La Becquée

By René Boylesve

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Title: La Becquée

Author: René Boylesve

Release Date: November 19, 2008 [EBook #27296]

Language: French


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RENÉ BOYLESVE




LA BECQUÉE

ROMAN

PARIS

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

3, RUE AUBER, 3


DU MÊME AUTEUR:


LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS.

LES BAINS DE BADE (_épuisé_).

SAINTE MARIE DES FLEURS.

LE PARFUM DES ILES BORROMÉES.

MADEMOISELLE CLOQUE.


RENÉ BOYLESVE

La Becquée

roman

PARIS

ÉDITIONS DE LA REVUE BLANCHE

23, BOULEVARD DES ITALIENS, 23

1901


À LOUIS GANDERAX

_en témoignage de haute estime_.


«_Après avoir vu clairement que le travail des livres et la recherche
de l'expression nous conduit tous au paradoxe, j'ai résolu de ne
sacrifier jamais qu'à la conviction et à la vérité, afin que cet
élément de sincérité complète et profonde dominât dans mes livres et
leur donnât le caractère sacré que doit donner la présence divine du
vrai, ce caractère qui fait venir des larmes sur le bord de nos yeux
lorsqu'un enfant nous atteste ce qu'il a vu._»

    (ALFRED DE VIGNY, _Journal d'un poète_.)

_On me dit qu'il est imprudent de publier un roman qui ne traite
pas des moeurs de Paris; d'autre prétendent que le roman de moeurs,
fussent-elles parisiennes, a vécu. Ces opinions m'inquiéteraient
beaucoup si je m'étais proposé, en écrivant mon livre, de séduire un
certain public; mais, si je m'étais proposé cela, je serais encore
bien plus inquiet de la valeur de mon livre..._

_Pour moi, écrire, c'est apaiser une fringale. Mon sujet pourra plaire
ou non, mais je suis sûr d'y avoir mis un feu qui touchera quelqu'un._

_Je suis retourné, un jour, dans le pays où j'ai été enfant, où mes
parents sont morts et où ils étaient nés. J'ai poussé la grille du
jardin et la porte d'entrée; j'ai ouvert des placards; j'ai marché
dans un long corridor; et la maison déserte se repeuplait et s'animait
dans ma mémoire. J'ai été si ému par tout ce que je revoyais que,
même longtemps après mon retour à Paris où l'on oublie tout,
l'ébranlement de mon petit voyage persista et me parut d'un ordre
supérieur à la plupart de mes souvenirs. C'est, je le crois,
parce qu'il était fait d'un élément dépassant de haut mes émotions
personnelles, et que les scènes et les figures que l'air natal
m'évoquait étaient les scènes et les figures communes à la famille
provinciale française qui a élevé les hommes âgés aujourd'hui
d'environ trente ans.

J'ai pensé que ce caractère était digne d'être rapporté et j'ai tâché
de le rendre en historien fidèle et en bon poète, j'espère: deux
qualités sans lesquelles il est bien vain d'écrire des romans._

    R.B.




LA BECQUÉE


    «Ressemblans aux petits oysellets qui ne peuvent encore voler,
    et qui baillent tousjours attendans la becquée d'autruy.»

    AMYOT.




I

L'ÉVÉNEMENT


Les petites Pergeline montrèrent le nez en riant: elles ne se tenaient
pas de joie lorsqu'elles avaient pu entrer sans sonner, et parvenir à
pas de loup, par le corridor, jusqu'à l'entrée de la cour.

Mais elles prirent aussitôt la figure penchée de toutes les personnes
qui se présentaient à la maison:

--Mon «pauvre» Riquet, est-ce qu'on peut monter dire bonjour à ta
«pauvre» maman?

La bonne, Adèle, qui allait puiser de l'eau, répondit pour moi:

--Bien sûr que oui, mesdemoiselles. Madame a voulu se lever pour voir
passer monsieur en militaire. Vous la trouverez sur son fauteuil en
attendant le tambour... Et chez vous? toujours pas de nouvelles de ce
«pauvre» M. Paul?

Les deux jeunes filles levèrent les sourcils et les bras:

--Rien. Mais les Prussiens sont à Tours; ils ont lancé un obus contre
l'Hôtel de Ville, et un autre qui a tué trois personnes, rue Royale.

--À Tours! mon bon Jésus! si près de chez nous! N'allez pas répéter ça
là-haut; madame a une peur!...

Elles tournèrent les talons, chacune un doigt aux lèvres.

Adèle accrocha l'anse de son seau à la boucle humide du puits mitoyen,
et sollicita d'une main la chaîne qui se dévida rapidement en faisant
grincer la poulie. À ces cris d'oiseau, il était rare que la servante
du capitaine Chevreau ne se montrât pas de l'autre côté; et les
deux femmes causaient pendant que le seau buvait. Quelquefois, on
apercevait le vieil officier retraité fumant la pipe ou sciant du bois
dans sa cour.

La domestique voisine entre-bâilla en effet la porte du puits. Elle
avait l'oeil émerillonné; elle nouait les brides d'un bonnet propre:

--Ils sont partis du bout de la ville, dit-elle. Dans cinq minutes,
ils vont passer sous les fenêtres!... C'est monsieur qui les commande
tous!... Une, deusse! une, deusse! faut voir!... et de la musique, et
des rataplans!...

--Montez vite, me dit Adèle.

La malade était assise près d'une fenêtre. Elle portait un peignoir
de laine rayé de blanc et de bleu. Elle avait une figure régulière et
douce; elle se plaignait du poids de ses cheveux; ses yeux semblaient
toujours vous regarder de loin; on n'osait pas toucher ses tempes,
en l'embrassant, tant la peau était mince sur les fins ruisseaux des
veines.

Elle m'attira et me tint longtemps près de sa joue, tandis que
Marguerite Pergeline et sa soeur Georgette, les mains posées en
araignées sur les vitres, épiaient le passage de la garde nationale.

Les deux jeunes filles sautèrent. On entendait le roulement du tambour
et le filet de voix bravache du clairon tournant la rue. Les fenêtres
s'ouvrirent, malgré le froid. L'horloger Papillaud, que l'on voyait,
derrière la buée, travailler entre deux globes de pendule, quitta sa
loupe, et vint, en boitant, se ranger devant sa boutique; les murs se
garnirent de femmes, l'enfant au bras, de vieux bonshommes, la goutte
au nez; on se bousculait contre la grille de la boucherie; le maître
clerc de mon père, long garçon malingre, nous souriait, niché à demi
dans le ventre ouvert d'un boeuf à l'étal.

--Les voilà! les voilà!

Une écume de gamins coiffés de chapeaux de gendarme en papier,
brandissant des sabres de fer-blanc, des lattes, des manches à balais,
était poussée par le couple tonitruant du tambour et du clairon.

Un éclat: un déchirement de l'atmosphère, une pétarade de notes
martiales, cassa toutes les figures et les laissa un moment
grimaçantes. Suivait une lourde masse d'espèces de soldats sans
couleur, qui pilait le sol, avec des jambes de plomb. Le capitaine
Chevreau, l'épée fulgurante, bedonnait, en tête.

--Comme c'est beau! dit Georgette.

--Oh! oui, dit Marguerite.

Elles nommaient un à un ces messieurs, qu'elles reconnaissaient.

--Madame Nadaud, voilà votre mari!.... Riquet, mais regarde donc ton
papa!

Il nous favorisait d'un coup d'oeil oblique, et inclinait
courtoisement vers nous la pointe de son sabre. Il portait un képi à
galon blanc, d'un effet curieux au-dessus de ses favoris de notaire.
Je réfléchissais de toutes mes forces:

--Alors, c'est ça, la guerre?

--La guerre, dit Georgette, c'est bien autre chose que ça! Tu n'as
donc jamais vu Paul en uniforme?

Sa soeur aînée fit signe de se taire devant la malade. On essayait
de lui cacher les progrès de l'invasion, dont chaque étape nouvelle
l'étouffait.

En quittant la fenêtre, nous la trouvâmes retombée dans son fauteuil.
Elle grelottait et pleurait. On me renvoya comme toutes les fois que
les choses tournaient au sérieux:

--Allons, va jouer, mon petit bonhomme, et sois sage.

Derrière mon dos, Marguerite disait:

--De quoi vous tourmentez-vous? il faut bien qu'on apprenne à ces
messieurs le maniement du fusil: ce n'est pas une raison pour qu'ils
s'en servent.

Et Georgette:

--Rassurez-vous, madame, on affirme que l'obus de Tours sera le
dernier tiré...

Dans l'escalier, je criais à la bonne:

--Adèle! tu sais que Georgette a dit ce que tu lui avais défendu!...

Adèle traversait le corridor en coup de vent:

--Monsieur Henri! voilà la calèche de Courance, avec votre grand'tante
Planté!

Je vis trois doigts de bas blanc au-dessus de la bottine qui tâtait le
marche-pied, et puis la tête de Félicie Planté se releva. Elle faisait
des yeux de poule pourchassée:

--Ma pauvre Adèle! j'avais à causer avec monsieur, et voilà-t-il pas
que je le rencontre au milieu de cette chair à canon! Quand va-t-il
rentrer, à présent?

--Hé! là là, ma'me Planté, qui est-ce qui serait en état de vous le
dire? Ils vont tirer sur la route de la Ville-aux-Dames.

--C'est cela! de sorte que nous aurons l'avantage de traverser de
nouveau ce tohu-bohu en retournant à Courance! La jument a failli
s'emporter...

Sur le siège, Fridolin aspirait l'air, du coin de la lèvre: il savait
le faire siffler par une petite brèche entre les dents. C'est ainsi
qu'il préparait ses paroles.

--J'en demande bien pardon à madame. Ça serait-il l'heure de
rencontrer Bismarck, je réponds de ma jument.

Félicie entra. Lorsqu'elle fut dans l'ombre du corridor, elle pinça la
manche d'Adèle:

--Ma fille, il ne s'agit pas de perdre de temps. Vous allez me faire
un paquet de l'argenterie, entendez-vous? Comptez-la, et mettez-moi
les chiffres sur un bout de papier. Il faut enterrer tout ce qui a de
la valeur. J'aurais voulu voir monsieur pour les bijoux de madame...

--Vous allez la voir, ma'me Planté. Elle est avec les demoiselles
Pergeline. Et ne lui parlez point de tout ça, bien entendu... Hé! là
là, mon Dieu, faut-il!...

Adèle continua de gémir en ficelant les cuillers, les fourchettes, les
couteaux à fruits, des compotiers, la truelle à poisson, ma timbale...
Elle s'interrompait pour aller au puits. La poulie chantait comme un
moineau au coucher du soleil, et la bonne du capitaine était informée.

Georgette et Marguerite descendirent, avec la permission de m'emmener
chez elles pour me faire aller à la balançoire. Le sol de leur
jardin avait la coriacité du roc; on voyait, çà et là, dans les
plates-bandes, de malheureux choux gelés. Mes amies me lançaient très
haut, mais elles m'arrêtaient vite, de peur que je n'eusse mal au
coeur; et elles montaient à ma place, toutes les deux, nez à nez, et
pour longtemps, en parlant mariage.

--Quand est-ce que vous aurez fini?

--Bientôt.

Mais elles ployaient les genoux pour s'élancer de nouveau: leurs robes
formaient tour à tour une grande pointe derrière les jambes, et le
vent froid leur rougissait les joues.

Madame Pergeline, leur mère, me composa une tartine de mirabelles,
et m'apprit qu'on se disposait à m'emballer avec l'argenterie pour me
transporter à Courance.

--Vois-tu, mon petit, tu commences à faire trop de bruit dans la
maison, pour ta pauvre maman. Et puis, on ne sait pas ce qui peut
arriver...

Quand je rentrai, la calèche était encore à la porte, et Fridolin,
selon sa coutume, adressait à un groupe d'hommes des expressions à lui
toutes particulières, sentencieuses et comme découpées dans l'airain.
Je trouvai Félicie en compagnie de mon père qui me toucha l'oreille et
me dit:

--C'est toi, gamin?

Félicie frappait, du poing, une petite table:

--Si vous avez quatre sous, disait-elle, achetez de la terre, ils ne
l'emporteront pas à leur semelle!

Il objectait qu'on l'accuserait d'avoir profité de la panique. Félicie
s'agitait:

--Si j'avais seulement un rouge liard, moi!... Mais, en dehors des
fermages de Courance, pas ça, voyez-vous, pas ça!

Mon père sourit, en notaire qui connaissait la propriété de Courance,
et un peu en héritier.

--Voulez-vous que nous échangions votre fortune et la mienne?

--Ah! vous croyez que c'est brillant, vous? avec toutes les bouches
que j'ai à nourrir: mes deux tantes Adélaïde et Victoire; la vieille
tante Gillot; ma soeur, Célina, depuis la ruine de cet écervelé de
Fantin,--lequel me tombera sur les bras un jour ou l'autre;--le frère
de votre femme, Philibert, qui crie la faim à Paris; sans compter la
fille du métayer Pidoux, que mon mari s'est mis en tête d'élever comme
une princesse!...

On avait allumé la lampe. De Félicie, on ne voyait guère que la
main extrêmement blanche, fine, aux fibres mobiles, aux vaisseaux
saillants, et qui battait avec entêtement la table. Mon père était un
peu coquet: il avait gardé son sabre; et chacun de ses mouvements nous
valait un cliquetis insolite.

--J'emmène le petit, dit Félicie. Avez-vous les bijoux?

--Mais non! ils sont dans l'armoire, en face de «son» lit.

--Voyons?... Pendant que l'enfant lui dira adieu, faites donc semblant
de prendre un mouchoir.

Nous montâmes à la chambre, en marchant sur la pointe des pieds. Dès
la porte, nous entendîmes ma mère sangloter. Elle était au lit; elle
s'épongeait les yeux; et le chagrin lui tirait par en bas les deux
coins de la bouche.

On m'approcha du lit. Je me sentis pris à la taille par ce bras blanc
qu'on m'abandonnait le matin pour jouer, quand je venais dire bonjour.
Il me souleva, je ne sais comment; je me trouvai sur le lit, dans les
larmes et dans les baisers.

--Mon pauvre petit, pourvu que je te revoie!...

--Oui, maman.

On disait derrière nous:

--Ce n'est pas une séparation éternelle...

--Que sera-ce plus tard, quand il ira au collège?

--Et quand il sera soldat!

La bouche qui pressait mes cheveux balbutia au milieu des hoquets:

--Au moins, es-tu content d'aller à Courance?

Je répondis:

--Oui.

Et je lui aurais fait tant de plaisir en lui disant: «Cela m'ennuie de
te quitter!» Mais j'ai pensé à dire cela vingt ans plus tard.

Félicie et mon père m'arrachèrent, et me portèrent jusque sur le
palier.

--Et les bijoux? demanda la tante.

--Sacrédié! je les ai oubliés.

Le long du chemin, dans la nuit, je ne songeais qu'au plaisir de
coucher à Courance. Cela ne m'était arrivé qu'une fois, un soir qu'il
pleuvait trop pour revenir à Beaumont. Et je me rappelais le petit
lit, dans la chambre de Valentine Pidoux, qui était chargée de veiller
sur moi. Cinq ou six fois elle me réveillait pour me demander si la
pluie m'empêchait de dormir. Mais, le matin, par exemple, quel beau
soleil, et comme tout était plus grand et plus clair que chez nous! La
fenêtre donnait sur des touffes de lilas humides: les grappes fleuries
venaient si près, qu'en se penchant on pouvait s'y mouiller la figure.
Et, juste au-dessous, on voyait le bonnet blanc et le dos bombé de la
Boscotte assise sur une chaise, les pieds sur un tabouret, et ourlant
des serviettes. Fridolin chauffait le four; la fumée rousse conservait
l'odeur de la flambée de genévriers et de bruyères. La cuisinière,
Clarisse, portait sur sa tête des panerées de pâte bien levée, mobile
comme une chair grasse. On entendait les coqs, les moineaux, les
pigeons, les aboiements du chien Mirabeau, et le beuglement des veaux
dans l'étable. Sous le grand marronnier blanc, tout en fleur, il y
avait un tas de sable pour jouer, et on savait qu'on pourrait boire
du lait frais à plein bol. Enfin, une à une, arrivaient mesdemoiselles
Victoire et Adélaïde, deux vieilles filles jumelles, mes
arrière-grand'tantes, grand'mère Fantin et Félicie, qui criaient d'en
bas:

--Valentine! Valentine! est-ce que le petit a bien dormi?

Après quoi, on voyait l'oncle Planté, le mari de Félicie, habillé de
velours à côtes, gagner la campagne par la petite porte jaune. Il
ne comptait guère dans la maison, parce que Félicie lui préférait M.
Laballue, un vieil ami qu'on appelait Sucre-d'Orge, à cause de son
bon caractère. L'oncle Planté partait, au temps de la chasse, avec
son fusil et son chien; battait les landes et les bois, et rentrait
le plus souvent bredouille, en jurant comme un charretier. Le reste de
l'année, il jardinait, à moins qu'il ne s'enfermât dans un pavillon à
lui, où l'on disait qu'il triait des graines. On l'aimait beaucoup
en secret, malgré sa rudesse; et ceux qui tenaient à ses faveurs
ménageaient Valentine.

Valentine était l'aînée des dix enfants du métayer voisin, âgée de
dix-huit ans, dodue, gâtée par le bien-être.

--Il faudra apprendre à vous habiller tout seul, me dit-elle, dès le
premier soir, parce que, vous comprenez, moi, je ne suffirais pas à
tout l'ouvrage avec mes dix doigts.

Je trouvai la même chambre, mais le printemps manquait. On nous fit
brûler des javelles.

--C'est toujours ça de gagné, dit Valentine; si vous ne couchiez pas
là, madame me défendrait d'allumer...

En revanche, madame lui avait bien recommandé d'éteindre la bougie
avant de se déshabiller elle-même. Mais cela était contraire à ses
habitudes. Je lui dis, entre les draps:

--Il ne faut pas te gêner...

Une jambe croisée sur le genou, à la caresse des dernières flammes,
elle ôtait tranquillement son bas, après avoir à peu près tout ôté.
Elle le jeta et me tira la langue.

Le lendemain, Félicie partit encore pour Beaumont, avec la calèche;
elle emmenait grand'mère Fantin, sa soeur, qui devait y rester près
de la malade. Quand elle revint, elle parlait d'une consultation du
docteur Léveillé, en hochant la tête. Elle prononça une phrase que
l'on répéta souvent dans la suite: «Le premier casque à pointe qu'elle
verra lui entrera dans le coeur.» Mais elle avait les bijoux.

On ouvrit un puits perdu situé devant le perron de la maison neuve.
Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde tendaient les paquets d'argenterie
enveloppés de linge; Félicie tenait la feuille d'inventaire, et
pointait, à l'aide d'un crayon qui trouait le papier contre la paume
de sa main. On remplit ainsi trois caisses que Fridolin cloua, ficela
et cacheta. Puis on les descendit dans la fosse, comme des cercueils
d'enfants. Deux essieux de tombereau rouillés furent croisés à
l'orifice et recouverts de planches épaisses. Enfin, on jeta de la
terre.

Pendant longtemps, lorsqu'on passait à cet endroit, chacun frappait du
talon pour éprouver le sol.


Des semaines s'écoulèrent; le printemps revint. On ne parlait jamais
des sujets graves devant moi; je m'amusais beaucoup; et il n'arriva
rien.

Un matin, de bonne heure, Félicie poussa la porte de notre chambre.
Elle avait le teint brouillé, les yeux fiévreux. On crut que c'était
le jour de ses névralgies. Mais elle ordonna à Valentine de m'emmener
avec elle, et d'aller cueillir des morilles. Valentine objecta qu'il
n'avait pas plu, la nuit, et qu'on ne trouverait pas de morilles.

--C'est bon! c'est bon! je sais ce que je dis, faites-moi le plaisir
de partir tout de suite.

Puis elle parla à l'oreille de Valentine, qui leva les sourcils, me
regarda et ne dit plus mot.

Pendant qu'elle traversait la cuisine, Clarisse et la Boscotte se
précipitèrent sur Valentine, lui parlèrent bas, et me regardèrent.
Nous sortîmes par la porte jaune: on était aussitôt dans les champs.
Valentine courut vers une de ses soeurs, toute droite et tricotant
un bas, au milieu des dindons, sur un terrain pelé. Elle lui parla
à l'oreille, et, quand je passai près d'elle, la petite me regarda,
comme les femmes.

Nous atteignîmes un cours d'eau, presque toujours à sec, qui
traversait la propriété et lui donnait son nom: la Courance. Elle
étendait en zigzag son lit inégal, tantôt raviné, profond ou rempli de
sable, tantôt uni, à fleur de terre et tapissé d'une herbe fraîche. On
ne passait près des buissons qui la bordaient qu'en les frappant de la
canne afin de mettre en fuite les couleuvres. Et l'on s'entendait tout
à coup héler d'en haut par un garçon ou par une fille de ferme juchés
sur le pommeau d'un orme au tronc bossu, occupés à arracher les
feuilles au long des tiges nouvelles.

Valentine était préoccupée et ne cherchait point de morilles. Je
marchais devant elle; je courais; et je revenais sur mes pas, comme un
chien en promenade. Je lui demandai:

--Pourquoi est-ce que tu es toute rouge?

--Ce n'est pas vrai! je ne suis pas rouge.

--Si, tu es rouge.

Ses yeux brillaient; elle avait envie de dire quelque chose. Elle
soupira:

--Ah! si on ne me l'avait pas défendu!...

--Qu'est-ce qu'on t'a défendu?

--Mais, de vous le dire, donc!

--De me dire quoi?

--Ah! voilà!

--Pourquoi est-ce qu'on t'a défendu de me le dire?

--Parce que les grands malheurs, ça n'est pas fait pour les enfants.

--C'est un grand malheur qui est arrivé.

--Qui est-ce qui vous a dit ça?

--C'est toi. Qu'est-ce que c'est, un grand malheur?

--Ça dépend.

--Est-ce que c'est d'être ruiné comme grand-père Fantin?...

--Oh! il s'en fait de la bile, votre grand-père Fantin!...

--Oui, avec grand-père Fantin on ne peut pas savoir, puisque tante
Félicie dit que ce n'est qu'un saltimbanque; mais vois grand'mère:
elle dit que c'est triste de vivre aux crochets des autres. Est-ce que
c'est papa qui est ruiné? est-ce que c'est tante Félicie? est-ce que
c'est l'oncle Goislard? Est-ce que c'est madame Leduc? Non; madame
Leduc, c'est la plus riche de toute la famille.

--Vous croyez ça? La dernière fois qu'elle est venue, et qu'on a mis
la maison sens dessus dessous pour elle, elle avait des trous à ses
bas!...

--Ah!... À moins que ce ne soit quelqu'un qui est mort?

--Peut-être.

--C'est mademoiselle Gillot?

--Pourquoi?

--Parce que c'est la plus vieille.

--Il n'y a pas que les vieux qui meurent.

--Non, mais alors il faut qu'on soit tout à fait malade.

--Qu'est-ce que vous appelez être tout à fait malade?

--C'est quand le curé vient.

À ce moment, j'eus pour la première fois peur d'apprendre quelque
chose de très désagréable, et je sentis que j'aimais autant ne pas
m'en occuper. Je fis observer à Valentine:

--Puisqu'on te l'a défendu, il ne faut pas le dire.

Un chien aboyait, vers la ferme d'Épinay. Valentine m'arrêta par le
bras.

--Écoutez! On entend les voitures.

Sa figure était coquelicot. Elle se hissa, un pied contre la verrue
d'un orme, et elle regardait sur la route de Beaumont.

Je la tirai par sa jupe:

--Moi, je veux voir!

--Vous le voulez?

--Oui.

--Vous ne direz pas, après, que c'est ma faute?

Elle m'avait déjà soulevé, et je voyais comme elle. Dans l'intervalle
du frais feuillage des noyers, au delà d'un champ d'avoine, on
distinguait très bien les voitures montant au pas la côte, à la
sortie du parc de Courance. La calèche allait la première, menée par
Fridolin. Dans le break découvert, on reconnaissait Mesdemoiselles
Victoire et Adélaïde avec la Boscotte, toutes enfouies sous des voiles
noirs, et l'oncle Planté qui ne se déplaçait jamais.

--C'est arrivé ce matin à cinq heures et demie, dit Valentine.

Nous étions, elle et moi, aussi rouges que si l'on nous eût pris
à manger du miel à l'office; et je ne pouvais rien dire du tout.
Pourtant, les voitures passaient à portée de la voix, et d'ordinaire
on eût crié: «Bonjour! bonjour! où allez-vous donc?» Je sentais contre
mon front quelque chose de trop gros, qui ne parvenait pas à se loger
dans ma cervelle d'enfant. Valentine me déposa à terre. Je pris un
air très affairé; je marchais en soulevant du bout du pied le plus de
cailloux possible, et je donnais de grands coups de baguette contre
les buissons.

Valentine fut longtemps aussi sans parler. Enfin, elle me dit:

--Vous avez l'air de bouder.

Je marchais toujours du pas d'un monsieur sérieux, sans me retourner,
sans faire plus de chemin qu'il ne fallait. Désormais, j'aurais cru
indécent de courir.




II

LES FIGURES


Le jour suivant, on ouvrit la maison neuve, pour recevoir la famille.

Beaucoup ignoraient ces appartements, car on n'en usait que dans les
circonstances solennelles, ou quand venait madame Leduc.

Je jouais devant le perron, à l'endroit même où se dissimulait le
puits perdu, quand j'entendis secouer intérieurement les persiennes
blanches. Le bois craqua comme si la porte se déchirait par le milieu;
je vis un trou noir, étroit et haut, qui s'élargit: et Fridolin
apparut, les bras en croix, repoussant de droite et de gauche les
lames ajourées qui se pliaient en accordéon.

Il me salua, la casquette très bas, et dit: «Bonjour, Monsieur Henri»,
sur le ton d'un respect inusité, que j'attribuai à mes premiers
vêtements de deuil. Je m'élançai pour voir le petit salon:

--Prenez garde! s'écria Fridolin, on glisse comme sur la pelure
d'orange.

Il était en chaussettes de tricot bleu, et il relevait tous les doigts
de pied en marchant sur le parquet froid. Je fus étonné de ne trouver
au petit salon rien d'extraordinaire. Fridolin se baissait et tâtait
les plinthes du revers de la main. Il aspira de l'air par sa brèche et
prononça:

--Ne me parlez pas de l'humidité! la vermine est moins ravageuse.

Dans le grand salon, il dit, aussitôt l'irruption de la lumière:

--C'est princier.

Le meuble était de velours rouge. La pendule de la cheminée
représentait une femme couchée; les candélabres de bronze étaient
surmontés de cigognes qui faisaient leur possible pour se débarrasser
d'un serpent enroulé à leur patte.

La salle à manger n'offrait de toutes parts qu'un miroir d'acajou; et
partout où Fridolin, d'un coup de manche, enlevait la poussière,
sur le buffet, sur la table, au dossier des chaises, je me dépêchais
d'aller souffler de grands halos de buée, pour le plaisir de les voir
se rétrécir et disparaître, comme sur les glaces, en laissant, au
milieu, une petite goutte d'eau. Fridolin déclara:

--Ce n'est pas pour faire valoir celui-ci plutôt que celui-là; mais il
y a davantage de «richesse» chez votre grand'tante Planté, que dans le
château de monsieur le marquis de la Frelandière.

Il ajouta, en faisant tourner son bras droit comme une immense
girouette:

--Il n'y a point de mal à dire ce que je vais vous dire... Le malheur
qui est arrivé vous rendra maître de tout ça quarante ans plus tôt.

Malgré mon extrême jeunesse, j'étais déjà au courant de ces affaires
d'héritage, tant les questions de fortune revenaient souvent dans les
conversations de la famille. Combien de fois n'avais-je pas entendu
Félicie dire à ma mère: «Quand je n'y serai plus, tu feras ici ce que
tu voudras!» À propos de quoi la voix douce de celle qui venait de
mourir insinuait régulièrement: «Et ce malheureux Philibert?--Oh! ton
frère! ton frère!... c'est un grand dadais.»

Je demandai à Fridolin:

--Alors, mon oncle Philibert, lui, il n'aura rien?

La lèvre de Fridolin se retroussa sur l'endroit des dents où l'air
sifflait; il raidit sa main abaissée horizontalement, et faucha dans
l'espace quelque chose comme une plante parasite, qu'il semblait voir,
et qui, à ses yeux, dut tomber.

--Celui-là, dit-il, c'est un «dévoyé».

Il y avait sur le compte de Philibert une histoire que je ne démêlai
que plus tard et fil à fil, parce qu'on m'envoyait toujours promener
quand il s'agissait de lui. Sa vie était un mauvais exemple, et il
habitait Paris. Je savais qu'il dessinait, peignait des tableaux, et
ne «réussissait pas». Lorsqu'à son sujet quelqu'un risquait: «Et dire
qu'il a tant d'esprit!» Félicie vous fermait la bouche d'un: «Ça lui
fait un beau gras de jambe!»

Philibert arriva, précisément, le soir de ce même jour, en compagnie
de son père, c'est-à-dire mon grand-père Fantin, qu'on appelait
Casimir. Ils avaient dû se contenter de la carriole de Pidoux, sous
prétexte que la calèche et le break attendaient au train suivant
Madame Leduc et ses bagages. Philibert était très maigre et avait
beaucoup de chagrin. Le grand-père Fantin descendit du véhicule avec
une larme à chaque oeil, mais il en versait pour n'importe quoi. On
s'embrassa sous le marronnier de la cour. Personne n'osait parler
le premier. On disait seulement: «Ma pauvre Félicie!...» «Mon pauvre
Casimir!...» «Ma pauvre tante Adélaïde!...» «Votre pauvre femme a tenu
à passer la nuit là-bas...» Grand-père demanda:

--Et le «pauvre» enfant, est-ce qu'il sait?

Je me détournai en rougissant. Les deux nouveaux venus m'embrassèrent.

Casimir n'était pas plus en odeur de sainteté que Philibert. Il avait
«mangé» la fortune de sa femme, et Félicie se souvenait d'avoir payé
ses dettes. Elle le disait capable d'engloutir la mer et ses poissons;
elle le redoutait comme un fléau, et elle avait fait des pieds et
des mains, après ses désastres, pour obtenir qu'il fût hébergé chez
l'oncle Goislard, à Langeais, loin d'elle.

À la tombée de la nuit, on distingua le bruit des deux voitures, et
tout le monde s'agita pour recevoir Madame Leduc.

Elle était la soeur de Casimir, mais personne ne lui donnait de
titre de parenté, si ce n'était en sa présence et l'on disait «Madame
Leduc», à cause de son grand air. L'oncle Planté était seul à se
permettre, à son endroit, une facétie qui manquait rarement de succès:
en parlant d'elle il disait «la duchesse». Mais, tout en souriant
alors, on regardait du côté des portes qui ont plus d'oreilles que les
murs, tant on craignait que Madame Leduc n'eût vent de cette petite
liberté.

Fridolin ne la faisait point descendre, comme le commun des mortels,
sous le marronnier de la cour; il la menait, au trot depuis la grille,
par un détour élégant, sur l'esplanade sablée, devant la maison neuve;
et il n'arrêtait la calèche que juste au pied du perron. Là, on se
trouvait réunis à l'avance, et le coeur battant un peu, ainsi que pour
la réception d'un prince.

--Mon Dieu! soupira Félicie, pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé
en route!... Ordinairement nous allons au-devant d'elle, mais
aujourd'hui, en vérité, on ne sait où donner de la tête...

Madame Leduc montra le nez hors de la portière, et dit:

--Est-ce que je couche à l'auberge?

Un souffle glacé passa sur les épaules. Madame Leduc devait avoir été
froissée.

--À l'auberge! s'écria Félicie, que voulez-vous dire?

--Mais, reprit madame Leduc, votre dépêche est un peu laconique:
«Trouverez voiture gare», un point, c'est tout. Vous concevez...

Heureusement, grand-père, qui était très démonstratif, l'avait déjà
embrassée en poussant de petits gloussements de tendresse. Elle passa
ainsi de l'un à l'autre: «Mon pauvre Casimir!... Ma pauvre Félicie,
etc.». Et l'acrimonie du premier moment se trouva noyée dans les
larmes.

Grâce à la présence de madame Leduc, on dîna dans la salle à manger
d'acajou et l'on passa la soirée dans le salon de velours rouge.
L'oncle Planté était de mauvaise humeur parce qu'à cause de la
«duchesse» on employait Valentine à la cuisine, et parce qu'il n'osait
ni jurer ni bourrer sa pipe. Chacun se surveillait de peur de laisser
échapper une expression qui pût être mal interprétée, non Casimir,
toutefois, qui allait toujours de l'avant. Mesdemoiselles Victoire et
Adélaïde bâillaient à qui mieux mieux; Philibert crayonnait; Félicie
allait et venait, en invoquant, à chaque entrée ou sortie, le prétexte
d'ordres à donner. Madame Leduc parlait des calamités publiques et de
son fils qui était «dans la magistrature». Au grossissement qu'elle
donnait à ces mots, je compris que les Prussiens avaient mis fin à
la guerre pour permettre à ce fils de recouvrer «ses fonctions de
substitut». Le «Sacré Coeur de Jésus», les «zouaves pontificaux», les
«communards», et le «comte de Chambord», étaient les termes qu'elle
employait le plus souvent. Et toutes les fois qu'on risquait une
allusion à la cérémonie du lendemain ou au malheur qui nous réunissait
là, on me regardait comme si ce malheur eût été sur moi.

Valentine me fit raconter, en me couchant, ce qui s'était passé au
grand salon:

--D'abord, ce n'est pas la peine de faire ma prière, parce que madame
Leduc l'a récitée, tout haut, pour tout le monde, et en latin, tu
sais, comme ça: «Bo, bo, bo, bo, bo... bo, bo, bo, bo, bo...», et
puis, à un moment, c'est le grand-père Fantin qui lui répondait comme
ça: «Bou, bou, bou, bou, bou... bou, bou, bou, bou, bou...»

--Et votre tante Félicie, qu'est-ce qu'elle a dit de ça?

--Tante Félicie, elle n'a rien dit, parce qu'elle a peur de madame
Leduc; mais l'oncle Planté est sorti en bougonnant: «Sacrés faiseurs
de simagrées!»

Valentine était au lit qu'elle répétait encore, en contrefaisant la
voix de madame Leduc et de son frère: «Bo, bo, bo, bo, bo... bou, bou,
bou, bou, bou...»

Elle ne m'éveilla, le lendemain, que très tard. Et quand je descendis,
il n'y avait plus personne à la maison, que la cuisinière Clarisse et
madame François, la gouvernante du curé de la Ville-aux-Dames, qu'on
employait dans tout le pays, pour les grands repas.

Valentine me dit confidentiellement:

--On ne vous a pas emmené, parce que vous êtes trop impressionnable.

Madame François racontait des histoires à perte d'haleine en tournant
ses sauces, et elle était très comique de sa personne, ayant une
petite voix flûtée, un bout de nez pointu et luisant, et des lunettes
bleues larges comme des pièces de cinq francs; en outre, on savait
qu'elle portait une perruque et une crinoline. Monsieur le curé
Fombonne, son maître actuel, était mêlé à toutes ses aventures, ainsi
que plusieurs de ses confrères. Du même ton qu'elle m'eût confié: «Il
y aura de la crème», elle m'annonça que Monsieur le curé serait du
déjeuner.

La grille était restée ouverte après le départ des voitures, et des
chiens étrangers erraient dans le jardin, la queue basse, le museau
reniflant le sol. Je fis observer ce désordre à Valentine:

--Si tante Félicie voyait ça!...

Elle me répondit:

--Ce n'est pas aujourd'hui un jour comme un autre.

On arriva par paquets noirs vers midi. La calèche était pleine. Le
break était plein. Je reconnus mon père dans son tilbury avec Casimir.
Après, venait le cabriolet de Monsieur Laballue, le bon ami de
Félicie, qui avait pris à côté de lui Monsieur le curé de la
Ville-aux-Dames. Et on attendit encore Philibert, vingt minutes, avant
de se mettre à table, car il n'avait pu trouver de place dans tout
cela. Il revint seul et à pied.

Mon père pleura beaucoup lorsqu'il m'embrassa. Félicie, témoin de sa
douleur, lui dit en me montrant du doigt:

--Maintenant, c'est pour cet enfant-là que nous devons défendre notre
bien.

Il comprit, à travers ses larmes, le sens avantageux de ces paroles,
et saisit la main de la tante.

Le temps était magnifique, et même un peu chaud. On avait fermé les
persiennes de la salle à manger pour éviter le soleil qui, par une
longue fente, réduisait ses rayons en une sorte de cloison lumineuse,
où une poussière dorée dansait la sarabande.

Les mouches salissaient les desserts, et il venait parfois une abeille
se poser lourdement au bord des compotiers.

Madame Leduc, ainsi qu'il fallait s'y attendre, avait pris le haut de
la conversation. Elle abondait en idées nobles et généreuses, et on la
savait capable de les mettre en pratique. Elle prêchait la dignité de
l'institution familiale, la solidarité nécessaire de ses membres; et
elle traversait la France de part en part pour assister au baptême, au
mariage, aux obsèques d'un arrière-cousin. Pour un anniversaire, pour
une rougeole, pour l'espoir d'une grossesse, elle vous écrivait des
lettres à la manière d'une Sévigné. Elle prodiguait les conseils, elle
ouvrait sa bourse; à tout le moins, on était assuré qu'elle priait
pour vous. On trouvait sa vie édifiante. «Non! prétendait monsieur
Laballue, en allumant ses petits yeux gris, car elle fait douter de la
justice de Dieu...--Comment cela?--Parce qu'en récompense il aurait dû
lui donner pour deux liards de bonne grâce!» C'était cela, en effet,
qui lui manquait. Si flatté que l'on fût d'approuver ses théories, le
coeur ne s'y prenait point.

Au fond, elle n'amusait personne, mais chacun sentait que c'était ce
qui convenait aujourd'hui.

Cependant, lorsque, après avoir parlé de notre «perte cruelle», avec
une éloquence trop aisée, elle nous invita à remercier la Providence
pour «avoir distingué notre famille par une épreuve particulière», on
fut gêné.

Monsieur le curé Fombonne sauva la situation:

--Remercions la Providence, dit-il, de nous accorder notre pain
quotidien... et d'inspirer à la cuisinière de madame Planté des
matelotes aussi réussies.

--Mais ce n'est pas ma cuisinière qui mérite des éloges, dit Félicie,
Monsieur le curé, c'est la vôtre!

--Jamais de la vie! Je n'ai pas mangé, depuis quinze ans, de matelote
pareille, au presbytère.

--Nous en aurons le coeur net; Valentine, appelez donc madame
François.

On vit entrer, tout étourdie par la pénombre, la célèbre cuisinière du
curé de la Ville-aux-Dames. Elle relevait son tablier d'un bras serré
jusqu'au poignet par une fausse manche de lustrine, et étalait une
main avec modestie contre la bavette blanche épinglée méticuleusement
sur son sein. Son petit nez fureteur, au-dessous des conserves bleues,
allait de droite et de gauche, et elle ressemblait assez à la tête
d'une belette ou d'un rat sortis de l'ombre et surpris de voir de la
compagnie.

--Eh bien! madame François, voilà monsieur le curé qui ne veut pas
croire que c'est vous qui avez fait la matelote?...

Sa voix menue sembla venir d'un petit trou de flûte:

--Eh! mon Dieu! madame Planté, comme disait défunt monsieur le curé de
Chaumussay, ne faut-il point toujours confesser la vérité? C'est bien
moi qui ai fait la matelote.

--Saperlipopette! s'écria le curé Fombonne, comment se fait-il que
vous ne m'en ayez jamais mis une au point comme celle-là?

Madame François agita sa figure futée; elle semblait sourire par
le bout du nez, car on ne lui voyait pas les yeux sous ses disques
d'azur, et sa bouche était close respectueusement. Elle avait l'air de
ne point vouloir parler, et cependant elle parla:

--Monsieur le curé, dit-elle, en comprendra facilement la raison...
C'est que le vin de madame Planté est bien meilleur que le sien.

Elle jouit de son succès et se retira, tandis que Félicie disait à
l'oreille du curé:

--Je vous en enverrai quelques bouteilles.

Le bon curé prêtait volontiers sa servante, en se laissant inviter
dans les maisons où elle était rémunérée à souhait, et l'un et l'autre
y trouvaient avantage.

Grand-père Fantin, qui était plus gourmand que le curé Fombonne,
profita de la circonstance pour raconter l'histoire d'une certaine
dinde à la chipolata, qu'il avait mangée pendant l'Exposition
universelle de 1867. Elle avait pour but d'amener ceci: «Lord
Bolingbroke, en me gratifiant d'un vigoureux _shake hand_, me dit:
«Fantin, vous croyez connaître la chipolata? La première fois que vous
viendrez à Londres, faites-moi donc l'amitié..., etc.»

Quand grand-père Fantin entamait cette histoire, chacun s'évertuait à
la couper net et le plus tôt possible, d'abord parce qu'on la savait
comme son _pater_, ensuite parce qu'il était pénible de le voir étaler
les fastueuses relations qu'il s'enorgueillissait d'avoir eues dans le
temps même où il faisait les affaires les plus déplorables. Après lord
Bolingbroke, venait immanquablement Napoléon III. Sa Majesté s'était
fort intéressée à un projet de charrue à vapeur, et en serrant la main
de l'ingénieux inventeur, aussi violemment que le noble anglais, elle
lui avait affirmé d'une voix émue: «Fantin, Nous avons l'oeil sur
vous.»

Il parlait de ces choses avec une inconscience absolue, tandis
qu'autour de lui les mémoires retraçaient la terrible aventure: la
faillite à la fermeture de l'Exposition, la ruine, la prison pour
dettes; ma grand'mère, ici présente, mendiant un emploi à Paris; la
jeune fille, la morte d'hier, un mariage manqué, accourant,
toute seule, implorer la charité des parents de province!... Lord
Bolingbroke, Sa Majesté, la dinde à la chipolata: la nature heureuse
de Casimir n'avait retenu que ces mots sonores et ces mirages.

Les jours où l'on négligeait les cérémonies, Félicie l'interrompait en
disant: «Casimir, passons à la période contemporaine.»

Car on divisait la vie de grand-père Fantin en quatre périodes, comme
un règne. Chacune débutait comme un âge d'or, et se terminait par
une catastrophe. La première était la période africaine: il y était
question de chênes-lièges, d'Arabes en révolte, de campements sous la
tente et de cris de chacals; une série d'éblouissements suivis d'un
brusque retour, de la vente du mobilier, des livres et de la dernière
chemise. La seconde période était celle de Londres en 1855. On y
entendait tinter des «Palais de Cristal», des «jeune reine pleine
de fraîcheur...» et des «prince consort», etc. La troisième était
baptisée période de la chipolata. Enfin la quatrième, qui durait
encore, était celle du vieil oncle Goislard, ou «l'oncle à la mode de
Bretagne», dont Casimir convoitait l'héritage, et, en attendant,
usait les redingotes «malheureusement un peu étroites». Et comme on
ne connaissait guère l'oncle Goislard que par les narrations de
grand-père Fantin, c'était encore des féeries que ce nom évoquait.
Chez l'oncle Goislard, les dîners étaient de trente couverts, les
dames nombreuses, jeunes, belles et toujours «en peau», à moins que
ce ne fût «outrageusement décolletées»; elles portaient des noms
magnifiques et demeuraient dans des châteaux.

Trois ou quatre personnes, pour passer à un sujet anodin, s'écrièrent
ensemble:

--Et avec tout cela qu'est-ce que devient donc mademoiselle Gillot?

--Demandez-le à M. le curé de la Ville-aux-Dames, dit Félicie; il la
voit plus souvent que nous, car elle se fait de plus en plus sauvage
et ne vient même plus à la maison... à moins qu'il ne fasse de
l'orage, du grand vent...

--Ou qu'il n'y ait une éclipse?

--Oui, elle vient aussi quand elle a lu dans ses almanachs l'annonce
d'une éclipse de lune ou de soleil. Sa terreur est de mourir au milieu
d'un cataclysme. Elle se monte la tête dans la solitude. J'ai essayé
d'introduire chez elle une petite bonne. Ah! bien, oui! Pas un être
humain n'a pénétré depuis trois ans dans la pièce qu'elle occupe chez
Pidoux!

--Le dimanche, dit le curé Fombonne, mademoiselle Gillot, qui est
aimée des animaux comme un saint François d'Assise, est suivie jusqu'à
la Ville-aux-Dames par une douzaine de perdreaux apprivoisés. Ils se
tiennent sous ses jupons pendant la grand'messe, et leur conduite est
exemplaire. Ce sont mes plus fidèles paroissiens.

--Mais aussi, monsieur le curé, faut-il avouer que votre servante les
gâte!

--Madame François se contente de déposer sous la chaise de
mademoiselle Gillot quelques oeufs de fourmis, qu'apprécient les
petites bêtes... Il est vrai que votre respectable tante ne s'est
jamais doutée du subterfuge. À voir ses perdreaux si sages, elle les
croit bons chrétiens.

Madame Leduc pinçait les lèvres, parce qu'elle était très choquée
des innocentes plaisanteries du curé. Elle ne concevait pas non
plus qu'une personne de la famille vécût à la façon de la vieille
mademoiselle Gillot. Mais mademoiselle Gillot, presque centenaire,
gardait les habitudes de simplicité reçues dans sa jeunesse, et ce
qu'elle nommait «le luxe» de Courance l'incommodait. Elle portait un
bonnet blanc, comme les ancêtres, et quand elle venait, il fallait la
croix et la bannière pour l'attirer plus loin que la cuisine.

Ce fut, pour chacun, une occasion de proclamer ses principes sur la
famille. Enfin, on quitta la table, d'accord sur ce point que, si la
France était appelée à se relever de ses désastres, elle le devrait
à l'union, sanctifiée par l'amour et le désintéressement, de tous les
citoyens autour du foyer.

Mon père offrit son bras à Félicie et, aussitôt à part, lui souffla:

--Il y avait un testament...

Philibert m'entraînait; il fut rejoint, au petit salon, par son père,
dont le teint flambait:

--Un mot, mon garçon.

Grand-père Fantin lui prit la main, la lui serra, la lui tapota de
caresses maternelles.

--Qu'est-ce qu'il y a? demanda Philibert.

--Je te le donne en cent!

--Finis, je t'en prie.

La voix de Casimir s'émietta tout à coup en trémolo, comme s'il eût
tiré un registre à l'harmonium:

--Ta pauvre soeur, mon ami... ta pauvre soeur!...

--Eh bien?

--Elle nous a laissé, à chacun...

--Ah! elle nous a laissé quelque chose?

--Vingt mille francs!

Ses lèvres se retroussèrent aux deux coins, en toit de pagode.

Je sentis trembler la grande main de Philibert, qui tenait la mienne.
Il me lâcha, porta son mouchoir à ses yeux, et s'en alla dans le
corridor.

Grand-père Fantin haussa les épaules. Les vingt mille francs lui
causaient, à lui, un tout autre effet. Il allait, dandinant et
hanchant de droite et de gauche; il encensait tout venant des basques
trop longues de l'étroite redingote. La nouvelle se répandait.
Monsieur Laballue lui dit:

--Ça va mettre du beurre dans vos épinards.

Madame Leduc lui demanda:

--Qu'est-ce que tu vas faire de ça?

Puis elle s'acharna après lui. Elle lui tortillait un bouton de gilet;
elle époussetait ses revers à coup de mignonnes chiquenaudes; elle
finit par l'entraîner dehors.

Monsieur le curé Fombonne, étalé sur un siège, fumait comme un
propriétaire. Je m'empressai d'aller le dire à Félicie, au grand
salon.

Elle avait d'autres chats à fouetter.

Elle était tellement en colère qu'elle baissa à peine le ton quand
j'entrai:

--Vingt mille francs à ton mari! Mais, malheureuse, tu ne comprends
donc pas que c'est de l'argent jeté à la rivière! À la rivière!
qu'est-ce que je dis? Mais il n'a jamais eu liard en poche sans le
risquer dans une aventure! Veux-tu que je t'apprenne ce que ça nous
coûtera, les vingt mille francs de Casimir? Ça nous en coûtera cent
mille!...

--Il m'a juré de les placer, disait grand'mère.

--Et tu crois ça, toi? Tu le crois encore, après trente-cinq ans qu'il
te nourrit de balivernes!

--Je t'assure qu'il a toujours été sincère. Ce n'est pas sa faute s'il
n'a pas eu de chance...

--C'est comme cela que vous raisonnez, vous autres: «Il n'a pas eu de
chance!» Et il en aura peut-être davantage demain, n'est-ce pas? La
chance, c'est d'avoir quelque chose dans la caboche; et quand on
n'a pas encore senti sa cervelle à l'âge qu'il a, il est permis
de supposer que ce qu'on porte entre les deux épaules, c'est un
grelot!... Ah! il va toucher vingt mille francs! eh bien, écoute-moi,
Célina: avant six mois, je parie ma tête que tu seras là, à te traîner
à mes pieds pour me prier de boucher les nouveaux trous que ton benêt
de mari aura creusés...

Elle marchait à grands pas dans la pièce demi-obscure, elle faisait
rouler les chaises et les fauteuils sur le parquet, pour les aligner;
puis elle en bouleversait l'ordonnance, et en imaginait une nouvelle.
Cela produisait un bruit sourd, presque continu, pareil à des
orages lointains. Grand'mère n'osait souffler. Félicie se répondit à
elle-même:

--La famille!... la famille!... ils s'imaginent avoir tout dit, dès
qu'ils ont eu de ce mot-là plein la bouche. Mais, quand la fortune a
sombré, qu'est-ce qu'elle devient, la famille? Je vous le demande un
peu! C'est très joli, ma parole, d'être tous réunis autour d'une même
table et de s'y frotter les coudes les uns contre les autres; mais à
la condition qu'il y ait quelqu'un qui paie le dîner!

Et elle alla vers la fenêtre; elle l'ouvrit. Il vint, au travers des
volets, une bouffée d'air chaud qui sentait la verveine.

--C'est comme Philibert! poursuivit-elle; il ne sait seulement pas ce
que c'est que l'argent, il ne va faire de cela qu'une bouchée!

--Pauvre garçon! avec toutes ses charges!...

On me regarda. Comme toutes les fois qu'il s'agissait de Philibert, on
n'insista pas.

J'étais venu m'asseoir sur le rebord de la fenêtre. On entendait, avec
le grand bourdonnement de tout ce qui vole dans le soleil, le murmure
des voix de Casimir et de sa soeur assis non loin de là, sous les
noisetiers. Je poussai la persienne pour les voir, et une phrase de
grand'père Fantin nous arriva toute chaude:

--Notre coeur nous interdit de te laisser dans le pétrin...

Félicie bondit, et elle s'approcha de la fenêtre.

Madame Leduc, à grands gestes de la main, abattait la voix de Casimir,
et l'on ne distingua plus rien que des mots de loin en loin: «Ce n'est
pas que nous soyons gênés... malheureuse guerre... pèlerinage votif à
Sainte-Anne d'Auray... pension... ma petite-fille au Sacré-Coeur...»
Mais grand'père semblait faire exprès de prononcer très haut: «Mon
argent... te tirer d'embarras... moi aussi, j'ai connu la misère...
que diable! patientons jusqu'à la mort de l'oncle Goislard... mon
argent... quant à ta détresse... mon argent...» Et on voyait le
bras de Madame Leduc agité comme si elle chassait de la fumée: «Mais
tais-toi donc! mais tais-toi donc!»

Félicie tomba dans un fauteuil.

--Ah bien! dit-elle, il ne manquait plus que cela!

--Qu'est-ce qu'il y a?

--Il y a que Madame Leduc demande de l'argent à ton mari!

--Ce n'est pas possible!

--Là, là, sous les noisetiers; j'ai entendu, de mes oreilles
entendu... Avec le train qu'elle mène, elle devait en arriver là. La
malheureuse est au bout de son rouleau.

--Demander de l'argent à Casimir! répétait grand'mère, pour la
première fois qu'il en a!

Je fus très heureux de trouver à placer mon mot:

--Tante, Valentine m'a dit que quand Madame Leduc est venue à
Courance, l'année dernière, elle avait des trous à ses bas.

On me mit à la porte.




III

LE «DÉVOYÉ»


Lorsqu'on me disait de m'en aller, je me réfugiais dans le corridor.
Il était très long et desservait toutes les pièces du rez-de-chaussée:
la vieille maison, la maison neuve, et jusqu'au pavillon de l'oncle
Planté, qu'en raison de son éloignement on appelait «le bout du
monde». Ce corridor était dallé de briques; il y faisait frais; le
moindre pas y résonnait; on y respirait une odeur de pomme et de miel,
qui venait des placards; on y entendait les pigeons de la métairie
roucouler ou s'envoler à grand bruit d'ailes, et il y avait aussi
là-bas, là-bas, tout au fond, près de la porte du pavillon, l'horloge
du bout du monde, dont le tic tac assourdissant était renommé à
Courance.

Valentine sortait du pavillon. Elle m'embrassa en me demandant:

--Est-ce que je sens la pipe?

--Oui.

--Alors, vous êtes un petit menteur, parce que ce n'est pas vrai.

Je restai dans le corridor, à dessiner des bonshommes le long du mur,
pendant qu'on ne me voyait pas.

Mais je cachai mon crayon, lorsque j'aperçus Philibert et sa mère.

Il disait, en tenant la main à plat, devant lui, comme lorsqu'on parle
de la taille d'un enfant.

--La voilà haute comme cela, aujourd'hui.

--Déjà! dit grand'mère. Alors _ça_ ne l'empêche pas de grandir?

Et il fut question d'un «corset orthopédique», qui coûterait au moins
trois cents francs. Philibert ajouta:

--Enfin! maintenant, nous allons pouvoir le lui payer!...

Ils me virent et ne dirent plus rien.

Philibert me prit dans ses bras et m'enleva très haut. Il était grand;
il avait un nez qui n'en finissait pas, et quelques poils blancs
par-ci par-là, dans les cheveux et dans la barbe.

--Si nous allions faire une petite promenade avec cet enfant-là?

--Tâche, au moins, qu'il n'attrape pas chaud!

Nous descendîmes par l'allée des ormes qui formait une longue
cathédrale de feuillage jusqu'à la grille. Après, on montait doucement
par des chemins bordés de noyers; on atteignait, sur la gauche, une
route que la nature du terrain teintait de rose, comme si on y eût
pilé du corail.

Philibert me disait:

--Quand tu seras grand, qu'est-ce que tu veux faire? Être notaire
comme ton papa?

--Tante Félicie veut que je reste ici, mais moi, je sais bien ce que
je voudrais.

--Qu'est-ce que tu voudrais?

--Aller beaucoup en chemin de fer.

--Ah! ça t'amuse donc?

--Je ne sais pas, parce que je n'y suis jamais allé.

Quand nous fûmes arrivés aux sapins d'Épinay, il me dit de m'asseoir,
et il tira de sa poche un album. Le remblai du fossé, à la lisière du
bois, formait une petite chaîne de montagnes tapissée de mousse
sèche et d'aiguilles polies, et c'était un jeu agréable de se laisser
descendre rapidement jusqu'en bas.

--Mon petit, dit Philibert, tu vas éreinter ton fond de culotte...

--Qu'est-ce que ça fait? Regarde donc le tien: il est tout blanc.

Les enfants sont de petites bêtes cruelles, car je savais le mal que
ma repartie devait causer à Philibert. Il était venu avec un unique
pantalon noir, un peu fripé, et, quand il relevait le pan de sa
redingote pour s'asseoir, on voyait que le drap était mince et
luisant. Il ne m'en voulut pas; il soupira par son grand nez en
feuilletant l'album, et j'allai m'installer près de lui.

Il y avait, à la première page, une dame que l'on apercevait de profil
et qui pinçait légèrement sa robe, d'une main garnie de menus paquets.

--C'est, dit Philibert, une dame qui attend l'omnibus.

Puis vint l'omnibus, plein de personnages drôles. Après, vint une
petite fille qui sautait à la corde.

--Qui est-ce? qui est-ce, dis?

Il passa aux feuilles suivantes, sans répondre. Mais je retrouvai
plusieurs fois la tête de la même petite fille, couchée.

--C'est toujours celle que tu ne veux pas dire qui c'est? pas? On la
reconnaît bien. Mais pourquoi est-elle couchée? Est-ce qu'elle est
morte?

Il ferma brusquement l'album et dit:

--Allons, fiche-moi la paix! Occupe-toi de quelque chose.

Je m'assis à nouveau sur la crête de la montagne glissante, et, cette
fois, sans l'avoir voulu, je me sentis dégringoler sur les aiguilles
de pin, jusqu'au bas du fossé.

Et je me mis à rire, stupidement, à l'idée que Philibert allait croire
que je l'avais fait exprès pour lui désobéir. En effet, il me regarda
et dit, en haussant les épaules:

--Gamin!

De l'endroit où nous étions, on apercevait, dans un fond, côte à côte,
les toits d'ardoises de Courance et les deux pignons de la vieille
maison, couverts en tuile moussue. Le marronnier de la cour, énorme et
rond comme un ballon qui va partir, cachait les communs et la métairie
de Pidoux. On eût dit que le jardin était planté d'arbres aussi épais
qu'une forêt, et je cherchais en vain à y retrouver les endroits
où l'on me criait si souvent: «Veux-tu bien aller à l'ombre, tu vas
attraper un coup de soleil!»

On pouvait suivre la Courance à ses gros buissons fréquentés des
couleuvres, et à ses troncs d'ormes pelés, jusque vers l'horizon,
où elle allait doucement se coucher dans le lit de la petite rivière
d'Esve, entre les peupliers. Les bois étaient sur les hauteurs, et le
reste de la vallée divisé en petits champs inégaux de seigles grêles,
de blés sensibles au vent, ou de trèfle incarnat qui ressemble à un
étalage de rubis sur une grande pièce de velours.

Nous n'étions pas loin d'Épinay: les poules en liberté venaient
jusqu'auprès de nous picorer, gratter la terre, et elles semblaient
converser entre elles avec des intonations de bonnes femmes
irritables.

--On dirait grand'mère, en démêlant ses laines.

Philibert était étendu tout de son long, le nez en l'air. Il m'indiqua
du doigt la cime des sapins:

--Et là-haut la jolie musique?...

Le vent s'élevait et faisait bruire au-dessus de nos têtes le
feuillage des arbres centenaires. Cela ressemblait aux sons d'orgues
lointaines. Je connaissais cela. Ma mère, une fois, m'avait dit, ici
même: «Écoute! ce sont les églises du ciel qu'on entend...» Je m'en
souvins et je fus sur le point de le répéter. Mais je n'osai pas
parler de la disparue.

Nous fûmes distraits par une chanson d'une autre espèce. Le fermier
d'Épinay, Pénilleau, arrivait de Beaumont, en titubant sur la route de
corail. Et nous l'entendions de loin hurler la _Marseillaise_.

--Je dirai à tante Félicie qu'il a chanté ça.

--Tu vois bien qu'il ne sait pas ce qu'il fait, dit Philibert: il est
plein comme un tonneau. Ce n'est pourtant pas fête aujourd'hui.

--C'est qu'il a été ce matin à la cérémonie, comme tous les fermiers.

--Ah!

Nous regardâmes l'ivrogne qui nous salua très poliment en passant
devant nous. Mais il fut longtemps à essayer en vain de retrouver sa
tête pour y replacer son chapeau. Et Philibert et moi, nous ne pûmes
nous empêcher de rire.

Pénilleau n'avait cependant pas perdu tous les sens, car il désigna du
bras le sentier, au bord de la Courance, et fit:

--De la tenue, Pénilleau! v'là la bourgeoise!

On voyait, entre des troncs d'ormes, passer le chapeau de Félicie.

C'était un chapeau cabriolet, en belle paille dorée par le temps, et
que ses dimensions inusitées avaient rendu célèbre dans le pays. On le
distinguait de fort loin: les fermières se préparaient à la visite de
la propriétaire; les braconniers fuyaient; et les vieilles femmes
qui possèdent des chèvres, sans un lopin de pâturage, se hâtaient
de rassembler sur la route communale leur troupeau épars dans les
taillis. Félicie faisait sa tournée chaque jour, par la pluie, le
soleil ou le vent. Il ne naissait pas un agneau sur ses terres qu'elle
n'en eût connaissance avant d'aller au lit.

Devant le chapeau, marchait grand-père Fantin; M. Laballue venait par
derrière. Tout le monde savait que, lorsque madame Planté prenait le
sentier de la Courance, c'était pour gagner, sur la gauche, la ferme
de la Chaume, et terminer sa promenade par le Dolmen. Nous descendîmes
la rejoindre. Elle me plongea un doigt dans le dos:

--Allons, marche avec nous, posément.

Elle cognait sur les buissons avec une canne à pomme fourchue et ornée
d'une espèce d'ongle d'or. M. Laballue lui en avait fait cadeau, aussi
l'appelait-on «la canne de Sucre-d'Orge»; et Félicie ne l'oubliait
jamais en sortant.

Casimir parlait des blés, des sarrasins, des colzas, de la «culture
intensive», des «guanos du Pérou». Il ne possédait aucune notion
sérieuse d'agriculture. Félicie haussait les épaules, et M. Laballue,
qui était lauréat des concours régionaux, glissait de temps à autre
vers son amie un regard d'intelligence: «Ne vous fâchez pas; votre
beau-frère dit des bêtises, mais cela nous distrait un peu...» Abusé
par leur silence, l'ancien ami de lord Bolingbroke s'élançait, prenait
un ton de professeur, croyait leur enseigner quelque chose. Il alla
jusqu'à proposer, en se retournant tout à coup:

--Voulez-vous que je voie vos fermiers? je leur indiquerai...

Mais Félicie l'arrêta court:

--Ah! mais non, par exemple! Faites-moi donc le plaisir de vous
occuper de ce qui vous regarde!...

Sans M. Laballue qui répandait la douceur, elle se fût mise en colère.
Elle était bonne, mais vive, et toujours prête à partir, surtout quand
il s'agissait de son bien.

C'était l'heure charmante des débuts de l'été, où l'on sent que le
soir va succéder au jour. L'air agitait le feuillage odorant des
noyers, et les oiseaux commençaient à regagner les arbres. Nous
montions le mauvais chemin de la Chaume; on donnait son attention à
ne point se tourner le pied dans les ornières; la campagne semblait
déserte comme le dimanche, parce qu'on ne touche pas à la terre les
jours de deuil; et nos cinq ombres noires étaient assez chagrines.
Pourtant, je me souviens que quelque chose de léger et d'heureux
frétillait ou dansait dans le profil d'une maigre avoine où dominaient
les bleuets et les coquelicots.

Félicie heurta la porte à claire-voie de la ferme, et souleva en
vain le loquet intérieur. Un chien s'éveilla, fit fuir les poules, et
accourut, furieux et aboyant. Il s'empêtra dans la paille humide de la
cour, et arriva, le dos en brosse et tous crocs dehors.

--Tes maîtres ne sont donc pas encore rentrés, mon bon Parisien? dit
Félicie.

Parisien rabattit la crête de son échine en reconnaissant «la
bourgeoise»; il allongea ses pattes de devant, le train de derrière
en l'air, et balançant en manière de parade le panache de sa queue
couleur de feu; puis il bâilla familièrement. Un chat sortit par un
trou noir, au bas d'une porte, prit le vent, monta à l'échelle; et,
avec l'aisance d'une plume qui vole, fut presque aussitôt au haut du
toit.

--Allons-nous-en! dit Félicie mécontente; quand ces gens-là vont à la
ville, la journée en est!

Elle exprima ses doléances sur les mille tracas des propriétaires, et
nous mena au Dolmen.

L'herbe, les ronces, les chardons envahissaient en liberté la grande
pierre et un très vieux noyer, à demi mort, entrelaçait au-dessus, en
guise de dais, les jolies courbes de ses branches. On s'asseyait
ou s'adossait comme on pouvait contre la table inclinée. J'étais
excessivement fier de connaître par coeur certaines cavités qui me
permettaient de l'escalader et d'aller me planter au plus haut.

--Ne va pas me dégringoler sur la tête, au moins!

Et je regardais le chapeau, au-dessous de moi, sur lequel il ne
fallait pas tomber. Il ressemblait, de là, à la toiture d'osier de
ces fauteuils de jardin où s'abritent les personnes délicates. Il
oscillait, tantôt à droite et tantôt à gauche, et, par ce léger
mouvement de la tête, Félicie parcourait du regard presque toute
l'étendue des quatre cents hectares de Courance. Elle encadrait
chaque ferme, une à une, entre les bords de la capote de paille;
elle inclinait la capote, et ce qu'elle voyait était à elle; elle
l'inclinait encore, et c'était toujours sa terre, et cela s'appelait
toujours Courance, sauf au couchant où s'avançait ce qu'on nommait «la
Semelle de Gruteau».

Il était rare que quelqu'un ne dit pas à côté d'elle:

--Ah! nom d'un petit bonhomme! quel beau domaine vous avez là, madame
Planté!

Elle répondait avec modestie:

--Ce qui lui donne de la valeur, c'est qu'il est d'un seul tenant.

Sa vie s'était employée à arrondir l'héritage familial. Elle pointait
du bout de sa canne les enclaves achetées une à une; les trous bouchés
par elle et les zones conquises sur les voisins. Elle savait la
contenance et la nature de chaque petit rectangle découpé si net par
la diversité des cultures, et le nom qu'il portait sur le cadastre, et
son rendement.

Philibert, qui ne parlait pas beaucoup, hasarda une opinion d'artiste.
Il montrait la maison de Courance et les six fermes étalées en
demi-cercle:

--Voulez-vous savoir ce que c'est que votre bibelot, ma tante? c'est
un éventail. Voilà les six lames ouvertes avec les fermes à leurs
extrémités, comme vignettes; la route de Beaumont, toute rose, c'est
le ruban qui les relie par en haut, tandis que votre main tient le
tout en fixant fermement la cheville...

--Oh! toi! ce ne sont pas les idées qui te manquent!

Philibert alla un peu plus loin pour dessiner notre groupe.

Félicie releva sa canne vers la rivière d'Esve qui glissait comme une
couleuvre entre les peupliers:

--Voilà le défaut de la cuirasse! dit-elle; c'est ce satané moulin de
Gruteau: des prairies de première qualité et le dos du petit coteau,
un peu sec, par exemple, mais où l'on planterait des vignes. Et ça
forme un pied qui s'avance sur moi jusqu'au talon; c'est facile à voir
sur le plan.

--Pourquoi ne l'achetez-vous pas? dit Casimir.

--Vous en parlez bien à votre aise! je n'ai plus un sou vaillant,
hormis ma propriété.

Grand-père Fantin entama un parallèle entre la propriété française et
l'anglaise, et il vanta les perfectionnements du crédit dont il avait
été témoin outre-Manche.

--Vous voulez Gruteau, dit-il: pourquoi n'empruntez-vous pas?

--Une hypothèque sur ma propriété? Jamais! jamais! entendez-vous,
jamais!... Et puis, que vos Anglais fassent donc chez eux ce qu'il
leur plaît. «Chacun chez soi», voilà ma devise.

--La leur est: «Partout chez moi», et ils la mettent en pratique.
Monsieur le curé de la Ville-aux-Dames ne nous rapportait-il pas, il y
a une heure, que des insulaires ont acheté le château de La Roche,
au bord de la Creuse? Si je ne me trompe, c'est sur votre paroisse...
Comment s'appellent-ils donc?...

--Les Pope, dit Félicie. Ce sont des Américains; des parpaillots. S'il
n'y a que moi pour aller leur faire la révérence!...

--Ils sont charmants, fit M. Laballue. Il y a parmi eux trois ou
quatre jeunes femmes fort jolies, dont une créole.

Du haut de mon perchoir, je m'écriai:

--Qu'est-ce que c'est que ça, tante, des créoles?

--Des femmes qui passent leur vie dans des hamacs, qui fument, qui
sont malpropres et qui ne savent pas tenir leur ménage.

--Ma bonne amie! ma bonne amie! s'écria M. Laballue, je vous assure
que vous exagérez!

--Ta, ta, ta!... je sais ce que je dis. Dans tous les cas, ce ne sont
pas des gens à fréquenter. Ah bien! nous en prendrions, des moeurs!

--Sur le paquebot qui nous ramena d'Algérie, en 1832, dit Casimir, se
trouvait une superbe créature née à l'île Bourbon...

--Descends, mon petit, fit Félicie, allons, va jouer un peu plus loin!

Je m'en allai retrouver Philibert, parce que, toutes les fois que
grand-père Fantin commençait à parler d'une dame, il disait des
choses inconvenantes. On voyait très bien cela d'avance à ses yeux.
Quelquefois, je m'éloignais avant qu'on m'en eût donné l'ordre. Je
n'avais pas tourné le dos, que M. Laballue faisait: «Oh! oh! oh!...» à
cause de l'histoire, et j'entendis Félicie qui disait:

--Casimir, vous devriez avoir honte, un jour comme celui-ci!

Peu après, je rapportai en triomphe le dessin de Philibert. Félicie
regarda et soupira:

--Le pauvre garçon sera toujours bon à amuser les enfants!

M. Laballue prit la défense de Philibert:

--Je vous affirme que c'est très original... Si, si, ma chère amie; il
y a là quelque chose...

L'album en mains, je revins avec la ténacité méchante des enfants sur
le sujet qui m'avait préoccupé:

--Tante, as-tu vu la petite fille qui saute à la corde? Tu sais, c'est
la même qui est couchée plus loin. Oncle Philibert ne veut pas dire
qui c'est... Tiens, la voilà! Est-ce que tu sais qui c'est, toi?

Quand elle l'eut vue, elle referma l'album et elle cria:

--Philibert, fais-moi donc le plaisir de reprendre tes
élucubrations..., et puis, si j'ai un conseil à te donner, c'est de ne
pas laisser traîner les paperasses!

Nous demeurâmes encore là quelque temps, car Félicie n'abandonnait cet
endroit qu'à regret. Avec les premières ombres du soir, on vit courir
les carrioles des fermes sur la route de Beaumont.

--Enfin! dit Félicie, les voilà!

À tel et tel embranchement, elles quittaient la route pour s'enfoncer
dans une allée de noyers. Alors, elles disparaissaient, mais on les
suivait à leur bruit grandissant. Et Félicie disait:

--Voilà Cornet... Ça, ce sont les gens de chez Pénilleau... Je
reconnais le coup de fouet du père Moreau.

Des vols de courlis s'élevèrent, à longs cris, du côté de la rivière.
Une pie attardée jacassait dans un arbre... De loin nous parvenait un
bruit d'essieux: clic clac, clic clac. Un garçon de ferme sifflait.
Des chiens aboyaient. Nous vîmes passer près de nous des vieilles
femmes courbées sous un sac de toile bise; elles s'arrêtaient, le
temps de nous reconnaître, et murmuraient des mots inintelligibles.
Philibert nous fit remarquer les troncs des sapins d'Épinay qui
étaient couleur gelée de groseille et qui s'assombrirent tout à coup.
Félicie me dit de mettre mon foulard, et la cloche de Courance sonna
l'heure du dîner.




IV

UN HOMME VEUF


On me ramena à Beaumont, vers la fin de l'été, parce que mon père
s'ennuyait trop. Grand'mère vint s'y installer en même temps et
prendre la direction du ménage.

Je n'eus rien de plus pressé que de courir chez mesdemoiselles
Pergeline, et je leur annonçai:

--Vous savez, maintenant, moi, j'ai une petite cousine!

--Comment, une cousine? où l'as-tu trouvée?

Mes deux amies étaient en deuil, comme moi, car elles avaient perdu
leur frère Paul à la guerre; et il y avait son uniforme étendu sur un
lit, dans une chambre où l'on entrait comme à l'église.

--D'abord, il ne faut pas le dire! C'est une cousine dont on ne parle
pas.

Elles me saisirent chacune par une main, et m'emmenèrent dans le
jardin, sous la tonnelle. Elles portaient de longs sarraus noirs,
agrafés dans le dos.

--C'est que le noir est si chaud, par cette température!
disaient-elles; alors, sous ces fourreaux-là, n'est-ce pas? on peut ne
rien mettre du tout, et on est à l'aise... Allons! qu'est-ce que c'est
que cette cousine? Tu n'as pas d'oncle marié. C'est une petite-fille
de madame Leduc?

--Non, il n'est pas défendu de parler des petites-filles de madame
Leduc.

--Oh! mais... qu'est-ce qu'il veut dire? en voilà, un roman!

Marguerite, l'aînée, s'étant assise sous la tonnelle, me prit sur ses
genoux, et elle donna un coup à son chapeau de paille pour qu'il ne me
chatouillât pas la figure.

--Comment s'appelle-t-elle, ta nouvelle cousine?

--Je ne sais pas.

--Ah! ah! tu es un petit farceur!... tu n'as pas plus de cousine qu'il
n'y en a dans le creux de ma main.

--Si. Autrefois, elle sautait à la corde; maintenant, elle est couchée
parce qu'il lui est arrivé un accident, et on lui achètera un corset
qui coûte au moins trois cents francs...

--Pauvre petite! Quelle espèce d'accident lui est-il arrivé?

--Je ne sais pas.

--Mais d'où sort-elle? Elle a poussé, comme ça, sous un chou? Ton
oncle Philibert n'est pas marié...

--Ça ne fait rien.

Elles se regardèrent toutes les deux.

--Il a une femme qui n'est pas sa femme...

--Oh!

--C'est pour cela qu'il est un «dévoyé», et il n'aura rien dans
l'héritage de tante Félicie.

Elles joignirent les mains:

--Mais qu'est-ce que tu nous racontes là? C'est absolument insensé!
Avec qui causais-tu donc, quand tu étais à Courance?

--Avec Valentine.

--Et c'est Valentine qui t'a appris ces histoires?

--Elle ne voulait pas, mais je lui ai dit: «Si tu ne veux pas, moi, je
dirai à tante Félicie que tu sens la pipe.»

--Comment! elle fume la pipe?

--Non, c'est l'oncle Planté.

--Ah!

Georgette, les coudes aux genoux et le menton gentiment assis sur le
petit pliant que formaient les paumes des mains jointes, fit tout à
coup:

--Eh bien, tout ça, c'est du joli!

--Tu y comprends quelque chose? demanda sa soeur.

--Je comprends qu'il faut se méfier de ces gamins-là qui vont mettre
leur nez partout.

Elle se pencha à l'oreille de Marguerite pour lui parler tout bas. Je
fus vexé: je me jetai sur elle en lui allongeant une grande tape au
hasard.

Elle se retourna avec une grimace qui lui découvrait les dents et
le bout de la langue; et elle arrondit la main sur sa gorge, du côté
droit, comme lorsqu'on tâte avec précaution une pêche d'espalier qui
semble mûre.

--Le vilain brutal! Tu devrais bien commencer à t'apercevoir que nous
ne sommes pas des garçons!

--Ce que tu nous as dit là n'est pas bien, fit Marguerite. Tu as de la
chance d'avoir eu aussi, toi, un grand malheur, parce que sans cela on
t'aurait grondé... D'abord, quand on sait quelque chose qu'il ne faut
pas dire, on ne le dit pas.

De peur que nous ne fussions fâchés, elles me firent aller à
la balançoire; mais, dès qu'elles m'eurent bien lancé, elles me
plantèrent là et coururent au-devant de leur mère qui rentrait. Madame
Pergeline vint m'embrasser et me dit, d'un air très grave, un doigt
devant la bouche:

--Mon enfant, si vous avez appris des choses en cachette de vos
parents, il faut bien vous garder de les répéter, parce que votre papa
serait très mécontent.

Elle prévoyait juste, madame Pergeline.

Un matin, mon père fit une scène à sa belle-mère pendant le déjeuner.

Il avait su au bureau de tabac que «les histoires de Philibert»
couraient la ville; et ce qu'il jugeait le plus scandaleux, c'était
que «le petit» fût informé de l'existence de «l'enfant naturelle» et
s'en vantât dans les maisons où il allait.

Grand'mère étouffait son chagrin; elle disait:

--Voyons! voyons! ne vous emportez pas. Tout se sait à la longue;
on ne peut rien tenir caché; mais il faut aussi avoir pitié des
malheureux. Le pauvre Philibert a eu sa jeunesse brisée par les
mauvaises affaires de son père. Il n'a jamais pu obtenir de situation
qui lui permît de se marier. Je ne le défends pas, non, certes!
je suis la première à souffrir de ce qui est. Mais l'enfant est
l'intelligence même, paraît-il. Elle est belle comme le jour, et
elle n'a devant elle que quelques années à vivre... Personne ne s'est
informé de leur misère pendant le siège, personne, puisque cela vous
brûle la bouche à tous, de prononcer leur nom. Oh! Félicie m'a remis
de l'argent pour eux, à plusieurs reprises, elle a été généreuse,
mais sans jamais demander seulement: «Où sont-ils? que font-ils?
courent-ils un danger?» On a toujours tort de vivre irrégulièrement,
mais on en est bien puni.

--Quand on s'est retranché de la famille, de la société, on n'a plus
droit à leur appui. Il faut faire comme tout le monde.

--Ah! ce n'est pas toujours facile. Vous n'avez pas vécu à Paris,
vous!

--Qui est-ce qui le forçait à vivre à Paris?

--Mais il avait une vocation, ce garçon; puisqu'il voulait faire de la
peinture...

--Ta, ta, ta!... des bêtises!

Ce fut la première difficulté entre grand'mère et son gendre, mais
elle se représenta très souvent; il en naquit d'autres. Tout était
prétexte à querelles. Se disputer devenait une habitude.

Mon père demeurait des journées entières dans son cabinet, ou bien il
allait chez son prédécesseur, M. Clérambourg.

M. Clérambourg était un homme assez vieux, qui ne riait jamais et
laissait tomber du bout des lèvres des paroles piquantes comme des
flèches. Il passait pour un puits de science. Il donnait des conseils
gratuits, et évitait au pays beaucoup de procès. Il faisait une peur
terrible à grand'mère, et elle prétendait que mon père se desséchait
le coeur près de lui.

--Inutile de vous demander où il faut vous envoyer chercher s'il vient
des clients?

--Je vais chez Clérambourg.

--Après tout, cela vaut peut-être autant que de séjourner au bureau de
tabac...

--Qu'entendez-vous par séjourner au bureau de tabac?

--J'entends qu'un homme dans votre situation, et si fraîchement veuf,
devrait éviter de se montrer si souvent dans un magasin où tous les
freluquets se donnent rendez-vous autour d'une personne...

Il partait en haussant les épaules. Et la belle-mère allait à la
fenêtre le surveiller, par acquit de conscience, jusqu'au coin de la
rue.

Que de fois madame Pergeline, qui était au courant de nos soucis,
prodigua à sa voisine des expressions compatissantes, dans le genre
de celles-ci: «Ah! vous pouvez vous flatter d'avoir un gendre qui est
joliment élégant!... Ah! cela, on peut le dire: il n'y en a pas un
comme lui en ville pour faire retourner les têtes!...»

Ou bien grand'mère demandait à son gendre pourquoi il allait si
souvent au château de la Frelandière.

C'était une coquetterie de mon père, dont les parents avaient été
laboureurs, d'être reçu chez le marquis de la Frelandière. Il faisait
alors laver la victoria et prenait une cravate blanche ornée d'une
fine fleur de lis en jais. Il dissimulait sa serviette d'homme
d'affaires. On le retenait parfois à déjeuner au château.

--Et aujourd'hui, interrogeait grand'mère avec malice, avez-vous au
moins vu ces dames?

--La marquise? faisait mon père, un peu embarrassé.

--La marquise, la comtesse, la vicomtesse... est-ce que je sais? Les
avez-vous vues, oui ou non?

--Mais certainement, je les ai saluées dans le parc.

--Elles n'ont donc pas déjeuné avec vous?

--Vous comprenez, quand le marquis a à causer d'affaires...

--Ah çà! mais, mon ami, on vous fait déjeuner à l'office!...

Ce genre de taquinerie l'exaspérait particulièrement. Il jetait sa
serviette sur la table et s'en allait.

Il nous arriva, un soir, dans un état d'agitation peu ordinaire.

--Eh bien, dit-il, je viens d'en apprendre de belles! Savez-vous à
quoi s'occupe en ce moment votre mari? oui, votre mari, M. Casimir
Fantin!

Grand'mère frissonna. Elle avait appris de son mari tant de choses
désastreuses!

--Non, vous ne devineriez pas!... il est tout bonnement en train de
négocier un emprunt pour acheter le moulin de Gruteau.

--Le moulin de Gruteau? Mais c'est fou! Mais Félicie le guigne depuis
trente ans; elle n'a jamais pu trouver le moyen de l'acheter.

--Il paraît qu'il l'a trouvé, lui. Il n'y a que les meurt-de-faim pour
avaler les bouchées doubles. Il a écrit, de Langeais, à Clérambourg;
il lui demande des conseils.

--Oh! si ça vient par Clérambourg!...

--Clérambourg a cru devoir me prévenir afin que nous puissions à temps
éviter un désastre.

--Mon Dieu! mon Dieu! ne parlons pas de cela à Félicie, elle en
mourrait.

Cette alerte fournit aux deux ennemis un motif d'union momentanée, et
l'on combina de concert les stratagèmes propres à empêcher ce diable
de grand-père Fantin de se relancer en de nouvelles aventures. Il fut
décidé que l'on accepterait, enfin, l'invitation qu'adressait chaque
année le vieil oncle Goislard, et que nous irions, grand'mère et moi,
pendant une ou deux semaines, à Langeais, tenter de faire avorter le
projet.

Il y eut certainement quelque chose de providentiel dans ce voyage,
car, sans cette raison de quitter Beaumont, nous nous en éloignions,
peu après, de la façon la plus regrettable.

Nous avions eu des pluies d'automne. La cour était sombre; le
feuillage des chasselas roses du mur mitoyen luisait sous les averses;
des jours se passaient à regarder les grosses gouttes rejaillir sur
le pavé, en jets d'eau fluets. Les gouttières jasaient, d'une voix
d'arrière-gorge, comme des commères infatigables. Un clerc, le col
relevé, son mouchoir sur la tête, se dirigeait, en courant, vers une
porte trouée en as de coeur; on voyait de grands parapluies bleus,
ruisselants, monter sur deux jambes mouillées l'escalier extérieur de
l'étude. Adèle allait de sa cuisine au puits, son jupon en guise de
capeline; et la bonne du capitaine manquait souvent d'obéir au signal
du chant plaintif de la poulie. Marguerite et Georgette venaient,
en voisines, dire bonjour. Le deuil leur allait à ravir et on leur
adressait des compliments sur leur taille; elles parlaient toujours
mariage. Grand'mère pleurait souvent; et maintenant que je savais
tout, elle m'entretenait quelquefois de la petite cousine malheureuse
que j'avais à Paris.

Un de ces jours moroses, nous entendîmes le sifflement de la soie dans
le porte-parapluie, suivi d'un petit choc du bout plombé contre la
cuvette de fonte, et mon père entra, à l'heure où il avait coutume de
se rendre chez M. Clérambourg.

--Ah! dit-il, j'avais oublié de vous prévenir que je ne dînerai pas ce
soir à la maison.

Grand'mère releva ses lunettes sur son front.

--Oui, je ne trouve plus de raison plausible de me dérober, surtout
alors qu'il s'agit d'un dîner tout à fait sans cérémonie.

--Chez Clérambourg?

--Mais non: chez les Pope.

--Comment! chez les Pope? Vous dînez sans cérémonie chez les Pope!
Mais, vous n'avez seulement pas dit que vous fréquentiez ces gens-là!

--«Ces gens-là... ces gens-là!...» Mais aussi vous êtes tellement
difficile... Et puis, d'ailleurs, peu importe! Je connais «ces
gens-là», et c'est chez eux que je vais.

Grand'mère, qui tenait son ouvrage à la main, lâcha tout: ses ciseaux
tombèrent et se fichèrent par la pointe dans le parquet. Elle ôta ses
lunettes, les plia machinalement, et tâtonna sur un guéridon pour y
chercher l'étui. Sa tête était agitée d'un petit tremblement; elle
regardait, droit devant elle, le bouton brillant de la porte d'entrée.
Mon père, debout, regardait dans la cour. Il n'y eut plus un mot.
C'est ce qui était le plus effrayant.

Une ou deux minutes s'écoulèrent ainsi. On attendait le coup de
tonnerre. Mon père fit claquer plusieurs fois ses doigts, puis il
éleva les deux poings fermés à la hauteur des oreilles, en découvrant
les dents canines. Je crus qu'il allait défoncer les vitres.
Certainement, il voulait battre ou briser. Il était poussé à bout.
Il y avait quelque chose qu'il ne pouvait plus supporter. Il dit
seulement, en abaissant les poings:

--Partez! partez! Allez à Langeais!

Grand'mère se sauva, en m'entraînant, et fit sa malle.




V

L'ONCLE À LA MODE DE BRETAGNE


Par l'effet d'une grâce merveilleuse, que Dieu n'accorda jamais
qu'à l'extrême jeunesse ou à grand-père Fantin, dans ce voyage qui
ressemblait à un exil, je voyais tout en rose. Langeais! l'oncle
Goislard, ou mieux: «l'oncle à la mode de Bretagne!» c'étaient des
mots qui, depuis les genoux de ma nourrice, tintaient des airs de
fête à mes oreilles. On m'avait appris que Langeais était au bord d'un
fleuve dix fois plus large que nos rivières, et possédait un château
du moyen âge, avec des créneaux, des meneaux, des douves, et tout ce
qui s'ensuit. À Langeais, Félicie et grand'mère avaient été jeunes, et
cette seule circonstance en faisait un pays de Cocagne. En outre, je
comptais n'y voir que des dames «outrageusement décolletées», ce
qui ne touchait que ma curiosité, mais très vivement. Tout cela ne
fleurait-il pas le conte de fées? Et j'étais assis, les yeux bêtes à
force de rêves, sur ma banquette de seconde classe, vis-à-vis de ma
pauvre grand'mère, chassée par son gendre, encore une fois humiliée,
et s'en venant heurter de front,--pour le salut de Félicie, notre
commune providence,--le chimérique auteur d'humiliations sans nombre.

À l'arrêt du train, grand-père Fantin amenuisait ses petits yeux et
souriait d'un favori à l'autre, même avant que de nous voir. Notre
surprise fut de trouver là Philibert.

--Comment! lui dit sa mère, toi, ici?

--On m'a fait venir.

--Oui, oui,--interrompit Casimir,--nous hébergeons ce gaillard-là,
depuis trois semaines. Il prend du ventre.

Il ajouta, à l'oreille de sa femme:

--Je ne désespère pas de lui voir «faire une fin» dans le pays!

Elle demeura ébaubie. Il envoya ses yeux de côté, selon sa coutume
lorsqu'il annonçait une nouvelle invraisemblable, et dit, en parodiant
le militaire:

--Fait'ment!

Philibert allait devant, chargé des colis.

Grand'mère, qui était un diplomate plus empressé qu'habile, dit, sans
perdre de temps:

--Casimir, voyons: cette affaire de Gruteau, c'est une plaisanterie,
j'espère?

--Mais non! ça ne marche pas mal.

Et, indiquant du doigt son fils:

--Il m'a confié ses vingt mille francs.

--Ah! mon Dieu!

Nous venions de tourner dans une longue rue pavée, et au bout était le
château. Il paraissait énorme et tout gris. Nous nous dirigions vers
lui. En continuant notre chemin, nous aurions pu frapper à la grille
de la grande porte ogivale, au fond d'une cavité sombre, au delà du
fossé; et, en levant les yeux, on n'apercevait que des mâchicoulis,
des fenêtres pointues, des tours, des tours, et de hauts pignons
couverts d'ardoises. Je devins fou: j'allais, j'allais... On me
rappela:

--Riquet! mais ce n'est pas si loin!

Nous étions déjà chez l'oncle à la mode de Bretagne.

On toucha une grosse boucle de cuivre poli qui faisait marteau contre
la porte cochère, et, au milieu de l'un des battants peints en vert,
une petite porte s'ouvrit.

Je remarquai aussitôt une grande étendue de sable bien ratissé, des
orangers en caisse, et des marronniers dont le feuillage jaune et roux
empêchait de voir loin, sauf par une voûte ménagée à même la montagne
d'ombrage, et qui semblait creusée dans de l'or. Et, au fin bout de ce
tunnel, on distinguait, toutes petites, comme si on les eût regardées
par une lorgnette à l'envers, des cloches à melons étincelant au
soleil.

Mademoiselle Bringuet, la gouvernante, vint à nous, un trousseau de
clefs à la main. Elle s'informa avec beaucoup de politesse de notre
santé, de celle de madame Planté et de celle de toute la famille; et
elle donna des ordres concernant les bagages.

Elle nous invita à entrer dans une salle à manger qui sentait les
prunes et le pain frais.

--Prenez-vous votre collation tout de suite? demanda-t-elle, ou bien
préférez-vous commencer par un brin de toilette?

Grand'mère objecta qu'elle dirait volontiers bonjour à l'oncle
Goislard.

Nous marchâmes, tous à la queue leu leu, par de longs corridors. Ils
étaient ornés de gravures. Je vis aussi une horloge qui ressemblait
à celle du «bout du monde», mais en plus beau. Enfin, mademoiselle
Bringuet nous fit signe: «Attention! pas de bruit!»

Elle poussa une porte, puis une double porte, rejeta la tête vers nous
et dit:

--Il ne dort pas; entrez.

Tout au bout d'une pièce quatre fois grande comme le salon de
Courance, et entièrement garnie de tableaux et de tapisseries, nous
vîmes, par-dessus une table encombrée de gros livres, une tête rose et
blanche. À mesure que nous approchions, les yeux, d'un très joli bleu,
s'animèrent, et la bouche bredouilla des paroles difficiles à saisir.

Je fus étonné de voir un monsieur si vieux et si propre. Il était
rasé de près; sa longue redingote s'ouvrait sur un gilet de piqué;
il portait le ruban de la Légion d'honneur. Ses cheveux tombaient de
chaque côté de sa figure comme les rideaux blancs d'un berceau; et,
de fait, il était si soigné et si frais qu'il ressemblait un peu à un
bébé.

Il voulait absolument se mettre debout pour nous recevoir.
Mademoiselle Bringuet lui appliqua les deux mains sur les épaules en
disant:

--Non! non! ce n'est pas le moment de faire la belle jambe; il faut
ménager vos forces.

Mais il devint rouge; il se fâchait; il parla nettement:

--Sacrédié! dit-il, on me fait bien lever pour madame Leduc!

Grand'mère lui tendit les mains, l'embrassa, le radoucit. Il
s'attendrit en regardant la vieille bonne femme qu'elle était devenue,
car ils ne s'étaient pas rencontrés depuis longtemps. On lui dit, en
me poussant entre ses jambes:

--Voilà le petit.

Toutes les fois qu'on me présentait à quelqu'un, on levait les yeux au
ciel, où l'on semblait voir celle qui aurait dû être près de moi.

Quand on prononça le nom de Félicie, il se retourna, et dit à
mademoiselle Bringuet de lui apporter un crayon que Pajou le fils
avait fait d'elle en 1830, et qui était accroché à gauche de la
cheminée.

À l'aspect de cette figure charmante, entre deux énormes manches à
gigot, et sous la haute coiffure à la girafe, tout le monde hocha
la tête: «Non, non, ce n'est plus cela, Félicie...» L'oncle Goislard
soupira, puis il éleva sa main droite un peu branlante, et joignit le
pouce et l'index comme s'il recueillait dans l'espace une pincée de
poudre impalpable:

--Elle a été exquise! dit-il.

Ces ressouvenirs, entre gens déchus, étaient d'une mélancolie qui
ne manquait pas de grâce. Grand-père Fantin ne comprit pas qu'il en
rompait le charme en se mettant à chantonner sur un ton badin:

    Ah! combien je regrette
    Et ma jambe bien faite,
    Et mon bras si dodu!...

On nous reconduisit à la salle à manger, tout en nous annonçant que
nous aurions le plaisir de voir madame Leduc dans la soirée. Je courus
au jardin dès qu'il me fut possible, afin de passer sous le tunnel qui
semblait creusé dans une montagne d'or. Philibert m'accompagna. Les
choses étaient beaucoup plus simples qu'elles ne m'avaient paru à mon
entrée par la porte cochère.

Sous la voûte des marronniers, à mi-chemin, il y avait deux bancs
qui se faisaient vis-à-vis. Je m'assis sur l'un et sur l'autre, pour
prendre possession des lieux. Le vent agita les feuilles sèches;
Philibert et moi, nous courûmes avec elles jusqu'aux cloches à melons,
en frappant dans nos mains. Mon oncle paraissait beaucoup mieux qu'à
son dernier voyage à Courance. Je lui dis:

--N'est-ce pas que, quand tu es à Courance, tante Félicie te fait
peur?

Il me regarda en riant:

--Et l'oncle Goislard, à toi, il ne te fait pas peur?

--Il n'a pas l'air méchant, mais il est décoré.

--Eh bien?

--Est-ce que c'est qu'il a fait la guerre?

--Non, il n'est jamais sorti de chez lui.

--Alors, qu'est-ce qu'il a fait?

--Rien.

--Alors, pourquoi est-il décoré?

--Parce qu'il a toujours été bien avec tout le monde.

--Ah!... Mais, au moins, il faut être bien pendant très très
longtemps?

--Tu vois: quatre-vingts ans, à peu près.

--Ça doit être difficile.

--Je te crois!

Au potager, le vieux domestique Cadoudal marchait, entre deux
arrosoirs ébouriffés de pluie scintillante, aussi attentif que s'il
eût tenu à bout de bras des crinolines de cristal. Il enjamba la
bordure de buis, posa d'un même coup les deux arrosoirs sur le sable
et ôta son chapeau en me regardant tout droit, car il nous avait vus
sans lever les yeux.

--Alors, dit-il, c'est ça le jeune monsieur qui est le neveu de ma'me
Planté, anciennement mam'selle Gillot?

Et il dirigea son regard au loin, en recueillant sur le dos de la
main les grosses perles de sueur de son front qui ruisselait comme les
pommes d'arrosage. Puis il fit claquer sa langue:

--Nom de d'là! mam'selle Gillot, si je me la rappelle! Je me la
rappelle comme le nom de mon père!... Tenez! la v'là qui descend
l'escalier avec sa gentille frimousse, et qui appelle défunt la mère
Ribotteau, la cuisinière: «Célestine! combien donc que vous avez
payé la friture?» Et Célestine qui répond par le soupirail: «Mais,
mademoiselle, c'est rapport à la crue de la Loire...» Et puis, est-ce
que je sais? Des bêtises, quoi! Ah dame! fallait pas lui faire prendre
une pièce de cent sous pour un écu de six livres. Bougre! celui-là qui
l'a eue, avec sa dot, n'a pas fait un mauvais coup!...

Il souleva ses arrosoirs, et ajouta:

--C'est égal, elle ne doit plus être fraîche, à l'heure qu'il est!...

Et cela le fit rire; il s'en allait vers la pompe en riant tout haut
et dodelinant de la tête.

Au bout du jardin, était un belvédère composé d'une terrasse établie
sur quatre piliers de bois. Au-dessous, on s'abritait du soleil; en
haut, on avait l'agrément de la vue. D'un côté, on contemplait le
château, et, au-dessus des grosses tours à toits pointus, sur une
petite colline boisée, les ruines sombres et jolies, toutes velues
de lierre noir, d'un château plus ancien. De l'autre côté, on eût
distingué la Loire, sans la levée construite contre les inondations;
on se contentait de voir passer le chemin de fer et de plonger à même
dans le jardin de M. Futaine.

--Le jardin de M. Futaine,--me dit Philibert,--a été tracé pour former
le prolongement exact de celui où nous sommes. C'est que M. Futaine
n'attend que la mort de l'oncle Goislard pour abattre le mur de
séparation. En effet, l'oncle a vendu par avance maison et jardin.
Mais, comme il s'est réservé le droit d'en user jusqu'à son dernier
jour, il aime à venir ici faire la nique à son successeur. L'autre
soir, on l'a grimpé jusque-là, et il a hélé de loin M. Futaine: «Et
vos arbres, comment vont-ils?--Ils vont bien.--Moi aussi.»

Nous étions sur le belvédère, dans l'espoir de voir passer le train de
Nantes, lorsque Cadoudal nous appela, et nous aperçûmes mademoiselle
Bringuet qui nous adressait de grands signaux.

--Madame Leduc est arrivée, me dit Philibert; dépêchons-nous.

Nous descendîmes quatre à quatre. Au bas des marches, il me dit:

--Je ne suis pas trop malpropre, au moins?

Je battis le dos de son veston.

La voiture de madame Leduc était dans la cour, et le cocher, en
chapeau haut de forme, commençait à dégarnir le cheval. J'eus une
surprise à trouver une petite fille, à peu près de mon âge, qui
courait de toutes ses forces après un chat. Elle s'arrêta net pour
venir à Philibert, et lui sauta au cou comme une vieille connaissance,
en me jetant une oeillade de côté. Philibert, la bouche encore enfouie
dans ses cheveux, lui demandait:

--Et ta maman?

--Maman? dit la petite, ah! elle avait joliment peur que vous ne soyez
parti!

Et, se tournant aussitôt vers moi, elle me tendit la main:

--Est-ce que tu veux être mon petit mari?

Je sentis que je devenais rouge et prenais mon air niais. Nous étions
tous au salon avant que j'eusse répondu un mot.

Cette fois, on avait mis l'oncle Goislard debout. Mademoiselle
Bringuet le soutenait par un bras, grand-père Fantin par l'autre.
Madame Leduc lui offrait son front qu'il baisait, tout en souriant à
la mère de la petite fille, une jeune femme que je trouvai très jolie.
Tout le monde parlait en même temps:

--Madame Letermillé, une bonne amie à nous... À quelle heure avez-vous
quitté Chantepie?--Une poussière aveuglante...--Sept quarts d'heure
de voiture, vous pensez!--Mon Dieu, que voilà une fillette qui a
l'air raisonnable!...--Aussi nous ne nous ferons pas prier pour
rester quelques jours...--Elle a nom Suzanne.--Hélas! la santé de
Félicie...--Ah! M. Philibert nous a bien manqué!--Voyons ce charmant
petit garçon...

Le charmant petit garçon n'en menait pas large. Suzanne le poursuivait
derrière les dossiers des chaises, et, plus vive et plus adroite, se
trouvait tout à coup en face de lui pour lui souffler dans le nez:

--Tu ne veux pas être mon petit mari? Dis pourquoi? dis pourquoi?

Je restais stupide. Une idée lui vint:

--Que tu es drôle! dit-elle. Mais ça n'a aucune importance! J'en ai un
dans toutes les maisons où je vais. À quoi jouons-nous?

La maman m'embrassa. Elle sentait très bon. Quand elle ne regardait
pas Philibert, il suivait des yeux son cou découvert, sa gorge forte
et les coussins si bien bombés de ses hanches, comme s'il eût craint
d'en perdre.

--Où demeures-tu? me demanda Suzanne.

--À Beaumont.

--Qu'est-ce que c'est que ça, Beaumont? C'est un trou?

--Et toi, où demeures-tu?

--À Vaucottes: c'est un château à grand'maman, tout près de Chantepie,
la maison de madame Leduc; mais du temps de papa, nous demeurions
à Paris, et puis à Biarritz, à Cannes. Tu ne connais pas ces
endroits-là, toi... Mais tu sais, si papa avait vécu, nous serions
depuis longtemps sur la paille, parce que c'était un panier percé...
Toi, c'est ta maman que tu as perdue: est-ce que tu penses encore à
elle?

Une petite bonne vint prendre Suzanne. On monta s'habiller pour le
dîner. Dans l'escalier, madame Leduc confiait à grand'mère:

--J'arrive ainsi, les trois quarts du temps, le samedi, comme par
hasard. Cela me permet de veiller à ce que l'on conduise notre cher
vieillard à la messe du dimanche. Croiriez-vous que, si je ne m'en
étais mêlée, Casimir--tout aussi bien que cette Bringuet, du reste--le
laissait descendre à la tombe sans le réconcilier avec l'Église!

--Hélas! dit grand'mère, je crois que le bonhomme n'a jamais eu
beaucoup de religion.

--Mais, à ce compte-là, ma chère, tous ces messieurs mourraient comme
des chiens. Dieu merci! notre zèle n'est pas toujours sans récompense,
vous en serez témoin: le bon oncle nous édifiera par sa piété.

--Tant mieux!

--Que dites-vous de madame Letermillé?

--Mais... très jolie!

On trouva l'oncle Goislard assis à table avant ses hôtes, car il
n'aimait pas qu'on le vît marcher avec ses béquilles. Pour passer le
temps, il avait fait appeler la petite bonne de madame Letermillé, et
il lui demandait son nom en lui appuyant le doigt au menton, ce qui
répandit un froid durant quelques minutes. Mais lui, mis en humeur
par un minois agréable, entama des histoires de jeunesse. Grand'père
Fantin souriait avec indulgence en attendant le moment de placer
quelqu'une des siennes qu'il jugeait plus intéressantes.

L'oncle Goislard était né en pleine Terreur, à Saumur, dans une maison
située sur la place où fonctionnait la guillotine. Il disait, entre
deux cuillerées de potage:

--J'ai tété ma nourrice pendant qu'elle regardait tomber les têtes.

Par la fenêtre, il avait vu Napoléon, au retour de la guerre
d'Espagne:

--Un petit homme vêtu de drap de billard, avec une figure taillée dans
du navet.

Il tint un moment sa cuiller en l'air; il se ramassa sur lui-même, fit
de gros yeux, de grosses joues, et devint rouge, pour lâcher de nous
redonner, dans sa bouche, le tonnerre de trois mille gorges hurlant à
la fois: «Vive l'Empereur!»

--Mon bon oncle, dit madame Leduc, pourrez-vous bien jamais après cela
crier: «Vive la République»?

--Voilà quarante-trois ans que je suis maire: comme homme public,
j'engage chaque année les enfants des écoles à applaudir le
gouvernement...

On ne pouvait s'empêcher d'admirer cet homme venu au monde à une heure
où nulle âme, libre de choisir son sort, n'eût consenti à y descendre,
et qui avait vécu quatre-vingts ans, heureux, dans de petites villes
paisibles.

Le lendemain, on le mena à la messe sans qu'il opposât la moindre
difficulté. En revenant à la maison, dans sa voiture basse, où
grand'mère et moi étions montés avec lui, il parlait des dames qu'il
avait reconnues pendant l'office, et il faisait l'éloge du curé:

--C'est un gaillard, disait-il. Il a sauvé quinze personnes en se
jetant à la nage, lors de l'inondation de 66. Et il mange comme
quatre!

Au pas d'une petite jument grise, qui était douce comme un agneau,
Cadoudal nous promena dans la ville et sur la levée de la Loire. On
voyait de longs sables jaunes qui s'étiraient en pâlissant jusqu'à
l'horizon, léchés par une eau langoureuse, entre des peupliers
fatigués par l'automne. On avait fait sauter le pont durant la guerre,
et ces arches, ouvertes au-dessus du lit immense et à demi déserté du
fleuve, attristaient encore la lassitude ou l'épuisement du paysage.

--Et ça s'emplit tout d'un coup, disait l'oncle Goislard: l'eau vous
arrive au galop, comme de la cavalerie... J'en ai eu chez moi jusqu'au
plafond du premier.

Quand nous rentrâmes, grand-père Fantin et madame Leduc tenaient un
conciliabule.

--Pardon, fit grand'mère, je suis de trop?

--Mais non! ma bonne, mais pas du tout, au contraire... nous parlions
de votre fils...

--S'il est question du complot que vous avez fait pour marier
Philibert, je vous avertis que je ne trempe pas les mains là dedans.

Ils tombèrent des nues.

--Comment cela? comment cela? Expliquez-vous, Célina!

--Je m'entends; ça suffit.

--Voyons! est-ce que la jeune femme vous est antipathique?

--S'il était nécessaire de formuler mon opinion sur la jeune femme, je
vous dirais que je la trouve un peu jolie pour lui donner le bon Dieu
sans confession. Mais il s'agit de Philibert: il a un fil à la patte.

--On vous propose de le couper, dit madame Leduc. La situation de
votre fils est humiliante pour la famille, vis-à-vis du monde, et il
est lamentable d'en être réduits, avec Philibert, à causer de la pluie
ou du beau temps, de peur de nous heurter à une vie privée qui doit
nous rester aussi étrangère que celle du Grand Lama...

--Lama, Lama... dit grand'mère, tout ce que je sais, c'est qu'il adore
sa fille.

Casimir tira son trémolo:

--Pauvre petit être! dit-il, Dieu le reprendra comme il l'a donné,
sans qu'on l'en prie...

--Non, Casimir, fit madame Leduc, tes paroles ne sont pas chrétiennes.
Prions Dieu, au contraire, qu'il laisse la vie à l'infortunée
créature. Mais il y a cent moyens d'arranger les choses. Voyons: la
mère, je suppose, malgré sa faute, n'est pas absolument dénuée de
sentiments humains; elle s'estimerait très heureuse de conserver la
jouissance de l'enfant, moyennant...

Grand'mère leva la main:

--Philibert ne fera pas ça! s'écria-t-elle; on peut dire de lui ce
qu'on voudra, mais il est honnête...

--Plaît-il? dit madame Leduc.

--Je veux dire: il aime sa fille, et il ne fera pas cela. Mais lui,
l'avez-vous pressenti, au moins?

--Philibert? il est emballé!

--Parlons peu et parlons bien, dit Casimir; je pose en fait que le
garçon est totalement incapable de gagner sa vie.

--Et vous négligeriez une aubaine?... Voilà une fortune qui se
présente...

--Aussi rondelette que la personne,--interrompit Casimir, les yeux
réduits à la dimension de petits pois.--Sache, d'ailleurs, une fois
pour toutes, ma chère Célina, que la jeune femme est absolument toquée
de lui. Il l'amuse, il la fait rire; ça la change. Voilà cinq ans
qu'elle ronge son frein dans son castel de Vaucottes; elle meurt de
l'envie d'aller à Paris; elle y eût filé vingt fois, n'était sa mère
qui la tient prisonnière à cause de sa beauté. Avec une figure comme
celle-là, tu comprends, une jeune veuve a tôt fait de voir flamber sa
réputation... Disons-le: ici même, la pauvre femme n'échappe pas à la
calomnie.

--C'est flatteur!

--Songe, ma bonne, que notre fils n'est pas non plus tout frais
baptisé!

Grand'mère était inapte à formuler une idée nette. Elle m'entraîna
dans sa chambre, en faisant:

--Tout ça... tout ça...

Elle ôta son chapeau, tourna, vira, hésita.

--Mon petit, dit-elle, va me chercher Philibert.

Je descendis au jardin. Philibert était assis près de madame
Letermillé, sur un des bancs du tunnel d'or. Je m'avançai pour
m'acquitter de ma commission. Ils causaient. Ils s'interrompirent pour
dire, chacun à son tour: «Tiens, voilà Riquet!» du même ton qu'ils
eussent dit: «Voilà les canards...» ou: «Voilà le sifflet du chemin
de fer...» J'avais l'amour-propre d'un jeune coq; je rougis et restai
coi. On n'aurait pu ni me faire exécuter un mouvement, ni m'arracher
un mot.

Madame Letermillé portait une robe ouverte en carré sur son cou de
blonde; elle croisait les jambes dans une attitude familière, et
entrelaçait ses doigts sur le genou en tendant ses bras demi-nus. Elle
disait:

--Je m'en doutais! vous l'épouserez...

--Ce n'est pas elle qui le demande, répondait Philibert; mais pour la
petite, cela vaudra mieux.

--Avouez que vous l'aimez.

Philibert considéra toute madame Letermillé, de ses cheveux à son cou,
à sa belle gorge, à ses bras, à ses jambes croisées, au petit bout
de pied pointu qui frétillait au bas de la robe. Puis ses yeux se
reportèrent au loin, vers la figure absente.

--Il s'en faut, dit-il, qu'elle ait jamais eu la figure d'une Vénus.
Ç'a été une demi-journée et une nuit de parfum dans la chambre: un
bouquet de violettes d'un sou!... Les grandes ivresses, les mots qui
vous sortent de la bouche tout de travers, les yeux de carpe, non,
non, toutes ces belles histoires-là, ça n'a jamais été mon affaire.

--Alors?

--Alors? Mais nous avons supporté tout plein d'embêtements bras
dessus, bras dessous. C'est ça qui vous entraîne à faire lit commun.

--Le fait est que mon mari et moi, par exemple, qui avions tout pour
être heureux...

--Ça n'a pas marché?...

--Ah bien! ouiche!... Voyez-vous, monsieur Philibert, ce n'était pas
l'homme qu'il me fallait.

--Ah!

Madame Letermillé avait désenlacé ses doigts, et, d'une main molle,
elle s'appliquait à enlever une poussière imaginaire sur l'étoffe
tendue par son genou:

--Moi, j'avais toujours rêvé d'un homme... d'un homme... comment
peut-on expliquer cela? enfin, d'un homme pas comme un autre.

--On prétend qu'on ne rêve que ce qu'on a vu...

--Ou ce qu'on verra.

Philibert eut l'air embarrassé. Il dit:

--Les femmes ont de drôles de goûts.

--Seriez-vous de ceux qui croient que toutes les femmes se
ressemblent?

Il leva encore les yeux sur madame Letermillé:

--Il n'y en a pas des tas comme vous!

--Oh! vous dites cela en m'examinant de la tête aux pieds; mais si
j'étais laide--supposez que je sois laide--est-ce que vous diriez cela
encore?

--Je ne peux pas supposer que vous soyez laide.

--Voilà! vous éludez la question... Oh! les hommes! les hommes! que
vous êtes agaçants!

D'un mouvement d'impatience, elle jeta son pied en l'air, puis elle
abaissa la jambe, et s'assit à plein sur le banc, en appliquant les
deux épaules au dossier incliné. Et elle leva les bras derrière la
nuque, ce qui fit éclore les deux coudes hors des manches.

Elle ouvrit la bouche, un moment, avant de se décider à parler, et je
vis tout le petit fer à cheval de ses dents du haut. On entendait les
canards de la basse-cour voisine, et, au loin, les cris de Suzanne
jouant à lancer la balle sur le belvédère.

--Monsieur Philibert, je vais vous faire mes adieux, savez-vous?

--Vous partez?

--Dame! vous ne pensez pas que je vais continuer à tomber ici tous les
quatre matins! Ma mère soutient que je me compromets.

--Avec l'oncle Goislard?

--Il est plus galant que vous! il n'y a pas de quoi rire... Et
puis, lui, au moins, est célibataire... À propos, dites donc, vous
m'inviterez à la noce, j'espère?

--À quelle noce?

--À la vôtre, parbleu! Est-ce que vous n'y pensez plus?

--Pourquoi me reparlez-vous de cela?

--Moi? mais pour rien!... Parce que ce sera amusant.

--Vous trouvez?

--Je dis: «Ce sera amusant...» je veux dire: ce sera un mariage... un
mariage... original, comme vous, d'ailleurs... Vous auriez pu épouser
une duchesse...

--Grâce au brillant de ma situation, ou de mes habits?

Il montrait le drap luisant de sa redingote.

--Taisez-vous donc! Les femmes doivent se jeter à votre cou!

Il ouvrit les bras et dit familièrement:

--Voyons voir?...

--Bas les pattes! Voulez-vous bien!... Pour le coup, si maman était
là!...

Philibert sembla gêné et ne dit plus rien. Elle croisa les jambes
de nouveau et fit gazouiller son pied dans la soie. Elle se redressa
brusquement et posa son bras sur celui de Philibert:

--Avouez-le, dit-elle, je vous fais l'effet d'une coquette?

Il regarda le bras; il dit:

--Mais non! mais non!...

--Si! si! Parlez-moi franchement.

Il cherchait à formuler son opinion, à ne pas mentir et à ne pas
blesser la jeune femme; il trouva:

--Vous êtes si jolie!

--Pan! ça y est! Je l'attendais! On ne m'en dit jamais d'autres!...

Elle frappa le sol de ses deux talons à la fois, et, le menton entre
les mains, les coudes aux genoux, elle trépignait en secouant sa tête
blonde:

--Avec mon mari, qui m'horripilait, j'étais insupportable; il aurait
dû me battre: il revenait le premier, avec des yeux de carpe, comme
vous dites, et les mêmes mots dans la bouche: «Vous êtes si jolie!»
Veuve, j'ai voulu m'envoler, prendre l'air. Taratata! la famille m'a
pincée au collet: «Vous êtes trop jolie pour vivre seule!...» Je vis
cloîtrée entre ma mère et ma fille: le pays fourmille d'histoires sur
mon compte! «On ne nous fera pas croire, jolie comme elle est...» J'ai
failli me remarier avec un officier habitant Fontainebleau; l'homme,
la ville, tout me plaisait: bernique! j'étais trop jolie pour une
ville de garnison. Monsieur le curé me dit que j'aurai beaucoup de
mal à gagner le paradis. «Pourquoi?--Ah! madame...» Je vois venir la
phrase et l'arrête. Que je sois bécasse, que je sois méchante, je
lis dans les yeux de ces messieurs: «Ça ne compte pas, elle est si
jolie!...» Seulement, que je ne sois quelquefois pas plus bête qu'une
autre; que j'aie, moi aussi, par-ci par-là, mes petites qualités,
ça ne compte pas davantage: je suis jolie, et c'est assez. Je vous
raconte mes misères, et vous ne me plaignez pas, vous non plus. Vous
devez avoir raison, puisque, en dépit de tout cela, je ne changerais
de figure avec personne. Ah! monsieur Philibert, voulez-vous que je
vous dise mon opinion? C'est qu'une jolie femme a bien du mérite à ne
pas mériter les horreurs qu'on dit d'elle!...

Elle ramena les mains sur ses yeux, et sa tête eut tout à coup les
soubresauts de l'agonie d'un poulet auquel on a coupé la gorge. Je
compris qu'elle pleurait, que cela devenait sérieux, et qu'il fallait
absolument m'en aller. Je revins à la maison tout doucement, sans me
retourner, honteux comme le chien qui a volé une côtelette.

J'étais tellement sûr d'être grondé que je restai dans le corridor, au
lieu de remonter à la chambre de grand'mère. Je m'assis sur un coffre
à bois; j'aurais préféré me cacher dedans.

La maison était à l'orage. On se disputait partout.

Dans sa chambre, au rez-de-chaussée, l'oncle Goislard criait à
tue-tête qu'il ne déjeunerait pas si on ne lui donnait un pantalon
blanc.

--Un pantalon blanc! ripostait mademoiselle Bringuet, mais pour qui?
Est-ce que vous croyez que ces dames font attention à vos guiboles?

--Taisez-vous! ou je vous fiche à la porte! Je veux mon pantalon
blanc.

--C'est bon! Mais je vous enfile par-dessous un caleçon de tricot. Ça
vous mettra des mollets là où il vous en manque.

Dans la pièce où nous les avions laissés, madame Leduc et son frère
élevaient la voix à qui mieux mieux, et, pendant les intervalles
d'un bruit d'assiettes et de cristaux venu de la salle à manger, leur
dialogue éclatait en bourrasques, rappelant le vacarme de l'étude, à
Beaumont, les dimanches et les jours de marché:

--... nouvel emprunt hypothécaire... Si, au lieu de jeter ton argent
dans ton moulin de Gruteau...

--Mais, ta propriété de Chantepie est grevée jusqu'à la moelle!

--Une simple avance sur l'héritage...

--D'ailleurs, mon moulin de Gruteau...

--Ton moulin de Gruteau! mais tu n'as pas la moitié des fonds
nécessaires!...

--... syndicat... solderai totalité...

--Félicie en mourra!

Grand'mère parut au bas de l'escalier; elle eut tôt fait de
m'apercevoir:

--Eh bien, et ton oncle Philibert?

Je restais assis sur mon coffre à bois, les jambes pendantes,
rougissant encore.

--Si nous étions chez nous, je te donnerais une tape, entends-tu?

Puis elle me dit que je ne serais jamais bon à rien, et qu'elle ne me
confierait plus de commissions.

--Allons! cours vite me chercher ton oncle au jardin et dis-lui que le
déjeuner est prêt.

Je dus retourner au jardin. Philibert avait passé un doigt sous la
manche courte de la jeune femme et, de ce doigt, il lui caressait
le gras du bras; une petite raie de lumière désignait ce relief de
l'étoffe soyeuse et oscillait. Madame Letermillé disait:

--Vous me ferez damner!

En se mettant à table, elle prétendit qu'un coup de vent lui avait
versé un tombereau de sable dans les yeux.

Suzanne me chuchota:

--C'est de la frime!...

Dans l'après-midi, Philibert parla à son père:

--Je file à l'anglaise, parce que, si je reste un jour de plus ici, je
fais des bêtises.

--Peuh! mon garçon, c'est encore de ton âge!...

--Dame! vous me jetez une femme dans les bras. Qu'est-ce que vous
voulez que j'en fasse?

Grand-père Fantin, du ton pincé de madame Leduc:

--«Vous me jetez dans les bras!...» Sois respectueux, je te prie.

--Turlututu!

--Philibert!

--Je demande: «Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse?»

Casimir lui tapa sur le ventre du revers de la main:

--Mais, bêta! que tu passes avec elle chez le notaire!

--Merci.

--Quoi?

--Pour qui me prends-tu?

--Pour un nigaud!

Ils se séparèrent. Philibert partit à la suite d'un grand tapage. Tout
le monde avait la figure chaude comme lorsqu'on a couru au soleil.


Madame Letermillé se prit d'amitié pour grand'mère, qui fut touchée
par son chagrin. Elle acheva de la gagner en me comblant de caresses
et lui disant qu'elle serait toute sa vie malheureuse de n'avoir
qu'une fille: c'était un petit garçon comme moi qu'elle eût aimé.

--Je n'en aurai jamais un! Je ne me remarierai pas.

--Qui sait?

--Votre famille inspire tant de sympathie! Cela ne se commande pas.

Grand'mère commençait à revenir des préjugés du public envers la jeune
veuve.

Madame Letermillé voulut nous emmener à Vaucottes:

--Ah! par exemple, disait-elle, je veux que vous y veniez avant de
passer à Chantepie, parce que, en sortant de chez votre belle-soeur,
tout vous paraîtra un peu fade. Il faut avouer qu'il n'y a pas au
monde une maîtresse de maison comparable à madame Leduc.

--Elle sait ce que cela lui coûte.

--Elle était née pour épouser un grand seigneur.

--Dites: le marquis de Carabas!

--Avec cela, elle fait beaucoup de bien.

--Oh! c'est une excellente femme.

Depuis l'échec du projet conjugal qui les avait unis, madame Leduc
et son frère étaient retombés en bisbilles, et les discussions
s'envenimaient entre eux. Elle le pinçait par la manche, au sortir
de table, et l'entraînait: «Casimir, un mot, je te prie...» Elle
lui emboîtait le pas lorsqu'il quittait le salon. Elle guignait sa
présence au jardin. Lorsqu'elle le soupçonnait d'y fumer un cigare,
elle jetait prestement une mantille sur ses épaules et trottait à sa
rencontre.

Un jour, on les vit revenir ainsi, surpris par la pluie, sans cesser
de se chamailler. Et pendant que madame Leduc frottait son pied sur
les lames du décrottoir, on entendit grand-père Fantin secouer ses
lourds talons sur les dalles de brique du corridor, et lancer un mot
extraordinaire qui retentit comme un triple soufflet:

--Zut! zut! zut!

Madame Leduc ne pénétra point dans le corridor; elle courut aux
écuries, sous l'averse, appelant son cocher. Ne l'ayant point trouvé,
elle cria: «Cadoudal! Cadoudal!» comme on crie: «Au feu! au feu!»
Point de Cadoudal.

Elle retroussait d'une main ses jupes et, de l'autre, assujettissait
les doubles boudins de ses tempes, que le mouvement ébranlait. On
l'aperçut de la cuisine, et l'on alla à elle avec un parapluie. On lui
apprit que le cocher et Cadoudal assistaient à une réunion politique.
Ils ne revinrent, d'ailleurs, qu'à la nuit, l'un et l'autre
complètement ivres.

Madame Leduc annonça à grand'mère qu'elle venait d'essuyer les
insultes de Casimir et qu'elle partirait sur l'heure et à pied. Mais,
dans son emportement, elle révéla que Casimir avait acheté Gruteau,
grâce à un emprunt de quarante mille francs, plus l'argent à
lui confié par son fils. Grand'mère fut aux abois. Elle appela
sur-le-champ Casimir. Il enfonçait les deux mains dans les poches
à ouvertures horizontales de son pantalon; sa bouche formait un arc
paisiblement suspendu à chacun de ses favoris. Il dit qu'il était
content de son opération. Grand'mère avoua que son voyage avait
pour unique but de l'empêcher: ce serait un désastre; Félicie en
mourrait...

--Elle en mourra! répéta madame Leduc.

Casimir ne comprenait pas du tout pourquoi on lui cornait sans cesse
aux oreilles ce «Félicie en mourra».

--Félicie, dit-il, est une timorée, qui aurait pu dix fois se payer
Gruteau, si elle n'avait eu peur de risquer un écu. Il fallait
procéder comme moi! Cela lui servira de leçon.

--Mon Dieu! mon Dieu! s'écriait grand'mère, et c'est fait? c'est
signé?

--J'ai donné procuration ce matin. Je devais en finir pour résister
aux obsessions de ma...

Madame Leduc agita sa main en abat-voix, comme sous les noisetiers de
Courance. Mais grand-père Fantin continuait:

--Tu pourras dire à Félicie que, si je n'avais promptement immobilisé
mes vingt mille francs, on me les arrachait du gousset pour les
précipiter dans le gouffre de Chantepie...

Madame Leduc se dressa, toute blême:

--Le gouffre de Chantepie!...

Sa tête vacillait; ses yeux étaient hagards; elle fit le geste
d'implorer le secours du ciel.

Il répéta l'expression, la commenta, en démontra la justesse. À
Chantepie, tout était subordonné à l'ostentation. Envers et contre
tous, on voulait tenir «son rang».

--Quel rang? Que sommes-nous? D'où sortons-nous? disait-il. Ton mari,
ma chère, gagnait sa vie dans les farines. Notre papa vendait des
pierres à moudre le blé. Nos ancêtres en cassaient, probablement,
le long des routes, un petit loup de toile à garde-manger sur les
paupières. Quand on n'a plus d'argent, on est fichu; il faut se jeter
dans les affaires ou bien à l'eau!

--Casimir, disait grand'mère, songe un peu à qui tu parles.

Madame Leduc se redressa:

--Ah çà, dis donc! tu te plais à m'écraser là, comme une miette de
pain sous le pied, parce que tu es à te goberger à la table de l'oncle
Goislard! Mais j'ai les mêmes droits que toi à la succession de
l'oncle Goislard!... Et je te préviens que je ne les abandonnerai
pas. Je suis mère de famille, entends-tu? et je n'abandonnerai pas mes
droits!

--Tu me fais rire avec tes droits! Mais les tiens comme les miens se
mesureront aux services rendus...

--C'est pour cela que tu accapares le bonhomme, avec la complicité
de ta Bringuet qui m'a tout l'air d'une intrigante. Eh mais! eh mais!
s'il me prenait fantaisie, à moi, de venir réclamer ma part de votre
mission de dévouement?

Casimir arrondit les bras en mimant le transport de madame Leduc vers
la chambre de l'oncle Goislard.

--À ton aise! ma chère, à ton aise! Il ne tient qu'à toi, dès ce soir,
de présenter le pot au valétudinaire...

--Trêve d'obscénités! dit madame Leduc. On croirait, à vous écouter,
que les seuls soins physiques soient dus aux pauvres moribonds. À la
fin, ma charité se révolte! Et je suis curieuse de savoir qui osera
s'opposer à ce que la parente vienne relever la salariée au chevet du
vieillard et lui fournir la suprême consolation de paroles issues du
coeur!

Grand-père Fantin toucha le bouton de la porte:

--Je vais prévenir que tu nous restes, ma bonne amie. Faut-il donner
ton linge au blanchissage?


Ce fut notre départ, à grand'mère et à moi, qui fut décidé, d'abord
parce que notre mission diplomatique avait échoué, ensuite, à
cause des mauvaises nouvelles de la santé de Félicie. Ses douleurs
névralgiques augmentaient; elle subissait de fréquentes crises; elle
réclamait sa soeur pour surveiller la maison.

Nous montâmes, un dernier soir, sur le belvédère. On parlait peu,
ou par petites phrases sourdes, comme les grondements espacés de
l'horizon après l'orage. L'odeur des buis et de la terre se soulevait
en fortes bouffées. Au-dessus des marronniers égrenant leurs feuilles
d'or, la sombre masse du château aux tours pointues prenait un
aspect fantastique dans le ciel. Un train passa, et madame Letermillé
soupira:

--C'est le train de Paris.

M. Futaine, que l'on entendait ratisser dans l'ombre, s'approcha de
nous, leva la tête, et, n'apercevant pas la silhouette de l'oncle
Goislard, demanda si, par hasard, il ne serait point malade.

--Non pas! non pas! Mais la saison s'avance, et nous le mettons au lit
de bonne heure pour lui tenir le teint frais.

Par-dessus le mur de séparation, les petites grenouilles des deux
jardins destinés à s'unir croisaient leur chant mélancolique.




VI

LA PROPRIÉTAIRE


Et nous voilà sur la route de Courance. Nous n'étions pas fiers.
Grand'mère roulait sous son chapeau de sombres pensées qui
s'exprimaient tant bien que mal par de gros soupirs. Qu'allait-elle
dire à Félicie? Par où commencerait-elle? Quand elle portait des
messages tristes ou difficiles, sa coutume était de servir d'un coup
tout le paquet, comme font souvent les êtres faibles. Mais il fallait
tenir compte de l'état de Félicie et de la gravité particulière des
nouvelles.

Je revois sa figure dans notre étroit compartiment de drap bleu. Elle
avait un nez épais: celui de Philibert, un peu moins long, un peu plus
charnu, des yeux soumis, un beau front, une figure régulière. Elle
était mise avec la plus grande simplicité, car elle n'avait jamais
d'argent, et taillait elle-même ses robes dans des pièces d'étoffe
enroulées sur une planchette de bois, qu'une ou deux fois par an
Félicie apportait de Beaumont et lui donnait en disant: «Tiens,
voilà!» Sa peur était de perdre nos billets de chemin de fer qu'elle
tenait contre la paume de la main, et surveillait toutes les cinq
minutes par l'ouverture de son gant de fil noir.

Et ses yeux malheureux se relevaient vers la portière, un peu pareils
par l'hébétement à ces pauvres beaux yeux des bêtes qu'on aperçoit
dans les trains de marchandises. Enfin, quand nous fûmes sur le point
d'arriver, elle pencha la tête au dehors, reconnut la voiture et me
dit:

--Si, par hasard, tante Félicie était venue au-devant de nous, il
ne s'agirait pas de faire le petit bavard. Tu diras que tu t'es bien
amusé, et ça suffit.

Fridolin, seul, était là avec le break et une quantité de châles. Il
nous avertit que madame n'avait pas voulu laisser sortir la calèche,
crainte de verser, à la nuit, dans le chemin de Gruteau, où l'on passe
à gué la rivière.

--Mais comment va-t-elle? demanda grand'mère.

Il fut long à répondre, comme toujours, et, après une forte
aspiration:

--Ce n'est point à moi de dire qu'elle va ou qu'elle ne va pas; mais
M. Léveillé a été demandé l'autre jour en consultation, et il a fait
acheter chez le pharmacien de quoi monter une ambulance!

--Et on ne sait pas ce qu'elle a?

Il prépara encore sa réponse:

--Ça la prend et ça la quitte. Celui-là qui en dira plus long est plus
savant que moi.

La nuit tomba, un peu avant Gruteau, comme l'avait prévu Félicie!
Fridolin descendit pour allumer les lanternes. On vit un instant
son visage rasé, entre de courts favoris gris, tout seul illuminé au
milieu de l'ombre, et vite auréolé de bestioles volantes, tandis qu'on
entendait le bruit de l'eau et de la roue du moulin. La jument hésita
au contact du sol humide; Fridolin jura: alors elle frappa de ses
quatre fers l'eau courante qui nous entoura en jaillissant assez haut.

--Gare à toi! dit grand'mère, ne te penche pas!

Un sifflement de courroies sur des poulies qui ronflent; le grand
battement des palettes garnies d'une herbe de velours; un bruit de
sabots rythmant la marche d'un homme chargé qui passe sur de longues
planches flexibles; par une fenêtre éclairée, la vue d'un X en
lanières de cuir, dont les jambages courent éperdument en sens
inverse: ainsi nous apparut le moulin de Gruteau.

La jument s'ébroua au sortir de l'eau; Fridolin offrit à la brèche de
sa dent une prise d'air puissante et prononça:

--S'il y a quelqu'un d'infaillible, il peut me jeter la pierre, mais
on ne m'empêchera point de dire mon idée: c'est que voilà un bon dieu
de bâtiment qui fera passer plus d'une nuit blanche à madame.

Si grand'mère eût été perspicace, elle se fût épargné de se mettre
l'esprit à la torture afin de découvrir pour sa soeur des formules
adoucissantes. Félicie connaissait l'achat de Gruteau. De telles
opérations ne demeurent pas vingt-quatre heures ignorées dans un petit
pays. C'est à cette nouvelle qu'elle devait la recrudescence de sa
maladie nerveuse.

Nous la trouvâmes plutôt alerte qu'affaissée. Elle avait, dans son
oeil bleu, cette lumière qu'on voyait poindre chaque fois qu'il était
possible de constater la justesse de ses prévisions. À peine eut-elle
embrassé sa soeur, qu'elle se planta devant elle:

--Qu'est-ce que je t'avais dit?

Elle en savait plus que nous. Ce fut elle qui apprit à grand'mère
le nom des bailleurs de fonds: des gens du pays; de tout petits
capitalistes, des paysans, qui avaient escompté plutôt la solidarité
morale des Planté que la succession Goislard sur laquelle Casimir
établissait son crédit. Pidoux y était de deux mille francs. Elle
voulait le mettre à la porte; sans Valentine, elle l'eût déjà exécuté.
Par bonheur, elle ignorait l'emploi du legs de Philibert. On se garda
de la renseigner.

--Quant à Casimir, dit-elle, qu'il ne s'avise pas de remettre les
pieds ici!

Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde ne soufflaient mot; mais elles
participaient toujours aux ennuis de chacun, très sincèrement. Elles
tournaient sur les talons, allaient, venaient, touchaient à tout,
croyaient se rendre utiles, incapables en réalité de faire quoi que ce
fût. On trouva Valentine engraissée. Elle nous dit:

--Tous mes corsages ont craqué.

La maison neuve était fermée, bien entendu, et l'on avait repris
l'existence modeste dans la salle commune du vieux pavillon, dit
Pavillon pointu, à cause de son toit à pignon. Il était crépi à la
chaux et orné, à la manière rustique, de lierre, de vignes vierges,
et d'un bouquet de chèvrefeuille fort pesant dans la belle saison,
qui arrachait les crampons, fatiguait la muraille et donnait des
inquiétudes.

Cette salle, au parquet de bois blanc, contenait un mobilier d'ancien
utrecht jaune. Une pendule en zinc doré portait un beau Cupidon
adolescent, le carquois riche et l'arc tendu. Les mouches, durant
cinquante ans d'ébats, avaient criblé le plafond de taches de
rousseur. Un panneau était mangé par d'immenses placards. Une console
de marbre noir, à cariatides nubiennes, servait quelquefois de
marchepied pour atteindre une étagère-bibliothèque où l'on puisait
rarement. Une porte-fenêtre donnait sur le jardin, une porte dérobée
menait au corridor.

Il y avait aussi un piano que l'on n'ouvrait plus, parce que c'était
ma mère qui l'avait touché la dernière.

Et, sur le guéridon de Félicie, se trouvait depuis quelque temps une
boîte plate, de forme oblongue, contenant de fines balances à quinine,
avec des poids en minces lames de cuivre carrées. Plusieurs fois par
jour, elle pesait la farine amère en faisant la grimace, et, à l'aide
d'un couteau d'argent, la déposait sur un disque de pain à chanter
qu'elle mouillait dans une cuiller et pliait adroitement en forme de
petite omelette. Outre ses névralgies, elle souffrait de maux de coeur
fréquents, et voulait tenir à sa portée un verre d'eau, du sucre, et
de l'eau de mélisse des Carmes.

La première fois que Félicie fit allusion, devant moi, aux affaires
intimes de Philibert, ce fut en pesant sa quinine. Quinze jours
durant, une sourde tempête avait secoué les bonnets de ces dames et
m'avait relégué dans le corridor. Un seul bruit m'en était parvenu:
à savoir qu'une «révolution» s'accomplissait encore quelque part.
Félicie crut devoir m'annoncer:

--Il faut te dire, mon enfant, que ton oncle Philibert s'est marié, le
15 de ce mois, à Paris.

--Alors, je vais bientôt voir ma petite cousine?

Félicie laissa tomber son couteau d'argent, qui renversa les plateaux
et fit vibrer les lamelles de cuivre. Elle regarda grand'mère:

--Ah çà! dit-elle, tu avais donc parlé au petit? En vérité, il n'y a
plus d'enfants!

Grand'mère dit:

--On ne leur apprend rien.

Depuis lors, une association d'idées s'établit, dans l'esprit de
Félicie, entre cette pesée de quinine et le mariage de Philibert.
L'habitude en gagna les uns et les autres; et il arrivait fréquemment
qu'en voyant les plateaux balancer au bout de leurs trois fils de
soie, quelqu'un dit: «À propos, tu sais, quand Philibert viendra, à
Pâques...»

Avant l'année présente, où les événements avaient tout bouleversé,
l'usage était que Philibert vînt à Pâques. Il fallait prévoir qu'il
se rétablirait, et chacun était anxieux de savoir ce que Félicie
déciderait au sujet de la nouvelle famille. Mesdemoiselles Victoire
et Adélaïde passaient pour très pitoyables; grand'mère n'était que
dévouement; on ne doutait pas que l'oncle Planté adoptât le parti que
choisirait sa femme. C'est ce parti que tous ignoraient.

Pour le pressentir, on tâtait M. Laballue, qui venait dîner le
mercredi. Mais il répondait simplement: «Vous verrez que tout
s'arrangera pour le mieux.»

Et ces dames me conseillaient en cachette: «Quand tu te promènes avec
tante Félicie, parle-lui donc de ta petite cousine.»

Moi seul, en effet, n'avais pas peur de Félicie, parce que les enfants
pénètrent très bien le coeur secret. Peut-être leur instinct les
porte-t-il aussi à aimer les forts. Et Félicie était la tête qui
dirigeait et protégeait tout le monde. Mais, parce que j'étais plus
souvent que les autres avec elle, je savais mieux aussi ses ennuis, et
j'évitais de lui être désagréable.

Elle n'interrompait pas ses tournées quotidiennes, malgré sa mauvaise
santé. À l'été de la Saint-Martin, elle prenait encore son chapeau
de paille monumental, la canne de Sucre-d'Orge et un foulard pour me
garantir le cou au retour, et nous partions tous les deux, accompagnés
ordinairement jusqu'à la petite porte jaune, ou bien jusqu'à la
grille, par ces demoiselles et par grand'mère, toutes paresseuses des
jambes, et qui agitaient longtemps la main, en signe d'adieu.

On boudait encore Pidoux pour avoir confié ses économies à Casimir,
et, quand nous passions sous les noyers gaulés, les filles du métayer,
occupées à ramasser les dernières noix poisseuses, se retournaient
derrière Félicie et lui adressaient des pieds de nez. Un jour, elle
s'en aperçut, fut dans une grande colère, brandit sa canne en criant:

--Vilaine engeance! vilaine engeance!

D'un coup, toute la marmaille s'enfuit, s'empêtra, s'aplatit
pêle-mêle, les galoches en l'air, et hurlant comme si on l'eût
saignée.

--Allons-nous-en! dit Félicie; elles diront à leur père que je les ai
battues. Tu vois, mon enfant, quel avantage il y a à entretenir de la
tête aux pieds une Pidoux à la maison!

Toutes les soeurs de Valentine étaient jalouses, et Pidoux mécontent
qu'on ne lui eût adopté qu'une fille.

Le vent s'élevait à mesure que nous quittions le bas de la vallée.
Quand nous atteignîmes la route de corail, Félicie fut obligée de
marcher en tournant la tête de côté, afin de ne présenter à la
brise que le flanc de son chapeau qui s'emplissait, se soulevait
et l'étranglait avec les brides. À notre halte habituelle, sous les
sapins d'Épinay, elle s'assit à l'abri d'un tronc énorme.

--Ce sont de fameux arbres, dit-elle. C'est le grand-père Gillot qui
les a plantés. Souviens-toi de cela plus tard.

Tout à coup, je la vis se relever:

--Mon petit, regarde là-bas, toi qui vois bien. Est-ce que ce n'est
pas encore la mère Fluteau qui sort du taillis avec ses chèvres? Je
parie que depuis le petit jour, elle est en train de manger mon bois!

Et la voilà courant, brandissant sa canne et proférant des
malédictions contre la mère Fluteau. Le vent s'engouffre dans
la capote du chapeau qu'elle retient comme elle peut; sa robe se
retrousse à mi-jambe; elle marche de biais; elle marche à reculons,
mais elle avance quand même, dans l'espoir de tomber sur la bonne
femme aux chèvres avant qu'elle ait eu le temps de rallier son
troupeau.

Cependant, la vieille, qui a reconnu de loin le chapeau, pousse ses
trois chèvres au beau milieu de la route communale, en tricotant
pacifiquement un bas de laine.

--Ah! je vous y prends encore une fois, vous, la Fluteau! Mais je vous
réponds bien que c'est la dernière, et je vous mène carrément devant
le juge de paix!

--Hé là!... ma chère dame Planté, vous voilà-t-il dans un état, à
cette heure! Vous me prenez, que vous dites?... À quoi donc que vous
me prenez?

--Oh! ce n'est pas la peine de chercher à faire la maligne. Vos
chèvres sortent du taillis: je les ai vues, de mes yeux vues!

--Hé là!... mon bon Jésus! Faut-il bien se tourner les sangs pour
des affaires qui ne sont point! Regardez-les, mes chèvres; elles
broutillent l'herbe du bon Dieu qui est à tout le monde, sur la
route. Et regardez-le, votre bois: est-il pas encore là votre bois? on
l'a-t-il mangé, votre bois?

--Taisez-vous! je vous dis que vos chèvres sortent du taillis, je les
ai vues.

--Vous les avez vues! Ah bien! en voilà une chose qui est trompeuse,
la vue, par exemple! il n'y en a pas de plus trompeuse. Tenez, que je
vous dise, ma'me Planté: pas plus tard que l'autre soir, est-ce que
je ne crois pas voir mon homme monté dans le noyer, tout ras le mur
de votre château? Et que je m'écrie: «Veux-tu bien descendre, sacré
Fluteau! Attends un peu que je te dénonce à la gendarmerie pour voler
les noix de ma'me Planté!»

--Comment! Fluteau me vole mes...

--Attendez donc! que vous êtes donc pressée! Voilà-t-il pas que
j'entends une voix de vipère qui me siffle du haut de votre noyer:
«Tire-toi, la vieille, et plus vite que ça, ou je te tombe dessus!» Et
savez-vous qui c'était, ma'me Planté, voulez-vous que je vous dise qui
c'est qui était dans votre noyer?

--Mais certainement.

--Je vous le dirai bien! mais donnant, donnant. Si je vous le dis,
vous me laisserez tranquille avec mes chèvres...

--Mais allez donc! allez donc!

--Eh bien, c'était le gars à ma'me François, la servante à M. le curé
de la Ville-aux-Dames. Faut point ébruiter ça, ma'me Planté, ça ferait
peut-être du tort à la religion. Mais c'est un mauvais sujet, et qui
causera plus de dommage que de bien en faisant comme ça la navette de
chez M. le curé chez votre vieille tante Gillot...

--Comment! la navette?... comment! la tante Gillot?...

--Oh! ma'me Planté veut me faire jaser! Vous ne seriez pas la seule à
ne pas savoir que mam'selle Gillot donne tout ce qu'elle a à monsieur
le curé de la Ville-aux-Dames: meubles, linge, vaisselle, bois de
chauffage, et tout le fourniment... Je ne parle pas de ses perdreaux,
parce que ça, c'est des bêtises, mais ils font tout de même de jolis
rôtis à la table de monsieur le curé... Je sais bien que tout ça,
c'est en vue de son salut, comme on dit, à cette chère demoiselle.
Après ça, me voilà, moi, que je cause, et que je cause... mais je ne
garantis rien, non, ma'me Planté, je ne garantis rien.

--C'est bon! dit Félicie.

En rentrant à la maison, elle fut saisie par ses douleurs; elle se
tordait sur le canapé d'utrecht, et la chair de ses joues prenait le
ton de la paille. Elle voulait aller elle-même chez la tante Gillot,
où personne n'avait pénétré depuis des années. Mais elle ne trouva
point de répit. Le lendemain, qui était un dimanche, elle sortit, tout
habillée pour la messe, tandis que Fridolin attelait la calèche. On
l'attendit longtemps. Le vent amena le son des cloches de Beaumont et
de la Ville-aux-Dames, avant qu'elle fût rentrée.

Quand elle parut à la petite porte de la cour, sa figure était
bouleversée. Elle monta rapidement dans la voiture où nous étions
installés et se pencha à la portière:

--Allez, et ne nous faites pas verser.

Puis elle se préoccupa; elle demanda à sa soeur:

--As-tu bien recommandé à ces demoiselles de ne pas ouvrir la bouche
au curé ni à madame François?

--Oui, oui; ne te fais donc pas tant de mauvais sang!

Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde, par une vieille habitude de
modestie, allaient à la messe en carriole, à la Ville-aux-Dames,
tandis qu'on nous menait en calèche au chef-lieu de canton.

--Sais-tu ce que j'ai vu chez la tante Gillot?

Grand'mère ouvrit ses yeux peureux et cependant toujours résignés
d'avance.

--J'y ai vu le désert!... On lui a tout pris; on l'a rongée jusqu'à
l'os; il lui reste un bois de lit et la paillasse.

--Mon Dieu! mais c'est abominable!

--Oh! nous allons avoir tantôt une jolie scène avec le curé!

--Avec le curé!... Félicie, tu n'y penses pas!

--J'y pense si bien que je fais faire un crochet à la voiture sur la
Ville-aux-Dames, aussitôt après la messe de Beaumont. Non, non, je
n'entends pas qu'on nous tonde la laine sur le dos; j'en aurai le
coeur net; je saurai ce qui s'est passé.

Au carrefour, en face du bureau de tabac, la voiture fendit
l'agglomération des paysans en blouse bleue. Ils se rangeaient sans se
presser, n'ouvrant leur masse compacte que sous les pieds du cheval,
et portaient la main au chapeau en dardant sur nous de petits yeux
vifs.

Félicie et grand'mère adressaient des bonjours à droite et à gauche
lorsqu'elles apercevaient quelque personne de connaissance: une dame
endimanchée, avec sa fille, qui se faufilaient à travers la foule,
s'escrimant à mettre un dernier doigt de gant, la main encombrée du
paroissien à tranche d'or; des fournisseurs sur le pas de leur porte;
des fermières assises entre leurs paniers d'oeufs frais et de légumes;
ou des messieurs avec qui l'on était mal, et qui saluaient cependant
ces dames, d'un geste sec. Et c'étaient des tours de hanches, des
inclinaisons d'échine et des oeillades tantôt révérencieuses et
tantôt familières, renouvelés à la même heure, au même endroit,
cinquante-deux fois l'an. Et tout le temps de la messe, d'ailleurs
interminable, on échangeait des signes de tête, mesurés et gradués
selon la chaleur des relations.

Ce jour-là, après l'office, nous vîmes pour la première fois la
créole. Elle passa, en charrette anglaise, à côté d'une longue dame
blonde qui conduisait elle-même.

Madame Pergeline la montra à grand'mère en disant:

--La voilà!

--Qui donc?

--Ah! si votre gendre était là!...

--Mon gendre?...

--Je veux dire que M. Nadaud, qui aime la société distinguée, n'aurait
pas manqué de lui tirer son coup de chapeau...

Félicie pinça les lèvres en regardant s'éloigner la charrette
anglaise, et elle dit:

--On se demande où ces gens-là vont chercher de l'argent pour payer
des toilettes aussi ébouriffantes.

--Pour la blonde, dit madame Pergeline, ce sont des gens qui remuent
l'or à la pelle. Mais on prétend que celui qui épousera la créole la
prendra nue comme le revers de la main.

Et nous remontâmes en voiture pour aller souhaiter le bonjour à mon
père, toujours très occupé le dimanche. Je traversais la salle des
clercs bondée de paysans, et j'entrais sans frapper. Mon père se
tenait souvent debout, consultant son «répertoire», le porte-plume à
l'oreille, et j'attendais qu'il prît garde à moi; quelquefois il était
appliqué à former le mot secret qui ouvrait la caisse, et il tournait
de petits disques de cuivre à alphabet circulaire. Il m'embrassait et
me disait: «Bonjour, gamin!» et: «À demain soir!...» Car il venait à
Courance à jours fixes. Je m'en retournais à la voiture où Félicie,
qui s'impatientait vite, me disait régulièrement: «Allons, monsieur le
lambin, j'ai cru que tu n'en finirais pas.»

Aujourd'hui, elle avait la fièvre: elle préparait à l'abbé Fombonne
«un plat de sa façon».

On pénétrait chez le curé de la Ville-aux-Dames par le jardin. Un
long fil de fer agitait la sonnette à portée de l'oreille de madame
François; un autre fil touché par elle, de la cuisine, lui permettait
d'ouvrir sans se déranger. À peine avait-on mis le pied dans le
potager du presbytère, que l'on apercevait de loin, sous un auvent
orné de bois découpé, madame François, une main en abat-jour sur
ses lunettes bleues, l'autre relevant un tablier d'une blancheur
dominicale.

Comme on observe, en province, le moindre manquement aux habitudes,
Félicie fit remarquer:

--Madame François n'est pas sous l'auvent...

La porte du salon se trouvant entre-bâillée, nous vîmes mesdemoiselles
Victoire et Adélaïde, assises côte à côte sous une lithographie de
Notre-Dame de Lourdes. Elles venaient le dimanche se reposer là, en
attendant que Pidoux, qui les conduisait, eût terminé ses affaires.
À notre entrée, elles prirent une mine si étrange que Félicie ne put
s'empêcher de leur demander:

--Qu'est-ce qu'il y a?

--Mais, rien du tout, Félicie, rien du tout.

--Je suis sûre que vous avez parlé à madame François!

--Parlé? mais de quoi donc, Félicie? Je te jure...

--Ta, ta, ta! vous l'avez avertie des histoires de la mère Fluteau!

Et Félicie frappa du poing sur un guéridon où un jeu de cartes était
posé. Les petits rectangles au dos bleu gras volèrent par la pièce.

Ces demoiselles eurent peur; elles se ratatinèrent sur le canapé.

--Écoute, Félicie, dit mademoiselle Adélaïde, c'est vrai; nous l'avons
avertie parce que nous avons eu pitié d'elle...

--Ce n'est pas vrai!--s'écria Félicie, accoutumée aux détours qui
précèdent la vérité.--Je vais vous dire, moi, comment cela s'est
passé: c'est elle qui, en voyant vos têtes de l'autre monde, vous a
tiré les vers du nez!

--C'est vrai! c'est vrai! firent-elles, allégées, heureuses, au fond,
de n'avoir plus rien à dissimuler.

Mais elles s'aplatirent de nouveau, à l'entrée de madame François.

L'accusée arrivait à pas de loup, chaussée de ces bottines de drap
mat, à la semelle souple comme la plante d'un pied nu, et qui semblent
faire corps avec les vieilles personnes pieuses. Elle referma aussitôt
la porte sur elle en éteignant le bruit. Et, pour la première fois,
on lui vit ôter ses lunettes bleues. Ses yeux délicats étaient tout
roses. Elle croisa les mains sur sa bavette, soigneusement épinglée,
dans une attitude empruntée aux images de dévotion; et elle s'inclina,
comme à l'église. Elle releva les yeux sur Félicie, tout droit. Elle
était si propre que, dès le premier aspect, on se défendait de lui
imputer une mauvaise action.

--Me voilà, madame Planté, dit-elle. Voyons donc, il faut tâcher de
nous expliquer toutes les deux pendant que monsieur le curé mange sa
côtelette... Alors, c'est à cause de mademoiselle Gillot que vous êtes
fâchée comme ça? Mais, ma chère dame, elle nous a donné tout de la
main à la main: il n'y a personne pour m'opposer un démenti.

--C'est ce qui vous trompe! Moi, je soutiens que vous lui avez tout
extorqué morceau par morceau. Mademoiselle Gillot n'a jamais été
prodigue de son bien.

--Pardi! madame Planté, vous n'êtes point sans savoir, aussi bien que
moi, que qui ne demande rien n'a rien... C'est-il pas les impies et
les francs-maçons qui vont venir nous apporter de quoi entretenir
l'église? Eh! mon bon Jésus, si je n'allais pas quêter chez l'un chez
l'autre, il y aurait bien des chances pour que le bon Dieu et ses
saints aillent, comme on dit, sauf votre respect, le derrière tout nu!
Voyons, madame Planté, faut être raisonnable. Voilà trente ans bientôt
que je sers chez ces Messieurs; vous m'en croirez si vous voulez,
c'est la première fois qu'on me fait reproche d'avoir enrichi l'église
du bon Dieu. Défunt ce pauvre monsieur le curé de Chaumussay me l'a
dit de sa bouche en rendant son dernier soupir: «Madame François,
qu'il m'a dit, je ne sais pas comment vous avez fait votre compte;
mais, depuis que vous êtes entrée au presbytère, je n'ai jamais manqué
de rien, et j'ai toujours dîné comme un archevêque. Notre-Seigneur
vous en donnera la récompense.» Voilà comme il a parlé, monsieur le
curé de Chaumussay...

--Il ne s'agit pas du curé de Chaumussay; il s'agit d'une vieille
femme que vous avez dévalisée!

--Si on peut dire! madame Planté! C'est-il bien vous que j'entends
me parler comme ça! Mais, je lui aurais corné aux oreilles, à votre
vieille tante, que je ne voulais point de ses frusques, elle nous les
aurait envoyées par le messager! Voilà ce qu'elle aurait fait, madame
Planté! Autrement, elle se serait crue damnée pour son éternité.

--Qu'est-ce que vous me chantez là? C'est vous qui lui avez mis ces
idées-là dans la tête!

--Moi! ma bonne chère dame, moi! mais je ne suis rien de rien qu'une
malheureuse servante; je n'ai seulement point appris à lire et à
écrire: comment donc que j'aurais pu convertir mademoiselle Gillot,
qui est d'une famille riche, à des idées qu'elle n'avait pas?...
Voyez-vous bien, madame Planté, les paroles de défunt monsieur le
curé de Chaumussay sont là: «Madame François, Notre-Seigneur vous en
donnera la récompense.» Voilà des paroles. Eh bien! pourquoi c'est-il
qu'il a dit ça, monsieur le curé de Chaumussay? C'est parce que le
bon Dieu lui a soufflé au moment de mourir: «Madame François t'a
donné tout ce qu'elle avait, oui, tout. Elle avait trois mille francs
d'économies, et bien placés, en bons billets, à cinq du cent: elle les
a mis dans ton ménage.» Oui, madame, c'est comme si je l'avais entendu
qui lui soufflait ça! Un peu plus, et ce pauvre monsieur le curé
n'aurait jamais rien su de ce que j'avais fait pour lui; non! si ça
n'avait pas été le bon Dieu qui est toujours là à fureter dans les
coins pour savoir ce qui s'y passe, il serait mort sans m'en avoir
seulement dit merci!... Faut point vous tourmenter, madame Planté:
s'il y a une récompense pour moi qui ai mis mes trois mille francs
dans l'Église, il y en aura une pour mademoiselle Gillot. Mais je vous
demande bien pardon, voilà monsieur le curé qui tape sur son verre...

Elle tourna sur les talons et disparut. Félicie demeura abasourdie.
Mais grand'mère et ces demoiselles avaient été touchées du premier
coup par l'accent de vérité qui marquait le discours de madame
François:

--Tu vois, c'est une brave femme.

--Comment! une brave femme? s'écria Félicie; mais vous avez donc perdu
le sens commun? Une femme qui s'en va flibuster le bien d'autrui pour
faire manger des côtelettes à son curé! Et vous trouvez cela superbe,
vous? Est-ce que Notre-Seigneur mangeait des côtelettes, lui? Est-ce
qu'il est mort en remerciant sa bonne de l'avoir fait dîner comme un
archevêque, lui? Mais, répondez-moi donc! Mais vous ne voyez donc pas
qu'elle vous fait tourner en bourriques, vous comme les autres, avec
ses paroles du curé de Chaumussay? Je voudrais vous y voir, à défendre
votre bien, vous autres! Ah! vous avez de la chance de n'avoir pas le
sou!...

Grand'mère et ces demoiselles restaient muettes: on ne répliquait
jamais à Félicie. Elle allait et venait à grands pas dans le salon
du presbytère. Devant chaque siège, il y avait un tapis de la largeur
d'une assiette, composé de petits hexagones de draps multicolores.
Elle les déplaçait, et grâce à son goût de l'ordre, les replaçait à
mesure, du bout du pied, malgré son emportement.

Soudain, elle s'arrêta devant un bureau d'acajou orné de cuivres
opulents. Elle rappelait le chien en arrêt. Elle bondit et toucha le
meuble si brusquement qu'une des six tasses à café qu'il portait tomba
et se brisa. On sursauta; mais Félicie criait:

--Le bureau du grand-père Gillot!

--Félicie, voyons, Félicie! je t'en supplie, ne fais pas de scandale!

--Mais le voilà, le scandale, le voilà! Je vous dis que c'est le
bureau du grand-père Gillot! Vous le connaissez bien. Vous n'avez donc
plus de sang dans les veines? On vous vole votre mobilier, et vous
êtes là, à vous regarder comme des chiens de faïence!

Ces demoiselles n'avaient jamais eu de mobilier. Grand'mère avait vu
vendre le sien quatre fois. L'indignation de Félicie ne les gagnait
point.

--Mais, hasarda grand'mère, madame François t'a expliqué...

--Il n'y a pas d'explications devant ça! On vous fait avaler tout ce
qu'on veut avec des explications, mais devant une pièce à conviction
ce n'est plus possible. On nous a volés. Qu'on aille me chercher
Pidoux: il va me remporter ce meuble-là, tout de suite, dans sa
carriole, chez mademoiselle Gillot.

Et elle touchait de nouveau le bureau de famille; elle en maniait et
faisait claquer toutes les poignées de cuivre; elle se cognait les
doigts contre sa propriété.

--Vous ne voulez pas aller me chercher Pidoux? Moi, j'y vais.

Elle se précipita vers la porte. Mais elle n'eut pas la peine de
l'ouvrir: monsieur le curé entrait.

On vit, dans le jour clair du corridor, sa grosse bedaine, où des
miettes de pain étaient encore attenantes; il y en avait un chapelet
aux grains blonds dans un des plis de la ceinture remontée jusque sur
l'estomac. Tout rayonnait en lui: sa bonne face rouge et réjouie, son
large nez gras, ses yeux d'enfant.

Il ouvrit les deux mains de chaque côté du corps, de ce geste
accueillant et tendre qu'on prête au bon pasteur. Son regard contenait
la plénitude du bonheur et de la bonté. Il souriait comme une mère
qui va embrasser ses enfants. Ses cheveux blancs lui dessinaient une
espèce d'auréole. Pour tous les gens qui étaient là, assurément, il
était Dieu lui-même.

--Madame Planté!--prononça-t-il de sa voix grasse,--madame Planté
est chez moi avec toute sa chère famille! Et on ne m'avertit pas! Je
mettrai un de ces jours ma gouvernante à la porte,--dit-il, en riant
de tout son coeur,--car, à supposer que notre saint-père le pape
s'avise de venir me faire visite, elle ne me préviendrait pas pendant
mon déjeuner!

Le flot de sa bonhomie coulait. Sous une pareille fraîcheur, quelle
colère ne se fût amollie? Félicie, surprise et dépitée, se taisait.
Elle ne savait plus que penser ni que dire vis-à-vis de cette
puissance presque mystérieuse.

--Me ferez-vous l'honneur de demeurer un petit instant? ajouta-t-il.
Vous n'avez pas déjeuné, sans doute, mesdames? Accepteriez-vous un
biscuit trempé dans un doigt de vin?

Il allait de l'une à l'autre, innocent jusqu'à l'évidence; il portait
l'odeur de la campagne et de la santé physique; il répandait aussi le
parfum de l'espoir céleste. Une heure ne s'était pas écoulée depuis
qu'il avait quitté les habits sacerdotaux. Il fit partir, d'une
chiquenaude, la blonde guirlande des petites miettes de pain fixée à
la ceinture, enfonça sous l'écharpe de soie ses gros doigts ronds, et
se carra au milieu de ces femmes émues.

Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde toussaient, caquetaient, disaient
des paroles sans suite, dans l'intention de couvrir on ne savait quel
mot menaçant. Félicie n'allait-elle pas éclater? Qu'allait-il advenir?
Et c'étaient elles et grand'mère, habituellement silencieuses, qui
faisaient le plus de bruit.

Le curé leur montra la lithographie de Notre-Dame de Lourdes: un
cadeau que venait de lui adresser une de ses paroissiennes. Il
toucha un relief en stuc de Saint-Pierre de Rome: un don de madame
la comtesse de la Frelandière. Il remarqua la tasse brisée, dont les
morceaux gisaient sur le sol.

--Qui est-ce qui a fait ça? s'écria-t-il. Madame François aura encore
laissé entrer Minet. Il est impossible de rien conserver, ma
parole d'honneur! Ou vous brise tout jusque dans la main: c'est une
dérision...

--Ne vous fâchez pas, monsieur le curé, dit Félicie; c'est moi qui
l'ai cassée, tout à l'heure, en portant la main sur ce bureau... Je
suis bien maladroite.

Le curé s'excusa. En ce cas, ce n'était rien du tout, une bagatelle.
Cependant, il considérait du coin de l'oeil les ruines de la tasse à
café:

--Ce service,--dit-il, en baissant la voix,--me vient, vous ne le
croiriez pas, mesdames, d'une famille étrangère et, qui pis est,
hérétique! Oui, mesdames,--ajouta-t-il en faisant de gros yeux,--ceci
est un présent des richissimes protestants de Beaumont que l'on nomme
les Pope. J'ai été très sensible à cette attention d'une famille
infidèle. Qui sait? c'est peut-être le premier pas de la brebis égarée
vers le bercail.

--Je suis d'autant plus aux regrets, dit Félicie.

--J'ai placé ce magnifique service,--continua le curé avec une
ineffable candeur et une intention flatteuse,--sur le plus beau meuble
qui me vienne de mademoiselle Gillot, votre respectable tante; c'est
un parent à vous! dit-il en riant et tapotant le ventre du bureau.

Tout le monde trembla. Félicie raviva un instant la flamme de ses yeux
colères.

--Je trouve, dit-elle, que ma tante Gillot pousse la générosité...

À cent lieues de soupçonner un reproche, le curé l'interrompit:

--Mademoiselle Gillot est une sainte, dit-il; elle fait pour l'Église
ce qu'elle peut... Dieu lui en saura gré.

Ce fut dit si simplement et d'une figure si garantie de toute
arrière-pensée, que les plus farouches eussent été désarmés. En
vérité, si Félicie lui eût exprimé ses reproches, il n'eût pas
compris. Il n'y avait plus qu'à s'en aller.

Le bon curé, le sang au visage, s'exténuait à ramasser les parcelles
de la tasse brisée.

--Allons!--dit Félicie en lui tendant la main,--monsieur le curé,
je vois bien qu'il faudra que je répare ma maladresse en vous priant
d'accepter un service complet.

Ces demoiselles ne continrent pas leur joie. Elles faillirent
embrasser Félicie qui avalait son dépit et leur disait:

--Ah çà! mais qu'avez-vous?

Madame François se montra à propos pour reconduire ces dames. Elle
glissa dans l'oreille de Félicie:

--Vous voyez bien, madame Planté, il ne s'agit que de s'entendre.

Félicie se tapit au fond de la calèche et ne dit rien le long de la
route. De temps en temps elle penchait à la portière sa tête diaphane
et ses yeux de poule pourchassée, afin de surveiller la carriole,
parce que Pidoux était ivre.

Grand'mère, qui récitait son chapelet, s'interrompait pour supplier sa
soeur:

--Mais ne te tourmente donc pas tant!




VII

LES FEUILLETS DU CALENDRIER


Cette défaite fut extrêmement pénible à Félicie. Son amour-propre déjà
blessé par l'affaire de Gruteau, qui n'en était qu'à ses débuts, se
trouva tout à vif pour endurer la nouvelle épreuve. Elle en exagéra
l'importance. Elle ne voyait que ruse et spoliation du haut en bas de
l'échelle sociale. Dans l'intervalle de ses crises de nerfs, elle se
mit à vérifier de vieux comptes. Elle se rappelait tout à coup telle
et telle circonstance où l'on avait dû la voler; elle convoqua à
plusieurs reprises ses métayers. Ensemble ils exerçaient leur mémoire
et exhumaient d'anciens cours de marchés, en regardant en l'air,
les yeux vers les taches de rousseur du plafond. Le pire était que
l'incident de la Ville-aux-Dames troublait sa foi qui, sans être vive,
lui laissait l'espoir d'occuper là-haut, avec l'indulgence de Dieu,
un petit coin,--oh! de moindre importance que Courance, probablement,
elle n'était pas exigeante,--mais qui serait bien à elle et qu'elle
administrerait de façon à édifier le souverain maître... Et, moins
elle était certaine de la vie future, plus elle se cramponnait à la
présente qu'elle sentait lui échapper par la maladie.

Elle m'enseignait le respect de la terre et l'amour de tout objet qui
contribuait à donner à Courance sa physionomie. Elle m'inculquait les
vertus conservatrices:

--Mon petit, méfie-toi des idées nouvelles: des fariboles!

Et je me trouvais mal à l'aise pour lui parler de ma petite cousine,
comme le voulaient grand'mère et ces demoiselles: car je sentais
que, pour Félicie, cette famille de Philibert était une intruse qu'on
essayait de pousser à Courance afin de partager la propriété.

Depuis son mariage, Philibert se permettait, dans sa correspondance,
de timides allusions aux siens; il écrivait «Adrienne» tout
court, pour désigner sa fille; il parlait de «sa femme», mais avec
discrétion. À table, quelquefois, quand cela n'allait pas trop mal,
grand'mère se risquait à prononcer: «la petite Adrienne», ou: «la
femme de Philibert», et c'était très héroïque de sa part. Elle tâchait
d'accoutumer les oreilles, après quoi les esprits suivent aisément.
Nous n'étions qu'à l'entrée de l'hiver et Pâques demeurait la date
extrême. On avait le temps.


La veille de la Toussaint, en même temps qu'on allumait le premier feu
et que l'on serrait dans une armoire le chapeau de paille de Félicie,
on disposait un paravent vis-à-vis la porte du corridor. C'était un
cérémonial immuable. À l'heure du déjeuner, on entendait frapper à la
porte. «Qui est là?» Personne ne répondait. On allait ouvrir, et l'on
ne voyait qu'une feuille de paravent en papier jaune, à vignettes,
et deux mains rouges. Cela s'avançait gravement, et, par derrière,
éclatait tout à coup le rire de Valentine.

Elle déposait l'objet poussiéreux et l'essuyait, en soufflant dessus
à grosses joues. Une à une, les quatre feuilles étaient déployées, et
l'on renouvelait connaissance avec les drôles de bonshommes qu'elles
portaient, ainsi qu'on eût fait avec de vieux amis. On y voyait des
compositions grotesques de Gustave Doré, au trait, de la fantaisie
la plus extravagante. Quelle joie c'était de retrouver ces bals de la
banlieue parisienne au temps de Louis-Philippe, ces foires de village
avec un «monsieur le curé» rond comme un tonneau et des pompiers
casqués comme dans les vaudevilles! Une scène de bains de mer, «côté
des hommes, côté des dames», passait pour très divertissante: un
monsieur maigre, affreux et barbu enjambait la corde de séparation
et mettait en fuite un essaim de dames effarouchées, dont deux
ressemblaient, à s'y méprendre, à grand'mère et à Félicie. Certains
animaux de Grandville avaient acquis, à la longue, l'importance de
véritables personnes: des professeurs du Conservatoire figurés par
des canards, des moineaux, des merles, dont les becs, large ouverts,
laissaient échapper des nuées de triples croches. Deux dames
sarcelles excitaient une particulière sympathie: c'étaient des mères
franchissant le porche du «temple des Arts» pour y prendre leurs
«demoiselles» à la sortie du cours. À leur déhanchement, à l'attitude
penchée de leur cou, on devinait et l'orgueil maternel et les charmes
des gracieuses petites qui faisaient l'objet de leur entretien.

J'appris à lire en déchiffrant les légendes du paravent. Félicie me
tapait sur les doigts avec son petit couteau à quinine, lorsque
je n'épelais pas bien. On s'en rapportait à M. Laballue du soin de
parfaire mon éducation, le mercredi.

À quatre heures de l'après-midi, ce jour-là, Félicie commençait à
croire qu'elle entendait sa voiture et envoyait Fridolin ouvrir la
grille. Grand'mère hochait la tête:

--Tu vois bien que Mirabeau n'aboie pas...

--Mirabeau? il est sourd. Son maître le tuera à le faire engraisser
comme une volaille.

Et on prêtait l'oreille: on n'entendait plus rien.

J'appliquais le nez et les deux mains contre la vitre froide de la
fenêtre, et, jusqu'à ce que la buée fût épaisse, je regardais le ciel
gris, la terre et les arbres dénudés, et des moineaux qui venaient,
en pépiant, tout près de là, picorer les miettes du déjeuner. Soudain,
Mirabeau, qui semblait dormir, allongé devant le feu comme un rôti, se
levait brusquement, grommelait, allait à la porte en agitant la queue.

--Cette fois..., disait Félicie.

Et elle était heureuse de revoir son «Sucre-d'Orge».

Leur amitié se perdait dans la nuit des temps, prétendaient grand'mère
et ces demoiselles qui en étaient jalouses. Elle provenait de ce que
M. Laballue était doux. Lui seul savait recevoir, sans se rebiffer
jamais, les vivacités de Félicie. Cette aménité, par un effet
contraire, nous exaspérait presque tous.

Quand M. Laballue faisait la lecture après le dîner, l'oncle Planté
allumait son bougeoir et s'en allait en grognant dans son pavillon
«du bout du monde»; grand'mère prenait son chapelet, ces demoiselles
s'endormaient. Il lisait, du même ton onctueux et admiratif, les
_Contes à ma fille_, de Bouilly, et _Paul et Virginie_, du Chênedollé
ou du Chateaubriand; des vers de Lamartine ou des vers de Madame
Amable Tastu. Quelquefois, M. Laballue repartait dans la soirée; mais
l'hiver, et surtout au temps de la chasse, il couchait et restait
jusqu'au jeudi soir. L'oncle Planté refusait de lui prêter son chien;
c'était le seul acte de protestation qu'il se permît.

L'opposition à Sucre-d'Orge s'était atténuée, ces derniers temps,
parce qu'on avait beaucoup à obtenir de Félicie, et que l'on comptait
la prendre par son grand ami. Peu s'en fallût qu'on ne lui fît la
cour. Comme il était sans rancune et très sensible à la flatterie,
il se laissait gagner. Ce fut grâce à lui que l'on décida la malade à
recourir à un célèbre médecin de Tours nommé Guérineau.

Quelle affaire! C'était la terreur de Félicie qu'un homme habile lui
découvrît une affection mortelle. Avec toute son énergie, elle
avait une peur terrible de mourir. Et elle aimait à se reposer sur
l'ignorance du docteur Léveillé qui se contentait de lui dire: «C'est
nerveux», et la gavait de drogues ordinaires. M. Laballue, qui ne
prononçait jamais un mot plus haut que l'autre, s'éleva un soir comme
un ouragan soudain et dit:

--Votre docteur Léveillé est un âne!

Et, trois mercredis de suite, il développa cette proposition.
Lui-même se chargea d'aller à Tours pressentir le docteur Guérineau
et finalement l'amena, avec le concours du médecin de Beaumont. On
m'avait ordonné de rester à jouer dans la cour, sous le marronnier, le
temps que durerait la consultation. Le cheval de M. Léveillé et
celui de M. Laballue, non dételés, labouraient le sol, sous l'oeil de
Fridolin. La Boscotte, la cuisinière ou Valentine venaient tour à tour
informer le domestique mâle de ce qui se passait à l'intérieur. Elles
lui parlaient, la main en cornet sur la bouche. Fridolin recevait ces
communications d'un air impassible; il flattait de la main les naseaux
des deux bêtes et aspirait l'air vif, du coin de la lèvre. La mère
Pidoux, qui était craintive, vint gratter à la petite porte jaune et
demanda:

--Croyez-vous qu'elle en réchappe?

Les deux médecins sortirent enfin; ils déposèrent chacun une petite
pièce dans la main de Fridolin et montèrent en voiture.

On ne fut pas plus avancé. Le docteur Guérineau n'avait rien ordonné,
sinon d'interrompre l'usage des médicaments. Félicie dit qu'il était
un charlatan: il ne lui inspirait aucune confiance, et c'était de
l'argent jeté par la fenêtre. Et, à cause de cette visite du médecin
de Tours, on vint de quatre lieues à la ronde s'informer de sa santé,
ce qui la mit dans tous ses états.


Elle surmonta ses douleurs. L'idée de la déchéance lui était
intolérable. Au coeur de l'hiver, elle se montra comme par le passé
dans ses métairies. Coiffée d'un chaud bonnet noir, emmitouflée d'un
long châle, à la main son parapluie ou sa canne à corne d'or, elle
arpentait les chemins et les sentiers et enfonçait ses galoches dans
le purin des cours de ferme.

Parfois, son mal l'arrêtait, et elle s'appuyait du coude contre
un noyer, espérant toujours vomir «le crabe qui lui rongeait
l'intérieur», puis, les yeux inondés, à la suite d'efforts atroces,
elle tirait de sa poche un flacon qui ne la quittait pas, et buvait à
même l'eau de mélisse des Carmes.

--Ne te tourmente pas, mon enfant, disait-elle; quand on est vieux,
vois-tu, on a ses petites misères... mais il faut accomplir son devoir
jusqu'au bout.

Et nous marchions contre la bise, car il s'agissait de savoir si les
maçons travaillaient à la grange de Pénilleau, qu'une tempête avait
endommagée.

Arrivés à Épinay, elle me disait de rester là, de peur d'abîmer mes
souliers; et elle s'avançait toute seule au milieu des travaux. Elle
relevait ses jupes ou les ramenait tout à coup entre ses genoux serrés
et se plantait sur le sol grémilleux et blondi par la chaux vive. Elle
mesurait de l'oeil l'ouvrage exécuté depuis la veille, et, du bout
de sa canne, donnait des indications en appelant chaque homme par son
nom.

--S'ils ne savaient que je reviendrai demain, ils ne feraient pas
oeuvre de leurs dix doigts!

Nous retournions souvent à travers champs, par le plus court, parce
que le soleil, tout pâle, comme un grand chapeau de paille d'Italie,
descendait là-bas, derrière les peupliers nus de Gruteau. Nos pas
martelaient la terre gelée. Des vols de corbeaux s'élevaient, à longue
distance, en croassant, s'abattaient, se relevaient, pour s'abattre
encore, pareils à un grain noir qu'un grand semeur invisible, et
marchant à pas comptés, eût semé dans le ciel d'hiver.

D'ordinaire, nous rentrions sans sonner, par la petite porte des
communs, et nous passions par la cuisine. Un jour, Clarisse et la
Boscotte nous y accueillirent avec des yeux lourds et gênés, et
Félicie vit Pidoux qui se tenait tapi près du foyer, touchant la boîte
de sel gris. Il tournait son chapeau entre ses mains et il dit:

--C'est moi, que je venais, ma'me Planté, rapport à bien des choses,
depuis le temps qu'on ne se cause plus...

Elle le laissa parler, pendant qu'elle changeait de chaussures.

Il fut promptement question du moulin. Elle lui montra la porte.

--C'est pas pour vous fâcher, ma'me Planté; voyons donc! On avait
l'habitude de vous demander conseil quand on était dans l'embarras;
voilà donc tout changé, à c'te heure?

--Est-ce que vous m'avez demandé conseil quand vous avez été mettre
deux mille francs dans la poche de M. Fantin?

--Allons! ma'me Planté, vous voulez rire! Votre beau-frère ou bien
vous, voyons! c'est-il pas la même chose?

Elle frappa la table de cuisine d'un grand coup de canne qui ébranla
les épaules de tous et fit vibrer les cuivres. Elle savait où le
paysan voulait en venir.

--Une fois pour toutes, dit-elle, entendez-le bien: je ne fais honneur
qu'à ma signature.

Mais elle pensa que Pidoux pouvait connaître quelque chose de
nouveau sur l'affaire; et la curiosité l'emporta. Elle lui permit de
s'expliquer.

Il était surtout indigné de ce que le vieil oncle Goislard se portât
très bien. L'agent voyer de Beaumont arrivait justement de Langeais et
il avait vu le bonhomme passer fort gaillard dans sa petite voiture.

--Ce n'est pas ça que nous avait dit votre beau-frère... Dame! s'il
ne se dépêche pas d'hériter, il pourrait bien se trouver mal à l'aise
pour payer ses billets à six mois...

--Il a signé des billets à six mois? demanda Félicie.

--Ça se dit. J'aime mieux que ça soit à d'autres qu'à moi, mais c'est
tout de même dommage pour le pauvre monde de voir son argent couler
à la rivière... sans compter que ça ne fait pas de bien non plus à la
famille...

--Que voulez-vous dire?

--Rien, ma'me Planté, rien du tout. Je n'ai point en vue de vous
offenser.

Il revenait à son idée fixe: savoir si Félicie laisserait protester
les billets. Il reprit:

--Ce n'est pas non plus pour critiquer ce qui se fait à Gruteau
pendant que nous sommes là à causer, vous et moi, ma'me Planté; il n'y
a point de danger que je me mêle de ce qui ne me regarde point...

Et il attendait l'effet de ces petites piqûres à la curiosité de
Félicie. Elle l'interrogea elle-même:

--Qu'est-ce qui se fait donc à Gruteau?

Il entra dans mille détails. Grand-père Fantin commandait des travaux
gigantesques; il bouleversait le régime des cultures autour du moulin;
il remplaçait la meule de pierre par des cylindres d'acier; et, entre
autres améliorations, voulait irriguer un plateau situé à quelque
vingt mètres au-dessus du niveau de la rivière. Dans tout le pays, il
était déjà question de la «machine élévatoire».

--Pour du beau matériel, c'est du beau matériel!... En cas que la
chose ne réussisse pas à votre beau-frère, celui-là qui achètera le
tout au rabais ne fera pas une mauvaise opération...

Il fixait sur Félicie ses petits yeux brillants, en passant la main
sur la râpe d'une barbe de huit jours.

--C'est tout ce que vous aviez à me dire? interrogea Félicie.

--Pardi! ma'me Planté, j'avais à vous dire sans avoir à vous dire...
Une fois qu'on est à causer, on peut aller loin! Il y a bien aussi la
question de ma fille Valentine...

--Comment! la question de votre fille Valentine?

--Ma'me Planté ne veut pas me reprocher de m'occuper de mon enfant.
La voilà bien instruite et bien éduquée, à c'te heure, c'est-il pas
la vérité? Et, pour ce qui est de la fraîcheur, elle en a, et de la
tournure, sauf votre respect, à faire fauter un vicaire... Vous pensez
bien, ma'me Planté, qu'elle n'est point sans être demandée...

--Qui est-ce qui vous l'a demandée?

--C'est celui-ci et celui-là, pardi! Il ne manque point de galants
pour une fille dans sa position... Mais, pour ce qui est d'être prêt
à mettre sa signature au bas d'un papier, ça sera-t-il celui-ci, ça
sera-t-il celui-là? c'est selon la dot qu'elle aura.

--Vous avez une dot à lui donner?

--Ma'me Planté veut rire!

--Je n'en ai pas l'air.

--Alors, ça sera pour une autre fois, ma'me Planté. On est de revue,
n'est-ce pas? Il n'y a point de rivière à passer de chez vous chez
nous. N'ayez pas peur, pour cette question-là, je dormons sur les deux
oreilles: M. Planté, qui est bien savant, n'est pas sans connaître
qu'on paie tout en argent comptant dans le monde où je vivons... On ne
lui fait point la malhonnêteté de croire qu'il ne sera pas généreux...

Félicie était assise devant le feu et présentait à la flamme haute ses
pieds chaussés de pantoufles. Elle se redressa et chercha de la main
sa canne, dont on l'avait débarrassée. Je crois qu'elle en eût fendu
le crâne du paysan cynique et finaud. Dans le court moment que dura
son geste inutile, elle comprit la nécessité de se taire et de sembler
n'avoir pas entendu. Elle gagna la porte comme un automate, blême et
frôlant la table et la huche, et elle dit:

--Bonjour, Pidoux.


Les heures de la triste saison tournaient au cadran de bronze, sous le
corps gracieux du Cupidon. Quand elles sonnaient, ces dames
levaient la tête sans interrompre leur ouvrage, et il se trouvait
invariablement quelqu'un pour annoncer le nombre des battements
du petit marteau. Le feu de bois sec pétillait; on confiait des
châtaignes à la cendre brûlante; tout à coup cela sentait le roussi:
on se levait et secouait ses robes; ou bien une châtaigne faisait
explosion, et tout le monde se mettait debout. On était sensible
au souffle du vent, à la moindre goutte de pluie au dehors; la
température était l'objet d'une préoccupation constante, et l'on avait
presque des battements de coeur lorsque, le temps s'étant mis à la
neige, on épiait, les yeux au ciel sali, la chute tremblotante des
premières blancheurs.

Les flammes semblaient s'allonger dans la grande cheminée, à mesure
que le jour baissait. Peu à peu, sur leur ouvrage, les doigts de ces
dames s'immobilisaient, et, avant que l'on se décidât à allumer la
lampe, il s'écoulait toujours quelques minutes durant lesquelles le
foyer nous éclairait tout seul, pareil à un guignol où danseraient des
pantins rouges.

Grand'mère, frileuse, tenait les pincettes et, la main gauche posée en
guise d'écran devant les yeux, elle tisonnait. Elle était sans rival
dans l'art d'asseoir une bûche de fond contre la montagne de cendres,
de disposer en avant la bûche moyenne retenue par la tige de fer, et
d'unir le tout au moyen de rondins vite embrasés et dont il convient
de relever attentivement et une à une, les parcelles aveuglantes, au
fur et à mesure de leurs chutes. Parfois même, et en face d'un feu
parfaitement équilibré, maniant son instrument favori, elle pinçait,
dans le vide, des tisons imaginaires. C'était lorsqu'elle suivait son
rêve. Et alors, il lui arrivait de prononcer tout haut: «J'en
connais qui seraient heureux de se chauffer là...» Ce n'était pas
compromettant; cela pouvait s'appliquer à beaucoup. Cela s'appliquait
à Philibert et à sa famille. Personne n'en doutait. Elle essayait
d'éveiller un écho, à tout hasard, et mesdemoiselles Victoire et
Adélaïde, ses complices, louchaient à la dérobée du côté de Félicie.

Les deux vieilles tantes n'approchaient point du feu, hantées
sans cesse par l'appréhension de l'incendie. Elles travaillaient,
infatigablement, chacune à un coin de la porte-fenêtre. Il fallait
les déranger pour passer au dehors; et, au moindre signe, elles
soulevaient leur petite installation et s'aplatissaient, s'effaçaient.
Ah! si elles avaient pu ne tenir point de place!

Un de ces soirs d'hiver, à la tombée du jour, nous reçûmes la visite
extraordinaire de l'arrière-grand'tante, mademoiselle Gillot. Elle
venait remercier Félicie qui lui avait renouvelé son mobilier,
reconstitué son trousseau, rétabli sa provision de bois.

Elle disparaissait tout entière sous un caban noir en usage chez
les femmes du pays, et dont l'ample capeline embobelinait sa tête
de centenaire. Elle était couverte d'un semis de givre qui fondit
rapidement et mouilla tout. Après l'avoir approchée, chacun s'essuya
les mains. On recourut à mille cérémonies pour la contraindre à
s'asseoir, car elle avait la timidité des solitaires et se trouvait
très incommodée. Quand elle fut sur la chaise, il s'éleva d'elle une
vapeur, comme du goulot de la bouillotte.

Elle se nourrissait l'esprit des prônes du curé de la Ville-aux-Dames
et de la lecture d'almanachs divers. La préoccupation de l'avenir
absorbait toutes les facultés de cette malheureuse qui avait achevé
sa vie; elle voyait partout des présages, et ses présages étaient
sinistres. À son avis, le ciel était hautement courroucé contre
l'homme et résolu à une vengeance exemplaire. Elle nous prédit cent
calamités.

À cette heure à demi ténébreuse, on finissait par y croire. Félicie
ordonna d'allumer la lampe. Mademoiselle Gillot qui se couchait
avec le jour, se retira, et on n'en fut pas fâché. On la reconduisit
jusqu'à la porte de la cuisine où on l'abandonna aux soins de la
Boscotte munie d'une lanterne.


Vers le milieu de décembre, il tomba une grande quantité de neige. Les
routes devenues impraticables, nous fûmes quinze jours sans voir mon
père, et M. Laballue manqua un mercredi. Mais, lui, huit jours après,
venait à pied, à demi gelé. On trouva cela très bien. Félicie dit, en
se tournant vers sa soeur:

--Ce n'est pas ton gendre qui en ferait autant!

Et on levait les yeux vers la photographie de la morte, dont on avait
placé des agrandissements dans toutes les pièces. On la plaignait
comme si le veuf l'eût négligée ou trahie, en témoignant pour la
famille moins de zèle que M. Laballue. La calme figure nous regardait
de son cadre d'ébène, la lèvre souriante et les yeux graves, telle
qu'on l'avait connue. On n'eût pu dire si elle souffrait ou si elle
était heureuse. Chacun interprétait son visage à sa guise.

Du moindre geste du malheureux veuf on était jaloux; on discutait des
jours entiers l'opportunité de ses déplacements; on lui faisait la
moue chaque fois que l'on avait vent d'un dîner chez les Pope; on
épiait les personnes qu'il pouvait fréquenter chez M. Clérambourg;
afin de l'éloigner du bureau de tabac, que de maux n'avait-on pas
prédits aux fumeurs! Un soir, M. Laballue affirma à table que l'on
connaissait l'amant de la dangereuse buraliste. On tressaillit.
Il nomma le receveur de l'enregistrement, petit homme bilieux et
vindicatif. C'est une des rares occasions où l'on put voir grand'mère
et Félicie pousser un soupir de soulagement.

En raison du temps que l'on avait passé sans voir mon père, on
l'invita, avec quelque cérémonie, à Noël. On l'attendait, malgré le
dégel qui laissait les routes en mauvais état. La veille de la fête,
il envoya un mot disant que sa jument s'était couronnée en glissant
sur le pont. L'accident était vrai; nous pûmes nous en convaincre à
Beaumont, en sortant de la grand'messe. Mon père quitta ses clients
pour venir jusqu'à la calèche présenter ses excuses.

--Eh bien! dit Félicie, rien n'est plus simple: je vous envoie
chercher ce soir par Fridolin qui vous ramènera.

--Sapristi! je n'avais pas pensé à ce moyen d'aller dîner chez vous;
sans quoi je n'aurais pas accepté ailleurs...

--Ah! très bien.

On se regarda de part et d'autre, un peu embarrassés.

--Vous allez vous mouiller les pieds dans le ruisseau, dit Félicie en
relevant doucement la glace. À une autre fois!

--C'est cela, c'est cela, à une autre fois!

Félicie fit arrêter la voiture devant le bureau de tabac pour acheter
des bougies, des allumettes, un jeu de cartes. Fridolin descendit
s'acquitter de ces commissions. On voyait, entre les cigarettes et les
pipes, une grande femme brune vêtue d'un peignoir bleu, qui parlait
en faisant virer prestement ses petits paquets sanglés en croix d'une
ficelle qu'elle coupa net, finalement, sur la lame du porte-bobine.
Quand Fridolin ouvrit la portière pour nous passer ses achats, il
nous dit, de ce ton solennel qui affectait de couvrir des secrets
diplomatiques:

--Paraît qu'il s'en est fallu de peu que madame ne trouve pas à
acheter une demi-douzaine de bougies dans la ville, rapport au dîner
de la maison Pope.

--Ah! fit Félicie.

Elle et sa soeur se regardèrent.

Toutes les deux ensemble me demandèrent si j'avais faim. Je savais ce
que cela voulait dire: si je n'étais pas trop pressé de déjeuner,
on obliquait à droite au sortir de Beaumont et on allait «là-haut»,
c'est-à-dire au cimetière.

Nous avançâmes entre les tombes. La boue nous avalait les pieds
jusqu'aux chevilles, et refermait d'elle-même ses lèvres gluantes sur
la trace de nos pas. De peur que je ne prisse un rhume, grand'mère me
permettait de marcher sur les pierres funéraires, et elle me tenait
par la main lorsque je sautais de l'une à l'autre. L'endroit où ma
mère reposait était entouré d'un petit jardin sablé, et d'une grille
de fer, au pied d'un cyprès. Deux places rectangulaires étaient
réservées, l'une à grand'mère, l'autre à Félicie, de chaque côté de la
dalle de marbre blanc où on lisait difficilement, entre les couronnes
à peine défraîchies: «Marie-Félicie-Clémence... dans sa vingt-huitième
année...» Arrivées là, les deux soeurs tombaient à genoux; elles
faisaient des signes de croix, elles croyaient prier Dieu; mais leur
âme s'adressait directement à l'être chéri qu'elles n'avaient pas
encore complètement désappris d'embrasser. Elles recueillaient dans
leur mémoire fidèle sa jolie figure et ses mains; elles l'appelaient
par son nom: «Marie... ma chère Marie...» Elles lui demandaient pardon
pour celui qui, ce soir, allait dîner chez les Pope.


Des deux dates de Noël et du jour de l'an que nous envisagions un peu
comme des phares dans notre nuit d'hiver, l'une était donc passée sans
rompre la monotone tristesse de Courance. On n'y avait gagné qu'un
nouveau motif d'inquiétude.

--Quand une année se met à être mauvaise, disait mademoiselle
Adélaïde, il ne faut rien en espérer de bon. Mais attendons le 1er
janvier: il n'y a rien de tel que de changer de calendrier.

Le 1er janvier, mon père vint dès le matin afin de nous consacrer la
journée. Il était de bonne humeur; il apportait des jouets pour moi
et des cadeaux pour tout le monde. Il amenait avec lui le facteur
rencontré sur la route. Celui-ci nous remit une grosse lettre de Paris
où l'on reconnaissait l'écriture de Philibert.

L'enveloppe contenait trois lettres: une de Philibert, une de sa
femme, une de sa fille. Jamais ces deux dernières ne s'étaient permis
une relation avec la famille. Nous fûmes tous témoins de l'émotion de
Félicie lorsqu'elle distingua d'un coup d'oeil ces écritures diverses.
Elle ne retint que la lettre de Philibert et en prit connaissance,
puis elle replaça le tout dans l'enveloppe et la glissa dans sa poche
en disant:

--C'est un peu long; je finirai cela plus tard.

Personne n'osa lui en demander davantage, mais on fut gêné tout
le jour par cet événement dont chacun s'efforçait d'augurer les
conséquences. Ces demoiselles et grand'mère s'interrogeaient dans les
coins.

--Qu'est-ce que tu en penses, toi?

--J'ai bien peur que le pauvre garçon n'ait commis une imprudence.

--La lettre de la petite sauvera tout.

Les trois lettres étaient contenues dans une grande enveloppe jaune.
Félicie l'avait pliée en deux dans le sens de la longueur, et un bon
bout pointait hors de la poche. Il hypnotisait ces dames; elles le
suivaient des yeux quand Félicie changeait de place.

On supposa qu'elle ne voulait point régler l'incident devant mon père.
Après avoir tant désiré qu'il vînt, on était presque impatient de son
départ. Il dîna et ne se montra point pressé. On l'avait rarement vu
si loquace.

Il ne fit aucun mystère de son dîner de Noël; il disait merveilles de
la famille Pope. Le luxe de ces étrangers l'exaltait. Comme notaire,
il connaissait leur fortune; il citait des chiffres énormes, d'un
petit air narquois et familier.

--Leur fortune! leur fortune! s'écria Félicie, l'avez-vous vue? en
quoi consiste-t-elle?

--Dans l'exploitation des cornes de boeufs sur les rives du
Mississipi.

Félicie et l'oncle Planté se récrièrent. Hormis la terre et la rente,
ils ne concevaient pas que l'on pût faire fonds de quelque chose. Mon
père, au contraire, s'était promptement «modernisé» au contact des
Américains; il défendait leur cause avec chaleur, vantait leurs
moeurs, proclamait leur supériorité, enfin semblait avoir découvert le
Pérou. Mais on sentait trop qu'il se laissait éblouir.

Sa belle-mère lui dit:

--Je vois que les Frelandière sont enfoncés!

Il eut pour les Frelandière un petit geste dédaigneux. Nous sûmes
plus tard que, sous le prétexte de ses attaches avec la famille
protestante, le marquis lui avait retiré la clientèle du château.

--Tout ce qui reluit n'est pas or, dit l'oncle Planté.

Hélas! ce n'était pas en vain que mon père était fils de paysans
courbés sur le sol plat de la Beauce. Le plus maigre relief lui
semblait une montagne; tout chemin de montagne escaladait le ciel. Il
avait cru au déjeuner du château; il donnait sa foi aux avances d'un
millionnaire qui étonnait le pays.

Vers neuf heures, il serra les mains et m'embrassa. On l'entoura
jusqu'à la porte, par où venait un petit vent frisquet. Toutes ces
dames se garantirent en enfonçant le cou dans les épaules. Chacun
prêta l'oreille au bruit de la voiture descendant l'allée des ormes;
on distingua nettement le choc de la grille de fer, le jeu de la
serrure sous la main ferme de Fridolin, qui cracha haut, comme
toujours. Cela fit dire à Félicie:

--Le vent a tourné.

Grand'mère toussa un peu, et risqua:

--Alors, ça ne va pas trop mal à Paris?

Félicie comprit ce qu'on réclamait d'elle; elle avança la lèvre
inférieure et fit des yeux qui ne signifiaient rien de bon. Elle vint
s'asseoir à la table qu'éclairait la lampe et dit:

--Il faudrait au moins que j'aie mes lunettes.

Ces demoiselles bondirent; elles tâtonnèrent sur la cheminée, sur la
console, sur le canapé, à la recherche des lunettes. Félicie les tira
de sa poche en même temps que l'enveloppe jaune. Le coeur battait à
toutes ces bonnes femmes.

Félicie lut la lettre de Philibert d'une voix volontairement monotone,
comme lorsqu'on veut paraître tout à fait détaché. De temps en temps,
elle prenait un petit ton boudeur. Elle relevait les yeux fréquemment
au-dessus de ses verres de lunettes pour surveiller la lampe; sa fine
peau blanche et ridée de femme nerveuse et toujours émue semblait
agitée par des remous profonds; et ces ondes couraient et se
contrariaient sous son front, sous ses joues diaphanes, sous ce menton
jadis si gracieux, d'après le crayon de Langeais.

Philibert écrivait des choses gentilles, avec l'humour et la libre
allure de sa parole. Sa méthode avait consisté toujours à faire contre
mauvaise fortune bon coeur. Il ignorait les expressions amères; au
pire moment de sa détresse, personne ne se souvenait qu'il se fût
plaint. Sa lettre rappelait les précédentes: il jetait question de ses
travaux, que la famille ne prenait pourtant guère au sérieux. Mais il
en parlait sans se dépiter, avec une sérénité inlassable. Certaines
de ses phrases eussent pu paraître d'une ironie féroce: celles où, à
l'aide des mots les plus simples, il vous donnait à entendre les pires
tristesses de sa condition. Mais non, il n'y pensait pas: il avait la
résignation de sa mère. Il disait: «J'ai vendu hier une frimousse de
femme au pastel, vue de trois quarts en arrière, avec une nom d'un
petit bonhomme de nuque un peu grasse et dorée comme un poulet qui
cuit, à faire mourir de joie. J'ai sué dessus pendant un mois. J'ai
pleuré devant deux jours; ça a été mes étrennes. Mon brocanteur m'en
a donné cinq louis; c'est toujours bon à prendre...» On retenait
seulement qu'il s'était fait un mois de cent francs, et on haussait
les épaules. Il est vrai qu'il n'écrivait pas pour qu'on le comprît,
mais pour raconter ce qui était.

Le ton ne différait pas de celui du paragraphe suivant où on lisait:
«Nous sommes allés en bateau, dimanche, jusqu'à Suresnes. Ah! le joli
soleil d'hiver!»

À la fin de sa lettre, seulement, il disait:

«Ma femme et ma fille, qui partagent mes sentiments, ont tenu à vous
en faire part elles-mêmes, à leur façon. Ce sont deux bons coeurs
qui vous aiment. Ma foi, je ne crois pas que cela puisse vous être
désagréable.»

Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde soulignaient chaque mot par un
signe de tête approbatif. Elles approuvaient tout confusément sans
être certaines de bien entendre, mais en vertu d'un système; et elles
répétaient, chaque fois que la voix de Félicie baissait:

--C'est un brave garçon!

--Comme il est bon! Comme il est bon!

Grand'mère, tournant le dos à sa soeur, construisait dans le foyer
les châteaux de ses rêves et dissimulait l'émoi de sa figure. Félicie
s'arrêta un moment, après avoir lu les derniers mots de Philibert. Les
deux autres lettres étaient dessous; elle les touchait de ses doigts
sans cesse agités. Une feuille de la dernière retombait, où l'on
distinguait une écriture enfantine.

Félicie dit:

--Ah bien! moi, je suis fatiguée; lisez donc ça, vous autres.

Et elle tendit les deux lettres à qui voulut les prendre. Ces
demoiselles les saisirent sans trop savoir comment interpréter la
décision de Félicie. Elles cherchèrent leurs lunettes. Pendant ce
temps, Félicie se leva. Elles se troublèrent; mademoiselle Adélaïde ne
trouvait point son étui; mademoiselle Victoire écarquillait des yeux
tout grands et n'y voyait goutte. Félicie ouvrit la porte:

--J'ai à parler à la cuisinière. Vous n'avez pas besoin de moi; vous
savez lire, je pense.

Tout était perdu. Les deux pauvres demoiselles s'en rejetèrent la
responsabilité:

--Tu es là qui te tâtes sur toutes les coutures, aussi! Tu sais bien
que ça l'impatiente!

--Je me tâte, je me tâte! Eh bien, et toi qui as tes lunettes sur le
nez et qui n'es pas fichue de lire un mot! Si tu avais commencé, elle
serait restée jusqu'à la fin.

--Mais lisez donc!--fit grand'mère en se retournant brusquement, la
joue rougie par la flamme;--lisez donc, sinon elle va être furieuse en
rentrant.

La lettre de la femme de Philibert était très insignifiante. On y
sentait les efforts de la malheureuse à remplir quatre pages sans
prononcer un mot compromettant; des brouillons avaient dû précéder
ce texte, et il portait des ratures. La lettre de l'enfant était
émouvante. Elle écrivait:

«Il ne faut pas m'en vouloir de mon écriture, madame ma tante de
Courance, parce que je ne peux pas me tenir comme les autres pour
écrire, et je suis couchée jusqu'à l'âge de quinze ans, à ce que dit
notre médecin, Bilboquet, qui est Américain et qui a un bien plus
drôle de nom que celui-là, mais je ne sais pas l'écrire. Papa
m'apprend à dessiner tout de même, et il paraît que je serai peintre
de plafonds, ce qui rapporte plus d'argent que le reste qui n'en
rapporte pas beaucoup. Et alors, je pense que, quand j'aurai une belle
couverture qui me cache et une toilette mirobolante, je pourrai aller
au Bois sans qu'on s'aperçoive de ce que j'ai...»

On avait tout lu, que Félicie causait encore avec la cuisinière.
Lorsqu'elle rentra, son premier regard fut pour la pendule.

--Dix heures! mais qu'est-ce que vous faites là? Il est temps d'aller
se coucher.

Elle alluma elle-même les bougies rangées sur la console. Grand'mère
et ces demoiselles, émues et désolées, les yeux pleins d'eau,
barbotaient et se dépensaient en vains mouvements. Une d'elles osa
dire, en tendant les lettres:

--Lis cela avant de t'endormir, Félicie!

Le ton avait une telle éloquence qu'il n'était pas possible de dire
davantage. On se coucha encore confiants dans le lendemain. Mais
Félicie ne fit plus jamais allusion à cette tentative d'introduction
de la famille légitimée. Elle dit seulement à sa soeur:

--Quand tu écriras à ton fils, préviens-moi avant de fermer ta lettre.

C'était pour y glisser un billet de banque.




VIII

INDULGENCE DE LA CHAIR


Les pauvres femmes s'agitèrent du jour de l'An à Pâques, et Dieu seul
connut tout à fait les complots étouffés, les alarmes secrètes, les
timides rébellions et la sombre énergie que couvrit le battement des
ailes de leurs bonnets noirs.

Ces scènes se passèrent dans la pièce au meuble d'utrecht, sous le
geste du Cupidon et le sourire incertain de la disparue qui semblait
nous regarder de très loin. On avait descendu du grenier d'anciens
journaux illustrés qui sentaient la poussière, la lavande et la souris
confusément. Je suivais, sur leurs images, la campagne d'Italie ou les
grimaces des «semaines comiques» de Cham, lorsque le vent tordait les
arbres du jardin, soufflait dans le corridor ou faisait trembler tout
à coup le paravent de papier jaune.

Grand'mère et ces demoiselles, trop bonnes pour désespérer,
caressaient la conviction que toutes les difficultés seraient
aplanies; ne sachant par quel moyen, elles tranchaient la question
par une date: Pâques. Pâques, c'était le bon Dieu, le printemps, la
lumière; les causes justes devaient triompher à Pâques. Elles
voyaient très bien Philibert arrivant avec sa femme et sa fille. Elles
disposaient les chambres; elles savaient où l'on mettrait la petite
voiture sur laquelle l'enfant passait sa vie étendue. Est-ce que
Félicie ouvrirait la maison neuve? Une fois décidée, elle ne faisait
pas les choses à demi.

Le temps coulait et Félicie ne se décidait point. Elle devenait si
malade que l'on osait à peine lui parler. À l'époque de Carnaval, on
piétinait encore sur place. Un événement faillit tout perdre: c'est
que Philibert se fâchait.

Lui, si patient et si humble lorsqu'on maltraitait son art, il s'avisa
d'être susceptible lorsqu'il s'agit de sa femme et de sa fille. Il
regimba parce que la tante n'avait répondu que par un envoi d'argent
aux deux lettres du 1er janvier. Trois mois on demeura sans nouvelles
de lui; on ne s'en inquiétait pas trop, car il n'aimait pas écrire.
Mais, vers la Mi-Carême, il avertit qu'il ne viendrait pas à Pâques.

La lettre était adressée à sa mère; il fallut la cacher à Félicie.
Ce furent des mots couverts, des résolutions, des serments, des
manoeuvres dans les ténèbres. Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde
furent informées; M. Laballue sut la chose; on la confia même à
l'oncle Planté. Que d'allées et venues! que de colloques dans les
coins! que de «hem! hem!» la main sur la bouche, lorsqu'on entendait
le pas de la maîtresse de maison! Tout le monde écrivit à Philibert,
chacun de son côté, et à la dérobée; on me tint la main pour tracer
quelques lignes suppliantes au bas d'une page. On affirmait qu'il
avait failli tuer sa tante; on le conjurait d'être indulgent pour elle
en raison de sa santé déplorable. Il eut peur et écrivit à Félicie
elle-même une lettre très convenable où il annonçait qu'il arriverait
la veille de Pâques, _comme à l'ordinaire_.

On respira; il semblait qu'on fût satisfait. Tel est l'avantage des
pires maux qu'après les avoir redoutés, on se contente de l'état
médiocre dont l'inconvénient semblait d'abord mériter la guerre.

On vit donc venir Philibert seul, sans songer que cela même
constituait une défaite irréparable. En effet, si l'on n'accueillait
pas la nouvelle famille à la première occasion qui suivait le mariage,
y avait-il espoir qu'on le fît jamais?

Philibert ne manifesta point de rancune à sa tante; il l'embrassa
tendrement, sous le marronnier, en descendant de voiture; et il
prononça sans acrimonie ses premiers mots:

--Ma femme et ma fille m'ont chargé de tous leurs respects.

Mais il n'évita plus à aucun moment de parler de son intérieur. Les
noms de Marceline et d'Adrienne lui étaient aussi fréquents que ceux
de Riquet ou de Félicie.

On fut obligé de comprendre ce qu'il avait dû lui en coûter de se
taire: car son amour se répandait avec toutes ses paroles. Félicie
disait: «Oui, oui», sans ajouter jamais un mot d'encouragement.

Il s'encourageait tout seul. Il profitait du silence pour raconter
sa vie passée côte à côte avec Marceline et Adrienne. Bientôt nous
connûmes dans tous ses détails le petit «magasin de mercerie», situé
au bas de la rue Monsieur-le-Prince, qui les avait, dix ans durant,
aidés à vivre.

Ce magasin de mercerie fit mauvais effet. Ces demoiselles elles-mêmes
trouvaient qu'il eût mieux valu n'en point parler. Non qu'elles
manquassent de modestie! Elles étaient, toute leur vie, demeurées
pauvres et à la charge de tel ou tel parent plus fortuné. Mais jamais
l'idée ne leur fût venue qu'elles pussent exercer quelque métier
rétribué. Ce préjugé gisait chez ces filles de petits bourgeois aussi
profondément que chez d'authentiques duchesses.

Marceline ouvrait les volets à six heures, lavait les carreaux,
balayait la boutique, pour vendre six sous de fil dans la matinée.
Son enfant devenue malade, elle avait dû se multiplier. Elle avait
confectionné des robes, habillé des filles du quartier latin.

--Elles venaient en cheveux, disait Philibert, et voulaient, à midi,
une toilette pour aller le soir au théâtre.

--Assez! s'écria Félicie, nous n'avons pas besoin de tous ces
détails...

Il revenait, malgré lui, à ces détails. Il racontait la vérité, sans
adresse, donnant libre cours à sa reconnaissance envers sa femme
méconnue.

--Je l'ai vue, disait-il, exécuter deux costumes dans sa journée: elle
courait au Bon Marché acheter des étoffes, pendant que nous étions à
table.

Grand'mère fit observer que madame Besnier, couturière à Beaumont,
demanderait quinze jours pour un pareil travail.

Et on pensa à la couturière de Beaumont. La femme de Philibert n'était
pas autre chose, malgré toute son activité. Et elle habillait des
filles. L'auditoire ne s'échauffait point.

--Si tu avais été raisonnable, si tu avais fait comme tout le monde,
cela ne serait pas arrivé.

Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde reprochaient à grand'mère de leur
avoir caché cette misère. Grand'mère, qui n'était cependant pas fine,
avait flairé que tout cela n'embellissait pas la cause de son fils.
Elle s'était contentée de dire: «Je vous assure que sa femme a
beaucoup de mérite.» En le répétant tous les jours, tandis que Félicie
ne disait rien, elle avait fini par monter les têtes.

Philibert parlait aussi sottement de sa fille. Il croyait lui gagner
des admirateurs en rapportant ce goût naturel de la jeune Parisienne
pour la toilette, qui réjouissait son esprit artiste. Lorsqu'il disait
qu'elle faisait elle-même ses chapeaux, à dix ans et demi, il avait un
geste des doigts qui vous dessinait la forme, un peu extravagante pour
la province; et le ravissement qu'on lisait dans ses yeux passait pour
une coupable excitation à la coquetterie. Il nommait les peintres
qui le suppliaient de laisser poser sa fille, tant elle était belle.
Lui-même venait d'envoyer au Salon un portrait d'elle, couchée dans
une barque et mangeant des cerises. La mère et lui ne rêvaient plus
que d'installer la petite voiture dans un coin de la salle où la toile
serait exposée.

--Singulière préparation à la première communion! dit Félicie.

Depuis que mesdemoiselles Victoire et Adélaïde étaient retournées
insensiblement au parti de Félicie, elles avaient recouvré la paix qui
réside du côté du plus fort. Elles éprouvaient un grand soulagement;
elles s'épargnaient la peine de penser, de réfléchir, de juger,
d'adopter une opinion: elles ressemblaient aux enfants qui ont eu
peur, un instant isolés, et se croient sauvés dès qu'ils se sont
bouché les yeux dans le giron de leur mère. Elles n'accordaient
plus aux récits de Philibert qu'une oreille distraite, un peu gênées
seulement quand l'audition de ses misères devenait touchante et
faisait pleurer grand'mère.

Félicie y gagnait, de leur part, un redoublement d'attentions et
de soins, ce qui n'était pas superflu, car son mal empirait. Il lui
laissait si peu de répit qu'elle ne pouvait ni travailler ni lire,
et elle s'y reprenait à dix fois pour mettre à jour ses livres de
comptes. Le plus pénible était pour elle de se montrer malade devant
ses gens. Quand un métayer venait compter et que la douleur la prenait
en face de lui, elle tenaillait la table de ses doigts crispés
et faisait «hu hu hu» du bout des lèvres, semblant poursuivre ses
calculs. Mais, plusieurs fois, nous l'avons vue sortir brusquement par
la porte du corridor, derrière le paravent. On n'osait pas la suivre;
on ne savait que dire. On entendait respirer l'homme sur les petits
sacs d'argent en grosse toile; chaque souffle poussait un peu plus
loin l'odeur d'ail qu'il exhalait. Un jour, comme elle tardait à
revenir, on la trouva affaissée dans le corridor, sur les marches de
l'escalier. Elle se releva brusquement:

--Ce n'est rien, ce n'est rien.

Elle rentra et reprit son addition.

Son aversion pour les médecins désespérait la famille. Elle ne
voulait même plus voir le docteur Léveillé. Elle fit venir de l'eau de
Lourdes: une caisse. Elle alla à Beaumont, un dimanche matin, avant
la première messe, se confessa, communia. Puis elle but pieusement.
On parlait beaucoup d'un curé de la Charente qui guérissait. Elle
s'informa et pratiqua sa méthode. Elle s'appliquait, le soir,
sur l'estomac, des serviettes plongées dans l'eau bouillante. On
l'entendait crier; elle se brûlait la peau. Le jour elle buvait une
infusion de feuilles de noyer; une grande bouillotte, tenue sans cesse
devant le feu, à distance, répandait dans la pièce ce parfum familier
des routes de Courance, qui rappelait nos promenades d'été. On sut par
les journaux que le curé était poursuivi pour exercice illégal de la
médecine: elle cessa aussitôt le traitement, prise de peur. Alors,
elle s'abandonna au mal, lui donnant toutefois deux ou trois ans avant
qu'il vînt à bout de son corps.

M. Laballue avait épuisé tous les arguments afin de la décider à un
voyage à Tours. Ce n'était pas en une séance, disait-il, qu'un médecin
pouvait diagnostiquer la nature de sa maladie. Il connaissait une
maison, tenue par des religieuses, excessivement propre, où il était
possible de se soumettre à un examen prolongé des praticiens. Par la
chirurgie, n'obtenait-on pas aujourd'hui des résultats merveilleux?

Félicie le regardait en dessous:

--Vous, vous savez quelque chose: le docteur Guérineau vous a dit ce
que j'ai.

Il jurait ses grands dieux qu'il ne savait rien.

--Parce que, voyez-vous, s'il s'agit de m'ouvrir le ventre, j'aime
mieux mourir là, tout de suite. Moi, je ne demande qu'une chose au bon
Dieu, c'est de fermer l'oeil dans mon lit, chez moi.

Ses doigts, diaphanes comme la chair de ses joues, frémissaient
quand elle prononçait: «chez moi». Son regard, si clair, si précis,
s'affolait à l'idée d'être transportée chez des étrangers.

--De quoi vous effrayez-vous? disait Philibert. Milwaukee a fait trois
opérations à Adrienne, ce n'est rien du tout.

--C'est celui qu'elle appelle Bilboquet? demanda Félicie.

--La petite ne se gêne pas avec lui, dit Philibert, parce qu'ils sont
devenus deux grands amis.

On sourit, à cause du nom du chirurgien, et, en même temps, on se
regardait à la dérobée parce que c'était la première fois que Félicie
semblait se souvenir de la lettre du jour de l'An.

Elle sortait toujours dans l'après-midi. Sa volonté la portait plutôt
que ses jambes. Philibert nous accompagnait.

Le printemps venait à petits pas au-devant de nous; la campagne était
fraîche et pure comme l'aube humide; un blé jeune et soyeux, qui
paraissait né du matin, jouait sous le vent; dans les chemins bordés
de buissons gris encore, les fils de la Vierge vous chatouillaient la
figure; on eût voulu mordre à même et manger les blancheurs roses des
arbres en fleur.

Félicie marchait en s'aidant de la canne à corne d'or; elle regardait
à droite et à gauche ses terres ensemencées; ses fines narines
palpaient l'air nouveau qui allait tirer les germes du sol.

Elle se tourna brusquement vers Philibert, qui ne parlait pas, et elle
lui dit à brûle-pourpoint:

--Enfin, _elle_ vit, c'est un résultat, cela...

--Qui est-ce qui vit, ma tante?

--Mais... la petite... ta fille...

--Ma fille! répéta Philibert.

Il restait la bouche ouverte. Jamais Félicie n'avait spontanément
daigné faire allusion à sa fille.

--Alors, tu crois que c'est ton médecin qui l'a sauvée?

--Milwaukee? oui.

--Raconte-moi ça.

Il reprit par le menu toutes les phases de la maladie d'Adrienne.

Quand il s'interrompait, Félicie murmurait:

--Il a fait ça!... Et alors, qu'est-ce qu'elle disait, la petite?...
L'important, c'est que ces êtres-là arrivent à vous inspirer
confiance... On l'endormait; et après, est-ce qu'elle souffrait?...
Comme cela, maintenant, vous êtes à tu et à toi avec le médecin?...
Et, à ton avis, toi, elle en reviendra?...

Il eut le tact de ne pas insister outre mesure, malgré son émotion
qu'il contenait difficilement. Félicie le poussait sans cesse. Elle
ne voulait point paraître s'intéresser trop au médecin, et parlait
surtout d'Adrienne. Il comprenait le jeu de sa tante et n'épargnait
aucun éloge du médecin. Mais les deux sujets étaient liés, et
Philibert caressait des yeux un horizon nouveau, inespéré.

En rentrant à la maison, ils se turent, ce qui donna à leur
conversation l'importance d'un secret. Les femmes sentent vite cela:
grand'mère et ces demoiselles les regardaient l'un et l'autre en se
demandant ce qu'il y avait. Cependant, même entre eux, Félicie et
Philibert dissimulaient et rusaient. À chaque promenade ils étaient
aussi lents à aborder le sujet qu'intimement impatients d'y aboutir,
et ils employaient les détours les plus maladroits. Je les écoutais,
trop jeune pour sourire du comique de leur embarras, et je me disais:
«Ce sera pour la route de corail... Non?... Alors, ce sera pour les
sapins d'Épinay. Pas encore. Ce sera pour la Chaume!» Quelquefois,
nous arrivions jusqu'au dolmen, à l'heure du retour, avant qu'ils
eussent trouvé le joint.

Félicie n'ignorait plus rien de la petite Adrienne; elle était édifiée
sur le compte de Milwaukee, au point de le croire capable de miracles:
et ils n'avaient pas encore parlé franchement.

Vers la fin du séjour de Philibert, nous étions assis tous les trois
sur le dolmen, après une tournée insignifiante, mais par un temps
charmant. Félicie portait pour la première fois son grand chapeau
d'été, et les gens de la campagne se le montraient au loin comme
l'indice des beaux jours. Elle promenait sur Courance le cadre arrondi
que formait pour sa vue cette voûte de paille, et désignait du bout de
la canne telle ou telle pièce de terre.

Ces rectangles inégaux, tapissant les terrains ondulés, flattaient
les yeux par la variété et la douceur des tons. Les terres fortes et
sombres au fond de la vallée, les terres légères et blondes sur les
hauteurs, le sens divers des sillons de labour, les pièces défoncées
à la charrue profonde, les semis passés à la herse, multipliaient les
jeux de la lumière; le duvet naissant des blés et des avoines, le
vert lointain des prés et les arbres fleuris répandaient une gaieté
nouvelle.

Félicie se tourna vers Philibert:

--Tu ne dis rien?

--Il fait si bon!

Quand il était à la campagne, son coeur s'attendrissait pour un parfum
qui passait, pour une feuille qui remuait, pour le chant d'un oiseau.

Félicie considéra un moment sa figure aux grands traits agréables.
Son nez semblait moins osseux et moins long quand il avait bien mangé
quinze jours durant; sa mâchoire et son front trahissaient des désirs
immenses, et la douceur un peu fatiguée de ses yeux, une certaine
mollesse de désenchantement.

Il reprit, en regardant devant lui:

--Il y a des moments où l'on voudrait avoir de grands bras pour
embrasser tout.

--Te voilà toujours avec tes idées! dit Félicie.

Le soleil argentait la rivière et faisait étinceler sur la côte de
Gruteau un nouveau toit d'ardoises. C'étaient les bâtiments destinés
à couvrir la «machine élévatoire» de grand-père Fantin. Félicie haussa
les épaules et soupira.

On entendait, sous les noyers des chemins, les lents chariots tirés
par des boeufs, ou les carrioles plus légères. Félicie suivait chaque
attelage:

--C'est le domestique de Pénilleau qui rapporte le linge de lessive...
Ça, c'est la charrette du meunier... Voilà cet animal de Pidoux qui
revient de Beaumont; ce n'est pas trop tôt!... Ne te presse pas, va,
mon bonhomme!...

Des vols brusques de moineaux nous passaient sur la tête, déchirant
l'air calme de petits _cuic cuic_ âcres et pointus, puis se plaquaient
tout à coup dans un buisson, comme une portée de plomb contre un
talus. Les pies jacassaient. Une buée se forma au-dessus de la rivière
et des prés, et, de ce nuage, premier signe des fraîcheurs du soir,
parut sortir le triste cri des courlis; il s'approcha, en balançant,
d'un bord à l'autre de la vallée, ses appels plaintifs.

Félicie porta vivement sa main au creux de l'estomac, se leva et s'en
alla à l'écart. Le bruit de ses efforts douloureux vint jusqu'à nous.
C'était toujours le «crabe» qui s'obstinait à ne pas sortir. Elle
revint, le mouchoir aux lèvres et les joues animées par la secousse;
elle prit dans sa poche un morceau de sucre enveloppé dans du papier,
l'imbiba d'eau de mélisse, l'aspira et le croqua avec une voracité
de toute la mâchoire, comme si elle s'accrochait, avec une énergie
farouche, à quelque chose qui lui rendait la vie.

Le tumulte des oiseaux s'était élargi: c'était un joli vacarme qui
courait les allées de noyers, les haies et la lisière des bois, et
dont le parc de Courance, aux arbres touffus, semblait le puissant
noyau sonore.

--Oh! je sais bien ce que j'ai, dit Félicie; je n'ai pas besoin de
médecin pour me l'apprendre... J'ai un cancer à l'estomac.

--Mais non! mais non!

--Ta, ta, ta, je ne suis pas une enfant!

Philibert trembla qu'elle n'eût renoncé à toute consultation sous
le prétexte qu'elle connaissait son mal. Je vis ses yeux qui
s'apprêtaient à pleurer encore un rêve évanoui. Il hésitait à parler.
Félicie avait quelque chose à dire. Elle attendait qu'une occasion
vînt à son aide. Un bon moment de silence s'écoula. Tous les bruits
étaient dissipés.

Comme un cri d'oiseau attardé, on entendit, dans la direction du
moulin, mais venant des collines lointaines où les rayons du jour se
mouraient, le sifflet du chemin de fer. Félicie dit:

--À propos, tu sais que j'ai pris une grave décision?

--Une décision?

--Oui. J'irai à Paris.




IX

LES MESSAGERS


Félicie annonça la nouvelle à table.

Je me souviens que l'oncle Planté trempait dans le jus un morceau de
pain qu'il allait tendre à Mirabeau; il le tint en l'air, sous le
coup de la surprise: de grosses gouttes en tombaient, une à une, comme
d'une éponge.

Ces demoiselles firent une tête si drôle que Philibert ne put
s'empêcher de rire, et, sa serviette sur la bouche, il dit:

--Voilà!... J'enlève ma tante!... Nous allons faire, rue
Monsieur-le-Prince, une noce à tout casser!

Félicie ne releva ni la liberté de l'expression ni l'allusion à la
reconnaissance implicite du ménage légitimé. On restait stupéfait.

--Vous comprenez, dit-elle, ce n'est plus comme si j'allais confier
ma peau au premier médecin venu. Celui-là voit la petite deux fois
par semaine, et elle le tutoie. Quand elle lui dira: «Voilà ma vieille
bonne femme de tante», il y a des chances pour qu'il ne me traite pas
comme une chair d'amphithéâtre...

--Certainement! dit grand'mère, certainement!

Autour d'elle, chacun se répétait mentalement le «voilà ma vieille
bonne femme de tante.» Qui est-ce qui mettait cela dans la bouche de
l'enfant que Félicie affectait d'ignorer? C'était Félicie. Mais, comme
elle avait toujours raison, chacun redit, après grand'mère:

--Certainement! certainement!

Félicie jugea toutefois qu'elle devait étayer sa détermination: elle
rapporta ce qu'elle savait de Milwaukee. Elle donna les détails des
opérations, insista sur les exemples d'habileté particulière, trouva
des termes pour nous évoquer l'enfant renaissant sous les doigts de
fée du savant étranger. Elle prononçait: «Bilboquet», et appelait la
petite: «Adrienne», maternellement. Elle se tournait vers son neveu:

--N'est-ce pas, Philibert?

À la fin du dîner, tout cela paraissait simple et naturel. Chacun, à
part soi, croyait avoir mené à bien cette oeuvre, même mesdemoiselles
Adélaïde et Victoire, qui, ces derniers temps, travaillaient en sens
contraire. Elles dirent à grand'mère:

--Puisque Félicie a décidé comme cela, tout est pour le mieux.

On alla se coucher contents.

De ce jour-là, notre humeur refleurit comme la terre sous la saison
nouvelle. Le ciel semblait dégagé; on osait parler d'espoir. Félicie
donnait le signal. Le docteur au nom exotique lui inspirait une foi
complète. Après l'eau de Lourdes et le curé guérisseur qui n'avaient
flatté que la partie anémiée de son esprit, Milwaukee, unissant
la science au mystère de son pays d'origine, se présentait
à point.--C'était la même femme qui ne pouvait souffrir les
étrangers!--Elle était toute prête à se faire couper en morceaux s'il
le fallait. Elle en parlait couramment, courageusement. Les termes
affreux du manuel opératoire lui devenaient familiers. M. Laballue,
le mercredi, lui lisait la _Gazette des hôpitaux_. Et l'aimable homme,
lorsqu'il avait terminé, regardait la future patiente, de ses petits
yeux doux, sous ses lunettes, et souriait.

--Ça vous amuse, vous? disait Félicie.

--Je songe, ma bonne amie, que Milwaukee pourrait bien vous éclater de
rire au nez, à propos de toute votre charcuterie, et vous faire sauter
vos maux d'estomac d'une petite chiquenaude!

On n'attendait plus qu'une lettre de Paris annonçant le rendez-vous
fixé par Milwaukee.

Depuis le beau temps, mon père ne manquait plus de venir le lundi. Il
était moins sombre; il avait plus d'entrain.

--Après tout, disait-on, la compagnie de ses Pope lui vaut peut-être
mieux que celle de M. Clérambourg!

Étrange effet du ciel rasséréné! Cet homme, si criminel, durant
l'hiver, pour avoir dîné dans une maison heureuse, nous parut, au
printemps, mériter des distractions. Une de ces demoiselles fit
observer qu'à tout prendre, il avait été très digne depuis son
veuvage.

--Et il faut avouer que, pour un homme de son âge, la vie solitaire, à
Beaumont, n'a rien de séduisant.

On en tomba d'accord. Quand grand'mère était éloignée de son gendre,
elle lui trouvait cent qualités.

--Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il ne porte pas ses quarante ans.

--Heu! heu!... Moi, je ne voudrais pas donner cent sous de chaque poil
blanc qu'il a aux tempes!

--Oui, mais c'est du crin que ses cheveux! Il se tient bien; il n'a
pas plus de ventre qu'étant garçon...

--J'entends toujours Adèle, qui faisait son ménage dès cette époque:
«Madame! quand on voit cet homme-là passer dans la rue et qu'il est
habillé, on ne peut pas s'empêcher de dire qu'il ne lui manque qu'une
femme au bras.»

--Votre gendre se remariera, fit une de ces demoiselles.

On lui imposa silence de toutes parts.

Mais quelque chose mijotait, à quoi personne ne voulait prendre sur
soi de risquer une allusion. Valentine m'avait dit en me couchant:

--On vous a trouvé une autre maman.

Les sous-entendus se multipliaient, s'entassaient:

--Un homme livré à lui-même est exposé à un coup de tête...

--La discrétion, c'est très joli; mais, faute d'un conseil donné à
temps, on fait une sottise irréparable!...

--On n'épouse pas une femme, on épouse la famille...

--Une femme peut avoir toutes les vertus et être une affreuse marâtre
pour l'enfant de son mari.

--Oh! si ce n'était pas le petit!...

--Voyez-vous une jeune fille qui trouve un enfant de sept ans dans sa
corbeille de mariage?...

--L'idéal serait une veuve sans enfant.

--Ah! oui; mais voilà!...

--Moi, je dis qu'une veuve qui sait déjà ce que c'est qu'un enfant est
plus disposée à en adopter un second...

--Surtout un petit garçon!

--Pourquoi?

--La femme a bien souvent une préférence pour le garçon.

--Principalement, quand elle n'a pas pu en avoir un.

--Ou qu'elle a déjà une fille...

Ce n'était pas encore pour cette fois. On ne prononça aucun nom. Mais,
le lendemain, mademoiselle Adélaïde, en tricotant un bas, et même
bâillant dans sa main, c'est-à-dire de l'air le plus détaché du monde,
hasarda:

--C'est décidément une sérieuse amitié qu'a madame Leduc pour cette
petite madame Letermillé?

Personne ne se pressa d'aller plus loin. Grand'mère dit:

--Je crois que c'est justice; la pauvre jeune femme a bien des vertus.

--Je m'en rapporterais à madame Leduc, d'autant plus qu'elle insiste
dans ses lettres, d'une façon...

--Ah! tu l'as remarqué?

--Toi aussi?

--À moins qu'on ne soit aveugle!...

Et ce fut tout encore. Valentine me dit, le soir:

--Ça y est!

--Quoi donc?

--Votre maman numéro deux! c'est la dame que vous avez vue à Langeais,
qui a une demoiselle de votre âge. Ça fait d'une pierre deux coups:
vous allez gagner en même temps une petite soeur.

Je ne soufflais mot; elle me demanda:

--Vous n'êtes pas content?

--Comment est-ce que je l'appellerai?

--Qui?

--Madame Letermillé.

--Vous l'appellerez «maman».

--Et l'autre, alors, la vraie?

--On ne confondra point; n'ayez pas peur.

--C'est que, dis donc, madame Letermillé sera damnée!

--Pourquoi ça?

--C'est elle qui l'a dit à Philibert pendant qu'il lui passait un
doigt sous la manche, au-dessous du coude, là où c'est le plus gras...

--On ne va pas en enfer pour si peu! Sans doute qu'ils essayaient de
voir s'ils pouvaient se marier ensemble. Bientôt ce sera votre papa
qui lui fera ça.

--Ah!

Je n'étais pas fâché à l'idée que Suzanne viendrait courir avec moi
dans le jardin. Il était beau comme l'année d'avant, alors que je m'y
amusais si bien au moment même où maman, la vraie, mourait à Beaumont.
Les massifs regorgeaient de lilas et de lauriers fleuris; les cytises
répandaient leur pluie d'or et les tamaris délicats leurs fines larmes
roses. Chaque année, invariablement, l'oncle Planté disposait de ses
mains, sur la pelouse, une corbeille de jacinthes et de tulipes, une
de pétunias, une de dahlias et une de géraniums dans une couronne de
bégonias.

Fridolin passait et repassait, à heures fixes, avec des arrosoirs
lourds qui faisaient saillir les veines au long des bras tendus.
Félicie m'apprenait à côtoyer sans avoir peur les ruches d'abeilles.
Nous traversions au pas le bourdonnant village: elle s'arrêtait, comme
dans ses fermes, à causer sur le pas des portes des petits chalets de
paille; elle parlait avec ces bonnes ouvrières qui la connaissaient
et la ménageaient. Puis nous allions, pour elles, jusqu'à la pompe du
potager, remplir d'eau deux mortiers à bords plats où elles pouvaient
aisément se poser à sec et boire.

Le beau temps nous valait des visites. Un roulement de voiture, hormis
le lundi et le mercredi, mettait la maison en émoi. Valentine, les
jupes haut troussées, courait jusqu'à mi-chemin de la grille. On la
voyait revenir essoufflée, et jetant les noms à tous vents. Alors
Félicie allait ou non faire toilette.

Nous reçûmes ainsi la famille Pergeline qui présentait le fiancé
de Georgette. C'était un jeune receveur de l'enregistrement, déjà
bedonnant, un peu bouffi de figure, frisé et «jouissant d'un teint
rose». Mon ancienne amie prétendait autrefois, sur la balançoire,
qu'elle n'épouserait jamais qu'un grand garçon pâle, au visage coupé
d'une longue moustache noire, ou tout au moins châtain foncé. Elle
s'accommodait pourtant de celui-ci. Ils s'asseyaient côte à côte et
se touchaient souvent les mains. Ils se regardaient avec des yeux de
braise. L'un d'eux commençait à avancer les lèvres en cul-de-poule;
était-ce pour rire? Point du tout. De son plus grand sérieux, l'autre
répondait par le même signe; et un tout petit bruit de baiser leur
échappait. Tout à coup, leurs pensées muettes les faisaient rougir.
Au goûter, ils burent et posèrent leurs verres si près l'un de l'autre
que le cristal tinta.

C'était la cadette qui se mariait la première. L'aînée dit à ces
demoiselles:

--Je comprends, quand on est sur le point de se marier, que l'on se
permette des choses plus ou moins convenables; mais ma soeur s'en paie
jusque-là!

Elle haussait les épaules:

--Que voulez-vous? maman n'y voit que du feu!

Madame Pergeline décrivait la toilette de la mariée déjà prête, et
nous invitait à l'aller voir chez elle, exposée dans la pièce où l'on
montrait, l'année précédente, l'uniforme du fils tué à l'ennemi.

--Monsieur votre gendre, dit-elle à grand'mère, nous a fait l'honneur
d'y jeter un coup d'oeil, après la signature du contrat. Quel homme
distingué!... Il rajeunit.

--C'est ce que nous disions l'autre jour.

--Le pauvre homme a chèrement payé sa dette, lui aussi...

On soupira; on leva les yeux sur la photographie de la morte. Madame
Pergeline trempait un biscuit dans un verre de vin vieux. Elle reprit:

--C'est la vie. On ne peut pas pleurer éternellement.

On ne distinguait pas bien la liaison de son discours; il semblait
qu'elle en eût aspiré une portion avec le biscuit. Il y eut un instant
d'embarras. Elle se leva en disant:

--D'ailleurs, il y a du mariage dans l'air, cette année. C'est dans
l'air... N'est-ce pas, mignonne?

Elle étouffait déjà cette phrase énigmatique contre les joues de la
jeune fille. La soeur aînée regardait chacun comme s'il venait de lui
marcher sur la robe. On les reconduisit jusqu'à leur voiture.

Une visite inopinée nous arriva un jour, au moment où nous partions,
Félicie et moi, pour notre tournée quotidienne. Nous touchions à la
grille, quand, tout en haut de la route de Beaumont, quelque chose
pointa.

--Attends, dit Félicie, voyons d'abord ce que c'est.

Cela n'allait pas vite et ne prit forme que peu à peu.

--On dirait deux dames dans une petite voiture de rien du tout...

--Qu'est-ce que tu chantes? dit Félicie; deux dames, une petite
voiture?...

Elle fit la grimace. Elle pensait aux Américaines, que nous avions
vues, un dimanche, à Beaumont, se promener en charrette anglaise alors
que tout le monde sortait de l'église.

L'attelage descendait en zigzaguant. L'une des personnes frappait à
tour de bras sur l'animal.

--A-t-on jamais vu pareille brutalité! dit Félicie; il n'y a que des
Yankees, des sauvages, pour...

--Tante! tu ne sais pas qui c'est? c'est monsieur le curé de la
Ville-aux-Dames avec madame François.

Madame François conduisait. Sa figure était ombragée d'une capeline
baleinée, en tissu à fleurettes. Les disques bleus de ses conserves
brillotaient sous cette petite voûte. Le bout de son nez, fureteur,
émergeait tout seul en coupe-vent. M. le curé Fombonne était fortement
établi à son côté et occupait presque tout l'espace de l'étroit
véhicule. Ses gros doigts étaient croisés au-dessus de sa ceinture
soutenue par l'embonpoint de l'abdomen. Dès qu'il reconnut madame
Planté, il ôta son chapeau, et l'air mariait ses longs cheveux blancs
avec les ailes de la capeline.

On n'avait point vu le curé depuis la scène du presbytère. Le
pittoresque de l'équipage nous évita le malaise d'une première
rencontre. Le petit âne, qui marchait en rechignant, se décida
à trotter quand il fallut faire halte. Il passa devant nous, les
oreilles droites, et tricotant des pattes avec un entrain que la
gouvernante était impuissante à calmer. Elle se levait de son siège,
gesticulait, criait à tue-tête, tandis que le curé, essayant de
toucher l'animal par la douceur, l'appelait: «Mon ami, mon bon petit
ami!...» Tout cela s'engouffra dans l'allée des ormes, Félicie et moi
courant par derrière. Le bruit attira les domestiques, et Fridolin
parut sous le marronnier. Il s'avança, avec son flegme ordinaire, et
cueillit l'âne au passage, tel un joueur reçoit la balle contre la
paume de la main.

Tout le monde s'extasia devant l'élégance de l'attelage. C'était bel
et bien une charrette anglaise, et le harnais du bourriquet portait
quatre boucles d'argent.

--Ça ne nous a pas coûté cher, dit madame François, c'est un cadeau.

--Chut! fit le curé, c'est un cadeau du diable!...

Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde, ainsi que grand'mère, étaient là.
On formait un cercle autour des nouveaux venus.

--Oui...--continua le curé sur un ton de mystère,--c'est ici le
présent de... de... devinez, mesdames!...

On était très intrigué. Madame François riait de tout son coeur.

--J'ai failli refuser ce don magnifique, dit le curé: _Timeo Danaos
et dona ferentes!_ Mais le bon Dieu m'a inspiré une parole qui
conciliera, je l'espère, les intérêts de l'Église et la convoitise
toute profane d'un pauvre desservant: «Madame, ai-je dit à cette
généreuse personne, madame, c'est sur un âne que Notre-Seigneur fit
son entrée à Jérusalem... Puisse cette gentille petite bête vous
conduire un jour à la véritable Église de Dieu!»

On se taisait toujours.

--Mesdames, reprit le curé, j'ai la ferme conviction que je ramènerai
dans cette voiture une brebis égarée...

--Je donne ma langue au chat! dit Félicie.

Madame François la pinça à la manche, et, du cintre de sa cornette,
jeta sous la voûte du chapeau de paille:

--Les protestants de la tasse à café!... Voyons, madame Planté, vous
ne pensez qu'à eux, j'en lèverais la main! Mais c'est toujours comme
ça quand il s'agit de deviner.

--J'étais à cent lieues de penser à ces...

--Vous seriez donc la seule, dans le pays, à ne point vous occuper
d'eux! Le contraire serait bien plus croyable!...

Et elle se mit à rire, la main en écran devant les dents.

Félicie se laissa entraîner par elle, tandis que le curé demeurait
dans l'autre groupe, selon une tactique sans doute préméditée.

--Que je vous dise, madame Planté, comment c'est que nous avons fait
la connaissance de ces «Engliches». Et d'abord, ils ne nous ont pas
donné seulement l'âne et la petite voiture, sans compter le service à
café,--qui nous en fait deux avec le vôtre, car, soit dit en passant,
j'ai bien racommodé la tasse:--ils nous ont donné cinq mille francs
pour la réparation du clocher, sous prétexte que ce M. Pope, comme
ils l'appellent, s'occupe des monuments de l'ancien temps! Mon Dieu!
faut-il en avoir dans ses coffres pour faire des générosités pareilles
d'un seul coup!... Telle que vous me voyez, moi, j'ai bien fait cadeau
de trois mille francs au bon Dieu, mais j'y ai mis vingt ans!...
Enfin, je voulais donc vous raconter, madame Planté, que ce
monsieur était venu rôder bien des fois par chez nous, en tirant des
photographies de l'église; même que monsieur le curé m'a dit un jour:
«Madame François, envoyez donc Follette mordre un peu les talons de
cet ostrogot!...» J'ai envoyé Follette qui s'est mise à aboyer comme
si c'était le diable en personne, tant et si bien qu'il s'est en allé
avec son ustensile, et qu'on ne l'a plus revu de trois mois... Et
quand il est revenu, par exemple, c'était avec des dames, toutes
mieux attifées les unes que les autres; et celle qui avait l'air
de gouverner ce monde-là, une grande perche, unie comme un manche à
balai, avec un chapeau de paille de garçon, tenait sur les bras, en
guise de poitrine, sauf votre respect, madame Planté, un petit chien
qui était gentil, mais qui était gentil comme un agneau! «Eh! que je
dis à monsieur le curé en regardant par le rideau de vitrage, pourvu
que Follette ne soit pas dehors, et qu'elle n'aille pas manger les
chevilles de toute cette belle compagnie!» Madame Planté! je
n'avais pas fini de parler, que je vois le petit chien sauter et se
précipiter, la queue en trompette, au-devant de Follette qui hérissait
un poil tout le long de l'échine, droit en l'air, à y brosser ses
habits. «Nous voilà perdus! que je m'écrie. Follette ne va faire
qu'une bouchée de ce petit bichon qui vaut peut-être des centaines
de francs: avec ce monde-là, est-ce qu'on sait?--Courez vite, me
dit monsieur le curé, courez vite, madame François, pour empêcher
un malheur.» Madame Planté, ce que je vais vous dire vous paraîtra
incroyable; mais c'est la preuve que tout arrive par la permission
spéciale du bon Dieu. Voilà-t-il pas, aussitôt que j'ai mis le nez
dehors, toute la société qui se tourne de mon côté; et des clignements
d'yeux! et des chuchoteries! et des demoiselles qui se cognent les
coudes! et le grand manche à balai qui vient à moi et qui me parle
aussi clair que je vous parle, madame Planté. «Madame, qu'elle me dit
poliment, c'est bien vous qui êtes chez monsieur le curé?--Mais, oui,
madame.--Mon Dieu, madame, qu'elle reprend, que nous sommes donc bien
aises de vous voir! nous avons tant entendu parler de vous et de vos
mérites!--Je n'en ai guère, madame, que je lui fais.--Si, si! nous le
savons.--Mon Dieu, madame, c'est sans doute qu'on vous aura parlé des
trois mille francs que j'ai mis de ma poche dans le ménage de défunt
monsieur le curé de Chaumussay: on ne peut rien tenir caché dans ces
coquins de pays!...» Là-dessus, elle ne fait ni une ni deux, madame
Planté: elle me glisse une pièce de vingt francs en or dans la main,
en m'appelant par mon nom, comme si nous étions venues au monde porte
à porte! «Madame François, qu'elle me dit, notre intention est de
faire du bien autour de nous: monsieur le curé n'a-t-il pas des
pauvres?--Oh! si fait! madame, que je lui dis, en tournant ma pièce
dans le creux de ma main; c'est-il pour eux que vous me donnez
tant d'argent!--Non! non! cela n'est rien; gardez-le; mais ne
pourrions-nous pas faire une visite à monsieur le curé?--Eh! mesdames,
la porte est toute grande ouverte, entrez donc; je vois bien que c'est
le bon Dieu qui vous amène.»

--De ce moment-là, dit Félicie, voilà ces étrangers maîtres chez vous.

--Eh! mon Dieu! qu'est-ce que vous voulez donc, madame Planté?
c'est-il bien nécessaire d'être plus royalistes que le roi? Pour dire
la vérité, monsieur le curé ne leur a point fait mauvaise figure...
Entre nous soit dit, madame Planté, vous qui avez de l'instruction,
c'est-il vrai qu'ils ne sont pas baptisés?

Félicie ne s'était jamais posé la question. Provisoirement, elle
secoua la tête.

--Eh! là, mon Jésus! c'est-il bien possible, et qu'ils soient en même
temps si généreux? et polis! comme il n'y en a pas, même chez les
nobles!... Il fallait les voir--je parle des deux amies, madame Pope
avec celle qu'on appelle la Créole... en attendant,--il fallait les
voir dans leur petite charrette: vous m'en croirez si vous voulez,
même au galop de leur poney, quand elles me croisaient sur la route,
pour me parler de la santé de monsieur le curé, elles s'arrêtaient net
comme un lièvre qui a reçu le plomb dans les pattes. «Mon Dieu! que je
leur dis une fois, mesdames, si monsieur le curé avait seulement une
toute petite voiture cent fois moins jolie que la vôtre, pour aller
faire sa tournée, il retarderait de dix ans son entrée au Paradis!...»
Pas seulement trois jours après que j'avais dit ça, le jour de la
Chandeleur, au matin, qu'est-ce que je vois arriver?...

--Je comprends, dit sèchement Félicie; je comprends.

--Eh pardi! madame Planté, vous me laissez réciter mon chapelet,
et, quand j'ai le temps, je dirais le rosaire tout entier! Mais je
m'aperçois que je vous ennuie à vous raconter des choses que vous
savez peut-être bien déjà... M. Nadaud, le papa de ce petit garçon-là,
aura eu la langue trop longue...

Félicie suspendit le pas et interrogea madame François du seul
étonnement de ses yeux.

--Il n'y a point de mystère là-dessous, madame Planté. M. Nadaud était
en compagnie de ces dames,--comme bien souvent,--quand elles sont
venues nous faire leur beau cadeau, même qu'on a convenu, tous
ensemble, que la première sortie de monsieur le curé, en voiture,
serait pour vous faire visite.

--Comment, «tous ensemble»?... De quoi ces personnes se mêlent-elles
en parlant de moi; elles n'ont jamais mis les pieds chez moi!

--À qui le dites-vous, madame Planté? Moi qui sais combien elles
paieraient cher pour les y mettre!

Félicie:

--Est-ce qu'elles ont prononcé le chiffre?

--Ah! voyons, madame Planté, si vous prenez la chose du mauvais côté,
il n'y aura point moyen de s'entendre. Écoutez-moi donc: on a bien du
mal à tenir à distance celui qui est décidé à entrer chez vous.

--Sabre de bois! il se peut que des poules mouillées soient incapables
de tenir les gens en respect. Mais je vous jure...

--Ne jurez point, madame Planté: on s'en repent toujours après. On
dit qu'on fera et qu'on ne fera pas, et puis les choses se font
toutes seules et par elles-mêmes. Un jour, vous serez à défendre votre
grille, et on viendra vous annoncer que toute la compagnie vous attend
au salon.

--Elle m'y attendra!...

--Le temps de faire votre toilette, madame Planté!... Je parie la
voiture et le bourriquet, que vous irez leur dire bonjour, quand ça
ne serait que pour ne pas faire affront au papa de ce petit jeune
homme...

--«Au papa!...» Ah çà! que voulez-vous dire? Je n'ignore pas que
Nadaud fréquente ce monde-là, mais je me plais à reconnaître qu'il a
toujours eu le tact de ne pas chercher à me l'imposer.

--Madame Planté, je ne mettrais pas ma main au feu que vous ne vous
seriez point aperçue de ses manigances!... Sans être ce qu'on appelle
«malin, malin», M. Nadaud connaît les affaires; et ce n'est point un
homme à ne pas entr'ouvrir les portes ou à ne pas les faire pousser
devant lui, plutôt que d'être obligé de les défoncer au jour venu...

--J'en ai assez! dit Félicie, si on vous a payée pour m'apprendre
quelque chose, parlez français!

--Allons! madame Planté! voilà-t-il pas que nous serions encore
fâchées pour des malentendus! Ce que c'est que de ne point savoir
causer: je resterai toute ma vie une bête, faute d'avoir été à
l'école!... Mais, puisque vous êtes si curieuse, madame Planté,
adressez-vous donc à monsieur le curé. Il en sait plus que moi,
là-dessus comme sur autre chose, et puis, au moins, chez ces messieurs
prêtres, on est toujours sûr que c'est le Saint-Esprit qui parle par
leur bouche.

Nous vîmes vis-à-vis de nous, au tournant d'un massif d'arbres
verts, le groupe composé de l'abbé Fombonne, de grand'mère et de ces
demoiselles, qui avait fait le tour de la grande pelouse, comme nous,
mais en sens inverse. Le premier mouvement des trois femmes fut de
rebrousser chemin. Leur figure était décomposée. Monsieur le curé,
pour elles, avait dû mettre les pieds dans le plat, cependant qu'on
jugeait que Félicie méritait des préparations.

Elle comprit aux visages ce que le discours de madame François avait
été impuissant à lui faire entendre.

--Monsieur le curé, dit-elle, vous êtes chargé de m'annoncer une
nouvelle qui intéresse vivement la famille; qu'attendez-vous donc?

--Plût au ciel, dit le curé, que j'eusse été trouvé digne de
servir d'intermédiaire entre deux maisons que Dieu bénit pour leur
bienfaisance! Mon rôle est plus modeste; je m'entretenais simplement
avec ces dames d'un projet d'union que tout le pays a fait avant
les principaux intéressés, ce qui en montre la convenance... Je suis
surpris de l'émotion...

--Qu'est-ce que vous voulez? dit Félicie, nous sommes un peu
sensibles, chez nous... L'affection... les souvenirs... le deuil que
nous portons...

--Croyez, madame,--dit le prêtre, en étendant les deux mains,--que je
respecte profondément...

--Ah! s'écria Félicie, je ne sais vraiment pas ce qu'on respecte
aujourd'hui. Je ne parle pas des pauvres morts que l'on remplace
comme on fait d'une paire de chaussures! Mais quand je vois les
ecclésiastiques eux-mêmes faire cause commune avec des aventuriers
sans religion, des gens qui ont peut-être assassiné, volé,--qui vous
dit le contraire? avez-vous vu leurs papiers?--des femmes vêtues comme
des drôlesses et qui ont des moeurs de maquignons... eh bien! c'est
plus fort que moi... mon sang se retourne, et je suis tentée de ne
plus croire ni à Dieu ni à diable!...

--Madame Planté! dit le curé, est-il possible que j'entende votre
bouche proférer un tel blasphème?...

--Oui! c'est possible! oui, je l'ai dit, et je le répète, et je le
répéterai encore! Je ne crois plus à rien! à rien!

--Félicie! Félicie! par grâce, contiens-toi!

--Elle est malade, monsieur le curé!... Il faut être indulgent!

--C'est la surprise, le chagrin. La pauvre femme était si peu préparée
à cette nouvelle!...

--Parfaitement! parfaitement! disait le curé.

Grand'mère et ces demoiselles agitaient les bras autour de Félicie,
qui voulait parler encore et qui étouffait. Elle porta son mouchoir à
ses lèvres; on dut la soutenir.

Monsieur le curé s'essuyait le front, à l'ombre, son chapeau à la
main.

Madame François s'accroupit devant moi, me prit les mains et faillit
m'appliquer sur la figure ses grands verres de lunettes bleus, qui me
rappelèrent tout à coup ces lentilles par où l'on regarde, dans
les baraques foraines, des exécutions de criminels célèbres ou des
naufrages.

--Et nous, voyons, monsieur le petit jeune homme, qu'est-ce que nous
disons de tout ça? Est-ce que nous n'aimerions pas avoir une maman
bien fraîche et bien jolie?

Je rougis, sans répondre, et détournai la tête, parce que madame
François exhalait une petite odeur de moisi.

Mais elle tenait à s'informer:

--Ah! c'est peut-être bien aussi que notre tante Planté nous avait
découvert une maman à son goût?... Ce n'est pas une bête, notre tante
Planté: je parie bien que, du premier coup, elle avait mis la main sur
une perle?...

Je dis, avec une assurance à la Fridolin:

--Ce n'était pas non plus ce qu'il fallait; mais, au moins, j'aurais
eu une petite soeur pour jouer.

--Voyez-vous ça! dit-elle, à cet âge-là, ça a déjà ses idées sur les
personnes!

Le comble de la disgrâce pour Félicie fut de devoir, après sa crise,
demander pardon au prêtre:

--Monsieur le curé, j'ai eu la parole un peu vive...

Il fit le geste de l'absoudre.

--Je savais bien, chère madame, que votre nature est foncièrement
chrétienne.

--Heu! heu! bougonnait Félicie; on a tant d'occasions de s'indigner!

Il l'exhorta à la patience, à la douceur. Les hommes ne sont-ils pas
tous frères, qu'ils proviennent d'un continent ou de l'autre?

--Pourvu qu'ils paient! dit Félicie.

Grand'mère et ces demoiselles se redressèrent. Allait-elle repartir?

Par bonheur, les mots se métamorphosaient dans l'oreille de l'abbé
Fombonne, et il n'en percevait que le sens favorable. Il dit qu'en
effet l'argent servait à accomplir de belles et grandes choses.
C'était trop l'avis de Félicie; nul argument ne pouvait la frapper
davantage. Il le vit bien et en usa. Il la prenait en contradiction
avec elle-même; mais, comme elle était sincère, elle baissait le ton.
Tous deux, fils de la terre, se rapprochaient par leur goût commun de
la richesse. Tout à coup, Félicie s'avisa:

--Mais votre créole n'a pas le sou, au milieu de tous ces millions!
Vos Américains cherchent à l'écouler sur le continent, comme leur
camelotte!... Qui sait?... un laissé pour compte, peut-être bien?
Dame! je vous demande si c'est naturel, quand on a roulé sur le pavé
des deux mondes, de venir épouser un notaire de province!... Allez!
allez!... Ce niais de Nadaud a donné dans le miroir aux allouettes!




X

COUP SUR COUP


Félicie partit un matin, au grand étonnement du pays qui ne croyait
point à ce voyage.

--Plus souvent, disait Pidoux, que ma'me Planté irait à Paris dépenser
de l'argent!... Pour ce qui est de se faire ôter son mal avec un
couteau, c'est trop chanceux!

On avait fait la malle, précipitamment, la veille, au reçu d'un
télégramme de Philibert. Les fenêtres étaient ouvertes sur le jardin
peuplé d'ombres; les papillons nocturnes heurtaient l'abat-jour, et
toutes sortes de petites bêtes ailées venaient mourir au pied de
la lampe. Félicie distribuait ses vêtements à Valentine agenouillée
devant la caisse de bois noir, et elle inscrivait chaque objet, comme
autrefois l'argenterie au bord du puits perdu. Entre temps, elle
confiait à sa soeur:

--Mon testament est chez M. Laballue... Comme cela, il n'y aura pas
d'indiscrétions.

L'émotion l'étouffait; elle s'épuisait à le dissimuler: de temps en
temps, elle allait jusqu'à la fenêtre et s'y penchait, implorant le
secours de l'air. Une courte pluie était tombée; la terre avait de
l'odeur; des tampons d'ouate s'effilochaient à passer rapidement sous
la lune; suspendue à la nuit par un fil invisible, une chauve-souris,
petite loque de velours, oscillait lentement et en mesure.

--Madame, venez donc voir où je mets votre linge fin...

Elle tint à emporter une paire de draps.

--Si je n'en reviens pas, vous comprenez, je ne veux pas être
ensevelie dans du linge d'hôpital.

Elle recommanda à Fridolin d'avoir bien soin de donner à boire aux
abeilles.

--Que je vous dise: si vous voyez que le chèvrefeuille est trop
lourd, n'ayez pas peur de tailler à même; il ne s'agit pas de laisser
déchausser la muraille!... Ah! pendant que j'y pense, n'oubliez pas
que c'est le cerisier près des framboises qu'il faut cueillir le
premier.

À huit heures du matin, nous étions tous réunis sous le marronnier des
communs, où Fridolin attelait la calèche. Valentine parut, portant des
cartons, un panier, un sac, un parapluie, une ombrelle.

Mademoiselle Victoire, humide de rosée, revenait du jardin avec une
gerbe de fleurs:

--Mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse de cela?

--Prends donc, prends donc: ça égaie!

On avait le coeur serré, et cela se voyait sur les figures. On ne
disait mot, et puis, d'un coup, tout le monde s'élançait à la fois:

--Quel beau temps! c'est encore une chance.

--Oui, mais il ne faut pas se fier à la chaleur; as-tu bien ta
couverture?

--Et ta quinine?

--Je parie qu'on n'a pas mis tes pantoufles!

--Tâche d'avoir un coin!

Tout cela n'était que du remplissage; tout cela avait déjà été dit.
Mais le silence faisait peur.

Clarisse accourut en essuyant sa main fraîchement rincée, et elle la
tendit à sa maîtresse. Félicie la prit:

--Bonjour, ma fille; portez-vous bien!... Et ne les laissez pas mourir
de faim!...

Fridolin, sérieux et droit, la main aux naseaux de la jument, dit
d'une voix forte:

--Si madame est bien décidée à prendre le train, ce n'est pas le
moment de raconter la trahison de Bazaine!

--Allons! dit Félicie.

Ces demoiselles la baisèrent à grand bruit. L'oncle Planté, timide et
bourru, s'approcha.

Félicie vint à son aide:

--On peut bien s'embrasser, une fois dans la vie, dit-elle.

Ils s'embrassèrent, ce qui fit sourire. Mais l'oncle Planté écrasa
deux larmes, de ses gros doigts velus.

Grand'mère et moi montâmes dans la voiture, car nous devions aller
jusqu'à la gare. Félicie s'installa. Elle jeta un dernier coup d'oeil
sur ses bâtiments familiers: l'écurie, l'étable, le toit aux lapins,
la boulangerie, le pigeonnier. Elle désigna un pauvre fuchsia au bord
d'une fenêtre:

--Faites donc attention! dit-elle, le fuchsia vous tombera sur la
tête, un de ces quatre matins!

Elle aperçut, sous le décrottoir, les chaussures à semelles de bois
qu'elle avait mises la veille pour sa dernière promenade, et elle dit
encore:

--Rentrez donc mes galoches!

Fridolin nous emportait.

On nous apprit, à notre retour, que Pidoux était venu au premier vent
du départ de Félicie. Il paraissait très étonné, et, ce voyage ne lui
convenant pas, il avait commencé à faire du bruit dans la cuisine.

--Prenez garde, Pidoux! madame pourrait avoir manqué le train!...

Il était retourné chez lui. Il guettait notre rentrée et fut aussitôt
que nous à la maison. Sa colère éclata: il ne craignait plus personne.

Il accusait Félicie d'avoir «vendu le pauvre monde» en s'esquivant
juste au moment où les affaires de Gruteau empiraient.

--Faudrait pas venir nous dire qu'elle ne l'a pas fait exprès: c'est
d'hier que le premier billet Fantin est arrivé protesté à Beaumont!

--C'est un hasard, dit grand'mère; si Félicie l'avait su, elle ne
serait pas partie tranquille, quoiqu'elle vous ait répété cent fois
que ces affaires ne la regardent pas.

--Elles ne la regardent pas? Eh bien! et vous, êtes-vous ma'me Fantin
ou ne l'êtes-vous point?

--Mais, mon pauvre ami!...

--Il n'y a point d'ami!... Je causons affaires!

On dut recourir à l'oncle Planté. Il manquait d'arguments. Il se
montra avec son fouet, son chien, ses jurons. Il tonna, fit plus de
bruit que le métayer; les aboiements de Mirabeau s'élevèrent sur le
tout et le couvrirent. Pidoux repassa la porte, la menace à la bouche.

La cuisinière secouait la tête:

--Il faut que madame soit loin, pour qu'on voie des choses
pareilles!...

Mon père arriva à l'improviste. Ce n'était pas son jour. Était-il
possible que la tante eût quitté Courance d'une manière si brusque,
sans dire adieu? Il n'avait guère été flatté d'apprendre cela par
Clérambourg.

--Comment?... par Clérambourg?

--Il sait tout... Si j'avais été prévenu plus tôt, je me serais hâté
de faire part à ma tante d'une nouvelle qui doit apporter une certaine
modification à ma vie...

Grand'mère le regarda par-dessus ses verres de lunettes:

--Avouez donc que vous accourez vous acquitter de la petite formalité
aussitôt que Félicie a les talons dehors...

--Permettez!...

--Vous avez tort de vous effrayer: ma soeur n'est pas un
croquemitaine. Si c'est pour sa santé que vous redoutiez l'effet
de «la nouvelle», rassurez-vous: elle a essuyé le premier feu. Nous
sommes informés.

--Ah!

--Pas par Clérambourg, nous autres, mais par des étrangers aussi...
Cela fait compensation.

Il y eut un petit silence embarrassant. Mademoiselle Adélaïde
tricotait; sa soeur se levait presque toujours lorsque la conversation
devenait difficile. Grand'mère cousait avec une application feinte, et
mordait son fil.

--Ma conduite n'a rien d'incorrect. Somme toute, c'est par égard
pour vous qui me représentez le passé, les souvenirs... toujours très
chers, très respectés... que j'ai hésité à vous entretenir de... mes
projets, tout au moins avant une certaine période de temps révolue...

On le laissa aller.

--Rien ne pressait, d'ailleurs: cela ne se fera pas encore de
sitôt. Le bruit public donne une consistance prématurée à des choses
lointaines...

Il s'arrêta. À l'ordinaire, il m'eût dit: «Eh bien! gamin?» et
il m'eût pris sur son genou. Il n'y songea pas. Il avait l'air de
m'annoncer, à moi aussi, «la nouvelle», et, pour la première fois, ma
présence le gênait. Ces dames le sentaient bien et je crois qu'elles
en éprouvaient un malin plaisir.

Enfin, il se donna du ton:

--J'épouse..., dit-il.

--Si nous sortions? interrompit grand'mère.

On se leva. Le malheureux s'épongea le front avant de franchir le
seuil, et il fit au moins vingt pas sur le sable avec sa belle-mère
et ses tantes avant de pouvoir ajouter un mot. Grand'mère se retourna
pour m'ordonner d'aller jouer. Mais je restai planté là, tout rouge,
tout penaud et ayant une grande envie de pleurer à cause de l'embarras
atroce où j'avais vu mon père.

M. Laballue vint le mercredi, comme à l'ordinaire; non pas faute
d'être averti du départ de Félicie, mais il eût jugé indécent de
s'abstenir.

Ces dames furent sans complaisance: elles avaient cessé de le flatter
depuis que ses services ne s'imposaient plus. Le dîner et la soirée
furent on ne peut plus pénibles. Cependant M. Laballue se montra
courageux et galant jusqu'au bout: il fit la lecture à haute voix,
comme s'il s'adressait à son amie absente, et coucha. Il eût pu se
venger en nous apprenant une mauvaise nouvelle qu'il savait, mais il
ne le fit pas; et, le lendemain, il monta en voiture en nous disant:

--À mercredi prochain!

La mauvaise nouvelle nous arriva par le facteur qui parla, vingt
minutes durant, avant de toucher à son verre de vin et de remettre le
courrier à Valentine. Les souscripteurs de grand'père Fantin, impayés,
poursuivaient. Le bruit courait la ville et prenait les proportions
d'un scandale.

Fridolin aspira de l'air et dit:

--C'est l'écroulement de la maison!

Valentine nous répéta les paroles du facteur et celles de Fridolin.
Grand'mère s'assit, et sa figure diminua. Ses paupières fléchirent.
Elle sembla avaler quelque chose avec recueillement; mais ce ne fut
pas long. Et elle demanda:

--Il n'y a pas de lettres?

Si, il y avait deux lettres: une de Félicie, une de Philibert.


«Tranquillise-toi, ma bonne vieille, écrivait Philibert, la tante est
arrivée, et il n'y a encore rien de cassé. J'ai été la cueillir à
la gare, un peu blette, mais plus émue que fatiguée. Je crois bien
qu'elle s'attendait à voir nos trois frimousses derrière les employés
de l'octroi, et elle pensait avec terreur aux discours de bienvenue
qui devraient s'échanger au débotté.--«Non, non, ma tante, nous
faisons la fête à nous deux ce soir. Je vous ai retenu une chambre
dans un petit hôtel très propre, près de Saint-Sulpice; vous y serez
chez vous!» Elle s'est déridée tout de suite; nous avons soupé en
tête à tête. Je l'ai laissée dormir, après avoir convenu que _nous_
viendrions lui dire bonjour le lendemain matin.

«Nous voilà, à dix heures tapant, à l'hôtel: elle aura fait la grasse
matinée, nous allons la trouver fraîche. «Madame Planté, s'il vous
plaît?--Cette dame est sortie depuis huit heures.» Devine où elle
était allée? À Notre-Dame-des-Victoires, d'abord, en accomplissement
d'un voeu qu'elle avait fait pour le cas où son train la déposerait
à Paris sans déraillement; ensuite, et sans perdre de temps, chez
les grainetiers du quai. Nous l'attendons. À dix heures vingt, elle
débarque, épouvantée des heures de voiture à payer. On l'avertit que
nous sommes dans le salon de l'hôtel. On l'entend qui dit: «Mais il
faut que j'aille rajuster un peu mon chapeau!» Je me montre: «Mais
non, ma tante, allez-vous pas faire des manières!» Je lui prends la
main: elle tremblait comme la feuille. Ma femme paraît en disant:
«Enfin! enfin!» Je soulève Adrienne. Quand Félicie voit sa figure,
elle est subjuguée, comme tout le monde. J'en étais sûr d'avance. Elle
bredouille je ne sais quoi. Mais la petite, elle, ne perd pas la tête;
elle lui dit: «On vous connaît bien, allez, madame la tante; papa a
fait votre portrait et il se cache derrière en contrefaisant votre
voix...»

«Félicie dit: «Ah! vraiment... ah! vraiment...--Et moi? dites-moi
ce que vous pensez. Est-ce que ça se voit à ma figure que je suis...
comme je suis?... Dame! il y a un voyou, une fois, qui m'a appelée la
jolie bossue, quand je passais, couchée dans ma voiture! Je ne suis
pas mal faite du tout, vous savez! Seulement, pour la force, autant
essayer de mettre debout une serviette de table roulée dans son rond.
Papa n'a pas voulu que je sorte ce matin avec ma robe neuve...» Et
des détails sur celui-ci, sur celui-là; et des interrogations sur les
bonnes gens de Courance! et des opinions sur le salon de peinture, sur
la démolition des Tuileries, sur la libération du territoire! à
mourir de rire. J'en pleurais de joie. Quand je te disais qu'elle est
extraordinaire!

«C'est Félicie qui a été intimidée. Elle m'a dit qu'elle ne
s'attendait pas à trouver ma femme et ma fille si _éveillées_,
et qu'elles doivent la juger ridicule. Elle croyait Marceline
une maritorne. Quant au bagout de la petite, elle en est tuée,
littéralement.

«En somme, c'est beaucoup plus que je n'osais espérer, et je me frotte
les mains. Je te tiendrai au courant.

«Je t'embrasse, ma chère bonne femme...

    «Ton fils,

    «PHILIBERT.»

«_P.-S._--«Madame la tante», comme dit la petite, viendra dîner chez
nous: on va mettre les petits plats dans les grands. Ma pauvre femme
sue sang et eau.

«Dis-moi donc: je reçois l'une sur l'autre, deux lettres de mon père
qui miaule comme un chat qui a la queue prise dans une porte, et
traite son oncle Goislard de vieux grigou. Que se passe-t-il? Je ne
comprends pas très bien. À l'entendre, il s'agirait de madame Leduc
qui aurait essayé de taper le bonhomme et aurait échoué.--Tant de
courroux à cause de sa soeur?

«Mon Dieu! pourvu que ses affaires ne se compliquent pas! Il m'a payé
une année d'intérêts d'avance, ce qui me porte à croire que ça marche.
Ah! pourquoi, même, après tant de déboires, ne peut-on s'arracher du
coeur cette confiance incurable en son père? Cependant, je te jure
bien que, si j'avais su l'antipathie de Félicie pour cet achat du
moulin, j'aurais gardé mon argent. Il serait peut-être mangé à l'heure
qu'il est, mais je préférerais en porter le deuil, plutôt que de me
sentir pousser une chair de poule à râper du sucre, quand il me vient
à l'idée que Félicie peut découvrir qu'il y a des godets à moi sur la
machine élévatoire.

    «P...»

    HOTEL
    des
    SAINTS-GERVAIS ET PROTAIS

    3, rue du Cherche-Midi.


    «Ma chère Célina,

«J'ai fait un bon voyage et ça ne va pas plus mal. Vous allez recevoir
par le chemin de fer trois sacs de chez Vilmorin, l'un de flageolets
nains, l'autre de petits pois de Clamart, le troisième de choux-fleurs
d'automne. Ils seront adressés en gare à Port-de-Piles; il faudra
les aller prendre avec le break, et ce sera une occasion de sortir le
petit, qui ne marche pas assez depuis mon départ. Fais-moi le plaisir
de dire à Fridolin de me semer cela tout de suite dans les deux
plates-bandes libres, à gauche de l'allée d'oseille, et dans le carré
qui touche les asperges; les choux-fleurs, le plus près de la pompe.

«Je ne verrai le médecin que demain. Il est nécessaire, paraît-il, que
je sois complètement reposée. En attendant, je m'exaspère. Philibert
veut que je me promène en voiture; il n'a pas l'air de se douter de ce
que ça coûte. Sans compter que, d'après ce qu'il me dit aujourd'hui,
l'opération--si elle est inévitable--me reviendra plus cher que l'on
n'avait estimé d'abord.

«J'ai vu «le ménage» de près: c'est à faire pitié.

«Ton mari est en correspondance assidue avec son fils. Je ne les avais
jamais sus en si bons termes. Philibert parle de la maison Goislard
comme s'il y était. Il a une façon de traiter par-dessous la jambe
madame Letermillé, qui ne concorde guère avec l'opinion de madame
Leduc. Il est vrai que le pauvre garçon rira de tout, jusqu'à sa
dernière bouchée de pain.

«Dis à Planté que je lui ai trouvé des guêtres de chasse. Il pourrait
bien se donner la peine d'aller demander à Pénilleau le résultat de
son marché de mardi, à Beaumont.

«Il faut que le petit sache au moins jusqu'à Philippe le Bel à mon
retour, et le bassin de la Loire tout entier.

«Allons, souhaite le bonjour autour de toi; je ne puis penser à tout,
mais reporte-toi aux recommandations que je t'ai mises avant de partir
sur un morceau de papier.

    «Ta soeur affectionnée,

    «FÉLICIE Fe PLANTÉ.»

Dans l'après-midi, nous vîmes revenir mon père, cette fois-ci homme
d'affaires.

--Ah çà! dit-il, mais cela va très mal; je viens d'apprendre par
Clérambourg...

--Clérambourg!... Clérambourg!... dit grand'mère, si c'est Clérambourg
qui conseille les gens du pays, il leur en fait faire de belles!

--Je vous affirme, au contraire, qu'il s'est épuisé à empêcher
l'exécution... Il comptait si bien y réussir qu'il ne m'avait pas
averti des menaces.

--Oui, oui; tout cela, c'est du joli. Et si Félicie apprend ce qui se
passe?... Et, en somme, que se passe-t-il? Moi, je ne connais rien aux
affaires.

--Les créanciers ont obtenu hypothèque sur Gruteau, ils provoquent la
mise en vente. J'ai vu le rouleau d'affiches.

--Eh bien! ils vendront, ils se paieront; et puis après?

--Après? mais il y aura les autres, ceux qui ont fait signer des
effets à un an, à deux ans, et que le prix de la vente judiciaire ne
saurait suffire à désintéresser.

--Eh bien! ceux-là, dites-moi,--n'entrez pas dans vos explications,
je n'y comprends goutte,--ceux-là, qu'est-ce qu'ils peuvent contre mon
mari?

--Mon Dieu!... votre mari est insolvable.

--Alors? alors?...

Il écarta les bras et les laissa retomber au long du corps en signe de
néant.

--Vous êtes sûr qu'ils ne peuvent rien?...

Elle fit le geste d'appréhender son interlocuteur au gilet. Une seule
chose effrayait la malheureuse femme, à l'épreuve des désastres de
fortune: la terrible contrainte par corps.

Le notaire secoua la tête:

--Non, non! dit-il,... abolie.

Elle respira.

Mon père la regardait, comme une enfant, étonné de sa simplicité et de
son ignorance, quoiqu'il la connût bien. Il reprit:

--Il reste toutefois un petit point noir: c'est la solidarité morale
de la famille. Il est disgracieux...

--Oh! oh!--interrompit-elle,--après les services qu'il a rendus à son
vieil oncle Goislard, il est en droit d'escompter une avance.

--Une avance?

--Sur l'héritage. Voyons, entre nous, le bonhomme a quatre-vingts ans
sonnés!... Non, non! ce qui m'inquiète, c'est Félicie... La voyez-vous
entre les mains des médecins, à Paris, apprenant cela et s'exagérant
les choses?

Mon père répéta: «S'exagérant les choses...» Il marchait en tortillant
ses favoris. Il dit:

--C'est agaçant, c'est agaçant!... tout cela tombe bien mal à propos.

Nous descendions l'allée des ormes. Une pelouse, plantée de pommiers,
s'étalait à notre gauche jusqu'au mur, où l'on voyait l'oncle Planté,
sur une échelle, semant des culs de bouteilles pour éloigner les
maraudeurs. Mirabeau, qui était couché non loin de son maître, bondit
au roulement d'un véhicule. Il distinguait, au bruit, les voitures
devant entrer par la grille, et les carrioles de fermiers ou de
fournisseurs, qui suivaient, derrière le mur, le chemin des communs.
Il attendit, le poil en brosse. Cela arrivait à fond de train: c'était
le boucher.

On vit le sommet de la casquette qui courait comme un rat sur la crête
du mur; mais quelque chose de luisant lui était accolé. Au premier
saut hors de l'ornière, on reconnut un chapeau haut de forme.

--Une visite!

Au même moment, l'oncle Planté descendait de son échelle, et il
restait là, tout benêt, les bras en manche de veste.

Un second cahot; nous fîmes tous:

--Ah! mon Dieu!

Une face large, rayonnante et rose, un saint sacrement dans une gloire
de favoris blancs; des yeux qui s'amincirent comme ceux d'un enfant
qui fait une espièglerie; une bouche en croissant, et une voix de
fausset qui lança:

--Coucou!

--Casimir!... soupira grand'mère.

--Coucou! répétait Casimir, secoué par l'allure endiablée de la
voiture.

La tête plongeait ou se relevait, tel un canot que la mer agite, au
gré de la profondeur inégale des ornières. Elle sombra derrière les
pommiers. Une étroite éclaircie nous la rendit, à cinquante pas de
nous...

--Coucou!

L'oncle Planté nous rejoignait. Il regardait sa belle-soeur et mon
père, l'air stupide. Ils ne valaient pas mieux.

Grand'mère dit:

--Heureusement que Félicie n'est pas là!

On sonnait à la porte. Sous le marronnier, grand-père Fantin s'avança.
Il portait, comme un nourrisson sur le bras, les trois sacs de
graines: choux-fleurs, flageolets nains, petits pois de Clamart. Il
fit, de sa main libre, un salut à la mousquetaire, envoya ses yeux de
côté, et dit:

--C'est moi... Voilà tout ce que j'ai trouvé à la gare.

Il embrassa sa femme en bégayant des phrases sentimentales. Le faible
oncle Planté lui donna la main et dit:

--Vous pouvez vous flatter d'avoir de la chance! Félicie vous aurait
mal reçu.

--Comment! ce que me disait mon conducteur serait vrai? Félicie n'est
pas ici?

Chacun fit non.

--Je m'explique pourquoi je n'ai trouvé personne à la descente du
train: vous n'avez pas reçu ma lettre?

--Quelle lettre?

--J'ai écrit à Félicie hier, pour lui demander l'hospitalité, vu
l'urgence...

--Seigneur Jésus! s'écria grand'mère, elle aura reçu cela à Paris! Tu
l'as tuée, malheureux, tu l'as tuée!

--Encore! dit Casimir,--se souvenant des «Félicie en mourra» dont on
l'avait abreuvé.

Mon père tourmentait sa barbe.

--Voyons! fit-il, tout n'est peut-être pas perdu. Je remonte en
voiture et cours à la poste de Beaumont: il est possible qu'on n'ait
pas encore réexpédié la lettre. Je dirai que madame Planté est de
retour.

--Courez! courez! dit grand'mère; et faites-nous rapporter la
nouvelle; vous nous sauvez la vie!

Grand-père Fantin ne s'inquiétait point. Il donna à entendre
qu'il avait l'estomac creux. Et il glissait des gauloiseries à
mesdemoiselles Victoire et Adélaïde, qui se bousculaient pour le
servir et murmuraient: «Quel homme!... quel drôle de corps!...»

Il se faisait fort d'arrêter les poursuites par le seul fait de sa
présence chez Félicie.

--C'est ce que j'exposais dans ma lettre à cette chère amie, dit-il!
«Le malheur est venu de ce que vous m'avez fermé votre porte; il
cessera du jour où j'en aurai repassé le seuil. Question de sympathie
à part, c'est une affaire que je vous propose, un mariage de raison,
si vous aimez mieux. Vous souffrirez de la persécution de mes ennemis
plus que d'une alliance avec moi, et notre alliance étouffera la
persécution.»

Ces demoiselles pensaient que cela était très bien dit, mais n'y
comprenaient rien du tout; grand'mère pas davantage.

--En somme, qu'est-ce que je demande à Félicie? une seule chose:
qu'elle m'abrite sous son toit.

--Autrement dit: à son auberge!--osa lancer l'oncle Planté.

On changea de conversation. Comment allait l'oncle Goislard? et madame
Leduc? et cette petite madame Letermillé? et mademoiselle Bringuet?

--Laissons cela! dit-il, j'ai soif d'air pur!

--Hein?

On s'écarta. Qu'allait-on apprendre encore?

--Je m'en doutais, fit grand'mère, il y a eu là-bas du grabuge...

--Tu ne te doutais de rien, dit Casimir.

Il avalait de grandes cuillerées d'oeufs au lait.

--Parle, lui dit sa femme.

--De grâce! que l'on me permette de souffler...

On l'installa provisoirement. Il devait mettre en ordre une
correspondance volumineuse. Placé «au centre de ses opérations»,--la
plupart de ses créanciers étaient du pays,--il s'agissait de faire
face aux difficultés. Il écrivit jusqu'à l'heure du dîner.

On était sur les épines, parce qu'aucune nouvelle n'arrivait du bureau
de poste. On supputait l'heure des levées, le départ de Langeais,
l'arrivée à Beaumont, la réexpédition directe sur Paris. Une
diligence était chargée du service postal à Beaumont. À la rigueur, on
retrouverait peut-être la lettre à la station du chemin de fer, mais
les employés la livreraient-ils? Par bonheur, grand-père nous étourdit
avec ses histoires, même anciennes. Les repas étaient ordinairement
si mornes qu'on lui sut presque gré d'être là. Et il captivait, parce
qu'on attendait toujours l'explication de ses paroles mystérieuses.

Vers la fin du dîner, Mirabeau aboya. On eut un petit coup au coeur.
On allait savoir si Félicie avait ou non reçu la lettre: l'annonce des
événements, de la présence de Casimir à sa table.

On entendit tinter la sonnette de la cour. Puis, plus rien. Le chien
avait fui et n'aboyait plus. Grand'mère se leva à demi; sa chaise nous
parut produire un grand bruit. Tous ensemble firent:

--Chut!...

Puis quelqu'un dit:

--Écoutez!

--Ce n'est rien.

--Mais si!

--Chut!...

Tout à coup, des chaises déplacées vivement dans la cuisine; une porte
intérieure qui grince, mais pas une voix. Enfin, des pas précipités,
la porte ouverte brusquement, et Clarisse, sans lumière, effarée, qui
hurle comme si elle avait vu la mort:

--Madame!

Et elle s'efface. On voit s'avancer dans l'ombre la face d'ivoire de
Félicie.

Grand'mère et ces demoiselles se signent, croient à une apparition, à
la fin du monde.

D'instinct, chacun s'est mis debout.

L'exaltation et la colère rendent la figure de Félicie véritablement
surhumaine.

Le premier mot qui sort de sa bouche:

--Allez-vous-en!

Cela s'adresse à Casimir. Il salue; il agite sa serviette; on l'entend
murmurer:

--Mais, ma bonne!...

--Allez-vous-en!

Félicie se rapproche de lui. Elle tient à la main son parapluie et son
ombrelle; elle les élève sur lui;

--Allez-vous-en!

Grand'mère, toute blême, les yeux chavirés soudain dans deux grands
trous bistrés, prend son mari par la manche:

--Retire-toi, un instant, dit-elle; on s'expliquera plus tard: elle
est si malade!

Il sort, en disant:

--Je vais prendre un peu l'air.

Alors, Félicie s'assied; elle allonge sur la nappe sa main encore
gantée. Dans le cadre noir de la capote nouée sous le menton, sa tête
semble rognée, grattée, réduite aux dimensions d'une bille de billard.
Le crâne pousse la peau du front en avant, la tend, à craquer; les
tempes sont vidées; les joues sont flasques comme du linge de lessive;
les yeux--ce qui n'échappe à personne--ont perdu leur éclat. Une
pitié insurmontable nous saisit; on surprend dans les gorges le petit
ronflement étouffé qui annonce la montée des larmes.

C'est elle qui parle la première:

--Le petit n'a pas été malade?

--Mais non, mais non!... Et toi, ta santé?... Comment se fait-il?...

--Moi? Je suis condamnée, je viens mourir dans mon lit.

Tous protestent. Ils mentent d'un même élan. Elle reprend:

--J'ai vu le médecin. Opération urgente. Tout était prêt. Ce matin,
j'ai reçu par la poste une affiche de mise en vente. J'ai pris le
train.

--Une affiche!... C'est donc cela!...

--Philibert était là; il a fait des yeux blancs. Il a dit: «Mes vingt
mille francs sont f...!» Ça lui a échappé.

--Le pauvre garçon avait cela sur le coeur! Il a failli te l'avouer
cent fois.

--C'est un crétin. Il s'est fait voler; c'est bien fait.

On entend des soupirs, des mains croisées comme pour invoquer Dieu,
qui retombent sur la table. C'est le râle des espérances nées le mois
dernier aussi soudainement qu'elles meurent en ce moment même: le
relèvement de la santé de Félicie, la rentrée en grâce de Philibert.
Quel est l'assassin? Casimir.

Et c'est pour Casimir qu'on implore.

Dans le jardin, il a allumé un cigare; et la petite rondelle de braise
ardente passe et repasse sur un fond d'ombre et d'étoiles. Quelles
catastrophes nouvelles prépare son génie? En attendant, il faut
obtenir pour lui la permission de ne pas coucher dehors.

Il coucha dedans, et fit mieux.

Mon père arriva à bride abattue, ayant à demi crevé son cheval, ouvert
lui-même la grille. Il arrêta sa voiture devant la maison et cria:

--J'ai la lettre!

On se regarda. Il descendit, entra, l'enveloppe à la main. Il vit
Félicie. Son bras s'abattit, et il fit malgré lui:

--Sacrebleu!

On dut tout expliquer à Félicie. Elle lut la lettre de Casimir et sa
colère redoubla:

--Il ne passera pas la nuit chez moi! dit-elle. Puisque Nadaud est
là, il va l'emmener avec lui à Beaumont. Il y a un hôtel pour les
voyageurs.

Alors commença l'oeuvre de charité de grand'mère et de ces
demoiselles. Toutes les raisons de sentiment furent épuisées. Mon père
y ajouta quelques considérations plus positives: il craignait surtout
le scandale qui résulterait de cette expulsion d'un homme, somme toute
malheureux. Félicie demeurait inflexible. Enfin, on osa faire allusion
au motif invoqué par Casimir lui-même dans la lettre dont la lecture
avait été si fâcheuse. Et ce fut cet argument qui porta. Félicie posa
l'index sur son front, réfléchit et dit:

--Quant à l'abriter sous mon toit, jamais de la vie! Mais, qu'il ait
l'air d'être mon hôte, provisoirement; si cela peut aboutir à une
transaction avec les créanciers, j'aurais tort de m'y refuser. Il est
bien convenu, une fois pour toutes, que je ne m'engage à rien.

Elle était excédée. Sa tête penchait en avant, ce que nous n'avions
jamais encore remarqué. Elle avait essayé en vain de prendre un
potage. Elle dit qu'elle se sentait la gorge nouée avec une corde de
la grosseur du petit doigt.

Grand'mère la pria, en désignant l'homme au cigare dans l'ombre du
jardin:

--Permets-lui d'achever son dîner!

Et elle alla le chercher.

Il n'était point troublé, et dit, en entrant, qu'il faisait un temps
superbe. On parla de la saison qui s'annonçait chaude. Les pluies
manquaient à Langeais. Si on l'eût écouté, rien n'était plus aisé que
d'aménager une prise d'eau dans la Loire même; mais non! Et Cadoudal
tarissait les pompes! Ces idées potagères lui remirent en mémoire les
trois petits sacs de graines trouvés à la gare.

--Alors, dit Félicie, c'est vous qui les avez apportés?

Elle lui avait adressé la parole!

Quand elle sut qu'il avait parcouru à pied, les petits sacs et sa
valise à bout de bras, la route de Port-de-Piles jusqu'à la rencontre
fortuite du boucher, elle dut le remercier. En plein désastre, il
bénéficiait de tout. C'était l'histoire de sa vie entière qui se
poursuivait, identique.

Il se fit conduire le lendemain à Beaumont, dans le break de la
maison; il vit son notaire, ses créanciers; parla, promit, jura, se
montra surtout, et montra davantage encore la voiture de madame Planté
et Fridolin. En trois journées de démarches, sa faconde, sa mine
épanouie et l'adresse qu'il laissait à chacun: «Casimir Fantin, à
Courance», avaient conjuré le danger immédiat. On le voyait arriver,
le soir, en triomphateur. L'intérêt de ses récits était en proportion
des craintes que l'on avait éprouvées, et on finissait par accorder
du mérite au moindre pas qu'il faisait pour se tirer de l'abîme. Mieux
que cela: ce genre de préoccupation détournait Félicie de l'obsession
de sa maladie,--danger désormais le plus redoutable, car elle se
frappait,--et voilà qu'on en savait gré à Casimir.

Cependant, Félicie fit observer qu'à Langeais on paraissait se soucier
médiocrement de l'absent: point de nouvelles.

--Peuh! faisait Casimir.

--Mais enfin! dit Félicie, tout votre espoir de salut gît là-bas?

--Hu-hu!...

--Quoi?

--Je dis: Hu-hu!...

--Et moi, je ne comprends pas ce que cela signifie.

--Eh bien! puisque le sort en est jeté, je vais vous conter la chose
en deux mots.

La famille était assise à l'ombre des noisetiers, sur des chaises de
jardin.

--D'abord, dit-il, c'est la faute de ma soeur. Depuis un an et plus,
madame Leduc ébranlait la maison Goislard de ses jérémiades. Entre
nous soit dit, c'est une femme à la côte... Que voulez-vous que j'y
fasse? Que vouliez-vous qu'y fît le bonhomme Goislard? Chantepie est
un trou, un précipice; sa fortune entière y eût sombré. Il opposait
la sourde oreille. On parla plus fort: un jour, il montra qu'il
entendait... ne pas souscrire un maravédis. Madame Leduc fut parfaite:
elle avait entrepris la conversion religieuse de l'ingrat vieillard;
elle la poursuivit avec une patience angélique. On avait obtenu les
pratiques extérieures du culte; les liens spirituels se resserrèrent
progressivement: le curé dînait trois fois la semaine. On passa aux
sacrements: pour Pâques, l'oncle Goislard se confessa. Alors, le curé
parla en faveur de madame Leduc. L'oncle appela son notaire, s'enferma
avec lui, et, le soir, au dessert, confia au prêtre que sa fortune,
jusqu'au dernier liard, était placée en viager.

--C'était une plaisanterie, dit Félicie.

--C'était la pure vérité, dit Casimir.

--Mais, malheureux! qu'allez-vous manger?

Il se leva, prit le dossier de la chaise de rotin, la balança, en
regardant le ciel, et il dit:

--«Aux petits des oiseaux, il donne la pâture...»

Ces dames le contemplaient. À la stupéfaction de leur regard, il se
mêlait une sorte de respect pour le don merveilleux d'insouciance
qu'avait reçu cet homme.

--Enfin, soupira Félicie, il vous reste que le bonhomme est taillé
pour gagner la centaine: tant qu'il vivra, vous aurez toujours le
couvert...

--Certainement, dit Casimir, certainement!...

On s'en tint là pour cette journée.

Enfin une lettre de madame Leduc arriva. Félicie fit un soubresaut en
déchiffrant le timbre.

--Tiens, dit-elle à Casimir, votre soeur est donc à Langeais?

--Mais oui.

--Ah!

    Langeais, ce 19 juin.

    «CHÈRE FÉLICIE,

«Grâce à Dieu, voici enfin une minute de loisir, et je ne saurais la
mieux employer qu'à vous donner une marque nouvelle de ma toujours
fidèle et bien affectueuse sympathie. Comment va votre chancelante
santé? Vous savez comme elle m'est précieuse. Ah! n'étaient de plus
impérieux devoirs, combien volontiers j'eusse été m'en informer
moi-même, aux côtés de mon frère courbé sous les épreuves! La
Providence en a décidé autrement; elle nous dicte notre conduite à
chacun. Soyons les serviteurs aveugles des grandes causes. Obéissons
sans murmures!

«J'ai à vous informer d'une petite révolution que j'ai accomplie ici,
ou mieux, et pour éviter l'emploi de ce mot démagogique, d'une mesure
de salubrité indispensable à la dignité d'une maison rendue sacrée,
j'oserai le dire, par la présence d'un vieillard vénérable et qui se
prépare à la mort.

«Je ne doute pas que notre chère Célina--qui a été à même de juger
_de visu_--ne vous ait parlé d'une certaine Bringuet, intrigante de
profession, sans pudeur comme sans foi, et remplissant, près de notre
excellent oncle, les fonctions de gouvernante. Cette créature éhontée,
placée entre deux hommes, l'un affaibli par l'âge, et l'autre dont
nous connaissons, hélas! le caractère débile, était parvenue--par
quels moyens, grand Dieu! je lui fais la charité de ne point les
examiner!--à posséder la haute main sur l'ensemble des affaires de la
maison. Relations, fournisseurs, maniement de la fortune mobilière,
tout y passait. Résultats: un coulage désastreux, la ruine à bref
délai et, très probablement, la constitution d'un formidable magot
dans le bas de la demoiselle. Combien de fois ai-je dit à Casimir:
«Mon ami, ouvre l'oeil!» Casimir haussait les épaules, objectait
l'ordre apparent, la santé du vieil oncle, le danger de rompre ses
habitudes. Bref, un homme pieds et poings liés à cette sirène d'eaux
ménagères! Pour elle, pas plus de secrets que pour l'oreiller; les
embarras du moulin étaient sa chose. «Casimir, Casimir! cette fille
te trahira!...» Il me riait au nez. On méprisait mes avis; et
qu'arrivait-il? Il arrivait que le ver, poursuivant son oeuvre
souterraine, rongeait pour jamais, par sa base, l'espoir de mon
imprudent et coupable frère. Au prix de quelle stipulation ténébreuse
la domestique a-t-elle exécuté sur la fortune de son maître ce tour de
passe-passe qui l'a fait disparaître à la bouche même de l'affamé? Je
l'ignore. Mais le tour a été joué. Il n'était que temps. Le bruit
du moulin de Gruteau devenait sinistre. Casimir dormait sur les deux
oreilles. Mademoiselle Bringuet devait rire en chantonnant: «Meunier,
tu dors...» Quand il s'éveilla pour frapper à la caisse, M. Goislard
n'avait plus, à lui appartenant, que ses hardes et ses béquilles.

«Mince événement, chère amie, quand on le compare à notre salut!
Casimir a eu bien tort de s'en fâcher et de bouder, et surtout de
récriminer tout haut, de façon à s'attirer de son oncle l'algarade
après laquelle il aura beaucoup de mal à rentrer en grâce, que dis-je?
à remettre les pieds à la maison!

«Dieu merci, je suis là. Par ma présence continue, par des soins
éclairés, une femme peut beaucoup obtenir; et la religion, que le cher
vieillard embrasse, enseigne l'indulgence et le pardon. Donc, espoir,
mais patience! Il faut d'abord laisser se cicatriser la blessure
causée par l'exécution de mademoiselle Bringuet.

«Car c'est fait. Et me voici dans la place. La tâche sera ingrate,
mais le contentement de la conscience et les joies du coeur sont le
vrai, le seul paiement des sacrifices.

«Ma brave et charmante amie madame Letermillé m'a secondée dans
l'aride besogne. Je l'aurai souvent, je l'espère; sa grâce et sa
beauté dérident le maître de la maison; les jeux de l'enfant avec
la soubrette le rajeunissent. Il est convenu que mes enfants et
petits-enfants viendront passer les vacances. Inutile d'ajouter que
notre voeu le plus cher serait de vous voir vous joindre à eux. Nous
donnerons des dîners et nous recevrons, comme du temps de Casimir.
Je ne veux modifier en rien les habitudes de notre vieux parent
bien-aimé. Puisse le ciel prolonger de longues années sa vie désormais
édifiante, et la vôtre, chère Félicie! Je ne lui demande point d'autre
récompense.

«Recevez, chère Félicie, etc.

    «VVE LEDUC.»

C'était vers la fin du déjeuner. Le Cupidon était assis sur la
pointe des deux aiguilles et visait, de sa petite flèche d'or, la
photographie aux beaux yeux paisibles. Les stores baissés, de leurs
mille raies de lumière et d'ombre, nous composaient l'atmosphère
exquise des intérieurs d'été. On entendait sur le toit du pignon
pointu le roucoulement des pigeons et, de plus loin, le chant des
poules pondeuses, et, de presque partout, cette douce sonorité
bienheureuse des choses qui chauffent au soleil. Au bord des tasses
à café, les mouches, la tête en bas, pompaient la fine mousse blonde;
d'autres, rappelant de vieilles dames aux voiles de crêpe, pénétraient
dans le sucrier blanc, comme dans une église neuve, et, là dedans,
trafiquaient, se bousculaient, se chevauchaient, parfois expulsaient
l'une d'elles tout à coup, pour quelque mystérieux scandale dont les
commentaires faisaient bruire les parois de porcelaine.

Félicie lut la lettre sans donner aucun signe d'étonnement,
d'indignation ou de douleur. On voyait, au travers des lunettes,
la chair grossie des paupières immobiles; seul, un coin de la lèvre
supérieure, à droite, battait, comme un pouls. Elle passa le papier
bordé d'un mince filet noir à sa soeur, qui le passa à mademoiselle
Adélaïde, et ainsi de suite. Quand chacun en eut pris connaissance,
Félicie le jeta à Casimir.

On se leva. Pas une parole n'avait été prononcée; aucune ne le fut,
sinon celle-ci, lorsque Casimir voulut ouvrir la bouche:

--Taisez-vous.

Et Félicie, en le regardant, quoiqu'elle fût de sa taille, semblait
le regarder tout petit et par terre. Elle ne pouvait plus désormais
éprouver de colère contre lui: il était garanti par l'excès même de sa
sottise et de sa misère.

Pour tout autre que Casimir, c'était le moment de s'écrier: «Je suis
sauvé!» Mais il n'avait ni malice, ni esprit de calcul. Il se confiait
simplement à sa destinée qui n'avait jamais failli à le rasseoir en
bonne place, aussitôt touché le fond du gouffre. Tel était l'élan
communiqué par le coup de pied reçu à Langeais, que l'expulsé
défonçait la porte d'entrée de Courance. Un toit valait l'autre.




XI

«ENTREZ! ENTREZ!... TANT QU'IL Y AURA DU PAIN DANS LA HUCHE...»


La résignation de Félicie nous effraya plus que sa colère.

Elle jouait aux cartes avec Casimir!

Ils étaient assis l'un vis-à-vis de l'autre, à une petite table ovale;
le matin, l'après-midi, le soir, tous les jours de la semaine hormis
celui où venait M. Laballue. Les termes du bésigue et du piquet
s'élevaient seuls dans le salon d'utrecht, avec les gazouillements
des jetons d'ivoire. Grand'mère et ces demoiselles osaient à peine
regarder les deux partenaires, et tremblaient.

On était presque plus à l'aise quand la douleur physique faisait crier
Félicie. Alors, elle jetait les cartes et allait se tordre sur le
canapé. On avait descendu le paravent, malgré l'été; elle dissimulait
sa torture derrière les images grotesques, et elle se piquait à
la morphine. On entendait s'amollir sa plainte, et ses soupirs se
régulariser et décroître, puis se relever en un souffle de bien-être
ou d'extase. Et elle reprenait le jeu qui lui trompait l'attente de la
mort.

Il n'était plus question de rien. Il semblait que la vie morale nous
manquât totalement. Ce qui eût, autrefois, retourné la maison, ne
parvenait pas à soulever une onde sur l'accalmie plus inquiétante, à
vrai dire, que la tempête.

Un jour, l'oncle Planté surprit Casimir qui pinçait Valentine, dans le
corridor. Il jura si fort que tout le monde accourut, même Félicie; et
l'on comprit. Personne ne dit mot. L'oncle lui-même se tut.

On laissait parler Casimir à table; on lui permettait de prendre la
voiture pour aller au moulin ou chez son notaire. Un de ses créanciers
sonna, un matin. Il le reçut sous les noisetiers. De son fauteuil,
Félicie apercevait les deux hommes qui discutaient.

--Quand le ciel croulerait, soupirait-elle, qu'est-ce que vous voulez
que j'y fasse?

--Félicie! voyons, tu ne dis pas ce que tu penses!

--Moi? Ah bien! je vous prie de vous imaginer qu'à mon âge les
illusions sont tombées! Je l'ai déjà répété cent fois: je ne crois
plus à rien de rien.

Elle n'avait pas mis le pied hors des murs, depuis son retour de
Paris. Ses jambes la trahissaient; à cause de ses crises fréquentes,
elle redoutait même une sortie en voiture. Adieu les tournées dans
les fermes, les promenades sous les noyers, les haltes sous les vieux
sapins ou au dolmen! Elle pouvait marcher jusqu'aux abeilles, et
revenir. C'est là qu'elle allait volontiers:

--Bonjour, leur disait-elle, vous me reconnaissez donc encore? Allons,
travaillez bien... Et puis, ne vous étonnez pas trop si vous ne me
voyez plus.

Quel regard, lorsque, penchée sur la canne fourchue, elle considérait
l'allée fuyant au fond du jardin, sous les lilas, où il fallait
s'abstenir de risquer un pas de plus, sous peine de se faire traîner
pour revenir, comme une bourrée de bois mort!

--Écoute, mon petit, écoute!

Elle entendait la pluie que répandaient les arrosoirs de Fridolin, et
en même temps le bruit d'une bêche:

--Va voir, mon petit, si c'est ton oncle Planté qui bine les poiriers.
J'espère bien qu'ils ne m'ont pas pris encore un homme de journée...

Elle prétendait ne plus croire à rien!

Un des secrets tourments de ces dames était de n'avoir pas su
contraindre la malade à retourner à Paris. Peut-être eût-il été
encore temps de l'opérer, bien que le chirurgien eût déclaré la
chose urgente: «Quand on pense qu'à l'heure qu'il est, Félicie
serait sauvée!...» Une lettre alarmée arriva de Paris. La croissance
d'Adrienne nécessitait une opération nouvelle: «Oh! un rien! Mais,
avec ces satanées histoires-là, est-on jamais parfaitement tranquille?
Et les frais, grand Dieu!...» Deux jours après, une dépêche: «Ange
succombé dans nos bras. Fous de douleur.» Cette fois-ci, Milwaukee
avait échoué.

--Vous voyez ce que c'est! dit Félicie. Mourir pour mourir, autant
s'en aller à son heure.

Elle envoya des secours à Paris et oublia, dans sa lettre, son
dernier ressentiment contre Philibert. Le malheureux écrivit des pages
éperdues, à donner des inquiétudes pour sa raison. On l'invita à venir
se remettre à Courance. Il télégraphia: «Avec ma femme?» Félicie
fit répondre: «Avec ta femme.» Ils arrivèrent. Leur chagrin était
indescriptible, leur détresse complète. Le tableau du Salon, vendu
trois cents francs au brocanteur, pour les honoraires du médecin; les
études, la dernière pochade, pour les frais de l'église. Au moins, la
petite chérie avait eu un enterrement convenable; quant au monument,
on verrait plus tard.

Philibert et sa femme furent installés au premier étage de la maison
neuve. Marceline était une femme commune, que la timidité, la
peine, et aussi l'ivresse de se voir à Courance, excitaient à parler
beaucoup, de tout, sans cesse, à tort et à travers. On ne pensa
presque pas à s'en choquer; pas plus qu'on ne songea qu'on s'était
battu, une année entière, à propos de l'admission de cette femme à la
maison. On n'en était plus à faire la petite bouche.

Félicie avait adopté quelques phrases qu'elle répétait: «Quand le ciel
croulerait...» «Entrez! entrez...! tant qu'il y aura du pain dans
la huche...», allusion à l'hébergement forcé de Casimir, du ménage
parisien, de la future famille de mon père. Lorsqu'elle causait toute
seule avec M. Laballue, elle parlait souvent de «faire la part du
feu».

Mon père annonça que son mariage était fixé au 1er septembre.

--C'est un excellent moment, dit Félicie, pour le voyage de noces.

--Oh! nous n'irons pas loin. Comme la cérémonie doit avoir lieu à
Paris, nous nous contenterons d'y séjourner un peu.

--À Paris?

--M. Pope, oncle et tuteur, a conservé son domicile légal à Paris. Je
préfère, d'ailleurs, à tous égards...

--Parfaitement! parfaitement!

Après mille précautions oratoires, il demanda la permission de
présenter sa fiancée. Félicie jeta un: «Ma maison est ouverte!» qui
lui coupa la respiration.

Ces manifestations de libéralisme affecté faisaient courir des
frissons sur les épaules. L'intransigeance de jadis nous eût paru bien
préférable.

Mon père tournait son chapeau, comme un paysan. Il hésitait; il
balbutia:

--Mais... c'est que...

Elle vint à son aide:

--C'est qu'elle ne peut pas venir toute seule?... Que les Pope
l'amènent! Entrez! entrez!...

La veille du jour fixé pour la visite, Félicie commanda d'ouvrir
le grand salon, et Fridolin parut, les bras en croix, entre les
persiennes repliées. La mine de ce serviteur dévoué s'effondrait en
même temps que la figure altière de Courance. Il avait vieilli plus
que Félicie. Il prononçait à tout propos des jugements sombres. Il
aspira l'air par sa brèche, et dit:

--Il me semble que je livre les fortifications de la ville de Metz.

--Plaît-il? dit Valentine qui battait déjà les meubles.

--Suffit, jeunesse!

Malgré le mal que l'on se donnait pour être calme, la prochaine entrée
des Pope à Courance causait de violentes palpitations. Grand'mère me
prit par la main et me mena devant la photographie:

--Mon enfant, te rappelles-tu ta maman?

--Oui.

--Eh bien! mets-toi cela dans la tête: quoi qu'il arrive, et quoi
qu'on te dise, tu n'auras jamais qu'une maman; c'est celle-là. Il n'y
en a pas de meilleure ni de plus belle. C'était une sainte; elle est
au ciel; elle te voit. Allons! promets-lui que tu l'aimeras toujours.

Je joignis les mains et je dis:

--N'aie pas peur, maman; l'autre, c'est bon pour papa, mais moi...

--Ce n'est pas comme cela qu'il fallait t'exprimer, dit grand'mère,
mais enfin, c'est bien. Allons, tiens-toi propre, et sois poli quand
_on_ t'embrassera.

Ce fut vers quatre heures que fut signalé le roulement de la voiture.
Valentine courut à la grille, pour être bien sûre, et elle remonta
l'allée en hurlant:

--V'là les Pope! V'là les Pope!

Chaque pas du cheval trottant sous les ormes nous heurtait la
poitrine. Au sortir de l'allée, on reconnut la victoria de mon père. À
côté de lui: du rouge et des cheveux noirs. Point de Pope.

La voiture, évitant les communs, vint par l'esplanade sablée, et
s'arrêta devant le perron. Mon père sauta, mais un peu tard pour
présenter la main, et la robe rouge, prise au marchepied, découvrit
une jambe, fine et longue, jusqu'au genou.

Nous vîmes cela du petit salon. Quelqu'un fit: «Aïe! aïe!» comme
lorsqu'on est piqué d'une aiguille, et une grimace passa sur les
visages.

--C'est heureux, dit grand'mère, que le marchepied ne soit pas plus
haut!

Mon père monta le perron, ému, pâle comme son gilet.

Les Pope avaient dû partir pour Paris, en vue des préparatifs urgents.
Mademoiselle les rejoindrait sous peu; elle s'était soumise à un désir
d'escapade, d'une incorrection!...

--Un enlèvement! dit-il.

Les lèvres murmuraient:

--Charmant! charmant!

_On_ fut tout de suite sans façons. _On_ m'embrassa, avec force
compliments. C'était la deuxième femme, pour moi, qui sentît si
bon. Le salon fut promptement imprégné de son parfum. Elle avait des
cheveux luisants, épais, bouillonnants, débordants; des yeux deux fois
plus grands que les nôtres; un petit front; une bouche tout en dehors,
étroite, écarlate. Quand elle souriait, ses dents étaient plus claires
que le jour.

Elle avait un brimborion d'accent étranger, un rien, une résonance
ancienne demeurée à la voûte du palais, une musique entendue d'au
delà de l'eau. C'est elle qui parlait le plus, car elle était le moins
embarrassée. Évidemment, on lui trouvait «mauvais genre», mais le
trouble qu'elle répandait par son étrangeté nous gagnait. Je ne
voulais plus m'en aller de ses jupes; je la respirais de toutes mes
forces; je me laissais asseoir sur ses genoux, et, quand elle me
pressait, je restais le nez contre son corsage. En m'embrassant, elle
me causait un plaisir extraordinaire.

Mon père triomphait, et les couleurs lui revenaient, quoiqu'il eût un
regard d'homme ivre. Les pauvres figures de ces dames faisaient peine
à voir.

On se leva pour passer à la salle à manger, où des rafraîchissements
étaient préparés. On s'étonnait que la créole fût si peu prodigue
de détails sur la Nouvelle-Orléans. Car on se la figurait élevée au
milieu des rizières, des nègres, des serpents boas. Elle avait vécu
vingt-deux ans à Paris.

--Cela ne me rajeunit pas! disait-elle.

Elle connaissait beaucoup les peintres; pas Philibert, toutefois. Mais
il ne s'en froissa point, et ils parlèrent ensemble d'expositions.

--Et vous ne regrettez pas Paris?

--On y est si méchant! dit-elle.

Félicie s'excusa de ne point nous accompagner au jardin; grand'mère
tint à rester près de sa soeur; les vieilles tantes s'étaient
éclipsées ainsi que l'oncle Planté. Ce fut Casimir qui assuma le rôle
de cicérone; et il semblait montrer sa propriété.

La créole ondulait devant nous, ployant la taille pour éviter les
branches, ou tendant la joue, soudain, à la caresse d'une pointe de
feuille. Elle se retournait et abusait de son rire facile. Près des
abeilles, elle ramena des deux mains sa robe en avant, et courut comme
une fillette. Félicie et grand'mère, assises sous les noisetiers, la
regardaient de loin. Mon père me dit:

--Dans quelques jours, elle sera ta maman. Est-ce que tu l'aimeras?

J'avais envie de dire oui, à cause de sa bonne odeur; mais je me
souvins de la leçon de grand'mère. Il en eut le soupçon et reprit d'un
ton impératif:

--Il faut que tu l'aimes. C'est moi qui te le dis. Je suis ton père,
sacrédié!...

Nous ne les vîmes plus avant le mariage. Mais grand-père Fantin, qui
consultait M. Clérambourg, nous donna des nouvelles. Les Pope, partis
pour Paris, ne devaient plus revenir à Beaumont. Le château de la
Roche était en vente,--le pays, entièrement exploré, n'offrant plus
d'attraits à madame.

--Ces insulaires, disait M. Clérambourg, ont du mal à s'acclimater
dans nos petits endroits; il leur faut du neuf tous les matins. Nadaud
va perdre une bonne maison...

--Il en a pris la fleur, dit Casimir.

--Elle lui coûtera cher, dit M. Clérambourg.

On sut, en effet, que non seulement le marquis de la Frelandière, mais
la plupart des maisons nobles, et plusieurs propriétaires catholiques
lui avaient retiré leur clientèle. La valeur de son étude s'en
trouvait singulièrement diminuée. De dépit, n'affichait-il pas des
opinions démocratiques?

--Parfait, disait M. Clérambourg, quand vous avez la bonne fortune de
trouver des capitalistes assez excentriques pour vous soutenir; mais,
dans l'état actuel de la propriété foncière, les idées avancées sont
incompatibles avec le notariat.

Casimir développait ce sujet avec complaisance, car c'était détourner
l'attention de ses affaires personnelles. La table, augmentée d'une
rallonge pour les trois bouches nouvelles, restait silencieuse; on
baissait le nez dans son assiette et relevait un oeil furtif sur
Félicie. Elle ne bronchait pas.

Une seule chose semblait la préoccuper désormais: la morphine et le
nombre des piqûres autorisées. On avait dû lui arracher la seringue,
ainsi que le petit flacon de baume souverain et mortel, car elle en
abusait. Cette exécution s'était faite, un mercredi soir, Sucre-d'Orge
étant monté sur ses grands chevaux et ayant parlé à sa vieille amie
comme à un animal indompté; l'oncle Planté, Philibert et toutes
les femmes formant cercle autour d'elle et frappant du pied. Scène
affreuse. On avait vu, pour la première fois, Félicie pleurer. Elle
avait cédé à la force, et remis entre les mains de sa soeur l'étui
plat en maroquin noir. Depuis lors, elle pleurait quelquefois,
pareille à une enfant privée de sa poupée, et redemandait la chose
avec des minauderies gentilles et puériles, plus atroces que des cris.
Grand'mère allait avec elle derrière le paravent et la piquait. Dans
la griserie du soulagement, il arrivait que Félicie embrassât sa
soeur.

Le paravent prenait l'aspect d'une clôture sacrée derrière laquelle se
passaient des scènes mystérieuses. Je n'osais plus en déchiffrer
les légendes. Les messieurs au bain, les curés de village, les
mamans-canards, ne donnaient plus envie de rire.

Félicie m'envoyait avec Philibert dans les fermes. L'application
du malheureux à s'initier à l'agriculture était touchante. Il
interrogeait les femmes dans les champs; il faisait causer les
enfants au bord des chemins, afin de surprendre les notions par trop
élémentaires dont il n'osait avouer l'ignorance: l'époque où l'on sème
le blé, où l'on fume la terre, où l'on taille la vigne, où l'on doit
rentrer les regains. Mais son cerveau était rebelle à tout cela;
souvent il écoutait mal ce qu'il s'était donné tant de peine
à demander, et il demeurait absorbé par quelque particularité
pittoresque de la personne qui lui parlait. Bien des fois aussi, tout
en marchant, tout en causant, quelque chose comme un flot lui montait
à la gorge, et il détournait la tête: c'était le regret d'Adrienne,
qui se gonflait dans son coeur. Il restait maladroit dans les rapports
que nous faisions à Félicie, et il était humilié parce qu'elle
m'écoutait de préférence.

Quand elle nous ordonnait de lui ramener Pénilleau, Cornet, ou le père
Moreau, elle humait sur les épaules du paysan, par-dessus le livre de
comptes, l'odeur de chacune de ses terres, de chacune de ses étables,
et elle en évoquait avec une précision minutieuse les plus infimes
détails, comme un exilé qui pense au jardin de son père. Elle ne
congédiait plus ses hommes sans leur dire:

--C'est peut-être la dernière fois que nous comptons ensemble; mais,
que j'y sois ou que je n'y sois plus, il n'y aura rien de changé.

On interprétait de différentes façons ces paroles ambiguës.
L'interroger sur l'avenir semblait encore prématuré et de mauvais
goût. Elle-même ajoutait parfois ce commentaire:

--Qu'est-ce que je suis, moi? rien. Qui est-ce qui vous nourrit? c'est
Courance.

On le savait bien; et c'était Courance que tous convoitaient.

Cet appétit naturel se dissimulait à peine depuis que Félicie
baissait. Casimir était certain de prévoir la teneur du testament, à
un legs près. Il s'interdisait d'être trop optimiste: les parents
âgés ne devaient compter que sur une petite rente... à moins que la
nécessité, surgissant des affaires du moulin de Gruteau, ne forçât la
main à la testatrice: «Avec le tiers d'une ferme, elle comblerait le
trou!...» Selon lui, «Courance serait partagé en deux moitiés divises
ou indivises, attribuées aux deux neveux: Philibert, d'une part, et le
petit, de l'autre, venant en représentation de feu sa pauvre mère».

--Du petit, n'en parlons pas: Nadaud sera là qui prendra les intérêts
de son fils et qui, personnellement, aura faim pour plusieurs. J'ai
tout lieu d'espérer que Philibert se conduira bien avec nous...

--Mais, l'oncle Planté? disait grand'mère.

En effet! on l'oubliait toujours. Cependant, il était probable qu'il
garderait, sa vie durant, la jouissance de toute la fortune.

--La mort de sa femme, quoi qu'on en pense, sera pour lui un grand
coup.

--Il a toujours eu l'habitude de vivre dans son ombre.

La plus acharnée à connaître son sort à venir était la vieille tante
Gillot, la centenaire. Elle venait fréquemment, depuis le voyage de
Paris, sous prétexte de demander des nouvelles, et la peur qu'elle
avait que l'on touchât à la rente que lui servait Félicie perçait sous
toutes ses interrogations. Elle eut plus d'audace que les autres
et ouvrit la brèche en parlant presque nettement. Tout le monde s'y
précipita:

--Un malheur est si vite arrivé! Félicie, vois-tu, il n'est jamais
trop tôt pour mettre ordre à ses affaires...

--Tout est en ordre, nous le savons bien. Ah! certes, ce n'est pas la
confiance en toi qui nous manque!

--Mais c'est précisément cette confiance aveugle que nous avons en
toi, qui nous fait redouter de tomber entre les mains de Dieu sait
qui!

--Il est bien évident que nous pouvons tous disparaître avant toi,
mais, notre chandelle éteinte, à nous, personne ne s'en apercevra:
tandis que...

Félicie regarda une à une toutes les bouches et dit:

--Vous aurez à manger.




XII

LA TERRE EST SAUVE!


Félicie s'alita dans les premiers jours de septembre.

On ne la vit pas descendre, un matin; au moment de se mettre à table,
ces dames s'interrogèrent en désignant la place vide, et grand'mère
fit signe de la tête: «Non». Pendant quelques jours encore, on posa
son couvert, à la place habituelle, devant la cheminée, sous la
photographie et le Cupidon. L'oncle Planté regardait, en face de lui,
la serviette sanglée dans le rond d'ivoire.

La femme de Philibert se révéla promptement une garde-malade
incomparable. Elle, grand'mère et la Boscotte montaient et
descendaient tout le jour; on les rencontrait dans le corridor,
faisant du vent à leur passage. Et Félicie ne voulait point que les
autres personnes entrassent dans sa chambre, car elle avait honte de
se montrer délabrée.

Une après-midi, je l'aperçus du dehors. La fenêtre ouverte, au-dessus
de la salle à manger d'acajou, laissait voir un bonnet blanc et le
bras d'une camisole à dessins mauves. Le bonnet tourna, et les yeux
bleus parurent dans une chair couleur de paille d'avoine. Ils se
fixèrent à distance. Ils devaient, au delà du parc, caresser le coteau
où mûrissait la vendange. Ils restèrent là, longtemps. Peut-être
voyaient-ils plus loin encore... Le jour était magnifique; un air doux
soulevait le parfum des héliotropes autour du perron; la jolie rouille
de l'automne commençait de gagner les touffes d'arbres; l'oncle
Planté, au bout de la pelouse, mettait en place les bulbes des
jacinthes; contre le mur, entre les tamaris et un grand bouleau
blond, Fridolin passait aux grappes de chasselas, comme à de belles
chevelures dorées, des filets de crin; et, de l'autre côté de la
clôture, on entendait un homme qui poussait la charrue en nommant tour
à tour ses boeufs: «Brun» et «Rosé». Çà et là, un cri d'oiseau, une
voix dans la campagne. Tous les bruits étaient familiers et charmants.
Et, au-dessus de cela, dans le grand désert du ciel immobile, qui
dira jamais ce qu'il y avait, pour qu'un enfant, qui ne recevait que
l'impression confuse des choses, en ait frémi?

Philibert, étonné de me trouver si attentif, frappa dans ses mains. Je
sautai, et, là-haut, la face jaune abaissa les yeux sur nous.

Elle était prise! On l'avait vue; ne pouvait-on l'approcher?
Philibert demanda la permission de monter. Elle branla sa pauvre tête
désespérée. Nous insistâmes. Alors elle nous dit:

--Eh bien! attendez un peu que je fasse un brin de toilette.

Marceline parut au bord de la fenêtre, tenant à deux mains la
veilleuse, un tablier bleu à la ceinture. Toujours en train, tuant son
chagrin à force d'agir, elle travaillait plus que les bonnes, veillait
la malade, la changeait, lui cuisinait des plats légers, connaissait
tous les soins subtils. Félicie, humiliée d'abord, la boudait sans
tiédir son zèle, mais, vaincue par son courage, elle la prenait en
affection et ne permettait plus qu'aucune autre personne la touchât.
Grand'père Fantin en augurait beaucoup de bien pour les dispositions
testamentaires.

Derrière nous, tout le monde pénétra dans la chambre, et, de ce
jour-là, Félicie, qui ne comptait plus les défaites, laissa voir sa
décrépitude.

Elle était assise dans un grand fauteuil garni de toile de Jouy à
vignettes, et sa personne semblait tassée, réduite, ainsi que sa
figure, comme si «le crabe» l'eût mangée tout entière. La table de
nuit portait des fioles; un guéridon les six livres des fermes, en
toile noire élimée aux angles; une armoire de noyer qu'on ouvrait
souvent exhalait une odeur de lavande et d'iris.

Elle parut étonnée de nous voir si nombreux tout à coup autour d'elle:

--Mon Dieu! dit-elle, mais combien donc est-ce qu'il y en a?

On se compta, en riant, sans en avoir envie. On lui dit qu'il y
aurait demain une tête de plus, si elle le voulait bien: madame Leduc
réclamait la faveur de venir l'embrasser.

--Oh! oh! dit Félicie, cela sent mon enterrement.

Elle demanda à grand-père Fantin s'il voyait un inconvénient à se
rencontrer avec sa soeur, malgré le tour qu'elle lui avait joué. Il
n'en voyait aucun.

--Allons! vous n'êtes pas susceptible.

Trois jours après, le frère et la soeur se faisaient mille tendresses,
et ils se promenaient, bras dessus, bras dessous, dans les allées de
Courance: les meilleurs amis du monde.

La première conséquence du séjour de madame Leduc fut que Félicie
témoigna le désir de voir un prêtre. Elle ne voulait point entendre
parler de l'abbé Fombonne, curé de sa paroisse; mais elle dit qu'elle
recevrait monsieur le curé de Beaumont.

Le curé de Beaumont était un vieillard sec, très distingué et très
digne. Originaire d'une grande famille, en dix années de ministère
il avait distribué sa fortune. Il prêchait le renoncement au monde et
vivait conformément à sa parole. C'est pour cela qu'on parlait peu de
lui.

Quand il vint, on le laissa avec sa pénitente, et leur entretien dura
longtemps. Félicie en sortit maussade.

--Je gage que monsieur le curé vous a reproché votre attachement aux
biens terrestres?

--Peu importe! dit-elle; mais, quand j'aurai besoin d'un conseil, ce
n'est pas à lui que je m'adresserai.

--Je vois qu'il n'a pas été de votre avis.

Ce petit incident causa des inquiétudes. On soupçonna qu'elle avait
consulté le curé à propos de son testament. Pourquoi n'approuvait-il
pas ses intentions? Et l'inquiétude s'accrut parce que Félicie se
préparait décidément à la mort, et ne parlait pas d'ajouter le moindre
codicille à ses dispositions déjà anciennes.

Grand'mère blâmait ceux qui doutaient de sa soeur:

--À vous entendre, en vérité, on la croirait inhumaine; mais depuis
quinze ans, vingt ans, qui est-ce donc qui nous a donné la becquée?
Elle ne nous laissera pas mourir de faim; elle nous l'a promis; moi,
je ne lui demande pas autre chose.

Madame Leduc fut un ferment nouveau au milieu du groupe de ceux que la
réserve de Félicie commençait à aigrir. Des conciliabules secrets
se reformaient autour d'elle. Grand'père Fantin parlait très haut
et accusait Sucre-d'Orge d'être le mauvais conseiller de Félicie.
Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde, elles-mêmes, étaient assez
tapageuses.

Philibert, lui, dessinait des projets pour le monument de sa fille.
Sa femme se dépensait sans mot dire. L'oncle Planté abandonnait le
jardinage, négligeait Valentine, s'enfermait tout seul, ou errait sur
les routes avec Mirabeau. En son absence, Casimir annonça:

--Je vais frapper un grand coup.

--Oh! je t'en supplie, dit sa femme, ne fais rien!

Madame Leduc avait imaginé de nous réunir chaque soir auprès du lit
de la malade afin d'y réciter la prière en commun. Elle y joignait une
lecture pieuse que l'on écoutait en silence. C'étaient ordinairement
de noires méditations où le nom de la mort revenait fréquemment ainsi
que le «vanité des vanités» que la lectrice prononçait sur un ton
lamentable, et de préférence en latin. Félicie, le nez levé vers le
ciel du lit, donnait l'exemple de la patience. Un soir, comme on se
retirait, elle me retint par la main et me dit:

--Mon petit, tu es bien jeune pour comprendre les termes bizarres
qu'on emploie devant toi; mais tu as de la mémoire et tu te
souviendras plus tard de ce que tu auras entendu. Crois-en ta vieille
tante qui est tout près d'aller se faire juger par le bon Dieu; ce
n'est pas vrai!... tout n'est pas vain. Leur _vanitas vanitatum_,
c'est un charabia de gens qui n'ont jamais été bons à rien. Méfie-toi
toujours des grands mots; c'est comme pour les fruits trop poussés: ça
n'a aucun goût.

«Rappelle-toi quand nous nous promenions ensemble: tu allais te
pencher sur la terre pour distinguer le blé tout petit; quelque temps
après, nous l'apercevions de la route; un beau jour il était aussi
haut que toi; une autre fois, le vent le couchait comme si les
troupeaux s'étaient vautrés dessus, et je me faisais des cheveux
blancs! enfin on le voyait battre, au milieu de nuages de poussière,
et on comptait le nombre des boisseaux de grain. Est-ce que c'était
une plaisanterie? Est-ce que nous avions tort d'épier les brins
d'herbe dans les champs, et de nous intéresser à eux, et de croire en
eux comme en des amis? Est-ce qu'ils nous ont jamais trompés? Est-ce
qu'ils se sont jamais lassés de devenir le pain que Fridolin met au
four? Est-ce que ce pain--que mange madame Leduc comme les autres--est
une vanité? Et le beau vin qui sent la framboise et que ton oncle
Planté regarde à contre-jour, par plaisir, en clignant des yeux?
Et nos sapins? Et les souches qui font les flambées d'hiver? Et nos
moutons? Et nos bonnes bêtes de vaches? Et les jolis fromages bleus,
dont les paysans se nourrissent? Des vanités, sans doute? Imbéciles!
Pourquoi ne parlent-ils pas de cela dans leurs prières, au lieu de
nous donner la frousse avec leurs histoires apocalyptiques? Moi, mon
enfant, je remercie le bon Dieu de m'avoir permis de voir toutes
ces vanités-là renaître sous mes yeux, tous les ans, bien
régulièrement,--avec des hauts et des bas,--soixante-cinq années bien
comptées.

«Retiens ceci: c'est qu'il faut s'attacher à quelque chose et s'y
cramponner comme s'il n'y avait rien au monde de plus important; il
faut regarder près de soi, et non pas dans les étoiles; autrement, tu
feras des mots et point d'ouvrage. Va te coucher, mon petit bonhomme.

Dorénavant, Félicie me prit fréquemment la main, au pied de son lit,
ou sur ses genoux quand on l'asseyait dans le fauteuil. Et elle me
parlait de Courance:

--Ton père, ta grand'mère, tes oncles, tes tantes, c'est très bien,
disait-elle, mais regarde cette terre-là: c'est elle qui les fera
vivre tous.

Elle achevait parfois ses phrases entre ses dents, soit parce que
la douleur lui poignardait l'estomac, soit parce qu'elle les jugeait
au-dessus de mon âge. J'entendais souvent:

--On n'y touchera pas! Non, non! pas une motte de terre!...

Je restais des heures avec elle, un grand livre ouvert, près de la
fenêtre. Le temps se maintenait au beau; c'était la splendide sérénité
de septembre. On apercevait jusqu'à la ligne sinueuse des peupliers
dans les prés, et jusqu'aux vignes rouges dont les sarments épamprés,
relevés soigneusement autour de l'échalas rigide, faisaient de chaque
cep un petit soldat de bronze rangé pour la bataille. À l'extrême
droite, autour du caillou gris du dolmen, descendaient les rangs plus
clairs des vignes blanches. Sous les noyers des routes, au loin,
un homme, haut comme une quille, passait, et l'oeil de Félicie le
suivait. D'un champ de chaume s'élevait tout à coup une lourde volée
de perdreaux. Devant la maison, Mirabeau, couché dans le sable, les
quatre pattes en l'air, se roulait et modulait des vagissements de
bonheur. Félicie se dressait; ses narines transparentes battaient, et
j'avais peur qu'elle ne se jetât par la fenêtre pour aller embrasser
la surface de la terre.

Son mal empira vers la fin du mois. On ne pouvait plus la lever ni
la toucher. Le buste était dévoré, les jambes gonflées de vaisseaux
douloureux. Elle poussait une petite plainte monotone et continue.
Grand'mère défendait sa porte contre Casimir et contre madame Leduc
qui voulaient sans cesse lui parler affaires; et cela nous valait des
chamailleries, des disputes, étouffées sur le palier, à grands
gestes, et qui reprenaient dans l'escalier et dans le corridor pour
se prolonger en bourdonnement dans la maison tout entière. Un jour,
l'oncle Planté ouvrit la porte de son pavillon, près de l'horloge;
il tenait à la main son fouet à manche court, et il cria dans le long
boyau sonore:

--N... de D...! allez-vous vous taire!

Ses mots étaient rares. Ceux-ci furent entendus jusques aux communs;
et les domestiques les répétèrent longtemps.

Grand'mère nous raconta, le soir, qu'elle avait trouvé l'oncle à
la porte de chez sa femme et n'osant frapper; qu'elle l'avait fait
entrer, qu'il s'était mis à genoux au pied du lit, et que, sans
pouvoir se rien dire,--comme toute leur vie,--Félicie et lui étaient
demeurés cinq minutes la main dans la main.

Il ne quittait plus son fouet, car depuis quelque temps son rôle
consistait à chasser Pidoux qui, chaque jour, venait s'informer de ce
que «la bourgeoise» avait décidé «rapport aux affaires». On avait dû
embobeliner de linge le battant de la sonnette, à la porte jaune, à
cause des créanciers de Casimir qui ne se privaient plus d'approcher.
Ils cognaient contre la porte; ce bruit sinistre, du moins, ne
parvenait pas jusqu'à Félicie; et ils déambulaient avec leur débiteur,
dissimulés sous la voûte des ormes.

Le médecin les y croisait tous les jours; le curé de Beaumont les y
rencontra; mon père, lors de sa première visite, après le mariage,
passa au milieu d'eux, en voiture, avec sa femme.

Grand'mère en profita, dès qu'il eut mis pied à terre, pour l'engager
à tenter une démarche près de Félicie:

--D'un trait de plume, elle pourrait expulser de sa maison tous ces
corbeaux!... Un petit sacrifice, et mon pauvre mari est sauvé!... Elle
s'est déjà tant de fois montrée généreuse...

Il n'osa pas refuser, mais ne dissimula point le peu d'espoir qu'il
avait de réussir. Il nous laissa sa femme et monta chez la malade.

Quand il redescendit, madame Leduc lui demanda:

--Eh bien! vous a-t-elle parlé?

--Oui.

Il n'y eut qu'un bond vers lui. Sa femme resta toute seule en arrière.

--Qu'est-ce qu'elle a dit?

--Que toutes ses dispositions étaient prises depuis longtemps, qu'elle
n'avait pas à y changer un _iota_; que son testament se trouvait chez
M. Laballue; qu'il serait ouvert après sa mort.

--Elle n'ajoutera rien à son testament?

--Pas un _iota_!

On savait à peu près la date du testament. Il avait dû être composé
au moment où Félicie s'était résolue au voyage de Paris. À peine
convertie à l'idée de la dignité du mariage de Philibert, elle
ignorait alors et les mérites de la mère et les grâces de la petite
Adrienne; et elle ne soupçonnait pas l'étendue des désastres de
Casimir.

--Ainsi, elle n'ajoutera rien? répétait-on.

--Pas un _iota_! répétait mon père.

--Mais, lui avez-vous rapporté ce que vous avez vu sous les ormes?

--Ce que j'ai vu sous les ormes?...

--Sa maison envahie? La menace planant sur la tête de son beau-frère,
du père de Philibert, du grand-père de l'enfant?...

--Elle m'a dit: «Je m'en vais... il est grand temps... parce qu'on
serait capable de me faire commettre des sottises.»

--Vous voyez bien! elle sent qu'il y aurait quelque chose à faire!

--Oui: des sottises.

Casimir, ayant congédié ses souscripteurs, rentra. Il écrasait sous
l'aisselle un mince rouleau de papier orange. Il baisa la main de la
jeune mariée, lui adressa un compliment et s'adossa à la cheminée.
On tremblait toujours quand on le voyait revenir de ses réunions
d'affaires. Cependant il avait l'air vainqueur.

Il prit le rouleau; entre le pouce et l'index, il pinça le haut de
la feuille, et, d'un mouvement preste, déroula comme un étendard une
affiche d'un ton éclatant. On lut: _Moulin de Gruteau... Vente par
autorité de justice..._ Cela suffisait.

Ses yeux étaient à demi clos; il indiquait du doigt les lettres
capitales, et il souriait comme un grand-papa qui montre la lanterne
magique aux petits enfants.

--Cette fois, dit-il, c'est pour de bon.

Le notaire s'écria:

--Comment! Mais je croyais que vous aviez fait surseoir à six mois!...

--À huitaine!

Grand'mère se précipita sur le papier orange:

--Cache ça! dit-elle.

--Nenni! fit Casimir.

Nous sortîmes presque tous, car on ne savait que dire de l'événement.

Le jour tombait. Vers la rivière, sous un ciel de lilas, les courlis
à la voix plaintive annonçaient la nuit. Quelque chose remuait soudain
dans les fourrés de lauriers-cerises ou de fusains, et un oiseau
fuyait. Des chats passaient, pareils à de l'ouate légère que le vent
soulève. L'un d'eux miaula, au loin, et mademoiselle Adélaïde fit:
«Ah! mon Dieu!» parce qu'elle croyait reconnaître la chouette. La
tante Gillot l'avait entendue, disait-elle, et n'en dormait plus.
L'ombre épaisse du jardin nous repoussait sur l'esplanade sablée;
l'entrée des allées couvertes semblait l'ouverture de puits profonds,
tandis que la maison neuve gardait de la lumière sur ses murs blancs.
Des éclairs, très espacés, soudain changeaient l'aspect des choses.
Quand la chauve-souris voletait au-dessus de nous, ces dames
ramenaient leurs épaules en avant.

Un grand bruit de voix d'hommes, venu de l'intérieur, nous arrêta net.
On prêta l'oreille. Un murmure dans la chambre de Félicie; trois pas
sur le parquet; une porte ouverte; et l'éclat d'une querelle nous
arriva. Puis on distingua l'organe brisé de Félicie:

--Mais, qu'est-ce qu'il y a? Marceline, Marceline!...

Une main dut tâtonner sur la table de nuit, un chandelier roula et
tomba. Tout se tut. On entendit refermer la porte, et Marceline qui
disait:

--Ne vous tourmentez pas, ce n'est rien. C'est votre mari et Casimir
qui ne se voyaient pas dans l'obscurité.

Un simple gémissement de Félicie nous parvint. Elle était assez
exténuée pour ne pas s'enquérir de ce que son mari et Casimir
faisaient là, à sa porte!...

Le silence s'étala de nouveau. La douce lumière de la veilleuse teinta
l'ombre dans la chambre de Félicie, et la femme de Philibert avança le
buste au dehors pour fermer les volets. La lampe s'allumait aussi dans
le pavillon, et l'on apercevait Valentine racontant quelque chose avec
des gestes désordonnés. Une de ces demoiselles se détacha du groupe
et y alla; puis l'autre; madame Leduc les y rejoignit. Quand nous
arrivâmes à notre tour, chacun faisait: «Ch... t, ch... t, ch... t!»
et nous ne sûmes encore rien.

On se mit à table. Marceline descendait; elle nous dit en branlant la
tête:

--Le pouls est si faible... si faible!...

--Envoyez chercher le prêtre! dit madame Leduc.

--Montons! dit Casimir.

L'oncle Planté exécuta un bond, de sa place à la porte. Il se campa
contre l'issue du corridor:

--Tonnerre! dit-il, vous n'irez pas!

--Vous séquestrez votre femme! dit Casimir.

--Quand je devrais, jour et nuit, faire la sentinelle à la porte de ma
femme, je vous empêcherai de pénétrer chez elle!

On se regardait. Valentine s'écria:

--V'là que ça recommence! ils vont encore se colleter!

Quelqu'un poussa la porte dans le dos de l'oncle Planté, et la
Boscotte parut. Elle demanda pardon, bredouilla, s'excusa de nouveau
et dit enfin:

--La peur nous a pris, là-haut... Si c'était un effet de votre bonté
que quelqu'un monte...

--Un prêtre, un prêtre! cria de toutes ses forces madame Leduc.

Et elle passa comme une balle sous le bras de l'oncle Planté. Il la
suivit. Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde coururent après lui dans
le corridor. Casimir s'y engouffra. Tous disparurent.

J'étais resté tout seul. J'entendais Fridolin parler très fort à la
cuisine. De temps en temps dans le corridor, une femme en chaussons
courait, et ses jupes faisaient autant de bruit qu'un vent d'orage qui
surprend la lessive étendue.

Puis, Fridolin déposa ses sabots; il devait marcher en chaussettes,
et chacun de ses pas était marqué par le poids de son corps; il fit
siffler l'air par sa brèche, aux premières marches de l'escalier.

Valentine descendit essoufflée; elle entra et m'empoigna:

--Venez vite, venez vite!...

La chambre de Félicie était imprégnée d'une odeur de sucre brûlé. Tous
les gens de la maison s'y trouvaient. Madame Leduc, en l'absence du
prêtre, approchait un crucifix en cuivre du creux de l'oreiller
où gisait quelque chose comme un foulard de soie jauni et froissé:
c'était la tête de Félicie. Madame Leduc récitait les prières; et
Casimir, qui savait tous les psaumes par coeur, marmottait les répons
à genoux sur la descente de lit. Il voulut me faire avancer pour
embrasser la mourante; mais grand'mère se jeta sur moi et me retint:

--C'est de la folie! tu ne sais pas comme cet enfant est sensible!

Je fus rejeté en arrière. Madame Leduc vint à la commode chercher un
chapelet. Elle se lamentait à haute voix:

--Allez donc vivre à la campagne, pour mourir sans le secours des
sacrements!

Et elle mit le chapelet aux mains inertes de Félicie, qui ne l'avaient
guère touché, sa vie durant.

On ouvrit les volets pour donner de l'air. Des éclairs illuminaient
la campagne. Un instant, on distingua les vignes rouges comme si elles
eussent été à trente mètres, et Fridolin dit:

--Madame aurait donné le paradis pour avoir l'oeil une fois de plus à
ses vendanges.

L'oncle Planté qui se tenait en arrière, près du domestique, grommela:

--Sacré bougre! c'est vous qui avez dit la vérité.

Et les larmes lui montèrent à ce moment.

Les lumières attiraient les bêtes de nuit; la chauve-souris entra
et agita ses petits oripeaux aux quatre coins de la pièce. La créole
poussa un cri. Son mari lui conseilla de sortir. Grand'mère me dit:

--Va-t'en, toi aussi, mon petit, va-t'en!

La jeune femme me donna la main. Nous descendîmes tous les deux à la
salle à manger. Elle ne trouvait rien à dire. De temps en temps elle
m'embrassait.

Au bout de vingt minutes, Valentine ouvrit sans frapper et nous
annonça:

--C'est fini.

Alors, on entendit les gens descendre et passer dans le corridor. La
cuisinière et la Boscotte sanglotaient. Fridolin rechaussa ses sabots.

Casimir vint manger une croûte et dit à mon père:

--Il s'agit de prévenir M. Laballue.

--Je m'en charge.

--Et la lecture du testament pourrait avoir lieu?...

--Mais, demain.

Le lendemain, M. Laballue vint, avec une serviette de maroquin sous le
bras. Tout le monde s'enferma dans le salon. La créole et moi restâmes
seuls dehors.

Elle m'emmena au jardin. Elle mangeait des grappes de raisin dorées.
Elle mordit à même une pêche d'espalier, sans la cueillir; et on
pouvait compter ses fines dents régulières sur la chair du fruit
blessé.

J'étais tellement accoutumé à l'ordre en toutes choses, et au respect
des moindres objets de Courance, que je restai stupéfait devant cette
fantaisie:

--Si on voyait ça!

Elle me répondit aussitôt:

--Qui voulez-vous que cela regarde?

Je lui montrai, près de la pompe, les choux-fleurs et, un peu
plus loin, les deux plates-bandes de petits pois de Clamart et de
flageolets nains, qui poussaient, et que Félicie n'avait jamais vus
hors de terre.

Nous remontâmes par l'allée des abeilles. Chaque ruche était entourée
d'un crêpe noir. Cet usage du pays la fit sourire; et, parce qu'elle
avait peur des piqûres, elle se sauva. Les abeilles en deuil me
bourdonnaient toutes sortes de choses aux oreilles; j'avais envie de
leur parler, en me rappelant les paroles que Félicie leur adressait si
souvent, mais je sentais que je me mettrais à pleurer si j'ouvrais la
bouche. La jeune femme me cria:

--Oh! vous voulez faire le petit homme brave, mais vous avez les joues
blanches comme un pierrot.

La famille déboucha soudain de la maison neuve, et noircit le perron.
Mon père s'en détacha vivement et accourut. À dix pas de sa femme, il
annonça:

--C'est le gamin qui est légataire universel!

Et il m'embrassa beaucoup plus tendrement qu'à l'ordinaire. Les
groupes discutaient. Madame Leduc élevait une voix aigre au-dessus des
autres:

--Tout ne sera pas rose pour l'héritier, disait-elle; les rentes à
payer aux parents absorberont le plus clair des revenus...

On entendit M. Laballue qui héritait du chapeau de paille de Félicie
et de la canne qu'il lui avait donnée:

--Les intentions de madame Planté, dit-il, n'ont jamais été
d'avantager celui-ci au détriment de celui-là, mais de sauvegarder
l'intégrité de la terre. Le veuf, usufruitier, ne vendra pas la
propriété de son fils, et le jeune légataire, à l'abri du besoin et
non endetté, respectera les volontés de sa tante...

On hurlait autour de lui:

--Mais tout le monde les eût respectées!

--Pourquoi ne pas rétablir le droit d'aînesse?

--Et les majorats, pendant que nous y sommes?

Philibert était le plus malheureux et le plus frustré de tous; il ne
récriminait pas. Il disait à sa femme:

--Ah! pour sûr, que j'aurais bazardé ma part!

Madame Leduc, demeurée sur les marches du perron, lançait:

--Tout cela n'est rien: les intérêts matériels pèsent peu dans la
balance du véritable chrétien; mais les sentiments! mais l'honneur!
Or, que vois-je? Un aïeul infortuné, vieilli dans les entreprises, usé
par les déboires, d'une part réduit à grignoter la rente de sa femme,
et d'autre part poursuivi par des créanciers voraces auxquels il ne
pourra opposer que cette triste fin de non recevoir, tare du galant
homme: l'insolvabilité! Les héritiers de cette riche propriété ont
beau jeu! Capital par-ci, pain sous la dent par-là, c'est parfait!
Mais qui d'entre eux ne rougira en voyant passer près de soi, le
regard louche et le poing menaçant, le prêteur impayé, le souscripteur
confiant qui, un jour, ouvrit sa bourse à votre grand-père, à votre
père, à votre frère, à votre époux? Non!...

M. Laballue coupa le discours:

--Madame Planté, dit-il, professa toute sa vie un égal mépris pour les
filous et pour les imbéciles, et elle ne se fût fait, et ne s'est fait
aucun scrupule de passer la tête haute vis-à-vis des personnes qui,
dans une pensée de spéculation, ont escompté sa générosité débonnaire.
Elle a pourvu aux premières nécessités, sans en oublier aucune, et
elle a sauvegardé l'avenir. Le reste eût été un luxe qui dépassait ses
moyens. «Quant à mon légataire, m'a-t-elle dit cent fois, je suis bien
tranquille: celui qui possédera la terre sera toujours respecté.»

Les éclats de voix de Valentine appelèrent l'attention vers le berceau
de chèvrefeuille, et on la vit qui sautait au cou de son père. Elle
accourut et embrassa les vieilles tantes, grand'mère et l'oncle
Planté. On dut la faire taire en lui montrant, au premier, la fenêtre
aux volets clos. Elle remerciait tout le monde des cinq mille francs
que lui laissait Félicie pour sa dot. Pidoux, à distance, mais de la
voix des paysans qui porte loin, disait:

--Avec les deux mille francs que j'y suis de ma poche, ça fait un
cadeau de trois mille francs, pour celui qui compte juste. Enfin!...

Il reprit, le lendemain, le service de la carriole interrompu depuis
la brouille; et les trois voitures montèrent l'allée de noyers,
derrière le corps de Félicie porté à bras par des femmes de son âge,
qui se relayaient souvent. Des retardataires couraient à travers les
chaumes. Les chiens aboyaient à l'agitation de la campagne. Une
longue file de voitures se joignit à nous au croisement de la route
de corail. Et tout le long du trajet, à chaque embranchement, notre
fleuve de deuil se grossissait de sombres ruisseaux. À la bifurcation
de la Ville-aux-Dames, madame François se faufila dans le cortège.

Le curé de Beaumont donna l'absoute, et l'abbé Fombonne prononça
quelques paroles. On descendit Félicie dans le grand trou voisin de la
tombe de ma mère. Ma pauvre grand'mère tomba sur les genoux, au bord
de la fosse, quand on lui mit le goupillon à la main; et elle ne
s'en allait plus. On dut la pousser, car beaucoup d'autres personnes
avaient à faire le même signe d'adieu. Privée du seul caractère solide
qu'elle eût rencontré le long de sa vie, elle s'en allait à la dérive,
et elle ne reconnaissait plus les gens qui lui tendaient la main.

Courance parut dépeuplé. L'oncle Planté alla à la chasse, un jour,
et ne revint pas. On le trouva, la nuit, sous les sapins d'Épinay que
vénérait sa femme et grâce à Mirabeau qui faisait retentir le bois
de ses hurlements. Son fusil lui était parti dans la figure. Ceux qui
avaient compris le muet amour de cet homme timide pour sa femme, ne
s'étonnèrent pas outre mesure de l'accident.

Un mercredi, la voiture de Sucre-d'Orge monta l'allée des ormes comme
autrefois. On crut rêver; on se demanda si le temps avait coulé. Le
fidèle ami venait réclamer, selon son droit, le chapeau et la canne.
Quelqu'un les avait déposés sur le canapé d'utrecht; et personne
n'osait y toucher. À les voir là, on eût dit que Félicie était sur le
point de sortir. M. Laballue fit une courte visite et prit les objets,
pieusement. Il les tint à la main, de la porte du pavillon à sa
voiture, et les plaça à côté de lui sur le coussin. On les regarda
s'en aller, tant qu'on put, jusqu'à la grille.


FIN


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1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
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this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
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Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
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States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
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whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
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This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
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from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
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and distributed to anyone in the United States without paying any fees
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with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
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through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
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     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
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     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
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     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
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     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

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electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
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Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
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liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

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your written explanation.  The person or entity that provided you with
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providing it to you may choose to give you a second opportunity to
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is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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