Le temps retrouvé Tome 2 (de 2) : À la recherche du temps perdu vol.VII

By Proust

The Project Gutenberg eBook of Le temps retrouvé Tome 2 (de 2)
    
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Title: Le temps retrouvé Tome 2 (de 2)
        À la recherche du temps perdu vol.VII

Author: Marcel Proust

Release date: July 21, 2024 [eBook #74091]

Language: French

Original publication: Paris: Librarie Gallimard, 1927

Credits: Laura Natal Rodrigues (Images generously made available by The Internet Archive.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE TEMPS RETROUVÉ TOME 2 (DE 2) ***





                           LE TEMPS RETROUVÉ


                        ŒUVRES DE MARCEL PROUST


                     _A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU_

 DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN (_2 vol._).

 A L’OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS (_3 vol._).

 LE CÔTÉ DE GUERMANTES (_3 vol._).

 SODOME ET GOMORRHE (_2 vol._).

 LA PRISONNIÈRE (_2 vol._).

 ALBERTINE DISPARUE.

 LE TEMPS RETROUVÉ (_2 vol._).


 PASTICHES ET MÉLANGES.

 LES PLAISIRS ET LES JOURS.

 CHRONIQUES.

 LETTRES A LA N. R. F.

 MORCEAUX CHOISIS.

 UN AMOUR DE SWANN.
 (_édition illustrée par Laprade_).


 _Collection in-8_ «_A la Gerbe_»

 ŒUVRES COMPLÈTES (_18 vol._).




                             MARCEL PROUST




                            A LA RECHERCHE
                            DU TEMPS PERDU

                                  XV

                           LE TEMPS RETROUVÉ




                               GALLIMARD




      _Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation
            réservés pour tous pays, y compris la Russie._

              Copyright by Gaston Gallimard. Paris 1927.




                             CHAPITRE III

                                (suite)


EN roulant les tristes pensées que je disais il y a un instant j’étais
entré dans la cour de l’hôtel de Guermantes, et dans ma distraction
je n’avais pas vu une voiture qui s’avançait; au cri du wattman je
n’eus que le temps de me ranger vivement de côté, et je reculai assez
pour buter malgré moi contre des pavés assez mal équarris derrière
lesquels était une remise. Mais au moment où, me remettant d’aplomb,
je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le
précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité
qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donnée la vue d’arbres que
j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec,
la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée
dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlé et que
les dernières œuvres de Vinteuil m’avaient paru synthétiser. Comme au
moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l’avenir,
tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m’assaillaient
tout à l’heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires, et
même de la réalité de la littérature, se trouvaient levés comme par
enchantement. Cette fois je me promettais bien de ne pas me résigner
à ignorer pourquoi, sans que j’eusse fait aucun raisonnement nouveau,
trouvé aucun argument décisif, les difficultés, insolubles tout à
l’heure, avaient perdu toute importance, comme je l’avais fait le jour
où j’avais goûté d’une madeleine trempée dans une infusion. La félicité
que je venais d’éprouver était bien, en effet, la même que celle que
j’avais éprouvée en mangeant la madeleine et dont j’avais alors ajourné
de rechercher les causes profondes. La différence, purement matérielle,
était dans les images évoquées. Un azur profond enivrait mes yeux, des
impressions de fraîcheur, d’éblouissante lumière tournoyaient près de
moi et, dans mon désir de les saisir, sans oser plus bouger que quand
je goûtais la saveur de la madeleine en tâchant de faire parvenir
jusqu’à moi ce qu’elle me rappelait, je restais, quitte à faire rire
la foule innombrable des wattmen, à tituber comme j’avais fait tout à
l’heure, un pied sur le pavé plus élevé, l’autre pied sur le pavé le
plus bas. Chaque fois que je refaisais, rien que matériellement, ce
même pas, il me restait inutile; mais si je réussissais, oubliant la
matinée Guermantes, à retrouver ce que j’avais senti en posant ainsi
mes pieds, de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait
comme si elle m’avait dit: «Saisis-moi au passage si tu en as la
force et tâche à résoudre l’énigme du bonheur que je te propose.» Et
presque tout de suite, je le reconnus, c’était Venise, dont mes efforts
pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne
m’avaient jamais rien dit et que la sensation que j’avais ressentie
jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m’avait
rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-là à cette
sensation-là, et qui étaient restées dans l’attente, à leur rang, d’où
un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série
des jours oubliés. De même le goût de la petite madeleine m’avait
rappelé Combray. Mais pourquoi les images de Combray et de Venise
m’avaient-elles, à l’un et à l’autre moment, donné une joie pareille
à une certitude et suffisante sans autres preuves à me rendre la mort
indifférente? Tout en me le demandant et en étant résolu aujourd’hui
à trouver la réponse, j’entrai dans l’hôtel de Guermantes, parce que
nous faisons toujours passer avant la besogne intérieure que nous avons
à faire le rôle apparent que nous jouons et qui, ce jour-là, était
celui d’un invité. Mais arrivé au premier étage, un maître d’hôtel me
demanda d’entrer un instant dans un petit salon-bibliothèque attenant
au buffet, jusqu’à ce que le morceau qu’on jouait fût achevé, la
princesse ayant défendu qu’on ouvrît les portes pendant son exécution.
Or, à ce moment même, un second avertissement vint renforcer celui que
m’avaient donné les pavés inégaux et m’exhorter à persévérer dans ma
tâche. Un domestique, en effet, venait, dans ses efforts infructueux
pour ne pas faire de bruit, de cogner une cuiller contre une assiette.
Le même genre de félicité que m’avaient donné les dalles inégales
m’envahit; les sensations étaient de grande chaleur encore, mais
toutes différentes, mêlées d’une odeur de fumée apaisée par la fraîche
odeur d’un cadre forestier; et je reconnus que ce qui me paraissait si
agréable était la même rangée d’arbres que j’avais trouvée ennuyeuse
à observer et à décrire, et devant laquelle, débouchant la canette de
bière que j’avais dans le wagon, je venais de croire un instant, dans
une sorte d’étourdissement, que je me trouvais, tant le bruit identique
de la cuiller contre l’assiette m’avait donné, avant que j’eusse
eu le temps de me ressaisir, l’illusion du bruit du marteau d’un
employé qui avait arrangé quelque chose à une roue de train pendant
que nous étions arrêtés devant ce petit bois. Alors on eût dit que les
signes qui devaient, ce jour-là, me tirer de mon découragement et me
rendre la foi dans les lettres avaient à cœur de se multiplier, car
un maître d’hôtel depuis longtemps au service du prince de Guermantes
m’ayant reconnu, et m’ayant apporté dans la bibliothèque où j’étais,
pour m’éviter d’aller au buffet, un choix de petits fours, un verre
d’orangeade, je m’essuyai la bouche avec la serviette qu’il m’avait
donnée; mais aussitôt, comme le personnage des Mille et une Nuits qui,
sans le savoir, accomplit précisément le rite qui fait apparaître,
visible pour lui seul, un docile génie prêt à le transporter au loin,
une nouvelle vision d’azur passa devant mes yeux; mais il était pur
et salin, il se gonfla en mamelles bleuâtres; l’impression fut si
forte que le moment que je vivais me sembla être le moment actuel,
plus hébété que le jour où je me demandais si j’allais vraiment être
accueilli par la princesse de Guermantes ou si tout n’allait pas
s’effondrer, je croyais que le domestique venait d’ouvrir la fenêtre
sur la plage et que tout m’invitait à descendre me promener le long de
la digue à marée haute; la serviette que j’avais prise pour m’essuyer
la bouche avait précisément le genre de raideur et d’empesé de celle
avec laquelle j’avais eu tant de peine à me sécher devant la fenêtre,
le premier jour de mon arrivée à Balbec, et maintenant, devant cette
bibliothèque de l’hôtel de Guermantes, elle déployait, réparti dans
ses plis et dans ses cassures, le plumage d’un océan vert et bleu
comme la queue d’un paon. Et je ne jouissais pas que de ces couleurs,
mais de tout un instant de ma vie qui les soulevait, qui avait été
sans doute aspiration vers elles, dont quelque sentiment de fatigue
ou de tristesse m’avait peut-être empêché de jouir à Balbec, et qui
maintenant, débarrassé de ce qu’il y a d’imparfait dans la perception
extérieure, pur et désincarné, me gonflait d’allégresse. Le morceau
qu’on jouait pouvait finir d’un moment à l’autre et je pouvais être
obligé d’entrer au salon. Aussi je m’efforçais de tâcher de voir clair
le plus vite possible dans la nature des plaisirs identiques que je
venais, par trois fois en quelques minutes, de ressentir, et ensuite de
dégager l’enseignement que je devais en tirer. Sur l’extrême différence
qu’il y a entre l’impression vraie que nous avons eue d’une chose et
l’impression factice que nous nous en donnons quand volontairement nous
essayons de nous la représenter, je ne m’arrêtais pas; me rappelant
trop avec quelle indifférence relative Swann avait pu parler autrefois
des jours où il était aimé, parce que sous cette phrase il voyait autre
chose qu’eux, et de la douleur subite que lui avait causée la petite
phrase de Vinteuil en lui rendant ces jours eux-mêmes tels qu’il les
avait jadis sentis, je comprenais trop que ce que la sensation des
dalles inégales, la raideur de la serviette, le goût de la madeleine
avaient réveillé en moi, n’avait aucun rapport avec ce que je cherchais
souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de Combray, à l’aide d’une
mémoire uniforme; et je comprenais que la vie pût être jugée médiocre,
bien qu’à certains moments elle parût si belle, parce que dans le
premier cas c’est sur tout autre chose qu’elle-même, sur des images
qui ne gardent rien d’elle qu’on la juge et qu’on la déprécie. Tout au
plus notais-je accessoirement que la différence qu’il y a entre chacune
des impressions réelles--différences qui expliquent qu’une peinture
uniforme de la vie ne puisse être ressemblante--tenait probablement à
cette cause: que la moindre parole que nous avons dite à une époque
de notre vie, le geste le plus insignifiant que nous avons fait
était entouré, portait sur lui le reflet des choses qui logiquement
ne tenaient pas à lui, en ont été séparées par l’intelligence, qui
n’avait rien à faire d’elles pour les besoins du raisonnement, mais
au milieu desquelles--ici reflet rose du soir sur le mur fleuri
d’un restaurant champêtre, sensation de faim, désir des femmes,
plaisir du luxe; là volutes bleues de la mer matinale enveloppant des
phrases musicales qui en émergent partiellement comme les épaules des
ondines--le geste, l’acte le plus simple reste enfermé comme dans mille
vases clos dont chacun serait rempli de choses d’une couleur, d’une
odeur, d’une température absolument différentes; sans compter que ces
vases, disposés sur toute la hauteur de nos années pendant lesquelles
nous n’avons cessé de changer, fût-ce seulement de rêve et de pensée,
sont situés à des altitudes bien diverses, et nous donnent la sensation
d’atmosphères singulièrement variées. Il est vrai que, ces changements,
nous les avons accomplis insensiblement; mais entre le souvenir qui
nous revient brusquement et notre état actuel, de même qu’entre deux
souvenirs d’années, de lieux, d’heures différentes, la distance est
telle que cela suffirait, en dehors même d’une originalité spécifique,
à les rendre incomparables les uns aux autres. Oui, si le souvenir,
grâce à l’oubli, n’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon
entre lui et la minute présente, s’il est resté à sa place, à sa date,
s’il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d’une vallée
ou à la pointe d’un sommet, il nous fait tout à coup respirer un air
nouveau, précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois,
cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner
dans le Paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de
renouvellement que s’il avait été respiré déjà, car les vrais paradis
sont les paradis qu’on a perdus. Et, au passage, je remarquais qu’il y
aurait dans l’œuvre d’art que je me sentais prêt déjà, sans m’y être
consciemment résolu, à entreprendre, de grandes difficultés. Car j’en
devrais exécuter les parties successives dans une matière en quelque
sorte différente. Elle serait bien différente, celle qui conviendrait
aux souvenirs de matins au bord de la mer, de celle d’après-midi à
Venise, une matière distincte, nouvelle, d’une transparence, d’une
sonorité spéciale, compacte, fraîchissante et rose, et différente
encore si je voulais décrire les soirs de Rivebelle où, dans la salle
à manger ouverte sur le jardin, la chaleur commençait à se décomposer,
à retomber, à se déposer, où une dernière lueur éclairait encore les
roses sur les murs du restaurant tandis que les dernières aquarelles du
jour étaient encore visibles au ciel. Je glissais rapidement sur tout
cela, plus impérieusement sollicité que j’étais de chercher la cause de
cette félicité, du caractère de certitude avec lequel elle s’imposait,
recherche ajournée autrefois. Or, cette cause, je la devinais en
comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui
avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois
dans le moment actuel et dans un moment éloigné où le bruit de la
cuiller sur l’assiette, l’inégalité des dalles, le goût de la madeleine
allaient jusqu’à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire
hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais; au vrai, l’être
qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu’elle
avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu’elle
avait d’extra-temporel, un être qui n’apparaissait que quand, par une
de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver
dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses,
c’est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes
au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j’avais reconnu,
inconsciemment, le goût, de la petite madeleine, puisqu’à ce moment-là
l’être que j’avais été était un être extra-temporel, par conséquent
insoucieux des vicissitudes de l’avenir. Cet être-là n’était jamais
venu à moi, ne s’était jamais manifesté qu’en dehors de l’action, de
la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d’une analogie
m’avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire
retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de
ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours.

Et peut-être, si tout à l’heure je trouvais que Bergotte avait jadis
dit faux en parlant des joies de la vie spirituelle, c’était parce que
j’appelais vie spirituelle, à ce moment-là, des raisonnements logiques
qui étaient sans rapport avec elle, avec ce qui existait en moi à ce
moment--exactement comme j’avais pu trouver le monde et la vie ennuyeux
parce que je les jugeais d’après des souvenirs sans vérité, alors que
j’avais un tel appétit de vivre, maintenant que venait de renaître en
moi, à trois reprises, un véritable moment du passé.

Rien qu’un moment du passé? Beaucoup plus, peut-être; quelque chose
qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus
essentiel qu’eux deux.

Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m’avait déçu parce que,
au moment où je la percevais, mon imagination, qui était mon seul
organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s’appliquer à elle, en
vertu de la loi inévitable qui veut qu’on ne puisse imaginer que ce
qui est absent. Et voici que soudain l’effet de cette dure loi s’était
trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la
nature, qui avait fait miroiter une sensation--bruit de la fourchette
et du marteau, même inégalité de pavés--à la fois dans le passé, ce
qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où
l’ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact avait
ajouté aux rêves de l’imagination ce dont ils sont habituellement
dépourvus, l’idée d’existence et, grâce à ce subterfuge, avait permis à
mon être d’obtenir, d’isoler, d’immobiliser--la durée d’un éclair--ce
qu’il n’appréhende jamais: un peu de temps à l’état pur. L’être qui
était rené en moi quand, avec un tel frémissement de bonheur, j’avais
entendu le bruit commun à la fois à la cuiller qui touche l’assiette
et au marteau qui frappe sur la roue, à l’inégalité pour les pas des
pavés de la cour Guermantes et du baptistère de Saint-Marc, cet être-là
ne se nourrit que de l’essence des choses, en elles seulement il
trouve sa subsistance, ses délices. Il languit dans l’observation du
présent où les sens ne peuvent la lui apporter, dans la considération
d’un passé que l’intelligence lui dessèche, dans l’attente d’un avenir
que la volonté construit avec des fragments du présent et du passé
auxquels elle retire encore de leur réalité, ne conservant d’eux que
ce qui convient à la fin utilitaire, étroitement humaine, qu’elle leur
assigne. Mais qu’un bruit déjà entendu, qu’une odeur respirée jadis, le
soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels
sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l’essence
permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et
notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais
ne l’était pas autrement, s’éveille, s’anime en recevant la céleste
nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l’ordre du
temps a recréé; en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du
temps. Et celui-là on comprend qu’il soit confiant dans sa joie, même
si le simple goût d’une madeleine ne semble pas contenir logiquement
les raisons de cette joie, on comprend que le mot de «mort» n’ait pas
de sens pour lui; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de
l’avenir? Mais ce trompe-l’œil qui mettait près de moi un moment du
passé, incompatible avec le présent, ce trompe-l’œil ne durait pas.
Certes, on peut prolonger les spectacles de la mémoire volontaire,
qui n’engage pas plus de forces de nous-même que feuilleter un livre
d’images. Ainsi jadis, par exemple, le jour où je devais aller
pour la première fois chez la princesse de Guermantes, de la cour
ensoleillée de notre maison de Paris j’avais paresseusement regardé,
à mon choix, tantôt la place de l’Église à Combray, ou la plage de
Balbec, comme j’aurais illustré le jour qu’il faisait en feuilletant
un cahier d’aquarelles prises dans les divers lieux où j’avais été
et où, avec un plaisir égoïste de collectionneur, je m’étais dit, en
cataloguant ainsi les illustrations de ma mémoire: «J’ai tout de même
vu de belles choses dans ma vie.» Alors ma mémoire affirmait sans
doute la différence des sensations, mais elle ne faisait que combiner
entre eux des éléments homogènes. Il n’en avait plus été de même dans
les trois souvenirs que je venais d’avoir et où, au lieu de me faire
une idée plus flatteuse de mon moi, j’avais, au contraire, presque
douté de la réalité actuelle de ce moi. De même que le jour où j’avais
trempé la madeleine dans l’infusion chaude, au sein de l’endroit où
je me trouvais (que cet endroit fût, comme ce jour-là, ma chambre de
Paris, ou, comme aujourd’hui en ce moment, la bibliothèque du prince
de Guermantes, un peu avant la cour de son hôtel), il y avait eu en
moi, irradiant d’une petite zone autour de moi, une sensation (goût
de la madeleine trempée, bruit métallique, sensation de pas inégaux)
qui était commune à cet endroit (où je me trouvais) et aussi à un
autre endroit (chambre de ma tante Léonie, wagon de chemin de fer,
baptistère de Saint-Marc). Au moment où je raisonnais ainsi, le bruit
strident d’une conduite d’eau, tout à fait pareil à ces longs cris
que parfois l’été les navires de plaisance faisaient entendre le soir
au large de Balbec, me fit éprouver (comme me l’avait déjà fait une
fois à Paris, dans un grand restaurant, la vue d’une luxueuse salle
à manger à demi vide, estivale et chaude) bien plus qu’une sensation
simplement analogue à celle que j’avais à la fin de l’après-midi, à
Balbec, quand, toutes les tables étant déjà couvertes de leur nappe et
de leur argenterie, les vastes baies vitrées restant ouvertes tout en
grand sur la digue, sans un seul intervalle, un seul «plein» de verre
ou de pierre, tandis que le soleil descendait lentement sur la mer où
commençaient à errer les navires, je n’avais, pour rejoindre Albertine
et ses amies qui se promenaient sur la digue, qu’à enjamber le cadre
de bois à peine plus haut que ma cheville, dans la charnière duquel
on avait fait pour l’aération de l’hôtel glisser toutes ensemble les
vitres qui se continuaient. Ce n’était d’ailleurs pas seulement un
écho, un double d’une sensation passée que venait de me faire éprouver
le bruit de la conduite d’eau, mais cette sensation elle-même. Dans
ce cas-là comme dans tous les précédents, la sensation commune avait
cherché à recréer autour d’elle le lieu ancien, cependant que le lieu
actuel qui en tenait la place s’opposait de toute la résistance de sa
masse à cette immigration dans un hôtel de Paris d’une plage normande
ou d’un talus d’une voie de chemin de fer. La salle à manger marine de
Balbec, avec son linge damassé préparé comme des nappes d’autel pour
recevoir le coucher du soleil, avait cherché à ébranler la solidité de
l’hôtel de Guermantes, d’en forcer les portes et avait fait vaciller
un instant les canapés autour de moi, comme elle avait fait un autre
jour pour les tables d’un restaurant de Paris. Toujours, dans ces
résurrections-là, le lieu lointain engendré autour de la sensation
commune s’était accouplé un instant comme un lutteur au lieu actuel.
Toujours le lieu actuel avait été vainqueur; toujours c’était le vaincu
qui m’avait paru le plus beau, si bien que j’étais resté en extase sur
le pavé inégal comme devant la tasse de thé, cherchant à maintenir
aux moments où ils apparaissaient, à faire réapparaître dès qu’ils
m’avaient échappé, ce Combray, cette Venise, ce Balbec envahissants et
refoulés qui s’élevaient pour m’abandonner ensuite au sein de ces lieux
nouveaux, mais perméables pour le passé. Et si le lieu actuel n’avait
pas été aussitôt vainqueur, je crois que j’aurais perdu connaissance;
car ces résurrections du passé, dans la seconde qu’elles durent, sont
si totales qu’elles n’obligent pas seulement nos yeux à cesser de voir
la chambre qui est près d’eux pour regarder la voie bordée d’arbres ou
la marée montante. Elles forcent nos narines à respirer l’air de lieux
pourtant si lointains, notre volonté à choisir entre les divers projets
qu’ils nous proposent, notre personne tout entière à se croire entourée
par eux, ou du moins à trébucher entre eux et les lieux présents, dans
l’étourdissement d’une incertitude pareille à celle qu’on éprouve
parfois devant une vision ineffable, au moment de s’endormir.

De sorte que ce que l’être par trois et quatre fois ressuscité en moi
venait de goûter, c’était peut-être bien des fragments d’existence
soustraits au temps, mais cette contemplation, quoique d’éternité,
était fugitive. Et pourtant je sentais que le plaisir qu’elle m’avait
donné à de rares intervalles dans ma vie était le seul qui fût fécond
et véritable. Le signe de l’irréalité des autres ne se montre-t-il
pas assez, soit dans leur impossibilité à nous satisfaire, comme, par
exemple, les plaisirs mondains qui causent tout au plus le malaise
provoqué par l’ingestion d’une nourriture abjecte, ou celui de l’amitié
qui est une simulation puisque, pour quelques raisons morales qu’il
le fasse, l’artiste qui renonce à une heure de travail pour une heure
de causerie avec un ami sait qu’il sacrifie une réalité pour quelque
chose qui n’existe pas (les amis n’étant des amis que dans cette douce
folie que nous avons au cours de la vie, à laquelle nous nous prêtons,
mais que du fond de notre intelligence nous savons l’erreur d’un fou
qui croirait que les meubles vivent et causerait avec eux), soit dans
la tristesse qui suit leur satisfaction, comme celle que j’avais eue,
le jour où j’avais été présenté à Albertine, de m’être donné un mal
pourtant bien petit afin d’obtenir une chose--connaître cette jeune
fille--qui ne me semblait petite que parce que je l’avais obtenue.
Même un plaisir plus profond, comme celui que j’aurais pu éprouver
quand j’aimais Albertine, n’était en réalité perçu qu’inversement par
l’angoisse que j’avais quand elle n’était pas là, car quand j’étais
sûr qu’elle allait arriver, comme le jour où elle était revenue
du Trocadéro, je n’avais pas cru éprouver plus qu’un vague ennui,
tandis que je m’exaltais de plus en plus au fur et à mesure que
j’approfondissais le bruit du couteau ou le goût de l’infusion, avec
une joie croissante pour moi qui avais fait entrer dans ma chambre la
chambre de ma tante Léonie et, à sa suite, tout Combray et ses deux
côtés. Aussi, cette contemplation de l’essence des choses, j’étais
maintenant décidé à m’attacher à elle, à la fixer, mais comment? par
quel moyen? Sans doute, au moment où la raideur de la serviette m’avait
rendu Balbec et pendant un instant avait caressé mon imagination, non
pas seulement de la vue de la mer telle qu’elle était ce matin-là, mais
de l’odeur de la chambre, de la vitesse du vent, du désir de déjeuner,
de l’incertitude entre les diverses promenades, tout cela attaché à la
sensation du large, comme les ailes des roues à aubes dans leur course
vertigineuse; sans doute, au moment où l’inégalité des deux pavés avait
prolongé les images desséchées et nues que j’avais de Venise et de
Saint-Marc dans tous les sens et toutes les dimensions, de toutes les
sensations que j’y avais éprouvées, raccordant la place à l’église,
l’embarcadère à la place, le canal à l’embarcadère, et à tout ce que
les yeux voient du monde de désirs qui n’est réellement vu que de
l’esprit, j’avais été tenté, sinon, à cause de la saison, d’aller me
promener sur les eaux pour moi surtout printanières de Venise, du moins
de retourner à Balbec. Mais je ne m’arrêtai pas un instant à cette
pensée; non seulement je savais que les pays n’étaient pas tels que
leur nom me les peignait, et qui avait été le leur quand je me les
représentais. Il n’y avait plus guère que dans mes rêves, en dormant,
qu’un lieu s’étendait devant moi, fait de la pure matière entièrement
distincte des choses communes qu’on voit, qu’on touche. Mais même en ce
qui concernait ces images d’un autre genre encore, celles du souvenir,
je savais que la beauté de Balbec, je ne l’avais pas trouvée quand j’y
étais allé, et celle même qu’il m’avait laissée, celle du souvenir, ce
n’était plus celle que j’avais retrouvée à mon second séjour. J’avais
trop expérimenté l’impossibilité d’atteindre dans la réalité ce qui
était au fond de moi-même. Ce n’était pas plus sur la place Saint-Marc
que ce n’avait été à mon second voyage à Balbec, ou à mon retour à
Tansonville, pour voir Gilberte, que je retrouverais le Temps Perdu, et
le voyage que ne faisait que me proposer une fois de plus l’illusion
que ces impressions anciennes existaient hors de moi-même, au coin
d’une certaine place, ne pouvait être le moyen que je cherchais. Je ne
voulais pas me laisser leurrer une fois de plus, car il s’agissait pour
moi de savoir enfin s’il était vraiment possible d’atteindre ce que,
toujours déçu comme je l’avais été en présence des lieux et des êtres,
j’avais (bien qu’une fois la pièce pour concert de Vinteuil eût semblé
me dire le contraire) cru irréalisable. Je n’allais donc pas tenter une
expérience de plus dans la voie que je savais depuis longtemps ne mener
à rien. Des impressions telles que celles que je cherchais à fixer
ne pouvaient que s’évanouir au contact d’une jouissance directe qui
a été impuissante à les faire naître. La seule manière de les goûter
davantage c’était de tâcher de les connaître plus complètement là où
elles se trouvaient, c’est-à-dire en moi-même, de les rendre claires
jusque dans leurs profondeurs. Je n’avais pu connaître le plaisir à
Balbec, pas plus que celui de vivre avec Albertine, lequel ne m’avait
été perceptible qu’après coup. Et si je faisais la récapitulation des
déceptions de ma vie, en tant que vécue, qui me faisaient croire que
sa réalité devait résider ailleurs qu’en l’action et ne rapprochait
pas d’une manière purement fortuite, et en suivant les vicissitudes
de mon existence, des désappointements différents, je sentais bien
que la déception du voyage, la déception de l’amour n’étaient pas des
déceptions différentes, mais l’aspect varié que prend, selon le fait
auquel il s’applique, l’impuissance que nous avons à nous réaliser dans
la jouissance matérielle, dans l’action effective. Et repensant à cette
joie extra-temporelle causée, soit par le bruit de la cuiller, soit
par le goût de la madeleine, je me disais: «Était-ce cela ce bonheur
proposé par la petite phrase de la sonate à Swann qui s’était trompé
en l’assimilant au plaisir de l’amour et n’avait pas su le trouver
dans la création artistique; ce bonheur que m’avait fait pressentir
comme plus supra-terrestre encore que n’avait fait la petite phrase de
la sonate l’appel rouge et mystérieux de ce septuor que Swann n’avait
pu connaître, étant mort, comme tant d’autres, avant que la vérité
faite pour eux eût été révélée. D’ailleurs, elle n’eût pu lui servir,
car cette phrase pouvait bien symboliser un appel, mais non créer des
forces et faire de Swann l’écrivain qu’il n’était pas. Cependant, je
m’avisai au bout d’un moment et après avoir pensé à ces résurrections
de la mémoire que, d’une autre façon, des impressions obscures avaient
quelquefois, et déjà à Combray, du côté de Guermantes, sollicité ma
pensée, à la façon de ces réminiscences, mais qui cachaient non une
sensation d’autrefois, mais une vérité nouvelle, une image précieuse
que je cherchais à découvrir par des efforts du même genre que ceux
qu’on fait pour se rappeler quelque chose, comme si nos plus belles
idées étaient comme des airs de musique qui nous reviendraient sans
que nous les eussions jamais entendus, et que nous nous efforcerions
d’écouter, de transcrire. Je me souvins avec plaisir, parce que cela
me montrait que j’étais déjà le même alors et que cela recouvrait un
trait fondamental de ma nature, avec tristesse aussi en pensant que
depuis lors je n’avais jamais progressé, que déjà à Combray je fixais
avec attention devant mon esprit quelque image qui m’avait forcé à la
regarder, un nuage, un triangle, un clocher, une fleur, un caillou,
en sentant qu’il y avait peut-être sous ces signes quelque chose
de tout autre que je devais tâcher de découvrir, une pensée qu’ils
traduisaient à la façon de ces caractères hiéroglyphes qu’on croirait
représenter seulement des objets matériels. Sans doute, ce déchiffrage
était difficile, mais seul il donnait quelque vérité à lire. Car les
vérités que l’intelligence saisit directement à claire-voie dans le
monde de la pleine lumière ont quelque chose de moins profond, de
moins nécessaire que celles que la vie nous a malgré nous communiquées
en une impression, matérielle parce qu’elle est entrée par nos sens,
mais dont nous pouvons dégager l’esprit. En somme, dans ce cas comme
dans l’autre, qu’il s’agisse d’impressions comme celles que m’avait
données la vue des clochers de Martinville, ou de réminiscences comme
celle de l’inégalité des deux marches ou le goût de la madeleine, il
fallait tâcher d’interpréter les sensations comme les signes d’autant
de lois et d’idées, en essayant de penser, c’est-à-dire de faire sortir
de la pénombre ce que j’avais senti, de le convertir en un équivalent
spirituel. Or, ce moyen qui me paraissait le seul, qu’était-ce autre
chose que faire une œuvre d’art? Et déjà les conséquences se pressaient
dans mon esprit; car qu’il s’agît de réminiscences dans le genre du
bruit de la fourchette ou du goût de la madeleine, ou de ces vérités
écrites à l’aide de figures dont j’essayais de chercher le sens dans
ma tête, où, clochers, herbes folles, elles composaient un grimoire
compliqué et fleuri, leur premier caractère était que je n’étais pas
libre de les choisir, qu’elles m’étaient données telles quelles.
Et je sentais que ce devait être la griffe de leur authenticité. Je
n’avais pas été chercher les deux pavés de la cour où j’avais buté.
Mais justement la façon fortuite, inévitable, dont la sensation avait
été rencontrée contrôlait la vérité d’un passé qu’elle ressuscitait,
des images qu’elle déclenchait, puisque nous sentons son effort pour
remonter vers la lumière, que nous sentons la joie du réel retrouvé.
Elle est le contrôle de la vérité de tout le tableau fait d’impressions
contemporaines, qu’elle ramène à sa suite avec cette infaillible
proportion de lumière et d’ombre, de relief et d’omission, de souvenir
et d’oubli, que la mémoire ou l’observation conscientes ignoreront
toujours.»

Le livre intérieur de ces signes inconnus (de signes en relief,
semblait-il, que mon attention explorant mon inconscient allait
chercher, heurtait, contournait, comme un plongeur qui sonde), pour
sa lecture personne ne pouvait m’aider d’aucune règle, cette lecture
consistant en un acte de création où nul ne peut nous suppléer, ni même
collaborer avec nous. Aussi combien se détournent de l’écrire, que
de tâches n’assume-t-on pas pour éviter celle-là. Chaque événement,
que ce fût l’affaire Dreyfus, que ce fût la guerre, avait fourni
d’autres excuses aux écrivains pour ne pas déchiffrer ce livre-là;
ils voulaient assurer le triomphe du droit, refaire l’unité morale de
la nation, n’avaient pas le temps de penser à la littérature. Mais
ce n’étaient que des excuses parce qu’ils n’avaient pas ou plus de
génie, c’est-à-dire d’instinct. Car l’instinct dicte le devoir et
l’intelligence fournit les prétextes pour l’éluder. Seulement les
excuses ne figurent point dans l’art, les intentions n’y sont pas
comptées, à tout moment l’artiste doit écouter son instinct, ce qui
fait que l’art est ce qu’il y a de plus réel, la plus austère école
de la vie, et le vrai Jugement dernier. Ce livre, le plus pénible de
tous à déchiffrer, est aussi le seul que nous ait dicté la réalité, le
seul dont «l’impression» ait été faite en nous par la réalité même.
De quelque idée laissée en nous par la vie qu’il s’agisse, sa figure
matérielle, trace de l’impression qu’elle nous a faite, est encore le
gage de sa vérité nécessaire. Les idées formées par l’intelligence pure
n’ont qu’une vérité logique, une vérité possible, leur élection est
arbitraire. Le livre aux caractères figurés, non tracés par nous, est
notre seul livre. Non que les idées que nous formons ne puissent être
justes logiquement, mais nous ne savons pas si elles sont vraies. Seule
l’impression, si chétive qu’en semble la matière, si invraisemblable
la trace, est un critérium de vérité et à cause de cela mérite seule
d’être appréhendée par l’esprit, car elle est seule capable, s’il sait
en dégager cette vérité, de l’amener à une plus grande perfection
et de lui donner une pure joie. L’impression est pour l’écrivain ce
qu’est l’expérimentation pour le savant, avec cette différence que
chez le savant le travail de l’intelligence précède et chez l’écrivain
vient après. Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir
par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n’est pas
à nous. Ne vient de nous-même que ce que nous tirons de l’obscurité
qui est en nous et que ne connaissent pas les autres. Et comme l’art
recompose exactement la vie, autour de ces vérités qu’on a atteintes
en soi-même flotte une atmosphère de poésie, la douceur d’un mystère
qui n’est que la pénombre que nous avons traversée. Un rayon oblique du
couchant me rappelle instantanément un temps auquel je n’avais jamais
repensé et où dans ma petite enfance, comme ma tante Léonie avait une
fièvre que le Dr Percepied avait craint typhoïde, on m’avait fait
habiter une semaine la petite chambre qu’Eulalie avait sur la place
de l’Église, et où il n’y avait qu’une sparterie par terre et à la
fenêtre un rideau de percale, bourdonnant toujours d’un soleil auquel
je n’étais pas habitué. Et en voyant comme le souvenir de cette petite
chambre d’ancienne domestique ajoutait tout d’un coup à ma vie passée
une longue étendue si différente du reste et si délicieuse, je pensai
par contraste au néant d’impressions qu’avaient apporté dans ma vie
les fêtes les plus somptueuses dans les hôtels les plus princiers. La
seule chose un peu triste dans cette chambre d’Eulalie était qu’on y
entendait le soir, à cause de la proximité du viaduc, les hululements
des trains. Mais comme je savais que ces beuglements émanaient de
machines réglées, ils ne m’épouvantaient pas comme auraient pu faire, à
une époque de la préhistoire, les cris poussés par un mammouth voisin
dans sa promenade libre et désordonnée.

Ainsi j’étais déjà arrivé à cette conclusion que nous ne sommes
nullement libres devant l’œuvre d’art, que nous ne la faisons pas à
notre gré, mais que, préexistant à nous, nous devons, à la fois parce
qu’elle est nécessaire et cachée, et comme nous ferions pour une loi
de la nature, la découvrir. Mais cette découverte que l’art pouvait
nous faire faire n’était-elle pas, au fond, celle de ce qui devrait
nous être le plus précieux, et de ce qui nous reste d’habitude à
jamais inconnu, notre vraie vie, la réalité telle que nous l’avons
sentie et qui diffère tellement de ce que nous croyons, que nous
sommes emplis d’un tel bonheur quand le hasard nous en apporte le
souvenir véritable. Je m’en assurais par la fausseté même de l’art
prétendu réaliste et qui ne serait pas si mensonger si nous n’avions
pris dans la vie l’habitude de donner à ce que nous sentons une
expression qui en diffère tellement, et que nous prenons, au bout de
peu de temps, pour la réalité même. Je sentais que je n’aurais pas
à m’embarrasser des diverses théories littéraires qui m’avaient un
moment troublé--notamment celles que la critique avait développées
au moment de l’affaire Dreyfus et avait reprises pendant la guerre,
et qui tendaient à «faire sortir l’artiste de sa tour d’ivoire», à
traiter de sujets non frivoles ni sentimentaux, à peindre de grands
mouvements ouvriers, et à défaut de foules, à tout le moins non plus
d’insignifiants oisifs--«J’avoue que la peinture de ces inutiles
m’indiffère assez», disait Bloch--mais de nobles intellectuels ou
des héros. D’ailleurs, même avant de discuter leur contenu logique,
ces théories me paraissaient dénoter chez ceux qui les soutenaient
une preuve d’infériorité, comme un enfant vraiment bien élevé, qui
entend des gens chez qui on l’a envoyé déjeuner dire: «Nous avouons
tout, nous sommes francs», sent que cela dénote une qualité morale
inférieure à la bonne action pure et simple, qui ne dit rien. L’art
véritable n’a que faire de tant de proclamations et s’accomplit dans
le silence. D’ailleurs, ceux qui théorisaient ainsi employaient des
expressions toutes faites qui ressemblaient singulièrement à celles
d’imbéciles qu’ils flétrissaient. Et peut-être est-ce plutôt à la
qualité du langage qu’au genre d’esthétique qu’on peut juger du degré
auquel a été porté le travail intellectuel et moral. Mais, inversement,
cette qualité du langage (et même, pour étudier les lois du caractère,
on le peut aussi bien en prenant un sujet sérieux ou frivole, comme
un prosecteur peut aussi bien étudier celles de l’anatomie sur le
corps d’un imbécile que sur celui d’un homme de talent: les grandes
lois morales, aussi bien que celles de la circulation du sang ou de
l’élimination rénale, diffèrent peu selon la valeur intellectuelle
des individus) dont croient pouvoir se passer les théoriciens, ceux
qui admirent les théoriciens croient facilement qu’elle ne prouve pas
une grande valeur intellectuelle, valeur qu’ils ont besoin, pour la
discerner, de voir exprimer directement et qu’ils n’induisent pas de
la beauté d’une image. D’où la grossière tentation pour l’écrivain
d’écrire des œuvres intellectuelles. Grande indélicatesse. Une œuvre
où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la
marque du prix. Encore cette dernière ne fait-elle qu’exprimer une
valeur qu’au contraire en littérature le raisonnement logique diminue.
On raisonne, c’est-à-dire on vagabonde, chaque fois qu’on n’a pas
la force de s’astreindre à faire passer une impression par tous les
états successifs qui aboutiront à sa fixation, à l’expression de sa
réalité. La réalité à exprimer résidait, je le comprenais maintenant,
non dans l’apparence du sujet, mais dans le degré de pénétration de
cette impression à une profondeur où cette apparence importait peu,
comme le symbolisaient ce bruit de cuiller sur une assiette, cette
raideur empesée de la serviette, qui m’avaient été plus précieux pour
mon renouvellement spirituel que tant de conversations humanitaires,
patriotiques, internationalistes. Plus de style, avais-je entendu dire
alors, plus de littérature, de la vie. On peut penser combien même
les simples théories de M. de Norpois «contre les joueurs de flûtes»
avaient refleuri depuis la guerre. Car tous ceux qui, n’ayant pas le
sens artistique, c’est-à-dire la soumission à la réalité intérieure,
peuvent être pourvus de la faculté de raisonner à perte de vue sur
l’art, pour peu qu’ils soient par surcroît diplomates ou financiers,
mêlés aux «réalités» du temps présent, croient volontiers que la
littérature est un jeu de l’esprit destiné à être éliminé de plus
en plus dans l’avenir. Quelques-uns voulaient que le roman fût une
sorte de défilé cinématographique des choses. Cette conception était
absurde. Rien ne s’éloigne plus de ce que nous avons perçu en réalité
qu’une telle vue cinématographique. Justement, comme, en entrant dans
cette bibliothèque, je m’étais souvenu de ce que les Goncourt disent
des belles éditions originales qu’elle contient, je m’étais promis
de les regarder tant que j’étais enfermé ici. Et tout en poursuivant
mon raisonnement, je tirais un à un, sans trop y faire attention
du reste, les précieux volumes, quand, au moment où j’ouvrais
distraitement l’un d’eux: _François le Champi_ de George Sand,
je me sentis désagréablement frappé comme par quelque impression trop
en désaccord avec mes pensées actuelles, jusqu’au moment où, avec
une émotion qui alla jusqu’à me faire pleurer, je reconnus combien
cette impression était d’accord avec elles. Tel, à l’instant que dans
la chambre mortuaire les employés des pompes funèbres se préparent
à descendre la bière, le fils d’un homme qui a rendu des services à
la patrie serrant la main aux derniers amis qui défilent, si tout à
coup retentit sous les fenêtres une fanfare, se révolte, croyant à
quelque moquerie dont on insulte son chagrin, puis lui, qui est resté
maître de soi jusque-là, ne peut plus retenir ses larmes, lorsqu’il
vient à comprendre que ce qu’il entend c’est la musique d’un régiment
qui s’associe à son deuil et rend honneur à la dépouille de son père.
Tel, je venais de reconnaître la douloureuse impression que j’avais
éprouvée en lisant le titre d’un livre dans la bibliothèque du prince
de Guermantes, titre qui m’avait donné l’idée que la littérature nous
offrait vraiment ce monde du mystère que je ne trouvais plus en elle.
Et pourtant ce n’était pas un livre bien extraordinaire, c’était
_François le Champi_, mais ce nom-là, comme le nom des Guermantes,
n’était pas pour moi comme ceux que j’avais connus depuis. Le souvenir
de ce qui m’avait semblé inexplicable dans le sujet de _François le
Champi_, tandis que maman me lisait le livre de George Sand, était
réveillé par ce titre, aussi bien que le nom de Guermantes (quand je
n’avais pas vu les Guermantes depuis longtemps) contenait pour moi tant
de féodalité--comme _François le Champi_ l’essence du roman--et se
substituait pour un instant à l’idée fort commune de ce que sont les
romans berrichons de George Sand. Dans un dîner, quand la pensée reste
toujours à la surface, j’aurais pu sans doute parler de _François
le Champi_ et des Guermantes sans que ni l’un ni l’autre fussent
ceux de Combray. Mais quand j’étais seul, comme en ce moment, c’est à
une profondeur plus grande que j’avais plongée. A ce moment-là l’idée
que telle personne dont j’avais fait la connaissance dans le monde
était la cousine de Mme de Guermantes, c’est-à-dire d’un personnage
de lanterne magique, me semblait incompréhensible, et tout autant que
les plus beaux livres que j’avais lus fussent--je ne dis pas même
supérieurs, ce qu’ils étaient pourtant--mais égaux à cet extraordinaire
_François le Champi_. C’était une impression d’enfance bien
ancienne, où mes souvenirs d’enfance et de famille étaient tendrement
mêlés et que je n’avais pas reconnue tout de suite. Je m’étais au
premier instant demandé avec colère quel était l’étranger qui venait
me faire mal, et l’étranger c’était moi-même, c’était l’enfant que
j’étais alors, que le livre venait de susciter en moi, car de moi ne
connaissant que cet enfant, c’est cet enfant que le livre avait appelé
tout de suite, ne voulant être regardé que par ses yeux, aimé que par
son cœur et ne parler qu’à lui. Aussi ce livre que ma mère m’avait lu
haut à Combray, presque jusqu’au matin, avait-il gardé pour moi tout
le charme de cette nuit-là. Certes, la «plume» de George Sand, pour
prendre une expression de Brichot qui aimait tant dire qu’un livre
était écrit d’une plume alerte, ne me semblait pas du tout, comme elle
avait paru si longtemps à ma mère avant qu’elle modelât lentement ses
goûts littéraires sur les miens, une plume magique. Mais c’était une
plume que, sans le vouloir, j’avais électrisée comme s’amusent souvent
à faire les collégiens, et voici que mille riens de Combray, et que je
n’apercevais plus depuis longtemps, sautaient légèrement d’eux-mêmes et
venaient à la queue-leu leu se suspendre au bec aimanté, en une chaîne
interminable et tremblante de souvenirs. Certains esprits qui aiment
le mystère veulent croire que les objets conservent quelque chose des
yeux qui les regardèrent, que les monuments et les tableaux ne nous
apparaissent que sous le voile sensible que leur ont tissé l’amour
et la contemplation de tant d’adorateurs pendant des siècles. Cette
chimère deviendrait vraie s’ils la transposaient dans le domaine de la
seule réalité pour chacun, dans le domaine de sa propre sensibilité.

Oui, en ce sens-là, en ce sens-là seulement; mais il est bien plus
grand, une chose que nous avons regardée autrefois, si nous la
revoyons, nous rapporte, avec le regard que nous y avons posé, toutes
les images qui le remplissaient alors. C’est que les choses--un livre
sous sa couverture rouge comme les autres--sitôt qu’elles sont perçues
par nous, deviennent en nous quelque chose d’immatériel, de même nature
que toutes nos préoccupations ou nos sensations de ce temps-là, et se
mêlent indissolublement à elles. Tel nom lu dans un livre autrefois,
contient entre ses syllabes le vent rapide et le soleil brillant qu’il
faisait quand nous le lisions. Dans la moindre sensation apportée
par le plus humble aliment, l’odeur du café au lait, nous retrouvons
cette vague espérance d’un beau temps qui, si souvent, nous sourit,
quand la journée était encore intacte et pleine, dans l’incertitude
du ciel matinal; une heure est un vase rempli de parfum, de sons, de
moments, d’humeurs variées, de climats. De sorte que la littérature
qui se contente de «décrire les choses», d’en donner seulement un
misérable relevé de lignes et de surfaces, est celle qui, tout en
s’appelant réaliste, est la plus éloignée de la réalité, celle qui
nous appauvrit et nous attriste le plus, car elle coupe brusquement
toute communication de notre moi présent avec le passé, dont les choses
gardaient l’essence, et l’avenir, où elles nous incitent à le goûter le
nouveau. C’est elle que l’art digne de ce nom doit exprimer, et, s’il y
échoue, on peut encore tirer de son impuissance un enseignement (tandis
qu’on n’en tire aucun des réussites du réalisme), à savoir que cette
essence est en partie subjective et incommunicable.

Bien plus, une chose que nous vîmes à une certaine époque, un livre
que nous lûmes ne restent pas unis à jamais seulement à ce qu’il y
avait autour de nous; il le reste aussi fidèlement à ce que nous étions
alors, il ne peut plus être repassé que par la sensibilité, par la
personne que nous étions alors; si je reprends, même par la pensée,
dans la bibliothèque, _François le Champi_, immédiatement en moi
un enfant se lève qui prend ma place, qui seul a le droit de lire ce
titre: _François le Champi_, et qui le lit comme il le lut alors,
avec la même impression du temps qu’il faisait dans le jardin, les
mêmes rêves qu’il formait alors sur les pays et sur la vie, la même
angoisse du lendemain. Que je revoie une chose d’un autre temps, c’est
un autre jeune homme qui se lèvera. Et ma personne d’aujourd’hui n’est
qu’une carrière abandonnée, qui croit que tout ce qu’elle contient
est pareil et monotone, mais d’où chaque souvenir, comme un sculpteur
de Grèce, tire des statues innombrables. Je dis chaque chose que nous
revoyons, car les livres se comportant en cela comme ces choses, la
manière dont leur dos s’ouvrait, le grain du papier peut avoir gardé en
lui un souvenir aussi vif de la façon dont j’imaginais alors Venise et
du désir que j’avais d’y aller que les phrases mêmes des livres. Plus
vif même, car celles-ci gênent parfois, comme ces photographies d’un
être devant lesquelles on se le rappelle moins bien qu’en se contentant
de penser à lui. Certes, pour bien des livres de mon enfance, et,
hélas, pour certains livres de Bergotte lui-même, quand un soir de
fatigue il m’arrivait de les prendre, ce n’était pourtant que comme
j’aurais pris un train dans l’espoir de me reposer par la vision de
choses différentes et en respirant l’atmosphère d’autrefois. Mais il
arrive que cette évocation recherchée se trouve entravée, au contraire,
par la lecture prolongée du livre. Il en est un de Bergotte (qui dans
la bibliothèque du prince portait une dédicace d’une flagornerie et
d’une platitude extrêmes), lu jadis en entier un jour d’hiver où je ne
pouvais voir Gilberte, et où je ne peux réussir à retrouver les pages
que j’aimais tant. Certains mots me feraient croire que ce sont elles,
mais c’est impossible. Où serait donc la beauté que je leur trouvais?
Mais du volume lui-même la neige qui couvrait les Champs-Élysées le
jour où je le lus n’a pas été enlevée. Je la vois toujours. Et c’est
pour cela que si j’avais été tenté d’être bibliophile, comme l’était
le prince de Guermantes, je ne l’aurais été que d’une façon, mais de
façon particulière, comme celle qui recherche cette beauté indépendante
de la valeur propre d’un livre et qui lui vient pour les amateurs de
connaître les bibliothèques par où il a passé, de savoir qu’il fut
donné à l’occasion de tel événement, par tel souverain à tel homme
célèbre, de l’avoir suivi, de vente en vente, à travers sa vie; cette
beauté, historique en quelque sorte, d’un livre ne serait pas perdue
pour moi. Mais c’est plus volontiers de l’histoire de ma propre vie,
c’est-à-dire non pas en simple curieux, que je la dégagerais; et ce
serait souvent non pas à l’exemplaire matériel que je l’attacherais,
mais à l’ouvrage, comme à ce _François le Champi_ contemplé pour
la première fois dans ma petite chambre de Combray, pendant la nuit
peut-être la plus douce et la plus triste de ma vie--où j’avais, hélas
(dans un temps où me paraissaient bien inaccessibles les mystérieux
Guermantes), obtenu de mes parents une première abdication d’où je
pouvais faire dater le déclin de ma santé et de mon vouloir, mon
renoncement chaque jour aggravé à une tâche difficile--et retrouvé
aujourd’hui dans la bibliothèque des Guermantes, précisément par
le jour le plus beau, et dont s’éclairaient soudain non seulement
les tâtonnements anciens de ma pensée, mais même le but de ma vie
et peut-être de l’art. Pour les exemplaires eux-mêmes des livres,
j’eusse été, d’ailleurs, capable de m’y intéresser, dans une acception
vivante. La première édition d’un ouvrage m’eût été plus précieuse que
les autres, mais j’aurais entendu par elle l’édition où je le lus pour
la première fois. Je rechercherais les éditions originales, je veux
dire celles où j’eus de ce livre une impression originale. Car les
impressions suivantes ne le sont plus. Je collectionnerais pour les
romans les reliures d’autrefois, celles du temps où je lus mes premiers
romans et qui entendaient tant de fois papa me dire: «Tiens-toi
droit.» Comme la robe où nous vîmes pour la première fois une femme,
elles m’aideraient à retrouver l’amour que j’avais alors, la beauté
sur laquelle j’ai superposé tant d’images, de moins en moins aimées,
pour pouvoir retrouver la première, moi qui ne suis pas le moi qui
l’ai vu et qui dois céder la place au moi que j’étais alors afin qu’il
appelle la chose qu’il connut et que mon moi d’aujourd’hui ne connaît
point. La bibliothèque que je composerais ainsi serait même d’une
valeur plus grande encore, car les livres que je lus jadis à Combray,
à Venise, enrichis maintenant par ma mémoire de vastes enluminures
représentant l’église Saint-Hilaire, la gondole amarrée au pied de
Saint-Georges le Majeur sur le Grand Canal incrusté de scintillants
saphirs, seraient devenus dignes de ces «livres à images», bibles
historiées, que l’amateur n’ouvre jamais pour lire le texte mais pour
s’enchanter une fois de plus des couleurs qu’y a ajoutées quelque émule
de Fouquet et qui font tout le prix de l’ouvrage. Et pourtant, même
n’ouvrir ces livres lus autrefois que pour regarder les images qui ne
les ornaient pas alors me semblerait encore si dangereux que, même en
ce sens, le seul que je pusse comprendre, je ne serais pas tenté d’être
bibliophile. Je sais trop combien ces images laissées par l’esprit
sont aisément effacées par l’esprit. Aux anciennes il en substitue
de nouvelles qui n’ont plus le même pouvoir de résurrection. Et si
j’avais encore le _François le Champi_ que maman sortit un soir du
paquet de livres que ma grand’mère devait me donner pour ma fête, je
ne le regarderais jamais; j’aurais trop peur d’y insérer peu à peu de
mes impressions d’aujourd’hui couvrant complètement celles d’autrefois,
j’aurais trop peur de le voir devenir à ce point une chose du présent
que, quand je lui demanderais de susciter une fois encore l’enfant qui
déchiffra son titre dans la petite chambre de Combray, l’enfant, ne
reconnaissant pas son accent, ne répondît plus à son appel et restât
pour toujours enterré dans l’oubli.

                             *     *     *

L’idée d’un art populaire comme d’un art patriotique, si même elle
n’avait pas été dangereuse, me semblait ridicule. S’il s’agissait
de le rendre accessible au peuple, on sacrifiait les raffinements
de la forme «bons pour des oisifs»; or, j’avais assez fréquenté de
gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés,
et non les ouvriers électriciens. A cet égard, un art, populaire par
la forme, eût été destiné plutôt aux membres du Jockey qu’à ceux de
la Confédération générale du travail; quant aux sujets, les romans
populaires enivrent autant les gens du peuple que les enfants ces
livres qui sont écrits pour eux. On cherche à se dépayser en lisant,
et les ouvriers sont aussi curieux des princes que les princes des
ouvriers. Dès le début de la guerre, M. Barrés avait dit que l’artiste
(en l’espèce le Titien) doit avant tout servir la gloire de sa patrie.
Mais il ne peut la servir qu’en étant artiste, c’est-à-dire qu’à
condition, au moment où il étudie les lois de l’Art, institue ses
expériences et fait ses découvertes, aussi délicates que celles de
la Science, de ne pas penser à autre chose--fût-ce à la patrie--qu’à
la vérité qui est devant lui. N’imitons pas les révolutionnaires
qui par «civisme» méprisaient, s’ils ne les détruisaient pas, les
œuvres de Watteau et de La Tour, peintres qui honoraient davantage la
France que tous ceux de la Révolution. L’anatomie n’est peut-être pas
ce que choisirait un cœur tendre, si l’on avait le choix. Ce n’est
pas la bonté de son cœur vertueux, laquelle était fort grande, qui a
fait écrire à Choderlos de Laclos les _Liaisons Dangereuses_, ni
son goût pour la bourgeoisie, petite ou grande, qui a fait choisir à
Flaubert comme sujets ceux de _Madame Bovary_ et de l’_Éducation
Sentimentale_. Certains disaient que l’art d’une époque de hâte
serait bref, comme ceux qui prédisaient avant la guerre qu’elle serait
courte. Le chemin de fer devait aussi tuer la contemplation, il était
vain de regretter le temps des diligences, mais l’automobile remplit
leur fonction et arrête à nouveau les touristes vers les églises
abandonnées.

Une image offerte par la vie nous apporte en réalité, à ce moment-là,
des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la
couverture d’un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son
titre les rayons de lune d’une lointaine nuit d’été. Le goût du café
au lait matinal nous apporte cette vague espérance d’un beau temps
qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de
porcelaine blanche, crémeuse et plissée, qui semblait du lait durci,
se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une
heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de
sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est
un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous
entourent simultanément--rapport que supprime une simple vision
cinématographique, laquelle s’éloigne par là d’autant plus du vrai
qu’elle prétend se borner a lui--rapport unique que l’écrivain doit
retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes
différents. On peut faire se succéder indéfiniment dans une description
les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera
qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur
rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport
unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera
dans les anneaux nécessaires d’un beau style, ou même, ainsi que la
vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations,
il dégagera leur essence en les réunissant l’une et l’autre, pour
les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore, et les
enchaînera par le lien indescriptible d’une alliance de mots. La
nature elle-même, à ce point de vue, ne m’avait-elle pas mis sur la
voie de l’art, n’était-elle pas commencement d’art, elle qui souvent
ne m’avait permis de connaître la beauté d’une chose que longtemps
après, dans une autre, midi à Combray que dans le bruit de ses cloches,
les matinées de Doncières que dans les hoquets de notre calorifère à
eau? Le rapport peut être peu intéressant, les objets médiocres, le
style mauvais, mais tant qu’il n’y a pas eu cela il n’y a rien eu.
La littérature qui se contente de «décrire les choses», de donner un
misérable relevé de leurs lignes et de leur surface, est, malgré sa
prétention réaliste, la plus éloignée de la réalité, celle qui nous
appauvrit et nous attriste le plus, ne parlât-elle que de gloire et de
grandeurs, car elle coupe brusquement toute communication de notre moi
présent avec le passé, dont les choses gardent l’essence, et l’avenir,
où elles nous incitent à le goûter encore. Mais il y avait plus. Si
la réalité était cette espèce de déchet de l’expérience, à peu près
identique pour chacun, parce que, quand nous disons: un mauvais temps,
une guerre, une station de voitures, un restaurant éclairé, un jardin
en fleurs, tout le monde sait ce que nous voulons dire; si la réalité
était cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces
choses suffirait et le «style», la «littérature» qui s’écarteraient de
leur simple donnée seraient un hors-d’œuvre artificiel. Mais était-ce
bien cela la réalité? Si j’essayais de me rendre compte de ce qui se
passe, en effet, en nous au moment où une chose nous fait une certaine
impression, soit que, comme ce jour où, en passant sur le pont de la
Vivonne, l’ombre d’un nuage sur l’eau m’eût fait crier «zut alors!»
en sautant de joie; soit qu’écoutant une phrase de Bergotte tout ce
que j’eusse vu de mon impression c’est ceci qui ne lui convenait pas
spécialement: «C’est admirable»; soit qu’irrité d’un mauvais procédé,
Bloch prononçât ces mots qui ne convenaient pas du tout à une aventure
si vulgaire: «Qu’on agisse ainsi, je trouve cela même fantastique»;
soit quand, flatté d’être bien reçu chez les Guermantes, et d’ailleurs
un peu grisé par leurs vins, je n’aie pu m’empêcher de dire à mi-voix,
seul, en les quittant: «Ce sont tout de même des êtres exquis avec qui
il serait doux de passer la vie», je m’apercevais que, pour exprimer
ces impressions, pour écrire ce livre essentiel, le seul livre vrai, un
grand écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer puisqu’il
existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la
tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur.


Or si, quand il s’agit du langage inexact de l’amour-propre par
exemple, le redressement de l’oblique discours intérieur (qui va
s’éloignant de plus en plus de l’impression première et cérébrale)
jusqu’à ce qu’il se confonde avec la droite qui aurait dû partir de
l’impression, si ce redressement est chose malaisée contre quoi boude
notre paresse, il est d’autres cas, celui où il s’agit de l’amour,
par exemple, où ce même redressement devient douloureux. Toutes nos
feintes indifférences, toute notre indignation contre ses mensonges
si naturels, si semblables à ceux que nous pratiquons nous-mêmes, en
un mot tout ce que nous n’avons cesse, chaque fois que nous étions
malheureux ou trahis, non seulement de dire à l’être aimé mais même, en
attendant de le voir de nous dire sans fin à nous-mêmes, quelquefois
à haute voix, dans le silence de notre chambre troublé par quelques:
«non, vraiment, de tels procédés sont intolérables» et «j’ai voulu te
recevoir une dernière fois et ne nierai pas que cela me fasse de la
peine», ramener tout cela à la vérité ressentie dont cela s’était tant
écarté, c’est abolir tout ce à quoi nous tenions le plus, ce qui, seul
à seul avec nous-mêmes, dans des projets fiévreux de lettres et de
démarches, fut notre entretien passionné avec nous-mêmes.


Même dans les joies artistiques, qu’on recherche pourtant en vue de
l’impression qu’elles donnent, nous nous arrangeons le plus vite
possible à laisser de côté comme inexprimable ce qui est précisément
cette impression même, et à nous attacher à ce qui nous permet d’en
éprouver le plaisir sans le connaître jusqu’au fond et de croire le
communiquer à d’autres amateurs avec qui la conversation sera possible,
parce que nous leur parlerons d’une chose qui est la même pour eux
et pour nous, la racine personnelle de notre propre impression étant
supprimée. Dans les moments mêmes où nous sommes les spectateurs
les plus désintéressés de la nature, de la société, de l’amour, de
l’art lui-même, comme toute impression est double, à demi engainée
dans l’objet, prolongée en nous-mêmes par une autre moitié que seuls
nous pourrions connaître, nous nous empressons de négliger celle-là,
c’est-à-dire la seule à laquelle nous devrions nous attacher, et
nous ne tenons compte que de l’autre moitié qui, ne pouvant pas être
approfondie parce qu’elle est extérieure, ne sera cause pour nous
d’aucune fatigue: le petit sillon qu’une phrase musicale ou la vue
d’une église a creusé en nous, nous trouvons trop difficile de tâcher
de l’apercevoir. Mais nous rejouons la symphonie, nous retournons
voir l’église jusqu’à ce que--dans cette fuite loin de notre propre
vie que nous n’avons pas le courage de regarder, et qui s’appelle
l’érudition--nous les connaissions aussi bien, de la même manière,
que le plus savant amateur de musique ou d’archéologie. Aussi combien
s’en tiennent là qui n’extraient rien de leur impression, vieillissent
inutiles et insatisfaits, comme des célibataires de l’art. Ils ont les
chagrins qu’ont les vierges et les paresseux, et que la fécondité dans
le travail guérirait. Ils sont plus exaltés à propos des œuvres d’art
que les véritables artistes, car leur exaltation n’étant pas pour eux
l’objet d’un dur labeur d’approfondissement, elle se répand au dehors,
échauffe leurs conversations, empourpre leur visage; ils croient
accomplir un acte en hurlant à se casser la voix: «Bravo, bravo» après
l’exécution d’une œuvre qu’ils aiment. Mais ces manifestations ne les
forcent pas à éclaircir la nature de leur amour, ils ne la connaissent
pas. Cependant celui-ci, inutilisé, reflue même sur leurs conversations
les plus calmes, leur fait faire de grands gestes, des grimaces, des
hochements de tête quand ils parlent d’art. «J’ai été à un concert où
on jouait une musique qui, je vous avouerai, ne m’emballait pas. On
commence alors le quatuor. Ah! mais, nom d’une pipe! ça change (la
figure de l’amateur à ce moment-là exprime une inquiétude anxieuse
comme s’il pensait: «Mais je vois des étincelles, ça sent le roussi, il
y a le feu»). Tonnerre de Dieu, ce que j’entends là c’est exaspérant,
c’est mal écrit, mais c’est épastrouillant, ce n’est pas l’œuvre de
tout le monde.» Encore, si risibles que soient ces amateurs, ils ne
sont pas tout à fait à dédaigner. Ils sont les premiers essais de la
nature qui veut créer l’artiste, aussi informes, aussi peu viables
que ces premiers animaux qui précédèrent les espèces actuelles et
qui n’étaient pas constitués pour durer. Ces amateurs velléitaires
et stériles doivent nous toucher comme ces premiers appareils qui
ne purent quitter la terre mais où résidait, non encore le moyen
secret et qui restait à découvrir, mais le désir du vol. «Et, mon
vieux, ajoute l’amateur en vous prenant par le bras, moi c’est la
huitième fois que je l’entends, et je vous jure bien que ce n’est pas
la dernière.» Et, en effet, comme ils n’assimilent pas ce qui dans
l’art est vraiment nourricier, ils ont tout le temps besoin de joies
artistiques, en proie à une boulimie qui ne les rassasie jamais. Ils
vont donc applaudir longtemps de suite la même œuvre, croyant, de
plus, que leur présence réalise un devoir, un acte, comme d’autres
personnes la leur à une séance d’un Conseil d’administration, à un
enterrement. Puis viennent des œuvres autres, même opposées, que ce
soit en littérature, en peinture ou en musique. Car la faculté de
lancer des idées, des systèmes, et surtout de se les assimiler, a
toujours été beaucoup plus fréquente, même chez ceux qui produisent,
que le véritable goût, mais prend une extension plus considérable
depuis que les revues, les journaux littéraires se sont multipliés
(et avec eux les vocations factices d’écrivains et d’artistes). Ainsi
la meilleure partie de la jeunesse, la plus intelligente, la plus
intéressée, n’aimait-elle plus que les œuvres ayant une haute portée
morale et sociologique, même religieuse. Elle s’imaginait que c’était
là le critérium de la valeur d’une œuvre, renouvelant ainsi l’erreur
des David, des Chenavard, des Brunetière, etc. On préférait à Bergotte,
dont les plus jolies phrases avaient exigé en réalité un bien plus
profond repli sur soi-même, des écrivains qui semblaient plus profonds
simplement parce qu’ils écrivaient moins bien. La complication de
son écriture n’était faite que pour des gens du monde, disaient des
démocrates, qui faisaient ainsi aux gens du monde un honneur immérité.
Mais dès que l’intelligence raisonneuse veut se mettre à juger des
œuvres d’art, il n’y a plus rien de fixe, de certain: on peut démontrer
tout ce qu’on veut. Alors que la réalité du talent est un bien, une
acquisition universelle, dont on doit avant tout constater la présence
sous les modes apparentes de la pensée et du style, c’est sur ces
dernières que la critique s’arrête pour classer les auteurs. Elle sacre
prophète à cause de son ton péremptoire, de son mépris affiché pour
l’école qui l’a précédé, un écrivain qui n’apporte nul message nouveau.
Cette constante aberration de la critique est telle qu’un écrivain
devrai presque préférer être jugé par le grand public (si celui-ci
n’était incapable de se rendre compte même de ce qu’un artiste a tenté
dans un ordre de recherches qui lui est inconnu). Car il y a plus
d’analogie entre la vie instinctive du public et le talent d’un grand
écrivain, qui n’est qu’un instinct religieusement écouté au milieu du
silence, imposé à tout le reste, un instinct perfectionné et compris,
qu’avec le verbiage superficiel et les critères changeants des juges
attitrés. Leur logomachie se renouvelle de dix ans en dix ans (car le
kaléidoscope n’est pas composé seulement par les groupes mondains,
mais par les idées sociales, politiques, religieuses qui prennent une
ampleur momentanée grâce à leur réfraction dans les masses étendues,
mais restent limitées malgré cela à la courte vie des idées dont la
nouveauté n’a pu séduire que des esprits peu exigeants en fait de
preuves). Ainsi s’étaient succédés les partis et les écoles, faisant
se prendre à eux toujours les mêmes esprits, hommes d’une intelligence
relative, toujours voués aux engouements dont s’abstiennent des esprits
plus scrupuleux et plus difficiles en fait de preuves. Malheureusement,
justement parce que les autres ne sont que de demi-esprits, ils ont
besoin de se compléter dans l’action, ils agissent ainsi plus que les
esprits supérieurs, attirent à eux la foule et créent autour d’eux
non seulement les réputations surfaites et les dédains injustifiés
mais les guerres civiles et les guerres extérieures, dont un peu de
critique point royaliste sur soi-même devrait préserver. Et quant à la
jouissance que donne à un esprit parfaitement juste, à un cœur vraiment
vivant, la belle pensée d’un maître, elle est sans doute entièrement
saine, mais, si précieux que soient les hommes qui la goûtent vraiment
(combien y en a-t-il en vingt ans), elle les réduit tout de même à
n’être que la pleine conscience d’un autre. Qu’un homme ait tout fait
pour être aimé d’une femme qui n’eût pu que le rendre malheureux, mais
n’ait même pas réussi, malgré ses efforts redoublés pendant des années,
à obtenir un rendez-vous de cette femme, au lieu de chercher à exprimer
ses souffrances et le péril auquel il a échappé, il relit sans cesse,
en mettant sous elle «un million de mots» et les souvenirs les plus
émouvants de sa propre vie, cette pensée de La Bruyère: «Les hommes
souvent veulent aimer et ne sauraient y réussir, ils cherchent leur
défaite sans pouvoir la rencontrer, et, si j’ose ainsi parler, ils sont
contraints de demeurer libres.» Que ce soit ce sens ou non qu’ait eu
cette pensée pour celui qui l’écrivit (pour qu’elle l’eût, et ce serait
plus beau, il faudrait «être aimés» au lieu d’«aimer»), il est certain
qu’en lui ce lettré sensible la vivifie, la gonfle de signification
jusqu’à la faire éclater, il ne peut la redire qu’en débordant de
joie tant il la trouve vraie et belle, mais il n’y a malgré tout rien
ajouté, et il reste seulement la pensée de La Bruyère.

Comment la littérature de notations aurait-elle une valeur quelconque,
puisque c’est sous de petites choses comme celles qu’elle note que
la réalité est contenue (la grandeur dans le bruit lointain d’un
aéroplane, dans la ligne du clocher de Saint-Hilaire, le passé dans la
saveur d’une madeleine, etc.) et qu’elles sont sans signification par
elles-mêmes si on ne l’en dégage pas?

Peu à peu conservée par la mémoire, c’est la chaîne de toutes les
impressions inexactes, où ne reste rien de ce que nous avons réellement
éprouvé, qui constitue pour nous notre pensée, notre vie, la réalité,
et c’est ce mensonge-là que ne ferait que reproduire un art soi-disant
«vécu», simple comme la vie, sans beauté, double emploi si ennuyeux
et si vain de ce que nos yeux voient et de ce que notre intelligence
constate, qu’on se demande où celui qui s’y livre trouve l’étincelle
joyeuse et motrice, capable de le mettre en train et de le faire
avancer dans sa besogne. La grandeur de l’art véritable, au contraire,
de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c’était de
retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de
laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus
au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la
connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité
que nous risquerions fort de mourir sans l’avoir connue, et qui est
tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et
éclaircie, la seule vie, par conséquent, réellement vécue, cette vie
qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi
bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils
ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré
d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence
ne les a pas «développés». Ressaisir notre vie; et aussi la vie
des autres; car le style, pour l’écrivain aussi bien que pour le
peintre, est une question non de technique, mais de vision. Il est la
révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients,
de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît
le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret
éternel de chacun. Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous,
savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que
le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que
ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un
seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a
d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition,
plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini,
et qui bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont ils
émanaient, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient leur
rayon spécial.

Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière,
sous de l’expérience, sous des mots quelque chose de différent,
c’est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute,
quand nous vivons détourné de nous-même, l’amour-propre, la passion,
l’intelligence et l’habitude aussi accomplissent en nous, quand elles
amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher
maintenant, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons
faussement la vie. En somme, cet art si compliqué est justement le
seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à
nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s’«observer»,
dont les apparences qu’on observe ont besoin d’être traduites, et
souvent lues à rebours, et péniblement déchiffrées. Ce travail
qu’avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit
d’imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c’est ce
travail que l’art défera, c’est la marche en sens contraire, le retour
aux profondeurs, où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous
qu’il nous fera suivre. Et sans doute c’était une grande tentation que
de recréer la vraie vie, de rajeunir les impressions. Mais il y fallait
du courage de tout genre et même sentimental. Car c’était avant tout
abroger ses plus chères illusions, cesser de croire à l’objectivité
de ce qu’on a élaboré soi-même, et au lieu de se bercer une centième
fois de ces mots «elle était bien gentille», lire au travers: «j’avais
du plaisir à l’embrasser». Certes, ce que j’avais éprouvé dans ces
heures d’amour, tous les hommes l’éprouvent aussi. On éprouve, mais
ce qu’on a éprouvé est pareil à certains clichés qui ne montrent que
du noir tant qu’on ne les a pas mis près d’une lampe, et qu’eux aussi
il faut regarder à l’envers: on ne sait pas ce que c’est tant qu’on
ne l’a pas approché de l’intelligence. Alors seulement quand elle l’a
éclairé, quand elle l’a intellectualisé, on distingue, et avec quelle
peine, la figure de ce qu’on a senti. Mais je me rendais compte aussi
que cette souffrance, que j’avais connue d’abord avec Gilberte, que
notre amour n’appartienne pas à l’être qui l’inspire, est salutaire
accessoirement comme moyen. (Car si peu que notre vie doive durer, ce
n’est que pendant que nous souffrons que nos pensées, en quelque sorte
agitées de mouvements perpétuels et changeants, font monter comme
dans une tempête, à un niveau d’où nous pouvons les voir, toute cette
immensité réglée par des lois, sur laquelle, postés à une fenêtre mal
placée, nous n’avons pas vue, car le calme du bonheur la laisse unie et
à un niveau trop bas; peut-être seulement pour quelques grands génies
ce mouvement existe-t-il constamment sans qu’il y ait besoin pour
eux des agitations de la douleur; encore n’est-il pas certain, quand
nous contemplons l’ample et régulier développement de leurs œuvres
joyeuses, que nous ne soyons trop portés à supposer d’après la joie de
l’œuvre celle de la vie, qui a peut-être été au contraire constamment
douloureuse.) Mais principalement parce que si notre amour n’est pas
seulement d’une Gilberte, ce qui nous fit tant souffrir ce n’est pas
parce qu’il est aussi l’amour d’une Albertine, mais parce qu’il est
une portion de notre âme plus durable que les moi divers qui meurent
successivement en nous et qui voudraient égoïstement le retenir,
portion de notre âme qui doit, quelque mal, d’ailleurs utile, que cela
nous fasse, se détacher des êtres pour que nous en comprenions, et pour
en restituer la généralité et donner cet amour, la compréhension de
cet amour, à tous, à l’esprit universel et non à telle puis à telle,
en lesquelles tel puis tel de ceux que nous avons été successivement
voudraient se fondre.

Il me fallait donc rendre leur sens aux moindres signes qui
m’entouraient (Guermantes, Albertine, Gilberte, Saint-Loup, Balbec,
etc.) et auxquels l’habitude l’avait fait perdre pour moi. Nous devons
savoir que lorsque nous aurons atteint la réalité, pour l’exprimer,
pour la conserver, nous devrons écarter ce qui est différent d’elle
et ce que ne cesse de nous apporter la vitesse acquise de l’habitude.
Plus que tout j’écarterais donc ces paroles que les lèvres plutôt que
l’esprit choisissent, ces paroles pleines d’humour, comme on dit dans
la conversation, et qu’après une longue conversation avec les autres on
continue à s’adresser facticement et qui nous remplissent l’esprit de
mensonges, ces paroles toutes physiques qu’accompagne chez l’écrivain
qui s’abaisse à les transcrire le petit sourire, la petite grimace qui
altère à tout moment, par exemple, la phrase parlée d’un Sainte-Beuve,
tandis que les vrais livres doivent être les enfants non du grand jour
et de la causerie mais de l’obscurité et du silence. Et comme l’art
recompose exactement la vie, autour des vérités qu’on a atteintes en
soi-même flottera toujours une atmosphère de poésie, la douceur d’un
mystère qui n’est que le vestige de la pénombre que nous avons dû
traverser, l’indication, marquée exactement comme par un altimètre, de
la profondeur d’une œuvre. (Car cette profondeur n’est pas inhérente
à certains sujets, comme le croient des romanciers matérialistement
spiritualistes puisqu’ils ne peuvent pas descendre au delà du monde
des apparences et dont toutes les nobles intentions, pareilles à ces
vertueuses tirades habituelles chez certaines personnes incapables du
plus petit effort de bonté, ne doivent pas nous empêcher de remarquer
qu’ils n’ont même pas eu la force d’esprit de se débarrasser de toutes
les banalités de forme acquises par l’imitation.)

Quant aux vérités que l’intelligence--même des plus hauts
esprits--cueille à claire-voie, devant elle, en pleine lumière, leur
valeur peut être très grande; mais elles ont des contours plus secs
et sont planes, n’ont pas de profondeur parce qu’il n’y a pas eu de
profondeurs à franchir pour les atteindre, parce qu’elles n’ont pas
été recréées. Souvent des écrivains au fond de qui n’apparaissent plus
ces vérités mystérieuses n’écrivent plus, à partir d’un certain âge,
qu’avec leur intelligence qui a pris de plus en plus de force; les
livres de leur âge mûr ont, à cause de cela, plus de force que ceux de
leur jeunesse, mais ils n’ont plus le même velours.

Je sentais pourtant que ces vérités que l’intelligence dégage
directement de la réalité ne sont pas à dédaigner entièrement, car
elles pourraient enchâsser d’une manière moins pure, mais encore
pénétrée d’esprit, ces impressions que nous apporte hors du temps
l’essence commune aux sensations du passé et du présent, mais qui,
plus précieuses, sont aussi trop rares pour que l’œuvre d’art puisse
être composée seulement avec elles. Capables d’être utilisées pour
cela, je sentais se presser en moi une foule de vérités relatives
aux passions, aux caractères, aux mœurs. Chaque personne qui nous
fait souffrir peut être rattachée par nous à une divinité dont elle
n’est qu’un reflet fragmentaire et le dernier degré, divinité dont la
contemplation en tant qu’idée nous donne aussitôt de la joie au lieu de
la peine que nous avions. Tout l’art de vivre, c’est de ne nous servir
des personnes qui nous font souffrir que comme d’un degré permettant
d’accéder à sa forme divine et de peupler ainsi journellement notre
vie de divinités. La perception de ces vérités me causait de la joie;
pourtant il me semblait me rappeler que plus d’une d’entre elles, je
l’avais découverte dans la souffrance, d’autres dans de bien médiocres
plaisirs. Alors, moins éclatante sans doute que celle qui m’avait
fait apercevoir que l’œuvre d’art était le seul moyen de retrouver le
Temps perdu, une nouvelle lumière se fit en moi. Et je compris que
tous ces matériaux de l’œuvre littéraire, c’était ma vie passée; je
compris qu’ils étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans
la paresse, dans la tendresse, dans la douleur emmagasinée par moi,
sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même,
que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la
plante. Comme la graine, je pourrais mourir quand la plante se serait
développée, et je me trouvais avoir vécu pour elle sans le savoir,
sans que jamais ma vie me parût devoir entrer jamais en contact
avec ces livres que j’aurais voulu écrire et pour lesquels, quand
je me mettais autrefois à ma table, je ne trouvais pas de sujet.
Ainsi toute ma vie jusqu’à ce jour aurait pu et n’aurait pas pu être
résumée sous ce titre: Une vocation. Elle ne l’aurait pas pu en ce
sens que la littérature n’avait joué aucun rôle dans ma vie. Elle
l’aurait pu en ce que cette vie, les souvenirs de ses tristesses, de
ses joies, formaient une réserve pareille à cet albumen qui est logé
dans l’ovule des plantes et dans lequel celui-ci puise sa nourriture
pour se transformer en graine, en ce temps où on ignore encore que
l’embryon d’une plante se développe, lequel est pourtant le lieu de
phénomènes chimiques et respiratoires secrets mais très actifs. Ainsi
ma vie était-elle en rapport avec ce qui amènerait sa maturation. Et
ceux qui se nourriraient ensuite d’elle ignoreraient ce qui aurait été
fait pour leur nourriture, comme ignorent ceux qui mangent les graines
alimentaires que les riches substances qu’elles contiennent ont d’abord
nourri la graine et permis sa maturation. En cette matière, les mêmes
comparaisons, qui sont fausses si on part d’elles, peuvent être vraies
si on y aboutit. Le littérateur envie le peintre, il aimerait prendre
des croquis, des notes, il est perdu s’il le fait. Mais quand il écrit,
il n’est pas un geste de ses personnages, un tic, un accent, qui n’ait
été apporté à son inspiration par sa mémoire; il n’est pas un nom de
personnage inventé sous lequel il ne puisse mettre soixante noms de
personnages vus, dont l’un a posé pour la grimace, l’autre pour le
monocle, tel pour la colère, tel pour le mouvement avantageux du bras,
etc. Et alors l’écrivain se rend compte que si son rêve d’être un
peintre n’était pas réalisable d’une manière consciente et volontaire,
il se trouve pourtant avoir été réalisé et que l’écrivain lui aussi a
fait son carnet de croquis sans le savoir... Car, mû par l’instinct
qui était en lui, l’écrivain, bien avant qu’il crût le devenir un
jour, omettait régulièrement de regarder tant de choses que les autres
remarquent, ce qui le faisait accuser par les autres de distraction et
par lui-même de ne savoir ni écouter ni voir, mais pendant ce temps-là
il dictait à ses yeux et à ses oreilles de retenir à jamais ce qui
semblait aux autres des riens puérils, l’accent avec lequel avait été
dite une phrase, et l’air de figure et le mouvement d’épaules qu’avait
fait à un certain moment telle personne dont il ne sait peut-être rien
d’autre, il y a de cela bien des années, et cela parce que, cet accent,
il l’avait déjà entendu, ou sentait qu’il pourrait le réentendre, que
c’était quelque chose de renouvelable, de durable; c’est le sentiment
du général qui, dans l’écrivain futur, choisit lui-même ce qui est
général et pourra entrer dans l’œuvre d’art. Car il n’a écouté les
autres que quand, si bêtes ou si fous qu’ils fussent, répétant comme
des perroquets ce que disent les gens de caractère semblable, ils
s’étaient faits par là même les oiseaux prophètes, les porte-paroles
d’une loi psychologique. Il ne se souvient que du général. Par de
tels accents, par de tels jeux de physionomie, par de tels mouvements
d’épaules, eussent-ils été vus dans sa plus lointaine enfance, la
vie des autres est représentée en lui et, quand plus tard il écrira,
elle lui servira à recréer la réalité, soit en composant un mouvement
d’épaules commun à beaucoup, vrai comme s’il était noté sur le cahier
d’un anatomiste, mais gravé ici pour exprimer une vérité psychologique,
soit en emmanchant sur ce mouvement d’épaules un mouvement de cou fait
par un autre, chacun ayant donné son instant de pose.

Il n’est pas certain que, pour créer une œuvre littéraire,
l’imagination et la sensibilité ne soient pas des qualités
interchangeables et que la seconde ne puisse sans grand inconvénient
être substituée à la première, comme des gens dont l’estomac est
incapable de digérer chargent de cette fonction leur intestin. Un
homme né sensible et qui n’aurait pas d’imagination pourrait malgré
cela écrire des romans admirables. La souffrance que les autres lui
causeraient, ses efforts pour la prévenir, les conflits qu’elle et
la seconde personne cruelle créeraient, tout cela, interprété par
l’intelligence, pourrait faire la matière d’un livre non seulement
aussi beau que s’il était imaginé, inventé, mais encore aussi extérieur
à la rêverie de l’auteur s’il avait été livré à lui-même et heureux,
aussi surprenant pour lui-même, aussi accidentel qu’un caprice fortuit
de l’imagination. Les êtres les plus bêtes par leurs gestes, leurs
propos, leurs sentiments involontairement exprimés, manifestent des
lois qu’ils ne perçoivent pas, mais que l’artiste surprend en eux. A
cause de ce genre d’observations, le vulgaire croit l’écrivain méchant,
et il le croit à tort, car dans un ridicule l’artiste voit une belle
généralité, il ne l’impute pas plus à grief à la personne observée que
le chirurgien ne la mésestimerait d’être affectée d’un trouble assez
fréquent de la circulation; aussi se moque-t-il moins que personne des
ridicules. Malheureusement il est plus malheureux qu’il n’est méchant
quand il s’agit de ses propres passions; tout en en connaissant aussi
bien la généralité, il s’affranchit moins aisément des souffrances
personnelles qu’elles causent. Sans doute, quand un insolent nous
insulte, nous aurions mieux aimé qu’il nous louât, et surtout, quand
une femme que nous adorons nous trahit, que ne donnerions-nous pas pour
qu’il en fût autrement. Mais le ressentiment de l’affront, les douleurs
de l’abandon auront alors été les terres que nous n’aurions jamais
connues, et dont la découverte, si pénible qu’elle soit à l’homme,
devient précieuse pour l’artiste. Aussi les méchants et les ingrats,
malgré lui, malgré eux, figurent dans son œuvre. Le pamphlétaire
associe involontairement à sa gloire la canaille qu’il a flétrie. On
peut reconnaître dans toute œuvre d’art ceux que l’artiste a le plus
haïs et, hélas, même celles qu’il a le plus aimées. Elles-mêmes n’ont
fait que poser pour l’écrivain dans le moment même où, bien contre son
gré, elles le faisaient le plus souffrir. Quand j’aimais Albertine, je
m’étais bien rendu compte qu’elle ne m’aimait pas et j’avais été obligé
de me résigner à ce qu’elle me fit seulement connaître ce que c’est
qu’éprouver de la souffrance, de l’amour, et même, au commencement,
du bonheur. Et quand nous cherchons à extraire la généralité de notre
chagrin, à en écrire, nous sommes un peu consolés, peut-être pour une
autre raison encore que toutes celles que je donne ici, et qui est
que penser d’une façon générale, qu’écrire, est pour l’écrivain une
fonction saine et nécessaire dont l’accomplissement rend heureux, comme
pour les hommes physiques l’exercice, la sueur et le bain. A vrai
dire, contre cela je me révoltais un peu. J’avais beau croire que la
vérité suprême de la vie est dans l’art, j’avais beau, d’autre part,
n’être pas plus capable de l’effort de souvenir qu’il m’eût fallu pour
aimer encore Albertine que pour pleurer encore ma grand’mère, je me
demandais si tout de même une œuvre d’art dont elles ne seraient pas
conscientes serait pour elles, pour le destin de ces pauvres mortes, un
accomplissement. Ma grand’mère que j’avais, avec tant d’indifférence,
vue agoniser et mourir près de moi! O puissé-je, en expiation, quand
mon œuvre serait terminée, blessé sans remède, souffrir de longues
heures abandonné de tous, avant de mourir. D’ailleurs, j’avais une
pitié infinie même d’êtres moins chers, même d’indifférents, et de
tant de destinées dont ma pensée en essayant de les comprendre avait,
en somme, utilisé la souffrance, ou même seulement les ridicules. Tous
ces êtres, qui m’avaient révélé des vérités et qui n’étaient plus,
m’apparaissaient comme ayant vécu une vie qui n’avait profité qu’à
moi, et comme s’ils étaient morts pour moi. Il était triste pour moi
de penser que mon amour, auquel j’avais tant tenu, serait, dans mon
livre, si dégagé d’un être, que des lecteurs divers l’appliqueraient
exactement à celui qu’ils avaient éprouvé pour d’autres femmes. Mais
devais-je me scandaliser de cette infidélité posthume et que tel ou tel
pût donner comme objet à mes sentiments des femmes inconnues, quand
cette infidélité, cette division de l’amour entre plusieurs êtres,
avait commencé de mon vivant et avant même que j’écrivisse? J’avais
bien souffert successivement pour Gilberte, pour Mme de Guermantes,
pour Albertine. Successivement aussi je les avais oubliées, et seul mon
amour, dédié à des êtres différents, avait été durable. La profanation
d’un de mes souvenirs par des lecteurs inconnus, je l’avais consommée
avant eux. Je n’étais pas loin de me faire horreur comme se le ferait
peut-être à lui-même quelque parti nationaliste au nom duquel des
hostilités se seraient poursuivies, et à qui seul aurait servi une
guerre où tant de nobles victimes auraient souffert et succombé sans
même savoir, ce qui, pour ma grand’mère du moins, eût été une telle
récompense, l’issue de la lutte. Et une seule consolation qu’elle ne
sût pas que je me mettais enfin à l’œuvre était que tel est le lot des
morts, si elle ne pouvait jouir de mon progrès elle avait cessé depuis
longtemps d’avoir conscience de mon inaction, de ma vie manquée qui
avaient été une telle souffrance pour elle. Et certes, il n’y aurait
pas que ma grand’mère, pas qu’Albertine, mais bien d’autres encore,
dont j’avais pu assimiler une parole, un regard, mais qu’en tant que
créatures individuelles je ne me rappelais plus; un livre est un grand
cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms
effacés. Parfois, au contraire, on se souvient très bien du nom, mais
sans savoir si quelque chose de l’être qui le porta survit dans ces
pages. Cette jeune fille aux prunelles profondément enfoncées, à la
voix tramante, est-elle ici? Et si elle y repose en effet, dans quelle
partie, on ne sait plus, et comment trouver sous les fleurs? Mais
puisque nous vivons loin des êtres individuels, puisque nos sentiments
les plus forts, comme avait été mon amour pour ma grand’mère, pour
Albertine, au bout de quelques années nous ne les connaissons plus,
puisqu’ils ne sont plus pour nous qu’un mot incompris, puisque nous
pouvons parler de ces morts avec les gens du monde chez qui nous avons
encore plaisir à nous trouver quand tout ce que nous aimions pourtant
est mort, alors s’il est un moyen pour nous d’apprendre à comprendre
ces mots oubliés, ce moyen ne devons-nous pas l’employer, fallût-il
pour cela les transcrire d’abord en un langage universel mais qui
du moins sera permanent, qui ferait de ceux qui ne sont plus, en
leur essence la plus vraie, une acquisition perpétuelle pour toutes
les âmes? Même cette loi du changement, qui nous a rendu ces mots
inintelligibles, si nous parvenons à l’expliquer, notre infériorité ne
devient-elle pas une force nouvelle? D’ailleurs, l’œuvre à laquelle
nos chagrins ont collaboré peut être interprétée pour notre avenir à
la fois comme un signe néfaste de souffrance et comme un signe heureux
de consolation. En effet, si on dit que les amours, les chagrins du
poète lui ont servi, qu’ils l’ont aidé à construire son œuvre, que
les inconnues qui s’en doutaient le moins, l’une par une méchanceté,
l’autre par une raillerie, ont apporté chacune leur pierre pour
l’édification du monument qu’elles ne verront pas, on ne songe pas
assez que la vie de l’écrivain n’est pas terminée avec cette œuvre,
que la même nature qui lui a fait avoir telles souffrances, lesquelles
sont entrées dans son œuvre, cette nature continuera de vivre après
l’œuvre terminée, lui fera aimer d’autres femmes dans des conditions
qui seraient pareilles, si ne les faisait légèrement dévier tout ce
que le temps modifie dans les circonstances, dans le sujet lui-même,
dans son appétit d’amour et dans sa résistance à la douleur. A ce
premier point de vue, l’œuvre doit être considérée seulement comme un
amour malheureux qui en présage fatalement d’autres et qui fera que
la vie ressemblera à l’œuvre, que le poète n’aura presque plus besoin
d’écrire, tant il pourra trouver dans ce qu’il a écrit la figure
anticipée de ce qui arrivera. Ainsi mon amour pour Albertine, et tel
qu’il en différa, était déjà inscrit dans mon amour pour Gilberte, au
milieu des jours heureux duquel j’avais entendu pour la première fois
prononcer le nom et faire le portrait d’Albertine par sa tante, sans
me douter que ce germe insignifiant se développerait et s’étendrait
un jour sur toute ma vie. Mais à un autre point de vue, l’œuvre est
signe de bonheur, parce qu’elle nous apprend que dans tout amour le
général gît à côté du particulier, et à passer du second au premier
par une gymnastique qui fortifie contre le chagrin en faisant négliger
sa cause pour approfondir son essence. En effet, comme je devais
l’expérimenter par la suite, même au moment où l’on aime et où on
souffre, si la vocation s’est enfin réalisée, dans les heures où on
travaille on sent si bien l’être qu’on aime se dissoudre dans une
réalité plus vaste qu’on arrive à l’oublier par instants et qu’on ne
souffre plus de son amour, en travaillant, que comme de quelque mal
purement physique où l’être aimé n’est pour rien, comme d’une sorte
de maladie de cœur. Il est vrai que c’est une question d’instants, et
que l’effet semble être le contraire si le travail vient plus tard.
Car lorsque les êtres qui, par leur méchanceté, leur nullité, étaient
arrivés malgré nous à détruire nos illusions, se sont réduits eux-mêmes
à rien et séparés de la chimère amoureuse que nous nous étions forgée,
si nous nous mettons alors à travailler, notre âme les élève de
nouveau, les identifie, pour les besoins de notre analyse de nous-même,
à des êtres qui nous auraient aimé, et dans ce cas, la littérature,
recommençant le travail défait de l’illusion amoureuse, donne une
sorte de survie à des sentiments qui n’existaient plus. Certes, nous
sommes obligés de revivre notre souffrance particulière avec le courage
du médecin qui recommence sur lui-même la dangereuse piqûre. Mais en
même temps il nous faut la penser sous une forme générale qui nous
fait dans une certaine mesure échapper à son étreinte, qui fait de
tous les copartageants de notre peine, et qui n’est même pas exempte
d’une certaine joie. Là où la vie emmure, l’intelligence perce une
issue, car, s’il n’est pas de remède à un amour non partagé, on sort
de la constatation d’une souffrance, ne fût-ce qu’en en tirant les
conséquences qu’elle comporte. L’intelligence ne connaît pas ces
situations fermées de la vie sans issue. Aussi fallait-il me résigner,
puisque rien ne peut durer qu’en devenant général et si l’esprit ment
à soi-même, à l’idée que même les êtres qui furent le plus chers à
l’écrivain n’ont fait, en fin de compte, que poser pour lui comme
chez les peintres. Parfois, quand un morceau douloureux est resté à
l’état d’ébauche, une nouvelle tendresse, une nouvelle souffrance
nous arrivent qui nous permettent de le finir, de l’étoffer. Pour ces
grands chagrins utiles on ne peut pas encore trop se plaindre, car
ils ne manquent pas, ils ne se font pas attendre bien longtemps. Tout
de même il faut se dépêcher de profiter d’eux, car ils ne durent pas
très longtemps; c’est qu’on se console, ou bien, quand ils sont trop
forts, si le cœur n’est plus très solide, on meurt. En amour, notre
rival heureux, autant dire notre ennemi, est notre bienfaiteur. A un
être qui n’excitait en nous qu’un insignifiant désir physique il ajoute
aussitôt une valeur immense, étrangère, mais que nous confondons avec
lui. Si nous n’avions pas de rivaux le plaisir ne se transformerait pas
en amour. Si nous n’en avions pas, ou si nous ne croyions pas en avoir.
Car il n’est pas nécessaire qu’ils existent réellement. Suffisante pour
notre bien est cette vie illusoire que donnent à des rivaux inexistants
notre soupçon, notre jalousie. Le bonheur est salutaire pour le corps,
mais c’est le chagrin qui développe les forces de l’esprit. D’ailleurs,
ne nous découvrît-il pas à chaque fois une loi, qu’il n’en serait pas
moins indispensable pour nous remettre chaque fois dans la vérité,
nous forcer à prendre les choses au sérieux, arrachant chaque fois les
mauvaises herbes de l’habitude, du scepticisme, de la légèreté, de
l’indifférence. Il est vrai que cette vérité, qui n’est pas compatible
avec le bonheur, avec la santé, ne l’est pas toujours avec la vie.
Le chagrin finit par tuer. A chaque nouvelle peine trop forte, nous
sentons une veine de plus qui saille et développe sa sinuosité mortelle
au long de notre tempe, sous nos yeux. Et c’est ainsi que peu à peu
se font ces terribles figures ravagées, du vieux Rembrandt, du vieux
Beethoven de qui tout le monde se moquait. Et ce ne serait rien que les
poches des yeux et les rides du front s’il n’y avait la souffrance du
cœur. Mais puisque les forces peuvent se changer en d’autres forces,
puisque l’ardeur qui dure devient lumière et que l’électricité de la
foudre peut photographier, puisque notre sourde douleur au cœur peut
élever au-dessus d’elle, comme un pavillon, la permanence visible d’une
image à chaque nouveau chagrin, acceptons le mal physique qu’il nous
donne pour la connaissance spirituelle qu’il nous apporte; laissons
se désagréger notre corps, puisque chaque nouvelle parcelle qui s’en
détache vient, cette fois lumineuse et lisible, pour la compléter au
prix de souffrances dont d’autres plus doués n’ont pas besoin, pour
la rendre plus solide au fur et à mesure que les émotions effritent
notre vie, s’ajouter à notre œuvre. Les idées sont des succédanés
des chagrins; au moment où ceux-ci se changent en idées, ils perdent
une partie de leur action nocive sur notre cœur, et même, au premier
instant, la transformation elle-même dégage subitement de la joie.
Succédanés dans l’ordre du temps seulement, d’ailleurs, car il semble
que l’élément premier ce soit l’idée, et le chagrin seulement le mode
selon lequel certaines idées entrent d’abord en nous. Mais il y a
plusieurs familles dans le groupe des idées, certaines sont tout de
suite des joies. Ces réflexions me faisaient trouver un sens plus fort
et plus exact à la vérité que j’avais souvent pressentie, notamment
quand Mme de Cambremer se demandait comment je pouvais délaisser
pour Albertine un homme remarquable comme Elstir. Même au point de vue
intellectuel je sentais qu’elle avait tort, mais je ne savais pas que
ce qu’elle méconnaissait, c’était les leçons avec lesquelles on fait
son apprentissage d’homme de lettres. La valeur objective des arts
est peu de chose en cela; ce qu’il s’agit de faire sortir, d’amener
à la lumière, ce sont nos sentiments, nos passions, c’est-à-dire les
passions, les sentiments de tous. Une femme dont nous avons besoin
nous fait souffrir, tire de nous des séries de sentiments autrement
profonds, autrement vitaux qu’un homme supérieur qui nous intéresse.
Il reste à savoir, selon le plan où nous vivons, si nous trouvons que
telle trahison par laquelle nous a fait souffrir une femme est peu de
chose auprès des vérités que cette trahison nous a découvertes et que
la femme, heureuse d’avoir fait souffrir, n’aurait guère pu comprendre.
En tout cas, ces trahisons ne manquent pas. Un écrivain peut se
mettre sans crainte à un long travail. Que l’intelligence commence
son ouvrage, en cours de route surviendront bien assez de chagrins
qui se chargeront de le finir. Quant au bonheur, il n’a presque
qu’une seule utilité, rendre le malheur possible. Il faut que dans le
bonheur nous formions des liens bien doux et bien forts de confiance
et d’attachement pour que leur rupture nous cause le déchirement si
précieux qui s’appelle le malheur. Si l’on n’avait été heureux, ne
fût-ce que par l’espérance, les malheurs seraient sans cruauté et
par conséquent sans fruit. Et plus qu’au peintre, à l’écrivain, pour
obtenir du volume, de la consistance, de la généralité, de la réalité
littéraire, comme il lui faut beaucoup d’églises vues pour en peindre
une seule, il lui faut aussi beaucoup d’êtres pour un seul sentiment,
car si l’art est long et la vie courte, on peut dire, en revanche,
que si l’inspiration est courte les sentiments qu’elle doit peindre
ne sont pas beaucoup plus longs. Ce sont nos passions qui esquissent
nos livres, le repos d’intervalle qui les écrit. Quand l’inspiration
renaît, quand nous pouvons reprendre le travail, la femme qui posait
devant nous pour un sentiment ne nous le fait déjà plus éprouver.
Il faut continuer à la peindre d’après une autre, et si c’est une
trahison pour l’autre, littérairement, grâce à la similitude de nos
sentiments qui fait qu’une œuvre est à la fois le souvenir de nos
amours passées et la péripétie de nos amours nouvelles, il n’y a pas
grand inconvénient à ces substitutions. C’est une des causes de la
vanité des études où on essaye de deviner de qui parle un auteur. Car
une œuvre, même de confession directe, est pour le moins intercalée
entre plusieurs épisodes de la vie de l’auteur, ceux antérieurs qui
l’ont inspirée, ceux postérieurs qui ne lui ressemblent pas moins, des
amours suivantes les particularités étant calquées sur les précédentes.
Car à l’être que nous avons le plus aimé nous ne sommes pas si fidèles
qu’à nous-même, et nous l’oublions tôt ou tard pour pouvoir--puisque
c’est un des traits de nous-même--recommencer d’aimer. Tout au plus,
à cet amour celle que nous avons tant aimée a-t-elle ajouté une forme
particulière, qui nous fera lui être fidèle même dans l’infidélité.
Nous aurons besoin, avec la femme suivante, des mêmes promenades du
matin ou de la reconduire de même le soir, ou de lui donner cent fois
trop d’argent. (Une chose curieuse que cette circulation de l’argent
que nous donnons à des femmes qui, à cause de cela, nous rendent
malheureux, c’est-à-dire nous permettent d’écrire des livres--on
peut presque dire que les œuvres, comme dans les puits artésiens,
montent d’autant plus haut que la souffrance a plus profondément
creusé le cœur.) Ces substitutions ajoutent à l’œuvre quelque chose
de désintéressé, de plus général, qui est aussi une leçon austère
que ce n’est pas aux êtres que nous devons nous attacher, que ce ne
sont pas les êtres qui existent réellement et sont, par conséquent,
susceptibles d’expression, mais les idées. Encore faut-il se hâter et
ne pas perdre de temps pendant qu’on a à sa disposition ces modèles.
Car ceux qui posent pour le bonheur n’ont généralement pas beaucoup
de séances à nous donner. Mais les êtres qui posent pour nous la
douleur nous accordent des séances bien fréquentes, dans cet atelier
où nous n’allons que dans ces périodes-là et qui est à l’intérieur de
nous-même. Ces périodes-là sont comme une image de notre vie avec ses
diverses douleurs. Car elles aussi en contiennent de différentes, et au
moment où on croyait que c’était calmé, une nouvelle, une nouvelle,
dans tous les sens du mot; peut-être parce que ces situations imprévues
nous forcent à entrer plus profondément en contact avec nous-même;
ces dilemmes douloureux que l’amour nous pose à tout instant nous
instruisent, nous découvrent successivement la matière dont nous sommes
faits.

D’ailleurs, même quand elle ne fournit pas, en nous la découvrant,
la matière de notre œuvre, elle nous est utile en nous y incitant.
L’imagination, la pensée, peuvent être des machines admirables en
soi, mais elles peuvent être inertes. La souffrance alors les met en
marche. Aussi, quand Françoise, voyant Albertine entrer, par toutes les
portes ouvertes, chez moi comme un chien, mettre partout le désordre,
me ruiner, me causer tant de chagrins, me disait (car à ce moment-là
j’avais déjà fait quelques articles et quelques traductions): «Ah! si
Monsieur à la place de cette fille qui lui fait perdre tout son temps
avait pris un petit secrétaire bien élevé qui aurait classé toutes
les paperoles de Monsieur!» j’avais peut-être tort de trouver qu’elle
parlait sagement. En me faisant perdre mon temps, en me faisant du
chagrin, Albertine m’avait peut-être été plus utile, même au point de
vue littéraire, qu’un secrétaire qui eût rangé mes paperoles. Mais tout
de même, quand un être est si mal conformé (et peut-être dans la nature
cet être est-il l’homme) qu’il ne puisse aimer sans souffrir, et qu’il
faille souffrir pour apprendre des vérités, la vie d’un tel être finit
par être bien lassante. Les années heureuses sont les années perdues,
on attend une souffrance pour travailler. L’idée de la souffrance
préalable s’associe à l’idée du travail, on a peur de chaque nouvelle
œuvre en pensant aux douleurs qu’il faudra supporter d’abord pour
l’imaginer. Et comme on comprend que la souffrance est la meilleure
chose que l’on puisse rencontrer dans la vie, on pense sans effroi,
presque comme à une délivrance, à la mort. Pourtant, si cela me
révoltait un peu, encore fallait-il prendre garde que bien souvent nous
n’avons pas joué avec la vie, profité des êtres pour les livres, mais
tout le contraire. Le cas de Werther, si noble, n’était pas, hélas, le
mien. Sans croire un instant à l’amour d’Albertine j’avais vingt fois
voulu me tuer pour elle, je m’étais ruiné, j’avais détruit ma santé
pour elle. Quand il s’agit d’écrire, on est scrupuleux, on regarde de
très près, on rejette tout ce qui n’est pas vérité. Mais tant qu’il ne
s’agit que de la vie, on se ruine, on se rend malade, on se tue pour
des mensonges. Il est vrai que c’est de la gangue de ces mensonges-là
que (si l’âge est passé d’être poète) on peut seulement extraire un
peu de vérité. Les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés,
contre lesquels on lutte, sous l’empire de qui on tombe de plus en
plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui par des
voies souterraines nous mènent à la vérité et à la mort. Heureux ceux
qui ont rencontré la première avant la seconde, et pour qui, si proches
qu’elles doivent être l’une de l’autre, l’heure de la vérité a sonné
avant l’heure de la mort.

De ma vie passée je compris encore que les moindres épisodes avaient
concouru à me donner la leçon d’idéalisme dont j’allais profiter
aujourd’hui. Mes rencontres avec M. de Charlus, par exemple, ne
m’avaient-elles pas permis, même avant que sa germanophilie me
donnât la même leçon, et mieux encore que mon amour pour Mme de
Guermantes, ou pour Albertine, que l’amour de Saint-Loup pour Rachel,
de me convaincre combien la matière est indifférente et que tout peut
y être mis par la pensée, vérité que le phénomène si mal compris, si
inutilement blâmé, de l’inversion sexuelle grandit plus encore que
celui déjà si instructif de l’amour; celui-ci nous montre la beauté
fuyant la femme que nous n’aimons plus et venant résider dans le
visage que les autres trouveraient le plus laid, qui à nous-même
aurait pu, pourra un jour nous déplaire; mais il est encore plus
frappant de la voir, obtenant tous les hommages d’un grand seigneur
qui délaisse aussitôt une belle princesse, émigrer sous la casquette
d’un contrôleur d’omnibus. Mon étonnement, à chaque fois que j’avais
revu aux Champs-Élysées, dans la rue, sur la plage, le visage de
Gilberte, de Mme de Guermantes, d’Albertine, ne prouvait-il pas
combien un souvenir ne se prolonge que dans une direction divergente
de l’impression avec laquelle il a coïncidé d’abord et de laquelle
il s’éloigne de plus en plus? L’écrivain ne doit pas s’offenser que
l’inverti donne à ses héroïnes un visage masculin. Cette particularité
un peu aberrante permet seule à l’inverti de donner ensuite à ce
qu’il lit toute sa généralité. Si M. de Charlus n’avait pas donné à
l’«infidèle» sur qui Musset pleure dans la _Nuit d’Octobre_ ou
dans le _Souvenir_ le visage de Morel, il n’aurait ni pleuré, ni
compris, puisque c’était par cette seule voie, étroite et détournée,
qu’il avait accès aux vérités de l’amour. L’écrivain ne dit que par une
habitude prise dans le langage insincère des préfaces et des dédicaces:
«mon lecteur». En réalité, chaque lecteur est, quand il lit le propre
lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce
d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de
discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même.
La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre
est la preuve de la vérité de celui-ci, et _vice versa_, au moins
dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant
être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur. De plus, le livre
peut être trop savant, trop obscur pour le lecteur, naïf et ne lui
présenter ainsi qu’un verre trouble, avec lequel il ne pourra pas lire.
Mais d’autres particularités (comme l’inversion) peuvent faire que
le lecteur ait besoin de lire d’une certaine façon pour bien lire;
l’auteur n’a pas à s’en offenser mais, au contraire, à laisser la plus
grande liberté au lecteur en lui disant: «Regardez vous-même si vous
voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre.»

Si je m’étais toujours tant intéressé aux rêves que l’on a pendant
le sommeil, n’est-ce pas parce que, compensant la durée par la
puissance, ils nous aident à mieux comprendre ce qu’a de subjectif,
par exemple, l’amour? Et cela par le simple fait que--mais avec une
vitesse prodigieuse--ils réalisent ce qu’on appellerait vulgairement
nous mettre une femme dans la peau, jusqu’à nous faire passionnément
aimer pendant quelques minutes une laide, ce qui dans la vie réelle eût
demandé des années d’habitude, de collage et--comme si elles étaient
inventées par quelque docteur miraculeux--des piqûres intraveineuses
d’amour, aussi bien qu’elles peuvent l’être aussi de souffrance; avec
la même vitesse la suggestion amoureuse qu’ils nous ont inculquée se
dissipe, et quelquefois non seulement l’amoureuse nocturne a cessé
d’être pour nous comme telle, étant redevenue la laide bien connue,
mais quelque chose de plus précieux se dissipe aussi, tout un tableau
ravissant de sentiments, de tendresse, de volupté, de regrets vaguement
estompés, tout un embarquement pour Cythère de la passion dont nous
voudrions noter, pour l’état de veille, les nuances d’une vérité
délicieuse, mais qui s’efface comme une toile trop pâlie qu’on ne peut
restituer. Eh bien, c’était peut-être aussi par le jeu formidable
qu’ils font avec le Temps que les Rêves m’avaient fasciné. N’avais-je
pas vu souvent en une nuit, en une minute d’une nuit, des temps bien
lointains, relégués à ces distances énormes où nous ne pouvons presque
plus rien distinguer des sentiments que nous y éprouvions, fondre à
toute vitesse sur nous, nous aveuglant de leur clarté, comme s’ils
avaient été des avions géants au lieu des pâles étoiles que nous
croyions, nous faire ravoir tout ce qu’ils avaient contenu pour nous,
nous donner l’émotion, le choc, la clarté de leur voisinage immédiat,
qui ont repris une fois qu’on est réveillé la distance qu’ils avaient
miraculeusement franchie, jusqu’à nous faire croire, à tort d’ailleurs,
qu’ils étaient un des modes pour retrouver le Temps perdu?

Je m’étais rendu compte que seule la perception grossière et erronée
place tout dans l’objet, quand tout est dans l’esprit; j’avais perdu
ma grand’mère en réalité bien des mois après l’avoir perdue en fait,
j’avais vu les personnes varier d’aspect selon l’idée que moi ou
d’autres s’en faisaient, une seule être plusieurs selon les personnes
qui la voyaient (tels les divers Swann du début de cet ouvrage,
suivant ceux qui le rencontraient; la princesse de Luxembourg, suivant
qu’elle était vue par le premier président ou par moi), même pour
une seule au cours des années (les variations du nom de Guermantes,
et les divers Swann pour moi). J’avais vu l’amour placer dans une
personne ce qui n’est que dans la personne qui aime. Je m’en étais
d’autant mieux rendu compte que j’avais fait varier et s’étendre à
l’extrême la distance entre la réalité objective et l’amour (Rachel
pour Saint-Loup et pour moi, Albertine pour moi et Saint-Loup, Morel
ou le conducteur d’omnibus pour Charlus ou d’autres personnes). Enfin,
dans une certaine mesure, la germanophilie de M. de Charlus, comme le
regard de Saint-Loup sur la photographie d’Albertine, m’avait aidé à
me dégager pour un instant, sinon de ma germanophobie, du moins de ma
croyance en la pure objectivité de celle-ci et à me faire penser que
peut-être en était-il de la haine comme de l’amour, et que, dans le
jugement terrible que porte en ce moment même la France à l’égard de
l’Allemagne, qu’elle juge hors de l’humanité, y avait-il surtout une
objectivité de sentiments, comme ceux qui faisaient paraître Rachel et
Albertine si précieuses, l’une à Saint-Loup, l’autre à moi. Ce qui
rendait possible, en effet, que cette perversité ne fût pas entièrement
intrinsèque à l’Allemagne est que, de même qu’individuellement j’avais
eu des amours successives, après la fin desquelles l’objet de cet
amour m’apparaissait sans valeur, j’avais déjà vu dans mon pays des
haines successives qui avaient fait apparaître, par exemple, comme des
traîtres--mille fois pires que les Allemands auxquels ils livraient
la France--des dreyfusards comme Reinach avec lequel collaboreraient
aujourd’hui les patriotes contre un pays dont chaque membre était
forcément un menteur, une bête féroce, un imbécile, exception faite
des Allemands qui avaient embrassé la cause française, comme le
roi de Roumanie ou l’impératrice de Russie. Il est vrai que les
antidreyfusards m’eussent répondu: «Ce n’est pas la même chose.» Mais,
en effet, ce n’est jamais la même chose, pas plus que ce n’est la même
personne, sans cela, devant le même phénomène, celui qui en est la dupe
ne pourrait accuser que son état subjectif et ne pourrait croire que
les qualités ou les défauts sont dans l’objet.

L’intelligence n’a point de peine alors à baser sur cette différence
une théorie (enseignement contre nature des congréganistes selon les
radicaux, impossibilité de la race juive à se nationaliser, haine
perpétuelle de la race allemande contre la race latine, la race jaune
étant momentanément réhabilitée). Ce côté subjectif se marquait,
d’ailleurs, dans les conversations des neutres, où les germanophiles,
par exemple, avaient la faculté de cesser un instant de comprendre
et même d’écouter quand on leur parlait des atrocités allemandes en
Belgique. (Et pourtant, elles étaient réelles.) Ce que je remarquais de
subjectif dans la haine comme dans la vue elle-même n’empêchait pas que
l’objet pût posséder des qualités ou des défauts réels et ne faisait
nullement s’évanouir la réalité en un pur «relativisme». Et si, après
tant d’années écoulées et de temps perdu, je sentais cette influence
capitale du lac interne jusque dans les relations internationales,
tout au commencement de ma vie ne m’en étais-je pas douté quand je
lisais dans le jardin de Combray un de ces romans de Bergotte que
même aujourd’hui, si j’en ai feuilleté quelques pages oubliées où je
vois les ruses d’un méchant, je ne repose le livre qu’après m’être
assuré, en passant cent pages, que vers la fin ce même méchant est
dûment humilié et vit assez pour apprendre que ses ténébreux projets
ont échoué. Car je ne me rappelais plus bien ce qui était arrivé à ces
personnages, ce qui ne les différenciait d’ailleurs pas des personnes
qui se trouvaient cet après-midi chez Mme de Guermantes et dont,
pour plusieurs au moins, la vie passée était aussi vague pour moi que
si je l’eusse lue dans un roman à demi oublié.

Le prince d’Agrigente avait-il fini par épouser Mlle X? Ou plutôt
n’était-ce pas le frère de Mlle X qui avait dû épouser la sœur du
prince d’Agrigente? Ou bien faisais-je une confusion avec une ancienne
lecture ou un rêve récent? Le rêve était encore un de ces faits de ma
vie qui m’avait toujours le plus frappé, qui avait dû le plus servir
à me convaincre du caractère purement mental de la réalité, et dont
je ne dédaignerais pas l’aide dans la composition de mon œuvre. Quand
je vivais, d’une façon un peu moins désintéressée, pour un amour, un
rêve venait rapprocher singulièrement de moi, lui faisant parcourir de
grandes distances de temps perdu, ma grand’mère, Albertine que j’avais
recommencé à aimer parce qu’elle m’avait fourni, dans mon sommeil,
une version, d’ailleurs atténuée, de l’histoire de la blanchisseuse.
Je pensai qu’ils viendraient quelquefois rapprocher ainsi de moi des
vérités, des impressions, que mon effort seul, ou même les rencontres
de la nature ne me présentaient pas; qu’ils réveilleraient en moi du
désir, du regret de certaines choses inexistantes, ce qui est la
condition pour travailler, pour s’abstraire de l’habitude, pour se
détacher du concret. Je ne dédaignerais pas cette seconde muse, cette
muse nocturne qui suppléerait parfois à l’autre.

J’avais vu les nobles devenir vulgaires quand leur esprit (comme
celui du duc de Guermantes, par exemple) était vulgaire: «Vous n’êtes
pas gêné», disait-il, comme eût pu dire Cottard. J’avais vu dans la
médecine, dans l’affaire Dreyfus, pendant la guerre, croire que la
vérité c’est un certain fait, que les ministres, le médecin possèdent,
un oui ou non qui n’a pas besoin d’interprétation, qui font qu’un
cliché radiographique indiquerait sans interprétation ce qu’a le
malade, que les gens au pouvoir savaient si Dreyfus était coupable,
savaient (sans avoir besoin d’envoyer pour cela Roques enquêter sur
place) si Sarrail avait ou non les moyens de marcher en même temps que
les Russes. Il n’est pas une heure de ma vie qui n’eût ainsi servi à
m’apprendre, comme je l’ai dit, que seule la perception grossière et
erronée place tout dans l’objet quand tout, au contraire, est dans
l’esprit. En somme, si j’y réfléchissais, la matière de mon expérience
me venait de Swann, non pas seulement par tout ce qui le concernait
lui-même et Gilberte. Mais c’était lui qui m’avait, dès Combray, donné
le désir d’aller à Balbec, où, sans cela, mes parents n’eussent jamais
eu l’idée de m’envoyer, et sans quoi je n’aurais pas connu Albertine.
Certes, c’est à son visage, tel que je l’avais aperçu pour la première
fois devant la mer, que je rattachais certaines choses que j’écrirais
sans doute. En un sens j’avais raison de les lui rattacher, car si je
n’étais pas allé sur la digue ce jour-là, si je ne l’avais pas connue,
toutes ces idées ne se seraient pas développées (à moins qu’elles
ne l’eussent été par une autre). J’avais tort aussi, car ce plaisir
générateur que nous aimons à trouver rétrospectivement dans un beau
visage de femme vient de nos sens: il était bien certain, en effet,
que ces pages que j’écrirais, Albertine, surtout l’Albertine d’alors,
ne les eût pas comprises. Mais c’est justement pour cela (et c’est une
indication à ne pas vivre dans une atmosphère trop intellectuelle),
parce qu’elle était si différente de moi, qu’elle m’avait fécondé
par le chagrin et même d’abord par le simple effort pour imaginer
ce qui diffère de soi. Ces pages, si elle avait été capable de les
comprendre, par cela même elle ne les eût pas inspirées. Mais sans
Swann je n’aurais pas connu même les Guermantes, puisque ma grand’mère
n’eût pas retrouvé Mme de Villeparisis, moi fait la connaissance
de Saint-Loup et de M. de Charlus, ce qui m’avait fait connaître la
duchesse de Guermantes et par elle sa cousine, de sorte que ma présence
même en ce moment chez le prince de Guermantes, où venait de me venir
brusquement l’idée de mon œuvre (ce qui faisait que je devrais à Swann
non seulement la matière mais la décision), me venait aussi de Swann.
Pédoncule un peu mince peut-être pour supporter ainsi l’étendue de
toute ma vie. (Ce «côté de Guermantes» s’était trouvé, en ce sens,
ainsi procéder du «côté de chez Swann».) Mais bien souvent cet auteur
des aspects de notre vie est quelqu’un de bien inférieur à Swann, est
l’être le plus médiocre. N’eût-il pas suffi qu’un camarade quelconque
m’indiquât quelque agréable fille à y posséder (que probablement je n’y
aurais pas rencontrée) pour que je fusse allé à Balbec? Souvent ainsi
on rencontre plus tard un camarade déplaisant, on lui serre à peine
la main, et pourtant, si jamais on y réfléchit, c’est d’une parole en
l’air qu’il nous a dite, d’un «vous devriez venir à Balbec», que toute
notre vie et notre œuvre sont sorties. Nous ne lui en avons aucune
reconnaissance, sans que cela soit faire preuve d’ingratitude. Car en
disant ces mots, il n’a nullement pensé aux énormes conséquences qu’ils
auraient pour nous. C’est notre sensibilité et notre intelligence qui
ont exploité les circonstances, lesquelles, la première impulsion
donnée, se sont engendrées les unes les autres sans qu’il eût pu
prévoir la cohabitation avec Albertine plus que la soirée masquée chez
les Guermantes. Sans doute son impulsion fut nécessaire, et par là la
forme extérieure de notre vie, la matière même de notre œuvre dépendent
de lui. Sans Swann, mes parents n’eussent jamais eu l’idée de m’envoyer
à Balbec. Il n’était pas, d’ailleurs, responsable des souffrances que
lui-même avait indirectement causées. Elles tenaient à ma faiblesse.
La sienne l’avait bien fait souffrir lui-même par Odette. Mais, en
déterminant ainsi la vie que nous avons menée, il a par là même exclu
toutes les vies que nous aurions pu mener à la place de celle-là. Si
Swann ne m’avait pas parlé de Balbec, je n’aurais pas connu Albertine,
la salle à manger de l’hôtel, les Guermantes. Mais je serais allé
ailleurs, j’aurais connu des gens différents, ma mémoire comme mes
livres serait remplie de tableaux tout autres, que je ne peux même pas
imaginer et dont la nouveauté, inconnue de moi, me séduit et me fait
regretter de n’être pas allé plutôt vers elle, et qu’Albertine et la
plage de Balbec et de Rivebelle et les Guermantes ne me fussent pas
toujours restés inconnus.

La jalousie est un bon recruteur qui, quand il y a un creux dans notre
tableau, va nous chercher dans la rue la belle fille qu’il fallait.
Elle n’était plus belle, elle l’est redevenue, car nous sommes jaloux
d’elle, elle remplira ce vide.

Une fois que nous serons morts, nous n’aurons pas de joie que ce
tableau ait été ainsi complété. Mais cette pensée n’est nullement
décourageante. Car nous sentons que la vie est un peu plus compliquée
qu’on ne dit, et même les circonstances. Et il y a une nécessité
pressante à montrer cette complexité. La jalousie, si utile, ne naît
pas forcément d’un regard, ou d’un récit, ou d’une rétroflexion.
On peut la trouver, prête à nous piquer, entre les feuillets d’un
annuaire--ce qu’on appelle «Tout-Paris» pour Paris, et pour la
campagne «Annuaire des Châteaux»;--nous avions distraitement entendu
dire par telle belle fille qui nous était devenue indifférente qu’il
lui faudrait aller voir quelques jours sa sœur dans le Pas-de-Calais.
Nous avions aussi distraitement pensé autrefois que peut-être bien
la belle fille avait été courtisée par M. E. qu’elle ne voyait plus
jamais, car plus jamais elle n’allait dans ce bar où elle le voyait
jadis. Que pouvait être sa sœur? femme de chambre peut-être? Par
discrétion nous ne l’avions pas demandé. Et puis voici qu’en ouvrant au
hasard l’Annuaire des Châteaux, nous trouvons que M. E. a son château
dans le Pas-de-Calais, près de Dunkerque. Plus de doute, pour faire
plaisir à la belle fille il a pris sa sœur comme femme de chambre, et
si la belle fille ne le voit plus dans le bar, c’est qu’il la fait
venir chez lui, habitant Paris presque toute l’année, mais ne pouvant
se passer d’elle, même pendant qu’il est dans le Pas-de-Calais.
Les pinceaux, ivres de fureur et d’amour, peignent, peignent. Et
pourtant, si ce n’était pas cela? Si vraiment M. E. ne voyait plus
jamais la belle fille mais, par serviabilité, avait recommandé la
sœur de celle-ci à un frère qu’il a, habitant, lui, toute l’année le
Pas-de-Calais? De sorte qu’elle va même peut-être par hasard voir sa
sœur au moment où M. E. n’est pas là, car ils ne se soucient plus
l’un de l’autre. Et à moins encore que la sœur ne soit pas femme
de chambre dans le château ni ailleurs, mais ait des parents dans
le Pas-de-Calais. Notre douleur du premier instant cède devant ces
dernières suppositions qui calment toute jalousie. Mais qu’importe?
celle-ci, cachée dans les feuillets de l’Annuaire des Châteaux, est
venue au bon moment, car maintenant le vide qu’il y avait dans la toile
est comblé. Et tout se compose bien, grâce à la présence suscitée par
la jalousie de la belle fille dont déjà nous ne sommes plus jaloux et
que nous n’aimons plus.

                             *     *     *

A ce moment le maître d’hôtel vint me dire que, le premier morceau
étant terminé, je pouvais quitter la bibliothèque et entrer dans les
salons. Cela me fit ressouvenir où j’étais. Mais je ne fus nullement
troublé dans le raisonnement que je venais de commencer par le fait
qu’une réunion mondaine, le retour dans la société, m’eussent fourni
ce point de départ vers une vie nouvelle que je n’avais pas su
trouver dans la solitude. Ce fait n’avait rien d’extraordinaire, une
impression qui pouvait ressusciter en moi l’homme éternel n’étant pas
liée plus forcément à la solitude qu’à la société (comme j’avais cru
autrefois, comme cela avait peut-être été pour moi autrefois, comme
cela aurait peut-être dû être encore si je m’étais harmonieusement
développé, au lieu de ce long arrêt qui semblait seulement prendre
fin). Car n’éprouvant cette impression de beauté que quand à une
sensation actuelle, si insignifiante fût-elle, venait se superposer
une sensation semblable qui, renaissant spontanément en moi, venait
étendre la première sur plusieurs époques à la fois, et remplissait mon
âme, où habituellement les sensations particulières laissaient tant de
vide, par une essence générale, il n’y avait pas de raison pour que
je ne reçusse des sensations de ce genre dans le monde aussi bien que
dans la nature, puisqu’elles sont fournies par le hasard, aidé sans
doute par l’excitation particulière qui fait que, les jours où on se
trouve en dehors du train courant de la vie, les choses même les plus
simples recommencent à nous donner des sensations dont l’habitude fait
faire l’économie à notre système nerveux. Que ce fût justement et
uniquement ce genre de sensations qui dût conduire à l’œuvre d’art,
j’allais essayer d’en trouver la raison objective, en continuant les
pensées que je n’avais cessé d’enchaîner dans la bibliothèque, car
je sentais que le déchaînement de la vie spirituelle était assez fort
en moi maintenant pour pouvoir continuer aussi bien dans le salon, au
milieu des invités, que seul dans la bibliothèque; il me semblait qu’à
ce point de vue même, au milieu de cette assistance si nombreuse, je
saurais réserver ma solitude. Car pour la même raison que de grands
événements n’influent pas du dehors sur nos puissances d’esprit, et
qu’un écrivain médiocre vivant dans une époque épique restera un
tout aussi médiocre écrivain, ce qui était dangereux dans le monde
c’étaient les dispositions mondaines qu’on y apporte. Mais par lui-même
il n’était pas plus capable de vous rendre médiocre qu’une guerre
héroïque de rendre sublime un mauvais poète. En tout cas, qu’il fût
théoriquement utile ou non que l’œuvre d’art fût constituée de cette
façon, et en attendant que j’eusse examiné ce point comme j’allais le
faire, je ne pouvais nier que vraiment, en ce qui me concernait, quand
des impressions vraiment esthétiques m’étaient venues, ç’avait toujours
été à la suite de sensations de ce genre. Il est vrai qu’elles avaient
été assez rares dans ma vie, mais elles la dominaient, je pouvais
retrouver dans le passé quelques-uns de ces sommets que j’avais eu le
tort de perdre de vue (ce que je comptais ne plus faire désormais).
Et déjà je pouvais dire que si c’était chez moi, par l’importance
exclusive qu’il prenait, un trait qui m’était personnel, cependant
j’étais rassuré en découvrant qu’il s’apparentait à des traits moins
marqués, mais reconnaissables, discernables et, au fond, assez
analogues chez certains écrivains. N’est-ce pas à mes sensations du
genre de celle de la madeleine qu’est suspendue la plus belle partie
des _Mémoires d’Outre-Tombe_: «Hier au soir je me promenais seul
... je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d’une grive
perchée sur la plus haute branche d’un bouleau. A l’instant, ce son
magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel; j’oubliai les
catastrophes dont je venais d’être le témoin et, transporté subitement
dans le passé, je revis ces campagnes où j’entendis si souvent
siffler la grive». Et une des deux ou trois plus belles phrases de
ces _Mémoires_ n’est-elle pas celle-ci: «Une odeur fine et suave
d’héliotrope s’exhalait d’un petit carré de fèves en fleurs; elle ne
nous était point apportée par une brise de la patrie, mais par un vent
sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilée, sans
sympathie de réminiscence et de volupté. Dans ce parfum, non respiré de
la beauté, non épuré dans son sein, non répandu sur ses traces, dans
ce parfum chargé d’aurore, de culture et de monde, il y avait toutes
les mélancolies des regrets, de l’absence et de la jeunesse.» Un des
chefs-d’œuvre de la littérature française, _Sylvie_, de Gérard
de Nerval, a, tout comme le livre des _Mémoires d’Outre-Tombe_
relatif à Combourg, une sensation du même genre que le goût de la
madeleine et «le gazouillement de la grive». Chez Baudelaire enfin, ces
réminiscences, plus nombreuses encore, sont évidemment moins fortuites
et par conséquent, à mon avis, décisives. C’est le poète lui-même
qui, avec plus de choix et de paresse, recherche volontairement, dans
l’odeur d’une femme par exemple, de sa chevelure et de son sein, les
analogies inspiratrices qui lui évoqueront «l’azur du ciel immense et
rond» et «un port rempli de voiles et de mâts». J’allais chercher à
me rappeler les pièces de Baudelaire à la base desquelles se trouve
ainsi une sensation transposée, pour achever de me replacer dans une
filiation aussi noble et me donner par là l’assurance que l’œuvre que
je n’avais plus aucune hésitation à entreprendre méritait l’effort que
j’allais lui consacrer, quand, étant arrivé au bas de l’escalier qui
descendait de la bibliothèque, je me trouvai tout à coup dans le grand
salon et au milieu d’une fête qui allait me sembler bien différente de
celles auxquelles j’avais assisté autrefois et allait revêtir pour
moi un aspect particulier et prendre un sens nouveau. En effet, dès
que j’entrai dans le grand salon, bien que je tinsse toujours ferme
en moi, au point où j’en étais, le projet que je venais de former, un
coup de théâtre se produisit qui allait élever contre mon entreprise
la plus grave des objections. Une objection que je surmonterais sans
doute, mais qui, tandis que je continuais à réfléchir en moi-même aux
conditions de l’œuvre d’art, allait, par l’exemple cent fois répété de
la considération la plus propre à me faire hésiter, interrompre à tout
instant mon raisonnement. Au premier moment je ne compris pas pourquoi
j’hésitais à reconnaître le maître de maison, les invités, pourquoi
chacun semblait s’être «fait une tête», généralement poudrée et qui les
changeait complètement. Le prince avait encore, en recevant, cet air
bonhomme d’un roi de féerie que je lui avais trouvé la première fois,
mais cette fois, semblant s’être soumis lui-même à l’étiquette qu’il
avait imposée à ses invités, il s’était affublé d’une barbe blanche et
traînait à ses pieds, qu’elles alourdissaient, comme des semelles de
plomb. Il semblait avoir assumé de figurer un des «âges de la vie».
Ses moustaches étaient blanches aussi, comme s’il restait après elles
le gel de la forêt du Petit Poucet. Elles semblaient incommoder sa
bouche raidie et, l’effet une fois produit, il aurait dû les enlever.
A vrai dire, je ne le reconnus qu’à l’aide d’un raisonnement, et en
concluant de la simple ressemblance de certains traits à une identité
de la personne. Je ne sais ce que ce petit Lezensac avait mis sur sa
figure, mais tandis que d’autres avaient blanchi, qui la moitié de
leur barbe, qui leurs moustaches seulement, lui, sans s’embarrasser de
ces teintures, avait trouvé le moyen de couvrir sa figure de rides,
ses sourcils de poils hérissés; tout cela, d’ailleurs, ne lui seyait
pas, son visage faisait l’effet d’être durci, bronzé, solennisé,
cela le vieillissait tellement qu’on n’aurait plus dit du tout un
jeune homme. Je fus bien étonné au même moment en entendant appeler
duc de Châtellerault un petit vieillard aux moustaches argentées
d’ambassadeur, dans lequel seul un petit bout de regard resté le même
me permit de reconnaître le jeune homme que j’avais rencontré une
fois en visite chez Mme de Villeparisis. A la première personne
que je parvins ainsi à identifier, en tâchant de faire abstraction du
travestissement et de compléter les traits restés naturels, par un
effort de mémoire, ma première pensée eût dû être et fut peut-être,
bien moins d’une seconde, de la féliciter d’être si merveilleusement
grimée qu’on avait d’abord, avant de la reconnaître, cette hésitation
que les grands acteurs paraissant dans un rôle où ils sont différents
d’eux-mêmes donnent, en entrant en scène, au public qui, même
averti par le programme, reste un instant ébahi avant d’éclater en
applaudissements. A ce point de vue, le plus extraordinaire de tous
était mon ennemi personnel, M. d’Argencourt, le véritable clou de la
matinée. Non seulement, au lieu de sa barbe à peine poivre et sel,
il s’était affublé d’une extraordinaire barbe d’une invraisemblable
blancheur, mais encore, tant de petits changements matériels pouvant
rapetisser, élargir un personnage et, bien plus, changer son caractère
apparent, sa personnalité, c’était un vieux mendiant qui n’inspirait
plus aucun respect qu’était devenu cet homme dont la solennité, la
raideur empesée était encore présente à mon souvenir, et il donnait
à son personnage de vieux gâteux une telle vérité, que ses membres
tremblotaient, que les traits détendus de sa figure, habituellement
hautaine, ne cessaient de sourire avec une niaise béatitude. Poussé
à ce degré, l’art du déguisement devient quelque chose de plus, une
transformation. En effet, quelques riens avaient beau me certifier que
c’était bien M. d’Argencourt qui donnait ce spectacle inénarrable et
pittoresque, combien d’états successifs d’un visage ne me fallait-il
pas traverser m je voulais retrouver celui du d’Argencourt que
j’avais connu, et qui était tellement différent de lui-même, tout en
n’ayant à sa disposition que son propre corps. C’était évidemment
la dernière extrémité où il avait pu le conduire sans en crever; le
plus fier visage, le torse le plus cambré n’était plus qu’une loque
en bouillie, agitée de-ci de-là. A peine, en se rappelant certains
sourires de M. d’Argencourt qui jadis tempéraient parfois un instant
sa hauteur, pouvait-on comprendre que la possibilité de ce sourire
de vieux marchand d’habits ramolli existât dans le gentleman correct
d’autrefois. Mais à supposer que ce fût la même intention de sourire
qu’eût d’Argencourt, à cause de la prodigieuse transformation du
visage, la matière même de l’œil, par laquelle il l’exprimait, était
tellement différente, que l’expression devenait tout autre et même
d’un autre. J’eus un fou rire devant ce sublime gaga, aussi émollié
dans sa bénévole caricature de lui-même que l’était, dans la manière
tragique, M. de Charlus foudroyé et poli. M. d’Argencourt, dans son
incarnation de moribond-bouffe d’un Regnard exagéré par Labiche, était
d’un accès aussi facile, aussi affable, que M. de Charlus roi Lear
qui se découvrait avec application devant le plus médiocre salueur.
Pourtant je n’eus pas l’idée de lui dire mon admiration pour la vision
extraordinaire qu’il offrait. Ce ne fut pas mon antipathie ancienne
qui m’en empêcha, car précisément il était arrivé à être tellement
différent de lui-même que j’avais l’illusion d’être devant une autre
personne aussi bienveillante, aussi désarmée, aussi inoffensive que
l’Argencourt habituel était rogue, hostile et dangereux. Tellement une
autre personne, qu’à voir ce personnage si ineffablement grimaçant,
comique et blanc, ce bonhomme de neige simulant un général Dourakine
en enfance, il me semblait que l’être humain pouvait subir dos
métamorphoses aussi complètes que celles de certains insectes. J’avais
l’impression de regarder, derrière le vitrage instructif d’un muséum
d’histoire naturelle, ce que peut être devenu le plus rapide, le
plus sûr en ses traits d’un insecte, et je ne pouvais pas ressentir
les sentiments que m’avait toujours inspirés M. d’Argencourt devant
cette molle chrysalide, plutôt vibratile que remuante. Mais je me
tus, je ne félicitai pas M. d’Argencourt d’offrir un spectacle qui
semblait reculer les limites entre lesquelles peuvent se mouvoir les
transformations du corps humain. Certes, dans les coulisses d’un
théâtre, ou pendant un bal costumé, on est plutôt porté par politesse
à exagérer la peine, presque à affirmer l’impossibilité qu’on a à
reconnaître la personne travestie. Ici, au contraire, un instinct
m’avait averti de les dissimuler le plus possible, qu’elles n’avaient
plus rien de flatteur parce que la transformation n’était pas voulue,
et je m’avisai enfin, ce à quoi je n’avais pas songé en entrant dans ce
salon, que toute fête, si simple soit-elle, quand elle a lieu longtemps
après qu’on a cessé d’aller dans le monde et pour peu qu’elle réunisse
quelques-unes des mêmes personnes qu’on a connues autrefois, vous fait
l’effet d’une fête travestie, de la plus réussie de toutes, de celle
où l’on est le plus sincèrement «intrigué» par les autres, mais où ces
têtes, qu’ils se sont faites depuis longtemps sans le vouloir, ne se
laissent pas défaire par un débarbouillage, une fois la fête finie.
Intrigué par les autres? Hélas, aussi les intriguant nous-même. Car la
même difficulté que j’éprouvais à mettre le nom qu’il fallait sur les
visages semblait partagée par toutes les personnes qui apercevaient le
mien, n’y prenaient pas plus garde que si elles ne l’eussent jamais vu,
ou tâchaient de dégager de l’aspect actuel un souvenir différent.

Si M. d’Argencourt venait faire cet extraordinaire «numéro», qui était
certainement la vision la plus saisissante dans son burlesque que je
garderais de lui, c’était comme un acteur qui rentre une dernière fois
sur la scène avant que le rideau tombe tout à fait au milieu des éclats
de rire. Si je ne lui en voulais plus, c’est parce qu’en lui, qui avait
retrouvé l’innocence du premier âge, il n’y avait plus aucun souvenir
des notions méprisantes qu’il avait pu avoir de moi, aucun souvenir
d’avoir vu M. de Charlus me lâcher brusquement le bras, soit qu’il n’y
eût plus rien en lui de ces sentiments, soit qu’ils fussent obligés,
pour arriver jusqu’à nous, de passer par des réfracteurs physiques si
déformants qu’ils changeaient en route absolument de sens et que M.
d’Argencourt semblât bon, faute de moyens physiques d’exprimer encore
qu’il était mauvais et de refouler sa perpétuelle hilarité invitante.
C’était trop de parler d’un acteur, et, débarrassé qu’il était de toute
âme consciente, c’est comme une poupée trépidante, à la barbe postiche
de laine blanche, que je le voyais agité, promené dans ce salon, comme
dans un guignol à la fois scientifique et philosophique où il servait,
comme dans une oraison funèbre ou un cours en Sorbonne, à la fois
de rappel à la vanité de tout et d’exemple d’histoire naturelle. Un
guignol de poupées que, pour identifier à ceux qu’on avait connus, il
fallait lire sur plusieurs plans à la fois, situés derrière elles et
qui leur donnaient de la profondeur et forçaient à faire un travail
d’esprit quand on avait devant soi ces vieillards fantoches, car on
était obligé de les regarder, en même temps qu’avec les yeux, avec la
mémoire. Un guignol de poupées baignant dans les couleurs immatérielles
des années, de poupées extériorisant le Temps, le Temps qui d’habitude
n’est pas visible, qui pour le devenir cherche des corps et, partout
où il les rencontre, s’en empare pour montrer sur eux sa lanterne
magique. Aussi immatériel que jadis Golo sur le bouton de porte de ma
chambre de Combray, ainsi le nouveau et si méconnaissable d’Argencourt
était là comme la révélation du Temps, qu’il rendait partiellement
visible. Dans les éléments nouveaux qui composaient la figure de M.
d’Argencourt et son personnage, on lisait un certain chiffre d’années,
on reconnaissait la figure symbolique de la vie, non telle qu’elle
nous apparaît, c’est-à-dire permanente, mais réelle, atmosphère si
changeante que le fier seigneur s’y peint en caricature, le soir, comme
un marchand d’habits.

En d’autres êtres, d’ailleurs, ces changements, ces véritables
aliénations semblaient sortir du domaine de l’histoire naturelle et on
s’étonnait, en entendant un nom, qu’un même être pût présenter non,
comme M. d’Argencourt, les caractéristiques d’une nouvelle espèce
différente mais les traits extérieurs d’un autre caractère. C’étaient
bien, comme pour M. d’Argencourt, des possibilités insoupçonnées que
le temps avait tirées de telle jeune fille, mais ces possibilités,
bien qu’étant toutes physionomiques ou corporelles, semblaient avoir
quelque chose de moral. Les traits du visage, s’ils changent, s’ils
s’assemblent autrement, s’ils se contractent de façon habituelle d’une
manière plus lente, prennent, avec un aspect autre, une signification
différente. De sorte qu’il y avait telle femme qu’on avait connue
bornée et sèche, chez laquelle un élargissement des joues devenues
méconnaissables, un busquage imprévisible du nez, causaient la même
surprise, la même bonne surprise souvent, que tel mot sensible et
profond, telle action courageuse et noble qu’on n’aurait jamais
attendus d’elle. Autour de ce nez, nez nouveau, on voyait s’ouvrir des
horizons qu’on n’eût pas osé espérer. La bonté, la tendresse jadis
impossibles devenaient possibles avec ces joues-là. On pouvait faire
entendre devant ce menton ce qu’on n’aurait jamais eu l’idée de dire
devant le précédent. Tous ces traits nouveaux du visage impliquaient
d’autres traits de caractère; la sèche et maigre jeune fille était
devenue une vaste et indulgente douairière. Ce n’est plus dans un sens
zoologique, comme M. d’Argencourt, c’est dans un sens social et moral
qu’on pouvait dire que c’était une autre personne.

Par tous ces côtés, une matinée comme celle où je me trouvais était
quelque chose de beaucoup plus précieux qu’une image du passé,
m’offrant comme toutes les images successives et que je n’avais jamais
vues qui séparaient le passé du présent, mieux encore, le rapport
qu’il y avait entre le présent et le passé; elle était comme ce qu’on
appelait autrefois une vue d’optique, mais une vue d’optique des
années, la vue non d’un monument, mais d’une personne située dans la
perspective déformante du Temps.

Quant à la femme dont M. d’Argencourt avait été l’amant, elle n’avait
pas beaucoup changé, _si on tenait compte du temps passé_,
c’est-à-dire que son visage n’était pas trop complètement démoli pour
celui d’un être qui se déforme tout le long de son trajet dans l’abîme
où il est lancé, abîme dont nous ne pouvons exprimer la direction que
par des comparaisons également vaines, puisque nous ne pouvons les
emprunter qu’au monde de l’espace, et qui, que nous les orientions
dans le sens de l’élévation, de la longueur ou de la profondeur,
ont comme seul avantage de nous faire sentir que cette dimension
inconcevable et sensible existe. La nécessité, pour donner un nom aux
figures, de remonter effectivement le cours des années, me forçait,
en réaction, de rétablir ensuite, en leur donnant leur place réelle,
les années auxquelles je n’avais pensé. A ce point de vue, et pour ne
pas me laisser tromper par l’identité apparente de l’espace, l’aspect
tout nouveau d’un être comme M. d’Argencourt m’était une révélation
frappante de cette réalité du millésime qui d’habitude nous reste
abstraite, comme l’apparition de certains arbres nains ou des baobabs
géants nous avertit du changement de latitude. Alors la vie nous
apparaît comme la féerie où l’on voit d’acte en acte le bébé devenir
adolescent, homme mûr et se courber vers la tombe. Et comme c’est par
des changements perpétuels qu’on sent que ces êtres prélevés à des
distances assez grandes sont si différents, on sent qu’on a suivi la
même loi que ces créatures qui se sont tellement transformées qu’elles
ne ressemblent plus, sans avoir cessé d’être--justement parce qu’elles
n’ont pas cessé d’être--à ce que nous avons vu d’elles jadis.

Une jeune femme que j’avais connue autrefois, maintenant blanche
et tassée en petite vieille maléfique, semblait indiquer qu’il est
nécessaire que, dans le divertissement final d’une pièce, les êtres
fussent travestis à ne pas les reconnaître. Mais son frère était resté
si droit, si pareil à lui-même qu’on s’étonnait que sur sa figure
jeune il eût fait passer au blanc sa moustache bien relevée. Les
parties d’une blancheur de neige de barbes jusque-là entièrement noires
rendaient mélancolique le paysage humain de cette matinée, comme les
premières feuilles jaunes des arbres alors qu’on croyait encore pouvoir
compter sur un long été, et qu’avant d’avoir commencé d’en profiter
on voit que c’est déjà l’automne. Alors moi qui, depuis mon enfance,
vivais au jour le jour, ayant reçu d’ailleurs de moi-même et des autres
une impression définitive, je m’aperçus pour la première fois, d’après
les métamorphoses qui s’étaient produites dans tous ces gens, du temps
qui avait passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation
qu’il avait passé aussi pour moi. Et indifférente en elle-même, leur
vieillesse me désolait en m’avertissant des approches de la mienne.
Celles-ci me furent, du reste, proclamées coup sur coup par des paroles
qui, à quelques minutes d’intervalle, vinrent me frapper comme les
trompettes du Jugement. La première fut prononcée par la duchesse
de Guermantes; je venais de la voir, passant entre une double haie
de curieux qui, sans se rendre compte des merveilleux artifices de
toilette et d’esthétique qui agissaient sur eux, émus devant cette
tête rousse, ce corps saumoné émergeant à peine de ses ailerons
de dentelle noire, et étranglé de joyaux, le regardaient, dans la
sinuosité héréditaire de ses lignes, comme ils eussent fait de quelque
vieux poisson sacré, chargé de pierreries, en lequel s’incarnait le
Génie protecteur de la famille Guermantes. «Ah! me dit-elle, quelle
joie de vous voir, vous mon plus vieil ami.» Et, dans mon amour-propre
de jeune homme de Combray qui ne m’étais jamais compté à aucun moment
comme pouvant être un de ses amis, participant vraiment à la vraie vie
mystérieuse qu’on menait chez les Guermantes, un de ses amis au même
titre que M. de Bréauté, que M. de Forestelle, que Swann, que tous
ceux qui étaient morts, j’aurais pu en être flatté, j’en étais surtout
malheureux. «Son plus vieil ami! me dis-je, elle exagère; peut-être un
des plus vieux, mais suis-je donc...» A ce moment un neveu du prince
s’approcha de moi: «Vous qui êtes un vieux Parisien», me dit-il. Un
instant après on me remit un mot. J’avais rencontré, en arrivant, un
jeune Létourville, dont je ne savais plus très bien la parenté avec
la duchesse mais qui me connaissait un peu. Il venait de sortir de
Saint-Cyr, et, me disant que ce serait pour moi un gentil camarade
comme avait été Saint-Loup, qui pourrait m’initier aux choses de
l’armée, avec les changements qu’elle avait subis, je lui avais dit que
je le retrouverais tout à l’heure et que nous prendrions rendez-vous
pour dîner ensemble, ce dont il m’avait beaucoup remercié. Mais j’étais
resté trop longtemps à rêver dans la bibliothèque et le petit mot qu’il
avait laissé pour moi était pour me dire qu’il n’avait pu m’attendre et
me laisser son adresse. La lettre de ce camarade rêvé finissait ainsi:
«Avec tout le respect de votre petit ami, LÉTOURVILLE.» «Petit ami!»
C’est ainsi qu’autrefois j’écrivais aux gens qui avaient trente ans
de plus que moi, à Legrandin par exemple. Quoi! ce sous-lieutenant,
que je me figurais mon camarade comme Saint-Loup, se disait mon petit
ami. Mais alors il n’y avait donc pas que les méthodes militaires qui
avaient changé depuis lors, et pour M. de Létourville j’étais donc,
non un camarade, mais un vieux monsieur, et de M. de Létourville, dans
la compagnie duquel je me figurais, moi, tel que je m’apparaissais à
moi-même, un bon camarade, en étais-je donc séparé par l’écartement
d’un invisible compas auquel je n’avais pas songé et qui me situait
si loin du jeune sous-lieutenant qu’il semblait que pour celui qui se
disait mon «petit ami» j’étais un vieux monsieur!

Presque aussitôt après quelqu’un parla de Bloch, je demandai si c’était
du jeune homme ou du père (dont j’avais ignoré la mort, pendant la
guerre, d’émotion, avait-on dit, de voir la France envahie). «Je ne
savais pas qu’il eût des enfants, je ne le savais même pas marié, me
dit la duchesse. Mais c’est évidemment du père que nous parlons, car
il n’a rien d’un jeune homme, ajouta-t-elle en riant. Il pourrait
avoir des fils qui seraient eux-mêmes déjà des hommes.» Et je compris
qu’il s’agissait de mon camarade. Il entra, d’ailleurs, au bout d’un
instant. J’eus de la peine à le reconnaître. D’ailleurs, il avait
pris maintenant non seulement un pseudonyme, mais le nom de Jacques
du Rozier, sous lequel il eût fallu le flair de mon grand-père pour
reconnaître la douce vallée de l’Hébron et les chaînes d’Israël
que mon ami semblait avoir définitivement rompues. Un chic anglais
avait, en effet, complètement transformé sa figure et passé au rabot
tout ce qui se pouvait effacer. Les cheveux, jadis bouclés, coiffés
à plat avec une raie au milieu, brillaient de cosmétique. Son nez
restait fort et rouge mais semblait plutôt tuméfié par une sorte de
rhume permanent qui pouvait expliquer l’accent nasal dont il débitait
paresseusement ses phrases, car il avait trouvé, de même qu’une
coiffure appropriée à son teint, une voix à sa prononciation où le
nasonnement d’autrefois prenait un air de dédain particulier qui
allait avec les ailes enflammées de son nez. Et grâce à la coiffure,
à la suppression des moustaches, à l’élégance du type, à la volonté,
ce nez juif disparaissait comme semble presque droite une bossue bien
arrangée. Mais surtout, dès que Bloch apparaissait, la signification
de sa physionomie était changée par un redoutable monocle. La part
de machinisme que ce monocle introduisait dans la figure de Bloch
la dispensait de tous ces devoirs difficiles auxquels une figure
humaine est soumise, devoir d’être belle, d’exprimer l’esprit, la
bienveillance, l’effort. La seule présence de ce monocle dans la figure
de Bloch dispensait d’abord de se demander si elle était jolie ou non,
comme devant ces objets anglais dont un garçon dit, dans un magasin,
que c’est le grand chic, après quoi on n’ose plus se demander si cela
vous plaît. D’autre part, il s’installait derrière la glace de ce
monocle dans une position aussi hautaine, distante et confortable que
si ç’avait été la glace d’un huit ressorts, et, pour assortir la figure
aux cheveux plats et au monocle, ses traits n’exprimaient plus jamais
rien. Sur cette figure de Bloch je vis se superposer cette mine débile
et opinante, ces frêles hochements de tête qui trouvent si vite leur
cran d’arrêt, et où j’aurais reconnu la docte fatigue des vieillards
aimables, si, d’autre part, je n’avais enfin reconnu devant moi mon
ami et si mes souvenirs ne l’avaient animé de cet entrain juvénile et
ininterrompu dont il semblait actuellement dépossédé. Pour moi qui
l’avais connu au seuil de la vie, il était mon camarade, un adolescent
dont je mesurais la jeunesse par celle que, n’ayant cru vivre depuis
ce moment-là, je me donnais inconsciemment à moi-même. J’entendis dire
qu’il paraissait bien son âge, je fus étonné de remarquer sur son
visage quelques-uns de ces signes qui sont plutôt la caractéristique
des hommes qui sont vieux Je compris que c’est parce qu’il l’était
en effet et que c’est avec des adolescents qui durent un assez grand
nombre d’années que la vie fait ses vieillards.

Comme quelqu’un, entendant dire que j’étais souffrant, demanda si je
ne craignais pas de prendre la grippe qui régnait à ce moment-là, un
autre bienveillant me rassura en me disant: «Non, cela atteint plutôt
les personnes encore jeunes, les gens de votre âge ne risquent plus
grand’chose.» Et on assura que le personnel m’avait bien reconnu.
Ils avaient chuchoté mon nom, et même «dans leur langage», raconta
une dame, elle les avait entendus dire: «Voilà le Père...» (cette
expression était suivie de mon nom. Et comme je n’avais pas d’enfant,
elle ne pouvait se rapporter qu’à l’âge).

En attendant la duchesse de Guermantes dire: «Comment, si j’ai connu
le maréchal? Mais j’ai connu des gens bien plus représentatifs, la
duchesse de Galbera, Pauline de Périgord, Mgr Dupanloup», je regrettais
naïvement de ne pas avoir connu moi-même ceux qu’elle appelait un reste
d’ancien régime. J’aurais dû penser qu’on appelle ancien régime ce dont
on n’a pu connaître que la fin; c’est ainsi que ce que nous apercevons
à l’horizon prend une grandeur mystérieuse et nous semble se refermer
sur un monde qu’on ne reverra plus; cependant nous avançons, et c’est
bientôt nous-même qui sommes à l’horizon pour les générations qui sont
derrière nous; cependant l’horizon recule, et le monde, qui semblait
fini, recommence. «J’ai même pu voir, quand j’étais jeune fille, ajouta
Mme de Guermantes, la duchesse de Dino. Dame, vous savez que je n’ai
plus vingt-cinq ans.» Ces derniers mots me fâchèrent. Elle ne devrait
pas dire cela, ce serait bon pour une vieille femme. «Quant à vous,
reprit-elle, vous êtes toujours le même, vous n’avez pour ainsi dire
pas changé», me dit la duchesse, et cela me fit presque plus de peine
que si elle m’avait parlé d’un changement, car cela prouvait, puisqu’il
était extraordinaire qu’il s’en fût si peu produit, que bien du temps
s’était écoulé. «Ami, me dit-elle, vous êtes étonnant, vous restez
toujours jeune», expression si mélancolique puisqu’elle n’a de sens que
si nous sommes, en fait sinon d’apparence, devenus vieux. Et elle me
donna le dernier coup en ajoutant: «J’ai toujours regretté que vous ne
vous soyez pas marié. Au fond, qui sait, c’est peut-être plus heureux.
Vous auriez été d’âge à avoir des fils à la guerre, et s’ils avaient
été tués, comme l’a été ce pauvre Robert de Saint-Loup (je pense encore
souvent à lui), sensible comme vous êtes, vous ne leur auriez pas
survécu.» Et je pus me voir, comme dans la première glace véridique que
j’eusse rencontrée dans les yeux de vieillards restés jeunes, à leur
avis, comme je le croyais moi-même de moi, et qui, quand je me citais
à eux, pour entendre un démenti, comme exemple de vieux, n’avaient
pas dans leurs regards, qui me voyaient tel qu’ils ne se voyaient pas
eux-mêmes et tel que je les voyais, une seule protestation. Car nous ne
voyions pas notre propre aspect, nos propres âges, mais chacun, comme
un miroir opposé, voyait celui de l’autre. Et sans doute, à découvrir
qu’ils ont vieilli, bien des gens eussent été moins tristes que moi.
Mais d’abord il en est de la vieillesse comme de la mort, quelques-uns
les affrontent avec indifférence, non pas parce qu’ils ont plus de
courage que les autres, mais parce qu’ils ont moins d’imagination. Puis
un homme qui depuis son enfance vise une même idée, auquel sa paresse
même et jusqu’à son état de santé, en lui faisant remettre sans cesse
les réalisations, annule chaque soir le jour écoulé et perdu, si bien
que la maladie qui hâte le vieillissement de son corps retarde celui
de son esprit, est plus surpris et plus bouleversé de voir qu’il n’a
cessé de vivre dans le Temps, que celui qui vit peu en soi-même, se
règle sur le calendriers et ne découvre pas d’un seul coup le total
des année, dont il a poursuivi quotidiennement l’addition. Mais une
raison plus grave expliquait mon angoisse; je découvrais cette action
destructrice du Temps au moment même où je voulais entreprendre de
rendre claires, d’intellectualiser dans une œuvre d’art, des réalités
extra-temporelles.

Chez certains êtres le remplacement successif, mais accompli en mon
absence, de chaque cellule par d’autres, avait amené un changement si
complet, une si entière métamorphose que j’aurais pu dîner cent fois
en face d’eux dans un restaurant sans me douter plus que je les avais
connus autrefois que je n’aurais pu deviner la royauté d’un souverain
incognito ou le vice d’un inconnu. La comparaison devient même
insuffisante pour le cas où j’entendais leur nom, car on peut admettre
qu’un inconnu assis en face de vous soit criminel ou roi, tandis
qu’eux, je les avais connus, ou plutôt j’avais connu des personnes
portant le même nom, mais si différentes que je ne pouvais croire que
ce fussent les mêmes. Pourtant, comme j’aurais fait en partant de
l’idée de souveraineté ou de vice qui ne tarde pas à donner à l’inconnu
(avec qui on aurait fait si aisément, quand on avait encore les yeux
bandés, la gaffe d’être insolent ou aimable), dans les mêmes traits de
qui on discerne maintenant quelque chose de distingué ou de suspect,
je m’appliquais à introduire dans le visage de l’inconnue, entièrement
inconnue, l’idée qu’elle était Mme Sazerat, et je finissais par
rétablir le sens autrefois connu de ce visage, mais qui serait resté
vraiment aliéné pour moi, entièrement celui d’une autre femme ayant
autant perdu tous les attributs humains que j’avais connus, qu’un homme
devenu singe, si le nom et l’affirmation de l’identité ne m’avaient
mis, malgré ce que le problème avait d’ardu, sur la voie de la
solution. Parfois pourtant, l’ancienne image renaissait assez précise
pour que je puisse essayer une confrontation; et comme un témoin mis
en présence d’un inculpé qu’il a vu, j’étais forcé, tant la différence
était grande, de dire: «Non ... je ne le reconnais pas.»

Une jeune femme me dit: «Voulez-vous que nous allions dîner tous les
deux au restaurant?» Comme je répondais: «Si vous ne trouvez pas
compromettant de venir dîner seule avec un jeune homme», j’entendis que
tout le monde autour de moi riait, et je m’empressai d’ajouter: «ou
plutôt avec un vieil homme». je sentais que la phrase qui avait fait
rire était de celles qu’aurait pu, en parlant de moi, dire ma mère,
ma mère pour qui j’étais toujours un enfant. Or je m’apercevais que
je me plaçais pour me juger au même point de vue qu’elle. Si j’avais
fini par enregistrer comme elle certains changements qui s’étaient
faits depuis ma première enfance, c’était tout de même des changements
maintenant très anciens. J’en étais resté à celui qui faisait qu’on
avait dit un temps, presque en prenant de l’avance sur le fait: «C’est
maintenant presque un grand jeune homme.» Je le pensais encore, mais
cette fois avec un immense retard. Je ne m’apercevais pas combien
j’avais changé. Mais, au fait, eux, qui venaient de rire aux éclats,
à quoi s’en apercevaient-ils? Je n’avais pas un cheveu gris, ma
moustache était noire. J’aurais voulu pouvoir leur demander à quoi se
révélait l’évidence de la terrible chose. Et maintenant je comprenais
ce qu’était la vieillesse--la vieillesse qui, de toutes les réalités,
est peut-être celle dont nous gardons le plus longtemps dans la vie
une notion purement abstraite, regardant les calendriers, datant nos
lettres, voyant se marier nos amis, les enfants de nos amis, sans
comprendre, soit par peur, soit par paresse, ce que cela signifie,
jusqu’au jour où nous apercevons une silhouette inconnue, comme celle
de M. d’Argencourt, laquelle nous apprend que nous vivons dans un
nouveau monde; jusqu’au jour où le petit-fils d’une de nos amies,
jeune homme qu’instinctivement nous traiterions en camarade, sourit
comme si nous nous moquions de lui, nous qui lui sommes apparu comme
un grand-père; je comprenais ce que signifiaient la mort, l’amour,
les joies de l’esprit, l’utilité de la douleur, la vocation. Car si
les noms avaient perdu pour moi de leur individualité, les mots me
découvraient tout leur sens. La beauté des images est logée à l’arrière
des choses, celle des idées à l’avant. De sorte que la première cesse
de nous émerveiller quand on les a atteintes, mais qu’on ne comprend la
seconde que quand on les a dépassées.

Or, à toutes ces idées, la cruelle découverte que je venais de faire
relativement au Temps qui s’était écoulé ne pourrait que s’ajouter et
me servir en ce qui concernait la matière même de mon livre. Puisque
j’avais décidé qu’elle ne pouvait être uniquement constituée par les
impressions véritablement pleines, celles qui sont en dehors du Temps,
parmi les vérités avec lesquelles je comptais les sertir, celles qui se
rapportent au Temps, au Temps dans lequel baignent et s’altèrent les
hommes, les sociétés, les nations, tiendraient une place importante. Je
n’aurais pas soin seulement de faire une place à ces altérations que
subit l’aspect des êtres et dont j’avais de nouveaux exemples à chaque
minute, car tout en songeant à mon œuvre, assez définitivement mise en
marche pour ne pas se laisser arrêter par des distractions passagères,
je continuais à dire bonjour aux gens que je connaissais et à causer
avec eux. Le vieillissement, d’ailleurs, ne se marquait pas pour tous
d’une manière analogue. Je vis quelqu’un qui demandait mon nom, on
me dit que c’était M. de Cambremer. Et alors, pour me montrer qu’il
m’avait reconnu: «Est-ce que vous avez toujours vos étouffements?»
me demanda-t-il, et sur ma réponse affirmative: «Vous voyez que ça
n’empêche pas la longévité», me dit-il, comme si j’étais décidément
centenaire. Je lui parlais les yeux attachés sur deux ou trois traits
que je pouvais faire rentrer par la pensée dans cette synthèse, pour le
reste toute différente, de mes souvenirs, que j’appelais sa personne.
Mais un instant il tourna à demi la tête. Et alors je vis qu’il était
rendu méconnaissable par l’adjonction d’énormes poches rouges aux
joues qui l’empêchaient d’ouvrir complètement la bouche et les yeux,
si bien que je restais hébété, n’osant regarder cette sorte d’anthrax
dont il me semblait plus convenable qu’il me parlât le premier. Mais
comme, en malade courageux, il n’y faisait pas allusion et riait,
j’avais peur d’avoir l’air de manquer de cœur en ne lui demandant pas,
de tact en lui demandant ce qu’il avait. Mais «ils ne vous viennent
pas plus rarement avec l’âge?» me demanda-t-il, en continuant à
parler de mes étouffements. Je lui dis que non. «Ah! pourtant, ma
sœur en a sensiblement moins qu’autrefois», me dit-il, d’un ton de
contradiction comme si cela ne pouvait pas être autrement pour moi
que pour sa sœur, et comme si l’âge était un de ces remèdes dont il
n’admettait pas, quand ils avaient fait du bien à Mme de Gaucourt,
qu’ils ne me fussent pas salutaires. Mme de Cambremer-Legrandin
s’étant approchée, j’avais de plus en plus peur de paraître insensible
en ne déplorant pas ce que je remarquais sur la figure de son mari
et je n’osais pas cependant parler de ça le premier. «Vous êtes
content de le voir? me dit-elle.--Il va bien? répliquai-je sur un ton
incertain.--Mais comme vous voyez.» Elle ne s’était pas aperçue de
ce mal qui offusquait ma vue et qui n’était autre qu’un des masques
du Temps que celui-ci avait appliqué à la figure du marquis, mais
peu à peu, et en l’épaississant si progressivement que la marquise
n’en avait rien vu. Quand M. de Cambremer eut fini ses questions sur
mes étouffements, ce fut mon tour de m’informer tout bas auprès de
quelqu’un si la mère du marquis vivait encore. Elle vivait. Dans
l’appréciation du temps écoulé, il n’y a que le premier pas qui coûte.
On éprouve d’abord beaucoup de peine à se figurer que tant de temps
ait passé et ensuite qu’il n’en ait pas passé davantage. On n’avait
jamais songé que le XIIIe siècle fût si loin, et après on a peine à
croire qu’il puisse subsister encore des églises du XIIIe siècle,
lesquelles pourtant sont innombrables en France. En quelques instants
s’était fait en moi ce travail plus lent qui se fait chez ceux qui,
ayant eu peine à comprendre qu’une personne qu’ils ont connue jeune ait
soixante ans, en ont plus encore, quinze ans après, à apprendre qu’elle
vit encore et n’a pas plus de soixante-quinze ans. Je demandai à M.
de Cambremer comment allait sa mère. «Elle est toujours admirable»,
me dit-il, usant d’un adjectif qui, par opposition aux tribus où on
traite sans pitié les parents âgés, s’applique dans certaines familles
aux vieillards chez qui l’usage des facultés les plus matérielles,
comme d’entendre, d’aller à pied à la messe, et de supporter avec
insensibilité les deuils, s’empreint, aux yeux de leurs enfants, d’une
extraordinaire beauté morale.

Si certaines femmes avouaient leur vieillesse en se fardant, elle
apparaissait, au contraire, par l’absence de fard chez certains hommes
sur le visage desquels je ne l’avais jamais expressément remarquée,
et qui tout de même me semblaient bien changés depuis que, découragés
de chercher à plaire, ils en avaient cessé l’usage. Parmi eux était
Legrandin. La suppression du rose, que je n’avais jamais soupçonné
artificiel, de ses lèvres et de ses joues donnait à sa figure
l’apparence grisâtre et à ses traits allongés et mornes la précision
sculpturale et lapidaire de ceux d’un dieu égyptien. Un dieu! un
revenant plutôt. Il avait perdu non seulement le courage de se peindre,
mais de sourire, de faire briller son regard, de tenir des discours
ingénieux. On s’étonnait de le voir si pâle, abattu, ne prononçant
que de rares paroles qui avaient l’insignifiance de celles que disent
les morts qu’on évoque. On se demandais quelle cause l’empêchait
d’être vif, éloquent, charmant, comme on se le demande devant «le
double» insignifiant d’un homme brillant de son vivant et auquel un
spirite pose pourtant des questions qui prêteraient aux développements
charmeurs. Et on se disait que cette cause qui avait substitué au
Legrandin coloré et rapide un pâle et triste fantôme de Legrandin,
c’était la vieillesse. Chez certains même les cheveux n’avaient pas
blanchi. Ainsi je reconnus, quand il vint dire un mot à son maître, le
vieux valet de chambre du prince de Guermantes. Les poils bourrus qui
hérissaient ses joues tout autant que son crâne étaient restés d’un
roux tirant sur le rose et on ne pouvait le soupçonner de se teindre
comme la duchesse de Guermantes. Mais il n’en paraissait pas moins
vieux. On sentait seulement qu’il existe chez les hommes comme, dans le
règne végétal, les mousses, les lichens et tant d’autres, des espèces
qui ne changent pas à l’approche de l’hiver.

Chez d’autres invités, dont le visage était intact, l’âge se marquait
autrement; ils semblaient seulement embarrassés quand ils avaient à
marcher; on croyait d’abord qu’ils avaient mal aux jambes, et ce n’est
qu’ensuite qu’on comprenait que la vieillesse leur avait attaché ses
semelles de plomb. Elle en embellissait d’autres, comme le prince
d’Agrigente. A cet homme long, mince, au regard terne, aux cheveux qui
semblaient devoir rester éternellement rougeâtres, avait succédé, par
une métamorphose analogue à celle des insectes, un vieillard chez qui
les cheveux rouges, trop longtemps vus, avaient été, comme un tapis de
table qui a trop servi, remplacé par des cheveux blancs. Sa poitrine
avait pris une corpulence inconnue, robuste, presque guerrière, et qui
avait dû nécessiter un véritable éclatement de la frêle chrysalide que
j’avais connue; une gravité consciente d’elle-même baignait les yeux,
où elle était teintée d’une bienveillance nouvelle qui s’inclinait vers
chacun. Et comme, malgré tout, une certaine ressemblance subsistait
entre le puissant prince actuel et le portrait que gardait mon
souvenir, j’admirais la force de renouvellement original du temps
qui, tout en respectant l’unité de l’être et les lois de la vie,
sait changer ainsi le décor et introduire de hardis contrastes dans
deux aspects successifs d’un même personnage, car, beaucoup de ces
gens, on les identifiait immédiatement, mais comme d’assez mauvais
portraits d’eux-mêmes réunis dans l’exposition où un artiste inexact
et malveillant durcit les traits de l’un, enlève la fraîcheur du
teint ou la légèreté de la taille à celle-ci, assombrit le regard
de tel autre. Comparant ces images avec celles que j’avais sous les
yeux de ma mémoire, j’aimais moins celles qui m’étaient montrées en
dernier lieu. Comme souvent on trouve moins bonne et on refuse une des
photographies entre lesquelles un ami vous a prié de choisir. A chaque
personne et devant l’image qu’elle me montrait d’elle-même j’aurais
voulu dire: «Non, pas celle-ci, vous êtes moins bien, ce n’est pas
vous.» Je n’aurais pas osé ajouter: «Au lieu de votre beau nez droit
on vous a fait le nez crochu de votre père que je ne vous ai jamais
connu.» En effet, c’était un nez nouveau et familial. Bref, l’artiste
le Temps avait «rendu» tous ces modèles de telle façon qu’ils étaient
reconnaissables, mais ils n’étaient pas ressemblants, non parce qu’il
les avait flattés, mais parce qu’il les avait vieillis. Cet artiste-là,
du reste, travaille fort lentement. Ainsi cette réplique du visage
d’Odette, dont, le jour où j’avais pour la première fois vu Bergotte,
j’avais aperçu l’esquisse à peine ébauchée dans le visage de Gilberte,
le temps l’avait enfin poussée jusqu’à la plus parfaite ressemblance,
comme on le verra tout à l’heure, pareil à ces peintres qui gardent
longtemps une œuvre et la complètent année par année. En plusieurs,
je finissais par reconnaître, non seulement eux-mêmes, mais eux tels
qu’ils étaient autrefois, et Ski, par exemple, pas plus modifié qu’une
fleur ou un fruit qui a séché, type de ces amateurs «célibataires de
l’art» qui vieillissent inutiles et insatisfaits. Ski était resté
ainsi un essai informe, confirmant mes théories sur l’art. D’autres
le suivaient qui n’étaient nullement des amateurs; c’étaient des gens
du monde qui ne s’intéressaient à rien, et eux aussi, la vieillesse
ne les avait pas mûris et, même s’il s’entourait d’un premier cercle
de rides et d’un arc de cheveux blancs, leur même visage poupin
gardait l’enjouement de la dix-huitième année. Ils n’étaient pas des
vieillards, mais des jeunes gens de dix-huit ans extrêmement fanés. Peu
de chose eût suffi à effacer ces flétrissures de la vie, et la mort
n’aurait pas plus de peine à rendre au visage sa jeunesse qu’il n’en
faut pour nettoyer un portrait que seul un peu d’encrassement empêche
de briller comme autrefois. Aussi je pensais à l’illusion dont nous
sommes dupes quand, entendant parler d’un célèbre vieillard, nous nous
fions d’avance à sa bonté, à sa justice, à sa douceur d’âme; car je
sentais qu’ils avaient été, quarante ans plus tôt, de terribles jeunes
gens dont il n’y avait aucune raison pour supposer qu’ils n’avaient pas
gardé la vanité, la duplicité, la morgue et les ruses.

Et pourtant, en complet contraste avec ceux-ci, j’eus la surprise
de causer avec des hommes et des femmes, jadis insupportables,
et qui avaient perdu à peu près tous leurs défauts, soit que la
vie, en décevant ou comblant leurs désirs, leur eût enlevé de leur
présomption ou de leur amertume. Un riche mariage qui ne nous rend plus
nécessaire la lutte ou l’ostentation, l’influence même de la femme, la
connaissance lentement acquise de valeurs autres que celles auxquelles
croit exclusivement une jeunesse frivole, leur avait permis de détendre
leur caractère et de montrer leurs qualités. Ceux-là en vieillissant
semblaient avoir une personnalité différente, comme ces arbres dont
l’automne, en variant leurs couleurs, semble changer l’essence. Pour
eux celle de la vieillesse se manifestait vraiment, mais comme une
chose morale (qu’ils ne possédaient pas avant). Chez d’autres elle
était plutôt physique, et si nouvelle que la personne--Mme de Souvré
par exemple--me semblait à la fois inconnue et connue. Inconnue, car
il m’était impossible de soupçonner que ce fût elle, et malgré moi
je ne pus m’empêcher, en répondant à son salut, de laisser voir le
travail d’esprit qui me faisait hésiter entre trois ou quatre personnes
(parmi lesquelles n’était pas Mme de Souvré) pour savoir à qui je
le rendais avec une chaleur, du reste, qui dut l’étonner, car dans
le doute, ayant peur d’être trop froid si c’était une amie intime,
j’avais compensé l’incertitude du regard par la chaleur de la poignée
de main et du sourire. Mais, d’autre part, son aspect nouveau ne
m’était pas inconnu. C’était celui que j’avais souvent vu, au cours
de ma vie, à des femmes âgées et fortes, mais sans soupçonner alors
qu’elles avaient pu, beaucoup d’années avant, ressembler à Mme
de Souvré. Cet aspect était si différent de celui que j’avais connu
dans le passé qu’on eût dit qu’elle était un être condamné, comme un
personnage de féerie, à apparaître d’abord en jeune fille, puis en
épaisse matrone, et qui reviendrait sans doute bientôt en vieille
branlante et courbée. Elle semblait, comme une lourde nageuse qui ne
voit plus le rivage qu’à une grande distance, repousser avec peine les
flots du temps qui la submergeaient. J’arrivai à force de regarder sa
figure hésitante, incertaine comme une mémoire infidèle qui ne peut
plus retenir les formes d’autrefois, j’arrivai pourtant à en retrouver
quelque chose en me livrant au petit jeu d’éliminer les carrés et les
hexagones que l’âge avait ajoutés à ces joues. D’ailleurs, ce qu’il
mêlait à celles des femmes n’était pas toujours seulement des figures
géométriques. Dans les joues de la duchesse de Guermantes, restées si
semblables pourtant et pourtant composites maintenant comme un nougat,
je distinguais une trace de vert-de-gris, un petit morceau rose de
coquillage concassé, une grosseur difficile à définir, plus petite
qu’une boule de gui et moins transparente qu’une perle de verre.

Certains hommes boitaient dont on sentait bien que ce n’était pas
par suite d’un accident de voiture, mais à cause d’une attaque et
parce qu’ils avaient déjà, comme on dit, un pied dans la tombe.
Dans l’entrebâillement de la leur, à demi paralysées, certaines
femmes, comme Mme de Franquetot, semblaient ne pas pouvoir retirer
complètement leur robe restée accrochée à la pierre du caveau, et elles
ne pouvaient se redresser, infléchies qu’elles étaient, la tête basse,
en une courbe qui était comme celle qu’elles occupaient actuellement
entre la vie et la mort, avant la chute dernière. Rien ne pouvait
lutter contre le mouvement de cette parabole qui les emportait et,
dès qu’elles voulaient se lever, elles tremblaient et leurs doigts ne
pouvaient rien retenir.

Certaines figures sous la cagoule de leurs cheveux blancs avaient déjà
la rigidité, les paupières scellées de ceux qui vont mourir, et leurs
lèvres, agitées d’un tremblement perpétuel, semblaient marmonner la
prière des agonisants.

A un visage linéairement le même il suffisait, pour qu’il semblât
autre, de cheveux blancs au lieu de cheveux noirs ou blonds. Les
costumiers de théâtre savent qu’il suffit d’une perruque poudrée pour
déguiser très suffisamment quelqu’un et le rendre méconnaissable. Le
jeune marquis de Beausergent, que j’avais vu dans la loge de Mme
de Cambremer, alors sous-lieutenant, le jour où Mme de Guermantes
était dans la baignoire de sa cousine, avait toujours ses traits
aussi parfaitement réguliers, plus même, la rigidité physiologique
de l’artério-sclérose exagérant encore la rectitude impassible de
la physionomie du dandy et donnant à ces traits l’intense netteté,
presque grimaçante à force d’immobilité, qu’ils auraient eue dans une
étude de Mantegna ou de Michel-Ange. Son teint jadis d’une rougeur
égrillarde était maintenant d’une solennelle pâleur; des poils
argentés, un léger embonpoint, une noblesse de doge, une fatigue
qui allait jusqu’à l’envie de dormir, tout concourait chez lui à
donner une impression nouvelle de majesté fatale. Au rectangle de sa
barbe blonde le rectangle égal de sa barbe blanche se substituait si
parfaitement que, remarquant que ce sous-lieutenant que j’avais connu
avait cinq galons, ma première pensée fut de le féliciter non d’avoir
été promu colonel, mais d’être si bien en colonel, déguisement pour
lequel il semblait avoir emprunté l’uniforme, l’air grave et triste de
l’officier supérieur qu’avait été son père. Chez un autre, la barbe
blanche avait succédé à la barbe blonde, mais comme le visage était
resté vif, souriant et jeune, elle le faisait paraître seulement plus
rouge et plus militant, augmentant l’éclat des yeux, et donnant au
mondain resté jeune l’air inspiré d’un prophète. La transformation que
les cheveux blancs et d’autres éléments encore avaient opérée, surtout
chez les femmes, m’eussent retenu avec moins de force s’ils n’avaient
été qu’un changement de couleur, ce qui peut charmer les yeux, mais
parce qu’est troublant pour l’esprit un changement de personnes. En
effet, «reconnaître» quelqu’un, et plus encore, après n’avoir pas pu
le reconnaître, l’identifier, c’est penser sous une seule dénomination
deux choses contradictoires, c’est admettre que ce qui était ici l’être
qu’on se rappelle n’est plus, et que ce qui y est, c’est un être qu’on
ne connaissait pas, c’est avoir à percer un mystère presque aussi
troublant que celui de la mort dont il est, du reste, comme la préface
et l’annonciateur. Car, ces changements, je savais ce qu’ils voulaient
dire, ce à quoi ils préludaient. Aussi cette blancheur des cheveux
impressionnait chez les femmes, jointe à tant d’autres changements. On
me disait un nom et je restais stupéfait de penser qu’il s’appliquait
à la fois à la blonde valseuse que j’avais connue autrefois et à la
lourde dame à cheveux blancs qui passait pesamment près de moi. Avec
une certaine roseur de teint ce nom était peut-être la seule chose
qu’il y avait de commun entre ces deux femmes, plus différentes--celle
de la mémoire et celle de la matinée Guermantes--qu’une ingénue et
une douairière de pièce de théâtre. Pour que la vie ait pu arriver à
donner à la valseuse ce corps énorme, pour qu’elle eût pu ralentir,
comme au métronome, ses mouvements embarrassés, pour qu’avec peut-être
comme seule parcelle permanente, les joues--plus larges certes, mais
qui dès la jeunesse étaient déjà couperosées--elle eût pu substituer
à la légère blonde ce vieux maréchal ventripotent, il lui avait
fallu accomplir plus de dévastations et de reconstitutions que pour
mettre un dôme à la place d’une flèche, et quand on pensait qu’un
pareil travail s’était opéré non sur la matière inerte mais sur une
chair qui ne change qu’insensiblement, le contraste bouleversant
entre l’apparition présente et l’être que je me rappelais reculait
celui-ci dans un passé plus que lointain, presque invraisemblable. On
avait peine à réunir les deux aspects, à penser les deux personnes
sous une même dénomination; car de même qu’on a peine à penser qu’un
mort fut vivant ou que celui qui était vivant est mort aujourd’hui,
il est presque aussi difficile, et du même genre de difficulté (car
l’anéantissement de la jeunesse, la destruction d’une personne pleine
de forces et de légèreté est déjà un premier néant), de concevoir que
celle qui fut jeune est vieille, quand l’aspect de cette vieille,
juxtaposé à celui de la jeune, semble tellement l’exclure que tour
à tour c’est la vieille, puis la jeune, puis la vieille encore qui
vous paraissent un rêve, et qu’on ne croirait pas que ceci peut avoir
jamais été cela, que la matière de cela est elle-même, sans se réfugier
ailleurs, grâce aux savantes manipulations du temps, devenue ceci,
que c’est la même matière n’ayant pas quitté le même corps--si l’on
n’avait l’indice du nom pareil et le témoignage affirmatif des amis
auquel donne seule une apparence de vraisemblance la couperose, jadis
étroite entre l’or des épis, aujourd’hui étalée sous la neige. On
était effrayé en pensant aux périodes qui avaient dû s’écouler avant
que s’accomplît une pareille révolution dans la géologie d’un visage,
et de voir quelles érosions s’étaient faites le long du nez, quelles
énormes alluvions, au bord des joues, entouraient toute la figure de
leurs masses opaques et réfractaires. J’avais bien considéré toujours
notre individu à un moment donné du temps comme un polypier où l’œil,
organisme indépendant bien qu’associé, si une poussière passe, cligne
sans que l’intelligence le commande; bien plus, où l’intestin, parasite
enfoui, s’infecte sans que l’intelligence l’apprenne, mais aussi et
pareillement pour l’âme, dans la durée de la vie, comme une suite de
moi juxtaposés mais distincts qui mourraient les uns après les autres
ou même alterneraient entre eux comme ceux qui, à Combray, prenaient
pour moi la place l’un de l’autre quand venait le soir. Mais aussi
j’avais vu que ces cellules morales qui composent un être sont plus
durables que lui. J’avais vu les vices, le courage des Guermantes
revenir en Saint-Loup comme en lui-même ses défauts étranges et brefs
de caractère, comme le sémitisme de Swann. Je pouvais le voir encore
en Bloch. Depuis qu’il avait perdu son père, l’idée, outre les grands
sentiments de famille qui existent souvent dans les familles juives,
que son père était un homme tellement supérieur à tous, avait donné à
son amour pour lui la forme d’un culte. Il n’avait pu supporter l’idée
de l’avoir perdu et avait dû s’enfermer près d’une année dans une
maison de santé. Il avait répondu à mes condoléances sur un ton à la
fois profondément senti et presque hautain, tant il me jugeait enviable
d’avoir approché cet homme supérieur dont il eût volontiers donné la
voiture à deux chevaux à quelque musée historique. Et maintenant, à sa
table de famille (car, contrairement à ce que croyait la duchesse de
Guermantes, il était marié), la même colère qui animait Bloch contre
M. Nissim Bernard animait Bloch contre son beau-père. Il lui faisait
les mêmes sorties. De même qu’en écoutant parler Cottard, Brichot,
tant d’autres, j’avais senti que, par la culture et la mode, une seule
ondulation propage dans toute l’étendue de l’espace les mêmes manières
de dire, de penser, de même dans toute la durée du temps de grandes
lames de fond soulèvent des profondeurs des âges les mêmes colères,
les mêmes tristesses, les mêmes bravoures, les mêmes manies, à travers
les générations superposées, chaque section, prise à plusieurs niveaux
d’une même série, offrant la répétition, comme des ombres sur des
écrans successifs, d’un tableau aussi identique, quoique souvent moins
insignifiant, que celui qui mettait aux prises de la même façon M.
Bloch et son beau-père, M. Bloch père et M. Nissim Bernard et d’autres
que je n’avais pas connus.

Il y avait des hommes que je savais parents d’autres sans avoir
jamais pensé qu’ils eussent un trait commun; en admirant le vieil
ermite aux cheveux blancs qu’était devenu Legrandin, tout d’un coup
je constatai, je peux dire que je découvris, avec une satisfaction de
zoologiste, dans le méplat de ses joues la construction de celles de
son jeune neveu Léonor de Cambremer, qui pourtant avait l’air de ne
lui ressembler nullement; à ce premier trait commun j’en ajoutai un
autre que je n’avais pas jusqu’ici remarqué chez Léonor de Cambremer,
puis d’autres et qui n’étaient aucun de ceux que m’offrait d’habitude
la synthèse de sa jeunesse, de sorte que j’eus bientôt de lui comme
une caricature plus vraie, plus profonde, que si elle avait été
littéralement ressemblante; son oncle me semblait maintenant le jeune
Cambremer ayant pris pour s’amuser les apparences du vieillard qu’en
réalité il serait un jour, si bien que ce n’était plus seulement ce
qu’étaient devenus les jeunes d’autrefois, mais ce que deviendraient
ceux d’aujourd’hui qui me donnait avec tant de force la sensation du
Temps.

Les femmes tâchaient à rester en contact avec ce qui avait été le
plus individuel de leur charme, mais souvent la matière nouvelle de
leur visage ne s’y prêtait plus. Les traits où s’était gravée sinon
la jeunesse du moins la beauté ayant disparu chez la plupart d’entre
elles, elles avaient alors cherché si, avec le visage qui leur restait,
on ne pouvait s’en faire une autre. Déplaçant le centre, sinon de
gravité du moins de perspective de leur visage, en composant les
traits autour de lui suivant un autre caractère, elles commençaient
à cinquante ans une nouvelle sorte de beauté, comme on prend sur le
tard un nouveau métier, ou comme à une terre qui ne vaut plus rien
pour la vigne on fait produire des betteraves. Autour de ces traits
nouveaux on faisait fleurir une nouvelle jeunesse. Seules ne pouvaient
s’accommoder de ces transformations les femmes trop belles ou trop
laides. Les premières, sculptées comme un marbre aux lignes définitives
duquel on ne peut plus rien changer, s’effritaient comme une statue.
Les secondes, qui avaient quelque difformité de la face, avaient même
sur les belles certains avantages. D’abord c’étaient les seules qu’on
reconnaissait tout de suite. On savait qu’il n’y avait pas à Paris
deux bouches pareilles et la leur me les faisait reconnaître dans
cette matinée où je ne reconnaissais plus personne. Et puis elles
n’avaient même pas l’air d’avoir vieilli. La vieillesse est quelque
chose d’humain. Elles étaient des monstres, et elles ne semblaient
pas avoir plus «changé» que des baleines. D’autres hommes, d’autres
femmes ne semblaient pas non plus avoir vieilli; leur tournure était
aussi svelte, leur visage aussi jeune. Mais si pour leur parler on se
mettait tout près de leur figure lisse de peau et fine de contours,
alors elle apparaissait tout autre, comme il arrive pour une surface
végétale, une goutte d’eau, de sang, si on la place sous le microscope.
Alors je distinguais de multiples taches graisseuses sur la peau que
j’avais crue lisse, et dont elles me donnaient le dégoût. Les lignes
ne résistaient pas à cet agrandissement. Celle du nez se brisait de
près, s’arrondissait, envahie par les mêmes cercles huileux que le
reste de la figure; et de près les yeux rentraient sous des poches qui
détruisaient la ressemblance du visage actuel avec celui du visage
d’autrefois qu’on avait cru retrouver. De sorte que, à l’égard de ces
invités-là, ils étaient jeunes vus de loin, leur âge augmentait avec
le grossissement de leur figure et la possibilité d’en observer les
différents plans. Pour eux, en somme, la vieillesse restait dépendante
du spectateur, qui avait à se bien placer pour voir ces figures-là
rester jeunes et à n’appliquer sur elles que ces regards lointains
qui diminuent l’objet sans le verre que choisit l’opticien pour un
presbyte; pour elles la vieillesse, décelable comme la présence des
infusoires dans une goutte d’eau, était amenée par le progrès moins des
années que, dans la vision de l’observateur, du degré de l’échelle de
grossissement.

En général, le degré de blancheur des cheveux semblait comme un signe
de la profondeur du temps vécu, comme ces sommets montagneux qui, même
apparaissant aux yeux sur la même ligne que d’autres, révèlent pourtant
le niveau de leur altitude par l’éclat de leur neigeuse blancheur. Et
ce n’était pourtant pas toujours exact, surtout pour les femmes. Ainsi
les mèches de la princesse de Guermantes, qui, lorsqu’elles étaient
grises et brillantes comme de la soie, semblaient d’argent autour de
son front bombé, ayant pris à force de devenir blanches une matité
de laine et d’étoupe, semblaient au contraire, à cause de cela, être
grises comme une neige salie qui a perdu son éclat. Et souvent de
blondes danseuses ne s’étaient pas seulement annexé avec une perruque
de cheveux blancs l’amitié de duchesses qu’elles ne connaissaient pas
autrefois. Mais n’ayant fait jadis que danser, l’art les avait touchées
comme la grâce. Et comme au XVIIe siècle d’illustres dames entraient
en religion, elles vivaient dans un appartement rempli de peintures
cubistes, un peintre cubiste ne travaillant que pour elles et elles ne
vivant que pour lui.

Pour les vieillards dont les traits avaient changé, ils tâchaient
pourtant de garder, fixée sur eux à l’état permanent, une de ces
expressions fugitives qu’on prend pour une seconde de pose et avec
lesquelles on essaye, soit de tirer parti d’un avantage extérieur, soit
de pallier un défaut; ils avaient l’air d’être définitivement devenus
d’immutables instantanés d’eux-mêmes.

Tous ces gens avaient mis tant de _temps_ à revêtir leur
déguisement que celui-ci passait généralement inaperçu de ceux qui
vivaient avec eux. Même un délai leur était souvent concédé où ils
pouvaient continuer assez tard à rester eux-mêmes. Mais alors ce
déguisement prorogé se faisait plus rapidement; de toutes façons il
était inévitable. Je n’avais jamais trouvé aucune ressemblance entre
Mme X et sa mère, que je n’avais connue que vieille, ayant l’air
d’un petit Turc tout tassé. Et, en effet, j’avais toujours connu Mme
X charmante et droite et pendant très longtemps elle l’était restée,
pendant trop longtemps, car, comme une personne qui, avant que la nuit
n’arrive, a à ne pas oublier de revêtir son déguisement de Turque,
elle s’était mise en retard, et aussi était-ce précipitamment, presque
tout d’un coup, qu’elle s’était tassée et avait reproduit avec fidélité
l’aspect de vieille Turque revêtu jadis par sa mère.

Je retrouvai là un de mes anciens camarades que, pendant dix ans,
j’avais vu presque tous les jours. On demanda à nous représenter.
J’allai donc à lui et il me dit d’une voix que je reconnus très bien:
«C’est une bien grande joie pour moi après tant d’années.» Mais quelle
surprise pour moi! Cette voix semblait émise par un phonographe
perfectionné, car si c’était celle de mon ami, elle sortait d’un
gros bonhomme grisonnant que je ne connaissais pas, et dès lors il
me semblait que ce ne pût être qu’artificiellement, par un truc de
mécanique, qu’on avait logé la voix de mon camarade sous ce gros
vieillard quelconque. Pourtant je savais que c’était lui, la personne
qui nous avait présentés, après si longtemps, l’un à l’autre n’avait
rien d’un mystificateur. Lui-même me déclara que je n’avais pas
changé, et je compris ainsi qu’il ne se croyait pas changé. Alors je
le regardai mieux. Et, en somme, sauf qu’il avait tellement grossi,
il avait gardé bien des choses d’autrefois. Pourtant je ne pouvais
comprendre que ce fût lui. Alors j’essayai de me rappeler. Il avait
dans sa jeunesse des yeux bleus, toujours riants, perpétuellement
mobiles, en quête évidemment de quelque chose à quoi je n’avais pensé
et qui devait être fort désintéressé, la vérité sans doute, poursuivie
en perpétuelle incertitude, avec une sorte de gaminerie, de respect
errant pour tous les amis de sa famille. Or, devenu homme politique
influent, capable, despotique, ces yeux bleus qui, d’ailleurs,
n’avaient pas trouvé ce qu’ils cherchaient s’étaient immobilisés, ce
qui leur donnait un regard pointu, comme sous un sourcil froncé. Aussi
l’expression de gaîté, d’abandon, d’innocence s’était-elle changée en
une expression de ruse et de dissimulation. Décidément il me semblait
que c’était quelqu’un d’autre, quand tout d’un coup j’entendis, à une
chose que je disais, son rire, son fou rire d’autrefois, celui qui
allait avec la perpétuelle mobilité gaie du regard. Des mélomanes
trouvent qu’orchestrée par X la musique de Z devient absolument
différente. Ce sont des nuances que le vulgaire ne saisit pas, mais un
fou rire étouffé d’enfant, sous un œil en pointe comme un crayon bleu
bien taillé, quoique un peu de travers, c’est plus qu’une différence
d’orchestration. Le rire cessé, j’aurais bien voulu reconnaître
mon ami, mais comme, dans l’Odyssée, Ulysse s’élançant sur sa mère
morte, comme un spirite essayant en vain d’obtenir d’une apparition
une réponse qui l’identifie, comme le visiteur d’une exposition
d’électricité qui ne peut croire que la voix que le phonographe
restitue inaltérée ne soit tout de même spontanément émise par une
personne, je cessai de reconnaître mon ami.

Il faut cependant faire cette réserve que les mesures du temps lui-même
peuvent être pour certaines personnes accélérées ou ralenties. Par
hasard j’avais rencontré dans la rue, il y avait quatre ou cinq ans,
la vicomtesse de Saint-Fiacre (belle-fille de l’amie des Guermantes).
Ses traits sculpturaux semblaient lui assurer une jeunesse éternelle.
D’ailleurs, elle était encore jeune. Or je ne pus, malgré ses sourires
et ses bonjours, la reconnaître en une dame aux traits tellement
déchiquetés que la ligne du visage n’était pas restituable. C’est
que depuis trois ans elle prenait de la cocaïne et d’autres drogues.
Ses yeux, profondément cernés de noir, étaient presque hagards. Sa
bouche avait un rictus étrange. Elle s’était levée, me dit-on, pour
cette matinée, restant des mois sans quitter son lit ou sa chaise
longue. Le Temps a ainsi des trains express et spéciaux qui mènent à
une vieillesse prématurée. Mais sur la voie parallèle circulent des
trains de retour, presque aussi rapides. Je pris M. de Courgivaux pour
son fils, car il avait l’air plus jeune (il devait avoir dépassé la
cinquantaine et semblait plus jeune qu’à trente ans). Il avait trouvé
un médecin intelligent, supprimé l’alcool et le sel; il était revenu
à la trentaine et semblait même, ce jour-là, ne pas l’avoir atteinte.
C’est qu’il s’était, le matin même, fait couper les cheveux.

Chose curieuse, le phénomène de la vieillesse semblait, dans ses
modalités, tenir compte de quelques habitudes sociales. Certains grands
seigneurs, mais qui avaient toujours été revêtus du plus simple alpaga,
coiffés de vieux chapeaux de paille que les petits bourgeois n’auraient
pas voulu porter, avaient vieilli de la même façon que les jardiniers,
que les paysans au milieu desquels ils avaient vécu. Des taches brunes
avaient envahi leurs joues, et leur figure avait jauni, s’était foncée
comme un livre.

Et je pensais aussi à tous ceux qui n’étaient pas là parce qu’ils ne
le pouvaient pas, que leur secrétaire, cherchant à donner l’illusion
de leur survie, avait excusés par une de ces dépêches qu’on remettait
de temps à autre à la princesse, à ces malades depuis des années
mourants, qui ne se lèvent plus, ne bougent plus, et, même au milieu de
l’assiduité frivole de visiteurs attirés par une curiosité de touristes
ou une confiance de pèlerins, les yeux clos, tenant leur chapelet,
rejetant à demi leur drap déjà mortuaire, sont pareils à des gisants
que le mal a sculptés jusqu’au squelette dans une chair rigide et
blanche comme le marbre, et étendus sur leur tombeau.

Sans doute--certaines femmes étaient encore très reconnaissables,
le visage était resté presque le même, et elles avaient seulement,
comme par une harmonie convenable avec la saison, revêtu les cheveux
gris, qui étaient leur parure d’automne. Mais pour d’autres, et pour
des hommes aussi, la transformation était si complète, l’identité
si impossible à établir--par exemple entre un noir viveur qu’on
se rappelait et le vieux moine qu’on avait sous les yeux--que plus
même qu’à l’art de l’acteur, c’était à celui de certains prodigieux
mimes, dont Fregoli reste le type, que faisaient penser ces fabuleuses
transformations. La vieille femme avait envie de pleurer en comprenant
que l’indéfinissable et mélancolique sourire qui avait fait son
charme ne pouvait plus arriver à irradier jusqu’à la surface de ce
masque de plâtre que lui avait appliqué la vieillesse. Puis tout à
coup découragée de plaire, trouvant plus spirituel de se résigner,
elle s’en servait comme d’un masque de théâtre pour faire rire! Mais
presque toutes les femmes n’avaient pas de trêve dans leur effort pour
lutter contre l’âge et tendaient vers la beauté qui s’éloignait comme
un soleil couchant et dont elles voulaient passionnément conserver les
derniers rayons, le miroir de leur visage. Pour y réussir certaines
cherchaient à l’aplanir, à élargir la blanche superficie, renonçant
au piquant des fossettes menacées, aux mutineries d’un sourire
condamné et déjà à demi désarmé; tandis que d’autres, voyant la beauté
définitivement disparue et obligées de se réfugier dans l’expression,
comme on compense par l’art de la diction la perte de la voix, se
raccrochaient à une moue, à une patte d’oie, à un regard vague,
parfois à un sourire qui, à cause de l’incoordination de muscles qui
n’obéissaient plus, leur donnait l’air de pleurer.

Une grosse dame me dit un bonjour pendant la courte durée duquel les
pensées les plus différentes se pressèrent dans mon esprit. J’hésitai
un instant à lui répondre, craignant que, ne reconnaissant pas les
gens mieux que moi, elle eût cru que j’étais quelqu’un d’autre, puis
son assurance me fit au contraire, de peur que ce fût quelqu’un avec
qui j’avais été lié, exagérer l’amabilité de mon sourire, pendant que
mes regards continuaient à chercher dans ses traits le nom que je ne
trouvais pas. Tel un candidat au baccalauréat incertain de ce qu’il
doit répondre, attache ses regards sur la figure de l’examinateur et
espère vainement y trouver la réponse qu’il ferait mieux de chercher
dans sa propre mémoire, tel, tout en lui souriant, j’attachais mes
regards sur les traits de la grosse dame. Ils me semblèrent être ceux
de Mme de Forcheville, aussi mon sourire se nuança-t-il de respect,
pendant que mon indécision commençait à cesser. Alors j’entendis la
grosse dame me dire, une seconde plus tard: «Vous me preniez pour
maman, en effet je commence à lui ressembler beaucoup.» Et je reconnus
Gilberte.

D’ailleurs, même chez les hommes qui n’avaient subi qu’un léger
changement, dont seule la moustache était devenue blanche, on sentait
que ce changement n’était pas positivement matériel. C’était comme si
on les avait vus à travers une vapeur colorante, ou mieux un verre
peint qui changeait l’aspect de leur figure mais surtout par ce qu’il
y ajoutait de trouble, montrait que ce qu’il nous permettait de
voir «grandeur nature» était en réalité très loin de nous, dans un
éloignement différent, il est vrai, de celui de l’espace, mais du fond
duquel, comme d’un autre rivage, nous sentions qu’ils avaient autant
de peine à nous reconnaître que nous eux. Seule peut-être Mme de
Forcheville, que j’aperçus alors comme injectée d’un liquide, d’une
espèce de paraffine qui gonfle la peau mais l’empêche de se modifier,
avait l’air d’une cocotte d’autrefois à jamais «naturalisée». «Vous
me prenez pour ma mère», m’avait dit Gilberte. C’était vrai. C’eût
été, d’ailleurs, aimable pour la fille. D’ailleurs, il n’y avait
pas que chez cette dernière qu’avaient apparu des traits familiaux
qui jusque-là étaient restés aussi invisibles dans sa figure que
ces parties d’une graine repliées à l’intérieur et dont on ne peut
deviner la saillie qu’elles feront un jour en dehors. Ainsi un énorme
busquage maternel venait, chez l’une ou chez l’autre, transformer vers
la cinquantaine un nez jusque-là droit et pur. Chez une autre fille
de banquier, le teint, d’une fraîcheur de jardinière, se roussissait,
se cuivrait, et prenait comme le reflet de l’or qu’avait tant manié
le père. Certains même avaient fini par ressembler à leur quartier,
portaient sur eux comme le reflet de la rue de l’Arcade, de l’avenue du
Bois, de la rue de l’Élysée. Mais surtout ils reproduisaient les traits
de leurs parents.

On part de l’idée que les gens sont restés les mêmes et on les trouve
vieux. Mais une fois que l’idée dont on part est qu’ils sont vieux,
on les retrouve, on ne les trouve pas si mal. Pour Odette, ce n’était
pas seulement cela; son aspect, une fois qu’on savait son âge et qu’on
s’attendait à une vieille femme, semblait un défi plus miraculeux
aux lois de la chronologie que la conservation du radium à celles de
la nature. Elle, si je ne la reconnus pas d’abord, ce fut non parce
qu’elle avait, mais parce qu’elle n’avait pas changé. Me rendant compte
depuis une heure de ce que le temps ajoutait de nouveau aux êtres et
de ce qu’il fallait soustraire pour les retrouver tels que je les
avais connus, je faisais maintenant rapidement ce calcul et, ajoutant
à l’ancienne Odette le chiffre d’années qui avait passé sur elle, le
résultat que je trouvai fut une personne qui me semblait ne pas pouvoir
être celle que j’avais sous les yeux, précisément parce que celle-là
était pareille à celle d’autrefois.

Quel était le fait du fard, de la teinture? Elle avait l’air, sous
ses cheveux dorés tout plats--un peu un chignon ébouriffé de grosse
poupée mécanique sur une figure étonnée et immuable également de
poupée--auxquels se superposait un chapeau de paille plat aussi, de
l’Exposition de 1878 (dont elle eût certes été alors, et surtout si
elle eût eu alors l’âge d’aujourd’hui, la plus fantastique merveille)
venant débiter son compliment dans une revue de fin d’année, mais de
l’Exposition de 1878 représentée par une femme encore jeune.

A côté de nous, un ministre d’avant l’époque boulangiste, et qui
l’était de nouveau, passait, lui aussi, en envoyant aux dames un
sourire tremblotant et lointain, mais comme emprisonné dans les
mille liens du passé, comme un petit fantôme qu’une main invisible
promenait, diminué de taille, changé dans sa substance et ayant l’air
d’une réduction en pierre ponce de soi-même. Cet ancien président du
Conseil, si bien reçu dans le Faubourg Saint-Germain, avait jadis été
l’objet de poursuites criminelles, exécré du monde et du peuple. Mais
grâce au renouvellement des individus qui composent l’un et l’autre,
et, dans les individus subsistant, des passions et même des souvenirs,
personne ne le savait plus et il était honoré. Aussi n’y a-t-il pas
d’humiliation si grande dont on ne devrait prendre aisément son parti,
sachant qu’au bout de quelques années, nos fautes ensevelies ne
seront plus qu’une invisible poussière sur laquelle sourira la paix
souriante et fleurie de la nature. L’individu momentanément taré se
trouvera, par le jeu d’équilibre du temps, pris entre deux couches
sociales nouvelles qui n’auront pour lui que déférence et admiration,
et au-dessus desquelles il se prélassera aisément. Seulement c’est au
temps qu’est confié ce travail; et, au moment de ses ennuis, rien ne
peut le consoler que la jeune laitière d’en face l’ait entendu appeler
«chéquard» par la foule qui montrait le poing tandis qu’il entrait dans
le «panier à salade», la jeune laitière qui ne voit pas les choses dans
le plan du temps, qui ignore que les hommes qu’encense le journal du
matin furent déconsidérés jadis, et que l’homme qui frise la prison
en ce moment, et peut-être en pensant à cette jeune laitière, n’aura
pas les paroles humbles qui lui concilieraient la sympathie, sera un
jour célébré par la presse et recherché par les duchesses. Le temps
éloigne pareillement les querelles de famille. Et chez la princesse
de Guermantes on voyait un couple où le mari et la femme avaient pour
oncles, morts aujourd’hui, deux hommes qui ne s’étaient pas contentés
de se souffleter mais dont l’un pour humilier l’autre lui avait envoyé
comme témoins son concierge et son maître d’hôtel, jugeant que des gens
du monde eussent été trop bien pour lui. Mais ces histoires dormaient
dans les journaux d’il y a trente ans et personne ne les savait plus.
Et ainsi le salon de la princesse de Guermantes était illuminé,
oublieux et fleuri, comme un paisible cimetière. Le temps n’y avait pas
seulement défait d’anciennes créatures, il y avait rendu possibles, il
y avait créé des associations nouvelles.

Pour en revenir à cet homme politique, malgré son changement de
substance physique, tout aussi profond que la transformation des idées
morales qu’il éveillait maintenant dans le public, en un mot malgré
tant d’années passées depuis qu’il avait été Président du Conseil, il
était redevenu ministre. Ce président du Conseil d’il y a quarante ans
faisait partie du nouveau cabinet, dont le chef lui avait donné un
portefeuille un peu comme ces directeurs de théâtre confient un rôle
à une de leurs anciennes camarades, retirée depuis longtemps, mais
qu’ils jugent encore plus capable que les jeunes de tenir un rôle avec
finesse, de laquelle, d’ailleurs, ils savent la difficile situation
financière et qui, à près de quatre-vingts ans, montre encore au public
l’intégrité de son talent presque intact avec cette continuation de la
vie qu’on s’étonne ensuite d’avoir pu constater quelques jours avant la
mort.

L’aspect de Mme de Forcheville était si miraculeux, qu’on ne
pouvait même pas dire qu’elle avait rajeuni mais plutôt qu’avec tous
ses carmins, toutes ses rousseurs, elle avait refleuri. Plus même que
l’incarnation de l’Exposition universelle de 1878, elle eût été, dans
une exposition végétale d’aujourd’hui, la curiosité et le clou. Pour
moi, du reste, elle ne semblait pas dire: «Je suis l’Exposition de
1878», mais plutôt: «Je suis l’allée des Acacias de 1892.» Il semblait
qu’elle eût pu y être encore. D’ailleurs, justement parce qu’elle
n’avait pas changé, elle ne semblait guère vivre. Elle avait l’air
d’une rose stérilisée. Je lui dis bonjour, elle chercha quelque temps,
mais en vain, mon nom sur mon visage. Je me nommai et aussitôt, comme
si j’avais perdu, grâce à ce nom incantateur, l’apparence d’arbousier
ou de kangourou que l’âge m’avait sans doute donnée, elle me reconnut
et se mit à me parler de cette voix si particulière que les gens qui
l’avaient applaudie dans les petits théâtres étaient si émerveillés,
quand ils étaient invités à déjeuner avec elle, «à la ville», de
retrouver dans chacune de ses paroles, pendant toute la causerie,
tant qu’ils voulaient. Cette voix était restée la même, inutilement
chaude, prenante, avec un rien d’accent anglais. Et pourtant, de même
que ses yeux avaient l’air de me regarder d’un rivage lointain, sa
voix était triste, presque suppliante, comme celle des morts dans
l’Odyssée. Odette eût pu jouer encore. Je lui fis des compliments sur
sa jeunesse. Elle me dit: «Vous êtes gentil, my dear, merci», et comme
elle donnait difficilement à un sentiment, même le plus vrai, une
expression qui ne fût pas affectée par le souci de ce qu’elle croyait
élégant, elle répéta à plusieurs reprises: «Merci tant, merci tant».
Mais moi, qui avais jadis fait de si longs trajets pour l’apercevoir
au Bois, qui avais écouté le son de sa voix tomber de sa bouche, la
première fois que j’avais été chez elle, comme un trésor, les minutes
passées maintenant auprès d’elle me semblaient interminables à cause
de l’impossibilité de savoir que lui dire, et je m’éloignai. Hélas,
elle ne devait pas rester toujours telle. Moins de trois ans après,
non pas en enfance, mais un peu ramollie, je devais la voir à une
soirée donnée par Gilberte, devenue incapable de cacher sous un masque
immobile ce qu’elle pensait--pensait est beaucoup dire--ce qu’elle
éprouvait, hochant la tête, serrant la bouche, secouant les épaules
à chaque impression qu’elle ressentait, comme ferait un ivrogne, un
enfant, comme font certains poètes qui ne tiennent pas compte de ce qui
les entoure, et, inspirés, composent dans le monde et tout en allant à
table au bras d’une dame étonnée, froncent les sourcils, font la moue.
Les impressions de Mme de Forcheville--sauf une, celle qui l’avait
fait précisément assister à la soirée donnée par Gilberte, la tendresse
pour sa fille bien-aimée, l’orgueil qu’elle donnât une soirée si
brillante, orgueil que ne voilait pas chez la mère la mélancolie de ne
plus être rien--ces impressions n’étaient pas joyeuses et commandaient
seulement une perpétuelle défense contre les avanies qu’on lui faisait,
défense timorée comme celle d’un enfant. On n’entendait que ces mots:
«Je ne sais pas si Mme de Forcheville me reconnaît, je devrais
peut-être me faire présenter à nouveau.--Ça, par exemple, vous pouvez
vous en dispenser (répondait-on à tue-tête, sans songer que la mère de
Gilberte entendait tout, sans y songer, ou sans s’en soucier), c’est
bien inutile. Pour l’agrément qu’elle vous apportera! On la laisse
dans son coin. Du reste, elle est un peu gaga.» Furtivement Mme
de Forcheville lançait un regard de ses yeux restés si beaux sur les
interlocuteurs injurieux, puis vite ramenait ce regard à elle de peur
d’avoir été impolie, et, tout de même agitée par l’offense, taisant
sa débile indignation, on voyait sa tête branler, sa poitrine se
soulever, elle jetait un nouveau regard sur un autre assistant aussi
peu poli, et ne s’étonnait pas outre mesure, car, se sentant très mal
depuis quelques jours, elle avait à mots couverts suggéré à sa fille de
remettre la fête, mais sa fille avait refusé. Mme de Forcheville ne
l’en aimait pas moins; toutes les duchesses qui entraient, l’admiration
de tout le monde pour le nouvel hôtel inondait de joie son cœur, et
quand entra la marquise de Sebran, qui était alors la dame où menait
si difficilement le plus haut échelon social, Mme de Forcheville
sentit qu’elle avait été une bonne et prévoyante mère et que sa tâche
maternelle était achevée. De nouveaux invités ricaneurs la firent à
nouveau regarder et parler toute seule, si c’est parler que tenir un
langage muet qui se traduit seulement par des gesticulations. Si belle
encore, elle était devenue--ce qu’elle n’avait jamais été--infiniment
sympathique; car elle qui avait trompé Swann et tout le monde, c’était
l’univers entier qui maintenant la trompait; et elle était devenue
si faible qu’elle n’osait même plus, les rôles étant retournés, se
défendre contre les hommes. Et bientôt elle ne se défendrait pas
contre la mort. Mais après cette anticipation, revenons trois ans en
arrière, c’est-à-dire à la matinée où nous sommes chez la princesse de
Guermantes.

Bloch m’ayant demandé de le présenter au maître de maison, je ne fis
à cela pas l’ombre des difficultés auxquelles je m’étais heurté le
jour où j’avais été pour la première fois en soirée chez le prince
de Guermantes, qui m’avaient semblé naturelles, alors que maintenant
cela me semblait si simple de lui présenter un de ses invités, et cela
m’eût même paru simple de me permettre de lui amener et présenter à
l’improviste quelqu’un qu’il n’eût pas invité. Était-ce parce que,
depuis cette époque lointaine, j’étais devenu un «familier», quoique
depuis quelque temps un «oublié», de ce monde où alors j’étais si
nouveau? était-ce, au contraire, parce que, n’étant pas un véritable
homme du monde, tout ce qui fait difficulté pour eux n’existait plus
pour moi, une fois la timidité tombée? était-ce parce que, les êtres
ayant peu à peu laissé tomber devant moi leur premier, souvent leur
second et leur troisième aspect factice, je sentais derrière la hauteur
dédaigneuse du prince une grande avidité humaine de connaître des
êtres, de faire la connaissance de ceux-là mêmes qu’ils affectent de
dédaigner? Était-ce parce que aussi le prince avait changé comme tous
ces insolents de la jeunesse et de l’âge mûr, à qui la vieillesse
apporte sa douceur (d’autant plus que les hommes débutants et les
idées inconnues contre lesquels ils regimbaient, ils les connaissaient
depuis longtemps de vue et les savaient reçus autour d’eux), surtout
si cette vieillesse a pour adjuvant quelques vertus ou quelques vices
qui étendent les relations, ou la révolution que fait une conversion
politique, comme celle du prince au dreyfusisme?

Bloch m’interrogeait comme moi je faisais autrefois en entrant dans
le monde, comme il m’arrivait encore de faire sur les gens que j’y
avais connus alors et qui étaient aussi loin, aussi à part de tout,
que ces gens de Combray qu’il m’était souvent arrivé de vouloir
«situer» exactement. Mais Combray avait pour moi une forme si à part,
si impossible à confondre avec le reste, que c’était un puzzle que je
ne pouvais jamais arriver à faire rentrer dans la carte de France.
«Alors je ne peux avoir aucune idée de ce qu’était jadis le prince de
Guermantes en me représentant Swann, ou M. de Charlus? me demandait
Bloch à qui j’avais longtemps emprunté sa manière de parler et qui
maintenant imitait souvent la mienne.--Nullement.--Mais en quoi
consiste la différence?--Il aurait fallu les entendre parler entre
eux, pour la saisir, mais c’est maintenant impossible, Swann est mort
et M. de Charlus ne vaut guère mieux. Mais ces différences étaient
énormes.» Et tandis que l’œil de Bloch brillait en pensant à ce que
pouvait être la conversation de ces personnages merveilleux, je pensais
que je lui exagérais le plaisir que j’avais eu à me trouver avec eux,
n’en ayant jamais ressenti que quand j’étais seul, et l’impression des
différenciations véritables n’ayant lieu que dans notre imagination.
Bloch s’en aperçut-il? «Tu me peins peut-être cela trop en beau, me
dit-il; ainsi la maîtresse de maison d’ici, la princesse de Guermantes,
je sais bien qu’elle n’est plus jeune, mais enfin il n’y a pas
tellement longtemps que tu me parlais de son charme incomparable, de
sa merveilleuse beauté. Certes, je reconnais qu’elle a grand air, et
elle a bien ces yeux extraordinaires dont tu me parlais, mais enfin
je ne la trouve pas tellement inouïe que tu disais. Évidemment elle
est très racée, mais enfin...» Je fus obligé de dire à Bloch qu’il ne
me parlait pas de la même personne. La princesse de Guermantes, en
effet, était morte et c’est l’ex-Madame Verdurin que le prince, ruiné
par la défaite allemande, avait épousée et que Bloch ne reconnaissait
pas. «Tu te trompes, j’ai cherché dans le Gotha de cette année, me
confessa naïvement Bloch, et j’ai trouvé le prince de Guermantes,
habitant l’hôtel où nous sommes et marié à tout ce qu’il y a de plus
grandiose, attends un peu que je me rappelle, marié à Sidonie, duchesse
de Duras, née des Baux.» En effet, Mme Verdurin, peu après la mort
de son mari, avait épousé le vieux duc de Duras, ruiné, qui l’avait
faite cousine du prince de Guermantes, et était mort après deux ans de
mariage. Il avait été pour Mme Verdurin une transition fort utile,
et maintenant celle-ci, par un troisième mariage, était princesse de
Guermantes et avait dans le faubourg Saint-Germain une grande situation
qui eût fort étonné à Combray, où les dames de la rue de l’Oiseau, la
fille de Mme Goupil et la belle-fille de Mme Sazerat, toutes
ces dernières années, avant que Mme Verdurin ne fût princesse de
Guermantes, avaient dit en ricanant: «la duchesse de Duras», comme si
c’eût été un rôle que Mme Verdurin eût tenu au théâtre. Même, le
principe des castes voulant qu’elle mourût Mme Verdurin, ce titre,
qu’on ne s’imaginait lui conférer aucun pouvoir mondain nouveau,
faisait plutôt mauvais effet. «Faire parler d’elle», cette expression
qui dans tous les mondes est appliquée à une femme qui a un amant,
pouvait l’être dans le faubourg Saint-Germain à celles qui publient des
livres, dans la bourgeoisie de Combray à celles qui font des mariages
dans un sens ou dans l’autre «disproportionnés». Quand elle eut épousé
le prince de Guermantes, on dut se dire que c’était un faux Guermantes,
un escroc. Pour moi, à me figurer cette identité de titre, de nom, qui
faisait qu’il y avait encore une princesse de Guermantes et qu’elle
n’avait aucun rapport avec celle qui m’avait tant charmé et qui n’était
plus, qui était comme une morte sans défense à qui on l’eût volé, il y
avait quelque chose d’aussi douloureux qu’à voir les objets qu’avait
possédés la princesse Hedwige, comme son château, comme tout ce qui
avait été à elle et dont une autre jouissait. La succession au nom
est triste comme toutes les successions, comme toutes les usurpations
de propriété; et toujours sans interruptions viendraient, comme un
flot, de nouvelles princesses de Guermantes, ou plutôt, millénaire,
remplacée d’âge en âge dans son emploi par une femme différente,
vivrait une seule princesse de Guermantes, ignorante de la mort,
indifférente à tout ce qui change et blesse nos cœurs, et le nom comme
la mer refermerait sur celles qui sombrent de temps à autre sa toujours
pareille et immémoriale placidité.

Mais--contradiction avec cette permanence--les anciens habitués
assuraient que dans le monde tout était changé, qu’on y recevait des
gens que jamais de leur temps on n’aurait reçus et, comme on dit:
«c’était vrai, et ce n’était pas vrai». Ce n’était pas vrai parce
qu’ils ne se rendaient pas compte de la courbe du temps qui faisait que
ceux d’aujourd’hui voyaient ces gens nouveaux à leur point d’arrivée
tandis qu’eux se les rappelaient à leur point de départ. Et quand eux,
les anciens, étaient entrés dans le monde, il y avait là des gens
arrivés dont d’autres se rappelaient le départ. Une génération suffit
pour que s’y ramène ce changement qui en des siècles s’est fait pour le
nom bourgeois d’un Colbert devenu nom noble. Et, d’autre part, cela
pourrait être vrai, car si les personnes changent de situation, les
idées et les coutumes les plus indéracinables (de même que les fortunes
et les alliances de pays et les haines de pays) changent aussi, parmi
lesquelles même celles de ne recevoir que des gens chic. Non seulement
le snobisme change de forme, mais il pourrait disparaître, comme la
guerre même, et les radicaux, les juifs être reçus au Jockey.

Certes, même ce changement extérieur dans les figures que j’avais
connues n’était que le symbole d’un changement intérieur qui s’était
effectué jour par jour. Peut-être ces gens avaient-ils continué à
accomplir les mêmes choses, mais, jour par jour, l’idée qu’ils se
faisaient d’elles et des êtres qu’ils fréquentaient, ayant un peu de
vie, au bout de quelques années, sous les mêmes noms c’était d’autres
choses, d’autres gens qu’ils aimaient, et étant devenus d’autres
personnes, il eût été étonnant qu’ils n’eussent pas eu de nouveaux
visages.

Si, dans ces périodes de vingt ans, les conglomérats de coteries se
défaisaient et se reformaient selon l’attraction d’astres nouveaux
destinés, d’ailleurs, eux aussi, à s’éloigner puis à reparaître, des
cristallisations, puis des émiettements suivis de cristallisations
nouvelles avaient lieu dans l’âme des êtres. Si pour moi la duchesse
de Guermantes avait été bien des personnes, pour la duchesse de
Guermantes, pour Mme Swann, etc., telle personne donnée avait été un
favori d’une époque précédant l’Affaire Dreyfus, puis un fanatique ou
un imbécile à partir de l’affaire Dreyfus, qui avait changé pour eux
la valeur des êtres et reclassé autour les partis, lesquels s’étaient
depuis encore défaits et refaits. Ce qui y sert puissamment et y ajoute
son influence aux pures affinités intellectuelles, c’est le temps
écoulé, qui nous fait oublier nos antipathies, nos dédains, les raisons
mêmes qui expliquaient nos antipathies et nos dédains. Si on eût jadis
analysé l’élégance de la jeune Mme Léonor de Cambremer, on y eût
trouvé qu’elle était la nièce du marchand de notre maison, Jupien,
et que ce qui avait pu s’ajouter à cela pour la rendre brillante,
c’était que son oncle procurait des hommes à M. de Charlus. Mais tout
cela combiné avait produit des effets scintillants, alors que les
causes déjà lointaines, non seulement étaient inconnues de beaucoup
de nouveaux, mais encore que ceux qui les avaient connues les avaient
oubliées, pensant beaucoup plus à l’éclat actuel qu’aux hontes passées,
car on prend toujours un nom dans son acception actuelle. Et c’était
l’intérêt de ces transformations des salons qu’elles étaient aussi un
effet du temps perdu et un phénomène de mémoire.

Parmi les personnes présentes se trouvait un homme considérable qui
venait, dans un procès fameux, de donner un témoignage dont la seule
valeur résidait dans sa haute moralité devant laquelle les juges et
les avocats s’étaient unanimement inclinés et qui avait entraîné
la condamnation de deux personnes. Aussi y eut-il un mouvement de
curiosité et de déférence quand il entra. C’était Morel. J’étais
peut-être seul à savoir qu’il avait été entretenu par M. de Charlus,
puis par Saint-Loup et en même temps par un ami de Saint-Loup. Malgré
ces souvenirs, il me dit bonjour avec plaisir quoique avec réserve.
Il se rappelait le temps où nous nous étions vus à Balbec, et ces
souvenirs avaient pour lui la poésie et la mélancolie de la jeunesse.

Mais il y avait aussi des personnes que je ne pouvais pas reconnaître
pour la raison que je ne les avais pas connues, car, aussi bien que
sur les êtres eux-mêmes, le temps avait aussi, dans ce salon, exercé
sa chimie sur la société. Ce milieu, en la nature spécifique duquel,
définie par certaines affinités qui lui attiraient tous les grands noms
princiers de l’Europe et par la répulsion qui éloignait d’elle tout
élément non aristocratique, j’avais trouvé un refuge matériel pour ce
nom de Guermantes auquel il prêtait sa dernière réalité, ce milieu
avait lui-même subi, dans sa constitution intime et que j’avais crue
stable, une altération profonde. La présence de gens que j’avais vus
dans de tout autres sociétés et qui me semblaient ne devoir jamais
pénétrer dans celle-là m’étonna moins encore que l’intime familiarité
avec laquelle ils y étaient reçus, appelés par leur prénom; un certain
ensemble de préjugés aristocratiques, de snobisme, qui jadis écartait
automatiquement du nom de Guermantes tout ce qui ne s’harmonisait pas
avec lui, avait cessé de fonctionner.

Certains étrangers qui, quand j’avais débuté dans le monde, donnaient
de grands dîners où ils ne recevaient que la princesse de Guermantes,
la duchesse de Guermantes, la princesse de Parme et étaient chez ces
dames à la place d’honneur, passaient pour ce qu’il y a de mieux assis
dans la société d’alors et l’étaient peut-être, avaient passé sans
laisser aucune trace. Étaient-ce des étrangers en mission diplomatique
repartis pour leur pays? Peut-être un scandale, un suicide, un
enlèvement les avait-il empêchés de reparaître dans le monde, ou bien
étaient-ils allemands? Mais leur nom ne devait son lustre qu’à leur
situation d’alors et n’était plus porté par personne: on ne savait même
pas qui je voulais dire; si je parlais d’eux en essayant d’épeler le
nom, on croyait à des rastaquouères.

Les personnes qui n’auraient pas dû, selon l’ancien code social, se
trouver là avaient, à mon grand étonnement, pour meilleures amies, des
personnes admirablement nées, lesquelles n’étaient venues s’embêter
chez la princesse de Guermantes qu’à cause de leurs nouvelles amies.
Car ce qui caractérisait le plus cette société, c’était sa prodigieuse
aptitude au déclassement.

Détendus ou brisés, les ressorts de la machine refoulante ne
fonctionnaient plus, mille corps étrangers y pénétraient, lui
ôtaient toute homogénéité, toute tenue, toute couleur. Le faubourg
Saint-Germain, comme une douairière gâteuse, ne répondait que par des
sourires timides à des domestiques insolents qui envahissaient ses
salons, buvaient son orangeade et lui présentaient leurs maîtresses.
Encore la sensation du temps écoulé et de l’anéantissement d’une
partie de mon passé disparu m’était-elle donnée moins vivement
encore par la destruction de cet ensemble cohérent (qu’avait été
le salon Guermantes) d’éléments dont mille nuances, mille raisons
expliquaient la présence, la fréquence, la coordination, qu’expliquée
par l’anéantissement même de la connaissance des mille raisons, des
mille nuances qui faisaient que tel qui s’y trouvait encore maintenant
y était tout naturellement indiqué et à sa place, tandis que tel autre
qui l’y coudoyait y présentait une nouveauté suspecte. Cette ignorance
n’était pas que du monde, mais de la politique, de tout. Car la mémoire
dure moins que la vie chez les individus, et, d’ailleurs, de très
jeunes, qui n’avaient jamais eu les souvenirs abolis chez les autres,
faisant maintenant partie du monde, et très légitimement, même au
sens nobiliaire, les débuts étant oubliés ou ignorés, on prenait les
gens--au point d’élévation ou de chute--où ils se trouvaient, croyant
qu’il en avait toujours été ainsi, et que la princesse de Guermantes
et Bloch avaient toujours eu la plus grande situation, que Clemenceau
et Viviani avaient toujours été conservateurs. Et comme certains faits
ont plus de durée, le souvenir exécré de l’Affaire Dreyfus persistant
vaguement chez eux, grâce à ce que leur avaient dit leurs pères, si on
leur disait que Clemenceau avait été dreyfusard, ils disaient: «Pas
possible, vous confondez, il est juste de l’autre côté.» Des ministres
tarés et d’anciennes filles publiques étaient tenus pour des parangons
de vertu. Quelqu’un ayant demandé à un jeune homme de la plus grande
famille s’il n’y avait pas eu quelque chose à dire sur la mère de
Gilberte, le jeune seigneur répondit qu’en effet, dans la première
partie de son existence, elle avait épousé un aventurier du nom de
Swann, mais qu’ensuite elle avait épouse un des hommes les plus en vue
de la société, le comte de Forcheville. Sans doute quelques personnes
encore dans ce salon, la duchesse de Guermantes par exemple, eussent
souri de cette assertion (qui, niant l’élégance de Swann, me paraissait
monstrueuse, alors que moi-même jadis, à Combray, j’avais cru avec
ma grand’tante que Swann ne pouvait connaître des «princesses») et
aussi des femmes qui eussent pu se trouver là mais qui ne sortaient
plus guère, les duchesses de Montmorency, de Mouchy, de Sagan, qui
avaient été les amies intimes de Swann et n’avaient jamais aperçu
ce Forcheville, non reçu dans le monde au temps où elles y allaient
encore. Mais précisément c’est que la société d’alors, de même que
les visages aujourd’hui modifiés et les cheveux blonds remplacés par
des cheveux blancs, n’existait plus que dans la mémoire d’êtres dont
le nombre diminuait tous les jours. Bloch, pendant la guerre, avait
cessé de «sortir», de fréquenter ses anciens milieux d’autrefois où il
faisait piètre figure. En revanche, il n’avait cessé de publier de ces
ouvrages dont je m’efforçais aujourd’hui, pour ne pas être entravé par
elle, de détruire l’absurde sophistique, ouvrages sans originalité,
mais qui donnaient aux jeunes gens et à beaucoup de femmes du monde
l’impression d’une hauteur intellectuelle peu commune, d’une sorte
de génie. Ce fut donc après une scission complète entre son ancienne
mondanité et la nouvelle que, dans une société reconstituée, il avait
fait, pour une phase nouvelle de sa vie, honorée, glorieuse, une
apparition de grand homme. Les jeunes gens ignoraient naturellement
qu’il fît à cet âge-là des débuts dans la société, d’autant que le
peu de noms qu’il avait retenus dans la fréquentation de Saint-Loup
lui permettaient de donner à son prestige actuel une sorte de recul
indéfini. En tout cas il paraissait un de ces hommes de talent qui à
toute époque ont fleuri dans le grand monde et on ne pensait pas qu’il
eût jamais vécu ailleurs.

Dès que j’eus fini de parler au prince de Guermantes, Bloch se saisit
de moi et me présenta à une jeune femme qui avait beaucoup entendu
parler de moi par la duchesse de Guermantes. Si les gens des nouvelles
générations tenaient la duchesse de Guermantes pour peu de chose
parce qu’elle connaissait des actrices, etc., les dames--aujourd’hui
vieilles--de la famille la considéraient toujours comme un personnage
extraordinaire, d’une part parce qu’elles savaient exactement sa
naissance, sa primauté héraldique, ses intimités avec ce que Mme
de Forcheville eût appelé des «royalties», mais encore parce qu’elle
dédaignait de venir dans la famille, s’y ennuyait et qu’on savait
qu’on n’y pouvait jamais compter sur elle. Ses relations théâtrales et
politiques, d’ailleurs mal sues, ne faisaient qu’augmenter sa rareté,
donc son prestige. De sorte que, tandis que dans le monde politique et
artistique on la tenait pour une créature mal définie, une sorte de
défroquée du faubourg Saint-Germain qui fréquente les sous-secrétaires
d’État et les étoiles, dans ce même faubourg Saint-Germain, si on
donnait une belle soirée, on disait: «Est-ce même la peine d’inviter
Marie Sosthènes? elle ne viendra pas. Enfin pour la forme, mais il ne
faut pas se faire d’illusions.» Et si, vers 10 h. ½, dans une toilette
éclatante, paraissant, de ses yeux durs pour elles, mépriser toutes
ses cousines, entrait Marie Sosthènes qui s’arrêtait sur le seuil avec
une sorte de majestueux dédain, et si elle restait une heure, c’était
une plus grande fête pour la vieille grande dame qui donnait la soirée
qu’autrefois pour un directeur de théâtre que Sarah Bernhardt, qui
avait vaguement promis un concours sur lequel on ne comptait pas,
fût venue et eût, avec une complaisance et une simplicité infinies,
récité, au lieu du morceau promis, vingt autres. La présence de
Marie Sosthènes, à laquelle les chefs de cabinet parlaient de haut
en bas et qui n’en continuait pas moins (l’esprit mène ainsi le
monde) à chercher à en connaître de plus en plus, venait de classer
la soirée de la douairière, où il n’y avait pourtant que des femmes
excessivement chic, en dehors et au-dessus de toutes les autres
soirées de douairières de la même «season» (comme aurait encore dit
Mme de Forcheville), mais pour lesquelles soirées ne s’était pas
dérangée Marie Sosthènes qui était une des femmes les plus élégantes
du jour. Le nom de la jeune femme à laquelle Bloch m’avait présenté
m’était entièrement inconnu, et celui des différents Guermantes ne
devait pas lui être très familier, car elle demanda à une Américaine
à quel titre Mme de Saint-Loup avait l’air si intime avec toute
la plus brillante société qui se trouvait là. Or, cette Américaine
était mariée au comte de Furcy, parent obscur des Forcheville et pour
lequel ils représentaient ce qu’il y a de plus brillant au monde. Aussi
répondit-elle tout naturellement: «Quand ce ne serait que parce qu’elle
est née Forcheville. C’est ce qu’il y a de plus grand.» Encore Mme
de Furcy, tout en croyant naïvement le nom de Forcheville supérieur à
celui de Saint-Loup, savait-elle du moins ce qu’était ce dernier. Mais
la charmante amie de Bloch et de la duchesse de Guermantes l’ignorait
absolument et, étant assez étourdie, répondit de bonne foi à une jeune
fille qui lui demandait comment Mme de Saint-Loup était parente du
maître de la maison, le prince de Guermantes: «Par les Forcheville»,
renseignement que la jeune fille communiqua, comme si elle l’avait
possédé de tout temps, à une de ses amies, laquelle, ayant mauvais
caractère et étant nerveuse, devint rouge comme un coq la première
fois qu’un monsieur lui dit que ce n’était pas par les Forcheville
que Gilberte tenait aux Guermantes, de sorte que le monsieur crut
qu’il s’était trompé, adopta l’erreur et ne tarda pas à la propager.
Les dîners, les fêtes mondaines, étaient pour l’Américaine une sorte
d’École Berlitz. Elle entendait les noms et les répétait sans avoir
connu préalablement leur valeur, leur portée exacte. On expliqua
à quelqu’un qui demandait si Tansonville venait à Gilberte de son
père M. de Forcheville, que cela ne venait pas du tout par là, que
c’était une terre de la famille de son mari, que Tansonville était
voisin de Guermantes, appartenait à Mme de Marsantes, mais étant
très hypothéqué, avait été racheté, en dot, par Gilberte. Enfin un
vieux de la vieille, ayant évoqué Swann ami des Sagan et des Mouchy,
et l’Américaine amie de Bloch ayant demandé comment je l’avais
connu, déclara que je l’avais connu chez Mme de Guermantes, ne se
doutant pas du voisin de campagne, jeune ami de mon grand-père, qu’il
représentait pour moi. Des méprises de ce genre ont été commises par
les hommes les plus fameux et passent pour particulièrement graves
dans toute société conservatrice. Saint-Simon, voulant montrer que
Louis XIV était d’une ignorance qui «le fit tomber quelquefois, en
public, dans les absurdités les plus grossières», ne donne de cette
ignorance que deux exemples, à savoir que le Roi, ne sachant pas que
Rénel était de la famille de Clermont-Gallerande ni Saint-Hérem de
celle de Montmorin, les traita en hommes de peu. Du moins, en ce qui
concerne Saint-Hérem, avons-nous la consolation de savoir que le Roi
ne mourut pas dans l’erreur, car il fut détrompé «fort tard» par M. de
la Rochefoucauld, «Encore, ajoute Saint-Simon avec un peu de pitié,
lui fallut-il expliquer quelles étaient ces maisons que leur nom ne
lui apprenait pas.» Cet oubli si vivace qui recouvre si rapidement
le passé le plus récent, cette ignorance si envahissante, créent par
contrecoup une valeur d’érudition à un petit savoir d’autant plus
précieux qu’il est peu répandu, s’appliquant à la généalogie des
gens, à leurs vraies situations, à la raison d’amour, d’argent ou
autre pour quoi ils se sont alliés à telle famille, ou mésalliés,
savoir prisé dans toutes les sociétés où règne un esprit conservateur,
savoir que mon grand-père possédait au plus haut degré, concernant la
bourgeoisie de Combray et de Paris, savoir que Saint-Simon prisait
tant que, au moment où il célèbre la merveilleuse intelligence du
prince de Conti, avant même de parler des sciences, ou plutôt comme
si c’était la première des sciences, il le loue d’avoir été «un très
bel esprit, lumineux, juste, exact, étendu, d’une lecture infinie, qui
n’oubliait rien, qui connaissait les généalogies, leurs chimères et
leurs réalités, d’une politesse distinguée selon le rang, le mérite,
rendant tout ce que les princes du sang doivent et qu’ils ne rendent
plus. Il s’en expliquait même et, sur leurs usurpations, l’histoire des
livres et des conversations lui fournissait de quoi placer ce qu’il
trouvait de plus obligeant sur la naissance, les emplois, etc.» Moins
brillant, pour tout ce qui avait trait à la bourgeoisie de Combray et
de Paris, mon grand-père ne le savait pas avec moins d’exactitude et
ne le savourait pas avec moins de gourmandise. Ces gourmets-là, ces
amateurs-là étaient déjà devenus peu nombreux qui savaient que Gilberte
n’était pas Forcheville, ni Mme de Cambremer Méséglise, ni la plus
jeune une Valintonais. Peu nombreux, peut-être même pas recrutés dans
la plus haute aristocratie (ce ne sont pas forcément les dévots, ni
même les catholiques, qui sont le plus savants concernant la Légende
Dorée ou les vitraux du XIIIe siècle), mais souvent dans une
aristocratie secondaire, plus friande de ce qu’elle n’approche guère
et qu’elle a d’autant plus le loisir d’étudier qu’elle le fréquente
moins, se retrouvant avec plaisir, faisant la connaissance les uns
des autres, donnant de succulents dîners de corps, comme la société
des bibliophiles ou dos amis de Reims, dîners où on déguste des
généalogies. Les femmes n’y sont pas admises, mais les maris rentrant
en disant à la leur: «J’ai fait un dîner intéressant. Il y avait un M.
de la Raspelière qui nous a tenus sous le charme en nous expliquant que
cette Mme de Saint-Loup qui a cette jolie fille n’est pas du tout
née Forcheville. C’est tout un roman.»

L’amie de Bloch et de la duchesse de Guermantes n’était pas seulement
élégante et charmante, elle était intelligente aussi, et la
conversation avec elle était agréable, mais m’était rendue difficile
parce que ce n’était pas seulement le nom de mon interlocutrice qui
était nouveau pour moi, mais celui d’un grand nombre de personnes dont
elle me parla et qui formaient actuellement le fond de la société. Il
est vrai que, d’autre part, comme elle voulait m’entendre raconter des
histoires, beaucoup de ceux que je lui citai ne lui dirent absolument
rien, ils étaient tous tombés dans l’oubli, du moins ceux qui n’avaient
brillé que de l’éclat individuel d’une personne et n’étaient pas le nom
générique et permanent de quelque célèbre famille aristocratique (dont
la jeune femme savait rarement le titre exact, supposant des naissances
inexactes sur un nom qu’elle avait entendu de travers la veille dans un
dîner), et elle ne les avait pour la plupart jamais entendu prononcer,
n’ayant commencé à aller dans le monde (non seulement parce qu’elle
était encore jeune, mais parce qu’elle habitait depuis peu la France
et n’avait pas été reçue tout de suite) que quelques années après que
je m’en étais moi-même retiré. De sorte que, si nous avions en commun
un même vocabulaire de mots, pour les noms, celui de chacun de nous
était différent. Je ne sais comment le nom de Mme Leroi tomba de
mes lèvres et, par hasard, mon interlocutrice, grâce à quelque vieil
ami, galant auprès d’elle, de Mme de Guermantes, en avait entendu
parler. Mais inexactement comme je le vis au ton dédaigneux dont cette
jeune femme snob me répondit: «Si, je sais qui est Mme Leroi, une
vieille amie de Bergotte» d’un ton qui voulait dire «une personne que
je n’aurais jamais voulu faire venir chez moi». Je compris très bien
que le vieil ami de Mme de Guermantes, en parfait homme du monde
imbu de l’esprit des Guermantes, dont un des traits était de ne pas
avoir l’air d’attacher d’importance aux fréquentations aristocratiques,
avait trouvé trop bête et trop anti-Guermantes de dire: «Mme Leroi,
qui fréquentait toutes les altesses, toutes les duchesses» et il
avait préféré dire: «Elle était assez drôle. Elle a répondu un jour
à Bergotte ceci.» Seulement, pour les gens qui ne savent pas, ces
renseignements par la conversation équivalent à ceux que donne la
Presse aux gens du peuple et qui croient alternativement, selon leur
journal, que M. Loubet et M. Reinach sont des voleurs ou de grands
citoyens. Pour mon interlocutrice, Mme Leroi avait été une espèce
de Mme Verdurin première manière, avec moins d’éclat et dont le
petit clan eût été limité au seul Bergotte... Cette jeune femme est,
d’ailleurs, une des dernières qui, par un pur hasard, ait entendu le
nom de Mme Leroi. Aujourd’hui personne ne sait plus qui c’est, ce
qui est, du reste, parfaitement juste. Son nom ne figure même pas dans
l’index des mémoires posthumes de Mme de Villeparisis, de laquelle
Mme Leroi occupa tant l’esprit. La marquise n’a, d’ailleurs, pas
parlé de Mme Leroi, moins parce que celle-ci, de son vivant,
avait été peu aimable pour elle, que parce que personne ne pouvait
s’intéresser à elle après sa mort, et ce silence est dicté moins par la
rancune mondaine de la femme que par le tact littéraire de l’écrivain.
Ma conversation avec l’élégante amie de Bloch fut charmante, car cette
jeune femme était intelligente, mais cette différence entre nos deux
vocabulaires la rendait malaisée et en même temps instructive. Nous
avons beau savoir que les années passent, que la jeunesse fait place
à la vieillesse, que les fortunes et les trônes les plus solides
s’écroulent, que la célébrité est passagère, notre manière de prendre
connaissance et, pour ainsi dire, de prendre le cliché de cet univers
mouvant, entraîné par le Temps, l’immobilise au contraire. De sorte que
nous voyons toujours jeunes les gens que nous avons connus jeunes, que
ceux que nous avons connus vieux nous les parons rétrospectivement dans
le passé des vertus de la vieillesse, que nous nous fions sans réserve
au crédit d’un milliardaire et à l’appui d’un souverain, sachant par le
raisonnement, mais ne croyant pas effectivement, qu’ils pourront être
demain des fugitifs dénués de pouvoir. Dans un champ plus restreint et
de mondanité pure, comme dans un problème plus simple qui initie à des
difficultés plus complexes mais de même ordre, l’inintelligibilité qui
résultait, dans notre conversation avec la jeune femme, du fait que
nous avions vécu dans un certain monde à vingt-cinq ans de distance,
me donnait l’impression et aurait pu fortifier chez moi le sens de
l’histoire. Du reste, il faut bien dire que cette ignorance des
situations réelles, qui tous les dix ans fait surgir les élus dans leur
apparence actuelle et comme si le passé n’existait pas, qui empêche,
pour une Américaine fraîchement débarquée, de voir que M. de Charlus
avait eu la plus grande situation de Paris à une époque où Bloch n’en
avait aucune, et que Swann qui faisait tant de frais pour M. Bontemps
avait été traité avec la plus grande amitié par le prince de Galles,
cette ignorance n’existe pas seulement chez les nouveaux venus, mais
chez ceux qui ont fréquenté toujours des sociétés voisines, et cette
ignorance, chez ces derniers comme chez les autres, est aussi un
effet (mais cette fois s’exerçant sur l’individu et non sur la courbe
sociale) du Temps. Sans doute, nous avons beau changer de milieu, de
genre de vie, notre mémoire, en retenant le fil de notre personnalité
identique, attache à elle, aux époques successives, le souvenir des
sociétés où nous avons vécu, fût-ce quarante ans plus tôt. Bloch, chez
le prince de Guermantes, savait parfaitement l’humble milieu juif où il
avait vécu à dix-huit ans, et Swann, quand il n’aima plus Mme Swann
mais une femme qui servait le thé chez ce même Colombin où Mme Swann
avait cru quelque temps qu’il était chic d’aller, comme au thé de la
rue Royale, Swann savait très bien sa valeur mondaine, se rappelant
Twickenham, n’avait aucun doute sur les raisons pour lesquelles il
allait plutôt chez Colombin que chez la duchesse de Broglie, et savait
parfaitement qu’eût-il été lui-même mille fois moins «chic», cela
ne l’eût pas empêché davantage d’aller chez Colombin ou à l’hôtel
Ritz, puisque tout le monde peut y aller en payant. Sans doute les
amis de Bloch ou de Swann se rappelaient eux aussi la petite société
juive ou les invitations à Twickenham, et ainsi les amis, comme des
«moi» un peu moins distincts de Swann et de Bloch, ne séparaient pas,
dans leur mémoire, du Bloch élégant d’aujourd’hui le Bloch sordide
d’autrefois, du Swann de chez Colombin des derniers jours le Swann de
Buckingham Palace. Mais ces amis étaient, en quelque sorte, dans la
vie, les voisins de Swann; la leur s’était développée sur une ligne
assez voisine pour que leur mémoire pût être assez pleine de lui;
mais chez d’autres plus éloignés de Swann, à une distance plus grande
de lui, non pas précisément socialement, mais d’intimité, qui avait
fait la connaissance plus vague et les rencontres très rares, les
souvenirs moins nombreux avaient rendu les notions plus flottantes.
Or, chez des étrangers de ce genre, au bout de trente ans on ne se
rappelle plus rien de précis qui puisse prolonger dans le passé et
changer de valeur l’être qu’on a sous les yeux. J’avais entendu, dans
les dernières années de la vie de Swann, des gens du monde pourtant,
à qui on parlait de lui, dire et comme si ç’avait été son titre de
notoriété: «Vous parlez du Swann de chez Colombin?» J’entendais
maintenant des gens qui auraient pourtant dû savoir, dire en parlant
de Bloch: «Le Bloch-Guermantes? Le familier des Guermantes?» Ces
erreurs qui scindent une vie et en isolant le présent font de l’homme
dont on parle un autre homme, un homme différent, une création de
la veille, un homme qui n’est que la condensation de ses habitudes
actuelles (alors que lui porte en lui-même la continuité de sa vie
qui le relie au passé), ces erreurs dépendent bien aussi du Temps,
mais elles sont non un phénomène social, mais un phénomène de mémoire.
J’eus dans l’instant même un exemple, d’une variété assez différente,
il est vrai, mais d’autant plus frappante, de ces oublis qui modifient
pour nous l’aspect des êtres. Un jeune neveu de Mme de Guermantes,
le marquis de Villemandois, avait été jadis pour moi d’une insolence
obstinée qui m’avait conduit par représailles à adopter à son égard
une attitude si insultante que nous étions devenus tacitement comme
deux ennemis. Pendant que j’étais en train de réfléchir sur le temps,
à cette matinée chez la princesse de Guermantes, il se fit présenter
à moi en disant qu’il croyait que j’avais connu de ses parents,
qu’il avait lu des articles de moi et désirait faire ou refaire ma
connaissance. Il est vrai de dire qu’avec l’âge il était devenu, comme
beaucoup, d’impertinent sérieux, qu’il n’avait plus la même arrogance
et que, d’autre part, on parlait de moi, pour de bien minces articles
cependant, dans le milieu qu’il fréquentait. Mais ces raisons de sa
cordialité et de ses avances ne furent qu’accessoires. La principale,
ou du moins celle qui permit aux autres d’entrer en jeu, c’est que,
ou ayant une plus mauvaise mémoire que moi, ou ayant attaché une
attention moins soutenue à mes ripostes que je n’avais fait autrefois
à ses attaques, parce que j’étais alors pour lui un bien plus petit
personnage qu’il n’était pour moi, il avait entièrement oublié notre
inimitié. Mon nom lui rappelait tout au plus qu’il avait dû me voir,
ou quelqu’un des miens, chez une de ses tantes... Et ne sachant pas au
juste s’il se faisait présenter ou représenter, il se hâta de me parler
de sa tante, chez qui il ne doutait pas qu’il avait dû me rencontrer,
se rappelant qu’on y parlait souvent de moi, mais non de nos querelles.
Un nom, c’est tout ce qui reste bien souvent pour nous d’un être,
non pas même quand il est mort, mais de son vivant. Et nos notions
actuelles sur lui sont si vagues ou si bizarres, et correspondent si
peu à celles que nous avons eues de lui, que nous avons entièrement
oublié que nous avons failli nous battre en duel avec lui, mais que
nous nous rappelons qu’il portait, enfant, d’étranges guêtres jaunes
aux Champs-Élysées, dans lesquels par contre, malgré que nous le lui
assurions, il n’a aucun souvenir d’avoir joué avec nous. Bloch était
entré en sautant comme une hyène. Je pensais: «Il vient dans des salons
où il n’eût pas pénétré il y a vingt ans.» Mais il avait aussi vingt
ans de plus. Il était plus près de la mort. A quoi cela l’avançait-il?
De près, dans la translucidité d’un visage où, de plus loin et mal
éclairé, je ne voyais que la jeunesse gaie (soit qu’elle y survécût,
soit que je l’y évoquasse), se tenait le visage presque effrayant, tout
anxieux, d’un vieux Shylock attendant, tout grimé dans la coulisse, le
moment d’entrer en scène, récitant déjà les premiers vers à mi-voix.
Dans dix ans, dans ces salons où leur veulerie l’aurait imposé, il
entrerait en béquillant, devenu maître, trouvant une corvée d’être
obligé d’aller chez les La Trémoïlle. A quoi cela l’avançait-il?

Des changements produits dans la société je pouvais d’autant plus
extraire des vérités importantes et dignes de cimenter une partie de
mon œuvre qu’ils n’étaient nullement, comme j’aurais pu être au premier
moment tenté de le croire, particuliers à notre époque. Au temps où
moi-même, à peine parvenu, j’étais entré, plus nouveau que ne l’était
Bloch lui-même aujourd’hui, dans le milieu des Guermantes, j’avais
dû y contempler, comme faisant partie intégrante de ce milieu, des
éléments absolument différents, agrégés depuis peu et qui paraissaient
étrangement nouveaux à de plus anciens dont je ne les différenciais pas
et qui eux-mêmes, crus, par les ducs d’alors, membres de tout temps
du faubourg, y avaient, eux, ou leurs pères, ou leurs grands-pères,
été jadis des parvenus. Si bien que ce n’était pas la qualité d’hommes
du grand monde qui rendait cette société si brillante, mais le fait
d’avoir été assimilés plus ou moins complètement par cette société
qui faisait, de gens qui cinquante ans plus tard paraissaient tous
pareils, des gens du grand monde. Même dans le passé où je reculais le
nom de Guermantes pour lui donner toute sa grandeur, et avec raison
du reste, car sous Louis XIV les Guermantes, quasi royaux, faisaient
plus grande figure qu’aujourd’hui, le phénomène que je remarquais
en ce moment se produisait de même. Ne les avait-on pas vus alors
s’allier à la famille Colbert par exemple, laquelle aujourd’hui, il
est vrai, nous paraît très noble puisque épouser une Colbert semble un
grand parti pour un La Rochefoucauld. Mais ce n’est pas parce que les
Colbert, simples bourgeois alors, étaient nobles, que les Guermantes
s’allièrent avec eux, c’est parce que les Guermantes s’allièrent
avec eux qu’ils devinrent nobles. Si le nom d’Haussonville s’éteint
avec le représentant actuel de cette maison, il tirera peut-être
son illustration de descendre de Mme de Staël, alors qu’avant la
Révolution, M. d’Haussonville, un des premiers seigneurs du royaume,
tirait vanité auprès de M. de Broglie de ne pas connaître le père
de Mme de Staël et de ne pas pouvoir plus le présenter que M. de
Broglie ne pouvait le présenter lui-même, ne se doutant guère que
leurs fils épouseraient un jour l’un la fille, l’autre la petite-fille
de l’auteur de _Corinne_. Je me rendais compte, d’après ce que
me disait la duchesse de Guermantes, que j’aurais pu faire dans ce
monde la figure d’homme élégant non titré, mais qu’on croit volontiers
affilié de tout temps à l’aristocratie, que Swann y avait faite
autrefois, et avant lui M. Lebrun, M. Ampère, tous ces amis de la
duchesse de Broglie, qui elle-même était au début fort peu du grand
monde. Les premières fois que j’avais dîné chez Mme de Guermantes,
combien n’avais-je pas dû choquer des hommes comme M. de Beauserfeuil,
moins par ma présence que par des remarques témoignant que j’étais
entièrement ignorant des souvenirs qui constituaient son passé et
donnaient sa forme à l’usage qu’il avait de la société. Bloch un jour,
quand, devenu très vieux, il aurait une mémoire assez ancienne du salon
Guermantes tel qu’il se présentait à ce moment à ses yeux, éprouverait
le même étonnement, la même mauvaise humeur en présence de certaines
intrusions et de certaines ignorances. Et, d’autre part, il aurait
sans doute contracté et dispenserait autour de lui ces qualités de
tact et de discrétion que j’avais crues le privilège d’hommes comme
M. de Norpois, et qui se reforment et s’incarnent dans ceux qui nous
paraissent entre tous les exclure. D’ailleurs, le cas qui s’était
présenté pour moi d’être admis dans la société des Guermantes m’avait
paru quelque chose d’exceptionnel. Mais si je sortais de moi et du
milieu qui m’entourait immédiatement, je voyais que ce phénomène social
n’était pas aussi isolé qu’il m’avait paru d’abord et que du bassin de
Combray où j’étais né, assez nombreux, en somme, étaient les jets d’eau
qui symétriquement à moi s’étaient élevés au-dessus de la même masse
liquide qui les avait alimentés. Sans doute les circonstances ayant
toujours quelque chose de particulier et les caractères d’individuel,
c’était de façons toutes différentes que Legrandin (par l’étrange
mariage de son neveu) à son tour avait pénétré dans ce milieu, que la
fille d’Odette s’y était apparentée, que Swann lui-même, et moi enfin y
étions venus. Pour moi qui avais passé enfermé dans ma vie et la voyant
du dedans, celle de Legrandin me semblait n’avoir aucun rapport et
avoir suivi un chemin opposé, de même que celui qui suit le cours d’une
rivière dans sa vallée profonde ne voit pas qu’une rivière divergente,
malgré les écarts de son cours, se jette dans le même fleuve. Mais
à vol d’oiseau, comme fait le statisticien qui néglige la raison
sentimentale, les imprudences évitables qui ont conduit telle personne
à la mort, et compte seulement le nombre de personnes qui meurent par
an, on voyait que plusieurs personnes, parties d’un même milieu dont la
peinture a occupé le début de ce récit, étaient parvenues dans un autre
tout différent, et il est probable que, comme il se fait par an à Paris
un nombre moyen de mariages, tout autre milieu bourgeois cultivé et
riche eût fourni une proportion à peu près égale de gens comme Swann,
comme Legrandin, comme moi et comme Bloch, qu’on retrouverait se jetant
dans l’océan du «grand monde». Et, d’ailleurs, ils s’y reconnaissaient,
car si le jeune comte de Cambremer émerveillait tout le monde par sa
distinction, sa grâce, sa sobre élégance, je reconnaissais en elles--en
même temps que dans son beau regard et dans son désir ardent de
parvenir--ce qui caractérisait déjà son oncle Legrandin, c’est-à-dire
un vieil ami fort bourgeois, quoique de tournure aristocratique, de mes
parents.

La bonté, simple maturation qui a fini par sucrer des natures plus
primitivement acides que celle de Bloch, est aussi répandue que ce
sentiment de la justice qui fait que, si notre cause est bonne, nous
ne devons pas plus redouter un juge prévenu qu’un juge ami. Et les
petits-enfants de Bloch seraient bons et discrets presque de naissance.
Bloch n’en était peut-être pas encore là. Mais je remarquai que lui,
qui jadis feignait de se croire obligé à faire deux heures de chemin
de fer pour aller voir quelqu’un qui ne le lui avait guère demandé,
maintenant qu’il recevait beaucoup d’invitations, non seulement à
déjeuner et à dîner, mais à venir passer quinze jours ici, quinze jours
là, en refusait beaucoup et sans le dire, sans se vanter de les avoir
reçues, de les avoir refusées. La discrétion, discrétion dans les
actions, dans les paroles, lui était venue avec la situation sociale
et l’âge, avec une sorte d’âge social, si l’on peut dire. Sans doute
Bloch était jadis indiscret autant qu’incapable de bienveillance et de
conseils. Mais certains défauts, certaines qualités sont moins attachés
à tel individu, à tel autre, qu’à tel ou tel moment de l’existence
considéré au point de vue social. Ils sont presque extérieurs aux
individus, lesquels passent dans leur lumière comme sous des solstices
variés, préexistants, généraux, inévitables. Les médecins qui cherchent
à se rendre compte si tel médicament diminue ou augmente l’acidité de
l’estomac, active ou ralentit ses sécrétions, obtiennent des résultats
différents, non pas selon l’estomac sur les sécrétions duquel ils
prélèvent un peu de suc gastrique, mais selon qu’ils le lui empruntent
à un moment plus ou moins avancé de l’ingestion du remède.

                             *     *     *

Ainsi, à chacun des moments de sa durée, le nom de Guermantes,
considéré comme un ensemble de tous les noms qu’il admettait en lui,
autour de lui, subissait des déperditions, recrutait des éléments
nouveaux, comme ces jardins où à tout moment des fleurs à peine en
bouton et se préparant à remplacer celles qui se flétrissent déjà se
confondent dans une masse qui semble pareille, sauf à ceux qui n’ont
pas toujours vu les nouvelles venues et gardent dans leur souvenir
l’image précise de celles qui ne sont plus.

Plus d’une des personnes que cette matinée réunissait, ou dont elle
m’évoquait le souvenir, me donnait les aspects qu’elle avait tour à
tour présentés pour moi, par les circonstances différentes, opposées,
d’où elle avait, les unes après les autres, surgi devant moi,
faisait ressortir les aspects variés de ma vie, les différences de
perspective, comme un accident de terrain, de colline ou château, qui,
apparaissant tantôt à droite, tantôt à gauche, semble d’abord dominer
une forêt, ensuite sortir d’une vallée, et révéler ainsi au voyageur
des changements d’orientation et des différences d’altitude dans la
route qu’il suit. En remontant de plus en plus haut, je finissais par
trouver des images d’une même personne séparées par un intervalle de
temps si long, conservées par des «moi» si distincts, ayant elles-mêmes
des significations si différentes, que je les omettais d’habitude quand
je croyais embrasser le cours passé de mes relations avec elles, que
j’avais même cessé de penser qu’elles étaient les mêmes que j’avais
connues autrefois et qu’il me fallait le hasard d’un éclair d’attention
pour les rattacher, comme à une étymologie, à cette signification
primitive qu’elles avaient eue pour moi. Mlle Swann me jetait, de
l’autre côté de la haie d’épines roses, un regard dont j’avais dû,
d’ailleurs, rétrospectivement retoucher la signification, qui était
du désir. L’amant de Mme Swann, selon la chronique de Combray,
me regardait derrière cette même haie d’un air dur qui n’avait pas
non plus le sens que je lui avais donné alors, et ayant, d’ailleurs,
tellement changé depuis, que je ne l’avais nullement reconnu à Balbec
dans le Monsieur qui regardait une affiche, près du Casino, et dont
il m’arrivait une fois tous les dix ans de me souvenir en me disant:
«Mais c’était M. de Charlus, déjà, comme c’est curieux.» Mme
de Guermantes au mariage du Dr Percepied, Mme Swann en rose
chez mon grand-oncle, Mme de Cambremer, sœur de Legrandin, si
élégante qu’il craignait que nous ne le priions de nous donner une
recommandation pour elle, c’étaient, ainsi que tant d’autres concernant
Swann, Saint-Loup, etc., autant d’images que je m’amusais parfois,
quand je les retrouvais, à placer comme frontispice au seuil de mes
relations avec ces différentes personnes, mais qui ne me semblaient,
en effet, qu’une image, et non déposée en moi par l’être lui-même,
auquel rien ne la reliait plus. Non seulement certaines gens ont de
la mémoire et d’autres pas (sans aller jusqu’à l’oubli constant où
vivent les ambassadeurs de Turquie), ce qui leur permet de trouver
toujours--la nouvelle précédente s’étant évanouie au bout de huit
jours, ou la suivante ayant le don de l’exorciser--de la place pour
la nouvelle contraire qu’on leur dit. Mais même à égalité de mémoire,
deux personnes ne se souviennent pas des mêmes choses. L’une aura
prêté peu d’attention à un fait dont l’autre gardera grand remords,
et, en revanche, aura saisi à la volée comme signe sympathique et
caractéristique une parole que l’autre aura laissé échapper sans
presque y penser. L’intérêt de ne pas s’être trompé quand on a émis
un pronostic faux abrège la durée du souvenir de ce pronostic et
permet d’affirmer très vite qu’on ne l’a pas émis. Enfin, un intérêt
plus profond, plus désintéressé, diversifie les mémoires, si bien que
le poète, qui a presque tout oublié des faits qu’on lui rappelle,
retient une impression fugitive. De tout cela vient qu’après vingt
ans d’absence on rencontre, au heu de rancunes présumées, des pardons
involontaires, inconscients, et, en revanche, tant de haines dont on ne
peut s’expliquer (parce qu’on a oublié à son tour l’impression mauvaise
qu’on a faite) la raison. L’histoire même des gens qu’on a le plus
connus, on en a oublié les dates. Et parce qu’il y avait au moins vingt
ans qu’elle avait vu Bloch pour la première fois, Mme de Guermantes
eût juré qu’il était né dans son monde et avait été bercé sur les
genoux de la duchesse de Chartres quand il avait deux ans.

Et combien de fois ces personnes étaient revenues devant moi, au cours
de leur vie dont les diverses circonstances semblaient présenter les
mêmes êtres, mais sous des formes et pour des fins variées; et la
diversité des points de ma vie par où avait passé le fil de celle de
chacun de ces personnages avait fini par mêler ceux qui semblaient le
plus éloignés, comme si la vie ne possédait qu’un nombre limité de fils
pour exécuter les dessins les plus différents. Quoi de plus séparé,
par exemple, dans mes passés divers, que mes visites à mon oncle
Adolphe, que le neveu de Mme de Villeparisis cousine du Maréchal,
que Legrandin et sa sœur, que l’ancien giletier ami de Françoise, dans
la cour! Et aujourd’hui tous ces fils différents s’étaient réunis pour
faire la trame ici du ménage Saint-Loup, là jadis du jeune ménage
Cambremer, pour ne pas parler de Morel et de tant d’autres dont la
conjonction avait concouru à former une circonstance, si bien qu’il me
semblait que la circonstance était l’unité complète et le personnage
seulement une partie composante. Et ma vie était déjà assez longue
pour qu’à plus d’un des êtres qu’elle m’offrait je trouvasse dans des
régions opposées de mes souvenirs un autre être pour le compléter. Aux
Elstir que je voyais ici en une place qui était un signe de la gloire
maintenant acquise, je pouvais ajouter les plus anciens souvenirs des
Verdurin, des Cottard, la conversation dans le restaurant de Rivebelle,
la matinée où j’avais connu Albertine, et tant d’autres. Ainsi un
amateur d’art à qui on montre le volet d’un retable se rappelle dans
quelle église, dans quel musée, dans quelle collection particulière,
les autres sont dispersés (de même qu’en suivant les catalogues des
ventes ou en fréquentant les antiquaires, il finit par trouver l’objet
jumeau de celui qu’il possède et qui fait avec lui la paire, il peut
reconstituer dans sa tête la prédelle, l’autel tout entier). Comme un
seau, montant le long d’un treuil, vient toucher la corde à diverses
reprises et sur des côtés opposés, il n’y avait pas de personnage,
presque pas même de choses ayant eu place dans ma vie, qui n’y eût joué
tour à tour des rôles différents. Une simple relation mondaine, même
un objet matériel, si je le retrouvais au bout de quelques années dans
mon souvenir, je voyais que la vie n’avait pas cessé de tisser autour
de lui des fils différents qui finissaient par le feutrer de ce beau
velours pareil à celui qui, dans les vieux parcs, enveloppe une simple
conduite d’eau d’un fourreau d’émeraude.

Ce n’était pas que l’aspect de ces personnes qui donnait l’idée de
personnes de songe. Pour elles-mêmes la vie, déjà ensommeillée dans
la jeunesse et l’amour, était de plus en plus devenue un songe. Elles
avaient oublié jusqu’à leurs rancunes, leurs haines, et pour être
certaines que c’était à la personne qui était là qu’elles n’adressaient
plus la parole il y a dix ans, il eût fallu qu’elles se reportassent à
un registre, mais qui était aussi vague qu’un rêve où on a été insulté
on ne sait plus par qui. Tous ces songes formaient les apparences
contrastées de la vie politique où on voyait dans un même ministère
des gens qui s’étaient accusés de meurtre ou de trahison. Et ce songe
devenait épais comme la mort chez certains vieillards, dans les jours
qui suivaient celui où ils avaient fait l’amour. Pendant ces jours-là
on ne pouvait plus rien demander au président de la République, il
oubliait tout. Puis si on le laissait se reposer quelques jours, le
souvenir des affaires publiques lui revenait, fortuit comme celui d’un
rêve.

Parfois ce n’était pas en une seule image qu’apparaissait cet être si
différent de celui que j’avais connu depuis. C’est pendant des années
que Bergotte m’avait paru un doux vieillard divin, que je m’étais senti
paralysé comme par une apparition devant le chapeau gris de Swann, le
manteau violet de sa femme, le mystère dont le nom de sa race entourait
la duchesse de Guermantes jusque dans un salon: origines presque
fabuleuses, charmante mythologie de relations devenues si banales
ensuite, mais qu’elles prolongeaient dans le passé comme en plein ciel,
avec un éclat pareil à celui que projette la queue étincelante d’une
comète. Et même celles qui n’avaient pas commencé dans le mystère,
comme mes relations avec Mme de Souvré, si sèches et si purement
mondaines aujourd’hui, gardaient à leurs débuts leur premier sourire,
plus calme, plus doux, et si onctueusement tracé dans la plénitude
d’une après-midi au bord de la mer, d’une fin de journée de printemps
à Paris, bruyante d’équipages, de poussière soulevée, et de soleil
remué comme de l’eau. Et peut-être Mme de Souvré n’eût pas valu
grand’chose si on l’eût détachée de ce cadre, comme ces monuments--la
Salute par exemple--qui, sans grande beauté propre, font admirablement
là où ils sont situés, mais elle faisait partie d’un lot de souvenirs
que j’estimais à un certain prix, «l’un dans l’autre», sans me demander
pour combien exactement la personne de Mme de Souvré y figurait.

Une chose me frappa plus encore chez tous ces êtres que les changements
physiques, sociaux, qu’ils avaient subis, ce fut celui qui tenait
à l’idée différente qu’ils avaient les uns des autres. Legrandin
méprisait Bloch autrefois et ne lui adressait jamais la parole. Il
fut très aimable avec lui. Ce n’était pas du tout à cause de la
situation plus grande qu’avait prise Bloch, ce qui, dans ce cas,
ne mériterait pas d’être noté, car les changements sociaux amènent
forcément des changements respectifs de position entre ceux qui les
ont subis. Non; c’était que les gens--les gens, c’est-à-dire ce
qu’ils sont pour nous--n’ont plus dans notre mémoire l’uniformité
d’un tableau. Au gré de notre oubli, ils évoluent. Quelquefois nous
allons jusqu’à les confondre avec d’autres: «Bloch, c’est quelqu’un
qui venait à Combray», et en disant Bloch c’était moi qu’on voulait
dire. Inversement, Mme Sazerat était persuadée que de moi était
telle thèse historique sur Philippe II (laquelle était de Bloch). Sans
aller jusqu’à ces interversions, on oublie les crasses que l’un vous
a faites, ses défauts, la dernière fois où on s’est quitté sans se
serrer la main et, en revanche, on s’en rappelle une plus ancienne,
où on était bien ensemble. Et c’est à cette fois plus ancienne que
les manières de Legrandin répondaient dans son amabilité avec Bloch,
soit qu’il eût perdu la mémoire d’un certain passé, soit qu’il le
jugeât prescrit, mélange de pardon, d’oubli, d’indifférence qui est
aussi un effet du Temps. D’ailleurs, les souvenirs que nous avons les
uns des autres, même dans l’amour, ne sont pas les mêmes. J’avais vu
Albertine me rappeler à merveille telle parole que je lui avais dite
dans nos premières rencontres et que j’avais complètement oubliée.
D’un autre fait enfoncé à jamais dans ma tête comme un caillou elle
n’avait aucun souvenir. Nos vies parallèles ressemblaient aux bords de
ces allées où de distance en distance des vases de fleurs sont placés
symétriquement, mais non en face les uns des autres. A plus forte
raison est-il compréhensible que pour des gens qu’on connaît peu on se
rappelle à peine qui ils sont, ou on s’en rappelle autre chose, mais
de plus ancien, que ce qu’on en pensait autrefois, quelque chose qui
est suggéré par les gens au milieu de qui on les retrouve, qui ne les
connaissent que depuis peu, parés de qualités et d’une situation qu’ils
n’avaient pas autrefois mais que l’oublieux accepte d’emblée.

Sans doute la vie, en mettant à plusieurs reprises ces personnes
sur mon chemin, me les avait présentées dans des circonstances
particulières qui, en les entourant de toutes parts, m’avaient rétréci
la vue que j’avais eue d’elles, et m’avait empêché de connaître leur
essence. Ces Guermantes mêmes, qui avaient été pour moi l’objet d’un si
grand rêve, quand je m’étais approché d’abord de l’un d’eux, m’étaient
apparus sous l’aspect, l’une d’une vieille amie de grand’mère, l’autre
d’un monsieur qui m’avait regardé d’un air si désagréable à midi dans
les jardins du casino. (Car il y a entre nous et les êtres un liséré
de contingences, comme j’avais compris, dans mes lectures de Combray,
qu’il y en a un de perception et qui empêche la mise en contact absolue
de la réalité et de l’esprit.) De sorte que ce n’était jamais qu’après
coup, en les rapportant à un nom, que leur connaissance était devenue
pour moi la connaissance des Guermantes. Mais peut-être cela même me
rendait-il la vie plus poétique de penser que la race mystérieuse aux
yeux perçants, au bec d’oiseau, la race rose, dorée, inapprochable,
s’était trouvée si souvent, si naturellement, par l’effet de
circonstances aveugles et différentes, s’offrir à ma contemplation, à
mon commerce, même à mon intimité, au point que, quand j’avais voulu
connaître Mlle de Stermaria ou faire faire des robes à Albertine,
c’était, comme aux plus serviables de mes amis, à des Guermantes que je
m’étais adressé. Certes, cela m’ennuyait d’aller chez eux autant que
chez les autres gens du monde que j’avais connus ensuite. Même, pour
la duchesse de Guermantes, comme pour certaines pages de Bergotte, son
charme ne m’était visible qu’à distance et s’évanouissait quand j’étais
près d’elle, car il résidait dans ma mémoire et dans mon imagination.
Mais enfin, malgré tout, les Guermantes, comme Gilberte aussi,
différaient des autres gens du monde en ce qu’ils plongeaient plus
avant leurs racines dans un passé de ma vie où je rêvais davantage et
croyais plus aux individus. Ce que je possédais avec ennui, en causant
en ce moment avec l’une et avec l’autre, c’était du moins celles
des imaginations de mon enfance que j’avais trouvées le plus belles
et crues le plus inaccessibles, et je me consolais en confondant,
comme un marchand qui s’embrouille dans ses livres, la valeur de leur
possession avec le prix auquel les avait cotées mon désir.

Mais pour d’autres êtres, le passé de mes relations avec eux était
gonflé de rêves plus ardents, formés sans espoir, où s’épanouissait si
richement ma vie d’alors, dédiée à eux tout entière, que je pouvais
à peine comprendre comment leur exaucement était ce mince, étroit et
terne ruban d’une intimité indifférente et dédaignée où je ne pouvais
plus rien retrouver de ce qui avait fait leur mystère, leur fièvre et
leur douceur.

                             *     *     *

«Que devient la marquise d’Arpajon? demanda Mme de Cambremer.--Mais
elle est morte, répondit Bloch.--Vous confondez avec la comtesse
d’Arpajon qui est morte l’année dernière.» La princesse de Malte se
mêla à la discussion; jeune veuve d’un vieux mari très riche et porteur
d’un grand nom, elle était beaucoup demandée en mariage et en avait
pris une grande assurance. «La marquise d’Arpajon est morte aussi il
y a à peu près un an.--Ah! un an, je vous réponds que non, répondit
Mme de Cambremer, j’ai été à une soirée de musique chez elle il
y a moins d’un an.» Bloch, pas plus que les «gigolos» du monde, ne
put prendre part utilement à la discussion, car toutes ces morts de
personnes âgées étaient à une distance d’eux trop grande, soit par la
différence énorme des années, soit par la récente arrivée (de Bloch,
par exemple) dans une société différente qu’il abordait de biais,
au moment où elle déclinait, dans un crépuscule où le souvenir d’un
passé qui ne lui était pas familier ne pouvait l’éclairer. Et pour
les gens du même âge et du même milieu, la mort avait perdu de sa
signification étrange. D’ailleurs, on faisait tous les jours prendre
des nouvelles de tant de gens à l’article de la mort, et dont les
uns s’étaient rétablis tandis que d’autres avaient a succombé qu’on
ne se souvenait plus au juste si telle personne qu’on n’avait jamais
l’occasion de voir s’était sortie de sa fluxion de poitrine ou avait
trépassé. La mort se multipliait et devenait plus incertaine dans ces
régions âgées. A cette croisée de deux générations et de deux sociétés
qui, en vertu de raisons différentes, mal placées pour distinguer
la mort, la confondaient presque avec la vie, la première s’était
mondanisée, était devenue un incident qui qualifiait plus ou moins une
personne; sans que le ton dont on parlait eût l’air de signifier que
cet incident terminait tout pour elle, on disait: «mais vous oubliez,
un tel est mort», comme on eût dit: «il est décoré» (l’adjectif était
autre, quoique pas plus important), «il est de l’Académie», ou--et
cela revenait au même puisque cela empêchait aussi d’assister aux
fêtes--«il est allé passer l’hiver dans le Midi», «on lui a ordonné les
montagnes». Encore, pour des hommes connus, ce qu’ils laissaient en
mourant aidait à se rappeler que leur existence était terminée. Mais
pour les simples gens du monde très âgés, on s’embrouillait sur le fait
qu’ils fussent morts ou non, non seulement parce qu’on connaissait mal
ou qu’on avait oublié leur passé, mais parce qu’ils ne tenaient en
quoi que ce soit à l’avenir. Et la difficulté qu’avait chacun de faire
un triage entre les maladies, l’absence, la retraite à la campagne,
la mort des vieilles gens du monde, consacrait, tout autant que
l’indifférence des hésitants, l’insignifiance des défunts.

«Mais si elle n’est pas morte, comment se fait-il qu’on ne la voie plus
jamais, ni son mari non plus? demanda une vieille fille qui aimait
faire de l’esprit.--Mais je te dirai, reprit la mère, qui, quoique
quinquagénaire, ne manquait pas une fête, que c’est parce qu’ils sont
vieux, et qu’à cet âge-là on ne sort plus.» Il semblait qu’il y eût
avant le cimetière toute une cité close des vieillards, aux lampes
toujours allumées dans la brume. Mme de Sainte-Euverte trancha le
débat en disant que la comtesse d’Arpajon était morte, il y avait un
an, d’une longue maladie, mais que la marquise d’Arpajon était morte
aussi depuis, très vite, «d’une façon tout à fait insignifiante», mort
qui par là ressemblait à toutes ces vies, et par là aussi expliquait
qu’elle eût passé inaperçue, excusait ceux qui confondaient. En
entendant que Mme d’Arpajon était vraiment morte, la vieille fille
jeta sur sa mère un regard alarmé, car elle craignait que d’apprendre
la mort d’une de ses «contemporaines» ne la «frappât»; elle croyait
entendre d’avance parler de la mort de sa propre mère avec cette
explication: «Elle avait été «très frappée» par la mort de Madame
d’Arpajon.» Mais la mère, au contraire, se faisait à elle-même l’effet
de l’avoir emporté dans un concours sur des concurrents de marque,
chaque fois qu’une personne de son âge «disparaissait». Leur mort
était la seule manière dont elle prît encore agréablement conscience
de sa propre vie. La vieille fille s’aperçut que sa mère, qui n’avait
pas semblé fâchée de dire que Mme d’Arpajon était recluse dans
les demeures d’où ne sortent plus guère les vieillards fatigués,
l’avait été moins encore d’apprendre que la marquise était entrée dans
la Cité d’après, celle d’où on ne sort plus. Cette constatation de
l’indifférence de sa mère amusa l’esprit caustique de la vieille fille.
Et pour faire rire ses amies, plus tard, elle fit un récit désopilant
de la manière allègre, prétendait-elle, dont sa mère avait dit en
se frottant les mains: «Mon Dieu, il est bien vrai que cette pauvre
Madame d’Arpajon est morte.» Même pour ceux qui n’avaient pas besoin
de cette mort pour se réjouir d’être vivants, elle les rendit heureux.
Car toute mort est pour les autres une simplification d’existence, ôte
le scrupule de se montrer reconnaissant, l’obligation de faire des
visites. Toutefois, comme je l’ai dit, ce n’est pas ainsi que la mort
de M. Verdurin avait été accueillie par Elstir.

                             *     *     *

Une dame sortit, car elle avait d’autres matinées et devait aller
goûter avec deux reines. C’était cette grande cocotte du monde que
j’avais connue autrefois, la princesse de Nassau. Mis à part le fait
que sa taille avait diminué--ce qui lui donnait l’air, par sa tête
située à une bien moindre hauteur qu’elle n’était autrefois, d’avoir
ce qu’on appelle «un pied dans la tombe»--on aurait à peine pu dire
qu’elle avait vieilli. Elle restait une Marie-Antoinette au nez
autrichien, au regard délicieux, conservée, embaumée grâce à mille
fards adorablement unis qui lui faisaient une figure lilas. Il flottait
sur elle cette expression confuse et tendre d’être obligée de partir,
de promettre tendrement de revenir, de s’esquiver discrètement, qui
tenait à la foule des réunions d’élite où on l’attendait. Née presque
sur les marches d’un trône, mariée trois fois, entretenue longtemps et
richement par de grands banquiers, sans compter les mille fantaisies
qu’elle s’était offertes, elle portait légèrement, comme ses yeux
admirables et ronds, comme sa figure fardée et comme sa robe mauve,
les souvenirs un peu embrouillés de ce passé innombrable. Comme elle
passait devant moi en se sauvant «à l’anglaise», je la saluai. Elle me
reconnut, elle me serra la main et fixa sur moi ses rondes prunelles
mauves de l’air qui voulait dire: «Comme il y a longtemps que nous nous
sommes vus, nous parlerons de cela une autre fois.» Elle me serrait
la main avec force, ne se rappelant pas au juste si en voiture, un
soir qu’elle me ramenait de chez la duchesse de Guermantes, il y
avait eu ou non une passade entre nous. A tout hasard, elle sembla
faire allusion à ce qui n’avait pas été, chose qui ne lui était pas
difficile puisqu’elle prenait un air de tendresse pour une tarte aux
fraises et revêtait, si elle était obligée de partir avant la fin de
la musique, l’attitude désespérée d’un abandon qui toutefois ne serait
pas définitif. Incertaine, d’ailleurs, sur la passade avec moi, son
serrement furtif ne s’attarda pas et elle ne me dit pas un mot. Elle
me regarda seulement comme j’ai dit, d’une façon qui signifiait «qu’il
y a longtemps!» et où repassaient ses maris, les hommes qui l’avaient
entretenue, deux guerres, et ses yeux stellaires, semblables à une
horloge astronomique taillée dans une opale, marquèrent successivement
toutes ces heures solennelles d’un passé si lointain, qu’elle
retrouvait à tout moment quand elle voulait vous dire un bonjour qui
était toujours une excuse. Puis m’ayant quitté, elle se mit à trotter
vers la porte pour qu’on ne se dérangeât pas pour elle, pour me montrer
que, si elle n’avait pas causé avec moi, c’est qu’elle était pressée,
pour rattraper la minute perdue à me serrer la main afin d’être exacte
chez la reine d’Espagne qui devait goûter seule avec elle. Même, près
de la porte, je crus qu’elle allait prendre le pas de course. Elle
courait, en effet, à son tombeau.

Pendant ce temps on entendait la princesse de Guermantes répéter d’un
air exalté et d’une voix de ferraille que lui faisait son râtelier:
«Oui, c’est cela, nous ferons clan! nous ferons clan! J’aime cette
jeunesse si intelligente, si participante, ah! quelle mugichienne vous
êtes!» Elle parlait, son gros monocle dans son œil rond, mi-amusé,
mi-s’excusant de ne pouvoir soutenir la gaîté longtemps, mais jusqu’au
bout elle était décidée à «participer», à «faire clan».

                             *     *     *

Je m’étais assis à côté de Gilberte de Saint-Loup. Nous parlâmes
beaucoup de Robert, Gilberte en parlait sur un ton déférent, comme si
c’eût été un être supérieur qu’elle tenait à me montrer qu’elle avait
admiré et compris. Nous nous rappelâmes l’un à l’autre combien les
idées qu’il exposait jadis sur l’art de la guerre (car il lui avait
souvent redit à Tansonville les mêmes thèses que je lui avais entendu
exposer à Doncières et plus tard) s’étaient souvent et, en somme, sur
un grand nombre de points trouvées vérifiées par la dernière guerre.
«Je ne puis vous dire à quel point la moindre des choses qu’il me
disait à Doncières et aussi pendant la guerre me frappe maintenant. Les
dernières paroles que j’ai entendues de lui, quand nous nous sommes
quittés pour ne plus nous revoir, étaient qu’il attendait Hindenburg,
général napoléonien, à un des types de la bataille napoléonienne, celle
qui a pour but de séparer deux adversaires, peut-être, avait-il ajouté,
les Anglais et nous. Or, à peine un an après la mort de Robert, un
critique pour lequel il avait une profonde admiration et qui exerçait
visiblement une grande influence sur ses idées militaires, M. Henry
Bidou, disait que l’offensive d’Hindenburg en mars 1918, c’était «la
bataille de séparation d’un adversaire massé contre deux adversaires
en ligne, manœuvre que l’Empereur a réussie en 1796 sur l’Apennin et
qu’il a manquée en 1815 en Belgique». Quelques instants auparavant,
Robert comparait devant moi les batailles à des pièces où il n’est
pas toujours facile de savoir ce qu’a voulu l’auteur, où lui-même a
changé son plan en cours de route. Or, pour cette offensive allemande
de 1918, sans doute, en l’interprétant de cette façon Robert ne serait
pas d’accord avec M. Bidou. Mais d’autres critiques pensent que c’est
le succès d’Hindenburg dans la direction d’Amiens, puis son arrêt
forcé, son succès dans les Flandres, puis l’arrêt encore qui ont fait,
accidentellement en somme, d’Amiens, puis de Boulogne, des buts qu’il
ne s’était pas préalablement assignés. Et, chacun pouvant refaire
une pièce à sa manière, il y en a qui voient dans cette offensive
l’annonce d’une marche foudroyante sur Paris, d’autres des coups de
boutoir désordonnés pour détruire l’armée anglaise. Et même si les
ordres donnés par le chef s’opposent à telles ou telles conceptions, il
restera toujours aux critiques le moyen de dire,--comme Mounet-Sully à
Coquelin qui l’assurait que le _Misanthrope_ n’était pas la pièce
triste, dramatique qu’il voulait jouer (car Molière, au témoignage
des contemporains, en donnait une interprétation comique et y faisait
rire): «Hé bien, c’est que Molière se trompait.»

«Et sur les avions, répondit Gilberte, vous rappelez-vous quand il
disait--il avait de si jolies phrases--: «il faut que chaque armée
soit un Argus aux cent yeux». Hélas! il n’a pu voir la vérification de
ses dires.--Mais si, répondis-je, à la bataille de la Somme, il a bien
su qu’on a commencé par aveugler l’ennemi en lui crevant les yeux, en
détruisant ses avions et ses ballons captifs.--Ah! oui, c’est vrai.» Et
comme depuis qu’elle ne vivait plus que pour l’intelligence, elle était
devenue un peu pédante: «Et lui qui prétendait aussi qu’on reviendrait
aux anciens moyens. Savez-vous que les expéditions de Mésopotamie dans
cette guerre (elle avait dû lire cela à l’époque, dans les articles de
Brichot) évoquent à tout moment, inchangée, la retraite de Xénophon?
Et pour aller du Tigre à l’Euphrate, le commandement anglais s’est
servi de bellones, bateaux longs et étroits, gondoles de ce pays, et
dont se servaient déjà les plus antiques Chaldéens.» Ces paroles me
donnaient bien le sentiment de cette stagnation du passé qui dans
certains lieux, par une sorte de pesanteur spécifique, s’immobilise
indéfiniment, si bien qu’on peut le retrouver tel quel. Et j’avoue
que, pensant aux lectures que j’avais faites à Balbec, non loin de
Robert, j’étais très impressionné--comme dans la campagne de France de
retrouver la tranchée de Mme de Sévigné--en Orient, à propos du
siège de Kout-el-Amara (Kout-l’émir, comme nous disons Vaux-le-Vicomte
et Boilleau-l’Évêque, aurait dit le curé de Combray, s’il avait étendu
sa soif d’étymologie aux langues orientales), de voir revenir auprès de
Bagdad ce nom de Bassorah dont il est tant question dans les _Mille
et une Nuits_ et que gagne chaque fois, après avoir quitté Bagdad ou
avant d’y rentrer, pour s’embarquer ou débarquer, bien avant le général
Townsend, aux temps des Khalifes, Simbad le Marin.

«Il y a un coté de la guerre qu’il commençait à apercevoir, dis-je,
c’est qu’elle est humaine, se vit comme un amour ou comme une haine,
pourrait être racontée comme un roman, et que par conséquent, si tel
ou tel va répétant que la stratégie est une science, cela ne l’aide en
rien à comprendre la guerre, parce que la guerre n’est pas stratégique.
L’ennemi ne connaît pas plus nos plans que nous ne savons le but
poursuivi par la femme que nous aimons, et ces plans peut-être ne les
savons-nous pas nous-mêmes. Les Allemands, dans l’offensive de mars
1918, avaient-ils pour but de prendre Amiens? Nous n’en savons rien.
Peut-être ne le savaient-ils pas eux-mêmes, et est-ce l’événement de
leur progression à l’ouest, vers Amiens, qui détermina leur projet.
A supposer que la guerre soit scientifique, encore faudrait-il la
peindre comme Elstir peignait la mer, par l’autre sens, et partir des
illusions, des croyances qu’on rectifie peu à peu, comme Dostoïewski
raconterait une vie. D’ailleurs, il est trop certain que la guerre
n’est point stratégique, mais plutôt médicale, comportant des accidents
imprévus que le clinicien pouvait espérer éviter, comme la Révolution
russe.»

Dans toute cette conversation, Gilberte m’avait parlé de Robert avec
une déférence qui semblait plus s’adresser à mon ancien ami qu’à son
époux défunt. Elle avait l’air de me dire: «Je sais combien vous
l’admiriez. Croyez bien que j’ai su comprendre l’être supérieur
qu’il était.» Et pourtant, l’amour que certainement elle n’avait
plus pour son souvenir était peut-être encore la cause lointaine de
particularités de sa vie actuelle. Ainsi Gilberte avait maintenant
pour amie inséparable Andrée. Quoique celle-ci commençât, surtout
à la faveur du talent de son mari et de sa propre intelligence, à
pénétrer non pas, certes, dans le milieu des Guermantes, mais dans un
monde infiniment plus élégant que celui qu’elle fréquentait jadis,
on fut étonné que la marquise de Saint-Loup condescendît à devenir
sa meilleure amie. Le fait sembla être un signe, chez Gilberte, de
son penchant pour ce qu’elle croyait une existence artistique, et
pour une véritable déchéance sociale. Cette explication peut être la
vraie. Une autre pourtant vint à mon esprit, toujours fort pénétré
de ce fait que les images que nous voyons assemblées quelque part
sont généralement le reflet, ou d’une façon quelconque l’effet, d’un
premier groupement, assez différent quoique symétrique, d’autres images
extrêmement éloignées du second. Je pensais que si on voyait tous les
soirs ensemble Andrée, son mari et Gilberte, c’était peut-être parce
que, tant d’années auparavant, on avait pu voir le futur mari d’Andrée
vivant avec Rachel, puis la quittant pour Andrée. Il est probable que
Gilberte alors, dans le monde trop distant, trop élevé, où elle vivait,
n’en avait rien su. Mais elle avait dû l’apprendre plus tard, quand
Andrée avait monté et qu’elle-même avait descendu assez pour qu’elles
pussent s’apercevoir. Alors avait dû exercer sur elle un grand prestige
de la femme pour laquelle Rachel avait été quittée par l’homme,
pourtant séduisant sans doute, qu’elle avait préféré à Robert.

Ainsi peut-être la vue d’Andrée rappelait à Gilberte le roman de
jeunesse qu’avait été son amour pour Robert, et lui inspirait aussi
un grand respect pour Andrée, de laquelle était toujours amoureux
un homme tant aimé par cette Rachel que Gilberte sentait avoir été
plus aimée de Saint-Loup qu’elle ne l’avait été elle-même. Peut-être,
au contraire, ces souvenirs ne jouaient-ils aucun rôle dans la
prédilection de Gilberte pour ce ménage artiste et fallait-il y
voir simplement--comme chez beaucoup--l’épanouissement des goûts,
habituellement inséparables chez les femmes du monde, de s’instruire et
de s’encanailler. Peut-être Gilberte avait-elle oublié Robert autant
que moi Albertine, et si même elle savait que c’était Rachel que
l’artiste avait quittée pour Andrée, ne pensait-elle jamais, quand elle
les voyait, à ce fait qui n’avait jamais joué aucun rôle dans son goût
pour eux. On n’aurait pu décider si mon explication première n’était
pas seulement possible, mais était vraie, que grâce au témoignage des
intéressés, seul recours qui reste en pareil cas, s’ils pouvaient
apporter dans leurs confidences de la clairvoyance et de la sincérité.
Or la première s’y rencontre rarement et la seconde jamais.

«Mais comment venez-vous dans des matinées si nombreuses? me demanda
Gilberte. Vous retrouver dans une grande tuerie comme cela, ce n’est
pas ainsi que je vous schématisais. Certes, je m’attendais à vous voir
partout ailleurs qu’à un des grands tralalas de ma tante, puisque tante
il y a», ajouta-t-elle d’un air fin, car étant Mme de Saint-Loup
depuis un peu plus longtemps que Mme Verdurin n’était entrée dans
la famille, elle se considérait comme une Guermantes de tout temps
et atteinte par la mésalliance que son oncle avait faite en épousant
Mme Verdurin, qu’il est vrai elle avait entendu railler mille fois
devant elle, dans la famille, tandis que, naturellement, ce n’était que
hors de sa présence qu’on avait parlé de la mésalliance qu’avait faite
Saint-Loup en l’épousant. Elle affectait, d’ailleurs, d’autant plus de
dédain pour cette tante mauvais teint que la princesse de Guermantes,
par l’espèce de perversion qui pousse les gens intelligents à s’évader
du chic habituel, par le besoin aussi de souvenirs qu’ont les gens
âgés, pour tâcher de donner un passé à son élégance nouvelle aimait à
dire, en parlant de Gilberte: «Je vous dirai que ce n’est pas pour moi
une relation nouvelle, j’ai énormément connu la mère de cette petite;
tenez, c’était une grande amie à ma cousine Marsantes. C’est chez
moi qu’elle a connu le père de Gilberte. Quant au pauvre Saint-Loup,
je connaissais d’avance toute sa famille, son propre oncle était
mon intime autrefois à la Raspelière.» «Vous voyez que les Verdurin
n’étaient pas du tout des bohèmes, me disaient les gens qui entendaient
parler ainsi la princesse de Guermantes, c’étaient des amis de tout
temps de la famille de Mme de Saint-Loup.» J’étais peut-être seul à
savoir par mon grand-père qu’en effet les Verdurin n’étaient pas des
bohèmes. Mais ce n’était pas précisément parce qu’ils avaient connu
Odette. Mais on arrange aisément les récits du passé que personne ne
connaît plus, comme ceux des voyages dans les pays où personne n’est
jamais allé. «Enfin, conclut Gilberte, puisque vous sortez quelquefois
de votre Tour d’ivoire, des petites réunions intimes chez moi, où
j’inviterais des esprits sympathiques, ne vous conviendraient-elles pas
mieux? Ces grandes machines comme ici sont bien peu faites pour vous.
Je vous voyais causer avec ma tante Oriane, qui a toutes les qualités
qu’on voudra, mais à qui nous ne ferons pas tort, n’est-ce pas, en
déclarant qu’elle n’appartient pas à l’élite pensante.» Je ne pouvais
mettre Gilberte au courant des pensées que j’avais depuis une heure,
mais je crus que, sur un point de pure distraction, elle pourrait
servir mes plaisirs, lesquels, en effet, ne me semblaient pas devoir
être de parler littérature avec la duchesse de Guermantes plus qu’avec
Mme de Saint-Loup. Certes, j’avais l’intention de recommencer dès
demain, bien qu’avec un but cette fois, à vivre dans la solitude. Même
chez moi je ne laisserais pas les gens venir me voir dans mes instants
de travail, car le devoir de faire mon œuvre primait celui d’être poli,
ou même bon. Ils insisteraient sans doute. Ceux qui ne m’avaient pas vu
depuis si longtemps, venaient de me retrouver et me jugeaient guéri.
Ils insisteraient, venant quand le labeur de leur journée, de leur vie,
serait fini ou interrompu, et ayant alors le même besoin de moi que
j’avais eu autrefois de Saint-Loup, et cela parce que, comme je m’en
étais aperçu à Combray quand mes parents me faisaient des reproches
au moment où je venais de prendre à leur insu les plus louables
résolutions, les cadrans intérieurs qui sont départis aux hommes ne
sont pas tous réglés à la même heure, l’un sonne celle du repos en même
temps que l’autre celle du travail, l’un celle du châtiment par le
juge quand chez le coupable celle du repentir et du perfectionnement
intérieur est sonnée depuis longtemps. Mais j’aurais le courage de
répondre à ceux qui viendraient me voir ou me feraient chercher que
j’avais, pour des choses essentielles au courant desquelles il fallait
que je fusse mis sans retard, un rendez-vous urgent, capital, avec
moi-même. Et pourtant, bien qu’il y ait peu de rapport entre notre
moi véritable et l’autre, à cause de l’homonymat et du corps commun
aux deux, l’abnégation qui vous fait faire le sacrifice des devoirs
plus faciles, même des plaisirs, paraît aux autres de l’égoïsme. Et
d’ailleurs, n’était-ce pas pour m’occuper d’eux que je vivrais loin
de ceux qui se plaindraient de ne pas me voir, pour m’occuper d’eux
plus à fond que je n’aurais pu le faire avec eux, pour chercher à les
révéler à eux-mêmes, à les réaliser? A quoi eût servi que, pendant
des années encore, j’eusse perdu des soirées à faire glisser sur
l’écho à peine expiré de leurs paroles le son tout aussi vain des
miennes, pour le stérile plaisir d’un contact mondain qui exclut toute
pénétration? Ne valait-il pas mieux que ces gestes qu’ils faisaient,
ce s paroles qu’ils disaient, leur vie, leur nature, j’essayasse d’en
décrire la courbe et d’en dégager la loi? Malheureusement, j’aurais à
lutter contre cette habitude de se mettre à la place des autres qui,
si elle favorise la conception d’une œuvre, en retarde l’exécution.
Car, par une politesse supérieure, elle pousse à sacrifier aux autres
non seulement son plaisir, mais son devoir, quand, se mettant à la
place des autres, le devoir quel qu’il soit, fût-ce, pour quelqu’un
qui ne peut rendre aucun service au front, de rester à l’arrière
s’il est utile, paraîtra comme, ce qu’il n’est pas en réalité, notre
plaisir. Et bien loin de me croire malheureux de cette vie sans amis,
sans causerie, comme il est arrivé aux plus grands de le croire, je
me rendais compte que les forces d’exaltation qui se dépensent dans
l’amitié sont une sorte de porte-à-faux visant une amitié particulière
qui ne mène à rien et se détournent d’une vérité vers laquelle elles
étaient capables de nous conduire. Mais enfin, quand des intervalles de
repos et de société me seraient nécessaires, je sentais que, plutôt que
les conversations intellectuelles que les gens du monde croient utiles
aux écrivains, de légères amours avec des jeunes filles en fleurs
seraient un aliment choisi que je pourrais à la rigueur permettre à
mon imagination semblable au cheval fameux qu’on ne nourrissait que de
roses! Ce que tout d’un coup je souhaitais de nouveau, c’est ce dont
j’avais rêvé à Balbec, quand, sans les connaître encore, j’avais vu
passer devant la mer Albertine, Andrée et leurs amies. Mais hélas! je
ne pouvais plus chercher à retrouver celles que justement en ce moment
je désirais si fort. L’action des années qui avait transformé tous
les êtres que j’avais vus aujourd’hui, et Gilberte elle-même, avait
certainement fait de toutes celles qui survivaient, comme elle eût
fait d’Albertine si elle n’avait pas péri, des femmes trop différentes
de ce que je me rappelais. Je souffrais d’être obligé de moi-même à
atteindre celles-là, car le temps qui change les êtres ne modifie pas
l’image que nous avons gardée d’eux. Rien n’est plus douloureux que
cette opposition entre l’altération des êtres et la fixité du souvenir,
quand nous comprenons que ce qui a gardé tant de fraîcheur dans notre
mémoire n’en peut plus avoir dans la vie, que nous ne pouvons, au
dehors, nous rapprocher de ce qui nous paraît si beau au-dedans de
nous, de ce qui excite en nous un désir, pourtant si individuel, de le
revoir. Ce violent désir que la mémoire excitait en moi pour ces jeunes
filles vues jadis, je sentais que je ne pourrais espérer l’assouvir
qu’à condition de le chercher dans un être du même âge, c’est-à-dire
dans un autre être. J’avais pu souvent soupçonner que ce qui semble
unique dans une personne qu’on désire ne lui appartient pas. Mais le
temps écoulé m’en donnait une preuve plus complète, puisque, après
vingt ans, spontanément, je voulais chercher, au lieu des filles que
j’avais connues, celles possédant maintenant la jeunesse que les autres
avaient alors. D’ailleurs, ce n’est pas seulement le réveil de nos
désirs charnels qui ne correspond à aucune réalité parce qu’il ne tient
pas compte du temps perdu. Il m’arrivait parfois de souhaiter que par
un miracle vinssent auprès de moi, restées vivantes contrairement à ce
que j’avais cru, ma grand’mère, Albertine. Je croyais les voir, mon
cœur s’élançait vers elles. J’oubliais seulement une chose, c’est que,
si elles vivaient en effet, Albertine aurait à peu près maintenant
l’aspect que m’avait présenté à Balbec Mme Cottard, et que ma
grand’mère, ayant plus de quatre-vingt-quinze ans, ne me montrerait
rien du beau visage calme et souriant avec lequel je l’imaginais encore
maintenant, aussi arbitrairement qu’on donne une barbe à Dieu le Père,
ou qu’on représentait, au XVIIe siècle, les héros d’Homère avec un
accoutrement de gentilshommes et sans tenir compte de leur antiquité.
Je regardai Gilberte et je ne pensai pas: «Je voudrais la revoir»,
mais je lui dis qu’elle me ferait toujours plaisir en m’invitant avec
des jeunes filles, sans que j’eusse, d’ailleurs, à leur rien demander
que de faire renaître en moi les rêveries, les tristesses d’autrefois,
peut-être, un jour improbable, un chaste baiser. Comme Elstir aimait
à voir incarnée devant lui, dans sa femme, la beauté vénitienne,
qu’il avait si souvent peinte dans ses œuvres, je me donnais l’excuse
d’être attiré, par un certain égoïsme esthétique, vers les belles
femmes qui pouvaient me causer de la souffrance, et j’avais un certain
sentiment d’idolâtrie pour les futures Gilberte, les futures duchesses
de Guermantes, les futures Albertine que je pourrais rencontrer, et
qui, me semblait-il, pourraient m’inspirer, comme un sculpteur qui
se promène au milieu de beaux marbres antiques. J’aurais dû pourtant
penser qu’antérieur à chacune était mon sentiment du mystère où elles
baignaient et qu’ainsi, plutôt que de demander à Gilberte de me faire
connaître des jeunes filles, j’aurais mieux fait d’aller dans ces lieux
où rien ne nous rattache à elles, où entre elles et soi on sent quelque
chose d’infranchissable, où, à deux pas, sur la plage, allant au
bain, on se sent séparé d’elles par l’impossible. C’est ainsi que mon
sentiment du mystère avait pu s’appliquer successivement à Gilberte,
à la duchesse de Guermantes, à Albertine, à tant d’autres. Sans doute
l’inconnu et presque l’inconnaissable était devenu le commun, le
familier, indifférent ou douloureux, mais retenant de ce qu’il avait
été un certain charme. Et, à vrai dire, comme dans ces calendriers
que le facteur nous apporte pour avoir ses étrennes, il n’était pas
une de mes années qui n’ait eu à son frontispice, ou intercalée dans
ses jours, l’image d’une femme que j’y avais désirée; image souvent
d’autant plus arbitraire que parfois je n’avais pas vu cette femme,
quand c’était, par exemple, la femme de chambre de Mme Putbus,
Mlle d’Orgeville, ou telle jeune fille dont j’avais vu le nom dans
le compte rendu mondain d’un journal, parmi l’essaim des charmantes
valseuses. Je la devinais belle, m’éprenais d’elle, et lui composais
un corps idéal dominant de toute sa hauteur un paysage de la province
où j’avais lu, dans l’_Annuaire des Châteaux_, que se trouvaient
les propriétés de sa famille. Pour les femmes que j’avais connues, ce
paysage était au moins double. Chacune s’élevait, à un point différent
de ma vie, dressée comme une divinité protectrice et locale, d’abord
au milieu d’un de ces paysages rêvés dont la juxtaposition quadrillait
ma vie et où je m’étais attaché à l’imaginer; ensuite, vue du côté
du souvenir entourée des sites où je l’avais connue et qu’elle me
rappelait, y restant attachée, car si notre vie est vagabonde notre
mémoire est sédentaire, et nous avons beau nous élancer sans trêve, nos
souvenirs, eux, rivés aux lieux dont nous nous détachons, continuent
à y continuer leur vie casanière, comme ces amis momentanés que le
voyageur s’était faits dans une ville et qu’il est obligé d’abandonner
quand il la quitte, parce que c’est là qu’eux, qui ne partent pas,
finiront leur journée et leur vie comme s’il était là encore, au pied
de l’église, devant la porte et sous les arbres du cours. Si bien que
l’ombre de Gilberte s’allongeait, non seulement devant une église
de l’Ile-de-France où je l’avais imaginée, mais aussi sur l’allée
d’un parc, du côté de Méséglise, celle de Mme de Guermantes dans
un chemin humide où montaient en quenouilles des grappes violettes
et rougeâtres, ou sur l’or matinal d’un trottoir parisien. Et cette
seconde personne, celle née non du désir, mais du souvenir, n’était,
pour chacune de ces femmes, unique. Car, chacune, je l’avais connue
à diverses reprises, en des temps différents où elle était une autre
pour moi, où moi-même j’étais autre, baignant dans des rêves d’une
autre couleur. Or la loi qui avait gouverné les rêves de chaque
année maintenant assemblés autour d’eux les souvenirs d’une femme
que j’y avais connue, tout ce qui se rapportait, par exemple, à la
duchesse de Guermantes au temps de mon enfance, était concentré, par
une force attractive, autour de Combray, et tout ce qui avait trait
à la duchesse de Guermantes qui allait tout à l’heure m’inviter à
déjeuner, autour d’un sensitif tout différent; il y avait plusieurs
duchesses de Guermantes, comme il y avait eu, depuis la dame en rose,
plusieurs Mmes Swann, séparées par l’éther incolore des années, et
de l’une à l’autre desquelles je ne pouvais pas plus sauter que si
j’avais eu à quitter une planète pour aller dans une autre planète
que l’éther en sépare. Non seulement séparée, mais différente, parée
des rêves que j’avais eus dans des temps si différents, comme d’une
flore particulière, qu’on ne retrouvera pas dans une autre planète;
au point qu’après avoir pensé que je n’irais déjeuner ni chez Mme
de Forcheville, ni chez Mme de Guermantes, je ne pouvais me dire,
tant cela m’eût transporté dans un monde autre, que l’une n’était pas
une personne différente de la duchesse de Guermantes qui descendait
de Geneviève de Brabant, et l’autre de la Dame en rose, que parce
qu’en moi un homme instruit me l’affirmait avec la même autorité
qu’un savant qui m’eût affirmé qu’une voie lactée de nébuleuses était
due à la segmentation d’une seule et même étoile. Telle Gilberte, à
qui je demandais pourtant, sans m’en rendre compte, de me permettre
d’avoir des amies comme elle avait été autrefois, n’était plus pour
moi que Mme de Saint-Loup. Je ne songeais plus en la voyant au
rôle qu’avait eu jadis dans mon amour, oublié lui aussi par elle, mon
admiration pour Bergotte, pour Bergotte redevenu pour moi simplement
l’auteur de ses livres, sans que je me rappelasse (que dans des
souvenirs rares et entièrement séparés) l’émoi d’avoir été présenté à
l’homme, la déception, l’étonnement de sa conversation, dans le salon
aux fourrures blanches, plein de violettes, où on apportait si tôt,
sur tant de consoles différentes, tant de lampes. Tous les souvenirs
qui composaient la première mademoiselle Swann étaient, en effet,
retranchés de la Gilberte actuelle, retenus bien loin par les forces
d’attraction d’un autre univers, autour d’une phrase de Bergotte avec
laquelle ils faisaient corps et baignés d’un parfum d’aubépine. La
fragmentaire Gilberte d’aujourd’hui écouta ma requête en souriant.
Puis, en se mettant à y réfléchir, elle prit un air sérieux en ayant
l’air de chercher dans sa tête. Et j’en fus heureux car cela l’empêcha
de faire attention à un groupe qui se trouvait non loin de nous et dont
la vue n’eût pu certes lui être agréable. On y remarquait la duchesse
de Guermantes en grande conversation avec une affreuse vieille femme
que je regardais sans pouvoir du tout deviner qui elle était: je n’en
savais absolument rien. «Comme c’est drôle de voir ici Rachel», me
dit à l’oreille Bloch qui passait à ce moment. Ce nom magique rompit
aussitôt l’enchantement qui avait donné à la maîtresse de Saint-Loup
la forme inconnue de cette immonde vieille, et je la reconnus alors
parfaitement. De même, j’ai dit ailleurs que dès qu’on me nommait
les hommes dont je ne pouvais reconnaître les visages l’enchantement
cessait, et que je les reconnaissais. Pourtant il y en eut un que, même
nommé, je ne pus reconnaître, et je crus à un homonyme, car il n’avait
aucune espèce de rapport avec celui que non seulement j’avais connu
autrefois mais que j’avais retrouvé il y a quelques années. C’était
pourtant lui, blanchi seulement et engraissé, mais il avait rasé ses
moustaches et cela avait suffi pour lui faire perdre sa personnalité.
Pour en revenir à Rachel, c’était bien avec elle, devenue une actrice
célèbre et qui allait, au cours de cette matinée, réciter des vers
de Musset et de La Fontaine, que la tante de Gilberte, la duchesse
de Guermantes, causait en ce moment. Or la vue de Rachel ne pouvait
en tout cas être bien agréable à Gilberte, et je fus d’autant plus
ennuyé d’apprendre qu’elle allait réciter des vers et de constater son
intimité avec la duchesse. Celle-ci, consciente depuis trop longtemps
d’occuper la première situation de Paris (ne se rendant pas compte
qu’une telle situation n’existe que dans les esprits qui y croient et
que beaucoup de nouvelles personnes, si elles ne la voyaient nulle
part, si elles ne lisaient son nom dans le compte rendu d’aucune fête
élégante, croiraient; en effet, qu’elle n’occupait aucune situation),
ne voyait plus, qu’en visites aussi rares et aussi espacées qu’elle
pouvait, le faubourg Saint-Germain qui, disait-elle, «l’ennuyait à
mourir», et, en revanche, se passait la fantaisie de déjeuner avec
telle ou telle actrice qu’elle trouvait délicieuse.

La duchesse hésitait encore, par peur d’une scène de M. de Guermantes,
devant Balthy et Mistinguett, qu’elle trouvait adorables, mais avait
décidément Rachel pour amie. Les nouvelles générations en concluaient
que la duchesse de Guermantes, malgré son nom, devait être quelque
demi-castor qui n’avait jamais été tout à fait du gratin. Il est vrai
que, pour quelques souverains dont l’intimité lui était disputée par
deux autres grandes dames, Mme de Guermantes se donnait encore la
peine de les avoir à déjeuner. Mais, d’une part, ils viennent rarement,
connaissent des gens de peu, et la duchesse, par la superstition des
Guermantes à l’égard du vieux protocole (car à la fois les gens bien
élevés l’assommaient et elle tenait à la bonne éducation), faisait
mettre: «Sa Majesté a ordonné à la duchesse de Guermantes», «a
daigné», etc. Et les nouvelles couches, ignorantes de ces formules, en
concluaient que la position de la duchesse était d’autant plus basse.
Au point de vue de Mme de Guermantes, cette intimité avec Rachel
pouvait signifier que nous nous étions trompés quand nous croyions
Mme de Guermantes hypocrite et menteuse dans ses condamnations de
l’élégance, quand nous croyions qu’au moment où elle refusait d’aller
chez Mme de Sainte-Euverte, ce n’était pas au nom de l’intelligence
mais du snobisme qu’elle agissait ainsi, ne la trouvant bête que parce
que la marquise laissait voir qu’elle était snob, n’ayant pas encore
atteint son but. Mais cette intimité avec Rachel pouvait signifier
aussi que l’intelligence était, en réalité, chez la duchesse, médiocre,
insatisfaite et désireuse sur le tard, quand elle était fatiguée du
monde, de réalisations, par ignorance totale des véritables réalités
intellectuelles et une pointe de cet esprit de fantaisie qui fait à des
dames très bien, qui se disent: «comme ce sera amusant», finir leur
soirée d’une façon à vrai dire assommante, en puisant la force d’aller
réveiller quelqu’un, à qui finalement on ne sait que dire, près du lit
de qui on reste un moment dans son manteau de soirée, après quoi, ayant
constaté qu’il est fort tard, on finit par aller se coucher.

Il faut ajouter qu’une vive antipathie qu’avait depuis peu pour
Gilberte la versatile duchesse pouvait lui faire prendre un certain
plaisir à recevoir Rachel, ce qui lui permettait, en plus, de proclamer
une des maximes des Guermantes, à savoir qu’ils étaient trop nombreux
pour épouser les querelles (presque pour prendre le deuil) les uns des
autres, indépendance de «je n’ai pas à» qu’avait renforcée la politique
qu’on avait dû adopter à l’égard de M. de Charlus, lequel, si on
l’avait suivi, vous eût brouillé avec tout le monde. Quant à Rachel, si
elle s’était, en réalité, donné une grande peine pour se lier avec la
duchesse de Guermantes (peine que la duchesse n’avait pas su démêler
sous des dédains affectés, des impolitesses voulues, qui l’avaient
piquée au jeu et lui avaient donné grande idée d’une actrice si peu
snob), sans doute cela tenait, d’une façon générale, à la fascination
que les gens du monde exercent à partir d’un certain moment sur les
bohèmes les plus endurcis, parallèle à celle que ces bohèmes exercent
eux-mêmes sur les gens du monde, double reflux qui correspond à ce
qu’est, dans l’ordre politique, la curiosité réciproque et le désir de
faire alliance entre peuples qui se sont combattus. Mais le désir de
Rachel pouvait avoir une raison plus particulière. C’est chez Mme
de Guermantes, c’est de Mme de Guermantes, qu’elle avait reçu jadis
sa plus terrible avanie. Rachel l’avait peu à peu non pas oubliée mais
pardonnée, mais le prestige singulier qu’en avait reçu à ses yeux
la duchesse ne devait s’effacer jamais. L’entretien, de l’attention
duquel je désirais détourner Gilberte, fut, du reste, interrompu, car
la maîtresse de maison vint chercher Rachel dont c’était le moment de
réciter et qui bientôt, ayant quitté la duchesse, parut sur l’estrade.

                             *     *     *

Or, pendant ce temps, avait lieu à l’autre bout de Paris un spectacle
bien différent. La Berma avait convié quelques personnes à venir
prendre le thé pour fêter son fils et sa belle-fille. Mais les invités
ne se pressaient pas d’arriver. Ayant appris que Rachel récitait des
vers chez la princesse de Guermantes (ce qui scandalisait fort la
Berma, grande artiste pour laquelle Rachel était restée une grue qu’on
laissait figurer dans les pièces où elle-même, la Berma, jouait le
premier rôle--parce que Saint-Loup lui payait ses toilettes pour la
scène--scandale d’autant plus grand que la nouvelle avait couru dans
Paris que les invitations étaient au nom de la princesse de Guermantes,
mais que c’était Rachel qui, en réalité, recevait chez la princesse),
la Berma avait récrit avec insistance à quelques fidèles pour qu’ils
ne manquassent pas à son goûter, car elle les savait aussi amis de
la princesse de Guermantes qu’ils avaient connue Verdurin. Or, les
heures passaient et personne n’arrivait chez la Berma. Bloch, à qui
on avait demandé s’il voulait y venir, avait répondu naïvement: «Non,
j’aime mieux aller chez la princesse de Guermantes.» Hélas! c’est
ce qu’au fond de soi chacun avait décidé. La Berma, atteinte d’une
maladie mortelle qui la forçait à fréquenter peu le monde, avait vu son
état s’aggraver quand, pour subvenir aux besoins de luxe de sa fille,
besoins que son gendre, souffrant et paresseux, ne pouvait satisfaire,
elle s’était remise à jouer. Elle savait qu’elle abrégeait ses jours,
mais voulait faire plaisir à sa fille à qui elle rapportait de gros
cachets, à son gendre qu’elle détestait mais flattait, car, le sachant
adoré par sa fille, elle craignait, si elle le mécontentait, qu’il la
privât, par méchanceté, de voir celle-ci. La fille de la Berma, qui
n’était cependant pas positivement cruelle et était aimée en secret
par le médecin qui soignait sa mère, s’était laissé persuader que
ces représentations de _Phèdre_ n’étaient pas bien dangereuses
pour la malade. Elle avait en quelque sorte forcé le médecin à le lui
dire, n’ayant retenu que cela de ce qu’il lui avait répondu, et parmi
des objections dont elle ne tenait pas compte; en effet, le médecin
avait dit ne pas voir grand inconvénient aux représentations de la
Berma; il l’avait dit parce qu’il sentait qu’il ferait ainsi plaisir
à la jeune femme qu’il aimait, peut-être aussi par ignorance, parce
qu’aussi il savait de toutes façons la maladie inguérissable, et qu’on
se résigne volontiers à abréger le martyre des malades quand ce qui
est destiné à l’abréger nous profite à nous-même, peut-être aussi par
la bête conception que cela faisait plaisir à la Berma et devait donc
lui faire du bien, bête conception qui lui parut justifiée quand,
ayant reçu une loge des enfants de la Berma et ayant pour cela lâché
tous ses malades, il l’avait trouvée aussi extraordinaire de vie sur
la scène qu’elle semblait moribonde à la ville. Et, en effet, nos
habitudes nous permettent dans une large mesure, permettent même à
nos organismes, de s’accommoder d’une existence qui semblerait au
premier abord ne pas être possible. Qui n’a vu un vieux maître de
manège cardiaque faire toutes les acrobaties auxquelles on n’aurait
pu croire que son cœur résisterait une minute? La Berma n’était pas
une moins vieille habituée de la scène, aux exigences de laquelle ses
organes étaient si parfaitement adaptés qu’elle pouvait donner, en se
dépensant avec une prudence indiscernable pour le public, l’illusion
d’une bonne santé troublée seulement par un mal purement nerveux et
imaginaire. Après la scène de la déclaration à Hippolyte, la Berma
avait beau sentir l’épouvantable nuit qu’elle allait passer, ses
admirateurs l’applaudissaient à toute force, la déclarant plus belle
que jamais. Elle rentrait dans d’horribles souffrances mais heureuse
d’apporter à sa fille les billets bleus, que, par une gaminerie de
vieille enfant de la balle, elle avait l’habitude de serrer dans ses
bas, d’où elle les sortait avec fierté, espérant un sourire, un baiser.
Malheureusement, ces billets ne faisaient que permettre au gendre et
à la fille de nouveaux embellissements de leur hôtel, contigu à celui
de leur mère, d’où d’incessants coups de marteau qui interrompaient le
sommeil dont la grande tragédienne aurait eu tant besoin. Selon les
variations de la mode, et pour se conformer au goût de M. de X. ou de
Y., qu’ils espéraient recevoir, ils modifiaient chaque pièce. Et la
Berma, sentant que le sommeil, qui seul aurait calmé sa souffrance,
s’était enfui, se résignait à ne pas se rendormir, non sans un secret
mépris pour ces élégances qui avançaient sa mort, rendaient atroces
ses derniers jours. C’est sans doute un peu à cause de cela qu’elle
les méprisait, vengeance naturelle contre ce qui nous fait mal et que
nous sommes impuissants à empêcher. Mais c’est aussi parce qu’ayant
conscience du génie qui était en elle, ayant appris dès son plus
jeune âge l’insignifiance de tous ces décrets de la mode, elle était
quant à elle restée fidèle à la tradition qu’elle avait toujours
respectée, dont elle était l’incarnation, qui lui faisait juger les
choses et les gens comme trente ans auparavant, et, par exemple, juger
Rachel non comme l’actrice à la mode qu’elle était devenue, mais
comme la petite grue qu’elle avait connue. La Berma n’était pas, du
reste, meilleure que sa fille, c’est en elle que sa fille avait puisé,
par l’hérédité et par la contagion de l’exemple, qu’une admiration
trop naturelle rendait plus efficace, son égoïsme, son impitoyable
raillerie, son inconsciente cruauté. Seulement, tout cela la Berma
l’avait immolé à sa fille et s’en était ainsi délivrée. D’ailleurs, la
fille de la Berma n’eût-elle pas eu sans cesse des ouvriers chez elle,
qu’elle eût fatigué sa mère, comme les forces attractives féroces et
légères de la jeunesse fatiguent la vieillesse, la maladie, qui se
surmènent à vouloir les suivre. Tous les jours c’était un déjeuner
nouveau, et on eût trouvé la Berma égoïste d’en priver sa fille, même
de ne pas assister au déjeuner où on comptait, pour attirer bien
difficilement quelques relations récentes et qui se faisaient tirer
l’oreille, sur la présence prestigieuse de la mère illustre. On la
«promettait» à ces mêmes relations pour une fête au dehors, afin de
leur faire «une politesse». Et la pauvre mère, gravement occupée dans
son tête-à-tête avec la mort installée en elle, était obligée de se
lever de bonne heure, de sortir. Bien plus, comme, à la même époque,
Réjane, dans tout l’éblouissement de son talent, donna à l’étranger
des représentations qui eurent un succès énorme, le gendre trouva que
la Berma ne devait pas se laisser éclipser, voulut que la famille
ramassât la même profusion de gloire, et força la Berma à des tournées
où on était obligé de la piquer à la morphine, ce qui pouvait la faire
mourir à cause de l’état de ses reins. Ce même attrait de l’élégance,
du prestige social, de la vie, avait, le jour de la fête chez la
princesse de Guermantes, fait pompe aspirante et avait amené là-bas,
avec la force d’une machine pneumatique, même les plus fidèles habitués
de la Berma, où, par contre et en conséquence, il y avait vide absolu
et mort. Un seul jeune homme, qui n’était pas certain que la fête chez
la Berma ne fût, elle aussi, brillante, était venu. Quand la Berma vit
l’heure passer et comprit que tout le monde la lâchait, elle fit servir
le goûter et on s’assit autour de la table, mais comme pour un repas
funéraire. Rien dans la figure de la Berma ne rappelait plus celle
dont la photographie m’avait, un soir de mi-carême, tant troublé. La
Berma avait, comme dit le peuple, la mort sur le visage. Cette fois
c’était bien d’un marbre de l’Erechtéion qu’elle avait l’air. Ses
artères durcies étant déjà à demi pétrifiées, on voyait de longs rubans
sculpturaux parcourir les joues, avec une rigidité minérale. Les yeux
mourants vivaient relativement, par contraste avec ce terrible masque
ossifié, et brillaient faiblement comme un serpent endormi au milieu
des pierres. Cependant le jeune homme, qui s’était mis à la table par
politesse, regardait sans cesse l’heure, attiré qu’il était par la
brillante fête chez les Guermantes. La Berma n’avait pas un mot de
reproche à l’adresse des amis qui l’avaient lâchée et qui espéraient
naïvement qu’elle ignorerait qu’ils étaient allés chez les Guermantes.
Elle murmura seulement: «Une Rachel donnant une fête chez la princesse
de Guermantes, il faut venir à Paris pour voir de ces choses-là.» Et
elle mangeait silencieusement, et avec une lenteur solennelle, des
gâteaux défendus, ayant l’air d’obéir à des rites funèbres. Le «goûter»
était d’autant plus triste que le gendre était furieux que Rachel,
que lui et sa femme connaissaient très bien, ne les eût pas invités.
Son crève-cœur fut d’autant plus grand que le jeune homme invité lui
avait dit connaître assez bien Rachel pour que, s’il partait tout de
suite chez les Guermantes, il pût lui demander d’inviter ainsi, à la
dernière heure, le couple frivole. Mais la fille de la Berma savait
trop à quel niveau infime sa mère situait Rachel, et qu’elle l’eût
tuée de désespoir en sollicitant de l’ancienne grue une invitation.
Aussi avait-elle dit au jeune homme et à son mari que c’était chose
impossible. Mais elle se vengeait en prenant pendant ce goûter des
petites mines exprimant le désir des plaisirs, l’ennui d’être privée
d’eux par cette gêneuse qu’était sa mère. Celle-ci faisait semblant
de ne pas voir les moues de sa fille et adressait de temps en temps,
d’une voix mourante, une parole aimable au jeune homme, le seul invité
qui fût venu. Mais bientôt la chasse d’air qui emportait tout vers les
Guermantes, et qui m’y avait entraîné moi-même, fut la plus forte,
il se leva et partit, laissant Phèdre ou la mort, on ne savait trop
laquelle des deux s’était, achever de manger, avec sa fille et son
gendre, lies gâteaux funéraires.

                             *     *     *

La conversation que nous tenions, Gilberte et moi fut interrompue par
la voix de Rachel qui venait de s’élever. Le jeu de celle-ci était
intelligent, car il présupposait la poésie que l’actrice était en train
de dire comme un tout existant avant cette récitation et dont nous
n’entendions qu’un fragment, comme si l’artiste, passant sur un chemin,
s’était trouvée pendant quelques instants à portée de notre oreille.
Néanmoins, les auditeurs avaient été stupéfaits en voyant cette femme,
avant d’avoir émis un seul son, plier les genoux, tendre les bras, en
berçant quelque être invisible, devenir cagneuse, et tout d’un coup,
pour dire des vers fort connus, prendre un ton suppliant.

L’annonce d’une poésie que presque tout le monde connaissait avait fait
plaisir. Mais quand on avait vu Rachel, avant de commencer, chercher
partout de, yeux d’un air égaré, lever les mains d’un air suppliant
et pousser comme un gémissement à chaque mot, chacun se sentit gêné,
presque choqué de cette exhibition de sentiments. Personne ne s’était
dit que réciter des vers pouvait être quelque chose comme cela. Peu
à peu on s’habitue, c’est-à-dire qu’on oublie la première sensation
de malaise, on dégage ce qui est bien, on compare dans son esprit
diverses manières de réciter, pour se dire: ceci c’est mieux, ceci
moins bien. La première fois de même, dans une cause simple, lorsqu’on
voit un avocat s’avancer, lever en l’air un bras d’où retombe la toge,
commencer d’un ton menaçant, on n’ose pas regarder les voisins. Car
on se figure que c’est grotesque, mais, après tout, c’est peut-être
magnifique et on attend d’être fixé. Tout le monde se regardait,
ne sachant trop quelle tête faire; quelques jeunesses mal élevées
étouffèrent un fou rire; chacun jetait à la dérobée sur son voisin le
regard furtif que dans les repas élégants, quand on a auprès de soi un
instrument nouveau, fourchette à homard, râpe à sucre, etc., dont on
ne connaît pas le but et le maniement, on attache sur un convive plus
autorisé qui, espère-t-on, s’en servira avant vous et vous donnera
ainsi la possibilité de l’imiter. Ainsi fait-on encore quand quelqu’un
cite un vers qu’on ignore mais qu’on veut avoir l’air de connaître
et à qui, comme en cédant le pas devant une porte, on laisse à un
plus instruit, comme une faveur, le plaisir de dire de qui il est.
Tel, en entendant l’actrice, chacun attendait, la tête baissée et
l’œil investigateur, que d’autres prissent l’initiative de rire ou de
critiquer, ou de pleurer ou d’applaudir. Mme de Forcheville, revenue
exprès de Guermantes, d’où la duchesse, comme nous le verrons, était
à peu près expulsée, avait pris une mine attentive, tendue, presque
carrément désagréable, soit pour montrer qu’elle était connaisseuse
et ne venait pas en mondaine, soit par hostilité pour les gens moins
versés dans la littérature qui eussent pu lui parler d’autre chose,
soit par contention de toute sa personne afin de savoir si elle
«aimait» ou si elle n’aimait pas, ou peut-être parce que, tout en
trouvant cela «intéressant», elle n’«aimait» pas, du moins, la manière
de dire certains vers. Cette attitude eût dû être plutôt adoptée,
semble-t-il, par la princesse de Guermantes. Mais comme c’était chez
elle, et que, devenue aussi avare que riche, elle était décidée à ne
donner que cinq roses à Rachel, elle faisait la claque. Elle provoquait
l’enthousiasme et faisait la presse en poussant à tous moments des
exclamations ravies. Là seulement elle se retrouvait Verdurin, car elle
avait l’air d’écouter les vers pour son propre plaisir, d’avoir eu
l’envie qu’on vînt les lui dire, à elle toute seule, et qu’il y eût par
hasard là cinq cents personnes, à qui elle avait permis de venir comme
en cachette assister à son propre plaisir. Cependant, je remarquai sans
aucune satisfaction d’amour-propre, car elle était devenue vieille
et laide, que Rachel me faisait de l’œil, avec une certaine réserve
d’ailleurs. Pendant toute la récitation, elle laissa palpiter dans
ses yeux un sourire réprimé et pénétrant qui semblait l’amorce d’un
acquiescement qu’elle eût souhaité venir de moi. Cependant, quelques
vieilles dames, peu habituées aux récitations poétiques, disaient à
un voisin: «Vous avez vu?», faisant allusion à la mimique solennelle,
tragique, de l’actrice, et qu’elles ne savaient comment qualifier.
La duchesse de Guermantes sentit le léger flottement et décida de la
victoire en s’écriant: «C’est admirable!» au beau milieu du poème,
qu’elle crut peut-être terminé. Plus d’un invité tint alors à souligner
cette exclamation d’un regard approbateur et d’une inclinaison de
tête, pour montrer moins peut-être leur compréhension de la récitante
que leurs relations avec la duchesse. Quand le poème fut fini, comme
nous étions à côté de Rachel, j’entendis celle-ci remercier Mme de
Guermantes et en même temps, profitant de ce que j’étais à côté de la
duchesse, elle se tourna vers moi et m’adressa un gracieux bonjour.
Je compris alors qu’au contraire des regards passionnés du fils de
M. de Vaugoubert, que j’avais pris pour le bonjour de quelqu’un qui
se trompait, ce que j’avais pris chez Rachel pour un regard de désir
n’était qu’une provocation contenue à se faire reconnaître et saluer
par moi. Je répondis par un salut souriant au sien. «Je suis sûre qu’il
ne me reconnaît pas, dit en minaudant la récitante à la duchesse.--Mais
si, dis-je avec assurance, je vous ai reconnue tout de suite.»

Si, pendant les plus beaux vers de La Fontaine, cette femme, qui les
récitait avec tant d’assurance, n’avait pensé, soit par bonté, ou
bêtise, ou gêne, qu’à la difficulté de me dire bonjour, pendant les
mêmes beaux vers Bloch n’avait songé qu’à faire ses préparatifs pour
pouvoir, dès la fin de la poésie, bondir comme un assiégé qui tente une
sortie, et passant, sinon sur le corps, du moins sur les pieds de ses
voisins, venir féliciter la récitante, soit par une conception erronée
du devoir, soit par désir d’ostentation.

«C’était bien beau», dit-il à Rachel, et ayant dit ces simples mots,
son désir étant satisfait, il repartit et fit tant de bruit pour
regagner sa place que Rachel dut attendre plus de cinq minutes avant de
réciter la seconde poésie. Quand elle eut fini celle-ci, _les Deux
Pigeons_, Mme de Monrienval s’approcha de Mme de Saint-Loup,
qu’elle savait fort lettrée sans se rappeler assez qu’elle avait
l’esprit subtil et sarcastique de son père, et lui demanda: «C’est bien
la fable de La Fontaine, n’est-ce pas?» croyant bien l’avoir reconnue
mais n’étant pas absolument certaine, car elle connaissait fort mal
les fables de La Fontaine et, de plus, croyait que c’était des choses
d’enfants qu’on ne récitait pas dans le monde. Pour avoir un tel succès
l’artiste avait sans doute pastiché des fables de La Fontaine, pensait
la bonne dame. Or, Gilberte. jusque-là impassible, l’enfonça sans
le vouloir dans cette idée, car n’aimant pas Rachel et voulant dire
qu’il ne restait rien des fables avec une diction pareille, elle le
dit de cette nuance trop subtile qui était celle de son père et qui
laissait les personnes naïves dans le doute sur ce qu’il voulait dire.
Généralement plus moderne, quoique fille de Swann--comme un canard
couvé par une poule--elle était assez lakiste et se contentait de dire:
«Je trouve d’un touchant, c’est d’une sensibilité charmante.» Mais à
Mme de Morienval Gilberte répondit sous cette forme fantaisiste de
Swann à laquelle se trompaient les gens qui prennent tout au pied de la
lettre: «Un quart est de l’invention de l’interprète, un quart de la
folie, un quart n’a aucun sens, le reste est de La Fontaine», ce qui
permit à Mme de Morienval de soutenir que ce qu’on venait d’entendre
n’était pas _les Deux Pigeons_ de La Fontaine mais un arrangement
où tout au plus un quart était de La Fontaine, ce qui n’étonna
personne, vu l’extraordinaire ignorance de ce public.

Mais un des amis de Bloch étant arrivé en retard, celui-ci eut la joie
de lui demander s’il n’avait jamais entendu Rachel, de lui faire une
peinture extraordinaire de sa diction, en exagérant et en trouvant tout
d’un coup à raconter, à révéler à autrui cette diction moderniste,
un plaisir étrange, qu’il n’avait nullement éprouvé à l’entendre.
Puis Bloch, avec une émotion exagérée, félicita de nouveau Rachel sur
un ton de fausset et de proclamer son génie, présenta son ami qui
déclara n’admirer personne autant qu’elle, et Rachel, qui connaissait
maintenant des dames de la haute société et, sans s’en rendre compte,
les copiait, répondit: «Oh! je suis très flattée, très honorée par
votre appréciation.» L’ami de Bloch lui demanda ce qu’elle pensait de
la Berma. «Pauvre femme, il paraît qu’elle est dans la dernière misère.
Elle n’a pas été, je ne dirai pas sans talent, car ce n’était pas au
fond du vrai talent, elle n’aimait que des horreurs, mais enfin elle
a été utile, certainement; elle jouait d’une façon assez vivante, et
puis c’était une brave personne, généreuse, qui s’est ruinée pour les
autres. Voilà bien longtemps qu’elle ne fait plus un sou, parce que
le public n’aime pas du tout ce qu’elle fait. Du reste, ajouta-t-elle
en riant, je vous dirai que mon âge ne m’a permis de l’entendre,
naturellement, que tout à fait dans les derniers temps et quand
j’étais moi-même trop jeune pour me rendre compte.--Elle ne disait pas
très bien les vers? hasarda l’ami de Bloch pour flatter Rachel, qui
répondit:--Oh! ça, elle n’a jamais su en dire un; c’était de la prose,
du chinois, du volapük, tout, excepté un vers. D’ailleurs, je vous
dirai que, bien entendu, je ne l’ai entendue que très peu, sur sa fin,
ajouta-t-elle pour se rajeunir, mais on m’a dit qu’autrefois ce n’était
pas mieux, au contraire.»

Je me rendais compte que le temps qui passe n’amène pas forcément
le progrès dans les arts. Et de même que tel auteur du XVIIe
siècle, qui n’a connu ni la Révolution française, ni les découvertes
scientifiques, ni la guerre, peut être supérieur à tel écrivain
d’aujourd’hui, et que peut-être même Fagon était un aussi grand médecin
que du Boulbon (la supériorité du génie compensant ici l’infériorité du
savoir), de même la Berma était, comme on dit, à cent pics au-dessus de
Rachel, et le temps, en la mettant en vedette en même temps qu’Elstir,
avait consacré son génie.

Il ne faut pas s’étonner que l’ancienne maîtresse de Saint-Loup débinât
la Berma. Elle l’eût fait quand elle était jeune. Ne l’eût-elle pas
fait alors, qu’elle l’eût fait maintenant. Qu’une femme du monde de
la plus haute intelligence, de la plus grande bonté se fasse actrice,
déploie dans ce métier nouveau pour elle de grands talents, n’y
rencontre que des succès, on s’étonnera, si on se trouve auprès d’elle
après longtemps, d’entendre non son langage à elle, mais celui des
comédiennes, leur rosserie spéciale envers les camarades, tout ce
qu’ajoutent à l’être humain, quand ils ont passé sur lui, «trente ans
de théâtre». Rachel se comportait de même tout en ne sortant pas du
monde.

Mme de Guermantes, au déclin de sa vie, avait senti s’éveiller
en soi des curiosités nouvelles. Le monde n’avait plus rien à lui
apprendre. L’idée qu’elle y avait la première place était, nous l’avons
vu, aussi évidente pour elle que la hauteur du ciel bleu par-dessus
la terre. Elle ne croyait pas avoir à affermir une position qu’elle
jugeait inébranlable. En revanche, lisant, allant au théâtre, elle eût
souhaité avoir un prolongement de ces lectures, de ces spectacles;
comme jadis dans l’étroit petit jardin où on prenait de l’orangeade,
tout ce qu’il y avait de plus exquis dans le grand monde venait
familièrement, parmi les brises parfumées du soir et les nuages de
pollen, entretenir en elle le goût du grand monde, de même maintenant
un autre appétit lui faisait souhaiter savoir les raisons de telle
polémique littéraire, connaître des auteurs, voir des actrices. Son
esprit fatigué réclamait une nouvelle alimentation. Elle se rapprocha,
pour connaître les uns et les autres, de femmes avec qui jadis elle
n’eût pas voulu échanger de cartes et qui faisaient valoir leur
intimité avec le directeur de telle revue dans l’espoir d’avoir la
duchesse. La première actrice invitée crut être la seule dans un milieu
extraordinaire, lequel parut plus médiocre à la seconde quand elle vit
celle qui l’y avait précédée. La duchesse, parce qu’à certains soirs
elle recevait des souverains, croyait que rien n’était changé à sa
situation. En réalité, elle, la seule d’un sang vraiment sans alliage,
elle qui, étant née Guermantes, pouvait signer: Guermantes--Guermantes
quand elle ne signait pas: la duchesse de Guermantes--elle qui à
ses belles-sœurs mêmes semblait quelque chose de plus précieux que
tout, comme un Moïse sauvé des eaux, un Christ échappé en Égypte,
un Louis XVII enfui du Temple, le pur du pur, maintenant sacrifiant
sans doute à ce besoin héréditaire de nourriture spirituelle qui
avait fait la décadence sociale de Mme de Villeparisis, elle
était devenue elle-même une Mme de Villeparisis, chez qui les
femmes snobs redoutaient de rencontrer telle ou tel, et de laquelle
les jeunes gens, constatant le fait accompli sans savoir ce qui l’a
précédé, croyaient que c’était une Guermantes d’une moins bonne cuvée,
d’une moins bonne année, une Guermantes déclassée. Dans les milieux
nouveaux qu’elle fréquentait, restée bien plus la même qu’elle ne
croyait, elle continuait à croire que s’ennuyer facilement était une
supériorité intellectuelle, mais elle l’exprimait avec une sorte de
violence qui donnait à sa voix quelque chose de rauque. Comme je lui
parlais de Brichot: «Il m’a assez embêtée pendant vingt ans», et comme
Mme de Cambremer disait: «Relisez ce que Schopenhauer dit de la
musique», elle nous fit remarquer cette phrase en disant avec violence:
«_Relisez_ est un chef-d’œuvre! Ah! non, ça, par exemple, il ne
faut pas nous la faire.» Alors le vieux d’Albon sourit en reconnaissant
une des formes de l’esprit Guermantes.

«On peut dire ce qu’on veut, c’est admirable, cela a de la ligne, du
caractère, c’est intelligent, personne n’a jamais dit les vers comme
ça», dit la duchesse en parlant de Rachel, craignant que Gilberte
ne la débinât. Celle-ci s’éloigna vers un autre groupe pour éviter
un conflit avec sa tante, laquelle, d’ailleurs, ne dit sur Rachel
que des choses fort ordinaires. Mais puisque les meilleurs écrivains
cessent souvent aux approches de la vieillesse, ou après un excès de
production, d’avoir du talent, on peut bien excuser les femmes du monde
de cesser, à partir d’un certain moment, d’avoir de l’esprit. Swann
ne retrouvait plus dans l’esprit dur de la duchesse de Guermantes le
«fondu» de la jeune princesse des Laumes. Sur le tard, fatiguée au
moindre effort, Mme de Guermantes disait énormément de bêtises.
Certes, à tout moment et bien des fois au cours même de cette matinée,
elle redevenait la femme que j’avais connue et parlait des choses
mondaines avec esprit. Mais à côté de cela, bien souvent il arrivait
que cette parole pétillante sous un beau regard, et qui pendant tant
d’années avait tenu sous son sceptre spirituel les hommes les plus
éminents de Paris, scintillât encore mais, pour ainsi dire, à vide.
Quand le moment de placer un mot venait, elle s’interrompait pendant
le même nombre de secondes qu’autrefois, elle avait l’air d’hésiter,
de produire, mais le mot qu’elle lançait alors ne valait rien. Combien
peu de personnes, d’ailleurs, s’en apercevaient, la continuité du
procédé leur faisant croire à la survivance de l’esprit, comme il
arrive à ces gens qui, superstitieusement attachés à une marque de
pâtisserie, continuent à faire venir leurs petits fours d’une même
maison sans s’apercevoir qu’ils sont devenus détestables. Déjà, pendant
la guerre, la duchesse avait donné des marques de cet affaiblissement.
Si quelqu’un disait le mot culture, elle l’arrêtait, souriait, allumait
son beau regard, et lançait: «la KKKKultur», ce qui faisait rire les
amis, qui croyaient retrouver là l’esprit des Guermantes. Et certes,
c’était le même moule, la même intonation, le même sourire qui avaient
jadis ravi Bergotte, lequel, du reste, s’il avait vécu, eût aussi gardé
ses coupes de phrase, ses interjections, ses points suspensifs, ses
épithètes, mais pour ne rien dire. Mais les nouveaux venus s’étonnaient
et parfois disaient, s’ils n’étaient pas tombés un jour où elle était
drôle et en pleine possession de ses moyens: «Comme elle est bête!» La
duchesse, d’ailleurs, s’arrangeait pour canaliser son encanaillement
et ne pas le laisser s’étendre à celles des personnes de sa famille
desquelles elle tirait une gloire aristocratique. Si au théâtre
elle avait, pour remplir son rôle de protectrice des arts, invité
un ministre ou un peintre et que celui-ci ou celui-là lui demandât
naïvement si sa belle-sœur ou son mari n’étaient pas dans la salle, la
duchesse, timorée, avec les apparences superbes de l’audace, répondait
insolemment: «Je n’en sais rien. Dès que je sors de chez moi, je ne
sais plus ce que fait ma famille. Pour tous les hommes politiques, pour
tous les artistes, je suis veuve.» Ainsi s’évitait-elle que le parvenu
trop empressé s’attirât des rebuffades--et lui attirât à elle-même des
réprimandes--de M. de Marsantes et de Basin.

Je dis à Mme de Guermantes que j’avais rencontré M. de Charlus.
Elle le trouvait encore plus «baissé» qu’il n’était, les gens du
monde faisant des différences, en ce qui concerne l’intelligence, non
seulement entre divers gens du monde chez lesquels elle est à peu
près semblable, mais même chez une même personne à différents moments
de sa vie. Puis elle ajouta: «Il a toujours été le portrait de ma
belle-mère; c’est encore plus frappant maintenant.» Cette ressemblance
n’avait rien d’extraordinaire. On sait, en effet, que certaines femmes
se projettent en quelque sorte elles-mêmes en un autre être avec la
plus grande exactitude, la seule erreur est dans le sexe. Erreur
dont on ne peut pas dire: _felix culpa_, car le sexe réagit sur
la personnalité, et chez un homme le féminisme devient afféterie,
la réserve susceptibilité, etc. N’importe, dans la figure, fût-elle
barbue, dans les joues, même congestionnées sous les favoris, il y a
certaines lignes superposables à quelque portrait maternel. Il n’est
guère de vieux Charlus qui ne soit une ruine où l’on ne reconnaisse
avec étonnement sous tous les empâtements de la graisse et de la poudre
de riz quelques fragments d’une belle femme en sa jeunesse éternelle.

«Je ne peux pas vous dire comme ça me fait plaisir de vous voir,
reprit la duchesse. Mon Dieu, quand est-ce que je vous avais vu la
dernière fois...--En visite chez Mme d’Agrigente où je vous trouvais
souvent.--Naturellement, j’y allais souvent, mon pauvre petit, comme
Basin l’aimait à ce moment-là. C’est toujours chez sa bonne amie du
moment qu’on me rencontrait le plus parce qu’il me disait: «Ne manquez
pas d’aller lui faire une visite.» Au fond, cela me paraissait un peu
inconvenant cette espèce de «visite de digestion» qu’il m’envoyait
faire une fois qu’il avait consommé. J’avais fini assez vite par m’y
habituer, mais ce qu’il y avait de plus ennuyeux c’est que j’étais
obligée de garder des relations après qu’il avait rompu les siennes. Ça
me faisait toujours penser au vers de Victor Hugo: «Emporte le bonheur
et laisse-moi l’ennui.» Comme dans la poésie j’entrais tout de même
avec un sourire, mais vraiment ce n’était pas juste, il aurait dû me
laisser, à l’égard de ses maîtresses, le droit d’être volage, car, en
accumulant tous ses laissés pour compte, j’avais fini par ne plus avoir
une après-midi à moi. D’ailleurs, ce temps me semble doux relativement
au présent. Mon Dieu, qu’il se soit remis à me tromper, ça ne pourrait
que me flatter parce que ça me rajeunit. Mais je préférais son ancienne
manière. Dame, il y avait trop longtemps qu’il ne m’avait trompée, il
ne se rappelait plus la manière de s’y prendre! Ah! mais nous ne sommes
pas mal ensemble tout de même, nous nous parlons, nous nous aimons même
assez», me dit la duchesse, craignant que je n’eusse compris qu’ils
étaient tout à fait séparés, et comme on dit de quelqu’un qui est très
malade: «Mais il parle encore très bien, je lui ai fait la lecture ce
matin pendant une heure», elle ajouta: «Je vais lui dire que vous êtes
là, il voudra vous voir.» Et elle alla près du duc qui, assis sur un
canapé auprès d’une dame, causait avec elle. Mais en voyant sa femme
venir lui parler, il prit un air si furieux qu’elle ne put que se
retirer. «Il est occupé, je ne sais pas ce qu’il fait, nous verrons
tout à l’heure», me dit Mme de Guermantes préférant me laisser me
débrouiller. Bloch s’étant approché de nous et ayant demandé, de la
part de son Américaine, qui était une jeune duchesse qui était là, je
répondis que c’était la nièce de M. de Bréauté, nom sur lequel Bloch,
à qui il ne disait rien, demanda des explications. «Ah! Bréauté,
s’écria Mme de Guermantes, en s’adressant à moi, vous vous rappelez?
Mon Dieu, que tout cela est loin!» Puis, se tournant vers Bloch: «Hé
bien, c’était un snob. C’étaient des gens qui habitaient près de chez
ma belle-mère. Cela ne vous intéresserait pas, c’est amusant pour ce
petit, ajouta-t-elle en me désignant, qui a connu tout ça autrefois
en même temps que moi», ajouta Mme de Guermantes me montrant par
ces paroles, de bien des manières, le long temps qui s’était écoulé.
Les amitiés, les opinions de Mme de Guermantes s’étaient tant
renouvelées depuis ce moment-là qu’elle considérait son charmant
Babal comme un snob. D’autre part, il ne se trouvait pas seulement
reculé dans le temps, mais, chose dont je ne m’étais pas rendu compte
quand, à mes débuts dans le monde, je l’avais cru une des notabilités
essentielles de Paris, qui resterait toujours associé à son histoire
mondaine comme celui de Colbert à celle du règne de Louis XIV, il avait
lui aussi sa marque provinciale, il était un voisin de campagne de la
vieille duchesse, avec lequel la princesse des Laumes s’était liée
comme tel. Pourtant ce Bréauté, dépouillé de son esprit, relégué dans
ses années si lointaines qu’il datait, ce qui prouvait qu’il avait été
entièrement oublié depuis par la duchesse, et dans les environs de
Guermantes, était entre la duchesse et moi, ce que je n’eusse jamais
cru le premier soir à l’Opéra-Comique quand il m’avait paru un Dieu
nautique habitant son antre marin, un lien, parce qu’elle se rappelait
que je l’avais connu, donc que j’étais son ami à elle, sinon sorti du
même monde qu’elle, du moins vivant dans le même monde qu’elle depuis
bien plus longtemps que bien des personnes présentes, qu’elle se le
rappelait, et assez imparfaitement cependant pour avoir oublié certains
détails qui m’avaient à moi semblé alors essentiels, que je n’allais
pas à Guermantes et n’étais qu’un petit bourgeois de Combray, au temps
où elle venait à la messe de mariage de Mlle Percepied, qu’elle ne
m’invitait pas, malgré toutes les prières de Saint-Loup, dans l’année
qui suivit son apparition à l’Opéra-Comique. A moi cela me semblait
capital, car c’est justement à ce moment-là que la vie de la duchesse
de Guermantes m’apparaissait comme un Paradis où je n’entrerais pas,
mais, pour elle, elle lui apparaissait comme sa même vie médiocre
de toujours, et puisque j’avais, à partir d’un certain moment, dîné
souvent chez elle, que j’avais d’ailleurs été, avant cela même, un ami
de sa tante et de son neveu, elle ne savait plus exactement à quelle
époque notre intimité avait commencé et ne se rendait pas compte du
formidable anachronisme qu’elle faisait en faisant commencer cette
amitié quelques années trop tôt. Car cela faisait que j’eusse connu
la Mme de Guermantes du nom de Guermantes impossible à connaître,
que j’eusse été reçu dans le nom aux syllabes dorées, dans le faubourg
Saint-Germain, alors que tout simplement j’étais allé dîner chez une
dame qui n’était déjà plus pour moi qu’une dame comme une autre, et
qui m’avait fait quelquefois inviter, non à descendre dans le royaume
sous-marin des néréides mais à passer la soirée dans la baignoire de
sa cousine. «Si vous voulez des détails sur Bréauté, qui n’en valait
guère la peine, ajouta-t-elle en s’adressant à Bloch, demandez-en à
ce petit qui le vaut cent fois: il a dîné cinquante fois avec lui
chez moi. N’est-ce pas que c’est chez moi que vous l’avez connu? En
tout cas, c’est chez moi que vous avez connu Swann.» Et j’étais aussi
surpris qu’elle pût croire que j’avais peut-être connu M. de Bréauté
ailleurs que chez elle, donc que j’allasse dans ce monde-là avant
de la connaître, que de voir qu’elle croyait que c’était chez elle
que j’avais connu Swann. Moins mensongèrement que Gilberte quand elle
disait de Bréauté: «C’est un vieux voisin de campagne, j’ai plaisir à
parler avec lui de Tansonville», alors qu’autrefois, à Tansonville, il
ne les fréquentait pas, j’aurais pu dire: «C’est un voisin de campagne
qui venait souvent nous voir le soir», de Swann qui, en effet, me
rappelait tout autre chose que les Guermantes. «Je ne saurais pas vous
dire! reprit-elle. C’était un homme qui avait tout dit quand il parlait
d’Altesses. Il avait un lot d’histoires assez drôles sur des gens de
Guermantes, sur ma belle-mère, sur Mme de Varambon avant qu’elle fût
auprès de la princesse de Parme. Mais qui sait aujourd’hui qui était
Mme de Varambon? Ce petit-là, oui, il a connu tout ça, mais tout ça
c’est fini, ce sont des gens dont le nom même n’existe plus et qui,
d’ailleurs, ne mériteraient pas de survivre.» Et je me rendais compte,
malgré cette chose mie que semble le monde, et où, en effet, les
rapports sociaux arrivent à leur maximum de concentration et où tout
communique, comme il y reste des provinces, ou du moins comme le Temps
en fait qui changent de nom, qui ne sont plus compréhensibles pour ceux
qui y arrivent seulement quand la configuration a changé. «C’était
une bonne dame qui disait des choses d’une bêtise inouïe», reprit en
parlant de Mme de Varambon la duchesse qui, insensible à cette
poésie de l’incompréhensible, qui est un effet du temps, dégageait
en toute chose l’élément drôle, assimilable à la littérature genre
Meilhac, à l’esprit des Guermantes. «A un moment, elle avait la manie
d’avaler tout le temps des pastilles qu’on donnait dans ce temps-là
contre la toux et qui s’appelaient--ajouta-t-elle en riant elle-même
d’un nom si spécial, si connu autrefois, si inconnu aujourd’hui des
gens à qui elle parlait--des pastilles Géraudel. «Madame de Varambon,
lui disait ma belle-mère, en avalant tout le temps comme cela des
pastilles Géraudel, vous vous ferez mal à l’estomac.» «Mais Madame la
Duchesse, répondait Mme de Varambon, comment voulez-vous que cela
fasse mal à l’estomac puisque cela va dans les bronches?» Et puis c’est
elle qui disait: «La duchesse a une vache si belle qu’on la prend
toujours pour étalon.» Et Mme de Guermantes eût volontiers continué
à raconter des histoires de Mme de Varambon, dont nous connaissions
des centaines, mais nous sentions bien que ce nom n’éveillait dans la
mémoire ignorante de Bloch aucune des images qui se levaient pour nous
aussitôt qu’il était question de Mme de Varambon, de M. de Bréauté,
du prince d’Agrigente et, à cause de cela même, excitait peut-être
chez lui un prestige que je savais exagéré mais que je trouvais
compréhensible, non pas parce que je l’avais moi-même subi, nos propres
erreurs et nos propres ridicules ayant rarement pour effet de nous
rendre, même quand nous les avons percés à jour, plus indulgents à ceux
des autres.

Le passé s’était tellement transformé dans l’esprit de la duchesse,
ou bien les démarcations qui existaient dans le mien avaient été
toujours si absentes du sien, que ce qui avait été événement pour moi
avait passé inaperçu d’elle, qu’elle pouvait supposer non seulement
que j’avais connu Swann chez elle et M. de Bréauté ailleurs, me
faisant ainsi un passé d’homme du monde qu’elle reculait même trop
loin. Car cette notion du temps écoulé, que je venais d’acquérir, la
duchesse l’avait aussi, et même, avec une illusion inverse de celle
qui avait été la mienne de le croire plus court qu’il n’était, elle,
au contraire, exagérait, elle le faisait remonter trop haut notamment,
sans tenir compte de cette infinie ligne de démarcation entre le moment
où elle était pour moi un nom--puis l’objet de mon amour--et le moment
où elle n’avait été pour moi qu’une femme du monde quelconque. Or, je
n’étais allé chez elle que dans cette seconde période où elle était
pour moi une autre personne. Mais à ses propres yeux ces différences
échappaient, et elle n’eût pas trouvé plus singulier que j’eusse été
chez elle deux ans plus tôt, ne sachant pas qu’elle était alors pour
moi une autre personne, sa personne n’offrant pas pour elle-même, comme
pour moi, de discontinuité.

Je dis à la duchesse de Guermantes, en lui racontant que Bloch avait
cru que c’était l’ancienne princesse de Guermantes qui recevait: «Cela
me rappelle la première soirée où je suis allé chez la princesse
de Guermantes, où je croyais ne pas être invité et qu’on allait me
mettre à la porte, et où vous aviez une robe toute rouge et des
souliers rouges.--Mon Dieu, que c’est vieux, tout cela», me répondit
la duchesse, accentuant pour moi l’impression du temps écoulé. Elle
regardait dans le lointain avec mélancolie et pourtant insista
particulièrement sur la robe rouge. Je lui demandai de me la décrire,
ce qu’elle fit complaisamment. «Maintenant cela ne se porterait plus
du tout. C’étaient des robes qui se portaient dans ce temps-là.--Mais
est-ce que ce n’était pas joli?» lui dis-je. Elle avait toujours peur
de donner un avantage contre elle par ses paroles, de dire quelque
chose qui la diminuât. «Mais si, moi je trouvais cela très joli. On
n’en porte pas parce que cela ne se fait plus en ce moment. Mais cela
se reportera, toutes les modes reviennent, en robes, en musique, en
peinture», ajouta-t-elle avec force, car elle croyait une certaine
originalité à cette philosophie. Cependant la tristesse de vieillir
lui rendit sa lassitude qu’un sourire lui disputa: «Vous êtes sûr que
c’étaient des souliers rouges? Je croyais que c’étaient des souliers
d’or.» J’assurai que cela m’était infiniment présent à l’esprit, sans
dire la circonstance qui me permettait de l’affirmer. «Vous êtes
gentil de vous rappeler cela», me dit-elle d’un air tendre, car les
femmes appellent gentillesse se souvenir de leur beauté comme les
artistes admirer leurs œuvres. D’ailleurs, si lointain que soit le
passé, quand on est une femme de tête comme la duchesse, il peut ne
pas être oublié, «Vous rappelez-vous, me dit-elle en remerciement de
mon souvenir pour sa robe et ses souliers, que nous vous avons ramené,
Basin et moi? Vous aviez une jeune fille qui devait venir vous voir
après minuit. Basin riait de tout son cœur en pensant qu’on vous
faisait des visites à cette heure-là.» Je me rappelais, en effet,
que ce soir-là Albertine était venue me voir après la soirée de la
princesse de Guermantes, je me le rappelais aussi bien que la duchesse,
moi à qui Albertine était maintenant aussi indifférente qu’elle l’eût
été à Mme de Guermantes, si Mme de Guermantes eût su que la
jeune fille à cause de qui je n’avais pas pu entrer chez eux était
Albertine. C’est que longtemps après que les pauvres morts sont sortis
de nos cœurs, leur poussière indifférente continue à être mêlée, à
servir d’alliage, aux circonstances du passé. Et, sans plus les aimer,
il arrive qu’en évoquant une chambre, une allée, un chemin, où ils
furent à une certaine heure, nous sommes obligés, pour que la place
qu’ils occupaient soit remplie, de faire allusion à eux, même sans
les regretter, même sans les nommer, même sans permettre qu’on les
identifie. (Mme de Guermantes n’identifiait guère la jeune fille qui
devait venir ce soir-là, n’avait jamais su son nom et n’en parlait qu’à
cause de la bizarrerie de l’heure et de la circonstance.) Telles sont
les formes dernières et peu enviables de la survivance.

Si les jugements que la duchesse porta ensuite sur Rachel furent
en eux-mêmes médiocres, ils m’intéressèrent en ce que, eux aussi,
marquaient une heure nouvelle sur le cadran. Car la duchesse n’avait
pas plus complètement que Rachel perdu le souvenir de la soirée que
celle-ci avait passée chez elle, mais ce souvenir n’y avait pas subi
une moindre transformation. «Je vous dirai, me dit-elle, que cela
m’intéresse d’autant plus de l’entendre, et de l’entendre acclamer,
que je l’ai dénichée, appréciée, prônée, imposée à une époque où
personne ne la connaissait et où tout le monde se moquait d’elle.
Oui, mon petit, cela va vous étonner, mais la première maison où elle
s’est fait entendre en public, c’est chez moi! Oui, pendant que tous
les gens prétendus d’avant-garde, comme ma nouvelle cousine, dit-elle
en montrant ironiquement la princesse de Guermantes qui, pour Oriane,
restait Mme Verdurin, l’auraient laissée crever de faim sans daigner
l’entendre, je l’avais trouvée intéressante et je lui avais fait offrir
un cachet pour venir jouer chez moi devant tout ce que nous faisions de
mieux comme gratin. Je peux dire, d’un mot un peu bête et prétentieux,
car, au fond, le talent n’a besoin de personne, que je l’ai lancée.
Bien entendu, elle n’avait pas besoin de moi.» J’esquissai un geste de
protestation et je vis que Mme de Guermantes était toute prête à
accueillir la thèse opposée: «Si? Vous croyez que le talent a besoin
d’un appui? Au fond, vous avez peut-être raison. C’est curieux, vous
dites justement ce que Dumas me disait autrefois. Dans ce cas je suis
extrêmement flattée si je suis pour quelque chose, pour si peu que ce
soit, non pas évidemment dans le talent, mais dans la renommée d’une
telle artiste.» Mme de Guermantes préférait abandonner son idée
que le talent perce tout seul comme un abcès, parce que c’était plus
flatteur pour elle, mais aussi parce que depuis quelque temps, recevant
des nouveaux venus, et étant du reste fatiguée, elle s’était faite
assez humble, interrogeant les autres, leur demandant leur opinion pour
s’en former une. «Je n’ai pas besoin de vous dire, reprit-elle, que cet
intelligent public, qui s’appelle le monde, ne comprenait absolument
rien à cela. On protestait, on riait. J’avais beau leur dire: «C’est
curieux, c’est intéressant, c’est quelque chose qui n’a encore jamais
été fait», on ne me croyait pas, comme on ne m’a jamais crue pour rien.
C’est comme la chose qu’elle jouait, c’était une chose de Maeterlinck,
maintenant c’est très connu, mais à ce moment-là tout le monde s’en
moquait, eh bien, moi je trouvais ça admirable. Ça m’étonne même,
quand j’y pense, qu’une paysanne comme moi, qui n’ai que l’éducation
des filles de province, ait aimé du premier coup ces choses-là.
Naturellement, je n’aurais pas pu dire pourquoi, mais ça me plaisait,
ça me remuait; tenez, Basin qui n’a rien d’un sensible avait été frappé
de l’effet que ça me produisait. Il m’avait dit: «Je ne veux plus que
vous entendiez ces absurdités, ça vous rend malade.» Et c’était vrai
parce qu’on me prend pour une femme sèche et que je suis, au fond, un
paquet de nerfs.»

                             *     *     *

A ce moment se produisit un incident inattendu. Un valet de pied vint
dire à Rachel que la fille de la Berma et son gendre demandaient à
lui parler. On a vu que la fille de la Berma avait résisté au désir
qu’avait son mari de faire demander une invitation à Rachel. Mais
après le départ du jeune homme invité, l’ennui du jeune couple auprès
de leur mère s’était accru, la pensée que d’autres s’amusaient les
tourmentait, bref, profitant d’un moment où la Berma s’était retirée
dans sa chambre, crachant un peu de sang, ils avaient quatre à quatre
revêtu des vêtements plus élégants, fait appeler une voiture et étaient
venus chez la princesse de Guermantes sans être invités. Rachel, se
doutant de la chose et secrètement flattée, prit un ton arrogant
et dit au valet de pied qu’elle ne pouvait pas se déranger, qu’ils
écrivissent un mot pour dire l’objet de leur démarche insolite. Le
valet de pied revint portant une carte où la fille de la Berma avait
griffonné qu’elle et son mari n’avaient pu résister au désir d’entendre
Rachel et lui demandaient de les laisser entrer. Rachel sourit de la
niaiserie de leur prétexte et de son propre triomphe. Elle fit répondre
qu’elle était désolée, mais qu’elle avait terminé ses récitations.
Déjà, dans l’antichambre, où l’attente du couple s’était prolongée,
les valets de pied commençaient à se gausser des deux solliciteurs
éconduits. La honte d’une avanie, le souvenir du rien qu’était Rachel
auprès de sa mère, poussèrent la fille de la Berma à poursuivre à
fond une démarche que lui avait fait risquer d’abord le simple besoin
du plaisir. Elle fit demander comme un service à Rachel, dût-elle ne
pas avoir à l’entendre, la permission de lui serrer la main. Rachel
était en train de causer avec un prince italien qu’on disait séduit
par l’attrait de sa grande fortune, dont quelques relations mondaines
dissimulaient un peu l’origine; elle mesura le renversement des
situations qui mettait maintenant les enfants de l’illustre Berma à
ses pieds. Après avoir narré à tout le monde, d’une façon plaisante,
cet incident, elle fit dire au jeune couple d’entrer, ce qu’il fit
sans se faire prier, ruinant d’un seul coup la situation sociale de
la Berma comme il avait détruit sa santé. Rachel l’avait compris, et
que son amabilité condescendante donnerait la réputation, à elle de
plus de bonté, au jeune couple de plus de bassesse que n’eût fait
son refus. Aussi les reçut-elle à bras ouverts, avec affectation,
disant d’un air de protectrice en vue et qui sait oublier sa grandeur:
«Mais je crois bien! c’est une joie. La princesse sera ravie.» Ne
sachant pas qu’on croyait, au Théâtre, que c’était elle qui invitait,
peut-être avait-elle craint qu’en refusant l’entrée aux enfants de la
Berma ceux-ci doutassent, au lieu de sa bonne volonté, ce qui lui eût
été bien égal, de son influence. La duchesse de Guermantes s’éloigna
instinctivement, car au fur et à mesure que quelqu’un avait l’air de
rechercher le monde, il baissait dans l’estime de la duchesse. Elle
n’en avait plus en ce moment que pour la bonté de Rachel et eût tourné
le dos aux enfants de la Berma si on les lui avait présentés. Rachel,
cependant, composait déjà dans sa tête la phrase gracieuse dont elle
accablerait le lendemain la Berma dans les coulisses: «J’ai été navrée,
désolée, que votre fille fasse antichambre. Si j’avais compris! Elle
m’envoyait bien cartes sur cartes.» Elle était ravie de porter ce coup
à la Berma. Peut-être eût-elle reculé si elle eût su que ce serait
un coup mortel. On aime à faire des victimes, mais sans se mettre
précisément dans son tort, et en les laissant vivre. D’ailleurs, où
était son tort? Elle devait dire en riant, quelques jours plus tard:
«C’est un peu fort, j’ai voulu être plus aimable pour ses enfants
qu’elle n’a jamais été pour moi, et pour un peu on m’accuserait de
l’avoir assassinée. Je prends la duchesse à témoin.» Il semble pour les
grands artistes que tous les mauvais sentiments et tout le factice de
la vie de théâtre passent en leurs enfants sans que chez eux le travail
obstiné soit un dérivatif comme chez la mère; les grandes tragédiennes
meurent souvent victimes de complots domestiques noués autour d’elles,
comme il leur arrivait tant de fois à la fin des pièces qu’elles
jouaient.

                             *     *     *

Gilberte, nous l’avons vu, avait voulu éviter un conflit avec sa tante
au sujet de Rachel. Elle avait bien fait: il n’était déjà pas facile de
prendre devant Mme de Guermantes la défense de la fille d’Odette,
tant son animosité était grande, et cela parce que la manière nouvelle
dont la duchesse m’avait dit être trompée était la manière dont le duc
la trompait, si extraordinaire que cela pût paraître à qui savait l’âge
d’Odette, avec Mme de Forcheville.

Quand on pensait à l’âge que devait avoir maintenant Mme de
Forcheville, cela semblait, en effet, extraordinaire. Mais peut-être
Odette avait-elle commencé la vie de femme galante très jeune. Et
puis il y a des femmes qu’à chaque décade on retrouve en une nouvelle
incarnation, ayant de nouvelles amours, parfois alors qu’on les croyait
mortes, faisant le désespoir d’une jeune femme que pour elles abandonne
son mari.

La vie de la duchesse ne laissait pas, d’ailleurs, d’être très
malheureuse et pour une raison qui, par ailleurs, avait pour effet de
déclasser parallèlement la société que fréquentait M. de Guermantes.
Celui-ci qui, depuis longtemps calmé par son âge avancé, et quoiqu’il
fût encore robuste, avait cessé de tromper Mme de Guermantes,
s’était épris de Mme de Forcheville sans qu’on sût bien les débuts
de cette liaison.

Mais celle-ci avait pris des proportions telles que le vieillard,
imitant, dans ce dernier amour, la manière de celles qu’il avait eues
autrefois, séquestrait sa maîtresse au point que, si mon amour pour
Albertine avait répété, avec de grandes variations, l’amour de Swann
pour Odette, l’amour de M. de Guermantes rappelait celui que j’avais eu
pour Albertine. Il fallait qu’elle déjeunât, qu’elle dînât avec lui,
il était toujours chez elle; elle s’en parait auprès d’amis qui sans
elle n’eussent jamais été en relation avec le duc de Guermantes et qui
venaient là pour le connaître, un peu comme on va chez une cocotte pour
connaître un souverain son amant. Certes, Mme de Forcheville était
depuis longtemps devenue une femme du monde. Mais recommençant à être
entretenue sur le tard, et par un si orgueilleux vieillard qui était
tout de même chez elle le personnage important, elle se diminuait à
chercher seulement à avoir les peignoirs qui lui plussent, la cuisine
qu’il aimait, à flatter ses amis en leur disant qu’elle lui avait
parlé d’eux, comme elle disait à mon grand-oncle qu’elle avait parlé
de lui au Grand-Duc qui lui envoyait des cigarettes, en un mot elle
tendait, malgré tout l’acquis de sa situation mondaine, et par la force
de circonstances nouvelles, à redevenir, telle qu’elle était apparue
à mon enfance, la dame en rose. Certes, il y avait bien des années
que mon oncle Adolphe était mort. Mais la substitution autour de nous
d’autres personnes aux anciennes nous empêche-t-elle de recommencer la
même vie? Ces circonstances nouvelles, elle s’y était prêtée sans doute
par cupidité, mais aussi parce que, assez recherchée dans le monde
quand elle avait une fille à marier, laissée de côté dès que Gilberte
eut épousé Saint-Loup, elle sentit que le duc de Guermantes, qui eût
tout fait pour elle, lui amènerait nombre de duchesses peut-être
enchantées de jouer un tour à leur amie Oriane, et peut-être enfin
piquée au jeu par le mécontentement de la duchesse sur laquelle un
sentiment féminin de rivalité la rendait heureuse de prévaloir. Des
neveux fort difficiles du duc de Guermantes, les Courvoisier, Mme de
Marsantes, la princesse de Trania, allaient chez Mme de Forcheville
dans un espoir d’héritage, sans s’occuper de la peine que cela pouvait
faire à Mme de Guermantes, dont Odette, piquée par ses dédains,
disait tout le mal possible. Cette liaison avec Mme de Forcheville,
liaison qui n’était qu’une imitation de ses liaisons plus anciennes,
venait de faire perdre au duc de Guermantes, pour la deuxième fois, la
possibilité de la présidence du Jockey et un siège de membre libre à
l’Académie des Beaux-Arts, comme la vie de M. de Charlus, publiquement
associée à celle de Jupien, lui avait fait manquer la présidence de
l’Union et celle aussi de la Société des amis du Vieux Paris. Ainsi
les deux frères, si différents dans leurs goûts, étaient arrivés à
la déconsidération à cause d’une même paresse, d’un même manque de
volonté, lequel était sensible, mais agréablement, chez le duc de
Guermantes leur grand-père, membre de l’Académie française, mais qui,
chez les deux petits-fils, avait permis à un goût naturel et à un autre
qui passe pour ne l’être pas, de les désocialiser.

Le vieux duc ne sortait plus, car il passait ses journées et ses
soirées chez Odette. Mais aujourd’hui, comme elle-même s’était rendue
à la matinée de la princesse de Guermantes, il était venu un instant
pour la voir, malgré l’ennui de rencontrer sa femme. Je ne l’eusse sans
doute pas reconnu, si la duchesse, quelques instants plus tôt, ne me
l’eût clairement désigné en allant jusqu’à lui. Il n’était plus qu’une
ruine, mais superbe, et plus encore qu’une ruine, cette belle chose
romantique que peut être un rocher dans la tempête. Fouettée de toutes
parts par les vagues de souffrance, de colère de souffrir, d’avancée
montante de la mer qui la circonvenaient, sa figure, effritée comme
un bloc, gardait le style, la cambrure que j’avais toujours admirés;
elle était rongée comme une de ces belles têtes antiques trop abîmées
mais dont nous sommes trop heureux d’orner un cabinet de travail.
Elle paraissait seulement appartenir à une époque plus ancienne
qu’autrefois, non seulement à cause de ce qu’elle avait pris de rude
et de rompu dans sa matière jadis plus brillante, mais parce que à
l’expression de finesse et d’enjouement avait succédé une involontaire,
une inconsciente expression, bâtie par la maladie, de lutte contre la
mort, de résistance, de difficulté à vivre. Les artères ayant perdu
toute souplesse avaient donné au visage jadis épanoui une dureté
sculpturale. Et sans que le duc s’en doutât, il découvrait des aspects
de nuque, de joue, de front, où l’être, comme obligé de se raccrocher
avec acharnement à chaque minute, semblait bousculé dans une tragique
rafale, pendant que les mèches blanches de sa chevelure moins épaisse
venaient souffleter de leur écume le promontoire envahi du visage.
Et comme ces reflets étranges, uniques, que seule l’approche de la
tempête où tout va sombrer donne aux roches qui avaient été jusque-là
d’une autre couleur, je compris que le gris plombé des joues raides
et usées, le gris presque blanc et moutonnant des mèches soulevées,
la faible lumière encore départie aux yeux qui voyaient à peine,
étaient des teintes non pas irréelles, trop réelles au contraire, mais
fantastiques et empruntées à la palette de l’éclairage, inimitable
dans ses noirceurs effrayantes et prophétiques, de la vieillesse,
de la proximité de la mort. Le duc ne resta que quelques instants,
assez pour que je comprisse qu’Odette, toute à des soupirants plus
jeunes, se moquait de lui. Mais, chose curieuse, lui qui jadis était
presque ridicule quand il prenait l’allure d’un roi de théâtre avait
pris un aspect véritablement grand, un peu comme son frère, à qui
la vieillesse, en le désencombrant de tout l’accessoire, le faisait
ressembler. Et comme son frère, lui, jadis orgueilleux, bien que d’une
autre manière, semblait presque respectueux, quoique aussi d’une autre
façon. Car il n’avait pas subi la déchéance de M. de Charlus, réduit
à saluer avec une politesse de malade oublieux ceux qu’il eût jadis
dédaignés, mais il était très vieux, et quand il voulut passer la porte
et descendre l’escalier pour sortir, la vieillesse, qui est tout de
même l’état le plus misérable pour les hommes et qui les précipite
de leur faîte le plus semblablement aux rois des tragédies grecques,
la vieillesse, en le forçant à s’arrêter dans le chemin de croix que
devient la vie des impotents menacés, à essuyer son front ruisselant, à
tâtonner, en cherchant des yeux une marche qui se dérobait, parce qu’il
aurait eu besoin pour ses pas mal assurés, pour ses yeux ennuagés,
d’un appui, lui donnait à son insu l’air de l’implorer doucement
et timidement des autres, la vieillesse l’avait fait encore plus
qu’auguste, suppliant.

Ainsi, dans le faubourg Saint-Germain, ces positions en apparence
imprenables du duc et de la duchesse de Guermantes, du baron de
Charlus avaient perdu leur inviolabilité, comme toutes choses changent
en ce monde, par l’action d’un principe intérieur auquel on n’avait pas
pensé: chez M. de Charlus l’amour de Charlie qui l’avait rendu esclave
des Verdurin, puis le ramollissement; chez Mme de Guermantes, un
goût de nouveauté et d’art; chez M. de Guermantes, un amour exclusif,
comme il en avait déjà eu de pareils dans sa vie, que la faiblesse de
l’âge rendait plus tyrannique et aux faiblesses duquel la sévérité du
salon de la duchesse, où le duc ne paraissait plus et qui, d’ailleurs,
ne fonctionnait plus guère, n’opposait plus son démenti, son rachat
mondain. Ainsi change la figure des choses de ce monde, ainsi le centre
des empires et le cadastre des fortunes, et la charte des situations,
tout ce qui semblait définitif est-il perpétuellement remanié et les
yeux d’un homme qui a vécu peuvent-ils contempler le changement le plus
complet là où justement il lui paraissait le plus impossible.

Ne pouvant se passer d’Odette, toujours installé chez elle dans
le même fauteuil d’où la vieillesse et la goutte le faisaient
difficilement lever, M. de Guermantes la laissait recevoir des amis
qui étaient trop contents d’être présentés au duc, de lui laisser la
parole, de l’entendre parler de la vieille société, de la marquise de
Villeparisis, du duc de Chartres.

Par moments, sous le regard des tableaux anciens réunis par Swann
dans un arrangement de «collectionneur» qui achevait le caractère
démodé de cette scène, avec ce duc si «Restauration» et cette cocotte
tellement «Second Empire», dans un des peignoirs qu’il aimait, la dame
en rose l’interrompait d’une jacasserie: il s’arrêtait net, plantait
sur elle un regard féroce. Peut-être s’était-il aperçu qu’elle aussi,
comme la duchesse, disait quelquefois des bêtises; peut-être, dans une
hallucination de vieillard, croyait-il que c’était un trait d’esprit
intempestif de Mme de Guermantes qui lui coupait la parole, et
se croyait-il à l’hôtel de Guermantes, comme ces fauves enchaînés
qui se figurent un instant être encore libres dans les déserts de
l’Afrique. Levant brusquement la tête, de ses petits yeux jaunes qui
avaient l’éclat d’yeux de fauves il fixait sur elle un de ces regards
qui quelquefois chez Mme de Guermantes, quand celle-ci parlait
trop, m’avaient fait trembler. Ainsi le duc regardait-il un instant
l’audacieuse dame en rose. Mais celle-ci lui tenait tête, ne le
quittait pas des yeux, et au bout de quelques instants qui semblaient
longs aux spectateurs, le vieux fauve dompté, se rappelant qu’il était,
non pas libre chez la duchesse, dans ce Sahara dont le paillasson du
palier marquait l’entrée, mais chez Mme de Forcheville, dans la
cage du Jardin des Plantes, rentrait dans ses épaules sa tête d’où
pendait encore une épaisse crinière dont on n’aurait pu dire si elle
était blonde ou blanche, et reprenait son récit. Il semblait n’avoir
pas compris ce que Mme de Forcheville avait voulu dire et qui,
d’ailleurs, généralement n’avait pas grand sens. Il lui permettait
d’avoir des amis à dîner avec lui. Par une manie empruntée à ses
anciennes amours, qui n’était pas pour étonner Odette, habituée à
avoir eu la même de Swann, et qui me touchait moi, en me rappelant ma
vie avec Albertine, il exigeait que ces personnes se retirassent de
bonne heure afin qu’il pût dire bonsoir à Odette le dernier. Inutile
de dire qu’à peine était-il parti, elle allait en rejoindre d’autres.
Mais le duc ne s’en doutait pas ou préférait ne pas avoir l’air de
s’en douter; la vue des vieillards baisse, comme leur oreille devient
plus dure, leur clairvoyance s’obscurcit, la fatigue même fait faire
relâche à leur vigilance. Et à un certain âge c’est en un personnage
de Molière--non pas même en l’olympien amant d’Alcmène mais en un
risible Géronte--que se change inévitablement Jupiter. D’ailleurs,
Odette trompait M. de Guermantes, et aussi le soignait, sans charme,
sans grandeur. Elle était médiocre dans ce rôle comme dans tous les
autres. Non pas que la vie ne lui en eût souvent donné de beaux, mais
elle ne savait pas les jouer. En attendant, elle jouait celui de
recluse. De fait, chaque fois que je voulus la voir dans la suite je
n’y pus réussir, car M. de Guermantes, voulant à la fois concilier les
exigences de son hygiène et de sa jalousie, ne lui permettait que les
fêtes de jour, à condition encore que ce ne fussent pas des bals. Cette
réclusion où elle était tenue, elle me l’avoua avec franchise, pour
diverses raisons. La principale est qu’elle s’imaginait, bien que je
n’eusse écrit que des articles ou publié que des études, que j’étais un
auteur connu, ce qui lui faisait même naïvement dire, se rappelant le
temps où j’allais avenue des Acacias pour la voir passer, et plus tard
chez elle: «Ah! si j’avais pu deviner que ce petit serait un jour un
grand écrivain!» Or, ayant entendu dire que les écrivains se plaisent
auprès des femmes pour se documenter, se faire raconter des histoires
d’amour, elle redevenait maintenant avec moi simple cocotte pour
m’intéresser: «Tenez, une fois il y avait un homme qui s’était toqué de
moi et que j’aimais éperdument aussi. Nous vivions d’une vie divine.
Il avait un voyage à faire en Amérique, je devais y aller avec lui. La
veille du départ, je trouvai que c’était plus beau de ne pas laisser
diminuer un amour qui ne pourrait pas toujours rester à ce point. Nous
eûmes une dernière soirée où il était persuadé que je partais, ce fut
une nuit folle, j’avais près de lui des joies infinies et le désespoir
de sentir que je ne le reverrais pas. Le matin j’étais allée donner mon
billet à un voyageur que je ne connaissais pas. Il voulait au moins
l’acheter. Je lui répondis: «Non, vous me rendez un tel service en me
le prenant, je ne veux pas d’argent.» Puis c’était une autre histoire:
«Un jour j’étais dans les Champs-Élysées, M. de Bréauté, que je n’avais
vu qu’une fois, se mit à me regarder avec une telle insistance que
je m’arrêtai et lui demandai pourquoi il se permettait de me regarder
comme ça. Il me répondit: «Je vous regarde parce que vous avez un
chapeau ridicule.» C’était vrai. C’était un petit chapeau avec des
pensées, les modes de ce temps-là étaient affreuses. Mais j’étais en
fureur, je lui dis: «Je ne vous permets pas de me parler ainsi.» Il
se mit à pleuvoir. Je lui dis: «Je ne vous pardonnerais que si vous
aviez une voiture--Hé bien, justement j’en ai une et je vais vous
accompagner.--Non, je veux bien de votre voiture, mais pas de vous.»
Je montai dans la voiture, il partit sous la pluie. Mais le soir il
arriva chez moi. Nous eûmes deux années d’un amour fou.» Elle reprit:
«Venez prendre une fois le thé avec moi, je vous raconterai comment
j’ai fait la connaissance de M. de Forcheville. Au fond, dit-elle d’un
air mélancolique, j’ai passé ma vie cloîtrée parce que je n’ai eu de
grands amours que pour des hommes qui étaient terriblement jaloux
de moi. Je ne parle pas de M. de Forcheville, car, au fond, c’était
un médiocre et je n’ai jamais pu aimer véritablement que des gens
intelligents. Mais, voyez-vous, M. Swann était aussi jaloux que l’est
ce pauvre duc; pour celui-ci je me prive de tout parce que je sais
qu’il n’est pas heureux chez lui. Pour M. Swann, c’était parce que je
l’aimais follement, et je trouve qu’on peut bien sacrifier la danse,
et le monde, et tout le reste à ce qui peut faire plaisir ou seulement
éviter des soucis à un homme qu’on aime. Pauvre Charles, il était si
intelligent, si séduisant, exactement le genre d’hommes que j’aimais.»
Et c’était peut-être vrai. Il y avait eu un temps où Swann lui avait
plu, justement celui où elle n’était pas «son genre». A vrai dire,
«son genre», même plus tard, elle ne l’avait jamais été. Il l’avait
pourtant alors tant et si douloureusement aimée. Il était surpris plus
tard de cette contradiction. Elle ne doit pas en être une si nous
songeons combien est forte dans la vie des hommes la proportion des
souffrances pour des femmes «qui n’étaient pas leur genre». Peut-être
cela tient-il à bien des causes; d’abord, parce qu’elles ne sont pas
votre genre on se laisse d’abord aimer sans aimer, par là on laisse
prendre sur sa vie une habitude qui n’aurait pas eu lieu avec une femme
qui eût été votre genre et qui, se sentant désirée, se fût disputée,
ne nous aurait accordé que de rares rendez-vous, n’eût pas pris dans
notre vie cette installation dans toutes nos heures qui plus tard, si
l’amour vient et qu’elle vienne à nous manquer, pour une brouille,
pour un voyage où on nous laisse sans nouvelles, ne nous arrache pas
un seul lien mais mille. Ensuite, cette habitude est sentimentale
parce qu’il n’y a pas grand désir physique à la base, et si l’amour
naît, le cerveau travaille bien davantage: il y a un roman au lieu
d’un besoin. Nous ne nous méfions pas des femmes qui ne sont pas notre
genre, nous les laissons nous aimer, et si nous les aimons ensuite,
nous les aimons cent fois plus que les autres, sans avoir même près
d’elles la satisfaction du désir assouvi. Pour ces raisons et bien
d’autres, le fait que nous ayons nos plus gros chagrins avec les femmes
qui ne sont pas notre genre ne tient pas seulement à cette dérision du
destin qui ne réalise notre bonheur que sous la forme qui nous plaît
le moins. Une femme qui est notre genre est rarement dangereuse, car
ou elle ne veut pas de nous, ou nous contente et nous quitte vite, ne
s’installe pas dans notre vie, et ce qui est dangereux et procréateur
de souffrances dans l’amour, ce n’est pas la femme elle-même, c’est
sa présence de tous les jours, la curiosité de ce qu’elle fait à tous
moments; ce n’est pas la femme, c’est l’habitude. J’eus la lâcheté
d’ajouter que ce qu’elle disait de Swann était gentil et noble de sa
part, mais je savais combien c’était faux et que sa franchise se mêlait
de mensonges. Je pensais avec effroi, au fur et à mesure qu’elle me
racontait ses aventures, à tout ce que Swann avait ignoré, dont il
aurait tant souffert parce qu’il avait fixé sa sensibilité sur cet
être-là, et qu’il devinait à en être sûr, rien qu’à ses regards quand
elle voyait un homme ou une femme inconnus et qui lui plaisaient. Au
fond, elle le faisait seulement pour me donner ce qu’elle croyait des
sujets de nouvelles! Elle se trompait, non qu’elle n’eût de tout temps
abondamment fourni les réserves de mon imagination, mais d’une façon
bien plus involontaire et par un acte émané de moi-même, qui dégageait
d’elle à son insu les lois de sa vie.

M. de Guermantes ne gardait ses foudres que pour la duchesse, sur les
libres fréquentations de laquelle Mme de Forcheville ne manquait
pas d’attirer l’attention irritée du duc. Aussi la duchesse était-elle
fort malheureuse. Il est vrai que M. de Charlus, à qui j’en avais parlé
une fois, prétendait que les premiers torts n’avaient pas été du côté
de son frère, que la légende de pureté de la duchesse était faite, en
réalité, d’un nombre incalculable d’aventures habilement dissimulées.
Je n’avais jamais entendu parler de cela. Pour presque tout le monde
Mme de Guermantes était une femme toute différente. L’idée qu’elle
avait été toujours irréprochable gouvernait les esprits. Entre ces
deux idées je ne pouvais décider laquelle était conforme à la vérité,
cette vérité que presque toujours les trois quarts des gens ignorent.
Je me rappelais bien certains regards bleus et vagabonds de la duchesse
de Guermantes dans la nef de Combray, mais, vraiment, aucune des deux
idées n’était réfutée par eux, et l’une et l’autre pouvaient leur
donner un sens différent et aussi acceptable. Dans ma folie, enfant,
je les avais pris un instant pour des regards d’amour adressés à moi.
Depuis j’avais compris qu’ils n’étaient que des regards bienveillants
d’une suzeraine, pareille à celle des vitraux de l’église, pour ses
vassaux. Fallait-il maintenant croire que c’était ma première idée qui
avait été la vraie, et que si, plus tard, jamais la duchesse ne m’avait
parlé d’amour, c’est parce qu’elle avait craint de se compromettre
avec un ami de sa tante et de son neveu plus qu’avec un enfant inconnu
rencontré par hasard à Saint-Hilaire de Combray?

                             *     *     *

La duchesse avait pu un instant être heureuse de sentir son passé
plus consistant parce qu’il était partagé par moi, mais à quelques
questions que je lui posai à nouveau sur le provincialisme de M. de
Bréauté, que j’avais à l’époque peu distingué de M. de Sagan, ou de
M. de Guermantes, elle reprit son point de vue de femme du monde,
c’est-à-dire de contemptrice de la mondanité. Tout en me parlant,
la duchesse me faisait visiter l’Hôtel. Dans des salons plus petits
on trouvait des intimes qui, pour écouter la musique, avaient
préféré s’isoler. Dans un petit salon Empire, où quelques rares
habits noirs écoutaient assis sur un canapé, on voyait, à côté d’une
Psyché supportée par une Minerve, une chaise longue, placée de façon
rectiligne, mais à l’intérieur incurvée comme un berceau, et où une
jeune femme était étendue. La mollesse de sa pose, que l’entrée de
la duchesse ne lui fit même pas déranger, contrastait avec l’éclat
merveilleux de sa robe Empire en une soierie nacarat devant laquelle
les plus rouges fuchsias eussent pâli et sur le tissu nacré de laquelle
des insignes et des fleurs semblaient avoir été enfoncés longtemps, car
leur trace y restait en creux. Pour saluer la duchesse elle inclina
légèrement sa belle tête brune. Bien qu’il fît grand jour, comme elle
avait demandé qu’on fermât les grands rideaux, en vue de plus de
recueillement pour la musique, on avait, pour ne pas se tordre les
pieds, allumé sur un trépied une urne où s’irisait une faible lueur.
En réponse à ma demande, la duchesse de Guermantes me dit que c’était
Mme de Sainte-Euverte. Alors je voulus savoir ce qu’elle était à la
madame de Sainte-Euverte que j’avais connue. Mme de Guermantes me
dit que c’était la femme d’un de ses petits-neveux, parut supporter
l’idée qu’elle était née La Rochefoucauld, mais nia avoir elle-même
connu des Sainte-Euverte. Je lui rappelai la soirée, que je n’avais
sue, il est vrai, que par ouï-dire, où princesse des Laumes, elle
avait retrouvé Swann. Mme de Guermantes m’affirma n’avoir jamais
été à cette soirée. La duchesse avait toujours été un peu menteuse
et l’était devenue davantage. Mme de Sainte-Euverte était pour
elle un salon--d’ailleurs assez tombé avec le temps--qu’elle aimait
à renier. Je n’insistai pas. «Non, qui vous avez pu entrevoir chez
moi, parce qu’il avait de l’esprit, c’est le mari de celle dont vous
parlez et avec qui je n’étais pas en relations.--Mais elle n’avait
pas de mari.--Vous vous l’êtes figuré parce qu’ils étaient séparés,
mais il était bien plus agréable qu’elle.» Je finis par comprendre
qu’un homme énorme, extrêmement grand, extrêmement fort, avec des
cheveux tout blancs, que je rencontrais un peu partout et dont je
n’avais jamais su le nom était le mari de Mme de Sainte-Euverte.
Il était mort l’an passé. Quant à la nièce, j’ignore si c’est à cause
d’une maladie d’estomac, de nerfs, d’une phlébite, d’un accouchement
prochain, récent ou manqué, qu’elle écoutait la musique étendue sans
se bouger pour personne. Le plus probable est que, fière de ses belles
soies rouges, elle pensait faire sur sa chaise longue un effet genre
Récamier. Elle ne se rendait pas compte qu’elle donnait pour moi la
naissance à un nouvel épanouissement de ce nom Sainte-Euverte, qui à
tant d’intervalle marquait la distance et la continuité du Temps. C’est
le Temps qu’elle berçait dans cette nacelle où fleurissaient le nom de
Sainte-Euverte et le style Empire en soie de fuchsias rouges. Ce style
Empire, Mme de Guermantes déclarait l’avoir toujours détesté; cela
voulait dire qu’elle le détestait maintenant, ce qui était vrai, car
elle suivait la mode, bien qu’avec quelque retard. Sans compliquer en
parlant de David qu’elle connaissait peu, toute jeune fille elle avait
cru M. Ingres le plus ennuyeux des poncifs, puis, brusquement, le plus
savoureux des maîtres de l’Art nouveau, jusqu’à détester Delacroix.
Par quels degrés elle était revenue de ce culte à la réprobation
importe peu, puisque ce sont là des nuances des goûts que le critique
d’art reflète dix ans avant la conversation des femmes supérieures.
Après avoir critiqué le style Empire, elle s’excusa de m’avoir parlé
de gens aussi insignifiants que les Sainte-Euverte et de niaiseries
comme le côté provincial de Bréauté, car elle était aussi loin de
penser pourquoi cela m’intéressait que Mme de Sainte-Euverte de La
Rochefoucauld, cherchant le bien de son estomac ou un effet ingresque,
était loin de soupçonner que son nom m’avait ravi, celui de son mari,
non celui plus glorieux de ses parents, et que je lui voyais comme une
fonction dans cette pièce pleine d’attributs de bercer le temps. «Mais
comment puis-je vous parler de ces sottises, comment cela peut-il vous
intéresser?» s’écria la duchesse. Elle avait dit cette phrase à mi-voix
et personne n’avait pu entendre ce qu’elle disait. Mais un jeune homme
(qui devait m’intéresser dans la suite par un nom bien plus familier de
moi autrefois que celui de Sainte-Euverte) se leva d’un air exaspéré et
alla plus loin pour écouter avec plus de recueillement. Car c’était la
sonate à Kreutzer qu’on jouait, mais, s’étant trompé sur le programme,
il croyait que c’était un morceau de Ravel qu’on lui avait déclaré être
beau comme du Palestrina, mais difficile à comprendre. Dans sa violence
à changer de place, il heurta, à cause de la demi-obscurité, un bonheur
du jour, ce qui n’alla pas sans faire tourner la tête à beaucoup de
personnes pour qui cet exercice si simple de regarder derrière soi
interrompait un peu le supplice d’écouter «religieusement» la sonate à
Kreutzer. Et Mme de Guermantes et moi, causes de ce petit scandale,
nous nous hâtâmes de changer de pièce. «Oui, comment ces riens-là
peuvent-ils intéresser un homme de votre mérite? C’est comme tout à
l’heure, quand je vous voyais causer avec Gilberte de Saint-Loup.
Ce n’est pas digne de vous. Pour moi c’est exactement rien, cette
femme-là, ce n’est même pas une femme, c’est ce que je connais de
plus factice et de plus bourgeois au monde (car, même à sa défense de
l’actualité, la duchesse mêlait ses préjugés d’aristocrate). D’ailleurs
devriez-vous venir dans des maisons comme ici? Aujourd’hui, encore, je
comprends parce qu’il y avait cette récitation de Rachel, ça peut vous
intéresser. Mais si belle qu’elle ait été, elle ne donne pas devant ce
public-là. Je vous ferai déjeuner seule avec elle. Alors vous verrez
l’être que c’est. Mais elle est cent fois supérieure à tout ce qui est
ici. Et après déjeuner elle vous dira du Verlaine. Vous m’en direz des
nouvelles.» Elle me vanta surtout ses après-déjeuners, où il y avait
tous les jours X et Y. Car elle en était arrivée à cette conception
des femmes à «salons» qu’elle méprisait autrefois (bien qu’elle le
niât aujourd’hui) et dont la grande supériorité, le signe d’élection
selon elle, étaient d’avoir chez elle «tous les hommes». Si je lui
disais que telle grande dame à «salons» ne disait pas du bien, quand
elle vivait, de Mme Howland, la duchesse éclatait de rire devant ma
naïveté: «Naturellement, l’autre avait chez elle tous les hommes et
celle-ci cherchait à les attirer.» Elle reprit: «Mais dans de grandes
machines comme ici, non, ça me passe que vous veniez. A moins que ce
ne soit pour faire des études...», ajouta-t-elle d’un air de doute,
de méfiance, et sans trop s’aventurer, car elle ne savait pas très
exactement en quoi consistait le genre d’opérations improbables auquel
elle faisait allusion.

«Est-ce que vous ne croyez pas, dis-je à la duchesse, que ce soit
pénible à Mme de Saint-Loup d’entendre ainsi, comme elle vient de
le faire, l’ancienne maîtresse de son mari?» Je vis se former dans le
visage de Mme de Guermantes cette barre oblique qui relie par des
raisonnements ce qu’on vient d’entendre à des pensées peu agréables.
Raisonnements inexprimés, il est vrai, mais toutes les choses graves
que nous disons ne reçoivent jamais de réponse ni verbale, ni écrite.
Les sots seuls sollicitent en vain deux fois de suite une réponse à
une lettre qu’ils ont eu le tort d’écrire et qui était une gaffe; car
à ces lettres-là il n’est jamais répondu que par des actes, et la
correspondante qu’on croit inexacte vous dit Monsieur quand elle vous
rencontre, au lieu de vous appeler par votre prénom. Mon allusion à
la liaison de Saint-Loup avec Rachel n’avait rien de si grave et ne
put mécontenter qu’une seconde Mme de Guermantes en lui rappelant
que j’avais été l’ami de Robert, et peut-être son confident au sujet
des déboires qu’avait procurés à Rachel sa soirée chez la duchesse.
Mais celle-ci ne persista pas dans ses pensées, la barre orageuse se
dissipa, et Mme de Guermantes me répondit à ma question relative
à Mme de Saint-Loup: «Je vous dirai que je crois que ça lui est
d’autant plus égal que Gilberte n’a jamais aimé son mari. C’est une
petite horreur. Elle a aimé la situation, le nom, être ma nièce, sortir
de sa fange, après quoi elle n’a pas eu d’autre idée que d’y rentrer.
Je vous dirai que ça me faisait beaucoup de peine à cause du pauvre
Robert, parce qu’il avait beau ne pas être un aigle, il s’en apercevait
très bien, et d’un tas de choses. Il ne faut pas le dire parce qu’elle
est malgré tout ma nièce, je n’ai pas la preuve positive qu’elle le
trompait, mais il y a eu un tas d’histoires. Mais si, je vous dis que
je le sais, avec un officier de Méséglise, Robert a voulu se battre.
C’est pour tout ça que Robert s’est engagé. La guerre lui est apparue
comme une délivrance de ses chagrins de famille; si vous voulez ma
pensée, il n’a pas été tué, il s’est fait tuer. Elle n’a eu aucune
espèce de chagrin, elle m’a même étonnée par un rare cynisme dans
l’affectation de son indifférence, ce qui m’a fait beaucoup de chagrin
parce que j’aimais bien le pauvre Robert. Ça vous étonnera peut-être
parce qu’on me connaît mal, mais il m’arrive encore de penser à lui.
Je n’oublie personne. Il ne m’a jamais rien dit, mais il avait bien
compris que je devinais tout. Mais, voyons, si elle avait aimé tant
soit peu son mari, pourrait-elle supporter avec ce flegme de se trouver
dans le même salon que la femme dont il a été l’amant éperdu pendant
tant d’années, on peut dire toujours, car j’ai la certitude que ça n’a
jamais cessé, même pendant la guerre. Mais elle lui sauterait à la
gorge», s’écria la duchesse, oubliant qu’elle-même, en faisant inviter
Rachel et en rendant possible la scène qu’elle jugeait inévitable si
Gilberte eût aimé Robert, agissait cruellement. «Non, voyez-vous,
conclut-elle, c’est une cochonne.» Une telle expression était rendue
possible à Mme de Guermantes par la pente agréable qu’elle
descendait, du milieu des Guermantes à la société des comédiennes,
et aussi parce qu’elle greffait cela sur un genre XVIIIe siècle
qu’elle jugeait plein de verdeur, enfin parce qu’elle se croyait
tout permis. Mais cette expression lui était aussi dictée par la
haine qu’elle éprouvait pour Gilberte, par un besoin de la frapper,
à défaut de matériellement, en effigie. Et en même temps la duchesse
pensait justifier par là toute la conduite qu’elle tenait à l’égard
de Gilberte, ou plutôt contre elle, dans le monde, dans la famille,
au point de vue même des intérêts et de la succession de Robert. Mais
parfois les jugements qu’on porte reçoivent des faits qu’on ignore et
qu’on n’eût pu supposer une justification apparente. Gilberte, qui
tenait sans doute un peu de l’ascendance de sa mère (et c’est bien
cette facilité que j’avais, sans m’en rendre compte, escomptée, en
lui demandant de me faire connaître de très jeunes filles), tira,
après réflexion, de la demande que j’avais faite, et sans doute pour
que le profit ne sortît pas de la famille, une conclusion plus hardie
que toutes celles que j’avais pu supposer et, revenant vers moi, me
dit: «Si vous le permettez, je vais aller chercher ma fille pour vous
la présenter. Elle est là-bas qui cause avec le petit Mortemart et
d’autres bambins sans intérêt. Je suis sûre qu’elle sera une gentille
amie pour vous.» Je lui demandai si Robert avait été content d’avoir
une fille: «Oh! il était tout fier d’elle. Mais, naturellement, je
crois tout de même qu’étant donné ses goûts, dit naïvement Gilberte,
il aurait préféré un garçon.» Cette fille, dont le nom et la fortune
pouvaient faire espérer à sa mère qu’elle épouserait un prince royal et
couronnerait toute l’œuvre ascendante de Swann et de sa femme, choisit
plus tard comme mari un homme de lettres obscur, car elle n’avait aucun
snobisme, et fit redescendre cette famille plus bas que le niveau d’où
elle était partie. Il fut alors extrêmement difficile de faire croire
aux générations nouvelles que les parents de cet obscur ménage avaient
eu une grande situation.

L’étonnement que me causèrent les paroles de Gilberte et le plaisir
qu’elles me firent furent bien vite remplacés, tandis que Mme de
Saint-Loup s’éloignait vers un autre salon, par cette idée du Temps
passé, qu’elle aussi, à sa manière, me rendait, et sans même que
je l’eusse vue, Mlle de Saint-Loup. Comme la plupart des êtres,
d’ailleurs, n’était-elle pas comme sont dans les forêts les «étoiles»
des carrefours où viennent converger des routes venues, pour notre
vie aussi, des points les plus différents. Elles étaient nombreuses
pour moi, celles qui aboutissaient à Mlle de Saint-Loup et qui
rayonnaient autour d’elle. Et avant tout venaient aboutir à elle les
deux grands «côtés» où j’avais fait tant de promenades et de rêves--par
son père Robert de Saint-Loup le côté de Guermantes, par Gilberte sa
mère le côté de Méséglise qui était le côté de chez Swann. L’un, par la
mère de la jeune fille et les Champs-Élysées, me menait jusqu’à Swann,
à mes soirs de Combray, au côté de Méséglise; l’autre, par son père, à
mes après-midi de Balbec où je le revoyais près de la mer ensoleillée.
Déjà entre ces deux routes des transversales s’établissaient. Car ce
Balbec réel où j’avais connu Saint-Loup, c’était en grande partie à
cause de ce que Swann m’avait dit sur les églises, sur l’église persane
surtout, que j’avais tant voulu y aller et, d’autre part, par Robert
de Saint-Loup, neveu de la duchesse de Guermantes, je rejoignais, à
Combray encore, le côté de Guermantes. Mais à bien d’autres points de
ma vie encore conduisait Mlle de Saint-Loup, à la Dame en rose, qui
était sa grand’mère et que j’avais vue chez mon grand-oncle. Nouvelle
transversale ici, car le valet de chambre de ce grand-oncle et qui
m’avait introduit ce jour-là et qui plus tard m’avait, par le don
d’une photographie, permis d’identifier la Dame en rose, était l’oncle
du jeune homme que, non seulement M. de Charlus, mais le père même
de Mlle de Saint-Loup avait aimé, pour qui il avait rendu sa mère
malheureuse. Et n’était-ce pas le grand-père de Mlle de Saint-Loup,
Swann, qui m’avait le premier parlé de la musique de Vinteuil, de
même que Gilberte m’avait la première parlé d’Albertine? Or, c’est en
parlant de la musique de Vinteuil à Albertine que j’avais découvert
qui était sa grande amie et commencé avec elle cette vie qui l’avait
conduite à la mort et m’avait causé tant de chagrins. C’était, du
reste, aussi le père de Mlle de Saint-Loup qui était parti tâcher
de faire revenir Albertine. Et même je revoyais toute ma vie mondaine,
soit à Paris dans le salon des Swann ou des Guermantes, soit tout à
l’opposé, à Balbec chez les Verdurin, faisant ainsi s’aligner, à côté
des deux côtés de Combray, les Champs-Élysées et la belle terrasse
de la Raspelière. D’ailleurs, quels êtres avons-nous connus qui,
pour raconter notre amitié avec eux, ne nous obligent à les placer
nécessairement dans tous les sites les plus différents de notre vie?
Une vie de Saint-Loup peinte par moi se déroulerait dans tous les
décors et intéresserait toute ma vie, même les parties de cette vie où
il fut étranger, comme ma grand’mère ou comme Albertine. D’ailleurs, si
à l’opposé qu’ils fussent, les Verdurin tenaient à Odette par le passé
de celle-ci, à Robert de Saint-Loup par Charlie, et chez eux quel rôle
n’avait pas joué la musique de Vinteuil. Enfin Swann avait aimé la sœur
de Legrandin, lequel avait connu M. de Charlus, dont le jeune Cambremer
avait épousé la pupille. Certes, s’il s’agit uniquement de nos cœurs,
le poète a eu raison de parler des fils mystérieux que la vie brise.
Mais il est encore plus vrai qu’elle en tisse sans cesse entre les
êtres, entre les événements, qu’elle entrecroise ces fils, qu’elle les
redouble pour épaissir la trame, si bien qu’entre le moindre point de
notre passé et tous les autres, un riche réseau de souvenirs ne laisse
que le choix des communications. On peut dire qu’il n’y avait pas, si
je cherchais à ne pas en user inconsciemment mais à me rappeler ce
qu’elle avait été, une seule des choses qui nous servaient en ce moment
qui n’avait été une chose vivante, et vivant d’une vie personnelle pour
nous, transformée ensuite à notre usage en simple matière industrielle.
Et ma présentation à Mlle de Saint-Loup allait avoir lieu chez
Mme Verdurin devenue princesse de Guermantes! Avec quel charme je
repensais à tous nos voyages avec Albertine--dont j’allais demander à
Mlle de Saint-Loup d’être un succédané--dans le petit tram, vers
Doville, pour aller chez Mme Verdurin, cette même Mme Verdurin
qui avait noué et rompu, avant mon amour pour Albertine, celui du
grand-père et de la grand’mère de Mlle de Saint-Loup. Tout autour
de nous étaient des tableaux de cet Elstir qui m’avait présenté à
Albertine. Et pour mieux fondre tous mes passés, Mme Verdurin, tout
comme Gilberte, avait épousé un Guermantes.

Nous ne pourrions pas raconter nos rapports avec un être, que nous
avons même peu connu, sans faire se succéder les sites les plus
différents de notre vie. Ainsi chaque individu--et j’étais moi-même
un de ces individus--mesurait pour moi la durée par la révolution
qu’il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour
des autres, et notamment par les positions qu’il avait occupées
successivement par rapport à moi.

Et sans doute tous ces plans différents, suivant lesquels le Temps,
depuis que je venais de le ressaisir, dans cette fête, disposait ma
vie, en me faisant songer que, dans un livre qui voudrait en raconter
une, il faudrait user, par opposition à la psychologie plane dont on
use d’ordinaire, d’une sorte de psychologie dans l’espace, ajoutaient
une beauté nouvelle à ces résurrections que ma mémoire opérait tant
que je songeais seul dans la bibliothèque, puisque la mémoire, en
introduisant le passé dans le présent sans le modifier, tel qu’il était
au moment où il était le présent, supprime précisément cette grande
dimension du Temps suivant laquelle la vie se réalise.

Je vis Gilberte s’avancer. Moi, pour qui le mariage de Saint-Loup--les
pensées qui m’occupaient alors et qui étaient les mêmes ce matin--était
d’hier, je fus étonné de voir à côté d’elle une jeune fille d’environ
seize ans, dont la taille élevée mesurait cette distance que je n’avais
pas voulu voir.

Le temps incolore et insaisissable s’était, afin que, pour ainsi dire,
je puisse le voir et le toucher, matérialisé en elle et l’avait pétrie
comme un chef-d’œuvre, tandis que parallèlement sur moi, hélas! il
n’avait fait que son œuvre. Cependant Mlle de Saint-Loup était
devant moi. Elle avait les yeux profonds, nets, forés et perçants.
Je fus frappé que son nez, fait comme sur le patron de celui de sa
mère et de sa grand’mère, s’arrêtât juste par cette ligne tout à fait
horizontale sous le nez, sublime quoique pas assez courte. Un trait
aussi particulier eût fait reconnaître une statue entre des milliers,
n’eût-on vu que ce trait-là, et j’admirais que la nature fût revenue
à point nommé pour la petite fille, comme pour la mère, comme pour la
grand’mère, donner, en grand et original sculpteur, ce puissant et
décisif coup de ciseau. Ce nez charmant, légèrement avancé en forme
de bec, avait la courbe, non point de celui de Swann mais de celui de
Saint-Loup. L’âme de ce Guermantes s’était évanouie; mais la charmante
tête aux yeux perçants de l’oiseau envolé était venue se poser sur les
épaules de Mlle de Saint-Loup, ce qui faisait longuement rêver ceux
qui avaient connu son père. Je la trouvais bien belle, pleine encore
d’espérances. Riante, formée des années mêmes que j’avais perdues, elle
ressemblait à ma jeunesse.

Enfin cette idée de temps avait un dernier prix pour moi, elle était
un aiguillon, elle me disait qu’il était temps de commencer si je
voulais atteindre ce que j’avais quelquefois senti au cours de ma vie,
dans de brefs éclairs, du côté de Guermantes, dans mes promenades en
voiture avec Mme de Villeparisis et qui m’avait fait considérer la
vie comme digne d’être vécue. Combien me le semblait-elle davantage,
maintenant qu’elle me semblait pouvoir être éclaircie, elle qu’on vit
dans les ténèbres; ramenée au vrai de ce qu’elle était, elle qu’on
fausse sans cesse, en somme réalisée dans un livre. Que celui qui
pourrait écrire un tel livre serait heureux, pensais-je; quel labeur
devant lui! Pour en donner une idée, c’est aux arts les plus élevés et
les plus différents qu’il faudrait emprunter des comparaisons; car cet
écrivain, qui, d’ailleurs, pour chaque caractère, aurait à en faire
apparaître les faces les plus opposées, pour faire sentir son volume
comme celui d’un solide devrait préparer son livre minutieusement, avec
de perpétuels regroupements de forces, comme pour une offensive, le
supporter comme une fatigue, l’accepter comme une règle, le construire
comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un
obstacle, le conquérir comme une amitié, le suralimenter comme un
enfant, le créer comme un monde, sans laisser de côté ces mystères qui
n’ont probablement leur explication que dans d’autres mondes et dont
le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans
l’art. Et dans ces grands livres-là, il y a des parties qui n’ont eu
le temps que d’être esquissées, et qui ne seront sans doute jamais
finies, à cause de l’ampleur même du plan de l’architecte. Combien de
grandes cathédrales restent inachevées. Longtemps, un tel livre, on le
nourrit, on fortifie ses parties faibles, on le préserve, mais ensuite
c’est lui qui grandit, qui désigne notre tombe, la protège contre
les rumeurs et quelque peu contre l’oubli. Mais, pour en revenir à
moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même
inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs.
Car ils ne seraient pas, comme je l’ai déjà montré, mes lecteurs,
mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte
de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur
l’opticien de Combray, mon livre, grâce auquel je leur fournirais le
moyen de lire en eux-mêmes. De sorte que je ne leur demanderais pas de
me louer ou de me dénigrer, mais seulement de me dire si c’est bien
cela, si les mots qu’ils lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j’ai
écrits (les divergences possibles à cet égard ne devant pas, du reste,
provenir toujours de ce que je me serais trompé, mais quelquefois de
ce que les yeux du lecteur ne seraient pas de ceux à qui mon livre
conviendrait pour bien lire en soi-même). Et changeant à chaque
instant de comparaison, selon que je me représentais mieux, et plus
matériellement, la besogne à laquelle je me livrerais, je pensais que
sur ma grande table de bois blanc je travaillerais à mon œuvre, regardé
par Françoise. Comme tous les êtres sans prétention qui vivent à côté
de nous ont une certaine intuition de nos tâches et comme j’avais assez
oublié Albertine pour avoir pardonné à Françoise ce qu’elle avait pu
faire contre elle, je travaillerais auprès d’elle, et presque comme
elle (du moins comme elle faisait autrefois: si vieille maintenant,
elle n’y voyait plus goutte), car, épinglant de-ci de-là un feuillet
supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement
comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe. Quand je
n’aurais pas auprès de moi tous mes papiers, toutes mes paperoles,
comme disait Françoise, et que me manquerait juste celui dont j’aurais
eu besoin, Françoise comprendrait bien mon énervement, elle qui disait
toujours qu’elle ne pouvait pas coudre si elle n’avait pas le numéro
du fil et les boutons qu’il fallait, et puis, parce que, à force de
vivre ma vie, elle s’était fait du travail littéraire une sorte de
compréhension instinctive, plus juste que celle de bien des gens
intelligents, à plus forte raison que celle des gens bêtes. Ainsi quand
j’avais autrefois fait mon article pour le _Figaro_, pendant que
le vieux maître d’hôtel, avec une figure de commisération qui exagère
toujours un peu ce qu’a de pénible un labeur qu’on ne pratique pas,
qu’on ne conçoit même pas, et même une habitude qu’on n’a pas, comme
les gens qui vous disent: «Comme ça doit vous fatiguer d’éternuer comme
ça», plaignait sincèrement les écrivains en disant: «Quel casse-tête ça
doit être», Françoise, au contraire, devinait mon bonheur et respectait
mon travail. Elle se fâchait seulement que je contasse d’avance mes
articles à Bloch, craignant qu’il me devançât, et disant: «Tous ces
gens-là, vous n’avez pas assez de méfiance, c’est des copiateurs.» Et
Bloch se donnait, en effet, un alibi rétrospectif en me disant, chaque
fois que je lui avais esquissé quelque chose qu’il trouvait bien:
«Tiens, c’est curieux, j’ai fait quelque chose de presque pareil, il
faudra que je te lise cela.» (Il n’aurait pas pu me le lire encore,
mais allait l’écrire le soir même.)

A force de coller les uns aux autres ces papiers, que Françoise
appelait mes paperoles, ils se déchiraient çà et là. Au besoin
Françoise pourrait m’aider à les consolider, de la même façon qu’elle
mettait des pièces aux parties usées de ses robes ou qu’à la fenêtre de
la cuisine, en attendant le vitrier comme moi l’imprimeur, elle collait
un morceau de journal à la place d’un carreau cassé.

Elle me disait, en me montrant mes cahiers rongés comme le bois où
l’insecte s’est mis: «C’est tout mité, regardez, c’est malheureux,
voilà un bout de page qui n’est plus qu’une dentelle, et--l’examinant
comme un tailleur--je ne crois pas que je pourrai la refaire, c’est
perdu. C’est dommage, c’est peut-être vos plus belles idées. Comme on
dit à Combray, il n’y a pas de fourreurs qui s’y connaissent aussi bien
comme les mites. Elles se mettent toujours dans les meilleures étoffes.»

D’ailleurs, comme les individualités (humaines ou non) seraient dans ce
livre faites d’impressions nombreuses, qui, prises de bien des jeunes
filles, de bien des églises, de bien des sonates, serviraient à faire
une seule sonate, une seule église, une seule jeune fille, ne ferais-je
pas mon livre de la façon que Françoise faisait ce bœuf mode, apprécié
par M. de Norpois, et dont tant de morceaux de viande ajoutés et
choisis enrichissaient la gelée. Et je réaliserais ce que j’avais tant
désiré dans mes promenades du côté de Guermantes et cru impossible,
comme j’avais cru impossible, en rentrant, de m’habituer jamais à me
coucher sans embrasser ma mère ou, plus tard, à l’idée qu’Albertine
aimât les femmes, idée avec laquelle j’avais fini par vivre sans même
m’apercevoir de sa présence, car nos plus grandes craintes, comme
nos plus grandes espérances, ne sont pas au-dessus de nos forces, et
nous pouvons finir par dominer les unes et réaliser les autres.--Oui,
à cette œuvre, cette idée du temps, que je venais de former, disait
qu’il était temps de me mettre. Il était grand temps, cela justifiait
l’anxiété qui s’était emparée de moi dès mon entrée dans le salon,
quand les visages grimés m’avaient donné la notion du temps perdu; mais
était-il temps encore? L’esprit a ses paysages dont la contemplation ne
lui est laissée qu’un temps. J’avais vécu comme un peintre montant un
chemin qui surplombe un lac dont un rideau de rochers et d’arbres lui
cache la vue. Par une brèche il l’aperçoit, il l’a tout entier devant
lui, il prend ses pinceaux. Mais déjà vient la nuit, où l’on ne peut
plus peindre, et sur laquelle le jour ne se relèvera plus!

Une condition de mon œuvre telle que je l’avais conçue tout à l’heure
dans la bibliothèque était l’approfondissement d’impressions qu’il
fallait d’abord recréer par la mémoire. Or celle-ci était usée. Puis,
du moment que rien n’était commencé, je pouvais être inquiet, même
si je croyais avoir encore devant moi, à cause de mon âge, quelques
années, car mon heure pouvait sonner dans quelques minutes. Il
fallait partir, en effet, de ceci que j’avais un corps, c’est-à-dire
que j’étais perpétuellement menacé d’un double danger, extérieur,
intérieur. Encore ne parlé-je ainsi que pour la commodité du langage.
Car le danger intérieur, comme celui d’une hémorragie cérébrale, est
extérieur aussi, étant du corps. Et avoir un corps c’est la grande
menace pour l’esprit. La vie humaine et pensante (dont il faut sans
doute moins dire qu’elle est un miraculeux perfectionnement de la vie
animale et physique, mais plutôt qu’elle est une imperfection encore
aussi rudimentaire qu’est l’existence commune des protozoaires en
polypiers, que le corps de la baleine, etc.), dans l’organisation
de la vie spirituelle, est telle que le corps enferme l’esprit dans
une forteresse; bientôt la forteresse est assiégée de toutes parts
et il faut à la fin que l’esprit se rende. Mais pour me contenter
de distinguer les deux sortes de dangers menaçant l’esprit, et pour
commencer par l’extérieur, je me rappelais que souvent déjà, dans ma
vie, il m’était arrivé, dans les moments d’excitation intellectuelle où
quelque circonstance avait suspendu chez moi toute activité physique,
par exemple quand je quittais en voiture, à demi gris, le restaurant de
Rivebelle pour aller à quelque casino voisin, de sentir très nettement
en moi l’objet présent de ma pensée, et de comprendre qu’il dépendait
d’un hasard, non seulement que cet objet n’y fût pas encore entré, mais
qu’il fût avec mon corps même anéanti. Je m’en souciais peu alors. Mon
allégresse n’était pas prudente, pas inquiète. Que cette joie fuît
dans une seconde et entrât dans le néant, peu m’importait. Il n’en
était plus de même maintenant; c’est que le bonheur que j’éprouvais ne
tenait pas d’une tension purement subjective des nerfs qui nous isole
du passé, mais, au contraire, d’un élargissement de mon esprit en
qui se reformait, s’actualisait le passé, et me donnait, mais hélas!
momentanément, une valeur! d’éternité. J’aurais voulu léguer celle-ci
à ceux que j’aurais pu enrichir de mon trésor. Certes, ce que j’avais
éprouvé dans la bibliothèque et que je cherchais à protéger, c’était
plaisir encore, mais non plus égoïste, ou du moins d’un égoïsme (car
tous les altruismes féconds de la nature se développent selon un mode
égoïste, l’altruisme humain qui n’est pas égoïste est stérile, c’est
celui de l’écrivain qui s’interrompt de travailler pour recevoir un
ami malheureux, pour accepter une fonction publique, pour écrire des
articles de propagande) utilisable pour autrui.

Je n’avais plus mon indifférence des retours de Rivebelle, je me
sentais accru de cette œuvre que je portais en moi (comme de quelque
chose de précieux et de fragile qui m’eût été confié et que j’aurais
voulu remettre intact aux mains auxquelles il était destiné et qui
n’étaient pas les miennes). Et dire que tout à l’heure, quand je
rentrerais chez moi, il suffirait d’un choc accidentel pour que mon
corps fût détruit, et que mon esprit, d’où la vie se retirerait, fût
obligé de lâcher à jamais les idées qu’en ce moment il enserrait,
protégeait anxieusement de sa pulpe frémissante et qu’il n’avait pas
eu le temps de mettre en sûreté dans un livre. Maintenant, me sentir
porteur d’une œuvre rendait pour moi un accident où j’aurais trouvé la
mort plus redoutable, même (dans la mesure où cette œuvre me semblait
nécessaire et durable) absurde, en contradiction avec mon désir,
avec l’élan de ma pensée, mais pas moins possible pour cela puisque
les accidents, étant produits par des causes matérielles, peuvent
parfaitement avoir lieu au moment où des volontés fort différentes,
qu’ils détruisent sans les connaître, les rendent détestables, comme
il arrive chaque jour dans les incidents les plus simples de la vie
où, pendant qu’on désire de tout son cœur ne pas faire de bruit à un
ami qui dort, une carafe placée trop au bord de la table tombe et le
réveille.

Je savais très bien que mon cerveau était un riche bassin minier, où il
y avait une étendue immense et fort diverse de gisements précieux. Mais
aurais-je le temps de les exploiter? J’étais la seule personne capable
de le faire. Pour deux raisons: avec ma mort eût disparu non seulement
le seul ouvrier mineur capable d’extraire les minerais, mais encore le
gisement lui-même; or, tout à l’heure, quand je rentrerais chez moi,
il suffirait de la rencontre de l’auto que je prendrais avec une autre
pour que mon corps fût détruit et que mon esprit fût forcé d’abandonner
à tout jamais mes idées nouvelles. Or, par une bizarre coïncidence,
cette crainte raisonnée du danger naissait en moi à un moment où,
depuis peu, l’idée de la mort m’était devenue indifférente. La crainte
do n’être plus moi m’avait fait jadis horreur et à chaque nouvel amour
que j’éprouvais--pour Gilberte, pour Albertine--parce que je ne pouvais
supporter l’idée qu’un jour l’être qui les aimait n’existerait plus,
ce qui serait comme une espèce de mort. Mais à force de se renouveler
cette crainte s’était naturellement changée en un calme confiant.

Si l’idée de la mort, dans ce temps-là, m’avait ainsi assombri l’amour,
depuis longtemps déjà le souvenir de l’amour m’aidait à ne pas craindre
la mort. Car je comprenais que mourir n’était pas quelque chose de
nouveau, mais qu’au contraire depuis mon enfance j’étais déjà mort
bien des fois. Pour prendre la période la moins ancienne, n’avais-je
pas tenu à Albertine plus qu’à ma vie? Pouvais-je alors concevoir ma
personne sans qu’y continuât mon amour pour elle? Or je ne l’aimais
plus, j’étais, non plus l’être qui l’aimait, mais un être différent
qui ne l’aimait pas, j’avais cessé de l’aimer quand j’étais devenu un
autre. Or je ne souffrais pas d’être devenu cet autre, de ne plus aimer
Albertine; et certes, ne plus avoir un jour mon corps ne pouvait me
paraître, en aucune façon, quelque chose d’aussi triste que m’avait
paru jadis de ne plus aimer un jour Albertine. Et pourtant, combien
cela m’était égal maintenant de ne plus l’aimer! Ces morts successives,
si redoutées du moi qu’elles devaient anéantir, si indifférentes, si
douces une fois accomplies, et quand celui qui les craignait n’était
plus là pour les sentir, m’avaient fait, depuis quelque temps,
comprendre combien il serait peu sage de m’effrayer de la mort. Or
c’était maintenant qu’elle m’était devenue depuis peu indifférente
que je recommençais de nouveau à la craindre, sous une autre forme il
est vrai, non pas pour moi, mais pour mon livre, à l’éclosion duquel
était, au moins pendant quelque temps, indispensable cette vie que
tant de dangers menaçaient. Victor Hugo dit: «Il faut que l’herbe
pousse et que les enfants meurent.» Moi je dis que la loi cruelle de
l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant
toutes les souffrances pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de
la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les
générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en
dessous, leur «déjeuner sur l’herbe». J’ai dit des dangers extérieurs;
des dangers intérieurs aussi. Si j’étais préservé d’un accident venu
du dehors, qui sait si je ne serais pas empêché de profiter de cette
grâce par un accident survenu au-dedans de moi, par quelque catastrophe
interne, quelque accident cérébral, avant que fussent écoulés les mois
nécessaires pour écrire ce livre.

L’accident cérébral n’était même pas nécessaire. Des symptômes,
sensibles pour moi par un certain vide dans la tête, et par un oubli de
toutes choses que je ne retrouvais plus que par hasard, comme quand,
en rangeant des affaires, on en trouve une qu’on avait oubliée, qu’on
n’avait même pas pensé à chercher, faisaient de moi un thésauriseur
dont le coffre-fort crevé eût laissé fuir au fur et à mesure ses
richesses.

Quand, tout à l’heure, je reviendrais chez moi par les Champs-Élysées,
qui me disait que je ne serais pas frappé par le même mal que ma
grand’mère, un après-midi où elle était venue y faire avec moi une
promenade qui devait être pour elle la dernière, sans qu’elle s’en
doutât, dans cette ignorance, qui est la notre, que l’aiguille est
arrivée sur le point précis où le ressort déclenché de l’horlogerie
va sonner l’heure. Peut-être la crainte d’avoir déjà parcouru presque
tout entière la minute qui précède le premier coup de l’heure, quand
déjà celui-ci se prépare, peut-être cette crainte du coup qui serait
en train de s’ébranler dans mon cerveau était-elle comme une obscure
connaissance de ce qui allait être, comme un reflet dans la conscience
de l’état précaire du cerveau dont les artères vont céder, ce qui n’est
pas plus impossible que cette soudaine acceptation de la mort qu’ont
des blessés, qui, quoiqu’ils aient gardé leur lucidité, que le médecin
et le désir de vivre cherchent à les tromper, disent, voyant ce qui va
être: «Je vais mourir, je suis prêt» et écrivent leurs adieux à leur
femme.

Cette obscure connaissance de ce qui devait être me fut donnée par la
chose singulière qui arriva avant que j’eusse commencé mon livre, et
qui m’arriva sous une forme dont je ne me serais jamais douté. On me
trouva, un soir où je sortis, meilleure mine qu’autrefois, on s’étonna
que j’eusse gardé tous mes cheveux noirs. Mais je manquai trois fois
de tomber en descendant l’escalier. Ce n’avait été qu’une sortie de
deux heures, mais quand je fus rentré je sentis que je n’avais plus ni
mémoire, ni pensée, ni force, ni aucune existence. On serait venu pour
me voir, pour me nommer roi, pour me saisir, pour m’arrêter, que je
me serais laissé faire sans dire un mot, sans rouvrir les yeux, comme
ces gens atteints au plus haut degré du mal de mer et qui, traversant
sur un bateau la mer Caspienne, n’esquissent pas même une résistance
si on leur dit qu’on va les jeter à la mer. Je n’avais, à proprement
parler, aucune maladie, mais je sentais que je n’étais plus capable
de rien, comme il arrive à des vieillards alertes la veille et qui,
s’étant fracturé la cuisse, ou ayant eu une indigestion, peuvent
mener encore quelque temps, dans leur lit, une existence qui n’est
plus qu’une préparation plus ou moins longue à une mort désormais
inéluctable. Un des moi, celui qui jadis allait dans un de ces festins
de barbares qu’on appelle dîners en ville et où, pour les hommes en
blanc, pour les femmes à demi nues et emplumées, les valeurs sont si
renversées que quelqu’un qui ne vient pas dîner après avoir accepté,
ou seulement n’arrive qu’au rôti, commet un acte plus coupable que les
actions immorales dont on parle légèrement pendant ce dîner ainsi que
des morts récentes, et ou la mort ou une grave maladie sont les seules
excuses à ne pas venir, à condition qu’on ait fait prévenir à temps,
pour l’invitation du quatorzième, qu’on était mourant, ce moi-là en
moi avait gardé ses scrupules et perdu sa mémoire. L’autre moi, celui
qui avait conçu son œuvre, en revanche se souvenait. J’avais reçu une
invitation de Mme Molé et appris que le fils de Mme Sazerat était
mort. J’étais résolu à employer une de ces heures après lesquelles je
ne pourrais plus prononcer un mot, la langue liée comme ma grand’mère
pendant son agonie, ou avaler du lait, à adresser mes excuses à Mme
Molé et mes condoléances à Mme Sazerat. Mais, au bout de quelques
instants, j’avais oublié que j’avais à le faire. Heureux oubli, car la
mémoire de mon œuvre veillait et allait employer à poser mes premières
fondations l’heure de survivance qui m’était dévolue. Malheureusement,
en prenant un cahier pour écrire, la carte d’invitation de Mme
Molé glissait près de moi. Aussitôt le moi oublieux, mais qui avait
la prééminence sur l’autre, comme il arrive chez tous les barbares
scrupuleux qui ont dîné en ville, repoussait le cahier, écrivait à
Mme Molé (laquelle d’ailleurs m’eût sans doute fort estimé, si
elle l’eût appris, d’avoir fait passer ma réponse à son invitation
avant mes travaux d’architecte). Brusquement, un mot de ma réponse me
rappelait que Mme Sazerat avait perdu son fils, je lui écrivais
aussi, puis ayant ainsi sacrifié un devoir réel à l’obligation factice
de me montrer poli et sensible, je tombais sans forces, je fermais les
yeux, ne devant plus que végéter pour huit jours. Pourtant, si tous mes
devoirs inutiles, auxquels j’étais prêt à sacrifier le vrai, sortaient
au bout de quelques minutes de ma tête, l’idée de ma construction ne
me quittait pas un instant. Je ne savais pas si ce serait une église
où des fidèles sauraient peu à peu apprendre des vérités et découvrir
des harmonies, le grand plan d’ensemble, ou si cela resterait comme un
monument druidique au sommet d’une île, quelque chose d’infréquenté à
jamais. Mais j’étais décidé à y consacrer mes forces qui s’en allaient
comme à regret, et comme pour pouvoir me laisser le temps d’avoir,
tout le pourtour terminé, fermé «la porte funéraire». Bientôt je pus
montrer quelques esquisses. Personne n’y comprit rien. Même ceux qui
furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite
graver dans le temple me félicitèrent de les avoir découvertes au
«microscope» quand je m’étais, au contraire, servi d’un télescope pour
apercevoir des choses, très petites, en effet, mais parce qu’elles
étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un
monde. Là où je cherchais les grandes lois, on m’appelait feuilleur
de détails. D’ailleurs, à quoi bon faisais-je cria? j’avais eu de
la facilité, jeune, et Bergotte avait trouvé mes pages de collégien
«parfaites», mais au lieu de travailler, j’avais vécu dans la paresse,
dans la dissipation des plaisirs, dans la maladie, les soins, les
manies, et j’entreprenais mon ouvrage à la veille de mourir, sans rien
savoir de mon métier. Je ne me sentais plus la force de faire face
à mes obligations avec les êtres, ni à mes devoirs envers ma pensée
et mon œuvre, encore moins envers tous les deux. Pour les premiers,
l’oubli des lettres à écrire simplifiait un peu ma tâche. La perte de
la mémoire m’aidait un peu en faisant des coupes dans mes obligations,
mon œuvre les remplaçait. Mais tout d’un coup, au bout d’un mois,
l’association des idées ramenait, avec mes remords, le souvenir et
j’étais accablé du sentiment de mon impuissance. Je fus étonné d’être
indifférent aux critiques qui m’étaient faites, mais c’est que,
depuis le jour où mes jambes avaient tellement tremblé en descendant
l’escalier, j’étais devenu indifférent à tout, je n’aspirais plus
qu’au repos, en attendant le grand repos qui finirait par venir. Ce
n’était pas parce que je reportais après ma mort l’admiration qu’on
devait, me semblait-il, avoir pour mon œuvre que j’étais indifférent
aux suffrages de l’élite actuelle. Celle d’après ma mort pourrait
penser ce qu’elle voudrait. Cela ne me souciait pas davantage. En
réalité, si je pensais à mon œuvre et point aux lettres auxquelles je
devais répondre, ce n’était plus que je misse entre les deux choses,
comme au temps de ma paresse, et ensuite au temps de mon travail,
jusqu’au jour où j’avais dû me retenir à la rampe de l’escalier, une
grande différence d’importance. L’organisation de ma mémoire, de mes
préoccupations, était liée à mon œuvre, peut-être parce que, tandis que
les lettres reçues étaient oubliées l’instant d’après, l’idée de mon
œuvre était dans ma tête, toujours la même, en perpétuel devenir. Mais
elle aussi m’était devenue importune. Elle était pour moi comme un fils
dont la mère mourante doit encore s’imposer la fatigue de s’occuper
sans cesse, entre les piqûres et les ventouses. Elle l’aime peut-être
encore, mais ne le sait plus que par le devoir excédant qu’elle a
de s’occuper de lui. Chez moi les forces de l’écrivain n’étaient
plus à la hauteur des exigences égoïstes de l’œuvre. Depuis le jour
de l’escalier, rien du monde, aucun bonheur, qu’il vînt de l’amitié
des gens, des progrès de mon œuvre, de l’espérance de la gloire, ne
parvenait plus à moi que comme un si pâle soleil qu’il n’avait plus
la vertu de me réchauffer, de me faire vivre, de me donner un désir
quelconque, et encore était-il trop brillant, si blême qu’il fût, pour
mes yeux qui préféraient se fermer, et je me retournais du côté du mur.
Il me semble, pour autant que je sentais le mouvement de mes lèvres,
que je devais avoir un petit sourire infime d’un coin de la bouche
quand une dame m’écrivait: «J’ai été _surprise_ de ne pas avoir
de réponse à ma lettre.» Néanmoins, cela me rappelait la lettre, et je
lui répondais. Je voulais tâcher, pour qu’on ne pût me croire ingrat,
de mettre ma gentillesse actuelle au niveau de la gentillesse que les
gens avaient pu avoir pour moi. Et j’étais écrasé d’imposer à mon
existence agonisante les fatigues surhumaines de la vie.

Cette idée de la mort s’installa définitivement en moi comme fait un
amour. Non que j’aimasse la mort, je la détestais. Mais, après y avoir
songé sans doute de temps en temps, comme à une femme qu’un n’aime pas
encore, maintenant sa pensée adhérait à la plus profonde couche de
mon cerveau si complètement que je ne pouvais m’occuper d’une chose,
sans que cette chose traversât d’abord l’idée de la mort et même, si
je ne m’occupais de rien et restais dans un repos complet, l’idée de
la mort me tenait compagnie aussi incessante que l’idée du moi. Je ne
pense pas que, le jour où j’étais devenu un demi-mort, c’étaient les
accidents qui avaient caractérisé cela, l’impossibilité de descendre un
escalier, de me rappeler un nom, de me lever, qui avaient causé, par un
raisonnement même inconscient, l’idée de la mort, que j’étais déjà à
peu près mort, mais plutôt que c’était venu ensemble, qu’inévitablement
ce grand miroir de l’esprit reflétait une réalité nouvelle. Pourtant
je ne voyais pas comment des maux que j’avais on pouvait passer sans
être averti à la mort complète. Mais alors je pensais aux autres, à
tous ceux qui chaque jour meurent sans que l’hiatus entre leur maladie
et leur mort nous semble extraordinaire. Je pensais même que c’était
seulement parce que je les voyais de l’intérieur (plus encore que par
les tromperies de l’espérance) que certains malaises ne me semblaient
pas mortels pris, un à un, bien que je crusse à ma mort, de même que
ceux qui sont le plus persuadés que leur terme est venu sont néanmoins
persuadés aisément que, s’ils ne peuvent pas prononcer certains mots,
cela n’a rien à voir avec une attaque, une crise d’aphasie, mais vient
d’une fatigue de la langue, d’un état nerveux analogue au bégaiement,
de l’épuisement qui a suivi une indigestion.

Moi, c’était autre chose que les adieux d’un mourant à sa femme que
j’avais à écrire, de plus long et à plus d’une personne. Long à
écrire. Le jour, tout au plus pourrais-je essayer de dormir. Si je
travaillais, ce ne serait que la nuit. Mais il me faudrait beaucoup de
nuits, peut-être cent, peut-être mille. Et je vivrais dans l’anxiété
de ne pas savoir si le Maître de ma destinée, moins indulgent que le
sultan Sheriar, le matin, quand j’interromprais mon récit, voudrait
bien surseoir à mon arrêt de mort et me permettrait de reprendre
la suite le prochain soir. Non pas que je prétendisse refaire, en
quoi que ce fût, les _Mille et une Nuits_, pas plus que les
_Mémoires_ de Saint-Simon, écrits eux aussi la nuit, pas plus
qu’aucun des livres que j’avais tant aimés et desquels, dans ma naïveté
d’enfant, superstitieusement attaché à eux comme à mes amours, je ne
pouvais sans horreur imaginer une œuvre qui serait différente. Mais,
comme Elstir, comme Chardin, on ne peut refaire ce qu’on aime qu’en le
renonçant. Sans doute mes livres, eux aussi, comme mon être de chair,
finiraient un jour par mourir. Mais il faut se résigner à mourir. On
accepte la pensée que dans dix ans soi-même, dans cent ans ses livres,
ne seront plus. La durée éternelle n’est pas plus promise aux œuvres
qu’aux hommes. Ce serait un livre aussi long que les _Mille et une
Nuits_ peut-être, mais tout autre. Sans doute, quand on est amoureux
d’une œuvre, on voudrait faire quelque chose de tout pareil, mais il
faut sacrifier son amour du moment et ne pas penser à son goût, mais
à une vérité qui ne nous demande pas nos préférences et nous défend
d’y songer. Et c’est seulement si on la suit qu’on se trouve parfois
rencontrer ce qu’on a abandonné, et avoir écrit, en les oubliant, les
Contes arabes ou les Mémoires de Saint-Simon d’une autre époque. Mais
était-il encore temps pour moi? n’était-il pas trop tard?

En tout cas, si j’avais encore la force d’accomplir mon œuvre, je
sentais que la nature des circonstances qui m’avaient, aujourd’hui
même, au cours de cette matinée chez la princesse de Guermantes,
donné à la fois l’idée de mon œuvre et la crainte de ne pouvoir la
réaliser, marquerait certainement avant tout, dans celle-ci, la forme
que j’avais pressentie autrefois dans l’église de Combray, au cours
de certains jours qui avaient tant influé sur moi--et qui nous reste
habituellement invisible--la forme du Temps. Cette dimension du Temps,
que j’avais jadis pressentie dans l’église de Combray, je tâcherais de
la rendre continuellement sensible dans une transcription du monde qui
serait forcément bien différente de celle que nous donnent nos sens si
mensongers. Certes, il est bien d’autres erreurs de nos sens--on a vu
que divers épisodes de ce récit me l’avaient prouvé--qui faussent pour
nous l’aspect réel de ce monde. Mais enfin, je pourrais, à la rigueur,
dans la transcription plus exacte que je m’efforcerais de donner, ne
pas changer la place des sons, m’abstenir de les détacher de leur
cause, à côté de laquelle l’intelligence les situe après coup, bien
que faire chanter la pluie au milieu de la chambre et tomber en déluge
dans la cour l’ébullition de notre tisane ne doit pas être, en somme,
plus déconcertant que ce qu’ont fait si souvent les peintres quand ils
peignent, très près ou très loin de nous, selon que les lois de la
perspective, l’intensité des couleurs et la première illusion du regard
nous les font apparaître, une voile ou un pic que le raisonnement
déplacera ensuite de distances quelquefois énormes.

Je pourrais, bien que l’erreur soit plus grave, continuer, comme on
fait, à mettre des traits dans le visage d’une passante, alors qu’à
la place du nez, des joues et du menton, il ne devrait y avoir qu’un
espace vide sur lequel jouerait tout au plus le reflet de nos désirs.
Et même, si je n’avais pas le loisir de préparer, chose déjà bien
plus importante, les cent masques qu’il convient d’attacher à un même
visage, ne fut-ce que selon les yeux qui le voient et le sens où ils
en lisent les traits et, pour les mêmes yeux, selon l’espérance ou la
crainte, ou au contraire l’amour et l’habitude qui cachent pendant tant
d’années les changements de l’âge, même enfin si je n’entreprenais
pas, ce dont ma liaison avec Albertine suffisait pourtant à me montrer
que sans cela tout est factice et mensonger, de représenter certaines
personnes non pas au dehors, mais en dedans de nous où leurs moindres
actes peuvent, amener des troubles mortels, et de faire varier aussi
la lumière du ciel moral selon les différences de pression de notre
sensibilité ou selon la sérénité de notre certitude, sous laquelle un
objet est si petit alors qu’un simple nuage de risque en multiplie en
un moment la grandeur, si je ne pouvais apporter ces changements et
bien d’autres (dont la nécessité, si on veut peindre le réel, a pu
apparaître au cours de ce récit) dans la transcription d’un univers qui
était à redessiner tout entier, du moins ne manquerais-je pas avant
toute chose d’y décrire l’homme comme ayant la longueur non de son
corps mais de ses années, comme devant, tâche de plus en plus énorme
et qui finit par le vaincre, les traîner avec lui quand il se déplace.
D’ailleurs, que nous occupions une place sans cesse accrue dans le
Temps, tout le monde le sent, et cette universalité ne pouvait que
me réjouir puisque c’est la vérité, la vérité soupçonnée par chacun,
que je devais chercher à élucider. Non seulement tout le monde sent
que nous occupons une place dans le Temps, mais, cette place, le plus
simple la mesure approximativement comme il mesurerait celle que
nous occupons dans l’espace. Sans doute, on se trompe souvent dans
cette évaluation, mais qu’on ait cru pouvoir la faire signifie qu’on
concevait l’âge comme quelque chose de mesurable.

Je me disais aussi: «Non seulement est-il encore temps, mais suis-je en
état d’accomplir mon œuvre?» La maladie qui, en me faisant, comme un
rude directeur de conscience, mourir au monde, m’avait rendu service
(car si le grain de froment ne meurt après qu’on l’a semé, il restera
seul, mais s’il meurt, il portera beaucoup de fruits), la maladie
qui, après que la paresse m’avait protégé contre la facilité, allait
peut-être me garder contre la paresse, la maladie avait usé mes forces
et, comme je l’avais remarqué depuis longtemps, au moment où j’avais
cessé d’aimer Albertine, les forces de ma mémoire. Or la recréation
par la mémoire d’impressions qu’il fallait ensuite approfondir,
éclairer, transformer en équivalents d’intelligence, n’était-elle pas
une des conditions, presque l’essence même de l’œuvre d’art telle
que je l’avais conçue tout à l’heure dans la bibliothèque? Ah! si
j’avais encore eu les forces qui étaient intactes dans la soirée que
j’avais alors évoquée en apercevant _François le Champi_? C’était
de cette soirée, où ma mère avait abdiqué, que datait, avec la mort
lente de ma grand’mère, le déclin de ma volonté, de ma santé. Tout
s’était décidé au moment où, ne pouvant plus supporter d’attendre au
lendemain pour poser mes lèvres sur le visage de ma mère, j’avais pris
ma résolution, j’avais sauté du lit et étais allé, en chemise de nuit,
m’installer à la fenêtre par où entrait le clair de lune jusqu’à ce
que j’eusse entendu partir M. Swann. Mes parents l’avaient accompagné,
j’avais entendu la porte s’ouvrir, sonner, se refermer. A ce moment
même, dans l’hôtel du prince de Guermantes, ce bruit de pas de mes
parents reconduisant M. Swann, ce tintement rebondissant, ferrugineux,
interminable, criard et frais de la petite sonnette, qui m’annonçait
qu’enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je les
entendais encore, je les entendais eux-mêmes, eux situés pourtant si
loin dans le passé. Alors, en pensant à tous les événements qui se
plaçaient forcément entre l’instant où je les avais entendus et la
matinée Guermantes, je fus effrayé de penser que c’était bien cette
sonnette qui tintait encore en moi, sans que je pusse rien changer
aux criaillements de son grelot, puisque, ne me rappelant plus bien
comment ils s’éteignaient, pour le réapprendre, pour bien l’écouter,
je dus m’efforcer de ne plus entendre le son des conversations que les
masques tenaient autour de moi. Pour tâcher de l’entendre de plus près,
c’est en moi-même que j’étais obligé de redescendre. C’est donc que ce
tintement y était toujours, et aussi, entre lui et l’instant présent,
tout ce passé indéfiniment déroulé que je ne savais pas que je portais.
Quand il avait tinté j’existais déjà et, depuis, pour que j’entendisse
encore ce tintement, il fallait qu’il n’y eût pas eu discontinuité, que
je n’eusse pas un instant pris de repos, cessé d’exister, de penser,
d’avoir conscience de moi, puisque cet instant ancien tenait encore à
moi, que je pouvais encore le retrouver, retourner jusqu’à lui, rien
qu’en descendant plus profondément en moi. C’était cette notion du
temps incorporé, des années passées non séparées de nous, que j’avais
maintenant l’intention de mettre si fort en relief dans mon œuvre. Et
c’est parce qu’ils contiennent ainsi les heures du passé que les corps
humains peuvent faire tant de mal à ceux qui les aiment, parce qu’ils
contiennent tant de souvenirs, de joies et de désirs déjà effacés pour
eux, mais si cruels pour celui qui contemple et prolonge dans l’ordre
du temps le corps chéri dont il est jaloux, jaloux jusqu’à en souhaiter
la destruction. Car après la mort le Temps se retire du corps et les
souvenirs--si indifférents, si pâlis--sont effacés de celle qui n’est
plus et le seront bientôt de celui qu’ils torturent encore, eux qui
finiront par périr quand le désir d’un corps vivant ne les entretiendra
plus.

J’éprouvais un sentiment de fatigue profonde à sentir que tout ce
temps si long non seulement avait sans une interruption été vécu,
pensé, sécrété par moi, qu’il était ma vie, qu’il était moi-même, mais
encore que j’avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu’il
me supportait, que j’étais juché à son sommet vertigineux, que je ne
pouvais me mouvoir sans le déplacer avec moi.

La date à laquelle j’entendais le bruit de la sonnette du jardin de
Combray, si distant et pourtant intérieur, était un point de repère
dans cette dimension énorme que je ne savais pas avoir. J’avais le
vertige de voir au-dessous de moi et en moi pourtant, comme si j’avais
des lieues de hauteur, tant d’années.

Je venais de comprendre pourquoi le duc de Guermantes, dont j’avais
admiré, en le regardant assis sur une chaise, combien il avait peu
vieilli bien qu’il eût tellement plus d’années que moi au-dessous
de lui, dès qu’il s’était levé et avait voulu se tenir debout,
avait vacillé sur des jambes flageolantes comme celles de ces vieux
archevêques sur lesquels il n’y a de solide que leur croix métallique
et vers lesquels s’empressent les jeunes séminaristes, et ne s’était
avancé qu’en tremblant comme une feuille sur le sommet peu praticable
de quatre-vingt-trois années, comme si les hommes étaient juchés sur de
vivantes échasses grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des
clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse,
et d’où tout d’un coup ils tombent. Je m’effrayais que les miennes
fussent déjà si hautes sous mes pas, il ne me semblait pas que j’aurais
encore la force de maintenir longtemps attaché à moi ce passé qui
descendait déjà si loin, et que je portais si douloureusement en moi!
Si du moins il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre,
je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l’idée
s’imposait à moi avec tant de force aujourd’hui, et j’y décrirais
les hommes, cela dut-il les faire ressembler à des êtres monstrueux,
comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que
celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place, au
contraire, prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément,
comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par
eux, si distantes--entre lesquelles tant de jours sont venus se
placer--dans le Temps.





*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE TEMPS RETROUVÉ TOME 2 (DE 2) ***


    

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