La souris japonaise : roman

By Rachilde

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Title: La souris japonaise
        roman

Author: Rachilde

Release date: June 8, 2025 [eBook #76249]

Language: French

Original publication: Paris: Ernest Flammarion, 1921

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SOURIS JAPONAISE ***






  RACHILDE

  La
  souris japonaise

  ROMAN


  PARIS
  ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
  26, RUE RACINE, 26

  Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés
  pour tous les pays.




    Il a été tiré de cet ouvrage
    trente-cinq exemplaires sur papier de Hollande,
    numérotés de 1 à 35.




DU MÊME AUTEUR


    CONTES ET NOUVELLES.
    DANS LE PUITS.
    LE DESSOUS.
    L’HEURE SEXUELLE.
    LES HORS-NATURE.
    L’IMITATION DE LA MORT.
    LA JONGLEUSE.
    LE MENEUR DE LOUVES.
    LA SANGLANTE IRONIE.
    SON PRINTEMPS.
    THÉATRE.
    LA TOUR D’AMOUR.
    LA PRINCESSE DES TÉNÈBRES.


E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY




    Droits de traduction et de reproduction réservés
    pour tous les pays.
    Copyright 1921,
    by ERNEST FLAMMARION.




A HÉLÈNE RÉGISMANSET




La souris japonaise




I


On peut m’arracher la tête! On ne m’arrachera pas la conviction que mon
crime est une bonne œuvre, une chose utile, l’aboutissement logique de
toute une vie qui fut dominée, justement, par l’horreur du crime
bourgeois, de l’action inutile, nuisible, mais, hélas, permise par nos
dangereuses légalités.

Où prenez-vous que _l’anormal_ pur ne vaut pas le normal _impur_, que
l’absolu dans la sincérité n’est pas préférable aux hypocrisies qui ne
démontrent que l’impossibilité d’arriver à la vertu par les chemins
ordinaires?

Monsieur mon avocat, voulez-vous me laisser vous prouver que je suis
moins coupable que vous ne vous l’imaginez? Vous voulez des aveux? Vous
allez lire un roman. Celui de ce que vous croyez être _une passion
morbide_.

Névrosé? Non!

Vicieux? Pas davantage. Mais orgueilleux jusqu’au sacrifice de toutes
les conventions sociales pour obtenir la réalisation d’un vœu légitime,
pour sauver un être malgré le possible, en dépit de ce que vous appelez
tous, _le bon sens_...

Je suis né dans ce qu’il est d’usage de déclarer une excellente famille.
Mon père, vous le savez, était un magistrat d’une grande ville de
province. Il rendait la justice à peu près comme un rouage permet
l’enchaînement des autres rouages, d’une machine convenablement graissée
qui ne doit gripper qu’en présence du grain de sable. Il écartait le
grain de sable, le mettait à l’ombre pour que le soleil n’en fît plus
jamais briller aucune des facettes (certains grains de sable sont
taillés par la nature comme des diamants!) et il oubliait cet atome qui
avait fait partie, pourtant, de l’homogénéité universelle.

J’ai été fort bien élevé, en fils unique, seul héritier du nom, de la
fortune et surtout des préjugés, d’abord par ma mère, une personne
mystérieuse qui ne pensait à rien, mais agissait à la façon des rouages
dont il est question plus haut. Mince, élégante, blonde, sans
coquetterie, elle regardait tout avec des yeux sans fond, comme le ciel.
Elle ne m’aimait pas car elle n’admettait pas que mes idées fussent
opposées aux siennes. Aimer, dans toute la beauté de ce verbe, c’est
permettre. Celui qui aime vraiment peut rectifier le geste: il n’a pas
le droit de cerner l’essor d’un envol cérébral.

Lorsque je fus en état de comprendre les paroles humaines on me confia à
une bonne anglaise, méthodique, méchante, mais probe, qui m’apprit le
français tel que les étrangers le parlent, c’est-à-dire avec un accent
prétentieux.

Puis on me donna un précepteur quelconque, brutal, un socialiste enragé
qui cachait son jeu pour demeurer à la solde d’un gros bonnet de la
ville et qui me communiqua très vite le dédain des parvenus,
c’est-à-dire que je l’empêchai de parvenir à tromper mon père sur la
qualité de la marchandise qu’il lui vendait.

Alors, ma mère, indignée, chercha, dans l’aristocratie de ses relations,
un autre précepteur plus conforme à l’éducation qu’on désirait me donner
et qui fût, en même temps, un homme instruit.

Elle découvrit l’abbé Armand de Sembleuse.

A seize ans, j’étais un grand et frêle petit garçon, de très délicate
complexion, prétendait-on, _à tort_, d’une étrange volonté se
dissimulant sous une naissante ironie qui me faisait exagérer mes
défauts dès les reproches qu’on m’adressait à leur sujet. Physiquement,
j’avais l’aspect d’une fille déguisée mais je possédais une réelle force
latente qui se déclanchait dans la colère et pouvait jouer de terribles
tours aux gens non prévenus en ma faveur. Mes cheveux, d’un blond foncé,
à reflets de cuivre encadraient un visage de vierge dont les yeux seuls
auraient été violés. Je possédais les sourcils régulièrement ombrés de
ma mère et le regard malheureusement dur de mon père. J’étais beau avec
indifférence, mettons fatalité, si on tient au romantisme de la phrase.
J’excitais les femmes de chambre en faisant semblant de ne pas m’en
apercevoir. Or, je m’en apercevais très bien et cela m’amusait tout en
me dégoûtant un peu.

A ce moment-là, le plus décisif de la vie d’un homme, entra dans mon
existence morose de jeune provincial destiné à la carrière honorable
d’un hypocrite bourgeois, le plus dissolvant de tous les éléments de
discorde, une dualité cérébrale, la sinistre et cynique question de la
prédominance de l’éternel masculin sur l’éternel féminin.

Le précepteur qu’on me donna était un jeune prêtre, un jésuite, d’une
trentaine d’années, d’une éducation parfaite qui flattait ma mère parce
qu’elle lui rappelait sa famille. Pâle et brun comme une nuit de lune,
il avait, sous sa robe austère, une allure merveilleuse de jeune roi en
dalmatique, le montrant, sous le froc, plus puissant d’échapper à tous
les ridicules de la commune humanité. Il est toujours princier de porter
une robe en sachant la porter sans faiblesse.

Comme on nous présentait l’un à l’autre, ma mère ajouta, de sa voix
douce, au timbre un peu fêlé:

--J’espère en ton nouveau maître comme en un Messie. Il te régénérera.
Tu es indocile, en proie à des curiosités malsaines. Tu poses trop de
questions et M. l’abbé est ici pour répondre au nom d’une haute morale
qui te réduira, je l’espère, au silence. (Elle se tourna vers l’abbé et
lui sourit gracieusement.) Je vous confie un gamin absolument
irrespectueux. Je vous en fais d’avance toutes mes excuses. Il sait
beaucoup de choses mais les sait mal. Il a beaucoup lu, mais mal retenu.
Il faut essayer de le discipliner. Ce que nous désirons, mon mari et
moi, c’est non pas faire de notre fils un grand savant mais un être
vraiment raisonnable, sachant se conduire en toutes occasions difficiles
et surtout choisissant la bonne route, celle par où tout le monde doit
passer, la plus droite...

Armand de Sembleuse eut un sourire doux qui le fit resplendir d’un
étrange calme, le calme de ces belles nuits lunaires où toute la nature
endormie a l’air de se reposer comme quelqu’un qui attend.

Il ne me tendit pas la main, ce qui me glaça.

Je lui avais spontanément offert la mienne et, gauchement, je la remis
dans ma poche.

On resta à se regarder, interdit, puis on s’assit loin l’un de l’autre,
ma mère nous ayant abandonné à notre malheureux sort car elle était
discrètement indifférente aussitôt les rites mondains accomplis. Je ne
suis même pas bien sûr qu’elle eût de moi l’opinion qu’elle venait
d’émettre.

Nous nous trouvions dans le grand salon des réceptions officielles
ouvert exprès pour nous un jour où on ne recevait pas! Les portraits des
ancêtres nous contemplaient de haut, la physionomie de ceux qui vous
déclarent d’avance: _Débrouillez-vous_, mais en style moins familier.
Les meubles lourds et les tentures épaisses donnaient la sensation d’une
solidité où régnait l’éclat froid de la cérémonie, sans la gaîté, même
factice de la fête... Nous étions assis comme dans le monde et nous nous
regardions sans nous voir.

Le premier, Armand de Sembleuse, détourna les yeux de mes yeux, durement
fixés sur les siens, mes yeux d’un bleu crépusculaire.

--Votre père, me dit-il de sa voix prenante, un peu sourde, désire que
je vous prépare à vos examens. Je ne saurais trop féliciter vos parents
de vous soustraire à la promiscuité des collèges. Vous n’avez pas la
santé, paraît-il, qui vous permettrait d’essayer de la claustration un
peu sévère de nos institutions religieuses, et cependant votre mère
tient beaucoup à notre enseignement. J’espère, monsieur Henri, que nous
serons d’abord des amis avant toutes relations de maître à élève. Je
voudrais obtenir votre confiance et je devine que vous ne devez pas
l’accorder facilement. (Il se mit à sourire de son sourire calme
dénotant une conscience identique.) Si vous êtes aussi indocile et aussi
irrespectueux que veut bien l’avouer madame votre mère nous aurons sans
doute quelques discussions et je voudrais bien vous prouver, auparavant,
que je ne suis pas un ennemi de votre jeunesse malgré mon droit...
d’aîné.

Je me mis à rire, de mon habituel rire impertinent, mis en belle humeur
par le ton craintif de la voix sans trop m’occuper de ce qu’elle me
disait.

--Monsieur l’abbé, ripostai-je, maman exagère. _Les femmes exagèrent
toujours!_ Je suis, en effet, curieux et je m’impatiente quand on ne me
répond pas tout de suite, mais je suis capable d’écouter surtout si on
veut bien se donner la peine de m’expliquer ce qu’on m’apprend.

Il me regarda en haussant légèrement ses sourcils noirs et fins qui
rompirent son front blanc d’une ligne d’encre et eut (il me l’avoua plus
tard) l’impression qu’il se trouvait en présence de quelqu’un de
dangereux.

--Vous avez seize ans? C’est un peu tôt pour affirmer que les femmes
exagèrent toujours. Ce sont des créatures plus faibles que nous, plus
entraînées aux émotions et il me semble naturel de leur accorder toute
l’indulgence que mérite leur fragilité! En tous les cas, madame votre
mère est une si pieuse et si sérieuse intelligence que je m’honore
d’avoir été choisi par elle pour diriger vos études.

Il était clair qu’à ce moment-là il tâtait le terrain, ne parlait que
pour ne rien dire et commençait même à avoir envie de _se replier_,
mais, la pénible première entrevue fut traversée par un éclair brutal.
Ce fut comme la lueur annonciatrice de l’orage de plus tard. Les vapeurs
s’amoncelaient à l’horizon, il y régnait cette confusion des nuages qui
masque l’état de l’atmosphère en promettant ou la pluie bienfaisante, la
molle pluie rafraîchissant tous les paysages et tous les états d’âme ou
le bouleversement furieux, la tempête arrachant les arbres et déchaînant
l’électricité des nerfs humains.

Ma cousine, Lucienne Morin, pénétra en trombe dans le salon. Lucienne,
que j’appelais Luce, avait deux ans de plus que moi et elle était
orpheline. Mes parents l’avaient recueillie, elle et son héritage, assez
important, pour la laisser en pension le plus longtemps possible. Elle
ne sortait que le dimanche ou aux vacances de l’automne et quand elle
arrivait c’était toujours un événement regrettable. Elle aimait le
désordre, dérangeait la méticuleuse ordonnance de cette maison, au luxe
sévère mais très noble, se faisait gronder, répondait par des
protestations vulgaires qui irritaient tout le monde, jusqu’aux
domestiques qui la déclaraient: _chien couchant_, et elle s’en allait le
cœur gros, s’en retournait peut-être ulcérée par une secrète envie de
rendre le mal pour le bien, que, d’ailleurs on n’avait que l’air de lui
offrir.

Lucienne Morin était la fille de grands commerçants morts, le mari et la
femme, d’une grippe infectieuse, à quelques semaines de distance. Mes
parents avaient pris toutes les précautions possibles pour ne pas les
voir durant leur maladie mais, très frappés par la double catastrophe,
une fois tout danger de contagion écarté, ils avaient réparé
l’exagération de leur prudence par une courageuse adoption de la jeune
personne, horriblement mal élevée, en dépit de sa situation de grosse
héritière. Si, moi, j’étais curieux, elle se montrait d’une incorrection
de manières dont seul je connaissais l’étendue et j’avais le mépris de
ma cousine Luce comme ordinairement on a la terreur des animaux réputés
immondes: crapauds, couleuvres, limaces, qui sont d’ailleurs classés par
les hommes dans cette catégorie mais, sont, auprès de certaines femmes
que ces mêmes hommes déclarent _faibles_ ou _fragiles_, les plus purs
joyaux de la nature!

Brune, les joues couleur de brique, dès qu’elle riait ses petits yeux
noirs, perçants, disparaissaient sous le bourrelet de ses paupières sans
cil, et ses grosses lèvres, presque toujours gercées, avaient un pli,
boudeusement sensuel, qui me procurait, de loin, le plus désagréable
frisson. Elle n’était pas trop mal bâtie quoique un peu tassée, avec de
grands pieds et des mains sans ongle, parce qu’elle rognait les siens
avec ses dents. Elle cumulait tous les défauts des pensionnaires et,
n’ayant aucune retenue, dans l’intimité, elle conversait librement sur
les sujets les plus scabreux.

On la disait tendre et prévenante pour ma mère, tremblant de déplaire à
mon père mais, moi, je ne l’ai jamais crue bonne, sinon par une sorte
d’inconsciente ruse qui la rendait soumise devant les plus forts.

L’abbé Armand de Sembleuse, en voyant entrer cette jeune personne qui
portait encore le costume des pensionnaires: un sarrau noir, une
ceinture bleue et une médaille d’argent, se leva, surpris, et ne sut
trop comment saluer. Était-ce une femme? (L’une de celles qui
_exagéraient_?) Ou était-ce encore une écolière sans autre importance?
Il demeura immobile, droit, hautain, un peu gêné.

--Henri, fit-elle impétueusement, sans le regarder, sans même, je pense,
l’avoir vu, je viens pour passer la journée avec toi. J’ai lâché le
goûter chez les dames de Saint-Clair pour rester ici.

Puis, selon la coutume, elle se jeta à mon cou et m’embrassa très
goulument en se pendant à mes épaules pour bien se prouver à elle-même
que j’étais le plus grand.

--Permettez-moi, ma chère cousine, de vous présenter mon nouveau
précepteur, M. l’abbé de Sembleuse, puisque maman n’est pas là.

J’affectais une gravité solennelle. Elle se tourna gauchement, dit:
«Bonjour, monsieur!» et ne cherchant rien d’autre pour engager la
conversation, elle se retira comme elle était venue, avec la plus
maladroite des vivacités car elle faillit bousculer une potiche.

--Mademoiselle votre cousine demeure ici? questionna l’abbé dont l’air
fermé me frappa aussitôt.

--Non, elle demeure au pensionnat des dames Saint-Clair et ne vit chez
nous que ses grandes et petites vacances. (J’ajoutai, pour le prévenir
tout de suite, à cause de cette franc-maçonnerie singulière qui unit
tous les garçons contre les filles): C’est bien la créature la plus
insupportable de tout son pensionnat. Maman vous en fera un éloge
immodéré car elle exagère pour elle comme pour moi, mais je la
connais... Elle n’a peur que de moi, ici, heureusement.

Cette fatuité de mes seize ans stupéfia l’abbé qui demanda, malgré lui:

--Pourquoi?

--Parce que, sans moi, elle aurait déjà flanqué le feu à la maison.
C’est une nature... incendiaire.

Et je tirai mon étui à cigarettes, machinalement, en parlant de feu.

--Vous fumez déjà? murmura l’abbé scandalisé. Vos parents vous le
permettent?

--Ils me permettent tout, c’est-à-dire qu’ils ne me défendent rien. Ils
n’ont pas le temps! Maman a ses visites, ses bonnes œuvres, les réunions
de ses comités de secours. Papa, son tribunal... et moi, je m’ennuie.

Je n’osai pas lui apprendre que c’était ma cousine elle-même qui m’avait
allumé ma première cigarette parce que cela c’était... sortir des idées
générales.

L’abbé s’approcha de moi, me posa la main sur l’épaule, cette main qu’il
n’avait pas voulu me tendre d’abord et murmura:

--Enfant gâté! Et il prononça ces paroles insignifiantes avec une
émotion qu’il me communiqua immédiatement.

Je levai sur lui mes yeux tout à coup remplis de larmes.

--Est-ce que j’arrive à temps? Ou trop tard? soupira-t-il, comme pour
son édification personnelle.

Nous restâmes silencieux, puis, je pris le parti, brusquement, de lui
faire les honneurs de la maison. Il me suivit avec un gracieux
empressement, s’extasiant sur toutes choses en homme de la meilleure
compagnie. Il me parut, souvent, très jeune, malgré son droit d’aîné,
naïf, plein de cette ferveur pour les objets d’art que gardent ceux qui
n’ont pas la permission de s’y attacher. Il ne souriait qu’en se
demandant si tout cela était bien nécessaire à la vie quotidienne, mais
il connaissait leur valeur, s’il en semblait détaché. Nous possédions un
vieil hôtel datant de Louis XIII qu’on avait restauré de siècle en
siècle en lui ajoutant un défaut. Cependant il était encore fort digne
malgré ses anachronismes, que l’abbé ne se fit point faute de me
signaler.

Notre jardin-parc, avec son petit théâtre de verdure, son buste de
Thalie, très ancien, lui plut tout particulièrement.

--Et tout cet enchantement clos de murs, vous donne la sensation d’une
grande sécurité! Monsieur Henri, vous seriez vraiment bien difficile de
ne pas vous plaire ici! Que peut-il donc vous manquer?

--Il y a, au contraire, des choses en trop! laissai-je tomber, de
mauvaise humeur, parce qu’il m’agaçait de continuer à me croire un
_enfant gâté_.

Il eut la finesse de ne pas insister, redoutant mes confidences, ne
désirant pas du tout m’imposer le confesseur avant l’ami.

Autour de nous, en effet, les grands murs, couverts de lierre noir,
mettaient leurs remparts entre la ville et notre grave existence de
notables, mais, moi, je devinais cette ville, sournoise, défiante,
épiant nos visages hermétiques, pas moins clos que nos persiennes de la
façade qu’on n’ouvrait jamais au soleil de la rue.

Nos gens se composaient de la cuisinière, grosse personnalité à laquelle
il ne fallait pas faire un reproche, de Clara, la fille de chambre,
servant à table, une petite donzelle qui empestait _les odeurs_ bon
marché, et de Georget, le cocher, qui menait le coupé au tribunal, les
jours d’audience pour, le reste du temps, sarcler nos plates-bandes. On
présenta ce train de maison au nouveau venu et on l’installa dans une
chambre séparée de la mienne de toute la largeur de la bibliothèque
convertie en salle d’études.

Dès le lendemain il commença ses leçons par un entretien plein de
charmes où il semblait apprendre de moi beaucoup plus de choses qu’il ne
m’en apprenait de lui. Il n’avait pas d’histoire. Il était un homme
heureux. Et il souriait, de son sourire tristement doux, un sourire de
grand rêveur. Je fus irrésistiblement attiré vers lui par sa grâce et
aussi, le prétendait-il, par celle de Dieu dont il parlait avec un
respect craintif comme s’il en avait redouté les appréciations à mon
endroit.

Je n’ai jamais su comment il s’y prit pour faire de moi un bachelier ès
lettres mais il parvint, sans effort apparent, à me rendre docile,
respectueux, studieux, tout à fait correct vis-à-vis de ma mère que
j’accompagnais à l’église, à telle enseigne que ma cousine se moquait de
moi et me disait à l’oreille que je ne tarderais pas à entrer dans les
ordres.

J’étais simplement rentré dans l’ordre au moment précis où j’allais
peut-être devenir le cheval échappé, ruer abominablement.

Cette période de deux années fut tellement remplie de découvertes
intellectuelles pour moi que je n’eus pas le loisir de m’apercevoir de
ce qui se passait en nous et autour de nous. Les hommes et les
collégiens très occupés sont sourds, aveugles, et, quand ils commencent
à se douter de quelque chose, ils sont surpris comme des voyageurs qui
arrivent à un carrefour d’un pas très assuré mais ignorent encore la
route qu’ils doivent choisir.

Mon précepteur était vraiment devenu mon ami. Il n’avait pas voulu
devenir le confesseur. Il me regardait seulement parfois en hochant la
tête, sa tête au front pur, de lignes si orgueilleusement sculpturales,
et il rougissait subitement, inexplicablement, tandis que je demeurais
anxieux devant lui, me sentant l’offenser par ma seule attitude de
garçon nonchalant, mal éveillé, fatigué sans pouvoir lui avouer
pourquoi. Il devait lire à livre ouvert dans ma poitrine.

Chaque fois que me cousine avait des vacances il s’éloignait sous un
prétexte quelconque: des achats, une course, des exercices religieux,
une entrevue avec un ancien camarade de séminaire. Il me laissait le
champ libre par ignorance ou pudeur, peut-être par latente jalousie. En
tous les cas, je n’ai jamais rencontré chez lui cette tendance à
l’inquisition dont on accuse presque tous les jésuites. Cependant, quand
il en avait l’occasion, il parlait un peu sèchement à Lucienne, lui
répondant toujours en professeur et lui reprochant même certaines
habitudes, discrètement, en médecin qui ne peut s’empêcher de constater
_les progrès du mal_.

Elle était revenue demeurer chez nous, essayait de se dissimuler le plus
possible, mais elle s’emparait de plus en plus de mon existence
physique, me réduisant au rôle de jouet alors que je pensais,
ingénument, m’amuser d’elle. Il fallut un véritable hasard pour allumer
l’autre incendie et ce fut d’ailleurs encore elle qui, fatalement, mit
le feu aux poudres.

Un jour, je la cherchai, dans le jardin, pour lui annoncer que sa
couturière la demandait, question urgente, car elle devenait d’une
coquetterie toute spéciale que ma mère semblait encourager, désireuse de
la mettre un peu plus en évidence, au moins au salon.

Je trouvai Lucienne toute en larmes, se tamponnant les yeux avec son
mouchoir déjà trempé.

--Tiens, lui dis-je étonné, qu’est-ce que tu as?

Nous étions sous les arbres du petit parc, derrière le théâtre de
verdure, et Thalie nous contemplait, tournant vers nous son beau profil
indifférent au drame qui débutait très en dehors de la coutumière donnée
classique.

--Henri, hoqueta la pauvre éplorée, je suis bien malheureuse.

--Ah! fis-je souriant, l’abbé vous a encore taquinée au sujet de vos
manies? Il rêve de vous empêcher de rogner vos ongles! C’est un maniaque
aussi, d’un tout autre genre, le maniaque de la bonne éducation, ma
chère.

Quand je songe à la puérile entrée en matière de cette conversation qui
devait peser sur toute ma vie, j’en suis encore frémissant de rage!

--Non! Il prétend que je ne dois plus vous embrasser comme je le fais
tous les soirs, devant tout le monde, parce que _vous êtes trop grand_!
J’étais pourtant _votre aînée_, avant lui!

--Comment, m’écriai-je avec impatience, l’abbé peut-il se mêler de
ça!... lui qui ne m’en a jamais fait aucune observation? (Je m’approchai
d’elle et lui entourai la taille de mon bras après avoir jeté un coup
d’œil prudent autour de nous.) Voyons, Luce! Tu es une bonne petite
sœur, très mal élevée, c’est entendu et tu embrasses très bien... sinon
trop fort. Il n’y a pas de quoi te désoler puisque ça me plaît ainsi.

Je l’examinais, d’un peu haut, avec toute la facile indulgence du
collégien émancipé que j’étais depuis longtemps vis-à-vis d’elle. Je
n’aimais pas d’amour cette fille trop épaisse pour mes goûts mais
j’appréciais le montant de ses caresses louches et je lui gardais une
sorte de reconnaissance physique pour ce qu’elle libérait ma jeunesse de
sa fougue. Je pensais qu’elle ne m’aimait pas non plus. Nous nous
tolérions, voilà tout.

--Armand de Sembleuse est notre mauvais ange! balbutia-t-elle, il nous
perdra. Toi, tu ne comprends rien à rien depuis que tu vis dans les
livres et dans les nuages avec lui. Moi je sais: cet homme me déteste.

--Eh bien! répliquai-je de plus en plus impatienté, cela lui fait grand
honneur. Tu ne voudrais pas... qu’étant prêtre...

--Oh! fit-elle, il ne m’aimera jamais comme cela, jamais... et c’est
bien ce qui m’enrage. Il a une autre façon d’aimer, lui! Entre vous
deux, je vis comme une folle parce que je sens qu’il te prend à moi et
je ne sais pas ce que je risquerais pour l’en empêcher.

--Voyons, Luce, tu exagères encore. Armand de Sembleuse est un saint.
Alors, quoi? Tu veux, si je comprends bien, qu’il jette son froc aux
orties pour t’épouser? Ce nom de roman feuilleton t’a enthousiasmée à ce
point! (j’essayais de plaisanter mais je tremblais furieusement). Tu ne
vas pas y toucher, j’espère. Il est ma chasteté, cet homme-là. Il est
tout ce que je voudrais être et il est, en outre, tellement plus beau
que moi... J’en suis jaloux sous tous les rapports.

Elle pleurait, de nouveau, sur mon épaule en se tordant comme une vipère
qu’on coupe en deux.

--J’aurais tant voulu te garder tout entier! Seulement, toi, qui n’as
pas de froc à jeter aux orties, m’épouseras-tu?

--Non, répondis-je froidement, parce que je te connais trop.

--C’est ça... insulte-moi, à présent. C’est complet!

A ce moment une bonne nous appela et on se souvint de la couturière.

La vie provinciale ne permet pas l’épanouissement de certains états
d’âme. Il y faut, bon gré mal gré, garder sa ligne, rentrer dans le
rang, dès qu’on s’en écarte d’un millimètre, parce qu’il y a la ville,
les parents, les domestiques, enfin toutes les habitudes prises de la
correction ou de l’hypocrisie.

Depuis des années je jouais à la poupée avec cette grande fille qui
m’avait initié à ce sport dangereux, mais c’était tellement caché,
tellement furtif, que ça n’existait pas plus pour nous que pour le monde
qui nous entourait. Nous avions l’impunité et l’oubli dans une très
bonne tenue. Des remords? Aucun de ma part. Ce n’était pas moi qui avais
commencé. En finir? Pourquoi? Ça ne lui déplaisait pas en dépit de ses
nouvelles inquiétudes? Tout bien réfléchi c’était préférable à la fille
de chambre ou à tout autre liaison me forçant à sortir et ce n’était pas
plus troublant. Le seul ennui, c’est que, depuis quelque temps, depuis
sa délivrance du pensionnat, Lucienne appuyait davantage sur les
démonstrations extérieures et c’étaient ces exagérations qui attiraient
l’attention de l’abbé de Sembleuse.

Nous revenions, moi, balançant sa main en lui griffant la paume de mes
ongles, fort longs et très soignés.

--Tu me fais mal! gémit-elle.

--Tu m’as fait autrement de la peine en me montrant un abbé de Sembleuse
que je ne connais pas du tout, lui, décidément si, toi, je te connais
trop.

--Allons donc, cria-t-elle, exaspérée! Vous vous entendez tous les deux
contre moi. Je me vengerai. Tu l’aimeras et il t’aime déjà comme jamais
vous ne pourriez m’aimer, moi, une femme.

Je ne sais pas comment je pus résister au désir féroce de la tuer, là,
sur le perron que je gravissais avec elle, la tenant encore par la main,
en enfant qui joue. La fenêtre de la bibliothèque, notre salon d’études,
s’ouvrait sur ce perron prolongé en terrasse. Quand je pénétrai dans
cette salle très fraîche et un peu sombre à cause de l’ombre des arbres,
j’y aperçus mon précepteur, debout, justement contre l’un des battants
de cette fenêtre ouverte. Il était très pâle, bien plus pâle que
d’habitude, sa bouche tremblait et il la mordait nerveusement. Ses
sourcils se fronçaient comme quand il cherchait la solution d’un
problème pour le mettre à ma portée et, cependant, il demeurait si
droit, dans son étroite soutane, qu’il ne perdait rien de sa princière
allure.

--Henri, fit-il d’un ton contenu, les dents serrées sur les mots, je
suis obligé de partir. Il faut que je m’en aille de cette maison ce soir
même.

J’eus l’intuition immédiate qu’il avait saisi la dernière phrase de ma
cousine, l’horrible phrase dont je ne comprenais même pas encore toute
la démoniaque perversité.

--Pourquoi, monsieur l’abbé? Vous n’êtes donc plus mon ami!

--Je ne peux plus, je ne veux plus! dit-il d’un ton sourd. Je dois
partir tout de suite. Il le faut.

J’eus un frisson de fièvre à mon tour. Je fermai brutalement la fenêtre.
L’ombre de notre salon d’études, le nid de nos plus beaux rêves, fut
traversé par des oiseaux de feu, des oiseaux de paradis ou d’enfer? Tout
était si calme autour de nos deux âmes bouleversées! C’était là qu’on
m’avait appris l’ivresse de l’esprit, la volupté cérébrale maîtresse de
tous les sens, suprême verseuse d’oubli, l’art de s’extasier sur tous
les chefs-d’œuvre humains, loin de toute promiscuité humaine et des
gestes douteux de sa faiblesse physique. Armand de Sembleuse s’était
voilé la face. Je tombai sur un fauteuil et je m’efforçai de rassembler
mes idées, car, des deux, j’étais certainement le plus homme, le plus
dominant la situation étrange qui nous _transposait_.

--Monsieur l’abbé, murmurai-je, non seulement vous allez rester mon ami,
mais vous allez devenir mon confesseur. Je n’ai pas la foi, vous le
savez et je ne _pratique_ pas, ce qui vous désole et désole ma mère.
Aidez-moi à parfaire l’éducation que vous m’avez donnée. Voulez-vous me
faire l’honneur de m’écouter? Pour que vous compreniez tout il faut que
je dénonce quelqu’un, ce que je n’ai jamais osé... alors...

Je vis qu’il pleurait.

--Épargnez-moi cela, Henri! Vous voyez bien que je pleure de honte. Je
suis incapable de vous entendre.

--Tiens, dis-je avec un serrement de cœur atroce, est-ce que votre
pureté ne serait pas plus grande que la mienne... et les fantaisies de
ma cousine vous auraient-elles atteintes... plus que moi-même.

C’était à la fois une insolence et un cri de douleur, une déception
singulière en découvrant qu’il pouvait être faible comme un autre homme
celui que je croyais fort comme un dieu.

--Henri! gronda-t-il, cette jeune fille est la dernière des femmes. Je
l’ai en exécration depuis que j’ai tout deviné, c’est-à-dire depuis que
je suis ici. Elle déshonore la famille qui l’a recueillie. Il n’y a pas
d’excuse à sa mauvaise conduite car il y a des choses qu’on ne doit
jamais faire sous le toit de ses parents; c’est manquer deux fois au
saint devoir de la continence. Je vous aime assez pour ne pas vous
trahir, même sans vous avoir entendu en confession, cependant nous ne
pouvons plus vivre ensemble, ce serait odieux après ce qu’elle a voulu
vous révéler.

Je tourmentais, du bout d’un couteau à papier, les pages d’un
dictionnaire.

--Elle est folle! Ça n’a aucune importance de sa part. Ma cousine n’a
pas d’idée sur la différence des sexes. Elle m’a bien raconté, un soir
de nervosité, qu’elle m’aimait presque autant qu’une de ses amies de
pension! Rougissez tout à votre aise, mon cher précepteur, moi j’ai fini
de rougir depuis ce soir-là! Quand je vous disais que les femmes
exagèrent toujours!

J’essayais de plaisanter en poussant au cynisme mais je me sentais de
plus en plus en mauvaise posture devant ce jeune homme chaste,
orgueilleux de sa chasteté presque autant que moi, le petit bourgeois
hypocrite, je l’étais de mon impudeur.

--Henri! questionna Armand de Sembleuse, me regardant tout à fait navré,
avez-vous connu d’autres femmes?

--Non, répondis-je en baissant involontairement les yeux sous les siens,
comme si j’avouais une vraie faute. Quelques courtes plaisanteries avec
une fille de chambre, et encore! Vous dites qu’il faut respecter le toit
de ses parents! Je me suis aperçu qu’il m’était désagréable de... jouer
avec une créature qui habillait ou déshabillait ma mère. Je me moque de
ma cousine mais pas de ma mère! Arrangez ça!

Armand de Sembleuse me regardait, maintenant, d’un regard lumineux et
mouillé, d’un merveilleux regard ardent, désespéré. Jamais homme n’eut
un plus beau regard d’amour que le sien, car il disait tout, même ce
qu’il ignorait. Sa tête, très jeune, sur son corps svelte et robuste
paraissait d’une beauté idéale. Nous savions très bien que nous étions
de beaux modèles humains. Bien souvent nous nous étions amusés, tous les
deux, à mesurer les proportions de nos visages, constatant que le sien
était encore plus régulier que le mien.

--Je suis un fils d’Apollon, avouait-il, mais prenez garde, Henri, de ne
pas être un fils de Vénus! Ne vous adonisez pas au point de lui trop
plaire. Cette mère des amours n’est qu’un monstre.

On riait, dans ces temps innocents. A présent que la femme avait passé,
on ne riait plus.

Nous nous contemplions tout à coup désolés. Notre amitié de frères, ma
ferveur de disciple, sa gravité d’apôtre, tout avait disparu, tout
sombrait dans l’équivoque du geste féminin.

L’heure du dîner approchait. Il fallait se remettre aux propos
indifférents pour gagner le moment où nous serions en public devant ma
cousine, afin de lui témoigner le plus tranquille dédain. On se taisait
puis on revint sur le sujet brûlant par l’oppression du silence. Cela
jaillit malgré nous.

--Pourquoi veut-elle se venger? pensa-t-il tout haut.

--Parce qu’elle prétend que vous voulez me détourner d’elle.

--C’est exact. Je m’y emploie le plus que je peux, Henri.

--Alors, vous aviez deviné?

--Oh! ce n’était pas difficile. Elle a d’ailleurs tout avoué... en
détail. J’ai cruellement souffert de votre immoralité! Quelle
perversion! Et cela dure depuis si longtemps!

--Enfin, mon cher précepteur, à seize ans, tenu en laisse comme je le
suis par mes parents, comment n’aurais-je pas été corrompu par une
personne qui en sait tellement long que, malgré sa laideur, elle
séduirait un saint? Vous, par exemple, quand ça lui plaira.

--Oui, je connais la menace. Elle me l’a dit.

--Hein! Pas possible! Et qu’avez-vous répondu?

--Que mon amitié pour vous, Henri, m’empêcherait toujours de la regarder
autrement que comme un objet d’horreur.

Je me mis à rire, fouetté par l’excitation d’une très malsaine gaîté.

--Elle ne vous le pardonnera jamais, Armand.

Je ne m’explique pas, même encore aujourd’hui, le sentiment qui me fit
dire son petit nom pour la première fois. Il me semblait abolir les
distances et cet ami, en butte aux mêmes tentations que moi, me devenait
plus cher d’être, comme moi, la victime promise au dévergondage de la
même femme. C’était peut-être bien cela qui s’appelait partager un
secret.

Il courut vers moi, d’une allure souple d’animal libéré, il me prit les
mains, écarta mes bras de mon corps comme s’il voulait me crucifier.

--Merci, cher enfant, pour m’avoir appelé ainsi. Voulez-vous que cette
douloureuse aventure nous rende plus intimes, plus francs l’un pour
l’autre, que nous nous protégions mutuellement? (Il baissa la voix, me
prenant davantage les poignets, m’emprisonnant à la fois par sa force et
sa grâce affectueuse). Voulez-vous, Henri, que nous nous aimions
éperdument et divinement au-dessus de la même ignominie féminine?

Je fus secoué par le plus étrange des frissons. Il arrivait une chose
inouïe. Je goûtais la plénitude de l’amitié comme on aurait une passion
et je défends à quiconque d’en sourire. Si cela ne dura qu’un instant,
cela fut immense, presque divin, selon son expression.

--Cher, je le désire de tout mon cœur qui vous appartient en entier,
puisque je ne l’ai jamais offert à personne. Songez que jamais ni mon
père ni ma mère ne m’ont bien connu. Ils sont si loin. Vous m’avez
appris tant de merveilles! Vous m’avez ouvert de tels paradis! Je vous
dois les plus pures jouissances de ma pauvre imagination. Où aurais-je
été chercher les trésors de poésie que vous détenez et que nous
partageons comme deux frères? Si je ne suis pas digne du maître, parce
que je ne suis pas aussi sage que lui, j’ai bon espoir, à présent,
d’obtenir son pardon.

Armand se redressa, lâchant mes mains:

--Voulez-vous me sacrifier cette femme, Henri? Elle vous tue.

--Le pourrais-je? Oh! Armand, ayez pitié de moi!

--Je vais demander à madame votre mère de vous permettre, en ma
compagnie, un long voyage qui sera la récompense de vos études. Je lui
ferai comprendre qu’il est encore temps de vous montrer le monde... sous
toutes ses formes... et, au besoin, je m’effacerai, moi, devant
certaines de ses formes.

--Oh! Armand, m’écriai-je, enlevez-moi à mon vice mais ne le remplacez
pas par un autre. Je n’aimerai jamais d’amour une femme, ça n’est plus
possible. Tout ce que je vous demande c’est de me conduire si haut que
je ne puisse plus redescendre. J’ai besoin d’absolu en amour encore plus
qu’en volupté. J’ai besoin de savoir que rien, vous m’entendez, ne
pourra salir mon amitié pour vous.

Et je ne m’aperçus même pas que je venais de prononcer _amitié_ pour
_amour_, ce qui était jusqu’à un certain point monstrueux.

A partir de ce jour nous fûmes liés l’un à l’autre par une tendresse
inexplicable, toute naturelle de mon côté parce que je découvrais les
délices d’une amitié de collège dont j’avais été sevré à cause de
l’isolement de ma vie, une amitié d’une rare qualité d’intelligence qui
flattait tous mes instincts orgueilleux et, de son côté, passionnément
inquiète, réticente, remplie de désespoirs que je ne comprenais pas. Il
m’aimait comme quelqu’un qui a perpétuellement peur de perdre ce qu’il
aime et il n’avouait que très difficilement ses appréhensions. Et il
était jaloux sans pouvoir se défendre de ce sentiment qu’il déclarait
lui-même très bas.

Je me souviens qu’un soir, ma cousine, qui s’était glissée jusqu’à ma
chambre où je dormais du sommeil de l’innocence, car je dormais
quelquefois de ce sommeil-là, fut surprise au moment où elle
franchissait mon seuil, saisie à la jupe, traînée le long de l’escalier
jusqu’à ses appartements personnels où on l’enferma. Je ne sus cela que
beaucoup plus tard, lorsque je lui fis mes adieux, la veille de notre
départ pour le beau voyage accordé généreusement par mes parents.

Ma chère cousine pleurait dans mon gilet, m’inondant de ses larmes et de
son violent parfum de Chypre dont elle abusait jusqu’à m’écœurer.

--Oui, souffla-t-elle, tu t’en vas avec lui qui a l’air d’enlever une
femme! Tu me fuis, mais le malheur est sur toi pour toujours. Tu
reviendras changé, mort à nos caresses et c’est moi qui te fuirai.

--Ma pauvre Luce, nos enfantillages s’effaceront certainement de notre
mémoire. Nous nous reverrons guéris, je l’espère. Nous n’aurons plus
rien à nous refuser... parce que nous ne nous demanderons plus rien.

--Il m’a chassée de ta chambre, un soir. Tu ne l’as pas deviné?

--Non! Comme il a bien fait. C’est si dangereux pour une jeune fille de
se compromettre de cette façon! Songez donc, ma Luce, que vous avez une
grosse dot à apporter à votre mari futur. De quoi aurais-je l’air si je
vous séduisais dans toute la force du terme?

J’en savais très long, maintenant, grâce à certaines précisions des
bouquins de médecine que m’avait prêtés l’abbé sur mes instances
réitérées et je prenais l’aplomb d’un homme fait, alors que je n’étais
guère qu’un enfant perverti.

Dans le trajet en chemin de fer, ivres de liberté, tous les deux, nous
nous félicitions et nous nous serrions les mains comme deux bons
camarades qui se retrouvent loin des férules. Je lui dis, entre deux
éclats de rire:

--Avouez-moi, Armand, que vous l’avez lâchement séquestrée une nuit, en
mon honneur?

--Oui, fit-il de sa voix subitement sombrée, mais j’ai bien failli,
vraiment, y laisser ma vertu.

Je pouffai. Cela m’était égal, au fond, la vertu de l’abbé de Sembleuse,
parce que mon camarade Armand ne m’en parlait jamais; cependant, j’étais
humilié devant le bloc de perfections humaines que ce garçon superbe me
représentait.

--Oh! je vous donne la permission de chasser sur mes terres, lui
déclarai-je étourdiment.

--Quel monstre vous faites, murmura-t-il doucement? Cela ne vous
éloignerait donc pas de moi, un tel partage de ce qu’il y a de plus
secret en amour?

--En aucune façon puisque je n’aime pas cette fille.

--Alors pourquoi aimez-vous, justement, en elle, ce qu’il y a de plus
détestable?

--Mon Dieu, l’abbé, que vous êtes donc amateur d’absolu? lui répondis-je
en abaissant la glace du compartiment pour prendre l’air. Il y a des
choses qui comptent si peu! Vice de sa part, fantaisie de la mienne, je
ne vais pas chercher, moi, midi à quatorze heures. Je ne suis même pas
allé la chercher, elle! Entre quinze ou seize ans n’est-on pas tous à la
merci de la première venue? C’est, je le crois comme vous, le grand
défaut de nos éducations masculines: ce point de départ de notre vie
sensuelle peut être regrettable... En tous les cas, il suffit qu’elle ne
puisse jamais devenir ma femme, ce à quoi elle tend. Et ce ne sera
jamais... à moins que vous ne l’ordonniez, cher maître, pour ma
pénitence.

Et, toujours en riant, je jetai, par la portière, une grappe de fleurs
de jacinthe rose, épaisse et charnue comme la lèvre de ma cousine, une
fleur d’odeur entêtante qu’elle m’avait collée, sous mon pardessus, à
l’endroit même du cœur.

--Singulière créature que cette femme, murmura l’abbé, à qui mon geste
n’avait point échappé, joignant la sentimentalité d’une petite modiste
aux manœuvres abominables de la prostituée. Je la redoute de plus en
plus pour vous, Henri. Il ne fallait pas accepter cette fleur.

--Je l’ai acceptée par politesse, Armand. Je la jette... pour vous
l’offrir.

Il y eut un silence durant lequel nous aurions pu entendre nos deux âmes
battre des ailes!

Nous ne restâmes à Paris que le temps d’y faire quelques emplettes.
J’étais fou de vêtements de bonne coupe et de lingeries fines en
véritable gamin libéré des lisières provinciales. Armand qui avait, lui,
un goût très sûr au sujet de toutes ces choses, dirigeait mon choix.
Sous sa robe qui le gainait si étroitement et le faisait ressembler à
une statue, il portait les toiles canoniques, mais aimait, jusqu’à s’en
accuser humblement, les belles étoffes souples, et surtout les plus
méticuleux soins de toilette. «La propreté, disait-il, est la mère de la
pureté... les renoncements de saint Labre me révolteront toujours.» Avec
sa soutane il savait conserver la plus austère des élégances qui lui
allait comme une armure et rien, à mon avis, ne pouvait aller mieux à sa
beauté insexuée.

Il fut question, un instant, de poser l’habit monastique pour en mettre
un autre afin de ne pas se faire remarquer au théâtre, ce qui est
consenti par les rites, mais je choisis une pièce classique des
_Français_, pour simplifier le cérémonial tellement j’avais craint de le
voir changer de ligne à mes yeux et, qui savait, rompre le charme!

Nous écoutâmes, non sans dissimuler des bâillements nerveux, un drame
noir, inhumain, qui ne correspondait à rien de nos existences et je lui
fis remarquer qu’en me lisant lui-même, de sa voix sourde, le même drame
il m’avait profondément ému.

--Nous ne pouvons tirer d’émotion que de notre propre état d’âme et
c’est bon pour le vulgaire de succomber au factice, répondit-il.

--Mais, c’est ennuyeux, murmurai-je, ces gens-là s’ennuient eux-mêmes à
nous déclamer ça. Oh! Armand, que je m’ennuie? Si c’est ça les nobles
distractions parisiennes?...

Alors, l’abbé de Sembleuse imita Satan sur la montagne. Il risqua
franchement, très loyalement, la suprême tentation et, je dois le dire,
aussi franchement, il faut souligner la loyauté de son sacrifice, car,
déjà, c’en était un pour lui.

--Henri, me confia-t-il en sortant du théâtre, vous êtes libre de me
quitter ici. Nous avons emporté une suffisante fortune sur nous pour
vous permettre de boire à d’autres sources que celle de l’inspiration
classique. Paris ne vaut que par son luxe... inutile et ses maisons de
plaisir. Je suis bien obligé d’en convenir devant vous. Je suis chargé
de vous donner toutes les autorisations, au moins de la part de M. votre
père. Désirez-vous, puisque vous continuez à vous ennuyer, vous...
amuser?

J’eus, je ne sais pourquoi, envie de le frapper; puis je le regardai
bien en face, secoué d’une colère folle:

--C’est _toi_, m’écriai-je d’un ton véhément, me déchirant la gorge au
passage parce que, moi, je n’étais pas un acteur, qui me propose ça,
toi, le pur, toi le chaste, toi qui as failli perdre cette chasteté à
laquelle je ne tiens pas du tout... C’est toi, le prêtre, l’ami, le
frère et le maître, qui ose me proposer ça? Alors, ôte ce froc, viens
donc avec moi! Je ne suis jamais allé dans les maisons dont tu parles,
j’ai besoin d’un guide éclairé. Ah! c’est trop fort, Armand, tu vas trop
loin! Je connais, j’en suis persuadé, tous les mauvais lieux par les
frissons de ma cousine. Tu ne peux me vendre, toi, rien de mieux, mais
tu pourrais épargner cette honte à notre belle amitié? Armand, ce rôle
de mauvais ange ne te va pas du tout!

Il marcha plus vite, m’entraînant, dans la nuit, vers notre hôtel.

Quand nous fûmes rentrés, je m’aperçus qu’il avait les joues baignées de
larmes. Il voulut fermer la porte de communication entre nos deux
chambres, je lui serrai le poignet qu’il me retira vivement.

--Fâché? dis-je, un peu inquiet du résultat de ma scène.

Il cacha une seconde son visage dans ses très jolies mains longues et
blanches qui avaient, jadis, touché l’hostie.

--Je te supplie de ne pas me tutoyer! fit-il perdant la notion de notre
si bizarre situation de précepteur à élève.

--Au contraire! (Et je me mis à rire de bon cœur.) Qu’à partir de ce
soir et pour nous seuls, Armand, nous abolissions entre nous la dernière
des barrières de la sotte convention sociale. Nous nous dirons _tu_! (et
j’ajoutai, avec une effroyable malice) comme deux hommes qui furent des
compagnons de plaisir. Tant pis pour toi, vil entremetteur!

Il prit mes deux mains et les appliqua sur son visage à la place des
siennes.

--Henri, ce sera délicieux, seulement tu as tort. Je suis... responsable
de toi, je dois compte de ta conduite, bonne ou mauvaise, à tes parents.
N’oublie pas que mon ministère se double, en ce moment, de la mission
spéciale dont on m’a chargé. C’est moi-même qui l’ai demandé comme une
faveur. Je te voudrais un homme selon la morale courante, parce que tu
as très mal débuté dans la vie des sens. Tu pourras dévier de plus en
plus. Moi, mon expérience est moins grande que la tienne, Dieu merci,
mais si j’allais t’aider par mes idées sur l’absolu à devenir un
monstre, un anormal sous tous les rapports. Mes responsabilités
m’épouvantent.

Je l’attirai chez moi et je le fis asseoir sur mon lit.

--Il me plaît, dis-je, en appuyant mes mains moi-même sur sa bouche, de
te faire taire. Il me plaît d’aller voir en ta compagnie les belles
choses de l’art antique dont tu m’as tant parlé, là-bas, dans le jardin
de chez nous et dont je rêve comme d’un soudain transport au septième
ciel de toutes les nobles voluptés. Tu as fait de moi, en ces deux ans
de merveilleuse intimité, une espèce de monstre, en effet, ton
semblable, moins le détail féminin, alors pourquoi renier ton œuvre et
renverser ta statue? Sans toi, je continuerais à m’ennuyer bêtement.
Est-ce mon père, si rigidement sévère, est-ce ma mère, si
mystérieusement lointaine, qui auraient pu me donner la clé du trésor
intellectuel que tu m’as apportée? Nous allons nous diriger vers
l’Italie, mon cher Armand. Tu me proposes une course solitaire dans les
bas-fonds de la capitale, moi je te propose un voyage de noces! Oui,
simplement, le voyage de noces de deux enfants épris de la seule beauté.
Ce n’est pas de ma faute, hein? si la beauté est d’essence féminine! Et
ne sommes-nous pas les héros de la plus splendide des amitiés humaines,
Armand? Est-ce que cela ne vaut pas tous les amours et toutes les
passions?

Il pleurait à sanglots, dans mes mains réunies, le front courbé, prostré
tout entier devant moi, debout, qui le dominais, à présent, de toute la
supériorité d’un récent enthousiasme pour la pureté des intentions. Dans
cette banale chambre d’hôtel, nous les passagers de l’idéal, nous
allions aussi haut que l’humanité peut aller dans l’amour-passion sans
le vertige des sens et je ne me doutais même pas du précipice que je
côtoyais... Mais, lui, qui pleurait, semblant s’anéantir dans une sorte
de désespoir voluptueux, s’en doutait-il?...

Ici, mon cher avocat, je veux m’arrêter un moment pour vous prévenir que
je n’exagère pas, que je ne vous mens pas, que je ne peux pas vous
mentir parce que ce début de ma vie d’amour est la préface de ce que
vous appelez, ne la comprenant pas, ma _passion maladive_, celle qui m’a
conduit où je suis, c’est-à-dire devant vous. Il faut que vous
compreniez et admettiez la première si vous voulez comprendre et
admettre la seconde. Il le faut... pour en pouvoir mesurer toute
l’étendue déserte de sa réelle, affreuse et merveilleuse, pureté. Je
n’ai aucune intention de vous leurrer parce que je _joue ma tête_ contre
votre conviction. J’ai assez discuté avec vous pour savoir que vous
plaideriez mal une cause que vous ne croiriez pas _bonne_, si
intéressante que vous puissiez la trouver. Je vous raconte les choses
comme elles vinrent. Et je ne me leurre pas moi-même à leur souvenir.
Peut-être ai-je été plus ou moins éloquent vis-à-vis de mon professeur
d’énergie morale, mais en substance c’est bien cela que je lui ai dit et
que je pensais. Que pensait-il, lui? A vingt ans de distance, je
l’ignore encore. Je ne peux pas le juger, car il était certainement plus
averti que moi par la pression du devoir religieux qui le pliait à des
lois que je ne connais pas. Une discipline de fer avait assoupli cet
homme jeune à tous les tours de force du renoncement mais s’il s’était
réfugié, par noblesse d’âme ou violence de tempérament, dans une volupté
cérébrale constante qui le grisait assez pour l’empêcher de distinguer
le rêve et la réalité, ce n’est pas à moi de le blâmer. Que cet homme
m’aimât du même amour que ma cousine savait si bien avilir, je n’en
doute pas, mais que ce splendide athlète de l’esprit pur sût l’élever
jusqu’à l’art du martyre et à la vertu de l’apostolat, je n’en doute pas
davantage!

Il faut rendre cette justice à la religion catholique c’est qu’elle a
fait beaucoup plus que le paganisme pour augmenter la somme de volupté
offerte à notre triste monde puisqu’elle a inventé le plus puissant des
aphrodisiaques: la pudeur. J’étais, moi, d’une race de bourgeois, de ces
grands bourgeois de France qui lui ont donné ses meilleurs magistrats,
ses plus fameux stratèges, mais qui ne brillent pas, précisément, par la
continence ou la réserve du mot, sinon du geste. Techniquement, que
n’aurais-je pas pu démontrer à l’abbé de Sembleuse, cette fleur pâle de
sa lignée très, trop noble! Lui n’osait pas constater mais, moi,
qu’est-ce qui m’aurait fait reculer?... Or, il ne pouvait, justement, me
réduire que par l’admiration que je gardais pour lui de sa résistance à
mes faiblesses, à toutes les faiblesses. A certains sommets, tout se
rejoint, les preuves de l’amitié comme celles de l’amour. Il m’aimait si
profondément qu’il en souffrait à crier comme un brûlé dès que je
l’effleurais de mon insolence de libertin. Or, il n’en profitait pas et
ce soir-là il fut admirable de raisonnable sagesse.

--Soit. Que notre destinée s’accomplisse, Henri, balbutia-t-il en me
regardant de nouveau bien en face. C’est souvent tenter Dieu que refuser
la lutte contre le démon et j’accepte tout ce qui me viendra de toi,
seulement, je te l’affirme, nous courons tous les deux un mystérieux
danger et il est de ma loyauté de t’en avertir.

--Tu m’ennuies! ripostai-je brutalement. Tu as l’air d’un de ces acteurs
qui déclament _faux_. Ce que je te demande, à moi qui sors de la plus
révoltante liaison, c’est du surhumain. Le reste, je n’ai pas besoin de
toi pour le trouver.

Il tressaillit, détourna son regard du mien.

--Et si je devenais jaloux du reste? Si j’exigeais le sacrifice de tous
les plaisirs? Si je te voulais toujours semblable à l’ami de ce soir?

--Eh bien! dis-je un peu troublé, je te promets d’essayer. J’ai déjà
pris ma cousine en grippe à cause de toi, je continuerai à répudier
toutes les cousines d’occasion (j’ajoutais avec une fatuité niaise de
gamin de dix-huit ans, toujours heureux de scandaliser le voisin):
d’ailleurs, je suis tellement fatigué que ce sera moins qu’un jeu! J’ai
besoin d’air pur. Cette odeur de chypre me poursuit à me faire rendre
l’âme!

Il soupira, très tendrement:

--S’il en est un qui épouvante l’autre, ce n’est pas moi. Bonsoir,
Henri, dors, tu es assez fatigué, en effet, pour qu’on te couche.

Et il sortit de ma chambre, fermant la porte un peu fort.

Le lendemain nous étions en route pour l’Italie. L’Italie au
printemps!... Nous étions plongés comme en un bain d’eau tiède et nos
mouvements avaient l’aisance et la nonchalance de ceux du nageur qui se
laisse porter. Dans la pénombre des églises ou des musées, nous allions
côte à côte, saisis des mêmes joies de la vue, de la même ivresse
cérébrale. Nous eûmes, pour les effigies de femmes, depuis si longtemps
mortes, les mêmes transports d’admiration ou les mêmes hantises. Il me
disait sa ferveur pour telle sainte et je lui répondais par mes
sarcasmes sur telle courtisane.

Rome, Florence, Milan, Naples! Et les plaisirs vulgaires s’offraient
aussi comme des jalons, des bornes kilométriques, indiquant le progrès
que nous faisions chaque jour sur le chemin montant de ce singulier
calvaire. Une étrangère traversa notre route de sa grâce un peu
encombrante, une femme dont les prunelles vertes de chatte en folie
daignèrent m’aguicher. Elle me donna un rendez-vous en me disant de me
défier de la vigilance de mon précepteur et je le dis, très franchement,
au précepteur en question. Il partit d’un éclat de rire qui ne sonnait
pas faux et il supprima toute déclamation théâtrale en me tendant un
billet, pareil au mien pour l’écriture malgré plus de prudence dans les
phrases. Elle avait commencé par lui!

--Mais, dis-je très vexé, pourquoi ne m’as-tu pas prévenu? Ça date de
trois jours.

--Ce n’eût pas été convenable à cause de ma robe, d’abord, et ensuite,
je lui devais le secret... à cause de la sienne.

--Alors, la jouons-nous à pile ou face, Armand?

--Non, mauvais sujet. Je te cède le jeu entièrement.

--Merci! Je n’accepte les restes de personne. Mais quelle race que celle
de la femme! Encore une vicieuse, naturellement. C’est surtout le
sacrilège qui lui plaisait.

--Oh! fit-il doucement, ayons plus d’indulgence pour ces malheureuses.
Au moins, elles ne savent pas ce qu’elles font.

J’étais irrité contre lui, contre moi et contre elle.

--Elles font de la honte et du désespoir pour tout le monde. Elles nous
cueillent et nous fanent de si bonne heure que rien ne peut plus
refleurir où elles ont passé.

--Calme-toi, Henri... car il y aura la jeune fille très innocente que tu
épouseras en une belle cérémonie... où je prierai pour toi.

--Ma cousine?

Il se mordit les lèvres, sachant, à n’en pas douter, qu’en effet mes
parents désiraient ce mariage d’inconvenances à cause de la somptuosité
de la dot. J’étais riche. Ne fallait-il pas le devenir bien davantage?
Qu’importait mon rêve!

--Armand, tu as des idées sur le mariage? Je t’en prie, développe-les!
Que je sache une bonne fois ce que tu as l’intention de faire de ton...
influence.

--Il faut tout de même songer au nid futur, au vœu de l’espèce: les
enfants, avoua-t-il, très gêné par mon ironie.

--Eh bien, mon cher, il existe énormément d’enfants sans père, beaucoup
de pauvres diables condamnés à la faim ou à la réclusion parce qu’ils
ont mal tourné. Le premier vœu de l’espèce humaine serait, à mon humble
avis, de secourir les êtres _faits_ avant d’en fabriquer d’autres.
Risquer de tarer des créatures de ses propres tares?... Il me semble que
ce serait mieux de protéger celles dont on connaît déjà les misères.

--Tu es plus juste que le bourgeois ordinaire, Henri, et tu me fais de
plus en plus peur. J’ai grand’peine à te suivre, tu vas trop vite. Je
n’aime pas à te voir vieillir ainsi.

Il essayait de se moquer, n’y réussissait pas car le souffle lui
manquait pour me suivre sur ce terrain-là.

On ne reparla plus de la dame aux yeux verts. Nous ne songions qu’à
nous, noyés, sombrés, dans un égoïsme à deux qui nous cachait toute la
vérité de la vie. Il y avait, entre nous et le monde réel comme le
cristal d’une vitrine, et, nous, les objets rares, nous regardions, de
haut, ce qui se passait, persuadés que nous avions arrêté notre cœur à
l’heure de notre bon plaisir personnel, un bon plaisir amer, cruel, qui
nous exaltait sans parvenir à nous exténuer, ni à nous faire perdre la
raison, car rien ne pouvait entamer la chasteté d’Armand de Sembleuse.
Il était criminel sans faiblesse... j’avoue que, moi, je n’ai jamais
compris cet amour qui ne désirait pas, mais j’en subissais le très noble
ascendant comme, sans nul doute, j’aurais subi tout autre chose de sa
part.

Vous le voyez, mon cher avocat, je ne me montre pas meilleur que je
n’étais, seulement, j’ai compris, plus tard, beaucoup plus tard, que
c’était lui qui aimait le mieux et qui se trouvait le plus heureux parce
qu’il échappait à la loi commune. Or, l’unique assouvissement de
l’orgueil, d’un orgueil immense, ne domine-t-il pas toutes les voluptés
connues?...

Un soir, le dernier soir de ce que j’avais appelé audacieusement notre
voyage de noces, à Venise, comme nous contemplions la mort du soleil
dans les flots d’une lagune et qu’un vol de pigeons rayait la nue
enflammée pour se refléter dans l’eau, y tremper leur ventre presque
rose, nous eûmes, peut-être ensemble, une de ces émotions affreuses qui
précipitent les hommes aux pires abîmes. Nous étions tristes parce que
le départ était fixé pour le lendemain. Nous pensions au retour comme on
songe à la tombe et, cependant, nous devions continuer à vivre ensemble,
côte à côte, partageant les mêmes joies, ou les mêmes ennuis, ce qui
nous serait encore une joie. Le cœur serré, une angoisse nous liant les
mains, nous regardions, de ce balcon de marbre, agoniser la lumière avec
une étrange appréhension de ne jamais plus la revoir. Il n’y avait que
de la beauté autour de nous et nous étions seuls, dans ce palais qui
dissimulait sa banalité de grand restaurant sous sa très ancienne
élégance princière. L’eau, le ciel et nous... quelques gondoles glissant
comme de funèbres cercueils pour nous dire que tout passe et s’efface,
en laissant à peine une ride à la surface de la nappe mouvante. Nos
yeux, se détournant de la beauté des choses, se prirent et se brûlèrent
de toutes les flammes du couchant.

--Si cela devait _aussi finir_, murmura Armand de Sembleuse, nous
pourrions nous en aller ensemble... où sont allés ceux que la terre ne
satisfaisait pas.

--Où donc? Mais, fou que tu es, tu blasphèmes, toi, le très saint?

--Là-haut! Et il me désigna la nuée d’or fluide où se poursuivaient les
pigeons devenus noirs, oiseaux de mauvais augure, malgré leurs ardeurs
amoureuses qui nous scandalisaient.

--Je n’aime pas la mort, dis-je, dédaigneux de cette conception
sentimentale. Je suis trop près de la vie par mon âge et surtout mon
matérialisme. Tu m’as enseigné que tout renoncement de ce genre est un
crime. Pourquoi voudrais-tu m’anéantir? Ne suis-je pas devenu semblable
à toi? Que veux-tu t’embarrasser d’un Dieu à rejoindre quand je suis là?

--Je ne veux pas te rendre à cette femme et je suis certain que ce qui
me menace est... plus fort que ton affection.

--Tu as envie de m’insulter, ce soir, Armand! Et j’ai envie moi-même de
te dire des choses désagréables. Brisons là. Nous n’avons plus qu’une
nuit à passer sous ce toit. Si nous faisions demander des liqueurs
extraordinaires, ce serait plus simple.

--Voilà bien ton perpétuel besoin de sensualité, cette fatale
gourmandise de ton imagination. Si je le permettais, tu serais capable
de te griser pour oublier... que nous rentrons dans la vie demain.

--Eh bien! Restons ici! Ne rentrons pas. Tu as eu l’audace de m’enlever,
prends l’audace de me garder... toujours.

--Je suis pauvre, Henri, et tu es ce qu’on appelle un fils de famille
destiné à l’avenir le plus fortuné. Est-ce que je peux tromper la
confiance de tes parents qui m’ont permis de t’enlever, de te guérir?

--Ah! que ton amour pour moi est donc étrangement compliqué, Armand. Tu
parles de suicide et tu recules devant un abus de confiance! Tiens! Tu
m’exaspères! Tu ne sais pas ce que tu veux. Je t’assure qu’il
conviendrait de demander des alcools!

Je m’efforçais de plaisanter, selon ma détestable habitude quand je
voulais fuir ma propre sentimentalité, mais je souffrais de le sentir
aussi malheureux.

La nuit était tombée tout à fait. J’enroulai son bras autour de mes
épaules et je murmurai:

--Il est écrit dans un autre évangile que le tien, cher maître, et j’ai
lu des romans malgré ta défense, que si notre meilleur ami était une
femme, il serait notre maîtresse... Voilà ce qui nous manque!... Ta
sensualité à toi c’est la jalousie. Tu ne t’en aperçois pas parce que tu
es un saint, mais dès que tu t’imagines que je vais livrer ma personne à
ceux qui en abuseront, tu deviens fou. Est-ce vrai?

Inconsciemment, il me pressait contre lui.

--Je suis jaloux de ton éternité, Henri. Plus tu t’abaisseras dans cette
vie et moins j’aurai la chance de te retrouver où j’espère bien que
cesse l’ignoble règne de la matière. (Et il ajouta, le plus
naturellement du monde, sans cesser de m’illuminer de son splendide
regard brûlant à ce moment où la nuit nous enveloppait de sa complicité
caressante.) Si tu étais une femme tu ne serais pas ma maîtresse,
surtout si je t’aimais comme je t’aime, c’est-à-dire du seul amour.

Un frisson me secoua. Je baissai les paupières, épouvanté, et ce fut à
cette minute-là que j’eus, pour la première fois, le désir du meurtre:
le jeter, le précipiter dans ce flot sombre qui léchait les assises de
ce palais vénitien avec un râle très doux d’animal guettant une proie.
Cela ne dura pas. Je réagis en allumant une cigarette, parce que je
savais qu’il avait horreur de me voir faire ce geste-là et que je tenais
à lui prouver que mon caprice passerait toujours avant son intervention.

Il se mit à rire et conclut d’une voix sourde:

--Le feu purifie tout! je préfère t’entendre penser à autre chose, mon
cher monstre!

Avait-il compris, lui, qui, en effet, m’entendait penser!...

Et il fallut revenir, cesser ces jeux enivrants d’une impossible
volupté, abandonner la pleine liberté où deux enfants, privilégiés entre
tous, avaient joué avec le fluide amour insaisissable qui laissait aux
doigts énervés la seule sensation d’une fraîcheur d’aube ou d’une
brûlure exquise n’entamant pas la chair. Comme nous étions forts contre
la vie, contre la mort! Et comme nous devions tomber de haut devant une
abjection féminine!

Mes parents donnèrent une soirée de gala en l’honneur de mon retour au
bercail. Somptueusement provinciale, cette fête leur représentait un
beau moment de triomphe. Armand ramenait un jeune homme (au moins le
croyaient-ils) après avoir enlevé un enfant et personne ne se doutait
que ce jeune homme revenait tel qu’il était parti, mais miné par le plus
effroyable mal: _le doute_, celui qui effondre toutes les croyances en
la santé morale, qui ruine les meilleures intentions en vous forçant à
creuser tous les problèmes. J’avais un siècle de plus. J’étais attaché à
un maître dans toute l’acception du mot. Je l’avais rejoint sur un
sommet inaccessible aux autres mortels et, avec l’enthousiasme fatal de
la jeunesse qui demeure sincère, même quand elle raille, je me murais de
plus en plus dans mon farouche secret. Or, où il n’y a rien, prétend un
vieux dicton, le diable perd ses droits et ma cousine, Lucienne Morin,
ne pourrait probablement plus m’entamer.

Elle fut, à ce bal, presque jolie. Tout en blanc, comme une fiancée,
avec des roses blanches dans ses cheveux crépus, très relevés en chignon
espagnol. Sa robe de tulle au corselet de satin uni révélait un buste
d’heureuses proportions, mais ce fut ce soir-là que je découvris ma
répulsion pour les seins de la femme, cette anomalie destinée à l’utile
après l’agréable. Ne sachant pas bien danser, je refusai de valser avec
elle, ce qui lui donna un mouvement de dépit.

Ma mère, très belle et toujours très distante, en satin gris de perle
brodé d’argent, vint me morigéner affectueusement. Son regard lointain
semblait de plus en plus absent, mais elle avait au coin de la bouche un
pli que je ne lui connaissais pas encore.

--Je te voudrais plus homme! m’avait-elle déclaré dès mon retour en
caressant mes cheveux et en les rejetant en arrière. _Tu te coiffes trop
long!_ Et puis on ne sait pas ce que tu penses. Tu es si fermé.

--Maman, je tiens de vous, lui répondis-je en souriant, et vous ne
pouvez pas m’en blâmer puisque vous êtes parfaite.

Cela la fit rire un peu, car la femme qui est flattée par un mâle en est
toujours touchée au point de ne pas distinguer un compliment d’une
ironie, que ce mâle soit son fils ou son amant.

--Tu devrais faire danser ta cousine? Qu’est-ce que vous avez à vous
regarder en chiens de faïence? Elle est charmante et sait danser mieux
que toi... tu n’as qu’à te laisser conduire.

--Ce rôle ne me convient pas du tout, maman. Et je ne désire pas que ma
cousine me dirige... au moins pour danser en public.

--Comme tu nous reviens volontaire, mon cher petit. Enfin, c’est dans
l’ordre. J’espère pourtant que cette enfant ne te déplaît pas, au point
de lui manifester ton antipathie... momentanée?

--Rien de ce qui est chez vous ne peut me déplaire, chère maman.
Cependant, si vous tenez absolument à ce que je danse, j’accepte de me
laisser conduire par vous... qui en avez seule le droit.

Elle me frappa de son éventail sur l’épaule.

--Ah! le petit roué, soupira-t-elle, vous êtes en train de vous tirer
d’un mauvais pas en me faisant une révérence. Faut-il que j’aille
chercher votre précepteur pour vous apprendre qu’on ne doit pas se
moquer ainsi de sa vieille maman?

--Ma cousine est _aussi_ plus âgée que moi, il me semble.

--Quelle affaire... deux ans?

On voyait bien que ma mère était ce soir-là dans le monde; elle avait le
temps de causer avec son fils!

Nous étions assis sur un canapé, derrière des plantes à parfums très
violents, des tubéreuses et des lilas blancs sans aucune feuille, de ces
branches nues, du bois sec et dur terminé par l’épanouissement d’une
grappe immaculée forcée en serre.

--N’est-ce pas que ta cousine a changé, Henri? Elle paraît plus
sérieuse, plus femme. Je suis étonnée et vraiment charmée de sa réserve.
Son pensionnat lui avait donné de si mauvaises manières.

--En effet, elle m’embrassait vraiment beaucoup. Vous vous en êtes
aperçue, n’est-ce pas?

--Je parie que, toi, tu ne t’en apercevais pas? Seuls, les innocents ne
savent pas voir.

--Maman, ripostai-je en me mordant les lèvres pour ne pas lui rire au
nez, j’étais donc innocent parce que je me laissais embrasser, et
maintenant, je suis coupable parce que je me refuse à la prendre dans
mes bras devant tout le monde. Je vous en prie, chère maman, allez
chercher mon professeur de maintien pour nous expliquer cela. Je suis
curieux de connaître son avis!

--Henri, tu es insupportable quand tu poses des questions inconvenantes.
Ça, par exemple, c’est une manie qui te reste. Je n’ai pas besoin d’un
confesseur pour te confesser. Les enfants jouent à des jeux qui font
quelquefois peur aux hommes.

Elle conservait son sourire aimable de dame qui reçoit.

--Si j’ose vous deviner, madame ma maman, je suis devenu un... monsieur
sérieux parce que je redoute le contact de mon estimable cousine?

--Tu me fais de la peine en plaisantant sans cesse sur les sujets les
plus sacrés. Tiens... regarde ton père? Le voici obligé de la faire
danser pour réparer ta négligence... et ma foi, ils dansent fort bien
tous les deux, elle ne perdra pas au change!

Je reçus comme un choc électrique et je regardai dans la direction
indiquée.

Mon père, dont j’aurai à parler bientôt longuement, était, à cette
époque, un homme de cinquante ans, un magistrat de salon, d’une rare
correction d’allure, de très froid visage, à regard impérieux qui devait
terroriser les coupables, à cheveux gris mais le coiffant _jeune_, à la
dentition encore superbe, lui permettant un demi-sourire amusant par son
énigmatique scepticisme. Il demeurait mince, portait des habits très
soignés, tenait surtout à ne pas se faire remarquer en suivant la mode,
mais on aurait pu supposer que la mode, qui n’est qu’une courtisane et
n’a que les caprices qu’on lui impose, le suivait.

Il me parut, ce soir-là, comme ma mère, très loin de moi, très près de
ses devoirs de maître de maison, cherchant à consoler une muette
douleur.

--Cela forme ce qu’il est convenu d’appeler un beau couple, murmurai-je
ironiquement, au moins dans votre monde, ma chère mère.

--Henri, tu n’as vraiment pas de mesure. Ton père, tu le sais, te la
destine. Elle a six cent mille francs de dot, et en ce moment les
meilleurs partis de la ville tournent autour d’elle.

--Vous me dites cela ce soir seulement et sans daigner vous informer de
mes goûts personnels? Dois-je même, ô ma jolie maman, me permettre
d’avoir un goût... personnel.

Je parlais les dents serrées, mordant les mots et fouettant la robe de
ma mère avec une branche de lilas que j’avais arrachée au buisson de
fleurs derrière nous.

--Henri, je te parle un peu malgré moi, je suis entraînée par les
circonstances. Tu reviens d’un de ces voyages qui, dit-on, forment la
jeunesse. Je te pressens. Je ne t’ordonne rien. Je crois que tu tiens de
moi encore plus que de ton père. J’ai essayé de t’élever le mieux
possible et, justement, constatant la déplorable influence des pensions
entières sur les élèves qu’on leur confie, j’ai voulu te garer des
douteuses intimités. M’en veux-tu pour cela, Henri?

--Non, ma chère maman, je ne vous en veux même pas de m’avoir pris pour
une fille!

--Que signifie cette plaisanterie?

--Cela signifie que l’on n’élève pas un garçon comme une Lucienne Morin,
ni une Lucienne Morin comme un garçon, C. Q. F. D!... Et que je n’aurai
jamais de moustaches.

--Enfin, voyons, Henri, sois donc raisonnable une minute! Puisqu’il
fallait vous éloigner l’un de l’autre durant votre enfance, époque où il
est souvent dangereux de préparer l’habitude qui détruit le plaisir que
l’on peut éprouver à se voir, je devais tout naturellement garder celui
qui m’était le plus cher.

--Maman, m’écriai-je étourdiment, vous avez dû faire une grande
amoureuse, car vous êtes une bien grande égoïste.

Elle se leva vivement, très choquée par l’audace de ma phrase que je
corrigeai en me levant, à mon tour, et lui prenant la main, une main
étroite onglée long, je la portai respectueusement à mes lèvres,
murmurant:

--Veuillez m’excuser, madame ma maman, mais si votre fils en sait
tellement long, c’est probablement grâce au genre d’éducation que vous
lui avez donnée. Et cela ne m’empêchera pas de vous obéir... dans la
limite de l’impossible, ce qui est la mienne.

Je regardai ma mère à la dérobée. Elle conservait un pli dur, accusant
le coin de sa bouche, mais ce n’était peut-être pas à moi qu’elle en
avait.

Et la soirée triomphale se termina. Je ne dansai ni avec ma cousine ni
avec une autre; je pus faire, à mon aise, la grasse matinée sans que
personne vînt attenter à l’innocence de mon sommeil, ce qui me
scandalisa un peu.

Ce fut vers cette époque que je fus en proie à des troubles cardiaques
extrêmement graves qui me mirent à deux doigts de cette mort dont l’abbé
de Sembleuse parlait comme d’une suprême délivrance des appétits de la
chair. Il me fallut suivre un régime et connaître l’ennui des visites
médicales. Quand le danger fut passé, on m’envoya au milieu des bois,
dans un pavillon de chasse où l’air me conviendrait mieux que celui de
la ville et ce fut encore à mon précepteur que l’on me confia. Armand
était désolé. Il s’accusait de me faire physiquement du mal par sa
morale intensive, ce qui était peut-être vrai, mais lorsqu’il déclara
qu’il allait demander son congé, j’eus une telle crise de larmes qu’il
me jura de ne plus me quitter. J’avais beau lui répéter que je ne
souffrais pas, que je m’en allais, détaché de tout ce qui est la
vulgarité et que cela, au contraire, aurait dû l’enchanter, puisqu’il
m’avait, lui, condamné à rester son bien, sa chose, son Dieu; il ne
vivait plus du fait que je songeais sérieusement à cesser d’exister
normalement.

Cette crise dura longtemps. Elle servit, d’ailleurs, à m’empêcher d’être
pris par le service militaire, ce qui m’humilia sans trop me déplaire.
Mes parents me déclarèrent que je pourrais choisir telle carrière qui me
conviendrait mais qu’ils me conseillaient fort de me marier jeune car je
ne devais pas, à cause de ma santé, mener une existence trop libre.

J’eus à cette occasion un entretien très curieux avec mon père et je ne
veux pas en distraire un mot de votre attention. Je me le rappelle
absolument comme une leçon apprise, la plus terrible leçon donnée par la
famille à un jeune homme, relativement trop sage.

Mon précepteur vint me trouver au saut du lit, un matin, ce qu’il
faisait souvent depuis que je me levais tard, et il me dit, en proie à
une fièvre que je connaissais bien parce qu’il arrivait toujours à me la
communiquer:

--Henri, te sens-tu de force à affronter les... conseils de ton père et
pourras-tu soutenir une lutte que je redoute pour toi tout autant que
pour moi? Je crois qu’il s’agit de ton avenir. On me charge de t’envoyer
à son cabinet d’affaires.

--Mon cher Armand, je me moque de tout, particulièrement des conseils de
la famille. Je ne suis pas allé aussi haut pour condescendre à...
épouser la demoiselle aux six cent mille francs de dot. J’aurai,
paraît-il, vingt mille livres de rente à ma majorité, c’est-à-dire
demain. Tu viens de m’éveiller d’un beau rêve... Nous retournions en
Italie, tous les deux.

Pendant qu’il se rendait dans le salon d’étude, je m’habillais et je lui
lançai, joyeusement, me dirigeant vers le bureau de mon père:

--Armand, nous touchons à la délivrance! Je me porterai bien mieux quand
je ne sentirai plus rôder cette fille autour de ma faiblesse... et tu ne
seras plus inquiet.

Le cabinet de mon père était situé très loin de mes appartements, à
l’extrémité de l’hôtel, donnant sur la rue, et on n’y relevait presque
jamais les persiennes. C’était une pièce meublée austèrement, de façon à
impressionner les visiteurs, toute en vert sombre comme le fond d’une
forêt où l’on aurait détroussé les passants; il y avait un
bureau-ministre, des piles de cartons étiquetés contenant tous les
dossiers célèbres de l’arrondissement et un divan à la Baudelaire, en
velours mousse où je ne voulus pas m’asseoir pour bien accentuer ma
tenue de fils encore souffrant mais respectueux.

--Henri, me dit mon père insistant sur ma convalescence, assieds-toi.
J’ai à te parler longuement et tu es encore fatigué. Si tu n’allais pas
avoir ton libre arbitre bientôt je n’aurais pas entamé le chapitre de
tes devoirs de fils de famille... vis-à-vis de ses parents, mais, il le
faut. J’y suis absolument obligé par les circonstances inattendues qui
se présentent.

Il ne me regardait pas en face. Il regardait, plus bas, presque par
terre, les yeux sur le divan vert mousse, éteignant toutes les
manifestations d’un regard qui pourrait trahir de la colère ou de la
honte.

Par extraordinaire, j’étais calme, prêt à défendre ma liberté par tous
les moyens permis à un... fils de famille, puisqu’il décidait que j’en
étais un... plus qu’aucun autre fils.

--Henri, je ne te reprocherai rien. Je ne te ferai aucun sermon et
j’irai droit au but parce que c’est mon seul système vis-à-vis des
grands coupables. Tu nieras même si cela te convient car, selon le
proverbe, tout mauvais cas est niable. Henri... Mlle Lucienne Morin,
notre nièce et ta cousine, celle que nous avons dû recueillir pour
l’élever, la protéger contre les dangers que court une orpheline riche
dans l’isolement malgré la fortune ou parce que la fortune, Mlle Morin
_est enceinte_.

Si la grande bibliothèque, remplie de tous les bouquins lourds de la
législation française, m’était tombée dessus, je n’aurais pas eu un plus
furieux geste d’épouvante.

Je restai la bouche ouverte, sans un cri, sans une exclamation, et je
finis par m’asseoir sur le fauteuil que m’avança mon père parce que
j’allais m’évanouir.

--Tu l’ignorais? ajouta-t-il d’un ton où je ne pus démêler aucune
raillerie, car l’heure, vraiment, n’était plus à l’équivoque. J’en suis
très triste pour toi car Lucienne doit se trouver tellement désemparée
par ton inqualifiable conduite qu’elle n’a sans doute pas eu le courage
de te prendre à témoin de son infortune. Voudras-tu, daigneras-tu
seulement m’avouer que tu es son amant depuis au moins trois ans,
paraît-il, même avant d’avoir eu l’âge de... devenir père?

Un temps, qui me parut un siècle, je demeurai muet, le visage glacé
comme par un vent violent traversant mon cerveau en rafale. Tout
tournait autour de moi, surtout une jeune fille en blanc pur, en robe de
tulle, semée de roses blanches, une vision à la fois décente et
infernale... Mais j’entendais quelqu’un, ma conscience, sans doute,
crier: _Mlle Lucienne Morin est enceinte et tu es son amant depuis trois
ans!_... Alors, tout à coup, la véritable conscience de cette singulière
situation me revint. Je me relevai en rejetant mes cheveux en arrière
d’un mouvement de libération parce que je sortais d’un cauchemar, et je
dis, les yeux fixes, les poings tendus:

--Mon père, Mlle Morin en a menti.

Le magistrat solennel, qui ne regardait les coupables qu’à la dernière
sommation, dirigea ses prunelles dures sur les miennes, qu’il découvrit
peut-être aussi dures et gronda:

--Sous quel rapport?

--Sous tous les rapports.

Mon père eut un geste de colère.

--Vous n’avez pas été l’amant de Lucienne, Henri?

--Non.

Et je soutins le choc de son regard d’accusateur avec le courage d’un
homme qui n’est plus en face que d’un autre homme.

--Voulez-vous que je la fasse venir, monsieur?

--Épargnez-moi la confrontation, mon père. Je ne tiens pas à la voir
pleurer ou rougir, mais mon précepteur, lui, m’a entendu en
confession... il sait de quel côté on doit chercher le coupable. Je suis
assez instruit, hélas, par la théorie sinon par la pratique, de ce qui
peut s’appeler une séduction, or, je n’ai pas séduit Mlle Morin... parce
que, justement, quand nos relations ont débuté je n’avais pas l’âge...
de séduire.

--Vous admettez donc, Henri, que des relations existaient entre vous, et
pourquoi pensez-vous que ces relations ne doivent pas impliquer le titre
d’amant? Je serais vraiment curieux de vous entendre m’expliquer cela.
Je vous ferai remarquer que vous avez droit à toute ma patience, puisque
vous êtes mon fils et surtout un convalescent, mais je ne vous lâcherai
pas que vous n’ayez avoué ce qu’il faut avouer. Celui qui ne rendrait
pas la justice dans sa famille ne serait pas digne de la rendre en
public, avec ou sans huis clos. (Il ajouta, un peu lourdement.) Profitez
donc du huis clos, puisque vous avez peur de la confrontation.

Une idée bizarre éclaira le chaos de mes idées. Ce que j’allais dire
serait monstrueux sans pouvoir en offrir les preuves. Or, un seul être
pouvait me soutenir dans une pareille alternative: ou tout avouer,
dénoncer une femme, ou n’avouer que le possible et me perdre moi-même.
Ce qui me donnait l’assurance de lui démontrer l’évidence c’est que
depuis mon retour d’Italie, c’est-à-dire depuis près d’un an, aucune
relation, légère ou sérieuse, ne s’était renouée entre elle et moi. Si
elle m’avait réellement traqué, elle ne m’avait pas forcé. Quelqu’un
veillait sur moi jour et nuit.

--Mon père, dis-je, très froidement, puisque vous me traitez déjà de
coupable et que vous daignez employer vis-à-vis de votre fils les grands
mots de votre... habituelle justice, souffrez donc que je me réclame
aussi de ses lois. Je désire être assisté par mon avocat qui est
également mon précepteur, celui que ma mère a choisi pour veiller sur ma
conduite d’enfant et de jeune homme: l’abbé de Sembleuse.

--L’abbé Armand de Sembleuse, fit mon père avec une grimace de dédain,
porte une robe qui n’est point celle d’un avocat, et je me demande ce
qu’elle viendrait faire entre un gamin effronté, capable des pires
audaces, et une jeune fille très malheureuse, enceinte de trois mois.
Vous ne voulez pas que Mlle Morin puisse rougir devant vous, alors ne
compliquons pas la séance.

--Je ne tiens pas à ce que Lucienne y assiste, ripostai-je, à moins que
ce soit elle, pourtant, qui m’accuse directement.

--Et qui voulez-vous que ce puisse être, sinon votre victime! répliqua
mon père d’un ton rauque, le mot _victime_ s’étranglant dans sa gorge.

--C’est Lucienne qui prétend que...

Alors, ce fut plus fort que moi. Je pouffai. Une irrésistible envie de
rire me secoua des pieds à la tête, j’éclatai même de si bon cœur que
j’en oubliais complètement ma terrible situation vis-à-vis de mon père.

--Malgré tout le respect que je vous dois, mon cher père, je suis obligé
de vous dire que si vous tenez à ce qu’on répare, vis-à-vis de votre
nièce, il faut chercher ailleurs le monsieur sérieux! Ce qui arrive à ma
cousine était même prévu depuis longtemps par le gamin effronté en
question. Elle a dû s’adresser à un homme alors qu’elle ne connaissait
que... des enfants, car elle a fait la cour (soyons poli) à mon pauvre
précepteur encore plus innocent que moi étant donné, justement, la robe
qu’il porte... comme un cilice. Lucienne est capable d’incendier un bloc
de glace. Vous ne la connaissez guère en la traitant de victime... c’est
une...

Je m’arrêtai court. Mon père s’était dressé, pâle comme un justicier de
la bonne école. On voyait bien que la vérité le préoccupait beaucoup
moins que la victime. Il lui fallait un coupable, c’est-à-dire un
réparateur, mais il ne se souciait pas énormément d’élucider les faits.

--Je vous défends d’insulter cette jeune fille.

--Comment voulez-vous que je me défende, moi?

--Vous n’avez qu’à m’obéir. Avez-vous été, oui ou non, son amant?

Je lui envoyai en pleine face la plus étrange phrase qu’il eût jamais
entendue dans toute sa carrière de magistrat et je la lui lançai avec
tout l’aplomb d’un libertin consommé, ce qui ne prouvait rien en ma
faveur, naturellement.

--Non, mon cher père. A peine son _amie de pension_ comme elle prenait
le soin de me le raconter entre chien et loup!

Cette fois, le grand magistrat, le père sévère, l’homme d’une autre
époque fut médusé. Il contemplait son fils en se demandant de quel bois
il l’avait fait.

--Devenez-vous fou et désirez-vous que je vous fasse interdire? Un être
maladif est aussi dangereux qu’un malfaiteur. Pensez-vous que le récit
de pareilles turpitudes puisse un seul instant arrêter le légitime désir
d’une femme qui a la sottise de vous aimer au point de m’avoir caché
votre abominable conduite? Elle est mère, c’est la seule vérité
indéniable de cette triste aventure. Et comme elle n’a jamais aimé que
vous...

--Je suis obligé d’endosser... les six cent mille francs! Fichtre! Si
Lucienne était pauvre, ce serait très ennuyeux, mais comme elle est
riche ça me paraît encore plus vilain qu’ennuyeux. Il va falloir tout
simplement que l’abbé ou moi, nous la confessions. Comptez sur nous. Ça
presse: elle parlera.

--Elle ne parlera plus. Elle est, depuis hier, dans une maison de
retraite, d’où elle ne sortira que pour se rendre à la mairie avec vous.
J’ai dit. Vous pouvez vous retirer, monsieur.

Il me montra la porte d’un geste où il ne manquait que l’ampleur de la
toge.

Je m’inclinai et je sortis. Du moment que je ne pouvais pas interroger
moi-même... _la victime_, ça devenait sinistre.

En quelques bonds je descendis nos escaliers, déclarés d’honneur, car il
y avait ceux qui étaient qualifiés de dérobés, et je cherchai mon seul
protecteur dans cette redoutable affaire.

Il était chez nous en train de préparer un bain chimique, pour je ne
sais plus quelle opération.

--Armand, m’écriai-je en fermant la porte du salon d’étude à double
tour, il faut me sauver, car je commence à avoir une peur bleue de cette
sale bête.

--Quelle sale bête? questionna l’abbé de Sembleuse relevant son beau
front, et fronçant légèrement les sourcils en me voyant verrouiller les
portes.

--Ma cousine!

--Voyons, Henri, de la tenue, pourquoi cette subite grossièreté?

Je me jetai à son cou, le courbant jusqu’à moi, car il était le plus
grand et je lui soufflai dans l’oreille:

--Lucienne a déclaré à mon père que je l’avais séduite.

Armand eut un frisson d’horreur.

--Ce n’est pas possible!

--Parfaitement. Elle est enceinte de trois mois. Et il faut, d’après
monsieur mon père, que je l’épouse.

Armand de Sembleuse restait calme et patient tant qu’on ne touchait pas
à sa mystérieuse passion. Je le vis rougir, blêmir; il me saisit aux
épaules et me plia sous le poids d’une rage d’autant plus effrayante
qu’il ne criait pas, ne risquait aucun qualificatif mal sonnant.

--Répète un peu?... alors, tu l’as reçue malgré toutes tes
protestations, elle est arrivée jusqu’à toi malgré toutes mes
précautions... tu m’as trompé au lieu de te confesser librement selon
ton habitude. Henri, tu es un lâche. Voilà!

Mes larmes jaillirent en dépit de mon envie de lui rire au nez pour sa
façon cavalière de me croire capable de tout, moi qui dormais si
tranquille sous sa protection religieuse... et amoureuse.

--Armand, si c’était vrai, est-ce que je serais là pour te demander ton
appui?

Il mit son front dans ses mains.

--Mon Dieu, murmura-t-il, voici le temps de l’épreuve! Alors pourquoi
cette fille ment-elle... et à ton père, encore? Est-ce que ta mère est
instruite de cette abomination?

--Je n’en sais rien. Toujours est-il que j’ai prié mon père de
t’accepter en qualité de mon avocat. Veux-tu dire ce qu’elle t’a avoué?

--Non! fit-il désespéré. Je n’ai pas accepté ta confession, jadis, ne
m’en sachant pas digne, mais elle... j’ai bien voulu lui... certifier
l’impunité. Elle s’est déclarée coupable sous le sceau du sacrement. Et
elle m’a déclaré des choses que je ne t’ai jamais dites, parce qu’elles
ne te regardaient pas.

--Nous sommes donc incapables de nous défendre. Mais on ne peut pas
épouser un garçon de force, voyons, Armand. Est-ce que tu veux que je
l’épouse?

--Où est-elle? Je veux lui parler. Tout de suite!

--Elle est au diable, mise en lieu sûr par mon cher père. Et d’ailleurs,
dans un état pareil, déclaré _intéressant_ par les imbéciles... nous
aurions vraiment mauvaise grâce en la malmenant. C’est très bien joué.
Qu’en penses-tu?

Des larmes coulaient le long de ses joues qu’il ne songeait même pas à
essuyer. Il murmura:

--L’œuvre de chair ne désireras qu’en mariage seulement.

Il n’en fallut pas plus pour déchaîner mon particulier démon.

--Assez! hurlai-je hors de moi. Vous êtes tous des hypocrites, toi, mon
père, ma mère et le monde entier! Et pourquoi donc naissons-nous tous,
moi, toi, mon père, ma mère et les autres avec des sens, des appétits
très à côté de votre sacro-sainte institution du mariage? Hein! Peux-tu
me l’apprendre? Est-ce donc de ma faute, à moi, si, très beau, j’ai
tenté cette ogresse flaireuse de chair fraîche et tendre? Est-ce ta
faute, à toi, si, dévié de ta véritable ligne de mâle, tu as, malgré
toi, malgré ta religion, l’amour de ton propre sexe en ma personne que
tu respectes... jusqu’au jour où il me plaira de te forcer au contraire?
Allons donc? Est-ce que mon père s’est gêné, un jour, pour courtiser la
femme de chambre, à telle enseigne, que par politesse, j’ai dû reculer
devant lui? Est-ce que maman, elle-même, n’est pas très sensible aux
compliments que je lui fais... surtout depuis qu’elle s’imagine que je
suis devenu un homme, c’est-à-dire quelqu’un qui a la noce crapuleuse
dans le sang? Mais vous me rendez enragé avec vos pudeurs, vos
sentences, votre justice aveugle et vos petites vertus à compartiments
secrets! Non! Regardez-vous donc un peu au miroir et voyez si vous
pouvez vous empêcher de rougir en arrangeant vos voiles du saint mystère
de façon à ce que rien n’en dépasse jamais les lignes. Mais, sangdieu,
c’est ma cousine qui a raison! Elle va droit au but qui est son plaisir,
et au moins on sait tout de suite qu’on est en présence de tous les
vices. Elle m’aime et elle me veut et elle prend le seul chemin pour
arriver au très saint sacrement du mariage où l’œuvre de chair ne sera
même pas à désirer parce qu’elle sera désormais accomplie. Bravo! Moi je
commence à lui découvrir une allure, à cette gueuse! Quel couple nous
allons faire! L’humanité n’a décidément pas fini de se martyriser, car
je jure bien que si, pour je ne sais quelle raison que je ne devine pas
encore, il faut que je me sacrifie, elle pourra faire son deuil de
l’époux. Je jure par ta robe, que je préfère à la sienne, que je ne la
toucherai jamais, même avec une cravache. Ah! non! Ce n’est qu’à
présent, Armand, mon cher précepteur, que je vais devenir un monstre car
vos natures pondérées me révoltent. Je serai la bête fauve qui, de ses
griffes et de ses dents, saura bien vous réduire à la terreur, puisqu’au
fond vous n’avez peur que des cyniques. Moi je n’ai peur de rien, pas
même de la volupté, puisque j’ai consenti à en mourir! Armand, je vais
aller prier ma mère de venir à mon secours, puisque ta religion te le
défend... si ma mère ne veut pas ou ne peut pas, tiens-toi prêt à un
second enlèvement. Je me ferai rendre des comptes de tutelle, parce que
j’ai dû hériter de mon grand-père, et nous irons au bout du monde...
libres, tout à fait libres. Seulement je te préviens que je ne veux plus
entendre parler de morale. Assez! Assez! Si tu as envie d’aller
_là-haut_, moi, je t’entraînerai si bas que tu ne remonteras jamais.
Mourir ensemble, soit, mais par les bons moyens. La religion et la
morale justicières, c’est le fatras romantique par excellence. Je
préfère le marquis de Sade et ses aphrodisiaques. Au moins ça ne trompe
pas. Absolu pour absolu, moi j’entends fabriquer mes paradis à ma taille
et en dehors de toute légalité.

L’abbé Armand de Sembleuse agenouillé sur son prie-dieu, la tête dans
ses mains, se bouchait les oreilles.

Je haussai les épaules et je sortis pour aller à la recherche de ma
mère.

Comme je tirais les verrous des portes, je l’entendis qui me suppliait:

--Henri! Henri! fais attention à ton cœur. Tu vas le briser contre eux!

On ne pénétrait pas facilement chez ma mère. Elle paraissait au repas de
midi, toujours très soignée, d’une élégance sobre mais très étudiée, et
ses quarante-deux ans ne semblaient pas lui causer énormément de souci.
Cependant, elle était d’une coquetterie raffinée qui ne lui permettait
pas l’intimité du petit jour et elle ne recevait ni son mari ni ses
enfants dès le matin. Ma cousine disait même que rien ne pouvait lui
être plus désagréable comme d’accorder une audience de bonne heure. Je
rencontrai Clara, sa femme de chambre, dans la lingerie, qui portait sur
le bras un peignoir de bain encore humide et elle m’assura que ma mère
avait la migraine.

--Je veux la voir. Il est à peine dix heures, oui, je m’en rends compte,
mais je veux la voir.

On avait pour moi les égards que l’on a pour un malade capable des pires
violences, à l’occasion, et on connaissait, dans les offices, ma manière
forte. J’avais, un soir, envoyé rouler au bas du fameux escalier dit
d’honneur, un homme qui se prétendait du dernier bien avec une de nos
bonnes. Je l’avais pris simplement pour un cambrioleur, mais mon
intervention flatta infiniment la jeune personne qui en conclut que
j’étais jaloux, ce qui ne me flatta pas du tout et m’exposa aux pires
familiarités.

--Clara, je vous en supplie? murmurai-je en la regardant de très près.

--Tout de suite, monsieur Henri. Si on me gronde, je m’en moque! J’ai
déjà failli me faire renvoyer pour vous plaire. Que ne ferait-on pas
quand vous commandez comme ça!

Elle m’introduisit dans la chambre mystérieuse. Ma mère était couchée
sur une chaise longue. On venait de la masser et de démêler ses cheveux
blonds, plus clairs que les miens, qui lui retombaient sur les épaules.
Roulée dans un peignoir de velours mauve, elle était encore très belle,
mais semblait si lasse et si décolorée de teint qu’elle me fit peur.

--Maman, lui dis-je, en cherchant à ne rien remuer autour d’elle car on
n’y voyait pas, je vous fais mes excuses pour avoir forcé la consigne;
seulement je suis très effrayé par une chose qui vient de m’arriver et
que vous ignorez, sans doute. Maman, je n’ai plus confiance qu’en vous.

Elle releva ses cheveux par un joli geste de décence, les fixa sous une
grande épingle diamantée puis soupira, très confuse:

--Tu aurais pu me prévenir hier soir. Je suis tellement fatiguée... mon
pauvre Henri.

--Maman, pourquoi êtes-vous fatiguée? Ce n’est pas d’être jolie, en tous
les cas!

Et je lui baisai les deux mains avec une ferveur passionnée qui lui fit
plaisir, car, certainement, cette femme devait avoir un chagrin profond
de se sentir décliner, elle, dont on avait dit: _la plus belle blonde
des soirées de la préfecture_.

--Henri, dites vite et sauvez-vous! Qu’est-ce qui vous arrive?

Je restais là devant elle, la contemplant de haut, dans ce demi-jour
auquel je m’habituais peu à peu. Je me sentais tout à coup une immense
pitié pour cet être qui ne parlait presque pas et qui avait l’aspect
d’une énigme pour mon entendement fougueux de collégien averti des
seules choses inutiles de l’amour. Ma mère avait-elle un lourd secret à
porter, aussi lourd que le mien? Quelle passion mystérieuse rendait ses
yeux lointains comme un ciel trop pur, inaccessible? Ou, n’y avait-il
rien, au fond, qu’un égoïsme froid, despotique, un désir de règne
éternel sur _celui_ que je savais lui avoir échappé par les plus basses
portes?

--Maman, commençai-je d’un ton frissonnant de dégoût, ma cousine désire
m’épouser... par tous les moyens mis à la disposition d’une jeune fille
sans scrupules... Je suis désolé d’avoir à accuser, moi qu’on accuse,
mais il faut, pourtant, que j’en appelle à vous puisque mon père me
condamne sans vouloir m’entendre ou me comprendre. Maman, pardonnez-moi
si je vous offense dans l’affection que vous avez pour elle: ma cousine
est un monstre.

Ma mère se redressa, du milieu de ses coussins, et s’empara d’un flacon
qu’elle porta à ses narines.

--Oui, je sais, fit-elle laconiquement.

Je me jetai à genoux devant la chaise longue. Je saisis un des plis du
peignoir qui embaumait la lavande et je me cachai le visage, le cœur
battant à rompre. Là, était mon salut. _Elle savait._

--Maman, balbutiai-je retenant mes sanglots, je ne peux pas, je ne veux
pas épouser ce monstre. Plaidez ma cause auprès de mon père, car elle
l’a odieusement trompé en m’attribuant une paternité... de fantaisie. Je
suis même persuadé qu’elle n’est pas enceinte et qu’elle abuse de la...
naïveté de mon père. Il est toujours dans des histoires criminelles et
il a tellement la coutume de voir les coupables... où ils ne sont pas.

--Non, votre père est absolument certain de la culpabilité de cette
fille.

Ma mère disait: _cette fille_. Il me semblait, de plus en plus, que le
ciel de ses yeux lointains s’ouvrait pour moi.

--Maman, ma chère maman, ma belle maman que j’aime! Il faut que je vous
dise tout parce que je suis un bien vilain petit garçon. Je ne veux pas
surprendre votre estime, ce ne serait pas loyal. Cette fille et moi...
Ah! maman ne me regardez pas, nous avons joué à des jeux... des jeux
inconvenants. Que voulez-vous, je n’aurais jamais osé vous salir
l’imagination en vous avertissant de ces choses que vous ne pouviez pas
deviner, vous, si bien élevée, si sage. Ma pauvre maman, c’est à ce
piège-là que je suis pris... est-ce que vous me comprenez?

--Oui, je crois. Et vous vous rencontrez deux en présence du même enfant
sans savoir lequel des deux doit être le père.

--Si, maman. Je sais très bien. Ce n’est pas moi. _C’est l’autre!_

Ma mère eut un geste effrayé. Elle leva son bras blanc qui sortit tout
entier de la manche large de son peignoir.

--Dieu seul peut connaître tous les secrets de la nature, Henri.

--Puisque vous ne me mettez pas à la porte, maman, il faut que vous ayez
le courage de m’écouter encore...

En me redressant pour chercher ses yeux, je fus effaré de constater leur
profondeur. C’était le néant, un ciel tout entier, vide! Elle avait
l’air à la fois si douloureusement meurtrie et si absolument en dehors
de la question que je fus transporté d’une admiration qui confinait à
l’horreur. Non seulement elle ne comprenait pas, mais j’avais la
certitude qu’elle ne comprendrait jamais.

--Maman, murmurai-je, promenant machinalement mes lèvres brûlantes de
fièvre sur ses ongles polis, dois-je continuer?

--Non, Henri, parce que toutes les explications ne peuvent empêcher le
fait brutal: Lucienne est enceinte et a le droit d’exiger qu’on lui
rende l’honneur qu’elle a perdu.

--Pourquoi, alors, moi et pas l’_autre_?

--Parce que l’autre est déjà marié.

--Alors, vous le connaissez, l’autre?

--Oui.

Il y eut un silence de mort.

Cette fois nous nous regardions en communiant dans la même horreur, dans
le même dégoût de toute l’humanité.

--Maman, je ne peux cependant pas accepter la responsabilité de ce qu’il
m’est impossible d’avoir créé il y a trois mois, quand mes relations
avec ma cousine ont cessé depuis un an. Est-ce que je vous mentirais, à
vous que je vois si épouvantée de ce que je vous explique? Sur votre
honneur à vous, maman, et je n’ai rien de plus cher en ce moment même,
je vous jure que je dis la vérité.

Ma mère était retombée sur ses coussins comme une morte. Elle était
évanouie, pâle, si terriblement privée de toute apparence de la vie
qu’elle m’affola et je bondis vers un timbre.

--Clara, dis-je à voix basse, ma mère vient de s’évanouir, je ne sais
pas comment m’y prendre pour la soigner.

--Ah! monsieur Henri, ce n’est pas gentil à vous de lui augmenter son
chagrin. Madame est malheureuse depuis si longtemps!... Voilà que ça
déborde.

Pendant que la bonne la frictionnait et lui jetait des gouttes d’eau sur
le visage, moi, je mordais mon mouchoir pour ne pas pleurer. Je ne
pensais même plus à Armand de Sembleuse. Je ne trouvais aucune issue à
l’impasse dans laquelle nous nous rencontrions face à face, ma pauvre
mère et moi. Or, une chose me permettait de respirer un peu: ce n’était
pas moi, ni mes confidences, qui l’avais mise dans cet état, cela j’en
demeurais certain. Alors, quoi?

Clara se retira sur les pointes en me faisant signe qu’il ne serait pas
nécessaire de mentionner son intervention.

--Henri! soupira ma mère en ouvrant les yeux et en me tendant les mains,
aide-moi à me lever. Je ne suis pas bien du tout. N’appelle personne. Je
désire marcher un peu et... réfléchir à ce que tu viens de m’apprendre.
Je te crois incapable de me mentir.

Elle s’appuya sur mon épaule et se fit pesante, s’abandonnant à ma seule
force.

--Tu n’es déjà pas si bien portant, mon pauvre petit. Vois-tu, nous
deux, nous ne sommes pas du tout faits pour ces sortes d’aventures. Nous
ne comprendrons jamais rien à leurs passions. Enfin, c’est ainsi. Il
faut sortir de là. Ta cousine nous menace d’un scandale qui me tuera si
on le laisse éclater. Veux-tu lire sa dernière lettre?

Elle fouilla dans un tiroir et me donna un papier. Je lus ceci:

  «Ma chère tante,

  «Tout ce qui s’est passé est de votre faute. Vous ne m’avez jamais
  aimée que pour ma fortune que vous désiriez donner à votre fils. S’il
  ne m’épouse pas, _je dirai tout_. Et on verra qui de moi ou de la
  famille respectable a raison.

  LUCIENNE.»

--Ma chère maman, il faut vous moquer de cette atrocité-là, parce que le
scandale dont elle vous menace ne peut atteindre qu’un garçon de vingt
et un ans. Si Lucienne était pauvre, ce serait beaucoup plus délicat
mais elle est riche, plus riche que nous... donc, elle n’est pas très à
plaindre. Quant au monsieur marié faisant partie de nos relations, je
m’en charge. Ce ne serait pas la peine de savoir tirer l’épée grâce à
mon précepteur si je n’en venais pas à bout. Dites-moi le nom du
personnage, on s’expliquera correctement. Je n’ai pas envie de crier sa
paternité sur les toits, pas plus, je pense, que je n’ai envie de
l’endosser. Et même si on me l’attribuait, tant pis! Je serai le mauvais
sujet, le séducteur tant qu’on voudra. Qu’est-ce que ça peut te faire ma
petite maman jolie, puisque tu sais que je ne te mens pas?

Je la serrai dans mes bras. Je constatai, malgré moi, que son corps
était plus souple et plus léger que celui de ma cousine. Cette femme-là
ne vivait plus que par l’effort constant d’une volonté de fer, une
miraculeuse volonté d’orgueil. Je me sentais si proche d’elle, si
sincèrement son fils que je lui dis en l’embrassant furieusement, ivre
d’une soudaine colère passionnée:

--On est nous deux, maman, contre le monstre. Il a pu me salir. Il ne
vous salira pas parce que je vous défendrai, entendez-vous! Allons!
Dis-moi son nom... et je te jure bien que ce n’est pas la jalousie qui
me pousse à te le demander. Quant à Lucienne, elle ne m’épousera pas...
ce sera sa punition. Maman? Maman! Qu’avez-vous? Ah! vos yeux, vos yeux
qui deviennent noirs.

Je glissai à genoux devant elle entourant ses jambes tremblantes de mes
bras; je la tenais ainsi comme une grande poupée qui va s’abattre parce
qu’elle n’a plus aucun ressort pour lui donner l’allure mondaine de la
belle dame en visite.

--Henri, souffla-t-elle, regardant le tapis comme on regarde le fond
d’un trou, d’une crevasse où l’on va glisser, Henri, cet homme-là,
_c’est ton père_.

J’eus la respiration coupée, puis j’éclatai d’un rire nerveux qui ne se
calma que par un frisson d’agonie.

Nous nous taisions, moi couché à ses pieds, elle renversée sur sa chaise
longue. Je me souviens que j’entendais mon cœur battre comme on entend
le balancier d’une horloge. Je ne pensais plus. Ce fut elle qui revint à
la vie normale en me disant:

--Il va falloir paraître au déjeuner où il y aura l’abbé de Sembleuse et
peut-être le secrétaire du tribunal. Henri, je dois finir ma toilette.
Va-t’en!

--Que m’ordonnez-vous, mère?

--Je ne t’ordonne rien.

--Voulez-vous que j’aille étrangler Lucienne?

--Un crime n’efface pas un crime.

--Est-ce vous, ou mon père, qui désirez me voir l’épouser, c’est-à-dire
effacer toute possibilité de scandale?

--Quand j’ai su, quand elle m’a dit que vous étiez tous les deux
coupables, j’ai inspiré à ton père l’idée d’une union qui ne peut guère
être heureuse mais qui, en effet, effacerait tout. Elle avait prévu,
d’ailleurs, ton refus, puisqu’elle aurait alors exigé que ton père
divorçât. Le pauvre homme a été entraîné par une fille experte, dépravée
toute jeune et qui ne recule devant aucun moyen. C’est un peu ton œuvre,
Henri, ce monstre-là.

--Mon père vous a-t-il avoué...

--Oui, je l’ai vu pleurer de honte à la place même où tu pleures. Ce
sont les plus forts qui sont souvent les plus faibles, qui résistent le
moins.

Je me relevai lentement.

--Je ne pleure pas, maman, je ne pleurerai plus jamais, quoique je ne
tienne pas à passer pour le plus fort. Je m’incline devant votre affreux
chagrin, car vous aimez toujours mon père.

Je pris sa main glacée et je la baisai froidement. Il ne pouvait plus y
avoir entre nous aucun contact nous vivifiant. Nous avions vécu la seule
minute de passion filiale ou maternelle que nous devions vivre et elle
suffisait pour une éternité de douleurs.

--Puis-je obtenir l’adresse nouvelle de ma cousine, maman? Mon père me
l’a refusée.

--Que prétends-tu faire? Une scène? C’est si dangereux... et dans son
état tout est à craindre, Henri! Voici cette adresse.

--J’irai, accompagné par Armand de Sembleuse qui a été, une fois, son
confesseur et j’obéirai à mon père, je demanderai, aussi correctement
qu’il me sera possible de le faire, la main du monstre. Seulement je
quitterai cette maison pour toujours dès le soir de mes noces. Adieu,
maman, ne paraissez pas à ce déjeuner, vous avez les yeux très rouges.

J’eus le courage de sortir sans même entendre ses remerciements éperdus.
J’éprouvais, pour elle, comme le vertige d’une chute.

... Armand de Sembleuse m’attendait, au fond du jardin, devant une haute
muraille tapissée de lierre noir.

--Tu comprends, lui disais-je allant et venant comme un animal en cage
qui cherche une issue, je suis en face de ce mur et il faut que je
passe... ou que je me brise. Tu vas venir avec moi pour m’empêcher de la
tuer. Est-ce que tu te doutais de cela, toi, l’autre monstre? Toi qui
t’accuses de me pervertir?

Il me buvait des yeux, les bras croisés. Il eut une pensée grotesque:

--Et si je disais que l’enfant est du cocher de la maison, que je l’ai
vu, car, ça aussi, c’est le possible.

--Nous serions simplement _trois_ et ça n’empêcherait rien, répliquai-je
avec un rire sec. C’est très drôle, cette histoire et la famille est,
décidément, une bien belle invention! Je suis dans le piège et il me
faut y rester, sinon ma mère en mourra.

--Je t’accompagnerai, soit, Henri. Je crois que je deviens fou.

Le déjeuner eut lieu très naturellement. Mon père avait l’air préoccupé
et moi j’exagérais ma gaieté, une gaieté infernale, m’étourdissant à
relancer Armand sur le terrain d’une controverse religieuse qui ne nous
intéressait pas. Maman écoutait, impassible, poudrée, fardée légèrement,
souriante et prenant soin du secrétaire du tribunal qui, gras et sot,
tonnait contre un article d’une feuille locale, que personne, du reste,
n’avait lu.

Vers trois heures, l’heure des visites en province, je commandai le
coupé. Je cherchai des gants assortis à mon costume gris, le dernier.
Armand, dans ma chambre, me tendait des gants blancs qu’il avait gardés
d’une soirée parisienne.

--Non, pas ceux-là! des gris perle, je ne veux pas de ceux-là! criai-je
comme quelqu’un qu’on égorge.

--Henri, supplia-t-il, laisse-moi monter ce calvaire, je ferai ce qu’il
faudra, mais tu ne peux pas te mettre à la merci de cette femme?
Réfléchis? C’est épouvantable.

--C’est digne de moi! râlai-je. N’est-ce pas moi qui l’ai dépravée...
Ah! qui donc m’achèvera? Armand, souviens-toi de la nuit de Venise.
Pourquoi sommes-nous revenus?

Dans le coupé, je me mis à lui parler très bas, le brûlant de mon
souffle.

--Tu prieras pour moi le jour de la cérémonie, hein? J’épouse la jeune
fille innocente et je suis même sûr d’avoir des enfants. De toute la
liberté de ma jeunesse il me restera le souvenir de notre voyage. A
peine quelques mois de pleine beauté. Ensuite, lié pour toute une
existence à cette créature qui ne divorcera pas et ne me trompera pas!
J’aurai beau ne pas la toucher, elle sera ma femme. On le saura, je le
saurai... et qu’inventera-t-elle de plus pour me river à ma chaîne, dis?
Armand, ta mission auprès de moi se termine à ce mariage. Où nous
retrouverons-nous? Est-ce que mon cœur ne va pas enfin se briser dans ce
dernier combat avec mon orgueil? Il fallait briser ma mère... Je suis un
lâche, je n’ai pas pu...

--Henri, mon Henri bien-aimé, tu as fait très noblement ton devoir. Je
t’admire et je te supplie de ne pas t’exaspérer. Il est encore temps.
Veux-tu que je m’efforce de la fléchir, de lui inspirer le renoncement?
Je vais donner l’ordre de retourner. Tu m’attendras. Mon Dieu!...

Je me mordais les poings et il fut obligé de m’arracher les lambeaux de
mes gants que je mangeais.

Le coupé s’arrêta devant une petite maison basse du bout de la ville. Il
y avait une grille et un jardin derrière, tout ruché de buis. Une
religieuse arriva, pleine de déférence pour ce prêtre mondain qu’on
appelait M. l’abbé de Sembleuse en y mettant le ton du respect, malgré
sa jeunesse: «Il est si beau, prétendaient les vieilles dévotes, qu’il
n’a pas l’air _en vrai_!»

Puis, la religieuse rougit jusqu’à la coiffe en apprenant qu’elle
recevait un fils de famille qui venait demander une riche héritière en
mariage. Aucune substitution de démarches ne restait possible. Nous
devenions des gens très bien. Quant au père noble...

--Mon père n’est pas venu lui-même, Lucienne, parce qu’il a pensé que
nous suffirions tous les trois pour fixer des dates.

La porte se referma et la scène changea. Je cessai de sourire.

Ma cousine était vêtue, de nouveau, en pensionnaire, robe sombre et
coiffure chaste. Elle avait les traits tirés, la taille un peu alourdie,
les cernures de ses yeux très accusées.

--Vous consentez? fit-elle, debout, très maîtresse d’elle-même, sans
daigner jeter un regard à mon précepteur.

--Madame, lui répondis-je tranquillement, je consens à vous offrir mon
nom et ma liberté en échange de la vie de ma mère, voilà tout.
Maintenant, écoutez-moi bien et ne revenons jamais là-dessus. Nous
quitterons la maison de mes parents dès le mariage célébré. En outre, je
ne serai jamais ni votre amant ni votre mari. Je suis un anormal,
incapable d’aimer une femme et vous savez pourquoi. Vous êtes même la
seule à l’avoir deviné. A ces conditions, nous nous entendrons le mieux
du monde. On peut, je crois, vivre en bonne intelligence quand on est
deux monstres de pareille envergure. J’appartiens à qui vous savez et je
fais le serment devant lui de me conduire vis-à-vis de vous comme tout
homme doit le faire avec la... femme de son père. Moi je n’ai pas encore
le goût de l’inceste! Notre notaire vous signifiera mes volontés au
sujet de votre fortune. Je désire me marier sous le régime de la
séparation de _corps_ et de _biens_. Maintenant j’espère que votre
enfant sera beau. Ne l’ayant pas fait, je serai peut-être capable de
l’élever mieux que je ne l’ai été moi-même, surtout s’il me ressemble,
ce à quoi je m’attends. (Puis je me tournai vers Armand qui avait fermé
les yeux comme frappé au visage par mes paroles.) Viens-tu, Armand, la
messe est dite!

Ce tutoiement qu’elle n’avait encore jamais surpris entre nous, lui fit
l’effet d’une gifle. Elle poussa un cri sourd, voulut se précipiter sur
ce prêtre immobile et muet, le mauvais ange, mais il ouvrit les yeux...
elle recula.

Il n’avait pas proféré une syllabe.

Nous sortîmes. Il me tenait par un bras, redoutant de me voir tomber.

--Je t’ai un peu compromis, mon pauvre Armand, murmurai-je une fois dans
le coupé. Me le pardonnes-tu?

--Ne t’ai-je pas tout pardonné... depuis la nuit de Venise, dit-il en me
regardant comme s’il était encore là-bas, au balcon de ce vieux palais,
devant la mort du soleil, de notre soleil!




II


Nous allons, mon cher avocat, traverser une époque de ma vie qui vous
scandalisera peut-être moins par la qualité de mes passions mais qui
vous donnera l’exacte mesure de ce que je suis capable de fournir comme
force mauvaise dans l’art de la volupté... car la volupté est un art.
Entre un voluptueux et un sensuel il y a toute la belle différence, que
l’on doit faire entre un gourmet et un gourmand. Il est indéniable que
je suis, que j’étais à ce moment-là, un voluptueux préparé aux
jouissances artistiques par une adolescence relativement chaste. Étant
donné, en outre, le singulier mariage que l’on m’avait... permis, je
devais fatalement me jeter dans le plaisir comme on se jette dans un
bain chaud lorsqu’on a froid.

Je fus Don Juan. Je ne m’en vante pas. C’est vous qui me l’avez
reproché! Or Don Juan ne peut exister, de notre temps, que s’il porte en
lui une mystérieuse puissance féminine. La femme ne cède qu’à elle-même
et croyez bien que ce n’est pas du tout pour nous amuser qu’elle cède.
Les plus imprenables, celles qu’on viole, choisissent toujours... au
moins à l’âge de raison.

Mon cœur ne me gênait plus en battant trop vite. Mon cœur semblait
s’être arrêté une fois pour toutes lorsque je vis disparaître, au
tournant d’un chemin, l’ombre d’une robe noire... j’avais failli me
tuer. Et ce qui me sauva fut de trouver, blottie à mes pieds, comme le
chasseur blessé perdu au fond des bois retrouve, tout à coup, son chien
qui lui lèche les mains pour attirer son attention, lui dire humblement:
«Il y a mes caresses», une simple fille de chambre, Clara, la bonne de
ma mère!

Malgré tous les orgueils et mon orgueil particulier qui n’est pas mince,
en redevenant un homme ordinaire, mais plus franc que les autres, je
suis obligé de... commencer, par le commencement. Soyez assuré que nous
irons beaucoup plus loin ou plus haut; ce ne sera peut-être pas meilleur
ni plus moral.

Clara, cette petite donzelle, qui empestait les odeurs bon marché, était
une paysanne délurée, pervertie si on peut admettre qu’avoir été violée
à douze ans par un garçon d’écurie et laissée pour morte sur la paille,
suffit à pervertir une fille de cet âge. Ma mère l’avait prise à son
service en ignorant, naturellement, ce détail, et les dames patronnesses
qui la lui procurèrent se gardèrent bien de le mentionner. Clara eut
encore des aventures, chez nous, parce qu’elle les fuyait. On a toujours
des aventures quand on dit: _non_. J’en sais quelque chose! Clara était,
à dix-huit ans, une créature effacée comme il convient «_en maison
bourgeoise_». Elle portait une robe de laine noire, un tablier blanc qui
se distinguait de celui de la cuisinière par sa forme ronde et
festonnée, un petit bonnet en ailes de papillon posé sur une jolie
coiffure frisée, très brune. Elle avait des yeux gris à la pupille très
dilatée, des yeux intelligents, une peau délicieuse sous laquelle on
voyait courir le sang et une bouche, un peu grande mais relevée des deux
coins _en pagode chinoise_. On ne la remarquait que quand elle
s’animait. Or, elle ne s’animait qu’en des circonstances qui ne
permettent guère de savoir à quoi s’en tenir avant de les bien
connaître.

Clara aussi savait des choses, elle savait trop de choses. Elle avait
deux ans de moins que moi mais son expérience dépassait celle de mon
père car elle avait su, heureusement, le débouter de sa demande, en
style de palais et elle s’en était débarrassée le mieux du monde malgré
ma bonne volonté à m’incliner devant le chef de famille.

En la trouvant un jour à genoux, à mes pieds, dans ma chambre déserte,
dans ce salon d’étude où jamais plus je n’entendrais la voix chère, je
fus transporté d’une colère affreuse et je l’inondai d’un torrent
d’invectives, la menaçant de la faire chasser de la maison parce qu’elle
écoutait aux portes.

--Ça, c’est la pure vérité, monsieur Henri, c’est parce que je vous ai
entendu pleurer que je suis entrée. Vous n’avez pas mis le verrou,
n’est-ce pas? Quand j’entends pleurer madame votre mère j’entre de même.
C’est plus fort que moi.

Cette phrase me fit un effet bizarre. Elle me détendit les nerfs en
redoublant mes sanglots.

--Voyons, monsieur Henri, faut vous faire une raison... quand le diable,
ou le bon Dieu, n’existerait plus!

--Rien n’existe, Clara. Je suis maudit. Et je te défends de t’occuper de
ça... qui ne regarde pas ton service.

Elle rampa jusqu’à la table, en face de moi, le bureau de l’abbé de
Sembleuse et prit, toujours à genoux, le revolver qui brillait, très
lisse, pesant sur un buvard.

--Qu’est-ce que tu fais, Clara?

--Je vais serrer ce presse-papier, si monsieur veut que je range les
livres et que je passe le plumeau tranquille. Moi j’ai toujours eu peur
de ça. Des fois, ça éclate tout seul.

--Rends-moi ça et fiche-moi la paix. Je n’ai pas envie de me tuer
puisque je vais me marier! Vas-tu m’obéir?

Elle s’était dressée prête à fuir avec l’objet lisse, le presse-papier
suspect.

--Mais monsieur m’égratigne, monsieur me fait très mal.

J’eus peur de voir le revolver partir tout seul dans la lutte ridicule
et je lâchai la fille et l’arme.

--Ah! m’écriai-je en me tordant les bras, où sera donc la liberté?...
Quelle maison!

--A Paris, où monsieur va s’en aller bientôt avec la jeune madame. Il
fera tout ce qu’il voudra. Maintenant, si monsieur veut me permettre de
parler, je lui demanderai conseil.

--Encore?

--Dame! C’est sa maman qui ordonne et je ne sais pas si ça va convenir à
monsieur.

Ce bavardage intempestif m’exaspérait mais il arrivait à la fin d’une
telle crise que je n’avais même plus le courage de jeter cette fille
dehors.

--Madame a idée de m’envoyer chez monsieur Henri pour être femme de
chambre parce qu’elle n’aura plus jamais de vos nouvelles, qu’elle dit.

--Et elle veut me faire suivre par sa bonne. La séance continue!

--Elle sait qu’entre madame et vous, après le mariage, il y aura,
naturellement... le bébé.

--Très bien, Clara. Vous désirez une place de nourrice.

--Monsieur plaisante. C’est bon signe!... Seulement si monsieur ne
m’engage pas lui-même, y a rien de fait.

--De mieux en mieux! Tu me parais en savoir beaucoup trop long. Quels
gages exiges-tu?

Elle me regardait, les pupilles extraordinairement dilatées, la bouche
un peu tremblante, tenant ce revolver dans les plis de sa jupe, à la
fois effrayée par l’arme dangereuse qui pouvait éclater toute seule, ce
qu’elle supposait naïvement, et ce qu’elle était obligée de me demander.

--Pour ça, ce que monsieur décidera sera bien... si je suis à son
service particulier. Pour ce qui est de la jeune madame, j’y tiens pas.
Voilà tout ce que je voulais dire. Maintenant, si monsieur était
raisonnable, il passerait dans son cabinet de toilette pour se laver les
yeux parce que voilà l’heure du dîner qui s’avance.

Je me mis à rire en dépit de l’horreur de cette situation qui permettait
à une servante l’audace de déclarer sa préférence.

--Si j’ai bien compris, tu désires entrer chez moi pour y faire _l’amour
à la troisième personne_?

J’avais prononcé cette phrase froidement, en la toisant de mon regard
dur encore tout cuisant de larmes, de ces larmes dont le sel est un
poison corrodant pour celui qui les verse et pour celui qui les essuie.
Elle devint pourpre et je lui vis esquisser un geste machinal effrayant,
car il dénotait chez elle une révolte intérieure dont elle ne mesurait
plus l’étendue. Ce n’était pas la comédienne, c’était l’animal, le chien
qui fuit la correction, qui essaye de se soustraire à l’envie de mordre
le maître le cinglant. (Et elle venait de me sauver, car dans cette
maison qui, en dehors de cette servante, avait deviné mon secret
désespoir?)

--Clara, lui dis-je plus doucement, pardonnez-moi de _vous tutoyer_. Je
sais que vous n’aimez pas ça et qu’il m’a fallu un soir flanquer un
homme par terre à cause, justement, de son vilain langage. Vous êtes
charmante. Vous irez à Paris, c’est entendu, mais vous aurez l’air de
vous mettre aux ordres de ma femme, ce sera plus... naturel.

D’un bond léger elle sauta sur la porte. Elle gardait le revolver, mais
il n’était, maintenant, pas plus dangereux pour elle que pour moi.

L’orgueil, la volonté de tenir le rôle que j’avais choisi, me releva peu
à peu et je songeai à vivre _sans cœur_, sans espoir, sans rien d’idéal,
sans amour surhumain mais en exprimant, du fruit de mon amère
expérience, tout ce qu’il pouvait contenir de miel. L’ourson que j’étais
adorait certain miel, celui des caresses. Et s’il s’en était sevré
volontairement, il allait probablement réparer le temps perdu.

Après l’implacable cérémonie, nous étions partis, _ma femme_ et moi,
pour toujours de la maison dite paternelle et nous nous étions installés
à Paris dans une autre maison, plus petite quoique aussi ancienne, un
hôtel un peu sombre avoisinant le Luxembourg, dont trois arbres et une
corbeille d’hortensias formaient tout le jardin en isolant le perron de
la rue.

Lucienne Morin, après deux ans d’apprentissage de la vie parisienne,
devint une personne qu’on pouvait sortir: madame Henri Dormoy. Elle eut
des couturières habiles, des modistes spirituelles, une manucure. Elle
sut meubler un salon sous le rapport des tentures et des habitués. Ayant
reçu des mains mêmes de ma mère une liste de gens à voir tant dans
l’aristocratie que dans le barreau, elle fit des visites, et commanda
son coupé pour cinq heures, au lieu de se promener sur le mail vers
trois heures, selon l’habitude provinciale. Elle réalisa, je dois le
déclarer loyalement, des tours de passe-passe ingénieux dans l’unique
but de me plaire et elle me déplut moins. Mais, jamais, vous m’entendez
bien, elle n’obtint de moi autre chose que la politesse extérieure de
l’existence conjugale et toutes ses avances, audacieuses ou timides,
furent absolument, courtoisement, repoussées. Moi, le devoir, ce n’est
pas ma partie. Je ne pose pas à la vertu mitigée de circonstances
atténuantes. Je ne l’aimais ni ne la haïssais, je la tolérais, comme du
temps de ma maladive adolescence avec, cependant, des limites et la
nuance d’une certaine estime parce que je l’avais crue sotte et qu’elle
possédait, au contraire, une rare intelligence d’amour. Elle ne
connaissait que son métier de femme capable de tout pour arriver à ses
fins amoureuses, et quand elle devint la mienne, au moins par le nom,
elle se haussa jusqu’à la perfection du genre.

Nous avions séparé la maison en deux. J’habitais le rez-de-chaussée,
quelques pièces donnant sur la rue, de très libre accès avec toutes les
possibilités d’entrée ou de sortie nocturnes. Lucienne gardait le second
étage avec les mêmes facilités, quoique plus discrètes, et nous nous
rencontrions au premier soit dans la salle à manger commune, sous les
yeux de nos gens, soit dans les salons, les jours de réception.

Je savais, seulement, par Clara, qu’elle avait voulu sa chambre à
coucher d’un superbe rouge indien, toujours ornée de fleurs fraîches et
qu’elle ne craignait pas de dormir dans cette atmosphère de serre close,
ce qui lui avait d’ailleurs permis d’obtenir un accident au septième
mois de sa grossesse, durant la si pénible première année de notre toute
particulière union.

Le petit monstre était mort.

Chose curieuse, j’éprouvai, moi, le cynique, un chagrin mystérieux de la
destruction de cette petite créature, une fille, qui n’avait même pas
existé. Elle tenait à mon sang par des liens encore plus sérieux que...
ceux dénommés de la chair... car elle était _ma sœur_!

Elle tua notre enfant pour la même raison qu’elle l’avait conçu! pour me
reprendre tout entier, car elle croyait, sans doute, que sa double
monstruosité l’éloignait doublement de moi. Or, mère dévouée elle
m’aurait peut-être permis l’indulgence de certains procédés, sinon une
affection charnelle possible: mère dénaturée elle me parut logique, mais
encore moins respectable. La bête fougueuse de mon cœur me remonta
jusqu’aux lèvres pour chercher à m’étrangler encore une fois, laisser
fuser tout mon sang dans une révolte inouïe, me donnant l’appétit d’un
tortionnaire, un goût d’encre dans la gorge.

Clara m’apporta, un matin, un berceau, un moïse de dentelles, un nid
rose et blanc, quelque chose comme une boîte de bonbons, _cercueil_ au
fond duquel il y avait une poupée de cire.

--Madame se porte assez bien, dit la fille à voix basse, mais le pauvre
petit vient de mourir. Les médecins m’ont chargé de dire à monsieur
qu’il peut monter à présent. Il n’y a plus de danger... pour madame.

--Non, je n’irai pas.

Je dus subir les explications théâtrales d’un accoucheur très aimable,
très dans le train, qui me parla de l’espoir qu’il voyait en la jeunesse
du merveilleux couple que nous formions, ma femme et moi.

--Les nouveaux mariés font tellement d’imprudences! ajouta-t-il,
clignant de l’œil. Soyez plus raisonnables la prochaine fois.

Il avait découvert ça, cet imbécile!

Clara pleurait sans bruit en se cachant derrière le moïse qu’elle venait
de poser sur une table, comme une corbeille de fleurs.

Quand les importuns furent partis, je regardai, avec une fièvreuse
curiosité et une involontaire répulsion. C’était donc ça un enfant!
D’une merveilleuse délicatesse mais d’apparence déjà vieille, on aurait
cru à une statuette du moyen âge, et la minuscule bouche, grande
ouverte, ressemblait au centre d’une corolle très pâle exhalant un cri
muet, l’essence même de l’effroi mortel qu’il pouvait avoir éprouvé en
entrant dans notre vie.

Clara tout à coup jeta un voile de tulle sur la corbeille rose. Elle
murmura:

--Monsieur, pardonnez à madame. Si vous saviez comme vous me faites
peur.

--Non. Jamais.

Je me cramponnais au fauteuil en face du berceau si naïvement funèbre.
Était-ce un objet ou un être? Est-ce que je devenais fou?

--Alors, il faut que monsieur rentre chez lui et tout de suite.

Elle ordonnait. Je lui obéis, je marchais lentement, les poings crispés.
Ma chambre était sombre, tendue de bleu _paon_ avec des divans arrondis
drapés de coussins de toute la gamme connue des bleus-verts ou des
bleus-ciel.

Clara me poussa au milieu de ce luxe de femme blonde qui allait à mon
teint et me plaisait.

--O maman! Ma chère maman! hoquetai-je en me roulant dans une attaque de
nerfs stupide.

Clara courut fermer la porte à clé, puis elle revint se mettre à genoux
devant moi comme le jour du revolver. Elle pleurait dans mes deux mains
qu’elle tenait unies sous ses lèvres et elle buvait ses propres larmes.
Elle me léchait les paumes comme un jeune chien aimant qui ne sait pas
encore bien ce qu’il doit tenter pour distraire son maître.

--Ne pensez plus à rien, monsieur Henri, ça me brûle de vous voir si mal
que ça. Mon Dieu, si on avait besoin de moi là-haut... Monsieur Henri!

--Tais-toi! Laissez-moi et surtout que je ne puisse plus rencontrer
personne de toute cette affreuse comédie, dont je suis le complice. Tu
m’entends! Je te défends de raconter ce que tu vois. Je ne pleure pas,
moi, je ne peux plus pleurer.

--Eh bien! je pleurerai pour vous. C’est encore meilleur que de haïr
quelqu’un comme vous le faites.

--Ah! oui, l’amour _à la troisième personne_!

--Ah! monsieur, vous n’allez pas m’étrangler, dites?

J’étais ivre d’une colère sans nom. Alors, ce fut infernal, et je crois
que cela lui rappela l’autre viol... en mieux.

Nous ne pouvions même pas comprendre ce qui s’était abattu sur nous...
Elle se sauva, éperdue, rattachant ses jupes et ses cheveux. Un papillon
blanc, aux ailes froissées, demeura seul sur un coussin, tout étonné de
se voir dans du velours...

A quelque temps de là, Lucienne et moi nous déjeunions dans la salle à
manger. Elle faisait un repas de convalescente: œufs à la coque,
champagne léger et grappe de raisins.

Elle s’enveloppait d’une frileuse de satin grenat, ses doigts un peu
amaigris ne retenaient plus ses bagues dont elle alourdissait bien
inutilement la vulgarité de ses mains.

--Mon cher Henri, murmura-t-elle anxieusement, est-ce que vous permettez
que je change de femme de chambre? Votre mère m’a fait là un cadeau bien
précieux; seulement, dans l’état de nervosité où je me trouve, je ne
peux plus sentir cette fille qui a la manie de se parfumer de parfums
trop violents... jusqu’à se saturer du même tabac d’Espagne, dont vous
usez pour vos cigarettes.

--Tiens! dis-je en riant, vous avez remarqué?... c’est curieux. Est-ce
pour cela que vous ne la faites plus servir à table? J’aime cependant et
j’apprécie fort ses mouvements prestes, jolis, d’une adresse de chatte
se promenant sur la cheminée. Elle ne casse jamais rien.

Lucienne leva ses yeux très agrandis de fard et me soumit à un examen
attentif pour essayer de deviner si je plaisantais, selon l’usage que
j’avais adopté dans les tête-à-tête dangereux. Avec une dose convenable
d’ironie, on la forçait généralement à reculer.

--Vraiment, Henri, vous abusez de votre droit de mari... de pure
fantaisie et nous sommes sous le même toit, gronda-t-elle.

--C’est exact, je le reconnais volontiers, puisque vous daignez m’en
faire souvenir, chère amie.

Je frappai sur le timbre, en face d’elle.

Le valet de chambre parut, un vieux bonhomme très laid.

--Appelez-moi Mlle Clara s’il vous plaît.

Clara vint presque aussitôt. Elle rougit, ses prunelles se dilatant,
toutes noires, dans le gris vert de ses yeux.

--Clara, lui dis-je d’un ton précis comme le maître de maison qui
avertit un domestique sévèrement pour n’y plus revenir, vous portez sur
vous un parfum violent qui déplaît à Madame. Il faut en choisir un
autre. Dorénavant, au lieu d’acheter des odeurs fausses vous prendrez
dans les jardinières de madame des fleurs, de vrais parfums, des roses,
des violettes, des jasmins et vous les mettrez dans votre corsage. Il
s’agit de dissimuler, de corriger le tabac d’Espagne ou... la _peau
d’Espagne_, je ne sais plus bien.

--Si monsieur m’avait dit ça plus tôt, répondit la jeune fille
chancelante mais tout de même intrépide, j’aurais supprimé tous les
parfums. Quant à prendre les fleurs de madame, le respect que je lui
dois m’en empêcherait.

--Vous dire ça plus tôt? m’écriai-je avec une insolente étourderie, mais
vous m’avouerez, ma pauvre Clara, que je n’en ai pas eu le temps! Je
crois que sans parfums du tout, vous sentiriez la fleur naturelle, c’est
pour ça que je vous conseillais d’assortir...

Et je la regardais entre mes cils afin de lui adoucir un peu la dureté
de mon regard. Ma femme fit un signe, Clara sortit.

--Mon cher Henri, déclara Lucienne railleuse, ça ne prend pas! Vous êtes
incapable de faire la cour à une fille de chambre. Vous n’y mettriez pas
la manière. Vous me tendez le piège du divorce pour entretien de
concubine sous le toit conjugal. Je ne veux pas y tomber.

Comme, un peu malgré moi et par un concours des plus étranges
dispositions, j’y avais mis justement la manière, _d’abord_, je fus
entraîné à lui faire la cour, _ensuite_. Je demeure persuadé que
l’objet, en amour, n’existe pas. Nous le créons, nous l’inventons et il
peut être aussi infime, aussi non valeur qu’il voudra, c’est nous qui
l’élevons jusqu’à nous. J’ai de cette fille de chambre le souvenir le
plus frais, le plus troublant et le plus sincèrement sensuel que j’aie
conservé d’une maîtresse. Il faut bien avouer que la _servante_ est
l’idéal, en principe immortellement amoureux, et que le mâle reste
toujours reconnaissant à celle qui l’aura _servi_ sans _l’asservir_. Ce
fut avec elle, vraiment, la volupté _à la troisième personne_. Jamais je
ne parvins à lui arracher un tutoiement irrespectueux, même dans les
moments d’intimité où elle me respectait le moins.

--... Enfin, me diras-tu pourquoi?

--Monsieur Henri, si le chien de chasse pouvait parler il ne tutoierait
jamais son maître... parce qu’il lui a vu tuer le gibier!

Cette phrase me hanta souvent, dans son énigme d’animalité souffrante.
Je la trouve autrement belle que tout ce qu’on a écrit sur le sujet
depuis que le monde est monde. Il y a, par-dessus tout, qu’elle
n’explique rien et laisse, entre la femme qui l’a proférée et l’homme
qui l’a inspirée, le mystère de son accent farouche... comme un parfum
autrement puissant que celui des odeurs artificielles dont la jolie
Clara aimait à s’enivrer.

Oui, je lui fis la cour. On montait chez elle, tous les matins, des
fleurs coupées de chez un fleuriste en renom. Peu voyantes mais
odorantes à souhait. Elle n’avait pas voulu voler ma femme et je
l’approuvais de cette loyauté fort intelligente. Si elle m’avait obéi,
je l’aurais trouvée tellement vulgaire! Elle eut à changer ses jupes de
laine, ses modestes confections toutes unies pour des robes de soie de
même forme, aussi noires mais taillées sur mesure et je lui fis
parvenir, par l’intermédiaire d’une première de la rue de la Paix, un
tablier et un bonnet de dentelles qui valaient six fois une robe de bal.
Ses lingeries étaient des dessous de femme chic, ses peignes en simili
avaient été remplacés par des brillants, un peu plus discrets que les
anciens strass et elle finissait par jouer admirablement le travesti de
théâtre pour ma seule chambre à coucher. Naïve, elle savait ne pas être
bête, mais elle était malheureusement jalouse sans oser l’avouer.

--Quand ça finira, monsieur aura la bonté de m’avertir?

--Certainement, Clara, je t’enverrai une lettre de faire-part, ou je te
ferai mettre à la porte par ma femme.

Quand je revenais, la nuit, d’une soirée avec Lucienne où il m’avait
bien fallu conduire Mme Henri Dormoy parce que le monde est sans pitié,
elle était là pour enlever le manteau de fourrure ou le pardessus.
Active et adroite, elle accompagnait sa maîtresse jusqu’à la dernière
extrémité. Celle-ci, décidée à tout supporter, croyant tantôt à une mise
en scène, tantôt à une vengeance des plus atroces car je ne lui donnais
même pas une rivale digne d’elle, endurait le supplice jusqu’au bout, et
quand il devait lui arriver d’aller, elle aussi, écouter aux portes,
l’épaisseur des draperies retombant sur le verrou tiré l’empêchait de
percer le secret des ténèbres. Là-haut, dans la chambre des bonnes, la
petite mansarde, tout était également clos et ténébreux. Je pense que
Lucienne devait admettre, sinon une mystification, au moins un
changement radical dans mes habitudes... de collégien émancipé. Je
finissais par oublier complètement mon état d’homme non marié.

Pendant trois ans, je fus très sage. Je n’avais plus de nerfs et je ne
me souvenais plus de... _mon cœur_. Je menais la vie d’un oisif, ne
m’occupant ni de gérer, ni d’augmenter ma fortune, je me laissais
bercer; au fond, j’étais toujours le même enfant terrible. J’aiguisais
mes ongles et mes dents sur cette faible proie absolument comme je
perfectionnais mon tir dans les salles d’armes. J’usais des forces
latentes, inemployées ou jadis versées dans la chaudière cérébrale, pour
étudier cet éternel féminin que j’avais tant dédaigné, mal connu, mal
choisi, afin de me dresser un jour, dompteur sûr du triomphe, en face de
proies dangereuses à capturer. Pas un instant je n’eus l’idée d’amour,
mais je voulais dominer un être, le lier à moi pour le seul plaisir de
la possession au sens orgueilleux du mot. En somme, le véritable plaisir
ne pouvait se séparer, dans mon imagination, de la volonté d’en demeurer
le seul créateur. Les natures comme la mienne partagent à la condition
de conserver la part du lion. Et il arriva ce qu’il était impossible
d’éviter, je devins féroce parce que l’adoration servile vous grise
jusqu’à la démence.

Un soir, je recevais chez moi, en garçon, des amis qui n’étaient que des
inconnus, des passants mais qui me recevaient chez eux, de la même façon
sans cérémonie, des camarades du cercle, des gens qu’on rencontre dans
des salons, des théâtres, qui allaient au jour de ma femme et qui me
rencontraient au jour de la leur. L’été on se retrouvait sur les plages
en vogue, l’hiver on se saluait dans certain promenoir. A Paris, le
monde est toujours une quantité sans qualité très décisive et on ignore
le nom de son meilleur ami.

Mon fumoir était assez loin des appartements de ma femme pour qu’on ne
pût entendre le bruit de ce qu’on dirait. Quand je recevais ainsi elle
s’abstenait de paraître mais elle blâmait indirectement cette manière de
se servir de ma liberté. Elle aurait bien préféré, en ce temps-là, me
voir sortir parce que je ne sortais pas Clara, d’où son infériorité
vis-à-vis de la maîtresse de la maison!

Les conversations, assez vives, dans le mauvais sens du mot, roulaient
surtout sur les scandales et les potins de boudoirs. Il y avait un
journaliste qui essayait le poison de ses nouvelles à la main en
commençant toujours ainsi: «Je disais, hier, au duc de Dino», lequel me
semblait le comble du grotesque. J’ai fort peu connu de gens de lettres.
N’étant pas de leur milieu je suis mal placé pour les juger; cependant,
ils m’ont fait l’effet, généralement, de personnages qui ne mangent pas
leur potage comme les autres et insistent un peu trop sur le décor de la
vaisselle.

Le plus jeune de tous ces hommes, je leur plaisais par ma gaîté factice,
une gaîté prête à toutes les ripostes, qui se levait cyniquement toute
nue du milieu de leurs phrases entortillées, compliquées, et exécutait
des bonds désordonnés les forçant à cligner des yeux en vieux messieurs
devant le soleil cru du matin. Et puis, enfin, je ne portais pas de
moustaches...

--Il n’y a pas de femmes qui résistent à la fortune, déclara lourdement
un gros commerçant, et, en amour, le nerf de la guerre, c’est l’argent,
pour la grue, pour la femme du monde et aussi pour la plus aimante des
maîtresses. Je fais le pari, tout laid, tout chauve que je suis, de
l’emporter sur un adonis rien qu’en y mettant le temps et le prix. C’est
une question de patience.

Je me mis à rire, malgré la vulgarité de ce marchand.

--Je tiens le pari, cher monsieur. J’ai, justement, dans une cage un
oiseau rare et je voudrais bien en connaître la valeur. Très jeune, trop
jeune, je n’ai pas d’expérience sur la fidélité des femmes. Ayant faim,
je me suis trouvé en présence du plus appétissant des morceaux et je ne
lui ai rien offert que moi-même, pour lui demander la permission de le
dévorer. Je n’ai pas encore touché à vos fruits, enveloppés d’ouate, des
étalages parisiens... mais je prétends que ma pêche de plein vent est
inestimable, c’est-à-dire qu’on ne l’achètera pas, au moins sans mon
consentement.

Il y eut un silence stupéfait. On me savait marié à une provinciale
assez peu séduisante, plus âgée que moi, de réputation prude (!) et on
se demandait pourquoi je risquais une scène de ménage si, par hasard,
ces singuliers propos lui étaient rapportés.

--Fichtre! murmura le journaliste... vous avez l’aplomb du... _viol_ à
l’étalage, si vous n’êtes pas cambrioleur de profession!

--Je ne vole pas, je me restitue à moi-même, tout m’appartient quand
j’ai pris, répliquai-je en serrant un peu les mots.

--Ça ne se discute pas quand on a des amis dans _les gens d’armes_, fit
en riant un charmant garçon, M. de la Feuillangère, qui n’aimait pas
voir s’envenimer les discussions de ce genre.

--Dormoy, déclara le gros commerçant, pas plus bête qu’un autre, ne vous
amusez pas à faire siffler tous les merles de votre imagination et
montrez-nous votre grive, si vous l’avez.

Je fis venir le valet de chambre, le très laid bonhomme qui nous passait
les rafraîchissements dans ces sortes de circonstances et je lui dis,
très naturellement:

--Demandez à Mlle Clara de venir pour m’apporter la boîte des havanes du
dernier envoi. Elle est seule à savoir où ils sont.

François me regarda, allongeant un peu sa lèvre supérieure en bec de
lièvre comme chaque fois que je le scandalisais, puis il tourna les
talons.

Un quart d’heure s’écoula. J’étais bien sûr que mon oiseau se lissait
les plumes, prêt à venir, sans aucune hésitation, à tire-d’ailes,
puisque je l’appelais.

Un silence religieux planait. Tous les hommes tendaient leur masque, un
peu crispé, vers les plis de la portière du fumoir. Une atmosphère
opaque ternissait les lumières, et, des cendriers épars au milieu des
plateaux supportant liqueurs variées et petits fours montaient, droits,
des filets minces, odorants comme l’encens de la chapelle laïque! Ce
numéro de soirée, sans cérémonie, obtenait tout à coup un succès de
curiosité d’une saveur très spéciale.

On commençait à s’amuser tout bas.

... Elle entra, portant un coffret, comme Pandore. Son buste se
détachait, plus élégant sous le tablier blanc de ce qu’il semblait
caressé par les tentacules arachnéennes de la dentelle précieuse et, de
la jupe courte et bouffante, le galbe pur de la jambe ressortait sous un
bas de soie immaculé, tendant le pied, bien fait, dans le soulier de
velours bouclé d’argent. Elle avait, dans le papillon léger qui ornait
ses cheveux frisés courts, deux antennes de diamants, deux gouttes d’eau
sur une tige. Son visage, pâli et amenuisé par la passion,
resplendissait de l’unique beauté de sa carnation pure, ni fard ni
poudre ne le tachait, et ses yeux luisants, aux prunelles dilatées, le
vernis naturel de sa bouche, aux coins retroussés en pagode chinoise, la
rendaient vraiment extraordinaire. Malgré moi, je pensais: «S’ils
voyaient le reste!» roi Candaule assez dépourvu du préjugé bourgeois.

Sans aucune émotion, en pénétrant parmi ces hommes qu’elle ne
connaissait pas, elle vint à moi pour me donner le coffret:

--J’avais pourtant prévenu monsieur que je les avais serrés dans la
petite armoire Louis XV, murmura-t-elle inquiète de ce qu’on pût la
croire coupable de négligence.

Puis comme je lui souriais, les yeux attachés sur les siens, elle me
sourit aussi, retroussant davantage sa bouche aux coins de pagode
chinoise, et on vit briller ses menues dents irrégulières et cruellement
blanches comme celles de la martre, le plus joli des petits carnassiers.

Le silence continuait, mais on ne s’amusait plus. Le même mouvement
d’admiration qui avait agité ces hommes se changea en mouvement de haine
involontaire contre moi.

Le gros marchand, M. Despaux-Larrier, me souffla très brusquement:

--J’espère, monsieur Dormoy, que vous ne tenez plus le pari... ou vous
seriez fou! Ça vaut toutes les fortunes.

--Au contraire. La possession d’un objet, du plus charmant des objets,
n’implique pas son internement dans une vitrine, cher monsieur.

--Voyons, fit la Feuillangère très anxieux, quand on collectionne de
pareils bibelots, on y tient. Dormoy, n’exagérez pas.

--Eh bien! déclara le journaliste, je prédis à Mademoiselle un succès
étourdissant le jour où elle jouera les commères de revue (il fredonna
sur un air à la mode): «Prends-moi, je me donne, prends-moi, je me
donne! C’est moi la petite bon... ne.»

Étourdie par l’atmosphère qu’elle devina saturée d’électricité, Clara
baissa les yeux, éteignit son sourire naïf, mais elle attendit un ordre
pour se retirer.

--Clara, lui dis-je affectueusement, voulez-vous présenter ces cigares à
monsieur, c’est pour lui que je vous les ai demandés. Choisissez-en un
vous-même. Vous vous y connaissez. Allumez-le et essayez-le avant de
l’offrir. Tenez, voici du feu.

Et je lui tendis le mien, après en avoir secoué la cendre.

Elle eut un peu de rose à la naissance du col et cela lui monta en
aurore jusqu’aux joues. Elle puisa dans le coffret, attentive à faire
craquer chaque cigare sous ses doigts habiles, très soignés, sans une
bague, et elle soupira:

--Monsieur veut me montrer sotte. Je ne saurais pas.

C’était un langage si neuf pour les blasés de l’assistance qu’il y eut
un murmure d’indignation.

--Mon enfant, dit le gros Despaux-Larrier, vous avez un maître vraiment
féroce. Je vous remercie pour... l’intention et voici pour le cigare:

Il lui tendit un billet de cinq cents francs. On haletait.

--Monsieur est bien bon, mais les cigares sont à monsieur Henri, et je
n’ai pas le droit de les vendre.

Le malheureux avala de travers une coupe emplie d’un liquide chaud qui
lui fut versé par mon valet de chambre complètement désemparé et qui
essayait d’une diversion.

--Je vous permets d’accepter, Clara. Je ne vous donne jamais rien de ce
genre, mais ce n’est pas une raison pour vous en priver.

La Feuillangère me donna, lui, un coup de coude en grondant d’une voix
frémissante d’agacement:

--Dormoy, vous allez si loin que j’ai envie de vous rappeler à l’ordre.
Voyez-vous votre femme tombant au milieu de cette... parade!

--Mon cher ami, ça l’étonnerait moins... que le pari. Clara,
continuai-je imperturbablement et comme si je m’adressais à un joli
chien savant pour le préparer à un nouvel exercice, j’ai dit à ces
messieurs que vous aimiez follement les parfums... naturels et que vous
ne tolériez que ceux-là dans votre corsage. Quelle est l’odeur de cette
nuit? Voulez-vous me l’apprendre, puisque je l’ignore?...

La riposte partit comme un jet de vaporisateur et me chatouilla le
visage en dépit de mon air flegmatique:

--Monsieur est donc si pressé!

Et elle soutint l’insolence de tous les regards avec un sourire terrible
qui mordait le mien.

Clara ne redoutait autour de moi que les femmes. Sa jalousie,
soigneusement cachée, lui aurait fait commettre des crimes pour afficher
son humble amour. Depuis longtemps elle cherchait l’occasion de crier à
n’importe qui: _je lui appartiens_. Je savais cette manie presque
maladive et qu’elle n’aurait jamais osé satisfaire sans mon
autorisation. Hélas, j’en abusais parce que je me détachais d’elle,
justement. Ce n’était qu’une servante, après tout, le type idéal de la
femme d’amour, l’animale par excellence mais... ma fringale s’apaisait.
Je rêvais l’aventure.

--Alors... dis-je froidement après deux minutes d’angoisse où l’on vit
passer le joli visage par toutes les nuances de la plus poignante
anxiété, il me semble que vous me faites attendre?

Elle se dressa sur les pointes, les prunelles extraordinairement
dilatées, regardant son maître comme on regarderait la mort en face, et
d’un geste merveilleusement chaste elle abattit la bavette de son
tablier de dentelles, ouvrit son corsage d’où s’échappa toute une
jonchée de narcisses. Ce fut à peine si on put entrevoir la merveille de
ses seins tenant ferme et boutonnés de corail à sa poitrine comme une
cuirasse de velours blanc.

Elle ne portait point de corset.

--Pourquoi m’avez-vous obéi, Clara? lui dis-je d’un ton sévère et que
voulez-vous que pensent ces messieurs d’une créature aussi peu maîtresse
d’elle?

--Que je suis la vôtre, monsieur Henri, ce qui vous fera peut-être
honte... mais, moi, du moment que monsieur le permet...

Et elle se retira dans une ondulation des hanches d’une insolence
véritablement superbe.

Personne ne parlait, personne ne buvait et l’on ne songeait plus qu’au
vestiaire... où on pourrait peut-être la retrouver en reprenant son
pardessus.

Ce fut notre dernière nuit d’adultère sous le toit conjugal, et si
Despaux-Larrier perdit son pari, plus tard, il offrit sa fortune, me
dit-on. Quant à ce charmant Paul de la Feuillangère, il me gratifia d’un
coup d’épée dans le bras, en séton, pour m’apprendre la courtoisie que
nous devons aux filles qui nous servent avec fidélité, une race de
domestiques de plus en plus rare. Au fond, je ne l’avais certainement
pas volé... à l’étalage de mes très vilains sentiments. Cela ne fit
qu’augmenter notre mutuelle sympathie et mon désir de perfectionner mon
tir.

--Vous êtes un monstre! déclara-t-il en riant lorsque cette affaire fut
terminée à notre entière satisfaction.

--Oh! vous n’êtes pas le premier à vous en apercevoir.

--Ni _la dernière_! ajouta-t-il sans aucune équivoque, car c’était bien
le garçon le plus sain de tout notre milieu.

Au lendemain de cette histoire il y eut un entrefilet dans un quelconque
journal amusant. On m’accusait d’avoir montré des marionnettes, genre
Karagueuz, dans le boudoir d’une princesse turque. On fumait de l’opium
et des nègres, seulement vêtus d’un pagne, servaient des sorbets à la
rose.

Reproduit vingt fois, l’écho finit par se rapprocher de la réalité: on
m’accusait, dans la dernière coupure, d’avoir fait se déshabiller une
actrice de café-concert, en costume de soubrette, dans _ma garçonnière_.
Les allusions devenaient transparentes comme des cartes.

--Ah! non, criai-je en jetant le journal sur la table du salon où
Lucienne, de son côté, feuilletait des revues. Je ne vais pas tolérer ce
mot-là. Ils rectifieront, voilà tout.

--Quel mot? interrogea ma femme, tressaillant parce que j’étais vraiment
en colère.

--Imaginez, ma chère amie, qu’un idiot de journaliste prétend que j’ai
une _garçonnière_, moi, un homme marié...

--... Eh bien, fit-elle raillant et tremblant de tous ses membres, cela
me semble indiqué pour un homme marié qui veut coucher ailleurs que chez
lui?

--Mais, pas du tout. Vous ne comprenez pas. On prétend que cette
_garçonnière_ est ici, à mon domicile légal... c’est une infraction à la
loi de la plus élémentaire politesse. On n’installe pas une
_garçonnière_ dans la maison qu’on habite avec sa femme. Je ne leur
passerai pas un pareil manque d’usage. Donnez-moi tout de suite de quoi
leur écrire.

Et quand j’eus terminé ce billet un peu stupéfiant, elle se mit à le
lire par-dessus mon épaule:

«Monsieur le rédacteur de l’_Écho mondain_:

«Votre renseignement est complètement inexact: ma _garçonnière_ ne peut
en aucune façon être située telle rue, tel numéro, puisque madame
Lucienne Dormoy, ma femme légitime, habite, avec moi, telle rue, tel
numéro. Je n’ai aucune _garçonnière_ et je vous prie de le publier.
Quant au reste de l’article, il me paraît aussi stupide que
vraisemblable.»

--Henri? soupira Lucienne, je vous remercie malgré le mot de la fin.

--Ne me remerciez pas, Lucienne, il est tout naturel que je fasse
respecter votre nom puisque c’est le mien.

--Henri! Henri! Prenez garde! Le désespoir d’un amour méconnu peut me
conduire... jusqu’à la vengeance amoureuse la plus facile: vous
tromper... en dépit du nom que je porte.

--Facile? dis-je en la regardant de travers. Mais c’était trop odieux et
je ne fis que l’effleurer de cette injure: la trouver toujours aussi
laide, car ce n’était point tout à fait exact.

--Non, chère amie, ajoutai-je, vous ne ferez pas cela parce que vous
m’aimez toujours, d’abord, et qu’ensuite vous avez la province dans le
sang. Il est fort compliqué de devenir aussi parisienne. Nous avons à
peine cinq ans de mariage. Attendez la trentaine. Reposez-vous de vos
couches qui furent, paraît-il, douloureuses au point de vous abîmer...
sensuellement parlant, et quand vous aurez retrouvé tous... vos moyens,
alors... nous divorcerons.

--Jamais, Henri, jamais! J’ai commis des crimes pour vous obtenir. Je
vous garderai, malgré vous, malgré moi... dussé-je en arriver à l’amour
platonique! Qu’est-ce qui vous a dit que mes couches?...

--C’est votre femme de chambre.

--Oh! cette fille... je finirai par la tuer.

--L’amour platonique... mais vous avez eu le cri du cœur, ma pauvre
Lucienne?

--Comme vous, n’ai-je pas été à l’école de l’abbé Armand de Sembleuse?

Un instant, j’envoyai au plafond ma fumée dans un affreux silence. Des
roses, sur une console, pleuraient mollement leurs pétales, une douceur
régnait autour de nous, une douceur faite de toutes les morts
consenties, de tous les renoncements, de toutes les tortures de tous nos
sens. Roulé dans le divan bas où je fumais, enseveli dans la tombe de
mon luxe de femme à jamais prostituée par une autre femme, _l’amie de
pension_, je songeais à mon cœur écrasé pour lui fournir le parfum
préféré de sa couche conjugale. Elle dormait avec mes mouchoirs, avec
mes vêtements de nuit et c’était Clara qui les dérobait à mon cabinet de
toilette ou dans ma salle de bain. Je savais. Je tolérais. On me
racontait.

--Lucienne! soufflai-je en m’étirant les bras, les mains tordues.
Pourquoi diable ne vous décidez-vous pas à m’assassiner? Vous me
rendriez tellement service.

Elle était à genoux, près de moi, derrière le coussin qui me soutenait
la tête et je voyais, dans un miroir de Venise, devant moi, qu’elle
embrassait mes cheveux si discrètement, que je n’aurais jamais pu le
croire si je ne l’avais constaté.

--Non, Henri, je vous aimerai jusqu’à la fin de votre mère, heure où je
sais que vous aurez alors la force de me répudier, car vous n’aurez plus
peur de moi... pour elle.

--Qui donc vous a dévoilé cela, Lucienne? grondai-je avec un douloureux
frisson.

--_Votre femme de chambre_, Henri! La fameuse soubrette de l’_Écho
mondain_ qu’on déshabille devant tous les camarades de la garçonnière.

--Ah! criai-je furieusement dressé dans mes coussins, énervé par les
contacts voluptueux des soieries, de ses lèvres empourprées que je
devinais sans les sentir, faites-la venir que je la punisse devant vous
pour son odieuse conduite de chienne qui rapporte. Sonnez, dites, et
vous allez voir.

--Henri, vous m’effrayez.

--Voulez-vous m’obéir, oui ou non?

Elle toucha un timbre. Nous attendîmes, immobiles, dans une effrayante
tranquillité. J’étais assis, tenant mon genou à mains croisées, les
lèvres mordues par une telle intensité de rage que je goûtais ma propre
chair. Elle, debout, appuyée au divan, me respirait, littéralement ivre
d’une volupté de fauve qui la rendait presque belle. Coiffée bas, ses
cheveux bruns en frange ombraient son front trop bombé et adoucissaient
son regard perçant. Sa robe de mousseline de soie rose l’enveloppait
comme d’un reflet de soleil à l’agonie et elle avait tellement de bagues
et de bijoux que dans la pénombre du miroir (c’est tout ce que je
pouvais voir d’elle) on aurait juré une flamme qui me léchait... à
distance convenable. J’allumai un autre cigare pour tromper l’attente
infernale. Je pensais que si je ne me levais pas, si je n’essayais pas
de rompre le mauvais sortilège... Enfin, Clara pénétra dans le salon,
toujours discrète et humble, jolie cent fois plus que la maîtresse de la
maison. Chose étrange, son humilité mit le comble à ma colère. Que lui
dire? Par où entamer cette diatribe? Comment lui reprocher des cruautés
qui n’avaient pas de nom en aucune langue et qu’elle envenimait en les
trempant dans le flux et le reflux de notre haine?

--Clara, dis-je d’une voix basse qui me déchirait, vous avez montré
votre poitrine à un homme qui vous a offert de l’argent. Les journaux le
proclament et madame le sait.

Je riais. Elle me regardait tristement. La femme légitime dominait dans
ce salon et la maîtresse n’avait plus de droit de se défendre.

--Je n’ai pas accepté le billet de banque de cet homme malgré la
permission de monsieur. Je peux le jurer à madame.

--Oui, mais il a vu ta poitrine, et qui m’assure, maintenant, que tu
n’étais pas très contente de la lui montrer?

Elle eut un sourire involontaire. Cela lui paraissait encore très bon
d’être tutoyée devant _l’autre_, mais elle ne voulut pas me suivre sur
ce terrain-là. J’ignore pourquoi, en jetant un regard de coin à ce
miroir de Venise, celui-là même que j’avais rapporté d’un certain voyage
au pays des chimères, j’entendis la voix lointaine qui s’était tue,
chanter dans ma mémoire: «Le feu purifie tout!»

--Ouvre ton corsage, lui ordonnai-je brutalement.

--Oh! monsieur veut connaître le parfum de cette nuit?... Ce sont des
roses rouges, aussi rouges que la chambre de madame.

Elle ouvrit son corsage avec une belle impudeur, tout en fermant les
yeux.

Alors, ayant fait tirer mon cigare, je l’appuyai de toutes mes forces
entre les deux seins de velours blanc.

Ce fut ma femme qui s’évanouit... probablement de la joie diabolique
d’avoir entendu grésiller la chair.

--Fais revenir madame à elle, Clara, et surtout ne pleure pas. Elle
serait trop contente!

... Oh! l’aventure, la bonne aventure, la belle aventure. S’en aller,
libre, jeune, bien portant, vers la femme qu’on ne connaît pas, qui sera
toujours la même femme (car elles ne diffèrent pas beaucoup) mais qu’on
ne sera peut-être pas justement à cause de ça obligé de revoir...
L’aventure, toujours la même aventure, mais l’autre pays, sinon le même
ciel!

... J’ai renvoyé la voiture et je vais en flânant jusqu’à cette rue
tranquille où demeure la marquise de Vailly. Elle a un hôtel entre cour
et jardin. Elle m’a prié de passer par la petite porte d’entrée (déjà
les petites entrées, madame?) parce que ses gens sont partis pour lui
préparer sa villégiature. On est en juillet, Paris brûle la plante des
pieds de ceux qui s’y promènent encore. On croise des filles que l’on
sent toutes nues sous des peignoirs de linon et des concierges graves
qui, installés sur le devant de leur loge, barrent le trottoir de toute
leur importance bavarde.

Je vais droit devant moi comme quelqu’un qui sait où il va, mais ce que
je trouve délicieux c’est que je ne le sais pas du tout! Je suis à la
fois si jeune et si vieux, que je suis tenté, comme un gamin par le
fruit entrevu dans les branches et que je réfléchis, très
méthodiquement, à la manière de le faire tomber. Je ne puis pas être
amoureux parce que l’état d’amour empêche de voir et de comprendre. J’ai
remplacé la formule un peu banale du: _je vous aime_ par celle-ci: _je
veux_ que je change en: _voulez-vous_? par pure politesse quand la dame
en vaut la peine.

Voici trois ou quatre fois que ça me réussit. Aimer une personne, c’est
l’attendre. Quel métier de dupe! D’ailleurs, je suis d’une politesse qui
s’exagère selon les circonstances et je ne leur manque jamais de
respect. Ce qui me sauve du ridicule de la fatuité, c’est que je me
livre à l’aventure par plaisir de risquer de me casser les reins de
toutes les façons. Je n’admets pas la peur des entourages ou la crainte
de déplaire. Seulement, je ne daigne pas m’occuper des femmes connues,
courues, ou tarifées, parce que ce n’est pas l’aventure et on n’y peut
pas espérer trouver ce que je cherche: un impossible, quelque chose qui
puisse me valoir.

Je suis un très beau garçon, je le sais, on le sait. Il n’a pas fallu
plus de trois ou quatre liaisons élégantes et d’un duel un peu
scandaleux pour défrayer la chronique mondaine, me poser en héros
mystérieux qui est le prisonnier volontaire d’un mariage riche, vit
comme un célibataire, reçoit très bien, se bat volontiers, n’a pas
d’autre raison de vivre que faire l’amour, ce qui est certainement, à
notre époque positive, une originale conception de l’existence. Je ne
tiens pas à réagir contre mes mauvaises réputations. Rien ne me touche,
rien ne m’émeut en dehors de ma chasse. Je suis sur la piste de mon
gibier comme les autres sont sur la piste d’une affaire. Pourvu que mes
revenus suffisent à lutter de... générosité avec Lucienne, tout me
semble indifférent pour le reste de mon train de maison. Il faut avouer
que Lucienne est surtout effrayante par ses cadeaux. C’est elle qui a
meublé mon appartement où elle n’entre jamais et elle y a dépensé des
sommes folles de sa bourse particulière. Heureusement que _notre_ fille
de chambre, par ses aveux coutumiers, m’a permis de régler mes...
différences. Lucienne aime les bijoux, elle en a et en aura. Je me fais
l’effet, souvent, _d’écraser Tarpéia_! Bagues, colliers, bracelets, tout
lui pleut sur les épaules et je saisis l’occasion de tous les
anniversaires pour la combler. Elle ne me remercie qu’en public, et pour
cause, mais elle a souvent le geste furieux qui refuse pendant qu’elle
s’efforce de sourire gracieusement. Ce raffinement de cruauté l’exaspère
car elle ne peut pas me reprocher de l’oublier.

Oh! non, je ne l’oublie pas! Et quand maman sera morte...

Maman, la marquise de Vailly vous a connue quand elle était une petite
fille, elle me l’a dit et elle m’a longuement parlé, lors de son dernier
thé du printemps, de la couleur inouïe de vos yeux, de vos yeux sans
fond comme le ciel, de vos yeux vides! Je me propose d’être d’une
courtoisie exemplaire... La marquise de Vailly est une dévote
parisienne, un très curieux échantillon de l’espèce féminine dit:
honnête femme. La Feuillangère, mon meilleur camarade, lui a fait la
cour assidument. Il m’a déclaré, très nature, que ça l’embêtait parce
qu’il ne voyait plus que le viol en perspective. Alors, il se retirait
pour ne pas s’exposer à cette fâcheuse extrémité.

--Moi, vous savez, je n’ai pas du tout votre tempérament de séducteur.
J’ai horreur des manifestations brutales.

Où ce nigaud a-t-il vu que je suis un séducteur, mon Dieu, moi qu’on a
toujours séduit? Enfin, je vais essayer de corriger le défaut des
chiens.

--Vous avez un système, vous? a demandé le naïf.

--Aucun système, à moins que ne pas aimer autre chose que l’_aventure_
en soit un.

J’ai vu la marquise de Vailly plusieurs fois. Elle est venue à la
dernière soirée de ma femme et je l’ai attentivement étudiée. C’est au
physique une jolie personne de trente ans, à peine plus âgée que moi de
quelques années. Elle est brune, avec une peau de blonde, saine, des
yeux marrons, très soyeux de cils et de sourcils, des yeux comme en
fourrure qui sont mi-clos parce qu’elle est myope, je crois. Elle
s’habille bien, simplement, en tailleur sombre, le jour, le soir, en
décolletés hardis qui demeurent chastes parce qu’elle les porte avec une
aisance indifférente. C’est une fausse maigre, élancée, très faite, mais
je la soupçonne facticement coquette, comme on le serait dans un costume
brillant juste le temps de débiter un rôle. Elle est mariée à un
monsieur fort distant qui possède une écurie de courses et la maîtresse
_en ville_ de rigueur. Cela forme un couple très uni. Ceux-là ne se font
pas de cadeaux et madame a attendu, dit-on, un enfant de son mari, seul
présent qu’elle en espérait et qu’elle n’en a pas obtenu, le personnage
étant un peu rassis, je crois, sous le rapport du pain de ménage.

Nous avons un flirt qui n’avance pas. Elle me parle de ses bonnes œuvres
et je lui parle de mes mauvaises actions, mais nous n’y mettons pas la
moindre flamme. Ce qui m’amuserait ce serait de baiser ses yeux marrons,
_sans plus_. Seulement, pour y arriver, il me faudra passer par son lit!
Jamais elle ne consentirait à la jolie volupté d’un baiser... amusant
sans la gravité de l’acte complet. C’est une femme sérieuse, qui ne
détaille pas.

J’ai eu la bonne fortune d’une réception particulière à cause d’un lit
d’hospitalité (qui n’est pas du tout le sien) à fonder dans une crèche.
La Feuillangère y participe sans un enthousiasme délirant, moi j’ai eu
l’air d’être intéressé par cette fondation. Si l’enfant Jésus qu’on
mettra là-dedans est mon premier amour normal pour une femme, j’en serai
vraiment ravi.

Il faut signer des paperasses, assister à un comité d’initiative qui ne
décidera rien et dépenser... un peu moins que pour acheter un tablier de
bonne à tout faire ou des fleurs.

Je suis arrivé à la petite grille du jardin. Un domestique sans livrée
vient m’ouvrir. Il me fait passer par une allée bordée de buis, cela me
rappelle un sinistre jardin de province et aussi des tombes proprement
entretenues. Excellente disposition pour fonder un lit d’hôpital! Malgré
la chaleur lourde, j’ai froid au cerveau. Je me regarde un instant dans
la haute porte de glace qui conduit au dernier salon encore ouvert où je
dois l’attendre.

Je suis en été clair, un gris beige un peu hardi, d’un drap flou, très
ample, presque flanelle de plage. Mon veston s’ouvre sur du linge bleu,
une cravate d’un bleu aussi pâle que le linge, une perle qui est sortie
pour moi d’une collection bien lancée et des souliers gris, un peu bas
sur des chaussettes bleues, d’une soie tramée de blanc d’argent. Rien ne
me gêne et si j’ai pris un pardessus-cape plus foncé, la doublure de ce
pardessus est tellement molle, tellement tissu de soirée que je le porte
pour me donner un reflet féminin absolument inutile. Je suis ou je
parais grand, large de poitrine. Depuis que je n’ai plus de cœur c’est
étonnant comme mon thorax s’est élargi. Mon visage est toujours étrange
à cause de mes yeux très durs sous la perpétuelle caresse de mes cils
noirs. Je suis toujours un blond foncé, cuivré, un peu, aux cheveux
libres, mais dégageant la nuque, rasés en pointe nettement. Mes cheveux
sont très intelligents. Ils sont à la fois très épais et très fins. On
en fait tout ce qu’on veut. Mon teint est resté celui d’un gamin sans
moustache, pourtant j’ai gagné, à des lèvres savantes, une bouche
féroce, fine et sinueuse qui sait mordre à tout sans y toucher.
Seulement quand elle rit elle désarme le voisin et attendrit la voisine.

--Il est insupportable! dit-on de moi.

C’était, hélas! le mot de ma mère.

Au fond, est-ce qu’être beau, originalement beau, ne peut pas consoler?
Je vais le savoir... encore une fois. Et puis?...

Ce petit salon est obscur. Il y a de quoi écrire au milieu et, dans un
coin, sur un dressoir-crédence, tout un étalage de petits gâteaux, de
rafraîchissements bons à incendier l’estomac. Je jette mon feutre,
gris-souris, n’importe où, je me recoiffe devant un miroir ancien qui me
retourne mon teint en vert-pomme et, de mauvaise humeur, je me mets à
piller les assiettes.

Elle est entrée sans que je l’entende.

--Bon appétit, monsieur Dormoy, fait-elle avec un rire franc qui dénote
une conscience calme. Au moins, vous aimez les gâteaux, vous, qui
prétendez ne pas aimer grand’chose.

Je me retourne, un peu confus:

--J’avoue, je suis gourmand.

--Un enfant gâté?

Pourquoi a-t-elle dit cela? Ce fut le mot d’Armand de Sembleuse... la
première fois.

Je prends sa main que j’effleure respectueusement et je la regarde entre
mes cils.

Elle est en robe blanche, un voile de soie tout uni, ouverte avec deux
pans de fichu noués derrière la taille en longue ceinture. Un fil de
perles au cou, ses cheveux serrés sous un ruban blanc très pensionnaire.
Mais, elle est aussi de mauvaise humeur. Je suis arrivé le premier. Il
doit y avoir Despaux-Larrier, le fidèle la Feuillangère et un autre, un
industriel qui s’est inscrit pour le billet de mille de la courtoisie
traditionnelle.

--Vous savez que je ne compte pas beaucoup sur nos... actionnaires.

--Tant mieux! Quand ces messieurs m’expliquent le fonctionnement de leur
hospice je n’y comprends rien du tout. Vous allez sans doute me raconter
ça plus clairement. (Je me recule un peu et je la contemple:) Comme le
blanc vous va bien, le jour, alors qu’il est si difficile à porter.

--Je vous en prie, ne recommencez pas. L’autre soir vous avez failli me
donner terriblement sur les nerfs, chez ce notaire.

--Dame, chère présidente, nous avions tellement l’air de signer un
contrat de mariage... je m’imaginais la fiancée ayant trois fiancés de
sorte qu’aujourd’hui comme je suis tout seul, je vais me faire
l’effet... du mari, ce qui sera encore plus drôle.

--Vous ne serez jamais un moment sérieux.

Le domestique entre avec un télégramme sur un plateau.

--Bon! Despaux-Larrier est parti hier pour Trouville et comme La
Feuillangère a écrit ce matin pour s’excuser... (Elle en aurait presque
les larmes aux yeux.)

--Voyons, chère madame, tout est en bonne voie. Le lit est fondé. Nous
n’allons pas le... défaire, je pense? A la rentrée nous l’installerons
définitivement. Ce n’est pas en été que les petits nouveau-nés sont
malades? Hein?

--Ah! taisez-vous, dit-elle d’une voix sourde, ne parlez pas comme cela
des enfants puisque vous ne savez pas ce que c’est. Moi c’est ma
vocation d’y penser, de prévoir leurs misères et aussi de travailler
pour eux! Mme Dormoy n’a pas d’enfant et elle doit bien en souffrir.
Suis-je indiscrète en vous demandant si c’est par principe...

Elle dispose devant moi un goûter qui devait être servi pour quatre.

--Aucune indiscrétion. Ma femme et moi nous ne voulons pas risquer un
second malheur. (Je prends un ton de circonstance.) Il y a déjà
longtemps, au début de notre union, un nouveau-né qui n’a même pas été
malade parce qu’il n’a pas vécu...

Ce que je raconte là sent le sacrilège, mais je cache mon émotion de
circonstance en mangeant des tas de petites choses sucrées, poivrées,
parfumées et en buvant de l’Asti que j’adore. Je me grise un peu. Mme de
Vailly devient rêveuse.

--Qu’est-ce que vous pensez de la Feuillangère, monsieur Dormoy?
Croyez-vous qu’il continuera ses dons annuels. C’est un garçon, lui. Les
enfants, ça lui est bien égal.

--La Feuillangère s’est inscrit parce qu’il est amoureux de vous!

--Naturellement. Vous ne serez jamais sérieux. Il vous l’a dit?

--M. Despaux-Larrier s’est inscrit parce qu’il vous désire...

--Ah! assez, et, vous allez, bien entendu, vous inscrire... sur la même
liste?

--Non!

J’ai levé la tête, secoué mes cheveux et je la regarde en face. Assise
près de moi, sur le même canapé bas, elle reçoit ça dans la figure, et
comme c’est au fond, une très grande dame, son orgueil se cabre parce
que l’hommage mondain lui est dû, sous n’importe quelle forme qu’il
puisse se présenter. L’amour, de ses aïeules à elle, n’a jamais été
qu’un baise-main, quant au devoir... Je revois vaguement... le pain
rassis qu’on a dû lui faire manger dans son ménage! Elle tient au
baise-main, pourtant.

--Décidément, vous serez impertinent jusqu’à la correction, vous?

Je me rapproche. J’ai mon plan. Il est effarant sous le rapport de la
stratégie de salon, mais ce la Feuillangère fut un idiot. Je me charge
même de le lui prouver tout de suite.

--Voulez-vous m’écouter, jolie madame aux yeux en fourrures? Je suis, en
effet, un impertinent correct, quand le sujet en vaut la peine. Être
amoureux, vous désirer? Perdre son temps... et votre estime. Vous êtes
une très honnête femme. Ça se voit, ça se respire et votre merveilleuse
beauté saine est comme le parfum violent de votre vertu. Vous n’avez pas
eu d’amant et vous n’en aurez jamais... à moins...

Elle me regarde, rejetée en arrière, contre des coussins orange et ses
cheveux noirs y font, dans l’ombre du petit salon, une tache d’encre
presque violette. Elle a rougi, pâli, ses yeux papillotent comme sous un
coup de magnésium.

Il est clair qu’elle est en train de se tâter pour savoir si elle
appellera le maître d’hôtel!

--... A moins que quelqu’un, plus fort que votre volonté et plus adapté
à votre genre de tempérament, vous dise loyalement: voilà ce que je veux
en vous souhaitant. Voulez-vous?

J’ai songé que le _veux-tu_ n’était pas en situation.

--Oh! Henri Dormoy, vous êtes un monstre, le plus redoutable des
monstres, murmure-t-elle en regardant la porte.

Je vais à cette porte et je l’ouvre toute grande, sur un vestibule,
d’ailleurs, désert.

--Maintenant, madame la marquise de Vailly, voulez-vous?

J’ai mis un genou en terre et je tiens ses mains jointes dans les
miennes. Je la regarde de bas en haut sans lui permettre de se dérober à
la fascination parce que je glisse mes yeux par la fente de ses
paupières mi-closes. Ah! les beaux yeux! Si elle voulait, seulement, me
laisser baiser cela, rien que cela? Comme ce serait exquis... et pas
chaste du tout.

--Laissez-moi, Henri, je vous prie de me laisser. On peut entrer. Vous
êtes complètement fou.

--Alors? Dois-je refermer la porte?

--Oui, et vous taire.

Je referme la porte _à clé_. Double tour. Le domestique viendra dans une
heure pour enlever la collation et encore... si on le sonne. Quant aux
actionnaires, rien à craindre. Je commence à m’amuser prodigieusement.
Je me tais puisqu’elle me l’a ordonné. Je la force à boire dans ma coupe
et à manger des gâteaux que je lui mets sur la bouche avec mes dents. Je
ne dis pas un mot et je ne lui accorde pas une protestation. Elle rit,
elle pleure, elle étouffe, elle ne sait plus du tout si elle est à une
réunion d’actionnaires ou dans le lit d’une nouvelle épousée...

Quand elle est plus calme, je l’entends qui murmure ceci, textuellement:

--Ah! Henri, mon bien-aimé, je vais demander à Dieu qu’_il_ vous
ressemble... seulement promettez-moi de ne jamais revenir _ou je ne
réponds pas de ma vertu_!

Ça m’ennuie toujours qu’on me pose des conditions, mais puisqu’il s’agit
d’une honnête femme...

... Oh! L’aventure! La bonne aventure, la belle aventure!... Je suis
sorti, ce soir, pour me rendre à un concert. C’est un soir d’hiver
morose, pluie fine, pavé gras. J’ai horreur de la musique parce que
c’est une _briseuse d’énergie_ et puis parce que les femmes l’aiment. Où
elles sont il ne peut y avoir que moi. Je suis obligé à cette corvée
parce que j’ai promis à l’une de mes belles amies d’aller l’entendre
chanter. Elle chante mal, d’une manière prétentieuse, mais elle a
d’assez beaux bras. Il doit y avoir aussi un numéro de danse, une
débutante. Enfin, je vais m’ennuyer copieusement. J’arrive pour le
numéro de mon amie et je dois subir ses roulades. C’est très curieux
cette impression glaciale qu’elle me verse. La salle est peu garnie,
surtout mal, billets de faveur prodigués à des filles de concierges qui
sont toutes musiciennes, naturellement. Je songe que je dois reconduire
cette dame, la voiture est commandée pour minuit. Je bâille sous mon
gant et je ronge la petite pomme de jade qui termine ma canne. Entamer
du jade? Exercice dangereux! Cette grande salle stupide avec ses tuyaux
d’orgues dans le fond, ses murs blancs de maison de santé, son estrade
où poussent des arbres-pupitres et son décor, en chaises de bois courbe,
qui ressemble à la terrasse d’un café où on ne boirait pas, me tourne le
cœur... et, en outre, je suis en _habit_, alors que tout le monde est
n’importe comment! Les amies ont ceci de terrible, c’est qu’elles
pensent toujours que votre... caresse doit s’extérioriser en des gestes
non appropriés. Cette femme qui chante par accident n’a pas besoin que
je l’accompagne... au moins au piano? Je suis très poli. Je lui ai dit:
je ne suis pas musicien. J’aime le bruit du grand vent dans les feuilles
et je n’entends rien à son imitation, signée ou pas signée de noms
connus, anciens ou modernes, alors, il ne faut pas risquer de
m’exaspérer. Seulement, elle m’a répondu qu’elle ne chanterait pas bien
si je n’y étais pas. Je suis venu et je ne peux pas m’empêcher de songer
à ce que ce pourrait être en mon absence!

Les gens s’en vont. Je regarde ma montre: 11 heures: j’appelle une
ouvreuse, et je la charge, moyennant finance, d’aller prévenir Mme X...
qu’une voiture l’attend à la sortie. Moi, je ne peux plus y tenir! Qu’il
pleuve ou qu’il neige... Tiens! la danseuse! Je l’aperçois parce que, un
projecteur la suit et ce rayon lunaire, dans cette immense salle
d’opérations de chirurgie musicale, me fait l’effet d’éclairer une
agonie. Elle est toute petite: un rat, peut-être seize ans. Elle danse
de tout son cœur, elle danse pour elle car elle n’a pas encore la
prétention des étoiles qui _sabotent_ le travail quand le public ne
donne pas. Je prends une lorgnette et je regarde. On n’a tout de même
rien inventé de mieux que la danseuse pour réjouir les yeux d’un homme.
La musique, ici, n’ajoute même rien à la beauté du geste si harmonieux
qu’il en est sonore et fait vibrer la chair du spectateur comme s’il
frappait sur un autre gong, à l’unisson.

Elle danse sur une estrade, sans autre décor que (je les ai comptées)
quarante-six chaises vides, en bois courbe, rangées face au spectateur,
les sièges de l’orchestre qui joue les grands morceaux aux matinées
d’abonnements. Pour ce petit morceau de femme il y a un violon et un
piano, en sourdine. Le projecteur s’éteint. Je file aux coulisses, à
contre-courant du flot des spectateurs qui sont moins serrés que les
chaises vides, mais au moins tout aussi aveugles. J’arrive à sa loge
avec la certitude du chasseur assuré de trouver l’oiseau encore au nid.
Quant à la chanteuse, elle doit rouler dans mon coupé en réfléchissant
aux étranges dispositions de mon esprit pour la musique vocale.

--Mademoiselle?

Je salue respectueusement et je demeure un brin embarrassé. Il y a une
mère!... La loge est étroite, sale, enfumée par un horrible petit poêle
à pétrole. La glace est striée de noms et de paraphes. Une chaise, de la
famille des quarante-six, en bois courbe, supporte un très vilain
manteau garni de fourrure fausse. On y voit crument le dénuement de ces
deux femmes à cause de ce papillon de gaz qui les incendie. La mère est
quelconque, très effacée de visage, elle doit être malade, ses yeux
clignent douloureusement. La fille paraît encore plus jeune que sur la
scène; elle est restée en jupe de tulle, maillot et corselet. C’est
jaune et noir et cela ressemble à la robe d’une guêpe dont la petite a
la taille. Elle est très jolie mais d’expression tellement désenchantée!
Au compliment banal que je lui offre comme on offre une fleur... à
quelqu’un qui a faim, la mère me répond:

--Si c’est pas malheureux! Ils n’ont même pas rappelé, même pas
applaudi. Et nous venions pour un directeur d’agence qui était dans la
salle. On ne l’a même pas laissé entrer ici, ou il s’est sauvé quand il
a vu toutes ces pannes.

--Mon Dieu, madame, c’est _moi_ et vous voyez que j’arrive à temps!

Je souris. La petite, ébahie, se met à rougir comme un coquelicot. Je
suis certain qu’elle devine que je mens.

--Oh! monsieur... (et elle se dresse sur ses pointes). Est-ce que je
vous plais? C’est mon début depuis l’école! Je vous en prie?...
engagez-moi. Maman deviendra folle, si ça doit continuer. Je peux faire
tous les numéros de music-hall, vous savez, et je n’ai que seize ans. Je
ne suis jamais fatiguée.

Je suis inquiet parce que, justement, je suis en train de jouer au
détournement de mineure. Comme elle est blonde! On dirait du miel.

--Si nous allions d’abord souper, on causerait ensuite.

La mère s’emporte.

--Ah! ça, non et non! Je connais l’antienne! Vous allez d’abord faire la
cour à ma fille et puis vous vous conduirez comme _l’autre_, vous la
planterez là sans aucun engagement... parce qu’elle ne voudra pas faire
ce que vous voudrez. Tiens, Clémentine, allons-nous-en. Nous allons
manquer notre omnibus!

La petite Clémentine est pourpre. Elle va pleurer.

--Madame, dis-je très froidement, je suis vraiment en situation de
protéger votre fille, mais si vous voulez qu’on ne lui fasse jamais la
cour, ne la montrez pas en maillot sur une scène parce que le procédé
n’a pas toute la pureté d’intention désirable. Dois-je me retirer?

--Maman?

Elles se consultent. La mère se révolte.

--Écoute, maman, tu vas prendre mon manteau parce que moi j’irai en
voiture, certainement, je n’aurai pas froid et puis... à la grâce de
Dieu! Monsieur a l’air si comme il faut. Je n’ai pas peur de lui.

--Je vous remercie, mademoiselle, de la bonne opinion que vous avez de
moi, aussi je vais faire mon possible pour la mériter. Priez donc madame
votre mère de venir avec nous?

Je ne sais pas pourquoi je dis ça, mais je suis emporté par une secrète
émotion intraduisible. Ces deux femmes ont également faim.

La mère est ridicule. Elle me rendra ridicule. Tant pis! La petite me
serre les doigts à m’en griffer. On a l’impression de sauver un chaton
qui se noie. C’est atrocement délicat et excitant. Pour comble de
malentendus, comme la dame chanteuse n’a pas pu découvrir ma voiture ou,
dépitée de ne pas me voir dedans, a fui en un fiacre vulgaire, voici que
le garçon de salle, chargé d’éteindre, entre en demandant si le monsieur
_en habit_ (il n’y en avait donc qu’un?) est bien Henri Dormoy, parce
que son cocher le réclame à tous les échos.

Mon cocher a horreur, lui, de la pluie. Les deux femmes sont terrifiées,
ça tourne au drame de l’_Ambigu_. L’enlèvement de Mlle Clémentine par le
_Fils de la Nuit_.

--Un peu de courage, mademoiselle, lui dis-je à l’oreille. Il n’y a que
le premier pas qui coûte... et puisque vous allez le faire en présence
de madame votre mère!

Je l’enveloppe de mon pardessus qui est une pelisse de loutre sans
manches et je la drape de mon mieux, parce que son costume rutilant va
faire loucher M. Pierre, un cocher prude.

--Monsieur, moi, je m’oppose. Je ne vous connais pas et vous allez
compromettre ma fille, déclare cette mère aussi prude que mon cocher,
mais qui m’impatiente bien davantage.

--Alors, madame?...

--Alors? Voilà. Je vous demande, _pour la peine_, de lui obtenir un
engagement et de la lancer chez les journalistes.

--Vous ne venez pas souper avec nous.

--Non, monsieur. Ce n’est pas la place d’une mère.

Elle profère cette phrase avec un réel sentiment de dignité.

--On ferme! ajoute sentencieusement le garçon de salle qui écoute ce
colloque sentimental et me servirait de témoin en justice tellement il
est scandalisé.

Je prends la mère par l’épaule, dans l’obscurité des coulisses.

--Mettez ceci dans votre sac à main. Moi je veux que vous soupiez. C’est
à cette seule condition que j’enlève votre fille. Allez donc l’attendre
chez vous, car elle y rentrera au jour, je vous en donne ma parole.
Adieu, madame, et ne me remerciez pas. Il n’y a vraiment pas de quoi.

Elle se sauve. J’ignore si sa joie est aussi grande que sa honte. Toutes
les lumières sont éteintes.

Dans la voiture, le chaton s’étire parce qu’il a chaud et ronronne:

--C’est bon d’avoir des fourrures. C’est de la loutre, la pelisse? Et la
couverture, de l’ours noir, n’est-ce pas, monsieur? Vous avez donné de
l’argent à maman, je l’ai entendu.

--De quoi vous mêlez-vous, sacrée gamine!

--Vous êtes bien gentil. La première fois ça n’a pas marché parce que
c’était à moi que le monsieur voulait donner des sous.

--Et vous n’en vouliez pas?

--Bien sûr que non. Ce n’est pas moi qui fais la cuisine, chez nous!
(Elle rit.) Moi, je ne sais que danser (elle se penche, me regarde à la
lueur de la petite lampe de voiture, avec de vrais yeux d’étoile). Et
puis, pas besoin que vous m’en donniez, vous m’avez plu, là, tout de
suite. De quelle agence êtes-vous? Mentez pas.

--_Eros et Cie._ Celle qui procure au monde entier toutes les jolies
filles de votre espèce.

... Elle est restée huit jours chez moi, servie comme une petite reine
par Clara qui lui souriait tristement et empêchait ma femme de deviner
sa présence.

Mon cher avocat, voici, entre plusieurs autres aventures, la dernière,
celle qui terminera la liste parce que je ne veux pas vous fatiguer mais
vous offrir, de la gerbe, les fleurs vénéneuses pour que vous en
puissiez faire des analyses, que vous en distilliez le parfum à telle
destination psychologique ou médicale qu’il vous plaira de les fournir.
Ce que je cherche, en vous racontant ces histoires un peu lestes, c’est
à vous donner un aperçu de la morale dont je suis capable de me servir
pour mon usage particulier. Je ne suis pas un malhonnête homme mais un
_cynique_. Je n’ai pas du tout la réserve du bourgeois ordinaire, qui
agirait probablement de la même façon, s’il pouvait, mais qui
s’arrangerait pour ne pas risquer la cour d’assises. Moi, je suis mon
désir, je vais jusqu’au bout et je paie la note. C’est à vous de voir si
je dois payer de ma tête mes folies, dont quelques-unes sont des actes
de haute sagesse pour un homme de ma trempe. Oui, je sais bien. Il y a
la loi commune! Avez-vous le droit de juger _un crime dit passionnel_
selon la loi commune?

Ce soir-là, par hasard, j’étais resté au salon avec Lucienne et je lui
tenais compagnie en discourant sur ce qu’elle appelait mes aventures
dangereuses.

--Vous vous ferez tuer par un mari ou un amant, grondait-elle
maternellement en présentant ses mules au feu flambant de la cheminée.

--Vous parlez comme Clara, ma chère amie, qui met ça, naturellement, à
la troisième personne: monsieur court à sa perte, soupire-t-elle quand
elle m’habille pour ces sortes de fêtes qui lui font, chaque fois,
l’effet de son propre enterrement.

Lucienne ne sourcilla pas. Elle s’habituait à tout et par une
incompréhensible lâcheté finissait par tout accepter. Elle n’avait
jamais eu de sens moral mais je crois bien qu’elle ne possédait même
plus de sens tout court. Cette femme, si voluptueusement passionnée,
après le redoutable accident de ses couches était devenue sage ou
indifférente peu à peu à ce qui lui était si cher, autrefois. Elle ne
vivait que par le souvenir ou le tourment cérébral de ma présence,
poison qui l’enivrait.

--Pourquoi continuez-vous à vous servir de cette fille, Henri? Un valet
de chambre bien stylé...

--Horreur des hommes dans l’intimité! Et puis ils sont maladroits.

Lucienne eut un sourire équivoque, elle passa vivement à un autre sujet:

--Vous savez que M. de la Feuillangère me fait la cour? Est-ce que ça
aussi, c’est dans vos projets de... vengeance?

--Moi, je ne veux pas me venger. J’attends... que vous vous décidiez
vous-même à choisir un autre époux, sinon un autre amant. Le divorce est
votre salut. Puisque vous ne voulez pas? Je m’incline.

--Prendre un amant? Non... Ça ne me plaît pas. Peut-être un mari qui
serait très doux.

--Oh! alors, choisissez La Feuillangère. Il ne viole personne, lui. Il
est bien élevé et de plus il a un nom, comme l’abbé Armand de Sembleuse,
à coucher dans un rez-de-chaussée du _Petit Journal_. Les femmes ont un
faible pour l’armorial. C’est même une faute de goût de leur part... au
moins en amour où le moindre palefrenier ferait bien mieux leur affaire.

--Enfin, Henri, qu’est-ce que vous aimez?

--L’impossible! L’absolu!... Je cherche la passion qui vous jette à
genoux pour toute la vie, une passion qui les contienne toutes et dont
on ne puisse pas rougir en face de son miroir.

--Et vous avez trente ans! Rien ne pourra donc vous assagir.

--Si vous n’aviez pas tué votre enfant, dis-je d’une voix plus sourde en
me rapprochant d’elle, j’aurais eu cette sagesse-là, c’est-à-dire un but
à m’offrir. Créer un cœur dans une chair m’appartenant et le garer, par
l’éducation, de tout ce que j’ai enduré trop jeune...

Elle détourna les yeux, laissa pendre son bras blanc où les bijoux
traçaient leurs signes de feu, reflétant les flammes de la cheminée.

J’étais debout, tout près d’elle. Je la sentais souffrir à crier, j’eus
un mouvement de pitié et je me penchai sur ce bras abandonné comme celui
d’une morte, je lui pris le poignet et l’élevai jusqu’à mes lèvres,
au-dessus de sa tête, je mis des baisers lents à l’endroit de la
saignée, où le sang formait comme une fleur encore plus mauve que rose à
cause du réseau des veines. Elle ne bougeait pas, sachant très bien
qu’elle n’avait pas autre chose à espérer qu’une cruauté inédite.

--Imaginez, ma chère, que M. de la Feuillangère vous fait la cour.

Elle me souffleta, ma foi, assez vigoureusement, mise debout par
l’affront que je faisais à sa réelle fidélité.

--Merci! Je n’attendais pas moins de madame Lucienne Dormoy! avouai-je
en riant de bon cœur.

Comme elle se tordait les mains silencieusement, Clara entra et dit d’un
accent très ému:

--Un chasseur de cercle est là qui demande à parler à monsieur
personnellement.

--Ah! de quel cercle? Il est dix heures. Je ne dois pas sortir. Alors,
quoi, faites-le entrer si c’est de la part de M. de la Feuillangère.
Quand on parle du loup... soufflai-je.

On vit pénétrer, leste et sournois, un petit garçon en uniforme vert
sombre, liseré de jaune, sa casquette à la main où l’on déchiffrait le
nom d’un grand palace. A cette époque il n’y en avait vraiment qu’un à
la mode et c’était celui-là.

--Monsieur Henri Dormoy?

--Que me voulez-vous?

Il regardait ma femme avec une sorte d’effroi religieux.

--Allons, donnez-moi cette lettre.

Je lus. C’était un court billet en anglais, d’une grande écriture large,
impersonnelle, mais qui ne laissait aucun doute sur ce que l’on me
voulait.

Je savais un peu d’anglais pour le parler, pas pour le lire. Je tendis
le billet à ma femme.

--Voulez-vous me traduire ça, vous qui connaissez mieux cette langue que
moi?

Elle lut à voix basse:

«Quelqu’un qui vous a vu et à qui vous plaisez, voudrait causer avec
vous en prenant le thé sans cérémonie. Ne lui refusez pas ce petit
morceau de joie.»

On ne pouvait pas autrement traduire la phrase enfantine de la fin.

--Henri, supplia ma femme, n’y allez pas. Ce n’est pas même signé.

--Oui, mais, justement, c’est l’aventure _anonyme_ et elle manque à ma
collection. A demain, Lucienne, si c’est aussi convenable que le billet,
je vous raconterai.

--Il y a une voiture de l’hôtel à la porte de monsieur, annonça le petit
groom en disparaissant comme une muscade.

Je le suivis.

Clara, passivement, prépara ma toilette de soirée, sans cérémonie. Elle
aimait encore mieux ça que me voir en tête à tête conjugal.

Le petit chasseur ne disait rien. Moi je fumais en m’assurant que mon
revolver avait passé de la poche de mon pardessus dans celle de mon
pantalon. J’étais un peu gêné de me trouver dans une voiture ne
m’appartenant pas, mais après tout, elle n’appartenait pas non plus à la
dame.

--Est-ce qu’elle est jolie? demandai-je laconiquement au jeune monstre
vert crapaud.

--Monsieur m’excusera, mais je ne l’ai pas vue. Chez nous, c’est plein
de noms étrangers, et il y a tous les genres de princesses.

Arrivé, le petit personnage me mit respectueusement dans un ascenseur
fleuri d’orchidées, pressa un bouton, puis m’abandonna à mon heureux ou
malheureux sort. Une idée folle me traversa l’esprit. Je pensais au mari
de madame de Vailly qui, ayant peut-être obtenu un aveu tardif au sujet
de sa descendance, maintenant âgée de quelques années, concevait
peut-être le fatal projet de me brancher, haut et court, à son arbre
généalogique.

Un très correct valet de pied me conduisit à l’appartement de
l’étrangère, banalement somptueux comme tous ces appartements-là, et
s’effaça sous des portières lourdement retombantes.

Je restai immobile, le cœur étrangement battant, devant une grande jeune
femme, anglaise ou américaine, couchée sur un divan, sa table à thé,
l’inévitable _Chine_ ou _Ceylan_, servi à côté d’elle, selon le sans
cérémonie annoncé. Cette femme me sembla très jeune; pourtant
l’assurance de son regard, bleu sombre, le dédain de sa lèvre couleur de
cuivre rouge, ses cheveux blonds, coupés à la Stuart et la longue ligne
droite de son corps moulé dans une dalmatique de velours de Gênes rose
et argent, la faisaient particulièrement hardie, plus vieille.

--Voilà, pensai-je, une dame qui ne doit pas être tendre et savoir
furieusement ce qu’elle veut. C’est un animal d’une fort belle race,
mais qui me fait peur.

Dans un jargon très doux, mélangé d’anglais et de français, semé
d’expressions d’argot qui le rendait tout à fait drôle, elle m’expliqua
qu’elle m’avait vu à la fête javanaise donnée par l’ambassade en
l’honneur du roi du Cambodge, et qu’elle avait formé le vœu innocent de
me recevoir dans l’intimité, parce que:

--Vous n’auriez pas voulu me donner ce petit morceau de plaisir
autrement. Je ne connais pas chez vous et vous êtes marié à votre vraie
femme.

--Mon Dieu, chère madame, vous êtes trop modeste, au moins en ce qui
concerne ledit morceau. A votre place je prendrais le plaisir tout
entier. En France nous ne comprenons pas les demi-mesures, avec ou sans
cérémonie.

Elle frappa dans ses mains puérilement, éclata de rire en se renversant
en arrière d’un mouvement effarant de lascivité et elle me murmura:

--Oh! ces Français, ce qu’ils sont amusants, et comme ils se moquent en
amour! Je n’ose pas vous demander si je vous plais. Me trouvez-vous
assez belle pour jouer, dites? J’ai la crainte d’être, comment vous
dites, vierge, froide, enfin, pas gentille, quoi. J’ai dix-huit ans.

J’étais de plus en plus inquiet. J’avais, malgré mon naturel sang-froid
en pareille circonstance, la terreur du chasseur qui pense que, s’il
rate la bête, celle-ci ne le ratera pas et qu’il aura les reins cassés.
On y voyait mal, l’électricité des ampoules trop fleuries de corolles de
soie, et, sous la dalmatique rose-argent, le corps de cette créature
fondait, dérobait ses lignes à mon regard essayant de demeurer calme.
S’il s’agissait d’une vierge de Chicago, ou d’une lady de Londres, je ne
voulais, en aucune façon, pousser la plaisanterie française trop loin.
Il faut de la tenue devant l’étranger. Quant à la demi-mesure...

--Voulez-vous me permettre de vous offrir votre thé, chère miss?... Miss
comment? Même en échangeant ses fantaisies, ma jolie fille, il convient
d’avoir le courage d’échanger ses noms... ou des injures, choisissez!

Alors elle me toisa de son regard glacialement cynique et me dit, se
soulevant vers la tasse que je lui présentais:

--Que j’aime que vous soyez un homme ainsi. Vous seriez capable de me
battre, si cela ne vous convenait pas. Oui, vous avez raison. Il faut
dire tout, noblement. J’aurais tant aimé causer longtemps et vous lier à
moi par la poésie de la parole! Que vous êtes bien, Henri Dormoy. Vous
me donnerez votre portrait? Je veux le montrer à mes amis de Londres, à
ceux qui osent me dire que je suis le plus beau des garçons. Je
m’appelle lord D... Pardonnez-moi si je vous contrarie.

La tasse s’échappa de mes mains et inonda le col blanc de cet éphèbe à
jamais célèbre pour avoir scandalisé toute une génération.

Je pensai à chercher mon revolver et à lui casser réellement les reins,
mais je le vis déjà si affolé par le contact du liquide bouillant
(_Ceylan_ ou _Chine_!) que je n’eus plus qu’à le fuir, ce qui, en
pareille circonstance, est encore le meilleur moyen de conserver les
distances.

Quand je rentrai chez moi, une heure après en être parti, je me mis à
pleurer de rage. J’étais seul, bien seul, et personne, heureusement, ne
me questionnerait.

Or, je pleurais de rage, non pour l’injure de cette invitation suspecte,
mais parce que ce garçon qui me trouvait bien, qui me ressemblait un
peu, avait réformé l’ancien couple par une phrase rappelant de très loin
certains mots d’Armand de Sembleuse. Il se déguisait en fille? Est-ce
que, moralement, je ne me déguisais pas en homme, jadis?

O Armand, où es-tu? Dans quelle misère te débats-tu, toi si fort, toi
qui voulais être assuré de me retrouver là-haut et qui fus jaloux de mon
éternité au point de me sacrifier à moi-même!




III


Maman était morte. Elle avait rejoint le vide merveilleux de ce ciel
dont elle portait une part d’énigme au fond de ses yeux clairs. J’avais
demandé mon divorce le lendemain même de son enterrement et Lucienne
Morin, un an plus tard, s’était remariée avec M. de la Feuillangère qui
en tenait, décidément, pour les femmes qui m’avaient aimé. Clara
servait, maintenant, dans la maison du gros Despaux-Larrier en qualité
de femme de charge, mais peut-être avait-elle aussi charge de femme sous
cette firme commerciale... et quelle charge!

--Monsieur comprendra que je ne peux pas rester chez un homme seul
maintenant que madame est partie? m’avait-elle déclaré.

Je lui donnai toutes les permissions, plus une dot. Comme ces
changements de situation avaient amené des changements de fortune,
malgré l’héritage de ma mère, et que j’avais voulu rendre à Lucienne
certains cadeaux qu’elle m’avait faits, un peu de force, cela réduisit
mon train. Je pris dans une rue plus étroite de ce quartier du
Luxembourg, que j’appréciais pour sa tranquillité aristocratique, un
appartement plus sombre, sans perron ni jardin, un rez-de-chaussée
d’apparence décente, pas garçonnière du tout, puis je me mis à flâner
dans Paris, ou à voyager dans le monde, soit en chemin de fer, soit en
bateau. Quand je revenais, je retrouvais de la poussière et j’en
rapportais moi-même que je secouais de mes sandales.

Des aventures? Peut-être! Aucun enthousiasme. Calme étrange. De
trente-cinq à quarante ans, je ne me souviens guère de ce que fut ma vie
d’amour. Je crois qu’une belle jeune fille voulut m’épouser et qu’elle
en fit une maladie de langueur qui la conduisit, non pas au Carmel, mais
au théâtre où elle put exprimer toute la gamme de la passion, n’ayant
pas pu me la faire monter ou descendre.

Je voyais peu de gens, certains amateurs rencontrés au hasard des
réunions de cercle ou des salles de ventes curieuses, je collectionnais,
je m’amusais avec eux à faire des vitrines artistiques: ivoires japonais
ou éventails anciens, miniatures de la bonne époque, émaux de telle
manufacture.

Je vivais avec ma nonchalance habituelle, mes rentes me suffisant ainsi
qu’un unique domestique sous le rapport du train de maison, un vieux
maniaque détestant les femmes parce qu’il avait été, dans sa jeunesse,
vitriolé par une maîtresse jalouse.

Ma vie frénétique semblait finir.

Mais j’étais encore un homme séduisant et j’aimais quelquefois à me
l’entendre dire... pour ne point l’oublier.

Un point noir existait dans cette existence restreinte quoique très
libre, c’était l’impossibilité où je me trouvais _de déloger
l’antiquaire_!

On a dû remarquer qu’à Paris, principalement rive gauche, il y a au
moins un antiquaire par immeuble et je me suis toujours demandé
qu’est-ce que ces marchands-là peuvent bien vendre? Petite boutique ou
grand magasin, ça regorge d’objets artistiques ou non et il est
parfaitement démontré aux yeux de l’observateur attentif, dont il est
souvent parlé dans la copie à un sou la ligne des journaux, que jamais
ces marchands-là ne vendent rien et n’achètent pas davantage.

Le point noir de mon existence était une boutique de ce genre installée
à la porte même de mes particulières entrées et faisant tache dans une
façade convenable, de style Louis XV, très pure, à quatre belles
fenêtres à petits carreaux un peu ternis, possédant des frontons cintrés
extrêmement élégants. Quand j’avais signé un bail, j’avais demandé si on
pouvait loger ailleurs cet antiquaire et tout son attirail qui me
faisait loucher sur ma façade personnelle.

--Mais, me dit mon propriétaire scandalisé, ce marchand a toujours été
là. Il ne fait pas partie de ma maison de rapport. Il est à cheval sur
une ancienne loge de concierge de la maison mitoyenne et sur une
ancienne remise de voiture de la mienne. Vous comprenez, lui aussi a un
bail!

--Et si je lui offrais de le reprendre... pour, par exemple, le jour où
j’aurai une automobile à mettre dans cette ancienne remise.

Avec cette fureur singulière qui s’emparait de moi dès qu’un désir me
hantait, je fis proposer toutes les transactions possibles et
imaginables pour _déloger l’antiquaire_. Je n’y réussis point.

Trois ans passèrent sur cette fantaisie, qui n’était peut-être que le
plus sage des pressentiments, et l’antiquaire demeura. Il renouvela son
bail, je renouvelai le mien. Je n’eus pas d’automobile, parce que je
trouve ridicule de se mettre aux ordres d’un chauffeur de garage au lieu
de l’avoir aux siens, et chaque fois que je pénétrais chez moi,
j’entendais ma concierge, forte personne pleine de dignité, raconter des
choses de ce genre:

--Voilà encore cette _antiquitaire_ qui a flanqué des ordures dans ma
cour! Tenez, monsieur Dormoy, tant que ce bric-à-brac là nous restera
pour compte, la vie me sera _indigeste_.

Vous connaissez cette brave femme, hélas! Elle fera certainement la
seule gaîté des audiences...

Un jour... oh! ma plume tremble, ma main se crispe sur elle pour écrire
cela, _un jour_, y a-t-il de cela un an ou plusieurs siècles? Jour
d’entre les jours, petit matin d’octobre pluvieux, froid, où la rue
avait l’air d’un corridor fermé en haut par une voûte peinte en gris, et
tout était si fumeux, si triste là-dessous, les passants, les voitures,
une guimbarde de maraîcher qui sonnait, sur le pavé de bois, comme un
corbillard vide! Moi mettant mes gants, boutonnant mon pardessus et
relevant mon col de fourrure pour aller déjeuner je ne sais plus où,
chez quelqu’un qui devait me montrer des estampes. Enfin, je fus arrêté
par quelle funeste puissance devant la glace étroite, rongée d’humidité,
montant le long d’une des parois de cette odieuse boutique? Glace
racoleuse comme un éraillé visage de fille où je mis mes yeux qui
dévièrent et qui se prirent à une vision de bibelot, un si minuscule
bibelot: _une souris d’ivoire_ posée sur un petit socle de bronze! Mon
Dieu! Mon Dieu d’orgueil et de colère, où m’avez-vous conduit quand j’en
suis venu là?

J’examinai le bibelot charmant et extraordinaire à cause du milieu
vulgaire dans lequel je le rencontrais. Cette souris était un minuscule
ivoire japonais représentant, en effet, ce que les marchands des quais,
vendeurs de bêtes curieuses, appellent _souris japonaise_, une souris
blanche à collerette de poils roux, aux yeux rouges ou roses, qui a pour
particularité de tourner sur elle-même des heures entières. Cette
bestiole, la plus menue des souris, a des mœurs bizarres; elle regarde
très en l’air ou sur le côté, avec la vivacité d’un animal fou et, au
contraire, est fort intelligente, douée de merveilleux instincts
raisonnables qui la protègent contre les chutes, la préservent, durant
sa valse ingénue, des mille dangers qui menacent une souris aimant la
danse, faisant la ronde, en dehors du chat.

Cette _souris japonaise_ posée sur un socle de bronze était d’un ivoire
très pur, très uni, sans un défaut de ton ou de _lame_, elle possédait
sa collerette rousse incrustée en or, striée de quelques coups de burin
imitant les poils, comme il sied à un artiste japonais de les imiter à
coups de ses ongles pointus et elle dardait, tournant sa petite tête à
oreilles transparentes sur le côté, essayant de voir, d’aguicher le
monsieur, des yeux de rubis d’un rouge sanglant, tout en ayant l’air de
surveiller la spire de sa queue.

--Voici, pensai-je, une chose délicieuse qu’il me faut m’offrir tout de
suite.

La souris trônait au milieu de vieux débris de toutes sortes: armes
toutes rouillées, statuettes de tous les formats, morceaux d’étoffes de
toutes les provenances, vieilles pipes, vieux bijoux faux, peignes
espagnols dont la seule crasse était authentique, boutons de corsage
sans assortiment possible, jusqu’à des chaussures de bal complètement
éculées. Comme elle devait s’ennuyer là-dedans, la petite souris, ma
souris?

J’hésitai un peu. Je ne connaissais l’_antiquitaire_ que par ma
concierge, qui avait le tort de lui crier des injures à propos de tout,
peut-être pour plaire au principal locataire de la maison qui avait
voulu le faire expulser de son coin sombre comme on chasse une araignée,
le jour du grand nettoyage. Je n’y étais jamais entré dans cette
boutique, moi! Mon instinct, qui est celui de la souris japonaise
vivante: tourner férocement dans un cercle vicieux sans tomber, mais
hélas, sans pouvoir le briser, en sortir, me tirait en avant par la
fibre d’un désir puéril et pourtant je songeais que j’avais pas mal
d’ivoires de ce genre. J’avais une galerie très encombrée... pour, un
matin comme celui-ci, revendre tout en bloc et repartir sur une nouvelle
piste, une collection autre à reconstituer. Il faut bien s’amuser,
n’est-ce pas?

C’est que j’aurais pu dire encore à Armand de Sembleuse, à vingt ans de
distance: _je m’ennuie!_

J’avais eu des femmes comme on a une écurie de courses.

Maintenant, on m’aurait montré trente souris japonaises pareilles à
celle-là, je les aurais voulues toutes les trente!

--Ça vaut une centaine de francs ici, me dis-je, parce que le
collectionneur se fixe toujours un prix qu’il sait très bien qu’il
dépassera mais il aime à croire qu’il ne le dépassera pas. Oui! cent
francs dans ma rue. Au boulevard, ça serait mieux présenté et on en
demanderait deux cents.

J’entrai.

Mon cher avocat, en écrivant ce mot, je tremble de fièvre...

... Elle était là, l’autre souris japonaise, celle qui a tourné dans mon
cerveau et m’a rendu fou!

Il y avait là une petite fille de six ans qui épluchait des... oui, qui
épluchait des oignons et elle pleurait, ses yeux étaient rouges; elle
était blanche et blonde, avec une petite collerette de cheveux lisses,
un peu roux, des mèches qui lui tombaient autour du cou et suivaient
tous ses mouvements comme des plumes suivent l’oiseau, comme des poils
suivent l’ondulation de la fourrure. Je tenais le bouton de la porte, la
vision se détachait très nette sur le fond noir de cette boutique pleine
à ne laisser aucune autre place que pour faire asseoir cette petite
fille sur un petit trépied de fonte, l’ancienne base d’une statuette de
jardin, sans doute. Elle épluchait des oignons et jetait les boules
blanches dans une assiette après avoir pris les boules rousses dans un
panier.

Comme elle pleurait! Hypnotisée sur ce phénomène qu’elle ne comprenait
pas du tout, la toute petite femme mordait ses lèvres avec courage pour
se donner une naturelle raison de souffrir.

Je pensai d’abord simplement ceci:

--Pourquoi fait-on faire ce travail-là qui est, je crois, du ressort des
cuisinières, à cette petite fille, puisque, proportion gardée, elle
pleure bien davantage que ne pleurerait une grande personne dans ce
métier?

Est-ce que je savais si les gens peuvent ne pas avoir de cuisinière, moi
qui avais eu des bonnes pour me servir au lit et ramasser mon mouchoir?

Puis je pensai à m’en aller discrètement lorsque la petite leva le nez,
un petit nez fin de souris et s’arrêta, figée dans la même pose que
_l’autre_, les deux petites pattes en avant, la tête un peu sur le côté,
ses beaux yeux rouges, qui étaient verts, au fond, du troublant vert de
la prunelle phosphorescente de certains animaux, cherchant à voir et ne
voyant pas, si douloureusement pleins de larmes cuisantes.

--Que vous voulez, monsieur?

--Mademoiselle, je voudrais voir le marchand ou la marchande pour
connaître le prix de la souris en ivoire qui est à l’étalage.

Alors, tout de suite, la petite s’empressa, bien contente de planter là
ses cruels oignons. Elle dit, de sa voix si bizarre de petit instrument
fêlé:

--Ma grand-mère est pas là, monsieur, mais elle va revenir. Elle est
allée pour le beurre. Elle serait fâchée si vous restiez pas. Elle me
gronderait. (Et elle ajouta avec le plus profond sentiment mondain.)
Donnez-vous donc la peine de vous asseoir.

Je me mis à rire car c’était aussi impossible que de découvrir un
millimètre carré sans couche de poussière dans cette odieuse boutique.

--Mademoiselle, vous êtes bien aimable mais... où?

La petite souris sourit.

--Ah! c’est pas bien propre... et pourtant je balaie tout le temps. Ça
revient. J’en fais sauver d’un côté, ça retourne de l’autre. Faut pas
vous en aller. Tenez, là, il y a un fauteuil. C’est un Louis XIII,
monsieur, un vrai Louis XIII.

Je pouffai. Toute la gaieté de mon ancienne existence me remonta au
cerveau. Ah! rire encore une fois comme cela et l’entendre rire, elle,
comme elle se mit à rire!

Les larmes étaient enfin taries.

Pendant que la gamine essayait de tirer une vieille chasuble de prêtre
et une jupe de drap jadis bleu de ce _vrai_ fauteuil pour me l’offrir,
derrière nous, un affreux visage de femme sortait de l’ombre; cela se
formait lentement comme on prétend que se forment les silhouettes
d’apparitions évoquées par les médiums en transes. C’était celui d’une
vieille dame osseuse, à angles droits, la figure grise, craquelée, en
céramique cuite au four de l’enfer, le nez coupant, le menton tranché
comme un éclat de tesson plus dur encore, et dans ce visage effrayant
(que j’ai vu, certaine nuit, plus effrayant encore!) deux orbites qui
contenaient de l’eau trouble avec, tout au fond, un peu de boue.

Elle portait une robe d’orléans, noire, qui luisait, un fichu de laine
verte, de plusieurs tons de mousse; une moisissure, pareille à celle des
troncs d’arbre pourris, faisant vivre encore quelques impondérables
champignons et, sur ces cheveux gris, d’un égal gris moisi, des
pampilles de jais brillaient funèbrement.

--Monsieur désire? fit une voix spécialement engageante, éveillant le
souvenir de la proxénète joint à celui du sergent du ville disant:
«_Circulez._»

La petite souris disparut, subitement, dans un trou. Moi, je fus saisi,
pourquoi ne l’avouerais-je point, de mon premier mouvement de haine à
l’endroit de cette femme. J’ai horreur du laid, du pauvre et du vil
quand il devient obséquieux, par-dessus le marché. Alors, je songeai à
_l’autre_ souris, je m’enquis de sa provenance.

--Monsieur, c’est une pièce de collection. Du beau et du rare. Je n’en
suis pas embarrassée. Son prix? Vous comprenez, ça demande réflexion. Il
faut estimer ça. Moi, je ne suis qu’une pauvre femme. Je ne vends rien à
la va-comme-je-te-pousse. Une supposition que l’on mettrait ça aux
enchères. Je l’ai depuis si peu de temps. Tiens! Tiens! Je vous remets à
présent. Vous êtes le locataire du rez-de-chaussée, n’est-ce pas? Le bon
monsieur qui voulait tant me faire expulser. Comme ça se trouve! On ne
peut pas gagner sa vie dans ce quartier, mais il faut bien demeurer où
c’est pas cher. Ma boutique vous embête parce qu’elle est sale. Que
voulez-vous, si le propriétaire me la faisait repeindre en jaune, par
exemple, ça se verrait mieux. Ça ne tire pas l’œil, en marron. Pour en
revenir à ce rat-là, c’est... enfin, je crois que vous pouvez m’en
donner cinquante francs parce que je connais mon monde. J’ai des
amateurs qui m’en donneront plus... Seulement comme vous êtes de la
maison...

J’interrompis la conférence, d’un ton relativement bienveillant.

--Madame, un ivoire japonais cela vaut toujours un certain prix.
Voulez-vous me montrer l’objet?

Il y eut de ma part une réelle indignation quand j’eus entre les mains
la jolie petite chose. Elle était intacte et portait une collerette qui
valait les cinquante francs à elle toute seule. Malheureusement, je ne
suis pas de ceux qui peuvent mésestimer leur caprice.

--Madame, lui dis-je en souriant ironiquement, je ne veux pas tout de
même vous voler. Votre bibelot vaut cent francs. Les voici.

Et je posai cinq pièces d’or sur le fameux fauteuil Louis XIII.

Médusée, la vieille dame montra ses dents, grises aussi, d’un beau gris
vert et souffla, presque étranglée:

--Ça, monsieur, vous pouvez vous vanter d’être un homme chic. Je vous
remercie bien.

Elle prit les pièces, les soupesa, les flaira, puis les fourra dans un
vieux sac de perles.

Plus tard, oui, je sais! Elle aurait prétendu que je ne connaissais même
pas la valeur de l’objet, que ma folie commençait et que je ne calculais
plus. Or, je vous le jure. Je faisais seulement acte de probité
d’acheteur.

L’_autre_ montra timidement sa tête hors du trou.

--Ah! dis-je avant de sortir pour aller enfin déjeuner, un conseil. Ne
faites donc plus éplucher des oignons à cette mignonne petite fille qui
en pleure toutes ses larmes. Quel supplice pour un enfant! Regardez ces
pauvres yeux rougis.

--Pensez-vous que, moi, je puisse les éplucher sans pleurer aussi? Cette
vermine-là doit travailler si elle veut vivre ici à tourner dans mes
jambes. Mon fils et ma bru sont morts tous les deux à l’hôpital et ça
m’a fichu ça, en cadeau, alors que j’ai soixante-dix ans sonnés,
monsieur, des douleurs partout, des rhumatismes, un catarrhe...

Mais j’étais déjà très loin, abandonnant _la souris japonaise_ dans la
montre, parce que je ne rentrais pas chez moi.

Le lendemain, vers trois heures, mon domestique, Bernard, vint me
prévenir qu’une petite fille: «haute comme ça» me demandait.

Je fumais en parcourant les journaux, à plat ventre dans mon divan bleu
paon aux nombreux coussins de toute la gamme des bleus, seul meuble que
j’avais eu la faiblesse de garder de l’ancienne chambre de Don Juan.

--Hein? Quelle petite fille? (Puis tout à coup je me souvins). _La
souris japonaise_ qu’on vient m’apporter! Bernard, faites entrer, c’est
la demoiselle de magasin de l’antiquaire, dis-je en souriant.

--Monsieur a fait emplette en bas! Ça doit être du propre.

Il partit en bougonnant, car il était assez ronchon et je les vis toutes
les deux s’avancer, l’une portant l’autre.

Elle fit d’abord une révérence, puis, timidement, posa l’objet,
enveloppé d’un papier de soie, sur une table, en levant fort les bras
pour atteindre à cette hauteur. Moi, je me trouvais à la sienne et je
dis:

--Bonjour, mademoiselle, ne sachant pas comment on parle aux enfants.

Elle semblait toute confuse, prête à se sauver si je bougeais d’une
ligne.

--Comme c’est grand ici, fit-elle en mettant ses mains derrière son dos.

Et elle demeura pensive.

Elle avait un petit tablier blanc, une petite queue de cheveux bien
serrés, ligaturés d’une faveur bleue, et des souliers trop longs pour
elle, qu’elle perdait tout le temps en traînant les pieds. Elle
paraissait très délicate, probablement malade, avait une peau
transparente, pâle de la pâleur de ce papier de soie qui enveloppait _la
souris japonaise_. Ce n’était pas un beau bébé, une belle petite fille,
c’était une créature qui existait comme ça, ne devant ni grandir ni
mourir. Et une merveilleuse intelligence animait ce visage aminci, ces
yeux vert de mer avec un peu d’or dans le fond, du sable d’or. Son
corps? Je n’ai jamais su s’il doublait réellement ses vêtements.
Certaines poupées sont faites ainsi, bourrées d’étoffe, mais sans
membres... tout était flou, mouvant et fuyant, les jambes, les bras, les
mains, _dont un petit doigt manquait_! Elle les cachait presque toujours
derrière elle.

Je regardais ce curieux échantillon de la race des arrière-boutiques et
je pensais que cette enfant-là devait savoir des vérités qui ne sont pas
dans les livres.

--Mademoiselle, murmurai-je, intéressé par son manège pour cacher ses
mains, pourquoi faites-vous le petit Bonaparte?

Elle ne comprenait bien entendu rien à ce que je disais, mais elle
baissa les yeux, fort intimidée.

--Je ne vous ennuie pas, monsieur?

Elle était toujours d’une politesse adorable, exagérée, sans rien de
servile. Elle n’osait pas pleurer par peur de faire du bruit... et ce
que cette créature avait dû souffrir pour en venir là, devait être
inimaginable.

--Voulez vous goûter? Votre grand’mère vous attend peut-être?

--Non, je dois rester dans la cour avec Robin.

--Qui ça, Robin?

--Le chat de la concierge (elle ajouta). C’est un bon chat.

Je me levai pour aller commander une tartine de confiture quelconque.

--Comme vous êtes grand, fit-elle en me voyant quitter ma pose à sa
hauteur. C’est pour ça qu’il vous faut de grandes chambres. Vous ne
seriez pas bien chez nous.

Quand elle vit arriver les tartines, des biscuits, du lait, elle fut
saisie, paralysée d’une émotion qui lui mouilla les yeux. Mon domestique
lui fit une table avec un tabouret et un divan avec un coussin. Nous
étions graves. Moi je regardais ça, sans trop d’impatience, peu à peu
envahi d’une singulière angoisse. Ni père ni mère. Une mauvaise fée pour
protectrice, qui la traitait de vermine et l’écrasait de tout le poids
de sa hideur en lui faisant éplucher des oignons.

Elle coupait son pain en menus morceaux, les rangeait devant elle.

--Pourquoi cette dînette?

--Pour que ça dure plus longtemps.

--Tiens! Vous avez perdu un de vos petits doigts?

--C’est grand’mère en fermant la porte. Elle l’a pas fait exprès.

Quelque chose se crispe dans ma poitrine. Je me recouche sur le divan,
le menton dans les mains.

--Elle a pleuré, votre grand’mère? Elle a eu un gros chagrin, dites?

--Non. Ça ne lui faisait pas mal comme à moi.

Elle mange un peu, s’arrête. Ça ne passe pas ce qu’elle mange, elle n’a
pas faim.

Puis, sa collation finie, elle met de l’ordre, ramasse les miettes,
soigneusement. Elle a l’air d’un petit poulet qui picore encore d’un
mouvement machinal puis qui va se blottir n’importe où pour mourir,
parce qu’on a marché dessus.

(Ah! que ne l’ai-je éloignée tout de suite, férocement, lâchement, mais
raisonnablement.)

--Je vais m’en aller, monsieur?

--Voulez-vous des images? Ça vous amuserait-il d’en voir de très belles?

--Oh! oui.

Je lui ouvre un livre: _La Peinture au XVIIIe siècle_.

Elle contemple puis elle rit doucement:

--Il y a une dame qui a mis un bateau sur sa tête.

Ensuite je lui fais les honneurs de cet appartement si grand qui lui
fait si peur dans ses fonds noirs. Elle se promène dans la galerie qui
donne sur la cour et occupe trois pans de ses murs; un coin, où sont les
vitrines, peut s’illuminer par des plafonniers électriques. Je lui
permets de jouer à créer la lumière, comme Dieu qui l’a inventée sans
prévoir, justement parce qu’il était Dieu, que cela éclairerait des
crimes effroyables. Son ravissement est tel, que je la laisse regarder
les éventails et les bibelots. Je vais chercher _la souris japonaise_
pour la placer en bonne compagnie, mais quand je reviens je trouve
_l’autre_ affolée, tremblant de tous ses membres devant un monstre de
bronze qui lui exhibe une cruelle rangée de dents.

Elle se jette sur moi, s’y cramponne, les yeux agrandis d’horreur.

--Il m’a mordue!

Fichtre! Elle a une puissance d’imagination dangereuse! Je lui explique,
froidement, qu’il ne faut pas croire... et j’aperçois une goutte de sang
sur la petite main pâle, celle qui est estropiée.

--Mais, enfin, comment avez-vous _réussi_ à vous faire mordre par une
chimère, mademoiselle? Je suis très mécontent.

--J’ai fait comme ça (elle appuie sur la gueule ouverte) pour grimper
là-haut et toucher au feu. (Elle appelle feu: le bouton électrique.)

Je passe dans mon cabinet de toilette, je prends une éponge que je
trempe dans une essence quelconque. (_Il la parfumait et lui donnait des
colliers de perles de grande valeur!_) J’aseptise la petite plaie
insignifiante. Je me sens au même rang que la grand’mère! J’ai dû poser
un genou sur un coussin, pour être encore une fois à sa hauteur de
poupée et je la contemple, attristé, sous la lumière crue qui nous
inonde. Elle a la transparence de teint, l’orient de la nacre et surtout
un aspect souffrant de très petite bête, d’animal dont on ne connaît pas
l’espèce. Je sens bien ce qu’il faudrait faire! Il faudrait la consoler
_à la papa_, l’embrasser et lui dire de ces puériles bêtises que tous
les hommes ont en réserve pour les enfants, lui offrir de ces bonbons
adoucissants qui ne sortent pas de la même poche que les autres, les
aphrodisiaques!... Seulement, j’ignore tout de ce procédé, je ne peux
mettre à sa disposition de petite femme offensée par la chimère que ma
courtoisie, toute ma correction d’homme du meilleur monde.

--Pardonnez-moi, mademoiselle. Je n’aurais pas dû vous laisser toute
seule avec cette bête-là. Enfin, vous n’êtes pas menteuse, et je vous en
félicite. Ça va mieux?

Je songe à ce petit doigt tranché par le battant d’une porte où se
cramponnait cette enfant, dans quelle circonstance? Je n’incline encore
plus bas et je baise la petite main en patte d’oiseau.

Elle me sourit, me montrant ses dents à elle, des crocs minuscules d’une
chimère encore plus décevante et elle dit, sans tendre la joue, ce que
je craignais:

--Merci, monsieur. Je ne recommencerai pas.

C’est le _je ne le ferai plus_ de celles qui vous ont tué!

... Quand elle est partie, je me sens mal à mon aise. L’air de mon
appartement est irrespirable, lourd, je porte toute cette maison sur les
épaules. Si on n’était pas en plein hiver, j’irais à la campagne, dans
ce pavillon de chasse qui m’appartient, puisque ma mère me l’a légué et
où j’ai été si malade, jadis. Mais il est déjà trop tard. Je suis pris
au piège redoutable de l’atroce curiosité! Est-ce que je suis en
présence de la fameuse enfant martyre qui revient périodiquement dans la
_Gazette des Tribunaux_? Alors, mon devoir est tout tracé et je
m’emballe. Je m’informe. Avec la patience du policier sur une piste
sérieuse, je cherche à reconstituer la scène. Je passe toute une semaine
à faire parler des gens. Naturellement tout est fantaisie,
contradictions, ou inventions pures. Ma concierge déclare qu’elle a vu,
de ses yeux vu, battre la petite fille, si fragile, avec un tisonnier.
Bernard prétend qu’il la rencontra assise sur une marche, dans
l’escalier, serrant le chat de la loge contre elle pour se tenir chaud
et qu’elle est tombée un jour par la fenêtre de l’arrière-boutique,
presque nue, sur le pavé de la cour, comme si quelqu’un l’y avait
précipitée. Et il ajoute, bonhomme:

--Allez donc, monsieur, les enfants, c’est en caoutchouc!

Si c’était un petit garçon, il en aurait peut-être pitié, mais une
fille: c’est en caoutchouc, comme Robin.

Enfin, ce qui semble le plus probant et ce qui rassure tout le monde,
c’est qu’elle ne pleure jamais. On ne l’entend pas. Elle a de la tenue.
Quant à la vieille dame, l’horrible mégère, elle paie régulièrement son
terme, rend des services de brocanteuse et tire les cartes à l’occasion.

--Elle a eu bien du mal à élever ce petit singe-là, déclare une bonne du
quatrième, une fille qui louche et a des idées sur les messieurs seuls.
(On en a su quelque chose au long des interrogatoires). Il faisait dans
son lit, et crachait par la fenêtre, cassait les vaisselles anciennes,
déchirait des étoffes, volait des sous dans le tiroir, enfin, toute la
lyre, quoi!

Ce que cette fille ne dit pas, c’est que la petite, l’ayant aperçue dans
le jardin public d’à côté causant avec un très vilain voyou, l’a déclaré
à sa grand-mère, tirant les cartes à cette bonne.

--_Un brun_, à casquette plate, méfie-vous de lui! vous proposera un
voyage et ne vous donnera pas d’argent.

Et la petite, qui écoute:

--Oh! grand-mère, je l’ai vu, moi, c’est celui du square!

Ces choses-là ne s’oublient jamais.

Malheureusement, oui, je m’en accuse: Don Juan est un homme d’amour et
il n’est que ça!

Je ne suis pas joueur. Je ne travaille pas. Je n’ai pas de mission. Je
ne fais pas la noce dans le sens crapuleux du mot et je ne tiens pas à
ma tranquillité. Je fais encore du l’escrime pour conserver la souplesse
de mon poignet, mais rien, dans les attributions ordinaires du bon
bourgeois de Paris, ne m’intéresse follement. Par contre, quand je flâne
et que je me joins à un attroupement qui stagne autour d’un cheval
abattu sous le poids d’une trop lourde charge, c’est toujours moi qui
relève le cheval, rosse le charretier s’il en est besoin, suis conduit
au poste puis m’en tire toujours avec une félicitation du commissaire du
genre de celle-ci:

--Il est certain que si tout le monde avait votre poigne...

Je comprends très bien qu’on passe, allant à ses affaires, et qu’on
détourne les yeux parce qu’on est pressé par la vie. Moi, j’ai le temps.
Je n’ai d’autre affaire en ce monde que ce qui me plaît. Et quand il me
plaît de dire: _je veux_, rien ne m’empêche plus de m’arrêter pour
distribuer des coups. Autrefois j’usais beaucoup trop de la voiture.
Aujourd’hui, je vais à pied. On remarque tant de choses en marchant, on
remarque surtout la veulerie du public...

Je me décide à aller acheter n’importe quoi chez la vieille dame:

--Vous avez été bien bon pour elle, monsieur, mais faut pas vous en
enticher parce que c’est le diable, cette vermine! Faut vous dire que
mon fils a épousé une grue, une vraie grue pour dire le mot, c’est de là
que vient tout le mal. Ça sortait d’on ne sait où. Mon fils, bien
honnête, commis de banque, pouvait choisir. Il a pris ça enceinte d’un
autre, oui. Ça, rien ne me l’ôtera de l’esprit, d’ailleurs, les cartes
l’ont déclaré, monsieur. Et elle n’a pas plutôt ouvert son œil de petit
chat galeux qu’ils ont tourné du leur... tous les deux à un mois de
distance. Alors, faut qu’à mon âge, moi que la tombe attend (!), je
gagne le pain de ce gosse-là. Malade aussi du mal de ses parents? Ça,
j’en sais rien. Ils sont surtout morts de misère et de paresse. Elle m’a
donné un mal, à moi, que je garderai tout ce qui me reste à vivre: le
dégoût des animaux de sa trempe. Jusqu’à quatre ans, sauf le respect que
je vous dois, ça ne faisait que pisser partout, au lit, sur les meubles,
et le médecin, car j’en ai dépensé un pour elle et ce sera bien le
dernier, m’a expliqué que _c’était la peur_. Oui, monsieur, elle avait
peur... On ne m’a jamais pu dire de quoi!

Écœuré, horrifié, agacé, j’ai acheté une étoffe d’orient qui vient de
Lyon et dont je ne veux même pas pour qu’on en essuie les meubles:

--Bernard, jetez-moi ça aux ordures?

--Qu’est-ce que c’est, monsieur?

--C’est un _alibi_.

(On me l’a assez reproché, ce mot-là!)

La fenêtre de mon cabinet de toilette ou de ma salle de bain est située
sur la cour, juste en face de leur fenêtre et d’une porte basse,
arrondie en porte de cave qui est celle de leur cuisine, de leur chambre
à coucher aussi, car il n’y a, là-dedans, qu’une arrière-boutique
servant à tous les usages domestiques, sauf que l’usage d’un ou d’une
domestique y est complètement inconnu. La petite fille doit faire son
lit, un berceau ancien, en bois brut patiné par les ans, et sans doute
les mains douces de toutes les mères qui l’ont balancé. Il est très bas,
placé entre un fourneau-potager et... la boîte aux ordures. Élémentaire
hygiène! La cuisine salle à manger chambre à coucher contient, en outre,
le lit de la grand’mère, un grand lit terrible à édredon rouge. Quand
elle est levée, cette petite fille de six ans doit balayer et éplucher
les légumes, garder le magasin, puis, après le déjeuner, elle peut
s’amuser, c’est-à-dire aller n’importe où, dans la cour principalement,
qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il fasse beau. _Zinette_ (on m’a dit son
nom que je n’avais pas eu l’idée de demander) ne rentre pas au magasin.
Il est fermé pour elle.

--Vous comprenez, je reçois les clients et je n’ai pas besoin de ça dans
mes jambes. La conduire à l’école?... Je n’ai pas le temps. La concierge
n’en veut pas dans la grande entrée, sous la voûte de la porte cochère,
ni dans les escaliers.

Alors... j’ai vu...

Un jour de froid intense, j’ai vu, en soulevant le rideau de mon cabinet
de toilette, une petite ombre collée au mur qui tenait serré contre elle
Robin le gros chat de la concierge, qui est une chatte, en outre. La
petite restait immobile comme endormie et je suis revenu deux heures
après... elle y était encore, sur un petit banc, seulement le chat
l’avait lâchée et elle jouait avec un bout de fourrure dont elle
essayait de fabriquer un manchon pour y fourrer ses pauvres pattes
bleuies d’oiseau mourant. J’ai entr’ouvert la fenêtre.

--Zinette? (Elle s’appelle Thérésine ou Thérèse.)

Elle a entendu, a regardé en l’air, de côté, puis enfin elle a couru
vers celui _qui peut faire la lumière_, celui qui _mâche le feu_, celui
qui _joue avec des flammes de toutes les couleurs_ (n’a-t-elle pas
raconté tout cela dans la torture de ses longs interrogatoires?) et,
sans une hésitation, oui, j’ai pris le pauvre petit morceau de femme par
la ceinture et je l’ai fait avaler par ma fenêtre.

Quand elle s’est retrouvée dans ce salon qu’elle croyait bien ne jamais
revoir, comme un paradis deviné en rêve, elle s’est mise à tourner sur
elle-même, pauvre petite souris japonaise, à tourner, tourner, prise de
folie, de vertige, à valser, à danser... puis, essoufflée, elle a fait
une jolie révérence en me disant, selon les conseils obséquieux de
l’horrible vieille:

--Bonjour, monsieur, comment allez-vous? Car elle est très polie.

Son petit nez coulait, tout rose, et ses yeux, roses aussi, pleuraient
les larmes d’un rhume de cerveau qui aurait pu tenir au lit un homme
comme moi.

J’ai fait venir des gâteaux, une boisson chaude au miel et comme c’était
l’heure de mon Porto, fatalement, naturellement, Bernard a dû apporter,
sur un plateau d’argent, le Porto en question, et des biscuits. Quelle
orgie à la tour!...

Elle a une petite robe de flanelle grise, un petit tablier, pas très
propre, cette fois, car elle n’est pas en visite et ses pieds, en
chaussettes de soie rose (d’où cette dépouille de grue peut-elle
provenir, sinon de l’étalage du bric-à-brac?) sont dans des galoches
minuscules comme tout nus. Sur une table turque, basse, à sa portée, à
notre portée, les friandises, la tisane pour elle, le vin pour moi et
Zinette en adoration devant le feu car, comme tous les enfants, elle est
éblouie par le mystère du feu (elle voudrait tant y toucher!), me tourne
le dos, ne pense ni à boire, ni à manger. La cheminée remplie de flammes
est, pour elle, un théâtre où se jouent toutes les comédies et tous les
drames. Elle a enlevé ses petites galoches pour ne pas salir et elle
tend ses pieds roses dont les doigts se remuent, se détendent
nerveusement.

--Zinette, venez boire ou ça sera froid.

Elle vient, pieds nus, elle glisse comme la souris. Elle boit tout
doucement, tousse un peu, puis, mangeant un gâteau, elle me regarde
fixement.

--Je suis bien contente, monsieur. Quand que je m’en irai?

Ah! ce désir d’éterniser le moment et de gâcher l’heure en lui assignant
une agonie! Je connais tellement ça.

--Quand vous voudrez, de façon à ne pas vous faire gronder. Venez tous
les jours, par le même chemin, tant que durera le froid. Je vous ferai
signe.

--Monsieur, pourquoi mangez-vous du feu?

--Je ne fume pas mon cigare par l’autre bout, pourtant, petite sotte.

--Ça ne fait rien, ça brûle en dedans?

--La fumée vous gêne?

Je sens qu’elle veut que je lâche ça. C’est toujours le fameux mystère,
celui qui la poursuit d’une série d’interrogations qu’elle ne sait à qui
soumettre. Elle rit:

--C’est vous que ça doit gêner. Pourquoi c’est que vous le mangez le
feu, dites?

--Pour... faire comme les autres. Tenez, vous avez raison, je le jette.
(Elle ne tardera pas, celle-là, à me prouver que je suis stupide.)

Elle le prend sur le cendrier, c’est tout à fait la souris flairant le
piège, elle met le doigt sur la cendre, se brûle et appuie sur l’autre
bout.

--Vous voilà fixée, petite curieuse.

--Monsieur? Je voudrais...

--Quoi? Allons, un peu de courage... vous voulez fumer?

--Je veux manger du feu parce que grand’mère a dit que c’est pour ça que
les hommes ne s’enrhument pas.

--Peut-être... mais c’est amer. Non! Non! Je vous le défends.

Ça y est. Elle en pleure de dégoût et me regarde avec un mépris non
dissimulé.

--J’aime mieux être enrhumée. Je vous demande bien pardon, monsieur.

--Il n’y a pas de quoi, mademoiselle.

Machinalement je reprends mon cigare à sa menotte tremblante puis, d’un
grand geste fou, je l’envoie dans la cheminée. Je pense que j’ai eu peur
d’attraper son rhume. Je suis terriblement agacé! Maintenant, elle veut
revoir le _monstre_ qui l’a mordue, il y a quinze jours et elle cherche
à s’orienter. Je l’amène là-bas, du côté de mes vitrines. On joue encore
à faire la lumière. Elle ne s’en lasserait pas. Il y aurait tout de même
mieux pour amuser une petite fille qui n’est pas de taille... à grimper
sur des chimères aussi dangereuses. Il est convenu avec moi-même que je
lui achèterai une poupée, des jouets simples, des images naïves...

--Monsieur, est-ce que c’est votre frère?

Elle passe devant mon portrait, de la Gandara, qui fut peint il y a dix
ans.

--Oui, il me ressemble, n’est-ce pas?

--Non, il a l’air méchant.

--Merci.

Nous revenons au salon. Elle furète partout, discrètement. J’ai
l’horrible idée de savoir si la bonne n’a pas menti, si elle peut voler.
Au bout d’un quart d’heure de petits trottinements elle me revient avec
un gant qu’elle a trouvé sous un meuble car elle voit mieux ce qui est
par terre parce qu’elle en est plus près.

--Voulez-vous me le donner? Je l’ai trouvé sous un fauteuil.

--Mais oui, à quoi cela peut-il vous servir?

--Pour m’en faire un sac où je mettrai mes affaires. (Et elle me confie
simplement.) Grand’mère me reprend tout ce qu’on me donne. Ça, elle
osera pas!

Elle agit selon une logique admirablement déduite, impitoyable. J’hésite
à la questionner sur cette grand’mère abominable, car ce serait ignoble.
Et pourtant...

--On dit que votre grand’mère... tire les cartes. Qu’est-ce que c’est
que ce métier-là mademoiselle Zinette? Je suis curieux aussi, moi.

Elle s’illumine et saute sur le divan. Très gravement, s’assied:

--Oui, monsieur, elle prédit l’avenir et le passé, elle dit tout ce
qu’on ne sait pas. (Elle paraît très fière, la pauvre petite.) Oui.

--Comment fait-elle... pour le passé, au moins?

Elle prend sa pose de petite souris, la tête sur le côté, les pattes en
avant et elle compte sur ses doigts, dont un manque:

--Un, deux, trois, quatre: un joli brun vous aime; trois, quatre, cinq,
six: un blond viendra qui lui fera du mal; cinq, six, sept, huit: une
femme brune, la dame _qui pique_, sera jalouse de vous... et vous ferez
de grands voyages.

Pour le passé, elle me semble avoir deviné juste, hélas!

--Et puis?

--Et puis, c’est cinquante sous!

J’éclate, je ris de toute une joie cynique impossible à réprimer. C’est
délicieux et tellement nature.

--Alors, je vous les dois? Les voulez-vous? Zinette vous êtes une
somnambule extra-lucide vraiment remarquable.

Je cherche mon portefeuille. Elle est fort troublée.

Et tout à coup, elle me regarde avec une extase au fond de ses yeux
dorés par le feu:

--Moi, je sais pas. C’est ma grand’mère qui fait payer... Moi je vous le
donne pour rien... pour vous apprendre, quoi, puisque vous savez pas non
plus. C’est mon cadeau!

Je saisis la petite poupée, je la mets sur mon bras et, debout, je la
contemple silencieusement.

--Zinette, je vous adore... comme vous aimez le feu! Seulement, il ne
faut pas jouer avec le feu, voilà.

Elle rit, d’un petit rire silencieux. Elle lève la tête, heureuse de
toucher le lustre de cristal coloré par les flammes et elle murmure:

--Je viendrai tous les jours qui fera froid, vous avez promis et je
jouerai... sans toucher au feu, je vous promets de même. J’amènerai
Robin.

Elle n’oublie même pas le premier ami, le chat, car, enfin, moi, je
n’arrive que le second.

... Elle est partie, en passant par la grande porte. Je ne pouvais pas
me résigner à la jeter, toute chaude de ce bonheur neuf, dans cette cour
glaciale. Elle est partie et je fais mon examen de conscience...

Il est certain, mon cher avocat, que j’avais roulé très rapidement sur
la pente parce que, tout simplement, j’avais eu peur. Je crois
qu’Antoine a aimé Cléopâtre pour la même raison! On ne peut aimer, d’un
réel amour, sensuel ou chaste, que ce qui vous domine absolument; tout
le reste est littérature ou malpropreté. Or, la puissance d’un amour
d’essence divine, c’est-à-dire touchant à l’absolu, se résume dans un
effroi mortel. Si j’avais joué avec cette petite fille normalement,
paternellement, si je l’avais tutoyée, embrassée, caressée, comme, selon
tous les usages moraux, on peut et on doit le faire, j’aurais pu
m’égarer un instant ou me garer, par prudence, tout de suite, mais la
peur, la peur sacrée, me paralysa et c’est à cela, à cette présence
latente, quoique singulièrement énervante, que je compris que j’étais
perdu. Ce que vos enquêtes judiciaires n’ont pas pu expliquer, c’est mon
cynisme et il demeure à découvrir encore les résultats fâcheux de ce
cynisme. C’est précisément à cause de ce prétendu cynisme que je suis
innocent et, elle, encore moins coupable que moi. Dès que j’ai compris
où j’allais, j’ai pu dire: _je veux_ et je n’ai plus voulu qu’une chose:
la sauver de moi et de _l’autre_, l’ogresse en question. Ne sachant pas
du tout où j’en étais, j’ai pu la faire entrer clandestinement par la
fenêtre... et je l’ai fait sortir par la porte quand j’ai enfin deviné
la nature du sentiment qui s’emparait de moi. La pitié n’a pas inventé
seule cet attachement irrésistible d’un homme de quarante ans pour une
petite fille de six ans. Et il n’est pas nécessaire de me démontrer
paternel pour une partie de la si bizarre affection _morbide_, comme
vous dites, alors que vous plaideriez coupable pour le reste. J’étais
devenu amoureux purement et naturellement de Zinette, _de la souris
japonaise_, et je vous jure que ce n’est pas pour jouer à la poupée
qu’on déshabille que je la faisais venir chez moi, pas plus que ce
n’était pour lui inspirer on ne sait quelle sensualité de mauvaise
qualité. Mon seul désir fut de réaliser mon amour dans toute l’étendue
de sa beauté parce que, cette fois, j’avais rencontré un sentiment
effroyable qui valait la peine d’être éprouvé, non pas jusqu’à la peau,
mais jusqu’au cœur, jusqu’à en mourir ou à en tuer. J’ai choisi. Et si
jamais Zinette peut vivre, elle, jusqu’à l’autre amour, l’amour
ordinaire, je ne crains pas qu’elle puisse me méconnaître par la
comparaison et en se souvenant de moi elle pourra dire à l’homme, aux
hommes qui lui apprendront ce que je sais et que je ne lui ai point
appris: «Celui-là seul, m’aimait vraiment!» La Zinette, ma _souris
japonaise_, obligée de tourner dans le cercle vicieux de notre humanité
et devenue le carnassier redoutable qu’on appelle une femme pourra enfin
s’écrier: «Oui, celui-là seul aimait du grand, du divin amour qui, pour
épargner quelques larmes de plus à l’enfant que j’étais, n’a pas hésité
à les payer de sa tête.»

Vous pouvez même, mon cher avocat, renoncer à plaider ma cause en en
ayant enfin très approfondi le mystère douloureux. Être acquitté me
semblerait moins beau, puisque cela laisserait la place au doute... pour
l’avenir.

A partir de ce jour, ce fut la voie droite, sans aucune erreur de
direction; je ne daignai même pas me garantir des sourires équivoques,
ni des tentatives de chantage réitérées. Rien ne me détournait de ma
passion... _morbide_, si vous voulez! Et je peux même vous démontrer la
folie platonique, la manie de l’adoration dans toute son horreur ou sa
poésie. J’avais enlevé la souris d’ivoire de mes vitrines pour la placer
sur une petite console de velours au-dessus de mon divan comme un
ex-voto, comme un fétiche, et, chose que personne ne sait encore mais
que vous pourrez constater, je lui avais brisé l’un des petits doigts de
sa patte gauche, je veux dire un des ongles, pour qu’elle fût plus
proche de ma réelle idole!

Comment se fait-il que l’objet aimé, jusque-là pareil aux autres, puisse
devenir tout à coup, du jour au lendemain, l’idole unique, la créature
ou la création, dominant tout, faisant table rase de tout ce qui fut
avant elle! Vous pensez que j’étais devenu fou? Mais l’amour sincère
n’est pas autre chose que la folie lucide, une extravagance instinctive
touchant le genre d’inexplicable sécurité qu’un endormi par le
somnambulisme éprouve sur le bord d’un toit.

Quand je revis Zinette, il y avait bien une poupée dans le grand salon,
des images et même un superbe alphabet contenant des animaux détachables
qu’on pouvait interchanger durant la leçon de lecture, mais il n’y avait
plus d’homme inquiet ni de témoin soucieux de son égoïsme. Zinette fut
reçue par un amoureux jaloux, passionné, qui jouait sérieusement et ne
risquait plus les plaisanteries du goût de celle du cigare.

--Zinette, dis-moi si tu m’aimes?

A ses pieds, je l’avais assise sur mon divan, très haute sur des
coussins, je le regardais entre mes cils comme j’avais, jadis, regardé
la marquise de Vailly pour lui dire: _voulez-vous_.

Seulement, je ne pensais même pas au sexe possible de Zinette. Zinette
ou _la souris japonaise_ derrière elle, c’était la même idole d’ivoire
aux yeux de rubis.

Que comprit-elle? Que put-elle percevoir de ce battement de cœur profond
qui montait de moi comme le bruit de l’océan, la pulsation même de tous
les flots rouges des abîmes de l’humanité, je n’en sais trop rien, mais
elle me prit le front dans ses petits bras minces et murmura, un peu
tremblante:

--Je suis bien contente, monmami.

Et elle ne m’appela plus monsieur. Elle avait embrouillé les deux mots
pour toujours.

On fit l’inventaire du gant dans lequel elle avait apporté des trésors
inestimables selon son idée de récent propriétaire: un dé à coudre en
acier rouillé, trois grains d’encens tombés d’un ancien encensoir et
qu’on ferait brûler un jour (pas tout de suite), un ruban rose, des
bouts de réglisse et une pièce de deux sous percée. On lui avait repris
un petit pantin disloqué pour le mettre à la vente (il ne faut rien
dilapider).

La poupée lui parut trop belle, digne de rester chez moi et quand elle
vit qu’elle fermait les yeux en la penchant, elle en eut une peur
secrète qui la fit s’en éloigner avec des gestes prudents et ennuyés.
Une chimère de bronze qui mord, une poupée d’émail qui fait semblant de
s’endormir? Histoires très louches.

J’allai chercher, dans un coffret de mon bureau, un fil de perles que
j’avais acheté je ne sais plus pour quelle femme et que je n’avais pas
donné, j’ignore pourquoi et je le laissai tomber dans le gant, sac à
malices universelles. Elle fit un bond.

--C’est des vraies, monmami?

En petite-fille d’antiquaire qu’elle était, elle savait bien qu’il en
existait de fausses.

Certaines femmes détestent les diamants, les femmes de goût
généralement; d’autres ont la crainte superstitieuse des opales;
d’autres ne peuvent pas voir une émeraude, _la pierre froide_, mais
toutes aiment les perles instinctivement. La perle est une chose vivante
qui se frotte, pour vivre, à la peau de celle qui la porte et qui meurt
quand on la détache de tout contact humain. C’est pourquoi il y a un
lien entre toutes les nacres...

La _souris japonaise_ ne trouvait pas du tout que cet humble collier,
d’à peine cinq mille francs, fût trop beau pour elle et il a fallu la
niaiserie d’un lapidaire faisant du zèle pour estimer ça une fortune!
Outre le collier, la souris eut un lilliputien kimono de soie noire
brochée d’or et doublé de jaune soufre, des mules à sa pointure en
velours bleu, puis, ayant assez décoiffé de femmes dans ma vie pour
savoir recoiffer une petite fille, je lui arrangeai un casque couleur de
chrysanthème roux, avec sa petite queue de rat, qui la plongea dans
l’admiration au sujet de ma précieuse habileté. Je vous entends d’ici,
mon cher avocat, murmurer: «Nous y voilà. On joue à la poupée qu’on
déshabille?» Non. C’était seulement le contraire, car pour transformer
ainsi ma poupée, moi, je ne lui enlevai point la tunique de Nessus de sa
pauvreté. Elle mettait ça sur le reste, gentiment, face à la psyché,
comme une actrice qui garderait sa robe de ville sous le manteau
éclatant de son rôle. Ma poupée, je ne l’ai touchée nue que pour la
faire taire... lors de l’assassinat de son bourreau, parce que, droite
sur son lit, elle hurlait à la mort, tel un petit chien fidèle qui
défend le maître méchant l’ayant jadis estropié et qu’il me semblait
nécessaire d’en finir... Et depuis... avouez que c’eût été difficile...

Zinette, un jour, m’arriva, une touffe de son chrysanthème roux en moins
parce que grand’mère en la démêlant _avait perdu patience_. Le morceau
du cuir chevelu était parti avec la touffe. Absolument comme le petit
morceau de doigt.

--C’est une honte de tolérer une pareille peste dans une maison
bourgeoise! glapissait notre concierge que vous savez féroce. Vous,
monsieur Dormoy, qui avez de belles relations, vous ne pourrez donc
jamais nous délivrer de ce choléra?

La _poupée japonaise_ ne pleurait pas. Tant que l’on ne lui interdirait
pas l’entrée de mes appartements, elle supporterait tout.

--Si je pouvais seulement me cacher dans ton lit, la nuit, me
faisait-elle judicieusement remarquer, elle ne me tourmenterait plus.
J’ai peur, peur, la nuit... j’ouvre les yeux aussi grands que si
j’allais mourir.

--Hum? murmurai-je, tu as des façons d’arranger les choses sans
consulter les gens qui ne sont pas précisément...

Je cherchais un mot très simple, qu’elle pût comprendre simplement, mais
la _souris japonaise_ s’emporta, furieuse, comme jamais je ne l’avais
vue encore s’emporter.

--Monmami ne dis pas! Monmami ne dis pas! (Elle hoquetait.) Je veux pas
que tu dises ça!

J’étais médusé par cette minuscule femme, grandie tout à coup dans une
liberté de favorite qui a tous les droits. Je la regardais, sincèrement
anxieux de ce qui allait jaillir de cette petite bouche tremblante de
colère. Crispant malgré moi mes mains fiévreuses dans les coussins de la
fameuse couche de Don Juan, je pensais même à en envoyer un sur ce mince
fantôme de mousmé noir et or, histoire d’étouffer un autre mot qui
m’aurait abîmé ma chère idole enfantine.

--Non, c’est pas vrai ce qu’elle a dit à tout le monde. _Je suis une
petite fille très propre._ Elle a menti, elle a menti.

Et toute rouge de sa confusion d’en avoir tant avoué, elle vint se
cacher la tête dans ma poitrine. J’avais oublié complètement ce détail!

Robin, le chat de la concierge, eut des petits (parce que c’était une
chatte), et on lui fit cadeau d’un de ces animaux qui fut cause d’une
bien plus terrible aventure. Je la vis arriver, un matin, comme j’allais
sortir pour déjeuner au restaurant, tenant relevés les deux pans de son
petit tablier.

--Monmami, fit-elle tout bas, est-ce que tu veux me le garder... elle le
cherche partout pour le tuer. Il est déjà bien malade.

Je rentrai vivement et on déballa le petit chat, la queue cassée, une
oreille arrachée, miaulant pitoyablement. J’appelai Bernard en lui
enjoignant de soigner cet animal... _ou de l’achever pour qu’il ne
souffre pas plus avant_.

On m’expliqua le drame. Grand’mère avait déclaré qu’il lui salirait sa
boutique et l’avait poursuivi... à coups de tisonnier, naturellement.

--Allons, décidai-je, il faut mettre un terme à son amour pour la
propreté.

Et au lieu de gagner le restaurant où j’avais rendez-vous, je fis ce que
je brûlais de faire depuis longtemps et qu’une dernière pudeur mondaine
m’interdisait: je demandai audience à _l’antiquaire_.

Je trouvai le monstre trônant au milieu des dépouilles de toutes ses
victimes et je saluai un peu froidement.

--Vous plairait-il, madame, de m’écouter? Pas ici, dans votre
arrière-boutique.

Elle me regardait avec une étonnante effronterie, de ses yeux où
semblaient s’extravaser deux gouttes de boue.

--Justement, ça se trouve bien, cher monsieur Dormoy. Je voulais vous
causer aussi. Mais, n’est-ce pas, on n’est pas libre dans le commerce.

On passa dans la salle à manger, chambre à coucher, cuisine, et elle
m’offrit un fauteuil de je ne sais quelle époque dont je n’usai pas
parce que j’avais très peur de récolter des taches de graisse.

--Monsieur, commença-t-elle, avec le formidable aplomb de la tireuse de
cartes qui a l’habitude de sonder les reins de ses clients avant
d’exiger d’eux cinquante sous ou trois mille francs, je vois, par
métier, à travers les murs, c’est donc pas la peine de faire des
manières pour s’entendre une bonne fois. Vous êtes un homme riche,
habitué à contenter vos caprices et vous pensez que l’argent peut tout
acheter, aussi bien une boutique où vous voulez mettre une automobile en
dépouillant une vieille femme de son gagne-pain qu’une pauvre enfant
orpheline qui n’a plus que sa grand’mère pour la défendre. Monsieur
Dormoy, _ma petite-fille m’a tout raconté_. C’est pas encore si grave
que ça mais ça peut le devenir, surtout que cette mignonne n’est pas
bien forte, étant née de parents perclus de la poitrine. Alors, voilà,
il faut savoir ce que vous diriez à un commissaire de police si je vous
traînais devant lui. Réfléchissez bien; des histoires comme ça, c’est
l’honneur d’un homme quand ça se raconte dans un quartier. On vous a vu
la faire passer par la fenêtre de votre cabinet de toilette, celle qui
est là, juste en face de ma chambre. Quand on fait entrer les enfants
par les fenêtres d’une maison c’est rare s’ils en sortent sans dommage
et même qu’ils peuvent n’en plus sortir du tout! Je crois pourtant pas
que vous puissiez être un _vampire_, vous êtes trop bel homme pour ça
sans vouloir vous en faire compliment mais, un homme est un homme,
c’est-à-dire pas grand’chose de propre. Alors j’ai de la méfiance.
Zinette est dans une maladie de langueur qui est pas ordinaire.

Ce n’était pas le moment de s’écrier: «Le petit chat est mort!» avec
l’accent de la Comédie-Française. Tout bon escrimeur que j’étais,
j’avais oublié que la principale loi de la défense est la promptitude de
l’attaque. Je venais pour protéger Zinette contre sa grand-mère et on me
parlait, au contraire, de la protéger contre moi... jusque chez un
commissaire de police? Zinette avait tout raconté... Quoi? La poupée,
les perles?... Le témoignage des enfants? J’avais souvent entendu
pérorer mon père à ce sujet. Même les plus probants s’entachaient de
fantaisie. Une chimère de bronze les avait mordus? C’était vrai et
c’était faux, selon la place qu’occupait la dite chimère dans la réalité
de leur appréciation. Et puis, Zinette chez sa grand’mère, sans son
costume d’idole japonaise, pouvait-elle être la même Zinette que chez
moi où je l’entourais des égards dus au rêve somptueusement fou de mon
amour?

Je tournais en cercles de plus en plus restreints autour de cette salle
à manger, cuisine, chambre à coucher et je découvrais que, souvent, il y
a l’influence du milieu, le doute ou l’effroi que peut nous inspirer le
décor. Oh! cette pièce où régnait un désordre dont je n’avais jamais vu
l’exemple, probablement parce que je ne descendais jamais dans les
sous-sols de mon hôtel, jadis, ou que... je faisais venir les bonnes,
les jolies soubrettes chez moi au lieu de monter chez elles! Ce désordre
désespérant où tournait, éperdue et menacée du tisonnier, ma _souris
japonaise_, tellement petite qu’elle ne s’y retrouvait point, la pauvre
bestiole, et qu’elle y salissait sa jolie robe de neige! Là, un
instrument singulier en tôle avec des bouches ouvertes comme une
caricature de monstre, c’est-à-dire le fourneau, des casseroles éparses,
des torchons qui étaient des vêtements à moins que les vêtements fussent
des torchons, des détritus, dans une boîte, où l’on avait l’air de
vouloir les conserver pour en obtenir une pourriture plus compacte, un
petit lit d’enfant, si étroit, exhibant ses draps troués, douteux d’où
s’exhalait une odeur surette, mon Dieu, pas trop désagréable, une odeur
de _souris_, un peu de musc mélangé à on ne savait pas trop quoi
d’humain, d’animal et de chatouillant les narines à vous en donner envie
d’éternuer, puis ce formidable édredon rouge trônant sur le lit de la
grand’mère, barrant le jour de la fenêtre donnant sur la cour et qui
avait l’air de vous crier: on ne passe pas, je suis la barricade, molle
mais épaisse, qu’on ne doit jamais franchir, _je suis la famille_!

Et par terre, c’était un carrelage immonde, boueux, depuis plus de vingt
ans, où toutes les couches de cendres, de poussière, avaient fini par
former un terreau, oui, du fumier solide sur lequel poussait ma fleur
pâle condamnée à l’étiolement.

--Monsieur, insinua encore la tireuse de cartes, vous feriez bien de
vous asseoir, vous allez vous fatiguer à vous promener comme ça en rond.

J’avais, en effet, l’habitude de tourner, moi aussi, mais jusqu’à ce
matin-là j’avais pu tourner, mal ou bien, largement, dans de vastes
cirques, chambres d’amour ou salons officiels, très entourés de fleurs,
de décolletages savants et de mondanités élégantes vous dissimulant les
pourritures sociales. Maintenant je voyais se restreindre le champ de ma
prétendue liberté d’allures et se serrer autour de mon front la
certitude, en couronne de fer, que je n’échapperais pas à mon destin.

Je m’arrêtai, je fis face au monstre et je dis, le ton rauque:

--Qu’est-ce que Zinette vous a raconté, madame?

Cela seul me semblait important. Après, je lui poserais l’autre
question, la plus dangereuse de toutes: «_Combien?_»

--Oh! Monsieur Henry Dormoy, pas grand’chose, les enfants sont si
menteurs! Mais elle n’a pu me dire que ce que savais déjà et que vous ne
pouvez pas nier: c’est que ce n’est pas pour enfiler des perles que vous
la gardez chez vous des après-midi pleines et que vous l’appelez _la
souris chinoise_!

--_Japonaise_, madame, ne commettez pas cette erreur très répandue chez
les femmes, même du meilleur monde, que la Chine ou le Japon sont
identiques, au moins sous le rapport du bibelot. Et où voyez-vous le
crime dans cette appellation!

Je tenais ma canne à deux mains en essayant de la plier un peu comme
pour éprouver la résistance et la souplesse d’un acier nouveau, en
escrime, et je songeais:

--Pourvu, mon Dieu, que je ne lui flanque pas une volée. Ça
n’arrangerait certainement rien.

--Je n’y verrais point d’inconvénient, moi, si la petite n’en
dépérissait pas de plus en plus. Elle geint toute la nuit, se plaint du
froid, se plaint de la chaleur, ne mange pas et rêve, les yeux grands
ouverts, qu’une grosse bête noire, une bête dont les dents très blanches
ressemblent aux vôtres, cher monsieur, veut la dévorer.

Cette malheureuse phrase leva l’écluse de ma rage et le torrent passa
bouillonnant, submergeant tout... Je ne me rappelle plus ce que je dis
parce que je ne le savais même pas et que je parlais sans même voir
_l’autre_ monstre dont les dents n’étaient vraiment pas blanches, elles,
qui me regardait ahuri, effaré, cherchant des yeux, de ses yeux
troubles, une issue pour se sauver au cas où j’en viendrais à la
menacer. Dans le torrent, un peu trop capricieux de mon indignation,
elle put démêler, cependant, que je lui reprochais des brutalités bien
et dûment constatées par moi et les honorables locataires de la maison,
dite _bourgeoise_, que nous habitions tous les deux.

--... Vous avez fermé si fort une porte sur la pauvre petite main
cramponnée au chambranle que vous l’avez coupée comme à la hache... et
vous n’avez pas pleuré toutes les larmes et le sang de votre corps,
madame! Vous laissez cette enfant dehors et parce qu’elle a voulu
rentrer au moment où cela ne vous convenait pas, vous l’avez estropiée.
Oh! oui, vous ne l’avez pas fait exprès! C’est entendu.

--Ah! cria la mégère d’une voix s’étranglant, si elle vous a raconté ça,
elle a de la mémoire, la gosse! Elle avait tout juste quatre ans et on
avait beau l’envoyer jouer dans la rue, elle ne voulait jamais y rester,
la vermine.

Un claquement sec. C’est ma canne qui casse. J’ai préféré tout de même
ça, pour mon honneur d’homme, à la lever sur une femme de soixante-dix
ans. Mais c’est mon amour, l’intrépide amour, qui vient de me conduire à
la source même de la vérité. J’y bois le poison jusqu’à m’en rendre
fou... et, oui, j’avoue, j’avoue que je veux protéger l’enfant, que je
paierai ce qu’il faudra pour qu’on la mette en pension ou dans un
endroit de campagne clair et sain où elle pourra essayer de vivre sans
qu’on lui arrache les doigts ou les cheveux.

Je tremble sur mes jambes comme le cheval de course qui vient de
dépasser le poteau. J’ai en effet dépassé toutes les bornes des
convenances sociales. Je jette les débris de ma canne sur l’édredon
rouge, cette mare de sang épais évoquant la douceur de la vie de famille
et j’ajoute, les bras croisés, désormais très calme:

--Combien?

Elle a compris et elle n’est pas tout de même assez stupide pour ne pas
préférer se compromettre à... ne pas transiger. L’ennemie du peuple
c’est encore la fortune _acquise par des générations_, c’est-à-dire la
fortune qu’on sait employer à propos parce qu’on y tient bien moins qu’à
son caprice. Cette femme-là doit avoir quelque part une affreuse
marmite, enduite de suie, puant intérieurement le graillon, où elle
entasse des billets de banque dont elle ne se servira ni pour elle, ni
pour la petite fille exténuée de privations... et mes billets de banque
rejoindront les autres, sans profit pour personne!

Il est convenu que la _souris japonaise_ partira au printemps, bientôt,
et que j’ai le droit de surveillance d’ici là... car je ne veux pas
qu’on lui tende un piège quelconque pour me l’achever sournoisement.

--Monsieur Henri Dormoy, voudriez-vous me jurer une chose?

L’idée de faire un serment à cette femme-là me donne un mouvement
d’involontaire gaîté. Mon cynisme me revient.

--Tous les serments que vous voudrez, madame... pourvu que vous ne
m’accusiez pas d’un autre genre de tentative de corruption, car, enfin,
vous avez des idées si singulières sur l’art de trier les perles fines
que je me méfie. Voici bien longtemps que nous sommes en tête-à-tête et
cette maison, si prude, va encore faire des suppositions. Que dois-je
vous jurer? De ne jamais remettre les pieds ici?

--... De ne jamais révéler à personne que j’ai accepté votre argent.
Trois mille francs, c’est une somme... Si ça se savait, monsieur Henri
Dormoy, le propriétaire _m’augmenterait encore mon terme_ et, grâce à
vous, ce misérable-là m’augmente tous les ans.

Ce n’est pas la peur d’être déshonorée par une histoire de chantage
faite au protecteur de sa petite-fille qui la tourmente... C’est la
terreur d’une augmentation de terme de la part du propriétaire.

--Je vous jure, madame, que je ne dirai jamais à personne ce qui vient
de se passer entre nous... à moins d’être obligé de parler à un juge en
cas de crime prémédité!

C’est pourquoi, mon cher avocat, je viens d’avouer le don de ces trois
mille francs... seulement, le crime que je pensais prémédité... à ce
moment-là, ce n’était pas le mien.

Quand je rentrai chez moi, je n’avais pas déjeuné encore et je demandai
un bain tout de suite, sans vouloir manger le moindre morceau. Il me
semblait que je sortais d’un égout.

--Bernard, videz un litre de verveine dans cette eau! Je viens de chez
notre voisine, l’_antiquaire_, et je ne suis pas certain d’en revenir
propre. Il y a sûrement des poux là-dedans.

--Bien, monsieur. Ça ne m’étonnerait pas pour les poux, alors, monsieur
ferait peut-être sagement de ne pas recevoir aussi souvent la
petite-fille de cette femme-là. Y aurait rien d’étonnant à ce qu’elle en
apporte, de son côté.

--Bernard, où voulez-vous qu’elle se chauffe, cette petite, puisque
personne n’a le courage de s’en occuper...

--Monsieur n’a jamais eu d’enfant et ne connaît pas cette vermine-là.
C’est... en caoutchouc, voilà mon opinion.

Bernard n’en démordra pas, puis, il m’apprend que le «_petit chat est
mort_» (sans accent de la _Comédie Française_), il avait été trop
maltraité et «il faisait dans tous les coins de la cuisine, monsieur».
Ne serait-ce pas plutôt pour cela qu’on l’aurait achevé? Je deviens très
pessimiste. La loyauté des gens de maison est tellement subordonnée à
leurs commodités personnelles. Bernard ajoute, avec un sourire qui
m’exaspère tout à fait:

--Ce petit de Robin, monsieur, on aurait pu le nommer _Robinet_, s’il
avait vécu. Ça lui allait comme un gant.

Et il s’en va, très heureux de son mot.

Moi, je me sens très malheureux. Étendu sur le sofa de Don Juan, je
subis la dépression qui suit toujours les grandes dépenses nerveuses. Ce
que mon orgueil a souffert dans la cuisine de cette vieille femme,
entremetteuse, vendeuse de chair humaine et tireuse de cartes
transparentes, est inouï. Je me vois sombrer dans un océan de boue.
C’est la goutte de liquide empoisonné qui est au fond de ses yeux qui
déborde et submerge ma vie. Alors, j’en suis arrivé là, moi, le monsieur
correct? J’ai failli rosser à coups de canne une dame âgée, dont l’âge
seul, il est vrai, demeure respectable, mais dont je ne devrais même pas
connaître l’existence. Comme j’avais raison de vouloir la faire expulser
de cette maison bourgeoise! Et encore? Pourquoi n’aurait-elle pas le
droit d’y vivre, tout en déshonorant un fronton de style Louis XV?
Est-ce qu’elle est beaucoup plus gênante, au point de vue social, que
mon père, le magistrat intègre qui a déshonoré une prétendue jeune fille
et me l’a fait épouser? La morale...

--Ah! la morale, il n’y en a pas... ou c’est seulement ce qui est beau,
ce qui est propre et si je me domine moi-même jusqu’à la hauteur de
l’impossible, j’ai raison.

J’ai crié ça presque tout haut et voici qu’une petite main, une patte de
souris, se glisse dans mes cheveux, me communique un frisson étrange qui
est à la fois de la joie et de l’horreur.

Elle est entrée, la _souris japonaise_, et elle a glissé, en tournant,
dans les chambres jusqu’à moi. Elle est là. S’imaginant que je dormais,
elle n’a fait aucun bruit. Elle s’est mise à jouer silencieusement toute
seule. Elle s’est habillée, a drapé son minuscule kimono noir et or
qu’elle va chercher dans un coffre qui s’ouvre à sa taille car elle ne
pourrait atteindre aucune armoire et ne peut pas tourner une clé avec
ses mains frêles, ni tirer un tiroir. Elle a fouillé dans le sac de peau
de suède qui est mon gant, a pris son fil de perles et l’a attaché à son
cou, puis elle a fait elle-même le chrysanthème roux avec ses cheveux,
parce qu’elle a une science mystérieuse, déjà, des pratiques de
l’éternel féminin. Elle est la plus extraordinaire miniature d’une
princesse de féerie. Je la regarde ahuri, presque craintif:

--D’où sors-tu?

Elle répond, de son timbre grêle, un peu fêlé, un petit grelot d’argent
qui aurait une secrète _paille_.

--J’ai trouvé la fenêtre du cabinet ouverte. M. Bernard, qui vidait
votre bain, ne m’a pas vue, j’ai grimpé, j’ai attendu un peu derrière un
paravent... et j’ai couru bien vite... bien vite... vous faisiez dodo.
Bonjour, monsieur, comment allez-vous? Je vous dérange pas?

Elle se recule jusqu’à la psyché où elle baigne, elle, sa précoce
coquetterie d’ingénue dans un immense miroir, immense pour elle et
infini, comme la mer. Un peu loin de moi, dans cette pénombre de mon
salon qui est sombre à cause d’étoffes lourdes encadrant les grandes
croisées Louis XV aux carreaux ternis datant certainement du siècle
dernier, il n’y a plus que cette vision illuminée mystérieusement par le
reflet de la psyché qui suit tous ses gestes comme un rayon de
projecteur accusant la silhouette d’une danseuse. Où donc ai-je vu cela,
déjà, ce rôle de petite fée, en costume noir et or, jaune et noir... Mon
Dieu! La danseuse que sa propre mère m’a vendue... la danseuse
vierge!... Je me cache le visage dans mes bras et je m’enfonce dans les
coussins qui embaument de tous les parfums dont ils furent saturés,
tachés, salis, souillés. Ah! cela ne finira donc jamais cette torture du
désir imposée à l’homme, comme une obligation, un contrat passé avec
l’autre entremetteur, celui qu’on appelle Dieu, au nom de la
reproduction?

--Monmami, si tu es beaucoup fâché contre moi je vais m’en aller,
soupire la petite voix au timbre d’argent. J’ai désobéi en passant par
la fenêtre... mais... je voulais tant revoir le petit de Robin. Il est
guéri? dis-moi... Je m’en irai après.

D’une voix sourde, je réponds:

--Non, il est mort. C’est-à-dire, oui, il est guéri: guérir c’est
mourir.

--Ah! c’est donc ça que tu as du chagrin, Monmami?

L’adorable ingénuité de la phrase me rappelle enfin à la réalité si pure
de ma _souris japonaise_. En effet, elle m’avait confié un dépôt, une
petite chose vivante mais estropiée comme elle et cette petite bête
innocente est morte, achevée, sur un ordre de moi, donné sans réflexion.

Je me lève et je m’étire longuement comme si je sortais d’un sommeil
ayant duré des années.

--Petite souris, tu as raison. J’ai beaucoup de chagrin. Je crois qu’il
n’a pas trop souffert. Il a dû souffrir certainement moins que moi en ce
moment. Ne t’en vas pas puisque tu es venue. A quoi veux-tu jouer?

--Je ne joue pas. (Elle se regarde de côté dans son peignoir japonais où
domine le noir malgré les fleurs d’or). On ne joue pas quand on est
triste.

--Tu ne vas pas exiger que je mette un crêpe à mon bras, dis?

--Non, toi tu es trop grand.

C’est laconique et d’une puissance de raisonnement qui ressemble à
l’inflexibilité même du fatalisme oriental.

Ébloui je regarde, de haut, ce jouet bizarre, cette singulière effigie
de femme, ce diminutif de tous nos espoirs, cette réduction de toutes
nos misères et j’ai envie de lui expliquer des choses qu’elle
comprendrait peut-être fort bien toute seule.

Je recommence à tourner. J’aime à aller comme cela de long en large dans
ma cage. Mais ma cage est grande, construite encore sur mesure. Plus
tard elle se rétrécira. Ce ne sera plus que celle de la ménagerie où
l’on classe les fauves sous une étiquette ou un numéro. J’ai presque
envie de lui dire:

--Petite, je viens de te payer trois mille francs et ce n’est pas cher!
Avec les cent premiers francs de la souris _d’ivoire_, ça fait: trois
mille cent, plus le fil de perles, les kimonos, les mules! Ce à quoi il
convient d’ajouter mon honneur de vieux garçon! Alors, si tu ne tiens
pas plus que ça, et je m’en doute, à la société de ton estimable
grand’mère, nous pourrions nous sauver... si je n’ai pas pu sauver le
chat! Allons-nous-en tous les deux: Ce sera bien le diable si nous
n’arrivons pas à dépister la loi et ses prophètes! Plus tard, je
t’épouserai. Quand tu auras quinze ans, j’en aurai...

J’entends la voix lointaine, celle qui n’a pas le timbre d’argent,
murmurer à mon oreille: «L’abus de confiance? L’amour, le grand amour,
ne prend ni n’achète. Il se donne jusqu’au sacrifice». C’est vraiment
abominable, une excellente éducation! Ça vous colle à la peau comme une
de ces maladies d’enfance dont on ne réchappe qu’à la condition d’y
laisser un lobe de sa cervelle. Il est de plus en plus certain qu’Armand
de Sembleuse a agi comme un imbécile! «Que signifie l’esprit de l’homme
devant la divinité de la lettre? Les mortels n’ont que l’amour, plus
fort que la mort, au-dessus d’eux. C’est à eux d’y atteindre au lieu de
l’abaisser. Les tentations auxquelles on ne cède pas sont des bonds de
plus en plus hauts vers l’infini.»

Je tourne. Elle me regarde assise, à ma place, sur le sofa de Don Juan
et elle penche la tête en mordillant son collier.

--Laisse-donc ça! Tu vas rompre le fil et en avaler, espèce de petite
Cléopâtre! Tu es insupportable! Tu veux manger du feu, des perles
fines... tu rendrais fou n’importe qui! Tu n’es pas une petite fille
ordinaire, toi! Je te soupçonne d’être capable de faire flamber une
maison pour t’amuser.

--Grand’mère dit ça, réplique-t-elle en frottant ses mules de velours
bleu l’une contre l’autre avec un secret dépit et des gestes de mouche
en colère, mais, moi je dis... je dis... que si on me forçait pas à
allumer le fourneau quand j’y vois pas, le matin, pour son déjeuner
qu’elle veut prendre dans son lit, bien tranquille sous son édredon
rouge... les braises ne s’envoleraient pas quand je souffle dessus... je
dis... je dis (elle suffoque) je dis que tu es aussi méchant qu’elle et
que je reviendrai pas!

Une explosion de larmes détend enfin l’effrayante situation et le grand
fauve est vaincu par la petite souris qui, pour la première fois,
victime de son injuste égoïsme, a osé se plaindre. Elle, une petite
fille ordinaire? Ah! vraiment, non. Elle n’a qu’à lever la main, sa main
estropiée, pour faire crouler les cieux.

--Ma petite souris japonaise, il faut me pardonner! Ne pleure plus.
Pourquoi n’as-tu pas parlé aux gens, pourquoi n’as-tu pas pleuré plus
haut, pourquoi es-tu comme un enfant qui dort toujours? C’est maintenant
que tu veux qu’on t’écoute? Ah! Tu choisis bien ton heure? Moi, j’ai
tout deviné, oui, mais les autres? (Je rampe à genoux jusqu’à elle et je
prends les petits pieds de velours bleu qui sont un peu moins grands, je
crois, que ceux de la belle poupée aux yeux mobiles, je les embrasse
mais elle les rentre, brusquement, sous son kimono en m’abandonnant les
mules. Elle est très fâchée). Voyons? Tu ne vas pas continuer à
t’enlaidir comme ça! Tu me tords le cœur! Je ne distingue plus le vrai
du faux depuis que je te connais? Pourquoi me racontes-tu ces choses
affreuses à présent... à présent! Je ne te questionne pas parce que...
c’est très vilain de rapporter contre sa grand’mère! (Et j’ajoute, sans
même m’apercevoir de ce que je lui dis, car je parle devant elle comme
si je pensais, puisqu’elle, n’est-ce pas, c’est l’idole inhumaine).
Enfin, est-ce que tu veux me la faire tuer? Ce n’est pas l’envie qui
m’en manque...

Mon cher avocat, cette petite fille de six ans que vous avez tous
torturée de mille façons dans vos savantes confrontations ne vous a
jamais dit, hein? que je lui avais, en quelque sorte, demandé la
permission de commettre un crime! Oh! elle est très forte! Elle a eu,
elle, la prescience d’une complicité amoureuse et touche à l’absolu,
comme au feu... sans se brûler! Ou... elle a le don d’enfance, le don
d’oubli.

--Monmami, c’est assez du chat.

Il est diabolique son regard malicieusement résigné quand elle laisse
tomber ces mots qui la vengent, car elle a bien entendu que je disais de
l’achever pour qu’il ne souffre pas trop. Je ne crois pas que jamais
femme puisse atteindre à un mépris plus évident de la dignité masculine.
Si je pouvais tout de même lui échapper?

--Petite souris, c’est très bien ce que vous venez de me dire.
Seulement, moi, ça me fait mal, vous oubliez que vous êtes toute petite,
qu’on peut aussi vous tuer sans même le faire exprès et que (je serre un
peu les dents)...

--Comme le chat! Elle éclate de rire, d’un rire aigu, d’un rire dont la
proportion n’est pas en rapport avec sa menue personne. Elle joue,
malgré son deuil, et elle joue à répéter _le mot_, avec l’entêtement
désespérant de l’enfance.

Que faire? Si je poursuis cette enquête sur son nouvel état d’âme je
vais me déchirer le cœur sans en obtenir autre chose que des refrains.
Le mieux est encore d’appuyer sur le timbre pour demander des
confitures!

--Monmami, raconte-moi une belle histoire... en mangeant du feu pour pas
t’enrhumer?

Elle a fini de goûter, elle s’essuie les lèvres après la manche de son
kimono et comme elle ne veut pas s’amuser, _puisqu’on est en deuil_,
elle vient se blottir près de moi, arrangeant les plis de sa robe avec
une coquetterie qui prouve qu’elle tient à bien dissimuler ses
_dessous_, la pauvreté de _l’autre_ robe. Elle a fait beaucoup de chemin
dans l’art de plaire et c’est très inquiétant. A la petite endormie d’il
y a six mois succède une créature sauvage qui commence à ne plus se
satisfaire de sa douloureuse résignation. Qu’arrivera-t-il si elle est
privée tout à coup de l’heure de luxe que j’ai eu l’imprudence de lui
offrir? Et si elle est obligée de replisser à la prison enfumée de
là-bas, j’ai donc payé, aujourd’hui, le droit de lui obscurcir toute sa
vie d’enfant par la ténébreuse paissance de la comparaison?

--Quelle histoire, ma princesse Souris? Il m’en faudrait savoir au moins
une digne de vous amuser!

Je ne me vois pas bien, en effet, dans ce rôle, étant donné les
histoires que je peux conter.

--Tu sais lire, pourtant, toi! soupire-t-elle.

--Oui, je crois, mais, dans mes livres les histoires ne sont pas du
tout... à ta taille.

--Alors, dis-moi comment c’est... (elle hésite) un vrai jardin?

Je trouve atroce que ce petit être souffrant et martyrisé de toutes les
façons ne puisse même pas s’imaginer la nature autrement que par la
vision du square d’à côté.

--Eh bien!... Voilà... c’est un grand parc où il y a des arbres!...

Ce début ne l’enthousiasme guère. Il est clair qu’elle continue à avoir
envie de pleurer. D’autre part il y a la possibilité de son sommeil, si
je l’ennuie. Cette aventure n’est pas beaucoup à craindre, car la pauvre
Zinette n’a pas eu l’habitude des longs repos que l’on permet aux petits
enfants riches. Passé l’âge de quatre ans, elle s’est levée le matin
comme une personne naturelle et a traîné son existence chétive tout le
long du jour, ayant, justement, la fièvre du sommeil qui ne vient pas.
C’est à cet état qu’il faut attribuer sa petite imagination
d’hallucinée, en même temps que ses phrases courtes d’oracle.

--Souris, donnez-moi la main pour ne pas avoir peur et nous allons nous
promener dans ce parc, le seul vrai jardin que je connaisse bien, car,
moi non plus, je ne connais pas la campagne, celle qu’on ne cultive pas
pour le plaisir des yeux. Regardez, ma Souris, c’est le printemps, un
décor de printemps! Les grappes jaunes des cytises qui retombent en
cascade sur les grappes mauves des lilas font des bijoux d’or sur la
soie d’une écharpe. Elles se ressemblent un peu, ces fleurs-là, et se
font valoir l’une l’autre par leur nuance. Voyez-vous, dans l’herbe, ces
violettes, ce grand tapis parfumé?... Vous avez déjà vu des violettes en
petits bouquets ronds? Là, chacune a sa petite vie à elle et se tourne
comme elle veut, en révérence vers le soleil. Oh! pas besoin d’ombrelle,
chacune a la sienne en satin vert. Vous m’écoutez, Souris?

La petite se serre dans mon bras gauche et j’envoie la fumée de ma
cigarette du côté droit en la sentant trembler chaque fois que la lueur
du feu approche de mes lèvres.

--Monmami, je n’ai pas peur du tout.

--Allons tant mieux! Là-bas, dans le fond, où le jardin finit, il y a un
bois de sapin. Tu sais bien... l’arbre de Noël!

--J’en ai jamais vu.

--Enfin... c’est tout droit, avec des branches illuminées... non, des
feuillages durs, pointus, très noirs et le vent qui passe là dedans, ça
leur peigne les cheveux en faisant une plainte douce...

--C’est comme ta Souris... quand on les lui arrache.

--Précisément. Et puis voici que toutes les bêtes de la création,
c’est-à-dire de ton alphabet, passent à leur tour... aux dents du
peigne! Tant qu’il n’y avait que des fleurs, ce n’était pas grave, des
fleurs d’or sur un fond noir de sapins en deuil ou de violettes, mais
voici le lion, le tigre, l’ours, la panthère, le singe, jusqu’au très
vilain serpent. (Souris trépigne de joie et s’écrie: _Et le chat! Le
chat!_) Certainement, le chat aussi, et le chien aussi qui représente la
fidélité, toutes les bêtes féroces, quoi! (Je divague absolument et non
seulement je la vois s’intéresser, mais elle regarde au bout du salon,
dans une draperie vert-mousse imitant le bois de sapins à ses yeux
complaisants). Alors, Souris, toutes ces bêtes s’avancent, elles sont
féroces, je crois t’avoir prévenue et elles veulent te dévorer...

Souris tire la langue.

--Zut!

--Ah! non! Il ne faut pas dire: zut, d’abord parce que ce n’est pas
convenable et ensuite parce qu’on ignore toujours ce qui peut arriver au
fond d’un bois.

--Puisqu’on se promène tous les deux.

--Oui, mais, si je ne peux pas te défendre?

Elle rit tendrement.

--Ce serait pas bien sûr puisque tu es le plus grand.

--Soit, alors, Souris, vous êtes une «_infante en robe de parade_» ou
une toute petite souris d’ivoire à collerette de vermeil et,
successivement tous ces animaux, gentils et changés en princes charmants
viennent vous baiser La main. L’histoire est finie. (Quelle morale, mon
Dieu!)

Transportée, Souris saute à pieds joints dans les coussins bleu-paon et
subitement, elle si réservée, si timide, elle qui n’a jamais pensé à ça
et, surtout, _elle à qui je ne l’ai jamais demandé_, jette ses petits
bras de porcelaine transparente autour de mon cou et m’embrasse dans
l’oreille, follement, à m’en faire crier. J’ai eu la sensation exacte du
tocsin annonçant la guerre ou l’incendie par la vibration de cette
caresse au fond de mon cerveau...

... Maintenant, c’est complet! Cette femme a parlé ou va parler à cette
enfant, j’en ai l’intuition affreuse. Souris n’est plus la même. L’autre
jour quand je l’ai mise à la porte un peu sévèrement en lui déclarant
qu’on n’embrassait jamais un monsieur sans sa permission... au moins
dans le monde, elle a très bien pris la réprimande et comme je n’ai pas
insisté, elle est partie contente en emportant son alphabet pour étudier
le nom des bêtes. Elle est revenue, aujourd’hui, les yeux remplis de
fièvre, son petit nez pincé et sa bouche à peine rose. Elle a pleuré et
ne veut pas dire pourquoi. Je ne peux lui tirer qu’une accusation vague
contre sa grand’mère qui la tourmente. Mon Dieu, quel genre de supplice
va-t-il encore me falloir endurer? Souris ne me regarde plus en face.
Or, comme je suis absolument certain que le trouble ne vient pas de moi
et que Zinette a six ans et demi, il faut tout de même qu’on m’explique
ce qui se passe.

Hélas, mon cher avocat, vous l’avez su, ce qui se passait. Zinette l’a
avoué par bribes mais vous ne l’avez pas crue parce que la victime
bénéficie toujours de son droit au silence éternel. Le rôle que moi je
ne pouvais ni ne voulais jouer, c’était elle, la sinistre entremetteuse
qui allait... _le doubler_.

Le jour où je me rendis chez ce médecin, j’avais la tête perdue, je ne
voulais pas risquer l’horreur d’abandonner Zinette à son tortionnaire et
je ne supportais pas, en outre, l’idée lancinante que la pauvre enfant,
si confiante, si joyeuse de vivre son heure de paradis, pût l’endurer,
maintenant, comme le supplice infernal de la peur. Ce malheureux petit
être ne vivra pas même une heure s’il éprouve une terreur très violente
qu’il ne s’expliquera pas et qu’on lui laissera entrevoir comme la
punition de m’avoir connu.

Zinette m’avait dit la veille:

--Monmami, pourquoi que tu veux pas m’embrasser? Grand’mère dit que
c’est parce que tu m’aimes pas.

Elle avait fini par avouer. C’était tout son chagrin, à présent, et
l’idée fixe, plantée comme un couteau, dans un cœur qu’on allait à
jamais déflorer.

En effet elle avait raison, l’enfant, parce que les petits enfants ça
s’embrasse. Je n’ai même jamais vu personne, ni homme ni femme, refuser
d’embrasser un enfant en supposant même que leurs lèvres puissent le
salir. La seule réponse à faire à Zinette était celle-ci, tout à fait
monstrueuse et qu’elle ne pourrait, bien entendu, pas comprendre, pas
plus que des hommes de lois, sans doute dans le genre de mon père, ne
peuvent arriver à admettre:

--Zinette, je ne t’embrasse pas parce que _je t’aime_. Mon devoir est,
cependant, de continuer à te protéger contre une femme qui t’a vendue
trois mille francs et qui te vendra peut-être moins cher encore à un
autre dès que je serai loin. Si je suis un grand coupable, elle est
encore bien plus coupable que moi.

Alors j’allai trouver ce médecin, un homme intelligent, très lancé dans
le monde où l’on s’amuse, mais tout de même capable de remplir une
mission diplomatique: visiter Zinette qui restait au lit, l’horrible
prison entre le fourneau et la boîte aux ordures, et que la concierge
elle-même déclarait bien malade. Zinette avait, maintenant, la double
peur de son ami et de son bourreau.

On passa un bon moment à se rappeler des duels retentissants où le
médecin avait joué son rôle pacificateur, et il fallut entendre des
histoires qui, jadis, m’auraient fait rire, mais que j’avais la plus
grande peine à supporter dans mon présent état d’esprit. Enfin je dis ce
que j’avais à dire et je lui démontrai la triste situation de la petite
enfant craintive, chétive, qui ne sortirait pas vivante de l’épreuve si
elle durait toute la fin de cet hiver pluvieux.

Le médecin me regardait attentivement. Son regard se voilait,
s’embusquait sous sa paupière et il m’étudiait:

--Dormoy, une question: Vous vous portez bien, vous?

--Oui, je le crois du moins. Je suis agacé par cette aventure qui n’est
pas du genre, je l’avoue, de mes aventures passées, mais il faut que
j’en sorte honorablement. Je suis loin de m’en amuser!

--Hum? Cette petite fille n’est ni de votre famille ni de votre monde et
vous êtes un dangereux parrain, vous, avec votre regard étrangement
brillant qui continue à parler de tout autre chose que de paternité.
Pourquoi diable, si vous aimez les enfants, n’en avez-vous point
vous-même? Ça vaudrait mieux.

--Je n’ai pas été chercher celui-là, il m’est tombé du ciel... alors,
dois-je le chasser de ma vie sous prétexte que je suis encore un
incorrigible garçon?

--Dormoy, cette petite fille de six ans est-elle jolie?

--Non, au moins pas à la façon d’une petite fille.

--Diable!... Écoutez-moi, mon cher ami, vous en dites trop ou trop peu.
Je ne comprends pas. Si je dois aller voir un enfant malade il faut,
_légalement_, que la famille m’y convie.

--Voulez-vous la voir chez moi?

--Encore moins! Seulement je vous dois une consultation puisque vous
êtes venu m’en demander une. (Il prit un air très fermé de médecin qui
pontifie.) Vous devez, dès ce soir, parcourir tous les établissements de
la capitale qui sont susceptibles de recéler une jolie fille, lui
proposer, quand vous aurez fixé votre choix, un voyage au long cours
et... vous serez guéri. Quant à la demoiselle de six ans, j’en réponds.
J’irai même la voir, si je découvre une occasion, dès que vous aurez
quitté Paris. Mais ce n’est pas elle, certainement, qui est très malade,
c’est vous.

Nous nous séparâmes un peu froidement. Les frasques de Don Juan pesaient
lourdement sur mes épaules et il y a des réputations qu’il faut savoir
porter jusqu’au bout. Je n’avouerai pas.

Retourner chez l’ogresse? Je le tentai, mais ce fut elle qui vint chez
moi... pour me demander un billet de mille de plus parce que la petite
était malade.

--Un mal de langueur, monsieur, qui a l’air de ressembler à des fatigues
de jeune mariée.

J’étais debout, devant elle, les bras croisés, la regardant fixement;
rien ne décelait ma fureur intérieure. Je ne répondis pas une syllabe.
Elle recula, gagna la porte et s’enfuit. Bernard prétendit, plus tard,
qu’elle avait tout à fait l’aspect de quelqu’un qui a reçu ou fait un
mauvais coup.

Je consultai tous les légistes, tous les gens, vieux ou jeunes qui
connaissaient le code et pourraient me renseigner sur la manière de
tourner la loi au sujet de la protection due aux mineurs.

Rien! La sombre porte de la justice ne s’ouvre pas comme celle de
l’église au pécheur repentant.

Et Zinette, _la souris japonaise_, prise au piège de la douleur
incompréhensible pour elle et déjà si formidablement compliquée pour
moi, se mourait doucement, sans se plaindre parce qu’elle savait bien
que le grand monsieur farouche, celui qu’elle appelait Monmami et qui
lui racontait de si belles histoires ne pouvait pas souffrir les petites
filles mal élevées, c’est-à-dire trop intempestivement caressantes.

Je pensais aussi au commissaire de police, mais pour aller le trouver il
fallait déclarer le chantage, dénoncer une femme à qui j’avais juré de
ne rien dire et, sincèrement, quel est l’homme raisonnable, le policier
un peu averti qui croirait à une pareille révolte de la sensibilité d’un
maniaque... ayant payé pour ne pas prendre livraison de la marchandise?

Un soir, je me mis à mettre de l’ordre chez moi, je rangeai des papiers
et j’en brûlai quelques-uns. Je fis un testament ridicule; je léguais un
pavillon de chasse à une petite fille de six ans et toute ma fortune...
à la société, pour lui payer ma dette, car j’allais être bien obligé de
lui rendre des comptes. On ne fait jamais de ces coups-là sans être
responsable... je veux dire, condamné aux dépens.

Me tuer? Non! Qui donc aurait pu défendre l’honneur de ma souris
japonaise?

Je vécus jusqu’à onze heures du soir dans une sorte de fièvre étrange
qui me donnait une lucidité remarquable, un état de dédoublement. Je
regardais de très haut ce que je faisais, mais peut-être qu’au dernier
moment je me sentirais arrêté, empêché, par une puissance mystérieuse
ou, simplement, la libération de ce sentiment effroyable qui me faisait
marcher dans l’obscurité à ma propre perte. Ah! si j’avais pu me
confesser à l’abbé Armand de Sembleuse...

Quand tout fut fini je regardai l’heure et je me dis, me consultant
avant de sortir:

--Ce médecin, s’il avait raison, pourtant? Si je n’étais qu’un malade,
encore bien plus malade qu’elle?

Je passai par la fenêtre de mon cabinet de toilette que je laissai
grande ouverte.

La cour était tranquille, sombre et humide comme le fond d’un puits. Il
pleuvait et il n’y avait personne aux balcons du troisième, ni aux
cuisines du quatrième, pas plus que sur les portes des escaliers de
service. Bernard, mon valet de chambre, était sorti ayant une permission
de théâtre et je le connaissais assez pour penser qu’il s’offrirait,
ensuite, le petit souper réglementaire. Je vins me coller contre cette
autre fenêtre qui s’ouvrait quelquefois, oh! très rarement, la dame
n’aimant pas les courants d’air, sur la vision particulièrement
répugnante pour moi du gros édredon rouge. Je ne pouvais rien apercevoir
parce qu’il barrait presque toute la chambre. Elle avait son lit en face
du petit berceau misérable et elle interceptait la circulation de la vie
jusqu’à ce tombeau d’enfant placé à égale distance du feu défendu et des
ordures permises. Où était-elle, ma souris? Le silence régnait. Pour
entendre il aurait fallu entrer... mais, comme un bon cambrioleur
j’avais ce qu’il fallait: un diamant énorme, une pierre à pivot pointu
qui avait, jadis, servi de fermoir à un collier de Lucienne. Je coupai
la vitre et je fis cela aussi tranquillement que si j’avais voulu écrire
mon nom sur une glace de cabinet particulier comme un simple imbécile.
La vitre tomba sur l’édredon sans le moindre bruit. Je passai le bras,
tournai l’espagnolette et me glissai dans la chambre avec la souple
ondulation d’un clown. J’étais en veston d’intérieur, rien ne gênait mes
mouvements. Je me rappelle que je mis la vitre coupée derrière le lit et
que j’eus le soin de serrer le diamant dans la poche gauche de mon
veston sous un grand mouchoir de soie, mais réflexion faite, je n’avais
plus besoin de ce mouchoir, mes mains, _que je gantai_, suffiraient.
J’entendis alors une petite voix lointaine qui soufflait ceci:

--Grand’mère! Un homme! Oh! grand’mère... J’ai peur.

Puis je n’entendis plus rien parce que j’étais très occupé. Cela rendit
un son de bois mort que l’on casse, du bois très sec, un peu comme le
craquement de ma canne éclatant, l’autre fois, dans l’effort que je
faisais pour demeurer poli. Et ce fut à ce moment-là que la petite,
dressée, toute vibrante, se mit à hurler comme un pauvre chien fidèle.
Elle ne savait pas ce qui produisait ce bruit affreux mais son instinct
d’animal souffrant en devinait le résultat.

Après avoir jeté l’édredon sur celle que je venais d’étrangler je passai
par-dessus le lit, d’un bond, pour me précipiter sur la petite statuette
blanche.

--Ma souris, murmurai-je, tais-toi! Tu vas ameuter toute la maison et on
croira qu’elle te tue, alors que... c’est le contraire. Souris, ne me
reconnais-tu pas?

Elle eut un tremblement de répulsion pour mes mains. Je les dégantai.

--Monmami! fit-elle tout de suite rassurée à leur contact chaud. Tu as
chassé le voleur?...

Il est évident qu’il fallait manquer de sens moral, comme j’en avais
toujours manqué, en toutes les grandes circonstances de ma vie, pour
parler à cette enfant dont je venais d’assassiner la grand’mère, _son
unique soutien_, mais c’était ma dernière minute de joie en ce monde et
je venais de la payer, cette fois, assez cher, pour n’en pas vouloir
perdre le très doux bénéfice.

--Souris, je vais partir pour un grand voyage, tu sais... comme dans les
cartes, et je suis venu t’embrasser parce que, pour se dire adieu, c’est
très permis de s’embrasser.

Elle se blottit sur ma poitrine. Son cœur d’oiseau battait aussi fort
que le mien.

--Elle s’est pas réveillée, grand’mère?

--Non. Elle ne bouge plus.

Et dans toute la maison rien ne s’agitait, personne ne devait avoir
entendu le cri aigu de la pauvre souris qui criait si souvent, jour et
nuit, qu’on n’y faisait plus guère attention.

--Et l’homme, _l’autre_ homme?

Souris était une remarquable logicienne.

--Il est très loin, Zinette, il ne te fera plus peur, jamais.

J’eus, une seconde, la pensée mauvaise de voler ce bibelot chez
_l’antiquaire_ et de me sauver avec lui, puisqu’aussi bien j’étais entré
comme un voleur. Seulement, je songeai que je ne me connaissais plus,
que, devenu un _autre_ homme, pour employer son expression, j’avais
peut-être acquis de nouveaux sentiments, un état d’âme insoupçonné et
que ces sortes de carnassiers, dont je faisais désormais partie,
étaient, disait-on, capables de tout après avoir eu le goût du sang.

Je recouchai un peu brutalement la _souris japonaise_ sous un long
baiser, très affectueux.

--Adieu, Souris, tu ne m’oublieras pas trop vite? Tu seras bien sage? Tu
vas dormir. Je le veux. Tu m’aimes bien, n’est-ce pas?

--Oui, Monmami, j’ai plus peur, mais j’ai bien sommeil.

Et elle me rendit mon baiser, tendrement, gaiement, se rendormant déjà.
Oh! le ravissement, pour une petite fille qu’on n’embrassait jamais, de
recevoir cette caresse inattendue, comme en un rêve!

On a raconté, je crois, que la petite avait dormi toute la matinée, ce
lendemain. Sa grand’mère n’exigeant pas le déjeuner servi au lit, la
pauvre Zinette en avait profité.

Je rentrai chez moi par le chemin des croisées ouvertes et je dormis, de
mon côté, profondément, sur le sofa de Don Juan, guetté par la petite
idole d’ivoire aux prunelles de rubis, la petite idole étrange qui
voyait rouge...

Et le lendemain, très correctement, je me rendis chez le commissaire de
police de mon quartier, pour me constituer prisonnier, parce que je ne
suis pas de ceux qu’on arrête.




E. GREVIN.--IMPRIMERIE DE LAGNY




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5840.--Paris.--Imp. Hemmerlé, Petit et Cie. 7-24.






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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
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While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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International donations are gratefully accepted, but we cannot make
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Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
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Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
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freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
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