Dépaysements

By Robert de Traz

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Title: Dépaysements

Author: Robert de Traz

Release date: July 28, 2024 [eBook #74143]

Language: French

Original publication: France: Bernard Grasset, 1923

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


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  «LES CAHIERS VERTS»
  PUBLIÉS SOUS LA DIRECTION DE DANIEL HALÉVY
  --29--

  DÉPAYSEMENTS

  PAR
  ROBERT DE TRAZ


  PARIS
  BERNARD GRASSET
  61, RUE DES SAINTS-PÈRES

  1923




OUVRAGES DU MÊME AUTEUR


  L’Homme dans le rang.       1 vol.
  La Puritaine et l’amour.    1 vol.
  Fiançailles.                1 vol.

  PROCHAINEMENT:

  Complices.                  1 vol.
  Essais et analyses.         1 vol.




CE VINGT-NEUVIÈME CAHIER, LE TREIZIÈME DE L’ANNÉE MIL NEUF CENT
VINGT-TROIS, A ÉTÉ TIRÉ A SIX MILLE SEPT CENT QUARANTE EXEMPLAIRES, DONT
QUARANTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER VERT LUMIÈRE NUMÉROTÉS I à XL; CENT
EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA NUMÉROTÉS DE XLI à CXL; ET SIX
MILLE SIX CENTS EXEMPLAIRES SUR VERGÉ BOUFFANT NUMÉROTÉS DE 141 à 6740;
PLUS DIX EXEMPLAIRES HORS COMMERCE SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA CRÈME,
NUMÉROTÉS H. C. 1 à H. C. 10.


Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour
tous pays.

Copyright by Bernard Grasset 1923.




PRÉFACE


Le XIXe siècle s’est enorgueilli de sa culture historique. J’imagine que
le XXe demandera davantage à la géographie. Les romantiques ont fait
leur principale étude du passé. A nous de délaisser quelque peu le temps
pour interroger l’espace. Endoctrinés au nom de la terre et des morts,
nous commençons à croire que les vivants nous touchent de plus près.
Napoléon ou Gœthe ont plus de prestige que le premier venu de mes
contemporains. Mais celui-ci fait la découverte de la vie durant le
moment infinitésimal qu’il m’est donné de vivre.

                   *       *       *       *       *

Pas de départ sans angoisse. S’en aller, c’est peut-être désobéir à une
loi naturelle. Ou du moins à une longue habitude végétative. Les animaux
migrateurs voyagent en troupes et pour des motifs utilitaires. Émigrer
tout seul et par curiosité, c’est échapper à une consigne territoriale.
L’obscur remords qui vous tourmente en montant en wagon ou en bateau, se
retrouve chez quiconque prétend échapper à sa condition: il ne se
calmera tout à fait qu’au retour.

Ceux-là le ressentent particulièrement qui ont l’imagination
topographique et se situent avec précision dans l’univers. Sensibles
comme une aiguille de boussole, ils éprouvent, à travers tous les
événements et sans toujours en prendre une conscience nette, que le Nord
est dans cette direction ou que la Méditerranée se trouve dans leur dos.
Aller d’un endroit à un autre, pour eux, c’est changer leur projection
sur la carte, et donc cesser d’être identique. L’homme qui part de
Londres pour Madrid n’est pas le même quand il arrive à Madrid.
Quiconque se meut se modifie.

Le déplacement fait revivre la principale qualité de l’enfance:
l’étonnement. Rien ne vous rajeunit comme la nouveauté qui attend aux
frontières. L’esprit, excité par des dissonnances, se met à fonctionner
plus vite: il s’amuse et se fortifie. Aussi faut-il prendre garde de ne
pas s’arrêter trop longtemps en route, de ne pas s’habituer. Faute de
contrastes tout s’obscurcit. Il s’agit de maintenir vivace en soi une
opposition de toutes les minutes, qui n’exclut pas l’amour, bien au
contraire.

L’erreur du cosmopolite est de se croire partout chez lui. On ne se
convertit et on ne se naturalise jamais. Parce qu’il n’est pas possible,
même par la mort, de cesser d’être. Visiter des peuples divers, c’est
connaître parfois la tentation de leur appartenir. C’est surtout, afin
de pouvoir les juger, découvrir ce qu’on est. Car il n’y a de repères
qu’en soi.

Mais que découvre-t-on? A l’étranger, vous êtes privé de vos appuis, de
vos miroirs. Incompréhensible, peut-être suspect, vous échappez à la
contrainte des gens qui, ailleurs,--amis, ennemis, et parents qui
tiennent des uns et des autres--vous obligent à ressembler à ce qu’ils
pensent de vous. Vos possibilités sacrifiées reprennent vie. Solitude
amère mais révélatrice! Indifférents rencontrés pour quelques heures
auxquels vous présenterez un caractère qui vous plaira et qu’ils
accepteront. Trop souvent, par décence, logique et timidité, nous ne
consentons pas que notre âme soit contradictoire. Mais le dépaysement
nous donne une légèreté sublime.

                   *       *       *       *       *

Permettra-t-on à l’auteur des pages qui suivent, d’avouer qu’une
inextinguible curiosité le dévore, et chaque jour davantage. D’où la
satisfaction qu’il éprouve en voyage. Tout y est à apprendre, et mille
aveux s’offrent à l’intelligence. Un étranger, une étrangère, quelles
occasions de découvertes! Surtout que celles-ci peuvent se compliquer de
malentendus. Tandis qu’on me parle de littérature ou de politique,
j’écoute, en dessous, les expressions moins distinctes de la race. Mon
enquête d’apparence générale vise les individus. Et à l’intérieur des
idées je cherche les passions.

Si le désir de comprendre ce qui se passe vous possède, comment
n’irait-on pas, en écartant les préjugés et les abstractions,
questionner sur place l’Europe d’aujourd’hui, cette Europe
révolutionnaire et nationaliste, violente, ignorante, à moitié démolie,
d’où montent, comme les fumées d’un sol volcanique, la haine, la douleur
et l’espérance. Europe, vaste spectacle en désordre où l’homme se trahit
de toutes parts. Europe, dont l’essentiel est dans les âmes.

Il arrive alors que ces inconnus à langage bizarre, à mœurs étonnantes,
si vous les observez de près, vous constatez qu’ils vous ressemblent. Il
n’y a pas d’exotisme, sinon en surface, et les grands phénomènes moraux
sont partout les mêmes. Le dépaysement qui, après vous avoir amusé, vous
inquiétait, vous rassure enfin, puisqu’il vous fait voir, sous une
changeante apparence, une réalité qui ne change pas. L’étranger, même
hostile, on ne peut s’empêcher de reconnaître sa similitude. Ce qui vous
séparait, c’était la distance. Et, bien entendu, quand vous repartirez,
la distance renaîtra, l’incompréhension. Mais c’est assez pour justifier
les moralistes classiques qui définissent notre espèce, et la disent
homogène. Que de complicités nous unissent à autrui! Voyager, c’est
poursuivre notre frère sous ses déguisements.

                   *       *       *       *       *

Quand je me dépayse, j’apprends que l’homme est partout différent et
partout pareil. Il ne suffit pas que cette leçon soit contradictoire
pour que je la repousse.




QUINZE JOURS A VIENNE

(_Printemps 1923_)


Même à notre époque dite de grande information, rien ne vaut d’aller
consulter sur place. Vérifier la diversité des hommes et, sous leur
bariolage, ce qu’ils ont d’identique, exercer son sens topographique,
baragouiner une langue étrangère, questionner sans scrupules et
s’étonner sans fausse honte--comment, pour de tels plaisirs, chacun ne
voyage-t-il pas? Un hasard m’ayant amené l’autre jour à Vienne, voici
mon témoignage.

                   *       *       *       *       *

Dès qu’on aborde l’Europe centrale, on constate d’emblée l’effarement ou
l’inquiétude que provoque l’occupation de la Ruhr. Dans les
conversations, dans les journaux, on se heurte à ceci que, pour presque
tout le monde, les responsabilités de la guerre, les dévastations
commises par l’Allemagne et l’engagement qu’elle a pris de les réparer,
sont des choses périmées, situées sur un autre versant de l’histoire et
qui n’appartiennent pas au chapitre que nous vivons. Ce qu’il y a d’au
moins logique dans le raisonnement franco-belge n’apparaît pas à des
gens qui se refusent à relier les effets aux causes.

Les Autrichiens, donc, sont indignés. Mais il est curieux de démêler
qu’à leur indignation se mêle comme une satisfaction secrète. Le tumulte
de protestations auxquelles ils se joignent leur redonne quelque espoir.
Alors que leurs voisins de la Petite Entente s’inquiètent de
l’ébranlement général, des secousses données à cette porcelaine recollée
qu’est l’Europe, ils se disent, eux, qu’ayant tout perdu, ils
gagneraient peut-être quelque chose à une revision universelle. Les
troubles qu’ils annoncent leur apporteraient, qui sait? une
compensation,--quand ce ne serait que de ruiner les autres autant
qu’eux.

Durant ces quelques jours je n’ai entendu parler que de guerres
imminentes. Un grand vieillard polonais, titulaire d’une des plus hautes
charges de l’ancienne cour, m’affirmait, en un français d’une rare
pureté, que les Russes massent des troupes considérables afin d’envahir
la Pologne. Et le matériel? Il m’expliquait alors que les Allemands ont
réorganisé non seulement Poutiloff, mais de grandes usines dans le sud
de la Russie, et que la production de guerre est abondante depuis
plusieurs mois. Ailleurs, on craint un coup de force des Yougoslaves, on
dénonce des préparatifs roumains. Bref, à entendre les Viennois, l’ordre
international est plus instable qu’en 1914.

Qui sait, en effet, si l’Occident ne se laisse pas aller à une sécurité
trompeuse? Ce qui rassure un peu, c’est qu’un langage aussi alarmé
s’explique non seulement par la déplorable situation des Autrichiens,
mais encore par la tournure des esprits germaniques. Ceux-ci ont la
hantise du gigantesque. Comme ils voyaient grand dans la prospérité, ils
transforment leur ruine en désastre. Philosophes bien plus que
psychologues, leurs imaginations impérialistes rêvent soit d’une
catastrophe universelle, à la manière d’une _Götterdämmerung_, soit
d’une rénovation messianique. Leurs penseurs sont mâtinés de prophètes.
Rathenau, Spengler, Keyserling, Steiner, annoncent soit la fin de tout,
soit une extraordinaire renaissance. Il faut bouleverser, convertir,
recommencer comme après le déluge, rompre enfin avec l’époque abhorrée
de la défaite. Puisque 1918 a pu se produire, l’humanité doit
entreprendre un nouveau cycle, seule façon d’effacer, d’oublier
l’affreux scandale. J’ajoute qu’à se pencher sur ce germanisme
bouillonnant, on entrevoit, dans l’ombre furieuse, des sentiments, des
caractères, qui excitent la curiosité. Que se passe-t-il là? Lorsque je
leur citais de grands noms de la France contemporaine, un Rodin, un
Debussy, un Bergson, un Barrès, un France, mes interlocuteurs me
répondaient: «Valeurs anciennes, produits raffinés d’une tradition.
Nous, réduits à la détresse, nous sommes obligés de créer des valeurs
nouvelles. Nous allons être des inventeurs. Privés de talents
académiques, nous comptons sur des génies issus de la nécessité.--Où
sont-ils? demandais-je.--Connaissez-vous Schönberg, Kokoschka?--Oui, un
peu.--Kaiser?--Oui, une pièce...--Sternheim, Unruh?--De nom seulement...
Et alors ils ricanaient, ils me jetaient d’autres noms, des titres, et
leurs affirmations fiévreuses heurtaient mon ignorance d’homme qui doit
presque tout à la France, à l’Angleterre, à l’Italie, et certes plus aux
Scandinaves et aux Russes qu’aux Allemands. Sans doute serait-il bien
badaud de donner sa confiance à de simples promesses, fussent-elles
confuses. Mais il serait plus sot encore de croire que la défaite a
stérilisé l’esprit germanique. Elle l’a surexcité, inspiré. Il veut
prendre sa revanche sur tous les plans de l’esprit, répondre à n’importe
quelles interrogations du genre humain. Les Allemagnes sont en état de
grossesse.

                   *       *       *       *       *

Je ne suis pas sûr que ces œuvres nouvelles naissent à Vienne.
Invinciblement, Vienne fait penser à un très beau décor de théâtre. Ces
nobles perspectives ne sont-elles pas un effet d’optique, et ces
monuments des cartonnages? Derrière ces façades se sont évanouis une
dynastie et un empire. Faute de soins et par l’absence de leurs
véritables propriétaires, ces palais magnifiques, désormais vides comme
des coquillages, se dégradent. Pendant la grande époque architecturale
de Vienne, on a construit presque partout en stuc, et rien n’est plus
triste que ces festons, ces guirlandes, ces pilastres--ce _rokoko_ comme
ils disent--qui s’effritent, ces pierres peintes qui s’écaillent. Il
tombe ici autant de plâtras que d’illusions.

Des Viennois me répètent en soupirant: «Ah! si vous étiez venu avant la
guerre!» Ou bien: «Ah, si vous étiez venu il y a deux ans!» Car non
seulement la Cour, la splendeur et la puissance impériales ont disparu,
mais aussi les spéculateurs qui s’étaient donné rendez-vous après
l’armistice et dont le tourbillon s’est transporté à Berlin. L’animation
a diminué, la vie de société est réduite. Beaucoup d’aristocrates
demeurent sur leurs terres de Bohême ou de Croatie, afin de se défendre
contre l’expropriation. Les hôtels sont vides, et ferment des étages
entiers, les restaurants n’ont que quelques tables occupées. L’existence
est devenue très chère, la bourgeoisie, en proie à la misère, ne sort
plus, ne mange pas tous les jours. J’ai entendu citer le cas de hauts
fonctionnaires de l’ancien régime, de vieux généraux, qui meurent de
faim au fond de mansardes. On marche dans Vienne comme dans une salle de
fêtes démeublée. Que de fantômes errent par le Ring devenu trop large, à
travers ce délicieux jardin du Belvédère dont les pelouses sont ornées
de Chimères!

Avec ses deux millions d’habitants, Vienne n’a jamais été très féconde
par elle-même. Elle a su acquérir des provinces pour les exploiter,
rassembler des richesses qu’elle mettait en valeur. Elle a accumulé des
tableaux qu’elle n’avait pas peints, des livres qu’elle n’avait pas
écrits. Fastueuse, elle savait à merveille recevoir--dans tous les sens
du mot. De là sa courtoisie, son élégance. Elle a contribué à la
civilisation générale par des sourires plus que par des idées. Elle a
compté des musiciens et des femmes, non des martyrs ou des
révolutionnaires. Ville où l’on se promène avec délices et où l’on ne
prend pas parti, qui vous fait des propositions et ne vous oblige en
rien.

Aujourd’hui l’État autrichien a passé de cinquante millions d’habitants
à huit. Il n’a plus le prestige de sa force et de sa fortune. Le flot de
richesses qui coulait vers Vienne s’en va vers de nouvelles capitales.
Vienne demeure un centre bancaire, et, pour quelques lustres encore, un
lieu de culture et d’amusement pour les Balkaniques. Mais
l’appauvrissement fera son œuvre inéluctable. Déjà les savants, les
artistes sont dans la misère, les avocats, les médecins n’ont plus assez
de clientèle. L’Université est encore de premier ordre. Mais les
ressources commencent à lui manquer, des laboratoires se ferment, les
bibliothèques ne peuvent plus se tenir au courant. Dans les hôpitaux
certains procédés de traitement, trop coûteux, sont abandonnés. Les
musées ne peuvent plus acquérir: pourront-ils même subsister? J’ai
entendu un Américain proposer de rafler d’un coup le magnifique musée
impérial de peinture, ce qui permettrait à l’État d’éteindre sa dette:
il se faisait fort de réunir aux États-Unis les fonds nécessaires. Et
comme je me récriais à l’idée de tant de Rubens et de Rembrandt
franchissant pour toujours l’Atlantique, l’Américain me répondit que
l’art doit aller où sont la richesse et la vie, que Vienne ayant cessé,
après plusieurs siècles, de se trouver dans ces conditions privilégiées,
n’avait aucun droit à posséder des chefs-d’œuvre, et que les Européens,
durant les temps qui arrivent, devaient se résigner à passer la main...
Je crois en effet que nous n’avons pas encore épuisé toutes les
conséquences de la guerre, et que les plus graves seront les chocs en
retour.

Vienne est frappée de déchéance. Et comme ni Varsovie, ni Belgrade, ni
Bucarest ne pourront jamais égaler ce qu’elle a été, ce qu’elle est
encore pour quelque temps, il faut bien enregistrer ici une défaite, une
bataille perdue pour nous tous.

                   *       *       *       *       *

Mais il faut ajouter tout de suite que, de cette catastrophe, les
Austro-Hongrois sont les principaux responsables. Une des rêveries qui
vous obsède dans Vienne, roule sur cette pensée que l’homme est
l’aveugle artisan de son propre malheur. Que de fautes, ici, ont
précipité la destinée, que de crimes inutiles! On n’a vraiment pas le
droit, quand on est à la tête d’un grand empire «multitudinaire», quand
on est responsable d’un quart de l’Europe, de manquer à un tel degré de
bon sens. On n’a pas le droit d’être à la fois léger, brutal et
ignorant. En politique intérieure le gouvernement autrichien pratiquait
la méthode de la provocation: le jour où il a étendu cette méthode à la
politique extérieure, l’explosion s’est produite. Pour s’en convaincre,
il faut lire l’ouvrage d’un grand journaliste, Wickham Steed, qui, du
fond de son bureau, a beaucoup contribué à l’écroulement de la double
monarchie. On m’a affirmé à Vienne qu’il regrettait son œuvre. Et M.
Seton-Watson aussi. Si mes souvenirs des conversations que j’ai eues à
Londres avec ces deux hommes éminents sont exacts, cette affirmation
m’étonne.

D’ailleurs, les Autrichiens reconnaissent eux-mêmes leur génie pour la
gaffe. J’ai entendu un des auteurs de l’ultimatum à la Serbie déclarer
bénévolement que l’Autriche, telle qu’elle datait de 1806, n’avait pu
vivre que jusqu’en 1867. Le «compromis» lui avait redonné une nouvelle
vigueur, sous la forme austro-hongroise, mais elle en avait en cinquante
ans épuisé le principe. Il lui manquait, en 1914, la foi et les forces
nécessaires à la vie. Un diplomate qui a été le bras droit du comte
Berchtold m’a exposé les divers partis auxquels l’Autriche aurait pu,
aurait dû se ranger durant le XIXe siècle, et qui auraient peut-être
été, disait-il, son salut. «Après Sadowa--pour lui Königgrätz--nous
avons envoyé un archiduc à Paris afin de négocier une alliance. Mais
sans succès. En 1870, nous avons hésité à intervenir... Trop tard...
Après 70, nous avons envisagé de faire ceci... faire cela... Nous ne
l’avons pas fait.» Sur la conduite de la dernière guerre, que de regrets
encore. Certaines troupes--les croates, les hongroises--étaient
excellentes. Mais les autres! Et quels chefs! Mon interlocuteur l’avoue:
«Tantôt, rassurés sur le front russe, nous portions nos forces sur le
front italien, et justement alors le front russe se réveillait, nous
obligeait à ramener les troupes d’un bout à l’autre de l’empire. Tantôt
nous lancions une offensive contre les Russes au moment précis où les
Italiens nous eussent offert une moindre résistance.» On se rappelle
comment furent menées les négociations pour une paix séparée, celles
pour l’armistice. Tant d’hypothèses demeurées vaines! L’histoire
d’Autriche, dans les temps modernes, c’est une suite d’occasions
manquées.

On plaindrait cette grande infortune si les responsabilités de 1914
n’étaient encore trop présentes à la mémoire. Il faut lire dans le
remarquable ouvrage intitulé: _Heures tragiques de l’avant-guerre_ les
pages si fortes où M. Raymond Recouly décrit par les faits la fatuité
puérile et, encore une fois, l’ignorance invraisemblable des dirigeants
austro-hongrois. Jusqu’au dernier moment ils ont cru, dur comme fer, que
le conflit demeurerait localisé entre eux et les Serbes. L’héritier d’un
grand nom me disait: «J’ai mobilisé comme officier de cavalerie,
persuadé que l’expédition ne demanderait que quelques jours.» Et il
ajoutait, avec un sourire plein de grâce: «Et ce sont les Serbes qui
nous ont battus. Je me rappelle, après la défaite subie par Potiorek, le
galop éperdu de notre fuite pour passer les ponts du Danube qui étaient
déjà sous le feu de l’artillerie.»

Les Autrichiens sont des gens charmants, les mieux élevés du monde,
sympathiques dès l’abord, mais ils étaient devenus incapables de
conduire leur État. Une des raisons de cette incapacité, je la vois dans
le mépris qu’ils professent encore pour quiconque, dans l’empire,
n’était ni Autrichien, ni Hongrois. C’est là un sentiment que nous
ignorons en Europe occidentale et qu’il est indispensable de connaître
pour comprendre les événements. Presque toujours la psychologie donne
les clefs de la politique. Pour nous un Belge vaut un Espagnol, un
Italien vaut un Anglais. Mais le Hongrois dédaigne de toutes ses forces
un Tchèque; un Viennois s’estime avec sincérité d’une autre essence que
n’importe quel Yougoslave. Ajoutez encore que les dirigeants autrichiens
étaient tous des aristocrates à la façon de l’ancien régime, pourvus de
propriétés immenses, de fortunes colossales. Ils vivaient entre eux,
séparés du reste de l’humanité par leur luxe, leur oisiveté, et
d’innombrables domestiques. La réalité contemporaine leur échappait.
Ajoutez enfin que ces grands seigneurs affichaient un loyalisme fidèle,
éprouvaient un vif sentiment de solidarité de classe; mais le
patriotisme, tel que nous le connaissons, ne leur était pas très
familier. Et cela parce que leur pays ne formait pas une nation mais un
assemblage de provinces, ou plutôt de domaines dont, sous la protection
d’une dynastie, d’une administration et d’une armée, ils tiraient des
avantages personnels. Absorber la Bosnie et l’Herzégovine, envahir la
Serbie, ce n’était pas obéir à un sentiment national, c’était aller
chercher, comme des enfants gourmands, de nouveaux profits.

                   *       *       *       *       *

Après tant de malheurs, l’Autriche a connu enfin une faveur du sort. La
Société des Nations l’a tirée d’affaire au moment précis où elle allait
expirer. Je n’entreprendrai pas d’expliquer comment. Mais j’ai recueilli
sur place des soupirs de soulagement. En somme la S. D. N. a sauvé
l’Autriche du socialisme, en suspendant l’exercice d’un régime funeste;
elle lui a donné en la personne d’un Hollandais résolu, M. Zimmermann,
un contrôleur qui l’oblige à réduire ses dépenses, à renvoyer ses
fonctionnaires et à cesser d’imprimer des billets. Enfin elle lui a
procuré de l’argent. La couronne est maintenant stabilisée, et les gens
recommencent à faire des dépôts dans les caisses d’épargne. D’autres
progrès suivront.

Tout n’est donc pas perdu. L’Autriche, certes, n’est plus une grande
puissance, mais changeant totalement d’espèce, elle peut s’accommoder
d’être une république tranquille qui, à force de travail, retrouvera une
certaine prospérité. Qu’elle prenne exemple sur sa voisine helvétique,
plus petite qu’elle, et qui, pas plus qu’elle, n’accède à la mer ou ne
possède de matières premières. Et puis, me semble-t-il, ce qui lui
permettra de triompher des difficultés, le meilleur atout, en somme, de
son jeu, c’est le caractère viennois.

On a pu lui reprocher sa légèreté, à l’époque où elle prenait la place
de vertus plus fortes et nécessaires à l’empire. Mais aujourd’hui?
Maintenant que l’empire a disparu, cette bonhomie n’aide-t-elle pas le
Viennois dans sa détresse? Être superficiel, c’est sans doute le seul
moyen de supporter une telle tragédie. S’il devenait sérieux, à la
manière d’un Écossais par exemple, le Viennois se suiciderait. Mais il
flotte sur les événements, et il met toute sa force d’âme à sourire. Un
diplomate étranger me racontait que, pendant la guerre, lorsque les
vendeurs de journaux répandaient les pires nouvelles dans les
cafés,--ces beaux cafés luxueux et bondés, les forums de l’Europe
centrale,--on voyait les consommateurs s’attrister, se taire. Et puis,
_sotto voce_ d’abord, l’orchestre entamait la mélodie à la mode, qui
retentissait bientôt dans le silence comme un hymne national. Alors les
consommateurs relevaient la tête, s’épanouissaient, et en fredonnant
oubliaient la guerre. La puissance de la musique sur ce peuple est
prodigieuse. Le moral des Viennois est soutenu par six théâtres
d’opérette qui jouent tous les soirs devant des salles pleines. Après
quoi on se rend au dancing. Lorsque l’empereur Charles mourut, les
mauvaises langues disant que les Viennois en furent extrêmement
affligés, ajoutaient: «Ils se mirent en noir pour danser.»

Cette mobilité d’humeur, ce refus d’approfondir, et, malgré le sort, cet
optimisme, se retrouvent dans les choses de l’amour. Le Viennois ne
pense qu’aux femmes, et l’admiration qu’il leur porte à toutes l’empêche
de se consacrer à une seule. Elles sont d’ailleurs fort attrayantes et
une des premières surprises du voyageur est d’entendre des personnes si
fines et élégantes parler en allemand. Chaque année il est un air de
l’opérette à la mode qui circule à travers toute la ville, de bouche en
bouche, aérien et subtil consolateur. Celui de 1923 a comme refrain:

    Pourquoi courir après une femme ou un tramway?
        Il en passe toutes les cinq minutes...

Un Italien de mes amis, rencontré là-bas, m’exprimait son étonnement un
peu choqué d’une telle inconstance: «Chez nous, disait-il, l’amour est
plus grave. Ici on n’y attache aucune importance. A la différence de mes
compatriotes, les Autrichiens ne sont ni chastes, ni jaloux.» C’est en
faisant l’économie des passions que Vienne achèvera sa convalescence.

D’ailleurs il serait absurde de conclure trop vite que tous les Viennois
sont des farceurs. Il y a ceux, innombrables, que l’étranger ne voit
pas, et qui souffrent en silence. Cette passion de la musique ne
s’adresse pas seulement à la musique légère. D’admirables concerts,
notamment ceux de la Philharmonique, dirigés par Weingartner, l’Opéra,
que dirigent Richard Strauss et Schalke, en font foi. L’Opéra est unique
au monde. J’y ai entendu des représentations de Mozart et de Wagner qui
étaient incomparables. Ni Bayreuth, ni Munich--et je veux dire même le
Munich du _Residenz Theater_--n’ont jamais approché d’une telle
perfection.

Ce prestige de leur Opéra enorgueillit à juste titre les Viennois. Telle
cantatrice, engagée au _Metropolitan_ à des conditions fabuleuses, a
préféré renoncer aux dollars et revenir chanter parmi ses camarades.
Chacun, dans cette noble maison, a la fierté de servir la cause de
l’art, et de collaborer à un merveilleux ensemble. Et malgré sa
détresse, le public remplit la salle, il demande à la musique les mêmes
secours qu’à la religion. Un soir qu’on jouait la _Walkyrie_ et que
toutes les places étaient vendues depuis la veille, je vis le vestibule
du théâtre rempli d’une foule de jeunes gens et de jeunes femmes,
silencieux et navrés, qui attendaient. Payer cent mille couronnes un
fauteuil leur était interdit. Alors ils regardaient passer les personnes
qui pouvaient s’acheter ce bonheur. Et certains, vaincus par leur désir,
les interpellant, leur demandaient, comme un pauvre une aumône:
«Donnez-moi votre billet, je vous en prie.»

Voilà pourquoi même les socialistes tiennent à subventionner les
théâtres officiels, et très largement. Luxe et beauté sont nécessaires
aux Viennois: ne pouvant plus les connaître dans la vie, ils les
évoquent sur la scène. Les traditions d’apparat de l’ancienne Cour sont
peut-être les seules qui subsistent, très vivantes, et devenues
nationales. Ainsi l’État entretient toujours les fameuses écuries de
chevaux espagnols qui appartenaient à l’empereur. De temps à autre, des
représentations équestres sont données. Et pour montrer la fidélité de
ce peuple à l’élégance d’autrefois, les écuyers et piqueurs, encore
aujourd’hui, dans les reprises quotidiennes et sans témoins au manège,
portent, comme au temps de Marie-Thérèse, la perruque et l’uniforme à la
mode du XVIIIe.

Cependant je me rappelle surtout avoir vu, dans l’immense salle des
«redoutes», à la Hofburg, blanc et or, tapissée d’une suite de Gobelins
d’après Boucher, de merveilleux danseurs descendre par couples un
escalier à double révolution, et, solennels et rythmés, danser, au son
des violons et du clavecin, des ballets de Couperin et de Rameau. Ce
spectacle délicieux, subventionné par un État ruiné, prenait, par
reflet, une grandeur émouvante.

                   *       *       *       *       *

Si pitoyable qu’elle soit, l’Autriche, on le voit, a des motifs
d’espérer son relèvement. Ajoute-t-elle à ceux que nous venons de dire
le rêve secret de se rattacher à l’Allemagne? Je l’ignore. J’ai assisté
là-bas à des manifestations d’étudiants nationalistes décorés de la
fameuse «croix cramponnée». Un jour, ils ont tapé sur les Juifs, un
autre jour sur les Tchèques. Ces bagarres n’ont pas eu l’air de troubler
le public. En dépit des pangermanistes--probablement soutenus et excités
par Munich--l’Autriche recherche surtout la tranquillité. Elle est
passive plus encore que pacifique. L’Allemagne, pour le moment, ne lui
paraît pas un refuge très sûr. Et d’autre part elle sait bien que si
elle entamait avec sa voisine du nord des pourparlers en vue d’une
alliance ou d’une fusion, sa voisine du sud, l’Italie, occuperait Vienne
militairement.

Seulement, si l’on veut, et à juste titre pour la paix de l’Europe,
tenir l’Autriche éloignée de l’Allemagne, il ne faut pas se borner à le
lui interdire par la force. Il serait meilleur qu’elle trouvât elle-même
un avantage à cette séparation. Ne pourrait-on pas aider Vienne à
devenir la métropole d’un germanisme assimilable pour les autres
peuples? La statue de Gœthe--d’un Gœthe, il est vrai, assez déprimé--se
dresse sur le Ring: c’est une indication. Le jour où l’Allemagne de
Weimar se tournerait vers l’Autriche de Mozart, on verrait peut-être se
produire une dissociation du pangermanisme d’avec le germanisme. Divorce
vraiment nécessaire, auquel Vienne pourrait contribuer.

D’autre part, il serait urgent de ne pas laisser les Viennois à leur
solitude. Par la faute du change, ils ne peuvent plus voyager, ils se
bornent à recevoir,--et fort bien, je le répète,--des visites. Or, sauf
les hommes d’affaires, personne ne va les visiter. Le champ est laissé
libre aux Allemands. Et cependant, pour les distraire, les réconcilier
avec leur sort, et, plus simplement, pour leur apporter la sympathie que
méritent toujours des malheureux, il serait bon de leur faire connaître
d’autres Européens. Le génie français, en particulier, serait apte à
cette œuvre d’humanité, d’ailleurs favorable à ses intérêts. Mais il est
absent. Avec quelle pressante curiosité des écrivains, des artistes
m’ont interrogé sur la littérature et la peinture contemporaines. C’est
que les revues, les livres ne leur parviennent plus. Aux vitrines des
libraires, les quelques volumes venus de Paris sont toujours les mêmes
et se réduisent presque à deux que l’on devine: l’abjecte _Garçonne_ ou
l’absurde _Batouala_.

Un de ces écrivains d’Autriche me disait: «Nous nous demandons pourquoi
les Français ne se montrent pas davantage. Partout on les attend, pour
les aimer ou pour subir leur prestige. Le privilège de leur langue est
menacé: qu’ils la fassent retentir. Leur politique est contestée: qu’ils
expliquent qu’elle est légitime et dans l’intérêt de tous. Avec notre
presse inféodée, en partie, à Stinnes, comment le saurions-nous?» Si je
rapporte ces paroles d’un Viennois, c’est qu’elles correspondent à mes
observations. Cette campagne à entreprendre, non de propagande mais de
rayonnement, me paraît d’autant plus nécessaire que le monde moderne
s’ordonne de plus en plus selon le principe de la race. Or la France, et
voilà ce qui l’isole parfois des autres, n’est pas une race mais une
nation. Le panlatinisme ne représente qu’une idée creuse:
l’anglo-saxonisme, le germanisme et le slavisme sont des réalités de
jour en jour plus agissantes. Au milieu de ces groupements énormes que
meuvent les intérêts et les passions, la France peut jouer le rôle
admirable d’interprète de la raison, précisément parce que, moins que
d’autres, elle obéit aux appels obscurs de l’instinct. C’est peut-être
en voyageant qu’on découvre à quel point elle est nécessaire à l’Europe.




EN HONGRIE


Descendre le Danube, de Vienne à Budapest, c’est, tout un long jour,
s’avancer sur une large avenue d’eau, entre des berges monotones
qu’interrompent à peine deux ou trois défilés. Loin de la mer, en plein
centre européen, cette interminable perspective fluviale, semée de
moulins flottants, sert au cabotage d’onze peuples divers et ennemis.
Au-dessus, s’ouvre l’immense ciel des pays de plaine, qui est solennel
et mélancolique.

Le jour de mon trajet, des nuages jusque-là dispersés s’assemblèrent
vers le soir pour prendre ensemble les couleurs du crépuscule. De la
dunette du bateau, nous levâmes vers leurs architectures nos regards
fatigués par trop de platitude. Puis vint la nuit, une nuit étrangère
que nous crûmes plus profonde qu’ailleurs. Et tandis que fraîchissait le
courant d’air sur les eaux que nous descendions toujours, dans les
groupes de passagers que nous ne discernions plus, résonnaient des voix
incompréhensibles. Enfin des lumières apparurent, se multiplièrent en
rangs superposés; nous passâmes sous l’ombre plus noire de ponts
gigantesques. A droite, touchant les étoiles, se leva la haute colline
de Bude. A gauche, où nous abordâmes, retentissait l’allégresse nocturne
de Pest.

                   *       *       *       *       *

Panorama de grand style élargi sur les deux rives d’un fleuve
majestueux, Budapest impose son prestige au voyageur. Celui-ci se
promène dans de vastes rues rectilignes, bordées d’arbres, pavoisées de
hautes affiches aux orthographes bizarres. Partout des palais, des
théâtres, des banques, de riches magasins, des cafés surpeuplés. Rapide
va-et-vient de tramways qui sonnent, d’autos lancées à toute vitesse, de
fiacres à deux chevaux bien attelés et dont le trot vif claque sur le
macadam. Budapest, qui n’avait que deux cent mille habitants en 1850 et
en compte aujourd’hui plus d’un million, présente un aspect massif et
cossu. Sa prospérité date d’une mauvaise époque. En dehors des jardins
et du Danube, seules beautés, c’est un entassement de moellons, un excès
de lourds monuments. L’intérêt, ici, n’est pas dans le décor, il est
dans les personnages.

Très vite, à regarder la foule, animée, bavarde, on est frappé par ces
visages sombres ou blancs, par ces yeux noirs qui insistent. Pas de
teints roses: de la pâleur mate ou du hâle, du feu sous la peau, des
traits marqués. Les hommes sont sveltes. Si l’on note chez les femmes de
la nonchalance, qui annonce l’Orient, elle est presque toujours relevée
par une soudaine brusquerie. Dans d’autres pays, avec de l’anglais, de
l’allemand, ou quelques bribes de latin, on parvient à deviner les
inscriptions, les journaux, les dialogues. Mais le langage hongrois vous
est totalement interdit. Alors, sans s’attarder à écouter, on n’observe
plus que les figures et les gestes, et, n’étant plus distrait, on
remarque qu’à leur insu les regards des êtres ou les mouvements de leurs
mains sont plus éloquents que leurs paroles. Sur ces faces magyares,
j’ai vu passer les plus belles expressions de la douleur et de
l’orgueil.

                   *       *       *       *       *

La Hongrie d’après-guerre offre le spectacle qui émeut, qui effraye,
d’un fauve blessé de toutes parts et qui se retient de rugir. Elle
renferme en elle une humiliation dont l’Occident se doute mal. C’est
cette brûlure intérieure de honte et de colère, et, en même temps, cette
façon si fière de dissimuler la plaie de leur fierté, qui donnent tant
de caractère aux Hongrois. Leur malheur, loin de les abattre, leur a
communiqué une fièvre dont les soudaines poussées les exaltent. Jusque
dans leur abaissement, ils montrent de la hauteur. Ajoutez le tour
romanesque de leur imagination, leur goût héréditaire de la nostalgie.
Quiconque s’intéresse aux passions doit venir ici, sur place, les
observer toutes.

Certes, elle est légitime la susceptibilité de cette race unique en
Europe au point qu’elle ne se reconnaît de parenté, et lointaine,
qu’avec les Finnois. Dans la vaste arène cerclée par les Carpathes, elle
s’est établie dès le XIe siècle. Elle se proclame la maîtresse dix fois
séculaire de cette terre imbibée de son sang. Elle s’est battue contre
le Turc qui l’a asservie durant deux cents ans, contre l’Autriche qui
fit d’elle sa captive et ensuite sa complice, contre la Russie, contre
tant d’autres! Paysanne et guerrière, elle a le double amour-propre du
terrien et du soldat. De toutes les extrémités qu’elle a connues, elle
tire une leçon d’orgueil. Et si elle a abusé de ses victoires, c’était
pour mieux oublier ses défaites.

Parce qu’il est terriblement seul au milieu des peuples qui le détestent
quand ils ne le craignent pas, le Hongrois se sent enfermé dans sa race
et solidaire de tous ses compatriotes--de là peut-être, en Hongrie, ce
tutoiement universel. Persuadé d’être supérieur à ses voisins plus
nombreux, le Hongrois leur a longtemps imposé sa langue et sa culture.
On conçoit l’indignation d’une minorité énergique et jusque-là
triomphante à se voir aujourd’hui dépossédée. «Je n’ai pas été défait
par un égal, pense le Magyar, en un tournoi chevaleresque, mais frappé
dans le dos. Je suis la victime de mes inférieurs.» C’est selon cette
perspective qu’il faut consulter les brochures, albums, statistiques,
qu’il met sous vos yeux. Il lie à son sort le sort même de la
civilisation; il compte chez ses ennemis les illettrés; il vous raconte
l’histoire de l’université de Kolosvar, en Transylvanie, académie de
philosophie et de droit dès le XVIe siècle, et d’où les Roumains,
dit-il, ont chassé les professeurs, des savants illustres, pour y mettre
des pions de lycée, des médecins de province, et, à la tête des
cliniques, des étudiants sans diplômes. Ces voisins qui lui parlent
aujourd’hui sur le ton du commandement, qui l’ont dépouillé et le
menacent encore, comment oublierait-il qu’ils furent ses subordonnés?
Serfs qui fouettent leur seigneur! Quelle infâme rébellion domestique...
Et il ne se demande pas si ses fautes ne motivent pas en partie un
pareil scandale: il est trop stupéfait de l’insulte. A l’amertume d’être
battu, se mêle l’humiliation d’être dégradé. Son honneur est atteint.

«Les Serbes, vous disent des interlocuteurs aux yeux brillants de haine
et qui ne pardonneront pas, les Serbes ont montré du courage, mais ce
sont des bergers de cochons. Les Croates, qui se prétendent
ententophiles, se sont farouchement battus contre les Italiens; les
Slovaques sont des lâches, les Tchèques sont des traîtres, les Roumains,
ah, les Roumains, ils sont cruels, fourbes et voleurs... Tous, dans leur
bassesse peureuse, sont embarrassés de leur victoire; et, notre autorité
leur manquant, ne savent comment mettre debout leurs nouveaux États.
Nous étions l’élément viril de la double monarchie: sans nous, ces
peuples seront inféconds.» En vain fait-on remarquer que ces débutants,
à la longue, organiseront leurs forces, constitueront leurs cadres. Il
faut leur laisser le temps de s’adapter. Mais le Hongrois sourit de
dédain. En vain fait-on remarquer que Slovaques, Transylvains, Croates,
proclament leur joie d’avoir échappé à l’hégémonie magyare: il hausse
les épaules et prophétise que ce bonheur ne durera pas. Aucune de vos
objections ne le touche. Il est buté.

Loin de composer avec l’inévitable, le Hongrois demeure irréductible
dans son deuil. Il le veut tout entier, il se gorge de honte. Repoussant
les consolations, il énumère tous les motifs d’avoir mal, toutes les
pointes de son supplice. C’est le propre des natures hautaines de ne pas
consentir de rabais sur ce qu’il faut souffrir. Et j’admire ce courage
implacable à ne rien se dissimuler, à contempler exprès, et dans chacun
de ses détails, la catastrophe. Un tel stoïcisme est un des plus beaux
fils de l’orgueil.

Je l’ai vu pourtant fléchir. C’était lorsque mes interlocuteurs, cessant
leurs dures invectives, me demandaient pourquoi les Alliés, non contents
de leur prendre des Slovaques et des Transylvains, leur avaient encore
enlevé des Magyars de pure race. L’évocation de ces frères perdus
faisait naître leurs larmes. Car il est vrai que plus de trois millions
de Hongrois, dont deux en bordure même des nouvelles frontières, ont été
arrachés à leur patrie. Fallait-il, comme le proclame une affiche, créer
de nouvelles Alsace-Lorraine? Pourquoi réparer une injustice par une
autre injustice? Pourquoi?

A ces questions pressées, dont il est impossible de contester la
logique, on ne peut répondre que par la phrase brève et brutale qui ne
résout rien:

--Parce que vous avez été battus...

                   *       *       *       *       *

Le traité de Trianon a enlevé à la Hongrie les deux tiers de son
territoire, les deux tiers de sa population. De grande puissance
associée à d’autres grandes puissances, elle est tombée à l’isolement
d’un petit État détesté sans être craint, qui ne compte plus que sept
millions d’habitants. Des commissions militaires la surveillent. Son
armée est réduite à trente-cinq mille hommes. Ses frontières sont
ouvertes: la ligne de démarcation a été si étrangement tracée qu’en bien
des endroits elle n’obéit à aucune considération légitime, passant ici
au hasard à travers une plaine, ou là, à Satocalja-rejhely, séparant une
ville de sa gare. La Hongrie ne comprend pas pour quelle raison, d’entre
toutes les nations vaincues, c’est elle la plus durement traitée. Elle
remarque qu’on a recouru à des plébiscites avant d’attribuer des
territoires allemands contestés: l’Allemagne est la moins punie d’entre
toutes les nations vaincues.

J’ai entendu exprimer ces arguments par un jeune Hongrois, qui a été
soldat après avoir rêvé d’être poète et qui fait aujourd’hui de la
politique par motifs d’ambition et de patriotisme. Caractère ardent qui
s’oblige au réalisme, il goûte de fortes jouissances à exercer, dans une
fonction qui n’attire pas l’attention, une véritable influence sur les
affaires publiques. Une fois par semaine, dans l’île Sainte-Marguerite
où j’ai dîné avec lui, il groupe des amis de son âge qui, dans l’armée,
dans la presse, dans les ministères, poursuivent avec la même ferveur le
relèvement magyar.

Comme il protestait que Vienne seule, appuyée par Berlin, avait été
belliqueuse et non pas Budapest, je ne pus m’empêcher de lui dire
qu’après tout la Hongrie a longtemps touché les dividendes du Syndicat
austro-allemand. C’est le bloc des empires centraux, dont elle faisait
partie, qui a été l’auteur du conflit. D’ailleurs, qu’elle s’en rendît
compte ou non, sa politique anti-serbe ne poussait-elle pas à la guerre?
Mon interlocuteur me rétorqua:

--Vous autres, en Occident, vous êtes habitués aux nations homogènes et
proportionnées à leur territoire. Mais dans le centre de l’Europe, les
peuples ne se bornent pas à leur aire géographique, ils débordent les
uns sur les autres. Certes, les races se détestent toujours, mais plus
encore quand elles se trouvent mélangées. Ici, rien n’est fondu,
cohérent. Votre voisin de palier, ou de wagon, ou de restaurant, parle
une autre langue que vous, obéit à une autre conscience historique, et
il médite probablement votre perte. Il faut pour la paix que l’un de
nous deux soit le plus fort: je préfère que ce soit moi. Si encore une
pareille inextricabilité n’eût entraîné que des guerres civiles: un
cynique a dit que c’étaient les plus belles. Mais chacune de ces
fractions ethniques se réclamait d’un plus vaste ensemble, situé en
dehors de nos frontières. Nous avons souffert, nous souffrons encore de
l’ombre froide du colosse russe...

Et comme je lui demandais si la Russie lui paraissait vraiment menaçante
aujourd’hui, pour son pays, ce futur homme d’État s’écria:

--Monsieur l’Occidental, craignez la Russie. La profonde volonté
organique de ce grand et lourd empire a toujours été d’atteindre la mer
chaude. Tantôt le Pacifique, et tantôt la mer Noire ou l’Adriatique.
Naguère, nous comptions parmi nous vingt millions de Slaves, excités par
Pétersbourg, et voisins de Slaves libres. Nous avons pesé dessus, c’est
vrai, mais pour empêcher une terrible explosion. Les Serbes ont fini par
allumer la mèche et tout a sauté. Nous voilà en morceaux. Le malheur de
la Hongrie est d’être sur le passage des grandes migrations slave et
germanique en route vers le Sud. Le soleil a des conséquences
politiques. Et les peuples sont toujours nomades: sauf que dans les
temps modernes ils s’étendent au lieu de se déplacer. Situés à la
croisée de deux races expansives, nous nous sommes alliés à l’une pour
subsister contre l’autre.

--Et si vous vous mettiez en quête maintenant d’autres alliances?

--Personne n’accepterait notre amitié parce que personne n’a encore
besoin de nous.

Ses yeux s’attristent. C’est vrai que tout le monde tourne le dos à
cette nation qui fut riche, recherchée, et difficile. N’être plus reçue
nulle part alors qu’elle est si hautaine, quelle profonde brûlure de
plus à l’orgueil. La Hongrie apprend aujourd’hui la différence qu’il y a
entre haïr d’en haut, en maître, et haïr d’en bas, en condamnée, haïr
sans que quiconque y fasse attention. Au milieu de l’univers, elle est
seule. Personne ne s’intéresse à elle: ses appels au secours, à la
justice ne rencontrent pas d’écho. Un vieux savant illustre me disait:
«On ne nous a pas traités en connaissance de cause. Je viens de recevoir
une lettre du propre secrétaire de la Société de Géographie de Paris qui
m’écrit: _à Budapest, Autriche_. Les auteurs de la paix savaient-ils ce
qu’ils ont fait, puisque même les géographes...» Parmi tant
d’humiliations, cette indifférence est d’autant plus cruelle au Hongrois
qu’il a des curiosités cosmopolites. Il parle aisément plusieurs
langues. Naguère il voyageait beaucoup. Maintenant il souffre d’être
séquestré dans sa défaite et sa ruine, privé de relations.

Invité par le comte Nicolas Banffy, ancien ministre des Affaires
Étrangères, j’ai déjeuné au _Nemesti Casino_, qui est le cercle de la
haute noblesse. On croirait un club de Londres, avec ses laquais
silencieux, stylés, ses profonds fauteuils de cuir, ses trophées de
chasse--peaux de tigres et ramures--sans oublier, entre les portraits de
François-Joseph et de l’impératrice, celui, en pied, d’Édouard VII comme
prince de Galles. Nous commençons par échanger des propos sur la
politique, mais bientôt le comte Banffy qui, avant d’être ministre, a
écrit pour la scène et dirigé l’Opéra, me parle des ballets russes, de
Nijinsky qu’il a connu, et de leurs peintres. Il m’explique la fameuse
mise en scène qu’il a inventée pour le premier acte de l’_Or du Rhin_.
Et il compare avec compétence les grands théâtres d’Europe.

Ailleurs, au cours d’un dîner qui groupait des femmes d’une rare beauté
(que de perles, que de titres princiers, que de fleurs, et quel dommage,
me disais-je, de ne pas être snob pour jouir complètement de ce
spectacle raffiné) le maître de la maison s’écriait, en un français
dénué d’accent:

--Les jeunes écrivains de Paris me plaisent beaucoup. Mais qu’ils sont
difficiles. L’un d’entre eux que je lisais aujourd’hui emploie
l’expression _en avoir marre_. Je ne comprends pas.

Puis, se penchant vers sa voisine:

--Et pourtant, des mots d’argot, _j’en sais des flottes_...

Il est sensible chez tous ces aristocrates, le désir inquiet de suivre,
comme auparavant, la mode, de saisir toutes les nuances du comme il faut
occidental. Je note aussi la coquetterie d’être polyglotte, le rappel
insidieux des voyages d’autrefois à Paris, à l’île de Wight, à Cannes.
Ces grands seigneurs se trouvaient à leur aise partout: ils ne sont plus
chez eux nulle part, ou presque. Leur goût d’une sociabilité
internationale ne peut plus se satisfaire, sinon dans l’accueil qu’ils
font à l’étranger. Aussi reçoivent-ils celui qui vient du dehors comme
le messager de tout ce qu’ils regrettent. Ils l’interrogent, ils le
caressent avec une courtoisie d’ancien régime et une grâce qui fait
semblant d’être familière. C’est de la «propagande» bien comprise,
disent leurs ennemis. En effet, comment n’éprouverait-on pas de la
sympathie pour des gens mélancoliques dont le visage s’éclaire à votre
approche? D’ailleurs, tout le monde, aujourd’hui, fait de la propagande,
et il est permis de préférer des plaidoiries, où l’amabilité de surface
enveloppe une ferveur violente, aux réquisitoires dogmatiques et
méprisants.

                   *       *       *       *       *

Le Magyar n’a pas été meurtri seulement, après ses ennemis, par ses
anciens compatriotes slaves, saxons et roumains. Ces «nationalités»
s’étant évadées, il s’en est révélé une, qui, elle, ne s’évadait pas: le
Juif. Celui-ci qu’on méprisait plus encore que les autres, il a, comme
les autres, piétiné la Hongrie; lui aussi, claquant le fouet au-dessus
de sa tête basse, il l’a forcée d’obéir.

Le comte Jules Andrassy, qui m’a raconté comment, est un vieillard
faible et las, endormi dans sa barbe blanche, la mine lourde d’amertume.
Fils du célèbre ministre dont la statue équestre s’élève près du
Parlement, il a consacré à son tour son existence à la politique. Mais
sans succès. Quand il réussit enfin à être ministre, ce ne fut que pour
trois jours. Germanophile et légitimiste, il a assisté à la ruine
allemande, à la destruction de l’empire austro-hongrois, à la fuite
répétée des Habsbourg. Sa physionomie éteinte ne s’éveille qu’à propos
des Juifs.

«Aucun État, m’affirme-t-il, n’a été plus libéral à leur égard que le
nôtre. Moi-même j’ai tout fait pour défendre leurs droits. Aussi
sont-ils venus en masse chez nous déversés par la Galicie. Ils
représentaient le quart de la population de Budapest. Ils avaient entre
leurs mains la presse, le petit et le grand commerce, l’industrie, la
Bourse, les professions libérales. Quand ils se naturalisaient ou se
convertissaient, quand ils prenaient des noms magyars, nous pensions
qu’ils devenaient de loyaux compatriotes, qu’ils épousaient nos
traditions... Ah, monsieur, quelle terrible erreur, et comme je suis
revenu de mon libéralisme! Ce sont les Juifs qui ont déchaîné le
bolchevisme chez nous afin de tout détruire. Sur vingt-deux commissaires
du peuple, vingt étaient Israélites, et l’on disait que les deux
derniers n’avaient été choisis que pour suppléer les autres le jour du
sabbat. Cette abominable terreur a duré quatre mois: puis les chefs se
sont sauvés. Mais, de Vienne et d’ailleurs, ils conspirent encore contre
la patrie qui les avait réchauffés dans son sein. Bela Kun, aujourd’hui
en Crimée, martyrise nos malheureux prisonniers de guerre retenus depuis
sept ou huit ans par la Russie. Sept ou huit ans! Que ces bandits aient
régné sur le royaume de Saint Étienne, quelle ignominie!»

Et le comte Andrassy agite des mains tremblantes. Au désastre militaire
de 1918 ont en effet succédé d’affreuses tragédies. Une romancière de
grand talent, Mme Cécile de Tormay, nous en a décrit les horreurs d’une
voix pathétique. Et d’abord elle a évoqué son cousin Karolyi, bizarre
figure d’aristocrate et d’aventurier, qui prit le pouvoir dans le
désordre de l’armistice en spéculant sur ses sympathies ententophiles.
Les Hongrois, comme d’ailleurs la plupart des belligérants et des
neutres, avaient ainsi des équipes de réserve pour le cas où la victoire
tournerait dans un sens inattendu. Très intelligent mais névrosé,
vaniteux à l’extrême, susceptible, menteur, Karolyi, poussé par une
femme ambitieuse et très belle, rêva de jouer un rôle néronien.
Dédaigneux au point, pendant la guerre, de refuser la main aux officiers
blessés lorsqu’ils appartenaient à l’infanterie--arme peu
chic,--cosmopolite au point de se prétendre tantôt Anglais, tantôt
Français et non Magyar, ce magnat nihiliste se déclara soudain patriote
et démocrate. Son «patriotisme» ne l’empêcha pas de licencier l’armée au
lieu de la démobiliser, alors qu’elle pouvait tenir encore. «Je ne veux
plus voir de soldats», criait-il d’une voix de fausset. Et il témoignait
sa simplicité «démocratique» en venant au Conseil des ministres en
babouches, et en passant le temps des délibérations à gratter ses pieds
nus. Sur sa voiture il avait fait mettre une inscription: _Ici se trouve
la fortune de la Hongrie._ Pendant ce temps, le pays se décomposait, les
soldats, non désarmés, assaillaient les gens et pillaient les maisons,
la famine, la misère s’aggravaient de jour en jour. Il n’y avait plus de
chefs; l’angoisse, le désespoir étaient partout. Alors, joueur sinistre,
Karolyi passa la main aux bolcheviks.

Mme de Tormay est d’une émouvante beauté lorsqu’elle évoque ces
infernales conjonctures. Puisque les hommes, brisés par la guerre,
semblaient frappés d’une morne stupeur, elle résolut de grouper les
femmes. De porte en porte, et jusque dans les quartiers les plus
pauvres, elle alla les chercher, les exhorter au nom de la patrie.
L’association qu’elle fonda groupe maintenant plus d’un million
d’adhérentes à son programme national, familial et religieux. Mais cet
hiver 1918-1919, avec ses longs brouillards jaunes, les coups de feu au
coin des rues, les bustes gigantesques de Lénine et de Karl Marx érigés
aux carrefours, les proclamations monstrueuses et stupides, les
perquisitions, les supplices; cet hiver où l’on voyait sur les édifices,
en drapeaux, en bandes de calicot accrochées aux balcons, flotter
partout du rouge, cet hiver apporta l’horreur d’une fin du monde.
Karolyi avait déclaré d’un ton suraigu: «Je ne crains personne, sauf
Cécile de Tormay.» Il recommanda à Bela Kun de la pendre, avec Teleki,
Bethlen et quelques autres. Prévenue à temps par la femme d’un
commissaire du peuple, elle put s’enfuir. Tandis que sa mère qu’elle
avait dû abandonner, agonisait à Budapest, elle, évadée, déguisée,
disputa au hasard son existence menacée.

Et ce ne fut pas encore assez. Après la défaite, après la révolution
politique, après la révolution sociale, la Hongrie connut l’occupation
roumaine. Je me borne à rapporter les paroles que j’ai entendues sans
les prendre à mon compte: tout le monde à Budapest affirme que cette
domination étrangère fut l’étape dernière, le fond de la coupe après
lequel il ne reste qu’à mourir. Et l’on vous dénonce les déprédations,
les rafles systématiques qui déménageaient les bureaux, les usines, les
magasins, les appartements: au total, pour quatorze milliards. «Ils
prenaient tout, jusqu’aux appareils téléphoniques, qu’ils arrachaient,
fils pendants.» Sans l’intervention du général américain Bandholz ils
auraient fait sauter le monument de Saint Étienne. Jusque-là, la Hongrie
saignante, râlant presque, gardait dans sa souffrance un reste de
fierté; mais cette demi-morte, le soldat ennemi la viola.

                   *       *       *       *       *

Même en faisant la part des exagérations tendancieuses ou des erreurs de
mémoire et tout en se réservant de questionner un jour des Tchèques et
des Roumains, il est impossible de ne pas être saisi de compassion, en
dépit de ses fautes, pour cette race noble, trahie par les siens,
traînée de la douleur à l’infamie. Traînée à la misère aussi. Ce qui lui
rend plus sensible le degré ignominieux où elle est tombée, ce sont les
nécessités implacables de se nourrir et de se vêtir. Malgré la pudeur et
l’amertume de mes interlocuteurs, je découvre leur détresse. Beaucoup
d’entre eux dont les propriétés et les fortunes ont passé sous la loi de
leurs ennemis, se sont vus expropriés. Le coût de la vie a pris des
proportions fantastiques tandis que les salaires n’augmentaient que de
peu. Un professeur d’université reçoit par mois un traitement qui
équivaut à cent francs; les ministres touchent deux cent cinquante
francs. Comment font les employés, les intellectuels, les
fonctionnaires, les officiers licenciés, ceux qui ont des charges, qui
doivent élever des enfants? Beaucoup ne mangent qu’une fois par jour,
vendent pièce par pièce leur mobilier. Impossible de s’expatrier: un
voyage lointain exigerait une fortune. Tel ex-ambassadeur, apparenté à
une famille royale et qui a ébloui de son faste une grande capitale,
porte un veston élimé, un pantalon qui fait poche aux genoux. Et comme
je causais avec un personnage officiel, à une cérémonie, je remarquai
qu’en dépit de ses titres et de ses décorations, ses manchettes étaient
effrangées.

Mais si elle inspire, bien contre son gré, une pitié dont la seule
expression doit faire rebondir sa rage, la Hongrie--et, là, peut-être
s’adoucirait-elle à l’entendre--vous inspire confiance dans son avenir.
Il est vrai qu’elle est à la veille d’une catastrophe économique, que
des essais de réorganisation financière n’ont pas abouti, qu’elle
quémande en vain un emprunt. D’autre part, je préviens que je n’ai pas
compulsé de rapports commerciaux, que j’ignore le rendement du sol, la
statistique des douanes. Mais j’ai cette supériorité sur les économistes
de savoir que je ne sais rien en économie politique. Une erreur de notre
temps consiste à toujours s’en remettre aux experts techniques, à trop
croire aux chiffres et insuffisamment aux âmes. La finance et
l’industrie ne sont pas les réalités dernières. L’avenir d’un pays
dépend de ses hommes. Et c’est eux qu’il faut observer.

                   *       *       *       *       *

Des haines, brûlées au paprika, qui fermentent dans le bassin du Danube,
se dégage l’indomptable résolution d’une race ancienne qui ne veut pas
mourir. Cette Hongrie dépecée et mortifiée, l’orgueil qui l’a perdue la
redresse pour la sauver. Même les désastres précédents de sa dramatique
histoire lui servent de raisons d’espérer. Elle n’oublie pas que, par
une étrange concordance, le territoire délimité par le traité de Trianon
est exactement celui de la Hongrie sous la domination turque. Or le Turc
a été chassé.

De cette volonté unanime, le chef de l’État, l’amiral Horthy, est un
beau modèle. Il habite une partie de l’ancien palais royal, où l’on est
reçu avec un certain appareil militaire. Au détour des escaliers se
tiennent des sentinelles immobiles; c’est un officier qui vous
accompagne, un autre qui vous reçoit dans le grand salon d’attente. Tout
à coup une porte s’ouvre à deux battants, on entend venir un pas
impérieux, napoléonien. Son Altesse Sérénissime, dans l’uniforme
bleu-sombre et or d’une marine périmée, présente une tête droite, un
visage rasé aux sourcils touffus, une bouche rentrée sous un nez qui
proémine. La tenue, l’expression franche des traits, l’accent de la
voix, l’insistance du regard annoncent le chef. Pendant qu’il parle,
avec beaucoup de sérieux et d’énergie, il frappe une main contre
l’autre, dos contre paume, et ses paroles sont scandées par ce geste
régulier, ainsi que par le bruit métallique de ses décorations qui, à
chaque mouvement, se heurtent sur sa poitrine. L’amiral ne se lamente
pas. Ce calviniste stoïque déclare même que l’épreuve sera salutaire
pour retremper le caractère magyar... Et j’ajoute qu’en d’autres
occasions il n’hésite pas à exciter chez ses compatriotes des espérances
intrépides qui ne sont pas sans danger pour la paix. Avec audace, il
évoque le jour où le drapeau vert-blanc-rouge flottera de nouveau aux
sommets des Carpathes. Toute une jeunesse frémissante écoute ce soldat
qui n’est pas moins ambitieux pour elle que pour lui-même.

Beaucoup plus mesuré est le premier ministre, le long, maigre et ravagé
comte Bethlen. Mais je ne l’ai entrevu que dans une soirée diplomatique
où les paroles ne signifient pas grand’chose. Et puis, je l’avoue, je me
suis surtout intéressé à la suite de salons clairs, ornés de Gobelins
raffinés et pâlis, où trônaient des créatures dédaigneuses, et où
circulaient, avec un fin bruit d’éperons, des houzards de service en
rouge framboise et soutachés d’argent. Une musique douce venait de loin,
portée sur un bruit de conversations indistinctes. Et je me bornais,
devant les scènes mythologiques de Boucher transposées en tapisseries, à
écouter un officieux me dire la prudence et la bonne foi des personnages
au pouvoir.

Si l’on ajoute à l’exposé de la thèse gouvernementale, celui des thèses
libérale, socialiste, juive, on se représente que la Hongrie est
dirigée, d’une manière d’ailleurs intelligente, par une droite modérée,
qu’inquiètent souvent les excès de patriotes exaltés, qu’elle n’ose ni
ne veut réprimer trop sévèrement. Le gouvernement actuel est décidé à
exécuter les traités. Mais la Hongrie au sang chaud n’a pas l’habitude
des politiques modestes. En face de difficultés redoutables qui
réclameraient beaucoup de patience et des calculs compliqués, elle
éprouve parfois un sursaut du vieil instinct militaire. Le goût du sabre
est invétéré chez ces hommes à brandebourgs qui aiment le risque, le
luxe, et sont sensibles au grand style. Et peut-être les Hongrois les
plus opposés ne divergent-ils que par les méthodes: les uns, et ils
n’ont pas la majorité, espèrent en la violence; les autres, beaucoup
plus nombreux, comprennent qu’il faut procéder avec sagesse. Mais tous
sont d’accord pour souhaiter opiniâtrement que leur patrie se relève.

                   *       *       *       *       *

Cette volonté opiniâtre, elle inspire la classe agricole. Et quand on a
parcouru la Hongrie, on pèse l’importance du fait. Ces magnifiques
contrées verdoyantes, ces nappes de blé ondulant d’un horizon à l’autre
ne conviennent pas aux expériences du désordre. Le traité de Trianon a
enlevé au pays presque toutes ses matières premières, mais les céréales
sont là, et la vigueur des bras rustiques. La moisson de 1919, les
Roumains l’avaient razziée, comme ils ont emporté les machines
agricoles, emmené les troupeaux, et jusqu’aux étalons des haras. Pauvres
haras! Le colonel mélancolique, mince dans son dolman et son pantalon à
sous-pieds, qui nous fit visiter le plus célèbre, ne pouvait faire
amener sur la piste que d’antiques héros, des reproducteurs ancestraux
fléchissant sur les genoux. Et sa badine tremblait en les désignant...
Les années 1920 et 1921 se passèrent à remettre en train, tant bien que
mal, les cultures et l’élevage. Aujourd’hui les champs, les jardins sont
en plein rapport, le cheptel se reconstitue. Partout on voit des bœufs
aux longues cornes en lyre promener leur satisfaction, des troupeaux
d’oies s’éparpiller avec des clameurs, et des poulains fragiles galoper
en zigs-zags dans les paddocks. Les villageois bottés se reprennent à
danser et à boire. Un soir que nous dînions sur une terrasse, au bord du
Balaton--ce lac plus vaste que le Léman et pas plus profond qu’une
baignoire--un Magyar ardent à revivre me disait son émotion, en revenant
sur ses terres, de découvrir ses paysans qui, pour abattre plus de
besogne encore, travaillaient au clair de lune.

                   *       *       *       *       *

Une autre source du courage des Hongrois réside dans leur puissance
d’illusion. J’ai dit que leur sort les frappe de stupeur. Mais aussi ne
peuvent-ils admettre qu’il soit définitif. A leurs yeux il y a trop
d’absurdité dans leur malheur pour qu’il dure bien longtemps.

«Il est vrai, me déclarait un des principaux journalistes de Budapest,
que nous voici terrassés, amputés. Notre pays est un «pays-tronc»: un
torse dont on a détaché bras et jambes. Soit. Mais il reste une tête et
un cœur, de quoi réfléchir et rêver. Le traité qui nous massacre est
irréalisable. Nos voisins ne pourront ni absorber leurs nouvelles
provinces ni leur accorder les libertés nécessaires. Les Tchèques
tourmentent les Slovaques. Les Croates vont se révolter. Les Roumains ne
savent même pas faire marcher leurs chemins de fer. Il nous suffit
d’attendre. Nos ennemis, par la fatalité de la géographie et des lois
économiques, sont à la veille de se décomposer.»

Ces chimères donnent aux Hongrois la force d’espérer. J’ajoute qu’ils
impriment à leurs illusions un tour poétique qui est bien dans la race.
Ils croient arguer de façon objective à l’instant où ils vous imposent
une vue passionnée. Jusqu’aux faits qu’ils citent prennent la couleur de
leur imagination. Et ils ont raison. Puisque leur salut est en
eux-mêmes, il leur faut entretenir leur propre ferveur.

Ainsi pour démontrer l’irréalité du traité de Trianon, ils affirment que
les oiseaux migrateurs qui habitent sur le versant méridional des
Carpathes, se réunissent en grandes troupes à ceux de la plaine et s’en
vont ensemble hiverner en Égypte. De l’autre côté des cols, la même
espèce d’oiseaux s’oriente vers la Suède. C’est à la limite de cette
divergence, disent-ils, que doit passer la frontière. On a beau avoir
donné aux Tchécoslovaques les territoires du Sud: les oiseaux y
demeurent magyars. Un jour, à l’image de leurs retours, les provinces
perdues reviendront à la couronne de Saint-Étienne.

C’est avec la même méthode que les Hongrois invoquent la mission
historique qu’ils ont accomplie au cours des siècles, et qu’ils
voudraient bien continuer d’assumer. Leur prépondérance et leur
bravoure, m’a dit le comte Apponyi, ont toujours été au bénéfice de
l’Europe.

De taille gigantesque, la barbe blanche et rectangulaire, les narines
ouvertes, les mains énormes, le comte Apponyi est un orateur et un
avocat, prêt à exposer, avec une égale perfection dans n’importe quelle
langue, et beaucoup de netteté logique, le point de vue national. Pour
lui, la Hongrie est un soldat de frontière qui protège l’Occident contre
les barbares orientaux. Elle s’est toujours étroitement attachée à la
culture gréco-latine, au christianisme romain ou réformé (le tiers des
Hongrois est calviniste ou luthérien), aux institutions germaniques.
Elle fut militaire parce qu’elle était exposée, mais parlementaire
aussi, et dès ses origines. En l’amoindrissant, les Alliés ont reculé à
leur détriment les limites de leur propre civilisation.

La haute idée que les Magyars se forment de leur valeur civilisatrice se
trahit dans leur constant souci de vous faire visiter leurs musées,
leurs bibliothèques, leurs cliniques, leurs établissements d’instruction
supérieure. Je ne parlerai ici que du Collège Eötvos, qui a été créé en
1895 sur le modèle de l’École normale de la rue d’Ulm. La bibliothèque
française y est l’objet de soins assidus et, à la parcourir, on constate
non sans ironie de quelle façon imprévue les gloires littéraires se
propagent à l’étranger. Comme le directeur m’avait prié de dire quelques
mots à ses élèves, je leur parlai de l’éminente dignité du langage
français, je leur montrai comment il était l’expression la plus directe
des vérités psychologiques et des raisonnements de bon sens. Après, nous
causâmes. Ces jeunes Magyars, dont plusieurs avaient commencé leurs
études dans des camps de prisonniers, m’expliquèrent leurs travaux en
cours. L’un d’entre eux s’était consacré à Stendhal, un autre à André
Gide. Et c’était vraiment touchant, l’effort de ces voix accentuées pour
bien parler français, leurs curiosités un peu timides, le désir mêlé
d’angoisse et qu’on rencontre partout ici, de rester en contact avec le
reste de l’univers, avec les grands trésors humains. Mais la ruine
hongroise s’aggravant, le Collège Eötvos, si studieux et recueilli, va
sans doute fermer ses portes.

                   *       *       *       *       *

Cette foi incoercible en la destinée hongroise, qui palpite en chaque
Magyar, je la trouve symbolisée dans la musique natale. Assurément
celle-ci a souvent été détournée de son mysticisme confidentiel. J’avoue
même qu’elle me causa d’abord une vraie déception. Comment, dans ce pays
si malheureux, retentissent tant d’orchestres? Promenez-vous le soir sur
le quai du Danube, le long du _Bristol_, de l’_Hungaria_, du _Ritz_: à
ces terrasses, groupée autour des tables de dîner, parmi les violences
des czardas et dans l’odeur de la sauce béarnaise, rit une foule
d’hommes en vêtements de tussor, les faces maigres et bronzées,
empressés auprès de belles femmes heureuses, aux bras nus posés sur les
nappes. Ailleurs, l’île Sainte-Marguerite est un parc consacré au
plaisir, où roulent d’élégantes voitures, où se succèdent des
restaurants illuminés, et, là encore, la langueur complaisante des
violons monte vers les étoiles que personne ne regarde. Allez au Casino
de Paris--naguère Casino de Berlin,--dans les dancings, les cafés, même
prostitution de la musique, même réjouissance: l’après-midi on s’est
reposé, tous les bureaux fermés, maintenant c’est la flânerie des heures
fraîches, la familiarité gracieuse qui s’échange d’une table à l’autre.
Au Bois de la Ville, chez Gerbeaud, parmi les vives lanternes de
couleur, sur une estrade de bois entourée d’une colonnade, on dirait un
finale d’opérette viennoise: cohue grouillante et bavarde de danseurs,
taches claires et mobiles que rehaussent les dolmans noirs ou marrons
des officiers, et dont une musique enragée couvre les voix et les rires.
Et des autos qui se suivent sous les grands arbres, débarquent de
nouveaux danseurs, encore des femmes aux chevelures sombres, des
quantités de femmes dont les présences innombrables ajoutent à la
douceur de la nuit de juin une immense séduction facile.

J’ai confié à quelques Hongrois que ce charmant spectacle de fête, dont
je prenais ma part, contredisait étrangement la détresse et la
résolution farouches que j’avais constatées ailleurs. Comment concilier
le deuil et le tango? Ils s’efforcèrent de me persuader que ces fêtards
étaient des juifs et des mercantis.--Mais les officiers?--Les pauvres
gens vont être licenciés: ils s’étourdissent... Cependant, je demeurais
un peu étonné. Alors on me fit passer les ponts, vers les hauteurs de
Bude. Là, dans de petites rues désertes, vous attendent des restaurants
aux noms bizarres, _la Fiancée de marbre_, _le Cordonnier politique_, où
la musique, née de cœurs véritablement hongrois, sait parler à celui qui
l’écoute. Et je retrouvai enfin, transposés en langage de violon,
s’élevant seuls dans le calme nocturne, la souffrance, l’orgueil et
l’espoir que j’avais profondément admirés chez certains de mes
interlocuteurs.

«Le Hongrois, dit un proverbe de là-bas, s’amuse en pleurant.» Sa
musique de même. Elle semble prendre texte des déceptions, des échecs,
des nostalgies, et s’y complaire. Tout en elle est mélancolique,
mélancolie de la chair comme de l’âme. Si, quelquefois, elle s’abandonne
par mégarde au bonheur, l’inquiétude naît bientôt de son allégresse
même, et, de mesure en mesure, grandit au point d’exister seule. Ses
consolations sont désespérées. Et puis, de nouveau, aux râles succède un
élan sauvage, plus amer qu’un regret, et avide d’impossible. Va-et-vient
tantôt langoureux, tantôt brutal, qui vous balance de l’abîme aux
sommets. L’histoire entière de la Hongrie se raconte dans cette
alternative: on croyait entendre une destinée individuelle, et c’est la
destinée d’une race. Les Magyars accoudés, les yeux clos, qui écoutent
autour de moi, y reconnaissent leur passé, celui de leurs pères:
pourquoi n’y reconnaîtraient-ils pas l’avenir de leurs fils? Car
toujours recommence cette mélodie qui ne finit pas, toujours elle
remonte du gouffre où elle replongera sans tarder. Le tzigane paraît-il
épuisé de musique, va-t-il accepter le silence, que déjà il repart,
possédé par le rythme éternel. Et la spirale de la musique, tournant une
fois de plus autour de votre cœur, le garrotte.

Un soir, je dis à un compagnon:

--Cette tristesse qui atteint les sources mêmes de la vie, c’est la
tristesse des Russes. Votre musique, comme la leur, s’élève d’un pays de
plaines. Comme eux vous aimez caresser votre douleur; à l’affreux
désenchantement d’aujourd’hui ne se mêle-t-il pas une délectation
secrète?

--Pardon, répondit-il. Alors que le Russe s’abandonne, nous résistons.
Certes, nous connaissons le désespoir. Il est là, tout autour de nous,
et parfois si tentant! Mais nous nous refusons à son vertige. Tel est le
rythme de notre musique: à toutes les mélancolies qui l’envahissent,
elle oppose une révolte, une revanche. Eh bien! notre histoire, pareille
à notre musique, est remplie de désastres auxquels nous n’avons pas
consentis...

Et comme à grands coups d’archet fiévreux et volontaires, il me redit la
prière nationale que chaque Hongrois répète chaque matin, qui est
affichée sur les murs, qui est imprimée dans les journaux, et que voici,
nette, âpre, fervente:

    Je crois en un seul Dieu
    Je crois en une seule patrie
    Je crois en la divine justice éternelle
    Je crois en la résurrection de la Hongrie
            AMEN.




CINQ JOURS A BERLIN

(_Été 1923_)


... Peut-être le contraste est-il plus grand pour moi qui arrive de
Suède, où tout le monde est poli, bien portant et bien vêtu. Berlin,
c’est un tableau de misère, de souffrance et de laideur.

Faces en mie de pain, mortes derrière des lunettes d’acier; fronts
gonflés, mentons fuyants; petits nez retroussés et pointus, parfois d’un
rouge malsain. Visages débordants et flasques, ou bien osseux, ravagés,
de couleur et de texture analogues au parchemin. Beaucoup d’oreilles
décollées. De gros ventres balancés entre des jambes maigres. Les
cheveux tantôt partagés par une raie médiane, tantôt rasés pour que le
crâne soit nu. Abondance de jeunes gens en bandes molletières et en
guêtres de cuir: presque une tenue de campagne. Certains passants
portent des cols hauts et droits avec un costume de loden, d’autres ont
revêtu des redingotes fripées, qu’ils harnachent de lorgnettes en
bandoulière. Tels individus affectent des airs terribles, les moustaches
dressées sous des feutres en bataille, d’autres montrent une mine
bonasse, incapable de frémir. Mais surtout on se heurte, et souvent avec
pitié, à des expressions tourmentées, hagardes, fiévreuses, plaintives,
quelques-unes proches du désespoir. Ici la créature a perdu sa forme
normale. Cette angoisse et cette férocité, c’est proprement le physique
expressionniste.

Hâve et parfois déguenillée, silencieuse, marchant vite et sentant fort,
la foule déambule dans des rues macadamisées, sombres, que relèvent
d’innombrables annonces, blanc sur noir ou noir sur blanc, en caractères
typographiques épatés. Les étalages sont défraîchis. Des mendiants vous
tendent de mauvaises boîtes d’allumettes. Entre les trottoirs couverts
de piétons, les chaussées apparaissent presque vides et, même au centre
de Berlin, on les traverse sans avoir à regarder à gauche et à droite.
Très peu d’autos particulières. Aux abords des gares, des voitures
démodées, attelées bizarrement, amènent les gens avec leurs bagages.
Quelques taxis. Des fiacres grinçants et décousus, conduits par des
cochers centenaires sous leurs hauts de forme en cuir bouilli.

Longues files d’édifices, copiés d’après divers styles, mais toujours
massifs, maussades et solennels, palais juxtaposés et qui se dégradent
ensemble, perspectives droites, trop larges, alignées comme une troupe
sous commandement. Sur les places, des monuments accablés par leur
propre lourdeur, presque tous consacrés à des souverains et à des
généraux. Mais nul uniforme ne répond à leur appel. Berlin est désormais
en civil. Guérite vide. La _Königswache_, où se déroulaient, paraît-il,
d’admirables relevés de garde, est close, muette.

Le seul personnage en tenue, c’est, au coin des rues, en képi ciré et
vêtu de vert-bleu, brodé de rouge au col, l’agent de police.

                   *       *       *       *       *

Levant les yeux au hasard pour lire le nom d’une rue, j’ai tressailli:
_Wilhelmstrasse_. Ce nom, détesté des mères! Je cherche le palais des
Affaires Étrangères, la Chancellerie derrière ses grilles, l’ambassade
d’Angleterre. A deux pas, sur la _Pariserplatz_, je vais contempler
l’ambassade de France, avec son porche à colonnes. Dans _Unter den
Linden_, voici, fraîchement repeinte en blanc, l’ambassade de Russie que
Rathenau a donnée aux bolchévistes.

Je ne suis pas un historien. Ni un écrivain politique. Je suis un
romancier, qui regarde, qui imagine. En juillet 1914, sont apparus ici
les prolégomènes de l’écroulement européen. Derrière ces fenêtres
indifférentes, M. de Bethmann-Hollweg a annoncé la guerre à Sir Edward
Goschen et a essayé d’obtenir la neutralité anglaise. M. Cambon a tourné
ce coin de rue pour aller voir M. de Jagow, le 30 juillet. Il y est
retourné le 31. Sous ces tilleuls que je touche se sont dispersés les
crieurs du _Lokal Anzeiger_, proclamant la mobilisation générale de
l’armée et de la flotte. Soudain il me semble entendre la _Wacht am
Rhein_ et les vivats d’une colonne de manifestants, lors du départ des
diplomates alliés. C’étaient des étudiants qui chantaient. Où sont leurs
os?

Autour de moi, qui m’hallucine, la foule passe, oublieuse d’hier,
craignant demain, vouée à aujourd’hui.

                   *       *       *       *       *

Un collaborateur de la _Revue de Genève_ a organisé, à l’occasion de mon
passage, un dîner qui groupe le directeur d’un des plus importants
journaux berlinois, un des principaux collaborateurs de la _Gazette de
Francfort_, un chef de service des Affaires Étrangères, un diplomate, un
général, un des chefs de l’Agence Wolff, le directeur du bureau de
presse du Chancelier.

Impossible de rapporter ici le détail d’une conversation qui a duré
jusqu’à minuit. Occupant des points de vue opposés, nous admîmes, dès le
début, que la franchise serait de règle. Mes interlocuteurs m’ont
courtoisement laissé dire ma pensée, et je me plais à reconnaître leur
intelligence et leur culture, plus historique, il est vrai, que
psychologique, plus documentée qu’intuitive. Ce que j’ai recueilli de
leurs bouches, d’ailleurs, n’a rien d’imprévu.

«Nous paierons, certes, mais nous avons déjà beaucoup payé. Est-ce notre
faute si les frais de l’occupation mangent les recettes, si le Comité
des houillères françaises, chargé d’expertiser nos charbons, les a
systématiquement dévalorisés. Lisez l’_Information_, dont la campagne
récente, à ce sujet, s’est brusquement interrompue... Oui, nous
paierons... Mais il nous faut du temps. En occupant la Ruhr, la France
empêche l’emprunt international. C’est pourtant par l’emprunt
international qu’elle-même s’est libérée en 1871... Qu’on vienne
expertiser notre capacité de paiement. Nous ne demandons pas mieux.»

Un autre reprend: «Les réparations ne sont qu’un prétexte. La France
veut notre ruine et notre désagrégation. M. Poincaré se moque de sa
créance, il cherche une annexion.» Justement, quelque temps auparavant,
un Français en qui j’ai confiance, m’avait rapporté les propres termes
employés par M. Poincaré lui-même, tête-à-tête, pour lui affirmer qu’il
quitterait la Ruhr sitôt payé. Sans nommer mon informateur, je cite le
propos. Alors, on me répond: «Monsieur, nous ne croyons pas à votre
anecdote. Sauf le léger recul de 1870-71, toute l’histoire de France,
c’est une marche vers l’est.»

Dès qu’ils parlent de l’occupation de la Ruhr, une douleur sincère les
remplit tout entiers. «Quelle honte pour nous! C’est une souillure de
notre territoire. Aussi, la haine contre la France s’accroît-elle avec
rapidité. Hors d’Allemagne, vous imaginez mal l’intensité de cette
passion. Nous sommes tous unanimes à faire front en attendant de nous
venger. Sans doute, allons-nous vers une catastrophe économique. Ce sera
alors le bolchévisme, mais un bolchévisme national, un déchaînement de
fureur patriotique... Monsieur, je suis général. Mais j’embrasserai le
drapeau rouge si c’est le seul moyen de recouvrer notre indépendance.

--La revanche, alors?

--Comment la prendre? Nous n’avons ni recrues, ni matériel.

Cette objection ne m’arrête pas. «Vous avez des millions de vétérans,
leur dis-je, et vous fabriquez du matériel hors d’Allemagne.--Où
cela?--Chez Poutiloff, à Toula. Vos laboratoires de chimie, vos ateliers
d’aviation travaillent. Vos anciens états-majors pourraient encadrer les
masses russes.» Ils se récrient: «C’est impossible. Si nous nous faisons
bolchévistes, nous aurons bien sûr des relations de toutes sortes avec
les Russes. Mais ils ne viendront pas sur le Rhin.»

Je leur explique les raisons de ma méfiance. Personne n’ignore en Europe
que leurs extrémistes de droite s’arment, exécutent des manœuvres
militaires, et assassinent sans que le gouvernement intervienne. «Notre
gouvernement! Mais il est désarmé. Il n’a même pas de police.» Et ils me
font le tableau d’une Allemagne houleuse et partagée entre les États et
les partis, entre les classes, entre les groupements économiques, les
fédérations d’ouvriers et celles des patrons--une Allemagne de grands
féodaux, où le pouvoir central, faible et menacé, est incapable
d’imposer ce qu’il veut.

Et puis, ce qui ressort de leurs propos, c’est l’inquiétude qu’ils
éprouvent pour leur unité nationale. Persuadés que la France veut ériger
la Rhénanie en État indépendant, ils tremblent que la Bavière ne
s’insurge contre le Reich. L’unité est leur préoccupation suprême, parce
qu’elle est leur garantie qu’un jour ils redeviendront tout-puissants.
Pour la sauvegarder, ils paieraient tout de suite les réparations. Ils
ont sacrifié le régime impérial à l’unité; ils y sacrifieraient l’ordre
social.

Ensuite, parce qu’ils savent que je vais regagner Genève, ils
m’attaquent sur la Société des Nations, «qui a réduit l’Autriche en
esclavage». Étrange chose: en France, on suspecte la Société des Nations
d’être germanophile; en Allemagne, on la dénonce comme une machine à
dominer l’Europe au profit de l’Entente. D’ailleurs, disent-ils,
l’Allemagne ne manquera pas, avec la Russie et en ralliant certains
États centraux, et peut-être la Suède, de créer une autre Société des
Nations, la vraie, celle-là... (Mes interlocuteurs appartenant presque
tous aux partis de gauche, si telle est la virulence de leurs propos, je
me demande ce que j’aurais entendu de la part de gens de droite.
Peut-être y a-t-il eu «deux Allemagnes». Depuis la Ruhr, et aujourd’hui,
et demain, il n’y en a plus qu’une.)

Ah, j’oubliais encore ceci. «Le traité de Vienne, disent-ils, le traité
de Francfort ont entraîné de longues périodes de paix, tandis que le
traité de Versailles est incapable d’organiser le monde. Pourquoi? Parce
que, au rebours des deux autres, la paix de Versailles a été dictée et
qu’elle est trop dure pour les vaincus.» Alors je leur demande doucement
quelles eussent été, en cas de victoire, quelques-unes de leurs
conditions. «Presque rien: annexion de Liège et du bassin de Briey,
démantellement des forteresses de l’État français.» Je leur rappelle le
mémoire des grandes associations, de 1915. «Cela n’était pas sérieux.»
Ils rient, ils haussent les épaules à l’évocation des anciens programmes
du pangermanisme. De même, ils font taire l’un d’entre eux qui affirme
que les Alsaciens regrettent les Allemands et que les députés alsaciens
à la Chambre ont été nommés par l’autorité militaire, ou un autre qui
soutient que les Belges sont bien contents que les Allemands aient si
bien entretenu leurs usines pendant l’occupation... Ils rient, pour me
rassurer. Mais, quelques secondes, et malgré leurs dénégations, j’ai
revu le cauchemar qui nous hantait pendant la guerre: la possibilité
d’une hégémonie allemande en Europe. Et j’ai frémi.

Il y a des sujets qu’ils n’aiment pas: l’inflation, la baisse du mark
indépendante du paiement des réparations, ou bien la situation des
allogènes dans l’empire de Guillaume II; ils n’aiment pas non plus qu’on
leur demande pourquoi les huit dixièmes du peuple allemand admettent
d’être ruinés au profit de quelques grands industriels. Ce sont là des
questions pour lesquelles les journaux et les partis politiques ne
fournissent pas de réponses toutes faites.

Remarque: on s’expliquerait mal l’Allemand si l’on ne se rappelait pas
qu’en dépit de qualités remarquables, il manque à la fois d’esprit
critique et d’esprit politique. C’est un croyant qui obéit aux ordres.

                   *       *       *       *       *

On a bien fait de désarmer ce peuple, et je ne demande pas qu’on lui
rende ses mitrailleuses. Mais je demande qu’on lui rende ses uniformes.
Contrairement à l’Anglais, l’Allemand, en civil, est toujours mal. Il
lui faut la tunique cintrée et le col haut, le pantalon à sous-pieds ou
les bottes, pour assortir à sa raideur, à son port impérieux, à sa
carrure qui a besoin d’être sanglée.

                   *       *       *       *       *

Dans le hall de l’_Eden_, à cinq heures: autour de petites tables, des
femmes relativement élégantes, des juifs, des nouveaux riches, des
Américains. Nulle gaieté, nulle assurance. Dans Berlin, ces îlots de
luxe--comme l’_Esplanade_, l’_Adlon_, le _Kaiserhof_--où se réfugient
les étrangers et les _schieber_, demeurent précaires, et ne s’ouvrent
pas volontiers sur le dehors. Je prévois que ces palaces, un jour,
seront assiégés.

On me présente à M. X., riche Berlinois, au crâne tondu et aux yeux
malins. C’est un amateur de belles choses. En un français excellent, il
me raconte qu’il collectionne des Daumier, les premières éditions de
Stendhal et des lithographies romantiques. Je l’interroge sur les
écrivains contemporains. Selon lui, il n’y a que deux bons romanciers:
Thomas Mann et Carl Sternheim.--Mais Heinrich Mann?--Pfft!--Et
l’expressionnisme? Edschmid, Schickelé?--Pas grand’chose!--Au
théâtre?--Rien que Wedekind et Sternheim!--Georg Kaiser?--Ce n’est rien!

Il sourit, pense à ses Tony Johannot, et ajoute:

--Voyez-vous, le meilleur roman allemand, au XIXe siècle, c’est _Madame
Bovary_...

                   *       *       *       *       *

Parfois ce que disent mes interlocuteurs m’intéresse moins que leur
façon de raisonner. Tout d’abord, je remarque qu’ils vous laissent
parler, mais qu’ils ne vous écoutent pas. Travaillés par l’antique
habitude: _Sic volo sic jubeo_, ils ne peuvent s’empêcher de croire que
quelqu’un qui n’est pas Allemand est un personnage de second ordre, qui
se trompe. Ce qu’on dit au dehors ne compte pas. En revanche, ils
trouvent naturel d’imposer à autrui ce qu’ils pensent. Qu’il y ait des
nuances dans la vérité, qu’il faille se mettre à plusieurs pour
l’approcher et la définir, qu’il soit nécessaire, parfois, d’admettre
l’hypothèse d’un autre à laquelle on n’avait point pensé--chose
étrangère à leur esprit.

Leurs discours sont répartis sur deux temps. Premier temps: défilé
d’arguments, thèses réglées d’avance et liées les unes aux autres.
L’objection n’est pas capable de s’insérer dans cette chaîne serrée
fortement: elle retombe sur vous, impuissante. Si vous leur proposez une
hérésie, ils vous jettent un mauvais regard, et poursuivent. Souvent,
comme des figurants d’opéra, on voit repasser une seconde fois la file
des arguments, qu’ils vous présentent à nouveau sans se douter peut-être
que ce sont les mêmes. Ou bien peut-être comptent-ils sur la répétition
pour créer la certitude.

Second temps: les arguments historiques, politiques, économiques, ayant
joué leur rôle, votre interlocuteur cesse tout à coup de raisonner pour
procéder à un acte de foi. Il est très curieux de noter ce saut brusque
du logique au mystique. Au lieu de modeler leurs réflexions sur les
choses, de se soumettre à la critique des faits, ils commencent à rêver.
Aucune souplesse pratique, aucune accommodation à l’italienne. Un
idéalisme forcené, mais tendancieux. Ou plutôt: un chant, né de la
sensibilité, d’une sauvagerie assez belle, et qui ne doit rien à la
raison. L’un d’entre eux, se levant, invoqua tout à coup l’«Idée»,
l’Idée qui allait soulever et sauver son pays. Mais laquelle? Et il
affirmait que la France était spirituellement épuisée, que le
classicisme avait fait son temps, et que l’Allemagne allait régénérer le
monde. Mais comment? Moi, je ne demandais qu’à l’écouter. Car c’était
précisément l’espoir de découvrir, qu’elles fussent bolchévistes ou
nationalistes, des valeurs nouvelles, qui m’avait arrêté en Allemagne.

L’Orient--on me parle naturellement de l’Orient. Mais son panthéisme,
transposé à Berlin, y prend le ton d’une revendication guerrière: on
appelle l’Asie aux armes. La Russie? Mais son communisme, vu d’ici, se
résorbe en slavisme conquérant. Des «valeurs nouvelles», ce n’est jamais
que l’individu qui les crée. Où sont en Allemagne les individualités
puissantes? Quant aux doctrines façonnées à la grosse pour tout un
peuple, je n’y vois que de rudes idoles. Les nations, à notre époque où
elles empiètent sur le rôle des personnes, sont incapables de
désintéressement, elles ne créent que des philosophies de combat. Je me
méfie des passions collectives. Si l’Allemagne doit être sauvée--et nous
aussi, car qui sommes-nous, Seigneur, pour condamner?--elle ne le sera
que par un solitaire.

                   *       *       *       *       *

A l’_Altes Museum_: un marbre du Ve siècle, déesse sans tête et sans
mains, toute enveloppée d’une étoffe à mille plis, où transparaissent
les seins et le ventre. Entourant les reins, l’étoffe revient draper la
cuisse gauche. Elle est près d’une fenêtre, mais c’est d’elle que naît
la lumière. Je l’ai longuement regardée vivre sa vie surnaturelle.
Immobile, un corps est éloquent. Le mouvement exprime le désir, qui ne
possède pas encore, ou symbolise la fuite qui ne possède plus. La
certitude est statique. Je sais bien que l’évolution a été la grande
vérité moderne, qu’il n’y a de philosophie, aujourd’hui, que de la
durée. Mais cette noble déesse qui ne bouge pas, elle nie le relatif.

Plus loin, une Ménade, à la tête, aux bras, aux pieds coupés, danse, le
sein nu. Et tout l’élan de la danse est donné par le pli de sa tunique
légère, qu’animent deux genoux délicieux.

                   *       *       *       *       *

Au _Bristol_, près de moi, cet Allemand qui mangeait une omelette avec
son couteau.

                   *       *       *       *       *

Ne pas oublier que les Allemands ont été précipités de la certitude
qu’ils allaient gagner la guerre à la constatation qu’ils l’avaient
lamentablement perdue; qu’ils ont presque, à deux reprises, atteint
Paris, presque affamé l’Angleterre, presque conquis la Russie, presque
empêché l’Italie et presque retenu les États-Unis de se battre; qu’ils
ont, pendant quatre années, accumulé des victoires sonores pour les
solder toutes en une défaite sordide; que, durant le même temps, ils ont
enduré un blocus aux effets terribles; que, depuis l’armistice, ils ont
été pour la plupart ruinés, privés de leurs rentes et de leurs
retraites; qu’ils ont assisté au renversement d’un régime en lequel ils
personnifiaient leur patrie; et qu’enfin ils sont convaincus qu’une
catastrophe économique et sociale est imminente. Tant de secousses,
suivies de dépressions, ce ballottage incessant d’une attente folle à un
affreux désespoir, ont ruiné leur système nerveux. L’état de ce peuple
est pathologique.

Tout au long du jour, on voit apparaître des journaux dont les
manchettes violentes, l’une après l’autre, infligent à la foule de
soudaines excitations. On distingue très bien, chez le passant qui se
penche pour lire la formule en gros caractères, l’effet d’une décharge
électrique.

Et alors, je m’explique mieux que beaucoup d’Allemands soient
aujourd’hui d’une excitabilité maladive et que nombre d’autres aient
sombré dans une morne apathie. Capables de soubresauts, ils sont
néanmoins usés, réduits en loques. Mais alors, pour les rétablir, et
l’Europe avec eux, est-il possible d’employer des raisonnements et la
persuasion? Leurs vainqueurs ne doivent-ils pas leur imposer un régime
de malades, une tutelle?

                   *       *       *       *       *

Il y a à Berlin vingt-cinq théâtres d’opérettes. Nous allons au
_Metropol_, où l’on joue, pour la centième fois, _Die schönste der
Frauen_. Salle bondée, public d’allure simple, malgré la cherté des
places, et attentif. La pièce est idiote, mais la musique déborde de
rythmes vifs et gais. Les interprètes, vêtus de costumes très modestes,
chantent fort bien. Certains effets sont curieusement démodés, et l’on
mesure là que le ton berlinois de l’élégance et de la coquetterie n’est
plus au diapason du reste de l’Europe. Ainsi, une jeune actrice,
désireuse de séduite un vieux prince, juge habile, après beaucoup de
minauderies, de relever ses jupes jusqu’aux genoux. Un instant, j’ai cru
voir un dessin de Mars dans l’ancien _Journal amusant_.

Là-dessus, devant ces jolies jambes, quelqu’un s’écrie: _Ubi Beine, ibi
patria._ Ce quelqu’un est un admirable pitre, dont j’ai oublié le nom,
qui fait rire toute la salle. Mais son comique est agressif, et la salle
rit d’autant plus qu’il se montre plus hargneux. Même sur le théâtre,
ici, nulle rondeur, nulle gentillesse. L’accent désagréable,
l’autoritarisme imbécile sont considérés comme des traits normaux et qui
prêtent à la plaisanterie: ils sont si fréquents qu’il faut s’en venger
à la scène.

Le spectacle dure de sept heures et demie à onze heures. En sortant,
nous allons prendre quelque chose au «Palais de Danses» (ô prestige du
français: imagine-t-on un établissement de Montmartre portant un nom
allemand?) Grande salle pleine de lumières et de femmes, où le jazz
retentit. Les gens sont tranquilles, ils se lèveront docilement quand, à
minuit, on les préviendra que la police, en bas, réclame la fermeture.
Ce lieu de fête est étonnamment bourgeois.

Et puis, dans la _Friedrichstrasse_, au sortir des boîtes de nuit et
sous l’œil indifférent de cette même police, c’est un trafic de
prostitution--prostitution impudente, mâle et femelle--tel que je n’en
ai rencontré dans aucune capitale d’Europe.

                   *       *       *       *       *

Je déjeune avec Y., un des chefs du parti socialiste, gros homme
intelligent, en contact avec Londres et Paris. Il voudrait que la France
appuie plus énergiquement les éléments démocratiques en Allemagne.
Peut-être est-il trop tard. Il me confirme que, depuis l’occupation de
la Ruhr, le nationalisme a fait des progrès effrayants. «Le peuple tout
entier va devenir nationaliste.»

--Mais, lui dis-je, pourquoi les socialistes n’ont-ils pas dès le début
désavoué la résistance passive? Les milliards qu’elle vous coûte vous
eussent en partie libérés.

Il hausse les épaules, grogne. Comme la plupart de ces compatriotes,
toujours tentés par l’absurde, il se méfie d’une solution de bon sens.
Je lui demande:

--Vous, socialistes, assumeriez-vous le gouvernement, pour une politique
d’exécution?

Il hésite, j’insiste:

--Laisseriez-vous la droite s’emparer du pouvoir, pour une politique de
revanche?

--Non.

--Qui donc l’emportera?

Il me regarde de côté et prophétise:

--Nous glissons vers le chaos. Nous allons assister à des convulsions
dont personne ne sera le maître. Que va-t-il se passer en Allemagne? Une
explosion.

Un des convives--dont on m’a dit et répété qu’il était exceptionnel,
unique à Berlin--prend la parole sur un ton doux:

--Ce qui fausse tout le problème, c’est que, malgré les apparences, il
n’y a pas eu de révolution en Allemagne. Notre changement de régime
n’est qu’en surface. La démocratie n’existe pas encore chez nous. Ebert,
c’est un bourgeois nationaliste.

Y. entre en fureur: «Comment, comment!» Et comme l’autre continue, ce
gros homme, réduit à des interjections brutales, passe son irritation
sur sa serviette, qu’il tire et tord entre ses mains puissantes.

--En s’obstinant dans sa politique actuelle, l’Allemagne va vers la
ruine. Nous reverrons une Confédération d’États...

Y. écume. Il a maintenant entouré ses gros poings de sa serviette,
réduite à l’état de corde:

--Non, s’écrie-t-il, l’Allemagne maintiendra son unité et...

J’avoue qu’ensuite je comprends mal le flot emporté de son allemand.

                   *       *       *       *       *

Ces soixante millions d’hommes et de femmes, on ne peut pas les
supprimer. Cette masse énorme constitue une des parties principales de
l’Europe.

Ils ont produit Schopenhauer, Heine et Nietzsche, Schumann et Wagner.

Il serait criminel de les réduire en esclavage. Mais leur
toute-puissance serait plus criminelle encore.

                   *       *       *       *       *

Il est effrayant, autant qu’effroyable, le monument à Guillaume Ier qui
se dresse devant le palais impérial. Cette masse gigantesque respire
l’ivresse d’être le plus fort. A ses angles, quatre lions énormes posent
la patte sur un amas de canons, de drapeaux, de fusils. Les fusils ont
leurs baïonnettes, on les imagine encore chargés. Un arsenal en pleine
rue, quel trophée barbare! C’est un monument au pillage. On demeure le
cœur serré devant cette affirmation emphatique que la guerre, la Guerre
en elle-même, quels que soient son but, ses raisons, que la Guerre est
la Religion nécessaire des Hommes.

Je n’ai dissipé ma tristesse que plus tard et plus loin, dans la
_Siegesallee_: cette succession de statues manque si piteusement son
effet souhaité de grandeur solennelle, il y a un tel écart entre la
pensée qui commanda cet ensemble et sa réalisation, qu’il en résulte un
comique impayable. Là, tout seul, j’ai éclaté de rire.

                   *       *       *       *       *

Berlin,--ses maisons, ses palais, ses usines, ses musées--est «rapporté»
sur une terre ingrate, qui n’appelait ni la puissance, ni la richesse,
et où manquent les belles fleurs et les fruits succulents. C’est un
paradoxe conquis sur le sable, un défi de l’énergie virile à la nature
des choses. Ici, une forte race d’hommes a exalté ses appétits, mais
elle ne pouvait les satisfaire qu’ailleurs.

                   *       *       *       *       *

Il n’y a pas de rose-Prusse.

                   *       *       *       *       *

J’aimerais connaître un _junker_, un vrai Prussien traditionnel, entier,
virulent; mesurer ce qu’il y a de vigueur, d’intelligence froide,
d’orgueil, d’insensibilité dans ces natures guerrières.

                   *       *       *       *       *

N. a trente-quatre ans. Un nez busqué, des yeux gris, brillants,
derrière des lunettes. Il est docteur en philologie. Il a publié des
textes de Nietzsche. Ami de Mottl, il a hésité naguère à se faire chef
d’orchestre. Il parle avec une extrême aisance l’anglais, le français et
l’italien. Avant la guerre, il a beaucoup voyagé. Aujourd’hui, ruiné
comme toute l’ancienne classe dirigeante, il est astreint, pour vivre, à
des besognes de bureaucrate. A la fois sensible, ambitieux et fier, il
voudrait agir mais il se débat dans des mesquineries. Il souffre
d’habiter Berlin. Porteur d’un grand nom, il se dit socialiste, surtout
pour maintenir son esprit libre. «Je suis Allemand, répète-t-il. Ce
serait bien vil de renier mon pays dans les circonstances actuelles.
Mais je veux la paix, une compréhension réciproque. Je pense à
l’Europe.» Son intelligence est noble et cultivée, avec des fonds
d’amertume. Si son courage ne fléchit pas, il jouera un grand rôle...
Puisque N. existe, et qu’il n’est sûrement pas le seul de son espèce, je
ne dirai jamais que tous les Allemands sont des Boches.

Par la faute du mark, N. ne bouge plus de Berlin, lui qui a passé sa
première jeunesse à circuler. Et il lui est impossible, désormais,
d’acheter un livre, une revue de l’étranger. Il me questionne avec une
ardeur coupée de mélancolies terribles: «Dites-moi, connaissez-vous le
dernier livre d’Henri Lichtenberger sur l’Allemagne? Et le magnifique
ouvrage d’Andler sur Nietzsche? Avez-vous lu Pirandello? On m’a dit que
le _Criterion_ était plus intéressant que le _London Mercury_:
expliquez-moi la différence... Est-ce vrai que les femmes, maintenant, à
Paris et à Londres, se fardent beaucoup la figure? Décrivez-moi une robe
à la mode. Ici, je suis enfermé, privé d’air et de lecture. Vous
rappelez-vous la place du Dôme, à Florence, avec l’ombre du Baptistère?
Ou bien la vue du coteau de Cologny, à Genève, au mois de juillet, entre
six et sept heures du soir! Hélas, je ne sortirai plus d’Allemagne...»

Nous sommes allés ensemble entendre _Tristan_ à l’Opéra. Magnifique
orchestre, dirigé par Schillings que le public n’aime pas et n’associera
pas à ses rappels: des violons de velours, des cuivres d’une justesse,
d’un éclat extraordinaires. Néanmoins, cette sublime symphonie, si elle
est jouée à merveille, l’est sans passion, et il y manque cette fièvre
que, précisément, Mottl--vieux souvenirs--faisait surgir de tous les
coins obscurs de l’orchestre, ces éclairs de chaleur dans la ténèbre,
cette fatalité menant l’amour sans répit à la faute et à la mort.

Fatalité si profondément allemande: ce peuple vénère les grandes forces
obscures auxquelles il lui semble impossible de résister, et le
romantisme a été l’étrange sabbat où il les évoquait. La nuée, l’immense
forêt et la mer éternelle, voilà les thèmes germaniques de Tristan,
enlaçant le thème de la passion éternelle et immense. Et dans le
désordre actuel, où se noient les individus, les Allemands, à la fin, ne
comptent-ils pas sur d’aveugles puissances qui les sauveraient en
engloutissant tout le monde; la «fatalité» n’est-elle pas leur recours
suprême? Que cette notion d’une catastrophe bienfaisante est donc
étrangère à un Français, à un Anglais, à un Italien! J’ai écouté
_Tristan_ avec une curiosité nouvelle: pour mieux saisir l’Allemagne
d’aujourd’hui, l’Allemagne mythomane et désastreuse.

                   *       *       *       *       *

«Comprenez ceci, me dit quelqu’un. L’Allemagne a interverti ses pôles.
Avant la guerre, Berlin, c’était l’autorité, le prestige militaire et
policier, l’art officiel, une hiérarchie sociale aux échelons fixes.
Aujourd’hui, c’est Munich, l’ancienne Munich des artistes et du
carnaval, de la bonhomie et de l’ironie, qui est devenue berlinoise,
Munich où demain le prince Ruprecht va être élu président de la
république en attendant de suivre l’exemple du prince Napoléon. Berlin,
démilitarisé, est entièrement socialiste. Tous les cadres sont rompus;
les croyances traditionnelles, l’esprit de corps, le protocole, les
vertus morales et patriotiques s’en vont à la dérive. On y est devenu
cosmopolite, notamment sous l’influence de la colonie russe, très
nombreuse, et qui propage jusqu’ici la fièvre de Moscou. Tout
antisémitisme mis à part, les juifs, qui ne se gênent plus, sont des
agents de démoralisation; beaucoup de médecins israélites, par exemple,
poussent à la corruption des mœurs.

«Songez, d’ailleurs, que, sauf la classe des grands industriels et une
partie de la classe ouvrière, personne ici ne gagne assez pour vivre. Le
salaire, à peine touché, fond dans vos mains à cause de la baisse
ininterrompue du mark. Vous avez vu, partout, ces boutiques de
changeurs. Pour exister, même misérablement, il est nécessaire de
convertir à l’instant tout gain nouveau en monnaie étrangère. Il n’est
pas moins nécessaire de spéculer. Épargner serait la pire des folies; ce
serait détruire soi-même ce qu’on a pu gagner au prix d’efforts
surhumains. L’État, d’autre part, a tellement exagéré les impôts qu’il
est devenu légitime d’échapper par tous les moyens à ses reprises. Une
quantité incroyable de gens--hommes, femmes, jeunes gens, jeunes filles,
enfants,--sont à vendre pour n’importe quel usage. Ne vous récriez pas
et ne faites pas le pharisien. Comment pourrait-il en être autrement
dans une société où l’insécurité est la règle et où tous les moyens
normaux de subsister sont insuffisants.

«Restez quelques jours de plus à Berlin. Je vous mènerai dans des
quartiers pauvres, et alors vous verrez ce que c’est que la misère. Je
vous montrerai les statistiques des suicides. Je vous introduirai dans
des intérieurs dont on a réquisitionné des chambres pour des inconnus
sans logements: cette promiscuité a détruit les familles. Je vous
présenterai des étudiants qui, faute de ressources, sont mineurs ou
terrassiers et qui, le soir, après des journées épuisantes de dix
heures, poursuivent des études de philologie ou de droit. Sans doute,
avons-nous commis des fautes, des crimes si vous voulez. Mais nous
sommes plongés dans un abîme de calamités que nous ne méritons pas tous.
Si nous gémissons, je vous jure que ce n’est pas toujours par
hypocrisie. Nous sommes affreusement malheureux.

«Nos étudiants, d’ailleurs, ce n’est pas ici qu’il faut les fréquenter,
mais dans les villes universitaires de province, où ils se réfugient
pour cultiver leur patriotisme, leur haine de la France, leur haine des
juifs. Là, à Iéna, à Heidelberg, à Erlangen, ils crient: «A bas Berlin!»
Ils sont anti-républicains, puisque, disent-ils, la république a été
fondée sur la trahison. Ils ont reconstitué leurs sociétés d’autrefois,
avec leur protocole strict et leurs duels. Le duel leur paraît d’autant
plus nécessaire comme entraînement au courage que le service militaire a
été aboli. Le sport ne suffit pas pour entretenir l’instinct combatif.
Et puis songez que le jeune homme d’aujourd’hui n’a pas connu l’époque
de 1914, mais tout au plus la dernière année de la guerre. Il n’admet
pas qu’il soit, lui, personnellement coupable du cataclysme. Il n’a fait
qu’en souffrir, et il est exalté par la douleur, par son imagination,
par son orgueil, par l’enseignement presque unanime de ses maîtres.
Dernièrement, un professeur de théologie que je connais ayant décidé
d’étudier, dans son séminaire, certains ouvrages de Gœthe, à peine une
dizaine d’étudiants sur quatre-vingts sont venus l’entendre. La jeunesse
universitaire, dans sa grande majorité, est patriote, belliqueuse, et
anti-gœthéenne.»

                   *       *       *       *       *

Pendant les cinq jours que je passe à Berlin, je suis poursuivi par
l’anecdote suivante:

Il y a quelques mois environ, un banquier genevois--lequel me le
raconta,--reçut la visite d’un confrère allemand qui lui tint à peu près
ce langage: «En vendant à l’étranger des milliards de marks, qui, par
suite de l’inflation systématisée, ne valent plus rien aujourd’hui,
l’Allemagne a réalisé une opération grandiose. Elle a échangé du papier
contre de l’or. Et elle s’est procuré dans le monde, par ce moyen,
beaucoup mieux que des alliances politiques: des créanciers intéressés à
ce qu’elle ne périsse point. Aussi, disons-nous souvent à nos
militaires: «Vous avez perdu la guerre, vous n’êtes que des sots. Mais
l’après-guerre, c’est nous, les financiers, qui la gagnons.»

                   *       *       *       *       *

On me mène chez Paul Cassirer, le grand marchand de tableaux, l’éditeur
bien connu. Il n’est pas là, mais sa secrétaire nous montre un beau
Delacroix, rouge et vert (_Othello sur le point d’assassiner
Desdémone_), un Tintoret très chaud, un Tiepolo fougueux, un Jean
Bellin, qui arrive tout juste d’Italie, puis, comme modernes, un
Cézanne, un portrait de magistrat par Manet. «Il est dans le Duret,
monsieur.»

J’interroge sur la peinture allemande. On me répond par Liebermann.
J’objecte que cette peinture réaliste mâtinée d’impressionisme, me
paraît caduque. Mais la secrétaire n’est pas de cet avis. Elle me montre
ses dernières œuvres, des paysages au pastel, qui sont en effet d’une
touche légère et d’une très agréable vivacité de couleur. Elle ajoute:

--Nous les vendons à peine les a-t-il terminés. Chaque Allemand veut
posséder un Liebermann. Songez donc, aujourd’hui, il faut placer son
argent en objets et en œuvres d’art... Notre autre grand peintre, c’est
Louis Corinth.

Je manifeste de l’étonnement. En effet, le matin j’ai visité, dans
l’ancien palais du kronprinz, converti en musée, une exposition
considérable de ce peintre. N’était la signature, la même sur chaque
tableau, on pourrait croire à une exposition collective. Corinth a
traité tous les genres et usé de toutes les manières, passant du
réalisme photographique au futurisme le plus déraisonnable. Peinture
vulgaire dans ses moyens et lourde, la plus complètement dépourvue
d’agrément ou de caractère qu’on puisse rêver. «Comment, c’est cela,
mademoiselle, que vous appelez un grand peintre?» La secrétaire
réplique:

--Mais oui. Sa diversité s’explique quand on sait qu’il a eu plusieurs
attaques. Il change de manière à chaque apoplexie... Venez voir nos
Kokoschka.

Nous quittons les belles salles tendues de velours et nous descendons à
la cave. Oscar Kokoschka, Autrichien de naissance, habite Dresde. Il est
peintre et poète. J’avais vu quelques-unes de ses œuvres à Vienne et on
me sort ici ses derniers tableaux. Peints avec des couleurs épaisses et
violentes, d’une belle tonalité, ils montrent des personnages difformes,
des sortes de nains. C’est barbare et étrange, hideux et somptueux.
L’objectif de Kokoschka, me dit-on, est de rendre la perspective par la
couleur. Mais surtout, il veut effrayer le spectateur.

Faire peur, n’est-ce pas l’idée dernière de beaucoup d’artistes
contemporains? Après Cassirer, je vais au _Sturm_--maison d’édition et
d’exposition--pour voir des expressionnistes. Je tombe sur des
aquarelles d’Archipenko, sur des tableaux cubistes de Marc Chagal,
Kubin, Nerlinger, Szezuka, Topp. Et je revois une fois de plus, mais
avec le même ennui découragé, des combinaisons géométriques et
multicolores, des peintures à l’huile sagement faites, sur lesquelles--ô
comble de l’audace--on a collé des fragments de journaux.

                   *       *       *       *       *

Je retourne au musée _Kaiser-Friedrich_. Entre tant de chefs-d’œuvre, je
veux emporter dans ma mémoire cette grande dame de Velasquez, au front
haut, à la haute coiffure, dont le regard attentif vous scrute
profondément, sans rien trahir de soi-même; cet ange de Rembrandt, aux
ailes si larges et si lourdes, l’ange de la bonté excessive; ces deux
Vermeer, dans leur lumière spirituelle...

Et j’emporte aussi l’image, dans la salle somptueuse des Rubens, de ces
deux enfants qui regardaient les tableaux, en haillons et pieds nus. Ces
petits pieds nus, sur le parquet ciré d’un fastueux musée impérial, ils
m’ont fait monter les larmes aux yeux...

                   *       *       *       *       *

Cinq jours à Berlin ne vous fournissent, bien sûr, que des impressions
superficielles. Je livre ces quelques pages en prévenant qu’elles sont
provisoires et, surtout, qu’elles ne peignent pas toute l’Allemagne.
C’est la réaction d’un voyageur rapide et peut-être injuste.

L’atmosphère de cette ville m’est irrespirable. Des Berlinois--encore
que parmi eux se trouvent les pires détracteurs de Berlin--me diront:
«Demeurez davantage. Vous nous comprendrez si vous nous observez plus
longtemps.» C’est possible. Il m’est arrivé de vaincre des répulsions.
Je désirerais qu’aucune âme humaine ne me demeurât étrangère. J’ajoute
qu’en vouloir à quelqu’un, c’est lui témoigner de l’intérêt.

Il est incontestable que les Allemands sont malheureux. Et même ils sont
malades. Je répète qu’il faut les soigner, les soutenir, les guider.
Mais ils doivent se laisser faire. Comment la suite invraisemblable de
leurs maladresses et de leurs fautes ne les engage-t-elle pas à écouter
quelques conseils? Rien ne serait plus déplorable qu’une révolte
haineuse, venue de la gauche ou de la droite, qui les isolerait
définitivement. Le peuple allemand est capable de grandes choses, en
bien ou en mal. Pour son avenir, et le nôtre, il ne faut pas le laisser
à la porte, dans les ténèbres du dehors et les grincements de dents,
mais le ramener à la communauté européenne. Il faut le soumettre à un
régime régulier, pondéré, à une règle qui dissipe son aigre désespoir.
Le devoir de l’Allemagne est de redevenir normale. Mais elle ne peut y
réussir toute seule.

Pour faciliter cette convalescence et cette conversion, qu’on la fasse
entrer dans la Société des Nations. Là elle retrouverait une
collectivité, dont elle prendrait le rythme et l’assiette. Elle
cesserait de se singulariser. En contresignant le pacte, elle
s’obligerait à payer ses dettes, à désarmer progressivement, elle
rapprendrait peu à peu le droit et la bonté, elle redeviendrait
enfin--ce qu’elle a été naguère--plus humaine.

Je n’aime pas les Berlinois. Mais est-ce se montrer très cruel que de
souhaiter qu’ils guérissent?




SUÈDE OU LE POURQUOI D’UNE MÉLANCOLIE


La Baltique traversée, lorsqu’on débarque sur le quai de bois de
Trelleborg, on s’étonne, après la laideur agressive et désespérée des
foules en Allemagne, de trouver des douaniers souriants et bien vêtus. A
l’heure dite, un train propre, verni, et qui sent le linge frais--cinq
ou six wagons seulement, traînés par une petite locomotive--vous emmène
entre des maisons basses construites en briques rouges, puis par une
campagne verte et monotone où les moulins à vent, avec leurs antennes,
ont l’air de grands insectes domestiqués. Aux stations, sans un cri,
sans une bousculade, montent et descendent des voyageurs bien nourris et
tranquilles. Puis, sur l’ordre précis d’un chef de gare ganté, en gilet
blanc, le train se remet à glisser sur les rails. Les heures s’écoulent:
dans ce pays démesuré les trajets sont interminables. Vos voisins de
banquette vous passent des journaux volumineux et richement imprimés, et
dont vous ne comprenez que les images; quand vous les rendez à leurs
propriétaires, ceux-ci vous sourient avec amitié. Dans le
wagon-restaurant, même simplicité et même gentillesse; à la table de
quatre où je me trouve, personne ne veut se servir le premier.

Cette impression d’ordre et de courtoisie, tout, ensuite, la confirme.
Nulle part je n’ai vu les taxis et les autos privées obéir avec une
telle docilité taciturne aux injonctions muettes des agents. Même parmi
les piétons la circulation est réglée. Aucun geste, aucun bavardage
inutiles. «A Stockholm, m’explique quelqu’un, vous ne voyez jamais
d’attroupement.» De haut en bas du peuple s’exerce une discipline voulue
par tous, et qui est bien exceptionnelle dans le monde d’aujourd’hui. La
vie y gagne un rythme sûr et lent dont la régularité repose l’esprit.
Les cadres sociaux, ici, sont solides; on regarde volontiers aux
autorités constituées, politiques ou professionnelles, et on les suit.
Ordre dans l’État, ordre dans les administrations, ordre dans la rue et
peut-être dans les pensées: c’est une mise en place générale et
méthodique. «Oui, nous aimons obéir--après examen», me dit un Suédois.

                   *       *       *       *       *

Nation éminemment comme il faut. La Cour est comme une académie de
bonnes manières, et l’enseignement de la politesse fait partie de
l’éducation. Les questions de protocole jouent un rôle essentiel. Dans
la rue, les gens se dégantent scrupuleusement avant de se serrer la
main. Aux repas le cérémonial prescrit des «skals», ou «santés» qu’on se
souhaite à tout bout de champ, en travers de la table, et qui permettent
des fraternisations, mais correctes. Après dîner, il est convenable que
les invités aillent en corps remercier la maîtresse de maison. Il y a du
rituel, du solennel dans ces usages un peu gourmés qui permettent
peut-être, en se conformant à une règle apparente, de demeurer secret...
J’ai été reçu dans un château du XVIIIe siècle, en pleine forêt, qui
réunit sous son toit, comme dans l’ancienne Russie, une nombreuse
famille, des servantes et des paysans; le meilleur souvenir que j’en
garde, c’est, au milieu du salon blanc et or, la petite fille de la
maison, en robe de mousseline claire, les cheveux tirés, un collier de
corail à son cou, et qui venait, le visage immobile de frayeur contenue,
faire devant chacun de nous une révérence surannée. Ce fut avec elle et
une vieille cousine fort civile, qui lui servait sans doute
d’institutrice, que je passai le meilleur de la soirée, goûtant le
charme des courtoisies très bien apprises.

                   *       *       *       *       *

S’ils sont bien élevés, les Suédois sont également bien tenus. Ils
témoignent d’une extrême et naturelle propreté. Les femmes montrent des
teints lavés, d’un rose de fleur, des cheveux en torsades d’or, des
corps robustes et drus habillés sans recherche; sous l’averse, si
fréquente, elles vont sans parapluie, enveloppées de manteaux de
caoutchouc. A la campagne, la peau claire, les chevelures filasses des
paysannes sont rehaussées du rouge et du blanc de lourdes robes brodées.
Les hommes, eux, sont tous vêtus de bleu marine ou de beige. Pour un
rien, les voilà en jaquette et en haut de forme. La plupart sont
glabres, alertes et d’apparence jeune: pas de ventre, pas de
flétrissures au visage. Quiconque porte un uniforme est net, sanglé,
rasé, et salue en maintenant longtemps la main à la visière,--depuis les
agents de police en longues redingotes à boutons d’or et gants jaunes,
jusqu’aux employés des trains qui arborent les casquettes galonnées, les
cols cassés et les cravates noires de la marine anglaise. Quant aux
soldats, l’État les habille de gris-souris soutaché de rouge-framboise,
et les coiffe de tricornes relevés, à la façon du XVIIIe siècle. Dans la
cavalerie on voit des hussards en bleu foncé à brandebourgs jaune d’œuf,
avec des culottes d’une coupe longue et basse; j’ai noté, à un concours
hippique, l’aspect caractéristique d’un brigadier, azur et blanc-neige,
les cheveux pâles, les yeux clairs. Le directeur d’une banque qui venait
de se faire construire un nouvel immeuble, d’architecture très
remarquable, me faisait remarquer qu’aux marbres sombres et polis, aux
boiseries cirées, il avait assorti la livrée des garçons de bureau: bleu
foncé, noir et argent.

                   *       *       *       *       *

Cette multiplication de la couleur réjouit les yeux. Si, plus tard--mais
les pays sont contradictoires comme des personnes,--la Suède vous laisse
deviner des arrière-plans, elle vous accueille d’abord avec gaîté. Vert
vif des gazons fins, voiles d’un blanc cru penchées sur les flots du
golfe, casquettes blanches des étudiants, bleu et jaune de drapeaux
innombrables et que soulève sans cesse un léger vent marin. Le long
d’étangs encadrés de feuillages, brillent au soleil des parterres de
tulipes et de pensées. Dans les jardins foisonnent des sureaux en
bouquets superposés, des lilas croulant par masses crémeuses ou
violettes parmi des verdures d’une tendre fraîcheur de salade. Et ce
bariolage éclate contre des architectures en briques noires ou brunes,
d’aspect sévère; sous des nuages gris-perle aux reflets argentés, au
bord de lacs ou de canaux qui doublent cette bigarrure dans leurs
miroirs immobiles.

Et les Suédois n’ont pas un moindre amour pour les lumières. En 1923
l’exposition de Gothembourg en donnait des exemples,--cette exposition
si amusante avec ses palais aux formes audacieuses et raffinées, très
sobres de couleur mais relevés d’un ton pur; avec, passant sur le tout,
mais à peine indiqué, un ressouvenir d’Orient, je ne sais quelle
malicieuse turquerie. Dès la nuit tombée--une nuit nordique, bleu-clair,
verdâtre au bord de l’horizon--s’allumaient des lanternes de couleur.
Des projecteurs au foyer dissimulé éclairaient par en dessous les
édifices, allaient caresser à leur faîte, très haut, des figures
symboliques. L’opulence à la fois et l’ingéniosité de ces harmonies
lumineuses, on les retrouvait dans des salles de danses remplies
jusqu’au bord de couples en mouvement, et plongées soudain dans une
pénombre que traversaient de longs rayons multicolores. Une recherche si
habile de l’effet montrait à quel point le goût n’est que le déguisement
élégant de l’intelligence.

                   *       *       *       *       *

Est-il exagéré de dire que cette allégresse des couleurs est le symbole
de l’amour que les Suédois portent à la vie? La vie, ils la veulent
libre et saine, heureuse et forte. On est très près ici de la nature,
non pour la célébrer seulement, mais pour la servir et en profiter. Les
parcs, avec leurs beaux arbres, en témoignent, et aussi les animaux
domestiques: il n’y a pas en Angleterre de chevaux, de chiens plus
confiants et plus satisfaits, il n’y a pas en Suisse de plus belles
bêtes à cornes. Et la préoccupation d’un élevage méthodique s’étend à la
race humaine. On sait que les Suédois étaient naguère petits et
alcoolisés et qu’un siècle de gymnastique et de tempérance relative les
a fortifiés et littéralement grandis. Chaque saison a son sport, et à
chaque sport est attachée une joie. Je n’ai pas vu la Suède sous la
neige. Mais je l’ai vue en été, avec ses gymnastes dans les stades, ses
navigateurs sur les lacs, ses baigneuses naïvement nues. La pudeur
suédoise est dans l’âme, non dans les corps qui ne suscitent point de
mauvaises pensées. Pour me vanter les bienfaits physiques du service
militaire, un jeune homme déploya un véritable enthousiasme. Un autre,
un étudiant, m’a raconté que, durant ses vacances, il s’en allait avec
des camarades camper en pleine forêt, très loin dans le Nord, et là,
durant des jours, coupés de toute civilisation, ils vivaient de leur
pêche et de leur chasse.

Amoureux de l’abondance vitale, le Suédois vous demande très
naturellement combien vous avez d’enfants. Et aussitôt il vous parle des
siens, il vous montre leurs photographies qu’il sort de son
portefeuille. Un compagnon de voyage, d’environ trente-cinq ans, qui
avait amené la conversation sur ce sujet, me disait, sans la moindre
sentimentalité fade, mais au contraire d’un air résolu et viril:

--J’en ai quatre. Et mes enfants, c’est ce que j’aime le plus au monde.

A l’exposition de Gothembourg dont je parlais plus haut, une attraction
remportait un grand succès. Était-ce une «rue du Caire», un «village
suisse», un endroit à femmes ou à jeux de hasard? Non, cela s’intitulait
le _Paradis des enfants_. On y entrait par un portail flanqué de
grenadiers de huit ans, dans des guérites. Puis, à l’intérieur, réduits
à l’échelle enfantine, c’étaient des restaurants, aux tables et aux
chaises minuscules, où des petites filles débitaient des sirops et des
tartes; des échoppes de jouets; des poneys menés par des gamins; une
pelouse où s’ébattaient des chevreaux et de jeunes lapins que les
visiteurs puérils avaient le droit de caresser; une pièce d’eau où
plongeait un phoque enfant. Peu à peu, à errer dans cet univers diminué,
décoré de peintures qui rappelaient des contes de fées, et à voir
l’aisance et le sérieux de ces pygmées qui ne m’accordaient d’ailleurs
pas la moindre attention, je me sentis un intrus. «Tout de même,
pensais-je, si c’étaient eux qui avaient raison: courir et sauter,
inventer des histoires et raffoler de sucreries, voilà peut-être la
sagesse véritable que la décrépitude nous interdit.» Mais que les
organisateurs d’une exposition aient cherché à divertir les enfants
plutôt qu’à multiplier les bastringues, cela en dit long sur un peuple.

Souvent, depuis, la fraîcheur de sensations, la spontanéité dans le
rire, l’ingénuité, l’absence de logique rationnelle, la fantaisie
romanesque que j’ai remarquées chez des Suédois et des Suédoises, m’ont
fait penser qu’ils étaient moins, comme nous, des adultes
intellectualisés que des enfants grandis. Ces qualités, ils les doivent
à leur bas-âge, qu’ils n’oublient ni ne dédaignent, et ce n’est pas sans
motifs que Nils Holgersom est un héros national.

                   *       *       *       *       *

Qu’on ne se représente pas, d’après ces quelques lignes, la Suède comme
une vaste _nursery_ peinte au ripolin. Si cette race a le goût de se
reproduire, c’est qu’elle est athlétique.

Un grand sculpteur, Carl Millès, a su reconnaître les démarches
balancées, les poitrines larges d’hommes et de femmes qui savent
respirer, étreindre et bondir, et il a taillé leurs images symboliques.
Je lui ai rendu visite dans sa maison suspendue au-dessus d’un fjord. A
l’entrée, sous la voûte, un petit trois-mâts est accroché, voiles
tendues, prêt à prendre son départ dans le courant d’air de la porte
ouverte. La salle crépie à la chaux où nous avons causé contient deux
marbres grecs, des statues gothiques, un grand ange de bois, élégant et
doré, et puis des atlas, un globe terrestre. Car Millès--visage glabre
et triangulaire, prunelles pâles, long bandeau de cheveux, expression
mêlée d’humour et de douceur--a passé sa vie à partir et parfois à se
sauver.

Sa sculpture est une évocation magnifique de sa patrie. Tels détails
particuliers que l’observateur relève au hasard, les voici réunis, mis
en place, et d’autant plus significatifs que cet art, rafraîchi
d’archaïsme, donne à ses modèles une noblesse primitive qui les
transfigure. Corps blonds et musclés, un peu lourds, danseuses
entraînées au gymnase, sirènes que j’imagine surgies de la Baltique,
avec leurs gros seins et leurs fortes chevelures,--c’est la synthèse
suédoise que je cherchais. Auprès de ces nus robustes, formés par la
nage et la course, on respire un vent salé et une odeur de sapins.

Millès, encore discuté dans son pays, vit au milieu d’un groupe d’amis.
Il vient de modeler la statue de _Rudbeckius_, en pourpoint et manteau
XVIIe, barbu, la Bible à la main. Il est aussi l’auteur de bas-reliefs
en bronze et de petits groupes d’albâtre destinés à une église
évangélique. Un riche banquier lui a fait exécuter de grands groupes de
granit pour la façade de sa banque. Enfin, son plus récent ouvrage est
un énorme cheval lancé au galop: cou gonflé, tête petite, crinière
courte et ventre rond, il est lourd comme la bête d’un paysan
dalécarlien, éperdu comme le coursier d’un dieu scandinave. J’eusse
volontiers, sur son dos mythologique, parcouru la terre et le ciel
suédois.

Dans son jardin, qu’il a arrangé à l’italienne, avec des bassins aux
margelles plates, des pergolas, des allées droites et dallées, Millès a
placé entre les cyprès ou au chevet des fontaines ses filles de pierre.
Quand nous sortîmes, une averse trempait leurs belles épaules. Mais ces
calmes créatures souriaient sous l’embrun. La pluie qui les faisait
ruisseler, qui piquait l’eau des bassins et chantait au long des
rigoles, nous enveloppait d’une harmonie poétique. Ensuite l’orage
redoubla sur le fjord où fumaient des bateaux, noya le paysage, et l’on
ne distingua plus entre les pins, tout en bas, luttant contre la rafale,
qu’un petit remorqueur peint en vermillon.

                   *       *       *       *       *

Au fond de son golfe marin, appuyée à son lac et mariant ainsi le Mälar
à la Baltique, Stockholm offre un spectacle plein de majesté: cette
capitale du Nord est pompeuse et historique. Le va-et-vient des petits
vapeurs en route à travers l’archipel, le passage plus lent des steamers
dans la clameur basse et prolongée de leurs sirènes, l’arrivée des
goélettes de Finlande ne parviennent, pas plus que la fumée des
cheminées d’usines sur la côte rocheuse, à lui donner un caractère
commercial. C’est le massif palais du roi, aux lignes horizontales, qui
commande la rade, son miroitement d’eau et les hautes vergues des
navires. Des clochers d’églises, des façades de musées affirment ici et
là leur primauté. Sur les places, des effigies de conquérants se
dressent, à la fois élégants et virils.

Cette politesse suédoise, que j’ai signalée au débarqué, elle n’est pas
improvisée. Elle est la tradition seigneuriale d’un peuple civilisé
depuis longtemps, qui connaît ses fastes et tient à leur souvenir.
Durant des siècles la Suède a engagé de grandes batailles
chevaleresques. D’abord pour posséder sa terre et en chasser le Danois,
puis le Norvégien, puis le Russe. Ensuite pour défendre et pour exalter
sa foi. Gustave Vasa, qui convertit son pays à la Réforme,
Gustave-Adolphe qui sauva la cause évangélique en Allemagne, sont des
personnages d’une fougue héroïque. La Suède, comme la Hollande, comme
l’Espagne, comme l’Autriche--que d’impérialismes ruinés!--se rappelle
avoir été une grande puissance qui, sous la conduite de souverains
aventureux, a fait trembler l’Europe. Comment l’histoire de Charles XII,
si romanesque, celle de Bernadotte, ne toucheraient-elles pas leurs
descendants? D’autant plus que ces expéditions guerrières ramenaient des
trophées qui remplissaient les bibliothèques, les galeries de tableaux.
Et l’on construisait des palais, des châteaux, comme ce délicieux Palais
de la Noblesse, rose et gris, ou le château de Drottningholm, avec ses
parterres à la française, ses statues allégoriques, son pavillon
chinois. Depuis, les Suédois n’ont jamais pu se défaire d’un grand goût
pour la représentation et la dépense. Ils aiment le luxe, et les
économistes vous disent, d’un air chagrin, qu’ils ne mettent pas assez
de côté. Il est très curieux de retrouver chez ce peuple aujourd’hui
pratique et travailleur, soudain une brusque détente de prodigalité, de
galanterie fastueuse. On croyait écouter un banquier positif, regardant,
et tout à coup son glorieux XVIIe siècle parle par sa voix.

Patriote, le Suédois l’est même jusqu’au chauvinisme, jusqu’à la
xénophobie. Son accueil courtois ne doit pas vous tromper: il sait que
vous allez repartir dans quelques jours. Bloqué dans sa péninsule, il
n’a comme mitoyen que le Norvégien qui est de même souche, et encore
l’aime-t-il peu. Ses autres voisins se trouvent de l’autre côté de la
mer. Il est donc habitué à vivre dans l’intimité des siens, d’autant
plus que rares sont les visiteurs. Ajoutez que son pays est bourré de
richesses latentes qu’il n’exploite pas toutes, mais qu’il surveille
jalousement. Autrefois chacun possédait un coin de forêt, une part de
haut-fourneau, et l’on débitait le bois, on travaillait le fer d’une
manière patriarcale. Ce n’est qu’à partir de 1890, et dans la crainte
des intrusions anglaises et allemandes, qu’on a modernisé les industries
et créé des sociétés anonymes. Les Suédois apprirent alors l’usage des
titres, mais cherchèrent à les garder pour eux.

Sait-on qu’une autorisation du roi est nécessaire pour qu’un étranger
puisse exercer en Suède un métier quelconque? Il est interdit aux
étrangers de faire du commerce, d’être fondé de pouvoirs, directeur ou
administrateur dans une affaire, de posséder des immeubles ou des
bateaux. Quant aux impôts, ils sont plus lourds pour les étrangers que
pour les Suédois.

Des centaines de millions dorment encore dans les mines, les forêts et
les cours d’eau de Suède. Ce sont les pays pauvres qui thésaurisent,
parce qu’ils savent combien il est dur d’acquérir. Mais ici, à l’abri de
la concurrence, on gagne de l’argent. La vie est chère, mais elle est
bonne. Théâtres, restaurants, dancings sont remplis de foules
satisfaites qui boivent et mangent. Sans doute, le climat exige-t-il
qu’on se soutienne. Toutefois l’entrain qu’on apporte à se soutenir
m’émerveille.

                   *       *       *       *       *

Avant de vous asseoir pour un repas, vous vous approchez d’un dressoir
chargé de hors-d’œuvre. Vous commencez par avaler un ou deux verres
d’eau-de-vie. Puis, après avoir grassement beurré une tranche de pain
très blanc ou une sorte de biscotte plate et cassante, vous entassez sur
votre assiette de la salade de légumes mêlée de fruits, du caviar jaune,
du homard à la crème, des crevettes en gelée, des œufs sur le plat au
saumon fumé, du poisson froid, des rognons en sauce, de l’omelette aux
asperges, des champignons farcis.

Quand cette assiette est vide, vous versez de nouveau dans votre gosier
un ou deux verres de cette solide eau-de-vie de tout à l’heure.

Ensuite, un peu congestionné peut-être, vous vous mettez à table.

                   *       *       *       *       *

--Alors, conclurez-vous de ce qui précède, le Suédois est un homme
pratique, qui mange et boit ferme, fortuné, honnête et bien portant?

--Mais non. C’est bien plus compliqué.

                   *       *       *       *       *

Visages suédois, réguliers et calmes, on les croit d’abord insensibles.
Mais, négligeant l’immobilité cérémonieuse des traits, il faut regarder
aux yeux, qui ne trompent pas; ces yeux, tous gris, ou bleus, ou
gris-bleu, étonnamment pâles dans certaines figures bronzées; des yeux
d’eau pure, parfois profonde, des yeux innocents, des yeux, dirait-on,
de nouveaux-nés. Ces yeux clairs et doux rayonnent de mélancolie.

Un jour, on m’a montré une fabrique de pâte de bois au bord d’un lac
immense; l’ingénieur qui m’expliquait les machines semblait frappé
d’angoisse. Il m’emmena déjeuner dans sa maison, toute seule sur une
grève plantée de bouleaux, où l’attendaient sa femme et ses trois
enfants--et il eut un sourire désespéré... Ailleurs, dans une demeure
provinciale aux corridors dallés et crépis à la chaux, bâtie au coin
d’un port qu’embrasait un coucher de soleil à la Claude Lorrain, et si
près des navires que leurs gréements se profilaient contre les petits
carreaux des fenêtres, une jeune femme, discrète et délicate, me parla
de Proust, de Matisse, mais dans ses prunelles transparentes je crus
voir se mêler les ondes du regret et celles du souvenir... Que
m’importent alors les publications illustrées que me remettent avec
obligeance les ministères ou les chambres de commerce. C’est cette
tristesse, consciente ou non, c’est ce raffinement d’anxiété que je
voudrais saisir, et non les énigmes d’un budget ou d’un bilan. Sont-ils
inconsolables, mes interlocuteurs?

On m’assure que la société suédoise est prudente, qu’elle attache une
importance légitime aux apparences; qu’elle est trop raisonnable pour
tirer des déductions excessives et qu’elle ignore l’indiscrétion comme
le cynisme. Mais ces natures sérieuses sont à la merci d’une question
brusque. Comme la vertu trop confiante, l’incognito, faute de rouerie,
peut être mis en déroute. Et puis certaines confidences qu’on ne ferait
pas à un ami, à un frère, on les livre à cet inconnu attentif, qui
disparaîtra demain. Impossible alors de ne pas constater chez le
Suédois, en dehors même des passions charnelles qui ne semblent pas le
troubler, une inquiétude chronique d’être ailleurs, inquiétude née du
paysage et du climat.

                   *       *       *       *       *

Qu’on y songe: la Suède compte 448.000 kilomètres carrés et elle est
longue comme de Hambourg à Naples. Or dans cette vaste contrée ne vivent
que cinq millions de personnes. Elle réunit le double accablement d’être
trop grande et insuffisamment peuplée.

Lorsqu’on quitte la côte, plate et cultivée, pour s’enfoncer dans
l’intérieur, la campagne paraît d’abord monotone. Durant des jours et
des jours de voyage, on est gêné d’être si peu diverti, et la répétition
éternelle du même motif finit par vous intoxiquer. Ces forêts,
indéfiniment étendues, de pins mêlés de bouleaux, ces lacs tous
semblables vous engourdissent à la longue. Il y en a trop. Où qu’on
regarde, c’est la Suède entière qui vous accueille puisqu’elle est
partout identique. Rassemblée, résumée et presque schématisée, elle
s’offre en une seule fois et pour toujours.

Comment ne pas être écrasé par tant de solitude! En chemin de fer et en
auto, j’ai parcouru des centaines de kilomètres à travers cet immense
parc sauvage. Pas de village. De loin en loin se dresse une maison de
bois peinte en rouge sombre, sans chien ni poulailler, close,
silencieuse, comme inhabitée. Ensuite la lande recommence à perte de
vue. Et puis le froid qui vient dès qu’un nuage passe. Dans les
sous-bois de myrtilles et de fougères, pas un oiseau. Voici un lac
immobile, désert, endormi, un lac qui attend interminablement ce qui
n’arrive jamais... On croirait que tout le monde est parti. Alors, au
milieu de ces horizons muets, le temps paraît suspendu. La nature, vous
la contemplez vierge, et dans la majesté des premiers jours. Ailleurs,
la civilisation vous rassure: ici, vous êtes seul et faible au bord d’un
mystérieux gouffre.

Et puis, tout à coup, au détour d’une rivière se dresse une construction
trapue en grosses pierres. Est-ce un temple barbare? Non, une usine
électrique. Vous y pénétrez pour voir enfin des figures humaines. Mais,
là encore, il n’y a personne. Dans le hall haut comme une église et
vide, les turbines tournent de leur propre mouvement; elles fabriquent
de la force et de la lumière pour elles seules, dirait-on. Et la
vitalité de ces machines énormes qui se passent de conducteurs aggrave
en vous la sensation qu’il n’y a pas assez de monde dans ce pays
démesuré, et que le Suédois, pour asservir la nature, a dû se fabriquer
des suppléants mécaniques.

Au sortir de l’usine, je me suis arrêté pour regarder la rivière,
chargée d’innombrables troncs d’arbres lentement entraînés par le
courant. La procession de ces bois flottés révélait bien une intention,
une volonté directrice, mais, toujours, l’homme manquait. Et je suis
demeuré longtemps à observer, au passage de la cascade, ces blocs à
peine dégrossis qui, s’inclinant, basculent, plongent, ressortent plus
bas dans les remous du rapide et continuent leur voyage. Ils vont par
troupes, pareils à des alligators, parfois précédés d’un chef qui semble
les conduire. Certains s’arrêtent dans des criques, flânent, reprennent
leur descente plus tard. J’en ai vu un qui avait pénétré dans un petit
lac, et qui restait là, à moitié immergé dans le reflet du crépuscule.
Et j’ai cru reconnaître le sapin de Henri Heine, en route pour rejoindre
son frère du Sud, le palmier.

Ce glissement ininterrompu venu de très loin, ce défilé qui durera
pendant des jours et des nuits--on dirait une migration de peuples.

                   *       *       *       *       *

A ces distances, à ces allongements de paysages forestiers jusqu’au
pôle, il faut ajouter l’allongement de l’hiver, l’obscurité
interminable. Pendant des mois, sur ces solitudes pèsent les ténèbres.
Aussi le 23 juin, à la Saint-Jean, célèbre-t-on comme une fête nationale
la nuit la plus courte de l’année, et on l’éclaire de grands bûchers
pour la raccourcir encore. Hélas! l’été se confond avec le printemps
tardif: là-haut ils en sont encore aux lilas que déjà nous avons épuisé
les roses. Les arbres sont en fleurs, mais les fruits auront-ils le
temps de mûrir? Aussi, quelle ardeur à respirer, à vivre. Il est mêlé de
désespoir l’amour que les Suédois portent à la belle saison et à sa
splendeur menacée, si douce. Surtout durant les heures nocturnes, ces
quelques nuits de juin et de juillet, si étrangement différentes des
autres, où le jour ne veut pas mourir et persiste comme une longue
attente, comme un désir impossible à satisfaire. Nuits transparentes,
bleuâtres et nacrées, qui semblent un indicible regret de la veille;
nuits qui, sans rien dissimuler, changent les formes du paysage; nuits
vides et provisoires, où les voix humaines se transposent, étonnées, où
les visages pâlissent surnaturellement, où l’on devine quelqu’un, sous
l’horizon, qui va revenir; nuits lunaires sans lune--plutôt nuits où la
lune s’est dissoute tout entière pour mêler à l’univers son reflet
argenté.

                   *       *       *       *       *

Un petit lac, uni comme une glace, reflétait le ciel pur et rose de dix
heures du soir.

Des marins de l’État, vêtus de blanc, passèrent, par groupes de deux, de
trois, sans rien dire, et leurs minces silhouettes flottantes
s’évanouirent dans la nuit claire.

Une jeune fille parla, d’un accent doux.

                   *       *       *       *       *

De tels instants, subtils et mystérieux, mais trop douloureusement
courts, l’appréhension du pesant hiver, font comprendre l’envie de
partir qu’éprouve irrésistiblement le Suédois. Il faut fuir ce pays
déchirant, ses contrastes et ses excès, aller vers des régions normales.
Lorsqu’ils descendent vers le Sud, les Suédois ne cherchent pas
l’étrange: ils s’y soustraient. Ainsi se transpose l’instinct viking qui
animait leurs anciennes entreprises et qui alimente toujours au fond de
leurs âmes cet éternel besoin de départ. Ils ne se lancent plus dans des
pirogues de bois. Ce ne sont plus les bandes de Gustave-Adolphe, en
perruques et grosses bottes, le mousquet à la main. Mais l’«ailleurs»
continue de les tourmenter, et c’est à Paris, à Rome, dans les stations
de Suisse et de la Riviera qu’on les retrouve. Comme je les guetterai
désormais, maintenant que j’ai surpris, chez eux, les motifs de leur
évasion.

Mais leur soupir de soulagement dans une foule en rumeur qui les empêche
de penser à eux-mêmes, leur repos en face d’une mer bleue, ne durent
guère. La mélancolie qu’ils dépistaient les ressaisit dans leur chambre
d’hôtel. Car si révoltés qu’ils soient contre les rigueurs de leur pays,
ils ne peuvent s’en passer. En voyageant ils n’ont fait que changer
l’objet de leur mélancolie... Un jour, sur un bateau qui naviguait à
travers un archipel, je causais avec un Suédois qui, ayant beaucoup
couru l’Amérique et les Balkans, m’exposait la nécessité morale où il se
trouvait d’habiter New-York ou Vienne. Une pluie glacée nous criblait,
voilait à demi, sur l’eau noire, les îlots désolés aux petites
constructions qui avaient l’air de boîtes d’allumettes. Je dis
sournoisement à mon compagnon: «Je comprends qu’il vous soit impossible
de vivre ici.» Il hésita. Nous contournions un rocher rond et mouillé
qu’assaillaient, sous le ciel blafard, de gémissantes mouettes. Alors il
s’écria, sur un ton de remords et d’ardeur:

--Pardon, j’aime la Suède de toutes mes forces. Et nulle part dans le
monde je n’ai vu paysage plus beau que celui-ci.

Personne, comme les Suédois, n’a chanté son pays avec une telle
tendresse, mêlée de déceptions. Cette patrie marâtre et maternelle, et
qui ne ressemble à aucune autre, inoubliable, dont la cruauté suscite
une infinie gratitude, les a envoûtés. Ils partent pour s’affranchir, et
reviennent par impossibilité d’être infidèles. Leurs colonies à
l’étranger, ils les ont organisées avec un soin méticuleux, multipliant
les écoles, les bibliothèques, les églises suédoises, afin que nul
Suédois ne s’habitue à l’exil, mais entretienne en lui, inconsolable, le
souvenir.

Les gens qui sont nés dans des pays tempérés et faciles, où il y a des
places, de l’embauche pour tout le monde, ces gens-là, assurés dans
leurs certitudes de propriétaires et de rentiers, qui voient le monde
venir à eux, et dont les fils, les filles ne seront pas forcés de s’en
aller à l’étranger, ignorent cette piété mystérieuse que nourrit
l’absence, ces ferveurs mélancoliques de la mémoire et du désir.

                   *       *       *       *       *

Nous connaissons mal la littérature scandinave, que, cédant au préjugé
de la «brume du Nord», nous imaginons obscure et perpétuellement
symboliste. Nos pères ont commis à propos d’Ibsen d’énormes contre-sens,
qu’il serait amusant de reviser. Strindberg, que les Allemands, les
Anglais, les Italiens s’accordent à considérer comme un des génies du
XIXe siècle à sa fin, est très incomplètement traduit en français. Selma
Lagerlof nous est accessible. Mais j’ai été surpris d’entendre les
Suédois mettre Heidenstamm--dont nous ne possédons que deux ou trois
romans historiques--sur le même rang qu’elle. Enfin j’avoue que
j’ignorais jusqu’aux noms de Karlfeldt et de Fröding, qui sont deux
écrivains considérables.

De Karlfeldt, chantre rustique, je ne puis rien dire, car il n’est pas
traduit et l’on ne saurait le juger d’après la très médiocre _Anthologie
d’écrivains suédois contemporains_ parue chez Larousse. Mais Fröding, je
l’ai lu dans une traduction anglaise et, malgré ce double voile, j’ai
respiré, frôlé, une poésie subtile et douloureuse. Elle exprime cet
amour de la nature et du sol natal, cette raillerie jetée comme un défi
et cette ferveur mélancolique dont j’essaye de rassembler ici les
indices.

Fröding, né en 1860, mort en 1911, était un journaliste de province.
Après avoir étudié à Upsal, il a écoulé sa vie à Karlstad, une petite
ville silencieuse du Vermland où l’on m’a parlé de lui comme d’un être
délicieux. Il publia quelques volumes de vers, il souffrit d’une grave
maladie nerveuse, et mourut fou. Ses compatriotes le saluent comme un de
leurs plus grands poètes; ses funérailles, au dire d’un critique, furent
véritablement «royales». Aujourd’hui encore, sa tombe est couverte de
fleurs incessamment renouvelées.

C’était un solitaire, que tourmentait une mélancolie coupée d’accès de
joie. Il mesurait en lui le progrès du délire. Et alors le spectacle de
la vie lui apparaissait dans la lumière tragique de l’ironie. Son
Vermland le consolait, et il n’a cessé de redire la beauté grave et
calmante de ses forêts. Il peint les hommes avec exactitude, montrant
chez eux l’instinct même le plus brutal. Mais du fait, il s’élève à
l’émotion, et l’émotion il la redouble dans l’humour. On l’a comparé à
Burns. Comme point de repère, je proposerais Heine. Certains de ses
poèmes, d’une pitié qui se moque--_Le Poète Wennerbom_, _Il aurait fallu
des étoiles_, _La Réunion de prières_--on sent qu’il avait la gorge
serrée en les composant.

                   *       *       *       *       *

Le secret de ce pays tient peut-être dans ses dissonnances. Elles
tourmentent la créature suédoise, mais de ce disparate douloureux naît
comme une musique, une harmonie nouvelle. A la tristesse, brusquement,
s’oppose le rire, un rire qui parfois finit en grimace. Plus j’interroge
autour de moi, et plus je note d’étonnants contrastes psychologiques,
des merveilles intérieures.

J’ai visité des expositions de jeunes peintres: malgré leurs imitations
de Cézanne, de van Dongen et de Picasso--car la plupart d’entre eux
s’instruisent dans les ateliers et les cafés de Montparnasse--se
manifeste un goût prononcé pour les imaginations légendaires, pour
l’esthétique des contes d’enfants, auquel s’ajoute le goût de la
drôlerie pincée, presque méchante. Ils semblent préoccupés de mettre en
scène de curieux personnages qu’ils tournent en dérision. Ils raillent
de façon bizarre. Par là, leur besoin de s’amuser qui frappe dès l’abord
se rattache à cette rancœur que l’on découvre ensuite. Il n’est de vraie
mélancolie que transpercée d’humour.

Ai-je réussi à faire comprendre combien, à force de se contredire et de
se dépasser, cette race élégante et polie se raffine? Ils en font la
confidence dans leur poésie--j’ai indiqué Fröding--dans leur peinture,
et surtout dans leur art décoratif. Il n’y a pas de plus belles
typographies, de plus belles reliures que chez eux. Leur argenterie,
grasse et luxueuse, justement équilibrée, est magnifique. Mais ce qui
les exprime le mieux, c’est leur verrerie. Je me rappelle, dans des
vitrines tapissées de papier d’argent, éclairées par en haut, des coupes
d’une ravissante pureté de formes, d’une idéale transparence. Cristal
fait de neige et de lumière, chatoyant, mêlant des reflets opposés, des
miroitements de soleil près de s’éteindre sur l’eau,--la Suède.

                   *       *       *       *       *

Je m’explique que les Suédois soient sportifs, soucieux de gaîté, prêts
à boire et à manger beaucoup, si c’est pour étourdir une menaçante
tristesse. Mieux vaut s’enivrer que de se corrompre. Je m’explique cette
noblesse qu’ils portent dans la religion, et pourquoi certains d’entre
eux prennent leur revanche d’un monde hostile en s’efforçant vers une
perfection intérieure qui ne lui devra rien. Je comprends que cette
discipline et cette courtoisie ont pour but de maintenir debout
l’individu. Être maître de soi, c’est se défendre contre le froid,
contre la solitude, contre l’engourdissement, contre la lâcheté, contre
la nuit, contre le rêve. Le respect d’autrui, la pudeur: autant de zones
neutres établies entre les humains, et qui les séparent. Il ne faut pas
se tromper à une réserve qui n’est si forte que pour protéger, au fond
de l’âme des meilleurs, quelque chose d’irréductible et d’inavoué.

Quelqu’un me dit:

--Il y a chez nous un sentiment indéracinable du devoir. Il survit même
quand la foi qui l’alimentait a disparu. Plus ou moins, nous nous
sentons tous _obligés_.

D’un autre:

--Les peuples diffèrent selon leurs rapports avec la nature. Il y a ceux
qu’elle comble et ceux qui doivent la conquérir. Dans le Nord c’est un
combat quotidien pour avoir chaud, pour manger, pour s’abriter. Si
l’homme est paresseux ou distrait, il périt... Et une autre différence
tient à l’idée que se font les peuples de ce qui est permis et de ce qui
est défendu. Dans le Nord nous avons le sentiment du péché, je veux dire
du danger.

Un soir, je causais avec trois femmes intelligentes et cultivées, deux
touchant à la maturité, la troisième très jeune. J’avais commencé par
leur demander:

--N’est-ce pas, à en juger par l’accueil qu’elles leur font, que les
Suédoises ne sont pas très habituées aux compliments?

Elles avaient ri, et confirmé ma remarque; ensuite, parlant toutes les
trois, elles ajoutèrent:

--Chez nous, on se fiance de bonne heure, souvent en secret, et on se
marie tôt. Moi, j’avais dix-sept ans, mon mari vingt et un... Moi
dix-huit et mon mari vingt-trois... En Suède, l’amour est presque
toujours un sentiment d’adolescent. Mais nos adolescences sont
réfléchies, sérieuses. Et il doit à cet âge son caractère de parti-pris
absolu... Oui, l’amour pour nous est grave, et même ennemi du plaisir.
Quelque chose d’unique, et que nous ne remettons pas en question... Un
amour correspond à une vie: c’est pour toujours qu’on s’aime. Parfois on
s’aperçoit que ce choix ne peut vous satisfaire jusqu’au tombeau. Alors
on ne trompe pas son conjoint, ce serait se trahir soi-même: on divorce.
Mieux vaut une rupture qu’une compromission... En Suède, il y a beaucoup
d’enfants naturels, mais très peu d’adultères... Le Suédois ne pense
guère à l’amour après trente ans: à partir de cet âge il n’a plus que
des habitudes conjugales. D’ailleurs où trouverait-il le temps d’une
intrigue? Il faut travailler, et ferme: nous nous marions sans dot, et
nous ne manquons pas d’enfants à élever. Nous avons notre saison
sentimentale, brève comme le printemps d’ici: ensuite l’individu, une
fois satisfait, se consacre à sa race, à son pays. Il faut se
subordonner. C’est un peu triste... N’oubliez pas que nos femmes ont
souvent des occupations professionnelles: c’est une distraction contre
l’amour... Sans doute, un Suédois, une Suédoise, même après trente ans,
même mariés, pourraient éprouver une grande passion, y céder: mais je
crois qu’ils la considéreraient comme un malheur.

Le mari de la jeune femme ajoute:

--Si, dans vos pays méridionaux, la chasteté et la fidélité viriles ne
comptent pas, elles sont, dans le Nord, des vertus nobles et même
poétiques. Mes compatriotes n’ont pas le goût de la complication et du
mensonge: ils vivent sur des sentiments simples, la plupart sur des
sentiments sommaires.

--Quand vous êtes entre hommes, de quoi parlez-vous?

--Nous parlons d’affaires, de sport, de nourriture. Parfois de
politique. Quand nous sommes jeunes, de service militaire.

--De littérature?

--Rarement.

--De femmes?

--Jamais.

Et il dit encore:

--Notez que, comme le féminisme, cette chasteté relative des hommes tend
à rapprocher les sexes. Le jeune homme et la jeune fille ont subi la
même formation, ils ont presque la même expérience. Ils se ressemblent
peut-être trop pour s’aimer tout à fait. Et puis, comme l’égalité dans
le couple est impossible, il arrive que les caractères d’un des sexes
passent à l’autre. La femme n’a plus la duplicité des êtres faibles;
elle parle comme un camarade qui se sait en sécurité. Et l’on voit chez
l’homme une timidité, une douceur féminines...

Plus tard je lui demande:

--Qu’arriverait-il dans un de ces ménages paisibles si la femme,
déplorant l’indifférence de son mari, cherchait à le rendre jaloux?

--Elle le dégoûterait et le rendrait plus indifférent encore...!

Ces conversations étonnaient un peu mes interlocuteurs et leur
plaisaient. Ils ont l’esprit libre, beaucoup d’honnêteté dans le
jugement, mais ils préfèrent les sujets moraux aux sujets
psychologiques. Ils cherchent à être sincères, vis-à-vis d’eux-mêmes
plus encore que de vous. Personne ne pose. Une telle aisance dans la
franchise est charmante. Au cours de la discussion et pour avoir moins
chaud, la jeune femme enleva son chapeau et laissa voir un désordre de
boucles blondes. Elle s’animait de plus en plus parce qu’elle croyait à
ce qu’elle disait. Et à cause de son exaltation et de la chaleur, son
visage, où luisait le feu bleu de ses prunelles, devint non pas rouge
mais rose, d’un rose pur, le rose des bougies d’arbre de Noël.




TABLE DES MATIÈRES


  Quinze jours à Vienne                      1
  En Hongrie                                35
  Cinq jours à Berlin                       89
  Suède ou le pourquoi d’une mélancolie    143




    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    LE 27 NOVEMBRE 1923
    PAR F. PAILLART A
    ABBEVILLE (SOMME)


































*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DÉPAYSEMENTS ***


    

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remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.