Le temps retrouvé Tome 1 (de 2) : À la recherche du temps perdu vol.VII

By Proust

The Project Gutenberg eBook of Le temps retrouvé Tome 1 (de 2)
    
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Title: Le temps retrouvé Tome 1 (de 2)
        À la recherche du temps perdu vol.VII

Author: Marcel Proust

Release date: July 21, 2024 [eBook #74090]

Language: French

Original publication: Paris: Librarie Gallimard, 1927

Credits: Laura Natal Rodrigues (Images generously made available by The Internet Archive.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE TEMPS RETROUVÉ TOME 1 (DE 2) ***




                           LE TEMPS RETROUVÉ

                        ŒUVRES DE MARCEL PROUST


                    _A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU_

 DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN (_2 vol._).

 A L’OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS (_3 vol._).

 LE CÔTÉ DE GUERMANTES (_3 vol._).

 SODOME ET GOMORRHE (_2 vol._).

 LA PRISONNIÈRE (_2 vol._).

 ALBERTINE DISPARUE.

 LE TEMPS RETROUVÉ (_2 vol._).

 PASTICHES ET MÉLANGES.

 LES PLAISIRS ET LES JOURS.

 CHRONIQUES.

 LETTRES A LA N. R. F.

 MORCEAUX CHOISIS.

 UN AMOUR DE SWANN.
 (_édition illustrée par Laprade_).

 _Collection in-8_ «_A la Gerbe_»

 ŒUVRES COMPLÈTES (_18 vol._).




                             MARCEL PROUST




                            A LA RECHERCHE
                            DU TEMPS PERDU

                                  XIV

                           LE TEMPS RETROUVÉ




                               GALLIMARD




_Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation
réservés pour tous pays, y compris la Russie._

Copyright by Gaston Gallimard. Paris 1927.




                           CHAPITRE PREMIER

                              TANSONVILLE


TOUTE la journée, dans cette demeure de Tansonville un peu trop
campagne, qui n’avait l’air que d’un lieu de sieste entre deux
promenades ou pendant l’averse, une de ces demeures où chaque salon a
l’air d’un cabinet de verdure, et où sur la tenture des chambres, les
roses du jardin dans l’une, les oiseaux des arbres dans l’autre, vous
ont rejoints et vous tiennent compagnie--isolés du moins--car c’étaient
de vieilles tentures où chaque rose était assez séparée pour qu’on eût
pu, si elle avait été vivante, la cueillir, chaque oiseau le mettre
en cage et l’apprivoiser, sans rien de ces grandes décorations des
chambres d’aujourd’hui où, sur un fond d’argent, tous les pommiers de
Normandie sont venus se profiler en style japonais, pour halluciner
les heures que vous passez au lit, toute la journée je la passais dans
ma chambre qui donnait sur les belles verdures du parc et les lilas de
l’entrée, sur les feuilles vertes des grands arbres au bord de l’eau,
étincelants de soleil, et sur la forêt de Méséglise. Je ne regardais,
en somme, tout cela avec plaisir que parce que je me disais: c’est joli
d’avoir tant de verdure dans la fenêtre de ma chambre, jusqu’au moment
où dans le vaste tableau verdoyant je reconnus, peint lui au contraire
en bleu sombre, simplement parce qu’il était plus loin, le clocher de
l’église de Combray, non pas une figuration de ce clocher, ce clocher
lui-même qui, mettant ainsi sous mes yeux la distance des lieues et
des années, était venu, au milieu de la lumineuse verdure et d’un
tout autre ton, si sombre qu’il paraissait presque seulement dessiné,
s’inscrire dans le carreau de ma fenêtre. Et si je sortais un moment de
ma chambre, au bout du couloir j’apercevais, parce qu’il était orienté
autrement, comme une bande d’écarlate, la tenture d’un petit salon qui
n’était qu’une simple mousseline mais rouge, et prête à s’incendier si
un rayon de soleil y donnait.

Pendant nos promenades, Gilberte me parlait de Robert comme se
détournant d’elle, mais pour aller auprès d’autres femmes. Et il est
vrai que beaucoup encombraient sa vie, et, comme certaines camaraderies
masculines pour les hommes qui aiment les femmes, avec ce caractère de
défense inutilement faite et de place vainement usurpée qu’ont dans la
plupart des maisons les objets qui ne peuvent servir à rien.

Une fois, que j’avais quitté Gilberte assez tôt, je m’éveillai au
milieu de la nuit dans la chambre de Tansonville, et encore à demi
endormi j’appelai: «Albertine». Ce n’était pas que j’eusse pensé à
elle, ni rêvé d’elle, ni que je la prisse pour Gilberte. Ma mémoire
avait perdu l’amour d’Albertine, mais il semble qu’il y ait une mémoire
involontaire des membres, pâle et stérile imitation de l’autre, qui
vive plus longtemps comme certains animaux ou végétaux inintelligents
vivent plus longtemps que l’homme. Les jambes, les bras sont pleins de
souvenirs engourdis. Une réminiscence éclose en mon bras m’avait fait
chercher derrière mon dos la sonnette, comme dans ma chambre de Paris.
Et ne la trouvant pas, j’avais appelé: «Albertine», croyant que mon
amie défunte était couchée auprès de moi, comme elle faisait souvent le
soir, et que nous nous endormions ensemble, comptant, au réveil, sur le
temps qu’il faudrait à Françoise avant d’arriver, pour qu’Albertine pût
sans imprudence tirer la sonnette que je ne trouvais pas.

Robert vint plusieurs fois à Tansonville pendant que j’y étais. Il
était bien différent de ce que je l’avais connu. Sa vie ne l’avait
pas épaissi, comme M. de Charlus, tout au contraire, mais, opérant
en lui un changement inverse, lui avait donné l’aspect désinvolte
d’un officier de cavalerie--et bien qu’il eût donné sa démission au
moment de son mariage--à un point qu’il n’avait jamais eu. Au fur et
à mesure que M. de Charlus s’était alourdi, Robert (et sans doute il
était infiniment plus jeune, mais on sentait qu’il ne ferait que se
rapprocher davantage de cet idéal avec l’âge), comme certaines femmes
qui sacrifient résolument leur visage à leur taille et à partir d’un
certain moment ne quittent plus Marienbad (pensant que, ne pouvant
espérer garder à la fois plusieurs jeunesses, c’est encore celle de la
tournure qui sera la plus capable de représenter les autres), était
devenu plus élancé, plus rapide, effet contraire d’un même vice. Cette
vélocité avait d’ailleurs diverses raisons psychologiques, la crainte
d’être vu, le désir de ne pas sembler avoir cette crainte, la fébrilité
qui naît du mécontentement de soi et de l’ennui. Il avait l’habitude
d’aller dans certains mauvais lieux, et, comme il aimait qu’on ne le
vît ni y entrer, ni en sortir, il s’engouffrait pour offrir aux regards
malveillants des passants hypothétiques le moins de surface possible,
comme on monte à l’assaut. Et cette allure de coup de vent lui était
restée. Peut-être aussi schématisait-elle l’intrépidité apparente de
quelqu’un qui veut montrer qu’il n’a pas peur et ne veut pas se donner
le temps de penser.

Pour être complet il faudrait faire entrer en ligne de compte le désir,
plus il vieillissait, de paraître jeune, et même l’impatience de ces
hommes, toujours ennuyés, toujours blasés, que sont les gens trop
intelligents pour la vie relativement oisive qu’ils mènent et où leurs
facultés ne se réalisent pas. Sans doute l’oisiveté même de ceux-là
peut se traduire par de la nonchalance. Mais, surtout depuis la faveur
dont jouissent les exercices physiques, l’oisiveté a pris une forme
sportive, même en dehors des heures de sport et qui se traduit par une
vivacité fébrile qui croit ne pas laisser à l’ennui le temps ni la
place de se développer.

Devenant beaucoup plus sec, il ne faisait presque plus preuve vis-à-vis
de ses amis, par exemple vis-à-vis de moi, d’aucune sensibilité. Et
en revanche il avait avec Gilberte des affectations de sensibleries
poussées jusqu’à la comédie, qui déplaisaient. Ce n’est pas qu’en
réalité Gilberte lui fût indifférente. Non, Robert l’aimait. Mais il
lui mentait tout le temps, et son esprit de duplicité, sinon le fond
même de ses mensonges, était perpétuellement découvert. Et alors il
ne croyait pouvoir s’en tirer qu’en exagérant dans des proportions
ridicules la tristesse réelle qu’il avait de peiner Gilberte. Il
arrivait à Tansonville obligé, disait-il, de repartir le lendemain
matin pour une affaire avec un certain Monsieur du pays qui était censé
l’attendre à Paris et qui, précisément rencontré dans la soirée prés
de Combray, dévoilait involontairement le mensonge au courant duquel
Robert avait négligé de le mettre, en disant qu’il était venu dans le
pays se reposer pour un mois et ne retournerait pas à Paris d’ici là.
Robert rougissait, voyait le sourire mélancolique et fin de Gilberte,
se dépêtrait--en l’insultant--du gaffeur, rentrait avant sa femme, lui
faisait remettre un mot désespéré où il lui disait qu’il avait fait un
mensonge pour ne pas lui faire de peine, pour qu’en le voyant repartir
pour une raison qu’il ne pouvait pas lui dire elle ne crût pas qu’il
ne l’aimait pas (et tout cela, bien qu’il l’écrivît comme un mensonge,
était en somme vrai), puis faisait demander s’il pouvait entrer chez
elle et là, moitié tristesse réelle, moitié énervement de cette vie,
moitié simulation chaque jour plus audacieuse, sanglotait, s’inondait
d’eau froide, parlait de sa mort prochaine, quelquefois s’abattait sur
le parquet comme s’il se fût trouvé mal. Gilberte ne savait pas dans
quelle mesure elle devait le croire, le supposait menteur à chaque cas
particulier, et s’inquiétait de ce pressentiment d’une mort prochaine,
mais pensait que d’une façon générale elle était aimée, qu’il avait
peut-être une maladie qu’elle ne savait pas, et n’osait pas à cause
de cela le contrarier et lui demander de renoncer à ses voyages. Je
comprenais, du reste, d’autant moins pourquoi il se faisait que Morel
fût reçu comme l’enfant de la maison partout où étaient les Saint-Loup,
à Paris, à Tansonville.

Françoise, qui avait déjà vu tout ce que M. de Charlus avait fait
pour Jupien et tout ce que Robert de Saint-Loup faisait pour Morel,
n’en concluait pas que c’était un trait qui reparaissait à certaines
générations chez les Guermantes, mais plutôt--comme Legrandin aidait
beaucoup Théodore--elle avait fini, elle personne si morale et si
pleine de préjugés, par croire que c’était une coutume que son
universalité rendait respectable. Elle disait toujours d’un jeune
homme, que ce fût Morel ou Théodore: «Il a trouvé un Monsieur qui
s’est toujours intéressé à lui et qui lui a bien aidé.» Et comme en
pareil cas les protecteurs sont ceux qui aiment, qui souffrent, qui
pardonnent, Françoise, entre eux et les mineurs qu’ils détournaient,
n’hésitait pas à leur donner le beau rôle, à leur trouver «bien du
cœur». Elle blâmait sans hésiter Théodore qui avait joué bien des
tours à Legrandin, et semblait pourtant ne pouvoir guère avoir de
doutes sur la nature de leurs relations, car elle ajoutait: «Alors le
petit a compris qu’il fallait y mettre du sien et y a dit: Prenez-moi
avec vrais, je vous aimerai bien, je vous cajolerai bien, et ma foi
ce Monsieur a tant de cœur que bien sûr que Théodore est sûr de
trouver près de lui peut-être bien plus qu’il ne mérite, car c’est
une tête brûlée, mais ce Monsieur est si bon que j’ai souvent dit à
Jeannette (la fiancée de Théodore): Petite, si jamais vous êtes dans
la peine, allez vers ce Monsieur. Il coucherait plutôt par terre et
vous donnerait son lit. Il a trop aimé le petit Théodore pour le mettre
dehors, bien sûr qu’il ne l’abandonnera jamais.»

De même estimait-elle plus Saint-Loup que Morel et jugeait-elle
que, malgré tous les coups que Morel avait faits, le marquis ne le
laisserait jamais dans la peine, car c’est un homme qui avait trop de
cœur, ou alors il faudrait qu’il lui soit arrivé à lui-même de grands
revers.

C’est au cours d’un de ces entretiens, qu’ayant demandé le nom de
famille de Théodore, qui vivait maintenant dans le Midi, je compris
brusquement que c’était lui qui m’avait écrit pour mon article du
_Figaro_ cette lettre, d’une écriture populaire et d’un langage
charmant, dont le nom du signataire m’était alors inconnu.

Saint-Loup insistait pour que je restasse à Tansonville et laissa
échapper une fois, bien qu’il ne cherchât visiblement plus à me faire
plaisir, que ma venue avait été pour sa femme une joie telle qu’elle en
était restée, à ce qu’elle lui avait dit, transportée de joie tout un
soir, un soir où elle se sentait si triste que je l’avais, en arrivant
à l’improviste, miraculeusement sauvée du désespoir, «peut-être du
pire», ajouta-t-il. Il me demandait de tâcher de la persuader qu’il
l’aimait, me disant que la femme qu’il aimait aussi, il l’aimait moins
qu’elle et romprait bientôt. «Et pourtant», ajouta-t-il, avec une telle
félinité et un tel besoin de confidence que je croyais par moments que
le nom de Charlie allait, malgré Robert, «sortir» comme le numéro d’une
loterie, «j’avais de quoi être fier. Cette femme qui me donna tant de
preuves de sa tendresse et que je vais sacrifier à Gilberte, jamais
elle n’avait fait attention à un homme, elle se croyait elle-même
incapable d’être amoureuse. Je suis le premier. Je savais qu’elle
s’était refusée à tout le monde tellement que, quand j’ai reçu la
lettre adorable où elle me disait qu’il ne pouvait y avoir de bonheur
pour elle qu’avec moi, je n’en revenais pas. Évidemment, il y aurait de
quoi me griser, si la pensée de voir cette pauvre petite Gilberte en
larmes ne m’était pas intolérable. Ne trouves-tu pas qu’elle a quelque
chose de Rachel?», me disait-il. Et en effet j’avais été frappé d’une
vague ressemblance qu’on pouvait à la rigueur trouver maintenant entre
elles. Peut-être tenait-elle à une similitude réelle de quelques traits
(dus par exemple à l’origine hébraïque pourtant si peu marquée chez
Gilberte) à cause de laquelle Robert, quand sa famille avait voulu
qu’il se mariât, s’était senti attiré vers Gilberte. Elle tenait aussi
à ce que Gilberte, ayant surpris des photographies de Rachel, cherchait
pour plaire à Robert à imiter certaines habitudes chères à l’actrice,
comme d’avoir toujours des nœuds rouges dans les cheveux, un ruban
de velours noir au bras, et se teignait les cheveux pour paraître
brune. Puis sentant que ses chagrins lui donnaient mauvaise mine, elle
essayait d’y remédier. Elle le faisait parfois sans mesure. Un jour où
Robert devait venir le soir pour vingt-quatre heures à Tansonville,
je fus stupéfait de la voir venir se mettre à table si étrangement
différente de ce qu’elle était, non seulement autrefois, mais même les
jours habituels, que je restai stupéfait comme si j’avais eu devant moi
une actrice, une espèce de Théodora. Je sentais que malgré moi je la
regardais trop fixement dans ma curiosité de savoir ce qu’elle avait
de changé. Cette curiosité fut d’ailleurs bientôt satisfaite quand
elle se moucha, car, malgré toutes les précautions qu’elle y mit, par
toutes les couleurs qui restèrent sur le mouchoir, en faisant une riche
palette, je vis qu’elle était complètement peinte. C’était cela qui lui
faisait cette bouche sanglante et qu’elle s’efforçait de rendre rieuse
en croyant que cela lui allait bien, tandis que l’heure du train qui
s’approchait sans que Gilberte sût si son mari arrivait vraiment ou
s’il n’enverrait pas une de ces dépêches dont M. de Guermantes avait
spirituellement fixé le modèle: «Impossible venir, mensonge suit»,
pâlissait ses joues et cernait ses yeux.

«Ah! vois-tu, me disait Saint-Loup--avec un accent volontairement
tendre qui contrastait tant avec sa tendresse spontanée d’autrefois,
avec une voix d’alcoolique et des modulations d’acteur--Gilberte
heureuse, il n’y a rien que je ne donnerais pour cela. Elle a tant fait
pour moi. Tu ne peux pas savoir.» Et ce qui était le plus déplaisant
dans tout cela était encore l’amour-propre, car Saint-Loup était flatté
d’être aimé par Gilberte, et, sans oser dire que c’était Morel qu’il
aimait, donnait pourtant sur l’amour que le violoniste était censé
avoir pour lui des détails qu’il savait bien exagérés sinon inventés
de toute pièce, lui à qui Morel demandait chaque jour plus d’argent.
Et c’était en me confiant Gilberte qu’il repartait pour Paris. J’eus,
du reste, l’occasion, pour anticiper un peu, puisque je suis encore
à Tansonville, de l’y apercevoir une fois dans le monde, et de loin,
où sa parole, malgré tout vivante et charmante, me permettait de
retrouver le passé. Je fus frappé de voir combien il changeait. Il
ressemblait de plus en plus à sa mère. Mais la manière de sveltesse
hautaine qu’il avait héritée d’elle et qu’elle avait parfaite, chez
lui, grâce à l’éducation la plus accomplie, s’exagérait, se figeait;
la pénétration du regard propre aux Guermantes lui donnait l’air
d’inspecter tous les lieux au milieu desquels il passait, mais d’une
façon quasi inconsciente, par une sorte d’habitude et de particularité
animale; même immobile, la couleur qui était la sienne plus que de
tous les Guermantes, d’être seulement de l’ensoleillement d’une
journée d’or devenue solide, lui donnait comme un plumage si étrange,
faisait de lui une espèce si rare, si précieuse, qu’on aurait voulu
la posséder pour une collection ornithologique; mais quand, de plus,
cette lumière changée en oiseau se mettait en mouvement, en action,
quand par exemple je voyais Robert de Saint-Loup entrer dans une soirée
où j’étais, il avait des redressements de sa tête si joyeusement
et si fièrement huppée sous l’aigrette d’or de ses cheveux un peu
déplumés, des mouvements de cou tellement plus souples, plus fiers
et plus coquets que n’en ont les humains, que devant la curiosité et
l’admiration moitié mondaine, moitié zoologique qu’il vous inspirait,
on se demandait si c’était dans le faubourg Saint-Germain qu’on se
trouvait ou au Jardin des Plantes et si on regardait un grand seigneur
traverser un salon, ou se promener dans sa cage un merveilleux oiseau.
Pour peu qu’on y mît un peu d’imagination, le ramage ne se prêtait
pas moins à cette interprétation que le plumage. Il disait ce qu’il
croyait grand siècle et par là imitait les manières des Guermantes.
Mais un rien d’indéfinissable faisait qu’elles devenaient les manières
de M. de Charlus. «Je te quitte un instant, me dit-il, dans cette
soirée où Mme de Marsantes était un peu plus loin. Je vais faire un
doigt de cour à ma nièce.» Quant à cet amour dont il me parlait sans
cesse, il n’était pas d’ailleurs que celui pour Charlie, bien que ce
fût le seul qui comptât pour lui. Quel que soit le genre d’amours d’un
homme, on se trompe toujours sur le nombre des personnes avec qui il a
des liaisons, parce qu’on interprète faussement des amitiés comme des
liaisons, ce qui est une erreur par addition, mais aussi parce qu’on
croit qu’une liaison prouvée en exclut une autre, ce qui est un autre
genre d’erreur. Deux personnes peuvent dire: «la maîtresse de X..., je
la connais», prononcer deux noms différents et ne se tromper ni l’une
ni l’autre. Une femme qu’on aime suffit rarement à tous nos besoins et
on la trompe avec une femme qu’on n’aime pas. Quant au genre d’amours
que Saint-Loup avait hérité de M. de Charlus, un mari qui y est enclin
fait habituellement le bonheur de sa femme. C’est une loi générale à
laquelle les Guermantes trouvaient le moyen de faire exception parce
que ceux qui avaient ce goût voulaient faire croire qu’ils avaient, au
contraire, celui des femmes. Ils s’affichaient avec l’une ou l’autre
et désespéraient la leur. Les Courvoisier en usaient plus sagement. Le
jeune vicomte de Courvoisier se croyait seul sur la terre, et depuis
l’origine du monde, à être tenté par quelqu’un de son sexe. Supposant
que ce penchant lui venait du diable, il lutta contre lui, épousa une
femme ravissante, lui fit des enfants... Puis un de ses cousins lui
enseigna que ce penchant est assez répandu, poussa la bonté jusqu’à le
mener dans des lieux où il pouvait le satisfaire. M. de Courvoisier
n’en aima que plus sa femme, redoubla de zèle prolifique et elle et lui
étaient cités comme le meilleur ménage de Paris. On n’en disait point
autant de celui de Saint-Loup parce que Robert au lieu de se contenter
de l’inversion, faisait mourir sa femme de jalousie en cherchant sans
plaisir des maîtresses!

Il est possible que Morel, étant excessivement noir, fût nécessaire
à Saint-Loup comme l’ombre l’est au rayon de soleil. On imagine très
bien dans cette famille si ancienne un grand seigneur blond, doré,
intelligent, doué de tous les prestiges et recelant à fond de cale un
goût secret, ignoré de tous, pour les nègres. Robert, d’ailleurs, ne
laissait jamais la conversation toucher à ce genre d’amours qui était
le sien. Si je disais un mot: «Oh! je ne sais pas, répondait-il avec
un détachement si profond qu’il en laissait tomber son monocle, je
n’ai pas soupçon de ces choses-là. Si tu désires des renseignements
là-dessus, mon cher, je te conseille de t’adresser ailleurs. Moi,
je suis un soldat, un point c’est tout. Autant ces choses-là
m’indiffèrent, autant je suis avec passion la guerre balkanique.
Autrefois cela t’intéressait, l’histoire des batailles. Je te disais
alors qu’on reverrait, même dans les conditions les plus différentes,
les batailles typiques, par exemple le grand essai d’enveloppement
par l’aile de la bataille d’Ulm. Eh bien! si spéciales que soient ces
guerres balkaniques, Lullé-Burgas c’est encore Ulm, l’enveloppement
par l’aile. Voilà les sujets dont tu peux me parler. Mais pour le
genre de choses auxquelles tu fais allusion, je m’y connais autant
qu’en sanscrit.» Ces sujets que Robert dédaignait ainsi, Gilberte, au
contraire, quand il était reparti, les abordait volontiers en causant
avec moi. Non, certes, relativement à son mari car elle ignorait, ou
feignait d’ignorer tout. Mais elle s’étendait volontiers sur eux en
tant qu’ils concernaient les autres, soit qu’elle y vît une sorte
d’excuse indirecte pour Robert, soit que celui-ci, partagé comme son
oncle entre un silence sévère à l’égard de ces sujets et un besoin de
s’épancher et de médire, l’eût instruite pour beaucoup. Entre tous, M.
de Charlus n’était pas épargné; c’était sans doute que Robert, sans
parler de Morel à Gilberte, ne pouvait s’empêcher, avec elle, de lui
répéter, sous une forme ou sous une autre, ce que le violoniste lui
avait appris. Et il poursuivait son ancien bienfaiteur de sa haine.
Ces conversations, que Gilberte affectionnait, me permirent de lui
demander si, dans un genre parallèle, Albertine, dont c’est par elle
que j’avais entendu la première fois le nom, quand jadis elles étaient
amies de cours, avait de ces goûts. Gilberte refusa de me donner
ce renseignement. Au reste, il y avait longtemps qu’il eût cessé
d’offrir quelque intérêt pour moi. Mais je continuais à m’en enquérir
machinalement, comme un vieillard qui, ayant perdu la mémoire, demande
de temps à autre des nouvelles du fils qu’il a perdu.

Un autre jour je revins à la charge et demandai encore à Gilberte
si Albertine aimait les femmes. «Oh! pas du tout.--Mais vous disiez
autrefois qu’elle avait mauvais genre.--J’ai dit cela, moi? vous devez
vous tromper. En tout cas si je l’ai dit--mais vous faites erreur--je
parlais au contraire d’amourettes avec des jeunes gens. A cet âge-là,
du reste, cela n’allait probablement pas bien loin.»

Gilberte disait-elle cela pour me cacher qu’elle-même, selon ce
qu’Albertine m’avait dit, aimait les femmes et avait fait à Albertine
des propositions? Ou bien (car les autres sont souvent plus renseignés
sur notre vie que nous ne croyons) savait-elle que j’avais aimé, que
j’avais été jaloux d’Albertine et (les autres pouvant savoir plus de
vérité que nous ne croyons, mais l’étendre aussi trop loin et être
dans l’erreur par des suppositions excessives, alors que nous les
avions espérés dans l’erreur par l’absence de toute supposition)
s’imaginait-elle que je l’étais encore et me mettait-elle sur les yeux,
par bonté, ce bandeau qu’on a toujours tout prêt pour les jaloux?
En tout cas, les paroles de Gilberte, depuis «le mauvais genre»
d’autrefois jusqu’au certificat de bonne vie et mœurs d’aujourd’hui,
suivaient une marche inverse des affirmations d’Albertine qui avait
fini presque par avouer des demi-rapports avec Gilberte. Albertine
m’avait étonné en cela comme sur ce que m’avait dit Andrée, car
pour toute cette petite bande, si j’avais d’abord cru, avant de la
connaître, à sa perversité, je m’étais rendu compte de mes fausses
suppositions, comme il arrive si souvent quand on trouve une honnête
fille et presque ignorante des réalités de l’amour dans le milieu
qu’on avait cru à tort le plus dépravé. Puis j’avais refait le chemin
en sens contraire, reprenant pour vraies mes suppositions du début.
Mais peut-être Albertine avait-elle voulu me dire cela pour avoir
l’air plus expérimentée qu’elle n’était et pour m’éblouir, à Paris, du
prestige de sa perversité comme la première fois, à Balbec, par celui
de sa vertu. Et tout simplement, quand je lui avais parlé des femmes
qui aimaient les femmes, pour ne pas avoir l’air de ne pas savoir ce
que c’était, comme dans une conversation on prend un air entendu si
on parle de Fourier ou de Tobolsk encore qu’on ne sache pas ce que
c’est. Elle avait peut-être vécu près de l’amie de Mlle Vinteuil
et d’Andrée, séparée par une cloison étanche d’elles qui croyaient
qu’elle n’en était pas, ne s’était renseignée ensuite--comme une
femme qui épouse un homme de lettres cherche à se cultiver--qu’afin
de me complaire en se faisant capable de répondre à mes questions,
jusqu’au jour où elle avait compris qu’elles étaient inspirées par
la jalousie et où elle avait fait machine en arrière, à moins que ce
ne fût Gilberte qui me mentît. L’idée me vint que c’était pour avoir
appris d’elle, au cours d’un flirt qu’il aurait conduit dans le sens
qui l’intéressait, qu’elle ne détestait pas les femmes, que Robert
l’avait épousée, espérant des plaisirs qu’il n’avait pas dû trouver
chez lui puisqu’il les prenait ailleurs. Aucune de ces hypothèses
n’était absurde, car chez des femmes comme la fille d’Odette ou les
jeunes filles de la petite bande il y a une telle diversité, un tel
cumul de goûts alternants, si même ils ne sont pas simultanés, qu’elles
passent aisément d’une liaison avec une femme à un grand amour pour un
homme, si bien que définir le goût réel et dominant reste difficile.
C’est ainsi qu’Albertine avait cherché à me plaire pour me décider
à l’épouser, mais elle y avait renoncé elle-même à cause de mon
caractère indécis et tracassier. C’était, en effet, sous cette forme
trop simple que je jugeais mon aventure avec Albertine, maintenant que
je ne voyais plus cette aventure que du dehors.

Ce qui est curieux et ce sur quoi je ne puis m’étendre, c’est à quel
point, vers cette époque-là, toutes les personnes qu’avait aimées
Albertine, toutes celles qui auraient pu lui faire faire ce qu’elles
auraient voulu, demandèrent, implorèrent, j’oserai dire mendièrent,
à défaut de mon amitié, quelques relations avec moi. Il n’y aurait
plus eu besoin d’offrir de l’argent à Mme Bontemps pour qu’elle
me renvoyât Albertine. Ce retour de la vie, se produisant quand
il ne servait plus à rien, m’attristait profondément, non à cause
d’Albertine, que j’eusse reçue sans plaisir si elle m’eût été ramenée,
non plus de Touraine mais de l’autre monde, mais à cause d’une jeune
femme que j’aimais et que je ne pouvais arriver à voir. Je me disais
que si elle mourait, ou si je ne l’aimais plus, tous ceux qui eussent
pu me rapprocher d’elle tomberaient à mes pieds. En attendant,
j’essayais en vain d’agir sur eux, n’étant pas guéri par l’expérience,
qui aurait dû m’apprendre —si elle apprenait jamais rien--qu’aimer est
un mauvais sort comme ceux qu’il y a dans les contes contre quoi on ne
peut rien jusqu’à ce que l’enchantement ait cessé.

--Justement, reprit Gilberte, le livre que je tiens parle de ces
choses. C’est un vieux Balzac que je pioche pour me mettre à la
hauteur de mes oncles, _la Fille aux yeux d’Or_. Mais c’est
absurde, invraisemblable, un beau cauchemar. D’ailleurs, une femme
peut, peut-être, être surveillée ainsi par une autre femme, jamais
par un homme.--Vous vous trompez, j’ai connu une femme qu’un homme
qui l’aimait était arrivé véritablement à séquestrer; elle ne pouvait
jamais voir personne et sortait seulement avec des serviteurs
dévoués.--Hé bien, cela devrait vous faire horreur à vous qui êtes si
bon. Justement nous disions avec Robert que vous devriez vous marier.
Votre femme vous guérirait et vous feriez son bonheur.--Non, parce que
j’ai trop mauvais caractère.--Quelle idée!--Je vous assure! J’ai, du
reste, été fiancé, mais je n’ai pas pu.

Je ne voulus pas emprunter à Gilberte _la Fille aux yeux d’Or_
puisqu’elle le lisait. Mais elle me prêta, le dernier soir que je
passai chez elle, un livre qui me produisit une impression assez vive
et mêlée. C’était un volume du journal inédit des Goncourt.

J’étais triste, ce dernier soir, en remontant dans ma chambre, de
penser que je n’avais pas été une seule fois revoir l’église de Combray
qui semblait m’attendre au milieu des verdures dans une fenêtre toute
violacée. Je me disais: «Tant pis, ce sera pour une autre année si je
ne meurs pas d’ici là», ne voyant pas d’autre obstacle que ma mort
et n’imaginant pas celle de l’église qui me semblait devoir durer
longtemps après ma mort comme elle avait duré longtemps avant ma
naissance.

Quand, avant d’éteindre ma bougie, je lus le passage que je transcris
plus bas, mon absence de disposition pour les lettres, pressentie
jadis du côté de Guermantes, confirmée durant ce séjour dont c’était
le dernier soir--ce soir des veilles de départ où, l’engourdissement
des habitudes qui vont finir cessant, on essaie de se juger--me parut
quelque chose de moins regrettable, comme si la littérature ne révélait
pas de vérité profonde, et en même temps il me semblait triste que
la littérature ne fût pas ce que j’avais cru. D’autre part, moins
regrettable me semblait l’état maladif qui allait me confiner dans une
maison de santé, si les belles choses dont parlent les livres n’étaient
pas plus belles que ce que j’avais vu. Mais par une contradiction
bizarre, maintenant que ce livre en parlait, j’avais envie de les
voir. Voici les pages que je lus jusqu’à ce que la fatigue me fermât
les yeux:

«Avant-hier tombe ici, pour m’emmener dîner chez lui, Verdurin,
l’ancien critique de la Revue, l’auteur de ce livre sur Whistler où
vraiment le faire, le coloriage artiste de l’original Américain est
souvent rendu avec une grande délicatesse par l’amoureux de tous les
raffinements, de toutes les _joliesses_ de la chose peinte qu’est
Verdurin. Et tandis que je m’habille pour le suivre, c’est, de sa part,
tout un récit où il y a, par moments, comme l’épellement apeuré d’une
confession sur le renoncement à écrire aussitôt après son mariage avec
la «Madeleine» de Fromentin, renoncement qui serait dû à l’habitude de
la morphine et aurait eu cet effet, au dire de Verdurin, que la plupart
des habitués du salon de sa femme, ne sachant même pas que le mari
eût jamais écrit, lui parlaient de Charles Blanc, de Saint-Victor, de
Sainte-Beuve, de Burty, comme d’individus auxquels ils le croyaient,
lui, tout à fait inférieur. «Voyons, vous Goncourt, vous savez bien,
et Gautier le savait aussi, que mes salons étaient autre chose que
ces piteux _Maîtres d’autrefois_ crus un chef-d’œuvre dans la
famille de ma femme.» Puis, par un crépuscule où il y a près des tours
du Trocadéro comme le dernier allumement d’une lueur qui en fait des
tours absolument pareilles aux tours enduites de gelée de groseille des
anciens pâtissiers, la causerie continue dans la voiture qui doit nous
conduire quai Conti où est leur hôtel, que son possesseur prétend être
l’ancien hôtel des Ambassadeurs de Venise et où il y aurait un fumoir
dont Verdurin me parle comme d’une salle transportée telle quelle, à
la façon des _Mille et une Nuits_, d’un célèbre palazzo, dont
j’oublie le nom, _palazzo_ à la margelle du puits représentant un
couronnement de la Vierge que Verdurin soutient être absolument du plus
beau Sansovino et qui servirait, pour leurs invités, à jeter la cendre
de leurs cigares. Et ma foi, quand nous arrivons, dans le glauque et
le diffus d’un clair de lune vraiment semblable à ceux dont la peinture
classique abrite Venise, et sur lequel la coupole silhouettée de
l’Institut fait penser à la Salute dans les tableaux de Guardi, j’ai un
peu l’illusion d’être au bord du Grand Canal. L’illusion est entretenue
par la construction de l’hôtel où du premier étage on ne voit pas le
quai et par le dire évocateur du maître de maison affirmant que le
nom de la rue du Bac--du diable si j’y avais jamais pensé--viendrait
du bac sur lequel des religieuses d’autrefois, les Miramiones, se
rendaient aux offices de Notre-Dame. Tout un quartier où a flâné mon
enfance quand ma tante de Courmont l’habitait, et que je me prends à
«_raimer_» en retrouvant, presque contiguë à l’hôtel des Verdurin,
l’enseigne du «Petit Dunkerque», une des rares boutiques survivant
ailleurs que vignettées dans le crayonnage et les frottis de Gabriel de
Saint-Aubin, où le XVIIIe siècle curieux venait asseoir ses moments
d’oisiveté pour le marchandage des jolités françaises et étrangères
et «tout ce que les arts produisent de plus nouveau», comme dit une
facture de ce Petit Dunkerque, facture dont nous sommes seuls, je
crois, Verdurin et moi, à posséder une épreuve et qui est bien un des
volants chefs-d’œuvre de papier ornementé sur lequel le règne de Louis
XV faisait ses comptes, avec son en-tête représentant une mer toute
vagueuse, chargée de vaisseaux, une mer aux vagues ayant l’air d’une
illustration de l’Édition des Fermiers Généraux de l’Huître et des
Plaideurs. La maîtresse de la maison, qui va me placer à côté d’elle,
me dit aimablement avoir fleuri sa table rien qu’avec des chrysanthèmes
japonais, mais des chrysanthèmes disposés en des vases qui seraient
de rarissimes chefs-d’œuvre, l’un entre autres, fait de bronze, sur
lequel des pétales en cuivre rougeâtre sembleraient être la vivante
effeuillaison de la fleur. Il y a là Cottard, le docteur et sa femme,
le sculpteur polonais Viradobetski, Swann le collectionneur, une
grande dame russe, une princesse au nom en or qui m’échappe, et Cottard
me souffle à l’oreille que c’est elle qui aurait tiré à bout portant
sur l’archiduc Rodolphe et d’après qui j’aurais en Galicie et dans tout
le nord de la Pologne une situation absolument exceptionnelle, une
jeune fille ne consentant jamais à promettre sa main sans savoir si son
fiancé est un admirateur de la Faustin.

«Vous ne pouvez pas comprendre cela, vous autres Occidentaux--jette en
manière de conclusion la princesse, qui me fait l’effet, ma foi, d’une
intelligence tout à fait supérieure--cette pénétration par un écrivain
de l’intimité de la femme.» Un homme au menton et aux lèvres rasés, aux
favoris de maître d’hôtel, débitant sur un ton de condescendance des
plaisanteries de professeur de seconde qui fraye avec les premiers de
sa classe pour la Saint-Charlemagne, et c’est Brichot, l’universitaire.
A mon nom prononcé par Verdurin, il n’a pas une parole qui marque qu’il
connaisse nos livres, et c’est en moi un découragement colère éveillé
par cette conspiration qu’organise contre nous la Sorbonne, apportant,
jusque dans l’aimable logis où je suis fêté, la contradiction,
l’hostilité d’un silence voulu. Nous passons à table et c’est alors
un extraordinaire défilé d’assiettes qui sont tout bonnement des
chefs-d’œuvre de l’art du porcelainier, celui dont, pendant un
repas délicat, l’attention chatouillée d’un amateur écoute le plus
complaisamment le bavardage artiste--des assiettes de Yung-Tsching
à la couleur capucine de leurs rebords, au bleuâtre, à l’effeuillé
turgide de leurs iris d’eau, à la traversée, vraiment décoratoire, par
l’aurore d’un vol de martins-pêcheurs et de grues, aurore ayant tout à
fait ces tons matutinaux qu’entre-regarde quotidiennement, boulevard
Montmorency, mon réveil--des assiettes de Saxe plus mièvres dans le
gracieux de leur faire, à l’endormement, à l’anémie de leurs roses
tournées au violet, au déchiquetage lie-de-vin d’une tulipe, au rococo
d’un œillet ou d’un myosotis--des assiettes de Sèvres engrillagées par
le fin guillochis de leurs annelures blanches, verticillées d’or, ou
que noue, sur l’à-plat crémeux de la pâte, le galant relief d’un ruban
d’or--enfin toute une argenterie où courent ces myrtes de Luciennes
que reconnaîtrait la Dubarry. Et ce qui est peut-être aussi rare,
c’est la qualité vraiment tout à fait remarquable des choses qui sont
servies là dedans, un manger finement mijoté, tout un fricoté comme
les Parisiens, il faut le dire bien haut, n’en ont jamais dans les
plus grands dîners, et qui me rappelle certains cordons bleus de Jean
d’Heurs. Même le foie gras n’a aucun rapport avec la fade mousse qu’on
sert habituellement sous ce nom, et je ne sais pas beaucoup d’endroits
où la simple salade de pommes de terre est faite ainsi de pommes de
terre ayant la fermeté de boutons d’ivoire japonais, le patiné de ces
petites cuillers d’ivoire avec lesquelles les Chinoises versent l’eau
sur le poisson qu’elles viennent de pêcher. Dans le verre de Venise
que j’ai devant moi, une riche bijouterie de rouges est mise par un
extraordinaire Léoville acheté à la vente de M. Montalivet et c’est un
amusement pour l’imagination de l’œil et aussi, je ne crains pas de le
dire, pour l’imagination de ce qu’on appelait autrefois la gueule, de
voir apporter une barbue qui n’a rien des barbues pas fraîches qu’on
sert sur les tables les plus luxueuses et qui ont pris dans les retards
du voyage le modelage sur leur dos de leurs arêtes; une barbue qu’on
sert non avec la colle à pâte que préparent, sous le nom de sauce
blanche, tant de chefs de grande maison, mais avec de la véritable
sauce blanche, faite avec du beurre à cinq francs la livre; de voir
apporter cette barbue dans un merveilleux plat Tching-Hon traversé
par les pourpres rayages d’un coucher de soleil sur une mer où passe
la navigation drolatique d’une bande de langoustes, au pointillis
grumeleux si extraordinairement rendu qu’elles semblent avoir été
moulées sur des carapaces vivantes, plat dont le marli est fait de
la pêche à la ligne par un petit Chinois d’un poisson qui est un
enchantement de nacreuse couleur par l’argentement azuré de son ventre.
Comme je dis à Verdurin le délicat plaisir que ce doit être pour lui
que cette raffinée mangeaille dans cette collection comme aucun prince
n’en possède à l’heure actuelle derrière ses vitrines: «On voit bien
que vous ne le connaissez pas», me jette mélancoliquement la maîtresse
de maison, et elle me parle de son mari comme d’un original maniaque,
indifférent à toutes ces jolités, «un maniaque, répète-t-elle, oui,
absolument cela, un maniaque qui aurait plutôt l’appétit d’une
bouteille de cidre, bue dans la fraîcheur un peu encanaillée d’une
ferme normande». Et la charmante femme à la parole vraiment amoureuse
des colorations d’une contrée nous parle avec un enthousiasme
débordant de cette Normandie qu’ils ont habitée, une Normandie qui
serait un immense parc anglais, à la fragrance de ses hautes futaies
à la Lawrence, au velours cryptomeria, dans leur bordure porcelainée
d’hortensias roses, de ses pelouses naturelles, au chiffonnage de roses
soufre dont la retombée sur une porte de paysans, où l’incrustation de
deux poiriers enlacés simule une enseigne tout à fait ornementale, fait
penser à la libre retombée d’une branche fleurie dans le bronze d’une
applique de Gouthière, une Normandie qui serait absolument insoupçonnée
des Parisiens en vacances et que protège la barrière de chacun de ses
clos, barrières que les Verdurin me confessent ne pas s’être fait faute
de lever toutes. A la fin du jour, dans un éteignement sommeilleux de
toutes les couleurs où la lumière ne serait plus donnée que par une
mer presque caillée ayant le bleuâtre du petit lait--mais non, rien de
la mer que vous connaissez, proteste ma voisine frénétiquement, en
réponse à mon dire que Flaubert nous avait menés, mon frère et moi, à
Trouville, rien, absolument rien, il faudra venir avec moi, sans cela
vous ne saurez jamais--ils rentraient, à travers les vraies forêts
en fleurs de tulle rose que faisaient les rhododendrons, tout à fait
grisés par rôdeur des jardineries qui donnaient au mari d’abominables
crises d’asthme--oui, insista-t-elle, c’est cela, de vraies crises
d’asthme.»

«Là-dessus, l’été suivant, ils revenaient, logeant toute une colonie
d’artistes dans une admirable habitation moyenâgeuse que leur faisait
un cloître ancien loué par eux, pour rien. Et, ma foi, en entendant
cette femme qui, en passant par tant de milieux vraiment distingués,
a gardé pourtant dans sa parole un peu de la verdeur de la parole
d’une femme du peuple, une parole qui vous montre les choses avec la
couleur que votre imagination y voit, l’eau me vient à la bouche de
la vie qu’elle me confesse avoir menée là-bas, chacun travaillant
dans sa cellule, et où, dans le salon, si vaste qu’il possédait deux
cheminées, tout le monde venait avant le déjeuner pour des causeries
tout à fait supérieures, mêlées de petits jeux, me refaisant penser à
celles qu’évoque ce chef-d’œuvre de Diderot, les lettres à Mademoiselle
Volland. Puis, après le déjeuner, tout le monde sortait, même les jours
de grains dans le coup de soleil, le rayonnement d’une ondée lignant de
son filtrage lumineux les nodosités d’un magnifique départ de hêtres
centenaires qui mettaient devant la grille le _beau_ végétal
affectionné par le XVIIIe siècle, et d’arbustes ayant pour boutons
fleurissants dans la suspension de leurs rameaux des gouttes de pluie.
On s’arrêtait pour écouter le délicat barbotis, énamouré de fraîcheur,
d’un bouvreuil se baignant dans la mignonne baignoire minuscule de
nymphembourg qu’est la corolle d’une rose blanche. Et comme je parle
à Mme Verdurin des paysages et des fleurs de là-bas délicatement
pastellisés par Elstir: «Mais c’est moi qui lui ai fait connaître tout
cela, jette-t-elle avec un redressement colère de la tête, tout vous
entendez bien, tout, les coins curieux, tous les motifs, je le lui ai
jeté à la face quand il nous a quittés, n’est-ce pas, Auguste? tous les
motifs qu’il a peints. Les objets, il les a toujours connus, cela il
faut être juste, il faut le reconnaître. Mais les fleurs, il n’en avait
jamais vu, il ne savait pas distinguer un althéa d’une passe-rose.
C’est moi qui lui ai appris à reconnaître, vous n’allez pas me croire,
à reconnaître le jasmin.» Et il faut avouer qu’il y a quelque chose
de curieux à penser que le peintre des fleurs que les amateurs d’art
nous citent aujourd’hui comme le premier, comme supérieur même à
Fantin-Latour, n’aurait peut-être jamais, sans la femme qui est là, su
peindre un jasmin. «Oui, ma parole, le jasmin; toutes les roses qu’il a
faites, c’est chez moi ou bien c’est moi qui les lui apportais. On ne
l’appelait chez nous que Monsieur Tiche. Demandez à Cottard, à Brichot,
à tous les autres, si on le traitait ici en grand homme. Lui-même en
aurait ri. Je lui apprenais à disposer ses fleurs; au commencement il
ne pouvait pas en venir à bout. Il n’a jamais su faire un bouquet.
Il n’avait pas de goût naturel pour choisir, il fallait que je lui
dise: «Non, ne peignez pas cela, cela n’en vaut pas la peine, peignez
ceci.» Ah! s’il nous avait écoutés aussi pour l’arrangement de sa vie
comme pour l’arrangement de ses fleurs et s’il n’avait pas fait ce
sale mariage!» Et brusquement, les yeux enfiévrés par l’absorption
d’une rêverie tournée vers le passé, avec le nerveux taquinage, dans
l’allongement maniaque de ses phalanges, du floche des manches de son
corsage, c’est, dans le contournement de sa pose endolorie, comme
un admirable tableau qui n’a, je crois, jamais été peint, et où se
liraient toute la révolte contenue, toutes les susceptibilités rageuses
d’une amie outragée dans les délicatesses, dans la pudeur de la femme.
Là-dessus elle nous parle de l’admirable portrait qu’Elstir a fait
pour elle, le portrait de la famille Collard, portrait donné par elle
au Luxembourg au moment de sa brouille avec le peintre, confessant que
c’est elle qui a donné au peintre l’idée de faire l’homme en habit
pour obtenir tout ce beau bouillonnement du linge et qui a choisi la
robe de velours de la femme, robe faisant un appui au milieu de tout
le papillotage des nuances claires des tapis, des fleurs, des fruits,
des robes de gaze des fillettes pareilles à des tutus de danseuses. Ce
serait elle aussi qui aurait donné l’idée de ce coiffage, idée dont on
a fait ensuite honneur à l’artiste, idée qui consistait, en somme, à
peindre la femme, non pas en représentation mais surprise dans l’intime
de sa vie de tous les jours. «Je lui disais: Mais dans la femme qui se
coiffe, qui s’essuie la figure, qui se chauffe les pieds, quand elle
ne croit pas être vue, il y a un tas de mouvements intéressants, des
mouvements d’une grâce tout à fait léonardesque!» Mais sur un signe de
Verdurin indiquant le réveil de ces indignations comme malsain pour
la grande nerveuse que serait au fond sa femme, Swann me fait admirer
le collier de perles noires porté par la maîtresse de la maison et
achetées par elle, toutes blanches, à la vente d’un descendant de
Mme de La Fayette à qui elles auraient été données par Henriette
d’Angleterre, perles devenues noires à la suite d’un incendie qui
détruisit une partie de la maison que les Verdurin habitaient dans
une rue dont je ne me rappelle plus le nom, incendie après lequel fut
retrouvé le coffret où étaient ces perles, mais devenues entièrement
noires. «Et je connais le portrait de ces perles, aux épaules mêmes de
Mme de La Fayette, oui, parfaitement, leur portrait, insista Swann
devant les exclamations des convives un brin ébahis, leur portrait
authentique, dans la collection du duc de Guermantes.» Une collection
qui n’a pas son égale au monde, proclame-t-il, et que je devrais aller
voir, une collection héritée par le célèbre duc, qui était son neveu
préféré, de Mme de Beausergent sa tante, de Mme de Beausergent
depuis Mme d’Hayfeld, la sœur de la marquise de Villeparisis
et de la princesse de Hanovre. Mon frère et moi nous l’avons tant
aimé autrefois sous les traits du charmant bambin appelé Basin, qui
est bien en effet le prénom du duc. Là-dessus, le docteur Cottard,
avec une finesse qui décèle chez lui l’homme tout à fait distingué,
ressaute à l’histoire des perles et nous apprend que des catastrophes
de ce genre produisent dans le cerveau des gens des altérations tout
à fait pareilles à celles qu’on remarque dans la matière inanimée et
cite d’une façon vraiment plus philosophique que ne feraient bien
des médecins le propre valet de chambre de Mme Verdurin qui, dans
l’épouvante de cet incendie où il avait failli périr, était devenu un
autre homme, ayant une écriture tellement changée qu’à la première
lettre que ses maîtres, alors en Normandie, reçurent de lui leur
annonçant l’événement, ils crurent à la mystification d’un farceur.
Et pas seulement une autre écriture, selon Cottard, qui prétend
que de sobre cet homme était devenu si abominablement pochard que
Mme Verdurin avait été obligée de le renvoyer. Et la suggestive
dissertation passa, sur un signe gracieux de la maîtresse de maison, de
la salle à manger au fumoir vénitien dans lequel Cottard me dit avoir
assisté à de véritables dédoublements de la personnalité, nous citant
le cas d’un de ses malades, qu’il s’offre aimablement à m’amener chez
moi et à qui il suffisait qu’il touchât les tempes pour l’éveiller à
une seconde vie, vie pendant laquelle il ne se rappelait rien de la
première, si bien que, très honnête homme dans celle-là, il y aurait
été plusieurs fois arrêté pour des vols commis dans l’autre où il
serait tout simplement un abominable gredin. Sur quoi Mme Verdurin
remarque finement que la médecine pourrait fournir des sujets plus
vrais à un théâtre où la cocasserie de l’imbroglio reposerait sur
des méprises pathologiques, ce qui, de fil en aiguille, amène Mme
Cottard à narrer qu’une donnée toute semblable a été mise en œuvre par
un amateur qui est le favori des soirées de ses enfants, l’Écossais
Stevenson, un nom qui met dans la bouche de Swann cette affirmation
péremptoire: «Mais c’est tout à fait un grand écrivain, Stevenson, je
vous assure, M. de Goncourt, un très grand, l’égal des plus grands.»
Et comme, sur mon émerveillement des plafonds à caissons écussonnés
provenant de l’ancien palazzo Barberini, de la salle où nous fumons,
je laisse percer mon regret du noircissement progressif d’une certaine
vasque par la cendre de nos «londrès», Swann, ayant raconté que des
taches pareilles attestent sur les livres ayant appartenu à Napoléon
Ier, livres possédés, malgré ses opinions antibonapartistes, par le
duc de Guermantes, que l’empereur chiquait, Cottard, qui se révèle un
curieux vraiment pénétrant en toutes choses, déclare que ces taches ne
viennent pas du tout de cela--mais là, pas du tout, insiste-t-il avec
autorité--mais de l’habitude qu’il avait d’avoir toujours dans la main,
même sur les champs de bataille, des pastilles de réglisse, pour calmer
ses douleurs de foie. «Car il avait une maladie de foie et c’est de
cela qu’il est mort, conclut le docteur.»

Je m’arrêtai là, car je partais le lendemain et, d’ailleurs, c’était
l’heure où me réclamait l’autre maître au service de qui nous sommes
chaque jour, pour une moitié de notre temps. La tâche à laquelle il
nous astreint, nous l’accomplissons les yeux fermés. Tous les matins
il nous rend à notre autre maître, sachant que sans cela nous nous
livrerions mal à la sienne. Curieux, quand notre esprit a rouvert
ses yeux, de savoir ce que nous avons bien pu faire chez le maître
qui étend ses esclaves avant de les mettre à une besogne précipitée,
les plus malins, à peine la tâche finie, tâchent de subrepticement
regarder. Mais le sommeil lutte avec eux de vitesse pour faire
disparaître les traces de ce qu’ils voudraient voir. Et depuis tant
de siècles, nous ne savons pas grand’chose là-dessus.--Je fermai
donc le journal des Goncourt. Prestige de la littérature! J’aurais
voulu revoir les Cottard, leur demander tant de détails sur Elstir,
aller voir la boutique du Petit Dunkerque si elle existait encore,
demander la permission de visiter cet hôtel des Verdurin où j’avais
dîné. Mais j’éprouvais un vague trouble. Certes, je ne m’étais jamais
dissimulé que je ne savais pas écouter ni, dès que je n’étais plus
seul, regarder; une vieille femme ne montrait à mes yeux aucune espèce
de collier de perles et ce qu’on en disait n’entrait pas dans mes
oreilles. Tout de même, ces êtres-là, je les avais connus dans la vie
quotidienne, j’avais souvent dîné avec eux, c’étaient les Verdurin,
c’était le duc de Guermantes, c’étaient les Cottard, chacun d’eux
m’avait paru aussi commun qu’à ma grand’mère ce Basin dont elle ne se
doutait guère qu’il était le neveu chéri, le jeune héros délicieux,
de Mme de Beausergent, chacun d’eux m’avait semblé insipide; je me
rappelais les vulgarités sans nombre dont chacun était composé... «Et
que tout cela fît un astre dans la nuit!!!»

       *       *       *       *       *

Je résolus de laisser provisoirement de côté les objections qu’avaient
pu faire naître en moi contre la littérature ces pages des Goncourt.
Même en mettant de côté l’indice individuel de naïveté qui est frappant
chez le mémorialiste, je pouvais d’ailleurs me rassurer à divers
points de vue. D’abord, en ce qui me concernait personnellement, mon
incapacité de regarder et d’écouter, que le journal cité avait si
péniblement illustrée pour moi, n’était pourtant pas totale. Il y
avait en moi un personnage qui savait plus ou moins bien regarder,
mais c’était un personnage intermittent, ne reprenant vie que
quand se manifestait quelque essence générale, commune à plusieurs
choses, qui faisait sa nourriture et sa joie. Alors le personnage
regardait et écoutait, mais à une certaine profondeur seulement, de
sorte que l’observation n’en profitait pas. Comme un géomètre qui,
dépouillant les choses de leurs qualités sensibles, ne voit que leur
substratum linéaire, ce que racontaient les gens m’échappait, car
ce qui m’intéressait, c’était non ce qu’ils voulaient dire, mais la
manière dont ils le disaient, en tant qu’elle était révélatrice de
leur caractère ou de leurs ridicules; ou plutôt c’était un objet qui
avait toujours été plus particulièrement le but de ma recherche parce
qu’il me donnait un plaisir spécifique, le point qui était commun à
un être et à un autre. Ce n’était que quand je l’apercevais que mon
esprit--jusque-là sommeillant, même derrière l’activité apparente
de ma conversation, dont l’animation masquait pour les autres un
total engourdissement spirituel--se mettait tout à coup joyeusement
en chasse, mais ce qu’il poursuivait alors--par exemple l’identité
du salon Verdurin dans divers lieux et divers temps--était situé à
mi-profondeur, au delà de l’apparence elle-même, dans une zone un
peu plus en retrait. Aussi le charme apparent, copiable, des êtres
m’échappait parce que je n’avais plus la faculté de m’arrêter à lui,
comme le chirurgien qui, sous le poli d’un ventre de femme, verrait le
mal interne qui le ronge. J’avais beau dîner en ville, je ne voyais
pas les convives, parce que quand je croyais les regarder je les
radiographiais. Il en résultait qu’en réunissant toutes les remarques
que j’avais pu faire dans un dîner sur les convives, le dessin des
lignes tracées par moi figurait un ensemble de lois psychologiques
où l’intérêt propre qu’avait eu dans ses discours le convive ne
tenait presque aucune place. Mais cela enlevait-il tout mérite à mes
portraits puisque je ne les donnais pas pour tels? Si l’un de ces
portraits, dans le domaine de la peinture, met en évidence certaines
vérités relatives au volume, à la lumière, au mouvement, cela fait-il
qu’il soit nécessairement inférieur à tel portrait ne lui ressemblant
aucunement de la même personne, dans lequel mille détails qui sont omis
dans le premier seront minutieusement relatés, deuxième portrait d’où
l’on pourra conclure que le modèle était ravissant tandis qu’on l’eût
cru laid dans le premier, ce qui peut avoir une importance documentaire
et même historique, mais n’est pas nécessairement une vérité d’art.
Puis ma frivolité, dès que je n’étais pas seul, me faisait désirer
de plaire, plus désireux d’amuser en bavardant que de m’instruire en
écoutant, à moins que je ne fusse allé dans le monde pour interroger
sur quelque point d’art, ou quelque soupçon jaloux qui m’avait occupé
l’esprit avant! Mais j’étais incapable de voir ce dont le désir n’avait
pas été éveillé en moi par quelque lecture, ce dont je n’avais pas
d’avance désiré moi-même le croquis que je désirais ensuite confronter
avec la réalité. Que de fois, je le savais bien, même si cette page de
Goncourt ne me l’eût pas appris, je suis resté incapable d’accorder
mon attention à des choses ou à des gens qu’ensuite, une fois que leur
image m’avait été présentée dans la solitude par un artiste, j’aurais
fait des lieues, risqué la mort pour retrouver. Alors mon imagination
était partie, avait commencé à peindre. Et ce devant quoi j’avais
bâillé l’année d’avant, je me disais avec angoisse, le contemplant
d’avance, le désirant: «Sera-t-il vraiment impossible de le voir?
Que ne donnerais-je pas pour cela!» Quand on lit des articles sur
des gens, même simplement des gens du monde, qualifiés de «derniers
représentants d’une société dont il n’existe plus aucun témoin», sans
doute on peut s’écrier: «Dire que c’est d’un être si insignifiant
qu’on parle avec tant d’abondance et d’éloges! c’est cela que j’aurais
déploré de ne pas avoir connu si je n’avais fait que lire les journaux
et les revues, et si je n’avais pas vu «l’homme», mais j’étais plutôt
tenté en lisant de telles pages dans les journaux de penser: «Quel
malheur--alors que j’étais seulement préoccupé de retrouver Gilberte
ou Albertine--que je n’aie pas fait plus attention à ce monsieur, je
l’avais pris pour un raseur du monde, pour un simple figurant, c’était
une figure!» Cette disposition-là, les pages de Goncourt que je lus
me la firent regretter. Car peut-être j’aurais pu conclure d’elles
que la vie apprend à rabaisser le prix de la lecture, et nous montre
que ce que l’écrivain nous vante ne valait pas grand’chose; mais je
pouvais tout aussi bien en conclure que la lecture, au contraire, nous
apprend à relever la valeur de la vie, valeur que nous n’avons pas
su apprécier et dont nous nous rendons compte seulement par le livre
combien elle était grande. A la rigueur, nous pouvons nous consoler de
nous être peu plu dans la société d’un Vinteuil, d’un Bergotte, puisque
le bourgeoisisme pudibond de l’un, les défauts insupportables de
l’autre ne prouvent rien contre eux, puisque leur génie est manifesté
par leurs œuvres; de même la prétentieuse vulgarité d’un Elstir à
ses débuts. Ainsi le journal des Goncourt m’avait fait découvrir
qu’Elstir n’était autre que le «Monsieur Tiche» qui avait tenu jadis
de si exaspérants discours à Swann, chez les Verdurin. Mais quel est
l’homme de génie qui n’a pas adopté les irritantes façons de parler
des artistes de sa bande, avant, d’arriver (comme c’était venu pour
Elstir et comme cela arrive rarement) à un bon goût supérieur. Les
lettres de Balzac, par exemple, ne sont-elles pas semées de termes
vulgaires que Swann eût souffert mille morts d’employer? Et cependant
il est probable que Swann, si fin, si purgé de tout ridicule haïssable,
eût été incapable d’écrire la _Cousine Bette_ et le _Curé de
Tours_. Que ce soit donc les Mémoires qui aient tort de donner du
charme à leur société alors qu’elle nous a déplu est un problème de
peu d’importance, puisque, même si c’est l’écrivain de Mémoires qui se
trompe, cela ne prouve rien contre la valeur de la vie qui produit de
tels génies et qui n’existait pas moins dans les œuvres de Vinteuil,
d’Elstir et de Bergotte.

Tout à l’autre extrémité de l’expérience, quand je voyais que les plus
curieuses anecdotes, qui font la matière inépuisable, divertissement
des soirées solitaires pour le lecteur, du journal des Goncourt, lui
avaient été contées par ces convives que nous eussions à travers ces
pages envié de connaître et qui ne m’avaient pas laissé à moi trace
d’un souvenir intéressant, cela n’était pas trop inexplicable encore.
Malgré la naïveté de Goncourt, qui concluait de l’intérêt de ces
anecdotes à la distinction probable de l’homme qui les contait, il
pouvait très bien se faire que des hommes médiocres eussent eu dans
leur vie, ou entendu raconter, des choses curieuses et les contassent
à leur tour. Goncourt savait écouter, comme il savait voir; je ne le
savais pas. D’ailleurs, tous ces faits auraient eu besoin d’être jugés
un à un. M. de Guermantes ne m’avait certes pas donné l’impression de
cet adorable modèle des grâces juvéniles que ma grand’mère eût tant
voulu connaître et me proposait comme modèle inimitable d’après les
Mémoires de Mme de Beausergent. Mais il faut songer que Basin avait
alors sept ans, que l’écrivain était sa tante, et que même les maris
qui doivent divorcer quelques mois après vous font un grand éloge de
leur femme. Une des plus jolies poésies de Sainte-Beuve est consacrée à
l’apparition devant une fontaine d’une jeune enfant couronnée de tous
les dons et de toutes les grâces, la jeune Mlle de Champlâtreux, qui
ne devait pas avoir alors dix ans. Malgré toute la tendre vénération
que le poète de génie qu’est la comtesse de Noailles portait à sa
belle-mère, la duchesse de Noailles, née Champlâtreux, il est possible,
si elle avait eu à en faire le portrait, que celui-ci eût contrasté
assez vivement avec celui que Sainte-Beuve en traçait cinquante ans
plus tôt.

Ce qui eût peut-être été plus troublant, c’était l’entre-deux,
c’étaient ces gens desquels ce qu’on dit implique, chez eux, plus que
la mémoire qui a su retenir une anecdote curieuse, sans que pourtant
on ait, comme pour les Vinteuil, les Bergotte, le recours de les juger
sur leur œuvre; ils n’en ont pas créé, ils en ont seulement--à notre
grand étonnement à nous qui les trouvions si médiocres--inspiré. Passe
encore que le salon qui, dans les musées, donnera la plus grande
impression d’élégance, depuis les grandes peintures de la Renaissance,
soit celui de la petite bourgeoise ridicule que j’eusse, si je ne
l’avais pas connue, rêvé devant le tableau de pouvoir approcher dans
la réalité, espérant apprendre d’elle les secrets les plus précieux
que l’art du peintre, que sa toile ne me donnaient pas et de qui la
pompeuse traîne de velours et de dentelles est un morceau de peinture
comparable aux plus beaux du Titien. Si j’avais compris jadis que ce
n’est pas le plus spirituel, le plus instruit, le mieux relationné
des hommes, mais celui qui sait devenir miroir et peut refléter ainsi
sa vie, fût-elle médiocre, qui devient un Bergotte (les contemporains
le tinssent-ils pour moins homme d’esprit que Swann et moins savant
que Brichot), on peut souvent à plus forte raison en dire autant des
modèles de l’artiste. Dans l’éveil de l’amour de la beauté, chez
l’artiste, qui peut tout peindre, de l’élégance où il pourra trouver
de si beaux motifs, le modèle lui sera fourni par des gens un peu plus
riches que lui, chez qui il trouvera ce qu’il n’a pas d’habitude dans
son atelier d’homme de génie méconnu qui vend ses toiles cinquante
francs, un salon avec des meubles recouverts de vieille soie, beaucoup
de lampes, de belles fleurs, de beaux fruits, de belles robes--gens
modestes relativement, ou qui le paraîtraient à des gens vraiment
brillants (qui ne connaissent même pas leur existence), mais qui, à
cause de cela, sont plus à portée de connaître l’artiste obscur, de
l’apprécier, de l’inviter, de lui acheter ses toiles, que les gens de
l’aristocratie qui se font peindre, comme le Pape et les chefs d’État,
par les peintres académiciens. La poésie d’un élégant foyer et des
belles toilettes de notre temps ne se trouvera-t-elle pas plutôt,
pour la postérité, dans le salon de l’éditeur Charpentier par Renoir
que dans le portrait de la princesse de Sagan ou de la comtesse de la
Rochefoucauld par Cotte ou Chaplin? Les artistes qui nous ont donné les
plus grandes visions d’élégance en ont recueilli les éléments chez des
gens qui étaient rarement les grands élégants de leur époque, lesquels
se font rarement peindre par l’inconnu porteur d’une beauté qu’ils
ne peuvent pas distinguer sur ses toiles, dissimulée qu’elle est par
l’interposition d’un poncif de grâce surannée qui flotte dans l’œil du
public comme ces visions subjectives que le malade croit effectivement
posées devant lui. Mais que ces modèles médiocres que j’avais connus
eussent en outre inspiré, conseillé certains arrangements qui m’avaient
enchanté, que la présence de tel d’entre eux dans les tableaux fût plus
que celle d’un modèle, mais d’un ami qu’on veut faire figurer dans ses
toiles, c’était à se demander si tous les gens que nous regrettons de
ne pas avoir connus parce que Balzac les peignait dans ses livres ou
les leur dédiait en hommage d’admiration, sur lesquels Sainte-Beuve
ou Baudelaire firent leurs plus jolis vers, si, à plus forte raison,
toutes les Récamier, toutes les Pompadour ne m’eussent pas paru
d’insignifiantes personnes, soit par une infirmité de ma nature, ce
qui me faisait alors enrager d’être malade et de ne pouvoir retourner
voir tous les gens que j’avais méconnus, soit qu’elles ne dussent leur
prestige qu’à une magie illusoire de la littérature, ce qui forçait à
changer de dictionnaire pour lire et me consolait de devoir d’un jour
à l’autre, à cause des progrès que faisait mon état maladif, rompre
avec la société, renoncer au voyage, aux musées, pour aller me soigner
dans une maison de santé. Peut-être, pourtant, ce côté mensonger, ce
faux-jour n’existe-t-il dans les Mémoires que quand ils sont trop
récents, trop près des réputations, qui plus tard s’anéantiront si
vite, aussi bien intellectuelles que mondaines. (Et si l’érudition
essaye alors de réagir contre cet ensevelissement, parvient-elle à
détruire un sur mille de ces oublis qui vont s’entassant?)

Ces idées, tendant, les unes à diminuer, les autres à accroître mon
regret de ne pas avoir de dons pour la littérature, ne se présentèrent
plus à ma pensée pendant les longues années que je passai à me soigner,
loin de Paris, dans une maison de santé où, d’ailleurs, j’avais tout à
fait renoncé au projet d’écrire, jusqu’à ce que celle-ci ne pût plus
trouver de personnel médical, au commencement de 1916. Je rentrai
alors dans un Paris bien différent de celui où j’étais déjà revenu une
première fois, comme on le verra tout à l’heure, en août 1914, pour
subir une visite médicale, après quoi j’avais rejoint ma maison de
santé.




                              CHAPITRE II

      M. DE CHARLUS PENDANT LA GUERRE; SES OPINIONS, SES PLAISIRS


UN des premiers soirs dès mon nouveau retour à Paris en 1916, ayant
envie d’entendre parler de la seule chose qui m’intéressait alors, la
guerre, je sortis, après le dîner, pour aller voir Mme Verdurin,
car elle était, avec Mme Bontemps, une des reines de ce Paris de
la guerre qui faisait penser au Directoire. Comme par l’ensemencement
d’une petite quantité de levure, en apparence de génération spontanée,
des jeunes femmes allaient tout le jour coiffées de hauts turbans
cylindriques comme aurait pu l’être une contemporaine de Mme
Tallien. Par civisme, ayant des tuniques égyptiennes droites, sombres,
très «guerre», sur des jupes très courtes, elles chaussaient des
lanières rappelant le cothurne selon Talma, ou de hautes guêtres
rappelant celles de nos chers combattants; c’est, disaient-elles, parce
qu’elles n’oubliaient pas qu’elles devaient réjouir les yeux de ces
combattants qu’elles se paraient encore, non seulement de toilettes
«floues», mais encore de bijoux évoquant les armées par leur thème
décoratif, si même leur matière ne venait pas des armées, n’avait pas
été travaillée aux armées; au lieu d’ornements égyptiens rappelant la
campagne d’Égypte, c’étaient des bagues ou des bracelets faits avec
des fragments d’obus ou des ceintures de 75, des allume-cigarettes
composés de deux sous anglais, auxquels un militaire était arrivé à
donner, dans sa cagna, une patine si belle que le profil de la reine
Victoria y avait l’air tracé par Pisanello; c’est encore parce qu’elles
y pensaient sans cesse, disaient-elles, qu’elles portaient à peine le
deuil quand l’un des leurs tombait, sous le prétexte qu’il était «mêlé
de fierté», ce qui permettait un bonnet de crêpe anglais blanc (du
plus gracieux effet et autorisant tous les espoirs), dans l’invincible
certitude du triomphe définitif, et permettait ainsi de remplacer le
cachemire d’autrefois par le satin et la mousseline de soie, et même de
garder ses perles, «tout en observant le tact et la correction qu’il
est inutile de rappeler à des Françaises».

Le Louvre, tous les musées étaient fermés, et quand on lisait en tête
d’un article de journal: «Une exposition sensationnelle», on pouvait
être sûr qu’il s’agissait d’une exposition non de tableaux, mais de
robes, de robes destinées, d’ailleurs, à éveiller a ces délicates joies
d’art dont les Parisiennes étaient depuis trop longtemps sevrées».
C’est ainsi que l’élégance et le plaisir avaient repris; l’élégance,
à défaut des arts, cherchait à s’excuser comme ceux-ci en 1793, année
où les artistes exposant au Salon révolutionnaire proclamaient que
ce serait à tort qu’il paraîtrait «étrange à d’austères républicains
que nous nous occupions des arts quand l’Europe coalisée assiège le
territoire de la liberté». Ainsi faisaient en 1916 les couturiers qui,
d’ailleurs, avec une orgueilleuse conscience d’artistes, avouaient
que «chercher du nouveau, s’écarter de la banalité, préparer la
victoire, dégager pour les générations d’après la guerre une formule
nouvelle du beau, telle était l’ambition qui les tourmentait, la
chimère qu’ils poursuivaient, ainsi qu’on pouvait s’en rendre compte
en venant visiter leurs salons délicieusement installés rue de la
..., où effacer par une note lumineuse et gaie les lourdes tristesses
de l’heure semble être le mot d’ordre, avec la discrétion toutefois
qu’imposent les circonstances. Les tristesses de l’heure, il est
vrai, pourraient avoir raison des énergies féminines si nous n’avions
tant de hauts exemples de courage et d’endurance à méditer. Aussi en
pensant à nos combattants qui au fond de leur tranchée rêvent de plus
de confort et de coquetterie pour la chère absente laissée au foyer,
ne cesserons-nous pas d’apporter toujours plus de recherche dans la
création de robes répondant aux nécessités du moment. La vogue, cela
se conçoit, est surtout aux maisons anglaises, donc alliées, et on
raffole cette année de la robe-tonneau dont le joli abandon nous donne
à toutes un amusant petit cachet de rare distinction. Ce sera même une
des plus heureuses conséquences de cette triste guerre, ajoutait le
charmant chroniqueur (en attendant la reprise des provinces perdues,
le réveil du sentiment national), ce sera même une des plus heureuses
conséquences de cette guerre que d’avoir obtenu de jolis résultats
en fait de toilette, sans luxe inconsidéré et de mauvais aloi, avec
très peu de chose, d’avoir créé de la coquetterie avec des riens. A la
robe du grand couturier éditée à plusieurs exemplaires on préfère en
ce moment les robes faites chez soi, parce qu’affirmant l’esprit, le
goût et les tendances indiscutables de chacun.» Quant à la charité, en
pensant à toutes les misères nées de l’invasion, à tant de mutilés, il
était bien naturel qu’elle fût obligée de se faire «plus ingénieuse
encore», ce qui obligeait les dames à hauts turbans à passer la fin de
l’après-midi dans les thés autour d’une table de bridge, en commentant
les nouvelles du «front», tandis qu’à la porte les attendaient
leurs automobiles ayant sur le siège un beau militaire qui bavardait
avec le chasseur. Ce n’était pas, du reste, seulement les coiffures
surmontant les visages de leur étrange cylindre qui étaient nouvelles.
Les visages l’étaient aussi. Le dames à nouveaux chapeaux étaient
des jeunes femmes venues on ne savait trop d’où et qui étaient la
fleur de l’élégance, les unes depuis six mois, les autres depuis deux
ans, les autres depuis quatre. Ces différences avaient, d’ailleurs,
pour elles autant d’importance qu’au temps où j’avais débuté dans le
monde en avaient entre deux familles comme les Guermantes et les La
Rochefoucauld trois ou quatre siècles d’ancienneté prouvée. La dame qui
connaissait les Guermantes depuis 1914 regardait comme une parvenue
celle qu’on présentait chez eux en 1916, lui faisait un bonjour de
douairière, la dévisageait de son face-à-main et avouait dans une
moue qu’on ne savait même pas au juste si cette dame était ou non
mariée. «Tout cela est assez nauséabond», concluait la dame de 1914,
qui eût voulu que le cycle des nouvelles admissions s’arrêtât après
elle. Ces personnes nouvelles, que les jeunes gens trouvaient fort
anciennes, et que d’ailleurs certains vieillards qui n’avaient pas
été que dans le grand monde croyaient bien reconnaître pour ne pas
être si nouvelles que cela, n’offraient pas seulement à la société les
divertissements de conversation politique et de musique dans l’intimité
qui lui convenaient; il fallait encore que ce fussent elles qui les
offrissent, car pour que les choses paraissent nouvelles, même si
elles sont anciennes, et même si elles sont nouvelles, il faut en art,
comme en médecine, comme en mondanité, des noms nouveaux (ils étaient
d’ailleurs nouveaux en certaines choses). Ainsi Mme Verdurin était
allée à Venise pendant la guerre, mais comme ces gens qui veulent
éviter de parler chagrin et sentiment, quand elle disait que c’était
épatant, ce qu’elle admirait ce n’était ni Venise, ni Saint-Marc, ni
les palais, tout ce qui m’avait tant plu et dont elle faisait bon
marché, mais l’effet des projecteurs dans le ciel, des projecteurs sur
lesquels elle donnait des renseignements appuyés de chiffres. (Ainsi
d’âge en âge renaît un certain réalisme en réaction contre l’art admiré
jusque-là.) Le salon Sainte-Euverte était une étiquette défraîchie,
sous laquelle la présence des plus grands artistes, des ministres les
plus influents, n’eût attiré personne. On courait, au contraire, pour
écouter un mot prononcé par le secrétaire des uns ou le sous-chef de
cabinet des autres, chez les nouvelles dames à turban, dont l’invasion
ailée et jacassante emplissait Paris. Les dames du Premier Directoire
avaient une reine qui était jeune et belle et s’appelait Madame
Tallien. Celles du second en avaient deux qui étaient vieilles et
laides et qui s’appelaient Mme Verdurin et Mme Bontemps. Qui
eût pu tenir rigueur à Mme Bontemps que son mari eût joué un rôle,
âprement critiqué par l’_Echo de Paris_, dans l’affaire Dreyfus?
Toute la Chambre étant à un certain moment devenue révisionniste,
c’était forcément parmi d’anciens révisionnistes, comme parmi d’anciens
socialistes, qu’on avait été obligé de recruter le parti de l’Ordre
social, de la Tolérance religieuse, de la Préparation militaire. On
aurait détesté autrefois M. Bontemps parce que les antipatriotes
avaient alors le nom de dreyfusards. Mais bientôt ce nom avait été
oublié et remplacé par celui d’adversaire de la loi de trois ans. M.
Bontemps était, au contraire, un des auteurs de cette loi, c’était donc
un patriote. Dans le monde (et ce phénomène social n’est, d’ailleurs,
qu’une application d’une loi psychologique bien plus générale), les
nouveautés coupables ou non n’excitent l’horreur que tant qu’elles ne
sont pas assimilées et entourées d’éléments rassurants. Il en était du
dreyfusisme comme du mariage de Saint-Loup avec la fille d’Odette,
mariage qui avait d’abord fait crier. Maintenant qu’on voyait chez
les Saint-Loup tous les gens «qu’on connaissait», Gilberte aurait
pu avoir les mœurs d’Odette elle-même que, malgré cela, on y serait
«allé» et qu’on eût approuvé Gilberte de blâmer comme une douairière
des nouveautés morales non assimilées. Le dreyfusisme était maintenant
intégré dans une série de choses respectables et habituelles. Quant
à se demander ce qu’il valait en soi, personne n’y songeait, pas
plus pour l’admettre maintenant qu’autrefois pour le condamner. Il
n’était plus «shocking». C’était tout ce qu’il fallait. A peine se
rappelait-on qu’il l’avait été, comme on ne sait plus au bout de
quelque temps si le père d’une jeune fille fut un voleur ou non. Au
besoin, on peut dire: «Non, c’est du beau-frère, ou d’un homonyme que
vous parlez, mais contre celui-là il n’y a jamais eu rien à dire.»
De même il y avait certainement eu dreyfusisme et dreyfusisme, et
celui qui allait chez la duchesse de Montmorency et faisait passer la
loi de trois ans ne pouvait être mauvais. En tout cas, à tout péché
miséricorde. Cet oubli qui était octroyé au dreyfusisme l’était _a
fortiori_ aux dreyfusards. Il n’y avait plus qu’eux, du reste, dans
la politique, puisque tous à un moment l’avaient été s’il voulaient
être du Gouvernement, même ceux qui représentaient le contraire de ce
que le dreyfusisme, dans sa choquante nouveauté, avait incarné (au
temps où Saint-Loup était sur une mauvaise pente): l’antipatriotisme,
l’irréligion, l’anarchie, etc. Ainsi le dreyfusisme de M. Bontemps,
invisible et contemplatif comme celui de tous les hommes politiques, ne
se voyait pas plus que les os sous la peau. Personne ne se fût rappelé
qu’il avait été dreyfusard, car les gens du monde sont distraits et
oublieux, parce qu’aussi il y avait de cela un temps fort long, et
qu’ils affectaient de croire plus long, car c’était une des idées
les plus à la mode de dire que l’avant-guerre était séparé de la
guerre par quelque chose d’aussi profond, simulant autant de durée
qu’une période géologique, et Brichot lui-même, ce nationaliste,
quand il faisait allusion à l’affaire Dreyfus disait: «Dans ces temps
préhistoriques». A vrai dire, ce changement profond opéré par la guerre
était en raison inverse de la valeur des esprits touchés, du moins à
partir d’un certain degré, car, tout en bas, les purs sots, les purs
gens de plaisir ne s’occupaient pas qu’il y eût la guerre. Mais tout
en haut, ceux qui se sont fait une vie intérieure ambiante ont peu
d’égard à l’importance des événements. Ce qui modifie profondément pour
eux l’ordre des pensées, c’est bien plutôt quelque chose qui semble
en soi n’avoir aucune importance et qui renverse pour eux l’ordre du
temps en les faisant contemporains d’un autre temps de leur vie. Un
chant d’oiseau dans le parc de Montboissier, ou une brise chargée
de l’odeur de réséda, sont évidemment des événements de moindre
conséquence que les plus grandes dates de la Révolution et de l’Empire.
Ils ont cependant inspiré à Chateaubriand, dans les _Mémoires
d’Outre-tombe_, des pages d’une valeur infiniment plus grande.

M. Bontemps ne voulait pas entendre parler de paix avant que
l’Allemagne eût été réduite au même morcellement qu’au moyen âge,
la déchéance de la maison de Hohenzollem prononcée, Guillaume ayant
reçu douze balles dans la peau. En un mot, il était ce que Brichot
appelait un «Jusquauboutiste», c’était le meilleur brevet de civisme
qu’on pouvait lui donner. Sans doute, les trois premiers jours, Mme
Bontemps avait été un peu dépaysée au milieu des personnes qui avaient
demandé à Mme Verdurin à la connaître, et ce fut d’un ton légèrement
aigre que Mme Verdurin répondit: «Le comte, ma chère», à Mme
Bontemps qui lui disait: «C’est bien le duc d’Haussonville que vous
venez de me présenter», soit par entière ignorance et absence de toute
association entre le nom Haussonville et un titre quelconque, soit, au
contraire, par excessive instruction et association d’idées avec le
«Parti des Ducs», dont on lui avait dit que M. d’Haussonville était
un des membres à l’Académie. A partir du quatrième jour elle avait
commencé d’être solidement installée dans le faubourg Saint-Germain.
Quelquefois encore on voyait autour d’elle les fragments inconnus d’un
monde qu’on ne connaissait pas et qui n’étonnaient pas plus que des
débris de coquille autour du poussin, ceux qui savaient l’œuf d’où
Mme Bontemps était sortie. Mais dès le quinzième jour, elle les
avait secoués, et avant la fin du premier mois, quand elle disait:
«Je vais chez les Lévi», tout le monde comprenait, sans qu’elle eût
besoin de préciser, qu’il s’agissait des Lévis-Mirepoix, et pas une
duchesse ne se serait couchée sans avoir appris de Mme Bontemps
ou de Mme Verdurin, au moins par téléphone, ce qu’il y avait dans
le communiqué du soir, ce qu’on y avait omis, où on en était avec la
Grèce, quelle offensive on préparait, en un mot tout ce que le public
ne saurait que le lendemain ou plus tard, et dont on avait ainsi comme
une sorte de répétition des couturières. Dans la conversation, Mme
Verdurin, pour communiquer les nouvelles, disait: «nous» en parlant
de la France. «Hé bien, voici: nous exigeons du roi de Grèce qu’il se
retire du Péloponèse, etc.; nous lui envoyons, etc.» Et dans tous ses
récits revenait tout le temps le G.Q.G. (j’ai téléphoné au G.Q.G.),
abréviation qu’elle avait à prononcer le même plaisir qu’avaient
naguère les femmes qui ne connaissaient pas le prince d’Agrigente à
demander en souriant, quand on parlait de lui et pour montrer qu’elles
étaient au courant: «Grigri?», un plaisir qui dans les époques peu
troublées n’est connu que par les mondains, mais que dans ces grandes
crises le peuple même connaît. Notre maître d’hôtel, par exemple, si
on parlait du roi de Grèce, était capable, grâce aux journaux, de
dire comme Guillaume II: «Tino», tandis que jusque-là sa familiarité
avec les rois était restée plus vulgaire, ayant été inventée par lui,
comme quand jadis, pour parler du Roi d’Espagne, il disait: «Fonfonse».
On peut remarquer, d’ailleurs, qu’au fur et à mesure qu’augmenta le
nombre des gens brillants qui firent des avances à Mme Verdurin,
le nombre de ceux qu’elle appelait les «ennuyeux» diminua. Par une
sorte de transformation magique, tout ennuyeux qui était venu lui
faire une visite et avait sollicité une invitation devenait subitement
quelqu’un d’agréable, d’intelligent. Bref, au bout d’un an le nombre
des ennuyeux était réduit dans une proportion tellement forte, que la
«peur et l’impossibilité de s’ennuyer», qui avait tenu une si grande
place dans la conversation et joué un si grand rôle dans la vie de
Mme Verdurin, avait presque entièrement disparu. On eût dit que sur
le tard cette impossibilité de s’ennuyer (qu’autrefois, d’ailleurs,
elle assurait ne pas avoir éprouvée dans sa prime jeunesse) la faisait
moins souffrir, comme certaines migraines, certains asthmes nerveux qui
perdent de leur force quand on vieillit. Et l’effroi de s’ennuyer eût
sans doute entièrement abandonné Mme Verdurin, faute d’ennuyeux, si
elle n’avait, dans une faible mesure, remplacé ceux qui ne l’étaient
plus par d’autres recrutés parmi les anciens fidèles. Du reste, pour
en finir avec les duchesses qui fréquentaient maintenant chez Mme
Verdurin, elles venaient y chercher, sans qu’elles s’en doutassent,
exactement la même chose que les dreyfusards autrefois, c’est-à-dire un
plaisir mondain composé de telle manière que sa dégustation assouvît
les curiosités politiques et rassasiât le besoin de commenter entre
soi les incidents lus dans les journaux. Mme Verdurin disait: «Vous
viendrez à 5 heures parler de la guerre», comme autrefois «parler de
l’affaire», et dans l’intervalle: «Vous viendrez entendre Morel». Or
Morel n’aurait pas dû être là, pour la raison qu’il n’était nullement
réformé. Simplement il n’avait pas rejoint et était déserteur, mais
personne ne le savait. Une autre étoile du salon était «dans les
choux», qui malgré ses goûts sportifs s’était fait réformer. Il était
devenu tellement pour moi l’auteur d’une œuvre admirable à laquelle je
pensais constamment que ce n’est que par hasard, quand j’établissais
un courant transversal entre deux séries de souvenirs, que je songeais
qu’il était celui qui avait amené le départ d’Albertine de chez moi.
Et encore ce courant transversal aboutissait, en ce qui concernait ces
reliques de souvenirs d’Albertine, à une voie s’arrêtant en pleine
friche à plusieurs années de distance. Car je ne pensais plus jamais à
elle. C’était une voie non fréquentée de souvenirs, une ligne que je
n’empruntais plus. Tandis que les œuvres de «dans les choux» étaient
récentes et cette ligne de souvenirs perpétuellement fréquentée et
utilisée par mon esprit.

Je dois, du reste, dire que la connaissance du mari d’Andrée n’était
ni très facile ni très agréable à faire, et que l’amitié qu’on lui
vouait était promise à bien des déceptions. Il était, en effet, à ce
moment déjà fort malade et s’épargnait les fatigues autres que celles
qui lui paraissaient devoir peut-être lui donner du plaisir. Or il ne
classait parmi celles-là que les rendez-vous avec des gens qu’il ne
connaissait pas encore et que son ardente imagination lui représentait
sans doute comme ayant une chance d’être différents des autres. Mais
pour ceux qu’il connaissait déjà, il savait trop bien comment ils
étaient, comment ils seraient, ils ne lui paraissaient plus valoir la
peine d’une fatigue dangereuse pour lui et peut-être mortelle. C’était,
en somme, un très mauvais ami. Et peut-être dans son goût pour des
gens nouveaux se retrouvait-il quelque chose de l’audace frénétique
qu’il portait jadis, à Balbec, aux sports, au jeu, à tous les excès de
table. Quant à Mme Verdurin, elle voulait à chaque fois me faire
faire la connaissance d’Andrée, ne pouvant admettre que je l’eusse
connue depuis longtemps. D’ailleurs Andrée venait rarement avec son
mari, mais elle était pour moi une amie admirable et sincère. Fidèle
à l’esthétique de son mari, qui était en réaction contre les Ballets
russes, elle disait du marquis de Polignac: «Il a sa maison décorée par
Bakst; comment peut-on dormir là dedans, j’aimerais mieux Dubufe.»

D’ailleurs les Verdurin, par le progrès fatal de l’esthétisme, qui
finit par se manger la queue, disaient ne pas pouvoir supporter le
modern style (de plus c’était munichois) ni les appartements blancs et
n’aimaient plus que les vieux meubles français dans un décor sombre.

On fut très étonné à cette époque, où Mme Verdurin pouvait avoir
chez elle qui elle voulait, de lui voir faire indirectement des avances
à une personne qu’elle avait complètement perdue de vue, Odette. On
trouvait qu’elle ne pourrait rien ajouter au brillant milieu qu’était
devenu le petit groupe. Mais une séparation prolongée, en même temps
qu’elle apaise les rancunes, réveille quelquefois l’amitié. Et puis le
phénomène qui amène non seulement les mourants à ne prononcer que des
noms autrefois familiers, mais les vieillards à se complaire dans leurs
souvenirs d’enfance, ce phénomène a son équivalent social. Pour réussir
dans l’entreprise de faire revenir Odette chez elle, Mme Verdurin
n’employa pas, bien entendu, les «ultras», mais les habitués moins
fidèles qui avaient gardé un pied dans l’un et l’autre salon. Elle
leur disait: «Je ne sais pas pourquoi on ne la voit plus ici. Elle est
peut-être brouillée, moi pas. En somme, qu’est-ce que je lui ai fait?
C’est chez moi qu’elle a connu ses deux maris. Si elle veut revenir,
qu’elle sache que les portes lui sont ouvertes.» Ces paroles, qui
auraient dû coûter à la fierté de la Patronne si elles ne lui avaient
pas été dictées par son imagination, furent redites, mais sans succès.
Mme Verdurin attendit Odette sans la voir venir, jusqu’à ce que des
événements qu’on verra plus loin amenassent pour de tout autres raisons
ce que n’avait pu l’ambassade pourtant zélée des lâcheurs. Tant il est
peu de réussites faciles, et d’échecs définitifs.

Les choses étaient tellement les mêmes, tout en paraissant différentes,
qu’on retrouvait tout naturellement les mots d’autrefois: «bien
pensants, mal pensants». Et de même que les anciens communards avaient
été antirévisionnistes, les plus grands dreyfusards voulaient faire
fusiller tout le monde et avaient l’appui des généraux, comme ceux-ci
au temps de l’affaire avaient été contre Galliffet. A ces réunions,
Mme Verdurin invitait quelques dames un peu récentes, connues par
les œuvres et qui les premières fois venaient avec des toilettes
éclatantes, de grands colliers de perles qu’Odette, qui en avait un
aussi beau, de l’exhibition duquel elle-même avait abusé, regardait,
maintenant qu’elle était en «tenue de guerre» à l’imitation des dames
du faubourg, avec sévérité. Mais les femmes savent s’adapter. Au bout
de trois ou quatre fois elles se rendaient compte que les toilettes
qu’elles avaient crues chic étaient précisément proscrites par les
personnes qui l’étaient, elles mettaient de côté leurs robes d’or et se
résignaient à la simplicité.

Mme Verdurin disait: «C’est désolant, je vais téléphoner à Bontemps
de faire le nécessaire pour demain, on a encore «caviardé» toute la fin
de l’article de Norpois et simplement parce qu’il laissait entendre
qu’on avait «limogé» Percin.» Car la bêtise courante faisait que
chacun tirait sa gloire d’user des expressions courantes, et croyait
montrer qu’elle était ainsi à la mode comme faisait une bourgeoise en
disant, quand on parlait de M. de Bréauté ou de Charlus: «Qui? Bebel
de Bréauté, Mémé de Charlus?» Les duchesses font de même, d’ailleurs,
et avaient le même plaisir à dire «limoger» car, chez les duchesses,
c’est, pour les roturiers un peu poètes, le nom qui diffère, mais elles
s’expriment selon la catégorie d’esprit à laquelle elles appartiennent
et où il y a aussi énormément de bourgeois. Les classes d’esprit n’ont
pas égard à la naissance.

Tous ces téléphonages de Mme Verdurin n’étaient pas, d’ailleurs,
sans inconvénient. Quoique nous ayons oublié de le dire, le «salon»
Verdurin, s’il continuait en esprit et en vérité, s’était transporté
momentanément dans un des plus grands hôtels de Paris, le manque de
charbon et de lumière rendant plus difficiles les réceptions des
Verdurin dans l’ancien logis, fort humide, des Ambassadeurs de Venise.
Le nouveau salon ne manquait pas, du reste, d’agrément. Comme à Venise
la place, comptée à cause de l’eau, commande la forme des palais,
comme un bout de jardin dans Paris ravit plus qu’un parc en province,
l’étroite salle à manger qu’avait Mme Verdurin à l’hôtel faisait
d’une sorte de losange aux murs éclatants de blancheur comme un écran
sur lequel se détachaient à chaque mercredi, et presque tous les jours,
tous les gens les plus intéressants, les plus variés, les femmes
les plus élégantes de Paris, ravis de profiter du luxe des Verdurin
qui, grâce à leur fortune, allait croissant à une époque où les plus
riches se restreignaient faute de toucher leurs revenus. La forme
donnée aux réceptions se trouvait modifiée sans qu’elles cessassent
d’enchanter Brichot, qui, au fur et à mesure que les relations des
Verdurin allaient s’étendant, y trouvait des plaisirs nouveaux et
accumulés dans un petit espace comme des surprises dans un chausson de
Noël. Enfin, certains jours, les dîneurs étaient si nombreux que la
salle à manger de l’appartement privé était trop petite, on donnait le
dîner dans la salle à manger immense d’en bas, où les fidèles, tout
en feignant hypocritement de déplorer l’intimité d’en haut, étaient
ravis au fond--en faisant bande à part comme jadis dans le petit
chemin de fer--d’être un objet de spectacle et d’envie pour les tables
voisines. Sans doute dans les temps habituels de la paix une note
mondaine subrepticement envoyée au _Figaro_ ou au _Gaulois_
aurait fait savoir à plus de monde que n’en pouvait tenir la salle à
manger du Majestic que Brichot avait dîné avec la duchesse de Duras
Mais depuis la guerre, les courriéristes mondains ayant supprimé ce
genre d’informations (ils se rattrapaient sur les enterrements, les
citations et les banquets franco-américains), la publicité ne pouvait
plus exister que par ce moyen enfantin et restreint, digne des premiers
âges, et antérieur à la découverte de Gutenberg, être vu à la table
de Mme Verdurin. Après le dîner on montait dans les salons de la
Patronne, puis les téléphonages commençaient. Mais beaucoup de grands
hôtels étaient, à cette époque, peuplés d’espions qui notaient les
nouvelles téléphonées par Bontemps avec une indiscrétion que corrigeait
seulement par bonheur le manque de sûreté de ses informations, toujours
démenties par l’événement.

Avant l’heure où les thés d’après-midi finissaient, à la tombée du
jour, dans le ciel encore clair, on voyait de loin de petites taches
brunes qu’on eût pu prendre, dans le soir bleu, pour des moucherons
ou pour des oiseaux. Ainsi quand on voit de très loin une montagne
on pourrait croire que c’est un nuage. Mais on est ému parce qu’on
sait que ce nuage est immense, à l’état solide, et résistant. Ainsi
étais-je ému parce que la tache brune dans le ciel d’été n’était ni un
moucheron, ni un oiseau, mais un aéroplane monté par des hommes qui
veillaient sur Paris. Le souvenir des aéroplanes que j’avais vus avec
Albertine dans notre dernière promenade, près de Versailles, n’entrait
pour rien dans cette émotion, car le souvenir de cette promenade
m’était devenu indifférent.

A l’heure du dîner les restaurants étaient pleins et si, passant dans
la rue, je voyais un pauvre permissionnaire, échappé pour six jours au
risque permanent de la mort, et prêt à repartir pour les tranchées,
arrêter un instant ses yeux devant les vitrines illuminées, je
souffrais comme à l’hôtel de Balbec quand les pêcheurs nous regardaient
dîner, mais je souffrais davantage parce que je savais que la misère du
soldat est plus grande que celle du pauvre, les réunissant toutes, et
plus touchante encore parce qu’elle est plus résignée, plus noble, et
que c’est d’un hochement de tête philosophe, sans haine, que, prêt à
repartir pour la guerre, il disait en voyant se bousculer les embusqués
retenant leurs tables: «On ne dirait pas que c’est la guerre ici.»
Puis à 9 h. ½, alors que personne n’avait encore eu le temps de finir
de dîner, à cause des ordonnances de police on éteignait brusquement
toutes les lumières et la nouvelle bousculade des embusqués arrachant
leurs pardessus aux chasseurs du restaurant où j’avais dîné avec
Saint-Loup un soir de perme, avait lieu à 9 h. 35 dans une mystérieuse
pénombre de chambre où l’on montre la lanterne magique, ou de salle
de spectacle servant à exhiber les films d’un de ces cinémas vers
lesquels allaient se précipiter dîneurs et dîneuses. Mais après cette
heure-là, pour ceux qui, comme moi, le soir dont je parle, étaient
restés à dîner chez eux, et sortaient pour aller voir des amis, Paris
était, au moins dans certains quartiers, encore plus noir que n’était
le Combray de mon enfance; les visites qu’on se faisait prenaient un
air de visites de voisins de campagne. Ah! si Albertine avait vécu,
qu’il eût été doux, les soirs où j’aurais dîné en ville, de lui donner
rendez-vous dehors, sous les arcades. D’abord, je n’aurais rien vu,
j’aurais eu l’émotion de croire qu’elle avait manqué au rendez-vous,
quand tout à coup j’eusse vu se détacher du mur noir une de ses chères
robes grises, ses yeux souriants qui m’auraient aperçu, et nous
aurions pu nous promener enlacés sans que personne nous distinguât,
nous dérangeât et rentrer ensuite à la maison. Hélas, j’étais seul et
je me faisais l’effet d’aller faire une visite de voisin à la campagne,
de ces visites comme Swann venait nous en faire après le dîner, sans
rencontrer plus de passants dans l’obscurité de Tansonville, par ce
petit chemin de halage, jusqu’à la rue du Saint-Esprit, que je n’en
rencontrais maintenant dans les rues devenues de sinueux chemins
rustiques de la rue Clotilde à la rue Bonaparte. D’ailleurs, comme ces
fragments de paysage, que le temps qu’il fait modifie, n’étaient plus
contrariés par un cadre devenu nuisible, les soirs où le vent chassait
un grain glacial je me croyais bien plus au bord de la mer furieuse,
dont j’avais jadis tant rêvé, que je ne m’y étais senti à Balbec; et
même d’autres éléments de nature qui n’existaient pas jusque-là à
Paris faisaient croire qu’on venait, descendant du train, d’arriver
pour les vacances, en pleine campagne: par exemple le contraste de
lumière et d’ombre qu’on avait à côté de soi par terre les soirs
de clair de lune. Celui-ci donnait de ces effets que les villes ne
connaissent pas, même en plein hiver; ses rayons s’étalaient sur la
neige qu’aucun travailleur ne déblayait plus, boulevard Haussmann,
comme ils eussent fait sur un glacier des Alpes. Les silhouettes des
arbres se reflétaient nettes et pures sur cette neige d’or bleuté, avec
la délicatesse qu’elles ont dans certaines peintures japonaises ou dans
certains fonds de Raphaël; elles étaient allongées à terre au pied de
l’arbre lui-même, comme on les voit souvent dans la nature au soleil
couchant, quand celui-ci inonde et rend réfléchissantes les prairies où
des arbres s’élèvent à intervalles réguliers. Mais, par un raffinement
d’une délicatesse délicieuse, la prairie sur laquelle se développaient
ces ombres d’arbres, légères comme des âmes, était une prairie
paradisiaque, non pas verte mais d’un blanc si éclatant, à cause du
clair de lune qui rayonnait sur la neige de jade, qu’on aurait dit que
cette prairie était tissée seulement avec des pétales de poiriers en
fleurs. Et sur les places, les divinités des fontaines publiques tenant
en main un jet de glace avaient l’air de statues d’une matière double
pour l’exécution desquelles l’artiste avait voulu marier exclusivement
le bronze au cristal. Par ces jours exceptionnels, toutes les maisons
étaient noires. Mais au printemps, au contraire, parfois de temps à
autre, bravant les règlements de la police, un hôtel particulier, ou
seulement un étage d’un hôtel, ou même seulement une chambre d’un
étage, n’ayant pas fermé ses volets apparaissait, ayant l’air de se
soutenir toute seule sur d’impalpables ténèbres, comme une projection
purement lumineuse, comme une apparition sans consistance. Et la femme
qu’en levant les yeux bien haut on distinguait dans cette pénombre
dorée prenait, dans cette nuit où l’on était perdu et où elle-même
semblait recluse, le charme mystérieux et voilé d’une vision d’Orient.
Puis on passait et rien n’interrompait plus l’hygiénique et monotone
piétinement rythmique dans l’obscurité.

       *       *       *       *       *

Je songeais que je n’avais revu depuis bien longtemps aucune des
personnes dont il a été question dans cet ouvrage. En 1914, pendant
les deux mois que j’avais passés à Paris, j’avais aperçu M. de Charlus
et vu Bloch et Saint-Loup, ce dernier seulement deux fois. La seconde
fois était certainement celle où il s’était le plus montré lui-même;
il avait effacé toutes les impressions peu agréables de manque de
sincérité qu’il m’avait produites pendant le séjour à Tansonville que
je viens de rapporter et j’avais reconnu en lui toutes les belles
qualités d’autrefois. La première fois que je l’avais vu après la
déclaration de guerre, c’est-à-dire au début de la semaine qui suivit,
tandis que Bloch faisait montre des sentiments les plus chauvins,
Saint-Loup n’avait pas assez d’ironie pour lui-même qui ne reprenait
pas de service et j’avais été presque choqué de la violence de son
ton. Saint-Loup revenait de Balbec. «Non, s’écria-t-il avec force et
gaîté, tous ceux qui ne se battent pas, quelque raison qu’ils donnent,
c’est qu’ils n’ont pas envie d’être tués, c’est par _peur_.» Et
avec le même geste d’affirmation plus énergique encore que celui avec
lequel il avait souligné la peur des autres, il ajouta: «Et moi, si je
ne reprends pas de service, c’est tout bonnement par _peur, na_.»
J’avais déjà remarqué chez différentes personnes que l’affectation des
sentiments louables n’est pas la seule couverture des mauvais, mais
qu’une plus nouvelle est l’exhibition de ces mauvais, de sorte qu’on
n’ait pas l’air au moins de s’en cacher. De plus, chez Saint-Loup cette
tendance était fortifiée par son habitude, quand il avait commis une
indiscrétion, fait une gaffe, et qu’on aurait pu les lui reprocher,
de les proclamer en disant que c’était exprès. Habitude qui, je crois
bien, devait lui venir de quelque professeur à l’École de Guerre
dans l’intimité de qui il avait vécu et pour qui il professait une
grande admiration. Je n’eus donc aucun embarras pour interpréter cette
boutade comme la ratification verbale d’un sentiment que Saint-Loup
aimait mieux proclamer, puisqu’il avait dicté sa conduite et son
abstention dans la guerre qui commençait. «Est-ce que tu as entendu
dire, demanda-t-il en me quittant, que ma tante Oriane divorcerait?
Personnellement je n’en sais absolument rien. On dit cela de temps en
temps et je l’ai entendu annoncer si souvent que j’attendrai que ce
soit fait pour le croire. J’ajoute que ce serait très compréhensible;
mon oncle est un homme charmant, non seulement dans le monde, mais pour
ses amis, pour ses parents. Même, d’une façon, il a beaucoup plus de
cœur que ma tante qui est une sainte, mais qui le lui fait terriblement
sentir. Seulement c’est un mari terrible, qui n’a jamais cessé de
tromper sa femme, de l’insulter, de la brutaliser, de la priver
d’argent. Ce serait si naturel qu’elle le quitte que c’est une raison
pour que ce soit vrai, mais aussi pour que cela ne le soit pas parce
que c’en est une pour qu’on en ait l’idée et qu’on le dise. Et puis du
moment qu’elle l’a supporté si longtemps... Maintenant je sais bien
qu’il y a tant de choses qu’on annonce à tort, qu’on dément, et puis
qui plus tard deviennent vraies.» Cela me fit penser à lui demander
s’il avait jamais été question, avant son mariage avec Gilberte, qu’il
épousât Mlle de Guermantes. Il sursauta et m’assura que non, que ce
n’était qu’un de ces bruits du monde, qui naissent de temps à autre
on ne sait pourquoi, s’évanouissent de même et dont la fausseté ne
rend pas ceux qui ont cru en eux plus prudents, dès que naît un bruit
nouveau de fiançailles, de divorce, ou un bruit politique, pour y
ajouter foi et le colporter. Quarante-huit heures n’étaient pas passées
que certains faits que j’appris me prouvèrent que je m’étais absolument
trompé dans l’interprétation des paroles de Robert: «Tous ceux qui
ne sont pas au front, c’est qu’ils ont peur.» Saint-Loup avait dit
cela pour briller dans la conversation, pour faire de l’originalité
psychologique, tant qu’il n’était pas sûr que son engagement serait
accepté. Mais il faisait pendant ce temps-là des pieds et des mains
pour qu’il le fût, étant en cela moins original, au sens qu’il croyait
qu’il fallait donner à ce mot, mais plus profondément français de
Saint-André-des-Champs, plus en conformité avec tout ce qu’il y avait à
ce moment-là de meilleur chez les Français de Saint-André-des-Champs,
seigneurs, bourgeois et serfs respectueux des seigneurs ou révoltés
contre les seigneurs, deux divisions également françaises de la même
famille, sous-embranchement Françoise et sous-embranchement Sauton,
d’où deux flèches se dirigeaient à nouveau dans une même direction,
qui était la frontière. Bloch avait été enchanté d’entendre l’aveu
de la lâcheté d’un nationaliste (qui l’était d’ailleurs si peu) et,
comme Saint-Loup avait demandé si lui-même devait partir, avait pris
une figure de grand-prêtre pour répondre: «Myope.» Mais Bloch avait
complètement changé d’avis sur la guerre quelques jours après où il
vint me voir affolé. Quoique «myope», il avait été reconnu bon pour le
service. Je le ramenais chez lui quand nous rencontrâmes Saint-Loup
qui avait rendez-vous, pour être présenté au Ministère de la Guerre
à un colonel, avec un ancien officier, «M. de Cambremer», me dit-il.
«Ah! c’est vrai, mais c’est d’une ancienne connaissance que je te
parle. Tu connais aussi bien que moi Cancan.» Je lui répondis que je
le connaissais en effet et sa femme aussi, que je ne les appréciais
qu’à demi. Mais j’étais tellement habitué, depuis que je les avais vus
pour la première fois, à considérer la femme comme une personne malgré
tout remarquable, connaissant à fond Schopenhauer et ayant accès, en
somme, dans un milieu intellectuel qui était fermé à son grossier
époux, que je fus d’abord étonné d’entendre Saint-Loup répondre: «Sa
femme est idiote, je te l’abandonne. Mais lui est un excellent homme
qui était doué et qui est resté fort agréable.» Par l’«idiotie» de la
femme, Saint-Loup entendait sans doute le désir éperdu de celle-ci
de fréquenter le grand monde, ce que le grand monde juge le plus
sévèrement. Par les qualité du mari, sans doute quelque chose de
celles que lui reconnaissait sa nièce quand elle le trouvait le mieux
de la famille. Lui, du moins, ne se souciait pas de duchesses, mais à
vrai dire c’est là une «intelligence» qui diffère autant de celle qui
caractérise les penseurs, que «l’intelligence» reconnue par le public
à tel homme riche «d’avoir su faire sa fortune». Mais les paroles
de Saint-Loup ne me déplaisaient pas en ce qu’elles rappelaient que
la prétention avoisine la bêtise et que la simplicité a un goût un
peu caché mais agréable. Je n’avais pas eu, il est vrai, l’occasion
de savourer celle de M. de Cambremer. Mais c’est justement ce qui
fait qu’un être est tant d’êtres différents selon les personnes qui
le jugent, en dehors même des différences de jugement. De Cambremer
je n’avais connu que l’écorce. Et sa saveur, qui m’était attestée
par d’autres, m’était inconnue. Bloch nous quitta devant sa porte,
débordant d’amertume contre Saint-Loup, lui disant qu’eux autres,
«beaux fils galonnés», paradant dans les États-Majors, ne risquaient
rien, et que lui, simple soldat de 2e classe, n’avait pas envie
de se faire «trouer la peau» pour Guillaume. «Il paraît qu’il est
gravement malade, l’Empereur Guillaume», répondit Saint-Loup. Bloch
qui, comme tous les gens qui tiennent de près à la Bourse, accueillait
avec une facilité particulière les nouvelles sensationnelles, ajouta:
«On dit même beaucoup qu’il est mort.» A la Bourse tout souverain
malade, que ce soit Édouard VII ou Guillaume II, est mort, toute ville
sur le point d’être assiégée est prise. «On ne le cache, ajouta Bloch,
que pour ne pas déprimer l’opinion chez les Boches. Mais il est mort
dans la nuit d’hier. Mon père le tient d’une source de tout premier
ordre.» Les sources de tout premier ordre étaient les seules dont tînt
compte M. Bloch le père, alors que, par la chance qu’il avait, grâce
à de «hautes relations», d’être en communication avec elles, il en
recevait la nouvelle encore secrète que l’Extérieure allait monter ou
la de Beers fléchir. D’ailleurs, si à ce moment précis se produisait
une hausse sur la de Beers, ou des «offres» sur l’Extérieure, si le
marché de la première était «ferme» et «actif», celui de la seconde
«hésitant», «faible», et qu’on s’y tînt «sur la réserve», la source
de premier ordre n’en restait pas moins une source de premier ordre.
Aussi Bloch nous annonça-t-il la mort du Kaiser d’un air mystérieux
et important, mais aussi rageur. Il était surtout particulièrement
exaspéré d’entendre Robert dire: «l’Empereur Guillaume». Je crois
que sous le couperet de la guillotine Saint-Loup et M. de Guermantes
n’auraient pas pu dire autrement. Deux hommes du monde restant seuls
vivants dans une île déserte, où ils n’auraient à faire preuve
de bonnes façons pour personne, se reconnaîtraient à ces traces
d’éducation, comme deux latinistes citeraient correctement du Virgile.
Saint-Loup n’eût jamais pu, même torturé par les Allemands, dire
autrement que «l’Empereur Guillaume». Et ce savoir-vivre est malgré
tout l’indice de grandes entraves pour l’esprit. Celui qui ne sait pas
les rejeter reste un homme du monde. Cette élégante médiocrité est
d’ailleurs délicieuse--surtout avec tout ce qui s’y allie de générosité
cachée et d’héroïsme inexprimé--à côté de la vulgarité de Bloch, à la
fois pleutre et fanfaron, qui criait à Saint-Loup: «Tu ne pourrais pas
dire «Guillaume» tout court? C’est ça, tu as la frousse, déjà ici tu te
mets à plat ventre devant lui! Ah! ça nous fera de beaux soldats à la
frontière, ils lécheront les bottes des Boches. Vous êtes des galonnés
qui savez parader dans un carrousel. Un point, c’est tout.» «Ce pauvre
Bloch veut absolument que je ne fasse que parader», me dit Saint-Loup
en souriant, quand nous eûmes quitté notre camarade. Et je sentais bien
que parader n’était pas du tout ce que désirait Robert, bien que je ne
me rendisse pas compte alors de ses intentions aussi exactement que
je le fis plus tard quand, la cavalerie restant inactive, il obtint
de servir comme officier d’infanterie, puis de chasseurs à pied, et
enfin quand vint la suite qu’on lira plus loin. Mais du patriotisme de
Robert, Bloch ne se rendit pas compte, simplement parce que Robert ne
l’exprimait nullement. Si Bloch nous avait fait des professions de foi
méchamment antimilitaristes une fois qu’il avait été reconnu «bon»,
il avait eu préalablement les déclarations les plus chauvines quand
il se croyait réformé pour myopie. Mais ces déclarations, Saint-Loup
eût été incapable de les faire; d’abord par une espèce de délicatesse
morale qui empêche d’exprimer les sentiments trop profonds et qu’on
trouve tout naturels. Ma mère autrefois non seulement n’eût pas hésité
une seconde à mourir pour ma grand’mère, mais aurait horriblement
souffert si on l’avait empêchée de le faire. Néanmoins, il m’est
impossible d’imaginer rétrospectivement dans sa bouche une phrase telle
que: «Je donnerais ma vie pour ma mère.» Aussi tacite était, dans
son amour de la France, Robert qu’en ce moment je trouvais beaucoup
plus Saint-Loup (autant que je pouvais me représenter son père) que
Guermantes. Il eût été préservé aussi d’exprimer ces sentiments-là
par la qualité en quelque sorte morale de son intelligence. Il y a
chez les travailleurs intelligents et vraiment sérieux une certaine
aversion pour ceux qui mettent en littérature ce qu’ils font, le font
valoir. Nous n’avions été ensemble ni au lycée, ni à la Sorbonne, mais
nous avions séparément suivi certains cours des mêmes maîtres, et je
me rappelle le sourire de Saint-Loup en parlant de ceux qui, tout
en faisant un cours remarquable, voulaient se faire passer pour des
hommes de génie en donnant un nom ambitieux à leurs théories. Pour peu
que nous en parlions, Robert riait de bon cœur. Naturellement notre
prédilection n’allait pas d’instinct aux Cottard ou aux Brichot, mais
enfin nous avions une certaine considération pour les gens qui savaient
à fond le grec ou la médecine et ne se croyaient pas autorisés pour
cela à faire les charlatans. De même que toutes les actions de maman
reposaient jadis sur le sentiment qu’elle eût donné sa vie pour sa
mère, comme elle ne s’était jamais formulé ce sentiment à elle-même,
en tout cas elle eût trouvé non pas seulement inutile et ridicule,
mais choquant et honteux de l’exprimer aux autres; de même il m’était
impossible d’imaginer Saint-Loup (me parlant de son équipement, des
courses qu’il avait à faire, de nos chances de victoire, du peu de
valeur de l’armée russe, de ce que ferait l’Angleterre) prononçant
une des phrases les plus éloquentes que peut dire le Ministre le plus
sympathique aux députés debout et enthousiastes. Je ne peux cependant
pas dire que, dans ce côté négatif qui l’empêchait d’exprimer les beaux
sentiments qu’il ressentait, il n’y avait pas un effet de l’«esprit
des Guermantes», comme on en a vu tant d’exemples chez Swann. Car si
je le trouvais Saint-Loup surtout, il restait Guermantes aussi et par
là, parmi les nombreux mobiles qui excitaient son courage, il y en
avait qui n’étaient pas les mêmes que ceux de ses amis de Doncières,
ces jeunes gens épris de leur métier avec qui j’avais dîné chaque soir
et dont tant se firent tuer à la bataille de la Marne ou ailleurs
en entraînant leurs hommes. Les jeunes socialistes qu’il pouvait y
avoir à Doncières quand j’y étais, mais que je ne connaissais pas
parce qu’ils ne fréquentaient pas le milieu de Saint-Loup, purent se
rendre compte que les officiers de ce milieu n’étaient nullement des
«aristos» dans l’acception hautainement fière et bassement jouisseuse
que le «populo», les officiers sortis des rangs, les francs-maçons
donnaient à ce surnom. Et pareillement d’ailleurs, ce même patriotisme,
les officiers nobles le rencontrèrent pleinement chez les socialistes
que je les avais entendu accuser, pendant que j’étais à Doncières,
en pleine affaire Dreyfus, d’être des sans-patrie. Le patriotisme
des militaires, aussi sincère, aussi profond, avait pris une forme
définie qu’ils croyaient intangible et sur laquelle ils s’indignaient
de voir jeter «l’opprobre», tandis que les patriotes en quelque
sorte inconscients, indépendants, sans religion patriotique définie,
qu’étaient les radicaux-socialistes, n’avaient pas su comprendre quelle
réalité profonde vivait dans ce qu’ils croyaient de vaines et haineuses
formules. Sans doute Saint-Loup comme eux s’était habitué à développer
en lui, comme la partie la plus vraie de lui-même, la recherche et
la conception des meilleures manœuvres en vue des plus grands succès
stratégiques et tactiques, de sorte que, pour lui comme pour eux, la
vie de son corps était quelque chose de relativement peu important qui
pouvait être facilement sacrifié à cette partie intérieure, véritable
noyau vital chez eux, autour duquel l’existence personnelle n’avait
de valeur que comme un épiderme protecteur. Je parlai à Saint-Loup de
son ami le directeur du Grand Hôtel de Balbec qui, paraît-il, avait
prétendu qu’il y avait eu au début de la guerre dans certains régiments
français des défections, qu’il appelait des «défectuosités», et avait
accusé de les avoir provoquée ce qu’il appelait le «militariste
prussien», disant d’ailleurs en riant à propos de son frère: «Il est
dans les tranchées, ils sont à trente mètres des Boches!» jusqu’à ce
qu’ayant appris qu’il l’était lui-même on l’eût mis dans un camp de
concentration. «A propos de Balbec, te rappelles-tu l’ancien liftier de
l’hôtel?» me dit en me quittant Saint-Loup sur le ton de quelqu’un qui
n’avait pas trop l’air de savoir qui c’était et qui comptait sur moi
pour l’éclairer. «Il s’engage et m’a écrit pour le faire entrer dans
l’aviation.» Sans doute le liftier était-il las de monter dans la cage
captive de l’ascenseur, et les hauteurs de l’escalier du Grand Hôtel
ne lui suffisaient plus. Il allait «prendre ses galons» autrement que
comme concierge, car notre destin n’est pas toujours ce que nous avions
cru. «Je vais sûrement appuyer sa demande, me dit Saint-Loup. Je le
disais encore à Gilberte ce matin, jamais nous n’aurons assez d’avions.
C’est avec cela qu’on verra ce que prépare l’adversaire. C’est cela
qui lui enlèvera le bénéfice le plus grand d’une attaque, celui de
la surprise, l’armée la meilleure sera peut-être celle qui aura les
meilleurs yeux. Eh bien, et la pauvre Françoise a-t-elle réussi à faire
réformer son neveu?» Mais Françoise, qui avait fait depuis longtemps
tous ses efforts pour que son neveu fût réformé et qui, quand on lui
avait proposé une recommandation, par la voie des Guermantes, pour le
général de Saint-Joseph, avait répondu d’un ton désespéré: «Oh! non, ça
ne servirait à rien, il n’y a rien à faire avec ce vieux bonhomme-là,
c’est tout ce qu’il y a de pis, il est patriotique», Françoise, dès
qu’il avait été question de la guerre, et quelque douleur qu’elle en
éprouvât, trouvait qu’on ne devait pas abandonner les «pauvres Russes»,
puisqu’on était «alliancé». Le maître d’hôtel, persuadé d’ailleurs que
la guerre ne durerait que dix jours et se terminerait par la victoire
éclatante de la France, n’aurait pas osé, par peur d’être démenti
par les événements, et n’aurait même pas eu assez d’imagination pour
prédire une guerre longue et indécise. Mais cette victoire complète
et immédiate, il tâchait au moins d’en extraire d’avance tout ce qui
pouvait faire souffrir Françoise. «Ça pourrait bien faire du vilain,
parce qu’il paraît qu’il y en a beaucoup qui ne veulent pas marcher,
des gars de seize ans qui pleurent.» Il tâchait aussi pour la «vexer»
de lui dire des choses désagréables, c’est ce qu’il appelait «lui jeter
un pépin, lui lancer une apostrophe, lui envoyer un calembour». «De
seize ans, Vierge Marie», disait Françoise, et un instant méfiante:
«On disait pourtant qu’on ne les prenait qu’après vingt ans, c’est
encore des enfants.--Naturellement les journaux ont ordre de ne pas
dire cela. Du reste, c’est toute la jeunesse qui sera en avant, il n’en
reviendra pas lourd. D’un côté, ça fera du bon, une bonne saignée,
là, c’est utile de temps en temps, ça fera marcher le commerce. Ah!
dame, s’il y a des gosses trop tendres qui ont une hésitation, on
les fusille immédiatement, douze balles dans la peau, vlan! D’un
côté, il faut ça. Et puis, les officiers, qu’est-ce que ça peut leur
faire? Ils touchent leurs pesetas, c’est tout ce qu’ils demandent.»
Françoise pâlissait tellement pendant chacune de ces conversations
qu’on craignait que le maître d’hôtel ne la fît mourir d’une maladie
de cœur. Elle ne perdait pas ses défauts pour cela. Quand une jeune
fille venait me voir, si mal aux jambes qu’eût la vieille servante,
m’arrivait-il de sortir un instant de ma chambre, je la voyais au haut
d’une échelle, dans la penderie, en train, disait-elle, de chercher
quelque paletot à moi pour voir si les mites ne s’y mettaient pas, en
réalité pour nous écouter. Elle gardait malgré toutes mes critiques sa
manière insidieuse de poser des questions d’une façon indirecte pour
laquelle elle avait utilisé depuis quelque temps un certain «parce
que sans doute». N’osant pas me dire: «Est-ce que cette dame a un
hôtel?» elle me disait, les yeux timidement levés comme ceux d’un bon
chien: «Parce que sans doute cette dame a un hôtel particulier...»,
évitant l’interrogation flagrante, moins pour être polie que pour ne
pas sembler curieuse. Enfin, comme les domestiques que nous aimons le
plus--surtout s’ils ne nous rendent presque plus les services et les
égards de leur emploi--restent, hélas, des domestiques et marquent
plus nettement les limites (que nous voudrions effacer) de leur caste
au fur et à mesure qu’ils croient le plus pénétrer la nôtre, Françoise
avait souvent à mon endroit (pour me piquer, eût dit le maître d’hôtel)
de ces propos étranges qu’une personne du monde n’aurait pas; avec
une joie aussi dissimulée mais aussi profonde que si c’eût été une
maladie grave, si j’avais chaud et que la sueur--je n’y prenais pas
garde--perlât à mon front: «Mais vous êtes en nage», me disait-elle,
étonnée comme devant un phénomène étrange, souriant un peu avec le
mépris que cause quelque chose d’indécent, «vous sortez, mais vous avez
oublié de mettre votre cravate», prenant pourtant la voix préoccupée
qui est chargée d’inquiéter quelqu’un sur son état. On aurait dit
que moi seul dans l’univers avais jamais été en nage. Car dans son
humilité, dans sa tendre admiration pour des êtres qui lui étaient
infiniment inférieurs, elle adoptait leur vilain tour de langage. Sa
fille s’étant plaint d’elle à moi et m’ayant dit (je ne sais de qui
elle l’avait appris): «Elle a toujours quelque chose à dire, que je
ferme mal les portes, et patati patali et patata patala», Françoise
crut sans doute que son incomplète éducation seule l’avait privée
jusqu’ici de ce bel usage. Et sur ses lèvres où j’avais vu fleurir
jadis le français le plus pur, j’entendis plusieurs fois par jour: «Et
patati patali et patata patala». Il est du reste curieux combien non
seulement les expressions mais les pensées varient peu chez une même
personne. Le maître d’hôtel ayant pris l’habitude de déclarer que M.
Poincaré était mal intentionné, pas pour l’argent, mais parce qu’il
avait voulu absolument la guerre, il redisait cela sept à huit fois par
jour devant le même auditoire habituel et toujours aussi intéressé. Pas
un mot n’était modifié, pas un geste, une intonation. Bien que cela ne
durât que deux minutes, c’était invariable, comme une représentation.
Ses fautes de français corrompaient le langage de Françoise tout autant
que les fautes de sa fille.

Elle ne dormait plus, ne mangeait plus, se faisait lire les
communiqués, auxquels elle ne comprenait rien, par le maître d’hôtel
qui n’y comprenait guère davantage, et chez qui le désir de tourmenter
Françoise était souvent dominé par une allégresse patriotique; il
disait avec un rire sympathique, en parlant des Allemands: «Ça doit
chauffer, notre vieux Joffre est en train de leur tirer des plans
sur la comète.» Françoise ne comprenait pas trop de quelle comète il
s’agissait, mais n’en sentait pas moins que cette phrase faisait partie
des aimables et originales extravagances auxquelles une personne bien
élevée doit répondre avec bonne humeur, par urbanité, et haussant
gaiement les épaules d’un air de dire: «Il est bien toujours le même»,
elle tempérait ses larmes d’un sourire. Au moins était-elle heureuse
que son nouveau garçon boucher qui, malgré son métier, était assez
craintif (il avait cependant commencé dans les abattoirs) ne fût pas
d’âge à partir. Sans quoi elle eût été capable d’aller trouver le
Ministre de la Guerre.

Le maître d’hôtel n’eût pu imaginer que les communiqués ne fussent pas
excellents et qu’on ne se rapprochât pas de Berlin, puisqu’il lisait:
«Nous avons repoussé, avec de fortes pertes pour l’ennemi, etc.»,
actions qu’il célébrait comme de nouvelles victoires. J’étais cependant
effrayé de la rapidité avec laquelle le théâtre de ces victoires se
rapprochait de Paris, et je fus même étonné que le maître d’hôtel,
ayant vu dans un communiqué qu’une action avait eu lieu près de Lens,
n’eût pas été inquiet en voyant dans le journal du lendemain que ses
suites avaient tourné à notre avantage à Jouy-le-Vicomte, dont nous
tenions solidement les abords. Le maître d’hôtel savait, connaissait
pourtant bien le nom, Jouy-le-Vicomte, qui n’était pas tellement
éloigné de Combray. Mais on lit les journaux comme on aime, un bandeau
sur les yeux. On ne cherche pas à comprendre les faits. On écoute les
douces paroles du rédacteur en chef, comme on écoute les paroles de sa
maîtresse. On est battu et content parce qu’on ne se croit pas battu,
mais vainqueur.

Je n’étais pas, du reste, demeuré longtemps à Paris et j’avais regagné
assez vite ma maison de santé. Bien qu’en principe le docteur nous
traitât par l’isolement, on m’y avait remis à deux époques différentes
une lettre de Gilberte et une lettre de Robert. Gilberte m’écrivait
(c’était à peu près en septembre 1914) que, quelque désir qu’elle eût
de rester à Paris pour avoir plus facilement des nouvelles de Robert,
les raids perpétuels de taubes au-dessus de Paris lui avaient causé
une telle épouvante, surtout pour sa petite fille, qu’elle s’était
enfuie de Paris par le dernier train qui partait encore pour Combray,
que le train n’était même pas allé à Combray et que ce n’était que
grâce à la charrette d’un paysan sur laquelle elle avait fait dix
heures d’un trajet atroce, qu’elle avait pu gagner Tansonville! «Et
là, imaginez-vous ce qui attendait votre vieille amie, m’écrivait
en finissant Gilberte. J’étais partie de Paris pour fuir les avions
allemands, me figurant qu’à Tansonville je serais à l’abri de tout.
Je n’y étais pas depuis deux jours que vous n’imaginerez jamais ce
qui arrivait: les Allemands qui envahissaient la région après avoir
battu nos troupes près de La Fère, et un état-major allemand suivi
d’un régiment qui se présentait à la porte de Tansonville, et que
j’étais obligée d’héberger, et pas moyen de fuir, plus un train,
rien.» L’état-major allemand s’était-il bien conduit, ou fallait-il
voir dans la lettre de Gilberte un effet par contagion de l’esprit
des Guermantes, lesquels étaient de souche bavaroise, apparentée à
la plus haute aristocratie d’Allemagne, mais Gilberte ne tarissait
pas sur la parfaite éducation de l’état-major, et même des soldats
qui lui avaient seulement demandé «la permission de cueillir un des
ne-m’oubliez-pas qui poussaient auprès de l’étang», bonne éducation
qu’elle opposait à la violence désordonnée des fuyards français, qui
avaient traversé la propriété en saccageant tout, avant l’arrivée des
généraux allemands. En tout cas, si la lettre de Gilberte était par
certains côtés imprégnée de l’esprit des Guermantes--d’autres diraient
de l’internationalisme juif, ce qui n’aurait probablement pas été
juste, comme on verra--la lettre que je reçus pas mal de mois plus
tard de Robert était, elle, beaucoup plus Saint-Loup que Guermantes,
reflétant de plus toute la culture libérale qu’il avait acquise, et,
en somme, entièrement sympathique. Malheureusement il ne me parlait
pas de stratégie comme dans ses conversations de Doncières et ne me
disait pas dans quelle mesure il estimait que la guerre confirmât ou
infirmât les principes qu’il m’avait alors exposés. Tout au plus me
dit-il que depuis 1914 s’étaient en réalité succédé plusieurs guerres,
les enseignements de chacune influant sur la conduite de la suivante.
Et, par exemple, la théorie de la «percée» avait été complétée par
cette thèse qu’il fallait avant de percer bouleverser entièrement
par l’artillerie le terrain occupé par l’adversaire. Mais ensuite on
avait constaté qu’au contraire ce bouleversement rendait impossible
l’avance de l’infanterie et de l’artillerie dans des terrains dont des
milliers de trous d’obus avaient fait autant d’obstacles. «La guerre,
disait-il, n’échappe pas aux lois de notre vieil Hegel. Elle est en
état de perpétuel devenir.» C’était peu auprès de ce que j’aurais
voulu savoir. Mais ce qui me fâchait davantage encore c’est qu’il
n’avait plus le droit de me citer de noms de généraux. Et d’ailleurs,
par le peu que me disait le journal, ce n’était pas ceux dont j’étais
à Doncières si préoccupé de savoir lesquels montreraient le plus de
valeur dans une guerre, qui conduisaient celle-ci. Geslin de Bourgogne,
Galliffet, Négrier étaient morts. Pau avait quitté le service actif
presque au début de la guerre. De Joffre, de Foch, de Castelnau, de
Pétain, nous n’avions jamais parlé, «Mon petit, m’écrivait Robert, si
tu voyais tout ce monde, surtout les gens du peuplet les ouvriers, les
petits commerçants, qui ne se doutaient pas de ce qu’ils recelaient en
eux d’héroïsme et seraient morts dans leur lit sans l’avoir soupçonné,
courir sous les balles pour secourir un camarade, pour emporter un chef
blessé, et, frappés eux-mêmes, sourire au moment où ils vont mourir
parce que le médecin-chef, leur apprend que la tranchée a été reprise
aux Allemands, je t’assure, mon cher petit, que cela donne une belle
idée du Français et que ça fait comprendre les époques historiques qui
nous paraissaient un peu extraordinaires dans nos classes. L’époque est
tellement belle que tu trouverais comme moi que les mots ne sont plus
rien. Au contact d’une telle grandeur, le mot «poilu» est devenu pour
moi quelque chose dont je ne sens pas plus s’il a pu contenir d’abord
une allusion ou une plaisanterie que quand nous lisons «chouans» par
exemple. Mais je sais «poilu» déjà prêt pour de grands poètes, comme
les mots déluge, ou Christ, ou barbares qui étaient déjà pétris de
grandeur avant que s’en fussent servis Hugo, Vigny, ou les autres.
Je dis que le peuple est ce qu’il y a de mieux, mais tout le monde
est bien. Le pauvre Vaugoubert, le fils de l’ambassadeur, a été sept
fois blessé avant d’être tué, et chaque fois qu’il revenait d’une
expédition sans avoir écopé, il avait l’air de s’excuser et de dire que
ce n’était pas sa faute. C’était un être charmant. Nous nous étions
beaucoup liés, les pauvres parents ont eu la permission de venir à
l’enterrement, à condition de ne pas être en deuil et de ne rester que
cinq minutes à cause du bombardement. La mère, un grand cheval que tu
connais peut-être, pouvait avoir beaucoup de chagrin, on ne distinguait
rien. Mais le pauvre père était dans un tel état que je t’assure que
moi, qui ai fini par devenir tout à fait insensible à force de prendre
l’habitude de voir la tête du camarade, qui est en train de me parler,
subitement labourée par une torpille ou même détachée du tronc, je ne
pouvais pas me contenir en voyant l’effondrement du pauvre Vaugoubert
qui n’était plus qu’une espèce de loque. Le Général avait beau lui dire
que c’était pour la France, que son fils s’était conduit en héros, cela
ne faisait que redoubler les sanglots du pauvre homme qui ne pouvait
pas se détacher du corps de son fils. Enfin, et c’est pour cela qu’il
faut se dire qu’«ils ne passeront pas», tous ces gens-là, comme mon
pauvre valet de chambre, comme Vaugoubert, ont empêché les Allemands
de passer. Tu trouves peut-être que nous n’avançons pas beaucoup,
mais il ne faut pas raisonner, une armée se sent victorieuse par une
impression intime, comme un mourant se sent foutu. Or nous savons que
nous aurons la victoire et nous la voulons pour dicter la paix juste,
je ne veux pas dire seulement pour nous, vraiment juste, juste pour les
Français, juste pour les Allemands.»

De même que les héros d’un esprit médiocre et banal écrivant des poèmes
pendant leur convalescence se plaçaient pour décrire la guerre non au
niveau des événements, qui en eux-mêmes ne sont rien, mais de la banale
esthétique, dont ils avaient suivi les règles jusque-là, parlant,
comme ils eussent fait dix ans plus tôt, de la «sanglante aurore», du
«vol frémissant de la victoire», etc., Saint-Loup, lui, beaucoup plus
intelligent et artiste, restait intelligent et artiste, et notait avec
goût pour moi des paysages pendant qu’il était immobilisé à la lisière
d’une forêt marécageuse, mais comme si ç’avait été pour une chasse au
canard. Pour me faire comprendre certaines oppositions d’ombre et de
lumière qui avaient été «l’enchantement de sa matinée», il me citait
certains tableaux que nous aimions l’un et l’autre et ne craignait pas
de faire allusion à une page de Romain Rolland, voire de Nietzsche,
avec cette indépendance des gens du front qui n’avaient pas la même
peur de prononcer un nom allemand que ceux de l’arrière, et même avec
cette pointe de coquetterie à citer un ennemi que mettait, par exemple,
le colonel du Paty de Clam, dans la salle des témoins de l’affaire
Zola, à réciter en passant devant Pierre Quillard, poète dreyfusard de
la plus extrême violence et que, d’ailleurs, il ne connaissait pas,
des vers de son drame symboliste: _La Fille aux mains coupées_.
Saint-Loup me parlait-il d’une mélodie de Schumann, il n’en donnait
le titre qu’en allemand et ne prenait aucune circonlocution pour me
dire que quand, à l’aube, il avait entendu un premier gazouillement à
la lisière d’une forêt, il avait été enivré comme si lui avait parlé
l’oiseau de ce «sublime Siegfried» qu’il espérait bien entendre après
la guerre.

Et maintenant, à mon second retour à Paris, j’avais reçu dès le
lendemain de mon arrivée, une nouvelle lettre de Gilberte, qui sans
doute avait oublié celle, ou du moins le sens de celle que j’ai
rapportée, car son départ de Paris à la fin de 1914 y était représenté
rétrospectivement d’une manière assez différente. «Vous ne savez
peut-être pas, mon cher ami, me disait-elle, que voilà bientôt deux
ans que je suis à Tansonville. J’y suis arrivée en même temps que
les Allemands. Tout le monde avait voulu m’empêcher de partir. On me
traitait de folle.--Comment, me disait-on, vous êtes en sûreté à Paris
et vous partez pour ces régions envahies, juste au moment où tout le
monde cherche à s’en échapper.--Je ne méconnaissais pas tout ce que
ce raisonnement avait de juste. Mais, que voulez-vous, je n’ai qu’une
seule qualité, je ne suis pas lâche, ou, si vous aimez mieux, je suis
fidèle, et quand j’ai su mon cher Tansonville menacé, je n’ai pas voulu
que notre vieux régisseur restât seul à le défendre. Il m’a semblé
que ma place était à ses côtés. Et c’est, du reste, grâce à cette
résolution que j’ai pu sauver à peu près le château--quand tous les
autres dans le voisinage, abandonnés par leurs propriétaires affolés,
ont été presque tous détruits de fond en comble--et non seulement le
château, mais les précieuses collections auxquelles mon cher Papa
tenait tant.» En un mot, Gilberte était persuadée maintenant qu’elle
n’était pas allée à Tansonville, comme elle me l’avait écrit en 1914,
pour fuir les Allemands et pour être à l’abri, mais au contraire pour
les rencontrer et défendre contre eux son château. Ils n’étaient
pas restés à Tansonville, d’ailleurs, mais elle n’avait plus cessé
d’avoir chez elle un va-et-vient constant de militaires qui dépassait
de beaucoup celui qui tirait les larmes à Françoise dans la rue de
Combray, et de mener, comme elle disait cette fois en toute vérité, la
vie du front. Aussi parlait-on dans les journaux avec les plus grands
éloges de son admirable conduite et il était question de la décorer.
La fin de sa lettre était entièrement exacte. «Vous n’avez pas idée de
ce que c’est que cette guerre, mon cher ami, et de l’importance qu’y
prend une route, un pont, une hauteur. Que de fois j’ai pensé à vous,
aux promenades, grâce à vous rendues délicieuses, que nous faisions
ensemble dans tout ce pays aujourd’hui ravagé, alors que d’immenses
combats se livrent pour la possession de tel chemin, de tel coteau que
vous aimiez, où nous sommes allés si souvent ensemble. Probablement
vous comme moi, vous ne vous imaginiez pas que l’obscur Roussainville
et l’assommant Méséglise, d’où on nous portait nos lettres, et où on
était allé chercher le docteur quand vous avez été souffrant, seraient
jamais des endroits célèbres. Eh bien, mon cher ami, ils sont à jamais
entrés dans la gloire au même titre qu’Austerlitz ou Valmy. La bataille
de Méséglise a duré plus de huit mois, les Allemands y ont perdu plus
de cent mille hommes, ils ont détruit Méséglise, mais ils ne l’ont
pas pris. Le petit chemin que vous aimiez tant, que nous appelions
le raidillon aux aubépines et où vous prétendez que vous êtes tombé
dans votre enfance amoureux de moi, alors que je vous assure en toute
vérité que c’était moi qui étais amoureuse de vous, je ne peux pas
vous dire l’importance qu’il a prise. L’immense champ de blé auquel
il aboutit, c’est la fameuse cote 307 dont vous avez dû voir le nom
revenir si souvent dans les communiqués. Les Français ont fait sauter
le petit pont sur la Vivonne qui, disiez-vous, ne vous rappelait pas
votre enfance autant que vous l’auriez voulu, les Allemands en ont jeté
d’autres; pendant un an et demi ils ont eu une moitié de Combray et les
Français l’autre moitié.»

Le lendemain du jour où j’avais reçu cette lettre, c’est-à-dire
l’avant-veille de celui où, cheminant dans l’obscurité, j’entendais
sonner le bruit de mes pas, tout en remâchant tous ces souvenirs,
Saint-Loup venu du front, sur le point d’y retourner, m’avait fait une
visite de quelques secondes seulement, dont l’annonce seule m’avait
violemment ému. Françoise avait d’abord voulu se précipiter sur lui,
espérant qu’il pourrait faire réformer le timide garçon boucher, dont,
dans un an, la classe allait partir. Mais elle fut arrêtée elle-même
en pensant à l’inutilité de cette démarche, car depuis longtemps le
timide tueur d’animaux avait changé de boucherie, et soit que la
patronne de la nôtre craignît de perdre notre clientèle, soit qu’elle
fût de bonne foi, elle avait déclaré à Françoise qu’elle ignorait où
ce garçon, «qui, d’ailleurs, ne ferait jamais un bon boucher», était
employé. Françoise avait bien cherché partout, mais Paris est grand,
les boucheries nombreuses, et elle avait eu beau entrer dans un grand
nombre, elle n’avait pu retrouver le jeune homme timide et sanglant.

Quand Saint-Loup était entré dans ma chambre, je l’avais approché avec
ce sentiment de timidité, avec cette impression de surnaturel que
donnaient au fond tous les permissionnaires et qu’on éprouve quand
on est introduit auprès d’une personne atteinte d’un mal mortel et
qui cependant se lève, s’habille, se promène encore. Il semblait (il
avait surtout semblé au début, car pour qui n’avait pas vécu comme moi
loin de Paris, l’habitude était venue qui retranche aux choses que
nous avons vues plusieurs fois la racine d’impression profonde et de
pensée qui leur donne leur sens réel), il semblait presque qu’il y eût
quelque chose de cruel dans ces permissions données aux combattants.
Aux premières, on se disait: «Ils ne voudront pas repartir, ils
déserteront.» Et en effet, ils ne venaient pas seulement de lieux qui
nous semblaient irréels parce que nous n’en avions entendu parler que
par les journaux et que nous ne pouvions nous figurer qu’on eût pris
part à ces combats titaniques et revenir seulement avec une contusion
à l’épaule; c’était des rivages de la mort, vers lesquels ils allaient
retourner, qu’ils venaient un instant parmi nous, incompréhensibles
pour nous, nous remplissant de tendresse, d’effroi, et d’un sentiment
de mystère, comme ces morts que nous évoquons, qui nous apparaissent
une seconde, que nous n’osons pas interroger et qui, du reste,
pourraient tout au plus nous répondre: «Vous ne pourriez pas vous
figurer.» Car il est extraordinaire à quel point chez les rescapés du
front que sont les permissionnaires parmi les vivants, ou chez les
morts qu’un médium hypnotise ou évoque, le seul effet d’un contact
avec le mystère soit d’accroître s’il est possible l’insignifiance des
propos. Tel j’abordai Robert qui avait encore au front une cicatrice
plus auguste et plus mystérieuse pour moi que l’empreinte laissée
sur la terre par le pied d’un géant. Et je n’avais pas osé lui poser
de question et il ne m’avait dit que de simples paroles. Encore
étaient-elles fort peu différentes de ce qu’elles eussent été avant
la guerre, comme si les gens, malgré elle, continuaient à être ce
qu’ils étaient; le ton des entretiens était le même, la matière seule
différait, et encore!

Je crus comprendre que Robert avait trouvé aux armées des ressources
qui lui avaient fait peu à peu oublier que Morel s’était aussi mal
conduit avec lui qu’avec son oncle. Pourtant il lui gardait une grande
amitié et était pris de brusques désirs de le revoir, qu’il ajournait
sans cesse. Je crus plus délicat envers Gilberte de ne pas indiquer
à Robert que pour retrouver Morel il n’avait qu’à aller chez Mme
Verdurin.

Je dis avec humilité à Robert combien on sentait peu la guerre à
Paris, il me dit que même à Paris c’était quelquefois «assez inouï».
Il faisait allusion à un raid de zeppelins qu’il y avait eu la veille
et il me demanda si j’avais bien vu, mais comme il m’eût parlé
autrefois de quelque spectacle d’une grande beauté esthétique. Encore
au front comprend-on qu’il y ait une sorte de coquetterie à dire:
«C’est merveilleux, quel rose! et ce vert pâle!», au moment où on peut
à tout instant être tué, mais ceci n’existait pas chez Saint-Loup, à
Paris, à propos d’un raid insignifiant. Je lui parlai de la beauté
des avions qui montaient dans la nuit, «Et peut-être encore plus de
ceux qui descendent, me dit-il. Je reconnais que c’est très beau
le moment où ils montent, où ils vont faire _constellation_
et obéissent en cela à des lois tout aussi précises que celles qui
régissent les constellations, car ce qui te semble un spectacle est
le ralliement des escadrilles, les commandements qu’on leur donne,
leur départ en chasse, etc. Mais est-ce que tu n’aimes pas mieux le
moment où, définitivement assimilés aux étoiles, ils s’en détachent
pour partir en chasse ou rentrer après la berloque, le moment où ils
«font _apocalypse_», même les étoiles ne gardait plus leur place.
Et ces sirènes, était-ce assez wagnérien, ce qui, du reste, était bien
naturel pour saluer l’arrivée des Allemands, ça faisait très hymne
national, très Wacht am Rhein, avec le Kronprinz et les princesses dans
la loge impériale; c’était à se demander si c’était bien des aviateurs
et pas plutôt des Walkyries qui montaient.» Il semblait avoir plaisir
à cette assimilation des aviateurs et des Walkyries et l’expliquait,
d’ailleurs, par des raisons purement musicales: «Dame, c’est que la
musique des sirènes était d’une _Chevauchée_. Il faut décidément
l’arrivée des Allemands pour qu’on puisse entendre du Wagner à Paris.»
A certains points de vue la comparaison n’était pas fausse. La ville
semblait une masse informe et noire qui tout d’un coup passait des
profondeurs de la nuit dans la lumière et dans le ciel où un à un
les aviateurs s’élevaient à l’appel déchirant des sirènes, cependant
que d’un mouvement plus lent, mais plus insidieux, plus alarmant,
car ce regard faisait penser à l’objet invisible encore et peut-être
déjà proche qu’il cherchait, les projecteurs se remuaient sans cesse,
flairaient l’ennemi, le cernaient dans leurs lumières jusqu’au moment
où les avions aiguillés bondiraient en chasse pour le saisir. Et
escadrille après escadrille chaque aviateur s’élançait ainsi de la
ville, transporté maintenant dans le ciel, pareil à une Walkyrie.
Pourtant des coins de la terre, au ras des maisons, s’éclairaient et je
dis à Saint-Loup que s’il avait été à la maison la veille, il aurait
pu, tout en contemplant l’apocalypse dans le ciel, voir sur la terre,
comme dans l’enterrement du comte d’Orgaz du Greco où ces différents
plans sont parallèles, un vrai vaudeville joué par des personnages en
chemise de nuit, lesquels, à cause de leurs noms célèbres, eussent
mérité d’être envoyés à quelque successeur de ce Ferrari dont les
notes mondaines nous avaient si souvent amusés, Saint-Loup et moi, que
nous nous amusions pour nous-mêmes à en inventer. Et c’est ce que nous
aurions fait encore ce jour-là comme s’il n’y avait pas la guerre, bien
que sur un sujet fort «guerre»: la peur des Zeppelins--reconnu: la
duchesse de Guermantes superbe en chemise de nuit, le duc de Guermantes
inénarrable en pyjama rose et peignoir de bain, etc., etc. «Je suis
sûr, me dit-il, que dans tous les grands hôtels on a dû voir les juives
américaines en chemise, serrant sur leur sein décati le collier de
perles qui leur permettra d’épouser un duc décavé. L’hôtel Ritz, ces
soirs-là, doit ressembler à l’Hôtel du libre échange.»

Je demandai à Saint-Loup si cette guerre avait confirmé ce que
nous disions des guerres passées à Doncières. Je lui rappelai des
propos que lui-même avait oubliés, par exemple sur les pastiches des
batailles par les généraux à venir. «La feinte, lui disais-je, n’est
plus guère possible dans ces opérations qu’on prépare d’avance avec
de telles accumulations d’artillerie. Et ce que tu m’as dit depuis
sur les reconnaissances par les avions, qu’évidemment tu ne pouvais
pas prévoir, empêche l’emploi des ruses napoléoniennes.--Comme tu te
trompes, me répondit-il, cette guerre, évidemment, est nouvelle par
rapport aux autres et se compose elle-même de guerres successives, dont
la dernière est une innovation par rapport à celle qui l’a précédée.
Il faut s’adapter à une formule nouvelle de l’ennemi pour se défendre
contre elle, et alors lui-même recommence à innover, mais, comme en
toute chose humaine, les vieux trucs prennent toujours. Pas plus tard
qu’hier au soir, le plus intelligent des critiques militaires écrivait:
«Quand les Allemands ont voulu délivrer la Prusse orientale, ils ont
commencé l’opération par une puissante démonstration fort au sud contre
Varsovie, sacrifiant dix mille hommes pour tromper l’ennemi. Quand
ils ont créé, au début de 1915, la masse de manœuvre de l’archiduc
Eugène pour dégager la Hongrie menacée, ils ont répandu le bruit que
cette masse était destinée à une opération contre la Serbie. C’est
ainsi qu’en 1800 l’armée qui allait opérer contre l’Italie était
essentiellement qualifiée d’armée de réserve et semblait destinée
non à passer les Alpes, mais à appuyer les armées engagées sur les
théâtres septentrionaux. La ruse d’Hindenburg attaquant Varsovie pour
masquer l’attaque véritable sur les lacs de Mazurie est imitée d’un
plan de Napoléon de 1812.» «Tu vois que M. Bidou reproduit presque les
paroles que tu me rappelles et que j’avais oubliées. Et comme la guerre
n’est pas finie, ces ruses-là se reproduiront encore et réussiront,
car on ne perce rien à jour, ce qui a pris une fois a pris parce que
c’était bon et prendra toujours.» Et en effet, bien longtemps après
cette conversation avec Saint-Loup, pendant que les regards des Alliés
étaient fixés sur Pétrograd, contre laquelle capitale on croyait
que les Allemands commençaient leur marche, ils préparaient la plus
puissante offensive contre l’Italie. Saint-Loup me cita bien d’autres
exemples de pastiches militaires, ou, si l’on croit qu’il n’y a pas
un art mais une science militaire, d’application de lois permanentes.
«Je ne veux pas dire, il y aurait contradiction dans les mots, ajouta
Saint-Loup, que l’art de la guerre soit une science. Et s’il y a une
science de la guerre, il y a diversité, dispute et contradiction entre
les savants. Diversité projetée pour une part dans la catégorie du
temps. Ceci est assez rassurant, car, pour autant que cela est, cela
n’indique pas forcément erreur mais vérité qui évolue.» Il devait me
dire plus tard: «Vois dans cette guerre l’évolution des idées sur la
possibilité de la percée, par exemple. On y croit d’abord, puis on
vient à la doctrine de l’invulnérabilité des fronts, puis à celle de la
percée possible, mais dangereuse, de la nécessité de ne pas faire un
pas en avant sans que l’objectif soit d’abord détruit (un journaliste
péremptoire écrira que prétendre le contraire est la plus grande
sottise qu’on puisse dire), puis, au contraire, à celle d’avancer
avec une très faible préparation d’artillerie, puis on en vient à
faire remonter l’invulnérabilité des fronts à la guerre de 1870 et à
prétendre que c’est une idée fausse pour la guerre actuelle, donc une
idée d’une vérité relative. Fausse dans la guerre actuelle à cause de
l’accroissement des masses et du perfectionnement des engins (voir
Bidou du 2 juillet 1918), accroissement qui d’abord avait fait croire
que la prochaine guerre serait très courte, puis très longue, et enfin
a fait croire de nouveau à la possibilité des décisions victorieuses.
Bidou cite les Alliés sur la Somme, les Allemands vers Paris en 1918.
De même à chaque conquête des Allemands on dit: le terrain n’est
rien, les villes ne sont rien, ce qu’il faut c’est détruire la force
militaire de l’adversaire. Puis les Allemands à leur tour adoptent
cette théorie en 1918 et alors Bidou explique curieusement (2 juillet
1918) comment certains points vitaux, certains espaces essentiels
s’ils sont conquis décident de la victoire. C’est, d’ailleurs, une
tournure de son esprit. Il a montré comment si la Russie était bouchée
sur mer elle serait défaite et qu’une armée enfermée dans une sorte de
camp d’emprisonnement est destinée à périr.»

Il faut dire pourtant que si la guerre n’avait pas modifié le caractère
de Saint-Loup, son intelligence, conduite par une évolution où
l’hérédité entrait pour une grande part, avait pris un brillant que
je ne lui avais jamais vu. Quelle distance entre le jeune blondin qui
jadis était courtisé par les femmes chic ou aspirait à le devenir,
et le discoureur, le doctrinaire qui ne cessait de jouer avec les
mots! A une autre génération, sur une autre tige, comme un acteur
qui reprend le rôle joué jadis par Bressant ou Delaunay, il était
comme un successeur--rose, blond et doré, alors que l’autre était
mi-partie très noir et tout blanc--de M. de Charlus. Il avait beau ne
pas s’entendre avec son oncle sur la guerre, s’étant rangé dans cette
fraction de l’aristocratie qui faisait passer la France avant tout
tandis que M. de Charlus était au fond défaitiste, il pouvait montrer
à celui qui n’avait pas vu le «créateur du rôle» comment on pouvait
exceller dans l’emploi de raisonneur. «Il paraît que Hindenbourg c’est
une révélation, lui dis-je.--Une vieille révélation, me répondit-il
du «tac au tac», ou une future révélation.» Il aurait fallu, au
lieu de ménager l’ennemi, laisser faire Mangin, abattre l’Autriche
et l’Allemagne et européaniser la Turquie au lieu de montégriniser
la France. «Mais nous aurons l’aide des États-Unis, lui dis-je.--En
attendant, je ne vois ici que le spectacle des États désunis. Pourquoi
ne pas faire des concessions plus larges à l’Italie par la peur de
déchristianiser la France?--Si ton oncle Charlus t’entendait! lui
dis-je. Au fond tu ne serais pas fâché qu’on offense encore un peu plus
le Pape, et lui pense avec désespoir au mal qu’on peut faire au trône
de François-Joseph. Il se dit, d’ailleurs, en cela dans la tradition
de Talleyrand et du Congrès de Vienne.--L’ère du Congrès de Vienne est
révolue, me répondit-il; à la diplomatie secrète il faut opposer la
diplomatie concrète. Mon oncle est au fond un monarchiste impénitent à
qui on ferait avaler des carpes comme Mme Molé ou des escarpes comme
Arthur Meyer, pourvu que carpes et escarpes fussent à la Chambord. Par
haine du drapeau tricolore, je crois qu’il se rangerait plutôt sous le
torchon du Bonnet rouge, qu’il prendrait de bonne foi pour le Drapeau
blanc.» Certes, ce n’était que des mots et Saint-Loup était loin
d’avoir l’originalité quelquefois profonde de son oncle. Mais il était
aussi affable et charmant de caractère que l’autre était soupçonneux et
jaloux. Et il était resté charmant et rose comme à Balbec, sous tous
ses cheveux d’or. La seule chose où son oncle ne l’eût pas dépassé
était cet état d’esprit du faubourg Saint-Germain dont sont empreints
ceux qui croient s’en être le plus détachés et qui leur donne à la fois
ce respect des hommes intelligents pas nés (qui ne fleurit vraiment
que dans la noblesse et rend les révolutions si injustes) et cette
niaise satisfaction de soi. De par ce mélange d’humilité et d’orgueil,
de curiosité d’esprit acquise et d’autorité innée, M. de Charlus et
Saint-Loup, par des chemins différents et avec des opinions opposées,
étaient devenus, à une génération d’intervalle, des intellectuels que
toute idée nouvelle intéresse et des causeurs de qui aucun interrupteur
ne peut obtenir le silence. De sorte qu’une personne un peu médiocre
pouvait les trouver l’un et l’autre, selon la disposition où elle se
trouvait, éblouissants ou raseurs.

Tout en me rappelant la visite de Saint-Loup j’avais marché, puis, pour
aller chez Mme Verdurin, fait un long crochet; j’étais presque au
pont des Invalides. Les lumières, assez peu nombreuses (à cause des
gothas), étaient allumées un peu trop tôt, car le changement d’heure
avait été fait un peu trop tôt, quand la nuit venait encore assez vite,
mais stabilisé pour toute la belle saison (comme les calorifères sont
allumés et éteints à partir d’une certaine date), et au-dessus de la
ville nocturnement éclairée, dans toute une partie du ciel--du ciel
ignorant de l’heure d’été et de l’heure d’hiver, et qui ne daignait pas
savoir que 8 h. ½ était devenu 9 h. ½--dans toute une partie du ciel
bleuâtre il continuait à faire un peu jour. Dans toute la partie de la
ville que dominent les tours du Trocadéro, le ciel avait l’air d’une
immense mer nuance de turquoise qui se retire, laissant déjà émerger
toute une ligne légère de rochers noirs, peut-être même de simples
filets de pêcheurs alignés les uns auprès des autres, et qui étaient de
petits nuages. Mer en ce moment couleur turquoise et qui emporte avec
elle, sans qu’ils s’en aperçoivent, les hommes entraînés dans l’immense
révolution de la terre, de la terre sur laquelle ils sont assez fous
pour continuer leurs révolutions à eux, et leurs vaines guerres, comme
celle qui ensanglantait en ce moment la France. Du reste, à force de
regarder le ciel paresseux et trop beau, qui ne trouvait pas digne de
lui de changer son horaire et au-dessus de la ville allumée prolongeait
mollement, en ces tons bleuâtres, sa journée qui s’attardait, le
vertige prenait: ce n’était plus une mer étendue, mais une gradation
verticale de bleus glaciers. Et les tours du Trocadéro qui semblaient
si proches des degrés de turquoise devaient en être extrêmement
éloignées, comme ces deux tours de certaines villes de Suisse qu’on
croirait dans le lointain voisines avec la pente des cimes. Je revins
sur mes pas, mais une fois quitté le pont des Invalides, il ne faisait
plus jour dans le ciel, il n’y avait même guère de lumières dans la
ville, et butant çà et là contre des poubelles, prenant un chemin pour
un autre, je me trouvai sans m’en douter, en suivant machinalement un
dédale de rues obscures, arrivé sur les boulevards. Là, l’impression
d’Orient que je venais d’avoir se renouvela et, d’autre part, à
l’évocation du Paris du Directoire succéda celle du Paris de 1815.
Comme en 1815 c’était le défilé le plus disparate des uniformes des
troupes alliées; et, parmi elles, des Africains en jupe-culotte rouge,
des Hindous enturbannés de blanc suffisaient pour que de ce Paris où
je me promenais je fisse toute une imaginaire cité exotique, dans
un Orient à la fois minutieusement exact en ce qui concernait les
costumes et la couleur des visages, arbitrairement chimérique en ce
qui concernait le décor, comme de la ville où il vivait, Carpaccio fit
une Jérusalem ou une Constantinople en y assemblant une foule dont la
merveilleuse bigarrure n’était pas plus colorée que celle-ci. Marchant
derrière deux zouaves qui ne semblaient guère se préoccuper de lui,
j’aperçus un homme gras et gros, en feutre mou, en longue houppelande
et sur la figure mauve duquel j’hésitai si je devais mettre le nom d’un
acteur ou d’un peintre également connus pour d’innombrables scandales
sodomistes. J’étais certain en tout cas que je ne connaissais pas le
promeneur, aussi fus-je bien surpris, quand ses regards rencontrèrent
les miens, de voir qu’il avait l’air gêné et fit exprès de s’arrêter
et de venir à moi comme un homme qui veut montrer que vous ne le
surprenez nullement en train de se livrer à une occupation qu’il eût
préféré laisser secrète. Une seconde je me demandai qui me disait
bonjour: c’était M. de Charlus. On peut dire que pour lui l’évolution
de son mal ou la révolution de son vice était à ce point extrême où la
petite personnalité primitive de l’individu, ses qualités ancestrales,
sont entièrement interceptées par le passage en face d’elles du défaut
ou du mal générique dont ils sont accompagnés. M. de Charlus était
arrivé aussi loin qu’il était possible de soi-même, ou plutôt il
était lui-même si parfaitement masqué par ce qu’il était devenu et
qui n’appartenait pas à lui seul, mais à beaucoup d’autres invertis,
qu’à la première minute je l’avais pris pour un autre d’entre eux,
derrière ces zouaves, en plein boulevard, pour un autre d’entre eux
qui n’était pas M. de Charlus, qui n’était pas un grand seigneur,
qui n’était pas un homme d’imagination et d’esprit et qui n’avait
pour toute ressemblance avec le baron que cet air commun à eux tous,
et qui maintenant chez lui, au moins avant qu’on se fût appliqué à
bien regarder, couvrait tout. C’est ainsi qu’ayant voulu aller chez
Mme Verdurin j’avais rencontré M. de Charlus. Et certes, je ne
l’eusse pas comme autrefois trouvé chez elle; leur brouille n’avait
fait que s’aggraver et Mme Verdurin se servait même des événements
présents pour le discréditer davantage. Ayant dit depuis longtemps
qu’elle le trouvait usé, fini, plus démodé dans ses prétendues audaces
que les plus pompiers, elle résumait maintenant cette condamnation
et dégoûtait de lui toutes les imaginations en disant qu’il était
«avant-guerre». La guerre avait mis entre lui et le présent, selon le
petit clan, une coupure qui le reculait dans le passé le plus mort.
D’ailleurs--et ceci s’adressait plutôt au monde politique, qui était
moins informé--elle le représentait comme aussi «toc», aussi «à côté»
comme situation mondaine que comme valeur intellectuelle. «Il ne voit
personne, personne ne le reçoit», disait-elle à M. Bontemps, qu’elle
persuadait aisément. Il y avait d’ailleurs du vrai dans ces paroles.
La situation de M. de Charlus avait changé. Se souciant de moins en
moins du monde, s’étant brouillé par caractère quinteux et ayant, par
conscience de sa valeur sociale, dédaigné de se réconcilier avec la
plupart des personnes qui étaient la fleur de la société, il vivait
dans un isolement relatif qui n’avait pas, comme celui où était morte
Mme de Villeparisis, l’ostracisme de l’aristocratie pour cause, mais
qui aux yeux du public paraissait pire pour deux raisons. La mauvaise
réputation, maintenant connue, de M. de Charlus faisait croire aux gens
peu renseignés que c’était pour cela que ne le fréquentaient point les
gens que de son propre chef il refusait de fréquenter. De sorte que ce
qui était l’effet de son humeur atrabilaire semblait celui du mépris
des personnes à l’égard de qui elle s’exerçait. D’autre part, Mme de
Villeparisis avait eu un grand rempart: la famille. Mais M. de Charlus
avait multiplié entre elle et lui les brouilles. Elle lui avait,
d’ailleurs--surtout côté vieux faubourg, côté Courvoisier--semblé
inintéressante. Et il ne se doutait guère, lui qui avait fait vers
l’art, par opposition aux Courvoisier, des pointes si hardies, que ce
qui eût intéressé le plus en lui un Bergotte, par exemple, c’était sa
parenté avec tout ce vieux faubourg, c’eût été le pouvoir de décrire
la vie quasi provinciale menée par ses cousines de la rue de la
Chaise, à la place du Palais-Bourbon et à la rue Garancière. Point de
vue moins transcendant et plus pratique, Mme Verdurin affectait
de croire qu’il n’était pas Français. «Quelle est sa nationalité
exacte, est-ce qu’il n’est pas Autrichien? demandait innocemment M.
Verdurin.--Mais non, pas du tout, répondait la comtesse Molé, dont le
premier mouvement obéissait plutôt au bon sens qu’à la rancune.--Mais
non, il est Prussien, disait la Patronne, mais je vous le dis, je le
sais, il nous l’a assez répété qu’il était membre héréditaire de la
Chambre des Seigneurs de Prusse et Durchlaucht.--Pourtant la reine de
Naples m’avait dit...--Vous savez que c’est une affreuse espionne,
s’écriait Mme Verdurin qui n’avait pas oublié l’attitude que la
souveraine déchue avait eue un soir chez elle. Je le sais et d’une
façon précise, elle ne vivait que de ça. Si nous avions un gouvernement
plus énergique, tout ça devrait être dans un camp de concentration.
Et allez donc! En tout cas, vous ferez bien de ne pas recevoir ce
joli monde, parce que je sais que le Ministre de l’Intérieur a l’œil
sur eux, votre hôtel serait surveillé. Rien ne m’enlèvera de l’idée
que pendant deux ans Charlus n’a pas cessé d’espionner chez moi.» Et
pensant probablement qu’on pouvait avoir un doute sur l’intérêt que
pouvaient présenter pour le gouvernement allemand les rapports les
plus circonstanciés sur l’organisation du petit clan, Mme Verdurin,
d’un air doux et perspicace, en personne qui sait que la Valeur de ce
qu’elle dit ne paraîtra que plus précieuse si elle n’enfle pas la voix
pour le dire: «Je vous dirai que dès le premier jour j’ai dit à mon
mari: Ça ne me va pas, la façon dont cet homme s’est introduit chez
moi. Ça a quelque chose de louche. Nous avions une propriété au fond
d’une baie, sur un point très élevé. Il était sûrement chargé par les
Allemands de préparer là une base pour leurs sous-marins. Il y avait
des choses qui m’étonnaient et que maintenant je comprends. Ainsi au
début il ne pouvait pas venir par le train avec les autres habitués.
Moi je lui avais très gentiment proposé une chambre dans le château. Hé
bien, non, il avait préféré habiter Doncières où il y avait énormément
de troupe. Tout ça sentait l’espionnage à plein nez.» Pour la première
des accusations dirigées contre le baron de Charlus, celle d’être
passé de mode, les gens du monde ne donnaient que trop aisément raison
à Mme Verdurin. En fait, ils étaient ingrats, car M. de Charlus
était en quelque sorte leur poète, celui qui avait su dégager dans la
mondanité ambiante une sorte de poésie où il entrait de l’histoire, de
la beauté, du pittoresque, du comique, de la frivole élégance. Mais
les gens du monde, incapables de comprendre cette poésie, n’en voyant
aucune dans leur vie, la cherchaient ailleurs et mettaient à mille
pieds au-dessus de M. de Charlus des hommes qui lui étaient infiniment
inférieurs, mais qui prétendaient mépriser le monde et, en revanche,
professaient des théories de sociologie et d’économie politique. M. de
Charlus s’enchantait à raconter des mots involontairement lyriques, et
à décrire les toilettes savamment gracieuses de la duchesse de X...,
la traitant de femme sublime, ce qui le faisait considérer comme une
espèce d’imbécile par des femmes du monde qui trouvaient la duchesse
de X ... une sotte sans intérêt, que les robes sont faites pour
être portées mais sans qu’on ait l’air d’y faire aucune attention,
et qui, elles, plus intelligentes, couraient à la Sorbonne ou à la
Chambre, si Deschanel devait parler. Bref, les gens du monde s’étaient
désengoués de M. de Charlus, non pas pour avoir trop pénétré, mais sans
avoir pénétré jamais sa rare valeur intellectuelle. On le trouvait
«avant-guerre», démodé, car ceux-là mêmes qui sont le plus incapables
de juger les mérites sont ceux qui pour les classer adoptent le plus
l’ordre de la mode; ils n’ont pas épuisé, pas même effleuré les hommes
de mérite qu’il y avait dans une génération, et maintenant il faut les
condamner tous en bloc car voici l’étiquette d’une génération nouvelle,
qu’on ne comprendra pas davantage. Quant à la deuxième accusation,
celle de germanisme, l’esprit juste-milieu des gens du monde la leur
faisait repousser, mais elle avait trouvé un interprète inlassable
et particulièrement cruel en Morel qui, ayant su garder dans les
journaux, et même dans le monde, la place que M. de Charlus avait, en
prenant, les deux fois, autant de peine, réussi à lui faire obtenir,
mais non pas ensuite à lui faire retirer, poursuivait le baron d’une
haine implacable; c’était non seulement cruel de la part de Morel,
mais doublement coupable, car quelles qu’eussent été ses relations
exactes avec le baron, il avait connu de lui ce qu’il cachait à tant
de gens, sa profonde bonté. M. de Charlus avait été avec le violoniste
d’une telle générosité, d’une telle délicatesse, lui avait montré de
tels scrupules de ne pas manquer à sa parole, qu’en le quittant l’idée
que Charlie avait emportée de lui n’était nullement l’idée d’un
homme vicieux (tout au plus considérait-il le vice du baron comme une
maladie) mais de l’homme ayant le plus d’idées élevées qu’il eût jamais
connu, un homme d’une sensibilité extraordinaire, une manière de saint.
Il le niait si peu que, même brouillé avec lui, il disait sincèrement
à des parents: «Vous pouvez lui confier votre fils, il ne peut avoir
sur lui que la meilleure influence.» Aussi quand il cherchait par ses
articles à le faire souffrir, dans sa pensée ce qu’il bafouait en lui
ce n’était pas le vice, c’était la vertu. Un peu avant la guerre, de
petites chroniques, transparentes pour ce qu’on appelait les initiés,
avaient commencé à faire le plus grand tort à M. de Charlus. De l’une
intitulée: «Les mésaventures d’une douairière en us, les vieux jours de
la Baronne», Mme Verdurin avait acheté cinquante exemplaires pour
pouvoir la prêter à ses connaissances, et M. Verdurin, déclarant que
Voltaire même n’écrivait pas mieux, en donnait lecture à haute voix.
Depuis la guerre le ton avait changé. L’inversion du baron n’était pas
seule dénoncée, mais aussi sa prétendue nationalité germanique: «Frau
Bosch», «Frau von den Bosch» étaient les surnoms habituels de M. de
Charlus. Un morceau d’un caractère poétique avait ce titre emprunté
à certains airs de danse dans Beethoven: «Une Allemande». Enfin deux
nouvelles: «Oncle d’Amérique et Tante de Francfort» et «Gaillard
d’arrière» lues en épreuves dans le petit clan, avaient fait la joie
de Brichot lui-même qui s’était écrié: «Pourvu que très haute et très
puissante Anastasie ne nous caviarde pas!» Les articles eux-mêmes
étaient plus fins que ces titres ridicules. Leur style dérivait de
Bergotte mais d’une façon à laquelle seul peut-être j’étais sensible,
et voici pourquoi. Les écrits de Bergotte n’avaient nullement influé
sur Morel. La fécondation s’était faite d’une façon toute particulière
et si rare que c’est à cause de cela seulement que je la rapporte
ici. J’ai indiqué en son temps la manière si spéciale que Bergotte
avait, quand il parlait, de choisir ses mots, de les prononcer.
Morel, qui l’avait longtemps rencontré, avait fait de lui alors des
«imitations», où il contrefaisait parfaitement sa voix, usant des mêmes
mots qu’il eût pris. Or maintenant, Morel pour écrire transcrivait
des conversations à la Bergotte, mais sans leur faire subir cette
transposition qui en eût fait du Bergotte écrit. Peu de personnes ayant
causé avec Bergotte, on ne reconnaissait pas le ton, qui différait du
style. Cette fécondation orale est si rare que j’ai voulu la citer ici.
Elle ne produit, d’ailleurs, que des fleurs stériles.

Morel qui était au bureau de la presse et dont personne ne connaissait
la situation irrégulière affectait de trouver, son sang français
bouillant dans ses veines comme le jus des raisins de Combray, que
c’était peu de chose que d’être dans un bureau pendant la guerre et
feignait de vouloir s’engager (alors qu’il n’avait qu’à rejoindre)
pendant que Mme Verdurin faisait tout ce qu’elle pouvait pour lui
persuader de rester à Paris. Certes, elle était indignée que M. de
Cambremer, à son âge, fût dans un état-major, et de tout homme qui
n’allait pas chez elle elle disait: «Où est-ce qu’il a encore trouvé le
moyen de se cacher celui-là?», et si on affirmait que celui-là était
en première ligne depuis le premier jour, répondait sans scrupule de
mentir ou peut-être par habitude de se tromper: «Mais pas du tout,
il n’a pas bougé de Paris, il fait quelque chose d’à peu près aussi
dangereux que de promener un ministre, c’est moi qui vous le dis, je
vous en réponds, je le sais par quelqu’un qui l’a vu»; mais pour les
fidèles ce n’était pas la même chose, elle ne voulait pas les laisser
partir, considérant la guerre comme une grande «ennuyeuse» qui les
faisait la lâcher; aussi faisait-elle toutes les démarches pour qu’ils
restassent, ce qui lui donnerait le double plaisir de les avoir à
dîner et, quand ils n’étaient pas encore arrivés ou déjà partis, de
flétrir leur inaction. Encore fallait-il que le fidèle se prêtât à cet
embusquage, et elle était désolée de voir Morel feindre de vouloir s’y
montrer récalcitrant; aussi lui dis ait-elle: «Mais si, vous servez
dans ce bureau, et plus qu’au front. Ce qu’il faut, c’est d’être utile,
faire vraiment partie de la guerre, en être. Il y a ceux qui en sont
et les embusqués. Eh bien, vous, vous en êtes, et, soyez tranquille,
tout le monde le sait, personne ne vous jette la pierre.» Telle dans
des circonstances différentes, quand pourtant les hommes n’étaient pas
aussi rares et qu’elle n’était pas obligée comme maintenant d’avoir
surtout des femmes, si l’un d’eux perdait sa mère, elle n’hésitait
pas à lui persuader qu’il pouvait sans inconvénient continuer à venir
à ses réceptions. «Le chagrin se porte dans le cœur. Vous voudriez
aller au bal (elle n’en donnait pas), je serais la première à vous le
déconseiller, mais ici, à mes petits mercredis ou dans une baignoire,
personne ne s’en étonnera. On sait bien que vous avez du chagrin...»
Maintenant les hommes étaient plus rares, les deuils plus fréquents,
inutiles même à les empêcher d’aller dans le monde, la guerre
suffisait. Elle voulait leur persuader qu’ils étaient plus utiles à la
France en restant à Paris, comme elle leur eût assuré autrefois que le
défunt eût été plus heureux de les voir se distraire. Malgré tout elle
avait peu d’hommes, peut-être regrettait-elle parfois d’avoir consommé
avec M. de Charlus une rupture sur laquelle il n’y avait plus à revenir.

Mais si M. de Charlus et Mme Verdurin ne se fréquentaient
plus, chacun--avec quelques petites différences sans grande
importance--continuait, comme si rien n’avait changé, Mme Verdurin
à recevoir, M. de Charlus à aller à ses plaisirs: par exemple, chez
Mme Verdurin, Cottard assistait maintenant aux réceptions dans
un uniforme de colonel de «l’île du Rêve», assez semblable à celui
d’un amiral haïtien et sur le drap duquel un large ruban bleu ciel
rappelait celui des «Enfants de Marie»; quant à M. de Charlus, se
trouvant dans une ville d’où les hommes déjà faits, qui avaient
été jusqu’ici son goût, avaient disparu, il faisait comme certains
Français, amateurs de femmes en France et vivant aux colonies: il
avait, par nécessité d’abord, pris l’habitude et ensuite le goût des
petits garçons.

Encore le premier de ces traits caractéristiques du salon Verdurin
s’effaça-t-il assez vite, car Cottard mourut bientôt «face à l’ennemi»,
dirent les journaux, bien qu’il n’eût pas quitté Paris, mais se fût,
en effet, surmené pour son âge, suivi bientôt par M. Verdurin, dont
la mort chagrina une seule personne qui fut, le croirait-on, Elstir.
J’avais pu étudier son œuvre à un point de vue en quelque sorte absolu.
Mais lui, surtout au fur et à mesure qu’il vieillissait, la reliait
superstitieusement à la société qui lui avait fourni ses modèles et,
après s’être ainsi, par l’alchimie des impressions, transformée chez
lui en œuvres d’art, lui avait donné son public, ses spectateurs. De
plus en plus enclin à croire matériellement qu’une part notable de la
beauté réside dans les choses, ainsi que, pour commencer, il avait
adoré en Mme Elstir le type de beauté un peu lourde qu’il avait
poursuivie, caressé dans des peintures, des tapisseries, il voyait
disparaître avec M. Verdurin un des derniers vestiges du cadre social,
du cadre périssable--aussi vite caduc que les modes vestimentaires
elles-mêmes qui en font partie--qui soutient un art, certifie son
authenticité, comme la Révolution en détruisant les élégances du
XVIIIe aurait pu désoler un peintre de Fêtes galantes ou affliger
Renoir la disparition de Montmartre et du Moulin de la Galette; mais
surtout en M. Verdurin il voyait disparaître les yeux, le cerveau, qui
avaient eu de sa peinture la vision la plus juste, où cette peinture,
à l’état de souvenir aimé, résidait en quelque sorte. Sans doute des
jeunes gens avaient surgi qui aimaient aussi la peinture, mais une
autre peinture, et qui n’avaient pas comme Swann, comme M. Verdurin,
reçu des leçons de goût de Whistler, des leçons de vérité de Monet,
leur permettant de juger Elstir avec justice. Aussi celui-ci se
sentait-il plus seul à la mort de M. Verdurin avec lequel il était
pourtant brouillé depuis tant d’années, et ce fut pour lui comme un
peu de la beauté de son œuvre qui s’éclipsait avec un peu de ce qui
existait dans l’univers de conscience de cette beauté.

Quant au changement qui avait affecté les plaisirs de M. de Charlus,
il resta intermittent. Entretenant une nombreuse correspondance avec
«le front» il ne manquait pas de permissionnaires assez mûrs. En
somme, d’une manière générale, Mme Verdurin continua à recevoir et
M. de Charlus à aller à ses plaisirs comme si rien n’avait changé.
Et pourtant depuis deux ans l’immense être humain appelé France et
dont, même au point de vue purement matériel, on ne ressent la beauté
colossale que si on aperçoit la cohésion des millions d’individus qui
comme des cellules aux formes variées le remplissent, comme autant de
petits polygones intérieurs, jusqu’au bord extrême de son périmètre,
et si on le voit à l’échelle où un infusoire, une cellule, verrait
un corps humain, c’est-à-dire grand comme le Mont Blanc, s’était
affronté en une gigantesque querelle collective avec cet autre immense
conglomérat d’individus qu’est l’Allemagne. Au temps où je croyais ce
qu’on disait, j’aurais été tenté, en entendant l’Allemagne, puis la
Bulgarie, puis la Grèce protester de leurs intentions pacifiques, d’y
ajouter foi. Mais depuis que la vie avec Albertine et avec Françoise
m’avait habitué à soupçonner chez elles des pensées, des projets
qu’elles n’exprimaient pas, je ne laissais aucune parole juste en
apparence de Guillaume II, de Ferdinand de Bulgarie, de Constantin
de Grèce, tromper mon instinct qui devinait ce que machinait chacun
d’eux. Et sans doute mes querelles avec Françoise, avec Albertine,
n’avaient été que des querelles particulières, n’intéressant que la
vie de cette petite cellule spirituelle qu’est un être. Mais de même
qu’il est des corps d’animaux, des corps humains, c’est-à-dire des
assemblages de cellules dont chacun par rapport à une seule est grand
comme une montagne, de même il existe d’énormes entassements organisés
d’individus qu’on appelle nations; leur vie ne fait que répéter en les
amplifiant la vie des cellules composantes; et qui n’est pas capable
de comprendre le mystère, les réactions, les lois de celles-ci, ne
prononcera que des mots vides quand il parlera des luttes entre
nations. Mais s’il est maître de la psychologie des individus, alors
ces masses colossales d’individus conglomérés s’affrontant l’une
l’autre prendront à ses yeux une beauté plus puissante que la lutte
naissant seulement du conflit de deux caractères; et il les verra
à l’échelle où verraient le corps d’un homme de haute taille des
infusoires dont il faudrait plus de dix mille pour remplir un cube
d’un millimètre de côté. Telles depuis quelque temps, la grande figure
France remplie jusqu’à son périmètre de millions de petits polygones
aux formes variées, et la figure remplie d’encore plus de polygones
Allemagne, avaient entre elles deux une de ces querelles, comme en ont,
dans une certaine mesure, des individus.

Mais les coups qu’elles échangeaient étaient réglés par cette boxe
innombrable dont Saint-Loup m’avait exposé les principes; et parce
que même en les considérant du point de vue des individus elles
en étaient de géants assemblages, la querelle prenait des formes
immenses et magnifiques, comme le soulèvement d’un océan aux millions
de vagues qui essaye de rompre une ligne séculaire de falaises,
comme des glaciers gigantesques qui tentent dans leurs oscillations
lentes et destructrices de briser le cadre de montagne où ils sont
circonscrits. Malgré cela, la vie continuait presque semblable pour
bien des personnes qui ont figuré dans ce récit, et notamment pour M.
de Charlus et pour les Verdurin, comme si les Allemands n’avaient pas
été aussi près d’eux, la permanence menaçante bien qu’actuellement
enrayée d’un péril nous laissant entièrement indifférents si nous ne
nous le représentons pas. Les gens vont d’habitude à leurs plaisirs
sans penser jamais que, si les influences étiolantes et modératrices
venaient à cesser, la prolifération des infusoires atteindrait son
maximum, c’est-à-dire, faisant en quelques jours un bond de plusieurs
millions de lieues, passerait d’un millimètre cube à une masse un
million de fois plus grande que le soleil, ayant en même temps détruit
tout l’oxygène, toutes les substances dont nous vivons, et qu’il n’y
aurait plus ni humanité, ni animaux, ni terre, ou, sans songer qu’une
irrémédiable et fort vraisemblable catastrophe pourrait être déterminée
dans l’éther par l’activité incessante et frénétique que cache
l’apparente immutabilité du soleil, ils s’occupent de leurs affaires
sans penser à ces deux mondes, l’un trop petit, l’autre trop grand pour
qu’ils aperçoivent les menaces cosmiques qu’ils font planer autour
de nous. Tels les Verdurin donnaient des dîners (puis bientôt Mme
Verdurin seule, après la mort de M. Verdurin) et M. de Charlus allait à
ses plaisirs sans guère songer que les Allemands fussent--immobilisés,
il est vrai, par une sanglante barrière toujours renouvelée--à une
heure d’automobile de Paris. Les Verdurin y pensaient pourtant,
dira-t-on, puisqu’ils avaient un salon politique où on discutait chaque
soir de la situation, non seulement des armées, mais des flottes.
Ils pensaient, en effet, à ces hécatombes de régiments anéantis, de
passagers engloutis, mais une opération inverse multiplie à tel point
ce qui concerne notre bien-être et divise par un chiffre tellement
formidable ce qui ne le concerne pas, que la mort de millions
d’inconnus nous chatouille à peine et presque moins désagréablement
qu’un courant d’air. Mme Verdurin, souffrant pour ses migraines
de ne plus avoir de croissant à tremper dans son café au lait, avait
obtenu de Cottard une ordonnance qui lui permettait de s’en faire faire
dans certain restaurant dont nous avons parlé. Cela avait été presque
aussi difficile à obtenir des pouvoirs publics que la nomination d’un
général. Elle reprit son premier croissant le matin où les journaux
narraient le naufrage du Lusitania. Tout en trempant le croissant dans
le café au lait et donnant des pichenettes à son journal pour qu’il
pût se tenir grand ouvert sans qu’elle eût besoin de détourner son
autre main des trempettes, elle disait: «Quelle horreur! Cela dépasse
en horreur les plus affreuses tragédies.» Mais la mort de tous ces
noyés ne devait lui apparaître que réduite au milliardième, car tout en
faisant la bouche pleine, ces réflexions désolées, l’air qui surnageait
sur sa figure, amené probablement là par la saveur du croissant, si
précieux contre la migraine était plutôt celui d’une douce satisfaction.

                                 * * *

M. de Charlus allait plus loin que ne pas souhaiter passionnément
la victoire de la France; il souhaitait sans se l’avouer sinon que
l’Allemagne triomphât, du moins qu’elle ne fût pas écrasée comme tout
le monde le souhaitait. La cause en était que dans ces querelles les
grands ensembles d’individus appelés nations se comportent eux-mêmes,
dans une certaine mesure, comme des individus. La logique qui les
conduit est tout intérieure et perpétuellement refondue par la
passion, comme celle de gens affrontés dans une querelle amoureuse ou
domestique, comme la querelle d’un fils avec son père, d’une cuisinière
avec sa patronne, d’une femme avec son mari. Celle qui a tort croit
cependant avoir raison--comme c’était le cas pour l’Allemagne--et
celle qui a raison donne parfois de son bon droit des arguments qui ne
lui paraissent irréfutables que parce qu’ils répondent à sa passion.
Dans ces querelles d’individus, pour être convaincu du bon droit de
n’importe laquelle des parties, le plus sûr est d’être cette partie-là,
un spectateur ne l’approuvera jamais aussi complètement. Or, dans les
nations, l’individu, s’il fait vraiment partie de la nation, n’est
qu’une cellule de l’individu: nation. Le bourrage de crâne est un mot
vide de sens. Eût-on dit aux Français qu’ils allaient être battus
qu’aucun Français ne se fût moins désespéré que si on lui avait dit
qu’il allait être tué par les berthas. Le véritable bourrage de crâne
on se le fait à soi-même par l’espérance qui est un genre de l’instinct
de conservation d’une nation si l’on est vraiment membre vivant de
cette nation. Pour rester aveugle sur ce qu’a d’injuste la cause de
l’individu Allemagne, pour reconnaître à tout instant ce qu’a de
juste la cause de l’individu France, le plus sûr n’était pas pour un
Allemand de n’avoir pas de jugement, pour un Français d’en avoir, le
plus sûr pour l’un ou pour l’autre c’était d’avoir du patriotisme. M.
de Charlus, qui avait de rares qualités morales, qui était accessible
à la pitié, généreux, capable d’affection, de dévouement, en revanche,
pour des raisons diverses--parmi lesquelles celle d’avoir eu une mère
duchesse de Bavière pouvait jouer un rôle--n’avait pas de patriotisme.
Il était, par conséquent, du corps France comme du corps Allemagne.
Si j’avais été moi-même dénué de patriotisme, au lieu de me sentir
une des cellules du corps France, il me semble que ma façon de juger
la querelle n’eût pas été la même qu’elle eût pu être autrefois. Dans
mon adolescence, où je croyais exactement ce qu’on me disait, j’aurais
sans doute, en entendant le gouvernement allemand protester de sa bonne
foi, été tenté de ne pas la mettre en doute, mais depuis longtemps je
savais que nos pensées ne s’accordent pas toujours avec nos paroles.

Mais enfin, je ne peux que supposer ce que j’aurais fait si je n’avais
pas été acteur, si je n’avais pas été une partie de l’acteur France,
comme dans mes querelles avec Albertine, où mon regard triste et ma
gorge oppressée étaient une partie de mon individu passionnément
intéressé à ma cause, je ne pouvais arriver au détachement. Celui de
M. de Charlus était complet. Or, dès lors qu’il n’était plus qu’un
spectateur, tout devait le porter à être germanophile, du moment que,
n’étant pas véritablement français, il vivait en France. Il était très
fin, les sots sont en tous pays les plus nombreux; nul doute que,
vivant en Allemagne, les sots d’Allemagne défendant avec sottise et
passion une cause injuste ne l’eussent irrité; mais vivant en France,
les sots français défendant avec sottise et passion une cause juste ne
l’irritaient pas moins. La logique de la passion, fût-elle au service
du meilleur droit, n’est jamais irréfutable pour celui qui n’est pas
passionné. M. de Charlus relevait avec finesse chaque faux raisonnement
des patriotes. La satisfaction que cause à un imbécile son bon droit
et la certitude du succès vous laissent particulièrement irrité. M. de
Charlus l’était par l’optimisme triomphant de gens qui ne connaissaient
pas comme lui l’Allemagne et sa force, qui croyaient chaque mois à
un écrasement pour le mois suivant, et au bout d’un an n’étaient pas
moins assurés dans un nouveau pronostic, comme s’ils n’en avaient
pas porté, avec tout autant d’assurance, d’aussi faux, mais qu’ils
avaient oubliés disant, si on le leur rappelait, que «ce n’était pas la
même chose». Or, M. de Charlus, qui avait certaines profondeurs dans
l’esprit, n’eût peut-être pas compris en Art que le «ce n’est pas la
même chose» opposé par les détracteurs de Monet à ceux qui leur disent
«on a dit la même chose pour Delacroix», répondait à la même tournure
d’esprit. Enfin M. de Charlus était pitoyable, l’idée d’un vaincu lui
faisait mal, il était toujours pour le faible, il ne lisait pas les
chroniques judiciaires pour ne pas avoir à souffrir dans sa chair des
angoisses du condamné et de l’impossibilité d’assassiner le juge, le
bourreau, et la foule ravie de voir que «justice est faite». Il était
certain, en tout cas, que la France ne pouvait plus être vaincue, et,
en revanche, il savait que les Allemands souffraient de la famine,
seraient obligés un jour ou l’autre de se rendre à merci. Cette idée
elle aussi lui était rendue plus désagréable par ce fait qu’il vivait
en France. Ses souvenirs de l’Allemagne étaient malgré tout lointains,
tandis que les Français qui parlaient de l’écrasement de l’Allemagne
avec une joie qui lui déplaisait, c’étaient des gens dont les défauts
lui étaient connus, la figure antipathique. Dans ces cas-là on plaint
plus ceux qu’on ne connaît pas, ceux qu’on imagine, que ceux qui sont
tout près de nous dans la vulgarité de la vie quotidienne, à moins
alors d’être tout à fait ceux-là, de ne faire qu’une chair avec eux;
le patriotisme fait ce miracle, on est pour son pays comme on est pour
soi-même dans une querelle amoureuse. Aussi la guerre était-elle pour
M. de Charlus une culture extraordinairement féconde de ces haines qui
chez lui naissaient en un instant, avaient une durée très courte mais
pendant laquelle il se fût livré à toutes les violences. En lisant
les journaux, l’air de triomphe des chroniqueurs présentant chaque
jour l’Allemagne à bas: «La Bête aux abois, réduite à l’impuissance»,
alors que le contraire n’était que trop vrai, l’enivrait de rage par
leur sottise allègre et féroce. Les journaux étaient en partie rédigés
à ce moment-là par des gens connus qui trouvaient là une manière de
«reprendre du service», par des Brichot, par des Norpois, par des
Legrandin. M. de Charlus rêvait de les rencontrer, de les accabler des
plus amers sarcasmes. Toujours particulièrement instruit des tares
sexuelles, il les connaissait chez quelques-uns qui, pensant qu’elles
étaient ignorées chez eux, se complaisaient à les dénoncer chez les
souverains des «Empires de proie», chez Wagner, etc. Il brûlait de se
trouver face à face avec eux, de leur mettre le nez dans leur propre
vice devant tout le monde et de laisser ces insulteurs d’un vaincu,
déshonorés et pantelants. M. de Charlus enfin avait encore des raisons
plus particulières d’être ce germanophile. L’une était qu’homme du
monde, il avait beaucoup vécu parmi les gens du monde, parmi les gens
honorables, parmi les hommes d’honneur, de ces gens qui ne serreront
pas la main à une fripouille, il connaissait leur délicatesse et leur
dureté; il les savait insensibles aux larmes d’un homme qu’ils font
chasser d’un cercle ou avec qui ils refusent de se battre, dût leur
acte de «propreté morale» amener la mort de la mère de la brebis
galeuse. Malgré lui, quelque admiration qu’il eût pour l’Angleterre,
cette Angleterre impeccable, incapable de mensonge, empêchant le blé
et le lait d’entrer en Allemagne, c’était un peu cette nation d’hommes
d’honneur, de témoins patentés, d’arbitres en affaires d’honneur;
tandis qu’il savait que des gens tarés, des fripouilles comme certains
personnages de Dostoïewski peuvent être meilleurs, et je n’ai jamais
pu comprendre pourquoi il leur identifiait les Allemands, le mensonge
et la ruse ne leur suffisant pas pour faire préjuger un bon cœur qu’il
ne semble pas que les Allemands aient montré. Enfin, un dernier trait
complétera cette germanophilie de M. de Charlus: il la devait, et par
une réaction très bizarre, à son «charlisme». Il trouvait les Allemands
fort laids, peut-être parce qu’ils étaient un peu trop près de son
sang; il était fou des Marocains, mais surtout des Anglo-Saxons en
qui il voyait comme des statues vivantes de Phidias. Or, chez lui, le
plaisir n’allait pas sans une certaine idée cruelle dont je ne savais
pas encore à ce moment-là toute la force; l’homme qu’il aimait lui
apparaissait comme un délicieux bourreau. Il eût cru, en prenant parti
contre les Allemands, agir comme il n’agissait que dans les heures
de volupté, c’est-à-dire en sens contraire de sa nature pitoyable,
c’est-à-dire enflammée pour le mal séduisant et écrasant la vertueuse
laideur. Il en fut encore ainsi au moment du meurtre de Raspoutine,
meurtre auquel on fut surpris, d’ailleurs, de trouver un si fort cachet
de couleur russe, dans un souper à la Dostoïewski (impression qui eût
été encore bien plus forte si le public n’avait pas ignoré de tout
cela ce que savait parfaitement M. de Charlus), parce que la vie nous
déçoit tellement que nous finissons par croire que la littérature n’a
aucun rapport avec elle et que nous sommes stupéfaits de voir que les
précieuses idées que les livres nous ont montrées s’étalent, sans peur
de s’abîmer, gratuitement, naturellement, en pleine vie quotidienne et,
par exemple, qu’un souper, un meurtre, événement russe, ont quelque
chose de russe.

La guerre se prolongeait indéfiniment et ceux qui avaient annoncé de
source sûre, il y avait déjà plusieurs années, que les pourparlers
de paix étaient commencés, spécifiant les clauses du traité, ne
prenaient pas la peine, quand ils causaient avec vous, de s’excuser
de leurs fausses nouvelles. Ils les avaient oubliées et étaient prêts
à en propager sincèrement d’autres, qu’ils oublieraient aussi vite.
C’était l’époque où il y avait continuellement des raids de gothas;
l’air grésillait perpétuellement d’une vibration vigilante et sonore
d’aéroplanes français. Mais parfois retentissait la sirène comme un
appel déchirant de Walkyrie--seule musique allemande qu’on eût entendue
depuis la guerre--jusqu’à l’heure où les pompiers annonçaient que
l’alerte était finie tandis qu’à côté d’eux la berloque, comme un
invisible gamin, commentait à intervalles réguliers la bonne nouvelle
et jetait en l’air son cri de joie.

M. de Charlus était étonné de voir que même des gens comme Brichot
qui avant la guerre avaient été militaristes, reprochant surtout à la
France de ne pas l’être assez, ne se contentaient pas de reprocher
les excès de son militarisme à l’Allemagne, mais même son admiration
de l’armée. Sans doute ils changeaient d’avis dès qu’il s’agissait
de ralentir la guerre contre l’Allemagne et dénonçaient avec raison
les pacifistes. Mais, par exemple, Brichot, ayant accepté, malgré
ses yeux, de rendre compte dans des conférences de certains ouvrages
parus chez les neutres, exaltait le roman d’un Suisse où sont raillés
comme semence de militarisme deux enfants tombant d’une admiration
symbolique à la vue d’un dragon. Cette raillerie avait de quoi déplaire
pour d’autres raisons à M. de Charlus, lequel estimait qu’un dragon
peut être quelque chose de fort beau. Mais surtout il ne comprenait
pas l’admiration de Brichot, sinon pour le livre, que le baron n’avait
pas lu, du moins pour son esprit, si différent de celui qui animait
Brichot avant la guerre. Alors tout ce que faisait un militaire
était bien, fût-ce les irrégularités du général de Boisdeffre, les
travestissements et machinations du colonel du Paty de Clam, le faux
du colonel Henry. Par quelle volte-face extraordinaire (et qui n’était
en réalité qu’une autre face de la même passion fort noble, la passion
patriotique, obligée, de militariste qu’elle était quand elle luttait
contre le dreyfusisme, lequel était de tendances antimilitaristes, à
se faire presque antimilitariste puisque c’était maintenant contre la
Germanie sur-militariste qu’elle luttait) Brichot s’écriait-il: «Oh!
le spectacle bien mirifique et digne d’attirer la jeunesse d’un siècle
tout de brutalité, ne connaissant que le culte de la force: un dragon!
On peut juger de ce que sera la vile soldatesque d’une génération
élevée dans le culte de ces manifestations de force brutale!» «Voyons,
me dit M. de Charlus, vous connaissez Brichot et Cambremer. Chaque
fois que je les vois ils me parlent de l’extraordinaire manque de
psychologie de l’Allemagne. Entre nous, croyez-vous que jusqu’ici ils
avaient eu grand souci de la psychologie, et que même maintenant ils
soient capables d’en faire preuve? Mais croyez bien que je n’exagère
pas. Qu’il s’agisse du plus grand Allemand, de Nietzsche, de Goethe,
vous entendrez Brichot dire: «Avec l’habituel manque de psychologie
qui caractérise la race teutonne». Il y a évidemment dans la guerre
des choses qui me font plus de peine. Mais avouez que c’est énervant.
Norpois est plus fin, je le reconnais, bien qu’il n’ait pas cessé de
se tromper depuis le commencement. Mais qu’est-ce que ça veut dire
que ces articles qui excitent l’enthousiasme universel? Mon cher
Monsieur, vous savez aussi bien que moi ce que vaut Brichot, que j’aime
beaucoup, même depuis le schisme qui m’a séparé de sa petite église, à
cause de quoi je le vois beaucoup moins. Mais enfin j’ai une certaine
considération pour ce régent de collège, beau parleur et fort instruit,
et j’avoue que c’est fort touchant qu’à son âge, et diminué comme il
est, car il l’est très sensiblement depuis quelques années, il se soit
remis, comme il dit, à servir. Mais enfin la bonne intention est une
chose, le talent en est une autre, et Brichot n’a jamais eu de talent.
J’avoue que je partage son admiration pour certaines grandeurs de la
guerre actuelle. Tout au plus est-il étrange qu’un partisan aveugle
de l’Antiquité comme Brichot, qui n’avait pas assez de sarcasmes pour
Zola trouvant plus de poésie dans un ménage d’ouvriers, dans la mine,
que dans les palais historiques, ou pour Goncourt mettant Diderot
au-dessus d’Homère et Watteau au-dessus de Raphaël, ne cesse de nous
répéter que les Thermopyles, qu’Austerlitz même, ce n’était rien à
côté de Vauquois. Cette fois, du reste, le public, qui avait résisté
aux modernistes de la littérature et de l’art, suit ceux de la guerre,
parce que c’est une mode adoptée de penser ainsi et puis que les
petits esprits sont écrasés non par la beauté, mais par l’énormité de
l’action. On n’écrit plus Kolossal qu’avec un K, mais, au fond, ce
devant quoi on s’agenouille c’est bien du colossal.

«C’est, du reste, une étrange chose, ajouta M. de Charlus de la
petite voix pointue qu’il prenait par moments. J’entends des gens qui
ont l’air très heureux toute la journée, qui prennent d’excellents
cocktails, déclarer qu’ils ne pourront aller jusqu’au bout de la
guerre, que leur cœur n’aura pas la force, qu’ils ne peuvent pas
penser à autre chose, qu’ils mourront tout d’un coup, et le plus
extraordinaire, c’est que cela arrive en effet. Comme c’est curieux!
Est-ce une question d’alimentation, parce qu’ils n’ingéreront plus
que des choses mal préparées, ou parce que pour prouver leur zèle ils
s’attellent à des besognes vaines mais qui détruisent le régime qui les
conservait? Mais enfin j’enregistre un nombre étonnant de ces étranges
morts prématurées, prématurées au moins au gré du défunt. Je ne sais
plus ce que je vous disais, que Brichot et Norpois admiraient cette
guerre, mais quelle singulière manière d’en parler! D’abord avez-vous
remarqué ce pullulement d’expressions nouvelles qu’emploie Norpois
qui, quand elles ont fini par s’user à force d’être employées tous les
jours--car vraiment il est infatigable, et je crois que c’est la mort
de ma tante Villeparisis qui lui a donné une seconde jeunesse,--sont
immédiatement remplacées par d’autres lieux communs? Autrefois je
me rappelle que vous vous amusiez à noter ces modes de langage qui
apparaissaient, se maintenaient, puis disparaissaient: celui qui sème
le vent récolte la tempête; les chiens aboient, la caravane passe;
faites-moi de bonne politique et je vous ferai de bonnes finances,
disait le baron Louis; il y a des symptômes qu’il serait exagéré
de prendre au tragique mais qu’il convient de prendre au sérieux;
travailler pour le roi de Prusse (celle-là a d’ailleurs ressuscité,
ce qui était infaillible). Hé bien, depuis, hélas, que j’en ai vu
mourir! Nous avons eu: le chiffon de papier, les empires de proie, la
fameuse kultur qui consiste à assassiner des femmes et des enfants
sans défense, la victoire appartient, comme disent les Japonais, à
celui qui sait souffrir un quart d’heure de plus que l’autre, les
Germano-Touraniens, la barbarie scientifique--si nous voulons gagner
la guerre, selon la forte expression de M. Lloyd George--enfin ça ne
se compte plus, et le mordant des troupes, et le cran des troupes.
Même la syntaxe de l’excellent Norpois subit du fait de la guerre une
altération aussi profonde que la fabrication du pain ou la rapidité
des transports. Avez-vous remarqué que l’excellent homme, tenant à
proclamer ses désirs comme une vérité sur le point d’être réalisée,
n’ose pas tout de même employer le futur pur et simple, qui risquerait
d’être contredit par les événements, mais a adopté comme signe de ce
temps le verbe savoir?» J’avouai à M. de Charlus que je ne comprenais
pas bien ce qu’il voulait dire. Il me faut noter ici que le duc de
Guermantes ne partageait nullement le pessimisme de son frère. Il
était, de plus, aussi anglophile que M. de Charlus était anglophobe.
Enfin il tenait M. Caillaux pour un traître qui méritait mille fois
d’être fusillé. Quand son frère lui demandait des preuves de cette
trahison, M. de Guermantes répondait que s’il ne fallait condamner que
les gens qui signent un papier où ils déclarent «j’ai trahi» on ne
punirait jamais le crime de trahison. Mais pour le cas où je n’aurais
pas l’occasion d’y revenir, je noterai aussi que, deux ans plus tard,
le duc de Guermantes, animé du plus pur anticaillautisme, rencontra
un attaché militaire anglais et sa femme, couple remarquablement
lettré avec lequel il se lia, comme au temps de l’affaire Dreyfus
avec les trois dames charmantes; que dès le premier jour il eut la
stupéfaction, parlant de Caillaux dont il estimait la condamnation
certaine et le crime patent, d’entendre le couple charmant et lettré
dire: «Mais il sera probablement acquitté, il n’y a absolument rien
contre lui.» M. de Guermantes essaya d’alléguer que M. de Norpois,
dans sa déposition, avait dit en regardant Caillaux atterré: «Monsieur
Caillaux, vous êtes le Giolitti de la France.» Mais le couple charmant
avait souri, tourné M. de Norpois en ridicule, cité des preuves de son
gâtisme et conclu qu’il avait dit cela devant M. Caillaux atterré,
disait le _Figaro_, mais probablement, en réalité, devant M.
Caillaux narquois. Les opinions du duc de Guermantes n’avaient pas
tardé à changer. Attribuer ce changement à l’influence d’une Anglaise
n’est pas aussi extraordinaire que cela eût pu paraître si on l’eût
prophétisé même en 1919, où les Anglais n’appelaient les Allemands que
les Huns et réclamaient une féroce condamnation contre les coupables.
Leur opinion à eux aussi devait changer et toute décision être
approuvée par eux qui pouvait contrister la France et venir en aide
à l’Allemagne. Pour revenir à M. de Charlus: «Mais si, répondit-il à
l’aveu que je ne le comprenais pas: «savoir», dans les articles de
Norpois, est le signe du futur, c’est-à-dire le signe des désirs de
Norpois et des désirs de nous tous d’ailleurs, ajouta-t-il, peut-être
sans une complète sincérité, vous comprenez bien que si «savoir»
n’était pas devenu le simple signe du futur, on comprendrait à la
rigueur que le sujet de ce verbe pût être un pays, par exemple chaque
fois que Norpois dit: «L’Amérique ne saurait rester indifférente à
ces violations répétées du droit», «La monarchie bicéphale ne saurait
manquer de venir à résipiscence». Il est clair que de telles phrases
expriment les désirs de Norpois (comme les miens, comme les vôtres),
mais enfin, là le verbe peut encore garder malgré tout son sens ancien,
car un pays peut «savoir», l’Amérique peut «savoir», la monarchie
«bicéphale» elle-même peut «savoir» (malgré l’éternel manque de
psychologie), mais le doute n’est plus possible quand Norpois écrit:
«Ces dévastations systématiques ne sauraient persuader aux neutres»,
«La région des lacs ne saurait manquer de tomber à bref délai aux mains
des alliés», «Les résultats de ces élections neutralistes ne sauraient
refléter l’opinion de la grande majorité du pays.» Or il est certain
que ces dévastations, ces régions et ces résultats de votes sont
des choses inanimées qui ne peuvent pas «savoir». Par cette formule
Norpois adresse simplement aux neutres l’injonction (à laquelle j’ai
le regret de constater qu’ils ne semblent pas obéir) de sortir de la
neutralité ou aux régions des lacs de ne plus appartenir aux «Boches»
(M. de Charlus mettait à prononcer le mot «boche» le même genre de
hardiesse que jadis dans le train de Balbec à parler des hommes dont
le goût n’est pas pour les femmes). D’ailleurs, avez-vous remarqué
avec quelles ruses Norpois a toujours commencé, dès 1914, ses articles
aux neutres? Il commence par déclarer que, certes, la France n’a pas
à s’immiscer dans la politique de l’Italie ou de la Roumanie ou de la
Bulgarie, etc. C’est à ces puissances seules qu’il convient de décider
en toute indépendance et en ne consultant que l’intérêt national si
elles doivent ou non sortir de la neutralité. Mais si ces premières
déclarations de l’article (ce qu’on eût appelé autrefois l’exorde)
sont si remarquables et désintéressées, le morceau suivant l’est
généralement beaucoup moins. Toutefois, en continuant, dit en substance
Norpois, «il est bien clair que seules tireront un bénéfice matériel
de la lutte les nations qui se seront rangées du côté du Droit et de
la Justice. On ne peut attendre que les alliés récompensent, en leur
octroyant leurs territoires d’où s’élève depuis des siècles la plainte
de leurs frères opprimés, les peuples qui, suivant la politique de
moindre effort, n’auront pas mis leur épée au service des alliés».
Ce premier pas fait vers un conseil d’intervention, rien n’arrête
plus Norpois, ce n’est plus seulement le principe mais l’époque de
l’intervention sur lesquels il donne des conseils de moins en moins
déguisés. «Certes, dit-il en faisant ce qu’il appellerait lui-même
le bon apôtre, c’est à l’Italie, à la Roumanie seules de décider de
l’heure opportune et de la forme sous laquelle il leur conviendra
d’intervenir. Elles ne peuvent pourtant ignorer qu’à trop tergiverser
elles risquent de laisser passer l’heure. Déjà les sabots des cavaliers
russes font frémir la Germanie traquée d’une indicible épouvante.
Il est bien évident que les peuples qui n’auront fait que voler au
secours de la victoire, dont on voit déjà l’aube resplendissante,
n’auront nullement droit à cette même récompense qu’ils peuvent
encore en se hâtant, etc.» C’est comme au théâtre quand on dit: «Les
dernières places qui restent ne tarderont pas à être enlevées. Avis
aux retardataires.» Raisonnement d’autant plus stupide que Norpois le
refait tous les six mois, et dit périodiquement à la Roumanie: «L’heure
est venue pour la Roumanie de savoir si elle veut ou non réaliser ses
aspirations nationales. Qu’elle attende encore, il risque d’être trop
tard.» Or, depuis deux ans qu’il le dit, non seulement le «trop tard»
n’est pas encore venu, mais on ne cesse de grossir les offres qu’on
fait à la Roumanie. De même il invite la France, etc., à intervenir
en Grèce en tant que puissance protectrice parce que le traité qui
hait la Grèce à la Serbie n’a pas été tenu. Or, de bonne foi, si la
France n’était pas en guerre et ne souhaitait pas le concours ou la
neutralité bienveillante de la Grèce, aurait-elle l’idée d’intervenir
en tant que puissance protectrice, et le sentiment moral qui la pousse
à se révolter parce que la Grèce n’a pas tenu ses engagements avec la
Serbie ne se tait-il pas aussi dès qu’il s’agit de violation tout aussi
flagrante de la Roumanie et de l’Italie qui, avec raison, je le crois,
comme la Grèce aussi, n’ont pas rempli leurs devoirs, moins impératifs
et étendus qu’on ne dit, d’alliés de l’Allemagne. La vérité c’est que
les gens voient tout par leur journal, et comment pourraient-ils faire
autrement puisqu’ils ne connaissent pas personnellement les gens ni les
événements dont il s’agit? Au temps de l’affaire qui passionnait si
bizarrement à une époque dont il est convenu de dire que nous sommes
séparés par des siècles, car les philosophes de la guerre ont accrédité
que tout lien est rompu avec le passé, j’étais choqué de voir des gens
de ma famille accorder toute leur estime à des anticléricaux, anciens
communards que leur journal leur avait présentés comme antidreyfusards,
et honnir un général bien né et catholique mais révisionniste. Je
ne le suis pas moins de voir tous les Français exécrer l’Empereur
François-Joseph qu’ils vénéraient, avec raison, je peux vous le dire,
moi qui l’ai beaucoup connu et qu’il veut bien traiter en cousin. Ah!
je ne lui ai pas écrit depuis la guerre, ajouta-t-il comme avouant
hardiment une faute qu’il savait très bien qu’on ne pouvait blâmer. Si,
la première année, et une seule fois. Mais qu’est-ce que vous voulez,
cela ne change rien à mon respect pour lui, mais j’ai ici beaucoup de
jeunes parents qui se battent dans nos lignes et qui trouveraient, je
le sais, fort mauvais que j’entretienne une correspondance suivie avec
le chef d’une nation en guerre avec nous. Que voulez-vous? me critique
qui voudra, ajouta-t-il, comme s’exposant hardiment à mes reproches,
je n’ai pas voulu qu’une lettre signée Charlus arrivât en ce moment à
Vienne. La plus grande critique que j’adresserais au vieux souverain,
c’est qu’un seigneur de son rang, chef d’une des maisons les plus
anciennes et les plus illustres d’Europe, se soit laissé mener par ce
petit hobereau, fort intelligent d’ailleurs, mais enfin par un simple
parvenu comme Guillaume de Hohenzollem. Ce n’est pas une des anomalies
les moins choquantes de cette guerre.» Et comme, dès qu’il se replaçait
au point de vue nobiliaire, qui pour lui au fond dominait tout, M.
de Charlus arrivait à d’extraordinaires enfantillages, il me dit du
même ton qu’il m’eût parlé de la Marne ou de Verdun qu’il y avait des
choses capitales et fort curieuses que ne devrait pas omettre celui qui
écrirait l’histoire de cette guerre, «Ainsi, me dit-il, par exemple,
tout le monde est si ignorant que personne n’a fait remarquer cette
chose si marquante: le grand maître de l’ordre de Malte, qui est un pur
boche, n’en continue pas moins de vivre à Rome où il jouit, en tant
que grand maître de notre ordre, du privilège de l’exterritorialité.
C’est intéressant», ajouta-t-il d’un air de me dire: «Vous voyez que
vous n’avez pas perdu votre soirée en me rencontrant.» Je le remerciai
et il prit l’air modeste de quelqu’un qui n’exige pas de salaire.
«Qu’est-ce que j’étais donc en train de vous dire? Ah! oui, que les
gens haïssaient maintenant François-Joseph, d’après leur journal. Pour
le roi Constantin de Grèce et le tzar de Bulgarie, le public a oscillé,
à diverses reprises, entre l’aversion et la sympathie, parce qu’on
disait tour à tour qu’ils se mettaient du côté de l’Entente ou de ce
que Norpois appelle les Empires centraux. C’est comme quand il nous
répète à tout moment que «l’heure de Venizelos va sonner». Je ne doute
pas que M. Venizelos soit un homme d’État plein de capacité, mais qui
nous dit que les Grecs désirent tant que cela Venizelos? Il voulait,
nous dit-on, que la Grèce tînt ses engagements envers la Serbie. Encore
faudrait-il savoir quels étaient ces engagements et s’ils étaient plus
étendus que ceux que l’Italie et la Roumanie ont cru pouvoir violer.
Nous avons de la façon dont la Grèce exécute ses traités et respecte sa
constitution un souci que nous n’aurions certainement pas si ce n’était
pas notre intérêt. Qu’il n’y ait pas eu la guerre, croyez-vous que les
puissances «garantes» auraient même fait attention à la dissolution
des Chambres? Je vois simplement qu’on retire un à un ses appuis au
Roi de Grèce pour pouvoir le jeter dehors ou l’enfermer le jour où il
n’aura plus d’armée pour le défendre. Je vous disais que le public ne
juge le Roi de Grèce et le Roi des Bulgares que d’après les journaux.
Et comment pourraient-ils penser sur eux autrement que par le journal
puisqu’ils ne les connaissent pas? Moi je les ai vus énormément, j’ai
beaucoup connu, quand il était diadoque, Constantin de Grèce, qui était
une pure merveille. J’ai toujours pensé que l’Empereur Nicolas avait eu
un énorme sentiment pour lui. En tout bien tout honneur, bien entendu.
La princesse Christian en parlait ouvertement, mais c’est une gale.
Quant au tzar des Bulgares, c’est une fine coquine, une vraie affiche,
mais très intelligent, un homme remarquable. Il m’aime beaucoup.»

M. de Charlus, qui pouvait être si agréable, devenait odieux quand il
abordait ces sujets. Il y apportait la satisfaction qui agace déjà
chez un malade qui vous fait tout le temps valoir sa bonne santé.
J’ai souvent pensé que, dans le tortillard de Balbec, les fidèles qui
souhaitaient tant les aveux devant lesquels il se dérobait n’auraient
peut-être pas pu supporter cette espèce d’ostentation d’une manie et,
mal à l’aise, respirant mal comme dans une chambre de malade ou devant
un morphinomane qui tirerait devant vous sa seringue, ce fussent eux
qui eussent mis fin aux confidences qu’ils croyaient désirer. De plus,
on était agacé d’entendre accuser tout le monde, et probablement bien
souvent sans aucune espèce de preuve, par quelqu’un qui s’omettait
lui-même de la catégorie spéciale à laquelle on savait pourtant qu’il
appartenait et où il rangeait si volontiers les autres. Enfin, lui si
intelligent, s’était fait à cet égard une petite philosophie étroite
(à la base de laquelle il y avait peut-être un rien des curiosités
que Swann trouvait dans «la vie») expliquant tout par ces causes
spéciales et où, comme chaque fois qu’on verse dans son défaut, il
était non seulement au-dessous de lui-même mais exceptionnellement
satisfait de lui. C’est ainsi que lui si grave, si noble, eut le
sourire le plus niais pour achever la phrase que voici: «Comme il y
a de fortes présomptions du même genre que pour Ferdinand de Cobourg
à l’égard de l’Empereur Guillaume, cela pourrait être la cause pour
laquelle le tzar Ferdinand s’est mis du côté des «Empires de proie».
Dame, au fond, c’est très compréhensible, on est indulgent pour une
_sœur_, on ne lui refuse rien. Je trouve que ce serait très joli
comme explication de l’alliance de la Bulgarie avec l’Allemagne.» Et
de cette explication stupide M. de Charlus rit longuement comme s’il
l’avait vraiment trouvée très ingénieuse alors que, même si elle avait
reposé sur des faits vrais, elle était aussi puérile que les réflexions
que M. de Charlus faisait sur la guerre quand il la jugeait en tant
que féodal ou que chevalier de Saint-Jean de Jérusalem. Il finit par
une remarque juste: «Ce qui est étonnant, dit-il, c’est que ce public
qui ne juge ainsi des hommes et des choses de la guerre que par les
journaux est persuadé qu’il juge par lui-même.» En cela M. de Charlus
avait raison. On m’a raconté qu’il fallait voir les moments de silence
et d’hésitation qu’avait Mme de Forcheville, pareils à ceux qui
sont nécessaires, non pas même seulement à l’énonciation, mais à la
formation d’une opinion personnelle, avant de dire, sur le ton d’un
sentiment intime: «Non, je ne crois pas qu’ils prendront Varsovie»; «Je
n’ai pas l’impression qu’on puisse passer un second hiver»; «Ce que
je ne voudrais pas, c’est une paix boiteuse»; «Ce qui me fait peur,
si vous voulez que je vous le dise, c’est la Chambre»; «Si, j’estime
tout de même qu’on pourrait percer.» Et pour dire cela Odette prenait
un air mièvre qu’elle poussait à l’extrême quand elle disait: «Je ne
dis pas que les armées allemandes ne se battent pas bien, mais il leur
manque ce qu’on appelle le cran.» Pour prononcer «le cran» (et même
simplement pour le «mordant») elle faisait avec sa main le geste de
pétrissage et avec ses yeux le clignement des rapins employant un terme
d’atelier. Son langage à elle était pourtant plus encore qu’autrefois
la trace de son admiration pour les Anglais, qu’elle n’était plus
obligée de se contenter d’appeler comme autrefois nos voisins
d’outre-Manche, ou tout au plus nos amis les Anglais, mais nos loyaux
alliés! Inutile de dire qu’elle ne se faisait pas faute de citer à tout
propos l’expression de «fair play» pour montrer les Anglais trouvant
les Allemands des joueurs incorrects, et «ce qu’il faut c’est gagner la
guerre», comme disent nos braves alliés. Tout au plus associait-elle
assez maladroitement le nom de son gendre à tout ce qui touchait les
soldats anglais et au plaisir qu’il trouvait à vivre dans l’intimité
des Australiens aussi bien que des Écossais, des Néo-Zélandais et
des Canadiens. «Mon gendre Saint-Loup connaît maintenant l’argot de
tous les braves «tommies», il sait se faire entendre de ceux des plus
lointains «dominions» et, aussi bien qu’avec le général commandant la
base, fraternise avec le plus humble «private».

Que cette parenthèse sur Mme de Forcheville m’autorise, tandis
que je descends les boulevards côte à côte avec M. de Charlus, à une
autre plus longue encore, mais utile pour décrire cette époque, sur
les rapports de Mme Verdurin avec Brichot. En effet, si le pauvre
Brichot était, ainsi que Norpois, jugé sans indulgence par M. de
Charlus (parce que celui-ci était à la fois très fin et plus ou moins
inconsciemment germanophile), il était encore bien plus maltraité
par les Verdurin. Sans doute ceux-ci étaient chauvins, ce qui eût dû
les faire se plaire aux articles de Brichot, lesquels d’autre part
n’étaient pas inférieurs à bien des écrits où se délectait Mme
Verdurin. Mais d’abord on se rappelle peut-être que, déjà à la
Raspelière, Brichot était devenu pour les Verdurin du grand homme
qu’il leur avait paru être autrefois, sinon une tête de Turc comme
Saniette, du moins l’objet de leurs railleries à peine déguisées. Du
moins restait-il, à ce moment-là, un fidèle entre les fidèles, ce
qui lui assurait une part des avantages prévus tacitement par les
statuts à tous les membres fondateurs associés du petit groupe. Mais
au fur et à mesure que, à la faveur de la guerre peut-être, ou par
la rapide cristallisation d’une élégance si longtemps retardée, mais
dont tous les éléments nécessaires et restés invisibles saturaient
depuis longtemps le salon des Verdurin, celui-ci s’était ouvert à un
monde nouveau et que les fidèles, appâts d’abord de ce monde nouveau,
avaient fini par être de moins en moins invités, un phénomène parallèle
se produisait pour Brichot. Malgré la Sorbonne, malgré l’Institut, sa
notoriété n’avait pas jusqu’à la guerre dépassé les limites du salon
Verdurin. Mais quand il se mit à écrire, presque quotidiennement, des
articles parés de ce faux brillant qu’on l’a vu si souvent dépenser
sans compter pour les fidèles, riches, d’autre part, d’une érudition
fort réelle, et qu’en vrai sorbonien il ne cherchait pas à dissimuler
de quelques formes plaisantes qu’il l’entourât, le «grand monde» fut
littéralement ébloui. Pour une fois, d’ailleurs, il donnait sa faveur
à quelqu’un qui était loin d’être une nullité et qui pouvait retenir
l’attention par la fertilité de son intelligence et les ressources de
sa mémoire. Et pendant que trois duchesses allaient passer la soirée
chez Mme Verdurin, trois autres se disputaient l’honneur d’avoir
chez elles à dîner le grand homme, lequel acceptait chez l’une, se
sentant d’autant plus libre que Mme Verdurin, exaspérée du succès
que ses articles rencontraient auprès du faubourg Saint-Germain, avait
soin de ne jamais avoir Brichot chez elle quand il devait s’y trouver
quelque personne brillante qu’il ne connaissait pas encore et qui se
hâterait de l’attirer. Ce fut ainsi que le journalisme, dans lequel
Brichot se contentait, en somme, de donner tardivement, avec honneur
et en échange d’émoluments superbes, ce qu’il avait gaspillé toute sa
vie gratis et incognito dans le salon des Verdurin (car ses articles ne
lui coûtaient pas plus de peine, tant il était disert et savant, que
ses causeries) eût conduit, et parut même un moment conduire Brichot à
une gloire incontestée, s’il n’y avait pas eu Mme Verdurin. Certes,
les articles de Brichot étaient loin d’être aussi remarquables que le
croyaient les gens du monde, La vulgarité de l’homme apparaissait à
tout instant sous le pédantisme du lettré. Et à côté d’images qui ne
voulaient rien dire du tout (les Allemands ne pourront plus regarder
en face la statue de Beethoven; Schiller a dû frémir dans son tombeau;
l’encre qui avait paraphé la neutralité de la Belgique était à peine
séchée; Lénine parle, mais autant en emporte le vent de la steppe),
c’étaient des trivialités telles que: «Vingt mille prisonniers, c’est
un, chiffre»; «Notre commandement saura ouvrir l’œil et le bon»;
«Nous voulons vaincre, un point c’est tout.» Mais, mêlés à tout cela,
tant de savoir, tant d’intelligence, de si justes raisonnements. Or,
Mme Verdurin ne commençait jamais un article de Brichot sans la
satisfaction préalable de penser qu’elle allait y trouver des choses
ridicules, et le lisait avec l’attention la plus soutenue pour être
certaine de ne les pas laisser échapper. Or, il était malheureusement
certain qu’il y en avait quelques-unes. On n’attendait même pas de
les avoir trouvées. La citation la plus heureuse d’un auteur vraiment
peu connu, au moins dans l’œuvre à laquelle Brichot se reportait,
était incriminée comme preuve du pédantisme le plus insoutenable
et Mme Verdurin attendait avec impatience l’heure du dîner pour
déchaîner les éclats de rire de ses convives. «Hé bien, qu’est-ce que
vous avez dit du Brichot de ce soir? J’ai pensé à vous en lisant la
citation de Cuvier. Ma parole, je crois qu’il devient fou.--Je ne
l’ai pas encore lu, disait un fidèle.--Comment, vous ne l’avez pas
encore lu? Mais vous ne savez pas les délices que vous vous refusez.
C’est-à-dire que c’est d’un ridicule à mourir.» Et contente au fond
que quelqu’un n’eût pas encore lu le Brichot pour avoir l’occasion
d’en mettre elle-même en lumière les ridicules, Mme Verdurin disait
au maître d’hôtel d’apporter _le Temps_ et faisait elle-même la
lecture à haute voix, en faisant sonner avec emphase les phrases les
plus simples. Après le dîner, pendant toute la soirée, cette campagne
anti-Brichotiste continuait, mais avec de fausses réserves. «Je ne
le dis pas trop haut parce que j’ai peur que là-bas, disait-elle en
montrant la comtesse Molé, on n’admire assez cela. Les gens du monde
sont plus naïfs qu’on ne croit.» Mme Molé, à qui on tâchait de
faire entendre, en parlant assez fort, qu’on parlait d’elle, tout en
s’efforçant de lui montrer par des baissements de voix, qu’on n’aurait
pas voulu être entendu d’elle, reniait lâchement Brichot qu’elle
égalait en réalité à Michelet. Elle donnait raison à Mme Verdurin,
et pour terminer pourtant par quelque chose qui lui paraissait
incontestable, disait: «Ce qu’on ne peut pas lui retirer, c’est que
c’est bien écrit.--Vous trouvez ça bien écrit, vous? disait Mme
Verdurin, moi je trouve ça écrit comme par un cochon», audace qui
faisait rire les gens du monde, d’autant plus que Mme Verdurin,
effarouchée elle-même par le mot de cochon, l’avait prononcé en le
chuchotant la main rabattue sur les lèvres. Sa rage contre Brichot
croissait d’autant plus que celui-ci étalait naïvement la satisfaction
de son succès, malgré les accès de mauvaise humeur que provoquait
chez lui la censure, chaque fois que, comme il le disait avec son
habitude d’employer les mots nouveaux pour montrer qu’il n’était pas
trop universitaire, elle avait «caviardé» une partie de son article.
Devant lui Mme Verdurin ne laissait pas trop voir, sauf par une
maussaderie qui eût averti un homme plus perspicace, le peu de cas
qu’elle faisait de ce qu’il écrivait. Elle lui reprocha seulement
une fois d’écrire si souvent «je». Et il avait, en effet, l’habitude
de l’écrire continuellement, d’abord parce que, par habitude de
professeur, il se servait constamment d’expressions comme «j’accorde
que», «je veux bien que l’énorme développement des fronts nécessite»,
etc., mais surtout parce que, ancien antidreyfusard militant qui
flairait la préparation germanique bien longtemps avant la guerre, il
s’était trouvé écrire très souvent: «J’ai dénoncé dès 1897»; «j’ai
signalé en 1901»; «j’ai averti dans ma petite brochure aujourd’hui
rarissime (_habent sua fata libelli_)», et ensuite l’habitude lui
était restée. Il rougit fortement de l’observation de Mme Verdurin,
qui lui fut faite d’un ton aigre. «Vous avez raison, Madame, quelqu’un
qui n’aimait pas plus les jésuites que M. Combes, encore qu’il n’ait
pas eu de préface de notre doux maître en scepticisme délicieux,
Anatole France, qui fut si je ne me trompe mon adversaire ... avant
le Déluge, a dit que le _moi_ est toujours haïssable.» A partir
de ce moment Brichot remplaça _je_ par _on_, mais _on_
n’empêchait pas le lecteur de voir que l’auteur parlait de lui et
permit à l’auteur de ne plus cesser de parler de lui, de commenter la
moindre de ses phrases, de faire un article sur une seule négation,
toujours à l’abri de _on_. Par exemple, Brichot avait-il dit,
fût-ce dans un autre article, que les armées allemandes avaient perdu
de leur valeur, il commençait ainsi: «On ne camoufle pas ici la vérité.
On a dit que les armées allemandes avaient perdu de leur valeur. On
n’a pas dit qu’elles n’avaient plus une grande valeur. Encore moins
écrira-t-on qu’elles n’ont plus aucune valeur. On ne dira pas non plus
que le terrain gagné, s’il n’est pas, etc.» Bref, rien qu’à énoncer
tout ce qu’il ne dirait pas, à rappeler tout ce qu’il avait dit il y
avait quelques années, et ce que Clausewitz, Ovide, Apollonius de
Tyane avaient dit il y avait plus ou moins de siècles, Brichot aurait
pu constituer aisément la matière d’un fort volume. Il est à regretter
qu’il n’en ait pas publié, car ces articles si nourris sont maintenant
difficiles à retrouver. Le faubourg Saint-Germain, chapitré par Mme
Verdurin, commença par rire de Brichot chez elle, mais continua, une
fois sorti du petit clan, à admirer Brichot. Puis se moquer de lui
devint une mode comme ç’avait été de l’admirer, et celles mêmes qu’il
continuait d’intéresser en secret, dès le temps qu’elles lisaient
son article, s’arrêtaient et riaient dès qu’elles n’étaient plus
seules, pour ne pas avoir l’air moins fines que les autres. Jamais on
ne parla tant de Brichot qu’à cette époque dans le petit clan, mais
par dérision. On prenait comme critérium de l’intelligence de tout
nouveau ce qu’il pensait des articles de Brichot; s’il répondait mal la
première fois, on ne se faisait pas faute de lui apprendre à quoi l’on
reconnaît que les gens sont intelligents.

«Enfin, mon pauvre ami, continua M. de Charlus, tout cela est
épouvantable et nous avons plus que d’ennuyeux articles à déplorer.
On parle de vandalisme, de statues détruites. Mais est-ce que la
destruction de tant de merveilleux jeunes gens, qui étaient des statues
polychromes incomparables, n’est pas du vandalisme aussi? Est-ce qu’une
ville qui n’aura plus de beaux hommes ne sera pas comme une ville dont
toute la statuaire aurait été brisée? Quel plaisir puis-je avoir à
aller dîner au restaurant quand j’y suis servi par de vieux bouffons
moussus qui ressemblent au Père Didon, si ce n’est pas par des femmes
en cornette qui me font croire que je suis entré au bouillon Duval.
Parfaitement, mon cher, et je crois que j’ai le droit de parler ainsi
parce que le Beau est tout de même le Beau dans une matière vivante.
Le grand plaisir d’être servi par des êtres rachitiques, portant
binocle, dont le cas d’exemption se lit sur le visage! Contrairement
à ce qui arrivait toujours jadis, si l’on veut reposer ses yeux sur
quelqu’un de bien dans un restaurant, il ne faut plus regarder parmi
les garçons qui servent mais parmi les clients qui consomment. Mais
on pouvait revoir un servant, bien qu’ils changeassent souvent, mais
allez donc savoir qui est et quand reviendra ce lieutenant anglais qui
vient pour la première fois et sera peut-être tué demain. Quand Auguste
de Pologne, comme raconte le charmant Morand, l’auteur délicieux de
_Clarisse_, échangea un de ses régiments contre une collection
de potiches chinoises, il fit à mon avis une mauvaise affaire. Pensez
que tous ces grands valets de pied qui avaient deux mètres de haut
et qui ornaient les escaliers monumentaux de nos plus belles amies
ont tous été tués, engagés pour la plupart parce qu’on leur répétait
que la guerre durerait deux mois. Ah! ils ne savaient pas comme moi
la force de l’Allemagne, la vertu de la race prussienne, dit-il en
s’oubliant--et puis, remarquant qu’il avait trop laissé voir son point
de vue--ce n’est pas tant l’Allemagne que je crains pour la France
que la guerre elle-même. Les gens de l’arrière s’imaginent que la
guerre est seulement un gigantesque match de boxe auquel ils assistent
de loin, grâce aux journaux. Mais cela n’a aucun rapport. C’est une
maladie qui quand elle semble conjurée sur un point reprend sur un
autre. Aujourd’hui Noyon sera délivré, demain on n’aura plus ni pain ni
chocolat, après-demain celui qui se croyait tranquille et accepterait
au besoin une balle qu’il n’imagine pas s’affolera parce qu’il lira
dans les journaux que sa classe est rappelée. Quant aux monuments, un
chef-d’œuvre unique comme Reims par la qualité n’est pas tellement ce
dont la disparition m’épouvante, c’est surtout de voir anéantis une
telle quantité d’ensembles qui rendaient le moindre village de France
instructif et charmant.» Je pensai aussitôt à Combray et qu’autrefois
j’aurais cru me diminuer aux yeux de Mme de Guermantes en avouant
la petite situation que ma famille occupait à Combray. Je me demandai
si elle n’avait pas été révélée aux Guermantes et à M. de Charlus,
soit par Legrandin, ou Swann, ou Saint-Loup, ou Morel. Mais cette
prétérition même était moins pénible pour moi que des explications
rétrospectives. Je souhaitai seulement que M. de Charlus ne parlât
pas de Combray. «Je ne veux pas dire de mal des Américains, Monsieur,
continua-t-il, il paraît qu’ils sont inépuisablement généreux, et comme
il n’y a pas eu de chef d’orchestre dans cette guerre, que chacun est
entré dans la danse longtemps après l’autre, et que les Américains
ont commencé quand nous étions quasiment finis, ils peuvent avoir une
ardeur que quatre ans de guerre ont pu calmer chez nous. Même avant
la guerre ils aimaient notre pays, notre art, ils payaient fort cher
nos chefs-d’œuvre. Beaucoup sont chez eux maintenant. Mais précisément
cet art déraciné, comme dirait M. Barrés, est tout le contraire de ce
qui faisait l’agrément délicieux de la France. Le château expliquait
l’église qui, elle-même, parce qu’elle avait été un lieu de pèlerinage,
expliquait la chanson de geste. Je n’ai pas à surfaire l’illustration
de mes origines et de mes alliances, et d’ailleurs ce n’est pas de
cela qu’il s’agit. Mais dernièrement j’ai eu à régler une question
d’intérêts, et, malgré un certain refroidissement qu’il y a entre le
ménage et moi, à aller faire une visite à ma nièce Saint-Loup qui
habite à Combray. Combray n’était qu’une toute petite ville comme il
y en a tant. Mais nos ancêtres étaient représentés en donateurs dans
certains vitraux, dans d’autres étaient inscrites nos armoiries. Nous
y avions notre chapelle, nos tombeaux. Cette église a été détruite par
les Français et par les Anglais parce qu’elle servait d’observatoire
aux Allemands. Tout ce mélange d’histoire survivante et d’art, qui
était la France, se détruit, et ce n’est pas fini. Et, bien entendu,
je n’ai pas le ridicule de comparer, pour des raisons de famille,
la destruction de l’église de Combray à celle de la cathédrale de
Reims, qui était comme le miracle d’une cathédrale gothique retrouvant
naturellement la pureté de la statuaire antique, ou de celle d’Amiens.
Je ne sais si le bras levé de Saint Firmin est aujourd’hui brisé. Dans
ce cas la plus haute affirmation de la foi et de l’énergie a disparu
de ce monde.--Son symbole, Monsieur, lui répondis-je. Et j’adore
autant que vous certains symboles. Mais il serait absurde de sacrifier
au symbole la réalité qu’il symbolise. Les cathédrales doivent être
adorées jusqu’au jour où, pour les préserver, il faudrait renier les
vérités qu’elles enseignent. Le bras levé de Saint Firmin dans un geste
de commandement presque militaire disait: Que nous soyons brisés si
l’honneur l’exige. Ne sacrifiez pas des hommes à des pierres dont la
beauté vient justement d’avoir un moment fixé des vérités humaines.--Je
comprends ce que vous voulez dire, me répondit M. de Charlus, et M.
Barrés, qui nous a fait, hélas, trop faire de pèlerinages à la statue
de Strasbourg et au tombeau de M. Déroulède, a été touchant et gracieux
quand il a écrit que la cathédrale de Reims elle-même nous était moins
chère que la vie de nos fantassins. Assertion qui rend assez ridicule
la colère de nos journaux contre le général allemand qui commandait
là-bas et qui disait que la cathédrale de Reims lui était moins
précieuse que celle d’un soldat allemand. C’est, du reste, ce qui est
exaspérant et navrant, c’est que chaque pays dit la même chose. Les
raisons pour lesquelles les associations industrielles de l’Allemagne
déclarent la possession de Belfort indispensable à préserver leur
nation contre nos idées de revanche sont les mêmes que celles de Barrés
exigeant Mayence pour nous protéger contre les velléités d’invasion des
Boches. Pourquoi la restitution de l’Alsace-Lorraine a-t-elle paru à la
France un motif insuffisant pour faire la guerre, un motif suffisant
pour la continuer, pour la redéclarer à nouveau chaque année? Vous
avez l’air de croire que la victoire est désormais promise à la France,
je le souhaite de tout mon cœur, vous n’en doutez pas, mais enfin,
depuis qu’à tort ou à raison les Alliés se croient sûrs de vaincre
(pour ma part je serais naturellement enchanté de cette solution, mais
je vois surtout beaucoup de victoires sur le papier, de victoires à la
Pyrrhus, avec un coût qui ne nous est pas dit) et que les Boches ne
se croient plus sûrs de vaincre, on voit l’Allemagne chercher à hâter
la paix, la France à prolonger la guerre, la France qui est la France
juste et a raison de faire entendre des paroles de justice, mais est
aussi la douce France et devrait faire entendre des paroles de pitié,
fût-ce seulement pour ses propres enfants et pour qu’à chaque printemps
les fleurs qui renaîtront aient autre chose à éclairer que des tombes.
Soyez franc, mon cher ami, vous-même m’aviez fait une théorie sur
les choses qui n’existent que grâce à une création perpétuellement
recommencée. La création du monde n’a pas eu lieu une fois pour toutes,
me disiez-vous, elle a nécessairement lieu tous les jours. Hé bien,
si vous êtes de bonne foi, vous ne pouvez pas excepter la guerre de
cette théorie. Notre excellent Norpois a beau écrire--en sortant un
des accessoires de rhétorique qui lui sont aussi chers que a l’aube
de la victoire» et le «Général Hiver»:--«Maintenant que l’Allemagne a
voulu la guerre», «Les dés en sont jetés», la vérité c’est que chaque
matin on déclare à nouveau la guerre. Donc celui qui veut la continuer
est aussi coupable que celui qui l’a commencée, plus peut-être car
ce premier n’en prévoyait peut-être pas toutes les horreurs. Or
rien ne dit qu’une guerre aussi prolongée, même si elle doit avoir
une issue victorieuse, ne soit pas sans péril. Il est difficile de
parler de choses qui n’ont point de précédent et des répercussions
sur l’organisme d’une opération qu’on tente pour la première fois.
Généralement, il est vrai, ces nouveautés dont on s’alarme se passent
fort bien. Les républicains les plus sages pensaient qu’il était fou
de faire la séparation de l’Église. Elle a passé comme une lettre à la
poste. Dreyfus a été réhabilité, Picquart ministre de la guerre, sans
qu’on crie ouf. Pourtant que ne peut-on pas craindre d’un surmenage
pareil à celui d’une guerre ininterrompue pendant plusieurs années! Que
feront les hommes au retour? seront-ils las? la fatigue les aura-t-elle
rompus ou affolés? Tout cela pourrait mal tourner, sinon pour la
France, au moins pour le gouvernement, peut-être même pour la forme
du gouvernement. Vous m’avez fait lire autrefois l’admirable Aimée de
Coigny de Maurras. Je serais fort surpris que quelque Aimée de Coigny
n’attendît pas du développement de la guerre que fait la République ce
qu’en 1812 Aimée de Coigny attendit de la guerre que faisait l’Empire.
Si l’Aimée actuelle existe, ses espérances se réaliseront-elles? Je
ne le désire pas. Pour en revenir à la guerre elle-même, le premier
qui l’a commencée est-il l’empereur Guillaume? J’en doute fort. Et si
c’est lui, qu’a-t-il fait autre chose que Napoléon par exemple, chose
que moi je trouve abominable mais que je m’étonne de voir inspirer tant
d’horreurs aux thuriféraires de Napoléon, aux gens qui, le jour de la
déclaration de guerre, se sont écriés comme le général X.: «J’attendais
ce jour-là depuis quarante ans. C’est le plus beau jour de ma vie.»
Dieu sait si personne a protesté avec plus de force que moi quand on a
fait dans la société une place disproportionnée aux nationalistes, aux
militaires, quand tout ami des arts était accusé de s’occuper de choses
funestes à la patrie, toute civilisation qui n’était pas belliqueuse
étant délétère. C’est à peine si un homme du monde authentique comptait
auprès d’un général. Une folle faillit me présenter à M. Syveton.
Vous me direz que ce que je m’efforçais de maintenir n’était que
les règles mondaines. Mais, malgré leur frivolité apparente, elles
eussent peut-être empêché bien des excès. J’ai toujours honoré ceux
qui défendent la grammaire, ou la logique. On se rend compte cinquante
ans après qu’ils ont conjuré de grands périls. Or nos nationalistes
sont les plus germanophobes, les plus jusqu’auboutistes des hommes...
Mais après quinze ans leur philosophie a changé entièrement. En fait,
ils poussent bien à la continuation de la guerre. Mais ce n’est que
pour exterminer une race belliqueuse et par amour de la paix. Car une
civilisation guerrière, ce qu’ils trouvaient si beau il y a quinze ans,
leur fait horreur; non seulement ils reprochent à la Prusse d’avoir
fait prédominer chez elle l’élément militaire, mais en tout temps ils
pensent que les civilisations militaires furent destructrices de tout
ce qu’ils trouvent maintenant précieux, non seulement les arts, mais
même la galanterie. Il suffit qu’un de leurs critiques se soit converti
au nationalisme pour qu’il soit devenu du même coup un ami de la
paix... Il est persuadé que, dans toutes les civilisations guerrières,
la femme avait un rôle humilié et bas. On n’ose lui répondre que les
«Dames» des chevaliers au moyen âge et la Béatrice de Dante étaient
peut-être placées sur un trône aussi élevé que les héroïnes de M.
Becque. Je m’attends un de ces jours à me voir placé à table après un
révolutionnaire russe ou simplement après un de nos généraux faisant la
guerre par horreur de la guerre et pour punir un peuple de cultiver un
idéal qu’eux-mêmes jugeaient le seul tonifiant il y a quinze ans. Le
malheureux Tzar était encore honoré il y a quelques mois parce qu’il
avait réuni la conférence de La Haye. Mais maintenant qu’on salue la
Russie libre, on oublie le titre qui permettait de la glorifier. Ainsi
tourne la Roue du Monde. Et pointant l’Allemagne emploie tellement les
mêmes expressions que la France que c’est à croire qu’elle la cite,
elle ne se lasse pas de dire qu’elle «lutte pour l’existence». Quand
je lis: «nous luttons contre un ennemi implacable et cruel jusqu’à ce
que nous ayons obtenu une paix qui nous garantisse l’avenir de toute
agression et pour que le sang de nos braves soldats n’ait pas coulé en
vain», ou bien: «qui n’est pas pour nous est contre nous», je ne sais
pas si cette phrase est de l’Empereur Guillaume ou de M. Poincaré, car
ils l’ont, à quelques variantes près, prononcée vingt fois l’un et
l’autre, bien qu’à vrai dire je doive confesser que l’Empereur ait été
en ce cas l’imitateur du Président de la République. La France n’aurait
peut-être pas tenu tant à prolonger la guerre si elle était restée
faible, mais surtout l’Allemagne n’aurait peut-être pas été si pressée
de la finir si elle n’avait pas cessé d’être forte. D’être aussi forte,
car forte, vous verrez qu’elle l’est encore.» Il avait pris l’habitude
de crier très fort en parlant, par nervosité, par recherche d’issue
pour des impressions dont il fallait--n’ayant jamais cultivé aucun
art--qu’il se débarrassât, comme un aviateur de ses bombes, fût-ce en
plein champ, là où ses paroles n’atteignaient personne, et surtout
dans le monde où elles tombaient au hasard et où il était écouté par
snobisme, de confiance et, tant il tyrannisait les auditeurs, on peut
dire de force et même par crainte. Sur les boulevards cette harangue
était de plus une marque de mépris à l’égard des passants pour qui il
ne baissait pas plus la voix qu’il n’eût dévié son chemin. Mais elle
y détonnait, y étonnait et surtout rendait intelligibles à des gens
qui se retournaient des propos qui eussent pu nous faire prendre pour
des défaitistes. Je le fis remarquer à M. de Charlus sans réussir qu’à
exciter son hilarité. «Avouez que ce serait bien drôle, dit-il. Après
tout, ajouta-t-il, on ne sait jamais, chacun de nous risque chaque soir
d’être le fait divers du lendemain. En somme, pourquoi ne serais-je pas
fusillé dans les fossés de Vincennes? La même chose est bien arrivée
à mon grand-oncle le duc d’Enghien. La soif du sang noble affole une
certaine populace qui en cela se montre plus raffinée que les lions.
Vous savez que pour ces animaux il suffirait pour qu’ils se jetassent
sur elle que Mme Verdurin eût une écorchure sur son nez. Sur ce que
dans ma jeunesse on eût appelé son pif!» Et il se mit à rire à gorge
déployée comme si nous avions été seuls dans un salon. Par moments,
voyant des individus assez louches extraits de l’ombre par le passage
de M. de Charlus se conglomérer à quelque distance de lui, je me
demandais si je lui serais plus agréable en le laissant seul ou en ne
le quittant pas. Tel celui qui a rencontré un vieillard sujet à de
fréquentes crises épileptiformes et qui voit, par l’incohérence de la
démarche, l’imminence probable d’un accès se demande si sa compagnie
est plutôt désirée comme celle d’un soutien, ou redoutée comme celle
d’un témoin à qui on voudrait cacher la crise et dont la présence seule
peut-être, quand le calme absolu réussirait à l’écarter, suffira à la
hâter. Mais la possibilité de l’événement duquel on ne sait si l’on
doit s’écarter ou non est révélée, chez le malade, par les circuits
qu’il fait comme un homme ivre. Tandis que pour M. de Charlus les
diverses positions divergentes, signe d’un incident possible dont je
n’étais pas bien sûr s’il souhaitait ou redoutait que ma présence
l’empêchât de se produire, étaient, par une ingénieuse mise en scène,
occupées non par le baron lui-même, qui marchait fort droit, mais par
tout un cercle de figurants. Tout de même, je crois qu’il préférait
éviter la rencontre, car il m’entraîna dans une rue de traverse, plus
obscure que le boulevard et où celui-ci ne cessait de déverser des
soldats de toute arme et de toute nation, influx juvénile, compensateur
et consolant, pour M. de Charlus, de ce reflux de tous les hommes à la
frontière qui avait fait frénétiquement le vide dans Paris aux premiers
temps de la mobilisation. M. de Charlus ne cessait pas d’admirer les
brillants uniformes qui passaient devant nous et qui faisaient de Paris
une ville aussi cosmopolite qu’un port, aussi irréelle qu’un décor
de peintre qui n’a dressé quelques architectures que pour avoir un
prétexte à grouper les costumes les plus variés et les plus chatoyants.
Il gardait tout son respect et toute son affection à de grandes dames
accusées de défaitisme, comme jadis à celles qui avaient été accusées
de dreyfusisme. Il regrettait seulement qu’en s’abaissant à faire de la
politique elles eussent donné prise «aux polémiques des journalistes».
Pour lui, à leur égard, rien n’était changé. Car sa frivolité était si
systématique, que la naissance unie à la beauté et à d’autres prestiges
était la chose durable--et la guerre, comme l’affaire Dreyfus, des
modes vulgaires et fugitives. Eût-on fusillé la duchesse de Guermantes
pour essai de paix séparée avec l’Autriche qu’il l’eût considérée
comme toujours aussi noble et pas plus dégradée que ne nous apparaît
aujourd’hui Marie-Antoinette d’avoir été condamnée à la décapitation.
En parlant à ce moment-là, M. de Charlus, noble comme une espèce de
Saint-Vallier ou de Saint-Mégrin, était droit, rigide, solennel,
parlait gravement, ne faisait pour un moment aucune des manières où
se révèlent ceux de sa sorte. Et pourtant, pourquoi ne peut-il y en
avoir aucun dont la voix soit jamais absolument juste?... Même en ce
moment où elle approchait le plus du grave, elle était fausse encore et
aurait eu besoin de l’accordeur. D’ailleurs, M. de Charlus ne savait
littéralement où donner de la tête et il la levait souvent avec le
regret de ne pas avoir une jumelle qui, d’ailleurs, ne lui eût pas
servi à grand’chose, car en plus grand nombre que d’habitude, à cause
du raid de zeppelins de l’avant-veille qui avait réveillé la vigilance
des pouvoirs publics, il y avait des militaires jusque dans le ciel.
Les aéroplanes que j’avais vus quelques heures plus tôt faire, comme
des insectes, des taches brunes sur le soir bleu passaient maintenant
dans la nuit qu’approfondissait encore l’extinction partielle des
réverbères comme de lumineux brûlots. La plus grande impression de
beauté que nous faisaient éprouver ces étoiles humaines et filantes
était peut-être surtout de faire regarder le ciel vers lequel on lève
peu les yeux d’habitude dans ce Paris dont, en 1914, j’avais vu la
beauté presque sans défense attendre la menace de l’ennemi qui se
rapprochait. Il y avait certes, maintenant comme alors, la splendeur
antique inchangée d’une lune cruellement, mystérieusement sereine, qui
versait aux monuments encore intacts l’inutile beauté de sa lumière,
mais comme en 1914, et plus qu’en 1914, il y avait aussi autre chose,
des lumières différentes et des feux intermittents, que soit de ces
aéroplanes, soit des projecteurs de la Tour Eiffel on savait dirigés
par une volonté intelligente, par une vigilance amie qui donnait ce
même genre d’émotion, inspirait cette même sorte de reconnaissance
et de calme que j’avais éprouvés dans la chambre de Saint-Loup, dans
la cellule de ce cloître militaire où s’exerçaient, avant qu’ils
consommassent un jour, sans une hésitation, en pleine jeunesse, leur
sacrifice, tant de cœurs fervents et disciplinés.

Après le raid de l’avant-veille, où le ciel avait été plus mouvementé
que la terre, il s’était calmé comme la mer après une tempête. Mais
comme la mer après une tempête il n’avait pas encore repris son
apaisement absolu. Des aéroplanes montaient encore comme des fusées
rejoindre les étoiles et des projecteurs promenaient lentement, dans
le ciel sectionné, comme une pâle poussière d’astres, d’errantes voies
lactées. Cependant les aéroplanes venaient s’insérer au milieu des
constellations et on aurait pu se croire dans un autre hémisphère
en effet, en voyant ces «étoiles nouvelles». M. de Charlus me dit
son admiration pour ces aviateurs, et comme il ne pouvait pas plus
s’empêcher de donner libre cours à sa germanophilie qu’à ses autres
penchants tout en niant l’une comme les autres: «D’ailleurs j’ajoute
que j’admire autant les Allemands qui montent dans des gothas. Et
sur des zeppelins, pensez le courage qu’il faut. Mais ce sont des
héros tout simplement. Qu’est-ce que ça peut faire que ce soit sur
des civils qu’ils lancent leurs bombes puisque ces batteries tirent
sur eux? Est-ce que vous avez peur des gothas et du canon?» J’avouai
que non et peut-être je me trompais. Sans doute ma paresse m’ayant
donné l’habitude, pour mon travail, de le remettre jour par jour au
lendemain, je me figurais qu’il pouvait en être de même pour la mort.
Comment aurait-on peur d’un canon dont on est persuadé qu’il ne vous
frappera pas ce jour-là? D’ailleurs formées isolément, ces idées de
bombes lancées, de mort possible n’ajoutèrent pour moi rien de tragique
à l’image que je me faisais du passage des aéronefs allemands jusqu’à
ce que j’eusse vu de l’un d’eux ballotté, segmenté à mes regards par
les flots de brume d’un ciel agité, d’un aéroplane que, bien que je
le susse meurtrier, je n’imaginais que stellaire et céleste, j’eusse
vu un soir le geste de la bombe lancée vers nous. Car la réalité
originale d’un danger n’est perçue que de cette chose nouvelle,
irréductible à ce qu’on sait déjà, qui s’appelle une impression et qui
est souvent, comme ce fut le cas là, résumée par une ligne, une ligne
qui découvrait une intention, une ligne où il y avait la puissance
latente d’un accomplissement qui la déformait, tandis que sur le pont
de la Concorde, autour de l’aéroplane menaçant et tragique, et comme si
s’étaient reflétées dans les nuages les fontaines des Champs-Élysées,
de la place de la Concorde et des Tuileries, les jets d’eau lumineux
des projecteurs s’infléchissaient dans le ciel, lignes pleines
d’intentions aussi, d’intentions prévoyantes et protectrices, d’hommes
puissants et sages auxquels, comme la nuit au quartier de Doncières,
j’étais reconnaissant que leur force daignât prendre, avec cette
précision si belle, la peine de veiller sur nous.

La nuit était aussi belle qu’en 1914, comme Paris était aussi menacé.
Le clair de lune semblait comme un doux magnésium continu permettant
de prendre une dernière fois des images nocturnes de ces beaux
ensembles comme la place Vendôme, la place de la Concorde, auxquels
l’effroi que j’avais des obus qui allaient peut-être les détruire
donnait, par contraste, dans leur beauté encore intacte, une sorte de
plénitude, comme si elles se tendaient en avant, offrant aux coups
leurs architectures sans défense. «Vous n’avez pas peur, répéta M. de
Charlus. Les Parisiens ne se rendent pas compte. On me dit que Mme
Verdurin donne des réunions tous les jours. Je ne le sais que par les
on-dit, moi je ne sais absolument rien d’eux, j’ai entièrement rompu»,
ajouta-t-il en baissant non seulement les yeux comme si avait passé un
télégraphiste, mais aussi la tête, les épaules, et en levant le bras
avec le geste qui signifie sinon «je m’en lave les mains», du moins
«je ne peux rien vous dire» (bien que je ne lui demandasse rien). «Je
sais que Morel y va toujours beaucoup», me dit-il (c’était la première
fois qu’il m’en reparlait). «On prétend qu’il regrette beaucoup le
passé, qu’il désire se rapprocher de moi», ajout a-t-il, faisant preuve
à la fois de cette même crédulité d’homme du faubourg qui dit: «On
dit beaucoup que la France cause plus que jamais avec l’Allemagne et
que les pourparlers sont même engagés» et de l’amoureux que les pires
rebuffades n’ont pas persuadé. «En tout cas, s’il le veut il n’a qu’à
le dire, je suis plus vieux que lui, ce n’est pas à moi à faire les
premiers pas.» Et sans doute il était bien inutile de le dire tant
c’était évident. Mais, de plus, ce n’était même pas sincère, et c’est
pour cela qu’on était si gêné pour M. de Charlus, car on sentait qu’en
disant que ce n’était pas à lui de faire les premiers pas, il en
faisait au contraire un et attendait que j’offrisse de me charger du
rapprochement. Certes, je connaissais cette naïve ou feinte crédulité
des gens qui aiment quelqu’un, ou simplement ne sont pas reçus chez
quelqu’un, et imputent à ce quelqu’un un désir qu’il n’a pourtant pas
manifesté, malgré des sollicitations fastidieuses.

Malheureusement, dès le lendemain, disons-le tout de suite, M. de
Charlus se trouva dans la rue face à face avec Morel; celui-ci, pour
exciter sa jalousie, le prit par le bras, lui raconta des histoires
plus ou moins vraies et quand M. de Charlus éperdu, ayant besoin
que Morel restât cette soirée auprès de lui, le supplia de ne pas
aller ailleurs, l’autre, apercevant un camarade, dit adieu à M. de
Charlus qui, de colère, espérant que cette menace que, bien entendu,
il semblait ne devoir exécuter jamais, ferait rester Morel, lui dit:
«Prends garde, je me vengerai», et Morel, riant, partit en tapotant sur
le cou et en enlaçant par la taille son camarade étonné.

A l’accent soudain tremblant avec lequel M. de Charlus avait, en me
parlant de Morel, scandé ses paroles, au regard trouble qui vacillait
au fond de ses yeux, j’eus l’impression qu’il y avait autre chose
qu’une banale insistance. Je ne me trompais pas et je dirai tout de
suite les deux faits qui me le prouvèrent rétrospectivement (j’anticipe
de beaucoup d’années pour le second de ces faits, postérieur à la mort
de M. de Charlus. Or elle ne devait se produire que bien plus tard,
et nous aurons l’occasion de le revoir plusieurs fois, bien différent
de ce que nous l’avons connu, et en particulier la dernière fois, à
une époque où il avait entièrement oublié Morel). Quant au premier
de ces faits, il se produisit deux ans seulement après le soir où
je descendais ainsi les boulevards avec M. de Charlus. Donc environ
deux ans après cette soirée, je rencontrai Morel. Je pensai aussitôt
à M. de Charlus, au plaisir qu’il aurait à revoir le violoniste, et
j’insistai auprès de lui pour qu’il allât le voir, fût-ce une fois,
«Il a été bon pour vous, dis-je à Morel. Il est déjà vieux, il peut
mourir, il faut liquider les vieilles querelles et effacer les traces
de la brouille.» Morel parut entièrement de mon avis quant à un
apaisement désirable, mais il n’en refusa pas moins catégoriquement
de faire même une seule visite à M. de Charlus. «Vous avez tort,
lui dis-je. Est-ce par entêtement, par paresse, par méchanceté, par
amour-propre mal placé, par vertu (soyez sûr qu’elle ne sera pas
attaquée), par coquetterie?» Alors le violoniste, tordant son visage
pour un aveu qui lui coûtait sans doute extrêmement, me répondit en
frissonnant: «Non, ce n’est pour rien de tout cela, la vertu je m’en
fous; la méchanceté, au contraire je commence à le plaindre; ce n’est
pas par coquetterie, elle serait inutile; ce n’est pas par paresse, il
y a des journées entières où je reste à me tourner les pouces, non,
ce n’est à cause de rien de tout cela; c’est, ne le dites jamais à
personne et je suis fou de vous le dire, c’est, c’est ... c’est ...
par peur!» Il se mit à trembler de tous ses membres. Je lui avouai
que je ne le comprenais pas. «Non, ne me demandez pas, n’en parlons
plus, vous ne le connaissez pas comme moi, je peux dire que vous ne
le connaissez pas du tout.--Mais quel tort peut-il vous faire? il
cherchera, d’ailleurs, d’autant moins à vous en faire qu’il n’y aura
plus de rancune entre vous. Et puis, au fond, vous savez qu’il est très
bon.--Parbleu si, je le sais qu’il est bon! Et la délicatesse et la
droiture. Mais laissez-moi, ne m’en parlez plus, je vous en supplie,
c’est honteux à dire, j’ai peur!» Le second fait date d’après la mort
de M. de Charlus. On m’apporta quelques souvenirs qu’il m’avait laissés
et une lettre à triple enveloppe, écrite au moins dix ans avant sa
mort. Mais il avait été gravement malade, avait pris ses dispositions,
puis s’était rétabli avant de tomber plus tard dans l’état où nous le
verrons le jour d’une matinée chez la princesse de Guermantes--et la
lettre, restée dans un coffre avec les objets qu’il léguait à quelques
amis, était restée là sept ans, sept ans pendant lesquels il avait
entièrement oublié Morel. La lettre, tracée d’une écriture fine et
ferme, était ainsi conçue: «Mon cher ami, les voies de la Providence
sont inconnues. Parfois c’est du défaut d’un être médiocre qu’elle use
pour empêcher de faillir la suréminence d’un juste. Vous connaissez
Morel, d’où il est sorti, à quel faîte j’ai voulu l’élever, autant
dire à mon niveau. Vous savez qu’il a préféré retourner non pas à la
poussière et à la cendre d’où tout homme, c’est-à-dire le véritable
phœnix, peut renaître, mais à la boue où rampe la vipère. Il s’est
laissé choir, ce qui m’a préservé de déchoir. Vous savez que mes armes
contiennent la devise même de Notre-Seigneur: «Inculcabis super leonem
et aspidem» avec un homme représenté comme ayant à la plante de ses
pieds, comme support héraldique, un lion et un serpent. Or si j’ai pu
fouler ainsi le propre lion que je suis, c’est grâce au serpent et à
sa prudence, qu’on appelle trop légèrement parfois un défaut, car la
profonde sagesse de l’Évangile en fait une vertu, au moins une vertu
pour les autres. Notre serpent aux sifflements jadis harmonieusement
modulés, quand il avait un charmeur--fort charmé, du reste--n’était
pas seulement musical et reptile, il avait jusqu’à la lâcheté cette
vertu que je tiens maintenant pour divine, la Prudence. C’est cette
divine prudence qui l’a fait résister aux appels que je lui ai fait
transmettre de revenir me voir, et je n’aurai de paix en ce monde et
d’espoir de pardon dans l’autre que si je vous en fais l’aveu. C’est
lui qui a été en cela l’instrument de la Sagesse divine, car, je
l’avais résolu, il ne serait pas sorti de chez moi vivant. Il fallait
que l’un de nous deux disparût. J’étais décidé à le tuer. Dieu lui a
conseillé la prudence pour me préserver d’un crime. Je ne doute pas
que l’intercession de l’Archange Michel, mon saint patron, n’ait joué
là un grand rôle et je le prie de me pardonner de l’avoir tant négligé
pendant plusieurs années et d’avoir si mal répondu aux innombrables
bontés qu’il m’a témoignées, tout spécialement dans ma lutte contre
le mal. Je dois à ce serviteur, je le dis dans la plénitude de ma foi
et de mon intelligence, que le Père céleste ait inspiré à Morel de ne
pas venir. Aussi, c’est moi maintenant qui me meurs. Votre fidèlement
dévoué, _Semper idem_, P. G. Charlus.» Alors je compris la peur
de Morel; certes il y avait dans cette lettre bien de l’orgueil et de
la littérature. Mais l’aveu était vrai. Et Morel savait mieux que moi
que le «côté presque fou» que Mme de Guermantes trouvait chez son
beau-frère ne se bornait pas, comme je l’avais cru jusque-là, à ces
dehors momentanés de rage superficielle et inopérante.

Mais il faut revenir en arrière. Je descends les boulevards à côté de
M. de Charlus, lequel vient de me prendre comme vague intermédiaire
pour des ouvertures de paix entre lui et Morel. Voyant que je ne lui
répondais pas, il continua ainsi: «Je ne sais pas, du reste, pourquoi
il ne joue pas, on ne fait plus de musique sous prétexte que c’est la
guerre, mais on danse, on dîne en ville. Les fêtes remplissent ce qui
sera peut-être, si les Allemands avancent encore, les derniers jours de
notre Pompéi. Pour peu que la lave de quelque Vésuve allemand (leurs
pièces de marine ne sont pas moins terribles qu’un volcan) vienne les
surprendre à leur toilette et éternise leur geste en l’interrompant,
les enfants s’instruiront plus tard en regardant dans les livres de
classes illustrés Mme Molé qui allait mettre une dernière couche
de fard avant d’aller dîner chez une belle-sœur, ou Sosthène de
Guermantes finissant de peindre ses faux sourcils; ce sera matière à
cours pour les Brichot de l’avenir; la frivolité d’une époque quand
dix siècles ont passé sur elle est digne de la plus grave érudition,
surtout si elle a été conservée intacte par une éruption volcanique
ou des matières analogues à la lave projetées par bombardement. Quels
documents pour l’histoire future, quand les gaz asphyxiants analogues
à ceux qu’émettait le Vésuve et des écroulements comme ceux qui
ensevelirent Pompéi garderont intactes toutes les dernières imprudentes
qui n’ont pas fait encore filer pour Bayonne leurs tableaux et leurs
statues. D’ailleurs, n’est-ce pas déjà, depuis un an, Pompéi par
fragments, chaque soir, que ces gens se sauvant dans les caves, non
pas pour en rapporter quelque vieille bouteille de Mouton Rothschild
ou de Saint-Émilion, mais pour cacher avec eux ce qu’ils ont de plus
précieux, comme les prêtres d’Herculanum surpris par la mort au moment
où ils emportaient les vases sacrés. C’est toujours l’attachement à
l’objet qui amène la mort du possesseur. Paris, lui, ne fut pas, comme
Herculanum, fondé par Hercule. Mais que de ressemblances s’imposent!
et cette lucidité qui nous est donnée n’est pas que de notre époque,
chacune l’a possédée. Si je pense que nous pouvons avoir demain le sort
des villes du Vésuve, celles-ci sentaient qu’elles étaient menacées du
sort des villes maudites de la Bible. On a retrouvé sur les murs d’une
des maisons de Pompéi cette inscription révélatrice: «Sodoma, Gomora.»
Je ne sais si ce fut ce nom de Sodome et les idées qu’il éveilla en
lui, soit celle du bombardement, qui firent que M. de Charlus leva un
instant les yeux au ciel, mais il les ramena bientôt sur la terre.
«J’admire tous les héros de cette guerre, dit-il. Tenez, mon cher,
les soldats anglais que j’ai un peu légèrement considérés au début
de la guerre comme de simples joueurs de football assez présomptueux
pour se mesurer avec des professionnels--et quels professionnels!--hé
bien, rien qu’esthétiquement ce sont des athlètes de la Grèce, vous
entendez bien, de la Grèce, mon cher, ce sont les jeunes gens de
Platon, ou plutôt des Spartiates. J’ai un ami qui est allé à Rouen
où ils ont leur camp, il a vu des merveilles, de pures merveilles
dont on n’a pas idée. Ce n’est plus Rouen, c’est une autre ville.
Évidemment il y a aussi l’ancien Rouen, avec les Saints émaciés de la
cathédrale. Bien entendu, c’est beau aussi, mais c’est autre chose. Et
nos poilus! je ne peux pas vous dire quelle saveur je trouve en nos
poilus, aux petits Parigots, tenez, comme celui qui passe là, avec
son air dessalé, sa mine éveillée et drôle. Il m’arrive souvent de
les arrêter, de faire un brin de causette avec eux, quelle finesse,
quel bon sens! et les gars de province, comme ils sont amusants et
gentils avec leur roulement d’r et leur jargon patoiseur!... Moi,
j’ai toujours beaucoup vécu à la campagne, couché dans les fermes,
je sais leur parler, mais notre admiration pour les Français ne
doit pas nous faire déprécier nos ennemis, ce serait nous diminuer
nous-mêmes. Et vous ne savez pas quel soldat est le soldat allemand,
vous ne l’avez pas vu comme moi défiler au pas de parade, au pas de
l’oie, «unter den Linden». En revenant à l’idéal de virilité qu’il
m’avait esquissé à Balbec et qui avec le temps avait pris chez lui une
forme philosophique, usant, d’ailleurs, de raisonnements absurdes,
qui par moments, même quand il venait d’être supérieur, laissaient
voir la trame trop mince du simple homme du monde, bien qu’homme du
monde intelligent: «Voyez-vous, me dit-il, le superbe gaillard qu’est
le soldat boche est un être fort, sain, ne pensant qu’à la grandeur
de son pays, «Deutschland über alles», ce qui n’est pas si bête, et
tandis qu’ils se préparaient virilement, nous nous sommes abîmés dans
le dilettantisme.» Ce mot signifiait probablement pour M. de Charlus
quelque chose d’analogue à la littérature, car aussitôt se rappelant
sans doute que j’aimais les lettres et avais eu un moment l’intention
de m’y adonner, il me tapa sur l’épaule (profitant du geste pour s’y
appuyer jusqu’à me faire aussi mal qu’autrefois, quand je faisais mon
service militaire, le recul contre l’omoplate du «76»), il me dit
comme pour adoucir le reproche: «Oui, nous nous sommes abîmés dans le
dilettantisme, nous tous, vous aussi, rappelez-vous, vous pouvez faire
comme moi votre _mea culpa_, nous avons été trop dilettantes.» Par
surprise du reproche, manque d’esprit de repartie, déférence envers mon
interlocuteur et attendrissement pour son amicale bonté, je répondis
comme si, ainsi qu’il m’y invitait, j’avais aussi à me frapper la
poitrine, ce qui était parfaitement stupide car je n’avais pas l’ombre
de dilettantisme à me reprocher. «Allons, me dit-il, je vous quitte (le
groupe qui l’avait escorté de loin ayant fini par nous abandonner).
Je m’en vais me coucher comme un très vieux Monsieur, d’autant plus
qu’il paraît que la guerre a changé toutes nos habitudes, un de ces
aphorismes qu’affectionne Norpois.» Je savais, du reste, qu’en rentrant
chez lui M. de Charlus ne cessait pas pour cela d’être au milieu des
soldats, car il avait transformé son hôtel en hôpital militaire, cédant
du reste, je le crois, aux besoins bien moins de son imagination que de
son bon cœur.

Il faisait une nuit transparente et sans un souffle. J’imaginais que
la Seine coulant entre ses ponts circulaires, faits de leur plateau
et de son reflet, devait ressembler au Bosphore. Et symbole soit de
cette invasion que prédisait le défaitisme de M. de Charlus, soit de
la coopération de nos frères musulmans avec les armées de la France,
la lune étroite et recourbée comme un sequin semblait mettre le ciel
parisien sous le signe oriental du croissant. Pour un instant encore il
resta en arrêt devant un Sénégalais en me disant adieu et en me serrant
la main à me la broyer, ce qui est une particularité allemande chez les
gens qui sentent comme le baron, et en continuant pendant quelque temps
à me la malaxer, eût dit jadis Cottard, comme si M. de Charlus avait
voulu rendre à mes articulations une souplesse qu’elles n’avaient point
perdue. Chez certains aveugles, le toucher supplée dans une certaine
mesure à la vue. Je ne sais trop de quel sens il prenait la place ici.
Il croyait peut-être seulement me serrer la main comme il crut sans
doute ne faire que voir le Sénégalais qui passait dans l’ombre et ne
daigna pas s’apercevoir qu’il était admiré. Mais, dans ces deux cas,
le baron se trompait, il péchait par excès de contact et de regards.
«Est-ce que tout l’Orient de Decamps, de Fromentin, d’Ingres, de
Delacroix n’est pas là dedans? me dit-il, encore immobilisé par le
passage du Sénégalais. Vous savez, moi, je ne m’intéresse jamais aux
choses et aux êtres qu’en peintre, en philosophe. D’ailleurs je suis
trop vieux. Mais quel malheur, pour compléter le tableau, que l’un
de nous deux ne soit pas une odalisque.» Ce ne fut pas l’Orient de
Decamps, ni même de Delacroix qui commença de hanter mon imagination
quand le baron m’eut quitté, mais le vieil Orient de ces _Mille et
une Nuits_ que j’avais tant aimées, et, me perdant peu à peu dans
le lacis de ces rues noires, je pensais au calife Haroun Al Raschid
en quête d’aventures dans les quartiers perdus de Bagdad. D’autre
part, la chaleur du temps et de la marche m’avait donné soif, mais
depuis longtemps tous les bars étaient fermés, et à cause de la
pénurie d’essence les rares taxis que je rencontrais, conduits par des
Levantins ou des Nègres, ne prenaient même pas la peine de répondre
à mes signes. Le seul endroit où j’aurais pu me faire servir à boire
et reprendre des forces pour rentrer chez moi eût été un hôtel. Mais
dans la rue assez éloignée du centre où j’étais parvenu, tous, depuis
que sur Paris les gothas lançaient leurs bombes, avaient fermé. Il en
était de même de presque toutes les boutiques de commerçants, lesquels,
faute d’employés ou eux-mêmes pris de peur, avaient fui à la campagne
et laissé sur la porte un avertissement habituel écrit à la main et
annonçant leur réouverture pour une époque éloignée et, d’ailleurs,
problématique. Les autres établissements qui avaient pu survivre encore
annonçaient de la même manière qu’ils n’ouvraient que deux fois par
semaine. On sentait que la misère, l’abandon, la peur habitaient tout
ce quartier. Je n’en fus que plus surpris de voir qu’entre ces maisons
délaissées il y en avait une où la vie au contraire semblait avoir
vaincu l’effroi, la faillite, et entretenait l’activité et la richesse.
Derrière les volets clos de chaque fenêtre la lumière, tamisée à cause
des ordonnances de police, décelait pourtant un insouci complet de
l’économie. Et à tout instant la porte s’ouvrait pour laisser entrer
ou sortir quelque visiteur nouveau. C’était un hôtel par qui la
jalousie de tous les commerçants voisins (à cause de l’argent que ses
propriétaires devaient gagner) devait être excitée; et ma curiosité le
fut aussi quand je vis sortir rapidement, à une quinzaine de mètres de
moi, c’est-à-dire trop loin pour que dans l’obscurité profonde je pusse
le reconnaître, un officier.

Quelque chose pourtant me frappa qui n’était pas sa figure que je ne
voyais pas, ni son uniforme dissimulé dans une grande houppelande, mais
la disproportion extraordinaire entre le nombre de points différents
par où passa son corps et le petit nombre de secondes pendant
lesquelles cette sortie, qui avait l’air de la sortie tentée par un
assiégé, s’exécuta. De sorte que je pensai, si je ne le reconnus pas
formellement--je ne dirai pas même à la tournure ni à la sveltesse, ni
à l’allure, ni à la vélocité de Saint-Loup--mais à l’espèce d’ubiquité
qui lui était si spéciale. Le militaire capable d’occuper en si peu de
temps tant de positions différentes dans l’espace avait disparu, sans
m’avoir aperçu, dans une rue de traverse, et je restais à me demander
si je devais ou non entrer dans cet hôtel dont l’apparence modeste me
fit fortement douter que ce fût Saint-Loup qui en fût sorti. Je me
rappelai involontairement que Saint-Loup avait été injustement mêlé
à une affaire d’espionnage parce qu’on avait trouvé son nom dans les
lettres saisies sur un officier allemand. Pleine justice lui avait
d’ailleurs été rendue par l’autorité militaire. Mais malgré moi je
rapprochai ce fait de ce que je voyais. Cet hôtel servait-il de lieu
de rendez-vous à des espions? L’officier avait depuis un moment
disparu quand je vis entrer de simples soldats de plusieurs armes,
ce qui ajouta encore à la force de ma supposition. J’avais, d’autre
part, extrêmement soif. «Il est probable que je pourrai trouver à
boire ici», me dis-je, et j’en profitai pour tâcher d’assouvir, malgré
l’inquiétude qui s’y mêlait, ma curiosité. Je ne pense donc pas que ce
fut la curiosité de cette rencontre qui me décida à monter le petit
escalier de quelques marches au bout duquel la porte d’une espèce de
vestibule était ouverte, sans doute à cause de la chaleur. Je crus
d’abord que, cette curiosité, je ne pourrais la satisfaire, car je
vis plusieurs personnes venir demander une chambre, à qui on répondit
qu’il n’y en avait plus une seule. Mais je compris ensuite qu’elles
n’avaient évidemment contre elles que de ne pas faire partie du nid
d’espionnage, car un simple marin s’étant présenté un moment après on
se hâta de lui donner le n° 28. Je pus apercevoir sans être vu, grâce
à l’obscurité, quelques militaires et deux ouvriers qui causaient
tranquillement dans une petite pièce étouffée, prétentieusement ornée
de portraits en couleurs de femmes découpés dans des magazines et
des revues illustrées. Ces gens causaient tranquillement, en train
d’exposer des idées patriotiques: «Qu’est-ce que tu veux, on fera comme
les camarades», disait l’un, «Ah! pour sûr que je pense bien ne pas
être tué», répondait à un vœu que je n’avais pas entendu, un autre qui,
à ce que je compris, repartait le lendemain pour un poste dangereux.
«Par exemple, à vingt-deux ans, en n’ayant encore fait que six mois,
ce serait fort», criait-il avec un ton où perçait encore plus que le
désir de vivre longtemps la conscience de raisonner juste, et comme si
le fait de n’avoir que vingt-deux ans devait lui donner plus de chances
de ne pas être tué, et que ce dût être une chose impossible qu’il le
fût. «A Paris c’est épatant, disait un autre; on ne dirait pas qu’il
y a la guerre. Et toi, Julot, tu t’engages toujours?--Pour sûr que je
m’engage, j’ai envie d’aller y taper un peu dans le tas à tous ces
sales Boches.--Mais Joffre, c’est un homme qui couche avec les femmes
des Ministres, c’est pas un homme qui a fait quelque chose.--C’est
malheureux d’entendre des choses pareilles, dit un aviateur un peu
plus âgé en se tournant vers l’ouvrier qui venait de faire entendre
cette proposition; je vous conseillerais pas de causer comme ça en
première ligne, les poilus vous auraient vite expédié.» La banalité
de ces conversations ne me donnait pas grande envie d’en entendre
davantage, et j’allais entrer ou redescendre quand je fus tiré de mon
indifférence en entendant ces phrases qui me firent frémir: «C’est
épatant, le patron qui ne revient pas, dame, à cette heure-ci je ne
sais pas trop où il trouvera des chaînes.--Mais puisque l’autre est
déjà attaché.--Il est attaché bien sûr, il est attaché et il ne l’est
pas, moi je serais attaché comme ça que je pourrais me détacher.--Mais
le cadenas est fermé.--C’est entendu qu’il est fermé, mais ça peut
s’ouvrir à la rigueur. Ce qu’il y a, c’est que les chaînes ne sont
pas assez longues. Tu vas pas m’expliquer à moi ce que c’est, j’y
ai tapé dessus hier pendant toute la nuit que le sang m’en coulait
sur les mains.--C’est toi qui taperas ce soir.--Non, c’est pas moi,
c’est Maurice. Mais ça sera moi dimanche, le patron me l’a promis.»
Je compris maintenant pourquoi on avait eu besoin des bras solides du
marin. Si on avait éloigné de paisibles bourgeois, ce n’était donc
pas qu’un nid d’espions que cet hôtel. Un crime atroce allait y être
consommé, si on n’arrivait pas à temps pour le découvrir et faire
arrêter les coupables. Tout cela pourtant, dans cette nuit paisible
et menacée, gardait une apparence de rêve, de conte, et c’est à la
fois avec une fierté de justicier et une volupté de poète que j’entrai
délibérément dans l’hôtel. Je touchai légèrement mon chapeau et les
personnes présentes, sans se déranger, répondirent plus ou moins
poliment à mon salut. «Est-ce que vous pourriez me dire à qui il
faut m’adresser? Je voudrais avoir une chambre et qu’on m’y monte à
boire.--Attendez une minute, le patron est sorti.--Mais il y a le chef
là-haut, insinua un des causeurs.--Mais tu sais bien qu’on ne peut pas
le déranger.--Croyez-vous qu’on me donnera une chambre?--J’ crois.--Le
43 doit être libre», dit le jeune homme qui était sûr de ne pas être
tué parce qu’il avait vingt-deux ans. Et il se poussa légèrement sur
le sofa pour me faire place. «Si on ouvrait un peu la fenêtre, il y a
une fumée ici», dit l’aviateur; et en effet chacun avait sa pipe ou
sa cigarette. «Oui, mais alors, fermez d’abord les volets, vous savez
bien qu’il est défendu d’avoir de la lumière à cause des Zeppelins.--Il
n’en viendra plus de Zeppelins. Les journaux ont même fait allusion
sur ce qu’ils avaient été tous descendus.--Il n’en viendra plus, il
n’en viendra plus, qu’est-ce que tu en sais? Quand tu auras comme moi
quinze mois de front et que tu auras abattu ton cinquième avion boche,
tu pourras en causer. Faut pas croire les journaux. Ils sont allés
hier sur Compiègne, ils ont tué une mère de famille avec ses deux
enfants.--Une mère de famille avec ses deux enfants», dit avec des yeux
ardents et un air de profonde pitié le jeune homme qui espérait bien
ne pas être tué et qui avait, du reste, une figure énergique, ouverte
et des plus sympathiques. «On n’a pas de nouvelles du grand Julot. Sa
marraine n’a pas reçu de lettre de lui depuis huit jours et c’est la
première fois qu’il reste si longtemps sans lui en donner.--Qui est
sa marraine?--C’est la dame qui tient le chalet de nécessité un peu
plus bas que l’Olympia.--Ils couchent ensemble?--Qu’est-ce que tu dis
là; c’est une femme mariée, tout ce qu’il y a de sérieuse. Elle lui
envoie de l’argent toutes les semaines parce qu’elle a bon cœur. Ah!
c’est une chic femme.--Alors tu le connais, le grand Julot?--Si je le
connais! reprit avec chaleur le jeune homme de vingt-deux ans. C’est un
de mes meilleurs amis intimes. Il n’y en a pas beaucoup que j’estime
comme lui, et bon camarade, toujours prêt à rendre service, ah! tu
parles que ce serait un rude malheur s’il lui était arrivé quelque
chose.» Quelqu’un proposa une partie de dés et à la hâte fébrile avec
laquelle le jeune homme de vingt-deux ans retournait les dés et criait
les résultats, les yeux hors de la tête, il était aisé de voir qu’il
avait un tempérament de joueur. Je ne saisis pas bien ce que quelqu’un
lui dit ensuite, mais il s’écria d’un ton de profonde pitié: «Julot,
un maquereau! C’est-à-dire qu’il dit qu’il est un maquereau. Mais il
n’est pas foutu de l’être. Moi je l’ai vu payer sa femme, oui, la
payer. C’est-à-dire que je ne dis pas que Jeanne l’Algérienne ne lui
donnait pas quelque chose, mais elle ne lui donnait pas plus de cinq
francs, une femme qui était en maison, qui gagnait plus de cinquante
francs par jour. Se faire donner que cinq francs! il faut qu’un homme
soit trop bête. Et maintenant qu’elle est sur le front, elle a une vie
dure, je veux bien, mais elle gagne ce qu’elle veut; eh bien, elle
ne lui envoie rien. Ah! un maquereau, Julot? Il y en a beaucoup qui
pourraient se dire maquereaux à ce compte-là. Non seulement ce n’est
pas un maquereau, mais à mon avis c’est même un imbécile.» Le plus
vieux de la bande, et que le patron avait sans doute, à cause de son
âge, chargé de lui faire garder une certaine tenue, n’entendit, étant
allé un moment jusqu’aux cabinets, que la fin de la conversation. Mais
il ne put s’empêcher de me regarder et parut visiblement contrarié de
l’effet qu’elle avait dû produire sur moi. Sans s’adresser spécialement
au jeune homme de vingt-deux ans qui venait pourtant d’exposer cette
théorie de l’amour vénal, il dit, d’une façon générale: «Vous causez
trop et trop fort, la fenêtre est ouverte, il y a des gens qui dorment
à cette heure-ci. Vous savez que si le patron rentrait et vous
entendait causer comme ça, il ne serait pas content.» Précisément en ce
moment on entendit la porte s’ouvrir et tout le monde se tut croyant
que c’était le patron, mais ce n’était qu’un chauffeur d’auto étranger
auquel tout le monde fit grand accueil. Mais en voyant une chaîne de
montre superbe qui s’étalait sur la veste du chauffeur, le jeune homme
de vingt-deux ans lui lança un coup d’œil interrogatif et rieur, suivi
d’un froncement de sourcil et d’un clignement d’œil sévère dirigé de
mon côté. Et je compris que le premier regard voulait dire: «Qu’est-ce
que ça? tu l’as volée? Toutes mes félicitations.» Et le second: «Ne dis
rien à cause de ce type que nous ne connaissons pas.» Tout à coup le
patron entra, chargé de plusieurs mètres de grosses chaînes capables
d’attacher plusieurs forçats, suant, et dit: «J’en ai une charge, si
vous tous vous n’étiez pas si fainéants, je ne devrais pas être obligé
d’y aller moi-même.» Je lui dis que je demandais une chambre. «Pour
quelques heures seulement, je n’ai pas trouvé de voiture et je suis
un peu malade. Mais je voudrais qu’on me monte à boire.--Pierrot, va
à la cave chercher du cassis et dis qu’on mette en état le numéro 43.
Voilà le 7 qui sonne. Ils disent qu’ils sont malades. Malades, je t’en
fiche, c’est des gens à prendre de la coco, ils ont l’air à moitié
piqués, il faut les foutre dehors. A-t-on mis une paire de draps au
22? Bon! voilà le 7 qui sonne encore, cours-y voir. Allons, Maurice,
qu’est-ce que tu fais là, tu sais bien qu’on t’attend, monte au 14
_bis_. Et plus vite que ça.» Et Maurice sortit rapidement, suivant
le patron qui, un peu ennuyé que j’eusse vu ses chaînes, disparut en
les emportant. «Comment que tu viens si tard?» demanda le jeune homme
de vingt-deux ans au chauffeur. «Comment, si tard, je suis d’une heure
en avance. Mais il fait trop chaud marcher. J’ai rendez-vous qu’à
minuit.--Pour qui donc est-ce que tu viens?--Pour Pamela la charmeuse»,
dit le chauffeur oriental dont le rire découvrit les belles dents
blanches. «Ah!» dit le jeune homme de vingt-deux ans. Bientôt on me fit
monter dans la chambre 43, mais l’atmosphère était si désagréable et ma
curiosité si grande que, mon «cassis» bu, je redescendis l’escalier,
puis, pris d’une autre idée, je remontai et dépassai l’étage de la
chambre 43, allai jusqu’en haut. Tout à coup, d’une chambre qui était
isolée au bout d’un couloir me semblèrent venir des plaintes étouffées.
Je marchai vivement dans cette direction et appliquai mon oreille à
la porte. «Je vous en supplie, grâce, grâce, pitié, détachez-moi, ne
me frappez pas si fort, disait une voix. Je vous baise les pieds,
je m’humilie, je ne recommencerai pas. Ayez pitié.--Non, crapule,
répondit une autre voix, et puisque tu gueules et que tu te trames à
genoux, on va t’attacher sur le lit, pas de pitié», et j’entendis le
bruit du claquement d’un martinet, probablement aiguisé de clous car
il fut suivi de cris de douleur. Alors je m’aperçus qu’il y avait dans
cette chambre un œil-de-bœuf latéral dont on avait oublié de tirer le
rideau; cheminant à pas de loup dans l’ombre, je me glissai jusqu’à
cet œil-de-bœuf, et là, enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son
rocher, recevant les coups d’un martinet en effet planté de clous
que lui infligeait Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert
d’ecchymoses qui prouvaient que le supplice n’avait pas lieu pour la
première fois, et vis devant moi M. de Charlus. Tout à coup la porte
s’ouvrit et quelqu’un entra qui heureusement ne me vit pas, c’était
Jupien. Il s’approcha du baron avec un air de respect et un sourire
d’intelligence: «Hé bien, vous n’avez pas besoin de moi?» Le baron
pria Jupien de faire sortir un moment Maurice. Jupien le mit dehors
avec la plus grande désinvolture. «On ne peut pas nous entendre?»
dit le baron à Jupien, qui lui affirma que non. Le baron savait que
Jupien, intelligent comme un homme de lettres, n’avait nullement
l’esprit pratique, parlait toujours, devant les intéressés, avec des
sous-entendus qui ne trompaient personne et des surnoms que tout le
monde connaissait. «Une seconde», interrompit Jupien qui avait entendu
une sonnette retentir à la chambre n° 3. C’était un député de l’Action
Libérale qui sortait. Jupien n’avait pas besoin de voir le tableau car
il connaissait son coup de sonnette, le député venant, en effet, tous
les jours après déjeuner. Il avait été obligé ce jour-là de changer
ses heures, car il avait marié sa fille à midi à Saint-Pierre de
Chaillot. Il était donc venu le soir, mais tenait à partir de bonne
heure à cause de sa femme, vite inquiète quand il rentrait tard,
surtout par ces temps de bombardement. Jupien tenait à accompagner
sa sortie pour témoigner de la déférence qu’il portait à la qualité
d’honorable, sans aucun intérêt personnel d’ailleurs. Car bien que
ce député, répudiant les exagérations de l’Action Française (il eût,
d’ailleurs, été incapable de comprendre une ligne de Charles Maurras ou
de Léon Daudet), fût bien avec les ministres, flattés d’être invités
à ses chasses, Jupien n’aurait pas osé lui demander le moindre appui
dans ses démêlés avec la police. Il savait que, s’il s’était risqué à
parler de cela au législateur fortuné et froussard, il n’aurait pas
évité la plus inoffensive des «descentes» mais eût instantanément perdu
le plus généreux de ses clients. Après avoir reconduit jusqu’à la
porte le député, qui avait rabattu son chapeau sur ses yeux, relevé
son col et, glissant rapidement comme il faisait dans ses programmes
électoraux, croyait cacher son visage, Jupien remonta près de M. de
Charlus à qui il dit: «C’était Monsieur Eugène.» Chez Jupien, comme
dans les maisons de santé, on n’appelait les gens que par leur prénom
tout en ayant soin d’ajouter à l’oreille, pour satisfaire la curiosité
des habitués ou augmenter le prestige de la maison, leur nom véritable.
Quelquefois cependant Jupien ignorait la personnalité vraie de ses
clients, s’imaginait et disait que c’était tel boursier, tel noble,
tel artiste, erreurs passagères et charmantes pour ceux qu’on nommait
à tort, et finissait par se résigner à ignorer toujours qui était
Monsieur Victor. Jupien avait aussi l’habitude, pour plaire au baron,
de faire l’inverse de ce qui est de mise dans certaines réunions. «Je
vais vous présenter Monsieur Lebrun» (à l’oreille: «Il se fait appeler
M. Lebrun mais en réalité c’est le grand-duc de Russie»). Inversement,
Jupien sentait que ce n’était pas encore assez de présenter à M. de
Charlus un garçon laitier. Il lui murmurait en clignant de l’œil: «Il
est garçon laitier, mais, au fond, c’est surtout un des plus dangereux
apaches de Belleville» (il fallait voir le ton grivois dont Jupien
disait «apache»). Et comme si ces références ne suffisaient pas, il
tâchait d’ajouter quelques «citations». «Il a été condamné plusieurs
fois pour vol et cambriolage de villas, il a été à Fresnes pour s’être
battu (même air grivois) avec des passants qu’il a à moitié estropiés
et il a été au bat. d’Af. Il a tué son sergent.»

Le baron en voulait même légèrement à Jupien, car il savait que dans
cette maison, qu’il avait chargé son factotum d’acheter pour lui et
de faire gérer par un sous-ordre, tout le monde, par les maladresses
de l’oncle de Mlle d’Oloron, feu Mme de Cambremer, connaissait
plus ou moins sa personnalité et son nom (beaucoup seulement croyaient
que c’était un surnom et, le prononçant mal, l’avaient déformé, de
sorte que la sauvegarde du baron avait été leur propre bêtise et non
la discrétion de Jupien). Mais il trouvait plus simple de se laisser
rassurer par ses assurances, et f tranquillisé de savoir qu’on ne
pouvait les entendre, le baron lui dit: «Je ne voulais pas parler
devant ce petit, qui est très gentil et fait de son mieux. Mais je
ne le trouve pas assez brutal. Sa figure me plaît, mais il m’appelle
«crapule» comme si c’était une leçon apprise.--Oh! non, personne ne
lui a rien dit, répondit Jupien sans s’apercevoir de l’invraisemblance
de cette assertion. Il a, du reste, été compromis dans le meurtre
d’une concierge de la Villette.--Ah! cela c’est assez intéressant,
dit le baron avec un sourire.--Mais j’ai justement là le tueur de
bœufs, l’homme des abattoirs qui lui ressemble; il a passé par hasard.
Voulez-vous en essayer?--Ah! oui, volontiers.» Je vis entrer l’homme
des abattoirs, il ressemblait, en effet, un peu à «Maurice», mais,
chose plus curieuse, tous deux avaient quelque chose d’un type que
personnellement je n’avais jamais dégagé, mais qu’à ce moment je me
rendis très bien compte exister dans la figure de Morel, sinon dans
la figure de Morel telle que je l’avais toujours vue, du moins dans
un certain visage que des yeux aimants voyant Morel autrement que
moi auraient pu composer avec ses traits. Dès que je me fus fait
intérieurement, avec des traits empruntés à mes souvenirs de Morel,
cette maquette de ce qu’il pouvait représenter à un autre, je me rendis
compte que ces deux jeunes gens, dont l’un était un garçon bijoutier
et l’autre un employé d’hôtel, étaient de vagues succédanés de Morel.
Fallait-il en conclure que M. de Charlus, au moins en une certaine
forme de ses amours, était toujours fidèle à un même type et que le
désir qui lui avait fait choisir l’un après l’autre ces deux jeunes
gens était le même que celui qui lui avait fait arrêter Morel sur le
quai de la gare de Doncières; que tous trois ressemblaient un peu à
l’éphèbe dont la forme, intaillée dans le saphir qu’étaient les yeux de
M. de Charlus, donnait à son regard ce quelque chose de si particulier
qui m’avait effrayé le premier jour à Balbec? Ou que son amour pour
Morel ayant modifié le type qu’il cherchait, pour se consoler de son
absence il cherchait des hommes qui lui ressemblassent? Une supposition
que je fis aussi fut que peut-être il n’avait jamais existé entre Morel
et lui, malgré les apparences, que des relations d’amitié, et que M. de
Charlus faisait venir chez Jupien des jeunes gens qui ressemblassent
assez à Morel pour qu’il pût avoir auprès d’eux l’illusion de prendre
du plaisir avec lui. Il est vrai qu’en songeant à tout ce que M. de
Charlus a fait pour Morel, cette supposition eût semblé peu probable si
l’on ne savait que l’amour nous pousse non seulement aux plus grands
sacrifices pour l’être que nous aimons, mais parfois jusqu’au sacrifice
de notre désir lui-même qui, d’ailleurs, est d’autant moins facilement
exaucé que l’être que nous aimons sent que nous aimons davantage. Ce
qui enlève aussi à une telle supposition l’invraisemblance qu’elle
semble avoir au premier abord (bien qu’elle ne corresponde sans doute
pas à la réalité) est dans le tempérament nerveux, dans le caractère
profondément passionné de M. de Charlus, pareil en cela à celui de
Saint-Loup, et qui avait pu jouer au début de ses relations avec Morel
le même rôle, et plus décent, et négatif, qu’au début des relations
de son neveu avec Rachel. Les relations avec une femme qu’on aime (et
cela peut s’étendre à l’amour pour un jeune homme) peuvent rester
platoniques pour une autre raison que la vertu de la femme ou que la
nature peu sensuelle de l’amour qu’elle inspire. Cette raison peut être
que l’amoureux, trop impatient par l’excès même de son amour, ne sait
pas attendre avec une feinte suffisante d’indifférence le moment où il
obtiendra ce qu’il désire. Tout le temps il revient à la charge, il
ne cesse d’écrire à celle qu’il aime, il cherche tout le temps à la
voir, elle le lui refuse, il est désespéré. Dès lors elle a compris
que si elle lui accorde sa compagnie, son amitié, ces biens paraîtront
déjà tellement considérables à celui qui a cru en être privé qu’elle
peut se dispenser de donner davantage et profiter d’un moment où il ne
peut plus supporter de ne pas la voir, où il veut à tout prix terminer
la guerre, en lui imposant une paix qui aura pour première condition
le platonisme des relations. D’ailleurs, pendant tout le temps qui
a précédé ce traité, l’amoureux tout le temps anxieux, sans cesse à
l’affût d’une lettre, d’un regard, a cessé de penser à la possession
physique dont le désir l’avait tourmenté d’abord mais qui s’est usé
dans l’attente et a fait place à des besoins d’un autre ordre, plus
douloureux d’ailleurs s’ils ne sont pas satisfaits. Alors le plaisir
qu’on avait le premier jour espéré des caresses, on le reçoit plus
tard tout dénaturé sous la forme de paroles amicales, de promesses de
présence qui, après les effets de l’incertitude, quelquefois simplement
après un regard embrumé de tous les brouillards de la froideur et qui
recule si loin la personne qu’on croit qu’on ne la reverra jamais,
amènent de délicieuses détentes. Les femmes devinent tout cela et
savent qu’elles peuvent s’offrir le luxe de ne se donner jamais à ceux
dont elles sentent, s’ils ont été trop nerveux pour le leur cacher les
premiers jours, l’inguérissable désir qu’ils ont d’elles. La femme est
trop heureuse que, sans rien donner, elle reçoive beaucoup plus qu’elle
n’a d’habitude quand elle se donne. Les grands nerveux croient ainsi à
la vertu de leur idole. Et l’auréole qu’ils mettent autour d’elle est
aussi un produit, mais, comme on voit, fort indirect, de leur excessif
amour. Il existe alors chez la femme ce qui existe à l’état inconscient
chez les médicaments à leur insu rusés, comme sont les soporifiques,
la morphine. Ce n’est pas à ceux à qui ils donnent le plaisir du
sommeil ou un véritable bien-être qu’ils sont absolument nécessaires.
Ce n’est pas par ceux-là qu’ils seraient achetés à prix d’or, échangés
contre tout ce que le malade possède, c’est par ces autres malades
(d’ailleurs peut-être les mêmes, mais, à quelques années de distance,
devenus autres) que le médicament ne fait pas dormir, à qui il ne cause
aucune volupté, mais qui, tant qu’ils ne l’ont pas, sont en proie à
une agitation qu’ils veulent faire cesser à tout prix, fût-ce en se
donnant la mort. Pour M. de Charlus, dont le cas, en somme, avec cette
légère différenciation due à la similitude du sexe, rentre dans les
lois générales de l’amour, il avait beau appartenir à une famille plus
ancienne que les Capétiens, être riche, être vainement recherché par
une société élégante, et Morel n’être rien, il aurait eu beau dire à
Morel, comme il m’avait dit à moi-même: «Je suis prince, je veux votre
bien», encore était-ce Morel qui avait le dessus s’il ne voulait pas se
rendre. Et pour qu’il ne le voulût pas, il suffisait peut-être qu’il se
sentît aimé. L’horreur que les grands ont pour les snobs qui veulent
à toute force se lier avec eux, l’homme viril l’a pour l’inverti, la
femme pour tout homme trop amoureux. M. de Charlus non seulement avait
tous les avantages, mais en eût proposé d’immenses à Morel. Mais il
est possible que tout cela se fût brisé contre une volonté. Il en eût
été dans ce cas de M. de Charlus comme de ces Allemands, auxquels il
appartenait, du reste, par ses origines, et qui, dans la guerre qui
se déroulait à ce moment, étaient bien, comme le baron le répétait un
peu trop volontiers, vainqueurs sur tous les fronts. Mais à quoi leur
servait leur victoire, puisque après chacune ils trouvaient les Alliés
plus résolus à leur refuser la seule chose qu’eux, les Allemands,
eussent souhaité d’obtenir, la paix et la réconciliation? Ainsi
Napoléon entrait en Russie et demandait magnanimement aux autorités de
venir vers lui. Mais personne ne se présentait.

Je descendis et rentrai dans la petite antichambre où Maurice,
incertain si on le rappellerait et à qui Jupien avait à tout hasard
dit d’attendre, était en train de faire une partie de cartes avec un
de ses camarades. On était très agité d’une croix de guerre qui avait
été trouvée par terre, et on ne savait pas qui l’avait perdue, à qui
la renvoyer pour éviter au titulaire un ennui. Puis on parla de la
bonté d’un officier qui s’était fait tuer pour tâcher de sauver son
ordonnance. «Il y a tout de même du bon monde chez les riches. Moi je
me ferais tuer avec plaisir pour un type comme ça», dit Maurice, qui,
évidemment, n’accomplissait ses terribles fustigations sur le baron
que par une habitude mécanique, les effets d’une éducation négligée,
le besoin d’argent et un certain penchant à le gagner d’une façon qui
était censée donner moins de mal que le travail et en donnait peut-être
davantage. Mais, ainsi que l’avait craint M. de Char lus, c’était
peut-être un très bon cœur et c’était, paraît-il, un garçon d’une
admirable bravoure. Il avait presque les larmes aux yeux en parlant de
la mort de cet officier et le jeune homme de vingt-deux ans n’était
pas moins ému. «Ah! oui, ce sont de chic types. Des malheureux comme
nous encore, ça n’a pas grand’chose à perdre, mais un Monsieur qui a
des tas de larbins, qui peut aller prendre son apéro tous les jours à
6 heures, c’est vraiment chouette. On peut charrier tant qu’on veut,
mais quand on voit des types comme ça mourir, ça fait vraiment quelque
chose. Le bon Dieu ne devrait pas permettre que des riches comme ça
meurent; d’abord ils sont trop utiles à l’ouvrier. Rien qu’à cause
d’une mort comme ça faudra tuer tous les Boches jusqu’au dernier; et ce
qu’ils ont fait à Louvain, et couper des poignets de petits enfants;
non, je ne sais pas, moi je ne suis pas meilleur qu’un autre, mais je
me laisserais envoyer des pruneaux dans la gueule plutôt que d’obéir
à des barbares comme ça; car c’est pas des hommes, c’est des vrais
barbares, tu ne diras pas le contraire.» Tous ces garçons étaient, en
somme, patriotes. Un seul, légèrement blessé au bras, ne fut pas à la
hauteur des autres car il dit, comme il devait bientôt repartir: «Dame,
ça n’a pas été la bonne blessure» (celle qui fait réformer), comme
Mme Swann disait jadis: «J’ai trouvé le moyen d’attraper la fâcheuse
influenza.» La porte se rouvrit sur le chauffeur qui était allé un
instant prendre l’air. «Comment, c’est déjà fini? ça n’a pas été long»,
dit-il en apercevant Maurice qu’il croyait en train de frapper celui
qu’on avait surnommé, par allusion à un journal qui paraissait à cette
époque: «l’Homme enchaîné». «Ce n’est pas long pour toi qui es allé
prendre l’air, répondit Maurice, froissé qu’on vit qu’il avait déplu
là-haut. Mais si tu étais obligé de taper à tour de bras comme moi, par
cette chaleur! Si c’était pas les cinquante francs qu’il donne...--Et
puis, c’est un homme qui cause bien; on sent qu’il a de l’instruction.
Dit-il que ce sera bientôt fini?--Il dit qu’on ne pourra pas les avoir,
que ça finira sans que personne ait le dessus.--Bon sang de bon sang,
mais c’est donc un Boche...--Je vous ai dit que vous causiez trop
haut, dit le plus vieux aux autres en m’apercevant. Vous avez fini
avec la chambre?--Ah! ta gueule, tu n’es pas le maître ici.--Oui,
j’ai fini, et je venais pour payer.--Il vaut mieux que vous payiez
au patron. Maurice, va donc le chercher.--Mais je ne veux pas vous
déranger.--Ça ne me dérange pas.» Maurice monta et revint en me disant:
«Le patron descend.» Je lui donnai deux francs pour son dérangement.
Il rougit de plaisir. «Ah! merci bien. Je les enverrai à mon frère
qui est prisonnier. Non, il n’est pas malheureux, ça dépend beaucoup
des camps.» Pendant ce temps, deux clients très élégants, en habit et
cravate blanche sous leur pardessus--deux Russes, me sembla-t-il à
leur très léger accent--se tenaient sur le seuil et délibéraient s’ils
devaient entrer. C’était visiblement la première fois qu’ils venaient
là, on avait dû leur indiquer l’endroit et ils semblaient partagés
entre le désir, la tentation et une extrême frousse. L’un des deux--un
beau jeune homme--répétait toutes les deux minutes à l’autre, avec un
sourire mi-interrogateur, mi-destiné à persuader: «Quoi! Après tout
on s’en fiche.» Mais il avait beau vouloir dire par là qu’après tout
on se fichait des conséquences, il est probable qu’il ne s’en fichait
pas tant que cela, car cette parole n’était suivie d’aucun mouvement
pour entrer, mais d’un nouveau regard vers l’autre, suivi du même
sourire et du même «après tout, on s’en fiche». C’était, ce «après tout
on s’en fiche!», un exemplaire entre mille de ce magnifique langage,
si différent de celui que nous parlons d’habitude, et où l’émotion
fait dévier ce que nous voulions dire et épanouir à la place une
phrase tout autre, émergée d’un lac inconnu où vivent des expressions
sans rapport avec la pensée, et qui par cela même la révèlent. Je me
souviens qu’une fois Albertine, comme Françoise, que nous n’avions pas
entendue, entrait au moment où mon amie était toute nue contre moi, dit
malgré elle, voulant me prévenir: «Tiens, voilà la belle Françoise.»
Françoise, qui n’y voyait pas très clair et ne faisait que traverser
la pièce assez loin de nous, ne se fût sans doute aperçue de rien.
Mais les mots si anormaux de «belle Françoise», qu’Albertine n’avait
jamais prononcés de sa vie, montrèrent d’eux-mêmes leur origine; elle
les sentit cueillis au hasard par l’émotion, n’eut pas besoin de
regarder rien pour comprendre tout et s’en alla en murmurant dans son
patois le mot de «poutana». Une autre fois, bien plus tard, quand Bloch
devenu père de famille eut marié une de ses filles à un catholique,
un monsieur mal élevé dit à celle-ci qu’il croyait avoir entendu dire
qu’elle était fille d’un juif et lui en demanda le nom. La jeune
femme, qui avait été Mlle Bloch depuis sa naissance, répondit en
prononçant Bloch à l’allemande, comme eût fait le duc de Guermantes,
c’est-à-dire en prononçant le ch non pas comme un c ou un k mais avec
le rh germanique.

Le patron, pour en revenir à la scène de l’hôtel (dans lequel les deux
Russes s’étaient décidés à pénétrer: «après tout on s’en fiche»),
n’était pas encore revenu que Jupien entra se plaindre qu’on parlait
trop fort et que les voisins se plaindraient. Mais il s’arrêta
stupéfait en m’apercevant. «Allez-vous-en tous sur le carré.» Déjà
tous se levaient quand je lui dis: «Il serait plus simple que ces
jeunes gens restent là et que j’aille avec vous un instant dehors.»
Il me suivit fort troublé. Je lui expliquai pourquoi j’étais venu. On
entendait des clients qui demandaient au patron s’il ne pouvait pas
leur faire connaître un valet de pied, un enfant de chœur, un chauffeur
nègre. Toutes les professions intéressaient ces vieux fous; dans la
troupe, toutes les armes et les alliés de toutes nations. Quelques-uns
réclamaient surtout des Canadiens, subissant peut-être à leur insu le
charme d’un accent si léger qu’on ne sait pas si c’est celui de la
vieille France ou de l’Angleterre. A cause de leur jupon et parce que
certains rêves lacustres s’associent souvent à de tels désirs, les
Écossais faisaient prime. Et comme toute folie reçoit des circonstances
des traits particuliers, sinon même une aggravation, un vieillard dont
toutes les curiosités avaient été assouvies demandait avec insistance
si on ne pourrait pas lui faire faire la connaissance d’un mutilé.
On entendait des pas lents dans l’escalier. Par une indiscrétion qui
était dans sa nature Jupien ne put se retenir de me dire que c’était le
baron qui descendait, qu’il ne fallait à aucun prix qu’il me vît, mais
que, si je voulais entrer dans la petite chambre contiguë au vestibule
où étaient les jeunes gens, il allait ouvrir les vasistas, truc qu’il
avait inventé pour que le baron pût voir et entendre sans être vu,
et qu’il allait, me disait-il, retourner en ma faveur contre lui.
«Seulement, ne bougez pas.» Et après m’avoir poussé dans le noir, il
me quitta. D’ailleurs, il n’avait pas d’autre chambre à me donner, son
hôtel, malgré la guerre, étant plein. Celle que je venais de quitter
avait été prise par le vicomte de Courvoisier qui, ayant pu quitter
la Croix-Rouge de X ... pour deux jours, était venu se délasser une
heure à Paris avant d’aller retrouver au château de Courvoisier la
vicomtesse, à qui il dirait n’avoir pas pu prendre le bon train. Il ne
se doutait guère que M. de Char lus était à quelques mètres de lui,
et celui-ci ne s’en doutait pas davantage, n’ayant jamais rencontré
son cousin chez Jupien, lequel ignorait la personnalité du vicomte
soigneusement dissimulée. Bientôt, en effet, le baron entra, marchant
assez difficilement à cause des blessures, dont il devait sans doute
pourtant avoir l’habitude. Bien que son plaisir fût fini et qu’il
n’entrât, d’ailleurs, que pour donner à Maurice l’argent qu’il lui
devait, il dirigeait en cercle sur tous ces jeunes gens réunis un
regard tendre et curieux et comptait bien avoir avec chacun le plaisir
d’un bonjour tout platonique mais amoureusement prolongé. Je lui
retrouvai de nouveau, dans toute la sémillante frivolité dont il fit
preuve devant ce harem qui semblait presque l’intimider, ces hochements
de taille et de tête, ces affinements du regard qui m’avaient frappé
le soir de sa première entrée à la Raspelière, grâces héritées de
quelque grand’mère que je n’avais pas connue, et que dissimulaient dans
l’ordinaire de la vie sur sa figure des expressions plus viriles, mais
qui y épanouissaient coquettement, dans certaines circonstances où il
tenait à plaire à un milieu inférieur, le désir de paraître grande
dame. Jupien les avait recommandés à la bienveillance du baron en
lui disant que c’étaient tous des «barbeaux» de Belleville et qu’ils
marcheraient avec leur propre sœur pour un louis. Au reste, Jupien
mentait et disait vrai à la fois. Meilleurs, plus sensibles qu’il ne
disait au baron, ils n’appartenaient pas à une race sauvage. Mais ceux
qui les croyaient tels leur parlaient néanmoins avec la plus entière
bonne foi, comme si ces terribles eussent dû avoir la même. Un sadique
a beau se croire avec un assassin, son âme pure, à lui sadique, n’est
pas changée pour cela et il reste stupéfait devant le mensonge de
ces gens, pas assassins du tout, mais qui désirent gagner facilement
une «thune» et dont le père, ou la mère, ou la sœur ressuscitent et
remeurent tour à tour en paroles, parce qu’ils se coupent dans la
conversation qu’ils ont avec le client à qui ils cherchent à plaire. Le
client est stupéfié dans sa naïveté, car dans son arbitraire conception
du gigolo, ravi des nombreux assassinats dont il le croit coupable,
il s’effare d’une contradiction et d’un mensonge qu’il surprend dans
ses paroles. Tous semblaient le connaître et M. de Charlus s’arrêtait
longuement à chacun, leur parlant ce qu’il croyait leur langage, à
la fois par une affectation prétentieuse de couleur locale et aussi
par un plaisir sadique de se mêler à une vie crapuleuse. «Toi, c’est
dégoûtant, je t’ai aperçu devant l’Olympia avec deux cartons. C’est
pour te faire donner du pèze. Voilà comme tu me trompes.» Heureusement
pour celui à qui s’adressait cette phrase il n’eut pas le temps de
déclarer qu’il n’eût jamais accepté de «pèze» d’une femme, ce qui eût
diminué l’excitation de M. de Charlus, et réserva sa protestation pour
la fin de la phrase en disant: «Oh non! je ne vous trompe pas.» Cette
parole causa à M. de Charlus un vif plaisir et comme, malgré lui, le
genre d’intelligence qui était naturellement le sien ressortait d’à
travers celui qu’il affectait, il se retourna vers Jupien: «Il est
gentil de me dire ça. Et comme il le dit bien. On dirait que c’est la
vérité. Après tout, qu’est-ce que ça fait que ce soit la vérité ou non
puisqu’il arrive à me le faire croire. Quels jolis petits yeux il a.
Tiens, je vais te donner deux gros baisers pour la peine, mon petit
gars. Tu penseras à moi dans les tranchées. C’est pas trop dur?--Ah!
dame, il y a des jours, quand une grenade passe à côté de vous.» Et
le jeune homme se mit à faire des imitations du bruit de la grenade,
des avions, etc, «Mais il faut bien faire comme les autres, et vous
pouvez être sûr et certain qu’on ira jusqu’au bout.--Jusqu’au bout! Si
on savait seulement jusqu’à quel bout, dit mélancoliquement le baron
qui était «pessimiste».--Vous n’avez pas vu que Sarah Bernhardt l’a
dit sur les journaux: La France, elle ira jusqu’au bout. Les Français,
ils se feront tuer plutôt jusqu’au dernier.--Je ne doute pas un
seul instant que les Français ne se fassent bravement tuer jusqu’au
dernier», dit M. de Charlus comme si c’était la chose la plus simple
du monde et bien qu’il n’eût lui-même l’intention de faire quoi que
ce soit, mais pensant par là corriger l’impression de pacifisme qu’il
donnait quand il s’oubliait. «Je n’en doute pas, mais je me demande
jusqu’à quel point _Madame_ Sarah Bernhardt est qualifiée pour
parler au nom de la France. Mais, ajouta-t-il, il me semble que je
ne connais pas ce charmant, ce délicieux jeune homme», en avisant un
autre qu’il ne reconnaissait pas ou qu’il n’avait peut-être jamais
vu. Il le salua comme il eût salué un prince à Versailles, et pour
profiter de l’occasion d’avoir en supplément un plaisir gratis--comme
quand j’étais petit et que ma mère venait de faire une commande chez
Boissier ou chez Gouache, je prenais, sur l’offre d’une des dames du
comptoir, un bonbon extrait d’un des vases de verre entre lesquels elle
trônait--prenant la main du charmant jeune homme et la lui serrant
longuement, à la prussienne, le fixant des yeux en souriant pendant
le temps interminable que mettaient autrefois à nous faire poser les
photographes quand la lumière était mauvaise: «Monsieur, je suis
charmé, je suis enchanté de faire votre connaissance.» «Il a de jolis
cheveux», dit-il en se tournant vers Jupien. Il s’approcha ensuite
de Maurice pour lui remettre ses cinquante francs, mais le prenant
d’abord par la taille: «Tu ne m’avais jamais dit que tu avais suriné
une pipelette de Belleville.» Et M. de Charlus râlait d’extase et
approchait sa figure de celle de Maurice, «Oh! Monsieur le Baron, dit
en protestant le gigolo, qu’on avait oublié de prévenir, pouvez-vous
croire une chose pareille?» Soit qu’en effet le fait fût faux, ou
que, vrai, son auteur le trouvât pourtant abominable et de ceux qu’il
convient de nier: «Moi toucher à mon semblable? à un Boche, oui, parce
que c’est la guerre, mais à une femme, et à une vieille femme encore!»
Cette déclaration de principes vertueux fit l’effet d’une douche
d’eau froide sur le baron qui s’éloigna sèchement de Maurice, en lui
remettant toutefois son argent mais de l’air dépité de quelqu’un qu’on
a floué, qui ne veut pas faire d’histoires, qui paye, mais n’est pas
content.

La mauvaise impression du baron fut d’ailleurs accrue par la façon
dont le bénéficiaire le remercia, car il dit: «Je vais envoyer ça à
mes vieux et j’en garderai aussi un peu pour mon frangin qui est sur
le front.» Ces sentiments touchants désappointèrent presque autant
M. de Charlus que l’agaçait l’expression d’une paysannerie un peu
conventionnelle. Jupien parfois les prévenait qu’«il fallait être plus
pervers». Alors l’un d’eux, de l’air de confesser quelque chose de
satanique, aventurait: «Dites donc, baron, vous n’allez pas me croire,
mais quand j’étais gosse, je regardais par le trou de la serrure mes
parents s’embrasser. C’est vicieux, pas? Vous avez l’air de croire que
c’est un bourrage de crâne, mais non, je vous jure, tel que je vous le
dis.» Et M. de Charlus était à la fois désespéré et exaspéré par cet
effort factice vers la perversité qui n’aboutissait qu’à révéler tant
de sottise et tant d’innocence. Et même le voleur, l’assassin le plus
déterminés ne l’eussent pas contenté, car ils ne parlent pas de leur
crime; et il y a, d’ailleurs, chez le sadique--si bon qu’il puisse
être, bien plus, d’autant meilleur qu’il est--une soif de mal que les
méchants agissant dans d’autres buts ne peuvent contenter.

Le jeune homme eut beau, comprenant trop tard son erreur, dire qu’il
ne blairait pas les flics et pousser l’audace jusqu’à dire au baron:
«Fous-moi un rancart» (un rendez-vous), le charme était dissipé. On
sentait le chiqué, comme dans les livres des auteurs qui s’efforcent
pour parler argot. C’est en vain que le jeune homme détailla toutes les
«saloperies» qu’il faisait avec sa femme. M. de Charlus fut seulement
frappé combien ces saloperies se bornaient à peu de chose... Au reste,
ce n’était pas seulement par insincérité. Rien n’est plus limité que le
plaisir et le vice. On peut vraiment, dans ce sens-là et en changeant
le sens de l’expression, dire qu’on tourne toujours dans le même cercle
vicieux.

«Comme il est simple! jamais on ne dirait un prince», dirent quelques
habitués quand M. de Charlus fut sorti, reconduit jusqu’en bas par
Jupien auquel le baron ne laissa pas de se plaindre de la vertu du
jeune homme. A l’air mécontent de Jupien, qui avait dû styler le
jeune homme d’avance, on sentit que le faux assassin recevrait tout à
l’heure un fameux savon. «C’est tout le contraire de ce que tu m’as
dit», ajouta le baron pour que Jupien profitât de la leçon pour une
autre fois. «Il a l’air d’une bonne nature, il exprime des sentiments
de respect pour sa famille.--Il n’est pourtant pas bien avec son père,
objecta Jupien, pris au dépourvu, ils habitent ensemble, mais ils
servent chacun dans un bar différent.» C’était évidemment faible comme
crime auprès de l’assassinat, mais Jupien se trouvait pris au dépourvu.
Le baron n’ajouta rien car, s’il voulait qu’on préparât ses plaisirs,
il voulait se donner à lui-même l’illusion que ceux-ci n’étaient
pas «préparés». «C’est un vrai bandit, il vous a dit cela pour vous
tromper, vous êtes trop naïf», ajouta Jupien pour se disculper et ne
faisant que froisser l’amour-propre de M. de Charlus.

En même temps qu’on croyait M. de Charlus prince, en revanche on
regrettait beaucoup, dans l’établissement, la mort de quelqu’un dont
les gigolos disaient: «Je ne sais pas son nom, il paraît que c’est un
baron» et qui n’était autre que le prince de Foix (le père de l’ami de
Saint-Loup). Passant, chez sa femme, pour vivre beaucoup au cercle, en
réalité il passait des heures chez Jupien à bavarder, à raconter des
histoires du monde devant des voyous. C’était un grand bel homme, comme
son fils. Il est extraordinaire que M. de Charlus, sans doute parce
qu’il l’avait toujours connu dans le monde, ignorât qu’il partageait
ses goûts. On allait même jusqu’à dire qu’il les avait autrefois portés
jusque sur son fils encore collégien (l’ami de Saint-Loup), ce qui
était probablement faux. Au contraire, très renseigné sur des mœurs que
beaucoup ignorent, il veillait beaucoup aux fréquentations de son fils.
Un jour qu’un homme, d’ailleurs de basse extraction, avait suivi le
jeune prince de Foix jusqu’à l’hôtel de son père, où il avait jeté un
billet par la fenêtre, le père l’avait ramassé. Mais le suiveur, bien
qu’il ne fût pas aristocratiquement du même monde que M. de Foix le
père, l’était à un autre point de vue. Il n’eut pas de peine à trouver
dans de communs complices un intermédiaire qui fit taire M. de Foix en
lui prouvant que c’était le jeune homme qui avait provoqué cette audace
d’un homme âgé. Et c’était possible. Car le prince de Foix avait pu
réussir à préserver son fils des mauvaises fréquentations au dehors
mais non de l’hérédité. Au reste, le jeune prince de Foix resta, comme
son père, ignoré à ce point de vue des gens du monde bien qu’il allât
plus loin que personne avec ceux d’un autre.

«Il paraît qu’il a un million à manger par jour», dit le jeune homme
de vingt-deux ans auquel l’assertion qu’il émettait ne semblait pas
invraisemblable. On entendit bientôt le roulement de la voiture qui
était venue chercher M. de Charlus. A ce moment j’aperçus, avec une
démarche lente, à côté d’un militaire qui évidemment sortait avec elle
d’une chambre voisine, une personne qui me parut une dame assez âgée,
en jupe noire. Je reconnus bientôt mon erreur, c’était un prêtre.
C’était cette chose si rare, et en France absolument exceptionnelle,
qu’est un mauvais prêtre. Évidemment le militaire était en train de
railler son compagnon au sujet du peu de conformité que sa conduite
offrait avec son habit, car celui-ci, d’un air grave et levant vers son
visage hideux un doigt de docteur en théologie, dit sentencieusement:
«Que voulez-vous, je ne suis pas (j’attendais «un saint») un ange.»
D’ailleurs il n’avait plus qu’à s’en aller et prit congé de Jupien qui,
ayant accompagné le baron, venait de remonter, mais par étourderie
le mauvais prêtre oublia de payer sa chambre. Jupien, que son esprit
n’abandonnait jamais, agita le tronc dans lequel il mettait la
contribution de chaque client, et le fit sonner en disant: «Pour les
frais du culte, Monsieur l’Abbé!» Le vilain personnage s’excusa, donna
sa pièce et disparut. Jupien vint me chercher dans l’antre obscur où
je n’osais faire un mouvement. «Entrez un moment dans le vestibule
où mes jeunes gens font banquette, pendant que je monte fermer la
chambre; puisque vous êtes locataire, c’est tout naturel.» Le patron
y était, je le payai. A ce moment un jeune homme en smoking entra et
demanda d’un air d’autorité au patron: «Pourrai-je avoir Léon demain
matin à onze heures moins le quart au lieu de onze heures parce que je
déjeune en ville?--Cela dépend. répondit le patron, du temps que le
gardera l’abbé.» Cette réponse ne parut pas satisfaire le jeune homme
en smoking qui semblait déjà prêt à invectiver contre l’abbé, mais
sa colère prit un autre cours quand il m’aperçut; marchant droit au
patron: «Qui est-ce? Ou est-ce que ça signifie?», murmura-t-il d’une
voix basse mais courroucée. Le patron, très ennuyé, expliqua que ma
présence n’avait aucune importance, que j’étais un locataire. Le jeune
homme en smoking ne parut nullement apaisé par cette explication. Il
ne cessait de répéter: «C’est excessivement désagréable, ce sont des
choses qui ne devraient pas arriver, vous savez que je déteste ça et
vous ferez si bien que je ne remettrai plus les pieds ici.» L’exécution
de cette menace ne parut pas cependant imminente, car il partit furieux
mais en recommandant que Léon tâchât d’être libre à 11 h. moins ¼, 10
h. ½ si possible. Jupien revint me chercher et descendit avec moi. «Je
ne voudrais pas que vous me jugiez mal, me dit-il, cette maison ne me
rapporte pas autant d’argent que vous croyez, je suis forcé d’avoir des
locataires honnêtes, il est vrai qu’avec eux seuls on ne ferait que
manger de l’argent. Ici c’est le contraire des Carmels, c’est grâce
au vice que vit la vertu. Non, si j’ai pris cette maison, ou plutôt
si je l’ai fait prendre au gérant que vous avez vu, c’est uniquement
pour rendre service au baron et distraire ses vieux jours.» Jupien ne
voulait pas parler que de scènes de sadisme comme celles auxquelles
j’avais assisté et de l’exercice même du vice du baron. Celui-ci, même
pour la conversation, pour lui tenir compagnie, pour jouer aux cartes,
ne se plaisait plus qu’avec des gens du peuple qui l’exploitaient.
Sans doute le snobisme de la canaille peut aussi bien se comprendre
que l’autre. Ils avaient, d’ailleurs, été longtemps unis, alternant
l’un avec l’autre, chez M. de Charlus qui ne trouvait personne d’assez
élégant pour ses relations mondaines, ni de frisant assez l’apache
pour les autres. «Je déteste le genre moyen, disait-il, la comédie
bourgeoise est guindée, il me faut ou les princesses de la tragédie
classique ou la grosse farce. Pas de milieu, _Phèdre_ ou _Les
Saltimbanques_.» Mais enfin l’équilibre entre ces deux snobismes
avait été rompu. Peut-être fatigue de vieillard, ou extension de la
sensualité aux relations les plus banales, le baron ne vivait plus
qu’avec des «inférieurs», prenant ainsi sans le savoir la succession
de tel de ses grands ancêtres, le duc de La Rochefoucauld, le prince
d’Harcourt, le duc de Berry, que Saint-Simon nous montre passant
leur vie avec leurs laquais, qui tiraient d’eux des sommes énormes,
partageant leurs jeux, au point qu’on était gêné pour ces grands
seigneurs, quand il fallait les aller voir, de les trouver installés
familièrement à jouer aux cartes ou à boire avec leur domesticité.
«C’est surtout, ajouta Jupien, pour lui éviter des ennuis, parce que,
voyez-vous, le baron, c’est un grand enfant. Même maintenant qu’il
a ici tout ce qu’il peut désirer il va encore à l’aventure faire le
vilain. Et généreux comme il est, ça pourrait souvent, par le temps
qui court, avoir des conséquences. N’y a-t-il pas l’autre jour un
chasseur d’hôtel qui mourait de peur à cause de tout l’argent que le
baron lui offrait pour venir chez lui. Chez lui, quelle imprudence! Ce
garçon, qui pourtant aime seulement les femmes, a été rassuré quand il
a compris ce qu’on voulait de lui. En entendant toutes ces promesses
d’argent, il avait pris le baron pour un espion. Et il s’est senti bien
à l’aise quand il a vu qu’on ne lui demandait pas de livrer sa patrie
mais son corps, ce qui n’est peut-être pas plus moral, mais ce qui est
moins dangereux, et surtout plus facile.» Et en écoutant Jupien, je me
disais: «Quel malheur que M. de Charlus ne soit pas romancier ou poète,
non pas pour décrire ce qu’il verrait, mais le point où se trouve un
Charlus par rapport au désir fait naître autour de lui les scandales,
le force à prendre la vie sérieusement, à mettre des émotions dans
le plaisir, l’empêche de s’arrêter, de s’immobiliser dans une vue
ironique et extérieure des choses, rouvre sans cesse en lui un courant
douloureux. Presque chaque fois qu’il adresse une déclaration il essuie
une avanie, s’il ne risque pas même la prison.» Ce n’est pas que
l’éducation des enfants, c’est celle des poètes qui se fait à coups de
gifles. Si M. de Charlus avait été romancier, la maison que lui avait
aménagée Jupien, en réduisant dans de telles proportions les risques,
du moins (car une descente de police était toujours à craindre) les
risques à l’égard d’un individu des dispositions duquel, dans la rue,
le baron n’eût pas été assuré, eût été pour lui un malheur. Mais M. de
Charlus n’était en art qu’un dilettante, qui ne songeait pas à écrire
et n’était pas doué pour cela. «D’ailleurs, vous avouerais-je, reprit
Jupien, que je n’ai pas un grand scrupule à avoir ce genre de gains?
La chose elle-même qu’on fait ici, je ne peux plus vous cacher que je
l’aime, qu’elle est le goût de ma vie. Or, est-il défendu de recevoir
un salaire pour des choses qu’on ne juge pas coupables? Vous êtes plus
instruit que moi et vous me direz sans doute que Socrate ne croyait
pas pouvoir recevoir d’argent pour ses leçons. Mais de notre temps
les professeurs de philosophie ne pensent pas ainsi, ni les médecins,
ni les peintres, ni les dramaturges, ni les directeurs de théâtre. Ne
croyez pas que ce métier ne fasse fréquenter que des canailles. Sans
doute le Directeur d’un établissement de ce genre, comme une grande
cocotte, ne reçoit que des hommes, mais il reçoit des hommes marquants
dans tous les genres et qui sont généralement, à situation égale,
parmi les plus fins, les plus sensibles, les plus aimables de leur
profession. Cette maison se transformerait vite, je vous l’assure, en
un bureau d’esprit et une agence de nouvelles.» Mais j’étais encore
sous l’impression des coups que j’avais vu recevoir à M. de Charlus.
Et à vrai dire, quand on connaissait bien M. de Charlus, son orgueil,
sa satiété des plaisirs mondains, ses caprices changés facilement en
passions pour des hommes de dernier ordre et de la pire espèce, on
peut très bien comprendre que la même grosse fortune qui, échue à un
parvenu, l’eût charmé en lui permettant de marier sa fille à un duc et
d’inviter des Altesses à ses chasses, M. de Charlus était content de
la posséder parce qu’elle lui permettait d’avoir ainsi la haute main
sur un, peut-être sur plusieurs établissements où étaient en permanence
des jeunes gens avec lesquels il se plaisait. Peut-être n’y eut-il même
pas besoin de son vice pour cela. Il était l’héritier de tant de grands
seigneurs, princes du sang ou ducs, dont Saint-Simon nous raconte
qu’ils ne fréquentaient personne «qui se pût nommer». «En attendant,
dis-je à Jupien, cette maison est tout autre chose, plus qu’une maison
de fous, puisque la folie des aliénés qui y habitent est mise en scène,
reconstituée, visible, c’est un vrai pandémonium. J’avais cru, comme le
calife des Mille et une Nuits, arriver à point au secours d’un homme
qu’on frappait, et c’est un autre conte des Mille et une Nuits que j’ai
vu réaliser devant moi, celui où une femme, transformée en chienne, se
fait frapper volontairement pour retrouver sa forme première.» Jupien
paraissait fort troublé par mes paroles, car il comprenait que j’avais
vu frapper le baron. Il resta un moment silencieux, puis tout d’un
coup, avec le joli esprit qui m’avait si souvent frappé chez cet homme
qui s’était fait lui-même, quand il avait pour m’accueillir, Françoise
ou moi, dans la cour de notre maison, de si gracieuses paroles: «Vous
parlez de bien des contes des Mille et une Nuits, me dit-il. Mais j’en
connais un qui n’est pas sans rapport avec le titre d’un livre que je
crois avoir aperçu chez le baron (il faisait allusion à une traduction
de _Sésame et les Lys_, de Ruskin, que j’avais envoyée à M. de
Charlus). Si jamais vous étiez curieux, un soir, de voir, je ne dis
pas quarante, mais une dizaine de voleurs, vous n’avez qu’à venir ici;
pour savoir si je suis là vous n’avez qu’à regarder là-haut, je laisse
ma petite fenêtre ouverte et éclairée, cela veut dire que je suis venu,
qu’on peut entrer; c’est mon Sésame à moi. Je dis seulement Sésame.
Car pour les Lys, si c’est eux que vous voulez, je vous conseille
d’aller les chercher ailleurs.» Et me saluant assez cavalièrement,
car une clientèle aristocratique et une clique de jeunes gens, qu’il
menait comme un pirate, lui avaient donné une certaine familiarité, il
prit congé de moi. Il m’avait à peine quitté que la sirène retentit,
immédiatement suivie de violents tirs de barrage. On sentait que
c’était tout auprès, juste au-dessus de nous, que l’avion allemand se
tenait, et soudain le bruit d’une forte détonation montra qu’il venait
de lancer une de ses bombes.

Dans une même salle de la maison de Jupien beaucoup d’hommes, qui
n’avaient pas voulu fuir, s’étaient réunis. Ils ne se connaissaient
pas entre eux, mais étaient pourtant à peu près du même monde, riche
et aristocratique. L’aspect de chacun avait quelque chose de répugnant
qui devait être la non-résistance à des plaisirs dégradants. L’un,
énorme, avait la figure couverte de taches rouges, comme un ivrogne.
J’avais appris qu’au début il ne l’était pas et prenait seulement son
plaisir à faire boire des jeunes gens. Mais, effrayé par l’idée d’être
mobilisé (bien qu’il semblât avoir dépassé la cinquantaine), comme il
était très gros il s’était mis à boire sans arrêter pour tâcher de
dépasser le poids de cent kilos, au-dessus duquel on était réformé.
Et maintenant, ce calcul s’étant changé en passion, où qu’on le
quittât, tant qu’on le surveillait, on le retrouvait chez un marchand
de vin. Mais dès qu’il parlait on voyait que, médiocre d’ailleurs
d’intelligence, c’était un homme de beaucoup de savoir, d’éducation
et de culture. Un autre homme du grand monde, celui-là fort jeune et
d’une extrême distinction physique, était entré. Chez lui, à vrai dire,
il n’y avait encore aucun stigmate extérieur d’un vice, mais, ce qui
était plus troublant, d’intérieurs. Très grand, d’un visage charmant,
son élocution décelait une tout autre intelligence que celle de son
voisin l’alcoolique, et, sans exagérer, vraiment remarquable. Mais à
tout ce qu’il disait était ajoutée une expression qui eût convenu à
une phrase différente. Comme si, tout en possédant le trésor complet
des expressions du visage humain, il eût vécu dans un autre monde, il
mettait à jour ces expressions dans l’ordre qu’il ne fallait pas, il
semblait effeuiller au hasard des sourires et des regards sans rapport
avec le propos qu’il entendait. J’espère pour lui, si, comme il est
certain, il vit encore, qu’il était non la proie d’une maladie durable
mais d’une intoxication passagère. Il est probable que si l’on avait
demandé leur carte de visite à tous ces hommes on eût été surpris de
voir qu’ils appartenaient à une haute classe sociale. Mais quelque
vice, et le plus grand de tous, le manque de volonté qui empêche de
résister à aucun, les réunissait là, dans des chambres isolées il est
vrai, mais chaque soir, me dit-on, de sorte que si leur nom était connu
des femmes du monde, celles-ci avaient peu à peu perdu de vue leur
visage et n’avaient plus jamais l’occasion de recevoir leur visite.
Ils recevaient encore des invitations, mais l’habitude les ramenait au
mauvais lieu composite. Ils s’en cachaient peu, du reste, au contraire
des petits chasseurs, ouvriers, etc. qui servaient à leur plaisir. Et
en dehors de beaucoup de raisons que l’on devine, cela se comprend par
celle-ci. Pour un employé d’industrie, pour un domestique, aller là
c’était, comme pour une femme qu’on croyait honnête, aller dans une
maison de passe. Certains qui avouaient y être allés se défendaient
d’y être plus jamais retournés, et Jupien lui-même, mentant pour
protéger leur réputation ou éviter des concurrences, affirmait: «Oh!
non, il ne vient pas chez moi, il ne voudrait pas y venir.» Pour des
hommes du monde, c’est moins grave, d’autant plus que les autres gens
du monde qui n’y vont pas ne savent pas ce que c’est et ne s’occupent
pas de votre vie.

Dès le début de l’alerte, j’avais quitté la maison de Jupien. Les rues
étaient devenues entièrement noires. Parfois seulement, un avion ennemi
qui volait assez bas éclairait le point où il voulait jeter une bombe.
Je ne retrouvais plus mon chemin, je pensais à ce jour où, allant à la
Raspelière, j’avais rencontré, comme un Dieu qui avait fait se cabrer
mon cheval, un avion. Je pensais que maintenant la rencontre serait
différente et que le Dieu du mal me tuerait. Je pressais le pas pour
le fuir comme un voyageur poursuivi par le mascaret, je tournais en
cercle autour des places noires d’où je ne pouvais plus sortir. Enfin
les flammes d’un incendie m’éclairèrent et je pus retrouver mon chemin
cependant que crépitaient sans arrêt les coups de canons. Mais ma
pensée s’était détournée vers un autre objet. Je pensais à la maison
de Jupien, peut-être réduite en cendres maintenant, car une bombe
était tombée tout près de moi comme je venais seulement d’en sortir,
cette maison sur laquelle M. de Charlus eût pu prophétiquement écrire
«Sodoma» comme avait fait, avec non moins de prescience ou peut-être
au début de l’éruption volcanique et de la catastrophe déjà commencée,
l’habitant inconnu de Pompéï. Mais qu’importaient sirène et gothas à
ceux qui étaient venus chercher leur plaisir. Le cadre social, le cadre
de la nature, qui entoure nos amours, nous n’y pensons presque pas.
La tempête fait rage sur mer, le bateau tangue de tous côtés, du ciel
se précipitent des avalanches tordues par le vent, et tout au plus
accordons-nous une seconde d’attention pour parer à la gêne qu’elle
nous cause, à ce décor immense où nous sommes si peu de chose, et nous
et le corps que nous essayons d’approcher. La sirène annonciatrice des
bombes ne troublait pas plus les habitués de Jupien que n’eût fait un
iceberg. Bien plus, le danger physique menaçant les délivrait de la
crainte dont ils étaient maladivement persécutés depuis longtemps. Or,
il est faux de croire que l’échelle des craintes correspond à celle
des dangers qui les inspirent. On peut avoir peur de ne pas dormir,
et nullement d’un duel sérieux, d’un rat et pas d’un lion. Pendant
quelques heures les agents de police ne s’occuperaient que de la vie
des habitants, chose si peu importante, et ne risqueraient pas de les
déshonorer.

Certains des habitués plus que de retrouver leur liberté morale furent
tentés par l’obscurité qui s’était soudain faite dans les rues.
Quelques-uns de ces pompéiens, sur qui pleuvait déjà le feu du ciel,
descendirent dans les couloirs du métro, noirs comme des catacombes.
Ils savaient, en effet, n’y être pas seuls. Or l’obscurité qui baigne
toute chose comme un élément nouveau a pour effet, irrésistiblement
tentateur pour certaines personnes, de supprimer le premier stade
du plaisir et de nous faire entrer de plain pied dans un domaine
de caresses où l’on n’accède d’habitude qu’après quelque temps.
Que l’objet convoité soit, en effet, une femme ou un homme, même à
supposer que l’abord soit simple, et inutiles les marivaudages qui
s’éterniseraient dans un salon, du moins en plein jour, le soir
même, dans une rue, si faiblement éclairée qu’elle soit, il y a du
moins un préambule où les yeux seuls mangent le blé en herbe, où
la crainte des passants, de l’être recherché lui-même, empêchent
de faire plus que de regarder, de parler. Dans l’obscurité tout ce
vieux jeu se trouve aboli, les mains, les lèvres, les corps peuvent
entrer en jeu les premiers. Il reste l’excuse de l’obscurité même
et des erreurs qu’elle engendre si l’on est mal reçu. Si on l’est
bien, cette réponse immédiate du corps qui ne se retire pas, qui se
rapproche, nous donne de celle ou celui à qui nous nous adressons
silencieusement une idée qu’elle est sans préjugés, pleine de vice,
idée qui ajoute un surcroît au bonheur d’avoir pu mordre à même le
fruit sans le convoiter des yeux et sans demander de permission. Et
cependant l’obscurité persiste. Plongés dans cet élément nouveau, les
habitués de Jupien croyaient avoir voyagé, être venus assister à un
phénomène naturel, comme un mascaret ou comme une éclipse, et goûtant
au lieu d’un plaisir tout préparé et sédentaire celui d’une rencontre
fortuite dans l’inconnu, célébraient, aux grondements volcaniques des
bombes, comme dans un mauvais lieu pompéien, des rites secrets dans
les ténèbres des catacombes. Les peintures pompéiennes de la maison de
Jupien convenaient d’ailleurs bien, en ce qu’elles rappelaient la fin
de la Révolution française, à l’époque assez semblable au Directoire
qui allait commencer. Déjà, anticipant sur la paix, se cachant dans
l’obscurité pour ne pas enfreindre trop ouvertement les ordonnances de
la police, partout des danses nouvelles s’organisaient, se déchaînaient
dans la nuit. A côté de cela, certaines opinions artistiques, moins
antigermaniques que pendant les premières années de la guerre, se
donnaient cours pour rendre la respiration aux esprits étouffés, mais
il fallait pour qu’on les osât présenter un brevet de civisme. Un
professeur écrivait un livre remarquable sur Schiller et on en rendait
compte dans les journaux. Mais avant de parler de l’auteur du livre on
inscrivait comme un permis d’imprimer qu’il avait été à la Marne, à
Verdun, qu’il avait eu cinq citations, deux fils tués. Alors on louait
la clarté, la profondeur de son ouvrage sur Schiller, qu’on pouvait
qualifier de grand pourvu qu’on dît, au lieu de «ce grand Allemand»,
«ce grand Boche». C’était le même mot d’ordre pour l’article, et
aussitôt on le laissait passer.

Tout en me rapprochant de ma demeure, je songeais combien la conscience
cesse vite de collaborer à nos habitudes, qu’elle laisse à leur
développement sans plus s’occuper d’elles, et combien dès lors nous
pouvons être étonnés si nous constatons simplement du dehors, et en
supposant qu elles engagent tout l’individu, les actions d’hommes dont
la valeur morale ou intellectuelle peut se développer indépendamment
dans un sens tout différent. C’était évidemment un vice d’éducation, ou
l’absence de toute éducation, joints à un penchant à gagner de l’argent
de la façon sinon la moins pénible (car beaucoup de travaux devaient,
en fin de compte, être plus doux, mais le malade, par exemple, ne se
tisse-t-il pas, avec des privations et des remèdes, une existence
beaucoup plus pénible que ne la ferait la maladie souvent légère
contre laquelle il croit ainsi lutter), du moins la moins laborieuse
possible qui avait amené ces «jeunes gens» à faire, pour ainsi dire en
toute innocence et pour un salaire médiocre, des choses qui ne leur
causaient aucun plaisir et avaient dû leur inspirer au début une vive
répugnance. On aurait pu les croire d’après cela foncièrement mauvais,
mais ce ne furent pas seulement à la guerre des soldats merveilleux,
d’incomparables «braves», ç’avaient été aussi souvent, dans la vie
civile, de bons cœurs sinon tout à fait de braves gens. Ils ne se
rendaient plus compte depuis longtemps de ce que pouvait avoir de moral
ou d’immoral la vie qu’ils menaient, parce que c’était celle de leur
entourage. Ainsi, quand nous étudions certaines périodes de l’histoire
ancienne, nous sommes étonnés de voir des êtres individuellement bons
participer sans scrupule à des assassinats en masse, à des sacrifices
humains, qui leur semblaient probablement des choses naturelles. Notre
époque sans doute, pour celui qui en lira l’histoire dans deux mille
ans, ne semblera pas moins laisser baigner certaines consciences
tendres et pures dans un milieu vital qui apparaîtra alors comme
monstrueusement pernicieux et dont elles s’accommodaient. D’autre part,
je ne connaissais pas d’homme qui, sous le rapport de l’intelligence
et de la sensibilité, fût aussi doué que Jupien; car cet «acquis»
délicieux qui faisait la trame spirituelle de ses propos ne lui venait
d’aucune de ces instructions de collège, d’aucune de ces cultures
d’université qui auraient pu faire de lui un homme si remarquable quand
tant de jeune gens du monde ne tirent d’elles aucun profit. C’était
son simple sens inné, son goût naturel, qui de rares lectures faites
au hasard, sans guide, à des moments perdus, lui avaient fait composer
ce parler si juste où toutes les symétries du langage se laissaient
découvrir et montraient leur beauté. Or, le métier qu’il faisait
pouvait à bon droit passer, certes, pour un des plus lucratifs, mais
pour le dernier de tous. Quant à M. de Charlus, quelque dédain que son
orgueil aristocratique eût pu lui donner pour le «qu’en dira-t-on»,
comment un certain sentiment de dignité personnelle et de respect de
soi-même ne l’avait-il pas forcé à refuser à sa sensualité certaines
satisfactions dans lesquelles il semble qu’on ne pourrait avoir comme
excuse que la démence complète? Mais, chez lui comme chez Jupien,
l’habitude de séparer la moralité de tout un ordre d’actions (ce qui,
du reste, doit arriver aussi dans beaucoup de fonctions, quelquefois
celle de juge, quelquefois celle d’homme d’État et bien d’autres
encore) devait être prise depuis si longtemps qu’elle était allée, sans
plus jamais demander son opinion au sentiment moral, en s’aggravant
de jour en jour, jusqu’à celui où ce Prométhée consentant s’était
fait clouer par la Force au Rocher de la pure matière. Sans doute je
sentais bien que c’était là un nouveau stade de la maladie de M. de
Charlus, laquelle depuis que je m’en étais aperçu, et à en juger par
les diverses étapes que j’avais eues sous les yeux, avait poursuivi son
évolution avec une vitesse croissante. Le pauvre baron ne devait pas
être maintenant fort éloigné du terme, de la mort, si même celle-ci
n’était pas précédée, selon les prédictions et les voeux de Mme
Verdurin, par un empoisonnement qui à son âge ne pourrait d’ailleurs
que hâter la mort. Pourtant j’ai peut-être inexactement dit: Rocher
de la pure matière. Dans cette pure matière il est possible qu’un peu
d’esprit surnageât encore. Ce fou savait bien, malgré tout, qu’il était
fou, qu’il était la proie d’une folie dans ces moments-là, puisqu’il
savait bien que celui qui le battait n’était pas plus méchant que le
petit garçon qui dans les jeux de bataille est désigné au sort pour
faire le «Prussien», sur lequel tout le monde se rue dans une ardeur de
patriotisme vrai et de haine feinte. La proie d’une folie où entrait
tout de même un peu de la personnalité de M. de Charlus. Même dans ses
aberrations, la nature humaine (comme elle fait dans nos amours, dans
nos voyages) trahit encore le besoin de croyance par des exigences de
vérité. Françoise, quand je lui parlais d’une église de Milan--ville où
elle n’irait probablement jamais--ou de la cathédrale de Reims--fût-ce
même de celle d’Arras!--qu’elle ne pourrait voir puisqu’elles étaient
plus ou moins détruites, enviait les riches qui peuvent s’offrir le
spectacle de pareils trésors, et s’écriait avec un regret nostalgique:
«Ah! comme cela devait être beau!», elle qui, habitant Paris depuis
tant d’années, n’avait jamais eu la curiosité d’aller voir Notre-Dame.
C’est que Notre-Dame faisait précisément partie de Paris, de la ville
où se déroulait la vie quotidienne de Françoise et où, en conséquence,
il était difficile à notre vieille servante--comme il l’eût été à moi
si l’étude de l’architecture n’avait pas corrigé en moi sur certains
points les instincts de Combray--de situer les objets de ses songes.
Dans les personnes que nous aimons, il y a, immanent à elles, un
certain rêve que nous ne savons pas toujours discerner mais que nous
poursuivons. C’était ma croyance en Bergotte, en Swann qui m’avait
fait aimer Gilberte, ma croyance en Gilbert le Mauvais qui m’avait
fait aimer Mme de Guermantes. Et quelle large étendue de mer avait
été réservée dans mon amour, même le plus douloureux, le plus jaloux,
le plus individuel semblait-il, pour Albertine. Du reste, à cause
justement de cet individuel auquel on s’acharne, les amours pour les
personnes sont déjà un peu des aberrations. Et les maladies du corps
elles-mêmes, du moins celles qui tiennent d’un peu près au système
nerveux, ne sont-elles pas des espèces de goûts particuliers ou
d’effrois particuliers contractés par nos organes, nos articulations,
qui se trouvent ainsi avoir pris pour certains climats une horreur
aussi inexplicable et aussi têtue que le penchant que certains hommes
trahissent pour les femmes, par exemple, qui portent un lorgnon, ou
pour les écuyères. Ce désir, que réveille chaque fois la vue d’une
écuyère, qui dira jamais à quel rêve durable et inconscient il est lié,
inconscient et aussi mystérieux que l’est, par exemple, pour quelqu’un
qui avait souffert toute sa vie de crises d’asthme, l’influence d’une
certaine ville, en apparence pareille aux autres, et où pour la
première fois il respire librement.

Or, les aberrations sont comme des amours où la tare maladive a tout
recouvert, tout gagné. Même dans la plus folle, l’amour se reconnaît
encore. L’insistance de M. de Charlus à demander qu’on lui passât aux
pieds et aux mains des anneaux d’une solidité éprouvée, à réclamer la
barre de justice, et, à ce que me dit Jupien, des accessoires féroces
qu’on avait la plus grande peine à se procurer, même en s’adressant à
des matelots--car ils servaient à infliger des supplices dont l’usage
est aboli même là où la discipline est la plus rigoureuse, à bord des
navires--au fond de tout cela il y avait chez M. de Charlus tout son
rêve de virilité, attestée au besoin par des actes brutaux, et toute
l’enluminure intérieure, invisible pour nous, mais dont il projetait
ainsi quelques reflets, de croix de justice, de tortures féodales, que
décorait son imagination moyenâgeuse. C’est dans le même sentiment
que, chaque fois qu’il arrivait, il disait à Jupien: «Il n’y aura pas
d’alerte ce soir au moins, car je me vois d’ici calciné par ce feu du
ciel comme un habitant de Sodome.» Et il affectait de redouter les
gothas, non qu’il en éprouvât l’ombre de peur, mais pour avoir le
prétexte, dès que les sirènes retentissaient, de se précipiter dans les
abris du métropolitain où il espérait quelque plaisir des frôlements
dans la nuit, avec de vagues rêves de souterrains moyenâgeux et
d’_in pace_. En somme, son désir d’être enchaîné, d’être frappé,
trahissait dans sa laideur un rêve aussi poétique que chez d’autres le
désir d’aller à Venise ou d’entretenir des danseuses. Et M. de Charlus
tenait tellement à ce que ce rêve lui donnât l’illusion de la réalité,
que Jupien dut vendre le lit de bois qui était dans la chambre 43 et le
remplacer par un lit de fer qui allait mieux avec les chaînes.

Enfin la berloque sonna comme j’arrivais à la maison. Le bruit des
pompiers était commenté par un gamin. Je rencontrai Françoise remontant
de la cave avec le maître d’hôtel. Elle me croyait mort. Elle me dit
que Saint-Loup était passé en s’excusant pour voir s’il n’avait pas,
dans la visite qu’il m’avait faite le matin, laissé tomber sa croix
de guerre. Car il venait de s’apercevoir qu’il l’avait perdue et,
devant rejoindre son corps le lendemain matin, avait voulu à tout
hasard voir si ce n’était pas chez moi. Il avait cherché partout avec
Françoise et n’avait rien trouvé. Françoise croyait qu’il avait dû
la perdre avant de venir me voir, car, disait-elle, il lui semblait
bien, elle aurait pu jurer qu’il ne l’avait pas quand elle l’avait
vu. En quoi elle se trompait. Et voilà la valeur des témoignages et
des souvenirs. D’ailleurs, je sentis tout de suite, à la façon peu
enthousiaste dont ils parlèrent de lui, que Saint-Loup avait produit
une médiocre impression sur Françoise et sur le maître d’hôtel. Sans
doute tous les efforts que le fils du maître d’hôtel et le neveu de
Françoise avaient faits pour s’embusquer, Saint-Loup les avait faits
en sens inverse, et avec succès, pour être en plein danger. Mais
cela, jugeant d’après eux-mêmes, Françoise et le maître d’hôtel ne
pouvaient pas le croire. Ils étaient convaincus que les riches sont
toujours mis à l’abri. Du reste, eussent-ils su la vérité relativement
au courage héroïque de Robert, qu’elle ne les eût pas touchés. Il ne
disait pas «Boches», il leur avait fait l’éloge de la bravoure des
Allemands, il n’attribuait pas à la trahison que nous n’eussions pas
été vainqueurs dès le premier jour. Or, c’est cela qu’ils eussent
voulu entendre, c’est cela qui leur eût semblé le signe du courage.
Aussi, bien qu’ils continuassent à chercher la croix de guerre, les
trouvai-je froids au sujet de Robert, moi qui me doutais de l’endroit
où cette croix avait été oubliée. Cependant Saint-Loup, s’il s’était
distrait ce soir-là de cette manière, ce n’était qu’en attendant,
car, repris du désir de revoir Morel, il avait usé de toutes ses
relations pour savoir dans quel corps Morel se trouvait, croyant qu’il
s’était engagé, afin de l’aller voir et n’avait reçu jusqu’ici que
des centaines de réponses contradictoires. Je conseillai à Françoise
et au maître d’hôtel d’aller se coucher. Mais celui-ci n’était jamais
pressé de quitter Françoise depuis que, grâce à la guerre, il avait
trouvé un moyen, plus efficace encore que l’expulsion des sœurs et
l’affaire Dreyfus, de la torturer. Ce soir-là, et chaque fois que
j’allais auprès d’eux pendant les quelques jours que je passai encore
à Paris, j’entendis le maître d’hôtel dire à Françoise épouvantée:
«Ils ne se pressent pas, c’est entendu, ils attendent que la poire
soit mûre, mais ce jour-là ils prendront Paris et ce jour-là pas
de pitié!--Seigneur, Vierge Marie, s’écriait Françoise, ça ne leur
suffit pas d’avoir conquéri la pauvre Belgique. Elle a assez souffert
celle-là, au moment de son envahition.--La Belgique, Françoise, mais ce
qu’ils ont fait en Belgique ne sera rien à côté!» Et même, la guerre
ayant jeté sur le marché de la conversation des gens du peuple une
quantité de termes dont ils n’avaient fait la connaissance que par
les yeux, par la lecture des journaux et dont, en conséquence, ils
ignoraient la prononciation, le maître d’hôtel ajoutait: «Vous verrez
ça, Françoise, ils préparent une nouvelle attaque d’une plus grande
enverjure que toutes les autres.» M’étant insurgé, sinon au nom de
la pitié pour Françoise et du bon sens stratégique, au moins de la
grammaire, et ayant déclaré qu’il fallait prononcer «envergure», je n’y
gagnai qu’à faire redire à Françoise la terrible phrase chaque fois
que j’entrais à la cuisine, car le maître d’hôtel presque autant que
d’effrayer sa camarade était heureux de montrer à son maître que, bien
qu’ancien jardinier de Combray et simple maître d’hôtel, tout de même
bon Français selon la règle de Saint-André-des-Champs, il tenait de la
déclaration des droits de l’homme le droit de prononcer «enverjure»
en toute indépendance, et de ne pas se laisser commander sur un point
qui ne faisait pas partie de son service et où, par conséquent, depuis
la Révolution, personne n’avait rien à lui dire puisqu’il était mon
égal. J’eus donc le chagrin de l’entendre parler à Françoise d’une
opération de grande «enverjure» avec une insistance qui était destinée
à me prouver que cette prononciation était l’effet non de l’ignorance,
mais d’une volonté mûrement réfléchie. Il confondait le gouvernement,
les journaux, dans un même: «on» plein de méfiance, disant: «On nous
parle des pertes des Boches, on ne nous parle pas des nôtres, il
paraît qu’elles sont dix fois plus grandes. On nous dit qu’ils sont à
bout de souffle, qu’ils n’ont plus rien à manger, moi je crois qu’ils
en ont cent fois comme nous, à manger. Faut pas tout de même nous
bourrer le crâne. S’ils n’avaient rien à manger ils ne se battraient
pas comme l’autre jour où ils nous ont tué cent mille jeunes gens de
moins de vingt ans.» Il exagérait ainsi à tout instant les triomphes
des Allemands, comme il avait fait jadis pour ceux des radicaux; il
narrait en même temps leurs atrocités afin que ces triomphes fussent
plus pénibles encore à Françoise, laquelle ne cessait plus de dire:
«Ah! Sainte Mère des Anges!», «Ah! Marie Mère de Dieu!» Et parfois,
pour lui être désagréable d’une autre manière, il disait: «Du reste,
nous ne valons pas plus cher qu’eux, ce que nous faisons en Grèce n’est
pas plus beau que ce qu’ils ont fait en Belgique. Vous allez voir
que nous allons mettre tout le monde contre nous et que nous serons
obligés de nous battre avec toutes les nations», alors que c’était
exactement le contraire. Les jours où les nouvelles étaient bonnes,
il prenait sa revanche en assurant à Françoise que la guerre durerait
trente-cinq ans, et, en prévision d’une paix possible, assurait que
celle-ci ne durerait pas plus de quelques mois et serait suivie de
batailles auprès desquelles celles-ci ne seraient qu’un jeu d’enfant,
et après lesquelles il ne resterait rien de la France. La victoire
des alliés semblait, sinon rapprochée, du moins à peu près certaine,
et il faut malheureusement avouer que le maître d’hôtel en était
désolé. Car ayant réduit la guerre «mondiale», comme tout le reste,
à celle qu’il menait sourdement contre Françoise (qu’il aimait, du
reste, malgré cela comme on peut aimer la personne qu’on est content
de faire rager tous les jours en la battant aux dominos), la Victoire
se réalisait à ses yeux sous les espèces de la première conversation
où il aurait la souffrance d’entendre Françoise lui dire: «Enfin
c’est fini et il va falloir qu’ils nous donnent plus que nous ne leur
avons donné en 70.» Il croyait, du reste, toujours que cette échéance
fatale arrivait, car un patriotisme inconscient lui faisait croire,
comme tous les Français victimes du même mirage que moi depuis que
j’étais malade, que la victoire--comme ma guérison--était pour le
lendemain. Il prenait les devants en annonçant à Françoise que cette
victoire arriverait peut-être, mais que son cœur en saignerait, car la
Révolution la suivrait aussitôt, puis l’invasion. «Oh! cette bon sang
de guerre, les Boches seront les seuls à s’en relever vite, Françoise,
ils y ont déjà gagné des centaines de milliards. Mais qu’ils nous
crachent un sou à nous, quelle farce! On le mettra peut-être sur les
journaux, ajoutait-il par prudence et pour parer à tout événement,
pour calmer le peuple, comme on dit depuis trois ans que la guerre
sera finie le lendemain. Je ne peux pas comprendre comment que le
monde est assez fou pour le croire.» Françoise était d’autant plus
troublée de ces paroles qu’en effet, après avoir cru les optimistes
plutôt que le maître d’hôtel, elle voyait que la guerre, qu’elle
avait cru devoir finir en quinze jours malgré «l’envahition de la
pauvre Belgique», durait toujours, qu’on n’avançait pas, phénomène de
fixation des fronts dont elle comprenait mal le sens, et qu’enfin un
des innombrables «filleuls» à qui elle donnait tout ce qu’elle gagnait
chez nous lui racontait qu’on avait caché telle chose, telle autre.
«Tout cela retombera sur l’ouvrier, concluait le maître d’hôtel. On
vous prendra votre champ, Françoise.--Ah! Seigneur Dieu!» Mais à ces
malheurs lointains, il en préférait de plus proches et dévorait les
journaux dans l’espoir d’annoncer une défaite à Françoise. Il attendait
les mauvaises nouvelles comme des œufs de Pâques, espérant que cela
irait assez mal pour épouvanter Françoise, pas assez pour qu’il pût
matériellement en souffrir. C’est ainsi qu’un raid de zeppelins l’eût
enchanté pour voir Françoise se cacher dans les caves, et parce qu’il
était persuadé que dans une ville aussi grande que Paris les bombes
ne viendraient pas juste tomber sur notre maison. Du reste, Françoise
commençait à être reprise par moment de son pacifisme de Combray.
Elle avait presque des doutes sur les «atrocités allemandes». «Au
commencement de la guerre on nous disait que ces Allemands c’était
des assassins, des brigands, de vrais bandits, des Bbboches...» (si
elle mettait plusieurs b à Boches, c’est que l’accusation que les
Allemands fussent des assassins lui semblait après tout plausible,
mais celle qu’ils fussent des Boches, presque invraisemblable à cause
de son énormité). Seulement il était assez difficile de comprendre
quel sens mystérieusement effroyable Françoise donnait au mot de Boche
puisqu’il s’agissait du début de la guerre, et aussi à cause de l’air
de doute avec lequel elle prononçait ce mot. Car le doute que les
Allemands fussent des criminels pouvait être mal fondé en fait, mais
ne renfermait pas en soi, au point de vue logique, de contradiction.
Mais comment douter qu’ils fussent des Boches, puisque ce mot, dans
la langue populaire, veut dire précisément Allemand. Peut-être ne
faisait-elle que répéter en style indirect les propos violents qu’elle
avait entendus alors et dans lesquels une particulière énergie
accentuait le mot «Boche». «J’ai cru tout cela, disait-elle, mais je
me demande tout à l’heure si nous ne sommes pas aussi fripons comme
eux.» Cette pensée blasphématoire avait été sournoisement préparée chez
Françoise par le maître d’hôtel, lequel, voyant que sa camarade avait
un certain penchant pour le roi Constantin de Grèce, n’avait cessé de
le lui représenter comme privé par nous de nourriture jusqu’au jour où
il céderait. Aussi l’abdication du souverain avait-elle ému Françoise,
qui allait jusqu’à déclarer: «Nous ne valons pas mieux qu’eux. Si nous
étions en Allemagne, nous en ferions autant.» Je la vis peu, du reste,
pendant ces quelques jours, car elle allait beaucoup chez ces cousins
dont maman m’avait dit un jour: «Mais tu sais qu’ils sont plus riches
que toi.» Or, on avait vu cette chose si belle, qui fut si fréquente à
cette époque-là dans tout le pays et qui témoignerait, s’il y avait un
historien pour en perpétuer le souvenir, de la grandeur de la France,
de sa grandeur d’âme, de sa grandeur selon Saint-André-des-Champs, et
que ne révélèrent pas moins tant de civils survivant à l’arrière que
les soldats tombés à la Marne. Un neveu de Françoise avait été tué à
Berry-au-Bac qui était aussi le neveu de ces cousins millionnaires de
Françoise, anciens cafetiers retirés depuis longtemps après fortune
faite. Il avait été tué, lui, tout petit cafetier sans fortune qui,
à la mobilisation, âgé de vingt-cinq ans, avait laissé sa jeune
femme seule pour tenir le petit bar qu’il croyait regagner quelques
mois après. Il avait été tué. Et alors on avait vu ceci. Les cousins
millionnaires de Françoise, et qui n’étaient rien à la jeune femme,
veuve de leur neveu, avaient quitté la campagne où ils étaient retirés
depuis dix ans et s’étaient remis cafetiers, sans vouloir toucher un
sou; tous les matins à six heures, la femme millionnaire, une vraie
dame, était habillée ainsi que «sa demoiselle», prêtes à aider leur
nièce et cousine par alliance. Et depuis plus de trois ans, elles
rinçaient ainsi des verres et servaient des consommations depuis le
matin jusqu’à neuf heures et demie du soir, sans un jour de repos.
Dans ce livre, où il n’y a pas un seul fait qui ne soit fictif, où
il n’y a pas un seul personnage «à clefs», où tout a été inventé par
moi selon les besoins de ma démonstration, je dois dire, à la louange
de mon pays, que seuls les parents millionnaires de Françoise ayant
quitté leur retraite pour aider leur nièce sans appui, que seuls
ceux-là sont des gens réels, qui existent. Et persuadé que leur
modestie ne s’en offensera pas, pour la raison qu’ils ne liront jamais
ce livre, c’est avec un enfantin plaisir et une profonde émotion que,
ne pouvant citer les noms de tant d’autres qui durent agir de même et
par qui la France a survécu, je transcris ici leur nom véritable: ils
s’appellent, d’un nom si français, d’ailleurs, Larivière. S’il y a eu
quelques vilains embusqués, comme l’impérieux jeune homme en smoking
que j’avais vu chez Jupien et dont la seule préoccupation était de
savoir s’il pourrait avoir Léon à 10 h. ½ «parce qu’il déjeunait en
ville», ils sont rachetés par la foule innombrable de tous les Français
de Saint-André-des-Champs, par tous les soldats sublimes auxquels
j’égale les Larivière. Le maître d’hôtel, pour attiser les inquiétudes
de Françoise, lui montrait de vieilles «Lectures pour tous» qu’il
avait retrouvées et sur la couverture desquelles (ces numéros dataient
d’avant la guerre) figurait la «famille impériale d’Allemagne». «Voilà
notre maître de demain», disait le maître d’hôtel à Françoise, en
lui montrant «Guillaume». Elle écarquillait les yeux, puis passait
au personnage féminin placé à côté de lui et disait: «Voilà la
Guillaumesse!»

Mon départ de Paris se trouva retardé par une nouvelle qui, par le
chagrin qu’elle me causa, me rendit pour quelque temps incapable de me
mettre en route. J’appris, en effet, la mort de Robert de Saint-Loup,
tué le surlendemain de son retour au front, en protégeant la retraite
de ses hommes. Jamais homme n’avait eu moins que lui la haine d’un
peuple (et quant à l’empereur, pour des raisons particulières, et
peut-être fausses, il pensait que Guillaume II avait plutôt cherché à
empêcher la guerre qu’à la déchaîner). Pas de haine du Germanisme non
plus; les derniers mots que j’avais entendus sortir de sa bouche, il y
avait six jours, c’étaient ceux qui commencent un lied de Schumann et
que sur mon escalier il me fredonnait, en allemand, si bien qu’à cause
des voisins je l’avais fait taire. Habitué par une bonne éducation
suprême à émonder sa conduite de toute apologie, de toute invective,
de toute phrase, il avait évité devant l’ennemi, comme au moment de la
mobilisation, ce qui aurait pu assurer sa vie, par cet effacement de
soi devant les actes que symbolisaient toutes ses manières, jusqu’à sa
manière de fermer la portière de mon fiacre quand il me reconduisait,
tête nue, chaque fois que je sortais de chez lui. Pendant plusieurs
jours je restai enfermé dans ma chambre, pensant à lui. Je me rappelais
son arrivée, la première fois, à Balbec, quand en lainages blanchâtres,
avec ses yeux verdâtres et bougeants comme la mer, il avait traversé le
hall attenant à la grande salle à manger dont les vitrages donnaient
sur la mer. Je me rappelais l’être si spécial qu’il m’avait paru être
alors, l’être dont ç’avait été un si grand souhait de ma part d’être
l’ami. Ce souhait s’était réalisé au delà de ce que j’aurais jamais
pu croire, sans me donner pourtant presque aucun plaisir alors, et
ensuite je m’étais rendu compte de tous les grands mérites et d’autres
choses encore que cachait cette apparence élégante. Tout cela, le bon
comme le mauvais, il l’avait donné sans compter, tous les jours, et le
dernier, en allant attaquer une tranchée par générosité, par mise au
service des autres de tout ce qu’il possédait, comme il avait un soir
couru sur les canapés du restaurant pour ne pas me déranger. Et l’avoir
vu si peu, en somme, en des sites si variés, dans des circonstances
si diverses et séparées par tant d’intervalles, dans ce hall de
Balbec, au café de Rivebelle, au quartier de cavalerie et aux dîners
militaires de Doncières, au théâtre où il avait giflé un journaliste,
chez la princesse de Guermantes, ne faisait que me donner de sa vie des
tableaux plus frappants, plus nets, de sa mort un chagrin plus lucide,
que l’on en a souvent pour les personnes aimées davantage, mais
fréquentées si continuellement que l’image que nous gardons d’elles
n’est plus qu’une espèce de vague moyenne entre une infinité d’images
insensiblement différentes, et aussi que notre affection, rassasiée,
n’a pas, comme pour ceux que nous n’avons vus que pendant des moments
limités, au cours de rencontres inachevées malgré eux et malgré
nous, l’illusion de la possibilité d’une affection plus grande dont
les circonstances seules nous auraient frustrés. Peu de jours après
celui où je l’avais aperçu, courant après son monocle, et l’imaginant
alors si hautain, dans ce hall de Balbec, il y avait une autre forme
vivante que j’avais vue pour la première fois sur la plage de Balbec
et qui maintenant n’existait non plus qu’à l’état de souvenir, c’était
Albertine, foulant le sable, ce premier soir, indifférente à tous,
et marine comme une mouette. Elle, je l’avais si vite aimée que pour
pouvoir sortir avec elle tous les jours je n’étais jamais allé voir
Saint-Loup, de Balbec. Et pourtant l’histoire de mes relations avec
lui portait aussi le témoignage qu’un temps j’avais cessé d’aimer
Albertine, puisque, si j’étais allé m’installer quelque temps auprès
de Robert, à Doncières, c’était dans le chagrin de voir que ne m’était
pas rendu le sentiment que j’avais pour Mme de Guermantes. Sa vie et
celle d’Albertine, si tard connues de moi, toutes deux à Balbec, et si
vite terminées, s’étaient croisées à peine; c’était lui, me redisais-je
en voyant que les navettes agiles des années tissent des fils entre
ceux de nos souvenirs qui semblaient d’abord les plus indépendants,
c’était lui que j’avais envoyé chez Mme Bontemps quand Albertine
m’avait quitté. Et puis il se trouvait que leurs deux vies avaient
chacune un secret parallèle et que je n’avais pas soupçonné. Celui
de Saint-Loup me causait peut-être maintenant plus de tristesse que
celui d’Albertine, dont la vie m’était devenue si étrangère. Mais je
ne pouvais me consoler que la sienne comme celle de Saint-Loup eussent
été si courtes. Elle et lui me disaient souvent, en prenant soin de
moi: «Vous qui êtes malade». Et c’était eux qui étaient morts, eux dont
je pouvais, séparées par un intervalle en somme si bref, mettre en
regard l’image ultime, devant la tranchée, après la chute, de l’image
première qui, même pour Albertine, ne valait plus pour moi que par
son association avec celle du soleil couchant sur la mer. Sa mort fut
accueillie par Françoise avec plus de pitié que celle d’Albertine.
Elle prit immédiatement son rôle de pleureuse et commenta a mémoire
du mort de lamentations, de thrènes désespérés. Elle exhibait son
chagrin et ne prenait un visage sec, en détournant la tête, que lorsque
moi je laissais voir le mien, qu’elle voulait avoir l’air de ne pas
avoir vu. Car comme beaucoup de personnes nerveuses, la nervosité
des autres, trop semblable sans doute à la sienne, l’horripilait.
Elle aimait maintenant à faire remarquer ses moindres torticolis, un
étourdissement, qu’elle s’était cognée. Mais si je parlais d’un de mes
maux, redevenue stoïque et grave, elle faisait semblant de ne pas avoir
entendu, «Pauvre Marquis», disait-elle, bien qu’elle ne pût s’empêcher
de penser qu’il eût fait l’impossible pour ne pas partir et, une fois
mobilisé, pour fuir devant le danger. «Pauvre dame, disait-elle en
pensant à Mme de Marsantes, qu’est-ce qu’elle a dû pleurer quand
elle a appris la mort de son garçon! Si encore elle avait pu le revoir,
mais il vaut peut-être mieux qu’elle n’ait pas pu, parce qu’il avait le
nez coupé en deux, il était tout dévisagé.» Et les yeux de Françoise se
remplissaient de larmes mais à travers lesquelles perçait la curiosité
cruelle de la paysanne. Sans doute Françoise plaignait la douleur de
Mme de Marsantes de tout son cœur, mais elle regrettait de ne pas
connaître la forme que cette douleur avait prise et de ne pouvoir
s’en donner le spectacle de l’affliction. Et comme elle aurait bien
aimé pleurer et que je la visse pleurer, elle dit pour s’entraîner:
«Ça me fait quelque chose!» Sur moi aussi elle épiait les traces du
chagrin avec une avidité qui me fit simuler une certaine sécheresse
en parlant de Robert. Et plutôt, sans doute, par esprit d’imitation
et parce qu’elle avait entendu dire cela, car il y a des clichés dans
les offices aussi bien que dans les cénacles, elle répétait, non sans
y mettre pourtant la satisfaction d’un pauvre: «Toutes ses richesses
ne l’ont pas empêché de mourir comme un autre, et elles ne lui servent
plus à rien.» Le maître d’hôtel profita de l’occasion pour dire à
Françoise que sans doute c’était triste, mais que cela ne comptait
guère auprès des millions d’hommes qui tombaient tous les jours malgré
tous les efforts que faisait le gouvernement pour le cacher. Mais,
cette fois, le maître d’hôtel ne réussit pas à augmenter la douleur de
Françoise comme il avait cru. Car celle-ci lui répondit: «C’est vrai
qu’ils meurent aussi pour la France, mais c’est des inconnus; c’est
toujours plus intéressant quand c’est des gens qu’on connaît.» Et
Françoise, qui trouvait du plaisir à pleurer, ajouta encore: «Il faudra
bien prendre garde de m’avertir si on cause de la mort du Marquis sur
le journal.»

Robert m’avait souvent dit avec tristesse, bien avant la guerre:
«Oh! ma vie, n’en parlons pas, je suis un homme condamné d’avance.»
Faisait-il allusion au vice qu’il avait réussi jusqu’alors à cacher à
tout le monde, mais qu’il connaissait et dont il s’exagérait peut-être
la gravité, comme les enfants qui font la première fois l’amour, ou
même, avant cela, cherchent seuls le plaisir, s’imaginent pareils à
la plante qui ne peut disséminer son pollen sans mourir tout de suite
après. Peut-être cette exagération tenait-elle, pour Saint-Loup comme
pour les enfants, ainsi qu’à l’idée du péché avec laquelle on ne
s’est pas encore familiarisé, à ce qu’une sensation toute nouvelle a
une force presque terrible qui ira ensuite en s’atténuant. Ou bien
avait-il, le justifiant au besoin par la mort de son père enlevé
assez jeune, le pressentiment de sa fin prématurée. Sans doute un tel
pressentiment semble impossible. Pourtant la mort paraît assujettie à
certaines lois. On dirait souvent, par exemple, que les êtres nés de
parents qui sont morts très vieux ou très jeunes sont presque forcés
de disparaître au même âge, les premiers traînant jusqu’à la centième
année des chagrins et des maladies incurables, les autres, malgré une
existence heureuse et hygiénique, emportés à la date inévitable et
prématurée par un mal si opportun et si accidentel (quelques racines
profondes qu’il puisse avoir dans le tempérament) qu’il semble la
formalité nécessaire à la réalisation de la mort. Et ne serait-il
pas possible que la mort accidentelle elle-même--comme celle de
Saint-Loup, liée d’ailleurs à son caractère de plus de façons peut-être
que je n’ai cru devoir le dire--fût, elle aussi, inscrite d’avance,
connue seulement des dieux, invisible aux hommes, mais révélée par
une tristesse particulière, à demi inconsciente, à demi consciente
(et même, dans cette dernière mesure, exprimée aux autres avec cette
sincérité complète qu’on met à annoncer des malheurs auxquels on croit
dans son for intérieur échapper et qui pourtant arriveront), à celui
qui la porte et l’aperçoit sans cesse en lui-même, comme une devise,
une date fatale.

Il avait dû être bien beau en ces dernières heures; lui qui toujours
dans cette vie avait semblé, même assis, même marchant dans un salon,
contenir l’élan d’une charge, en dissimulant d’un sourire la volonté
indomptable qu’il y avait dans sa tête triangulaire, enfin il avait
chargé. Débarrassée de ses livres, la tourelle féodale était redevenue
militaire. Et ce Guermantes était mort plus lui-même, ou plutôt plus
de sa race, en laquelle il n’était plus qu’un Guermantes, comme ce fut
symboliquement visible à son enterrement dans l’église Saint-Hilaire
de Combray, toute tendue de tentures noires où se détachait en rouge,
sous la couronne fermée, sans initiales de prénoms ni titres, le
G du Guermantes que par la mort il était redevenu. Avant d’aller
à cet enterrement, qui n’eut pas lieu tout de suite, j’écrivis à
Gilberte. J’aurais peut-être dû écrire à la duchesse de Guermantes,
je me disais qu’elle accueillerait la mort de Robert avec la même
indifférence que je lui avais vu manifester pour celle de tant d’autres
qui avaient semblé tenir si étroitement à sa vie, et que peut-être
même, avec son tour d’esprit Guermantes, elle chercherait à montrer
qu’elle n’avait pas la superstition des liens du sang. J’étais trop
souffrant pour écrire à tout le monde. J’avais cru autrefois qu’elle
et Robert s’aimaient bien dans le sens où l’on dit cela dans le monde,
c’est-à-dire que l’un auprès de l’autre ils se disaient des choses
tendres qu’ils ressentaient à ce moment-là. Mais loin d’elle il
n’hésitait pas à la déclarer idiote, et si elle éprouvait parfois à le
voir un plaisir égoïste, je l’avais vue incapable de se donner la plus
petite peine, d’user si légèrement que ce fût de son crédit pour lui
rendre un service, même pour lui éviter un malheur. La méchanceté dont
elle avait fait preuve à son égard en refusant de le recommander au
général de Saint-Joseph, quand Robert allait repartir pour le Maroc,
prouvait que le dévouement qu’elle lui avait montré à l’occasion de son
mariage n’était qu’une sorte de compensation qui ne lui coûtait guère.
Aussi fus-je bien étonné d’apprendre, comme elle était souffrante
au moment où Robert fut tué, qu’on s’était cru obligé de lui cacher
pendant plusieurs jours (sous les plus fallacieux prétextes) les
journaux qui lui eussent appris cette mort, afin de lui éviter le choc
qu’elle en ressentirait. Mais ma surprise augmenta quand j’appris
qu’après qu’on eût été obligé enfin de lui dire la vérité, la duchesse
pleura toute une journée, tomba malade, et mit longtemps--plus d’une
semaine, c’était longtemps pour elle--à se consoler. Quand j’appris ce
chagrin j’en fus touché. Il fait que tout le monde peut dire, et que
je peux assurer qu’il existait entre eux une grande amitié. Mais en
me rappelant combien de petites médisances, de mauvaise volonté à se
rendre service celle-là avait enfermées, je pense au peu de chose que
c’est qu’une grande amitié dans le monde. D’ailleurs, un peu plus tard,
dans une circonstance plus importante historiquement si elle touchait
moins mon cœur, Mme de Guermantes se montra, à mon avis, sous un
jour encore plus favorable. Elle qui, jeune fille, avait fait preuve
de tant d’impertinente audace, si l’on s’en souvient, à l’égard de la
famille impériale de Russie et qui, mariée, leur avait toujours parlé
avec une liberté qui la faisait parfois accuser de manque de tact, fut
peut-être seule, après la Révolution russe, à faire preuve à l’égard
des grandes-duchesses et des grands-ducs d’un dévouement sans bornes.
Elle avait, l’année même qui avait précédé la guerre, considérablement
agacé la grande-duchesse Wladimir en appelant toujours la comtesse de
Hohenfelsen, femme morganatique du grand-duc Paul, «la Grande-Duchesse
Paul». Il n’empêche que la Révolution russe n’eut pas plutôt éclaté
que notre ambassadeur à Pétersbourg, M. Paléologue («Paléo» pour le
monde diplomatique, qui a ses abréviations prétendues spirituelles
comme l’autre), fut harcelé des dépêches de la duchesse de Guermantes
qui voulait avoir des nouvelles de la grande-duchesse Marie Pavlovna.
Et pendant longtemps les seules marques de sympathie et de respect que
reçut sans cesse cette princesse lui vinrent exclusivement de Mme de
Guermantes.

Saint-Loup causa, sinon par sa mort, du moins par ce qu’il avait fait
dans les semaines qui l’avaient précédée, des chagrins plus grands que
celui de la duchesse. En effet, le lendemain même du soir où j’avais
vu M. de Charlus, le jour même où le baron avait dit à Morel: «Je me
vengerai», les démarches de Saint-Loup pour retrouver Morel avaient
abouti--c’est-à-dire qu’elles avaient abouti à ce que le général sous
les ordres de qui aurait dû être Morel, s’étant rendu compte qu’il
était déserteur, l’avait fait rechercher et arrêter et, pour s’excuser
auprès de Saint-Loup du châtiment qu’allait subir quelqu’un à qui il
s’intéressait, avait écrit à Saint-Loup pour l’en avertir. Morel ne
douta pas que son arrestation n’eût été provoquée par la rancune de
M. de Charlus. Il se rappela les paroles: «Je me vengerai», pensa
que c’était là cette vengeance, et demanda à faire des révélations.
«Sans doute, déclara-t-il, j’ai déserté. Mais si j’ai été conduit sur
le mauvais chemin est-ce tout à fait ma faute?» Il raconta sur M.
de Charlus et sur M. d’Argencourt, avec lequel il s’était brouillé
aussi, des histoires ne le touchant pas à vrai dire directement, mais
que ceux-ci, avec la double expansion des amants et des invertis, lui
avaient racontées, ce qui fit arrêter à la fois M. de Charlus et M.
d’Argencourt. Cette arrestation causa peut-être moins de douleur à tous
deux que d’apprendre à chacun, qui l’ignorait, que l’autre était son
rival, et l’instruction révéla qu’ils en avaient énormément d’obscurs,
de quotidiens, ramassés dans la rue. Ils furent bientôt relâchés,
d’ailleurs. Morel le fut aussi parce que la lettre écrite à Saint-Loup
par le général lui fut renvoyée avec cette mention: «Décédé, mort au
champ d’honneur.» Le général voulut faire pour le défunt que Morel fût
simplement envoyé sur le front; il s’y conduisit bravement, échappa
à tous les dangers et revint, la guerre finie, avec la croix que M.
de Charlus avait jadis vainement sollicitée pour lui et que lui valut
indirectement la mort de Saint-Loup. J’ai souvent pensé depuis, en me
rappelant cette croix de guerre égarée chez Jupien, que si Saint-Loup
avait survécu il eût pu facilement se faire élire député dans les
élections qui suivirent la guerre, grâce à l’écume de niaiserie et au
rayonnement de gloire qu’elle laissa après elle, et où, si un doigt de
moins, abolissant des siècles de préjugés, permettait d’entrer par un
brillant mariage dans une famille aristocratique, la croix de guerre,
eût-elle été gagnée dans les bureaux, tenait lieu de profession de foi
pour entrer, dans une élection triomphale, à la Chambre des Députés,
presque à l’Académie française. L’élection de Saint-Loup, à cause de
sa «sainte» famille, eût fait verser à M. Arthur Meyer des flots de
larmes et d’encre. Mais peut-être aimait-il trop sincèrement le peuple
pour arriver à conquérir les suffrages du peuple, lequel pourtant lui
aurait sans doute, en faveur de ses quartiers de noblesse, pardonné ses
idées démocratiques. Saint-Loup les eût exposées sans doute avec succès
devant une chambre d’aviateurs. Certes, ces héros l’auraient compris,
ainsi que quelques très rares hauts esprits. Mais, grâce à l’apaisement
du Bloc national, on avait aussi repêché les vieilles canailles de
la politique, qui sont toujours réélues. Celles qui ne purent entrer
dans une chambre d’aviateurs quémandèrent, au moins pour entrer à
l’Académie française, les suffrages des maréchaux, d’un président de
la République, d’un président de la Chambre, etc. Elles n’eussent pas
été favorables à Saint-Loup, mais l’étaient à un autre habitué de
Jupien, ce député de l’Action Libérale qui fut réélu sans concurrent.
Il ne quittait pas l’uniforme d’officier de territoriale bien que la
guerre fût finie depuis longtemps. Son élection fut saluée avec joie
par tous les journaux qui avaient fait l’«union» sur son nom, par les
dames nobles et riches, qui ne portaient plus que des guenilles par un
sentiment de convenances et la peur des impôts, tandis que les hommes
de la Bourse achetaient sans arrêter des diamants, non pour leurs
femmes mais parce que, ayant perdu toute confiance dans le crédit
d’aucun peuple, ils se réfugiaient vers cette richesse palpable, et
faisaient ainsi monter la de Beers de mille francs. Tant de niaiserie
agaçait un peu, mais on en voulut moins au Bloc national quand on vit
tout d’un coup les victimes du bolchevisme, des grandes-duchesses en
haillons, dont on avait assassiné les maris dans des brouettes, et
les fils en jetant des pierres dessus après les avoir laissés sans
manger, fait travailler au milieu des huées, et enfin jetés dans des
puits où on les lapidait parce qu’on croyait qu’ils avaient la peste
et pouvaient la communiquer. Ceux qui étaient arrivés à s’enfuir
reparurent tout à coup, ajoutant encore à ce tableau d’horreur de
nouveaux détails terrifiants.




                             CHAPITRE III

                MATINÉE CHEZ LA PRINCESSE DE GUERMANTES


La nouvelle maison de santé dans laquelle je me retirai alors ne me
guérit pas plus que la première; et un long temps s’écoula avant que je
la quittasse. Durant le trajet en chemin de fer que je fis pour rentrer
à Paris, la pensée de mon absence de dons littéraires, que j’avais cru
découvrir jadis du côté de Guermantes, que j’avais reconnue avec plus
de tristesse encore dans mes promenades quotidiennes avec Gilberte,
avant de rentrer dîner, fort avant dans la nuit, à Tansonville, et qu’à
la veille de quitter cette propriété j’avais à peu près identifiée, en
lisant quelques pages du journal des Goncourt, à la vanité, au mensonge
de la littérature, cette pensée, moins douloureuse peut-être, plus
morne encore, si je lui donnais comme objet non ma propre infirmité
à moi particulière, mais l’inexistence de l’idéal auquel j’avais
cru, cette pensée qui ne m’était pas depuis bien longtemps revenue à
l’esprit me frappa de nouveau et avec une force plus lamentable que
jamais. C’était, je me le rappelle, à un arrêt du train en pleine
campagne. Le soleil éclairait jusqu’à la moitié de leur tronc une ligne
d’arbres qui suivait la voie du chemin de fer. «Arbres, pensai-je, vous
n’avez plus rien à me dire, mon cœur refroidi ne vous entend plus. Je
suis pourtant ici en pleine nature, eh bien, c’est avec froideur, avec
ennui que mes yeux constatent la ligne qui sépare votre front lumineux
de votre tronc d’ombre. Si jamais j’ai pu me croire poète, je sais
maintenant que je ne le suis pas. Peut-être dans la nouvelle partie de
ma vie desséchée qui s’ouvre, les hommes pourraient-ils m’inspirer ce
que ne me dit plus la nature. Mais les années où j’aurais peut-être été
capable de la chanter ne reviendront jamais.» Mais en me donnant cette
consolation d’une observation humaine possible venant prendre la place
d’une inspiration impossible, je savais que je cherchais seulement à
me donner une consolation, et que je savais moi-même sans valeur. Si
j’avais vraiment une âme d’artiste, quel plaisir n’éprouverais-je pas
devant ce rideau d’arbres éclairé par le soleil couchant, devant ces
petites fleurs du talus qui se haussaient presque jusqu’au marchepied
du wagon, dont je pouvais compter les pétales et dont je me garderais
bien de décrire la couleur comme feraient tant de bons lettrés, car
peut-on espérer transmettre au lecteur un plaisir qu’on n’a pas
ressenti? Un peu plus tard, j’avais vu avec la même indifférence les
lentilles d’or et d’orange dont le même soleil couchant criblait les
fenêtres d’une maison; et enfin, comme l’heure avait avancé, j’avais
vu une autre maison qui semblait construite en une substance d’un rose
assez étrange. Mais j’avais fait ces diverses constatations avec la
même absolue indifférence que si, me promenant dans un jardin avec une
dame, j’avais vu une feuille de verre et un peu plus loin un objet
d’une matière analogue à l’albâtre dont la couleur inaccoutumée ne
m’aurait pas tiré du plus languissant ennui et que si, par politesse
pour la dame, pour dire quelque chose et pour montrer que j’avais
remarqué cette couleur, j’avais désigné en passant le verre coloré et
le morceau de stuc. De la même manière, par acquit de conscience, je
me signalais à moi-même, comme à quelqu’un qui m’eût accompagné et qui
eût été capable d’en tirer plus de plaisir que moi, les reflets du feu
dans les vitres et la transparence rose de la maison. Mais le compagnon
à qui j’avais fait constater ces effets curieux était d’une nature sans
doute moins enthousiaste que beaucoup de gens bien disposés, qu’une
telle vue ravit, car il avait pris connaissance de ces couleurs sans
aucune espèce d’allégresse.

Ma longue absence de Paris n’avait pas empêché d’anciens amis à
continuer, comme mon nom restait sur leurs listes, à m’envoyer
fidèlement des invitations, et quand j’en trouvai, en rentrant--avec
une pour un goûter donné par la Berma en l’honneur de sa fille et
de son gendre--une autre pour une matinée qui devait avoir lieu le
lendemain chez le prince de Guermantes, les tristes réflexions que
j’avais faites dans le train ne furent pas un des moindres motifs qui
me conseillèrent de m’y rendre. Ce n’était vraiment pas la peine de me
priver de mener la vie de l’homme du monde, m’étais-je dit, puisque
le fameux «travail» auquel depuis si longtemps j’espère chaque jour
me mettre le lendemain, je ne suis pas ou plus fait pour lui, et que
peut-être même il ne correspond à aucune réalité. A vrai dire, cette
raison était toute négative et ôtait simplement leur valeur à celles
qui auraient pu me détourner de ce concert mondain. Mais celle qui m’y
fit aller fut ce nom de Guermantes, depuis assez longtemps sorti de mon
esprit pour que, lu sur la carte d’invitation, il réveillât un rayon de
mon attention, allât prélever au fond de ma mémoire une coupe de leur
passé, accompagné de toutes les images de forêt domaniale ou de hautes
fleurs qui l’escortaient alors, et pour qu’il reprît pour moi le
charme et la signification que je lui trouvais à Combray quand passant,
avant de rentrer, dans la rue de l’Oiseau, je voyais du dehors,
comme une laque obscure, le vitrail de Gilbert le Mauvais, sire de
Guermantes. Pour un moment les Guermantes m’avaient semblé de nouveau
entièrement différents des gens du monde, incomparables avec eux, avec
tout être vivant, fût-il souverain; ils me réapparaissaient comme des
êtres issus de la fécondation de cet air aigre et vertueux de cette
sombre ville de Combray où s’était passée mon enfance et du passé qu’on
y apercevait dans la petite rue, à la hauteur du vitrail. J’avais eu
envie d’aller chez les Guermantes comme si cela avait dû me rapprocher
de mon enfance et des profondeurs de ma mémoire où je l’apercevais. Et
j’avais continué à relire l’invitation jusqu’au moment où, révoltées,
les lettres qui composaient ce nom si familier et si mystérieux, comme
celui même de Combray, eussent repris leur indépendance et eussent
dessiné devant mes yeux fatigués comme un nom que je ne connaissais pas.

Maman allant justement à un petit thé chez Mme Sazerat, je n’eus
aucun scrupule à me rendre à la matinée de la princesse de Guermantes.
Je pris une voiture pour y aller, car le prince de Guermantes
n’habitait plus son ancien hôtel mais un magnifique qu’il s’était fait
construire avenue du Bois. C’est un des torts des gens du monde de ne
pas comprendre que s’ils veulent que nous croyions en eux il faudrait
d’abord qu’ils y crussent eux-mêmes, ou au moins qu’ils respectassent
les éléments essentiels de notre croyance. Au temps où je croyais, même
si je savais le contraire, que les Guermantes habitaient tel palais en
vertu d’un droit héréditaire, pénétrer dans le palais du sorcier ou de
la fée, faire s’ouvrir devant moi les portes qui ne cèdent pas tant
qu’on n’a pas prononcé la formule magique, me semblait aussi malaisé
que d’obtenir un entretien du sorcier ou de la fée eux-mêmes. Rien
ne m’était plus facile que de me faire croire à moi-même que le vieux
domestique engagé de la veille ou fourni par Potel et Chabot était
fils, petit-fils, descendant de ceux qui servaient la famille bien
avant la Révolution, et j’avais une bonne volonté infinie à appeler
portrait d’ancêtre le portrait qui avait été acheté le mois précédent
chez Bernheim jeune. Mais un charme ne se transvase pas, les souvenirs
ne peuvent se diviser, et du prince de Guermantes, maintenant qu’il
avait percé lui-même à jour les illusions de ma croyance en étant allé
habiter avenue du Bois, il ne restait plus grand’chose. Les plafonds
que j’avais craint de voir s’écrouler quand on avait annoncé mon nom
et sous lesquels eût flotté encore pour moi beaucoup du charme et
des craintes de jadis couvraient les soirées d’une Américaine sans
intérêt pour moi. Naturellement, les choses n’ont pas en elles-mêmes
de pouvoir, et puisque c’est nous qui le leur confions, quelque jeune
collégien bourgeois devait en ce moment avoir devant l’hôtel de
l’avenue du Bois les mêmes sentiments que moi jadis devant l’ancien
hôtel du prince de Guermantes. C’était qu’il était encore à l’âge des
croyances, mais je l’avais dépassé, et j’avais perdu ce privilège,
comme après la première jeunesse on perd le pouvoir qu’ont les enfants
de dissocier en fractions digérables le lait qu’ils ingèrent, ce qui
force les adultes à prendre, pour plus de prudence, le lait par petites
quantités, tandis que les enfants peuvent le téter indéfiniment sans
reprendre haleine. Du moins, le changement de résidence du prince de
Guermantes eut cela de bon pour moi que la voiture qui était venue me
chercher pour me conduire et dans laquelle je faisais ces réflexions
dut traverser les rues qui vont vers les Champs-Élysées. Elles étaient
fort mal pavées à cette époque, mais, dès le moment où j’y entrai, je
n’en fus pas moins détaché de mes pensées par une sensation d’une
extrême douceur; on eût dit que tout d’un coup la voiture roulait plus
facilement, plus doucement, sans bruit, comme quand les grilles d’un
parc s’étant ouvertes on glisse sur les allées couvertes d’un sable
fin ou de feuilles mortes; matériellement il n’en était rien, mais
je sentais tout à coup la suppression des obstacles extérieurs comme
s’il n’y avait plus eu pour moi d’effort d’adaptation ou d’attention,
tels que nous en faisons, même sans nous en rendre compte, devant les
choses nouvelles; les rues par lesquelles je passais en ce moment
étaient celles, oubliées depuis si longtemps, que je prenais jadis avec
Françoise pour aller aux Champs-Élysées. Le sol de lui-même savait où
il devait aller; sa résistance était vaincue. Et comme un aviateur
qui a jusque-là péniblement roulé à terre, «décolle» brusquement,
je m’élevais lentement vers les hauteurs silencieuses du souvenir.
Dans Paris, ces rues-là se détacheront toujours pour moi en une autre
matière que les autres. Quand j’arrivai au coin de la rue Royale, où
était jadis le marchand en plein vent des photographies aimées de
Françoise, il me sembla que la voiture, entraînée par des centaines
de tours anciens, ne pourrait pas faire autrement que de tourner
d’elle-même. Je ne traversais pas les mêmes rues que les promeneurs
qui étaient dehors ce jour-là, mais un passé glissant, triste et doux.
Il était, d’ailleurs, fait de tant de passés différents qu’il m’était
difficile de reconnaître la cause de ma mélancolie, si elle était
due à ces marches au-devant de Gilberte et dans la crainte qu’elle
ne vînt pas, à la proximité d’une certaine maison où on m’avait dit
qu’Albertine était allée avec Andrée, à la signification philosophique
que semble prendre un chemin qu’on a suivi mille fois avec une passion
qui ne dure plus et qui n’a pas porté de fruit, comme celui où, après
le déjeuner, je faisais des courses si hâtives, si fiévreuses, pour
regarder, toutes fraîches encore de colle, l’affiche de _Phèdre_
et celle du _Domino noir_. Arrivé aux Champs-Élysées, comme je
n’étais pas très désireux d’entendre tout le concert qui était donné
chez les Guermantes, je fis arrêter la voiture et j’allais m’apprêter
à descendre pour faire quelques pas à pied quand je fus frappé par
le spectacle d’une voiture qui était en train de s’arrêter aussi. Un
homme, les yeux fixes, la taille voûtée, était plutôt posé qu’assis
dans le fond, et faisait pour se tenir droit les efforts qu’aurait
faits un enfant à qui on aurait recommandé d’être sage. Mais son
chapeau de paille laissait voir une forêt indomptée de cheveux
entièrement blancs, et une barbe blanche, comme celle que la neige
fait aux statues des fleuves dans les jardins publics, coulait de son
menton. C’était, à côté de Jupien qui se multipliait pour lui, M. de
Charlus convalescent d’une attaque d’apoplexie que j’avais ignorée (on
m’avait seulement dit qu’il avait perdu la vue; or il ne s’était agi
que de troubles passagers, car il voyait de nouveau très clair) et
qui, à moins que jusque-là il se fût teint et qu’on lui eût interdit
de continuer à en prendre la fatigue, avait plutôt, comme en une sorte
de précipité chimique, rendu visible et brillant tout le métal dont
étaient saturées et que lançaient comme autant de geysers les mèches
maintenant de pur argent de sa chevelure et de sa barbe, cependant
qu’elle avait imposé au vieux prince déchu la majesté shakespearienne
d’un roi Lear. Les yeux n’étaient pas restés en dehors de cette
convulsion totale, de cette altération métallurgique de la tête.
Mais, par un phénomène inverse, ils avaient perdu tout leur éclat.
Mais le plus émouvant est qu’on sentait que cet éclat perdu était la
fierté morale, et que par là la vie physique et même intellectuelle
de M. de Charlus survivait à l’orgueil aristocratique, qu’on avait pu
croire un moment faire corps avec elles. Ainsi à ce moment, se rendant
sans doute aussi chez le prince de Guermantes, passa en victoria
Mme de Sainte-Euverte, que le baron jadis ne trouvait pas assez
chic pour lui. Jupien, qui prenait soin de lui comme d’un enfant,
lui souffla à l’oreille que c’était une personne de connaissance,
Mme de Sainte-Euverte. Et aussitôt, avec une peine infinie et toute
l’application d’un malade qui veut se montrer capable de tous les
mouvements qui lui sont encore difficiles, M. de Charlus se découvrit,
s’inclina, et salua Mme de Sainte-Euverte avec le même respect
que si elle avait été la reine de France. Peut-être y avait-il dans
la difficulté même que M. de Charlus avait à faire un tel salut une
raison pour lui de le faire, sachant qu’il toucherait davantage par
un acte qui, douloureux pour un malade, devenait doublement méritoire
de la part de celui qui le faisait et flatteur pour celle à qui il
s’adressait, les malades exagérant la politesse, comme les rois.
Peut-être aussi y avait-il encore dans les mouvements du baron cette
incoordination consécutive aux troubles de la moelle et du cerveau, et
ses gestes dépassaient-ils l’intention qu’il avait. Pour moi, j’y vis
plutôt une sorte de douceur quasi physique, de détachement des réalités
de la vie, si frappants chez ceux que la mort a déjà fait entrer
dans son ombre. La mise à nu des gisements argentés de la chevelure
décelait un changement moins profond que cette inconsciente humilité
mondaine qui intervertissait tous les rapports sociaux, humiliait
devant Mme de Sainte-Euverte, eût humilié--en montrant ce qu’il a de
fragile--devant la dernière des Américaines (qui eût pu enfin s’offrir
la politesse jusque-là inaccessible pour elle du baron) le snobisme qui
semblait le plus fier. Car le baron vivait toujours, pensait toujours;
son intelligence n’était pas atteinte. Et plus que n’eût fait tel chœur
de Sophocle sur l’orgueil abaissé d’Œdipe, plus que la mort même, et
toute oraison funèbre sur la mort, le salut empressé et humble du baron
à Mme de Sainte-Euverte proclamait ce qu’a de périssable l’amour
des grandeurs de la terre et tout l’orgueil humain. M. de Charlus, qui
jusque-là n’eût pas consenti à dîner avec Mme de Sainte-Euverte, la
saluait maintenant jusqu’à terre. Il saluait peut-être par ignorance
du rang de la personne qu’il saluait (les articles du code social
pouvant être emportés par une attaque comme toute autre partie de la
mémoire), peut-être par une incoordination qui transposait dans le
plan de l’humilité apparente l’incertitude--sans cela hautaine qu’il
aurait eue--de l’identité de la dame qui passait. Il la salua enfin
avec cette politesse des enfants venant timidement dire bonjour aux
grandes personnes, sur l’appel de leur mère. Et un enfant, c’est, sans
la fierté qu’ils ont, ce qu’il était devenu. Recevoir l’hommage de M.
de Charlus, pour Mme de Sainte-Euverte c’était tout le snobisme,
comme ç’avait été tout le snobisme du baron de le lui refuser. Or cette
nature inaccessible et précieuse qu’il avait réussi à faire croire à
Mme de Sainte-Euverte être essentielle à lui-même, M. de Charlus
l’anéantit d’un seul coup par la timidité appliquée, le zèle peureux
avec lequel il ôta son chapeau, d’où les torrents de sa chevelure
d’argent ruisselèrent tout le temps qu’il laissa sa tête découverte
par déférence, avec l’éloquence d’un Bossuet. Quand Jupien eut aidé
le baron à descendre et que j’eus salué celui-ci, il me parla très
vite, d’une voix si imperceptible que je ne pus distinguer ce qu’il
me disait, ce qui lui arracha, quand pour la troisième fois je le
fis répéter, un geste d’impatience qui m’étonna par l’impassibilité
qu’avait d’abord montrée le visage et qui était due sans doute à un
reste de paralysie. Mais quand je fus arrivé à comprendre ces paroles
sussurées, je m’aperçus que le malade gardait absolument intacte son
intelligence. Il y avait, d’ailleurs, deux M. de Charlus, sans compter
les autres. Des deux, l’intellectuel passait son temps à se plaindre
qu’il allait à l’aphasie, qu’il prononçait constamment un mot, une
lettre pour une autre. Mais dès qu’en effet il lui arrivait de le
faire, l’autre M. de Charlus, le subconscient, lequel voulait autant
faire envie que l’autre pitié, arrêtait immédiatement, comme un chef
d’orchestre dont les musiciens pataugent, la phrase commencée, et
avec une ingéniosité infinie attachait ce qui venait ensuite au mot
dit en réalité pour un autre, mais qu’il semblait avoir choisi. Même
sa mémoire était intacte; il mettait, du reste, une coquetterie, qui
n’allait pas sans la fatigue d’une application des plus ardues, à
faire sortir tel souvenir ancien, peu important, se rapportant à moi
et qui me montrerait qu’il avait gardé ou recouvré toute sa netteté
d’esprit. Sans bouger la tête ni les yeux, ni varier d’une seule
inflexion son débit, il me dit, par exemple: «Voici un poteau où il
y a une affiche pareille à celle devant laquelle j’étais la première
fois que je vous vis à Avranches, non, je me trompe, à Balbec.» Et
c’était, en effet, une réclame pour le même produit. J’avais à peine,
au début, distingué ce qu’il disait, de même qu’on commence par ne
voir goutte dans une chambre dont tous les rideaux sont clos. Mais,
comme des yeux dans la pénombre, mes oreilles s’habituèrent bientôt
à ce pianissimo. Je crois aussi qu’il s’était graduellement renforcé
pendant que le baron parlait, soit que la faiblesse de sa voix provînt
en partie d’une appréhension nerveuse qui se dissipait quand, distrait
par un tiers, il ne pensait plus à elle; soit qu’au contraire cette
faiblesse correspondît à son état véritable et que la force momentanée
avec laquelle il parlait dans la conversation fût provoquée par une
excitation factice, passagère et plutôt funeste, qui faisait dire aux
étrangers: «Il est déjà mieux, il ne faut pas qu’il pense à son mal»,
mais augmentait au contraire celui-ci qui ne tardait pas à reprendre.
Quoi qu’il en soit, le baron à ce moment (et même en tenant compte de
mon adaptation) jetait ses paroles plus fort, comme la marée, les
jours de mauvais temps, ses petites vagues tordues. Et ce qui lui
restait de sa récente attaque faisait entendre au fond de ses paroles
comme un bruit de cailloux roulés. D’ailleurs, continuant à me parler
du passé, sans doute pour bien me montrer qu’il n’avait pas perdu la
mémoire, il l’évoquait d’une façon funèbre, mais sans tristesse. Il
ne cessait d’énumérer tous les gens de sa famille ou de son monde
qui n’étaient plus, moins, semblait-il, avec la tristesse qu’ils ne
fussent plus en vie qu’avec la satisfaction de leur survivre. Il
semblait en rappelant leur trépas prendre mieux conscience de son
retour vers la santé. C’est avec une dureté presque triomphale qu’il
répétait sur un ton uniforme, légèrement bégayant et aux sourdes
résonances sépulcrales: «Hannibal de Bréauté, mort! Antoine de Mouchy,
mort! Charles Swann, mort! Adalbert de Montmorency, mort! Baron de
Talleyrand, mort! Sosthène de Doudeauville, mort!» Et chaque fois,
ce mot «mort» semblait tomber sur ces défunts comme une pelletée de
terre plus lourde, lancée par un fossoyeur qui tenait à les river plus
profondément à la tombe.

La duchesse de Létourville, qui n’allait pas à la matinée de la
princesse de Guermantes, parce qu’elle venait d’être longtemps malade,
passa à ce moment à pied à côté de nous, et apercevant le baron, dont
elle ignorait la récente attaque, s’arrêta pour lui dire bonjour. Mais
la maladie qu’elle venait d’avoir faisait qu’elle ne comprenait pas
mieux, mais supportait plus impatiemment, avec une mauvaise humeur
nerveuse où il y avait peut-être beaucoup de pitié, la maladie des
autres. Entendant le baron prononcer difficilement et à faux certains
mots, lui voyant bouger difficilement le bras, elle jeta les yeux tour
à tour sur Jupien et sur moi comme pour nous demander l’explication
d’un phénomène aussi choquant. Comme nous ne lui dîmes rien, ce fut
à M. de Charlus lui-même qu’elle adressa un long regard plein de
tristesse mais aussi de reproches. Elle avait l’air de lui faire grief
d’être avec elle, dehors, dans une attitude aussi peu usuelle que
s’il fût sorti sans cravate ou sans souliers. A une nouvelle faute
de prononciation que commit le baron, la douleur et l’indignation de
la duchesse augmentant ensemble, elle dit au baron: «Palamède!» sur
le ton interrogatif et exaspéré des gens trop nerveux qui ne peuvent
supporter d’attendre une minute et, si on les fait entrer tout de suite
en s’excusant d’achever sa toilette, vous disent amèrement, non pour
s’excuser mais pour s’accuser: «Mais alors, je vous dérange!», comme si
c’était un crime de la part de celui qu’on dérange. Finalement, elle
nous quitta d’un air de plus en plus navré en disant au baron: «Vous
feriez mieux de rentrer.»

M. de Charlus demanda à s’asseoir sur un fauteuil pour se reposer
pendant que Jupien et moi ferions quelques pas et tira péniblement de
sa poche un livre qui me sembla être un livre de prières. Je n’étais
pas fâché de pouvoir apprendre par Jupien bien des détails sur l’état
de santé du baron. «Je suis content de causer avec vous. Monsieur,
me dit Jupien, mais nous n’irons pas plus loin que le rond-point.
Dieu merci, le baron va bien maintenant, mais je n’ose pas le laisser
longtemps seul, il est toujours le même, il a trop bon cœur, il
donnerait tout ce qu’il a aux autres, et puis ce n’est pas tout, il
est resté coureur comme un jeune homme et je suis obligé d’ouvrir
les yeux.--D’autant plus qu’il a retrouvé les siens, répondis-je; on
m’avait beaucoup attristé en me disant qu’il avait perdu la vue.--Sa
paralysie s’était, en effet, portée là, il ne voyait absolument
plus. Pensez que, pendant la cure qui lui a fait, du reste, tant de
bien, il est resté plusieurs mois sans voir plus qu’un aveugle de
naissance.--Cela devait au moins rendre inutile toute une partie de
votre surveillance?--Pas le moins du monde, à peine arrivé dans un
hôtel, il me demandait comment était telle personne de service. Je
l’assurais qu’il n’y avait que des horreurs. Mais il sentait bien que
cela ne pouvait pas être universel, que je devais quelquefois mentir.
Voyez-vous, ce petit polisson! Et puis il avait une espèce de flair,
d’après la voix peut-être, je ne sais pas. Alors il s’arrangeait pour
m’envoyer faire d’urgence des courses. Un jour--vous m’excuserez
de vous dire cela, mais vous êtes venu une fois par hasard dans le
Temple de l’Impudeur, je n’ai rien à vous cacher (d’ailleurs, il avait
toujours une satisfaction assez peu sympathique à faire étalage des
secrets qu’il détenait)--je rentrais d’une de ces courses soi-disant
pressées, d’autant plus vite que je me figurais bien qu’elle avait été
arrangée à dessein, quand, au moment où j’approchais de la chambre
du baron, j’entendis une voix qui disait: «Quoi?--Comment, répondit
le baron, c’était donc la première fois?» J’entrai sans frapper, et
quelle ne fut pas ma frayeur. Le baron, trompé par la voix qui était,
en effet, plus forte qu’elle n’est d’habitude à cet âge-là (et à cette
époque-là le baron était complètement aveugle), était, lui qui aimait
plutôt autrefois les personnes mûres, avec un enfant qui n’avait pas
dix ans.»

On m’a raconté qu’à cette époque-là il était en proie presque
chaque jour à des crises de dépression mentale, caractérisée non
pas précisément par de la divagation, mais par la confession à
haute voix--devant des tiers dont il oubliait la présence ou la
sévérité--d’opinions qu’il avait l’habitude de cacher, sa germanophilie
par exemple. Ainsi, longtemps après la fin de la guerre, il gémissait
de la défaite des Allemands, parmi lesquels il se comptait, et disait
orgueilleusement: «Et pourtant il ne se peut pas que nous ne prenions
pas notre revanche, car nous avons prouvé que c’est nous qui étions
capables de la plus grande résistance, et qui avions la meilleure
organisation.» Ou bien ses confidences prenaient un autre ton, et il
s’écriait rageusement: «Que Lord X ou le prince de X ne viennent pas
redire ce qu’ils disaient hier, car je me suis tenu à quatre pour ne
pas leur répondre: «Vous savez bien que vous en êtes au moins autant
que moi.» Inutile d’ajouter que, quand M. de Charlus faisait ainsi,
dans les moments où, comme on dit, il n’était pas très «présent», des
aveux germanophiles ou autres, les personnes de l’entourage qui se
trouvaient là, que ce fût Jupien ou la duchesse de Guermantes, avaient
l’habitude d’interrompre les paroles imprudentes et d’en donner, pour
les tiers moins intimes et plus indiscrets, une interprétation forcée
mais honorable. «Mais mon Dieu! s’écria Jupien, j’avais bien raison de
vouloir que nous ne nous éloignions pas, le voilà qui a trouvé déjà
le moyen d’entrer en conversation avec un garçon jardinier. Adieu,
Monsieur, il vaut mieux que je vous quitte et que je ne laisse pas un
instant seul mon malade qui n’est plus qu’un grand enfant.»

                                 * * *

Je descendis de nouveau de voiture un peu avant d’arriver chez la
princesse de Guermantes et je recommençai à penser à cette lassitude
et à cet ennui avec lesquels j’avais essayé, la veille, de noter la
ligne qui, dans une des campagnes réputées les plus belles de France,
séparait sur les arbres l’ombre de la lumière. Certes, les conclusions
intellectuelles que j’en avais tirées n’affectaient pas aujourd’hui
aussi cruellement ma sensibilité. Elles restaient les mêmes. Mais comme
chaque fois que je me trouvais arraché à mes habitudes, sorti à une
autre heure, dans un lieu nouveau, j’éprouvais un vif plaisir.

Ce plaisir me semblait aujourd’hui un plaisir purement frivole, celui
d’aller à une matinée chez Mme de Guermantes. Mais puisque je
savais maintenant que je ne pouvais rien atteindre de plus que des
plaisirs frivoles, à quoi bon me les refuser? Je me redisais que je
n’avais éprouvé en essayant cette description rien de cet enthousiasme
qui n’est pas le seul mais qui est un premier critérium du talent.
J’essayais maintenant de tirer de ma mémoire d’autres «instantanés»,
notamment des instantanés qu’elle avait pris à Venise, mais rien que
ce mot me la rendait ennuyeuse comme une exposition de photographies,
et je ne me sentais pas plus de goût, plus de talent, pour décrire
maintenant ce que j’avais vu autrefois qu’hier ce que j’observais d’un
œil minutieux et morne, au moment même. Dans un instant tant d’amis que
je n’avais pas vus depuis si longtemps allaient sans doute me demander
de ne plus m’isoler ainsi, de leur consacrer mes journées. Je n’aurais
aucune raison de le leur refuser, puisque j’avais maintenant la preuve
que je n’étais plus bon à rien, que la littérature ne pouvait plus me
causer aucune joie, soit par ma faute, étant trop peu doué, soit par
la sienne, si elle était, en effet, moins chargée de réalité que je
n’avais cru.

Quand je pensais à ce que Bergotte m’avait dit: «Vous êtes malade,
mais on ne peut vous plaindre car vous avez les joies de l’esprit»,
je voyais combien il s’était trompé sur moi. Comme il y avait peu de
joie dans cette lucidité stérile! J’ajoute même que si quelquefois
j’avais peut-être des plaisirs--non de l’intelligence--je les dépensais
toujours pour une femme différente; de sorte que le Destin, m’eût-il
accordé cent ans de vie de plus, et sans infirmités, n’eût fait
qu’ajouter des rallonges successives à une existence toute en longueur,
dont on ne voyait même pas l’intérêt qu’elle se prolongeât davantage, à
plus forte raison longtemps encore.

Quant aux «joies de l’intelligence», pouvais-je ainsi appeler ces
froides constatations que mon œil clairvoyant ou mon raisonnement
juste relevaient sans aucun plaisir et qui restaient infécondes.
Mais c’est quelquefois au moment où tout nous semble perdu que
l’avertissement arrive qui peut nous sauver: on a frappé à toutes les
portes qui ne donnent sur rien, et la seule par où on peut entrer et
qu’on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y heurte sans le
savoir et elle s’ouvre.





*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE TEMPS RETROUVÉ TOME 1 (DE 2) ***


    

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
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computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
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Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
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