D'Europe en Amérique par le pôle nord

By Roald Amundsen and Lincoln Ellsworth

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Title: D'Europe en Amérique par le pôle nord

Author: Roald Amundsen
        Lincoln Ellsworth

Translator: Charles Rabot

Release date: October 3, 2024 [eBook #74509]

Language: French

Original publication: Paris: Albin Michel

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK D'EUROPE EN AMÉRIQUE PAR LE PÔLE NORD ***






  D’EUROPE EN
  AMÉRIQUE PAR
  LE PÔLE NORD

  VOYAGE DU DIRIGEABLE “NORGE”

  PAR
  Roald AMUNDSEN et Lincoln ELLSWORTH

  RELATION ÉTABLIE
  PAR
  CHARLES RABOT
  D’APRÈS L’ÉDITION NORVÉGIENNE ET LES AUTRES
  DOCUMENTS OFFICIELS DE L’EXPÉDITION


  ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
  PARIS--22, RUE HUYGHENS, 22--PARIS




DU MÊME TRADUCTEUR

A LA MÊME LIBRAIRIE:

En avion vers le Pôle Nord. _Relation de l’expédition
Amundsen-Ellsworth_, par ROALD AMUNDSEN et ses collaborateurs.




Le droit de traduction en russe et dans toutes les autres langues
parlées dans l’étendue de l’Union des Républiques Socialistes
Soviétiques appartient au Bureau d’édition de l’État, à Léningrad.




[Illustration: Pavillon norvégien]

AU PAVILLON NORVÉGIEN,

EMBLÈME SACRÉ DE LA PATRIE.




AVANT-PROPOS


A quelle pensée Amundsen a-t-il obéi en se lançant en dirigeable
au-dessus des immensités glacées qui entourent le Pôle Nord? Quel
intérêt présente cette téméraire entreprise? Il importe de l’expliquer
au seuil de ce récit.

Pour cela, un peu de géographie est indispensable. Rappelons donc que la
calotte arctique du globe est occupée par une vaste cuvette océanique,
au milieu de laquelle se rencontre le sommet boréal de l’axe de rotation
terrestre et que cette cuvette est entièrement et en toutes saisons
remplie d’épaisses banquises. Quel obstacle ces amas de glace opposent à
la pénétration, l’histoire de l’exploration polaire le démontre
lumineusement. Des centaines de navires qui ont tenté de se frayer un
passage vers l’extrême nord, un seul, _le Fram_ de Nansen, a réussi à
parcourir un secteur étendu de cet océan congelé, et, des centaines de
pionniers partis à l’assaut du Pôle arctique, en cheminant à pied sur la
banquise, un seul, Peary, a touché le but et deux autres en ont approché
à 400 kilomètres, Nansen et l’amiral italien Cagni, le second de
l’expédition du duc des Abruzzes. Quatre itinéraires à travers d’aussi
vastes espaces, autant dire que la cuvette boréale est demeurée
inconnue. Avec le continent qui entoure le Pôle Sud, c’est la dernière
grande tache blanche que les cartes du monde gardent encore. Aussi bien,
se demande-t-on, si au delà de la guirlande de vastes terres qui en
dessinent les bords, au delà du Grönland, du Spitsberg, de la terre
François-Joseph, des archipels de la Nouvelle-Sibérie et de l’Amérique
boréale, l’Océan arctique ne renferme pas des îles demeurées
mystérieuses derrière les glaces qui en défendent l’accès. Au nord de
l’Europe et de la Sibérie, cela n’est guère vraisemblable, étant donné
les énormes profondeurs découvertes par Nansen dans cette partie du
bassin polaire. Par contre, il y a doute pour la région située au delà
du détroit de Bering et de la côte septentrionale de l’Alaska.

De l’étude des marées dans ce secteur, un spécialiste a conclu à
l’existence d’une grande terre entre le Pôle et la côte nord-ouest de
l’Amérique, tandis qu’en s’appuyant sur les manifestations de ce même
phénomène un savant norvégien soutient une opinion diamétralement
opposée. Ces hypothèses, impossible de les vérifier par l’observation.
Nulle part, dans le monde arctique les banquises ne sont aussi compactes
qu’au delà du détroit de Bering. De l’entrée septentrionale de ce goulet
jusqu’au Pôle, sur des centaines et des centaines de kilomètres, dans
tous les sens, les glaces demeurent serrées, agglomérées en un
gigantesque embâcle. C’est le maximum de glaciation marine existant dans
l’hémisphère boréal, le Pôle des Glaces suivant l’expression adoptée
aujourd’hui pour faire ressortir cette situation extraordinaire.

Pénétrer dans cette région inaccessible par la voie des airs, la seule
qui soit ouverte, afin de pouvoir se rendre compte de sa nature, tel a
été le dessein d’Amundsen. Pour le réaliser, il envisagea d’abord
l’emploi de l’avion, et, afin d’expérimenter ce moyen de locomotion dans
la zone arctique, le 21 mai 1925, avec deux appareils, il s’envolait du
Spitsberg vers l’extrême Nord. Quelles péripéties dramatiques marquèrent
ce raid mémorable, nos lecteurs en ont certainement gardé le souvenir.
Obligée d’amerrir au milieu de la banquise, ce fut miracle que
l’expédition ne se perdît pas corps et biens en arrivant sur la glace;
ce fut miracle beaucoup plus grand qu’elle réussît ensuite à prendre son
vol pour revenir au Spitsberg[1]. Si Amundsen n’avait pu pénétrer vers
le nord aussi loin qu’il l’avait espéré, cette campagne avait été en
revanche pour lui fertile en enseignements. Elle lui avait démontré
qu’avec ses multiples hérissements de monticules et de blocs, la
banquise ne constitue un terrain propice ni aux départs ni aux
atterrissages. En conséquence, au lieu de se servir d’avion, il résolut
d’employer un dirigeable pour pénétrer au milieu de l’inconnu polaire.
Cette fois, le succès a récompensé l’audace du célèbre explorateur. En
trois jours, il a survolé tout le bassin arctique depuis le Spitsberg
jusqu’au détroit de Bering, en passant par le Pôle, mais au prix de
quels dangers! Dans les airs, Amundsen pensait n’avoir plus à combattre
la glace; il avait compté sans le givre; des heures et des heures il lui
a fallu lutter contre cet ennemi sournois et peu s’en fallut qu’il
n’amenât une catastrophe. C’est le récit de cette audacieuse randonnée
aérienne que nous offrons, aujourd’hui, au public; fécond en épisodes
dramatiques, il présente l’intérêt d’un roman d’aventures, en même temps
qu’il renferme une émouvante leçon d’énergie et de volonté.

  [1] Expédition Amundsen-Ellsworth: _En Avion vers le Pôle Nord_, par
    Roald Amundsen. Traduit du norvégien et adapté par Charles Rabot.
    Paris, Albin Michel.

Charles RABOT.




  [Illustration: Trajet du _Norge_, de la baie du Roi (Spitsberg) à
  Teller (Alaska)

  L’expression «Latitude observée» indique les points où des
  observations de latitude ont été effectuées; l’expression «droite de
  hauteur» indique ceux où, d’une hauteur solaire, on a déduit une
  droite en un point de laquelle devait se trouver le ballon. La ligne
  ponctuée indique l’itinéraire de l’expédition en avion de 1925.]




CHAPITRE PREMIER

La naissance de l’expédition.

Une conférence au Spitsberg.--Résultats de notre raid en avion au-dessus
de la grande banquise polaire.--Supériorité du dirigeable sur l’avion
pour l’exploration.--Négociations avec le colonel Umberto
Nobile.--Libéralités d’Ellsworth.

Par ROALD AMUNDSEN.


_Au Spitsberg, en mai 1925._--Nous sommes à Ny Aalesund, le charbonnage
norvégien installé sur les bords de la baie du Roi, attendant une
occasion propice pour nous envoler au-dessus de la grande banquise
polaire. Nos deux avions sont parés pour le départ, mais le ciel ne se
montre guère favorable; toujours de la brume, des averses de neige, ou
des coups de vent.

Une après-midi, pour passer le temps, nous nous réunissons dans une
pièce du bâtiment servant de cantonnement à une partie de l’expédition.
Une cellule monacale, cette pièce meublée seulement de deux lits de camp
et de deux mauvaises chaises. Avec nos pilotes, les lieutenants de
vaisseau de la marine royale norvégienne Hj. Riiser-Larsen et Leif
Dietrichson, nous discutons les conditions dans lesquelles se présente
le voyage que nous allons entreprendre.

Nous nous proposons simplement d’effectuer une reconnaissance à grand
rayon en direction du Pôle, d’expérimenter la route de l’air pour
pénétrer dans l’inconnu arctique. Ce ne sera, à vrai dire, qu’un vol
d’essai. S’il réussit, nous envisagerons ensuite une exploration plus
étendue.

Toujours hanté par l’idée de traverser de part en part la calotte
polaire boréale par la voie aérienne, Amundsen expose alors le programme
qu’il a depuis longtemps élaboré pour réaliser ce rêve. On partirait du
Spitsberg, de cette même baie du Roi où nous nous trouvons actuellement;
de là, on atteindrait le Pôle, puis on irait atterrir en Amérique, sur
la côte nord de l’Alaska. Quelles découvertes un pareil voyage ne
procurerait-il pas? Entre les terres de l’archipel polaire américain et
le méridien du détroit de Bering s’étend une énorme banquise
impénétrable; c’est là que se rencontre le maximum de glaciation marine
dans l’hémisphère boréal. Avec juste raison, cette région a été
surnommée le Pôle des Glaces par opposition au Pôle géographique et au
Pôle magnétique. Cette immensité blanche renferme-t-elle des îles encore
inconnues, prolongement vers l’ouest de l’archipel américain ou est-elle
occupée entièrement par l’océan? Un vol de quelques heures permettra de
répondre à cette question, la dernière énigme géographique importante
que garde l’Arctique.

[Illustration: Roald Amundsen.]

Ce programme, singulièrement attrayant, est immédiatement mis en
discussion. Pour l’exécuter, Riiser-Larsen, expert en matière
d’aéronautique, recommande le dirigeable italien _N-1_. De tous les
aéronefs en service, celui-ci est, dans son opinion, le plus approprié à
une telle entreprise. C’est ainsi que, sans apparat, sans tambours ni
trompettes, les bases de l’expédition que nous allons raconter ont été
jetées.

Quelques jours après cette réunion, le 21 mai, à 17 h. 10, nous nous
envolions vers l’extrême Nord, sur deux avions le _N-24_ et le _N-25_.
Huit heures plus tard, nous amérissions au milieu de la banquise par 87°
43′ de latitude nord et 10° 37′ de longitude ouest, à 254 kilomètres du
Pôle. Nous ne saurions revenir ici, sur la lutte épuisante, si féconde
en incidents dramatiques, que nous soutînmes pour réussir à reprendre
l’air[2]; mais nous devons élever une vigoureuse protestation contre une
opinion exprimée dans un grand nombre de journaux des deux mondes. Notre
expédition, a-t-on écrit, n’étant pas parvenue au Pôle même, constituait
un insuccès. Rien de plus inexact. Notre voyage avait simplement pour
objet l’étude de la grande banquise, aussi loin que possible en
direction du Nord; or, ce but, au péril de notre vie, nous l’avons
pleinement atteint. Le vol que nous avons effectué a démontré, ainsi que
nous l’avions annoncé à l’avance, l’existence de circonstances
atmosphériques particulièrement propices à l’accomplissement d’un raid
en dirigeable au-dessus du grand désert blanc du Pôle. Soit pendant le
trajet du Spitsberg au 87° 43′ de latitude, soit pendant le retour,
aucun coup de vent ne vint nous assaillir.

  [2] Expédition Amundsen-Ellsworth: _En Avion vers le Pôle Nord_, par
    Roald Amundsen, traduit du norvégien et adapté par Charles Rabot.
    Albin Michel, éditeur, Paris.

Cette reconnaissance eut également pour résultat de faire éclater à nos
yeux la supériorité du dirigeable sur n’importe quel type d’avion
actuel. L’aéroplane est un engin singulièrement délicat; un rien, une
légère fuite dans le tuyautage, la chute d’un simple écrou suffit pour
le mettre hors de service; en pareil cas, il faut atterrir
immédiatement. Or, sur la banquise une descente forcée offre les plus
grands dangers. Il en va tout autrement avec un dirigeable. Si un de ses
moteurs éprouve une avarie, on stoppe et on répare. Après la panne, la
brume est le second grand ennemi de l’avion. Par un temps bouché,
atterrir sur la banquise, c’est la mort certaine. Je ne m’étendrai pas
sur ce sujet; Riiser-Larsen, avec sa grande compétence en aéronautique,
a fait ressortir dans le chapitre suivant les avantages du dirigeable
sur l’avion pour l’exploration du bassin arctique[3].

  [3] Voir Chapitre II.

Au retour de notre reconnaissance aérienne dans l’extrême Nord, nous
nous mîmes en rapport avec le colonel Umberto Nobile, le constructeur du
_N-1_, recommandé par Riiser-Larsen. Répondant à notre désir, il vint à
Oslo conférer avec nous. Les renseignements que l’aéronaute italien nous
donna sur son dirigeable nous confirmèrent dans la pensée que de tous
les aéronefs existant celui-ci répondait le mieux aux conditions du long
voyage que nous projetions. Le colonel nous assura, en outre, des
dispositions bienveillantes du gouvernement italien auquel le ballon
appartenait, dans le cas où nous voudrions nous en rendre acquéreurs.

Après cette entrevue, nous demandâmes à l’Aéro-Club de Norvège de nous
prêter son concours pour l’organisation de notre nouvelle campagne,
comme il l’avait fait pour notre raid de 1925. Cette fois encore, cette
société nous a apporté le dévouement le plus éclairé, et c’est pour nous
un agréable devoir d’exprimer à son président, le docteur Rolf
Thommessen, notre gratitude de tous les services qu’il nous a rendus.

Amundsen et Riiser-Larsen se rendirent ensuite en Italie signer l’acte
d’achat du _N-1_. Grâce à l’intérêt témoigné par Mussolini à
l’expédition, l’affaire fut conclue sans difficultés et dans des
conditions pécuniaires satisfaisantes. Il fut convenu que le _N-1_,
après avoir subi un certain nombre de modifications dans l’aérodrome de
Ciampino, nous serait livré à Rome au début de 1926, afin que son
équipage norvégien pût en apprendre la manœuvre sous la direction du
colonel Nobile.

De retour à Oslo, Amundsen partit donner aux États-Unis une longue série
de conférences sur notre reconnaissance en avion au-dessus de la
banquise; il pensait par ce moyen se procurer une partie de la somme
nécessaire à notre second voyage. Le budget! Quelle source de soucis
n’est-il pas pour un explorateur! Par quelles angoisses ne passe-t-il
pas, lorsqu’il compare ses recettes aux dépenses prévues! Pendant la
période préparatoire de notre précédente campagne, la situation était
demeurée longtemps singulièrement noire à ce point de vue; seule la
libéralité d’Ellsworth nous permit de sortir des difficultés dans
lesquelles nous nous débattions; seule sa souscription de 85.000 dollars
rendit possible le premier vol qui ait été effectué au-dessus de la
banquise arctique. Cette fois encore, ce généreux Mécène fut notre
providence en versant à notre caisse une somme de pas moins de 125.000
dollars. Ce don magnifique donna à l’expédition son assiette financière
et permit l’accomplissement de notre programme.

Peu de temps après, dans une réunion tenue à Oslo, le colonel Nobile fut
engagé comme commandant du dirigeable. Nous ne pouvions faire un
meilleur choix. Non seulement Nobile avait construit le _N-1_, mais en
outre il l’avait fréquemment piloté; par suite il possédait une
connaissance complète de l’aéronef sur lequel le voyage serait effectué.
C’était là un avantage considérable dans une entreprise comme la nôtre.




CHAPITRE II

Pour quelles raisons nous avons choisi un dirigeable.

Avantages du dirigeable au point de vue de la sécurité et de
l’exactitude de la navigation.--Du danger d’incendie.--Nouveau
carburant.--Motifs qui nous ont amené à choisir le _N-1_.

Par le lieutenant de vaisseau Hj. RIISER-LARSEN, de la marine royale
norvégienne.


Pour une traversée du bassin arctique le dirigeable présente sur l’avion
une supériorité incontestable.

Examinons d’abord la question sécurité. L’aéronef offre l’immense
avantage de flotter en l’air; même si tous ses moteurs viennent à être
affectés en même temps par une panne, il ne sera pas contraint
d’atterrir. Un seul groupe se trouve-t-il avarié, le ballon peut
continuer sa route avec les autres, tandis que l’on effectue les
réparations nécessaires. Exemple, pendant notre voyage, on démonta un
cylindre du moteur de tribord et durant cette opération, le _Norge_
poursuivit sa marche. Au cours de notre vol, combien nous nous sommes
félicités d’avoir préféré le dirigeable à l’avion!

Avant le départ la possibilité de rencontrer de la brume avait été
envisagée, mais jamais nous n’avions supposé qu’elle pût occuper une
surface aussi énorme que les bancs que nous avons rencontrés au nord du
continent américain. En distance méridienne ils s’étendaient sur plus de
2.200 kilomètres! Il faudrait être un adversaire singulièrement obstiné
des dirigeables pour nier qu’à travers une mer de nuages d’une telle
ampleur, la marche ne soit singulièrement plus aisée et plus sûre avec
un aéronef qu’avec un avion. En pareil cas, un aéroplane survolera la
brume et par là évitera le dépôt de glace, me répondra-t-on; d’accord,
mais à un moment donné, il devra piquer vers la terre et traverser les
nuages. Or, ces appareils doivent garder une très grande vitesse, par
suite ne peuvent descendre lentement; par conséquent, un aéroplane
aurait été exposé à entrer en collision avec les montagnes de l’Alaska.

De plus, à bord d’un dirigeable la navigation offre des garanties
d’exactitude qu’elle ne présente pas à bord d’un avion. L’absence de
secousse permet de prendre des hauteurs solaires avec toute la précision
désirable.

Enfin, pour une reconnaissance géographique, l’aéronef constitue un bien
meilleur poste d’observation qu’un aéroplane; nous aurions apprécié cet
avantage si nous avions découvert des terres, et en avions exécuté le
lever photographique. Du reste le _Norge_ a laissé une impression de
sécurité à tous ceux qui ont eu l’occasion de le voir au cours de son
voyage à travers l’Europe.

Contre les dirigeables on objecte le danger d’incendie; à ce sujet que
l’on me permette quelques observations. L’hydrogène ne brûlant qu’au
contact de l’air n’est pas par lui-même une source de risques à ce point
de vue; il ne s’enflammera que si le feu, venant à éclater près d’un
réservoir à gaz, en consume l’enveloppe et que si de ce fait l’hydrogène
qu’elle renferme se trouve en présence de l’air, ou bien si un accident
quelconque détermine la rupture d’un réservoir et que le gaz se mélange
avec l’air et arrive ensuite en contact avec une flamme.

A bord d’un aéronef les dangers d’incendie proviennent, non pas de
l’hydrogène, mais des vapeurs d’essence. Alors que ce gaz se mêle très
facilement à l’air et est très léger, ces vapeurs possèdent une densité
élevée, par suite demeurent près du sol et restent accumulées dans les
parties du navire dépourvues de ventilation. Une étincelle ou une flamme
se produit-elle dans ce milieu, elle déterminera une explosion.

Pour remédier à ce danger, on se propose d’installer des moteurs à huile
lourde sur les paquebots aériens actuellement en construction. Quoique
cette question ne rentre pas dans mon sujet, je lui consacrerai quelques
lignes.

Après plusieurs heures de route, un dirigeable ayant consommé une
certaine quantité d’essence, devient plus léger. Lorsque son commandant
voudra descendre, il devra par suite lâcher une certaine quantité de
gaz, un peu plus d’un mètre cube par kilogramme de carburant employé,
selon le degré de pureté de l’hydrogène ayant servi au gonflement. Plus
tard, quand le ballon s’élèvera de nouveau, si la charge qu’il portait
au moment de la descente a été augmentée, il sera nécessaire de faire le
plein de gaz. Cette manière d’opérer est dispendieuse; aussi bien a-t-on
envisagé d’utiliser l’hydrogène mis en liberté pour la marche des
moteurs. On a essayé, par exemple, un mélange de vapeurs d’essence, de
gaz, et d’air. Les expériences ont donné de bons résultats. Un mètre
cube d’hydrogène pour un kilogramme d’essence, telle serait la
proportion la plus avantageuse. Grâce à ce nouveau procédé le ballon
n’aura pas à emporter un approvisionnement de carburant aussi
considérable que par le passé et sa consommation diminuera dans une
proportion notable; de là cette conséquence très importante, c’est que
pour la même quantité d’essence qu’il embarquait précédemment, son rayon
d’action augmentera de moitié.

On en est alors venu à l’idée de remplacer l’essence par de l’huile
lourde. Les essais ont été satisfaisants, et ont montré que cette
innovation diminuerait des six septièmes la dépense en carburant.

Ce procédé n’étant pas entré dans le domaine de la pratique, nous ne
pouvions songer à nous en servir. Dans une expédition comme la nôtre, il
eût été imprudent de se livrer à des expériences.

Quel type de dirigeable devions-nous choisir? Telle était la question
qui se posait, une fois le principe de l’emploi d’un aéronef admis. Nous
n’eûmes à ce sujet aucune hésitation. Depuis plusieurs années, je
suivais dans les revues spéciales les progrès réalisés en Italie dans la
construction aéronautique. Le type _N-1_ avait particulièrement retenu
mon attention, en ce que son prix le rendait accessible aux ressources
d’un petit pays. En 1924, je me trouvais en Italie, occupé à préparer
une expédition dont le départ fut arrêté au dernier moment par des
difficultés financières; je profitai de l’occasion pour aller à Rome
étudier les dirigeables de ce type, et, au cours de mon séjour dans la
Ville éternelle, fis la connaissance de Nobile.

Ses aéronefs me laissèrent l’impression d’engins absolument
remarquables, surtout dans les détails de leur construction. Le
lieutenant de la marine royale norvégienne Dietrichson, qui
m’accompagnait dans cette visite, et moi fûmes d’accord pour reconnaître
qu’un aérostat de ce type répondait à tous les desiderata dans une
exploration de la calotte arctique. Nous ne pouvions envisager l’emploi
d’un zeppelin pour des raisons financières; un ballon de ce modèle
aurait entraîné une dépense double de celle à laquelle notre expédition
s’est élevée. De plus, si notre choix s’était porté sur un grand rigide,
il eût fallu le construire, et il ne pourrait être achevé qu’en 1927;
or, le _N-1_ était prêt. Il s’agissait seulement d’obtenir que cet
aéronef qui appartenait à l’Aéronautique militaire italienne nous fût
cédé. L’intérêt porté par le gouvernement italien à notre projet,
facilita cette opération. Une fois le _N-1_ acquis, nous ne fûmes pas
encore satisfaits et voulûmes nous assurer le concours de son
constructeur, le colonel Nobile, sachant que la mise au point de
l’aéronef ne pouvait être confiée à des mains plus expérimentées.
S’attelant à cette besogne avec une ardeur admirable, Nobile a accompli
un magnifique travail dont l’importance est mise en relief par le succès
de notre raid.

Parmi les études préparatoires que l’on dut entreprendre à l’occasion de
notre expédition, je signalerai celle concernant le mât d’amarrage. Ce
mode de campement, qui jusque-là n’avait été employé qu’en Angleterre et
aux États-Unis, le fut pour la première fois en Italie, lors des essais
de notre ballon. En Angleterre, il avait déjà été utilisé pendant la
guerre pour des souples, et, à partir de 1921, pour de grands rigides.
C’est au major Scott que revient l’honneur d’avoir construit les mâts et
d’avoir fait le succès de ce mode d’amarrage. Dans mon opinion, cette
invention permettra à un service de paquebots aériens de couvrir ses
frais. Si pour remiser des dirigeables, on était obligé de continuer à
ériger d’énormes hangars et d’entretenir un nombreux personnel pour les
manœuvres d’entrée et de sortie, les petites nations ne pourraient
organiser des lignes de navigation par aéronefs. Après avoir terminé mon
instruction théorique de pilote de dirigeable, je participai pendant
deux mois aux exercices d’amarrage au mât qui furent exécutés en
Angleterre en 1921. Je ne me doutais guère, alors, que je serais amené à
collaborer à l’introduction de cette méthode de campement en Italie.




CHAPITRE III

Les préparatifs de l’expédition.

Constructions à élever, transports à effectuer.--Choix d’un emplacement
pour l’aérodrome du Spitsberg.--L’automne dans l’Arctique.--Arrivée des
ouvriers et du matériel pour la construction du hangar à la baie du
Roi.--Voyage dans le Nord pour préparer l’érection du mât d’amarrage sur
les bords de l’Océan Glacial.

Par ROALD AMUNDSEN, LINCOLN ELLSWORTH et le lieutenant de vaisseau JOH.
HÖVER, de la marine royale norvégienne.


Quels préparatifs considérables l’expédition a entraînés, il est
nécessaire de le mettre en lumière pour que le lecteur puisse se rendre
compte de la grandeur des difficultés de toute nature que nous avons dû
vaincre avant de partir pour le Pôle.

En comparaison de notre dernière campagne, combien celle que nous allons
entreprendre s’annonce plus compliquée. Les hydravions dont nous nous
sommes servis en 1925 pouvant prendre leur envol sur la glace, nous
n’eûmes pas, l’an passé, à préparer un terrain de départ sur les bords
de la baie du Roi. Avec un dirigeable, il en allait autrement. Une fois
arrivé à Ny Aalesund, l’aéronef y séjournera avant de partir pour le
Pôle: l’équipage devra faire le plein de gaz et d’essence et mettre au
point les moteurs après le long voyage de Rome au Spitsberg; en second
lieu, peut-être les circonstances atmosphériques contraindront-elles à
attendre plusieurs jours avant de pouvoir partir.

Donc, aussitôt après avoir signé l’acte d’acquisition du ballon, des
dispositions furent prises en vue de la création d’un port aéronautique
à la baie du Roi. Afin de parer à tout événement, il fut décidé que ce
port comporterait un hangar et un mât d’amarrage[4]. Dans une entreprise
comme la nôtre, toutes les éventualités doivent être prévues sous peine
de s’exposer à un échec. Qu’au moment de l’arrivée du dirigeable à la
baie du Roi, une brise fraîche rende dangereuse l’entrée du hangar, que
deviendra le ballon? L’érection d’un mât à Ny Aalesund était donc
indispensable. En outre, des aménagements devront être effectués sur la
route que l’aérostat suivra entre Rome et le Spitsberg afin de lui
préparer des lieux d’escale.

  [4] Le mât consiste en un pylône auquel le ballon vient s’amarrer.
    Cette méthode de «mouillage» des dirigeables, a donné d’excellents
    résultats. Un aéronef a pu demeurer quarante-deux jours amarré à un
    mât, sans aucun inconvénient, même par des coups de vent. Ajoutons
    que dans ces conditions, le ravitaillement du ballon s’opère
    aisément.

L’itinéraire choisi prévoit des arrêts pour le ravitaillement: à Pulham
(Angleterre), à Oslo, à Léningrad, enfin sur la côte nord de la Norvège.
A Pulham, le grand port aéronautique d’Angleterre, nous trouverons
toutes les ressources dont nous aurons besoin, et, à Gatchina, près de
Léningrad, un hangar pourra abriter notre ballon. En revanche, il
n’existe en Norvège aucune installation aéronautique. En conséquence, un
mât sera dressé à Oslo et un second sur la côte septentrionale de notre
pays, afin que le ballon puisse faire escale en ces deux points. Le
départ de l’expédition devant avoir lieu au début du printemps 1926,
toutes ces constructions seront, par conséquent, exécutées en plein
hiver. Or, au Spitsberg, cette saison représente non seulement de grands
froids et des tourmentes de neige, mais encore l’obscurité complète
pendant une longue période. A la latitude de la baie du Roi, la nuit
polaire commence le 29 octobre et dure ensuite quatre mois environ. Le
hangar sera donc érigé pendant ces semaines noires, ce qui ne facilitera
guère la besogne.

Ces aménagements nécessitant une quantité énorme de matériaux, et,
l’établissement d’un port aéronautique au Spitsberg, des
approvisionnements en gaz, essence, pièces de rechange, vivres,
vêtements, etc., des transports par mer considérables ont été effectués,
et cela à l’époque où la navigation dans l’Océan Glacial offre le plus
de dangers. Un nombre donnera un aperçu de l’effort accompli dans cet
ordre d’idées. C’est à pas moins de 2.000 tonnes que le poids du
matériel apporté au Spitsberg pour le compte de l’expédition peut être
évalué.

[Illustration: Le lieutenant de vaisseau Riiser-Larsen et le mécène de
l’expédition Lincoln Ellsworth.]

Au lieutenant Joh. Höver, de la marine royale norvégienne, fut confiée
la mission de préparer les gares aéronautiques au Spitsberg et dans le
Nord de la Norvège. Il la remplit avec un succès complet. Quels
obstacles de toute nature il a vaincus pour mener à bien cette lourde
tâche, il le raconte lui-même dans le rapport qu’il nous a remis:

«Le 4 octobre, je partis d’Aalesund[5], à destination du Spitsberg à
bord du _Sörland_, le dernier vapeur de la saison allant prendre un
chargement de charbon à la baie du Roi. Il emportait partie des
matériaux destinés aux constructions que nous voulions élever à Ny
Aalesund: du ciment et des barres d’acier. Les barres destinées aux
fondations du mât d’amarrage mesurent, soit dit en passant, une longueur
de 2 mètres et une circonférence de 0 m. 235.

  [5] Port de la Norvège occidentale, situé entre Bergen et Trondhjem.

«L’automne n’est pas précisément une époque favorable pour un voyage au
Spitsberg. Avant notre départ, pendant que le _Sörland_ mettait à quai
sa cargaison dans le port d’Aalesund, le vent souffla avec une telle
force qu’à plusieurs reprises cette opération dut être interrompue.
Durant la traversée, sans répit, les tempêtes succédèrent aux tempêtes,
si bien que le voyage se prolongea pendant treize jours, alors que la
durée normale du trajet est moitié moindre. Une première fois, par le
travers du fjord de Trondhjem et une seconde fois près de l’île aux
Ours, la mer fut si démontée que le navire se trouva en danger.
Seulement aux approches du Spitsberg un heureux changement se manifesta
et c’est par calme plat que nous longeâmes la côte ouest de l’archipel.
Toujours je garderai le souvenir de la nuit magnifique qui précéda mon
arrivée. Pas un souffle de vent; un ciel tout piqué d’étoiles, illuminé
dans sa partie sud par les fusées et les draperies mouvantes de l’aurore
boréale; une mer unie sur laquelle toutes ces lueurs célestes se
reflètent comme dans un miroir. Je ne puis discerner où finit la nappe
d’eau et où commence le ciel; j’ai l’impression d’être perdu dans un
espace lumineux.

«Le 17 octobre, à l’aube, le _Sörland_ pénètre dans la baie du Roi. De
nouveau une impression très vive, mais dans un autre genre que celle de
la nuit dernière. De tous côtés, d’immense glaciers venant s’unir au
fjord; au-dessus un hérissement de pics cimés de neige, tandis qu’au
centre du paysage les pyramides des monts Norra, Svea et Dana dorées par
le soleil levant font un flamboiement au milieu de tout ce blanc. La
baie est parsemée de gros glaçons, hauts de 6 à 8 mètres; ils
proviennent de la rupture du front des glaciers voisins rongé par la
fusion au contact de la mer dont la température est relativement élevée
eu égard à la latitude. Ordinairement ces ruptures, le _velage_ pour
employer l’expression consacrée du vocabulaire arctique, ne se
produisent qu’en été. Cette année, par extraordinaire, le phénomène a
continué en automne; il a même persisté jusqu’à mon départ du Spitsberg.

«Pour ne pas heurter de glaçons, le navire fait des routes diverses, et,
après avoir manœuvré quelque temps au milieu de ces récifs flottants,
accoste sans encombre au quai de Ny Aalesund.

«A 10 heures du matin, je débarque. Aussitôt je vais rendre visite à M.
Sherdal, ingénieur en chef de la mine; immédiatement après je commence
mon travail. Dans un silence impressionnant de désert, je parcours les
bords de la baie; successivement je visite les différents sites qui,
d’après les indications de la carte, m’ont paru convenir pour le hangar.
Le seul être vivant qui de temps à autre me tient compagnie pendant
cette promenade solitaire est un chien du charbonnage, issu des
attelages qu’Amundsen employa au Pôle Sud; encore n’ose-t-il s’approcher
de moi, tant il est craintif.

«A 3 h. 1/2, avant la tombée de la nuit, j’ai examiné deux fois les
localités qui me paraissent propices. Ma reconnaissance ne me laisse pas
une impression favorable; en revenant vers Ny Aalesund, fatigué par
cette longue marche sur un sol rugueux, je songe aux excellentes
installations de Pulham, de Cuers, de Nordholtz, et autres aérodromes de
l’étranger, et me demande anxieusement s’il sera possible d’établir ici
un port pour notre dirigeable.

«Mes excellents hôtes, M. et Mme Sherdal ne partagent pas mon
pessimisme; dans leur opinion des emplacements convenables pour le
hangar et le mât ne manquent pas aux environs. Résidant ici depuis six
ans, M. Sherdal possède une expérience du climat de la baie du Roi qui
m’est fort utile. Au début de son séjour, me raconte-t-il, dans la
crainte que les maisons ne fussent renversées par les coups de vent ou
que tout au moins leurs toits ne fussent enlevés, il les avait fait
assujettir au sol par des haubans. Plusieurs hivernages l’ayant
convaincu de l’inutilité de cette précaution, aujourd’hui habitations et
magasins sont édifiés sans aucun renforcement particulier. Donc, dans
l’opinion de M. Sherdal, l’érection d’un hangar ne saurait être ici plus
compliquée que dans tout autre pays.

«A Ny Aalesund, les vents soufflent pour ainsi dire constamment des
glaciers du fond de la baie vers l’embouchure du fjord, c’est-à-dire du
sud-est, quelquefois seulement du nord-ouest. Les grosses tempêtes
viennent, au contraire, du sud-ouest, et, du glacier Brögger et des
monts environnants, tombent en trombes sur le village. Les autres
directions du vent sont rares.

«Après une longue conversation avec mes hôtes, à la suite du souper,
l’avenir m’apparaît moins sombre. Évidemment à tort, je me suis laissé
influencer par le souvenir des aérodromes étrangers.

«Le lendemain, par un temps superbe, je vais de nouveau reconnaître le
terrain avec M. Sherdal. Cette fois, j’arrive à un résultat. Après un
examen attentif des lieux et une longue discussion avec mon compagnon,
je choisis le site du hangar et aussitôt marque par des pyramides de
pierres l’emplacement de ses angles sud et ouest.

«Le hall aura une longueur de 110 mètres, une largeur de 34 et une
hauteur de 30; sa superficie sera d’environ 2.000 mètres carrés.

«Ma décision toutefois n’est pas encore définitive; avant de commencer
les travaux, je veux réfléchir, peser le pour et le contre et étudier
encore une fois les bords de la baie.

«Le 19 octobre, tourmente de neige et 10° sous zéro. Accompagné d’un
homme et chargé d’un théodolite et d’une chaîne d’arpenteur, je pars
néanmoins dresser le plan du terrain que j’ai en vue; en raison du
mauvais temps, je me borne à remplacer les deux pyramides de pierres
élevées hier par des jalons et à fixer la position des deux autres
angles du hangar.

«Seulement deux jours plus tard, je puis poursuivre mon travail. Le ciel
est resplendissant, mais froid; 20° sous zéro; grâce à l’absence de vent
cette basse température est fort supportable.

«Après ces reconnaissances, ma résolution devient définitive; le hangar
sera élevé sur l’emplacement que, dès le premier jour, M. Sherdal et moi
avons choisi; il sera orienté Nord-Ouest-Sud-Est et s’élèvera à 300
mètres environ du rivage et à 450 au sud-est de l’habitation du
directeur du charbonnage, à l’altitude de 25 mètres.

«Le 23 octobre, à midi, le vapeur _Alekto_ amène à Ny Aalesund les
ouvriers chargés de la construction de l’aérodrome et le restant des
matériaux: 21 hommes sous les ordres du maître charpentier Arild, 600
mètres cubes de bois, 50 tonnes de fer, les outils, l’équipement et les
vivres nécessaires à ces travailleurs pendant l’hiver. Tous témoignent
d’entrain et de bonne humeur; ce sont, d’ailleurs, gens sachant
s’adapter aux milieux les plus différents; plusieurs ont pris part à la
construction du pavillon de la Norvège à l’exposition de Rio-de-Janeiro
en 1922. Après avoir vécu sous les tropiques, les voici maintenant dans
le domaine des glaces polaires; de ce changement, ils n’ont cure.

«A peine débarqués, les nouveaux arrivants vont visiter le monument
rappelant le départ des avions d’Amundsen, et le terrain sur lequel ils
élèveront le hangar. Puis dans l’après-midi, ils prennent leurs
quartiers dans des baraquements de la mine. Une fois installés, ils
commencent le déchargement de l’_Alekto_; partagés en deux équipes, ils
travaillent pendant cinq jours, de 7 heures du matin à minuit, avec une
telle ardeur que le 28 au soir, il est terminé. Des deux côtés de la
voie ferrée qui le dessert, le quai se trouve maintenant couvert de
planches et de caisses. Comment amener tout cela à pied d’œuvre?

«Fort obligeamment la compagnie de Ny Aalesund a mis à ma disposition
trois poneys; avec un train d’équipages aussi faible le transport de ces
énormes monceaux de matériaux exigerait des semaines. En conséquence, je
décide de prolonger la voie de desserte du quai jusqu’au site du hall:
c’est 400 mètres de rails à poser. Ce travail achevé, on recommence à
manutentionner tous ces bois pour les charger sur les wagonnets et les
conduire au chantier. Une rude besogne, en vérité! Heureusement, le
temps se maintint au beau, mais quel froid!

«Le 20 octobre, tandis que l’_Alekto_, sur lequel je dois m’embarquer
pour rentrer en Norvège, prend son charbon et sa provision d’eau, je
vais choisir le site du mât d’amarrage.

«Les charpentiers possèdent un excellent outillage et d’abondants
matériaux; d’autre part, en cas de besoin, ils trouveront au charbonnage
l’assistance nécessaire; j’ai donc bon espoir que les installations
seront terminées à temps, pourvu que les circonstances météorologiques
ne soient pas trop défavorables. Si les neiges sont abondantes, leur
enlèvement occasionnera un surcroît de travail: or, pour que tout soit
prêt en avril, la besogne ne manque pas. A cette date la charpente du
hangar doit être complètement montée, les blocs d’amarrage des haubans
mis en place et les fondations du mât terminées.

«Le 30, l’_Alekto_ appareille; jamais auparavant un navire de charge n’a
quitté le Spitsberg à une date aussi tardive. Depuis quatre jours, le
soleil a disparu pour de longues semaines; en revanche la lune demeure
au-dessus de l’horizon. Grâce à sa clarté, nous n’éprouvons aucune
difficulté à sortir du fjord; il est d’ailleurs libre de glaces comme en
plein été.

«Un temps magnifique favorisa la traversée; jamais de brume, et au large
un air tiède, plusieurs degrés au-dessus de zéro; en revanche sur le
continent, nous retrouvâmes l’hiver.

                   *       *       *       *       *

«Le 21 janvier 1926, je reprends le chemin du Nord, afin d’aller
déterminer l’emplacement du mât d’amarrage prévu sur la côte
septentrionale de Norvège.

«Après avoir, pendant deux semaines, parcouru le littoral entre Harstad,
petite ville sur les bords du canal séparant les îles Lofoten du
continent et Kirkenes, établissement industriel voisin de la frontière
finlandaise, mon choix s’arrêta sur l’île de Vadsö située au nord de la
ville du même nom, sur les bords mêmes de l’Océan Glacial. Contre cette
résolution, les météorologistes protestèrent; les tempêtes étaient,
déclaraient-ils, particulièrement fréquentes dans cette localité; ce
serait, à les entendre, exposer le ballon à de graves risques que de le
faire relâcher dans cette ville, battue par les vents. Avant de prendre
ma décision, j’avais soigneusement étudié le journal météorologique d’un
habitant pendant ces cinq dernières années et celui tenu à bord d’un
vapeur local. Ces documents m’avaient donné la certitude qu’en avril et
en mai les circonstances atmosphériques étaient loin d’être aussi
défavorables que les météorologistes le prétendaient. En second lieu,
avantage méritant sérieuse considération, le sol de l’île de Vadsö
présentait des conditions propices.

«En conséquence, je maintins mon choix; l’expérience prouva qu’il était
bon.

«Un ingénieur de la ville fut chargé de l’organisation de cette escale;
avec le plus grand succès, il remplit cette mission. Arrivé à Vadsö le
26 mars, un mois plus tard le mât se trouva prêt à recevoir le ballon.

«Celui des environs d’Oslo fut monté dans la plaine d’Ekeberg; il
diffère dans les détails du type dont le dessin avait été fourni par les
Italiens, l’usine norvégienne Kværner qui avait assumé sa construction
ayant dû employer les matériaux dont elle disposait. Ce mât fut très
facilement mis en place, mais son cône ayant été expédié tardivement de
Rome, il ne fut achevé qu’au dernier moment.

«A peine revenu à Oslo, de mon voyage à Vadsö, je fus envoyé en Italie
pour apprendre, sous la direction des Italiens, les manœuvres d’entrée
et de sortie du ballon et celles de son transport sur le sol jusqu’à son
point de départ. A la suite de ce stage d’instruction je serai nommé
commandant de l’aérodrome au Spitsberg.

«A mon retour de Rome, le mât d’Ekeberg était dressé. Pendant mon séjour
à Oslo, le détachement de la garde, chargé de prêter assistance à
l’expédition lors de son escale dans la capitale de la Norvège, fit un
exercice d’amarrage. On ne put le renouveler en raison de mon prochain
départ pour le Nord.

«A quelles allées et venues les préparatifs du voyage m’ont obligé! De
Norvège je me suis rendu une première fois au Spitsberg; revenu de cet
archipel polaire, je suis parti pour Vadsö, à l’extrémité septentrionale
de la presqu’île scandinave; ensuite à mon retour de ce second voyage,
j’ai filé à Rome, puis suis retourné au Spitsberg. Bref, en six mois et
demi, j’ai parcouru une distance plus grande que celle séparant le Pôle
de l’Équateur.»




CHAPITRE IV

Construction de l’aérodrome au Spitsberg.

Éclairage des chantiers pendant la nuit polaire.--Approvisionnement en
eau.--Achèvement de la charpente du hangar.--Préparation du béton par
les froids polaires.--Transport du matériel au Spitsberg.--Couverture du
hangar.

Par le lieutenant JOH. HÖVER.


Construire un aérodrome sur une terre polaire, et cela en plein hiver,
constitue une entreprise unique en son genre; aussi bien nous
semble-t-il intéressant d’entrer dans quelques détails à ce sujet.

Disons d’abord que pendant leur séjour de six mois sur les bords de la
baie du Roi, les ouvriers ne souffrirent en quoi que ce soit et ne
manquèrent de rien. Aujourd’hui, un hivernage au Spitsberg ne présente
pas de danger; chaque année, des femmes et des enfants appartenant à la
population ouvrière des charbonnages résident dans l’archipel pendant la
nuit polaire et n’en éprouvent aucun inconvénient.

Aussitôt l’épi de la voie ferrée prolongé jusqu’à l’emplacement du
hangar, le transport des matériaux apportés par l’_Alekto_ commença. Il
fut mené rondement; une semaine durant, jour et nuit, des rames de deux
à quatre wagons ne cessèrent de rouler. Après quoi, on construisit un
atelier pour le montage des fermes du hall.

En même temps, des dispositions sont prises pour éclairer les chantiers.
Depuis plusieurs jours, la nuit polaire enveloppe Ny Aalesund et pendant
quatre mois ce sera l’obscurité complète. Pour parer à cette situation,
l’expédition s’est assuré une grande partie de la production de l’usine
électrique appartenant au charbonnage. En conséquence, on n’a plus qu’à
installer une canalisation. En quelques jours 5.000 mètres de fil sont
posés et des rangs de lampadaires dressés autour des sites du hangar et
du mât et la lumière fut.

Dans un chantier, l’eau n’est pas moins nécessaire que la lumière. Or,
pendant l’hiver, dans les régions polaires, elle n’existe qu’à l’état
solide, et pour s’en procurer, on n’a d’autre ressource que de faire
fondre de la glace ou de la neige. Nos gens n’eurent pas besoin de
recourir à ce procédé! Près de Ny Aalesund se trouve un lac qui, même
par les plus grands froids, ne gèle jamais jusqu’au fond, en raison de
la présence d’une source chaude dans sa cuvette. L’été précédent, une
conduite avait été installée entre ce bassin et le village. Afin que
l’eau ne gelât pas dans les tuyaux, on les avait enveloppés d’un double
manchon de lichen et de foin, et, sur toute leur longueur, on avait posé
un fil par lequel on faisait passer un faible courant électrique. Grâce
à ce dispositif, l’approvisionnement en eau fut assuré pendant tout
l’hiver.

Malgré les précautions prises, la tâche des ouvriers restait fort
pénible. Songez qu’ils avaient à manier des planches larges de 0 m. 20,
épaisses de 0 m. 03, recouvertes de glace et de neige. Ajoutez à cela
qu’après chaque tempête et chaque chute de neige, il fallait passer de
longues heures à déblayer les matériaux de la couche qui les recouvrait.
Grâce au zèle de tous, les constructions n’en avancèrent pas moins
rapidement.

Le sol sur lequel le hall devait être érigé présentait une légère pente.
Le temps faisant défaut pour l’aplanir, on établit un plancher
horizontal sur des poutres entretoisées. Ce pénible travail ayant été
terminé vers la Noël, aussitôt après on commença l’érection des piliers.

L’ensemble de la construction se composait de 46 demi-fermes ou piliers
faisant office de fermes, hauts de 31 m. 40. Ils furent préparés en deux
morceaux et montés ensuite.

Tantôt éclatait une tempête, tantôt le thermomètre descendait à 35° sous
zéro. Au début de février, une tourmente ensevelit le chantier sous une
telle épaisseur de neige, que le toit de l’atelier haut de 7 mètres
au-dessus du sol disparut pour ainsi dire. Mais aucune intempérie
n’arrêta nos hommes; aucun contretemps n’eut raison de leur ardeur au
travail, et le 15 février ils achevaient la charpente du hangar. Pour
fêter cet événement, le pavillon national fut hissé au sommet du hall,
aux acclamations de toute l’assemblée. Un nombre donnera une idée
représentative de l’effort accompli dans les conditions que nous venons
de décrire: mises bout à bout, les planches employées dans cette
construction atteindraient une longueur de 25 kilomètres!

Tandis que les charpentiers dressaient le hangar, les cimentiers
établissaient les fondations du mât d’amarrage. Elles consistaient en
trois massifs de ciment armé de 40 tonnes, surmontés d’une tête de
boulon à œil. Dans ces têtes de boulon seraient engagés les trois
sommets du triangle équilatéral de 6 mètres de côté formant le pied de
l’appareil. Le sol étant profondément gelé, la mine fut nécessaire pour
creuser les excavations destinées à recevoir les blocs en question.
Chaque explosion ne procurant qu’un gain modique, de nombreux fourneaux
durent être forés avant d’attendre la profondeur désirée. En vérité ce
fut une œuvre remarquable de patience.

Les matériaux nécessaires à la préparation du béton armé étaient
heureusement abondants et à proximité. Une plage située à quelques
centaines de mètres du chantier fournissait un excellent sable et les
énormes amas de déblais provenant de la mine, les gravillons. Comment
a-t-on réussi à couler du béton par des froids de 20 à 30°, c’est ce que
nous allons expliquer. Pour sa préparation, on employait de l’eau
provenant des chaudières de l’usine électrique. Versée bouillante dans
des bacs ayant une capacité de 2 mètres cubes, elle était transportée
sur un traîneau au chantier où, après ce trajet, elle arrivait encore
suffisamment chaude. D’autre part, le sable et les cailloux étaient
échauffés sur des feux de charbon. Le combustible ne manquait pas;
30.000 tonnes de houille étaient entassées sur le carreau de la mine.
Enfin, pour assurer la prise, les fondations du mât furent recouvertes
d’un baraquement soigneusement clos. Grâce à ces précautions, 200 mètres
cubes de béton purent être préparés avec succès au cours de
l’aménagement de l’aéroport.

[Illustration: Le «Norge» au mât d’amarrage d’Oslo.]

Dès la Noël, on commença la construction des seize gros blocs d’ancrage
sur lesquels des haubans fixés aux fermes du hangar seraient frappés. Ce
dispositif avait été adopté pour augmenter la résistance de la charpente
aux coups de vent.

Tous ces différents travaux terminés, les ouvriers jouirent d’une
semaine de repos; ils l’avaient bien gagnée.

Pour que l’aérodrome pût recevoir le ballon, il ne restait plus qu’à
couvrir de toile le hangar et à dresser le mât d’amarrage. Or ces
matériaux n’arrivèrent qu’à la fin de mars par suite de retards dans les
transports.

Le 9 mars seulement, le vapeur _Cygnos_ mouilla à Trondhjem, apportant
d’Italie les pièces de rechange du ballon, les cylindres d’hydrogène,
les deux mâts destinés au Spitsberg et à Vadsö, bref tout le matériel
aéronautique. Aussitôt le navire à quai, on transborda sa cargaison sur
le _Hobby_ qui devait l’amener à la baie du Roi, opération qui ne laissa
pas d’être délicate. Les parties inférieures des poutrelles d’angle des
mâts étaient longues de 5 mètres et pesaient une tonne et demie. La
manutention de pareilles charges sur un bateau de faible tonnage
présenta de sérieuses difficultés. On eut ensuite à charger 140 caisses,
dont le poids variait de 50 à 650 kilogrammes; les plus légères
contenaient les soupapes à gaz, les plus lourdes les moteurs et les
gouvernails de rechange. Notons que, dans ces derniers colis, les
emballages pesaient huit fois plus que les appareils eux-mêmes. Le
_Hobby_ emporta, en outre, 900 cylindres d’hydrogène, soit 144 tonnes;
chaque cylindre contenait 100 litres de gaz sous une pression de 100
atmosphères, correspondant à deux mètres cubes de gaz à la pression
d’une atmosphère. On embarqua, de plus, de l’huile, de l’essence, enfin
la couverture du hangar, 10.000 mètres carrés de toile de fabrication
française.

Le 24 mars, le _Hobby_ entrait dans la baie du Roi, entièrement libre de
glace comme en plein été. Dès l’arrivée du navire, les chantiers de Ny
Aalesund prirent une nouvelle activité.

On commença par tendre la toile sur la charpente du hall; pour cela,
elle avait été divisée en 44 pièces de 30 mètres de haut sur 5 de large,
correspondant à l’intervalle existant entre deux travées. L’amarrage de
toutes ces toiles exigea, cela va sans dire, des kilomètres de corde.
L’installation de la porte ou plutôt du rideau fut plus compliquée. Si
le rideau tombait perpendiculairement, il subirait une pression
formidable, lorsque le vent soufflerait en tempête, et, de ce fait,
l’édifice éprouverait un ébranlement. Afin de remédier à cet
inconvénient, au moyen de câbles la toile fut tendue en avant de la
porte, de manière à ce qu’elle prît la forme d’une demi-pyramide, dont
le sommet se trouvait à environ 25 mètres de l’entrée. Grâce à ce
dispositif, le vent n’exerçait plus de pression normale sur la toile et
se trouvait rejeté sur les côtés.

La manœuvre du rideau était obtenue par deux treuils, placés l’un à
droite, l’autre à gauche de la porte, agissant sur des jeux d’anneaux
glissant sur les montants.

En même temps que l’on mettait en place la couverture du hall, on
s’occupait du mât d’amarrage. En une semaine, l’ingénieur Luné réussit à
le dresser. Après avoir monté l’appareil sur le sol, il engagea deux de
ses pieds dans les boulons à œil fixés aux deux blocs antérieurs de la
fondation et, sur la charnière ainsi obtenue, le mât fut levé d’une
seule pièce au moyen de treuils et de palans. Notez qu’il mesurait une
hauteur de 35 mètres et atteignait un poids de 14 tonnes, et vous vous
rendrez compte de la délicatesse de l’opération.

Ainsi, au début d’avril, l’aérodrome du Spitsberg se trouvait dans un
état d’avancement très satisfaisant.




CHAPITRE V

Les derniers préparatifs au Spitsberg.

Départ des chefs de l’expédition pour le Spitsberg.--La baie du Roi
libre de glaces.--Achèvement de l’aérodrome de Ny Aalesund.--Arrivée de
l’aviateur américain Byrd.--Conflit entre photographes.

Par ROALD AMUNDSEN et LINCOLN ELLSWORTH.


Amundsen était rentré à Oslo après sa tournée de conférences aux
États-Unis et Ellsworth venait d’arriver en Norvège. Le _N-1_ avait déjà
fait à Ciampino plusieurs sorties avec son équipage italo-norvégien.
Tout avait marché à souhait; l’avenir semblait plein de promesses. Nous
décidons alors de nous rendre au Spitsberg le plus tôt possible, afin de
hâter l’achèvement de l’aérodrome. Sur ces entrefaites, répondant au
désir qui nous a été exprimé, nous allons à Rome assister, le 29 mars,
au baptême du dirigeable. Il reçut le nom de _Norge_[6]; en même temps,
le pavillon italien fut amené et remplacé par les couleurs norvégiennes.

  [6] Nom de la Norvège en norvégien. (_Note du traducteur._)

Le lendemain de cette cérémonie, nous repartons pour Oslo et bientôt
après prenons la route du Spitsberg. L’expédition dispose de deux
navires, le _Knut Skaaluren_ qu’elle a affrété, et, le garde-côte
_Heimdal_ mis à ses ordres par le gouvernement norvégien. Le premier
peut appareiller dès le 13 avril, le second pas avant le 22. Pressés
d’arriver à la baie du Roi, nous prenons passage sur le _Skaaluren_.

Le 17, nous quittons Tromsö à destination de Ny Aalesund. Aucun incident
ne marqua le voyage: personne même n’eut le mal de mer.

Ce bateau portait les approvisionnements de l’expédition et le restant
du matériel aéronautique, notamment 3.900 cylindres d’oxygène pesant 625
tonnes.

Le 21 avril, à 17 heures, nous arrivons à la baie du Roi. Partout la mer
libre; seulement le long du quai, on voit un peu de glace; le
_Skaaluren_ la brise facilement, et, le 22, à 3 heures, il s’amarrait à
la jetée.

Combien l’aspect de la baie est différent de celui qu’elle offrait l’an
passé. En 1925, elle était couverte de glaces nouvellement formées,
tandis qu’aujourd’hui on n’en aperçoit pas une seule. Par contre, la
couche de neige est beaucoup plus épaisse qu’au printemps dernier; cette
circonstance entravera nos travaux.

Au milieu de ce paysage blanc, le monument élevé en souvenir de notre
vol au-dessus de la banquise se détache en vigueur: une pierre dressée,
portant simplement les noms des six membres de l’expédition. Il est
situé sur un monticule, tout près de l’endroit d’où nous sommes partis.

Quelques semaines auparavant, à New-York, le commandant Byrd, de la
marine militaire des États-Unis, était venu nous entretenir de son
projet d’atteindre le Pôle en avion. Nous avions alors appelé son
attention sur le régime des glaces dans la baie du Roi et lui avions
conseillé de prendre son envol sur la banquise de ce fjord. Dans notre
opinion, il n’existe point de meilleur terrain de départ. Or, voici que
la baie est complètement libre. Que Byrd pensera-t-il de nous, lorsqu’il
n’y découvrira pas le moindre glaçon? Supposera-t-il que nous avons
voulu le tromper? Quoique notre conscience soit tranquille à ce sujet,
chaque jour nous allons examiner le fjord, espérant toujours qu’un beau
jour nous le trouverons couvert de glace et qu’il pourra fournir à Byrd
le terrain de départ que nous lui avons en quelque sorte promis.

Le 25 avril, un temps superbe, clair, ensoleillé. Les fenêtres ouvertes,
nous faisons la grasse matinée, aspirant avec volupté l’air frais et
admirant l’incomparable panorama des montagnes voisines. Tout à coup,
une musique militaire résonne. Une musique militaire à Ny Aalesund! Le
_Heimdal_, le navire de guerre mis à notre disposition, est donc arrivé!
En un clin d’œil nous nous habillons et nous précipitons vers le quai.
Le bateau attendu est déjà amarré; il a fait un excellent voyage; nulle
part les glaces n’ont opposé d’obstacles à sa marche. Jusqu’ici, faute
de main-d’œuvre, les préparatifs avançaient lentement. L’équipage de
cette canonnière nous apporte un renfort très utile.

Pour amener au hangar tout le matériel embarqué sur le _Hobby_, il faut
commencer par déblayer la voie ferrée. En plusieurs endroits, elle est
recouverte de 2 mètres de neige tassée et serrée à un point
inimaginable. C’est pas moins de deux semaines d’un rude labeur.

Pendant ce temps, le lieutenant Höver, avec six mécaniciens, deux
Norvégiens et quatre Italiens, achève l’installation du mât d’amarrage
et du hangar. Le mauvais temps contrarie malheureusement ces travaux;
alors que les heures sont si précieuses, à plusieurs reprises des
tourmentes de neige nous condamnent au repos.

Dès que la voie ferrée est dégagée, les transports deviennent très
actifs entre le quai et l’aérodrome. En quelques jours, 360 cylindres
d’hydrogène sont amenés près du mât et 2.800 dans le hangar, enfin
toutes les pièces de rechange et tout l’outillage et Dieu sait s’il est
abondant.

Rien n’a été omis, écrit Höver, ceci dit à la louange du colonel Nobile
et de ses collaborateurs. Ils ont même envoyé le superflu. Nous autres,
Norvégiens, qui possédons une certaine expérience du Spitsberg et de
l’Arctique, ne pouvons nous empêcher de sourire, en trouvant sur la
liste des articles expédiés d’Italie pour l’équipement de l’aérodrome,
des projecteurs, des lampes, des groupes électrogènes, bref tous les
appareils destinés à l’éclairage de l’aéroport, pour le cas où
l’atterrissage aurait lieu dans l’obscurité!! Nos amis italiens ont
oublié qu’au Spitsberg le jour est continu en cette saison.

Le 29 avril, l’expédition aéronautique de Byrd arriva sur le vapeur
américain _Chantier_. D’après les journaux, l’entrée en scène de Byrd
nous aurait causé une profonde surprise en même temps qu’un grand
désappointement, l’aviateur américain se proposant, selon leurs récits,
de nous devancer au Pôle. Rien de tout cela n’est vrai. Depuis longtemps
nous étions au courant du projet de cet explorateur, et non seulement
notre sympathie lui était acquise, mais encore nous lui avions promis
toute l’assistance qu’il nous serait possible de lui donner. Nos
relations au Spitsberg, empreintes de la plus grande cordialité ont créé
entre nous une solide amitié.

Les débuts de l’expédition américaine à Ny Aalesund furent difficiles.
Le _Heimdal_ occupait le quai tout entier--lequel est très court, soit
dit entre parenthèses.--Au moment de l’arrivée du _Chantier_, notre
bateau avait à prendre son eau et son charbon et de plus à réparer une
chaudière; il importait qu’il fût prêt à prendre la mer lorsque le
_Norge_ quitterait Léningrad, afin de pouvoir lui porter secours en cas
de besoin pendant la traversée entre Vadsö et le Spitsberg. Par suite,
le commandant dut refuser à Byrd de lui céder la place. Les Américains
auraient pu prendre cette décision pour un acte de mauvaise volonté à
leur égard; fort heureusement, comprenant la situation, ils ne
l’interprétèrent pas ainsi.

Le _Chantier_ s’amarra alors au _Heimdal_, bord contre bord. Aussitôt
débarqué, Byrd vint nous voir; immédiatement, nous lui rendîmes sa
visite. En vérité, cette expédition était intéressante à tous les points
de vue, unique même en son genre. Son équipement lui avait été en entier
généreusement offert et tous ses membres étaient des volontaires. Quel
admirable pays que celui où les initiatives éveillent tant d’intérêt et
trouvent un appui aussi actif!

En mettant le pied sur le pont du bateau américain, nous croisons un
homme terriblement sale. Après nous être regardés un instant, nous avons
tous deux l’impression de nous être rencontrés auparavant. Je
l’interroge, et il me répond en riant: «Oh! oui, capitaine Amundsen, je
vous connais bien; avant de partir avec le commandant Byrd, j’étais
employé à la banque X..., à New-York, et très souvent j’ai eu l’occasion
de vous y voir.» L’équipage se compose presque tout entier de gens venus
se joindre à l’expédition par enthousiasme pour cette entreprise hardie.
Chez ces braves, ni préoccupation d’argent, ni désir de gloire n’entrent
en ligne de compte; aller de l’avant et atteindre le but, tel est le
seul mobile de leur conduite. A coup sûr, ni la glace, ni la neige ne
pourront arrêter de pareils hommes. A bord du _Chantier_ règne un
excellent esprit; tous les membres de l’expédition rendent hommage à
l’énergie sereine et aux autres grandes qualités de leur chef.

Le lendemain le _Hobby_, notre ancien compagnon de l’an dernier, affrété
par les Américains, arrive se mettre à leur service.

Le 1er mai, Byrd et ses collaborateurs accomplirent un exploit, dont
nous autres, qui en avons été témoins, ne saurions trop exalter l’audace
comme la parfaite exécution.

Le _Heimdal_ étant obligé de rester à quai plus longtemps qu’il n’a été
prévu, Byrd résolut de débarquer son aéroplane sans plus tarder, malgré
la présence de nombreuses glaces dans le mouillage. Pour cela quatre
baleinières sont mises à la mer, puis assemblées bord à bord, et
recouvertes de planches. Sur le radeau ainsi formé, le Fokker américain,
le _Joséphine-Ford_, est ensuite descendu à l’aide des appareils de
levage du navire. Après quoi la singulière embarcation avance vers la
plage à travers le dédale des blocs flottants. Devant ce spectacle nous
demeurons haletants. A chaque instant un abordage peut se produire avec
une de ces glaces que le courant pousse tantôt dans un sens, tantôt dans
un autre. Nos amis ont joué leur expédition sur une carte. La fortune
leur donna gain de cause. Après une longue lutte dans laquelle ils
firent preuve d’autant de décision que d’énergie, ils réussirent à
amener leur appareil sur le rivage. Évidemment, de pareils hommes
sauront vaincre.

Dès lors, jour et nuit, ils se préparent avec ardeur au départ. Ne
pouvant prendre leur envol sur la banquise, comme nous l’avons fait l’an
passé, par suite de l’absence d’une nappe de glace fixe dans la baie,
ils se mettent en quête d’un terrain sur les bords du fjord. Après de
longues recherches, Byrd finit par en trouver un au-dessus et un peu à
droite du hangar. Il présente une pente très faible et au premier coup
d’œil semble ne pas offrir de grandes dénivellations. Néanmoins, pour le
transformer en champ d’aviation, de grands terrassements sont
nécessaires et pendant plusieurs jours de suite nous voyons nos
confrères manier le pic et la pelle et charrier d’énormes quantités de
neige afin de boucher les trous.

Le voisinage des deux expéditions donna naissance à des difficultés
inattendues. Nul n’ignore que la vente des photographies et des films
constitue une des principales ressources des explorateurs pour couvrir
leurs dépenses. En conséquence, voulant réserver aux publications avec
lesquelles nous avons traité la primeur des vues prises au cours de
notre voyage, nous interdisons l’accès de notre aérodrome à tout
opérateur autre que celui de notre expédition.

Que seraient devenus les droits de nos acheteurs si n’importe qui avait
pu photographier l’arrivée du _Norge_ ou son départ, et vendre ensuite
ses clichés aux journaux des deux mondes. Or, voici que Byrd, que
d’innombrables opérateurs accompagnaient, venait s’installer, pour ainsi
dire, au milieu de notre aéroport. Cette intrusion fut pour nous fort
désagréable et nous donna de nombreux soucis. Nous réussîmes cependant à
aplanir toute difficulté, en convenant avec Byrd que les photographes
n’auraient le droit de photographier que des événements intéressant leur
propre expédition. Avant la signature de cet arrangement, un Américain
s’était installé sur un glaçon de la baie et de là avait pris des vues
de notre aérodrome. Du _Chantier_, avec des tête-objectifs, on pouvait
également photographier tout ce qui se passait chez nous. La convention
intervenue manquait donc d’efficacité; son objet était uniquement de
nous protéger contre les réclamations éventuelles des journaux auxquels
nous avions vendu le droit exclusif de reproduction des documents
iconographiques de notre voyage. Il est impossible d’empêcher un
opérateur de photographier ce que bon lui semble. Le nôtre, par exemple,
demeurait jour et nuit dans la zone qui lui était interdite, afin de
prendre des vues des Américains dans leur champ d’aviation. Il eut
d’ailleurs seul la bonne fortune de filmer le retour du _Joséphine-Ford_
après son raid au Pôle.

Le 3 mai, Byrd fait le premier essai de son appareil, un Fokker monté
sur ski; il n’est pas heureux; en essayant de décoller, un patin casse
net. Une seconde tentative ayant déterminé pareil accident, je commence
à douter que mon confrère réussisse à prendre son envol. Mais dans cette
circonstance comme dans les autres, la persévérance et l’esprit inventif
des Américains triomphèrent de tous les obstacles. Après ces insuccès,
Byrd et ses compagnons reprennent la pioche et la pelle et avec une
nouvelle vigueur travaillent à aplanir leur champ d’aviation. Leurs
efforts furent récompensés; après un rude labeur, nos amis réussirent à
créer une excellente piste parfaitement plane, lisse comme la surface
d’un skating-ring.

... Notre aérodrome est enfin prêt à recevoir le _Norge_; aussitôt nous
en informons son commandant. En réponse à notre télégramme, nous
recevons la nouvelle que le 5 mai, à 9 h. 30, le ballon a quitté
Léningrad à destination du Spitsberg, en passant par Vadsö. Plusieurs
autorités aéronautiques avaient proclamé que si le dirigeable arrivait
sans encombre à la baie du Roi, le succès serait assuré. Dans leur
opinion, le vol au-dessus du bassin polaire ne présenterait point de
difficultés en comparaison de celles qu’offrait le voyage de Rome au
Spitsberg. Sur quels arguments s’appuyait ce pronostic? Ses auteurs
auraient été bien embarrassés de le dire, en tout cas, pas sur
l’expérience. Toujours est-il que cette assertion doctorale entraîna
pour nous des conséquences désagréables. Dans les ports où nous fîmes
escale en nous rendant au Spitsberg, que de fois des gens nous
demandèrent d’un air goguenard pour quelles raisons nous n’avions pas
pris passage à bord du _Norge_, alors que le ballon effectuait la partie
la plus dangereuse du voyage? A leurs yeux nous faisions figure
d’embusqués.

Le 6 mai un radio lancé de Vadsö nous informe que le même jour, à 6
heures, le dirigeable s’est amarré au mât de cette ville et que dans
quelques heures il se remettra en route.

La station de T. S. F. installée au charbonnage de la baie du Roi nous
rend les plus grands services pendant cette période. Captant les
messages envoyés par le ballon en cours de route, elle nous fait
connaître tous les incidents du vol. Ce poste entend, par exemple, les
communications envoyées du _Norge_ à destination de l’île aux Ours.

Dans la nuit du 6 au 7 mai, personne ne dormit beaucoup à Ny Aalesund.
Constamment ce sont des allées et venues entre notre habitation et la
station de T. S. F.--Enfin, à 5 heures du matin, un message annonce
l’arrivée du ballon à l’entrée du fjord. Aussitôt le rappel est battu
pour les hommes des cordes de manœuvre. La veille, le lieutenant de
vaisseau Höver avait indiqué à chacun son poste et son rôle pour amener
le _Norge_ à bon port dans le hangar.

Dans quelle anxiété nous sommes, point n’est besoin de le dire.

_7 mai._--Une matinée ensoleillée; pas un souffle de vent. L’air est si
calme que la fumée des pipes s’élève tout droit. Sur la nappe de neige
où le ballon doit atterrir, en avant du hangar, c’est un grouillement
humain. Successivement l’équipage du _Heimdal_, les charpentiers et les
ouvriers italiens gagnent les emplacements qui leur ont été assignés.
Les ordres sont donnés à l’aide de hauts-parleurs, tantôt par le
lieutenant Höver en norvégien, tantôt par le major Vallini en italien;
parfois tous deux parlent en même temps, c’est alors une cacophonie
complète et personne ne comprend plus. Peu à peu cependant, tout
s’arrange, et, lorsque le _Norge_ double le cap Mitra, nous sommes parés
pour le recevoir.

[Illustration: Mise en place du mât d’amarrage à la baie du Roi.
Spitsberg.]

Au début, le ballon apparaît comme une petite tache noire lointaine, en
apparence presque immobile; progressivement elle grandit et bientôt
devient une grosse chose flottant dans l’air. C’est le premier aéronef
qui visite ces parages reculés; à mesure qu’il approche, une profonde
émotion saisit les assistants.

Après avoir décrit plusieurs cercles au-dessus du champ d’atterrissage,
sans doute pour permettre au commandant de reconnaître les lieux, le
dirigeable descend lentement vers le sol. La sûreté avec laquelle la
manœuvre est exécutée produit sur tous une vive impression. Évidemment,
l’homme qui la dirige connaît son affaire.

A 6 heures, le guide-rope est lancé; aussitôt des centaines de bras
vigoureux le saisissent et amènent l’énorme masse du _Norge_ sur le sol.
Un calme plat règne; donc aucune surprise à redouter. Aux fenêtres des
trois nacelles apparaissent les têtes des mécaniciens et des autres
membres de l’équipage; entre eux et leurs camarades qui les attendent
impatiemment, c’est un échange de congratulations et de souhaits de
bienvenue, puis de plaisanteries et de lazzis. La satisfaction est
générale. L’aéronef est amené à l’entrée du hangar et très rapidement
rentré.

Chez tous ceux qui l’ont vu, notre hangar à suscité une vive admiration
en même temps qu’un profond étonnement; c’est, en effet, un beau
travail, tout à l’honneur des ouvriers qui l’ont exécuté, dans
l’obscurité et dans le froid de la nuit polaire. Jamais hall
aéronautique n’a été édifié dans des conditions aussi pénibles.

Une fois le dirigeable en sécurité, nous poussons en l’honneur de son
équipage trois séries de hurrahs et la musique joue les airs nationaux
des quatre pays représentés parmi nous: la Norvège, les États-Unis,
l’Italie et la Suède.

Dès que les portes des nacelles sont ouvertes, nous nous précipitons à
l’intérieur pour souhaiter la bienvenue à nos camarades. Nous félicitons
Nobile de sa maîtrise comme commandant, ainsi que des qualités dont le
_Norge_ a fait preuve au cours du voyage. Quelle joie de revoir ces
vieux amis! Tous paraissent en parfaite santé, mais tous sont transis et
ils nous prient de leur donner le plus tôt possible une tasse de café
bouillant. Rien d’étonnant que, dans leurs légers costumes de sport,
comme on en porte l’été aux environs d’Oslo, ils aient souffert du
froid. Pour quelles raisons nos camarades ne se sont-ils pas munis de
vêtements plus chauds? Jamais nous ne réussîmes à obtenir une
explication satisfaisante à ce sujet.

Donc, nous empressant de déférer à leur prière, nous les emmenons, et
bientôt nous voici tous assis dans une salle bien chaude, en présence de
tasses de café fumant. C’est alors un feu roulant de questions sur le
voyage. Laissons maintenant la parole à un de ceux qui l’ont accompli
pour exposer d’abord les préparatifs faits à Rome pendant que nous
travaillions au Spitsberg, puis la superbe randonnée du _Norge_ des
rives du Tibre à l’orée des régions arctiques.




CHAPITRE VI

Les préparatifs à Rome.

Comment je fis partie de l’expédition en qualité d’officier de
complément.--Arrivée à Rome.--L’aérodrome de Ciampino.--Première
sortie du ballon.--Manœuvre d’amarrage au mât.--Le baptême
du dirigeable.--Visites du Roi d’Italie et de Mussolini à
l’aérodrome.--Faux départ.

Par le lieutenant de vaisseau de réserve GUSTAV S. AMUNDSEN, de la
marine royale norvégienne.


Chaque fois que mon oncle avait organisé une expédition, j’avais
sollicité d’en faire partie, mais toujours il m’avait opposé un refus
péremptoire. «Dans une exploration pendant laquelle on doit demeurer des
années étroitement confiné dans un navire, je ne veux pas m’embarrasser
de parents; leur présence peut entraîner de trop graves inconvénients,»
me répondait-il. Et dans mon for intérieur, je lui donnai raison.

Pendant l’été 1925, après le retour de son raid en avion, Amundsen
m’invita un jour chez lui à la campagne, avec plusieurs officiers de la
marine royale, Riiser-Larsen, Höver, et, quelques proches. Après le
déjeuner, réunis sur le perron, nous causions, et, de temps à autre,
nous amusions à photographier.

--Prête-moi ton appareil, me dit Riiser-Larsen.

Et il prend un groupe de quatre d’entre nous, dont je fais partie.--Je
viens de photographier, s’écrie-t-il en riant, les quatre officiers du
_Norge_.

Tout d’abord, je ne prêtai point attention à cette boutade, lorsque un
peu plus tard, j’aperçus mon camarade en grande conversation avec ma
mère.

--Serais-tu disposé à venir avec nous, me demanda-t-il brusquement.

--Avec vous? Et pour aller où? répondis-je interloqué.

--Mais comme pilote du dirigeable, l’an prochain.

La foudre serait tombée à mes pieds que ma stupeur n’eût pas été plus
grande. Le premier moment d’étonnement passé, j’éprouve une profonde
joie, mais le souvenir de mes échecs antérieurs la tempère rapidement.

--Ta proposition a-t-elle été agréée par mon oncle? dis-je à
Riiser-Larsen.

--Non, répond-il, mais je vais l’attaquer à ce sujet.

Quelques instants plus tard, je vois le chef et le commandant en second
réunis en conférence. Je suis leurs mouvements avec anxiété; jamais plus
grande émotion ne m’a étreint...

Enfin l’entretien prend fin; ils reviennent vers nous. Je cherche à
deviner sur leurs physionomies la décision qu’ils ont prise, mais leurs
visages restent fermés. J’éprouve les mêmes sentiments qu’un accusé
avant le prononcé du jugement qui le condamnera ou l’absoudra.

--Tout est arrangé, m’annonce joyeusement Riiser-Larsen.

Le soir, en prenant congé de mon oncle, je le remercie de m’avoir admis
dans l’équipage du _Norge_.

--Tu connais mes idées au sujet de la participation de mes parents à mes
expéditions, toutefois du moment que Riiser-Larsen t’a désigné comme
collaborateur, j’accepte son choix.

Après cela, chaque fois, pour ainsi dire, que je rencontre des amis au
courant de mes projets, les mêmes interpellations m’accueillent:
«N’es-tu pas fou? Est-ce que tu veux te suicider?» A ces aimables
réflexions sur mon état mental, inutile de répondre.

«Pourquoi diable te lances-tu dans une pareille affaire? Quel but
poursuis-tu?» me demandent d’autres.

A ceux-ci j’explique que, comme tous mes camarades, j’ai été entraîné
par l’attrait du danger, par le goût pour la vie aventureuse qui
sommeille au fond de chaque individu et qui se réveille à la première
occasion. Dans un pareil cas, l’ambition joue également un rôle, mais
subordonné. Malgré tous les assauts qui me sont livrés, je demeure
ferme, soutenu d’ailleurs par ma femme dont le courage ne se laisse pas
entamer.

Le 1er janvier 1926, je commence mon service comme adjoint du lieutenant
Höver, qui depuis quelque temps déjà travaille aux préparatifs de
l’expédition.

Dix-sept hommes ont été désignés pour faire partie de l’équipage; or,
seize seulement, dit-on, pourront être embarqués. Comme je suis le
dix-septième de la liste, j’éprouve de graves appréhensions sur mon
sort. Elles se trouvent confirmées lors de l’arrivée du colonel Nobile à
Oslo; le constructeur du dirigeable me déclare qu’au départ du Spitsberg
l’équipage ne devra pas compter plus de seize hommes, pour une raison de
poids. En conséquence, je dois me contenter de la qualité d’officier de
complément. Je ferai le trajet de Rome au Spitsberg, en ballon; ce qu’il
adviendra ensuite, les circonstances en décideront. J’effectuerai la
première partie du voyage qui ne laisse pas d’offrir des risques avec la
perspective d’être débarqué à la baie du Roi et de ne point accomplir
l’étape la plus intéressante; cela n’est pas très encourageant, mais
cette situation d’officier de complément me permettra de profiter d’une
vacance, s’il s’en produit une au dernier moment avant le départ pour le
Pôle. C’est une chance à courir. Je décide donc de me confier à la
fortune; elle ne me fut pas favorable; à cette occasion, j’ai éprouvé la
plus grosse déception de ma vie, néanmoins je ne regrette pas d’avoir
agi comme je l’ai fait.

Pendant les derniers mois de 1925, le ballon subit à Rome diverses
modifications. Aussitôt qu’il pourra procéder à des vols d’essai, nous
partirons pour l’Italie afin d’apprendre à le manœuvrer. Sauf
Riiser-Larsen qui a suivi en Angleterre un cours d’aéronautique, aucun
de nous ne possède la pratique du pilotage des dirigeables.

Au début de février 1926, plusieurs membres de l’expédition s’acheminent
vers Rome; d’autres suivent bientôt après, et, au commencement de mars
nous sommes tous réunis dans la capitale de l’Italie.

Le jour même de notre arrivée, nous nous présentons au colonel Nobile
qui nous accueille fort amicalement.

Ses bureaux d’études sont installés à Rome et toutes les pièces
métalliques des ballons usinées dans cette ville; leur montage a lieu
dans un immense hangar, à Ciampino, à trois quarts d’heure en automobile
de la capitale. Nous avons l’occasion d’assister à cette opération pour
un dirigeable militaire commandé par le Japon. Le ballon étant gonflé au
préalable, la quille et les anneaux sont mis en place avec une
remarquable rapidité; un travail de précision exécuté par des ouvriers
d’une adresse admirable.

Aussitôt débarqués dans la Ville éternelle, nous allons voir, à
Ciampino, le _N-1_, comme s’appelait alors notre ballon. Le trajet à
l’aérodrome est accompli en automobile, à la vitesse de 70 ou 80
kilomètres à l’heure. Se lancer à une pareille allure, sur une route en
ligne droite, est évidemment une joie pour un chauffeur, mais ses
voyageurs en éprouvent moins de satisfaction. Tous les mécaniciens qui
nous ont conduits à Ciampino marchaient à de pareilles vitesses; quand
nous nous trouvions douze ou quatorze entassés dans un camion, jugez de
l’agrément. Pour les chauffeurs peu respectueux des lois réglementant la
vitesse des autos, leur faire accomplir une excursion à l’allure adoptée
par nos mécaniciens italiens sur la Via Appia, serait un traitement
curatif d’une efficacité certaine.

Ma première visite au _N-1_ me laisse une déception. Quoique mesurant
106 mètres de long, le ballon me paraît tout petit. Cette impression
résulte des énormes dimensions du hangar; songez que ce hall abrite,
outre le _N-1_, un zeppelin livré par l’Allemagne, l’_Esperia_, et un
autre dirigeable de petit volume, le _Mr-1_. Trente hommes occupés à
étendre sur le sol l’enveloppe du ballon japonais sont perdus dans cette
immensité.

Le _N-1_ me semble très loin d’être terminé. Il en est de notre aéronef
comme d’une exposition à la veille de son ouverture. Tous les corps de
métier y travaillent dans un brouhaha indescriptible, mais la confusion
n’est qu’apparente. Si on observe avec attention les mouvements de ces
ouvriers, on est frappé par l’ordre et la méthode avec lesquels ils sont
accomplis. Aussi bien, notre dirigeable fut terminé et livré le jour
fixé par le contrat.

En attendant l’heure des vols d’essai, le capitaine Vallini nous fait
des conférences sur la manœuvre des dirigeables. Notre instructeur nous
montre combien ces géants sont fragiles et combien il est nécessaire de
savoir les manier pour en obtenir un bon rendement.

Entre temps les épreuves du ballon sont menées rapidement; celle
relative à la mesure de sa force ascensionnelle montre qu’il enlèvera
750 kilogrammes de plus que l’acte de vente ne le prévoit. Bonne
affaire, pensai-je; l’équipage pourra être plus nombreux, et je serai de
la partie. Interrogé à ce sujet, Nobile me répond: «Pas un homme de
plus, mais deux cylindres d’essence supplémentaires!»

Le 26 février, nous recevons l’avis que le lendemain le _N-1_ procédera
à ses essais en vol. Une automobile viendra nous prendre à nos quartiers
à 6 heures. Donc le 27, dès 5 heures, nous sommes sur pied; un ciel
magnifique, un temps idéal. A 6 heures, la voiture est devant notre
porte; à l’allure folle habituelle, elle nous conduit à Ciampino.
L’aérodrome grouille d’officiers, de soldats, de spectateurs et
naturellement de photographes. Tout ce monde parle, gesticule, au milieu
des déclics d’appareils de photographie se succédant aussi rapidement
que le tic-tac d’une mitrailleuse. A 9 heures, un détachement de 200
hommes de troupe arrive pour aider à la sortie du ballon. Saisissant les
cordes de manœuvre, au commandement des officiers, ils tirent lentement
l’aéronef hors du hall.

Auparavant, le colonel Nobile nous a informés, le lieutenant Horgen et
moi, qu’en raison du nombre assez élevé d’ouvriers qu’il doit emmener,
nous ne pourrons probablement pas faire partie du voyage. Heureusement
tout s’arrange au dernier moment; après le pesage du ballon on nous
appelle à bord. Nous ne sommes pas long à obéir à cet ordre, à peine
ai-je besoin de le dire. A 10 heures, le commandement de «Lâchez tout»
retentit; aussitôt le ballon s’élève lentement et élégamment jusqu’à une
hauteur de 150 mètres; les moteurs sont mis en marche et l’aéronef fait
route vers Rome. La plupart d’entre nous n’étant jusqu’ici montés qu’en
avion sont agréablement surpris par la douceur des mouvements du
dirigeable.

Nous sommes vingt-cinq à bord, équipage, savants, journalistes. Quelques
instants après le départ, une chaude alerte se produit: d’un coup tous
les indicateurs de pression du gaz dépassent notablement le maximum
autorisé. Si cette fois l’enveloppe ne se déchire pas, jamais elle ne se
déchirera, remarque quelqu’un. Nous étions alors à 200 mètres au-dessus
du sol; aussi je crus notre dernière heure arrivée. Heureusement, les
indications données par les appareils étaient inexactes.

Après avoir décrit un cercle au-dessus de Rome, le cap est mis sur la
Méditerranée. Une fois que nous avons atteint le large, nous nous
dirigeons dans le Sud, vers Naples, en longeant la côte. J’avais déjà vu
Naples et je n’étais pas mort. Il en fut de même cette fois-ci. Du haut
des airs le panorama de la ville est incomparablement plus beau que
lorsqu’on l’embrasse de la mer. Après avoir survolé un instant les
quais, nous virons pour reprendre la route du Nord.

Au loin on aperçoit Capri, et çà et là, sur la mer bleue absolument
calme, des bateaux pêcheurs; à travers cette eau transparente on
distingue même de gros poissons qui paressent près de la surface.

A 17 heures, nous franchissons de nouveau la côte pour rallier Ciampino;
avant d’arriver à l’aérodrome, nous décrivons encore une fois un cercle
au-dessus de Rome; puis, après avoir répété trois fois cette manœuvre
au-dessus du port, nous atterrissons à 18 h. 30. L’excursion a été
instructive à tous les points de vue.

A dater de cette croisière, notre apprentissage commence sérieusement;
chaque jour, nous nous rendons à l’aérodrome. Pour peu qu’une très
légère brise souffle, le ballon reste au hangar, de crainte que l’équipe
de manœuvre n’en soit pas maîtresse et qu’en sortant il ne vienne
heurter la porte. C’est ce qui arriva un jour.

Au moment de cette opération, une risée drossa l’aérostat contre
l’ouverture du hall. La collision fut si faible qu’à bord nous la
sentîmes à peine. Or, ce léger choc suffit pour fausser la partie
antérieure des gouvernails et déchirer l’enveloppe en plusieurs
endroits. Le colonel Nobile ne voulut pas partir avant que les avaries
n’aient été complètement réparées. Ces travaux furent terminés le soir
même.

Combien nous regrettons cet incident! Le programme des exercices prévu
pour ce jour-là était si attrayant; il comprenait un amarrage au mât, un
amerrissage en Méditerranée et un vol de nuit. Nous nous consolons en
pensant que nous pourrons le reprendre prochainement.

Quelques jours auparavant, un exercice d’amarrage au mât avait eu lieu.
L’équipe de manœuvre avait conduit l’aérostat à bras à proximité du mât;
puis nous avions frappé un câble sur son sommet, et, après l’avoir
molli, nous nous étions élevés jusqu’à une hauteur de 250 mètres. Halant
ensuite sur cette haussière, nous nous étions finalement amarrés au mât.
Plus tard, l’aérostat avait été ramené au sol et rentré au hangar. Nous
fîmes un second exercice dans les mêmes conditions avant de procéder à
cette manœuvre en ascension libre.

Le lendemain de l’accident arrivé à la sortie du hangar, tempête de
nord; par suite, impossibilité de continuer les essais. Si nous étions
partis, jamais nous n’aurions pu avancer contre cette brise; qui sait
alors combien de temps nous aurions été forcés de rester en l’air. Ce
coup de vent dura trois jours; nous n’aurions donc pu de sitôt revenir à
l’aérodrome.

Pendant cette période, les attentes sont longues et fréquentes.
L’aviation, c’est surtout affaire de patience, disait l’un de nous; il
n’avait pas tort.

Pour que le ballon soit complètement prêt, il ne reste plus qu’à
installer le poste de T. S. F. Grâce à l’activité de l’ingénieur de la
compagnie Marconi et de notre radio-télégraphiste en chef, le capitaine
Gottwaldt, il fut rapidement monté.

Le 9 mars, à 20 heures, le _N-1_ quitte le hangar pour entreprendre son
premier vol de nuit. Le succès en est complet; nous rentrons enchantés
du voyage, quoique ayant quelque peu souffert du froid et n’ayant guère
dormi.

Après cette nouvelle sortie les circonstances atmosphériques nous
condamnent à une longue inactivité. Durant ces jours de repos, nous
sommes les hôtes des différents membres de la colonie norvégienne.

Un soir, Riiser-Larsen donne à la Société italienne de Géographie, en
présence du Roi, une conférence sur le raid en avion de l’an passé. Nous
avons l’honneur d’être présentés au souverain; c’est une compensation.
Riiser-Larsen ayant parlé en italien, langue que nous n’entendions pas,
la cérémonie avait jusque-là manqué d’agréments pour nous.

Le 26 mars, Roald Amundsen et Ellsworth arrivent à Rome. Le même jour,
le roi d’Italie vient visiter le ballon; nous sommes tous présents.
Victor-Emmanuel III se montre fort aimable à notre égard; il parcourt le
_N-1_ que l’on a sorti du hangar pour la circonstance et assiste ensuite
à une courte ascension de l’aérostat.

A notre grande satisfaction, le moment où nous prendrons possession du
dirigeable approche rapidement. Dès que le transfert de propriété aura
eu lieu, la situation deviendra plus claire, et l’heure du départ
sonnera bientôt. La perspective de sortir de l’inaction presque complète
à laquelle nous sommes condamnés depuis notre arrivée ici nous réjouit
fort.

Mussolini assistera à la remise du ballon à l’expédition norvégienne;
nous aurons alors l’honneur de lui être présentés. Nous serons tous
heureux et fiers de serrer la main de cet homme d’action. Nous avions
déjà vu le héros national italien lors du septième anniversaire du
fascisme. A cette cérémonie, plus de 100.000 hommes se pressaient pour
l’entendre. Jamais nous n’oublierons ce spectacle; tel est le pouvoir de
fascination du «Duce» qu’il captiva non seulement ses auditeurs
italiens, mais encore nous autres qui ne comprenions pas un mot de son
discours.

Le 29 mars, notre pavillon national est hissé à la poupe de l’aéronef et
l’aérostat reçoit le nom de _Norge_, en l’honneur de notre chère patrie.
C’est la manifestation éclatante qu’à partir de ce moment, le dirigeable
et l’expédition tout entière sont norvégiens, et rien autre.

[Illustration: Le débarquement du matériel aéronautique à Ny-Aalesund.
Spitsberg.]

Après cette cérémonie nous sommes présentés à Mussolini; aux yeux de
tous, un grand événement que nous n’oublierons pas.

Le même soir, Roald Amundsen et Lincoln Ellsworth repartent pour le
Nord; ils rejoindront le _Norge_ au Spitsberg. L’heure de l’appareillage
approche rapidement.

Le 31 mars, le major Scott, le célèbre commandant de dirigeable anglais
arrive; il est chargé de nous piloter au-dessus de l’Angleterre;
quelques jours après, le lieutenant de vaisseau français Mercier,
également un excellent pilote, débarque à son tour; il doit être notre
guide pendant la traversée de son pays. Dans tous les aérodromes de
France et d’Angleterre, où il serait possible que nous vinssions
atterrir, les dispositions sont déjà prises pour nous recevoir. Les
permissions à l’occasion des fêtes de Pâques avaient déjà été suspendues
dans ces différents centres d’aviation, lorsque le 31 mars, un
télégramme vint annoncer que nous ne partirions pas avant le 7 avril. En
conséquence, la liberté fut rendue à ces braves gens.

Dans plusieurs réunions avec le colonel Nobile, les attributions de
chacun des membres de l’équipage ont été fixés. Nous emmenons un nombre
d’Italiens plus élevé que celui précédemment prévu; on pensait à ce
moment qu’ils débarqueraient au Spitsberg.

Le 7 avril, au soir, voici enfin l’ordre si impatiemment attendu:
«Demain, réveil à 4 h. 45. Départ de Ciampino à 10 heures.» Alors
commence le branle-bas de paquetage dans une hâte fébrile. Chaque homme
n’a droit qu’à 15 kilos de bagages. Quelque modeste que soit notre
garde-robe, nous éprouvons les plus grandes difficultés à opérer le tri
nécessaire, à nous séparer de tel ou tel vêtement ou sous-vêtement. Tout
nous semble utile, et, malgré nos très consciencieux efforts pour
réduire notre vestiaire, nos sacs dépassent le poids alloué.

A notre arrivée à Ciampino, l’aérodrome est presque vide, mais à partir
de 9 heures, les curieux affluent; il y en a bien un millier, lorsque
Mussolini paraît, portant un large emplâtre sur le nez; la veille il
avait été légèrement blessé dans un attentat. La colonie norvégienne est
là au grand complet; à tous ses membres, nous adressons de cordiaux
adieux ainsi qu’aux amis appartenant à d’autres nationalités, que nous
avons connus pendant notre séjour dans la Ville éternelle.
Naturellement, c’est un concert général de souhaits pour le voyage. Nos
compagnons italiens reçoivent une telle quantité de bouquets que les
nacelles du _Norge_ ressemblent à des étalages de fleuriste. Tant que
ces fleurs restèrent fraîches, elles composèrent une décoration fort
agréable à l’œil, mais lorsqu’elles furent fanées, les mains nous
démangèrent de les jeter par-dessus bord. Pas de cela! Leurs
propriétaires s’opposèrent d’une manière péremptoire à notre dessein.

10 heures! et il n’est pas question de départ. Nous faisons les cent
pas, causons avec des spectateurs et attendons. Une demi-heure plus
tard, les nouvelles météorologiques de France n’étant pas favorables,
l’appareillage est remis à une date indéterminée.

Nos bagages sont alors débarqués et nous regagnons nos quartiers à Rome.
Quel n’est pas l’étonnement de nos hôtes de nous voir revenir, alors
qu’un beau soleil luit dans un ciel magnifiquement bleu; ils ne nous en
reçoivent pas moins cordialement.

L’après-midi, le colonel Nobile nous informe par l’intermédiaire de
Riiser-Larsen que nos bagages sont trop lourds et que des sacs spéciaux
nous seront envoyés de l’usine pour loger nos effets. Le lendemain, ces
sacs arrivent; ils sont certes très pratiques, mais si petits qu’ils ne
contiendraient pas le nécessaire pour un _week-end_ au bord de la mer.
Et nous avons à accomplir un voyage de plusieurs semaines en remontant
vers le Nord. Plusieurs d’entre nous résolurent le problème du linge en
achetant des chemises fascistes qui, comme on le sait, sont noires.
Lorsqu’elles auront été portées plusieurs jours, on ne s’apercevra donc
pas qu’elles ne sont plus de la première fraîcheur.

Là-haut, sur les bords de l’océan Glacial, le temps ne sera pas
précisément chaud. Heureusement, nos tenues d’aviateur sont arrivées,
des vêtements imperméables au vent, doublés à l’intérieur de peau
d’agneau. Concernant le poids des bagages, les Italiens ne se montrèrent
pas aussi sévères pour eux-mêmes; plus tard, nous découvrîmes qu’ils
avaient emporté des malles et des valises.

Tandis qu’à Rome le ciel reste calme et découvert, les dépêches
météorologiques annoncent toujours le mauvais temps en France. Enfin,
dans la soirée du 9 avril, un nouvel ordre de départ arrive pour le
lendemain, 6 h. 30. Nous nous endormons pleins d’espoir.




CHAPITRE VII

De Rome au Spitsberg.

De Rome à Pulham.--Nous survolons la France.--De Pulham à Léningrad par
Oslo.--Perdus dans la brume.--L’aérodrome de Gatchina.--Impressions de
Russie.--De Léningrad à Vadsö.--De Vadsö au Spitsberg.--Au-dessus de
l’Océan Glacial.--Un moment d’émoi.--Arrivée à la baie du Roi.

Par le lieutenant de vaisseau de réserve GUSTAV S. AMUNDSEN de la marine
royale norvégienne.


Le 10 avril, le début de la grande aventure! Longtemps le souvenir de
cette journée demeurera dans notre mémoire. A 7 h. 30, au moment de la
sortie du hangar, une énorme caisse, placée près de la porte de la
nacelle du pilote, attire nos regards. Elle contient nos tenues de vol,
des complets extrêmement chauds, des moufles et des bonnets fourrés.
Dieu soit loué! maintenant nous n’aurons pas à craindre le froid.

Tandis que notre attention se trouve occupée ailleurs, cette caisse est
enlevée en quelque sorte sous notre nez et nous ne la revîmes plus qu’au
Spitsberg. Par suite, nous montons à bord, habillés simplement de
vêtements de sport ordinaires. Accomplir en avril le trajet de Rome
jusqu’au milieu de l’Arctique dans un costume aussi léger, ne constitue
pas une perspective précisément agréable. Comment les Italiens
réussiront-ils à se préserver du froid? Actuellement c’est une énigme
pour nous; bientôt nous en aurons la clé.

A 9 heures, le _Norge_ prend le départ. Pas un souffle de vent; un
soleil resplendissant. Après avoir décrit un cercle au-dessus de Rome,
nous mettons le cap sur la France. Pourrons-nous atteindre Pulham en une
seule étape ou les conditions atmosphériques nous obligeront-elles à
relâcher dans un aérodrome français? Telle est la question qui nous
préoccupe. Primitivement nous devions remonter la vallée du Rhône; à la
suite d’annonces météorologiques défavorables concernant cette région,
cette direction a été abandonnée; donc, nous allons gagner d’abord
Bordeaux, puis, des bords de la Gironde, remonterons dans le Nord.

En quittant Rome, nous naviguons au-dessus de la Méditerranée. Combien
cette mer est d’un bleu admirable, d’en haut on s’en rend compte
beaucoup plus exactement que des rivages.

De temps à autre, nous faisons des observations de vitesse et de dérive
en prenant comme points de repère, soit des bateaux pêcheurs ou des
vapeurs; plus tard, lorsque nous serons au-dessus du continent, nous
nous servirons pour ces mesures d’arbres ou de maisons.

A 18 heures, nous commençons à survoler la terre de France. Le 11 avril,
à 1 heure, passé au-dessus de Bordeaux, brillamment illuminé; un
spectacle extraordinaire! Sur ces entrefaites, une brise se lève;
bientôt elle «force», et par moments fait tomber notre vitesse à 40
kilomètres. Nous autres, chargés des gouvernails, pouvons nous relayer
de temps à autre, néanmoins nous dormons très peu, tant à cause du froid
que du manque absolu de confortable. Représentez-vous dans l’étroit
couloir de quille quelques planches striées de rainures longitudinales,
garnies d’oreillers durs comme du bois avec de minces imperméables comme
couvertures, et vous aurez l’idée du couchage à bord du _Norge_. A peine
est-on étendu sur ces lits de camp dignes de Sparte que l’on claque des
dents. Ajoutez à cela un va-et-vient constant dans le couloir, et qu’à
tout moment les passants mettent le pied sur vous, au lieu de le placer
sur le plancher.

Tandis que le _Norge_ poursuit sa route vers le Nord, visitons ses
installations en commençant par la nacelle du pilote. Son compartiment
avant renferme les volants de direction et de profondeur. L’homme
préposé à la première de ces commandes est chargé de tenir le cap. Notre
compas de route étant très paresseux, le navigateur[7] lui indique un
point à terre ou dans les nuages sur lequel il doit gouverner; en somme,
la même méthode que celle employée à la mer et dont tous les marins ont
l’habitude. Si l’atmosphère est calme, le _Norge_ obéit bien, mais s’il
vente et s’il passe des grains, ce pilote a fort à faire pour garder la
route.

  [7] L’officier chargé de tenir à jour la position de l’aéronef sur la
    carte, porte le titre de navigateur. Les hommes préposés aux
    commandes de direction et de profondeur, celui de pilote. Le chef de
    l’aérostat est dénommé commandant.

L’homme placé au volant de profondeur doit maintenir constamment
l’aérostat à l’altitude qui lui a été indiquée, en général 300 mètres,
observer les manomètres du gaz et veiller à ce que la pression dans les
différentes parties du ballon ne monte pas au delà du maximum permis.
S’il se produit un à-coup, il doit «soupaper» immédiatement. Les
commandes des soupapes pendent devant ce pilote; il peut par suite
abaisser immédiatement la pression. Il est chargé également de contrôler
l’admission de l’air dans les ballonnets, que règle une autre commande
placée devant le volant de profondeur.

Installé à bâbord, le colonel Nobile surveille tout attentivement; il a
à sa portée les appareils de transmission d’ordres. Seuls le commandant,
les pilotes et le navigateur ont accès dans la partie avant de cette
nacelle.

Son second compartiment renferme à tribord la «chambre des cartes»,
autrement dit le poste du navigateur. Cet officier peut ainsi donner
facilement ses instructions au pilote de direction. Ce réduit contient
les deux seules chaises que le _Norge_ possède; elles sont constamment
occupées par des journalistes admis à faire partie du voyage. A
l’arrière, à tribord également, se trouve le poste de T. S. F. A bâbord,
entre ce poste et la paroi de la nacelle, un étroit passage conduit au
«lavatory», transformé pour le moment en salle de rédaction par les
représentants de la presse. Lorsque l’on doit le faire servir à sa
véritable destination, il est nécessaire de procéder d’abord à une
évacuation des personnes qui l’occupent indûment. De la partie avant de
ce «buen retiro» une échelle verticale conduit au couloir de quille.
Partant de l’extrême avant, nous trouvons les câbles d’amarrage et de
manœuvres, au nombre de quatre, soigneusement enroulés de manière à ce
qu’ils puissent filer rapidement par les trappes ménagées dans
l’enveloppe, lorsqu’ils seront lancés à terre. Les trois premiers sont
destinés à amener le ballon au sol; ils peuvent être largués directement
du poste du pilote. Le quatrième câble, solidaire du cône placé à
l’avant du ballon, sert uniquement à l’amarrage au mât; il est commandé
par un dispositif de déclanchement placé dans la cabine du pilote.

Nous dirigeant vers l’arrière, nous passons au-dessus de cette nacelle,
complètement ouverte en-dessous de nous; seule sa partie avant et le
poste de T. S. F. sont abrités par une toiture en feutre et en toile.
Incliné au début, le couloir de quille est maintenant horizontal jusqu’à
hauteur des deux motrices antérieures; elles sont installées dans la
partie centrale de l’aéronef, sur une perpendiculaire à son axe. On y
accède par des ouvertures dans l’enveloppe puis par d’étroites échelles
munies de frêles barres d’appui. Si l’on n’a pas l’habitude de ces
passages, il est prudent de se tenir solidement aux rampes. Les câbles
d’acier supportant ces nacelles semblent fort minces à des yeux
inexpérimentés; toute crainte cependant est superflue à leur égard, tant
de fois ils ont été éprouvés avant le départ! Ces nacelles sont exiguës;
si les moteurs sont en marche et les radiateurs ouverts, il y règne une
chaleur terrible. Celle de tribord est occupée par Omdal, toujours de
bonne humeur et toujours calme. Avec quelle attention il surveille son
groupe. De quels soins il l’entoure! Aussi est-ce le seul qui n’a pas eu
de panne. Le bruit infernal des moteurs rend difficile toute
conversation. Dans la cabine du pilote règne, au contraire, un calme
favorable aux entretiens. Ma visite à Omdal terminée, je reprends la
passerelle vertigineuse; après être rentré dans l’intérieur du navire
aérien, je pousse un soupir de satisfaction.

Poursuivant notre route vers l’arrière, nous rencontrons de chaque côté
de la charpente, suspendus entre les anneaux, trente-deux réservoirs.
Vingt-huit sont remplis d’essence, tandis que les autres placés à
l’extrême-avant et à l’extrême-arrière sont pleins d’eau.

Voici maintenant la nacelle motrice arrière, occupée par des mécaniciens
italiens, d’excellents camarades très sympathiques, que nous considérons
comme de véritables amis. Maintenant, le couloir de quille monte
rapidement devant nous. A l’extrême-arrière, l’enveloppe du ballon
présente une ouverture dominant le gouvernail.

Pendant une promenade dans l’intérieur, à chaque pas, on se heurte à des
pièces de rechange, des réservoirs d’huile, des caisses d’outils, tout
cela solidement amarré.

Soudain, un homme passe rapidement devant nous, se hâtant vers l’avant.
Où va-t-il dans cette direction? Sur le sommet du ballon, s’assurer du
bon fonctionnement des soupapes à gaz; une mission exigeant une tête
solide. On commence par se glisser au dehors par une étroite ouverture
située à l’extrême-avant; après cela, grimpant une échelle très raide,
on gagne l’arête supérieure du dirigeable, une véritable escalade en
raison de la courbure de l’aérostat. Pendant cet exercice aérien, une
grande circonspection s’impose; vous devez, en effet, passer sur la
mince enveloppe tendue sur les poutrelles d’acier formant l’avant. Si
vous avez la mauvaise chance de la crever, vous tomberez dans
l’intérieur du ballon; si au cours de cette chute vous suivez une
direction convenable et acquérez une vitesse suffisante, vous percerez
ensuite l’enveloppe dans sa partie inférieure et disparaîtrez finalement
dans le vide. Ce passage dangereux franchi, vous voici sur le sommet du
_Norge_; vous pouvez alors vous redresser et marcher. Mais pas
d’imprudence la première fois que vous vous risquerez là-haut! Une
promenade sur l’arête supérieure n’est pas aussi facile qu’elle le
semble au premier abord. Circuler sur un ballon qui fléchit sous votre
poids constitue un exercice fort délicat. Après le premier pas,
l’enveloppe se gonfle en vagues devant vous; si vous n’arrêtez pas ces
ondulations, et continuez à avancer, vous culbutez et restez suspendu
dans le vide à un câble sur le flanc de l’aéronef. La position n’est pas
particulièrement dangereuse, car on peut se haler soi-même et regagner
le sommet, mais elle manque totalement d’agréments.

Pour s’aventurer là-haut, il est donc prudent de s’exercer à la marche
sous la direction d’un pratique; une fois l’éducation nécessaire
acquise, cela devient très simple. Vous faites d’abord un pas et
aussitôt après deux autres très courts, ou plutôt un seul que vous
répétez deux fois, et les ondulations tombent tout de suite. Dès lors,
vous pouvez vous mouvoir sur l’arête supérieure avec autant de sécurité
que sur le plancher des vaches. La grande majorité des gens préféreront
toutefois le plancher des vaches. L’aérostat n’a pas, en effet, une
allure calme et régulière: ses mouvements ressemblent à ceux d’un cheval
non dressé, qui tantôt rue, tantôt se cabre pour se débarrasser de son
cavalier. Un instant, il pique le nez en avant, puis immédiatement après
se redresse, roule ensuite sur un bord, et oscille légèrement sur
l’autre. Et, tandis que le dirigeable se livre à cette sarabande, il
file à 80 kilomètres à l’heure, à 300 mètres en l’air; cela dit, vous
comprenez quel sang-froid les hommes chargés de sa conduite doivent
posséder. Qu’ils soient là-haut sur le sommet ou en bas dans les
nacelles, ces braves vaquent à leur besogne, joyeux et insouciants.

Pendant le voyage de Rome au Spitsberg, l’arrimeur Bellochi, un joyeux
compère, fut chargé de la surveillance des soupapes; pendant la
traversée du bassin polaire, le non moins hilare Alessandrini lui
succéda dans cette mission peu enviable. Les soupapes du _Norge_
mesurent un diamètre de 0 m. 30. Quand on procède à leur examen, il est
essentiel de les assujettir sous peine de graves accidents. Tandis que
notre aérostat était remisé dans le hangar de Ciampino, un ouvrier
italien, ayant oublié de prendre cette précaution d’une importance
capitale, laissa tomber un clapet dans le réservoir. N’ayant pas emporté
une rechange, le gaz s’échappa aussitôt en quantité considérable. Se
trouvant seul, l’homme en question ne pouvait envoyer demander du
secours; s’il allait lui-même chercher la pièce dont il avait besoin, le
compartiment se viderait avant qu’il ne fût de retour et il en
résulterait un dommage sérieux à l’aéronef. Dans cette circonstance
critique, l’ouvrier fit preuve de présence d’esprit; il boucha
l’ouverture de la soupape avec la partie postérieure de son corps, puis
appela jusqu’à ce qu’un camarade vînt lui apporter une nouvelle pièce.
Pareil incident survenant en cours de route entraînerait des
conséquences désastreuses.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous continuons à survoler la France avec seulement deux moteurs en
marche. Nous obtenons ainsi la vitesse la plus économique, soit 80
kilomètres, chaque groupe donnant 1.000 tours. C’est une succession de
paysages plus beaux les uns que les autres.

Le 11 avril, à 7 heures, dans les environs de Caen, le _Norge_ commence
la traversée de la Manche. La nuit dernière a été froide et nous avons
grelotté dans nos légers costumes. Quand nous arriverons plus au Nord,
combien nous souffrirons? Les Italiens, eux, sont tous vêtus de
jaquettes de fourrure chaudement doublées; ainsi s’explique leur dédain
pour la tenue d’aviateur, que nous aurions voulu endosser avant notre
départ de Rome. Ils croyaient sans doute des Norvégiens insensibles à un
léger froid; ce en quoi ils se trompaient grandement.

Le vent soufflant frais de l’est, nos progrès restent lents. Seulement à
15 heures, nous arrivons au-dessus des immenses hangars de Pulham; par
suite de circonstances atmosphériques défavorables, l’atterrissage n’a
lieu qu’à 17 heures. Au débarquement, la première personne que nous
avons l’honneur de saluer est S. A. R. le prince héréditaire de Norvège.

Rompus de fatigue après ce vol de trente-deux heures, nous nous mettons
au lit avec joie. Nous sommes cantonnés dans d’excellents baraquements,
partagés en chambres par des cloisons s’élevant seulement jusqu’à
mi-hauteur des pièces; c’est un grave défaut lorsqu’elles sont occupées
par des gens bruyants, comme nous en fîmes l’expérience. Le lendemain,
dès 5 heures du matin, nos amis italiens, installés dans des cellules
voisines des nôtres, commencèrent une conversation avec un de leurs
compatriotes couché à l’autre bout du casernement. Troublés dans notre
sommeil, nous réclamâmes le silence, mais sans succès. Figurez-vous des
oiseaux saluant de leurs chants l’apparition du jour.

Aussitôt levés, nous nous mettons à l’œuvre pour préparer le départ. Le
_Norge_ ne séjournera pas à Pulham une semaine, ainsi que cela avait été
primitivement prévu; il reprendra l’air dès que le temps sera favorable
et le ravitaillement terminé.

[Illustration: Le hangar du «Norge» au Spitsberg éclairé à la lumière
électrique pendant la nuit polaire.]

Nous sommes donc très occupés à faire le plein de gaz et à remettre le
ballon en état de vol. Cette relâche nous permet de compléter nos
approvisionnements en vivres aux magasins de l’aérodrome anglais.
Pendant le voyage de Rome au Spitsberg, notre ordinaire a consisté
uniquement en conserves froides, en chocolat et en biscuits. Chaque
homme était muni d’une bouteille thermos; une fois son contenu épuisé il
n’avait d’autre boisson que de l’eau fraîche. Durant toute la traversée,
il fut impossible d’organiser des repas réguliers; on mangeait sur le
pouce quand on en avait le temps. La vie à bord manquait donc totalement
d’agréments; aussi chaque fois que nous arrivions dans un «port»,
avions-nous hâte de nous restaurer par un repas chaud.

Les aviateurs anglais nous ménagèrent une réception particulièrement
cordiale, et, pendant notre séjour à Pulham, nous entourèrent
d’attentions. Dans le même hangar où le _Norge_ était abrité se trouvait
le _R-33_. Parmi son équipage cantonné dans les baraquements voisins du
nôtre, nous nous fîmes de nombreux amis.

Dans la matinée du 11 avril, ordre est donné de préparer l’appareillage
pour le soir. Le temps est beau dans toute la vaste région s’étendant de
Londres à Léningrad, sur la mer du Nord comme sur la Suède, la Baltique
et la Finlande. Il faut donc profiter de cette situation.

A 23 heures, nous sommes parés pour le départ, et, quelques minutes
après minuit nous prenons l’air à destination d’Oslo.

Les Anglais s’intéressent particulièrement à notre entreprise; selon
toute vraisemblance, ils la considèrent uniquement comme une entreprise
sportive; par suite, étant donné la place considérable que les exercices
de ce genre tiennent dans la vie britannique, l’expédition présente dans
leur opinion une importance de premier ordre et nous devenons à leurs
yeux des personnages essentiellement sympathiques. Les dernières paroles
que l’on nous adresse du _R-33_ sont caractéristiques. «Adieu tous, nous
crie-t-on, et bon voyage. S’il vous arrive un accident là-haut,
immédiatement nous irons à votre secours.»

Au départ, le ballon est lourd, si bien que dans la nuit étoilée, nous
avons l’impression de raser les toits et les arbres.

... La brume couvre la mer du Nord. L’arrimeur monte alors s’installer
près d’une des buses du ballon, armé d’une forte lampe électrique de
poche, et, de là-haut, en projette le faisceau de façon à ce qu’il se
reflète sur la surface de l’eau. Ce procédé nous permet de connaître
approximativement la hauteur à laquelle nous naviguons et de manœuvrer
en conséquence.

Le voyage se poursuit dans d’excellentes conditions. Toutefois, les
nuages nous empêchant d’observer la dérive, nous nous trouvons déportés
dans le Sud.

Le 14 avril, de grand matin, une déchirure à travers le brouillard nous
permet de reconnaître notre position. Nous volons à ce moment au-dessus
du Jutland, un peu au sud du Limfjord. Nous venons alors au nord, pour
remonter vers la Norvège. La brume ayant de nouveau paru, nous nous
élevons pour dépasser son niveau.

Au-dessus, un magnifique soleil brille dans un ciel bleu, tandis que la
surface supérieure de la nappe grise étendue sous nos pieds s’illumine
de mille feux; c’est un spectacle féerique, de toute beauté, mais en
même temps malencontreux, en ce qu’il empêche le navigateur de noter la
dérive. De temps à autre, de grands bancs floconneux arrivent droit sur
nous et nous enveloppent complètement; en pareil cas, la vue est
totalement bouchée. Aussi bien, en venons-nous à craindre d’aller
heurter les montagnes de la côte norvégienne. Afin d’éviter pareille
catastrophe, chaque fois que ces nuages nous entourent, nous changeons
de route.

Un peu avant 9 heures, le ciel s’éclaire enfin, et il devient possible
de reconnaître notre position. Nous nous trouvons par le travers
d’Arendal. Mettant le cap sur cette ville, nous la survolons, puis nous
dirigeons au nord-est, en suivant la côte, vers Oslo. Dans toutes les
agglomérations, les habitants sont assemblés pour voir passer le _Norge_
et nombre de maisons sont pavoisées en notre honneur. A Oslo,
l’animation est véritablement extraordinaire; la vue de la capitale
évoque l’idée d’une fourmilière que l’on fouille avec une canne. Les
rues et les toits sont noirs de spectateurs. Ceux d’entre nous qui
habitent Oslo essaient de découvrir leurs demeures. Même lorsqu’on
connaît parfaitement une ville, il n’est pas aisé d’en haut de retrouver
un de ses édifices. Nous réussîmes cependant à voir les maisons nous
intéressant.

A 15 heures, nous nous amarrons au mât dressé dans la plaine d’Ekeberg,
puis, sans désemparer, procédons aux préparatifs de départ. Nous ne
camperons pas ici jusqu’à demain comme le programme le prévoit.
L’Institut météorologique annonçant l’existence d’une dépression quelque
part sur l’Angleterre, il faut filer devant elle. Par suite, une simple
permission de deux heures dans nos familles nous est accordée.

Le 15 avril, à 1 h. 20, nous nous remettons en route. Nombre de curieux
désireux d’assister à l’appareillage ont tenu bon jusqu’à cette heure
matinale. Au moment où le _Norge_ s’élève, ils entonnent l’hymne
national. Montant jusqu’à nous dans la nuit noire, leur chant nous cause
une émotion profonde.

Le cap est mis d’abord au sud en suivant le fjord, ensuite à l’est, vers
Stockholm, lorsque nous arrivons à hauteur de Sarpsborg et de
Fredrikstad. De nouveau, une brume épaisse; nous montons pour la
survoler. Pourvu que pendant cette navigation à l’aveuglette le
dirigeable ne subisse pas une trop forte dérive! Ce vœu ne fut pas
exaucé. Nous sommes déportés très loin dans le sud, par suite, ne
pouvons tenir notre promesse de passer au-dessus de Stockholm et
d’Helsingfors.

... Vers 10 heures, la terre apparaît enfin; un fort triste pays,
d’immenses marais, de temps à autre des bouquets d’arbres, de loin en
loin une pauvre petite maison solitaire. N’ayant pu, depuis plusieurs
heures, obtenir de relèvements radiogoniométriques, ni communiquer avec
les stations de T. S. F. russes, nous ne savons où nous sommes. Après
une discussion approfondie, nous tombons d’accord pour situer notre
position quelque part dans le nord de la Finlande; donc le cap est mis
au sud, afin d’arriver en vue du golfe de Bothnie et de nous diriger
ensuite vers Léningrad. Nous volons, nous volons toujours; jamais nous
ne découvrons la Baltique. Maintenant, l’aspect du pays a changé; nous
passons au-dessus de vastes forêts et de plusieurs lacs; dans aucune
direction la mer n’est visible! A plusieurs reprises nous faisons des
routes diverses dans l’est, mais sans être plus heureux.

Vers 14 heures, après avoir suivi pendant quelque temps une voie ferrée,
nous apercevons une ville. Nous descendons aussitôt pour pouvoir lire le
nom de la gare et parvenir à déterminer enfin notre position.

La manœuvre réussit. A notre stupéfaction, nous apprenons que nous
sommes à Varga, près de la frontière entre l’Esthonie et la Russie.
Immédiatement la route est mise au nord, vers Léningrad. Encore quelques
heures et nous aborderons au pays du bolchevisme. Que n’a-t-on pas
raconté sur ce régime? Aussi notre désir de juger la situation par
nous-mêmes est grand.

A 20 h. 30, par une nuit profonde, le _Norge_ entre dans le hangar de
Gatchina. L’obscurité nous empêche de distinguer nettement la scène,
mais le bruit des voix décèle la présence d’un grand nombre de gens.
Nous apercevons un détachement de soldats chargés de la manœuvre. Leur
uniforme est étrange, surtout leur coiffure tenant à la fois du casque
et de la casquette. Tous portent de longues capotes chaudes et de hautes
bottes; le temps est d’ailleurs froid et une épaisse couche de neige
recouvre le sol. Dès l’arrivée, l’opinion que je m’étais fait de la
camaraderie égalitaire régnant à tous les degrés de la hiérarchie dans
l’armée rouge reçoit un premier démenti. Avant de commencer la manœuvre
de la rentrée du ballon dans le hangar, l’officier chargé de la diriger
annonce à ses hommes d’un ton sec qu’il ne veut entendre souffler mot.
Olonkine, à côté de moi pendant l’atterrissage, et qui est d’origine
russe, me traduit les ordres du commandant. Ici donc cette troupe
reconnaît un chef, et lui obéit ponctuellement. La discipline me paraît
même parfaite.

... Un des membres de l’équipage, après avoir porté des télégrammes,
revient en courant: «Mes enfants, quelle veine! nous allons être logés
au palais de Gatchina! Des chevaux nous attendent en dehors de
l’aérodrome pour nous y conduire.»

La perspective est enchanteresse! Tous nous nous voyons déjà nous
prélassant dans cette ancienne résidence impériale. Une fois le ballon
en sûreté, nous filons vers le palais de nos rêves, dans de longs
traîneaux remplis de foin. Plusieurs fois nous versons, mais peu
importe; trois quarts d’heure plus tard, nous arrivons à destination.

Nous sommes reçus dans la bibliothèque du château où du thé bouillant et
des hors-d’œuvre nous sont offerts. Mourant de faim et de froid, nous
faisons honneur à ce souper. Si nous observons nos hôtes avec curiosité,
ceux-ci témoignent à notre égard du même sentiment. Après cela nous
prenons connaissance des lieux; ma foi, nous serons très bien ici;
plusieurs camarades tirent des plans en vue de leur installation dans le
palais. C’est aller un peu vite; bientôt ils déchanteront.

On nous annonce, en effet, que nous ne serons pas logés dans cette
somptueuse résidence; seul le colonel Nobile y aura une chambre. Quant à
nous, nous serons cantonnés ailleurs, tout près d’ici; nous n’avons qu’à
prendre nos bagages, immédiatement nous serons conduits à nos quartiers.

Dix minutes de marche dans une obscurité de cave, nous voici devant une
maison faiblement éclairée. Une vieille femme nous reçoit; par un
corridor peu engageant, puis par un escalier rébarbatif elle nous
conduit au premier étage, dans une grande salle carrée avec quatre
fenêtres sans rideaux. Vingt lits y sont rangés, garnis chacun d’un
matelas dur comme une planche, d’une couverture de laine et d’un
oreiller; pas une chaise, pas le moindre ornement au mur! Tel est notre
logement, il n’est ni élégant, ni confortable; mais, fatigués comme nous
le sommes, nous n’en dormons pas moins profondément la première nuit;
par la suite il n’en fut pas malheureusement de même.

Qu’est-ce que c’est que cette maison? Dès le lendemain matin, nous nous
empressons de sortir pour reconnaître les lieux. Notre habitation a, ma
foi, fort bonne apparence; sans nulle exagération elle peut même être
qualifiée de petit palais, toujours bien entendu, considérée du dehors.
C’est, nous dit-on, un pavillon de chasse, construit par le tzar Paul
Ier dans le parc de Gatchina. Ennemi du faste, cet empereur avait fait
édifier le bâtiment conformément à ses goûts, ainsi que nous pouvons en
faire l’expérience.

Dès le lendemain nous sommes au travail, pour mettre le _Norge_ en état
de prendre l’air au premier signal. La route conduisant de notre
quartier à l’aérodrome traverse la petite ville de Gatchina, Trotzki,
comme elle s’appelle depuis la Révolution; elle ne laisse pas une
mauvaise impression.

Le hangar, très spacieux, est construit en bois; plusieurs parties en
mauvais état, ont été réparées avant notre arrivée. Il ne possède pas de
porte; comme il est beaucoup trop grand pour le _Norge_, cette lacune
n’offre aucun inconvénient. L’aérodrome est entouré d’un réseau de fils
de fer barbelés et de nombreuses sentinelles. Officiers et soldats
chargés de la surveillance sont cantonnés dans une maison voisine, où
une pièce nous est réservée. Le ballon est bien gardé; nous ne pouvons
faire un pas sans être obligés de montrer le laissez-passer que les
autorités russes nous ont remis. Dès que nous sortons du casernement,
deux sentinelles nous arrêtent; première exhibition du laissez-passer. A
l’entrée de l’aérodrome, seconde sentinelle et seconde exhibition de
notre papier; enfin à la porte du hangar, troisième poste et de nouveau
nécessité de montrer patte blanche. Quittons-nous le hall pour aller
griller une cigarette aux environs et voulons-nous ensuite y rentrer,
encore une fois il faut produire sa carte d’identité. Et il n’y a pas à
plaisanter avec ces gaillards-là; leurs fusils sont chargés et tous ont
la baïonnette au canon. Aller au hangar, une fois la nuit venue, c’est
s’exposer à la mort. A peine avez-vous pénétré dans le territoire
interdit qu’un soldat sort de l’ombre et croise le fer sur votre
poitrine. C’est alors le moment ou jamais de tirer prestement son
laissez-passer. Afin d’éviter toute mésaventure lorsqu’ils doivent se
rendre à l’aérodrome après la chute du jour, plusieurs d’entre nous
marchent, tenant d’une main leur carte d’identité et de l’autre une
lampe électrique dont ils dirigent le faisceau sur leur papier.
Constamment, les sentinelles déploient la plus grande vigilance; jamais
elles ne s’endorment pendant leur faction, sachant ce qu’il leur en
coûterait en pareil cas. On ne badine pas dans l’armée rouge.

Chaque nuit, deux d’entre nous veillent dans la pièce du corps de garde,
dont l’usage nous est réservé. Le second jour, Wisting et moi, qui
étions de quart, causions tranquillement, lorsque soudain la porte
s’ouvre et quatre citoyens entrent. Qu’y a-t-il? Avons-nous commis
quelque crime ou délit? Vient-on nous arrêter? Des descriptions si
impressionnantes de la Russie et des exécutions secrètes qu’on y
pratique ont été publiées, qu’en présence de cette irruption de telles
pensées viennent naturellement à l’esprit. Nos visiteurs qui s’expriment
parfaitement en allemand ne sont, au contraire, animés à notre égard que
de bonnes intentions. Ils veulent s’assurer que nous ne manquons de
rien. Si nous désirons quelque chose, nous n’avons qu’à parler, nos vœux
seront aussitôt remplis. Tout le monde se montre prévenant et aimable;
jamais la moindre manifestation de mauvaise volonté.

Notre expédition éveille ici la curiosité générale. Des gens arrivent de
très loin voir cette chose merveilleuse qu’est à leurs yeux un
dirigeable. De longues queues de curieux s’étendent derrière les
barrages; par groupe de cinquante, ils pénètrent dans l’aérodrome, puis
sous la direction d’un officier qui leur donne des explications, font le
tour du ballon. Tout se passe dans le plus grand ordre. La foule observe
une discipline stricte. Le premier dimanche de notre séjour, 10.000
personnes, nous dit-on, visitèrent le _Norge_. Ce jour-là, des
détachements de cavalerie, admirablement montés, évoluaient autour de
l’aérodrome. A un signal donné une partie des hommes mirent pied à
terre, confièrent leurs montures à des camarades, puis vinrent
contempler l’aéronef. Tous ces mouvements furent exécutés ponctuellement
et sans bruit.

Quelques jours après notre installation à Gatchina, des ingénieurs et
des ouvriers arrivèrent d’Italie. Dès lors, ils prirent en charge
l’aérostat et nous n’eûmes plus à faire de garde. Disposant de loisirs,
nous allons visiter Léningrad. Nous pourrons ainsi contrôler la véracité
des descriptions que nous avons lues sur l’état lamentable de l’ancienne
capitale de la Russie. Disons tout de suite que ces récits ne répondent
plus actuellement à la réalité. Un ordre parfait règne partout; les rues
sont bien entretenues, les maisons présentent également une bonne
apparence. Les Russes avec lesquels nous nous trouvons en rapport
croient à un relèvement prochain de leur pays. Notre séjour, quelque
bref qu’il ait été, nous a laissé la même impression.

Quel intérêt l’expédition excite, nous en avons la preuve dans deux
séances organisées en notre honneur, l’une par la Société des Sciences,
l’autre par la Faculté de géographie de l’Université. Leur assistance,
fort nombreuse, témoigna du plus grand enthousiasme pour notre
entreprise.

Dans nos promenades à travers Léningrad, nous circulons librement et
pouvons admirer les curiosités de cette belle ville, sans être
importunés par qui que ce soit. Un jour, nous visitons le riche musée de
l’Ermitage, en même temps que des troupes d’écoliers. Les maîtresses qui
les conduisent leur donnent des explications sur les tableaux et sur les
objets d’art. De là nous allons au Palais d’hiver, que des soldats
parcourent, guidés par leurs officiers. Enfin à l’Opéra, nous assistons
à une magnifique représentation du ballet _Esmeralda_, devant une salle
comble et enthousiaste.

Le 22 avril, un télégramme nous informe que le mât de Vadsö est terminé
et prêt à nous recevoir; il n’y a plus qu’à attendre des nouvelles du
Spitsberg. Elles arrivèrent deux jours plus tard; pas avant le 2 mai, le
mât et le hangar de Ny Aalesund ne seront achevés. Nous voici donc
obligés de prolonger notre séjour à Gatchina. Cela ne nous enchante pas,
car nous avons hâte de parvenir au terme de notre longue randonnée à
travers l’Europe.

Au sujet du parcours que nous avons encore à effectuer pour atteindre la
baie du Roi, de vives discussions s’élèvent entre nous. Dans l’opinion
de certains milieux, racontent plusieurs camarades, l’étape de Léningrad
au Spitsberg serait la plus dangereuse de toute l’expédition, plus
dangereuse même que le vol au-dessus du bassin polaire. Qu’elle offre de
très grands risques pour le ballon comme pour son équipage, qu’elle
constitue la partie la plus délicate du trajet de Rome au Spitsberg,
d’accord, mais qu’elle soit plus périlleuse que la traversée de la
banquise arctique, je ne puis l’admettre.

Maintenant, le temps est devenu variable. La pluie et le froid ont
succédé à une période de soleil et de calme; un jour, le thermomètre
descend à 29 sous zéro et il neige.

Le 29 avril, nous sommes informés que l’appareillage aura lieu le 2 mai,
si l’état de l’atmosphère le permet. Ce jour-là, à 14 heures, nous
sommes tous assemblés dans le hangar. De nombreux curieux sont massés
autour de l’aérodrome. Le ciel est couvert; une faible brise de nord se
manifeste; très rapidement elle fraîchit. En conséquence, le départ est
contremandé.

Trois jours plus tard, les circonstances météorologiques deviennent
enfin favorables, et, le 5 mai, à 10 heures, le _Norge_ part pour Vadsö.
Le vent qui souffle droit debout «force», à mesure que la journée
avance; d’où une perte marquée de vitesse. Plus tard, heureusement, la
situation changea à notre avantage. En quittant Gatchina, nous survolons
Léningrad; nous pouvons alors nous rendre compte de l’étendue de la
ville comme de la largeur de ses principales artères. Passant ensuite
au-dessus du Ladoga, nous faisons route d’abord au nord-est jusqu’à
l’Onéga, ensuite au nord, vers la mer Blanche, en suivant la ligne
ferrée de Mourmansk. Toute cette partie de la Russie n’est qu’une
immense forêt trouée de lacs et de marais.

Dans cette région, des grains nous assaillent; tantôt le _Norge_ se
trouve projeté en l’air, tantôt, au contraire, un instant après, il
tombe brusquement, bref un tangage extravagant; néanmoins personne
n’éprouve le «mal de mer».

La nuit est très froide; impossible de fermer l’œil pendant un seul
instant. Les peaux de moutons achetées à Léningrad ne nous offrent
qu’une protection insuffisante.

Le 6 mai, à 4 heures, passé au-dessus de Kirkenes, centre industriel
créé à l’embouchure du Pasvik, le fleuve issu du grand lac Enara qui
marque la frontière entre la Norvège et la Finlande.

Après avoir décrit plusieurs cercles au-dessus de Vadsö, nous nous
amarrons au mât, à 5 h. 30. Malgré l’heure matinale, la ville entière
est sur pied et nous ménage un accueil chaleureux. Toute la nuit, les
dames de Vadsö l’ont passée à nous préparer un bon déjeuner et des
chambres. Grâces leur soient rendues! Après avoir grelotté pendant des
heures, quel bien-être nous procurent les tasses de café bouillant que
ces aimables femmes nous offrent et les friandises dont elles nous
régalent. Bien à regret nous devons décliner l’offre attrayante des bons
lits préparés à notre intention; après quelques heures de sommeil,
peut-être ne pourrait-on plus ensuite nous réveiller, tant nous sommes
fatigués; de plus nous avons terriblement à travailler.

[Illustration: Cylindres d’essence hissés au sommet du mât d’amarrage de
la baie du Roi. Spitsberg.]

Les pronostics météorologiques annoncent le beau temps; il faut donc en
profiter. A 15 heures, le _Norge_ se remet en route. En quittant Vadsö,
nous suivons la côte septentrionale de Norvège vers l’ouest, ensuite
piquons droit au nord, sur l’île aux Ours. Le ciel est resplendissant,
mais la température froide. Dans la soirée une buée se forme au-dessus
de la mer, noyant les lointains. Cette brume légère permettra-t-elle de
prendre des relèvements sur l’île aux Ours? Le navigateur est inquiet à
cet égard; s’il n’aperçoit pas cette île, son estime sera entachée
d’erreur. Le ciel eût-il été clair, de l’altitude de 300 mètres à
laquelle nous naviguons, nous aurions pu avoir la terre en vue pendant
tout le voyage. Lorsque la côte de Norvège aurait disparu de notre
horizon, l’île aux Ours serait devenue visible, et quand celle-ci aurait
à son tour disparu, nous aurions aperçu devant nous le cap Sud du
Spitsberg. Malheureusement, il n’en est pas ainsi; la brume nous permet
seulement d’entrevoir quelques instants l’île aux Ours. Cette courte
vision nous suffit toutefois pour fixer notre position. De là, la route
est mise sur le cap Sud.

Depuis le départ, nous nous réjouissions à la pensée de montrer le
soleil de minuit à nos amis italiens. Le ciel favorisa nos espoirs. Au
delà de l’île la brume devient plus légère et à minuit un soleil
resplendissant sort des nuages. La grandeur étrange du spectacle fait
une vive impression sur nos camarades.

... Le _Norge_ poursuit sa course à bonne vitesse vers le nord. De temps
à autre, la buée épaissit et éteint la lumière; puis par instants, une
éclaircie se fait et un jour étincelant nous éblouit; nous passons par
des alternatives d’ombre et de clarté d’un curieux effet.

A 2 heures, le 7 mai, la pointe méridionale du Spitsberg est en vue dans
un magnifique éclairage. Rien que des montagnes couvertes de neige de la
base au sommet; un monde lunaire, semble-t-il. Nous voici dans le
domaine du rêve et de la légende. Dans notre enfance nous nous
représentions en imagination des pays tout blancs; ce songe devient
aujourd’hui une réalité, et, cette réalité ne nous apporte aucune
déception.

Nous élongeons la terre par temps variable. Avant le départ, des augures
nous ont prédit les pires calamités du fait de l’accumulation de la
neige sur l’enveloppe du ballon. A hauteur de l’île du Prince-Charles un
grain nous apporte la preuve expérimentale de l’inanité de cette
prédiction. La neige qui accompagne cette rafale glisse sur l’enveloppe,
et nulle part n’y demeure adhérente.

Dans la matinée, peu à peu le vrombissement des moteurs s’atténue, puis
cesse complètement. Nous nous regardons anxieusement. Que se passe-t-il?
Une panne affecte-t-elle les trois groupes? Par suite d’un échauffement,
celui de bâbord était déjà hors de service avant le départ de Vadsö; si
les deux autres ne fonctionnent plus, l’accident est grave et ses
conséquences peuvent être déplorables. Nous prêtons une oreille
attentive. Non, tous les moteurs ne sont pas arrêtés; celui de l’arrière
continue à marcher. C’est donc celui de tribord qui est avarié. La
culasse d’un cylindre a sauté, nous annonce-t-on, mais dans une heure,
elle sera remplacée. En effet, ce laps de temps écoulé, nous remettons
en marche. Cet arrêt amenant une réduction considérable de vitesse
aurait pu déterminer une descente forcée; heureusement, le _Norge_ se
maintint en l’air. Cette réparation fait le plus grand honneur à nos
mécaniciens. Les pièces brûlantes du moteur avarié, ils les emportèrent,
enveloppées de vieux chiffons, dans le couloir de quille pour les
remettre en état, et cela en passant par le passage vertigineux décrit
plus haut. Escalader cette échelle de meunier suspendue dans le vide, en
tenant une masse pesante, d’un maniement difficile en raison de la
chaleur qu’elle dégage, constitue un véritable tour de force. Ajoutez à
cela qu’un froid intense augmentait les dangers de cette ascension.
Pendant que les mécaniciens travaillent, nous nous attendons à être
contraints d’atterrir sur la banquise. La perspective n’est pas
réjouissante. Les vivres n’abondent pas précisément à bord;
heureusement, lors de notre séjour à Gatchina, les Russes, dans le désir
de nous servir, nous ont donné deux fusils et des cartouches; donc, si
nous débarquons, nous essaierons de suppléer par la chasse aux lacunes
de notre garde-manger. Nous n’en arrivâmes pas là. Bientôt le moteur est
réparé et le _Norge_ reprend sa marche.

Près de la côte, nous apercevons pour la première fois des glaces
flottantes. Quelle solidité elles possèdent, nous en faisons
l’expérience. Au large de l’île du Prince-Charles, tandis que nous
prenions nos dispositions pour atterrir, nous jetâmes plusieurs sacs de
lest. Ces sacs, remplis de sable, du poids de 20 kilogrammes, furent
lancés d’une hauteur de 300 mètres. Or, lorsqu’ils tombaient sur un
glaçon, la percussion laissait le bloc intact.

... Le cap Mitra, le promontoire à l’entrée nord de la baie du Roi
apparaît. Le terme du voyage est donc proche. Arrondissant la pointe
septentrionale de l’île du Prince-Charles, nous entrons dans le fjord.
Voici Ny Aalesund, puis, derrière le village, le hangar. Au milieu des
glaçons en dérive dans la baie, deux grosses baleines blanches
(_Delphinapterus leucas_ Pallas) s’ébattent. Quelques instants plus
tard, nous sommes au-dessus du terrain d’atterrissage où les hommes de
manœuvre ont pris position. Plus loin s’élève le mât d’amarrage; nous
n’en aurons pas besoin; aujourd’hui, calme plat; le ballon pourra donc
se poser sur le sol et entrer ensuite dans le hangar sans crainte
d’accident.

Le guide-rope est lancé et immédiatement saisi. Le _Norge_ est alors
halé à terre, et, à 7 heures, remisé dans le hangar. Depuis
quarante-quatre heures nous sommes en route; pendant cette longue étape,
pas une minute de sommeil; nous sommes éreintés. Notre aéronef est
arrivé au seuil du monde arctique. La première partie du voyage, la plus
longue de toutes, se trouve heureusement terminée; il reste maintenant à
accomplir la plus périlleuse.

A Ny Aalesund ma collaboration à l’expédition prend fin. J’avais
abandonné tout espoir de participer au raid à travers le bassin polaire,
lorsque dans la nuit du 9 au 10 mai, une heure avant l’appareillage,
Riiser-Larsen entre en coup de vent dans ma chambre.

--Prépare-toi sans perdre un instant, me dit-il. Peut-être pourras-tu
venir avec nous? La décision n’est pas encore certaine, mais tu as une
chance.

En quelques minutes, mon paquetage est terminé et je vais rejoindre les
camarades réunis dans la salle à manger. Bientôt après, on annonce que
le départ est remis en raison d’une brise légère qui vient de se lever
brusquement.

Cette risée a soufflé sur ma dernière espérance.

A 7 heures, on rappelle aux postes d’appareillage; à 9 h. 30, le _Norge_
est prêt à prendre l’air.

Si le départ avait eu lieu la nuit dernière, j’aurais probablement
embarqué. En effet, lorsque la température est basse, les gaz subissant
une moindre dilatation, le ballon doit en contenir une plus grande
quantité; par suite sa force ascensionnelle augmente et il peut enlever
un poids plus considérable. Maintenant, au contraire, que la température
s’est élevée, les gaz se sont dilatés; pour éviter une augmentation
dangereuse de leur tension, on a dû «soupaper»; d’où perte de force
ascensionnelle et nécessité de réduire l’équipage au strict minimum.
Donc je ne garde plus le moindre espoir.

Lorsque j’arrive au hangar, on sort le _Norge_. Pendant qu’il repose sur
le sol, je cherche Nobile pour lui faire mes adieux, mais il s’esquive:

--Attendez, peut-être pourrez-vous venir?

Je cours chercher mon sac déposé dans le hall; lorsque je reviens en
hâte, le ballon s’élève; bientôt il a disparu...




CHAPITRE VIII

L’appareillage au Spitsberg.

Mise au point du ballon.--Équipement de l’expédition.--Le vestiaire de
l’équipage.--Départ de l’aviateur américain Byrd pour le Pôle.--Son
retour triomphant.--Les derniers préparatifs.

Par ROALD AMUNDSEN et LINCOLN ELLSWORTH.


Voici donc notre ballon arrivé au seuil de l’Arctique, après avoir
accompli magnifiquement, depuis Rome, un parcours de 7.600 kilomètres,
soit à peu près la distance entre l’Équateur et les terres du continent
européen les plus avancées vers le Nord.

Dès que le _Norge_ est entré dans son hangar, nous demandons à Nobile
quand il sera prêt à appareiller.

--Dans trois jours, répondit-il. Toutefois, si vous désirez partir avant
Byrd, ce délai peut être réduit, en poussant activement les travaux.

Le programme de l’aviateur américain diffère complètement du nôtre. Byrd
se propose uniquement d’atteindre le Pôle Nord et de revenir aussitôt
après à sa base de départ, tandis que nous, nous voulons tenter la
traversée de la calotte arctique dans toute son étendue. L’arrivée au
Pôle ne constitue qu’un simple épisode de notre voyage. Dans ces
conditions, loin de nous la pensée de courir un match, dirigeable contre
avion, avec notre ami américain. Poursuivons donc nos préparatifs
tranquillement; une hâte fébrile pourrait en compromettre la bonne
exécution.

Épuisé par quarante-quatre heures de vol, l’équipage a un besoin urgent
de repos. Seulement, lorsqu’il aura réparé ses forces, il se mettra à
l’œuvre. Les besognes à effectuer sont fort variées. Avant de lancer le
ballon dans l’inconnu, il est nécessaire de réparer plusieurs de ses
organes essentiels avariés pendant le trajet de Léningrad au Spitsberg.
Au témoignage du colonel Nobile, dans des circonstances ordinaires, ces
travaux exigeraient plus d’une semaine; en trois jours ils furent
achevés, tant les mécaniciens déployèrent d’ardeur à la besogne.

Pendant que, sous la direction du major Vallini et du capitaine
Precerutti, les Italiens préparent l’aérostat, les Norvégiens embarquent
les approvisionnements. Qu’une panne, irréparable avec les moyens du
bord se produise pendant la traversée du bassin arctique, et que le
_Norge_ soit réduit à l’état d’épave, nous nous trouverons isolés au
milieu de l’immense banquise en dérive sur l’océan polaire. Pour
atteindre la terre la plus proche, nous aurons alors à accomplir une
longue et périlleuse retraite. De là, l’obligation d’emporter le
matériel et les vivres nécessaires à notre subsistance pendant cette
marche.

Les approvisionnements ont été calculés pour seize hommes pendant deux
mois, à raison de 350 grammes par jour et par tête. Cela fait dans les
275 kilogrammes. La ration quotidienne se compose de pemmican[8], de
chocolat, de biscuit et de poudre de lait séché. 350 grammes par jour,
quand l’on doit peiner, c’est juste de quoi ne pas mourir de faim.

  [8] «Qu’est-ce que le pemmican? écrit Riiser-Larsen. Pour répondre à
    cette question, le plus simple est de donner ici la recette de cet
    aliment. Vous faites sécher de la viande à une température la moins
    élevée possible, afin qu’elle garde sa saveur, puis vous la
    pulvérisez et mélangez la poudre ainsi obtenue à des légumes secs
    également pulvérisés. Vous versez dans de la graisse liquide et
    faites couler dans des moules où le tout se solidifie en tablettes.
    Cinq kilos de viande produisent un kilo de poudre; sous son petit
    volume le pemmican est donc un aliment très nutritif.»

    (Expédition Amundsen-Ellsworth: _En Avion vers le Pôle Nord_, par
    Roald Amundsen. Traduit par Charles Rabot, p. 204.)

Instruits par l’expérience de l’an dernier, nous emportons une copieuse
provision de tabac. Nous ne pourrons naturellement fumer à bord, mais
nous ne savons où nous atterrirons.

L’équipement se compose de tentes et de sacs de couchage, afin de
pouvoir camper sur la glace, de skis, de raquettes à neige et d’un
traîneau destiné au transport du matériel et des vivres. Tout à la fois
solide et léger, ce véhicule est un chef-d’œuvre d’ingéniosité, dû à
notre ami Wisting. La banquise étant découpée de canaux, parfois même
d’étangs, nous embarquons un bateau pliant pour franchir ces flaques
d’eau. Si nous opérons une descente forcée très loin de tout secours, la
chasse nous fournira peut-être des ressources alimentaires; en vue de
cette éventualité, notre équipement comprend des fusils et des
munitions[9].

  [9] Lincoln Ellsworth: _Vaerdien av polaropdagelser, Mit livs store
    eventyr_. (Aftenposten. Oslo, Nº du 18 décembre 1926, édition du
    matin.)

L’expérience acquise dans notre expédition de l’an dernier nous est très
utile. Nous savons ce qu’il nous faut emporter et en quelle quantité.

Maintenant, quelques mots sur l’importante question du vêtement.

«Le vestiaire du pilote, écrivait l’an dernier le lieutenant
Riiser-Larsen[10], doit être chaud et en même temps léger, afin de ne
pas gêner ses mouvements. Avant le départ ou lorsqu’en cours de route on
fait escale pour exécuter des observations, on marche, parfois on
soulève des caisses, bref on accomplit des efforts musculaires. Si le
pilote porte une lourde pelisse, tout en se donnant du mouvement, il
entrera en transpiration, et, quand il reprendra l’air, il sentira le
froid. Si, pour effectuer sa besogne à terre, il quitte cette pelisse,
la basse température le saisira aussitôt et ce malaise augmentera quand
il se remettra en route. Pour éviter ces inconvénients, notre
habillement comportait plusieurs parties que nous pouvions mettre ou
enlever, selon les travaux à effectuer et la température.»

  [10] Expédition Amundsen-Ellsworth: _En Avion vers le Pôle Nord_, par
    Roald Amundsen. (Traduit Par Charles Rabot, p. 188.)

Les mêmes principes ont été appliqués, cette année, dans la confection
de notre garde-robe.

«A moins d’accident, nous ne prévoyons pas d’escale sur la banquise»,
rapporte le lieutenant Riiser-Larsen, chargé également cette année de
préparer l’équipement en sa qualité de second; «en revanche, il est
possible qu’à bord nous ayons à accomplir des travaux de force ou à
escalader d’étroits passages dans l’intérieur du ballon. Il est, par
suite, essentiel que nous ne soyons pas embarrassés par des vêtements
incommodes.

«Notre garde-robe se compose de deux complets. Le premier, qui sera la
tenue à terre ou sur la banquise, comprend un pantalon et une vareuse
munie d’un capuchon; quand nous volerons, par-dessus ce costume, nous en
endosserons un second de coupe particulière. Le pantalon de ce deuxième
complet, soutenu par des bretelles, monte jusqu’au thorax, tandis que
son veston ne dépasse pas les hanches et se termine par une ceinture
assurant sa fermeture complète; ajoutons qu’il croise sur la poitrine à
l’aide de deux rangs de boutons, l’un intérieur, l’autre extérieur. Si
l’on doit effectuer des travaux pénibles, rien de plus facile que de se
débarrasser du second veston. La tenue de vol, en tissu imperméable au
vent et à la pluie, est doublée de peaux de mouton. Si nous ne
réussissons pas à atteindre en ballon la côte de l’Alaska, nous aurons à
fournir de longues marches dans une région où le thermomètre s’élève
au-dessus de zéro, où par suite des averses sont à prévoir; dans ce cas,
nous transformerons le veston du costume de vol en un imperméable pour
la pluie, en enlevant sa doublure en peau de mouton.»

Pour nous diriger au-dessus de la banquise, nous emportons les mêmes
instruments que l’an dernier: un compas solaire, des compas magnétiques,
des sextants, un dérivomètre. Afin que l’usage de ces instruments ne
soit pas entravé par le froid, compas et niveaux ont été remplis
d’alcool pur et toutes leurs parties mobiles enduites d’une huile
spéciale ne se solidifiant qu’à 40° sous zéro.

Pour que l’eau des radiateurs ne gèle pas, elle a été additionnée de 40
pour 100 de glycérine. A ce propos, je signalerai un ingénieux
dispositif dû à l’esprit fécond en ressources de Nobile. Le commandant
se proposait de n’utiliser, au cours du voyage, que deux moteurs;
marchant à 1.200 tours, ils donneraient la vitesse la plus économique,
soit 80 kilomètres à l’heure. Afin que le troisième groupe tenu en
réserve demeurât chaud et prêt à être lancé, dès qu’on en aurait besoin,
Nobile fit établir un tuyautage entre les radiateurs des groupes de
tribord et de bâbord, de telle sorte que le moteur en marche échauffât
celui qui était stoppé. Ce tuyautage, installé le long des échelles
faisant communiquer le couloir de quille avec les nacelles motrices
latérales, était soigneusement protégé contre le froid. Ce système donna
toute satisfaction durant le voyage.

Pendant que nous poussons nos préparatifs, Byrd travaille non moins
activement à mettre son avion en état de vol. Après plusieurs essais, il
est définitivement paré le 9, au soir.

Le lendemain, à 1 h. 55, un formidable vrombissement au-dessus de notre
habitation nous réveille. En un clin d’œil, nous sommes à bas du lit. Le
_Joséphine-Ford_ prend l’air, en route pour le Pôle Nord.

«Quelle déception la victoire de l’aviateur américain a dû vous causer!»
nous a-t-on répété maintes et maintes fois. Aucunement; loin de désirer
sa défaite, nous avons fait, au contraire, des vœux pour son succès.
Quand nous prîmes congé de notre confrère avant son envol, c’est de tout
cœur et sans aucune arrière-pensée que nous lui exprimâmes nos souhaits
pour la complète réussite de son audacieuse entreprise.

Au moment du départ de Byrd, le temps est superbe; un soleil éblouissant
luit dans un ciel pur; pas un souffle de vent. Lorsque nous rentrons
dans notre habitation, après avoir vu filer l’avion américain vers le
nord, nous apercevons notre photographe Berge se faufilant le long des
maisons comme un voleur surpris la nuit dans l’accomplissement de
quelque mauvais coup. Il tient son appareil tout monté; à son sourire de
satisfaction, nous comprenons qu’il s’est aventuré en terrain interdit
et que sa fugue a été fructueuse. Un collaborateur de premier ordre, ce
Berge; travailleur comme pas un et aimant amoureusement son métier.
Lorsqu’il découvre un paysage pittoresque ou une scène intéressante, il
n’épargne ni son temps, ni sa peine afin d’obtenir une photographie
artistique; il risquerait sa vie pour prendre un cliché. L’an dernier,
un jour qu’une tourmente de neige faisait rage et que le thermomètre
marquait 20° sous zéro, quel ne fut pas notre étonnement de rencontrer
Berge avec son appareil à la main. Par un pareil temps, que diable
peut-il bien faire dehors? «Je photographie le blizzard», nous
répondit-il.

De pareilles gens vont loin et peuvent vaincre toutes les difficultés.

Dans la journée, pendant que nous vaquons à nos travaux, à chaque
instant, nous nous arrêtons pour examiner le ciel; tous nous avons la
même préoccupation. Qu’advient-il de Byrd?

L’aviateur américain n’a emmené qu’un seul compagnon, Bennett, un pilote
de premier ordre, qu’il a chargé de la conduite de l’avion, tandis que
lui remplira les fonctions d’observateur. Une pareille entreprise est
singulièrement aléatoire, nous le savons mieux que personne à la suite
de notre vol de l’été passé jusqu’au 88° de latitude. Aussi le sort des
deux explorateurs nous préoccupe. S’ils ne reviennent pas, nous irons à
leur recherche avec le _Norge_; nous devrons alors abandonner notre
projet de traversée du bassin. Une raison de plus, pour que nous
désirions le succès de notre confrère.

A 17 heures, nous nous mettions à table pour dîner, quand un ouvrier
italien entre en trombe dans la salle à manger: «On entend le bruit d’un
moteur, nous crie-t-il.» Nous nous précipitons au dehors, aucun doute
n’est possible. Un avion approche; bientôt, en effet, le Fokker
américain est en vue dans le nord, au-dessus des montagnes. Nous n’avons
pas une minute à perdre si nous voulons arriver à temps sur le terrain
d’atterrissage pour souhaiter à ces deux héros la chaleureuse bienvenue
qu’ils méritent. D’ici à leur champ d’aviation, il y a loin et l’épaisse
couche de neige qui recouvre encore le sol empêche de courir. Mais
l’enthousiasme nous donne des ailes, et, avant l’avion, nous atteignons
l’endroit où il va descendre. Le Fokker vole maintenant très bas afin de
prendre terre. La présence de nombreux groupes accourus pour témoigner à
Byrd et à Bennett leur admiration rend cette manœuvre délicate. Les
aviateurs ont beau faire signe aux curieux de dégager la piste, ils ne
bougent pas, et, avant de pouvoir se poser, l’appareil américain doit
décrire un nouveau cercle.

[Illustration: Le déblayage de la voie ferrée à Ny-Aalesund. Spitsberg.]

Après avoir aidé les audacieux aviateurs à sortir de la carlingue, nous
nous jetons dans leurs bras, tandis que tous les assistants poussent de
joyeux hurrahs. Pas un de nous ne leur demande s’ils ont atteint le
Pôle. Étant donné la longueur de leur absence, leur victoire est
certaine. Après seize heures de vol, nos amis n’ont qu’un désir: celui
de dormir le plus tôt possible. Donc nous ne leur posons aucune
question. Les soutenant sous les bras, nous les accompagnons au rivage
où des embarcations les attendent.

Quand nous remontons de la plage, qui trouvons-nous? Berge tournant avec
ardeur en plein territoire interdit. Mais maintenant, dans la joie
générale, toutes les consignes ont été levées. Notre photographe est
triomphant; il est, croit-il, le seul de toute la troupe d’opérateurs
réunie ici, à avoir filmé le retour de Byrd. Je ne veux pas le
contrarier en émettant un doute à ce sujet; selon toute vraisemblance,
ses concurrents ont pris tranquillement la scène du pont même de leur
navire. Que le lecteur me pardonne ces détails sur les rivalités des
photographes; ils montrent l’âpre lutte à laquelle ils se livrent, afin
d’être les premiers à satisfaire la curiosité du public. Le cinéma a
introduit le combat pour la vie sur un nouveau terrain.

Rentrés dans nos quartiers, nous envoyons à bord du navire américain
deux caisses de vin et d’eau-de-vie, deux caisses de «médecine», comme
nous libellons notre envoi pour témoigner de notre respect des lois sur
la prohibition. Même le plus fanatique des partisans du régime sec
conviendra avec nous qu’un pareil triomphe ne pouvait être fêté un verre
d’eau claire à la main.

Le 10 mai, le _Norge_ est paré. Si le temps est favorable, le départ
aura lieu demain de bon matin, pour profiter des heures les plus
froides. Plus la température sera basse et plus la pression
atmosphérique élevée, plus la force ascensionnelle sera considérable.
Pour tout abaissement d’un degré de la température elle augmentera de 70
kilogrammes et de 28 pour tout accroissement de pression d’un
millimètre[11].

  [11] Lincoln Ellsworth. _Vaerdien av polaropdagelser_.

Avant le départ, rappelons les caractéristiques de l’aérostat qui va
nous emporter à travers l’inconnu polaire. Le _Norge_ est un
semi-rigide, long de 106 mètres, haut de 25 et large de 19 m. 50 en son
plus grand diamètre. Son volume de gaz est de 18.500 mètres cubes, et sa
force ascensionnelle totale de 10 tonnes. L’aérostat est propulsé par
trois moteurs de 250 CV.--Il peut emporter 7 tonnes d’essence; son rayon
d’action est de 5.200 kilomètres à une vitesse horaire de 80
kilomètres[12].

  [12] Ces renseignements sont empruntés à l’article d’Ellsworth:
    _Vaerdien av polaropdagelser_.

Les membres de l’équipage ont été informés de réduire leurs bagages au
strict nécessaire. Nous autres, vétérans de l’an dernier, nous partons
uniquement avec les vêtements que nous avons sur le dos; nous ne prenons
même pas une paire de chaussettes de rechange. D’ailleurs, nous sommes
très chaudement habillés. Tous nous portons, outre d’épais
sous-vêtements, un costume doublé de peaux de mouton; seuls Ellsworth et
Nobile ont endossé des fourrures de renne et d’ours.

Outre les cinquante jours de vivres constituant la réserve générale de
l’expédition, chaque homme est muni d’un petit panier rempli d’œufs durs
et de sandwichs. Les approvisionnements comprennent encore quarante
thermos pleins de café et un quarante et unième de dimensions énormes
contenant je ne sais combien de litres de bouillon et de boulettes de
viande. Ce bouillon ayant pris le goût du métal ne rencontra guère
d’amateurs. Quelqu’un qui se félicita de posséder ce récipient dans sa
nacelle, ce fut le lieutenant Horgen. Il se délecta des boulettes et
employa la bouteille comme chaise.

Avant que tout ne soit prêt, le soleil est déjà haut. Le hangar n’étant
pas recouvert d’un toit, il chauffe le sommet du ballon et produit une
dilatation du gaz; de là, la nécessité de «soupaper».

Sur ces entrefaites, une brise légère se lève; elle rendrait dangereuse
la sortie du hangar, donc on attendra.

A 7 heures, le vent mollit; à 8 heures, l’ordre de sortie est donné.




CHAPITRE IX

L’équipage du «Norge».

Composition de l’équipage au point de vue de la nationalité.--Le colonel
Umberto Nobile.--Les attributions des différents membres de
l’expédition.--Rôle du chef dans une exploration.

Par ROALD AMUNDSEN.


L’équipage du _Norge_ comprend seize hommes:

1º Roald Amundsen et Lincoln Ellsworth, chefs de l’expédition.

2º Le colonel Umberto Nobile, commandant du dirigeable.

3º Le lieutenant de vaisseau de la marine royale norvégienne
Riiser-Larsen, commandant en second de l’expédition et du ballon.
Riiser-Larsen possède la pratique de la navigation aérienne; il a piloté
un de nos avions pendant la campagne de 1925 et dans la conduite de cet
appareil a déployé les plus éminentes qualités. A bord du _Norge_ il
remplira les fonctions de navigateur; il aura la tâche singulièrement
lourde et difficile de nous conduire du Spitsberg aux rivages de
l’Alaska en passant par le Pôle. Jamais spécialiste n’a été chargé d’une
mission aussi délicate.

4º Le lieutenant de vaisseau de la marine royale norvégienne, Emil
Horgen, préposé à la commande de direction. Un aviateur de premier
ordre, d’un sang-froid imperturbable; en outre, un habile navigateur. Si
Riiser-Larsen a besoin d’un collaborateur pour ses calculs, il le
trouvera dans Horgen.

5º Oscar Wisting, chargé du volant de profondeur. Après avoir fait
partie de l’expédition au Pôle Sud, il vient de passer sur le _Maud_ six
ans dans les glaces de l’Océan Arctique de Sibérie; à peine échappé à
leur étreinte, il est accouru se joindre à nous.

6º Le capitaine de vaisseau Birger Gottwaldt, de la marine royale
norvégienne, spécialiste en radiotélégraphie et en radiogoniométrie,
dirige le poste de T. S. F.

7º Fridtjof Storm Johnsen, assistant radiotélégraphiste.

8º Finn Malmgren, de l’université d’Upsal, météorologiste. Embarqué, de
1922 à 1925, sur le _Maud_ pendant sa dérive avec la banquise à travers
l’Océan Glacial de Sibérie, il possède une grande expérience de
l’Arctique.

9º Fredrik Ramm, journaliste. Sa mission consiste à tenir la presse des
deux mondes au courant de nos faits et gestes dans le grand inconnu
blanc.

10º Le lieutenant aviateur Oskar Omdal, de la marine royale norvégienne,
chargé du moteur de tribord. Excellent mécanicien, esprit inventif, avec
cela sachant prendre rapidement ses décisions, Omdal constitue une
valeur dans une expédition comme la nôtre.

11º Cecioni, mécanicien en chef,

12º Arduino, mécanicien,

13º Caratti, mécanicien,

14º Pomela, mécanicien,

Chargés des moteurs bâbord et arrière.

15º Alessandrini, arrimeur.

L’expédition comprend ainsi huit Norvégiens, six Italiens, un Américain
et un Suédois.

On a prétendu que ni Ellsworth ni moi, n’étant aéronautes, n’étions
qualifiés pour commander l’expédition. Ma réponse à cette objection est
aussi simple que décisive. Est-ce que nombre d’expéditions polaires
organisées depuis un demi-siècle, montées sur des navires, n’ont pas été
dirigées par des hommes qui n’étaient point des marins, et est-ce que
précisément pour cette raison leurs chefs n’ont pas été assistés par des
professionnels. N’avons-nous pas les exemples de Nansen, de Peary, de
Nordenskjöld, de Mylius Erichsen? Aucun de ces explorateurs ne possédait
la pratique de la navigation, et tous, pour conduire leurs bateaux, ont
fait appel au concours, soit d’officiers appartenant à des marines
militaires, soit de capitaines au long cours. Leur a-t-on contesté pour
cela le titre de chef d’expédition? Non, assurément. Notre cas est
exactement le même.

Le grand public se fait, d’ailleurs, une idée complètement erronée de la
mission de ce personnage. Il se le représente dirigeant les manœuvres et
commandant à ses compagnons comme à des comparses. Tout différent est
son rôle. Le chef, c’est celui qui a l’idée de l’expédition, qui en
conçoit le programme et en assure l’exécution. De toutes ses tâches
multiples, la plus importante consiste à savoir choisir ses
collaborateurs et à assurer le bon fonctionnement des différents organes
de l’entreprise. Si vous réussissez à grouper autour de vous des hommes
capables et à leur donner un équipement adéquat, vos chances de succès
seront grandes. Il peut arriver, il est vrai, que des événements
fortuits, tels que la rencontre de banquises invincibles, si vous
attaquez l’inconnu polaire avec un bateau, opposent un obstacle
insurmontable à la réalisation de votre plan de voyage. Dans ce cas,
quelque excellent que soit votre équipement, vous aboutirez à une
défaite. C’est là un accident, un des risques du métier, pourrait-on
dire, et sa survenance n’infirme nullement le principe posé. Au
contraire, si le personnel d’une expédition se montre inférieur à sa
tâche, alors même que son chef possède des qualités de premier ordre,
l’échec est certain d’avance. A lui seul, un homme ne peut accomplir une
grande exploration, mais s’il réunit autour de lui des spécialistes
expérimentés, il pourra les conduire à la victoire. Que l’on nous
permette de dire que l’expédition du _Norge_ apporte un exemple
illustratif à l’appui de cette opinion.

Pour la fonction de commandant du dirigeable, nous nous sommes assurés
le concours de l’homme le plus qualifié à cet effet, le colonel Umberto
Nobile. Nobile a non seulement construit le _Norge_, mais encore
accompli sur cet aérostat un très grand nombre de vols avec le succès le
plus complet. Tous nous nous félicitons d’avoir acquis une collaboration
d’une si haute valeur; nous avons mis la main sur le technicien dont
l’expérience constitue un gage de succès. Dès sa nomination, l’aéronaute
italien s’est donné corps et âme à l’entreprise, et, nous ne saurions
trop rendre hommage à la conscience qu’il a apportée aux préparatifs;
dans cette œuvre, il a donné la mesure de sa haute compétence.

Il est toujours assez délicat de parler de soi-même; nous allons
cependant essayer de le faire en toute sincérité, dans le dessein de
définir plus complètement mon rôle personnel. Aussi longtemps que le
voyage à travers les airs s’effectuera dans des conditions normales, ma
tâche se bornera à observer les régions survolées. L’équipage comprenant
des techniciens dans toutes les branches, je n’aurai pas à intervenir
dans leur domaine. Mais si, par malheur, un accident se produit, si le
_Norge_ est contraint de descendre sur la banquise par suite d’une panne
de moteurs ou de toute autre avarie, et réduit à l’état d’épave de
l’air, je devrai prendre le commandement effectif de toute la troupe. Il
s’agira alors de battre en retraite à travers les glaces de l’Océan
arctique, vers la terre la plus proche. En pareille occurrence, quel
serait le sort de novices en matière d’exploration polaire? Aucun doute
n’est possible à cet égard; dès l’instant où ils se trouveraient sur la
banquise, ils seraient condamnés à une mort prochaine. Dans des
circonstances aussi critiques, seul un explorateur possédant une longue
expérience de ces régions si hostiles pourra arriver à sauver ses
compagnons, encore ne sera-t-il pas certain du succès, mais lui, au
moins, aura des chances d’atteindre un heureux résultat.




CHAPITRE X

Du Spitsberg au Pôle Nord.

Le départ.--La grande banquise polaire.--Les installations à bord du
_Norge_.--Attributions des membres de l’équipage.--Incident de
moteur.--Premier banc de brume.--Ellsworth fête son anniversaire aux
approches du Pôle.--Arrivée au Pôle Nord.

Par Hj. RIISER-LARSEN, R. AMUNDSEN et LINCOLN ELLSWORTH.


Le 11 mai, à 8 h. 55[13]: «Lâchez tout» et, sans effort apparent, le
_Norge_ s’élève dans l’air limpide et clair d’une matinée ensoleillée.
Il ne fait pas froid; seulement 4° 5 sous zéro[14] et le vent est pour
ainsi dire nul.

  [13] Toutes les notations d’heure indiquées dans ce récit sont
    exprimées en temps moyen de Greenwich.

  [14] Température indiquée par Amundsen et Ellsworth. Dans son rapport
    (chap. XIV, p. 229), le météorologiste de l’expédition donne −8°
    pour la valeur de la température, au moment du départ.

La baie du Roi resplendit de lumière; un paysage tout blanc, avec ses
immenses glaciers et ses cimes chargées de neige. En bas, de petits
points noirs s’agitent sur le tapis immaculé étendu sur le sol; ce sont
nos amis qui nous envoient un dernier salut. Au moment du départ, leurs
physionomies graves et leurs serrements de mains nous disaient, à la
fois, leurs préoccupations et leurs vœux ardents pour le succès de notre
entreprise. Évidemment, ceux que nous laissons derrière nous ne sont pas
sans inquiétude sur notre compte. Nous, au contraire, nous n’éprouvons
pas la moindre appréhension de l’avenir; nous ressentons un sentiment de
délivrance, une joie intense d’en avoir fini avec les préparatifs
fastidieux et de nous lancer enfin à travers les airs dans le domaine si
attrayant de l’inconnu.

Tout à coup, que voyons-nous? Le Fokker de Byrd! Cet excellent ami vient
nous faire la conduite. Après nous avoir suivis quelque temps, il vire
de bord pour retourner à Ny Aalesund. Nous sommes désormais seuls dans
l’immense désert glacé du Pôle.

Une fois sortis du fjord, nous longeons, vers le nord, la côte ouest du
Spitsberg. Une suite de panoramas montagneux d’une beauté
impressionnante. Voici d’abord les Sept Glaciers, sept puissants fleuves
de glace descendant en longues et larges ondulations d’une vaste coupole
neigeuse occupant l’intérieur du pays; puis c’est la pittoresque baie de
la Madeleine, un hérissement de pics au milieu de nouveaux glaciers se
terminant en mer par de magnifiques falaises d’un blanc d’opale;
l’impression d’une chaîne des Alpes, dont les vallées inférieures
auraient été envahies par la mer, et dont seuls les sommets culminants
émergeraient.

A 10 h. 8, le _Norge_ arrive à hauteur de ce beau fjord; nous y entrons
un instant, faisant route sur un amer pour vérifier la déclinaison des
compas.

Vingt-sept minutes plus tard, nous sommes par le travers de la pointe
nord de l’île d’Amsterdam, l’extrémité nord-ouest du Spitsberg. Nous
venons alors un peu à l’est, afin de suivre vers le nord le méridien de
la station de T. S. F. de la baie du Roi et de pouvoir exécuter, en
cours de route, des relèvements radiogoniométriques sur ce poste, droit
par l’arrière.

Quelques instants après, survolé la limite méridionale de la grande
banquise polaire. Elle se rencontre tout proche l’île d’Amsterdam, par
conséquent notablement plus au sud que l’an dernier. Alors qu’en 1925,
jusqu’au 82° de latitude, c’est-à-dire jusqu’à 240 kilomètres environ au
nord de cette île, le _pack_[15] se présentait morcelé par des canaux
d’eau libre, à travers lesquels un navire à vapeur ou à moteur aurait pu
facilement se frayer un passage, aujourd’hui dès le 80° il est composé
de larges blocs de glace polaire, serrés les uns contre les autres,
formant une muraille flottante impénétrable. Désormais, pendant trois
jours, jusqu’à notre arrivée dans l’Alaska de l’autre côté du Pôle, ce
sera le même paysage; d’horizon en horizon, toujours une immense plaine
blanche partout pareille. Seulement, de loin en loin, une tache paraît à
sa surface: une raie noire, plus ou moins longue, une fente créée par
les agitations de la banquise et dont l’entrebâillement laisse
apparaître un pan de la mer sous-jacente.

  [15] Banquise.

Dans une de ces crevasses trois baleines blanches demeurent blotties à
l’abri d’un large glaçon. Plus loin, des traces d’ours sont visibles.
Nous apercevons même deux de ces animaux; effrayés par le bruit des
moteurs, ils fuient à toutes jambes, puis se jettent à la nage dans une
flaque, en faisant jaillir des gerbes d’eau.

Un beau soleil éclaire un ciel d’un bleu admirable, une féerie de
lumière laissant une sensation de surnaturel, d’extra-terrestre. La
gigantesque ombre fusiforme du ballon que l’on voit courir à la surface
étincelante de la banquise ajoute à cette impression; on dirait une
énorme baleine, quelque monstre apocalyptique bondissant sur une nappe
d’argent; une vision de monde légendaire. En effet, nous vivons une
légende, un voyage à la Jules Verne.

Sans aucun effort, ni fatigue, nous pénétrons dans un des déserts les
plus hostiles; sans la moindre difficulté nous franchissons des
obstacles qui tant d’années ont arrêté les plus vaillants explorateurs.
Si le cadre de notre cabine était moins fruste, nous pourrions nous
croire dans un grand express courant à travers une plaine de neige sans
fin. Et, tandis que nous nous enfonçons dans cette solitude, grâce à la
T. S. F., nous demeurons en relation avec le monde extérieur. Quelques
heures après le départ, nous recevons un message d’un ami de Melbourne.
Ni la distance, ni le désert n’arrêtent plus les relations. En vérité,
nous vivons une époque féconde en prodiges.

Aux approches du 83° de latitude nord, les dernières cîmes du Spitsberg
disparaissent en-dessous de l’horizon, en même temps que toute trace de
vie animale sur la banquise. Maintenant, plus rien que l’infinie plaine
glacée, un monde pâle, exsangue, une image d’astre éteint par le froid.

Pas confortable du tout notre installation à bord. Nous ne sommes pas
moins de dix, entassés dans la nacelle du pilote. Représentez-vous un
espace de 12 à 15 mètres carrés éclairé par quatre larges fenêtres en
avant et par sept autres sur le côté. Aux murs, les portraits du Roi et
de la Reine de Norvège, les mêmes qui ornaient le carré du _Fram_ dans
sa mémorable expédition au Pôle Sud, une Vierge accrochée par nos amis
italiens et un trèfle à quatre feuilles, présent du major Scott,
commandant du dirigeable anglais _R-33_.

On a prétendu que pendant ce vol, l’équipage était divisé en deux camps
ennemis, prêts à en venir aux mains. Purs racontars! Pour batailler, il
est nécessaire d’avoir de l’espace à sa disposition; or, nous en
manquions totalement. Bien loin d’avoir revêtu un caractère agressif
durant le voyage, les rapports entre les différents membres de
l’expédition ont été, au contraire, empreints de la plus grande
cordialité et de l’harmonie la plus complète. A bord du _Norge_, jamais
je n’ai entendu un mot mal sonnant, ni n’ai surpris un regard hostile.
D’ailleurs, si la discorde eût régné parmi nous, l’expédition n’aurait
pu être menée à bonne fin. Les dix hommes réunis dans la nacelle du
pilote étaient d’ailleurs trop occupés pour avoir le temps de se
disputer. A l’extrême avant de cette cabine, assis sur son réservoir
rempli de bouillon, Horgen est absorbé par la manœuvre du volant de
direction; pas une minute il ne peut le lâcher. Près de lui, Wisting
tient la commande de profondeur. En arrière, Amundsen, huché sur un
cylindre en aluminium, observe la banquise par une fenêtre, pendant que
Nobile, toujours souriant, surveille attentivement les mouvements du
ballon.

[Illustration: Entrée du «Norge» dans le hangar de la baie du Roi au
Spitsberg.]

Dans le second compartiment de la nacelle, la «chambre des cartes»,
règnent une paix non moins profonde et une activité non moins grande. A
tout instant, Riiser-Larsen prend soit une hauteur solaire, soit une
mesure de vitesse ou de dérive; puis, son observation terminée, il se
plonge dans des calculs et en note ensuite les résultats sur le livre de
bord et sur la carte. Notre commandant en second n’a jamais une minute
de repos; il n’a même pas le temps de boire ni de manger, à plus forte
raison de dormir. Ellsworth est son dévoué collaborateur pour la lecture
des chronomètres.

Malmgren est également très affairé; constamment il observe ses
instruments, et, quand il ne lit pas les baromètres ou les thermomètres,
il travaille à dresser la carte du temps, d’après les observations
météorologiques que la T. S. F. lui transmet. Il est de la plus haute
importance de connaître les mouvements de l’atmosphère et le temps
probable que nous rencontrerons plus loin.

Près du météorologiste, Ramm rédige ses télégrammes de presse, tandis
que dans un autre coin de la cabine Gottwaldt et Storm Johnsen, coiffés
de leurs casques à écoutoirs, reçoivent et expédient des messages.

Pour compléter la liste des occupants de la nacelle du pilote,
mentionnons Titina, le fox-terrier de Nobile, la mascotte de
l’expédition, l’unique représentant du sexe faible à bord du _Norge_.

                   *       *       *       *       *

Seule la fuite rapide de la banquise nous donne l’impression que nous
volons. Nous éprouvons un sentiment de complète sécurité. Peut-être
cette impression résulte-t-elle de nos souvenirs de l’an dernier. Qu’une
panne affecte un des moteurs du _Norge_, on l’arrêtera pour exécuter les
réparations nécessaires et pendant ce temps le ballon continuera à
flotter. Combien la situation est différente avec un avion! Une avarie
au moteur, c’est la descente forcée, et la descente forcée sur la
banquise, c’est la catastrophe certaine. En 1926, le _pack_ offre le
même aspect qu’en 1925; partout et toujours des chaînes de monticules
engendrées par les collisions des glaces sous la poussée des vents et
des courants, partout et toujours un terrain disloqué, hérissé
d’aspérités, fendillé par un réseau inextricable de crevasses. Ces
fentes atteignent rarement les dimensions d’un étroit canal; dans ce
cas, elles sont généralement tortueuses; presque toutes sont recouvertes
de «jeune glace»[16].

  [16] Glace nouvellement formée.

Sur l’énorme distance séparant le Spitsberg de la côte septentrionale de
l’Alaska, nous n’avons aperçu ni un seul espace plan suffisamment étendu
pour qu’un avion pût y descendre en sécurité, ni une flaque d’eau assez
grande pour permettre à un hydravion d’amerrir. De la hauteur à laquelle
nous naviguions, quelques champs de glace semblaient unis; aussi
plusieurs fois avons-nous entendu des camarades s’écrier: «Regardez quel
magnifique terrain d’atterrissage.»

Leurs réflexions nous faisaient sourire, nous autres vétérans de l’an
dernier, qui pendant vingt-quatre jours, avions lutté sur un de ces
«magnifiques» terrains. Les novices en matière arctique se laissent
facilement tromper par les apparences de la banquise. Malgré le brillant
succès de Byrd, on ne saurait conseiller de se hasarder en avion
au-dessus de ce désert, tant que les moteurs ne seront assez parfaits
pour que toute possibilité de panne et par suite de descente forcée soit
exclue.

... Au début, nous volons relativement bas, à environ 200 mètres
d’altitude, avec deux moteurs seulement, ceux de bâbord et d’arrière.
Marchant à 1.200 tours, ils devraient donner une vitesse propre de 80
kilomètres. La brise de nord-est fraîchissant, nous prenons constamment
des observations de dérive. La vitesse vraie étant tombée à 72
kilomètres et la dérive s’élevant à 30° sur bâbord, après conférence
avec le météorologiste, nous décidons de monter. Pendant cette
ascension, des mesures de vitesse sont continuellement exécutées, pour
chercher la couche d’air où le ballon pourra atteindre l’allure la plus
rapide. Nous la rencontrons à l’altitude de 530 mètres. A cette hauteur,
le ballon acquiert une vitesse vraie de 86 kilomètres, avec une dérive
de seulement 14°. Dans cette région la brise souffle sur l’arrière du
travers, par suite nous pousse dans la bonne direction. Dès que la
dérive varie, la route est corrigée. Si la correction est seulement de
quelques degrés, le pilote de direction, les yeux fixés sur le compas
solaire, déplace l’image réfléchie du soleil d’un nombre correspondant
de degrés par rapport à la croix marquant le centre de l’instrument. La
correction est-elle plus importante, on change l’orientation de ce
compas.

Aussi fréquemment que possible, Gottwaldt prend des relèvements
radiogoniométriques sur la station de T. S. F. de Ny Aalesund. Un
relèvement exécuté à 14 heures nous place un peu à l’est de l’estime.
Nous modifions alors légèrement le cap.

Pour assurer la bonne marche du ballon, le navigateur communique ses
instructions directement au pilote de direction. Constate-t-il une trop
forte diminution de la vitesse vraie par l’effet de la brise, il confère
avec le météorologiste, les chefs de l’expédition et le commandant du
_Norge_. Si ce dernier estime que des questions de force ascensionnelle
ne s’opposent pas à ce que l’on monte plus haut et si les chefs de
l’expédition n’élèvent pas d’objection à ce sujet, Riiser-Larsen donne
des ordres en conséquence au pilote de profondeur.

Les observations de vitesse et de dérive ainsi que les positions
successives du ballon sont communiquées aux chefs de l’expédition et à
Nobile. Riiser-Larsen, réunissant les fonctions de second du dirigeable
et de navigateur, la situation devient plus simple lorsqu’il remplace le
commandant. En raison du faible effectif de l’équipage, Nobile se trouve
surchargé de besogne; de son côté, absorbé par les observations et les
calculs, Riiser-Larsen n’a le temps ni d’accomplir les devoirs qui
incombent au second, ni de prendre le quart régulièrement; aussi bien le
commandant doit-il faire lui-même les rondes à l’intérieur de l’aéronef,
et demeurer ensuite presque constamment dans la nacelle du pilote pour
surveiller la marche du ballon. Il dut, par suite, rester debout pendant
la plus grande partie du voyage.

A 16 heures, une observation de dérive montre que le _Norge_ tient bien
la route. En conséquence, le cap est mis droit sur le Pôle. A 17 heures,
une observation solaire nous place de nouveau sur le méridien de Ny
Aalesund.

18 h. 30. Nous rencontrons une zone de vent; elle nous fait légèrement
dériver dans l’est. Heureusement, cette brise soufflant sur l’arrière du
travers, tend à accroître notre vitesse.

18 h. 40. Léger incident. Après avoir pendant quelque temps fonctionné
irrégulièrement en raison du défaut d’arrivée de l’essence, le moteur de
bâbord s’arrête. La canalisation est obstruée par de la glace! Marchant
alors uniquement avec le groupe arrière, la vitesse tombe à 55
kilomètres, jusqu’à ce que le moteur de tribord ait été préparé. Pendant
cette attente, il est mis à 1.000 tours; la vitesse remonte alors à 72
kilomètres. Quelle chance que nous soyons en dirigeable et non en avion!
Si semblable panne était survenue à bord d’un aéroplane, c’était la
chute certaine et le sort de l’expédition aurait été réglé du coup. On
débarrasse la tuyauterie de la glace et à 19 h. 55, le groupe de bâbord
est remis en marche; après quoi l’on arrête celui de tribord. Cinq
quarts d’heure ont suffi pour effectuer la réparation.

Tout le voyage a été accompli avec deux moteurs seulement, celui
d’arrière et l’un des groupes latéraux; le troisième est tenu en réserve
comme machine de secours. Avec ces deux moteurs à 1.200 tours, le
_Norge_ obtient la vitesse la plus économique, soit 80 kilomètres; il
acquiert alors son plus grand rayon d’action par rapport à son
approvisionnement d’essence. Le maximum de révolutions que les groupes
peuvent donner étant de 1.400, l’allure de 1.200 tours est donc très
modérée.

87° de latitude. Jusqu’ici un magnifique soleil a brillé dans un ciel
sans nuage. Grâce à cette circonstance, depuis le départ de la baie du
Roi, nous avons employé le compas solaire.

19 heures. Entendu le signal horaire de la station norvégienne de
T. S. F. de Stavanger. «J’éprouve l’illusion de me trouver dans ma
chambre et d’entendre sonner la pendule, écrit Amundsen. Une impression
de stupéfaction, de quelque chose d’extraordinaire. Pendant que nous
pénétrons de plus en plus loin au cœur du grand désert du Pôle et que
nous nous éloignons davantage du monde habité, les messages envoyés par
les amis demeurés au pays parviennent jusqu’à nous pour nous guider à
travers l’inconnu.»

La situation atmosphérique semble devoir changer. A 19 h. 30 des nuages
montent de l’horizon; en même temps la température s’abaisse: 10° sous
zéro. Maintenant la brume nous enveloppe. Ce n’est heureusement qu’une
fausse alerte; bientôt elle disparaît et fait place à un ciel clair.

Vitesse vraie: 67 kilomètres; pas de dérive.

22 h. 25. De nouveau, une muraille de brume s’élève devant nous. Nous
voici dans les nuages; ils forment, cette fois, un banc, large et épais.
Aussitôt une couche de glace recouvre les parties métalliques de
l’aéronef. Cela devient sérieux; si ce dépôt augmente, il surchargera le
ballon et fatiguera ses différents organes. En conséquence, nous montons
à 650 mètres; à cette altitude nous sommes encore dans la brume et
soumis à tous les inconvénients qu’elle entraîne. Un nouveau coup du
volant de profondeur, nous voici à 1.000 mètres; à cette altitude nous
dominons la mer de nuages et retrouvons un soleil éclatant. Nous pouvons
continuer à faire usage du compas solaire.

Par 87° 30′ de latitude nord, un radio annonce que le Roi de Norvège
décerne au capitaine Gottwaldt la croix pour le Mérite en récompense de
ses travaux sur la radiotélégraphie. Sa Majesté a toujours témoigné d’un
très grand sens de l’à-propos: une fois de plus nous admirons cette
qualité éminente chez notre souverain. Neuf hourrahs saluent l’heureuse
nouvelle.

A 21 h. 53, nous passons le 87° 43′, la latitude extrême atteinte au
cours de notre raid de l’an dernier. Le point où nous avons amerri en
1925, se trouve à 50 milles dans l’ouest. La banquise est tout aussi
disloquée que l’an dernier; nous nous félicitons de la survoler bien
tranquillement, au lieu de nous dépenser en efforts épuisants à sa
surface.

                   *       *       *       *       *

_12 mai_, 0 heure au méridien de la baie du Roi. Le soleil de minuit
brille dans toute sa gloire. Riiser-Larsen en profite pour prendre une
hauteur méridienne. Elle indique que nous sommes par 88° 30′ de
latitude. Cette observation nous permet de vérifier la vitesse de
l’aéronef que la brume nous a empêchés de mesurer directement par
rapport à la banquise. D’après les résultats de l’opération, des valeurs
trop fortes ont été précédemment adoptées pour la marche du ballon;
selon toute vraisemblance, l’erreur provient d’une erreur instrumentale
de l’altimètre.

Les relèvements radiogoniométriques nous placent toujours sur le
méridien de la baie du Roi, comme le prouve également la position du
soleil à minuit, exactement droit par l’avant.

De nouveau le moteur de bâbord donne des ennuis à son mécanicien.
L’essence n’arrive pas régulièrement; la conduite se trouve encore une
fois obstruée par de la glace. En conséquence, ordre est donné d’arrêter
ce moteur et de mettre en marche celui de tribord.

A minuit, Lincoln Ellsworth entre dans sa quarante-sixième année. A
l’occasion de cet événement, pendant un instant les travaux du bord sont
suspendus et tous nous allons féliciter notre sympathique camarade.
Nobile ouvre une bouteille de punch aux œufs pour boire à la santé de
celui dont les libéralités ont permis l’exécution de notre grand
dessein. Fêter son anniversaire à quelques kilomètres du Pôle Nord,
c’est un record remarquable; Ellsworth est certain de le garder.
Quelques instants plus tard, un radiogramme apporte à notre ami les
compliments de la petite colonie norvégienne de Ny Aalesund. Jusqu’aux
approches du Pôle, nous demeurons en relation avec le monde extérieur.

A minuit, le moteur de bâbord est remis en marche et celui de tribord
arrêté.

De temps à autre, des déchirures s’ouvrent dans le banc de brume,
laissant apparaître des pans de banquise. Riiser-Larsen en profite pour
observer la vitesse et la dérive. Maintenant une légère brise souffle
droit debout. Elle n’apporte aucune gêne à la tenue de la route le long
du méridien de la baie du Roi, tant que nous pouvons gouverner d’après
le compas solaire. Jusqu’ici les compas magnétiques ont donné de bonnes
indications. Dans la région que nous venons de traverser, la déclinaison
est faible, mais dans celle où nous entrons, sa valeur subit de rapides
variations.

                   *       *       *       *       *

_12 mai_, 1 heure.--A notre grande satisfaction, la mer de nuages se
dissipe rapidement. Cela aurait été une pénible déception, si nous
n’avions pu voir le Pôle.

Après avoir soigneusement vérifié les observations de vitesse,
Riiser-Larsen annonce que dans une demi-heure nous arriverons au «sommet
de la terre». Le commandant en second a calculé l’angle qu’il devrait
lire sur le limbe du sextant, si à 1 heure il se trouvait au-dessus du
Pôle. Cela fait, après avoir disposé son instrument à cet angle, il suit
le mouvement apparent du soleil; les deux images se rapprochent de plus
en plus. A 1 h. 15, Riiser-Larsen s’agenouille pour observer par une des
fenêtres ouvertes pour la circonstance; encore quelques minutes, et, à
1 h. 25 exactement, les deux images du soleil arrivent en contact.

--Nous y sommes! s’écrie-t-il.

Le ballon descend à une centaine de mètres au-dessus de la banquise.
Pendant que cette manœuvre s’accomplit, nous gagnons le couloir de
quille, afin de lancer sur la glace les pavillons des trois nations
représentées à bord. Chaque drapeau est attaché à une hampe en aluminium
terminée par une longue pointe. Dès que nous sommes réunis, un panneau
est ouvert; toutes les têtes se découvrent. Saisissant le pavillon
norvégien, Amundsen le projette avec force dans le vide. Il arrive droit
sur la banquise et y demeure fixé. Nos claires couleurs nationales
claquent gaiement au vent du Pôle. Ellsworth lance ensuite le drapeau
des États-Unis, puis Nobile celui d’Italie. Après cela, nous serrons
chaleureusement les mains d’Amundsen, puis celles de Wisting. A ces deux
hommes appartient la gloire d’avoir planté l’emblème de la Norvège sur
les deux Pôles de la terre.

Ici la banquise présente un aspect différent de celui qu’elle offrait
plus au sud; elle se montre morcelée en petits glaçons agglomérés,
serrés les uns contre les autres. Une de ces plaques, toutes semblables
les unes aux autres, représente le gisement du sommet boréal de l’axe de
rotation du globe terrestre. Sous l’impulsion des courants marins,
lentement l’énorme croûte qui recouvre l’océan chemine vers le sud. Par
suite, chaque jour, pour ainsi dire, un nouveau glaçon vient occuper
l’emplacement du Pôle Nord et peut-être dans quelques années
retrouvera-t-on sur la côte orientale du Grönland le «champ» sur lequel
nos pavillons ont été fixés en signe de victoire.

De la baie du Roi au Pôle la distance à vol d’oiseau ne dépasse pas
1.200 kilomètres; par suite de la dérive, nous en avons parcouru, depuis
le départ, environ 1.700, en seize heures trente.




CHAPITRE XI

Du Pôle Nord à la côte de l’Alaska.

Dangers de la situation.--Au-dessus du Pôle des Glaces.--Le dernier
grand mystère de l’Arctique dévoilé.--La brume.--L’expédition mise en
péril par le givre.--Situation dramatique.--La lutte contre le
verglas.--Terre en vue.--Arrivée sur la côte de l’Alaska.

Par Hj. RIISER-LARSEN, F. MALMGREN, R. AMUNDSEN et L. ELLSWORTH.


Maintenant en route pour la côte nord de l’Alaska. 2.100 kilomètres nous
en séparent, 2.100 kilomètres, toujours au-dessus de la banquise. C’est
de beaucoup l’étape la plus périlleuse du voyage. Jetez un coup d’œil
sur la carte, vous voyez qu’entre la baie du Roi et le Pôle, nous ne
nous sommes jamais trouvés à une très grande distance du Grönland. Sous
le 85° de latitude, nous n’étions séparés de sa côte septentrionale que
par 520 kilomètres, et, au Pôle même par environ 700. Dans cette partie
du trajet, un accident eût-il immobilisé le _Norge_, une retraite vers
cette terre aurait certes présenté de grands risques, mais pour peu que
la fortune nous eût favorisés, elle aurait été couronnée de succès,
d’autant que dans ce secteur les courants marins poussent la banquise
vers le sud. Ajoutez à cela que le nord du Grönland offre des ressources
en gibier et que sur la terre voisine de Grant, un dépôt de vivres a été
établi à notre intention. Donc si nous étions arrivés sur ces côtes
glacées, nous n’aurions pas été exposés à y mourir de faim. Combien
notre situation est singulièrement plus préoccupante entre le Pôle et la
côte nord de l’Alaska! La route que nous allons suivre reste très
éloignée de toute terre. De ce côté, sous le 85e parallèle, elle passe à
une distance de l’île la plus proche--l’île du Prince-Patrick--double de
celle qui nous séparait du Grönland, alors que nous nous trouvions à la
même latitude dans le secteur du Spitsberg, et, par le 80e parallèle,
nous serons encore à 500 kilomètres de la côte la plus rapprochée. De
plus, dans cette partie du bassin polaire, on ignore la direction
générale de la dérive des glaces; on sait seulement qu’elles forment là
l’embâcle le plus compact et le plus étendu que renferme l’Océan
Arctique. Dans ces conditions, en cas d’accident au ballon, une retraite
vers les terres les plus rapprochées sera singulièrement hasardeuse.

Du Pôle, le cap est mis sur la pointe Barrow, par conséquent dans le
sud-est. Il se produit alors un fait amusant. Jusque-là nous avions eu
l’ouest à gauche et l’est à droite, comme en tout point de l’hémisphère
boréal, lorsque l’on regarde le nord. Aussitôt le gisement du sommet
septentrional de l’axe de rotation terrestre dépassé, les points
cardinaux paraissent inversés. Désormais l’est se trouve à gauche et
l’ouest à droite. Rudyard Kipling n’avait pas prévu ce cas, lorsqu’il
écrivait sa phrase célèbre: _For West is West and East is East and never
the twain shall meet_ (car l’ouest est l’ouest et l’est l’est, et jamais
ces deux aires ne se rencontreront).

Nous continuons à employer le temps moyen de Greenwich, mais pour les
observations, il est nécessaire de calculer l’heure du méridien de la
pointe Barrow que nous allons suivre. Nous pourrons alors prendre des
hauteurs pour la détermination de la latitude et de la longitude quand
le soleil occupera une position favorable.

[Illustration: La seule grande ouverture de la grande banquise polaire
observée par l’expédition.]

Le temps de la pointe Barrow retarde d’environ dix heures sur celui de
Greenwich et de onze heures sur celui de la baie du Roi. Par conséquent,
après avoir franchi le Pôle, nous ne sommes plus le 12 mai, mais le 11
dans l’après-midi. Nous vivons ainsi deux soirées consécutives.
Ellsworth verra donc revenir son anniversaire dans quelques heures;
après l’avoir fêté une première fois, il pourra le célébrer de nouveau.

Nous sommes fourbus et cependant nous devons continuer à travailler.
C’est la seconde nuit que nous passons, pour ainsi dire, sans sommeil.
«Pendant celle qui a précédé le départ, je n’ai dormi que trois heures,
écrit le lieutenant Riiser-Larsen, et tous mes camarades sont dans le
même cas.» Les couchettes du bord ne sont d’ailleurs guère tentantes;
mais peu importe, car le faible effectif de l’équipage ne permet pas
d’organiser une relève des hommes de quart. Quand on dispose d’un
instant de loisir, on s’appuie contre une cloison et on dort debout.
Jugez par là de notre fatigue, et la moitié du voyage n’est pas encore
accomplie!

Point de repas réguliers non plus. Après le Pôle nous avalons quelques
boulettes de viande encore tièdes, conservées dans le grand thermos
servant de siège au pilote de direction. Ce fut notre seul repas chaud
pendant tout le voyage. Par la suite, on dut se contenter de thé et de
café froids, de sandwichs recouverts d’une couche de givre et durs comme
pierre ou de morceaux de viande hachée truffés de cristaux de glace.
Pour les dégeler, avant de les mettre sous la dent, nous n’avions
d’autre ressource que de les placer pendant quelque temps dans les
poches de nos pantalons.

La température, fort heureusement, n’est pas très basse; jamais, au
cours du vol, elle n’est descendue au-dessous de 13° sous zéro, d’après
Riiser-Larsen.

Toujours beau temps. Le soleil continue à luire, et, circonstance
éminemment favorable, pas de vent.

                   *       *       *       *       *

_12 mai_, 2 h. 15.--Le ciel se couvre de temps à autre. Durant ces
passages d’ombre, nous naviguons d’après le compas magnétique.

A 4 heures, le soleil brille de nouveau. Vingt minutes plus tard, une
observation nous place un peu à l’ouest de notre estime. Le ballon subit
une légère dérive, sans que sa vitesse en soit affectée. Nous naviguons
entre 600 et 700 mètres d’altitude.

«A chaque instant, la déclinaison présente des écarts par rapport à sa
valeur admise, écrit le lieutenant Riiser-Larsen; par suite la route
doit être fréquemment modifiée pour revenir sur le méridien de la pointe
Barrow. Le tracé des isogones porté sur la carte ne m’inspirant qu’une
médiocre confiance, de ce fait je suis astreint à un travail
supplémentaire; en outre je demeure préoccupé par la situation résultant
de cette incertitude. A 6 heures, une comparaison avec le compas solaire
indique une valeur de la déclinaison inférieure, semble-t-il, de 10° à
celle donnée par la carte.»

Vers 7 heures, nous entrons dans la zone du Pôle des Glaces, dans cette
vaste région du bassin arctique située au nord et au nord-ouest de
l’archipel polaire américain, demeurée jusqu’ici complètement inconnue,
dont l’exploration constitue l’objet principal de notre voyage. Dans
l’horizon que nous embrassons, aucune terre en vue, rien qu’une
formidable banquise; dans cet entassement de glaçons pas le moindre
étang, pas un canal, pas la plus petite flaque d’eau libre; une mer
morte figée par le froid.

Nous n’apercevons ni morse, ni phoque, les hôtes habituels des parties
de l’océan polaire où l’homme n’a pas encore pénétré. Les oiseaux même
sont absents; sur cette carapace de glace flottante sans solution de
continuité ils ne pourraient trouver aucune alimentation! Les seules
traces de vie organique que nous découvrons sont représentées par des
pistes d’ours. Qu’est-ce que ces animaux peuvent trouver à se mettre
sous la dent dans ce désert? Bref une impression de solitude poignante.

A 7 heures, Riiser-Larsen prend une mesure de dérive, la dernière pour
quelque temps. En effet, bientôt après, entre le 86° et le 85° de
latitude, une brume épaisse nous enveloppe.

«Me voici donc libéré des observations pour un moment, rapporte le
commandant en second. Oserai-je l’avouer, l’arrivée de cette mer de
nuages ne me contriste nullement. Elle me permet de m’asseoir pour la
première fois depuis le départ et de faire un somme d’une demi-heure. Je
me réveille en entendant annoncer que la banquise est de nouveau
visible. Je vais donc pouvoir continuer mes observations. Hélas! ce
n’est qu’une éclaircie fugitive.»

Elle est bien malencontreuse, cette brume. Elle survient juste au moment
où nous entrons dans la région inconnue, que nous désirions tant
embrasser du regard. Peut-être renferme-t-elle quelques îles basses,
dont la vue nous aura été dérobée, mais très certainement elle ne
contient aucune terre de grande étendue. A cet égard, les fréquentes
déchirures, qui se produisent dans la nappe de nuages nous permettent
d’être affirmatifs. Sur ce point, le lieutenant Riiser-Larsen se
prononce en termes catégoriques. «Grâce aux éclaircies qui surviennent,
tantôt au-dessous du ballon, tantôt à droite ou à gauche, nous pouvons
constater que tout cet espace est occupé par un océan et rien que par un
océan entièrement recouvert de glace», écrit-il.

A 10 h. 45, la rupture d’une pale de ventilateur oblige à arrêter le
moteur de bâbord; celui de tribord est mis en marche pendant la
réparation.

Nous naviguons au-dessus des nuages. Dire que tout récemment les
météorologistes prétendaient que dans la partie nord du bassin arctique
la brume ne couvre pas au printemps de vastes espaces. Or, la mer de
nuages sera notre trop fidèle compagne sur une distance de pas moins de
2.200 kilomètres!

Toute la journée, route à des hauteurs diverses, presque constamment
dans les nuages. De temps à autre, une éclaircie, puis la grisaille se
referme.

A 17 heures, grand émoi. Dans l’ouest, une apparence de terre est
signalée. Déjà, à plusieurs reprises, nous avions cru apercevoir des
îles montagneuses; mais chaque fois, après un moment d’attention, nous
avions reconnu être le jouet d’une illusion d’optique. La mer polaire
est peuplée de décevants mirages. Cette fois cela semble plus sérieux.
La côte signalée paraît garder des contours constants; donc nous mettons
le cap dans sa direction. Quelle anxiété nous étreint! Une grande
découverte géographique va-t-elle nous récompenser de nos peines! Hélas!
encore une fois la terre en vue n’est qu’une terre fantôme, et à 17 h.
30, nous reprenons notre route.

Bientôt les nuages s’étendent au-dessus de nous; nous gouvernons alors
d’après le compas magnétique. Heureusement, nous ne sommes plus dans la
région où la déclinaison change pour ainsi dire constamment. Pendant un
temps relativement long, nous pouvons garder la même route au compas.
Par l’avant, le ciel noircit. Le banc de brume sous-jacent monte de plus
en plus haut; voulant nous maintenir en-dessus de son niveau, nous nous
élevons. En même temps, le plafond de nuages qui nous domine descend
progressivement. Le lieutenant Riiser-Larsen, chargé alors du
commandement du ballon, veut essayer de le survoler, quand il s’aperçoit
que plus en avant ce plafond rejoint la nappe nébuleuse inférieure. Nous
nous trouvons déjà à l’altitude de 1.100 mètres; pour dépasser les
nuages, il faudrait monter davantage, par suite ouvrir les soupapes. Les
gaz éprouvant, comme on sait, une dilatation inversement proportionnelle
à la pression atmosphérique. Pour cette raison, la manœuvre projetée est
abandonnée. Nous ne voulons pas, en effet, lâcher de gaz à moins de
nécessité absolue. Si des dépôts de glace viennent à se former sur le
ballon, il importe qu’il conserve toute sa force ascensionnelle.

Aussi bien, au lieu de monter, comme on l’avait tout d’abord résolu,
nous descendons en profitant d’une déchirure des nuées. Constamment des
éclaircies nous laissent apercevoir des fragments de banquise. Sur ces
entrefaites, Nobile revient prendre le quart. D’un commun accord,
Riiser-Larsen et lui décident de descendre encore plus bas; il se
pourrait, en effet, que la brume ne s’étendît pas jusqu’au niveau de la
glace. La descente est conduite lentement pour que le remplissage des
ballonnets s’opère progressivement.

En-dessous des compartiments à gaz se trouvent les ballonnets remplis
d’air amené par la buse de l’avant. A mesure que les gaz subissent une
compression par suite de l’augmentation de la pression atmosphérique du
fait de la descente, la diminution de volume qui en résulte est
compensée par une augmentation du volume d’air dans les ballonnets. Le
ballon se trouve donc sous une pression légèrement supérieure à celle de
l’air ambiant. C’est pour cette raison que les souples et les
semi-rigides conservent leur forme.

Alors que nous sommes par 85° 30′ de latitude environ, des dépôts de
glace commencent à se former sur les parties métalliques extérieures de
l’aérostat et une couche de givre sur les cordages ainsi que sur les
parois des nacelles. C’est le plus grand danger qui puisse nous menacer.
A cet égard, la catastrophe de l’expédition Andrée, il y a vingt-neuf
ans, est instructive. Selon toute vraisemblance, la perte de cet
audacieux aéronaute dans sa tentative de pénétration dans le bassin
arctique en sphérique a été causée par ce phénomène de condensation. Le
poids de la glace qui s’était formée sur l’enveloppe en traversant des
brumes à l’état de surfusion aura déterminé la chute de l’aérostat.
Pourvu que pareil accident ne nous arrive pas. Peut-être une fois
descendus, échapperons-nous à ce danger? Peut-être un intervalle clair
existe-t-il entre la banquise et la mer de nuages?

En effet, la brume ne s’étend pas jusqu’au niveau de l’océan. Par
contre, à cette basse altitude, il neige abondamment; d’où une
augmentation des dépôts de glace. En présence de cette situation, après
conférence avec le météorologiste on décide de remonter. Malmgren ouvre
une fenêtre pour observer constamment la température de l’air et sa
teneur en humidité.

«Nous nous élevons à 800 mètres dans l’espoir de dépasser la mer de
nuages, rapporte notre météorologiste. Cette manœuvre ne donne aucun
résultat. A cette altitude, si la brume est peut-être moins dense, les
phénomènes de condensation deviennent encore plus énergiques. Nous
redescendons alors à quelques centaines de mètres au-dessus de la
banquise. A ce niveau, la formation du givre devient insignifiante, les
couches d’air voisines de la nappe de glace qui recouvre l’océan
possédant une température inférieure de 3 à 4° à celle des couches plus
élevées. Plus l’air est froid, moins on a à redouter pareil dépôt de
verglas sur l’aérostat.»

Quelques heures plus tard, par 83° de latitude, le phénomène reprend
avec une nouvelle intensité.

«Le compas solaire, écrit Riiser-Larsen, est transformé en un bloc de
glace de forme fantastique, par suite ne fonctionne plus. Toutes les
pièces métalliques extérieures des nacelles motrices sont également
recouvertes de glace, de même les haussières en fil d’acier qui pendent
le long du ballon, tandis que celles en chanvre sont enveloppées de gros
cristaux de givre. La toile recouvrant la cabine du pilote et l’avant du
ballon, sont pareillement tapissées de givre. Par contre, l’enveloppe
même de l’aérostat en toile caoutchoutée n’est fort heureusement le
siège d’aucun dépôt. Ces condensations sont proportionnelles à la
conductibilité des corps. Ainsi de la glace se dépose sur les objets en
métal, du givre seulement sur la toile ordinaire et sur les cordages;
par contre ni glace ni givre ne se forme sur la toile caoutchoutée. Dans
le cas où un nouveau voyage en dirigeable serait entrepris dans
l’Arctique, les constructeurs de l’aérostat qui sera employé auront à
tenir compte de notre expérience. Pour parer au très grave danger auquel
les condensations nous ont exposé, les enveloppes des différentes
parties du ballon devront être en tissu caoutchouté, et toutes les
pièces métalliques extérieures entourées de cette étoffe; de plus, il
sera essentiel que les guide-ropes puissent être rentrés à bord. Enfin,
nous recommanderons que les soupapes à gaz et celles des ballonnets
possèdent des dimensions permettant à l’aérostat de s’élever très
rapidement à une grande hauteur, afin de pouvoir dépasser le niveau des
bancs de brume. L’emploi de toile caoutchoutée pour l’enveloppe des
rigides entraînera une augmentation notable du poids mort. Dans les
ballons de ce type, le gaz étant enfermé dans des compartiments
spéciaux, il n’importe pas que l’enveloppe extérieure soit étanche aux
gaz; elle peut donc être fabriquée avec un tissu léger. Pour ces
dirigeables, des recherches et des expériences permettront de trouver
une étoffe et un vernis réfractaires à la formation du givre.

                   *       *       *       *       *

Depuis quarante-huit heures que nous volons, nous n’avons ni dormi, ni
mangé régulièrement. Aussi sommes-nous à bout de forces, mais ce n’est
pas le moment de faiblir. D’heure en heure, la situation devient de plus
en plus critique; raidissons-nous donc contre la lassitude et gardons
toute notre énergie.

Dans les oscillations que subit le _Norge_, la glace recouvrant les
guide-ropes et les nacelles se détache; une partie de ses fragments
tombant sur les hélices est projetée avec force contre l’enveloppe du
ballon. Quelques-uns de ces projectiles, après avoir traversé la toile,
viennent tomber jusque dans le couloir de quille: d’autres crèvent les
ballonnets dans leur partie inférieure. Sous l’habile direction de
Cecioni nos admirables mécaniciens travaillent constamment à rapiécer
les déchirures. Lorsqu’un glaçon perce l’aérostat, on croirait entendre
un coup de feu. Afin d’atténuer la force de projection de cette
mitraille, longtemps nous ne marchons qu’à vitesse réduite. Fort
heureusement, au-dessus des hélices, l’enveloppe des compartiments à gaz
a été renforcée lors de la réfection du ballon. Jusqu’ici aucun glaçon
n’a atteint cet organe essentiel, mais en sera-t-il toujours ainsi? Si
ces compartiments sont crevés, ce sera la catastrophe. Pour échapper à
l’étreinte du givre, il faut essayer de dépasser le niveau supérieur de
la mer de nuages. Le salut est à ce prix.

«Cette manœuvre réussit», raconte Malmgren, qui a décrit en termes aussi
simples qu’impressionnants les périls de la situation. «Nous survolons
la brume. A la hauteur à laquelle nous naviguons maintenant, les dépôts
de glace diminuent notablement; aussi nous considérons-nous comme
sauvés. Jusqu’au 74° de latitude, le voyage se poursuit sans incident;
pendant cette partie du trajet des trous s’ouvrent fréquemment à travers
les nuées et au-dessus de nous le ciel demeure parfaitement clair. Mais
au delà de ce dernier parallèle, encore une fois, les nuages nous
entourent. Impossible de les dépasser; aussitôt le givre se forme de
nouveau et cela en beaucoup plus grande abondance qu’auparavant.
L’alerte est heureusement courte. Une demi-heure plus tard, nous
réussissons à sortir de cette zone dangereuse; par contre, nous
rencontrons de la neige pendant quelque temps.

«Plus loin dans le sud, nous sommes à différentes reprises exposés de
nouveau à ces dangereuses condensations. En observant constamment en
quelle quantité le givre se dépose sur le ballon, et en recherchant
ensuite, d’après cette indication, l’altitude à laquelle ce phénomène se
montre le moins actif, nous évitons une catastrophe; sans ces
précautions elle eût été certaine. Combien le péril est grand, en voici
la preuve. Lors de l’atterrissage, à Teller, le poids de la glace qui
recouvrait diverses parties du dirigeable s’élevait à pas moins d’une
tonne. Abondants principalement à l’avant, les produits de condensation
auraient rompu l’équilibre longitudinal de l’aérostat, si, pour
compenser cette surcharge, nous n’avions pendant le vol employé
l’essence contenue dans les réservoirs placés dans cette partie du
_Norge_.»

Les dépôts de givre sur le ballon faillirent déterminer une catastrophe,
non seulement en menaçant l’expédition d’une chute fatale sur la
banquise, mais encore en la privant des informations indispensables à sa
sécurité. Dans la matinée du 12 mai, par suite de perturbations dues à
l’électricité atmosphérique et d’une épaisse couche de glace sur
l’antenne, le poste de T. S. F. du _Norge_ cesse de fonctionner. Dès
lors, nous ne pouvons plus recevoir d’annonces météorologiques et cela
au moment où elles sont essentielles à notre sauvegarde. Impossible, par
conséquent, d’établir la prévision du temps aux approches de la côte
d’Amérique. Pourvu que cette absence d’émissions météorologiques ne nous
réserve pas de cruelles surprises!

Nous essayons de nous maintenir sur le méridien de la pointe Barrow.
Mais nos efforts sont-ils couronnés de succès? Notre marche est très
irrégulière. Les trous qui s’ouvrent à travers la mer de nuages sont
trop étroits pour nous permettre d’effectuer des observations de vitesse
et de dérive. Avec cela le soleil demeure invisible. Nous manquons
d’éléments pour établir notre estime.

Utilisant des avertissements reçus antérieurement et ses propres
observations à bord, Malmgren dresse une carte hypothétique du temps.
D’après notre météorologiste, nous allons probablement rencontrer un
vent d’est; sa force augmentera et progressivement il virera au nord, à
mesure que nous nous rapprocherons de la pointe Barrow. En conséquence,
la route est inclinée vers l’est pour nous maintenir contre ce vent.

Entre temps, un glaçon détaché, lancé par une hélice, ouvre une très
large brèche dans l’enveloppe. Pendant la réparation, la vitesse est
réduite considérablement; les moteurs ne donnent plus que le nombre de
tours nécessaire pour permettre de gouverner. Nous arrivons alors à une
très faible hauteur au-dessus de la banquise et constatons que plus en
avant les nuages ne s’étendent pas jusqu’à son niveau. Durant le
rapiècement de la déchirure, nous examinons la glace, mais non plus,
cette fois, au point de vue scientifique. Nous observons ses conditions
de viabilité, pourrions-nous dire. Si les dépôts de givre augmentent, la
force ascensionnelle du _Norge_ deviendra insuffisante pour enlever ce
poids supplémentaire, et nous serons forcés d’atterrir. Il faudra alors
gagner à pied la côte de l’Alaska. Pas réconfortante du tout la vue de
la banquise; elle est fort accidentée; la retraite sera donc laborieuse.

                   *       *       *       *       *

_13 mai_, 1 heure.--Il y a quarante heures que nous avons quitté la baie
du Roi!

... A notre grande satisfaction, en naviguant à l’altitude de 100 à 150
mètres, nous pouvons faire route en-dessous de la mer de nuages. Nous
tenons toujours le même cap. Par l’avant le ciel s’éclaire; de temps à
autre, le soleil paraît même; du coup, l’avenir semble moins préoccupant
et le moral se relève.

A 3 h. 20, Riiser-Larsen profite d’une embellie pour prendre une hauteur
solaire. Notre route est moins vers l’est que nous le supposions; le
moteur de bâbord marchant et celui de tribord étant stoppé, le
dirigeable tend à dériver dans l’ouest. Nous obtenons alors une droite
de hauteur, presque parallèle à notre Cap, qui coupe la côte de l’Alaska
un peu à l’ouest de la pointe Barrow. Nous nous trouvons sur cette
ligne, mais à quelle distance de terre? Nous l’ignorons, faute de
mesures de vitesse. La position de 4 heures, portée sur cette droite,
est donc tout à fait approximative.

Nous n’allons pas perdre notre temps à chercher dans la brume la pointe
Barrow. Notre provision d’essence est encore considérable; nous pouvons
donc continuer à tenir le même cap pour essayer d’atteindre Nome, sur
les bords du détroit de Bering, en traversant l’Alaska.

... Toujours aucune terre en vue et toujours même incertitude au sujet
de notre position. A 4 heures, nous étions certainement plus loin de
terre que la position portée sur la carte ne l’indique. Une certaine
nervosité se manifeste parmi l’équipage. Tous nous sommes anxieux
d’apercevoir la côte. Dans le désir de calmer les impatiences, le
lieutenant Riiser-Larsen calcule l’heure à laquelle elle devra être en
vue, en admettant la plus grande vitesse depuis la dernière observation
de latitude (76° 46′ le 12 mai, à 20 h. 20) et celle à laquelle elle
deviendra visible, en admettant la plus faible vitesse depuis ce même
moment. Dans le premier cas, c’est à 6 heures; dans le second, à 8
heures. «Il est 6 h. 30 passées, note cet officier; à ce moment, par
bâbord avant, j’entrevois des taches foncées. Je n’en dis rien, de
crainte de causer ensuite une déception, si je suis victime d’une
illusion d’optique. Quelques minutes plus tard, les taches se
transforment en étroites raies couronnées de blanc. A 6 h. 45 (temps de
Greenwich) aucun doute n’est plus possible; j’annonce alors: Terre par
bâbord avant! La nouvelle court d’une nacelle à l’autre avec la rapidité
de l’éclair. Du coup, les visages deviennent souriants. Quel
soulagement! Mais nous ne sommes pas au bout de nos peines.»

[Illustration: La nacelle du pilote pendant le vol au-dessus de la
grande banquise du bassin polaire.]

Pour célébrer l’événement, Nobile offre un verre de son punch aux œufs à
notre habile navigateur. Il l’a bien gagné!

La route est mise un peu plus à l’est, afin d’arriver le plus tôt
possible au-dessus de terre. Cela prend un peu de temps, la brise
soufflant frais de cette direction. Enfin, le 13 mai, à 7 h. 25, nous
survolons la côte. Il y a juste quarante-six heures vingt minutes que
nous avons quitté la baie du Roi. Pour la première fois, le bassin
polaire arctique a été traversé dans toute son étendue.




CHAPITRE XII

L’atterrissage.

Nous savons enfin où nous sommes.--Toujours dans la brume.--Navigation
mouvementée au-dessus de la côte de l’Alaska et du détroit de
Bering.--Perdus dans les nuages.--Nouveaux dépôts de glace sur le
ballon.--Situation critique.--Le ballon drossé par la tempête.--Arrivée
à Teller.

Par Hj. RIISER-LARSEN, R. AMUNDSEN et L. ELLSWORTH.


Nous avons franchi la côte de l’Alaska, mais dans quelle partie? A l’est
ou à l’ouest de la pointe Barrow? Nous l’ignorons. On sort des armoires
les cartes de la région, et on les examine attentivement, mais sans
réussir à reconnaître notre position. Impossible de discerner la ligne
de côte. La terre, très basse, est recouverte de neige, la banquise
l’est également, de telle sorte que nous ne pouvons distinguer où
commence le rivage et où finit la mer. Les taches foncées que nous avons
aperçues du large représentent des monticules de graviers; par derrière
s’étend une plaine neigeuse dont on ne voit pas la fin sous ce ciel
embrumé. En conséquence, nous allons longer la côte jusqu’à ce que nous
rencontrions un village qu’il soit possible d’identifier.

Bientôt, voici un groupe de maisons basses! Amundsen reconnaît
immédiatement dans ces cabanes Wainwright où, en compagnie d’Omdal, il a
hiverné en 1922 et 1923, lors de sa première tentative de vol au-dessus
de la banquise polaire. Tous les indigènes sont rassemblés sur un
tertre. Depuis longtemps, ils ont été informés de l’arrivée éventuelle
du ballon; son apparition ne les surprend donc pas; n’importe, cette
énorme masse sortant des nuées, doit leur inspirer une certaine terreur.
Jadis ils auraient tiré sur ce monstre aérien; aujourd’hui, sachant
leurs amis Amundsen et Omdal à bord, ils crient et gesticulent pour les
inviter à descendre.

Wainwright disparaît rapidement; ensuite voici Maudheim, la maison que
nous avons construite et que nous avons habitée un an, en 1922-1923.

Sachant maintenant où nous sommes, nous pouvons réviser le tracé de
notre route estimée. Comme nous le supposions, nous avons atteint la
côte d’Amérique un peu à l’ouest de la Pointe Barrow. De ce cap, le
ballon a été vu distinctement, ainsi que nous l’avons appris plus tard.

L’absence de renseignements météorologiques devient une source de très
graves préoccupations. Dans le lointain, par l’avant, le ciel a fort
mauvaise apparence; peut-être le temps est-il meilleur dans l’intérieur
des terres, vers Fairbanks? Dans notre ignorance à cet égard, il ne
saurait être question de nous aventurer de ce côté. L’Alaska renferme
des chaînes de montagnes; étant donné la faible visibilité actuelle,
nous risquerions d’aller nous écraser contre leurs flancs. Donc
continuons à suivre la côte.

Toujours le même paysage; une terre basse, bordée de lagunes. «Notre
position se trouvant connue, j’espérais pouvoir me reposer, écrit
Riiser-Larsen. Par temps clair, la navigation dans ces parages serait,
en effet, très simple. Hélas! Le ciel s’obscurcit et elle va devenir
très mouvementée, plus mouvementée même que pendant la traversée du
bassin polaire. Donc ce n’est pas le moment de dormir. Si seulement nous
avions encore du café! Il y a longtemps que la dernière goutte a été
bue; nous ne possédons plus aucun réconfortant. Seuls, le sentiment de
ma responsabilité et la difficulté de ma tâche me tiennent éveillé.»

  [Illustration: Trajet du _Norge_ de la côte nord de l’Alaska à Teller.

  Le trait plein indique la route du dirigeable; les traits interrompus
  marquent les directions des droites de hauteur obtenues à la suite des
  observations solaires faites le 10 mai à 16 et à 17 h. 45.
  (Cliché de l’_Illustration_.)]

Aux approches du cap Lisburne la situation se révèle angoissante. La
brume s’étend si bas que pour garder la vue de la côte, nous sommes
contraints de voler au ras de la banquise. Parfois, les nacelles frôlent
pour ainsi dire le sommet des glaçons, tandis qu’à d’autres moments nous
passons si près des monticules de graviers bordant les plages que nous
risquons de les heurter. Nous éloigner de ces mamelons serait nous
exposer à perdre ce fil d’Ariane; or, seul, il nous permet de
reconnaître notre route au milieu de cette grisaille. En même temps, le
vent soufflant très frais de l’arrière, le ballon file à grande vitesse.
Quelque admirables que soient le sang-froid et l’habileté des pilotes,
le danger d’une collision devient très grand; Riiser-Larsen, auquel
Nobile a passé le quart, se refuse alors à continuer dans ces conditions
et donne l’ordre de monter.

Nous élevant au-dessus de la brume, nous trouvons le soleil. A perte de
vue, dans toutes les directions, une mer de nuages. Des massifs
montagneux existent dans ces parages, mais aucun de leurs sommets
n’émerge. Quelque temps après, par une déchirure dans la nuée, nous
constatons que nous sommes toujours au-dessus de la terre.

Après avoir fait un somme, Nobile reprend le commandement; Riiser-Larsen
peut, dès lors, se consacrer entièrement à la navigation.

Impossible de déterminer notre position d’après les fragments de paysage
que nous apercevons par instants. Ces visions sont trop rapides et
embrassent un espace trop restreint. En tout cas, de la forme des nuages
entassés contre les cimes, nous concluons qu’il règne une brise de
nord-ouest très fraîche. Le cap est alors mis à l’ouest, pour arriver
au-dessus du détroit de Bering. Sur ces entrefaites, la brume s’ouvre;
aussitôt nous descendons pour essayer de voler en-dessous, toujours dans
l’espoir de nous orienter. Au début cela marche; nous suivons une vallée
étroite, entre deux rangées de montagnes, dont les sommets sont
«coiffés». Soufflant par le travers, le vent fait rouler l’aéronef. Nous
distinguons des bouts d’une rivière que nous prenons pour un cours d’eau
situé beaucoup plus au sud. Aussitôt après, nous nous heurtons à une
masse épaisse de gros nuages noirs. Du coup, toute vue demeure
«bouchée», et à droite et à gauche de notre route, s’élèvent des massifs
de pics! Pour éviter un abordage, il faut donc remonter immédiatement.
Là-haut, toujours un magnifique soleil, mais la brume sous-jacente nous
empêche d’apercevoir la terre. Quand nous volons en-dessous du plafond
nébuleux, nous sommes exposés à aller nous écraser contre les montagnes,
et quand nous le survolons, nous ne savons plus où nous nous trouvons.
Dans ces conditions, nous allons continuer à faire route à l’ouest
jusqu’à ce que nous soyons certains d’être parvenus au-dessus du détroit
de Bering. Cela prendra quelque temps; aussi bien le lieutenant
Riiser-Larsen s’en va-t-il à son tour sommeiller quelques instants.
Depuis deux jours, notre dévoué navigateur n’a dormi qu’une heure.

16 heures. Nous ne saurions continuer à marcher vers l’ouest. A perte de
vue, toujours la mer de nuages. Descendre à travers cette ouate sans
savoir où nous sommes serait pure folie. Peut-être nous trouvons-nous
au-dessus de la mer? Dans ce cas une descente prudente n’entraînera
aucun risque. Mais peut-être aussi sommes-nous au-dessus de terre? La
manœuvre sera alors singulièrement périlleuse. Cette région est hérissée
de chaînes de montagnes hautes d’un millier de mètres, toutes pour le
moment enfouies dans la brume; donc si nous descendons, en raison de la
brise très fraîche qui souffle actuellement et l’absence de visibilité,
une collision avec ces cimes est certaine.

Afin d’arriver à connaître notre position, nous prenons une hauteur
solaire. A 16 heures nous en déduisons une droite qui coupe la
presqu’île Seward. La route tracée sur la carte a été dessinée après
coup; au moment de l’observation, nous ignorions en quel point de cette
ligne nous nous trouvions. Il se pourrait, par conséquent, que nous
soyons au-dessus du continent. Toujours hantés par la crainte de nous
heurter à des montagnes, nous mettons le cap droit au sud, de manière à
naviguer au large des terres.

A 17 h. 45, nous observons pour obtenir une seconde droite de hauteur;
celle-ci est orientée nord-sud et passe au beau milieu du détroit de
Bering, loin de toute côte. Nous pouvons donc descendre, sans risquer
une collision avec quelque crête. Pour cela, nous gouvernons au nord,
afin que, marchant contre le vent, le ballon ait peu de vitesse; après
quoi, il est incliné vers la mer, et, les soupapes, pour l’admission de
l’air dans les ballonnets, largement ouvertes, puis, prudemment, nous
nous enfonçons à travers les nuages. Nous éprouvons la sensation de
pénétrer dans une masse de coton. Cette descente est très longue. Enfin
la nuée se dissipe à nos pieds et nous découvrons une banquise. Par
bonheur, la brume ne s’étend pas jusqu’au niveau de cette glace;
au-dessus, sur une faible hauteur, existe un espace clair. A condition
de voler très bas et lentement nous pourrons voir devant nous. Le
diable, c’est que la brise est assez fraîche.

Depuis trente-trois heures que le _Norge_ navigue dans les nuages, aucun
relèvement radiogoniométrique n’a pu être pris. Nous n’avions pas encore
entrevu de banquise sur le détroit de Bering, et Riiser-Larsen se
cassait la tête à calculer notre position sur la droite de hauteur qu’il
avait déduite de son observation de 17 h. 45, lorsque le commandant
Gottwaldt arrive tout joyeux; il a entendu un poste de T. S. F. et en a
pris le relèvement. Ce poste communiquait avec une autre station;
malheureusement notre radiotélégraphiste n’a pu percevoir son indicatif.
Dans l’opinion de Gottwaldt, c’est probablement Nome, mais il est
possible aussi que ce soit une autre station. Néanmoins, Riiser-Larsen
adopte ce relèvement comme fait sur Nome; par suite, nous inclinons la
route au sud-est, vers le cap Prince de Galles.

Depuis notre descente à travers la mer de nuages, les dépôts de verglas
ont recommencé à se former sur le ballon et de nouveau l’enveloppe est
criblée de glaçons projetés par les hélices. Or, toute la provision de
tissu pour la réparer est épuisée! Nobile déclare alors que dans l’état
actuel du _Norge_, il est de toute nécessité d’atterrir le plus tôt
possible, n’importe où.

Maintenant, plus de banquise! Nous volons au-dessus de la mer libre;
fouettée par la brise, elle se creuse de plus en plus, à mesure que nous
nous éloignons des glaces.

«Le vent souffle en tempête; par moments, sa vitesse atteint 18 mètres à
la seconde. Le _Norge_ fait preuve d’une remarquable solidité; les
efforts auxquels il est soumis dans cette atmosphère agitée sont
considérables. La courbe du barographe montre que, sous la poussée des
rafales, le dirigeable monte et descend de 100 mètres dans l’espace
d’une minute. D’une des extrémités du couloir de quille, lorsque l’on
regarde l’autre bout, on voit la charpente d’acier ployer sous la
pression du vent.» (Malmgren.)

Une question singulièrement troublante se pose alors. Peut-être n’est-ce
pas Nome que Gottwaldt a entendu, mais une autre station plus
méridionale? L’absence de banquise nous le donne à penser. Au cas où
nous nous trouverions au sud de l’île Diomède et de la partie la plus
resserrée du détroit de Bering, la route que nous faisons actuellement
ne nous conduira pas de sitôt au-dessus de terre.

En présence de cette incertitude, Riiser-Larsen et Amundsen confèrent.
Dans l’opinion du chef de l’expédition, à cette époque de l’année,
l’existence d’eau libre au nord de l’île Diomède n’est guère
vraisemblable. Ce n’est donc pas Nome que Gottwaldt, a entendu, et nous
devons être arrivés dans le sud du détroit. Par suite, point d’autre
parti à prendre que de lofer et de naviguer au nord quart nord-est.
C’est dans cette direction, croyons-nous, que nous parviendrons le plus
rapidement au-dessus d’une côte.

Le vent que nous avons maintenant droit debout ralentira nos progrès,
mais cette route nous ramènera sur une banquise et c’est là un avantage
considérable. De nouveau une pluie de glaçons mitraille l’enveloppe; si
nous sommes forcés d’atterrir coûte que coûte, ce qui peut arriver d’un
instant à l’autre, l’aérostat se posera sur ce champ de glace; nous
échapperons alors à la noyade et notre sécurité se trouvera
momentanément assurée.

La situation devient de plus en plus critique. Le temps passe; jamais on
ne découvre la côte. Par moments, les nuages descendent si bas, que
toute vue se trouve fermée.

Tittina, la petite chienne de Nobile, semble avoir, elle aussi,
conscience du danger. Elle va et vient dans la nacelle, la queue entre
les jambes, tantôt hurlant, tantôt aboyant d’un ton plaintif. Le
spectacle de sa détresse ajoute à l’impression de malaise général.

«... Les heures s’écoulent; jamais aucune apparence de terre, écrit
Riiser-Larsen. Alors la même chose se passe ici qu’aux approches de la
pointe de Barrow; j’aperçois d’abord des taches sombres et, dans ces
taches sombres, je finis par distinguer un cap. Mais qu’est-ce que c’est
que ce cap? Nous trouvons-nous au sud de Nome, dans le Norton Sound ou
au nord de cette ville, dans le Kotzebue Sound? Mystère! Le rivage est
plat, couvert de neige. La visibilité ne dépasse pas quelques centaines
de mètres sur chaque bord. Le ballon rase le sol, si bien que le poids
de l’antenne frôle la terre et est arraché. Nous apercevons alors
quelques Esquimaux autour d’une hutte. Nous gouvernons vers cette
cabane, en réduisant la vitesse autant que possible, et en nous tenant
très bas. Nous hélons les indigènes, mais ils ne nous comprennent pas.
Le vent est beaucoup trop violent pour que nous nous risquions à
recommencer cet essai de conversation.»

Toujours la même question se pose: Où sommes-nous? Au nord ou au sud de
Nome? Il est de toute première importance d’être fixé au plus tôt, à cet
égard. Pour cela, point d’autre ressource que de remonter encore une
fois au-dessus de la brume et de prendre une hauteur méridienne. Le
soleil doit être, croyons-nous, dans une position favorable pour
l’observation de la latitude. Pourvu que pendant cette manœuvre nous ne
dérivions pas trop! Une fois le niveau des nuages dépassé, le soleil se
trouve beaucoup trop haut pour que l’on puisse le viser de la nacelle.
On fait alors des routes diverses, mais sans succès.

Afin de sortir d’embarras, armé de son sextant, Riiser-Larsen grimpe sur
le sommet du ballon. Pendant son ascension Bergen prépare les calculs,
et, lorsque le navigateur redescend, l’opération est terminée en
quelques minutes. Enfin l’énigme oppressante est résolue. Nous nous
trouvons sur la côte nord du Kotzebue Sound. Nous redescendons alors
prudemment à travers la mer de nuages, épaisse de 1.000 mètres environ.
Lorsque nous ne sommes plus qu’à une hauteur de 100 mètres, nous ne
découvrons que des terres dans l’horizon borné que nous embrassons.

Donc pour arriver à Nome, il nous faut gouverner à l’ouest et aller
rejoindre le détroit de Bering. Cela prendra quelque temps et durant ce
trajet, la navigation sera singulièrement délicate. Pour avoir un peu de
vue, nous devons de nouveau raser le sol.

                   *       *       *       *       *

_14 mai_, minuit.--La quatrième journée du voyage! Elle s’annonce sous
des auspices peu favorables avec la tempête qui continue à régner. Mais
comme dit le proverbe: C’est avant le jour, que la nuit est le plus
noire.

A 1 h. 30, Gottwaldt entend les signaux de Nome et peut prendre
plusieurs relèvements sur cette station. Vingt-cinq minutes plus tard,
nous apercevons une rivière se tortillant en nombreux méandres et
coulant est-ouest, évidemment la Serpentine, car nulle autre rivière en
Alaska ne possède un cours aussi sinueux. A l’aide de tous ces
recoupements notre position se trouve maintenant exactement fixée.

En passant, signalons les remarquables variations auxquelles l’état des
glaces est sujet au nord du détroit de Bering. Plusieurs années de
suite, comme on sait, Amundsen, monté sur le navire le _Maud_, a essayé,
dans cette région, d’avancer vers le nord pour se faire prendre dans la
banquise et dériver ensuite avec elle en direction du Pôle. Chaque fois
d’épaisses nappes de glace l’ont arrêté à une très basse latitude et
empêché d’atteindre la zone du courant propulseur. Or, aujourd’hui la
mer, que le chef de l’expédition trouva obstruée, est entièrement libre;
aussi, avant d’avoir reconnu notre position, nous nous croyions au sud
du détroit de Bering.

Ceci dit, revenons à notre navigation aérienne. Si nous pouvons
continuer à suivre la rive méridionale de Kotzebue Sound, à quelques
mètres seulement au-dessus du sol, aucune difficulté ne paraît devoir se
présenter. Dans ces conditions, le lieutenant Riiser-Larsen prend de
nouveau le commandement du ballon, pendant que Nobile va faire un somme,
afin d’être frais et dispos au moment de l’atterrissage.

                   *       *       *       *       *

Il est urgent de terminer le voyage le plus vite possible. Voilà plus de
65 heures que nous travaillons sans avoir jamais pu nous reposer. Nous
sommes épuisés, fourbus. Un incident prouve que nous avons dépassé la
limite des forces humaines.

Nous nous trouvions directement au-dessus de la ligne du rivage du
Kotzebue Sound, orientée nord-est sud-ouest. Il soufflait alors une
tempête de nord-ouest si violente qu’elle imprimait au ballon une dérive
allant jusqu’à 70°. Aussi avions-nous mis l’avant droit au vent, et,
bien que nous eussions une vitesse de 80 kilomètres avec les moteurs de
bâbord et d’arrière, nous ne faisions aucun progrès dans cette direction
et dérivions simplement le long de la côte. Lorsqu’un grain nous
assaillait, souvent le ballon demeurait immobile au-dessus du sol et
derrière nous, de hautes montagnes s’élevaient perdues dans les nuages!

La situation était devenue particulièrement dangereuse, lorsque de
nouveau le moteur de bâbord éprouva des ratés. Après les différentes
pannes qu’il a éprouvées depuis le départ, ce n’est pas une surprise.
S’il s’arrête complètement, avec le seul groupe de l’arrière nous ne
pourrons étaler et serons drossés contre les montagnes sous le vent.
Pour éviter l’écrasement, notre seule ressource serait de remonter, et
de dépasser le sommet des cimes voisines. Mais nous avons éprouvé tant
de difficultés à déterminer notre position quand nous survolions la mer
de nuages, que nous ne tenons pas à recommencer l’expérience.

[Illustration: Le couloir de quille du «Norge». Au-dessus les cylindres
d’essence.]

En conséquence, par le télégraphe, Riiser-Larsen donne l’ordre de mettre
en marche le moteur de tribord. A notre grande surprise, son mécanicien,
Cecioni, n’obéit pas. Dans ces conditions, pour que le ballon ne soit
pas dépalé contre les montagnes, le groupe de l’arrière est poussé à
1.400 tours, sa vitesse maxima. Marcher pendant quelque temps à pareille
allure le soumettra à une rude épreuve. Plus tard, Cecioni nous expliqua
ce qui s’était passé. Lorsque le télégraphe lui avait commandé de lancer
son moteur, il avait suivi le mouvement de l’aiguille sur le cadran
indicateur des ordres, mais telle était sa fatigue cérébrale, qu’il
n’avait pas exécuté la manœuvre prescrite. Il avait compris
l’instruction reçue, mais le surmenage physique avait aboli chez lui
toute volonté. Ils étaient pourtant solides et vigoureux, ces
mécaniciens italiens; avec cela d’admirables travailleurs, et des
caractères gais et sympathiques dont nous gardons le meilleur souvenir,
mais, comme nous tous, ils étaient à bout de force.

On parvient enfin à remettre en mouvement le moteur de bâbord et à 3 h.
30 nous arrondissons le cap Prince-de-Galles.

... Sur le détroit de Bering, pas une glace. La brise souffle très
fraîche au-dessus de ces eaux libres. Quelle différence dans la tenue du
ballon selon qu’il vole au-dessus de la banquise ou au-dessus de la mer!
Dans le premier cas, il gardait une remarquable stabilité, tandis que
maintenant, il est le jouet du vent, tantôt s’élevant brusquement,
tantôt tombant comme dans un trou, tantôt encore entraîné hors de sa
route jusqu’au milieu du détroit.

... Entre temps, la côte a de nouveau disparu dans la brume. La brise
«force» de plus en plus; peut-être allons-nous dériver vers le large?
Aussi bien décidons-nous de nous diriger vers la terre et de préparer la
descente.

La ville de Nome avait été choisie comme terminus de notre voyage. Or, à
7 heures du matin, nous apercevons près de la mer un village et une
lagune encore recouverte d’une nappe de glace unie. Ce terrain paraît
favorable à un atterrissage. Nous n’abandonnons pas pour cela le projet
d’arriver à Nome et poussons plus loin le long de la côte: nous
possédons encore une quantité d’essence suffisante pour sept heures de
marche; donc, à ce point de vue rien ne presse. Mais cette
reconnaissance ne donne aucun résultat. Nous ne découvrons point dans
cette direction de site où la descente puisse être effectuée. Avec cela,
nous sommes littéralement morts de fatigue; depuis quatre jours, pour
ainsi dire, la plupart d’entre nous n’ont pas dormi; quelques hommes
éprouvent même des hallucinations, tant ils sont surmenés. Dans ces
conditions, nous revenons vers la lagune avec le projet d’y atterrir. Le
vent souffle toujours en tempête et la localité n’offre pas la moindre
protection contre ses rafales. Riiser-Larsen propose alors de descendre
aussi près de terre que possible, de mettre à la traîne un guide-rope
chargé d’objets lourds, afin de ralentir la vitesse du ballon. En même
temps, on ouvrira complètement les soupapes, et, lorsque l’aérostat sera
sur le point de toucher la glace, l’équipage, rassemblé au préalable sur
le rebord de la nacelle du pilote, sautera à terre[17].

  [17] _Aftenposten_. Oslo, édition du matin du 15 décembre 1926. Compte
    rendu d’une Conférence par le lieutenant Riiser-Larsen, le 14
    décembre, à la Maison des Missions.

On n’eut pas, heureusement, à en venir à cette extrémité. Dès que le
ballon s’est rapproché de la lagune, nous lançons une haussière en fil
d’acier, portant deux ancres à glace et un sac chargé de 400 kilos. A ce
moment, brusquement le vent tombe, un véritable miracle! En vérité une
Providence protège les malheureux en détresse. Cette accalmie ne dure
que quelques minutes, mais elle nous permet de descendre tranquillement
jusqu’à 100 mètres au-dessus du sol. A ce moment, la brise reprend avec
une nouvelle force et nous pousse vers les maisons du village. Aussitôt
les soupapes à gaz sont largement ouvertes et nous arrivons à quelques
mètres au-dessus de la lagune; malheureusement, les ancres ne mordent
pas sur la surface unie de la glace; quelques hommes sautent alors à
terre, saisissent le guide-rope, et, juste au moment où le _Norge_ va
heurter les maisons, parviennent à l’amener au sol avec le concours
d’habitants accourus à la rescousse. On ouvre la porte de la nacelle et
nous débarquons.

--Où sommes-nous? demandons-nous aux indigènes.

--A Teller, répondent-ils.

Nous sommes descendus à 90 kilomètres à vol d’oiseau de Nome, le point
où primitivement nous avions formé le projet d’atterrir. Il est, à ce
moment, 8 heures et quelques minutes (temps moyen de Greenwich).

Ainsi la première traversée d’Europe en Amérique par la voie des airs,
en passant par le Pôle Nord, a été accomplie en 71 heures.

Quelques instants après notre débarquement, une rafale couche le ballon
sur le côté, sans lui causer heureusement de graves avaries.

Les indigènes, des Esquimaux pour la plupart, nous font une cordiale
réception; ils nous offrent un repas chaud, le premier que nous ayons
pris depuis trois jours; ensuite, nous allons dormir, non sans avoir
pris la précaution de placer en lieu sûr nos documents et nos
instruments. Nous tombons littéralement de sommeil.




CHAPITRE XIII

Le retour.

Le démontage du ballon.--Accueil boudeur de Nome.--Réception
enthousiaste aux États-Unis.--A travers l’Atlantique.--Fêtes en
l’honneur de l’expédition à Bergen et à Oslo.--Résultats de
l’expédition.

Par R. AMUNDSEN, LINCOLN ELLSWORTH et F. MALMGREN.


Dès le lendemain de notre arrivée à Teller, nous commençons à démonter
le ballon. Ses différentes parties sont ensuite soigneusement emballées;
dès que la navigation sera ouverte, tout le matériel sera expédié au
sud.

Ces travaux terminés, nous gagnons Nome sur une embarcation à moteur que
nous trouvons ici. Avant l’hiver, elle a été tirée au sec et remisée
sous un hangar; pour l’amener au rivage ce n’est pas un mince labeur.
Nous la chargeons sur un traîneau tiré par des chiens, et seulement
après de laborieux efforts, parvenons à la mettre à l’eau. Cela fait,
quelques heures plus tard, nous arrivons à Nome.

Lorsqu’en 1906, après avoir accompli le Passage du Nord-Ouest, Amundsen
avait abordé dans cette ville, ses habitants lui avaient ménagé une
réception enthousiaste. Cette fois, l’accueil que nous recevons est plus
que frais. Ainsi que nous l’avons déjà exposé, notre projet était de
terminer notre voyage à Nome. Aussi bien les indigènes avaient-ils fait
de grands préparatifs à notre intention. Une circonstance fortuite nous
ayant empêché de mettre à exécution notre programme, ils nous
manifestèrent leur déception en affectant de nous ignorer. Peu importe à
ces gens que ce fût pour nous une question de vie ou de mort d’atterrir
le plus tôt possible; ils avaient été frustrés de la publicité que notre
descente dans leur ville aurait valu à son nom et tous firent le vide
autour de nous, sauf cinq ou six amis de vieille date.

Quatre semaines nous demeurons à Nome, attendant le paquebot qui nous
emmènera au Sud. Pour passer le temps tantôt nous nous amusons à
fouiller d’anciens placers abandonnés dans l’espoir d’y trouver la
fortune, tantôt nous entreprenons des excursions aux environs dans le
plus singulier équipage que l’on puisse imaginer. Sur une voie ferrée
construite pour la desserte des mines d’or, nous plaçons un truc que
nous garnissons de bancs, et nous faisons ensuite remorquer par un
attelage de chiens, le moyen de locomotion le plus perfectionné conjugué
avec le plus primitif.

Le 12 juin, le vapeur paraît enfin et quatre jours après nous quittons
l’inhospitalière Nome. Deux semaines plus tard, nous pénétrions dans le
Puget Sound, le grandiose canal aboutissant à Seattle, le grand port des
États-Unis sur le Pacifique voisin de la frontière canadienne. A
Port-Townsend, situé à l’entrée de ce pittoresque bras de mer, des
délégations de la Chambre de commerce et des autres corps constitués de
Seattle viennent nous souhaiter la bienvenue et nous annoncer que de
grandes fêtes sont préparées en notre honneur.

En même temps, voici un avion, puis un deuxième et un troisième, bref,
toute une escadrille. Arrivés à hauteur de notre vapeur, ils virent et
nous font escorte en décrivant des cercles au-dessus de nos têtes. La
chaleur remplace ici l’atmosphère glaciale de Nome.

Lorsque le paquebot accoste, une foule énorme se presse sur les quais et
témoigne de ses sentiments à notre égard par de chaleureuses
acclamations. Au milieu des autorités à la mise soignée, notre tenue
produit un singulier contraste. Vêtus de complets confectionnés en
Alaska, nous avons l’air de mineurs. Avant le départ, ne nous a-t-on pas
recommandé maintes et maintes fois de n’emporter aucun vêtement de
rechange, pas le moindre bagage, afin de ne pas alourdir le ballon. Nous
autres, nous avons obéi scrupuleusement. Or, quelle n’est pas notre
stupéfaction, quelques instants avant le débarquement, de voir
apparaître sur le pont, le colonel Nobile et deux de ses collaborateurs
italiens en de resplendissants uniformes, «A cette vue, la colère me
monta, écrit Amundsen, mais je sus me contenir. A quoi bon donner libre
cours à mon juste ressentiment. Le vol a été accompli avec succès; le
reste importe peu.»

Seattle nous réserve une réception enthousiaste. La maire, une femme que
les suffrages de ses concitoyens ont élevée à cette dignité, nous
adresse un chaleureux discours; puis des représentants du gouverneur, de
l’armée et de la marine prennent successivement la parole.

Le lendemain, un grand banquet nous est offert par la municipalité; le
soir même, nous partons. Nous voulons arriver à New-York le 3 juillet,
pour embarquer sur le transatlantique norvégien, le _Bergensfjord_, à
destination de la terre natale.

Le voyage à travers les États-Unis nous sembla un rêve vécu. Le
transcontinental _Northern Pacific_ mit à notre disposition un wagon
spécial avec salon, salle à manger, couchettes, salle de bains. Quel
luxe pour des échappés de la banquise! Brusquement, d’une existence de
vagabond nous passons à une vie princière. A toutes les grandes stations
des foules nous réclament; parfois l’enthousiasme oblige à prolonger
l’arrêt du train pour nous permettre d’assister à quelque réception
préparée en notre honneur. Enfin, le 3 juillet, à 9 heures, nous sommes
à New-York, trois heures seulement avant le départ du paquebot. A la
gare, notre excellent ami du Spitsberg, l’aviateur américain, le
commandant Richard Byrd, retour, lui aussi, du Pôle, nous reçoit à la
tête d’un cortège qui n’en finit pas et nous félicite de notre succès en
termes émouvants. Montant ensuite dans les autos de la municipalité,
nous filons à toute allure vers les docks, au milieu des hourrahs d’une
foule innombrable. Sur le quai, superbement décoré, nouvelle réception;
après quoi nous montons à bord. En mettant le pied sur le pont du
_Bergensfjord_, une profonde émotion nous saisit à la pensée que nous
retrouvons la patrie bien-aimée. Tout l’équipage, du capitaine au plus
jeune mousse, et tous les passagers nous accueillent avec une cordialité
dont nous gardons un souvenir reconnaissant. La traversée n’est pour
ainsi dire qu’une fête. Combien au milieu de ces amis, elle nous paraît
courte. Neuf jours après le départ de New-York, le 12 juillet, la côte
de Norvège est en vue. Il y a juste deux mois, nous survolions le Pôle!

Dès que le paquebot entre dans l’archipel côtier en avant de Bergen,
nous avons le pressentiment de la réception que nous réserve notre grand
port sur la mer du Nord. Pas une pauvre petite maison perdue dans le
dédale des îles rocheuses qui ne soit pavoisée, pas un bateau pêcheur
qui ne nous salue joyeusement. A un détour du fjord la ville apparaît
dans son décor de montagnes vertes, piquées de mille petits points
rouges formés par les drapeaux claquant au vent.

L’antique citadelle de Bergenhus tire une salve à notre entrée dans le
port. Dès que nous débarquons, des bras vigoureux nous saisissent et
nous portent en triomphe jusqu’aux voitures qui nous attendent; ensuite
c’est dans un concert d’acclamations et sous une pluie de fleurs que
nous arrivons à l’Hôtel de Ville où les corps constitués nous expriment
leurs félicitations. Pendant deux jours, les fêtes succèdent aux fêtes,
toutes empreintes d’une chaleureuse affection.

Constamment préoccupée de nous être agréable, la Compagnie
Transatlantique Norvégienne nous invite à prendre passage sur son beau
paquebot le _Stavangerfjord_ pour nous rendre à Oslo. Au cours de ce
voyage le long de la côte, partout les mêmes transports se manifestent,
à Haugesund, à Stavanger, à Kristiansand, à Horten; pour terminer ce
retour féerique, Oslo nous ménage un accueil comme seule notre capitale
sait en faire à ceux qu’elle veut honorer.

Maintenant notre grand dessein est accompli, sans que son exécution nous
ait coûté même une égratignure. Aussi de tout cœur rendons-nous grâce à
Celui qui, en plusieurs circonstances de cet aventureux voyage, a étendu
sur nous sa toute-puissante protection. Il a guidé nos pas, écarté de
nous les dangers, et nous a amenés au but. Gloire à sa bonté divine!

                   *       *       *       *       *

Quelle utilité a eu notre raid à travers la calotte polaire boréale? La
note suivante, rédigée par le savant météorologiste de l’expédition, M.
Finn Malmgren, répond à cette question:

«Quoique l’étude des observations recueillies pendant le voyage ne soit
pas encore terminée, il est cependant possible, dès aujourd’hui,
d’indiquer les principaux résultats scientifiques acquis au cours du vol
que nous venons de raconter.

«Le plus important réside dans la constatation qu’aucune terre ne se
rencontre entre le Pôle Nord et la pointe Barrow. Ainsi se trouve résolu
un problème géographique longtemps débattu.»

Des années durant, des théoriciens ont soutenu une opinion contraire. De
tous les partisans de cette thèse, l’Américain Harris est celui qui l’a
appuyé sur des observations présentant le plus de valeur scientifique.
Ayant cru être arrivé à démontrer que l’onde de la marée sur les côtes
de la Sibérie orientale et de l’Alaska septentrional se propage de
l’ouest vers l’est, ce savant a conclu de ce fait à l’existence d’une
terre étendue au nord de ces rivages. S’appuyant sur des observations,
beaucoup plus complètes, recueillies pendant l’expédition du _Maud_ de
1922 à 1925, dans l’Océan Glacial de Sibérie, le docteur H.-U. Sverdrup,
a, au contraire, prouvé que sur les côtes en question, l’onde de la
marée vient du Nord, après avoir traversé, depuis l’Europe, le bassin
polaire profond de 3 à 4.000 mètres. En conséquence, notre compatriote
niait l’existence d’une grande terre, dans le nord de l’Alaska. Le
voyage du _Norge_ a confirmé l’exactitude de ses déductions.

En second lieu, à la météorologie scientifique, notre expédition apporte
une contribution intéressante. Elle a mis à l’ordre du jour la question
de la brume polaire. Comment se fait-il que sur la surface uniforme de
l’océan polaire, à des distances très rapprochées, on rencontre des
zones de brume et de ciel clair, et cela sans que dans les régions
considérées la température de l’air présente de différence? Les couches
inférieures de l’atmosphère gardent-elles dans le bassin arctique des
traces des propriétés qu’elles possédaient sous des latitudes
méridionales, ou bien, ce qui me paraît difficile à admettre, le
phénomène est-il déterminé par des différences dans le refroidissement
de l’air au contact de la banquise sous-jacente?

Les observations exécutées à bord concernant la quantité d’ions positifs
et négatifs contenus dans l’atmosphère sont particulièrement
importantes, d’autant que dans l’océan polaire la surface inférieure ne
fournit pas d’ions, circonstance qui ne se retrouve dans aucune autre
région étendue du globe. Ces observations ont été effectuées à l’aide
d’un instrument mis à notre disposition par le docteur Behounek, de
Prague; elles seront étudiées avec la collaboration de ce savant.

Au point de vue de la météorologie pratique, notre expédition a obtenu
également des résultats. Elle a démontré la possibilité pour un
dirigeable de survoler le bassin polaire, même lorsque les circonstances
atmosphériques sont défavorables, comme cela a été le cas pendant la
dernière partie du voyage.

Les très grandes difficultés que le givre, puis la tempête dans le
Kotzebue Sound nous ont causées m’ont conduit à cette conclusion, que le
trafic aérien au-dessus de l’océan polaire--car un jour viendra où ce
bassin deviendra une route de l’air fréquentée--devra être assuré par
des avions, disons à huit, en tout cas, à quatre moteurs. De tels
appareils répondraient à tous les _desiderata_ pour un vol transpolaire.
D’abord, leur prix d’achat serait moins élevé que celui d’un dirigeable,
leur exploitation également moins coûteuse du fait qu’ils n’exigeraient
pas une main-d’œuvre nombreuse pour les manœuvres du départ et de
l’atterrissage. De plus, les avions sont plus rapides et résistent mieux
à la tempête que les aéronefs. Enfin, en raison de leur surface réduite,
ils ne courent pas grand risque de tomber sous le poids du givre et de
la glace qui se formeraient sur leurs ailes.




CHAPITRE XIV

L’état de l’atmosphère pendant le vol et la prévision du temps en vue du
voyage.

Les phénomènes atmosphériques considérés au point de vue de la sécurité
d’un dirigeable.--Danger du givre.--Organisation de la prévision du
temps en vue de l’expédition.--Observations météorologiques au cours du
voyage de Rome à Teller en passant par le Pôle.

Par F. MALMGREN.


Presque toutes les difficultés contre lesquelles le _Norge_ a eu à
lutter pendant le voyage de Rome jusqu’à la côte d’Alaska, ont été
déterminées par des phénomènes atmosphériques. Chaque fois que les
conditions météorologiques indispensables au succès du vol ont fait
défaut dans une mesure plus ou moins grande, le ballon s’est trouvé dans
une situation délicate. Quoi qu’il en soit, on peut dire que, d’une
manière générale, le temps a été très bon pendant les différentes étapes
de notre longue randonnée. Cette circonstance n’a pas été le fait du
hasard; elle est due tout entière à l’excellente organisation de notre
service météorologique. C’est grâce à ses avertissements et aux
recherches poursuivies avant l’expédition que nous avons réussi à
prendre le départ à des dates où nous avions les plus grandes chances de
rencontrer un état favorable de l’atmosphère.

[Illustration: Le Pôle Nord. Les trois taches sur la glace représentent
les pavillons de Norvège, d’Italie, et des États-Unis.]

Avant d’exposer le fonctionnement de notre service d’annonces
météorologiques et les travaux auxquels je me suis livré pendant le
voyage, je passerai en revue les phénomènes de l’air susceptibles
d’exercer une influence sur le vol d’un aéronef.

Le vent est l’élément météorologique capital en matière de navigation
aérienne. A l’égard d’un dirigeable, son importance est considérable,
non seulement pendant le vol, mais encore lors de l’atterrissage et du
départ. Le vent rend, en effet, périlleuse la sortie du hangar comme la
rentrée dans ce hall; il peut drosser le ballon contre les supports de
la porte. Or, la fragile charpente d’un aéronef ne supporterait pas,
sans dommage, un choc pareil à celui qui se produirait en pareil cas. Le
danger est particulièrement grand, lorsque la brise prend l’aérostat par
le travers pendant ces opérations ou lorsqu’elle souffle par rafales.
Même si sa vitesse ne dépasse pas 4 à 5 mètres à la seconde, la manœuvre
devient sujette à de grands risques. Au moment des départs et des
atterrissages, le vent est donc souvent la source de très graves
difficultés. Au cours du voyage de Rome à Teller, trois fois il nous a
empêchés de sortir; trois fois, par suite, le vol a dû être remis, bien
que tous les autres éléments météorologiques fussent favorables.

Pour remédier à ces inconvénients, on a imaginé les mâts d’amarrage,
lesquels permettent d’appareiller et d’atterrir même par une brise
relativement fraîche et quelle que soit sa direction.

Le vent joue en outre, cela va sans dire, un rôle considérable pendant
le vol. Un aéronef n’atteint pas la vitesse considérable de l’avion; le
_Norge_, par exemple, à allure normale ne dépassait pas 80 kilomètres à
l’heure. Aussi bien, un vent debout de force moyenne réduit-il
notablement sa vitesse vraie. En second lieu, une fraîche brise par le
travers détermine une forte dérive; d’où l’obligation de louvoyer; d’où
également perte de vitesse vraie. Si, au contraire, elle souffle par
l’arrière, elle accélère la marche; encore faut-il qu’elle ne soit pas
trop forte, une tempête même venant de cette direction expose le
dirigeable à de graves dangers. Les tourbillons et les autres
perturbations de l’atmosphère, qui accompagnent les coups de vent,
soumettent, en effet, ses diverses parties à des efforts différents, et
peuvent amener une rupture de sa charpente. Pendant le voyage de
Léningrad à Vadsö, le _Norge_ a rencontré des tourbillons de ce genre
pendant la traversée de l’isthme séparant les grands lacs Ladoga et
Onéga. Selon toute vraisemblance, ces phénomènes étaient déterminés par
les mouvements que les couches d’air recouvrant les lacs encore glacés
et celles situées au-dessus des terres riveraines éprouvaient avant
d’arriver à un état d’équilibre.

Les précipitations, de quelque nature qu’elles soient, sont une seconde
source de difficultés, en ce qu’elles réduisent la visibilité et rendent
la navigation plus laborieuse. Certaines formes qu’elles affectent dans
les régions froides peuvent, en outre, mettre le ballon en danger, en le
recouvrant d’une couche de glace; telles la neige humide et la pluie à
l’état de surfusion. La seconde de ces deux formes de précipitations
entraîne de beaucoup les conséquences les plus périlleuses; en tombant à
la surface de l’enveloppe, il peut arriver que les gouttes d’eau gèlent
et revêtent entièrement l’aérostat de verglas. De la glace se dépose
également sur le ballon, s’il rencontre une brume dont les particules
aqueuses se trouvent à l’état de surfusion. Ces phénomènes se produisent
généralement par des températures légèrement inférieures à 0°. Le froid
est-il plus vif, ils deviennent moins actifs; toutefois, jusqu’aux
environs de 15° sous zéro, si le dirigeable traverse des bancs de brume,
ou si le ciel est simplement brumeux, des dépôts de givre sont à
craindre. Par basse température, le givre est, il est vrai, de faible
densité, de telle sorte qu’un courant d’air violent l’entraînera. La
présence d’une couche de glace sur le ballon est dangereuse, parce qu’en
très peu de temps elle peut lui enlever complètement sa force
ascensionnelle en raison de la surcharge qu’elle constitue. Ainsi un
revêtement de glace, dont l’épaisseur ne dépasserait pas un millimètre,
suffirait pour augmenter le poids du _Norge_ de plusieurs tonnes. Ces
condensations solides se forment principalement sur les parties de
l’aérostat les plus exposées au vent, donc à l’avant. Il en résulte
qu’elles peuvent faire perdre au dirigeable son équilibre longitudinal.

Dès que des dépôts de glace commencent à se manifester, le danger
devient si grand que le commandant devra sortir au plus vite de la
couche d’air qui est le siège de ce phénomène. Souvent, il obtiendra un
bon résultat, soit en montant, soit en descendant. Parfois, en montant,
il réussira à dépasser le niveau du banc de brume à l’état de surfusion.
Dans d’autres cas, il pourra être avantageux de changer de cap. Si l’on
a le choix entre deux routes, l’une au-dessus de la terre, l’autre
au-dessus de la mer, et que, en suivant l’une d’elles, de la glace se
soit formée à la surface du ballon, on essaiera de l’autre. Le
commandant échoue-t-il dans toutes ses tentatives pour sortir de la zone
dangereuse et peut-il revenir en arrière, il ne devra pas hésiter à le
faire. S’il a vent arrière dans cette direction et si le point de départ
n’est pas éloigné, il arrêtera les moteurs et dérivera, si possible. Les
dépôts de glace deviendront alors beaucoup moins abondants, notamment
s’ils sont produits par de la brume ou simplement par un temps nébuleux.

Un troisième élément météorologique possède une importance considérable
en navigation aérienne, c’est l’état du ciel. Une bonne visibilité est
essentielle pendant le vol. Masquant la vue de la terre, par suite
empêchant de prendre des observations de vitesse et de dérive, la brume
entrave la tâche du navigateur. Elle rend, en outre, impossible un
atterrissage, alors même que l’on est arrivé à destination. Enfin, dans
le cas d’une exploration aéronautique dans des régions inconnues, elle
devient la source de déboires. Une brume épaisse aurait pu enlever tout
intérêt à notre traversée de la calotte arctique entre le Spitsberg et
l’Alaska. Aussi bien les organisateurs du voyage du _Norge_ avaient-ils
choisi pour l’entreprendre l’époque où, selon toute probabilité, il y
avait le plus de chances de ne pas rencontrer ce désagréable météore.

Dans le bassin arctique, juin, juillet et août sont les mois brumeux par
excellence. Durant le trimestre d’été, l’océan qui occupe cette zone
demeure recouvert de banquises, dont la température ne dépasse pas le
point de congélation; par suite, les couches d’air provenant des régions
plus chaudes qui se répandent au dessus de cette immense étendue de
glace, se refroidissent, et ce refroidissement engendre la condensation,
sous forme de brume, d’une partie de l’humidité qu’elles tiennent en
suspension. Au printemps, ces masses d’air ne subissant, au contraire,
aucun refroidissement au contact de la banquise, ce météore aqueux ne se
produit pas. En hiver, le ciel reste clair, mais le froid et l’obscurité
s’opposent à un voyage aérien de longue durée. Dès le mois de mai, la
brume commence à se manifester dans le bassin polaire. Par suite, le
voyage du _Norge_ du Spitsberg à l’Alaska fut fixé à la fin d’avril; les
difficultés rencontrées dans l’érection du hangar et du mât d’amarrage à
la baie du Roi obligèrent à le retarder. Pendant la traversée de
l’Arctique nous avons rencontré de la brume, mais heureusement, elle
n’était pas tellement épaisse qu’elle nous ait empêchés d’explorer les
régions survolées.

Cet exposé des vicissitudes, auxquelles les phénomènes météorologiques
exposent un aéronef, montre qu’il a été nécessaire d’organiser le voyage
de Rome au détroit de Bering de manière à ce que chaque étape fût
accomplie, alors que les circonstances atmosphériques étaient les plus
favorables. Pour cela, il importait que le commandant possédât des
informations lui permettant de choisir, dans chaque escale, le moment
propice pour le départ, et, qu’il reçût, en cours de route, toutes les
annonces météorologiques utiles.

L’honneur d’avoir organisé le service météorologique intéressant la
sécurité du _Norge_ revient au docteur Hesselberg, directeur de
l’Institut météorologique de Norvège. Ce savant obtint pour notre
expédition le concours des établissements similaires d’Italie, de
France, de Grande-Bretagne, de Suède, de Russie et des États-Unis. Ce
fut toutefois, notre institut norvégien qui nous apporta la
collaboration la plus active. Grâce au docteur Hesselberg, je pus
étudier, pendant plusieurs mois, à Bergen, le service des prévisions et
me mettre complètement au courant des nouvelles méthodes inaugurées par
B. Bjerknes, Solberg et Bergeron. En outre, l’Institut de Norvège nous
prêta tous les instruments nécessaires pour les observations courantes.
Enfin, pendant le voyage, il nous envoya les observations et les
avertissements des sections centrales de prévision d’Oslo et de Tromsö.

L’organisation météorologique destinée à assurer le succès du vol
comportait deux services de prévision, l’un pour permettre de choisir
les dates de départ, l’autre pour le voyage lui-même.

Dans chaque escale, le jour et l’heure de l’appareillage devaient être
fixés de concert entre le météorologiste du bord et l’observatoire
météorologique local. Grâce à l’obligeance de mes confrères dans les
villes où nous nous sommes arrêtés, j’ai pu étudier, chaque jour, la
carte du temps, par suite acquérir une connaissance complète de la
situation. A Rome et à la baie du Roi l’expédition possédait un service
spécial de prévision.

Pendant le vol, la fonction du météorologiste du bord consistait à
établir la prévision et à donner au commandant des avis pour toutes les
manœuvres en relation plus ou moins directe avec l’état de l’atmosphère.
Par exemple, il avait pour mission de lui signaler la meilleure route
que les cartes synoptiques semblaient indiquer et l’altitude la plus
favorable, à en juger d’après les visées sur ballons-sondes opérées dans
des postes météorologiques et qui nous étaient transmises par
T. S. F.--De plus, lors d’un atterrissage, je donnais au commandant les
valeurs probables des divers éléments météorologiques dans le lieu
considéré, tels que la pression barométrique, la température de l’air,
au cas où ces observations n’auraient pas été envoyées par
T. S. F.--Enfin j’étais chargé à bord des observations de la pression,
de la température, de l’humidité, etc. Durant le voyage au-dessus du
bassin polaire des observations sur l’électricité atmosphérique ont été,
en outre, effectuées.

Pour que le météorologiste du _Norge_ pût établir la prévision du temps
pendant le vol, il était nécessaire qu’il fût en possession des mêmes
informations que les bureaux chargés de ce service dans les instituts
météorologiques. Ces informations, que notre poste de T. S. F. captait,
comprenaient des observations provenant de la plupart des pays d’Europe
et de navires naviguant dans l’Atlantique et la Méditerranée. Je reçus,
en outre, des renseignements particuliers, généralement des observations
de localités situées sur notre route, parfois aussi de courtes
prévisions à brève échéance. Souvent pendant le voyage, notre
radiotélégraphiste réussit à entrer en relation directe avec des
instituts météorologiques et à leur demander des explications sur des
points qui nous intéressaient. Une indication sommaire des sources dont
j’ai disposé pendant les différentes étapes du voyage de Rome à Teller
montrera notre organisation.

Le départ de l’aérodrome de Ciampino fut décidé d’accord avec le
professeur F. Eredia, chef du Service de la prévision à Rome. Avant
l’appareillage, l’Office national de météorologie de France nous avertit
par un télégramme que la date choisie ne lui paraissait pas favorable.
La situation n’était pas, en effet, excellente; mais, comme selon toutes
probabilités, elle serait encore plus mauvaise les jours suivants, nous
résolûmes d’appareiller quand même. Pendant l’étape de Rome à Pulham,
les services français et anglais nous envoyèrent des radiogrammes fort
utiles, particulièrement durant la dernière partie du voyage, lorsque
les circonstances atmosphériques devinrent adverses. Dans le Nord de la
France notamment, le _Norge_ rencontra une forte dépression venant du
Sud, dont le centre se rapprochait rapidement. Nous fûmes alors
assaillis par une brise de nord-est très fraîche et notre vitesse vraie
se trouva notablement réduite. Poussant nos trois moteurs, nous
réussîmes à sortir de cette zone dangereuse et finalement arrivâmes à
Pulham sans encombre. A cet aérodrome, l’Institut météorologique de
Grande-Bretagne avait installé à notre intention un service spécial de
prévision dirigé par M. Giblett, un des meilleurs «avertisseurs»
d’Angleterre. L’éminent météorologiste norvégien, le docteur J.
Bjerknes, en séjour en Angleterre, s’était également installé à Pulham.
La collaboration de ces deux savants nous fut très utile pour déterminer
le moment favorable à la poursuite de notre voyage vers Oslo.

Le départ s’effectua dans des conditions de vent propices, mais sur la
mer du Nord nous rencontrâmes de la brume. Près de la côte de Norvège le
ciel se découvrit et la visibilité était bonne, lorsqu’après une
navigation rapide nous parvînmes à Oslo. Pendant ce vol, l’Institut de
Norvège nous envoya, d’heure en heure, des informations sur les éléments
météorologiques régnant au lieu d’atterrissage. Aussitôt après notre
débarquement, je me rendis à cet établissement. Un entretien avec mes
confrères aboutit à la décision de continuer immédiatement le voyage
vers Léningrad. Un centre de dépression arrivant de l’ouest, il eût été
imprudent de laisser le ballon plus longtemps à Oslo.

La brume nous accompagna pendant presque tout le trajet de Norvège en
Russie. Elle couvrait la Suède et s’étendait loin sur la Baltique.
Seulement, à l’entrée du golfe de Finlande, elle commença à disparaître.
Cette immense mer de nuages gêna naturellement la navigation et, non
sans peine, nous atteignîmes l’aérodrome de Gatchina. A Léningrad
l’Institut central météorologique, un établissement modèle soit dit
entre parenthèses, nous prêta le concours le plus dévoué. Grâce à son
intervention, on nous promit l’envoi de radiogrammes complémentaires
pendant la suite de notre voyage. Ces messages nous ont rendu de grands
services durant le vol de Léningrad à la baie du Roi.

Nombre de gens considéraient cette dernière étape comme la plus
dangereuse de tout le voyage. Qu’elle offrît de nombreux risques, cela
était évident. La mer entre la Norvège septentrionale et le Spitsberg
est une des plus tempétueuses du monde; en second lieu, à cette époque
de l’année, nous risquions d’y rencontrer de la brume et d’y être
exposés à la formation de glace sur l’aérostat. En outre, de Léningrad à
la baie du Roi la distance est grande; pour que le _Norge_ pût partir de
Léningrad et ensuite atterrir à la baie du Roi en faisant escale à
Vadsö, le temps devrait être calme ou à peu près dans ces trois
localités. Enfin, il importait que la visibilité fût bonne, au moins
dans le voisinage des points d’atterrissage. Pour vous représenter les
difficultés du problème à résoudre, rappelons que la prévision du temps
quarante-huit heures à l’avance, comme nous devions la faire avant notre
départ, est très délicate et elle l’était d’autant plus dans ce cas, que
l’extrême Nord de l’Europe ne possède qu’un petit nombre de stations
météorologiques et que rarement des navires naviguant dans l’Océan
Glacial communiquent leurs observations.

Pour ce trajet l’expédition trouva de nombreux concours. L’Institut
météorologique de Léningrad et le Service des prévisions de Tromsö, le
poste connaissant certainement le mieux les circonstances atmosphériques
régnant dans l’Océan Arctique nous envoyèrent chaque jour des avis sur
la possibilité d’un appareillage. Les télégrammes de Tromsö nous
parvenaient toutefois à Gatchina tardivement; celui arrivé la nuit qui
précéda notre départ fut particulièrement bien venu en ce qu’il nous
confirma dans la résolution de partir le lendemain.

Le voyage de Léningrad à Vadsö s’accomplit dans d’excellentes
conditions, à part un vent contraire. En approchant de l’Océan Glacial,
en outre des émissions habituelles, nous reçûmes d’heure en heure des
radiogrammes donnant les observations des stations du Nord de la
Norvège, du Spitsberg, de Jan Mayen et de l’île aux Ours. Aucune
surprise désagréable ne pouvait ainsi survenir, et nous aurions pu
rebrousser chemin, si le temps avait été trop mauvais au-dessus de la
mer.

A Vadsö tout marcha bien. Notre relâche dans cette ville ne dura que
quelques heures, le temps de faire notre plein de gaz et d’essence.
Entre Vadsö et le Spitsberg le temps fut moins bon que plus au sud; à
hauteur de l’île aux Ours nous rencontrâmes de la brume; plus loin, sur
la côte ouest du Spitsberg, nous reçûmes de violents grains de neige. En
même temps, un radio de la baie du Roi nous annonça une tourmente de
neige sur les bords de ce fjord. La situation devenait donc
préoccupante; quoi qu’il en fût, nous poursuivîmes notre route. Les
cartes synoptiques indiquaient que les chutes de neige ne pouvaient
revêtir que la forme de grains; en conséquence, dans les intervalles,
nous pouvions compter sur une bonne visibilité; au moment de
l’atterrissage, elle fut, en effet, excellente. Pendant l’étape
Vadsö-Spitsberg, on constata avec satisfaction que la neige, loin de
demeurer adhérente à l’enveloppe du ballon, comme certains l’avaient
annoncé, en était immédiatement balayée par la succion de l’air. Selon
toute vraisemblance, la neige humide est dangereuse; heureusement durant
le voyage il n’en tomba pas.

Dès notre arrivée, à la baie du Roi, nous organisâmes notre propre
service de prévision, en étroite collaboration avec l’Institut
météorologique de Tromsö. Nos messages étaient transmis par le poste de
T. S. F. de Ny Aalesund et par celui du _Heimdal_, navire de guerre mis
à la disposition de l’expédition par le gouvernement norvégien.

Dans le choix d’une situation météorologique propice pour la traversée
du bassin polaire, il importait de prendre en considération, non
seulement les circonstances atmosphériques en elles-mêmes, mais encore
celles de nature à augmenter la force ascensionnelle du dirigeable, afin
qu’il pût emporter tout le matériel nécessaire pendant la dernière
partie du voyage. La force ascensionnelle se trouve, en effet, dans une
étroite dépendance de la température de l’air et de la pression
barométrique. Une basse température de l’air et une pression élevée
accroissent notablement sa valeur; pour une baisse d’un degré du
thermomètre et une augmentation de la pression atmosphérique d’un
millimètre, le _Norge_ pourrait enlever soit 70, soit 30 kilogrammes de
plus.

Le remplacement d’un des moteurs avarié pendant le trajet de Léningrad
au Spitsberg nous obligea à prolonger la relâche à la baie du Roi
pendant plusieurs jours. Durant ce temps, notre service météorologique
travailla avec ardeur. Chaque jour, je dressai trois cartes synoptiques
d’après les observations de 7 heures, 13 heures et 18 heures (temps
moyen de Greenwich). En outre, chaque jour également, à l’aide de
ballons-sondes, un météorologiste italien, un frère de Nobile,
déterminait la direction et la force des courants aériens dans la haute
atmosphère.

Pendant notre séjour au Spitsberg, le temps demeura favorable pour un
vol vers le Pôle, comme l’expérience du commandant Byrd le montra.
Durant le raid admirable accompli par cet aviateur tandis que nous
achevions nos préparatifs, un magnifique soleil brilla au-dessus du
bassin arctique et il n’y souffla que des brises légères.

Le 10 mai, au soir, le _Norge_ fut enfin prêt. Pour fixer son départ on
n’attendait plus que l’avis des météorologistes.

[Illustration: Après l’atterrissage à Teller, le dégonflement du «Norge»
sur la banquise de la lagune.]

La carte synoptique de 18 heures fournissait des prévisions excellentes.
Une aire de haute pression s’étendait de la Nouvelle-Zemble jusqu’au
Canada, en passant par le Pôle. Une pareille situation barométrique
répondait complètement à nos désirs. Cette distribution de la pression
annonçait dans la calotte arctique un temps relativement froid, un ciel
clair et des vents faibles et variables. D’après la carte, le Spitsberg
se trouvait dans la partie ouest de cette zone anticyclonique. Selon
toute probabilité, nous aurions donc vent arrière jusqu’au Pôle. La
seule dépêche défavorable concernait la pointe Barrow; elle annonçait la
présence de brume devant la côte de l’Alaska. Espérant qu’elle se
dissiperait avant notre arrivée dans ces parages, nous décidâmes de
partir. Le service des prévisions de Tromsö, comme moi, estimait la
situation excellente pour prendre l’air. En conséquence, l’appareillage
fut décidé pour le 11 mai, à 1 heure.

Entre temps, à la baie du Roi, le vent se leva, puis «força»
progressivement, si bien que le 10, à 23 heures, il devint certain que
le départ devrait être remis. La brise n’était pas très fraîche, mais
soufflait par rafales, comme cela arrive dans les fjords étroits
encaissés entre des montagnes. La sortie du ballon du hangar eût donc
présenté des risques. En conséquence, la plupart des membres de
l’expédition allèrent dormir; on les réveillerait, si le vent tombait.
Les autres demeurèrent au hangar pour observer le temps. En vérité, ce
fut une longue veille. Deux fois, le vent mollit, si bien que l’on
envoya réveiller les dormeurs. Mais, à peine les messagers étaient-ils
partis, qu’on les rappelait; de nouveau la brise se levait. Seulement
vers 6 heures, le calme s’établit et l’on put commencer à préparer la
sortie du ballon.

Pendant la nuit, la situation météorologique était devenue moins bonne.
Une baisse barométrique commençait à Jan Mayen, annonçant l’approche
d’un cyclone. Peut-être allait-il s’étendre jusqu’au Spitsberg? C’était
une raison majeure pour profiter de l’accalmie survenue dans la matinée.
Si nous ne partons pas aujourd’hui, peut-être des semaines s’écouleront
avant que des circonstances propices ne se représentent. Le capitaine
Amundsen résolut donc d’appareiller, bien que pendant les préparatifs le
vent ait quelque peu fraîchi.

La manœuvre eut lieu à 8 h. 30 (temps moyen de Greenwich). Pendant la
sortie du ballon, l’anxiété nous étreignait tous. L’opération réussit et
quelques minutes plus tard le _Norge_ se trouvait, baigné par un soleil
éclatant, sur une sorte de terrasse en avant du hangar. A 8 h. 55, le
départ eut lieu.

Avant de raconter le vol à travers le bassin polaire, j’indiquerai les
dispositions prises pour nous prémunir contre les surprises du temps.
Pendant l’hiver 1925-1926, on avait mis sur pied une organisation
destinée à nous permettre de recevoir pendant le voyage au-dessus de la
grande banquise des observations provenant des régions septentrionales
d’Europe, d’Asie et d’Amérique. Cela avait été un gros travail. Il
fallait, en premier lieu, obtenir les observations des stations utiles à
notre point de vue. En Europe, cela n’était pas difficile, les émissions
radiotélégraphiques des différents États contenant les observations
régulières d’Islande, du Spitsberg, de Jan Mayen, de l’île aux Ours, de
la Nouvelle-Zemble, de Vaïgatch, de Norvège, de la Russie
septentrionale, de Suède, de Finlande, enfin de l’Atlantique Nord. Pour
l’Asie, l’émission russe donne les observations de Iakoutsk et de
plusieurs villes situées sur le Transsibérien. Grâce à l’obligeance des
autorités soviétiques, elle comprit, en outre, celles d’Anadyr, sur les
bords de la mer de Bering. Cette addition compléta heureusement les
renseignements concernant l’Asie. Pour l’Amérique, la situation était
moins bonne. Les émissions météorologiques des États-Unis ne fournissent
qu’un petit nombre de renseignements provenant de l’Alaska et du Canada,
régions très intéressantes pour nous; de plus, ces renseignements ne
datent pas du jour même. Pour remédier à cette lacune, grâce à
l’intervention du docteur Hesselberg, le _Weather Bureau_ ajouta à son
envoi habituel les observations des parties les plus septentrionales du
Nouveau-Monde. En outre, il fut convenu que le poste de T. S. F. de
Cordova, ferait chaque jour à notre intention une émission particulière,
comprenant les observations de cinq stations de l’Alaska: Saint-Paul,
Nome, Eagle, Cordova et Kodiak.

Comment transmettre toutes ces informations au _Norge_, tel était le
second problème à résoudre. Les instituts météorologiques reçoivent la
plus grande partie de la documentation dont ils se servent pour
l’établissement de leurs cartes, en écoutant les émissions des
différents pays. Pendant son voyage à travers le bassin polaire, selon
toute vraisemblance, en raison de la distance, ces messages ne
pourraient parvenir jusqu’à nous. Afin de remédier à cet inconvénient,
il n’y avait qu’un moyen: rassembler dans un seul institut les
renseignements envoyés par les différents états, ensuite les faire
suivre au _Norge_ par un poste de T. S. F. assez puissant pour être
entendu dans tout l’Arctique. Celui de Stavanger dans la Norvège
occidentale répondant à ces desiderata, avec bonne grâce
l’administration des Télégraphes le mit à notre disposition pour les
transmissions à nous faire.

La station de Stavanger devait effectuer les envois à notre adresse à
6 h. 10, 11 h. 20, 14 h. 40, 17 h. 20, 20 heures et 21 h. 20. Comme
cette liste l’indique, ils seraient suspendus pendant la nuit pour
permettre au radiotélégraphiste du _Norge_ de se reposer. Les messages
comprendraient toutes les observations nous intéressant, à l’exception
de celles de Cordova, qui ne pouvaient être entendues en Norvège. Nous
pensions capter les renseignements lancés par ce dernier poste, lorsque
nous approcherions de la côte d’Amérique.

A l’aide des informations que la T. S. F. lui transmettrait, le
météorologiste du _Norge_ dresserait trois fois par jour une carte du
temps, et, au moyen de ces cartes, pourrait prévoir l’approche des
dépressions. Sur ces documents figureraient les observations faites à
bord du dirigeable.

Après cet exposé de la méthode de travail adoptée pour la prévision du
temps pendant le voyage, j’arrive au récit de notre raid au-dessus du
bassin polaire.

Ainsi qu’il a été dit plus haut, le départ eut lieu le 11 mai, à 8 h.
55. Le thermomètre marquait 8° sous zéro et le baromètre 771 mm.--Une
faible brise d’est-sud-est soufflait au niveau du sol; à plusieurs
centaines de mètres d’altitude, elle venait du sud-est et était
notablement plus fraîche. Elle ne persista pas.

Une demi-heure plus tard, le calme s’établit jusqu’à 11 heures. A partir
de ce moment, jusqu’à 19 heures, des vents de sud et de sud-est se
manifestèrent; ensuite, pendant peu de temps, nous eûmes une brise
légère de nord-est. A 22 heures, un calme plat régnait de nouveau.

Deux heures après le départ, le _Norge_ franchit la limite, dans l’océan
polaire, entre les eaux libres et les glaces flottantes. Après cela,
nous ne vîmes plus d’ouverture dans la banquise, sinon un seul canal.

A la hauteur où nous naviguions, la température s’abaissa
progressivement de 5° sous zéro au-dessus de la baie du Roi à 12° sous
zéro par 88° de latitude du côté de l’Europe; à partir de ce dernier
parallèle, elle remonta lentement.

Durant plus de onze heures, un soleil éblouissant favorisa notre
navigation. Par 87° de latitude, nous rencontrâmes de la brume et une
seconde fois entre le 88° et le 89° parallèle. Elle n’atteignait pas une
grande hauteur et nous pûmes la survoler, en nous élevant à l’altitude
de 700 mètres. Lors de notre arrivée au Pôle, elle avait disparu. Tandis
que nous croisions au-dessus de ce point que les explorateurs ont tant
désiré atteindre, le ciel était en majeure partie couvert de
strato-cumulus et d’alto-cumulus. Nébulosité 7. Pas une risée n’agitait
l’atmosphère. Le thermomètre, à l’altitude d’environ 300 mètres,
marquait −11° et le baromètre réduit au niveau de la mer 775 mm.--Le
ciel était quelque peu voilé; bientôt après, il s’éclaircit.

Du Pôle, le cap fut mis sur la pointe Barrow. Au début de cette partie
du voyage, la visibilité fut bonne, mais entre le 86° et le 85° de
latitude, nous entrâmes dans la brume. Brume et chutes de neige
persistèrent presque continuellement jusqu’à l’atterrissage à Teller.

Heureusement, cette mer de nuages n’était pas assez dense pour masquer
complètement la région survolée; par contre, elle détermina des dépôts
de givre à la surface du ballon, précisément ce que nous redoutions le
plus. La formation d’une couche de glace sur un aérostat est extrêmement
dangereuse. Ce phénomène se manifesta pour la première fois par 85° de
latitude. En très peu de temps, toutes les parties du ballon exposées à
un vent violent furent recouvertes de givre. Il se déposait, non
seulement sur les parties métalliques extérieures, mais encore sur les
hélices et les cordages. La couche la moins épaisse s’observait sur
l’enveloppe, peut-être parce qu’elle se trouvait échauffée par les gaz,
dont la température était probablement un peu supérieure à celle de
l’air ambiant. Dès l’apparition de ce phénomène, des mesures furent
prises pour sortir le plus vite possible de la nappe d’air où il se
produisait. Le récit du voyage renferme un extrait de mes notes relatant
les manœuvres exécutées pour échapper à ce danger.

Depuis le Pôle jusqu’au 80° de latitude, du côté de l’Amérique, le vent
fut favorable; plus au sud une très fraîche brise de sud-est ralentit la
marche.

Le dépôt de givre sur le ballon ne fut pas notre seul sujet de
préoccupation pendant la dernière partie du vol. Un second accident, non
moins grave, nous frappa, comme il a été relaté plus haut. Alors que
nous étions encore loin de la côte de l’Alaska, notre poste de T. S. F.
cessa de fonctionner par suite de perturbations dues à l’électricité
atmosphérique et de la formation de glace sur l’antenne. Nous nous
trouvâmes dès lors privés de renseignements météorologiques.

Jusque-là le service de la prévision avait fonctionné à bord, suivant le
programme arrêté. Aux heures fixées, le poste de Stavanger nous envoyait
les observations et aussitôt je les portais sur la carte. En approchant
de la côte de l’Alaska, il était de première importance de posséder des
informations de la toute dernière heure, afin de pouvoir choisir le
point d’atterrissage le plus favorable et la route la plus sûre pour
l’atteindre. Or, juste à ce moment, les renseignements utiles nous
faisaient défaut.

Nous désirions parvenir le plus loin possible dans le Sud. Avant le
départ, on avait décidé, si les circonstances le permettaient, de
prendre terre à Nome sur la rive méridionale de la presqu’île Seward. La
dernière carte synoptique que nous avions pu établir et qui était
vieille de vingt-quatre heures à notre arrivée sur la côte
septentrionale de l’Alaska, annonçait l’existence probable, dans deux
jours, d’une dépression quelque part sur le golfe d’Alaska. D’après
cette prévision, le vent, selon toute vraisemblance, soufflerait du nord
le long de la côte est du détroit de Bering; par suite, Nome paraissait
devoir offrir d’excellentes conditions pour l’atterrissage. Nous
rencontrerions une brise favorable en faisant route vers cette ville,
et, comme cette agglomération se trouve protégée du côté du nord, la
descente s’opérerait sans difficulté. En conséquence, les chefs de
l’expédition résolurent d’atterrir à Nome ou sur un autre point de la
côte sud de la presqu’île Seward.

Le 13 mai, à 7 h. 25, la terre d’Amérique est en vue près de la pointe
Barrow. A la brise de sud-est qui avait régné jusque-là, a succédé un
vent très frais de l’ouest-sud-ouest; de plus, la visibilité est faible;
de temps à autre, des averses de neige tombent; le thermomètre marque 2
degrés sous zéro.

Après avoir suivi la côte nord de l’Alaska pendant plusieurs heures,
nous coupons à travers la presqu’île au nord du Kotzebue Sound et filons
ensuite vers le détroit de Bering. Le vent a viré au nord-ouest et
souffle maintenant en tempête. Bientôt des dépôts de givre recommencent
à se former sur l’enveloppe. En raison du danger de la situation, on
décide de se diriger le plus vite possible vers terre. Nous pénétrons
alors dans le Kotzebue Sound jusqu’à ce que nous ayons aperçu sa côte
nord. Après avoir reconnu notre position, nous suivons la rive sud de ce
golfe vers l’ouest. La tempête continue toujours; après le cap
Prince-de-Galles, elle mollit quelque peu, mais souffle par grains,
aussi le ballon gouverne-t-il mal.

Avec un vent aussi fort, l’atterrissage ne paraît pas devoir se
présenter dans des conditions favorables. La bande de terrain riveraine
de la mer se trouvant protégée par des montagnes, selon toute
vraisemblance, il sera moins violent au niveau du sol. Pendant les
dernières heures, la visibilité avait été meilleure et de ce fait, la
navigation plus facile.

Depuis soixante-dix heures, nous étions en l’air et tous souhaitions
ardemment la fin du voyage. Une petite lagune côtière semblant offrir un
bon terrain, les chefs de l’expédition abandonnèrent le projet de
pousser jusqu’à Nome et prirent le parti d’opérer immédiatement la
descente, le plus près possible de la petite ville de Teller, située sur
le rivage.

L’opération eut lieu le 14 mai, à 8 heures du matin, dans d’excellentes
conditions, le vent nord-ouest ayant sensiblement faibli à ce moment.
Une fois que le dirigeable eut été solidement amarré, le vent reprit
avec une force nouvelle. Les mêmes variations dans la vitesse de la
brise ont été observées à Nome, à 12 milles au sud, bien qu’elle y fût
moins fraîche qu’à Teller. De 6 à 7 heures, 5 m. 3 par seconde; de 7 à
8, 3 m. 1; de 8 à 9, 2 m. 2; de 9 à 10, 3 m. 6 et de 10 à 11 heures,
5 m. 8.

Lors de la descente, la température était de +2°, et la visibilité
bonne; le ciel couvert de nimbus qui, à ce moment, ne donnèrent lieu à
aucune précipitation; à la même heure, à Nome, on notait de la brume. Au
point de vue atmosphérique l’atterrissage à Teller offrait donc des
conditions plus favorables qu’à Nome. Dans cette localité, il eût à coup
sûr présenté de grosses difficultés, si même il avait été possible.

Eussions-nous évité une partie des dangers qui nous ont assaillis sur
les côtes de l’Alaska, en mettant le cap vers Fairbanks ou quelqu’autre
ville de l’intérieur, après avoir atteint la pointe Barrow? Les
circonstances atmosphériques étaient dans le centre du pays bien
meilleures que sur le littoral, mais, pour y parvenir, nous aurions dû
survoler une épaisse mer de nuages cachant de hautes montagnes; cela eût
été une entreprise hasardeuse. Lorsque l’on navigue au-dessus d’un banc
de brume très dense, les observations deviennent impossibles, par suite,
le ballon peut être déporté très loin du point sur lequel le cap a été
mis. Doit-on, dans ces conditions, survoler un pays montagneux, et, la
hauteur à laquelle on se tient est-elle faible, comme c’est le cas avec
un aéronef, on risque d’entrer en collision avec une montagne que l’on
croyait beaucoup plus loin. Pour ces raisons, à mon avis, étant donné
l’état de l’atmosphère, il est fort heureux que nous ayons agi comme
nous l’avons fait.




CHAPITRE XV

La navigation au-dessus du bassin polaire boréal.

Déclinaison et déviation.--Mesure de la dérive à bord d’un
dirigeable.--Difficultés de cette observation.--Vitesse vraie et vitesse
propre.--Correction de l’altitude.--Différentes méthodes de
mesure de l’altitude.--Compas magnétiques du «Norge».--Compas
solaires.--Difficultés de la navigation aérienne.

Par le lieutenant de vaisseau de la marine royale norvégienne Hj.
RIISER-LARSEN.


Après le récit de notre raid au-dessus du bassin polaire boréal, il
importe de rappeler brièvement les méthodes de navigation aérienne et
les instruments qu’elles emploient.

Dans l’air comme en mer, ces méthodes sont différentes, selon que l’on
navigue en vue ou hors de vue des côtes. Dans le premier cas, on
détermine sa position par des relèvements terrestres, dans le second,
par des observations astronomiques. Si le temps est clair, par suite, si
la côte, la mer ou la banquise que l’on survole est visible, on peut
naviguer, sans le secours d’observations astronomiques, à condition de
noter soigneusement et constamment la vitesse et la dérive du ballon et
de plus de connaître exactement la déclinaison et la déviation.

La déclinaison est, on ne l’ignore pas, l’angle formé par le méridien du
lieu et la direction que prend l’aiguille aimantée en ce lieu. Cette
direction est celle du Pôle magnétique fort éloigné du Pôle
géographique; exceptionnellement la déclinaison est nulle. Dans
l’ignorance de cette circonstance, nombre de gens ont exagéré les
difficultés que nous éprouverions à tenir une route, par suite ont
considéré notre entreprise comme plus hasardeuse qu’elle ne l’était sous
ce rapport.

«Vous atteignez le Pôle, disaient-ils. Très bien, mais alors, vos compas
ne vous donneront plus aucune indication. Dans ces conditions, comment
pourrez-vous vous diriger pour revenir dans le Sud?»

Cette crainte n’était pas justifiée. Le Pôle magnétique se rencontre sur
une île voisine de la côte nord du Canada, donc très loin de notre
route; en conséquence nos compas garderont toujours une certaine
tendance à prendre une direction déterminée.

Par contre, le défaut d’observations de la déclinaison dans le bassin
arctique pourra nous créer des difficultés. Considère-t-on une carte des
isogones, c’est-à-dire une carte représentant les courbes unissant tous
les points possédant la même déclinaison, on remarque l’irrégularité de
ces courbes. Si, dans les régions du globe où des observations de
déclinaison ont été effectuées, le tracé de ces lignes a été établi avec
précision, dans le bassin arctique il a été dessiné à l’estime. De là,
une source d’incertitude, à moins de pouvoir vérifier la direction du
compas par des observations d’azimuth du soleil; ce qui n’est possible
que si le temps reste clair. En pareil cas, il faut admettre, de plus,
que l’on connaît la déviation. Que signifie ce dernier terme, c’est ce
que nous allons expliquer?

A bord d’un navire, en raison d’influences magnétiques, les compas
n’indiquent pas la direction du Pôle magnétique, mais éprouvent une
déviation d’un côté ou de l’autre de cette direction. Cette perturbation
est due soit à un état magnétique permanent des fers du navire, soit à
une aimantation induite de certaines parties métalliques de ce même
navire. Il est facile de calculer la déviation pour les compas de route;
mais elle reste une source d’erreur en raison de sa variation suivant la
latitude. En Italie, où nos compas furent réglés, un petit aimant
permanent était de moindre importance par suite de la forte composante
horizontale du magnétisme terrestre. Sous les hautes latitudes, cette
composante étant faible, cet aimant exercerait une influence
proportionnellement plus grande. Comme la suite le montrera, nous
subîmes cette perturbation. La même influence se manifeste également
dans le magnétisme induit. Ainsi dans les poutrelles horizontales du
dirigeable, il serait très énergique en Italie et faible dans
l’extrême-nord. Au contraire, le magnétisme induit par la composante
verticale dans les poutrelles verticales serait faible en Italie et
énergique dans l’océan polaire. Le calcul des coefficients permet
d’apprécier approximativement l’influence des différentes manifestations
du magnétisme.

Les positions obtenues en naviguant à la montre et au compas, suivant
une expression familière, constituent l’estime; celles déterminées par
des observations astronomiques sont nommées points observés. Si la
vitesse, la dérive et la route ont été différentes de celles que l’on
croyait avoir, le point observé diffère du point estimé. La différence
entre ces deux points constitue l’erreur de l’estime. Contrôler
constamment la vitesse, la dérive et la route est dit tenir une estime
précise.

L’exactitude dans l’estime est encore plus nécessaire dans la navigation
aérienne que dans la navigation maritime, les aéronefs obéissant aux
déplacements du fluide dans lequel ils se meuvent, c’est-à-dire étant
sujets à être dépalés par le vent.

[Illustration: En excursion aux environs de Nome. Alaska.]

Il existe de nombreux instruments pour mesurer la dérive, tous basés sur
le même principe. Nous avons employé, à bord du _Norge_, celui dont nous
nous étions servis pendant notre raid en avion en 1925, et qui provient
de la maison Goerz; il faisait connaître à la fois la dérive et la
vitesse. Cet instrument est le meilleur à ma connaissance pour la
navigation de jour; par contre, il ne peut être utilisé dans
l’obscurité. Pendant notre vol au-dessus de l’Europe, nous avons fait
usage la nuit d’un autre appareil. Durant cette partie du voyage, une
estime très exacte n’était pas nécessaire, les pays que nous survolions
nous fournissant de temps à autre des points de repère.

Le dérivomètre de Goerz était installé au-dessus d’une ouverture ménagée
dans le parquet de la nacelle du pilote. Il se compose essentiellement
d’une lunette montée sur un pivot portant un cercle mobile gradué. Pour
mesurer la dérive, on amène le cercle devant la division 0; puis on vise
des points sur le terrain survolé au moyen de la lunette, laquelle
contient un fil diamétral. Si les points observés passant par ce fil
suivent exactement sa direction, c’est qu’il ne se produit pas de
dérive, par conséquent qu’il fait calme ou que le vent souffle
exactement soit de l’avant, soit de l’arrière. Une mesure de vitesse
fixera sur ce point. Les points observés ne suivent-ils pas la direction
du fil diamétral, c’est que que le vent forme un angle avec la direction
de la route et que le ballon subit une dérive. On tourne alors la
lunette dans le sens du mouvement des aiguilles d’une montre ou en sens
inverse jusqu’à ce que les points visés suivent exactement le fil
diamétral, lequel indique la direction de la route suivie. On lit
ensuite sur le cercle mobile l’angle formé par l’axe longitudinal du
navire et la direction du fil, soit l’angle de la dérive. Si cet angle
est petit et le vent faible, il suffit de gouverner contre le vent d’un
nombre correspondant de degrés. La brise est-elle fraîche et par le
travers, cette méthode ne sera pas suffisante. La direction du vent par
rapport à la route sera changée, si on lofe; l’angle de dérive par
rapport à la nouvelle route ne sera plus alors le même qu’auparavant et
l’on ne suivra pas exactement la route que l’on suppose suivre. Veut-on
connaître du premier coup le vrai changement de route à opérer, on doit
lofer et mesurer la vitesse vraie[18].

  [18] On appelle vitesse vraie ou vitesse au sol, la distance linéaire
    que l’aérostat franchit dans une unité de temps, et vitesse propre
    la vitesse du dirigeable en air calme. Cette dernière vitesse est
    mesurée par un instrument basé sur celle du courant d’air le long
    des parois du ballon.

Connaissant l’angle de dérive, la vitesse vraie, et la vitesse propre on
peut, à l’aide d’une règle à calcul jointe au dérivomètre, trouver
l’angle exact dont la route doit être corrigée pour que, étant donné le
vent régnant, on puisse tenir le cap désiré. Cette opération fait, en
outre, connaître la direction et la force du vent.

Cette direction et cette force variant suivant l’altitude, il importe,
si le ballon vient à s’élever ou à descendre, d’observer la dérive et la
vitesse vraie, immédiatement après cette manœuvre. Ajoutons que,
rarement sur de grandes distances, la brise demeure constante à la même
altitude. Par suite, un dirigeable se déplaçant très rapidement, il est
nécessaire de procéder pour ainsi dire constamment à des mesures de
dérive et de vitesse, si l’on veut obtenir une route estimée exacte.

En raison de l’absence de bons points de repère, l’observation de la
dérive au-dessus de la mer exige plus de temps qu’au-dessus de la terre
ou au-dessus de la banquise. Si la surface de l’eau est agitée, on
remarque que les crêtes blanches des vagues constituent des points
fixes. Dès lors, on peut s’en servir pour mesurer la dérive, et même la
vitesse, si elles sont étendues. Par mer calme, pour effectuer ces
observations, nous jetions par-dessus bord de petites cartouches
fumigènes fixées à des planchettes. Pendant notre traversée nocturne de
la mer du Nord nous eûmes recours à ce procédé, leurs flammes formant
points de repère.

Maintenant, quelques explications sur la mesure de la vitesse vraie avec
l’appareil de Goerz.

Sa partie inférieure qui dépasse le plancher de la nacelle porte un
prisme mobile sur un axe perpendiculaire à celui du dirigeable, qu’un
engrenage met en relation avec une vis graduée au sommet de
l’instrument. A angle droit du fil diamétral pour la mesure de la dérive
dont il a été parlé plus haut, le prisme porte un second fil transversal
à l’axe du navire. Selon la position du prisme on voit en avant, en
arrière ou en-dessous de soi.

Veut-on procéder à une mesure de vitesse, on donne à l’instrument
l’angle de dérive et on incline le prisme à +45°. Lorsque vous viserez
au travers, la ligne de visée dirigée vers le sol passera à 45° sur
l’avant de la verticale. Au moment où un accident de terrain se présente
sur le fil diamétral, vous mettez en marche un compteur et replacez au 0
le prisme par lequel vous regardez verticalement en-dessous de vous.
Lorsque l’accident de terrain passe de nouveau sur le fil diamétral,
vous arrêtez le compteur. Vous obtenez ainsi le temps employé par le
ballon pour couvrir une certaine distance angulaire sur le sol.

Des erreurs provenant de sources différentes peuvent entacher ces
observations. Même si l’instrument a été vérifié et si pendant
l’opération il est maintenu dans une position que les mouvements du
ballon n’affectent pas, la valeur de la vitesse n’est pas certaine.
Durant l’observation les pilotes gardent une grande stabilité de route;
mais après ils se relâchent, de sorte qu’en réalité la vitesse observée
est supérieure à la vitesse de route. Par suite de l’effort on peut dire
surhumain auquel nous avons été soumis pendant la traversée du bassin
polaire en demeurant soixante-dix heures de suite aux volants, cette
erreur a pu s’élever à 5 pour 100.

Selon la hauteur à laquelle on navigue, l’opération prend un certain
temps, 30 secondes ou davantage; aussi est-il possible que dans cet
intervalle l’altitude du navire vienne à changer. En pareil cas, on doit
faire état dans les calculs de l’altitude moyenne.

En outre, durant l’observation, des rafales peuvent survenir et affecter
le résultat.

La principale source d’erreur provient de ce que l’altimètre ne donné
pas toujours des indications exactes. Cet instrument se compose d’un
anéroïde, qu’immédiatement avant l’appareillage, lorsque la nacelle
repose sur le sol, on ramène à 0 ou à l’altitude du lieu. Tant que l’on
survole une région où la pression barométrique est la même qu’au point
de départ, l’altimètre fournit des données exactes. Mais, en général, il
n’en va pas ainsi; de là des erreurs pouvant être très importantes. Une
variation de 9 mm. dans la pression engendre une erreur de 100 mètres
dans la hauteur, par suite de 20 pour 100 dans la mesure de la vitesse.

Si l’on survole une région possédant des stations météorologiques et que
leurs observations vous soient transmises par T. S. F., vous avez le
moyen de corriger votre altitude. Cette ressource vous fait-elle défaut,
voici une autre méthode.

Les observations de température faites à bord et les cartes du temps que
l’on dresse également à bord donnent des indications sur les variations
de la pression atmosphérique, et, dans certains cas favorables, sur
l’ampleur de ces variations.

Par temps clair, un troisième procédé peut être employé. C’est de
descendre assez bas pour que vous puissiez évaluer l’altitude du ballon
à vue d’œil et avec un certain degré d’exactitude, ou mieux que l’on
mesure avec précision cette altitude. Pour cela nous avions emporté un
télémètre d’infanterie de 0 m. 70 de base. Cet instrument ne donne des
résultats exacts que si le paysage renferme des lignes droites nettement
marquées. En Italie et dans les autres pays d’Europe que nous avons
survolés, de telles lignes se rencontrent fréquemment: voies de chemin
de fer, bordures de trottoirs dans les rues ou de quais dans les ports.
Aussi bien, pendant le voyage de Rome au Spitsberg, ce télémètre a-t-il
été employé avec avantage. Au-dessus de la banquise je pensais m’en
servir, en visant les bords des canaux qui la découpent. Malheureusement
ces canaux ne s’étendent pas en ligne droite et ne présentent pas de
bords nettement délimités; par suite, cet instrument ne me fut d’aucune
utilité.

Si le soleil se trouve haut sur l’horizon et s’il occupe une position
telle que l’ombre du ballon se projette dans toute sa longueur sur la
banquise, une quatrième méthode consiste à mesurer l’angle entre la
partie avant et la partie arrière de l’ombre et l’angle entre la
verticale et l’ombre. Ces deux données permettent le calcul de
l’altitude. Dans le bassin polaire la faible hauteur du soleil,
l’éloignement de l’ombre et son défaut de contours nets mirent obstacle
à l’emploi de cette méthode.

Pour le même motif l’ombre ne peut servir à la mesure directe de la
vitesse. Quand ce procédé est possible, voici comment on opère: on note
sur un compteur l’intervalle de temps entre le passage de l’avant de
l’ombre et celui de l’arrière sur un point choisi à l’avance. Pendant
cet intervalle, le ballon a parcouru une distance égale à sa propre
longueur. Je me servis de cette méthode pour vérifier les résultats
fournis par le Goerz; mais c’était un contrôle sujet à caution. Lorsque
les contours de l’ombre ne sont pas nets, sa longueur ne correspond pas
à celle du ballon. Dans ce cas, la valeur de la vitesse est trop forte.
Les résultats obtenus par ces deux méthodes concordant assez bien, je
les crus exacts et les utilisai pour l’estime. Mais je reconnus bientôt
qu’ils étaient beaucoup trop élevés: les valeurs données par la méthode
de l’ombre parce que les contours n’étaient pas nets, celles fournies
par l’instrument parce que la pression barométrique avait varié. Chaque
fois que j’observai une latitude, j’éprouvai une déception; elle
indiquait, en effet, que nous n’avions pas autant progressé que nous le
pensions d’après les mesures de vitesse.

Au départ de l’Italie, nous avions à bord cinq espèces de compas. Trois
étant inutilisables furent abandonnés en cours de route. A Pulham, nous
embarquâmes un compas anglais de route apériodique. Comme compas étalon
pendant le voyage au-dessus du bassin arctique, nous en employâmes un de
marque anglaise du type apériodique et un second de la marque allemande
Ludolp. Nous avions des instruments de même genre l’an passé à bord du
_N-25_.

L’expérience de notre seconde campagne confirme les observations que
celle de 1925 nous a suggérées. Il m’est impossible de dire quel est le
meilleur de ces compas; les deux types se complètent l’un l’autre dans
les régions de l’extrême-nord, car ils ne donnent pas, en même temps,
des indications erronées. La différence, c’est que le type apériodique
revient lentement à la route, si sa rose s’en est trop écartée, et
s’arrête sans oscillations, tandis que le type Ludolp revient rapidement
vers sa position d’équilibre, mais après de longues oscillations. Les
deux présentent donc des inconvénients, si l’on a peu de temps. Le type
apériodique se mouvait si lentement que, croyant qu’il adhérait, je
frappais sur le verre pour décoller la rose. Une autre fois, je fus
tenté de donner un coup de poing sur le Ludolp, pour arrêter sa
sarabande.

En général, les compas se comportèrent bien. Si j’accomplissais un
troisième voyage dans l’Arctique, j’emporterais le même équipement. Les
deux instruments n’éprouvant pas en même temps d’aberration, nous
pouvions toujours nous fier à l’un ou à l’autre. A bord des aéronefs,
les compas sont montés sur des suspensions à la cardan avec un système
de bloquage.

Le compas de route était fort influencé par la chaîne du gouvernail de
direction qui était très magnétique. Même à des latitudes méridionales,
il éprouvait une variation de 5°, lorsque le gouvernail était porté d’un
bord à l’autre. Dans le bassin arctique ce compas était donc très sujet
à caution et devait être constamment comparé au compas étalon, lorsque
l’absence de soleil empêchait d’employer le compas solaire. Cette
circonstance apporta une notable addition à ma tâche; jamais je
n’entreprendrai une nouvelle exploration aérienne en dirigeable si les
chaînes du gouvernail ne sont pas en fer non magnétique. Une fois, après
avoir survolé le Pôle des Glaces, absorbé par d’autres observations, je
négligeai de surveiller les compas; résultat: nous fîmes un rond dans
l’air.

Ceci dit, j’arrive à la description du compas solaire de Goerz que nous
avons employé. C’est un périscope couplé à un mouvement d’horlogerie
réglé de manière à le faire tourner de 360° pendant le temps moyen entre
deux passages consécutifs du soleil au méridien supérieur. Tourne-t-on
le périscope vers le soleil, son image réfléchie apparaîtra sur une
plaque de verre, dont le centre est marqué par une croix. Si le compas
est orienté vers le cap que l’on veut tenir, le pilote devra toujours
maintenir l’image réfléchie sur ladite croix. Ce résultat est facile à
obtenir, car il est beaucoup plus aisé de gouverner d’après un compas
solaire que d’après un compas magnétique. On doit apporter à
l’instrument une correction pour la déclinaison solaire, et une seconde
si l’on vient à changer de latitude, l’axe du périscope devant demeurer
parallèle à celui de la terre. Si ces corrections ne sont pas exécutées,
l’image du soleil ne se réfléchira pas sur le fil horizontal de la
croix, mais se déplacera parallèlement à ce fil, soit en dessus, soit en
dessous, à une distance correspondant à l’erreur dans la correction. Cet
instrument est si précis qu’il peut être employé à la détermination de
la latitude. Le compas solaire était placé sur la paroi extérieure de la
nacelle, en face du pilote de direction, sur un arc-boutant. Pour que
l’instrument eût le champ libre suivant que le soleil se trouvait d’un
côté ou de l’autre, il existait un arc-boutant de chaque bord. C’était à
coup sûr la besogne la plus désagréable du navigateur de transporter ce
compas d’un bord à l’autre. Il lui fallait, en effet, se pencher en
dehors de la nacelle et manœuvrer de petites vis par une température
glaciale et un vent de 80 kilomètres.

Pour les hauteurs solaires, je me servais d’un sextant de fabrication
allemande, muni d’un horizon artificiel. Il était très maniable et
donnait des résultats remarquablement précis.

Les chronomètres avaient été soumis pendant une longue période à de
minutieuses comparaisons. A bord, ils étaient conservés dans une armoire
possédant la même température que celle à laquelle ils avaient été
soumis à terre. Pendant notre vol, leur marche fut contrôlée à l’aide
des signaux horaires envoyés par les postes de T. S. F.

Jusqu’au 80° de latitude du côté du Spitsberg et jusqu’au 75° du côté de
l’Amérique, nous nous servîmes de cartes établies sur la projection de
Mercator, plus au nord, de cartes dressées sur la projection gnomonique.
Nous avions, en outre, emporté une collection complète de cartes des
côtes entourant le bassin polaire pour le cas où nous eussions été
obligés de battre en retraite vers terre. Dans cette éventualité,
Amundsen s’était procuré dans les différents services hydrographiques
tous les documents publiés. Au cas où nous n’aurions pas atteint la côte
septentrionale de l’Alaska, nous avions ainsi des éléments d’information
pour choisir la meilleure route. Si un accident immobilisait le ballon,
Amundsen avait décidé d’essayer de gagner l’île du Prince Patrick. En
pareil cas, il se pourrait que des vents frais de nord-est nous
entraînassent vers la côte septentrionale de Sibérie; Wisting, qui
venait de passer plus de trois ans dans cette partie du bassin polaire,
serait alors pour nous un excellent guide.

Comme connaissance des temps, nous possédions le _Nautical Almanach_ et
le _Norske Fiskerialmanak_ (Almanach du pêcheur norvégien). Ce dernier
almanach est le seul donnant les azimuths jusqu’au 90° de latitude. Nous
avions emporté également les éditions de 1927 pour le cas où nous
aurions été forcés d’hiverner.

Afin de rendre accessible le passage suivant, quelques détails sur la
navigation aérienne sont nécessaires. Une seule mesure angulaire sur un
corps céleste ne donne pas la position de l’aéronef ou du bateau. Elle
indique simplement que l’on se trouve sur un petit cercle, dont le
centre est le point ayant au zénith l’astre observé et dont le rayon est
égal à 90° moins la hauteur de l’astre. Ce cercle est dit le cercle du
lieu. Il n’est pas nécessaire de le tracer. Dans la navigation
ordinaire, l’erreur de l’estime n’est jamais très grande; aussi
suffit-il de calculer une tangente à ce cercle. Une seule observation
indique simplement que l’on se trouve quelque part sur une droite de
hauteur qui est cette tangente au cercle. Si l’on désire connaître sa
position exacte, on doit, immédiatement après la première hauteur
angulaire, observer un second astre à un relèvement différent du
premier. L’intersection des deux droites indique la position du lieu.

Dans la journée, le seul astre visible est le soleil; par suite, on doit
attendre qu’il se soit suffisamment déplacé pour qu’une nouvelle
observation donne une seconde droite de hauteur recoupant la première
dans de bonnes conditions.

Dans l’intervalle des deux observations demeure-t-on immobile, la chose
est simple; se déplace-t-on, elle devient singulièrement plus
compliquée.

Si pendant l’attente qui peut durer jusqu’à trois heures, on peut avoir
une estime exacte, la position obtenue le sera également. Pour cela, on
transportera la première droite de hauteur dans la direction de la route
faite d’une longueur égale à la distance parcourue durant la période
d’attente. L’intersection des deux droites de hauteur donne la position
du lieu au moment de la seconde observation.

Lorsque la vitesse est relativement faible, comme c’est le cas dans la
navigation maritime, l’erreur n’est jamais grande. Dans la navigation
aérienne, la vitesse étant, au contraire, grande et difficile à
contrôler, alors qu’une exactitude rigoureuse est souhaitable, ce
procédé donne peu de satisfaction, en raison de la longueur de
l’intervalle entre les deux observations. Je fais allusion à une
navigation au-dessus d’une mer de nuages, quand on ne peut exécuter
aucune mesure de vitesse et de dérive. Ainsi, pendant notre vol
au-dessus de l’Alaska, nous ne pûmes effectuer aucune observation,
tandis que le vent soufflait à raison de 80 kilomètres à l’heure
environ. Si nous avions transporté la droite de hauteur, après la
période d’attente, nous l’aurions tracée à plus de 200 kilomètres de sa
véritable position. Dans une telle circonstance cette méthode ne saurait
donc être employée.

Dans l’impossibilité d’obtenir une estime exacte, nous n’avons jamais
cherché l’intersection des droites de hauteur. Nous calculions l’heure à
laquelle le soleil passerait au méridien du lieu où nous nous trouvions,
et, à ce moment, prenions une observation, qu’il fût midi ou minuit, à
l’heure locale. Cette observation nous donnait une droite de hauteur
est-ouest, soit la latitude. De la même manière, nous calculions l’heure
à laquelle le soleil se trouverait exactement à l’est ou à l’ouest, nous
obtenions ainsi une droite de hauteur nord-sud, soit la longitude. En
outre, de ces heures, nous prenions également des observations, mais
simplement à titre de renseignements.

Je dirai maintenant quelques mots du calcul d’une observation. Au nord
du 85° de latitude, la différence entre l’angle horaire et l’azimuth est
si faible que l’on peut réduire tout le calcul à une opération simple et
rapide. On note l’heure; l’on connaît alors le méridien sur lequel le
soleil se trouve à ce moment, puis on soustrait la déclinaison de la
hauteur mesurée. La différence est comptée du Pôle vers le soleil, si
elle est positive, et, à partir du soleil, si elle est négative. A cette
distance du Pôle, on trace une perpendiculaire au méridien, qui
représente la droite de hauteur.

Au sud du 85° de latitude, cette méthode étant inexacte, j’employai
celle de Saint-Hilaire (méthode des hauteurs). On calcule sa position
estimée, puis la hauteur que le soleil aurait eue si l’on s’était trouvé
en ce point. La différence entre cette hauteur calculée et celle
observée est dite l’erreur de hauteur. On calcule ensuite la direction
vraie du soleil au point estimé; on la porte sur la carte et on
construit la droite de hauteur perpendiculairement à cette direction, à
une distance du lieu égale à la différence de hauteur. On obtient alors
la droite correspondant à la hauteur observée, sur laquelle on doit se
trouver.

[Illustration: Esquimaux de Teller (Alaska).]

J’ai dit plus haut que, en règle générale, on ne peut se servir que du
soleil pour les observations astronomiques. Exceptionnellement, il y a
des périodes où la lune se montre en même temps que cet astre au-dessus
de l’horizon. La lune est une visiteuse capricieuse, dont les
apparitions sont courtes. Lorsqu’elle se montre dans le nord, elle
manifeste un trop vif empressement à se diriger vers le sud. La date de
notre vol ne correspondait pas à une de ses brèves visites. Pour les
observations, nous ne pouvions donc nous servir que du soleil qui, à
peine est-il besoin de le rappeler, demeurait toujours au-dessus de
l’horizon. Au Pôle, le jour est continu pendant six mois et la nuit
durant le même laps de temps. Théoriquement, on peut dire qu’au Pôle,
depuis le commencement du monde, il a toujours été midi, car, en ce
point, le soleil se trouve constamment au midi. Toutes les directions
sont, en effet, sud. Il n’est pas inutile de rappeler ces circonstances
astronomiques. Quelques jours avant notre départ du Spitsberg
n’avons-nous pas reçu un télégramme d’un correspondant qui, en raison de
sa situation, aurait dû être mieux informé, nous souhaitant un heureux
voyage «à travers la nuit éternelle». Dans le même ordre d’idées, je
citerai un compliment poétique adressé à Amundsen, débutant par cette
image: «Des froids du Pôle Nord aux ardeurs brûlantes du Pôle Sud.»

Ces explications sont certes un peu longues et tant soit peu techniques,
mais elles étaient nécessaires pour que le lecteur pût comprendre
comment nous avons pu nous diriger au-dessus du grand désert de la
banquise polaire dans des conditions atmosphériques parfois très
défavorables.




CHAPITRE XVI

La T. S. F. à bord du _Norge_.

Description des appareils de T. S. F. installés sur le
_Norge_.--Fonctionnement de la T. S. F. pendant le vol au-dessus du
bassin arctique.--Les méfaits du givre.

Par le capitaine de vaisseau B.-L. GOTTWALDT, de la marine royale
norvégienne.


En préparant l’équipement du poste radiotélégraphique du _Norge_, nous
avions admis comme principe que l’émetteur devait être assez puissant
pour rester en communication, dans des circonstances atmosphériques
ordinaires, avec les stations côtières jusqu’à une distance de 1.500
kilomètres pendant le jour, en se servant d’un émetteur à valve
approprié ayant une longueur d’onde de 600 à 1.500 mètres. Dès lors, la
distance entre le poste de Nome en Alaska, et celui de Green Harbour, au
Spitsberg étant d’un peu plus de 4.000 kilomètres, si tout fonctionnait
à souhait, seulement sur un espace de 1.000 kilomètres au delà du pôle
Nord nous ne serions pas certains de pouvoir communiquer avec le monde
extérieur.

L’appareil récepteur devait posséder une grande sensibilité et être
capable de recevoir des ondes de 300 à environ 2.500 mètres, afin de
pouvoir capter, non seulement les messages des navires et des postes
côtiers, mais encore les signaux horaires et les émissions
météorologiques des stations à grande puissance.

Pendant notre vol du Spitsberg à l’Alaska, le poste à grande puissance
de Stavanger (L. C. M.) dans la Norvège méridionale nous envoya de
nombreuses informations empruntées aux émissions météorologiques faites
par les divers pays d’Europe et de l’Amérique du Nord et un signal
horaire spécial deux fois par jour, à 6 heures et à 18 heures (temps
moyen de Greenwich). En outre des appareils émetteurs et récepteurs, le
_Norge_ était muni d’un dispositif goniométrique système Marconi avec
deux grands cadres fixes et un radiogoniomètre. Ce radiogoniomètre était
construit pour une longueur d’onde de 600 à 18.000 mètres, de telle
sorte que l’on pût prendre des relèvements non seulement sur les postes
côtiers, mais encore sur les stations radiotélégraphiques à grande
puissance en cas de besoin. Ces relèvements ont été très utiles à notre
navigateur. Les appareils indiquaient les directions avec une erreur de
seulement 1°, mais les brusques mouvements du dirigeable, la paresse des
compas, permettaient difficilement d’exécuter les relèvements avec
précision.

Le générateur électrique qui produisait de l’énergie à haute et à basse
tension était actionné par une hélice montée sur un arc-boutant placé à
tribord de la nacelle du pilote. Par des engrenages et un arbre de
transmission la force produite était transmise au générateur installé
dans l’intérieur de la nacelle. Afin de pouvoir actionner ce générateur,
en cas de descente forcée, nous avions un moteur à pétrole Douglas, à
deux cylindres avec refroidissement par l’air, de la force de 3 CV,
pouvant être couplé avec la dynamo. Pour dresser l’antenne de fortune
composée d’un mince câble d’aluminium de 150 mètres de long, nous avions
un cerf-volant capable de lever 3 à 4 kilos par un vent de 5 mètres.

Le poste radiotélégraphique à bord du _Norge_, placé dans la nacelle du
pilote, mesurait 2 mètres en longueur et en hauteur et un de large. Il
était éclairé à tribord par deux larges fenêtres. Dans sa partie avant
était fixée une table de télégraphiste; au-dessus se trouvait
l’émetteur. Des tablettes à bâbord portaient les appareils de réception,
ainsi que le radiogoniomètre et ses accessoires. La self d’antenne du
récepteur, le variomètre et la bobine de réaction étaient disposés sous
la table, près du pied gauche de l’opérateur, et, derrière lui,
l’isolateur de l’entrée de poste, monté sur le plancher. A la cloison de
tribord était accroché le tableau des charges.

Dans les coins, sur le plancher étaient placées les batteries à haute
tension et les accumulateurs. Pour s’asseoir, l’opérateur ne disposait
que d’une minuscule chaise pliante; s’asseoir c’est beaucoup dire,
surtout lorsqu’il portait l’épaisse tenue de vol; il lui fallait, en
outre, un certain temps pour trouver sur ce siège une position, sans
recevoir dans les genoux ou dans les coudes des étincelles de haute
tension des divers circuits oscillant autour de lui. Le générateur était
installé tout à fait à l’arrière et en dehors du poste; il était, comme
nous l’avons dit plus haut, relié à l’hélice par un engrenage et un
arbre de transmission. L’hélice était en bois dur et à quatre branches;
à 1.800 tours elle donnait une puissance de 3 CV, environ. A pleine
vitesse le générateur produisait environ 400 watts du côté 3.500 volts
et environ 140 watts du côté 14 volts. L’émetteur était relié
directement à l’antenne par le dispositif Hartly, avec une alimentation
en parallèle des lampes et une réaction inductive entre le circuit de la
grille et celui de la plaque. Les oscillations étaient produites par
deux valves de 250 watts montées en parallèle. Le manipulateur était
placé dans le circuit de la résistance de la grille et le transmetteur
pouvait émettre des signaux en ondes entretenues (C. W.) ou des signaux
en ondes entretenues modulées (ondes interrompues) (I. C. W.); dans ce
but un petit interrupteur mis en marche par les moteurs était placé en
série avec le manipulateur. La self d’antenne se composait d’une grande
bobine cylindrique de fil de cuivre épais et poli, avec des prises pour
le couplage de l’onde et de l’antenne. Comme antenne, nous avons employé
un câble en bronze phosphoreux, long de 100 mètres et ayant 2
millimètres de diamètre, dont la partie inférieure était lestée d’un
poids en plomb. Ce câble était manœuvré rapidement au moyen d’un treuil
muni de crans d’arrêt. L’énergie livrée au réseau aérien atteignait au
maximum 200 watts. Les filaments des lampes émettrices recevaient le
courant d’un petit accumulateur à 12 volts que le générateur maintenait
constamment chargé. L’émetteur était réglé sur 600, 900 et 1.400 mètres;
il était employé le plus souvent sur 1.400 mètres, parfois sur 900. A
1.400 mètres, on avait à pleine charge 5 3/4 d’ampère dans l’antenne, à
900 mètres environ 6 1/4 ampères et à 600 mètres environ 6 ampères 3/4
en émission entretenue. Pour ne pas être gênés par les émissions des
navires et par la correspondance sur 900 mètres entre avions, nous avons
presque toujours employé l’onde de 1.400 mètres; elle nous a donné
d’excellents résultats, quant à la portée et à la continuité dans le
travail.

L’appareil de réception se composait d’un ensemble de deux circuits
spéciaux avec des bobines interchangeables. A cet ensemble était
connecté un amplificateur à 7 lampes avec filtre à basse fréquence et un
double amplificateur à basse fréquence. On avait, en outre, un
oscillateur local séparé pour la réception des signaux émis par des
stations travaillant en oscillations entretenues. Tous les
amplificateurs pouvaient être branchés au radiogoniomètre et employés
pour les relèvements radiogoniométriques. Les cadres extérieurs de
l’appareil se composaient de deux tours de câble soigneusement isolé qui
était enroulé autour du ballon, en avant de la cabine du pilote. Ces
cadres étaient disposés à 45° par rapport au plan diamétral de l’aéronef
et à 90° l’un par rapport à l’autre. La surface circonscrite par chaque
tour de câble couvrait environ 600 mètres carrés; aussi bien l’appareil
de relèvement possédait une grande capacité et une grande précision. La
charpente métallique du ballon fonctionnait comme contrepoids pour
l’émetteur comme pour le récepteur. Toutes les pièces métalliques,
toutes les haussières, les soupapes étaient soigneusement réunies par
des fils de cuivre, de manière qu’aucune de leurs parties ne restât
isolée, afin d’éviter la production d’étincelles. Que ces dispositions
aient fonctionné convenablement, cela est démontré par le fait que
souvent nous envoyions des émissions à plein rendement, alors que les
soupapes à gaz étaient ouvertes et cela sans aucun inconvénient. Je dois
reconnaître qu’une pareille pratique ne saurait être appliquée
couramment.

Après cette rapide description des appareils, voici maintenant quelques
notes sur le fonctionnement de la T. S. F. à bord du _Norge_ pendant le
vol au-dessus du bassin arctique.

L’expédition quitta la baie du Roi le 11 mai, à 8 h. 55. Une fois en
route, nous sommes restés en communication jusqu’à minuit avec le petit
poste de Ny Aalesund (1 kilowatt 1/2) (nous en étions alors éloignés
d’environ 1.400 kilomètres), ensuite jusqu’au 12, 7 heures, avec celui
plus puissant de Green Harbour (10 kilowatts). A ce moment la distance
qui nous en séparait s’élevait à 1.900 kilomètres.

Entre la baie du Roi et le Pôle, et même au delà de ce point, nous
envoyâmes une longue série de télégrammes destinés à la presse et divers
autres messages, et reçûmes de nombreuses communications. Pour activer
l’écoulement de notre correspondance, les postes de Röst et de Vardö
dans le nord de la Norvège écoutaient nos signaux; ils réussirent à
capter nos émissions, après même que nous eûmes dépassé le Pôle, soit
lorsque nous nous trouvions à 2.300 ou 2.500 kilomètres de ces stations.

Dans la matinée du 12 mai, le _Norge_ entra dans une mer de nuages à
l’état de surfusion. Ainsi qu’il a été raconté dans les chapitres
précédents, cette brume détermina un abondant dépôt de givre sur les
nacelles, les cordages, lequel menaça la sécurité de l’aérostat. Dès que
ce phénomène commença à se manifester, une couche de glace épaisse de
0 m. 125 recouvrit l’antenne et le poids; dès lors toute réception et
tout envoi de messages devint impossible. Ayant réussi, au prix de
pénibles efforts, à rentrer l’antenne, nous la débarrassâmes de son
revêtement glacé, un long travail en pure perte; en effet, à peine
eûmes-nous dressé de nouveau le câble qu’il fut aussitôt après enrobé de
glace. Tant que ces dépôts de givre persistèrent, toute communication
fut interrompue. De la glace recouvrit également les pales de l’hélice
du générateur; de ce fait, la vitesse de la machine diminua notablement;
en même temps l’appareil éprouva des chocs si violents qu’ils menacèrent
de briser le générateur et l’émetteur. Nous échappâmes heureusement à
pareil accident, mais notre récepteur sortit de l’aventure hors d’usage.
L’émetteur continua, au contraire, à fonctionner, excepté lorsque plus
tard les circonstances devinrent complètement anormales.

Ce fut le 12, à 21 heures, que le dernier bulletin météorologique émis
par Stavanger nous parvint. Tout près de la côte d’Amérique nous
entendîmes encore cette station.

Dans la nuit du 12 au 13 mai, en approchant de l’Alaska, nous essayâmes,
sans succès, d’entrer en communication avec les postes de la pointe
Barrow, de Nome, de Fairbanks, distants d’environ 1.200 kilomètres.

Le long de la côte nord d’Amérique et au-dessus du détroit de Bering, de
nouveau nous fûmes enveloppés par des brumes à l’état de surfusion et
eûmes à lutter contre le givre. Deux fois notre antenne se rompit sous
le poids de la glace qui l’enveloppait. Nous en dressâmes aussitôt une
nouvelle. Ce ne fut pas sans grands risques. Nous volions alors très
bas, au ras de terre pour ainsi dire; par suite le poids venait à chaque
instant frapper le sol rocheux; s’il venait à être arraché, il pouvait
arriver qu’il fût projeté ensuite contre une des hélices du ballon et
que ce choc causât une grave avarie à cet organe essentiel. Par
prudence, pendant toute cette partie du voyage, l’antenne fut donc
rentrée.

A de fréquentes reprises nous essayâmes sans succès de communiquer avec
les postes de l’Alaska, Nome, Fairbanks, Saint-Paul, Cordova, Yakutat et
avec ceux de la Sibérie orientale, Anadyr et Sredné Kolymsk. Aussi
souvent que cela était possible, nous lancions un message annonçant que
le _Norge_ était en route et priant le poste qui recevrait cette
nouvelle de la transmettre à Nome ou à Fairbanks. Pour cela nous
employâmes des longueurs d’onde de 600, 900 et 1.400 mètres, et tantôt
des ondes entretenues, tantôt des ondes entretenues modulées. Ces
messages furent entendus par plusieurs postes, mais ils ne purent à leur
tour informer Nome et Fairbanks.

Nous réussîmes à maintenir en état notre radiogoniomètre. Dans
l’après-midi du 13, ayant entendu Nome, nous pûmes prendre un relèvement
sur ce poste et contribuer par ce moyen à déterminer notre position,
mais nous ne pûmes réussir à entrer en relation avec cette station.
Quatorze heures plus tard nous descendions à Teller.




Nous ne saurions terminer ce récit sans exprimer nos remerciements aux
spécialistes qui ont bien voulu nous apporter leur concours dans
l’élaboration de ce volume: M. le capitaine de corvette Saillant, du
Service hydrographique de la Marine, M. le commandant Metz, enfin M.
Charles Dollfus, pilote de dirigeable.

Charles RABOT.




TABLE DES MATIÈRES


                                                                   Pages
  Avant-Propos                                                         9
  Chapitre Ier.--La naissance de l’expédition                         15
    --      II.--Pour quelles raisons nous avons choisi
                   un dirigeable                                      22
    --     III.--Les préparatifs de l’expédition                      29
    --      IV.--Construction de l’aérodrome au Spitsberg             44
    --       V.--Les derniers préparatifs au Spitsberg                52
    --      VI.--Les préparatifs à Rome                               68
    --     VII.--De Rome au Spitsberg                                 85
    --    VIII.--L’appareillage au Spitsberg                         119
    --      IX.--L’équipage du «Norge»                               133
    --       X.--Du Spitsberg au Pôle Nord                           139
    --      XI.--Du Pôle Nord à la côte de l’Alaska                  158
    --     XII.--L’atterrissage                                      178
    --    XIII.--Le retour                                           198
    --     XIV.--L’état de l’atmosphère pendant le vol et la
                   prévision du temps en vue du voyage               208
    --      XV.--La navigation au-dessus du bassin polaire boréal    237
    --     XVI.--La T. S. F. à bord du «Norge»                       259




TABLE DES GRAVURES ET DES CARTES


  Trajet du _Norge_, de la baie du Roi (Spitsberg) à Teller (Alaska)  13
  Roald Amundsen                                                      17
  Le lieutenant de vaisseau Riiser-Larsen et le mécène de
    l’expédition Lincoln Ellsworth                                    33
  Le _Norge_ au mât d’amarrage d’Oslo                                 49
  Mise en place du mât d’amarrage à la baie du Roi. Spitsberg         65
  Le débarquement du matériel aéronautique à Ny-Aalesund. Spitsberg   81
  Le hangar du _Norge_ au Spitsberg éclairé à la lumière électrique
    pendant la nuit polaire                                           97
  Cylindres d’essence hissés au sommet du mât d’amarrage de la
    baie du Roi. Spitsberg                                           113
  Le déblayage de la voie ferrée à Ny-Aalesund. Spitsberg            129
  Entrée du _Norge_ dans le hangar de la baie du Roi au Spitsberg    145
  La seule grande ouverture de la grande banquise polaire observée
    par l’expédition                                                 161
  La nacelle du pilote pendant le vol au-dessus de la grande
    banquise du bassin polaire                                       177
  Trajet du _Norge_ de la côte nord de l’Alaska à Teller             181
  Le couloir de quille du _Norge_. Au-dessus les cylindres
    d’essence                                                        193
  Le Pôle Nord. Les trois taches sur la glace représentent les
    pavillons de Norvège, d’Italie, et des États-Unis                209
  Après l’atterrissage à Teller, le dégonflement du _Norge_
    sur la banquise de la lagune                                     225
  En excursion aux environs de Nome. Alaska                          241
  Esquimaux de Teller. Alaska                                        257




    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    LE 10 JUIN 1927
    PAR L’IMPRIMERIE
    LOUIS BELLENAND
    ET FILS, A FONTENAY-AUX-ROSES
    (SEINE)






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK D'EUROPE EN AMÉRIQUE PAR LE PÔLE NORD ***


    

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