accompagner dans une petite promenade. Mr.
Rolles, je vous ferai remarquer, par parenthèse, que je ne suis pas
encore assis.»

Le jeune ecclésiastique sauta sur ses pieds en s'excusant; là-dessus le
prince prit un fauteuil près de la table, tendit son chapeau à
Vandeleur, sa canne à Rolles, et, les laissant debout près de lui,
s'exprima en ces termes:

«Je suis venu pour affaires, comme je vous l'ai dit; mais, si j'étais
venu pour mon plaisir, j'aurais été fort mécontent de votre accueil.
Vous, Mr. Rolles, vous avez manqué de respect à votre supérieur; vous,
Vandeleur, vous me recevez le sourire aux lèvres, tout en sachant fort
bien que vos mains ne sont pas pures. Je prétends ne pas être
interrompu, monsieur, ajouta-t-il impérieusement, je suis ici pour
parler et non pour écouter; je vous prie donc de m'entendre avec respect
et de m'obéir à la lettre. Dans le plus bref délai possible, votre fille
épousera, à l'ambassade, Francis Scrymgeour, mon ami, fils reconnu de
votre frère. Vous m'obligerez en donnant au moins dix mille livres
sterling de dot. Quant à vous, je vous destine une mission de quelque
importance dans le royaume de Siam, et je vous en aviserai par écrit.
Maintenant, monsieur, répondez en deux mots. Acceptez-vous, oui ou non,
ces conditions?

--Votre Altesse me permettra de lui adresser humblement deux objections,
dit Vandeleur.

--Je permets....

--Votre Excellence a appelé Mr. Scrymgeour son ami; si j'avais soupçonné
qu'il fût l'objet d'un si grand privilège, je l'aurais traité avec un
respect proportionné à cette faveur.

--Vous interrogez adroitement, dit le prince; mais je ne me laisse pas
prendre à vos insinuations perfides. Vous avez mes ordres: n'eussé-je vu
jamais avant ce soir la personne en question, ils n'en seraient pas
moins catégoriques.

--Votre Altesse interprète ma pensée avec sa finesse habituelle, reprit
Vandeleur, et il ne me reste plus à ajouter que ceci: j'ai
malheureusement mis la police aux trousses de Mr. Scrymgeour; dois-je
retirer ou maintenir mon accusation de vol?

--À votre guise; c'est affaire entre votre conscience et les lois de ce
pays. Donnez-moi mon chapeau; et vous, Mr. Rolles, suivez-moi. Miss
Vandeleur, je vous souhaite le bonsoir. Votre silence, ajouta-t-il en
s'adressant à Vandeleur, équivaut, n'est-ce pas, à un consentement
formel?

--Puisque je ne puis faire autrement, je me soumets; mais je vous
préviens franchement, mon prince, que ce ne sera pas sans une dernière
lutte.

--Prenez garde, dit Florizel, vous êtes vieux et les années sont peu
favorables aux méchants; votre vieillesse sera plus mal avisée que la
jeunesse des autres. Ne me provoquez pas, ou vous me trouverez autrement
rigoureux que vous ne l'imaginez. C'est la première fois que j'ai dû me
mettre en travers de votre route; veillez à ce que ce soit la dernière.»

Sur ces mots, Florizel sortit du salon en faisant signe au clergyman de
le suivre. Le dictateur les accompagna avec une lanterne et se mit à
ouvrir une fois de plus les divers systèmes de fermeture si compliqués
derrière lesquels il s'était cru à l'abri de toute intrusion.

«Maintenant que votre fille ne peut plus m'entendre, dit le prince en se
retournant sur le seuil, laissez-moi vous dire que j'ai compris vos
menaces. Vous n'avez qu'à lever la main pour amener sur vous une ruine
immédiate et irrémédiable.»

Le dictateur ne répondit pas, mais à peine le prince lui eut-il tourné
le dos qu'il lança un geste de menace plein de haine furieuse; puis,
tournant le coin de la maison, il courut de toute la vitesse de ses
jambes jusqu'à la station de voitures la plus proche.

Ici, dit mon auteur arabe, le fil des événements s'écarte une fois pour
toutes de la maison aux persiennes vertes; encore une aventure, et nous
en aurons fini avec le Diamant du Rajah. Ce dernier anneau de la chaîne
est connu parmi les habitants de Bagdad sous le nom d'«AVENTURE DU
PRINCE FLORIZEL ET D'UN AGENT DE POLICE.»




AVENTURE DU PRINCE FLORIZEL ET D'UN AGENT DE POLICE.


Le prince Florizel ne quitta Mr. Rolles qu'à la porte du modeste hôtel
où logeait ce dernier. Ils causèrent beaucoup et le jeune homme fut plus
d'une fois ému jusqu'aux larmes par la sévérité mêlée de bienveillance
que le prince mit dans ses reproches.

«Ma vie est perdue, dit-il enfin. Venez à mon secours; dites-moi ce que
je puis faire. Je n'ai, hélas! ni les vertus d'un prêtre ni le
savoir-faire d'un fripon.

--Maintenant que vous êtes humilié, dit Florizel, je n'ai plus à vous
donner d'ordres; le repentir se traite avec Dieu et non avec les
princes, mais si vous me permettez un conseil, partez pour l'Australie
comme colon, cherchez une occupation active, travaillez de vos bras, au
grand air, tâchez d'oublier que vous avez été prêtre, tâchez d'oublier
l'existence de cette pierre maudite.

--Maudite, en effet. Où est-elle maintenant, et quels nouveaux malheurs
prépare-t-elle à l'humanité?

--Elle ne fera plus de mal à personne, elle est dans ma poche. Vous
voyez, ajouta le prince en souriant, que votre repentir, si jeune qu'il
soit, m'inspire confiance.

--Que Votre Altesse me permette de lui toucher la main, murmura Mr.
Rolles.

--Non, répondit Florizel, pas encore.»

Le ton qui accompagna ces derniers mots sonna éloquemment à l'oreille du
coupable; quand, quelques minutes après, le prince s'éloigna, il le
suivit longtemps des yeux en appelant les bénédictions célestes sur cet
homme de bon conseil.

Pendant plusieurs heures, le prince arpenta seul les rues les moins
fréquentées. Il était fort perplexe. Que faire de ce diamant? Fallait-il
le rendre à son propriétaire, qu'il jugeait indigne de le posséder?
Fallait-il, par quelque mesure radicale et courageuse, le mettre pour
toujours hors de la portée des convoitises humaines? Qu'il fût tombé
entre ses mains par un dessein providentiel, ce n'était pas douteux, et,
en le regardant sous un bec de gaz, Florizel fut frappé plus que jamais
de sa taille et de ses reflets extraordinaires; c'était décidément un
fléau menaçant pour le monde.

«Que Dieu me vienne en aide! pensa-t-il. Si je persiste à le regarder,
je vais le convoiter moi-même.»

Enfin, ne sachant quel parti prendre, il se dirigea vers l'élégant petit
hôtel que sa royale famille possédait depuis des siècles sur le quai.
Les armes de Bohême sont gravées au-dessus de la porte et sur les hautes
cheminées; à travers une grille, les passants peuvent apercevoir des
pelouses veloutées et garnies de fleurs; une cigogne, seule de son
espèce dans Paris, perche sur le pignon et attire tout le jour un cercle
de badauds; des laquais à l'air grave vont et viennent dans la cour; de
temps à autre la grande grille s'ouvre et une voiture roule sous la
voûte. À divers titres, cet hôtel était la résidence favorite du prince
Florizel; il n'y arrivait jamais sans éprouver le sentiment du chez-soi
qui est une jouissance si rare dans la vie des grands. Le soir dont il
est question, ce fut avec un plaisir particulier qu'il revit ses
fenêtres doucement éclairées. Comme il approchait de la petite porte par
laquelle il entrait toujours lorsqu'il était seul, un homme sortit de
l'ombre et lui barra le passage avec un profond salut.

«Est-ce au prince Florizel de Bohême que j'ai l'honneur de parler?

--Tel est mon titre, monsieur. Que me voulez-vous?

--Je suis un agent, chargé par Mr. le Préfet de police de remettre cette
lettre à Votre Altesse.»

Le prince prit le pli qu'on lui tendait et le parcourut rapidement à la
lueur du réverbère; c'était, dans les termes les plus polis et les plus
respectueux, une invitation à suivre immédiatement à la préfecture le
porteur de la lettre.

«En d'autres termes, dit Florizel, je suis arrêté?

--Oh! rien ne doit être plus éloigné, j'en suis sûr, des intentions
réelles de Mr. le Préfet. Ce n'est pas un mandat d'amener, mais une
simple formalité dont on s'excusera certainement auprès de Votre
Altesse.

--Et si je refusais de vous suivre?

--Je ne puis dissimuler à Votre Altesse que tous pouvoirs m'ont été
donnés, répondit l'agent en s'inclinant.

--Sur mon âme, votre audace me confond. Vous n'êtes qu'un agent et je
vous pardonne, mais vos chefs auront à se repentir de leur conduite.
Quel est le motif de cet acte impolitique? Remarquez que ma
détermination n'est pas prise et peut dépendre de la sincérité de votre
réponse; rappelez-vous aussi que cette affaire n'est pas sans gravité.

--Eh bien, dit l'agent fort embarrassé, le général Vandeleur et son
frère ont osé accuser le prince Florizel d'un vol, s'il faut dire le
mot. Le fameux diamant, prétendent-ils, serait entre ses mains. Une
simple dénégation de la part de Votre Altesse suffira naturellement à
convaincre Mr. le Préfet; je vais même plus loin: que Votre Altesse
fasse à un subalterne l'honneur de lui déclarer qu'elle n'est pour rien
dans cette affaire, et je demanderai la permission de me retirer
sur-le-champ.»

Le prince n'avait jusqu'alors considéré cet incident que comme une
bagatelle, fâcheuse uniquement au point de vue de ses conséquences
internationales. Au nom de Vandeleur, la réalité lui apparut dans toute
son horreur: non seulement il était arrêté, mais il était coupable! Il
ne s'agissait pas d'une aventure plus ou moins désagréable, mais d'un
péril imminent pour son honneur. Que faire? Que dire? Le diamant du
Rajah était en vérité une pierre maudite et il semblait à Florizel qu'il
dût être la dernière victime de son sinistre pouvoir.

Une chose était certaine: il ne pouvait donner à l'agent l'assurance
qu'on lui demandait et il fallait gagner du temps. Son hésitation ne
dura pas une seconde.

«Soit, dit-il, puisqu'il en est ainsi, allons ensemble à la Préfecture.»

L'agent s'inclina de nouveau et suivit le prince à distance
respectueuse.

«Approchez, dit Florizel, je suis disposé à causer; d'ailleurs, si je ne
me trompe, ce n'est pas la première fois que nous nous rencontrons.

--Votre Altesse m'honore en se souvenant de ma figure; il y a huit ans
que je ne l'avais rencontrée.

--Se rappeler les physionomies, c'est une partie de ma profession comme
c'est aussi une partie de la vôtre. De fait, un prince et un agent de
police sont des compagnons d'armes; nous luttons tous deux contre le
crime; seulement vous occupez le poste le plus dangereux tandis que
j'occupe le plus lucratif, néanmoins les deux rôles peuvent être
honorablement remplis. Je vais peut-être vous étonner, mais sachez que
j'aimerais mieux être un agent de police capable qu'un prince faible et
lâche.»

L'officier parut infiniment flatté.

«Votre Altesse, balbutia-t-il, rend le bien pour le mal et il répond à
un acte terriblement présomptueux par la plus aimable condescendance.

--Qu'en savez-vous? Je cherche peut-être à vous corrompre.

--Dieu me garde de la tentation!

--J'applaudis à votre réponse; elle est d'un homme sage et honnête. Le
monde est grand; il est rempli de choses faites pour nous séduire, et il
n'y a pas de limites aux récompenses qui peuvent s'offrir. Quiconque
refuserait un million en argent, vendrait peut-être son honneur pour un
royaume ou pour l'amour d'une femme. Moi qui vous parle, j'ai connu des
provocations, des tentations tellement au-dessus des forces humaines,
que j'ai été heureux de pouvoir comme vous me confier à la garde de
Dieu. C'est grâce à ce secours journellement imploré que nous pouvons,
vous et moi, marcher aujourd'hui côte à côte avec une conscience qui ne
nous reproche rien.

--J'avais toujours entendu dire que Votre Altesse était la bravoure
même, fit l'agent, mais j'ignorais que le prince Florizel fût religieux
en outre. Ce qu'il dit là est bien vrai. Oui, le monde est un champ de
bataille et on y rencontre de rudes épreuves.

--Nous voici au milieu du pont, dit Florizel; appuyez-vous au parapet et
regardez. De même que les eaux courent et se précipitent, de même les
passions et les circonstances compliquées de la vie emportent dans leur
torrent l'honneur des coeurs faibles. Je veux vous raconter une
histoire.

--Aux ordres de Votre Altesse», répondit l'agent.

Et, imitant le prince, il s'accouda sur le parapet. La ville était déjà
endormie; tout faisait silence; sans les nombreuses lumières et la
silhouette des maisons qui se dessinait sur le ciel étoilé, ils auraient
pu se croire dans une campagne solitaire.

«Un officier, commença Florizel, un homme plein de courage et de mérite,
qui avait su déjà s'élever à un rang éminent et conquérir l'estime de
ses concitoyens, visita, dans une heure funeste, les collections de
certain prince indien. Là, il vit un diamant d'une beauté si
extraordinaire que dès lors une seule pensée remplit son esprit et
dévora sa vie pour ainsi dire; honneur, amitié, réputation, amour de la
patrie, il se sentit prêt à tout sacrifier pour posséder ce morceau de
cristal étincelant. Pendant trois années il servit un potentat à demi
barbare comme Jacob servit Laban; il viola les frontières, il se rendit
complice de meurtres, d'attentats de toute sorte, il fit condamner et
exécuter un de ses frères d'armes qui avait eu le malheur de déplaire au
Rajah par son honnête indépendance; finalement, à une heure où la patrie
était en danger, il trahit un des corps qui lui étaient confiés et le
laissa écraser par le nombre. À la fin de tout cela, il avait récolté
une magnifique fortune et il revint chez lui rapportant le diamant si
longtemps envié.

«Des années se passèrent, et un jour le diamant s'égara d'aventure. Il
tomba entre les mains d'un jeune étudiant, simple, laborieux, se
destinant au sacerdoce et promettant déjà de se distinguer dans cette
carrière de dévouement. Sur lui aussi, le mauvais sort est jeté
aussitôt; il abandonne tout, sa vocation, ses études, et s'enfuit avec
le joyau corrupteur en pays étranger. L'officier a un frère, homme
audacieux et sans scrupules, qui découvre le secret du jeune
ecclésiastique. Celui-là va-t-il prévenir son frère, avertir la police?
Non, le charme diabolique agira encore sur lui, il veut posséder seul le
trésor. Au risque de le tuer, il endort au moyen d'une drogue le
clergyman, attiré dans sa maison par une ruse, et il profite de cette
torpeur pour lui voler sa proie.

«Après une suite d'incidents qui seraient ici sans intérêt, le diamant
passe aux mains d'un autre homme, qui, terrifié de ce qu'il voit, le
confie à un personnage haut placé et à l'abri de tout reproche....

«L'officier, continua Florizel, s'appelle Thomas Vandeleur; la pierre
précieuse et funeste, c'est le diamant du Rajah, et ce diamant, vous
l'avez devant vos yeux, ajouta-t-il en ouvrant brusquement la main.»

L'agent recula, éperdu, avec un grand cri.

«Nous avons parlé de corruption, reprit Florizel; pour moi cet objet est
aussi repoussant que s'il grouillait de tous les vers du sépulcre, aussi
odieux que s'il était formé de sang humain, du sang de tant d'innocents
qui coula par sa faute; ses feux sont allumés au feu de l'enfer, et,
quant aux crimes, aux trahisons qu'il a pu suggérer dans les siècles
passés, l'imagination ose à peine les concevoir. Depuis trop d'années il
a rempli sa noire mission, c'est assez de vies sacrifiées, c'est assez
d'infamies. Toutes choses ont un terme, le mal comme le bien, et, quant
à ce diamant, que Dieu me pardonne si j'agis mal, mais il verra ce soir
la fin de son empire.»

Ce disant, Florizel fit un mouvement rapide de la main, le diamant
décrivit un arc lumineux, puis alla tomber dans la Seine. L'eau jaillit
alentour et il disparut.

«Amen, dit gravement le royal justicier, j'ai tué un basilic.

--Qu'avez-vous fait! s'écria en même temps l'agent de police, hors de
lui. Je suis un homme perdu.

--Bon nombre de gens bien placés à Paris pourraient vous envier votre
ruine, repartit le prince avec un sourire.

--Hélas! Votre Altesse me corrompt, moi aussi, après tout!

--Que voulez-vous, je n'y pouvais rien! Maintenant, allons à la
Préfecture.»

Peu après, le mariage de Francis Scrymgeour et de miss Vandeleur fut
célébré sans bruit, le prince faisant office de témoin. Les deux
Vandeleur ont eu vent, sans doute, du sort de leur butin, car d'énormes
travaux de draguage dans la Seine font l'étonnement et la joie des
flâneurs; ces travaux pourront continuer longtemps, puisqu'une mauvaise
chance a voulu jusqu'ici qu'on opérât sur l'autre bras de la rivière.
Quant au prince, ce sublime personnage ayant maintenant joué son rôle,
il peut, avec «l'auteur arabe», disparaître dans l'espace. Pourtant, si
le lecteur désire des informations plus précises, je suis heureux de lui
faire savoir qu'une récente révolution a précipité Florizel du trône de
Bohême, par suite de ses absences prolongées et de son édifiante
négligence en ce qui concernait les affaires publiques. Il tient à
présent, dans Rupert-Street, une boutique de cigares très fréquentée par
d'autres réfugiés étrangers. Je vais là de temps en temps fumer et
causer un brin, et je trouve toujours en lui l'être magnanime qu'il
était aux jours de sa prospérité; il conserve derrière son comptoir un
port olympien, et bien que la vie sédentaire commence à marquer sous son
gilet, il est encore incontestablement le plus beau des marchands de
tabac de Londres.

FIN.






End of the Project Gutenberg EBook of Nouvelles mille et une nuits, by 
Robert-Louis Stevenson

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electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
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1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

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providing it to you may choose to give you a second opportunity to
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opportunities to fix the problem.

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in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
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with this agreement, and any volunteers associated with the production,
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harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***