Colomba

By Prosper Mérimée

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Title: Colomba

Author: Prosper Mérimée

Release Date: July 7, 2005 [EBook #16239]

Language: French


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Prosper Mérimée
COLOMBA
(1840)



Table des matières

I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
VIII
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
XIX
XX
XXI



I

Pè far la to vandetta,
Sta sigur', vasta anche ella.

VOCERO DU NIOLO.

Dans les premiers jours du mois d'octobre 181., le colonel Sir
Thomas Nevil, Irlandais, officier distingué de l'armée anglaise,
descendit avec sa fille à l'hôtel Beauvau, à Marseille, au retour
d'un voyage en Italie. L'admiration continue des voyageurs
enthousiastes a produit une réaction, et, pour se singulariser,
beaucoup de touristes aujourd'hui prennent pour devise le nil
admirari d'Horace. C'est à cette classe de voyageurs mécontents
qu'appartenait miss Lydia, fille unique du colonel. La
Transfiguration lui avait paru médiocre, le Vésuve en éruption à
peine supérieur aux cheminées des usines de Birmingham. En somme,
sa grande objection contre l'Italie était que ce pays manquait de
couleur locale, de caractère. Explique qui pourra le sens de ces
mots, que je comprenais fort bien il y a quelques années, et que
je n'entends plus aujourd'hui. D'abord, miss Lydia s'était flattée
de trouver au-delà des Alpes des choses que personne n'aurait vues
avant elle, et dont elle pourrait parler «avec les honnêtes gens»,
comme dit M. Jourdain. Mais bientôt, partout devancée par ses
compatriotes et désespérant de rencontrer rien d'inconnu, elle se
jeta dans le parti de l'opposition. Il est bien désagréable, en
effet, de ne pouvoir parler des merveilles de l'Italie sans que
quelqu'un ne vous dise: «Vous connaissez sans doute ce Raphaël du
palais ***, à ***? C'est ce qu'il y a de plus beau en Italie.» --
Et c'est justement ce qu'on a négligé de voir. Comme il est trop
long de tout voir, le plus simple c'est de tout condamner de parti
pris.

À l'hôtel Beauvau, miss Lydia eut un amer désappointement. Elle
rapportait un joli croquis de la porte pélasgique ou cyclopéenne
de Segni, qu'elle croyait oubliée par les dessinateurs. Or, lady
Frances Fenwich, la rencontrant à Marseille, lui montra son album,
où, entre un sonnet et une fleur desséchée, figurait la porte en
question, enluminée à grand renfort de terre de Sienne. Miss Lydia
donna la porte de Segni à sa femme de chambre, et perdit toute
estime pour les constructions pélasgiques.

Ces tristes dispositions étaient partagées par le colonel Nevil,
qui, depuis la mort de sa femme, ne voyait les choses que par les
yeux de miss Lydia. Pour lui, l'Italie avait le tort immense
d'avoir ennuyé sa fille, et par conséquent c'était le plus
ennuyeux pays du monde. Il n'avait rien à dire, il est vrai,
contre les tableaux et les statues; mais ce qu'il pouvait assurer,
c'est que la chasse était misérable dans ce pays-là, et qu'il
fallait faire dix lieues au grand soleil dans la campagne de Rome
pour tuer quelques méchantes perdrix rouges.

Le lendemain de son arrivée à Marseille, il invita à dîner le
capitaine Ellis, son ancien adjudant, qui venait de passer six
semaines en Corse. Le capitaine raconta fort bien à miss Lydia une
histoire de bandits qui avait le mérite de ne ressembler nullement
aux histoires de voleurs dont on l'avait si souvent entretenue sur
la route de Rome à Naples. Au dessert, les deux hommes, restés
seuls avec des bouteilles de vin de Bordeaux, parlèrent chasse, et
le colonel apprit qu'il n'y a pas de pays où elle soit plus belle
qu'en Corse, plus variée, plus abondante. «On y voit force
sangliers, disait le capitaine Ellis, et il faut apprendre à les
distinguer des cochons domestiques, qui leur ressemblent d'une
manière étonnante; car, en tuant des cochons, l'on se fait une
mauvaise affaire avec leurs gardiens. Ils sortent d'un taillis
qu'ils nomment maquis, armés jusqu'aux dents, se font payer leurs
bêtes et se moquent de vous. Vous avez encore le mouflon, fort
étrange animal qu'on ne trouve pas ailleurs, fameux gibier, mais
difficile. Cerfs, daims, faisans, perdreaux, jamais on ne pourrait
nombrer toutes les espèces de gibier qui fourmillent en Corse. Si
vous aimez à tirer, allez en Corse, colonel; là, comme disait un
de mes hôtes, vous pourrez tirer sur tous les gibiers possibles,
depuis la grive jusqu'à l'homme.»

Au thé, le capitaine charma de nouveau miss Lydia par une histoire
de vendetta transversale[1], encore plus bizarre que la première,
et il acheva de l'enthousiasmer pour la Corse en lui décrivant
l'aspect étrange, sauvage du pays, le caractère original de ses
habitants, leur hospitalité et leurs moeurs primitives. Enfin, il
mit à ses pieds un joli petit stylet, moins remarquable par sa
forme et sa monture en cuivre que par son origine. Un fameux
bandit l'avait cédé au capitaine Ellis, garanti pour s'être
enfoncé dans quatre corps humains. Miss Lydia le passa dans sa
ceinture, le mit sur sa table de nuit, et le tira deux fois de son
fourreau avant de s'endormir. De son côté, le colonel rêva qu'il
tuait un mouflon et que le propriétaire lui en faisait payer le
prix, à quoi il consentait volontiers, car c'était un animal très
curieux, qui ressemblait à un sanglier, avec des cornes de cerf et
une queue de faisan.

«Ellis conte qu'il y a une chasse admirable en Corse, dit le
colonel, déjeunant tête à tête avec sa fille; si ce n'était pas si
loin, j'aimerais à y passer une quinzaine.

-- Eh bien, répondit miss Lydia, pourquoi n'irions-nous pas en
Corse? Pendant que vous chasseriez, je dessinerais; je serais
charmée d'avoir dans mon album la grotte dont parlait le capitaine
Ellis, où Bonaparte allait étudier quand il était enfant.»

C'était peut-être la première fois qu'un désir manifesté par le
colonel eût obtenu l'approbation de sa fille. Enchanté de cette
rencontre inattendue, il eut pourtant le bon sens de faire
quelques objections pour irriter l'heureux caprice de miss Lydia.
En vain il parla de la sauvagerie du pays et de la difficulté pour
une femme d'y voyager: elle ne craignait rien; elle aimait par-
dessus tout à voyager à cheval; elle se faisait une fête de
coucher au bivouac; elle menaçait d'aller en Asie Mineure. Bref,
elle avait réponse à tout, car jamais Anglaise n'avait été en
Corse; donc elle devait y aller. Et quel bonheur, de retour dans
Saint-Jame's Place, de montrer son album! «Pourquoi donc, ma
chère, passez-vous ce charmant dessin? -- Oh! ce n'est rien. C'est
un croquis que j'ai fait d'après un fameux bandit corse qui nous a
servi de guide. -- Comment! vous avez été en Corse?...»

Les bateaux à vapeur n'existant point encore entre la France et la
Corse, on s'enquit d'un navire en partance pour l'île que miss
Lydia se proposait de découvrir. Dès le jour même, le colonel
écrivait à Paris pour décommander l'appartement qui devait le
recevoir, et fit marché avec le patron d'une goélette corse qui
allait faire voile pour Ajaccio. Il y avait deux chambres telles
quelles. On embarqua des provisions; le patron jura qu'un vieux
sien matelot était un cuisinier estimable et n'avait pas son
pareil pour la bouillabaisse; il promit que mademoiselle serait
convenablement, qu'elle aurait bon vent, belle mer.

En outre, d'après les volontés de sa fille, le colonel stipula que
le capitaine ne prendrait aucun passager, et qu'il s'arrangerait
pour raser les côtes de l'île de façon qu'on pût jouir de la vue
des montagnes.



II

Au jour fixé pour le départ, tout était emballé, embarqué dès le
matin: la goélette devait partir avec la brise du soir. En
attendant, le colonel se promenait avec sa fille sur la Canebière,
lorsque le patron l'aborda pour lui demander la permission de
prendre à son bord un de ses parents, c'est-à-dire le petit-cousin
du parrain de son fils aîné, lequel retournant en Corse, son pays
natal, pour affaires pressantes, ne pouvait trouver de navire pour
le passer.

«C'est un charmant garçon, ajouta le capitaine Matei, militaire,
officier aux chasseurs à pied de la garde, et qui serait déjà
colonel, si l'Autre était encore empereur.

-- Puisque c'est un militaire», dit le colonel..., il allait
ajouter: «Je consens volontiers à ce qu'il vienne avec nous...»
mais miss Lydia s'écria en anglais:

«Un officier d'infanterie!... (son père ayant servi dans la
cavalerie, elle avait du mépris pour toute autre arme) un homme
sans éducation peut-être, qui aura le mal de mer, et qui nous
gâtera tout le plaisir de la traversée!»

Le patron n'entendait pas un mot d'anglais, mais il parut
comprendre ce que disait miss Lydia à la petite moue de sa jolie
bouche, et il commença un éloge en trois points de son parent,
qu'il termina en assurant que c'était un homme très comme il faut,
d'une famille de caporaux, et qu'il ne gênerait en rien monsieur
le colonel, car lui, patron, se chargeait de le loger dans un coin
où l'on ne s'apercevrait pas de sa présence.

Le colonel et miss Nevil trouvèrent singulier qu'il y eût en Corse
des familles où l'on fût ainsi caporal de père en fils; mais,
comme ils pensaient pieusement qu'il s'agissait d'un caporal
d'infanterie, ils conclurent que c'était quelque pauvre diable que
le patron voulait emmener par charité. S'il se fût agi d'un
officier, on eût été obligé de lui parler, de vivre avec lui;
mais, avec un caporal, il n'y a pas à se gêner, et c'est un être
sans conséquence, lorsque son escouade n'est pas là, baïonnette au
bout du fusil, pour vous mener où vous n'avez pas envie d'aller.

«Votre parent a-t-il le mal de mer? demanda miss Nevil d'un ton
sec.

-- Jamais, mademoiselle; le coeur ferme comme un roc, sur mer
comme sur terre.

-- Eh bien, vous pouvez l'emmener, dit-elle.

-- Vous pouvez l'emmener», répéta le colonel, et ils continuèrent
leur promenade.

Vers cinq heures du soir, le capitaine Matei vint les chercher
pour monter à bord de la goélette. Sur le port, près de la yole du
capitaine, ils trouvèrent un grand jeune homme vêtu d'une
redingote bleue boutonnée jusqu'au menton, le teint basané, les
yeux noirs, vifs, bien fendus, l'air franc et spirituel. À la
manière dont il effaçait les épaules, à sa petite moustache
frisée, on reconnaissait facilement un militaire; car, à cette
époque, les moustaches ne couraient pas les rues, et la garde
nationale n'avait pas encore introduit dans toutes les familles la
tenue avec les habitudes de corps de garde.

Le jeune homme ôta sa casquette en voyant le colonel, et le
remercia sans embarras et en bons termes du service qu'il lui
rendait.

«Charmé de vous être utile, mon garçon», dit le colonel en lui
faisant un signe de tête amical.

Et il entra dans la yole.

«Il est sans gêne, votre Anglais», dit tout bas en italien le
jeune homme au patron.

Celui-ci plaça son index sous son oeil gauche et abaissa les deux
coins de la bouche. Pour qui comprend le langage des signes, cela
voulait dire que l'Anglais entendait l'italien et que c'était un
homme bizarre. Le jeune homme sourit légèrement, toucha son front
en réponse au signe de Matei, comme pour lui dire que tous les
Anglais avaient quelque chose de travers dans la tête, puis il
s'assit auprès du patron, et considéra avec beaucoup d'attention,
mais sans impertinence, sa jolie compagne de voyage.

«Ils ont bonne tournure, ces soldats français, dit le colonel à sa
fille en anglais; aussi en fait-on facilement des officiers.»

Puis, s'adressant en français au jeune homme:

«Dites-moi, mon brave, dans quel régiment avez-vous servi?»

Celui-ci donna un léger coup de coude au père du filleul de son
petit-cousin, et, comprimant un sourire ironique, répondit qu'il
avait été dans les chasseurs à pied de la garde, et que
présentement il sortait du 7e léger.

«Est-ce que vous avez été à Waterloo? Vous êtes bien jeune.

-- Pardon, mon colonel; c'est ma seule campagne.

-- Elle compte double», dit le colonel. Le jeune Corse se mordit
les lèvres.

«Papa, dit miss Lydia en anglais, demandez-lui donc si les Corses
aiment beaucoup leur Bonaparte?»

Avant que le colonel eût traduit la question en français, le jeune
homme répondit en assez bon anglais, quoique avec un accent
prononcé:

«Vous savez, mademoiselle, que nul n'est prophète en son pays.
Nous autres, compatriotes de Napoléon, nous l'aimons peut-être
moins que les Français. Quant à moi, bien que ma famille ait été
autrefois l'ennemie de la sienne, je l'aime et l'admire.

-- Vous parlez anglais! s'écria le colonel.

-- Fort mal, comme vous pouvez vous en apercevoir.»

Bien qu'un peu choquée de son ton dégagé, miss Lydia ne put
s'empêcher de rire en pensant à une inimitié personnelle entre un
caporal et un empereur. Ce lui fut comme un avant goût des
singularités de la Corse, et elle se promit de noter le trait sur
son journal.

«Peut-être avez-vous été prisonnier en Angleterre? demanda le
colonel.

-- Non, mon colonel, j'ai appris l'anglais en France, tout jeune,
d'un prisonnier de votre nation.»

Puis, s'adressant à miss Nevil:

«Matei m'a dit que vous reveniez d'Italie. Vous parlez sans doute
le pur toscan, mademoiselle; vous serez un peu embarrassée, je le
crains, pour comprendre notre patois.

-- Ma fille entend tous les patois italiens, répondit le colonel;
elle a le don des langues. Ce n'est pas comme moi.

-- Mademoiselle comprendrait-elle, par exemple, ces vers d'une de
nos chansons corses? C'est un berger qui dit à une bergère:

«S'entrassi 'ndru Paradisu santu, santu,
E nun truvassi a tia, mi n'esciria.»[2]

Miss Lydia comprit, et trouvant la citation audacieuse et plus
encore le regard qui l'accompagnait, elle répondit en rougissant:
«Capisco.»

«Et vous retournez dans votre pays en semestre? demanda le
colonel.

-- Non, mon colonel. Ils m'ont mis en demi-solde probablement
parce que j'ai été à Waterloo et que je suis compatriote de
Napoléon. Je retourne chez moi, léger d'espoir, léger d'argent,
comme dit la chanson.»

Et il soupira en regardant le ciel.

Le colonel mit la main à sa poche, et retournant entre ses doigts
une pièce d'or, il cherchait une phrase pour la glisser poliment
dans la main de son ennemi malheureux.

«Et moi aussi, dit-il, d'un ton de bonne humeur, on m'a mis en
demi-solde; mais... avec votre demi-solde vous n'avez pas de quoi
vous acheter du tabac. Tenez, caporal.»

Et il essaya de faire entrer la pièce d'or dans la main fermée que
le jeune homme appuyait sur le rebord de la yole.

Le jeune Corse rougit, se redressa, se mordit les lèvres, et
paraissait disposé à répondre avec emportement, quand tout à coup,
changeant d'expression, il éclata de rire. Le colonel, sa pièce à
la main, demeurait tout ébahi.

«Colonel, dit le jeune homme reprenant son sérieux, permettez-moi
de vous donner deux avis: le premier, c'est de ne jamais offrir de
l'argent à un Corse, car il y a de mes compatriotes assez impolis
pour vous le jeter à la tête; le second, c'est de ne pas donner
aux gens des titres qu'ils ne réclament point. Vous m'appelez
caporal et je suis lieutenant. Sans doute, la différence n'est pas
bien grande, mais...

-- Lieutenant! s'écria sir Thomas, lieutenant! mais le patron m'a
dit que vous étiez caporal, ainsi que votre père et tous les
hommes de votre famille.»

À ces mots le jeune homme, se laissant aller à la renverse, se mit
à rire de plus belle et de si bonne grâce, que le patron et ses
deux matelots éclatèrent en choeur.

«Pardon, colonel, dit enfin le jeune homme; mais le quiproquo est
admirable, je ne l'ai compris qu'à l'instant. En effet, ma famille
se glorifie de compter des caporaux parmi ses ancêtres; mais nos
caporaux corses n'ont jamais eu de galons sur leurs habits. Vers
l'an de grâce 1100, quelques communes, s'étant révoltées contre la
tyrannie des seigneurs montagnards, se choisirent des chefs
qu'elles nommèrent caporaux. Dans notre île, nous tenons à
l'honneur de descendre de ces espèces de tribuns.

-- Pardon, monsieur! s'écria le colonel, mille fois pardon.
Puisque vous comprenez la cause de ma méprise, j'espère que vous
voudrez bien l'excuser.»

Et il lui tendit la main.

«C'est la juste punition de mon petit orgueil, colonel, dit le
jeune homme riant toujours et serrant cordialement la main de
l'Anglais; je ne vous en veux pas le moins du monde. Puisque mon
ami Matei m'a si mal présenté, permettez-moi de me présenter moi-
même: je m'appelle Orso della Rebbia, lieutenant en demi-solde,
et, si, comme je le présume en voyant ces deux beaux chiens, vous
venez en Corse pour chasser, je serai très flatté de vous faire
les honneurs de nos maquis et de nos montagnes... si toutefois je
ne les ai pas oubliés», ajouta-t-il en soupirant.

En ce moment la yole touchait la goélette. Le lieutenant offrit la
main à miss Lydia, puis aida le colonel à se guinder sur le pont.
Là, sir Thomas, toujours fort penaud de sa méprise, et ne sachant
comment faire oublier son impertinence à un homme qui datait de
l'an 1100, sans attendre l'assentiment de sa fille, le pria à
souper en lui renouvelant ses excuses et ses poignées de main.
Miss Lydia fronçait bien un peu le sourcil, mais, après tout, elle
n'était pas fâchée de savoir ce que c'était qu'un caporal; son
hôte ne lui avait pas déplu, elle commençait même à lui trouver un
certain je ne sais quoi aristocratique; seulement il avait l'air
trop franc et trop gai pour un héros de roman.

«Lieutenant della Rebbia, dit le colonel en le saluant à la
manière anglaise, un verre de vin de Madère à la main, j'ai vu en
Espagne beaucoup de vos compatriotes: c'était de la fameuse
infanterie en tirailleurs.

-- Oui, beaucoup sont restés en Espagne, dit le jeune lieutenant
d'un air sérieux.

-- Je n'oublierai jamais la conduite d'un bataillon corse à la
bataille de Vittoria, poursuivit le colonel. Il doit m'en
souvenir, ajouta-t-il, en se frottant la poitrine. Toute la
journée ils avaient été en tirailleurs dans les jardins, derrière
les haies, et nous avaient tué je ne sais combien d'hommes et de
chevaux. La retraite décidée, ils se rallièrent et se mirent à
filer grand train. En plaine, nous espérions prendre notre
revanche, mais mes drôles... excusez, lieutenant, -- ces braves
gens, dis-je, s'étaient formés en carré, et il n'y avait pas moyen
de les rompre. Au milieu du carré, je crois le voir encore, il y
avait un officier monté sur un petit cheval noir; il se tenait à
côté de l'aigle, fumant son cigare comme s'il eût été au café.
Parfois, comme pour nous braver, leur musique nous jouait des
fanfares... Je lance sur eux mes deux premiers escadrons... Bah!
au lieu de mordre sur le front du carré, voilà mes dragons qui
passent à côté, puis font demi-tour, et reviennent fort en
désordre et plus d'un cheval sans maître... et toujours la diable
de musique! Quand la fumée qui enveloppait le bataillon se
dissipa, je revis l'officier à côté de l'aigle, fumant encore son
cigare. Enragé, je me mis moi-même à la tête d'une dernière
charge. Leurs fusils, crassés à force de tirer, ne partaient plus,
mais les soldats étaient formés sur six rangs, la baïonnette au
nez des chevaux, on eût dit un mur. Je criais, j'exhortais mes
dragons, je serrais la botte pour faire avancer mon cheval quand
l'officier dont je vous parlais, ôtant enfin son cigare, me montra
de la main à un de ses hommes. J'entendis quelque chose comme: Al
capello bianco! J'avais un plumet blanc. Je n'en entendis pas
davantage, car une balle me traversa la poitrine. -- C'était un
beau bataillon, monsieur della Rebbia, le premier du 18e léger,
tous Corses, à ce qu'on me dit depuis.

-- Oui, dit Orso dont les yeux brillaient pendant ce récit, ils
soutinrent la retraite et rapportèrent leur aigle; mais les deux
tiers de ces braves gens dorment aujourd'hui dans la plaine de
Vittoria.

-- Et par hasard! sauriez-vous le nom de l'officier qui les
commandait?

-- C'était mon père. Il était alors major au 18e, et fut fait
colonel pour sa conduite dans cette triste journée.

-- Votre père! Par ma foi, c'était un brave! J'aurais du plaisir à
le revoir, et je le reconnaîtrais, j'en suis sûr. Vit-il encore?

-- Non, colonel, dit le jeune homme pâlissant légèrement.

-- Était-il à Waterloo?

-- Oui, colonel, mais il n'a pas eu le bonheur de tomber sur un
champ de bataille... Il est mort en Corse... il y a deux ans...
Mon Dieu! que cette mer est belle! il y a dix ans que je n'ai vu
la Méditerranée. -- Ne trouvez-vous pas la Méditerranée plus belle
que l'Océan, mademoiselle?

-- Je la trouve trop bleue... et les vagues manquent de grandeur.

-- Vous aimez la beauté sauvage, mademoiselle? À ce compte, je
crois que la Corse vous plaira.

-- Ma fille, dit le colonel, aime tout ce qui est extraordinaire;
c'est pourquoi l'Italie ne lui a guère plu.

-- Je ne connais de l'Italie, dit Orso, que Pise, où j'ai passé
quelque temps au collège; mais je ne puis penser sans admiration
au Campo-Santo, au Dôme, à la Tour penchée... au Campo-Santo
surtout. Vous vous rappelez la Mort, d'Orcagna... Je crois que je
pourrais la dessiner, tant elle est restée gravée dans ma
mémoire.»

Miss Lydia craignit que monsieur le lieutenant ne s'engageât dans
une tirade d'enthousiasme.

«C'est très joli, dit-elle en bâillant. Pardon, mon père, j'ai un
peu mal à la tête, je vais descendre dans ma chambre.»

Elle baisa son père sur le front, fit un signe de tête majestueux
à Orso et disparut. Les deux hommes causèrent alors chasse et
guerre.

Ils apprirent qu'à Waterloo ils étaient en face l'un de l'autre,
et qu'ils avaient dû échanger bien des balles. Leur bonne
intelligence en redoubla. Tour à tour ils critiquèrent Napoléon,
Wellington et Blücher, puis ils chassèrent ensemble le daim, le
sanglier et le mouflon. Enfin, la nuit étant déjà très avancée, et
la dernière bouteille de bordeaux finie, le colonel serra de
nouveau la main au lieutenant et lui souhaita le bonsoir, en
exprimant l'espoir de cultiver une connaissance commencée d'une
façon si ridicule. Ils se séparèrent, et chacun fut se coucher.



III

La nuit était belle, la lune se jouait sur les flots, le navire
voguait doucement au gré d'une brise légère, miss Lydia n'avait
point envie de dormir, et ce n'était que la présence d'un profane
qui l'avait empêchée de goûter ces émotions qu'en mer et par un
clair de lune tout être humain éprouve quand il a deux grains de
poésie dans le coeur. Lorsqu'elle jugea que le jeune lieutenant
dormait sur les deux oreilles, comme un être prosaïque qu'il
était, elle se leva, prit une pelisse, éveilla sa femme de chambre
et monta sur le pont. Il n'y avait personne qu'un matelot au
gouvernail, lequel chantait une espèce de complainte dans le
dialecte corse, sur un air sauvage et monotone. Dans le calme de
la nuit, cette musique étrange avait son charme. Malheureusement
miss Lydia ne comprenait pas parfaitement ce que chantait le
matelot. Au milieu de beaucoup de lieux communs, un vers énergique
excitait vivement sa curiosité, mais bientôt, au plus beau moment,
arrivaient quelques mots de patois dont le sens lui échappait.
Elle comprit pourtant qu'il était question d'un meurtre. Des
imprécations contre les assassins, des menaces de vengeance,
l'éloge du mort, tout cela était confondu pêle-mêle. Elle retint
quelques vers; je vais essayer de les traduire:

«-- Ni les canons, ni les baïonnettes -- n'ont fait pâlir son
front, -- serein sur un champ de bataille -- comme un ciel d'été.
-- Il était le faucon ami de l'aigle, -- miel des sables pour ses
amis, -- pour ses ennemis la mer en courroux. -- Plus haut que le
soleil, -- plus doux que la lune. -- Lui que les ennemis de la
France -- n'atteignirent jamais, -- des assassins de son pays --
l'ont frappé par-derrière, -- comme Vittolo tua Sampiero Corso[3].
-- Jamais ils n'eussent osé le regarder en face. -- ... Placez sur
la muraille, devant mon lit, -- ma croix d'honneur bien gagnée. --
Rouge en est le ruban, -- Plus rouge ma chemise. -- À mon fils,
mon fils en lointain pays, -- gardez ma croix et ma chemise
sanglante. -- Il y verra deux trous. -- Pour chaque trou, un trou
dans une autre chemise. -- Mais la vengeance sera-t-elle faite
alors? -- Il me faut la main qui a tiré -- l'oeil qui a visé, --
le coeur qui a pensé...»

Le matelot s'arrêta tout à coup.

«Pourquoi ne continuez-vous pas, mon ami?» demanda miss Nevil.

Le matelot, d'un mouvement de tête, lui montra une figure qui
sortait du grand panneau de la goélette: c'était Orso qui venait
jouir du clair de lune.

«Achevez donc votre complainte, dit miss Lydia, elle me faisait
grand plaisir.»

Le matelot se pencha vers elle et dit fort bas:

«Je ne donne le rimbecco à personne.

-- Comment? le...?»

Le matelot, sans répondre, se mit à siffler.

«Je vous prends à admirer notre Méditerranée, miss Nevil, dit Orso
s'avançant vers elle. Convenez qu'on ne voit point ailleurs cette
lune-ci.

-- Je ne la regardais pas. J'étais tout occupée à étudier le
corse. Ce matelot, qui chantait une complainte des plus tragiques,
s'est arrêté au plus beau moment.»

Le matelot se baissa comme pour mieux lire sur la boussole, et
tira rudement la pelisse de miss Nevil. Il était évident que sa
complainte ne pouvait être chantée devant le lieutenant Orso.

«Que chantais-tu là, Paolo Francè? dit Orso; est-ce une ballata?
un vocero[4]? Mademoiselle te comprend et voudrait entendre la fin.

-- Je l'ai oubliée, Ors' Anton'», dit le matelot.

Et sur-le-champ il se mit à entonner à tue-tête un cantique à la
Vierge. Miss Lydia écouta le cantique avec distraction et ne
pressa pas davantage le chanteur, se promettant bien toutefois de
savoir plus tard le mot de l'énigme. Mais sa femme de chambre,
qui, étant de Florence, ne comprenait pas mieux que sa maîtresse
le dialecte corse, était aussi curieuse de s'instruire; et
s'adressant à Orso avant que celle-ci pût l'avertir par un coup de
coude:

«Monsieur le capitaine, dit-elle, que veut dire donner le
rimbecco[5]?

-- Le rimbecco! dit Orso; mais c'est faire la plus mortelle injure
à un Corse: c'est lui reprocher de ne pas s'être vengé. Qui vous a
parlé de rimbecco?

-- C'est hier à Marseille, répondit miss Lydia avec empressement,
que le patron de la goélette s'est servi de ce mot.

-- Et de qui parlait-il? demanda Orso avec vivacité.

-- Oh! il nous contait une vieille histoire... du temps de...,
oui, je crois que c'était à propos de Vannina d'Ornano?

-- La mort de Vannina, je le suppose, mademoiselle, ne vous a pas
fait beaucoup aimer notre héros, le brave Sampiero?

-- Mais trouvez-vous que ce soit bien héroïque?

-- Son crime a pour excuse les moeurs sauvages du temps; et puis
Sampiero faisait une guerre à mort aux Génois: quelle confiance
auraient pu avoir en lui ses compatriotes, s'il n'avait pas puni
celle qui cherchait à traiter avec Gênes?

-- Vannina, dit le matelot, était partie sans la permission de son
mari; Sampiero a bien fait de lui tordre le cou.

-- Mais, dit miss Lydia, c'était pour sauver son mari, c'est par
amour pour lui, qu'elle allait demander sa grâce aux Génois.

-- Demander sa grâce, c'était l'avilir! s'écria Orso.

-- Et la tuer lui-même! poursuivit miss Nevil. Quel monstre ce
devait être!

-- Vous savez qu'elle lui demanda comme une faveur de périr de sa
main. Othello, mademoiselle, le regardez-vous aussi comme un
monstre?

-- Quelle différence! il était jaloux; Sampiero n'avait que de la
vanité.

-- Et la jalousie, n'est-ce pas aussi de la vanité? C'est la
vanité de l'amour, et vous l'excuserez peut-être en faveur du
motif?»

Miss Lydia lui jeta un regard plein de dignité, et, s'adressant au
matelot, lui demanda quand la goélette arriverait au port.

«Après-demain, dit-il, si le vent continue.

-- Je voudrais déjà voir Ajaccio, car ce navire m'excède.»

Elle se leva, prit le bras de sa femme de chambre et fit quelques
pas sur le tillac. Orso demeura immobile auprès du gouvernail, ne
sachant s'il devait se promener avec elle ou bien cesser une
conversation qui paraissait l'importuner.

«Belle fille, par le sang de la Madone! dit le matelot; si toutes
les puces de mon lit lui ressemblaient, je ne me plaindrais pas
d'en être mordu!»

Miss Lydia entendit peut-être cet éloge naïf de sa beauté et s'en
effaroucha, car elle descendit presque aussitôt dans sa chambre.
Bientôt après Orso se retira de son côté. Dès qu'il eut quitté le
tillac, la femme de chambre remonta, et, après avoir fait subir un
interrogatoire au matelot, rapporta les renseignements suivants à
sa maîtresse: la ballata interrompue par la présence d'Orso avait
été composée à l'occasion de la mort du colonel della Rebbia, père
du susdit, assassiné il y avait deux ans. Le matelot ne doutait
pas qu'Orso ne revînt en Corse pour faire la vengeance, c'était
son expression, et affirmait qu'avant peu on verrait de la viande
fraîche dans le village de Pietranera. Traduction faite de ce
terme national, il résultait que le seigneur Orso se proposait
d'assassiner deux ou trois personnes soupçonnées d'avoir assassiné
son père, lesquelles, à la vérité, avaient été recherchées en
justice pour ce fait, mais s'étaient trouvées blanches comme neige
attendu qu'elles avaient dans leur manche juges, avocats, préfets
et gendarmes.

«Il n'y a pas de justice en Corse, ajoutait le matelot, et je fais
plus de cas d'un bon fusil que d'un conseiller à la cour royale.
Quand on a un ennemi, il faut choisir entre les trois S.[6]«

Ces renseignements intéressants changèrent d'une façon notable les
manières et les dispositions de miss Lydia à l'égard du lieutenant
della Rebbia. Dès ce moment il était devenu un personnage aux yeux
de la romanesque Anglaise. Maintenant cet air d'insouciance, ce
ton de franchise et de bonne humeur, qui d'abord l'avaient
prévenue défavorablement, devenaient pour elle un mérite de plus,
car c'était la profonde dissimulation d'une âme énergique, qui ne
laisse percer à l'extérieur aucun des sentiments qu'elle renferme.
Orso lui parut une espèce de Fiesque, cachant de vastes desseins
sous une apparence de légèreté; et, quoiqu'il soit moins beau de
tuer quelques coquins que de délivrer sa patrie, cependant une
belle vengeance est belle; et d'ailleurs les femmes aiment assez
qu'un héros ne soit pas homme politique. Alors seulement miss
Nevil remarqua que le jeune lieutenant avait de fort grands yeux,
des dents blanches, une taille élégante, de l'éducation et quelque
usage du monde. Elle lui parla souvent dans la journée suivante,
et sa conversation l'intéressa. Il fut longuement questionné sur
son pays, et il en parlait bien. La Corse, qu'il avait quittée
fort jeune, d'abord pour aller au collège, puis à l'école
militaire, était restée dans son esprit parée de couleurs
poétiques. Il s'animait en parlant de ses montagnes, de ses
forêts, des coutumes originales de ses habitants. Comme on peut le
penser, le mot de vengeance se présenta plus d'une fois dans ses
récits, car il est impossible de parler des Corses sans attaquer
ou sans justifier leur passion proverbiale. Orso surprit un peu
miss Nevil en condamnant d'une manière générale les haines
interminables de ses compatriotes. Chez les paysans, toutefois, il
cherchait à les excuser, et prétendait que la vendette est le duel
des pauvres. «Cela est si vrai, disait-il, qu'on ne s'assassine
qu'après un défi en règle. Garde-toi, je me garde, telles sont les
paroles sacramentelles qu'échangent des ennemis avant de se tendre
des embuscades l'un à l'autre. Il y a plus d'assassinats chez
nous, ajoutait-il, que partout ailleurs; mais jamais vous ne
trouverez une cause ignoble à ces crimes. Nous avons, il est vrai,
beaucoup de meurtriers, mais pas un voleur.»

Lorsqu'il prononçait les mots de vengeance et de meurtre, miss
Lydia le regardait attentivement, mais sans découvrir sur ses
traits la moindre trace d'émotion. Comme elle avait décidé qu'il
avait la force d'âme nécessaire pour se rendre impénétrable à tous
les yeux, les siens exceptés, bien entendu, elle continua de
croire fermement que les mânes du colonel della Rebbia
n'attendraient pas longtemps la satisfaction qu'ils réclamaient.

Déjà la goélette était en vue de la Corse. Le patron nommait les
points principaux de la côte, et, bien qu'ils fussent tous
parfaitement inconnus à miss Lydia, elle trouvait quelque plaisir
à savoir leurs noms. Rien de plus ennuyeux qu'un paysage anonyme.
Parfois la longue-vue du colonel faisait apercevoir quelque
insulaire, vêtu de drap brun, armé d'un long fusil, monté sur un
petit cheval, et galopant sur des pentes rapides. Miss Lydia, dans
chacun, croyait voir un bandit, ou bien un fils allant venger la
mort de son père; mais Orso assurait que c'était quelque paisible
habitant du bourg voisin voyageant pour ses affaires; qu'il
portait un fusil moins par nécessité que par galanterie, par mode,
de même qu'un dandy ne sort qu'avec une canne élégante. Bien qu'un
fusil soit une arme moins noble et moins poétique qu'un stylet,
miss Lydia trouvait que, pour un homme, cela était plus élégant
qu'une canne, et elle se rappelait que tous les héros de lord
Byron meurent d'une balle et non d'un classique poignard.

Après trois jours de navigation, on se trouva devant les
Sanguinaires, et le magnifique panorama du golfe d'Ajaccio se
développa aux yeux de nos voyageurs. C'est avec raison qu'on le
compare à la baie de Naples; et au moment où la goélette entrait
dans le port, un maquis en feu, couvrant de fumée la Punta di
Girato, rappelait le Vésuve et ajoutait à la ressemblance. Pour
qu'elle fût complète, il faudrait qu'une armée d'Attila vînt
s'abattre sur les environs de Naples; car tout est mort et désert
autour d'Ajaccio. Au lieu de ces élégantes fabriques qu'on
découvre de tous côtés depuis Castellamare jusqu'au cap Misène, on
ne voit, autour du golfe d'Ajaccio, que de sombres maquis, et
derrière, des montagnes pelées. Pas une villa, pas une habitation.
Seulement, çà et là, sur les hauteurs autour de la ville, quelques
constructions blanches se détachent isolées sur un fond de
verdure; ce sont des chapelles funéraires, des tombeaux de
famille. Tout, dans ce paysage, est d'une beauté grave et triste.

L'aspect de la ville, surtout à cette époque, augmentait encore
l'impression causée par la solitude de ses alentours. Nul
mouvement dans les rues, où l'on ne rencontre qu'un petit nombre
de figures oisives, et toujours les mêmes. Point de femmes, sinon
quelques paysannes qui viennent vendre leurs denrées. On n'entend
point parler haut, rire, chanter, comme dans les villes
italiennes. Quelquefois, à l'ombre d'un arbre de la promenade, une
douzaine de paysans armés jouent aux cartes ou regardent jouer.
Ils ne crient pas, ne se disputent jamais; si le jeu s'anime, on
entend alors des coups de pistolet, qui toujours précèdent la
menace. Le Corse est naturellement grave et silencieux. Le soir,
quelques figures paraissent pour jouir de la fraîcheur, mais les
promeneurs du Cours sont presque tous des étrangers. Les
insulaires restent devant leurs portes; chacun semble aux aguets
comme un faucon sur son nid.



IV

Après avoir visité la maison où Napoléon est né, après s'être
procuré par des moyens plus ou moins catholiques un peu du papier
de la tenture, miss Lydia, deux jours après être débarquée en
Corse, se sentit saisir d'une tristesse profonde, comme il doit
arriver à tout étranger qui se trouve dans un pays dont les
habitudes insociables semblent le condamner à un isolement
complet. Elle regretta son coup de tête; mais partir sur-le-champ,
c'eût été compromettre sa réputation de voyageuse intrépide; miss
Lydia se résigna donc à prendre patience et à tuer le temps de son
mieux. Dans cette généreuse résolution, elle prépara crayons et
couleurs, esquissa des vues du golfe, et fit le portrait d'un
paysan basané, qui vendait des melons, comme un maraîcher du
continent, mais qui avait une barbe blanche et l'air du plus
féroce coquin qui se pût voir. Tout cela ne suffisant point à
l'amuser, elle résolut de faire tourner la tête au descendant des
caporaux, et la chose n'était pas difficile, car, loin de se
presser pour revoir son village, Orso semblait se plaire fort à
Ajaccio, bien qu'il n'y vît personne. D'ailleurs miss Lydia
s'était proposé une noble tâche, celle de civiliser cet ours des
montagnes, et de le faire renoncer aux sinistres desseins qui le
ramenaient dans son île. Depuis qu'elle avait pris la peine de
l'étudier, elle s'était dit qu'il serait dommage de laisser ce
jeune homme courir à sa perte, et que pour elle il serait glorieux
de convertir un Corse.

Les journées pour nos voyageurs se passaient comme il suit: le
matin, le colonel et Orso allaient à la chasse; miss Lydia
dessinait ou écrivait à ses amies, afin de pouvoir dater ses
lettres d'Ajaccio. Vers six heures, les hommes revenaient chargés
de gibier; on dînait, miss Lydia chantait, le colonel s'endormait,
et les jeunes gens demeuraient fort tard à causer.

Je ne sais quelle formalité de passeport avait obligé le colonel
Nevil à faire une visite au préfet; celui-ci, qui s'ennuyait fort,
ainsi que la plupart de ses collègues, avait été ravi d'apprendre
l'arrivée d'un Anglais, riche, homme du monde et père d'une jolie
fille; aussi il l'avait parfaitement reçu et accablé d'offres de
services; de plus, fort peu de jours après, il vint lui rendre sa
visite. Le colonel, qui venait de sortir de table, était
confortablement étendu sur le sofa, tout près de s'endormir; sa
fille chantait devant un piano délabré; Orso tournait les
feuillets de son cahier de musique, et regardait les épaules et
les cheveux blonds de la virtuose. On annonça M. le préfet; le
piano se tut, le colonel se leva, se frotta les yeux, et présenta
le préfet à sa fille:

«Je ne vous présente pas monsieur della Rebbia, dit-il, car vous
le connaissez sans doute?

-- Monsieur est le fils du colonel della Rebbia? demanda le préfet
d'un air légèrement embarrassé.

-- Oui, monsieur, répondit Orso.

-- J'ai eu l'honneur de connaître monsieur votre père.»

Les lieux communs de conversation s'épuisèrent bientôt. Malgré
lui, le colonel bâillait assez fréquemment; en sa qualité de
libéral, Orso ne voulait point parler à un satellite du pouvoir;
miss Lydia soutenait seule la conversation. De son côté, le préfet
ne la laissait pas languir, et il était évident qu'il avait un vif
plaisir à parler de Paris et du monde à une femme qui connaissait
toutes les notabilités de la société européenne. De temps en
temps, et tout en parlant, il observait Orso avec une curiosité
singulière.

«C'est sur le continent que vous avez connu monsieur della
Rebbia?» demanda-t-il à miss Lydia.

Miss Lydia répondit avec quelque embarras qu'elle avait fait sa
connaissance sur le navire qui les avait amenés en Corse.

«C'est un jeune homme très comme il faut, dit le préfet à mi-voix.
Et vous a-t-il dit, continua-t-il encore plus bas, dans quelle
intention il revient en Corse?»

Miss Lydia prit son air majestueux:

«Je ne le lui ai point demandé, dit-elle; vous pouvez
l'interroger.»

Le préfet garda le silence; mais, un moment après, entendant Orso
adresser au colonel quelques mots en anglais:

«Vous avez beaucoup voyagé, monsieur, dit-il, à ce qu'il paraît.
Vous devez avoir oublié la Corse... et ses coutumes.

-- Il est vrai, j'étais bien jeune quand je l'ai quittée.

-- Vous appartenez toujours à l'armée?

-- Je suis en demi-solde, monsieur.

-- Vous avez été trop longtemps dans l'armée française, pour ne
pas devenir tout à fait Français, je n'en doute pas, monsieur.»

Il prononça ces derniers mots avec une emphase marquée.

Ce n'est pas flatter prodigieusement les Corses, que leur rappeler
qu'ils appartiennent à la grande nation. Ils veulent être un
peuple à part, et cette prétention, ils la justifient assez bien
pour qu'on la leur accorde. Orso, un peu piqué, répliqua: «Pensez-
vous, monsieur le préfet, qu'un Corse, pour être homme d'honneur,
ait besoin de servir dans l'armée française?

-- Non, certes, dit le préfet, ce n'est nullement ma pensée: je
parle seulement de certaines coutumes de ce pays-ci, dont
quelques-unes ne sont pas telles qu'un administrateur voudrait les
voir.»

Il appuya sur ce mot coutumes, et prit l'expression la plus grave
que sa figure comportait. Bientôt après, il se leva et sortit,
emportant la promesse que miss Lydia irait voir sa femme à la
préfecture.

Quand il fut parti: «Il fallait, dit miss Lydia, que j'allasse en
Corse pour apprendre ce que c'est qu'un préfet. Celui-ci me paraît
assez aimable.

-- Pour moi, dit Orso, je n'en saurais dire autant, et je le
trouve bien singulier avec son air emphatique et mystérieux.»

Le colonel était plus qu'assoupi; miss Lydia jeta un coup d'oeil
de son côté, et baissant la voix: «Et moi, je trouve, dit-elle,
qu'il n'est pas si mystérieux que vous le prétendez, car je crois
l'avoir compris.

-- Vous êtes, assurément, bien perspicace, miss Nevil; et, si vous
voyez quelque esprit dans ce qu'il vient de dire, il faut
assurément que vous l'y ayez mis.

-- C'est une phrase du marquis de Mascarille, monsieur della
Rebbia, je crois; mais..., voulez-vous que je vous donne une
preuve de ma pénétration? Je suis un peu sorcière, et je sais ce
que pensent les gens que j'ai vus deux fois.

-- Mon Dieu, vous m'effrayez. Si vous saviez lire dans ma pensée,
je ne sais si je devrais en être content ou affligé...

-- Monsieur della Rebbia, continua miss Lydia en rougissant, nous
ne nous connaissons que depuis quelques jours; mais en mer, et
dans les pays barbares, -- vous m'excuserez, je l'espère, ... --
dans les pays barbares, on devient ami plus vite que dans le
monde... Ainsi ne vous étonnez pas si je vous parle en amie de
choses un peu bien intimes, et dont peut-être un étranger ne
devrait pas se mêler.

-- Oh! ne dites pas ce mot-là, Miss Nevil; l'autre me plaisait
bien mieux.

-- Eh bien, monsieur, je dois vous dire que, sans avoir cherché à
savoir vos secrets, je me trouve les avoir appris en partie, et il
y en a qui m'affligent. Je sais, monsieur, le malheur qui a frappé
votre famille; on m'a beaucoup parlé du caractère vindicatif de
vos compatriotes et de leur manière de se venger... N'est-ce pas à
cela que le préfet faisait allusion?

-- Miss Lydia peut-elle penser!...»

Et Orso devint pâle comme la mort.

«Non, monsieur della Rebbia, dit-elle en l'interrompant; je sais
que vous êtes un gentleman plein d'honneur. Vous m'avez dit vous-
même qu'il n'y avait plus dans votre pays que les gens du peuple
qui connussent la vendette... qu'il vous plaît d'appeler une forme
de duel...

-- Me croiriez-vous donc capable de devenir jamais un assassin?

-- Puisque je vous parle de cela, monsieur Orso, vous devez bien
voir que je ne doute pas de vous, et si je vous ai parlé,
poursuivit-elle en baissant les yeux, c'est que j'ai compris que
de retour dans votre pays, entouré peut-être de préjugés barbares,
vous seriez bien aise de savoir qu'il y a quelqu'un qui vous
estime pour votre courage à leur résister. -- Allons, dit-elle en
se levant, ne parlons plus de ces vilaines choses-là: elles me
font mal à la tête et d'ailleurs il est bien tard. Vous ne m'en
voulez pas? Bonsoir, à l'anglaise.»

Et elle lui tendit la main. Orso la pressa d'un air grave et
pénétré.

«Mademoiselle, dit-il, savez-vous qu'il y a des moments où
l'instinct du pays se réveille en moi? Quelquefois, lorsque je
songe à mon pauvre père, ... alors d'affreuses idées m'obsèdent.
Grâce à vous, j'en suis à jamais délivré. Merci, merci!»

Il allait poursuivre; mais miss Lydia fit tomber une cuiller à
thé, et le bruit réveilla le colonel.

«Della Rebbia, demain à cinq heures en chasse! Soyez exact.

-- Oui, mon colonel.»



V

Le lendemain, un peu avant le retour des chasseurs, Miss Nevil,
revenant d'une promenade au bord de la mer, regagnait l'auberge
avec sa femme de chambre, lorsqu'elle remarqua une jeune femme
vêtue de noir, montée sur un cheval de petite taille, mais
vigoureux, qui entrait dans la ville. Elle était suivie d'une
espèce de paysan, à cheval aussi, en veste de drap brun trouée aux
coudes, une gourde en bandoulière, un pistolet pendant à la
ceinture; à la main, un fusil, dont la crosse reposait dans une
poche de cuir attachée à l'arçon de la selle; bref, en costume
complet de brigand de mélodrame ou de bourgeois corse en voyage.
La beauté remarquable de la femme attira d'abord l'attention de
miss Nevil. Elle paraissait avoir une vingtaine d'années. Elle
était grande, blanche, les yeux bleu foncé, la bouche rose, les
dents comme de l'émail. Dans son expression on lisait à la fois
l'orgueil, l'inquiétude et la tristesse. Sur la tête, elle portait
ce voile de soie noire nommé mezzaro, que les Génois ont introduit
en Corse, et qui sied si bien aux femmes. De longues nattes de
cheveux châtains lui formaient comme un turban autour de la tête.
Son costume était propre, mais de la plus grande simplicité.

Miss Nevil eut tout le temps de la considérer, car la dame au
mezzaro s'était arrêtée dans la rue à questionner quelqu'un avec
beaucoup d'intérêt, comme il semblait à l'expression de ses yeux;
puis sur la réponse qui lui fut faite, elle donna un coup de
houssine à sa monture, et, prenant le grand trot, ne s'arrêta qu'à
la porte de l'hôtel où logeaient sir Thomas Nevil et Orso. Là,
après avoir échangé quelques mots avec l'hôte, la jeune femme
sauta lestement à bas de son cheval et s'assit sur un banc de
pierre à côté de la porte d'entrée, tandis que son écuyer
conduisait les chevaux à l'écurie. Miss Lydia passa avec son
costume parisien devant l'étrangère sans qu'elle levât les yeux.
Un quart d'heure après, ouvrant sa fenêtre, elle vit encore la
dame au mezzaro assise à la même place et dans la même attitude.
Bientôt parurent le colonel et Orso, revenant de la chasse. Alors
l'hôte dit quelques mots à la demoiselle en deuil et lui désigna
du doigt le jeune della Rebbia. Celle-ci rougit, se leva avec
vivacité, fit quelques pas en avant, puis s'arrêta immobile et
comme interdite. Orso était tout près d'elle, la considérant avec
curiosité.

«Vous êtes, dit-elle d'une voix émue, Orso Antonio della Rebbia?
Moi, je suis Colomba.

-- Colomba!» s'écria Orso.

Et, la prenant dans ses bras, il l'embrassa tendrement, ce qui
étonna un peu le colonel et sa fille; car en Angleterre on ne
s'embrasse pas dans la rue.

«Mon frère, dit Colomba, vous me pardonnerez si je suis venue sans
votre ordre; mais j'ai appris par nos amis que vous étiez arrivé,
et c'était pour moi une si grande consolation de vous voir...»

Orso l'embrassa encore; puis, se tournant vers le colonel:

«C'est ma soeur, dit-il, que je n'aurais jamais reconnue si elle
ne s'était nommée. -- Colomba, le colonel sir Thomas Nevil. --
Colonel, vous voudrez bien m'excuser, mais je ne pourrai avoir
l'honneur de dîner avec vous aujourd'hui... Ma soeur...

-- Eh! où diable voulez-vous dîner, mon cher? s'écria le colonel;
vous savez bien qu'il n'y a qu'un dîner dans cette maudite
auberge, et il est pour nous. Mademoiselle fera grand plaisir à ma
fille de se joindre à nous.»

Colomba regarda son frère, qui ne se fit pas trop prier, et tous
ensemble entrèrent dans la plus grande pièce de l'auberge, qui
servait au colonel de salon et de salle à manger. Mademoiselle
della Rebbia, présentée à miss Nevil, lui fit une profonde
révérence, mais ne dit pas une parole. On voyait qu'elle était
très effarouchée et que, pour la première fois de sa vie peut-
être, elle se trouvait en présence d'étrangers gens du monde.
Cependant dans ses manières il n'y avait rien qui sentît la
province. Chez elle l'étrangeté sauvait la gaucherie. Elle plut à
miss Nevil par cela même; et comme il n'y avait pas de chambre
disponible dans l'hôtel que le colonel et sa suite avaient envahi,
miss Lydia poussa la condescendance ou la curiosité jusqu'à offrir
à mademoiselle della Rebbia de lui faire dresser un lit dans sa
propre chambre.

Colomba balbutia quelques mots de remerciement et s'empressa de
suivre la femme de chambre de miss Nevil pour faire à sa toilette
les petits arrangements que rend nécessaires un voyage à cheval
par la poussière et le soleil.

En rentrant dans le salon, elle s'arrêta devant les fusils du
colonel, que les chasseurs venaient de déposer dans un coin.

«Les belles armes! dit-elle; sont-elles à vous, mon frère?

-- Non, ce sont des fusils anglais au colonel. Ils sont aussi bons
qu'ils sont beaux.

-- Je voudrais bien, dit Colomba, que vous en eussiez un
semblable.

-- Il y en a certainement un dans ces trois-là qui appartient à
della Rebbia, s'écria le colonel. Il s'en sert trop bien.
Aujourd'hui quatorze coups de fusil, quatorze pièces!»

Aussitôt s'établit un combat de générosité, dans lequel Orso fut
vaincu, à la grande satisfaction de sa soeur, comme il était
facile de s'en apercevoir à l'expression de joie enfantine qui
brilla tout d'un coup sur son visage, tout à l'heure si sérieux.

«Choisissez, mon cher», disait le colonel.

Orso refusait.

«Eh bien, mademoiselle votre soeur choisira pour vous.»

Colomba ne se le fit pas dire deux fois: elle prit le moins orné
des fusils, mais c'était un excellent Manton de gros calibre.

«Celui-ci, dit-elle, doit bien porter la balle.»

Son frère s'embarrassait dans ses remerciements, lorsque le dîner
parut fort à propos pour le tirer d'affaire. Miss Lydia fut
charmée de voir que Colomba, qui avait fait quelque résistance
pour se mettre à table, et qui n'avait cédé que sur un regard de
son frère, faisait en bonne catholique le signe de la croix avant
de manger.

«Bon, se dit-elle, voilà qui est primitif.»

Et elle se promit de faire plus d'une observation intéressante sur
ce jeune représentant des vieilles moeurs de la Corse. Pour Orso,
il était évidemment un peu mal à son aise, par la crainte sans
doute que sa soeur ne dît ou ne fît quelque chose qui sentît trop
son village. Mais Colomba l'observait sans cesse et réglait tous
ses mouvements sur ceux de son frère. Quelquefois elle le
considérait fixement avec une étrange expression de tristesse; et
alors si les yeux d'Orso rencontraient les siens, il était le
premier à détourner ses regards, comme s'il eût voulu se
soustraire à une question que sa soeur lui adressait mentalement
et qu'il comprenait trop bien. On parlait français car le colonel
s'exprimait fort mal en italien. Colomba entendait le français, et
prononçait même assez bien le peu de mots qu'elle était forcée
d'échanger avec ses hôtes.

Après le dîner, le colonel, qui avait remarqué l'espèce de
contrainte qui régnait entre le frère et la soeur, demanda avec sa
franchise ordinaire à Orso s'il ne désirait point causer seul avec
Mlle Colomba, offrant dans ce cas de passer avec sa fille dans la
pièce voisine. Mais Orso se hâta de le remercier et de dire qu'ils
auraient bien le temps de causer à Pietranera. C'était le nom du
village où il devait faire sa résidence.

Le colonel prit donc sa place accoutumée sur le sofa, et miss
Nevil, après avoir essayé plusieurs sujets de conversation,
désespérant de faire parler la belle Colomba, pria Orso de lui
lire un chant du Dante: c'était son poète favori. Orso choisit le
chant de l'Enfer où se trouve l'épisode de Francesca da Rimini, et
se mit à lire, accentuant de son mieux ces sublimes tercets, qui
expriment si bien le danger de lire à deux un livre d'amour. À
mesure qu'il lisait, Colomba se rapprochait de la table, relevait
la tête, qu'elle avait tenue baissée; ses prunelles dilatées
brillaient d'un feu extraordinaire: elle rougissait et pâlissait
tour à tour, elle s'agitait convulsivement sur sa chaise.
Admirable organisation italienne, qui, pour comprendre la poésie,
n'a pas besoin qu'un pédant lui en démontre les beautés!

Quand la lecture fut terminée:

«Que cela est beau! s'écria-t-elle. Qui a fait cela mon frère?»

Orso fut un peu déconcerté, et miss Lydia répondit en souriant que
c'était un poète florentin mort depuis plusieurs siècles.

«Je te ferai lire le Dante, dit Orso, quand nous serons à
Pietranera.

-- Mon Dieu, que cela est beau!» répétait Colomba: et elle dit
trois ou quatre tercets qu'elle avait retenus, d'abord à voix
basse; puis, s'animant, elle les déclama tout haut avec plus
d'expression que son frère n'en avait mis à les lire.

Miss Lydia très étonnée:

«Vous paraissez aimer beaucoup la poésie, dit-elle. Que je vous
envie le bonheur que vous aurez à lire le Dante comme un livre
nouveau!

-- Vous voyez, miss Nevil, disait Orso, quel pouvoir ont les vers
du Dante, pour émouvoir ainsi une petite sauvagesse qui ne sait
que son Pater... Mais je me trompe; je me rappelle que Colomba est
du métier. Tout enfant elle s'escrimait à faire des vers, et mon
père m'écrivait qu'elle était la plus grande voceratrice de
Pietranera et de deux lieues à la ronde.»

Colomba jeta un coup d'oeil suppliant à son frère. Miss Nevil
avait ouï parler des improvisatrices corses et mourait d'envie
d'en entendre une. Ainsi elle s'empressa de prier Colomba de lui
donner un échantillon de son talent. Orso s'interposa alors, fort
contrarié de s'être si bien rappelé les dispositions poétiques de
sa soeur. Il eut beau jurer que rien n'était plus plat qu'une
ballata corse, protester que réciter des vers corses après ceux du
Dante, c'était trahir son pays, il ne fit qu'irriter le caprice de
Miss Nevil, et se vit obligé à la fin de dire à sa soeur:

«Eh bien, improvise quelque chose, mais que cela soit court!»

Colomba poussa un soupir, regarda attentivement pendant une minute
le tapis de la table, puis les poutres du plafond; enfin, mettant
la main sur ses yeux comme ces oiseaux qui se rassurent et croient
n'être point vus quand ils ne voient point eux-mêmes, chanta, ou
plutôt déclama d'une voix mal assurée la serenata qu'on va lire:

La jeune fille et la palombe

Dans la vallée, bien loin derrière les montagnes, -- le soleil n'y
vient qu'une heure tous les jours; -- il y a dans la vallée une
maison sombre, -- et l'herbe y croît sur le seuil. -- Portes,
fenêtres sont toujours fermées. -- Nulle fumée ne s'échappe du
toit. -- Mais à midi, lorsque vient le soleil, -- une fenêtre
s'ouvre alors, -- et l'orpheline s'assied, filant à son rouet: --
elle file et chante en travaillant -- un chant de tristesse; --
mais nul autre chant ne répond au sien. -- Un jour, un jour de
printemps, -- une palombe se posa sur un arbre voisin, -- et
entendit le chant de la jeune fille. -- Jeune fille, dit-elle, tu
ne pleures pas seule -- un cruel épervier m'a ravi ma compagne. --
Palombe, montre-moi l'épervier ravisseur; -- fût-il aussi haut que
les nuages, -- je l'aurai bientôt abattu en terre. -- Mais moi,
pauvre fille, qui me rendra mon frère, -- mon frère maintenant en
lointain pays? -- Jeune fille, dis-moi où est ton frère, -- et mes
ailes me porteront près de lui.

«Voilà une palombe bien élevée! s'écria Orso en embrassant sa
soeur avec une émotion qui contrastait avec le ton de plaisanterie
qu'il affectait.

-- Votre chanson est charmante, dit miss Lydia. Je veux que vous
me l'écriviez dans mon album. Je la traduirai en anglais et je la
ferai mettre en musique.»

Le brave colonel, qui n'avait pas compris un mot, joignit ses
compliments à ceux de sa fille. Puis il ajouta:

«Cette palombe dont vous parlez, mademoiselle, c'est cet oiseau
que nous avons mangé aujourd'hui à la crapaudine?»

Miss Nevil apporta son album et ne fut pas peu surprise de voir
l'improvisatrice écrire sa chanson en ménageant le papier d'une
façon singulière. Au lieu d'être en vedette, les vers se suivaient
sur la même ligne, tant que la largeur de la feuille le
permettait, en sorte qu'ils ne convenaient plus à la définition
connue des compositions poétiques: «De petites lignes, d'inégale
longueur, avec une marge de chaque côté.» Il y avait bien encore
quelques observations à faire sur l'orthographe un peu capricieuse
de mademoiselle Colomba, qui, plus d'une fois, fit sourire miss
Nevil, tandis que la vanité fraternelle d'Orso était au supplice.

L'heure de dormir étant arrivée, les deux jeunes filles se
retirèrent dans leur chambre. Là, tandis que miss Lydia détachait
collier, boucles, bracelets, elle observa sa compagne qui retirait
de sa robe quelque chose de long comme un busc, mais de forme bien
différente pourtant. Colomba mit cela avec soin et presque
furtivement sous son mezzaro déposé sur une table; puis elle
s'agenouilla et fit dévotement sa prière. Deux minutes après, elle
était dans son lit. Très curieuse de son naturel et lente comme
une Anglaise à se déshabiller, miss Lydia s'approcha de la table,
et, feignant de chercher une épingle, souleva le mezzaro et
aperçut un stylet assez long, curieusement monté en nacre et en
argent; le travail en était remarquable, et c'était une arme
ancienne et de grand prix pour un amateur.

«Est-ce l'usage ici, dit miss Nevil en souriant, que les
demoiselles portent ce petit instrument dans leur corset?

-- Il le faut bien, répondit Colomba en soupirant. Il y a tant de
méchantes gens!

-- Et auriez-vous vraiment le courage d'en donner un coup comme
cela?» Et miss Nevil, le stylet à la main, faisait le geste de
frapper, comme on frappe au théâtre, de haut en bas.

«Oui, si cela était nécessaire, dit Colomba de sa voix douce et
musicale, pour me défendre ou défendre mes amis... Mais ce n'est
pas comme cela qu'il faut le tenir; vous pourriez vous blesser, si
la personne que vous voulez frapper se retirait.» Et se levant sur
son séant: «Tenez, c'est ainsi, en remontant le coup. Comme cela
il est mortel, dit-on. Heureux les gens qui n'ont pas besoin de
telles armes!»

Elle soupira, abandonna sa tête sur l'oreiller, ferma les yeux. On
n'aurait pu voir une tête plus belle, plus noble, plus virginale.
Phidias, pour sculpter sa Minerve, n'aurait pas désiré un autre
modèle.



VI

C'est pour me conformer au précepte d'Horace que je me suis lancé
d'abord in medias res. Maintenant que tout dort, et la belle
Colomba, et le colonel, et sa fille, je saisirai ce moment pour
instruire mon lecteur de certaines particularités qu'il ne doit
pas ignorer, s'il veut pénétrer davantage dans cette véridique
histoire. Il sait déjà que le colonel della Rebbia, père d'Orso,
est mort assassiné; or on n'est pas assassiné en Corse, comme on
l'est en France, par le premier échappé des galères qui ne trouve
pas de meilleur moyen pour vous voler votre argenterie: on est
assassiné par ses ennemis; mais le motif pour lequel on a des
ennemis, il est souvent fort difficile de le dire. Bien des
familles se haïssent par vieille habitude, et la tradition de la
cause originelle de leur haine s'est perdue complètement.

La famille à laquelle appartenait le colonel della Rebbia haïssait
plusieurs autres familles, mais singulièrement celle des
Barricini; quelques-uns disaient que, dans le XVIe siècle, un
della Rebbia avait séduit une Barricini, et avait été poignardé
ensuite par un parent de la demoiselle outragée. À la vérité,
d'autres racontaient l'affaire différemment, prétendant que
c'était une della Rebbia qui avait été séduite, et un Barricini
poignardé. Tant il y a que, pour me servir d'une expression
consacrée, il y avait du sang entre les deux maisons. Toutefois,
contre l'usage, ce meurtre n'en avait pas produit d'autres; c'est
que les della Rebbia et les Barricini avaient été également
persécutés par le gouvernement génois, et les jeunes gens s'étant
expatriés, les deux familles furent privées, pendant plusieurs
générations, de leurs représentants énergiques. À la fin du siècle
dernier, un della Rebbia, officier au service de Naples, se
trouvant dans un tripot, eut une querelle avec des militaires qui,
entre autres injures, l'appelèrent chevrier corse; il mit l'épée à
la main; mais, seul contre trois, il eût mal passé son temps, si
un étranger, qui jouait dans le même lieu, ne se fût écrié: «Je
suis Corse aussi!» et n'eût pris sa défense. Cet étranger était un
Barricini, qui d'ailleurs ne connaissait pas son compatriote.
Lorsqu'on s'expliqua, de part et d'autre, ce furent de grandes
politesses et des serments d'amitié éternelle; car, sur le
continent, les Corses se lient facilement; c'est tout le contraire
dans leur île. On le vit bien dans cette circonstance: della
Rebbia et Barricini furent amis intimes tant qu'ils demeurèrent en
Italie; mais de retour en Corse, ils ne se virent plus que
rarement, bien qu'habitant tous les deux le même village, et quand
ils moururent, on disait qu'il y avait bien cinq ou six ans qu'ils
ne s'étaient parlé. Leurs fils vécurent de même en étiquette,
comme on dit dans l'île. L'un, Ghilfuccio, le père d'Orso, fut
militaire; l'autre, Giudice Barricini, fut avocat. Devenus l'un et
l'autre chefs de famille, et séparés par leur profession, ils
n'eurent presque aucune occasion de se voir ou d'entendre parler
l'un de l'autre.

Cependant, un jour, vers 1809, Giudice lisant à Bastia, dans un
journal, que le capitaine Ghilfuccio venait d'être décoré, dit,
devant témoins, qu'il n'en était pas surpris, attendu que le
général *** protégeait sa famille. Ce mot fut rapporté à
Ghilfuccio à Vienne, lequel dit à un compatriote qu'à son retour
en Corse il trouverait Giudice bien riche, parce qu'il tirait plus
d'argent de ses causes perdues que de celles qu'il gagnait. On n'a
jamais su s'il insinuait par là que l'avocat trahissait ses
clients, ou s'il se bornait à émettre cette vérité triviale,
qu'une mauvaise affaire rapporte plus à un homme de loi qu'une
bonne cause. Quoi qu'il en soit, l'avocat Barricini eut
connaissance de l'épigramme et ne l'oublia pas. En 1812, il
demandait à être nommé maire de sa commune et avait tout espoir de
le devenir, lorsque le général *** écrivit au préfet pour lui
recommander un parent de la femme de Ghilfuccio. Le préfet
s'empressa de se conformer aux désirs du général, et Barricini ne
douta point qu'il ne dût sa déconvenue aux intrigues de
Ghilfuccio. Après la chute de l'empereur, en 1814, le protégé du
général fut dénoncé comme bonapartiste, et remplacé par Barricini.
À son tour, ce dernier fut destitué dans les Cent-Jours; mais,
après cette tempête, il reprit en grande pompe possession du
cachet de la mairie et des registres de l'état civil.

De ce moment son étoile devint plus brillante que jamais. Le
colonel della Rebbia, mis en demi-solde et retiré à Pietranera,
eut à soutenir contre lui une guerre sourde de chicanes sans cesse
renouvelées: tantôt il était assigné en réparation de dommages
commis par son cheval dans les clôtures de M. le maire; tantôt
celui-ci, sous prétexte de restaurer le pavé de l'église, faisait
enlever une dalle brisée qui portait les armes des della Rebbia,
et qui couvrait le tombeau d'un membre de cette famille. Si les
chèvres mangeaient les jeunes plants du colonel, les propriétaires
de ces animaux trouvaient protection auprès du maire;
successivement, l'épicier qui tenait le bureau de poste de
Pietranera, et le garde champêtre, vieux soldat mutilé, tous les
deux clients des della Rebbia, furent destitués et remplacés par
des créatures des Barricini.

La femme du colonel mourut exprimant le désir d'être enterrée au
milieu d'un petit bois où elle aimait à se promener; aussitôt le
maire déclara qu'elle serait inhumée dans le cimetière de la
commune, attendu qu'il n'avait pas reçu d'autorisation pour
permettre une sépulture isolée. Le colonel furieux déclara qu'en
attendant cette autorisation, sa femme serait enterrée au lieu
qu'elle avait choisi, et il y fit creuser une fosse. De son côté,
le maire en fit faire une dans le cimetière, et manda la
gendarmerie, afin, disait-il, que force restât à la loi. Le jour
de l'enterrement, les deux partis se trouvèrent en présence, et
l'on put craindre un moment qu'un combat ne s'engageât pour la
possession des restes de madame della Rebbia. Une quarantaine de
paysans bien armés, amenés par les parents de la défunte,
obligèrent le curé, en sortant de l'église, à prendre le chemin du
bois; d'autre part, le maire avec ses deux fils, ses clients et
les gendarmes se présenta pour faire opposition. Lorsqu'il parut,
et somma le convoi de rétrograder, il fut accueilli par des huées
et des menaces; l'avantage du nombre était pour ses adversaires,
et ils semblaient déterminés. À sa vue plusieurs fusils furent
armés; on dit même qu'un berger le coucha en joue; mais le colonel
releva le fusil en disant: «Que personne ne tire sans mon ordre!»
Le maire «craignait les coups naturellement», comme Panurge, et,
refusant la bataille, il se retira avec son escorte: alors la
procession funèbre se mit en marche, en ayant soin de prendre le
plus long, afin de passer devant la mairie. En défilant, un idiot,
qui s'était joint au cortège, s'avisa de crier vive l'Empereur!
Deux ou trois voix lui répondirent, et les rebbianistes, s'animant
de plus en plus, proposèrent de tuer un boeuf du maire, qui,
d'aventure, leur barrait le chemin. Heureusement le colonel
empêcha cette violence.

On pense bien qu'un procès-verbal fut dressé, et que le maire fit
au préfet un rapport de son style le plus sublime, dans lequel il
peignait les lois divines et humaines foulées aux pieds, -- la
majesté de lui, maire, celle du curé, méconnues et insultées, --
le colonel della Rebbia se mettant à la tête d'un complot
bonapartiste pour changer l'ordre de successibilité au trône, et
exciter les citoyens à s'armer les uns contre les autres, crimes
prévus par les articles 86 et 91 du Code pénal.

L'exagération de cette plainte nuisit à son effet. Le colonel
écrivit au préfet, au procureur du roi: un parent de sa femme
était allié à un des députés de l'île, un autre cousin du
président de la cour royale. Grâce à ces protections, le complot
s'évanouit, madame della Rebbia resta dans le bois, et l'idiot
seul fut condamné à quinze jours de prison.

L'avocat Barricini, mal satisfait du résultat de cette affaire,
tourna ses batteries d'un autre côté. Il exhuma un vieux titre,
d'après lequel il entreprit de contester au colonel la propriété
d'un certain cours d'eau qui faisait tourner un moulin. Un procès
s'engagea qui dura longtemps. Au bout d'une année, la cour allait
rendre son arrêt, et suivant toute apparence en faveur du colonel,
lorsque M. Barricini déposa entre les mains du procureur du roi
une lettre signée par un certain Agostini, bandit célèbre, qui le
menaçait, lui maire, d'incendie et de mort s'il ne se désistait de
ses prétentions. On sait qu'en Corse la protection des bandits est
très recherchée, et que pour obliger leurs amis ils interviennent
fréquemment dans les querelles particulières. Le maire tirait
parti de cette lettre, lorsqu'un nouvel incident vint compliquer
l'affaire. Le bandit Agostini écrivit au procureur du roi pour se
plaindre qu'on eût contrefait son écriture, et jeté des doutes sur
son caractère, en le faisant passer pour un homme qui trafiquait
de son influence: «Si je découvre le faussaire, disait-il en
terminant sa lettre, je le punirai exemplairement.»

Il était clair qu'Agostini n'avait point écrit la lettre menaçante
au maire; les della Rebbia en accusaient les Barricini et vice
versa. De part et d'autre on éclatait en menaces, et la justice ne
savait de quel côté trouver les coupables.

Sur ces entrefaites, le colonel Ghilfuccio fut assassiné. Voici
les faits tels qu'ils furent établis en justice: le 2 août 18..,
le jour tombant déjà, la femme Madeleine Pietri, qui portait du
pain à Pietranera, entendit deux coups de feu très rapprochés,
tirés, comme il lui semblait, dans un chemin creux menant au
village, à environ cent cinquante pas de l'endroit où elle se
trouvait. Presque aussitôt elle vit un homme qui courait, en se
baissant, dans un sentier des vignes, et se dirigeait vers le
village. Cet homme s'arrêta un instant et se retourna; mais la
distance empêcha la femme Pietri de distinguer ses traits, et
d'ailleurs il avait à la bouche une feuille de vigne qui lui
cachait presque tout le visage. Il fit de la main un signe à un
camarade que le témoin ne vit pas, puis disparut dans les vignes.

La femme Pietri, ayant laissé son fardeau, monta le sentier en
courant, et trouva le colonel della Rebbia baigné dans son sang,
percé de deux coups de feu, mais respirant encore. Près de lui
était son fusil chargé et armé, comme s'il s'était mis en défense
contre une personne qui l'attaquait en face au moment où une autre
le frappait par-derrière. Il râlait et se débattait contre la
mort, mais ne pouvait prononcer une parole, ce que les médecins
expliquèrent par la nature de ses blessures qui avaient traversé
le poumon. Le sang l'étouffait; il coulait lentement et comme une
mousse rouge. En vain la femme Pietri le souleva et lui adressa
quelques questions. Elle voyait bien qu'il voulait parler, mais il
ne pouvait se faire comprendre. Ayant remarqué qu'il essayait de
porter la main à sa poche, elle s'empressa d'en retirer un petit
portefeuille qu'elle lui présenta ouvert. Le blessé prit le crayon
du portefeuille et chercha à écrire. De fait le témoin le vit
former avec peine plusieurs caractères; mais, ne sachant pas lire,
elle ne put en comprendre le sens. Épuisé par cet effort, le
colonel laissa le portefeuille dans la main de la femme Pietri,
qu'il serra avec force en la regardant d'un air singulier, comme
s'il voulait lui dire, ce sont les paroles du témoin: «C'est
important, c'est le nom de mon assassin!»

La femme Pietri montait au village lorsqu'elle rencontra M. le
maire Barricini avec son fils Vincentello. Alors il était presque
nuit. Elle conta ce qu'elle avait vu. Le maire prit le
portefeuille, et courut à la mairie ceindre son écharpe et appeler
son secrétaire et la gendarmerie. Restée seule avec le jeune
Vincentello, Madeleine Pietri lui proposa d'aller porter secours
au colonel, dans le cas où il serait encore vivant; mais
Vincentello répondit que, s'il approchait d'un homme qui avait été
l'ennemi acharné de sa famille, on ne manquerait pas de l'accuser
de l'avoir tué. Peu après le maire arriva, trouva le colonel mort,
fit enlever le cadavre, et dressa procès-verbal.

Malgré son trouble naturel dans cette occasion, M. Barricini
s'était empressé de mettre sous les scellés le portefeuille du
colonel, et de faire toutes les recherches en son pouvoir; mais
aucune n'amena de découverte importante.

Lorsque vint le juge d'instruction, on ouvrit le portefeuille, et
sur une page souillée de sang on vit quelques lettres tracées par
une main défaillante, bien lisibles pourtant. Il y avait écrit:
Agosti..., et le juge ne douta pas que le colonel n'eût voulu
désigner Agostini comme son assassin. Cependant Colomba della
Rebbia, appelée par le juge, demanda à examiner le portefeuille.
Après l'avoir longtemps feuilleté, elle étendit la main vers le
maire et s'écria: «Voilà l'assassin!» Alors, avec une précision et
une clarté surprenantes dans le transport de douleur où elle était
plongée, elle raconta que son père, ayant reçu peu de jours
auparavant une lettre de son fils, l'avait brûlée, mais qu'avant
de le faire, il avait écrit au crayon, sur son portefeuille,
l'adresse d'Orso, qui venait de changer de garnison. Or, cette
adresse ne se trouvait plus dans le portefeuille, et Colomba
concluait que le maire avait arraché le feuillet où elle était
écrite, qui aurait été celui-là même sur lequel son père avait
tracé le nom du meurtrier; et à ce nom, le maire, au dire de
Colomba, aurait substitué celui d'Agostini. Le juge vit en effet
qu'un feuillet manquait au cahier de papier sur lequel le nom
était écrit; mais bientôt il remarqua que des feuillets manquaient
également dans les autres cahiers du même portefeuille, et des
témoins déclarèrent que le colonel avait l'habitude de déchirer
ainsi des pages de son portefeuille lorsqu'il voulait allumer un
cigare; rien de plus probable donc qu'il eût brûlé par mégarde
l'adresse qu'il avait copiée. En outre, on constata que le maire,
après avoir reçu le portefeuille de la femme Pietri, n'aurait pu
lire à cause de l'obscurité; il fut prouvé qu'il ne s'était pas
arrêté un instant avant d'entrer à la mairie, que le brigadier de
gendarmerie l'y avait accompagné, l'avait vu allumer une lampe,
mettre le portefeuille dans une enveloppe et la cacheter sous ses
yeux.

Lorsque le brigadier eut terminé sa déposition, Colomba, hors
d'elle-même, se jeta à ses genoux et le supplia, par tout ce qu'il
avait de plus sacré, de déclarer s'il n'avait pas laissé le maire
seul un instant. Le brigadier, après quelque hésitation,
visiblement ému par l'exaltation de la jeune fille, avoua qu'il
était allé chercher dans une pièce voisine une feuille de grand
papier, mais qu'il n'était pas resté une minute, et que le maire
lui avait toujours parlé tandis qu'il cherchait à tâtons ce papier
dans un tiroir. Au reste, il attestait qu'à son retour le
portefeuille sanglant était à la même place, sur la table où le
maire l'avait jeté en entrant.

M. Barricini déposa avec le plus grand calme. Il excusait, disait-
il, l'emportement de mademoiselle della Rebbia, et voulait bien
condescendre à se justifier. Il prouva qu'il était resté toute la
soirée au village; que son fils Vincentello était avec lui devant
la mairie au moment du crime; enfin que son fils Orlanduccio, pris
de la fièvre ce jour-là même, n'avait pas bougé de son lit. Il
produisit tous les fusils de sa maison, dont aucun n'avait fait
feu récemment. Il ajouta qu'à l'égard du portefeuille il en avait
tout de suite compris l'importance; qu'il l'avait mis sous le
scellé et l'avait déposé entre les mains de son adjoint, prévoyant
qu'en raison de son inimitié avec le colonel il pourrait être
soupçonné. Enfin il rappela qu'Agostini avait menacé de mort celui
qui avait écrit une lettre en son nom, et insinua que ce
misérable, ayant probablement soupçonné le colonel, l'avait
assassiné. Dans les moeurs des bandits, une pareille vengeance
pour un motif analogue n'est pas sans exemple.

Cinq jours après la mort du colonel della Rebbia, Agostini,
surpris par un détachement de voltigeurs, fut tué, se battant en
désespéré. On trouva sur lui une lettre de Colomba qui l'adjurait
de déclarer s'il était ou non coupable du meurtre qu'on lui
imputait. Le bandit n'ayant point fait de réponse, on en conclut
assez généralement qu'il n'avait pas eu le courage de dire à une
fille qu'il avait tué son père.

Toutefois, les personnes qui prétendaient connaître bien le
caractère d'Agostini, disaient tout bas que, s'il eût tué le
colonel, il s'en serait vanté. Un autre bandit, connu sous le nom
de Brandolaccio, remit à Colomba une déclaration dans laquelle il
attestait sur l'honneur l'innocence de son camarade; mais la seule
preuve qu'il alléguait, c'était qu'Agostini ne lui avait jamais
dit qu'il soupçonnait le colonel.

Conclusion, les Barricini ne furent pas inquiétés; le juge
d'instruction combla le maire d'éloges et celui-ci couronna sa
belle conduite en se désistant de toutes ses prétentions sur le
ruisseau pour lequel il était en procès avec le colonel della
Rebbia.

Colomba improvisa, suivant l'usage du pays, une ballata devant le
cadavre de son père, en présence de ses amis assemblés. Elle y
exhala toute sa haine contre les Barricini et les accusa
formellement de l'assassinat, les menaçant aussi de la vengeance
de son frère. C'était cette ballata, devenue très populaire, que
le matelot chantait devant miss Lydia. En apprenant la mort de son
père, Orso, alors dans le nord de la France, demanda un congé mais
ne put l'obtenir. D'abord, sur une lettre de sa soeur, il avait
cru les Barricini coupables, mais bientôt il reçut copie de toutes
les pièces de l'instruction, et une lettre particulière du juge
lui donna à peu près la conviction que le bandit Agostini était le
seul coupable. Une fois tous les trois mois Colomba lui écrivait
pour lui répéter ses soupçons qu'elle appelait des preuves. Malgré
lui, ces accusations faisaient bouillonner son sang corse, et
parfois il n'était pas éloigné de partager les préjugés de sa
soeur. Cependant, toutes les fois qu'il lui écrivait, il lui
répétait que ses allégations n'avaient aucun fondement solide et
ne méritaient aucune créance. Il lui défendait même, mais toujours
en vain, de lui en parler davantage. Deux années se passèrent de
la sorte, au bout desquelles il fut mis en demi-solde, et alors il
pensa à revoir son pays, non point pour se venger sur des gens
qu'il croyait innocents, mais pour marier sa soeur et vendre ses
petites propriétés, si elles avaient assez de valeur pour lui
permettre de vivre sur le continent.



VII

Soit que l'arrivée de sa soeur eût rappelé à Orso avec plus de
force le souvenir du toit paternel, soit qu'il souffrît un peu
devant ses amis civilisés du costume et des manières sauvages de
Colomba, il annonça dès le lendemain le projet de quitter Ajaccio
et de retourner à Pietranera. Mais cependant il fit promettre au
colonel de venir prendre un gîte dans son humble manoir, lorsqu'il
se rendrait à Bastia, et en revanche il s'engagea à lui faire
tirer daims, faisans, sangliers et le reste.

La veille de son départ, au lieu d'aller à la chasse, Orso proposa
une promenade au bord du golfe. Donnant le bras à miss Lydia, il
pouvait causer en toute liberté, car Colomba était restée à la
ville pour faire ses emplettes et le colonel les quittait à chaque
instant pour tirer des goélands et des fous, à la grande surprise
des passants qui ne comprenaient pas qu'on perdît sa poudre pour
un pareil gibier.

Ils suivaient le chemin qui mène à la chapelle des Grecs d'où l'on
a la plus belle vue de la baie; mais ils n'y faisaient aucune
attention.

«Miss Lydia... dit Orso après un silence assez long pour être
devenu embarrassant; franchement, que pensez-vous de ma soeur?

-- Elle me plaît beaucoup, répondit miss Nevil. Plus que vous,
ajouta-t-elle en souriant, car elle est vraiment Corse, et vous
êtes un sauvage trop civilisé.

-- Trop civilisé!... Eh bien, malgré moi, je me sens redevenir
sauvage depuis que j'ai mis le pied dans cette île. Mille
affreuses pensées m'agitent, me tourmentent..., et j'avais besoin
de causer un peu avec vous avant de m'enfoncer dans mon désert.

-- Il faut avoir du courage, monsieur; voyez la résignation de
votre soeur, elle vous donne l'exemple.

-- Ah! détrompez-vous. Ne croyez pas à sa résignation. Elle ne m'a
pas dit un seul mot encore, mais dans chacun de ses regards j'ai
lu ce qu'elle attend de moi.

-- Que veut-elle de vous enfin?

-- Oh! rien..., seulement que j'essaie si le fusil de monsieur
votre père est aussi bon pour l'homme que pour la perdrix.

-- Quelle idée! Et vous pouvez supposer cela! quand vous venez
d'avouer qu'elle ne vous a encore rien dit. Mais c'est affreux de
votre part.

-- Si elle ne pensait pas à la vengeance, elle m'aurait tout
d'abord parlé de notre père; elle n'en a rien fait. Elle aurait
prononcé le nom de ceux qu'elle regarde... à tort, je le sais,
comme ses meurtriers. Eh bien, non, pas un mot. C'est que, voyez-
vous, nous autres Corses, nous sommes une race rusée. Ma soeur
comprend qu'elle ne me tient pas complètement en sa puissance, et
ne veut pas m'effrayer, lorsque je puis m'échapper encore. Une
fois qu'elle m'aura conduit au bord du précipice, lorsque la tête
me tournera, elle me poussera dans l'abîme.»

Alors Orso donna à miss Nevil quelques détails sur la mort de son
père, et rapporta les principales preuves qui se réunissaient pour
lui faire regarder Agostini comme le meurtrier.

«Rien, ajouta-t-il, n'a pu convaincre Colomba. Je l'ai vu par sa
dernière lettre. Elle a juré la mort des Barricini; et... miss
Nevil, voyez quelle confiance j'ai en vous... peut-être ne
seraient-ils plus de ce monde, si, par un de ces préjugés
qu'excuse son éducation sauvage, elle ne se persuadait que
l'exécution de la vengeance m'appartient en ma qualité de chef de
famille, et que mon honneur y est engagé.

-- En vérité, monsieur della Rebbia, dit miss Nevil, vous
calomniez votre soeur.

-- Non, vous l'avez dit vous-même... elle est Corse... elle pense
ce qu'ils pensent tous. Savez-vous pourquoi j'étais si triste
hier?

-- Non, mais depuis quelque temps vous êtes sujet à ces accès
d'humeur noire... Vous étiez plus aimable aux premiers jours de
notre connaissance.

-- Hier, au contraire, j'étais plus gai, plus heureux qu'à
l'ordinaire. Je vous avais vue si bonne, si indulgente pour ma
soeur!... Nous revenions, le colonel et moi, en bateau. Savez-vous
ce que me dit un des bateliers dans son infernal patois:

«Vous avez tué bien du gibier, Ors' Anton', mais vous trouverez
Orlanduccio Barricini plus grand chasseur que vous.»

-- Eh bien, quoi de si terrible dans ces paroles? Avez-vous donc
tant de prétentions à être un adroit chasseur?

-- Mais vous ne voyez pas que ce misérable disait que je n'aurais
pas le courage de tuer Orlanduccio?

-- Savez-vous, monsieur della Rebbia, que vous me faites peur. Il
paraît que l'air de votre île ne donne pas seulement la fièvre,
mais qu'il rend fou. Heureusement que nous allons bientôt la
quitter.

-- Pas avant d'avoir été à Pietranera. Vous l'avez promis à ma
soeur.

-- Et si nous manquions à cette promesse, nous devrions sans doute
nous attendre à quelque vengeance?

-- Vous rappelez-vous ce que nous contait l'autre jour monsieur
votre père de ces Indiens qui menacent les gouverneurs de la
Compagnie de se laisser mourir de faim s'ils ne font droit à leurs
requêtes?

-- C'est-à-dire que vous vous laisseriez mourir de faim? J'en
doute. Vous resteriez un jour sans manger, et puis mademoiselle
Colomba vous apporterait un bruccio[7] si appétissant que vous
renonceriez à votre projet.

-- Vous êtes cruelle dans vos railleries, miss Nevil; vous devriez
me ménager. Voyez, je suis seul ici. Je n'avais que vous pour
m'empêcher de devenir fou, comme vous dites; vous étiez mon ange
gardien, et maintenant...

-- Maintenant, dit miss Lydia d'un ton sérieux, vous avez, pour
soutenir cette raison si facile à ébranler, votre honneur d'homme
et de militaire, et..., poursuivit-elle en se détournant pour
cueillir une fleur, si cela peut quelque chose pour vous, le
souvenir de votre ange gardien.

-- Ah! miss Nevil, si je pouvais penser que vous prenez réellement
quelque intérêt...

-- Écoutez, monsieur della Rebbia, dit miss Nevil un peu émue,
puisque vous êtes un enfant, je vous traiterai en enfant. Lorsque
j'étais petite fille, ma mère me donna un beau collier que je
désirais ardemment; mais elle me dit: «Chaque fois que tu mettras
ce collier, souviens-toi que tu ne sais pas encore le français.»
Le collier perdit à mes yeux un peu de son mérite. Il était devenu
pour moi comme un remords; mais je le portai, et je sus le
français. Voyez-vous cette bague? c'est un scarabée égyptien
trouvé, s'il vous plaît, dans une pyramide. Cette figure bizarre,
que vous prenez peut-être pour une bouteille, cela veut dire la
vie humaine. Il y a dans mon pays des gens qui trouveraient
l'hiéroglyphe très bien approprié. Celui-ci, qui vient après,
c'est un bouclier avec un bras tenant une lance: cela veut dire
combat, bataille. Donc la réunion des deux caractères forme cette
devise, que je trouve assez belle: La vie est un combat. Ne vous
avisez pas de croire que je traduis les hiéroglyphes couramment;
c'est un savant en us qui m'a expliqué ceux-là. Tenez, je vous
donne mon scarabée. Quand vous aurez quelque mauvaise pensée
corse, regardez mon talisman et dites-vous qu'il faut sortir
vainqueur de la bataille que nous livrent les mauvaises passions.
-- Mais, en vérité, je ne prêche pas mal.

-- Je penserai à vous, miss Nevil, et je me dirai...

-- Dites-vous que vous avez une amie qui serait désolée... de...
vous savoir pendu. Cela ferait d'ailleurs trop de peine à
messieurs les caporaux vos ancêtres.»

À ces mots, elle quitta en riant le bras d'Orso, et, courant vers
son père: «Papa, dit-elle, laissez là ces pauvres oiseaux, et
venez avec nous faire de la poésie dans la grotte de Napoléon.»



VIII

Il y a toujours quelque chose de solennel dans un départ, même
quand on se quitte pour peu de temps. Orso devait partir avec sa
soeur de très bon matin, et la veille au soir il avait pris congé
de miss Lydia, car il n'espérait pas qu'en sa faveur elle fit
exception à ses habitudes de paresse. Leurs adieux avaient été
froids et graves. Depuis leur conversation au bord de la mer, miss
Lydia craignait d'avoir montré à Orso un intérêt peut-être trop
vif, et Orso, de son côté, avait sur le coeur ses railleries et
surtout son ton de légèreté. Un moment il avait cru démêler dans
les manières de la jeune Anglaise un sentiment d'affection
naissante; maintenant, déconcerté par ses plaisanteries, il se
disait qu'il n'était à ses yeux qu'une simple connaissance, qui
bientôt serait oubliée. Grande fut donc sa surprise lorsque le
matin, assis à prendre du café avec le colonel, il vit entrer miss
Lydia suivie de sa soeur. Elle s'était levée à cinq heures, et,
pour une Anglaise, pour miss Nevil surtout, l'effort était assez
grand pour qu'il en tirât quelque vanité.

«Je suis désolé que vous vous soyez dérangée si matin, dit Orso.
C'est ma soeur sans doute qui vous aura réveillée malgré mes
recommandations, et vous devez bien nous maudire. Vous me
souhaitez déjà pendu peut-être?

-- Non, dit miss Lydia fort bas et en italien, évidemment pour que
son père ne l'entendît pas. Mais vous m'avez boudée hier pour mes
innocentes plaisanteries et je ne voulais pas vous laisser
emporter un souvenir mauvais de votre servante. Quelles terribles
gens vous êtes, vous autres Corses! Adieu donc; à bientôt,
j'espère.»

Elle lui tendit la main. Orso ne trouva qu'un soupir pour réponse.
Colomba s'approcha de lui, le mena dans l'embrasure d'une fenêtre,
et, en lui montrant quelque chose qu'elle tenait sous son mezzaro,
lui parla un moment à voix basse. «Ma soeur, dit Orso à miss
Nevil, veut vous faire un singulier cadeau, mademoiselle; mais
nous autres Corses, nous n'avons pas grand-chose à donner...,
excepté notre affection..., que le temps n'efface pas. Ma soeur me
dit que vous avez regardé avec curiosité ce stylet. C'est une
antiquité dans la famille. Probablement il pendait autrefois à la
ceinture d'un de ces caporaux à qui je dois l'honneur de votre
connaissance. Colomba le croit si précieux qu'elle m'a demandé ma
permission pour vous le donner, et moi je ne sais trop si je dois
l'accorder, car j'ai peur que vous ne vous moquiez de nous.

-- Ce stylet est charmant, dit miss Lydia; mais c'est une arme de
famille; je ne puis l'accepter.

-- Ce n'est pas le stylet de mon père, s'écria vivement Colomba.
Il a été donné à un des grands-parents de ma mère par le roi
Théodore. Si mademoiselle l'accepte, elle nous fera bien plaisir.

-- Voyez, miss Lydia, dit Orso, ne dédaignez pas le stylet d'un
roi.»

Pour un amateur, les reliques du roi Théodore sont infiniment plus
précieuses que celles du plus puissant monarque. La tentation
était forte, et miss Lydia voyait déjà l'effet que produirait
cette arme posée sur une table en laque dans son appartement de
Saint-James' Place.

«Mais, dit-elle en prenant le stylet avec l'hésitation de
quelqu'un qui veut accepter, et adressant le plus aimable de ses
sourires à Colomba, chère mademoiselle Colomba..., je ne puis...,
je n'oserais vous laisser ainsi partir désarmée.

-- Mon frère est avec moi, dit Colomba d'un ton fier, et nous
avons le bon fusil que votre père nous a donné. Orso, vous l'avez
chargé à balles?»

Miss Nevil garda le stylet, et Colomba, pour conjurer le danger
qu'on court à donner des armes coupantes ou perçantes à ses amis,
exigea un sou en paiement.

Il fallut partir enfin. Orso serra encore une fois la main de miss
Nevil; Colomba l'embrassa, puis après vint offrir ses lèvres de
rose au colonel, tout émerveillé de la politesse corse. De la
fenêtre du salon, miss Lydia vit le frère et la soeur monter à
cheval. Les yeux de Colomba brillaient d'une joie maligne qu'elle
n'y avait point encore remarquée. Cette grande et forte femme,
fanatique de ses idées d'honneur barbare, l'orgueil sur le front,
les lèvres courbées par un sourire sardonique, emmenant ce jeune
homme armé comme pour une expédition sinistre, lui rappela les
craintes d'Orso, et elle crut voir son mauvais génie l'entraînant
à sa perte.

Orso, déjà à cheval, leva la tête et l'aperçut. Soit qu'il eût
deviné sa pensée, soit pour lui dire un dernier adieu, il prit
l'anneau égyptien, qu'il avait suspendu à un cordon, et le porta à
ses lèvres. Miss Lydia quitta la fenêtre en rougissant; puis, s'y
remettant presque aussitôt, elle vit les deux Corses s'éloigner
rapidement au galop de leurs petits poneys, se dirigeant vers les
montagnes. Une demi-heure après le colonel, au moyen de sa
lunette, les lui montra longeant le fond du golfe, et elle vit
qu'Orso tournait fréquemment la tête vers la ville. Il disparut
enfin derrière les marécages remplacés aujourd'hui par une belle
pépinière.

Miss Lydia, en se regardant dans la glace, se trouva pâle.

«Que doit penser de moi ce jeune homme? dit-elle, et moi que
pensé-je de lui? et pourquoi y pensé-je?... Une connaissance de
voyage!... Que suis-je venue faire en Corse?... Oh! je ne l'aime
point... Non, non; d'ailleurs cela est impossible... Et Colomba...
Moi la belle-soeur d'une vocératrice! qui porte un grand stylet!»
Et elle s'aperçut qu'elle tenait à la main celui du roi Théodore.
Elle le jeta sur sa toilette. «Colomba à Londres, dansant à
Almack's!... Quel lion[8], grand Dieu, à montrer!... C'est qu'elle
ferait fureur peut-être... Il m'aime, j'en suis sûre... C'est un
héros de roman dont j'ai interrompu la carrière aventureuse...
Mais avait-il réellement envie de venger son père à la corse?...
C'était quelque chose entre un Conrad et un dandy... J'en ai fait
un pur dandy, et un dandy qui a un tailleur corse!...»

Elle se jeta sur son lit et voulut dormir, mais cela lui fut
impossible; et je n'entreprendrai pas de continuer son monologue,
dans lequel elle se dit plus de cent fois que M. della Rebbia
n'avait été, n'était et ne serait jamais rien pour elle.



IX

Cependant Orso cheminait avec sa soeur. Le mouvement rapide de
leurs chevaux les empêcha d'abord de se parler; mais, lorsque les
montées trop rudes les obligeaient d'aller au pas, ils
échangeaient quelques mots sur les amis qu'ils venaient de
quitter. Colomba parlait avec enthousiasme de la beauté de miss
Nevil, de ses blonds cheveux, de ses gracieuses manières. Puis
elle demandait si le colonel était aussi riche qu'il le
paraissait, si mademoiselle Lydia était fille unique.

«Ce doit être un bon parti, disait-elle. Son père a, comme il
semble, beaucoup d'amitié pour vous...»

Et, comme Orso ne répondait rien, elle continuait:

«Notre famille a été riche autrefois, elle est encore des plus
considérées de l'île. Tous ces signori[9] sont des bâtards. Il n'y
a plus de noblesse que dans les familles caporales, et vous savez,
Orso, que vous descendez des premiers caporaux de l'île. Vous
savez que notre famille est originaire d'au-delà des monts[10], et
ce sont les guerres civiles qui nous ont obligés à passer de ce
côté-ci. Si j'étais à votre place, Orso, je n'hésiterais pas, je
demanderais miss Nevil à son père... (Orso levait les épaules.) De
sa dot j'achèterais les bois de la Falsetta et les vignes en bas
de chez nous; je bâtirais une belle maison en pierres de taille,
et j'élèverais d'un étage la vieille tour où Sambucuccio a tué
tant de Maures au temps du comte Henri le bel Missere.[11]

-- Colomba, tu es folle, répondait Orso en galopant.

-- Vous êtes homme, Ors' Anton', et vous savez sans doute mieux
qu'une femme ce que vous avez à faire. Mais je voudrais bien
savoir ce que cet Anglais pourrait objecter contre notre alliance.
Y a-t-il des caporaux en Angleterre?...»

Après une assez longue traite, devisant de la sorte, le frère et
la soeur arrivèrent à un petit village, non loin de Bocognano, où
ils s'arrêtèrent pour dîner et passer la nuit chez un ami de leur
famille. Ils y furent reçus avec cette hospitalité corse qu'on ne
peut apprécier que lorsqu'on l'a connue. Le lendemain leur hôte,
qui avait été compère de madame della Rebbia, les accompagna
jusqu'à une lieue de sa demeure.

«Voyez-vous ces bois et ces maquis, dit-il à Orso au moment de se
séparer: un homme qui aurait fait un malheur y vivrait dix ans en
paix sans que gendarmes ou voltigeurs vinssent le chercher. Ces
bois touchent à la forêt de Vizzavona, et, lorsqu'on a des amis à
Bocognano ou aux environs, on n'y manque de rien. Vous avez là un
beau fusil, il doit porter loin. Sang de la Madone! quel calibre!
On peut tuer avec cela mieux que des sangliers.»

Orso répondit froidement que son fusil était anglais et portait le
plomb très loin. On s'embrassa, et chacun continua sa route.

Déjà nos voyageurs n'étaient plus qu'à une petite distance de
Pietranera, lorsque, à l'entrée d'une gorge qu'il fallait
traverser, ils découvrirent sept ou huit hommes armés de fusils,
les uns assis sur des pierres, les autres couchés sur l'herbe,
quelques-uns debout et semblant faire le guet. Leurs chevaux
paissaient à peu de distance. Colomba les examina un instant avec
une lunette d'approche, qu'elle tira d'une des grandes poches de
cuir que tous les Corses portent en voyage.

«Ce sont nos gens! s'écria-t-elle d'un air joyeux. Pieruccio a
bien fait sa commission.

-- Quelles gens? demanda Orso.

-- Nos bergers, répondit-elle. Avant-hier soir, j'ai fait partir
Pieruccio, afin qu'il réunît ces braves gens pour vous accompagner
à votre maison. Il ne convient pas que vous entriez à Pietranera
sans escorte, et vous devez savoir d'ailleurs que les Barricini
sont capables de tout.

-- Colomba, dit Orso d'un ton sévère, je t'avais priée bien des
fois de ne plus me parler des Barricini ni de tes soupçons sans
fondement. Je ne me donnerai certainement pas le ridicule de
rentrer chez moi avec cette troupe de fainéants, et je suis très
mécontent que tu les aies rassemblés sans m'en prévenir.

-- Mon frère, vous avez oublié votre pays. C'est à moi qu'il
appartient de vous garder lorsque votre imprudence vous expose.
J'ai dû faire ce que j'ai fait.»

En ce moment, les bergers, les ayant aperçus, coururent à leurs
chevaux et descendirent au galop à leur rencontre.

«Evviva Ors' Anton'! s'écria un vieillard robuste à barbe blanche,
couvert, malgré la chaleur, d'une casaque à capuchon, de drap
corse, plus épais que la toison de ses chèvres. C'est le vrai
portrait de son père, seulement plus grand et plus fort. Quel beau
fusil! On en parlera de ce fusil, Ors' Anton'.

-- Evviva Ors' Anton'! répétèrent en choeur tous les bergers. Nous
savions bien qu'il reviendrait à la fin!

-- Ah! Ors' Anton', disait un grand gaillard au teint couleur de
brique, que votre père aurait de joie s'il était ici pour vous
recevoir! Le cher homme! vous le verriez, s'il avait voulu me
croire, s'il m'avait laissé faire l'affaire de Giudice... Le brave
homme! Il ne m'a pas cru; il sait bien maintenant que j'avais
raison.

-- Bon! reprit le vieillard, Giudice ne perdra rien pour attendre.

-- Evviva Ors' Anton'!» Et une douzaine de coups de fusil
accompagnèrent cette acclamation. Orso, de très mauvaise humeur au
centre de ce groupe d'hommes à cheval parlant tous ensemble et se
pressant pour lui donner la main, demeura quelque temps sans
pouvoir se faire entendre. Enfin, prenant l'air qu'il avait en
tête de son peloton lorsqu'il lui distribuait les réprimandes et
les jours de salle de police:

«Mes amis, dit-il, je vous remercie de l'affection que vous me
montrez, de celle que vous portiez à mon père; mais j'entends, je
veux, que personne ne me donne de conseils. Je sais ce que j'ai à
faire.

-- Il a raison, il a raison! s'écrièrent les bergers. Vous savez
bien que vous pouvez compter sur nous.

-- Oui, j'y compte: mais je n'ai besoin de personne maintenant, et
nul danger ne menace ma maison. Commencez par faire demi-tour, et
allez-vous-en à vos chèvres. Je sais le chemin de Pietranera, et
je n'ai pas besoin de guides.

-- N'ayez peur de rien, Ors' Anton', dit le vieillard; ils
n'oseraient se montrer aujourd'hui. La souris rentre dans son trou
lorsque revient le matou.

-- Matou toi-même, vieille barbe blanche! dit Orso. Comment
t'appelles-tu?

-- Eh quoi! vous ne me connaissez pas, Ors' Anton', moi qui vous
ai porté en croupe si souvent sur mon mulet qui mord? Vous ne
connaissez pas Polo Griffo? Brave homme, voyez-vous, qui est aux
della Rebbia corps et âme. Dites un mot, et quand votre gros fusil
parlera, ce vieux mousquet, vieux comme son maître, ne se taira
pas. Comptez-y, Ors' Anton'.

-- Bien, bien; mais de par tous les diables! Allez-vous-en et
laissez-nous continuer notre route.»

Les bergers s'éloignèrent enfin, se dirigeant au grand trot vers
le village; mais de temps en temps ils s'arrêtaient sur tous les
points élevés de la route, comme pour examiner s'il n'y avait
point quelque embuscade cachée, et toujours ils se tenaient assez
rapprochés d'Orso et de sa soeur pour être en mesure de leur
porter secours au besoin. Et le vieux Polo Griffo disait à ses
compagnons:

«Je le comprends! Je le comprends! Il ne dit pas ce qu'il veut
faire, mais il le fait. C'est le vrai portrait de son père. Bien!
dis que tu n'en veux à personne! tu as fait un voeu à sainte
Nega[12]. Bravo! Moi je ne donnerais pas une figue de la peau du
maire. Avant un mois on n'en pourra plus faire une outre.»

Ainsi précédé par cette troupe d'éclaireurs, le descendant des
della Rebbia entra dans son village et gagna le vieux manoir des
caporaux, ses aïeux. Les rebbianistes, longtemps privés de chef,
s'étaient portés en masse à sa rencontre, et les habitants du
village, qui observaient la neutralité, étaient tous sur le pas de
leurs portes pour le voir passer. Les barricinistes se tenaient
dans leurs maisons et regardaient par les fentes de leurs volets.

Le bourg de Pietranera est très irrégulièrement bâti, comme tous
les villages de la Corse; car, pour voir une rue, il faut aller à
Cargese, bâti par M. de Marbeuf. Les maisons, dispersées au hasard
et sans le moindre alignement, occupent le sommet d'un petit
plateau, ou plutôt d'un palier de la montagne. Vers le milieu du
bourg s'élève un grand chêne vert, et auprès on voit une auge en
granit, où un tuyau en bois apporte l'eau d'une source voisine. Ce
monument d'utilité publique fut construit à frais communs par les
della Rebbia et les Barricini; mais on se tromperait fort si l'on
y cherchait un indice de l'ancienne concorde des deux familles. Au
contraire, c'est une oeuvre de leur jalousie. Autrefois, le
colonel della Rebbia ayant envoyé au conseil municipal de sa
commune une petite somme pour contribuer à l'érection d'une
fontaine, l'avocat Barricini se hâta d'offrir un don semblable, et
c'est à ce combat de générosité que Pietranera doit son eau.
Autour du chêne vert et de la fontaine, il y a un espace vide
qu'on appelle la place, et où les oisifs se rassemblent le soir.
Quelquefois on y joue aux cartes, et, une fois l'an dans le
carnaval, on y danse. Aux deux extrémités de la place s'élèvent
des bâtiments plus hauts que larges, construits en granit et en
schiste. Ce sont les tours ennemies des della Rebbia et des
Barricini. Leur architecture est uniforme, leur hauteur est la
même, et l'on voit que la rivalité des deux familles s'est
toujours maintenue sans que la fortune décidât entre elles.

Il est peut-être à propos d'expliquer ce qu'il faut entendre par
ce mot tour. C'est un bâtiment carré d'environ quarante pieds de
haut, qu'en un autre pays on nommerait tout bonnement un
colombier. La porte, étroite, s'ouvre à huit pieds du sol, et l'on
y arrive par un escalier fort roide. Au-dessus de la porte est une
fenêtre avec une espèce de balcon percé en dessous comme un
mâchicoulis, qui permet d'assommer sans risque un visiteur
indiscret. Entre la fenêtre et la porte, on voit deux écussons
grossièrement sculptés. L'un portait autrefois la croix de Gênes;
mais, tout martelé aujourd'hui, il n'est plus intelligible que
pour les antiquaires. Sur l'autre écusson sont sculptées les
armoiries de la famille qui possède la tour. Ajoutez, pour
compléter la décoration, quelques traces de balles sur les
écussons et les chambranles de la fenêtre, et vous pouvez vous
faire une idée d'un manoir du Moyen Âge en Corse. J'oubliais de
dire que les bâtiments d'habitation touchent à la tour, et souvent
s'y rattachent par une communication intérieure.

La tour et la maison des della Rebbia occupent le côté nord de la
place de Pietranera; la tour et la maison des Barricini, le côté
sud. De la tour du nord jusqu'à la fontaine, c'est la promenade
des della Rebbia, celle des Barricini est du côté opposé. Depuis
l'enterrement de la femme du colonel, on n'avait jamais vu un
membre de l'une de ces deux familles paraître sur un autre côté de
la place que celui qui lui était assigné par une espèce de
convention tacite. Pour éviter un détour, Orso allait passer
devant la maison du maire, lorsque sa soeur l'avertit et l'engagea
à prendre une ruelle qui les conduirait à leur maison sans
traverser la place.

«Pourquoi se déranger? dit Orso; la place n'est-elle pas à tout le
monde?»

Et il poussa son cheval.

«Brave coeur! dit tout bas Colomba... Mon père, tu seras vengé!»

En arrivant sur la place, Colomba se plaça entre la maison des
Barricini et son frère, et toujours elle eut l'oeil fixé sur les
fenêtres de ses ennemis. Elle remarqua qu'elles étaient
barricadées depuis peu, et qu'on y avait pratiqué des archere. On
appelle archere d'étroites ouvertures en forme de meurtrières,
ménagées entre de grosses bûches avec lesquelles on bouche la
partie inférieure d'une fenêtre. Lorsqu'on craint quelque attaque,
on se barricade de la sorte, et l'on peut, à l'abri des bûches,
tirer à couvert sur les assaillants.

«Les lâches! dit Colomba. Voyez, mon frère, déjà ils commencent à
se garder: ils se barricadent! mais il faudra bien sortir un
jour!»

La présence d'Orso sur le côté sud de la place produisit une
grande sensation à Pietranera, et fut considérée comme une preuve
d'audace approchant de la témérité. Pour les neutres rassemblés le
soir autour du chêne vert, ce fut le texte de commentaires sans
fin.

Il est heureux, disait-on, que les fils Barricini ne soient pas
encore revenus, car ils sont moins endurants que l'avocat, et
peut-être n'eussent-ils point laissé passer leur ennemi sur leur
terrain sans lui faire payer sa bravade.

«Souvenez-vous de ce que je vais vous dire, voisin, ajouta un
vieillard qui était l'oracle du bourg. J'ai observé la figure de
la Colomba aujourd'hui, elle a quelque chose dans la tête. Je sens
de la poudre en l'air. Avant peu, il y aura de la viande de
boucherie à bon marché dans Pietranera.»



X

Séparé fort jeune de son père, Orso n'avait guère eu le temps de
le connaître. Il avait quitté Pietranera à quinze ans pour étudier
à Pise, et de là était entré à l'École militaire pendant que
Ghilfuccio promenait en Europe les aigles impériales. Sur le
continent, Orso l'avait vu à de rares intervalles, et en 1815
seulement il s'était trouvé dans le régiment que son père
commandait. Mais le colonel, inflexible sur la discipline,
traitait son fils comme tous les autres jeunes lieutenants, c'est-
à-dire avec beaucoup de sévérité. Les souvenirs qu'Orso en avait
conservés étaient de deux sortes. Il se le rappelait à Pietranera,
lui confiant son sabre, lui laissant décharger son fusil quand il
revenait de la chasse, ou le faisant asseoir pour la première
fois, lui bambin, à la table de famille. Puis il se représentait
le colonel della Rebbia l'envoyant aux arrêts pour quelque
étourderie, et ne l'appelant jamais que lieutenant della Rebbia:

«Lieutenant della Rebbia, vous n'êtes pas à votre place de
bataille, trois jours d'arrêts. -- Vos tirailleurs sont à cinq
mètres trop loin de la réserve, cinq jours d'arrêts. -- Vous êtes
en bonnet de police à midi cinq minutes, huit jours d'arrêts.»

Une seule fois, aux Quatre-Bras, il lui avait dit:

«Très bien, Orso; mais de la prudence.»

Au reste, ces derniers souvenirs n'étaient point ceux que lui
rappelait Pietranera. La vue des lieux familiers à son enfance,
les meubles dont se servait sa mère, qu'il avait tendrement aimée,
excitaient en son âme une foule d'émotions douces et pénibles;
puis, l'avenir sombre qui se préparait pour lui, l'inquiétude
vague que sa soeur lui inspirait, et par dessus tout, l'idée que
miss Nevil allait venir dans sa maison, qui lui paraissait
aujourd'hui si petite, si pauvre, si peu convenable, pour une
personne habituée au luxe, le mépris qu'elle en concevrait peut-
être, toutes ces pensées formaient un chaos dans sa tête et lui
inspiraient un profond découragement.

Il s'assit, pour souper, dans un grand fauteuil de chêne noirci,
où son père présidait les repas de famille, et sourit en voyant
Colomba hésiter à se mettre à table avec lui. Il lui sut bon gré
d'ailleurs du silence qu'elle observa pendant le souper et de la
prompte retraite qu'elle fit ensuite, car il se sentait trop ému
pour résister aux attaques qu'elle lui préparait sans doute; mais
Colomba le ménageait et voulait lui laisser le temps de se
reconnaître. La tête appuyée sur sa main, il demeura longtemps
immobile, repassant dans son esprit les scènes des quinze derniers
jours qu'il avait vécus. Il voyait avec effroi cette attente où
chacun semblait être de sa conduite à l'égard des Barricini. Déjà
il s'apercevait que l'opinion de Pietranera commençait à être pour
lui celle du monde. Il devait se venger sous peine de passer pour
un lâche. Mais sur qui se venger? Il ne pouvait croire les
Barricini coupables de meurtre. À la vérité ils étaient les
ennemis de sa famille, mais il fallait les préjugés grossiers de
ses compatriotes pour leur attribuer un assassinat. Quelquefois il
considérait le talisman de miss Nevil, et en répétait tout bas la
devise: «La vie est un combat!» Enfin il se dit d'un ton ferme:
«J'en sortirai vainqueur!» Sur cette bonne pensée il se leva et,
prenant la lampe, il allait monter dans sa chambre, lorsqu'on
frappa à la porte de la maison. L'heure était indue pour recevoir
une visite. Colomba parut aussitôt, suivie de la femme qui les
servait.

«Ce n'est rien», dit-elle en courant à la porte.

Cependant, avant d'ouvrir, elle demanda qui frappait. Une voix
douce répondit:

«C'est moi.»

Aussitôt la barre de bois placée en travers de la porte fut
enlevée, et Colomba reparut dans la salle à manger suivie d'une
petite fille de dix ans à peu près, pieds nus, en haillons, la
tête couverte d'un mauvais mouchoir, de dessous lequel
s'échappaient de longues mèches de cheveux noirs comme l'aile d'un
corbeau. L'enfant était maigre, pâle, la peau brûlée par le
soleil; mais dans ses yeux brillait le feu de l'intelligence. En
voyant Orso, elle s'arrêta timidement et lui fit une révérence à
la paysanne; puis elle parla bas à Colomba, et lui mit entre les
mains un faisan nouvellement tué.

«Merci, Chili, dit Colomba. Remercie ton oncle. Il se porte bien?

-- Fort bien, mademoiselle, à vous servir. Je n'ai pu venir plus
tôt parce qu'il a bien tardé. Je suis restée trois heures dans le
maquis à l'attendre.

-- Et tu n'as pas soupé?

-- Dame! non, mademoiselle, je n'ai pas eu le temps.

-- On va te donner à souper. Ton oncle a-t-il du pain encore?

-- Peu, mademoiselle; mais c'est de la poudre surtout qui lui
manque. Voilà les châtaignes venues, et maintenant il n'a plus
besoin que de poudre.

-- Je vais te donner un pain pour lui et de la poudre. Dis-lui
qu'il la ménage, elle est chère.

-- Colomba, dit Orso, en français, à qui donc fais-tu ainsi la
charité?

-- À un pauvre bandit de ce village, répondit Colomba dans la même
langue. Cette petite est sa nièce.

-- Il me semble que tu pourrais mieux placer tes dons. Pourquoi
envoyer de la poudre à un coquin qui s'en servira pour commettre
des crimes? Sans cette déplorable faiblesse que tout le monde
paraît avoir pour les bandits, il y a longtemps qu'ils auraient
disparu de la Corse.

-- Les plus méchants de notre pays ne sont pas ceux qui sont à la
campagne.[13]

-- Donne-leur du pain si tu veux, on n'en doit refuser à personne;
mais je n'entends pas qu'on leur fournisse des munitions.

-- Mon frère, dit Colomba d'un ton grave, vous êtes le maître ici,
et tout vous appartient dans cette maison; mais je vous en
préviens, je donnerai mon mezzaro à cette petite fille pour
qu'elle le vende, plutôt que de refuser de la poudre à un bandit.
Lui refuser de la poudre! mais autant vaut le livrer aux
gendarmes. Quelle protection a-t-il contre eux, sinon ses
cartouches?»

La petite fille cependant dévorait avec avidité un morceau de
pain, et regardait attentivement tour à tour Colomba et son frère,
cherchant à comprendre dans leurs yeux le sens de ce qu'ils
disaient.

«Et qu'a-t-il fait enfin ton bandit? Pour quel crime s'est-il jeté
dans le maquis?

-- Brandolaccio n'a point commis de crime, s'écria Colomba. Il a
tué Giovan Opizzo, qui avait assassiné son père pendant que lui
était à l'armée.»

Orso détourna la tête, prit la lampe, et, sans répondre, monta
dans sa chambre. Alors Colomba donna poudre et provisions à
l'enfant, et la reconduisit jusqu'à la porte en lui répétant:

«Surtout que ton oncle veille bien sur Orso!»



XI

Orso fut longtemps à s'endormir, et par conséquent s'éveilla fort
tard, du moins pour un Corse. À peine levé, le premier objet qui
frappa ses yeux, ce fut la maison de ses ennemis et les archere
qu'ils venaient d'y établir. Il descendit et demanda sa soeur.

«Elle est à la cuisine qui fond des balles», lui répondit la
servante Saveria.

Ainsi, il ne pouvait faire un pas sans être poursuivi par l'image
de la guerre.

Il trouva Colomba assise sur un escabeau, entourée de balles
nouvellement fondues, coupant les jets de plomb.

«Que diable fais-tu là? lui demanda son frère.

-- Vous n'aviez point de balles pour le fusil du colonel,
répondit-elle de sa voix douce, j'ai trouvé un moule de calibre,
et vous aurez aujourd'hui vingt-quatre cartouches, mon frère.

-- Je n'en ai pas besoin, Dieu merci!

-- Il ne faut pas être pris au dépourvu, Ors' Anton'. Vous avez
oublié votre pays et les gens qui vous entourent.

-- Je l'aurais oublié que tu me le rappellerais bien vite. Dis-
moi, n'est-il pas arrivé une grosse malle il y a quelques jours?

-- Oui, mon frère. Voulez-vous que je la monte dans votre chambre?

-- Toi, la monter! mais tu n'aurais jamais la force de la
soulever... N'y a-t-il pas ici quelque homme pour le faire?

-- Je ne suis pas si faible que vous le pensez, dit Colomba, en
retroussant ses manches et découvrant un bras blanc et rond,
parfaitement formé, mais qui annonçait une force peu commune.
Allons, Saveria, dit-elle à la servante, aide-moi.»

Déjà elle enlevait seule la lourde malle, quand Orso s'empressa de
l'aider.

«Il y a dans cette malle, ma chère Colomba, dit-il, quelque chose
pour toi. Tu m'excuseras si je te fais de si pauvres cadeaux, mais
la bourse d'un lieutenant en demi-solde n'est pas trop bien
garnie.»

En parlant, il ouvrait la malle et en retirait quelques robes, un
châle et d'autres objets à l'usage d'une jeune personne.

«Que de belles choses! s'écria Colomba. Je vais bien vite les
serrer de peur qu'elles ne se gâtent. Je les garderai pour ma
noce, ajouta-t-elle avec un sourire triste, car maintenant je suis
en deuil.»

Et elle baisa la main de son frère. «Il y a de l'affectation, ma
soeur, à garder le deuil si longtemps.

-- Je l'ai juré, dit Colomba d'un ton ferme. Je ne quitterai le
deuil...» Et elle regardait par la fenêtre la maison des
Barricini.

«Que le jour où tu te marieras? dit Orso cherchant à éviter la fin
de la phrase.

-- Je ne me marierai, dit Colomba, qu'à un homme qui aura fait
trois choses...»

Et elle contemplait toujours d'un air sinistre la maison ennemie.

«Jolie comme tu es, Colomba, je m'étonne que tu ne sois pas déjà
mariée. Allons, tu me diras qui te fait la cour. D'ailleurs
j'entendrai bien les sérénades. Il faut qu'elles soient belles
pour plaire à une grande vocératrice comme toi.

-- Qui voudrait d'une pauvre orpheline?... Et puis l'homme qui me
fera quitter mes habits de deuil fera prendre le deuil aux femmes
de là-bas.»

«Cela devient de la folie», se dit Orso.

Mais il ne répondit rien pour éviter toute discussion.

«Mon frère, dit Colomba d'un ton de câlinerie, j'ai aussi quelque
chose à vous offrir. Les habits que vous avez là sont trop beaux
pour ce pays-ci. Votre jolie redingote serait en pièces au bout de
deux jours si vous la portiez dans le maquis. Il faut la garder
pour quand viendra miss Nevil.»

Puis, ouvrant une armoire, elle en tira un costume complet de
chasseur.

«Je vous ai fait une veste de velours, et voici un bonnet comme en
portent nos élégants; je l'ai brodé pour vous il y a bien
longtemps. Voulez-vous essayer cela?»

Et elle lui faisait endosser une large veste de velours vert ayant
dans le dos une énorme poche. Elle lui mettait sur la tête un
bonnet pointu de velours noir brodé en jais et en soie de la même
couleur, et terminé par une espèce de houppe.

«Voici la cartouchière[14] de notre père, dit-elle, son stylet est
dans la poche de votre veste. Je vais vous chercher le pistolet.

-- J'ai l'air d'un vrai brigand de l'Ambigu-Comique, disait Orso
en se regardant dans un petit miroir que lui présentait Saveria.

-- C'est que vous avez tout à fait bonne façon comme cela, Ors'
Anton', disait la vieille servante, et le plus beau pointu[15] de
Bocognano ou de Bastelica n'est pas plus brave.»

Orso déjeuna dans son nouveau costume, et pendant le repas il dit
à sa soeur que sa malle contenait un certain nombre de livres; que
son intention était d'en faire venir de France et d'Italie, et de
la faire travailler beaucoup.

«Car il est honteux, Colomba, ajouta-t-il, qu'une grande fille
comme toi ne sache pas encore des choses que, sur le continent,
les enfants apprennent en sortant de nourrice.

-- Vous avez raison, mon frère, disait Colomba; je sais bien ce
qui me manque, et je ne demande pas mieux que d'étudier, surtout
si vous voulez bien me donner des leçons.»

Quelques jours se passèrent sans que Colomba prononçât le nom des
Barricini. Elle était toujours aux petits soins pour son frère, et
lui parlait souvent de miss Nevil. Orso lui faisait lire des
ouvrages français et italiens, et il était surpris tantôt de la
justesse et du bon sens de ses observations, tantôt de son
ignorance profonde des choses les plus vulgaires.

Un matin, après déjeuner, Colomba sortit un instant, et, au lieu
de revenir avec un livre et du papier, parut avec son mezzaro sur
la tête. Son air était plus sérieux encore que de coutume.

«Mon frère, dit-elle, je vous prierai de sortir avec moi.

-- Où veux-tu que je t'accompagne? dit Orso en lui offrant son
bras.

-- Je n'ai pas besoin de votre bras, mon frère, mais prenez votre
fusil et votre boîte à cartouches. Un homme ne doit jamais sortir
sans ses armes.

-- À la bonne heure! Il faut se conformer à la mode. Où allons-
nous?»

Colomba, sans répondre, serra le mezzaro autour de sa tête, appela
le chien de garde, et sortit suivie de son frère. S'éloignant à
grands pas du village, elle prit un chemin creux qui serpentait
dans les vignes, après avoir envoyé devant elle le chien, à qui
elle fit un signe qu'il semblait bien connaître; car aussitôt il
se mit à courir en zigzag, passant dans les vignes, tantôt d'un
côté, tantôt de l'autre, toujours à cinquante pas de sa maîtresse,
et quelquefois s'arrêtant au milieu du chemin pour la regarder en
remuant la queue. Il paraissait s'acquitter parfaitement de ses
fonctions d'éclaireur.

«Si Muschetto aboie, dit Colomba, armez votre fusil, mon frère, et
tenez-vous immobile.»

À un demi-mille du village, après bien des détours, Colomba
s'arrêta tout à coup dans un endroit où le chemin faisait un
coude. Là s'élevait une petite pyramide de branchages, les uns
verts, les autres desséchés, amoncelés à la hauteur de trois pieds
environ. Du sommet on voyait percer l'extrémité d'une croix de
bois peinte en noir. Dans plusieurs cantons de la Corse, surtout
dans les montagnes, un usage extrêmement ancien, et qui se
rattache peut-être à des superstitions du paganisme, oblige les
passants à jeter une pierre ou un rameau d'arbre sur le lieu où un
homme a péri de mort violente. Pendant de longues années, aussi
longtemps que le souvenir de sa fin tragique demeure dans la
mémoire des hommes, cette offrande singulière s'accumule ainsi de
jour en jour. On appelle cela l'amas, le mucchio d'un tel.

Colomba s'arrêta devant ce tas de feuillage, et, arrachant une
branche d'arbousier, l'ajouta à la pyramide.

«Orso, dit-elle, c'est ici que notre père est mort. Prions pour
son âme, mon frère!»

Et elle se mit à genoux. Orso l'imita aussitôt. En ce moment la
cloche du village tinta lentement, car un homme était mort dans la
nuit. Orso fondit en larmes.

Au bout de quelques minutes, Colomba se leva, l'oeil sec, mais la
figure animée. Elle fit du pouce à la hâte le signe de croix
familier à ses compatriotes et qui accompagne d'ordinaire leurs
serments solennels, puis, entraînant son frère, elle reprit le
chemin du village. Ils rentrèrent en silence dans leur maison.
Orso monta dans sa chambre. Un instant après, Colomba l'y suivit,
portant une petite cassette qu'elle posa sur la table. Elle
l'ouvrit et en tira une chemise couverte de larges taches de sang.

«Voici la chemise de votre père, Orso.»

Et elle la jeta sur ses genoux.

«Voici le plomb qui l'a frappé.»

Et elle posa sur la chemise deux balles oxydées.

«Orso, mon frère! cria-t-elle en se précipitant dans ses bras et
l'étreignant avec force. Orso! tu le vengeras!»

Elle l'embrassa avec une espèce de fureur, baisa les balles et la
chemise, et sortit de la chambre, laissant son frère comme
pétrifié sur sa chaise.

Orso resta quelque temps immobile, n'osant éloigner de lui ces
épouvantables reliques. Enfin, faisant un effort, il les remit
dans la cassette et courut à l'autre bout de la chambre se jeter
sur son lit, la tête tournée vers la muraille, enfoncée dans
l'oreiller, comme s'il eût voulu se dérober à la vue d'un spectre.
Les dernières paroles de sa soeur retentissaient sans cesse dans
ses oreilles, et il lui semblait entendre un oracle fatal,
inévitable, qui lui demandait du sang, et du sang innocent. Je
n'essaierai pas de rendre les sensations du malheureux jeune
homme, aussi confuses que celles qui bouleversent la tête d'un
fou. Longtemps il demeura dans la même position, sans oser
détourner la tête. Enfin il se leva, ferma la cassette, et sortit
précipitamment de sa maison, courant la campagne et marchant
devant lui sans savoir où il allait.

Peu à peu, le grand air le soulagea; il devint plus calme et
examina avec quelque sang-froid sa position et les moyens d'en
sortir. Il ne soupçonnait point les Barricini de meurtre, on le
sait déjà; mais il les accusait d'avoir supposé la lettre du
bandit Agostini; et cette lettre, il le croyait du moins, avait
causé la mort de son père. Les poursuivre comme faussaires, il
sentait que cela était impossible. Parfois, si les préjugés ou les
instincts de son pays revenaient l'assaillir et lui montraient une
vengeance facile au détour d'un sentier, il les écartait avec
horreur en pensant à ses camarades de régiment, aux salons de
Paris, surtout à miss Nevil. Puis il songeait aux reproches de sa
soeur, et ce qui restait de corse dans son caractère justifiait
ces reproches et les rendait plus poignants. Un seul espoir lui
restait dans ce combat entre sa conscience et ses préjugés,
c'était d'entamer, sous un prétexte quelconque, une querelle avec
un des fils de l'avocat et de se battre en duel avec lui. Le tuer
d'une balle ou d'un coup d'épée conciliait ses idées corses et ses
idées françaises. L'expédient accepté, et méditant les moyens
d'exécution, il se sentait déjà soulagé d'un grand poids, lorsque
d'autres pensées plus douces contribuèrent encore à calmer son
agitation fébrile. Cicéron, désespéré de la mort de sa fille
Tullia, oublia sa douleur en repassant dans son esprit toutes les
belles choses qu'il pourrait dire à ce sujet. En discourant de la
sorte sur la vie et la mort, M. Shandy se consola de la perte de
son fils. Orso se rafraîchit le sang en pensant qu'il pourrait
faire à miss Nevil un tableau de l'état de son âme, tableau qui ne
pourrait manquer d'intéresser puissamment cette belle personne.

Il se rapprochait du village, dont il s'était fort éloigné sans
s'en apercevoir, lorsqu'il entendit la voix d'une petite fille qui
chantait, se croyant seule sans doute, dans un sentier au bord du
maquis. C'était cet air lent et monotone consacré aux lamentations
funèbres, et l'enfant chantait: «À mon fils, mon fils en lointain
pays -- gardez ma croix et ma chemise sanglante...»

«Que chantes-tu là, petite? dit Orso d'un ton de colère, en
paraissant tout à coup.

-- C'est vous, Ors' Anton'! s'écria l'enfant un peu effrayée...
C'est une chanson de mademoiselle Colomba...

-- Je te défends de la chanter», dit Orso d'une voix terrible.

L'enfant, tournant la tête à droite et à gauche, semblait chercher
de quel côté elle pourrait se sauver, et sans doute elle se serait
enfuie si elle n'eût été retenue par le soin de conserver un gros
paquet qu'on voyait sur l'herbe à ses pieds.

Orso eut honte de sa violence. «Que portes-tu là, ma petite?» lui
demanda-t-il le plus doucement qu'il put. Et comme Chilina
hésitait à répondre, il souleva le linge qui enveloppait le
paquet, et vit qu'il contenait un pain et d'autres provisions. «À
qui portes-tu ce pain, ma mignonne? lui demanda-t-il.

-- Vous le savez bien, monsieur; à mon oncle.

-- Et ton oncle n'est-il pas bandit?

-- Pour vous servir, monsieur Ors' Anton'.

-- Si les gendarmes te rencontraient, ils te demanderaient où tu
vas...

-- Je leur dirais, répondit l'enfant sans hésiter, que je porte à
manger aux Lucquois qui coupent le maquis.

-- Et si tu trouvais quelque chasseur affamé qui voulût dîner à
tes dépens et te prendre tes provisions?...

-- On n'oserait. Je dirais que c'est pour mon oncle.

-- En effet, il n'est point homme à se laisser prendre son
dîner... Il t'aime bien, ton oncle?

-- Oh! oui, Ors' Anton'. Depuis que mon papa est mort, il a soin
de la famille: de ma mère, de moi et de ma petite soeur. Avant que
maman fût malade, il la recommandait aux riches pour qu'on lui
donnât de l'ouvrage. Le maire me donne une robe tous les ans, et
le curé me montre le catéchisme et à lire depuis que mon oncle
leur a parlé. Mais c'est votre soeur surtout qui est bonne pour
nous.»

En ce moment, un chien parut dans le sentier. La petite fille,
portant deux doigts à sa bouche, fit entendre un sifflement aigu:
aussitôt le chien vint à elle et la caressa, puis s'enfonça
brusquement dans le maquis. Bientôt deux hommes mal vêtus, mais
bien armés, se levèrent derrière une cépée à quelques pas d'Orso.
On eût dit qu'ils s'étaient avancés en rampant comme des
couleuvres au milieu du fourré de cistes et de myrtes qui couvrait
le terrain.

«Oh! Ors' Anton', soyez le bienvenu, dit le plus âgé de ces deux
hommes. Eh quoi! vous ne me reconnaissez pas?

-- Non, dit Orso le regardant fixement.

-- C'est drôle comme une barbe et un bonnet pointu vous changent
un homme! Allons, mon lieutenant, regardez bien. Avez-vous donc
oublié les anciens de Waterloo? Vous ne vous souvenez plus de
Brando Savelli, qui a déchiré plus d'une cartouche à côté de vous
dans ce jour de malheur?

-- Quoi! c'est toi! dit Orso. Et tu as déserté en 1816!

-- Comme vous dites, mon lieutenant. Dame, le service ennuie, et
puis j'avais un compte à régler dans ce pays-ci. Ha! ha! Chili, tu
es une brave fille. Sers-nous vite car nous avons faim. Vous
n'avez pas d'idée, mon lieutenant, comme on a d'appétit dans le
maquis. Qu'est-ce qui nous envoie cela, mademoiselle Colomba ou le
maire?

-- Non, mon oncle; c'est la meunière qui m'a donné cela pour vous
et une couverture pour maman.

-- Qu'est-ce qu'elle me veut?

-- Elle dit que ses Lucquois, qu'elle a pris pour défricher, lui
demandent maintenant trente-cinq sous et les châtaignes, à cause
de la fièvre qui est dans le bas de Pietranera.

-- Les fainéants!... Je verrai. -- Sans façon, mon lieutenant,
voulez-vous partager notre dîner? Nous avons fait de plus mauvais
repas ensemble du temps de notre pauvre compatriote qu'on a
réformé.

-- Grand merci. -- On m'a réformé aussi, moi.

-- Oui, je l'ai entendu dire; mais vous n'en avez pas été bien
fâché, je gage. Histoire de régler votre compte à vous. -- Allons,
curé, dit le bandit à son camarade, à table! Monsieur Orso, je
vous présente monsieur le curé, c'est-à-dire, je ne sais pas trop
s'il est curé, mais il en a la science.

-- Un pauvre étudiant en théologie, monsieur, dit le second
bandit, qu'on a empêché de suivre sa vocation. Qui sait? J'aurais
pu être pape, Brandolaccio.

-- Quelle cause a donc privé l'Église de vos lumières? demanda
Orso.

-- Un rien, un compte à régler, comme dit mon ami Brandolaccio,
une soeur à moi qui avait fait des folies pendant que je dévorais
les bouquins à l'université de Pise. Il me fallut retourner au
pays pour la marier. Mais le futur, trop pressé, meurt de la
fièvre trois jours avant mon arrivée. Je m'adresse alors, comme
vous eussiez fait à ma place, au frère du défunt. On me dit qu'il
était marié. Que faire?

-- En effet, cela était embarrassant. Que fîtes-vous?

-- Ce sont de ces cas où il faut en venir à la pierre à fusil.[16]

-- C'est-à-dire que...

-- Je lui mis une balle dans la tête», dit froidement le bandit.

Orso fit un mouvement d'horreur. Cependant la curiosité, et peut-
être aussi le désir de retarder le moment où il faudrait rentrer
chez lui, le firent rester à sa place, et continuer la
conversation avec ces deux hommes, dont chacun avait au moins un
assassinat sur la conscience.

Pendant que son camarade parlait, Brandolaccio mettait devant lui
du pain et de la viande; il se servit lui-même, puis il fit la
part de son chien, qu'il présenta à Orso sous le nom de Brusco,
comme doué du merveilleux instinct de reconnaître un voltigeur
sous quelque déguisement que ce fût. Enfin il coupa un morceau de
pain et une tranche de jambon cru qu'il donna à sa nièce.

«La belle vie que celle de bandit! s'écria l'étudiant en théologie
après avoir mangé quelques bouchées. Vous en tâterez peut-être un
jour, monsieur della Rebbia, et vous verrez combien il est doux de
ne connaître d'autre maître que son caprice.»

Jusque-là, le bandit s'était exprimé en italien; il poursuivit en
français:

«La Corse n'est pas un pays bien amusant pour un jeune homme; mais
pour un bandit, quelle différence! Les femmes sont folles de nous.
Tel que vous me voyez, j'ai trois maîtresses dans trois cantons
différents. Je suis partout chez moi. Et il y en a une qui est la
femme d'un gendarme.

-- Vous savez bien des langues, monsieur, dit Orso d'un ton grave.

-- Si je parle français, c'est que, voyez-vous, maxima debetur
pueris reverentia. Nous entendons, Brandolaccio et moi, que la
petite tourne bien et marche droit.

-- Quand viendront ses quinze ans, dit l'oncle de Chilina, je la
marierai bien. J'ai déjà un parti en vue.

-- C'est toi qui feras la demande? dit Orso.

-- Sans doute. Croyez-vous que si je dis à un richard du pays:
«Moi, Brando Savelli, je verrais avec plaisir que votre fils
épousât Michelina Savelli», croyez-vous qu'il se fera tirer les
oreilles?

-- Je ne le lui conseillerais pas, dit l'autre bandit. Le camarade
a la main un peu lourde.

-- Si j'étais un coquin, poursuivit Brandolaccio, une canaille, un
supposé, je n'aurais qu'à ouvrir ma besace, les pièces de cent
sous y pleuvraient.

-- Il y a donc dans ta besace, dit Orso, quelque chose qui les
attire?

-- Rien; mais si j'écrivais, comme il y en a qui l'ont fait, à un
riche: «J'ai besoin de cent francs», il se dépêcherait de me les
envoyer. Mais je suis un homme d'honneur, mon lieutenant.

-- Savez-vous, monsieur della Rebbia, dit le bandit que son
camarade appelait le curé, savez-vous que, dans ce pays de moeurs
simples, il y a pourtant quelques misérables qui profitent de
l'estime que nous inspirons au moyen de nos passeports (il
montrait son fusil), pour tirer des lettres de change en
contrefaisant notre écriture?

-- Je le sais, dit Orso d'un ton brusque. Mais quelles lettres de
change?

-- Il y a six mois, continua le bandit, que je me promenais du
côté d'Orezza, quand vient à moi un manant qui de loin m'ôte son
bonnet et me dit: «Ah! monsieur le curé (ils m'appellent toujours
ainsi), excusez-moi, donnez-moi du temps; je n'ai pu trouver que
cinquante-cinq francs; mais, vrai, c'est tout ce que j'ai pu
amasser.» Moi, tout surpris: «Qu'est-ce à dire, maroufle!
cinquante-cinq francs? lui dis-je. -- Je veux dire soixante-cinq,
me répondit-il; mais pour cent que vous me demandez, c'est
impossible. -- Comment, drôle! je te demande cent francs! Je ne te
connais pas.» -- Alors il me remit une lettre, ou plutôt un
chiffon tout sale, par lequel on l'invitait à déposer cent francs
dans un lieu qu'on indiquait, sous peine de voir sa maison brûlée
et ses vaches tuées par Giocanto Castriconi, c'est mon nom. Et
l'on avait eu l'infamie de contrefaire ma signature! Ce qui me
piqua le plus, c'est que la lettre était écrite en patois, pleine
de fautes d'orthographe... Moi faire des fautes d'orthographe! moi
qui avais tous les prix à l'université! Je commence par donner à
mon vilain un soufflet qui le fait tourner deux fois sur lui-même.
-- «Ah! tu me prends pour un voleur, coquin que tu es!» lui dis-
je, et je lui donne un bon coup de pied où vous savez. Un peu
soulagé, je lui dis: «Quand dois-tu porter cet argent au lieu
désigné? -- Aujourd'hui même. Bien! va le porter.» C'était au pied
d'un pin, et le lieu était parfaitement indiqué. Il porte
l'argent, l'enterre au pied de l'arbre et revient me trouver. Je
m'étais embusqué aux environs. Je demeurai là avec mon homme six
mortelles heures. Monsieur della Rebbia, je serais resté trois
jours s'il eût fallu. Au bout de six heures paraît un
Bastiaccio[17], un infâme usurier. Il se baisse pour prendre
l'argent, je fais feu, et je l'avais si bien ajusté que sa tête
porta en tombant sur les écus qu'il déterrait. «Maintenant, drôle!
dis-je au paysan, reprends ton argent, et ne t'avise plus de
soupçonner d'une bassesse Giocanto Castriconi.» Le pauvre diable,
tout tremblant, ramassa ses soixante-cinq francs sans prendre la
peine de les essuyer. Il me dit merci, je lui allonge un bon coup
de pied d'adieu, et il court encore.

-- Ah! curé, dit Brandolaccio, je t'envie ce coup de fusil là. Tu
as dû bien rire?

-- J'avais attrapé le Bastiaccio à la tempe, continua le bandit,
et cela me rappela ces vers de Virgile:

...Liquefacto tempora plumbo
Diffidit, ac multa porrectum extendit arena.

Liquefacto! Croyez-vous, monsieur Orso, qu'une balle de plomb se
fonde par la rapidité de son trajet dans l'air? Vous qui avez
étudié la balistique, vous devriez bien me dire si c'est une
erreur ou une vérité?»

Orso aimait mieux discuter cette question de physique que
d'argumenter avec le licencié sur la moralité de son action.
Brandolaccio, que cette dissertation scientifique n'amusait guère,
l'interrompit pour remarquer que le soleil allait se coucher:

«Puisque vous n'avez pas voulu dîner avec nous, Ors' Anton', lui
dit-il, je vous conseille de ne pas faire attendre plus longtemps
mademoiselle Colomba. Et puis il ne fait pas toujours bon à courir
les chemins quand le soleil est couché. Pourquoi donc sortez-vous
sans fusil? Il y a de mauvaises gens dans ces environs; prenez-y
garde. Aujourd'hui vous n'avez rien à craindre; les Barricini
amènent le préfet chez eux; ils l'ont rencontré sur la route, et
il s'arrête un jour à Pietranera avant d'aller poser à Corte une
première pierre, comme on dit..., une bêtise! Il couche ce soir
chez les Barricini; mais demain ils seront libres. Il y a
Vincentello, qui est un mauvais garnement, et Orlanduccio, qui ne
vaut guère mieux... Tâchez de les trouver séparés, aujourd'hui
l'un, demain l'autre; mais méfiez-vous, je ne vous dis que cela.

-- Merci du conseil, dit Orso; mais nous n'avons rien à démêler
ensemble; jusqu'à ce qu'ils viennent me chercher, je n'ai rien à
leur dire.»

Le bandit tira la langue de côté et la fit claquer contre sa joue
d'un air ironique, mais il ne répondit rien. Orso se levait pour
partir:

«À propos, dit Brandolaccio, je ne vous ai pas remercié de votre
poudre; elle m'est venue bien à propos. Maintenant rien ne me
manque..., c'est-à-dire il me manque encore des souliers..., mais
je m'en ferai de la peau d'un mouflon un de ces jours.»

Orso glissa deux pièces de cinq francs dans la main du bandit.
«C'est Colomba qui t'envoyait la poudre; voici pour t'acheter des
souliers.

-- Pas de bêtises, mon lieutenant, s'écria Brandolaccio en lui
rendant les deux pièces. Est-ce que vous me prenez pour un
mendiant? J'accepte le pain et la poudre, mais je ne veux rien
autre chose.

-- Entre vieux soldats, j'ai cru qu'on pouvait s'aider. Allons,
adieu!» Mais, avant de partir, il avait mis de l'argent dans la
besace du bandit, sans qu'il s'en fût aperçu.

«Adieu, Ors' Anton'! dit le théologien. Nous nous retrouverons
peut-être au maquis un de ces jours, et nous continuerons nos
études sur Virgile.»

Orso avait quitté ses honnêtes compagnons depuis un quart d'heure,
lorsqu'il entendit un homme qui courait derrière lui de toutes ses
forces. C'était Brandolaccio.

«C'est un peu fort, mon lieutenant, s'écria-t-il hors d'haleine,
un peu trop fort! voilà vos dix francs. De la part d'un autre, je
ne passerais pas l'espièglerie. Bien des choses de ma part à
mademoiselle Colomba. Vous m'avez tout essoufflé! Bonsoir.»



XII

Orso trouva Colomba un peu alarmée de sa longue absence; mais, en
le voyant, elle reprit cet air de sérénité triste qui était son
expression habituelle. Pendant le repas du soir, ils ne parlèrent
que de choses indifférentes, et Orso, enhardi par l'air calme de
sa soeur, lui raconta sa rencontre avec les bandits et hasarda
même quelques plaisanteries sur l'éducation morale et religieuse
que recevait la petite Chilina par les soins de son oncle et de
son honorable collègue, le sieur Castriconi.

«Brandolaccio est un honnête homme, dit Colomba; mais, pour
Castriconi, j'ai entendu dire que c'était un homme sans principes.

-- Je crois, dit Orso, qu'il vaut tout autant que Brandolaccio, et
Brandolaccio autant que lui. L'un et l'autre sont en guerre
ouverte avec la société. Un premier crime les entraîne chaque jour
à d'autres crimes; et pourtant ils ne sont peut être pas aussi
coupables que bien des gens qui n'habitent pas le maquis.»

Un éclair de joie brilla sur le front de sa soeur.

«Oui, poursuivit Orso, ces misérables ont de l'honneur à leur
manière. C'est un préjugé cruel et non une basse cupidité qui les
a jetés dans la vie qu'ils mènent.»

Il y eut un moment de silence.

«Mon frère, dit Colomba en lui versant du café, vous savez peut-
être que Charles-Baptiste Pietri est mort la nuit passée? Oui, il
est mort de la fièvre des marais.

-- Qui est ce Pietri?

-- C'est un homme de ce bourg, mari de Madeleine qui a reçu le
portefeuille de notre père mourant. Sa veuve est venue me prier de
paraître à sa veillée et d'y chanter quelque chose. Il convient
que vous veniez aussi. Ce sont nos voisins, et c'est une politesse
dont on ne peut se dispenser dans un petit endroit comme le nôtre.

-- Au diable ta veillée, Colomba! Je n'aime point à voir ma soeur
se donner ainsi en spectacle au public.

-- Orso, répondit Colomba, chacun honore ses morts à sa manière.
La ballata nous vient de nos aïeux, et nous devons la respecter
comme un usage antique. Madeleine n'a pas le don, et la vieille
Fiordispina, qui est la meilleure vocératrice du pays, est malade.
Il faut bien quelqu'un pour la ballata.

-- Crois-tu que Charles-Baptiste ne trouvera pas son chemin dans
l'autre monde si l'on ne chante de mauvais vers sur sa bière? Va à
la veillée si tu veux, Colomba; j'irai avec toi, si tu crois que
je le doive, mais n'improvise pas, cela est inconvenant à ton âge,
et... je t'en prie, ma soeur.

-- Mon frère, j'ai promis. C'est la coutume ici, vous le savez,
et, je vous le répète, il n'y a que moi pour improviser.

-- Sotte coutume!

-- Je souffre beaucoup de chanter ainsi. Cela me rappelle tous nos
malheurs. Demain j'en serai malade; mais il le faut. Permettez-le-
moi, mon frère. Souvenez-vous qu'à Ajaccio vous m'avez dit
d'improviser pour amuser cette demoiselle anglaise qui se moque de
nos vieux usages. Ne pourrai-je donc improviser aujourd'hui pour
de pauvres gens qui m'en sauront gré, et que cela aidera à
supporter leur chagrin?

-- Allons, fais comme tu voudras. Je gage que tu as déjà composé
ta ballata, et tu ne veux pas la perdre.

-- Non, je ne pourrais pas composer cela d'avance, mon frère. Je
me mets devant le mort, et je pense à ceux qui restent. Les larmes
me viennent aux yeux et alors je chante ce qui me vient à
l'esprit.»

Tout cela était dit avec une simplicité telle qu'il était
impossible de supposer le moindre amour-propre poétique chez la
signorina Colomba. Orso se laissa fléchir et se rendit avec sa
soeur à la maison de Pietri. Le mort était couché sur une table,
la figure découverte, dans la plus grande pièce de la maison.
Portes et fenêtres étaient ouvertes, et plusieurs cierges
brûlaient autour de la table. À la tête du mort se tenait sa
veuve, et derrière elle un grand nombre de femmes occupaient tout
un côté de la chambre; de l'autre étaient rangés les hommes,
debout, tête nue, l'oeil fixé sur le cadavre, observant un profond
silence. Chaque nouveau visiteur s'approchait de la table,
embrassait le mort[18], faisait un signe de tête à sa veuve et à
son fils, puis prenait place dans le cercle sans proférer une
parole. De temps en temps, néanmoins, un des assistants rompait le
silence solennel pour adresser quelques mots au défunt. «Pourquoi
as-tu quitté ta bonne femme? disait une commère. N'avait-elle pas
bien soin de toi? Que te manquait-il? Pourquoi ne pas attendre un
mois encore, ta bru t'aurait donné un fils?»

Un grand jeune homme, fils de Pietri, serrant la main froide de
son père, s'écria: «Oh! pourquoi n'es-tu pas mort de la
malemort?[19] Nous t'aurions vengé!»

Ce furent les premières paroles qu'Orso entendit en entrant. À sa
vue le cercle s'ouvrit, et un faible murmure de curiosité annonça
l'attente de l'assemblée excitée par la présence de la
vocératrice. Colomba embrassa la veuve, prit une de ses mains et
demeura quelques minutes recueillie et les yeux baissés. Puis elle
rejeta son mezzaro en arrière, regarda fixement le mort, et,
penchée sur ce cadavre, presque aussi pâle que lui, elle commença
de la sorte:

«Charles-Baptiste! le christ reçoive ton âme! -- Vivre, c'est
souffrir. Tu vas dans un lieu -- où il n'y a ni soleil ni
froidure. -- Tu n'as plus besoin de ta serpe, -- ni de ta lourde
pioche. -- Plus de travail pour toi. -- Désormais tous tes jours
sont des dimanches. -- Charles Baptiste, le christ ait ton âme! --
Ton fils gouverne ta maison. -- J'ai vu tomber le chêne --
desséché par le Libeccio. -- J'ai cru qu'il était mort. -- Je suis
repassée, et sa racine -- avait poussé un rejeton. Le rejeton est
devenu un chêne, -- au vaste ombrage. -- Sous ses fortes branches,
Maddelé, repose-toi, -- et pense au chêne qui n'est plus.»

Ici Madeleine commença à sangloter tout haut et deux ou trois
hommes qui, dans l'occasion, auraient tiré sur des chrétiens avec
autant de sang-froid que sur des perdrix, se mirent à essuyer de
grosses larmes sur leurs joues basanées.

Colomba continua de la sorte pendant quelque temps, s'adressant
tantôt au défunt, tantôt à sa famille, quelquefois, par une
prosopopée fréquente dans les ballate, faisant parler le mort lui-
même pour consoler ses amis ou leur donner des conseils. À mesure
qu'elle improvisait, sa figure prenait une expression sublime; son
teint se colorait d'un rose transparent qui faisait ressortir
davantage l'éclat de ses dents et le feu de ses prunelles
dilatées. C'était la pythonisse sur son trépied. Sauf quelques
soupirs, quelques sanglots étouffés, on n'eût pas entendu le plus
léger murmure dans la foule qui se pressait autour d'elle. Bien
que moins accessible qu'un autre à cette poésie sauvage, Orso se
sentit bientôt atteint par l'émotion générale. Retiré dans un coin
obscur de la salle, il pleura comme pleurait le fils de Pietri.

Tout à coup un léger mouvement se fit dans l'auditoire: le cercle
s'ouvrit, et plusieurs étrangers entrèrent. Au respect qu'on leur
montra, à l'empressement qu'on mit à leur faire place, il était
évident que c'étaient des gens d'importance dont la visite
honorait singulièrement la maison. Cependant, par respect pour la
ballata, personne ne leur adressa la parole. Celui qui était entré
le premier paraissait avoir une quarantaine d'années. Son habit
noir, son ruban rouge à rosette, l'air d'autorité et de confiance
qu'il portait sur sa figure, faisaient d'abord deviner le préfet.
Derrière lui venait un vieillard voûté, au teint bilieux, cachant
mal sous des lunettes vertes un regard timide et inquiet. Il avait
un habit noir trop large pour lui, et qui, bien que tout neuf
encore, avait été évidemment fait plusieurs années auparavant.
Toujours à côté du préfet, on eût dit qu'il voulait se cacher dans
son ombre. Enfin, après lui, entrèrent deux jeunes gens de haute
taille, le teint brûlé par le soleil, les joues enterrées sous
d'épais favoris, l'oeil fier, arrogant, montrant une impertinente
curiosité. Orso avait eu le temps d'oublier les physionomies des
gens de son village; mais la vue du vieillard en lunettes vertes
réveilla sur-le-champ en son esprit de vieux souvenirs. Sa
présence à la suite du préfet suffisait pour le faire reconnaître.
C'était l'avocat Barricini, le maire de Pietranera, qui venait
avec ses deux fils donner au préfet la représentation d'une
ballata. Il serait difficile de définir ce qui se passa en ce
moment dans l'âme d'Orso; mais la présence de l'ennemi de son père
lui causa une espèce d'horreur, et, plus que jamais, il se sentit
accessible aux soupçons qu'il avait longtemps combattus.

Pour Colomba, à la vue de l'homme à qui elle avait voué une haine
mortelle, sa physionomie mobile prit aussitôt une expression
sinistre. Elle pâlit; sa voix devint rauque, le vers commencé
expira sur ses lèvres... Mais bientôt, reprenant sa ballata, elle
poursuivit avec une nouvelle véhémence:

«Quand l'épervier se lamente -- devant son nid vide, -- les
étourneaux voltigent alentour, -- insultant à sa douleur.»

Ici on entendit un rire étouffé; c'étaient les deux jeunes gens
nouvellement arrivés qui trouvaient sans doute la métaphore trop
hardie.

«L'épervier se réveillera, il déploiera ses ailes, -- il lavera
son bec dans le sang! -- Et toi, Charles-Baptiste, que tes amis --
t'adressent leur dernier adieu. -- Leurs larmes ont assez coulé. -
- La pauvre orpheline seule ne te pleurera pas. -- Pourquoi te
pleurerait-elle? -- Tu t'es endormi plein de jours -- au milieu de
ta famille, -- préparé à comparaître -- devant le Tout-Puissant. -
- L'orpheline pleure son père, -- surpris par de lâches assassins,
-- frappé par-derrière; -- son père dont le sang est rouge -- sous
l'amas de feuilles vertes. -- Mais elle a recueilli son sang, --
ce sang noble et innocent; -- elle l'a répandu sur Pietranera, --
pour qu'il devînt un poison mortel. -- Et Pietranera restera
marquée, -- jusqu'à ce qu'un sang coupable -- ait effacé la trace
du sang innocent.»

En achevant ces mots Colomba se laissa tomber sur une chaise, elle
rabattit son mezzaro sur sa figure et on l'entendit sangloter. Les
femmes en pleurs s'empressèrent autour de l'improvisatrice;
plusieurs hommes jetaient des regards farouches sur le maire et
ses fils; quelques vieillards murmuraient contre le scandale
qu'ils avaient occasionné par leur présence. Le fils du défunt
fendit la presse et se disposait à prier le maire de vider la
place au plus vite; mais celui-ci n'avait pas attendu cette
invitation. Il gagnait la porte, et déjà ses deux fils étaient
dans la rue. Le préfet adressa quelques compliments de
condoléances au jeune Pietri, et les suivit presque aussitôt. Pour
Orso, il s'approcha de sa soeur, lui prit le bras et l'entraîna
hors de la salle.

«Accompagnez-les, dit le jeune Pietri à quelques-uns de ses amis.
Ayez soin que rien ne leur arrive!»

Deux ou trois jeunes gens mirent précipitamment leur stylet dans
la manche gauche de leur veste, et escortèrent Orso et sa soeur
jusqu'à la porte de leur maison.



VIII

Colomba, haletante, épuisée, était hors d'état de prononcer une
parole. Sa tête était appuyée sur l'épaule de son frère, et elle
tenait une de ses mains serrée entre les siennes. Bien qu'il lui
sût intérieurement assez mauvais gré de sa péroraison, Orso était
trop alarmé pour lui adresser le moindre reproche. Il attendait en
silence la fin de la crise nerveuse à laquelle elle semblait en
proie, lorsqu'on frappa à la porte, et Saveria entra tout effarée
annonçant: «Monsieur le préfet!» À ce nom, Colomba se releva comme
honteuse de sa faiblesse, et se tint debout, s'appuyant sur une
chaise qui tremblait visiblement sous sa main.

Le préfet débuta par quelques excuses banales sur l'heure indue de
sa visite, plaignit mademoiselle Colomba, parla du danger des
émotions fortes, blâma la coutume des lamentations funèbres que le
talent même de la vocératrice rendait encore plus pénibles pour
les assistants; il glissa avec adresse un léger reproche sur la
tendance de la dernière improvisation. Puis, changeant de ton:

«Monsieur della Rebbia, dit-il, je suis chargé de bien des
compliments pour vous par vos amis anglais: miss Nevil fait mille
amitiés à mademoiselle votre soeur. J'ai pour vous une lettre
d'elle à vous remettre.

-- Une lettre de miss Nevil? s'écria Orso.

-- Malheureusement je ne l'ai pas sur moi, mais vous l'aurez dans
cinq minutes. Son père a été souffrant. Nous avons craint un
moment qu'il n'eût gagné nos terribles fièvres. Heureusement le
voilà hors d'affaire, et vous en jugerez par vous-même, car vous
le verrez bientôt, j'imagine.

-- Miss Nevil a dû être bien inquiète?

-- Par bonheur, elle n'a connu le danger que lorsqu'il était déjà
loin. Monsieur della Rebbia, miss Nevil m'a beaucoup parlé de vous
et de mademoiselle votre soeur.»

Orso s'inclina. «Elle a beaucoup d'amitié pour vous deux. Sous un
extérieur plein de grâce, sous une apparence de légèreté, elle
cache une raison parfaite.

-- C'est une charmante personne, dit Orso.

-- C'est presque à sa prière que je viens ici, monsieur. Personne
ne connaît mieux que moi une fatale histoire que je voudrais bien
n'être pas obligé de vous rappeler. Puisque M. Barricini est
encore maire de Pietranera, et moi, préfet de ce département, je
n'ai pas besoin de vous dire le cas que je fais de certains
soupçons, dont, si je suis bien informé, quelques personnes
imprudentes vous ont fait part, et que vous avez repoussés, je le
sais, avec l'indignation qu'on devait attendre de votre position
et de votre caractère.

-- Colomba, dit Orso s'agitant sur sa chaise, tu es bien fatiguée.
Tu devrais aller te coucher.»

Colomba fit un signe de tête négatif. Elle avait repris son calme
habituel et fixait des yeux ardents sur le préfet.

«M. Barricini, continua le préfet, désirerait vivement voir cesser
cette espèce d'inimitié..., c'est-à-dire cet état d'incertitude où
vous vous trouvez l'un vis-à-vis de l'autre... Pour ma part, je
serais enchanté de vous voir établir avec lui les rapports que
doivent avoir ensemble des gens faits pour s'estimer...

-- Monsieur, interrompit Orso d'une voix émue, je n'ai jamais
accusé l'avocat Barricini d'avoir assassiné mon père, mais il a
fait une action qui m'empêchera toujours d'avoir aucune relation
avec lui. Il a supposé une lettre menaçante, au nom d'un certain
bandit... du moins il l'a sourdement attribuée à mon père. Cette
lettre enfin, monsieur, a probablement été la cause indirecte de
sa mort.»

Le préfet se recueillit un instant. «Que monsieur votre père l'ait
cru, lorsque, emporté par la vivacité de son caractère, il
plaidait contre monsieur Barricini, la chose est excusable; mais,
de votre part, un semblable aveuglement n'est plus permis.
Réfléchissez donc que Barricini n'avait point intérêt à supposer
cette lettre... Je ne vous parle pas de son caractère..., vous ne
le connaissez point, vous êtes prévenu contre lui..., mais vous ne
supposez pas qu'un homme connaissant les lois...

-- Mais, monsieur, dit Orso en se levant, veuillez songer que me
dire que cette lettre n'est pas l'ouvrage de M. Barricini, c'est
l'attribuer à mon père. Son honneur, monsieur, est le mien.

-- Personne plus que moi, monsieur, poursuivit le préfet, n'est
convaincu de l'honneur du colonel della Rebbia... mais... l'auteur
de cette lettre est connu maintenant.

-- Qui? s'écria Colomba s'avançant vers le préfet.

-- Un misérable, coupable de plusieurs crimes..., de ces crimes
que vous ne pardonnez pas, vous autres Corses, un voleur, un
certain Tomaso Bianchi, à présent détenu dans les prisons de
Bastia, a révélé qu'il était l'auteur de cette fatale lettre.

-- Je ne connais pas cet homme, dit Orso. Quel aurait pu être son
but?

-- C'est un homme de ce pays, dit Colomba, frère d'un ancien
meunier à nous. C'est un méchant et un menteur, indigne qu'on le
croie.

-- Vous allez voir, continua le préfet, l'intérêt qu'il avait dans
l'affaire. Le meunier dont parle mademoiselle votre soeur, -- il
se nommait, je crois, Théodore, -- tenait à loyer du colonel un
moulin sur le cours d'eau dont M. Barricini contestait la
possession à monsieur votre père. Le colonel, généreux à son
habitude, ne tirait presque aucun profit de son moulin. Or, Tomaso
a cru que, si M. Barricini obtenait le cours d'eau, il aurait un
loyer considérable à lui payer, car on sait que M. Barricini aime
assez l'argent. Bref, pour obliger son frère, Tomaso a contrefait
la lettre du bandit, et voilà toute l'histoire. Vous savez que les
liens de famille sont si puissants en Corse, qu'ils entraînent
quelquefois au crime...

Veuillez prendre connaissance de cette lettre que m'écrit le
procureur général, elle vous confirmera ce que je viens de vous
dire.»

Orso parcourut la lettre qui relatait en détail les aveux de
Tomaso, et Colomba lisait en même temps par-dessus l'épaule de son
frère.

Lorsqu'elle eut fini, elle s'écria:

«Orlanduccio Barricini est allé à Bastia il y a un mois, lorsqu'on
a su que mon frère allait revenir. Il aura vu Tomaso et lui aura
acheté ce mensonge.

-- Mademoiselle, dit le préfet avec impatience, vous expliquez
tout par des suppositions odieuses; est-ce le moyen de découvrir
la vérité? Vous, monsieur, vous êtes de sang-froid; dites-moi, que
pensez-vous maintenant? Croyez-vous, comme mademoiselle, qu'un
homme qui n'a qu'une condamnation assez légère à redouter se
charge de gaieté de coeur d'un crime de faux pour obliger
quelqu'un qu'il ne connaît pas?»

Orso relut la lettre du procureur général, pesant chaque mot avec
une attention extraordinaire; car, depuis qu'il avait vu l'avocat
Barricini, il se sentait plus difficile à convaincre qu'il ne
l'eût été quelques jours auparavant. Enfin il se vit contraint
d'avouer que l'explication lui paraissait satisfaisante. -- Mais
Colomba s'écria avec force:

«Tomaso Bianchi est un fourbe. Il ne sera pas condamné, ou il
s'échappera de prison, j'en suis sûre.»

Le préfet haussa les épaules.

«Je vous ai fait part, monsieur, dit-il, des renseignements que
j'ai reçus. Je me retire, et je vous abandonne à vos réflexions.
J'attendrai que votre raison vous ait éclairé, et j'espère qu'elle
sera plus puissante que les... suppositions de votre soeur.»

Orso, après quelques paroles pour excuser Colomba, répéta qu'il
croyait maintenant que Tomaso était le seul coupable.

Le préfet s'était levé pour sortir.

«S'il n'était pas si tard, dit-il, je vous proposerais de venir
avec moi prendre la lettre de miss Nevil... Par la même occasion,
vous pourriez dire à M. Barricini ce que vous venez de me dire, et
tout serait fini.

-- Jamais Orso della Rebbia n'entrera chez un Barricini! s'écria
Colomba avec impétuosité.

-- Mademoiselle est le tintinajo[20] de la famille, à ce qu'il
paraît, dit le préfet d'un air de raillerie.

-- Monsieur, dit Colomba d'une voix ferme, on vous trompe. Vous ne
connaissez pas l'avocat. C'est le plus rusé, le plus fourbe des
hommes. Je vous en conjure, ne faites pas faire à Orso une action
qui le couvrirait de honte.

-- Colomba! s'écria Orso, la passion te fait déraisonner.

-- Orso! Orso! par la cassette que je vous ai remise, je vous en
supplie, écoutez-moi. Entre vous et les Barricini il y a du sang;
vous n'irez pas chez eux!

-- Ma soeur!

-- Non, mon frère, vous n'irez point, ou je quitterai cette
maison, et vous ne me reverrez plus... Orso, ayez pitié de moi.»

Et elle tomba à genoux.

«Je suis désolé, dit le préfet, de voir mademoiselle della Rebbia
si peu raisonnable. Vous la convaincrez, j'en suis sûr.»

Il entrouvrit la porte et s'arrêta, paraissant attendre qu'Orso le
suivît.

«Je ne puis la quitter maintenant, dit Orso... Demain, si...

-- Je pars de bonne heure, dit le préfet.

-- Au moins, mon frère, s'écria Colomba les mains jointes,
attendez jusqu'à demain matin. Laissez-moi revoir les papiers de
mon père... Vous ne pouvez me refuser cela!

-- Eh bien, tu les verras ce soir, mais au moins tu ne me
tourmenteras plus ensuite avec cette haine extravagante... Mille
pardons, monsieur le préfet... Je me sens moi-même si mal à mon
aise... Il vaut mieux que ce soit demain.

-- La nuit porte conseil, dit le préfet en se retirant, j'espère
que demain toutes vos irrésolutions auront cessé.

-- Saveria, s'écria Colomba, prends la lanterne et accompagne
M. le préfet. Il te remettra une lettre pour mon frère.»

Elle ajouta quelques mots que Saveria seule entendit. «Colomba,
dit Orso lorsque le préfet fut parti, tu m'as fait beaucoup de
peine. Te refuseras-tu donc toujours à l'évidence?

-- Vous m'avez donné jusqu'à demain, répondit-elle. J'ai bien peu
de temps, mais j'espère encore.»

Puis elle prit un trousseau de clés et courut dans une chambre de
l'étage supérieur. Là, on l'entendit ouvrir précipitamment des
tiroirs et fouiller dans un secrétaire où le colonel della Rebbia
enfermait autrefois ses papiers importants.



XIV

Saveria fut longtemps absente, et l'impatience d'Orso était à son
comble lorsqu'elle reparut enfin, tenant une lettre, et suivie de
la petite Chilina, qui se frottait les yeux, car elle avait été
réveillée de son premier somme.

«Enfant, dit Orso, que viens-tu faire ici à cette heure?»

-- Mademoiselle me demande», répondit Chilina.

«Que diable lui veut-elle?» pensa Orso; mais il se hâta de
décacheter la lettre de miss Lydia, et, pendant qu'il lisait,
Chilina montait auprès de sa soeur.

«Mon père a été un peu malade, monsieur, disait miss Nevil, et il
est d'ailleurs si paresseux pour écrire, que je suis obligée de
lui servir de secrétaire. L'autre jour, vous savez qu'il s'est
mouillé les pieds sur le bord de la mer, au lieu d'admirer le
paysage avec nous, et il n'en faut pas davantage pour donner la
fièvre dans votre charmante île. Je vois d'ici la mine que vous
faites; vous cherchez sans doute votre stylet, mais j'espère que
vous n'en avez plus. Donc, mon père a eu un peu la fièvre, et moi
beaucoup de frayeur; le préfet, que je persiste à trouver très
aimable, nous a donné un médecin fort aimable aussi, qui en deux
jours, nous a tirés de peine: l'accès n'a pas reparu, et mon père
veut retourner à la chasse; mais je la lui défends encore. --
Comment avez-vous trouvé votre château des montagnes? Votre tour
du nord est elle toujours à la même place? Y a-t-il bien des
fantômes? Je vous demande tout cela, parce que mon père se
souvient que vous lui avez promis daims, sangliers, mouflons...
Est-ce bien là le nom de cette bête étrange? En allant nous
embarquer à Bastia, nous comptons vous demander l'hospitalité, et
j'espère que le château della Rebbia, que vous dites si vieux et
si délabré, ne s'écroulera pas sur nos têtes. Quoique le préfet
soit si aimable qu'avec lui on ne manque jamais de sujet de
conversation, by the by, je me flatte de lui avoir fait tourner la
tête. -- Nous avons parlé de votre seigneurie. Les gens de loi de
Bastia lui ont envoyé certaines révélations d'un coquin qu'ils
tiennent sous les verrous, et qui sont de nature à détruire vos
derniers soupçons; votre inimitié, qui parfois m'inquiétait, doit
cesser dès lors. Vous n'avez pas d'idée comme cela m'a fait
plaisir. Quand vous êtes parti avec la belle vocératrice, le fusil
à la main, le regard sombre, vous m'avez paru plus Corse qu'à
l'ordinaire... trop Corse même. Basta! je vous en écris si long,
parce que je m'ennuie. Le préfet va partir, hélas! Nous vous
enverrons un message lorsque nous nous mettrons en route pour vos
montagnes, et je prendrai la liberté d'écrire à mademoiselle
Colomba pour lui demander un bruccio, ma solenne. En attendant,
dites-lui mille tendresses. Je fais grand usage de son stylet,
j'en coupe les feuillets d'un roman que j'ai apporté; mais ce fer
terrible s'indigne de cet usage et me déchire mon livre d'une
façon pitoyable. Adieu, monsieur; mon père vous envoie his best
love. Écoutez le préfet, il est homme de bon conseil, et se
détourne de sa route, je crois, à cause de vous; il va poser une
première pierre à Corte; je m'imagine que ce doit être une
cérémonie bien imposante, et je regrette fort de n'y pas assister.
Un monsieur en habit brodé, bas de soie, écharpe blanche, tenant
une truelle!..., et un discours; la cérémonie se terminera par les
cris mille fois répétés de vive le roi! -- Vous allez être bien
fait de m'avoir fait remplir les quatre pages; mais je m'ennuie,
monsieur, je vous le répète, et, par cette raison, je vous permets
de m'écrire très longuement. À propos, je trouve extraordinaire
que vous ne m'ayez pas encore mandé votre heureuse arrivée dans
Pietranera Castle.

«LYDIA.»

«P.-S. Je vous demande d'écouter le préfet, et de faire ce qu'il
vous dira. Nous avons arrêté ensemble que vous deviez en agir
ainsi, et cela me fera plaisir.»

Orso lut trois ou quatre fois cette lettre, accompagnant
mentalement chaque lecture de commentaires sans nombre; puis il
fit une longue réponse, qu'il chargea Saveria de porter à un homme
du village qui partait la nuit même pour Ajaccio. Déjà il ne
pensait guère à discuter avec sa soeur les griefs vrais ou faux
des Barricini, la lettre de miss Lydia lui faisait tout voir en
couleur de rose; il n'avait plus ni soupçons, ni haine. Après
avoir attendu quelque temps que sa soeur redescendît, et ne la
voyant pas reparaître, il alla se coucher, le coeur plus léger
qu'il ne s'était senti depuis longtemps. Chilina ayant été
congédiée avec des instructions secrètes, Colomba passa la plus
grande partie de la nuit à lire de vieilles paperasses. Un peu
avant le jour, quelques petits cailloux furent lancés contre sa
fenêtre; à ce signal, elle descendit au jardin, ouvrit une porte
dérobée, et introduisit dans sa maison deux hommes de fort
mauvaise mine; son premier soin fut de les mener à la cuisine et
de leur donner à manger. Ce qu'étaient ces hommes, on le saura
tout à l'heure.



XV

Le matin, vers six heures, un domestique du préfet frappait à la
maison d'Orso. Reçu par Colomba, il lui dit que le préfet allait
partir, et qu'il attendait son frère. Colomba répondit sans
hésiter que son frère venait de tomber dans l'escalier et de se
fouler le pied; qu'étant hors d'état de faire un pas, il suppliait
M. le préfet de l'excuser, et serait très reconnaissant s'il
daignait prendre la peine de passer chez lui. Peu après ce
message, Orso descendit et demanda à sa soeur si le préfet ne
l'avait pas envoyé chercher.

«Il vous prie de l'attendre ici», dit-elle avec la plus grande
assurance.

Une demi-heure s'écoula sans qu'on aperçût le moindre mouvement du
côté de la maison des Barricini; cependant Orso demandait à
Colomba si elle avait fait quelque découverte; elle répondit
qu'elle s'expliquerait devant le préfet. Elle affectait un grand
calme, mais son teint et ses yeux annonçaient une agitation
fébrile.

Enfin, on vit s'ouvrir la porte de la maison Barricini; le préfet,
en habit de voyage, sortit le premier, suivi du maire et de ses
deux fils. Quelle fut la stupéfaction des habitants de Pietranera,
aux aguets depuis le lever du soleil, pour assister au départ du
premier magistrat du département, lorsqu'ils le virent, accompagné
des trois Barricini, traverser la place en droite ligne et entrer
dans la maison della Rebbia. «Ils font la paix!» s'écrièrent les
politiques du village.

«Je vous le disais bien, ajouta un vieillard, Orso Antonio a trop
vécu sur le continent pour faire les choses comme un homme de
coeur.

-- Pourtant, répondit un rebbianiste, remarquez que ce sont les
Barricini qui viennent le trouver. Ils demandent grâce.

-- C'est le préfet qui les a tous embobelinés, répliqua le
vieillard; on n'a plus de courage aujourd'hui, et les jeunes gens
se soucient du sang de leur père comme s'ils étaient tous des
bâtards.»

Le préfet ne fut pas médiocrement surpris de trouver Orso debout
et marchant sans peine. En deux mots, Colomba s'accusa de son
mensonge et lui en demanda pardon:

«Si vous aviez demeuré ailleurs, monsieur le préfet, dit-elle, mon
frère serait allé hier vous présenter ses respects.»

Orso se confondait en excuses, protestant qu'il n'était pour rien
dans cette ruse ridicule, dont il était profondément mortifié. Le
préfet et le vieux Barricini parurent croire à la sincérité de ses
regrets, justifiés d'ailleurs par sa confusion et les reproches
qu'il adressait à sa soeur; mais les fils du maire ne parurent pas
satisfaits:

«On se moque de nous, dit Orlanduccio, assez haut pour être
entendu.

-- Si ma soeur me jouait de ces tours, dit Vincentello, je lui
ôterais bien vite l'envie de recommencer.»

Ces paroles, et le ton dont elles furent prononcées, déplurent à
Orso et lui firent perdre un peu de sa bonne volonté. Il échangea
avec les jeunes Barricini des regards où ne se peignait nulle
bienveillance.

Cependant, tout le monde étant assis, à l'exception de Colomba,
qui se tenait debout près de la porte de la cuisine, le préfet
prit la parole, et, après quelques lieux communs sur les préjugés
du pays, rappela que la plupart des inimitiés les plus invétérées
n'avaient pour cause que des malentendus. Puis, s'adressant au
maire, il lui dit que M. della Rebbia n'avait jamais cru que la
famille Barricini eût pris une part directe ou indirecte dans
l'événement déplorable qui l'avait privé de son père; qu'à la
vérité il avait conservé quelques doutes relatifs à une
particularité du procès qui avait existé entre les deux familles;
que ce doute s'excusait par la longue absence de M. Orso et la
nature des renseignements qu'il avait reçus; qu'éclairé maintenant
par des révélations récentes, il se tenait pour complètement
satisfait, et désirait établir avec M. Barricini et ses fils des
relations d'amitié et de bon voisinage.

Orso s'inclina d'un air contraint; M. Barricini balbutia quelques
mots que personne n'entendit; ses fils regardèrent les poutres du
plafond. Le préfet, continuant sa harangue, allait adresser à Orso
la contrepartie de ce qu'il venait de débiter à M. Barricini,
lorsque Colomba, tirant de dessous son fichu quelques papiers,
s'avança gravement entre les parties contractantes:

«Ce serait avec un bien vif plaisir, dit-elle, que je verrais
finir la guerre entre nos deux familles; mais pour que la
réconciliation soit sincère, il faut s'expliquer et ne rien
laisser dans le doute. -- Monsieur le préfet, la déclaration de
Tomaso Bianchi m'était à bon droit suspecte, venant d'un homme
aussi mal famé. -- J'ai dit que vos fils peut-être avaient vu cet
homme dans la prison de Bastia.

-- Cela est faux, interrompit Orlanduccio, je ne l'ai point vu.»
Colomba lui jeta un regard de mépris, et poursuivit avec beaucoup
de calme en apparence:

«Vous avez expliqué l'intérêt que pouvait avoir Tomaso à menacer
M. Barricini au nom d'un bandit redoutable, par le désir qu'il
avait de conserver à son frère Théodore le moulin que mon père lui
louait à bas prix?...

-- Cela est évident, dit le préfet.

-- De la part d'un misérable comme paraît être ce Bianchi, tout
s'explique, dit Orso, trompé par l'air de modération de sa soeur.

-- La lettre contrefaite, continua Colomba, dont les yeux
commençaient à briller d'un éclat plus vif, est datée du 11
juillet. Tomaso était alors chez son frère au moulin.

-- Oui, dit le maire un peu inquiet.

-- Quel intérêt avait donc Tomaso Bianchi? s'écria Colomba d'un
air de triomphe. Le bail de son frère était expiré, mon père lui
avait donné congé le 1er juillet. Voici le registre de mon père, la
minute du congé, la lettre d'un homme d'affaires d'Ajaccio qui
nous proposait un nouveau meunier.»

En parlant ainsi, elle remit au préfet les papiers qu'elle tenait
à la main. Il y eut un moment d'étonnement général. Le maire pâlit
visiblement; Orso, fronçant le sourcil, s'avança pour prendre
connaissance des papiers que le préfet lisait avec beaucoup
d'attention.

«On se moque de nous! s'écria de nouveau Orlanduccio en se levant
avec colère. Allons-nous-en, mon père, nous n'aurions jamais dû
venir ici!»

Un instant suffit à M. Barricini pour reprendre son sang-froid. Il
demanda à examiner les papiers; le préfet les lui remit sans dire
un mot. Alors, relevant ses lunettes vertes sur son front, il les
parcourut d'un air assez indifférent, pendant que Colomba
l'observait avec les yeux d'une tigresse qui voit un daim
s'approcher de la tanière de ses petits.

«Mais, dit M. Barricini rabaissant ses lunettes et rendant les
papiers au préfet, -- connaissant la bonté de feu M. le colonel...
Tomaso a pensé... il a dû penser... que M. le colonel reviendrait
sur sa résolution de lui donner congé... De fait, il est resté en
possession du moulin, donc...

-- C'est moi, dit Colomba d'un ton de mépris, qui le lui ai
conservé. Mon père était mort, et dans ma position, je devais
ménager les clients de ma famille.

-- Pourtant, dit le préfet, ce Tomaso reconnaît qu'il a écrit la
lettre..., cela est clair.

-- Ce qui est clair pour moi, interrompit Orso, c'est qu'il y a de
grandes infamies cachées dans toute cette affaire.

-- J'ai encore à contredire une assertion de ces messieurs», dit
Colomba.

Elle ouvrit la porte de la cuisine, et aussitôt entrèrent dans la
salle Brandolaccio, le licencié en théologie, et le chien Brusco.
Les deux bandits étaient sans armes, au moins apparentes; ils
avaient la cartouchière à la ceinture, mais point le pistolet qui
en est le complément obligé. En entrant dans la salle, ils ôtèrent
respectueusement leurs bonnets.

On peut concevoir l'effet que produisit leur subite apparition. Le
maire pensa tomber à la renverse; ses fils se jetèrent bravement
devant lui, la main dans la poche de leur habit, cherchant leurs
stylets. Le préfet fit un mouvement vers la porte, tandis qu'Orso,
saisissant Brandolaccio au collet, lui cria:

«Que viens-tu faire ici, misérable?

-- C'est un guet-apens!» s'écria le maire essayant d'ouvrir la
porte; mais Saveria l'avait fermée en dehors à double tour,
d'après l'ordre des bandits, comme on le sut ensuite.

«Bonnes gens! dit Brandolaccio, n'ayez pas peur de moi; je ne suis
pas si diable que je suis noir. Nous n'avons nulle mauvaise
intention. Monsieur le préfet, je suis bien votre serviteur. --
Mon lieutenant, de la douceur, vous m'étranglez.

-- Nous venons ici comme témoins. Allons, parle, toi, Curé, tu as
la langue bien pendue.

-- Monsieur le préfet, dit le licencié, je n'ai pas l'honneur
d'être connu de vous. Je m'appelle Giocanto Castriconi, plus connu
sous le nom du Curé... Ah! vous me remettez! Mademoiselle, que je
n'avais pas l'avantage de connaître non plus, m'a fait prier de
lui donner des renseignements sur un nommé Tomaso Bianchi, avec
lequel j'étais détenu, il y a trois semaines, dans les prisons de
Bastia. Voici ce que j'ai à vous dire...

-- Ne prenez pas cette peine, dit le préfet; je n'ai rien à
entendre d'un homme comme vous... Monsieur della Rebbia, j'aime à
croire que vous n'êtes pour rien dans cet odieux complot. Mais
êtes-vous maître chez vous? Faites ouvrir cette porte. Votre soeur
aura peut-être à rendre compte des étranges relations qu'elle
entretient avec des bandits.

-- Monsieur le préfet, s'écria Colomba, daignez entendre ce que va
dire cet homme. Vous êtes ici pour rendre justice à tous, et votre
devoir est de rechercher la vérité. Parlez, Giocanto Castriconi.

-- Ne l'écoutez pas! s'écrièrent en choeur les trois Barricini.

-- Si tout le monde parle à la fois, dit le bandit en souriant, ce
n'est pas le moyen de s'entendre. Dans la prison donc, j'avais
pour compagnon, non pour ami, ce Tomaso en question. Il recevait
de fréquentes visites de M. Orlanduccio...

-- C'est faux, s'écrièrent à la fois les deux frères.

-- Deux négations valent une affirmation, observa froidement
Castriconi. Tomaso avait de l'argent; il mangeait et buvait du
meilleur. J'ai toujours aimé la bonne chère (c'est là mon moindre
défaut), et, malgré ma répugnance à frayer avec ce drôle, je me
laissai aller à dîner plusieurs fois avec lui. Par reconnaissance,
je lui proposai de s'évader avec moi... Une petite..., pour qui
j'avais eu des bontés, m'en avait fourni les moyens... Je ne veux
compromettre personne. Tomaso refusa, me dit qu'il était sûr de
son affaire, que l'avocat Barricini l'avait recommandé à tous les
juges, qu'il sortirait de là blanc comme neige et avec de l'argent
en poche. Quant à moi, je crus devoir prendre l'air. Dixi.

-- Tout ce que dit cet homme est un tas de mensonges, répéta
résolument Orlanduccio. Si nous étions en rase campagne, chacun
avec notre fusil, il ne parlerait pas de la sorte.

-- En voilà une de bêtise! s'écria Brandolaccio. Ne vous brouillez
pas avec le Curé, Orlanduccio.

-- Me laisserez-vous sortir enfin, monsieur della Rebbia? dit le
préfet frappant du pied d'impatience.

-- Saveria! Saveria! criait Orso, ouvrez la porte, de par le
diable!

-- Un instant, dit Brandolaccio. Nous avons d'abord à filer, nous,
de notre côté. Monsieur le préfet, il est d'usage, quand on se
rencontre chez des amis communs, de se donner une demi-heure de
trêve en se quittant.»

Le préfet lui lança un regard de mépris. «Serviteur à toute la
compagnie», dit Brandolaccio. Puis étendant le bras
horizontalement: «Allons, Brusco, dit-il à son chien, saute pour
M. le préfet!» Le chien sauta, les bandits reprirent à la hâte
leurs armes dans la cuisine, s'enfuirent par le jardin, et à un
coup de sifflet aigu la porte de la salle s'ouvrit comme par
enchantement. «Monsieur Barricini, dit Orso avec une fureur
concentrée, je vous tiens pour un faussaire. Dès aujourd'hui
j'enverrai ma plainte contre vous au procureur du roi, pour faux
et pour complicité avec Bianchi. Peut-être aurai-je encore une
plainte plus terrible à porter contre vous.

-- Et moi, monsieur della Rebbia, dit le maire, je porterai ma
plainte contre vous pour guet-apens et pour complicité avec des
bandits. En attendant, M. le préfet vous recommandera à la
gendarmerie.

-- Le préfet fera son devoir, dit celui-ci d'un ton sévère. Il
veillera à ce que l'ordre ne soit pas troublé à Pietranera, il
prendra soin que justice soit faite. Je parle à vous tous,
messieurs.»

Le maire et Vincentello étaient déjà hors de la salle, et
Orlanduccio les suivait à reculons lorsque Orso lui dit à voix
basse:

«Votre père est un vieillard que j'écraserais d'un soufflet: c'est
à vous que j'en destine, à vous et à votre frère.»

Pour réponse, Orlanduccio tira son stylet et se jeta sur Orso
comme un furieux; mais, avant qu'il pût faire usage de son arme,
Colomba lui saisit le bras qu'elle tordit avec force pendant
qu'Orso, le frappant du poing au visage, le fit reculer quelques
pas et heurter rudement contre le chambranle de la porte. Le
stylet échappa de la main d'Orlanduccio, mais Vincentello avait le
sien et rentrait dans la chambre, lorsque Colomba, sautant sur un
fusil, lui prouva que la partie n'était pas égale. En même temps
le préfet se jeta entre les combattants.

«À bientôt, Ors' Anton'», cria Orlanduccio; et tirant violemment
la porte de la salle, il la ferma à clé pour se donner le temps de
faire retraite.

Orso et le préfet demeurèrent un quart d'heure sans parler, chacun
à un bout de la salle. Colomba, l'orgueil du triomphe sur le
front, les considérait tour à tour, appuyée sur le fusil qui avait
décidé de la victoire.

«Quel pays! quel pays! s'écria enfin le préfet en se levant
impétueusement. Monsieur della Rebbia, vous avez eu tort. Je vous
demande votre parole d'honneur de vous abstenir de toute violence
et d'attendre que la justice décide dans cette maudite affaire.

-- Oui, monsieur le préfet, j'ai eu tort de frapper ce misérable;
mais enfin j'ai frappé, et je ne puis lui refuser la satisfaction
qu'il m'a demandée.

-- Eh! non, il ne veut pas se battre avec vous!... Mais s'il vous
assassine... Vous avez bien fait tout ce qu'il fallait pour cela.

-- Nous nous garderons, dit Colomba.

-- Orlanduccio, dit Orso, me paraît un garçon de courage et
j'augure mieux de lui, monsieur le préfet. Il a été prompt à tirer
son stylet, mais à sa place, j'en aurais peut-être agi de même; et
je suis heureux que ma soeur n'ait pas un poignet de petite-
maîtresse.

-- Vous ne vous battrez pas! s'écria le préfet; je vous le
défends!

-- Permettez-moi de vous dire, monsieur, qu'en matière d'honneur
je ne reconnais d'autre autorité que celle de ma conscience.

-- Je vous dis que vous ne vous battrez pas!

-- Vous pouvez me faire arrêter, monsieur..., c'est-à-dire si je
me laisse prendre. Mais, si cela arrivait, vous ne feriez que
différer une affaire maintenant inévitable. Vous êtes homme
d'honneur, monsieur le préfet, et vous savez bien qu'il n'en peut
être autrement.

-- Si vous faisiez arrêter mon frère, ajouta Colomba, la moitié du
village prendrait son parti, et nous verrions une belle fusillade.

-- Je vous préviens, monsieur, dit Orso, et je vous supplie de ne
pas croire que je fais une bravade; je vous préviens que, si
M. Barricini abuse de son autorité de maire pour me faire arrêter,
je me défendrai.

-- Dès aujourd'hui, dit le préfet, M. Barricini est suspendu de
ses fonctions... Il se justifiera, je l'espère... Tenez, monsieur,
vous m'intéressez. Ce que je vous demande est bien peu de chose:
restez chez vous tranquille jusqu'à mon retour de Corte. Je ne
serai que trois jours absent. Je reviendrai avec le procureur du
roi, et nous débrouillerons alors complètement cette triste
affaire. Me promettez-vous de vous abstenir jusque-là de toute
hostilité?

-- Je ne puis le promettre, monsieur, si, comme je le pense,
Orlanduccio me demande une rencontre.

-- Comment! monsieur della Rebbia, vous, militaire français, vous
voulez vous battre avec un homme que vous soupçonnez d'un faux?

-- Je l'ai frappé, monsieur.

-- Mais, si vous aviez frappé un galérien et qu'il vous en
demandât raison, vous vous battriez donc avec lui? Allons,
monsieur Orso! Eh bien, je vous demande encore moins: ne cherchez
pas Orlanduccio... Je vous permets de vous battre s'il vous
demande un rendez-vous.

-- Il m'en demandera, je n'en doute point, mais je vous promets de
ne pas lui donner d'autres soufflets pour l'engager à se battre.

-- Quel pays! répétait le préfet en se promenant à grands pas.
Quand donc reviendrai-je en France?

-- Monsieur le préfet, dit Colomba de sa voix la plus douce, il se
fait tard, nous feriez-vous l'honneur de déjeuner ici?»

Le préfet ne put s'empêcher de rire.

«Je suis demeuré déjà trop longtemps ici... cela ressemble à de la
partialité... Et cette maudite pierre!... Il faut que je parte...
Mademoiselle della Rebbia..., que de malheurs vous avez préparés
peut-être aujourd'hui!

-- Au moins, monsieur le préfet, vous rendrez à ma soeur la
justice de croire que ses convictions sont profondes; et, j'en
suis sûr maintenant, vous les croyez vous-même bien établies.

-- Adieu, monsieur, dit le préfet en lui faisant un signe de la
main. Je vous préviens que je vais donner l'ordre au brigadier de
gendarmerie de suivre toutes vos démarches.»

Lorsque le préfet fut sorti: «Orso, dit Colomba, vous n'êtes point
ici sur le continent. Orlanduccio n'entend rien à vos duels, et
d'ailleurs ce n'est pas de la mort d'un brave que ce misérable
doit mourir.

-- Colomba, ma bonne, tu es la femme forte. Je t'ai de grandes
obligations pour m'avoir sauvé un bon coup de couteau. Donne-moi
ta petite main que je la baise. Mais, vois-tu, laisse-moi faire.
Il y a certaines choses que tu n'entends pas. Donne-moi à
déjeuner; et, aussitôt que le préfet se sera mis en route, fais-
moi venir la petite Chilina qui paraît s'acquitter à merveille des
commissions qu'on lui donne. J'aurai besoin d'elle pour porter une
lettre.»

Pendant que Colomba surveillait les apprêts du déjeuner, Orso
monta dans sa chambre et écrivit le billet suivant:

«Vous devez être pressé de me rencontrer; je ne le suis pas moins.
Demain matin nous pourrons nous trouver à six heures dans la
vallée d'Acquaviva. Je suis très adroit au pistolet, et je ne vous
propose pas cette arme. On dit que vous tirez bien le fusil:
prenons chacun un fusil à deux coups. Je viendrai accompagné d'un
homme de ce village. Si votre frère veut vous accompagner, prenez
un second témoin et prévenez-moi. Dans ce cas seulement j'aurai
deux témoins.

«ORSO ANTONIO DELLA REBBIA.»

Le préfet, après être resté une heure chez l'adjoint du maire,
après être entré pour quelques minutes chez les Barricini, partit
pour Corte, escorté d'un seul gendarme. Un quart d'heure après,
Chilina porta la lettre qu'on vient de lire et la remit à
Orlanduccio en propres mains.

La réponse se fit attendre et ne vint que dans la soirée. Elle
était signée de M. Barricini père, et il annonçait à Orso qu'il
déférait au procureur du roi la lettre de menace adressée à son
fils. «Fort de ma conscience, ajoutait-il en terminant, j'attends
que la justice ait prononcé sur vos calomnies.»

Cependant cinq ou six bergers mandés par Colomba arrivèrent pour
garnisonner la tour des della Rebbia. Malgré les protestations
d'Orso, on pratiqua des archere aux fenêtres donnant sur la place,
et toute la soirée il reçut des offres de service de différentes
personnes du bourg. Une lettre arriva même du théologien bandit,
qui promettait, en son nom et en celui de Brandolaccio,
d'intervenir si le maire se faisait assister de la gendarmerie. Il
finissait par ce post-scriptum: «Oserai-je vous demander ce que
pense M. le préfet de l'excellente éducation que mon ami donne au
chien Brusco?

Après Chilina, je ne connais pas d'élève plus docile et qui montre
de plus heureuses dispositions.»



XVI

Le lendemain se passa sans hostilités. De part et d'autre on se
tenait sur la défensive. Orso ne sortit pas de sa maison, et la
porte des Barricini resta constamment fermée. On voyait les cinq
gendarmes laissés en garnison à Pietranera se promener sur la
place ou aux environs du village, assistés du garde champêtre,
seul représentant de la milice urbaine. L'adjoint ne quittait pas
son écharpe; mais, sauf les archere aux fenêtres des deux maisons
ennemies, rien n'indiquait la guerre. Un Corse seul aurait
remarqué que sur la place, autour du chêne vert, on ne voyait que
des femmes.

À l'heure du souper, Colomba montra d'un air joyeux à son frère la
lettre suivante qu'elle venait de recevoir de miss Nevil:

«Ma chère mademoiselle Colomba, j'apprends avec bien du plaisir,
par une lettre de votre frère, que vos inimitiés sont finies.
Recevez-en mes compliments. Mon père ne peut plus souffrir Ajaccio
depuis que votre frère n'est plus là pour parler guerre et chasser
avec lui. Nous partons aujourd'hui, et nous irons coucher chez
votre parente, pour laquelle nous avons une lettre. Après-demain,
vers onze heures, je viendrai vous demander à goûter de ce bruccio
des montagnes, si supérieur, dites-vous, à celui de la ville.

«Adieu, chère mademoiselle Colomba.

«Votre amie, LYDIA NEVIL.»

«Elle n'a donc pas reçu ma seconde lettre? s'écria Orso.

-- Vous voyez, par la date de la sienne, que mademoiselle Lydia
devait être en route quand votre lettre est arrivée à Ajaccio.

Vous lui disiez donc de ne pas venir?

-- Je lui disais que nous étions en état de siège. Ce n'est pas,
ce me semble, une situation à recevoir du monde.

-- Bah! ces Anglais sont des gens singuliers. Elle me disait, la
dernière nuit que j'ai passée dans sa chambre, qu'elle serait
fâchée de quitter la Corse sans avoir vu une belle vendette. Si
vous le vouliez, Orso, on pourrait lui donner le spectacle d'un
assaut contre la maison de nos ennemis?

-- Sais-tu, dit Orso, que la nature a eu tort de faire de toi une
femme, Colomba? Tu aurais été un excellent militaire.

-- Peut-être. En tout cas je vais faire mon bruccio.

-- C'est inutile. Il faut envoyer quelqu'un pour les prévenir et
les arrêter avant qu'ils se mettent en route.

-- Oui? vous voulez envoyer un messager par le temps qu'il fait,
pour qu'un torrent l'emporte avec votre lettre... Que je plains
les pauvres bandits par cet orage! Heureusement, ils ont de bons
piloni[21]... Savez-vous ce qu'il faut faire, Orso? Si l'orage
cesse, partez demain de très bonne heure, et arrivez chez notre
parente avant que vos amis se soient mis en route. Cela vous sera
facile, miss Lydia se lève toujours tard. Vous leur conterez ce
qui s'est passé chez nous; et s'ils persistent à venir, nous
aurons grand plaisir à les recevoir.»

Orso se hâta de donner son assentiment à ce projet, et Colomba,
après quelques moments de silence:

«Vous croyez peut-être, Orso, reprit-elle, que je plaisantais
lorsque je vous parlais d'un assaut contre la maison Barricini?
Savez-vous que nous sommes en force, deux contre un au moins?
Depuis que le préfet a suspendu le maire, tous les hommes d'ici
sont pour nous. Nous pourrions les hacher. Il serait facile
d'entamer l'affaire. Si vous le vouliez, j'irais à la fontaine, je
me moquerais de leurs femmes; ils sortiraient... Peut-être... car
ils sont si lâches! peut-être tireraient-ils sur moi par leurs
archere; ils me manqueraient. Tout est dit alors: ce sont eux qui
attaquent. Tant pis pour les vaincus: dans une bagarre, où trouver
ceux qui ont fait un bon coup? Croyez-en votre soeur, Orso; les
robes noires qui vont venir saliront du papier, diront bien des
mots inutiles. Il n'en résultera rien. Le vieux renard trouverait
moyen de leur faire voir des étoiles en plein midi. Ah! si le
préfet ne s'était pas mis devant Vincentello, il y en avait un de
moins.»

Tout cela était dit avec le même sang-froid qu'elle mettait
l'instant d'auparavant à parler des préparatifs du bruccio.

Orso, stupéfait, regardait sa soeur avec une admiration mêlée de
crainte.

«Ma douce Colomba, dit-il en se levant de table, tu es, je le
crains, le diable en personne; mais sois tranquille. Si je ne
parviens pas à faire pendre les Barricini, je trouverai moyen d'en
venir à bout d'une autre manière. Balle chaude ou fer froid![22] Tu
vois que je n'ai pas oublié le corse.

-- Le plus tôt serait le mieux, dit Colomba en soupirant. Quel
cheval monterez-vous demain, Ors' Anton'?

-- Le noir. Pourquoi me demandes-tu cela?

-- Pour lui faire donner de l'orge.»

Orso s'étant retiré dans sa chambre, Colomba envoya coucher
Saveria et les bergers, et demeura seule dans la cuisine où se
préparait le bruccio. De temps en temps elle prêtait l'oreille et
paraissait attendre impatiemment que son frère se fût couché.
Lorsqu'elle le crut enfin endormi, elle prit un couteau, s'assura
qu'il était tranchant, mit ses petits pieds dans de gros souliers,
et, sans faire le moindre bruit, elle entra dans le jardin.

Le jardin, fermé de murs, touchait à un terrain assez vaste,
enclos de haies, où l'on mettait les chevaux, car les chevaux
corses ne connaissent guère l'écurie. En général on les lâche dans
un champ et l'on s'en rapporte à leur intelligence pour trouver à
se nourrir et à s'abriter contre le froid et la pluie.

Colomba ouvrit la porte du jardin avec la même précaution, entra
dans l'enclos, et en sifflant doucement elle attira près d'elle
les chevaux, à qui elle portait souvent du pain et du sel. Dès que
le cheval noir fut à sa portée, elle le saisit fortement par la
crinière et lui fendit l'oreille avec son couteau. Le cheval fit
un bond terrible et s'enfuit en faisant entendre ce cri aigu
qu'une vive douleur arrache quelquefois aux animaux de son espèce.
Satisfaite alors, Colomba rentrait dans le jardin, lorsque Orso
ouvrit sa fenêtre et cria: «Qui va là?» En même temps elle
entendit qu'il armait son fusil. Heureusement pour elle, la porte
du jardin était dans une obscurité complète, et un grand figuier
la couvrait en partie. Bientôt, aux lueurs intermittentes qu'elle
vit briller dans la chambre de son frère, elle conclut qu'il
cherchait à rallumer sa lampe. Elle s'empressa alors de fermer la
porte du jardin, et se glissant le long des murs, de façon que son
costume noir se confondît avec le feuillage sombre des espaliers,
elle parvint à rentrer dans la cuisine quelques moments avant
qu'Orso ne parût.

«Qu'y a-t-il? lui demanda-t-elle.

-- Il m'a semblé, dit Orso, qu'on ouvrait la porte du jardin.

-- Impossible. Le chien aurait aboyé. Au reste, allons voir.»

Orso fit le tour du jardin, et après avoir constaté que la porte
extérieure était bien fermée, un peu honteux de cette fausse
alerte, il se disposa à regagner sa chambre.

«J'aime à voir, mon frère, dit Colomba, que vous devenez prudent,
comme on doit l'être dans votre position.

-- Tu me formes, répondit Orso. Bonsoir.»

Le matin avec l'aube Orso s'était levé, prêt à partir. Son costume
annonçait à la fois la prétention à l'élégance d'un homme qui va
se présenter devant une femme à qui il veut plaire, et la prudence
d'un Corse en vendette. Par-dessus une redingote bleue bien serrée
à la taille, il portait en bandoulière une petite boîte de fer-
blanc contenant des cartouches, suspendue à un cordon de soie
verte; son stylet était placé dans une poche de côté, et il tenait
à la main le beau fusil de Manton chargé à balles. Pendant qu'il
prenait à la hâte une tasse de café versée par Colomba, un berger
était sorti pour seller et brider le cheval. Orso et sa soeur le
suivirent de près et entrèrent dans l'enclos. Le berger s'était
emparé du cheval, mais il avait laissé tomber selle et bride, et
paraissait saisi d'horreur, pendant que le cheval, qui se
souvenait de la blessure de la nuit précédente et qui craignait
pour son autre oreille, se cabrait, ruait, hennissait, faisait le
diable à quatre.

«Allons, dépêche-toi, lui cria Orso.

-- Ha! Ors' Anton'! ha! Ors' Anton'! s'écriait le berger, sang de
la Madone! etc.» C'étaient des imprécations sans nombre et sans
fin, dont la plupart ne pourraient se traduire. «Qu'est-il donc
arrivé?» demanda Colomba.

Tout le monde s'approcha du cheval, et, le voyant sanglant et
l'oreille fendue, ce fut une exclamation générale de surprise et
d'indignation. Il faut savoir que mutiler le cheval de son ennemi
est, pour les Corses, à la fois une vengeance, un défi et une
menace de mort. «Rien qu'un coup de fusil n'est capable d'expier
ce forfait.» Bien qu'Orso, qui avait longtemps vécu sur le
continent, sentît moins qu'un autre l'énormité de l'outrage,
cependant, si dans ce moment quelque barriciniste se fût présenté
à lui, il est probable qu'il lui eût fait immédiatement expier une
insulte qu'il attribuait à ses ennemis.

«Les lâches coquins! s'écria-t-il, se venger sur une pauvre bête,
lorsqu'ils n'osent me rencontrer en face!

-- Qu'attendons-nous? s'écria Colomba impétueusement. Ils viennent
nous provoquer, mutiler nos chevaux, et nous ne leur répondrions
pas! Êtes-vous hommes?

-- Vengeance! répondirent les bergers. Promenons le cheval dans le
village et donnons l'assaut à leur maison.

-- Il y a une grange couverte de paille qui touche à leur tour,
dit le vieux Polo Griffo, en un tour de main je la ferai flamber.»

Un autre proposait d'aller chercher les échelles du clocher de
l'église; un troisième, d'enfoncer les portes de la maison
Barricini au moyen d'une poutre déposée sur la place et destinée à
quelque bâtiment en construction. Au milieu de toutes ces voix
furieuses, on entendait celle de Colomba annonçant à ses
satellites qu'avant de se mettre à l'oeuvre chacun allait recevoir
d'elle un grand verre d'anisette.

Malheureusement, ou plutôt heureusement, l'effet qu'elle s'était
promis de sa cruauté envers le pauvre cheval était perdu en grande
partie pour Orso. Il ne doutait pas que cette mutilation sauvage
ne fût l'oeuvre d'un de ses ennemis, et c'était Orlanduccio qu'il
soupçonnait particulièrement; mais il ne croyait pas que ce jeune
homme, provoqué et frappé par lui, eût effacé sa honte en fendant
l'oreille à un cheval. Au contraire, cette basse et ridicule
vengeance augmentait son mépris pour ses adversaires, et il
pensait maintenant avec le préfet que de pareilles gens ne
méritaient pas de se mesurer avec lui. Aussitôt qu'il put se faire
entendre, il déclara à ses partisans confondus qu'ils eussent à
renoncer à leurs intentions belliqueuses, et que la justice, qui
allait venir, vengerait fort bien l'oreille de son cheval.

«Je suis le maître ici, ajouta-t-il d'un ton sévère, et j'entends
qu'on m'obéisse. Le premier qui s'avisera de parler encore de tuer
ou de brûler, je pourrai bien le brûler à son tour. Allons! qu'on
me selle le cheval gris.

-- Comment, Orso, dit Colomba en le tirant à l'écart, vous
souffrez qu'on nous insulte! Du vivant de notre père, jamais les
Barricini n'eussent osé mutiler une bête à nous.

-- Je te promets qu'ils auront lieu de s'en repentir; mais c'est
aux gendarmes et aux geôliers à punir des misérables qui n'ont de
courage que contre des animaux. Je te l'ai dit, la justice me
vengera d'eux... ou sinon... tu n'auras pas besoin de me rappeler
de qui je suis fils...

-- Patience! dit Colomba en soupirant.

-- Souviens-toi bien, ma soeur, poursuivit Orso, que si à mon
retour, je trouve qu'on a fait quelque démonstration contre les
Barricini, jamais je ne le pardonnerai.» Puis, d'un ton plus doux:
«Il est fort possible, fort probable même, ajouta-t-il, que je
reviendrai ici avec le colonel et sa fille; fais en sorte que
leurs chambres soient en ordre, que le déjeuner soit bon, enfin
que nos hôtes soient le moins mal possible. C'est très bien,
Colomba, d'avoir du courage, mais il faut encore qu'une femme
sache tenir une maison. Allons, embrasse-moi, sois sage; voilà le
cheval gris sellé.

-- Orso, dit Colomba, vous ne partirez point seul.

-- Je n'ai besoin de personne, dit Orso, et je te réponds que je
ne me laisserai pas couper l'oreille.

-- Oh! jamais je ne vous laisserai partir seul en temps de guerre.
Ho! Polo Griffo! Gian' Francè! Memmo! prenez vos fusils; vous
allez accompagner mon frère.»

Après une discussion assez vive, Orso dut se résigner à se faire
suivre d'une escorte. Il prit parmi ses bergers les plus animés,
ceux qui avaient conseillé le plus haut de commencer la guerre;
puis, après avoir renouvelé ses injonctions à sa soeur et aux
bergers restants, il se mit en route, prenant cette fois un détour
pour éviter la maison Barricini.

Déjà ils étaient loin de Pietranera, et marchaient de grande hâte,
lorsque au passage d'un petit ruisseau qui se perdait dans un
marécage le vieux Polo Griffo aperçut plusieurs cochons
confortablement couchés dans la boue, jouissant à la fois du
soleil et de la fraîcheur de l'eau. Aussitôt, ajustant le plus
gros, il lui tira un coup de fusil dans la tête et le tua sur la
place. Les camarades du mort se levèrent et s'enfuirent avec une
légèreté surprenante; et bien que l'autre berger fît feu à son
tour, ils gagnèrent sains et saufs un fourré où ils disparurent.

«Imbéciles! s'écria Orso; vous prenez des cochons pour des
sangliers.

-- Non pas, Ors' Anton', répondit Polo Griffo; mais ce troupeau
appartient à l'avocat, et c'est pour lui apprendre à mutiler nos
chevaux.

-- Comment, coquins! s'écria Orso transporté de fureur, vous
imitez les infamies de nos ennemis! Quittez-moi, misérables! Je
n'ai pas besoin de vous. Vous n'êtes bons qu'à vous battre contre
des cochons. Je jure bien que si vous osez me suivre je vous casse
la tête!»

Les deux bergers s'entre-regardèrent interdits. Orso donna des
éperons à son cheval et disparut au galop.

«Eh bien, dit Polo Griffo, en voilà d'une bonne! Aimez donc les
gens pour qu'ils vous traitent comme cela! Le colonel, son père,
t'en a voulu parce que tu as une fois couché en joue l'avocat...
Grande bête, de ne pas tirer!... Et le fils... tu vois ce que j'ai
fait pour lui... Il parle de me casser la tête, comme on fait
d'une gourde qui ne tient plus le vin. Voilà ce qu'on apprend sur
le continent, Memmo!

-- Oui, et si l'on sait que tu as tué un cochon, on te fera un
procès, et Ors' Anton' ne voudra pas parler aux juges ni payer
l'avocat. Heureusement personne ne t'a vu, et sainte Nega est là
pour te tirer d'affaire.»

Après une courte délibération, les deux bergers conclurent que le
plus prudent était de jeter le porc dans une fondrière, projet
qu'ils mirent à exécution, bien entendu après avoir pris chacun
quelques grillades sur l'innocente victime de la haine des della
Rebbia et des Barricini.



XVII

Débarrassé de son escorte indisciplinée, Orso continuait sa route,
plus préoccupé du plaisir de revoir miss Nevil que de la crainte
de rencontrer ses ennemis. «Le procès que je vais avoir avec ces
misérables Barricini, se disait-il, va m'obliger d'aller à Bastia.
Pourquoi n'accompagnerais-je pas miss Nevil? Pourquoi, de Bastia,
n'irions-nous pas ensemble aux eaux d'Orezza?» Tout à coup des
souvenirs d'enfance lui rappelèrent nettement ce site pittoresque.
Il se crut transporté sur une verte pelouse au pied des
châtaigniers séculaires. Sur un gazon d'une herbe lustrée, parsemé
de fleurs bleues ressemblant à des yeux qui lui souriaient, il
voyait miss Lydia assise auprès de lui. Elle avait ôté son
chapeau, et ses cheveux blonds, plus fins et plus doux que la
soie, brillaient comme de l'or au soleil qui pénétrait au travers
du feuillage. Ses yeux, d'un bleu si pur, lui paraissaient plus
bleus que le firmament. La joue appuyée sur une main, elle
écoutait toute pensive les paroles d'amour qu'il lui adressait en
tremblant. Elle avait cette robe de mousseline qu'elle portait le
dernier jour qu'il l'avait vue à Ajaccio. Sous les plis de cette
robe s'échappait un petit pied dans un soulier de satin noir. Orso
se disait qu'il serait bien heureux de baiser ce pied; mais une
des mains de miss Lydia n'était pas gantée, et elle tenait une
pâquerette. Orso lui prenait cette pâquerette, et la main de Lydia
serrait la sienne; et il baisait la pâquerette, et puis la main,
et on ne se fâchait pas... Et toutes ces pensées l'empêchaient de
faire attention à la route qu'il suivait, et cependant il trottait
toujours. Il allait pour la seconde fois baiser en imagination la
main blanche de miss Nevil, quand il pensa baiser en réalité la
tête de son cheval qui s'arrêta tout à coup. C'est que la petite
Chilina lui barrait le chemin et lui saisissait la bride.

«Où allez-vous ainsi, Ors' Anton'? disait-elle. Ne savez-vous pas
que votre ennemi est près d'ici?

-- Mon ennemi! s'écria Orso furieux de se voir interrompu dans un
moment aussi intéressant. Où est-il?

-- Orlanduccio est près d'ici. Il vous attend. Retournez,
retournez.

-- Ah! il m'attend! Tu l'as vu?

-- Oui, Ors' Anton', j'étais couchée dans la fougère quand il a
passé. Il regardait de tous les côtés avec sa lunette.

-- De quel côté allait-il?

-- Il descendait par là, du côté où vous allez.

-- Merci.

-- Ors' Anton', ne feriez-vous pas bien d'attendre mon oncle? Il
ne peut tarder, et avec lui vous seriez en sûreté.

-- N'aie pas peur, Chili, je n'ai pas besoin de ton oncle.

-- Si vous vouliez, j'irais devant vous.

-- Merci, merci.»

Et Orso, poussant son cheval, se dirigea rapidement du côté que la
petite fille lui avait indiqué.

Son premier mouvement avait été un aveugle transport de fureur, et
il s'était dit que la fortune lui offrait une excellente occasion
de corriger ce lâche qui mutilait un cheval pour se venger d'un
soufflet. Puis, tout en avançant, l'espèce de promesse qu'il avait
faite au préfet, et surtout la crainte de manquer la visite de
miss Nevil, changeaient ses dispositions et lui faisaient presque
désirer de ne pas rencontrer Orlanduccio. Bientôt le souvenir de
son père, l'insulte faite à son cheval, les menaces des Barricini
rallumaient sa colère et l'excitaient à chercher son ennemi pour
le provoquer et l'obliger à se battre. Ainsi agité par des
résolutions contraires, il continuait de marcher en avant, mais,
maintenant, avec précaution, examinant les buissons et les haies,
et quelquefois même s'arrêtant pour écouter les bruits vagues
qu'on entend dans la campagne. Dix minutes après avoir quitté la
petite Chilina (il était alors environ neuf heures du matin), il
se trouva au bord d'un coteau extrêmement rapide. Le chemin, ou
plutôt le sentier à peine tracé qu'il suivait, traversait un
maquis récemment brûlé. En ce lieu la terre était chargée de
cendres blanchâtres, et çà et là des arbrisseaux et quelques gros
arbres noircis par le feu et entièrement dépouillés de leurs
feuilles se tenaient debout, bien qu'ils eussent cessé de vivre.
En voyant un maquis brûlé, on se croit transporté dans un site du
Nord au milieu de l'hiver, et le contraste de l'aridité des lieux
que la flamme a parcourus avec la végétation luxuriante d'alentour
les fait paraître encore plus tristes et désolés. Mais dans ce
paysage Orso ne voyait en ce moment qu'une chose, importante il
est vrai, dans sa position: la terre étant nue ne pouvait cacher
une embuscade, et celui qui peut craindre à chaque instant de voir
sortir d'un fourré un canon de fusil dirigé contre sa poitrine,
regarde comme une espèce d'oasis un terrain uni où rien n'arrête
la vue. Au maquis brûlé succédaient plusieurs champs en culture,
enclos, selon l'usage du pays, de murs en pierres sèches à hauteur
d'appui. Le sentier passait entre ces enclos, où d'énormes
châtaigniers, plantés confusément, présentaient de loin
l'apparence d'un bois touffu.

Obligé par la roideur de la pente à mettre pied à terre, Orso, qui
avait laissé la bride sur le cou de son cheval, descendait
rapidement en glissant sur la cendre; et il n'était guère qu'à
vingt-cinq pas d'un de ces enclos en pierre à droite du chemin,
lorsqu'il aperçut, précisément en face de lui, d'abord un canon de
fusil, puis une tête dépassant la crête du mur. Le fusil
s'abaissa, et il reconnut Orlanduccio prêt à faire feu. Orso fut
prompt à se mettre en défense, et tous les deux, se couchant en
joue, se regardèrent quelques secondes avec cette émotion
poignante que le plus brave éprouve au moment de donner ou de
recevoir la mort.

«Misérable lâche!» s'écria Orso...

Il parlait encore quand il vit la flamme du fusil d'Orlanduccio,
et presque en même temps, un second coup partit à sa gauche, de
l'autre côté du sentier, tiré par un homme qu'il n'avait point
aperçu, et qui l'ajustait posté derrière un autre mur. Les deux
balles l'atteignirent: l'une, celle d'Orlanduccio, lui traversa le
bras gauche, qu'il lui présentait en le couchant en joue; l'autre
le frappa à la poitrine, déchira son habit, mais, rencontrant
heureusement la lame de son stylet, s'aplatit dessus et ne lui fit
qu'une contusion légère. Le bras gauche d'Orso tomba immobile le
long de sa cuisse, et le canon de son fusil s'abaissa un instant;
mais il le releva aussitôt, et dirigeant son arme de sa seule main
droite, il fit feu sur Orlanduccio. La tête de son ennemi, qu'il
ne découvrait que jusqu'aux yeux, disparut derrière le mur. Orso,
se tournant à sa gauche, lâcha son second coup sur un homme
entouré de fumée qu'il apercevait à peine. À son tour, cette
figure disparut. Les quatre coups de fusil s'étaient succédé avec
une rapidité incroyable, et jamais soldats exercés ne mirent moins
d'intervalle dans un feu de file. Après le dernier coup d'Orso,
tout rentra dans le silence. La fumée sortie de son arme montait
lentement vers le ciel; aucun mouvement derrière le mur, pas le
plus léger bruit. Sans la douleur qu'il ressentait au bras, il
aurait pu croire que ces hommes sur qui il venait de tirer étaient
des fantômes de son imagination.

S'attendant à une seconde décharge, Orso fit quelques pas pour se
placer derrière un de ces arbres brûlés restés debout dans le
maquis. Derrière cet abri, il plaça son fusil entre ses genoux et
le rechargea à la hâte. Cependant son bras gauche le faisait
cruellement souffrir, et il lui semblait qu'il soutenait un poids
énorme. Qu'étaient devenus ses adversaires? Il ne pouvait le
comprendre. S'ils s'étaient enfuis, s'ils avaient été blessés, il
aurait assurément entendu quelque bruit, quelque mouvement dans le
feuillage. Étaient-ils donc morts, ou bien plutôt n'attendaient-
ils pas, à l'abri de leur mur, l'occasion de tirer de nouveau sur
lui? Dans cette incertitude, et sentant ses forces diminuer, il
mit en terre le genou droit, appuya sur l'autre son bras blessé et
se servit d'une branche qui partait du tronc de l'arbre brûlé pour
soutenir son fusil. Le doigt sur la détente, l'oeil fixé sur le
mur, l'oreille attentive au moindre bruit, il demeura immobile
pendant quelques minutes, qui lui parurent un siècle. Enfin, bien
loin derrière lui, un cri éloigné se fit entendre, et bientôt un
chien, descendant le coteau avec la rapidité d'une flèche,
s'arrêta auprès de lui en remuant la queue. C'était Brusco, le
disciple et le compagnon des bandits, annonçant sans doute
l'arrivée de son maître; et jamais honnête homme ne fut plus
impatiemment attendu. Le chien, le museau en l'air, tourné du côté
de l'enclos le plus proche, flairait avec inquiétude. Tout à coup
il fit entendre un grognement sourd, franchit le mur d'un bond, et
presque aussitôt remonta sur la crête, d'où il regarda fixement
Orso, exprimant dans ses yeux la surprise aussi clairement que
chien le peut faire; puis il se remit le nez au vent, cette fois
dans la direction de l'autre enclos, dont il sauta encore le mur.
Au bout d'une seconde, il reparaissait sur la crête, montrant le
même air d'étonnement et d'inquiétude; puis il sauta dans le
maquis, la queue entre les jambes, regardant toujours Orso et
s'éloignant de lui à pas lents, par une marche de côté, jusqu'à ce
qu'il s'en trouvât à quelque distance. Alors, reprenant sa course,
il remonta le coteau presque aussi vite qu'il l'avait descendu, à
la rencontre d'un homme qui s'avançait rapidement malgré la
roideur de la pente.

«À moi, Brando! s'écria Orso dès qu'il le crut à portée de voix.

-- Ho! Ors' Anton'! vous êtes blessé? lui demanda Brandolaccio
accourant tout essoufflé. Dans le corps ou dans les membres?...

-- Au bras.

-- Au bras! ce n'est rien. Et l'autre?

-- Je crois l'avoir touché.» Brandolaccio, suivant son chien,
courut à l'enclos le plus proche et se pencha pour regarder de
l'autre côté du mur. Là, ôtant son bonnet: «Salut au seigneur
Orlanduccio», dit-il. Puis, se tournant du côté d'Orso, il le
salua à son tour d'un air grave:

«Voilà, dit-il, ce que j'appelle un homme proprement accommodé.

-- Vit-il encore? demanda Orso respirant avec peine.

-- Oh! il s'en garderait; il a trop de chagrin de la balle que
vous lui avez mise dans l'oeil. Sang de la Madone, quel trou! Bon
fusil, ma foi! Quel calibre! Ça vous écrabouille une cervelle!
Dites donc, Ors' Anton', quand j'ai entendu d'abord pif! pif! je
me suis dit: «Sacrebleu! ils escoffient mon lieutenant.» Puis
j'entends boum! boum! «Ah! je dis, voilà le fusil anglais qui
parle: il riposte...» Mais Brusco, qu'est-ce que tu me veux donc?»

Le chien le mena à l'autre enclos. «Excusez! s'écria Brandolaccio
stupéfait. Coup double! rien que cela! Peste! on voit bien que la
poudre est chère, car vous l'économisez.

-- Qu'y a-t-il, au nom de Dieu? demanda Orso.

-- Allons! ne faites donc pas le farceur, mon lieutenant! vous
jetez le gibier par terre, et vous voulez qu'on vous le ramasse...
En voilà un qui va en avoir un drôle de dessert aujourd'hui! c'est
l'avocat Barricini. De la viande de boucherie, en veux-tu, en
voilà! Maintenant qui diable héritera?

-- Quoi! Vincentello mort aussi?

-- Très mort. Bonne santé à nous autres![23] Ce qu'il y a de bon
avec vous, c'est que vous ne les faites pas souffrir. Venez donc
voir Vincentello: il est encore à genoux, la tête appuyée contre
le mur. Il a l'air de dormir. C'est là le cas de dire: Sommeil de
plomb. Pauvre diable!»

Orso détourna la tête avec horreur. «Es-tu sûr qu'il soit mort?

-- Vous êtes comme Sampiero Corso, qui ne donnait jamais qu'un
coup. Voyez-vous, là..., dans la poitrine, à gauche? tenez, comme
Vincileone fut attrapé à Waterloo. Je parierais bien que la balle
n'est pas loin du coeur. Coup double! Ah! je ne me mêle plus de
tirer. Deux en deux coups!... À balle!... Les deux frères!... S'il
avait eu un troisième coup, il aurait tué le papa... On fera mieux
une autre fois... Quel coup, Ors' Anton'!... Et dire que cela
n'arrivera jamais à un brave garçon comme moi de faire coup double
sur des gendarmes!»

Tout en parlant, le bandit examinait le bras d'Orso et fendait sa
manche avec son stylet.

«Ce n'est rien, dit-il. Voilà une redingote qui donnera de
l'ouvrage à mademoiselle Colomba... Hein! qu'est-ce que je vois?
cet accroc sur la poitrine?... Rien n'est entré par là?

Non, vous ne seriez pas si gaillard. Voyons, essayez de remuer les
doigts... Sentez-vous mes dents quand je vous mords le petit
doigt?... Pas trop?... C'est égal, ce ne sera rien. Laissez-moi
prendre votre mouchoir et votre cravate... Voilà votre redingote
perdue... Pourquoi diable vous faire si beau? Alliez-vous à la
noce?... Là, buvez une goutte de vin... Pourquoi donc ne portez-
vous pas de gourde? Est-ce qu'un Corse sort jamais sans gourde?»

Puis, au milieu du pansement, il s'interrompait pour s'écrier:

«Coup double! tous les deux roides morts!... C'est le curé qui va
rire... Coup double! Ah! voici enfin cette petite tortue de
Chilina.»

Orso ne répondait pas. Il était pâle comme un mort et tremblait de
tous ses membres.

«Chili, cria Brandolaccio, va regarder derrière ce mur. Hein?»

L'enfant, s'aidant des pieds et des mains, grimpa sur le mur, et
aussitôt qu'elle eut aperçu le cadavre d'Orlanduccio, elle fit le
signe de la croix.

«Ce n'est rien, continua le bandit; va voir plus loin, làbas.»

L'enfant fit un nouveau signe de croix.

«Est-ce vous, mon oncle? demanda-t-elle timidement.

-- Moi! est-ce que je ne suis pas devenu un vieux bon à rien?
Chili, c'est de l'ouvrage de monsieur. Fais-lui ton compliment.

-- Mademoiselle en aura bien de la joie, dit Chilina, et elle sera
bien fâchée de vous savoir blessé, Ors' Anton'.

-- Allons, Ors' Anton', dit le bandit après avoir achevé le
pansement, voilà Chilina qui a rattrapé votre cheval. Montez et
venez avec moi au maquis de la Stazzona. Bien avisé qui vous y
trouverait. Nous vous y traiterons de notre mieux. Quand nous
serons à la croix de Sainte-Christine, il faudra mettre pied à
terre. Vous donnerez votre cheval à Chilina, qui s'en ira prévenir
mademoiselle, et, chemin faisant, vous la chargerez de vos
commissions. Vous pouvez tout dire à la petite, Ors' Anton': elle
se ferait plutôt hacher que de trahir ses amis.» Et d'un ton de
tendresse: «Va, coquine, disait-il, sois excommuniée, sois
maudite, friponne!» Brandolaccio, superstitieux, comme beaucoup de
bandits, craignait de fasciner les enfants en leur adressant des
bénédictions ou des éloges, car on sait que les puissances
mystérieuses qui président à l'Annocchiatura[24] ont la mauvaise
habitude d'exécuter le contraire de nos souhaits.

«Où veux-tu que j'aille, Brando? dit Orso d'une voix éteinte.

-- Parbleu! vous avez à choisir: en prison ou bien au maquis. Mais
un della Rebbia ne connaît pas le chemin de la prison. Au maquis,
Ors' Anton'!

-- Adieu donc toutes mes espérances! s'écria douloureusement le
blessé.

-- Vos espérances? Diantre! espériez-vous faire mieux avec un
fusil à deux coups?... Ah çà! comment diable vous ont-ils touché?
Il faut que ces gaillards-là aient la vie plus dure que les chats.

-- Ils ont tiré les premiers, dit Orso.

-- C'est vrai, j'oubliais... Pif! pif! boum! boum!... coup double
d'une main[25]... Quand on fera mieux, je m'irai pendre! Allons,
vous voilà monté... avant de partir, regardez donc un peu votre
ouvrage. Il n'est pas poli de quitter ainsi la compagnie sans lui
dire adieu.»

Orso donna des éperons à son cheval; pour rien au monde il n'eût
voulu voir les malheureux à qui il venait de donner la mort.

«Tenez, Ors' Anton', dit le bandit s'emparant de la bride du
cheval, voulez-vous que je vous parle franchement? Eh bien, sans
vous offenser, ces deux pauvres jeunes gens me font de la peine.
Je vous prie de m'excuser... Si beaux... si forts... si jeunes!...
Orlanduccio avec qui j'ai chassé tant de fois... Il m'a donné, il
y a quatre jours, un paquet de cigares... Vincentello, qui était
toujours de si belle humeur!... C'est vrai que vous avez fait ce
que vous deviez faire... et d'ailleurs le coup est trop beau pour
qu'on le regrette... Mais moi, je n'étais pas dans votre
vengeance... Je sais que vous avez raison; quand on a un ennemi,
il faut s'en défaire. Mais les Barricini, c'est une vieille
famille... En voilà encore une qui fausse compagnie!... et par un
coup double! c'est piquant.»

Faisant ainsi l'oraison funèbre des Barricini, Brandolaccio
conduisait en hâte Orso, Chilina, et le chien Brusco vers le
maquis de la Stazzona.



XVIII

Cependant Colomba, peu après le départ d'Orso, avait appris par
ses espions que les Barricini tenaient la campagne, et, dès ce
moment, elle fut en proie à une vive inquiétude. On la voyait
parcourir la maison en tous sens, allant de la cuisine aux
chambres préparées pour ses hôtes, ne faisant rien et toujours
occupée, s'arrêtant sans cesse pour regarder si elle n'apercevait
pas dans le village un mouvement inusité. Vers onze heures une
cavalcade assez nombreuse entra dans Pietranera; c'étaient le
colonel, sa fille, leurs domestiques et leur guide. En les
recevant, le premier mot de Colomba fut: «Avez-vous vu mon frère?»
Puis elle demanda au guide quel chemin ils avaient pris, à quelle
heure ils étaient partis; et, sur ses réponses, elle ne pouvait
comprendre qu'ils ne se fussent pas rencontrés.

«Peut-être que votre frère aura pris par le haut, dit le guide;
nous, nous sommes venus par le bas.»

Mais Colomba secoua la tête et renouvela ses questions. Malgré sa
fermeté naturelle, augmentée encore par l'orgueil de cacher toute
faiblesse à des étrangers, il lui était impossible de dissimuler
ses inquiétudes, et bientôt elle les fit partager au colonel et
surtout à miss Lydia, lorsqu'elle les eut mis au fait de la
tentative de réconciliation qui avait eu une si malheureuse issue.
Miss Nevil s'agitait, voulait qu'on envoyât des messagers dans
toutes les directions, et son père offrait de remonter à cheval et
d'aller avec le guide à la recherche d'Orso. Les craintes de ses
hôtes rappelèrent à Colomba ses devoirs de maîtresse de maison.
Elle s'efforça de sourire, pressa le colonel de se mettre à table,
et trouva pour expliquer le retard de son frère vingt motifs
plausibles qu'au bout d'un instant elle détruisait elle-même.
Croyant qu'il était de son devoir d'homme de chercher à rassurer
des femmes, le colonel proposa son explication aussi.

«Je gage, dit-il, que della Rebbia aura rencontré du gibier; il
n'a pu résister à la tentation, et nous allons le voir revenir la
carnassière toute pleine. Parbleu! ajouta-t-il, nous avons entendu
sur la route quatre coups de fusil. Il y en avait deux plus forts
que les autres, et j'ai dit à ma fille: "Je parie que c'est della
Rebbia qui chasse. Ce ne peut être que mon fusil qui a fait tant
de bruit."«

Colomba pâlit, et Lydia, qui l'observait avec attention, devina
sans peine quels soupçons la conjecture du colonel venait de lui
suggérer. Après un silence de quelques minutes, Colomba demanda
vivement si les deux fortes détonations avaient précédé ou suivi
les autres. Mais ni le colonel, ni sa fille, ni le guide,
n'avaient fait grande attention à ce point capital.

Vers une heure, aucun des messagers envoyés par Colomba n'étant
encore revenu, elle rassembla tout son courage et força ses hôtes
à se mettre à table; mais, sauf le colonel, personne ne put
manger. Au moindre bruit sur la place, Colomba courait à la
fenêtre, puis revenait s'asseoir tristement, et, plus tristement
encore, s'efforçait de continuer avec ses amis une conversation
insignifiante à laquelle personne ne prêtait la moindre attention
et qu'interrompaient de longs intervalles de silence.

Tout d'un coup on entendit le galop d'un cheval.

«Ah! cette fois, c'est mon frère», dit Colomba en se levant.

Mais à la vue de Chilina montée à califourchon sur le cheval
d'Orso:

«Mon frère est mort!» s'écria-t-elle d'une voix déchirante.

Le colonel laissa tomber son verre, miss Nevil poussa un cri, tous
coururent à la porte de la maison. Avant que Chilina pût sauter à
bas de sa monture, elle était enlevée comme une plume par Colomba
qui la serrait à l'étouffer. L'enfant comprit son terrible regard,
et sa première parole fut celle du choeur d'Otello: «Il vit!»
Colomba cessa de l'étreindre, et Chilina tomba à terre aussi
lestement qu'une jeune chatte.

«Les autres?» demanda Colomba d'une voix rauque.

Chilina fit le signe de la croix avec l'index et le doigt du
milieu. Aussitôt une vive rougeur succéda, sur la figure de
Colomba, à sa pâleur mortelle. Elle jeta un regard ardent sur la
maison des Barricini, et dit en souriant à ses hôtes:

«Rentrons prendre le café.»

L'Iris des bandits en avait long à raconter. Son patois, traduit
par Colomba en italien tel quel, puis en anglais par miss Nevil,
arracha plus d'une imprécation au colonel, plus d'un soupir à miss
Lydia; mais Colomba écoutait d'un air impassible; seulement elle
tordait sa serviette damassée de façon à la mettre en pièces. Elle
interrompit l'enfant cinq ou six fois pour se faire répéter que
Brandolaccio disait que la blessure n'était pas dangereuse et
qu'il en avait vu bien d'autres. En terminant Chilina rapporta
qu'Orso demandait avec insistance du papier pour écrire, et qu'il
chargeait sa soeur de supplier une dame qui peut-être se
trouverait dans sa maison, de n'en point partir avant d'avoir reçu
une lettre de lui. «C'est, ajouta l'enfant, ce qui le tourmentait
le plus; et j'étais déjà en route quand il m'a rappelée pour me
recommander cette commission. C'était la troisième fois qu'il me
la répétait.» À cette injonction de son frère, Colomba sourit
légèrement et serra fortement la main de l'Anglaise, qui fondit en
larmes et ne jugea pas à propos de traduire à son père cette
partie de la narration.

«Oui, vous resterez avec moi, ma chère amie, s'écria Colomba, en
embrassant miss Nevil, et vous nous aiderez.»

Puis, tirant d'une armoire quantité de vieux linge, elle se mit à
le couper, pour faire des bandes et de la charpie. En voyant ses
yeux étincelants, son teint animé, cette alternative de
préoccupation et de sang-froid, il eût été difficile de dire si
elle était plus touchée de la blessure de son frère qu'enchantée
de la mort de ses ennemis. Tantôt elle versait du café au colonel
et lui vantait son talent à le préparer; tantôt, distribuant de
l'ouvrage à miss Nevil et à Chilina, elle les exhortait à coudre
les bandes et à les rouler; elle demandait pour la vingtième fois
si la blessure d'Orso le faisait beaucoup souffrir.
Continuellement elle s'interrompait au milieu de son travail pour
dire au colonel:

«Deux hommes si adroits! si terribles!... Lui seul, blessé,
n'ayant qu'un bras... il les a abattus tous les deux. Quel
courage, colonel! N'est-ce pas un héros? Ah! miss Nevil, qu'on est
heureux de vivre dans un pays tranquille comme le vôtre!... Je
suis sûre que vous ne connaissiez pas encore mon frère!... Je
l'avais dit: l'épervier déploiera ses ailes!... Vous vous trompiez
à son air doux... C'est qu'auprès de vous, miss Nevil... Ah! s'il
vous voyait travailler pour lui... Pauvre Orso!»

Miss Lydia ne travaillait guère et ne trouvait pas une parole. Son
père demandait pourquoi l'on ne se hâtait pas de porter plainte
devant un magistrat. Il parlait de l'enquête du coroner et de bien
d'autres choses également inconnues en Corse. Enfin il voulait
savoir si la maison de campagne de ce bon M. Brandolaccio, qui
avait donné des secours au blessé, était fort éloignée de
Pietranera, et s'il ne pourrait pas aller lui-même voir son ami.

Et Colomba répondait avec son calme accoutumé qu'Orso était dans
le maquis; qu'il avait un bandit pour le soigner; qu'il courrait
grand risque s'il se montrait avant qu'on se fût assuré des
dispositions du préfet et des juges; enfin qu'elle ferait en sorte
qu'un chirurgien habile se rendît en secret auprès de lui.

«Surtout, monsieur le colonel, souvenez-vous bien, disait-elle,
que vous avez entendu les quatre coups de fusil, et que vous
m'avez dit qu'Orso avait tiré le second.»

Le colonel ne comprenait rien à l'affaire, et sa fille ne faisait
que soupirer et s'essuyer les yeux.

Le jour était déjà fort avancé lorsqu'une triste procession entra
dans le village. On rapportait à l'avocat Barricini les cadavres
de ses enfants, chacun couché en travers d'une mule que conduisait
un paysan. Une foule de clients et d'oisifs suivait le lugubre
cortège. Avec eux on voyait les gendarmes qui arrivent toujours
trop tard, et l'adjoint, qui levait les bras au ciel, répétant
sans cesse: «Que dira monsieur le préfet!» Quelques femmes, entre
autres une nourrice d'Orlanduccio, s'arrachaient les cheveux et
poussaient des hurlements sauvages. Mais leur douleur bruyante
produisait moins d'impression que le désespoir muet d'un
personnage qui attirait tous les regards. C'était le malheureux
père, qui, allant d'un cadavre à l'autre, soulevait leurs têtes
souillées de terre, baisait leurs lèvres violettes, soutenait
leurs membres déjà roidis, comme pour leur éviter les cahots de la
route. Parfois on le voyait ouvrir la bouche pour parler, mais il
n'en sortait pas un cri, pas une parole. Toujours les yeux fixés
sur les cadavres, il se heurtait contre les pierres, contre les
arbres, contre tous les obstacles qu'il rencontrait.

Les lamentations des femmes, les imprécations des hommes
redoublèrent lorsqu'on se trouva en vue de la maison d'Orso.
Quelques bergers rebbianistes ayant osé faire entendre une
acclamation de triomphe, l'indignation de leurs adversaires ne put
se contenir. «Vengeance! vengeance!» crièrent quelques voix. On
lança des pierres, et deux coups de fusil dirigés contre les
fenêtres de la salle où se trouvaient Colomba et ses hôtes
percèrent les contrevents et firent voler des éclats de bois
jusque sur la table près de laquelle les deux femmes étaient
assises. Miss Lydia poussa des cris affreux, le colonel saisit un
fusil, et Colomba, avant qu'il pût la retenir, s'élança vers la
porte de la maison et l'ouvrit avec impétuosité. Là, debout sur le
seuil élevé, les deux mains étendues pour maudire ses ennemis:

«Lâches! s'écria-t-elle, vous tirez sur des femmes, sur des
étrangers! Êtes-vous Corses? êtes-vous hommes? Misérables qui ne
savez qu'assassiner par-derrière, avancez! je vous défie. Je suis
seule; mon frère est loin. Tuez-moi, tuez mes hôtes; cela est
digne de vous... Vous n'osez, lâches que vous êtes! vous savez que
nous nous vengeons. Allez, allez pleurer comme des femmes, et
remerciez-nous de ne pas vous demander plus de sang!»

Il y avait dans la voix et dans l'attitude de Colomba quelque
chose d'imposant et de terrible; à sa vue, la foule recula
épouvantée, comme à l'apparition de ces malfaisantes dont on
raconte en Corse plus d'une histoire effrayante dans les veillées
d'hiver. L'adjoint, les gendarmes et un certain nombre de femmes
profitèrent de ce mouvement pour se jeter entre les deux partis;
car les bergers rebbianistes préparaient déjà leurs armes, et l'on
put craindre un moment qu'une lutte générale ne s'engageât sur la
place. Mais les deux factions étaient privées de leurs chefs, et
les Corses, disciplinés dans leurs fureurs, en viennent rarement
aux mains dans l'absence des principaux auteurs de leurs guerres
intestines. D'ailleurs, Colomba, rendue prudente par le succès,
contint sa petite garnison:

«Laissez pleurer ces pauvres gens, disait-elle; laissez ce
vieillard emporter sa chair. À quoi bon tuer ce vieux renard qui
n'a plus de dents pour mordre? -- Giudice Barricini! souviens-toi
du deux août! Souviens-toi du portefeuille sanglant où tu as écrit
de ta main de faussaire! Mon père y avait inscrit ta dette; tes
fils l'ont payée. Je te donne quittance, vieux Barricini!».

Colomba, les bras croisés, le sourire du mépris sur les lèvres,
vit porter les cadavres dans la maison de ses ennemis, puis la
foule se dissiper lentement. Elle referma sa porte, et rentrant
dans la salle à manger dit au colonel:

«Je vous demande bien pardon pour mes compatriotes, monsieur. Je
n'aurais jamais cru que des Corses tirassent sur une maison où il
y a des étrangers, et je suis honteuse pour mon pays.»

Le soir, miss Lydia s'étant retirée dans sa chambre, le colonel
l'y suivit, et lui demanda s'ils ne feraient pas bien de quitter
dès le lendemain un village où l'on était exposé à chaque instant
à recevoir une balle dans la tête, et le plus tôt possible un pays
où l'on ne voyait que meurtres et trahisons.

Miss Nevil fut quelque temps sans répondre, et il était évident
que la proposition de son père ne lui causait pas un médiocre
embarras. Enfin elle dit:

«Comment pourrions-nous quitter cette malheureuse jeune personne
dans un moment où elle a tant besoin de consolation? Ne trouvez-
vous pas, mon père, que cela serait cruel à nous?

-- C'est pour vous que je parle, ma fille, dit le colonel; et si
je vous savais en sûreté dans l'hôtel d'Ajaccio, je vous assure
que je serais fâché de quitter cette île maudite sans avoir serré
la main à ce brave della Rebbia.

-- Eh bien, mon père, attendons encore et, avant de partir,
assurons-nous bien que nous ne pouvons leur rendre aucun service!

-- Bon coeur! dit le colonel en baisant sa fille au front. J'aime
à te voir ainsi te sacrifier pour adoucir le malheur des autres.
Restons; on ne se repent jamais d'avoir fait une bonne action.»

Miss Lydia s'agitait dans son lit sans pouvoir dormir. Tantôt les
bruits vagues qu'elle entendait lui paraissaient les préparatifs
d'une attaque contre la maison; tantôt, rassurée pour elle-même,
elle pensait au pauvre blessé, étendu probablement à cette heure
sur la terre froide, sans autre secours que ceux qu'il pouvait
attendre de la charité d'un bandit. Elle se le représentait
couvert de sang, se débattant dans des souffrances horribles; et
ce qu'il y a de singulier, c'est que, toutes les fois que l'image
d'Orso se présentait à son esprit, il lui apparaissait toujours
tel qu'elle l'avait vu au moment de son départ, pressant sur ses
lèvres le talisman qu'elle lui avait donné... Puis elle songeait à
sa bravoure. Elle se disait que le danger terrible auquel il
venait d'échapper, c'était à cause d'elle, pour la voir un peu
plus tôt, qu'il s'y était exposé. Peu s'en fallait qu'elle ne se
persuadât que c'était pour la défendre qu'Orso s'était fait casser
le bras. Elle se reprochait sa blessure, mais elle l'en admirait
davantage; et si le fameux coup double n'avait pas, à ses yeux,
autant de mérite qu'à ceux de Brandolaccio et de Colomba, elle
trouvait cependant que peu de héros de roman auraient montré
autant d'intrépidité, autant de sang-froid dans un aussi grand
péril.

La chambre qu'elle occupait était celle de Colomba. Au-dessus
d'une espèce de prie-Dieu en chêne, à côté d'une palme bénite,
était suspendu à la muraille un portrait en miniature d'Orso en
uniforme de sous-lieutenant. Miss Nevil détacha ce portrait, le
considéra longtemps et le posa enfin auprès de son lit, au lieu de
le remettre à sa place. Elle ne s'endormit qu'à la pointe du jour,
et le soleil était déjà fort élevé au-dessus de l'horizon
lorsqu'elle s'éveilla. Devant son lit elle aperçut Colomba, qui
attendait immobile le moment où elle ouvrirait les yeux.

«Eh bien, mademoiselle, n'êtes-vous pas bien mal dans notre pauvre
maison? lui dit Colomba. Je crains que vous n'ayez guère dormi.

-- Avez-vous de ses nouvelles, ma chère amie?» dit miss Nevil en
se levant sur son séant. Elle aperçut le portrait d'Orso, et se
hâta de jeter un mouchoir pour le cacher. «Oui, j'ai des
nouvelles», dit Colomba en souriant.

Et, prenant le portrait: «Le trouvez-vous ressemblant? Il est
mieux que cela.

-- Mon Dieu!... dit miss Nevil toute honteuse, j'ai détaché... par
distraction... ce portrait... J'ai le défaut de toucher à tout...
et de ne ranger rien... Comment est votre frère?

-- Assez bien. Giocanto est venu ici ce matin avant quatre heures.
Il m'apportait une lettre... pour vous, miss Lydia; Orso ne m'a
pas écrit, à moi. Il y a bien sur l'adresse: À Colomba; mais plus
bas: Pour miss N... Les soeurs ne sont point jalouses. Giocanto
dit qu'il a bien souffert pour écrire. Giocanto, qui a une main
superbe, lui avait offert d'écrire sous sa dictée. Il n'a pas
voulu. Il écrivait avec un crayon, couché sur le dos. Brandolaccio
tenait le papier. À chaque instant mon frère voulait se lever, et
alors, au moindre mouvement, c'étaient dans son bras des douleurs
atroces, c'était pitié, disait Giocanto. Voici sa lettre.»

Miss Nevil lut la lettre, qui était écrite en anglais, sans doute
par surcroît de précaution. Voici ce qu'elle contenait:

«Mademoiselle,

«Une malheureuse fatalité m'a poussé; j'ignore ce que diront mes
ennemis, quelles calomnies ils inventeront. Peu m'importe, si
vous, mademoiselle, vous n'y donnez point créance. Depuis que je
vous ai vue, je m'étais bercé de rêves insensés. Il a fallu cette
catastrophe pour me montrer ma folie; je suis raisonnable
maintenant. Je sais quel est l'avenir qui m'attend, et il me
trouvera résigné. Cette bague que vous m'avez donnée et que je
croyais un talisman de bonheur, je n'ose la garder. Je crains,
miss Nevil, que vous n'ayez du regret d'avoir si mal placé vos
dons, ou plutôt, je crains qu'elle ne me rappelle le temps où
j'étais fou. Colomba vous la remettra... Adieu, mademoiselle, vous
allez quitter la Corse, et je ne vous verrai plus: mais dites à ma
soeur que j'ai encore votre estime, et, je le dis avec assurance,
je la mérite toujours.

«O. D. R.»

Miss Lydia s'était détournée pour lire cette lettre, et Colomba,
qui l'observait attentivement, lui remit la bague égyptienne en
lui demandant du regard ce que cela signifiait. Mais miss Lydia
n'osait lever la tête, et elle considérait tristement la bague,
qu'elle mettait à son doigt et qu'elle retirait alternativement.

«Chère miss Nevil, dit Colomba, ne puis-je savoir ce que vous dit
mon frère? Vous parle-t-il de son état?

-- Mais... dit miss Lydia en rougissant, il n'en parle pas... Sa
lettre est en anglais... Il me charge de dire à mon père... Il
espère que le préfet pourra arranger...»

Colomba, souriant avec malice, s'assit sur le lit, prit les deux
mains de miss Nevil, et la regardant avec ses yeux pénétrants:

«Serez-vous bonne? lui dit-elle. N'est-ce pas que vous répondrez à
mon frère? Vous lui ferez tant de bien! Un moment l'idée m'est
venue de vous réveiller lorsque sa lettre est arrivée, et puis je
n'ai pas osé.

-- Vous avez eu bien tort, dit miss Nevil, si un mot de moi
pouvait le...

-- Maintenant je ne puis lui envoyer de lettres. Le préfet est
arrivé, et Pietranera est pleine de ses estafiers. Plus tard nous
verrons. Ah! si vous connaissiez mon frère, miss Nevil, vous
l'aimeriez comme je l'aime... Il est si bon! si brave! songez donc
à ce qu'il a fait! Seul contre deux et blessé!»

Le préfet était de retour. Instruit par un exprès de l'adjoint, il
était venu accompagné de gendarmes et de voltigeurs, amenant de
plus procureur du roi, greffier et le reste pour instruire sur la
nouvelle et terrible catastrophe qui compliquait, ou si l'on veut
qui terminait les inimitiés des familles de Pietranera. Peu après
son arrivée, il vit le colonel Nevil et sa fille, et ne leur cacha
pas qu'il craignait que l'affaire ne prît une mauvaise tournure.

«Vous savez, dit-il, que le combat n'a pas eu de témoins; et la
réputation d'adresse et de courage de ces deux malheureux jeunes
gens était si bien établie, que tout le monde se refuse à croire
que M. della Rebbia ait pu les tuer sans l'assistance des bandits
auprès desquels on le dit réfugié.

-- C'est impossible, s'écria le colonel; Orso della Rebbia est un
garçon plein d'honneur; je réponds de lui.

-- Je le crois, dit le préfet, mais le procureur du roi (ces
messieurs soupçonnent toujours) ne me paraît pas très
favorablement disposé. Il a entre les mains une pièce fâcheuse
pour votre ami. C'est une lettre menaçante adressée à Orlanduccio,
dans laquelle il lui donne un rendez-vous... et ce rendez-vous lui
paraît une embuscade.

-- Cet Orlanduccio, dit le colonel, a refusé de se battre comme un
galant homme.

-- Ce n'est pas l'usage ici. On s'embusque, on se tue par
derrière, c'est la façon du pays. Il y a bien une déposition
favorable; c'est celle d'une enfant qui affirme avoir entendu
quatre détonations, dont les deux dernières, plus fortes que les
autres, provenaient d'une arme de gros calibre comme le fusil de
M. della Rebbia. Malheureusement cette enfant est la nièce de l'un
des bandits que l'on soupçonne de complicité et elle a sa leçon
faite.

-- Monsieur, interrompit miss Lydia, rougissant jusqu'au blanc des
yeux, nous étions sur la route quand les coups de fusil ont été
tirés, et nous avons entendu la même chose.

-- En vérité? Voilà qui est important. Et vous, colonel, vous avez
sans doute fait la même remarque?

-- Oui, reprit vivement miss Nevil; c'est mon père, qui a
l'habitude des armes, qui a dit: «Voilà M. della Rebbia qui tire
avec mon fusil.»

-- Et ces coups de fusil que vous avez reconnus, c'étaient bien
les derniers?

-- Les deux derniers, n'est-ce pas, mon père?» Le colonel n'avait
pas très bonne mémoire; mais en toute occasion il n'avait garde de
contredire sa fille. «Il faut sur-le-champ parler de cela au
procureur du roi, colonel. Au reste, nous attendons ce soir un
chirurgien qui examinera les cadavres et vérifiera si les
blessures ont été faites avec l'arme en question.

-- C'est moi qui l'ai donnée à Orso, dit le colonel, et je
voudrais la savoir au fond de la mer... C'est-à-dire... le brave
garçon, je suis bien aise qu'il l'ait eue entre les mains; car,
sans mon Manton, je ne sais trop comment il s'en serait tiré.»



XIX

Le chirurgien arriva un peu tard. Il avait eu son aventure sur la
route. Rencontré par Giocanto Castriconi, il avait été sommé avec
la plus grande politesse de venir donner ses soins à un homme
blessé. On l'avait conduit auprès d'Orso, et il avait mis le
premier appareil à sa blessure. Ensuite le bandit l'avait
reconduit assez loin, et l'avait fort édifié en lui parlant des
plus fameux professeurs de Pise, qui, disait-il, étaient ses
intimes amis.

«Docteur, dit le théologien en le quittant, vous m'avez inspiré
trop d'estime pour que je croie nécessaire de vous rappeler qu'un
médecin doit être aussi discret qu'un confesseur.» Et il faisait
jouer la batterie de son fusil. «Vous avez oublié le lieu où nous
avons eu l'honneur de vous voir. Adieu, enchanté d'avoir fait
votre connaissance.»

Colomba supplia le colonel d'assister à l'autopsie des cadavres.

«Vous connaissez mieux que personne le fusil de mon frère, dit-
elle, et votre présence sera fort utile. D'ailleurs il y a tant de
méchantes gens ici que nous courrions de grands risques si nous
n'avions personne pour défendre nos intérêts.»

Restée seule avec miss Lydia, elle se plaignit d'un grand mal de
tête, et lui proposa une promenade à quelques pas du village.

«Le grand air me fera du bien, disait-elle. Il y a si longtemps
que je ne l'ai respiré.»

Tout en marchant elle parlait de son frère: et miss Lydia, que ce
sujet intéressait assez vivement, ne s'apercevait pas qu'elle
s'éloignait beaucoup de Pietranera. Le soleil se couchait quand
elle en fit l'observation et engagea Colomba à rentrer. Colomba
connaissait une traverse qui, disait-elle, abrégeait beaucoup le
retour: et, quittant le sentier qu'elle suivait, elle en prit un
autre en apparence beaucoup moins fréquenté. Bientôt elle se mit à
gravir un coteau tellement escarpé qu'elle était obligée
continuellement pour se soutenir de s'accrocher d'une main à des
branches d'arbres, pendant que de l'autre elle tirait sa compagne
après elle. Au bout d'un grand quart d'heure de cette pénible
ascension elles se trouvèrent sur un petit plateau couvert de
myrtes et d'arbousiers, au milieu de grandes masses de granit qui
perçaient le sol de tous côtés. Miss Lydia était très fatiguée, le
village ne paraissait pas, et il faisait presque nuit.

«Savez-vous, ma chère Colomba, dit-elle, que je crains que nous ne
soyons égarées?

-- N'ayez pas peur, répondit Colomba. Marchons toujours, suivez-
moi.

-- Mais je vous assure que vous vous trompez; le village ne peut
pas être de ce côté-là. Je parierais que nous lui tournons le dos.
Tenez, ces lumières que nous voyons si loin, certainement, c'est
là qu'est Pietranera.

-- Ma chère amie, dit Colomba d'un air agité, vous avez raison;
mais à deux cents pas d'ici... dans ce maquis...

-- Eh bien?

-- Mon frère y est; je pourrais le voir et l'embrasser si vous
vouliez.» Miss Nevil fit un mouvement de surprise.

«Je suis sortie de Pietranera, poursuivit Colomba, sans être
remarquée, parce que j'étais avec vous... autrement on m'aurait
suivie... Être si près de lui et ne pas le voir!... Pourquoi ne
viendriez-vous pas avec moi voir mon pauvre frère? Vous lui feriez
tant de plaisir!

-- Mais, Colomba... ce ne serait pas convenable de ma part.

-- Je comprends. Vous autres femmes des villes, vous vous
inquiétez toujours de ce qui est convenable; nous autres femmes de
village, nous ne pensons qu'à ce qui est bien.

-- Mais il est tard!... Et votre frère, que pensera-t-il de moi?

-- Il pensera qu'il n'est point abandonné par ses amis, et cela
lui donnera du courage pour souffrir.

-- Et mon père, il sera inquiet...

-- Il vous sait avec moi... Eh bien, décidez-vous... Vous
regardiez son portrait ce matin, ajouta-t-elle avec un sourire de
malice.

-- Non... vraiment, Colomba, je n'ose... ces bandits qui sont
là...

-- Eh bien, ces bandits ne vous connaissent pas, qu'importe? Vous
désiriez en voir!...

-- Mon Dieu!

-- Voyez, mademoiselle, prenez un parti. Vous laisser seule ici,
je ne le puis pas; on ne sait pas ce qui pourrait arriver. Allons
voir Orso, ou bien retournons ensemble au village... Je verrai mon
frère... Dieu sait quand... peut-être jamais...

-- Que dites-vous, Colomba?... Eh bien, allons! mais pour une
minute seulement, et nous reviendrons aussitôt.»

Colomba lui serra la main et, sans répondre, elle se mit à marcher
avec une telle rapidité, que miss Lydia avait peine à la suivre.
Heureusement Colomba s'arrêta bientôt en disant à sa compagne:

«N'avançons pas davantage avant de les avoir prévenus; nous
pourrions peut-être attraper un coup de fusil.»

Elle se mit à siffler entre ses doigts; bientôt après on entendit
un chien aboyer, et la sentinelle avancée des bandits ne tarda pas
à paraître. C'était notre vieille connaissance, le chien Brusco,
qui reconnut aussitôt Colomba, et se chargea de lui servir de
guide. Après maints détours dans les sentiers étroits du maquis,
deux hommes armés jusqu'aux dents se présentèrent à leur
rencontre.

«Est-ce vous, Brandolaccio? demanda Colomba. Où est mon frère?

-- Là-bas! répondit le bandit. Mais avancez doucement; il dort, et
c'est la première fois que cela lui arrive depuis son accident.
Vive Dieu! on voit bien que par où passe le diable une femme passe
bien aussi.»

Les deux femmes s'approchèrent avec précaution, et auprès d'un feu
dont on avait prudemment masqué l'éclat en construisant autour un
petit mur en pierres sèches, elles aperçurent Orso couché sur un
tas de fougères et couvert d'un pilone. Il était fort pâle et l'on
entendait sa respiration oppressée. Colomba s'assit auprès de lui,
et le contemplait en silence, les mains jointes, comme si elle
priait mentalement. Miss Lydia, se couvrant le visage de son
mouchoir, se serra contre elle; mais de temps en temps elle levait
la tête pour voir le blessé par-dessus l'épaule de Colomba. Un
quart d'heure se passa sans que personne ouvrît la bouche. Sur un
signe du théologien, Brandolaccio s'était enfoncé avec lui dans le
maquis, au grand contentement de miss Lydia, qui, pour la première
fois, trouvait que les grandes barbes et l'équipement des bandits
avaient trop de couleur locale.

Enfin Orso fit un mouvement. Aussitôt Colomba se pencha sur lui et
l'embrassa à plusieurs reprises, l'accablant de questions sur sa
blessure, ses souffrances, ses besoins. Après avoir répondu qu'il
était aussi bien que possible, Orso lui demanda à son tour si miss
Nevil était encore à Pietranera, et si elle lui avait écrit.
Colomba, courbée sur son frère, lui cachait complètement sa
compagne, que l'obscurité, d'ailleurs, lui aurait difficilement
permis de reconnaître. Elle tenait une main de miss Nevil, et de
l'autre elle soulevait légèrement la tête du blessé.

«Non, mon frère, elle ne m'a pas donné de lettre pour vous...;
mais vous pensez toujours à miss Nevil, vous l'aimez donc bien?

-- Si je l'aime, Colomba!... Mais elle, elle me méprise peut-être
à présent!»

En ce moment, miss Nevil fit un effort pour retirer sa main; mais
il n'était pas facile de faire lâcher prise à Colomba; et, quoique
petite et bien formée, sa main possédait une force dont on a vu
quelques preuves.

«Vous mépriser! s'écria Colomba, après ce que vous avez fait... Au
contraire, elle dit du bien de vous... Ah! Orso, j'aurais bien des
choses d'elle à vous conter.»

La main voulait toujours s'échapper mais Colomba l'attirait
toujours plus près d'Orso.

«Mais enfin, dit le blessé, pourquoi ne pas me répondre?... Une
seule ligne, et j'aurais été content.»

À force de tirer la main de miss Nevil, Colomba finit par la
mettre dans celle de son frère. Alors, s'écartant tout à coup en
éclatant de rire:

«Orso, s'écria-t-elle, prenez garde de dire du mal de miss Lydia,
car elle entend très bien le corse.»

Miss Lydia retira aussitôt sa main et balbutia quelques mots
inintelligibles. Orso croyait rêver.

«Vous ici, miss Nevil! Mon Dieu! comment avez-vous osé? Ah! que
vous me rendez heureux!»

Et, se soulevant avec peine, il essaya de se rapprocher d'elle.

«J'ai accompagné votre soeur, dit miss Lydia... pour qu'on ne pût
soupçonner où elle allait... et puis, je voulais aussi...
m'assurer... Hélas! que vous êtes mal ici!»

Colomba s'était assise derrière Orso. Elle le souleva avec
précaution et de manière à lui soutenir la tête sur ses genoux.
Elle lui passa les bras autour du cou, et fit signe à miss Lydia
de s'approcher.

«Plus près! plus près! disait-elle: il ne faut pas qu'un malade
élève trop la voix.»

Et comme miss Lydia hésitait, elle lui prit la main et la força de
s'asseoir tellement près, que sa robe touchait Orso, et que sa
main, qu'elle tenait toujours, reposait sur l'épaule du blessé.

«Il est très bien comme cela, dit Colomba d'un air gai. N'est-ce
pas, Orso, qu'on est bien dans le maquis, au bivouac, par une
belle nuit comme celle-ci?

-- Oh oui! la belle nuit! dit Orso. Je ne l'oublierai jamais!

-- Que vous devez souffrir! dit miss Nevil.

-- Je ne souffre plus, dit Orso, et je voudrais mourir ici.» Et sa
main droite se rapprochait de celle de miss Lydia, que Colomba
tenait toujours emprisonnée. «Il faut absolument qu'on vous
transporte quelque part où l'on pourra vous donner des soins,
monsieur della Rebbia, dit miss Nevil. Je ne pourrai plus dormir,
maintenant que je vous ai vu si mal couché... en plein air...

-- Si je n'eusse craint de vous rencontrer, miss Nevil, j'aurais
essayé de retourner à Pietranera, et je me serais constitué
prisonnier.

-- Et pourquoi craigniez-vous de la rencontrer, Orso? demanda
Colomba.

-- Je vous avais désobéi, miss Nevil... et je n'aurais pas osé
vous voir en ce moment.

-- Savez-vous, miss Lydia, que vous faites faire à mon frère tout
ce que vous voulez? dit Colomba en riant. Je vous empêcherai de le
voir.

-- J'espère, dit miss Nevil, que cette malheureuse affaire va
s'éclaircir, et que bientôt vous n'aurez plus rien à craindre...
Je serai bien contente si, lorsque nous partirons, je sais qu'on
vous a rendu justice et qu'on a reconnu votre loyauté comme votre
bravoure.

-- Vous partez, miss Nevil! Ne dites pas encore ce mot-là.

-- Que voulez-vous... mon père ne peut pas chasser toujours... Il
veut partir.» Orso laissa retomber sa main qui touchait celle de
miss Lydia, et il y eut un moment de silence.

«Bah! reprit Colomba, nous ne vous laisserons pas partir si vite.
Nous avons encore bien des choses à vous montrer à Pietranera...
D'ailleurs, vous m'avez promis de faire mon portrait, et vous
n'avez pas encore commencé... Et puis je vous ai promis de vous
faire une serenata en soixante et quinze couplets... Et puis...
Mais qu'a donc Brusco à grogner?... Voilà Brandolaccio qui court
après lui... Voyons ce que c'est.»

Aussitôt elle se leva, et posant sans cérémonie la tête d'Orso sur
les genoux de miss Nevil, elle courut auprès des bandits.

Un peu étonnée de se trouver ainsi soutenant un beau jeune homme,
en tête à tête avec lui au milieu d'un maquis, miss Nevil ne
savait trop que faire, car, en se retirant brusquement, elle
craignait de faire mal au blessé. Mais Orso quitta lui-même le
doux appui que sa soeur venait de lui donner, et, se soulevant sur
son bras droit:

«Ainsi, vous partez bientôt, miss Lydia? Je n'avais jamais pensé
que vous dussiez prolonger votre séjour dans ce malheureux
pays..., et pourtant..., depuis que vous êtes venue ici, je
souffre cent fois plus en songeant qu'il faut vous dire adieu...
Je suis un pauvre lieutenant... sans avenir..., proscrit
maintenant... Quel moment, miss Lydia, pour vous dire que je vous
aime... mais c'est sans doute la seule fois que je pourrai vous le
dire, et il me semble que je suis moins malheureux, maintenant que
j'ai soulagé mon coeur.»

Miss Lydia détourna la tête, comme si l'obscurité ne suffisait pas
pour cacher sa rougeur:

«Monsieur della Rebbia, dit-elle d'une voix tremblante, serais-je
venue en ce lieu si...»

Et, tout en parlant, elle mettait dans la main d'Orso le talisman
égyptien. Puis, faisant un effort violent pour reprendre le ton de
plaisanterie qui lui était habituel:

«C'est bien mal à vous, monsieur Orso, de parler ainsi... Au
milieu du maquis, entourée de vos bandits, vous savez bien que je
n'oserais jamais me fâcher contre vous.»

Orso fit un mouvement pour baiser la main qui lui rendait le
talisman; et comme miss Lydia la retirait un peu vite, il perdit
l'équilibre et tomba sur son bras blessé. Il ne put retenir un
gémissement douloureux.

«Vous vous êtes fait mal, mon ami? s'écria-t-elle, en le
soulevant; c'est ma faute! pardonnez-moi...»

Ils se parlèrent encore quelque temps à voix basse, et fort
rapprochés l'un de l'autre. Colomba, qui accourait précipitamment,
les trouva précisément dans la position où elle les avait laissés.

«Les voltigeurs! s'écria-t-elle. Orso, essayez de vous lever et de
marcher, je vous aiderai.

-- Laissez-moi, dit Orso. Dis aux bandits de se sauver...; qu'on
me prenne, peu m'importe; mais emmène miss Lydia: au nom de Dieu,
qu'on ne la voie pas ici!

-- Je ne vous laisserai pas, dit Brandolaccio qui suivait Colomba.
Le sergent des voltigeurs est un filleul de l'avocat; au lieu de
vous arrêter, il vous tuera, et puis il dira qu'il ne l'a pas fait
exprès.»

Orso essaya de se lever, il fit même quelques pas; mais s'arrêtant
bientôt:

«Je ne puis marcher, dit-il. Fuyez, vous autres. Adieu, miss
Nevil; donnez-moi la main, et adieu!

-- Nous ne vous quitterons pas! s'écrièrent les deux femmes.

-- Si vous ne pouvez marcher, dit Brandolaccio, il faudra que je
vous porte. Allons, mon lieutenant, un peu de courage; nous aurons
le temps de décamper par le ravin, là-derrière.

M. le curé va leur donner de l'occupation.

-- Non, laissez-moi, dit Orso en se couchant à terre. Au nom de
Dieu, Colomba, emmène miss Nevil!

-- Vous êtes forte, mademoiselle Colomba, dit Brandolaccio;
empoignez-le par les épaules, moi je tiens les pieds; bon! en
avant, marche!»

Ils commencèrent à le porter rapidement, malgré ses protestations;
miss Lydia les suivait, horriblement effrayée, lorsqu'un coup de
fusil se fit entendre, auquel cinq ou six autres répondirent
aussitôt. Miss Lydia poussa un cri, Brandolaccio une imprécation,
mais il redoubla de vitesse, et Colomba, à son exemple, courait au
travers du maquis, sans faire attention aux branches qui lui
fouettaient la figure ou qui déchiraient sa robe.

«Baissez-vous, baissez-vous, ma chère, disait-elle à sa compagne,
une balle peut vous attraper.» On marcha ou plutôt on courut
environ cinq cents pas de la sorte, lorsque Brandolaccio déclara
qu'il n'en pouvait plus, et se laissa tomber à terre, malgré les
exhortations et les reproches de Colomba.

«Où est miss Nevil?» demandait Orso.

Miss Nevil, effrayée par les coups de fusil, arrêtée à chaque
instant par l'épaisseur du maquis, avait bientôt perdu la trace
des fugitifs, et était demeurée seule en proie aux plus vives
angoisses.

«Elle est restée en arrière, dit Brandolaccio, mais elle n'est pas
perdue, les femmes se retrouvent toujours. Écoutez donc, Ors'
Anton', comme le curé fait du tapage avec votre fusil.
Malheureusement on n'y voit goutte, et l'on ne se fait pas grand
mal à se tirailler de nuit.

-- Chut! s'écria Colomba; j'entends un cheval, nous sommes
sauvés.» En effet, un cheval qui paissait dans le maquis, effrayé
par le bruit de la fusillade, s'approchait de leur côté. «Nous
sommes sauvés!» répéta Brandolaccio.

Courir au cheval, le saisir par les crins, lui passer dans la
bouche un noeud de corde en guise de bride, fut pour le bandit,
aidé de Colomba, l'affaire d'un moment.

«Prévenons maintenant le curé», dit-il. Il siffla deux fois; un
sifflet éloigné répondit à ce signal, et le fusil de Manton cessa
de faire entendre sa grosse voix. Alors Brandolaccio sauta sur le
cheval. Colomba plaça son frère devant le bandit, qui d'une main
le serra fortement, tandis que de l'autre, il dirigeait sa
monture. Malgré sa double charge, le cheval, excité par deux bons
coups de pied dans le ventre, partit lestement et descendit au
galop un coteau escarpé où tout autre qu'un cheval corse se serait
tué cent fois.

Colomba revint alors sur ses pas, appelant miss Nevil de toutes
ses forces, mais aucune voix ne répondait à la sienne... Après
avoir marché quelque temps à l'aventure, cherchant à retrouver le
chemin qu'elle avait suivi, elle rencontra dans un sentier deux
voltigeurs qui lui crièrent: «Qui vive?»

«Eh bien, messieurs, dit Colomba d'un ton railleur, voilà bien du
tapage. Combien de morts?

-- Vous étiez avec les bandits, dit un des soldats, vous allez
venir avec nous.

-- Très volontiers, répondit-elle; mais j'ai une amie ici, et il
faut que nous la trouvions d'abord.

-- Votre amie est déjà prise, et vous irez avec elle coucher en
prison.

-- En prison? c'est ce qu'il faudra voir; mais, en attendant,
menez-moi auprès d'elle.»

Les voltigeurs la conduisirent alors dans le campement des
bandits, où ils rassemblaient les trophées de leur expédition,
c'est-à-dire le pilone qui couvrait Orso, une vieille marmite et
une cruche pleine d'eau. Dans le même lieu se trouvait miss Nevil,
qui, rencontrée par les soldats à demi morte de peur, répondait
par des larmes à toutes leurs questions sur le nombre des bandits
et la direction qu'ils avaient prise.

Colomba se jeta dans ses bras et lui dit à l'oreille: «Ils sont
sauvés.» Puis, s'adressant au sergent des voltigeurs:

«Monsieur, lui dit-elle, vous voyez bien que mademoiselle ne sait
rien de ce que vous lui demandez. Laissez-nous revenir au village,
où l'on nous attend avec impatience.

-- On vous y mènera, et plus tôt que vous ne le désirez, ma
mignonne, dit le sergent, et vous aurez à expliquer ce que vous
faisiez dans le maquis à cette heure avec les brigands qui
viennent de s'enfuir. Je ne sais quel sortilège emploient ces
coquins, mais ils fascinent sûrement les filles, car partout où il
y a des bandits on est sûr d'en trouver de jolies.

-- Vous êtes galant, monsieur le sergent, dit Colomba, mais vous
ne ferez pas mal de faire attention à vos paroles. Cette
demoiselle est une parente du préfet, et il ne faut pas badiner
avec elle.

-- Parente du préfet! murmura un voltigeur à son chef; en effet,
elle a un chapeau.

-- Le chapeau n'y fait rien, dit le sergent. Elles étaient toutes
les deux avec le curé, qui est le plus grand enjôleur du pays, et
mon devoir est de les emmener. Aussi bien, n'avons-nous plus rien
à faire ici. Sans ce maudit caporal Taupin..., l'ivrogne de
Français s'est montré avant que je n'eusse cerné le maquis... sans
lui nous les prenions comme dans un filet.

-- Vous êtes sept? demanda Colomba. Savez-vous, messieurs, que si
par hasard les trois frères Gambini, Sarocchi et Théodore Poli se
trouvaient à la croix de Sainte-Christine avec Brandolaccio et le
curé, ils pourraient vous donner bien des affaires. Si vous devez
avoir une conversation avec le Commandant de la campagne, [26] je ne
me soucierais pas de m'y trouver. Les balles ne connaissent
personne la nuit.»

La possibilité d'une rencontre avec les redoutables bandits que
Colomba venait de nommer parut faire impression sur les
voltigeurs. Toujours pestant contre le caporal Taupin, le chien de
Français, le sergent donna l'ordre de la retraite, et sa petite
troupe prit le chemin de Pietranera, emportant le pilone et la
marmite. Quant à la cruche, un coup de pied en fit justice. Un
voltigeur voulut prendre le bras de miss Lydia; mais Colomba, le
repoussant aussitôt:

«Que personne ne la touche! dit-elle. Croyez-vous que nous ayons
envie de nous enfuir! Allons, Lydia, ma chère, appuyez-vous sur
moi, et ne pleurez pas comme un enfant. Voilà une aventure, mais
elle ne finira pas mal; dans une demi-heure nous serons à souper.
Pour ma part, j'en meurs d'envie.

-- Que pensera-t-on de moi? disait tout bas miss Nevil.

-- On pensera que vous vous êtes engagée dans le maquis, voilà
tout.

-- Que dira le préfet?... que dira mon père surtout?

-- Le préfet?... vous lui répondrez qu'il se mêle de sa
préfecture. Votre père?... à la manière dont vous causiez avec
Orso, j'aurais cru que vous aviez quelque chose à dire à votre
père.»

Miss Nevil lui serra le bras sans répondre. «N'est-ce pas, murmura
Colomba dans son oreille, que mon frère mérite qu'on l'aime? Ne
l'aimez-vous pas un peu?

-- Ah! Colomba, répondit miss Nevil souriant malgré sa confusion,
vous m'avez trahie, moi qui avais tant de confiance en vous!»

Colomba lui passa un bras autour de la taille, et l'embrassant sur
le front: «Ma petite soeur, dit-elle bien bas, me pardonnez-vous?

-- Il le faut bien, ma terrible soeur», répondit Lydia en lui
rendant son baiser.

Le préfet et le procureur du roi logeaient chez l'adjoint de
Pietranera, et le colonel, fort inquiet de sa fille, venait pour
la vingtième fois leur en demander des nouvelles, lorsqu'un
voltigeur, détaché en courrier par le sergent, leur fit le récit
du terrible combat livré contre les brigands, combat dans lequel
il n'y avait eu, il est vrai, ni morts ni blessés, mais où l'on
avait pris une marmite, un pilone et deux filles qui étaient,
disait-il, les maîtresses ou les espionnes des bandits. Ainsi
annoncées comparurent les deux prisonnières au milieu de leur
escorte armée. On devine la contenance radieuse de Colomba, la
honte de sa compagne, la surprise du préfet, la joie et
l'étonnement du colonel. Le procureur du roi se donna le malin
plaisir de faire subir à la pauvre Lydia une espèce
d'interrogatoire qui ne se termina que lorsqu'il lui eut fait
perdre toute contenance.

«Il me semble, dit le préfet, que nous pouvons bien mettre tout le
monde en liberté. Ces demoiselles ont été se promener, rien de
plus naturel par un beau temps; elles ont rencontré par hasard un
aimable jeune homme blessé, rien de plus naturel encore.»

Puis, prenant à part Colomba:

«Mademoiselle, dit-il, vous pouvez mander à votre frère que son
affaire tourne mieux que je ne l'espérais. L'examen des cadavres,
la déposition du colonel, démontrent qu'il n'a fait que riposter,
et qu'il était seul au moment du combat. Tout s'arrangera, mais il
faut qu'il quitte le maquis au plus vite, et qu'il se constitue
prisonnier.»

Il était près de onze heures lorsque le colonel, sa fille et
Colomba se mirent à table devant un souper refroidi. Colomba
mangeait de bon appétit, se moquant du préfet, du procureur du roi
et des voltigeurs. Le colonel mangeait mais ne disait mot,
regardant toujours sa fille qui ne levait pas les yeux de dessus
son assiette. Enfin, d'une voix douce, mais grave:

«Lydia, lui dit-il en anglais, vous êtes donc engagée avec della
Rebbia?

-- Oui, mon père, depuis aujourd'hui», répondit-elle en
rougissant, mais d'une voix ferme.

Puis elle leva les yeux, et, n'apercevant sur la physionomie de
son père aucun signe de courroux, elle se jeta dans ses bras et
l'embrassa, comme les demoiselles bien élevées font en pareille
occasion.

«À la bonne heure, dit le colonel, c'est un brave garçon; mais,
par Dieu! nous ne demeurerons pas dans son pays! ou je refuse mon
consentement.

-- Je ne sais pas l'anglais, dit Colomba, qui les regardait avec
une extrême curiosité; mais je parie que j'ai deviné ce que vous
dites.

-- Nous disons, répondit le colonel, que nous vous mènerons faire
un voyage en Irlande.

-- Oui, volontiers, et je serai la surella Colomba. Est-ce fait,
colonel? Nous frappons-nous dans la main?

-- On s'embrasse dans ce cas-là», dit le colonel.



XX

Quelques mois après le coup double qui plongea la commune de
Pietranera dans la consternation (comme dirent les journaux), un
jeune homme, le bras gauche en écharpe, sortit à cheval de Bastia
dans l'après-midi, et se dirigea vers le village de Cardo, célèbre
par sa fontaine, qui, en été, fournit aux gens délicats de la
ville une eau délicieuse. Une jeune femme, d'une taille élevée et
d'une beauté remarquable, l'accompagnait montée sur un petit
cheval noir dont un connaisseur eût admiré la force et l'élégance,
mais qui malheureusement avait une oreille déchiquetée par un
accident bizarre. Dans le village, la jeune femme sauta lestement
à terre, et, après avoir aidé son compagnon à descendre de sa
monture, détacha d'assez lourdes sacoches attachées à l'arçon de
sa selle. Les chevaux furent remis à la garde d'un paysan, et la
femme chargée des sacoches qu'elle cachait sous son mezzaro, le
jeune homme portant un fusil double, prirent le chemin de la
montagne en suivant un sentier fort raide et qui ne semblait
conduire à aucune habitation. Arrivés à un des gradins élevés du
mont Quercio, ils s'arrêtèrent, et tous les deux s'assirent sur
l'herbe. Ils paraissaient attendre quelqu'un, car ils tournaient
sans cesse les yeux vers la montagne, et la jeune femme consultait
souvent une jolie montre d'or, peut-être autant pour contempler un
bijou qu'elle semblait posséder depuis peu de temps que pour
savoir si l'heure d'un rendez-vous était arrivée. Leur attente ne
fut pas longue. Un chien sortit du maquis, et, au nom de Brusco
prononcé par la jeune femme, il s'empressa de venir les caresser.
Peu après parurent deux hommes barbus, le fusil sous le bras, la
cartouchière à la ceinture, le pistolet au côté. Leurs habits
déchirés et couverts de pièces contrastaient avec leurs armes
brillantes et d'une fabrique renommée du continent. Malgré
l'inégalité apparente de leur position, les quatre personnages de
cette scène s'abordèrent familièrement et comme de vieux amis.

«Eh bien, Ors' Anton', dit le plus âgé des bandits au jeune homme,
voilà votre affaire finie. Ordonnance de non-lieu. Mes
compliments. Je suis fâché que l'avocat ne soit plus dans l'île
pour le voir enrager. Et votre bras?

-- Dans quinze jours, répondit le jeune homme, on me dit que je
pourrai quitter mon écharpe. -- Brando, mon brave, je vais partir
demain pour l'Italie, et j'ai voulu te dire adieu, ainsi qu'à
M. le curé. C'est pourquoi je vous ai priés de venir.

-- Vous êtes bien pressé, dit Brandolaccio: vous êtes acquitté
d'hier et vous partez demain?

-- On a des affaires, dit gaiement la jeune femme. Messieurs, je
vous ai apporté à souper: mangez, et n'oubliez pas mon ami Brusco.

-- Vous gâtez Brusco, mademoiselle Colomba, mais il est
reconnaissant. Vous allez voir. Allons, Brusco, dit-il, étendant
son fusil horizontalement, saute pour les Barricini.»

Le chien demeura immobile, se léchant le museau et regardant son
maître. «Saute pour les della Rebbia!» Et il sauta deux pieds plus
haut qu'il n'était nécessaire.

«Écoutez, mes amis, dit Orso, vous faites un vilain métier; et
s'il ne vous arrive pas de terminer votre carrière sur cette place
que nous voyons là-bas[27], le mieux qui vous puisse advenir, c'est
de tomber dans un maquis sous la balle d'un gendarme.

-- Eh bien, dit Castriconi, c'est une mort comme une autre, et qui
vaut mieux que la fièvre qui vous tue dans un lit, au milieu des
larmoiements plus ou moins sincères de vos héritiers. Quand on a,
comme nous, l'habitude du grand air, il n'y a rien de tel que de
mourir dans ses souliers, comme disent nos gens de village.

-- Je voudrais, poursuivit Orso, vous voir quitter ce pays... et
mener une vie plus tranquille. Par exemple, pourquoi n'iriez-vous
pas vous établir en Sardaigne, ainsi qu'ont fait plusieurs de vos
camarades? Je pourrais vous en faciliter les moyens.

-- En Sardaigne! s'écria Brandolaccio. Istos Sardos! que le diable
les emporte avec leur patois. C'est trop mauvaise compagnie pour
nous.

-- Il n'y a pas de ressource en Sardaigne, ajouta le théologien.
Pour moi, je méprise les Sardes. Pour donner la chasse aux
bandits, ils ont une milice à cheval; cela fait la critique à la
fois des bandits et du pays[28]. Fi de la Sardaigne! C'est une
chose qui m'étonne, monsieur della Rebbia, que vous, qui êtes un
homme de goût et de savoir, vous n'ayez pas adopté notre vie du
maquis, en ayant goûté comme vous avez fait.

-- Mais, dit Orso en souriant, lorsque j'avais l'avantage d'être
votre commensal, je n'étais pas trop en état d'apprécier les
charmes de votre position, et les côtes me font mal encore quand
je me rappelle la course que je fis une belle nuit, mis en travers
comme un paquet sur un cheval sans selle que conduisait mon ami
Brandolaccio.

-- Et le plaisir d'échapper à la poursuite, reprit Castriconi, le
comptez-vous pour rien? Comment pouvez-vous être insensible au
charme d'une liberté absolue sous un beau climat comme le nôtre?
Avec ce porte-respect (il montrait son fusil), on est roi partout,
aussi loin qu'il peut porter la balle. On commande, on redresse
les torts... C'est un divertissement très moral, monsieur, et très
agréable, que nous ne nous refusons point. Quelle plus belle vie
que celle de chevalier errant, quand on est mieux armé et plus
sensé que don Quichotte? Tenez, l'autre jour, j'ai su que l'oncle
de la petite Lilla Luigi, le vieux ladre qu'il est, ne voulait pas
lui donner une dot, je lui ai écrit, sans menaces, ce n'est pas ma
manière; eh bien, voilà un homme à l'instant convaincu; il l'a
mariée. J'ai fait le bonheur de deux personnes. Croyez-moi,
monsieur Orso, rien n'est comparable à la vie de bandit. Bah! vous
deviendriez peut-être des nôtres sans une certaine Anglaise que je
n'ai fait qu'entrevoir, mais dont ils parlent tous, à Bastia, avec
admiration.

-- Ma belle-soeur future n'aime pas le maquis, dit Colomba en
riant, elle y a eu trop peur.

-- Enfin, dit Orso, voulez-vous rester ici? Soit. Dites-moi si je
puis faire quelque chose pour vous.

-- Rien, dit Brandolaccio, que de nous conserver un petit
souvenir. Vous nous avez comblés. Voilà Chilina qui a une dot, et
qui, pour bien s'établir, n'aura pas besoin que mon ami le curé
écrive des lettres de menace. Nous savons que votre fermier nous
donnera du pain et de la poudre en nos nécessités; ainsi, adieu.
J'espère vous revoir en Corse un de ces jours.

-- Dans un moment pressant, dit Orso, quelques pièces d'or font
grand bien. Maintenant que nous sommes de vieilles connaissances,
vous ne me refuserez pas cette petite cartouche qui peut vous
servir à vous en procurer d'autres.

-- Pas d'argent entre nous, lieutenant, dit Brandolaccio d'un ton
résolu.

-- L'argent fait tout dans le monde, dit Castriconi; mais dans le
maquis on ne fait cas que d'un coeur brave et d'un fusil qui ne
rate pas.

-- Je ne voudrais pas vous quitter, reprit Orso, sans vous laisser
quelque souvenir. Voyons, que puis-je te laisser, Brando?»

Le bandit se gratta la tête, et, jetant sur le fusil d'Orso un
regard oblique: «Dame, mon lieutenant... si j'osais... mais non,
vous y tenez trop.

-- Qu'est-ce que tu veux?

-- Rien... la chose n'est rien... Il faut encore la manière de
s'en servir. Je pense toujours à ce diable de coup double et d'une
seule main... Oh! cela ne se fait pas deux fois.

-- C'est ce fusil que tu veux?... Je te l'apportais; mais sers
t'en le moins que tu pourras.

-- Oh! je ne vous promets pas de m'en servir comme vous; mais,
soyez tranquille, quand un autre l'aura, vous pourrez bien dire
que Brando Savelli a passé l'arme à gauche.

-- Et vous, Castriconi, que vous donnerai-je?

-- Puisque vous voulez absolument me laisser un souvenir matériel
de vous, je vous demanderai sans façon de m'envoyer un Horace du
plus petit format possible. Cela me distraira et m'empêchera
d'oublier mon latin. Il y a une petite qui vend des cigares, à
Bastia, sur le port; donnez-le-lui, et elle me le remettra.

-- Vous aurez un Elzévir, monsieur le savant; il y en a
précisément un parmi les livres que je voulais emporter. -- Eh
bien! mes amis, il faut nous séparer. Une poignée de main. Si vous
pensez un jour à la Sardaigne, écrivez-moi; l'avocat N. vous
donnera mon adresse sur le continent.

-- Mon lieutenant, dit Brando, demain, quand vous serez hors du
port, regardez sur la montagne, à cette place; nous y serons, et
nous vous ferons signe avec nos mouchoirs.»

Ils se séparèrent alors: Orso et sa soeur prirent le chemin de
Cardo, et les bandits, celui de la montagne.



XXI

Par une belle matinée d'avril, le colonel sir Thomas Nevil, sa
fille, mariée depuis peu de jours, Orso et Colomba sortirent de
Pise en calèche pour aller visiter un hypogée étrusque,
nouvellement découvert, que tous les étrangers allaient voir.
Descendus dans l'intérieur du monument, Orso et sa femme tirèrent
des crayons et se mirent en devoir d'en dessiner les peintures;
mais le colonel et Colomba, l'un et l'autre assez indifférents
pour l'archéologie, les laissèrent seuls et se promenèrent aux
environs.

«Ma chère Colomba, dit le colonel, nous ne reviendrons jamais à
Pise à temps pour notre luncheon. Est-ce que vous n'avez pas faim?
Voilà Orso et sa femme dans les antiquités; quand ils se mettent à
dessiner ensemble, ils n'en finissent pas.

-- Oui, dit Colomba, et pourtant ils ne rapportent pas un bout de
dessin.

-- Mon avis serait, continua le colonel, que nous allassions à
cette petite ferme là-bas. Nous y trouverons du pain, et peut-être
de l'aleatico, qui sait? même de la crème et des fraises, et nous
attendrons patiemment nos dessinateurs.

-- Vous avez raison, colonel. Vous et moi, qui sommes les gens
raisonnables de la maison, nous aurions bien tort de nous faire
les martyrs de ces amoureux, qui ne vivent que de poésie. Donnez-
moi le bras. N'est-ce pas que je me forme? Je prends le bras, je
mets des chapeaux, des robes à la mode; j'ai des bijoux;
j'apprends je ne sais combien de belles choses; je ne suis plus du
tout une sauvagesse. Voyez un peu la grâce que j'ai à porter ce
châle... Ce blondin, cet officier de votre régiment, qui était au
mariage... mon Dieu! je ne puis pas retenir son nom; un grand
frisé, que je jetterais par terre d'un coup de poing...

-- Chatworth? dit le colonel.

-- À la bonne heure! mais je ne le prononcerai jamais. Eh bien, il
est amoureux fou de moi.

-- Ah! Colomba, vous devenez bien coquette. Nous aurons dans peu
un autre mariage.

-- Moi! me marier? Et qui donc élèverait mon neveu... quand Orso
m'en aura donné un? qui donc lui apprendrait à parler corse?...
Oui, il parlera corse, et je lui ferai un bonnet pointu pour vous
faire enrager.

-- Attendons d'abord que vous ayez un neveu; et puis vous lui
apprendrez à jouer du stylet, si bon vous semble.

-- Adieu les stylets, dit gaiement Colomba; maintenant j'ai un
éventail, pour vous en donner sur les doigts quand vous direz du
mal de mon pays.»

Causant ainsi, ils entrèrent dans la ferme où ils trouvèrent vin,
fraises et crème. Colomba aida la fermière à cueillir des fraises
pendant que le colonel buvait de l'aleatico. Au détour d'une
allée, Colomba aperçut un vieillard assis au soleil sur une chaise
de paille, malade, comme il semblait; car il avait les joues
creuses, les yeux enfoncés; il était d'une maigreur extrême, et
son immobilité, sa pâleur, son regard fixe, le faisaient
ressembler à un cadavre plutôt qu'à un être vivant. Pendant
plusieurs minutes, Colomba le contempla avec tant de curiosité
qu'elle attira l'attention de la fermière.

«Ce pauvre vieillard, dit-elle, c'est un de vos compatriotes, car
je connais bien à votre parler que vous êtes de la Corse,
mademoiselle. Il a eu des malheurs dans son pays; ses enfants sont
morts d'une façon terrible. On dit, je vous demande pardon,
mademoiselle, que vos compatriotes ne sont pas tendres dans leurs
inimitiés. Pour lors, ce pauvre monsieur, resté seul, s'en est
venu à Pise, chez une parente éloignée, qui est la propriétaire de
cette ferme. Le brave homme est un peu timbré; c'est le malheur et
le chagrin... C'est gênant pour madame, qui reçoit beaucoup de
monde; elle l'a donc envoyé ici. Il est bien doux, pas gênant; il
ne dit pas trois paroles dans un jour. Par exemple, la tête a
déménagé. Le médecin vient toutes les semaines, et il dit qu'il
n'en a pas pour longtemps.

-- Ah! il est condamné? dit Colomba. Dans sa position, c'est un
bonheur d'en finir.

-- Vous devriez, mademoiselle, lui parler un peu corse; cela le
ragaillardirait peut-être d'entendre le langage de son pays.

-- Il faut voir», dit Colomba avec un sourire ironique. Et elle
s'approcha du vieillard jusqu'à ce que son ombre vînt lui ôter le
soleil. Alors le pauvre idiot leva la tête et regarda fixement
Colomba, qui le regardait de même, souriant toujours. Au bout d'un
instant, le vieillard passa la main sur son front, et ferma les
yeux comme pour échapper au regard de Colomba. Puis il les
rouvrit, mais démesurément; ses lèvres tremblaient; il voulait
étendre les mains; mais, fasciné par Colomba, il demeurait cloué
sur sa chaise, hors d'état de parler ou de se mouvoir. Enfin de
grosses larmes coulèrent de ses yeux, et quelques sanglots
s'échappèrent de sa poitrine. «Voilà la première fois que je le
vois ainsi, dit la jardinière. Mademoiselle est une demoiselle de
votre pays; elle est venue pour vous voir, dit-elle au vieillard.

-- Grâce! s'écria celui-ci d'une voix rauque; grâce! n'es-tu pas
satisfaite? Cette feuille... que j'avais brûlée... comment as-tu
fait pour la lire?... Mais pourquoi tous les deux?... Orlanduccio,
tu n'as rien pu lire contre lui... il fallait m'en laisser un...
un seul... Orlanduccio... tu n'as pas lu son nom...

-- Il me les fallait tous les deux, lui dit Colomba à voix basse
et dans le dialecte corse. Les rameaux sont coupés; et, si la
souche n'était pas pourrie, je l'eusse arrachée. Va, ne te plains
pas; tu n'as pas longtemps à souffrir. Moi, j'ai souffert deux
ans!»

Le vieillard poussa un cri, et sa tête tomba sur sa poitrine.
Colomba lui tourna le dos, et revint à pas lents vers la maison en
chantant quelques mots incompréhensibles d'une ballata: «Il me
faut la main qui a tiré, l'oeil qui a visé, le coeur qui a
pensé...»

Pendant que la jardinière s'empressait à secourir le vieillard,
Colomba, le teint animé, l'oeil en feu, se mettait à table devant
le colonel.

«Qu'avez-vous donc? dit-il, je vous trouve l'air que vous aviez à
Pietranera, ce jour où, pendant notre dîner, on nous envoya des
balles.

-- Ce sont des souvenirs de la Corse qui me sont revenus en tête.
Mais voilà qui est fini. Je serai marraine, n'est-ce pas? Oh!
quels beaux noms je lui donnerai: Ghilfuccio-Tomaso-Orso-Leone!»

La jardinière rentrait en ce moment. «Eh bien, demanda Colomba du
plus grand sang-froid, est-il mort, ou évanoui seulement?

-- Ce n'était rien, mademoiselle; mais c'est singulier comme votre
vue lui a fait de l'effet.

-- Et le médecin dit qu'il n'en a pas pour longtemps?

-- Pas pour deux mois, peut-être.

-- Ce ne sera pas une grande perte, observa Colomba.

-- De qui diable parlez-vous? demanda le colonel.

-- D'un idiot de mon pays, dit Colomba d'un air d'indifférence,
qui est en pension ici. J'enverrai savoir de temps en temps de ses
nouvelles. Mais, colonel Nevil, laissez donc des fraises pour mon
frère et pour Lydia.»

Lorsque Colomba sortit de la ferme pour remonter dans la calèche,
la fermière la suivit des yeux quelque temps.

«Tu vois bien cette demoiselle si jolie, dit-elle à sa fille, eh
bien, je suis sûre qu'elle a le mauvais oeil.»

1840.



[1] C'est la vengeance que l'on fait tomber sur un parent plus ou
moins éloigné de l'auteur de l'offense.
[2] «Si j'entrais dans le paradis saint, saint, et si je ne t'y
trouvais pas, j'en sortirais.» (Serenata di Zicavo.)
[3] Voyez Filippini, liv. XI. -- Le nom de Vittolo est encore en
exécration parmi les Corses. C'est aujourd'hui un synonyme de
traître.
[4] Lorsqu'un homme est mort, particulièrement lorsqu'il a été
assassiné, on place son corps sur une table, et les femmes de sa
famille, à leur défaut, des amies, ou même des femmes étrangères
connues pour leur talent poétique, improvisent devant un auditoire
nombreux des complaintes en vers dans le dialecte du pays. On
nomme ces femmes voceratrici ou, suivant la prononciation corse,
buceratrici, et la complainte s'appelle vocero, buceru, buceratu,
sur la côte orientale; ballata, sur la côte opposée. Le mot
vocero, ainsi que ses dérivés vocerar, voceratrice, vient du latin
vociferare. Quelquefois, plusieurs femmes improvisent tour à tour,
et souvent la femme ou la fille du mort chante elle-même la
complainte funèbre.
[5] Rimbeccare, en italien, signifie renvoyer, riposter, rejeter.
Dans le dialecte corse, cela veut dire: adresser un reproche
offensant et public. -- On donne le rimbecco au fils d'un homme
assassiné en lui disant que son père n'est pas vengé. Le rimbecco
est une espèce de mise en demeure pour l'homme qui n'a pas encore
lavé une injure dans le sang. -- La loi génoise punissait très
sévèrement l'auteur d'un rimbecco...
[6] Expression nationale, c'est-à-dire schioppetto, stiletto,
strada: fusil, stylet, fuite.
[7] Espèce de fromage à la crème cuit. C'est un mets national en
Corse.
[8] À cette époque, on donnait ce nom en Angleterre aux personnes à
la mode qui se faisaient remarquer par quelque chose
d'extraordinaire.
[9] On appelle signori les descendants des seigneurs féodaux de la
Corse. Entre les familles des signori et celle des caporali il y a
rivalité pour la noblesse.
[10] C'est-à-dire de la côte orientale. Cette expression très
usitée, di là dei monti, change de sens suivant la position de
celui qui l'emploie. -- La Corse est divisée du nord au sud par
une chaîne de montagnes.
[11] V. Filippini, lib. II. -- Le comte Arrigo bel Missere mourut
vers l'an 1000; on dit qu'à sa mort une voix s'entendit dans
l'air, qui chantait ces paroles prophétiques:
E morto il conte Arrigo bel Missere,
E Corsica sarà di male in peggio.
[12] Cette sainte ne se trouve pas dans le calendrier. Se vouer à
sainte Néga, c'est nier tout de parti pris.
[13] Être alla campagna, c'est-à-dire être bandit. Bandit n'est
point un terme odieux: il se prend dans le sens de banni; c'est
l'outlaw des ballades anglaises.
[14] Carchera, ceinture où l'on met des cartouches. On y attache un
pistolet à gauche.
[15] Pinsuto. On appelle ainsi ceux qui portent le bonnet pointu,
barreta pinsuta.
[16] La scaglia, expression très usitée.
[17] Les Corses montagnards détestent les habitants de Bastia,
qu'ils ne regardent pas comme des compatriotes. Jamais ils ne
disent Bastiese, mais Bastiaccio: on sait que la terminaison en
accio se prend d'ordinaire dans un sens de mépris.
[18] Cet usage subsiste encore à Bocognano (1840).
[19] La mala morte, mort violente.
[20] On appelle ainsi le bélier porteur d'une sonnette qui conduit
le troupeau, et, par métaphore, on donne le même nom au membre
d'une famille qui la dirige dans toutes les affaires importantes.
[21] Manteau de drap très épais garni d'un capuchon.
[22] Palla calda u farru freddu, locution très usitée.
[23] Salute à noi! Exclamation qui accompagne ordinairement le mot
de mort, et qui lui sert comme de correctif.
[24] Fascination involontaire qui s'exerce, soit par les yeux, soit
par la parole.
[25] Si quelque chasseur incrédule me contestait le coup double de
M. della Rebbia, je l'engagerais à aller à Sartène, et à se faire
raconter comment un des habitants les plus distingués et les plus
aimables de cette ville se tira seul, et le bras gauche cassé,
d'une position au moins aussi dangereuse.
[26] C'était le titre que prenait Théodore Poli.
[27] La place où se font les exécutions à Bastia.
[28] Je dois cette observation critique sur la Sardaigne à un ex-
bandit de mes amis, et c'est à lui seul qu'en appartient la
responsabilité. Il veut dire que des bandits qui se laissent
prendre par des cavaliers sont des imbéciles, et qu'une milice qui
poursuit à cheval les bandits n'a guère de chances de les
rencontrer.





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1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
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this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
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Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
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States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

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access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
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almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
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from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
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and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
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through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
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     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
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     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
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     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

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1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
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liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

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your written explanation.  The person or entity that provided you with
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providing it to you may choose to give you a second opportunity to
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is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***