Le Blé qui lève

By René Bazin

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Title: Le Blé qui lève


Author: René Bazin



Release Date: February 1, 2010  [eBook #31154]

Language: French


***START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BLé QUI LèVE***


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RENÉ BAZIN

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

LE

BLÉ QUI LÈVE

CENT QUARANTE QUATRIÈME ÉDITION







PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER 3
1921

_Prix: 6 fr. 75 c._




LE BLÉ QUI LÈVE




  RENÉ BAZIN

  DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

  LE BLÉ QUI LÈVE

  PARIS
  CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
  3, RUE AUBER, 3




  Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.

  Published, october nine, nineteen hundred and seven. Privilege of
  copyright United States reserved, under the Act approved March
  third, nineteen hundred and five, by Calmann-Lévy.




LE BLÉ QUI LÈVE




I

LA MARCHE DES BÛCHERONS


Le soleil déclinait. Le vent d'est mouillait la crête des mottes,
activait la moisissure des feuilles tombées, et couvrait les troncs
d'arbres, les baliveaux, les herbes sans jeunesse et molles depuis
l'automne, d'un vernis résistant comme celui que les marées soufflent
sur les falaises. La mer était loin cependant, et le vent venait
d'ailleurs. Il avait traversé les forêts du Morvan, pays de fontaines
où il s'était trempé, celles de Montsauche et de Montreuillon, plus
près encore celle de Blin; il courait vers d'autres massifs de
l'immense réserve qu'est la Nièvre, vers la grande forêt de Tronçay,
les bois de Crux-la-Ville et ceux de Saint-Franchy. L'atmosphère
semblait pure, mais dans tous les lointains, au-dessus des taillis, à
la lisière des coupes, dans le creux des sentiers, quelque chose de
bleu dormait, comme une fumée.

--Tu es sûr, Renard, que le chêne a cent soixante ans?

--Oui, monsieur le comte, il porte même son âge écrit sur son corps:
voilà les huit traits rouges; je les ai faits moi-même, au moment du
balivage.

--Eh! oui, tu l'as sauvé, et maintenant on veut que je le condamne à
mort! Non, Renard, je ne peux pas! Cent soixante ans! Il a vu cinq
générations de Meximieu...

--Ça fait tout de même le trente-deuxième bisancien qu'on épargne! A
ces âges-là, en terre médiocre, comme chez nous, le chêne ne grossit
plus, il ne fait que mûrir. Enfin, monsieur le comte est libre; il
s'arrangera avec monsieur le marquis.

Le garde se tut. Sa figure rougeaude et rasée exprimait le dédain d'un
sous-ordre qui fut omnipotent, pour l'administration qui lui a
succédé. Il était debout, un peu en arrière, coiffé d'une cape de
velours vert, au chaud et à l'aise dans un complet de velours de même
nuance que la cape; ses mains, croisées sur son ventre, tenaient un
carnet entr'ouvert: «État des arbres anciens du domaine de
Fonteneilles», et ses jambes, trop grêles pour ce gros corps, lui
donnaient l'air d'une marionnette allemande posée sur des crins. Il
considérait le patron. Le patron souriait au chêne et lui disait tout
bas: «Allons! mon bel ancien, te voilà sauvé; je reviendrai te voir,
quand tes feuilles auront poussé.» L'arbre montait, effilé, élégant,
laissant tomber l'ombre vivante de ses branches sur les taillis
dévastés.

--Vois-tu, Renard, reprit Michel de Meximieu, qui suivait sa pensée,
je les aime bien, mes arbres: ils ne me demandent rien, je les connais
de longue date, je vois leur pointe de la fenêtre de ma chambre, ils
sont des amis plus sûrs que ceux qui les abattent.

--Race de fainéants, les bûcherons, monsieur le comte, de bracos, de
propres à rien, de...

--Non, mon ami, non! S'ils ne faisaient que tuer mon gibier, je leur
pardonnerais volontiers. Tout ce que je veux dire, c'est que ce sont
des âmes diminuées, comme tant d'autres.

--Parbleu! les braconniers ne gênent pas ceux qui ne chassent pas:
mais moi, je chasse! dit Renard à demi-voix.

Son maître n'eut pas l'air d'entendre. Il tenait dans sa main gauche,
pendante le long du corps, une hachette à marteau pour marquer les
arbres. Après un instant, il remit l'instrument dans la gaine de cuir
pendue à sa ceinture. Il considérait maintenant le vaste chantier
qu'il était venu inspecter, dix hectares de taillis presque
entièrement coupé, où les bûcherons travaillaient encore, chacun dans
sa ligne balisée, dans «son atelier», parmi les stères de bois empilé
et les tas de ramille. A l'angle de cette coupe, vers l'est, une autre
coupe s'amorçait, et il y avait entre elles un détroit sinueux, une
gorge comme entre deux plaines.

--Allons! Renard, assez de cette vilaine besogne! Retourne au château!
Tu diras à mon père que je reviendrai par le carrefour de
Fonteneilles.

--Bien, monsieur le comte.

--Tu diras aussi à Baptiste d'atteler la victoria, pour conduire le
général au train de Corbigny.

Le garde fit demi-tour à gauche, s'éloigna d'un pas vigoureux et
relevé, et l'on entendit quelque temps le bruit de ses brodequins, qui
heurtaient les cépées et brisaient les ronces.

Michel de Meximieu venait d'obéir à un ordre qui lui avait semblé dur
et même humiliant. En mars, et plusieurs mois après la vente des bois,
consentie à un marchand du pays, il avait dû, sur l'ordre de son père,
sacrifier un grand nombre d'arbres primitivement réservés, les
désigner lui-même à la cognée et, pour cela, les «contremarquer» en
effaçant les traits rouges et en donnant un coup de marteau dans le
flanc de l'arbre. Peut-être en avait-il trop épargné, comme disait
Renard; mais lui, il s'accusait et il souffrait d'avoir trop bien
obéi.

Michel était un homme jeune, vigoureux et laid. Sa laideur venait
d'abord d'un défaut de proportions. Il était de taille moyenne, mais
les jambes étaient longues, et le buste était court et la tête
massive. Aucune régularité, non plus, aucune harmonie, dans ce visage
qu'on eût dit sculpté par la main réaliste et puissante d'un ouvrier
du moyen âge: un front bas sous des cheveux châtains, durs, qui
faisaient éperon au milieu, sur la peau mate; des yeux bleus, enfoncés
et légèrement inégaux; un nez large; de longues lèvres,--le plus
expressif de ses traits, lèvres rasées, lèvres d'orateur peut-être, si
l'occasion et l'éducation avaient servi le fils du marquis de
Meximieu;--enfin une mâchoire carrée, que les mots desserraient à
peine, et que le silence fermait tout de suite comme un étau. Il
manquait de charme et de beauté, mais la physionomie exprimait une
qualité maîtresse: la volonté. Elle témoignait, non pas d'une énergie
en réserve et inactive encore, mais exercée et déjà victorieuse. De
quelles tentations? De quelles révoltes? Le visage est un livre où les
causes ne sont pas toutes écrites. On lisait seulement sur celui de
Michel de Meximieu: «J'ai lutté»; on devinait que ce jeune homme
n'était pas, comme tant d'autres, ébloui par la vie, et qu'il l'avait
jugée. Deux rides légères bridaient la bouche, comme un mors. Le
sourire seul, chez lui, demeurait jeune et cordial: mais il était
rapide.

En ce moment, Michel ne souriait pas. Les sourcils rapprochés, les
paupières abaissées par l'effort de ses yeux qui s'adaptaient aux
lointains, il étudiait les ouvriers répandus au loin dans la coupe,
cherchant à reconnaître l'un d'entre eux, auquel il voulait parler. Il
allait aborder un bûcheron socialiste, et l'idée ne lui serait pas
venue de quitter ses gants. Il savait que ce ne sont pas les
différences qui blessent, mais l'orgueil qui les porte. Quand il eut
parcouru du regard le vaste chantier forestier, et constaté que
Gilbert Cloquet ne s'y trouvait pas:

--Je vais demander au gendre, pensa-t-il, où est Gilbert.

Et, enjambant les branches abattues, tournant les longues piles de
rondin ou de charbonnette encordée, il s'avança vivement jusqu'au
milieu de la coupe.

Un homme jeune travaillait là, et relevait des brins de moulée qu'il
empilait entre des pieux. Il entendait venir le patron. Il l'avait
aperçu de loin. Mais il le laissa approcher jusqu'à trois pas, sans le
saluer. Michel de Meximieu a l'habitude. Il parlera le premier. La
petite blessure, faite d'amour-propre et d'amitié méconnue, saigne
intérieurement. Mais la voix ne trahit rien.

--Eh bien! Lureux, il va geler cette nuit, si le vent cède?

Une voix jeune aussi, plus sèche, répond:

--Il ne cédera pas.

Et dans le ton de ces paroles, dans la façon d'appuyer sur le mot
«céder», dans le rapide sourire qui relève les moustaches tombantes à
la gauloise, on peut deviner que Lureux, en parlant du vent, pense à
une autre force qui, elle non plus, ne cédera pas.

Le bûcheron, qui venait de répondre cette phrase à double sens, était
un homme à peine plus âgé que Michel, de taille au-dessus de la
moyenne, au teint clair, et dont le visage, barré en diagonale d'une
moustache fauve, toute mince et toute jeune, n'exprimait déjà plus que
le contentement de soi-même et la résolution de ne point parler. Ses
yeux, un instant animés et railleurs, avaient retrouvé tout de suite,
entre les paupières à moitié closes, le regard simple des primevères
jaunes qu'on voit luire entre deux feuilles. Il avait jeté sa jaquette
sur un tas de ramilles. Sa chemise à carreaux violets, son pantalon de
gros drap brun, laissaient voir un corps admirablement fait, souple et
exercé.

Autour de l'ouvrier, dans la coupe, des stères de bois empilé
s'alignaient comme des murs, jetés dans toutes les directions, et sur
l'un de ces murs, à l'extrémité d'un tas de «moulée blanche» qui est
le bois de tremble et de bouleau, un petit gars rose et frisé, enfant
de quelqu'un de travailleurs égaillés dans la forêt, était assis, les
jambes pendantes, les sabots pendants aussi et tenus en équilibre sur
le bout des orteils. Lureux le considérait, pour ne pas regarder le
patron, et pour marquer sa volonté de ne pas continuer la
conversation. Les camarades, au loin, devaient l'observer, et il
tenait à se montrer impoli, moins par la haine personnelle que par
crainte qu'on ne l'accusât de causer avec les bourgeois. Michel
comprit, et demanda:

--Où est donc votre beau-père, je ne le vois pas?

--Par là, dit l'homme en désignant la gauche; il abat un ancien, il a
fini le taillis.

--Merci, Lureux, au revoir!

--Au revoir, monsieur!

Et il suivit d'un regard dédaigneux le patron qui s'éloignait.

Celui-ci sortit de la clairière et entra sous bois. A moins de cent
mètres, il aperçut l'homme qu'il cherchait. Le bûcheron abattait un
«ancien» marqué au flanc. Il frappait obliquement. Le fer de la cognée
s'enfonçait plus avant, à chaque coup, dans le pied palmé de l'arbre,
faisait voler un copeau, humide et blanc comme une tranche de pain, et
se relevait pour retomber. Il luisait, limé et mouillé de sève par le
bois vivant. Le corps de l'ouvrier suivait le mouvement de la hache.
Tout l'arbre frémissait, même les radicelles dans le profond de la
terre. Une chemise, un pantalon usé, collé aux jambes par la sueur,
décalquaient le squelette de l'homme, les omoplates saillantes, les
côtes, le bassin étroit, les longs fémurs à peine recouverts de
muscles, et pareils à des cotrets vêtus d'écorce molle. L'ombre
enveloppait les yeux clairs; l'orbite était creuse, blessure élargie
par la souffrance du coeur. Deux entailles dans la chair, deux coups
de pouce, appuyés par un autre modeleur au bas des pommettes,
disaient: «Celui-là, dans les jours de moisson, dans les forêts en
coupe, a lui-même fondu sa graisse et sculpté son corps.» Le maigre
cou disait: «La bise a raboté l'aubier, et n'a laissé que le bois
dur.» Ses mains, paquets de veines, de tendons, de muscles secs,
maladroites pour les petits travaux et sûres pour les efforts
vigoureux, disaient: «Toute une vie de hardiesse et d'endurance s'est
exprimée par nous; nous témoignons qu'elle fut rude, et qu'elle fit
bonne mesure aux labeurs commandés.»

--Bonjour, Gilbert!

--Bonjour, monsieur Michel!

La cognée reposait à terre; une main soulevait la casquette à
oreilles, l'autre se tendait; la figure lasse du bûcheron se pencha,
et s'éclaira, comme la hache, d'un rayon. Et c'était un visage qui
avait été beau. Cinquante années de misère l'avaient émacié, mais les
traits étaient demeurés droits et fins, et la barbe encore blonde
l'allongeait noblement et donnait à Gilbert Cloquet l'air d'un homme
du Nord, Scandinave ou normand, descendu parmi les herbages et les
forêts du Centre.

--Eh bien! Gilbert, je suppose que tu n'es pas satisfait de ce qui se
passe? J'ai entendu encore le clairon hier soir. Ce n'est pas la grève
déclarée, mais une menace pour nous, et, pour vous, une répétition.
Crois-tu à une nouvelle grève?

Le bûcheron, passant la main sur sa barbe longue, cligna les yeux et
considéra les taillis qui commençaient à brunir.

--Je n'y crois pas, dit-il d'une voix mesurée; ils veulent faire peur,
comme vous dites, pour que les prix ne baissent pas. Mais ça ne
recommencera pas tout de suite... Il faut l'espérer, monsieur Michel,
car j'ai bien besoin de travailler, plus que d'autres...

Il se tut, et Michel comprit que Gilbert Cloquet faisait allusion à
cette coquette et dépensière Marie Lureux, «La Lureuse» sa fille, qui
avait mangé, peu à peu, tout le bien de ce pauvre. Les coups sourds
des haches coupant le taillis passaient dans le vent. Le jeune homme
reprit:

--Tu es du syndicat, toi aussi, et tu payes tes cinq sous par mois: ça
m'a toujours étonné.

--Oui, je suis avec eux par le coeur, pas toujours par la tête.

--Et tu obéis pourtant à tout ce qu'ils commandent! Un homme de ton
âge!

--Ça, c'est le parti qui le veut, monsieur Michel. Mais il y a des
fois où je prends sur moi pour rester avec eux.

--Quels maîtres vous vous donnez, mes pauvres!... Vous ne gagnez pas
au change! Enfin, ce n'est pas cela que je venais te dire. J'ai, près
du château, une petite coupe de bois que je n'ai pas vendue au
marchand. C'est ma provision pour l'hiver prochain. Veux-tu
l'entreprendre? Je te donne la préférence, parce que tu es un vieil
ami de la maison.

--Combien de journées à peu près?

--Une quinzaine. Peut-être plus. Tu as fini ton travail ici?

--Oui. Les camarades ont encore besoin d'une journée, pour finir. Mais
moi, mon atelier s'est trouvé plus court, et vous voyez, j'abattais un
des anciens qui ont été marchandés à Méhaut. Je peux aller dès demain
matin dans votre réserve. C'est dit.

--Tu y seras seul, et je suis sûr que le travail sera bien fait. N'en
parle pas, cela vaut mieux!

--Bien sûr!...

Le bûcheron tendit sa large main, pour sceller le contrat. Puis, gêné,
hochant la tête à cause du déplaisir qu'il éprouvait:

--Monsieur Michel, puisque me voilà engagé, si vous vouliez m'avancer
vingt francs sur le travail? Je ne sais pas comment je fais, pour tant
dépenser!...

Michel tira un louis de son porte-monnaie, et le remit à Gilbert.

--Je le sais, moi, mon brave: tu es trop bon avec quelqu'un qui ne
l'est guère. Adieu!

A ce moment, une sonnerie de clairon, aiguë, retentit au loin, à
droite dans la forêt. Elle était militaire, et rappelait celle du
couvre-feu. Rapide, pressée, impérative, elle finissait sur une note
prolongée qui commandait le silence, la cessation, le repos. Elle fut
répétée à quelques secondes d'intervalle, et cette fois, le pavillon
du clairon devait être dirigé du côté où se trouvaient les deux
hommes, car elle arriva plus nette et plus forte. Aussitôt, Gilbert
Cloquet se détourna, pour prendre la vieille veste pendue à un arbre,
et qu'il voulait jeter sur ses épaules pour le retour.

D'un mouvement prompt, avec une irritation non contenue, Michel se
baissa, saisit la cognée tombée à terre, et, la levant sur le tronc du
chêne:

--Tu laisses la besogne à moitié faite! En voilà une lâcheté! Je vais
finir, moi!

Avec la sûreté d'un homme habitué aux exercices violents, il frappa
dix fois, vingt fois, trente fois, sans se reposer. Les copeaux
volaient. Cloquet riait. Une voix haletante cria, à la lisière du
taillis:

--Qui est-ce qui cogne après le signal? Est-ce que tu n'entends pas?

Un coup, deux coups, trois coups de cognée plus forts que les autres
lui répondirent seuls. L'arbre, tailladé tout autour du pied, porté
sur un paquet de fibres, rompit cette amarre trop faible, se pencha,
s'élança dans le vide, les branches en avant, rebondit sur ses membres
brisés, fit un demi-tour sur lui-même et demeura étendu.

--Toute la forêt n'a pas obéi! dit Michel en jetant l'outil.

Il fouilla des yeux le taillis d'où la voix avait appelé. Mais il ne
vit personne. L'homme, ayant constaté sans doute que l'infraction au
pacte de servitude ne venait pas d'un syndiqué, avait rejoint les
compagnons.

--Sans rancune, n'est-ce pas, Cloquet?

--Bien sûr, monsieur Michel! Ce n'est pas à moi que vous en voulez...
Mais comme vous êtes blanc de figure!... Ç'a été trop fort pour vous,
ce travail-là... On dirait que vous êtes malade?...

--Non, ce n'est rien.

Le jeune homme avait mis une main sur son coeur qui battait trop vite.
Il demeura un moment immobile, un peu troublé, les lèvres
entr'ouvertes, respirant en mesure pour calmer son coeur. Puis le
sourire parut, et effaça l'inquiétude.

--A demain?

Michel descendit la pente, boisée également, qui commençait près de
là, sauta par-dessus le ruisseau, remonta l'autre pente, et entra dans
une piste qui serpentait parmi de hauts taillis de dix-huit ans. Le
soleil, à travers les branches, jetait sous bois une averse d'or
rouge. Par moments, on voyait le haut des collines, qui sont au delà
de l'étang de Vaux, tout empourpré. La forêt, anxieuse, sentait mourir
en elle le soleil et la vie. Des millions de touffes d'herbes
agitaient vers lui leurs bras souples. Les gros oiseaux s'effaraient.
Déjà les merles, avec un cri de peur fanfaronne, avaient glissé, à
mi-hauteur des baliveaux, vers les parties les plus fourrées du bois.
Les dernières grives s'agitaient en criant à la pointe des chênes.
Trois fois, Michel avait frémi au passage d'une bécasse qui
«croûlait».

--Bonsoir, monsieur le comte!

Celui-ci, qui s'était arrêté au carrefour de deux sentiers et levait
la tête pour écouter le soir, tressaillit au son de la voix gutturale
qui le saluait. Mais, tout de suite maître de sa peur, il reconnut,
presque à ses pieds, assis sur une pierre et tenant sa besace entre
les jambes, un coureur de bois, barbu comme un griffon, et que les
gens du pays craignaient sans qu'on pût dire pourquoi. Le mendiant
n'avait ni âge certain, ni domicile connu. On l'appellait Le Grollier,
à cause des poils aussi noirs que les plumes de grolle qui couvraient
son visage, et au milieu desquels étincelaient deux yeux presque
blancs, phosphorescents comme ceux d'un chien de berger ou d'un geai
en maraude. Michel lui frappa sur l'épaule.

--Hé, Grollier, dit-il, je ne m'attendais pas à vous voir!

--On ne s'attend jamais à moi, répondit l'homme en soufflant la fumée
de sa pipe. Vous écoutiez les oiseaux: eh oui! ce sont les plus petits
qui chantent les derniers...

Puis, regardant fixement Michel, qui cherchait dans son porte-monnaie
une pièce de dix sous, et la mettait sur la manche immobile de
Grollier:

--Défiez-vous de Lureux, monsieur le comte; défiez-vous de Tournabien
et de Supiat, si vous achetez des faucheuses...

--Je n'ai peur ni des uns ni des autres, Grollier, et personne ne sait
ce que je ferai... Adieu!

Il porta la main à son feutre, et continua sa route.

--Qui diable a pu savoir que je pense à acheter des faucheuses pour
mes prés?...

Il se rappela qu'à la foire de Corbigny, deux semaines plus tôt, il
avait demandé des prix à un constructeur de machines. Et il se mit à
rire. Puis l'autre propos du Grollier: «Les plus petits oiseaux sont
ceux qui chantent les derniers», le ramena aux pensées qui
l'occupaient avant cette rencontre.

En effet, c'était l'heure des chants menus qui décroissent. Les
bouvreuils qui voyagent en mars, les pinsons, les verdiers qui ont
jeûné l'hiver, sifflaient, mais sans changer leur chanson du jour,
avec la confiance que demain serait bon, serait meilleur encore. «Au
revoir, soleil, merci pour les premiers bourgeons picorés. Sous nos
pattes, nous sentons déjà battre le torrent de jeunesse, les feuilles
du printemps futur qui montent vers la lumière, toute la sève en
mouvement dans les galeries secrètes, et qui va aux fenêtres, tout
là-haut. Au revoir, soleil! Demain, quand tu renaîtras, que de
parfums, que de bourgeons nouveaux, et que de moucherons pour nous!»
Ils se laissaient glisser, un à un, vers les fourrés d'épines. Ils se
turent; le soleil était descendu au-dessous de l'horizon. Alors les
derniers oiseaux dirent leur adieu au jour. Ce furent les
rouges-gorges, puis les mésanges, toute la tribu des grimpeuses, des
fouilleuses de lichens, des exploratrices d'écorces, petits paquets de
plumes grises qui ne prennent point de repos tant qu'il y a de la
lumière, et dont le cri aigu achève la chanson des bêtes diurnes.

Michel connaissait toutes ces choses. Il sentit accourir, de l'extrême
horizon, cette haleine de vent tiède, ce baiser qui remonte chaque
soir les vagues de l'air, traverse les bois, roule sur les prés, se
répand en douceur vivifiante sur toute la campagne, et touche la vie
au passage, partout où elle est. Il ouvrit les lèvres et la poitrine
à ce souffle unique, dont son sang fut renouvelé. Puis il continua sa
route.

La lumière, maintenant, passait au-dessus des forêts. Un moment, par
la percée d'un sentier, il aperçut l'eau encore éclatante de l'étang
de Vaux, qui a cinq branches comme une feuille d'érable, et qui fait
une étoile dans le sombre de la forêt. Puis il quitta la piste qu'il
avait suivie jusque-là, se jeta à gauche dans une taille qu'il
traversa rapidement, et, escaladant un haut remblai de terre moussue,
se trouva à la lisière d'une des lignes principales du bois de
Fonteneilles.

--Ah! vous voici, père! Je ne suis pas en retard?

--A l'heure militaire, mon ami, comme moi: j'arrive.

Sur la bande de terre caillouteuse et bombée entre les pentes d'herbe,
le général attendait Michel, au rendez-vous que celui-ci avait fixé.
Ayant été séparés toute l'après-midi, ils se retrouvaient à ce
carrefour de deux chemins forestiers, dont l'un conduisait au château,
tandis que l'autre, inclinant à l'ouest, menait droit au village de
Fonteneilles: le père et le fils reviendraient ensemble, et M. de
Meximieu partirait aussitôt pour Corbigny. Le général, debout à la
lisière d'un de ses taillis, élégant, hautain, aisé, rappelait ces
portraits de gentilshommes que les peintres, pour symboliser la
richesse et la gloire, enveloppent volontiers d'un décor ample et
négligé. Il était de la plus grande taille, très svelte encore malgré
ses soixante-trois ans, le plus bel officier général de l'armée,
disait la légende: tête petite, moustaches noires, barbiche grise,
cheveux en brosse et presque blancs, des traits fermes et nets
d'arêtes, un nez vigoureux, sec et légèrement courbé, à l'espagnole,
la poitrine bombée, les jambes fines et droites, «pas une once de
graisse et pas un rhumatisme», affirmait le général. Comme il avait
monté à cheval après le déjeuner, il portait encore le costume que les
Parisiens, habitués des promenades matinales au Bois, connaissent
bien: le chapeau rond, la cravate bleue à grandes ailes, la jaquette
et la culotte de drap anglais gris et les bottes demi-vénerie, la
seule note brillante dans le ton mat de la tenue et du paysage. Ses
mains étaient gantées de rouge; sa cravache d'osier tordu, à bout
d'or, était enfoncée dans la botte droite. Le général laissa son fils
s'approcher de lui, sans faire lui-même un mouvement: il était
préoccupé; il tournait le dos au château et regardait obstinément,
d'un air de défi et de mépris, dans la direction du sud-est, dans
l'ogive formée par les chênes sans feuilles au-dessus du chemin
forestier.

--Tu as entendu? demanda-t-il.

--Quoi?

--Ce qu'ils chantent? Écoute, ils viennent!

La force du vent, les accidents de terrain avaient empêché Michel
d'entendre. Il entendit cette fois. Dans les bois, à gauche, de fortes
voix, ardentes, musicales, chantaient l'_Internationale_. Les paroles,
presque toutes, se noyaient dans les solitudes boisées; quelques-unes
arrivaient, distinctes, aux oreilles des deux hommes debout, côte à
côte, dans la ligne du bois, face au bruit qui grandissait.

--Les canailles! dit le général. Peut-on chanter ces horreurs-là!

--Ils sont ivres.

--C'est un vice de plus.

--De la haine qu'on leur a versée à pleine bouteille. Mais combien
n'ont vu d'abord que l'étiquette! Elle était belle...

--Tu trouves? Le meurtre des officiers?

--Non, la fraternité.

--Écoute!

Les bûcherons approchaient. Le vent, sur ses ailes froides, portait
leurs cris. Par moment, on eût dit des cantiques. Ils en avaient
l'ampleur et la longue résonance à travers la forêt. La nuit
commençante rendait l'espace attentif. Tout à coup, un groupe d'hommes
déboucha par la gauche, dans l'étroite ligne, presque perpendiculaire
à celle où se tenaient M. de Meximieu et son fils. Ils marchaient sans
ordre; l'un d'eux portait un clairon en sautoir; plusieurs avaient
sur l'épaule une perche, la «lance» qu'ils rapportaient de la coupe et
dont l'extrémité, flexible, battait en arrière les feuilles du chemin.
Le premier, en tête, c'était Ravoux, le président du syndicat des
bûcherons de Fonteneilles, un pâle à la barbe noire, un théoricien, un
exalté froid, qui ne chantait pas et dont les yeux avaient dû déjà
découvrir les bourgeois. A côté de lui, deux jeunes gens tendaient
leur poitrine au vent et riaient en chantant. Puis venait Lureux, avec
une lance énorme, puis une dizaine d'autres, visages frustes, éveillés
ou ternes, mouillés de sueur, poudrés de morceaux de feuilles, jeunes
gens, hommes mûrs, tous vêtus de sombre, coiffés de casquettes ou de
chapeaux de feutre mou, tous portant la carnassière ou la musette, que
gonflaient d'un seul côté un litre vide et le reste de pain qu'on
n'avait pas mangé. Quand ils débouchèrent sur le carrefour et qu'ils
aperçurent les deux bourgeois immobiles à l'entrée du chemin de
Fonteneilles, ils hésitèrent. La chanson s'arrêta dans la bouche
ouverte des jeunes qui marchaient en avant. Mais Ravoux, qui ne
chantait pas jusque-là, reprit le couplet d'une voix cuivrée, et
noueuse comme un brin de frêne.

Les compagnons l'imitèrent. Une étincelle de joie illumina les yeux
des hommes, la joie malsaine de vexer et d'injurier impunément
l'adversaire. Ils passèrent. Presque tous cependant soulevèrent leur
chapeau, et Ravoux fut du nombre. Plusieurs dirent, s'interrompant de
chanter: «Bonsoir, messieurs.» Ils s'éloignèrent dans la direction du
village. Une autre troupe arrivait, plus nombreuse.

--Ils reviennent de mes bois, dit M. de Meximieu, et ils insultent
celui qui leur donne du pain! Tu les connais, ces gaillards?

Les têtes sortaient de l'ombre, une à une.

--Tous, répondit Michel.

Les hommes s'avançaient, criant ou muets, levant leur chapeau ou
restant couverts.

Le jeune homme les nommait à mesure: Lampoignant, Trépard, Dixneuf,
Bélisaire Paradis, Supiat, Gilbert Cloquet,--celui-là détournait la
tête vers l'autre côté du bois, et saluait quand même,--Fontroubade,
Méchin, Padovan, Durgé, Gandhon...

--Gandhon? mais, je le connais moi aussi! C'est un de mes cavaliers
d'il y a cinq ans! Tu vas voir ce que je sais en faire! Gandhon?

De la bande un homme se détacha, un grand roux aux yeux rieurs et
mobiles, qui avait, malgré le froid, les poignets de sa chemise
relevés jusqu'au-dessus du coude et sa veste attachée au cou par un
bouton et flottant en arrière.

--C'est bien toi, Gandhon, le cavalier de 1re classe du 3e escadron, à
Vincennes, hein, je te reconnais?

En approchant, l'homme s'était découvert.

--Oui, mon général.

--A la bonne heure, tu ne restes pas coiffé comme ces malappris qui
passent devant moi comme devant une borne. Tu es donc devenu amateur
de grèves?

--Non, je sommes pas en grève, pour le moment.

--Comprends bien, ce n'est pas la grève que je te reprocherais; c'est
ton droit; ma famille aussi est en grève.

Le bûcheron haussa les épaules, en riant.

--Vous voulez plaisanter, mon général!

--Mais non. La seule différence avec vous autres, c'est qu'elle est en
grève depuis quatre cents ans, ma famille, et qu'elle en a profité
pour servir le pays à peu près gratuitement dans l'armée, dans le
clergé, dans la diplomatie. Nous n'avons pas changé de maître, nous
autres, ni de chanson: c'est toujours la France. Mais toi, voyons, tu
te souviens encore du régiment?

--Oui, mon général.

--Tu te rappelles nos manoeuvres, en septembre? Et les charges? Et la
revue?

--Oui, mon général.

--Est-ce qu'on était mal commandé, mal nourri, mal traité?

L'homme mit une seconde de réflexion avant de répondre, car il sentait
que la «politique» allait être en cause. Il répondit:

--Mon général, on était bien, je n'ai pas eu à me plaindre.

--Tu vois, Michel, tu vois: il a été formé à mon école, celui-là; il a
du bon sens! Dis-moi, Gandhon, tu as tort de te mettre avec ces
révoltés-là.

--C'est le parti.

--Du désordre.

--Possible!

L'homme s'était mis en garde, et son visage, qui jusque-là souriait
avec embarras, devenait dur et défiant. Le général se redressa. Entre
son fils et le bûcheron, il ressemblait à un chêne de futaie à côté de
deux baliveaux. Le bras tendu, comme s'il donnait un ordre dans la
cour du quartier:

--Je ne veux pas que tu te perdes avec ce monde-là, Gandhon! Je te
connais, tu as mauvaise tête, mais, en cas de mobilisation, nous
marcherons tous deux, et ce que tu chantais là, tu n'en penses pas un
mot!

Il n'y eut pas de réponse.

Le général blêmit. Il s'avança.

--Ce n'est pas possible! Toi, mon soldat! Viens serrer la main de ton
général!

Le bûcheron se reculait en ricanant. On l'attendait, on le
surveillait. Tout à coup il tourna lentement sur lui-même, et courut
en avant, dans la ligne déjà piétinée par les camarades.

--Dites donc, mon général, le règlement défend de tutoyer les soldats!

--C'est par amitié, tu le sais bien!

--Je n'en veux pas!...

Gandhon courait, à grandes enjambées, maladroites à cause des sabots,
vers un groupe de camarades arrêtés à cinquante mètres de là. Ils
reprirent leur marche. Une voix jeune lança de nouveau un des couplets
haineux de la chanson haineuse. Dans l'immense paix trompeuse des
bois, les mots passaient, et s'en allaient apprendre au loin que les
pires passions politiques avaient envahi les campagnes.

Quand le bruit des pas et des voix eut cessé, M. de Meximieu cessa de
regarder l'ombre bleue où tout ce mauvais songe avait disparu, et il
regarda son fils, qui était debout à sa droite, son fils moins grand
que lui, moins beau, moins bien taillé, semblait-il, pour la vie de
lutte, d'audace et de défi. Quoique les ténèbres fussent lourdes déjà,
Michel sentit la compassion dédaigneuse, l'espèce de désaveu dont
toute sa jeunesse avait été accablée.

--Dis donc, mon petit, ton métier n'est pas drôle avec des brutes
comme ces gens-là!

--Que voulez-vous, c'est l'aboutissement...

--De quoi?

--De bien des fautes... Aucun de nous n'est sans responsabilité.

--Ah! mais non! Moi, je n'en ai pas! Je n'en veux pas, de tes
responsabilités! Dis-moi donc celle que j'ai eue?... Quelle misérable
espèce! Plus rien! Pas plus de coeur pour la France que mes Arabes de
Blida! Et tu les défends!

Une seconde fois, Michel se sentit enveloppé de ce dédain qui
s'étendait à tout, aux idées de Michel, à la profession de Michel, au
corps médiocre de Michel, au silence que Michel avait gardé tout à
l'heure, et que le général avait dû prendre pour de la peur. Il ne
retrouva plus la force qu'il s'était promis d'avoir toujours, de
discuter, de réfuter, d'expliquer, et de se montrer à la fois
respectueux avec son père et conséquent avec soi-même. Il dit:

--Venez, mon père. Puisque vous devez être demain à Paris, venez...

Il releva le col de sa veste. Le général aussitôt déboutonna sa
jaquette. Tous deux se mirent à marcher dans le chemin forestier qui
ramenait au château. Il faisait très froid; le vent avait déjà bu, sur
les branches, la tiédeur amassée pendant le jour; il rebroussait les
brindilles, courbait les gaulis et leur arrachait une plainte
monotone, comme celle des vies pauvres. L'odeur des feuilles mortes
montait plus vive dans l'ombre. Au-dessus des branches, les hauteurs
du ciel étaient pâles, et des étoiles commençaient à poindre.

--Reviendrez-vous? demanda Michel. J'ai à peine eu le temps de vous
voir.

--Mon commandement à Paris est terriblement assujettissant, mon ami.
Et puis il y a le monde, les relations. J'hésite toujours à prendre
une permission. Cependant, tu m'as bien dit que le marchand de bois
acceptait de payer les chênes nouvellement marqués, avant l'abatage?

--Oui.

--Je reviendrai alors pour l'échéance du 31. Tu as marqué tous les
anciens des deux coupes?

--Presque tous.

--Comment, presque? Il me faut les trente mille francs que je t'ai
demandés, en quatre termes, et, s'il est possible, en deux. Y
sont-ils?

Michel fit un geste évasif.

--Je te dis qu'il me les faut! reprit M de Meximieu en haussant la
voix: c'est à toi de les trouver; tu retourneras dans les coupes, dès
demain; à défaut d'anciens, tu feras tomber des soixantes, et, à
défaut de cadettes, des modernes.

--Non, mon père.

Les deux hommes s'arrêtèrent en plein bois, dans le vent, oublieux
l'un et l'autre de l'heure qui pressait le départ. La main du marquis
de Meximieu,--un paquet de fils d'acier où passait un courant
électrique,--s'abattit sur l'épaule de Michel.

--Dis donc, qui est le maître ici? Je n'ai pas l'habitude de répéter
mes ordres.

M. de Meximieu put entrevoir, levé vers lui, un visage aussi ferme,
aussi rude d'expression que pouvait être le sien.

--Ce n'est pas possible, mon père. Qu'est-ce que vous faites de
l'avenir du domaine?

--Il est à moi, je suppose.

--Vous oubliez que c'est aussi mon avenir, et que ma vie est ici, et
que je ne peux pas ravager les bois...

Pour toute raison, le général reprit sa route, en disant:

--Je n'ai qu'une raison à te donner, mon ami, elle vaut toutes les
autres: j'ai besoin d'argent.

Ils continuèrent à marcher, vite et sans plus parler, dans les
ténèbres. Après quelques minutes la forêt s'ouvrit, les futaies
s'écartèrent en ailes géantes hérissées tout au bout par le vent, et
entre elles, sur le sol renflé qu'elles avaient dû longtemps occuper,
Fonteneilles apparut dans le crépuscule, au milieu des champs libres
et montants. C'était un château du XVIIIe siècle, élevé sur une
terrasse: un seul étage au-dessus du rez-de-chaussée ayant sept
fenêtres de façade; un toit de tuiles incliné et deux tours rondes,
coiffées d'un toit pointu, mais qui ne dépassaient point en hauteur le
reste de l'habitation. Ces tours formaient avant-corps aux deux
extrémités; elles n'allongeaient point la façade, qui gardait son
aspect austère, serré et tassé. Les deux hommes traversèrent une
pelouse de peu d'étendue, montèrent les marches du petit escalier de
pierre qui conduisait sur la terrasse où s'alignaient, en été, les
orangers en caisses, et, tournant à droite, aperçurent dans la cour
les lanternes de la victoria qui attendait.

M. de Meximieu qui, en marchant, avait changé non pas d'idée, mais
d'humeur, s'arrêta. Il avait si peu vu son fils, pendant ces
vingt-quatre heures de séjour à Fonteneilles! Tout un arriéré de
questions se présenta à son esprit, en peloton. A l'angle du château
dont le mur descendait en oblique et pénétrait dans le sol mouillé, il
retint Michel.

--Tu es toujours bien avec tes voisins?

--Ni bien, ni mal, je les rencontre aux foires.

--Drôles de fêtes; pas mondaines. Tu vois Jacquemin, l'ancien
lieutenant qui a servi sous mes ordres?

--Je le rencontre; la Vaucreuse est si près. Je suis même allé lui
faire visite.

--Il paraît qu'il fait de l'agriculture qui rapporte? C'est un malin.

--C'est un simple.

--Il a une fille, qu'on dit jolie. Est-ce vrai?

--Une enfant: dix-sept ou dix-huit ans.

--Blonde comme la mère, n'est-ce pas?

--Oui, d'un blond rare: des gerbes d'or rouge et d'or jaune
assemblées.

--Tiens! tu es connaisseur, mon petit? Sapristi, que la mère était
jolie! Pauvre femme! Je me la rappelle, un soir, chez les Monthuilé.
Elle n'était pas tout à fait belle, mais elle était la grâce, la joie,
la vie.

--Vous l'avez beaucoup connue?

--Non, admirée au passage, saluée, retenue dans mes songes,... comme
tant d'autres. Et ton nouvel abbé, comment l'appelles-tu?

--Roubiaux.

--Il ne doit pas avoir eu d'agrément, depuis six mois qu'il est ici?
Mais je parie que vous vous entendez bien, toi et lui. Tu es peut-être
le plus clérical des deux?

--J'ignore, dit Michel sérieusement; nous n'avons jamais causé à fond.
Mais il m'a fait bonne impression.

--Allons, tant mieux. Un petit Morvandiau, tout brun?

--Oui.

--Qui a les oreilles sans ourlet et la peau tannée? Timide en diable?

--Pas quand il faut être crâne.

--Oui, c'est lui que j'ai dû croiser hier en venant ici. Il a de
fichus paroissiens.

Le général chercha son porte-monnaie, et en tira un billet de cent
francs.

--Dis-moi, Michel, ça te fera plaisir de lui remettre cela pour ses
oeuvres. Ne me nomme pas, c'est inutile. Mais je viens si rarement à
Fonteneilles que c'est bien le moins que j'y laisse une aumône.

En prenant le billet, Michel serra la main de son père, qui reprit
aussitôt:

--Tu sais que je n'aime pas les effusions. Il est inutile de me
remercier... Quoi encore? les réparations? Je n'ai plus le temps de
t'en parler. Il y en a d'urgentes...

--Hélas! oui, je vous l'ai écrit...

--Mais je l'ai vu, mon ami, j'ai tout vu!... le toit, l'écurie, la
sellerie, les toits à porcs, la chambre du bassecourier, tout. Il faut
remettre cela à la fin du mois. Adieu.

M. de Meximieu s'avança rapidement, sauta dans la voiture.

--Menez bon train, Baptiste... A la gare de Corbigny!

Il se pencha en dehors.

--Dis donc, Michel, est-ce qu'on trouve à louer des autos, à Corbigny?

--Oui.

--J'en louerai une, la prochaine fois. L'âge de la victoria est passé.
Adieu!

La voiture était déjà engagée dans l'avenue montante. L'un après
l'autre, sous le feu des lanternes, les hêtres au tronc tigré
sortirent de l'ombre et y rentrèrent. Puis la victoria tourna à
droite, et roula invisible derrière les haies de la route.

Aussitôt après le dîner, très court,--un seul couvert au milieu de la
salle à manger, au-dessous des deux lustres voilés de gaze jaune qui
avaient éclairé autrefois cinquante convives,--Michel monta dans sa
chambre. Il suivit le corridor du premier étage, jusqu'au bout, et
poussa la dernière porte à droite. Il était venu à tâtons. Il traversa
de même la chambre, et alla s'accouder à la fenêtre, qui ouvrait sur
la courte prairie en demi-cercle et sur la forêt.

Le froid semblait avoir diminué, parce que le vent avait faibli. La
lune décroissante allait se lever, et déjà sa lumière devait se mêler
dans le ciel à celle des étoiles, car les écharpes de brume, étendues
au-dessus des futaies, des étangs et des prés, luisaient comme une
neige blonde, comme des sillons nouveaux saisis par le givre du matin.

La jeunesse s'émut dans les veines de Michel. Il frissonna de l'amour
qui naît de la rencontre de l'âme avec la vie éparse et faite pour
elle. Sans ouvrir les lèvres et sans que personne pût l'entendre, il
cria à la forêt: «Je suis triste, va, d'avoir diminué ta beauté!» Et
son coeur, fermé aux hommes, fut enfin libre de se plaindre. «Abattre
des chênes, encore, encore! Des anciens, des cadettes, des modernes!
Je ne peux pas refuser. Je ne suis pas le maître. La forêt ne peut
cependant pas suffire à ce perpétuel besoin d'argent. Elle est
sacrifiée, elle est déshonorée; tout l'avenir, je le détruis... Ce ne
sera bientôt plus la forêt, mais le taillis sans une tête qui dépasse
l'autre, sans seulement un haut perchoir de bois mort qui arrête un
faucon qui passe! Et voilà mon métier! Tout le reste, effort,
améliorations, méthodes nouvelles, multiplication des pâtures,
machines, mon père ne s'en informe pas. Informé, il oublie de
remercier ou d'approuver simplement. Je lui parlerai, quand il
reviendra... S'il pouvait me dire alors qu'il m'abandonne une part du
domaine, en toute propriété, comme il me l'avait laissé entendre,
lorsque je suis venu m'établir ici! La ferme de Fonteneilles, par
exemple! Je vivrais, je serais sûr de réussir, je m'engagerais, si
l'on veut, à réparer le château! Mais, me faire écouter de mon père!
Réussirai-je?... Peut-être... Voici ce que je ferai...»

Le jeune homme continua de rêver, et de bâtir son projet d'avenir. Il
avait raison d'y penser. Personne n'y pensait pour lui. Et il savait
que, pour exposer son plan, pour recevoir une réponse, bonne ou
mauvaise, il n'aurait qu'une minute ou deux. On trouvait rarement le
moyen de discuter, sur quelque sujet que ce fût, avec le général de
Meximieu. Ni militaire, ni civil, ni supérieur, ni parent, ne pouvait
se flatter d'avoir exposé sa pensée librement et complètement devant
cet homme toujours pressé, qui comprenait trop vite, qui marchait en
parlant, interrompait, se souvenait, trouvait une formule heureuse et
d'ailleurs souvent juste, s'en contentait et s'y tenait. Chez lui
aucune économie, d'aucune sorte, mais l'élan, la brusquerie,
l'habitude de ruer, de galoper, puis de tourner court. Ceux qui le
connaissaient peu croyaient que c'était là de sa part une habileté;
ceux qui le connaissaient bien savaient que c'était une nature, une
façon vagabonde et pour lui-même tyrannique de dépenser la force d'un
corps qui ne vieillissait pas et d'un esprit qui n'avait pas mûri. Il
était l'être en perpétuel mouvement, fait pour agir et pour entraîner,
mais il n'était pas le juge qui pèse deux opinions. La faculté
d'examen était demeurée, chez lui, rudimentaire; le délai qu'elle
suppose lui paraissait une faiblesse; le goût de la vie intérieure lui
faisait défaut, et de même tout sentiment d'intimité. C'était une des
raisons qui l'avaient empêché de bien connaître Michel et d'être connu
de lui.

Une seconde raison avait, il est vrai, fait de ce père et de ce fils
des esprits étrangers l'un à l'autre, et irrités par ce sentiment de
la distance et de l'inconnu qui les séparaient. Plusieurs fois, en ces
dernières années, les journaux avaient publié les états de service du
général de Meximieu. Carrière rapide, où la faveur n'avait eu qu'une
part secondaire. Ils étaient les suivants: «Philippe de Meximieu, né à
Paris le 15 novembre 1843;--sorti de l'école de Saint-Cyr en 1864 et
nommé sous-lieutenant au 5e dragons, à Pont-à-Mousson;--lieutenant au
même régiment, à Maubeuge, en 1870;--blessé pendant la guerre, cité à
l'ordre du jour et décoré;--capitaine au 2e dragons, à Chartres, en
1871;--chef d'escadrons au 5e chasseurs d'Afrique, à Blida, en
1881;--lieutenant-colonel au 6e cuirassiers à Cambrai, en
1887;--colonel du 1er cuirassiers à Paris, en 1892;--général
commandant la brigade de dragons, à Vincennes, en 1897;--général de
division, commandant la 1re division de cavalerie à Paris, en 1901.»

C'est à Chartres, en 1879, que le capitaine de Meximieu épousait
Benoîte de Magny. Il avait plus de trente-cinq ans. Elle en avait
vingt-sept, Michel naissait l'année suivante, et, peu après, le
capitaine, nommé chef d'escadrons, était envoyé à Blida. Il avait
«demandé l'Afrique» autrefois. On la lui donnait au moment où il ne la
désirait plus. Il n'hésita pas un instant à partir. Mais madame de
Meximieu refusa de le suivre. Elle donna pour raison la santé de
l'enfant. Il n'y eut pas de discussion. «Comme vous voudrez; je suis
soldat; je marche au clairon, comme vous au piano,» Mais le ménage
avait vécu. Madame de Meximieu s'installa à Paris, dans la même
maison où habitait sa mère, madame de Magny, à l'étage au-dessus. Six
années passèrent ainsi, après lesquelles M. de Meximieu, ayant pris
garnison à Cambrai, elle obtint plus aisément encore, comme une chose
désormais indifférente, ce qu'elle appelait «une prolongation de
congé».

L'habitude était prise, de part et d'autre. Quand l'officier revint à
Paris pour commander le 1er cuirassiers, il trouva que son fils
n'était plus un enfant, et qu'il n'était plus temps de faire des rêves
d'éducation. La période décisive était déjà close. Onze ans ne font
pas un homme, mais ils le destinent: ils font pour lui de
l'irrévocable. Michel ne serait, ni physiquement, ni moralement, le
soldat qui continuerait la tradition de la race. Une sorte de
mélancolie, une sensibilité muette et hautaine, et déjà le pouvoir de
souffrir à l'écart, accusaient entre le fils et le père, entre le fils
et la mère, une différence de caractère que l'éducation première avait
accrue. Michel, confié d'abord à des gouvernantes, venait d'être
placé, comme externe surveillé, à l'Institution Chaperot, «vieille
maison de famille», disait le prospectus, établie dans le quartier des
Ternes, et dirigée par une association de professeurs et de
répétiteurs laïques. Le choix de cette maison neutre, à égale distance
du collège catholique et du lycée, avait été arrêté de commun accord
entre monsieur et madame de Meximieu. Celle-ci avait elle-même désigné
l'Institution Chaperot, dont elle connaissait l'aumônier, externe
également et surveillé. Michel partait de bonne heure de la maison
paternelle, et rentrait pour trouver sa mère qui s'apprêtait pour
sortir, cinq jours sur sept. Le colonel dînait plus tard, ou dînait au
cercle. L'enfant avait eu, dès ses premières années, le sentiment
qu'il était de trop. Cette pensée continua de peser sur sa jeunesse. A
dix-huit ans, la douleur s'était précisée. Au lendemain du
baccalauréat, un soir,--comme il se rappelait nettement les détails:
l'heure que marquait la pendule de Boulle; le demi-cercle des sièges
orientés par les visiteuses qui avaient défilé toute l'après-midi; le
père debout et appuyé à la cheminée; la mère assise dans une bergère
bleue!--il avait subi un autre examen plus court, plus dur; «Eh bien!
Michel, quelle carrière choisis-tu? Il n'y en a qu'une seule que je
t'interdise: l'armée.--Pourquoi!--Elle n'est plus ce qu'elle était, et
puis tu n'es pas taillé pour être soldat.» Un coup d'oeil avait
complété la pensée, la pensée cruelle. L'enfant n'était pas devenu le
demi-dieu qu'on avait rêvé. Il ne semblait pas appartenir à la race
légendairement belle des Meximieu; il ne serait pas le cavalier
élégant, l'homme de guerre né, orgueil des soldats et fierté secrète
des foules, comme était le général Philippe de Meximieu, comme
l'avaient été le grand-père, l'arrière-grand-père, et le maréchal
auquel Louis XIV avait dit: «Meximieu, il n'y a qu'une seule des
filles d'honneur de la reine qui ait la taille mieux faite que vous».
Michel avait deviné le commentaire. «Rassurez-vous, avait-il répondu,
je serai laboureur.»

Il s'y était résolu, bien avant qu'on lui demandât une réponse. Il
aimait, d'un amour hérité sans doute de lointains aïeux, de l'amour
aussi d'un enfant dont le monde a souri, les bois, les herbages, la
solitude que la rencontre des paysans ne détruit pas, le château où
survivaient quelques souvenirs du passé familial. Il voulait reprendre
la tradition d'une partie des siens, le rôle noble et utile de terrien
libéral et savant, refaire les forêts, repeupler les étables,
introduire les modes de culture nouveaux, servir la terre et par elle
la France. Les seuls beaux jours qu'il se rappelât, c'étaient, au
retour de la saison de Trouville, chaque année, les trois ou quatre
semaines du début de l'automne passées à Fonteneilles.

Très peu de temps après cette conversation qui décidait de sa vie,
Michel partait pour le Nord, et suivait les cours de l'école
d'agriculture que dirigeaient les Frères de la Doctrine chrétienne à
Beauvais. L'année suivante, il faisait son service militaire à
Bourges. Et enfin, au milieu de novembre 1900, il arrivait à Corbigny.
Par un jour languissant et doré, il traversait la forêt de
Fonteneilles; il se découvrait en apercevant les toits du château
abandonné; il écoutait avec ravissement le bruit des contrevents, que
la main du garde Renard poussait, l'un après l'autre; il entrait; il
caressait la pierre des murs; il était chez lui.

Cinq ans passés! Que d'efforts! Que de projets! Quelle intimité
consolatrice entre la terre et l'enfant d'ancienne race qui lui était
revenu! Cinq ans très rapides, très remplis, sans événement, le temps
de connaître son métier, de diminuer, chez quelques hommes, les
préjugés et les inimitiés grandis pendant l'absence, de préparer des
plans d'avenir, de goûter tout le soleil et toute l'ombre de chez soi.
Et voici que M de Meximieu menaçait de tout compromettre, avec ses
demandes d'argent. C'est le domaine qui aurait eu besoin de ce
capital, c'est le château...

La lumière augmentait au-dessus de la forêt, et les franges flottantes
de la brume devaient voir déjà le globe rouge de la lune entre les
collines. Un chien «criait au perdu», très loin, vers le lac de Vaux.
Des vols légers, oiseaux de passage ou de maraude, chuchotaient dans
la nuit.

Comment faire, pour obtenir que le général assurât l'avenir de son
fils? Qui pourrait lui parler? Qui? Peut-être, tout simplement madame
de Meximieu. Elle était bonne cette mère toujours blonde malgré la
cinquantaine, très bonne. Sans doute il ne dépendait pas d'elle de
constituer en dot la ferme et le château, qui ne lui appartenaient
pas. Mais elle ne refuserait pas d'intervenir, de solliciter, de
plaider. Elle recommandait habilement les jeunes officiers qui lui
confiaient leurs intérêts; n'était-ce pas le tour de Michel à présent?
Elle ne ferait point d'objections. Elle aimait son fils d'une
affection déconcertante et cependant véritable. Longtemps, elle lui en
avait voulu de ne pas être une fille, une fille qu'elle eût gâtée,
adulée, gardée près de soi. Mais depuis que Michel habitait la Nièvre,
elle était venue deux fois à Fonteneilles, par tendresse, par besoin
de revoir son fils et de l'encourager. Les forêts ni les prés ne
l'attiraient; elle avait horreur de la campagne: quelles bonnes
promenades cependant, quel empressement à s'informer des choses
rurales! «Tu vas me montrer ton bélier de Rambouillet!... Fais-moi
voir la différence entre un chêne et un hêtre?... Peux-tu faire semer
du blé devant moi, à la volée? Il paraît que c'est très joli...»

Oui, elle serait une alliée, à l'occasion. Par elle ou autrement il
fallait défendre le domaine et s'y maintenir. Là était peut-être la
richesse à venir, peut-être le bonheur; là était sûrement la vie
utile. La vision des bûcherons en troupe, chantant l'_Internationale_
et provoquant le général de Meximieu, le chef militaire, le descendant
d'une race féodale, le riche, traversa l'esprit du jeune homme. Ses
lèvres s'allongèrent, et il regarda dans la nuit, avec un sourire
triste, ces fumées onduleuses des futaies paternelles, sous lesquelles
avait couru tantôt le chant de la haine.

«Utile à quoi? murmura-t-il. Je n'ai pas voulu venir ici pour m'y
enfermer, y vivre et y mourir pour moi seul; j'ai voulu, je veux
toujours le relèvement de ces hommes de la terre. Quel bien moral
ai-je fait jusqu'à présent? Quelle influence ai-je acquise? Quelle
amitié, d'un seul d'entre eux?... Ce défilé de ce soir! Ces mots, si
nobles en somme de mon père, et cette réponse de Gandhon, d'un soldat
d'hier!... Ah! je sais bien que ce n'est pas toute la France, que
c'est un coin de la France plus travaillé que d'autres par le mal,
plus abaissé par la passion jalouse, mais tout de même!... Quelle joie
ce devait être, autrefois, de vivre dans une nation saine!... La même
foi! Les mêmes fêtes! Des mots qui signifiaient pour tous la même
chose! Quelle source d'intelligence et d'amour perdue! Et ils ne le
comprennent pas! Je les vois avaler le poison, et rire, et chanter, et
ils sont déjà tout pâles du voisinage de la mort! Ah! les pauvres
gens, qui célèbrent leur mal comme une victoire!»

Michel se redressa, écouta un moment; quelque chose en lui parlait, et
disait:

«Quand même! Je leur appartiens pour toujours! Il le faut! Je les
aime!»

La nuit augmentait de douceur, et une paix inconnue au jour était bue
par les champs déserts...

       *       *       *       *       *

A quelques centaines de mètres de cette fenêtre où Michel songeait,
dans un pli d'ombre et de brume, un hameau dormait, les feux éteints:
cinq maisons en tout, trois à gauche de la ligne forestière et deux à
droite. Dans l'une d'elles, un pauvre songeait aussi. C'était Gilbert
Cloquet, et le songe qui le tenait était celui de la misère. Couché
dans un lit de noyer, entre le mur et l'âtre, il pensait à «ses
affaires» qui allaient mal. Il gagnait moins qu'il n'eût fallu. «C'est
vrai, disait-il, que j'ai ma suffisance de pain, et même de fricot
pour mettre dessus; c'est vrai que j'achète toujours mon vin à
l'éclusier du canal,--l'odeur aigrelette du petit baril, calé dans un
coin de la chambre, flottait à travers la pièce, avec un reste de
fumée;--mais mon vêtement des dimanches, il faudrait le remplacer...
Je ne peux pas... Le malheur n'est pas grand. Mais le chagrin vient
d'ailleurs. Il vient de Marie. Elle est dépensière; elle est toujours
revenue:--Père, je n'ai plus de grain pour la volaille!... Père, le
boulanger nous refuse crédit... Nous sommes en retard pour les
fermages. Le propriétaire de l'Épine va nous saisir!... Saisir la
fille de Gilbert Cloquet! Non, je ne verrai pas ça... D'abord, j'irai
demain porter à Marie la moitié des vingt francs que j'ai reçus, pour
mon travail qui n'est pas commencé dans les bois... Et puis, quand
l'herbe deviendra haute, j'irai me louer pour les foins chez monsieur
Michel...»

Le journalier se retourna dans le lit, essayant de chasser les idées
sombres qui le tenaient depuis des heures éveillé... Il entendit le
roquet des Justamond, ses voisins, qui aboyait aux feuilles mortes
roulées par le vent, ou au passage d'une bête rôdeuse... Un silence
absolu suivit... La rosée froide, dehors, relevait les herbes. Le
pauvre continua de penser: «Il n'y a personne qui prenne garde à moi,
excepté monsieur Michel, qui m'embauche le plus qu'il peut; et encore,
c'est un noble, et ils disent que les nobles ne valent rien.»




II

LA VIE MORALE D'UN PAUVRE


Gilbert Cloquet avait été à l'école chez l'instituteur public de
Fonteneilles vers 1860,--oh! que cela était loin!--il avait appris à
lire, à écrire, à compter, et, à cinquante ans passés, aujourd'hui,
s'il ne savait plus guère écrire, faute d'usage, il comptait fort
bien, lisait les journaux, les affiches et même «l'écriture moulée»
sans difficulté, ce qui prouve que l'instruction avait été bonne et
solide. Il avait aussi récité le catéchisme, tantôt bien, tantôt mal,
à l'instituteur qui se montrait exigeant, pour cette leçon comme pour
les autres, et qui aimait qu'on les récitât mot pour mot. Quelques
inspections paternelles du curé de ce temps-là, qui interrogeait un
peu, encourageait, racontait une histoire, et se retirait en
félicitant le maître; un examen et une courte révision du catéchisme
avant la première communion, et Gilbert Cloquet avait été jugé, par
les plus hautes autorités qu'il connût, les seules qui se fussent
occupées de son âme, suffisamment armé pour vivre honnêtement,
résister à tout mal du dehors et du dedans, et conseiller plus tard
les enfants qui naîtraient de lui.

--Te voilà grand, mon Gilbert, lui dit un jour la mère Cloquet, tes
onze ans sont sonnés, et il faut commencer à gagner ta vie. Nous irons
donc à la louée de Bazolles, bien que j'aie le coeur tout en peine de
me séparer de toi.

Le dimanche suivant, qui était celui d'avant la Saint-Jean, la louée
se tint à Bazolles, selon la coutume, comme elle se tient à Corbigny
le jeudi de la Fête-Dieu. La place en pente, la route qui la traverse
comme une rivière traverse un lac, étaient pleines de fermiers qui
venaient chercher des domestiques, et de jeunesses qui cherchaient à
«se louer». Les jeunes gens en quête d'une place de charretier avaient
leur fouet pendu au cou; ceux qui voulaient s'engager comme laboureurs
mordaient une feuille verte ou la portaient à leur chapeau; les filles
tenaient une rose à la main, et elles étaient pauvrement vêtues, de
leur plus mauvaise robe, oui, pour qu'on ne les crût point
dépensières: mais elles avaient toutes, enveloppés dans une serviette
et serrés dans un coin de l'auberge voisine, une robe pour danser et
un bout de ruban pour mettre à leur corsage. Chacun avait amené un
parent, la mère, une tante, ou un ami. Et Gilbert avait près de lui,
bien inquiète, bien enveloppée dans sa «canette» de deuil, et les yeux
rouges, la vieille mère Cloquet qui était connue dans tout Bazolles et
Fonteneilles, et même au delà, pour une femme pauvre mais laborieuse,
économe et proprette. Il était assurément l'un des plus jeunes de
l'assemblée; la plupart des domestiques avaient de quinze à vingt ans;
plusieurs même étaient des hommes faits, qui changeaient de ferme pour
des raisons d'humeur ou d'argent, et le petit, immobile au bas du
perron du débit de tabac,--une bonne place qu'avait choisie la mère
Cloquet,--se demandait s'il y aurait maître qui voulût de lui: onze
ans, des sabots, une blouse bleue à boutons blancs, une figure de
fille blonde et rousselée, mais des yeux vifs, maraudeurs et d'un bleu
limpide, sous l'ombre du grand chapeau. Qui viendrait le louer? Et la
mère, chétive, ridée, ratatinée, plus petite que son gars et
tremblante pour un geste qui le désignait, qui donc l'aborderait le
premier pour discuter avec elle les conditions de la louée?

Ce fut un des plus gros fermiers de Fonteneilles, M. Honoré Fortier,
homme de vingt-six ans, qui venait d'hériter de son père, et qui
gouvernait les cent hectares de la Vigie.

--A-t-il déjà gardé les vaches? demanda-t-il.

--Souventes fois, monsieur Fortier, répondit avec une révérence la
mère Cloquet. Il n'a pas peur d'elles, et même son goût serait de
charruer bientôt.

--Il n'est pas l'heure, ma bonne femme, mais le gars ne me déplaît
pas.

Il regarda Gilbert, comme il eût fait pour un poulain, lui mesura de
l'oeil la poitrine, lui tâta le bras, lui prit l'épaule et la secoua
pour voir si cette jeunesse avait de la défense, puis, brusquement:

--Une pistole par mois, pour commencer, la mère?

--Ça me va, monsieur Fortier. Ote donc ton chapeau, voyons, mon gars
Gilbert, puisque monsieur Fortier te fait de l'honneur...

Le fermier tira de son gousset une pièce de cent sous, et la mit dans
la main de la mère Cloquet, puis, les yeux dans les yeux du blondin
qui avait levé son chapeau:

--Écoute bien, berger: deux ans, dix ans, vingt ans chez moi, si tu
veux; tu feras ton chemin; je n'y mets qu'une condition, c'est que tu
obéisses.

Gilbert serra la main de M. Fortier, et quitta Bazolles pour aller
quérir ses hardes, car il devait, le soir même, monter à la Vigie.

--Es-tu content? demanda la mère.

--Assez.

--Tu n'as pas dit mot?

--Il n'y avait pas besoin, répondit le garçon.

Pourquoi s'étonner? Il était Nivernais, du pays où les volontés sont
fortes, violentes même, mais où le visage est froid et la langue
souvent muette.

Depuis lors, la patrie de Gilbert, ce fut la Vigie, ferme posée
princièrement à trois cent vingt mètres d'altitude, au sommet d'une
colline ronde et sans bois; ferme autour de laquelle cent hectares de
bonne terre coulaient sur des pentes égales; ferme enveloppée dans le
vent comme un phare et d'où la vue est en cercle: au nord on voit
Beaulieu, tout blond sur une croupe bleuissante; à l'ouest et au sud,
une vallée d'abord, des herbages et des champs, puis, au delà de
Crux-la-Ville, une forêt qui monte, une vague énorme et longue, et
prête à déferler, et qui porte à sa crête les sapins ébréchés d'un
vieux parc seigneurial; du côté de l'orient, un paysage si grand que
les yeux mêmes de ses enfants ne l'ont jamais tout connu, des forêts
encore, celle de Fonteneilles, celle de Vaux avec son village de
Vorroux éclatant comme un coquelicot dans les feuilles, la courbe des
grands étangs cachés par les futaies et, au delà, une conque verte et
prodigieuse, une succession de houles qui semblent n'être que des
bois, et qui s'élèvent d'étage en étage et de douceur verte en douceur
bleue, jusqu'aux monts du Morvan, arrondis, transparents, changeant
de reflets tout le jour au bord du ciel.

Cette beauté du pays ravissait mystérieusement le pâtour de la Vigie,
le petit Cloquet dont la dent poussait, dont l'oeil s'aiguisait au
plein air et découvrait un tiercelet planant à mi-chemin de la
Collancelle. Il eut vite fait d'apprendre son état et d'en souhaiter
un autre, le métier que font les jeune gens: conduire les chevaux,
fouailler en chantant à la tête du harnais de labour, quand les boeufs
blancs, Griveau, Chaveau, Montagne et Rossigneau, mollissent sur la
chaîne; herser, couper les fourrages verts et faire sa partie dans la
moisson d'été. Il monta en grade et fut payé plus cher. Il fallait
travailler dur, pour que M. Honoré Fortier pût s'acquitter de son
fermage, qui était de dix mille francs. Et nul n'y manquait. Le patron
était rude et toujours présent. Il gouvernait, avec madame Fortier qui
lui ressemblait pour le sérieux et l'exactitude de l'humeur, un
personnel nombreux: le ménage des bassecouriers, dont le mari était
une sorte de contremaître et présidait la table des serviteurs, quatre
domestiques de ferme, un berger, une servante, sans parler des
journaliers qu'on embauchait au temps des grands travaux. Pendant dix
heures, douze heures, quatorze heures même, la terre buvait la vie du
corps et la pensée des hommes. Comment n'aurait-elle pas donné de
moisson? Aux repas, qui se prenaient dans la cuisine attenante à la
chambre du patron, Gilbert écoutait en silence les serviteurs. Ils
parlaient du travail, du prix du foin et des cours des foires, des
histoires scandaleuses ou seulement grossières, ou même drôles, qui
couraient le pays, et rarement, en ce temps-là, de la politique. Les
plus âgés, anciens soldats, ne se gênaient guère dans leurs propos.
Jamais un mot ne venait relever, guider, rafraîchir l'esprit de ces
hommes ou apaiser les jalousies qui les divisaient: rien que des
ordres, une discipline, une surveillance tout extérieure et l'intérêt
que chacun croyait avoir à ne pas quitter la Vigie. Le dimanche, ceux
qui descendaient à Fonteneilles ne le faisaient guère que dans
l'après-midi.

Seules, les deux femmes qui commandaient à la ferme, celle du patron
et celle du bassecourier, descendaient le matin, pour assister à la
messe. Les communions étaient finies, n'est-ce-pas, et les hommes, à
Fonteneilles, s'ils n'étaient pas antireligieux, ne se montraient plus
guère aux offices après cette date-là, sauf à Pâques, à la Toussaint,
aux jours d'enterrement, et quelquefois le 3 mai, jour de l'Invention
de la Sainte-Croix, où le curé bénit les «croisettes» qui protègent
les «héritages». M. Fortier, lui, le dimanche, inspectait ses terres,
fumait des pipes et faisait ses comptes, ou bien il attelait sa
jument à la carriole jaune, et allait rendre visite à quelque fermier
ou marchand de boeufs des environs. Gilbert, dans les commencements,
prenait assez souvent ses beaux habits, au premier son de la
grand'messe, et courait rejoindre la mère Cloquet dans les derniers
rangs, près du bénitier; il aimait même à la prévenir quand passait le
sacristain, et à payer les deux chaises, en garçon qui gagne sa vie et
qui a du coeur. La mère Cloquet le trouvait dévot, à cause de cela.
Elle craignait bien pour l'avenir, sachant que les jeunes gars ne sont
guère sages; qu'ils échappent aux mères qui veillent de près sur eux,
et qu'ils peuvent donc tromper les mères qui sont au loin. Mais elle
ne montrait son inquiétude que par de petits mots, dits bien bas à
Gilbert, et par ses yeux ridés qui se troublaient, quand elle avait
fini de lui sourire. Sa manière était l'_Ave Maria_, qu'elle récitait
ici et là, éveillée ou demi-sommeillante, et toujours avec la même
vision de l'enfant grandissant et aventuré. «Heureusement qu'il
m'aime!» pensait-elle. Son mari aussi l'avait aimée. Cela lui donnait
un peu de confiance dans les hommes de chez elle.

A la Vigie, les saisons passaient vite et repassaient, mêlant tour à
tour, sur les flancs de la colline, au vert des pâturages, le violet
des guérets nouveaux, le blond pâle des avoines, et l'or roux du
froment. A l'aube, M. Fortier, debout dans la cour, parmi les
domestiques et les attelages, disait quelquefois:

--Eh bien! enfants, une forte journée devant nous! Si l'héritage est
tout labouré ce soir, je paye une tournée de vin rouge!... Qui va me
rentrer mes foins avant l'orage?... Qui portera le plus de sacs au
grenier?... Qui est assez brave pour monter à la fine pointe du
châtaignier et gauler les châtaignes?

En pareil cas, Gilbert était le premier à partir, à revenir, à se
proposer, l'un des plus adroits et des plus résistants. Le blondin
était devenu un grand jeune homme blond, grave, un peu distrait de
regard à l'habitude, mais dont les yeux s'éveillaient dès que
l'émotion, une plaisanterie, un défi, un ordre, rapprochait les
sourcils et relevait aux deux coins la lèvre toute dorée par la barbe
nouvelle. Quand il se couchait le soir, sur la paille, dans «sa
bauge», dans l'ancien coffre de carriole placé à gauche de la porte de
l'étable, il ne rêvassait guère. La fatigue l'empêchait de causer avec
le compagnon plus âgé qui couchait de l'autre côté de l'entrée; elle
le terrassait, et ni le bruit des chaînes, que les vaches tiraient ou
laissaient retomber sur les planches des auges, ni leurs meuglements,
ni les coups de pied des chevaux dans l'écurie voisine, ne rompaient
le sommeil de ce jeune gars de la Vigie. Il était sobre, un peu par
économie, un peu parce qu'il avait de l'ambition, et qu'on remarque
vite, dans les villages, les hommes que le vin ne fait jamais
déraisonner. Faute d'occasion, et grâce aussi au dur métier qu'il
faisait, il était chaste. Il grandissait, en somme, à peu près droit,
sans que personne pût dire: «C'est par moi qu'il est meilleur que
d'autres.»

Jusqu'à l'époque de sa majorité, Gilbert salua souvent le curé de
Fonteneilles, mais il ne le vit qu'une seule fois monter à la Vigie et
parler aux hommes rassemblés. Ce fut pendant la guerre. L'abbé
apportait aux habitants de la ferme la lettre d'un ancien domestique,
mobilisé de la Nièvre, qui écrivait, en quelques lignes, des nouvelles
tristes. Il arrivait à la ferme un des soirs de ce dur hiver où les
soleils couchants avaient tant de rouge que les mères en prenaient
peur, et il rencontra, dans le petit chemin qui conduit de la route au
domaine, Gilbert Cloquet, qui ramenait le harnais de labour.

--Eh! te voilà, Gilbert, ça va bien, à ce que je vois? Comme tu es
grand! Dommage qu'on te rencontre si rarement à Fonteneilles!

Si le curé avait ajouté: «Viens donc causer avec moi? Je suis un ami,
je t'assure, et toi tu es une âme, un cher enfant qui m'est confié, et
qui n'aura bientôt plus de religion que la semence de son baptême:
viens me voir!» peut-être le jeune homme serait-il allé au presbytère
de Fonteneilles. Gilbert ne descendait guère au village, et quand il
y faisait une apparition, c'était au cabaret, pour y boire un seul
verre, avec les camarades, ou, quelquefois, les jours d'«apport» qui
sont les fêtes du pays, dans les salles de danse ou sur les parquets
dressés devant les maisons, et où les filles de Fonteneilles, de
Bazolles, de Vitry-Laché venaient danser.

On aurait aisément compté, de même, les circonstances où il s'était
trouvé en présence des gros propriétaires de la région. Une fois,
étant tout jeune encore, il avait été livrer une taure au château de
la Vaucreuse. La date, il se la rappelait bien: un 3 mai, jour de
l'Invention de la Sainte-Croix. Madame Fortier, sitôt la soupe du
matin mangée, avait fait venir le nouveau bouvier. «Tu vas partir pour
la Vaucreuse, Gilbert. Passe donc, en descendant, par la chaume des
Troches; façonne-moi une douzaine de croisettes, bien solides, dont
une plus belle pour la chenevière, et tu me les rapporteras au retour.
Pendant que tu les feras bénir, tu trouveras bien un gamin pour garder
la taure. Mais ne te fie pas à tout le monde.--Il n'y a pas de danger,
madame Fortier,» avait répondu le bouvier. Et il était parti, vêtu de
sa meilleure blouse, conduisant la taure blanche, et frottant avec une
pierre, pour l'aiguiser, la lame de son couteau. Dans «la chaume», il
avait cueilli douze brins de noisetier,--le noisetier est sacré,
depuis qu'il servit de bâton à saint Joseph en voyage,--il avait fait
onze croix petites, et une grande qui portait encore un plumet de
feuilles au sommet. Et il était entré dans l'église, comme avait dit
madame Fortier, puis, tenant ses croisettes bénites par le curé,
attachées en faisceau et légères sur l'épaule, il avait continué la
route vers la vallée de l'Aron où le château de la Vaucreuse se voit
de loin, tout blanc parmi les prés. La châtelaine n'était jamais
absente quand on avait besoin de lui parler. C'était la vieille madame
Jacquemin, marchant doux, parlant doux, et plus volontaire que dix
hommes ensemble. Quand Gilbert longea les murs des étables, avant même
qu'il l'eût vue venir, elle était là, examinant la bête qu'on lui
livrait et la figure du bouvier. Quand elle eut bien regardé et palpé
la taure, immobile dans la cour pavée, en vue du château, elle leva sa
petite tête de chef, gloussa un moment, ce qui était sa façon de rire
et dit:

--Mais, te voilà fleuri comme un genêt, Gilbert Cloquet! Seize ans!
C'est l'âge où vous commencez à être des petits hommes, c'est-à-dire
pas grand'chose de bon. Heureusement tu ressembles à ta mère, toi, mon
garçon. Tâche de lui ressembler complètement, car c'est une honnête
créature, bien près de Dieu, travailleuse et délicate pour tous ceux
qui ne le sont pas.

Elle avait ensuite tapé sur la croupe de la taure:

--Mène-la à l'étable, à présent. Au revoir! Gilbert était resté sans
répondre, car les paroles lui remuaient trop le coeur, et il regardait
s'en aller la dame fluette, tout en noir, et qui avait la figure aussi
nette et aussi blanche qu'un osselet.

A quelques années de là,--il allait prendre ses vingt ans,--s'étant
rendu à la grande foire du 11 novembre à Saint-Saulge, la foire aux
veaux, celle dont les marchands de bestiaux ont coutume de dire: «Il
n'y a en France qu'une Saint-Martin», il avait rencontré, au détour
d'une rue, le marquis de Meximieu qui arrivait en voiture. Le marquis,
alors lieutenant de dragons, élégant, taille fine, épaules d'athlète,
lui avait jeté les guides et dit, avec ce sourire qui ajoute tant aux
paroles, et qu'ils ont tous chez les Meximieu:

--Garde ma jument, Gilbert, veux-tu? Je n'ai confiance qu'en des
hommes comme toi, qui sont de chez nous. Je te retrouverai en face de
l'hôtel Touchevier.

En face de l'hôtel Touchevier, près de la vieille église gothique tout
incrustée de boutiques borgnes, Gilbert avait attendu, tenant la bride
de la jument. Et après une heure, «Monsieur Philippe», comme on disait
à Fonteneilles, était revenu et avait donné cent sous au gars de la
Vigie, cent sous avec une poignée de main et un regard de bonne humeur
qui valaient bien cent autres sous. Malheureusement, le marquis
n'habitait pas le pays, et ne s'occupait que de toucher les fermages
et le prix des coupes de bois: il était officier, en garnison, loin,
très loin.

Et ç'avait été toute la part que Gilbert avait prise à la vie des
«autorités» de la paroisse, et toute la lumière directe qui lui
permettait de les juger. Heureusement pour lui, il n'avait pas eu le
temps de lire, car n'ayant aucun guide, ni aucun moyen de choisir, il
aurait eu toute chance de gâter sa raison, qu'il avait saine et point
fumeuse.

A cette époque et depuis un an déjà, il était premier domestique de la
ferme de M. Honoré Fortier, sous les ordres du bassecourier. Sa
moustache blonde et relevée en croc; ses yeux bleus dans lesquels il
n'y avait point de peur, ni des hommes, ni des choses; son visage aux
joues plates et rousselées comme un pampre mûr; sa haute taille; sa
jeunesse peu causante, qui s'exprimait en force, dans la hardiesse de
la marche, dans le port de la tête bien droite sur les épaules, dans
le geste sûr des deux mains saisissant les bras de la charrue, ou
levant, à bout de fourche, une double gerbe de blé comme un paquet de
jonc creux, sa gaieté calme, quand, au repos, il observait l'herbe
drue dans les héritages de la Vigie; sa réputation de garçon rangé,
bien payé, et qui avait su faire de grosses économies; son habileté de
braconnier, peu soucieux des gardes et qui offrait un lièvre aux plus
jolies danseuses, au lendemain des apports; tout cet ensemble
d'énergie, de santé et de succès plaisait aux filles de Fonteneilles
et des villages voisins.

Plus d'une déjà l'avait laissé voir, et souvent, quand il s'en allait,
à la brune, le corps penché en avant, les pieds raidis par le
charruage, suivant le harnais qui rentrait et longeait les «traces»:
«Bonsoir, disaient-elles, monsieur Gilbert! Viendrez-vous dimanche à
Fonteneilles?--Ça dépend», disait-il. De quoi? Il ne le disait pas. Et
par-dessus les épines, les coiffes blanches suivaient le harnais qui
s'en allait, le gars songeant comme ses boeufs.

Gilbert, quand les hommes causaient autour de lui, continuait de se
taire, à moins que la conversation ne portât sur les choses du métier,
car on le voyait alors âpre et bien parlant. Mais ce qu'il entendait
dire de la religion, de la morale, ou des riches, ou de la politique,
le gênait dans son honnêteté ignorante. Il abandonnait peu à peu des
habitudes ou des idées qu'il avait eues, sans éclat, et sans se vanter
comme d'autres du changement, car il n'était pas sûr de bien faire en
changeant de la sorte. Sa bonne foi était grande. Il cédait à de
petites raisons et à l'universel entraînement, parce que son esprit
n'avait que peu d'amour, et que sa force était sans direction. C'est
ainsi qu'il avait d'abord espacé ses visites, puis tout à fait quitté
son ancienne coutume de descendre à Fonteneilles le dimanche matin,
pour la messe. La petite mère Cloquet, debout sur la haute marche de
l'escalier de l'église, tournée vers la place, attendait vainement,
chaque dimanche, jusqu'au dernier son mourant de la cloche. Elle
priait, elle vieillissait, et Dieu sans doute pourvoirait. Gilbert ne
craignait pas les gardes-chasse, mais il redoutait tout l'appareil de
l'État inconnu, invisible, présent par les affiches, la conscription,
les gendarmes, le percepteur qui s'arrêtait une fois par mois à
l'auberge de Fonteneilles, et par les nouvelles qui venaient jusqu'à
la Vigie. Les journaux, achetés irrégulièrement, les jours de foire,
ou à des colporteurs, ou au bureau de tabac, étaient lus d'abord par
M. Fortier, par madame Fortier, par la servante, puis par le ménage
des bassecouriers auxquels on les passait; enfin, réduits à l'état de
chiffons et les lettres toutes estompées par le frottement des mains,
des tables, ils étaient emportés, le soir, dans les bauges, et lus à
la lueur des lanternes rondes, par les domestiques, qui lisaient
surtout le feuilleton, à cause des histoires de femmes, et les faits
divers de la région. Le reste n'était que parcouru, et il n'en
demeurait, dans l'esprit des hommes, qu'une espèce de brume ardente,
un sentiment de mécompte, et l'envie du changement. Une seule notion
subsistait dans l'esprit anémié de Gilbert: l'idée de justice. Il ne
l'étendait qu'au monde bien borné que ses yeux pouvaient voir; mais,
dans ses relations d'homme à homme, dans sa conduite quotidienne, et
dans sa manière de juger les autres, il montrait une sorte de passion
pour elle. Plusieurs morts de sa race l'avaient sans doute aimée: il
l'avait dans le sang, cette soif de l'équité qui s'exaltait parfois
jusqu'à la révolte. S'il voyait un de ses camarades faire un mauvais
labour, il devenait rouge de colère, et remettait lui-même les boeufs
dans le sillon. S'il entendait les journaliers de la Vigie, ou les
hommes de Fonteneilles, tous bûcherons aux mois d'hiver, se vanter
d'avoir triché dans le façonnage du bois,--les fraudes étaient
nombreuses, mauvais empilage de la moulée, baliveaux réservés dont
l'ouvrier efface la marque rouge, bois qu'on n'«énote» pas, cordes
bourrées d'éclats de bois, bottes d'écorces garnies à l'intérieur de
pelures d'arbres coupées à la serpe;--il disait tout haut: «Celui qui
a fait cela est un mauvais ouvrier.» Et ni les ricanements, ni les
grognements, ni les injures ne le faisaient se déjuger. Quant aux
menaces, il ne les entendait jamais, tant elles étaient dites à voix
basse, car il avait des poings dont on avait peur, et une manière de
regarder en face qui promettait une suite à toute provocation.

Cette humeur rude et combattive le mit aux prises, plus d'une fois,
avec le patron, qui commandait brièvement et n'admettait pas de
discussion. Les domestiques plus jeunes que lui, dans ces occasions,
ne manquaient pas d'insinuer: «Pars donc, Gilbert, fais régler ton
compte et va-t'en!» Et trois fois au moins il avait dit: «Je
partirai.» Mais, à chaque fois, l'amour obscur et profond qu'il avait
pour la Vigie, et aussi la pensée que ce maître autoritaire était
juste habituellement, l'avaient fait rester. M. Honoré Fortier, s'il
ne l'exprimait pas, prouvait cependant, en toute occasion, la
confiance qu'il avait dans l'expérience et dans la probité de son
premier domestique. Quand il devait expédier des boeufs à Paris, il
les faisait accompagner par le toucheur bien connu dans la contrée, le
père Toutpetit qui, deux fois par semaine, de juin à fin novembre,
conduisait à la Villette des wagons de bestiaux, et rapportait le prix
aux éleveurs dans de petits sacs de toile cachetés avec de la cire
rouge. Mais, quand l'acheteur demandait la livraison sur un autre
point de la France, et qu'on n'avait pas de toucheur disponible, M.
Fortier disait, sachant qu'il plaisait à Gilbert: «J'ai quelqu'un.» Et
Gilbert Cloquet fit le voyage de Lyon deux fois, celui de Belfort,
celui de Nancy et d'autres encore. Le jeune homme acquérait ainsi plus
d'initiative que ses compagnons, plus d'autorité, et quelque notion de
la variété du monde.

A vingt-quatre ans,--comme fils de veuve, il avait été dispensé du
service militaire,--Gilbert passait déjà pour un homme riche.
Touchant de gros gages, cinq cents francs depuis l'âge de dix-sept
ans, ne dépensant rien, ayant hérité, en outre, d'une petite somme, à
la mort d'un oncle, ancien domestique de ferme et journalier à
Crux-la-Ville, il avait le droit de choisir parmi les meilleures
filles du pays. L'étonnement fut grand, lorsqu'on apprit que Gilbert
«causait» avec la fille d'un petit boutiquier de Fonteneilles,
marchand de sucre d'orge et de quincaillerie, de drap et de vaisselle
blanche. Elle n'était pas riche; elle avait pour père un alcoolique;
on savait qu'elle avait plus de goût pour la toilette que pour le
travail; mais, quand elle avait passé sur la place, le dimanche,
habillée comme une dame, les cheveux relevés, les yeux brillants tout
cerclés d'ombre et les lèvres ouvertes, laissant voir ses dents
blanches, tous les jeunes gens du bourg disaient en riant: «Est-ce
toi, Baptiste? Est-ce toi, Jean? Est-ce toi, François?» Un jour,
Gilbert, qui ne plaisantait pas souvent et se contentait de rire en
mordant ses moustaches blondes, se leva au milieu du cabaret où
buvaient trente compagnons, et dit: «C'est moi!» Et aussitôt il
traversa la route, et salua la jolie fille. Et on les vit, tous deux,
descendre en «causant». La mère Cloquet eut de la peine quand elle
apprit que son Gilbert avait choisi «une moindre que lui». Elle essaya
de lutter; mais elle était devenue si vieille qu'elle n'avait plus
que la force de dire non une fois, pour dire oui ensuite et pleurer en
se cachant.

Elle aurait voulu que le mariage eût lieu dans le mois de mai, car
elle était dévote à la Vierge. Mais des parents de la fiancée
intervinrent: «Les filles qui se marient en mai, disaient-ils, ont
trop d'enfants.» Et ce fut au commencement de juin, par une journée
éclatante et bonne pour la moisson, que Gilbert Cloquet mena à
l'église la belle Adèle Mirette, la fille de l'épicier de
Fonteneilles. Tout le village était sur les portes, pour voir ces deux
mariés, les plus beaux de l'année, et le cortège qui s'allongeait sur
les bosses du chemin montant. On avait mis en tête un couple d'enfants
tout petits, qui chassent le mauvais sort et préservent les époux,
puis venait le violoneux, puis Gilbert, superbe, donnant le bras à la
mère Cloquet qui essayait de rire et n'y réussissait guère. Les
pauvres, selon l'usage, avaient disposé, sur le passage des gens de la
noce, des chaises couvertes d'un linge blanc et ornées d'un bouquet.
Et tout le monde remarqua que la mère Cloquet, la pauvre vieille qui
avait tout juste de quoi vivre, déposait une pièce blanche sur chacune
des chaises des pauvres. Elle avait, sous son rire forcé, le coeur
plein de chagrin.

La mère Cloquet ne put porter longtemps une peine qui s'ajoutait à
tant d'autres. Moins de deux mois après le mariage, elle mourut,
persuadée que son fils serait malheureux en ménage. Elle se trompait
à moitié. La jeune fille coquette fut une femme de bonnes moeurs, et
dont on ne parla pas. Elle avait aimé la toilette, comme un moyen
surtout de se faire aimer. Son mari n'eût pas supporté les galanteries
d'un rival. Peut-être, d'ailleurs, fut-ce par esprit de précaution
autant que d'économie, qu'ayant à louer un logement, il choisit le
hameau du Pas-du-Loup, situé en plein bois, à huit cents mètres du
bourg. Il resta domestique à la Vigie, mais il quitta la bauge où,
pendant treize ans, il avait dormi dans la paille, et vint habiter la
dernière des maisons du hameau, la plus enfoncée dans la forêt, à
gauche. Chaque matin, dès l'aube, il partait et montait à la Vigie; à
la brune, il descendait. Personne n'aurait pu dire s'il était heureux
ou malheureux. On remarqua seulement qu'il rentrait souvent très tard,
puis, après un peu de temps, qu'il avait acheté, ou reçu en cadeau, on
ne sut jamais lequel, un chien nommé Labri, chien de berger, poil de
limaille, yeux de charbon ardent, qui ne le quittait plus. «C'est à
lui qu'il dit ses secrets», murmuraient les voisines.

La vérité, c'est que la Cloquette n'avait rien d'une ménagère. Elle
était de santé délicate, et cela lui servit longtemps d'excuse quand
la soupe n'était pas prête, quand le mari trouvait la maison en
désordre, le linge, le «butin» mal rangé dans l'armoire, et les
hardes de travail non réparées après deux ou trois jours. Il l'aimait,
de toute la force de sa jeunesse intacte, et elle aussi l'aimait à sa
façon, fière de se montrer, le dimanche, près du plus bel homme du
pays, d'aller avec lui aux noces, aux apports, aux foires quelquefois,
lorsque M. Fortier y envoyait son domestique. Elle avait les goûts de
sa petite enfance, qui s'était passée dans une boutique de village, à
vendre et à bavarder. Ni l'habitation dans la forêt, ni les travaux de
la maison ne lui plaisaient, et les poules de son poulailler n'avaient
pas, il s'en fallait, la crête nourrie, la plume luisante et le jabot
renflé de celles de la voisine, la Justamonde.

--Que veux-tu, finit-elle par dire à Gilbert qui se plaignait, je n'ai
l'esprit à rien, parce que tu n'es jamais là. Encore si tu allais à la
journée, comme font presque tous les hommes mariés de ton âge,
j'aurais plaisir à travailler avec toi au jardin, les jours de
chômage, et à tenir la maison en ordre; mais monsieur Honoré Fortier
ne te laisse pas une heure; il te prend même souvent le dimanche,
parce qu'il dit qu'il a confiance en toi pour garder la Vigie. Tu
crois que c'est drôle pour moi! A quoi te sert-il, ton argent?

Gilbert n'avait pas l'air d'entendre la Cloquette; il remontait à la
Vigie, avec son chien aux yeux de braise. Adèle Mirette n'était pas
méchante. Elle était ce qu'on l'avait faite: une fille qui ne savait
rien de son état. En revanche, elle croyait tous les contes
superstitieux des campagnes voisines. Pour toute la fortune de M. le
marquis, on ne l'aurait pas vue coudre entre Noël et le premier de
l'an, ni contrainte de laver «un jour de bonne Dame», elle qui
travaillait souvent le dimanche. Les sorts et les sorciers lui
faisaient peur, et, quand elle rencontrait le Grollier, elle lui
souriait, en se signant secrètement, pour combattre, de deux manières,
le mauvais oeil du chemineau.

L'eau creuse la pierre et le vent la ronge. Les plaintes de la
Cloquette pliaient lentement, et sans qu'il y parût, la volonté de
l'homme. Il savait bien qu'il aurait tort de quitter la ferme où il
travaillait depuis si longtemps, dont chaque motte avait été foulée
par ses sabots et remuée par ses mains. Les mots d'une femme qu'il
aimait et qu'il plaignait silencieusement, des propos d'hommes d'une
génération nouvelle, et qui commençaient à élever la voix dans les
auberges, changeaient le coeur du tâcheron. En 1883, vers le milieu de
la fenaison, qui eut lieu de bonne heure, Gilbert eut une discussion
avec son patron; il dit, en passant devant une ancienne pâture devenue
prairie, et qui se nommait la Chaume basse:

--Vous voulez que je coupe l'herbe, patron; elle n'est pas mûre!

--Elle l'est. Je sais ce que je dis, Gilbert, et c'est moi qui
commande ici.

--Moi aussi, je sais ce que je dis, et je ne couperai pas de l'herbe
qui n'est pas mûre. Ça me dégoûte!

M. Honoré Fortier n'avait peut-être jamais été aussi patient: il ne
répliqua pas, et laissa Gilbert monter, avec trois domestiques jeunes
et qui avaient entendu, vers un pré plus haut, et où la graine perlait
en rosée grise au bout des herbes drues. Mais le soir, comme il
revenait, le long d'une trace, tirant le jarret, il fut rejoint par
Gilbert Cloquet qui montait vite, la faux sur l'épaule.

--Tu as chaud, à ce que je vois, Gilbert!

--Et autre chose.

--A savoir?

--Que je vas quitter la Vigie à la Saint-Jean.

M. Honoré Fortier s'arrêta. Sa forte face rasée, sculptée par la
colère soudaine, devint plus vieille de dix ans.

--Voilà quatre fois que tu le dis, Gilbert. C'est assez. Pourquoi t'en
vas-tu?

--Pour être mon maître.

--Sois donc ton maître! Je ne suis plus le tien! Crève de misère si tu
veux! Seulement, rappelle-toi bien ce que je vais te dire: ni à
présent, ni quand tu seras vieux, jamais je ne te reprendrai.

--Je n'y reviendrai pas, monsieur Fortier.

--Quand même tu te mettrais à genoux, là, sur la terre!... Rentre à
la Vigie: je vas régler ton compte. Et pas à la Saint-Jean: tout de
suite!

Gilbert passa devant son patron, et, tandis qu'il s'éloignait,
raccourcissant les enjambées pour montrer qu'il n'avait pas peur, il
entendit rouler sur les sillons:

--Dix-neuf ans d'amitié! Dix-neuf ans de bonne paye! Tu regretteras
ton maître, Gilbert Cloquet!

Un peu plus loin, il entendit encore:

--Tu me fais tort, tu manques à la justice!

Alors, Gilbert tourna la tête, furieux:

--Je vous défends de dire cela! cria-t-il. J'use de mon droit; je ne
vous fais pas de tort! Vous me remplacerez!

Mais la voix répliqua, d'en bas:

--Au jour d'aujourd'hui, les bons domestiques ne peuvent être
remplacés. Oui, tu me fais grand tort, et, parce que tu t'en vas sans
raison, tu manques à la justice!

Au-dessus des sillons, les mots s'éparpillèrent, et les hommes ne se
parlèrent plus.

Ce soir-là, Gilbert fit, pour la dernière fois, le chemin qui mène de
la ferme au village. Le coeur lui battait quand il approcha du
Pas-du-Loup. Il y avait, après le chaud du jour, un engourdissement de
toute la terre. Les feuilles de tremble elles-mêmes étaient en paix.
L'homme descendait, dans une joie d'orgueil, ne regrettant rien,
saluant la maison invisible, enveloppée par les futaies. «Je verrai
donc grandir ma petite», disait-il. Une petite fille lui était née,
quatre ans plus tôt. Il l'aimait passionnément, mais, de toute la
semaine, ne la voyait guère qu'endormie, partant trop tôt, rentrant
trop tard pour trouver éveillés les yeux de la petite Marie. Elle
avait été l'une des raisons, la seule qu'il s'avouât à lui-même, de la
résolution qu'il venait de prendre. Quand il arriva dans la futaie, la
petite jouait sur le pas de la porte. Elle tournait le dos. Le père
l'enleva dans ses bras, effarouchée, et la baisa bruyamment.

--Petite Marie, c'est un journalier qui t'embrasse! Tu me connaîtras,
à présent!»

Une ère nouvelle commença donc pour Gilbert Cloquet. Il avait trente
ans. Sa force était connue, sa probité de travailleur aussi: on le
demanda tout de suite, dans les fermes, dans les bois. Il eut plus de
journées que n'importe lequel de ses nombreux compagnons qui louaient
leurs bras. Le régisseur de M. de Meximieu l'engagea pour les foins;
d'autres le louèrent pour la moisson. Il fut «son maître»; du moins il
crut l'être, et il peina durement, mais plus joyeusement qu'à la
Vigie. Le mauvais côté de ce métier de travailleur à la journée ou à
la semaine, ce n'était pas le perpétuel changement de travail et de
cantonnement,--Gilbert aimait la comparaison qu'il faisait ainsi
entre les gens et entre les terres du pays,--c'étaient les chômages,
et ce fut aussi, bien vite, le prix trop bas de l'embauchage. Du 15
novembre au milieu de mars, bon ouvrier comme il l'était, il trouvait
bien cinquante journées à faire dans les bois. En avril, on le louait
dans les fermes, pour aider aux labours de printemps et au cassage des
mottes, mais c'était un mauvais mois. En mai, il retournait en forêt,
avec sa femme quand elle voulait bien le suivre, pour l'abatage et
l'écorçage des baliveaux de chêne; puis venaient les grandes semaines
des récoltes, les foins en juin, les blés et les avoines en juillet;
puis des temps d'accalmie et de repos forcé; et en cherchant, en se
proposant çà et là pour la récolte des pommes de terre et pour les
semailles d'automne, il gagnait la Toussaint, la saison où, avec ses
compagnons, il s'enfonçait de nouveau dans le bois. Saison dure, mais
où l'on vivait avec les compagnons, et que Gilbert aimait.

Il fallait faire souvent trois ou quatre kilomètres, matin et soir,
pour gagner le chantier et pour en revenir. Quand le père rentrait,
dans la nuit toujours, car on finissait le travail vers cinq heures,
un peu avant le coucher du soleil, l'enfant disait:

--Vous aimez trop le bois, papa!

Il l'enlevait à bout de bras, la tournait vers la flamme de l'âtre,
afin de voir la joie jeune au fond des yeux que l'enfant avait bridés,
vivants et couleur de hêtre en automne, et il répondait en riant:

--C'est pour que vous ne travailliez ni l'une ni l'autre que je
travaille dur, ma petite Marie!

Dans la pièce unique qui occupait tout l'espace entre les quatre murs
de la maison,--deux lits au fond, une grande cheminée dans le mur de
droite, une grande armoire montant en face jusqu'aux solives, une
porte et une fenêtre sur la route forestière, quelques ustensiles de
ménage pendus à des clous, une huche où l'on serrait les provisions de
bouche, un baril de vin calé sur deux bûches fendues,--l'homme ne
demeurait jamais longtemps. Le travail l'attirait au loin, et aussi la
vie entre hommes, qui devient une habitude, une école et vite une
tyrannie.

On causait, en se rendant au travail, par les lignes des bois, en
revenant le soir avec la lance sur l'épaule, et aussi à midi, quand
tous les bûcherons de la coupe se réunissaient par groupes à l'abri
des cordes de moulée, et ouvraient les gibecières pour déjeuner.
Gilbert, qui avait le prestige de la taille et la réputation d'un
caractère indépendant, était très écouté. On le prenait pour juge,
souvent, dans les contestations entre les ouvriers et les commis
assermentés qui les surveillaient au nom des marchands de bois. Il se
plaignait tout haut,--les autres le faisaient tout bas,--que le
salaire fût insuffisant. Un franc cinquante par jour, c'était trop
peu, c'était injuste. Et cela encore lui donnait un ascendant sur ses
compagnons. Il ne gagnait pas plus que chez M. Fortier, mais la
liberté de la vie, et la variété du travail, enlevaient le regret du
passé à ce grand bûcheron qui sentait sa jeunesse sûre du lendemain et
influente dans le domaine des égaux.

La santé de la Cloquette, qui n'avait jamais été bonne, empirait assez
vite. La pauvre femme, minée par un mal sournois, devenait pâle et
mince comme un cierge. Elle perdait ses cheveux, ses dents qui lui
donnaient son éclatant sourire, et jusqu'au goût de la toilette. La
petite Marie, au contraire, plus jolie encore que n'avait été sa mère,
élancée, blonde, fraîche avec des yeux vite irrités et charmants quand
ils étaient doux, poussait comme un chêne de bordure. Le père ne
connaissait rien d'aussi beau qu'elle. Il était, lui si rude avec les
hommes, la faiblesse même devant elle. Il la gâtait. Il disait pour
s'excuser:

--Je suis trop souvent dehors, pour avoir le droit de la faire pleurer
quand je la vois. Tu as tout le temps de te faire aimer d'elle, toi,
la femme; moi, je n'ai que l'heure de mon souper.

Quand elle eut dix ans, elle fit, avec les autres enfants de son âge,
la première communion. Ce fut une grande fête, et une grande dépense
pour les Cloquet. Gilbert avait voulu que Marie fût la mieux habillée
du bourg, et la Cloquette avait fait travailler les lingères de
Corbigny.

Le matin de la fête, au premier son qui partit du clocher de
Fonteneilles et déferla sur la forêt, les quatre voisins des Cloquet,
leurs femmes et leurs enfants, c'est-à-dire les Justamond, le père
Dixneuf, les Lappe et les Ravoux, sortirent dans le chemin pour
contempler Marie en blanc. Ils dirent tous: «Elle est mignonne», mais
il n'y eut que la mère Justamond qui l'embrassa avec l'émotion que
donne l'intelligence de la religion. Elle murmura quelque chose à
l'oreille de l'enfant, qui répondit oui, discrètement. Marie était
tout occupée à relever son voile et sa robe, et à marcher bien droit,
pour ne pas mettre dans les ornières ses pieds chaussés de souliers
blancs. La mère, tous les dix pas, recommandait: «Va pas te salir,
Marie!» Il avait plu pendant la nuit. Des gouttes en retard tombaient,
de grosses gouttes paresseuses, sur le voile et sur les cheveux
ondulés avec peine. Entre les deux falaises de futaies, Marie marchait
devant; le père et la mère suivaient, l'un à droite, l'autre à gauche,
endimanchés. Gilbert avait même pris le haut de forme qu'on ne met que
dans les solennités. Et on aurait dit des chrétiens, dans l'église, un
peu plus tard, à les voir silencieux, graves, émus même et regardant
souvent la petite, qui était à la seconde place du premier rang,
derrière son cierge; mais l'émotion était toute paternelle,
maternelle, humaine, et pareille à celle des parents qui conduisent
leur fille à son premier bal. Après la messe, et quand le curé, un
vieillard courtois et timide, gagné à l'inertie par le désespoir de la
vaincre, rentra au presbytère, il trouva dans l'allée sablée la
famille Cloquet, qui venait lui offrir ses hommages et des brioches
commandées au boulanger du pays. Les brioches lui parurent si grosses
qu'il s'en réjouit d'abord, comme d'une preuve de dévotion. Il
remercia.

--C'est que, voyez-vous, monsieur le curé, dit Cloquet en caressant sa
barbe blonde, nous n'avons jamais eu à nous plaindre de vous; et j'ai
voulu vous le marquer. C'est mon habitude de ne point être en retard
avec ceux qui sont de nos amis.

--Je n'en suis pas assez, de vos amis, Gilbert Cloquet, mais la pensée
est bonne quand même. Merci!

--Au plaisir, monsieur le curé.

--Ramenez la petite pour les vêpres, bien exactement, à deux heures et
demie.

Et ce fut tout. La mère et la fille revinrent à deux heures et demie.
Elles étaient rouges. On avait beaucoup mangé. Cloquet s'était mis à
affiler sa faux, car la saison des foins était venue, et la veille, le
garde du château de Fonteneilles avait embauché les faucheurs.

Deux ans plus tard, la Cloquette mourut. Sa fille n'avait pas douze
ans. Ce fut un chagrin et une cause de longue inquiétude pour le
journalier. Si peu ordonnée, si médiocre ménagère que fut la
Cloquette, elle l'était plus encore que sa fille. «Ma petite n'a pas
l'âge de se donner tant de mal», disait-elle. L'enfant n'avait pas
même appris le peu de cuisine et de couture que la mère aurait pu lui
enseigner. Quand la mère fut partie, le père resta huit jours chez lui
sans rien faire, comme cela se doit, entre la messe de mort et la
messe de service, près de Marie, tâchant de la connaître, de la
conseiller, de lui commander quelque travail. Car la fille eût été de
force à faire le ménage, si elle avait voulu: elle paraissait avoir
quatorze ans, et d'autres disaient seize, tant elle était grande et
déjà femme de corps et de manières. Il ne réussit pas. Il se heurta à
des caresses, puis à un refus, puis, comme il insistait, à une colère
boudeuse, sombre, persévérante comme l'ingratitude. Comme le huitième
jour finissait, Cloquet, qui était en train d'enlever les noeuds de
crêpe attachés, selon l'usage, à la paille de ses ruches, vit
s'approcher la grosse mère Justamond, sa voisine.

--Père Cloquet, dit-elle, j'ai déjà cinq enfants à garder, avec votre
fille, ça fera six. Ne vous faites pas de tourment.

Et Marie continua de jouer avec les petits Justamond, et de paresser,
en attendant qu'elle eût l'âge d'entrer en apprentissage. Elle voulait
être lingère, pour voir du monde et quitter la forêt.

Gilbert fut donc plus mal servi, plus isolé, plus malheureux chez lui
qu'autrefois. Il se rejeta entièrement du côté des compagnons de
travail, les uns journaliers de toute l'année qu'il rencontrait dans
les fermes, les autres, rouliers, maçons, petits propriétaires,
retraités, artisans qui, pendant la saison d'hiver allaient au bois
avec la cognée, ou avec l'écorçoir au temps de la sève montante.
L'obscure tendresse que développe le métier, le besoin d'être
plusieurs qui pensent de même et qui s'entr'aident, le fit se louer
souvent dans des fermes lointaines, et revenir tard parce qu'on allait
boire entre amis, et quelquefois coucher hors de la maison. Ses
vêtements étaient en mauvais état, sa barbe s'allongeait, les chiens
aboyaient après lui, quand il réapparaissait au hameau. Les voisins
disaient: «Gilbert Cloquet s'ensauvage.» Oh! non, il vivait plus
complètement, d'une vie passionnée, heurtée, généreuse et inquiète; il
vivait pour d'autres et avec d'autres de son métier, dans la
corporation renaissante. Et sa nature généreuse s'emplissait
d'illusions, de colères et de joies mêlées.

En cette année 1891, et dans les deux qui suivirent, les bûcherons de
la Nièvre se liguaient pour obtenir le relèvement des salaires
insuffisants. Dans les bois, aux heures de trêve, dans les cabarets,
les dimanches, et dans les fermes où les machines, remplaçant les
rouleaux et les fléaux, groupaient les hommes par bandes nombreuses,
les ouvriers de la terre discutaient les intérêts du métier. Des mots
qu'on n'avait point entendus depuis plus d'un siècle montaient sous
les taillis ou entre les haies. Quelques très vieux arbres avaient
frémi, jadis, au passage de mots semblables. On disait: «Les intérêts
communs des ouvriers;... plus d'isolement, les individus sont
faibles;... groupons-nous pour soutenir nos droits;... formons une
caisse, nous abandonnerons chacun une part de nos salaires.» Les
plaintes abondaient, s'exaspéraient l'une par l'autre: «On ne peut
vivre! Les marchands nous exploitent! Plus de prix de misère!...
Est-ce que cela suffit, un salaire de un franc vingt à un franc
cinquante! Et la femme? Et les mioches? Et les chômages?» Vivre, la
vie, l'enfant, la maison, ces mots premiers et pleins gonflaient le
coeur des hommes, et quand on avait parlé de la misère, on jetait la
menace et le défi aux exploitants qui étaient à Nevers, ou dans les
petites villes, ou parmi les campagnes, dans les maisons bâties avec
la sève des bois abattus. D'autres mots étaient prononcés, et
c'étaient les rêves, auxquels tous ne croyaient pas également, mais
qui se mêlaient cependant au sang de tous, car ils étaient dans l'air
qu'on respirait, avec l'odeur des bourgeons jeunes et des herbes
neuves. On disait: «L'avenir est au peuple. La démocratie va créer un
monde nouveau... Le droit au pain, le droit à la retraite, le droit de
partager...» Toute la forêt s'agitait cette année-là. Les taillis
toujours coupés murmuraient sous les chênes, et disaient: «Nous avons,
comme les futaies, le droit au vent du large.»

Gilbert Cloquet, avec sa passion pour la justice, fut des premiers à
demander le syndicat. Il parlait sans art, avec une force contenue,
et, dans les commencements, avec un peu de bégaiement qui donnait une
soudaineté à ses phrases. Mais il savait bien les choses de la
contrée, et il avait l'autorité de la réputation parmi les camarades.
Il voyagea dans tout le département, pour s'entendre avec les
syndicats voisins. Il rédigea des statuts. Pendant des mois il vécut,
comme il disait avec orgueil, «pour la justice de tous». L'instituteur
de Fonteneilles répétait: «Ce Cloquet doit avoir eu des ancêtres parmi
les communistes du Nivernais.» Et il voulait parler de ces communautés
paysannes, consacrées par l'ancien droit coutumier, et qui groupaient,
au XVIe siècle, les familles de laboureurs et de bûcherons,
travaillant sous un chef et héritant entre elles.

Gilbert eut même son heure de célébrité.

Il assistait à la réunion de marchands de bois et d'ouvriers,
convoquée par le préfet, à Nevers, le 4 février 1893, et où étaient
représentés les syndicats de bûcherons de Chantenay-Saint-Imbert,
Saint-Pierre-le-Moutier, Neuville, Fleury, Decize, Sémelay,
Saint-Benin-d'Azy, la Fermeté, Molay et d'autres encore. Quand on
demanda aux bûcherons d'exposer leurs prétentions, plusieurs voix
crièrent: «Cloquet! Cloquet!--Monsieur Cloquet est-il ici?» dit le
préfet. «Le journalier Cloquet, présent!» répondit Gilbert. Et ce fut
l'occasion d'un premier succès. Puis le grand bûcheron, debout, pas
gêné, soutenu par la passion vivante dans tous les coeurs et dans tous
les yeux, continua:

--On veut vivre. C'est pas la fortune qu'on demande; c'est du pain,
et, à condition de se priver de lard, un bout de ruban pour nos
filles. Moi, j'en ai une qui grandit. On demande que les marchands
acceptent le nouveau tarif: et d'une. Et puis que la corde de moulée
ne dépasse pas 90 centimètres de haut. Si les marchands accordent ça,
nous rentrons tous au bois; sinon, non. Il nous faut la justice, qu'on
a chassée de la forêt.

On l'applaudit pour l'ampleur de sa voix, sa force, sa taille et son
absence de peur. Ce fut un triomphe. Ses camarades le reconduisirent,
chantant la _Marseillaise_, jusqu'à la maison du Pas-du-Loup, au seuil
de laquelle se tenait, pâle, la grande et belle Marie accourue au
cantique. Un des bûcherons, un jeune, passa devant, et dit:

--Il a rudement parlé, le papa. Vive Marie Cloquet! Vive le père
Cloquet!

C'était la deuxième fois qu'on l'appelait le père Cloquet. Il n'y fit
pas trop attention, étant un peu ému de vin et de gloire; il dit
seulement:

--Lureux, parce que tu es jeune, il ne faut pas plaisanter. J'ai fait
ce que je devais. J'espère que nous allons réussir. Donne un verre de
vin aux amis, Marie, et embrasse-moi.

Et Marie l'embrassa, Marie aux yeux de chèvre, longs, ardents et
dorés.

Longtemps après que les hommes eurent bu, et qu'on les eut vus
disparaître dans les chemins de la forêt, le père et la fille
restèrent sur le pas de la porte, écoutant les voix qui chantaient en
choeur, et qui criaient, de plus en plus lointaines: «Vive le camarade
Cloquet!»

La gloire fut courte. Déjà dans les premières grèves, Gilbert avait dû
réprouver les violences de quelques jeunes. Quand plusieurs bûcherons,
au soir d'une discussion de tarifs avec M. Thomas, le gros marchand de
bois, avaient proposé d'aller saccager la maison de l'«exploiteur», il
avait pris parti contre eux, et fait rejeter leur vengeance. Une autre
fois, sommé de se joindre aux compagnons du syndicat, qui avaient
résolu de pénétrer dans un chantier et d'en chasser les non-syndiqués,
il s'était refusé à quitter sa maison. «Ce n'est pas bien, avait-il
dit: ceux qui ne sont pas avec nous ont des femmes et des enfants
comme nous, laissez-les venir, et ne les forcez pas à chômer. C'est
dur, d'être sans travail.» Une troisième fois, il s'était mêlé au
cortège des grévistes, pour voir. Et il avait vu, au milieu de la
forêt, une coupe envahie par une bande hurlante et six hommes de
Fonteneilles entourés, frappés, et obligés de marcher en tête des
grévistes, à travers bois, puis sur les routes. On passait dans les
villages. On récoltait des lâches, qui se mêlaient à la troupe. Les
prisonniers épouvantés, blessés par leurs sabots, demandaient grâce.
«Marchez toujours!» Et ils marchaient suppliants, insultés, dans la
clameur des voix qui étouffaient leurs plaintes. Deux d'entre eux
finirent par tomber sur le chemin. Alors, dans le crépuscule, il y eut
une lutte sauvage. Un homme, un seul, se battit contre dix. Des cris
s'élevèrent au bord de l'étang de Vaux, cris de mort, cris d'horreur,
si aigus que les maisons cachées sous les arbres entendirent, et
fermèrent leurs volets. Cette nuit-là, Cloquet rentra très tard chez
lui, les habits déchirés et la mâchoire en sang. Et comme Marie,
tremblante, questionnait le père:

--Ne t'émoye pas, dit-il: les autres ont plus de mal que moi.

Depuis lors, il eut, dans la forêt, d'implacables ennemis. Ceux qui
l'aimaient le défendirent mal, quand un des meneurs, Supiat, proposa
de lui enlever la présidence du syndicat des bûcherons. A la place de
Gilbert, le fondateur du syndicat, le porte-parole des ouvriers des
bois et des champs de la Nièvre à la réunion de Nevers, on élut son
voisin, son vis-à-vis, Ravoux, un chef moins beau, plus jeune et plus
fermé, qui dominait les meneurs parce qu'il ne parlait presque pas, et
que ses yeux ne décoléraient point. Gilbert continua d'assister aux
réunions dans les cabarets de Fonteneilles ou des villages voisins; on
l'écoutait, mais on votait contre lui. Les jeunes disaient: «Tu peux
remiser, Gilbert; maintenant que la machine est lancée, ne tire pas en
arrière.» Beaucoup l'estimaient et n'osaient plus le suivre. Et lui,
qui avait le coeur tout simple et fraternel, il souffrait moins d'être
relégué au second rang que de ne pouvoir approuver des projets, des
mots ou des actes qui offensaient son idée de justice. «Une si belle
cause, disait-il, notre pain, notre défense, et ils ne l'aiment pas
comme moi! Pas autant!»

Les mois et les années passaient. Marie devenait une femme. Elle
allait «à ses journées» dans le bourg et dans les fermes. Elle était
grande et toujours plus jolie que n'avait été la mère, bien qu'elle
n'eût pas la même douceur de traits ni de manières. Ses pratiques la
trouvaient brusque, capricieuse, tantôt «avantageuse à l'ouvrage»,
tantôt molle et si revêche d'humeur qu'on ne pouvait obtenir d'elle
une réponse.

Le père la jugeait de même. Il avait peur d'elle et pour elle. Il
songeait au loin, en fauchant le blé, en mordant, au coin d'une haie,
le pain apporté de chez lui: «Que fait-elle? Je ne sais d'elle que ce
qu'elle veut bien m'apprendre. A son âge, les filles ont des secrets.
Quelle pitié, quand les mères ne sont plus!» Mais elle était si tendre
avec lui quand il essayait de la gronder! Attentive et inquiète
d'abord, elle s'apercevait vite qu'elle n'aurait pas de peine à se
défendre contre des commérages sans précision. Elle disait: «Les
filles d'ici sont jalouses de moi; comme les gars autrefois étaient
jaloux de vous.» Ces soirs-là, elle soignait la soupe, elle tirait de
la huche un morceau de lard ou une boîte de sardines conservées, régal
des habitants de Fonteneilles. Puis, après le souper, elle s'asseyait
près du père, devant le feu, ou derrière la maison où il y avait un
verger pas plus long qu'une meule de foin, avec trois pommiers, des
groseilliers, un romarin bien vieux, des ruches d'abeilles, et la
forêt levée tout autour. Marie caressait le père et se faisait petite
à côté de lui très grand. Ils s'asseyaient sur un madrier, qui
pourrissait depuis vingt ans le long du mur. C'était rude parfois, de
dérider le père. Marie presque toujours y réussissait. «Pourquoi as-tu
perdu la pratique des deux soeurs de Durgé? Il paraît que tu as refusé
de coudre des sacs, parce que c'était trop dur? Pourquoi m'as-tu
laissé tout seul dimanche, jusqu'à cinq heures? Est-ce vrai que tu te
laisses faire la cour par ce Lureux, qui n'est pas un travailleur,
Marie, pas un homme bien rangé, non plus?» Elle riait si bien que les
voisins enviaient la demi-heure de joie que passait Gilbert Cloquet.
Lui, il ne croyait pas tout à fait ce qu'elle disait; il se laissait
tromper juste assez pour cesser de se plaindre et de parler du passé.
«Allons! Marie, il faut me faire honneur, il faut marcher droit,
sagement, c'est ce que t'a dit bien des fois l'institutrice, n'est-ce
pas? Elle avait raison... Et puis tu me ferais tant de peine si je te
voyais mal famée dans la région!» Il avait le sentiment que ses
conseils étaient sans force. Il haussait les épaules et demandait:
«Apporte-moi ma pipe. Elle m'écoute toujours quand je parle.» La
petite fumée bleue montait. Marie se levait pour aller fermer à clef
la cabane des poules. Et les étoiles passaient au-dessus d'une maison
rétablie dans le silence, mais non point dans la paix.

       *       *       *       *       *

Un soir, au temps de la récolte des pommes de terre, en septembre
1898, il avait soupé avec le patron de la ferme qui est sur le coteau,
en face de la grande digue des étangs; puis, las de la journée, il
s'était couché dans un lit depuis longtemps inoccupé, et dont le bois
pourrissait au milieu des piles de sacs, des pommes de terre
amoncelées, des liens de paille, des vieux harnais qui couvraient
presque tout le pavage de la décharge. L'odeur de la terre, son odeur
de levain qui s'élève des guérets ouverts, sortait des mottes
attachées aux racines et aux lames des outils, et se mêlait à celle
des vieux cuirs cirés et moisis. Gilbert Cloquet songeait, sans doute
à cause de cela, aux labours qu'il devait faire, prochainement, dans
une vallée où la charrue ne rencontrait pas de pierre, et où le
froment levait volontiers. Il avait toujours l'esprit préoccupé du
travail ou du chômage prochain. Quelqu'un frappa à la porte et entra.

--Ce n'est pas une heure pour déranger le monde, dit rudement Gilbert.
Qu'est-ce qu'on me veut?

Il s'assit sur son lit, sa chemise ouverte sur sa poitrine velue.

--Faites excuse, dit un jeune homme qui entra lestement et resta
debout au pied du lit; je me suis dépêché, mais je n'ai pas pu arriver
plus tôt: je viens de par delà Saint-Révérien, et je vais aller
coucher ce soir à la Vaucreuse, où je suis embauché.

--C'est un pays qui m'est ami, dit Cloquet, mais ça ne m'explique pas,
Lureux, pourquoi tu viens?

--Vous ne devez pas rentrer de la semaine au Pas-du-Loup, monsieur
Cloquet, et votre fille Marie m'a bien recommandé de vous parler au
passage.

--Ma fille?

--Oui, dit le gars dans l'ombre, nous nous sommes entendus: elle veut
bien de moi, et moi, j'ai mon idée devers elle.

Gilbert ne répondit rien pendant plusieurs minutes. Beaucoup de choses
qu'il avait entendu dire contre ce garçon lui revenaient en mémoire.
Il eut envie de se lever, en chemise, de le chasser, de lui crier:
«Va-t'en, et cherche ailleurs que chez moi!»

Mais l'image de Marie se dressa aussitôt devant lui, de Marie
mécontente, froissée, à jamais divisée d'avec lui; il eut peur de la
dernière solitude, puis, reportant les yeux sur cet homme attentif,
penché un peu, et dont les yeux luisaient d'inquiétude jeune, dans
l'ombre de la décharge, il sentit de la compassion pour celui qui,
comme lui, gagnait difficilement le pain, au bois, aux prés, au
froment, pareil aux oiseaux et, comme eux, changeant de grenier avec
les saisons.

--Je ne t'aurais pas choisi, Lureux, parce qu'on te dit dépensier.

--Monsieur Cloquet, je ne bois pas...

--Tu ne bois pas, peut-être, mais tu as le goût de la dépense; tu
payes à boire aux autres, et tu joues; il faudra te ranger. Écoute:
si, comme tu le dis, Marie est consentante, je le saurai, je ne la
contrarierai point. Tu lui feras dire par quelqu'un de tes parents
que, pas plus tard que jeudi, après les pommes de terre finies,
j'irai causer avec elle.

Quelquefois, il avait rêvé que le gendre futur, l'homme de qui
renaîtrait sa race, se jetterait à son cou et le serrerait dans ses
bras: et, en ce moment, il eut au coeur la morsure nette de la
déception. Non, cela ne se pouvait: plus tard, peut-être, l'amitié
viendrait. Il tendit la main à l'homme, qui avait fait le tour du lit
et qui s'était approché.

--A présent, mon garçon, dit-il, ne va pas trop vite en amitié avec
Marie, et n'entre pas chez moi avant que je n'y sois rentré,... parce
que, tu me connais, ce n'est pas un mariage qu'il y aurait, c'est un
coup de fusil au coin d'un chemin.

Un rire contenu lui répondit.

--Je ferais comme je dis, Lureux!

--Que pensez-vous là, monsieur Cloquet?... Allons, merci, j'ai de la
route à faire dans la nuit; oui, j'en ai... il faut que je parte.

--Tu promets de ne pas t'arrêter au Pas-du-Loup?

--Oui.

La porte se referma, et Gilbert ne dormit pas, car il avait pris trop
dur sur lui-même, pour ne pas faire pleurer Marie: et ce fut lui qui
pleura.

Il songea qu'il avait toujours été seul, que personne dans le monde,
sauf la vieille mère et un peu Adèle, qui étaient mortes toutes les
deux, n'avait aimé le pauvre remueur de terre et faucilleur de blé
qu'il était. Il pensa: «Pour quoi vais-je vivre maintenant? pour qui?
pour moi tout seul? oh! que ça n'est guère!» Le monde, pour lui,
finissait là, depuis que les compagnons rejetaient Gilbert Cloquet.

Dans cette même nuit, le coeur battant d'orgueil, de vie et d'amour,
Étienne Lureux prenait la traverse, descendait la colline, passait sur
la levée, entre les étangs clairs sous la lune, et entrait dans la
forêt, pour arriver plus vite au Pas-du-Loup. Il galopait sur le sol
bourré d'herbes; il riait; il regardait, au-dessus des taillis, les
nuages passer sur la lune et s'emplir de lumière. Puis, dans la grande
solitude, s'arrêtant pour souffler, deux fois il cria: «Vive Marie
Cloquet! Vive la plus belle fille de Fonteneilles, de Corbigny, de
Saint-Saulge et de toute la terre!»

Enfin, les pieds blancs de poussière et de boue, il arriva au hameau.
Les cinq maisons, enveloppées par les bois, aux bords du chemin
forestier, dormaient. Il s'approcha d'une fenêtre et dit tout bas:
«Marie?» Il ne voulait pas que, de la maison en face, Ravoux pût le
surprendre. Son visage devint tout pâle, et sa pensée d'angoisse y
sculpta un autre visage. «Où est-elle? Morte? Échappée? Marie?» Puis
tout à coup, la jeunesse y reparut; les traits se détendirent dans la
joie; le contrevent s'ouvrit, et la tête décoiffée de Marie, aux yeux
fermés par la demi-lumière de la nuit, se tendit au baiser de l'homme.

--Marie, j'arrive de la ferme de Vaux!

--Tu l'as vu?

--Il n'a pas osé dire non...

--Ah! quelle chance, mon petit Lureux!

Elle demanda, souriant dans le sommeil:

--A-t-il promis de la galette?

--Je n'y ai pas pensé.

--T'es bête, mon pauvre garçon, il en a!

Il causa deux minutes, et, comme il avait promis de ne pas s'arrêter,
voulant ne pas trop longtemps mentir à sa promesse, il embrassa de
nouveau la jeune fille ardemment, reprit la gibecière qu'il avait
déposée à terre, sauta d'un bond jusqu'au milieu du chemin forestier,
et s'échappa. Marie, la tête dans l'ouverture des contrevents, les
yeux grands, les lèvres rieuses, le coeur gonflé d'orgueil, regardait
l'homme qui l'arracherait à la vie dépendante et à l'ombre de ces bois
où il disparaissait.

Peu après, Étienne Lureux épousa Marie Cloquet. Le père, voyant sa
fille éprise de ce joli homme, ne sut rien refuser. Il céda à cette
sorte d'éblouissement où le bonheur des enfants jette parfois les
mères; il crut tout ce qu'elle affirmait; il voulut tout ce qu'elle
demanda. Pour qu'elle fût plus heureuse qu'il n'avait jamais été, il
lui prêta tout son argent, quatre mille francs qu'il avait, en se
privant toute sa vie, économisés et placés. Le rêve du père fut
réalisé par la fille. Marie prit à bail une petite ferme de douze
hectares nommée l'Épine, toute proche de la forêt, enclavée presque
entièrement dans le domaine de Fonteneilles, et qui, vendue en
justice, après la mort d'un paysan propriétaire de Crux-la-Ville,
avait été achetée tout récemment par le principal créancier
hypothécaire, un négociant d'Avallon. Elle eut une domestique, qui
faisait tout le gros ouvrage, un mobilier neuf, des vaches, des
brebis, deux juments, des bijoux lourds et peu titrés, et le droit de
regarder de haut ses anciennes compagnes les lingères, coureuses de
journées. Il est vrai qu'elle devait beaucoup d'argent dès son entrée
en ferme, sans compter l'emprunt fait au père. Mais Lureux jurait
qu'en moins de cinq années, il se faisait fort de ne devoir plus rien
à personne. En vain la mère Justamond, matrone qui parlait franc,
avait dit à son voisin, la veille de la signature de l'acte:
«Excusez-moi si j'ai l'air de m'occuper de vos affaires, Gilbert
Cloquet, mais faut pas tout donner aux enfants. Ils prennent ce qu'on
leur donne, comme si c'était leur dû. Ils promettent de la
reconnaissance, mais c'est une graine qui ne lève guère souvent.» Il
avait répondu: «Mère Justamond, j'ai travaillé pour ma femme, et elle
est morte. J'ai travaillé pour les camarades, et ils commencent à me
lâcher. J'essaye à présent d'avoir l'amitié de ma fille et de mon
gendre: faut me laisser faire.»

       *       *       *       *       *

Depuis lors, plus de sept années s'étaient écoulées, et bien des
choses, autour de Gilbert, avaient changé.

La Nièvre, tout au moins dans la partie vallonnée de Corbigny, de
Saint-Saulge et de Saint-Benin-d'Azy, était devenue un grand pays
d'élevage. Les boeufs blancs, les vaches blanches, les chevaux de
trait, au poil noir, erraient en troupes deux fois plus nombreuses
dans les pâturages. Et les pâturages, pour les nourrir, s'étaient
multipliés. L'herbe avait monté du creux des vallées sur le flanc des
coteaux. Elle remplaçait les froments et les seigles; elle mordait les
héritages de tout temps réservés aux chenevières. Le beau mamelon de
la Vigie, au sommet jadis labouré chaque année, était maintenant tout
en haut lisse et vert comme une émeraude, et plus de la moitié des
terres qui couvrent les pentes portaient la même verdure sans cesse
remontante, et qui n'est ressemée qu'après un temps bien long. Tout ce
massif nivernais ressemblait à un parc. Le silence augmentait dans la
campagne moins travaillée. Quelque chose de primitif et d'apaisé y
rentrait, avec l'ombre des bois tournant sur les prairies. On voyait,
aux foires de Corbigny ou de Saint-Saulge, plus de deux mille têtes
de bétail rassemblées. Les marchands de toute la France et de
l'étranger affluaient. Les fermiers devenaient riches. Mais les
journaliers se plaignaient, car il y avait moins de mottes à remuer,
moins de moissons à couper. Les machines aussi leur volaient des
journées, par centaines. Depuis longtemps on ne battait plus au
rouleau, et les fléaux, à cheval sur les solives, ne remuaient plus
qu'au vent qui passe entre les tuiles. C'étaient maintenant le semoir,
la faucheuse, la faneuse, la moissonneuse, qui faisaient la besogne
antique des hommes.

La forêt elle-même ne donnait plus le travail assuré qu'on y trouvait
jadis. Après des années d'efforts, d'insuccès, de recommencements, de
grèves légitimes et de violences injustes, les bûcherons avaient
obtenu une augmentation sensible des salaires. La journée était bien
payée. Mais des gens de partout, du Morvan et du Cher, de l'Allier ou
des parties de la Nièvre éloignées de Fonteneilles, des hommes souvent
qui n'étaient pas du métier, se faisaient inscrire au syndicat et
réclamaient le droit au travail. On ne leur demandait pas: «Qui vous
amène?» On supposait, avec raison, que c'était la faim. On ne leur
disait pas: «Avez-vous manié la cognée ou la scie?» On les laissait
entrer. Ils encombraient les coupes. Ils considéraient que, suivant
l'ancien usage, «toute coupe embauchée est banale», dès qu'un
marchand de bois l'a déclarée ouverte. Le nombre des ouvriers
diminuait donc le gain de chacun, et le profit de l'année ne se
relevait point, comme les journaliers de Fonteneilles l'avaient
espéré.

Gilbert souffrait cruellement de cette incertitude du lendemain. Il
avait cinquante-deux ans. L'habitude du travail, l'air des champs, la
vie pauvre l'avaient maintenu en belle santé. Sa force et la justesse
de son coup de cognée étaient celles d'autrefois. Il bêchait comme un
jeune. Il avait toujours cette marche aisée qu'ont les hommes
parfaitement sains de corps, dont les muscles se tendent et se
détendent en même temps, sans qu'un seul soit en retard. Sa barbe
demeurait blonde. Il fallait être tout près pour compter quelques
poils blancs dans cette fourrure de renard qu'il avait au menton.
Quand, le dimanche, bien brossé, ayant bu un coup de vin, il dévalait
le chemin qui va du bourg au Pas-du-Loup, plus d'un de ses compagnons,
plus d'une des filles de Fonteneilles s'y trompaient et demandaient:
«Quel est donc ce jeune gars qui rentre de si bonne heure?» S'il
riait, ses yeux devenaient clairs, comme ceux d'un enfant qui croit à
la joie.

Mais il riait rarement, à cause des chômages, à cause des compagnons
qui l'abandonnaient en l'estimant tout de même, et à cause de Marie,
qui ne faisait pas de bonnes affaires dans la ferme de l'Épine. Les
promesses de Lureux n'étaient que vantardise. Il travaillait sans
goût, sans suite et dépensait beaucoup, bien que le ménage n'eût pas
d'enfants. Chez lui, les camarades trouvaient toujours table ouverte.
La route était tout près et fréquentée. On s'arrêtait chez les Lureux
pour rire un peu et pour boire. Et le vin que le maître de l'Épine
faisait venir du Midi, par les bateliers du canal, n'avait jamais le
temps de vieillir. «Il faut que jeunesse se passe», disaient les gens.
«Elle est passée», répondait Gilbert. Il entendait raconter, de temps
à autre, que les dettes s'accumulaient, non point chez les
fournisseurs du bourg que l'on finissait par payer, mais chez le
notaire où l'on devait trois fermages au moins, chez des prêteurs de
Corbigny ou de Nevers. Marie avait nié longtemps ces dettes. Elle
commençait à les avouer, en venant quêter le père, presque chaque
semaine. Il donnait, osant à peine faire un reproche à sa fille, qui
menaçait de rompre, au moindre mot. Le lendemain, elle allait à une
foire, à un apport, à une noce, endimanchée, laissant la maison à la
garde de la domestique ou d'un berger d'occasion. Plusieurs fois,
Gilbert s'était offert pour soigner les bêtes et veiller aux héritages
à la place de Marie. Mais les enfants ne se souciaient pas qu'il vît
de trop près le désordre de la ferme. Il ne se rendait à l'Épine que
si on l'en priait. Et les invitations étaient rares.

Voilà ce qui empêchait de dormir Gilbert Cloquet, ce soir de mars où
Michel de Meximieu songeait, de son côté, accoudé sur l'appui de la
fenêtre. Le bûcheron pensait à de très anciennes choses. Il se disait
aussi qu'ayant reçu vingt francs d'acompte sur le travail du
lendemain, il irait de bonne heure, avant de commencer, en donner la
moitié à Marie, qui serait contente.

Et qui sait?




III

LA LECTURE EN FORÊT


Pour aller voir sa fille, Gilbert Cloquet n'avait pas un long voyage à
faire: un sentier conduisait sous bois jusqu'à la pointe de l'étang de
Vaux, qui est toute voisine du hameau du Pas-du-Loup, contournait la
berge parmi les prés marécageux, et se perdait en montant vers le
milieu du premier champ. Ces champs, sur la «bordée» de la forêt,
comme disait Gilbert, ces douze hectares divisés en une quinzaine de
parcelles, la maison située à mi-côte, et qui formait l'extrême limite
de la commune, c'était le domaine de l'Épine, que les Lureux avaient
pris à ferme, grâce à la générosité de Gilbert.

Il était de bonne heure; on entendait encore, tant le silence était
grand, le bruit de l'eau qui rencontre une pierre dans les fossés.
Gilbert avait sa cognée sur son épaule, et il mettait sur le manche
tantôt la main gauche et tantôt la main droite, à cause du froid.
Dans le pré qui commençait à la lisière de la forêt et qui était
traversé par une rigole, il s'arrêta, pour compter les vaches
blanches; dans l'héritage au-dessus, labour où poussait du blé, il
jeta un coup d'oeil aux planches de terre, pour juger de la main du
laboureur et du semeur; et quand il entra dans la cour, il trouva
Marie qui venait de tirer un seau d'eau, Marie en jupe courte, les
cheveux non peignés et seulement tordus en arrière. En voyant son père
entrer, elle déposa son seau sur le fumier, à côté du puits, et
s'avança contente et faisant la douce.

--Comment! c'est vous, le père?

Il la regardait venir, nonchalante et portant déjà son baiser au bout
des lèvres tendues. Elle avait toujours ses yeux jeunes, ses yeux
luisants,--si durs quand elle ne riait pas,--mais les joues étaient
plus pâles qu'autrefois, les traits épaissis. Gilbert se laissa
embrasser.

--Alors, ça va bien? demanda Marie. Où allez-vous donc avec votre
cognée? Lureux ne doit pas finir avant ce soir, à ce qu'il m'a dit.

--Moi, j'ai quitté mon atelier parce que j'avais fini, dit
sentencieusement le père... Et à présent, j'ai autre chose à faire, et
je vais où j'ai du travail.

--Tant mieux qu'il y en ait pour vous! Il n'y en a pas toujours pour
les autres, dit Marie, piquée.

--Ah! Marie, comment peux-tu te plaindre encore? Si j'avais eu une
belle ferme comme la tienne, moi, d'abord, je n'en serais pas sorti!
Je l'aurais bêchée, je l'aurais fumée, je l'aurais sarclée. Pourquoi
va-t-il au bois, ton homme? Est-ce que c'est la place d'un fermier?

--Trois ou quatre jours par ci, par là, en voilà un crime!

--Il ferait mieux d'aimer sa maison.

--C'est qu'on doit de l'argent, mon père! On n'arrive pas à payer le
propriétaire!

--Ah! vraiment, il n'est pas payé! Et le marchand de vin non plus?

--Non.

--Et le charron qui t'a vendu ta carriole jaune?

--Non plus, et bien d'autres! Ça n'est pas la peine de vous le cacher
à présent.

--Il mentait donc, ton Lureux, quand il me disait que vous ne deviez
presque plus rien; que, si je l'aidais, il paierait tout?

Elle tourna la tête, comme si elle entendait du bruit du côté de la
maison, mais en réalité pour éviter de répondre.

Gilbert déposa sa cognée, qui se tint toute seule en équilibre, le
manche en l'air.

--C'est donc la ruine qui vient, Marie? Pour vous deux et pour moi
aussi?

--Peut-être bien, mon père, à moins que vous ne soyez plus donnant que
vous ne l'êtes!

Le grand bûcheron fit un mouvement en avant, comme s'il voulait foncer
contre elle, tête baissée.

--Ah! sans coeur! cria-t-il.

Et la femme se rejeta en arrière, la taille cambrée, et le visage si
dur que rien n'y restait plus de sa beauté.

--Sans coeur! Voilà ton remerciement! J'ai donné pour vous tout le
travail de ma vie et le tourment de mon esprit. Et ce n'est jamais
assez! Mais travaillez donc, paresseux que vous êtes! Gênez-vous!

--Est-ce que ma mère se gênait? Dites-le donc un peu? Est-ce qu'elle
travaillait? Pas tant que moi!

--Elle se peignait, en tout cas, avant de faire son ménage!

--Merci, papa!

--Elle n'aurait jamais posé un seau d'eau sur le fumier: elle avait du
soin; elle avait de l'honneur.

--Merci encore!

--Et le dimanche, elle ne faisait pas la dame avec des dentelles et
des robes de la ville!

--On n'est-il pas autant que les dames! Pourquoi donc?

--Pas si riches, en tout cas! Et pendant ce temps-là, tu n'as que huit
vaches,--et maigres encore...

--Elles ont pourtant de quoi manger.

--Tu devrais en avoir une douzaine.

--On a des brebis, père.

--Oui, et des nourrins? Tu m'as demandé de l'argent pour en acheter,
où sont-ils?

La fille se rapprocha, et essaya d'adoucir le père dont la colère
grandissait. Mais le coeur n'y était pas, et c'est à peine si les yeux
parvinrent à mentir un peu.

--On est malheureux, je vous assure; tout le monde est après nous...
L'huissier parle de venir...

--L'huissier!...

La femme se mit à pleurer. Gilbert prit, dans son gousset, deux écus
de cinq francs, et, d'un geste brusque, les mit dans la main de sa
fille.

--Je suis bien pauvre, à présent, Marie, mais je ne veux pas voir
l'huissier chez vous! Dis à Lureux que je te donne le prix d'un
travail qui n'est pas encore fait!

La femme regarda les deux pièces blanches, et les fit glisser dans sa
poche.

--Dis-lui qu'il n'y a pas assez de bétail dans ses pâtures.

--C'est facile à dire!

--Pas assez de fumier dans ses terres!

--On ne vous demande pas d'y aller voir!

--Et pas d'enfant dans la maison.

Cette fois, la femme, toute rouge et la lèvre frémissante de colère,
répondit:

--Pas d'enfant! C'est notre affaire! Et vous, le père, pourquoi donc
que vous n'en aviez qu'un?

Le père ne répondit pas. La fille eut le sentiment obscur du sacrilège
qu'elle venait de commettre. Elle rougit. Ils se considérèrent l'un
l'autre, gênés par le reproche et par l'aveu que leur silence
prolongeait... Alors Marie alla reprendre son seau d'eau, pour le
porter à la maison. Et le père la laissa s'éloigner. Quand elle fut
sur le seuil:

--Marie Lureux, cria Gilbert, tu es une fille qui vas à ta ruine; je
ne t'ai que trop chérie, et ç'a été ta perte; je t'ai trop donné et tu
es devenue la paresseuse que tu es... A présent, tu n'auras plus rien
de moi. C'est fini entre nous. Dis-le encore à Lureux pour qu'il ne
revienne pas!

Elle cria, détournée à demi:

--Vous ne le verrez pas! Ah! bien, non! Et tant pis pour ce qui
arrivera!

Le bûcheron reprit sa cognée et se dirigea, en biais, vers l'angle des
étables, afin de tourner la maison et de rejoindre la route.
Confusément il triait les mots qu'il avait dits, les bons et les
mauvais, comme des châtaignes qu'épluchent les enfants, et il
murmurait, tout secoué par la colère:

--Quand je pense que c'était Marie, autrefois! Marie!... Celle que je
faisais sauter sur mes genoux!

Avant d'arriver à la route, d'où il descendrait vers la forêt, il y
avait un point d'où l'on apercevait, bien au-dessus du village et un
peu sur la gauche, la colline de la Vigie, les toits de la vaste ferme
assise sur le tertre, et le frêne rond qui commandait l'entrée.
Gilbert s'arrêta. Comme toujours, il se retrouva en esprit dans cette
cour où si souvent il avait dételé ses boeufs; puis il regarda les
champs qui coulaient de là, tout verts et frais dans le matin. Gilbert
Cloquet ne pouvait voir ce beau sommet de la région sans songer qu'il
était monté à la Vigie, à l'âge où les petits gars, la culotte courte
pendue aux épaules par de larges bretelles, commencent à avoir envie
de faire peur aux grosses bêtes, et tapent dessus avec des branches
feuillues, et qu'il ne l'avait quittée qu'après son mariage, parce que
sa femme le voulait.

--Toujours les femmes, qui m'ont jeté d'une misère dans l'autre!
murmura-t-il. J'en ai eu là-haut de la misère, oui, je peux le dire.
Et depuis! Et à cette heure! Allons, va au bois, mon pauvre Cloquet!
Va te cacher, père de faillie! Quinze jours de moulée, c'est bon à
prendre.

Il cessa de regarder là-haut, sauta sur la route, et, par l'avenue du
château, descendit vers les grands bois...

       *       *       *       *       *

Il était plus de midi. Les bûcherons dînaient dans la grande coupe de
Fonteneilles, près de l'étang de Vaux, et loin de l'endroit où
travaillait Gilbert. Ils formaient des groupes, çà et là, dans la
clairière dévastée, voisins d'ateliers qui se réunissaient pour
manger, causer et faire un moment de sieste. Assis sur leurs talons,
et le dos appuyé sur les jonchées de ramilles abattues qui pliaient
comme des ressorts, ou bien couchés sur le coté, ils mangeaient le
croûton de pain tiré de la carnassière, en ayant soin d'ajouter à
chaque bouchée, coupée dans la partie inférieure, une petite tranche
du morceau de fromage ou de lard qu'ils tenaient sous leur pouce
gauche. Chacun avait près de soi son litre de vin débouché, enfoncé
dans les copeaux ou les feuilles. Il faisait chaud à l'abri et froid
dans le vent. Les hommes parlaient peu, mais ils se sentaient vivre
ensemble, et ils riaient pour peu de chose. La fatigue s'en allait,
avec des picotements, de leurs jambes et de leurs bras au repos. Leur
chapeau, rabattu sur le front, les protégeait contre le soleil, qui
était vif dans l'air dur.

Le groupe de Ravoux était le plus proche de l'étang, sur la gauche de
la coupe.

Le président du syndicat avait déjà fini de dîner. Assis sur un tronc
de charme; il avait tiré de sa poche un papier, et lisait tout bas,
avec des grimaces nerveuses qui agitaient sa barbe noire et tiraient
la peau sèche des pommettes. Autour de lui, huit ouvriers étaient
rassemblés. Entre eux, depuis le commencement du repas, trente mots
peut-être avaient été échangés. L'un des travailleurs avait dit
seulement: «Le travail sera fini ce soir. Je ne sais pas quand j'en
retrouverai», et un autre: «V'là les mêles qui chantent; ça sent le
printemps.» Des yeux se fermaient et des bouches demeuraient
entr'ouvertes, béatement. Des poitrines, des hanches, des cuisses, des
dos cherchaient le soleil. Il y avait là, à droite de Ravoux, et un
peu en avant, Fontroubade, le maçon de Fonteneilles, qu'on appelait
Goule d'oie parce qu'il avait un long nez, un menton fuyant et un air
de toujours rire, une sorte de grimace professionnelle de ses
paupières plissées par l'éclat des murs blancs; puis Dixneuf, qui
était assis tout contre lui et l'appuyait de l'épaule, maçon
également, ancien zouave, tout vieux, très sourd, fier de sa barbiche
et de la réputation qu'il avait de préparer mieux que personne la
«cambrouse» avec le sang des chevreuils pris au collet; puis
Lamprière, un grand maigre qu'on eût dit toujours en colère et qui
faisait peur aux bourgeois, quand il les regardait passer dans les
chemins; puis Lureux, le gendre de Cloquet, fermier qu'on s'étonnait
de voir là, ivrogne aux moustaches déteintes et amollies par la vapeur
d'alcool, plaisantin, paresseux et peu sûr; puis le tuilier
Tournabien, mauvais jeune qui avait la figure et l'agilité d'un chat
sauvage; puis Le Dévoré, garçon de ferme pesant, rouge et triste,
puis Supiat, qui se disait menuisier et qui ne menuisait jamais,
braconnier d'eau, colleteur dans les bois, orateur à la face de
renard, aux yeux fureteurs, et qui dénonçait les tièdes à la
Confédération générale du Travail; enfin, un grand jeune homme d'une
vingtaine d'années, beau et rieur, et qu'on appelait Jean-Jean. Il
était descendu des forêts de Montreuillon, sans dire pourquoi, en
sifflant. Et le soleil piquait agréablement ces hommes au repos, et
aucune idée générale ne les faisait sortir de leur demi-somme, et ne
les exaltait, quand Fontroubade, peu avisé, et que ne préoccupait
guère la différence entre un manuscrit et un imprimé, demanda, en
désignant Ravoux:

--Qu'est-ce qu'il médite donc là, le président? Est-ce un discours de
notre député?

--Mieux que ça, et ça porte plus loin, fit Ravoux, levant sa barbe en
broussaille et ses yeux vifs où la pensée s'irritait d'être lue avant
l'heure. Laissez-moi finir; c'est un document secret, une lettre
autographiée, que je dois communiquer aux amis.

--Ohé! Méchin? cria une voix. Ohé! les amis? Il va lire, Ravoux, venez
donc?

Dans la clairière énorme, l'appel s'envola, et très loin, quelques
bûcherons se dressèrent, comme s'ils sortaient des racines des chênes,
et ils vinrent sans hâte, les pieds traînants et faisant des sillons
dans les feuilles mortes. Ravoux s'était replongé dans sa lecture,
mais la passion politique avait été remuée.

--Le député? dit le gros Le Dévoré, il viendra quand on aura des
ordres à lui donner!

--Il viendra jusqu'ici dans la coupe, et on le fera asseoir, si on
veut, sur un bois pointu!

Pour la première fois, il y avait de l'élan, du chant et de l'orgueil
dans les mots. Des jambes se replièrent. Deux hommes couchés se mirent
sur leur séant et détirèrent les bras. Supiat, penchant en avant son
museau roux et rieur, dit:

--Vous ne savez pas ce qui est arrivé, la semaine dernière, au député
de X?...

Et il nomma un autre arrondissement forestier du centre.

--Non; dis-le, Supiat!

Les merles commençaient à s'éloigner d'un coin de forêt où on parlait
si haut.

--Eh bien! il était venu voir ses «chers électeurs»; des gens comme
nous; et il les trouva à table. «Comment ça va, mes amis?» Ils
mangeaient des harengs. Alors le plus jeune de la bande, Bellman, qui
a de l'aplomb, lui a répondu: «Tu dis que nous sommes tes amis?--Bien
sûr.--Eh! non, nous sommes tes maîtres, et tu es notre domestique.
Nous mangeons des harengs, tu vois, et tu vas en manger!

--Qu'a-t-il fait? Ça devait être drôle!

--Il en a mangé, mes enfants! Il aurait mangé les arêtes si on ne lui
avait pas dit: c'est assez!

--Les députés, c'est des rien du tout! fit Fontroubade d'une voix
pâteuse.

--Qu'est-ce qu'il y a donc, Ravoux? Pourquoi nous appelles-tu?

C'étaient quatre jeunes hommes du syndicat qui arrivaient se tenant
par le bras.

--Il va lire, dit Jean-Jean.

--Ça n'est que ça? un article de journal?

--Non, dit Ravoux, en abaissant le papier, une feuille double, format
écolier, couverte d'une écriture appliquée de copiste populaire,--non,
c'est un appel qui vient de Paris, aux travailleurs de la terre!...
Après les ouvriers de l'usine on va enrôler les travailleurs de la
terre, tous, tous!

Les visages devinrent sérieux; les hommes qui formaient un demi-cercle
devant Ravoux s'approchèrent de quinze pouces, sans se lever, et en se
traînant sur les feuilles. Il y eut un remuement de branches et de
ramilles. Et le merle chanta encore, très loin. Ravoux ouvrait la
bouche en arc; il prononçait bien; il goûtait les phrases; il avait
des dents blanches qui riaient aux beaux endroits:

«Aux travailleurs de la terre!

»Camarades, depuis des années et des années, depuis des siècles et
des siècles, nous sommes courbés du matin au soir, sur la terre, sans
réfléchir à notre sort, sans regarder autour de nous, persuadés,
d'ailleurs, qu'on ne peut faire autrement que de se donner une peine
immense pour manger un morceau de pain.»

L'auditoire laissa passer l'exorde sans manifester aucun sentiment. Il
connaissait le début; il en était las déjà. Ravoux reprit:

«Mais il n'est jamais trop tard pour bien faire! Posons-nous donc
ensemble cette question, et répondons-y franchement:

»Qui produit le blé, c'est-à-dire le pain pour tous? Le paysan!

»Qui fait venir l'avoine, l'orge, toutes les céréales? Le paysan!

»Qui élève le bétail pour procurer la viande? Le paysan!

»Qui produit le vin, le cidre? Le paysan!

»Qui nourrit le gibier? Le paysan!»

--Voilà qui est vrai! Le gibier! oui le gibier!

--Tais-toi, Lamprière. N'y en a plus, de gibier, grâce à toi et à
Supiat.

--Laisse le président continuer!

«En un mot, vous produisez tout! Que produit votre fermier général ou
votre propriétaire? Rien!»

--C'est vrai!

--Il fournit la terre, tout de même!

--Qui a dit ça?

--C'est Jean-Jean. Tais-toi, Jean-Jean! tu es trop petit pour parler!

Supiat, d'un coup de reins, se mit à genoux, puis, s'allongeant,
s'appuyant sur ses mains, resta tendu, comme une bête, vers Ravoux.
C'était bien le renard qui évente le gibier. Tous les appétits
flambaient entre ses cils. Tournabien passait et repassait son couteau
sur son pain, comme sur une pierre à aiguiser. Lureux riait en
dessous, les yeux à terre, pensant à ses créanciers que la révolution
l'encourageait à ne pas payer. Il y avait un silence incroyable, parmi
ces treize hommes. Ils croyaient écouter, mais ils voyaient. Les mêmes
syllabes germaient, pour chacun d'eux, en images différentes et
précises. Ils voyaient des êtres de chair et d'os, le propriétaire, le
fermier général, le bassecourier, le garde, le commis du marchand de
bois, l'ennemi. La plainte si souvent muette avait enfin une forme.
Ils jouissaient de voir clairement dit leur ressentiment. Ils se
reconnaissaient dans la formule venue de Paris, non signée. Et
l'orgueil de leur force, la vision plus vague des foules, des
syndicats, des révolutions, des pillages, des justices, des revanches,
des soûleries énormes, leur faisait tordre la bouche, ou l'ouvrir,
comme pour s'écrier «J'en suis!» A peine si deux ou trois devinaient
le mensonge de l'appel. Tous étaient étrangers dans le domaine des
mots. Ils n'y restaient pas; ils allaient au delà: ils jugeaient le
monde. L'affirmation anonyme de leur droit suffisait à leurs
souffrances. Aucune force ne luttait en eux contre la passion d'envie.
Les visages étaient tournés dans le même sens, visages de croyants,
d'illuminés, ou de fauves attentifs. Les quatre hommes venus de loin
se tenaient toujours par le bras. Et une lumière dorée baignait leurs
têtes hautes.

--Camarades des campagnes, nous sommes petits parce que nous nous
courbons devant les riches; redressons-nous une bonne fois, et nous
nous apercevrons que nous sommes plus grands qu'eux! Nos camarades des
mines et des ateliers nous ont montré le chemin; ils n'attendent que
notre organisation, qui sera une force immense, pour marcher de
l'avant... Camarades des campagnes, réfléchissons bien à ceci: Si
demain tous les cultivateurs disparaissaient, qu'arriverait-il
infailliblement? Une famine générale, une misère atroce, la mort
probable, en peu d'années, d'une bonne partie des restants... Et si,
demain, tous les messieurs disparaissaient, il est bien permis de
supposer que rien n'en irait plus mal, et qu'au contraire l'humanité
pousserait un immense soupir de soulagement... Et pourtant, nous ne
désirons la disparition de personne...

Quelques têtes remuèrent, approuvant.

--Mais nous désirons voir arriver le jour où tout le monde sera obligé
de travailler pour vivre, où il n'y aura plus d'exploiteurs et
d'exploités... Cela viendra sûrement. Cela sera le commencement de
notre oeuvre. Camarades, en route vers le grand but! Vive
l'émancipation des travailleurs!

Ravoux ne parlait plus, qu'ils écoutaient encore, crispés, haletants,
les narines dilatées; deux ou trois rêvaient à l'avenir idyllique, les
poètes, les musiciens, les jeunes; Jean-Jean, qui s'était mis debout,
coiffé de son béret, promenait dans le bleu clair du ciel ses yeux
émerveillés; il aimait une belle fille de Corbigny et il la voyait,
près de lui, à Paris, dans une voiture à deux chevaux, emportée à
travers les avenues. La lumière réjouissait les écorces fanées. Les
bois immenses buvaient un commencement de vie. Les hommes écoutaient
encore les paroles mauvaises. Elles avaient couru sur eux tous, comme
la fumée d'un train sur les mottes. Et la fumée s'était dissipée; mais
il en restait quelque chose, par quoi la glèbe était invisiblement
pénétrée et gâtée.

--C'est rudement tapé, dit Lamprière.

--Un chef-d'oeuvre! répondit Ravoux en pliant le papier. Voilà un plan
d'organisation!

--A bas les jouisseurs! Qui met le feu aux bois? cria Tournabien en se
dressant sur ses pieds.

Il cherchait, dans sa poche, son briquet.

--Pas de bêtise! dit Ravoux. Le bois, c'est le pain. Les amis de Paris
ne vous disent pas d'incendier, ils disent de vous organiser,
d'embrigader tous les journaliers de Fonteneilles.

--Il y en a qui ne paient pas leur cotisation! cria Tournabien.

--Il y en a qui ne veulent pas être avec nous, les canailles! cria
Lamprière.

Et les cordes de son gosier restèrent tendues et frémissantes après
qu'il eut parlé.

--Il y a aussi des traîtres parmi nous, Ravoux!

--Tu dis? De qui parles-tu?

C'était Supiat, qui insinuait qu'il y avait des traîtres. Ravoux se
leva, et marcha vers le menuisier bûcheron, qu'il détestait.

--Est-ce que tu voudrais parler de moi?

Une clameur l'interrompit.

--Non! non! Explique-toi, Supiat!

Des groupes, au loin, dans la clairière, observaient. Supiat fermait à
demi les yeux; il était à quatre pattes; il riait méchamment; il
rejeta son chapeau, d'un revers de main, sur son cou, et grinça des
dents, comme s'il allait mordre Ravoux penché sur lui.

--Tu n'es guère avisé, dit-il en riant, tu es un pauvre président,
Ravoux. Oui, il y a des traîtres. Il y en a qui s'engagent tout seuls,
pour une coupe, et qui n'en disent rien aux camarades, pour ne pas
partager.

Tous les hommes qui étaient encore assis ou couchés se levèrent
ensemble. Supiat se dressa en face de Ravoux; il le dépassait de la
moitié de la tête, et son regard vibrait de la joie mauvaise de son
secret dévoilé.

--Cherchez donc qui manque ici?

Dix hommes comptèrent et nommèrent rapidement les bûcherons présents.
Deux dirent à la fois:

--Cloquet! c'est Cloquet?

--C'est lui!

--Où est-il?

--Demandez à Lureux!

Quatre des plus excités enveloppèrent Lureux, le saisirent par les
épaules, et le secouèrent. Le gendre de Cloquet eut peur, mais il
essaya de plaisanter.

--Lâchez-moi donc! Je n'ai pas envie de me sauver! Ce que vous voulez
savoir, je vais vous le dire!... Pourquoi serrez-vous si fort?...
Allons, lâchez-moi!... Eh bien! vous saurez tous que, ce matin, en
venant, j'ai vu mon beau-père qui descendait dans la taille qui est à
gauche du château.

--Avait-il sa cognée? demanda Ravoux.

--Eh! oui, il l'avait!

--Il s'est loué tout seul! Le traître! cria Tournabien. Allons le
débaucher! Ohé! camarades! Qui est-ce qui vient débaucher Cloquet?

Les deux mains en porte-voix, Tournabien avait crié cela de tous ses
poumons. De l'abri des cordes de moulée, ou des piles de charbonnette,
ici et là, des hommes surgirent. Plusieurs se contentèrent de regarder
du côté des voix. D'autres, sautant par-dessus les branches abattues,
accoururent. Les bûcherons autour de Ravoux s'assemblaient,
gesticulaient, et se heurtaient en remous, les uns voulant descendre
sur Fonteneilles, les autres non. Le président, le visage tout blanc
d'émotion dans sa barbe noire, essayait d'arrêter Tournabien, Supiat
et Lamprière, les trois plus ardents. Des poings se levaient sur lui,
il n'en avait aucun souci. De ses deux mains poilues, il tenait par le
bras le plus fort des énergumènes, et luttait avec lui.

--Tu m'écouteras, Tournabien!

--Non, j'y vas! A bas les traîtres!

--N'y allez pas! Gilbert a le droit de travailler.

--Pas tout seul!

--Si, tout seul, parce qu'il a été embauché par le propriétaire. C'est
reconnu par tout le monde.

--Je m'en f...! Au bois de Fonteneilles, camarades! A la chasse!

Tournabien se dégagea. Une bande de bûcherons, les uns avec une
trique, les autres avec une cognée, arrivaient au galop. Ils ne
s'arrêtèrent point à discuter avec Ravoux, ni à écouter les
explications de Tournabien. Il y avait du bruit à faire, cela les
«amusait». Ils allaient. D'un élan, ils traversèrent le groupe de
Ravoux, entraînant avec eux les plus mauvais et quelques-uns des
tièdes. Un autre petit groupe, coupant en biais la clairière, se
joignit à la troupe qui descendait. Un des bûcherons, qui tenaient la
tête du peloton, tira de sa musette le clairon et sonna une fanfare.
Ils se mirent au galop, et, comme une harde de sangliers, foncèrent en
plein taillis, et disparurent, Ravoux, furieux, hésitait à courir
après eux. Ses lèvres tremblaient. Il considéra la distance. Il
entendit les cris et la fanfare. Il eut peur de ruiner son crédit déjà
diminué.

--Tant pis! dit-il Je n'y peux rien!

Ramassant la feuille manuscrite, tombée à terre pendant la lutte, il
reprit sa place dans la tranchée ouverte par lui dans le bois. Mais il
s'arrêtait après quelques coups de cognée, et il écoutait. Les hommes
restés près de lui, et surtout Lureux, en faisaient autant. Le vent
était plus doux. Les vingt bûcherons, lancés à la chasse de Cloquet,
avaient dû prendre des précautions et chanter moins haut, à mesure
qu'ils approchaient des réserves du château, car le bruit des voix
devenait pareil à celui d'une troupe de chanteurs troublés par le vin,
et qui n'achèvent pas tous la chanson commencée.

Gilbert avait travaillé depuis le matin. A onze heures et demie, il
était rentré chez lui, pour faire chauffer sa soupe. Puis il était
revenu dans la coupe, un beau taillis de lisière, nourri, épais,
débordant. A grands coups, joyeux de se sentir seul et maître d'un
chantier de quinze jours, il avait jeté à bas les brins de hêtre, de
bouleau, de charme, de tremble, et même de chêne, car il n'y aurait
point d'écorçage, avait dit M. de Meximieu, et tout devait brûler,
soit en fagots, soit en moulée.

Il avait jeté sa veste sur les premières jonchées de bois, au
commencement de cette digue touffue, arrondie, qui représentait sa
dépense de force et son travail de la demi-journée, et il allait
devant lui, allongeant l'ouverture qu'il avait faite, non tout à fait
sur la «bordée» de la forêt, mais parallèlement, et à une quinzaine de
mètres des prairies de Fonteneilles.

Il était en forme; il sentait ses muscles souples; il tranchait d'un
coup, sans grand geste, vingt ans de sève; il vivait et il oubliait la
vie. Par moments, il se redressait, laissait glisser sa cognée le long
de son pied, et la lame entamait la terre, tandis que le bout du
manche, alourdi par l'épais cercle de fer, écrasait la mousse et
portait l'outil. Alors l'homme, levant son bras gauche, essuyait, de
la manche de sa chemise, ses joues et son front en sueur. Et il
respirait, trois ou quatre bonnes fois, en riant au vent. Pendant une
de ces pauses, il aperçut, entre les cépées, Tournabien et Lamprière,
et une quinzaine de compagnons qui se faufilaient en arrière, espacés,
comme des rabatteurs à la chasse. Il comprit tout de suite, car il
avait, lui aussi, débauché des ouvriers non syndiqués dans des coupes
de forêt. Mais, en ce moment, son cas était différent.

--Que fais-tu là? demanda Tournabien, en s'arrêtant de l'autre côté de
la barricade que formait le bois abattu.

--Pourquoi as-tu lâché les camarades? dit Lamprière, qui n'avait de
pâle que la moustache, dans le visage rougi par la course et la
colère.

Et il s'arrêta un peu à gauche de Tournabien. Des bûcherons tournaient
l'obstacle pendant ce temps-là, et enveloppaient Gilbert. Mais ils se
tenaient à distance. Et ce fut Supiat qui s'avança vers le bûcheron,
droit en face, et dit:

--On vient pour te débaucher, tu comprends? Jette ta cognée, et
rejoins le chantier. Et puis, demain, on reviendra tous ici, avec toi,
faire le travail.

--Faudra voir, dit Gilbert, en mettant la main un peu plus bas sur le
manche de l'outil.

--Qui t'a embauché tout seul?

--Meximieu. Il en était le maître. Et moi d'accepter.

--Tu sais bien, dit Supiat, qu'une coupe embauchée est une coupe
banale. Y vient qui veut.

--Oui, quand c'est le marchand de bois qui l'a achetée. Mais quand
c'est le propriétaire, qui reste le maître, il fait ce qu'il veut! Ç'a
été de tous temps.

--Eh bien! les compagnons et moi, nous allons changer ça, Gilbert! Tu
vas filer au trot, devant nous, jusqu'à ce que nous revenions tous
ici...

--Tournabien a raison, crièrent les camarades. A bas le traître!

--Je suis dans mon droit! Ne venez pas!

Des hommes s'avancèrent; il y eut un bruit de feuilles froissées; des
branches cassèrent, en arrière et de côté. Supiat s'était rasé comme
une bête agile qu'il était; il s'élança, cherchant à saisir la cognée
ou les jambes de Gilbert. L'homme ne recula pas et leva sa lourde
lame. Un éclair fouetta l'air au-dessus de lui; des clameurs montèrent
en cercle, des piétinements comme de chevaux qui chargent; la hache,
volontairement ou non lâchée, à moitié de sa course, vola par-dessus
le dos de Supiat, rebondit sur les branches coupées. Des bras
pointèrent, des poings, des têtes, et l'on vit Gilbert, les jambes
tirées en avant par son adversaire, se renverser et tomber en arrière,
comme un arbre scié au ras du sol. Puis dix hommes se ruèrent sur
l'homme tombé.

--A mort le traître! Assassin! Tiens! voilà! tiens!

Ils se battaient pour mieux frapper Gilbert. Des grognements de rage
et de douleur sortaient de cette masse grouillante que d'autres hommes
entouraient, prêts à se ruer, penchés, hurlant, les poings tendus, les
yeux fous, attendant, comme les chiens qui n'ont pas de place quand
l'animal de chasse est coiffé par les plus audacieux.

Une voix cria:

--Arrière, les lâches! Le laisserez-vous?

En une seconde le faisceau fut rompu. La pelote humaine s'ouvrit. Un
corps immobile resta étendu sur la terre.

--C'est pas moi, monsieur Michel! C'est pas moi! Il a voulu me tuer!

C'était Supiat qui s'avançait au-devant du comte de Meximieu. Les
autres avaient déjà reformé le cercle, à distance, et, à reculons,
lentement l'agrandissaient. Michel de Meximieu accourait. Il écartait
les branches, de ses deux bras tendus; il était sans armes, vêtu de
son complet bleu de promenade. Et en courant, il comptait, et essayait
de reconnaître les bûcherons qui s'effaçaient, et se retiraient
derrière les cépées. Le jeune homme, pâle, épuisé par l'effort,
ralentit la course, traversa le chantier à peine ouvert, et,
repoussant Supiat qui continuait de protester, s'agenouilla près de
Gilbert. Le bûcheron avait le visage couvert de sang, et les yeux
ouverts, mais fixes.

--Gilbert?... Est-ce que tu m'entends?

Aucune réponse... Le gilet était en miettes, la chemise déchirée,
tachée de boue, rouge par endroits.

Michel se tourna vers Supiat, qui se tenait à distance, l'air affligé.
Tous les autres avaient disparu. Le soleil jouait avec l'ombre et le
vent.

--Supiat, aidez-moi: emportons-le.

Ils le prirent, Michel par les épaules, et Supiat par les pieds. La
tête pendait, et un filet rouge coulait des lèvres sur la barbe fauve,
tout emmêlée.

Il fallut une demi-heure pour transporter Gilbert au Pas-du-Loup, qui
était assez proche, cependant. Mais l'homme était lourd, et le bois
épais.

       *       *       *       *       *

Le soir était tombé depuis une heure; le médecin, mandé en hâte de
Corbigny, venait de sortir de la maison du Pas-du-Loup. Un examen
attentif et minutieux du blessé avait révélé, outre de très fortes
contusions sur tout le corps, une côte fracturée. «Trois semaines de
repos, avait dit le docteur, et vous reprendrez la cognée, mon brave.»
L'évanouissement avait duré près d'une heure. Mais à présent, la vie
avait reparu dans les yeux du bûcheron. Il parlait; il avait même
essayé de rire, ce qui est une forme de l'endurance des pauvres.
Seulement, on avait peine à reconnaître le visage régulier de Gilbert
Cloquet dans cette masse de chairs tuméfiées et violettes, au-dessous
des bandes de toile qui cachaient le front. Entre les paupières
gonflées et qui avaient pleuré, les yeux bleus, éclairés par la petite
lampe posée sur la cheminée, remuaient lentement; ils regardaient la
porte par où Michel de Meximieu, avec le médecin, s'était retiré tout
à l'heure, et que secouait le vent, comme une main fréquente; ils
regardaient la mère Justamond, qui avait mis pour soigner «son»
malade, un tablier de grosse toile, et qui, ayant placé près du feu
des pots de différentes tailles, où bouillaient des herbes de l'autre
été, songeait, affaissée sur une chaise basse, au pied du lit, la tête
dans ses mains; les yeux du blessé regardaient aussi dans le vide,
entre le sol et les poutres, rêvant, clairs et tristes.

--Mère Justamond, est-ce que Ravoux n'est pas rentré chez lui? Voilà
qu'il est nuit depuis au moins une heure.

--Je n'en sais rien.

--Je voudrais savoir. Il n'est point en retard, d'habitude.

--Le mauvais gars! Après ce qu'il vous a fait, qu'avez-vous besoin de
vous inquiéter de lui? Il me fait peur, avec sa figure blanche et sa
barbe noire. Enfin, je vas voir, si ça vous plaît. De chez vous chez
lui, il n'y a pas loin.

Elle se soulevait sur sa chaise, quand la porte fut loquetée par une
main nerveuse, et Ravoux entra. Il arrivait du bois, et n'avait fait
que déposer sa cognée à la porte de sa maison. Il enleva sa casquette
en apercevant le camarade étendu sur le lit, et, rapidement, il vint
jusqu'à l'endroit que la mère Justamond venait de quitter. Sa figure,
toujours nerveuse et en fièvre, se contracta en se penchant; ses yeux
rencontrèrent le regard de Gilbert.

--Eh bien! le vieux, ils t'ont fait du mal?

--N'y a que l'aubier d'attaqué, répondit Gilbert, le coeur est sauf.

--Tant mieux, vieux! Oh! comme ils ont tapé dur, tout de même!

La femme s'était rencognée dans l'angle de la chambre, et elle
demeurait là, immobile comme si elle avait eu peur d'être aperçue. Les
deux hommes, habitués à lire dans la physionomie l'un de l'autre, ne
prononcèrent pas une parole pendant plusieurs minutes. Puis, le
président du «Syndicat des bûcherons et industries similaires de
Fonteneilles» tira de la poche de son gilet un petit paquet enveloppé
d'un papier de journal. Il le mit sur le drap, à la hauteur des genoux
de Gilbert, et le développa avec application. Quand le papier
s'ouvrit, des pièces d'argent et de billon se couchèrent en sillon sur
le lit.

--Voilà! quand la journée a été faite, il restait la cornière de la
coupe, que personne n'avait dans son chantier. Alors au lieu de
revenir à cinq heures, je me suis mis, avec trois camarades, à faire
ta demi-journée, à toi. Et c'est le prix, à peu près, que tu aurais
gagné.

Gilbert accepta, d'un signe.

--Supiat en était?

--Non, mais Lamprière, et deux autres, qui sont des amis à moi... Dis
donc, Cloquet, tu ne porteras pas plainte?

Porter plainte! Et les frais? Et l'incertitude des témoignages? Et la
certitude des vengeances ensuite? Et désavouer l'effort qu'avait fait
autrefois le bûcheron, pour associer les hommes aujourd'hui tournés
contre lui? Et puis, sans que Gilbert s'en doutât, l'habitude du
pardon des offenses était dans le sang de ses veines, dans le sang qui
séchait sur son visage et sa poitrine. Pas un moment il n'avait songé
à porter plainte.

Lentement, il tourna sur l'oreiller sa tête douloureuse, faisant
signe: «Tu n'as rien à craindre. Je ne ferai pas venir le juge.»

Le visage de Ravoux se détendit quelque peu, et, dans son regard, il y
eut une sorte de remerciement et d'attendrissement. Il remerciait pour
la cause, pour le parti, sans rien dire; son assurance ordinaire
l'avait abandonné. Il savait bien que les syndiqués avaient eu tort de
prétendre partager la coupe avec Gilbert, que leur prétention n'était
fondée que sur la force. Et il avait honte. Il se rappelait aussi que
la lecture de l'appel avait précédé, préparé l'agression contre
Gilbert. Et de cela, il ne voulait pas parler.

Gilbert souffrait et la douleur arrêta les mots commencés, trois fois,
sur ses lèvres. Enfin il dit, comme ceux auxquels le malheur et le
pardon donnent autorité:

--Tu te crois leur chef, et tu ne l'es pas, Ravoux. Tu n'empêches pas
grand'chose... Tu laisses faire quand ils sont les plus forts...

--Je sais bien...

--Quant à eux, la plupart, ils n'ont pas, comme toi, leur idée tournée
vers le métier; ils ne veulent que le désordre et le pillage; depuis
que je les connais, ils ont plutôt empiré...

--Dis pas ça, Cloquet, nos affaires vont bien. Nous avons fait un bon
pas.

--Possible, Ravoux, mais c'est les coeurs qui vont mal... La
fraternité n'est pas venue: moi, je l'attendais...

Ravoux saisit le thème qu'on lui offrait. Il oublia un moment le
blessé. Il fit des phrases de réunions.

--Tu ne vois donc que les imperfections de l'organisation
prolétarienne? Ah! c'est simple! C'est vite dit!... Mais il faut faire
crédit aux forces jeunes, mon cher! L'avenir apprendra toute la
rigueur du droit à ces hommes qui ignorent tout; l'avenir les fera
libres, en les faisant intelligents...

Gilbert l'arrêta en levant le bras.

--Blague pas, Ravoux! Tu parles toujours d'avenir quand tu es
embarrassé. Moi, je te dis qu'ils n'apprendront pas grand'chose, s'ils
n'ont encore rien appris. Est-ce que ça sera l'instituteur qui leur
enseignera la justice? Ils ont tous passé par ses mains. Est-ce que ça
sera le curé? On sait bien que le temps des curés est passé. Est-ce
que ça sera le journal? Ils le lisent tous les jours. Est-ce que ça
sera toi? Allons donc!

L'épaule se souleva dans le lit, malgré la douleur. La voix de Gilbert
devint faible et sifflante.

--Je te dis mon chagrin, Ravoux, ma pensée sur les camarades. C'est
bien le moins, puisque je ne porterai pas plainte... Eh bien! ils
n'ont pas de quoi vivre...

--C'est vrai!

--Et toi non plus! Pas de quoi vivre!

Ravoux crut que Gilbert délirait et qu'il parlait du pain quotidien.
Mais Gilbert voulait parler des coeurs et des esprits, qui n'avaient
point leur subsistance, et point de provisions pour la vie. Ils ne se
comprenaient pas.

Le visiteur profita d'un moment où le blessé fermait les paupières. Il
s'en alla, faisant, avec ses gros sabots, le moins de bruit possible.
La mère Justamond ranima le feu, fit bouillir ses tisanes, les filtra,
les sucra, et, maternellement, servit le remède infaillible à son
voisin, épuisé et incapable de sommeil.

La nuit commençait à devenir la grande nuit, où les hommes laissent à
l'ombre toute la puissance. Des enfants appelaient, ou venaient
gratter à la porte. La mère Justamond les entendait, même quand ils ne
faisaient que penser, groupés autour du foyer: «La mère n'est pas là!
Comme elle est longtemps chez Cloquet!»

Quand elle crut avoir rempli tout son devoir d'infirmière, elle
considéra, un long moment, le blessé qui respirait difficilement, à
cause de la côte brisée et de l'appareil qui sanglait la poitrine.
Elle crut qu'il dormait parce qu'il fermait les yeux. Puis elle
sortit, après avoir baissé la mèche de la lampe.

Gilbert demeura seul. Il ne dormait pas. Il pensait à sa femme, qui
avait incomplètement élevé l'enfant; à Marie, qui s'était montrée très
ingrate le matin, et qu'il avait défendu qu'on allât chercher; aux
compagnons qui l'avaient frappé, lui, leur ami de la première heure et
leur ancien, et il répétait tout bas, entre ses draps rugueux, divisés
en grosses cassures, comme de la glace qui fond sur un pré:

--Non! Ils n'ont pas de quoi vivre!

Un espace de temps qu'il ne put mesurer s'écoula. Une voix douce,
jeune, glissa par la fente de la porte. Toute la forêt se taisait. Et
les mots vinrent. Le passant avait vu de la lumière par les fentes du
volet.

--Monsieur Cloquet, si vous ne dormez pas, comment allez-vous?

--Mal, mon garçon. Qui es-tu donc? Tu peux entrer.

La voix, plus basse, reprit:

--Non, je n'entre pas, à cause de Ravoux. Mais je suis avec vous,
monsieur Cloquet.

Un pas s'éloigna, léger, et se perdit.

Gilbert pensa que celui qui était venu était peut-être le fils de
Méhaut l'ancien tuilier, un jeune homme qui avait du coeur, on le
voyait à sa mine; à moins que ce ne fût Étienne Justamond, un joli
brin d'adolescent, doux en paroles, et qui saluait le bûcheron, les
soirs, comme un ami.

C'était peut-être encore Jean-Jean, celui qui était descendu de la
forêt de Montreuillon, en sifflant. Le blessé ne put deviner. Mais, si
petite que soit la consolation, elle berce. Gilbert dormit bientôt; la
nuit passa.




IV

LA VAUCREUSE


Le soleil de la fin de mars est déjà vif, quand la brume cède. Elle
s'était dissipée avant midi. Deux heures venaient de sonner. Sur la
route qui va de Fonteneilles à Crux-la-Ville, montant d'abord, puis
descendant pour remonter en pente douce la grande courbe de terre que
couronnent la forêt de Tronçay et celle de Crux, la jument alezane,
attelée à la Victoria de Michel de Meximieu, trottait vite, excitée
par l'odeur des sèves en mouvement. Le sang résineux coulait des
bourgeons, encore clos, des hêtres et des chênes. Il mettait des
lueurs de pourpre sur les houles boisées qu'on domine vers la gauche
en passant auprès de la Vigie, et qui n'ont, comme l'Océan, d'autre
limite que l'horizon. Le général et son fils, assis l'un près de
l'autre, la tête levée et baignée dans l'air léger de ce premier
printemps, se taisaient, chacun songeant son rêve, et suivant des
yeux les troupes de linots levées au bord du chemin, ou les pies
affairées et qui portaient, en travers du bec, la charpente du nid.
Ils allaient chez les Jacquemin, à la Vaucreuse. Bientôt, le paysage
changea; ils entrèrent dans la vallée de l'Aron, prés immenses,
peupliers, solitude et richesse aux deux côtés d'un ruisseau. Par le
couloir de la vallée, on voyait l'herbe drue et déjà moirée par le
vent, en arrière jusqu'aux gorges qui montent vers la source, et en
avant jusqu'au point où le brouillard bleu, confondant les herbages,
la rivière et les arbres, tourne avec eux pour rejoindre le canal du
Nivernais.

La voiture, ayant quitté la route, suivait un chemin parallèle à
l'Aron, puis une avenue longue au milieu des prés. Elle s'arrêta
devant un château du XVIIIe siècle, tout blanc. La construction
n'était pas imposante comme celle de Fonteneilles. La Vaucreuse avait
un grand perron en fer à cheval, un rez-de-chaussée surélevé, un
étage, une frise et des toits d'ardoise percés de deux lucarnes
seulement. Du côté droit, un pavillon bas, à grosse calotte mansarde,
rappelait l'ancienne demeure qu'avait remplacée, en 1760, la Vaucreuse
nouvelle.

C'est là, dans cette terre familiale, que s'était retiré le lieutenant
Jacquemin, lorsque, en 1891, il avait donné sa démission. Il avait
alors trente-deux ans. Il amenait avec lui, à la Vaucreuse, sa femme
et une petite fille de quatre ans, Antoinette. Très peu de temps
après, et à peine remis de cette terrible secousse d'une carrière qui
se brise, il perdait madame Jacquemin, emportée par une attaque de
grippe infectieuse, en pleine jeunesse, en pleine beauté. Et il ne lui
restait que l'enfant. Heureusement, celle-ci appartenait à l'espèce
nombreuse des êtres consolateurs, par qui le monde peut supporter sa
peine, qui comprennent la douleur avant d'avoir souffert, qui la
devinent partout où elle est, la commandent silencieusement, et, ne
pouvant la détruire, la tiennent sous leur charme, comme une bête dont
la cruauté n'a plus de pouvoir que loin d'eux. Antoinette avait sauvé
du désespoir son père trop durement éprouvé. En grandissant, elle
était devenue la confidente, l'amie, le guide même de cet homme, qui
avait conservé toute la vigueur de ton et, en apparence, toute
l'énergie d'autrefois, mais dont l'esprit s'égarait, dès qu'on lui
rappelait les deux bonheurs disparus: la jeune femme morte ou l'armée
délaissée. Ces souvenirs-là, Antoinette seule pouvait les évoquer.
Elle savait la manière. Mais aucun étranger ne devait faire allusion à
ce passé douloureux. Elle y veillait, elle était toujours là, elle
faisant un signe: «Taisez-vous! ne parlez pas de ces choses!» Elle
détournait la conversation, ou bien elle s'y jetait, défendant son
père, l'écartant du débat, avec une tendresse inquiète, ombrageuse et
comme maternelle.

La voiture s'arrêta devant le perron de la Vaucreuse.

M. de Meximieu et Michel attendirent un moment dans une vaste pièce
ronde, tendue de cretonne rose, et où la lumière entrait, en trois
gerbes énormes, par trois baies ouvrant sur le perron.

--Je suis ému, le croirais-tu, Michel, de revoir Jacquemin! Quinze
ans! Il y a quinze ans qu'il était sous mes ordres, au 6e cuirassiers,
à Cambrai. Une tête de fer, de sacrées idées de moralisation du
soldat, d'apostolat comme il disait, auxquelles j'ai été obligé de
couper les ailes, mais bon officier, dur pour lui-même, doux pour le
soldat, solide à cheval, solide de toute façon. Il a dû changer,
physiquement?

--Je ne crois pas. Un peu épaissi.

--Oui, la campagne Crois-tu qu'il m'en veuille encore d'avoir
interrompu sa carrière? Car enfin, malgré moi, par devoir, c'est moi
qui ai provoqué sa démission. Il a cru qu'il ne pouvait pas rester...
Je ne lui demandais que de céder...

Le général se promenait en se regardant, à gauche, dans les glaces
étroites qui séparaient les panneaux de cretonne claire.

La porte du fond s'ouvrit. Un homme entra, râblé, sanguin, rapide
d'allure. Il s'avança jusqu'aux deux tiers du salon, et serra, en
s'inclinant légèrement, la main qui se tendait vers lui.

--Mon général, vous me voyez confus Je suis en veston et en gros
souliers. J'arrive d'une inspection dans mes prés d'embouche.

--Oui, oui, les embouches, un terme du pays;... je me rappelle.
Bonjour, Jacquemin! bonjour!... je suis heureux de vous revoir!

Il retenait dans ses mains la main de l'ancien officier devenu
terrien. Il le faisait se déplacer d'un quart de cercle, pour le
mettre en pleine lumière. Il était un peu pâle. Il regardait, penché,
tournant le dos aux fenêtres, le large visage de M. Jacquemin, que
l'émotion avait encore fait rougir.

--C'est bien le même homme: les cheveux en brosse, des yeux noirs sans
reproche et sans peur, un nez à la serpe, et la moustache coupée
court... Pas beaucoup de poils gris; vous n'avez pas changé,
Jacquemin: à peine un peu de poids mort, comme vos boeufs à
l'engrais... Ah! pardon, mademoiselle, je ne vous voyais pas...

M. de Meximieu lâchait la main de son hôte, et saluait, d'un air
pénétré, Antoinette Jacquemin, qui avait suivi son père, et que Michel
avait seul aperçue. Déjà les jeunes s'étaient dit bonjour. L'oeil de
commandement du général était devenu soudainement l'oeil du
connaisseur, qui se ferme à moitié, qui caresse avec le regard, et
fait le tour, et revient aux mêmes points, plusieurs fois. Cette
jeunesse intacte, cette figure fière et fine, ces cheveux de deux ors
mêlés, comme avait dit Michel, cette taille longue, et tant
d'assurance naturelle...

--J'ai tort de m'étonner... Je ne me suis pas immédiatement souvenu,
mais mademoiselle vient de me rappeler que vous avez eu des aïeules
parmi les modèles de Latour... Vous êtes de très vieille race:
pourquoi diable avez-vous laissé tomber la particule, Jacquemin?

--Mon père l'avait fait, et j'ai continué... Il avait cru que les
paysans d'ici l'aimeraient mieux, s'il s'appelait tout bonnement
monsieur Jacquemin.

--Et cela lui a servi?

--Non. Quand il s'est présenté aux élections pour le Conseil général,
il a été battu comme bourgeois, aux cris de: «A bas le capitalisme!»
au lieu d'être battu comme noble, au cris de «A bas la dîme!» Voilà
tout.

--Vous devez lui ressembler?

--Beaucoup. Mais asseyez-vous donc, mon général. Là, le grand
fauteuil? Non? Vous préférez la chaise, l'habitude de la selle...

--Monsieur Jacquemin se trompe, interrompit Michel. Son père a laissé
une réputation d'agronome très entendu, dans toute la Nièvre, et, quoi
qu'il en dise, de vraies amitiés parmi les gens du pays. On le savait
juste et serviable, et on l'aimait. Les élections ne prouvent rien.

--Évidemment! tout ce qui donne tort à tes rêves humanitaires ne
prouve rien. Figurez-vous, Jacquemin, que mon fils défendait,
il y a quinze jours, les grévistes qui hurlaient devant moi
l'_Internationale_,... devant moi!

--Pardon, j'expliquais, simplement...

Le général s'était tourné vers le fond de la pièce où étaient assis,
sur le canapé, Michel et mademoiselle Antoinette Jacquemin. Ce fut une
voix toute jeune qui répondit:

--Général, voulez-vous savoir ce que je pense de nos bûcherons?

--Comment donc, mademoiselle!

--Ils me font l'effet d'orphelins de père et de mère. Pas de père pour
les diriger...

--Cela ne nous regarde pas.

--Et pas de mère pour les aimer.

--Vous leur en servez, peut-être?

La petite tête fière se pencha, les yeux brillèrent.

--Mais oui, je les aime. Je pourrais aller toute seule, jusqu'au fond
de ces bois qui sont là-bas, au delà de la rivière et du coteau que
vous voyez par la fenêtre: il n'y aurait pas un seul homme pour
m'insulter, et je crois qu'il y en aurait pour me défendre.

--Ah! mademoiselle, ne craignez pas que je vous contredise! Être jolie
et avoir dix-huit ans, ce sont de fortes raisons d'optimisme. Je n'ai
jamais eu la première, et je n'ai plus la seconde. Vous me
pardonnerez... Et vous êtes satisfait de votre installation à la
Vaucreuse, Jacquemin?

Le «gentleman farmer» avait croisé les jambes, et considérait
silencieusement son ancien chef. Des souvenirs pénibles lui
revenaient. Sa physionomie, ferme et froide d'ordinaire, était dure.
Le général s'en aperçut et se mit en garde, le corps renversé en
arrière, la tête droite, la moustache noire relevée par un
demi-sourire que Michel et M. Jacquemin connaissaient.

--Vous êtes satisfait?

--On ne l'est jamais complètement.

--J'entends raconter que vous avez transformé une vallée naturellement
très fertile...

--C'est un peu vrai.

--Que les boeufs de la Vaucreuse font prime à la Villette...

--Ailleurs aussi.

--Enfin, que vous réalisez des bénéfices superbes.

--Je ne suis pas le seul.

--Je vous félicite. Fonteneilles n'est pas encore à hauteur.

--Cela viendra, mon général. Votre fils commence très bien. Il faut du
temps. Moi, j'ai quinze ans de grade...

Le mot fut dit avec une âpreté qui fit tressauter sur sa chaise M. de
Meximieu. La blessure du passé saignait encore. Jacquemin souffrait.
Le général penché vers lui, à présent, prêt à se lever et à
l'embrasser, prêt à se fâcher s'il y avait lieu, demanda:

--Que voulez-vous dire? Vous regrettez le régiment? En vérité, ce
qu'elle est devenue, l'armée, devrait bien diminuer les regrets. Mais,
de toute manière, qu'avez-vous à me reprocher? Pouvais-je faire
autrement? N'ai-je pas fait mon devoir?

Avant que M. Jacquemin eût le temps de répondre, une main prompte, au
fond du salon, esquissa un geste de dénégation.

--Non, général; c'est mon père qui faisait le sien.

Sans même s'apercevoir de la singularité, et presque du ridicule qu'il
y avait à discuter une question militaire avec une jeune fille, M. de
Meximieu changea d'interlocuteur. Il était offensé. Il avait ce
mouvement fébrile des dix doigts, que connaissaient tous les officiers
sous ses ordres.

--Vous parlez comme une enfant, mademoiselle. Mais vous ignorez les
choses. Je vais vous les dire. Votre père était, au 6e cuirassiers, le
meilleur de mes lieutenants, cela est vrai; le plus exact, cela est
vrai encore; mais le plus entêté et le plus clérical de tous, cela est
vrai aussi. Il professait devant n'importe qui, même devant les
hommes, des théories dont, pour ma part, je fais le même cas que de
celles d'aujourd'hui.

--Elles sont à l'opposé.

--Peu m'importe. Elles étaient une doctrine. Et je ne veux pas de
doctrine, à la caserne; pas de théorie, si ce n'est celle du métier,
et pas de prédication, si ce n'est celle du patriotisme. Lui, il
prétendait qu'il n'y eût jamais de revue ou de marche le dimanche
matin, pour que messieurs les hommes eussent la liberté d'aller aux
églises; il aurait voulu de la moralité, des lectures moralisantes,
des conférences moralisantes, une caserne-école, en somme!

--Nous l'avons, à ce qu'il paraît.

--Pas encore! Et moi, je ne commande pas une école, je commande des
soldats. Je ne leur demande pas d'être des saints ni d'être de mon
avis, attendu que je ne leur dis pas ce que je pense. Je leur demande
d'obéir, de bien marcher, de n'avoir pas peur. Le reste ne me regarde
pas. Je suis de l'ancienne armée, moi, de l'armée qui allait au feu
parce que c'était le devoir, qui avait faim, soif, chaud, parce que
c'était le devoir,--le devoir, entendez-vous?... Et ça suffit. C'est
pourquoi, quand le lieutenant Jacquemin a fait aux cavaliers, sans
permission, une conférence dans le manège, je l'ai averti. Quand il en
a fait une seconde au dehors, mais après convocation dans les
chambrées, et en tenue, je l'ai mis aux arrêts. Il a réclamé. Le
ministre m'a approuvé. J'ai eu le regret de voir Jacquemin donner sa
démission, à trente-deux ans, et quitter l'armée. Mais je n'ai jamais
eu aucun regret de ce que j'ai fait.

--Eh bien! tant pis, général, car vous auriez dû le regretter une fois
au moins.

--A quel moment?

--Il y a quinze jours. Vous vous indigniez d'avoir entendu les
grévistes chanter l'_Internationale_.

--Parbleu! n'est-ce pas infâme?

--Peut-être ils ne l'auraient pas chantée, si les conférences du
lieutenant Jacquemin n'avaient pas été interdites par le colonel de
Meximieu.

--Antoinette!... Mon général, excusez...

--Par vous, qui croyez n'avoir aucune responsabilité dans le désordre
des esprits, mais qui devriez faire _meâ culpâ_, parce que,--je ne
suis qu'une enfant, mais je vous le dis,--parce que vous et d'autres,
vous avez découragé les officiers comme mon père.

--Antoinette!

Michel se pencha vers elle, et dit tout bas:

--Je vous en prie, mademoiselle!

Mademoiselle Jacquemin se tut, frémissante, la poitrine encore
soulevée par l'émotion. Très vite son joli visage perdit de sa colère.
Elle eut un demi-sourire, qui s'adressait à Michel, et qui disait:
«C'est pour vous que je cesse de défendre mon père contre le vôtre.»
Le général ne la regardait plus. Il regardait Jacquemin. Celui-ci,
enfoncé dans son fauteuil, les bras raidis le long du corps, fermait
les yeux, comme un homme qui souffre cruellement, et qui ne veut pas
le laisser voir. Entre ses cils, deux larmes coulaient. Il les sentit
tout à coup, chaudes sur ses joues, et porta la main à son visage.
Mais cette main, tout humide, M. de Meximieu la prit. Les deux hommes
se trouvèrent debout, l'un devant l'autre.

--Jacquemin, je n'ai pas cessé un jour de vous regretter, mon ami!
Nous n'avons pas la même conception de l'armée. Je suis d'une autre
génération: mais l'estime, vous savez, l'affection, l'admiration même,
rien n'a changé! Rien!

Ils se regardèrent encore, silencieusement. Les mains se séparèrent.

--Je n'aurais pas dû rappeler ce souvenir-là, si j'étais un homme
habile, comme on le prétend, car j'ai un service à vous demander, un
grand...

--Tant mieux, mon général; si je puis vous le rendre...

--Vous le pouvez.

--Alors, dites.

M. de Meximieu regarda Michel et Antoinette.

--Dehors, si vous voulez; les enfants nous suivront.

Le sable devant le perron, la longue prairie en pente, le filet bleu
de l'Aron, la colline herbeuse qui remontait au delà, tout vibrait
rajeuni dans la lumière neuve. Le général passa le premier. A la
moitié du perron, Antoinette le rejoignit, et, se penchant, parlant
bas:

--Général, vous me pardonnez, n'est-ce pas? J'ai été vive. Je suis
tellement pétrie de cette histoire de démission, notre thème de
conversation de tous les jours...

--Vous êtes une brave; vous êtes de sang militaire; ne vous excusez
pas: cela me plaît.

Elle se mit à rire, tournant un peu la tête par-dessus son épaule,
pour qu'on vît bien, en arrière, que tout était fini.

--Et puis, général, s'il faut tout vous dire, j'ai parlé parce que
lui, il ne peut pas parler de cette chose-là devant d'autres que moi:
cela lui fait du mal... Allons, père, je vous laisse causer avec
monsieur de Meximieu. Nous prenons le chemin de la Garenne, n'est-ce
pas?

Par l'allée sablée, ratissée, nette comme un rayon entre les prés, le
général et M. Jacquemin prirent les devants, M. de Meximieu à droite,
faisant de grands gestes, interrogeant, se penchant, et parfois, d'un
coup de canne, étêtant une touffe de pissenlits poussée au bord de
l'allée; M. Jacquemin, moins haut que lui, massif et peu prodigue de
gestes: on voyait seulement, de temps en temps, sa tête carrée,
coiffée d'un chapeau mou, et qui disait non, ou qui disait oui.

A cinquante mètres en arrière, Michel interrogeait, lui aussi, cette
petite Antoinette Jacquemin, dont le soleil, l'air et l'herbe à
présent, comme une grande marge claire autour d'une sanguine,
enveloppaient la jeunesse. Elle n'avait pas d'ombrelle. Elle n'avait
pas de manteau. Elle souriait aux choses, à cause de l'âme qu'elles
ont quand elles sont aimées. Elle les désignait de la main: la
garenne, un gros bouquet d'ormes et de chênes en avant, la rivière,
l'étang, les lointains de la ferme, les lointains de Marmantray.

--Vous aimez comme moi ce pays-ci, n'est-ce pas?

--Profondément, mademoiselle.

--Moi, je suis folle de ses prés.

--Moi, de ses forêts.

--Moi, de sa clarté.

--Moi, de sa solitude.

--Jeanne qui rit et Jean qui pleure, alors? Est-ce que vous êtes
vraiment Jean qui pleure?

--Assez souvent.

--Ici, c'est défendu. Je n'ai pas la permission de rêver, comme on
prétend que font les jeunes filles. J'aurais encore moins celle de
m'abandonner à la mélancolie, à supposer que j'en fusse tentée. Il y a
quelqu'un, à la Vaucreuse, qui a le droit d'être triste, lui, et qui
souffrirait trop. Je suis la joie, par devoir, je suis la distraction,
l'oubli, le présent et l'avenir en lutte continuelle contre le
passé...

--Ce doit être difficile!

Elle réfléchit une seconde, et répondit sérieusement:

--Non, comme tout ce qu'on fait par amour, c'est facile... Vous
devinez ce que je veux dire: mon père, s'il était seul, aurait des
idées noires. Son régiment,... sa carrière brisée... les soucis
d'affaires, les souvenirs... Je me suis mêlée tout à l'heure à une
conversation entre votre père et le mien. J'ai eu l'air de sortir de
mon rôle. Vous l'avez cru, n'est-ce pas?

--Qu'en savez-vous?

--Eh bien! non, j'y restais. Je suis chargée de veiller aux souvenirs,
je les empêche d'approcher, et, quand je ne peux pas les prévenir, je
les discute, et je les chasse...

Elle soupira; elle leva la tête, et les rayons du jour frissonnèrent
sur ses cheveux comme sur des avoines qui plient.

--Pourtant, à vous dire vrai, j'aurais besoin d'être aidée,
quelquefois. Savez-vous ce qui nous manque, dans notre coin de la
Nièvre? Des voisinages. Des châteaux, il y en a, mais les châtelains
ne résident point; deux mois, trois mois, c'est le plus; ils n'ont le
temps que de s'aimer eux-mêmes dans le pays: mais aimer le pays, en
être aimé, voilà la vraie vie. Ils ne l'ont pas.

--Vous dites bien cela!

--Vous trouvez? Je vous assure que je n'ai pas de mal à trouver la
définition d'une vie qui est la nôtre, la vôtre aussi... Et ceux qui
ne vivent pas de la sorte ne sont un appui pour personne, ni pour
rien... Mais, regardez donc, et dites-moi si vous n'êtes pas de mon
avis? Je commence à penser que mon père a une conversation tout à fait
importante avec monsieur de Meximieu? Il s'arrête pour réfuter un
argument: je le devine, parce qu'il tire sa moustache. C'est sa
manière à lui d'affirmer: «Donc, monsieur; par conséquent,
monsieur...»

--Ils repartent...

--Oui, mais le voici qui se détourne en marchant, et pas pour nous
regarder: il montre du bras la forêt, ce qu'on peut en voir, quelques
cimes de chênes... Je vous demande pardon d'être indiscrète; je suis
une toute petite femme, mais j'ai déjà tous les défauts que j'aurai
quand je serai grande: est-ce que vous pouvez me dire le grand service
que monsieur de Meximieu demande à mon père?

--J'ignore absolument, mademoiselle.

--Il ne vous dit rien!

--Hélas!

--Moi, d'ordinaire, on me dit tout. C'est ce qui m'enrage aujourd'hui:
je ne sais pas... Oh! mon père me racontera tout ce soir... Le vôtre
fera de même pour vous, j'en suis sûre... Tiens! ils prennent le petit
sentier qui tourne dans la garenne... On ne les voit plus... Mais,
j'y pense, monsieur, je me plains de ne pas avoir de voisinage: vous
pourriez résoudre la question.

--Et comment?

Cette fois, le rire jeune, spontané, plus vite que la raison, le rire
sans fêlure s'éparpilla dans le jour.

--Mariez-vous! Vous amènerez votre femme à la Vaucreuse. Elle sera mon
amie. Nous voisinerons. Est-ce trouvé?

Antoinette Jacquemin vit que Michel ne riait pas, qu'il se taisait et
laissait errer ses yeux sur les lointains de Marmantray. Sa
sensibilité exercée, l'habitude qu'elle avait de vivre auprès d'une
souffrance, l'avaient rendue clairvoyante. Elle comprit qu'elle
n'avait pas blessé; qu'elle avait seulement, sans le vouloir, passé
près d'un secret douloureux. Tout son être s'émut. Elle s'arrêta,
comme avaient fait tout à l'heure M. de Meximieu et M. Jacquemin, et
presque à la même place.

--Regardez-moi! dit-elle.

Il avait devant lui un visage d'enfant déjà maternel par la
compassion, levé par la plus pure des tendresses, des yeux exercés à
lire et à plaindre, et dont le regard plongeait si profondément dans
l'âme, que Michel se sentit deviné. Lui, si peu expansif, obligé par
la vie à se passer de confident, il fut incapable de réagir contre
l'émotion, ou seulement de la taire. Il dit, sans cesser de regarder
Antoinette Jacquemin:

--C'est vrai, je suis très malheureux.

--Depuis longtemps?

--Depuis toujours.

Elle joignit les mains, et la fine tête blonde fit un signe de pitié.

--Moi qui suis tant aimée ici, et qui, cependant, me suis souvent
plainte!

Ses yeux se levèrent du côté de la ferme.

--Alors, ce que je disais en plaisantant, c'est plus vrai que je ne
pensais. Quand vous serez marié, tant de choses s'oublieront!
Laissez-moi vous parler comme j'ai l'habitude de faire. Il me semble,
à moi, que vous n'êtes pas un triste: vous n'êtes qu'un homme qui
souffre. La peine vient et elle s'efface. Une femme l'empêchera
d'approcher, puisqu'une enfant y réussit: je le vois depuis que j'ai
l'âge de comprendre.

Michel hésita un moment. Tant de sincérité, tant de sûreté évidente,
et une secrète espérance de consolation l'entraînèrent. Ce fut un élan
de jeunesse à l'appel d'une autre jeunesse.

--Je ne suis pas de ceux qui peuvent plaire, dit Michel.

Il rougit de l'aveu. Antoinette eut un regard de haut en bas et de bas
en haut, et elle répondit, avec un grand air sérieux:

--Pourquoi dites-vous cela? En toute vérité, vous vous jugez mal, et
vous nous calomniez. La plupart des femmes sont comme moi, je suppose,
moins sensibles à la beauté des traits, chez un homme, qu'à l'âme qui
est dessous, et un visage ne déplaît jamais, quand on y devine
beaucoup d'énergie et de droiture.

Il lui tendit la main.

--Merci... Vous avez l'habitude de consoler, mademoiselle, je le
vois... Mais il faudrait que ce que vous me dites me fût répété, pour
que j'y pusse croire. On m'a trop dit le contraire...

--S'il ne faut que cela, je vous le répéterai!

--Nous nous voyons tous les deux ou trois mois. Vous aurez le temps
d'oublier!

--Je n'oublie jamais. J'irai vous le dire, jusqu'à Fonteneilles s'il
le faut! Je suis très libre à la Vaucreuse.

Elle riait maintenant. Ils s'étaient remis à marcher dans le soleil
clair. Ils allaient vite. Ils retrouvèrent, à la sortie du bosquet, le
général et M. Jacquemin. Les deux hommes étaient d'accord. Il
suffisait, pour en avoir la certitude, de voir la détente physique qui
s'était produite chez l'un et chez l'autre, l'abandon, l'espèce de
lassitude qui suit un entretien mouvementé.

Mais une nuance d'embarras survivait à l'accord. Antoinette, trop
jeune pour tout observer, ne vit, dans l'expression joyeuse de son
père, venu au-devant d'elle et subitement épanoui en l'apercevant,
qu'un témoignage nouveau d'une tendresse et d'un orgueil paternel qui
s'exprimaient chaque jour de mille manières. Mais Michel fut troublé,
quand M. Jacquemin lui prit les deux mains et lui dit, d'un ton
brusque et pénétré:

--Mon cher voisin, je vous demande pardon de vous avoir un peu
délaissé aujourd'hui; vous étiez, en arrière, plus gaiement qu'entre
nous deux; mais je tiens à vous dire que vous avez eu, à Fonteneilles,
une influence heureuse. Vous êtes un homme de bien, et un homme de
progrès.

--J'espère continuer, dit Michel.

M. Jacquemin tressaillit, et son regard exprima une surprise.

--Assurément, mon cher ami, vous resterez ce que vous êtes... Je n'en
doute pas.

Les quatre promeneurs tournèrent autour de la garenne, et revinrent au
château par une allée qui montait à flanc de coteau, passait entre des
groupes de chênes, et redescendait vers la Vaucreuse. On causait
d'agriculture, d'élevage, de chasse. M. de Meximieu était distrait.
Devant le perron du château, il prit congé de ses hôtes; sa gravité
contrastait avec sa manière habituelle, fringante au départ, d'une
cordialité hautaine et souvent spirituelle.

Le retour fut silencieux. Le général était attendu à Fonteneilles par
le marchand de bois auquel il avait cédé les coupes de l'année. Il
régla ses comptes avec lui, reçut la somme promise, resta quelque
temps seul, et, vers cinq heures, sonna le valet de chambre.

--Allez prévenir monsieur le comte que je l'attends au fumoir.

Le fumoir était une vaste pièce, tendue de vieux damas vert, et qui
occupait, avec la salle à manger, l'extrémité sud du château. Les
fenêtres ouvraient, deux sur la forêt, deux sur l'avenue et sur les
champs étagés vers le bourg. C'est de ce côté, près des vitres par où
filtrait le jour tombant, que le général se tenait, assis devant une
table chargée de dossiers et de lettres, quand Michel entra.

--Assieds-toi, mon ami, j'ai à te parler. C'est même d'une affaire
importante.

Le jeune homme s'assit, face au jour.

--Michel, je vends Fonteneilles!

--Vous vendez!... Fonteneilles!... vous?...

--Je t'ai dit de t'asseoir et tu t'es relevé. Assieds-toi, et écoute.
Je ne le mets pas en vente; je le vends; ce n'est pas la même chose.
Je l'ai même vendu... Ne m'interromps pas!

--Mais, je ne puis pas ne pas vous interrompre: c'est indigne!

Michel était pâle, et ses deux mains tendues serraient le bois de la
table.

--Indigne! qu'est-ce que je vais devenir?

--En effet, c'est une question. Je m'y attendais. Nous y viendrons
tout à l'heure. Mais, écoute-moi... Écoute-moi donc! Et ne pâlis pas
comme tu fais!... Est-ce à un homme que je parle? ou à un enfant?

Une voix mâle répondit, et la fenêtre elle-même vibra sous le choc des
mots.

--A un enfant, mon père, qui souffre, et qui a déjà beaucoup souffert
par vous!

Épuisé par la contrainte qu'il s'imposait pour ne pas crier toute sa
douleur, Michel se renversa sur un fauteuil, et baissa la tête.

C'était bien l'enfant qui souffrait, et l'homme qui se taisait.

M. de Meximieu avait pris dans la poche de son gilet un monocle sans
cordon, qu'il mettait toutes les fois que, dans une discussion, il
avait besoin d'une diversion et d'un moment de répit. Les muscles de
l'arcade sourcilière gauche se nouèrent autour du verre, l'oeil droit
resta large ouvert, et la physionomie du vieux gentilhomme se modifia
entièrement. Une ironie contenue, la politesse élégante et méprisante
d'un diplomate en qui vivait l'expérience d'une race, aiguisa et tira
en hauteur les rides du masque militaire. Sous l'homme de
commandement, un autre homme apparut, qui n'avait que de rares
emplois, mais qui les remplissait naturellement.

--Mon cher, dit-il avec une lenteur voulue, tu juges ce qui était
avant toi. C'est une cause d'erreur dans la vie. La situation qui
m'est faite a des causes anciennes. Mon père a laissé des dettes. La
terre de Fonteneilles est hypothéquée.

--Je le savais.

--Tu le savais, mais tu croyais que les dettes étaient les miennes. Eh
bien! non: celles-là sont d'héritage... Il y a, en second lieu, ta
mère;... je l'ai épousée sans fortune.

--Et vous le rappelez?

--Je te le rappelle à toi, parce que, précisément, je ne puis pas lui
reprocher ses dépenses, j'aurais l'air d'un goujat; ni lui refuser
l'argent qu'elle demande. Or elle en demande beaucoup. Nous avons une
vie stupide et intangible. Le monde nous tient. Je veux dire qu'il me
tient par ta mère. Et il ne lâche pas.

Le général frappa de la main gauche une liasse de papiers.

--Voici mes comptes. Il en résulte que je suis aux trois quarts
ruiné... Ne t'écrie pas! Ne lève pas les bras!... C'est un fait...
J'ai eu ma part dans ce résultat. Je vais te dire quelle elle est...
Tu supposerais mille choses, si je ne m'accusais pas.

--Non: cela suffit.

--Tu supposerais le jeu? Tu aurais tort. J'ai payé, çà et là, des
dettes de lieutenant, ou de sous-officier, mais je ne joue pas. Le jeu
ne compte pas dans ma vie. Les femmes? très peu.

--Je vous en prie! Je ne vous demande pas de confidences!

--Je te les offre. Ah! mon cher, nous nous expliquons à fond, une
fois, et je dis tout... Quelle a été ma grosse dépense personnelle? Je
puis répondre: service du roi, ou de la patrie, c'est la même chose;
table de colonel; chasses de colonel; réceptions de général; appui
discret donné à des ménages d'officiers pauvres, le métier, la
carrière, la charge. Prodigue dans l'emploi; c'est une tradition chez
les Meximieu. Ils s'y ruinent.

--Ils en meurent.

--Non. Il me reste ma solde, et quelques rentes, juste de quoi vivre.

--Et à moi, que me reste-t-il? A solliciter une place d'assureur,
n'est-ce pas? Avec vos relations et mon nom, je réussirai peut-être.
«Le comte Michel de Meximieu, sous-inspecteur d'assurances.» Cela fera
très bien, n'est-ce pas? Je ne puis pas m'empêcher de vous juger, mon
père! M'avoir laissé me préparer à un métier, m'avoir fait entrevoir
que Fonteneilles était mon bien et ma vie, et, après cinq ans
d'effort, tout briser, subitement, c'est une faute, et une faute
cruelle.

--Elle l'est pour moi, tout d'abord. Et puis, c'est vite dit, une
faute. Un malheur serait plus vrai. Je ne trouve pas que ma conscience
soit engagée.

--Moi, si.

--Toujours le même! Tu exagères les commandements de Dieu, mon ami. Il
y en a assez de huit.

--Dix, mon père.

--C'est possible. Aucun ne défend de vendre ses terres. D'ailleurs,
Jacquemin m'a promis le secret le plus absolu, même vis-à-vis de sa
fille; et nous sommes convenus que je puis reprendre ma parole jusqu'à
la fin de l'année, lui restant engagé, en tout cas, si je le veux.
Est-ce qu'on sait? Il peut m'arriver, d'ici la fin de l'année...

--Il n'arrivera rien, que des créanciers. Et je vous demande encore:
dans cette ruine, qu'est-ce que vous faites de moi? J'ai vingt-six
ans. Je suis agriculteur. Que me proposez-vous?

--Une seule chose: venir habiter avec ta mère et moi.

--A Paris?

--Sans doute.

--Pour n'y rien faire? Merci. J'ai l'habitude de travailler. Je
n'accepte pas. Je ne puis pas accepter.

M. de Meximieu avait laissé tomber son monocle. Il était ému, gêné,
humilié secrètement. Du bout des doigts, il effaça la buée qui s'était
amassée sur la vitre de la fenêtre, et regarda du côté de l'avenue,
comme si une voiture arrivait. Mais la solitude était complète.
L'ombre confondait les prairies, les champs, les limites, et il n'y
avait plus que deux royaumes, où elle régnait inégalement, la terre
toute soumise à son pouvoir, et le ciel où un peu de lumière la
combattait encore. Il dit sans se détourner, d'une voix dont l'orgueil
faiblissait:

--Que veux-tu, je n'ai pas mieux à t'offrir, en ce moment. Le plus
dur, dans les ruines, c'est d'être obligé de les avouer. Je l'ai fait
deux fois aujourd'hui.

Pendant plusieurs minutes, M. de Meximieu et Michel demeurèrent
silencieux. Ils songeaient. Les projets s'édifiaient et s'écroulaient
l'un après l'autre; le tumulte des pensées, des reproches, des
questions inutiles, des plaintes désespérées, continuait dans les âmes
le dialogue rompu. Les larmes, dont c'était l'heure de venir, après la
colère et après l'ironie, commençaient à monter du fond de ces coeurs
violents. Mais il ne fallait pas qu'elles fussent même devinées. Tout
le passé le défendait. Le fauteuil de Michel remua dans les ténèbres.
Le général crut que son fils allait discuter de nouveau. Il n'en fut
rien Michel s'était levé. Il demanda, d'une voix calmée, presque sa
voix habituelle:

--Croyez-vous que ma mère consentirait à vivre ici? Vous n'avez plus
que deux ans avant la retraite... Nous garderions le château et un peu
de terre...

Trois mots furent la réponse de M. de Meximieu:

--Mon pauvre ami!

Un des deux hommes sortit du fumoir. On ne le retint pas. L'autre
resta devant la table de travail, mais il oublia, jusqu'à l'heure du
dîner, de faire apporter une lampe.

A sept heures, le valet de chambre vint prévenir que le dîner était
servi, et que M. le comte, souffrant, ne descendrait pas.

Le lendemain, dès le matin, le général regagnait Paris.




V

LE RECOURS EN GRACE


Michel avait, dans la nuit même, écrit à sa mère une longue lettre,
qui commençait par des cris de douleur, et qui, à mesure que la forte
écriture couvrait les feuilles de papier, s'attendrissait, devenait
suppliante, et laissait même percer l'espoir. Il l'avait relue, et
avait ajouté ce post-scriptum: «Ne me répondez pas, réfléchissez à
tout ce que je viens de dire; j'irai, dans quelques jours, vous
embrasser, vous demander la réponse, vous remercier.»

Pendant la première semaine d'avril, l'espérance ne cessa de grandir.
Elle suivait Michel à travers les champs. Car il fallait courir d'un
bout du domaine à l'autre. On labourait des jachères; on semait le
maïs, le trèfle, le sainfoin; on commençait à couper, sur la hauteur,
le long de la route de Fonteneilles, les premiers arpents de seigle
vert; près des étangs de Vaux, on roulait une prairie nouvelle, et
partout, dans les herbages anciens, il fallait veiller au débit des
fossés, des canaux, des rigoles, que le printemps gonflait d'eau vive,
et dont les bords s'empanachaient déjà, dans le soleil, de touffes de
menthe, de pimprenelle et de ciguë. La sève débordait; la terre
s'ouvrait; les chiens hurlaient la nuit, au passage des bêtes toutes
levées dans les bois; le Grollier avait pris un chapeau de paille; on
avait aperçu, dans une chenevière, Gilbert Cloquet à moitié valide,
reprenant goût au travail et bêchant d'une seule main; les filles qui
gardaient les vaches, quand elles répondaient au bonjour lancé
par-dessus les traces, avaient une étoile dans les yeux. Comment ne
pas espérer? «Si je puis décider ma mère, quand elle aura dit oui, à
passer trois jours à Fonteneilles, elle sera émerveillée. Elle est
artiste! Et surtout elle est bonne; elle aura pitié de moi, et du
domaine qui est à nous depuis plus de trois siècles, et des habitants
de Fonteneilles, qui ne sont pas parfaits, mais qui vaudraient moins
si nous n'étions pas là. Je lui donnerai un délai, si elle le veut,
pour quitter Paris et venir s'installer ici: le milieu de l'été, le
milieu de l'automne... Elle viendra!...»

Le 9 avril, qui était le lundi saint, Michel partait pour Paris. Dans
le filet du compartiment, en face de lui, il emportait une valise, le
carton où dormait le chapeau de soie inconnu à Fonteneilles, et un
grand plan, roulé et enveloppé, du domaine, «pour discuter et
expliquer les choses, s'il y a besoin». Il se réjouissait toujours, et
des semaines à l'avance, de ces excursions à Paris, trois ou quatre
fois par an. Mais cette fois, au plaisir de retrouver des relations
agréables, des amis d'enfance, et toute une élégance de vie qu'il
aimait depuis bien plus longtemps, se mêlait une émotion qui le tint
éveillé et frémissant tout le long de la route. A la gare de Lyon, il
sauta dans un taximètre, et dit au cocher: «Allez bon train; je suis
attendu.» Il n'était pas attendu; il n'avait pas écrit de nouveau; il
doutait que sa mère fût à la maison à trois heures et demie de
l'après-midi.

Elle était chez elle. A peine entré dans l'appartement de l'avenue
Kléber, il entendit une voix connue, une voix fine qui disait:

--Mais, je le crois bien! Comment, c'est lui?... Michel?

Trois secondes après, une porte s'ouvrait; madame de Meximieu
accourait au-devant du voyageur, attirait à elle la grosse tête
qu'elle avait prise à deux mains, et l'embrassait, et la réembrassait.

--Bonjour, mon adoré! Ah! que je suis contente de te revoir! Depuis
Noël, songe donc! Ton père n'est pas rentré... Mais il sera ici à sept
heures... Nous dînons en ville... Que je suis heureuse de t'avoir!...
Viens dans ma chambre...

Elle le prit par la main; elle l'entraîna dans la chambre tendue
d'étoffe crème à bouquets Pompadour, et claire de toute la lumière de
l'avenue.

--Tu as bonne mine!... Le voyage ne t'a pas fatigué?... Non. Alors, tu
peux veiller ce soir? Sais-tu ce qu'il faut faire? je vais donner un
coup de téléphone et prévenir les Virlet que je t'amène: ce sont des
amis intimes que tu ne connais pas... Ils seront enchantés... C'est
dit, n'est-ce pas?

Il s'était assis à côté d'elle; il la laissait parler; il trouvait
doux qu'on s'occupât de lui. Et il la voyait avec tant de plaisir,
animée, gaie, si jeune encore...

Ce ne fut qu'au bout d'une demi-heure qu'il demanda presque sans
trembler, comme une chose dont l'heure est venue et sonne dans le
premier silence:

--Et ma grande question, y avez-vous songé?

Madame de Meximieu leva la main et l'agita, comme pour effaroucher les
mots qui passaient, et les disperser.

--N'en parlons pas à présent. Comme toutes les choses sérieuses, il
faut traiter celle-là le plus tard possible... Oui, j'y ai songé. Ton
père m'a raconté votre... entretien. Puis, il m'a laissée libre de
faire ce que je voudrais.

--Tant mieux!

--Ne dis pas «tant mieux», mon petit. Je ne sais pas... Cela dépend un
peu de toi.

--De moi?

Elle eut un sourire maternel.

--Oui, je t'expliquerai. J'ai peut-être trouvé quelque chose. Ne me
fais pas parler à présent. Je te donne rendez-vous... Quand pars-tu?

--Après-demain soir.

--Eh bien! après-demain à trois heures. Cela va?

Elle l'embrassa encore, et ils se séparèrent.

Le soir, Michel dîna chez les Virlet, avec M. de Meximieu qui ne
manifesta aucun ressentiment des scènes violentes de Fonteneilles;
avec sa mère, qui se montrait, pour son fils, plus tendre, plus
prévenante encore qu'autrefois. Le mardi, il fit des courses et des
visites. Le mercredi matin il se rendit à la Villette, et passa
plusieurs heures à voir les arrivages de boeufs, et à causer avec des
éleveurs et des marchands qu'il savait devoir rencontrer là. Il
fallait s'informer de l'état du marché, en France et en Belgique;
acheter quelques bêtes; renouer des relations commerciales qui
seraient utiles, si on gardait Fonteneilles; être, jusqu'au bout, de
sa profession, et préparer l'avenir, le sien ou celui d'un autre.
Assez tard, il déjeuna au restaurant Dagorno, rue d'Allemagne, où se
réunissent les propriétaires, les gros fermiers, les marchands de la
vallée d'Auge et de plusieurs provinces de France. Puis, comme il
n'était que deux heures quand il se retrouva devant les magasins du
Printemps, il résolut de faire à pied la dernière partie du trajet.

Dès qu'il fut seul dans la foule, et qu'il commença de marcher vers le
quartier de l'Étoile, l'inquiétude, à grand'peine écartée jusque-là,
le ressaisit... Dans quelques minutes, c'était sa vie qui serait
décidée. Toutes sortes de pressentiments sombres l'enveloppèrent et
l'accablèrent. Il n'aurait pas pu expliquer pourquoi. Il se débattait
contre eux. Il tâchait de se rappeler des mots de sa mère, des
regards, des attentions, et de prévoir ce qu'elle avait décidé.
Misérable jeu! Volonté d'illusion! Il le sentait bien. Et alors, il se
répétait à lui-même, comme l'unique argument sans réplique: «Elle est
bonne, heureusement, très bonne.»

Madame de Meximieu n'était pas, en effet, sans bonté. Ses amies mêmes
disaient: «Marguerite a beaucoup de coeur, au fond.» Et elles citaient
des visites qu'elle leur avait faites, dans les occasions
douloureuses; elles rappelaient d'elle des mots bien dits, faits pour
avoir une fortune dans les coeurs tristes, et dans le monde; elles
racontaient l'histoire d'un cocher de fiacre, tombé de son siège dans
la rue, l'hiver, pauvre diable d'alcoolique, frappé d'une attaque
d'apoplexie, et que madame de Meximieu,--la cliente qui se trouvait
dans le fiacre,--avait aidé à relever, avait fait transporter à la
plus prochaine pharmacie, et avait soigné elle-même, «oui, ma chère,
elle-même, pendant une heure et demie! Le pharmacien,--qu'elle a
payé,--déclarait qu'il ne tolérerait ni plus de frictions, ni plus de
sinapismes, et que le transfert à l'hôpital s'imposait. Sans cela,
elle eût continué, elle me l'a dit». On aurait pu prouver par d'autres
traits la bonté de madame de Meximieu. Malheureusement, elle la
dépensait en dehors de sa famille, par accès et, comme l'argent, de la
façon la moins judicieuse. C'était la tête qui manquait plutôt,
l'habitude de se servir des mots pour exprimer une idée juste, de son
esprit pour réfléchir, de son habitude du monde pour observer autre
chose que les signes de grossesse chez les jeunes femmes et d'anémie
cérébrale chez les vieilles. Madame de Meximieu portait, à
quarante-huit ans, la peine de son éducation première, qui avait été
ce qu'on appelle toute mondaine, c'est-à-dire cruellement vide. Elle
avait toujours ignoré ce que c'était qu'un chez soi; elle avait
dissipé sa vie, son temps, ses affections, ses préoccupations, et son
argent, sans retrouver nulle part la trace de ce qu'elle avait donné.
Dès le début de son mariage, si son mari avait su la juger moins
sévèrement, l'aimer moins légèrement, et en vérité la comprendre
mieux, il eût pu refaire l'éducation de cette jeune femme. A présent,
c'était presque une vieille femme, en qui était morte déjà la faculté
de comprendre plusieurs choses. Le plaisir, les distractions, les
nouvelles, le bruit avaient pris sur elle une influence et, dans sa
vie, une importance de premier ordre. Elle souffrait réellement dès
qu'elle habitait trois semaines en dehors de Paris; elle n'avait aucun
jugement personnel, sur aucune chose; elle possédait seulement, dans
sa mémoire, une collection mal étiquetée et incomplète de jugements
d'autrui, très variés d'origine, presque tous anonymes, souvenirs de
lectures faciles ou de causeries, fragments de confidences ou de
conférences, et qui ne l'avaient pas instruite, pas même renseignée,
mais qu'elle amenait, plaçait, encadrait avec un art naturel, et qui
faisaient dire, presque partout: «Elle est supérieurement
intelligente.» Elle l'était passablement. Prudente en histoire,
réservée dans l'abstrait, bâillant à la politique, elle parlait
volontiers de tout autre chose. Sa voix était musicale et savante.
Elle tenait l'esprit au chaud et le berçait. Quelquefois, et sans
qu'elle le voulût, madame de Meximieu entrevoyait l'indigence de son
coeur, de sa vie, de son passé, de son avenir, et elle s'effarait.
Tout à coup, à l'occasion d'une histoire d'amour ou de mort, elle
s'apitoyait sur elle-même. Des larmes jaillissaient de ses yeux,
abondantes et vaines, et elle sentait qu'elle aurait pu les verser
utilement. Ce qu'elle aurait pu être lui apparaissait vaguement, mais
assez pour qu'elle souffrît. Son effroi de la solitude lui venait de
l'expérience de ces retours cruels. Elle avait peur de la vieillesse
prochaine, de ne plus être distraite, de ne plus pouvoir «sortir», de
se trouver face à face avec elle-même, et bientôt avec la mort. Elle
aurait cru vivre, et tout serait fini.

Michel connaissait mal sa mère. Il s'était fait un roman de cette
existence qu'il avait côtoyée. Il en remplissait les vides, il en
expliquait le mystère avec son coeur d'enfant. Des mots de tendresse
passionnée, des plaintes furtives, des larmes au départ: et il avait
imaginé une mère exquise, maladive, obligée de vivre à Paris, mais qui
souffrait vraiment de l'absence de son fils. On ne l'eût pas étonné,
si on lui avait dit, tout à coup, que madame de Meximieu dépensait
beaucoup d'argent et beaucoup d'heures en oeuvres de charité; il
comprenait qu'elle fût fêtée; il avait toujours rêvé de l'appeler à
Fonteneilles, plus tard, quand le château serait restauré; il allait
même plus loin dans le rêve, et il songeait parfois: «Quelle amie elle
serait, et quelle aide, et quelle mère, si un jour une jeune femme
venait habiter avec nous!» Il les voyait, les deux chères images
féminines, côte à côte dans l'avenue, à l'heure où le jour tombant se
prête aux confidences, et rend plus molles les silhouettes sur le vert
profond des chênaies. Sa mère lui apparaissait plus nettement que
l'autre. Il la trouvait jolie incomparablement. Pour lui, elle ne
vieillissait pas. Au fond de ses yeux, le portrait de sa mère, c'était
celui qu'il avait vu, toute sa jeunesse, dans la petit salon de
l'avenue Kléber, le pastel de Dubufe pendu au bout d'un cordon rouge,
et que le vent de la porte faisait remuer.

La marquise de Meximieu avait, d'ailleurs, ces traits réguliers et
menus, et ce teint des blondes rousses, qui prolongent quelque temps
le crépuscule de la jeunesse. Mais la cinquantaine avait sonné, et
rien ne lui résiste. L'âge était inscrit dans la chair, qui se
corrompt sous la peau encore belle. En revoyant sa mère après des mois
d'absence, Michel avait eu cette impression, si commune et si cruelle:
«Elle a vieilli!» Point de ruine brutale, mais des paupières
alourdies, des rides très fines, presque jolies, allongeant les yeux;
un peu d'empâtement au bas des joues, et on ne sait quels reflets
livides qui glissaient par moments sous la nacre admirable des épaules
et du cou. Trois jours avaient suffi pour qu'il ne remarquât plus cet
amoindrissement de la beauté de sa mère. Il eut même une surprise,
un moment de joie épanouie lorsque, en revenant de la Villette,
à trois heures, à l'heure exacte du rendez-vous, il trouva, dans
l'antichambre, madame de Meximieu en costume de visites, le chapeau à
aigrettes sur la tête, la voilette nouée, le collet de zibeline
entr'ouvert et laissant voir le collier d'or auquel pendait un
médaillon d'émeraudes et de perles. Elle avait trente ans ainsi: l'âge
du portrait.

--Vous rentrez, maman?

--Non, mon chéri, je vais sortir, mais je t'attendais, puisque c'est
convenu; j'ai encore une minute... Viens dans le petit salon...

Il suivit, mécontent, et s'assit près de la cheminée blanche, tournant
le dos à la lumière. Madame de Meximieu s'assit de l'autre côté. Elle
sourit, et l'on eût dit que c'était à sa robe de crêpe de Chine, toute
neuve, qui tombait bien.

--Figure-toi que j'avais oublié; l'invitation était pourtant piquée au
coin de ma glace: j'ai une matinée chez madame de Gréchelles. La
pauvre femme est si malheureuse: elle a perdu sa fille unique il y a
trois ans, et elle est si reconnaissante qu'on aille la voir! Elle se
console en faisant faire, chez elle, un peu de littérature et de
musique. Seulement, tu comprends, comme nous sommes au mercredi saint,
ce sera tout à fait dans l'intimité... Pourquoi ne viendrais-tu pas?
Il faut absolument que tu partes ce soir?

--Absolument. Et je comptais que nous aurions le temps de causer;
j'espérais passer les dernières heures avec vous...

--Mais je t'explique, mon pauvre enfant...: c'est impossible...

Elle allongea son bras ganté et caressa la main de son fils.

--Ne te fâche pas; dis-moi tout; je parle d'une minute, j'en ai dix à
t'offrir, mais pas plus.

--Il aurait fallu une demi-journée!

--Pourquoi mon Dieu?

--Pour vous raconter ma vie que vous ne connaissez pas.

--C'est une phrase que j'ai entendue au Gymnase, mon petit.

--Ce n'est pas là que je l'ai prise, croyez-moi.

Il fit un effort pour rompre sa pensée, et la ride se creusa entre les
sourcils.

--Soit, je vais droit à la conclusion. Mon père, comme vous le savez,
m'a annoncé que nous allions à la ruine...

--Est-ce qu'il m'a accusée, par hasard?

Michel eut un geste vague. Elle y vit une dénégation.

--Tant mieux; car l'injustice eût été trop criante! Ton père n'a
jamais connu la valeur de l'argent... Il a dépensé toute sa vie plus
qu'il n'avait. Et tu comprends que ce n'est pas à moi de le lui
reprocher! Je suis dans une situation délicate: il m'a épousée presque
sans dot, et la fortune qu'il a dissipée, en somme, il en était le
maître.

--Mère, je ne juge pas entre vous: je demande au contraire qu'on me
juge. Écoutez-moi bien, comprenez-moi. S'il y a quelqu'un qui soit
sans responsabilité dans ces dépenses excessives, vous avouerez que
c'est moi. Eh bien! je suis attaché à Fonteneilles par toutes sortes
de liens; c'est notre terre patrimoniale; je vous supplie de la sauver
en y revenant.

--Pour toujours?

--Sans doute, puisque mon père m'a dit que nous ne pouvions plus avoir
qu'un seul loyer.

--La campagne pour toujours! Mais, mon ami!...

Madame de Meximieu s'était reculée dans son fauteuil, effarée,
comprenant à peine qu'une proposition pareille pût lui être faite. Son
fils attendait, frémissant, des mots plus nets. Elle se ressaisit.
D'un geste féminin, qui respectait l'étoffe, elle toucha son corsage,
la broderie de la manche, la jupe de crêpe de Chine. Sa tête suivait
le geste, d'un mouvement jeune...

--Voyons, Michel, est-ce que j'ai l'air d'une bergère?

--Oh! non!

--Alors tu ne veux pas me condamner à vivre dans les bois!

--Il s'agit bien d'une condamnation, en effet: vivre avec moi, avec
mon père, utilement et simplement!

--Je le souhaiterais, mon ami: je ne désirerais que cela!

--Faites-le donc!

--Mais ma santé exige tant de soins!

Michel riposta vivement:

--Mais vous n'avez besoin que de repos, et de retraite, ma mère!

--Encore faut-il parler d'une retraite possible, mon ami!... Qu'est-ce
que nous ferions, là-bas, sans habitudes, sans relations?

--Sans distractions, n'est-ce pas? C'est cela que vous voulez dire?

--Eh bien! oui, si tu le veux: je ne puis pas m'en passer.

--Sans matinées de littérature et de musique, sans soirées, sans
comédies, sans bavardage et sans auto? Qu'est-ce que nous ferions, si
nous pouvions servir à quelque chose? Si nous économisions, au lieu de
nous ruiner? Si nous nous faisions aimer? Si nous pensions à d'autres
qu'à nous-mêmes? En effet, la question est angoissante, je le
comprends!

--Tu es dur, Michel, très dur... Comme ton père... Tu lui ressembles.
Je ne l'aurais pas cru... Et tu me fais beaucoup de peine.

Elle pleurait. De grosses larmes perlaient au bord de ses yeux, et
pour les empêcher de couler et de mouiller la voilette, elle les
épongeait à petit coups, le visage tourné vers le feu mourant. Le bout
de la bottine frappait les chenets.

... Oui, tu es dur... Tu ne penses qu'à toi.

--Et vous, ma mère, à qui pensez-vous donc? Vous ne voyez donc pas
que, de nous trois, le plus jeune, c'est moi; que le seul avenir à
ménager, c'est le mien? Je ne suis pas dur en vous le rappelant. Vous
voulez me ramener ici, où je serai désoeuvré. Vous m'avez laissé me
préparer à une carrière, puis y entrer, puis l'aimer, et maintenant
vous la brisez... Ah! non, le plus cruel de nous...

Il se leva et fit un pas vers elle.

--Comprenez donc que j'ai été malheureux toute ma vie, maman!

Madame de Meximieu leva les mains. Elle sanglotait.

--Ah! mon petit! et moi!... Je ne veux pas me plaindre... Mais je ne
veux pas que tu croies que je n'ai pas songé à toi... Ne me regarde
pas comme tu fais avec des yeux de reproche; écoute... Tu vas voir...

Elle essayait de sourire.

--J'ai pensé à un moyen... Ton père m'a raconté votre visite à la
Vaucreuse... Il m'a rapporté que mademoiselle Antoinette Jacquemin
était délicieuse. Est-ce ton avis?

--Oui.

--Elle a dix-huit ans... Elle est riche, très riche... Eh bien!
fais-toi aimer... Tu retrouveras Fonteneilles.

Les fortes épaules de Michel se soulevèrent d'indignation. Sa voix
monta et trembla.

--Non! Je vous en prie! Plus un mot! Le moyen n'est pas pour moi...
Ah! quel souvenir j'emporte! Quelle dernière déception!... Me croire
capable!...

--Mais de quoi, Michel? De quoi? Qu'ai-je dit de mal?

--D'offrir ma ruine en dot à cette enfant dont le père vient d'acheter
mon Fonteneilles! Hier je pouvais l'aimer... Aujourd'hui, quel homme
je serais!

La porte s'ouvrit. M. de Meximieu entra, en tenue de général. Il
arrivait du dehors, le visage fouetté et raffermi par le vent; il
venait d'assister, comme témoin, au mariage d'un de ses officiers. Il
vit d'abord son fils, qui s'avançait vers lui.

--Tu pars?

--A l'instant même.

L'expression du visage de Michel, le sentiment que la blessure venait
d'être faite, les sanglots de madame de Meximieu, qui avait caché sa
tête dans ses fourrures, changèrent subitement le ton du général. Le
père s'émut de la douleur du fils; il dit posément:

--Je t'avais prévenu, mon ami, que c'était impossible... Cinquante ans
de Paris, quelle attache, tu comprends!... Moi, peut-être, j'aurais pu
accepter; je suis de race rurale, en somme; mais elle ne peut pas, tu
le vois... Je n'y ai jamais cru.

--Moi, j'espérais. Je n'ai plus la moindre illusion, croyez-m'en. Mais
avant de vous quitter, je voudrais savoir si le moyen qui vient de
m'être proposé, pour conserver Fonteneilles, était approuvé par vous?

--Le moyen?

--Philippe, c'est moi qui l'ai proposé, moi qui l'avais imaginé. Je te
certifie, Michel, que ton père n'en a rien su.

--Eh bien! mon père, je vous fais juge: ma mère a pensé que, si je me
faisais aimer de mademoiselle Antoinette Jacquemin, si je l'épousais,
les Meximieu pourraient ainsi, par mariage, rentrer dans Fonteneilles.
Moi, je m'y refuse...

--Pourquoi?

--Parce que... En vérité, vous me le demandez?... Parce que cette
manière de reprendre un bien qu'on ne peut pas conserver me fait
horreur. Jamais je n'épouserai mademoiselle Jacquemin propriétaire de
Fonteneilles et m'y recevant!

M. de Meximieu écoutait, grave, un peu courbé pour mieux entendre,
comme au rapport, quand on lui demandait une explication. Il se
redressa, et, vivement, tendit la main.

--Très bien, Michel, très bien...

Et comme Michel le regardait, les yeux dans les yeux, étonné de la
vigueur de l'étreinte.

--Michel, tu es vraiment l'un de nous, mon ami!... Tu seras cette nuit
à Fonteneilles?

--Très tard.

--Et tu y resteras?

--Jusqu'au 31 décembre.

Il y eut un silence.

--Dieu veuille t'y maintenir plus longtemps!

Une sorte de rire douloureux passa sur le visage du jeune homme.

--Il le peut, en effet, et j'espère qu'il le voudra. Adieu, mon père.

--Et moi? demanda madame de Meximieu en se levant, et moi, Michel, ta
mère, tu ne m'embrasses pas?

Elle venait au-devant de lui, les bras soulevés, la tête un peu
inclinée, les yeux baissés par un regret de ce qu'elle avait dit
étourdiment, incapable de se défendre, pleureuse parfumée, mais qui
pleurait vraiment.

--Pardonne-moi; vous autres hommes, vous raisonnez trop... Je t'assure
que je t'aime bien; je t'assure que je regrette de ne pas pouvoir...
Je t'assure que je n'en puis plus!

Elle serra dans ses bras Michel qui la baisa sur le front, et ne
répondit pas. Il s'écarta. Il vit son père debout au milieu du salon,
approuvant de la tête son fils qui partait, mais incapable de l'aider,
de commander dans sa maison, lui qui partout ailleurs se faisait
obéir; il aperçut sa mère qui se retirait, à reculons, accablée,
suffoquant, ses vêtements froissés et mouillés de larmes, la voilette
relevée de travers, les yeux gonflés, devenue vieille. Il eut envie de
crier:

--Vous sacrifiez ma jeunesse aux années qui vous restent! Et vous êtes
mon père et ma mère!

Mais la voix résista; peut-être le coeur lui-même.

Michel fit un geste d'adieu et de désespoir, et il sortit.




VI

LE MORNE DIMANCHE


Pâques avait été tardif. On était au 22 avril, et les cloches
sonnaient la grand'messe du dimanche de Quasimodo. Depuis huit jours,
le Carême était fini. Qui l'avait observé? Le sacristain, Padovan,
ancien éclusier du canal du Nivernais, impotent, ventru, tirait la
corde, dans le transept de gauche, en considérant les six vases de
porcelaine qu'il venait d'aligner sur l'autel, et d'où s'élevaient six
palmes d'or avec des roses d'or; il observait qu'il avait tourné une
des palmes à l'envers, et il levait l'épaule, plus haut qu'il n'eût
fallu, en laissant filer la corde de la cloche, murmurant contre
lui-même:

--Imbécile, pour une fois que tu les tires de l'armoire, ne pas les
mettre le ventre en avant!... Vont-ils venir aujourd'hui, les
paroissiens de monsieur le curé? Le jour de Pâques, j'en ai compté
quatre-vingt-douze. Oui, et de fameux mécréants parmi eux! Ils
viennent à Pâques, à la Toussaint et aux enterrements. Mais un jour de
Quasimodo! Ah! monsieur le Curé peut bien retarder sa messe, et me
laisser sonner... Je le vois qui me fait signe: hardi, Padovan!... A
quoi ça sert? Il y en a sept dans l'église... Pauvre curé de
Fonteneilles, va!»

L'enfant de choeur boutonnait lentement, dans la sacristie, sa
soutanelle rouge; l'abbé Roubiaux revêtait ses ornements; la flamme
des cierges montait dans le jour, et on l'eût aperçue à peine, si le
vent, glissant par les fentes des vitraux, par les portes, par les
trous de la voûte, n'eût couché ces pinceaux de lumière jaune, et
alors, tout au bout, un petit tourbillon de fumée indiquait la
présence et la vie du feu. «Bonnes gens, disaient les cloches, le
Christ est ressuscité! Il a souffert, il est remonté à la vie; faites
comme lui; venez, les méprisés, les petits, les malheureux,
c'est-à-dire tout le monde, et reprenez la vie nouvelle sur laquelle
aucune mort ne prévaudra plus! Venez! j'ai appelé vos pères et ils
sont venus! Je vous appelle!» Dans la tour aux voûtes écrasées, bloc
de maçonnerie qu'éclairaient à l'orient les trois vitraux du choeur;
dans ce morceau conservé d'une église plus vaste, à laquelle on avait
enlevé la nef, le son des cloches se heurtait en échos confondus comme
des fumées qui se pénètrent, et mêlent leurs volutes, et montent
ensemble, et luttent souplement. Elles répandaient au dehors leur
appel, et là, sans lutte, dans le grand ciel ouvert, les belles ondes
de musique s'envolaient; elles se dénouaient en écharpes sonores,
au-dessus des maisons, au-dessus des herbes, des bois à demi vêtus,
des eaux qui recevaient leurs mots clairs, et qui frissonnaient
jusqu'aux profondeurs. Mais les hommes ne venaient pas.

Quand le curé sortit de la sacristie et monta à l'autel, il y avait,
pour toute assistance, quatre femmes, un enfant,--le petit Élie
Gombaud, le fils de l'éclusier socialiste,--le père Dixneuf, ancien
sergent de zouaves, Michel de Meximieu, son valet de chambre, et le
sacristain Padovan, sac à vin, corne sacrée, qui chantait: «_Quasi
modo geniti infantes, alleluia, rationabile, sine dolo lac
concupiscite, alleluia, alleluia, alleluia._»

Où étaient ceux qui ne chantaient pas l'alleluia? Quelques-uns
travaillaient, comme si leur fatigue des six jours n'était pas appelée
aux vacances divines du septième; ils cassaient les mottes d'un champ;
ils rabotaient sur l'établi ou faisaient rougir le cercle de fer d'une
roue de charrette. D'autres, bien plus nombreux, entraient déjà dans
les auberges, soit dans celles du village, soit dans celles des
villages voisins, et ils buvaient de mauvais alcool qui rongeait leurs
veines, et ils échangeaient des propos où aucune joie vraie et saine
ne se développait, plaintes, menaces, commérages, plaisanteries qui
suaient la haine, la bassesse ou la lubricité. D'autres, inoccupés,
assis dans leur maison, devant le feu, attendaient que l'heure fût
venue de manger, de sortir, quand le père ou le maître rentrerait et
d'aller, comme lui, boire. Les jeunes filles s'habillaient pour le
bal, et lissaient leurs cheveux ou les frisaient, et, pensant aux
galanteries des dimanches passés, se plaisaient au trouble que le
souvenir éveillait en elles. L'instituteur, secrétaire de la mairie,
essayait d'évaluer, pour la statistique officielle, le nombre des
oies, poules, canards, porcs, dindons de la contrée, et il en faisait
agréablement varier le chiffre, en consultant les colonnes des années
précédentes, diminuant ou augmentant, avec un sourire amusé, la
richesse animale de la commune. Un domestique de ferme, ancien mineur
venu du Calvados, brouillé avec son père qui lui reprochait d'être
trop dépensier, disait, à cette heure même, au fermier de Semelin son
patron: «Donnez-moi vingt-cinq francs; j'ai besoin d'aller acheter des
bottes à Saint-Saulge.» Et il se mettait en route, résolu à ne pas
acheter de bottes et à dépenser vingt-cinq francs. C'était la
quatrième paire de bottes qu'il achetait de la sorte, depuis le
commencement de l'année. Quatre jeunes hommes, portant un carrelet et
des lignes, partaient pour aller pêcher en contrebande dans l'étang;
un éclusier, las d'avoir ouvert cinq fois l'écluse, en cette nuit du
samedi au dimanche, à des bateaux berrichons qui remontaient par le
canal du Nivernais, ronflait dans les draps du lit défait, tandis que
la mère, épuisée par la fièvre, exsangue, usée par la misère d'une vie
sans trêve et sans nul espoir, habillait, lavait, et bourrait, dans la
chambre moite d'une buée d'air trop respiré, cinq enfants qui
criaient. D'autres partaient à bicyclette pour voir des femmes. Toute
cette population, désoeuvrée pour un jour, cherchait à s'évader de sa
condition ordinaire, et, ne pouvant y réussir que très peu, elle
enviait la richesse comme une puissance souveraine, celle des bois,
celle des châteaux, celle qu'on peint dans les feuilletons, celle que
racontent les livres. La comparaison s'exaspérait dans la solitude et
dans les conversations. Le fond de la bête humaine, orgueilleuse et
violente, se trahissait dans des mots, des gestes, des regards. On
haïssait partout, plus ou moins. Le passant inconnu qui eût traversé
le bourg en ce moment aurait été haï; des noms de légende étaient
prononcés, et salués de malédictions et de mépris: les seigneurs,
Louis XIV, Rothschild, les exploitants, l'État aussi, qui paye mal, et
qu'on commençait à vouloir remplacer par un autre État, qui paierait
mieux pour moins de travail, et, s'il se pouvait, qui paierait la vie,
les aises, les plaisirs, dans le bourg, dans le département, partout,
sans que personne fût obligé de travailler. Des filles laides
songeaient qu'avec un chapeau de trente francs elles eussent été
jolies. Le rêve impossible et grossier abrutissait des âmes dont
beaucoup eussent été fières et fortes, si on les eût élevées.

C'était le dimanche rural, chef-d'oeuvre de l'ennui quand la prière a
disparu.

Le curé disait la messe, et il éprouvait une souffrance indicible, en
devinant la solitude derrière lui, autour de lui, partout: solitude de
l'église vide de fidèles; solitude des âmes vides de la grâce de Dieu.
Et c'était un morceau de France!

Quand la messe fut finie, l'abbé Roubiaux était si pâle que la vieille
Perrine, la dernière fileuse du bourg, le voyant rentrer dans la
sacristie, chancelant, les yeux baissés, dit à demi-voix:

--On nous a envoyé un curé qui est comme ma laine; il ne se tient pas
debout. Ces Morvandiaux, je leur croyais plus d'os!

Il eut peine à faire son action de grâces. La tête dans ses mains, et
seul à présent sous la voûte de la tour, où se reposaient les cloches
immobiles, il n'entendait ni les cris des gamins jouant sur la place,
ni les pattes des pigeons qui égratignaient, en glissant, les ardoises
du toit de l'église: il entendait son âme qui se jetait d'un bout de
l'horizon à l'autre et du passé à l'avenir, comme la foudre, en
grondant, et qui criait.

--Qu'ont-ils fait, ceux qui ont eu ici la charge d'évangéliser?
Est-il possible que six prêtres aient passé dans un siècle, et n'aient
pas remué cette cendre?... Se sont-ils résignés? Ont-ils été pris, eux
aussi, du sommeil de la mort? Ou bien ont-ils vécu cinq ans, dix ans,
vingt ans, dans la douleur où je suis?... Dieu, que c'est horrible, ce
désert d'âmes!... Que je voudrais revenir en Morvan! Être transporté,
par des ailes, en Vendée, en Auvergne, en Bretagne, dans les plaines
du Nord, n'importe où, pourvu qu'il y ait des âmes vivantes autour du
Dieu vivant!... L'alleluia est tombé dans le vide. Tous les péchés
tiennent la campagne et l'empêchent de chanter... O mes anciens, je
vous admire, au contraire, d'avoir pu vivre où j'étouffe. Vous avez au
moins commencé votre oeuvre, essayé. Et moi qui accuse, qu'est-ce que
j'ai fait?... J'ai attendu dans le presbytère, en veillant, des heures
qui ont sonné dans la solitude. Quelle faute! Depuis six mois, que je
suis curé de Fonteneilles, j'ai eu, dans le secret, entre vous et moi,
mon Dieu, beaucoup d'amour pour eux, mais je ne l'ai pas assez dit...
Il n'est pas possible que rien ne vive!... D'ailleurs, j'ai le pouvoir
de ressusciter, puisque mon Maître l'a... J'irai... Dieu sortira de
son temple... Je parlerai au premier de mes paroissiens que je
rencontrerai... Je voudrais tant les connaître! Mais nous n'avons
aucun lien, si ce n'est l'église où ils ne viennent plus. Rien de
commun: ni le cabaret, ni le bois, ni la ferme... Si quelqu'un
m'aidait? Ce jeune monsieur de Meximieu?... Je ne lui ai fait qu'une
visite. Je me suis écarté du château, parce que toutes les masures
sont jalouses... Non, j'irai seul. Je suis seul; je leur porterai ma
marchandise sainte qui est la paix... M'écouteront-ils? Ce n'est pas
de l'insulte que je dois avoir peur, c'est de ce silence autour de
moi. Ayez pitié!

Le visage mouillé de larmes, il se leva, frotta ses yeux avec
l'essuie-mains pendu dans la sacristie, à côté de la fontaine de
faïence verte, et ouvrit la porte de la tour. Entre la première marche
et le mur, un brin de giroflée avait poussé. Il inclina sa tête au
vent, sous les pieds de l'abbé, qui entendit la caresse de la fleur et
dit:

--Je te remercie de remuer pour moi; les hommes n'en font pas autant.

Il traversa la place; elle était vide. Dans les auberges, derrière les
vitres, des buveurs l'épiaient, et devisaient sur lui comme ils
eussent fait sur tout autre objet encore nouveau pour eux.

L'abbé ne les vit même pas. Le presbytère était là tout près, en face
de l'église, de l'autre côté de la route.

M. Roubiaux ouvrit la barrière à claire-voie, autrefois blanche, à
présent salie par les mains, fit quelques pas dans l'allée,
perpendiculaire à la route et qui longeait la maison, et, au moment où
il passait devant la porte de la cuisine, il fut presque heurté par
un gamin qui en sortait, tête basse, en courant, un panier vide au
bras.

En apercevant l'abbé, l'enfant s'arrêta net, et leva, dans le soleil,
sa figure rousselée, vivante, épanouie, qui renvoyait, comme une pomme
ronde, toute la lumière tombant sur elle.

L'abbé considéra un moment cette jeunesse, comme s'il eût regardé un
cerisier en fleur, un tableau qu'on lui aurait dit être de Raphaël,
une église neuve, un glacier, ou la mer qu'il aimait sans l'avoir vue.
Il reposait son âme lasse sur ce petit homme frisé, qui n'avait pas la
méchanceté des grands ni leur dureté de coeur. Du moins il le croyait.
Il ne lui demanda ni de qui il était, ni ce qu'il venait faire, ni
comment il s'appelait. Mais, pendant que l'enfant attendait, tout prêt
à répondre, justement, à ces questions prévues, il lui mit la main sur
le front, et avec le pouce, lentement, pieusement, il traça le signe
de la croix.

Le petit comprit que cela signifiait: «Va-t'en, petit béni!» et il
s'échappa.

--Bonsoir, monsieur le curé.

La barrière claqua derrière lui.

--Un sacré gamin que sa mère envoyait quêter des oeufs de Pâques, dit
la servante en apparaissant sur le seuil de sa cuisine; oui, elle
demandait des oeufs, la gueuse de pauvre, parce que son fils aîné,
dans le temps, était enfant de choeur. Ah! je l'ai «égalopé», le
petit!

--Vous avez eu tort, Philomène.

--Oui, je sais bien, on vous mangerait votre pain dans votre assiette,
que vous ne diriez rien; on voit bien que vous n'êtes pas d'ici... Ah!
vous ne les changerez pas, allez!... Voulez-vous dîner? c'est prêt.

--Non, Philomène, je monte dans ma chambre. Je vous préviendrai quand
j'aurai faim.

Il monta, repris par sa lourde peine que la vue de l'enfant avait un
instant écartée, et, arrivé dans sa chambre, devant sa table de bois
blanc, où il n'y avait qu'un buvard, une bouteille d'encre et un
bréviaire, il s'assit, et cacha sa tête entre ses bras repliés et
posés sur la table. Il ne dormait pas; il ne pleurait plus. Bientôt il
se redressa. Son maigre visage aux yeux de créole, au teint noiraud,
aux oreilles débridées et mordues par la bise, à la forte mâchoire de
mangeur de pain dur, avait repris sa physionomie de tous les jours,
sérieuse, naïve et ardente. Il regarda devant lui, accrochée au mur
blanc, la photographie d'une petite vieille morvandelle, tout
encapuchonnée de noir, dont la figure criblée de rides avait encore
des yeux d'enfant. «Bonjour, maman! dit-il. Je vais t'écrire!»

Il prit, dans le buvard, une feuille de papier blanc quadrillé de bleu
pâle, et laissa courir la plume.

     «Ce 22 avril 1906, dimanche de la Quasimodo.

«Maman, je suis triste, je voudrais m'en aller te voir et prendre un
air de neige dans nos montagnes. A l'heure où je t'écris, je te vois;
les cloches sonnent, comme ici, pour la fin de la messe, mais elles
ont une réponse, dans le bruit des sabots sur la terre gelée. Tu
sabotes aussi, petite mère; tu as rabattu ton capot noir sur ton
front; tu sors de l'église, la dernière comme d'habitude; tu penses à
ton fils l'abbé, au petit Henri que tu conduisais autrefois par la
main, et qui est descendu, tout seul, loin du village de
Glux-en-Glaine, pour tâcher de convertir les gens de la plaine de
Nièvre. Tu traverses la place; tous nos amis sont là, c'est-à-dire
toute la paroisse; hommes, femmes, enfants, personne n'aurait voulu
manquer la messe; il fait grand froid; le vent souffle du Preneley, et
la forêt, comme le bourg, à cause de la neige, n'a plus de chemin que
pour une personne. Tout le monde s'en va à la file. Toi, maman, tu
rentres dans ta maison, qui est bien la plus étroite, mais qui a été
la plus heureuse de Glux-en-Glaine, du temps que nous étions là tous
deux. Je suis triste, maman! Je t'ai quittée pour ces gens de
Fonteneilles qui ne me détestent point, mais qui ne vivent que pour la
terre. Je n'ai rien gagné sur eux, depuis sept mois que je suis leur
curé. Mon coeur va devenir timide, à cause de l'abandon où je suis. Et
j'ai reçu l'onction sainte, et je suis responsable de toutes les
fautes, de toutes les déchéances, de toutes les morts désespérées que
j'aurais pu empêcher ou consoler! Ils étaient sept à la grand'messe
ce matin! Tout les rabaisse: leur nature, leur ignorance et leurs
lectures qui l'entretiennent; l'air qui est plein de mensonge, tout
jusqu'à la vente facile de leurs boeufs... Tu comprends bien ce que je
souffre, maman. Il y a beaucoup de mères, comme toi, qui ont une âme
de prêtre et qui l'ont donnée à leurs enfants. Alors, quand tu
recevras ma lettre, tu te mettras à prier pour moi. Je sais que tu le
feras. Je te crois puissante sur Dieu et sur le monde, parce que tu es
la pauvreté bonne. Donne-moi de l'aide! Je cherche comment faire et
par où commencer. Tiens, je me rappelle que, dans ma petite enfance,
les jours de lessive, tu restais là, devant le tas de linge rapporté
de la rivière, et qu'il fallait «éparer» au soleil; tu prenais en
pitié la peine que tu allais avoir, tant et tant de tours à faire,
tant de fois à te baisser, à te relever, à étendre les bras, et tu
disais: «Mon Henri, je ne sais pas par où prendre mon ouvrage. J'en ai
trop!» Pauvre maman! pour t'aider, ton petit gars ne comptait guère.
Quand j'avais enfoncé deux piquets dans l'ouche, derrière la maison,
je me sentais lourd de gloire, je me couchais sur l'herbe. Maman, je
n'ai même pas ce que tu avais. Personne n'a planté un seul piquet pour
moi... Envoie-moi une lettre, et mets dedans un peu de ton courage. Je
vais déjà mieux, je me sens plus fort, rien que pour t'avoir écrit.
Je t'aime de toute mon âme, maman. Et ne me crois pas découragé:
j'avais seulement besoin de pleurer près de toi.

     »HENRI ROUBIAUX.»

L'abbé glissa la lettre dans une enveloppe, chercha un timbre dans une
boîte en carton, parmi des images pieuses, et descendit l'escalier qui
se plaignait toujours, comme nous, sous les plus faibles poids. En
passant devant la cuisine:

--Philomène, dit-il, vous pouvez maintenant faire réchauffer la soupe.
Je vais mettre une lettre à la poste.

--Elle est jolie, votre soupe; c'est comme une bouillie!

L'abbé, tête nue, traversa le jardin, puis la petite place, en biais,
jusqu'à la boîte, qui formait verrue au-dessous de la fenêtre du
bureau de tabac. Comme il revenait, il aperçut à gauche, montant la
côte, dépassant l'angle du mur, un homme de haute taille, à barbe
blonde, et qui leva son chapeau et le remit d'un geste indifférent.

Il alla vers lui.

--Comment allez-vous, Gilbert Cloquet?

--Pas tout à fait bien, mais mieux, monsieur le curé, je vous
remercie, vous êtes bien honnête.

--J'ai passé par le Pas-du-Loup, voilà un mois, et j'ai demandé à vous
voir, mais la mère Justamond m'a dit que vous dormiez.

--Ça aurait valu la peine de me réveiller, monsieur le curé, mais la
bonne femme est comme un chien: quand elle garde quelqu'un, personne
n'approche.

L'abbé Roubiaux hésita un instant, cherchant instinctivement un mot
qui ne fût pas trop direct, l'expression trop franche de sa douleur et
de son reproche. Mais son âme débordait. Il dit, joignant les mains
sur sa soutane:

--Si je ne me trompe pas, Gilbert Cloquet, vous n'étiez pas à la
messe, le jour de Pâques! Et, bien sûr, vous n'y étiez pas ce matin.

--C'est vrai.

--Vous êtes pourtant de ma paroisse.

--Que voulez-vous! il y a si longtemps que je n'y vas plus! Ça n'est
pas dans les habitudes d'ici.

L'abbé laissa tomber ses mains, les écarta de son corps, les tendit en
avant, comme s'il implorait le bûcheron.

--Ah! mon ami, quelle souffrance d'être ici le représentant de Dieu
que tout le monde oublie, que personne n'aime plus!

L'homme fut ému par cette douleur; il eut un petit sursaut, dodelina
la tête, et dit bonnement:

--Voyons, monsieur le curé, faut pas vous faire de peine pour si peu
de chose; on ne va pas à la messe, mais on n'est pas tout de même du
mauvais monde. Allons, remettez-vous; l'ancien s'était habitué à nous:
vous ferez de même.

Il se sentit regardé par des yeux qui ressemblaient à ceux du Christ
cloué sur la croix. Jamais on ne l'avait regardé ainsi. Quelque chose
d'intime et d'obscur fut touché en lui, et tressaillit comme l'enfant
d'une femme, et il devina que c'était sa vie elle-même, tout le fond
de l'âme qui ne voit point la lumière, qui était pénétré par ce
regard. Il fut gêné. Il tendit la main à son curé pour prendre congé.

--Ne vous donnez pas tant de tracas pour nous, dit-il. Je vous
comprends tout de même: c'est comme moi quand le métier ne va pas; il
y a de la peine pour tous, dans le monde, faut croire... Bonsoir,
monsieur le curé, au plaisir!...

Et il se remit à monter la pente, tandis que l'abbé rentrait au
presbytère. Pendant le temps qu'il mit à franchir les premiers cent
mètres, il ne songea qu'à cette rencontre avec le curé de
Fonteneilles. Une fois même, il se retourna du côté du presbytère,
dont on ne voyait qu'une lucarne, le toit fuyant dans le jardin, et le
mur de clôture avec la glycine blonde.

--C'est un bon petit homme, ce Morvandiau, murmura-t-il, il a le coeur
sensible comme une femme. Si ma défunte mère avait été là, elle
m'aurait parlé tout comme lui.

Il continua de monter entre les maisons du bourg. Un camarade le
salua, un autre, un autre encore. Des idées nouvelles chassèrent, pour
un temps, le souvenir des mots échangés avec l'abbé Roubiaux.

Tout à l'extrémité du bourg, Gilbert entra dans une très pauvre
habitation, une masure écrasée sous un toit de chaume qui lui-même,
d'un chevron à l'autre, s'affaissait et formait gouttière. Un homme
jeune achevait de manger, assis devant une table de vieux cerisier,
entaillée par le couteau, usée par les mains, les plats, les coudes et
les torchons de deux ou trois générations. Une femme, brune et
fraîche, qui avait les pommettes rouges, comme celles qui viennent de
se fâcher ou de pleurer, essuyait la table d'un geste circulaire, les
deux mains appuyées sur le torchon roulé. Son mari baissait la tête et
achevait de manger du pain; à côté de lui, il y avait encore une
bouteille demi-pleine et une assiette où quelques rondelles de pommes
de terre nageaient dans le vinaigre et l'huile.

--Bonjour, Durgé! Tu n'as pas l'air d'avoir plus de fricot que moi à
manger!

Le jeune homme releva sa tête petite, coiffée jusqu'aux oreilles d'un
grand chapeau de feutre mou. Durgé, très jeune, très sanguin, et dont
les épaules tombèrent d'une pièce, avec aisance, quand il se
redressa, avait une barbe rousse frisée sous le menton, une courte
moustache d'adolescent, des lèvres très rouges, le nez trop court, le
front bas; et on ne pouvait dire qu'il était beau, mais son regard,
droit, clair comme un courant d'eau sans caillou ni vase, disait la
force et la simplicité. C'était un primitif. On devinait, dans ses
yeux pleins d'énergie au repos, que l'homme n'avait qu'une parole,
qu'un sentiment, qu'une idée à la fois, et qu'il serait une puissance,
d'un dévouement absolu, pour ceux qui auraient conquis son affection
et persuadé son esprit. A l'interrogation plaisante de Cloquet, il
répondit:

--Le printemps n'est pas bon. Si l'écorce ne va pas, en mai, je crois
que nous n'aurons pas de quoi élever la famille qui vient.

Il eut un sourire qui éclaira sa face rustique, et, d'un mouvement des
yeux, désigna la jeune femme, dont la taille était lourde.

--Ça paraît, répondit Gilbert Cloquet, riant aussi. Mais vois-tu,
Durgé, le malheur des malheurs, c'est qu'il n'y a plus les foins à
couper.

--Non! des machines partout!

--Excepté chez monsieur Michel. Moi, je fauche ses foins depuis que
j'ai quitté la Vigie, depuis plus de vingt ans. Qu'est-ce que tu
dirais si je te faisais embaucher?

--Je te dirais merci; mais tu te trompes, vieux; ils sont tous les
mêmes: il va acheter une faucheuse.

--Tonnerre! fit Gilbert en s'approchant, comme s'il allait se jeter
sur Durgé. Qu'est-ce que tu dis là?

--Ce que je sais.

--Il n'en a jamais eu!

--Il va en avoir.

--Non, il ne voudrait pas m'enlever mon travail. Douze jours de bonne
paye! C'est pas possible, Durgé...

--Voilà, dit le jeune homme, se courbant pour raconter l'histoire, et
faisant le geste de l'humanité conteuse, les coudes appuyés sur les
genoux, les mains libres, la tête avançante. A la foire de mars, il a
rencontré le marchand de machines, et quelqu'un l'a entendu qui
demandait les prix, oui: «Combien le grand modèle? Combien la marque
américaine? La vôtre?» Est-ce une preuve, Cloquet, ou bien veux-tu que
je t'en dise plus long?

--Je veux que tu viennes avec moi! Nous irons trouver monsieur Michel;
il nous écoutera: je le connais... Non, je te réponds que c'est une
menterie!

Durgé, sans se redresser, regarda de côté la jeune femme qui était
devenue grave, en entendant parler les hommes. Elle dit, très bas, en
serrant le linge entre ses mains comme si c'était le gain de deux
semaines qu'on voulait lui enlever:

--Il faut y aller, et puis surtout ne pas céder sur les prix!

--Ne crains rien! dit le mari, dont les yeux, tout à coup, devinrent
ardents. Tu me connais!

En un moment, les deux hommes furent l'un près de l'autre, sur le
seuil; ils touchèrent ensemble le bord de leur chapeau, en l'honneur
de la femme qui, du fond de la maison, les suivait du regard, songeant
aux choses de l'été prochain; puis ils descendirent et disparurent
dans un chemin qui tournait autour du bourg, et qui rejoignait la
route un peu plus bas. Ils étaient de même taille, mais le vieux était
plus élancé, plus mince; il avait en lui une élégance non apprise,
comme il arrive parmi les arbres de futaie.

--Si tu veux, dit-il, nous prendrons avec nous Dixneuf: c'est un
ancien qui attend comme moi après les foins du château. Il y a même
vingt-deux ans qu'il les fauche, lui aussi.

Un signe d'assentiment fut la réponse du jeune. Devant eux, au bas de
la pente, ce n'était que des prés où l'herbe grandissait déjà drue et
luisante; toute parcelle de terre, comme un vase trop étroit, tendait
sa fleur ou sa gerbe verte; l'eau coulait en dessous, invisible, et
par-dessus, la grande rayée du soleil et du vent passait aussi,
déroulant les feuilles, les pétales, les tiges toutes pleines de sève.
Les hommes calculaient l'étendue que l'herbe couvrait, ses
profondeurs, ses dentelures entamant la forêt. Le souvenir des
dernières fenaisons leur venait à l'esprit, puis ils considéraient
plus distraitement les cimes des bois, rouges encore de la résine des
bourgeons, pâles par endroits, là où le sol plus dur avait mis en
retard les chênes de la forêt. Le village du Pas-du-Loup était caché à
quelques centaines de mètres de la lisière. Gilbert et Durgé
tournèrent autour du château, prévinrent Dixneuf qu'ils trouvèrent
chez lui, dormant au coin de la cheminée. Le vieux maçon, malgré
l'apprentissage, n'avait jamais été bien occupé à construire les
maisons et à réparer les ponts du pays. Il n'était employé par les
maîtres maçons que dans les temps de grande presse, et on lui confiait
volontiers le soin de gâcher le mortier. L'homme avait plus de
soixante ans. Il était patriote, mauvaise tête, sourd un peu, capable
de résistance en paroles, mais d'une prodigieuse inertie, quand le
chef de chantier ou le travail ne lui plaisaient pas. Il était pauvre
aussi. Et Gilbert Cloquet pensait que, comme un autre lui-même plus
âgé, ce Dixneuf méritait d'être plaint, aidé, embauché pour la
fenaison.

Les hommes, côte à côte, remontèrent du côté du château de
Fonteneilles, traversant la pelouse qui le séparait de la forêt. Du
haut de la terrasse, que le soleil avait quittée depuis midi, pour
éclairer l'autre façade et la cour de l'habitation, Renard, flânant
et important, aperçut le groupe qui se dirigeait vers l'escalier de
pierre.

--Hé? vous autres, qu'est-ce que vous venez faire encore?

--On a à parler à monsieur Michel, dit Gilbert, sans ralentir le pas.

--Il est malade; il ne pourra pas vous recevoir... je ne sais pas ce
qu'il en est déjà venu, de coureurs et de journaliers pour le voir; on
dirait, en vérité, que le temps des maîtres comme lui est à tout le
monde.

--Dites donc, Renard, ce n'est pas à vous qu'on a affaire!

Michel, entendant un bruit de voix, apparaissait au coin du château, à
droite, et comprenait sans peine l'objet de la discussion. Il était
pâle et essoufflé pour avoir fait trente pas.

Il fit signe à Gilbert et aux deux autres hommes: «Venez!» et retourna
dans la cour d'entrée, plus chaude et plus ample de décor que la
terrasse. Il y avait là, en avant de la porte, un rectangle long,
dallé et cimenté, que protégeait un toit de tôle porté par trois
colonnes blanches. Ce péristyle, élevé d'un demi-pied seulement
au-dessus du sol, avait été construit par la grand'mère de Michel,
vieille femme à qui plaisaient la tiédeur de l'abri et l'éventail
grand ouvert des champs qui montaient vers le bourg, coupés en leur
milieu par le double buisson de hêtres de l'avenue. Des fauteuils en
rotin, des chaises de jardin étaient rangés le long du mur. Michel
attendait, debout, les trois journaliers de Fonteneilles. Ceux-ci,
deux au moins d'entre eux, connaissaient bien le chemin. Ils le
foulaient avec une espèce de sécurité et d'orgueil, comme s'ils
avaient pensé: «Renard a eu le dessous; nous sommes plus que lui;
d'ailleurs, ce n'est pas d'hier qu'on nous traite ici avec honneur.»

Tous trois ensemble ils saluèrent, du chapeau et de la tête, et
Gilbert, qui précédait un peu les autres, à titre de familier et de
causeur facile, demanda:

--Vous êtes malade, à ce qu'on dit, monsieur Michel? Faut pas nous
recevoir, si ça vous gêne.

Le jeune homme serra les trois mains qui se tendaient.

--Venez tout de même. Tant que je serai debout, je serai à votre
service. Qu'y a-t-il?

Aucun des trois hommes ne répondit à cette interrogation trop hâtive.
On devait s'asseoir d'abord, et causer de ce qui n'était point
important. Ils prirent des chaises que Michel leur désignait,
s'assirent, émirent quelques profondes sentences sur le temps qu'il
avait fait, puis Gilbert, tirant sa barbe fauve, et regardant le
châtelain:

--Monsieur Michel, c'est-il vrai que vous avez pensé à faucher avec
une faucheuse?

--J'y ai pensé, en effet, Gilbert, mais je n'ai rien décidé.

--Vous y pensez: ça n'est pas bien.

--Pourquoi?

--Monsieur Michel, parce que ça sera contre nous. Est-ce que j'ai mal
travaillé?

--Et moi? dit plus haut le père Dixneuf. Est-ce que vous n'avez pas
été content de moi, les années passées? Depuis les temps anciens que
je travaille vos prés?

--Faut pourtant que l'ouvrier vive, ajouta Durgé, en avançant sa tête
jeune, comme pour charger sur l'ennemi. La machine vole le travail de
l'ouvrier!

--Vous ne ferez pas ça, monsieur Michel? Ça ne serait pas la justice!

--Ni votre intérêt, voyons!

--Ni la paix!

Les trois voix s'animaient. Les trois hommes rapprochaient leurs
chaises de celle de Michel, qui attendait, et regardait en silence
celui qui parlait.

--Il y a assez de bourgeois qui ne font plus faucher! Vous êtes le
dernier. Votre père et votre grand'mère nous ont fait travailler!

--N'achetez pas de machines, monsieur! C'est votre intérêt, je vous
avertis.

--Non, Durgé, interrompit Gilbert; il faut dire à cause de nous, par
amitié pour nous, pour nous donner du travail, n'achetez pas de
faucheuse.

--Douze journées, au moins; peut-être quinze ou vingt de perdues, si
vous le faisiez!

--Il a raison, monsieur, à bas les machines! Donnez du travail!

--Dites, monsieur, donnez-m'en!

Ardents, partagés entre la crainte de déplaire, la colère, la pensée
des jours de chômage forcé, les trois faucheurs interrogeaient le
maître de l'herbe, et, si les yeux des deux anciens ne menaçaient pas,
il y avait une révolte et un défi dans le regard du plus jeune, de
Durgé au poil roux.

Les lèvres avaient fini de parler, mais elles restaient entr'ouvertes,
prêtes à protester ou à se plaindre. Les trois hommes avaient le même
geste, et ne différaient que d'expression. Ils se penchaient en avant
comme pour recevoir le pain.

--Écoute, Gilbert, et vous, Dixneuf, rappelez-vous ce que je vais vous
dire. A cause de vous, qui êtes de vieux amis de la maison, je renonce
à acheter cette année une machine, mais à une condition expresse: le
prix de la journée ne dépassera pas trois francs.

--C'est ce qui est dû, fit Gilbert.

--Le syndicat s'en contente pour les travaux du printemps, dit le père
Dixneuf. On peut conclure.

--Trois francs cinquante, dit Durgé vivement. Pour les travaux durs,
comme les prés, on ne demande pas moins.

--Je paierai trois francs, rien au delà. Vous pouvez calculer que dix
faucheurs, à trois francs chacun, pendant quinze ou dix-huit jours,
c'est le prix de la machine même que je vous donne. Je ne renonce à
mon idée que pour vous, dans votre intérêt. Moi, je fais une opération
peu raisonnable. Mais il me suffit qu'elle soit à votre avantage.
Est-ce convenu?

--Trois francs cinquante, dit Durgé: je ne travaille pas à moins.

--C'est bien; je n'embauche que Gilbert et Dixneuf, dit Michel en se
levant. Je vous regrette, Durgé, puisque vous êtes un bon travailleur.
Au revoir.

Les deux anciens étaient contents et n'osaient pas trop le montrer.
Durgé, obstinément silencieux, l'air dur et insolent, fit à peine un
signe de tête, pour prendre congé de Michel de Meximieu. Les trois
compagnons remontèrent ensemble l'avenue. Ils ne commencèrent à parler
entre eux que quand ils furent déjà loin du château. Michel, qui les
suivait du regard, attristé d'un désaccord sans cesse renaissant et
qui tenait aux défiances des âmes bien plus qu'à des raisons d'argent,
vit que les hommes discutaient, et que Durgé, contraint tout à l'heure
et muet, gesticulait avec violence, entre les deux anciens qui se
taisaient à présent.

«Ames sans force, ou âmes révoltées! Que faire? Et c'est tout le
monde, toute la campagne et toute la ville! Gilbert a-t-il compris mon
intention, et en somme, ma générosité? Peut-être. Dixneuf n'a sûrement
rien vu. Durgé s'en va avec un argument de plus contre les riches. Il
croit que j'ai voulu l'exploiter. Il est fier de n'avoir pas cédé.
Quelles paroles pourront toucher ces coeurs que les actes n'émeuvent
pas? Quel est le chemin? Oh! que je le ferais volontiers! Ne dirait-on
pas que nous appartenons à une autre humanité qu'eux?... Une chose est
entre nous, et je ne sais pas de quel nom la nommer, ni comment la
briser... J'avais cru, en cédant, faire un sacrifice digne de retour.»

Il jeta un regard sur l'avenue maintenant déserte.

«Que m'importe, après tout? Mon devoir ne durera pas. D'autres
accompliront l'oeuvre que j'ai à peine commencée, et si dure...
D'autres!...»

Une image se leva dans son esprit, celle d'une jeune femme aux cheveux
de deux ors. Il la vit, là, tout près, dans la cour sablée du château,
et il avait une si puissante faculté d'évocation, une mémoire si
parfaite des objets, des couleurs et des mouvements, que ce fut
réellement Antoinette Jacquemin qui passa devant lui, sans le
regarder, se dirigeant vers les servitudes et la ferme, saluée de loin
par les hommes qui labouraient le champ d'en face, comme celle en qui
l'avenir de tout le domaine était vivant.

«D'autres prendront ma place, et ils ne se souviendront de moi que
rarement...»

Il se prit à pleurer, enfoncé dans le fauteuil d'écorce, les yeux
fermés, sûr que personne ne serait témoin de sa faiblesse et ne la
troublerait.

Michel de Meximieu se savait très malade. Depuis son adolescence, il
avait une maladie de coeur, insoupçonnée ou non avouée par les
médecins, et que les émotions violentes des derniers mois venaient
d'aggraver subitement. Au retour de Paris, inquiet des crises de
suffocation qui le saisissaient, de l'extrême faiblesse fiévreuse où
elles le laissaient, et que la volonté ne suffisait plus, comme
autrefois, à dominer, il avait consulté, à Corbigny et à Nevers. Un
premier médecin avait dit: «Ce n'est rien, mais, pas trop
d'inquiétudes, n'est-ce pas, ni trop d'imagination?» Un second, devant
l'insistance de Michel, qui voulait savoir, avait été moins discret,
et le dialogue s'était terminé sur ces mots:

--J'ai besoin de savoir si je vivrai. Je suis de ceux qui veulent
connaître l'ennemi, et j'espère faire bonne contenance. Parlez-moi.

--Eh bien! monsieur, avec ce que vous avez, un homme heureux comme
vous peut vivre longtemps.

--Et si je n'étais pas heureux?

Le médecin s'était tu.

--Alors je suis perdu.

Lui-même il avait prononcé la sentence. Mais dès le lendemain, dès le
soir, et, depuis lors, tous les jours, il refusait d'y croire. Elle se
dressait devant lui, et il la chassait. Elle revenait, et alors pour
la convaincre de mensonge, il appelait à son secours sa jeunesse qui
voulait vivre; son ambition noble et qui lui mériterait sans doute la
grâce de vivre; son effort pour relever tout ce peuple abaissé de la
campagne. Lutte formidable, sans témoin, sans confident, sans
consolation d'aucune sorte, d'où il fallait sortir tout à coup, pour
donner un ordre, recevoir un fermier, un chef de culture, une visite.
Elle se renouvelait souvent. Mille causes, sans cesse renaissantes,
criaient autour de lui. «Tu vas mourir inutile, Michel de Meximieu, et
rien ne sera, de ce que tu as rêvé.» L'occasion, c'était une
souffrance physique; c'était le souvenir des conversations qu'il avait
eues dans ce fumoir, ou à Paris, avec son père; c'était la cruelle
pensée de la Vaucreuse et d'Antoinette Jacquemin; c'était la vue des
champs, des bois qui allaient bientôt passer en d'autres mains, ou
encore, comme à présent, l'ingrate réponse des hommes, un refus
d'arrangement qui montrait combien les âmes étaient malades de haine.

Le dimanche avait dispersé les travailleurs. La chaleur écartait les
importuns. Michel souffrait. Les heures passaient.

Mais il en était arrivé à ce point où la douleur, longtemps maudite,
est enfin acceptée, et commence aussitôt à perdre son pouvoir. Ce long
après-midi de printemps, cette solitude, cette immobilité, ces larmes
qui séchaient, ce visage dont elles n'avaient pas effacé l'énergie et
qui retrouvait, après elles, une sorte de calme et de sourire, c'était
tout l'appareil et tout le visible d'une victoire prodigieuse: un
homme acceptait de mourir. Il se retrouvait dans la tradition de ses
pères, soldats et hommes de haute foi. Il était brave plus que les
autres. Il ne tremblait plus pour lui-même, et il avait déjà
au-dessous de lui toute la terre. Il disait: «Assez de larmes! Je n'en
verserai plus. Cela fait bien la dixième fois que je pleure sur moi.
C'est neuf de trop... Heureusement, j'ai senti aujourd'hui que, dans
ma peine, il y a un regret de ne pas m'être dévoué... Cette peine-là,
je l'emporterai... Ils ont rarement, ces pauvres, des dévouements qui
soient bien à eux, et tout entiers... O l'admirable féodalité que le
monde pourrait être!... Une âme seigneuriale, c'est-à-dire sainte, par
quartier, pour défendre les timides! Un homme d'armes! Une
citadelle!... Ils auront l'abbé, à Fonteneilles. Oui, j'ai
confiance... Et puis, qui sait de quel hallier sort le muguet, dont
une branche emplit de parfum tout un bois? Personne. Il jaillit de la
feuille morte. Un être rédempteur peut se lever parmi eux. Il en
faudra, des pauvres, pour relever les pauvres... Et c'est pour cela
peut-être que, moi, je m'en irai le premier, peut-être...»

Le soleil, rasant le sable, pénétrait sous la toiture de tôle, et
éclairait Michel, qui se reprenait comme autrefois, à regarder
longuement la lumière descendre. Quand le valet de chambre vint, vers
six heures, lui demander un ordre, il ne put s'empêcher de dire:

--Monsieur le comte est mieux; il a sa figure d'habitude.

Le dimanche finissait dans le calme. Quelques cris descendaient encore
du village où les buveurs, en quittant les auberges, essayaient de
chanter. Pas de vent. Les braconniers savaient qu'il n'y aurait pas de
lune. Quand la nuit eut dragué dans ses plis le reste d'or qui traîne
sur les champs vers le soir, il y eut une heure fraîche, où les herbes
commencèrent à boire la rosée. Le bruit des pas s'assourdit, et la
douceur de l'air, pénétrant par les portes ouvertes, fit venir sur le
seuil des femmes et des enfants, qui regardèrent devant eux, émus par
la grâce inconnue, et qui dirent: «Il fait doux». L'abbé Roubiaux, qui
se promenait dans son allée de buis, sentant le parfum qui montait de
la forêt, ferma son bréviaire sur son pouce, leva les yeux, et
murmura: «Quand même, alleluia!» Sur les hauteurs de la Vigie, le
vieux Fortier, qui chaque soir voyait les étoiles et les nuages
glisser au-dessus des bois, remarqua que le ciel était saturé d'eau
comme si toutes les étoiles pleuraient, et il dit: «J'aurai encore,
cette année, soixante chariots de foin.»

Au bord de l'étang de Vaux, dans le golfe qui s'enfonce, tout aigu, au
nord-ouest, un homme tendait des nasses. Chaussé d'espadrilles, le
pantalon relevé jusqu'au-dessus du genou, il prenait un de ces longs
mannequins d'osier, cachés dans un fourré du bois, écoutait, jetait un
regard sur la rive opposée, puis, à peu près sûr de n'être pas
épié,--la forêt était sombre et les arbres trempaient dans l'eau leurs
branches à demi feuillues,--il descendait la berge vaseuse, titubait
en piétinant les vases molles, se courbait, et posait l'engin parmi
les roseaux. Supiat Gueule-de-Renard allait saisir, dans la cache où
il les mettait à sécher, la sixième nasse à anguilles, lorsqu'il
entendit un bruit de branches remuées, à sa gauche et assez près. D'un
mouvement souple, il s'agenouilla aussitôt sur le sol, posa la nasse
avec précaution, et se coucha à côté. Le coassement des grenouilles,
le crissement des grillons qui liment du fer à l'entrée de leurs
cavernes, la plongée d'un poisson sautant après une étoile, remplirent
la nuit. Puis le chant du loriot très doucement modulé, dans la même
partie du bois où les branches avaient remué, fit se relever le
braconnier, qui appela en sourdine:

--C'est toi, Durgé? Tu m'as fait peur.

Sans précaution, et refoulant le taillis du ventre et des épaules, le
jeune journalier arriva droit à Supiat, et, dans l'ombre, Supiat vit
luire les dents blanches et les prunelles de Durgé qui riait.

--Quand je ne t'ai pas trouvé à la maison, j'ai pensé que tu péchais
l'anguille, Gueule-de-Renard, et je suis venu jusqu'ici. J'ai vu le
comte.

--Est-ce qu'il est malade comme on le dit?

--Oui, il m'a semblé qu'il respirait mal.

--Je ne le pleurerais pas! C'est un bourgeois qui prendra de
l'influence ici. Il a le chic pour faire croire aux hommes qu'il
s'intéresse à eux. S'il fait faucher ses foins à la main, cela fait
encore dix hommes qui se croiront ses obligés. Combien t'a-t-il
offert?

--Trois francs. Les deux vieux ont accepté. Mais moi, j'ai refusé, ils
étaient furieux!

--Parfait!

Supiat se mit à rire, et tendit son museau à la clarté pâle de la
nuit, comme une bête qui flaire le vent.

--Alors, Durgé, l'affaire est dans le sac?

--Parbleu! C'est ce que je venais te dire.

--Je préviens cet imbécile de Ravoux, que j'échaufferai en parlant de
justice et d'exploitation patronale; il défend à Cloquet et à Dixneuf,
au nom du syndicat, d'accepter trois francs; il va lui-même trouver le
patron, qui s'emporte, qui parle de promesse, de parole donnée...

--Je t'en réponds; il a dit qu'il ne céderait pas...

--Et le patron achète sa faucheuse... Et le Meximieu est un peu plus
détesté... Allons! mon vieux, cela va bien. Je vais jeter ma dernière
nasse.

Il prit sur l'herbe la cage d'osier toute poussiéreuse de vase sèche,
la souleva, et s'avança, en s'écartant un peu vers la gauche, jusqu'à
l'endroit où la rive, dominant d'un pied l'eau de l'étang, permettait
de jeter aisément la nasse entre les roseaux.

Il revint en essuyant ses mollets tachés de boue, reprit ses sabots
qu'il avait laissés au pied d'un baliveau, et, frappant sur l'épaule
de Durgé:

--Il y a aussi un camarade qu'il faut abattre, Durgé. Tu sais bien
lequel. J'ai entendu des syndiqués, même des jeunes, qui me
reprochaient la raclée que je lui ai donnée. Il aurait vite un parti,
ce vieux-là, il est malin...

--Tu ne sais donc pas les dernières nouvelles, comme disent les
journaux?

--Quoi donc?

--La fille est complètement ruinée. Elle doit à plus de vingt
personnes du bourg, ou de la ville. Avant un mois, l'huissier sera
chez elle.

--Je veux bien, mais le bonhomme ne sera pas abattu pour cela. Sa
fille, c'est comme un nid d'écureuil dans le tronc d'un arbre: ça ne
le tue pas.

Durgé hocha la tête, l'oreille dressée, écouta un moment avant de se
remettre en marche.

--Il y aura tout de même les dettes qui le gêneront, dit-il.

Les deux hommes, à la file, s'enfoncèrent dans le bois. La pointe de
l'étang de Vaux, où les rides qu'avait faites la chute de la nasse
s'étaient déjà élargies, puis étalées sur les berges en vagues
minuscules, continua de refléter la grenaille des étoiles. Tout
dormait dans les fermes. Des canards en pâture, au loin, sur les
grandes eaux, appelaient des bandes sauvages qui passaient,
invisibles. Gilbert Cloquet était couché; Michel de Meximieu lisait
dans sa chambre, la fenêtre entr'ouverte. Leurs deux noms continuaient
d'être prononcés tout bas, et associés par la haine perspicace du plus
mauvais drôle de Fonteneilles.




VII

LES FOINS


Le travail de la faucherie allait échapper à Gilbert. La faucheuse
était achetée. Vers la fin de mai, on l'avait vue avec ses roues et
son siège peints en vermillon, ses dents de scie bien aiguisées, son
timon portant la marque de fabrique du vendeur, amenée comme une
statue de procession sur un camion, à travers les campagnes qui
observent toujours et se taisent le plus souvent.

Alors, le journalier, l'homme que la ruine de Marie Lureux tenait
éveillé toutes les nuits, avait demandé à faire sa journée avec les
sarcleuses que Fonteneilles envoyait dans les blés déjà grands. Elles
passaient, prenant chacune l'une des voyettes étroites que les rigoles
creusent entre les planches semées; elles allaient lentement,
attentives à ne pas froisser les épis, courbées, une main derrière le
dos, tenant un paquet de mauvaises herbes, enfonçant l'autre, çà et
là, dans la houle de la moisson jeune, partout où pointait un chardon,
un pavot, un bleuet, un brin de vesce des semailles anciennes, ou le
bouton aigu d'une nielle déjà prête à s'ouvrir. Il gagnait peu. Elles
se moquaient, non pas toutes, et elles jalousaient l'homme qui prenait
le pain des femmes. Il sentait cette déchéance passagère: aussi ne
s'arrêtait-il point de travailler, comme elles, quand, au bout des
sillons, elles se redressent, la poitrine tendue au vent, et qu'elles
bavardent un peu, cherchant à deviner l'heure qu'il est; mais il se
relançait dans le fourré du froment, pressé de fuir, et de cacher sa
barbe entre les murailles vertes que chaque jour exhaussait. Il
songeait surtout à sa fille, et à la honte qui était venue. Mais il ne
savait pas tout son malheur. Les femmes le savaient; et cependant
aucune n'avait encore osé dire: «Gilbert Cloquet, tu as mal surveillé
tes enfants de la ferme de l'Épine. Car l'huissier, le dernier jour de
mai, a passé dans les étables avec son papier, il a passé dans
l'écurie; mais une partie des bêtes avaient été emmenées, avant son
arrivée, et il ne les a pas prises en note. Tu ne les as pas
rencontrées, Cloquet, mais tout le monde a connu qu'elles étaient dans
le bois: une des juments, la plus belle, la noire, trois vaches, et
quatre brebis, gardées par un mauvais gars engagé sur les routes. Ils
ont juré, ton gendre et ta fille, oui, juré qu'ils ne cachaient rien,
et ce sont des menteurs, et bientôt, quand la vente sera faite, ce
seront des voleurs.»

Il ne savait pas. Il n'était point retourné à l'Épine depuis que sa
fille l'en avait chassé. Elle était venue lui demander pardon, et de
l'argent. Comme il n'avait que le pardon à donner, elle n'avait pas
reparu. On était en juin. C'est l'été d'avant la moisson, où la terre
est toute vêtue. Autour de Fonteneilles, et sur la croupe des coteaux,
et sur le double versant des prés qui descendaient au lac et qui
s'ouvraient à peine, comme des livres oubliés, ayant un ruisseau bleu
au milieu, l'herbe foisonnait. Elle était mûre. Un soir, Michel de
Meximieu fit appeler le chef de culture, et, montrant la longue bande
de prairie qui montait vers le sud, entre la lisière des bois et la
haie d'un champ d'avoine, il dit:

--Ce sera pour demain. Vous enverrez deux hommes pour faire la
tournière et couper les épines, avant cinq heures.

Le dernier jour de l'herbe se leva. L'aube était claire. La longue
prairie commençait à trente mètres du château, montait doucement,
suivait la courbe de la forêt, dévalait la pente de l'autre côté de la
colline, au delà d'un alizier, découpé en plein ciel. Aucun rayon ne
touchait encore l'alizier, ni les chênes qui veillaient à la lisière
du bois. Mais l'herbe avait senti le jour; une vie prodigieuse et
muette la soulevait; les boutons d'or, groupés en larges taches,
étendaient leurs pétales que l'ombre avait redressés; les pissenlits
épanouissaient le faisceau de leurs épées jaunes; les marguerites, que
la nuit ne ferme point, tournaient toutes la tête vers le soleil qui
allait venir; un souffle chaud exaltait dans les graines innombrables,
dans les épis, dans les grappes et les hélices, dans les ombelles et
les cosses, l'huile parfumée qui enveloppe le germe. Le vent léger,
courant par risées comme sur une mer calme, se poudrait de pollen, et
s'imprégnait du goût de la sève. La longue nappe ondulait; pas une
tige n'était froissée, pas une seule n'était morte, mais la couleur
des vagues disait la moisson mûre. Elles étaient brunes, elles étaient
grises, elles luisaient comme de l'argent, et des reflets couleur de
sang s'y mêlaient à la rouille des choses qui ont duré. Quand les deux
domestiques entrèrent au bas de la pièce, par la barrière blanche, une
perdrix, qui avait son nid dans l'herbe, s'envola; un loriot s'éleva
d'un chêne de bordure et se laissa porter au vent, l'aile ardente de
soleil; un râle de genêt se faufila entre les touffes, et remonta dans
le fourré en jetant son cri de crapaud, et il y eut alors un silence
d'épouvante dans le monde des bêtes que l'herbe avait logées, qui
avaient grandi avec elle, et crû en elle. Les grillons eux-mêmes se
turent une seconde. La faux traçait une avenue, et la serpe épointait
les ronces, au bord de la grande prairie.

Il faisait chaud, à neuf heures. La barrière s'ouvrit de nouveau; deux
chevaux noirs entrèrent, attelés à la faucheuse. Où étaient les gens
de Fonteneilles, ceux qui avaient crié contre la machine, et ceux qui
avaient sournoisement rompu le marché conclu avec Gilbert Cloquet, et
fait acheter l'affameuse, l'ennemie qui arrivait éclatante,
vermillonnée, roulant sur ses roues neuves, derrière les chevaux
résignés? On ne voyait personne dans le champ d'avoine, la forêt
laissait pendre ses feuilles molles de chaleur, et un seul homme avait
passé, depuis l'aube, un berger, remontant la colline, vers la pâture
où M. Fortier engraissait ses boeufs blancs. Qui allait conduire la
faucheuse? Ah! si on avait su! Tout le bourg eût été là! Ce fut Michel
de Meximieu qui sortit du château, en vêtement de toile blanche,
coiffé d'un chapeau de paille, et monta sur le siège de fer, au-dessus
de la barre coupeuse. Renard, qui tenait les chevaux, dit une dernière
fois:

--Monsieur le comte voit bien qu'il n'y a pas de mauvais gars dans les
environs. Fatigué comme il l'est, il ne devrait pas faire le travail
d'un domestique. Moi-même, si monsieur le comte le permettait, je
pourrais...

--Merci, Renard. Je crois bien qu'en effet, tous les propos qu'on m'a
rapportés sont de pure invention, mais il suffit qu'on ait crié: je ne
suis pas de ceux qui exposent les autres.

Il prit les guides de corde, et il siffla; la rousseur du soleil
courut sur les reins des chevaux en marche. Les dents de la scie
s'engagèrent dans l'herbe, et l'herbe coupée se coucha, glissa sur le
plancher de la machine, puis retomba toute luisante sur le sol, humide
encore le long de la tige et rose près de la racine. Derrière la
machine, qui allait sans une pause, avec un cliquetis régulier, elle
formait un sillage, un long miroir de sève que la lumière enfin
atteignait et séchait. Michel jouissait de la perfection de travail de
la faucheuse, et surtout de se sentir le maître qui travaille, et plus
près de sa moisson qu'aucun homme de sa race. Il avançait vite. Il
rejoignit les domestiques qui étaient à peu de distance du sommet de
la colline.

--Laissez passer! dit-il, et tant pis, je fonce en plein foin, sans
tournière!

Il sacrifiait quelques bottes d'herbe. Que lui importait? Tout allait
finir pour lui avec l'année. Les chevaux fumaient de sueur.
Subitement, l'un d'eux fléchit, s'abattit presque, se redressa d'un
coup de reins; la machine s'enleva d'un côté, retomba, tourna comme
sur un pivot, et le conducteur fut jeté à terre, à trois pas, dans le
foin. La faucheuse était brisée. Michel se releva; il courut aux
chevaux et les arrêta. En même temps, deux hommes se montrèrent
debout, à la lisière de la forêt, tandis que, de l'autre côté, dans le
champ d'avoine qui n'était séparé de la prairie que par une haie, un
autre homme se levait et criait: «Bravo! à bas les bourgeois!» Michel
se tourna de ce côté, mais il ne vit rien. Il marcha vers l'endroit où
la faucheuse avait heurté contre un obstacle. Les deux domestiques
accouraient. Ils cherchèrent dans l'herbe.

--Voilà! monsieur Michel, dit l'un d'eux. Regardez!

Il tenait dans sa main le bout tordu d'un fil de fer qu'on avait du,
pendant la nuit, tendre entre deux piquets et dissimuler dans l'herbe
haute.

--C'est encore Supiat, je parie! cria-t-il.

--Mais oui, c'est lui qui était caché dans l'avoine! Je l'ai reconnu!
Je cours après! Casser la machine! Ah! il va voir! dit l'autre.

--Ramenez les chevaux, dit Michel, en arrêtant l'homme qui prenait
déjà son élan pour courir. Laissez Supiat et les autres, s'il y en a.
Dans deux jours, j'aurai une faucheuse neuve, et je la conduirai comme
celle-ci. Je vous charge de le dire dans le pays.

--Vous n'avez pas de mal, monsieur Michel?

--Non, très peu.

--C'est que vous êtes blanc... Vous avez l'air...

--Ne vous tourmentez pas. Allez mes amis. Rentrez.

A ce moment une voix appela:

--Monsieur de Meximieu?

Avant de s'être détourné, Michel avait reconnu celle qui l'appelait.
Antoinette Jacquemin était debout au pied de l'alizier, toute menue au
sommet de la grande courbe du pré, et elle faisait signe: «Venez!
venez!»

Michel alla droit vers elle, à travers l'herbe haute. Les domestiques
descendaient du côté du château, emmenant les chevaux et la machine
brisée. Ah! elle avait bien choisi son heure, cette petite de la
Vaucreuse! Fallait-il vraiment lui obéir? On pouvait encore s'arrêter,
trouver un prétexte, revenir au château. «Pourquoi ne pas la fuir?
Qu'est-ce que je fais? Que peut-elle pour moi? Et que puis-je lui
dire? Vais-je me plaindre de la ruine de mon père, et de ce que
Fonteneilles ne m'appartient plus? Elle n'en sait rien. Vais-je lui
laisser voir que j'aurais pu l'aimer, que je l'aimais déjà? Je ne le
puis plus. Et pour que je lui confie l'autre douleur, la troisième,
celle qui me délivrera des autres, elle est trop jeune. Il faut que
ses dix-huit ans restent joyeux. Prends garde! Pas de larmes! Pas de
faiblesse! Et je me sens moins fort que jamais! Pourquoi vais je donc
à elle?» Il allait parce qu'elle était la pitié, et que personne ne le
consolait. Il allait avec son secret qu'il ne dirait point, mais
qu'elle devinerait peut-être.

Il avait beaucoup changé depuis la visite à la Vaucreuse. Son visage
s'était amaigri; l'expression trop ferme de ses yeux s'était corrigée
par la souffrance: ils avaient eu des visions qui les avaient laissés
plus inquiets, plus tendres et voilés de brume. Antoinette Jacquemin
le regardait venir. D'abord elle s'était demandé: «Pauvre voisin,
dois-je le plaisanter sur sa chute? Il ne boite pas. Il a seulement
son chapeau enfoncé et du vert sur la manche.» Elle était tombée de
cheval plus d'une fois. Sa gaieté était prête encore mieux que sa
pitié. Mais ce fut la pitié qui parla, dès que Michel fut arrivé à
cette distance où le regard peut se faire entendre, où les âmes
commencent à se toucher par leurs antennes qui doutent et qui se
replient.

--J'espère que vous n'êtes pas blessé, monsieur?

--Non, mademoiselle.

--Qu'y a-t-il eu? Pourquoi la faucheuse a-t-elle pirouetté? Une
pierre?

--Un piège à bourgeois, mademoiselle, un fil de fer tendu cette nuit
pour faire tomber mes chevaux et casser ma machine.

--C'est affreux! Mais vous êtes tout pâle, monsieur. Quelle vilaine
action!... Quelle lâcheté!... Moi, j'étais venue à Fonteneilles, ce
matin, avec la carriole qui allait aux provisions... Je suis
curieuse. Je voulais voir l'entrée en carrière de cette faucheuse dont
le pays a parlé plus que de raison... Et puis, vous revoir aussi...
Vous savez, ma promesse;... asseyez-vous, monsieur, là, au pied de mon
arbre... Non?... Je vous assure que vous avez besoin de vous
reposer...

--Non, j'ai besoin de serrer une main amie.

--Alors, prenez la mienne.

Cette enfant maternelle, habituée à consoler des chagrins qu'elle ne
comprenait pas, Michel la retrouvait, comme à la Vaucreuse. Elle le
regardait avec une tendresse inquiète, les yeux grands ouverts, le
visage tout doré par le reflet de ses cheveux, de son chapeau de
paille, et du matin qui rejaillissait des herbes. Elle ne disait rien;
mais, pour si peu de chose elle aurait dit: «Je vous aime», que Michel
eut peur de ce silence où l'aveu grandissait trop vite. Il rompit le
charme, en s'écartant d'un pas. Les mains qui s'étaient unies se
dénouèrent. Et ce fut un adieu qu'un seul des deux comprit.

--Alors, j'ai bien fait de venir? Ce n'était pas une idée trop
«enfant», comme vous dites?

--Non, une chère pensée profonde et opportune, dont je vous remercie.
Je ne puis vous dire combien je suis ému de vous voir sur cette terre
de Fonteneilles.

--J'étais venue près de la barrière du château, une fois déjà, il y a
huit jours. Je vous ai aperçu de loin. Mais j'étais avec miss
Margaret Brown, mon institutrice, et je n'aurais pas pu vous parler
amicalement. A quoi bon la banalité d'un bonjour, la feinte d'une
surprise et le regret d'avoir passé sans avoir été une âme qui pense
et qui écoute? A quoi bon, n'est-ce pas?

Il recevait les mots, l'un après l'autre, comme des flèches qui
s'enfoncent dans la même blessure. Mais il n'eut pas l'air d'avoir
entendu, et reprenant sa pensée:

--Oui, vous avez eu raison de venir, puisque je peux vous montrer
moi-même un peu de ce domaine dont j'aime la moindre motte. Voyez
cette longue prairie qui va vers la maison. C'est presque une vallée,
n'est-ce pas? Comme la pente est modelée noblement!

--Et toute fleurie! Demain elle sera moins belle: avec le foin qui
tombe, il y a quelque chose de caressant qui s'en va. Moi, je ferme
les yeux quand on fauche à la Vaucreuse. C'est une saison chez nous
qui change le paysage. Nous n'avons pas cette grande ligne de
futaie...

--Vous l'aurez un jour.

--Une semblable? c'est impossible.

--Qui sait?

--Moi, je sais. Il faut des siècles, il en faut un au moins. Quel âge
ont vos chênes? Celui-ci? Et l'autre, qui a des branches mortes pour
les ramiers?

--Cent soixante ans et deux cents ans. C'est mon grand-père qui les a
semés.

--Nous sommes depuis moins longtemps à la Vaucreuse. Ici le temps a
fait son oeuvre. Votre château est enveloppé à moitié par les bois, et
il me semble...

Elle désignait du geste le toit de vieilles tuiles moins élevé que les
bois.

... Il me semble qu'à l'automne, quand il est tout couvert de feuilles
mortes, il doit faire partie de la forêt: ce n'est qu'un vieux chêne
de plus.

--Aimez-le, je vous en prie!

--Mais oui, je l'aime,... comme tout le pays.

--Soyez celle qui ne quitte pas ses terres pour Paris?

--Faut-il le jurer? J'y suis toute prête.

--Ne riez pas! Ne le prenez pas en plaisantant. Je vous parle plus
sérieusement que vous ne le pensez. Je vous prie, mademoiselle
Antoinette, comme si j'étais un frère aîné, de rester dans ce pays où
votre nom est respecté, où, personnellement, vous êtes populaire; de
ne pas le maudire parce qu'il est plus malade que bien d'autres pays
de France, mais de faire pour lui ce que nos parents n'ont pas su
faire; d'y vivre. Rien qu'en l'habitant, vous y ferez beaucoup de
bien, vous serez une vraie grande dame, un être de grâce et de
miséricorde...

--Je vous assure, monsieur, que ce serait mon ambition, celle sans
doute de toute autre femme à ma place. Mais vous en parlez
singulièrement...

--Pourquoi?

--Comme d'une chose que vous souhaitez, mais que vous ne verrez pas...

--C'est vrai. Je ne le verrai pas.

Mademoiselle Jacquemin se pencha, étonnée.

--Vous ne serez plus là?... Où serez-vous donc?

Michel sentit fixé sur lui le regard d'Antoinette, et le sourire qui
tombait, et l'inquiétude grandissante à mesure que le silence se
prolongeait. Il fit effort pour contraindre sa voix qui refusait de
parler. Son visage demeura tourné vers Fonteneilles lointain.

--Promettez-moi le secret?

--Oui.

--Je suis fiancé.

Elle se recula, à son tour, comme si la mort avait passé entre eux. Et
elle se redressa toute.

Une autre Antoinette était là, non plus une enfant, une femme blessée,
irritée, aussi forte que lui dans la douleur d'amour. Non, elle ne
pleurerait pas! Il ne pourrait pas mesurer le mal qu'il venait de
faire. Très pâle, elle aussi, sa fine tête orgueilleuse rejetée en
arrière, et les paupières à demi baissées par le mépris, elle trouva
les mots pour répondre, elle les jeta, du bout de ses lèvres toutes
blanches.

--Je vous félicite. Mais je ne vois pas pourquoi je suis avertie la
première. C'est trop d'honneur, en vérité. Elle est jeune?

Michel secoua la tête.

--Elle est riche assurément? Un Meximieu ne peut faire qu'un mariage
riche.

--Oui. Elle a tous les millions qu'elle veut. Elle se baisse, elle les
prend.

--Comme vous dites cela!... Et elle vous emmène loin, puisque vous
quittez Fonteneilles?

--Très loin...

--Ce sera bientôt?

Michel ferma les yeux.

--Je ne sais pas.

--Vous êtes de plus en plus étrange. Excusez-moi; je vais rejoindre ma
voiture qui m'attend au bourg. Et de ce que j'ai pu vous dire, ne
retenez qu'une chose, la seule qui soit vraie...

Elle eut un petit rire nerveux qui mourut dans l'espace immense.

--Je n'étais venue que pour vous répéter la phrase; vous vous
rappelez, quand je disais que vous pouviez plaire: j'avais raison,
vous voyez!

Le bout du brodequin jaune frappait une touffe d'herbe et l'écrasait.
Michel, alors seulement, eut le courage de regarder de nouveau
Antoinette Jacquemin. Il la vit se reculer encore. Il lui dit
lentement, car il prolongeait en même temps son supplice et sa
dernière vision d'amour:

--Ne parlez pas comme vous faites... Vous regretteriez ce que vous
appellerez un jour votre injustice... Mais, je vous supplie par
avance, ne vous accusez pas vous-même,... quand vous comprendrez et
quand vous saurez tout... J'aurais trop de peine de vous savoir
triste. Vous n'avez pas de tort vis-à-vis de moi, pas un seul... Je
vous assure,--ne me répondez pas, je vous en prie,--que je n'en ai pas
non plus vis-à-vis de vous... Vous avez été la première apparition
délicieuse dans ma vie, et tout ce que vous m'avez dit, même vos
reproches, tout m'a montré l'être de choix auprès duquel j'aurai
passé... Je vous souhaite d'être heureuse, infiniment... Adieu...
Merci...

--Adieu, monsieur.

Elle demeura droite, muette et hautaine, jusqu'à ce qu'il eut rejoint
l'avenue verte que la faneuse et la faux avaient taillée. Alors,
voyant qu'il était loin, et qu'il ne se détournait pas, elle
s'approcha de l'alizier, appuya sa main sur le tronc, et, sa tête sur
sa main, elle regarda diminuer, le long de la haie, celui qu'elle
avait attendu dans la joie. Quand il fut près de la barrière du pré,
elle espéra qu'il regarderait en arrière, au moins une fois. Mais la
barrière était ouverte. Il passa. Antoinette s'aperçut que les arbres
de Fonteneilles tremblaient devant elle. Elle pleurait.

Michel était troublé jusqu'au fond de l'âme. Comme beaucoup d'hommes
d'une vie morale très forte et peu entourée, il avait coutume, quand
il avait agi, d'examiner son acte et de se juger lui-même. Dans le
fumoir, où il s'était enfermé, il marchait à grands pas, les yeux
fixés sur le parquet, où son ombre le précédait, d'une fenêtre à
l'autre. «Il fallait que je fusse abandonné. Je crois que c'est fait.
J'ai pu lui dire, sans qu'elle comprît pourquoi, mon voeu suprême. Que
ce pays ne pâtisse point de l'abandon de Fonteneilles par tous les
Meximieu... J'espère à présent. Elle comprendra. Les mots qu'elle m'a
dits étaient enveloppés dans sa colère, dans sa fierté blessée, dans
sa pauvre tendresse qu'elle a crue méconnue. Mais tout cela tombera.
Comme elle a été forte! Quelle âme de femme déjà et d'héroïne en elle!
Quelle dignité dans ce premier chagrin, que je lui ai fait, moi...
moi! Ah! que je suis malheureux!... Que je voudrais pouvoir pleurer!
Mais je ne dois plus! J'ai promis!»

Pour s'empêcher de pleurer, il se donna des témoins. Il sonna le valet
de chambre; puis, ayant changé de vêtement, il passa dans les écuries
et s'informa des chevaux. Les hommes de la ferme de Fonteneilles et
les domestiques disaient: «Il reprend goût à la terre.»

Dès qu'il eut achevé de déjeuner, il sortit, comme il faisait
autrefois, et s'engagea dans la grande avenue. Une puissance
souveraine, celle de sa volonté ou celle de sa douleur, l'entraînait
et le soutenait. Il marchait vite. Il montait sans s'essouffler, sous
le soleil ardent, le chemin qui mène au bourg.

C'était l'heure où la campagne dort, dans la fanfare des moucherons.
Quand Michel eut poussé la barrière à claire-voie de la cure et
demandé, debout sur le seuil de la cuisine: «Monsieur le curé est-il
chez lui?» personne ne répondit. Il répéta la question, en reculant de
deux pas, jusqu'au milieu de l'allée de buis. Alors, la fenêtre du
premier étage entra en lutte avec une main qui cherchait à l'ouvrir;
elle céda, non sans se plaindre; le buste de l'abbé se pencha dans le
soleil, au-dessus de l'allée.

--Qui est là encore?... Ah! c'est vous, monsieur Michel? Philomène
doit faire méridienne: je descends.

--Non, monsieur le curé, je monte. Je puis monter aujourd'hui.

Au haut du petit escalier de bois, il trouva l'abbé Roubiaux, et
celui-ci le fit entrer dans la chambre qui avait pour meubles quatre
chaises, une table, et la photographie de la vieille maman. Sur la
table, un registre était ouvert, et il y avait à côté un carnet, entre
les pages duquel l'abbé, avant d'ouvrir la fenêtre, avait glissé une
feuille de papier buvard.

--J'ai appris l'incident de ce matin, dit le prêtre. Il a dû vous êtes
très pénible.

--Oui. Cinq ans de bonne volonté, récompensés de la sorte.

--Oh! ne la jugez pas perdue, votre bonne volonté, monsieur Michel. Je
suis sûr qu'elle a touché quelques-uns de ces silencieux qui vous
entourent... Tenez, je suis sûr que vous avez déjà pardonné en... en
gentilhomme.

--Vous vous trompez.

--C'est vrai? Vous leur en voulez encore?

--Non, vous vous trompez de terme. Monsieur le curé, laissez-moi vous
dire que nous vous connaissons mal, et que je le regrette. Vous avez
eu peur, j'en suis persuadé, qu'on ne dît, ici, en pays bleu, que le
curé était trop bien avec le château. Mais, quand le château, c'est un
homme de votre âge, ou à peu près, un être sans mondanité, et qui n'a
pas une jeunesse folle, je vous assure, pourquoi le fuir? Tenez, si
nous avions causé coeur à coeur, deux ou trois fois seulement, tout à
l'heure vous m'auriez dit de pardonner en chrétien. C'est le vrai mot.
Pour moi, le type du gentilhomme, c'est le Christ.

L'abbé se leva en hâte. Sa figure terreuse s'illumina de joie. Il
tendit la main.

--C'est bien beau, ce que vous dites là!

--Non, c'est la simple vérité, celle que vous croyez, celle que je
crois. Mon rêve, comme le vôtre, eût été de les élever peu à peu
jusque-là, et de disparaître en laissant une oeuvre plus grande que
moi, d'être l'ouvrier qui a aidé à bâtir la flèche d'une cathédrale...
Mais il faudrait plus de temps que je n'en aurai. A peine si on devine
les fondations dans la boue.

L'abbé Roubiaux avait rapproché sa chaise de celle de Michel. A
présent, il ne craignait plus. Il osait parler, il osait être. Son âme
sacerdotale, son âme enthousiaste et naïve de séminariste aspirant à
la conquête du monde, mais déjà douloureuse au souvenir des premières
déceptions du prêtre, l'abbé Roubiaux la laissait parler. Il avait
joint les mains sur sa soutane. Il racontait ses projets anciens, du
temps qu'il était vicaire dans le Morvan, et comment il les avait
trouvés irréalisables, dès le début de son séjour à Fonteneilles; il
disait ses appels incompris, ses attentes vaines au confessionnal, au
presbytère, ou dans les chemins, quand il eut tant souhaité qu'on vînt
à lui, et qu'on passait; il s'humiliait de n'avoir pas encore réussi;
il laissait entrevoir que sa sympathie pour «ses gens» était demeurée
entière, et que son espoir trompé reprendrait longtemps, toujours
peut-être, son niveau, comme l'eau des puits qui vient de loin.
C'était bien le fils de la mère Roubiaux qui parlait, un enfant du
peuple ordonné pour le salut des autres, chétif d'aspect, mais
conscient de la grandeur de sa mission et ambitieux comme un empereur,
un de ces petits que le souffle d'en haut transfigure aisément, et
montre tout à coup dans leur familiarité avec le divin. Il
s'enhardissait jusqu'à appeler Michel «mon ami». Michel écoutait, avec
la certitude, maintenant, qu'il était venu se confier à un être fort,
de l'élite obscure du monde.

--Croiriez-vous, dit l'abbé Roubiaux, que j'ai un gros sacrifice à
faire, et que j'ai hésité? Pourtant, rien ne fleurit sans cela. C'est
le fumier des terres éternelles. Nos joies, nos goûts, notre repos,
belles tiges coupées, hachées, foulées aux pieds, et qui nous font
pitié, mais qui rejaillissent en merveilles toujours. J'ai été lâche.
Croiriez-vous que mon évêque m'a demandé...

--Quoi?

--De faire la quête pour le culte! Dans Fonteneilles!

--Pauvre monsieur l'abbé!

--Il me l'a demandé deux fois. J'ai refusé. J'ai écrit: «Je ferai
l'annonce à la grand'messe; je recevrai les offrandes que quelques-uns
de mes paroissiens voudront bien m'apporter, pour suppléer aux
indemnités supprimées du Concordat. Mais aller de maison en maison,
c'est inutile. On m'accueillera bien presque partout, j'en suis sûr,
mais on ne me donnera presque nulle part.»

--Qu'a répondu l'évêque?

--Il a répondu: «Quêtez, ne fût-ce que pour connaître votre paroisse.»
Je suis parti, j'ai été voir moi-même mon évêque; je l'ai supplié; je
lui ai dit: «Mais, je la connais cette paroisse! A quoi bon demander à
ceux de ces hommes et de ces femmes qui n'assistent pas même à la
messe, qui travaillent le dimanche, qui jurent comme des diables et
s'amusent de même? Essayer de les prêcher? Je veux bien! Les servir?
oh! de tout mon coeur inemployé! Être leur ami incompris, bafoué,
frappé peut-être, oui encore! Mais provoquer la réponse de
l'indifférence ou de la haine, et compter, à chaque fois: «Encore un
qui renie son Dieu! Encore un autre! un autre!» c'est un supplice
au-dessus de mes forces, monseigneur.»

--A-t-il eu la faiblesse de vous écouter?

--Non, il m'a répété: «Je vous donne l'ordre, pour la troisième fois,
d'aller partout. L'heure est venue où il doit être demandé compte à la
France de son baptême. Allez, mon ami, et ne craignez pas.»

--Et alors?

--Vous voyez, je suis décidé: je prépare mes listes.

Il y eut un silence.

--Monsieur l'abbé, dit Michel, j'ai à vous raconter une histoire toute
pareille à la vôtre. Moi aussi, j'ai eu peur du sacrifice qui m'est
demandé.

--Il est aussi dur que le mien? oh! alors, je vous plains...

--Plus peut-être... Mais je crois qu'à présent, depuis ce matin
surtout, il est accepté... Je viens vous le confier, pour être encore
plus sûr que je l'ai fait. Monsieur l'abbé, je suis très malade...

--Mon ami, vous êtes un peu souffrant, il faut...

--Désespéré, voilà la vérité; mon médecin me l'a laissé deviner, je
l'ai lu dans les livres de médecine; et, d'ailleurs, je le sens très
bien. Ne me ménagez pas; ne niez pas: c'est inutile... Vous savez
mieux qui je suis, depuis une demi-heure. J'aurais voulu vous aider à
refaire cette paroisse, j'aurais voulu racheter toutes les fautes
qu'ont commises, contre elle, les Meximieu, toutes leurs négligences,
leurs absences... J'aurais été juste et fraternel sans effort, il me
semble. Cela eût été le mieux, sans doute... Je n'aurai pas le temps.
Monsieur l'abbé, dites-moi, en toute vérité, si vous croyez que
l'acceptation de la mort qui vient soit puissante devant Dieu?

--Infiniment, dit l'abbé, comme l'obéissance la plus difficile et la
prière la plus sublime.

--Alors, puisque je n'ai pu donner mon exemple et mon coeur, je donne
ma vie pour que Fonteneilles revive. J'accepte ma mort. C'est tout ce
qui me reste, monsieur l'abbé. Adieu.

Il essaya de sourire, et il y réussit. Ses lèvres, qui venaient de
nommer la mort, demeurèrent entr'ouvertes, héroïquement, ses yeux la
virent et ne frémirent pas. Il eut l'air d'un page devant l'ennemi,
ironique, aimable, léger, l'air qu'avaient eu les Meximieu à leur
première affaire, quand ils sautaient à cheval, les trompettes
sonnant, et qu'ils tiraient l'épée pour le service du roi. Pauvre
jeunesse! Il avait leur âge; il avait leur manière, il souriait, lui
aussi, au danger imminent, mais il n'avait d'autre témoin qu'un prêtre
de village; il n'attendait point de gloire, et le roi pour lequel il
acceptait de mourir n'en saurait jamais rien.

Ce fut un beau geste de jeunesse, et qui dura le temps d'un salut.
Puis les lèvres se détendirent. Pas un mot ne fut dit. Les deux hommes
s'étaient levés.

Ils se parlèrent encore un peu, du regard, comme ceux qui trouvent
trop pauvres les mots pour exprimer l'intime de leur âme. Il n'y eut
pas d'attendrissement, pas de consolation inutile. L'abbé reconduisit
Michel jusqu'à la porte du jardin. Ils étaient aussi pâles l'un que
l'autre. Mais le moins troublé des deux paraissait être M. de
Meximieu.

--J'irai vous voir, dit l'abbé Roubiaux... Ah! monsieur Michel, s'il y
avait seulement un homme par château, un homme par paroisse!

Michel était déjà à l'angle de la maison, sur la place. Il descendit
la route. Quelques femmes, çà et là, levèrent, avec le doigt qui
tenait l'aiguille, le rideau de leur fenêtre, et dirent:

--Il vient de faire la partie avec le curé... Les riches, ça a
toujours du temps à perdre.

La chaleur passait sur la campagne, par bouffées étouffantes et qui
sentaient le foin. La poussière, sur le chemin, s'élevait en
tourbillons. Un nuage d'orage, tout blanc avec des transparences de
cuivre, avançait, par écroulements successifs, ses hautes tours
au-dessus des bois. Michel regagnait son château. La fatigue
l'accablait. Mais, pour la première fois depuis des années, il avait
en lui la paix.




VIII

LA QUÊTE DE L'ABBÉ ROUBIAUX


Les gens de Fonteneilles s'entretenaient de la vente qui devait avoir
lieu à l'Épine, le dimanche 22 juillet. Une affiche, collée sur les
murs de la mairie, annonçait cette vente «volontaire», et énumérait
les objets qui seraient adjugés à la criée.

Depuis qu'elle était là, Gilbert passait au large. Il ne se montrait
plus dans le bourg à cause de cette feuille de papier rouge; il
faisait la moisson dans une ferme éloignée, et ne revenait guère que
le samedi dans sa maison du Pas-du-Loup, évitant de rencontrer ses
amis d'autrefois, prenant les sentiers au lieu des chemins, honteux et
irrité d'avoir pour enfants des faillis.

L'abbé Roubiaux, appelé par sa mère malade, avait quitté sa paroisse
avant de commencer la quête qu'il avait promis de faire, et, revenu à
Fonteneilles, il remettait de jour en jour cette corvée qui
l'inquiétait.

Le 19 juillet, quand le soleil se leva, l'atmosphère était chaude et
toute chargée encore de la poussière de la veille. Depuis six
semaines, la terre souffrait de sécheresse. Les feuilles pendaient,
molles, le long des branches; le brillant de l'herbe avait passé; les
épis laissaient tomber le grain, et les hommes suffoquaient en se
courbant sur les blés.

Le travail de la moisson était donc plus rude que de coutume pour les
coupeurs d'avoine et de froment, et, selon toute apparence, il
donnerait peu de profit.

C'est à quoi songeait l'abbé Roubiaux, vers midi, en descendant de
Fonteneilles pour gagner le Pas-du-Loup. Sur la route, sonnante comme
une roche creuse, il marchait lentement et la tête penchée,
contrairement à son usage. Il la releva, en passant devant l'avenue du
château, et aperçut Michel de Meximieu appuyé sur la barrière blanche.
Le jeune homme fit signe de la main: «Venez me voir?» Il avait l'air
très calme. Rien ne trahissait qu'il venait de souffrir d'une crise,
si ce n'est la pâleur de ses narines encore dilatées et le
frémissement de ses doigts sur le bois qu'il tenait serré. Toute
l'énergie de sa race revivait en lui transformée, silencieuse,
souveraine dans le domaine des douleurs.

A l'abbé Roubiaux qui s'informait:

--Comment allez-vous?»

Il répondit:

--Mal.

Mais cela fut dit sur un ton de suprême indifférence. Et il ajouta:

--J'attends le passage du toucheur, pour lui parler d'un envoi de
boeufs. Agriculteur jusqu'au bout, comme vous voyez. Et vous? Je
devine ce que vous allez faire.

--Hélas!...

--Par où commencez-vous?

--Par le hameau du Pas-du-Loup! Cinq maisons, pas une chrétienne! Je
me dépêche, parce que c'est l'heure de la sieste, et que les
journaliers sont chez eux, ou peuvent y être...

Michel salua en souriant.

--Allons! bonne chance au missionnaire! Monsieur l'abbé, venez me
raconter, ce soir, votre premier jour de quête? Moi, j'ai confiance!

--Vraiment?

--Voyez-vous, monsieur l'abbé, nous avons dans le corps huit litres de
sang: eh bien! dans le plus pauvre sang de France, il y a toujours une
goutte qui croit.

Ils se serrèrent la main, et l'abbé Roubiaux descendit, hâtant le pas,
pour prendre le sentier, tout voisin, qui dévalait entre les prés.

La première maison où il entra fut celle de Gilbert Cloquet. Le
journalier, la veille, en coupant le blé, avait été frappé
d'insolation. Il était revenu au hameau. Il était faible encore, et
couché sur son lit défait. Au bruit de la porte qui s'ouvrait, à
l'entrée subite de la lumière et de l'air, il se redressa, et sauta
sur la terre battue, honteux, boutonnant en hâte le col de sa chemise
et chaussant ses sabots alignés sous le bois du lit.

--Ma parole, c'est notre curé! dit-il. Excusez! Je ne m'attendais pas
à votre visite, je ne pensais pas en vous...

--Je regrette bien de vous déranger, Gilbert. Mais j'ai une raison
pour venir...

--Ça doit être, monsieur le curé. J'avais jamais vu chez moi celui qui
vous a précédé, avant le jour où il est venu prendre le corps de ma
pauvre femme, pour le porter en terre. Asseyez-vous donc.

--Merci.

--Un verre de vin? Vous avez soif, peut-être? C'est de bon coeur. Mais
moi, je ne peux pas boire aujourd'hui.

--Non, je viens pour une chose qui est très sérieuse. Je vais voir
toute la paroisse, et je commence par le Pas-du-Loup. Gilbert Cloquet,
vous savez que l'État ne nous paye plus?

--J'ai vu cela sur les journaux, en effet.

--Alors, je viens vous demander, à vous et à tous les hommes de la
paroisse: Voulez-vous donner quelque chose pour faire vivre les
prêtres, moi et les autres, ou bien voulez-vous abandonner la
religion? Vous êtes libre, Gilbert. Répondez-moi selon votre
conscience.

L'abbé, debout, très ému et tremblant malgré lui, avait récité la
formule qu'il avait préparée, et qu'il allait dire, la même, à chaque
chef de famille. Il lui semblait qu'il avait devant lui toute la
campagne méditative et fermée. Qu'allait-elle dire? Il priait. Le
village, accablé par la chaleur, se taisait. Une rainette chantait,
cachée sous le baril de vin. Gilbert, en chemise et en pantalon, la
tête basse, pesait les mots qu'on venait de lui dire, comme s'il
s'agissait d'une botte d'écorce, dont il devait connaître le poids. Il
avait son air des grands jours de dispute, sa figure de juge, la
mâchoire pendante, les paupières demi-closes et les sourcils
rapprochés. Quels souvenirs traversaient son esprit? Quelles raisons
le décidèrent? Tout demeura mystérieux. Il ne dit qu'une chose, la
plus petite sans doute de celles qu'il avait pensées. Il se redressa,
et son regard tout bleu demeura grave.

--Monsieur le curé, je n'en use guère; mais, ne pas en avoir du tout,
ça ne me va pas. Je veux être enterré dans la terre bénite, comme mes
défuntes.

L'abbé, qui crut dire merci, ne s'aperçut pas, tant il était troublé,
qu'il continuait seulement tout haut la prière commencée tout bas:
_Sancta Maria, mater Dei_... Le journalier n'y prit pas garde non
plus. Il s'était retourné; il fouillait sous son traversin et en
retirait un vieux porte-monnaie à monture de cuivre; puis, mettant son
offrande dans la main de l'abbé Roubiaux:

--Je ne suis plus riche... Je ne peux pas donner grand'chose. Faut pas
m'en vouloir... Ma pauvre Marie va être vendue dimanche...

L'abbé, très pâle, prit entre ses doigts la pièce de deux francs, et,
l'élevant, il traça dans l'air le signe de la croix.

--_Benedicat vos!_ dit-il. Merci, Gilbert. Dieu ne vous abandonnera
pas.

--J'en ai besoin, répondit l'homme.

Peut-être en aurait-il dit plus long. Mais l'abbé se retira, et,
traversant le chemin forestier, entra chez Ravoux, dans la salle basse
où cinq enfants, le père et la mère, achevaient de dîner. Le saladier
plein de débris de lait caillé et de pain était encore entre eux, sur
la table. Ravoux se leva, fronça les sourcils, et, comme Gilbert,
regarda fixement le prêtre. Mais il y avait, entre eux, toutes les
lectures que l'ouvrier avait faites. L'abbé, timidement, commença à
répéter sa demande.

--Non, monsieur, interrompit Ravoux; c'est inutile. Vous savez bien
que je ne suis pas de votre parti.

--Mais je ne suis d'aucun, pas plus que Dieu, dit l'abbé.

--Suffit. Je dis ce que je dis. Je ne donne pas pour la calotte...

L'abbé Roubiaux leva la main, pour la seconde fois, au-dessus des
enfants stupéfaits:

--_Benedicat vos!_

Il sortit en saluant. Ravoux le suivit. Il était agité, peut-être même
touché, tout au fond. Le poil noir et frisé remuait sur ses joues.

--Quand vous n'aurez plus de pain chez vous, dit l'ouvrier au prêtre
qui s'éloignait, je ne vous en refuserai pas. Ce que je refuse, c'est
la cause, c'est pas vous.

L'abbé fit un signe de tête, sans se retourner, tandis que Ravoux
refoulait dans la chambre les enfants et la mère, dont les têtes
s'étageaient au soleil, entre les montants de la porte.

--Drôle de calotin que le curé d'ici! dit-il en riant. Il y croit, à
sa religion!

L'abbé continuait sa quête. Il entra dans la maison de la voisine de
Cloquet, et la grosse mère Justamond demanda:

--Je peux t'y vous donner sans le dire à mon homme? Il n'est pas là.

--Non, il faudra le lui dire, au contraire, pour qu'il ait sa part
dans le mérite.

--Alors, je ne peux pas.

--Adieu, mère Justamond!

L'abbé Roubiaux tourna sur ses talons, mais il n'avait pas fait quatre
pas vers la maison du père Dixneuf, que la bonne femme, la poitrine
haletante, secouée en mesure, courut après lui.

--Tenez, tout de même, monsieur le curé, prenez ça!

Elle donnait dix sous. Elle avait six enfants.

Le père Dixneuf, l'ancien zouave, atteint d'hémiplégie, la main droite
crispée, le cou tordu, l'oeil inerte et mouillé, était assis dans un
fauteuil de paille, devant sa fenêtre.

--Ça serait plutôt à moi de vous quêter! Après tout, je n'y vas
jamais, à l'église!

Puis, se rencognant sur l'oreiller qui lui soutenait la tête:

--Prenez donc tout de même les sous qui sont sur la cheminée, c'est
tout ce que j'ai. Et puis f... moi la paix. A l'honneur!

L'abbé en prit deux, et laissa le reste.

La femme de Juste Lappe, presque au bord des bois, la petite femme
bien attachée, décidée, alerte, presque jolie encore, qu'on voyait
aller en journée aussi souvent que son mari, ayant vu le hameau en
émoi, connaissait déjà la raison de la visite du curé. Elle n'attendit
pas la demande, mais, prenant l'abbé à part, à l'abri de l'angle de la
maison.

--Dites, monsieur le curé, est-ce que Ravoux a donné?

--Non.

--Et Gilbert?

--J'ai commencé par lui, et il a donné.

--Alors, je donnerai aussi: Lappe est toujours du parti de Cloquet,
dans les disputes.

Quand il sortit de la forêt, l'abbé se parlait tout haut à lui-même:
«Ce n'est pas trop mal; je n'aurais pas cru;... ce Pas-du-Loup
serait-il le meilleur hameau de la paroisse? Comment cela se fait-il?
En tout cas, me voilà lancé. A présent, en pleins champs, Roubiaux!»

Il se jeta hors du chemin, coupa le pré, longea, en montant, la ferme
de l'Épine, où la fille de Cloquet refusa dédaigneusement le quêteur,
et, traversant la route de Fonteneilles, il entra dans l'héritage qui
était le grenier à blé d'une grande ferme de la paroisse. A cause des
pentes, de la forme en dos d'âne qui était celle du champ, il était
difficile de faire manoeuvrer la moissonneuse mécanique. On
moissonnait à la faux. Les épis, pressés les uns contre les autres,
formaient à trois pieds de terre une fourrure plus épaisse, plus
sensible et mobile que celle d'une bête; nappe de grain mouvante, d'où
s'échappe et s'écoule déjà l'odeur du pain: car au ras des planches,
tout le long des tiges, la chaleur s'est amassée, elle a roussi la
paille et séché la farine. Et maintenant, dans la fournaise, les
hommes sont entrés. Ils moissonnent. L'abbé cherche ses ouailles.
Trois hommes sont là, courbés; les nuques ardentes, les bras, la faux
qu'ils tiennent, décrivent un demi-cercle; les torses suivent le
mouvement avec une moindre amplitude, les pieds avancent après deux
coups de lame et deux balancements du corps. On les voit de dos, les
moissonneurs. Celui qui a commencé le premier est déjà à mi-coteau;
dans la seconde planche, à cinquante mètres en arrière, son frère le
suit, et presque au bas du champ, tout près de l'abbé, le domestique,
un mauvais biquart de seize ans, ébrèche sa faux sur les cailloux. En
voyant l'abbé passer l'échalier, l'enfant rit, lève les épaules, et se
remet à faucher. On a parlé souvent des curés devant lui, et pas en
bien. Il a les pommettes rouges, mais quelle taille chétive, quelle
hérédité morbide dans le teint blafard du cou, dans les gencives déjà
molles et bossuées de la bouche entr'ouverte, quelle lueur de passion
bestiale dans les prunelles, quelle mort mal habillée de jeunesse, et
qui se trahit sous le déguisement!

--Petit, demande l'abbé, je te rencontre pour la première fois. D'où
es-tu?

--De l'Allier.

--As-tu fait ta première communion?

--Non, pour sûr.

Le rictus des morts était sur sa pauvre bouche, bleue de fatigue et
d'épuisement sans ressource. L'enfant avait posé sa faux debout sur le
chaume. Il était tout petit à côté d'elle.

--Es-tu baptisé seulement?

--Je crois que oui, parce que j'ai été, dans le temps, au baptême de
mes soeurs.

L'abbé récita sa formule, pour expliquer la visite. Et le rire
diminua.

--Si je te quête, ce n'est pas pour l'argent, mon petit, c'est surtout
pour ta petite âme inconnue. Je suis né comme toi dans les fermes.
J'ai travaillé comme toi. Mais j'ai quitté ce que j'aimais, ma mère,
mes parents et mes voisins pour vous mieux aimer tous. Dis-moi que tu
ne sais rien du bon Dieu, mais que tu ne veux pas être de ses ennemis?

Le soleil, ayant tari depuis longtemps les réserves d'eau de la terre,
buvait à présent la sève des herbes et des bois, et c'était sans doute
ce qui formait ces nuages blancs, gros comme le poing, et qui
planaient très haut, comme des oiseaux qui ont leur nid dans l'herbe
et qui volent au-dessus. L'abbé avait sa soutane traversée par la
sueur et collée au corps. Les hommes qui étaient en avant, dans les
premières tranchées ouvertes, tout en fauchant tournaient la tête pour
voir ce que faisait le domestique. L'enfant leva ses yeux qui
rencontrèrent ceux de l'abbé, et je ne sais quelle bonté descendit
jusqu'à son âme en friche. Il passa le coude sur son front mouillé,
tapa sur la poche de son pantalon, et dit en se moquant, mais avec de
la jeunesse vraie dans le regard et du coeur dans la voix:

--J'ai rien là, mais je veux bien, pour vous faire plaisir.
Voulez-vous: j'irai dimanche vous porter mes sous?

Par-dessus les jonchées de froment abattu, par les sentiers entre
elles, l'abbé s'avança en montant, vers l'homme qui était le second,
et derrière lui, il entendait la faux crissante du petit qui s'était
remis à l'oeuvre. Quand il fut rendu près du faucheur de blé, l'abbé
salua de la main, et il allait parler, quand l'homme dit gravement,
ayant deviné ou entendu le dialogue du bas du champ:

--Oui, prenez mon nom. Je suis catholique, et vous le savez bien: je
fais dire une messe tous les ans, le jour où est mort mon père.

--Et votre frère?

--Je ne sais pas. Allez lui demander.

L'abbé monta encore, en inclinant à gauche, vers le bord de la haie.
Le blé soufflait son odeur de pain. L'abbé considéra le rude homme,
qui était l'aîné et le chef véritable de la ferme, colosse qui
tranchait d'un coup de lame aussi large d'épis qu'une grande roue de
charrette. Il lui parla, étant encore un peu en arrière, et l'homme
sans se relever, sans se détourner, dit sèchement:

--Non!

--Vous ne voulez pas?

--Non!

L'abbé demeura en arrière, son chapeau à la main, et il suivit
lentement l'homme qui lançait la faux.

--Au nom de ceux qui ont fauché ici avant vous, dit-il, et qui sont
morts!

Les deux hommes marchaient sur le même chaume; ils entendaient chacun
le piétinement de l'autre.

--Au nom de vos enfants, qui n'auront pas, sans Dieu, toute la joie de
leur vie!

Tous deux ils frôlaient de la poitrine les mêmes épis qui allaient
tomber.

--Au nom de votre âme abandonnée, et que je voudrais sauver!

Le paysan ne répondait plus. Il y avait de la colère, dans le bruit de
sa lame tranchant les épis. D'ailleurs, le dos du champ, le haut de la
vague rousse était tout voisin, et l'homme allait descendre l'autre
versant du blé. Quand l'abbé vit cela, il laissa le faucheur, et alla
vers d'autres champs et d'autres coeurs.

A huit heures du soir, il n'avait pas paru au château de Fonteneilles.
Il ne vint pas non plus le vendredi. Ce fut seulement le samedi soir
qu'on vit descendre, par l'avenue de hêtres, un abbé Roubiaux qui ne
ressemblait plus entièrement à l'ancien. Il semblait avoir encore
maigri; sa soutane était blanche de poussière; il marchait en boitant
et appuyé sur un bâton: mais la petite tête noiraude, inattentive à la
route, épanouie, dans le rêve, écoutait sûrement le cantique de la
vie nouvelle. Le prêtre venait dans le crépuscule d'été, qui est aussi
clair que le jour, et plus doux.

--Eh bien! et la quête? cria Michel en traversant la cour. Est-elle
finie?

Ils se rencontrèrent sous le dernier hêtre de la grande avenue.

--Je n'en puis plus, dit l'abbé, mais je suis dans l'espérance! Vous
aviez raison! Savez-vous combien de familles m'ont refusé, monsieur
Michel? Six! Toutes les autres ont donné!

--C'est une merveille, en effet!

--Et une autre, c'est que je me suis fait connaître, c'est que je suis
mieux leur prêtre, c'est que nous avons moins peur les uns des autres,
eux et moi... Ah! monsieur Michel, si vous les aviez entendus! Quelles
formes différentes de l'acte de foi! Quelles naïvetés! Quelles
pauvretés souvent! Mais quel coeur mystérieux se révèle en tout cela!

Les preuves, il les apportait. C'étaient les réponses recueillies dans
les champs et dans les fermes. Il les vivait encore. Il en était ému,
troublé, attristé, amusé. Il les racontait en y mettant le geste et
l'accent. Il disait celles des habitants du Pas-du-Loup, et celles des
moissonneurs, et les peurs, et les remises à huitaine, et les
conciliabules, et les mots tout pleins d'ignorance. «Monsieur le
curé, je suis pour la religion, parce que ça fait aller le
commerce.--Qu'est-ce que deviendraient les bourgs, s'il n'y avait pas
de dimanches?--Moi, je n'ai pas peur; je suis catholique, et quand je
peux aller à la messe, j'y vas.--Inscrivez donc le nom de mon père, si
c'est possible; il aurait été content d'être là-dessus. Je donnerai
pour lui...»

--Et ceux qui m'ont refusé, continuait l'abbé, ont tenu, presque tous,
à s'expliquer; ils se sont excusés; l'un d'eux avait un frère
éclusier, et s'il avait donné pour l'église, il aurait craint pour son
frère; un autre m'a dit: «Je suis fonctionnaire,» et ses fonctions
consistaient à nourrir un pupille de l'Assistance publique... C'est à
peine si j'ai rencontré ce que je redoutais si fort... Oh! monsieur
Michel, voilà leurs réponses. Elles sont pauvres comme eux; elles ne
savent pas, elles craignent, elles tremblent: mais tous ces
indifférents, mis en demeure d'apostasier, ont refusé. Comme je vais
les aimer mieux encore! Jusqu'à présent, de quoi vivaient-ils? Sur
quel capital de grâce? Sur leur baptême et sur l'_Ave Maria_ de leurs
aïeux. Mais voyez: ils viennent de faire acte de foi personnelle. Et
moi, je vais tant me dévouer, tant inventer et tant prier, qu'ils
reviendront tout à fait. Vive Fonteneilles, monsieur Michel!

--Vive Fonteneilles! Je suis heureux, comme vous, monsieur le curé,
et d'une joie qui nous dépasse tous les deux.

--Je n'ai pas dîné, je n'ai pas paru à l'église depuis ce matin Adieu!

--Merci!

L'abbé Roubiaux s'éloigna, remonta vers le bourg. L'ombre commençait à
venir. Il sentit passer autour de lui les bouffées de vent chaud que
la nuit traînait sur la campagne, chacune ayant sa musique, son
parfum, ses paroles: vent des luzernes desséchées, vent des chaumes,
vent des prairies, vent des forêts et des étangs de Vaux. L'abbé
murmurait: «Je serai une âme comme vous, les enveloppant, les calmant,
les pénétrant de la vie invisible. J'irai à eux, à tous. Je serai
prêtre à toute heure,... à toute heure... Alleluia!»

Sur la route, une ombre le salua.

--Bonsoir, Grollier! Où vas-tu?

--Chercher ma nuit.

--Veux-tu coucher chez moi?

L'errant, que la carnassière pleine, recouverte par un manteau,
arrondissait par en bas comme une tente, leva sa barbe en broussaille
et ses yeux ricaneurs.

--Ah! ah! que dirait Philomène? Le Grollier à la cure, dans un lit!
Toute la paroisse en rirait demain... Merci, monsieur le curé, j'ai
une commission à faire, moi aussi...

Il se remit à marcher. L'ombre l'eut bientôt englouti, avec les
haies, les bordures d'herbe, et même la chaussée terreuse de la route.
Par l'allée forestière il descendit vers le Pas-du-Loup; la forêt le
reçut, le cacha, et lui donna plus d'allure, comme aux bêtes qui se
retrouvent chez elles, sous les branches. Trottinant, sans être vu, il
se glissa jusqu'à la porte de Gilbert Cloquet. La porte était barrée à
l'intérieur. Le hameau s'endormait; on n'entendait qu'un cri d'enfant
que la mère apaisait en fredonnant. Le Grollier fit le tour de la
maison, et poussa la claie du jardin qui était derrière. Là, il
devina, assis sur le tronc d'arbre qui pourrissait le long du mur, un
homme qui songeait ou qui dormait, la tête dans les mains. Il siffla
comme un oiseau qui s'éveille. L'ombre se dressa debout.

--Est-ce que tu veux un coup de fourche, chemineau?...

La voix basse de Gilbert sonna dans le jardin, mais n'arrêta pas le
Grollier qui, d'un geste de l'épaule, se débarrassa de son manteau,
puis enleva le carnier rebondi qu'il portait en bandoulière.

--T'effraie pas, mon vieux, c'est moi, le Grollier, qui viens te faire
une visite...

--J'aimerais mieux une autre fois, Grollier: cette nuit, j'ai de la
peine.

--Justement, j'ai à te parler de ta peine.

Le Grollier, pendant que Gilbert se rasseyait sur le tronc de
l'arbre, demeurait debout, appuyé sur sa canne.

--Ta fille, chez qui, demain, le notaire fera la vente...

--Je n'y serai pas! Ne me parle pas d'elle, et si elle t'a donné une
commission pour moi, ne la fais pas! Laisse-moi; j'en ai de la
peine!... ma fille, les camarades, le travail, ma femme qui est
morte... tout.

--Oui, n'est-ce pas, la vie, c'est comme la mer que j'ai vue quand
j'étais petit: ils disent que plus on enfonce et plus elle est salée.
Je ne peux pas te guérir, Cloquet, mais je te sais un homme juste.

--Eh bien! à quoi ça m'avance?

--A ne pas laisser ceux qui dépendent de toi prendre le bien
d'autrui...

Gilbert se leva, et saisit le bras du mendiant:

--Ne dis pas ça! J'y perds tout mon argent, dans la vente de ma fille;
j'y perds ma retraite et mon repos. Que veux-tu que je donne de plus?

--Lâche-moi et écoute! Quand l'huissier est venu à l'Épine, le dernier
de mai, tu crois peut-être qu'il a noté tout le bétail de Lureux?

--Sans doute.

--Tu te trompes.

--A savoir?...

--Il n'a pas pu mettre sur son papier ce qu'il y avait dans la forêt!

--Caché?

--Parbleu, tout le monde l'a su, dans Fonteneilles, sauf toi!

--Voleurs! mes enfants voleurs! Tu plaisantes, Grollier! Mais je vais
t'en faire passer l'envie.

--Je plaisante si peu que tu n'as qu'à aller, cette nuit, à la ferme
de l'Épine. Ouvre la porte de l'étable; tu verras qu'il y a trois
vaches de moins; dans la bergerie, quatre brebis de moins; dans
l'écurie, une jument de moins, la plus belle.

--Et où sont-elles, les bêtes?

Le Grollier tournait la tête, à droite et à gauche, pour signifier
qu'elles étaient ici et là, dans la campagne.

--Elles attendent à l'abri que la vente soit finie. Alors, on les
vendra, à des amis. Mais les créanciers n'en sauront rien, ni le
notaire, ni l'huissier. Et ton gendre aura encore de l'argent pour
s'amuser, Gilbert!...

Le journalier secoua plus rudement le bras du mendiant.

--Ne me trompe pas, Grollier, ou bien je te retrouverai dans le bois,
et je te réglerai ton compte. Ma fille voleuse! Le bétail caché! Dis
les noms des complices qui ont caché les bêtes! Grollier, dis, et je
pars!

Le Grollier, sans s'émouvoir, doucement, car la nuit était douce et
il ne fallait pas être entendu par les voisins, dit les noms des
fermes ou des gens. Puis il rejeta son manteau sur son dos, et pendit
la carnassière à son épaule.

--J'ai mes bauges dans la forêt; adieu, Gilbert: c'est un service que
je t'ai rendu, parce que tu es un honnête homme. Quand je n'aurai plus
de pain, tu m'en donneras?

Gilbert était déjà rentré dans la maison. Il prit, à tâtons, une
trique de cormier, et donna un tour de clé à l'armoire où était le
butin. Quand il sortit, le jardin était désert. Une brume chaude
enveloppait les légumes, les poiriers, les ruches, la haie, la forêt
tout autour. La lune devait se lever, car on entendait, très loin,
hurler un chien perdu. Comme un homme qui n'a pas toute sa raison,
l'homme se mit à galoper, sautant par-dessus les échaliers, marchant
dans les molles des prés, et faisant le moulinet avec sa branche de
cormier sec. Il courait du côté de l'Épine.

Bientôt la maison se leva, à mi-côte, dans le brouillard déjà blanchi
par la lune invisible, la maison où serait faite la vente demain.
Gilbert écouta. L'homme et la femme devaient dormir. Il s'approcha
encore, et appliqua l'oreille contre les volets bas. Puis, marchant
avec précaution, il alla ouvrir la porte de l'étable, celle de
l'écurie, celle de la bergerie, celle du toit à porcs...

Alors, sûr de la vérité, il cria dans la nuit, de toutes ses forces,
tourné vers la maison:

--Voleurs! voleurs!

Et il repartit au galop, montant les terres qui font le dos d'âne,
au-dessus de l'Épine.




IX

LA VENTE CHEZ LUREUX


Le lendemain du jour où l'huissier avait saisi les meubles à la ferme
de l'Épine, Lureux s'était rendu chez le notaire. Celui-ci avait
l'habitude de recevoir ces visites bruyantes du débiteur poursuivi. En
homme résigné, il écoutait les protestations; en homme habile, il
saisissait le moment d'intervenir et de conclure: «Vous avez raison de
ne pas vouloir rester sous le coup d'une saisie... Ce n'est pas
agréable de voir son nom toujours précédé ou suivi de ce mot-la sur
les affiches et dans les journaux... Croyez-moi: transformez la saisie
en vente volontaire, ayez l'air tout au moins de n'être qu'un
cultivateur gêné, qui se défait librement de son bien.--Eh! je ne
demande pas mieux, monsieur, mais le moyen?--Très simple. Vous allez
donner pouvoir à votre propriétaire de vendre tous vos meubles et
bestiaux; je rédigerai le petit acte, et un peu plus tard, à une date
que nous aurons fixée d'un commun accord, je procéderai à la vente,
moi-même. Est-ce convenu?»

Le conseil était bon pour tout le monde et toujours suivi.

Le dimanche 22 juillet, vers une heure, le notaire, mûrissant, allègre
et rose encore, arriva en cabriolet dans la cour de la ferme, avec son
clerc porteur de la serviette de maroquin. Le crieur les avait
précédés, vieil homme sec et pâle, large de poitrine, vêtu de noir par
déférence pour la justice dont il était souvent le voisin, et qui
jouissait, dans tout le pays de Corbigny, d'une juste réputation, à
cause de son humeur facétieuse, de son adresse pour faire monter
l'enchère, et de sa voix surtout, qu'il avait nasillarde et dominante
comme un hautbois. Ces trois personnages, à peine le cabriolet dételé,
achevèrent de disposer le décor pour ce dénouement qu'ils avaient tant
de fois joué ensemble. Déjà, dans l'alignement du puits et
parallèlement à la maison, les charrues, les herses, le semoir, les
deux tombereaux, la carriole, le moulin pour vanner le grain,
formaient une barrière, que prolongeaient, de l'autre côté du puits,
un lit en fer et un lit en bois, posés sur la terre de la cour. En
face, et le long des murs de la ferme, on voyait d'abord une vieille
jument blanche, attachée à une boucle de fer, la tête à l'ombre et le
corps au soleil, et qui somnolait sur trois pieds, ne remuant la
queue que pour écarter les mouches de sa croupe éblouissante. Plus
loin, la table longue derrière laquelle allait se tenir le crieur,--la
table qui meublait la grande salle de la ferme,--encombrée maintenant
d'objets qu'on allait vendre tout d'abord: pendule dorée, chenets,
batterie de cuisine, draps, serviettes, chemises, mouchoirs, piles
d'assiettes et couverts en métal. Plus loin encore, et à côté des deux
marches qui formaient perron à l'entrée de l'Épine, on avait mis une
chaise pour le clerc et une table de toilette,--celle de Marie
Lureux,--avec l'encrier, la plume, un carnet à souche et le cahier de
papier timbré, ouvert à la première page.

--A une heure et demie, nous commencerons la vente! dit le notaire,
qui se promenait dans la cour, en causant avec des clients.

Le public n'était pas encore nombreux, mais il grossissait peu à peu.
Par les prés d'en bas, par les brèches des champs d'en haut, par le
petit chemin en demi-cercle qui descendait vers Laché et qui
débouchait au nord de la cour, à chaque instant un ou deux hommes
venaient, prudemment, lents d'allure, pour voir, avec une
arrière-pensée d'acheter ce qui se vendrait à bon compte. On venait
plus volontiers depuis que le bruit s'était répandu que les Lureux,
l'homme et la femme, se tenaient enfermés dans l'arrière salle de la
ferme, et qu'il n'y aurait point de reproches à redouter de leur
part. Quelques femmes s'étaient glissées dans l'assistance, et, parmi
les hommes debout, formant demi-cercle, commençaient à s'asseoir sur
le bois des charrues et sur la margelle du puits.

L'horloge du bourg ayant sonné la demie, le notaire jeta la cigarette
qu'il fumait, s'approcha du maigre clerc qui s'était assis et qui se
souleva, par déférence, et, faisant signe aux hommes assemblés de se
taire, il dit, à haute voix, les yeux baissés vers le cahier de papier
timbré:

«L'an 1906, le dimanche 22 juillet, à une heure de relevée, à la
requête de M. Lureux Étienne, fermier au lieu dit l'Épine, sis commune
de Fonteneilles, il va être procédé à la vente des objets mobiliers,
meubles meublants, bestiaux, appartenant audit Lureux et à son
épouse.»

Après la lecture de ce début, il s'interrompit, et, changeant de ton,
regardant l'assistance:

--Bien entendu, fit-il, les conditions d'habitude: dix pour cent en
sus du prix d'adjudication; trois mois de crédit pour les personnes
solvables; tout le monde, d'ailleurs, est reçu à payer comptant...

Puis, voyant qu'on le trouvait plaisant, il ajouta:

--Crieur, à vos pièces!

Quelques gros rires montèrent dans l'air brûlant. Les hommes étaient
rouges de chaleur. Des femmes cherchaient l'ombre courte du puits. Le
crieur saisit à deux mains la pendule, dont le motif en fonte dorée
représentait deux colombes.

--A quinze francs la pendule, mesdames!

C'était la pendule que Gilbert Cloquet avait achetée pour sa fille,
huit jours avant les noces, et qu'il avait rapportée de Corbigny, la
tenant sur ses genoux, l'enveloppant de ses bras, comme une châsse,
tandis que le gendre futur menait grand train la carriole.

--A quinze francs cinquante, seize, seize cinquante...

Les bandeaux noirs de Marie Lureux transparurent derrière les rideaux
de la fenêtre, tout près. Presque personne ne la remarqua. Le notaire
prononça: «Adjugé!» et la pendule fut emportée.

L'un après l'autre, les objets entassés sur la table longue furent
vendus, et d'autres les remplacèrent, qui furent vendus à leur tour.
Malgré les efforts du crieur, les enchères étaient molles.

Elles s'animèrent un peu, vers trois heures, quand le notaire annonça
qu'on allait procéder à la vente des chevaux, bestiaux, moutons, et
qu'un jeune gars du bourg, amusé par la commission dont on le
chargeait, s'avança vers la jument blanche, détacha le licol, et fit
tourner la bête pour la présenter au public. Deux cents hommes ou
femmes de Fonteneilles ou des bourgs voisins étaient là maintenant.
Les instruments de labour avaient été enlevés et portés çà et là, le
long des haies. On s'était rapproché des tables. Des rumeurs
s'élevèrent et des rires.

--Voyons un peu les dents? demanda un fermier.

--Elle a de l'âge, dit un autre.

--C'est pour cela qu'elle est blanche, dit un troisième. Quand les
Lureux l'attelaient, autrefois, il me semble qu'elle avait une autre
robe.

--A cent cinquante francs! interrompit le crieur.

Il se penchait déjà, les poings appuyés sur le bois de la table, les
yeux plissés, cherchant les enchères muettes dans les yeux des proches
voisins, lorsqu'une voix gouailleuse, du bout de la cour, à l'entrée
du chemin qui descend vers Laché, cria:

--Lureux! Montre-toi, mon garçon, voilà le moment!

--C'est la voix du Grollier! dit le notaire.

Tous les assistants s'étaient détournés.

--Lureux! reprit le Grollier, est-ce que ça n'est pas ta jument noire
qui revient? Regarde donc?

Et, en effet, une bête fine, noire de robe, venait d'apparaître au bas
de la pente, à l'endroit creux du chemin qui tourne. Elle montait sans
se presser, toute seule semblait-il, entre les deux haies maigres,
vers l'écurie familière.

--Lureux, voilà trois vaches à présent!

Trois vaches blanches suivaient la jument, et mordaient les pousses de
ronces.

--Voilà tes brebis! Tout revient! Tout remonte à l'Épine!

Une clameur puissante sortit de la foule, et roula vers la forêt. Des
voix de femmes la dominaient.

--Cloquet! Gilbert Cloquet! C'est lui le berger!

Le tumulte grandit. Les hommes qui étaient assis se levèrent; ceux qui
causaient aux extrémités de la cour se portèrent vers l'entrée du
chemin. Toute la masse humaine, rapide ou lente, entraînée par la
curiosité, s'écoula du même côté, et se forma en deux groupes
prolongeant jusqu'au milieu de la cour les deux haies du chemin. Et
dans cette allée aux bords vivants, mouvants, hérissés de bras, de
cannes levées, de chapeaux tendus pour saluer l'événement, la jument
noire, la tête haute, effarée, s'avança, puis les vaches blanches
passèrent, puis les brebis, puis Cloquet, plus haut que les curieux,
pâle de fatigue et d'émotion, et qui marchait appuyé sur son bâton de
cormier sec. Il avait la tête tournée vers la ferme, et ne répondait à
personne.

Et Lureux parut sur le seuil de l'Épine. Il avait mis ses plus beaux
habits, ceux qu'il ne voulait pas qu'on lui prît. Derrière lui,
hagarde, tremblante, sa femme lui parlait, et elle essayait de le
retenir. Mais il n'écoutait pas. Il avait de l'allure, cet ouvrier de
la terre exercé par les grèves aux attitudes et aux mots de tragédie.
Son feutre mou relevé, son jeune visage énergique en pleine lumière,
la moustache tordue en croc, l'expression dédaigneuse, le corps
cambré, il cria:

--Rembarrez les bêtes, camarades, aidez-moi à les chasser de la cour!
Elles ne sont pas de la vente!

D'un tour de reins, il échappa à Marie, et se jeta au milieu des
groupes en mouvement. Les camarades n'obéirent pas, parce que
l'intérêt d'un seul était en jeu. Plusieurs même tentèrent d'arrêter
Lureux. «Il veut se battre avec Cloquet! Empêchez-le!...» Il esquiva
les mains tendues. Il courut après la jument noire, pour la ramener au
chemin. Mais les bêtes effrayées couraient toutes, ouvrant chacune son
avenue, dans ce champ de foire grouillant qu'était devenue la cour.
Des femmes se sauvaient en criant. Au milieu du vacarme et de la houle
humaine, un seul homme demeurait immobile et muet. L'orage tournait
autour de lui. C'était Cloquet, les deux mains nouées sur son bâton.
Lureux, renonçant à suivre ses vaches et sa jument noire, tourna
court, et se rua contre lui. Il lui mit le poing sous la figure.

--Canaille! Vous avez trahi votre fille!

--A bas les pattes! cria Gilbert, dont le bras fendit l'air en coup de
sabre et fit reculer Lureux.

--Tapez pas si fort!

--Parle pas si mal, alors. Je ne trahis rien; je ramène les bêtes
parce qu'elles sont de la faillite; j'ai couru toute la nuit après
elles; je les ai toutes: elles reviennent pour payer pour toi.

Il regarda les hommes rassemblés en un instant autour de lui, penchés,
curieux, moqueurs, inquiets, suivant l'humeur. Ce grand Gilbert, si
calme, les rendait muets.

--Et il n'y a pas un de vous ici qui me donne tort! S'il y en a un,
qu'il le dise!

Une demi-seconde de silence. Lureux comprit qu'il n'était pas soutenu.
Il laissa tomber ses deux poings, qu'il tenait le long de la poitrine,
prêts à frapper. Il leva les épaules, et fit semblant de rire.

--Cela ne regardait que moi, je suppose?

--Non pas; je ne veux pas qu'il soit dit que ma fille est une voleuse.

--Pauvre niais! C'est elle qui a conduit la taure à la Maison Grise.

--Tu mens, Lureux!

--Elle qui a supplié le meunier du petit Maré de loger la jument
noire... On a tout fait d'accord... Est-ce que ça vous gêne, vous, que
nous gardions un peu de bien?

--Oui, Lureux, ça me gêne, comme une chose qui n'est pas juste.

--Tant pis pour la justice. On ne les vendra pas, les vaches; on n'a
pas le droit de les vendre! Monsieur le notaire?

En se détournant, Lureux avait aperçu le notaire qui se frayait un
chemin, péniblement, à travers les rangs pressés des hommes.

--Qu'y a-t-il, donc Lureux? Est-ce que, vraiment, ces animaux sont à
vous?...

--Ils sont à moi ou à d'autres; cela n'a pas d'importance: on ne les
vendra pas, je m'y oppose!

--Vous n'êtes pas le premier qui m'ait joué ce tour-là, Lureux. Vous
les avez cachés; vous les avez mis dans les fermes...

--Pardon, monsieur le notaire, toute la question est de savoir si
l'huissier les a marqués dans sa saisie. Vous pouvez lire le cahier:
ils n'y sont pas. Je m'oppose à la vente!

Il avait repris son aplomb. Il toisait le notaire. Il écoutait, avec
un plaisir grandissant, les murmures que soufflaient vingt bouches
autour d'eux: «Il a raison... Si l'huissier ne les a pas marqués?...
Ça, c'est la loi... Faut faire comme dit la loi... Tant pis pour ceux
qui ont cru en lui...» Mais sa joie fut courte. Le notaire, se levant
sur la pointe des pieds, compta, autour de la cour, les bêtes arrêtées
et parquées çà et là.

--Menez la jument noire à l'écurie! Rentrez à l'étable les trois
vaches et les trois brebis! Et promptement! cria-t-il... Vous n'avez
oublié qu'une chose, Lureux. Avez-vous, oui ou non, signé l'acte de
conversion de saisie?

--Sans doute, je l'ai signé.

--Eh bien! vous m'y donnez pouvoir de vendre tous vos meubles et
animaux, tous... Vous entendez?... Messieurs, je reprends la vente:
suivez-moi!

Il chercha du regard Gilbert Cloquet, et ne le trouva plus.

Gilbert, ayant dit ce qu'il fallait dire, s'était retiré de la cohue.
Il avait gagné l'extrémité déserte de la cour, et, presque à l'angle
de la maison, à l'entrée du sentier qui descendait vers la forêt, il
se tenait debout, ayant toute l'âme devant lui, sur le seuil de cette
maison où Marie pleurait, le front appuyé contre le linteau de la
porte et caché par un bras. Elle avait vu le père; elle n'avait pas
couru à lui. Il disait à demi-voix, pas trop haut, pour que tout le
monde n'entendît pas:

--Marie! Marie! je t'ai tout donné, et toi, tu voles ton monde! Marie,
je n'ai plus un sou vaillant, et tu m'emportes encore la moitié de mon
honneur! Marie, je te parle! Je te dis ces choses-là, et tu ne me
réponds pas!

Elle continuait de sangloter. La foule venait, riant, causant, suivant
le notaire. Des amis s'approchaient; des ennemis allaient venir.

Gilbert s'entendit appeler par une voix qui n'était pas celle de
Marie. Il se retira, à reculons, descendant la pente de la cour,
jusqu'à l'endroit où le sentier perce la haie. Il vit le crieur et le
clerc réapparaître derrière les tables. Il vit les assistants
s'écarter, Lureux passer en courant au milieu d'eux, entrer dans la
maison, puis en ressortir, tenant d'une main une petite valise de
toile, et tirant de l'autre Marie qui cherchait à se cacher derrière
le dos de l'homme. «Adieu! Laissez-moi passer! criait Lureux. Vous
m'avez tous trahis! Je m'en vas pour ne plus revenir!» Et le chapeau
de feutre noir d'Étienne, et l'espèce de bonnet fleuri que portait
Marie, un peu au-dessus de la foule, du côté de Laché, s'éloignèrent
et se perdirent.

Le long de la haie, Gilbert alors leva les bras.

--Marie! dit-il. Ma pauvre Marie, toi non plus tu n'avais pas de quoi
vivre! Et pourtant, c'est moi qui t'ai élevée!

Puis se reprenant, il ajouta:

--Un peu... comme j'ai pu...

Et il s'enfuit vers le Pas-du-Loup, poursuivi par la voix diminuante
du crieur qui disait:

--Une belle taure blanche à vendre! La belle taure blanche ramenée par
un brave homme!...

La forêt l'enveloppa...

Deux jours plus tard, comme il revenait de faire la batterie chez un
fermier de Crux-la-Ville, au soir tombant, dans le sentier sous bois
qui traverse le Vorroux et tourne vers Fonteneilles, il aperçut
Michel de Meximieu. Le jeune homme allait lentement et dans le même
sens que lui. Il s'arrêtait quelquefois, pour écouter, ou pour mieux
respirer. Gilbert aurait pu l'éviter, comme il avait évité tant de
gens de Fonteneilles, depuis le jour où l'huissier était venu à
l'Épine. La honte le rendait impoli. Mais non, cette fois il allongea
le pas, et avant de rattraper le promeneur, il toussa, pour
s'annoncer. Michel ne se détourna pas, et continua de marcher; mais il
étendit le bras, au moment où le journalier passait près de lui, et il
posa la main, affectueusement, sur l'épaule de Gilbert, si bien que
celui-ci n'eut pas la peine de chercher une entrée en matière et un
prétexte pour s'arrêter. On l'avait reconnu sans le voir; on le
plaignait.

--C'est très bien, ce que tu as fait dimanche, Gilbert!

--C'est triste aussi, monsieur Michel.

Ils se mirent à marcher l'un près de l'autre, dans le sentier où une
lueur venait encore en rasant le sol, blonde sur leurs visages, sur
les buissons et les herbes. Michel n'avait point retiré sa main de
dessus l'épaule du journalier. L'ombre commençante estompait et mêlait
leurs habits, comme ailleurs elle confondait fraternellement les
pierres, les arbres, les collines, les maisons des hommes.

--Sais-tu ce que je me dis souvent, quand je songe à toi, Gilbert, et
à quelques autres du pays, les meilleurs, ceux qui te ressemblent?

--En vérité, non. Je ne savais même pas que vous pensiez à moi.

--Je me dis que tu as l'esprit supérieur à ton métier...

--Des fois, oui, ça se peut.

--Que tu mets quelque chose au-dessus de tes intérêts. Voilà ce qui
est bien, et ce qui me touche, et me fait tout voisin de toi...
Évidemment, tu ne t'aperçois pas qu'on t'a volé la vérité... à toi et
à des millions d'autres; mais tu l'aimerais si tu pouvais la voir,
j'en suis certain.

--Quelle vérité, monsieur Michel?

--Celle qui fait que tu es noble comme moi, et que tu peux l'être bien
plus...

Ils se turent, l'un parce qu'il sentait inutile de parler davantage,
et l'autre parce que ces sortes de sujets ne lui étaient pas
familiers, et qu'il ne trouvait pas les mots pour répondre. Mais
Gilbert avait compris que ce riche avait une âme fraternelle, une
espèce de tendresse dévouée et singulière, qui n'était fondée sur
aucune solidarité apparente, mais sur des choses mystérieuses que
chacun garde pour soi, «dans sa muette».

La première étoile s'était levée, au-dessus d'un peuplier qui semblait
la toucher de sa fine pointe droite. Les deux hommes la regardaient,
et leurs âmes, quelque part, dans l'espace, devaient se rencontrer.
Ils allaient lentement, une douceur flottait dans le soir tombant.

--Vous avez toujours été bien honnête pour moi, monsieur Michel... Je
voulais vous parler; je voudrais une chose...

--Laquelle, mon ami?

--M'en aller. Après ce qui est arrivé, je ne peux plus vivre ici... Je
n'ose plus regarder les gens, je vois qu'ils pensent tous à Marie et à
Lureux quand ils me rencontrent... Il n'y a plus que vous qui pensiez
à moi. Je veux m'en aller.

--Que feras-tu au loin?

--Ce que je fais ici.

--Et où veux-tu aller?

--Conduire vos boeufs, si vous en vendez, en septembre. Où ils seront,
je resterai.

Michel répondit, après avoir songé un moment:

--Cela se peut, Gilbert; j'ai six grands vieux boeufs qui feraient
bien l'affaire des sucriers... Si je me décide à les vendre à la foire
de septembre, je te préviendrai.

Il tendit la main au journalier. Et ils ne se dirent rien de plus.
Mais ils pensèrent l'un à l'autre, quand ils eurent pris chacun sa
route, au milieu des bois qui devenaient tout noirs, et sur lesquels
pesait une bande de ciel rouge, comme la barre de fer que les
compagnons, la journée finie, laissent se refroidir et brunir sur
l'enclume.

Ils se revirent encore plusieurs fois pendant le mois d'août. Le
hasard les faisait se rencontrer, au coin d'un taillis, ou sur la
route de Fonteneilles, ou dans les champs voisins du château. Mais ils
se saluaient, jadis, et ils passaient: à présent, ils avaient plaisir
à causer l'un avec l'autre. Et l'un seulement s'en étonnait, c'était
Gilbert. Quand il avait parlé un quart d'heure avec Michel de
Meximieu, il songeait tout le reste du jour, et souvent plusieurs
jours, à ce qu'ils avaient dit, et il était comme ceux qui reviennent
d'un voyage.

Vers le milieu du mois, comme ils s'entretenaient, à l'angle du chaume
d'avoine et de la prairie de Fonteneilles,--des perdrix rappelaient en
piétant,--Michel dit:

--La mode est de flatter l'ouvrier et d'injurier le noble. La vérité,
Cloquet, c'est que nous avons grandement déchu, les uns et les autres.
Nous souffrons du même mal: de paresse et d'orgueil. Toutes les haines
sont venues de là. Cependant, quand il n'a été gâté ni par l'auto, ni
par la chasse, il n'y a pas de propriétaire qui soit mieux fait qu'un
noble pour s'entendre avec un laboureur. Nous appartenons au vieux
fonds, toi et moi. Et c'est une des raisons de notre amitié.

Gilbert ne se hasardait pas à répondre, parce qu'il avait peu
d'expérience en dehors de Fonteneilles; mais au fond de son coeur il
reconnaissait que c'était vrai pour Michel et pour lui. Et il aimait
celui qui parlait librement de toutes choses.

Une autre fois, au début de septembre, il s'enhardit jusqu'à demander:

--Vous êtes tout de même toujours contre les syndicats, monsieur
Michel? Je le comprends; ça n'est pas de votre monde, mais c'est du
mien. Là-dessus, on ne s'entendra jamais.

--Tu te trompes!

Michel riait. Il était mieux ce jour-là. L'air avait trouvé dans les
bois la vie épanouie, et la portait au loin. Les longues lèvres du
malade la buvaient, et ses yeux éclairés par le reflet de la terre
chaude, ses yeux bruns s'emplissaient de points d'or qui étaient la
jeunesse. Il ne mentait pas, celui-là; il ne calculait pas: il
laissait voir son âme ardente.

--Tu te trompes, Gilbert... Ce qui me met en colère, ce qui me fait
peine et pitié, c'est l'idéal d'impossible iniquité sur lequel on vous
lance, et si mesquin, que pas un des vieux bûcherons de France,
autrefois, n'aurait voulu s'en contenter; ce sont vos ailes coupées
par vos chefs comme celles des poules de basse-cour; les appétits à la
place de la justice, la haine à la place de l'amour. Mais, écoute
bien! Tout peut changer... Si l'oeuvre est un jour baptisée, s'il y a
une bénédiction de la mer montante, alors, Gilbert, vivant ou mort,
je serai avec vous, j'applaudirai, je croirai à une terre meilleure,
c'est-à-dire plus noble, à une chevalerie nouvelle, et au retour des
saints parmi le peuple heureux... Aussi vrai qu'il fait une journée
claire, c'est cela que j'espère... Adieu, mon vieux Cloquet. J'aurais
eu bien d'autres choses à te dire. Je regretterai bientôt de ne plus
causer avec toi.

--Moi aussi, monsieur Michel.

Gilbert regarda le jeune homme s'éloigner, et il le suivit des yeux
aussi longtemps qu'il put le faire. Il avait le coeur tout plein de
ces regrets qui n'attendent pas l'adieu pour nous faire souffrir. Il
pensait: «J'ai un ami; mais autant dire que j'en avais un, puisque je
vais le quitter.»

Gilbert Cloquet n'eut donc point de surprise quand il vit arriver chez
lui, la veille de la foire de Corbigny, qui a lieu le deuxième mardi
du mois, le garde de Fonteneilles.

--Cloquet, fit Renard, monsieur le comte vous envoie dire que, demain,
il vendra ses six grands boeufs. Si vous voulez les mener à la foire,
c'est cette nuit qu'il faudra partir.

Le journalier coupait du vesceau, dans un champ tout proche du bourg.
Il secoua ses sabots qui étaient couverts de boue, car il avait plu
toute la matinée, puis il passa la main sur sa barbe pour se donner le
temps de réfléchir, et il dit:

--Je suis prêt.

--Monsieur le comte m'a dit de vous dire encore que les marchands du
côté de la Belgique, du Nord, du Pas-de-Calais...

--Dites donc les Picards, voyons, c'est leur nom!

--Eh bien! que les Picards seraient nombreux à Corbigny... Il y a des
chances pour que nos boeufs soient achetés pour les betteraves de
Picardie.

--Et alors, je ferai le voyage avec eux, n'est-ce pas?

--Vous n'y êtes pas forcé.

--Non, car si on me forçait, je n'irais pas... Dites donc, Renard, ça
n'est pas pour vous mépriser ce que je vais dire, mais pourquoi
monsieur Michel n'est-il pas venu me parler lui-même? Nous sommes
amis.

--Il est malade, et couché. Ça ne va pas. Allons, au revoir, Gilbert.
Bonne chance chez les Picards!

La physionomie de Gilbert devint toute sombre. Il salua de la tête le
garde qui rentrait au château. Puis il prit une poignée d'herbe,
essuya soigneusement la lame de sa faux, et, ayant considéré le soleil
qui marquait cinq heures du soir au cadran du ciel d'été, il quitta le
champ pour aller fermer sa maison.

De tous ses voisins du Pas-du-Loup, il ne prévint que la mère
Justamond. Quand il eut mis toutes choses en ordre et comme il
voulait qu'elles fussent pour dormir pendant son absence, il s'habilla
proprement, épointa sa barbe blonde, fit un paquet de hardes qu'il
emporterait avec lui; puis il s'étendit sur son lit et dormit un peu.
Avant le jour, il alla frapper aux vitres de la maison des Justamond.
C'était convenu. La bonne femme entr'ouvrit la fenêtre, et se recula
en même temps, à cause du froid de la forêt qui entrait.

--Mère Justamond, voilà la clé de chez moi: gardez-la jusqu'à ce que
je revienne.

--Ça sera-t-il bientôt?

--J'espère que non, j'ai le coeur malade.

--Guérissez-le, mon pauvre Cloquet. Mais ça n'est pas facile, quand le
mal vient des enfants... Je me rappellerai bien tout: ouvrir la
chambre quand il fera beau; veiller sur les abeilles; bêcher les
pommes de terre, dont je vous tiendrai compte.

--Il y a encore une chose, dit Gilbert.

--Quoi donc? Comme il fait frais pour vous mettre en route!

--Je vous ferai savoir mon adresse; vous m'écrirez des nouvelles de
Fonteneilles, et surtout des nouvelles de monsieur Michel.

La bonne femme avança sa grosse figure réjouie où Gilbert, dans le
gris de la nuit finissante, devina des yeux qui avaient pitié.

--Moi, je ne suis pas assez savante, dit-elle, mais j'ai mon fils
Étienne et une fille qui connaissent bien l'écriture... S'il y a de la
nouveauté, dans Fonteneilles, on vous l'écrira... Ça me fait quelque
chose de vous voir partir, tenez, Gilbert,... à force de voisiner on
était devenu comme parents... Adieu...

--Adieu...

Une demi-heure plus tard, les six plus beaux boeufs de l'étable du
château, six grands boeufs blancs à la corne effilée, enjugués deux à
deux, marchaient, à leur allure de labour, sur la route de Corbigny.
En tête des deux premiers, sur la gauche, Gilbert Cloquet tenait
l'aiguillon.




X

LA FERME DU PAIN-FENDU


--C'est bien, Cloquet: vous serez nourri, et vous aurez cinquante
francs par mois, comme les camarades. Vos boeufs ne sont pas ferrés?

--Non, monsieur: chez nous, on ne les ferre pas plus que les moutons.

--Vous passerez demain matin à la forge. Allez!

L'homme qui terminait ainsi son premier entretien avec Gilbert
Cloquet, dans le petit bureau tapissé de papier vert et noir, avait la
physionomie obstinée, la parole brève, la barbe carrée et le lorgnon
en permanence de beaucoup de ceux qui ont fréquenté les mathématiques.
C'était M. Walmery, le fermier jeune encore de la grosse ferme du
Pain-Fendu, un diplômé des écoles d'agriculture, fils d'un ancien
magistrat du Nord, qui l'avait lui-même détourné des carrières
libérales. M. Walmery accompagna le nouveau bouvier jusqu'au bout du
couloir qui séparait le bureau de la salle à manger des domestiques et
qui ouvrait sur la cour. Là, il se pencha au dehors.

--Jude, ce sont les boeufs de la Nièvre. Faites-les attacher dans la
troisième étable.

Il rentra dans la maison, il s'avança jusqu'à la limite où le jour
pâle coupait en biais la tapisserie fanée du couloir, et l'on vit
encore, pendant quelques minutes, les molletières jaunes de M.
Walmery, qui causait avec une femme de service. Gilbert Cloquet avait
retrouvé dans la cour, enjugués deux à deux, ses six boeufs nivernais.
Il avait repris son aiguillon, taillé dans un brin de houx de
Fonteneilles, et, le bras étendu sur le cou de Montagne et de
Rossigneau, il attendait, le chapeau en arrière et la barbe fauve au
vent, le contremaître de la ferme, Jude Heilman, qui se lavait les
mains dans une auge, au fond de l'immense cour, là-bas. Le
contremaître, qui était plié en deux, se redressa, secoua ses bras
nus, et vint, en rabattant les poignets de sa chemise. Il émerveilla
Gilbert, par sa taille, par son allure aisée et balancée, par sa
jeunesse, par la fixité de ses yeux gris, de la couleur de la mer du
Nord, qui questionnaient déjà de loin le nouveau bouvier. Ce géant,
vêtu d'un pantalon et d'une chemise, avait un visage petit, très
coloré, et une moustache de sous-officier, mince, relevée, couleur
d'or.

--Vous êtes Gilbert? dit-il. Un peu ancien pour voyager!

--Je pourrais vous dire que vous êtes, vous, un peu jeune pour
commander, et je n'aurais pas raison plus que vous n'avez raison. Vous
me jugerez au travail.

--C'est bon. Taisez-vous. Allez déjuguer vos bêtes... Qu'est-ce que
c'est que cette fioriture derrière le joug? En voilà une mode!

Il désignait la poignée peinte en vermillon, que les grands laboureurs
de la Nièvre ajoutent au joug de leurs boeufs, pour l'embellir...

--Ça, monsieur, c'est la marque de l'estime que les gens de chez nous
ont pour les belles paires de boeufs. On était faraud, à Fonteneilles.
Et il y a de quoi!

D'une touche légère de son aiguillon posé sur le mufle de Rossigneau,
il fit tourner sur place la première paire de boeufs.

--A-t-on vu! grommelait-il. Pas un compliment pour des bêtes comme les
miennes! Est-ce qu'ils en ont seulement, des boeufs, les Picards?

Les six boeufs se mirent en marche, à une allure de procession, et il
ajouta:

--Ils sont jolis, leurs boeufs de Picardie! Ça serait bon, tout au
plus, pour des crèches de Noël!

Les deux jugements étaient provoqués par la comparaison, que toute la
cour pouvait faire en ce moment, entre les nivernais conduits par
leur bouvier, et le bétail à l'engrais, parqué sur les fumiers. Le
spectacle était d'une haute beauté rurale. Les six grands boeufs
blancs contournaient lentement un champ véritable de fumier pilé,
foulé, qui s'élevait à plus de quatre-vingts centimètres au-dessus du
sol de la cour, et qu'enveloppait une clôture de barres de fer tenues
entre de solides poteaux, comme on en voit dans les propriétés où l'on
aime les constructions durables. Sur ce plateau de fumier, qui les
portait en évidence au milieu de la cour,--plus de six cents
tombereaux de fumier qu'on allait enlever et répandre dans les
guérets,--marchaient, tournaient ou somnolaient quarante boeufs à la
robe rousse ou fauve tachée de blanc, peu massifs, achetés dans la
région, et qui devaient passer là, sur cette litière chaude en
décomposition, qui fumait sous leur ventre, les jours et les nuits
d'automne, les jours et les nuits d'hiver, et descendre dans les prés,
au printemps, pour acquérir un supplément de graisse, avant de partir
pour l'abattoir. De distance en distance étaient disposées des auges
pleines d'eau, et d'autres pleines de pulpe de betterave sortant des
raffineries, et mêlée de paille hachée. Les boeufs mangeaient,
buvaient et reprenaient la promenade en cercle ou l'immobile
contemplation qui convenait le mieux à l'humeur de chacun. L'enceinte
n'avait qu'une ouverture, tout au fond, dans la partie la plus
distante de la maison. Mais un chien enchaîné là, les yeux guettant
ses détenus, gardait cette unique porte. Des pigeons, des poules, des
canards, vivaient avec les bestiaux sur le même fumier, et se
réchauffaient au même feu caché. Tout autour du champ de fumier, un
large couloir, une route pavée où les hommes, les bêtes, les chariots
pleins pouvaient passer, puis les bâtiments formant un rectangle long,
l'habitation du contremaître, les écuries, une étable, une ancienne
bergerie, une autre étable, des ateliers, des granges, des magasins,
des porcheries, murs rouges en brique, toits rouges en tuiles. Tout
cet énorme appareil de la ferme était commandé par la porte
monumentale, pendue entre deux hauts piliers de brique et dominée par
un fronton en brique aussi, mais verdi par la pluie et noirci par la
poussière et la fumée. Par là seulement, quand on était dans la cour,
on apercevait la campagne, la terre, un peu de verdure libre et jeune.
Cependant, à l'opposé, vers l'occident, on devinait que l'enceinte des
murs se prolongeait au delà de la dernière étable, et qu'il devait y
avoir, en arrière, un potager et quelques arbres enfermés dans la
forteresse rurale et dont on voyait pendre, au-dessus d'un toit
surbaissé, des branches déjà tachées par la rouille.

Dans ce cadre de pierre rouge, autour du fumier doré par le jour,
c'était un spectacle saisissant que la lente procession des boeufs
blancs de la Nièvre, colossaux, et que jugeaient, au passage, les
ouvriers occupés dans les étables, les boeufs du Hainaut s'arrêtant de
manger la pulpe, et les pigeons effrayés par de si hautes cornes et de
si longues échines. Toute la ferme, excepté ce contremaître qui
n'avait point paru faire attention à eux, semblait dire: «Sont-ils
beaux! Sont-ils bien menés! Quelle belle poignée de bois rouge
derrière le joug!» Gilbert se sentait observé; il allait droit, suivi
par ses six boeufs, dans le couloir ensoleillé, et il alla ainsi
jusqu'à l'étable où il trouva vingt autres boeufs blancs de la Nièvre,
mais des jeunes, de trois et quatre ans, et qu'on avait habitués à
tirer au collier. En déjuguant ses boeufs, il riait en songeant à ces
colliers, à ces harnais qui ont l'air de haillons, et qui enlèvent aux
attelages la barre sculpturale du joug, et l'ensemble dans les
mouvements, et cette belle torsion des têtes géminées qui se courbent
pour l'effort et se relèvent quand tout va bien.

L'après-midi fut employé par Gilbert à soigner ses bêtes et à visiter
la cité rurale du Pain-Fendu. Le bouvier nivernais avait vu de belles
fermes, certes, et des exploitations plus luxueuses peut-être, mais
nulle part il n'avait rencontré, sous un seul fermier, un domaine
aussi étendu, d'aussi vastes étables, autant de matériel, ni cet air
d'industrie, d'usine, qui était ici, dans ce coin frontière,
l'expression âpre et souffrante de la terre elle-même. Car, venant de
la gare, distante d'un kilomètre, il s'était senti bien étranger dans
ce pays sans haies, tout plat, où l'horizon était court cependant, à
cause du jour laiteux qui buvait les lointains et d'où sortaient
seulement des silhouettes imprécises de villages, hérissées de
cheminées d'usines, des fragments de faubourgs tombés dans la
campagne. Il ignorait les noms; il savait seulement que le gros amas
de maisons, presque une ville, qu'il avait traversé, s'appelait
Onnaing.

Le soleil et les mouches faisaient meugler et se démener les bêtes
parquées dans la grande cour, et l'odeur du fumier se levait entre les
murs. Les chariots à quatre roues, qui avaient transporté les gerbes
des derniers chaumes, rentrèrent, dans un halo de poussière blonde. On
entendit des jurons, des bruits de chaînes traînées, des pas de
chevaux et de boeufs, martelant au passage le seuil des portes. Puis
les bouviers qui logeaient à Onnaing ou à Quarouble quittèrent la
ferme. Gilbert Cloquet entra, avec ceux qui habitaient le Pain-Fendu,
dans la salle, basse d'étage, ornée de papier à croisillons blancs et
bleu cru, où les domestiques prenaient leur repas. Une longue table de
chêne ciré, des brocs de bière, des assiettes blanches, des
serviettes,--on n'en avait pas à la Vigie,--deux bouviers, trois
domestiques employés au service des chevaux et du roulage, deux
femmes de basse-cour chargées de la laiterie et qui sentaient le lait
caillé, et au haut bout de la table, le grand Jude Heilman, à la
figure grasse, colorée et brutale, et, près de lui... Quand Gilbert
Cloquet aperçut, dans la lumière de la lampe mêlée à celle du jour et
embellie par elle, la jeune femme du contremaître, il hésita à
s'asseoir, intimidé, comme s'il eût été devant quelque grande dame du
pays de Nièvre. Ce n'était cependant pas une grande dame, Perrine
Heilman. Elle était vêtue d'une robe noire que protégeait un tablier à
épaulettes, en toile mauve; elle était active, simple, gaie, elle
avait l'oeil à tout, depuis la cuisine et le poulailler jusqu'à la
laiterie et aux étables mêmes, et ceux qui connaissaient la ferme du
Pain-Fendu disaient que le contremaître, c'était la contremaîtresse,
et que l'un faisait tout le bruit, et l'autre tout l'ouvrage. Mais
Gilbert ne voyait que les beaux cheveux blond châtain, bien lissés en
bandeaux et relevés en chignon, le cou mince et veiné de bleu, le
visage rose, un peu rond, pas aussi fin de traits que celui de madame
de Meximieu, moins spirituel que celui de mademoiselle Antoinette
Jacquemin, mais si doux, d'une volonté si droite, d'une bonté si prête
et si discrète, et des yeux piquetés de roux, comme deux brins de
réséda, qui le regardaient, lui le nouveau venu. Il fit un signe de
tête, gauchement, comme il en avait fait, dans sa jeunesse, devant
une statuette de madone accrochée au tronc d'un chêne, et il se mit à
table. Madame Heilman, au grand étonnement de Gilbert, se signa en
prenant place à table, puis elle servit la soupe, et fit les parts de
boeuf bouilli. Les hommes mangeaient voracement, causant entre eux à
gros éclats de voix. Madame Heilman riait quelquefois d'une chose
qu'ils disaient, mais ils ne lui adressaient guère la parole, étant
gênés par son défaut de vulgarité, plus que par son autorité. Le mari,
droit, dominant de la tête tous les convives,--et il y en avait de
belle taille,--avalait régulièrement la soupe, le pain, la viande, et
buvait de fortes rasades de bière, en regardant le mur en face de lui,
comme si, en arrière, il voyait les champs où la récolte était finie,
où les terres lasses attendaient et demandaient le repos. Et lui, il
les déchirait en imagination, il les retournait, les séparait en
distribuant les cultures, et les forçait à la vie. Le rêve et le
calcul ne quittaient que rarement ces petits yeux fixes, durs à la
terre, durs aux hommes, durs aux bêtes. A table, il était comme muet.
Ses ordres, il les donnait le matin, à cinq heures et demie, à six
heures, suivant les saisons, quand tous les employés de la grande
usine terrienne étaient réunis dans la cour.

Le souper finissait, lorsqu'un des bouviers tira de sa poche une pipe,
un paquet de tabac belge, bourra le fourneau, puis, renversé sur sa
chaise, alluma la pipe, et son visage apparut rouge et bleu, dans
l'éclair de la flamme et de la fumée. Il resta à table, les deux
coudes appuyés sur le bois, tandis que les autres domestiques
quittaient la salle, pour aller fumer dehors, ou prendre le frais sur
le chemin, devant le portail d'entrée, et que les servantes enlevaient
les assiettes et les brocs. Gilbert n'avait pas dit un mot. Il eut
envie de fumer, lui aussi, mais l'acte de ce Picard, allumant sa pipe
devant la patronne et tout près d'elle, lui avait paru contraire à la
politesse. On ne faisait pas ainsi dans la Nièvre. Et, un peu pour
donner une leçon, un peu par désir de se faire bien voir, il écarta sa
chaise de la table, la porta jusqu'auprès du poêle, qui était au fond
de la pièce, et, soulevant sa casquette:

--Est-ce qu'il y a moyen, patronne, avec votre permission?

Il montrait sa pipe, à bout de bras.

--Certainement, monsieur Cloquet. Tout le monde peut fumer ici.

Elle s'était détournée, pour dire cela. Puis elle se remit à écouter
son mari qui, la dominant de deux pieds, le menton rentré dans le cou,
la lèvre supérieure avançante, parlait de haut en bas, en surveillant
sa voix, et probablement grondait madame Heilman de quelque manquement
au programme sans limite et sans repos qu'elle avait à remplir. Quand
il eut quitté la salle à manger, elle aida les servantes à remettre
toutes choses en ordre, et, comme elle passait à côté de Gilbert, elle
dit:

--J'ai vu tantôt les plus beaux boeufs de Nièvre que j'aie jamais vus
ici. S'ils sont, de plus, bons au harnais, c'est une merveille.

--Vous êtes bien honnête pour eux, fit Gilbert, en retirant sa
casquette de dessus sa tête, et comme s'il promettait de répéter aux
absents ce qu'on venait de dire à leur sujet.

Il se leva, quand il eut achevé sa pipe. La pièce était déserte. Dans
la cour, sous les étoiles sans lune, les bêtes dormaient, couchées, ou
debout et les pieds écartés pour mieux tenir l'équilibre. Gilbert
avait envie de connaître son nouveau domaine. La grande porte restait
ouverte sur les champs jusqu'à dix heures; après quoi la cité était
close et il y avait, sur la terre plate, une forteresse de brique le
long de laquelle le vent relevait en lames son courant brisé. Gilbert
s'avança, les mains dans les poches. Les piliers de brique et le
linteau découpaient un immense carré moitié ciel et moitié plaine. Il
venait par là un air chaud et tremblant. Trois hommes étaient assis
sur un tas de cailloux, à droite de l'entrée. Plus loin, Gilbert en
devina un autre qui avait le bras passé autour de la taille d'une
femme, d'une des servantes, sans doute. Une tristesse subite le fit
se détourner de ce coin où l'on s'aimait. Le bouvier pencha la tête,
en dehors de la porte, vers la gauche, et au delà de l'abîme d'ombre
où s'enfonçaient la route, les terres, les poteaux de télégraphe, il
aperçut une flamme qui n'éclairait rien, et qu'enveloppait une mince
auréole dansante.

--Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il.

Une voix répondit:

--Le haut fourneau de Quiévrain. Quiévrain en Belgique. Tu ne connais
donc rien?

Il ne répondit pas, mais tourna sur lui-même, et revint vers l'étable
où il devait coucher.

Son lit n'était plus, comme dans les jeunes années, à la Vigie, posé
dans un coin de l'étable, et entouré d'un cadre de bois contre la
corne des bêtes, mais pendu à cinq pieds du sol, au milieu de la
longue file des bêtes, éclairé par une lanterne au bout d'un bras de
fer. Gilbert monta par l'échelle, après avoir inspecté les crèches
pour voir s'il ne manquait rien à ses boeufs, et, au-dessus des trente
dos mouvants, alignés à droite et à gauche, et dont la blancheur
diminuait, de proche en proche, jusqu'au bout du long bâtiment, il
essaya de dormir. Malgré la fatigue du voyage, longtemps il resta
éveillé. Il ne pensait ni à Marie, ni au hameau du Pas-du-Loup, ni à
ses camarades, ni à rien de ce qui était encore trop voisin dans le
temps. La honte, la peur de souffrir, le faisaient écarter les
souvenirs de la veille et se reporter à l'époque où il couchait dans
une bauge assez semblable à celle-ci, chez M. Fortier. Il comparait,
avec ce passé, ce qu'il venait d'apprendre du pays des Picards, et il
concluait: «Pourquoi suis-je venu à Onnaing, plutôt qu'à Lyon, ou dans
les environs de Paris, ou sur les plateaux de la Champagne où les
sucriers sont connus aussi?» Et il ne trouvait aucune raison, et à
cause de cela, il se sentait bien l'étranger, que rien n'accueille, et
que rien ne retient. Il revoyait les menus faits de la soirée, la
physionomie des gens. Malgré lui, l'image de cette femme enlacée par
un homme, tout à l'heure, dans l'ombre du portail, lui revenait avec
insistance et le troublait. Chez lui, il se préoccupait peu des gars
et des filles qu'il rencontrait ainsi, pris d'amour, si ce n'est pour
songer: «Ils se marieront, et le plus tôt sera le mieux». Mais dans
cette bauge du pays picard, pourquoi les visions étaient-elles plus
tenaces? Pourquoi le sang d'un bouvier qui avait déjà vécu longtemps
s'échauffait-il comme celui d'un jeune homme? Gilbert comprit que le
changement n'était point seulement autour de lui. Il sentit qu'il
était plus faible qu'à Fonteneilles. Les témoins habituels de sa vie
étaient si loin, si loin...

La grande brise de Picardie caressait les murs de l'étable.




XI

LES LABOURS DE PICARDIE


Le lendemain, ayant nourri ses bêtes, il enjugua soigneusement ses
quatre meilleurs boeufs, avec les jougs à poignée rouge, bien résolu à
quitter le Pain-Fendu si on l'obligeait à changer sa belle mode
nivernaise, et, ayant arrêté son harnais devant la porte de
l'habitation du contremaître, il alla, comme les autres bouviers et
domestiques, chercher des tartines de pain beurré, et un litre de
bière qu'il mit dans une vieille carnassière que l'un de ses camarades
lui prêta, et il partit pour la plaine. Heilman, d'après les ordres du
fermier, avait distribué le travail aux hommes et aux bêtes assemblés.

Ce fut un dur labour, loin, du côté du courant de Quarouble, qu'on
pouvait reconnaître à quelques saules nains et à des herbes, seul vert
avec celui des choux, dans l'espace que blondissaient à l'infini les
chaumes des avoines et des blés. Vaste plaine qui avait désappris
l'ombre! La terre, sèche depuis des mois, ne s'émiettait pas sous le
soc; elle venait en mottes longues comme des poutres, elle se couchait
en travers de la charrue, elle laissait échapper des cris, de la
poussière, une fumée âcre, et les mulots et les insectes, n'ayant pu
creuser assez avant leur repaire, coulaient sur les sabots de l'homme
avec les racines éventrées du froment. A petite distance de Gilbert,
d'autres attelages labouraient. Mais ils s'arrêtaient plus souvent que
le sien, et plus longtemps. Il n'était pas dix heures du matin, que
l'espace labouré par les quatre boeufs de Gilbert faisait, dans le
jaune éteint des chaumes, une tache d'un tiers plus large que les
autres et fumante comme un canal vaseux fouillé par le soleil.

--Beau travail, dit Heilman qui passa, chaussé de bottes, un chapeau
de paille sur la tête; mais vos boeufs seront fourbus avant la
huitaine.

--Ni eux, ni moi, répondit Gilbert.

--Nous verrons, quand va venir l'arrachage des betteraves. Cinquante
hectares, quinze cent mille kilos à transporter avant le 15 novembre.

Le patron continua son chemin, diminuant dans la plaine, mais toujours
plus grand que les bouviers auxquels, un moment, il parlait.

Le soir, il n'était question, au Pain-Fendu, que de ce bouvier
nivernais et de ses boeufs. Gilbert entendait son nom, à table,
murmuré, loué ou moqué. Il mangeait, plus las un peu que la veille,
et un peu plus étranger. Après le souper, il se remit à fumer, à la
même place, près du poêle. La femme du contremaître n'avait fait
aucune attention à lui, occupée qu'elle était à servir les hommes et à
répondre au bavardage des servantes, qui parlaient de leurs projets
pour le lendemain dimanche. Mais, quand les hommes se furent retirés,
elle s'approcha de Gilbert, comme elle avait fait la veille, et, se
tenant debout auprès de lui qui était assis:

--Et vous, demanda-t-elle, que ferez-vous de votre journée de demain?

--Rien, madame Heilman.

--Vous n'allez pas à la messe?

--Non.

Elle mit sa main sur l'épaule du bouvier, d'un geste compatissant.

--Vous avez l'air malheureux, monsieur Cloquet. Un bon travailleur
comme vous! C'est le pays qui vous manque?

--Non.

--Si vous êtes malade, on n'est pas dur ici; vous serez bien soigné;
il faut le dire.

Elle se sentit regardée, d'en bas, comme par un chien qu'on caresse;
elle vit, dans cette lueur longue du regard qui montait, une surprise,
une reconnaissance, une émotion, un désir que ce ne fût pas fini. Elle
se mit à rire:

--Allons! quand vous aurez passé seulement une semaine ici, vous serez
tout habitué. Vous n'êtes plus un jeune homme, et on vous prendrait
pour un grand enfant! Mon pauvre Cloquet!

Elle s'éloigna, portant une chaise qu'elle voulait remettre en place,
et déjà reprise par le travail. Gilbert s'était levé. Il sortit sans
se retourner, il descendit le perron; il fit le tour du parc où les
boeufs rouges tournaient sur le fumier, et il se réfugia, tout au bout
de l'enceinte de la ferme, près de la forge dont le feu était mort. Et
il s'assit, passant ses deux mains sur son front, pour chasser la
vision trop douce, et les mots qui revenaient: «Mon pauvre Cloquet!»
Comme elle avait dit cela! Oui, comme autrefois le disait Adèle
Mirette, la femme qu'il avait aimée, celle qu'il eût aimée surtout, à
cette heure d'abandon! C'était le même accent, et le même geste, et,
dans le regard, la même tendresse pure. «Mire-toi dans mes yeux, mon
Cloquet, mire-toi, je souffre quand tu souffres!» Oh! quel vieux mot,
plus jamais réentendu pendant de si longues années, et qui
ressuscitait, tout à coup, dans le souvenir du passé, et qui lui
noyait le coeur! Elle était si jolie, cette madame Heilman! Gilbert
entendit des chevaux qui se battaient, dans l'écurie voisine, et il y
courut, jurant comme il ne faisait point d'habitude, et, d'un coup de
courroie double, il les sépara si brutalement qu'il se dit:

--Qu'est-ce que j'ai ce soir, à faire du mal aux bêtes?

Le lendemain, dimanche, lui si économe, il sortit dès que ses bêtes
eurent été soignées, déjeuna et dîna dans un estaminet d'Onnaing, et
ne rentra à la ferme que pour la nuit. Toute la journée, il avait
erré, seul, comme un soldat qui arrive dans une garnison, sur la route
de Valenciennes, et dans les quartiers enfumés qui avoisinent la gare.

Bientôt les pluies commencèrent à tomber. Les grands labours, pendant
des semaines, occupèrent et lassèrent les hommes, les chevaux, les
boeufs. Le jour se leva plus tard et s'abîma plus vite dans des
brouillards qui se tenaient, tout l'après-midi, roulés à petite
distance des champs où l'on travaillait, et qui déferlaient, dès que
le soleil faiblissait. Puis l'époque vint de récolter les betteraves.
Dans les terres détrempées, Gilbert et ses camarades conduisaient
maintenant les chariots à quatre roues, remplis de betteraves, jusqu'à
la sucrerie d'Onnaing. Les six boeufs nivernais n'étaient pas de trop
pour arracher la voiture aux ornières que l'énorme poids creusait sous
le cercle de fer des roues. Il fallait s'arrêter pour faire souffler
les bêtes. «Que cherches-tu à l'horizon, Cloquet? C'est-il des arbres?
Il n'y en a point chez nous. C'est-il ta bonne amie? L'heure est
passée, mon vieux. C'est-il un verre de bière? Ça se trouverait plus
près de toi.» On le plaisantait prudemment, à cause de son air peu
commode. On essaya de l'interroger, pour voir ce qu'il savait du
monde. Mais il ne s'y prêta pas davantage. Après quelques essais
inutiles pour le faire parler du pays de Nièvre, ou d'autre chose, ses
camarades renoncèrent à troubler sa songerie, ou à l'expliquer. On le
considérait comme un de ces bergers qui perdent l'usage de la parole,
peu à peu, et qui vont seuls, ne sachant causer qu'avec les moutons et
les chiens.

Ce qu'il avait? Une idée fixe et mauvaise le possédait. Gilbert aurait
mieux fait de quitter la ferme. Il s'en était parlé à lui-même, deux
ou trois fois. Mais la volonté lui avait manqué. Il se sentait faible,
il restait, et il se cachait pour voir passer la femme de Jude
Heilman. La fermière n'avait pas l'air de s'apercevoir de l'étrange
allure de cet homme, qui la guettait, soir et matin. Il ne
s'approchait pas, il la regardait traverser la cour, ouvrir une
fenêtre, accompagner un marchand ou un visiteur. Quand il était près
d'elle, aux repas, il était gêné, et ne levait les yeux qu'à la
dérobée, puis, sitôt la dernière bouchée de pain avalée, il sortait.
Depuis qu'elle vivait au milieu de ce personnel flottant de
domestiques et de journaliers, elle avait souvent été obligée de se
défendre contre l'un ou l'autre. Mais celui-là était d'une espèce
nouvelle, plus sombre, plus inquiétante. Que faire? Elle avait, dès
le deuxième jour, compris qu'il y avait de la passion dans le silence
de Gilbert Cloquet, et elle évitait de donner des prétextes à ce
mauvais rêve, mais sa manière n'en était point changée, et madame
Heilman restait aussi gaie, aussi vive et naturelle devant le bouvier
que si elle n'avait rien deviné. «Si je le fais renvoyer,
pensait-elle, où ira-t-il?»

Un jour, cependant, elle l'appela. C'était dans la troisième semaine
d'octobre. Un boucher de Quiévrain vint au Pain-Fendu. Dans le couloir
de la maison il parlementa bruyamment avec la femme du contremaître.
C'était un ami et un habitué de la ferme; il achetait quelquefois; il
s'informait des prix et de l'état du bétail. Il s'appelait Jean
Hourmel: gros homme, jeune, qui jouissait d'une grande réputation de
fortune, de loyauté et d'entrain dans les affaires, et qui avait une
espèce de puissance joviale et d'aisance, faite de ce bon renom, dont
il marchait enveloppé. Madame Heilman était seule à la maison, le mari
ne rentrerait pas avant midi. Elle offrit un verre de bière au boucher
belge qui refusa, de la main, et qui demanda à visiter les étables. La
jeune femme l'accompagna jusqu'à l'entrée du couloir, jeta un regard
dans la cour, comme si elle cherchait quelqu'un, dit quelques mots
tout bas à M. Hourmel, et appela, de sa voix un peu traînante:

--Monsieur Cloquet?

La barbe fauve et les yeux clairs du Nivernais s'encadrèrent dans
l'ouverture, d'une lucarne.

--Monsieur Cloquet, faites donc faire à monsieur Hourmel la visite des
étables.

Le boucher, qui portait sur le bras une peau de bique grise, et qui
n'avait point de blouse par-dessus sa jaquette comme en ont la plupart
de ses confrères du Centre ou de Paris quand ils voyagent, s'arrêta
d'abord en face de Gilbert, et considéra le bouvier avec une attention
soutenue, sérieuse et muette. Sa physionomie joviale s'était détendue.
Une petite moue relevait les moustaches coupées ras. Il termina son
examen par un hochement de tête dont il garda pour lui-même le sens,
et suivit Gilbert, qui connaissait la ferme à merveille, et pouvait
l'expliquer. Le premier moment de mutisme passé, la conversation fut
abondante entre deux hommes que le métier rapprochait l'un de l'autre.
Ils parlèrent de France et de Belgique, de pâturage et de commerce, et
Gilbert se laissa aller à raconter sa jeunesse et la formation des
syndicats de bûcherons de la Nièvre. L'autre approuvait: «Connu; chez
nous, de même; seulement, vous me paraissez être sans religion dans
votre pays?--Elle ne nous gêne pas.--Nous, elle nous aide.» Un peu
plus tard, il dit: «Il faudrait que vous veniez me voir, Gilbert
Cloquet!» Il était bonhomme, ce boucher de Quiévrain. Il était
fraternel avec le bouvier inconnu rencontré à la ferme; il avait la
force qui n'a pas besoin de mots pour attirer, et la pitié qui se
devine, même quand elle plaisante.

--Vous avez besoin de distraction, à ce que je vois; eh bien! venez à
la grande ducasse!

--Qu'est-ce que c'est?

--La fête patronale de Quiévrain, la dédicace, la ducasse comme on dit
chez nous, et qui a lieu le dimanche qui suit le 18 octobre, dimanche
prochain autant dire. La ménagère mettra votre couvert.

--J'irai donc, fit Gilbert.

Le dimanche 21 octobre fut pour lui un jour de répit et presque un
jour joyeux. Vers dix heures et demie, le bouvier prit, à Onnaing, le
tramway qui vient de Valenciennes, et, en une demi-heure, il était en
Belgique. La maison du boucher fut aisée à trouver: on n'avait qu'à
suivre les rails, un bout de rue qui monte, un autre qui tourne à
angle droit, et c'était là, sur la droite, à peu de distance. Une
porte de chêne verni, à côté de l'étal, un salon qui servait de salle
à manger, une cuisine derrière, puis une cour et des magasins: la
maison avait bon air. Les hôtes recevaient Gilbert comme un ami, et
madame Hourmel, une grande mince, aux joues plates, aux yeux doux et
inquiets d'inquiétude ménagère, faisait des frais comme pour un
prince. «Asseyez-vous; vous prendrez une tasse de café? Préférez-vous
de la bière? Dis, Hourmel, remets donc du charbon dans le poêle:
monsieur Cloquet doit avoir froid?»

Le pauvre, depuis longtemps, n'avait pas connu cet empressement de
deux êtres appliqués à le recevoir, à le soigner, à l'égayer. Dans la
salle, les pieds allongés et fumants contre la salamandre nickelée de
madame Hourmel, il admirait le papier à fleurs qui couvrait les murs,
les chromolithographies pieuses encadrées, des vide-poches donnés en
prime par quelque magasin, deux têtes de chamois en terre cuite, des
chaises de chêne blanc ciré, un buffet à deux corps et dont la vitrine
était pleine de vaisselle multicolore et d'objets inutiles dans un
modeste ménage, pinces à sucre, à asperges, pelles à poisson, cuillers
de tout modèle et de toute taille, coupes et corbeilles en métal
brillant. Il admirait. On lui racontait les histoires de Quiévrain. Il
oubliait la sienne. On resta longtemps à table, dans la chaleur du
poêle. La femme du boucher avait deviné que le Français avait de
grandes peines, et qu'il était sans aide morale, d'aucune sorte. Elle
dit, sérieusement, car elle avait une sorte de bonté grave et égale:

--Je vas aller servir la clientèle, pendant que vous ferez un tour de
ducasse, Hourmel et vous; mais je vous prie, désormais, de considérer
la maison comme celle d'un de vos amis.

--De mon ami, alors, répondit Gilbert, car je ne m'en connais point, à
moins que je n'appelle ainsi monsieur Michel.

--Vous n'avez pas d'ami? Ni homme, ni femme? Oh si!... Vous
rougissez... Ah! ce n'est pas bien de nous avoir caché cela!... Un
Français, ça ne vieillit pas... Nous aurions dû nous le rappeler...
Amusez-vous!

Les deux hommes passèrent un après-midi d'enfants, Gilbert empruntant
un peu de gaieté à l'humeur joviale du boucher Hourmel. Ils tirèrent à
la carabine; ils assistèrent au jeu du papegai, dans un pré, au bord
de l'Honelle; ils virent danser les ouvriers et les ouvrières de
Quiévrain et de Blanc-Misseron; visitèrent des amis qui offrirent du
café, et quand ils se quittèrent, le soir, tard, à l'arrêt du tramway,
après avoir soupé ensemble dans le petit salon aux têtes de chamois,
ils étaient de belle humeur, et contents de s'être connus. Hourmel
demanda:

--Au revoir, n'est-ce pas? Combien restez-vous de temps encore au
Pain-Fendu?

--Peut-être huit jours, peut-être toujours. Mais, si j'y reste, je
reviendrai ici.

--En tout cas, avant le 17 novembre, fit Hourmel, car je vais en
voyage à ce moment-là.

Et le tramway s'enfonça dans la nuit, vers Onnaing.




XII

LA BOURRASQUE


Les semaines les plus sombres de l'année étaient venues. Tout le jour
et toute la nuit, les nuages de grande pluie passaient, se succédant
presque sans intervalle. La mer avait mis en eux la vie et la
nourriture pour des milliards d'épis, et de fleurs, et d'arbres, et
d'hommes, pour plus de plantes et d'êtres vivants qu'il n'y en avait
sur la terre. Elle avait commandé au vent: «Distribue les forces, et
ce qu'il y a de trop reviendra dans l'abîme pour en sortir de
nouveau». Et le vent mouillait les pays du Nord. Toute la Belgique, et
les Flandres françaises, et la Hollande, et les provinces basses de
l'Allemagne eurent de la peine à rentrer les dernières récoltes, et
virent les charrettes embourbées, et les rouliers jurant, et aussi des
jours où les hommes de la campagne durent demeurer enfermés, attendant
l'éclaircie qui ne venait pas.

Tristes heures, dangereuses pour ceux qui ont au coeur un rêve
malsain. Avant la fin de la première quinzaine de novembre, M. Walmery
avait fait arracher l'énorme quantité de betteraves à sucre nourries
et mûries sur cinquante hectares de terre. Les grands chariots avaient
porté toute la récolte aux usines. Alors le fermier avait prescrit à
Heilman de reprendre les labours, et, malgré le mauvais temps, tous
les harnais de la ferme passaient dix heures dehors, et la terre,
détrempée, luisait derrière eux, lissée par le versoir de fer. Les
hommes se couvraient les épaules avec de vieilles vestes, ou des sacs
à farine, ou des limousines. La pluie promenait ses fontaines noires,
de l'est à l'ouest, du nord au sud, et les bêtes elles-mêmes avaient
les paupières rouges, à cause du fouettement répété de l'eau. Le vent
secouait les corneilles au vol. L'herbe sifflait au ras des mottes.
Quelquefois, les laboureurs rentraient, ne pouvant tenir sous
l'averse. Et s'il arrivait qu'un seul d'entre eux restât dans la
plaine, c'était toujours Gilbert Cloquet, auquel on avait confié une
charrue nouvelle, que les trois couples de grands boeufs blancs
promenaient, la corne basse, et soufflant en mesure sur leurs jarrets
tendus.

C'est ainsi que le vendredi 16 novembre, il fallut revenir en hâte au
Pain-Fendu, dès dix heures du matin. Le ciel, tendu d'un seul nuage
bleu d'ardoise, sans fissure et qui semblait immobile, laissait
couler, depuis l'aube, une pluie pénétrante, serrée, égale, qui
feutrait le poil des bêtes et le tordait en épis, entre lesquels, au
contact de l'eau et du vent, la peau rose des flancs frémissait.

--Les bêtes ne tirent plus! dit Heilman. Elles seraient capables
d'être malades. Les hommes, il faut rentrer!

Et, voyant que Gilbert continuait son labour, il cria:

--L'ordre est pour tout le monde, pour les Nivernais comme pour les
gars des Flandres!

Gilbert n'eut pas l'air d'entendre.

Les six boeufs, sous l'averse, continuèrent de tirer; ils
s'éloignèrent, enveloppés par la brume de leur souffle et par la
vapeur qui se levait de leur dos. Le bouvier, en arrière, semblait
plus grand que de coutume, dans l'auréole blonde de son attelage en
sueur.

--Crève donc, si tu veux, Nivernais! Mais si un de tes boeufs est
malade, tu paieras les frais!

Toutes les charrues, moins une, reprirent le chemin de la ferme, se
suivant l'une l'autre. Gilbert demeura seul, dans la plaine immense.
La tache pâle des six boeufs voyageait au ras du sol, dans la pluie,
sous le nuage bas. Les enfants des villages, qui regardaient de loin,
à travers les vitres, disaient: «Qu'est-ce que c'est là-bas, qui roule
et qui est blanc?»

Gilbert n'avait pas obéi parce que Heilman lui était devenu odieux,
parce que la passion s'était emparée du bouvier et le rendait fou. Il
ne dormait plus. Il se prenait de querelle avec les domestiques pour
les causes les plus futiles, surtout avec ceux qui lui semblaient être
bien vus de madame Heilman. Il ne saluait plus le contremaître, il ne
lui répondait plus. Le flegmatique Heilman tolérait cette humeur et
s'en inquiétait même assez peu, sachant que l'autorité est difficile à
exercer, dans les fermes où toujours les passants se mêlent aux
ouvriers du pays. Même, il excusait Gilbert. «C'est un ancien,
disait-il. Peut-être qu'il a rapporté de chez lui des peines qu'on ne
sait pas. Et puis, il est fort.» La force lui plaisait, comme la plus
belle chose qu'il connût.

Non, ce n'était pas le chagrin rapporté de chez lui qui tournait la
tête à Gilbert, c'était le voisinage de cette belle jeunesse
rencontrée dans la ferme, et l'éloignement des choses familières, qui
retiennent l'esprit tenté et la chair qui faiblit. Comme ils étaient
loin, tous les témoins de la vie honnête, tous ceux qui auraient pu se
moquer, reprendre, conseiller! Plus rien ne rappelait la mère Cloquet,
ni l'enfance enveloppée dans son regard et protégée par lui, ni les
années d'amour, ni la longue période où Gilbert était resté fidèle à
la maison, au jardin, au bois du lit, à la cuiller d'étain et au
souvenir de la morte. Étienne Justamond n'avait pas écrit. Les
nouvelles de Michel n'étaient pas venues. Toutes les habitudes avaient
été rompues, camaraderies, causeries, travail du bois, décor de la
forêt et des herbages. Et dans le vide, le mauvais désir avait grandi.
Il était le maître à présent de cet homme presque vieux. Pas un mot ne
l'encourageait, pas un regard. Gilbert avait bien vu que madame
Heilman se tenait sur ses gardes, évitait de lui parler, de le
rencontrer. Il en voulait au mari, à l'obstacle, au chef. Une jalousie
insensée lui rendait odieux les ordres, la surveillance, la présence
d'Heilman. Parfois il aurait voulu qu'une roue de chariot passât sur
le corps de ce géant tranquille et jeune; il souhaitait de le voir
frappé par un cheval, ou écrasé par un sac de grain tombé d'un
grenier, ou qu'une échelle se rompît sous les pieds du contremaître.
Si l'homme disparaissait, la femme deviendrait moins farouche, elle
serait plus faible et moins bien gardée... Gilbert sentait que des
idées voisines du crime le frôlaient. Quelquefois il se prenait
d'horreur pour lui-même; il apercevait sa folie; il se rendait compte
que l'âge était passé où il pouvait plaire à une femme, et alors le
désespoir le saisissait. «Pourquoi vivre? Quelle raison de travailler,
quand personne ne fait seulement attention à moi? Quand personne ne
m'aimera plus jamais?» Ses camarades disaient: «Qu'a-t-il encore?» Il
ne parlait à personne; il se relevait le matin, sans avoir dormi, se
demandant s'il n'allait pas «se faire disparaître». Puis, une femme
descendait le perron de la ferme; une voix appelait la servante; une
main écartait le rideau de la grande salle: et l'ardente convoitise se
rallumait dans les yeux du bouvier, et la fièvre dans son sang, et il
avait ce plissement des paupières et ce tremblement furtif d'un chat
qui guette un oiseau proche.

Comme il avait en peu de temps changé! Où était-elle son idée de
justice? A vrai dire, jamais il n'avait songé à l'étendre au delà des
questions d'intérêt. Il ne raisonnait point, d'ailleurs; il aimait. La
nouveauté de la tentation avait vaincu tout de suite cet être
abandonné.

Gilbert, labourant dans la tempête de pluie, croyait voir devant lui,
tant sa folie était souveraine, au-dessus du guéret que ses boeufs
allaient remuer, la femme grande, et rose, et coiffée en cheveux comme
une dame, et ces yeux calmes qui avaient eu pitié de lui, hélas! les
premiers jours. Il la voyait, et il lui parlait tout haut, si bien que
les boeufs, n'entendant plus leurs noms, s'étonnaient et perdaient de
leur courage.

Après une heure, le bouvier cependant détela ses bêtes, et il revint à
son tour. Quand il se fut occupé de ses boeufs, et qu'il les eut
attachés devant leurs mangeoires pleines, il pensa à changer de linge
et de vêtements. Comme il n'avait que deux habits, pour toute
garde-robe, il dut mettre sa veste à boutons de corne, son chapeau de
feutre à grands bords, et, ses sabots étant trempés, il mit ses bottes
qu'il ne chaussait que le dimanche. Il rejoignit alors ses compagnons.

Ceux-ci travaillaient dans la grange couverte qui était bâtie juste en
face des bâtiments d'habitation, de l'autre côté de la cour, et dans
les magasins qui s'élevaient encore au delà, et qui formaient une
troisième ligne de constructions. Heilman avait donné l'ordre de
nettoyer et de graisser les machines agricoles et les chariots. Les
domestiques, mécontents, murmuraient, disant qu'on leur faisait faire
la besogne du charron. Ils flânaient, s'interpellaient l'un l'autre,
et s'excitaient à quitter le travail, parlant assez haut pour être
entendus du contremaître qui inspectait les étables. Comme cela ne
manque guère, quand il y en a plusieurs qui cherchent à ne pas
travailler, deux des hommes se prirent de querelle, dans la grange où
Gilbert s'était mis à remuer et à réempiler des madriers. La querelle
était à moitié sérieuse, et les hommes y voyaient, l'un et l'autre, un
moyen de boire une bouteille de bière, pour sceller la réconciliation
aux frais de M. Walmery. Ils se tenaient à bras-le-corps. Gilbert
intervint.

--Assez, dit-il, Gatien, tu lui feras du mal. Tu es le plus fort: faut
pas être lâche!

--Le plus fort?

Le petit Wallon Victor, devenu rouge comme une tuile, serra Gatien à
l'étouffer, et le jeta dans la poussière de la grange, contre une roue
du chariot démonté. Il y eut un cri. Heilman entra par une porte de
côté; jura, par habitude; sépara les combattants; mais comme il aimait
secrètement le spectacle des luttes et des jeux de force, il dit:

--Joli tout de même... Petit Wallon du diable!... Il en rosserait deux
à la fois... Parole!

Victor, essoufflé, couvert de poussière, remontait la ceinture de cuir
qui tenait son pantalon, tournait lentement sa tête carrée où
luisaient des yeux étroits, bridés, jaunes et injectés de sang comme
ceux d'un taureau. Il était debout sur le sol dégagé, entre la caisse
du chariot démonté et la haute pile de madriers sur laquelle Gilbert
était debout. Cinq ou six hommes venus des étables, de la forge, des
magasins, l'observaient en riant. Gatien haussait les épaules, et
refaisait le noeud de sa cravate rouge. L'averse continuait dehors. La
pluie tombait en murailles grises le long du hangar, qui était ouvert
dans le sens de la longueur, et que fermait, du côté de la cour, une
cloison double en briques. Elle faisait un bruit de ruisseau. Le
contremaître avait envie de s'offrir une distraction. L'odeur âcre de
la poussière remuée excitait les nerfs.

--Je parie pour Victor! reprit-il... Rablé, le petit Wallon!...
Première force!...

--Qu'est-ce que vous pariez? dit le forgeron, dans un coin.

Une voix près de lui, celle d'un petit berger qui se penchait en
dehors, riposta:

--Tiens, voilà madame Heilman qui vient: celui qui gagne embrasse la
patronne!

--C'est cela! dirent de grosses voix amusées. Qui est-ce qui tient le
pari?

Heilman ne dit rien. Il consentait, indulgent, comme toute la
campagne, à ces familiarités consenties en public. Il avait vu venir
sa femme, lui aussi. Elle venait, courant, sautant d'une pierre sur
l'autre, chaussée de sabots à brides, et la tête couverte d'un châle
en tricot gris, qu'elle mettait le matin, dans les grands froids, pour
aller surveiller la laiterie.

Quand elle entra, sous le vaste toit, deux hommes arrivèrent encore,
des écuries et des greniers, comme des pigeons qui se laissent tomber
du toit, et Victor lui ayant dit: «Patronne, celui qui sera vainqueur
à la lutte vous embrassera!» elle leva les épaules, à la manière des
mères qui jugent qu'il y a un grain de folie dans les demandes de
leurs enfants, et elle dit:

--J'étais venue pour prévenir Heilman que la bière est tirée.

Elle s'assit, à l'écart, sur un billot de chêne qui était placé contre
le mur de brique. Et elle fronça les sourcils. Elle venait de voir
Gilbert, qui avait sauté du haut de la pile de bois à terre, et qui
se préparait à lutter. D'un revers de main, il avait jeté sa veste sur
le timon du chariot, et il s'avançait jusqu'à deux pas de Victor.

--Je vous défie tous! dit-il.

--Bravo, le vieux! cria une voix... Il est galant!...

--T'es pas de force!... Donne-lui la bonne leçon, Victor!... A bas le
Nivernais! Vivent les Wallons!

Une rivalité confuse de races les animait tous. Ils formaient un
demi-cercle; ils tendaient le cou; plusieurs montraient leurs dents
jaunes entre leurs lèvres gercées par l'hiver.

--Attention, Victor! Il est plus grand que toi.

--Oui, mais il a trente ans de plus... Ne le quitte pas des yeux,
Victor!

Les deux hommes se taisaient, comme des duellistes, et chacun d'eux
cherchait, tâtant du regard le corps de l'autre, la place où il allait
jeter ses bras. Mais tandis que le plus petit ployait les jambes, et
se rasait pour sauter, Gilbert demeurait droit, les pieds un peu
écartés seulement, les mains hautes, la poitrine et les flancs non
gardés. Victor profita de ce qu'il jugeait être un défaut d'habitude.
Il se précipita, tête basse, contre le Nivernais, l'étreignit au
niveau des dernières côtes, et, rassemblant toute sa force, il essaya
de le renverser, de le surprendre à gauche, à droite, de l'étouffer,
de lui faire plier les jarrets. Les muscles de son cou se tressaient
sous la peau. Gilbert remuait à peine; on voyait seulement ses joues
devenir rouges, et sa bouche, et sa barbe blonde s'entr'ouvrir à
l'appel des poumons qui manquaient d'air. Il laissait s'épuiser son
adversaire. Tout à coup, les bras qu'il avait gardés haut
s'abattirent; il les noua autour de Victor courbé, il le souleva, et,
d'un coup de reins, se redressant, il fit pirouetter l'homme, dont les
jambes décrivirent un cercle, et s'abattirent sur les épaules et sur
le dos du vieux bûcheron. Des cris de plaisir et de colère, mêlés, en
tourbillon, enveloppèrent les lutteurs. «Assez! Il est vaincu! Non! Tu
vas le tuer! Hardi!» Gilbert, pendant qu'on criait encore, ramena les
deux mains sous le corps de son rival, et le saisissant par le dos et
par le bas des reins, enfonçant les doigts dans les vêtements, dans la
graisse et les muscles, il le souleva encore et le tint à bout de
bras. Victor hurlait et se débattait. Tous les hommes s'étaient levés.
Heilman, dans le tumulte des applaudissements et des cris, faisait
signe: «Assez! Lâchez-le!» Gilbert laissa tomber sur le sol le
compagnon épouvanté, qui se sauva en jurant.

--Allons! Gilbert, dit Heilman en riant, c'est gagné! Vous n'y allez
pas de main morte!... Vous avez donc appris?

--Dans la forêt, on apprend tout, répondit Gilbert, en remettant sa
veste.

--Eh bien! reprit une voix, il n'embrasse pas la patronne?

--Ça le regarde! dit Heilman. Venez boire... Tous!... La bière est
tirée...

Les domestiques suivirent le contremaître, et sous la pluie, en groupe
serré et sabotant, quittèrent la grange. Les deux derniers jetèrent un
regard en arrière. La patronne était restée assise sur le billot de
chêne, le long du mur de brique Elle ne riait pas. Ils disparurent.

Gilbert Cloquet restait seul avec elle. Il était devenu tout pâle. Il
n'osait plus s'approcher... Comme elle ne disait rien, et qu'elle le
regardait d'un air de reproche et de pitié, il vint cependant, timide
comme un enfant. La jeune femme avait l'air d'une statue d'église,
aussi peu émue, aussi maternelle.

--Embrassez-moi donc, dit-elle, puisque vous avez gagné. Ce n'est pas
cela qui est mal.

Il se pencha, et la baisa sur la joue, et elle ne le repoussa pas,
mais il s'écarta de lui-même.

--Monsieur Cloquet, dit-elle, ce qui est mal, c'est la pensée que vous
avez dans le coeur. Croyez-vous que je ne l'aie pas vue?...

Il ne répondit pas, mais il devint blanc de visage, comme un mort.
Elle parlait lentement, les yeux grands ouverts, et pleins de bonne
justice.

--Un homme de cinquante ans! Un homme qui a une fille de mon âge, une
fille mariée comme moi!... C'est une honte de me poursuivre... J'ai
été trop bonne pour vous dans les commencements...

Elle entendit une voix très basse qui disait:

--Oui.

Et l'homme s'écarta encore.

--Je ne veux pas vous faire renvoyer; vous avez à gagner votre pain:
mais il faut que cela cesse!

La voix répondit:

--Oui, cela va cesser.

--Et tout de suite, et pour toujours!

Pour la première fois, il la regarda bien en face, et elle vit que la
mort était entrée en effet dans le coeur du bouvier.

--Adieu! dit-il.

--Où allez-vous?... Je ne vous demande pas de partir!...

Il ne répondit pas. Il s'était détourné, et, prenant son chapeau de
feutre là où il avait pris sa veste, il se dirigeait du côté de l'est,
par où la grange s'ouvrait sur la cour, et la cour sur la campagne. Il
fut bientôt sous l'averse. Une voix, de la ferme, cria:

--Eh! Cloquet, par ici! Tu te trompes de chemin!

Une voix plus proche le rappela:

--Restez, mon pauvre Cloquet! Je ne vous renvoie pas! J'ai pitié de
vous, allez! seulement, je ne peux pas...

Ni l'une ni l'autre voix n'arrêtèrent ni ne ralentirent le bouvier. Sa
haute silhouette se dessina, dans l'ouverture du portail de la ferme.
Et Gilbert tourna à gauche, marchant vite, sans rien voir, dans la
boue du chemin, sous la pluie qui ne cessait point.

Il était près de midi.

Quand il fut à plus de deux cents mètres du Pain-Fendu, il crut
entendre, porté dans l'air mouillé, un cri de femme, et le mot:
«Revenez!» Mais la mort était dans son coeur. Le pauvre marchait sur
le chemin désert. Il ne sentait pas l'eau qui ruisselait sur son cou
et sur ses mains. «Un homme de cinquante ans!... C'est une honte de me
poursuivre!... Elle a raison!... Je ne vaux pas la peine de vivre...»
Il ne savait pas où il allait; il fuyait; le vent passait par rafales.
«Elle m'a chassé!... Je n'ai plus personne sur la terre...
Personne!... Quelle vie j'ai eue! La voilà finie! J'ai été pareil aux
autres... Je suis un misérable... Pourtant, tu avais mieux commencé,
mon pauvre Cloquet... Va-t'en, va-t'en! Il ne faut pas que tu
reviennes!... C'est une honte de me poursuivre... Cloquet, c'est à toi
qu'on a dit cela!... Soyez tranquille, madame Heilman: on s'en va bien
loin, on ne reviendra pas.» Il avançait difficilement, contre le vent,
contre la pluie; la boue retenait ses bottes; le nuage, comme un
rouleau, foulait la terre morte et les maisons closes...

Cloquet respirait mal; il regardait le sol inondé qui fuyait sous lui.
Le froid, les ténèbres, la lassitude, la honte, le chagrin de toute
une vie, tout cela mêlé formait une folie puissante, qui se
développait sous l'énorme averse, dans la fumée des eaux qui
alanguissent le sang. Un vol de bêtes noires, corbeaux, courlis,
vanneaux, coula au ras de la terre devant Cloquet, qui s'arrêta court:
«Laissez-moi, vous autres! Ne me touchez pas! Je suis déjà assez
malheureux!» Les ailes fuyaient dans la bourrasque. Il chercha à
reconnaître où il était. Il avait pris, en sortant de la ferme, le
chemin qui coupe les champs et qui passe à la pointe du village de
Quarouble, puis continue sur Quiévrechain. Tout le sang de son corps
lui était remonté au visage, et sonnait la charge autour de son
cerveau. Cloquet, les yeux égarés, considéra les maisons de Quarouble,
vagues dans la pluie, à sa gauche, et il pensa. «Je n'ai qu'à
retrouver la route de Valenciennes, et je me jetterai sous le
tramway... Ça passe assez souvent... Ils ne me reconnaîtront même pas,
quand je serai mort.» Il hésita. La honte le poussait. L'obscur
instinct le retenait... Étaient-ce des voix qui venaient en remontant
le vent, du coté du Pain-Fendu? Non. La vaste ferme était effacée,
noyée, abolie par la tempête de pluie... Le filet de boue tordu à
travers les champs n'avait d'autre passant que le bouvier. Cloquet,
bien loin, en avant, aperçut une petite lumière; sans doute la
fenêtre, éclairée par le feu, de quelque maison extrême de
Quiévrechain... Et cela lui rappela Quiévrain qui est tout proche, et
le boucher, son ami.. Sa pauvre tête lasse et malade fit effort pour
se souvenir d'une date... Qu'avait-il dit, Hourmel?... De quel jour
avait-il parlé?... Était-ce du 17? Un voyage? La mémoire ne répondait
plus. Les idées s'embrouillaient. «Je ne sais pas... Il ne sera plus
là?... Je lui ferais tout de même pitié...» Et ce fut cette vague
espérance, ce demi-souvenir qui empêchèrent Gilbert de tourner par le
chemin qui rejoint la route du tramway. Il se relança en avant,
trempé, brisé, sans plus penser, ivre de misère. Et dans la tourmente,
il atteignit Quiévrechain, traversa le bourg, entra dans
Blanc-Misseron, monta la petite pente de Quiévrain... Puis, tout à
coup, à bout de forces, ayant ouvert la porte de son ami Hourmel, il
tomba, tout de son long, dans la salle chaude.

       *       *       *       *       *

Deux heures plus tard, il s'éveillait, dans un lit auprès duquel
veillait Hourmel. Le boucher prit la main du pauvre Nivernais, et dit:

--Eh bien! vieux, ça va? Quelle idée vous avez eue de venir par un
temps pareil?... Vous vous êtes égaré, je parie?...

Cloquet avait encore un reste de folie dans le regard.

--J'avais cru que je n'étais pas comme les autres, Hourmel; je suis
comme eux: je n'ai pas de quoi vivre!...

--N'ayez pas peur! répondait le boucher, en faisant signe de se taire
à son ami; n'ayez pas peur; tant qu'il y aura du pain chez moi, vous
n'en manquerez pas... Restez tranquille; vous êtes déjà mieux.

La femme entrait sur ces mots. Elle ne s'expliquait point ce qui était
arrivé. Mais, bien mieux que son mari, elle devinait que la misère
n'était là qu'un petit personnage. Elle dit, à voix prudente:

--Dommage que tu partes demain, Hourmel. Il faudrait le consoler, cet
homme-là. C'est le coeur qui est malade. Tu devrais renoncer à aller à
Faÿt?

--Je ferai mieux!

--Quoi donc?

--Je l'emmènerai.

--Il ne voudra pas?

--Femme, Gilbert Cloquet est notre ami. Si on pouvait le remettre dans
le chemin?

--Ainsi soit-il, dit la femme.

       *       *       *       *       *

Le lendemain, samedi, Gilbert se leva aussi tard que s'il avait trop
bu la veille. Il voulut prendre congé de Hourmel. Mais celui-ci le
retint. Il lui demanda:

--Je vais en voyage ce soir. C'est convenu depuis longtemps. Puisque
vous dites que je suis votre ami, eh bien! ne nous séparons pas:
accompagnez-moi?

--Où?

--A Faÿt-Manage, qui n'est pas bien loin de Quiévrain.

--Que ferez-vous là-bas?

Le boucher hésita un temps à répondre, se mit à rire, malgré son
inquiétude, et dit:

--Mon brave, nous serons pas mal de camarades belges, qui ferons la
même chose. C'est une partie qu'on recommence tous les ans, autant que
possible. Vous ne connaissez pas cela, vous autres de la Nièvre. Mais
c'est justement ce qui vous manque... D'ailleurs, vous ne serez point
obligé de faire comme nous. Venez seulement, par amitié pour moi?
Promettez-le?

Et Gilbert dit oui. Il était las de la vie; il avait peur d'être seul.
Et il prit, le soir, avec Hourmel, un train qui les amena d'abord à
Mons, puis, vers sept heures, à la Louvière.

Le temps s'était remis. Ils firent à pied le chemin qui sépare la
Louvière de la colline de Faÿt-Manage.




XIII

FAYT-MANAGE


La nuit était claire. Ils suivaient une longue route, qui n'était ni
de campagne, ni de village, ni de ville, tantôt bordée par des haies
de champs, tantôt par des maisons basses et rapprochées, tantôt par
des murs d'usines, ou par des grilles derrière lesquelles on devinait
un bosquet, une petite futaie et le toit large ouvert d'un hôtel
bourgeois.

D'autres routes pareilles coupaient celle-là. On montait, on
descendait. Il y avait, dans les creux, des coulées de prairies qui se
perdaient dans la brume. Puis, des logements ouvriers, des becs de gaz
étagés sur une côte, la vapeur rousse d'une salle de café où se
mouvaient des ombres, succédaient à ces courts fragments de bordures
non bâties.

Deux heures plus tôt, au moment où ils entraient dans la gare de
Quiévrain, pour prendre leurs billets de chemin de fer, Hourmel avait
dit à son compagnon:

--Je ne veux pas vous emmener par surprise, mon pauvre Gilbert. Vous
m'avez suivi de confiance, mais je dois vous dire ce que je vais faire
à Faÿt. Depuis le mois de mai, j'ai promis de m'y rendre. Moi et
d'autres, des centaines et des milliers de camarades belges, nous
avons l'habitude d'aller, de temps en temps, passer trois jours dans
une maison de retraite. Elle est belle, notre maison de Faÿt; on y est
bien; on vit ensemble, on entend parler de religion; on pense à autre
chose qu'à ses affaires. Moi, je n'ai jamais le coeur si content que
dans ces jours-là. Mais si ça vous fait peur, tout de même, il ne faut
pas venir?

--On verra bien, avait répondu Gilbert. Quand j'ai donné ma parole, je
ne commence pas par reculer.

Hourmel avait ajouté en riant:

--Vous ne serez pas le premier Français que j'aurai emmené avec moi.
On vous recevra bien. Il vous en coûtera peu de monnaie. Et puis, si
vous voulez mon avis, triste comme vous l'êtes, vous avez besoin de
voir du nouveau.

Il avait raison plus encore qu'il ne croyait. Qu'importait à Gilbert
d'aller ici ou là? Sa plus grande crainte était de se retrouver seul,
d'être ressaisi par les pensées d'abandon et de mort dont il sentait
l'approche, au moindre moment de silence. C'est pourquoi, tout le
long de la route, il avait paru presque gai, ne cessant d'interroger
son compagnon. Un peu de reconnaissance l'attachait aussi à Hourmel.
Il lui savait gré, non seulement de l'avoir recueilli et soigné, mais
d'une autre chose encore, de ne pas lui avoir demandé: «Que s'est-il
passé au Pain-Fendu? Avez-vous été chassé? Êtes-vous parti
volontairement, et pourquoi?» Non; Hourmel s'était contenté d'un mot
vague: «Là aussi, j'ai eu de la misère plus que je n'en peux porter».

Ils marchaient donc, depuis une demi-heure. En arrière, un groupe
d'hommes venait. On pouvait deviner qu'ils étaient jeunes, à la joie
de leurs voix qui sonnaient dans la nuit. Hourmel indiqua du doigt,
sur la colline, un clocher parmi des arbres dépouillés.

--Voilà l'église, dit-il, la maison n'est pas loin.

A ce moment, les trois hommes qui venaient et qui allaient dépasser
Hourmel s'arrêtèrent, et l'un d'eux dit:

--Ah! c'est toi, vieux? Tu n'as pas besoin de dire où tu vas: j'y vais
aussi!

C'étaient trois ouvriers de la région, deux métallurgistes de la
Louvière et un wattman de tramway. Ils avaient une petite valise ou un
sac à la main. Après les avoir nommés, Hourmel désigna son compagnon:

--Un Français de mes amis, qui vient voir comment ça se passe, chez
nous.

--C'est pas secret! répondit le wattman en riant.

Quelques pas plus loin, ils furent rejoints par quatre mineurs du
Borinage, qui arrivaient de l'autre côté de la colline. La route
commençait à descendre. A gauche, dans le mur qui suivait la pente, un
large portail était ouvert à deux battants. Les Belges entrèrent en
peloton, comme chez eux, sans attendre, encadrant Gilbert Cloquet qui
regardait curieusement. Il se trouvait dans un jardin montant. Une
allée sablée tournait autour d'une pelouse ronde. Au delà, il y avait,
barrant le jardin, un grand château de pierre blanche, à double étage.
Au bas du perron, des ombres s'agitaient,--sans doute des
arrivants,--et en haut, une autre ombre tenait à bout de bras une
lampe que le vent faisait fumer terriblement.

--Par ici, Chermant!... Ah! vous voilà, Henin, et vous, Derdael!
Bonjour! Il fait froid, hein? Entrez vite...

--Qui est celui-là, qui éclaire? demanda Gilbert.

--Un Père jésuite: c'est eux qui prêchent ici.

--Je n'en avais jamais vu. Ça ressemble aux autres curés.

Il monta les marches du perron, et fut présenté par Hourmel, sans être
nommé, simplement comme un ami français, au prêtre qui portait la
lampe, et qui n'en demanda pas plus long.

--Parfait! mon cher Hourmel. Vous le logerez à côté de vous. Salut,
monsieur... Ah! en voilà d'autres qui arrivent!...

Et il se pencha, de nouveau, au-dessus de la balustrade.

Gilbert pénétra dans un hall très éclairé et plein d'ouvriers en
costume du dimanche, presque tous jeunes comme ceux qu'il avait
rencontrés sur la route, et qui parlaient, s'appelaient, sans aucune
gêne, et couraient bruyamment dans les couloirs.

--Ah çà! dit-il, combien serez-vous donc ce soir, à coucher ici?

Entre quatre-vingts et quatre-vingt-dix, répondit Hourmel en
l'entraînant. On ne peut pas en loger plus... Venez, je vais vous
montrer votre chambre.

Ils montèrent au premier. La visite de l'intérieur étonna moins
Gilbert que l'aspect de la façade. Les chambres étaient bien propres,
c'est vrai, mais sans glaces dorées, sans grands rideaux, sans
courtepointes à fleurs, comme il en avait vu chez M. de Meximieu ou
chez M. Jacquemin: on y voyait un lit de fer avec des draps blancs et
une couverture, une table, une toilette en fer peint, une chaise, des
murs clairs. L'impression la plus agréable qu'il ressentit fut celle
de la chaleur. C'était bien chauffé chez les Belges. Les camarades
étaient bruyants, mais ils paraissaient tous d'accord et de belle
humeur; ils se connaissaient; ils se faisaient des farces d'écoliers;
la plupart étaient venus plusieurs fois à Faÿt. «Voilà mon ancienne
chambre; dites, père, je la reprends?--Non, elle est déjà donnée.» Les
prêtres lui parurent gais, eux aussi, et lui, il était triste et seul
de son espèce. «Qu'est-ce que je suis venu faire ici?» Il se sentait
un commencement de colère contre lui-même, et il se dit que le
lendemain, tout au moins le lendemain soir, il pourrait partir sans
être impoli. La préoccupation de ne pas être grossier et un peu de
curiosité le retenaient. Il soupa, dans une grande salle, au-dessous
de la chapelle, et écouta sans comprendre grand'chose, avec une
stupeur causée par la nouveauté de ce mélange de lecture et de repas,
un ouvrier en jaquette, qui lisait tout haut, éclairé par une lampe,
et juché dans une chaire, le long du mur de gauche.

--Eh bien! Gilbert, demanda le boucher, quand le souper fut fini,
tandis que les ouvriers de la terre et des fabriques de Belgique
s'installaient dans une vaste pièce attenante à la salle à manger, et
allumaient une pipe ou un cigare, eh bien! vous ne m'en voulez pas de
vous avoir emmené?

--Je n'en sais rien, pour aujourd'hui; mais pour demain, ça se
pourrait.

L'autre se prit à rire, et les groupes, formés, dissociés, reformés
sans cesse autour du bûcheron nivernais, leur grosse gaieté, leur
camaraderie, leur foi, creusèrent de nouveau en lui la douleur de la
solitude.

Bonnes gens, sans doute,--l'un d'eux vint causer avec Gilbert, et
l'interrogea sur les fermes françaises,--mais si différents de ceux
qu'il connaissait!

Il suivit la foule, vers huit heures et demie, à la chapelle, où les
quatre-vingts retraitants chantèrent un cantique et répondirent la
prière du soir, récitée par un Flamand, carré de visage, large
d'épaules, jeune, qui disait les mots d'une voix qui pense, d'une voix
qui exprimait une croyance de toute la jeunesse, et qui se glissait
dans les coeurs.

--Qui est celui-là? demanda Gilbert

--Un employé de laiterie, répondit le voisin, un gars qui tire à la
perche comme Guillaume Tell. Il a abattu le perroquet dimanche
dernier.

L'autel central était en bois de chêne, que Gilbert jugea de bonne
qualité, et bien assemblé. Au bas du tabernacle, il y avait écrit, en
lettres d'or: _Sanctus! Sanctus! Sanctus!_

Le bûcheron de France écouta avec attention, avec étonnement plus
d'une fois, la première méditation qui fut faite, ce soir-là, dans la
chapelle de Faÿt. Le prédicateur était un homme très grand et très
gros, assis derrière une table, et qui, dès le début, s'épongeait le
front, avec un large mouchoir blanc qu'il ne lâchait pas. Mais comme
il parlait bravement et fortement! Il avait l'âme peuple, celui-là, et
quand il se taisait, on croyait entendre son coeur qui continuait de
dire. «Je vous aime, mes pauvres, et ma vie est à vous».

Gilbert se coucha cependant sans joie, et s'endormit. Le vent de
Belgique secouait les vitres.

Le lendemain soir, ayant écouté encore trois fois le religieux qui
prêchait la retraite, chanté en commun, et essayé avec ennui de songer
dans la solitude de sa chambre, pendant les «temps libres», Gilbert
prit la résolution de s'en aller. Après le souper, il s'approcha d'un
prêtre qui causait avec des retraitants belges, homme de cinquante
ans, qui avait dans le visage beaucoup de creux, beaucoup de
souffrance sculptée, et cette transparence d'âme qui embellit la ruine
et l'explique. Il ne le connaissait pas. Il ne le cherchait pas. Il le
rencontrait. C'était un des jésuites--de la petite troupe de
missionnaires de Faÿt-Manage, mais non celui qui avait prêché. Gilbert
le regarda seulement, sans faire aucun signe, sans se mêler à la
conversation, qui était gaie et banale, comme il faut qu'elle soit,
après un jour de fatigue inusitée de l'esprit. Le Père se sépara du
groupe, et vint à Gilbert.

--Toi, dit il, tu veux me parler?

--Oui, monsieur le curé.

--Viens dehors: il fait beau, cette nuit.

Il ouvrit la porte du corridor où il se tenait, dans le courant des
hommes, comme une balise qui arrête des brins de jonc au passage, et
il sortit avec Gilbert. La nuit était bleue, étoilée, écouteuse. Des
voix rares la traversaient, venant des rampes de maisons bâties du
côté de Jolimont. Près du bûcheron, le prêtre s'engagea lentement dans
l'allée d'un parc, qui montait doucement au delà du «château», et qui
paraissait immense dans les demi-ténèbres.

--Tu me pardonneras si je te tutoie: c'est une habitude, avec ceux
qu'on aime. Dans ce pays-ci, on ne se formalise pas.

--Oh! pour ces choses-là, je ne suis pas délicat. Monsieur le marquis
de chez nous me tutoie, et aussi monsieur Michel. Il y en a à qui ça
fait quelque chose: pas à moi.

--Eh bien! mon ami, que veux-tu me dire?

Le sable craquait sous les pieds largement chaussés des deux hommes;
le vent froid tourmentait quelques nuages éperdus, et il aurait été
rude aux promeneurs, sans l'abri du mur. Gilbert attendit, pour
parler, qu'il fût loin de la maison.

--Je vas vous quitter demain matin, dit-il.

--Déjà?

--Je ne suis pas venu pour faire la retraite, moi. Je suis venu pour
faire honneur au boucher de Quiévrain, et, pour dire vrai, je ne sais
pas pourquoi...

--La main de Dieu est plus douce que celle des hommes, dit le prêtre.
Elle t'a conduit sans te contraindre. Maintenant, tu veux t'en aller?
Je le regrette pour toi, mais tu es tout à fait libre. Seulement, tu
prendras ton café, demain matin. Je ne veux pas que tu partes à jeun?

--Vous êtes bien honnête, c'est pas de refus: mais combien que je vous
dois?

--Rien, mon brave. Les camarades payent vingt sous par jour, en tout.
Toi, tu n'es resté qu'un jour: je ne veux pas que tu payes. Tu as été
un invité, un cher passant, que je regrette.

Les mots entraient dans le coeur de Gilbert, par la porte fermée,
celle des tendresses humaines. Depuis longtemps, personne ne lui avait
parlé ainsi. Il était arrivé au point où l'avenue tourne et va passer
devant un bosquet, où il y a une statue de la Vierge avec l'Enfant.
Gilbert regardait, de l'autre côté, la longue pelouse presque blanche
sous la lumière de la lune, et au delà, derrière des retombées de
branches sans feuilles, la façade de la maison et toutes les fenêtres,
vivantes dans la nuit. Des éclats de voix et de rires s'élevèrent et
moururent.

--Dis-moi, tu ne t'es pas trop ennuyé ici?

--Oh! pour ça non! Vous pouvez le dire au prédicateur. J'ai vu qu'il
n'avait pas de mépris pour les pauvres. J'ai vu qu'il avait de
l'amitié pour nous. Ça me manque bien, allez!

--Tu es malheureux?

Le bûcheron eut un sanglot, qui fut toute sa réponse. Il se raidit,
mécontent de cette faiblesse, et toussa, pour bien montrer qu'il ne
pleurait pas.

--Ne dis rien, si tu veux, mon pauvre. Mais si causer de ton chagrin
peut te faire du bien, parle-m'en. Nous ne nous reverrons sans doute
jamais. Et puis, tu sais, tu ne m'apprendras rien: toutes les misères
de la vie, je les ai entendues.

--Je suis tout seul, dit Gilbert, je suis à bout de mon espérance.

--Ta femme t'a lâché?

--Non, elle est morte. C'est ma fille, qui a été si ingrate, et si
mauvaise, que je ne voudrais pas même vous raconter ce qu'elle a fait.
J'en ai honte.

--Avais-tu d'autres enfants?

--Non, elle était la seule. Et même avant qu'elle m'eût quitté, mes
camarades m'ont tourné le dos, je les ai aidés pour leur syndicat;
j'ai travaillé pour avoir la justice...

--Et ils t'ont mal récompensé, naturellement?

--Ils m'ont battu. Je ne suis pas avec eux pour faire le mal, et ils
disent alors que je suis vieux.

--Tu ne l'es pas. Tu as l'air jeune encore!

--A vous je peux dire, monsieur le curé, qu'ils ont raison: je sens
que je vieillis.

--Est-ce tout? Tu as des parents?

--Non. Il y a seulement un homme qui ne m'a jamais trahi. Je ne peux
pas dire que j'aurais voté pour lui, non, c'est un noble: mais je
l'aime tout de même. Et quand je suis parti pour le pays des Picards,
avec les boeufs, vous comprenez, il était déjà si malade que je ne
sais pas s'il n'est pas mort.

--Alors, que te reste-t-il?

--Rien, monsieur le curé: je suis tout seul.

--C'est là ce qui te trompe, mon bon ami! Dieu te reste, et il
t'attend.

--Où est-il?

--Entre toi et moi. Tu ne le connais pas, et il t'a fait venir ici
pour que tu entendes son nom. Écoute-moi, car je devine que tu as
l'âme droite. Je vais te quitter; je suis attendu; je dois m'occuper
de plusieurs autres, et toi cependant, je ne veux pas te laisser aller
dans la tristesse, vers la mort. As-tu une bonne mémoire?

--Oui, malheureusement: je me rappelle tout.

--Même les mots?

--Tous ceux que je comprends.

--Alors, après la prière, ce soir, dans ton lit, ne t'endors pas tout
de suite. Repasse en esprit les choses que tu as entendues et qui
t'ont touché le coeur; dans le silence tu comprendras mieux; et quand
tu nous auras quittés, je penserai qu'au moins ce n'est pas sans une
petite lumière, et sans un peu de consolation.

Ils étaient revenus près de l'aile droite de la grande maison. A
travers les fentes des volets, la lumière des lampes rayait le sable.
L'abbé s'arrêta; il étendit les bras, comme ceux d'une croix; il dit:

--Mon frère et mon ami, embrasse-moi!

Gilbert sentit battre contre son coeur un coeur qui l'aimait. Il
ignorait le nom.

Dans le silence de la maison de retraite, à neuf heures et demie,
quand les lumières furent éteintes, et que, tout le long des
corridors, dans les chambres, les compagnons eurent commencé leur
somme, Gilbert Cloquet se ressouvint de ce qu'il avait entendu.

Les phrases lui revenaient telles qu'elles avaient été dites, avec
leur accent, avec la vie fraternelle et divine qu'elles enfermaient.

«Mon pauvre frère, pourvu que tu le veuilles, tu es riche. Ton travail
est une prière, et l'appel à la justice, même quand il se trompe de
temple, en est une autre. Tu lèves ta bêche, et les anges te voient;
tu es enveloppé d'amis invisibles; ta peine et ta fatigue germent en
moisson de gloire... Oh! quelle joie de ne pas être jugé par les
hommes! Lui, il est la grande pitié, la grande bonté! Il cherche toute
âme droite. Il a pardonné les aveuglements de l'esprit. Il a pardonné
surtout les fautes du coeur et des sens. Il n'a été sévère que pour
les hypocrites. Tous les autres, il les attire à lui. Dieu n'injurie
pas. Son reproche tient dans un regard. Lève seulement tes yeux, mon
frère, et tu liras le pardon avant même le reproche.»

       *       *       *       *       *

Gilbert pensa:

«Cela est beau! Je suis donc quelque chose de grand, moi qui me
croyais le rebut?»

Et d'autres mots passèrent dans sa mémoire comme une marée:

«Nous sommes dans l'épreuve. La cloche qui chante a été dans le feu.
Vous luttez pour gagner votre vie, et cela est un devoir bien beau; on
va dès le matin à l'ouvrage, on est dans le bruit, dans la poussière,
ou dans l'ombre de la mine, ou dans la pluie et le froid. Celui
d'entre vous qui pense à la paye et au repos qu'il prendra le soir n'a
pas tort. Celui qui pense aux enfants et à la ménagère a plus de
courage. Si vous pensiez à Dieu, vous en auriez beaucoup. Vous ne
souffririez même plus. Mais cela passe peut-être votre compréhension
aujourd'hui. En tout cas, vous ne seriez plus des violents, mais des
forts; plus des envieux, mais des ambitieux, et plus des asservis,
mais des libres. Est-ce que vos pères n'ont pas eu leurs syndicats,
leurs corporations, leurs bannières, et leurs luttes aussi? Ils ont
conquis la liberté; ils ont, sur leurs épaules fraternelles, porté
leurs syndics jusqu'à la noblesse. Après une belle vie, ils faisaient
une belle mort. Vous n'êtes que des moitiés d'hommes, parce qu'on vous
a renfermés dans la vie présente avec défense d'en sortir par la
pensée. Et vous l'avez souffert! Vous êtes bien plus pauvres que vous
ne le supposez. Vous n'avez pas la terre, et vous n'avez plus le
ciel. O mes bien-aimés, je veux vous rendre votre âme, votre belle âme
ouvrière qui travaillait en chantant, qui s'enrichissait dans la
justice, et qui s'envolait à Dieu dans la clarté.»

Dans une autre méditation, le prêtre avait dit:

«Les ennemis de l'Église se demandent toujours jusqu'à quel point ils
peuvent lui faire du mal sans s'en faire à eux-mêmes. Mais à vous, ils
en font toujours. Vous êtes ceux que la mauvaise parole blesse les
premiers, parce que vous n'avez pas grande défense contre l'erreur;
vous êtes l'herbe toujours coupée, sur laquelle ils promènent encore
leurs chariots pleins de foin. Dès qu'ils voient la pointe de votre
esprit se lever vers le ciel, ils vous fauchent, ils vous rapetissent,
ils ne vous laissent que votre racine et le droit de repousser. Mais
ils veillent jalousement, et l'herbe n'est jamais haute...»

       *       *       *       *       *

Il disait encore:

«Je vous appelle, comme saint Vincent de Paul, qui parlait ainsi:

»--Mon coeur brûle du feu de la charité. Pauvres du monde, je vous
porte dans mon coeur. Venez à moi, votre pauvreté m'attire. Fils du
vice, venez, enfants sans mère, rebuts du péché, coeurs en péril,
venez!

»Vous êtes une merveille qui me confond, ouvriers venus ici pour la
retraite! Quand je songe à tant de difficultés que vous avez pour
entrevoir la vérité religieuse, à tant d'autres que vous avez pour
venir ici, je me sens votre admirateur autant que votre ami. Vous avez
un si mince bagage quand vous arrivez: une valise en carton, une paire
de souliers, et une chemise au bout d'un bâton. Mais le bagage de
vérité que porte votre esprit est encore bien plus petit. Et ses
voleurs ne se comptent pas. Savez-vous ce que je crois? C'est que vous
êtes les précurseurs, les premiers appelés, des foules qui se lèveront
de partout, de la mine, de l'usine, de la campagne, des taudis, des
galetas, redemandant leur ciel dont ils ont soif. Vous le demandez à
Dieu, vous! Les autres, ils le demanderont aux hommes, à coups de
fusil et d'incendies, dans la révolte, les hurlements, les ruines, les
blasphèmes; ils pétriront la terre pour voir où on l'a cachée, la
parcelle de joie infinie, le petit bout de radium qui ne s'épuise pas;
ils détruiront ce qu'ils convoitent pour voir ce qu'il y a de plaisir
dans l'abus de la puissance; ils répandront dans les rues l'argent qui
aurait dû servir à l'aumône; ils auront tout, excepté ce qu'ils
cherchent. Vous croyez que c'est le pain qui vous manque? Un peu. Mais
le creux est plus profond. C'est Dieu qui vous manque. Priez-le avec
moi.»

       *       *       *       *       *

Le prêtre avait parlé de beaucoup d'autres choses: du péché et de la
mort, de la rédemption, de la famille. Dans la dernière méditation, ce
soir, il avait exalté l'espérance, comme s'il avait deviné la peine
secrète de Gilbert.

«Mes bien-aimés, qu'est-ce que la vie sans la foi au paradis? Une
horreur. On souffre; on se déteste; on se le dit les uns aux autres;
on se le prouve; on se bat pour cinq francs que le voisin a mis de
côté, pour une peau de lapin qu'il aurait de plus que nous. L'intérêt
est triste, toujours; il est mécontent, toujours. Mais avec l'espoir
du paradis, toute la figure du monde est changée! On cherche bien
encore à rendre la vie plus aisée, et c'est le droit de chacun. Mais
comme on la domine! Comme elle perd sa douleur! La gueuse! Tant mieux
si elle rit, mais si elle pleure, la gêne même a son prix. Nous
n'avons plus peur d'elle, ni de la mort. Avez-vous pensé à cela? Nous
retrouver tous, non seulement avec nos parents, nos enfants, nos amis,
mais avec l'élite de toutes les races, de tous les temps! L'assemblée
plénière de tous les courages, de toutes les bontés, de toutes les
noblesses d'âmes, chantant le même alleluia! Quels héritiers vous
êtes! Je vous conseille d'en être fiers, moi, et de ne mépriser
personne. Il y en aura, de vos camarades, que vous serez stupéfaits de
rencontrer là-haut. Vous irez à eux: «Dis donc, tu as été une fameuse
canaille!

--Je l'ai été, une seconde m'a racheté.» Si bas que vous soyez, tant
que vous vivez, l'espérance est là; elle descend avec nous jusqu'au
fond de l'abîme; vous n'avez qu'à l'appeler, et ses ailes sont à
vous.»

       *       *       *       *       *

Tout cela, tout ce qu'il avait entendu revenait dans le silence, et
pénétrait le coeur du bûcheron. Couché dans son lit, les yeux clos, il
n'avait jamais eu tant de pensées à la file, tant d'élans de
tendresse, de regrets, tant de souvenirs qui luttaient les uns pour,
les autres contre. Enfin, il dit: «J'irai». Les larmes lui montèrent
aux yeux, et elles coulèrent, très doucement. Une heure matinale
sonna. Sans savoir pourquoi, il se redressa, il se mit à genoux, en
chemise, sur son lit, et il chercha quelque chose à dire. Ne trouvant
rien, il fit un grand signe de croix. C'était la seule prière dont il
se souvînt. Elle l'endormit, comme si le sommeil avait attendu ce
signe-là pour descendre.

Le lendemain matin, il se leva, mais il ne partit pas.

Le soir de ce même jour, qui était un lundi, il alla trouver le prêtre
avec lequel il avait fait le tour du parc, et il reçut le pardon de
tout ce qu'il y avait à absoudre dans sa pauvre vie. Il était tard.
Comme d'autres, il avait remis au dernier moment cet aveu qui lui
coûtait beaucoup. En quittant la cellule du prêtre, il se sentit
léger comme un moucheron d'été. Avant d'ouvrir la porte, il se frotta
les mains de contentement. Il l'ouvrit, et vit quatre compagnons qui
attendaient et leur dit:

--A votre tour! C'est pas la peine de vous faire du tracas, vous
savez!

--Bravo, le vieux! répondirent-ils.

Il suivit le corridor jusqu'au bout, entra dans sa chambre, et ouvrit
la fenêtre qui donnait sur le parc. L'air, qui était froid, lui parut
doux. Une allégresse flottait sans doute et passait dans la nuit. Les
étoiles parlaient à Gilbert, et lui disaient bonjour. Il respirait
amplement, pleinement, la tête levée, et il lui semblait qu'il avait
encore son coeur d'enfant dans la poitrine. Et c'est justement à des
temps très lointains qu'il songea d'abord, au temps de la Vigie, quand
la mère Cloquet attendait son gars, tous les dimanches, sur la plus
haute marche de l'église. «J'ai mis bien du temps à venir, maman,
dit-il, mais me voilà.» Puis il pensa au lendemain, et son visage se
rembrunit. Il alluma la lampe, et se mira dans le petit miroir tout
rond qui pendait le long du mur. «Ça n'est pas possible, murmura-t-il,
ça n'est pas digne.» Et, sortant de sa chambre, il alla frapper à la
porte de Hourmel.

Le boucher commençait à se déshabiller.

--Qu'est-ce que vous voulez, Gilbert?

Le bûcheron montra sa cravate, verte autrefois, mais déteinte et
fanée par la grande pluie qu'elle avait reçue, et dit gravement:

--Je crois qu'il n'y a pas moyen, avec une cravate pareille.

--Elle n'est pas belle, pour sûr. Voulez-vous la mienne?

--Non. Chez nous, on est glorieux, Hourmel. Quand ma fille à moi, qui
s'appelle Marie, a fait sa communion, elle était la mieux habillée de
tout Fonteneilles... Et moi, voyez-vous, mes Pâques, ça doit
ressembler à celles de Marie: il y a plus de dix ans, et même plus de
vingt que je les fais attendre.

--C'est juste, dit Hourmel, pour ne pas contrarier son ami.

Il chercha à rassembler ses souvenirs,--tous les muscles de son épais
visage se tendirent en avant,--et il se rappela qu'un de ses
camarades, avant de venir à Faÿt, avait assisté à un mariage.

--Il va vous prêter sa cravate blanche, mon vieux, et vous aurez l'air
d'un prince. J'y vais tout de suite.

Il y alla. Le lendemain, au milieu des quatre-vingts hommes groupés
dans la chapelle de Faÿt, il y en eut un qui portait une cravate
blanche pour «faire ses Pâques de novembre». C'était le fils de la
mère Cloquet.

Quand on le vit rester à Faÿt, quand on apprit surtout qu'il était
revenu à la foi, les camarades de Belgique lui marquèrent une amitié
qui s'exprimait de plusieurs manières, en sourires, en paroles, en
poignées de main, délicatement, fraternellement. «Eh bien! disait
l'un, tu dois être content!» Puis, ayant peur d'avoir offensé le
bûcheron: «C'est comme moi, tu sais, j'étais en retard de quelques
termes, pour mon loyer, et me voilà quitte!» Un autre disait: «Dites
donc, vous qui êtes de l'autre côté de la frontière, vous ne trouvez
pas que c'est drôle? Voilà trois jours, je ne vous connaissais pas, et
aujourd'hui, c'est comme si nous avions toujours vécu ensemble.»
Gilbert répondait: «Oui, quand nous sommes arrivés ici, nous étions de
toutes les sortes; maintenant, il n'y en a plus que d'une sorte.» Le
plus grand nombre l'invitaient; ses voisins de chambre, ses voisins de
table, un mineur, un métallurgiste de la Louvière:

--Venez donc faire un tour chez nous?

Mais Gilbert remerciait, et répondait:

--Je ne peux pas. Je rentre avec Hourmel, et après, j'ai mon pays que
je dois revoir.

Toute la nuit qui avait précédé ses «Pâques de novembre», il avait
réfléchi à ce qu'il devait faire.




XIV

LE REVENANT


Il avait quitté Faÿt-Manage le mardi dans l'après-midi, avec le
boucher de Quiévrain. A pied, l'un près de l'autre, ils refaisaient le
chemin de Faÿt à la Louvière. Gilbert se taisait; il se demandait si
la joie qu'il éprouvait ne tenait pas à la compagnie des missionnaires
et des ouvriers belges, au parc, aux chants, à la nouveauté des choses
et à leur présence. Mais non: à mesure qu'il s'éloignait, il sentait
que la paix était en lui, vivante. A la Louvière, ils prirent le
chemin de fer. Le jour baissait, bien qu'il ne fût pas tard. Il
faisait froid; il faisait gris. Les routes plantées d'arbres, les
terres ensemencées ou labourées, bordées de maisons, les buttes des
mines de charbon, les bourgs où vingt cheminées d'usines fumaient
au-dessus des blés en herbe, tout cela passait, et le contentement ne
passait pas. Serrés l'un contre l'autre, le col de la jaquette relevé,
un petit foulard autour du cou, les deux hommes, assis sur la même
banquette, regardaient le pays fuyant que l'ombre effaçait. Le boucher
nommait des villages, des gens, des fermes, il était revenu à sa
pensée de tous les jours. Pas Gilbert. De ses bras croisés, il serrait
fortement contre lui-même son maigre vêtement et la couverture, et
c'était sans doute pour se garantir du froid, mais aussi, et
secrètement, pour contenir je ne sais quelle force jeune, qui voulait
parler, crier, s'échapper: son âme heureuse. Et, n'ayant pas
l'habitude, il s'étonnait d'une joie qui dure.

--Eh bien! dit le boucher, quand ils furent arrivés à la maison de
Quiévrain, je pense que vous avez changé d'avis, et que vous restez au
moins jusqu'à demain?

--Même chez vous, je ne peux pas: il faut que je retourne au pays. Je
ne voulais plus le revoir, parce que j'y souffrais. A présent,
savez-vous pourquoi je n'ai plus peur d'y retourner?...

--Je devine, dit le Belge tranquille.

--Vous devinez parce que vous avez toujours été comme je suis à
présent. Mais moi, je m'étonne de ce que je fais. Je retourne chez
nous parce que je n'ai plus le même coeur: la peine m'est égale.

Et comme Hourmel insistait pour garder son ami, Gilbert dit:

--Ma force a grandi: pourtant, je commence à être vieux, et je pense
que je mourrai pauvre.

Il disait cela en présence de la femme de Hourmel, empressée, émue, et
qui tenait la lampe levée devant le visage des deux voyageurs. Elle
aurait bien voulu savoir ce qui était arrivé. Cependant, lorsqu'elle
entendit parler Gilbert, elle ne demanda rien. Elle dit, laissant voir
toute son âme sur son visage transparent et usé:

--Mon homme, il ne faut pas retenir ceux qui vont à leur devoir. Il y
en a trop peu. Monsieur Cloquet nous quittera quand il aura bu un
verre de bière avec nous.

Lorsque les deux hommes eurent donc trinqué ensemble, Gilbert dit
adieu au boucher et à madame Hourmel. Et il s'enfonça, tout seul,
entre les maisons de Quiévrain, vers la frontière de France et vers
son destin nouveau.

Le tramway l'eut bientôt mené à Onnaing. Alors, Gilbert fut saisi par
l'angoisse. Il allait revoir la ferme du Pain-Fendu. Jusqu'alors,
cette pensée avait seulement traversé son esprit, vite, entre deux
longs moments de calme, comme une giboulée. Maintenant, elle ne le
quittait plus; ne fallait-il pas rentrer, régler les comptes,
reprendre les quelques hardes laissées dans la bauge? Il s'engagea
dans la rue qui passe devant l'église. Dans les usines, le feu des
fours s'éteignait. Aux portes, des enfants mangeaient un morceau de
pain avant de se coucher; des hommes se tenaient debout, respirant la
nuit, après tant d'heures d'atelier; ils étaient éclairés en arrière
par les lampes, et leurs vêtements pendaient en plis mous, las comme
eux, le long de leurs corps. Gilbert les enviait au passage, parce
qu'ils avaient un abri. Une grande pitié de lui-même le tentait et lui
disait: «Cède-moi?» Quand il fut dans la plaine, et que devant lui, il
devina la ferme, à l'ombre énorme qu'elle levait dans le désert des
guérets, il eut peur. «Ce n'est pourtant pas Heilman que je crains,
songeait-il. S'il veut me battre, pour la première fois de ma vie je
me laisserai battre: je l'ai mérité...» Non, il avait peur de
lui-même, d'un désir qu'il sentait s'émouvoir et grandir dans son
coeur, celui de se retrouver près de la femme du contremaître et de
lui dire adieu. «Oh! pas longtemps... Je lui demanderais pardon... Je
lui raconterais que je suis tout changé!...» Pour ne pas écouter ces
voix qui le troublaient, il fit un grand effort, et essaya de songer,
en marchant, à ses boeufs, à chacun des objets qu'il avait apportés de
la Nièvre et qu'il devait empaqueter tout à l'heure... Les murs
sombres montaient; les pignons des étables, des bergeries, de
l'habitation, de la grange, se détachaient déjà vaguement l'un de
l'autre, dans la nuit devenue laiteuse et glacée. Et toujours il
sentait, au fond de lui-même, la poussée de cette volupté insinuante,
dont il vidait son âme en disant non, mais qui sourdait de nouveau.

A pareille heure, les domestiques devaient avoir fini de souper.
Quelques-uns fumaient sans doute ou causaient devant le grand portail.
Gilbert n'alla pas jusque-là. Coupant à travers champs, il se dirigea
vers une petite porte percée dans l'enceinte du Pain-Fendu, du côté
d'Onnaing. Elle n'était heureusement pas fermée au verrou. Il n'eut
qu'à soulever le panneau de bois, en se servant d'une pierre comme
d'un levier, et la porte tourna sur les gonds. Le verger était désert,
et désert le large couloir que bordaient les magasins, la forge, la
première étable. Gilbert en arrivant dans le bas de la cour, ne vit
qu'un seul homme autour du parc à fumier où les boeufs de Picardie
dormaient: un journalier qui ne reconnut pas la silhouette du
Nivernais, et qui se remit à verser la pulpe dans les mangeoires. Il
s'abrita un moment derrière le pilier d'angle du hangar. On entendit
la voix de Heilman, dans la salle à manger, puis dans le corridor. Sur
le seuil, le contremaître parut. Gilbert le vit serrer la main d'un
domestique qui, le souper fini, regagnait le village. Il s'avança
rapidement, traversa la cour, monta les marches du perron.

--Monsieur Heilman?

Celui-ci avait ouvert la porte de la salle à manger; il se pencha en
arrière, tournant la tête vers l'entrée du couloir d'où venait la
voix. Ses yeux, déjà réhabitués à la lumière de la lampe, firent
effort pour s'adapter à l'ombre...

--Ah! c'est vous, Cloquet? Entrez!

Gilbert était tout défaillant. Il monta les marches; il entra, et
regarda d'abord tout autour de lui. Madame Heilman n'était pas dans la
salle à manger, où toutes choses venaient d'être mises en ordre par
elle, comme chaque soir: la lampe sur la table bien nette, les chaises
le long des murs, la cafetière près du foyer éteint, pour le café du
lendemain. Heilman se tenait debout, les jambes appuyées au haut bout
de la table, et face à la porte. Il considéra, en reniflant et le
visage en défiance, ce bouvier de hasard, qui revenait sans doute
demander du travail après son équipée. Il en avait déjà bien vu, de
ces aventuriers, traversant les terres frontières, venus de l'ouest ou
de l'est, ivrognes ou débauchés, nomades avant tout. Il en avait trop
vu pour se montrer violent avec eux. Un long moment il attendit,
surpris que Gilbert ne s'excusât pas.

--C'est un joli exemple que vous avez donné! dit-il. Quatre jours de
noce! Moi qui vous avais pris pour un bon ouvrier! Ma femme m'avait
bien dit. «Il fera un coup de tête!» Elle n'a rien compris, samedi
soir, quand vous êtes parti... Mais vous êtes comme les autres, sans
coeur à l'ouvrage. Où avez-vous été?

Gilbert fit un geste vague:

--J'ai vu beaucoup de pays, dit-il.

--Et maintenant vous voudriez rentrer? Je connais ça; mais je dois
vous prévenir:... je vous ai remplacé; j'ai pris un jeune homme qui
passait, quelqu'un qui ne vaut sans doute pas mieux que vous... ce
qu'on trouve à présent.

--Non, je ne demande pas à rentrer; je m'en retourne chez nous.

--Ah!... C'est bien!... Je vais vous payer, alors... Monsieur Walmery
me remboursera...

Le contremaître alla ouvrir un des placards, et revint, les doigts
plongés dans un sac en toile dont il avait dénoué la ficelle. Il fit
claquer sur le bois de la table, une à une, les pièces d'or...

--... Cent francs... cent vingt... cent quarante... Cela fait le
compte, et même largement?

--Oui.

--A présent, mon garçon, j'ai une lettre à vous remettre. Elle est
arrivée à midi.

Il ouvrit le tiroir de la table, et tendit la lettre. Gilbert reconnut
le timbre de Fonteneilles. Il laissa les pièces d'or sur la table,
prit la lettre, déchira l'enveloppe. Il n'avait pas lu deux lignes,
que ses yeux s'emplirent de larmes.

--Ah! mon Dieu! dit-il, monsieur Michel qui est mort!

Il avait cessé de lire. Ses mains étaient retombées le long de son
corps. Sur ses joues et sa barbe les larmes coulaient, et il ne les
essuyait pas, et il ne se cachait pas...

--Il est mort dimanche... C'est Étienne Justamond qui me le marque...
Mon ami qui est mort!

Heilman, bien qu'il fût peu sensible aux peines des autres, fut remué
par ce chagrin.

--Qui était-ce donc? Un de vos parents?

--Non.

--Ce n'était pourtant pas votre maître?

--Je n'en ai pas. C'était un noble, monsieur Heilman. J'avais fauché
pour son père, et puis pour lui. Il nous aimait, il causait avec moi:
il aurait pu changer le pays.

Il compta sur ses doigts:

--Cinq heures d'ici Paris, puis six ou sept... J'arriverai peut-être
trop tard pour l'enterrement...

Heilman hocha la tête, pour donner plus d'importance à sa réponse. Il
admirait, au fond de lui-même, ce passant, et il le regrettait.

--Vous êtes un curieux homme, Gilbert.. Vous êtes le premier que j'aie
entendu parler ainsi... Écoutez, il y aurait peut-être moyen de
s'arranger...

--Lequel? Est-ce qu'il y a un train tout de suite?

--Je n'en sais rien, et ce n'est pas ce que je veux dire. Non Cloquet;
mais je pourrais vous garder...

Gilbert leva les bras, comme s'il sortait d'un rêve.

--Non, non! Il ne faut pas me proposer cela... Je serais capable
d'accepter... Laissez-moi aller...

Il s'avança, rafla l'or de ses deux mains, et l'enfouit dans sa poche.
A ce moment, la porte qui faisait communiquer la salle avec la chambre
de Heilman s'ouvrit. Une femme parut dans l'entre-bâillement, la tête
à demi tournée vers quelqu'un qui la suivait et qui lui parlait sans
doute.

--Gilbert? appela Heilman, Gilbert? venez donc au moins dire adieu à
la patronne?

Mais Gilbert avait disparu. Il fuyait. Il était déjà dans la cour, il
gagnait le hangar, il entrait dans l'ombre. Heilman voulut le suivre
et le rappeler. Sa femme l'arrêta. Elle avait les mots justes qui font
céder les hommes.

--Laisse-le, dit-elle. Tu ne le connais pas bien: c'est un homme qui a
eu plusieurs chagrins.

Gilbert était entré dans l'étable. En un tournemain, il eut plié les
vêtements qu'il avait laissés dans le coin de sa bauge. Il lia le
paquet avec une ceinture de cuir, et le jeta sur son dos. Puis il prit
son bâton. En passant derrière ses six grands boeufs, qui mangeaient
au râtelier, il ralentit sa marche.

--Adieu, mes boeufs! Travaillez bien avec l'autre: moi, je retourne au
pays.

Une des bêtes poussa un meuglement bref.

--Il me répond, dit le bouvier.

Il avait reconnu Griveau, qui avait la voix basse et le souffle
court. Et il continua son chemin rapidement, retraversant le verger
jusqu'à la petite porte ouverte dans le mur d'enceinte.

Les champs le revirent bientôt sur leurs guérets détrempés, puis sur
le chemin qui mène à Onnaing. Les champs étaient nivelés et nus. Le
village dormait. Quelques fumées traînaient encore, plus noires que
l'ombre et couchées par le vent d'est. L'homme ne pensait plus à la
ferme qu'il quittait. Toute son imagination et tout son coeur étaient
dans la Nièvre. Il gémissait, il répétait: «Monsieur Michel que je ne
verrai plus! Mon ami qui est mort!» Quand il arriva à la gare, il
demanda:

--Je voudrais aller à Fonteneilles, qui est dans la Nièvre. Est-ce que
j'y serai demain matin?

--Le train 2916 va passer tout à l'heure. Prenez votre billet pour
Paris. A Paris, on vous renseignera, si on connaît votre pays.

Gilbert monta dans un compartiment où il n'y avait qu'un voyageur. Il
s'étendit sur la banquette, ses vêtements sous la tête, et il ferma
les yeux. Le sommeil ne vint pas. Gilbert continuait de songer au
lendemain, au travail, à la peine des jours à venir. Et maintenant il
disait:

--Je ferai ma vie nouvelle comme si monsieur Michel me voyait.




XV

LE DÉPART DU MAITRE


Michel de Meximieu était mort presque subitement, dans la nuit du
dimanche au lundi. La nouvelle avait couru tout le pays, plus vite
qu'un cheval au galop. «Monsieur de Fonteneilles est mort.--Le
vieux?--Non, le petit.--C'est dommage; c'était le meilleur des deux;
il n'était pas fier.» Le lundi et le mardi, à l'angélus du matin et à
celui du soir, les cloches de Fonteneilles sonnèrent longtemps, pour
annoncer le trépas. Toutes les futaies, tous les taillis, tous les
buissons des collines frémirent au passage de leur voix, et quelques
âmes aussi, qui aimaient Michel de Meximieu.

Le château demeura pendant vingt-quatre heures entièrement clos, vide
et muet. Puis on commença à transformer le vestibule en chapelle
ardente. Une animation inusitée rompit le silence de l'avenue, de la
cour, des granges voisines. A l'appel du marquis, arrivé dans la
soirée du lundi, des ouvriers du pays, des employés de Corbigny
affluèrent. Le bruit des scies et des marteaux s'éleva autour des
murs. La curiosité, un peu de pitié humaine, un peu de regret
s'émurent en même temps. Des voitures de châtelains descendirent
l'avenue; des paysans vinrent, assez rares d'abord, puis enhardis par
le nombre, «pour donner l'eau bénite»; d'autres, qui n'entrèrent
point, se découvrirent devant la porte, et rôdèrent un moment dans le
domaine que la mort avait ouvert à tous.

On rencontrait le marquis ici et là. Il veillait à tout; il donnait
des ordres, il régnait à Fonteneilles pour la première fois, salué de
loin, respecté, obéi à demi-voix. Sa douleur l'avait rétabli en
autorité et presque en amitié. Il disait: «Madame de Meximieu ne
pourra venir; elle est brisée; plaignez-la». La douleur lui inspirait
des formules qui n'étaient point dans sa manière à lui, et que le
coeur de tous les hommes entendait. Ils pensaient: «Comme il souffre,
pour être doux comme ça!» Les noms des fermiers, des domestiques de
ferme, des bergers, au moins des plus anciens, il se les rappelait
aussi bien que ceux de ses cavaliers. «Méhaut, mon ami, allez ouvrir
le caveau de famille; faites le nécessaire; je ne veux pas de mains
étrangères pour toucher à la demeure de nos morts. Il ne l'aurait pas
permis, lui. Allez, mon ami, je sais que tout sera bien.» Il disait
encore: «Monsieur l'abbé, je vous serai toute ma vie reconnaissant de
l'avoir assisté à sa dernière heure. Vous avez tenu ma place, sans
doute mieux que je n'aurais fait; vous le compreniez mieux; nous
étions si différents, lui et moi: éducation, occupations, idéal même.
Ah! monsieur l'abbé, je souffre de n'avoir pas connu mon fils. Car ces
différences, j'en ai souffert longtemps, mais je ne les ai
approfondies que depuis qu'il est mort. C'est lui qui avait raison. Et
nous voilà séparés à jamais, après avoir été absents, l'un pour
l'autre, toute la vie...»

Le mercredi dès l'aube, Renard et le sacristain, le charron et le
maréchal-ferrant de Fonteneilles achevaient de clouer à l'intérieur de
l'église, de tendre, devant la porte qui ouvre sur le cimetière, de
hautes draperies noires, semées de ces larmes qui sont l'image de tant
d'autres et qui ne tombent pas. La paroisse n'avait que de vieilles
tentures trop courtes; on avait envoyé chercher tout le matériel des
enterrements de première classe à Corbigny. Les hommes se hâtaient,
aidés par des ouvriers de la ville. Ils ouvraient des caisses de
cierges; ils élevaient, à l'entrée de la nef tronquée, un catafalque
si haut que jamais les gens du bourg n'en avaient vu un «si beau, avec
des plumes aux coins». Les voitures des marchands, qui montaient au
pas la côte, s'arrêtaient; des enfants, des vieilles femmes, de
jeunes mères, le petit au poing, se tenaient autour du mur du
cimetière, jasant, et parfois s'avançaient jusqu'à la porte, pour
voir. Une odeur d'étoffe, comme il en flotte chez les drapiers, de
cire et de moisi, emplissait la vieille église et alourdissait l'air.

       *       *       *       *       *

L'heure est venue. Devant le château, dans la grande cour sablée, une
foule considérable s'est massée. Elle fait deux taches mouvantes:
l'une à droite, à l'entrée de l'avenue, l'autre, la plus grosse, du
côté des communs. Ce sont des hommes de Fonteneilles, des bourgs
voisins, de Corbigny et d'ailleurs, laboureurs, journaliers, artisans,
petits propriétaires, marchands, auxquels se mêlent des femmes, en
petit nombre, voilées de deuil ou vêtues de la canette des aïeules. On
cause à voix basse. La rumeur augmente par moments et quelquefois
s'éteint presque entièrement. Dans l'espace demeuré libre les voitures
s'engagent au pas; elles s'arrêtent devant le château, et vont se
ranger en file devant les écuries à demi cachées par un massif
d'arbres. Il en vient de tous les modèles et de toutes les époques,
automobiles ou landaus amenant quelques parents ou amis des Meximieu,
cabriolet du notaire, tilbury d'un homme d'affaires, carrioles
élégantes ou charrettes anglaises des grands fermiers de la région,
fiacres loués par des voyageurs dans quelque gare voisine. «Ça, c'est
une voiture de chez Touchevier de Saint-Saulge; celle-là de l'hôtel de
la Poste; celle-là de chez monsieur Cahouët, de Corbigny... Ah! voici
monsieur Honoré Fortier.» Le fermier de la Vigie arrive à pied, coiffé
d'un chapeau de soie, très alerte encore et rose malgré l'âge,
entrouvrant à peine, pour répondre aux bonjours de partout murmurés,
ses lèvres minces, serrées depuis l'enfance par le secret paysan.
«Reconnais-tu le gros qui passe? C'est le marchand de bois de
Saint-Imbert...--As-tu vu monsieur Jacquemin?--Non, ni mademoiselle
Antoinette...» Les yeux accompagnent les voitures; on se pousse pour
mieux voir; on essaye de distinguer les visages derrière les vitres
levées des portières, de surprendre les mots, le geste, la physionomie
des nouveaux venus qui entrent dans le château par la porte tendue de
noir, et derrière laquelle remuent des ombres vagues. La foule grossit
constamment. Mais peu de paysans descendent l'avenue. Ils viennent par
petits groupes, des bois, des terres, par les échaliers et les
adresses, évitant les espaces découverts, qu'il faudrait parcourir
sous le feu de tant de regards. La cour est pleine comme une place un
jour de marché. A neuf heures, un grand mouvement se produit. Toutes
les têtes se tournent du même côté. L'abbé Roubiaux, précédé de la
«croix en or», cravatée de crêpe, et d'un peloton d'enfants de
choeur, a été aperçu au haut de l'avenue. Derrière lui, descend le
corbillard des pompes funèbres de Corbigny. C'est la seconde fois que
«les pompes funèbres de la ville» pénètrent dans cette campagne de
Fonteneilles. La première fois, on est venu chercher le corps d'une
grosse dame, qui avait commencé par être nourrice à Paris, et qui
était revenue au pays pour y mourir, très riche, on ne sait comment.
Mais ce n'est pas la même voiture; ce ne sont plus les deux chevaux
caparaçonnés, emplumés, la voiture habillée de noir et d'argent; non,
c'est tout autre chose.

--Quel pauvre corbillard!

--Pour un comte!

--Ça serait bon pour des gens comme nous, des petites gens, comme ils
disent.

--Un seul cheval!

--Et pas beau. On lui compte les côtes. Pas seulement la queue
peignée.

--Comprends-tu pourquoi?

--Non. C'est peut-être parce que le maire de Corbigny n'a pas voulu
laisser sortir la grande voiture.

--La politique alors?

--Est-ce qu'on sait? Un noble, n'avoir qu'un cheval pour son
enterrement, voilà ce que je n'ai jamais vu... Il y en a pourtant, des
rentes, dans cette maison-là! Plus de trente mille francs, que le
marquis a touchés de la vente de ses bois!

--Vous n'y êtes pas! Le garde Renard vient de me dire ce qui en est!

Trente personnes enveloppent l'homme qui sait.

--Eh bien?

--Il paraît que le comte a fait un testament; il a demandé la première
classe à l'église, et la quatrième pour l'y mener...

--Il aura voulu faire gagner les curés.

--Sais-tu ce qui m'étonne? C'est qu'il n'ait pas demandé à être porté
à bras, par les hommes de ses fermes...

--Il n'a peut-être pas voulu les fatiguer: il était capable de penser
à cela.

--Peut-être.

L'abbé Roubiaux récite les prières, les mots passent au-dessus de
l'assemblée, dont leur pouvoir de discipline apaise la rumeur. Les
fronts se découvrent. Subitement, un silence absolu, émouvant, fait
d'émotion poignante. La voiture se remet en marche, et dans
l'encadrement de la porte par où le fils, couché dans sa bière, vient
de passer, le père apparaît, magnifique et douloureux, devenu tout
blanc en quatre jours, le visage levé, le regard de ses yeux bleus
fixé en avant, sur les couronnes de chrysanthèmes et de roses
d'automne accrochées au toit du char funèbre, le corps sanglé dans une
redingote où éclate un point rouge à l'endroit du coeur, le chapeau
de soie au bout de la main droite, pendante et dégantée, la main
gauche gantée, pendante aussi et immobile. Tous le regardent. Il ne
voit personne. Il marche militairement. On dirait qu'il s'avance au
son d'une fanfare qui chante le deuil du monde entier. Sa réputation
de bravoure et de richesse, sa noblesse, ses années le grandissent, et
la douleur y ajoutant son sacre, bien des hommes sentent les larmes
leur monter aux yeux, et les pires ennemis des châteaux trouvent ce
noble bien brave et bien digne de pitié. Il va lentement, il domine la
foule, sa barbiche blanche et ses moustaches tremblent seules au vent.

Tous les amis suivent, les voisins, les clients et toute la campagne.
Au bout de l'avenue de hêtres, le petit cheval maigre qui traîne le
corbillard tourne à gauche, et le corps de Michel, autrefois comte de
Meximieu, quitte à jamais la terre aimée de Fonteneilles.

A cet endroit, un homme se joint au cortège. C'est monsieur Jacquemin.
Il n'a pas voulu entrer avant l'heure dans le domaine qui est le sien.
Les cloches sonnent. Les futaies diminuent en arrière. Et devant les
premières maisons du bourg, sur la place, dans le cimetière en
terrasse qui enveloppe la tour de l'église, beaucoup de femmes, et des
hommes encore, attendent le passage de la longue procession.

Lorsque la nef, les deux bras du transept, le choeur furent remplis de
monde, tous les murs étant frôlés par des épaules, l'office commença.
La flamme des cierges ne dissipait point les ténèbres amassées par les
tentures. Elle luisait comme une étincelle arrêtée au vol et clouée
dans la nuit. L'officiant se tenait près de la table de communion.
Dans l'allée centrale, entre les bancs, une nouvelle procession
s'organisait, celle des hommes et des femmes qui avaient connu le
défunt, et, pour lui faire honneur, allaient «à l'offerte». L'abbé
Roubiaux considérait ces paroissiens que la mort et non pas Dieu
amenait à l'église. «Elle est leur maîtresse, pensait-il, elle lève
encore au-dessus d'eux la croix.» Ils venaient sur deux rangs; ils
baisaient le crucifix d'argent; lèvres bien différentes de respect et
d'amour; lèvres inertes, dédaigneuses et déshabituées; lèvres qui, à
longueur de jour, blasphémaient, et qui n'osaient pas refuser en ce
moment le geste traditionnel; lèvres de vieilles femmes qui pressaient
le métal, à l'endroit des pieds percés du Christ, et semblaient
vouloir le dévorer. Et tous, et toutes, les hommes et les femmes de
Fonteneilles, après avoir baisé le crucifix, déposaient un sou ou deux
dans le plateau que tenait, sur son ventre, un enfant de choeur placé
près de l'officiant. Les riches, les pauvres défilaient. Les pauvres
avaient pris la monnaie de l'offerte non dans leur poche, mais dans
un autre plateau, où s'empilait une colline de billon, et que portait
gravement, surveillant les preneurs à côté du bénitier, le garde de
Fonteneilles. Toute la paroisse avait connu Michel, et presque toute
elle donnait pour le repos de l'âme, parce que les anciens avaient
cru, avaient aimé, avaient espéré fraternellement.

Un autre prêtre du canton avait remplacé l'abbé Roubiaux à l'offerte,
et la procession continuait, et le bruit sec des sous tombant dans le
plateau, quelquefois celui d'un baiser, se mêlait aux chants de la
mort, aux invocations à la miséricorde, aux promesses de résurrection
et d'éternité.

Le général, au premier rang, à gauche, debout, ne remuait qu'un bras,
qu'il levait par moments jusqu'à la hauteur de ses yeux.

Et, l'office terminé, l'absoute donnée, le père sortit, retraversant
la nef. Il se mit sur la haute marche du perron, le dos au montant du
portail, en pleine lumière, répondant d'un signe de tête à tous les
assistants qui passaient près de lui. Il n'entendait pas les mots
qu'on lui disait: «Mon général, je vous plains; mon général, je ne
l'oublierai pas...» Il attendait. Il abaissait continuellement son
regard sur ce cercueil placé là devant lui, sur le bord de l'allée qui
traversait le cimetière, à la place la plus fréquentée et la plus
honorable, près d'une grande dalle levée, marquée d'une croix, et qui
portait l'inscription: «N'a failli Meximieu». Six laboureurs de
Fonteneilles avaient porté le corps jusqu'au seuil de cette demeure où
il allait entrer, avant-dernier de son nom et dernière espérance de la
race. Les six hommes étaient beaux, recueillis, émus par le voisinage
et l'appareil des choses de la mort, et par le regard du général,
qu'ils croyaient voir se poser sur eux. Des chants encore s'élevèrent;
une bénédiction descendit sur le cercueil. Le cimetière était plein;
il y avait des hommes, des enfants, des femmes entre toutes les tombes
et jusque sur le mur d'enceinte. Et le soleil gris apparaissait et
disparaissait, couvert par les brumes voyageuses.

Alors, comme le prêtre avait fini les prières et rentrait dans
l'église, du haut du perron, le père étendit le bras. Une seconde
fois, l'énorme foule fit silence. «Gens de Fonteneilles, dit-il, ma
famille est finie; mon fils est mort; moi, vous ne me verrez plus!
Pendant quatre cents ans, les Meximieu ont vécu avec vos pères. Je
vous constitue les gardiens du tombeau de cet enfant, et de mes aïeux
qui dorment ici. Quand vous passerez, que ceux qui savent encore prier
prient pour mon fils. Il vous aimait. Vous ne l'avez pas compris, pas
assez. Je n'ai pas le droit de vous le reprocher, car, moi non plus,
je n'ai su que dans les derniers temps ce qu'il valait. Il était
meilleur que nous. Vous apprendrez par votre prêtre qu'il est mort en
pensant à vous. Je n'ai pas la force de parler de ces choses-là. Je
vous dis seulement: c'était un brave; ne l'oubliez pas. Tâchez aussi
d'être plus justes pour ceux qui prendront sa place sur la terre de
Fonteneilles... Moi, je vous quitte. Mais je prie les pauvres de me
permettre de leur distribuer moi-même les bons de la donnée de pain.
Venez, mes amis! Et pour tous les autres, adieu!»

Des mots murmurés répondirent, ici et là:

«Est-ce qu'il a fait une donation au bureau de bienfaisance?--Ça
serait-il un hôpital qu'il aurait donné, pour Fonteneilles?--Mais non,
il n'avait pas même sa légitime, monsieur Michel, il vivait dans le
bien de ses parents.»

Le garde s'approcha, avec un paquet de bons de pain, de chacun douze
livres à prendre chez le boulanger du bourg. Le marquis descendit,
jusqu'à la plus basse marche du perron, celle qui touchait la terre
inégale et creusée en coquille par le pied des fidèles de tous les
temps. Les pauvres vinrent, se mettant en file d'eux-mêmes, boiteux,
cagneux, bossus, vieux du village ou des villages voisins, coureurs de
la forêt, bonnes femmes en mantes noires, pareilles à des religieuses,
mères qui traînaient une grappe d'enfants après elles. Et à chacun, le
vieux gentilhomme donnait vingt-quatre livres de pain. «En souvenir de
Michel de Meximieu!» disait-il. La file était longue; le marquis, tout
ferme qu'il fût, fermait par moments les yeux pour s'empêcher de
pleurer; les assistants disaient entre eux: «C'est vrai qu'il était un
bon homme, monsieur Michel; on aurait peut-être fini par nous entendre
avec lui.» Ils disaient encore: «Voilà qu'on va vendre Fonteneilles.
Le marquis n'a plus le courage de revenir, et il vend sa terre. Car il
n'a pas besoin d'argent, il est riche à millions.»

--En souvenir de Michel de Meximieu, répétait le marquis sur la plus
basse marche de l'église.

Auprès de la tombe, une jeune fille, agenouillée dans l'herbe,
penchée, accablée par sa peine, indifférente à tout le reste,
pleurait. On ne l'avait pas vue venir. Elle était là. Les femmes
surtout s'apitoyaient sur elle et disaient: «Il faut croire qu'elle
l'aimait, la pauvre petite! Quel joli ménage ça eût fait, et doux au
pauvre monde!»

Il y avait encore une douzaine de pauvres à servir, et qui formaient
une file de quelques mètres à la droite du marquis, lorsqu'un homme,
arrivant par la route et refoulant les groupes qui commençaient à
descendre, monta les marches du cimetière. Comme il était de haute
taille, toute l'assemblée le vit. Une grande rumeur courut: «Gilbert
Cloquet qui revient de chez les Picards! Regardez-le! Sa barbe a
blanchi, mais il a bon air tout de même! Où va-t-il? Il passe entre
les tombes. Peut-être il veut parler au marquis?»

Il voulait, en effet, parler à M. de Meximieu, et, jugeant peu poli de
l'aborder de face et de troubler la distribution, il gagnait la
partie de l'enclos où s'était formée la procession, maintenant
finissante, des quêteurs de pain. Il se plaça au dernier rang,
derrière une femme qui traînait un enfant, et il attendit son tour,
piétinant comme elle dans l'herbe. On l'observait. Lui, la tête
droite, et la barbe immobile sur sa veste boutonnée, il n'avait de
regard que pour ce grand vieux noble qui se baissait en mesure, et qui
disait si tristement: «En souvenir de Michel de Meximieu.» Ils furent
bientôt l'un devant l'autre. Le châtelain de Fonteneilles, qui avait
la vue troublée par les larmes, ne reconnut pas le faucheur de ses
prés, et tendit un carré de carton sur lequel il y avait deux lignes
d'écriture. Mais Gilbert dit, très bas, pour ne pas l'offenser:

--Je n'en ai pas encore besoin, monsieur Philippe. Je voulais vous
dire deux choses.

--Ah! c'est toi, mon pauvre Cloquet! Monte à côté de moi pour me dire
les deux choses: je t'entends mal.

Quand les deux hommes furent debout sur la même marche du perron,
toute la foule pensa: «Il est aussi grand que le marquis, et même un
peu plus aujourd'hui, parce que le marquis a trop de chagrin.»

--Je veux vous dire que j'aimais bien monsieur Michel, que je l'aurai
toujours dans ma pensée. Je suis revenu de plus loin que Paris pour
lui faire honneur.

M. de Meximieu prit les mains de Cloquet, et les serra.

Cloquet reprit:

--Vous vous en allez, monsieur Philippe. Ne vous occupez pas de le
fleurir. Moi, je reste, et je veillerai sur lui. Ma vie durant je le
fleurirai.

Un sanglot lui répondit, puis trois mots:

--Je t'en charge.

Et Gilbert Cloquet se retira, et se perdit dans la foule. Alors, le
général de Meximieu descendit la marche. Il s'avança dans l'allée
étroite au bord de laquelle étaient le cercueil, les couronnes, et le
fossoyeur abruti par le vin et qui paraissait triste. Subitement un
silence de pitié s'établit dans le cimetière, dans la route, dans le
bourg. Même ceux qui ne pouvaient rien voir se taisaient. Antoinette
Jacquemin n'était plus là. Le général s'arrêta, s'inclina, et fit le
signe de la croix; puis, par instinct, par habitude, ou peut-être
sachant pourquoi, au moment de se détourner, il porta de nouveau la
main à son front, et salua militairement. Se redressant de toute sa
taille, il continua son chemin.

Il allait très vite. Il fuyait. On s'écartait devant lui.

Il traversa la place, répondant aux saluts d'une main fiévreuse, qui
touchait le bord du chapeau. Deux notaires le suivaient, des gardes,
des marchands de bois ou de biens, mais il tenait la tête, et ne
parlait à personne. Le chemin descendait. L'avenue s'ouvrait. Le
marquis leva les yeux, sans s'arrêter, vers le château et vers la
lisière de forêt qui enveloppait les murs en demi-cercle blond.
L'angoisse qui lui étreignait le coeur était pareille à celle qu'il
avait éprouvée, sur les champs de bataille, en 1870. Toute une race
était fauchée; quatre cents ans de souvenirs et d'amitiés allaient
s'éteindre, et le dernier de ces domaines qui servaient de fleurons à
la couronne des marquis de Meximieu, lui, il l'avait vendu. Les
fenêtres étaient closes. Elles resteraient ainsi jusqu'à ce que le
nouveau maître les ouvrît au jour nouveau. L'ombre seule était encore
à l'ancien maître, son signe, sa marque, un deuil sur les choses. Il
entra, faisant signe aux importuns d'attendre. Dans le vestibule, un
paquet de lettres, de cartes, de dépêches. Il y avait un télégramme de
service apporté depuis une heure. Le général l'ouvrit et eut un geste
de colère. «En vérité, ils pouvaient se passer de moi! Ils n'ont donc
jamais souffert, ces gens là!» On le rappelait d'urgence, à Paris,
pour une grève qui venait d'éclater. Le ministre ordonnait: «Prenez le
premier train, j'ai besoin de vous.» M. de Meximieu était seul dans le
vestibule du château. Il déchira le papier, l'émietta, en froissa les
débris qu'il jeta sur les dalles. «Tant pis! Je n'irai pas!» Il
s'était promis de parcourir une dernière fois les chambres, les
salons, les greniers encombrés de Fonteneilles; de recevoir les
fermiers; de désigner à Renard les objets qu'il faudrait expédier
d'abord à Paris. Il y avait des souvenirs sacrés. Madame de Meximieu
lui avait fait promettre d'en rapporter lui-même plusieurs: «Ceci, et
encore ceci que vous trouverez dans sa chambre, dans le fumoir...» Il
le ferait. Et, en effet, il appela le garde, et il marcha vers
l'escalier. Mais, au moment de monter la première marche, il s'arrêta;
il passa sa main sur son front comme pour dissiper un éblouissement.

--Non, dit-il, mon devoir de soldat est à Paris: allons!

Il reparut au dehors, laissant la porte ouverte, et dit à Renard qui
accourait:

--Faites avancer l'auto.

Quand la voiture fut devant la porte:

--Messieurs, dit-il au groupe d'hommes qui l'attendaient, je vous
enverrai mes instructions de Paris. Je suis obligé de partir. Affaires
de service. Adieu!

Et, se jetant dans la voiture, sans regarder en arrière, il dit au
chauffeur:

--Du soixante à l'heure, Édouard. Nous rejoignons, à La Charité,
l'express pour Paris.

Au moment où l'automobile tournait au coin de l'avenue, et se lançait
à toute vitesse sur la route de Laché, le bruit de la corne passa
au-dessus des bois, et au-dessus du village de Fonteneilles. C'était
le dernier adieu d'une race. Les femmes avaient regagné leur maison.
Beaucoup d'hommes étaient restés sur la place de l'église, ou entrés
dans les cabarets. Gilbert Cloquet causait au milieu d'une quarantaine
d'entre eux, devant la porte du café Blanquaire. Il s'interrompit de
raconter son voyage, et tous ils écoutèrent les appels de la corne qui
s'éloignaient et diminuaient comme les étincelles d'une fusée. Ni les
ennemis, ni les amis du château ne firent la moindre réflexion; une
même pensée sérieuse les tenait; un sentiment commun de la fragilité
humaine changeait leur silence en un hommage secret. Ce fut très
court; une voix usée, celle de Lamprière, demanda:

--Dis donc, Cloquet, si tu payais une tournée? Quand on rentre au
pays, on régale.

--C'est de droit, fit le journalier: je veux bien.

--Et puis, tu sais, ça ne t'empêchera pas de raconter ton voyage; et
chez Blanquaire on sera mieux que dehors: il fait une sale brume.

Cloquet leva la tête. Les nuages filaient, énormes et mous, effrangés
par le vent, et laissaient tomber une poussière d'eau glacée.

--Ils viennent du pays d'où je viens, dit-il, où les gens valent mieux
que la pluie... Allons, qui est-ce qui me suit?

Il entra chez Blanquaire, et la plupart des hommes, qui se jugèrent
invités par le regard circulaire du journalier, entrèrent aussi.
Plusieurs sortirent des maisons voisines, ou quittèrent l'abri du mur
de l'église. La longue salle du café s'emplit du vacarme des voix et
du crissement des carreaux rayés par les clous des semelles, et
bientôt, autour des tables de bois, disposées sur deux rangs, depuis
la porte jusqu'au fond, c'est à peine si trois ou quatre tabourets
demeurèrent vides. Presque tous les compagnons des bois étaient là:
Ravoux, qui avait pénétré dans la salle quand M. de Meximieu parlait
encore et par manière de protestation; Supiat Gueule-de-Renard,
survenu au dernier moment, et entré sans invitation, l'oeil inquiet et
la bouche ricanante; Durgé, qui avait brisé naguère la première
faucheuse de Fonteneilles; Gaudhon, l'ancien cuirassier; Trépart,
l'énorme roulier qui ne riait qu'à la fin des dîners de noces; Méhaut,
Justamond, Lamprière et d'autres, qui étaient comme eux des hommes
faits; il y avait aussi, en petit nombre, de tout jeunes ouvriers, que
leur jeunesse attirait l'un vers l'autre, et qui s'appelaient dans la
cohue des aînés: «Étienne Justamond? Jean-Jean? Par ici? J'ai une
place pour toi!» Pendant plusieurs minutes, la salle du café
Blanquaire ressembla à ces salles d'auberge, prises d'assaut, les
jours de foire, par les vendeurs et les marchands criant là comme
dehors, pressés de boire, parieurs et dépensiers par orgueil, maîtres
du lieu banal, du mobilier, du vin et de l'hôte qu'ils peuvent payer
et qui doit rire. C'étaient les mêmes cris, les mêmes agaceries aux
deux filles de Blanquaire qui apportaient les bouteilles, et qui se
défendaient mal, en habituées; les mêmes bourrades à l'adresse du
cafetier, le même bruit de bouchons qui sautent et de verres qui se
heurtent. Mais, très vite, il fut évident qu'une pensée dominante, une
curiosité commune, excitaient tous ces hommes, groupés par quatre
autour des tables. Des mains montraient Gilbert Cloquet; des têtes se
tournaient vers lui. Il s'était assis vers le milieu de la salle, près
du mur de droite, et il n'y avait près de lui qu'un seul buveur, et
encore celui-ci, un tout jeune, Jean-Jean, le siffleur de
Montreuillon, s'était-il mis au haut bout de la table. Gilbert, les
bras croisés à côté de son verre plein, considérait ses anciens
compagnons qu'il revoyait après plusieurs mois d'absence; il se
sentait observé et il observait, attentif, silencieux, comme un vieux
pilote qui a vent debout. Quelquefois seulement, d'un signe de tête,
il répondait au bonsoir d'un camarade. Une voix, du fond de la salle,
dit:

--Ses opinions ont changé, paraît-il. On assure qu'il n'est plus avec
nous.

Il demeura muet, mais il releva un peu le front, pour voir qui
parlait. C'était Ravoux, assis au fond de la salle, au milieu d'un
groupe compact. Une autre voix, ardente et haute, repartit, à l'autre
bout du café, près de la porte:

--Il ne s'en cache pas. Vous l'avez vu parler au noble, tout à
l'heure. Et il n'y a pas dix minutes, il racontait que les Belges
valent mieux que les gars de la Nièvre.

Un murmure courut; des torses penchés se redressèrent; des yeux
étonnés, d'autres défiants, d'autres irrités, interrogèrent Gilbert
Cloquet, et les verres furent posés sur les tables.

Il ne bougea pas plus qu'une colonne. Quelques voisins, qui n'étaient
pas tout proches, cependant, écartèrent leur tabouret. La voix
gouailleuse de Supiat reprit:

--Il faudrait tout de même savoir le fond des choses. La saison
commence dans la forêt, on ne peut pas avoir des traîtres parmi nous.

Des protestations l'interrompirent:

--Ce n'en est pas un, voyons! Dis, Cloquet, que tu n'en es pas un?

--A voir comme il parlait, sur la place, et la façon dont il a salué
l'église, continua Supiat, moi je vous dis que Gilbert Cloquet ici
présent est devenu quelque chose comme un clérical. Je ne jurerais pas
que, chez les Picards, on ne lui a pas fait faire ses Pâques!

Les soixante buveurs regardaient Gilbert Cloquet. Il ôta
tranquillement son chapeau, et dit:

--Je les ai faites.

Ils se levèrent tous. La colère des gestes et des voix remplit la
salle. Des bras menaçaient; on s'interpellait d'une table à l'autre,
de la fenêtre à la porte, du fond de la pièce à l'entrée. Beaucoup
d'hommes criaient: «A bas Cloquet! Pas de calotins!» D'autres: «Il est
libre! Nous sommes libres!» Des tabourets renversés tombaient sur le
carreau. Supiat sifflait dans une clé. Un coup de poing formidable,
qui fit sauter les verres et les bouteilles, ramena un demi-silence,
et la voix ample, la voix de réunion publique de Ravoux, le président,
déclara:

--Qu'il s'explique! Nous le jugerons, camarades: écoutez-le!

On vit alors que Cloquet était debout aussi, les épaules appuyées à la
muraille, et qu'il avait le regard tranquille, et qu'il croisait les
bras.

--C'est vrai, dit-il, j'ai vu là-bas des compagnons qui s'aimaient
mieux que nous, et qui vivaient mieux que nous... J'aurais pu le voir
en France; mais moi, je l'ai vu de l'autre côté de la frontière...

--Non! non! Empêchez-le de parler! A la porte du syndicat, Cloquet!
Fais voter tout de suite, Ravoux, on est en nombre!

--Pas encore! cria Ravoux. Laissez-le parler!

--Pas encore, reprit Cloquet. Je n'injurie personne; mon coeur n'a
point changé en mal, au contraire; mais j'ai reconnu que nous
n'avions pas la vie, et je suis revenu pour vous dire où elle est. Je
vous le dirai une fois, deux fois, dix fois, tant que je serai du
monde. Personne ne m'en empêchera! Je veux rester avec vous. La
justice que j'ai voulue, je la veux toujours, mais je sais à présent
qu'elle est plus belle que je ne croyais. Et je vais à elle.

--Vas-y seul! Assez! A la porte! Bravo Cloquet! Non! A la porte!

--Venez donc m'y mettre!

--On y va!

Dans le tumulte grandissant, que les coups de poing de Ravoux
n'apaisaient plus, trois hommes, sautant par-dessus une table,
coururent vers Cloquet: c'était Tournabien, à la figure de chat;
c'était Le Dévoré, c'était Lamprière, tout à fait ivre. Une vague
humaine, entraînée par eux, se rua vers le milieu de la salle, déferla
en demi-cercle. Mais au moment où Cloquet, enveloppé à distance, se
préparait à se défendre, et dénouait ses bras croisés, les assaillants
et les curieux, les amis secrets et les ennemis s'arrêtèrent, et se
turent subitement. Un spectacle nouveau les confondait dans la même
stupeur. A côté de Gilbert, un homme s'était dressé le long du mur. La
jeunesse l'illuminait. Ses lèvres riaient. Il était mince et plus
petit que le grand Gilbert; il le regardait de bas en haut, avec
amitié, comme un cadet qui interroge l'aîné, et il dit, dans le
silence, sans prendre garde aux poings tendus:

--Monsieur Cloquet, je suis de votre bord!

Cloquet sourit de contentement dans sa barbe, et l'on vit ses dents
blanches.

--Ah! Jean-Jean, petit bûcheron de Montreuillon, tu as du coeur comme
pas un; mais ne prends pas si vite mon parti; trahis-moi plutôt: ils
pourraient te faire du mal!

Le petit se tourna vers les hommes ameutés.

--Ils ne sont pas tous contre vous, allez!

Et, pour lui donner raison, deux autres, qui étaient de son âge à peu
près, jouant des coudes, sortirent du rang. Ils venaient par instinct,
parce qu'un mot d'honneur ou d'amitié les avait touchés; ils prenaient
parti pour le faible et pour Dieu inconnu; ils étaient pâles, et l'un
était tout blond de cheveux, frais de visage et rousselé, et l'autre,
la poitrine encore étroite, mais jambé comme un cuirassier, avait au
menton des copeaux frisés de barbe brune. Leurs yeux étaient tout
frémissants de colère bridée.

--Toi aussi, mon Étienne Justamond? dit Cloquet. Toi aussi, Victor
Méhaut? Ah! braves gens de partout!

Et quand les trois jeunes hommes furent à côté de lui, l'encadrant, un
à sa droite, deux à sa gauche, pour s'empêcher de pleurer, il se mit à
rire tout haut; il étendit les bras, et les posa sur les épaules
amies, et il cria, et sa voix couvrit le murmure de la salle:

--Chassez-moi du syndicat, si vous voulez, camarades, voilà le mien!
Est-il beau! Rien que des baliveaux de chêne!

--Pas de plaisanterie, Cloquet! Personne ici ne te chasse; tu es
libre! Arrière, les compagnons, et reprenons nos verres!

Ravoux intervenait, Ravoux avait eu peur; il trouvait que ces jeunes
avaient le geste neuf et on ne sait quelle figure inquiétante de
chiens qui n'ont pas de collier; en homme expérimenté, il sentait
qu'une partie des bûcherons admirait secrètement Gilbert Cloquet; il
formulait, comme de coutume, il avait deviné l'opinion dominante; ses
mains pâles et velues poussaient les compagnons et rompaient le cercle
autour de Cloquet, de Jean-Jean, d'Étienne Justamond et de Victor
Méhaut.

--J'aime mieux ça, dit Cloquet. Allons! mes petits, reprenez vos
verres, vous aussi. Rentrez les poings. Je vous rappellerai, si j'ai
besoin de vous.

Il resta debout, pendant qu'autour des tables, peu à peu, les hommes
se rasseyaient, appela Blanquaire, paya la dépense de tous ceux qui
étaient là, puis, levant son verre tout plein de vin de Narbonne, il
but d'un trait.

--Adieu, mes compagnons et mes amis! Il faut que j'aille revoir ma
maison, où je ne suis pas encore rentré.

Il fit un geste de la main, largement, comme pour semer son adieu à
travers la foule. Plusieurs hommes crièrent: «Vive Cloquet! Merci,
Cloquet!» D'autres, d'un mouvement de tête ou de paupières, donnèrent
à entendre: «Je suis avec toi, tout au fond.» D'autres eurent l'air de
ne rien entendre et de ne rien voir. Il traversa la salle, lentement,
s'arrêta un instant sur le seuil, pour bien montrer qu'il ne fuyait
pas, et descendit sur la route.

Le bruit de la dispute, les applaudissements, les éclats de voix
avaient excité la curiosité des voisins du café Blanquaire. Quand
Gilbert Cloquet leva la tête pour juger si le temps s'était amélioré,
il aperçut des visages derrière toutes les vitres basses des maisons;
il vit même, à la fenêtre haute de la cure, toute voisine du café,
l'abbé Roubiaux penché, inquiet, se demandant: «Ont-ils tué
quelqu'un?»

--Je ne suis pas encore mort, monsieur le curé, dit-il. Et même, si
vous vouliez bien me faire un bout de conduite, j'ai quelque chose à
vous annoncer!

L'abbé, tête nue, sortit par la porte à claire-voie, et se mit à
descendre, à côté de Gilbert, dans la direction de la forêt et du
Pas-du-Loup. Mais le journalier ne lui apprenait aucune nouvelle
d'importance. C'était lui plutôt qui interrogeait, et se faisait
raconter les dernières semaines de la vie de Michel de Meximieu. A
l'endroit où le sentier se détache de la route, loin des maisons, loin
des oreilles qui guettent les mots:

--Monsieur le curé, dit Cloquet en s'arrêtant, il ne faut pas aller
plus loin. C'est même beaucoup de vous avoir fait marcher si longtemps
sans vider mon sac. Mais je ne voulais pas être espionné. Monsieur le
curé, qui croyez-vous avoir devant vous?

--Le bûcheron Gilbert Cloquet.

--Non, c'est un autre: je suis converti.

--Vous dites?

--Converti à fond, de coeur, de corps et d'esprit. Mais, c'est pas
vous qui avez fait le coup: c'est les Belges.

Rapidement, il raconta son séjour dans le pays des Picards, et comment
il avait été amené, presque sans l'avoir voulu, à suivre le boucher de
Quiévrain. Il parlait sans quitter des yeux l'abbé Roubiaux, avec un
regard clair, content, ami, et qui voulait dire: «Vous voyez bien que
je ne mens pas. Je ne suis plus celui qui se détournait quand vous
passiez, ou qui ne comprenait pas.» L'abbé, lui, ne regardait pas
toujours Gilbert; parfois, il levait les yeux au-dessus de son ami,
au-dessus de la terre, comme le Christ, dans les tableaux, quand il va
bénir le pain. Et, chaque fois, ses yeux revenaient de là-haut tout
brillants et cernés de larmes jeunes. Enfin, il dit:

--J'ai travaillé, moi aussi, pendant que vous n'étiez pas là; et vous
verrez, dimanche, que plusieurs m'ont entendu. Mais je suis encore
bien seul, Gilbert: vous m'aiderez, n'est-ce pas?

--Cette question! On ne croit jamais pour soi tout seul, voyons,
monsieur l'abbé! Ce que j'ai eu de bon, moi, je l'ai toujours partagé.

--Quel malheur pour nous, que la mort de monsieur Michel!

--Oui, vous dites bien; vous, lui et moi, c'était comme une Trinité.
Mais à nous deux, monsieur le curé, nous sommes bien forts, parce
qu'ils ont de l'estime pour nous.

--Et vous avez pensé à ce que vous feriez?

--Oui, je ferai comme la veille de la vente qui a eu lieu à l'Épine.
Il y avait un cheval ici, une vache là, une autre ailleurs, des brebis
dans les chaumes, et je les ai ramenés!

Il fit un geste, comme jadis, dans les réunions publiques, et sa voix
s'éleva:

--Et puis, vous savez, je reste du syndicat! Compagnon comme devant,
le vieux Gilbert!

--Vous faites bien!

--Vous ne me le diriez pas, que je le croirais tout de même.
Seulement, monsieur le curé...

Il se pencha et il baissa la voix, parce que c'était une confidence.

--Seulement, il faudra faire comme les messieurs prêtres du pays des
Picards. Ils avaient de l'amitié pour le pauvre monde...

--J'en ai aussi.

--Celui qui nous prêchait, quand on le regardait, on lui voyait dans
le coeur quelque chose qui nous aimait, et quand il parlait, on aurait
dit que c'était un de nous.

--Je saurai, n'ayez pas peur!

Alors, l'abbé demanda:

--Donnez-moi la main.

Gilbert les tendit toutes les deux. Et l'abbé les serra dans les
siennes, un long moment, et il considérait, muet d'émotion, cette
chose ancienne, et belle, et nécessaire: les mains de l'ouvrier mêlées
à celles du prêtre.

Ils se quittèrent. Cloquet descendit par le sentier qui mène au
Pas-du-Loup.

Il était deux heures de l'après-midi. Le ciel se découvrait vers les
monts du Morvan. Mais les maisons du hameau, enfouies dans la forêt,
ne recevaient jamais que le trop-plein de la lumière qui passait
au-dessus d'elles. En ce moment, elles étaient déjà dans la brume et
dans l'ombre, et l'on eût dit qu'elles commençaient leur nuit. Gilbert
se dirigea vers celle qui était plus obscure que les autres, et dont
la fenêtre était fermée. Et il frappa trois grands coups avec sa
canne.

Sur le seuil de la maison voisine, la mère Justamond accourut.

--Qui est-ce qui cogne? Comment! c'est vous, Gilbert Cloquet! Vous
attendez après la clé? On vous l'apporte.

Elle disparut, et revint presque aussitôt, flanquée de deux de ses
filles, Julie la grande, et Jeannie la courtaude.

--Dame! mon pauvre homme, on ne vous espérait plus! Voyez la maison,
comme elle a l'air mort! Personne n'est venu vous demander, depuis
longtemps.

--Personne? Vous êtes sûre?

La bonne femme mit la clé dans la serrure, et dit, luttant du genou
contre la porte qui résistait:

--Non, personne, pas un chrétien; il y a tout au plus un compagnon,
Méhaut l'ancien tuilier, qui s'est informé de la maison. Il aurait
voulu la louer.

--Il pourra le faire, probablement, répondit Gilbert.

La mère Justamond, ayant réussi à pousser la porte, s'effaça pour
laisser passer Cloquet. Mais il n'osa pas d'abord entrer. L'air moisi
qui soufflait de là dedans, l'air qui meurt chez nous quand nous n'y
sommes plus, et tout le souvenir du passé l'arrêtèrent sur le seuil.
Il essuya son front avec sa main, comme si une bête l'avait piqué, et
un peu courbé, les yeux fixes, il contemplait ce pauvre cube d'ombre
qui avait été la demeure de sa joie, la demeure de sa peine, et qui ne
vivait plus.

La mère Justamond ne comprenait qu'à demi. Elle hochait la tête, en
avançant les lèvres, comme une personne qui voudrait bien en savoir
plus long, mais qui n'ose pas interroger. Elle demanda seulement:

--Comme ça, la Picardie, ça n'a pas été?

Gilbert, sans répondre et sans bouger, demanda à son tour, de sa voix
toute basse, et qui tremblait:

--Dites, mère Justamond, où est Marie? Le savez-vous?

Julie Justamond, rousse comme un écureuil, debout près de la mère, et
les dents éclatantes, répondit:

--Elle voyage depuis sa jeunesse, cette fille-là: elle continue.

La mère lui envoya une gifle.

--Rosse, dit-elle, voilà pour toi! Excusez-la, Gilbert, c'est encore
jeune... Non, je n'ai pas grande nouvelle. Des gens m'ont dit qu'elle
était à Paris avec son homme.

--Je la retrouverai parce qu'elle aura besoin de moi, mère Justamond.

Il tourna la tête vers la femme, qui eut pitié de le voir si ému, et
il dit, se penchant:

--Je vas recommencer à travailler pour elle.

--Pour elle, Gilbert! C'est pas Dieu possible! Pour une fille qui vous
a manqué!

--Oui. On revient de loin, voyez-vous. Elle peut revenir, elle aussi.

--Qui a eu la saisie, qui a...

--Je sais tout ce qu'elle a fait, mère Justamond, mais je dis ce que
je dis: je vas recommencer à travailler pour elle.

Il entra dans la maison, et on ne le vit plus, que comme une ombre qui
hésite en marchant. Puis les femmes s'en allèrent. Le hameau redevint
silencieux. Il n'y avait plus que les feuilles mortes qui roulaient
sur le chemin forestier.

Gilbert Cloquet resta plus d'une heure chez lui. Quand il sortit, et
qu'il passa devant la maison de la mère Justamond, il tenait à la main
un paquet enveloppé dans un mouchoir. C'étaient de menus objets qu'il
n'avait pas voulu emporter au pays des Picards, et entre autres, des
photographies de sa femme et de sa fille, et une petite statue, haute
de deux doigts, tout enfumée, toute délaissée jadis, et qui était la
seule chose qu'il eût embrassée, lui, en revenant. Il allait
lentement.

--Mon pauvre Cloquet, demanda la bonne femme, où allez-vous, comme ça,
si triste?

--Je vas faire une chose qui me coûte bien, répondit Cloquet sans
s'arrêter. Mais il faut que j'aille...

Elle cria:

--Reviendrez-vous, au moins?

Il fit un geste, comme s'il disait non.




XVI

LA REMONTÉE


Il revit le jour, en sortant de la forêt, mais le jour commençait à
diminuer, car on était dans les mois où la terre dort longtemps. La
route qui conduit à Fonteneilles était déserte. Les hommes, les femmes
qui avaient assisté à l'enterrement s'étaient dispersés à travers les
campagnes, et les esprits aussi étaient revenus chez eux. Gilbert
montait tout seul. Cependant, comme il traversait le bourg, il fut
aperçu par les femmes et les filles, qui rêvassent derrière les vitres
en tirant leur aiguille. Dix têtes jeunes ou vieilles, dix paires
d'yeux suivirent le mouvement de l'homme qui marchait au milieu de la
route.

--Où va-t-il?

Il ne regardait personne. Il avait la tête penchée et toujours son
petit paquet à la main.

--Où va-t-il? Il a son bel habit. Il ne descend pas vers le bois, non,
il s'en va vers le haut du bourg; le voilà en face de chez Durgé; il
ne s'arrête pas... Il diminue déjà... Il est loin... Est-ce que?...
Oui, c'est sûr! Il remonte à la Vigie!

Il remontait, en effet, à la Vigie. Depuis vingt-trois ans, pas une
fois il n'avait suivi ce bout de route qui va de Fonteneilles jusqu'au
sommet de la colline où est bâtie la ferme, et qui descend de l'autre
côté. Quand il devait se rendre à Crux-la-Ville, il préférait allonger
le parcours et tourner la motte verte, plutôt que de revoir ces murs
qu'il avait quittés et de risquer de rencontrer le maître du domaine
sur la terre du domaine. Il avait dépassé le bourg, à présent, il
gravissait la dernière pente, qui est droite et régulière. Il n'avait
de regard ni pour droite, ni pour gauche, mais il levait la tête, et,
au ras du ciel, là-haut, il regardait grandir, et se mouvoir au gré de
la marche, le dessin des toits et de la pierraille qui avaient nom La
Vigie. Les années qu'il avait passées là, les meilleures, celles de sa
jeunesse, soulevant la poussière et les cailloux tombés dessus,
ressuscitaient dans l'esprit de Gilbert. Il voyait tout le passé
redevenir vivant, et la figure qu'avait M. Honoré Fortier,
l'après-midi où l'on s'était quitté. Pour Gilbert, cette rude face
rasée, pleine et noueuse, n'avait ni changé, ni vieilli: elle vivait,
fixée dans une expression de colère, de dédain et de défi. Ils
allaient donc se revoir. Gilbert avait changé, lui; mais l'autre?
celui qui ne descendait de la Vigie que dans la carriole rouge et pour
aller aux foires?

A mesure que grandissaient la haie double du petit chemin qui noue la
ferme à la route, et le frêne tout rond qui couvre encore la barge de
bois, et les étables cachant à moitié la maison, «le domaine» qui est
bâti au côté gauche de la cour, Gilbert Cloquet ralentissait le pas.
«J'ai donc bien vieilli?» pensait-il.

Le soleil luisait un peu avant de disparaître.

Quand le vent du plateau souffla sur son front mouillé, Gilbert, à
l'entrée du petit chemin de la ferme, s'arrêta. Il était à cinquante
pas de la Vigie; il voyait de côté, dans le sens de la largeur,
l'habitation de M. Fortier, puis la cour en contre-bas, au fond les
porcheries et le poulailler, et tout près, formant le troisième côté
de la cour et se présentant en longueur, l'étable des boeufs, l'étable
des vaches, la grange, l'écurie avec les pigeons sur l'arêtier. La
ferme semblait déserte.

«Il est en voyage, peut-être?» murmura Gilbert.

Il entra dans le chemin, et s'avança jusqu'au milieu de la cour, et se
tint debout, face à la porte de la maison, qui était close. A sa
gauche, abrités par le mur de l'étable, deux jeunes domestiques de la
Vigie dételaient une jument et quatre boeufs de labour, et ils se
mirent à désigner du doigt l'arrivant, et à rire à son sujet. Lui, il
les ignora, autant que des moucherons qui eussent dansé près de lui.
Il ne détournait pas son regard de la porte du domaine. Il attendait,
appuyé d'une main sur son bâton d'épine, son paquet posé à terre, près
de lui.

Et plus de cinq minutes s'écoulèrent, après lesquelles Gilbert enleva
son chapeau. Il venait d'apercevoir, derrière la vitre, madame
Fortier, toute blanche. La porte s'ouvrit, et M. Fortier apparut sur
le seuil. Mais il ne s'avança pas. L'ancien maître de Gilbert, le
riche fermier, devenu le principal personnage de la commune,
considérait à son tour ce journalier dont il cherchait à deviner les
intentions. A travers la cour, de l'un à l'autre homme, des pensées,
des demandes et des réponses muettes, allaient et venaient. Une
rancune aussi violente qu'au premier jour gonflait le coeur et faisait
trembler les lèvres rasées de M. Fortier. Il fut sur le point de
crier:

«Hors d'ici, Cloquet, ma cour n'est pas pour les domestiques qui m'ont
abandonné!...»

Mais il remarqua que le journalier avait le chapeau à la main, et il
dit, levant un bras jusqu'à moitié de son ventre:

--Viens plus près, si tu as des raisons d'être dans ma vue.

--J'en ai, dit Cloquet.

Il vint, sans cesser de tenir ses yeux levés, pour que M. Fortier pût
lire dans la pensée de son ancien domestique. Il s'arrêta à trois pas
du perron, et il se couvrit.

--Monsieur Fortier, je vous ai fait du tort, il y a vingt-trois ans,
quand je vous ai quitté.

--Est-ce que tu crois que je l'ai oublié? Je t'en veux autant qu'au
premier jour.

--Moi, monsieur Fortier, je voudrais réparer le tort que je vous ai
fait. Je voudrais rentrer à la Vigie.

--Tu y as mis le temps, Gilbert Cloquet! C'est donc parce que tu n'as
plus de force, que tu me reviens?

--Allons donc! dit Gilbert, en levant sa canne en biais, comme une
cognée.

--Alors, c'est parce que tu n'as plus d'argent?

--Écoutez, dit l'homme en s'approchant d'un pas, vous ne pouvez pas me
reprocher d'avoir perdu mon bien pour payer les dettes de ma fille.
Oui, je veux gagner mon pain, et je peux le gagner partout, monsieur
Fortier! Si je reviens chez vous, c'est pour la justice que je vous
dois, et parce que je serai moins seul, là où j'ai été jeune.

--Je t'ai dit, il y a vingt-trois ans: «Même quand tu seras vieux,
jamais je ne te reprendrai.» Je n'ai qu'une parole!

--Moi aussi, monsieur Fortier, j'avais dit: «Je veux être mon
maître.» A présent, je ne le pense plus: ça n'est pas le métier qui
fait qu'on est libre. J'ai vu ça chez les Picards.

--En effet, on m'a parlé...

M. Fortier eut un petit rire sec que Gilbert connaissait. Quand M.
Fortier laissait s'allonger ses lèvres gercées, ne fût-ce que d'un
millimètre, c'est qu'il pouvait revenir sur son premier mot.

--Je vous en prie, monsieur Fortier: je l'aime, la Vigie!

Le fermier se redressa sous le coup de l'émotion. Lui aussi, lui
surtout il aimait la Vigie. A sa droite, il apercevait les deux
bouviers, deux gringalets de dix-huit ans, mauvaises têtes, mauvais
coeurs, hélas! et pareils à tous les autres domestiques qu'on trouvait
maintenant. Et tout près, il avait Gilbert, l'homme ancien sans doute,
mais qui aimait la terre, qui ne buvait pas, ne laissait point se
perdre le bien du maître, qui avait touché et remué chaque motte de la
grande ferme.

Il s'attendrit, en calculant l'intérêt qu'il avait à reprendre ce
Gilbert.

--Viens, dit-il.

Et il tendit la main à Gilbert, pour le faire monter jusqu'à lui.

Ces quatre marches franchies, le journalier redevenait domestique de
M. Fortier, à la Vigie de Fonteneilles.

Les deux hommes burent d'abord deux verres de vin rouge du Midi, coup
sur coup, et mangèrent un biscuit, en signe de réjouissance. Gilbert
avait retrouvé son courage, et questionnait sur les changements, et
sur les projets.

--Tu retrouveras ta bauge; c'est moins bon qu'un lit!

--Ça m'est égal. Les boeufs s'appellent toujours de même?

--Toujours Griveau, Chaveau, Corbin, Montagne, Jaunet et Rossigneau.

--Tant mieux, fit Gilbert, en riant d'aise. Je n'aurai rien à
rapprendre, alors.

--Pas grand'chose, Dieu merci, répondit M. Fortier.

Il souleva le rideau de la fenêtre, du côté des champs.

--Tiens, dit-il, pendant qu'il reste du jour, va faire le tour des
terres, mon vieux Gilbert.

Gilbert traversa la cour, et il alla dans le pré qui est derrière les
étables, et d'où l'on aperçoit Fonteneilles avec sa forêt. Mais il se
souvenait surtout de la vue qu'on a de la pâture. Il gagna donc, par
la route, la grande pâture qui est sur le plateau, à droite, et il
revit les montagnes du Morvan et tout l'horizon qu'il avait contemplé
dans sa jeunesse. Puis, un à un, le long des traces et par les
échaliers, il parcourut les héritages.

Les bêtes le considéraient un instant, et se remettaient à paître,
songeant: «C'est bien: il est d'ici»; des grives, de la grosse espèce,
posées sur les peupliers qui n'avaient plus qu'une feuille ou deux,
rappelaient avant d'aller se blottir dans une touffe de gui; des
corbeaux le saluaient de l'aile en passant au vol; des ramiers, lancés
à toute allure dans les hauteurs dorées, plongeaient en tournoyant
vers les combes déjà bleues.

Il faisait froid. Le couchant annonçait du vent pour le lendemain. La
cloche de Fonteneilles sonnait à mi-coteau. Gilbert était seul,
au-dessus du vaste pays, dans la nuit qui tombait. Il pensa à la
maison où il ne rentrerait plus, cachée là-bas, dans les futaies du
Pas-du-Loup. Il pensa à ses camarades, les journaliers de
Fonteneilles, et il reconnut qu'il les aimait tous, qu'il pardonnait à
tous, et qu'il lui serait bon de revivre parmi eux.

Puis, comme le jour défaillait, il fit du regard tout le tour de la
colline ronde où il allait recommencer à travailler demain. L'herbe
était belle. Les jachères attendaient la charrue. En maint endroit,
au-dessus des terres brisées, le froment levait sa pointe verte.
Gilbert se découvrit, et il dit:

--Peu importe à présent d'habiter chez les autres, peu importe le
chaud, le froid, la fatigue ou la mort: j'ai le coeur en paix.

Il sentait une grande joie vivante monter d'elle-même dans son coeur
renouvelé.

Et il dit encore:

--Je suis vieux, et cependant, voilà que je suis heureux pour la
première fois.




FIN




TABLE


  I.--LA MARCHE DES BÛCHERONS                               1

  II.--LA VIE MORALE D'UN PAUVRE                           43

  III.--LA LECTURE EN FORÊT                                95

  IV.--LA VAUCREUSE                                       127

  V.--LE RECOURS EN GRÂCE                                 154

  VI.--LE MORNE DIMANCHE                                  173

  VII.--LES FOINS                                         207

  VIII.--LA QUÊTE DE L'ABBÉ ROUBIAUX                      231

  IX.--LA VENTE CHEZ LUREUX                               252

  X.--LA FERME DU PAIN-FENDU                              273

  XI.--LES LABOURS DE PICARDIE                            286

  XII.--LA BOURRASQUE                                     297

  XIII.--FAYT-MANAGE                                      315

  XIV.--LE REVENANT                                       336

  XV.--LE DÉPART DU MAÎTRE                                346

  XVI.--LA REMONTÉE                                       378


DU MÊME AUTEUR


  LIBRAIRIE CALMANN-LÉVY

     UNE TACHE D'ENCRE (_Ouvrage couronné par l'Académie
     française_)                                                1 vol.
     LES NOELLET                                                1 --
     A L'AVENTURE (croquis italiens)                            1 --
     MA TANTE GIRON                                             1 --
     ARCELLE BLEUE                                              1 --
     SICILE (_Ouvrage couronné par l'Académie française_)       1 --
     MADAME CORENTINE                                           1 --
     LES ITALIENS D'AUJOURD'HUI                                 1 --
     TERRE D'ESPAGNE                                            1 --
     EN PROVINCE                                                1 --
     DE TOUTE SON AME                                           1 --
     LA TERRE QUI MEURT                                         1 --
     CROQUIS DE FRANCE ET D'ORIENT                              1 --
     DONATIENNE                                                 1 --
     PAGES CHOISIES                                             1 --
     RÉCITS DE LA PLAINE ET DE LA MONTAGNE                      1 --
     LE GUIDE DE L'EMPEREUR                                     1 --
     CONTES DE BONNE PERRETTE                                   1 --
     L'ISOLÉE                                                   1 --
     QUESTIONS LITTÉRAIRES ET SOCIALES                          1 --
     LE BLÉ QUI LÈVE                                            1 --
     MÉMOIRES D'UNE VIEILLE FILLE                               1 --
     LE MARIAGE DE MADEMOISELLE GIMEL, DACTYLOGRAPHE            1 --
     LA BARRIÈRE                                                1 --
     DAVIDÉE BIROT                                              1 --
     NORD-SUD                                                   1 --
     GINGOLPH L'ABANDONNÉ                                       1 --
     RÉCITS DU TEMPS DE LA GUERRE                               1 --
     AUJOURD'HUI ET DEMAIN                                      1 --

  ÉDITION ILLUSTRÉE

     LES OBERLÉ, un volume in-8º jésus, aquarelles et dessins
     de CHARLES SPINDLER.

  LIBRAIRIE ÉMILE-PAUL

     LE DUC DE NEMOURS                                          1 vol.

  LIBRAIRIE J. DE GIGORD

     LA DOUCE FRANCE                                            1 vol.




  E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY



***END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BLé QUI LèVE***


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Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.gutenberg.org/fundraising/pglaf.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://www.gutenberg.org/about/contact

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://www.gutenberg.org/fundraising/donate

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against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit:
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concept of a library of electronic works that could be freely shared
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