Êtes-vous fous?

By René Crevel

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Title: Êtes-vous fous?

Author: René Crevel

Release date: June 22, 2025 [eBook #76353]

Language: French

Original publication: Paris: Gallimard, 1929

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ÊTES-VOUS FOUS? ***






  RENÉ CREVEL

  ÊTES-VOUS FOUS?

  Huitième édition


  PARIS
  Librairie Gallimard
  ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
  3, rue de Grenelle (VIme)




DU MÊME AUTEUR:


    DÉTOURS (_nrf_) une œuvre, un portrait (épuisé).
    MON CORPS ET MOI (_Kra_).
    LA MORT DIFFICILE (_Kra_).
    BABYLONE (_Kra_).
    L’ESPRIT CONTRE LA RAISON, cahiers du Sud.




L’édition originale de cet ouvrage a été tirée à HUIT CENT CINQ
exemplaires et comprend: cent neuf exemplaires réimposés dans le format
in-quarto tellière, sur papier vergé Lafuma-Navarre au filigrane _nrf_,
dont neuf hors commerce marqués de A à I, et cent destinés aux
_Bibliophiles de la Nouvelle Revue Française_, numérotés de I à C, six
cent quatre-vingt-seize exemplaires in-octavo couronne sur papier vélin
pur fil Lafuma-Navarre dont seize hors commerce marqués de _a_ à _p_,
six cent cinquante destinés aux _Amis de l’Édition Originale_, numérotés
de 1 à 650, et trente exemplaires d’auteur, hors commerce, numérotés de
651 à 680.


Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour
tous les pays, y compris la Russie.

Copyright by librairie Gallimard, 1929.




A PAUL ET A GALA ÉLUARD.


Ce que sur la vie, la terre est atroce.

Chanson de Fortugé.




I

La Ville.--Tatouée à la monnaie du pape.--Son front de glace déchire une
vitre.--Alliance avec le plus équivoque des jours, parmi les 31
d’Octobre.--L’homme.--Parce qu’il ne comprend plus rien, ni aux choses,
ni aux êtres, il se précipite chez la diseuse de bonne aventure (comme
s’il n’y en avait pas de mauvaise).--Mme de Rosalba, voyante, annonce un
mariage.--Neuf mois plus tard, la jeune femme, une rouquine, accouchera
d’un enfant bleu.--Mort de l’enfant bleu.--Naissance d’autres bébés
multicolores non moins inviables.--Où l’on fait connaissance avec
Yolande, demi-mondaine et des mieux huppées.--Mimi Patata l’étoile des
Folies-Bergère et ses deux jumeaux d’amants.--Le Prince de Galles et sa
broderie anglaise.--Mme de Rosalba n’apprécie guère tout ce monde et
dénonce les méfaits du vague à l’âme.--Imprécations.--Conseils.--Mais
qui donc pourrait endiguer la marée du destin?--La rue des
Paupières-Rouges.--Jadis... au temps de février porte-fièvre.--Le
mystérieux oiseau-flamme soudain jailli d’un trombone à
coulisse.--Rassemblement, rue des Paupières-Rouges.--Harangue de la
Ville.--L’homme emmène l’oiseau-flamme, pour qu’il se repose, au plus
haut étage d’un sanatorium gratte-ciel.--Le rucher à malades.--L’heure
des gramophones.--Pour échapper au naufrage, à l’aube montagnarde, le
regard s’accrochait au fer du balcon.--Privé même d’un tel secours,
aujourd’hui, rue des Paupières-Rouges, en plein brouillard, l’homme
devient, pour de vrai, M. Vagualame.--Yolande en chair et en os, très
décolletée malgré le froid, jaillit du trottoir de brume.--Suivent Mimi
Patata et les jumeaux.--Yolande emmène tout ce monde chez elle.


La Ville.

                   *       *       *       *       *

Elle porte collier de visages en papier mâché, mais son chignon joue à
l’arc de triomphe.

Ainsi, avant l’ère des nuques rases, toute patronne de bistrot, à coups
de guiches, frisettes, franges, boucles, nattes, compliquait, en de
chimériques architectures, l’édifice de cheveux et d’orgueil, à même le
sol du crâne.

Or la dernière auvergnate, penchée sur le zinc d’un comptoir, où se mire
sa tignasse bouffie de crêpés cimentée à la brillantine, étayée de
peignes et barrettes, façon écaille, nymphe de gargote, narcisse
femelle, mais défiant tout vertigo--elle vous en donne sa parole--car la
tête est bonne, certes, meilleure que celle du freluquet
sempiternellement penché sur un ruisseau, et, à poils, le chinois de
paravent, la graine de propre à rien, à poils, dehors, dès potron-minet,
à se regarder, va donc chochotte, les yeux, le nombril et toute la
boutique, tant et si bien qu’il a fini par choir dans la flotte, d’où on
l’a repêché mort et nu, plus nu que la main, puisque... mais ne me
faites pas dire des cochonstés, ma bonne, ma chère, fouchtri,
fouchtra...

... l’ultime maritorne anachroniquement fière du château poisseux et
tarabiscoté qui la couronne, déesse de la mayonnaise qui ne cache rien
de ce qu’elle sait des cosmogonies, de la politique, des adultères de
quartiers, tandis que, goutte à goutte, dans un bol, tombe l’huile de sa
sauce, n’est pas la seule de qui s’inspire la Ville.

Mais la grande pétrifiée, au reste, toujours prête, sans qu’on lui
demande son avis, à se prétendre capitale du goût, s’est rappelé que les
moukères arrangent leurs sequins en parures.

Aussi, cette fille de la fille aînée de l’Église, sur une poitrine
asymétrique dont elle a baptisé un sein, et encore le droit, _Sacré
Cœur_ (à noter, entre parenthèses, que les enfants de cinq ans trouvent
des syllabes à la fois autrement exactes et mystérieuses pour l’état
civil de leurs doigts de pieds), l’autre _Panthéon_ (_Pan_ parce que la
donzelle, férue d’antiquité, ne déteste pas, non plus, un petit air de
flûte et se réjouit fort de ce qui claque: gifles, tir à la carabine,
jeux de mots et de mitrailleuses, coups de fusil et de canon; _théon_
explicable par la seule faute du scribe, qui, avec le même nombre de
signes, moins de prétentions et plus de vraisemblance, eût tout
bonnement inscrit _téton_ à son registre), sur un bas-ventre qui a juste
ce qu’il faut d’obélisque pour jouer les hermaphrodites et s’appelle lui
aussi d’un nom composé (d’abord trois lettres, chacune au sommet du
triangle où se tapit ce qui de la femme est le plus apprécié mais le
plus calomnié, puis le substantif _corde_, comme si cette coquette
entendait qu’on se pendît au sien), sur son cœur en forme de
Palais-Royal, son nombril qui lui sert de fosse aux ours, ses bras, ses
jambes, parfumés au goudron, elle a imprimé le tatouage négatif et
glacial de la monnaie du pape.

Monnaie du pape, monnaie de singe, petites lunes en papier, sœurs par la
sécheresse d’une grisaille qu’elles maquillent, si la boîte à sardines
oubliée au pôle, par l’explorateur, peu curieux du paysage, a réjoui la
boitante famille des pingouins, l’homme qu’une impitoyable main de fer,
sans gant de velours, vient d’arracher au naufrage illimité du sommeil
et des draps, meurtri dans son regard et le secret de sa poitrine,
blessé au sang par l’acier, dont, après avoir déchiré sa vitre, vient de
le frapper la ville casquée, cuirassée de gelée blanche, l’homme n’est
plus qu’un moribond relief de nuit.

Ses yeux? des étoiles qui s’éteignent, deux feux follets rentrés à
l’écurie. Avec des transparences de souvenirs, d’acides raclures de ciel
et déchets d’astres, il essaie, quand même, de se recomposer un visage:
son visage continué par un cou; son cou... et ainsi de suite, mais les
morceaux de lui-même se joignent mal, ne semblent plus faits les uns
pour les autres.

De sa chair, de ses volontés, ne demeurent que lambeaux de brouillard,
tronçons de torticolis. La femme de pierre, la pierreuse condescend à le
plaindre.

«A l’aube j’ai rêvé de toi et j’ai pleuré...»

Elle a rêvé, elle a pleuré.

La pitié? quoi? Un regard lancé trop loin, la mise en scène de la voix,
et, surtout, ces mots d’une sournoiserie... La pitié plus hypocrite,
plus révoltante que la Société des Nations, la police, les choux-fleurs,
les bretelles, les maladies vénériennes, le papier de verre et les
fixe-chaussettes.

L’homme baisse les paupières, pour se rappeler certains mois dont les
matins lui souriaient, de toutes leurs fenêtres ouvertes, chantaient à
douce voix de fleuve, accompagnés en sourdine par les caresses d’ombre.
Mais l’automne, soudain, a voulu que se gerçât du sel des larmes ce qui
de la peau ne peut mentir.

L’homme fuit la chambre du piteux réveil, et, dans la rue, il constate
l’alliance de la ville et du jour (15 octobre), le plus équivoque parmi
les trente et un d’une famille entre le ziste et le zeste. En a déjà
pâli même la belle insolence des marchandes de mimosas. Afin de mieux
narguer les gerbes chétives que ces bohémiennes essaient de vendre, à
l’orée des métros, se tord le zinc agressif d’une végétation
nymphomaniaque, et les gitanes n’osent plus remuer un cil, alors
qu’elles ont toujours passé, fort justement, du reste, pour connaître
dans ses moindres subtilités l’art de faire de l’œil et aussi bien avec
les narines que la bouche ou les anneaux qui leur servent de pendants
d’oreilles. Dans leurs paniers, toute une végétation s’anémie, se
liquéfie, mare à la noyade des fleurs, et les tabliers n’ont pas trop de
mille plis pour cacher deux fois cinq doigts parfumés au cuivre des gros
sous. C’est la saison des mains dans les poches des pardessus. Nul
passant ne sauvera de la débâcle le plus petit bouquet, et les altières
nomades, la veille encore claquant les talons de leurs socques et de
l’insolence sur le macadam, rougissent d’une crasse pourtant bien docile
à ganter leur fin métal de peau. Hier, elles allaient jeteuses de
mauvais sorts, les lèvres passées au minium, pour bien signifier aux
grands frisés des faubourgs, toujours prêts à jouer du couteau, qu’elles
n’avaient pas peur du rouge, mais aujourd’hui, parce que du ballon
feuillu des marronniers ne demeurent que squelettes inutilement
compliqués, parce que c’est la naissance de la mort, créatures aux
épaules soudain peureuses, elles supplient le froid, cet avorton, de ne
pas les poignarder entre les omoplates.

A la lumière de cette détresse l’homme voit qu’il n’a jamais rien
compris des choses, ni des êtres.

Il se précipite chez la diseuse de bonne aventure (comme s’il n’en
existait pas de mauvaise).

Quatre à quatre il grimpe les cinq étages.

Il compte.

    4 + 4 + 5 = 13
    4 + 4 × 5 = 40
    4 + 4

Mais halte là! s’il fallait soustraire et diviser, non additionner, ni
multiplier? Gare aux chiffres. Traîtres comme les revolvers. On a enlevé
le chargeur. On vise pour rire. Il était resté une balle dans le canon.
Balle diabolique, cabalistique, métaphysique. Bien des adjectifs
s’offrent à qualifier ce projectile meurtrier. Une gentille petite femme
n’en a pas moins tué son gentil petit mari. Ou vice-versa. Vous parlez
d’un malheur! Un ménage modèle et qui mettait de côté. Dire que la
pauvre aura ses vingt et un ans juste le jour de Noël. Déjà veuve. Si
jeunette. Et enceinte. Foi de bistrote, voilà une histoire qui mérite
bien qu’on la répète, toute une année, à l’heure de la sauce mayonnaise.
La Ville, elle, aura de quoi pleurer, de quoi rêver, tout son saoul.
Bonne occasion de se métamorphoser, de flotter, île sur l’océan des
larmes. _Fluctuat nec mergitur._ Ce serait mieux encore si on
retrouvait, tué à coups de chiffres, l’homme sur le paillasson de cette
voyante qui n’a pas l’air d’entendre. Mais l’auvergnate au chignon, et
la pierreuse tatouée à la monnaie du pape, il ne faut tout de même plus
jamais leur permettre de se mêler de ce qui ne les regarde pas. Donc ne
toucher ni aux pistolets ni aux nombres qui partent tout seuls. Déjà les
courants d’air ne lui ont pas si bien réussi à ce garçon! Il aimait le
vent à la folie. Prétexte à de jolis symboles. Mais un citadin n’a guère
de tempêtes à sa disposition. Pour traduire, à coups moyens terrestres,
l’ouragan, il a laissé portes et fenêtres battantes. D’où un mélimélo
pulmonaire. La carcasse ne fut jamais bien fameuse. Maintenant il a la
fièvre, il tousse... Il exècre cette rauque chanson, qui, d’ailleurs, a
dû finir par réveiller la Pythonisse, puisque se traînent des savates de
l’autre côté de la porte qu’on ne tarde plus à ouvrir.

L’homme prévient qu’il déteste le passé, et le présent. Il n’est venu
que pour le futur. Il fait le vide en soi. De ce qu’il fut, de ce qu’il
est, survit, seule, une frénétique fringale d’imaginer. Il ferme les
yeux afin que nulle vision trop actuelle ne s’interpose entre l’avenir
et ses paumes.

Le livre des mains et de la destinée, elle sait y lire, la
chiromancienne, elle va y lire et elle connaît son monde à force d’en
avoir vu, et de toutes les couleurs, des vertes et des pas mûres, depuis
le temps déjà lointain que, dans les foires, sous le nom de Mme Rachel,
au seuil d’une roulotte charlatane, elle déployait son bel éventail de
tarots. Fille de dompteurs, elle n’a jamais eu froid aux yeux et sait
comment s’y prendre avec les fauves et les amoureux. Elle a du reste
toujours méprisé les uns et les autres, et, maintenant qu’elle a renoncé
aux rideaux d’andrinople, à l’édredon, gonflé jusqu’au plafond, de la
vie foraine, pour devenir Mme de Rosalba, sorcière en chambre, oracle
des Batignolles, elle voue un mépris rétrospectif aux lions, ces rapins
démodés à cravates Lavallière, qui n’ont même pas eu le nez de commander
un petit trumeau à Lautrec, du temps qu’il brossait, à Neuneu, de grands
panneaux pour la Goulue.

Donc premier conseil:

--Si vous achetez des peintures, mon jeune Monsieur, puisque je vois à
cet anneau de Vénus, là, que vous êtes un artistique, ne vous fiez pas
aux manitous qui font les fendants. J’en ai connu un, moi qui vous
parle, des qui maniaient le pinceau et le crayon. A preuve que ma nièce
avait épousé un architèque. Il est mort dans un éboulis. Dommage. Il
vous aurait bâti, pour pas cher, la grande maison que vous aurez d’ici
quelques années. Et il y en aura de la peinturlure dans le salon, et du
bois doré! On se croirait au Palais de Fontainebleau. Mais c’est pour
plus tard, maintenant, maintenant...

De toutes ses forces, elle tire, écarte les doigts, pour que la paume
devienne océan, car la soif devineresse de la ci-devant Rachel dédaigne
les verres d’eau, et même celui au fond duquel Cagliostro aperçut la
tête coupée de Marie-Antoinette.

Mme de Rosalba plonge.

A mille lieues, sous les mers du futur, elle voit:--D’abord un mariage
avec une rousse. Vous aurez été présenté à la fiancée, à l’étranger, au
cours d’un voyage. Mais c’est à Paris que se fera la noce. Et vous
parlez d’une noce, avec des autos, des toilettes et une messe où l’on
jouera tout le temps de l’orgue. L’épousée porte une robe à traîne de
satin blanc copurchic. Son voile en point d’Angleterre n’est pas de la
gnognote. Bien du monde s’est dérangé. Et pas des purées. Le Président
de la République, en personne. Si sa femme n’est pas venue, ne cherchez
pas midi à quatorze heures, c’est simplement parce qu’il est
célibataire. Le pape a envoyé sa bénédiction et on passe tout
l’après-midi à boire du champagne.

Voyage de noces en Italie.

A Venise la rouquine s’aperçoit qu’elle est enceinte. Neuf mois plus
tard elle accouche d’un enfant bleu. La garde n’en croit pas ses
binocles, mais le médecin, encore un qui aime la peinture et s’y
connaît, pense qu’on ferait une jolie aquarelle de la maman et du bébé.
Hélas! ce poupon excentrique meurt de jeunesse, à l’âge de trois
minutes. Cher innocent dont la tête pesait trop lourd à la fragilité du
cou, les années suivantes ta pauvre mère te donnera tout un arc-en-ciel
de frères et sœurs non plus viables que toi. C’est la faute du papa qui
s’est trop fatigué. Ainsi en attestent les paumes, que les désirs tour à
tour ravinent et boursouflent. Le mont de Vénus, par exemple, est un
vrai petit Himalaya. Mais, en fait de relief, dents et chaînes
signifient, entre elles, des vallées, creux, entonnoirs, dépressions. Il
y a bien du brouillard aux flancs, aux pieds du pic d’Amour, et c’est
pourquoi Monsieur a du vague à l’âme.

La voyante répète ces dernières syllabes, assez vite pour les
métamorphoser en un seul mot et d’allure cabalistique.

Vagualame, vagualame, vagualame, voici Mme de Rosalba en transes.

Vagualame, vagualame.

Un tonnerre gronde.

Mme de Rosalba n’est pas contente.

Mme de Rosalba menace, maudit.

Vagualame, vagualame.

Elle vous en foutra du zig et du zig, du toc et du toc. Monsieur aime le
frotti frotta. Monsieur met sa langue dans toutes les bouches, sans même
penser à se dire que c’est plus indiscret, plus dangereux aussi, que de
lire la correspondance qui n’est pas à soi destinée.

Vagualame, vagualame.

Monsieur veut savoir l’avenir: Eh bien, il mangera des asperges en plein
hiver, et, à tous les repas, du caviar et des huîtres. Il aime à lever
le coude. Alors, gare... D’apéritifs en rinçonnettes, il se mettra dans
un joli état. L’hiver: Monte-Carlo. Le trente et quarante, la roulette,
le baccara et tout le bastringue. Des aventurières se promènent au bord
de la mer, sous les palmiers, parées comme des châsses. La dot de la
rouquine, décidément, ne fera pas long feu. Au printemps, retour à
Paris. Les courses à Auteuil et Longchamp. Un chapeau haut de forme gris
clair, de la coco plein le nez, un œillet à la boutonnière. On perd tout
ce qu’on veut, mais le pire, c’est encore une connaissance, une Yolande,
dont Mme de Rosalba ne fait guère son compliment. Allons, tout de même,
voir un peu ce qui se passe chez cette demi-mondaine et des mieux
huppées, perle fausse, sans doute, mais dont l’écrin n’est pas pour
déplaire. La maîtresse de maison trône dans la cathèdre qu’elle acheta,
son pesant d’or, à la vente Sarah Bernhardt. C’est du beau meuble, et
historique. Yolande se rengorge, domine les invités, qui n’ont, pour
s’asseoir, que de petits tabourets algériens, en bois découpé, incrusté
de nacre, offerts par le petit-fils d’Abd el-Kader, soi-même. Par terre,
ce ne sont que peaux d’ours et de léopards; aux murs, tapisseries, soies
brochées, laques, tableaux, damas, velours, et sur les tables de marbre
et les consoles de bois doré, des vases chinois, avec de grands bouquets
de plumes, des statuettes, des tabatières, des caves à liqueurs, des
objets dont pas un qui ne soit précieux, et, pour tous les goûts, de la
pièce de musée à la babiole, au colifichet, mais tous, d’un luxe...

Mme de Rosalba méprise les richesses qu’elle décrit. En relations
suivies avec l’au-delà, comment se laisserait-elle émouvoir par un
spectacle terrestre, fût-il le plus splendide? Du haut de son sommeil,
elle lance donc ses foudres indignées sur la scandaleuse Yolande et son
salon, où, certes, il y a du beau monde, mais du beau monde qui ferait
mieux d’aller ailleurs, à commencer par le Prince de Galles, assis sur
l’un des douze tabourets du petit-fils d’Abd el-Kader et tout à son
ouvrage de broderie, anglaise, naturellement.

Son aide de camp sable le champagne en compagnie de Mimi Patata,
l’étoile des Folies-Bergère, une ancienne gommeuse qu’on voit gigoter
depuis 1900, qui, pour sûr, n’est pas loin de friser la cinquantaine,
mais elle sait nager, la bringue, et vous retourne un homme comme un
gant, s’envole de la chair fraîche à tire-larigot. Exemple: ses deux
amants, des jumeaux frais débarqués de Dalécarlie, deux minces garçons
roses et blonds, avec des yeux que l’inceste fraternel et les exigences
de la vieille guerrière creusent mauves. Ils se tiennent debout, l’un à
droite, l’autre à gauche de l’héritier d’Angleterre, et Yolande, à
contempler ce groupe, Yolande, à l’apogée de sa gloire, dans sa
cathèdre, ressent une ivresse qui n’eut d’égale, au cours de sa longue
carrière galante, que sa joie, le jour où, voilà des années et des
années, elle reçut pour sa fête une garniture de cheminée en bronze, la
pendule à sujet, et les deux candélabres, cadeau du premier de ses
riches adorateurs, qu’elle eut, du reste, tôt fait de ruiner, car,
insiste Mme de Rosalba, on ne peut pas dire que Yolande soit la fleur
des pois...

Une entretenue, voilà tout.

On en raconte sur elle.

Ses belles manières? du chiqué.

Je vous la fesserais, moi, cette mijaurée, qui prend des airs de reine
pour descendre de son trône. Elle va faire un frais à la Patata.
Écoutons. D’abord des compliments sur les jumeaux. Ces deux jeunesses
dans un lit... ah... ah... Mais Yolande est la sournoiserie, la
méchanceté incarnée. Elle insinue:--Ils ont l’air de bien s’aimer,
peut-être même un peu trop, ne trouvez-vous pas, Mimi, chère, vos
Scandinaves?

Mimi s’étrangle.

Yolande interroge:

--Ne parlent-ils donc point une seule langue à part le Suédois? Ils sont
bien silencieux. Bonne santé? Pour venir d’un pays où l’on fait,
paraît-il, tant de gymnastique, ils semblent un peu biches en verre
filé. Sûr qu’ils se nourrissent de poudre de riz. Un point c’est tout.
Savent-ils danser? Si oui, pourquoi, Mimi, ne point commander un sketch?
Dame, il faut rajeunir sa manière, de temps en temps. Et puis on aurait
une belle affiche. Chacun serait un Patatus.

Yolande qui prend tous les matins des leçons de latin, et d’escrime,
sait que:

Patatus + Patatus = Patati.

On annoncerait Patati et Patata.

Tout Paris courrait...

Mimi, qui sent qu’on se moque d’elle, tourne le dos à l’insolente, s’en
va faire une révérence au Prince de Galles et lui demander comment il
trouve ses twins...

--_Twins_, siffle Yolande. On t’en donnera des twins, à la sauce
anglaise. Madame ne sait pas l’orthographe, mais Madame se croit un
petit Shakespeare. Plonge dans tes jupes, ma fille. On voit que tu as
pris tes premières leçons de maintien à la maternelle de la rue
Mouffetard. Miraude. Souris. Profite de ton reste, car tu ne seras plus
invitée avec les altesses, Patata, vieille patate.

Quel caractère, quelle vulgarité!

Mme de Rosalba s’offusque.

Et puis, avec ces femmes de mauvaise vie, on ne sait jamais à quoi s’en
tenir. Il n’y a pas cinq minutes, Yolande savourait son triomphe, et la
voici à deux doigts de se mettre en colère, de dire des gros mots. Elle
monte sur ses grands chevaux, mais ce n’est pas son père, un cocher de
fiacre, qui a pu lui donner des leçons d’équitation mondaine. Elle a
beau dormir dans un lit qui fut, soi-disant, celui de l’Impératrice de
Chine, s’asseoir dans la cathèdre authentique de Sarah Bernhardt et
manger sur une table ayant, jadis, appartenu à Mme Poincaré, les meubles
de ces grandes dames n’ont pas déteint sur elle, et aussi bien,
d’ailleurs, au propre qu’au figuré, puisqu’elle continue à répandre sur
son visage et son corps de la poudre liquide blanche alors que la mode
passe les autres femmes au brou de noix.

Plutôt que de venir, avec sa broderie, chez une gourgandine, le fils du
roi d’Angleterre eût été mieux inspiré d’épouser une princesse de
Belgique ou d’Italie, comme on le souhaitait dans sa famille. Et, du
paradis des cœurs raisonnables, que doit penser feu cette bonne reine
Victoria, une, enfin, qui n’avait pas le vague à l’âme. Ses solides
qualités eurent leurs récompenses, tant aux Iles britanniques que dans
les Dominions, tout comme, selon le même et juste principe, est
aujourd’hui châtiée la veulerie du prétendant. Déjà il souffre.
L’attitude et les mots de Yolande lui blessent l’âme qu’il a fragile et
délicate. Et puis les jumeaux, simple entraînement professionnel, se
mettent à lui faire de l’œil. Timide, il rougit, et, pour se donner une
contenance, propose une messe noire, à laquelle les nègres de
l’orchestre qui jouait en sourdine, dans un coin, prêteront leur
concours.

                   *       *       *       *       *

Du coup, Mme de Rosalba, qui ne veut point sombrer en plein océan
d’ignominie, donne du pied, remonte à la surface, sort de sa transe
dégoulinante d’au-delà, défrisée mais inexorable.

A l’homme qui doit assister au sacrilège dont les musiciens chocolat
foncé seront les négatives hosties, au cœur de brouillard, à M.
Vagualame, elle donne de maternels et sévères conseils:

--Au fond, tu ne sais que faire, mon gars. Voilà le fin mot. Que le
Prince de Galles te serve d’exemple. Et encore, lui, il a une planche de
salut: sa broderie anglaise. Mais toi! Tu réfléchis, tu médites?
Balançoires. Si tu veux faire rire de toi, écris donc sur ta porte:

    «MAISON DU PENSEUR».

Il y a des boucheries, des boulangeries, des charcuteries, des
épiceries, des teintureries. Il n’y a pas de penseries. Paresseux. Tu me
diras que le destin est écrit, bien plus haut que le cinquième de la
Rosalba, dans les étoiles? D’accord, je ne suis qu’une poussière. Est-ce
une raison pour que, toi, tu fasses le soliveau du 1er janvier à la
Saint-Sylvestre? Un petit effort, que diable. Si tu prenais, par
exemple, le sabre de grand-papa qui était un brave colonel à moustaches?
Vois la carte du monde. Elle est farcie de peuples qui attendent sous
les palmiers, dans les îles, derrière les dunes, qu’on vienne leur
fendre la tête. Souviens-toi comme tu aimais à chanter Fanfan la Tulipe,
au temps des images d’Épinal. Tu étais alors un angelet sans tache et
qui sentait bon la terre de France. La nuit, dans ton petit lit bien
bordé, tu rêvais tout gentiment que tu venais de couper les oreilles au
roi de Dahomey. Ta maman les assaisonnait à la vinaigrette, et on se
régalait en famille. Amour d’enfant, tu n’avais pas pour deux sous
d’égoïsme. Aujourd’hui, tu ne penses qu’à toi. Tu détestes ton passé
comme un frère aîné. Tu n’aimes que cette grande putain de ville qui te
prend jeunesse et santé. Il n’est pas encore quatre heures, et, déjà, tu
songes aux rencontres de minuit. De tout cela un singe vert rougirait.
Toi, tu n’as même pas honte.

Et Madame de Rosalba n’a pas fini de s’indigner.

Vagualame, vagualame, vagualame.

Elle tombe en transes.

Elle voit une petite maman bijou, sur la paille, par ta faute, qui dîne
d’un hareng saur, dans sa cuisine, en regardant la Tour Saint-Jacques.

La maman bijou vient de recevoir une lettre dont l’auteur anonyme lui
écrit que son fils fréquente des particulières drôlement pougnaquées. La
maman bijou n’est pas habituée à pareil style. Elle essaie d’imaginer
les dames en question (c’est de Yolande et de Mimi qu’il s’agit, bien
entendu). Elle cherche le mot _pougnaqué_ dans le gros Larousse en sept
volumes, épave seule sauvée d’une bibliothèque, vendue par ordre
judiciaire. Elle s’énerve. Elle ne trouve pas. Maintenant elle sanglote,
car ce fils indigne, s’il continue son sabbat, sa colonne vertébrale va
se vider comme un sureau de sa moelle. A travers le temps et l’espace,
elle supplie Mme de Rosalba, qui sourit tristement. La marée du destin
ne saurait être endiguée par des conseils, fussent-ils d’une
extralucide. Sans doute, le mieux serait de prendre chaque soir, avant
de se coucher, une bonne soupe aux nénuphars. Les enfants de la chaste
Suisse, par exemple, tout le temps de leur service militaire, avalent,
quotidiennement, d’un cœur joyeux, plusieurs bolées de ce bouillon.
Ainsi retournent-ils vierges à leurs montagnes, et prêts à faire des
enfants qui ne seront ni bleus, ni mauves...

Mais on sourit. On se moque. On tient à son vague à l’âme. Mme de
Rosalba n’a donc plus qu’à donner une petite liste de catastrophes:

Divorce.

Épouvantable scandale de mœurs.

Prison.

Accidents de chemin de fer.

Vilaine maladie.

Ruine.

Déshonneur.

Paralysie, vers la quarantaine. Trente ans à rouler en petite voiture.
Puis la mort. Avec la soupe aux nénuphars, on aurait évité ces malheurs.
On serait devenu centenaire. Mais n’en parlons plus. Mme de Rosalba n’a
rien à ajouter. C’est vingt francs.

M. Vagualame est déjà dans l’escalier.

Pitoyable, Mme de Rosalba lui crie par-dessus la rampe qu’elle connaît
une recette qui fera peut-être son bonheur. Ce n’est point pour la
chasteté, cette fois, mais, au contraire, pour la séduction, puisqu’on
s’obstine--à ses risques et périls--à vouloir jouer les Don Juan.

500 grammes de rhubarbe.

1 litre de vin blanc.

Laissez macérer 24 heures la rhubarbe dans le vin blanc. Puis se laver
la tête avec ce mélange. Rincer à grande eau. Ainsi sera obtenue la plus
éclatante des blondeurs et d’un effet certain sur les personnes d’âge,
car, puisqu’il s’agit d’amour, encore un conseil: Ne jamais s’attaquer
aux jeunesses. Ne pas courir après des péronnelles qui mènent en bateau
ceux qui les courtisent et viennent, spontanément, se donner à qui fait
mine de les délaisser pour de plus mûres beautés. Ainsi la Rouquine, si
elle doit offrir sa main tachée de son, ce sera parce que sa mère,
encore un numéro celle-là, soit dit en passant, aura laissé voir son
faible pour le futur. Résumons donc: Rhubarbe. Vin blanc. Sourires aux
quinquagénaires. Quant à l’enfant bleu, le baptiser dès sa naissance,
qu’il puisse aller droit au ciel le Chérubin.

Au revoir et merci.

                   *       *       *       *       *

L’homme quitte la maison de la voyante.

La Ville, à nouveau, lui siffle, de glaciale pitié: «J’ai rêvé de toi et
j’ai pleuré.»

Une seule phrase. Elle ne trouve rien d’autre à sortir de sa bouche, la
grande pétrifiée. Mais, comme dans la chanson, voici le vent d’automne.
Berger maléfique, il promène son troupeau, les nuages, et, du ciel
tombées sur la terre, se répètent, déformées en monstres mouvants, leurs
ombres, plus rapides encore que menaçantes, dont la folie, soudain,
balaie, assombrit l’eau des regards trop clairs.

L’homme ricane:

«Dis donc, la Ville, toi qui prétendais forger, à la cadence même de ton
orgueil, les plus pourpres secrets et jusqu’au souffle, ce doux
chef-d’œuvre, tu grelottes de l’œil. Hystérique! Tu es bonne pour la
Salpêtrière. Le salpêtre c’est la syphilis des murs. Déjà tu as perdu
tes cheveux. Ta peau, pierreuse, se fleurit des dartres du plâtre. Tu as
mal sous le macadam de ton cher crâne. Tes membres se tordent.
Attention. J’ai connu, autrefois, dans un village, une femme, sans doute
déjà trop vieille pour ce qu’on nomme démence précoce, mais qui ne s’en
croyait pas moins tire-bouchon, tant et si bien qu’elle finit par le
devenir. Lorsqu’elle fut morte, on eut beau tirer sur la tête, les
mains, les pieds, impossible de la redresser. Quant à la mettre en bière
ainsi tortillée, autant espérer faire d’un escalier en colimaçon les
marches de la Madeleine. Au lieu d’un cercueil, elle eut donc un
tonneau, qu’on laissa tout bonnement rouler, le jour des funérailles, du
haut de la colline qu’elle habitait, jusqu’au cimetière, dans la plaine.

Toi, tu te métamorphoses en cor de chasse.

L’automne était, depuis longtemps, fameux par ses violons. Tu lui donnes
un cuivre, des cuivres, toute une fanfare de sanglots.

Tu rêves, tu pleures.

Et que t’importe la monotonie des paroles, si la musique est variée. Or
tu n’as rien négligé pour l’accompagnement. Un peu plus même, et, tu
t’arrachais les tibias pour en faire des flûtes. Mais attention. Un
squelette est bien vite éparpillé. Va donc te mirer dans le fleuve qui
te sert d’armoire à glace et tu verras que ton corps n’a déjà point trop
d’os. Il s’affaisse, une vraie galette pour l’épaisseur. Ton anatomie?
plus inextricable qu’un ténia. Des petits cailloux de larmes t’écorchent
le regard. Tu n’es plus qu’un monstrueux et ophtalmique serpent. Tout
le monde te marche sur le dos, et je te baptise «Rue des
Paupières-Rouges...»

                   *       *       *       *       *

Pour une morsure en plein ciel, très grands se sont ouverts les yeux,
et, jusqu’à l’éther, allongés les cils de l’homme. Mais, dans les
squares, l’herbe, brin à brin, meurt d’un diamant glacé, et, malgré les
chaussures, le linge et les habits, ce qui de la chair semblait le mieux
protégé déjà se gerce, comme en d’autres saisons, à la tentation des
pommes pas mûres, l’algue du goût et les mousses, doucement tendues sur
ce qui est palais à la langue.

Perméable à la marée du brouillard, l’homme quand il passe devant la
boutique où sur un lit de feuilles reposent les plus fragiles des
pêches, envie, à la fois, leur présent et leur vie antérieure, car tout
est toujours simple pour les fruits et leurs arbres. Dommage qu’octobre
ne soit point verger, non plus que vigne la rue des Paupières-Rouges.

Mais puisque le mois, de ses trente et un bras, s’obstine à laisser
tomber les mains, les feuilles, qu’aujourd’hui, terrain vague soit
oublié pour un fertile hier, voilà des semaines et des semaines quand,
frère du cerisier porte-cerises, et du prunier porte-prunes, jaillit du
sommeil de la terre février porte-fièvre.

La Ville n’avait ni rêvé, ni pleuré.

Sans nom, alors, était la rue. L’homme, il lui coulait du feu à même la
carcasse, et des drôles de langues brûlantes lui léchaient la peau,
par-dessous. Ses pieds souffraient, à croire que les engelures
n’attendraient plus pour éclater, tulipes écarlates, cependant que son
front, ses doigts s’offraient à la caresse de la neige. A la devanture
d’une horlogerie, de l’autre côté d’une vitre, parmi les montres et les
bijoux Fix, sur une tablette de velours grenat, un réveille-matin de
fer-blanc marquait l’heure la plus voluptueusement contradictoire, et,
d’un cœur égal, pouvaient être à la fois chéris et redoutés le froid aux
lames triangulaires bien enfoncées dans les muscles, et cette lave qui
donnait sa consumante mesure au sang. Comme après les vendanges est
chantée l’ivresse du dernier soleil et de la première cuvée, ainsi dans
la pénombre glaciale voltigea un duvet de refrain:

    _Février porte-fièvre.
    Temps nouveau. Temps nouveau._

Le pouce et l’index droit encerclèrent le poignet gauche où battait une
veine assez violente pour imposer son rythme aux paroles. Mais un
dystique ne suffisait point. Il eût fallu des couplets et des couplets.
Non seulement à la gloire du temps nouveau, mais aussi pour dire comment
son joyeux contraire, toujours, nous délivre du présent. Or, après le
contraire du présent, c’eût été le contraire du contraire du présent.
Donc, ressuscité, le présent lui-même. Un fait certain: au lieu du halo
sournois, son couvercle habituel, la ville était couverte d’un ciel en
peau de zèbre, noir, blanc, noir, au gré de la fatalité qui voulait le
corps d’homme, immobile sur le trottoir, chaud, froid, chaud.

Noir, blanc, noir. Chaud, froid, chaud. Coups en plein cœur, en plein
regard. Celui qui est frappé ne saurait dire si c’est de sourde et large
massue, ou de dague effilée, fouilleuse. Février porte-fièvre, comme le
prunier porte-prunes, le cerisier porte-cerises. Des muscles, une
cervelle se déchirent. Transparences suppliciées. Toile d’araignée à la
torture. C’est miracle que la bousculade des gars et des garces ne
déchire point cette fragilité, lui soit même, au contraire, douceur et
caresse. Miracle aussi que d’un trombone, déjà paradoxal dans une
boutique où l’on ne vend qu’accordéons et mandolines, ait jailli une
immense flamme.

Abolie, soudain, la mosaïque d’ombre et de lumière, dans la flamme.

    _Février porte-fièvre.
    Temps nouveau. Temps nouveau._

La Ville, en veine de coquetterie, ce jour-là, et parfumée au vieux
journal mouillé, dès qu’elle eut vu ce phénix inespéré, pensa qu’il ne
serait pas d’un vilain effet sur son chignon. Elle saute à la pâtisserie
la plus proche, achète des meringues au vitriol et des croquignoles à la
dynamite, offre ces douceurs à l’oiseau de feu. Mais lui, pas si bête,
se refuse à la séduction des sucreries traîtresses. Voici
l’empoisonneuse verte de rage et qui tient à se venger. Elle crie,
gesticule, jusqu’à ce qu’il y ait rassemblement autour d’elle, et alors
commence une harangue:

«Ce que vous avez cru d’abord une flamme, puis un aigle, braves gens,
chers imbéciles, n’est qu’une grande dinde à l’œil de rat, gueule de
raie et ailes en mou de veau, plus trouées qu’un châle-tapis que votre
arrière-grand’mère aurait oublié de mettre dans la naphtaline. Et
garde-toi bien de crier à la merveille, toi la plus grosse et la plus
naïve de tous, marchande de volailles. Grande bête! Si le
prestidigitateur faisait vraiment naître de son mouchoir, d’un fond de
chapeau haut de forme, ou des basques de son habit en queue de morue,
tant de poules et pigeons, tu ne risquerais guère de devenir
millionnaire. Cet aviateur à plumes, sorti d’un trombone, tu ne vas
pourtant point prétendre qu’il a poussé du cuivre, comme les champignons
de la terre humide. L’oiseau n’est qu’un sale voyou. Parce qu’il a
entendu que le pape disait: «Nous» en parlant de soi, lui, qui aime à
faire le zigotto, veut qu’on l’appelle «Poumons», au pluriel, avec un
_s_. Un propre à rien, qui ne sait pas même respirer. Un maquereau. Sa
femme, une sacrée par exemple de putain, une nommée «Pleurésie». Le
maître du ménage reste des après-midi planté sur le bord du trottoir.
L’animal et la maladie qui lui sert de femelle s’ennuient. Ils quittent
la poitrine, leur maison. En avant la vadrouille! On va donner du bec,
là-haut, contre les petits nuages rose pomme, plus froids que glaces au
citron. C’est gourmand comme merle. Mais M. les Poumons n’en a plus pour
longtemps. Son cœur bat la breloque. Pleurésie--un vrai nom de cour
d’assises, braves gens--l’empoisonne goutte à goutte. Elle aura sa peau.
C’est elle qui l’a bousculé pour qu’il tombe dans l’instrument, d’où
vous l’avez vu sortir, tout à l’heure, chez le marchand d’accordéons. Il
s’est fait mal, le pauvre. Il rentre dans sa cage, pas fier. Se cogne
aux côtes de l’homme. Il va peut-être mourir entre les barreaux de ce
thorax. Entendez comme il tousse. Moi je préfère le chant du cygne...»

Effectivement, l’oiseau a eu de si rauques caprices que l’homme a pris
peur. Il l’a emmené au plus haut étage d’un sanatorium gratte-ciel.

«Bon voyage», a sifflé la Ville.

Le lendemain, c’était la Suisse.

Quatre semaines plus tard, le calendrier annonçait la naissance du
printemps. Qui l’eût cru? La neige s’obstinait à tout couvrir d’une même
céruse.

Le pays, ni ville, ni village. Un rucher à malades. Sur leurs
balcons-alvéoles, des créatures vivent dans un silence, une immobilité,
à croire qu’elles ont perdu même leurs destins. Mais, après le temps
disciplinaire de chaise longue à la fin des matinées, on a droit à une
heure de gramophone.

Alors tournent, tournent les disques.

Chacun lance sa musique. Se nouent, s’emmêlent les lamentations aux
fanfaronnades, rires en triolet, grands rêves sentimentaux. Dans cet
inextricable écheveau des airs, nul ne perd le fil du sien. Roulades
napolitaines, romances écossaises, zézaiements nègres, cris d’opéra,
monologues et boniments de caf’conc’, pêle-mêle, se précipitent, se
heurtent les uns les autres, aux fenêtres toujours ouvertes. N’importe
quelle chanson, pour qui l’a choisie, serait-elle la plus ténue, la plus
aigrelette, spontanément abolit toutes les autres.

Or, quand il vint sur la montagne aux gramophones, l’homme n’avait pas,
dans ses bagages, la moindre boîte à musique.

Ainsi, perdu au milieu de la savane des sons, où la plus faible liane
est lasso, avec quoi le lanceur à respiration étroite et cœur sourd
étrangle tout ce qui n’est pas le rythme pour une minute élu, celui
autour de qui tant de solitudes par-dessus les murs embrouillaient leurs
branches agressives, ne voulut même pas être une herbe, l’herbe la plus
pâle, sous ces tropiques glacés de l’égoïsme.

Son perpétuel silence, que ne hérissait nul orgueil, méprisait aussi
l’artifice de soi-disant résignations, toujours certaines, en
arrière-pensée, que l’esprit vengera le corps.

Pour lui, à l’heure du repos forcé, sur le balcon-alvéole, entre veille
et sommeil, le flot des sapins soudain creusé jamais ne fut symbole de
quelque merveilleux talion. Des trous, parmi les vagues d’ombre
déferlant jusqu’au soignoir, rien ne pouvait surgir qui fût, en lyrisme
ou grandeur, complémentaire de la déchéance charnelle, comme, du rouge,
est le vert. De cela, du reste, l’homme n’avait plus ni rancœur, ni
dépit, mais que d’autres se plussent à jouer la comédie de l’humilité,
dans le secret espoir que la maladie ferait sourdre une source
miraculeuse, cet opportunisme d’opéra-comique, obstiné à se souvenir des
cités légendaires et de leurs toits d’or engloutis, visibles aux seuls
naufragés, l’avait, une fois pour toutes, mis en garde contre le bas
mensonge romantique et réconfortant.

L’océan morne des arbres qui n’ont jamais de feuilles pourrait s’ouvrir,
lui, roulerait vers le fond de cet entonnoir, enseveli dans un pan de
brouillard. Son immobilité qui creuse les coussins, déjà ne les
réchauffe plus. Corps abandonné, vaisseau fantôme. Tu glisses au fil
d’un fleuve très incliné. L’horizon chavire. Le sommeil, peut-être la
mort... Sans cette douleur inexorable qui a freiné juste au bon moment,
à même sa dernière brume de conscience.

L’homme s’éveille, veut bien reconnaître un contour aux sapins, des
couleurs exactes à sa couverture. Même, malgré soi, il fredonne le
dystique à la gloire de février porte-fièvre. L’imbécile! Pourquoi avoir
crié, avoir cru aux temps nouveaux, lorsque, fibre à fibre, se
déchiraient les muscles? La douleur, cette chienne, il l’a laissée
mordre en pleine chair. Habitué dès l’enfance aux peines à leurs
guirlandes, couronnes, colliers autour des poitrines, des fronts, des
poignets malades, s’il a chanté _Février-porte-fièvre_ c’est qu’il
espérait, tout comme les petits camarades aujourd’hui dénigrés, que
l’orage--mêlant glaces et flammes, ferait d’une électricité plus rare
cette pensée, dont il s’était plu à imaginer le tonnerre annonciateur
dans les quintes de sa toux.

Or, sur la montagne aux gramophones, à la première aube, quand
l’infirmier entra, pour la friction d’alcool et d’eau froide, il comprit
la vanité de toute cette imagerie.

La chair peureuse, le cœur mal résigné au jour qui naissait, il se
retrouvait livré à la perfidie des lueurs blafardes, abandonné parmi les
marécages d’un soleil vague. Entre les hypocrites mousselines de l’aube
et des rideaux, il chercha un objet, une précision à quoi accrocher son
regard. Seul dessiné, le fer du balcon le sauva de l’enlisement. Or,
aujourd’hui, à des mois d’intervalle, sur la rue des Paupières-Rouges
pendent les mêmes lambeaux menaçants de brouillard.

Mais, cette fois, pas la moindre bouée. L’homme s’abandonne à la marée
confuse.

Ses dents claquent, ses joues blêmissent et chavirent ses yeux. Il n’est
plus qu’une épave. Il oublie le prénom, le nom qui le désignèrent
vingt-sept années durant. Désormais, et jusqu’à la fin de ses jours, il
sera M. Vagualame. M. Vagualame pour de bon, pour de vrai, avec un gros
cœur en mie de pain, au milieu de quoi, l’ancienne pythonisse des
foires, Mme de Rosalba, pourra planter autant de flèches et aussi
saugrenues qu’il lui plaira. Déjà, il cherche la rousse à qui faire un
enfant bleu. Peine perdue. Les femmes n’ont plus de couleur que le mauve
des violettes moribondes, sur les lèvres, les joues. M. Vagualame, ce
soir, devra se contenter d’une créature soudain jaillie, quasi nue et
ruisselante de tulle, si décolletée qu’il a froid pour elle et lui offre
son manteau, son foulard. La femme, qui les refuse, spontanément se
présente.

--Je suis Yolande, la belle Yolande, femme fatale. Soyons amis.

M. Vagualame baise la main de Yolande.

Il comprend alors pourquoi les épaules, la gorge ne souffrent point de
cette brume glacée. Le frétillement de la robe, la pâleur à peine
teintée de la peau, ne sont point seuls à la faire cousine des poissons,
car son sang, lui-même, ne pèse pas plus en chaleur que celui des
truites. Tant mieux. M. Vagualame, comme toujours, a la fièvre. D’un
côté excès, de l’autre défaut de température. On aura une moyenne.

Yolande a un éventail. Elle l’ouvre, et à Vagualame, qui lui en fait un
compliment fort poli, explique: «J’aime les colifichets aux matières
rares et discrètes. Celui-ci est de papier de verre, simplement serti de
clous de girofle. Je suis le contraire de Mimi Patata qui veut toujours
du clinquant. D’un démodé, la pauvre. Mais, justement, cette
quincaillerie de faux bijoux qui perce le brouillard s’avance droit sur
nous; je parie que c’est elle. Tout juste. Bonjour Mimi...»

Amoureuse du chiffre deux, entre deux âges, deux vins, deux mesures
quand elle danse, deux notes quand elle chante, l’étoile des
Folies-Bergère a remporté hier soir, à la générale, un immense succès
dans la zigzagante, qu’elle a interprétée avec le plus grand naturel.
Comble de bonheur. On lui a présenté un Maharadjah dont les trente
femmes ont accouché, toutes le même jour, voilà quelque vingt-cinq ans,
chacune d’une paire de jumeaux. Alors les twins dalécarliens ne lui sont
plus d’un tel prix. Qu’ils marchent au doigt et à l’œil, sinon, petite
tournée dans les états du papa Maharadjah, et Mimi s’envoie les trente
paires de jeunes et beaux Hindous. Vous entendez, les Twins.

Sortis d’on ne sait quel pan de l’ombre, les twins sourient en mesure à
leur commune maîtresse qui joue l’indifférente.

Yolande décrète:

--On va chez moi.




II

Chez Yolande.--La Rosalba n’y a vu que du feu.--L’incroyable vérité.--La
morte vivante.--Le fakir.--Le taureau d’appartement.--Le rat qui pèse
cinquante kilos.--Le passé de Yolande, sa vie du temps qu’elle
s’appelait Myrto-Myrta.--La Cour d’Autriche pendant la guerre.--Les
dessous de l’espionnage.--Myrto-Myrta est vendue par un homme
mystérieux, rencontré et aimé un soir à Séville.--Conseil de guerre.--Le
poteau de Vincennes.--Comment elle est ressuscitée à coups de
fakir.--Elle devient Yolande.--Le fakir fait des siennes.--Tristes
souvenirs.--Avant Myrto-Myrta il y avait la petite Camille, fille de
cocher.--Une enfance à Picpus.--Pauline, la jumelle de Camille.--Chanson
des tireurs de nattes.--Pouvoir maléfique du mot «prépuce».--Un cocher
de père se fracasse le crâne contre une bordure de trottoir.--Une veuve
qui rôtit le balai.--Où Camille et Pauline, sa jumelle, violées par
l’Italien, amant de leur mère, demandent encore, encore.--On les exile à
la foire du Trône, chez leur marraine Rachel, dompteuse de puces.--Au
cri de «pique-puce», la future Myrto-Myrta-Yolande décime la
ménagerie.--Rêves et remords.--Rachel, ruinée, part avec ses filleules à
la recherche de la veuve.--La veuve, ruinée elle aussi, battue, trompée
par l’Italien, s’autorise du profil dont elle est redevable à des coups
de poings bien appliqués, pour se métamorphoser en Mme Dante.--Rachel
devient extra-lucide.--Sa métamorphose en Mme de Rosalba.--Où l’on
apprend que Mimi Patata dès l’âge nubile fut amoureuse des jumeaux et
jumelles et que Pauline, la sœur de Camille-Myrto-Myrta-Yolande, est
mère d’une fille rousse.--C’est cette rouquine, symbole pour elle de la
perfection, que la naïve Rosalba prédit à ses clients lorsqu’elle veut
leur faire plaisir.


Chez Yolande.

                   *       *       *       *       *

Dîner expédié en deux temps, deux mouvements, à cause de Mimi qui passe
avec la zigzagante, tout de suite après l’entr’acte.

Donc, au dessert, elle se lève et s’en va suivie de ses «twins».

Yolande et M. Vagualame, restés seuls, vont s’asseoir au salon, Yolande
dans sa cathèdre, d’où elle domine M. Vagualame tout petit sur l’un des
tabourets du petit-fils d’Abd el-Kader. D’un geste souverain, la
maîtresse de céans désigne les merveilles gothico-arabes et conclut:

--Mme de Rosalba ne vous a point trompé, monsieur, du moins quant aux
meubles et bibelots de ma précieuse collection. Grâce à elle, avant même
que d’entrer, vous aviez une idée fort juste des chefs-d’œuvre que je me
suis plu à réunir entre ces murs. Mais votre voyante a menti et sera
châtiée d’avoir menti en tout ce qui concerne mon intimité, mes amis et
les débauches auxquelles, soi-disant, eux et moi nous livrons de
compagnie. Je connais Mme Rosalba et sais toujours ce qu’elle va dire.
Comment? Pourquoi? C’est mon affaire. Elle, par contre, ignore tout de
moi. Tout l’essentiel, s’entend. La vérité, monsieur, ma vérité, la
tuerait, si férue qu’elle veuille bien se prétendre des plus
mystérieuses sciences. Elle ne serait d’ailleurs point la seule, car,
pour entendre mon secret, il faut des intelligences et des nerfs
solides, un peu plus solides, par exemple, que ceux de notre bonne
Patata et de ses jumeaux. Une seule fois, j’ai failli avouer. C’était au
Prince de Galles. A la dernière seconde, j’ai reculé. Son Altesse aurait
été prise entre l’affection que j’aime à croire qu’Elle veut bien me
porter et les devoirs de sa naissance. En définitive, j’ai épargné au
prince l’épreuve de ce cornélien dilemme. Sans soupçonner le mystère de
ma vie, un de ces mystères qui font chavirer les esprits, bouleversent
les cités, ruinent les civilisations, il continue de hanter cette
maison, de s’y livrer comme par le passé aux innocentes délices de la
broderie anglaise. Il vient même d’achever un grand dessus de lit dont
il m’a fait présent et que je vous montrerai, plus tard. Ceci dit,
puisque vous vous estimez un homme fort, monsieur, tenez-vous des deux
mains à votre tabouret, car, à vous enfin, je vais tout confesser.
Oubliez l’épave que j’arrachai au brouillard de la rue des
Paupières-Rouges. Redevenez celui de jadis, le navigateur du sous-marin
de cristal à pavois d’orgueil. Retrouvez ce bateau qui blessait les
rochers. Il était à votre taille et sa transparence, sur mesure, ne
craignait ni les poissons-torpilles, ni les requins à dents de scie.
Bien couché tout au long de la cale, à nouveau, explorez les abîmes. Les
raies donnant de leurs gueules mauves contre le navire, pour elles,
invisibles, feront à vos rêves une couronne d’orchidées, froides comme
les mains que l’altière Yolande daigne nouer autour de votre front.
Fermez les yeux, Vagualame. Des profondeurs monte une voix. La voix de
Yolande. Et Yolande, c’est la femme-mystère. D’elle vous ne savez qu’un
prénom. Or, un prénom, jamais n’a suffi à expliquer une femme. Tout à
l’heure, rue des Paupières-Rouges, vous avez vu, de loin, venir Mimi et
ses jumeaux. Mais Yolande, elle, comment a-t-elle jailli du trottoir?...

--Jailli du trottoir? répète Vagualame.

--... Jailli comme jaillit l’iris que ses adorateurs, cent fois, que
dis-je? mille fois, des milliers et des milliers de fois, lui ont dit
qu’elle était. Iris. Elle ne s’habille que de tulle noir.

Et elle explique:

--Mes joues, mes lèvres, tout mon visage, mon cou, mes bras sont blancs,
blancs, blancs; et blanche toute ma personne, plus que blanche,
incolore, exsangue, sous le maquillage et la robe dont je les ai
revêtus. De couleur authentique il n’y a que le gris pierre des yeux. Ma
peau est lisse comme celle des plantes. Et sans chaleur aussi. Vous
voulez vous rendre compte? Touchez des doigts, des lèvres. On vous
permet tous les contacts. Approchez. Viens, mon chéri. Profite de
l’occasion. Tu ne rencontreras pas à tous les coins une morte qui parle
et qui remue. Je t’ai promis la vérité. Je viens de te la dire. Je suis
une morte. Et pas le seul être incroyable de la maison. Suis-moi, je
vais te présenter au fakir, au taureau d’appartement, au rat qui pèse
cinquante kilos.

D’abord le fakir. C’est ici. Ouvrons. Bonsoir, fakir. Tu le trouves un
peu ratatiné pour ton goût. Dame, cinquante ans sans manger, sans boire,
sans bouger. Il a fermé les poings quand il avait vingt ans. Il en a
soixante-dix et ne les a jamais rouverts. Ses ongles lui ont transpercé
les paumes. Eh bien, mon cher, c’est à ce père tranquille que je dois de
n’être point déjà pourrie dans un cercueil. Mon corps se nourrit de son
contact. Sans doute, je demeure privée de la température et des couleurs
des vivants. Mais tout s’arrange. Mes bras sont célèbres, et je n’ai
qu’à me peindre du haut en bas, après ma toilette. Tu te demandes
comment un fakir a pu redonner parole, mouvement, intelligence à la
morte que je confesse avoir été. Je n’en sais rien moi-même. Secret des
Indes que l’Europe ne saurait expliquer. Le fakir était dans une riche
famille de Pondichéry. Tu penses qu’il ne coûtait pas des millions à
entretenir. Tout de même, ses propriétaires, soudain ruinés, s’en
défirent. Un homme qui m’aimait me le rapporta. Il connaissait la
manière de s’en servir, qui, d’ailleurs, est fort simple. Une
application sur la peau du grand visionnaire, à volume réduit, et ce
condensé des forces psychiques redonne les plus essentiels des attributs
de la vie. Donc, je le promène par tout mon corps, tout mon visage. Il
faut procéder à cette petite opération au moins deux fois chaque jour.
En voyage, par exemple, ce n’est guère pratique. Si recroquevillé qu’il
soit, le pauvre chou ne tient pas dans une simple valise. On doit le
mettre aux bagages. Je lui ai fait faire une petite malle où il se
trouve comme coq en pâte. N’empêche que j’ai toujours peur qu’on me
l’abîme ou me le perde. Un jour, à la gare de Florence, imagine-toi
qu’on ne le retrouvait plus. Enfin, on me l’a rapporté. Juste à temps.
Il est vrai, je n’ai jamais eu d’autres ennuis. Brave petit fakir. Pas
coureur, pas bruyant. Et ce silence oriental. Quel camouflet au
débraillé européen. Tu penses comme je remercie du fond du cœur celui
qui le rapporta. C’était un Anglais d’excellente famille avec château en
Écosse, villa à Beaulieu, yacht et tout le bataclan. Et des manières,
mon petit. Le soir, pour le dîner, toujours smoking ou habit, même si
nous n’étions que nous deux. Pas de poil aux pattes. La peau, un
velours, avec des muscles qui couraient dessous. Toutes les femmes en
étaient folles. Aujourd’hui encore, je perds la tête rien qu’à me le
rappeler. Imagine le coup de foudre quand je l’ai rencontré. Alors je
n’avais pas besoin d’un fakir pour remuer bras et jambes. Je m’appelais
Myrto-Myrta. J’avais le sang chaud. Je dansais. Pas la zigzagante, bien
sûr, mais de vraies danses avec chassés-battus, déboulés, pointes et
grand écart, des danses espagnoles, grecques, napolitaines, arabes,
tziganes, chinoises, thibétaines, nègres, des excentriques et des à
tutus. Il y en avait pour tous les goûts. La guerre interrompit mes
représentations. L’Anglais, qui, afin de continuer à mener son train de
vie, avait dû accepter les propositions de l’Intelligence Service, me
casa dans l’espionnage. Nous avions l’un et l’autre autant d’activité
que d’appétit. Servir des deux côtés à la fois était un jeu d’enfant.
Pas un râtelier où nous n’ayons mangé.

A Vienne, sous les noms de Baron et Baronne Von Veidt, nous avions nos
grandes et petites entrées à la Cour. Le vieux François-Joseph, qui,
malgré son âge, regardait encore beaucoup les femmes, eut pour moi tant
de galants égards, que, bientôt, la ville entière prétendit que j’étais
sa maîtresse. Je laissai dire. L’Empereur était fort peu exigeant. On le
mettait aux anges rien qu’à lui pincer le menton en chantonnant: Je te
tiens par la barbichette.

De ma plus douce main je caressais le front ridé, les célèbres favoris.
Souvent aussi nous imaginions de grandes chasses à l’isard dans le
Tyrol, quand la guerre serait finie. Je m’étais même déjà commandé une
petite culotte courte en peau. Pour me récompenser de toutes mes
gentillesses, il me racontait les secrets des Habsbourg et de l’Empire.
J’en ai entendu, allez. De quoi écrire des livres et des livres. Lui,
quand il m’avait ouvert tout grand son vieux cœur, il s’endormait, un
sourire de bienheureux aux lèvres. Je l’aimais au fond, ce cher
Franfranz. Mais vous pensez que je n’allais point perdre mon temps à
m’attendrir. Tout ce qu’il me dégoisait valait son pesant d’or, et, à
peine avait-il fermé l’œil, je rentrais à la maison, où mon chéri et
moi, nous nous occupions de nos rapports. Hélas, le chéri reçut de
Londres l’ordre de partir pour les Indes. Moi, je devais demeurer en
Autriche. Mauvais moment à passer. Franfranz se répétait. Il avait des
idées fixes. Il baissait. Il mourut. Je pris le deuil. Rien à tirer du
successeur qui aimait sa légitime et n’arrêtait pas de lui faire des
enfants. Ma Myrto-Myrta vend aux Viennois les plans stratégiques de
Clermont-Ferrand et de Brive-la-Gaillarde, et, comme elle a de quoi se
payer de petites vacances, vous prend ses cliques et ses claques. Et
c’est l’Espagne et ses castagnettes, comme on dit dans la revue de Mimi.
Mauvaise inspiration. L’Anglais ne reviendra pas avant des mois et des
mois. Myrto-Myrta s’ennuie. A Grenade, un soir, dans les jardins de
l’Alhambra, un beau garçon lui offre des œillets. On s’embrasse. On
rentre à l’hôtel. On fait l’amour. Ouf. On refait l’amour. Myrto-Myrta
n’oublie pas son chéri. Mais le remplaçant ne lui déplaît guère. Il
l’interroge. Elle y va de ses petites fausses confidences, si jolies, si
bien empapillotées que, pour sûr, il n’y voit que du feu. Lui joue au
cachottier. Elle le baptise M. Mystère. Un jour, M. Mystère doit rentrer
en France. Il la supplie de le suivre. Elle accepte. Les voilà dans un
grand lit de milieu, à Paris. M. Mystère raconte qu’il est né un
dimanche à midi.

--Et après? interroge Myrto-Myrta qui n’a jamais aimé les boniments à la
graisse de chevaux de bois.

--Après, répond M. Mystère, voici l’après, Madame. Comme tous ceux qui
sont nés un dimanche à midi, je devine, je sens, je sais ce qu’on veut
me cacher.

M. Mystère contracte les mâchoires. Myrto-Myrta prend peur des petites
taches jaunes soudain allumées dans ses yeux. Elle veut se lever, fuir.
Mais déjà il lui a tordu les poignets. Elle crie. Il serre davantage et
elle hurle. Il ricane:

--Pas besoin de vous effrayer, madame la Maîtresse de François-Joseph,
la police va venir vous délivrer de moi...

Voici, en effet, les flics. On tire la femme des draps. Elle a une crise
de nerfs. L’homme se lève. Il fait le malin:

--Vous avez su dissimuler, Madame, mais vous n’avez pas été la plus
forte. Permettez que je me présente. Capitaine X... du deuxième bureau
et chargé de remettre aux mains des autorités françaises la traîtresse
qui a vendu les plans stratégiques de Clermont-Ferrand et de
Brive-la-Gaillarde. Je vous remercie, Madame, d’avoir si bien su rendre
agréable à l’homme l’austère mission du soldat.

Rien qu’à se rappeler la nique du capitaine et les mots dont il la
narguait, la ci-devant Myrto-Myrta, Yolande, aujourd’hui encore,
s’exaspère. Elle prend Vagualame à témoin.

--Avez-vous jamais vu pareil soudard? Et qui aurait pu deviner sous le
masque du gosse bien balancé le vrai visage de M. Mystère? J’avais beau
m’y connaître en espions, j’étais faite. M. Mystère m’accompagna jusqu’à
Saint-Lazare, où ma seule vengeance fut de lui cracher au visage, en
guise d’adieu. Ma colère ainsi apaisée je décidai d’accepter sans
broncher toutes les épreuves à venir, me disant: «J’ai joué, j’ai
perdu». Donc, ce fut partout le même et impassible visage, dans mon
cachot, chez le juge d’instruction, au conseil de guerre, lorsqu’on lut
la sentence qui me condamnait à la peine capitale. Mon avocat avait
écrit aux Indes, et juste la veille du jour que je devais être exécutée,
j’apprends que mon chéri, demain, sera de retour, avec un fakir dernier
cri et la manière de s’en servir. Il paraît que je suis sauvée. Je
danse. Je chante. Les bonnes sœurs me croient folle. Qu’elles aillent au
diable! Je ne ferme pas l’œil de la nuit. Enfin voici l’aube expiatoire,
comme dit le ratichon qui s’amène dès potron-minet. Mais à la porte le
bonhomme noir! J’aime mieux le traditionnel verre de rhum que son _De
profundis_. Je me fais belle. A me voir, on croirait que je vais à une
messe de mariage. Robe de soie noire à grand jabot plissé, souliers
vernis. Bas à jours, comme c’était la mode alors. Sur les épaules un
renard argenté. Chapeau monumental de velours aubergine, avec grande
plume du même ton. Quelques bijoux. Ni diamants, ni rubis. Rien que des
perles, un saphir à l’annulaire gauche, mon sautoir de Lalique or et
cristal, terminé par le face-à-main. On vient me chercher. Une seconde,
s’il vous plaît. Un petit nuage de poudre et je suis prête. Les prisons
de la troisième république manquent de miroir... Voilà. Ne vous
impatientez donc pas. On y va. On y va.

Le terrain d’exécution. Je descends du fourgon automobile qui m’y a
conduite. Mon défenseur m’offre le bras. Nous marchons entre deux haies
de soldats casqués, armés. Grâce au face-à-main qui me donne une
contenance, et à la plume d’autruche aubergine, j’ai l’air d’une reine
qui passe la revue de ses troupes. Nous arrivons au poteau: on
m’attache. Les maladroits ont froissé ma robe. Tant pis. Elle en verra
d’autres. Je ne veux pas quitter mon chapeau. Je refuse de me laisser
bander les yeux. Mon avocat me baise la main. Le commandant du peloton
est si troublé que je crie moi-même: «Feu». On tire. Je tombe. Je suis
morte.

Ma résurrection.

Mon corps a été réclamé, soi-disant par ma famille. En vérité, on m’a
transportée chez mon chéri. Mes yeux viennent de se rouvrir et voient
l’incomparable amant qui promène le fakir sur mon cadavre nu. Ce contact
cicatrise les blessures et réveille les sens. L’avocat est à mon chevet.
Il me présente un petit vieux bien propre, médecin spirite, de ses amis,
venu surveiller l’opération que cet amour d’Anglais tenait à exécuter de
ses propres mains. Le médecin spirite est tout joyeux car il paraît que
j’ai, à la minute, retrouvé mon aura. Bientôt, je pourrai gambader,
rire, aimer. Toutefois je n’aurai plus jamais ni température, ni
couleur. Il faut m’y résigner. C’était prévu. Et mon défenseur qui
n’oublie jamais rien m’offre une boîte de maquillage. Mon chéri entonne
le _God save the king_ et me fakirise de toutes ses forces. Le travail
achevé, l’avocat et le docteur s’en vont. Mon chéri pose le magot sur le
bord de la table, et vite, en deux temps, deux mouvements, se
déshabille. Vlan, le veston dans un coin, les bretelles dans un autre.
Tout valse: gilet, pantalon, chemise, chaussures, cravate. Cette belle
viande d’homme rose est plus que jamais affolante comparée au parchemin
tendu sur les os du ratatiné.

--A votre bonne santé, fakir. On va y aller d’un bon petit zig-zig. Et
vous n’aurez pas à vous plaindre, avec un aussi joli couple à vos pieds,
lui, vicieux comme un Anglais, elle, qu’il caresse en l’appelant «son
chère petite morte parlante et remuante», pâmée, la grande amoureuse.
Ils s’étreignent à s’en faire craquer la carcasse.

Malheur à eux!

Myrto-Myrta oublie qu’elle n’est pas plus chaude que glace. Un buveur de
whisky, à se frotter contre une banquise, à se coucher à plat ventre sur
un iceberg, s’y rouler, risque fort une congestion. Que ne s’en est-elle
souvenue, alors qu’elle rêvait, neige, de se laisser fondre entre les
bras, entre les jambes d’un volcan. Lui, soudain, flamboya, rouge, bleu,
vert, violet, noir, et après ce spasme arc-en-ciel, devint blanc et
froid, aussi blanc, aussi froid qu’elle. Il ne bougeait plus. Donc il
était mort. Myrto-Myrta prit le fakir, le promena par tout son corps,
ainsi qu’elle l’avait vu faire pour soi. Ouitche! Sa résurrection avait
vidé le sacré petit bonhomme. Et elle, qui aurait tant voulu, à son
tour, sauver son sauveur! Le temps que le fakir se recharge, son chéri
serait trop définitivement mort pour qu’il puisse jamais lui être rendu.
Et puis elle-même devra, d’ici moins de douze heures, être refakirisée.
Certes elle passerait bien son tour, mais si le sacrifice, par miracle,
n’était pas inutile, d’une vie dont elle se serait privée, en renonçant
à sa propre et indispensable pitance de forces psychiques, n’aurait que
faire le tendre Anglo-Saxon qui n’a jamais cessé de jurer que, sans sa
Myrto-Myrta, l’existence lui apparaissait le pire des maux.

Elle ne sait où donner de la tête. Elle crie, elle hurle. Et le fakir
qui ne grouille pas. Prières, injures, gifles, sanglots, menaces. Rien
n’y fait. Il ne remue ni pied ni patte. Volontiers, Yolande le jetterait
par la fenêtre. Mais elle n’a pas de temps à perdre. Elle remet le
ratatiné sur la table, téléphone à l’avocat. Il arrive avec le médecin
spirite qui ne peut que constater le décès de l’Anglais.

On se hâte d’habiller, de peindre Myrto-Myrta qui part, avec sous son
bras, le fakir enveloppé dans des journaux.

                   *       *       *       *       *

C’est une autre vie qui commence.

Pendant qu’on fusillait Myrto-Myrta, pour passer le temps l’Anglais
avait eu l’excellente idée d’aller toucher le gros chèque, prix de ses
services en Autriche et aux Indes. Donc la ressuscitée, qui a pris son
portefeuille et quelques mèches de ses cheveux, en guise de souvenir, a
de l’argent. Et d’une. Elle a besoin d’un nouvel état civil, et
s’appellera, dorénavant, Yolande de Scabieuse. Et de deux. Bientôt,
parce que Scabieuse prête aux sobriquets et que les échotiers l’ont
surnommée la Scabreuse, elle sera Yolande tout court. Elle a le culte de
la famille, de l’amitié et s’arrange à renouer avec tous ceux qui furent
chers à Myrto-Myrta, qu’ils pensent morte et ne reconnaîtront point.
D’abord, le Prince de Galles. Les Anglais ne posent jamais de questions
indiscrètes. Et puis l’héritier ne va pas chercher midi à quatorze
heures et n’écouterait même pas l’incroyable histoire. Quant à la Patata
qui fut liée, dès l’enfance, avec Myrto-Myrta, comme il y a eu très
souvent rivalité entre les deux dames, depuis qu’elle la croit enterrée
elle se venge. Et souvent Yolande doit subir un flot de calomnies, dont
elle ne peut même pas interrompre le cours. Elle écoute, les dents
serrées, ne souffle mot mais n’en pense pas moins:

«Quelle grande lâche, cette Patata. Un jour ou l’autre elle verra ce
qu’il en coûte de s’attaquer à la mémoire d’une disparue. Répands ton
fiel, ma jolie. Yolande te rattrapera au tournant.»

L’extra-lucide Rosalba ne se doute de rien, non plus que la sœur de la
ci-devant Myrto-Myrta, son beau-frère, sa nièce. La nièce, le beau-frère
et surtout la sœur, sa jumelle, si la ressuscitée avait, dans son récit,
été fidèle à l’ordre chronologique, M. Vagualame connaîtrait déjà toute
cette petite famille. Mais on a beau avoir la tête solide, tant de
drames finissent toujours par vous la mettre à l’envers et notre Yolande
a tout simplement attelé le sapin avant le canasson, comme disait son
père, cocher, mais d’intelligence assez rigoureuse, d’esprit assez
réaliste, pour corriger, en l’adaptant aux nécessités citadines, le
vieux cliché agricole des bœufs et de la charrue.

Avant Myrto-Myrta--déjà un pseudonyme--il y avait une charmante enfant,
Camille, de son nom de baptême. Pauline était la jumelle de Camille.
État civil un peu cornélien, sans doute, mais que la suite fatale des
choses devait se plaire à justifier, quoique le père, qui ne destinait
ses petites ni à des traîneurs de sabre du modèle Horace, Curiace, ni à
des buveurs d’eau bénite à la Polyeucte, n’eût jamais entendu signifier
ainsi qu’elles pussent connaître le tragique et grandiose destin des
amantes écartelées, comme, par exemple, ce fut le cas pour la
narratrice, le jour que, nue, échevelée, en larmes, elle courut du fakir
épuisé à l’Anglais déjà froid et de l’Anglais au fakir, sans trouver la
solution satisfaisante pour la bonne raison qu’il n’y avait pas, qu’il
ne pouvait y avoir de solution satisfaisante.

Le cocher, par légitime orgueil professionnel, avait appelé «Urbaine»,
sa première-née morte en bas âge. Pour les suivantes, il avait donc
décidé qu’elles seraient Camille et Pauline, puisque, après l’Urbaine,
les deux plus fameuses Compagnies de fiacres étaient, l’une, la Camille,
l’autre, la Pauline.

Le cocher et les siens habitaient Picpus, ce dont le sort tira prétexte
pour la tragédie, qui, par le trépas de l’un d’eux, métamorphosa la vie
des autres.

A l’école, on taquinait les petites:

--Tiens, voilà les celles qui piquent les puces.

Dans la rue, les garçons tiraient leurs nattes en chantant:

    _Pique puce
    Mes pucelles
    Mon prépuce
    A du sel
    Pour la celle
    Sans puce._

A cause du sel, les naïves croient que prépuce est un mot distingué pour
dire: épicier. Une après-midi, que sa mère l’a envoyée acheter deux sous
de moutarde, la future amie du Prince de Galles, déjà éprise de pompe et
de mystérieuses formules, après avoir tiré sa révérence au commis qui
l’a servie, très grande dame: «Au revoir et merci, prépuce». Le commis
aime la gaudriole. Il lui offre trois bonbons acidulés, un rouge, un
jaune, un vert, pour que trois fois elle répète: «Merci prépuce». La
caissière a surveillé le manège, tendu l’oreille. On vient justement de
circoncire son fils, un gamin de dix ans, rapport à de vilaines
habitudes, et, dans son dictionnaire à sensualités, prépuce signifie
vice puéril. Elle sort de sa boîte le porte-plume piqué à même un
majestueux faux chignon.

--Prenez-vous l’épicerie pour une maison à gros numéro, Augusse?

--La paix, vieille chouette.

--Mal poli! Et toi, petite saleté, dépêche-toi de déguerpir. Malheur! Ça
n’a pas fini sa croissance et ça fait déjà sa traînée.

Arrive le père, très olympien sur son fiacre.

Camille hurle: «Papa, papa, elle m’a appelée traînée.»

Un fouet claque.

--Vous voulez danser, mère grinchue?

L’additionneuse se trouve mal. Rassemblement. Le pharmacien du coin
apporte de l’eau de mélisse. Un sergent de ville prend à partie le
cocher descendu de son siège et jure qu’il saura bien, malgré sa
résistance, le conduire jusqu’au poste. Bagarre. Un chapeau haut de
forme en cuir bouilli roule dans le ruisseau et celui qui engendra tombe
si malencontreusement que son crâne s’en vient donner et se fendre
contre la bordure du trottoir.

Transporté à l’hôpital, il meurt le lendemain.

La veuve vend le fiacre, s’achète un corset rose, des pantalons
festonnés, douze chemises à faveurs et se met en ménage avec un
Napolitain, vrai matou, qui vaut cent fois, au moins, le cocher, pour
l’amour. Mais, à peine a-t-elle tourné le dos, l’Italien, en vitesse,
viole les jumelles qui demandent «encore, encore». L’Italien va répondre
dignement au chœur des deux insatiables. Mais rentre, à cette minute, la
veuve, qui pense fort judicieusement qu’un homme n’est pas un fruit à
côtes, comme le melon, fait, d’après Bernardin de Saint-Pierre, pour
être mangé en famille.

--Et s’il te plaît, macaroni, qui donc a les clefs de l’armoire à glace,
où sont cachés les sous? Il reste trois quarts de bagnole et de canasson
à boulotter. Alors il faut choisir. La veuve aime la bagatelle, bien
sûr, mais elle n’est pas gnole à permettre qu’on la marloute, et qu’on
se paie sa bobine par-dessus le marché. Attends un peu, zigoto. La veuve
sait nager. Et puis elle a des avantages qui se posent là. Hier, dans
l’omnibus Madeleine-Bastille, un gandin à moustaches blondes, souliers
vernis, col empesé, a été bien content de la pincer. A preuve qu’elle a
encore un bleu sur la fesse droite. Donc, tu peux penser qu’elle ne
serait point dans l’embarras pour trouver un autre homme, avec cette
croupe et ces bras costauds qui serrent très fort les beaux gosses, mais
de taille, attention, grand flandrin, à flanquer une bonne ratatouille
aux sales frappes qui lui manqueront de respect. Ce n’est pas tout. On
te sait porté sur le zigouigoui. Tu aimes les trous à croire que tu as
eu une grand’mère taupe. Donc certain que tu n’as pas oublié la belle
surprise, la première fois que tu as exploré la veuve. Vois. Tu te
lèches les babines, rien qu’à te rappeler qu’elle l’a en casse-noisette.
Pas besoin d’en dire davantage. On se comprend. Quand tu t’es bien
esbigné, macaroni, ta bouche sur sa bouche, et ce qui te gonfle au
bas-ventre dans ce qui se creuse entre ses jambes, tous les deux à poil,
le petit muscle au fin fond du fin fond, qu’elle fait jouer à volonté,
bigne, il n’en faut pas plus pour que tu te croies au beau milieu du
paradis. Voilà de la belle ouvrage, et qui te met jusqu’aux doigts de
pieds en éventail. Essaie donc de demander de ces trucs à une jeunesse
anémique. Les jumelles, par exemple, c’est d’un fadasse. Si tu y tiens,
tu peux toujours les emmener. Mais on t’aura prévenu. Elles ont leurs
liquettes et leurs frusques. Pas un radis. Et trop mômes pour faire le
trottoir. Comme tu n’as jamais eu, toi, d’autre métier que celui de te
promener et d’offrir des statuettes en plâtre aux passants, vous ne
ferez pas florès, à vous trois. La veuve ne te l’envoie pas dire.

Elle a un gentil petit saint-frusquin et sait fort bien qu’elle joue sur
le velours. Tu n’as donc plus qu’à lui demander pardon, l’embrasser, la
bichonner. Tu n’es guère à plaindre, beau ténébreux. Vous vous enlacez,
vous chavirez et déjà le lit se creuse sous votre étreinte. Quelle
fricassée de cuisses! Les jumelles en pleurent de rage. Vengée, leur
mère se délecte d’une victoire aussi douce à son cœur qu’à la caresse de
ses doigts, les cheveux frisés, les lèvres, les longs cils battants et
surtout, très bas, protégé par la douce peau du cou, un chignon de
muscles.

Pardonné, le Napolitain se relève, va remettre de l’ordre dans son
vêtement quelque peu dérangé par les exploits qui l’ont réhabilité. Il
revient avec sa mandoline et chante «O sole mio». Alors, sous le corsage
que ragrafe la mieux satisfaite des veuves qui rôtissent le balai, un
paon blanc fait la roue. De son corps, figuré par le nombril,
s’épanouit, étincelle un demi-cercle de givre et de glace. Quant aux
jumelles, impossible qu’elles-mêmes ne s’émeuvent aussi à ces
ténorinades d’une bouche en cul-de-poule, œufs dont se cassent les
coquilles pour de fragiles naissances d’oiseaux couleur d’aquarelle,
qui, bien sûr, ne sont pas les hirondelles des simples beaux jours
fredonnant:

    _Sur votre sein, la belle,
    J’irai me reposer_,

mais, frères aériens des poissons japonais, légère troupe qui voltige
attendrie parmi le ciel de deux fois deux yeux. Or, à se pencher au bord
des paupières, pris de vertige, ces transparents colibris tombent, et,
dans leur chute, fondent de peur.

Autrement dit, voilà nos jumelles en larmes.

Leur mère, qui ne saurait supporter qu’on lui gâte un si pur plaisir,
gronde:

--Grandes dindes, au lieu de nous ennuyer avec vos jérémiades, vous
auriez mieux fait de surveiller vos pucelages...

Prépuce, pucelage, une même et unique famille où tout le monde se
chatouille sous les aisselles et la plante des pieds. Camille rit. C’est
nerveux. Elle saute sur sa chaise. La danse de Saint-Guy en chair et en
os. L’Italien croit qu’elle se moque et jette la mandoline par la
fenêtre. Cette vie ne peut plus durer. Camille et Pauline iront vivre
avec leur marraine, la cousine Rachel, dont la roulotte a place
d’honneur dans toutes les foires parisiennes.

C’est alors que la future Yolande commence à prendre le goût des
grandeurs et à rêver de vie en beauté. L’y incitent les lieux mêmes du
campement, et surtout la très flamboyante personne de sa marraine.

Avec son immense chapeau de feutre beige relevé à droite d’un cabochon
façon améthyste et fer forgé, ombragé d’une plume azur qui fait le tour
de la coiffe, tombe en cascade par derrière et lui bat les fesses, avec
son casaquin de velours vert et la longue jupe à traîne taillée dans la
robe d’astrologue de son défunt (semis d’étoiles d’or, sur fond rouge),
avec sa cravache, ses gros colliers et bracelets de zinc, son maquillage
arrogant et les bottes russes, cuir violet soutaché d’argent, qu’elle
découvre lorsqu’elle relève d’une main gantée à crispin son cotillon,
Rachel vous a des faux airs de Mlle de Montpensier. Dans la satinette
d’un vieil édredon et l’andrinople de rideaux désaffectés, elle a trouvé
de quoi tailler des costumes de pages pour ses filleules, et, à huit
heures, tous les soirs de la semaine, au début de l’après-midi le
dimanche et le jeudi, en grande pompe, on descend les quatre marches qui
mènent de la roulotte au trottoir. Les pages arrangent une haute table
de peluche grenat, tandis que la simili Montpensier va, vient, amazone
diabolique et déchue, mais qui espère l’étalon aux naseaux de cauchemar
et sabots de feu, à jaillir soudain d’entre les pavés.

Et pourquoi pas?

Feu l’astrologue, à force de regarder la grande ourse, avait bien fini
par y lire qu’on revient plusieurs fois sur la terre. Lui, à
l’avant-dernier tour, il avait été Napoléon, pas celui de 70, non, mais
le grand, le vrai, le seul, qui allait en Russie _pedibus cum jambis_,
avec toute une armée, histoire de se dérouiller les jarrets, et n’eut
tort qu’une seule fois dans sa vie, en quittant, après des années et des
années, sa bonne vieille Joséphine, pour faire un gosse à la demoiselle
de l’Empereur d’Autriche. Rachel, sans avoir jamais connu pareil éclat,
tout de même, à la précédente tournée, avait été une femme dont elle ne
se rappelle plus le nom pourtant célèbre et qui tenait le milieu entre
Cléo de Mérode et la reine Amélie de Portugal. Et c’est pourquoi elle
porte, aujourd’hui, tant d’astres à sa robe. Mais la pluie déteint, la
poussière éraille, le temps ternit les plus constellées des soies, et le
coursier digne de ses chimériques atours ne vient pas souvent au
rendez-vous. Elle doit, encore, toujours, remettre la merveilleuse et
infernale chevauchée, se résigner à la table de peluche grenat, puisque
les nécessités de l’existence l’ont faite dompteuse de puces.

Or, voici justement les jumelles-pages qui apportent les fauves
minuscules dans des cages à leur échelle: «Approchez, Messieurs,
Mesdames, et vous aussi, militaires et bonnes d’enfants. Des puces, oui,
des puces, de simples puces, vont danser, jouer du violon, tirer des
brouettes, faire le ménage, monter en voiture. Aussi intelligentes que
l’architecte qui a construit la Tour Eiffel, gaies comme pinsons, jolies
comme des cœurs. Approchez donc, Messieurs, Mesdames, et vous aussi,
militaires et bonnes d’enfants...»

Tandis que Rachel scande son boniment à coups de cravache sur le sol,
Camille fredonne tout bas, rien que pour soi, la chanson des tireurs de
nattes:

    _Pique puce
    Mes pucelles
    Mon prépuce
    A du sel
    Pour la celle
    Sans puce._

Elle s’effraie, rien qu’à prononcer le mot prépuce depuis que, par la
plus maléfique magie des syllabes satinées, son cocher de père s’est
fracassé le crâne contre une bordure de trottoir. Mais la nuit, quand
Rachel dort, elle se lève, pour aller, en cachette, au cri de
pique-puce, chatouiller avec une pointe d’aiguille ou d’épingle la
ménagerie de sa marraine.

Elle s’en donne, avant, pendant, après, car, recouchée, rendormie, elle
savoure un songe qui, mêlant peur et remords, est meilleur que le citron
pour qui aime à grincer des dents.

Rachel, plus charlatane que jamais, a frotté une allumette au dos de sa
main et toute la foire s’illumine du feu de sa vengeance. Dans son rêve,
la coupable se voit soudain métamorphosée en femme de cire, allongée sur
un lit de velours violet à l’entrée du Musée Dupuytren, le torse très
délicatement nu. Mais deux paires de seins, l’une sous l’autre. La
veuve, l’Italien, tous ceux de Picpus défilent. Quand tout le monde est
parti, une affreuse bergère, de cire elle aussi, grand chapeau de jardin
qui danse au vent, une paire de lunettes d’écaille sur son museau pointu
de renard, corsage à falbalas, mais sans rien de la ceinture aux pieds,
ce qui d’ailleurs ne fait pas des mètres et des mètres, car l’aimable
monstresse, dépourvue de jambes, a les chevilles soudées aux cuisses,
mène, un livre anglais à la main, paître les troupeaux des manèges.
Cette affreuse bergère, une grande voyageuse qui a l’expérience des
êtres et des choses et sait que les chevaux de bois ne se nourrissent
pas d’herbe, approche du cercueil vitré où repose la belle aux quatre
seins, et d’un coup de sa tête incassable, fait voler en éclats le verre
protecteur. Alors le bétail verni se précipite, déchiquète ce corps de
douce paraffine, s’enivre de son sang plus et mieux parfumé qu’eau
dentifrice, et, bien qu’on soit en plein noir, un soleil subit éclate,
astre et nuage à la fois, puisque son feu soudain métamorphosé en grêle
de poignards, les plus inexorables lames flamboient et convergent
jusqu’à la cible de velours violet, dont le lambeau misérable et
sanglant, bientôt dans la nuit éteinte, vide, sera, de l’univers entier
l’unique, l’ultime vestige.

                   *       *       *       *       *

Chaque matin, la dompteuse trouve des cadavres, des estropiées. Les
survivantes, accablées par les deuils et les pressentiments, perdent
toute verve, tout entrain. Un soir, la dernière rescapée du corps de
ballet, à elle seule essaie encore une danse, Rachel a beau lui
chantonner Coppélia, son air favori, la pauvre n’a plus de cœur aux
jambes. Elle sait qu’elle sera morte à l’aube prochaine, assassinée par
une main, pour tous (sauf Camille, bien entendu) mystérieuse. Et Rachel,
en signe d’affliction, se dépouillera de la robe aux étoiles. Le feutre
grande mademoiselle, les bottes russes et le casaquin vert sont
remplacés par une méchante jupe, un caraco noir et une mantille. Les
jumelles de reprendre aussi les nippes de leur vie antérieure. La
marraine et ses filleules, trois pauvresses, s’en vont demander secours
à la veuve.

--La veuve! se récrie la concierge. Mais vous n’y êtes plus. La veuve,
elle est loin si elle court toujours. Elle a changé de manières, de
quartier et même de nom.

--Elle a épousé son macaroni, suppose Rachel.

--Épousé? Madame veut rire. On se moque des maires et des curés. La
veuve maintenant s’appelle Mme Dante. Pourquoi? Allez lui demander.
Voici sa nouvelle adresse, aux Batignolles.

Aux Batignolles, sur une porte, à l’adresse indiquée se trouve
effectivement une carte de visite qui annonce:

    Mme DANTE
    PRÉDIT L’AVENIR

Quelle chance! elle va nous dire la bonne aventure, se réjouit la
chimérique Rachel.

La ci-devant veuve, Mme Dante soi-même, vient ouvrir, et sans avoir pris
le temps d’un bonjour:

--Vous ne m’auriez pas reconnue, hein? Ne me regardez pas avec cette
insistance, les jumelles. Et toi, cousine, tu n’en reviens pas non plus.
C’est le pif. Je l’avais à la retroussette. Il ne pleuvra plus dedans.
C’est la faute au sacré Italien. Quand il a eu mangé mes marchepieds et
jusqu’à la dernière dent de Cocotte, il se mit à me battre, tant et si
bien que me voilà cabossée pour ma vie durant. Lui, un jour qu’il était
de bonne humeur, m’a montré une de ses statues.

--Ton portrait qu’il me dit.

--Quoi, cette vieille qui pourrait se gratter le nez avec le menton?

--Un peu de politesse, s’il te plaît. Il ne s’agit pas d’une vieille
femme mais du plus grand poète de ma chère Italie, Dante. Depuis que je
t’ai si bien cassé le nez, on te prendrait pour sa fille, et tu peux me
remercier de t’avoir arrangé le portrait, Mme Dante. Mieux vaut être Mme
Dante que la veuve n’importe quoi...

Comme le macaroni ne vendait guère de ses bonshommes en plâtre par les
rues, il décida Mme Dante à quitter Picpus, quartier de malheur. Elle a
donc loué ici, aux Batignolles, acheté des tarots, appris à faire les
cartes. Pas difficile à prédire le futur...

--Tu veux connaître le tien, Rachel? Pour toi, ce sera gratis. Tu es la
dame de trèfle. Je te sors. Coupe le paquet de la main gauche. Puis,
choisis une carte. Tu la mets au-dessus. Une autre, à droite. Encore
une, à gauche. Une dernière, dessous. Ce qui te domine: valet de trèfle,
le mystère. Ce dont tu es sûre: huit de carreau, petit voyage. Ce que tu
redoutes: as de pique, épine dans le cœur. Ce que tu foules aux pieds:
sept de pique, tes ennuis. Couvre l’as de pique. Deux cartes. Parfait.
Valet de pique: on t’a trahie, ma Rachel, mais finalement dix de cœur.
Tu peux être contente. Joie, joie, joie sur toute la ligne. Ton malheur
fera ton bonheur. Tiens, choisis encore une carte, pour mettre sur le
sept de pique: as de cœur. Tu triomphes, ma Rachel, tu triomphes.

Rachel exulte: Valet de trèfle, le mystère. Huit de carreau, petit
voyage. On ne saurait mieux dire. La foire de Neuilly commence la
semaine prochaine. Je suis à la Nation, pour l’instant. Donc, je
traverse Paris avec la roulotte. L’épine dans le cœur, c’est mes puces
qui sont mortes. La trahison, encore mes puces qu’on m’a assassinées.
Mais j’ai de l’énergie. Mon malheur, je m’assieds dessus. Je le foule
aux pieds, et ainsi j’en triomphe.

--Et tu oublies le dix de cœur, ingrate. Puisque tes puces sont mortes,
je vais t’expliquer le mystère, Valet de trèfle, qui te domine. Toi
aussi tu vas devenir cartomancienne. Tu suivras toujours les foires
(huit de carreau, petit voyage). Mais la jupe rouge avec des étoiles
d’or, le casaquin vert, le grand feutre, l’amazone bleu ciel, tout ce
harnachement qui te sied à merveille, il ira bien mieux, conviens-en, à
une voyante qu’à une dompteuse de puces. Va, cousine. Moi, je reprends
mes filles. Ce macaroni de malheur m’a abandonnée, la semaine dernière,
pour une vieille richarde. Je ne suis plus amante, je ne suis plus
femme, je redeviens mère.

                   *       *       *       *       *

Donc Rachel dit l’avenir dans les foires, et Mme Dante aux Batignolles.
Cette dernière, tous les matins, va cueillir du lierre au parc Monceau,
pour des couronnes qu’elle dispose autour d’un serre-tête très ajusté
sur le front, la nuque, les oreilles. L’Italien lui a laissé un buste de
son poète national. Elle l’a mis sur la cheminée de son cabinet de
consultation, et, avant de commencer à prédire, jamais ne manque de
présenter aux clients:

--Le poète Dante, mon grand-père.

A la mort, d’ailleurs prématurée, de Mme Dante, Rachel vend la roulotte
et prend sa succession. C’est elle-même qui, sous le nom de Mme de
Rosalba, eut à charge de secouer M. Vagualame, et de lui promettre, pour
le venger de l’indécise grisaille du jour, une femme rousse et un enfant
bleu.

                   *       *       *       *       *

Revenues chez leur mère, les jumelles commencèrent leurs classes de
danse à l’Opéra. Identiques de taille et de traits, elles n’en étaient
pas moins fort dissemblables quant à l’expression, au maintien: Pauline
sentimentale et douce, Camille avec de la diablerie pour deux, et qui,
n’ayant plus de puces à piquer, demeurait cependant fidèle au principe
de sa suppliciante perversion, c’est-à-dire mordait les chiens, griffait
les chats et rêvait de faire attraper un rhume de cerveau ou un mal de
gorge aux courants d’air eux-mêmes. Mimi Patata, dans ces temps,
apprenait aussi le chassé-battu. Déjà éprise du chiffre deux, elle
s’amouracha des jumelles. On ne se quitte plus. Si bien qu’on fut
surnommé les Trois Grâces: Pauline, la grâce tendre; Camille, la grâce
cruelle; Patata, la grâce parisienne.

A cette époque, le grand Behanzin d’Abyssinie vint à Paris. Les trois
grâces dansèrent à l’Élysée. Behanzin n’eut d’yeux que pour la grâce
cruelle. Alors commença la brillante et tragique destinée de
Myrto-Myrta. La grâce parisienne entra dans la troupe des femmes nues
aux Folies-Bergère, où, de grade en grade, elle obtint le bâton de
maréchal. Quant à la grâce douce, sa marraine Rachel-Rosalba, qui
s’était fait des relations aux Batignolles et connaissait un architecte,
réussit à la marier avec ce constructeur, qui se prenait pour Solness et
imaginait de curieuses bâtisses obstinées à ne pas tenir debout. Tombé
avec un sixième étage, un jour, il se tua net. Veuve et enceinte,
Pauline, fidèle au goût de son mari, pour les symboles nordiques, broda
tout Ibsen sur les bavoirs de l’enfant posthume, petite fille qu’on
baptisa très simplement: Dame de la Mer.

Pauline prétend que sa fille a la plus belle des chevelures fauves. Elle
est, en vérité, carotte. Ce qui, d’ailleurs, n’empêche point la vieille
Rosalba, sa grand’tante, de l’adorer, et de toujours prédire à ses
clients, lorsqu’elle veut leur faire honneur, quasi inconsciemment,
qu’ils épouseront la Rouquine.

Singulière faiblesse pour une voyante, mais qui n’étonnera plus,
lorsqu’on saura qu’elle ne reconnut point Myrto-Myrta ressuscitée,
Yolande venue la consulter. La jalousie que l’ancienne dompteuse de
puces a toujours vouée aux femmes, seule, parla. Elle exècre la
mystérieuse, froide et fatale beauté, ne manque jamais d’en dire des
horreurs, comme si elle tenait à venger, après des années, sa chère
petite ménagerie, assassinée au cri de Pique-Puce.

Yolande a revu Pauline, qui, elle non plus, n’a rien soupçonné, à Berlin
où elle vit avec Dame de la Mer, depuis son remariage avec un très
célèbre chirurgien de la face.




III

Le dessus de lit en broderie anglaise.--Le chapeau cornu.--Le
masque à dents métalliques.--Yolande s’attendrit.--Pleurs sur
Vagualame.--Vagualame n’est pas dupe.--Le temps des germinations est
passé, nul miracle d’iris noir ne jaillira.--Yolande fatale, mais
sensée, se saisit du mot iris.--L’iris des iris brille dans ses
yeux.--La femme au fakir, astre de malheur.--Ce que voit Vagualame au
clair de mémoire.--Quelle étoile écarlate éclata, avant-hier, dans sa
bouche?--Souvenirs du sanatorium gratte-ciel.--Cœur de goitreuse.--Des
Turcs très pressés de devenir occidentaux, au lieu de nourrir leur
gramophone des dernières nouveautés nègres et new-yorkaises, le bourrent
de vieux couplets des faubourgs parisiens.--L’exilé se raccroche à un de
ces airs qui lui ressuscite, entre une chemiserie où tout est rose et la
boutique d’un chapelier qui ne vend que des casquettes, un moulin à
chansons.--Alors, issue de l’herbe des prés, danse la folle ronde des
filles vendeuses de mimosa dans les villes, à l’orée des métros.--Le
disque des Turcs ne peut, hélas, qu’une résurrection nasillée de ce qui
fut la juste chanson des bouches.--Et puis, il n’y a pas de bistrot dans
le rucher à malades.--L’homme casse son thermomètre, déchire ses
feuilles de température.--Était-ce bien la peine? pour entendre
la Ville, Yolande, gémir sur lui.--Petite digression sur
l’humanocentrisme.--Vagualame appelle Yolande la «tricheuse» et, dit,
non sans complaisance, pourquoi il l’a traité ainsi.--Dans quinze jour
ce sera la Toussaint.

    _Dans le mitan du lit,
    La révolte est profonde._

(_vieille chanson_).

Inévitable mélancolie de celui qui dort seul.--Enfant maudit, jamais il
n’eut envie de coucher avec sa mère.--Épouvanté par cette absence de
complexe il va chez un psychanalyste.--Histoire d’une femme de trente
ans, d’une chauve-souris nouvelle née et d’une tribu de morpions.--Le
psychanalyste veut, à toutes forces, caser la spécialité de la maison:
le classique complexe d’Œdipe.--L’homme se résignera donc à n’être que
presqu’île de poussière.--Déchéance, lui qui aimait à parler d’océan, la
rivière qui coule dans le mitan du lit le noierait, s’il ne se
rattrapait aux branches d’une ridicule chanson.--Vagualame qui la
fredonne s’attire les foudres de Yolande.--Yolande le chasse, le menace.


Son récit achevé, Yolande demande à M. Vagualame s’il veut voir le
taureau d’appartement et le rat qui pèse cinquante kilos, phénomènes
d’ailleurs, quoique à des titres différents, non moins extraordinaires
que le fakir, ou s’il aime mieux venir admirer le dessus du lit en
broderie anglaise, œuvre et présent du Prince de Galles.

M. Vagualame opine pour le dessus de lit et Yolande le mène à sa
chambre. Mais elle spécifie.

--Nous irons, tout de même, un peu plus tard, faire un bout de visite à
mes chers petits monstres. Sinon, ils seraient jaloux du fakir. Et puis,
vous me verrez avec mon chapeau cornu et mon masque à dents métalliques,
car, fidèle au principe de pique-puce, chaque soir, avant de m’endormir,
je fonce sur le taureau pour l’empaler, au moins légèrement, et grignote
quelque peu le rat. Mais nous voici rendus à mes appartements privés.
Regardez ce travail à l’aiguille et appréciez, comme elle le mérite,
l’adresse de l’héritier d’Angleterre. Une vraie petite féerie, n’est-ce
pas? Vous avez bien contemplé? Alors asseyons-nous. Vagualame, je
m’intéresse à vous. La vieille Rosalba sait faire parler son monde, et,
moi, je sais faire parler la vieille Rosalba. Vos tristesses, je les
comprends d’autant mieux que je suis, moi aussi, une sensitive. J’ai
déjà pleuré sur toi...

Pleuré sur toi... pleuré sur toi...

Ainsi une pendule, douze fois, fêle la sombre porcelaine de minuit. Mais
l’horloge martelant l’insomnie, et, de même, la simple montre
chatouilleuse, finissent toujours par se taire, Yolande, elle,
n’arrêtera-t-elle donc pas de secouer l’arbre à sanglots? Des branches
hystériques les fruits aqueux tombent, s’écrasent à terre. Encore un
silence. Yolande se lassera. Encore un autre. C’est le dernier. M.
Vagualame se frotte les mains. La pique-puce, grignote-rat,
fonce-taureau, n’a pas su inventer, pour lui, un durable supplice. Bien
mieux, la voici jouée au jeu dont elle espérait, pour un autre, une
torture. Glu, sa robe au velours traître d’un fauteuil la colle,
prisonnière et de sa propre peau. Derrière les barreaux des clavicules,
contre la cage de squelette, va s’exaspérant un frisson d’oiseau captif.
Déjà ne sont plus que filet d’esclavage, inexorable camisole de force,
entre cuir et chair, la résille des nerfs, le fier tissu des muscles.

Sa bouche, un nid sans espoir. La phrase que sa langue a couvée ne
ramera plus d’une aile libre, en plein éther, mais retombe, petit
troupeau flasque à l’odeur de caoutchouc brûlé, comme les ballons de
l’enfance, lorsque leur ronde joie indigo, verte ou rouge, au plafond se
cogne.

Cette baudruche, encore, se liquéfie.

Alors M. Vagualame:

--Dis donc, la femme au fakir, tu sèmes des syllabes pour récolter des
étoiles, mais nul bouquet d’astres ne s’épanouit au-dessus de nos têtes.
Par contre, une flaque de faux mystère abreuse l’ersatz de pelouse et de
laine, sous nos pieds. Soit dit en passant, ma chère, noblesse oblige,
et, si tu avais bien fait les choses, tu aurais installé, au moins, une
prairie en chambre pour le taureau d’appartement. Or, je ne vois pas une
seule promesse végétale parmi le vain orient de ta carpette. Et puis le
temps des germinations est passé. N’espère donc point que jaillisse un
de ces miracles d’iris noir, à quoi, tout à l’heure, tu t’es vantée
d’avoir été si souvent comparée...

Sans doute, M. Vagualame eût-il continué de parler fort longtemps, si
Yolande ne s’était saisie du mot iris...

--Iris, iris, s’écrie-t-elle. J’oppose un iris au flot de ta malfaisante
inspiration, Vagualame. Tu aurais bien voulu m’ensevelir sous un océan
de vinaigre. Mon éloquence a noyé la tienne. Je sais crier plus fort que
les fous. Voilà pourquoi je suis une femme sensée. Fatale aussi,
d’ailleurs. La jolie devise: «_Fatale, mais sensée!_» As-tu donc oublié
que Myrto-Myrta commanda elle-même: Feu, lors de son exécution à
Vincennes? Donc, celle qui continue, défi à la mort son incroyable
destinée, Yolande, mon cher, se moque bien de tes intentions méchantes.
Tu l’as crue engluée à ses larmes. Tu as voulu la narguer, mais
l’ingratitude, ce chewing gum à la dynamite, dans ta boîte à éloquence,
comme les cailloux du papa Démosthène, pourrait bien aider ta
pétrisseuse de langue à faire connaissance avec une jolie petite
explosion. Corps et âme, tu ne serais plus qu’une dentelle bonne à
épingler, en garniture, autour des broderies du Prince de Galles. Tu as
refusé l’iris noir, mais si un, couleur de sang et fabuleux par la
taille et l’éclat, jaillissait de ta poitrine?...

Quand il montait sur son siège, le père de Yolande, après avoir fait
claquer son fouet, ne manquait jamais d’affirmer: «Charbonnier est
maître chez soi.» Sa fille sait bien que les mots prononcés dans sa
demeure lui appartiennent, tout comme, du reste, pour le temps qu’elles
y passent, les personnes en visite, et, leur existence entière, jusqu’à
l’éternité, le fakir, le taureau, le rat, et ces fleurs d’un tapis payé
deniers comptants. Alors, pourquoi se refuserait-elle à iriser de
pourpre l’ivoire transparent des voyelles, aussi docile à la voix, sur
son armature de consonnes, qu’à la flexion du poignet l’éventail en
papier de verre serti de clous de girofle? Iris. Vagualame se rappelle
assez de latin pour n’ignorer point qu’il y a de la colère plein ce mot.
Mais l’ire des iris flamboie ailleurs qu’au fond des corolles. Il faut
compter aussi avec l’ire des iris entre les cils de Yolande. Quasi
incolores, ses yeux se sont éclairés d’un feu qui n’est certes pas de
joie. Vagualame oppose deux gouttes d’azur pâle, regard dédaigneux du si
proche incendie, sans doute non moins bien ignifugé qu’un ciel de
quatorze juillet, mais qui ne saurait tout de même servir de
fleuve-frontière entre lui et celle qui l’arracha au brouillard, cet
après-midi, rue des Paupières-Rouges.

Yolande n’est plus la simple survivante de Myrto-Myrta, la paradoxale
mais encore humaine ressuscitée dont les épaules, la poitrine exsangues
s’épanouissaient, sirène de marbre, hors des flots de tulle pailleté
noir. Yolande, soleil d’incendie, déchire, creuse la nuit, et Vagualame
retrouve, ruines et décombres, tout son passé. Yolande, elle, mériterait
de s’appeler Mémoire. Vois, Vagualame, l’herbe sèche des minutes, les
savanes embrasées du désir et surtout ces grands arbres, trop souvent
léchés par la langue de feu, les rêves, que ton orgueil, de ses mains, a
bâtis. Paysage calciné, charbonneux et à vif cependant, comme, après les
brûlures, le bois et la chair. Et puisqu’il faut un iris couleur de
sang, rappelle-toi, avant-hier, pas plus tard qu’avant-hier, non moins
surprenante que les stalactites de glace, dans les grottes, au cœur de
l’été, une chaude façon d’orchidée, de ta poitrine sans chaleur, a
jailli, bien écarlate pour un mois où tout se décolore. L’étoile
écarlate t’éclate dans la bouche. Tu te penches, tu as fermé les yeux.
Quand tu les rouvriras, tu verras une petite flaque de boue sanglante,
au fond d’une cuvette. Voilà ce qu’il en coûte d’aimer les grandes
putains de ville qui portent collier de visages en papier mâché. On
t’avait prévenu, pourtant. Pas un matin, au long de ces interminables
jours que tu demeuras au plus haut étage du sanatorium gratte-ciel,
l’homme à crâne pointu qui te servait de soigneur n’a manqué de venir te
répéter, que... si tu voulais, d’ici quelques mois, un an, deux ans...
Quelle promesse, au fait, pouvait bien sous-entendre la phrase
inachevée? Quelques mois, un an, deux ans... oui, mais à condition de
bien faire tout ce qu’il faut pour mériter de guérir, ajoutait la
Schwester aux joues de toile cirée rouge. Mériter de guérir? La première
fois, tu t’es demandé quel crime tu avais bien pu commettre. La seconde,
tu as commencé de comprendre que toute une mystique montagnarde et
sanatoire s’abritait derrière cette formule. Dès lors, la personne de la
Schwester eut une valeur symbolique, au reste jamais contredite par ses
gestes non plus que par ses paroles. Ainsi, a-t-elle pris son air le
plus enjoué pour t’apprendre qu’elle portait râtelier. Elle a
aimablement soulevé son bonnet de lingerie empesé, la coquette, car elle
tenait encore à te montrer un amour de petite caboche cabossée sous les
mèches clairsemées de ses crins jaunes. Vagualame, cependant, s’étonne.
La Schwester n’a pas de goitre. Or, le jour de son arrivée, feuilletant
les périodiques, dans une édifiante revue de Zurich (_Pro Juventute_.
Juillet 1922), il a lu que «_selon l’illustre professeur Dr de Quervain,
de Berne, successeur du réputé Dr Kocher, il existe trois sortes de
goitres, dont le premier, goitre banal, goitre bourgeois, très bien
porté, donne un air d’autorité et de respectabilité_». Alors, puisque
les plus dignes des arrière-neveux et nièces de Guillaume Tell se
mettent entre les clavicules et le menton la pomme que l’ancêtre
chassait à l’arc, cette Schwester, belle comme l’idée générale de
l’edelweiss, pourquoi porte-t-elle un carcan si lisse qu’il ne s’y
trouve certes point de place pour la moindre noisette? En réponse, la
Schwester n’a qu’à ouvrir le cylindre de toile amidonné qui lui sert de
col et à désigner, sur ce qui en émerge, une longue cicatrice.
Allègrement, elle paraphrase l’évangile, dont elle est férue, et, à
Vagualame qu’elle suppose incrédule comme saint Thomas, donne à toucher
du doigt le sillon à même sa chair, d’où la fatalité voulut que sautât
certaine boule d’un aussi bon effet décoratif, sous la peau, que, sur
une cheminée, le presse-papier avec vue du château de Chillon.

Goitreuse, par esprit fédéral de renoncement elle a sacrifié la part
quasi divine d’elle-même, et c’est de son histoire, toute son histoire,
rien que son histoire, que s’est inspirée la réplique helvète à _Cœur de
Française_, car enfin, Vagualame l’a deviné, ne font qu’une seule et
même personne cette Schwester et l’héroïne de _Cœur de goitreuse_, la
grande œuvre du célèbre romancier vaudois qui exalte avec un juste
lyrisme la costaude, pataude, rougeaude, rustaude, suissaude vertu des
montagnardes assez bien d’aplomb sur leurs pieds pour ne jamais risquer
de s’envoler, même quand monte, des plaines, du sud, le fœhn, vent de
folie...

Donc, il était une fois une petite fille qui habitait avec les siens un
joli chalet de bois. Elle chantait: _Mon beau sapin_, cueillait des
fleurs qu’elle arrangeait en bouquets et, chaque dimanche, se rendait au
prêche dans la vallée, vêtue d’une robe en broderies de Saint-Gall, dont
la fine collerette s’épanouissait sous un goitre bourgeois fort
prometteur et qui, du reste, ne manqua point à sa parole.

Un poète octogénaire de langue romanche, aveugle et à demi paralysé,
trouva quand même assez de force, dans son vieux corps, pour aller à
pied de ses montagnes à celles du canton d’Uri, où vivait l’exquise
créature, tant il voulait, avant de mourir, caresser de ses vieux
doigts, pour la mieux chanter, la merveille d’excroissance, objet de
tous les entretiens, de la plaine au glacier, depuis certaine
photographie parue à la première page d’un hebdomadaire illustré
lucernois, au-dessus de cette légende:

    _Minerve n’est pas née de la tête de Jupiter,
    Mais du cou de Vénus._

A quelque temps de là, le jury bernois, chargé de désigner une candidate
pour un concours international de beautés qui devait avoir lieu à
Hollywood, ne put que reconnaître en notre goitreuse la plus parfaite
des grâces fédérales, et certes, elle ne se serait point dérobée à ce
glorieux devoir, si elle n’avait, la veille même de l’élection, accordé
sa main à un chanteur de tyrolienne revenu de son service militaire à
ses prairies originelles, le teint aussi frais et non moins innocent que
celui d’un valseur de boîte à musique, car l’avait gardé de toute
tentation, de toute souillure, la chastifiante soupe aux nénuphars dont
Mme de Rosalba, experte ès choses amoureuses et guerrières, a ci-dessus,
déjà, vanté l’effet à Vagualame.

La noce a lieu un premier août, jour de fête nationale. Avec sa robe
noire qui, selon la coutume, lui servira pour son deuil, quand il aura
plu à Dieu de lui reprendre son époux, avec le tulle blanc qui la voile,
le bouquet d’alpenroses à la main et le goitre doucement ballotté dans
l’échancrure du corsage, la douce fiancée a fort bon air. Grise d’amour
et de vin sans alcool, elle n’en demeure pas moins fidèle aux traditions
et monte, à la fin du jour, avec les siens, sur un sommet pour allumer
des feux. Mais le jeune mari, tout à son bonheur, pousse un
troulaïlaïlaîtou si retentissant que lui en pète la veine du cou.

Rentrée au chalet familial, la vierge veuve décide qu’elle ne vivra plus
désormais que de sacrifices, se refuse aux objectifs des reporters,
interdit aux Homères locaux de composer de patoisantes odyssées à la
gloire de ses charmes et jure de se dévouer, en toute occasion, aux
éprouvés. La Providence, qui l’écoute, lui mettra bientôt du pain sur la
planche, car à la fin de l’hiver suivant, au retour du prêche, un
dimanche, elle et les siens trouvent leur demeure emportée par une
avalanche. La chaletée, sans logis, chante encore: _Mon beau sapin_,
mais le ton n’y est plus. Courage, braves gens. Vous avez de la
mélancolie dans la voix, mais restez humbles parmi les épreuves, ne vous
révoltez point, ne perdez pas confiance, car le salut vous viendra des
puissants de ce monde. La femme du président de la Confédération n’a
jamais réussi à rien faire pousser sur son épiglotte. Pas même un
trognon de pomme d’Adam. Or qui donc, plus fort et plus sincèrement
qu’elle, pourrait souhaiter les signes extérieurs de l’honorabilité, de
la respectabilité? Pour une dame qui connaît ses auteurs, la phrase de
l’illustre professeur Dr de Quervain est un couteau dans la plaie. A
Neuchâtel, Fribourg, Zurich, Lucerne, Lausanne, partout, dans les
vallées et sur les pics, on se gausse. A Berne, on chuchote, et les ours
de la fosse y vont chacun de son pied de nez, quand ils la voient
passer, le cou si mince que c’en est un scandale. Tout un été, elle a bu
les eaux des sources, puits et ruisseaux, d’une vallée fameuse par ses
difformes et ses demeurés, car elle se contenterait d’un goitre
crétinoïde, à défaut d’un bourgeois. Sans doute l’accuserait-on de
démagogie, mais il faudrait au moins reconnaître qu’elle a fait de son
mieux. Hélas! Ce ne sont qu’échecs sur échecs. Son mari parle même de la
répudier, lorsque, lisant, par hasard, qu’une milliardaire américaine,
victime d’un accident qui la privait du pavillon de l’oreille droite,
avait eu l’idée géniale d’offrir la forte somme à une pauvresse contre
un de ses appendices auditifs, la présidente de la Confédération
helvétique sourit et bat des mains: «Eurêka, eurêka.» Une petite
annonce: «On demande une goitreuse.» Mille se présentent. La vierge
veuve décroche la timbale. Anesthésie locale. Longue incision. Le noyau
sort du fruit, Minerve du cou de Vénus. Quelques points de suture. A
même la chair, en lettres de cicatrices, jusqu’à la mort, pourra se lire
le récit de l’héroïque abnégation. Mais il faut partir, abandonner le
plus précieux de sa chair. Sanglots, malgré l’orgueil de savoir que le
déchirement donne tout son prix au sacrifice. La présidente, il est
vrai, a des mots exquis pour apaiser cette douleur. Allons, console-toi,
ma fille, Guillaume Tell n’aurait pas mieux agi. Grâce à toi, on va
rebâtir le chalet. Et quel confort, quel luxe, jusque dans les W. C. où
un rouleau de papier est fixé sur une boîte à musique, si bien que, par
un heureux dispositif joignant l’utile à l’agréable, celui qui tire pour
en détacher la première sur la suite de feuilles fixées les unes aux
autres par un pointillé, a la bonne surprise d’entendre soudain: _Les
montagnards sont là._

Plus tard, quand ses petits frères et sœurs seront casés, toujours
assoiffée de sacrifice, la vierge veuve ira se dévouer aux malades. Et
pourquoi se priverait-elle de répéter à ceux qu’elle soigne fort
ponctuellement que toute guérison doit être méritée? Il faut être un
Vagualame pour échafauder, à ce propos, tant de méchantes arguties. Au
lieu de se laisser émouvoir, il se crispe, et, contre la Schwester
dégoitrée, va jusqu’à inventer une magie. Trop maladroit pour modeler
une figurine de cire, y enfoncer des épingles, il prend des pivoines,
des tulipes, n’importe lesquelles des fleurs rouges d’assez bonne santé
pour ne point pâlir à cette altitude, et, comme s’il s’attaquait à la
Schwester elle-même, d’une dent vengeresse il martyrise le vermillon
joufflu des fadeurs végétales.

Symbole d’une exécution capitale, mais symbole dénué de toute vertu
sorcière, puisque la goitreuse dégoitrée, imperméable au maléfique
vouloir, continue de venir, plusieurs fois chaque jour, prononcer
l’éloge du silence, de l’immobilité.

Or, à force de subir la vierge de linoléum au premier plan, les sapins
du fond et autres suisseries, contre quoi il se trouve sans protection,
car le fer qui défendit sa première aube du naufrage s’est dilué, fondu,
évaporé goutte à goutte, celui qui, nulle part ailleurs, n’accepta de se
résigner à rien, à personne, lentement glisse, déchoit jusqu’à la
soumission, et, semblable aux autres abeilles du rucher à malades,
attend l’heure des gramophones, pour, dans la bourdonnante confusion,
choisir un, parmi les airs, dont s’enivrer comme de la plus essentielle
des liqueurs.

Il saute toujours sur le disque de ses voisins, couple turc à la double
excellente volonté dont l’âge ne saurait s’évaluer ainsi que celui des
arbres, car, sous l’adipeuse écorce ottomane, palpite une jeunesse fort
pressée de devenir occidentale, mais qu’une indivise faiblesse
pulmonaire contraignit à s’arrêter dès le seuil de la ruminante
Confédération. Quoique de très bonne intention, le ménage est encore
incapable de s’y reconnaître parmi les spécialités des États et de leurs
grand’villes, et, par exemple, fait venir de Naples des parfums, trouve
de l’esprit aux journaux belges, demande à la presse anglaise des vues
impartiales sur le communisme et les soviets et, au lieu de nourrir le
gramophone des dernières nouveautés new-yorkaises, le bourre de valses
style 1900, dont chacune, au promeneur de février porte-fièvre,
rappelle, entre une chemiserie où tout est rose et la boutique d’un
chapelier qui ne vend que des casquettes, un moulin à chansons où, les
écouteurs aux oreilles, les yeux aimantés par le bariolage des
couvertures qui tapissent les murs, il se saoulait des mots et des
rythmes que, tour à tour, hérissaient les mille poignards de la
jalousie, embuait une mélancolie de bord de fleuve, aussi douce que soie
bleue sombre légèrement éraillée, illuminaient des couleurs plus
orgueilleuses que celles des joujoux japonais en papier, et, toujours,
pénétrait un parfum de rues pauvres, pluie, vin rouge, graisse de frites
et poudre de riz à la violette.

De la fenêtre suisse, de l’embrasure d’aujourd’hui, alors le passé
ressuscite et, issue de l’herbe des prés, la nerveuse et faubourienne
théorie des gitanes qui ont toujours vendu, et vendront toujours, le
mimosa, dans les villes, à l’orée des métros. Parées du plus insolent
sourire, ces filles qui choisissent pour leurs éventaires citadins les
moins fragiles des feuillaisons, maintenant cueillent les trop mauves
colchiques des fins d’été.

Tourne, tourne le disque des Turcs.

Bohémiennes, sirènes des rues, vous deviendrez folles dans ces
pâturages, et de vos yeux déjà l’un s’est fait pavot si charbon l’autre
demeure.

Tourne, tourne le disque.

Le plateau de cire qui va si bon train, les couplets qui s’en échappent
et suffoquent mieux que la fumée des ronces incendiées au ras du sol, et
ces minces romanichelles dont le nombre se multiplie, qui soudain
s’assoient en cercle, les bras levés, des bouquets moribonds dans leurs
hautes mains, et se mettent à tourner, tournent, tournent, chacune sur
soi, tournent, tournent et plus vite, plus fort que les disques, plus
vite, plus fort que les plus fous des derviches, pour ce tourbillon à
qui la terre ne saurait pardonner de contredire à son mouvement, pour
trois paroles et deux mesures du refrain, son axe, l’homme donnerait le
globe et tous ceux qui l’habitent.

Tourne, tourne le disque.

Mais ce n’est certes pas impunément, puisque des montagnes déjà descend
l’automne, et, du même gris que la rochaille, les petites vaches dont le
lait ne vaudra, certes, jamais la céruse, en guise de crème sur les
pâtisseries au vitriol dans les quartiers misérables.

Et d’ailleurs, assez grincé, les gramophones.

Voici la soixantième, la dernière minute de votre règne. Il faut vous
taire. Le silence, oiseau de feutre, fend, blesse le ciel d’un long
sillon sournois.

Un révolté, qu’un révolté, un seul, mais un au moins, hurle donc à
grands cris d’écarlate.

Tous ont peur. Et toi le premier, l’homme, qui hantais les moulins à
chansons, donc devrais aimer le rouge. Mais oui, pardi. Tu te rappelles
les soies sauvages que tu nouais autour de ton cou. Hypocrisie. Tu
n’avais pas la moindre foi dans la couleur de ton sang. Miniature, va!
Tu t’emmitouflais de violence pourpre, mais simplement rapport aux
courants d’air. Tu parlais de risque et tu redoutais des rhumes de
cerveau. Tu prétendais aimer les putains, les voyous, leur répertoire,
les rues mal famées et tout ce qui chavire, mais la vue d’un rasoir
ouvert te faisait claquer des dents, et tu vis allongé depuis des mois
sur un balcon-alvéole.

D’un égoïsme à n’entendre que le disque des Turcs, oserais-tu nier que,
depuis des semaines et des semaines, plus rien ne t’intéresse, sinon la
maladie, ta température et l’ennui même dont tu as mis plus longtemps à
soupçonner l’aristocratique usage qu’à savoir se servir d’une bicyclette
un Esquimau?

Misérable internationale des poitrines pourries, syndicat bacillaire,
franc-maçonnerie tousseuse, avec, depuis le romantisme, des grâces
squelettiques, cousines du petit doigt en l’air de la prétention
bourgeoise, lorsqu’elle porte à ses lèvres infectes sa tasse de café
moka.

La dégoitrée, par exemple, aime la fièvre et ses paillettes, dans les
yeux des malades, comme les vers luisants, la nuit, sur les pelouses. Au
fond, elle souhaite un petit 40° à ceux qu’elle exhorte de son: «Il faut
mériter de guérir», d’une même et aussi basse inspiration que le:
_Enrichissez-vous_ du bonhomme Guizot.

Mérite de guérir, enrichis-toi, mal bigorné.

Respire de toute ton âme, de toute ton espérance, ne parle plus, ne
bouge plus, puisque même l’air, au plus haut étage du sanatorium
gratte-ciel, se trouve promu à la dignité de médicament.

Et ne quitte point ta chaise longue, même si tes doigts se glacent,
malgré la saison qui, pour une demi-semaine encore, s’appelle été.
Oublie le zinc quasi charnel des comptoirs, les mains que tu y jetais,
l’année dernière, car, il n’y a pas de bistrot dans le rucher à malades,
pas un pan de mur où s’épanouisse une gerbe de salpêtre entre des
colonnes de bouteilles, pas une table dont la toile cirée, façon marbre,
présente des méandres violacés, nervures foudroyantes, cocasseries
péninsulaires, découpées blanches et noires sur fond rouge, autant de
fleuves, de routes, à l’espoir, au rêve. Mais, de sa prison, l’esprit
qui ne peut y ouvrir les ailes veut s’envoler. Or on ne flotte pas dans
le vide. Tu n’atteindras point à l’éther si haut creusé. Je te l’avais
bien dit. Bigne! tu te cognes aux montagnes. Ton œil maintenant à la
dérive aimerait se faire mollusque, huître à gober, mais nulle bouche
pitoyable ne boira tes larmes, ce piteux résumé d’océan, d’où l’amour
seul ressusciterait la mer et l’infini de ses mirages.

Décidément tu n’en peux plus.

Tu brises ton thermomètre, déchires tes feuilles de température.

Tu prends le train pour Paris. Mais, arrivé, tu constates qu’est passé,
bien passé le temps de février porte-fièvre.

Récapitule: Mme de Rosalba.

La rue des Paupières-Rouges.

Yolande, enfin, chez qui tu as échoué. Elle ne parle pas, toi non plus.
Tu t’es étendu sur son lit. Elle ne t’en veut même pas de salir avec tes
souliers le travail si délicieusement ocré du Prince de Galles, mais
parce que tu glisses, tu vas tomber, rouler sur le tapis, elle te passe
autour du corps son bras de pierre, comme si elle craignait que, sans le
secours de sa vigueur, tout de toi, os, pensées, reliefs de muscles,
déchets d’espoirs, dût s’éparpiller. Elle veut être ta courroie. Tu
rêves d’une bouche qui sentirait le géranium, d’un cœur pétale à sève de
sang, arraché à quelque mystérieuse corolle et flamboyant du feu même
qui sert de noyau à la terre.

Or, les yeux de la femme, ta voisine, un point rouge dénonce leur
glauque hypocrisie.

La fille du cocher, Myrto-Myrta, Yolande, baptise-la comme il te plaît,
cette personne à transformations, Vagualame, entre autres noms mérite
surtout celui de «Mémoire», dont, aujourd’hui même, tu l’affublas. Un
tison, dans le regard de Mémoire, incendie tête d’épingle, ne magnifiera
nulle forêt à coups de hautes flammes.

Elle s’est saisie du mot «iris».

Elle a parlé, pour que, de sa voix, bulle de son, fût irisée l’heure.
S’il avait été question de bégonias, elle prétendrait bégoniaiser
l’univers, puisqu’il faut que tout lui serve et qu’elle se gargarise de
syllabes comme elle se frotte avec son fakir. Autrement dit, Yolande
connaît la vie, et, des créatures, plantes, minéraux, pas une nuance, un
contact, une monstruosité naine ou géante, pas une bribe d’écho, d’ombre
ou de reflet, dont elle n’ait découvert d’inattendues possibilités.

Le monde et ses trois règnes, des mystères de l’Inde au goût de
l’héritier d’Angleterre pour les travaux à l’aiguille, elle a prévu tous
les usages, et, comme, sur les images d’Épinal, une mystérieuse machine
d’un lapin sait faire un chapeau haut de forme, ainsi, volontiers, à son
profit, métamorphoserait-elle tout en produits de beauté, objets
mobiliers, fantaisies décoratives, etc... Un tel parti pris d’égoïsme
suppose tant de foi en l’existence que, pas même cinq minutes, elle ne
s’étonna de sa résurrection, et, sous la diversité des aspects et
vocables qui désignèrent, tour à tour, sa personne, elle n’a jamais
cessé de se reconnaître une et totale à la fois. Toi, Vagualame, tu
devrais t’inspirer de cette miraculeuse vitalité, pour choisir, par
exemple, une pâte dentifrice bien nommée, bien coloriée. Tu en
essaierais, et, parce que l’essayer c’est l’adopter, décidé à ne plus
mettre ton charme en doute, alors tu sourirais d’un sourire
irrésistible. Tu proposerais une alliance à Yolande. Elle l’accepterait,
et, avec le fakir, le taureau d’appartement et le rat qui pèse cinquante
kilos, vous feriez des tournées triomphales. Mais quoi! Tu t’obstines à
ne point parler. Le silence, pourtant, tu sais bien qu’il est, entre toi
et elle, aussi incompréhensible qu’une comète scalpée. Elle ne
supportera point cette calvitie. Fidèle à l’infaillible méthode de
pique-puce, elle gémira sur le gémissant:

«Cette nuit j’ai rêvé de toi, j’ai pleuré.»

Encore!... La Femme, la Ville, toutes, elles ont donc le même refrain
aux lèvres?

Dédaigneux du larmoyant nocturne dont se délecta, entre hier et
aujourd’hui, le sommeil incapable d’inventer lui-même ses astres,
Vagualame se dit qu’il entre toujours un peu de rage dans le composé
chimique des larmes, et Yolande, avant de s’éveiller, avait déjà prévu
le matin contre sa vitre et la répétition des petits cristaux difficiles
à persécuter. Vengeance, elle a voulu que son attendrissement servît de
prison à l’homme, mais lui, semblable aux singes des jardins
zoologiques, toujours prêts à rire des promeneurs, dont ils croient les
pas limités par les barreaux de leur propre cage, lui, a su pervertir la
pitié dont la femme prétendit l’encercler.

Il éclate:

«Tu as pleuré, la femme, tu as rêvé.

«Les larmes, tes larmes, les larmes.

«Tu aimes le faste et l’étiquette. Vas-y donc d’une présentation.

«Vagualame...

«Les larmes, le rêve.

«Les larmes, un orphelinat de nombrils, une pépinière de cœurs en pain
d’épice, un déluge de sourires sans dents.»

Toutes ces faces de carême se lèvent pour voir le rêve, moulé dans un
maillot à losanges de feu et de glace, au-dessus de leurs cheveux salés,
sauter d’arbre en arbre, et si joyeusement souple qu’il n’est pas même
possible d’imaginer d’os à son corps. Mais les pies-grièches
s’exaspèrent. Elles tirent à la courte paille pour savoir qui, par son
pied de flamme, saisira l’incroyable voltigeur.

    «Le sort tomba sur la plus vieille.»

(_Air connu._)

Donc, ces dames de monter sur les épaules les unes des autres, et celle
que le destin désigna, dressée au sommet de la branlante pyramide,
arrache de sa branche l’acrobate. Et toutes, alors, de sauter à terre,
entourer, piétiner, déchirer l’Arlequin de gel et d’incendie. A l’aube,
éteint, fondu le rêve, se lamenteront les vieillardes.

Il était bien simple, pourtant, de laisser libre la danse, sur l’océan
des feuilles. Son phosphore seul eût allumé, éclairé les plus gris
visages, et peut-être le courant d’air, cingleur d’épaules, multiplié à
l’infini, dans son crépusculaire et frissonnant pouvoir, fût devenu
tempête, la vraie tempête, on ne sait d’où venue, et qui arrache leurs
secrets aux gouffres, aux cimes, balaie le ciel des plus médiocres
banlieues, et, entre ciel et terre, à flamboyante volée, secoue des
chevelures d’ouragan et de surprise sur le front des inspirés.

Or, par la faute des larmes, de la Ville, par ta faute, Yolande, et
celle de n’importe qui voulut toucher au rêve, sous terre sont rentrés
les chênes, les palmiers, les saules et les iris géants. Rêve donc de
forêt vierge tant qu’il te plaira, Vagualame, mais sache que, de tous
les végétaux, seule demeure une liane, qui s’enroule, là-bas, quelque
part, pour la protéger d’un mystérieux courant, autour d’une jeune fille
endormie. Sans doute, s’agit-il de la Rouquine prédite par la Rosalba,
Dame de la Mer, la nièce exécrée de Yolande. Son sommeil d’ailleurs ne
doit pas être terreau à nourrir les plantes grasses des désirs
vulgaires. Elle repose couronnée de rythmes glauques et l’heure qui la
berce est un flot que ne salissent ni les navires, ni les épaves. Nulle
écume ne viendra tristement broder son réveil, car, ses paupières
baissées, mille et mille lames de fond guillotinent les poissons
torpilles de l’angoisse dont les caprices électrocutent l’homme, ton
semblable, Vagualame.

Regrette.

Et surtout regrette ce gouffre lyrique dont pas une sonde n’eût touché
le sol. Tu as peur des saisons et des mains nues. Ta jeunesse, toute
d’os et de mâchoires, tu l’as reniée. Tu portes des gants de laine et
des algues douces, mais traîtresses, tapissent tes heures. Tu n’es guère
profond, et, cependant, tu ne plongeras point en toi-même, car ton pied
tâtonnant ne saurait trouver, pour donner contre, l’ultime rocher.
Pourquoi, d’ailleurs, voudrais-tu revenir à la surface, toi qui cueillis
non des perles, mais d’anecdotiques coquillages.

Tu t’accroches à des histoires. Tu étreins des mots, tu te réjouis
d’éprouver la moindre palpitation des faits. Tu ressembles à un homme
qui s’étranglerait rien que pour la joie de sentir la vie pantelante
sous sa peau du cou.

Or, à quoi bon le regard, les flammes ou étincelles nées du frottement
des sons et des couleurs, si le mystère même n’en prouve l’essentielle
et insaisissable identité avec le feu qui chauffe nos demeures, cuit nos
aliments, mais jamais ne doit cesser, à la crête des songes, sa danse
immatérielle?

Le globe terrestre, les hommes, les femmes, les animaux, les choses qui
le peuplent sont là pour tenter ta faiblesse. Tu ne voudrais pas mourir
sans avoir vu Venise, Tahiti, les deux Amériques. Quand tu rencontres
des enfants, tu cherches des épithètes qui décident de leur avenir. Tu
dis: celui-ci est l’enfant séduisant, cet autre, l’enfant obscène, et à
la campagne tu caresses l’herbe, comme un chien dont tu serais amoureux.
Pourtant la Nature, aussi majuscule que tu la voudras, tu sais bien
qu’elle n’est, flore et faune, qu’un dictionnaire, sans doute
dictionnaire à surprises où le rêve parfois a trouvé son verbe, mais
dictionnaire tout de même, et rien que dictionnaire.

Commence donc par mépriser la lettre que l’esprit flamboyant ne double.

Fruits, chaises, bateaux, continents, mers, flaques de soleil, gifles de
pluie, la goitreuse dégoitrée, Mimi Patata et ses twins, le Prince de
Galles et ses broderies, Rosalba et ses prédictions, Yolande et le
fakir, le taureau d’appartement et le rat, toute cette mosaïque, dont ta
vie elle-même n’est qu’un point, ne valent que si, hors de leurs
frontières, de leurs contours habituels, un écho les ressuscite,
métamorphosés, supérieurs à soi-même.

Ainsi, du reste, as-tu aimé la nuit, comme ta plus belle, ta magnifique,
ta seule vengeance. A la minute où l’astre à préciser enfin chavire,
parce qu’il n’y a plus de faits, mais simplement des risques, alors, du
jeu d’ombre et de lumière naît le miracle de transsubstantiation. Tout
devient pourpre à notre orgueil. Et nous connaissons le règne des choses
disproportionnées.

Mais la Ville, Yolande, qui, pour expliquer le mal à renaître avec le
jour, ont, à la taille de leur conscience, de leur éveil, rapetissé la
mémoire d’un élan, même si, de leurs larmes, tu eusses été la cause,
pour n’avoir vu de l’émotion que le principe, il faut qu’une taie soit
sur l’œil de feu, dont, tout ensemble, doit juger et éclairer le monde
quiconque se réclame d’une vie supérieure à la quotidienne.

Un poète[1] a imaginé deux miroirs bien en face l’un de l’autre, sans
rien dans l’intervalle, sinon un regard libre de tout corps, de toute
chair, pour que ne fût plus réduite à des mots, la notion d’infini.

  [1] Francis Picabia.

Hélas, tu sais trop bien, créature misérable, que ta personne physique
est un objet plus difficile qu’un autre à oublier, à cacher. Ce qui, de
toi, dispose du miracle des miroirs conjugués ne saurait, malgré le plus
héroïque propos, empêcher que se glisse, entre les deux surfaces
réfléchisseuses, ton obsédant individu.

Au lieu d’une extase libre de mots, ce serait donc un Narcissisme à
l’infini rabâché. Une tête, deux têtes, trois têtes, quatre, cinq,
cinquante, cent, cinq cents, mille, cent mille têtes. Mais comment des
yeux seraient-ils éblouis, qui se rappellent encore le palais des
mirages des jeudis puérils, quand un simple papier vert, de ses
découpures réfléchies, créait une inextricable forêt?

C’est ta faute, cœur trop instruit.

Mieux que toi, n’importe quel lampion éclairerait ces fêtes que tu veux
encore te donner à toi-même. Parce que les astres à ton sang ne mêlent
plus leur lumière, un fleuve mat abreuve cette chair, ta chair. Tes
cheveux ont perdu leur fauve insolence et tes yeux n’espèrent plus
briller jamais.

Tu voudrais avouer mais tu n’as pas de crimes.

Yolande et toi demeurez face à face, sans plus à vous dire que chiens de
faïence.

Vos oreilles sont des surcharges rococo.

Pas un moment de vous qui mérite sa résurrection, et il était juste que
ce jour commençât par une aube de fer-blanc et que nul visage ne
s’attendrît, ne se penchât, ni sur l’un ni sur l’autre de vos réveils.
Tu le sais, Vagualame, et que les larmes de tes semblables ne sont pas
d’un tel prix qu’on doive s’obstiner ainsi à t’en vouloir faire honneur.
Donc, une fois pour toutes, refuse cette responsabilité lyrique, mais
constate que tu ne connais personne de ton espèce qui vaille même une
goutte d’eau salée. L’autre poète[2] avait donc raison qui s’écria: «il
faut désensibiliser l’univers».

  [2] Paul Éluard.

En dépit des mains carrées, des jambes mal attachées, de la graisse et
des nauséabondes petites pensées qui les gonflent, et des goitres
bourgeois dont ils sont porteurs au propre et au figuré, les hommes,
dans les livres, les théâtres, les musées, ne cherchent, chacun que son
propre portrait. Ainsi toutes les Françaises ont lu _Cœur de Française_.
Principe même de la statuaire grecque, du succès de Phidias et Cie.

Or, si l’on accroche le grelot de la réalité, toi, Vagualame, tu diras
fort judicieusement que d’un marbre de la meilleure époque, expédié tout
droit de l’Acropole, et d’un jeune maquereau torse et membres nus, juste
avec, entre les cuisses et le nombril, un petit caleçon de coton rose et
blanc, qui se dore, au soleil, l’été, sur la plage de Catalans, à
Marseille, c’est le maquereau qui a raison. De même, les grosses
nourrices quadrupèdes et ailées, connues sous le nom de sphinx, t’ont
depuis longtemps donné à penser qu’il était malhonnête d’arracher aux
fantômes les plus aériens de leurs attributs, pour en décorer des
créatures que deux lourdes paires de pieds fixent au sol.

Au reste, si tu méprises ces quatre-pattes, c’est que tu as, pour te
porter, des milliers et des milliers de pieds. Tu vas si vite que tu
n’as pas le temps de t’arrêter à un être, à une idée. Pas même infidèle,
puisqu’on ne te connaît pas de liaison, mais toujours tiré à hue et à
dia. Et sans cesse le rêve d’une grande force mystérieuse souterraine,
dont tu espères qu’un jour elle te jettera plus loin que l’horizon et
l’habitude, là-bas, où il est bien temps qu’éclate enfin le soleil de
soufre et d’amour.

Ce soleil, il est l’œuf dont naîtra l’oiseau esprit. Mais que ne tente
jamais de l’apprivoiser la ruse des oiseleurs. C’en est assez de la
navrante fable de Psyché qui perdit l’amour pour l’avoir voulu
connaître. D’ailleurs, Vagualame, tu n’as qu’à regarder tes doigts. Bien
trop grossiers pour que tu oses les offrir en perchoir à la colombe
immatérielle. Qu’importe, au reste, que l’oiseau soit colombe
immatérielle, rossignol à barbe, triangle à musique, pourvu de plumes
aussi habilement travaillées que celles dont s’orne le mythologique
chapeau de Mercure, et quand bien même serait-il aigle éléphantin, oie
verte ou vulgaire vautour pelé, il mérite un nom, au moins égal en
beauté à celui du guépard. Mais, surtout, Vagualame, ne l’appelle jamais
ni Dieu ni diable, car ses ailes déployées seraient à l’étroit dans le
ciel des hommes et nul ne saurait imaginer un enfer assez vaste pour les
flammes qui le couronnent.

Cette violente douceur qui n’est ni blanche ni noire, ni bleue, ni
rouge, mais blanche et noire, et bleue et rouge, comment la créature
dont le rêve en fut effleuré osera-t-elle, à son réveil, y avoir reconnu
la caresse d’une paume et pas d’une autre, le sourire de certaine
bouche? Mais les yeux n’en continuent pas moins à prendre pour des
larmes, leurs larmes, l’aveuglante rosée de l’aube.

Yolande, la Ville, vous tous et toutes qui avez voulu éclairer d’un nom
l’heure assez émue pour n’en point porter, Vagualame vous sacre
tricheurs et tricheuses.

YOLANDE.--Moi, tricheuse? Pourquoi?

VAGUALAME.--Tricheuse parce que tu joues pile et face.

YOLANDE.--Pile et face?

VAGUALAME.--Oui, pile et face et face et pile et pile et pile et face et
face. Tu pleures, tu rêves, tu pleures, mais à quoi bon donner figure
humaine à cette humidité?

Au temps de l’enfance, quand brillait un soleil incompréhensible
derrière le rideau de pluie, ton cocher de père disait: «Tiens, voilà le
diable qui bat sa femme». Toi, aujourd’hui, quoiqu’il n’y ait, entre
nous, nul lien conjugal, tu voudrais venger ton sexe, battre l’homme. Tu
n’as pas bien choisi l’époque. Depuis des jours et des jours, pas le
moindre des orages paradoxaux, bagues d’arc-en-ciel, aux doigts énervés
des minutes. C’est l’automne, Yolande, une sale saison. Dans la ville de
chair, le zinc dont m’obsédait la tentation, au plus haut étage du
sanatorium gratte-ciel, ne coulera plus, fleuve lyrique, froide et quasi
charnelle tendresse, aux mains de mon ennui. Le 15 octobre, là-bas, au
sud, c’est une hypocrisie mordorée et mes pieds ne retrouveraient plus
la fragile route des canicules, entre l’incendie tombé du ciel et
l’ombre plus douce que raisin violet. Rompu le fil que le regard ne
pouvait deviner, et que, pourtant, suivait la marche, maîtresse de
l’aveuglante alternance, et, sans jamais le moindre vertige du gouffre
de lumière, à droite, ni de cette fraîcheur, à gauche, creusant les
pavés de la projection terrestre des murs haut dressés à même l’azur...

                   *       *       *       *       *

Et voilà Vagualame qui, une fois encore, a oublié Yolande pour se
rappeler, au bord des flots, une ville, qui, elle, n’a jamais prétendu
ni pleurer ni rêver de personne, le contraire même d’une rue des
Paupières-Rouges où l’on rencontre une femme à fakir et pique-puce.
Promeneuse égarée au jardin des pesantes pivoines, une jeune fille
passait, si légère que ses pieds semblaient les feuilles d’une plante
que nulle racine au sol ne fixe, et de cette silhouette une ombre se
levait, montait jusqu’aux nuages, où, pour sa plus douce joie, l’homme
voyait galoper le lion, le loup, la gazelle. Mais une faune transparente
aura toujours du mal à vivre, et, tandis que les sphinx griffent encore
le sable des plus vieux déserts, un soir, de grands carnassiers à noms
foudroyants se mirent à broyer, et, toute la nuit, broyèrent les os des
bêtes à pelages beiges et regards longs.

Et maintenant se tait le peuple chaussé d’espadrilles qui lançait,
lassos à saisir l’azur, les couplets dont les Turcs offraient la
caricature nasillée, à l’heure des gramophones.

Mais ne va point songer à partir pour le port, capitale des voyous que
tu appelais rouges-gorges, à cause des foulards comme tu les aimes,
Vagualame, mais qu’ils nouent autour de leur cou, eux, les arsouilles
musclés, simplement pour le plaisir. D’ici quinze jours ce sera la
Toussaint, à Marseille comme ailleurs. On jettera des couronnes à la
mer. Un faux Napolitain ne se réchauffera point à manger des flammes et
les filles auront une voix sourde, des yeux méchants, car déjà la pluie
transperce la soie éraillée des corsages, accable la courbure des reins,
les jambes mal défendues et les pieds fourbus et qui chavirent dans de
mauvais souliers à talons trop hauts.

Sur l’univers entier tombe la plus perfide des saisons. Vagualame, tu ne
sais où aller et, pourtant, tu dois partir. Que signifie, en effet, ta
présence à cette heure, chez la femme au fakir? Bien sûr, tu n’as pas
envie de faire l’amour avec cette banquise.

Donc, il faut prendre ton courage à deux mains, renouer la conversation,
dire au revoir...

Et puis...

Et puis, ce sera l’oasis, le sommeil.

Mais quoi?

Tu claques des dents, tu frissonnes, et les yeux perdus, bien que
Yolande ne soit pas à trois mètres devant toi, soudain tu te mets à
chantonner:

    _Dans le mitan du lit,
    La rivière est profonde._

Tu te répètes, jusqu’à ce que d’un ricanement, ton propre ricanement,
soit coupée la litanie.

Alors, commence un discours, un soliloque plutôt, car, pour toi seul,
encore une fois, tu parles, ce dont, au reste, pourrait fort bien
s’exaspérer un orgueil professionnellement séducteur d’ancienne
danseuse. Il est vrai que tu le lui as toi-même rappelé. _Noblesse
oblige._ Donc l’amie du prince de Galles saura se contenir. Ses doigts
auront beau tambouriner, et malgré eux, d’ailleurs, sur les bras du
fauteuil, elle te laissera jaspiner. Et tu t’en donnes:

Moi, Vagualame, je dois rentrer me coucher. Seul. Aux soirs de mon
enfance, je prenais toujours, à côté de moi, pour dormir, un ours et une
petite locomotive. De l’un et de l’autre j’étais amoureux, et, certes,
plus amoureux que mon père de la maman Bijou, évoquée par la vieille
Rosalba, cet après-midi, avec un enthousiasme aussi déplacé
qu’anachronique, puisque celle qui m’enfanta, aujourd’hui morte, fut de
son vivant trop insoucieuse de charmer son fils pour que, d’elle, une
sensualité s’éveillât. Bébé renifleur, dès mes dix mois je lui préférai
la femme de chambre, une certaine Lucie qui se parfumait à l’œillet.

Pour un petit de bourgeois français, une mère, c’est un meuble, au même
titre que le buffet Henri II, le Pleyel du salon, ou le grand lit faux
Louis XVI des parents.

Un peu plus naïf, sans doute, que les autres, et, rétrospectivement
effrayé de ma frigidité puérile, parvenu à l’âge d’homme, j’allais voir
un psychanalyste.

Il a commencé par un interrogatoire:

--D’où venez-vous?

--De chez une femme.

--Son âge?

--Vingt-neuf ans.

--Le vôtre?

--Vingt-six.

--Parfait. La femme à qui vous avez rendu visite était plus vieille que
vous. Premier point. Avez-vous éprouvé une émotion en sa présence? Et de
quel ordre, quelle intensité?

--Une chauve-souris nouvelle-née, tombée de je ne sais où, s’était
écrasée contre le sol de la terrasse où nous nous tenions. Adulte, une
chauve-souris ne me paraît déjà guère excitante. Mais, nouvelle-née,
avec une pauvre chair molle, froide, mauve, à vif, et surtout celle-là,
les ailes déchirées, le cou cassé, la poitrine en marmelade...

--Très bien, très bien. Quel animal détestez-vous entre tous?

--Le morpion.

--De mieux en mieux. Avez-vous des frères, des sœurs vivants?

--J’avais un frère, il est mort. J’ai encore deux sœurs vivantes.

--Qui préférez-vous des trois?

--Mes sœurs.

--Elles sont vos aînées?

--Non. Mon frère, lui, était l’aîné.

--Alors vous devez vous tromper, Monsieur. Ou plutôt, vous n’osez dire
votre pensée. Phénomène des résistances. Phénomène bien connu des
psychanalystes. Une dernière question, s’il vous plaît. Redouteriez-vous
de devenir aveugle?

--Plus que tout au monde.

--Tout s’explique et fort simplement. Nous nous trouvons en présence
d’un banal, classique complexe d’Œdipe. Vous avez rendu visite à une
femme plus vieille que vous, la mère. Sans la moindre compassion pour
l’enfant chauve-souris qui se tua en tombant du nid, la pauvrette, au
lieu de vous apitoyer vous n’avez, au contraire, éprouvé que dégoût,
écœurement et vous haïssez les morpions inoffensifs, mais, par
définition, parasites, donc symboles des plus petits que vous, de ceux
et celles à naître et dont votre enfance redoutait qu’ils vinssent vous
ravir ce que de l’affection maternelle vous estimiez votre dû. Vous
secouez la tête? Vous n’avouerez pas, et voudriez abuser les autres
comme vous vous abusez vous-même, en toute inconscience, certes, je
l’admets, lorsque vous prétendez avoir préféré et préférer encore au
frère aîné les sœurs qui vous sont puînées. Mais commençons l’analyse.
Je prends un crayon, du papier, m’installe derrière vous. Alors, selon
la méthode que vous n’ignorez point, parlez, énoncez, sans contrôle
aucun, ce qui vous passe par la tête. Une seconde, s’il vous plaît.
Oubliez ma présence. Je vous écoute.

--Inutile, docteur. Je n’ai jamais rien pu dire, même de fort composé, à
qui n’était point dans le champ de mon regard. Le subconscient n’est
point petite fille autruche. Une présence lui arracherait, peut-être,
son secret. Une embuscade, jamais. Iriez-vous de gaieté de cœur dans une
rue déserte et mal famée, la nuit, si vous étiez sûr que, derrière la
palissade des terrains vagues, d’invisibles crapules sont là qui
guettent votre passage? Si, de tous les hommes, le plus grand nombre se
complaît à songer au suicide, fort peu s’y résignent, mais nul ne se
laisse assassiner. Donc, docteur, j’évite les impasses où, le couteau
sous la gorge, il me faudrait vider mon sac. Et puis après tout,
pourquoi ne jouerions-nous point franc jeu? Je sais à quoi m’en tenir et
que je suis affligé non du classique complexe d’Œdipe, mais du simplexe
anti-Œdipe. Au fond, au fin fond du cœur, entre les pavés de
l’arrière-cour, pas même assez de terre pour le chiendent de
l’obsession. Voilà pourquoi je ne sais comment passer le temps. Je n’ai
jamais désiré ma mère. J’ai tout juste levé les jupes d’une fille de
cuisine, à la campagne, quand j’avais quatre ans. Or, malheur à l’homme
qui n’a pas voulu coucher avec sa mère. Ceux qui souffrent du complexe
d’Œdipe ne sont point les malades, puisqu’ils forment la quasi-totalité.
Au contraire, pauvre isolé, atteint du simplexe anti-Œdipe, je pourrais,
paraphrasant sainte Thérèse, hurler à tous les échos, que je souffre de
ne point souffrir.

Mais, est-ce le phénomène des résistances, cher sans doute à M. de la
Palice, j’ai menti, non quant à mes frère et sœurs, mais quant aux
morpions, car à parler franc j’adore ces délicieuses petites bêtes. Si
je n’ai pas un petit bonsoir à leur aller porter, dans leurs buissons de
poils, toute la nuit je rêve que leurs souterrains neveux, les termites,
à même ce corps solitaire que nulle volupté n’a fait invulnérable, vont
creuser leur galerie, le long des jambes, du tronc, des bras, du cou. Et
je m’effondre, presqu’île de poussière, sur l’incolore océan des draps.

Presqu’île.

Vous pouvez encore y aller de votre symbole phallique, mais comme tout,
à se diffuser, devient confus, panthéisme, par exemple, ne faisant plus
qu’un, au bout du compte, avec athéisme, ainsi l’interprétation
pansexuelle des créatures les met toutes dans le même sac, puéril
uniforme très ajusté, en peau de couille, et qui écrase le sexe de
l’homme, tandis que celui de la femme est cousu à petits points du fil
même qui tient assemblées les pièces du costume. A la fin des fins cette
matière apparaît aussi peu érotique, aussi peu érogène, aussi peu
érophile, et certes moins subtile de veine et de grain que le marbre
d’où la 3e République a fait jaillir les statues de ses squares.

Or, docteur, je vous le demande, l’esprit révolutionnaire, la force
libératrice d’une science que vous prétendez servir, mais dont, en
réalité, vous vous servez, en quelle infecte boulette vont la
métamorphoser vos mains, dont l’une est paresse et l’autre imbécillité?
Et pourquoi faut-il que, la très haute parole, un nain prétende s’en
saisir, se croie plus grand qu’elle?

--Monsieur, interrompit le médecin, une science ne vaut que par qui
l’applique. Si donc vous blâmez ma manière, continuez à vous passer de
la psychanalyse. Empêtrez-vous dans vos complexes jusqu’au jour où...

--Quoi? des menaces? Mais si j’avais des complexes, ils me seraient trop
précieux pour que j’acceptasse d’en être jamais vidé. Les plus dignes
parmi les hommes n’ont point à nourrir de leurs aveux, de leur moelle,
leurs frères inférieurs. Et que ferais-tu, psychanalyste, de tout ce que
tu m’aurais pris? Tu dois être plein à craquer de tous les médiocres
secrets extorqués à tes clients. Voleur, semblable aux autres dont nul
ne sait user de ce qu’il a dérobé, c’est toujours la même brocante, le
même recel à l’ombre du temple, d’où le nommé Jésus chassa les
marchands. Mais il fallait commencer par raser le temple lui-même, le
palais des supplices que l’humanité masochiste mit des siècles et des
siècles à se construire. On ne connaissait pas la dynamite, vous
récriez-vous, du temps du Nazaréen. Belle excuse. La vérité, hommes, la
vérité, nous, la vérité, moi, la vérité c’est qu’il n’y a point assez de
phosphore, point assez de rouge colère dans le sang de nos cœurs. Mains
trop courtes (tiens, je t’offre encore deux fois cinq phallus,
psychanalyste), mes mains que j’aurais voulues palmes de lumière, leurs
dix doigts, leur double anémie boursouflée, n’a pas même tenté de
déchirer le carton pâte des faux remparts qui m’encerclent. Je vis
encagé, comme les petits camarades, captif et victime trop souvent
orgueilleuse de l’individualisme bluffeur qui oppose les créatures les
unes aux autres pour la vaine joie des psychologues, romanciers mondains
et l’espèce multiforme des amateurs de potins et de ragots. Le Salut
n’est nulle part, ne sera nulle part, tant qu’on le croira pour
quelques-uns et non pour tous. Le vieux savant de Vienne qui a montré
aux hommes les silhouettes nues que dérobaient, pour la plus funeste
confusion, les draperies compliquées des ancestraux et vains fantômes,
son admirable parole n’aura d’effective valeur que le jour où la foule,
la tourbe, la canaille, comme vous dites, après en avoir dépossédé les
snobs et l’égrillarde théorie des rationalistes conservateurs qui
singent l’audace, cette foule, cette tourbe, cette canaille
s’affirmeront assez agressives, assez inexorables pour s’en pourvoir
envers et contre tous, car même la connaissance est au prix du sang, et
qui veut l’acquérir doit, après avoir dénoncé des mythes tels que celui
de l’instruction pour tous et mille autres de la même farine, mettre
hors d’état de nuire ceux qui, ayant dispensé de faux bienfaits, n’ont
voulu paraître enseigner qu’afin de mieux celer les plus essentielles
des hypothèses libératrices.

N’emmaillotez donc plus les enfants de fausse humilité ou ne vous
étonnez plus qu’ils souhaitent, adultes, le retour dans le sein
maternel, l’oubli d’un monde où tout leur est contrainte.

Voyez Vagualame, presqu’île de poussière parce que

    _Dans le mitan du lit
    La Rivière est profonde._

La Rivière?

Lui qui aimait à parler d’océan, le voici bien modeste. A force
d’orgueil, sa phraséologie, ses métaphores antérieures sans doute
risquaient de devenir imprécises et même incompréhensibles. Mais si le
bel esprit du Café du Commerce, dans n’importe quelle ville de notre
chère France qui a la tête solide et sait à quoi s’en tenir, pouvait
prétendre que notre héros méritait bien de s’appeler Vagualame, le non
bel esprit du _Café du Pas Commerce_, dans n’importe quelle petite ville
d’un pays idéal qui n’a pas la tête solide et ne sait pas à quoi s’en
tenir, répondra que, sous ce désordre, il y avait une franchise en vrac
et qui valait mieux que n’importe quel mensonge tiré au cordeau, ce qui,
d’ailleurs, n’empêchera point le non bel esprit de déplorer que ce
scaphandrier des plus profondes bonnes intentions ait souhaité qu’une
rivière l’engloutît.

Vagualame, presqu’île de poussière qui rêvez à haute voix, éveillé,
dommage que Yolande, ce morceau de vanité froide, vous entende crier
ainsi à tue-tête, qu’un petit courant d’air de rien du tout
éparpillerait aux quatre coins du ciel et une mare noierait le petit tas
de cendre que vous êtes. Soudain, vous vous attendrissez, d’une
incompréhensible indulgence, pour vos mains trop blanches qui feraient
un beau nénuphar double. Tout de même, quand on se noie, on cherche à
étreindre quelque chose au passage. Vagualame s’accroche à une chanson,
la première entendue, celle dont berça ses plus jeunes mois sa nourrice,
une Bretonne que ce dénaturé, ce sans-instinct, ne sut pas même téter
spontanément.

Mais foin du passé.

Voici les paroles que hurle, sur un air pas très sûr, notre héros:

    _Tout le monde y pue
    Y sent la charogne
    Ya qu’mon doux Jésus
    Qui sente l’eau d’Cologne
    Gnac gnac gnac mon doux sauveur
    Qu’a la bonne odeur._

Du coup c’en est trop.

L’insolence de ce couplet rendrait Yolande folle furieuse si, grande
dame, elle ne savait se maîtriser.

--Quand j’étais petite, monsieur, je demandais souvent quelle sorte
d’animal était le mufle. Si je vous avais rencontré je n’aurais plus eu
besoin de répéter cette question. Ceci posé, je crois que nous nous
sommes assez vus. Je n’ai plus rien à vous dire. Comment ai-je pu, tout
à l’heure, vous confier le secret de ma vie? Vous avez un vilain
caractère et on doit avoir beaucoup à craindre de qui chante pareilles
imbécillités. _Gnac, gnac, gnac mon doux sauveur._ Je t’en donnerai du
gnac et du gnac, et de l’authentique, tu verras, quand je te ferai
grignoter par le rat qui pèse cinquante kilos. Ce rongeur et le taureau
d’appartement auraient vite fait de venir à bout d’une carcasse de
Vagualame. Ton salut, c’est la Patata. Elle sait que tu es avec moi. Je
la voudrais au diable. Vite qu’elle parte pour les Indes et s’y paie un
tel bon temps avec les 30 paires de jumeaux du Maharadjah, qu’elle ne
veuille plus jamais en revenir. Alors, gare à ta peau. Allons, ouste,
bonsoir.

--Bonsoir, madame.

--Ah, si vous m’aviez comprise, tout à l’heure, j’allais vous aimer. Mon
inhumaine beauté, quel drame! n’est point pour ceux de ce monde.

--Adieu, madame.

--Adieu, monsieur, et bon voyage.

--Au fait, puisque vous parlez de voyage, si j’allais, docile aux
prédictions de la Rosalba, faire connaissance avec la Rouquine votre
nièce, Dame de la Mer, qui est, m’avez-vous dit, à Berlin?

--Allez, monsieur. Nous nous y retrouverons, car j’ai accepté de
présenter mon fakir au Wintergarten. Les Allemands adorent les variétés.
On me paie un prix fou. Je serai très adulée, très puissante. Allez,
monsieur, mais ce sera la guerre. Gare à vous.




IV

Vagualame à Berlin.--A la recherche de Dame de la Mer dont il n’a pas
oublié que le beau-père était spécialiste de la chirurgie faciale.--Chez
ce rafistoleur des visages, Herr Dr Herzog.--La mère de Dame de la Mer,
Frau Dr Herzog, avec sa figure à moitié réparée, sert de réclame à son
mari.--Dame de la Mer vient de subir une étrange opération.--L’institut
sexuel du Dr Optimus Cerf-Mayer.--Où l’on rencontre le frère de
l’héroïne de cœur de goitreuse, un Suissaud perverti.--Adolescence d’un
anormal dans le canton de Vaud.--Le fétichisme des gants beurre
frais.--Balzac et Mme Hanska, à Neuchâtel.--Les ovaries et les
otaries.--Encore une chanson.--Dame de la Mer est amoureuse et aimée
d’une Américaine, Miss Patre, prénommée Cléo.--Qu’en dites-vous, papa
Ibsen?--Emma Psychologie.--Elle porte des bas du même bleu que Mme
Hanska, Hanska, la belle Polonaise.--Au fond des fjords, dans la maison
du Revenant.--Byron et ses amours.--Le Musée de l’Institut sexuel.--Une
séance d’éonisme.--Défilé des mannequins.--Arrivée de Yolande.--Ce que
le Suissaud appelle un schoen lokal.--Le regard d’une jolie
Berlinoise.--Cartes sur table.--Vagualame, c’est René Crevel.--Pendant
l’absence de Yolande, le taureau d’appartement et le rat qui pèse
cinquante kilos ont éventré, grignoté le fakir.--Mort de Yolande.--Je me
refuse à prendre le ton documenté pour parler de Berlin, capitale de la
Prusse et de la Pureté.--Il n’y a pas d’oasis.--Gulf Stream des
mappemondes spirituelles.--Faire la planche.


A Berlin.

Comme il n’avait pas oublié que le beau-père de Dame de la Mer, le
beau-frère sans le savoir de Yolande, était un spécialiste de la
chirurgie faciale, Vagualame releva, sur le livre des téléphones, les
noms des modistes mâles et à diplômes qui vous coupent, taillent,
rognent la peau avec la même et aussi simplement joyeuse désinvolture
que s’il s’agissait du feutre le plus docile, deux fronces à chaque
tempe, plis et surjets sous le menton et un petit coup de retroussette
au nez des belles Prussiennes, qui, d’avoir vu les Lancret dans les
chambres et les couloirs froids de Sans-Souci, rêvent de frimousses
Pompadour et des grâces de cette Barbarina dont le nom est, à lui seul,
un symbole puisque le 18e français, fort voyageur, pour cacher des idées
que les douanes du temps ne devaient pas tenir à laisser passer, avait,
dans ses bagages, un lot de peintures complaisamment frivoles, des soies
et colifichets, et surtout mille fanfreluches qu’il épingla au Nord-Est
de l’Europe, sur cette belle surface qui, sans abus de confiance
métaphorique, pourrait très bien figurer une poitrine large à grands
seins fermes, paradoxaux parmi le rococo des parures dont les surcharges
faisaient, par antithèse, plus belle encore la barbarie, si belle que
s’appelait tout juste Barbarina, et ne pouvait s’appeler que Barbarina,
la danseuse, papillon de tulle et de flamme, diablesse tourbillonnant
sur les pointes et incroyable parmi les filles aux longs pieds, vraie
figue de Barbarie, dans la solitude magnifique et glaciale des landes où
le plus rude fruit a besoin d’une serre, et si troublante que le vieux
Frédéric lorsqu’il voulut lui faire hommage d’une virilité, d’ailleurs
sujette à cautions, ne put, finalement, que lui offrir une tasse de thé.

La rage à croire en de possibles meilleurs, quoique les conférenciers et
journalistes s’obstinent à parler du Désespoir et du mal de ce siècle,
permet que cent quarante praticiens, dans une seule capitale d’Europe,
vivent, ou aient des raisons d’espérer vivre, des anatomies et
expressions à rafistoler.

Menée par ordre alphabétique l’enquête de Vagualame lui avait déjà mangé
une semaine, quand, parvenu à la lettre H, il recueillit sur le privat
docent Karl Herzog des renseignements qui lui donnèrent tout lieu de
croire qu’il tenait enfin son homme. Il s’en fut donc lui demander si
pouvait se métamorphoser en nez du style grand Condé celui quelque peu
en truffe dont il était porteur.

--Enfance de l’art, lui fut-il répondu. Anesthésie locale. On ouvre, on
bourre de paraffine, et, après avoir modelé, on recoud. Le patient n’a
qu’à dire ce qu’il veut, et, selon ce qu’il aura choisi, deviendra
busqué comme un baron balte, aquilin, bourbon, rectiligne à la grecque,
et sans, d’ailleurs, risquer de rien perdre de ses facultés
olfactives...

Pour que le ravaudeur des faces sortît de la généralité et entrât dans
la voie des confidences, Vagualame, soudain, feignit d’hésiter,
s’inquiéta de savoir si cette rédemption par le fer et par la cire ne
risquait pas, mais pas du tout, de lui abîmer quand même, tant soit peu,
le portrait, et si, par exemple, le Dr Herzog oserait une telle
opération sur quelqu’un des siens, ou, ce qui serait vraiment
convaincant, l’avait déjà osée et réussie.

Le privat docent donna en plein dans le panneau et envoya chercher Frau
Dr Herzog elle-même, puisque sur le visage de sa propre femme il s’était
exercé la main.

De profil, vue de droite, Frau Dr a vingt ans. De gauche, elle en porte
cinquante. De face, mi-virginale, mi-flétrie, on croirait qu’une ligne
verticale lui passe par le milieu du front, du nez, des lèvres, du
menton, pour séparer jeunesse et flétrissure d’un trait non moins idéal,
mais aussi net que l’équateur entre les deux hémisphères de notre globe.
Or, que dirait le voyageur ou navigateur des tropiques, si l’invisible
cercle dont les géographes ont ceinturé la terre délimitait deux
portions toujours quasi égales en poids, chaleur, masse et matière, mais
si dissemblables d’aspect que l’une semblerait calcinée par l’incendie,
le siroco, les fièvres et les tourments du soir, tandis que l’autre, qui
la touche, la précède, y colle, sans la moindre transition, serait
demeurée fraîche de la naissance du jour?

La paradoxale Frau Dr, avec ses cinquante pour cent de visage rafistolé,
sert de preuve vivante: Avant. Après. Elle n’a d’ailleurs guère à se
plaindre d’une opération qui l’a rendue célèbre, puisque tous les
peintres expressionnistes ont voulu faire son portrait. Un philosophe de
l’Université d’Iéna, auteur d’un savant ouvrage sur l’asymétrie et la
puissance séductrice, vient de lui consacrer (en appendice, à un premier
travail) un opuscule illustré. La saison dernière, au bal monstre qui a
lieu pour le Carnaval, au Palais des Sports, immense vélodrome, toujours
trop petit, ce jour-là, pour la foule qui veut y entrer, parmi des
milliers et des milliers, elle a été la plus remarquée et a même
remporté le premier prix, grâce à son costume de «Mère et fille», si
naturellement «petite vieille» d’un côté, «fillette» de l’autre, qu’elle
semblait faite de deux morceaux de temps, joints par une soudure
invisible.

Frau Dr a, d’ailleurs, toute une collection de photographies et articles
qu’elle va se faire un plaisir de montrer à Vagualame, tandis que Herr
Dr continuera de recevoir ses clients. Vagualame, qui la suit dans la
chambre aux documents, lui demande si elle connaît Paris. Frau Dr se
récrie: Paris, mais elle y est née, y a vécu des années, s’y est même
mariée une première fois et y a donné le jour à une charmante fille,
Dame de la Mer, qui sera si heureuse de montrer à un compatriote les
curiosités berlinoises, quand elle sera sortie de l’Institut du
Professeur Cerf-Mayer, où on vient de lui faire une bien curieuse
opération.

Vagualame cherche en quoi peut consister «une bien curieuse opération»
pour celle qui porte d’un cœur léger une synthèse contradictoire de
visage. Mais il n’a pas un long temps à s’interroger, car c’est une
avalanche de questions sur Paris, ses modes, ses théâtres, dont n’attend
même point la réponse Frau Dr, aussi bavarde que sa jumelle, constate
Vagualame, qui a beau jeu, après tout ce que Yolande lui a raconté, de
découvrir que les filles du cocher se ressemblent aussi exactement que
le peuvent, d’une part, une réclame de teinture pourvue d’un échafaudage
pileux, blanc à droite, noir à gauche, d’autre part, une statue de
glace.

Expressionniste à Berlin, comme elle fut, voilà des années, ibsénienne à
Paris, Frau Dr est une dans l’innombrable théorie des femmes de bonne
volonté qui courent le monde en robes médiévales, des nattes roulées sur
les oreilles, des perles de bois peinturluré arrangées en colliers,
bracelets, etc..., et, au gré des modes, font de la pyrogravure, du cuir
repoussé, du spiritisme ou de la culture physique, toutes nues, dans les
prairies, où elles acceptent très volontiers qu’on les photographie
sautant des haies, pour les illustrés de l’Europe centrale.

A la ville, dans les ateliers où elles peignent des anges anémiques sur
un fond-fouillis de palmes et de lumières, habillent de reliures
gothiques les poètes anglais bleus et roses, aussi bien qu’aux champs,
lorsqu’elles cueillent les plus innocentes des fleurs pour des couronnes
et des guirlandes, partout et toujours, elles s’affirment végétariennes
en diable, folles des spectacles d’art et danses rythmiques, parlent
extasiées et sibyllines de Bach et de Rimbaud, qu’elles appellent Jean
Sébastien et Jean Arthur, comme s’il ne s’agissait que de petits cousins
juifs ayant réussi à glisser un prénom rare entre le banal qui leur est
propre et le Lévy patronymique. Chastes et paisibles créatures et qui
jamais ne refuseraient de partir en guerre pour défendre une liberté que
nul ne leur conteste.

Ainsi, Frau Dr, esclave de son privat docent, jusqu’à lui servir de
réclame avec sa tête d’avant-après, éprouve-t-elle le besoin de
proclamer bien haut, devant Vagualame, ses principes quant aux droits
sexuels. Jadis la femme (Frau Dr montre, du doigt, la moitié ridée de
son front symbolique) était domestiquée. Aujourd’hui, elle commence à
s’affranchir (caresse à l’autre moitié remise en état, jeune, lisse).
Survivent, de l’ère barbare, à peine quelques épouses encore soumises à
l’hebdomadaire coït conjugal qui rend mères sans laisser le temps de
devenir amantes. Mais ce n’est pas fini. Des faits, il faut des faits,
et pas simplement des théories, si l’on veut que les mœurs deviennent ce
qu’elles doivent être. C’est pourquoi Frau Dr est fort heureuse que sa
fille ait subi à l’Institut sexuel du Dr Optimus Cerf-Mayer une
opération qui la métamorphose, à son gré, dans sa plus secrète intimité.

Frau Dr a justement promis à sa fille d’aller la voir cet après-midi.

Donc, si Vagualame n’a rien de mieux à faire, qu’il l’accompagne.

                   *       *       *       *       *

L’institut sexuel du Dr Optimus Cerf-Mayer.

Une façon de ministère avec colonnes en faux porphyre, escaliers de
pompeux mauvais goût, paquets de brochures éventrés à terre, et dans des
niches deux bronzes d’art, un monsieur à moustaches, tout nu, grandeur
nature, et une dame de la même taille et dans le même équipage.

Le Dr Optimus vient justement de sortir, mais son plus cher disciple
recevra Vagualame et lui montrera les curiosités de l’établissement,
tandis que Frau Dr ira voir sa fille, à l’étage des opérés.

Le plus cher disciple, un Suisse (encore) parle d’Optimus Cerf-Mayer
avec des larmes dans la voix. Et certes, comment, sans un maître ès
choses sexuelles, aurait pu s’y retrouver le jeune montagnard qui, même
avant la puberté, dans une chair qu’on aurait crue héréditairement
coriace et imperméable aux vices, sentit s’éveiller de pervers
instincts? Anormal. Il était anormal. Et on parlait de stériliser les
anormaux du canton de Vaud. Lui, avec ses goûts, ne risquait certes
point de faire des enfants. Donc il pourrait opposer l’inutilité de sa
stérilisation. Tout de même, il avait froid dans le dos quand on
discutait de la loi sur l’anomalie. Rossignol parmi les pingouins (il
avait trouvé, tout seul, cette image), il aurait voulu chanter, aimer.
Il n’osait, confondu par le saint exemple des siens et surtout celui de
sa sœur aînée, créature d’élite, dont la vertu venait d’être célébrée
(tiens, comme on se retrouve) tout au long de _Cœur de goitreuse_.

Dernier né, enfant de vieux, sans doute était-il d’un sang plus pauvre,
puisque, le seul de toute la chaletée, il demeura sans goitre. Sa mère,
qui le considérait comme quelque peu infirme, n’aurait certes pas
continué à l’entourer de douce pitié si elle avait imaginé quelles
tentations le tenaient éveillé, la nuit, le cœur battant à l’unisson du
coucou national, dans son petit lit blanc. Peut-être, lui-même, à force
de lutter, aurait-il fini par étouffer la voix des sens, si la fatalité
n’avait voulu qu’un beau jour s’amenât pour passer le temps de ses
vacances un cousin de Zurich.

Le Zurichois, très gandin, fait grosse impression, grâce à des gants
beurre frais, qu’il ne quitte, et tout juste, que pour manger et dormir.
Amoureux du dandy et des gants, le petit montagnard emmène le tout en
promenade, et quand il y a quelques sapins entre eux et la demeure
familiale, il caresse les doigts encapuchonnés du citadin, qui, pour
toute réponse, lui écrase les lèvres de ses dents. Arrêt. On se couche
sur l’herbe, mais, soudain, le Zurichois, qui semblait prendre plaisir
au jeu, laisse son partenaire en plan et crie: «Blumen, Blumen.» Des
fleurs, des fleurs. C’est le miracle des colchiques, le contraire même
de celui que Vagualame vit rendre folles les vendeuses de mimosa.
Blumen, Blumen. Des fleurs, des fleurs, dont l’innocence donne honte de
la chair, de toute chair. Le Zurichois sera pasteur, mais, avant de
partir pour l’école de théologie, il offre ses gants beurre frais, les
gants profanes, les gants coupables au petit montagnard qui n’a jamais
habillé ses mains rougeaudes.

Équivoque présent et qui suffit à décider d’un fétichisme opiniâtre.

L’hiver suivant a lieu l’avalanche, dont le torrent, avec la maison, ses
ours en bois sculpté, la statue de Guillaume Tell en rebois sculpté qui
protégeait un honnête petit monde, emporte aussi les gants beurre frais.

On sait que, grâce au sacrifice de la sœur aînée, sera reconstruit le
chalet.

Mais les gants?

Ils sont à jamais perdus.

D’où la mélancolie du futur disciple d’Optimus.

Comme on a payé son pesant d’or le goitre de l’alpestre Iphigénie,
l’adolescent ira terminer ses études à Neuchâtel.

Bien entendu il ne se laissera point ensorceler par le charme de la
ville sans bruit, sans fumée. Pourtant, la nuit, un rêve le mène au bord
du lac.

Les eaux sont vertes, mais d’un vert dont la pâleur est celle du froid.
Sur le petit tertre où il doit rencontrer Mme Hanska, Balzac de long en
large promène son ventre, sa redingote aux pans froissés et son pantalon
en vis de pressoir. Arrive Mme Hanska. Fort belle. Petit chapeau à
brides, long voile immatériel, les pieds gainés de reps noir. Jaquette
de taffetas feuille morte, jupe de jaconas à volants, fleurettes
blanches et noires sur fond rouille. Par malheur, des larges manches
dégouline un sang de comtesse naturellement bleu, mais qui n’en tachera
pas moins l’exquise toilette de voyage. Révérence de la dame au génial
romancier. Petit coup de vent traître venu de la surface des eaux, les
volants s’envolent et Balzac n’a plus d’yeux que pour les bas du même
azur foncé que le noble sang. Mme Hanska pour l’heure a bien d’autres
soucis. Assez intimidée (le psychologue note combien exquise peut être
la gaucherie chez une personne de si haute volée), elle s’excuse de
n’avoir plus de mains au bout de ses poignets. Tout à l’heure, dans la
diligence, comme elle voulait arranger ses cheveux, son chapeau et tout
ce tulle flottant, elle a mis tant d’énergie à se déganter, que les
doigts et les paumes sont venus avec le joli chamois beurre frais dont
elle voulait les libérer.

Qu’à cela ne tienne, répond Balzac. J’ai d’assez bonnes grosses pattes
pour qu’on puisse vous y tailler une paire de menottes. Et puis vous
êtes et serez toujours

    _Hanska, Hanska, la belle Polonaise._

Et, sur un air de boîte à musique, voilà Balzac qui se met à danser,
d’une telle patauderie qu’il devient, à force d’entrechats, l’un des
ours en bois sculpté du chalet familial. L’ours et le chalet sont
emportés par une nouvelle avalanche, et, avec eux, toutes les mains qui
ont eu des coquetteries beurre frais.

C’est à ce point du rêve que le disciple du Dr Optimus s’éveille en
sursaut.

Il finit par se confier à un jeune Roumain, beau comme un bouvier
antique, venu étudier la psychologie enfantine, d’ailleurs excellemment
expérimentée et enseignée à l’université de Neuchâtel.

Le Roumain conseille un petit séjour à l’Institut d’Optimus Cerf-Mayer.
Lui-même, au fin fond de sa Valachie, se morfondait avant qu’il eût
décidé d’aller consulter le savant berlinois pour qui, d’ailleurs, ce
fut un jeu que de voir clair dans le fils des gospodars, puisqu’il lui
prouva, illico, que toutes ses hantises avaient leur principe dans le
désir jusqu’alors insatisfait de coucher avec une femme qui eût un sexe
d’homme.

Le Suissaud prend donc un billet pour Berlin.

Cerf-Mayer lui ouvre grands les bras et les portes de son palais.
Sur-le-champ, il envoie chercher deux paires de gants beurre frais: une,
que portera nuit et jour le jeune inquiet, l’autre pour figurer dans le
musée de l’Institut parmi divers fétiches, dont les bottes d’un nègre
éoniste type, c’est-à-dire semblable au chevalier d’Éon connu pour
n’avoir jamais porté les vêtements de son sexe. Comme beaucoup
d’éonistes mâles, ce nègre avait le vice des bottes, qu’il faisait faire
à très hauts talons, d’après un modèle genre aviateur, en vogue pendant
la guerre, de l’un et l’autre côté du front, quand les plus frêles
jeunes filles copiaient les soudards, car l’éonisme souvent se
complique, l’homme qui s’habille en femme poussant la perversité jusqu’à
vouloir sembler une jeune femme éprise des autres femmes et qui, pour
les mieux séduire, affecterait une allure quasi masculine.

                   *       *       *       *       *

Le Suissaud, d’après Cerf-Mayer, s’assimilait à la Dame Hanska de son
rêve, et, s’il ne se fût refoulé, eût porté jupe à volants de jaconas
fleuri blanc et noir sur fond rouille, jaquette de taffetas feuille
morte, petit chapeau à brides et long voile du même vert inquiétant que
les eaux du lac. A noter, d’ailleurs, qu’il était amoureux de Balzac,
puisqu’il avait inventé la danse balourde afin de le mieux confondre
avec l’ours, premier symbole viril dont ait pu s’émouvoir une inversion
en quête dans un chaste chalet.

Mais puisque son désir inavoué pour un monsieur à gros ventre l’a mené
jusqu’ici, le Dr Optimus, décidément généreux, offre sa rondouillarde
personne.

Devenu «le plus cher disciple», notre Suissaud oubliera cimes et forêts
pour se dévouer corps et âme à l’œuvre de son maître.

Aussi, s’empresse-t-il de remettre à Vagualame le questionnaire de la
maison, deux pages dont la fine et insidieuse imprimerie s’enquiert des
goûts, capacités, dimensions, anomalies et menu fretin des signes
distinctifs. Ceci fait, il parle de l’article 175 du Code pénal allemand
qui punit de prison l’homme qui a eu des rapports avec un jeune garçon.
A vrai dire, l’article 175 n’est pas un grand empêcheur. Cerf-Mayer,
qui, d’ailleurs, n’a jamais manqué de courage, n’en a pas moins, depuis
toujours, mené une campagne si acharnée pour son abolition, que les
nationalistes bavarois, à Munich, en 1919, ont attenté à sa vie.

Or si, note le Suissaud, le plus grand nombre se soucie assez peu de
l’article 175, certains malchanceux, amateurs de plein air, surpris
plusieurs fois la nuit, par la police, dans le Tiergarten, et, du fait
de la récidive, condamnés à une assez longue peine, au sortir du cachot
viennent, et plus souvent qu’on ne saurait croire, demander à Cerf-Mayer
un certificat en bonne et due forme qui leur permette de subir la
castration. Opération de rien du tout. Moins grave qu’une vulgaire
appendicite.

Vagualame aimerait mieux penser à autre chose, mais le Suissaud, heureux
de se sentir à l’abri de la stérilisation légale, dont le canton de Vaud
menace ses habitants, épilogue sur les avantages échus aux eunuques de
leur gré. Les hommes, paraît-il, ne sont pas seuls à bénéficier de
l’aide tranchante du fer, et les femmes ont aussi un grand goût pour les
ablations qui les métamorphosent dans leur intimité sexuelle.

--Ainsi, la fille de Frau Dr Herzog, Dame de la Mer, docile aux volontés
d’une belle Américaine, Miss Patre, son amante, n’a pas craint de se
faire raboter la poitrine et enlever ce que le jeune Helvète mysogine
appelle, comme s’il s’agissait d’une sautillante famille de très jeunes
et gentils animaux: les ovaries. Un jeune homme qui trouvait qu’une
partie de ce dont venait d’être allégée la jeune fille ferait fort bien
son affaire, vint à l’Institut pour qu’on lui greffât...

--Les seins? interrompt, simpliste, Vagualame.

--Non, les ovaries, rectifie le Suissaud, et on les lui a effectivement
greffées sur la hanche droite.

--Joli bouquet.

Sans doute Frau Dr Herzog a-t-elle raison, et chacun a le droit d’user
de soi, de son corps, de son visage, comme il l’entend, mais pourquoi
faut-il qu’une Américaine, habituée, par la mode transatlantique du
camping, à coucher sur la dure, ait décidé à se faire planche la
Rouquine que, sur la foi de Mme Rosalba, Vagualame était venu prier de
se laisser engrosser d’un enfant bleu?

Il pleure les ovaries, comme dit le Suissaud, les ovaries ravies à leurs
nids, pour un exil sur une hanche droite de godelureau, bébés fous,
bébés ivres, mes petits coquillages absinthiques, palourdes d’amour,
martins pêcheurs, martins pêchés, ovaries, plus attendrissantes que vos
cousines patronymes les demoiselles otaries, les otaries, chères filles,
arrachées aux délices des glaces originelles pour jouer du violon ou du
cor de chasse dans la poussière des music-halls, entre un numéro
d’équilibriste japonais et les efforts d’un couple d’acrobates
syphilitiques à maillots violets déteints sous les bras.

Mais les ovaries d’une Dame de la Mer ont de la famille ailleurs que sur
les banquises, et, en Méditerranée, par exemple, toute la troupe se
serait bien fiancée à un phalanstère d’oursins.

A table, au dessert, le jour des noces communes, on aurait chanté:

    _Ursule, Ursuline,
    Monsieur des Ursins,
    L’ours, votre cousin,
    A son fils marin.
    Vive la Marine
    Et gloire à l’oursin._

En Polynésie, mi-algues, mi-corail, elles se seraient épanouies,
végétation minérale, et dignes de ces arbres de sel qu’on trouve dans le
secret des mines au fond du fin fond de la terre. Or, plantes, même
plantes, ces ovaries n’auraient pas voulu de ton pollen, Vagualame,
grande orchidée. L’enfant bleu? Mais il était chimère parmi les chimères
de la pythonisse en délire d’un quartier petit bourgeois. Père d’un bébé
azur, tu n’aurais pas été mécontent. Sacré instinct génésique. Tu as
honte. Tu te sens frustré, diminué. Drôle de moralité à l’histoire de la
Rouquine rabotée. Le Suissaud parle. Tu l’écoutes sans l’entendre. Tu
restes en plan, tout saugrenu. Aussi sot que grenu. Les calembours,
maintenant. N’empêche que, pour une plage de peau, à droite d’un
nombril, les ovaries ont déserté Dame de la Mer.

Or, de tout ceci, que pourrait bien penser le grand Scandinave sous la
protection duquel son prénom semblait avoir mis la jeune opérée? que
dirait-il l’auguste vieillard à barbe de brume, ce créateur qui sut
faire jaillir du brouillard tout un peuple de photographes ivres
d’hyposulfite, d’architectes dont les maisons s’obstinaient à ne pas
tenir debout, de moribonds, d’ataxiques, de financiers véreux,
d’inadmissibles femmes enceintes, de jeunes mères de famille qui perdent
la tête rien que d’avoir dansé une tarentelle, le mardi-gras, je vous le
demande une autre fois, que dirait-il, lui qui, dans les maisons de la
ville en fête aussi bien que dans une campagne désertique ou un fjord
solitaire, savait vous dénicher de ces cas de conscience à l’orgueil
quasi alpestre, que répondrait-il s’il entendait le Suissaud annoncer
que Dame de la Mer bientôt sera peinte nue, la poitrine telle que l’a
simplifiée son opération, c’est-à-dire sans la plus petite ombre de
seins, au beau milieu du mur, dans le Musée de l’Institut sexuel?

Hein, papa Ibsen, si ces messieurs tabétiques, les fines fleurs
d’hystérie, leurs compagnes et les adolescents hérédos pour qui tu as le
même faible que la Suisse pour ses goitreux, si tes Hedda, Eilert,
Oswald et Cie et toi-même aviez entendu l’histoire des bottes à hauts
talons, et celle de la paire de gants beurre frais, n’auriez-vous point
alors trouvé que l’épilepsie des messieurs en frac, la mégalomanie d’un
entrepreneur de travaux publics, les propos délirants d’une vierge en
train d’abîmer le plancher d’une scène avec l’alpenstock dont les coups
rythment son discours, les divagations d’une dame très bien élevée au
bord des flots, ne sont, après tout, que de la gnognotte, car c’est une
autre chanson quand, sur la nuit du monde, hurle, et pour de vrai, la
chair.

Optimus Cerf-Mayer, il est facile de le moquer.

Mais qui donc pourrait mieux aider les créatures égarées dans la forêt
des cris et des pals à leur déchirer derme et épiderme, et tout
l’épithélium, l’interne et l’externe, et la moelle, la précieuse moelle?
Le populo, quand il parle d’un masturbé, dit qu’il se fait sauter la
cervelle, comme si tout crâne devait se vider, dans un grand fleuve de
tiédeur opaline. Et quelles vagues sur ce fleuve aux flots pourtant
épais. Le vent qui les soulève ne s’appelle ni fœhn, ni mistral, ni
siroco. Il a retourné les plus lourds radeaux du désir. Accords éperdus,
arpèges déchirants, à croire qu’on arrache, des corps en vie, tous les
nerfs. J’entends glapir, pleurer, rager, insulter à haute voix, à la
plus haute voix de terre, une voix, papa Ibsen, qui ne se laissera point
assaisonner à la sauce symbole.

                   *       *       *       *       *

Vous avez compris maintenant le titre de ce livre, et pourquoi on vous
demande:

Êtes-vous fous?

                   *       *       *       *       *

A tirer, par exemple, de la masse des documents de Cerf-Mayer la
photographie d’un jeune homme qu’on avait tout lieu de croire correct et
prudent (c’est encore du Prince de Galles qu’il s’agit), qui n’a pas
craint de s’habiller en femme, et de se faire photographier ainsi, à se
rappeler que ce portrait juponné parut en toute innocence à la première
page d’un fort respectable journal parisien[3], n’est-ce point suffisant
pour qu’on renonce à l’étude de l’homme, du moins selon la méthode
classique, celle qui se vantait d’atteindre au cœur même du mystère par
les voies de l’expérience et de la raison?

  [3] _Excelsior._

Dame Psychologie, la pimbêche, baptisons-la Emma une fois pour toutes et
n’en parlons plus. Toi, papa Ibsen, il faut te rendre cette justice, tu
l’avais trouvée assez vilaine pour la vouloir voilée. Donc la péronnelle
aux bas bleus, arrivée au pays des fjords, s’était embarquée sur l’un de
ces petits vapeurs qui font la poste. Toi, capitaine d’un médiocre
navire, tu regardais la nuit tomber, tandis que la passagère avait, pour
arranger ses tulles et ses gazes, les gestes mêmes de la Hanska au bord
du lac de Neuchâtel. Capitaine Ibsen, Capt’ Ibs’, comme dit le mousse,
tu te prends à réfléchir. Or ce Revenant qui gesticule (dieux! quelle
vitalité) là-bas, dans la demeure familiale. Cap’ Ibs’, ne crois-tu pas
qu’il ferait mieux d’embrasser pour de vrai, et là où l’entend son
désir, la jeune servante, à la naissance de laquelle ne se trouve pas
tout à fait étranger feu Mr son père? Mais la vieille maman, une brave
Scandinave, dont les idées n’ont guère à craindre les courants d’air
sous l’édredon de cheveux blancs qui les protège, avec l’acharnement des
vertus malheureuses, qui, des années et des années, ont attendu en
silence le moment de dire tout ce qu’elles avaient sur le cœur, parle,
parle. Et elle en dégoise. Son fils essaie de lui couvrir la voix, mais,
pauvre jeune homme, ses forces l’abandonnent. Il n’a même plus envie de
coucher avec la bonne. Il demande le soleil. On lui offre un verre
d’eau. Il meurt. C’est la vie. Le revenant ne reviendra plus.

Du fond de sa douleur, la dame au respectable chignon déjà regrette de
n’avoir point laissé les choses aller leur train qui n’eût, certes, pas
manqué d’être surprenant, si elle avait permis au cher disparu de faire
une connaissance extra-fraternelle avec la domestique bâtarde. Il eût pu
s’autoriser d’illustres précédents, de Byron, par exemple, qui fut,
comme chacun sait, l’amant de sa sœur, influence qui eût, d’ailleurs,
risqué d’entraîner un peu loin le cérébral et nerveux jeune homme,
puisque, la chair non assouvie par l’inceste, l’insatiable pied-bot (ces
boiteux, tout de même, quels tempéraments!) s’en fut à de nouvelles
amours maudites, dont il poursuivit la série avec, entre autres, un
jeune médecin italien, profil de médaille, yeux longs à faire le tour de
la tête et encore un petit nœud par derrière, et dont le buste sculpté,
grandeur nature, a place d’honneur dans le Musée de l’Institut sexuel,
entre le panneau vide, destiné à Dame de la Mer, et celui que couvre une
peinture de couleur officielle représentant l’attentat contre
Cerf-Mayer.

Dans ce musée, toutes les sortes de sadismes, masochismes, fétichismes,
onanismes, les variétés infinies du rut et de l’accouplement sont
figurées, soit que les schématise quelque savant graphique ou les
fixent, dans un des aspects de leurs mouvantes métamorphoses, des
photographies, tableaux, dessins aussi exacts que possible.

A signaler aussi un magnifique choix de fouets, chaînes, lits de
supplices, pour les amateurs d’éducation anglaise, une belle variété de
dames de voyage, de phallus grands et petits et d’instruments chinois
pour ranimer les virilités défaillantes, le tout aussi bien étiqueté,
rangé qu’une collection de papillons ou de minéraux.

A regarder tant de photographies, où les créatures ne sont plus que
rouages des machineries de sensualités, qu’il s’agisse d’hommes et
d’hommes, de femmes et de femmes, d’hommes et de femmes, de bergers et
de chèvres, de filles et de chiens loups, Vagualame voit comment Léda et
son cygne ont pu, de couple scandaleux, devenir sujets pour statuettes
d’albâtre, pendules du plus honnête bronze.

Pour amasser une telle quantité de documents, Cerf-Mayer a dû lancer de
par le monde toute une armée d’agents secrets, qui s’est éparpillée dans
les bordels, les maisons de rendez-vous, les cabinets de toilette
bourgeois, les bains de vapeurs, les soutes des vaisseaux de guerre et
de commerce, les jardins publics aux heures louches, les promenoirs de
music-hall et les cinémas où les tentations se frottent aux tentations,
les chambrées des casernes, les ports, leurs quartiers réservés, leurs
quais, leurs docks, les arrière-boutiques provinciales, les dortoirs des
lycées, et surtout les rues, les rues qui n’en finissent jamais, et
qu’on enfile, pas au figuré, les rues enfilées comme ne demanderaient
qu’à l’être leurs putains en bouquets rôdeurs, quand le trottoir, la
chaussée, crus vides, voici une minute encore, par l’homme pressé de
rentrer chez soi, soudain, ont d’une ombre plus foncée que la nuit,
d’une danse inexplicable à même le macadam, réveillé les désirs et
forcent à se tendre, à vivre, la chair qui ne voulait plus que le
sommeil, l’oubli, la mort.

Grâce au dévouement de ses collaborateurs, Cerf-Mayer a pu dresser des
listes, des statistiques, établir par exemple le nombre approximatif des
hommes qui n’ont pas besoin d’une autre bouche que la leur pour
contenter ce qui, d’eux-mêmes, se plaît tout particulièrement à être
chatouillé d’une pointe de langue hardie.

Et certes, la police du Dr Optimus n’est pas mal faite, puisque, du
dossier de l’héritier d’Angleterre, le Suissaud a tiré une photographie
du dessus de lit brodé pour Yolande.

Vagualame joue à l’ignorant curieux.

Interrogé sur Yolande, le Suissaud, après avoir compulsé les archives,
répond qu’elle est une grande cocotte. Il parle du fakir, dont il ne
soupçonne pas l’usage exact, non plus que celui du rat, du taureau.

                   *       *       *       *       *

Le surlendemain de sa visite à l’Institut sexuel, Vagualame reçoit une
carte de Cerf-Mayer qui l’invite à une séance d’éonisme en l’honneur de
Dame de la Mer, remise sur pied et qui vient d’obtenir la permission de
s’habiller en homme.

                   *       *       *       *       *

La séance d’éonisme.

Frau Dr Herzog au premier rang.

Vagualame s’assied à côté d’elle.

Assistance très grave et qui applaudit à tout rompre quand paraît
Cerf-Mayer.

Le maître salue et commence une causerie qui répète à peu près tout ce
que le Suissaud a déjà dit.

Puis c’est le défilé des mannequins.

D’abord l’éonisme à sa naissance, imparfait, tel que le représente un
premier jeune homme habillé normalement, mais coiffé d’un béret de satin
bleu, avec une petite plume rose, comme une guiche sur sa joue plâtrée.
Le suivant porte un pantalon court très juponné, grâce à quoi paraît
d’autant plus piteuse une jambe de coq, gainée dans un bas de soie
noire. Le troisième drape sur un raglan misérable une étole en peau de
lapin pelée. Quant au quatrième, mains d’étrangleur, nuque de boucher,
il tombe la veste, le pantalon, émerge tous volants, soies et dentelles,
chemise en crêpe de chine, soutien-gorge de tulle à faveurs mauves et
incroyables sur un torse de lutteur.

Et maintenant, le morceau de résistance: une grosse dame timide qui
s’avance et, de sa plus douce voix, avoue qu’elle est un ancien uhlan.
Il avait toujours aimé s’habiller en femme, et, après la guerre, pour
mieux aller avec ses robes s’est fait castrer. Le dernier poil de sa
barbe tombé, son corps engraissé, arrondi, elle est bien heureuse. La
semaine elle travaille comme ouvrière dans une usine de produits
chimiques. Le dimanche, pour se distraire, elle a ses petits travaux à
l’aiguille. Elle sort de son sac des napperons, serviettes à thé,
dessous de carafe. Très galant, Cerf-Mayer lui offre son bras pour aller
de l’estrade à la salle, où les spectateurs se font un plaisir d’acheter
les broderies.

Enfin voici Dame de la Mer.

Belle, malgré la brosse qui lui sert de chevelure et son costume
d’employé de l’enregistrement.

Ni homme, ni femme, comme sa mère n’est ni jeune, ni vieille, Yolande ni
morte, ni vivante, la dernière d’une lignée qui, en une seule personne,
sut, à plusieurs reprises, assembler d’irréductibles contraires, elle
remercie le directeur et le chirurgien de l’Institut sexuel au nom des
hommes qui eussent dû naître femmes et des femmes qui eussent dû naître
hommes.

Vagualame est le seul à ne pas applaudir.

Encore un mot ému pour Frau Dr Herzog, mère sans préjugés, qui permit la
délicate opération, et toute la salle croule.

Dame de la Mer, après avoir salué, va s’asseoir à côté d’Optimus.

Entre Miss Patre.

Travestie en page pour film de Douglas Fairbanks, la belle Américaine,
échappée de la plus médiévale des cavalcades à Hollywood, avant de
chanter ses ballades écossaises, y va aussi de son petit discours.

Elle juge en effet de son devoir que nul de ceux qui s’intéressent à la
sexualité n’ignore comment, après avoir obtenu de sa puritaine famille
le droit de quitter les Massachusetts pour l’Europe, une amazone de la
banlieue bostonienne vint à Berlin, où, désireuse d’étudier la libido,
elle savait trouver la plus merveilleuse opportunité «in the world».
Issue des Patre (on ne fait pas plus Mayflower), la jeune fille avait vu
tourner la chance «at home». D’abord le vieux père. Sans doute il
continue toujours à signer les billets de banque de l’État, mais, un
jour de grand froid, un vent lui a gelé son œil droit, depuis lors plus
dur que glace, et sec, aveugle. «Well» a dit le vieux père, quand il fut
rentré borgne à la maison. «Well» répéta le vieux père, sans même
profiter de l’épave de regard susceptible encore d’humidité, pour
répandre quelques larmes. «Well» et il s’est versé double ration de
whisky. On croit qu’il est devenu alcoolique. La mère. Une
intellectuelle. C’est elle qui a insisté pour que sa fille se prénommât
Cléo en souvenir d’une impératrice à qui le patronyme Patre sert d’écho
final. Mrs Patre ne perd jamais «son nobilité» même lorsque, membres
mieux déliés que pattes de grenouilles, elle nage dans les clairs
ruisseaux. Éprise de «modernité», elle a organisé, dès la parution d’_A
l’ombre des jeunes filles en fleurs_, toute une série de conférences sur
Marcel Proust et la notion de l’amitié, ce dont, au reste, s’est
beaucoup moqué Dick, le frère aîné de Cléo. Dick est, d’ailleurs, un
méchant garçon qui a jadis tenté de violer sa sœur. Cléo ne se laissa
point faire car elle aimait d’amour sa cousine de New-York, Maggy, la
femme la mieux habillée au monde, qui va tous les deux mois acheter à
Paris, des robes, au Poiret’s et, au Cartier’s, des bracelets qu’elle
passe à la douane dans des tubes de pâte dentifrice. Honteuse de sa
passion pour la femme la mieux habillée au monde, Cléo se confie à
Mammy, qui ne paraît pas très bien saisir et répond que la Vierge Marie
et la mère de saint Jean-Baptiste, deux cousines aussi, avaient tant
d’affection l’une pour l’autre, que trop de scrupules insulteraient à
leurs mémoires. Consulté, le vieux père à l’œil sec dit «Well». Alors
Cléo monte chez Dick. Dick ne comprend rien qu’à l’inceste, où
d’ailleurs il se croit passé maître depuis qu’il a perverti le dernier
né fort judicieusement baptisé Junior. Mais les liens de parenté entre
Cléo et Maggy sont trop lâches pour que Dick puisse donner le moindre
avis, et Cléo s’en vient trouver le grand Cerf-Mayer, dear Optimus, qui
l’a si bien aidée dans son essor vers la liberté que la voici prête à
sauter par-dessus l’océan des préjugés, d’un seul coup, d’un seul.

Petite comparaison avec la traversée aérienne de l’Atlantique et le
salut à l’Europe, en réponse au bonjour que le gentleman La Fayette s’en
fut, autrefois, porter aux futurs United States of America.

Sans peur d’une digression politique, Miss Patre évoque la grande ombre
de Woodrow Wilson, qui protège cette fête (date dans l’histoire de la
confraternité des peuples) puisque trois nations viennent de collaborer:
la France qui, en la personne de Dame de la Mer, sous l’inspiration de
Miss Patre, c’est-à-dire de l’Amérique, a bien voulu prêter son corps à
l’audace scientifique de la jeune Allemagne représentée par Cerf-Mayer
et ses collaborateurs.

Pour les journalistes qui prennent des notes dans la salle, Miss Patre
annonce qu’elle va demeurer encore quelques mois à Berlin, puis
retournera en Amérique, accompagnée de Dame de la Mer, qui là-bas, de
même que Frau Dr Herzog ici, avec sa figure d’avant-après, a servi de
réclame vivante à son mari, sera la preuve utilisée pour la publicité
monstre qu’il est bien temps de mener autour et en vue de la _sexual
liberation_.

Maintenant, comme tout ce soir doit être à la gaieté, au bonheur, et
puisque Miss Patre s’est déguisée en cadet de Robin des Bois, elle va
chanter une chanson que la malheureuse reine d’Écosse, Marie Stuart,
composa, paroles et musique, pour une de ses femmes dont elle était fort
éprise. Le Suissaud accompagnera. L’ancien uhlan éoniste, la grosse dame
en vert qui jouait du fifre, du temps qu’elle était militaire, tournera
les pages.

Arpèges, roucoulades et vocalises.

La fête en l’honneur de Dame de la Mer s’achève dans la plus musicale
des extases.

Tandis que Miss Patre est allée troquer ses nippes moyenâgeuses contre
l’uniforme international des Saphos modernes, Frau Dr Herzog présente sa
fille à Vagualame et les invite à passer le reste de la soirée avec
elles. Le Suissaud qui se vante de connaître un «schoen lokal» est
délégué en cavalier servant par le Dr Optimus qui doit, lui-même,
travailler toute la nuit à une étude sur les perversions et les abus
érotiques chez les Patagons, d’après des notes d’explorateurs.

On va se mettre en route pour le schoen lokal du Suissaud et déjà la
porte est ouverte, lorsque d’un taxi saute une longue jeune femme pâle
et vêtue de noir. Avec grandes protestations d’amitié, elle se précipite
sur Frau Dr Herzog et Dame de la Mer. Vagualame reconnaît Yolande qui
s’excuse de n’être point arrivée à temps pour la séance d’éonisme. Mais
elle descend du train. Juste le temps d’installer à l’hôtel ses
compagnons, le fakir, le rat, le taureau d’appartement, cher trio
qu’elle présentera, dès demain, au Wintergarten.

Frau Dr Herzog l’interroge sur les robes qu’elle apporte de Paris, mais
Yolande ne veut parler que d’un boléro de diamants et d’une jupe de
tulle, très volumineuse, qui s’arrête au genou, devant, se prolonge en
traîne de plusieurs mètres, derrière, et partout scintillante de
paillettes noires, astres minuscules en réponse aux étoiles électriques
essaimées par tout le plafond du Wintergarten. A l’imaginer ainsi
ruisselante des flots obscurs, le torse serré dans une cuirasse
lumineuse, Cerf-Mayer se demande quel peut être le vice de cette
nocturne ballerine. Bien sûr, il y a un mystère entre elle d’une part,
et, d’autre part, l’homme et les bêtes à proportions saugrenues de son
numéro.

Directeur de l’Institut sexuel d’une capitale, où le froid soleil
d’hiver fait fleurir les minces juives et les blonds athlètes, comme
celui du printemps les cerisiers à Montmorency, le Dr Optimus sait que
les coulisses du music-hall sont plus profondes et à plus équivoques
cargaisons que les soutes des grands navires.

Abeille, goutte d’or, la sensualité veut d’autres calices que les
soleils en plumes d’autruches, plus très fraîches, ou les corolles de
tarlatane complaisamment transparentes aux molles nudités. Abeille,
goutte d’or, elle bourdonne, non gonflée mais finement ivre d’un
invisible suc, s’énerve, se cogne aux murs de velours noir, sur fond de
quoi, plus blanche que pipes en terre des boutiques foraines, fleurit la
géométrie froide des trapézistes, la gênante séduction des
prestidigitateurs, le charme bleu pâle des femmes vaguement médiums et,
pour sûr, diaboliques, les plaisanteries des jongleurs et l’énigme
cuivre des dompteurs et des lions.

Cerf-Mayer n’ignore pas que les Hercules à sourires de jeunes filles,
gardénia blanc au revers du frac on ne peut plus correct, qui jouent à
la balle avec les phoques, ont dû commencer par séduire peu à peu toute
la troupe, car ces clowns huileux n’obéissent aux jolis garçons que si
leur lente chair a été émue, pénétrée des caresses à la fois les plus
aiguës et les plus fortes.

Donc, Yolande, avec le fakir, le rat et le taureau...

Dommage que Cerf-Mayer ait ce travail qui ne peut plus attendre. Il
aurait suivi la petite bande que vient enfin d’entraîner Miss Patre,
réapparue libre des chausses et pourpoint qu’elle a troqués contre une
jupe et une veste de coupe masculine.

Enfin le plus cher disciple a promis de regarder de tous ses yeux,
d’écouter de toutes ses oreilles.

                   *       *       *       *       *

Le «shoen lokal» du Suissaud.

Il montre d’abord à Vagualame les lavabos où une affiche de calligraphie
très appliquée interdit la vente de la cocaïne, les baisers sur la
bouche entre individus d’un même sexe, les curiosités furtives, caresses
digitales, exercices labiaux, toutes choses que vient, d’ailleurs,
proposer un marchand de cigarettes à l’œil ingénu.

Mais un roulement de tambour, et le Suissaud presse Vagualame d’aller
rejoindre leurs compagnes, car c’est la danse de Micky... et Micky...

Dans la salle.

Un dancing pauvre, gris.

Encore un roulement de tambour.

Le Suissaud tape des mains, se lèche les babines: «Micky, voici Micky».

L’ancien uhlan éoniste, la grosse ouvrière en produits chimiques, serait
sylphide comparée à Micky, sexagénaire adipeux, obèse petit bourgeois,
ruiné par les chauffeurs de taxi qui le battaient, obstinément verdâtre
sous la peinture sanglante des lèvres, le charbon qui lui couvre
paupières, cils et sourcils, la brique pilée dont sont fardées ses joues
et le grumeleux amidon, en plâtras sur le front, le menton, la nuque, le
cou, les bras jaillis de la robe sans manche et décolletée en carré,
copie de celle que portait l’impératrice Joséphine le jour de son sacre.
Pour achever l’ensemble empire, perruque amadou avec diadème en papier
d’argent, tortillé parmi les boucles, les frisettes et les guiches,
pendants d’oreilles, colliers et sautoirs faits des capsules qui
bouchent les bouteilles d’eau minérale, espadrilles en guise de
cothurnes, bordure de coton hydrophile cirgulée d’encre, façon hermine,
le long d’une loque de panne rouge, qui figure la pourpre d’un manteau
de cour porté par les garçons de l’établissement.

Micky et sa suite traversent la salle.

L’orchestre accompagne les saluts de l’impériale caricature. Elle
s’arrête, on la débarrasse du vieux rideau à traîne. En échange on lui
apporte des castagnettes, un bouquet d’œillets, une dentelle noire
qu’elle arrange en mantille, un châle bariolé, un éventail. Devenue
fille d’Espagne, le cotillon relevé d’une main, voici Micky prêt aux
plus endiablées sarabandes. Seuls (et c’est cas de force majeure car ils
s’écraseraient sous son poids) manquent les hauts talons. L’orchestre
joue du Granados. L’Andalouse hors série fredonne «Tanz pompeuz, tanz
grazieuz». Ses cent kilos voudraient tourbillonner, perdent l’équilibre,
le retrouvent, le reperdent, le boum, et boum et boum, «tanz grazieuz,
tanz pompeuz», inventent de chimériques séductions pour un toréador
imaginaire.

Le numéro fini, Yolande fait inviter l’impérialo-andalouse qui,
d’ailleurs, s’excuse: «Elle» est un peu nerveuse...

--Quel ennui, déplore Yolande. J’aurais aimé présenter à cette Carmen
mon taureau d’appartement.

Docile aux instructions d’Optimus, le Suissaud supplie:

--Madame, Madame, je voudrais tant connaître le taureau.

Yolande toise le Suissaud.

--Ce n’est pas l’heure du taureau, jeune homme, pas l’heure de le
déranger, et pour vous ce ne sera jamais l’heure d’en parler. Et puis,
maintenant, ce n’est l’heure de rien, de personne.

--Je croyais que, pour vous, c’était toujours l’heure du taureau. Quand
on a un chéri...

--Vous ai-je demandé si vous aviez plaisir à vous frotter contre les
génisses, petit veau? Indiscret, prenez plutôt modèle sur la réserve de
M. Vagualame.

                   *       *       *       *       *

Sur le plancher rendu au public tourbillonnent enlacées Miss Patre et
Dame de la Mer.

--Sont-elles gentilles, soupire Frau Dr Herzog.

--Exquises, adorables, surenchérit Yolande (et, en à parté, à
Vagualame): Seriez-vous devenu muet? Pourquoi ce silence?

--Ne vantiez-vous point ma réserve, la minute dernière?

--Façon de parler. Je vous plains. Pauvre petit. Vous être laissé
influencer à ce point par la Rosalba. Avoir fait tout ce voyage pour
voir danser aux bras d’une Américaine ridicule celle à qui vous vouliez
faire un enfant bleu! Ma vengeance est parfaite, Vagualame.

                   *       *       *       *       *

L’orchestre s’arrête.

Les danseurs ont regagné leurs chaises.

Personne ne dit mot.

Le Suissaud, qui ne veut point rentrer bredouille, demande à la
cantonade.

--Êtes-vous sadiste ou masochiste.

--A la fois sadiste et masochiste, répond Yolande au nom de l’univers,
car nul ne se rappelle s’il commença par torturer dans l’espoir des
brutalités qui, justes réponses, le marqueraient corps et âme, ou si, au
contraire, spontanément, il offrit ce corps et cette âme, nus, sans
linge protecteur, parce qu’il fallait un prétexte aux vengeances
fleuries d’ecchymoses, semées d’étoiles de sang.

                   *       *       *       *       *

Dame de la Mer et Miss Patre (est-ce le ton passionné de la femme au
fakir qui les a mises en appétit?) invoquent leur fatigue et se
retirent, confiant toute la troupe à une amie qu’elles viennent de lui
présenter, jeune Berlinoise que les plus aigres des aubes ont vue,
promeneuse jamais lasse, explorer la capitale dont elle aime l’immense
nuit, ici affairée, plus électrique dans sa hâte que les affiches
lumineuses qui la maquillent, parée de jeunes femmes que les fourrures
n’alourdissent point et sœur du cristal qui ruisselle à grandes eaux
claires du ciel, des portiques de cinéma, des lampadères, des maisons
qui n’ont jamais sommeil, pour laver--mais qui donc a pressé les énormes
et invisibles éponges?--de ses fatigues la géante à peau de pierre et
souffle d’adolescente.

Cette peau, ce souffle, nulle épreuve ne les altère, même là-bas, au
Nord, où la tristesse, la faim, l’angoisse, toute la sainte journée,
secouent leurs tapis.

Pourtant la misère, cette carne, elle tape à grands coups de marteau sur
les crânes, elle creuse ses galeries, la gale, et vire virus, écorche,
diablesse, d’un ongle empoisonné la fragile peau de terre, sous le poil
verdâtre des squares, moud son poivre, verse son vitriol entre les
cuisses des faubourgs. Alors au fond des cabarets, les mains dans les
poches de pantalon, l’enfance se gratte au sang. Il n’y a pas seulement
l’internationale prostitution des faux matelots, des faux petits garçons
en maillots cycliste, mais aussi celle, obligatoire, des gosses qui ne
veulent pas mourir de faim, et, dehors, grelottent, pour de vrai, sans
une chemise entre la vieille veste de mauvais drap et les épaules, le
dos, la poitrine.

Dans les bars qui les recueillent, au soir tombant, ils ont mal à la
tête, à cause de la chaleur et des désirs qu’il faut perpétuellement
tâcher de feindre. Il pleut de la poussière. Or, l’étouffante grisaille,
le mica brouillé devant la force rose, ingénue, cette transparence de
sale rideau, seule les crève la jeune fille, comme l’écuyère des cirques
le cerceau de papier blanc mis en obstacle à sa course.

Elle entre, les joues, les mains glacées de nuit, et les garçons, à
serrer ses doigts dans leurs grosses pattes, déjà ne se sentent plus en
danger de s’éteindre, de devenir aussi louchement incolores que la
salle, dont, au reste, l’atmosphère, le «_stimung_», excite les clients
bien plus, bien mieux que la multiple jeunesse, où ils pêchent sans
regarder.

                   *       *       *       *       *

L’amie de Dame de la Mer et Miss Patre, ayant énuméré les divers
attraits et spécialités de ces endroits, il est, au contraire, opté pour
ce que le Suissaud nomme un «lesbique lokal».

Le lesbique lokal n’a rien pour séduire, non plus, du reste, que ses
propriétaires, Frida et Mina, boulottes à fossettes, «très garçons
d’honneurs», un œillet à la boutonnière du veston bordé, les gros seins
au martyre sous la cuirasse de linge empesé.

Frida et Mina s’approchent, demandent des nouvelles de Dame de la Mer.
Frau Dr Herzog les prie de s’asseoir, et du ton orgueilleux que prennent
les mères pour vanter les qualités de leurs filles, leurs talents
domestiques et leurs promesses au piano, raconte la séance d’éonisme.

De son côté, Yolande, pour le Suissaud qui boit ses paroles, invente des
mensonges saugrenus.

La jeune Berlinoise danse.

Alors, Vagualame, à lui-même:

--Voici l’heure des soliloques. Seul et loque tu flottes sur une grande
marée de tristesse. Au lieu de te retourner, pour faire face au flot qui
galopait derrière toi, et, déjà, te mordait au talon, tu as continué ton
chemin, amusé d’objets, de marionnettes, accroché par n’importe quelle
goutte d’eau, que le premier rayon venu, pour la joie de ta frivolité,
métamorphose en prisme illusoire, en kaléidoscope à ne rien comprendre.
Et rappelle-toi, truqueur, quand tu étais malheureux, trahi ou crachant
le sang, tu t’inventais d’hypocrites consolations dont la plus
habituelle consistait à te dire que le spectacle était à l’intérieur.
Mais, à peine sorti de ta misère, tu repartais en quête d’un nouveau
labyrinthe de cocasseries.

Or, les Rosalba du monde entier, qui, pour se venger de leurs
charbonneuses Batignolles, s’intitulent voyantes et jettent leurs potées
de menaces, toutes les femmes à fakir, les Patata éprises de jumeaux
dalécarliens et prêtes à les renier pour trente paires d’Indous mâles,
les belles goitreuses et leurs Suissauds de frères, les Frau Dr Herzog à
figure d’avant-après, Balzac et Mme Hanska, Ibsen et Emma Psychologie,
et une autre Emma, Emma Bovary, celle de Flaubert (encore un éoniste,
et, qui prétendait: _Mme Bovary, c’est moi_), les Dames de la Mer bien
rabotées,

    _Sans fesses ni tétons.
    Comme la poupée à Janeton_,

les Miss Patre prénommées Cléo, toute cette clique, lorsque tu en as
bien regardé les grimaces, tu te demandes:

--Et après?...

--Après? Rien.

La grande marée de tristesse se retire. Elle t’a déposé dans un
cul-de-sac.

Mais cette fois, au lieu d’aller interroger une pythonisse en chambre,
pose plutôt quelques questions à la jeune Allemande, votre guide, qui
vient de se rasseoir à côté de toi. Demande-lui n’importe quoi. Par
exemple, comment elle s’appelle.

Réponse: On l’a surnommée Carlina, parce qu’elle ressemble aux chiens à
la mode sous Louis XIV, tels qu’on en voit sur toutes les estampes du
XVIIe.

Toi, Vagualame, tu as l’air d’un pékinois.

Ne va point, de ce fait, hasarder une comparaison.

Ton chaos n’est pas la force, tandis que la jeune fille, malgré son
irrégularité, ne mérite pas l’injure bien française de minois chiffonné.

Donc, impossible de jouer au narcissisme.

Dommage, car se confondre avec l’objet d’un amour possible, puis avec ce
possible amour, et, de fil en aiguille, avec l’amour tout court, donne
excellente opinion de soi, et, après le spectacle chez Cerf-Mayer de
tous ces malheureux et malheureuses acharnés à sortir de leurs peaux, tu
voudrais bien te sentir à l’aise dans la tienne. Ta vie antérieure, tu
la détestes, tu la renies. Mais, le présent?

Les yeux de la jeune Berlinoise, ces yeux dont tu ne t’es pas même donné
la peine de constater la couleur exacte, déjà tu as subi leur charme. A
l’extrême limite du soir, de l’indécision, leur regard rédempteur s’est
allumé. Éclair tombé de très haut, mais qui, doucement, glisse sur l’eau
de ta détresse. Et surtout que cette électricité ne s’arrête pas en
chemin. Plus loin qu’elle, plus loin que toi, hors d’elle, hors de toi,
il y a elle et toi, il y a vous.

    Toi + elle = vous.

Troublante synthèse des syllabes, mais, la chimie a bien d’autres
mystères. Et puis, des formules, tu en as plein les poches, plein la
tête et le cœur. Tu sens bon la terre de France, comme disait la
chauvine Rosalba. Développe cette proposition de l’ancienne dompteuse de
puces, approfondis et avoue que tu étais bien doué pour la rhétorique.
Tes négligences, ton désordre, ils étaient encore appliqués, organisés.
Si tu as battu la campagne ce n’était point défaut d’intelligence, mais
parce que nulle loi fatale ne commandait à ta vie.

Alors, pourquoi ici plutôt que là, plutôt qu’ailleurs?

Tu fais n’importe quoi, avec n’importe qui, n’importe où, n’importe
comment et tu veux que ce soit de la belle ouvrage.

Imagine une plaine, une steppe, et sur cette plaine, cette steppe, un
vent ni du Nord, ni du Sud, ni de l’Est, ni de l’Ouest, mais à la fois
du Nord et du Sud, de l’Est et de l’Ouest et encore du Sud-Est et du
Nord-Ouest, du Nord-Est et du Sud-Ouest.

Les plus fragiles ombellifères, ces voyageurs qu’enfant tu soufflais, le
tourbillon des forces contradictoires les martyrise, les roule mais ne
les lance, car il ne saurait envoyer même à un mètre ce qu’une haleine
puérile jetait au ciel.

Ainsi, toi, qui, sans délectation, voulus aimer toutes les violences de
la chair et de l’esprit, altéré des filtres sorciers, épris des végétaux
magiques, des mots à charme incantatoire, toujours prêt à grimper les
cinq étages des pythonisses faubouriennes, qui ouvrent grandes les
portes du futur sur de haillonneuses féeries pourpres et outre-mer,
comme, à l’aube du printemps, les fenêtres de leurs taudis sur un ciel
ressuscité malgré les grasses fumées, toi qui souhaitais la corde et le
fer le plus inexorables pour l’arc des désirs, dont tu espérais qu’ils
t’enverraient, flèche, aux étoiles, toi encore, à la même place dans le
carquois, épileptique gigoteur de la grandiloquente, tu te retrouves
plus fripé que ces déguenillées pompeuses, chapeau à plumes, falbalas,
volants gorge de pigeon, et dentelles de tous les âges et couleurs,
paquets de vieux chiffons endormis sur les quais.

Tu rêves de tremblement de terre, mais dilettante anémique, tu les
aurais dégustés, comme sa petite secousse ce vieux parapluie de Barrès.

Et, dis, à quoi bon le protocole de la sensualité, les corps savants,
l’amour dans ses trente-deux positions, sous toutes ses formes et
perversités; à quoi bon, encore, l’alcool et les drogues, dont tu
essayas bien des variétés, si, de tes essais, tu n’as pas même contracté
ce qui, du côté cour se nomme vice, et passion du côté jardin? Tu n’en
es pas moins fier d’une expérience qui te permettrait d’y aller de
petites descriptions charnelles, très Baedecker, d’un naturalisme à vous
retourner les doigts de pied. Il y a aussi les considérations un
tantinet pharmaceutiques, à propos des paradis artificiels, et je
t’entends jaspiner des heures et des heures, évoquer les grands fauves
qui de ta défectueuse et sautillante personne n’ont pas même daigné
faire leur proie. La maladie, tu y as renoncé quand tu as eu vu, de tes
yeux vu, comment, au plus haut étage du sanatorium gratte-ciel, le
silence, l’immobilité, sournois complices, aidaient à mourir. Alors,
pour une fois, tu as eu la force de ta colère, trop de force pour te
contenter d’une révolte sur place, d’un dancing de Kurhaus, où faisait
l’aumône d’un sourire très bien imité une jeune femme quasi
transparente, si maigre, si lasse, qu’elle ne pouvait plus danser que
posée sur les pieds de son cavalier, moins lourde, certes, qu’au poing
du chasseur le faucon des récits médiévaux.

Mais, pour avoir refusé une fin dans l’altitude et le froid, tu n’en as
guère plus de raisons de te continuer.

Tu es à Berlin.

Pourquoi?

Réponds, si tu peux.

Tu n’as rien à dire?

Alors, ôte ton masque.

Tiens, tu me ressembles comme un frère.

Et, s’il te plaît, le nom qui te désignait, avant la rue des
Paupières-Rouges?

Tu dis?... René Crevel?

Mais tu es moi. Je suis toi. On est le même.

Donc de Vagualame, c’est-à-dire de René Crevel, je ne parlerai point à
la troisième personne, non plus que je ne lui parlerai à la seconde.

Mais, auparavant, il importe de liquider nos autres héros, de leur faire
un sort.

Yolande, par exemple, au sortir de chez Frida et Mina, est rentrée à son
hôtel qu’elle a eu le tort de choisir dans le voisinage du Zoo, dont les
émanations, imperceptibles aux narines humaines, ont grisé ses chers
animaux. Le rat qui pèse cinquante kilos s’est mis à grignoter les pieds
de l’impassible fakir, tandis que le taureau d’appartement essayait de
l’éventrer. Mais le ratatiné était si durement ascétisé que le premier
s’y cassa les dents et le second les cornes. L’un et l’autre, tout de
même, s’obstinèrent à n’en point laisser une miette, et Yolande les
trouva endormis et repus. Elle comprit son malheur, se coucha, comme si
de rien n’était, et stoïque, mourut à l’aube, et, cette fois, pour de
bon. Il y eut scandale, enquête. On parla d’une affaire d’espionnage, de
mœurs. Le Dr Optimus, nommé expert, ne put apporter aucune conclusion,
et comme on ne parvenait pas à découvrir ni les assassins, ni le
véritable état civil de la victime, non plus, et pour cause, que le lieu
de refuge du fakir, soupçonné dès la première minute, la presse
nationaliste française se saisit de l’affaire pour, bien entendu, parler
d’espionnage. D’où une suite de beaux articles concluant: N’évacuons pas
la Ruhr et faisons la guerre au Maroc. Méfions-nous des fakirs, de
l’Inde, de l’Asie, de tout cet Orient prétendu impassible et mystique,
mais qui fait le jeu de l’impérialisme teuton et des bolcheviks. _Et
tutti quanti..._

Le taureau d’appartement et le rat qui pèse cinquante kilos, quoique
fort abîmés, furent recueillis au Zoo, où, d’ailleurs, ils ne tardèrent
point à mourir de consomption, car, devenus très profondément
masochistes, ils ne pouvaient vivre, l’un, sans le pal du chapeau cornu,
l’autre, sans les caresses du masque à mâchoires métalliques.

Le Suissaud continue à faire les honneurs de l’Institut sexuel, lorsque
son maître est en promenade.

Dans huit jours, Frau Dr Herzog accompagnera Dame de la Mer et Miss
Patre à Hambourg. Les deux jeunes filles s’embarqueront pour l’Amérique
où on a grand besoin d’elles à fin d’organiser la _sexual liberation_.

Mimi Patata vient de se découvrir enceinte. Elle n’est plus jeunette,
jeunette, mais nonobstant, compte accoucher d’au moins une paire de
jumeaux.

Moi, Vagualame, René Crevel, je suis de retour à Paris.

On bâtit des maisons neuves rue des Paupières-Rouges. Alors, pour me
consoler je cours les cartomanciennes. On me presse de devenir sérieux,
et, au lieu de demander aux autres, et à moi-même: «Êtes-vous fous?»,
d’achever un livre sur Diderot, entrepris depuis des années, soit d’en
commencer un sur Berlin, où j’affirme, si volontiers, que tout est
parfait.

Or, l’encyclopédiste peut attendre. Quant à la Ville, elle n’a pas
besoin de moi, la belle Prussienne. Et puis je n’aurai pas
l’outrecuidance de prétendre la connaître, après trois mois. D’ailleurs,
elle n’est pas, mais devient. Monde jaillissant, j’y ai enfin rencontré
des êtres jeunes, et surtout une, vraiment purs, quels que fussent les
gestes du moment, d’une pureté qui n’est pas le mot dont on veut, ici,
faire un nouveau snobisme, qu’on a tenté de remettre à la mode, en
l’assaisonnant à la sauce scandale. Mais la pureté demeure aussi
étrangère au scandale que, dédaigneuse de considérations mondaines et
domestiques, la fatalité. L’une comme l’autre, elles méprisent les jeux
de mots, de sexe, d’esprit, qui sont, pour le moins autant que _jeux de
mains, jeux de vilains_.

Et puis, à quoi bon les divertissements qui grignotent nos minutes, ces
rongeurs (comme feue Yolande, son rat), mais ne peuvent rien contre les
heures, dont les griffes ont blessé notre désert de soufre? Là-bas,
dit-on, des oasis offrent une ombre douce, des palmes, des jets d’eau.
Mais le siroco enflamme la mosaïque bleu ciel et rose des plus aimables
mensonges. Les sourciers, pliés sous la rafale du vent de feu,
parcourent le monde qu’ils emplissent des cris de leur désespoir, car le
coudrier n’est plus docile à la voix de l’eau. D’ailleurs, il n’y a plus
d’eau, hommes, pour votre soif. Les dallages aux lourds pavés dont vous
avez voulu vêtir le sol lui-même se fendent, sautent, s’éparpillent
poussières, à l’éclosion des volcans soudain allumés. La peur hurle!
Première sincérité depuis des siècles et des siècles. Il faut
recommencer par le commencement, par la rauque angoisse ancestrale, et
seule peut le miracle de la franchise ressuscitée la violence. La
violence. Expression même de ce _besoin de justice suprême_ dont parle
André Breton, dans son _Manifeste du surréalisme_, et sans quoi, quelque
chose, au plus secret de nous qui ne peut se tromper, affirme qu’il ne
saurait y avoir de vie intellectuelle, morale.

Et vous tous, dans vos sarcophages de relativisme sophistiqué, afin de
libérer vos ankyloses des bandelettes d’arguties et de sentiments
distingués, il fallait bien de la dynamite, et de la dynamite, encore de
la dynamite pour desserrer vos lèvres avaricieusement jointes.

Condamnées, exécutées, finies, la rhétorique, ses grimaces en prose et
en vers, les architectures dans le vide et cette harmonie formelle, sans
raison, puisqu’elle n’a pas encore trouvé son écho dans le silence du
cœur. Mais déjà les bouches tremblent, et, mieux qu’un savant discours,
leur bégaiement passionné affirme que la vérité n’est pas plus dans le
vin que dans le juste milieu. Donc, toi, mer du milieu, ô Méditerranée,
tes vignes, tes fleurs, tes complaisances parfumées, le maquillage de
tes roches rouges, de ton soleil, tes bords de sensualité, de ruse,
métal dont les trop habiles ciselures servent de rivages au miroir des
narcissismes civilisés, comment se laisser prendre à tant de
frauduleuses promesses, puisqu’il n’est pas, sur la terre, de paix pour
les hommes, même et surtout de bonne volonté.

Et que m’importe un _ailleurs_ que je ne saurais imaginer assez
différent de cet _ici_.

                   *       *       *       *       *

C’est le matin.

Le lit, bateau de fièvre, a fait naufrage.

Ouvert sur une aube, ce livre se ferme sur une aube.

La première, le froid la poignardait. Voici, gisante, la dernière.

Cette nuit, par la fenêtre ouverte, sont entrés la lune et ses
maléfices. L’insomnie a bu un lait de lumière, poison plus sûr que le
lait de ciguë. Et cependant le même breuvage fut un philtre pour des
amours qui se croyaient éternelles et paisible, sous les arbres, au fond
des parcs. Donc, bien des égoïsmes peuvent encore se conjuguer. Mais
toi, qui portes mon nom et mon visage, autant d’inutiles fardeaux,
naufragé, de personne tu n’accepteras le secours.

Immortel et glorieux Hercule, tu aurais voulu filer aux pieds d’Omphale.

Homme, et aussi incapable de suivre jusqu’à ses flamboyantes limites une
idée que d’élargir, par une respiration totale et bien rythmée, un
thorax défectueux, après avoir, en vain, tenté les gestes de
l’innocence, ce beau secret perdu, continue, solitaire, ton voyage dans
le chaos du temps. Immobile sera ta course, comme celles de ce carrosse
dont les roues tournaient sans bouger, tandis que couraient, au fond,
les décors de la féerie qui présentait la vie de Cendrillon à ton
éblouissement, la première fois que tu fus mené au théâtre.

Tels ces décors, de mystérieux _Gulf-Stream_ vont, viennent, labourent
les flots de la mappemonde spirituelle, où restent à découvrir tant
d’Amériques dont la Raison voudrait bien être, mais ne sera pas le
Christophe Colomb.

Docile aux courants, et non dans l’espoir d’un havre, car la plus
élémentaire pudeur ne veut plus du nommé Dieu, président du conseil
d’administration des compagnies d’assurances sur l’Éternité, en
attendant la mort et ses rivières souterraines, fais la planche,
fais-toi planche.

Et pas un signe aux vaisseaux fantômes des religions qui passent,
là-bas, à l’horizon, pas un cri vers ces navires hypothétiques.

Mais, pour les flâneurs de l’une et l’autre rive, pour les veules et les
escrocs qui s’autorisent de raisons sociales, patriotardes,
conventionnelles et autres, pour les grisâtres friands de mensonges
multicolores, que ta voix ressuscite, se gonfle, et toujours, encore,
interroge:

_Êtes-vous fous?_

                   *       *       *       *       *

Êtes-vous fous?

Sinon...




    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    LE 2 AVRIL 1929
    PAR EMMANUEL GREVIN
    A LAGNY-SUR-MARNE




ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

(EXTRAIT DU CATALOGUE)


LOUIS ARAGON

    Anicet
    Le Libertinage
    Le Paysan de Paris
    Traité du Style
    La grande Gaîté (en préparation)


ANDRÉ BRETON

    Les Pas Perdus (Collection “Les Document Bleus”)
    Nadja (avec 44 illustrations)
    Introduction au Discours sur le Peu de Réalité (Tirage restreint)
    Le Surréalisme et la Peinture (avec 77 photogravures)


PAUL ÉLUARD

    Capitale de la Douleur
    L’Amour la Poésie


BENJAMIN PERET

    Le grand Jeu (Tirage restreint)


PIERRE NAVILLE

    La Révolution et les Intellectuels







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To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase “Project
Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg™ License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™
electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person
or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the
Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting
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works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily
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you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country other than the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work
on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the
phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed,
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    This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
    other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
    whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
    of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
    at www.gutenberg.org. If you
    are not located in the United States, you will have to check the laws
    of the country where you are located before using this eBook.
  
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derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase “Project
Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg™.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg™ License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format
other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg™ website
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain
Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the
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1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works
provided that:

    • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
        the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method
        you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
        to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has
        agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
        within 60 days following each date on which you prepare (or are
        legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
        payments should be clearly marked as such and sent to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
        Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg
        Literary Archive Foundation.”
    
    • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
        you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
        does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™
        License. You must require such a user to return or destroy all
        copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
        all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™
        works.
    
    • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
        any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
        electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
        receipt of the work.
    
    • You comply with all other terms of this agreement for free
        distribution of Project Gutenberg™ works.
    

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set
forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

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of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project
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Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project
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liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

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defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

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facility: www.gutenberg.org.

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