Lettres à une inconnue, Tome Premier

By Prosper Mérimée

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Title: Lettres à une inconnue, Tome Premier
       Précédée d'une étude sur P. Mérimée par H. Taine

Author: Prosper Mérimée

Contributor: Hippolyte Taine

Release Date: January 31, 2018 [EBook #56473]

Language: French


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LETTRES À UNE INCONNUE

par

PROSPER MÉRIMÉE

De l'Académie française

Précédés d'une étude sur Mérimée

par

H. Taine

Tome Premier

PARIS

Michel Lévy Frères, Éditeurs

3, Rue Auber, 3, Place de L'Opéra

Librarie Nouvelle

Boulevard des Italiens, 15, Au coin de la Rue de Grammont

1874





PROSPER MÉRIMÉE


J'ai rencontré plusieurs fois Mérimée dans le monde. C'était un homme
grand, droit, pâle, et qui, sauf le sourire, avait l'apparence d'un
Anglais; du moins, il avait cet air froid, _distant_, qui écarte
d'avance toute familiarité. Rien qu'à le voir, on sentatit en lui le
flegme naturel ou acquis, l'empire de soi, la volonté et l'habitude
de ne pas donner prise. En cérémonie surtout, sa physionomie était
impassible. Même dans l'intimité et lorsqu'il contait une anecdote
bouffonne, sa voix restait unie, toute calme; jamais d'éclat ni
d'élan; il disait les détails les plus saugrenus, en termes propres,
du ton d'un homme qui demande une tasse de thé. La sensibilité chez
lui était domptée jusqu'à paraître absente; non qu'elle le fût: tout
au contraire; mais il y a des chevaux de race si bien mâtés par
leur maître, qu'une fois sous sa main, ils ne se permettent plus un
soubresaut. Il faut dire que le dressage avait commencé de bonne heure.
À dix ou onze ans, je crois, ayant commis quelque faute, il fut grondé
très-sévèrement et renvoyé du salon; pleurant, bouleversé, il venait de
fermer la porte, lorsqu'il entendit rire; quelqu'un disait: «Ce pauvre
enfant! il nous croit bien en colère!»--L'idée d'être dupe le révolta,
il se jura de réprimer une sensibilité si humiliante, et tint parole.
Μέμνησο ἁπιστεῖν (souviens-toi d'être en défiance) telle fut sa devise.
Être en garde contre l'expansion, l'entraînement et l'enthousiasme, ne
jamais se livrer tout entier, réserver toujours une part de soi-même,
n'être dupe ni d'autrui, ni de soi, agir et écrire comme en la présence
perpétuelle d'un spectateur indifférent, être soi-même ce spectateur,
voilà le trait de plus en plus fort qui s'est gravé dans son caractère,
pour laisser une empreinte dans toutes les parties de sa vie, de son
œuvre et de son talent.[1]

Il a vécu en amateur: on ne peut guère vivre autrement quand on a
la disposition critique; à force de retourner la tapisserie, on
finit par la voir habituellement à l'envers. En ce cas, au lieu de
personnages beaux et bien posés, on contemple des bouts de ficelle;
il est difficile alors d'entrer avec abnégation et comme ouvrier
dans une œuvre commune, d'appartenir même au parti que l'on sert,
même à l'école que l'on préfère, même à la science qu'on cultive,
même à l'art où on excelle; si parfois on descend en volontaire dans
la mêlée, le plus souvent on se tient à part. Il eut de bonne heure
quelque aisance, puis un emploi commode et intéressant, l'inspection
des monuments historiques, puis une place au sénat et des habitudes
à la cour. Aux monuments historiques, il fut compétent, actif et
utile; au sénat, il eut le bon goût d'être le plus souvent absent
ou muet; à la cour, il avait son indépendance et son franc-parler.
Voyager, étudier, regarder, se promener à travers les hommes et
les choses, telle a été son occupation; ses attaches officielles
ne le gênaient pas. D'ailleurs, un homme d'autant d'esprit se fait
respecter quand même; son ironie transperce les mieux cuirassés. Il
faut voir avec quelle désinvolture il la manie, jusqu'à la tourner
contre lui-même, et faire coup double.--Un jour, à Biarritz, il avait
lu une de ses nouvelles devant l'impératrice. «Peu après ma lecture,
je reçois la visite d'un homme de la police, se disant envoyé par la
grande-duchesse. «Qu'y a-t-il pour votre service?--Je viens, de la
part de Son Altesse impériale, vous prier ce venir ce soir chez elle
avec votre roman.--Quel roman?--Celui que vous avez lu l'autre jour
à Sa Majesté.» Je répondis que j'avais l'honneur d'être le bouffon
de Sa Majesté et que je ne pouvais aller travailler en ville sans
sa permission; et je courus tout de suite lui raconter la chose. Je
m'attendais qu'il en résulterait au moins une guerre avec la Russie, et
je fus un peu mortifié que non-seulement on m'autorisât, mais encore
qu'on me priât d'aller le soir chez la grande-duchesse, à qui on
avait donné le policeman comme factotum. Cependant, pour me soulager,
j'écrivis à la grande-duchesse une lettre d'assez bonne encre.--Cette
lettre «d'assez bonne encre» serait une pièce curieuse, et je suis sûr
qu'on ne lui a plus envoyé le factotum.--Quant aux corps constitués,
il n'est guère possible de les aborder avec plus de sérieux extérieur
et moins de déférence intime. Grave, digne, posé dans sa cravate,
quand il faisait une visite académique ou improvisait un discours
public, ses façons étaient irréprochables; cependant, en sourdine, la
serinette d'arrière-plan jouait un air comique qui tournait en ridicule
l'orateur et les auditeurs. «Le président des antiquaires s'est levé et
tout le monde avec lui. Il a pris la parole et a dit qu'il proposait
de boire à ma santé, attendu que j'étais remarquable à trois points
de vue, c'est à savoir: comme sénateur, comme homme de lettres et
comme savant. Il n'y avait que la table entre nous, et j'avais une
grande envie de lui jeter à la tête un plat de gelée au rhum... Le
lendemain, j'ai entendu le procès-verbal de la veille, où il était
dit que j'avais parlé très-éloquemment. J'ai fait un speech pour que
le procès-verbal fût purgé de tout adverbe, mais en vain.»--Candidat
à l'Académie des inscriptions, et conduit chez des érudits d'aspect
redoutable, il écrivait au retour: «Avez-vous jamais vu des chiens
entrer dans le terrier d'un blaireau? Quand ils ont quelque expérience,
ils font une mine effroyable en y entrant, et souvent ils en sortent
plus vite qu'ils n'y sont entrés, car c'est une vilaine bête à visiter
que le blaireau. Je pense toujours au blaireau en tenant le cordon de
la sonnette d'un académicien, et je me vois _in the mind's eye_ tout
à fait semblable au chien que je vous disais. Je n'ai pas encore été
mordu cependant; mais j'ai fait de drôles de rencontres.»--Il fut reçu
et eut, à côté des autres, son terrier archéologique. Mais on devine
bien qu'il n'était pas d'humeur à se confiner dans celui-ci ni dans un
autre; tous ceux qu'il habita avaient plusieurs sorties. Il y avait en
lui deux personnages: l'un qui, engagé dans la société, s'y acquittait
correctement de la besogne obligée et de la parade convenable; l'autre
qui se tenait à côté ou au-dessus du premier, et, d'un air narquois ou
résigné, le regardait faire.

Pareillement il y avait en lui deux personnages dans les affaires de
cœur. Le premier, l'homme naturel, était bon et même tendre. Nul n'a
été plus loyal, plus sûr en amitié; quand il avait une fois donné sa
main, il ne la retirait plus. On le vit bien quand il défendit M. Libri
contre les juges et contre l'opinion; c'était l'action d'un chevalier
qui, à lui seul, combat une armée. Condamné à l'amende et mis en
prison, il ne prit point des airs de martyr, et mit autant de grâce à
subir sa mésaventure qu'il avait mis de bravoure à la provoquer. Il
n'en dit rien, sauf dans une préface, et encore en manière d'excuse,
alléguant qu'il avait dû, «au mois de juillet précédent, passer quinze
jours dans un endroit où il n'était nullement incommodé du soleil et
où il jouissait d'un profond loisir.» Rien de plus, c'est le sourire
discret et fin du galant homme.--Outre cela, serviable, obligeant; des
gens qui le priaient de s'employer pour eux s'en allaient déconcertés
par sa froide mine; un mois après, il arrivait chez eux ayant en poche
la faveur demandée. Dans sa correspondance, il lui échappe un mot
frappant que tous ses amis disent très-vrai: «Il m'arrive rarement
de sacrifier les autres à moi-même, et, quand cela m'arrive, j'en ai
tous les remords possibles.»--À la fin de sa vie, on trouvait chez lui
deux vieilles dames anglaises auxquelles il parlait peu, et dont il
ne semblait pas se soucier beaucoup; un de mes amis le vit les larmes
aux yeux parce que l'une d'elles était malade. Jamais il ne disait
un mot de ses sentiments profonds; voici une correspondance d'amour,
puis d'amitié, qui a duré trente ans; la dernière lettre est datée de
son dernier jour, et l'on ne sait pas le nom de sa correspondante.
Pour qui sait lire ces lettres, il y est gracieux, aimant, délicat,
véritablement amoureux, et, qui le croirait? poète parfois, ému jusqu'à
devenir superstitieux, comme un Allemand lyrique. Cela est si étrange,
qu'il faut citer presque tout.--«Vous aviez été si longtemps sans
m'écrire que je commençais à être inquiet. Et puis j'étais tourmenté
d'une idée saugrenue que je n'ai pas osé vous écrire. Je visitais les
Arènes de Nîmes avec l'architecte du département, lorsque je vis à
dix pas de moi un oiseau charmant, un peu plus gros qu'une mésange,
le corps gris de lin, avec des ailes rouges, noires et blanches.
Cet oiseau était perché sur une corniche et me regardait fixement.
J'interrompis l'architecte pour lui demander le nom de cet oiseau.
C'est un grand chasseur, et il me dit qu'il n'en avait jamais vu de
semblable. Je m'approchai, et l'oiseau ne s'envola que lorsque j'étais
assez près de lui pour le toucher. Il alla se poser à quelques pas de
là, me regardant toujours. Partout où j'allais, il semblait me suivre,
car je l'ai retrouvé à tous les étages de l'amphithéâtre. Il n'avait
pas de compagnon et son vol était sans bruit comme celui d'un oiseau
nocturne. Le lendemain, je retournai aux Arènes et je revis encore mon
oiseau. J'avais apporté du pain que je lui jetai, mais il n'y toucha
pas. Je lui jetai ensuite une grosse sauterelle, croyant, à la forme
de son bec, qu'il mangeait des insectes, mais il ne parut pas en faire
cas. Le plus savant ornithologiste de la ville me dit qu'il n'existait
pas dans le pays d'oiseaux de cette espèce. Enfin, à la dernière visite
que j'ai faite aux Arènes, j'ai rencontré mon oiseau toujours attaché
à mes pas, au point qu'il est entré avec moi dans un corridor étroit
et sombre, où lui, oiseau de jour, n'aurait jamais dû se hasarder. Je
me souvins alors que la duchesse de Buckingham avait vu son mari sous
la forme d'un oiseau le jour de son assassinat, et l'idée me vint que
vous étiez peut-être morte et que vous aviez pris cette forme pour me
voir. Malgré moi, cette bêtise me tourmentait, et je vous assure que
j'ai été enchanté de voir que votre lettre portait la date du jour où
j'ai vu pour la première fois mon oiseau merveilleux.»--Voilà comment,
même chez un sceptique, le cœur et l'imagination travaillent; c'est une
«bêtise»; il n'en est pas moins vrai qu'il était sur le seuil du rêve
et dans le grand chemin de l'amour.[2]

Mais, à côté de l'amoureux, subsistait le critique, et le conflit
des deux personnages dans le même homme produisait des effets
singuliers. En pareil cas, il vaut peut-être mieux n'y pas voir
trop clair.--«Savez-vous bien, disait La Fontaine, que, pour peu que
j'aime, je ne vois les défauts des personnes non plus qu'une taupe qui
aurait cent pieds de terre sur elle? Dès que j'ai un grain d'amour, je
ne manque pas d'y mêler tout ce que j'ai d'encens dans mon magasin.»
C'est peut-être pour cela qu'il était si aimable.--Dans les lettres
de Mérimée, les duretés pleuvent avec les douceurs: «Je vous avouerai
que vous m'avez paru fort embellie au physique, mais point au moral...
Vous avez toujours la taille d'une sylphide, et, bien que blasé sur
les yeux noirs, je n'en ai jamais vu d'aussi grands à Constantinople
ni à Smyrne. Maintenant, voici le revers de la médaille. Vous êtes
restée enfant en beaucoup de choses, et vous êtes devenue par-dessus
le marché hypocrite... Vous croyez que vous avez de l'orgueil, j'en
suis bien fâché, mais vous n'avez qu'une petite vanité bien digne
d'une dévote. La mode est au sermon aujourd'hui. Y allez-vous? Il ne
vous manquait plus que cela.»--Et un peu plus tard: «Dans tout ce que
vous dites et tout ce que vous faites, vous substituez toujours à un
sentiment réel un convenu... Au reste, je respecte les convictions,
même celles qui me paraissent le plus absurdes. Il y a en vous beaucoup
d'idées saugrenues, pardonnez-moi le mot, que je me reprocherais de
vous ôter, puisque vous y tenez et que vous n'avez rien à mettre à la
place.» Après deux mois de tendresses, de querelles et de rendez-vous,
il conclut ainsi: «Il me semble que tous les jours vous êtes plus
égoïste. Dans _nous_, vous ne cherchez jamais que _vous._ Plus je
retourne cette idée, plus elle me paraît triste... Nous sommes si
différents, qu'à peine pouvons-nous nous comprendre.» Il paraît qu'il
avait rencontré un caractère aussi rétif et aussi indépendant que le
sien, _a lioness, though tame_, et il l'analyse.--«C'est dommage que
nous ne nous voyions pas le lendemain d'une querelle; je suis sûr que
nous serions parfaitement aimables l'un pour l'autre... Assurément
mon plus grand ennemi, ou, si vous voulez, mon rival dans votre cœur,
c'est votre orgueil; tout ce qui froisse cet orgueil vous révolte;
vous suivez votre idée, peut-être à votre insu, dans les plus petits
détails. N'est-ce pas votre orgueil qui est satisfait lorsque je baise
votre main? Vous êtes heureuse alors, m'avez-vous dit, et vous vous
abandonnez à votre sensation parce que votre orgueil se plaît à une
démonstration d'humilité...»--Quatre mois plus tard, et à distance,
après une brouille plus forte: Vous êtes une de ces _chilly women of
the North_, vous ne vivez que par la tête... Adieu, puisque nous ne
pouvons être amis qu'à distance. Vieux l'un et l'autre, nous nous
retrouverons peut-être avec plaisir.» Puis, sur un mot affectueux, il
revient.--Mais l'opposition des caractères est toujours la même; il
ne peut souffrir qu'une femme soit femme: «Rarement je vous accuse,
sinon de ce manque de franchise qui me met dans une défiance presque
continuelle avec vous, obligé que je suis de chercher toujours votre
idée sous un déguisement... Pourquoi, après si longtemps que nous
sommes ce que nous sommes l'un à l'autre, êtes-vous encore à réfléchir
plusieurs jours avant de répondre à la question la plus simple?...
Entre votre tête et votre cœur, je ne sais jamais qui l'emporte;
vous ne le savez pas vous-même, mais vous donnez toujours raison
à votre tête... S'il y a un tort de votre part, c'est assurément
cette préférence que vous donnez à votre orgueil sur ce qu'il y a de
tendresse en vous. Le premier sentiment est au second comme un colosse
à un pygmée. Et cet orgueil n'est au fond qu'une variété de l'égoïsme.»
Tout cela finit par une bonne et durable amitié.--Mais n'admirez-vous
pas cette manière agréable de faire sa cour? On se rencontrait au
Louvre, à Versailles, dans les bois des environs; on s'y promenait
tête à tête, en secret, longuement, même en janvier, plusieurs fois
par semaine; il admirait «une radieuse physionomie, de fines attaches,
une blanche main, de superbes cheveux noirs», une intelligence et une
instruction dignes de la sienne, les grâces d'une beauté originale,
les attraits d'une culture composite, les séductions d'une toilette
et d'une coquetterie savantes; il respirait le parfum exquis d'une
éducation si choisie et d'une «nature si raffinée, qu'elles résumaient
pour lui toute une civilisation»; bref, il était sous le charme. Au
retour, l'observateur reprenait son office; il démêlait le sens d'une
réponse, d'un geste; il se détachait de son sentiment pour juger un
caractère; il écrivait des vérités et des épigrammes que le lendemain
on lui rendait.

Tel il fut dans sa vie, tel on le retrouve dans ses livres. Il a
écrit et étudié en amateur, passant d'un sujet à un autre, selon
l'occasion et sa fantaisie, sans se donner à une science, sans se
mettre au service d'une idée. Ce n'était pas faute d'application ou de
compétence. Au contraire, peu d'hommes ont été plus et mieux instruits.
Il possédait six langues, avec leur littérature et leur histoire;
l'italien, le grec, le latin, l'anglais, l'espagnol et le russe; je
crois qu'en outre il lisait l'allemand. De temps en temps, une phrase
de sa correspondance, une note montre à quel point il avait poussé
ces études. Il parlait _caló_, de manière à étonner les bohémiens
d'Espagne. Il entendait les divers dialectes espagnols et déchiffrait
les vieilles chartes catalanes. 11 savait la métrique des vers anglais.
Ceux-là seuls qui ont étudié une littérature entière, dans l'imprimé
et dans le manuscrit, pendant les quatre ou cinq âges successifs de
la langue, du style et de l'orthographe, peuvent apprécier ce qu'il
faut de facilité et d'efforts pour savoir l'espagnol comme l'auteur
de _Don Pèdre_, et le russe comme l'auteur des _Cosaques_ et du _Faux
Démétrius._ Il était naturellement doué pour les langues, et en avait
appris jusque dans l'âge mûr: vers la fin de sa vie, il devenait
philologue et s'adonnait à Cannes aux minutieuses études qui composent
la grammaire comparée.--À cette connaissance des livres, il avait
ajouté celle des monuments; ses rapports prouvent qu'il était devenu
spécial pour ceux de France; il comprenait non-seulement l'effet,
mais la technique, de l'architecture. Il avait étudié chaque vieille
église sur place, avec l'aide des meilleurs architectes; sa mémoire
locale était excellente et exercée: né dans une famille de peintres,
il avait manié le pinceau et faisait bien l'aquarelle; bref, en
ceci comme en tout sujet, il était allé au fond des choses; ayant
l'horreur des phrases spécieuses, il n'écrivait qu'après avoir touché
le détail probant. On trouverait difficilement une tête d'historien
dans laquelle la collection préalable, bibliothèque et musée, soit si
complète.--Ajoutez-y des dons encore plus rares, ceux qui permettent
de faire revivre ces débris morts, je veux dire l'expérience de la
vie et l'imagination lucide. Il avait beaucoup voyagé, deux fois en
Grèce et en Orient, douze ou quinze fois en Angleterre, en Espagne et
ailleurs, et partout il avait observé les mœurs, non-seulement de la
bonne compagnie, mais de la mauvaise. «J'ai mangé plus d'une fois à
la gamelle avec des gens qu'un Anglais ne regarderait pas, de peur de
perdre le respect qu'il a pour son propre œil. J'ai bu à la même outre
qu'un galérien.» Il avait vécu familièrement avec des gitanos et des
toréadors. Il faisait des contes le soir à une assemblée de paysans et
de paysannes de l'Ardèche. Un des endroits où il se trouvait le mieux
à sa place, c'était dans une venta espagnole, avec «des muletiers et
des paysannes d'Andalousie». Il cherchait des types frustes et intacts,
«par une curiosité inépuisable de toutes les variétés de l'espèce
humaine», et formait dans sa mémoire une galerie de caractères vivants,
la plus précieuse de toutes; car les autres, celles des livres et des
édifices, sont des coquilles jadis habitées, maintenant vides, dont
on ne comprend la structure qu'en se figurant, d'après les espèces
survivantes, les espèces qui ont vécu. Par une divination vive, exacte
et prompte, il faisait cette reconstruction mentale. On voit par la
_Chronique de Charles IX_, par les _Débuts d'un Aventurier_, par le
_Théâtre de Clara Cazul_, que tel est son procédé involontaire. Ses
lectures aboutissent naturellement à la demi-vision de l'artiste, à la
mise en scène, au roman qui ranime le passé. Avec tant d'acquis et des
facultés si belles, il eût pu prendre dans l'histoire et dans l'art une
place à la fois très-grande et très-haute; il n'a pris qu'une place
moyenne dans l'histoire, et une place haute mais étroite dans l'art.

C'est qu'il se défiait, et que trop de défiance est nuisible. Pour
obtenir d'une étude tout ce qu'elle peut donner, il faut, je crois,
se donner tout entier à elle, l'épouser, ne pas la traiter comme une
maîtresse avec qui l'on s'enferme deux ou trois ans, sauf à recommencer
ensuite avec une autre. Un homme ne produit tout ce dont il est
capable que, lorsque ayant conçu quelque forme d'art, quelque méthode
de science, bref, quelque idée générale, il la trouve si belle, qu'il
la préfère à tout, notamment à lui-même, et l'adore comme une déesse
qu'il est trop heureux de servir. Mérimée aussi pouvait s'éprendre et
adorer; mais, au bout d'un temps, le critique en lui se réveillait,
jugeait la déesse, trouvait qu'elle n'était pas assez divine. Toutes
nos méthodes de science, toutes nos formes d'art, toutes nos idées
générales ont quelque endroit faible; l'insuffisant, l'incertain, le
convenu, le postiche y abondent; il n'y a que l'illusion de l'amour
qui puisse les trouver parfaites, et un sceptique n'est pas longtemps
amoureux. Celui-ci mettait son lorgnon, et dans la belle statue
démêlait le manque d'aplomb, la restauration fausse et spécieuse,
l'attitude de mode: il se dégoûtait et s'en allait, non sans motifs.
Il les indique en passant, ces motifs; il voit ce qu'il y a de hasardé
dans notre philosophie de l'histoire, ce qu'il y a d'inutile dans
notre manie d'érudition, ce qu'il y a d'exagéré dans notre goût pour
le pittoresque, ce qu'il y a d'insipide dans notre peinture du réel.
Que les inventeurs et les badauds acceptent le système ou le style par
amour-propre, ou par niaiserie; pour lui, il s'en défend, ou, s'il
ne s'en est pas défendu, il s'en repent.--«Vers l'an de grâce 1827,
j'étais romantique. Nous disions aux classiques: «Point de salut sans
la _couleur locale._» Nous entendions par couleur locale ce qu'au
XVIIe siècle on appelait les _mœurs_; mais nous étions très-fiers de
notre mot, et nous pensions avoir imaginé le mot et la chose.» Depuis,
ayant fabriqué des poésies illyriques que les savants d'outre-Rhin
traduisirent d'un grand sérieux, il put se vanter d'avoir fait de
la couleur locale. «Mais le procédé était si simple, si facile, que
j'en vins à douter du mérite de la couleur locale elle-même, et que
je pardonnai à Racine d'avoir policé les sauvages héros de Sophocle
et d'Euripide.»--Vers la fin de sa vie, il évitait de parti pris
toutes les théories; à ses yeux, elles n'étaient bonnes qu'à duper
des philosophes ou à nourrir des professeurs: il n'acceptait et
n'échangeait que des anecdotes, de petits faits d'observation, par
exemple en philologie, la date précise où l'on cesse de rencontrer
dans le vieux français les deux cas survivants de la déclinaison
latine. À force de vouloir la certitude, il desséchait la science
et ne gardait de la plante que le bois sans les fleurs. On ne peut
expliquer autrement la froideur de ses essais historiques, _Don Pèdre,
les Cosaques, le Faux Démétrius, la Guerre sociale, la Conjuration de
Catilina_, études solides, complètes, bien appuyées, bien exposées,
mais dont les personnages ne vivent pas; très-probablement, c'est qu'il
n'a pas voulu les faire vivre. Car, dans un autre écrit, _les Débuts
d'un Aventurier_, reprenant son faux Démétrius, il a fait rentrer la
séve dans la plante, en sorte qu'on peut la voir tour à tour sous les
deux formes, terne et raide dans l'herbier historique, fraîche et verte
dans l'œuvre d'art. Évidemment, quand il préparait dans cet herbier ses
Espagnols du XIVe siècle ou les contemporains de Sylla, il les voyait
par l'œil intérieur aussi nettement que son aventurier; du moins, cela
ne lui était pas plus difficile; mais il répugnait à nous les faire
voir, n'admettant dans l'histoire que des détails prouvés, se refusant
à nous donner ses divinations pour des faits authentiques, critique au
détriment de son œuvre, rigoureux jusqu'à se retrancher la meilleure
partie de lui-même et mettre son imagination sous l'interdit.

Dans ses œuvres d'art, le critique domine encore, mais presque toujours
avec un office utile, pour restreindre et diriger son talent, comme une
source qu'on enferme dans un tuyau pour qu'elle jaillisse plus mince
et plus serrée. Il avait de naissance plusieurs de ces talents que
nul travail n'acquiert et que son maître Stendhal ne possédait pas,
le don de la mise en scène, du dialogue, du comique, l'art de poser
face à face deux personnages, et de les rendre visibles au lecteur par
le seul échange de leurs paroles. De plus, comme Stendhal, il savait
les caractères et contait bien. Il soumit ces vives facultés à une
discipline sévère, et, par un effort double, entreprit de leur faire
rendre le plus d'œuvre avec le moins de matière.--Dès l'abord, il
avait beaucoup goûté le théâtre espagnol, qui est tout nerf et toute
action; il en reprit les procédés pour composer sous un faux nom de
petites pièces d'un sens profond et d'intention moderne; chose unique
dans l'histoire littéraire, plusieurs de ces pastiches, l'_Occasion, la
Périchole_, valent des originaux.--Nulle part la saillie des caractères
n'est si nette et si forte que dans ses comédies. Dans _les Mécontents
et dans les Deux Héritages_, chaque personnage, suivant un mot de
Goethe, ressemble à ces montres parfaites, en cristal transparent,
sur lesquelles on voit en même temps l'heure exacte et tout le jeu
du mécanique intérieur. Tous les détails portent et sont chargés de
sens; c'est le propre des grands peintres de dessiner en cinq ou
six coups de crayon une figure qu'on n'oublie plus. Même dans des
pièces moins réussies, par exemple dans _les Espagnols en Danemark_,
il y a des personnages, le lieutenant Charles Leblanc, et sa mère
l'espionne, qui resteront à demeure dans la mémoire humaine.--Au fond,
si un sceptique aussi déterminé avait daigné avoir une esthétique,
il aurait expliqué, je crois, que, pour un connaisseur de l'homme,
chaque homme se réduit à trois ou quatre traits principaux, lesquels
s'expriment complètement par cinq ou six actions significatives; le
reste est dérivé ou indifférent; c'est temps perdu que de le montrer.
Les lecteurs intelligents le devineront, et il ne faut écrire que pour
les lecteurs intelligents. Laisser le bavardage aux bavards, ne prendre
que l'essentiel, ne le traduire aux yeux que par des actions probantes,
concentrer, abréger, résumer la vie, voilà le but de l'art.--Du moins
tel est le sien, et il l'atteint mieux encore dans ses récits que dans
ses comédies; car les exigences de la mise en scène et de l'effet
comique ne surviennent pas pour grossir les traits, charger la vérité,
mettre sur la figure vivante un masque de théâtre.[3] L'écrivain, ayant
moins d'obligations et plus de ressources, peut dessiner plus juste
et moins appuyer. La plupart de ces nouvelles sont des chefs-d'œuvre,
et il est à croire qu'elles resteront classiques. Il y a de cela
plusieurs raisons.--D'abord, en fait, voici trente ou quarante ans
qu'elles durent, et _Carmen, l'Enlèvement de la Redoute, Colomba,
Matteo Falcone, l'Abbé Aubain, Arsène Guillot, la Vénus d'Ile, la
Partie de trictrac, Tamango_, même _le Vase étrusque_ et _la Double
Méprise_, presque tous ces petits édifices sont aussi intacts qu'au
premier jour. C'est qu'ils sont bâtis en pierres choisies, non en stuc
et autres matériaux de mode. Point de ces descriptions qui passent
au bout de cinquante ans et qui nous ennuient tant aujourd'hui dans
les romans de Walter Scott; point de ces réflexions, dissertations,
explications, que nous trouvons si longues dans les romans de Fielding;
rien que des faits, et les faits sont toujours instructifs. D'autant
plus qu'il n'y met que des faits importants, intelligibles même pour
des hommes d'un autre pays et d'un autre siècle; dans Balzac et dans
Dickens, qui n'ont pas cette précaution, beaucoup de détails minutieux,
locaux ou techniques, tomberont comme un enduit qui s'écaille, ou ne
serviront qu'aux commentaires des commentateurs.--Autre chance de
durée; ces romans sont courts, le plus long n'a qu'un demi-volume, l'un
d'eux, six pages; tous sont clairs, bien composés, rassemblés autour
d'une action simple et d'un effet unique. Or, il faut songer que la
postérité est une sorte d'étrangère, qu'elle n'a pas la complaisance
des contemporains, qu'elle ne tolère pas les ennuyeux, qu'aujourd'hui
peu de personnes supportent les huit volumes de _Clarisse Harlowe_;
bref, que l'attention humaine surchargée finit toujours par faire
faillite; il est prudent, quand après un siècle on lui demande encore
audience, de lui parler un style bref, net et plein.--En outre, il est
sage de lui dire des choses intéressantes et qui l'intéressent. Des
choses intéressantes: cela exclut les événements trop plats ou trop
bourgeois, les caractères trop effacés et trop ordinaires. Des choses
qui l'intéressent: cela veut dire des situations et des passions assez
durables pour qu'après cent ans elles soient encore de circonstance.
Mérimée choisit des types francs, forts, originaux, sortes de médailles
d'un haut relief et d'un métal dur, avec un cadre et des événements
appropriés: le premier combat d'un officier, une vendetta corse, le
dernier voyage d'un négrier, une défaillance de probité, l'exécution
d'un fils par son père, une tragédie intime dans un salon moderne;
presque tous ses contes sont meurtriers, comme ceux de Baudello et
des nouvellistes italiens, et en outre poignants par le sang-froid
du récit, par la précision du trait, par la convergence savante des
détails.--Bien mieux, chacun d'eux, dans sa petite taille, est un
document sur la nature humaine, un document complet et de longue
portée, qu'un philosophe, un moraliste, peut relire tous les ans sans
l'épuiser. Plusieurs dissertations sur l'instinct primitif et sauvage,
des traités savants, comme celui de Schopenhauer sur la métaphysique
de l'amour et de la mort, ne valent pas les cent pages de _Carmen._ Le
cierge d'_Arsène Guillot_ résume beaucoup de volumes sur la religion
du peuple et sur les vrais sentiments des courtisanes. Je ne sais
pas de plus amère prédication contre les méprises de la crédulité ou
de l'imagination, que la Double Méprise et le Vase étrusque. Il est
probable qu'en l'an 2000 on relira la _Partie de trictrac_, pour savoir
ce qu'il en coûte de manquer une fois à l'honneur. Remarquez enfin que
l'auteur n'intervient point pour nous faire la leçon; il s'abstient,
nous laisse conclure; même et de parti pris, il s'efface jusqu'à
paraître absent; les lecteurs futurs auront des égards pour un maître
de maison si poli, si discret, si habile à faire les honneurs de son
logis. Les bonnes manières plaisent toujours, et on ne peut rencontrer
d'hôte mieux élevé. À la porte, il salue ses visiteurs, les introduit,
puis se retire, les laissant libres de tout examiner et critiquer
seuls; il n'est pas importun, il ne se fait pas le cicerone de ses
trésors, jamais on ne le prendra en flagrant délit d'amour-propre. Il
cache son savoir au lieu de le montrer; il semble, à l'écouter, que
chacun aurait pu faire son livre. L'un est une anecdote qu'un de ses
amis lui a contée et qu'il a aussitôt écrite. L'autre est «un extrait»
de Brantôme et d'Aubigné. S'il a fait _les Débuts d'un Aventurier_,
c'est qu'étant au frais, malgré lui, pendant quinze jours, il n'avait
rien de mieux à faire. Pour écrire _la Guzla_, la recette est simple:
se procurer une statistique de l'Illyrie, le voyage de l'abbé Fortis,
apprendre cinq ou six mots de slave. Ce parti pris de ne pas se
surfaire va jusqu'à l'affectation. Il a si grand'peur de paraître
pédant, qu'il fuit jusque dans l'autre extrême, le ton dégagé, le sans
façon de l'homme du monde. Peut-être un jour sera-ce là son endroit
vulnérable; on se demandera si cette ironie perpétuelle n'est pas
voulue, s'il a raison de plaisanter au plus fort de la tragédie, s'il
ne se montre pas insensible par crainte du ridicule, si son ton aisé
n'est pas l'effet de la contrainte, si le gentleman en lui n'a pas fait
tort à l'auteur, s'il aimait assez son art. Plus d'une fois, notamment
dans _la Vénus d'Ille_, il s'en est servi pour mystifier le lecteur.
Ailleurs, dans _Lokis_,[4] une idée saugrenue, à, double entente,
étrange de la part d'un esprit si distingué, gît au fond du conte,
comme un crapaud dans un coffret sculpté. Il paraît qu'il trouvait
plaisir à voir des doigts de femme ouvrir le coffret, et qu'un joli
visage bien effaré par le dégoût le faisait rire. Presque toujours, il
semble qu'il ait écrit par occasion, pour s'amuser, pour s'occuper,
sans subir l'empire d'une idée, sans concevoir un grand ensemble, sans
se subordonner à une œuvre.--En ceci comme dans le reste, il était
désenchanté, et à la fin on le trouve dégoûté. Le scepticisme produit
la mélancolie. À ce sujet, sa correspondance est triste; sa santé
défaillit peu à peu; il hivernait régulièrement à Cannes, sentant que
la vie le quittait; il se soignait, se conservait; c'est l'unique
souci qui suive l'homme jusqu'au bout. Il allait tirer de l'arc par
ordonnance de médecin, et peignait, pour se distraire, des vues du
pays; tous les jours, on le rencontrait dans la campagne, marchant
en silence, avec ses deux Anglaises; l'une portait l'arc, l'autre la
boîte aux aquarelles. Il tuait ainsi le temps et prenait patience. Il
allait, par bonté d'âme, nourrir un chat, dans une cabane écartée, à
une demi-lieue de distance; il cherchait des mouches pour un lézard
qu'il nourrissait: c'étaient là ses favoris. Quand le chemin de fer lui
amenait un ami, il se ranimait et sa conversation redevenait charmante;
ses lettres l'étaient toujours; il ne pouvait s'empêcher d'avoir
l'esprit le plus original et le plus exquis. Mais le bonheur lui
manquait; il voyait l'avenir en noir, à peu près tel que nous l'avons
aujourd'hui; avant de clore les yeux, il eut la douleur d'assister à
l'écroulement complet, et mourut le 23 septembre 1870.--Si on essaye
de résumer son caractère et son talent, on trouvera, je pense, que,
né avec un cœur très-bon, doué d'un esprit supérieur, ayant vécu en
galant homme, beaucoup travaillé, et produit quelques œuvres de premier
ordre, il n'a pas pourtant tiré de lui-même tout le service qu'il
pouvait rendre, ni atteint tout le bonheur auquel il pouvait aspirer.
Par crainte d'être dupe, il s'est défié dans la vie, dans l'amour, dans
la science, dans l'art,[5] et il a été dupe de sa défiance. On l'est
toujours de quelque chose, et peut-être vaut-il mieux s'y résigner
d'avance.


H. TAINE.

Novembre 1873.



[1] On dirait qu'il s'est peint lui-même dans Saint-Clair, personnage
du _Vase étrusque._ «Il était né avec un cœur tendre et aimant; mais, à
un âge où l'on prend trop facilement des impressions qui durent toute
la vie, sa sensibilité trop expansive lui avait attiré les railleries
de ses camarades... Dès lors, il se fit une étude de cacher tous les
dehors de ce qu'il regardait comme une faiblesse déshonorante...
Dans le monde, il obtint la triste réputation d'insensible et
d'insouciant... Il avait beaucoup voyagé, beaucoup lu, et ne parlait de
ses voyages et de ses lectures que lorsqu'on l'exigeait.»--Darcy, dans
_la Double Méprise_, est encore un caractère analogue au sien.

[2] Voici de lui une action généreuse et délicate; Béranger, en cas
pareil, en fit une semblable: «J'allais être amoureux quand je suis
parti pour l'Espagne. La personne qui a causé mon voyage n'en a jamais
rien su. Si j'étais resté, j'aurais peut-être fait une grande sottise,
celle d'offrir à une femme digne de tout le bonheur dont on peut jouir
sur terre, de lui offrir, dis-je, en échange de la perte de toutes les
choses qui lui étaient chères, une tendresse que je sentais moi-même
très-inférieure au sacrifice qu'elle aurait peut-être fait.»

[3] Le Résident dans _les Espagnols en Danemark_, le Comte et les
autres gentilshommes dans _les Mécontents_, Kermouton et le marchand
do beurre dans _les Deux Héritages._ Mais, en revanche, quels résumés
vrais que les caractères de Clémence, de Sévin et de miss Jackson!

[4] Lettres à une Inconnue, II, 333, 335.

[5] Lettres à une Inconnue, I, 8. «Défaites-vous de votre optimisme, et
figurez-vous bien que nous sommes dans ce momie pour nous battre envers
et contre tous... Sachez aussi qu'il n'y a rien de plus commun que de
faire le mal pour le plaisir de le faire.»




LETTRES

À

UNE INCONNUE




I

Paris, jeudi.


J'ai reçu _in due time_ votre lettre. Tout est mystérieux en vous,
et les mêmes causes vous font agir précisément de la manière opposée
à celle dont se conduiraient les autres mortelles. Vous allez à la
campagne, bien;... c'est-à-dire que vous aurez tout le temps d'écrire;
car, là, les journées sont longues, et le désœuvrement porte à écrire
des lettres. En même temps, la surveillance et l'inquiétude de votre
dragon étant moins gênées par les occupations réglées de la ville, vous
aurez plus de questions à subir quand il vous arrivera des lettres.
D'ailleurs, dans un château, l'arrivée d'une lettre est un événement.
Point du tout; vous ne pouvez pas écrire, mais, en revanche, vous
pouvez recevoir force lettres. Je commence à me faire à vos façons
et je ne suis plus guère surpris de rien. Au reste, je vous en prie,
épargnez-moi et ne mettez pas à une trop rude épreuve cette malheureuse
disposition que j'ai prise, je ne sais comment, de trouver bien tout ce
qui est de vous.

J'ai souvenance d'avoir été peut-être un peu trop franc dans ma
dernière lettre en vous parlant de mon caractère. Un vieux diplomate de
mes amis, homme très-fin, m'a dit souvent: «Ne dites jamais de mal de
vous-même. Vos amis en diront toujours assez.» Je commence à craindre
que vous ne preniez au pied de la lettre tout le mal que je disais de
moi-même. Figurez-vous que ma grande vertu, c'est la modestie; je la
porte à l'excès et je tremble que cela ne me nuise dans votre esprit.
Une autre fois, quand je me sentirai mieux inspiré, je vous ferai la
nomenclature exacte de toutes mes qualités. La liste sera longue.
Aujourd'hui, je suis un peu malade, et je n'ose me lancer dans cette
«progression à l'infini».

Devinez en mille où j'étais samedi soir, ce que je faisais à minuit.
J'étais sur la plate-forme d'une des tours de Notre-Dame, et je buvais
de l'orangeade, et je prenais des glaces en compagnie de quatre de
mes amis et d'une lune admirable; le tout accompagné d'un gros hibou
qui battait des ailes autour de nous. C'est, en vérité, un fort beau
spectacle que Paris au clair de lune et à cette heure. Cela ressemble
à ces villes dont on parle dans _les Mille et une Nuits_, où les
habitants ont été enchantés pendant leur sommeil. Les Parisiens se
couchent à minuit en général, bien sots en cela. Notre _party_ était
assez curieuse: il y avait quatre nations représentées, chacun pensant
d'une manière différente. L'ennui, c'est qu'il y avait quelques-uns de
nous qui, en présence de la lune et du hibou, se sont crus obligés de
prendre le ton poétique et de dire des lieux communs. Au fait, peu à
peu tout le monde s'est mis à déraisonner.

Je ne sais comment et par quel enchaînement d'idées cette soirée
semi-poétique me fait penser à une autre qui ne l'était pas du tout.
J'ai été à un bal donné par des jeunes gens de mes amis, où étaient
invitées toutes les figurantes de l'Opéra. Ces femmes sont bêtes
pour la plupart; mais j'ai remarqué combien elles sont supérieures
en délicatesse morale aux hommes de leur classe. Il n'y a qu'un seul
vice qui les sépare des autres femmes: c'est la pauvreté. Toutes ces
rhapsodies vont vous édifier singulièrement. Aussi je me hâte de
terminer, ce que j'aurais dû faire beaucoup plus tôt.

Adieu. Ne m'en voulez pas pour la peinture peu flattée que je vous ai
faite de moi-même.




II

Paris.


La franchise et la vérité sont rarement bonnes auprès des femmes, elles
sont presque toujours mauvaises. Voilà que vous me regardez comme un
Sardanapale, parce que j'ai été à un bal de figurantes d'Opéra. Vous me
reprochez cette soirée comme un crime, et vous me reprochez comme un
plus grand crime encore de faire l'éloge de ces pauvres filles. Je le
répète, rendez-les riches, et il ne leur restera plus que leurs bonnes
qualités. Mais l'aristocratie a élevé des barrières insurmontables
entre les différentes classes de la société, afin qu'on ne puisse
voir combien ce qui se passe au delà de la barrière ressemble à ce
qui se passe en deçà. Je veux vous conter une histoire d'Opéra que
j'ai apprise dans cette société si perverse. Dans une maison de la
rue Saint-Honoré, il y avait une pauvre femme qui ne sortait jamais
d'une petite chambre sous les toits, qu'elle louait moyennant 3 francs
par mois. Elle avait une fille de douze ans toujours très-bien tenue,
très-réservée et qui ne parlait à personne. Cette petite sortait trois
fois la semaine dans l'après-midi, et rentrait seule à minuit. On
sut quelle était figurante à l'Opéra. Un jour, elle descend chez le
portier et demande une chandelle allumée. On la lui donne. La portière,
surprise de ne pas la voir redescendre, monte à son grenier, trouve la
femme morte sur son grabat, et la petite fille occupée à brûler une
énorme quantité de lettres qu'elle tirait d'une fort grande malle.
Elle dit: «Ma mère est morte cette nuit, et elle m'a chargée de brûler
toutes ses lettres sans les lire.» Cette enfant n'a jamais su le
véritable nom de sa mère; elle se trouve maintenant absolument seule au
monde, et n'ayant d'autre ressource que celle de faire les vautours,
les singes ou les diables à l'Opéra.

Le dernier conseil de sa mère a été pour l'engager à être bien sage et
à continuer à être figurante à l'Opéra. Elle est d'ailleurs fort sage,
très-dévote et ne se soucie guère de raconter son histoire. Veuillez
me dire si cette petite fille n'a pas infiniment plus de mérite à
mener la vie qu'elle mène, que vous n'en avez, vous qui jouissez du
bonheur singulier d'un entourage irréprochable et d'une nature si
raffinée, quelle résume un peu pour moi toute une civilisation. Il faut
vous dire la vérité. Je ne supporte la mauvaise société qu'à de rares
intervalles, et par une curiosité inépuisable de toutes les variétés
de l'espèce humaine. Je n'ose jamais aborder la mauvaise société en
hommes. Il y a là quelque chose de trop repoussant, surtout chez nous;
car, en Espagne, j'ai toujours eu des muletiers et des toreros pour
amis. J'ai mangé plus d'une fois à la gamelle avec des gens qu'un
Anglais ne regarderait pas, de peur de perdre le respect qu'il a pour
son propre œil. J'ai même bu à la même outre qu'un galérien. Il faut
dire aussi qu'il n'y avait que cette outre et qu'il faut boire quand
on a soif.--Ne croyez pas pour cela que j'aie une prédilection pour la
canaille. J'aime simplement à voir d'autres mœurs, d'autres figures,
à entendre un autre langage. Les idées sont toujours les mêmes, et,
si l'on fait abstraction de tout ce qui est convention ou règle, je
crois qu'il y a du savoir-vivre ailleurs que dans un salon du faubourg
Saint-Germain. Tout cela est de l'arabe pour vous, et je ne sais
pourquoi je vous le dis.


8 août.


J'ai été longtemps sans finir cette lettre. Ma mère a été fort malade
et moi très-inquiet. Elle est maintenant hors de danger, et j'espère
que, dans quelques jours, elle sera en parfaite santé. Je ne puis
supporter l'inquiétude, et, pendant le temps du danger, j'ai été tout à
fait bête.

Adieu.

_P.-S._--L'aquarelle que je vous destinais ne tourne pas à bien, et je
la trouve si mauvaise, qu'il est probable que je ne vous l'enverrai
pas. Que cela ne vous empêche pas de me donner la tapisserie que
vous me destinez. Tâchez de choisir un messager sûr. Règle générale:
ne prenez jamais une femme pour confidente; tôt ou tard, vous vous
en repentiriez. Sachez aussi qu'il n'y a rien de plus commun que de
faire le mal pour le plaisir de le faire. Défaites-vous de vos idées
d'optimisme et figurez-vous bien que nous sommes dans ce monde pour
nous battre envers et contre tous. À ce propos, je vous dirai qu'un
savant de mes amis, qui lit les hiéroglyphes, m'a dit que, sur les
cercueils égyptiens, on lisait très-souvent ces deux mots: _Vie;
guerre_; ce qui prouve que je n'ai pas inventé la maxime que je viens
de vous donner. Cela s'écrit en hiéroglyphe de la sorte [img]. Le
premier caractère veut dire _vie_; il représente, je crois, un de ces
vases appelés canopes. L'autre est une abréviation d'un bouclier avec
un bras tenant un lance. _There's science for you._

Adieu encore.




III

Paris.


Vos reproches me font grand plaisir. En vérité, je suis prédestiné des
fées. Je me demande souvent ce que je suis pour vous et ce que vous
êtes pour moi. À la première question, je ne puis avoir de réponse;
pour la seconde, je me figure que je vous aime comme une nièce de
quatorze ans que j'élèverais. Quant à votre parent si moral qui dit
tant de mal de moi, il me fait penser à Twachum, qui dit toujours: _Can
any virtue exist without religion?_ Avez-vous lu _Tom Jones_, livre
aussi immoral que tous les miens ensemble. Si on vous l'a défendu, vous
l'aurez lu très-certainement. Quelle drôle d'éducation vous recevez
en Angleterre! À quoi sert-elle? On s'essouffle à prêcher pendant
longtemps une jeune fille, et il est arrivé ce résultat que cette jeune
fille a désiré précisément connaître l'être immoral pour lequel on
s'était flatté de lui imposer de l'aversion. Quelle admirable histoire
que celle du serpent! Je voudrais que lady M... lût cette lettre.
Heureusement qu'elle s'évanouirait vers la dixième ligne.

En tournant la page, je relis ce que je viens de vous écrire, et il
m'a semblé qu'il y avait en apparence peu de suite et d'enchaînement
dans les idées. Erreur! Mais j'écris à mesure que je pense, et, comme
ma pensée va plus vite que ma plume, il en résulte que je suis obligé
de supprimer toutes les transitions. Je devrais peut-être faire comme
vous et biffer toute la première page; mais j'aime mieux l'abandonner
à vos méditations et à vos papillotes. Il faut vous dire aussi que je
suis très-préoccupé en ce moment d'une affaire qui m'intéresse et qui,
je l'avoue à ma honte, réside opiniâtrément dans une moitié de mon
cerveau, tandis que l'autre est toute remplie de vous. J'aime assez le
portrait que vous faites de vous-même. Il ne me paraît pas trop flatté,
et tout ce que je connais de vous me plaît prodigieusement. . . .

. . . . . . . . . . . .

Je vous étudie avec une vive curiosité. J'ai des théories sur les plus
petites choses, sur les gants, sur les bottines, sur les boucles,
etc., et j'attache beaucoup d'importance à tout cela, parce que j'ai
découvert qu'il y a un rapport certain entre le caractère des femmes
et le caprice (ou la liaison d'idées et le raisonnement, pour mieux
dire) qui leur fait choisir telle ou telle étoffe. Ainsi, par exemple,
on me doit d'avoir démontré qu'une femme qui porte des robes bleues
est coquette et affecte le sentiment. La démonstration est facile,
mais elle serait trop longue. Comment voulez-vous que je vous envoie
une aquarelle détestable plus grande que cette lettre et qu'on ne peut
rouler ni ployer? Attendez que je vous en fasse une plus petite que je
pourrai vous envoyer dans une lettre.

J'ai été l'autre jour faire une promenade en bateau. Il y avait sur
la rivière une grande quantité de petits canots à voile portant
toute sorte de gens. Il y en avait un fort grand dans lequel étaient
plusieurs femmes (de celles qui ont mauvais ton). Tous ces canots
avaient abordé, et du plus grand sort un homme d'une quarantaine
d'années, qui avait un tambour et qui tambourinait pour s'amuser.
Tandis que j'admirais l'organisation musicale de cet animal, une femme
de vingt-trois ans à peu près s'approche de lui, l'appelle monstre,
lui dit qu'elle l'avait suivi depuis Paris et que, s'il ne voulait
pas l'admettre dans sa société, il s'en repentirait. Tout cela se
passait sur le rivage dont notre canot était éloigné de vingt pas.
L'homme au tambour tambourinait toujours pendant le discours de la
femme délaissée, et lui répondait avec beaucoup de flegme qu'il ne
voulait pas d'elle dans son bateau. Là-dessus, elle court au canot
qui était amarré le plus loin du rivage et s'élance dans la rivière
en nous éclaboussant indignement. Bien qu'elle eût éteint mon cigare,
l'indignation ne m'empêcha pas, non plus que mes amis, de la retirer
aussitôt, avant qu'elle en pût avaler deux verres. Le bel objet de tant
de désespoir n'avait pas bougé et marmottait entre ses dents: «Pourquoi
la retirer, si elle avait envie de se noyer?» Nous avons mis la femme
dans un cabaret, et, comme il se faisait tard et que l'heure du dîner
approchait, nous l'avons abandonnée aux soins de la cabaretière.

Comment se fait-il que les hommes les plus indifférents soient les plus
aimés? C'est ce que je me demandais, tout en descendant la Seine, ce
que je me demande encore, et ce que je vous prie de me dire, si vous le
savez.

Adieu. Écrivez-moi souvent, soyons amis et excusez le décousu de ma
lettre. Je vous expliquerai un jour pourquoi.




IV


_Mariquita de mi alma_ (c'est ainsi que je commencerais si nous étions
à Grenade), j'ai reçu votre lettre dans un de ces moments de mélancolie
où l'on ne voit la vie qu'au travers d'un verre noir. Comme votre
épître n'est pas des plus aimables (excusez ma franchise), elle n'a pas
peu contribué à me maintenir dans une disposition maussade. Je voulais
vous répondre dimanche, immédiatement et sèchement. Immédiatement,
parce que vous m'aviez fait une espèce de reproche indirect, et
sèchement parce que j'étais furieux contre vous. J'ai été dérangé
au premier mot de ma lettre, et ce dérangement m'a empêché de vous
écrire. Remerciez-en le bon Dieu, car aujourd'hui le temps est beau;
mon humeur s'est adoucie tellement, que je ne veux plus vous écrire
que d'un style tout de miel et de sucre. Je ne vous querellerai donc
pas sur vingt ou trente passages de votre dernière lettre qui m'ont
fort choqué et que je veux bien oublier. Je vous pardonne, et cela
avec d'autant plus de plaisir qu'en vérité, je crois que, malgré la
colère, je vous aime mieux quand vous êtes boudeuse que dans une autre
disposition d'esprit. Un passage de votre lettre m'a fait rire tout
seul comme un bienheureux pendant dix minutes. Vous me dites _short
and sweet_: Mon amour est promis, sans préparation, pour amener le
gros coup de massue par quelques petites hostilités préalables. Vous
dites que vous êtes engagée pour la vie, comme vous diriez: «Je suis
engagée pour la contredanse.» Fort bien. À ce qu'il paraît, j'ai bien
employé mon temps à disputer avec vous sur l'amour, le mariage et le
reste; vous en êtes encore à croire ou à dire que, lorsqu'on vous
dit: «Aimez monsieur,» on aime. Avez-vous promis par un engagement
signé par-devant notaire ou sur papier à vignettes? Quand j'étais
écolier, je reçus d'une couturière un billet surmonté de deux cœurs
enflammés réunis comme il suit: [img02]; de plus, une déclaration
fort tendre. Mon maître d'études commença par me prendre mon billet,
et l'on me mit en prison. Puis l'objet de cette naissante passion
se consola avec le cruel maître d'études. Il n'y a rien qui soit
plus fatal que les engagements pour ceux au profit desquels ils sont
souscrits. Savez-vous que, si votre amour était promis, je croirais
sérieusement qu'il vous serait impossible de ne pas m'aimer? Comment ne
m'aimeriez-vous pas, vous qui ne m'avez pas fait de promesses, puisque
la première loi de la nature, c'est de prendre en grippe tout ce qui
a l'air d'une obligation? Et, en effet, toute obligation est de sa
nature ennuyeuse. Enfin, de tout cela, si j'avais moins de modestie,
je tirerais cette dernière conséquence, que, si vous avez promis votre
amour à quelqu'un, vous me le donnerez, à moi, à qui vous n'avez rien
promis. Plaisanterie à part et à propos de promesses, depuis que
vous ne voulez plus de mon aquarelle, j'ai assez grande envie de vous
l'envoyer. J'en étais mécontent et j'avais commencé une copie d'une
infante Marguerite, d'après Velasquez, que je voulais vous donner.
Velasquez ne se copie pas facilement, surtout par des barbouilleurs
comme moi. J'ai recommencé deux fois mon infante, mais à la fin j'en
suis encore plus mécontent que du moine. Le moine est donc à vos
ordres. Je vous l'enverrai quand vous voudrez. Mais son transport
est peu commode. Ajoutez à cela que les invisibles qui s'amusent
quelquefois à intercepter nos communications pourront peut-être bien
garder mon aquarelle. Ce qui me rassure, c'est qu'elle est si mauvaise,
qu'il faut être moi pour la faire, et vous pour en vouloir. Donnez-moi
vos ordres. J'espère que vous serez à Paris vers le milieu d'octobre.
Je me trouverai maître de quinze ou vingt jours à cette époque. Je
ne voudrais pas les passer en France, et depuis longtemps j'avais
l'intention de voir les tableaux de Rubens à Anvers et la galerie
d'Amsterdam. Mais, si j'avais la certitude de vous voir, je renoncerais
à Rubens et à Van Dyck avec la plus facile résignation. Vous voyez
que les sacrifices ne me coûtent pas. Je ne connais pas Amsterdam.
Pourtant, décidez. Votre vanité va vous faire dire ici: «Le beau
sacrifice de ne me préférer qu'à de grosses Flamandes bien blanches et
bien harengères, et en peinture encore!» Oui, c'est un sacrifice et
un très-grand. Je sacrifie le certain, qui est le plaisir, chez moi
très-vif, de voir des tableaux de maître, à la chance très-incertaine
que vous le compenserez. Observez que, sans admettre le cas impossible
où vous ne me plairiez pas, si moi je vous déplaisais, j'aurais tout
lieu de regretter mes travaux et mes grosses Flamandes...

Vous me paraissez dévote, superstitieuse même.--Je pense en ce moment
à une jolie petite Grenadine qui, en montant sur son mulet pour passer
dans la montagne de Ronda (route classique des voleurs), baisait
dévotement son pouce et se frappait la poitrine cinq ou six fois, bien
assurée après cela que les voleurs ne se montreraient pas, pourvu
que l'_Ingles_ (c'est-à-dire moi), tout voyageur est Anglais, ne
jurât pas trop par la Vierge et les saints. Cette méchante manière de
parler devient nécessaire dans les mauvais chemins pour faire aller
les chevaux. Voyez Tristram Shandy. J'aime beaucoup votre histoire du
portrait de cet enfant. Vous êtes faible et jalouse, deux qualités dans
une femme et deux défauts dans un homme. Je les ai tous les deux. Vous
me demandez qu'elle est l'affaire qui me préoccupe. Il faudrait vous
dire quel est mon caractère et ma vie, chose dont personne ne se doute,
parce que je n'ai pas encore trouvé quelqu'un qui m'inspirât assez de
confiance. Peut-être que, lorsque nous nous serons vus souvent, nous
deviendrons amis et vous me connaîtrez; ce serait pour moi le bien le
plus grand que quelqu'un à qui je pourrais dire toutes mes pensées
passées et présentes. Je deviens triste, et il ne faut pas finir ainsi.
Je suis dévoré du désir d'une réponse de vous. Soyez assez bonne pour
ne pas me la faire attendre.

Adieu; ne nous querellons plus et soyons amis. Je baise
respectueusement la main que vous me tendez en signe de paix.




V

25 septembre.


Votre lettre m'a trouvé malade et fort triste, fort occupé des plus
ennuyeuses affaires du monde, et je n'ai pas le temps de me soigner.
J'ai, je crois, une inflammation de poitrine qui me rend extrêmement
maussade. Mais, dans quelques jours, je me propose de me dorloter et de
me guérir.

Mon parti est pris. Je ne quitterai pas Paris en octobre, dans
l'espérance que vous y reviendrez. Vous me verrez ou vous ne me verrez
pas, à votre choix. La faute en sera à vous. Vous me parlez de raisons
particulières qui vous empêchent de chercher à vous trouver avec
moi. Je respecte les secrets et je ne vous demande pas vos motifs.
Seulement, je vous prie de me dire _really truly_ si vous en avez.
N'êtes-vous pas plutôt préoccupée d'un enfantillage? Peut-être vous
a-t-on fait, à mon sujet, quelque sermon dont vous êtes encore toute
pénétrée. Vous auriez bien tort d'avoir peur de moi. Votre prudence
naturelle entre sans doute pour beaucoup dans votre répugnance à me
voir. Rassurez-vous, je ne deviendrai pas amoureux de vous. Il y a
quelques années, cela aurait pu arriver; maintenant, je suis trop
_vieux_ et j'ai été trop malheureux. Je ne pourrais plus être amoureux,
parce que mes illusions m'ont procuré bien des _desengaños_ sur
l'amour. J'allais être amoureux quand je suis parti pour l'Espagne.
C'est une des belles actions de ma vie. La personne qui a causé mon
voyage n'en a jamais rien su. Si j'étais resté, j'aurais peut-être fait
une grande sottise: celle d'offrir à une femme digne de tout le bonheur
dont on peut jouir sur terre, de lui offrir, dis-je, en échange de la
perte de toutes les choses qui lui étaient chères, une tendresse que je
sentais moi-même très-inférieure au sacrifice qu'elle aurait peut-être
fait. Vous vous rappelez ma morale; «L'amour fait tout excuser,
mais il faut être bien sûr qu'il y a de l'amour.» Soyez persuadée
que ce précepte-là est plus rigoureux que ceux de vos méthodistes
amis. Conclusion: je serai charmé de vous voir. Peut-être ferez-vous
l'acquisition d'un véritable ami, et moi peut-être trouverai-je en
vous ce que je cherche depuis longtemps: une femme dont je ne sois pas
amoureux et en qui je puisse avoir de la confiance. Nous gagnerons
probablement tous deux à notre connaissance plus approfondie. Faites
pourtant ce que votre haute prudence vous conseillera.

Mon moine est prêt. À la première occasion, je vous enverrai donc ce
moine et sa monture. L'infante n'étant pas achevée, et étant trop mal
commencée pour être jamais terminée, restera où elle est et me servira
de garde-main pour un dessin que je vous ferai quand j'aurai le temps.
Je meurs d'envie de voir la surprise que vous me destinez, mais je me
creuse la tête inutilement pour le deviner. Quand je vous écris, je
néglige trop les transitions, artifice de style bien nécessaire. Je
crains que vous ne trouviez cette lettre terriblement décousue. C'est
qu'à mesure que j'écris une phrase, il m'en vient une autre à l'esprit,
laquelle donne naissance à une troisième avant que la seconde soit
terminée. Je souffre beaucoup ce soir. Si vous avez de l'influence
là-haut, tâchez de m'obtenir un peu de santé ou tout au moins de
résignation; car je suis le plus mauvais malade du monde, et je fais
la mine à mes meilleurs amis. Quand je suis étendu sur mon canapé, je
pense avec plaisir à vous, à notre mystérieuse connaissance, et il me
semble que je serais bien heureux de causer avec vous autant à bâtons
rompus que je vous écris; et encore songez qu'il y a cet avantage que
les paroles volent et que les écrits restent.

Au surplus, ce n'est pas l'idée d'être un jour imprimé tout vif ou
posthume qui me tourmente. Adieu; plaignez-moi. Je voudrais avoir le
courage de vous dire mille choses qui me rendent cette vie triste.
Mais comment vous les dire de si loin? Quand donc viendrez-vous? Adieu
encore une fois. Vous voyez que, si le cœur vous en dit, vous avez tout
le temps de m'écrire.

_P.-S._--26 septembre.--Je suis encore plus triste qu'hier. Je souffre
horriblement. Mais, si vous n'avez jamais éprouvé par vous-même ce que
c'est qu'une gastrite, vous ne comprendrez pas ce que c'est qu'une
douleur vague qui est très-vive pourtant. Elle a cela de particulier
qu'elle agit sur tout le système nerveux. Je voudrais bien être à la
campagne avec vous; vous me guéririez, j'en suis sûr. Adieu. Si je
meurs cette année, vous aurez le regret de ne m'avoir guère connu.




VI


Savez-vous que vous êtes quelquefois bien aimable? Je ne dis pas
cela pour vous faire un reproche sous un froid compliment; mais je
voudrais bien recevoir souvent de vous des lettres comme la dernière.
Malheureusement, vous n'êtes pas toujours pour moi dans d'aussi
charitables dispositions. Je ne vous ai pas répondu plus tôt parce
que votre lettre ne m'a été remise qu'hier soir, à mon retour d'une
petite excursion que j'ai faite. J'ai passé quatre jours dans une
solitude absolue et ne voyant pas un homme, encore moins une femme, car
je n'appelle pas hommes ou femmes certains bipèdes qui sont dressés
à apporter à manger et à boire quand on leur en donne l'ordre. J'ai
fait, pendant cette retraite, les réflexions les plus tristes du monde,
sur moi, sur mon avenir, sur mes amis, etc. Si j'avais eu l'esprit
d'attendre votre lettre, elle aurait donné une tout autre tournure à
mes idées. «J'aurais emporté du bonheur pour une semaine au moins.»
J'admire beaucoup votre descente chez ce brave M. Y... Votre courage
me plaît singulièrement. Je ne vous aurais jamais crue capable d'un
tel _capricho_, et je vous en aime encore davantage. Il est vrai que
le souvenir de vos splendid _black eyes_ est peut-être pour quelque
chose dans mon admiration. Pourtant, vieux comme je suis, je suis
presque insensible à la beauté. Je me dis que «cela ne gâte rien»;
mais je vous assure qu'en entendant dire par un homme très-difficile
que vous étiez fort jolie, je n'ai pu me défendre d'un sentiment de
tristesse. Voici pourquoi (d'abord persuadez-vous bien que je ne suis
pas le moins du monde amoureux de vous): je suis horriblement jaloux,
jaloux de mes amis, et je m'afflige en pensant que votre beauté vous
expose aux soins et aux attentions d'un tas de gens qui ne peuvent vous
apprécier et qui ne voient en vous que ce qui m'occupe le moins. En
vérité, je suis d'une humeur affreuse en pensant à cette cérémonie où
vous allez assister. Rien ne me rend plus mélancolique qu'un mariage.
Les Turcs, qui marchandent une femme en l'examinant comme un mouton
gras, valent bien mieux que nous qui avons mis sur ce vil marché un
vernis d'hypocrisie, hélas! bien transparent. Je me suis demandé bien
souvent ce que je pourrais dire à une femme le premier jour de ma noce,
et je n'ai rien trouvé de possible, si ce n'est un compliment sur son
bonnet de nuit. Le diable, heureusement, est bien fin s'il m'attrape
à pareille fête. Le rôle de la femme est bien plus facile que celui
de l'homme. Un jour comme celui-là, elle se modèle sur l'Iphigénie de
Racine; mais, si elle observe un peu, que de drôles de choses elle doit
voir!--Vous me direz si la fête a été belle. On va vous faire la cour
et vous régaler d'allusions au bonheur domestique. Les Andalous disent,
quand ils sont en colère: _Mataria el sol à puñaladas si no fuese por
miedo de dejar el mundo a oscuras!_

Depuis le 28 septembre, jour de ma naissance, une suite non interrompue
de petits malheurs est venue m'assaillir. Ajoutez à cela que ma
poitrine va de mal en pis et que je souffre horriblement. Je
retarderai mon voyage en Angleterre jusqu'au milieu de novembre.
Si vous ne voulez pas me voir à Londres, il faut y renoncer; mais
je veux voir les élections. Je vous rattraperai bientôt après à
Paris, où le hasard nous rapprochera si votre volonté persiste à
nous séparer. Toutes vos raisons sont pitoyables et ne valent pas la
peine d'être réfutées, d'autant plus que vous savez bien vous-même
qu'elles n'ont aucune importance. Vous faites la railleuse quand vous
dites si agréablement que vous avez peur de moi. Vous savez que je
suis laid et très-capricieux d'humeur, toujours distrait et souvent
taquin et méchant lorsque je souffre. Qu'y a-t-il là qui ne soit bien
rassurant?--Vous ne vous éprendrez jamais de moi, soyez tranquille.
Les prédictions confiantes que vous me faites ne peuvent se réaliser.
Vous n'êtes pas pythonisse. Or, en vérité, les chances de mort pour moi
sont augmentées cette année. Rassurez-vous pour vos lettres. Tout ce
qui se trouve d'écrit dans ma chambre sera brûlé après ma mort; mais,
pour vous faire enrager, je vous laisserai par testament une suite
manuscrite de la _guzla_ qui vous a tant fait rire. Vous participez
de l'ange et du démon, mais beaucoup plus du dernier. Vous m'appelez
tentateur. Osez dire que ce nom ne vous convient pas beaucoup mieux
qu'à moi! N'avez-vous pas jeté un appât à moi, pauvre petit poisson;
puis, maintenant que vous me tenez au bout de votre hameçon, vous me
faites danser entre le ciel et l'eau jusqu'à ce qu'il vous plaise,
quand vous serez lasse du jeu, de couper le fil; et alors j'en serai
pour l'hameçon dans le bec et je ne pourrai plus trouver le pêcheur. Je
vous sais gré de votre franchise à m'avouer que vous avez lu la lettre
que M. V... m'écrivait et dont il vous avait chargée. Je l'avais bien
deviné, car, depuis Ève, toutes se ressemblent en ce point. J'aurais
voulu que cette lettre fût plus intéressante; mais je suppose que,
malgré ses lunettes, vous trouvez M. V... homme de goût. Je deviens
méchant parce que je souffre. Je pense à la promesse que vous m'avez
faite d'un _schizzo_,--promesse que vous m'avez faite sans que je
l'eusse sollicitée,--et je me sens radouci. J'attends le _schizzo_ avec
la plus grande dévotion.--Adieu, _niña de mis ojos_; je vous promets
de n'être jamais amoureux de vous. Je ne veux plus être amoureux,
mais je voudrais avoir un ami féminin. Si je vous voyais souvent, et
si vous êtes telle que je le crois, je vous aimerais bien de vraie et
platonique amitié. Tâchez donc de faire en sorte que nous puissions
nous voir quand vous serez à Paris. Faudra-t-il que nous attendions une
réponse pendant des jours entiers? Adieu encore une fois. Plaignez-moi,
car je suis bien triste et j'ai mille raisons pour l'être.




VII


Lady M... m'a annoncé hier au soir que vous alliez vous marier. Cela
étant, brûlez mes lettres; je brûle les vôtres, et adieu. Je vous ai
déjà parlé de mes principes. Ils ne me permettent pas de rester en
relation avec une dame que j'ai connue demoiselle, avec une veuve que
j'ai connue mariée. J'ai remarqué que, l'état civil d'une femme étant
changé, les rapports changent aussi, et toujours pour le pire. Bref,
à tort ou à raison, je ne puis souffrir que mes amies se marient.
Donc, si vous vous mariez, oublions-nous. Je vous en conjure, n'ayez
point recours à une de vos échappatoires ordinaires et répondez-moi
franchement.

Je vous proteste que, depuis le 28 septembre, je n'ai eu que des
contrariétés et des chagrins de toute espèce. Votre mariage était
encore dans les fatalités qui devaient tomber sur moi. L'autre nuit,
ne pouvant dormir, je repassais dans mon esprit toutes les misères
dont j'ai été accablé depuis quinze jours, et je n'y trouvais qu'une
seule compensation, qui était votre aimable lettre et la promesse non
moins aimable que vous me faisiez d'un _schizzo._ C'est bien maintenant
que j'ai envie de poignarder le soleil, comme disent les Andalous.
_Mariquita de mi vida_ (laissez-moi vous appeler ainsi jusqu'à
vos noces), j'avais une pierre superbe, bien taillée, brillante,
scintillante, admirable sur tous points. Je la croyais un diamant
que je n'aurais pas troqué pour celui du Grand Mogol.--Pas du tout!
voilà qu'il se trouve que ce n'est qu'une pierre fausse. Un chimiste
de mes amis vient de m'en faire l'analyse. Figurez-vous un peu mon
désappointement. J'ai passé bien du temps à penser à ce prétendu
diamant et au bonheur de l'avoir trouvé.

Maintenant, il faut que je passe autant de temps (encore plus) à me
persuader que ce n'était qu'une pierre fausse.

Tout cela n'est qu'un apologue. J'ai dîné avant-hier avec le diamant
faux et je lui ai fait une mine de chien. Quand je suis en colère,
j'ai assez en main la figure de rhétorique appelée ironie, et j'ai
fait au diamant un éloge de ses belles qualités le plus ampoulé que
j'ai pu et avec un sang-froid bien glacial. Je ne sais, en vérité,
pourquoi je vous dis tout cela! surtout si nous allons nous oublier
prochainement. En attendant, je vous aime toujours et je me recommande
à vos prières,--_angel in thy orisons_, etc.

Vendredi prochain, votre dessin partira par un courrier et se trouvera
sans doute dimanche à Londres. Vous pourrez l'envoyer réclamer mardi
chez M. V..., Pall-Mall.

Excusez la démence de cette lettre, j'ai de tristes affaires en tête.




VIII


Mon cher ami féminin,

Nous devenons fort tendres. Vous me dites: _Amigo de mi alma_; ce qui
est fort joli dans une bouche féminine. Votre lettre ne me donne pas de
nouvelles de votre santé. Vous me disiez dans l'avant-dernière lettre
que mon ami féminin était malade, et vous auriez dû savoir que j'en
étais en peine. Ayez plus d'exactitude à l'avenir. C'est bien à vous
à vous plaindre de mes réticences, vous qui êtes le mystère incarné!
Que voulez-vous de plus sur l'histoire du diamant, si ce n'est son
nom? Des détails peut-être; mais ils seraient ennuyeux à écrire, et
ils vous amuseront peut-être un jour que nous ne trouverons rien à
nous dire, assis face à face, chacun dans un fauteuil au coin du feu.
Écoutez le rêve que j'ai fait il y a deux nuits, et, si vous êtes
sincère, interprétez-le. _Methought_ que nous étions tous les deux à
Valence, dans un beau jardin avec force oranges, grenades, etc. Vous
étiez assise sur un banc adossé à une haie. En face était un mur de
quelque six pieds qui séparait le jardin d'un jardin voisin beaucoup
plus bas. Moi, j'étais en face de vous, et nous causions en Valencien,
à ce qu'il me semblait.--_Nota bene_ que je n'entends le valencien
qu'avec beaucoup de peine. Quelle diable de langue parle-t-on en rêve
quand on parle une langue qu'on ne sait pas? Par désœuvrement, et comme
c'est mon habitude, je montai sur une pierre et je regardai dans le
jardin d'en bas. Il y avait un banc aussi adossé contre le mur, et sur
ce banc une espèce de jardinier valencien et mon diamant écoutant le
jardinier, qui jouait de la guitare. Cette vue me mit à l'instant de
très-mauvaise humeur, mais je n'en montrai rien d'abord. Le diamant
leva la tête, me vit avec surprise, mais ne bougea pas et ne parut pas
autrement déconcerté. Après quelque temps, je descendis de ma pierre et
je vous dis, de l'air du monde le plus naturel et sans vous parler du
diamant, que nous pouvions faire une excellente plaisanterie qui serait
de jeter une grosse pierre par-dessus la crête du mur. Cette pierre
était fort lourde. Vous fûtes très-empressée à m'aider, et, sans me
faire de questions (ce qui n'est pas naturel), à force de pousser, nous
parvînmes à poser la pierre sur le haut du mur et nous nous apprêtions
à la précipiter, lorsque le mur lui-même céda, s'écroula, et nous
tombâmes tous les deux avec la pierre et les débris du mur. J'ignore la
suite, car je me réveillai. Pour vous faire mieux comprendre la scène,
je vous envoie un dessin. Je n'ai pu voir la figure du jardinier, dont
j'enrage.

Vous êtes bien aimable, je vous le dis souvent depuis quelque temps.
Vous êtes bien aimable d'avoir répondu à la question que je vous ai
adressée dernièrement. Je n'ai pas besoin de vous dire que votre
réponse m'a plu. Vous m'avez dit même, et peut-être involontairement,
plusieurs choses qui m'ont fait plaisir, et surtout que le mari d'une
femme qui vous ressemblerait vous inspirerait une véritable compassion.
Je le crois sans beaucoup de peine, et j'ajoute qu'il n'y aurait
personne de plus malheureux, si ce n'est un homme qui vous aimerait.
Vous devez être froide et moqueuse dans vos mauvaises humeurs, avec une
fierté insurmontable qui vous empêche de dire: «J'ai tort.» Ajoutez
à cela l'énergie de votre caractère qui doit vous faire mépriser les
larmes et les plaintes. Lorsque, par la suite du temps et la force
des choses, nous serons amis, c'est alors que l'on verra lequel de
nous deux sait le mieux tourmenter l'autre. Les cheveux m'en dressent
à la tête rien que d'y penser. Ai-je bien interprété votre _mais?_
Soyez sûre que, malgré vos résolutions, nos fils sont trop mêlés pour
que nous ne nous retrouvions pas dans le monde quelque jour. Je meurs
d'envie de causer avec vous. Il me semble que je serais parfaitement
heureux si je savais que je vous verrai ce soir.

À propos, vous avez tort de suspecter la curiosité de M. V... Fût-elle
égale à la vôtre, ce qui n'est pas possible, M. V... est un Caton, et
il mettrait bon ordre à ce qu'il n'y eût pas de bris de scellés. Ainsi,
envoyez-lui le _schizzo_ sous cachet et ne craignez aucune indiscrétion
de sa part. Je voudrais vous voir au moment où vous écrivez: _Amigo
de mi alma._ Quand vous ferez faire votre portrait pour moi, dites
cela intérieurement, au lieu de «petite pomme d'api», comme disent
les dames qui veulent donner à leur bouche un tour gracieux.--Faites
donc que nous nous voyions sans mystère et comme de bons amis. Vous
serez sans doute désolée d'apprendre que je me porte fort mal et que
je m'ennuie horriblement. Venez bientôt à Paris, chère Mariquita, et
rendez-moi amoureux. Je ne m'ennuierai plus alors, et, pour la peine,
je vous rendrai bien malheureuse par mes humeurs. Depuis quelque temps,
votre écriture devient bien lâche et vos lettres bien courtes. Je suis
très-convaincu que vous n'avez d'amour pour personne et que vous n'en
aurez jamais. Cependant, vous comprenez assez bien la théorie.

Adieu; je fais tous les souhaits possibles pour votre santé, pour votre
bonheur, pour que vous ne vous mariiez pas, pour que vous veniez à
Paris, enfin pour que nous devenions amis.




IX


_Mariquita de mi alma_, je suis bien triste d'apprendre votre
indisposition. J'espère que, lorsque cette lettre vous parviendra,
vous serez entièrement rétablie et en état de m'écrire de plus longues
lettres. Votre dernière était d'une brièveté désespérante et d'une
sécheresse à laquelle j'étais autrefois accoutumé de votre part,
mais qui m'est maintenant plus pénible que vous ne sauriez croire.
Écrivez-moi longuement et dites-moi bien des choses aimables. Qu'est-ce
que votre maladie? Avez-vous quelque contrariété ou des chagrins de
cœur? Il y a dans votre dernier billet quelques phrases mystérieuses
comme toutes vos phrases qui sembleraient l'annoncer. Mais, entre
nous, je ne crois pas que vous ayez encore la jouissance de ce viscère
nommé cœur. Vous avez des peines de tête, des plaisirs de tête; mais
le viscère nommé cœur ne se développe que vers vingt-cinq ans, au 46e
degré de latitude. Vous allez froncer vos beaux et noirs sourcils et
vous direz: «L'insolent doute que j'aie un cœur!» car c'est la grande
prétention maintenant. Depuis que l'on a fait tant de romans et de
poëmes passionnés ou soi-disant tels, toutes les femmes prétendent
avoir un cœur. Attendez encore un peu. Quand vous aurez un cœur pour
tout de bon, vous m'en direz des nouvelles. Vous regretterez ce bon
temps où vous ne viviez que par la tête, et vous verrez que les maux
que vous souffrez maintenant ne sont que des piqûres d'épingle en
comparaison des coups de poignard qui pleuvront sur vous quand le temps
des passions sera venu.

Je me plaignais de votre lettre, qui renferme cependant quelque
chose de fort aimable: c'est la promesse formelle et d'assez bonne
grâce de m'envoyer votre portrait. Cela me fait beaucoup de plaisir,
non-seulement parce que je vous connaîtrai mieux, mais surtout parce
que vous me montrez ainsi plus de confiance. Je fais des progrès dans
votre amitié et je m'en applaudis. Ce portrait, quand l'aurai-je?
Voulez-vous me le donner dans la main? j'irai le prendre. Voulez-vous
le donner à M. V..., qui me l'enverra avec la discrétion convenable?
Ne craignez rien de lui ni de sa femme. J'aimerais mieux le tenir
de votre blanche main. Je pars pour Londres au commencement du mois
prochain. J'irai voir l'élection, je mangerai du _white-bait fish_ à
Blackwall; j'irai revoir les cartons de Hampton-Court, et je repartirai
pour Paris. Si je vous voyais, je serais bien heureux, mais je n'ose
l'espérer. Quoi qu'il en soit, si vous voulez bien envoyer le _schizzo_
sous enveloppe à M. V..., ainsi que vos lettres; je l'aurai assez
promptement, car je serai à Londres, suivant toutes les apparences, le
8 décembre. Je vous ai reproché votre curiosité et votre indiscrétion
quand vous avez ouvert la lettre de M. V...; mais, pour vous dire la
vérité, il y a des défauts en vous qui me plaisent et votre curiosité
est du nombre. J'ai bien peur que vous ne me preniez en grippe si nous
nous voyons souvent et que le contraire n'arrive pour moi. Je pense en
ce moment à l'expression de votre physionomie, qui est un peu dure, _a
lioness though tame._

Adieu; je baise mille fois vos pieds mystérieux.




X


Sans doute, sans doute, envoyez à M. V.., ce que vous me faites
espérer depuis si longtemps. Joignez-y une lettre, une longue lettre,
car, si vous m'écriviez à Paris, il est probable que je me croiserais
avec elle. Prévenez M. V... qu'il garde cette lettre et le paquet et
que j'irai le chercher chez lui en personne à la fin de la semaine
prochaine. Ce qui serait encore plus aimable de votre part, et ce
que vous n'écrivez pas, ce serait de me faire dire où et comment je
pourrais vous voir. Au reste, je n'y compte pas et je vous connais trop
bien pour attendre de vous cette preuve de courage. Je ne compte que
sur le hasard, qui me donnera peut-être un talisman ou un peloton de
fil.

Je vous écris couché sur un canapé et fort souffrant; couleur de pré
brûlé par le soleil; c'est de moi et non du canapé que je vous donne
la couleur. Il faut que vous sachiez que la mer me rend fort malade,
et que _the glad waters of the dark blue sea_ ne me sont agréables
que lorsque je les vois du rivage. La première fois que je suis allé
en Angleterre, j'avais été si malade, que je fus bien quinze jours
avant de reprendre ma couleur ordinaire, qui est celle du cheval pâle
de l'Apocalypse. Un jour que je dînais en face de madame V..., elle
s'écria tout à coup: _Until to day, I thought you were an Indian._ Ne
vous effrayez pas et ne me prenez pas pour un spectre.

Je vous demande pardon de vous parler toujours du diamant. Quels
doivent être les sentiments de quelqu'un qui n'est pas connaisseur en
pierres, à qui des joailliers ont dit: «Cette pierre est fausse,» et
qui pourtant la voit briller admirablement; qui se dit quelquefois: «Si
les joailliers ne se connaissaient pas en diamants! s'ils s'étaient
trompés ou s'ils voulaient me tromper!» Je regarde donc de temps en
temps (le moins que je puis) mon diamant, et, toutes les fois que
je le regarde, je le trouve un vrai diamant en tous points. C'est
dommage qu'il ne me soit pas possible de faire une expérience chimique
concluante. Qu'en dites-vous? Si je vous voyais, je vous expliquerais
ce que cette affaire a d'obscur et vous me donneriez quelque bon
conseil ou, ce qui vaudrait peut-être mieux, vous me feriez oublier
mon diamant vrai ou faux, car il n'y a pas de diamant qui soutienne
la comparaison avec deux beaux yeux noirs. Adieu; j'ai horriblement
mal au coude gauche, sur lequel je m'appuie pour vous écrire; et puis
vous ne méritez pas qu'on vous écrive trois pages petit texte. Vous ne
m'envoyez que quelques lignes d'écriture très-lâches, et, de vos trois
lignes, il y en a toujours deux qui me mettent en colère.




XI


Vous êtes charmante, chère marquise, trop charmante même. Je viens de
recevoir le _schizzo._ Je possède à la fois votre portrait et votre
confiance, double bonheur. Vous étiez en veine de bonté ce jour-là,
car votre lettre était longue et aimable; seulement, elle a un défaut,
c'est qu'elle ne conclut à rien. Vous verrai-je ou non? _That is the
question._ Je sais bien, moi, comment la résoudre; mais vous ne voulez
pas vous déterminer. Vous êtes, comme vous le serez toute votre vie,
entre votre caractère et vos habitudes de couvent; tout le mal vient de
là. Je vous jure que, si vous ne me permettez pas de vous faire visite,
j'irai vous demander de vos nouvelles de la part de madame D... À ce
propos, madame D... doit vous rendre un favorable témoignage de ma
discrétion. J'ai même résisté à un désir que je sentais au bout de mes
doigts pour ouvrir le paquet qui m'apportait le _schizzo._ Admirez-moi.

Pourquoi ne voulez-vous pas que je vous voie à la promenade par
exemple, ou bien mieux au British Museum ou à la galerie Ingerstein?
J'ai un ami à côté de moi qui est fort intrigué du paquet énorme que
j'ai été décacheter loin de lui, et du changement que son arrivée a
produit dans mon moral. Je ne lui ai rien dit qui pût l'approcher de la
vérité, mais il me paraît pourtant sur la voie. Adieu; je voulais vous
dire que le _schizzo_ était arrivé à bon port et qu'il m'a fait le plus
grand plaisir. Écrivons-nous souvent à Londres si nous ne nous voyons
pas...




XII

Londres, 10 décembre.


Dites-moi, au nom de Dieu, «si vous êtes de Dieu», _querida Mariquita_,
pourquoi n'avez-vous pas répondu à ma lettre? Votre avant-dernière,
et surtout le _schizzo_ qui l'accompagnait, m'avaient mis dans un
tel _flutter_, que ce que je vous ai écrit tout d'abord n'avait
pas trop le sens commun. Maintenant que je suis plus rassis et que
quelques jours de séjour à Londres m'ont considérablement rafraîchi
la cervelle, je vais essayer de raisonner avec vous. Pourquoi ne
voulez-vous pas me voir? Personne de votre entourage ne me connaît,
et ma visite serait fort vraisemblable. Votre principal motif paraît
être la peur de faire quelque chose d'_improper_, comme on dit ici.
Je ne prends pas au sérieux ce que vous dites de la crainte que vous
avez de perdre vos illusions sur moi en me connaissant davantage. Si
c'était là votre véritable motif, vous seriez la première femme, le
premier être humain qu'une considération semblable aurait empêché de
satisfaire son désir ou sa curiosité. Venons à l'_impropriété._ La
chose est-elle _improper_ en elle-même? Non, car il n'y a rien de plus
simple. Vous savez d'avance que je ne vous mangerai pas. La chose n'est
donc _improper_--si _improper_ elle est--que pour le monde. Remarquez
en passant que ce mot _monde_ nous rend malheureux depuis le jour où
on nous met des habits incommodes, parce que le monde le veut ainsi,
jusqu'au jour de notre mort.

. . . . . . . . . . . .

En m'envoyant votre portrait, il me semble que vous m'avez donné la
preuve que vous m'estimiez assez pour croire à ma discrétion. Pourquoi
n'y croiriez-vous plus? La discrétion d'un homme, et la mienne en
particulier, est d'autant plus grande qu'on lui demande davantage.
Cela posé, et vous étant sûre de ma discrétion, vous pouvez me voir,
et le monde n'est pas plus avancé qu'il ne l'est maintenant, et il ne
peut par conséquent crier à l'_impropriété._ J'ajouterai encore, et la
main sur la conscience (c'est-à-dire à gauche), que je ne vois pas,
quant à moi, la moindre inconvenance là-dedans. Je dirai plus. Si cette
correspondance doit se continuer sans que nous nous voyions jamais,
elle devient la chose la plus absurde qu'il y ait au monde. J'abandonne
tout cela à vos réflexions.

Si j'étais plus fat, je me réjouirais de ce que vous me dites de mon
diamant. Mais nous ne pouvons jamais nous aimer d'amour. Je parle de
vous et de moi. Notre connaissance n'a pas commencé d'une manière qui
puisse nous mener là. Elle est beaucoup trop romantique. Quant au
diamant, mon compagnon de voyage, tout en fumant son cigare, me parlait
d'elle sans savoir que je m'y intéressais et me disait de bien tristes
choses. Il paraît ne pas douter de sa fausseté. Chère _Mariquita_, vous
dites que vous ne voulez jamais être «diamant de la couronne», et vous
avez bien raison. Vous valez mieux que cela. Je vous offre une bonne
amitié qui, je l'espère, pourra être utile un jour à tous les deux.

Adieu.




XIII

Paris, février 1842.


J'ai lu, il y a une heure, votre lettre qui, depuis mardi, était sur
ma table, mais cachée sous un tas de papiers. Puisque vous ne méprisez
pas mes dons, voici des confitures de rose, de jasmin et de bergamote.
Vous voudrez bien en offrir un pot à madame de C..., _with my best
respects._ Il paraît que je vous ai offert des babouches, et vous les
refusez avec tant d'insistance, que je devrais bien vous les envoyer.
Mais, depuis mon retour, on me pille. Plus de babouches, je ne les
trouve plus. Voulez-vous ceci en échange? Peut-être ce miroir turc vous
sera-t-il plus agréable; car vous me faites l'effet d'être devenue
encore plus coquette qu'en l'an de grâce 1840. C'était au mois de
décembre, et vous aviez des bas de soie rayés; voilà tout ce que je me
rappelle.

C'est à vous à décider le protocole dont vous me parlez. Vous ne croyez
pas à mes cheveux gris. Voici une pièce justificative.

Je ne donne rien pour rien. Avant d'aller à Naples, vous aurez la
bonté de prendre mes ordres et de me rapporter ce que je vous dirai.
Je pourrai vous donner une lettre pour le directeur des fouilles de
Pompéi, si ces choses-là vous intéressent.

Vous faites de votre _precious self_ un portrait si brillant, que je
vois ajourner aux calendes grecques le moment où nous nous reverrons,
_Allah kerim!_ Je vous écris au milieu d'un bruit infernal. Je ne sais
trop ce que je vous dis; mais j'aurais bien des choses à vous dire, de
vous et de moi, que j'ajourne à la première fois que j'aurai de vos
nouvelles. En attendant, adieu, et conservez ces fines attaches et
cette radieuse physionomie que j'admirais.




XIV

Paris, samedi. Mars 1842.


Je me demande depuis deux jours si je vous écrirai, et j'aurais d'assez
bonnes raisons de fierté pour ne pas le faire; mais, ma foi, bien que
vous ne doutiez pas, j'espère, du plaisir que m'a fait votre lettre,
j'en ai à vous le dire.

Vous voilà riche; tant mieux. Je vous fais mon compliment. Riche,
c'est-à-dire libre. Votre ami, qui a eu cette bonne idée, me fait
l'effet d'une manière d'Auld Robin Gray; il devait être amoureux de
vous; vous ne l'avouerez jamais, car vous aimez fort le mystère. Je
vous pardonne, nous nous écrivons trop rarement pour nous quereller.
Pourquoi n'iriez-vous pas à Rome et à Naples voir des tableaux et du
soleil? Vous êtes digne de comprendre l'Italie, et vous en reviendrez
riche de quelques idées et de quelques sensations. Je ne vous conseille
pas la Grèce. Vous n'avez pas la peau assez dure pour résister à toutes
les vilaines bêtes qui mangent le monde. À propos de Grèce, puisque
vous gardez si bien ce qu'on vous donne, voici un brin d'herbe. Je l'ai
cueilli sur la colline d'Anthela aux Thermopyles, à l'endroit où sont
morts les derniers des trois cents. Il est probable que cette petite
fleur a dans ses atomes constitutifs un peu des atomes de feu Léonidas.
En outre, à cet endroit-là même, je me souviens que, couché sur un tas
de paille de maïs, devant le corps de garde de gendarmerie (quelle
profanation!), je parlai de ma jeunesse à mon ami Ampère, et je lui
dis que, parmi les souvenirs tendres qui me restaient, il n'y en avait
qu'un seul qui ne fût mêlé d'aucune amertume. Je pensais alors à notre
belle jeunesse. _Pray keep my foolish flower._

Écoutez, voulez-vous quelque souvenir de l'Orient plus substantiel?

J'ai déjà donné malheureusement tout ce que j'avais rapporté de beau.
Je vous donnerais bien des babouches, mais pour que vous les mettiez
pour d'autres, merci. Si vous voulez de la confiture de rose et de
jasmin, il m'en reste encore un peu, mais dépêchez-vous, ou je la
mangerai toute. Nous nous donnons si rarement de nos nouvelles, que
nous avons bien des choses à nous dire pour nous mettre au courant.
Voici mon histoire:

J'ai revu ma chère Espagne pendant l'automne de 1840; j'ai passé deux
mois à Madrid, où j'ai vu une révolution très-bouffonne, de très-belles
courses de taureaux, et l'entrée triomphale d'Espartero, qui était la
parade la plus comique du monde. Je demeurais chez une amie intime,
qui est pour moi une sœur dévouée; j'allais le matin à Madrid et je
revenais dîner à la campagne avec six femmes, dont la plus âgée avait
trente-six ans. Par suite de la révolution, j'étais le seul homme
qui pût aller et venir librement, en sorte que ces six infortunées
n'avaient pas d'autre _cortejo._ Elles m'ont prodigieusement gâté.
Je n'étais amoureux d'aucune et j'ai peut-être eu tort. Bien que je
ne fusse pas dupe des avantages que me donnait la révolution, j'ai
trouvé qu'il était très-doux d'être ainsi sultan, même _ad honores._
À mon retour à Paris, je me suis donné l'innocent plaisir de faire
imprimer un livre sans le publier. On n'en a tiré que cent cinquante
exemplaires: papier magnifique, images, etc., et je l'ai donné aux gens
qui m'ont plu. Je vous offrirais cette rareté si vous en étiez digne;
mais sachez que c'est un travail historique et pédantesque si hérissé
de grec et de latin, voire même d'osque (savez-vous seulement ce que
c'est que l'osque?), que vous ne pourriez y mordre.--L'été passé, je
me suis trouvé quelque argent. Mon ministre m'a donné la clef des
champs pour trois mois, et j'en ai passé cinq à courir entre Malte,
Athènes, Éphèse et Constantinople. Dans ces cinq mois, je ne me suis
pas ennuyé cinq minutes. Vous à qui j'ai fait si grand'-peur jadis, que
seriez-vous devenue si vous m'aviez vu dans mes courses en Asie avec
une ceinture de pistolets, un grand sabre et--le croiriez-vous?--des
moustaches qui dépassaient mes oreilles! Sans vanité, j'aurais fait
peur au plus hardi brigand de mélodrame. À Constantinople, j'ai vu
le sultan en bottes vernies et redingote noire, puis tout couvert
de diamants, à la procession du Baïram. Là, une belle dame, sur la
babouche de qui j'avais marché par mégarde, m'a donné un grandissime
coup de poing en m'appelant _giaour._ Voilà mes seuls rapports avec les
beautés turques. J'ai vu à Athènes et en Asie les plus beaux monuments
du monde et les plus beaux paysages possibles.

Le drawback consistait en puces et en cousins gros comme des alouettes;
aussi n'ai-je jamais dormi. Au milieu de tout cela, je suis devenu bien
vieux. Mon firman me donne des cheveux de tourterelle; c'est une jolie
métaphore orientale pour dire de vilaines choses. Représentez-vous
votre ami tout gris. Et vous, _querida_, êtes-vous changée? J'attends
avec impatience que vous soyez moins jolie pour vous voir. Dans deux ou
trois ans, quand vous m'écrirez, dites-moi ce que vous faites et quand
nous nous verrons. Votre «souvenir respectueux» m'a fait rire et aussi
votre prétention à le disputer, dans mon cœur, aux chapiteaux ioniques
et corinthiens.

D'abord, je n'aime plus que le dorique, et il n'y a pas de chapiteaux,
sans en excepter ceux du Parthénon, qui vaillent pour moi le souvenir
d'une vieille amitié. Adieu; allez en Italie, et soyez heureuse. Je
pars aujourd'hui pour Évreux pour affaires de mon métier; je serai de
retour lundi soir. Si vous voulez manger des feuilles de rose, dites;
je vous préviens qu'il n'y en a plus qu'une cuillerée pour vous.




XV

Paris, lundi soir. Mars 1842.


Je viens de recevoir votre lettre, qui m'a mis de mauvaise humeur.
Ainsi, c'est votre orgueil satanique qui vous a empêchée de me voir.
Au reste, je n'ai pas trop le droit de vous faire des reproches; car,
l'autre jour, je vous ai rencontrée, je crois, et un sentiment aussi
mesquin m'a retenu au moment où j'allais vous parler. Vous dites que
vous valez mieux qu'il y a deux ans: cela vous plaît à dire. Vous
m'avez semblé embellie; mais vous paraissez avoir acquis, en revanche,
une assez jolie dose d'égoïsme et d'hypocrisie. Cela peut être
très-utile; seulement, il n'y a pas de quoi se vanter. Quant à moi,
je crois ne valoir ni plus ni moins qu'autrefois; je ne suis pas plus
hypocrite et j'ai peut-être tort. Il est certain qu'on ne m'en aime pas
davantage. Puisque cette bourse n'est point brodée par votre blanche
main, que voulez-vous que j'en fasse? Vous devriez bien pourtant me
donner quelque œuvre de vous; mon miroir et mes confitures méritaient
cela; au moins eût-il été bien de me dire si vous les aviez reçus; mais
je n'ai plus le droit de vous gronder. Quand vous irez en Italie et que
vous passerez par Paris, il est probable que vous ne m'y trouverez pas.
Où serai-je? le diable le sait. Il n'est pas impossible que je vous
rencontre aux _Studij_; mais il se peut aussi que j'aille à Saragosse,
voir cette femme dont vous dites que vous valez autant qu'elle. En fait
de sœur, je n'en aurai point d'autre. Dites-moi donc, et cela avant
votre départ de Paris, à quelle époque vous irez à Naples, et si vous
voulez vous charger d'un volume pour M. Buonuicci, le directeur de
fouilles de Pompéi. Je laisserai en partant ce volume chez madame de
C... ou ailleurs.

J'ai souvenance d'avoir vu, il y a bien longtemps, une madame de C...
dans une maison où se passa un mélodrame dans lequel je jouai le rôle
de niais. Demandez-lui si elle se souvient de moi.

Adieu donc, et pour longtemps sans doute. Je suis fâché de ne vous
avoir pas vue. Donnez-moi de temps en temps de vos nouvelles, vous me
ferez toujours grand plaisir, quand même vous continueriez le beau
système d'hypocrisie où vous êtes entrée si triomphalement. Pour la
lettre de Buonuicci, je vous recommanderai, vous et votre société,
comme grands archéologues, etc. Vous serez contente de son empressement.




XVI

Paris, samedi 14 mai 1842.


Vous saurez, pour commencer, que je ne suis point brûlé. «L'accident
du chemin de fer de la rive gauche!» c'est ainsi que nous commençons
toutes nos lettres à Paris depuis quatre jours; et puis je vous dirai
que votre lettre m'a fait grand plaisir. Je l'ai trouvée au retour
d'un petit voyage que je viens de faire pour affaires de mon métier,
voilà pourquoi je vous réponds si tard. S'il faut être franc, et vous
savez que je ne me corrige pas de ce défaut, je vous avouerai que vous
m'avez paru fort embellie au physique, mais point du tout au moral;
vous avez de très-belles couleurs et des cheveux admirables que j'ai
regardés plus que votre bonnet, qui en valait la peine probablement,
puisque vous semblez irritée que je n'aie pas su l'apprécier. Mais je
n'ai jamais pu distinguer la dentelle du calicot. Vous avez toujours la
taille d'une sylphide, et, bien que blasé sur les yeux noirs, je n'en
ai jamais vu d'aussi grands à Constantinople ni à Smyrne.

Maintenant, voici le revers de la médaille. Vous êtes restée enfant
en beaucoup de choses, et vous êtes devenue par-dessus le marché
hypocrite. Vous ne savez pas cacher vos premiers mouvements; mais
vous croyez les raccommoder par une foule de petits moyens. Qu'y
gagnez-vous? Rappelez-vous cette grande et belle maxime de Jonathan
Swift: _That a lie is too good a thing to be lavished about!_ Cette
magnanime idée d'être dure pour vous-même vous mènera loin assurément,
et, dans quelques années d'ici, vous vous trouverez aussi heureuse
qu'un trappiste qui, après s'être maintes fois donné la discipline,
découvrirait un jour qu'il n'y a pas de paradis. Je ne sais de quel
gage vous parlez, et il y a bien d'autres obscurités dans votre lettre.
Nous ne pouvons pas être ensemble comme je suis avec madame de X...;
la première condition entre frère et sœur, c'est une confiance sans
bornes: madame de X... m'a gâté sous ce rapport. J'ai la niaiserie de
regretter cette épingle, mais je me console en pensant qu'après tout,
vous vous en êtes repentie. Voilà encore un beau trait de votre part.
Comme votre stoïcisme a dû être flatté de cette victoire sur vous-même!
Vous croyez que vous avez de l'orgueil, j'en suis bien fâché, mais
vous n'avez qu'une petite vanité bien digne d'une dévote. La mode est
au sermon aujourd'hui.--Y allez-vous? Il ne vous manquait plus que
cela. Je quitte ce sujet, qui me mettrait de trop mauvaise humeur.
Je crois que je n'irai pas à Saragosse. Il ne serait pas impossible
que j'allasse à Florence; mais ce qu'il y a de certain, c'est que
je passerai deux mois dans le Midi à voir des églises et des ruines
romaines. Peut-être nous rencontrerons-nous au coin d'un temple ou d'un
cirque. Je vous conseille fortement d'aller en droiture à Naples. Vous
pourriez cependant, si vous passiez cinq ou six heures à Livourne, les
employer mieux en allant à Pise voir le Campo-Santo. Je vous recommande
_la Mort_ d'Orcagna, le _Vergonzoso_, et un buste antique de Jules
César. À Civita-Vecchia, vous n'avez à voir que M. Bucci, chez qui
vous achèterez des pierres gravées antiques, et vous lui ferez mes
compliments. Puis vous irez à Naples, vous logerez _à la Victoire_,
vous passerez quelques jours à humer l'air et à voir le ciel et la mer.
De temps en temps, vous irez aux _Studj_. M. Buonuicci vous mènera à
Pompéi. Vous irez à Pæstum, et vous penserez à moi; dans le temple de
Neptune, vous pourrez vous dire que vous avez vu la Grèce. De Naples,
vous irez à Rome, où vous passerez un mois en vous disant qu'il est
inutile de tout voir parce que vous y reviendrez. Puis vous irez à
Florence, où vous resterez dix jours. Ensuite, vous ferez ce que vous
voudrez. En passant à Paris, vous trouverez mon livre pour M. Buonuicci
et mes dernières instructions. Probablement, je serai alors à Arles
ou à Orange. Si vous vous arrêtez là, vous me demanderez, et je vous
expliquerai un théâtre antique, ce qui vous intéressera médiocrement.
Vous m'avez promis quelque chose en retour de mon miroir turc. Je
compte pieusement sur votre mémoire. Ah! grande nouvelle! Le premier
académicien des quarante qui mourra sera cause que je ferai trente-neuf
visites; je les ferai aussi gauchement que possible et j'acquerrai sans
doute trente-neuf ennemis. Il serait trop long de vous expliquer le
pourquoi de cet accès d'ambition. Suffit que l'Académie soit maintenant
mon cachemire bleu.

Adieu; je vous écrirai avant de partir. Soyez heureuse, mais retenez
cette maxime, qu'il ne faut jamais faire que les sottises qui vous
plaisent. Vous aimez peut-être mieux celle de M. de Talleyrand, qu'il
faut se garder des premiers mouvements, parce qu'ils sont presque
toujours honnêtes.




XVII

Paris, 22 juin 1842.


Votre lettre est venue un peu tard, je m'impatientais. Il faut d'abord
que je réponde aux points capitaux de votre lettre.--1° J'ai reçu
votre bourse; elle exhalait un parfum fort aristocratique et je l'ai
trouvée très-jolie. Si vous l'avez brodée vous-même, cela vous fait
honneur. Mais j'ai reconnu votre goût récent pour le positif: d'abord,
une bourse pour y mettre de l'argent, puis vous l'estimez cent francs
à la diligence. Il eût été plus poétique de déclarer qu'elle valait
une ou deux étoiles; pour moi, je l'estime tout autant. J'y mettrai
des médailles. Je l'aurais estimée davantage si vous aviez daigné y
joindre quelques lignes de votre blanche main.--2° Je ne veux pas de
vos faisans; vous me les offrez d'une vilaine façon, et, de plus, vous
me dites des choses désagréables au sujet de mes confitures turques.
C'est vous qui avez le palais d'une _giaour_, si vous ne savez pas
apprécier ce que mangent les houris. Je crois avoir répondu à tout
ce qu'il y a de raisonnable dans votre lettre. Je ne veux pas vous
quereller pour le reste. Je vous abandonne à votre conscience, qui,
j'en suis sûr, est quelquefois plus sévère pour vous que moi, que vous
accusez de dureté et d'insouciance. L'hypocrisie, que vous pratiquez
assez bien, mais en vous jouant, vous jouera un tour à la longue: c'est
qu'elle deviendra chez vous très-réelle. Quant à la coquetterie, qui
est la compagne inséparable du vilain vice que vous prônez, vous en
avez toujours été atteinte et convaincue. Cela vous allait bien lorsque
vous la tempériez par une certaine franchise, et par du cœur et de
l'imagination. Maintenant... maintenant, que vous dirai-je? Vous avez
de très-beaux cheveux noirs et un beau cachemire bleu, et vous êtes
toujours aimable quand vous le voulez. Dites que je ne vous gâte pas!
Quant à cette essence dont vous me parlez, c'est votre amitié que vous
appelez ainsi.--J'aime ce mot _essence_--oui, de la vraie essence de
rose qui est toujours gelée comme celle d'Andrinople; je vous conterai
cette histoire orientale.

Il y avait une fois un derviche qui avait paru un saint homme à un
boulanger. Le boulanger lui promit un jour de lui donner toute sa vie
du pain blanc. Voilà le derviche enchanté. Mais, au bout de quelque
temps, le boulanger lui dit: «Nous sommes convenus de pain bis,
n'est-ce pas? J'ai du pain bis excellent, c'est mon fort, que le pain
bis.» Le derviche répondit: «J'ai du pain bis plus que je n'en puis
manger; mais...»

Ma chatte vient de monter sur ma table et j'ai eu toutes les peines du
monde à l'empêcher de se coucher sur mon papier. Elle m'a fait oublier
la fin de mon conte; c'est dommage, car c'était fort beau. Savez-vous
que j'avais fait, parmi d'autres châteaux, celui-ci: c'était de vous
rencontrer à Marseille en septembre et de vous y montrer les lions,
et de vous y faire manger des figues et de la bouillabaisse. Mais il
faut que je sois de retour à Paris vers le 15 août, afin d'y faire de
la prose pour mon ministre. Mais vous mangerez de la bouillabaisse
toute seule, et vous verrez sans moi le musée et les caves de
Saint-Victor. En revanche, vous pourriez recevoir de ma main, à Paris,
mes instructions pour l'Italie. Puisque ce que vous désirez arrive,
je vous prie humblement de désirer que je sois académicien. Cela me
fera grand plaisir, pourvu que vous n'assistiez pas à ma réception.
Au reste, vous avez du temps devant vous pour souhaiter. Il faut que
la peste se déclare parmi ces messieurs pour que mes chances soient
belles; il faudrait surtout, pour les embellir, que je vous empruntasse
un peu de cette hypocrisie que vous entendez si bien aujourd'hui. Je
suis trop vieux pour me reformer. Si j'essayais, je serais encore pire
que je ne suis. Je serais curieux de savoir ce que vous pensez de moi;
mais comment le saurais-je? Vous ne me direz jamais ni tout le bien ni
tout le mal que vous en pensez. Autrefois, je ne pensais pas grand bien
de _my precious self._ Maintenant j'ai un peu plus d'estime pour moi,
non pas que je me croie devenu meilleur, mais c'est le monde qui est
devenu pire. Je pars dans huit jours pour Arles, où je vais exproprier
force canaille qui habite le théâtre antique; n'est-ce pas une jolie
occupation? Vous seriez aimable de m'écrire avant mon départ une
lettre remplie de douceurs. J'aime beaucoup qu'on me gâte, et puis je
suis horriblement triste et découragé. Il faut vous dire que je passe
mes soirées à relire mes œuvres, qu'on réimprime. Je me trouve bien
immoral et quelquefois bête. Il s'agit de diminuer l'immoralité et la
bêtise sans se donner trop de peine; d'où il résulte pour moi beaucoup
de _blue devils._ Je vous dis adieu et vous baise très-humblement les
mains. Savez-vous ce que j'ai trouvé dans mes archives? un fil bleu
très-court avec deux nœuds. Je l'ai mis dans la bourse.




XVIII

Châlon-sur-Saône, 30 juin 1842.


Vous avez bien deviné la fin de l'histoire: le derviche fut mystifié
par le boulanger, mais le saint homme n'aimait pas le pain bis.

Je suis dans une ville qui m'est particulièrement odieuse, seul dans
une auberge à écouter un vent de sud-est effroyable, qui dessèche tout
et qui produit dans les grands corridors des harmonies à porter le
diable en terre. Cela fait que je suis très-furieux contre la nature
entière. Je vous écris pour me consoler un peu, et je me réjouis en
pensant que, dans votre prochain voyage, vous aurez plus d'une fois
des jours semblables à celui-ci. J'ai vu dans l'église Saint-Vincent
une fort jolie demoiselle qui faisait des stations. N'appelez-vous
pas ainsi des prières ou quelque chose d'approchant que l'on dit
devant quelques gravures qui représentent les principales scènes
de la Passion? Sa mère était auprès d'elle qui la surveillait fort
attentivement. Tout en prenant des notes sur de vieux chapiteaux
byzantins, je me demandais ce que pouvait avoir fait cette jeune fille
pour mériter cette pénitence. Le cas devait être assez grave. Êtes-vous
devenue bien dévote, suivant la mode presque générale maintenant? vous
devez être dévote par la même raison que vous avez un cachemire bleu.
J'en serais fâché cependant; notre dévotion en France me déplaît;
c'est une espèce de philosophie très-médiocre, qui vient de l'esprit
et non du cœur. Lorsque vous aurez vu la dévotion du peuple en Italie,
j'espère que vous trouverez, comme moi, que c'est la seule bonne;
seulement, ne l'a pas qui veut et il faut être né au delà des Alpes ou
des Pyrénées pour croire ainsi. Vous ne sauriez vous faire une idée
du dégoût que m'inspire notre société actuelle. On dirait qu'elle a
cherché par toutes les combinaisons possibles à augmenter la masse
d'ennui nécessaire dans l'ordre du _monde._ Je vous attends à votre
retour d'Italie; vous aurez vu une société où tout tend, au contraire,
à rendre l'existence de chacun plus douce et plus supportable. Nous
reprendrons alors nos discussions sur l'hypocrisie, et il est possible
que nous nous entendions.

J'ai passé presque tout mon hiver à étudier la mythologie dans de vieux
bouquins latins et grecs. Cela m'a extrêmement amusé, et, s'il vous
vient jamais en tête l'envie de connaître l'histoire des pensées des
hommes, ce qui est bien plus intéressant que celle de leurs actions,
adressez-vous à moi et je vous indiquerai trois ou quatre livres à
lire, qui vous rendront aussi savante que moi, ce qui n'est pas peu
dire! À quoi passez-vous votre temps? je me demande cela quelquefois
sans pouvoir trouver une réponse raisonnable. Si j'avais à tirer votre
horoscope, je prédirais que vous finirez par faire un livre: c'est
la conséquence inévitable de la vie que vous menez et que les femmes
mènent en France. D'abord de l'imagination et quelquefois du cœur;
puis, de l'hypocrisie, on passe à la dévotion, puis on se fait auteur.
À Dieu ne plaise que vous en veniez jamais là!

J'espère voir madame de X... à Paris cette année, si cela arrivait, je
voudrais que vous la vissiez. Vous apprendriez que le pain bis est plus
difficile à faire que vous n'avez l'air de le croire. Rien ne sera plus
facile, si vous le voulez bien, que de faire la connaissance de cette
boulangère-là.

Adieu; le vent souffle toujours. Je dois rester un mois en province,
et, si vous avez du temps à perdre et l'envie de me faire grand
plaisir, vous n'avez qu'à m'écrire à Avignon, poste restante.




XIX

Avignon, 20 juillet 1812.


Puisque vous le prenez sur ce ton, ma foi, je capitule. Donnez-moi du
pain bis, cela vaut mieux que rien du tout. Seulement, permettez-moi
de dire qu'il est bis, et écrivez-moi encore. Vous voyez que je suis
humble et soumis.

Votre lettre est venue dans un moment de tristesse noire causée par
cette' triste nouvelle (la mort du duc d'Orléans), que je venais
d'apprendre en revenant d'une course dans les montagnes. J'avais grand
besoin d'une lettre d'un autre style; telle quelle était, votre lettre
a été du moins une diversion.

J'y réponds article par article. La figure de rhétorique dont vous
vous croyez l'inventeur est connue depuis longtemps. On pourrait avec
le grec lui donner un nom nouveau et très-baroque. En français, elle
est connue sous le nom moins pompeux de menterie. Servez-vous-en avec
moi le moins que vous pourrez. N'en abusez pas avec les autres. Il
faut garder cela pour les grandes occasions. Ne cherchez pas trop à
trouver le monde sot et ridicule. Il ne l'est que trop! Il faudrait,
au contraire, s'efforcer de se le représenter tel qu'il n'est pas. Il
vaut mieux avoir des illusions que de n'en avoir plus du tout. J'en ai
encore trois ou quatre, dont quelques-unes ne sont pas bien solides,
mais je me bats les flancs pour les conserver.

Votre histoire est connue: «Il y avait une fois une idole...» Lisez
Daniel; mais il s'est trompé, la tête n'était point d'or, elle était
d'argile comme les pieds. Mais l'adorateur avait une lampe à la main
et le reflet de cette lampe dorait la tête de l'idole. Si j'étais
l'idole (vous voyez que je ne prends pas cette fois le beau rôle),
je dirais: «Est-ce ma faute si vous avez éteint votre lampe? est-ce
une raison pour me briser?» Il me semble que je deviens un peu bien
oriental. _Basta!_ Vous aimeriez à la folie madame de X..., si vous la
connaissiez. Ce n'est pas du pain blanc qu'elle me donne, mais c'est
quelque chose qui le remplace. Ce n'est pas une boulangère, c'est un
boulanger.

Je vois avec peine que votre coquetterie va toujours croissant. Je
suis parfaitement renseigné sur votre dévotion. Je vous remercie de
vos prières, si elles ne sont point une figure de rhétorique. À propos
de votre cachemire bleu, je vous soupçonnais de dévotion, parce que la
dévotion est, en 1842, une mode comme les cachemires bleus. Voilà le
rapport que vous ne compreniez pas, c'était bien clair pourtant. Je
suis bien fâché que vous lisiez Homère dans Pope. Lisez la traduction
de Dugas-Montbel, c'est la seule lisible. Si vous aviez du courage
pour braver le ridicule et du temps à dépenser, vous prendriez la
grammaire grecque de Planche et le dictionnaire du susdit. Vous liriez
la grammaire pendant un mois pour vous endormir. Cela ne manquerait
pas son effet. Après deux mois, vous vous amuseriez à chercher dans le
grec le mot traduit, en général, assez littéralement par M. Montbel;
deux mois après encore, vous devineriez assez bien, par l'embarras de
sa phrase, que le grec dit autre chose que ce que le traducteur lui
fait dire. Au bout d'un an, vous liriez Homère comme vous lisez un air,
l'air et l'accompagnement; l'air, c'est le grec; l'accompagnement, la
traduction. Il serait possible que cela vous donnât l'envie d'étudier
sérieusement le grec, et vous auriez d'admirables choses à lire. Mais
je vous suppose n'ayant pas de toilettes qui vous occupent ni de gens
à qui les montrer. Tout est remarquable dans Homère. Les épithètes, si
étranges traduites en français, sont d'une justesse admirable. Je me
souviens qu'il appelle la mer _pourpre_, et jamais je n'avais compris
ce mot. L'année dernière, j'étais dans un petit caïque sur le golfe
de Lépante, allant à Delphes. Le soleil se couchait. Aussitôt qu'il
eut disparu, la mer prit pour dix minutes une teinte violet foncé
magnifique. Il faut pour cela l'air, la mer et le soleil de Grèce.
J'espère que vous ne deviendrez jamais assez artiste pour avoir du
plaisir à reconnaître qu'Homère était un grand peintre. Les dernières
phrases de votre lettre sont pour moi autant d'énigmes. Vous me dites
que vous ne m'écrirez plus jamais, ce qui serait fort mal; d'ailleurs,
je me soumets et vous n'aurez plus de moi que des compliments. Je crois
vous en avoir adressé déjà plusieurs. Vous m'en demandez sans doute en
me disant que vous n'avez ni cœur ni imagination; à force de nier l'un
et l'autre, de parti pris, cela peut porter malheur. Il ne faut pas
jouer avec cela. Mais je crois que vous avez voulu faire un _essai_ de
votre figure de rhétorique sur moi. Heureusement, je sais à quoi m'en
tenir.

Si vous avez quelque bonne pensée sur mon compte, écrivez-la-moi. Je
suis encore pour une quinzaine de jours dans ce pays. Je voudrais vous
dire un mot de la vie que je mène. Je cours les champs sans rencontrer
autre chose que des pierres. Adieu. J'espère que vous me trouvez cette
fois passablement résigné et convenable, _signora Fornarina?_




XX

Paris, 27 août 1842.


Je trouve, en arrivant ici, une lettre de vous moins féroce que les
précédentes. Vous eussiez bien fait de me l'envoyer là-bas. Cette
rareté ne se pouvait posséder trop tôt. Je me hâte de vous féliciter
de vos études grégeoises, et, pour commencer par quelque chose qui
vous intéresse, je vous dirai comment on appelle en grec les personnes
qui ont comme vous des cheveux dont elles ressentent une juste fierté.
C'est _efplokamos._ _Ef_, bien, _plokamos_, boucle de cheveux. Les deux
mots réunis forment un adjectif. Homère a dit quelque part:

    Νύμφη εὐπλοχαμοῦς ΚαλÏ
ψῶ.
    Nimfi efplokamouça Calypso.
    Nymphe bien frisante Calypso.

N'est-ce pas fort joli? Ah! pour l'amour du grec, etc.

Je suis bien fâché que vous partiez si tard pour l'Italie. Vous risquez
de tout voir à travers des pluies atroces, qui ôtent la moitié de leur
mérite aux plus belles montagnes du monde, et vous serez obligée de me
croire sur parole quand je vous vanterai le beau ciel de Naples. Vous
ne mangerez plus de bons fruits, mais vous aurez des bec-figues, ainsi
nommés parce qu'ils se nourrissent de raisins.

Je n'admets point votre version de la parabole.

Il m'est arrivé à mon retour une aventure qui m'a quelque peu mortifié
en me faisant connaître de quelle espèce de réputation je jouis de par
le monde. Voici. Je faisais mon paquet à Avignon et me préparais à
partir pour Paris par la malle-poste, lorsque deux figures vénérables
entrèrent, qui s'annoncèrent comme membres du conseil municipal. Je
croyais qu'ils allaient me parler de quelque église, lorsqu'ils me
dirent pompeusement et prolixement qu'ils venaient recommander à
ma loyauté et à ma vertu une dame qui allait voyager avec moi. Je
leur répondis de très-mauvaise humeur que je serais très-loyal et
très-vertueux, mais que j'étais fort mécontent de voyager avec une
femme, attendu que je ne pourrais pas fumer le long de la route. La
malle-poste arrivée, je trouvai dedans une femme grande et jolie,
simplement et coquettement mise, qui s'annonça comme malade en voiture
et désespérant d'arriver vivante à Paris. Notre tête-à-tête commença.
Je fus aussi poli et aimable qu'il m'est possible de l'être quand je
suis obligé de rester dans la même position. Ma compagne parlait bien,
sans accent marseillais, était très-bonapartiste, très-enthousiaste,
croyait à l'immortalité de l'âme, pas trop au catéchisme, et voyait en
général les choses en beau. Je sentais qu'elle avait une certaine peur
de moi. À Saint-Étienne, le briska à deux places fut échangé pour une
voiture à quatre places. Nous eûmes les quatre places à nous deux, et
par conséquent vingt-quatre heures de tête-à-tête à ajouter aux trente
premières. Mais, bien que nous causassions (quel joli mot!) beaucoup,
il me fut impossible de me faire une idée de ma voisine, si ce n'est
qu'elle devait être mariée et une personne de bonne compagnie. Pour
finir, à Moulins, nous primes deux compagnons assez maussades, et
nous arrivâmes à Paris, où ma femme mystérieuse se précipita dans les
bras d'un homme très-laid qui devait être son père. Je lui ôtai ma
casquette, et j'allais monter dans un fiacre quand mon inconnue, d'une
voix émue, me dit, ayant laissé le père à quelques pas: «Monsieur, je
suis pénétrée des égards que vous avez eus pour moi. Je ne puis vous
en exprimer assez toute ma reconnaissance. Jamais je n'oublierai le
bonheur que j'ai eu de voyager avec un homme aussi _illustre._» Je cite
le texte. Mais ce mot illustre m'expliqua les conseillers municipaux
et la peur de la dame. Il était évident qu'on avait vu mon nom sur le
livre de la poste, et que la dame, qui avait lu mes œuvres, s'attendait
à être avalée toute crue, et que cette opinion fort erronée doit être
partagée par plus d'une autre de mes lectrices. Comment avez-vous
eu l'idée de me connaître? Cela m'a mis de mauvaise humeur pendant
deux jours, puis j'en ai pris mon parti. Ce qu'il y a de singulier
dans ma vie, c'est qu'étant devenu un très-grand vaurien, j'ai vécu
deux ans sur mon ancienne bonne réputation, et qu'après être redevenu
très-moral, je passe encore pour vaurien.

En vérité, je ne crois pas l'avoir été plus de trois ans, et je
l'étais, non de cœur, mais uniquement par tristesse et un peu peut-être
par curiosité. Cela me nuira beaucoup, je crois, pour l'Académie; et
puis aussi on me reproche de ne pas être dévot et de ne pas aller au
sermon. Je me ferais bien hypocrite, mais je ne sais pas m'ennuyer et
je n'aurais jamais la patience. Si vous vous étonnez que toutes les
déesses soient blondes, vous vous étonnerez bien davantage à Naples en
voyant des statues dont les cheveux sont peints en rouge. Il paraît que
les belles dames autrefois se poudraient avec de la poudre rouge, voire
même avec de la poudre d'or. En revanche, vous verrez aux peintures des
_Studij_ quantité de déesses avec des cheveux noirs. Pour moi, il me
semble difficile de décider entre les deux couleurs. Seulement, je ne
vous conseille pas de vous poudrer. Il y a en grec un terrible mot qui
veut dire des cheveux noirs: Μελαγχαἱτης (_Mélankhétis_); ce χα est
une aspiration diabolique.

Je serai à Paris tout l'automne, je pense. Je vais travailler beaucoup
à un livre moral, aussi amusant que la guerre sociale que vous porterez
à Naples. Adieu. Vous m'avez promis des douceurs, je les attends
toujours, mais je n'y compte guère.

Vous admiriez mon livre de pierres antiques. Hélas! j'ai perdu la plus
belle l'autre jour, une magnifique Junon, en faisant une bonne action:
c'était de porter un ivrogne qui avait la cuisse cassée. Et cette
pierre était étrusque, et elle tenait une faux, et il n'y a aucun autre
monument où elle soit ainsi représentée. Plaignez moi.




XXI


Vous avez une écriture charmante en grec et bien plus lisible qu'en
français. Mais qui est votre maître de grec? Vous ne me ferez pas
croire que vous avez appris à écrire les caractères cursifs en
regardant dans un livre imprimé. Qui est professeur de rhétorique à
D...?

Je trouve votre lettre très-aimable. Je vous dis cela parce que je
sais que les compliments vous sont agréables, et puis parce que cela
est assez vrai. Pourtant, comme je ne saurai jamais me corriger du
malheureux défaut de dire ce que je pense aux gens qui ne sont pas tout
le monde pour moi, vous saurez que je vous vois faire des progrès bien
rapides en satanisme et que je m'en afflige. Vous devenez ironique,
sarcastique et même diabolique. Tous ces mots-là sont tirés du grec,
comme trop mieux savez, et votre professeur vous dira ce que j'entends
par diabolique; διἁβολος, c'est-à-dire calomniateur. Vous vous moquez
de mes plus belles qualités, et, quand vous me louez, c'est avec des
réticences et des précautions qui ôtent à l'éloge tout son mérite. Il
est trop vrai que j'ai fréquenté, à une certaine époque de ma vie,
très-mauvaise compagnie. Mais, d'abord, j'y allais par curiosité
surtout et j'y suis demeuré toujours comme en pays étranger. Quant à la
bonne compagnie, je l'ai trouvée bien souvent mortellement ennuyeuse.
Il y a deux endroits où je suis assez bien, où, du moins, j'ai la
vanité de me croire à ma place: 1° avec des gens sans prétention que
je connais depuis longtemps; 2° dans une venta espagnole, avec des
muletiers et des paysannes d'Andalousie. Écrivez cela dans mon oraison
funèbre et vous aurez dit la vérité.

Si je vous parle de mon oraison funèbre, c'est que je crois qu'il est
temps de vous y préparer. Je suis très-souffrant depuis longtemps, et
surtout depuis quinze jours. J'ai des éblouissements, des spasmes,
des migraines horribles. Il doit y avoir quelque grand accident à ma
cervelle, et je pense que je puis devenir bientôt, comme dit Homère,
convive de la ténébreuse Proserpine. Je voudrais savoir ce que vous
direz alors. Je serais charmé que vous en fussiez triste pour quinze
jours. Trouvez-vous ma prétention exagérée? Je passe une partie de
mes nuits à écrire, ou à déchirer ce que j'ai écrit la veille; de la
sorte j'avance peu. Ce que je fais m'amuse; mais cela amusera-t-il les
autres? Je trouve que les anciens étaient bien plus amusants que nous;
ils n'avaient pas de buts si mesquins; ils ne se préoccupaient pas
d'un tas de niaiseries comme nous. Je trouve que mon héros Jules-César
fit, à cinquante-trois ans, des bêtises pour Cléopâtre et oublia tout
pour elle, ce pourquoi peu s'en fallut qu'il ne se noyât au propre
et au figuré. Quel homme de notre siècle, je dis parmi les hommes
d'État, n'est pas complètement racorni, complètement insensible à l'âge
où il peut prétendre à la députation? Je voudrais montrer un peu la
différence de ce monde-là avec le nôtre; mais comment faire?

Êtes-vous arrivé, dans l'_Odyssée_, à un passage que je trouve
admirable? C'est lorsque Ulysse est chez Alcinoüs inconnu encore
et qu'après dîner un poète chante devant lui la guerre de Troie.
Le peu que j'ai vu de la Grèce m'a mieux fait comprendre Homère.
On voit partout dans l'_Odyssée_ cet amour incroyable des Grecs
pour leur pays. Il y a dans le grec moderne un mot charmant: c'est
ξενιτεἱά, l'étrangeté, le voyage. Être en ξενιτεἱά, c'est pour un
Grec le plus grand de tous les malheurs; mais y mourir, c'est ce
qu'il y a de plus effroyable pour leur imagination. Vous raillez ma
gastronomie: avez-vous compris les entrailles que les héros mangent
avec tant de plaisir? Les pallicares modernes en mangent encore; cela
s'appelle κονκονρἑτζι, et cela est vraiment délicieux. Ce sont de
petites brochettes de bois de lentisque parfumé, avec quelque chose
de croustillant et d'épicé autour qui, fait comprendre sur-le-champ
pourquoi les prêtres se réservaient ce morceau-là dans les victimes.

Adieu. Si je vous en disais davantage sur ce sujet, vous me croiriez
plus gourmand que je ne suis. Je n'ai plus d'appétit et rien ne me
plaît plus en fait de petits bonheurs. Cela veut dire que je suis bon
à jeter aux corbeaux. Il fera un temps de chien pendant tout le mois
d'octobre, et ce sera bien fait!




XXII

Paris, 24 octobre 1842.


C'est fort aimable à vous de me laisser dans l'ignorance de la partie
du monde qui a l'avantage de vous posséder. Adresserai-je cette lettre
à Naples ou à ***, ou bien à Paris? Vous me dites dans votre dernière
lettre que vous allez partir pour Paris, peut-être pour l'Italie, et,
depuis, point de nouvelles. Je soupçonne que vous êtes ici et que
vous m'en avertirez quand vous serez repartie; cela sera _highly in
character._ Depuis vous avoir écrit, j'ai fait un voyage de quelques
jours, et, à mon retour, j'ai trouvé votre lettre de date déjà si
ancienne, que je n'ai pas cru pouvoir vous répondre à ***. D'ailleurs,
j'admire beaucoup comment, en regardant de gros caractères imprimés,
vous avez deviné l'écriture cursive toute seule, comme vous dites.
Si vous avez un peu de patience, avec des dispositions semblables,
vous deviendrez une madame Dacier. Pour moi, je ne m'occupe plus de
grec ni de français; je suis tombé à l'état de fossile, et, lorsque
je lis ou écris, je vois les caractères danser d'une façon très-peu
agréable. Vous me demandez s'il y a des romans grecs. Sans doute il y
en a, mais bien ennuyeux, selon moi. Il n'est pas que vous ne puissiez
vous procurer une traduction de _Théagène et Chariclée_, qui plaisait
tant à feu Racine. Essayez si vous pouvez y mordre; il y a encore
_Daphnis et Chloé_, traduit par Courier. Cela est fort prétentieusement
naïf et pas trop exemplaire. Enfin, il y a une nouvelle admirable,
mais immorale et très-immorale: c'est l'_Ane de Lucius_, traduit
encore par Courier. On ne se vante pas de l'avoir lue, mais c'est son
chef-d'œuvre! Décidez-vous d'après cela, je m'en lave les mains. Le
mal des Grecs, c'est que leurs idées de décence et même de moralité
étaient fort différentes des nôtres. Il y a bien des choses dans leur
littérature qui pourraient vous choquer, voire même vous dégoûter, si
vous les compreniez. Après Homère, vous pouvez lire en toute assurance
les tragiques, qui vous amuseront et que vous aimerez parce que vous
avez le goût du beau, τὸ καλόν, ce sentiment que les Grecs avaient au
plus haut degré et que nous tenons d'eux, nous autres, _happy few._ Si
vous avez le courage de lire l'histoire, vous serez charmée d'Hérodote,
de Polybe et de Xénophon. Hérodote m'enchante. Je ne connais rien de
plus amusant. Commencez par l'_Anabase ou la Retraite des Dix Mille_;
prenez une carte de l'Asie et suivez ces dix mille coquins dans leur
voyage; c'est Froissard gigantesque. Puis vous lirez Hérodote, enfin
Polybe et Thucydide; les deux derniers sont bien sérieux. Procurez-vous
encore Théocrite et lisez _les Syracusaines._ Je vous recommande
bien aussi Lucien, qui est le Grec qui a le plus d'esprit, ou plutôt
de notre esprit; mais il est bien mauvais sujet, et je n'ose. Voilà
trois pages de grec. Quant à la prononciation, si vous voulez, je vous
enverrai une page de ma main que j'avais préparée à votre intention,
qui vous apprendra la meilleure, c'est-à-dire la prononciation des
Grecs modernes. Celle des écoles est plus facile, mais absurde.

Nous avons commencé à nous écrire en faisant de l'esprit, puis nous
avons fait quoi? je ne vous le rappellerai pas. Voilà que nous faisons
de l'érudition. Il y a un proverbe latin qui fait l'éloge du juste
milieu; j'avais l'intention de vous dire des duretés en commençant
ma lettre, et c'est au grec que vous devez sans doute sa parfaite
douceur. Je ne vous en garde pas moins rancune de la persistance de
vos habitudes hypocrites; mais, en écrivant, j'ai perdu un peu de ma
mauvaise humeur. Ne regrettez pas le voyage d'Italie, si vous n'y êtes
pas. Il y a fait un temps effroyable, froid, pluie, etc. Rien de plus
laid qu'un pays qui n'est pas habitué à ces deux fléaux. Adieu. Je
voudrais bien savoir où vous êtes.--Ἔῤῤωσο (Fortifie-toi).

C'est la fin d'une lettre grecque.

_P.-S._--En ouvrant un livre, je trouve ces deux petites fleurs
cueillies aux Thermopyles, sur la colline où Léonidas est mort. C'est
une relique, comme vous voyez.




XXIII

Jeudi, octobre 1842.


Voulez-vous entendre un opéra italien avec moi aujourd'hui? Je suis
le propriétaire d'une loge les jeudis, avec mon cousin et sa femme.
Ils sont en voyage et je suis seul maître; il faudrait que vous
eussiez sous la main ou votre frère ou l'un de vos parents qui ne
me connaîtrait pas. Enfin, vous me feriez grand plaisir en venant.
Répondez-moi un mot avant six heures et je vous ferai dire le numéro de
la loge; je crois qu'on donne _la Cenerentola._ Inventez quelque jolie
histoire que vous me direz à l'avance pour expliquer ma présence; mais
que l'histoire soit telle que je puisse causer avec vous.




XXIV

Vendredi matin, octobre 1842.


Je vous remercie bien d'être venue hier, vous m'avez fait grand
plaisir. J'espère que votre frère n'a rien trouvé d'extraordinaire à la
rencontre. J'ai un cachet étrusque pour vous; je ne puis souffrir celui
dont vous vous servez. Je vous donnerai l'autre la première fois que je
vous verrai. Voici la page de grec que je vous avais préparée; quand
vous retomberez dans l'érudition, elle pourra vous servir.




XXV

Mardi soir, octobre 1842.


Je n'ai rien perdu, comme il semble, à attendre votre réponse; elle
est très-laborieusement méchante. Mais la méchanceté ne vous va pas,
croyez-moi; abandonnez ce style et reprenez votre ton de coquetterie
ordinaire, qui vous sied à merveille. Il y aurait de la cruauté de ma
part à vouloir vous voir, puisque cela vous rendrait si malade qu'il
faudrait une quantité extraordinaire de gâteaux pour vous guérir. Je
ne sais où vous avez pris que j'ai des amis dans les quatre coins
du monde. Vous savez bien que je n'en ai qu'un ou qu'une à Madrid.
Croyez que je suis très-reconnaissant de la magnanimité que vous avez
montrée à mon égard, l'autre soir aux Italiens. J'apprécie comme je le
dois la condescendance avec laquelle vous m'avez montré votre figure
pendant deux heures, et je dois à la vérité de dire que je l'ai fort
admirée, comme aussi vos cheveux, que je n'avais jamais vus d'aussi
près; quant à cette assertion que vous ne m'avez rien refusé de ce
que je vous avais demandé, vous aurez quelques millions d'années de
purgatoire pour cette belle menterie. Je vois bien que vous avez envie
de ma pierre étrusque, et, comme je suis encore plus magnanime que
vous, je ne vous dirai pas, comme Léonidas: «Viens et prends!» mais
je vous demanderai encore comment vous voulez que je vous l'envoie.
Je ne me rappelle pas vous avoir comparée à Cerbère; mais vous avez
bien quelques rapports, non-seulement parce que vous aimez beaucoup,
comme lui, les gâteaux, mais aussi parce que vous avez trois têtes, je
veux dire trois cerveaux: l'un d'une coquetterie effroyable, l'autre
d'un vieux diplomate; le troisième, je ne vous le dirai pas, parce
qu'aujourd'hui je ne veux vous dire rien d'aimable. Je suis très-malade
et très-tourmenté de plusieurs tuiles qui me sont tombées sur la tête.
Si vous avez quelque crédit sur le Destin, priez-le qu'il me traite
bien d'ici à deux ou trois mois. Je viens de voir _Frédégonde_, qui m'a
ennuyé fort, malgré mademoiselle Rachel, qui a de très-beaux yeux noirs
sans blanc, comme le diable, dit-on.




XXVI

Paris, mardi soir.


Je ne vous comprends pas et je suis tenté de vous prendre pour la
pire de toutes les coquettes. Votre première lettre, où vous me dites
que vous ne me connaissez plus, m'avait mis de mauvaise humeur et je
n'y ai pas répondu tout de suite. Aussi vous me dites, avec beaucoup
d'amabilité, que vous ne voulez pas me voir, de peur de vous ennuyer de
moi. Si je ne me trompe, nous nous sommes vus six ou sept fois en six
ans, et, en additionnant les minutes, nous pouvons avoir passé trois ou
quatre heures ensemble, dont la moitié à ne nous rien dire. Cependant,
nous nous connaissons assez pour que vous ayez pris quelque estime de
moi, et vous m'en avez donné la preuve jeudi. Nous nous connaissons
même plus que ne font des gens qui se seraient vus dans le monde,
depuis le temps que nous causons ensemble assez librement par lettres.
Convenez qu'il est peu flatteur pour mon amour-propre que vous me
traitiez ainsi après six ans. Au reste, comme je n'ai pas de moyen de
combattre vos résolutions, il en sera de celle-ci ce que vous voudrez,
mais je trouve un peu niais de ne pas nous voir. Je vous demande pardon
de ce mot, qui n'est ni poli ni amical, mais qui est malheureusement
vrai, à mon sens du moins. Je ne me suis nullement moqué de vous
l'autre soir. Je vous ai même trouvé beaucoup d'aplomb. Quant au
cachet antique, vous en verrez une empreinte sur cette lettre, et il
est à vos ordres, lorsque vous m'aurez dit où je dois vous le donner;
non, comment je dois l'envoyer. N'offensons pas l'_eternal fitness of
things._ Je ne vous demande rien en échange, par la raison que tout ce
que je vous ai demandé, vous me l'avez refusé. Si vous croyez faire mal
en me voyant, ne faites-vous point mal en m'écrivant? Comme je ne suis
pas très-fort sur votre catéchisme, cette question demeure embrouillée
pour moi. Je vous parle trop durement, peut-être; mais vous m'avez fait
de la peine, et les choses que j'ai sur le cœur, je ne m'en délivre
pas comme vous, en mangeant des gâteaux. En vérité, cela est digne de
Cerbère.




XXVII

Paris, samedi, novembre 1842.


_Das Lied des CLÆRCHENS gefällt mir zu gar; aber warum haben Sie
nicht das Ende geschrieben?_--C'est vraiment admirable de voir à
quel point cette pierre étrusque vous plaît! Combien de gâteaux
l'estimez-vous? Vous n'avez pas seulement cherché à savoir ce qu'il y
a dessus. C'est un homme qui tourne un pot. Il faut dire une hydrie,
c'est plus grec et plus noble. C'était peut-être le cachet d'un potier
autrefois, ou bien il y a là une allusion mythologique que je pourrais
vous expliquer, si je voulais. Quant à l'autre cachet, son histoire
est étrange. Je l'ai trouvé dans le feu d'une cheminée, rue d'Alger,
en tisonnant; c'est une très-grosse et très-lourde bague en bronze;
les caractères en sont cabalistiques; on croit quelle a servi à un
magicien ou bien à des gnostiques. Vous y avez vu un petit homme,
un soleil, une lune, etc. N'est-ce pas fort curieux de trouver cela
rue d'Alger dans les cendres? Qui sait si ce n'est pas au pouvoir
mystérieux de cet anneau que je dois votre chanson de _Claire?_ Je
suis très-réellement malade, mais ce n'est pas une raison pour ne pas
sortir. Par exemple, si vous vouliez recevoir le cachet étrusque de ma
main, je vous le donnerais avec grand plaisir; tandis que cela ferait
scandale dans une lettre chez votre portier. Mais je ne veux plus rien
vous demander, car vous devenez tous les jours plus impérieuse, et
vous avez des raffinements de coquetterie scandaleux. Il paraît que
vous n'appréciez pas les yeux sans blanc et que vous estimez beaucoup
les blancs-bleus. Vous prenez aussi soin de me rappeler vos yeux, que
je n'ai pas oubliés, bien que je les aie peu vus. Celui qui vous a
appris cette particularité, que vous osez me dire ignorée de vous,
est-ce votre maître de grec ou votre maître d'allemand? ou bien dois-je
croire que vous avez appris toute seule l'écriture cursive allemande
comme la grecque? Autre article de foi à ajouter à l'aversion que vous
avez pour les miroirs. Vous devriez bien cultiver une fleur germanique
nommée _die Aufrichtigkeit._ Je viens d'écrire le mot _Fin_ au bas
de quelque chose de très-savant, que j'ai fait avec toute la mauvaise
humeur possible; reste à savoir s'il n'y a pas des longueurs dans ce
mot. Cependant, je me sens plus léger depuis que j'ai fini, et plus
heureux; c'est pourquoi je suis si doux et si aimable à votre égard;
sans cela, je vous aurais dit plus vertement vos vérités. Vous devriez
me voir, ne fût-ce que pour sortir de l'atmosphère de flatterie où
vous vivez. Il faut qu'un jour nous allions ensemble au Musée voir des
tableaux italiens; ce sera une compensation pour le voyage manqué, et
l'avantage de m'avoir pour cicerone est inappréciable. Ce n'est pas une
condition pour que je vous donne ma pierre étrusque; dites comment, et
vous l'aurez.




XXVIII

Paris, novembre 1842.


M. de Montrond dit qu'il faut se garder des premiers mouvements,
parce qu'ils sont presque toujours honnêtes. On dirait que vous avez
beaucoup médité sur ce beau précepte, car vous le pratiquez avec
une rare constance: lorsqu'il vous vient une bonne résolution, vous
l'ajournez toujours indéfiniment. Si j'étais à Civita-Vecchia, je
chercherais, parmi les pierres de mon ami Bucci, quelque Minerve
étrusque; ce serait pour vous le meilleur cachet. En attendant, mon
potier est tout prêt, et je dis toujours comme Léonidas: Μολὡν λαβἑ.
Je pense le garder encore quelque temps, jusqu'à la veille de votre
départ. Vous saurez que je suis beaucoup mieux et moins en proie aux
_blue devils._ J'ai travaillé même avec plaisir, ce qui ne m'était pas
arrivé depuis longtemps. Je fais de grands projets pour mon hiver, et
c'est bon signe pour mon moral. Tout cela me rend de bonne humeur;
car, si je vous écrivais sous le coup de votre lettre allemande, je
vous dirais vos vérités le plus durement qu'il me serait possible.
Vous n'y perdrez rien, car, si je vois aujourd'hui en couleur de rose,
c'est une raison pour que mes lunettes prennent bientôt une teinte plus
sombre. Je voudrais bien savoir ce que vous faites et comment vous
passez votre temps. En vous voyant si savante en grec et en allemand,
etc., je conclus que vous vous ennuyiez fort à ***, et que vous passez
votre vie avec des livres et quelques savants professeurs pour vous
les commenter. Mais je me demande si cela n'a pas changé à Paris, et
je m'imagine que votre temps se passe de tout autre manière. Si je
ne vivais pas depuis longtemps dans la solitude la plus rigoureuse,
je saurais vos faits et gestes, et probablement les rapports qu'on
me ferait me donneraient une toute autre idée de vous que vos
lettres ne le font; bien que vous vous vantiez extrêmement, j'ai la
faiblesse de croire que vous êtes avec moi plus franche, je veux dire
moins hypocrite que dans le monde. Il y a en vous des contraires si
nombreux, que j'en suis fort dérangé pour arriver à une conclusion
exacte, c'est-à-dire à la somme totale: + tant de bonnes qualités, -
tant de mauvaises = X. Cet X-là m'embarrasse. Lorsque je vous vis, à
votre départ de Paris, chez madame de V..., notre amie, votre extrême
élégance me surprit fort. Les gâteaux, que vous mangez de si bon
appétit pour vous remettre des courbatures que vous gagnez à l'Opéra,
m'ont encore plus étonné. Ce n'est pas que, parmi vos défauts, je ne
compte en première ligne la coquetterie et la gourmandise; mais je
croyais que la forme de ces défauts-là était une forme toute morale; je
croyais que vous ne songiez pas trop à votre toilette et que vous étiez
femme à manger par distraction; que vous aimiez à faire de l'impression
sur les gens par vos yeux et «vos beaux mots», non pas par vos robes.
Voyez comme je m'étais trompé! Mais, cette fois, vous ne me reprocherez
pas de voir en mal: tandis que vous vous pervertissez tous les jours,
il me semble que je m'améliore. Il est une heure tout à fait indue et
j'ai quitté une très-docte compagnie de Grecs et de Romains pour vous
écrire. L'idée que je dois me lever de bonne heure demain, c'est-à-dire
aujourd'hui, vient de me passer par la tête et m'empêche de vous
expliquer comme quoi je vaux mieux que je ne valais, lorsque vous vous
amusiez à me mystifier avec madame ***. À une autre fois mon éloge;
aussi bien je n'ai plus de place.




XXIX

Paris, 2 décembre 1842.


Il y a dans je ne sais quel vieux roman espagnol un conte assez
gracieux. Un barbier avait sa boutique à l'angle de deux rues, et
la boutique avait deux portes. Par une de ces portes, il sortait et
donnait un coup de poignard au passant, et, rentrant aussitôt, il
ressortait par l'autre porte et pansait le blessé. _Gelehrten ist gut
predigen._ Je n'en yeux pas autrement à votre cachemire bleu ni à vos
gâteaux; tout cela me semble fort naturel; j'estime la coquetterie
et la gourmandise, mais quand on les avoue franchement. Et vous qui
aspirez à bon droit à être quelque chose de plus qu'une femme du monde,
pourquoi en auriez-vous les défauts? pourquoi n'êtes-vous jamais
franche avec moi? Et, pour vous en donner l'exemple, voulez-vous ou
ne voulez-vous pas venir avec moi, mardi prochain, au Musée? Si vous
ne voulez pas, ou si cela vous contrarie ou vous inquiète, vous aurez
votre pierre étrusque mardi soir dans une petite boîte qui vous sera
apportée de la manière la plus simple. Vous êtes assez amusante avec
votre disposition à la coquetterie. Vous me reprochez mon insouciance,
et, si je n'étais pas, ou si je ne paraissais pas insouciant, vous me
feriez enrager. Pourquoi porte-t-on un parapluie? C'est parce qu'il
pleut. Madame de M. *** viendra à Paris malgré vos souhaits. Elle doit
acheter le trousseau de sa fille, qui se marie au printemps; et, à
moins d'une révolution extraordinaire, ledit trousseau se fera à Paris,
et peut-être la noce aussi. Je ne connais pas le futur; mais, à force
d'intrigues, j'ai contribué à en écarter un autre qui me déplaisait,
quoique très-exceptionnable sous beaucoup de rapports. Il n'était pas
assez grand de taille; il avait, d'ailleurs, cinq ou six grandesses
accumulées sur un petit corps. Cette action-là est une preuve de
mon amélioration. Autrefois, les ridicules des autres m'amusaient;
maintenant, je voudrais les épargner à presque tout le monde. Je
suis aussi devenu plus humain, et, lorsque j'ai revu des courses de
taureaux, à Madrid, je n'ai pas retrouvé mes émotions de plaisir de
dix ans plus tôt; et puis j'ai horreur de toutes les souffrances et je
crois aux souffrances morales depuis quelque temps. Enfin, je tâche
d'oublier mon _moi_ le plus possible. Voilà, en peu de mots, la liste
de mes perfections.

Ce n'est pas par _vanagloria_ que je voudrais être académicien. Je
me présenterai un de ces jours, et je serai black-boulé. J'espère
avoir assez de constance et de fermeté pour prendre bien la chose
et pour persister. Si le choléra revient, j'arriverai peut-être au
fauteuil. Non, je n'ai nulle _vanagloria._ Je vois les choses peut-être
trop positivement, mais j'ai été _escarmentado_ pour avoir vu trop
poétiquement. Au reste, croyez que vous ne saurez jamais ni tout le
bien ni tout le mal qui est en moi. J'ai passé ma vie à être loué pour
des qualités que je n'ai pas et calomnié pour des défauts qui ne sont
pas les miens. Je me représente maintenant vos soirées passées entre
vos deux frères. Adieu.




XXX

Décembre, lundi matin.


Voilà ce qui s'appelle parler. Demain à deux heures, là où vous dites.
J'espère vous voir demain délivrée de votre migraine, malgré laquelle
vous êtes plus aimable qu'à votre ordinaire. Adieu; je serai heureux de
regarder la _Joconde_ avec vous. Je suis obligé de courir les quatre
coins de Paris et je n'ai que le temps de vous remercier de votre
gracieuseté presque inattendue.




XXXI

Mercredi.


N'est-ce pas qu'on fait le diable plus noir qu'il n'est? Je me réjouis
d'apprendre que vous n'êtes pas enrhumée et que vous avez bien dormi.
C'est plus que je ne puis dire. Veuillez seulement réfléchir que le
Musée sera fermé le 20 janvier pour l'exposition des tableaux, et que
ce serait pitié de ne pas lui dire adieu. Vous allez trouver à cette
proposition mille et un _mais_ sans doute. Craignez de vous repentir,
le 21 janvier, de n'avoir pas retrouvé le _courage_ que vous avez eu
hier.




XXXII

Paris, dimanche soir. Décembre.


Votre lettre ne m'a pas surpris un moment, je m'y attendais. Je vous
connais assez maintenant pour être sûr que, lorsque vous avez eu
quelque bonne pensée, vous vous en repentez, et vous tâchez de la faire
oublier bien vite. Vous vous entendez fort bien, d'ailleurs, à dorer
les pilules les plus amères, c'est une justice que je vous dois. Comme
je ne suis pas le plus fort, je n'ai rien à dire pour combattre votre
héroïque résolution de ne pas retourner au Musée. Je sais fort bien que
vous n'en ferez qu'à votre tête; seulement, j'espère que, d'ici à un
mois, vous pourrez avoir quelque pensée plus charitable en ma faveur;
peut-être avez-vous raison. Il y a un proverbe espagnol qui dit: _Entre
santa y santo, pared de cal y canto._ Vous me comparez au diable. Je
me suis aperçu que, mardi soir, je ne pensais pas assez à mes bouquins
et trop à vos gants et à vos brodequins. Mais, malgré tout ce que vous
me dites avec votre diabolique coquetterie, je ne crois pas que vous
ayez peur de retrouver au Musée nos folies d'autrefois. Franchement,
voici ce que je pense de vous, et comment je m'explique votre refus:
vous aimez à avoir un but vague à votre coquetterie, et ce but, c'est
moi. Vous ne le voudriez pas trop près, d'abord: parce que, si vous
manquiez à le toucher, votre vanité en souffrirait trop, et puis parce
que, en le voyant de trop près, vous trouveriez qu'il ne vaut pas la
peine qu'on le vise; ai-je deviné? J'avais envie, l'autre jour, de
vous demander quand je vous reverrais, et peut-être m'auriez-vous dit
un jour si je vous en avais bien pressée; et puis j'ai pensé qu'après
m'avoir dit oui, vous m'écririez non; que cela me ferait de la peine et
me mettrait en colère.

Je vous parle toujours avec la plus niaise franchise, mais l'exemple ne
vous touche point.




XXXIII

Dimanche, 19 décembre 1842.


On voit bien que vous avez eu des professeurs d'allemand et de grec;
mais il est permis de douter que vous en ayez eu de logique. En effet,
vit-on jamais raisonner de la sorte! par exemple, lorsque vous me
dites que vous ne voulez pas me voir, parce que, quand vous me voyez,
vous craignez de ne plus me revoir, etc. À ces causes, je tiens votre
lettre pour non avenue. La seule chose qui m'ait paru claire, c'est
que vous avez un mouchoir à me donner. Envoyez-le-moi ou dites-moi de
le recevoir de votre main, ce qui me conviendrait beaucoup mieux. Je
hais les surprises qu'on m'annonce, parce que je me les représente
beaucoup plus belles qu'elles ne sont en effet. Croyez-moi, revoyons
le Musée ensemble; si je vous ennuie, tout sera dit, je ne vous y
reprendrai plus; sinon, qui empêche que nous nous voyions de temps en
temps? À moins que vous ne me donniez quelque raison intelligible, je
persisterai à croire ce qui vous irrite tant.--Je vous aurais répondu
tout de suite, mais j'avais perdu votre lettre et je voulais la relire.
J'ai bouleversé ma table, je l'ai rangée, ce qui n'est pas une petite
affaire; enfin, après avoir brûlé quelques rames de vieux papiers
destinés à ramasser la poussière sur mon bureau, j'ai cru que votre
lettre s'était anéantie par quelque sortilège. Je l'ai retrouvée tout à
l'heure dans mon Xénophon, où elle était entrée, je ne sais comment; je
l'ai relue avec admiration. Il faut assurément que vous n'ayez guère de
cette vénération dont vous me parlez quelquefois, pour me dire tant de
_sinrazones_; mais je vous les pardonnerai si nous nous voyons bientôt;
car, lorsque vous parlez, vous êtes bien plus aimable que lorsque vous
écrivez.

Je suis très-souffrant, je tousse à fendre les rochers, et cependant
je vais lundi soir entendre mademoiselle Rachel dire des tirades de
_Phèdre_ devant cinq ou six grands hommes. Elle croira que ma toux est
une cabale contre elle. Écrivez-moi bientôt. Je m'ennuie horriblement,
et vous feriez une œuvre de charité en me disant quelque chose
d'aimable, comme vous faites quelquefois.




XXXIV

Décembre 1842.


Il y a longtemps que je veux vous écrire. Mes nuits se passent à
faire de la prose pour la postérité; c'est que je n'étais content
ni de vous, ni de moi, ce qui est plus extraordinaire. Je me trouve
aujourd'hui plus indulgent. J'ai entendu ce soir madame Persiani, qui
m'a raccommodé avec la nature humaine. Si j'étais comme le roi Saül,
je la prendrais en place d'un David. On me dit que M. de Pongerville,
l'académicien, va mourir: cela me désole, car je ne le remplacerai pas,
et je voudrais qu'il attendît jusqu'à ce que mon temps fût venu. Ce
Pongerville-là a traduit en vers un poète latin nommé Lucrèce, lequel
mourut à quarante-trois ans pour avoir pris un philtre à l'effet de se
faire aimer ou de se rendre aimable. Mais, auparavant, il avait fait un
grand poème sur _la Nature des choses_, poème athée, impie, abominable,
etc.

La santé de M. de Pongerville me tracasse plus que de droit, et puis
je vais être obligé de me lever à dix heures après-demain pour les
ennuis du jour de l'an. Comment tout le monde ne s'entend-il pas pour
voyager ou aller à tous les diables, ce jour-là? J'ai encore d'autres
ennuis qui vous feraient rire et que je ne vous dirai pas. Savez-vous
que, si nous continuons à nous écrire sur ce ton d'aimable confiance,
chacun gardant pour soi ses pensées secrètes, nous n'avons qu'une
ressource, c'est de soigner notre style, puis de publier un jour notre
correspondance, comme on a fait pour celle de Voiture et de Balzac?
Vous avez surtout une manière de considérer comme non avenues les
choses dont vous ne voulez pas parler qui fait le plus grand honneur à
votre diplomatie. Il me semble que vous embellissez. Cela me paraissait
impossible, car la mer ne peut acquérir de nouvelles eaux. Cela prouve
que ce que vous perdez d'un côté, vous le gagnez de l'autre. On
embellit quand on se porte bien; on se porte bien quand on a un mauvais
cœur et un bon estomac. Mangez-vous toujours des gâteaux?

Adieu; je vous souhaite une bonne fin d'année et un bon commencement de
l'autre. Vos amis useront vos joues ce jour-là. Lorsque j'aurai fini la
prose dont je vous parlais tout à l'heure, j'irai pour ma peine passer
une dizaine de jours à Londres. Ce sera vers Pâques.




XXXV

Décembre 1842.


Vous saurez que j'ai été très-malade depuis que nous ne nous sommes
vus. J'ai eu tous les chats du monde dans la gorge, tous les feux de
l'enfer dans la poitrine et j'ai passé quelques jours dans mon lit à
méditer sur les choses de ce monde. J'ai trouvé que j'étais sur la
pente d'une montagne dont j'avais à peine, avec beaucoup de fatigue et
peu d'amusement, dépassé le sommet, que cette pente était bien roide
et bien ennuyeuse à dégringoler, et qu'il serait assez avantageux de
rencontrer un trou avant d'arriver au bas. Le seul motif de consolation
que j'aie découvert le long de cette pente, c'est un peu de soleil bien
loin, quelques mois passés en Italie, en Espagne ou en Grèce à oublier
le monde entier, le présent et surtout l'avenir. Tout cela n'était
pas gai; mais l'on m'a apporté quatre volumes du docteur Strauss, la
_Vie de Jésus._ On appelle cela de l'_exégèse_ en Allemagne; c'est un
mot tout grec qu'ils ont trouvé pour dire discussion sur la pointe
d'une aiguille; mais c'est fort amusant. J'ai remarqué que plus une
chose est dépourvue d'une conclusion utile, plus elle est amusante. Ne
pensez-vous pas un peu de la sorte, _señora caprichosa?_...




XXXVI

Mardi soir. Décembre 1842.


Ce n'est plus du Jean-Paul, c'est du français, et du français du temps
de Louis XV. Belle argumentation, toute fondée sur l'intérêt. Il y a
des gens qui achètent un meuble dont la couleur leur plaisait; comme
ils ont peur de le gâter, ils y mettent des housses de toile qu'ils
n'ôteront que lorsque le meuble sera usé. Dans tout ce que vous dites
et tout ce que vous faites, vous substituez toujours à un sentiment
réel un convenu. C'est peut-être une _convenance._ La question est
de savoir ce que c'est pour vous auprès d'autre chose qu'il serait
presque bête et ridicule de lui comparer dans ma manière de voir.
Vous savez que, bien que je n'aie pas beaucoup d'admiration pour les
mauvais raisonnements, je respecte les convictions, même celles qui
me paraissent les plus absurdes. Il y a en vous beaucoup d'idées
saugrenues, pardonnez-moi le mot, que je me reprocherais de chercher
à vous ôter, puisque vous y tenez et parce que vous n'avez rien à
mettre en place. Mais nous rêvons. N'y a-t-il pas l'appareil de _cal
y canto_ qui nous réveille sans cesse? Devons-nous chercher encore à
fermer la crevasse par laquelle nous voyons des choses de féerie? Que
craignez-vous? Il y a dans votre lettre d'aujourd'hui, au milieu d'un
tas de duretés et de sombres pensées bien froides, quelque chose qui
est vrai. «Je crois que je ne vous ai jamais tant aimé qu'hier.» Vous
auriez pu ajouter: «Je vous aime moins aujourd'hui.» Je suis sûre que,
si vous étiez aujourd'hui telle que vous étiez hier, vous auriez eu les
remords que je vous prédisais et qui ne vous tourmentent guère, à ce
qu'il me semble. Mes remords à moi sont d'un autre genre.

Je me repens souvent d'être trop loyal dans mon métier de statue.
Vous me donniez votre âme hier, j'aurais voulu vous donner la mienne;
mais vous ne voulez pas. Toujours la housse de toile! Voilà un sujet
sur lequel vous me feriez vous dire toutes les injures possibles;
et pourtant jamais je n'en ai eu moins d'envie avant d'avoir reçu
votre lettre. Après tout, je suis comme vous: les bons souvenirs me
font oublier les mauvais. À propos, voyez quelle tendresse! vous me
gardez une surprise pour mon départ. Croyez-vous que je sois bien
impatient? Hier, en revenant de dîner en ville, je me suis aperçu que
je savais par cœur le discours de Temessa que vous aviez admiré; et,
comme j'étais un peu rêveur, je l'ai traduit en vers; en vers anglais
s'entend, car j'abhorre les vers français. Je vous les destinais, mais
vous ne les aurez pas. D'ailleurs, je me suis aperçu qu'il y avait une
horrible faute de quantité dans le mot _Ājax._ C'est _Ájax_ qu'il faut,
n'est-ce pas?

Quand vous verrai-je, pour vous dire ce que vous ne me dites jamais?
Vous voyez que nous commandons au temps. Il se transforme pour nous.
Entre deux tempêtes, nous avons toujours un jour d'alcyon. Dites-moi
seulement deux jours, car je suis à l'attache maintenant.




XXXVII

Paris, 3 janvier 1813.


À la bonne heure, voilà ce qui s'appelle parler. Vous êtes si aimable
quand vous le voulez! pourquoi donc vous faites-vous souvent si
mauvaise? Non, bien entendu, les remercîments par écrit ne valent
rien, et toute la diplomatie que j'ai mise à vous procurer les lettres
de recommandation si chaleureuses pour votre frère mérite que vous
me disiez quelque chose d'aimable. Je vous pardonnerai de très-grand
cœur tout ce que vous me dites de moqueur au sujet des ballons et
de l'Académie, à laquelle je pense bien moins que vous ne dites. Si
je suis jamais académicien, je ne serai pas plus dur qu'un rocher.
Peut-être serai-je alors un peu racorni et momifié, mais assez bon
diable au fond. Pour la Persiani, je n'ai pas d'autre moyen d'en faire
mon David que d'aller l'entendre tous les jeudis. Quant à mademoiselle
Rachel, je n'ai pas la faculté de jouir des vers aussi souvent que de
la musique; et elle--Rachel, non la musique--me remet en mémoire que
je vous ai promis une histoire. Vous la conterai-je ici, ou vous la
garderai-je pour quand je vous verrai? Je vais vous l'écrire, j'aurai
sans doute autre chose à vous dire. Donc, j'ai dîné, il y a une
douzaine de jours, avec elle, chez un académicien. C'était pour lui
présenter Béranger. Il y avait là quantité de grands hommes. Elle vint
tard, et son entrée me déplut. Les hommes lui dirent tant de bêtises
et les femmes en firent tant, en la voyant, que je restai dans mon
coin. D'ailleurs, il y avait un an que je ne lui avais parlé. Après
le dîner, Béranger, avec sa bonne foi et son bon sens ordinaires, lui
dit quelle avait tort de gaspiller son talent dans les salons, qu'il
n'y avait pour elle qu'un véritable public, celui du Théâtre-Français,
etc. Mademoiselle Rachel parut approuver beaucoup la morale, et, pour
montrer qu'elle en avait profité, joua le premier acte d'_Esther._ Il
fallait quelqu'un pour lui donner la réplique et elle me fit apporter
un Racine en cérémonie par un académicien qui faisait les fonctions
de sigisbée. Moi, je répondis brutalement que je n'entendais rien
aux vers et qu'il y avait dans le salon des gens qui, étant dans
cette partie-là, les scanderaient bien mieux. Hugo s'excusa sur ses
yeux, un autre sur autre chose. Le maître de la maison s'exécuta.
Représentez-vous Rachel en noir, entre un piano et une table à thé, une
porte derrière elle et se composant une figure théâtrale. Ce changement
à vue a été fort amusant et très-beau; cela a duré environ deux
minutes, puis elle commença:

    Est-ce toi, chère Élise?...

La confidente, au milieu de sa réplique, laisse tomber ses lunettes
et son livre; dix minutes se passent avant qu'elle ait retrouvé sa
page et ses yeux. L'auditoire voit qu'Esther enrage quelque peu. Elle
continue. La porte s'ouvre derrière: c'est un domestique qui entre. On
lui fait signe de se retirer. Il s'enfuit et ne peut parvenir à fermer
la porte. La porte susdite, ébranlée, oscillait, accompagnant Rachel
d'un mélodieux cric crac très-divertissant. Comme cela ne finissait
pas, mademoiselle Rachel porta la main sur son cœur et se trouva mal,
mais en personne habituée à mourir sur la scène, donnant au monde le
temps d'arriver à l'aide. Pendant l'intermède, Hugo et M. Thiers se
prirent de bec au sujet de Racine. Hugo disait que Racine était un
petit esprit et Corneille un grand. «Vous dites cela, répondit Thiers,
parce que vous êtes un grand esprit; vous êtes le Corneille (Hugo
prenait des airs de tête très-modestes) d'une époque dont le Racine
est Casimir Delavigne.» Je vous laisse à penser si la modestie était
de mise. Cependant, l'évanouissement passe et l'acte s'achève, mais
_fiascheggiando._ Quelqu'un qui connaît bien mademoiselle Rachel dit en
sortant: «Comme elle a dû jurer ce soir, en s'en allant!» Le mot m'a
donné à penser. Voilà mon histoire; ne me compromettez pas auprès des
académiciens, c'est tout ce que je vous demande.

Dimanche, je ne vous ai reconnue que lorsque j'étais tout près de vous.
Mon premier mouvement a été d'aller vers vous; mais, en vous voyant
très-accompagnée, j'ai passé mon chemin. J'ai bien fait, je pense.
Il me semble que je vous ai connu les joues pâles, d'où j'ai conclu
qu'elles étaient roses par la solennité de ce jour.

Bonsoir ou plutôt bonjour. Lundi ou plutôt mardi. Il est trois heures
du matin.




XXXVIII

Jeudi, janvier 1843.


Profitons du beau temps dès aujourd'hui.

    One homme n'eut les dieux tant à la main,
    Qu'asseuré fut de vivre au lendemain.

Donc, où vous dites «à deux heures, demain jeudi», je dis
«aujourd'hui», car il est une heure du matin. Les étoiles brillent,
et, en revenant tout à l'heure du raout ministériel, j'ai trouvé le
pavé aussi tolérable que la dernière fois. Mettez cependant vos bottes
de sept lieues, c'est le plus sûr. Si, par extraordinaire, vous étiez
sortie quand cette lettre vous arrivera, je vous attendrai jusqu'à
deux heures et demie; puis samedi, si vous ne pouvez aujourd'hui. A
une autre que vous, je dirais autre chose. Je voulais vous écrire
aujourd'hui, mais je me suis arrêté en pensant à ma promesse. J'ai
mal fait. Vous auriez dû me dire votre heure et votre jour; cela nous
eût épargné l'inconvénient de nous manquer. J'espère qu'il n'en sera
rien. Je suppose surtout que vous avez réellement envie de faire cette
promenade, car votre lettre est plus froide que les précédentes. Il y
a dans votre manière un équilibre admirable. Vous ne voulez jamais que
je sois parfaitement content, et vous prenez d'avance vos mesures pour
me faire enrager. Cela vous sera peut-être plus difficile que vous ne
pensez, car, bien que je sois malade depuis deux jours, je vois tout
couleur de rose. Hier, j'ai dîné dans une maison où, entrant tard au
milieu d'un cercle de femmes, j'ai cru d'abord vous reconnaître, et
j'en suis devenu stupide pendant un quart d'heure. Je ne tournais pas
les yeux vers cette personne qui vous ressemblait, et je réfléchissais
fort mal, comme lorsqu'on est troublé, sur ce que je devais faire: vous
reconnaître ou non.

Enfin, par un effort désespéré, je me suis avancé vers ladite femme,
qui s'est trouvée être une Espagnole que j'ai cependant vue trois ou
quatre fois. Il ne tient qu'à elle de croire _che ha fatto colpo._
Je vous envoie les _Sketches_ de Dickens, qui m'ont amusé autrefois.
Peut-être les avez-vous lues déjà, mais peu importe! Ainsi, à deux
heures, aujourd'hui jeudi.




XXXIX

Paris, dimanche 16 janvier 1843.


Je vous remercie d'avoir pensé à me rassurer, mais je crains cette
chaleur aux joues dont vous parlez si légèrement. Je regrette bien, je
vous assure, d'avoir insisté tant pour vous procurer cette affreuse
averse. Il m'arrive rarement de sacrifier les autres à moi-même,
et, quand cela m'arrive, j'en ai tous les remords possibles. Enfin,
vous n'êtes pas malade et vous n'êtes pas fâchée; c'est là le plus
important. Il est bien qu'un petit malheur survienne de temps en
temps pour en détourner de plus grands. Voilà la part du diable faite.
Il me semble que nous étions tristes et sombres tous les deux; assez
contents pourtant au fond du cœur. Il y a des gaietés intimes qu'on ne
peut répandre au dehors. Je désire que vous ayez senti un peu de ce
que j'ai senti moi-même. Je le croirai jusqu'à ce que vous me disiez
le contraire. Vous me dites deux fois: «Au revoir!» C'est pour de
bon, n'est-ce pas? Mais où et comment? J'ai été si malheureux dans
ma dernière invention, que je suis tout à fait découragé. Je ne m'en
lierai plus qu'à vos inspirations.

Je suis très-enrhumé ce soir, mais la pluie n'y est pour rien, je
pense. J'ai passé toute la matinée à voir des talismans et des bagues
chaldéennes, persanes, etc., dans une galerie sans feu, chez un
antiquaire qui mourait de peur que je ne les lui volasse. Pour le
tourmenter, je suis resté au froid plus longtemps que mon inclination
ne m'y portait.

Bonsoir et au revoir bientôt. C'est à vous à commander maintenant.
Ne fût-ce que pour m'assurer que cette pluie ne vous a pas enrhumée,
découragée ni irritée, je voudrais bien vous voir.




XL

Dimanche soir, janvier 1843.


Pour moi, je n'étais pas trop fatigué, et cependant, en regardant sur
la carte nos pérégrinations, je vois que nous aurions dû l'être tous
les deux. C'est que le bonheur me donne des forces; à vous, il vous
les ôte. _Wer besser liebt?_ J'ai dîné en ville et je suis allé à
un raout après. Je ne me suis endormi que très-tard, pensant à notre
promenade.

Vous avez raison de dire que c'était un rêve. Mais n'est-ce pas un
grand bonheur de pouvoir rêver quand on le veut bien? Puisque vous
êtes dictatrice, c'est à vous de dire quand vous voudrez recommencer.
Vous dites que nous n'avons pas eu de procédés l'un pour l'autre. Je
ne comprends pas. Est-ce parce que je vous ai trop fait marcher? Mais
comment pouvions-nous faire autrement? Moi, je suis très-content de
vos procédés, et je les louerais davantage si je n'avais peur que
les éloges ne vous rendissent moins aimable à l'avenir. Quant aux
_follies_, n'y songez plus, c'est devenu une charte. Lorsque vous
trouvez à redire à quelque chose, demandez-vous si vous préféreriez
_really truly_ le contraire? J'aimerais que vous me répondissiez
franchement à cette question. Mais la franchise n'est pas trop parmi
vos qualités les plus apparentes. Vous vous êtes moquée de moi, et vous
avez pris pour un mauvais compliment ce que je vous ai dit un jour
de cette envie de dormir, ou plutôt de cette torpeur qu'on éprouve
quelquefois lorsqu'on se sent trop heureux pour trouver des mots qui
puissent exprimer ce que l'on éprouve. J'ai bien remarqué hier que
vous étiez sous l'influence de ce sommeil-là, qui vaut bien toutes les
veilles. J'aurais pu vous reprocher à mon tour vos reproches; mais
j'étais trop content intérieurement pour troubler mon bonheur.

Adieu, chère amie; à bientôt, j'espère.




XLI

Mercredi soir, janvier 1843.


J'ai attendu toute la journée une lettre de vous. Je trouvais le pavé
sec et le ciel tolérable. Mais il paraît qu'il vous faut maintenant
un soleil comme celui de jeudi dernier. Je crois, en outre, que vous
aviez besoin d'élaborer la lettre que j'ai reçue tout à l'heure. Elle
contient des reproches et des menaces, le tout très-gracieusement
arrangé comme vous savez faire. D'abord, je dois vous remercier de
votre franchise, et j'y répondrai par une franchise égale. Pour
commencer par les reproches, je trouve que vous faites une grosse
affaire pour pas grand'chose. C'est en réfléchissant sur les faits et
en les grossissant par vos réflexions que vous êtes parvenue à faire de
ce que vous appelez vous-même des _frivolités, a star chamber matter._
Il n'y a qu'un point qui vaille la peine d'une explication. Vous me
parlez de _précédents_, et vous avez l'air de croire que je travaille
à établir des précédents avec la patience et le machiavélisme d'un
vieux ministre. Ayez un peu de mémoire et vous verrez que rien n'est
plus faux. S'il fallait argumenter d'après les précédents, j'aurais
cité celui du salon de la rue Saint-Honoré la première fois que je vous
revis; puis notre première visite au Louvre, qui faillit me coûter un
œil. Tout cela vous paraissait assez simple alors; maintenant, c'est
autre chose. Vous avez dû voir que je fais quelquefois ce qui me vient
en tête, que j'y renonce dès que j'ai la conviction que cela vous
déplaît, et que beaucoup plus souvent je me borne à penser au lieu de
faire. En voilà assez sur les reproches et les précédents.

Quant aux menaces, croyez qu'elles me sont très-sensibles. Cependant,
bien que je les craigne fort, je ne puis m'empêcher de vous dire
encore tout ce que je pense. Rien ne me serait plus facile que de vous
faire des promesses, mais je sens qu'il me serait impossible de les
tenir. Contentez-vous donc de notre manière d'être passée, ou bien ne
nous voyons plus. Je dois même vous dire que l'insistance et l'espèce
d'acharnement que vous mettez à me contrarier pour ces _frivolités_ me
les rendent plus chères et m'y font attacher une importance nouvelle.
C'est la seule preuve que vous puissiez me donner des sentiments que
vous pouvez avoir pour moi. S'il faut vous voir pour résister aux
tentations les plus innocentes, c'est un travail de saint qui dépasse
mes forces. J'aurais sans doute beaucoup de plaisir à vous voir, mais
la condition de me transformer en statue, comme ce roi des _Mille et
une Nuits_, m'est insupportable.

Nous venons de nous expliquer très-clairement l'un et l'autre. Vous
déciderez suivant votre sagesse si nous devons ajourner notre première
promenade à quelques années ou au premier soleil. Vous voyez que je
n'accepte pas le conseil d'hypocrisie que vous me donnez. Vous saviez
d'avance que cela m'était impossible. La seule hypocrisie dont je sois
capable, c'est de cacher aux gens que j'aime tout le mal qu'ils me
font. Je puis soutenir cet effort quelque temps, mais toujours, non.
Quand vous recevrez cette lettre, il y aura huit jours que nous ne nous
serons vus. Si vous persistez dans vos menaces, écrivez-moi tout de
suite. Ce sera de votre part une attention de bonté dont je vous saurai
gré.




XLII

Janvier 1843.


Je ne m'étonne plus que vous ayez appris l'allemand si bien et si
vite: c'est que vous possédez le génie de cette langue, car vous
faites en français des phrases dignes de Jean-Paul; par exemple,
lorsque vous dites: «Ma maladie est une impression de bonheur qui est
presque une souffrance!» prosaïquement, j'espère que cela veut dire:
«Je suis, guérie et je n'étais pas bien malade.» Vous avez raison de
me gronder de n'avoir pas assez d'égards pour les malades; je me suis
bien reproché de vous avoir fait marcher, de vous avoir permis de vous
asseoir longtemps à l'ombre. Quant au reste, je n'ai pas de remords,
ni vous non plus, j'espère. Moi, je n'ai pas de souvenirs distincts,
contre mon habitude. Je suis comme un chat qui se lèche longtemps la
moustache quand il a bu du lait. Convenez que le repas dont vous parlez
quelquefois avec admiration, que le _kêf_ même, qui est supérieur
à ce qu'il y a de mieux en ce genre, n'est rien en comparaison du
bonheur «qui est presque une souffrance». Il n'y a rien de pire que
la vie d'une huître, voire même d'une huître qui n'est jamais mangée.
Vous prétendez me gâter, vous avez été tellement gâtée vous-même, que
vous vous entendez mal à gâter les autres. Votre triomphe, c'est de
les faire enrager; mais, en fait de compliments, vous m'en devriez,
je pense, pour la magnanimité dont j'ai fait preuve en me laissant
rassurer par vous. Je m'admire moi-même. Ainsi, au lieu de votre
sermon, dites-moi quelque chose de terrible à cette occasion, ou plutôt
dites-moi toutes ces folies couleur de rose que vous dites si bien.
Vous m'avez fait recommencer mon voyage en Asie mieux que je ne l'ai
fait. La machine plus rapide que le chemin de fer est toute trouvée,
nous la portons tous les deux dans nos têtes. J'ai pris le «hint»,
et, depuis que j'ai reçu votre lettre, je suis allé avec vous à Tyr et
à Éphèse; nous avons grimpé ensemble dans la belle grotte d'Éphèse.
Nous nous sommes assis sur de vieux sarcophages et nous nous sommes dit
toute sorte de choses. Nous nous sommes querellés et raccommodés; tout
a été comme dans cette prairie l'autre jour. Seulement, il n'y avait
pour nous voir que de grands lézards très-inoffensifs quoique forts
laids. Je ne puis pas même, _in the mind's eye_, vous voir aussi tendre
que je voudrais; même à Éphèse, je vous vois un peu boudeuse et abusant
de ma patience.

Vous me parliez l'autre jour de surprise que vous me feriez;
franchement, comment voulez-vous que j'y croie? Tout ce que vous pouvez
faire c'est de céder quand vous êtes à bout de mauvaises raisons. Mais
comment inventerez-vous de vous-même de donner, quand vous avez le
génie du refus? Je suis bien sûr, par exemple, que vous n'imaginerez
jamais de me proposer un jour pour nous promener. Voulez-vous lundi ou
mardi? Le ciel me donne des inquiétudes; cependant, je compte sur votre
bon démon, comme disaient les Grecs. À ce propos, je veux vous apporter
un passage d'une tragédie grecque que je vous traduirai littéralement,
et vous m'en direz votre avis. Je crois que la comédie espagnole
est restée quelque part, entre l'endroit de la Tamise où nous avons
débarqué et celui où nous nous sommes rembarqués. Je vous en apporterai
une autre. Mais, comme je tiens à ce que vous lisiez l'histoire du
comte de Villa-Mediana, je vous chercherai le petit poème du duc de
Biron. Adieu; n'ayez pas de secondes pensées et donnez-moi une place
dans les premières. Vous savez pour moi quelles sont les unes et les
autres. Faites-moi penser à vous conter une histoire de somnambule que
je voulais vous dire l'autre jour.




XLIII

Paris, 21 janvier 1843.


Vous êtes bien aimable et je vous remercie de votre première lettre,
qui m'a fait encore plus de plaisir que la seconde, laquelle sent un
peu les seconds mouvements. Elle a du bon cependant. Mais écrivez donc
plus lisiblement l'allemand. J'ai bien besoin des commentaires que
vous m'offrez, commentaires verbaux s'entend, ce sont les meilleurs.
D'abord, j'ai lu _heilige Empfindung_, puis je crois qu'il faut lire
_selige._ Mais il y a deux sens. Est-ce sentiment de bonheur ou
sentiment passé, mort; feu sentiment? Si je vous avais vue écrivant,
j'aurais probablement deviné à votre expression ce que vous vouliez
dire. Double coquetterie de votre part, coquetterie d'écriture,
coquetterie d'obscurité. Hélas! vous me croyez plus savant que je ne
suis en matière de toilette. J'ai cependant mes idées très-arrêtées
sur ce point; je vous les soumettrai, si bon vous semble; mais je ne
comprends pas la plupart des belles choses qu'il faut admirer, à moins
qu'on ne me les démontre; vous m'expliquerez et je comprendrai tout
de suite, je vous assure. Mais quand et comment? ces deux questions
me préoccupent autant que votre pourquoi et pour qui! N'avez-vous pas
regretté un peu les beaux jours passés au soleil de printemps? Aucun
danger pour les merveilles de bottines! Si vous me dites que vous y
avez pensé et que vous y pensez, vous me ferez prendre patience; mais
il faudra plus que penser, il faudra résoudre. Je n'ai nulle envie de
vous rappeler vos promesses; car j'espère que vous ajouterez à votre
bonne foi à les remplir de bonne grâce, de ne pas les faire trop
attendre. J'ai été tellement consterné par cette averse et ce qui
s'ensuit, que je suis devenu tout confit en douceur et en abnégation de
moi-même. J'ai maintenant assez de confiance en vous pour croire que
vous ne vous en prévaudrez pas pour devenir tyrannique. Vous y avez,
je crains, de grandes dispositions; ç'a été mon défaut autrefois: je
dis la tyrannie, mais j'en suis corrigé, je m'en flatte. Adieu donc,
_dearest!_ Pensez donc un peu à moi.




XLIV

27 janvier 1843.


Voici ce qui m'est arrivé. J'étais très-souffrant ce matin, et j'ai été
obligé de sortir pour affaires de mon commerce; je suis rentré vers
cinq heures assez furieux, et je me suis endormi devant mon feu en
fumant un cigare et en lisant le docteur Strauss. Or, il me semblait
que j'étais dans le même fauteuil, mais lisant éveillé, lorsque vous
êtes entrée et m'avez dit: «N'est-ce pas que c'est la manière la plus
simple de nous voir?--Pas trop bonne,» disais-je, car il me semblait
qu'il y avait deux ou trois personnes dans la chambre. Cependant, nous
causions comme si de rien n'était; sur quoi, je me suis éveillé, et
j'ai trouvé qu'on m'apportait une lettre de vous. Voyez comme il fait
bon dormir! Je ne crois pas vous avoir écrit rien de méchant, et, par
conséquent, je n'ai pas de pardon à vous demander. Ce serait plutôt
à vous de le faire, et vous le faites avec si peu de contrition et
tant d'ironie, que je vois bien que vous avez perdu cette vénération
dont autrefois vous m'honoriez. Je ne puis rester cependant en colère
contre vous, malgré mes résolutions, et je me résigne à être encore
votre victime; mais n'abusez pas de ma magnanimité. Cela ne serait ni
beau ni généreux. Vous parlez de soleil et vous m'y renvoyez, c'est
presque comme aux kalendes grecques; probablement nous en aurons des
nouvelles au mois de juin; mais faut-il attendre jusque-là? Il est vrai
que vous êtes _escarmentada_ du temps nébuleux. Mais, en prenant nos
précautions, ne pourrions-nous pas profiter du premier temps tolérable?
Je ne voudrais pas que vous vous enrhumassiez à mon occasion. Mettez
vos bottes de sept lieues. Vous voir n'importe en quel costume, c'est
ce qui me fera toujours assez de plaisir. Quel est ce mal de côté dont
vous parlez si légèrement? Savez-vous que les fluxions de poitrine
commencent ainsi? Vous serez allée au bal et vous aurez eu froid en
sortant. Rassurez-moi bien vite, je vous prie. J'aimerais mieux vous
savoir _cross_ que malade. Si vous vous portez tout à fait bien, si
vous êtes en belle humeur, et qu'il fasse tant soit peu beau samedi,
pourquoi ne ferions-nous pas cette promenade? Nous pourrions nous faire
mener quelque part, loin des hommes, et marcher ensemble en causant.
Si vous ne pouvez ou ne voulez samedi, je ne me fâcherai pas; mais
tâchez au moins que ce soit bientôt. Quand je vous demande quelque
chose, vous ne le faites qu'après m'avoir fait enrager pendant si
longtemps, que vous m'empêchez d'avoir autant de reconnaissance que je
devrais peut-être; et vous, en outre, vous vous ôtez tout le mérite
que vous auriez en étant promptement généreuse. Causer ensemble, et,
ce qui nous est arrivé quelquefois, penser ensemble, est-ce donc un
plaisir dont vous vous lassiez si vite? Il est vrai qu'on ne répond
que pour soi, mais chacune de nos promenades a été pour moi plus
heureuse que la précédente, par les souvenirs qu'elle m'a laissés.
J'en excepte la dernière, et celle-là, je voudrais l'effacer au plus
vite, pour la remplacer par une autre où vous ne couriez pas le risque
d'être malade. Ainsi la paix est faite; j'attends vos ordres pour les
ratifications jeudi soir.




XLV

Paris, 3 février 1843.


Ce beau temps ne vous fait-il donc pas penser à Versailles, et, par
conséquent, ne vous donne-t-il pas envie de rire? Si vous aviez un peu
de logique, vous n'auriez point ri. En effet, vous n'ignorez pas que
Versailles est le chef-lieu du département de Seine-et-Oise, qu'il
y a des autorités chargées de protéger le faible et qu'on y parle
français. En un tel pays, vous seriez aussi en sûreté qu'à Paris.
De plus, le but que vous vous proposez, c'est de vous promener sans
rencontrer des badauds de votre connaissance. À Versailles, un jour que
le musée n'est pas ouvert, vous êtes sûre de ne trouver personne. Je
ne parle ni de l'air ni de la beauté des lieux, qui ont leur mérite et
qui influent toujours sur la nature des idées. Je suis persuadé, par
exemple, qu'à Versailles, vous n'auriez point eu cette colère rentrée
de l'autre jour; je vous en crois parfaitement guérie, car la fin de
votre lettre m'a paru de votre bon génie. Le commencement sentait un
peu votre diable. Je vous écris en hâte. Je suis accablé de commissions
et je vais bien m'ennuyer. Pensez un peu à moi, et ne vous fâchez pas.
Ne riez pas trop en y pensant.




XLVI

Paris, 7 février 1843.


Veuillez me permettre un calcul très-simple, et tout sera dit sur
Versailles. C'est donc très-difficile, une promenade d'une heure dans
un si beau jardin? Or, ce jour de grand brouillard, n'avons-nous pas
passé deux heures au musée ensemble? J'ai dit.

Vous me faites rire avec les commissions qu'on me donne, à ce que vous
supposez. Bien que celles-ci ne me manquent pas, les commissions dont
je vous parlais sont des réunions où plusieurs personnes ne font pas
la besogne que ferait un seul beaucoup mieux. Ne croyez pas être la
seule qui fasse des commissions. J'ai couru tout Paris pour acheter des
robes et des chapeaux, et, mercredi, j'ai rendez-vous pour commander
un costume de bergère rococo. Tout cela pour les deux filles de madame
de M ***. Conseillez-moi. Quel costume doivent-elles avoir pour un bal
travesti? Une Écossaise et une Cracovienne sont en route. J'ai une
bergère; il me faut encore un autre déguisement. Voici le signalement:
l'aînée est brune, pâle, un peu moins grande que vous, très-jolie,
expression gaie. L'autre est très-grande, très-blanche, prodigieusement
belle, avec les cheveux qu'aimait le Titien. J'en voudrais faire une
bergère avec de la poudre. Conseillez-moi pour l'autre.

Je me demande pourquoi vous me semblez si embellie, et je ne puis
trouver de réponse satisfaisante. Est-ce parce que vous avez l'air
moins effarouché? Cependant, la dernière fois, vous me faisiez penser
à un oiseau qu'on vient de mettre en cage. Vous m'avez vu trois mines,
je ne vous en connais que deux. L'effarouchement est une sorte de dépit
radieux que je n'ai vu qu'à vous.

Vous m'accusez à tort d'être mondain; depuis quinze jours, je ne suis
sorti qu'une fois le soir pour faire une visite à mon ministre. J'ai
trouvé toutes les femmes en deuil, plusieurs avec des mantilles; non,
des barbes noires qui les font ressembler à des Espagnoles; cela m'a
paru fort joli. Je suis d'une tristesse et d'une maussaderie étranges.
Je voudrais bien vous chercher querelle, mais je ne sais sur quoi. Vous
devriez m'écrire des choses très-aimables et très-senties, je tâcherais
de me figurer votre mine en les écrivant, et cela me consolerait.

Mon roman vous amuse-t-il? Lisez la fin du deuxième volume: _M.
Yellowplush._--C'est une assez bonne charge, à ce qu'il me semble.
Adieu, écrivez-moi bientôt.

Je rouvre ma lettre pour vous prier de remarquer que le temps a l'air
de se rasséréner.




XLVII

Paris, dimanche 11 février 1843.


Je ne sais trop si je dois croire pieusement tout ce que vous me dites,
dans votre lettre, de votre indisposition et des affaires qui vous
retiennent. Au milieu de toutes les choses aimables que vous me dites,
je crois que vous n'avez guère envie de me voir. Me trompé-je, ou bien
est-ce que je suis si peu habitué à vos douceurs, que je ne puis les
croire vraies? Mardi, serez-vous guérie? serez-vous libre? serez-vous
d'aussi bonne humeur que mercredi passé? Hier, dans l'après-midi, il
a fait un temps superbe; peut-être serons-nous autant favorisés mardi
prochain, si mon baromètre ne m'abuse. J'ai quelque chose pour vous qui
vous paraîtra fort bête peut-être. Depuis que je ne vous ai vue, j'ai
beaucoup couru le monde, et fait quantité de bassesses académiques.
J'en avais perdu l'habitude, et cela m'a fort coûté; mais je crois
que je m'y referai assez vite. Aujourd'hui, j'ai vu cinq illustres
poètes ou prosateurs, et, si la nuit ne m'eût surpris, je ne sais si je
n'aurais pas achevé tout d'un trait mes trente-six visites. Le drôle,
c'est quand on rencontre des rivaux. Plusieurs vous font des yeux à
vous manger tout cru. Je suis, au fond, excédé de toutes ces corvées,
et je serais heureux de tout oublier pendant une heure avec vous.




XLVIII

11 février 1843.


Cette neige ne se charge-t-elle pas toute seule de dire non, sans
que vous vous en mêliez? Cela devrait vous guérir de cette mauvaise
habitude de négation. Le diable est bien assez méchant sans que vous
alliez sur ses brisées. J'ai beaucoup souffert la nuit passée. J'ai eu
la fièvre et des élancements très-douloureux. Ce soir, je vais assez
bien. Il me semble que, dans votre billet, vous cherchez le moyen de
me faire quelque querelle sur notre promenade. Qu'a-t-elle eu de si
malheureux, si vous ne vous êtes pas enrhumée? et je vous ai fait
marcher si vite, que je n'en ai guère d'inquiétude. Vous aviez un air
de santé et de force qui faisait plaisir à voir. Et puis vous perdez
peu à peu quelque chose de votre contrainte. Vous gagnez de tout
point à ces promenades, sans parler de la variété de connaissances
archéologiques que vous acquérez, sans vous en donner la peine. Vous
voilà déjà passée maîtresse en matière de vases et de statues. Chaque
fois que nous nous rencontrons, il y a une croûte de glace à rompre
entre nous. Je trouve qu'au bout d'un quart d'heure seulement nous
reprenons notre dernière causerie au point où nous l'avions laissée.
Mais, si nous nous voyions plus souvent, sans doute il n'y aurait plus
de glace du tout. Que préférez-vous, la fin ou le commencement de nos
rencontres?

Vous ne m'avez pas remercié de ne pas vous avoir dit un mot de
Versailles. J'y ai pensé souvent, je vous jure. J'avais quelque chose
à vous montrer que j'ai oublié. C'est de l'_auld langsyne._ Voyons,
devinez si vous pouvez. J'oublie en vous voyant ce que je voulais dire;
j'ai noté un sermon à vous faire à l'endroit de vos jalousies de votre
frère: de la façon dont je conçois votre rôle de sœur, vous devriez
souhaiter à votre frère quelque belle et bonne passion. Remarquez que
vous ne pourrez jamais rien empêcher, et que, si vous ne devenez pas
confidente heureuse, ou du moins résignée, vous êtes prédestinée à
devenir étrangère. Adieu. Mon doigt me fait un mal de chien, mais on me
dit que c'est bon signe. Je vais penser à vos pieds et à vos mains pour
faire diversion. Vous n'y pensez guère, je crois.




XLIX

17 février 1843.


Que j'aie été injuste envers vous, cela est possible et je vous
en demande pardon; mais vous ne vous mettez pas assez à ma place;
et, parce que vous ne sentez pas comme moi, vous voudriez, ce qui
est impossible, que je ne sentisse qu'à votre manière. Peut-être
devriez-vous me savoir plus de gré que vous ne faites de tous mes
efforts pour vous ressembler. Je ne comprends rien à la mine que vous
m'avez faite aujourd'hui. Au reste, à ne s'attacher qu'à la lettre,
il y a longtemps que je vois que vous m'aimez mieux de loin que de
près. Mais ne parlons plus de cela maintenant. Je veux seulement vous
dire que je ne vous fais aucun reproche, que je ne suis pas mécontent
de vous, et que, si je suis triste quelquefois, vous ne devez pas
croire que je suis en colère. J'ai de vous une promesse, vous pensez
bien que je ne l'oublierai pas. Je ne sais si je vous la rappellerai.
Il n'y a rien que je déteste tant que les querelles, et assurément
il en faudrait une pour vous redonner de la mémoire. Rien de ce qui
vous fait de la peine ne me donnera de plaisir; ainsi, j'accepte le
programme que vous m'annoncez. Nous avons eu, en effet, une heureuse
inspiration l'autre jour. Quelle neige et quelle pluie! Quel chagrin si
vous m'aviez remis à aujourd'hui! Vous craignez toujours les premiers
mouvements; ne voyez-vous pas que ce sont les seuls qui vaillent
quelque chose et qui réussissent toujours? Le diable est lent, je
crois, de son naturel et se décide toujours pour le plus long chemin.
Ce soir, je suis allé aux Italiens, où je me suis assez amusé, bien
qu'on ait fait un succès de claqueurs à mon ennemie madame Viardot.

J'ai reçu des livres d'Espagne que j'attendais pour travailler à
quelque chose; en sorte que je suis assez in _high spirits_ pour le
moment. Je souhaite que vous pensiez un peu à moi, et surtout que
nous pensions ensemble. Adieu; je suis charmé que ces épingles vous
plaisent. J'avais craint qu'elles ne vous eussent inspiré du mépris;
mais, malgré le plaisir que j'aurais à vous les voir porter, ne mettez
pas le châle bleu la première fois. Vous avez dit avec beaucoup de
raison qu'il était trop voyant.




L

Paris, lundi soir, février 1843.


Si je ne craignais de vous gâter, je vous dirais tout le plaisir que
m'ont causé votre lettre, la toute gracieuse promesse que vous me
faites, et surtout cette impatience de voir revenir le temps sec.
N'est-ce pas une grande folie de votre part de vouloir prendre des
termes fixes pour nos promenades, comme si nous pouvions jamais être
assurés d'un jour? N'avais-je pas bien raison de dire: le plus souvent
que vous pourrez? Il faut toujours supposer, quand il y aura du beau
temps pendant deux jours, qu'il pleuvra deux mois de suite après.
Qu'importe, si, au bout de l'année, nous nous trouvons en avance de
quelques jours de promenade? Votre lettre est, en effet, toute de
premier mouvement; c'est pour cela que je l'aime tant. Je crains
seulement que vous n'ayez de si bonnes dispositions que parce que nous
ne pouvons en profiter. Cependant, vos bonnes promesses me rassurent
un peu, et vous auriez trop de reproches à vous faire si vous ne les
teniez pas. Vous m'avez fait venir toute sorte de pensées, l'autre
soir aux Italiens, avec votre costume couleur d'arc-en-ciel. Mais vous
n'avez pas besoin de coquetterie avec moi. Je ne vous aime pas mieux en
arc-en-ciel qu'en noir...

En vérité, avez-vous été furieuse contre moi par réflexion? Alors, ce
serait un premier mouvement qui aurait été mauvais pour moi l'autre
jour, et cela me ferait peine et plaisir. Je saurai lequel des deux en
vous voyant.

Je connais la superstition des couteaux et des instruments tranchants,
mais point celle des piquants. J'aurais cru, au contraire, que cela
signifiait attachement, et c'est cela peut-être qui m'a fait choisir
les épingles. Vous rappelez-vous que vous n'avez pas voulu me laisser
ramasser les vôtres chez madame de P...? J'ai cela encore sur le cœur
avec bien d'autres griefs contre vous. Je vous les pardonne tous
aujourd'hui, mais je les retrouverai aussi révoltants lorsque vous y
en aurez ajouté d'autres. C'est un grand malheur que de ne pouvoir
oublier. J'écris aujourd'hui comme un chat, je ne puis encore tailler
ma plume, et je ne sais si vous pourrez lire mon griffonnage. Il est
presque aussi intelligible que ce que vous écrivez en blanc. Je suppose
que vous allez fort dans le monde ce carnaval. En rangeant ma table,
je m'aperçois que je ne suis point allé à un bal chez le directeur de
l'Opéra. Où est le bon temps où j'y prenais plaisir? Maintenant, tout
cela m'ennuie horriblement. Ne vous semblé-je pas bien vieux?

Le temps a l'air de vouloir se remettre, mais je n'ose rien dire. J'ai
juré de vous laisser toute liberté.--Théodore Hook est mort. Avez-vous
lu _Ernest Maltravers_ et _Alice_, de Bulwer? Il y a des tableaux
charmants d'amour jeune et d'amour vieux. Je les ai tous les deux à
votre service.




LI

Jeudi soir, février 1843.


Je cherche vainement dans vos dernières paroles quelque chose qui me
soulage en m'irritant contre vous, car la colère serait un soulagement
pour moi. J'ai brûlé votre lettre, mais je me la rappelle trop bien.
Elle était très-sensée, peut-être trop, mais très-tendre aussi.
Depuis huit jours, j'ai tant d'envie de vous revoir, que j'en viens
à regretter nos querelles mêmes. Je vous écris, savez-vous pourquoi?
C'est que vous ne me répondrez pas et que cela me mettra en colère, et
tout vaut mieux que le découragement où vous m'avez laissé. Rien n'est
plus absurde, nous avons eu parfaitement raison de nous dire adieu.
Nous comprenons si bien l'un et l'antre les choses raisonnables, que
nous devrions agir le plus raisonnablement du monde. Mais il n'y a de
bonheur, à ce qu'il paraît, que dans les folies et surtout dans les
rêves. Ce qu'il y a d'étrange, c'est que je n'ai jamais cru, sinon
cette fois, à la persistance de nos querelles. Mais il y a dix jours
que nous nous sommes séparés d'une manière presque solennelle qui m'a
effrayé. Étions-nous plus irrités que d'ordinaire, plus clairvoyants?
nous aimions-nous moins? Il y avait certainement entre nous, ce
jour-là, quelque chose que je ne me rappelle pas distinctement, mais
qui n'avait jamais existé. Les petits accidents viennent après les
grands. En même temps que je vous disais adieu, mon cousin changeait
son jour aux Italiens, et je pense que je ne vous y rencontrerai plus
le jeudi. Je me rappelle aussi que vous avez dit prophétiquement que je
vous oublierais pour l'Académie, et c'est devant l'Académie que nous
nous sommes quittés. Tout cela est fort bête, mais cela m'obsède, et je
meurs d'envie de vous revoir, ne fût-ce que pour nous quereller.

Vous enverrai-je cette lettre? je ne sais trop. Hier, je suis allé, sur
la foi d'un vers grec, à Saint-Germain-l'Auxerrois. Vous rappelez-vous
quand nous nous devinions toujours?

Adieu; répondez-moi. Je me sens un peu soulagé pour vous avoir écrit.




LII

Jeudi matin, février 1843.


Hélas! oui, c'est ce pauvre Sharpe[1] qui vient d'être frappé d'une
façon si soudaine et si cruelle. Je suis sans nouvelles de lui depuis
le 5; si vous connaissez quelqu'un à Londres qui puisse m'en donner de
certaines, veuillez lui écrire, et savoir quel est son état, quelles
espérances restent encore. Peut-être connaîtriez-vous sa sœur. Je
suppose que c'est chez elle que vous l'avez vu. Malgré vous-même, les
seconds mouvements ne paraissent que trop dans votre lettre. Il y a
cependant de ces petites phrases tout aimables qui vous échappent à
votre insu. Vous vous donnez beaucoup de peine pour être mauvaise, et
vous n'y parvenez qu'à force d'application.

Avez-vous réfléchi quelquefois comme c'est une invention admirable,
de mettre dans un beau palais des tableaux et des statues, et d'y
laisser promener le monde? Malheureusement, on va fermer ce beau lieu
pour y mettre de vilaines croûtes modernes. Cela ne vous fait-il
pas de la peine? Croyez-moi, allons faire nos adieux à toutes ces
vieilles statues. Le samedi est un jour admirable, car il n'y vient
que des Anglais peu gênants pour ceux qui aiment à regarder de près
les tableaux. Que vous semble de samedi, c'est-à-dire après-demain? Ce
sera le dernier samedi. Ce mot de dernier me fait de la peine. Ainsi
donc, à samedi. Vous me parlez de vos remords pour mon œil. De quelle
espèce sont vos remords? l'accident pouvait s'éviter de deux manières:
je pouvais ne pas compromettre mon œil, vous pouviez le ménager.
C'est, je pense, pour le dernier fait que vous avez des remords, du
moins que vous devez en avoir eu avant les seconds mouvements. Si vous
ne m'écrivez pas, je vous attendrai samedi à deux heures devant la
_Joconde_, à moins d'un temps horrible; mais il fera beau, je l'espère,
et, s'il survenait quelque contre-temps, ce serait assurément votre
faute.

Pourquoi vous servez-vous de papier si petit, et pourquoi
m'écrivez-vous trois lignes seulement, dont deux pour me quereller?
Qu'importe que l'on vive plus vite, pourvu que l'on soit plus heureux!
N'est-ce pas quelque chose que d'avoir des souvenirs au lieu d'années
de chrysalide dont on ne se souvient plus?


[1] M. Sutton Sharpe, avocat anglais très-distingué.




LIII

Paris, février 1843.


Il m'est arrivé bien souvent dans ma vie de faire en rechignant des
choses que j'ai été bien aise ensuite d'avoir faites. Je désire
qu'il vous arrive comme à moi. Supposez que le contraire fût arrivé:
n'auriez-vous pas éprouvé un peu d'impatience d'être venue seule?
N'auriez-vous pas eu, laissez-moi le croire, quelque inquiétude
de m'avoir fait de la peine? Considérez maintenant avec quelque
orgueil cette étrange influence que deux fois vous avez eue sur ma
pensée et sur mes résolutions. Tout le mal, c'est d'avoir eu un peu
d'incertitude. N'admirez-vous pas comme moi cette étrange coïncidence
(je ne dirai pas sympathie, pour ne pas vous déplaire) de nos pensées?
Vous rappelez-vous qu'autrefois nous fîmes une expérience presque aussi
miraculeuse? et dernièrement encore, près d'un poêle dans le musée
espagnol, vous avez lu dans ma pensée aussi vite que je pensais. Il y a
longtemps que je soupçonne quelque chose de diabolique en vous. Je me
rassure un peu en pensant que j'ai vu vos deux pieds et que vous n'avez
pas le _cloven foot._ Pourtant, il se pourrait que, sous ces bottines,
vous m'eussiez caché une petite griffe. Tâchez donc de me rassurer.

Adieu. Voici le livre dont je vous ai parlé.




LIV

Paris, 9 février 1843.


J'étais inquiet de ne pas recevoir un mot de vous, non que je
craignisse _un second mouvement_, mais je vous croyais souffrante et je
me reprochais cette longue promenade et notre retour par le vent et la
pluie. Heureusement, c'est la poste qui a fait son dimanche et m'a fait
attendre votre lettre. Bien que je souffrisse beaucoup de ce retard,
je ne vous ai pas accusée un seul moment. Je suis bien aise de vous le
dire, pour que vous sachiez que je me corrige de mes défauts en même
temps que vous des vôtres. Au revoir donc et à bientôt. Je n'ai plus
mal à l'œil. Le vôtre, je pense, est toujours aussi brillant. Comme on
se fait des monstres de tout! N'aurions-nous pas eu tort de ne pas nous
être revus?

Je suis bien triste et tourmenté. Un de mes amis intimes, que je
voulais aller voir à Londres, vient d'être atteint de paralysie. Je ne
sais encore s'il vivra, ou, ce qui serait pire que la mort, s'il ne
demeurera pas longtemps dans cet affreux état d'insensibilité où cette
maladie réduit les esprits les plus distingués. Je me demande si je ne
devrais pas aller le voir tout de suite.

Écrivez-moi, je vous prie, et dites-moi quelque chose de tendre qui me
fasse oublier ces tristes pensées.




LV

Paris, 27 février 1843.


Nos lettres se sont croisées et j'ai été tranquillisé plus tôt que je
n'espérais. Je vous en remercie. Votre lettre m'a fait grand plaisir
par ce qu'elle me dit, quoique en style fort énigmatique. Ce verbe que
vous redoutez si fort a toujours un son bien doux, même quand il est
accompagné de tous ces adverbes dont vous savez si bien l'entortiller.
Moquez-vous de ma tristesse et de la mine que je faisais sur les
ruines de Carthage. Marius, assis comme nous, rêvait peut-être qu'il
rentrerait dans Rome, et moi, je ne voyais guère d'espérance dans mon
avenir. Vous m'effrayez, chère amie, en me disant que vous n'osez plus
écrire et que vous aurez plus de courage pour parler. Lorsque nous
sommes ensemble, c'est le contraire que vous dites. N'en résultera-t-il
pas que vous ne me parlerez plus et que vous ne m'écrirez plus? Vous
étiez fâchée contre moi, m'avez-vous dit. Était-ce bien juste de votre
part et l'avais-je mérité? N'avais-je pas votre promesse et aussi un
peu votre exemple? En êtes-vous restée aveugle? Avez-vous conservé un
souvenir désagréable? Êtes-vous encore fâchée? Voilà ce que je voudrais
savoir et ce que vous ne me direz sans doute pas.

Je commence à vous savoir par cœur, et je crois que c'est ce qui
m'attriste souvent. Il y a en vous un mélange d'oppositions et de
contradictions si étrange, qu'il y a pour faire enrager un saint. . .

. . . . . . . . . . . .

J'ai appris hier une bien triste nouvelle. Le pauvre Sharpe est mort
mercredi dernier. J'ai reçu la nouvelle de sa mort au moment où je
le croyais non-seulement hors de tout danger, mais sur le point de
reprendre ses occupations ordinaires. Je ne m'accoutume pas à l'idée
de ne plus le voir. Ilme semble que, si j'allais à Londres, je le
retrouverais. . . . . . .




LVI

Jeudi soir, 1er mars 1843.


J'avais bien peur de ne pouvoir vous voir samedi, et je me promettais
de vous bien gronder pour n'avoir pas voulu l'autre jour. Mais je suis
parvenu à me débarrasser de tous les empêchements. À samedi donc. Il y
a bien longtemps que nous n'avons eu de querelle. Ne trouvez-vous pas
que cela est bien doux et bien préférable à nos colères d'autrefois,
qui n'avaient de bon que les raccommodements? Je vous trouve toujours
cependant un défaut: c'est de vous rendre si rare. À peine nous
voyons-nous une fois en quinze jours. Chaque fois, il semble qu'il
y ait une glace nouvelle à rompre. Pourquoi ne vous retrouvé-je pas
telle que je vous ai quittée? Si nous nous voyions plus souvent, cela
n'arriverait pas. Je suis pour vous comme un vieil opéra que vous
avez besoin d'oublier pour le revoir avec quelque plaisir. Moi, au
contraire, il me semble que je vous aimerais davantage vous voyant
tous les jours. Montrez-moi que j'ai tort, et dites-moi un jour bien
proche pour nous revoir. C'est le 14 mars que mon sort se décide à
l'Académie. Le raisonnement me dit d'espérer, mais je ne sais quel
sentiment de seconde vue me dit tout le contraire.--En attendant, je
fais des visites fort consciencieusement. Je trouve des gens fort
polis, fort accoutumés à leurs rôles et les prenant très au sérieux; je
fais de mon mieux pour prendre le mien aussi gravement, mais cela m'est
difficile. Ne trouvez-vous pas drôle qu'on dise à un homme: «Monsieur,
je me crois un des quarante hommes de France les plus spirituels, je
vous vaux bien,» et autres facéties? Il faut traduire cela en termes
honnêtes et variés, suivant les personnes. Voilà le métier que je fais
et qui m'ennuierait fort s'il se prolongeait. Le là correspond aux ides
de mars, jour de la mort de mon héros, feu César. Cela est _ominous_,
n'est-ce pas?




LVII

Paris, vendredi matin, 13 mars 1843.


Voici votre cravate. Elle s'est retrouvée samedi dernier dans
l'antichambre de Son Altesse royale monseigneur le duc de Nemours.
Personne ne m'a demandé d'explications de sa présence dans ma poche.
Je vous l'aurais envoyée plus tôt si je n'avais voulu ajouter le désir
de retrouver votre propriété à celui de me donner de vos nouvelles. Je
constate que, bien que le premier soit très-vif, il n'a pu triompher de
l'indifférence que vous avez sur le second point. Pourquoi avez-vous si
grand'peur du froid? Il me semble que nous avons fait une fois un essai
de neige qui n'a pas trop mal réussi. Voici le dégel qui va rendre les
rues impraticables pour je ne sais combien de temps. Répondez-moi vite.
Je vois avec peine que vous aimez à tourmenter. . . . . .

. . . . . . . . . . . .




LVIII

Paris, 11 mars 1843.


C'est une grosse faute et presque un crime que de ne pas profiter du
temps admirable qu'il fait. Que diriez-vous d'une grande promenade pour
demain jeudi? Vous deviez m'avertir la première, mais vous vous en
gardez bien. Il faut absolument que nous allions saluer les premières
feuilles. Elles poussent à vue d'œil. Je pense aussi à l'influence
que le soleil exerce sur votre humeur, à ce que vous m'avez dit. Je
voudrais en faire l'épreuve. Moi, je vous aime dans tous les temps;
mais je crois que le bonheur de vous voir est plus bonheur avec du
soleil. Adieu.




LIX

Paris, samedi soir, mars 1843.


Pas la moindre trace de repentir dans votre lettre. Je regrette la
pipe ambrée que vous aviez choisie. Il y avait quelque chose de
particulièrement agréable à porter souvent à ma bouche un don de vous.
Mais soit fait ainsi que vous voulez; c'est ce que je dis fort souvent,
et toujours sans que ma résignation me profite.

Je suis complètement abruti par le métier que je fais. La cathédrale
me pèse de tout son poids sur les épaules, sans compter l'espèce de
responsabilité que j'ai acceptée dans un moment de zèle dont je me
repens fort aujourd'hui. J'envie beaucoup le sort des femmes, qui
n'ont rien à faire qu'à tâcher de se faire belles, et préparer l'effet
qu'elles veulent produire sur les autres. Les autres, cela me semble
un vilain mot, mais je crois qu'il vous préoccupe plus que moi. Je
suis très en colère contre vous, sans bien en savoir la cause; mais il
doit y en avoir une très-réelle, car je ne saurais avoir tort. Il me
semble que tous les jours vous êtes plus égoïste. Dans _nous_, vous ne
cherchez jamais que vous. Plus je retourne cette idée, plus elle me
paraît triste.

Si vous n'avez pas écrit pour ce livre à Londres, n'écrivez pas; il
est absurde de charger une femme de semblable commission. Bien que je
tienne beaucoup à un livre rare, je ne voudrais pas que vous pussiez
causer l'ombre d'un étonnement en le demandant. L'éditeur du livre
est un quaker très-vertueux, dit-on, lequel aurait eu un peu tard des
preuves que les catholiques espagnols du XVe siècle étaient des gens
sans moralité, malgré l'Inquisition, et peut-être à cause d'elle.
L'exemplaire original et unique a coûté quinze cents livres sterling.
Il a cent et quelques pages. J'ai eu tort de vous en parler et plus
tort de réfléchir si tard à l'énormité de la chose. Adieu . . .

. . . . . . . . . . . .

Voici la lettre que j'allais vous faire porter quand j'ai reçu la
vôtre. J'ai été tellement occupé par mes rapports et mes enquêtes, que
je n'ai pu vous écrire plus tôt. Je vous proposais une promenade mardi,
à condition que nous aurions une heure de plus. Dites-moi si vous
êtes libre mardi. Votre distraction est fort jolie, mais y suis-je pour
quelque chose? _That is the question._ Quels pardons avez-vous à me
demander? vous ne sentez pas ce que je sens. Nous sommes si différents,
qu'à peine pouvons-nous nous comprendre. Tout cela n'empêche pas que
j'aurai grand plaisir à vous voir et que je vous remercie de votre
dernière lettre, qui est très-aimable. Vous ne m'avez pas dit où vous
alliez à la campagne, ni quand vous partiez. J'irai à Rouen dans
quelques jours.

Adieu encore; j'espère vous voir mardi, j'espère que vous serez en
belle humeur et moi moins triste que je ne suis aujourd'hui.




LX

Jeudi soir, 15 mars 1843.


Cela m'a fait un sensible plaisir[1], d'autant plus que je m'attendais
à une défaite. On m'apportait les bulletins à mesure qu'ils
s'élaboraient. Il me semblait impossible de réussir; ma mère, qui
souffrait depuis quelques jours d'un rhumatisme aigu, a été guérie du
coup.--J'en ai d'autant plus envie de vous voir. Essayez si je vous en
aime mieux ou moins, et cela le plus tôt possible. Je suis harassé des
courses que j'ai faites, car il faut maintenant remercier, et remercier
amis et ennemis, pour montrer qu'on a de la grandeur d'âme. J'ai le
bonheur d'avoir été black-boulé par des gens que je déteste, car c'est
un bonheur que de n'avoir pas le fardeau de la reconnaissance à l'égard
des personnes qu'on estime peu. Écrivez-moi, je vous prie, quand vous
voulez que nous nous voyions.

J'ai bien envie que nous fassions quelque longue promenade.

Vous êtes sorcière, en effet, d'avoir si bien deviné l'événement. Mon
Homère m'avait trompé, ou bien c'est à M. Vatout que s'adressait sa
prédiction menaçante.

Adieu, _dearest friend!_ Entre mes épreuves à corriger, mon rapport
à faire, et un peu aussi le tracas que j'ai eu depuis trois jours,
je n'ai guère trouvé le temps de dormir. Je vais essayer.--J'aurais
d'assez drôles d'histoires à vous conter des hommes et des choses.


[1] Sa nomination comme membre de l'Académie française.




LXI

17 mars 1843.


Je vous remercie bien de vos compliments, mais je veux mieux encore. Je
veux vous voir et faire une longue promenade. Je trouve cependant que
vous avez pris la chose trop au tragique. Pourquoi pleurez-vous? les
quarante fauteuils ne valaient pas une petite larme. Je suis excédé,
éreinté, démoralisé et complètement _out of my wits._ Puis Arsène
Guillot fait un fiasco éclatant et soulève contre moi l'indignation
de tous les gens soi-disant vertueux, et particulièrement des femmes
à la mode qui dansent la polka et suivent les sermons du P. Ravignan;
tant il y a que l'on dit que je fais comme les singes, qui grimpent au
haut des arbres et qui, arrivés sur la plus haute branche, font des
grimaces au monde. Je crois avoir perdu des voix par cette scandaleuse
histoire; d'un autre côté, j'en gagne. Il se trouve des gens qui m'ont
black-boulé sept fois et qui me disent qu'ils ont été mes plus chauds
partisans. Ne trouvez-vous pas que cela vaut bien la peine de faire
ainsi le péché de mensonge, surtout pour le gré que j'en sais aux gens?
Tout ce monde où j'ai vécu presque uniquement depuis quinze jours me
fait désirer avidement de vous voir. Au moins, nous sommes sûrs l'un
de l'autre, et, quand vous me faites des mensonges, je puis vous les
reprocher et vous savez vous les faire pardonner. Aimez-moi, quelque
vénérable que je sois devenu depuis bientôt trois jours.




LXII

Lundi soir, 21 mars 1843.


Je suis très-triste et j'ai des remords de ma fureur d'aujourd'hui. La
seule excuse que j'y trouve, c'est que la transition entre notre halte
délicieuse dans cette espèce d'oasis si étrange et notre promenade
a été trop brusquée, c'est tomber du ciel en enfer. Si je vous ai
affligée, j'en suis aussi repentant que possible, mais j'espère que
je ne vous ai pas fait autant de peine que j'en ressentais. Vous
m'avez souvent reproché d'être indifférent à tous; je suppose que vous
vouliez dire seulement que j'étais peu démonstratif. Lorsque je sors
de ma nature, c'est que je souffre beaucoup. Convenez aussi qu'il est
bien triste, après tant de temps passé ensemble, après être devenus
l'un pour l'autre ce que nous sommes, de vous voir toujours défiante
pour moi. Le temps a été aujourd'hui comme notre humeur. Ce soir, le
voilà rétabli, je pense. Les étoiles sont plus brillantes que jamais.
Organisons quelque course moins orageuse. Adieu, plus de querelles; je
tâcherai d'être plus raisonnable, tâchez d'être plus à vos premiers
mouvements.




LXIII

Mars 1843.


Moi, j'étais fatigué comme si j'avais fait quatre ou cinq lieues
à pied, mais d'une fatigue si agréable, que je voudrais la sentir
encore; tout nous a si bien réussi, que, bien que je sois accoutumé
à voir réussir un plan bien combiné, je partage votre étonnement.
Être si libre et si loin du monde, et cela par les bienfaits de la
civilisation, n'est-ce pas amusant? Savez-vous pourquoi je n'ai pris
qu'une fleur de ces jacinthes si jolies et si blanches, c'est que je
voulais en garder pour une autre fois; qu'en dites-vous? D'ailleurs,
en regardant sur ma carte, j'ai vu que nous avions fait une faute de
géographie. Nous nous sommes trompés d'environ un quart de lieue; nous
devions aller plus loin; mais ne regrettons rien, une autre fois nous
ferons mieux. Pour une reconnaissance, tout n'a pas été mal. Vous avez
été surtout excellente. Vous ne m'apprenez rien en me disant que
vous m'avez rendu ce que je vous ai donné; mais vous me faites presque
autant de plaisir en me le disant, car cela me prouve que vous ne
pensiez pas les cruelles choses que vous m'avez dites dans un de nos
jours néfastes. Je les oublie tout à fait aujourd'hui; oubliez aussi
mes colères et mes injures. Vous me demandez si je crois à l'âme.
Pas trop. Cependant, en réfléchissant à certaines choses, je trouve
un argument en faveur de cette hypothèse, le voici: Comment deux
substances inanimées pourraient-elles donner et recevoir une sensation
par une réunion qui serait insipide sans l'idée qu'on y attache? Voilà
une phrase bien pédantesque pour dire que, lorsque deux gens qui
s'aiment s'embrassent, ils sentent autre chose que lorsqu'on baise
le satin le plus doux. Mais l'argument a sa valeur. Nous parlerons
métaphysique, si vous voulez, la première fois. C'est un sujet que
j'aime beaucoup, car on ne peut jamais l'épuiser. Vous m'écrirez,
n'est-ce pas, avant lundi, en me disant où nous nous trouverons? Il
faut être là-bas à une heure, non à une demi-heure. Vous vous en
souviendrez; par conséquent, il faut nous mettre en marche à une
demi-heure. Tout cela n'est-il pas clair?

Il est quatre heures et demie, et il faut que je me lève avant dix
heures.




LXIV

Lundi soir. Mars 1843.


Je commence, je crois, à comprendre votre énigme. En réfléchissant à ce
que vous m'avez dit aujourd'hui, j'arrive où m'avait déjà conduit une
espèce de divination instinctive; assurément, mon plus grand ennemi ou,
si vous voulez, mon rival dans votre cœur, c'est votre orgueil; tout ce
qui le froisse vous révolte. Vous suivez votre idée, peut-être à votre
insu, dans les plus petits détails. N'est-ce pas votre orgueil qui
est satisfait lorsque je baise votre main? Vous êtes heureuse alors,
m'avez-vous dit, et vous vous abandonnez à votre sensation parce que
votre orgueil se plaît à une démonstration d'humilité. Vous voulez que
je sois statue parce qu'alors vous êtes ma vie. Mais vous ne voulez pas
être statue à votre tour; surtout, vous ne voulez pas cette égalité de
bonheur donné et reçu, parce que tout ce qui est égalité vous déplaît.

Que vous dirai-je à cela? que, si cet orgueil voulait se contenter
de ma soumission et de mon humilité, il devrait être content; je lui
céderai toujours, pourvu qu'il laisse votre cœur suivre ses bons
mouvements. Pour moi, je ne mettrai jamais sur une même ligne mon
bonheur et mon orgueil, et, si vous vouliez me suggérer des formules
d'humilité nouvelles, je les adopterais sans hésiter. Mais pourquoi
de l'orgueil, c'est-à-dire de l'égoïsme, entre nous? êtes-vous donc
insensible au plaisir de s'oublier l'un pour l'autre? Ce sentiment
d'amitié si étrange que nous éprouvons tous les deux quelquefois,
qui, ce matin par exemple, nous a amenés là où nous n'avions aucune
_raison_ d'aller, n'est-ce pas une puissance plus douce et plus vive
que toutes celles que vous pourrait donner votre démon d'orgueil? Vous
avez été si aimable ce matin, que je ne veux ni ne peux vous quereller.
Je suis cependant d'une humeur affreuse. Je vous disais que j'allais
m'ennuyer à un dîner. Figurez-vous que je me suis trompé de jour, que
j'ai mortellement contrarié des gens qui ne m'attendaient pas et qui
me l'ont bien rendu. J'ai passé ma soirée à regretter de n'être pas
seul chez moi avec mes souvenirs. Je m'attends à une mauvaise lettre
de vous. J'ai voulu vous écrire le premier, car je serai furieux sans
doute après-demain. Vous me rendrez doux comme un mouton si vous
voulez. Voilà l'hiver revenu tout à fait. Comment avez-vous supporté le
froid de l'autre jour? celui-ci ne vous effraye-t-il pas? Je ne sais
si vous ferez bien de sortir demain; je crains la responsabilité du
conseil, et j'aime mieux que vous décidiez. Voilà encore de l'humilité.




LXV

Vendredi, 29 mars 1843.


Je sens, par une de ces intuitions _of the mind's eye_, que le temps
sera beau encore pour quelques jours, mais qu'il se gâtera pour
longtemps. D'un autre côté, notre promenade de l'_autre_ jour, ayant
été à peu près manquée, doit être considérée comme non avenue. Les ours
seuls en ont profité. Je leur envie l'intérêt que vous leur portez,
et j'ai le dessein de me faire faire un costume qui me donne une
partie de leurs charmes. Jusqu'à présent, nous avons toujours marché
de l'est au sud. Il me semble que nous pourrions essayer de la marche
contraire. Nous irions chercher d'abord notre barrière et le ruisseau
peu limpide qui coule auprès. Nous finirions par où nous commençons
ordinairement. Le diable, c'est que j'ai à travailler dans ce moment
plus que d'ordinaire. Cependant, si vous pouviez samedi, à trois
heures, nous ferions notre voyage de découverte jusqu'à cinq heures et
demie; sinon, il faudrait ajourner à lundi, ce qui serait bien long. Si
vous saviez comme vous étiez gentille l'autre jour, vous ne voudriez
jamais être taquine comme vous l'êtes quelquefois. J'aurais voulu vous
voir encore plus franche; mais il me semblait pourtant que vos pensées
étaient toutes révélées pour moi, bien que vos paroles fussent plus
entortillées que l'Apocalypse. Je voudrais que vous eussiez la centième
partie du plaisir que j'ai à vous voir penser. Pour moi, c'était un
bonheur si grand, que je crains trop qu'il ne soit pas partagé. Il y
a deux personnes en vous. Vous n'êtes plus comme Cerbère, vous voyez.
De trois, vous voilà réduite à deux. L'une, qui est la meilleure,
est tout cœur et toute âme. L'autre est une jolie statue bien polie
par le monde, bien drapée de soie et de cachemire; c'est un charmant
automate dont les ressorts sont le plus habilement arrangés qui se
puissent voir. Lorsqu'on croit parler à la première, on trouve la
statue. Pourquoi faut-il que cette statue soit si gentille! Autrement,
j'espérerais que, comme les vieux chênes d'Espagne, vous perdriez votre
écorce en vieillissant.

Il vaut mieux que vous restiez telle que vous êtes, mais que la
première personne commande davantage à son automate. Voilà bien des
métaphores où je m'embrouille.

Je pense en ce moment à une main blanche. Il me semblait que j'avais
envie de vous gronder. Mais je ne me rappelle plus bien le pourquoi.
C'est moi maintenant qui ai des courbatures. J'étais accablé en
rentrant l'autre jour, et je n'ai pas, comme vous, la ressource de
dormir douze heures. Il est vrai que je tiens moins que vous à ne
pas m'user. J'espère avoir une lettre de vous demain, mais vous
m'en écrirez une autre pour me dire si samedi ou lundi... Troisième
combinaison: samedi jusqu'à quatre heures, et lundi de deux heures à
cinq, Ce serait une perfection, ce me semble. Il faudrait que j'eusse
votre réponse samedi avant midi.




LXVI

Vendredi soir, 8 avril.


J'ai depuis deux jours une horrible migraine, et vous m'écrivez toute
sorte de méchancetés. Le pire, c'est que vous n'avez pas de remords,
et j'avais quelque espoir que vous en auriez. Je suis si accablé,
que je n'ai pas même la force de vous dire des injures. Quel est
donc ce miracle dont vous parlez? Le miracle serait de vous rendre
moins entêtée, et je ne le ferai jamais. Cela est trop au-dessus de
mon pouvoir. Il faudra donc attendre à lundi pour savoir le mot de
l'énigme, puisque vous ne pouvez demain. Savez-vous qu'il y aura
huit jours que nous ne nous sommes vus? Il y avait longtemps que
nous n'avions tant attendu. En revanche, il faudra faire une longue
promenade et tâcher quelle se passe sans disputes. À deux heures, si
vous voulez bien. Je compte précisément sur le soleil. Votre pensée de
Wilhelm Meister est assez jolie, mais ce n'est qu'un sophisme, après
tout.

On pourrait dire avec presque autant d'exactitude que le souvenir
d'un plaisir est une espèce de peine. Cela est vrai surtout des
demi-plaisirs, je veux dire de ceux qui ne sont pas partagés. Vous
aurez ces vers si vous y tenez. Vous aurez même votre portrait en
Turquesse, que j'ai un peu arrangé. Je vous ai mis un narghilé à la
main pour plus de couleur locale. Quand je dis vous aurez tout cela,
je veux dire en payant. Si vous ne vous exécutez pas de bonne grâce,
songez que j'ai une terrible vengeance. On m'a demandé aujourd'hui un
dessin pour un album qui se vendra au profit du tremblement de terre.
Je donnerai votre portrait. Qu'en dites-vous? Je me demande quelquefois
comment je ferai dans cinq ou six semaines d'ici, quand nous ne nous
verrons plus. Je ne m'accoutume pas à cette idée-là.




LXVII

Paris, 15 avril 1843.


J'avais si grand mal aux yeux ce matin et hier, que je n'ai pu vous
écrire. Je suis un peu mieux ce soir et je ne pleure plus guère. Votre
lettre est assez aimable, contre votre ordinaire. Il y a même une ou
deux phrases tendres, sans _mais_ et sans secondes pensées. Nous avons
des idées très-différentes sur une foule de choses. Vous ne comprenez
pas ma générosité de me sacrifier pour vous. Vous devriez me remercier
pour m'encourager. Mais vous croyez que tout vous est dû. Pourquoi
faut-il que nous nous rencontrions si rarement dans nos manières de
sentir! Vous avez fort bien fait de ne pas parler de Catulle. Ce n'est
pas un auteur à lire pendant la semaine sainte, et il y a dans ses
œuvres plus d'un passage impossible à traduire en français. On voit
très-bien ce qu'était l'amour à Rome vers l'an 50 avant J.-C, C'était
un peu mieux cependant que l'amour à Athènes au temps de Périclès. Déjà
les femmes étaient quelque chose. Elles faisaient faire des bêtises aux
hommes. Leur pouvoir est venu, non du christianisme, comme on le dit
ordinairement, mais je pense par l'influence qu'exercèrent les barbares
du Nord sur la société romaine. Les Germains avaient de l'exaltation.
Ils aimaient l'âme. Les Romains n'aimaient guère que le corps. Il est
vrai que longtemps les femmes n'eurent pas d'âme. Elles n'en ont point
encore en Orient, et c'est grand dommage. Vous savez comment deux âmes
se parlent. Mais la vôtre n'écoute guère la mienne.

Je suis content que vous fassiez cas des vers de Musset, et vous avez
raison de le comparer à Catulle. Catulle écrivait mieux sa langue, je
crois, et Musset a le tort de ne pas croire à l'âme plus que Catulle,
que son temps excusait. Il est une heure tout à fait indue. Je vous dis
adieu pour bassiner mon œil. Je pleure en vous écrivant. À lundi. Priez
pour que nous ayons un beau soleil. Je vous apporterai un livre. Mettez
vos bottes de sept lieues.




LXVIII

Paris, 4 mai 1843.


Je ne dors plus du tout et je suis d'une humeur de chien. J'aurais
bien des choses à dire à votre lettre. Je ne commencerai pas, à cause
de cette humeur, ou plutôt je tâcherai de la modérer un peu. Votre
distinction entre les deux moi est fort jolie. Elle prouve votre
profond égoïsme. Vous n'aimez que vous, et c'est pour cela que vous
aimez un peu le moi qui ressemble au vôtre. Plusieurs fois avant-hier,
j'en ai été scandalisé. J'y pensais assez tristement pendant que vous
n'étiez occupée qu'à contempler les arbres à votre manière. Vous
avez bien raison d'aimer les chemins de fer. Dans quelques jours, on
ira en trois heures à Rouen et à Orléans. Pourquoi n'irions-nous pas
voir Saint-Ouen? Mais qu'y avait-il de plus beau que nos bois l'autre
jour? Il me semble seulement que vous auriez dû rester plus longtemps.
Lorsqu'on a assez d'imagination pour expliquer naturellement cette
branche de lierre, on doit ne pas être en peine de trouver l'emploi de
quelques heures. Vous avez donc porté ce lierre dans vos cheveux le
soir? Je ne me doutais guère que celui-ci devait servir à favoriser vos
coquetteries.

Je suis tellement mécontent de vous, que vous trouverez peut-être que
j'ai trop du _moi_ que vous aimez. En vérité, je crois que je mettrai à
exécution la menace que je vous ai faite un jour.

Comment avez-vous trouvé le feu d'artifice? J'étais chez une Excellence
qui a un beau jardin d'où nous l'avons bien vu. Le bouquet m'a paru
bien. Ce doit être fort supérieur à un volcan, car l'art est toujours
plus beau que la nature. Adieu, Tâchez de penser un peu à moi.

Nos promenades sont maintenant une partie de ma vie, et je ne comprends
guère comment je vivais auparavant. Il me semble que vous en prenez
votre parti très-philosophiquement. Mais comment serons-nous quand nous
nous reverrons? Il y a six mois, nous reprenions notre conversation
interrompue presque au même mot où nous en étions restés. En sera-t-il
de même? Je ne sais quelle crainte j'ai que je vous retrouverai
toute autre. Chaque fois que nous nous voyons, vous êtes armée d'une
enveloppe de glace qui ne fond qu'au bout d'un quart d'heure. Vous
aurez amassé à mon retour un véritable _iceberg._ Allons, il vaut mieux
ne pas penser au mal avant qu'il arrive. Rêvons toujours. Croiriez-vous
qu'un Romain pût dire de jolies choses et qu'il pût être tendre? Je
veux vous montrer lundi des vers latins, que vous traduirez vous-même
et qui viennent comme de cire à propos de nos disputes ordinaires. Vous
verrez que l'antiquité vaut mieux que votre Wilhelm Meister.




LXIX

Mercredi, juin 1843.


Votre lettre était si bonne et si aimable, qu'elle a enlevé jusqu'au
dernier nuage qui pouvait rester après l'orage de l'autre jour. Mais
il me semble que nous ne serons sûrs tous les deux d'avoir oublié que
lorsque nous aurons mis d'autres souvenirs entre notre querelle.

Pourquoi ne nous verrions-nous pas vendredi? Si cela ne vous dérange
pas, vous me ferez le plus grand plaisir. J'espère qu'il fera beau
temps. Vous me promettez, d'ailleurs, de me dire quelque chose qui doit
être trop important pour pouvoir être différé. J'apporterai un livre
espagnol et nous lirons, si vous voulez. Vous ne m'avez pas dit si vous
me payeriez mes leçons. Le temps qui ne se passe pas à dire ce que
vous appelez des folies me semble si mal employé, qu'il faut du moins
que j'y gagne quelque chose. En fait d'impossibilités, ne pourrais-je
aller vous voir et vous donner des leçons d'espagnol à domicile? Je
m'appellerais don Furlano, etc., et vous serais adressé par madame
de P***, comme une victime de la tyrannie d'Espartero. Je commence à
trouver un peu dure cette dépendance où nous sommes du soleil et de
la pluie. Je voudrais bien aussi faire votre portrait. Vous promettez
souvent d'inventer quelque chose. Vous prétendez gouverner, mais en
vérité vous vous acquittez assez mal de votre charge. Je ne puis
juger que très-imparfaitement de vos possibles et de vos impossibles.
Si vous méditiez sur le joli problème de se voir le plus souvent
possible, ne feriez-vous pas une bonne action? J'aurais encore bien des
choses à vous dire, mais il faudrait vous reparler de notre querelle
et je voudrais en anéantir le souvenir. Je ne veux penser qu'au
raccommodement qui s'en est suivi et que vous avez l'air de regretter.
Ce serait cruel. Je suis bien assez fâché de devoir à un si mauvais
motif tant de bonheur.

Adieu. Pensez à votre statue et animez-la sans la tourmenter d'abord.




LXX

Paris, 14 juin 1843.


Je suis bien heureux d'apprendre que vous allez mieux et bien fâché
que vous ayez pleuré. Vous vous méprenez toujours sur le sens de mes
paroles. Vous voyez de la colère ou de la méchanceté où il n'y a
que de la tristesse. Je ne me souviens plus de ce que je vous ai dit
cette fois, mais je suis sûr que je n'ai voulu dire qu'une chose,
c'est que vous m'avez fait beaucoup de peine. Tous ces querelles qui
surviennent entre nous me prouvent que nous sommes très-différents,
et, comme, malgré cette différence-là, il y a entre nous une affinité
grande,--c'est le _Wahlverwandschaft_ de Goethe,--il résulte
nécessairement un combat qui me fait souffrir. Lorsque je dis que je
souffre, ce ne sont pas des reproches que je vous adresse. Je vois
en noir ce qu'un instant auparavant j'avais vu en couleur de rose.
Vous savez très-bien effacer ce noir avec deux paroles, et, ce soir,
en lisant votre lettre, je pense avec bonheur que le soleil n'est
peut-être pas perdu. Mais votre système de gouvernement est toujours le
même; vous me ferez toujours enrager après m'avoir rendu par moments
très-heureux. Quelqu'un plus philosophe que moi prendrait le bonheur
quand il vient et ne se fâcherait pas du mal. C'est le défaut de ma
nature de me rappeler tout le mal passé quand je souffre; mais aussi
je me rappelle tout le bonheur quand je suis heureux. J'ai beaucoup
travaillé à vous oublier depuis tantôt trois semaines, mais je n'y
ai pas trop bien réussi. L'odeur de vos lettres a été une difficulté
très-grande à la tâche que je m'étais imposée. Vous souvenez-vous que
j'ai senti cette odeur indienne un jour que nous nous sommes fait
beaucoup de peine et aussi, je crois, beaucoup de plaisir?

Je suis accablé d'affaires.

Écrivez-moi vite. J'ai travaillé beaucoup et à de drôles de choses. Je
vous en parlerai quand nous nous verrons.




LXXI

Paris, samedi soir, 23 juin 1843.


Je commençais à être fort en peine de vous. Je craignais que l'humidité
ne vous eût fait mal et je me reprochais de vous avoir raconté si
longuement cette sotte histoire. Puisque vous ne vous êtes pas
enrhumée et que vous n'avez pas eu de colères rentrées, je puis à
mon tour me rappeler avec bonheur tous les moments que nous avons
passés ensemble. Je trouve comme vous que, ce jour-là, nous avons
été plus parfaitement--si parfaitement peut comporter du plus ou du
moins--heureux que jamais. À quoi cela tient-il? Nous n'avons rien dit
ni fait d'extraordinaire, si ce n'est de ne pas nous quereller. Et
remarquez, s'il vous plaît, que c'est de vous que les disputes viennent
toujours. Je vous ai cédé sur une infinité de points, et je n'ai pas
été de mauvaise humeur pour cela. Je voudrais bien que le bon souvenir
que vous gardez de cette journée vous profitât pour l'avenir. Pourquoi
ne me dites-vous pas tout de suite ce que vous expliquez dans votre
lettre tellement quellement, mais avec une certaine franchise qui me
plaît? . . . . . .

. . . . . . . . . . . .

Je suis flatté que mon conte vous ait amusée; mon amour-propre d'auteur
s'est offensé pourtant que vous vous soyez contentée de l'analyse,
assez décousue que je vous en ai faite. J'espérais que vous auriez
demandé à le lire ou à l'entendre. Mais, puisque vous ne voulez pas, il
faut en prendre son parti. Néanmoins, s'il faisait beau mardi, qui nous
empêcherait de nous asseoir tous les deux sur nos sièges rustiques,
et moi de vous faire la lecture? Il y en a pour une heure. Le mieux,
c'est de nous promener tout bonnement. Le voulez-vous? Le programme
sera de ne pas se disputer. Écrivez-moi vos intentions suprêmes. J'ai
reçu madame de M*** et ses filles, florissantes toutes les trois. Rien
de fixé pour mon départ. Il est fort prochain suivant toute apparence,
mais pourtant ce n'est pas à un adieu définitif qu'il faut vous
attendre.




LXXII

Paris, 9 juillet 1843.


Vous avez raison d'oublier les querelles si vous pouvez en venir à
bout. Elles se grossissent, comme vous le dites fort bien, lorsqu'on
les examine de près. Le mieux est de rêver toujours le plus longtemps
possible, et, comme nous pouvons faire toujours le même rêve, cela
ressemble fort à une réalité. Je vais assez bien depuis hier. J'ai
dormi, ce qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps. Il me semble
même que je suis en meilleure humeur depuis que je me suis soulagé
en exhalant mes vapeurs l'autre jour. C'est dommage que nous ne
nous voyions pas le lendemain d'une querelle. Je suis sûr que nous
serions parfaitement aimables l'un pour l'autre. Vous m'aviez promis
de m'indiquer un jour; mais vous n'y avez pas pensé, ou, ce qui
serait plus mal, vous avez cru _indecorous_ de le faire. C'est cette
préoccupation que vous avez sans cesse qui nous est bien souvent un
sujet de brouillerie. À mesure que le moment de ne plus vous voir
approche, je me sens plus mécontent de moi, et, pour le résultat,
c'est comme si j'étais mécontent de vous. J'ai bien pu dire que vous
vous contraignez beaucoup pour me plaire; je me prends sans cesse à me
mettre en fureur contre cette contrainte même qui, dans ce qu'elle a de
plus agréable, cache toujours un fond horriblement triste; mais rêver,
c'est le plus sage. À quand? voilà toute la question.

Vous devriez bien me traduire un livre allemand qui me met au supplice.
Rien n'est plus enrageant qu'un professeur allemand qui croit avoir une
idée. Le titre est tentant: _das Provocationsverfahren der Römer._




LXXIII

Paris, juillet 1843.


Voilà une lettre de vous bien aimable et presque tendre. Je voudrais
être en disposition moins mélancolique pour en jouir entièrement. Tout
ce que je puis faire de mieux, c'est de vous remercier de tout ce
qu'il y a de bon dans cette lettre et de ne pas vous parler des idées
plus ou moins tristes qui me viennent à son sujet. Le malheur, c'est
que je ne rêve pas aussi complètement que vous. Mais laissons cela et
parlons d'autre chose. Je partirai dans dix jours. J'ai été hier à la
campagne faire une visite et j'en suis revenu très-las et très-triste.
Las, parce que je me suis ennuyé, et triste, parce que je songeais
que c'était un beau jour perdu. Ne vous faites-vous jamais un pareil
reproche? J'espère que non. Quelquefois, je crois que vous sentez tout
ce que je sens, puis viennent des drawbacks, et alors je doute de tout.

Adieu; si je continuais à vous écrire, je dirais des choses que vous ne
comprendriez pas comme je les dirais. . . . . .

. . . . . . . . . . . .




LXXIV

Jeudi soir, 28 juillet 1843.


J'ai lu votre lettre (je parle de la première) une vingtaine de fois au
moins depuis que je l'ai reçue, et, chaque fois, elle m'a fait éprouver
une impression nouvelle et en général fort triste, mais jamais elle ne
m'a mis en colère. J'ai cherché très-inutilement à y répondre. J'ai
pris très-inutilement un grand nombre de partis, et je reste ce soir
aussi incertain et aussi triste que la première fois. Vous avez assez
bien deviné mes pensées, peut-être pas entièrement. Vous ne pourriez
jamais les deviner toutes. J'en change d'ailleurs si souvent, que ce
qui est vrai dans un moment cesse de l'être quelque moments après. Vous
avez tort de vous accuser. Vous n'avez, je pense, pas d'autre reproche
à vous faire que ceux que je me fais. Nous nous laissons rêver sans
vouloir être éveillés. Peut-être sommes-nous trop vieux pour rêver
ainsi de propos délibéré. Pour ma part, j'approuve le mot de ce Turc;
mais _rien_, ne serait-ce pas le pire? J'ai beaucoup varié sur ce
point. Plusieurs fois, il m'est venu en tête de ne pas vous répondre et
de ne plus vous voir. Cela est fort raisonnable et peut très-bien se
soutenir. L'exécution est plus difficile. À ce propos, vous avez tort
de m'accuser de ne plus vouloir nous voir. Je n'en ai pas dit un mot.
Est-ce encore une pensée que vous avez surprise? Vous, au contraire,
vous me la dites très-nettement. Il y aurait encore autre chose à faire
ce serait de ne pas s'écrire un mot pendant le voyage que je vais
faire, de penser à nous ou à toute autre chose, et de se revoir ou de
ne pas se revoir au retour, suivant que la réflexion le conseillerait.
Cela est encore assez raisonnable, mais d'exécution embarrassante.
Quand je ne pense plus à votre lettre et seulement à votre amabilité,
savez-vous ce que je voudrais? c'est nous revoir encore une fois.
Cette affaire de l'hôtel de Cluny m'a forcé à retarder mon départ.
Je devrais être en route. Je crains de ne pouvoir pas signer un
maudit procès-verbal où il faut que mon nom soit avant lundi. Puisque
vous aviez envie de me parler lundi, peut-être n'auriez-vous pas
d'objections à me dire définitivement adieu samedi.

En vous parlant de cela, j'ai peut-être tort. Dieu sait en quelle
disposition vous êtes! Après tout, vous pouvez fort bien dire non. Je
vous promets de ne m'en pas fâcher.




LXXV

Paris, jeudi soir, 2 août 1843.


Je suis moins poétique que vous. La χθὡν εὑρÏ
οδεἱη, c'est-à-dire la
large terre, malgré le mackintosh, était encore plus froide que vous,
et j'en suis enrhumé, mais sans rancune. J'en aurais à lire tout ce
que vous me dites et que vous croyez agréable. Combien de _mais_
toujours! que vous êtes ingénieuse à ôter aux autres et à vous-même
l'enchantement qu'ils peuvent avoir! Je dis enchantement, et j'ai tort
sans doute; car je ne crois pas que les marmottes en aient. Vous étiez
un de ces jolis animaux-là avant que Brahma envoyât votre âme dans
un corps de femme. À la vérité, vous vous réveillez quelquefois, et,
comme vous dites fort bien, c'est pour quereller. Soyez donc bonne et
gracieuse comme vous savez l'être. Malgré ma mauvaise humeur, j'aime
mieux vous voir avec vos grands airs indifférents que de ne pas vous
voir du tout. Je vous disais bien que toute cette botanique ne valait
rien; mais vous voulez toujours faire à votre tête. J'ai découvert des
choses encore plus curieuses que des courses champêtres sur des indices
moins évidents. Croyez-moi, jetez au feu toutes ces fleurs fanées, et
venez en chercher de nouvelles.

Adieu.




LXXVI

Paris, 5 août 1843.


J'attendais une lettre de vous avec bien de l'impatience, et plus elle
tardait, plus je m'attendais à des seconds mouvements et à toutes leurs
vilaines conséquences. Comme j'étais préparé à toutes les injures de
votre part, votre lettre m'a paru meilleure qu'en un autre moment. Vous
me dites que vous avez été heureuse aussi, et ce mot efface tous les
autres qui précèdent et qui suivent pour l'affaiblir. C'est ce que vous
m'avez dit de mieux depuis longtemps, c'est presque la seule fois où je
vous ai senti un cœur fait comme un autre. Quelle radieuse promenade!
Je ne suis nullement malade et j'étais l'autre jour assez heureux pour
en garder de la santé et de la bonne humeur pour longtemps. Si le
bonheur passe vite, il peut se renouveler. Malheureusement, le temps se
gâte, puis vous parlez de voyage. Peut-être cette pluie vous a-t-elle
ôté l'envie de courir. Pour moi, elle m'ôte jusqu'à la force de faire
des projets. Pourtant, s'il y avait un bon jour avant votre départ, ne
ferions-nous pas bien d'en profiter et de dire adieu pour longtemps à
notre parc et à nos bois? Je ne reverrai plus leurs feuilles de cette
année du moins, et cette idée-là m'attriste. J'espère que vous les
regretterez aussi. Quand vous verrez un rayon de soleil, prévenez-moi,
et allons retrouver nos châtaignes et notre montagne. Vous avez pensé
à moi et à nous pendant un moment bien court, mais le souvenir n'en
reste-t-il pas bien longtemps?




LXXVII

Vézelay, 8 août 1843, au soir.


Je vous remercie de m'avoir écrit un mot avant mon départ. C'est
l'intention qui m'a fait plaisir et non l'expression de votre lettre.
Vous me dites des choses fort extraordinaires. Si vous pensez la moitié
de ce que vous dites, le plus sage serait de ne plus nous revoir.
L'affection que vous avez pour moi n'est chez vous qu'une espèce de jeu
d'esprit. Vous êtes toute esprit. Vous êtes une de ces _chilly women
of the North_, vous ne vivez que par la tête. Ce que je pourrais vous
dire, vous ne le comprendriez pas. J'aime mieux vous répéter encore que
je suis fâché de vous avoir fait de la peine, que ç'a été indépendant
de ma volonté et que je vous en demande pardon. Nos caractères sont
aussi différents que nos _stamina._ Que voulez-vous! vous pouvez
quelquefois deviner mes pensées, mais vous ne me comprendrez jamais.

Je suis ici dans une horrible petite ville perchée sur une haute
montagne, assassiné par les provinciaux, et fort préoccupé d'un speech
que je dois faire demain. Je représente, et vous me connaissez assez
pour savoir combien le métier d'homme public m'est odieux. J'ai pour me
consoler un compagnon de voyage très-aimable et une admirable église
qui me doit de ne pas être par terre à l'heure qu'il est. Lorsque j'ai
vu cette église pour la première fois, c'était fort peu de temps après
vous avoir vue à ***. Je me demandais aujourd'hui si nous étions plus
fous alors que maintenant.

Ce qu'il y a de certain, c'est que nous nous faisions l'un de l'autre
une idée probablement très-différente de celle que nous avons
maintenant. Si nous avions su alors combien nous nous ferions enrager
l'un l'autre, croyez-vous que nous nous serions revus? Il fait un
froid affreux, de la pluie, et des éclairs au milieu de tout cela.
J'ai une rame de prose officielle à écrire, et je vous quitte d'autant
plus facilement que ce ne sont pas des tendresses que j'aurais à vous
dire. Je suis aussi mécontent de moi-même que de vous. C'est cependant
la force des choses à qui j'en veux le plus. Je serai à Dijon dans
quelques jours. Si vous vouliez m'écrire là, vous me feriez plaisir,
surtout si vous trouviez sous votre plume quelque chose de moins brutal
que votre dernière lettre. Vous ne pouvez vous faire une idée d'une de
nos soirées d'auberge. Parmi les idées les plus riantes qui me viennent
à l'esprit, je pense à aller passer quelque part en Italie le temps qui
doit s'écouler entre ma tournée et le voyage d'Alger. Je me figure que,
de votre côté, vous avisez aux moyens d'être à la campagne lorsque je
reviendrai à Paris. Que deviendront tous ces projets-là? En partant,
j'ai vu M. de Saulcy, qui venait de recevoir une lettre de Metz. On
lui faisait un grand éloge de votre frère, qui plaît beaucoup aux gens
à qui on l'a recommandé. Je vous aurais écrit cela plus tôt sans les
mille et un tracas du départ.

Adieu. Il me semble que je me trouve mieux pour avoir un peu causé avec
vous. Si j'avais plus de papier et moins de rapports à faire, je serais
capable, je crois, de vous dire maintenant quelque chose de tendre.
Vous savez que mes colères finissent ordinairement de la sorte.

À Dijon, poste restante, et n'oubliez pas mes titres et qualités!




LXXVIII

Avallon, 14 août 1843.


Je croyais être le 10 à Lyon, j'en suis encore à plus de soixante
lieues. Il faut que je m'arrête à Autun ayant d'avoir de vos nouvelles.
Si vous êtes aimable, vous m'écrirez encore à Lyon. Je suis de plus
en plus content de Vézelay. La vue en est admirable, et puis j'ai
quelquefois du plaisir à être seul. En général, je me trouve assez
mauvaise compagnie; mais, quand je suis triste sans avoir de grands
motifs pour l'être, quand cette tristesse n'est pas de la colère
rentrée, alors je me plais dans une solitude complète; J'étais dans
cette disposition les derniers jours que j'ai passés à Vézelay. Je me
promenais ou je me couchais au bord d'une certaine terrasse naturelle
qu'un poète pourrait bien appeler un précipice, et, là, je philosophais
sur le _moi_, sur la Providence, dans l'hypothèse qu'elle existe. Je
pensais à vous aussi, et plus agréablement qu'à moi. Mais cette
pensée-là n'était pas la plus gaie, parce que, aussitôt quelle venait,
je me représentais combien je serais heureux de vous voir auprès de
moi dans ce coin ignoré. Et puis, et puis tout cela se terminait par
cette autre pensée plus désolante, que vous étiez bien loin, qu'il
n'était pas facile de se voir et pas sûr même que vous le voulussiez
bien. Ma présence à Vézelay a beaucoup intrigué la population. Lorsque
je dessinais, surtout lorsque je me servais d'une chambre claire, un
rassemblement considérable se formait autour de moi, et c'était à qui
bâtirait des conjectures sur mon genre d'occupation. Cette célébrité ne
laissait pas d'être fort ennuyeuse, et j'aurais bien voulu avoir avec
moi un janissaire pour contenir les curieux. Ici, je suis rentré dans
la foule. Je suis venu pour voir un vieil oncle que je ne connaissais
guère. Il a fallu rester deux jours avec lui. Pour ma peine, il m'a
mené voir quelques têtes sans nez qui proviennent d'une fouille faite
aux environs. Je n'aime pas les parents. On est obligé d'être familier
avec des gens qu'on n'a jamais vus parce qu'ils se trouvent fils du
même père que votre père. Mon oncle est cependant un très-brave homme,
point trop provincial, et peut-être je le trouverais aimable si nous
avions deux idées communes. Les femmes sont ici aussi laides qu'à
Paris. En outre, elles ont des chevilles grosses comme des poteaux. À
Nevers, il y avait d'assez jolis yeux. Point de costumes nationaux.
Outre nos perfections morales, nous avons l'avantage d'être le peuple
le plus rabougri et le plus laid de l'Europe. Je vous envoie un bout de
plume de chouette que j'ai trouvée dans un trou de l'église abbatiale
de la Madeleine de Vézelay. L'ex-propriétaire de la plume et moi, nous
nous sommes trouvés un instant nez à nez, presque aussi inquiets l'un
que l'autre de notre rencontre imprévue. La chouette a été moins brave
que moi et s'est envolée. Elle avait un bec formidable et des yeux
effroyables, outre deux plumes en manière de cornes. Je vous envoie
cette plume pour que vous en admiriez la douceur, et puis parce que
j'ai lu dans un livre de magie que, lorsqu'on donne à une femme une
plume de chouette et quelle la met sous son oreiller, elle rêve de son
ami. Vous me direz votre rêve.

Adieu.




LXXIX

Saint-Lupicin, 15 août 1843, au soir.

À 600 mètres au-dessus du niveau de la mer.
Au milieu d'un océan de puces très-agiles
et très-affamées.


Votre lettre est diplomatique. Vous pratiquez l'axiome que la parole
a été donnée à l'homme pour déguiser sa pensée. Heureusement pour
vous, le post-scriptum m'a désarmé. Pourquoi dites-vous en allemand
ce que vous pensez en français? Serait-ce que vous ne le pensez qu'en
allemand, c'est-à-dire que vous ne le pensez guère? Je ne veux pas
le croire. Mais il y a en vous des choses qui m'irritent au dernier
point. Comment êtes-vous encore timide avec moi? Pourquoi n'avez-vous
jamais voulu me dire quelque chose qui m'aurait fait tant déplaisir?
Croyez-vous qu'il y ait des équivalents dans une langue étrangère?

Vous ne vous figurez pas le lieu où je suis.

Saint-Lupicin est dans les montagnes du Jura. C'est laid au dernier
point, sale et peuplé de puces. Je vais être obligé de me coucher
tout à l'heure et je vais passer une nuit comme mes nuits d'Éphèse.
Malheureusement, à mon réveil, je ne trouverai ni lauriers, ni ruines
grecques. Quel vilain pays! Je pense souvent que, si les chemins de
fer se perfectionnaient, nous pourrions aller ensemble dans un lieu
semblable et qu'alors il s'embellirait. Il y a ici une immense quantité
de fleurs, un air singulièrement pur et vif; on entend la voix humaine
à une lieue de distance. Pour vous prouver que je pense à vous, voici
une petite fleur cueillie dans ma promenade au coucher du soleil. C'est
la seule qui se puisse envoyer. Toutes les autres sont colossales.--Que
faites-vous? À quoi pensez-vous? Vous ne me diriez jamais à quoi vous
pensez réellement, et c'est folie à moi de vous le demander. Depuis
mon départ, j'ai eu peu de bons moments. Un ciel d'un gris de plomb,
tous les accidents et toutes les misères possibles. Une roue cassée,
un œil en compote; tout cela est raccommodé tant bien que mal. Mais
ce à quoi je ne m'habitue pas, c'est à la solitude. Il me semble que,
cette année, elle m'est plus pénible qu'à l'ordinaire. Je veux dire la
solitude avec le mouvement. Il n'y a rien de plus triste. Il me semble
que, si j'étais en prison, je serais plus à mon aise qu'à courir ainsi
le pays. Je regrette surtout nos promenades. Vous me faites plaisir
en me disant que vous aimez toujours nos bois. J'espère que nous les
reverrons, et cependant mon malheureux voyage s'allonge démesurément.
Le département du Jura, avec ses montagnes et ses chemins de traverse,
me retarde de plus de dix jours. Je vais de désappointement en
désappointement. Encore si c'étaient les premières montagnes que je
visse. Je n'ai nulle envie d'aller en Italie. C'est une invention de
votre part. Votre lettre m'a fait tantôt plaisir et tantôt m'a fait
enrager. J'y vois quelquefois entre les lignes les choses les plus
tendres du monde. D'autres fois, vous me paraissez encore plus _chilly_
que de coutume. Il n'y a que le post-scriptum qui me satisfasse. Je
ne l'ai vu que tard. Il est à une si grande distance du reste de la
lettre! Si vous m'écrivez tout de suite, écrivez-moi à Besançon; sinon,
adressez votre lettre chez moi à Paris. Je ne sais pas où je serai dans
huit jours d'ici.




LXXX

Paris, lundi, septembre 1843.


Nous nous sommes séparés l'autre jour également mécontents l'un de
l'autre. Nous avions tort tous les deux, car c'est la force des choses
qu'il fallait seulement accuser. Le mieux eût été de ne pas nous revoir
de longtemps. Il est évident que nous ne pouvons plus maintenant nous
trouver ensemble sans nous quereller horriblement. Tous les deux, nous
voulons l'impossible: vous, que je sois une statue; moi, que vous
n'en soyez pas une. Chaque nouvelle preuve de cette impossibilité,
dont au fond nous n'avons jamais douté, est cruelle pour l'un et pour
l'autre. Pour ma part, je regrette toute la peine que j'ai pu vous
donner. Je cède trop souvent à des mouvements de colère absurde. Autant
vaudrait-il se fâcher de ce que la glace est froide.

J'espère que vous me pardonnerez maintenant; il ne me reste nulle
colère, seulement une grande tristesse. Elle serait moindre si nous ne
nous étions pas quittés de la sorte. Adieu, puisque nous ne pouvons
être amis qu'à distance. Vieux l'un et l'autre, nous nous retrouverons
peut-être avec plaisir. En attendant, dans le malheur ou dans le
bonheur, souvenez-vous de moi. Je vous ai demandé cela il y a je ne
sais combien d'années. Nous ne pensions guère alors à nous quereller.

Adieu encore, pendant que j'ai du courage.




LXXXI

Paris, jeudi, 6 septembre 1843.


Il me semble que je vous ai vue en rêve. Nous sommes demeurés si peu de
temps ensemble, que je ne vous ai rien dit de ce que je voulais vous
dire. Vous-même, vous aviez l'air de ne pas trop savoir si j'étais
une réalité. Quand nous verrons-nous? Je fais en ce moment le métier
le plus bas et le plus ennuyeux: je sollicite pour l'Académie des
inscriptions. Il m'arrive les scènes les plus ridicules, et souvent il
me prend des envies de rire de moi-même, que je comprime pour ne pas
choquer la gravité des académiciens que je vais voir. C'est un peu à
l'aveugle que je me suis embarqué, ou plutôt qu'on m'a embarqué dans
cette affaire. Mes chances ne sont point mauvaises, mais le métier est
des plus rudes, et le pire de tout, c'est que le dénoûment se fera
longtemps attendre: vraisemblablement jusqu'à la fin d'octobre, et
peut-être plus. Je ne sais si je pourrai aller en Algérie cette année.
La seule réflexion qui me console, c'est que je resterai ici et que,
par conséquent, je vous verrai. Cela vous fera-t-il plaisir? Dites-moi
que oui et gâtez-moi bien. Je suis tellement abruti par ces ennuyeuses
visites, que j'ai besoin de toutes vos câlineries, et des plus tendres,
pour me donner un peu de courage et de vie.

Vous avez tort d'être jalouse des inscriptions. J'y mets quelque
amour-propre, comme à une partie d'échecs engagée avec un adversaire
habile; mais je ne crois pas que la perte ou le gain m'affecte le quart
autant qu'une de nos querelles. Mais quel vilain métier que celui de
solliciteur! Avez-vous jamais vu des chiens entrer dans le terrier
d'un blaireau? Quand ils ont quelque expérience, ils font une mine
effroyable en y entrant, et souvent ils en sortent plus vite qu'ils
n'y sont entrés, car c'est une vilaine bête à visiter que le blaireau.
Je pense toujours au blaireau en tenant le cordon de la sonnette d'un
académicien, et je me vois _in the mind's eye_ tout à fait semblable au
chien que je vous disais. Je n'ai pas encore été mordu cependant. Mais
j'ai fait de drôles de rencontres.

Adieu.




LXXXII

Septembre 1843.


Je _m'ennuie_ beaucoup de vous, pour me servir d'une ellipse que vous
affectionnez. Je ne me représentais pas l'autre jour, clairement du
moins, que nous nous disions adieu pour bien longtemps. Est-ce vrai
maintenant que nous ne nous verrons plus? Nous nous sommes quittés sans
nous parler, sans nous regarder presque. C'était comme l'autre jour,
à la cause près. Je sentais une espèce de bonheur calme qui ne m'est
pas ordinaire. Il m'a semblé pour quelques instants que je ne désirais
rien de plus. Maintenant, si nous pouvons retrouver ce bonheur-là,
pourquoi nous le refuserions-nous? Il est vrai que nous pouvons encore
nous quereller, comme cela nous est arrivé tant de fois. Mais qu'est-ce
que le souvenir d'une querelle auprès de celui d'un raccommodement!
Si vous pensez la moitié de tout cela, vous devez avoir envie de
refaire encore une de nos promenades. Je vais faire un petit voyage
la semaine prochaine. Samedi, si vous voulez, ou bien mardi prochain,
nous pourrions nous voir. Je ne vous ai pas écrit plus tôt parce que
je m'étais persuadé que vous seriez la première à me parler de revoir
nos bois. Je me suis trompé, mais je ne vous en veux pas beaucoup. Vous
avez le secret de me faire oublier bien des choses, de substituer chez
moi une impression à la raison. Encore une fois, je ne vous le reproche
pas. On est heureux de pouvoir rêver ainsi.




LXXXIII

Paris, septembre 1843.


Nos lettres se sont croisées. Vous aurez vu, j'espère, que ma colère,
que je regrette beaucoup, n'a pas eu la cause que vous lui supposez.
Mais votre lettre me prouve qu'il nous est impossible de ne pas nous
quereller. Nous sommes trop différents. Vous avez tort de vous repentir
de ce que vous avez fait: c'est moi qui ai eu tort de vouloir que vous
fussiez autre que vous n'êtes. Croyez que je n'ai nullement changé à
votre égard. Je regrette par-dessus tout de vous avoir quittée de la
sorte, mais il y a des moments où l'on ne peut être de sang-froid. Je
désirerais vous revoir maintenant pour retrouver auprès de vous un de
nos beaux rêves de cet été, et vous dire adieu alors pour longtemps
en demeurant sur une impression douce et tendre. Vous trouverez cette
idée-là fort absurde. Cependant, elle me poursuit, et je ne puis
m'empêcher de vous la dire. Refusez, vous ferez peut-être bien. Je
crois que maintenant j'aurai assez d'empire sur moi pour ne pas me
mettre en colère. Je n'en répondrais pas cependant. Le parti que vous
prendrez sera le bon. Je ne puis vous promettre que les meilleures
intentions du monde d'être calme et résigné.




LXXXIV

Avignon, 29 septembre.


Il y a bien des jours que je n'ai reçu de vos nouvelles et presque
aussi longtemps que je ne vous ai écrit. Mais, moi, je suis excusable.
En vérité, le métier que je fais est des plus fatigants. Tout le jour,
il faut ou marcher ou courir la poste, et, le soir, malgré la fatigue,
il faut brocher une douzaine de pages de prose. Je ne parle que des
écritures ordinaires, car, de temps en temps, j'ai à faire la chouette
à mon ministre. Mais, comme ils ne lisent pas, je puis impunément dire
toutes les bêtises possibles.

Le pays que je parcours est admirable, mais les gens y sont bêtes à
outrance. Personne n'ouvre la bouche si ce n'est pour faire son éloge,
et cela depuis l'homme qui porte un habit noir jusqu'au portefaix.
Aucune apparence de ce tact qui fait le gentleman et que j'ai retrouvé
avec tant de plaisir parmi les gens du peuple en Espagne. À cela près,
il est impossible de voir un pays qui ressemble plus à l'Espagne.
L'aspect du paysage et de la ville est le même. Les ouvriers se
couchent à l'ombre ou se drapent de leurs manteaux d'un air aussi
tragique que les Andalous. Partout l'odeur d'ail et d'huile se marie
à celle des oranges et du jasmin. Les rues sont couvertes de toiles
pendant le jour, et les femmes ont de petits pieds bien chaussés. Il
n'y a pas jusqu'au patois qui n'ait de loin le son de l'espagnol.
Un plus grand rapport se trouve encore produit par l'abondance des
cousins, puces, punaises, qui ne permettent pas de dormir. J'ai encore
deux mois à mener cette vie avant de revoir des êtres humains! Je pense
sans cesse à mon retour à Paris, et mon imagination me peint je ne sais
combien de délicieux moments passés avec vous. Peut-être ce que je puis
espérer de mieux, c'est de vous voir une minute de loin et d'obtenir un
petit signe de tête en manière de reconnaissance. . . . . .

. . . . . . . . . . . .

Vous me demandez un dessin de chapiteau roman. Je n'en ai plus un
seul. J'ai envoyé tous mes croquis à Paris. Ensuite, un chapiteau vous
intéresserait peu. Ce sont ou des diables, ou des dragons, ou des
saints qui en font la décoration. Les diables des premiers siècles
du christianisme n'ont rien de bien séduisant. Pour les dragons et
les saints, je suis sûr que vous en faites peu de cas. J'ai commencé
à dessiner pour vous un costume maçonnais. C'est le seul que j'aie
rencontré qui ait quelque grâce; encore la ceinture est-elle si
drôlement placée, que la taille la plus fine ne paraît pas différente
de la plus grosse. Il faut une organisation physique particulière pour
porter ce costume. Lebon marché des cotonnades et la facilité des
communications avec Paris ont fait disparaître les costumes nationaux.

_10 septembre._--Je me suis donné une espèce d'entorse hier au soir.
Je vous écris un pied sur une chaise, dans un état de fureur difficile
à décrire. Quand mon pied désenflera-t-il? _That is the question._
Si j'étais obligé de passer cinq à six jours de plus ici, je ne sais
ce que je deviendrais. Je crois que j'aimerais mieux être sérieusement
malade que d'être ainsi arrêté par une petite misère. Pourtant, cela me
fait assez souffrir.

Avignon est rempli d'églises et de palais, tous munis de hautes tours
avec créneaux et mâchicoulis. Le palais des papes est un modèle de
fortification pour le moyen âge. Cela prouve quelle aimable sécurité
régnait dans ce pays vers le XIIIe ou XIVe siècle. Dans le palais des
papes, on monte une centaine de marches d'un escalier tortueux, puis
tout à coup on se trouve vis-à-vis une muraille. En tournant la tête,
on voit, à quinze pieds plus haut, la continuation de l'escalier, où
l'on ne peut parvenir que par une échelle. Il y a aussi des chambres
souterraines qui servaient à l'inquisition. On montre les fourneaux
où l'on chauffait les ferrements pour torturer les hérétiques, et
les débris d'une machine très-compliquée pour donner la question.
Les Aviguonnais sont aussi fiers de leur inquisition que les Anglais
de leur _Magna Charta._ «Nous aussi, disent-ils, nous avons eu des
auto-da-fé, et les Espagnols n'en ont eu qu'après nous!»

J'ai vu à Vienne, il y a quelques jours, une statue antique qui a
bouleversé toutes mes idées sur la statuaire romaine. J'avais toujours
vu le beau idéal de convention intervenir dans l'imitation de la
nature. Là, c'est tout différent. Cette statue représente une grosse
maman bien grasse, avec une gorge énorme un peu pendante et des plis
de graisse le long des côtes, comme Rubens en donnait à ses nymphes.
Tout Cela est copié avec une fidélité surprenante à voir. Qu'en disent
Messieurs de l'Académie?

Adieu, voici l'heure de la poste. Écrivez-moi à Montpellier, puis à
Carcassonne. J'espère que je ne serai pas trop longtemps sans aller
chercher votre lettre, qui me rend toujours si heureux.

Adieu encore.




LXXXV

Toulon, 2 octobre.


J'ai été longtemps sans vous écrire, chère amie. Aussitôt que mon
pied a été rendu à ses proportions ordinaires, j'ai voulu réparer le
temps perdu en faisant des courses dans le Comtat. J'ai été à même
d'apprécier la différence qui existe entre les cousins de Carpentras,
d'Orange, Cavaillon, Apt et autres lieux. Ils possèdent presque
tous la propriété d'empêcher un honnête-homme de dormir. Je ne vous
parlerai pas des belles choses que j'ai vues ni des _humbugs_ que j'ai
découverts. Mais savez-vous ce que c'est qu'un _draquet?_ C'est la même
chose qu'un _fantasty._ Voici l'explication de ces deux mots barbares:
vous saurez d'abord que la richesse du département de Vaucluse consiste
surtout en soies. Dans chaque maisonnette de paysan, on élève des vers
et on file la soie, d'où résulte d'abord une odeur infecte, ensuite que
très-souvent on trouve des écheveaux de soie accrochés aux buissons.
Vers le soir, il y a des paysannes assez imprudentes pour ramasser
ces écheveaux et les mettre dans leur panier. Le panier s'alourdit
peu à peu, toujours augmentant de poids, si bien que l'on est tout
en nage à le porter. Lorsque, après une longue et pénible marche, on
arrive aux abords d'un ruisseau, alors le panier devient réellement
insupportable et on est obligé de le mettre à terre. Aussitôt il en
sort un petit être à grosse tête, ricanant toujours, emmanché d'une
espèce de queue de lézard, qui se plonge dans le ruisseau en disant:
«M'as ben pourta!» ce qui veut dire en provençal ou dans l'idiome des
draquets: «Tu m'as bien porté!» J'ai vu déjà plus d'une femme qui avait
été ainsi mystifiée par ces démons espiègles, et je suis désolé de n'en
pas avoir rencontré moi-même. J'aurais eu le plus grand plaisir à faire
connaissance avec eux.

Ma tournée s'allonge à mesure que les jours accourcissent. Je vais
demain à Fréjus pour aller de là aux îles de Lérins, où je trouverai
peut-être les ruines de la première église chrétienne d'Occident. Je
suis plus qu'à demi persuadé que je ne trouverai rien du tout. Mais
il faut faire son métier en conscience et inspecter tout ce qu'il y a
d'historique.

Il est impossible de voir rien de plus sale et de plus joli que
Marseille. Sale et joli convient parfaitement aux Marseillaises. Elles
ont toutes de la physionomie, de beaux yeux noirs, de belles dents,
un très-petit pied et des chevilles imperceptibles. Ces petits pieds
sont chaussés de bas cannelle, couleur de la boue de Marseille, gros
et raccommodés avec vingt cotons de nuances différentes. Leurs robes
sont mal faites, toujours fripées et couvertes de taches. Leurs beaux
cheveux noirs doivent la plus grande partie de leur lustre au suif de
chandelle. Ajoutez à cela une atmosphère d'ail mêlée de vapeur d'huile
rance, et vous pouvez vous représenter la beauté marseillaise. Quel
dommage que rien ne soit complet dans le monde! Eh bien, elles sont
ravissantes malgré tout. Voilà un vrai triomphe.

Mes soirées, qui sont bien longues maintenant, commencent à m'ennuyer
horriblement. Il est vrai que j'ai, en général, des volumes de lettres
à écrire et des rapports à faire pour mes deux ou trois ministres. Ces
douces occupations ne m'empêchent pas d'avoir le spleen depuis trois
semaines. Je fais les rêves les plus noirs du monde, et mes pensées ne
sont pas d'une couleur plus gaie. Pas un mot de vous! J'en aurais bien
besoin pourtant. Si vous m'écrivez tout de suite, adressez votre lettre
à Carcassonne. Il me faut une lettre de vous pour me ranimer. . . . . .

. . . . . . . . . . . .

Après Carcassonne, j'irai à Perpignan, à Toulouse et à Bordeaux.
J'espère bien y trouver un souvenir de vous. Je n'ai pas achevé le
croquis que je vous destine. Je vous l'apporterai à Paris. Dites-moi ce
que je pourrai vous apporter encore qui vous fasse plaisir. Voici une
fleur d'un arbrisseau épineux qui croît aux environs de Marseille et
qui a une odeur de violette très-suave.

Adieu.




LXXXVI

Paris, vendredi matin, 3 novembre 1813.


Est-il possible que vous ne puissiez me dire tout ce que vous écrivez?
Quelle est donc cette timidité bizarre qui vous empêche d'être franche
et qui vous fait chercher les mensonges les plus extraordinaires,
plutôt que de laisser échapper un mot de vérité qui me ferait tant
de plaisir? Parmi les bons sentiments dont vous me parlez, il y en
a un que je ne comprends pas, dites-vous; et vous ne cherchez pas
à me le faire comprendre, je ne le devine même pas. Quant aux deux
autres, je vous avoue que je ne suis guère plus habile. Croyez-vous au
diable? Suivant moi, toute la question est là. S'il vous fait peur,
arrangez-vous pour qu'il ne vous emporte pas. Si le diable est hors de
cause en cette affaire, comme je le suppose, reste à se demander si
l'on fait du mal ou du tort à quelqu'un. Je vous dis mon catéchisme.
C'est, je crois, le meilleur, mais je ne vous le garantis pas. Je n'ai
jamais cherché à faire des conversions, mais, jusqu'à présent, on n'a
pu faire la mienne. Vous vous adressez, d'ailleurs, des reproches plus
sévères que je ne vous en adresse. Quelquefois, je cède à la tristesse
et à l'impatience. Rarement je vous accuse, sinon parfois de ce manque
de franchise qui me met dans une défiance presque continuelle avec
vous, obligé que je suis de chercher toujours votre idée sous un
déguisement. Si j'avais été bien convaincu de ce que vous m'avez dit
l'autre jour, j'en serais très-malheureux, car je ne pourrais souffrir
de vous faire de la peine. Voyez pourtant qu'à force de dire tantôt
blanc, tantôt noir, vous me faites douter de tout. Je ne sais plus
ce que vous pensez, ce que vous sentez. Parlons donc une fois à cœur
ouvert.




LXXXVII

Perpignan, 14 novembre.


. . . . . . . . . . . .

Vous aviez été si longtemps sans m'écrire, que je commençais à être
inquiet. Et puis j'étais tourmenté d'une idée saugrenue que je n'ai pas
osé vous dire. Je visitais les arènes de Nîmes avec l'architecte du
département, qui m'expliquait longuement les réparations qu'il avait
fait faire, lorsque je vis, à dix pas de moi, un oiseau charmant, un
peu plus gros qu'une mésange, le corps gris de lin, avec les ailes
rouges, noires et blanches. Cet oiseau était perché sur une corniche
et me regardait fixement. J'interrompis l'architecte pour lui demander
le nom de cet oiseau. C'est un grand chasseur, et il me dit qu'il
n'en avait jamais vu de semblable. Je m'approchai, et l'oiseau ne
s'envola que lorsque j'étais assez près de lui pour le toucher. Il
alla se poser à quelques pas de là, me regardant toujours. Partout où
j'allais, il semblait me suivre, car je l'ai retrouvé à tous les étages
de l'amphithéâtre. Il n'avait pas de compagnon et son vol était sans
bruit, comme celui d'un oiseau nocturne.

Le lendemain, je retournai aux arènes et je revis encore mon oiseau.
J'avais apporté du pain, que je lui jetai. Il le regarda, mais n'y
toucha pas. Je lui jetai ensuite une grosse sauterelle, croyant à la
forme de son bec qu'il mangeait des insectes, mais il ne parut pas
en faire cas. Le plus savant ornithologiste de la ville me dit qu'il
n'existait pas dans le pays d'oiseau de cette espèce.

Enfin, à la dernière visite que j'ai faite aux arènes, j'ai rencontré
mon oiseau toujours attaché à mes pas, au point qu'il est entré avec
moi dans un corridor étroit et sombre où lui, oiseau de jour, n'aurait
jamais dû se hasarder.

Je me souvins alors que la duchesse de Buckingham avait vu son mari
sous la forme d'un oiseau le jour de son assassinat, et l'idée me vint
que vous étiez peut-être morte et que vous aviez pris cette forme pour
me voir. Malgré moi, cette bêtise me tourmentait, et je vous assure que
j'ai été enchanté de voir que votre lettre portait la date du jour où
j'ai vu pour la première fois mon oiseau merveilleux.

Je suis arrivé ici avec un temps affreux. Une pluie comme on n'en voit
jamais dans le Nord a inondé toute la campagne, coupé les routes,
changé tous les ruisseaux en grosses rivières. Il m'est impossible de
sortir de la ville pour aller à Serrabonne, où j'ai affaire. Je ne sais
combien de temps cela durera.

Il y a une foire à Perpignan, et de plus les Espagnols qui fuient
l'épidémie encombrent la ville, si bien que je n'ai pu trouver à
me loger dans une auberge. Si je n'étais parvenu à émouvoir la
commisération d'un chapelier, j'aurais été réduit à coucher dans la
rue. Je vous écris dans une petite chambre bien froide, à côté d'une
cheminée qui fume, maudissant la pluie qui bat mes vitres. La servante
qui me sert ne parle que catalan et ne me comprend que lorsque je lui
parle espagnol. Je n'ai pas un livre et je ne connais personne ici.
Enfin, le pire de tout, c'est que, si le vent du nord ne s'élève pas,
je resterai ici je ne sais combien de jours, sans même la ressource de
retourner à Narbonne, car le pont qui pouvait assurer ma retraite ne
tient plus à rien, et, si l'eau grossit, il sera emporté. Admirable
situation pour faire des réflexions et pour écrire ses pensées. Mais
des pensées, je n'en ai guère maintenant. Je ne sais que m'impatienter.
J'ai à peine la force de vous écrire. Vous ne me parlez pas d'une
lettre que je vous ai écrite d'Arles. Peut-être s'est-elle croisée avec
la vôtre?

J'ai été à la fontaine de Vaucluse, où j'ai eu quelque envie d'écrire
votre nom; mais il y avait tant de mauvais vers, de Sophies, de
Carolines, etc., que je n'ai pas voulu profaner votre nom en le mettant
en si mauvaise compagnie. C'est l'endroit le plus sauvage du monde. Il
n'y a que de l'eau et des rochers. Toute la végétation se réduit à un
figuier qui a poussé je ne sais comment au milieu des pierres, et à des
capillaires très-élégantes dont je vous envoie un échantillon. Lorsque
vous avez bu du sirop de capillaire pour un rhume, vous ne saviez
peut-être pas que cette plante avait une forme aussi jolie.

Je serai à Paris vers le 15 du mois prochain. Je ne sais pas du tout
quelle route je prendrai. Il est possible que je revienne par Bordeaux.
Mais, si le temps ne s'améliore pas, je reviendrai par Toulouse.
Je serai alors à Paris quinze jours plus tôt. J'espère trouver une
lettre de vous à Toulouse. S'il n'y en avait pas, je vous en voudrais
mortellement.

Adieu.




LXXXVIII

Paris, 17 novembre 1843.


Il me semble vous voir d'ici avec la mine que vous me faites
quelquefois; j'entends votre mine des mauvais jours; je crains, outre
votre mauvaise humeur, que vous ne vous soyez enrhumée. Rassurez-moi
bien vite sur ces deux points. Vous avez été si bonne et si gracieuse,
que je vous pardonnerais, je crois, un retour à la mauvaise humeur,
pourvu que vous me disiez que notre promenade ne vous a pas fait de
mal. J'ai dormi presque toute la journée, de ce demi-sommeil que vous
aimez. Le froid qu'il fait me désespère. Il y avait autrefois un été
de la Saint-Martin, qui consolait un peu de la chute des feuilles.
Je crains que cela n'ait passé comme bien des choses de ma jeunesse.
Écrivez-moi, chère amie; dites-moi que vous vous portez bien, que
vous ne m'en voulez pas de mes reproches. Vous ne me corrigerez pas
de ce défaut-là. Si je n'étais habitué à penser tout haut avec vous,
je serais presque tenté d'être toujours en colère, car vous êtes si
aimable alors, qu'on ne peut se repentir du chagrin qu'on a dû vous
causer; cependant, je me souviens seulement des moments où nous avons
l'un et l'autre les mêmes pensées, et où il me semblait que vous
oubliez et mon importunité et votre orgueil. On m'apporte votre lettre.
Je vous en remercie de cœur. Vous êtes aussi bonne, aussi charmante que
vous l'étiez avant-hier; de votre part, c'est doublement beau, car les
choses aimables que vous me dites, vous les sentez encore et ce n'est
pas la peur de mes colères qui vous les dicte. Si vous saviez tout le
plaisir que me fait un mot de vous qui vient de vous-même, vous en
seriez moins avare. J'espère que vous ne changerez pas de situation
d'âme.

Je suppose que vous vous êtes fort amusée à votre bal d'hier. Moi, je
suis allé aux Italiens, d'où l'on nous a proposé de nous mettre à la
porte, Ronconi étant ivre ou en prison pour dettes. Enfin, à force de
crier, nous avons eu l'_Elisir d'amore_; puis je suis rentré chez moi
et j'ai corrigé des épreuves jusqu'à trois heures du matin. Vous croyez
que l'Académie m'occupe fort? Je m'aperçois que j'y pense aujourd'hui
pour la première fois. Je n ai guère de chances de réussir. Savez-vous
quelque sortilège pour que mon nom sorte de la boîte de sapin nommée
urne?




LXXXIX

Paris, mardi soir, 22 novembre 1843.


J'ai eu une bonne part de votre courbature. C'est la réaction d'une
contrariété morale sur le physique. J'ai quelque peine à croire que
votre entêtement soit bien involontaire. Le fût-il en effet, vous
auriez toujours tort, ce me semble. Qu'en résulte-t-il? Vous parvenez,
en donnant de mauvaise grâce, à ôter du mérite à un sacrifice que vous
faites. Vous n'en sentez que plus vivement la peine de ce sacrifice,
puisque vous n'avez plus la consolation qu'on en apprécie le mérite.
Pour parler votre langue, vous vous donnez de doubles remords. Je
vous ai dit cela plus d'une fois. Vous m'accusez d'injustice et je ne
crois pas avoir mérité ce reproche. Si j'ai été injuste, ça n'a pas
été souvent. Vous me jugez très-mal. Il est vrai que nous avons des
caractères si différents, et surtout des points de vue si différents,
que nous ne pouvons jamais juger les choses de même. J'ai tâché de ne
pas me mettre en colère. Je crains de n'avoir réussi qu'imparfaitement
et je vous en demande pardon. Toutefois, il y a eu quelque amélioration
de ma part, convenez-en. Comment voulez-vous disputer sur le sujet que
vous dites: «Qui aime le mieux?» La première chose à faire serait de
s'entendre sur le sens du verbe, et c'est ce que nous ne ferons jamais.
Nous sommes trop ignorants l'un et l'autre pour être jamais d'accord,
et surtout trop ignorants l'un de l'autre. Pour moi, j'ai cru vous
connaître plus d'une fois, et vous m'échappez toujours. J'avais raison
de dire que vous étiez comme Cerbère: _Three gentlemen at once._

Entre votre tête et votre cœur, je ne sais jamais qui l'emporte; vous
ne le savez pas vous-même, mais vous donnez toujours raison à la tête.
Il vaut mieux se quereller que de ne pas se voir. Voilà la seule chose
qui me paraisse démontrée. À quand nous querellerons-nous? N'oubliez
pas que vendredi est mon jour de réception. J'ai embrassé une trentaine
de confrères depuis quatre jours[1], principalement ceux qui, m'ayant
promis, m'ont manqué de parole.


[1] À l'occasion de sa nomination comme membre de l'Académie des
inscriptions et belles-lettres.




XC

Paris, 13 décembre 1843.


Nous nous sommes quittés sur un mouvement de colère; mais, ce soir, en
réfléchissant avec calme, je ne regrette rien de ce que j'ai dit, si
ce n'est peut-être la vivacité de quelques mots dont je vous demande
pardon. Oui, nous sommes de grands fous. Nous aurions dû le sentir plus
tôt. Nous aurions dû voir plus tôt combien nos idées, nos sentiments
étaient contraires en tout et sur tout. Les concessions que nous nous
faisions l'un à l'autre n'avaient d'autre résultat que de nous rendre
plus malheureux. Plus clairvoyant que vous, j'ai sur ce point de grands
reproches à me faire. Je vous ai fait beaucoup souffrir pour prolonger
une illusion que je n'aurais pas dû concevoir.

Pardonnez-moi, je vous en prie, car j'en ai souffert comme vous. Je
voudrais vous laisser de meilleurs souvenirs de moi. J'espère que
vous attribuerez à la force des choses le chagrin que j'ai pu vous
occasionner. Jamais je n'ai été avec vous tel que j'aurais voulu être,
ou plutôt tel que j'avais le projet de paraître à vos yeux. J'ai eu
trop de confiance en moi. J'ai cherché dans mon cœur à combattre ce que
ma raison me démontrait. À tout prendre, peut-être vous en viendrez à
ne voir dans notre folie que son beau côté, à ne vous rappeler que des
moments heureux que nous avons trouvés l'un auprès de l'autre. Quant
à moi, je n'ai pas le moindre reproche à vous faire. Vous avez voulu
concilier deux choses incompatibles et vous n'avez pas réussi. Ne
dois-je 'pas vous savoir gré d'avoir essayé pour moi l'impossible?




XCI

Paris, mardi soir, 1844.


J'ai attendu toute la journée une lettre de vous, Ce n'est pas ce
qui m'a empêché de vous écrire, mais j'ai été horriblement occupé.
Je crois que le beau temps d'aujourd'hui m'a un peu soulagé le cœur.
Je n'ai plus de colère, si j'en avais, et j'ai moins de tristesse
en me rappelant vos discours d'hier. Les nuages sont peut-être pour
beaucoup dans ce qui s'est passé entre nous. Déjà une fois nous nous
sommes querellés par un temps d'orage; c'est que nos nerfs sont plus
forts que nous. J'ai grande envie de vous voir et de savoir comment
vous êtes au moral. Si nous essayions de faire demain cette promenade
si malencontreusement manquée hier? Que vous en semble? Votre orgueil
ne sera sans doute pas de cet avis. Mais c'est à votre cœur que j'en
appelle.

Vous serez bien aimable de me répondre un mot demain avant midi, si
vous ne pouvez ou si vous ne voulez pas. Mais ne venez pas si vous êtes
de mauvaise humeur, si vous avez quelque autre arrangement; enfin,
si vous avez la moindre idée que notre promenade n'effacera pas les
vilaines impressions d'hier.




XCII

Paris, samedi soir 15 janvier 1844.


Je suis bien fâché de vous savoir souffrante. Mais vous me permettrez
de ne croire que ce que je pourrai de la manière dont vous avez
attrapé ce rhume. Il est rare que cet accident arrive à garder des
malades; il est encore plus rare de les garder avec la constance que
vous avez mise à le faire. Toutes les maladies autour de vous sont
arrivées beaucoup trop à point pour ne m'être pas un peu suspectes.
Autrefois, vous étiez plus franche. Vous m'écriviez tout simplement
une page de reproches, et vous vous disiez fort en colère. Maintenant,
vous avez un autre système.--Vous m'écrivez de petits billets fort
jolis et coquets, et il vous survient des malades et des rhumes. Je
crois que j'aimais mieux l'autre procédé. Heureusement, les bouderies
passent et les malades guérissent. J'espère vous voir en belle humeur
mardi, si vous l'avez pour agréable. Vous me traitez comme le soleil,
qui ne paraît qu'une fois par mois. Si j'étais de meilleure humeur,
je pourrais pousser plus loin la comparaison; mais je suis moi-même
très-souffrant, et je n'ai pas comme vous le bonheur d'être gâté par
tout ce qui m'entoure et d'aimer la tisane de dattes et de figues.
Vous me demandez de vous faire un dessin de nos bois. Cela me serait
bien difficile sans les revoir. Vous ne croyez plus à Bellevue,
dites-voys; vous devez comprendre par là qu'il n'est pas aisé de les
inventer. D'ailleurs, je ne les regarde pas avec l'attention que vous
mettez à tout observer.--Moi, je ne vois que vous. Oui, ces bois sont
invraisemblables, si près de Paris et si loin.--Si vous y tenez bien
fort, j'essayerai; mais vous me direz d'abord ce que vous voulez que je
fasse, je veux dire quelle partie de nos bois. Adieu; je ne suis pas
très-content de vous. Un mois passé sans se voir est un peu trop. J'ai,
demain et après, deux corvées bien ennuyeuses que je vous conterai.
Adieu.




XCIII

Paris, 5 février 1844.


Vous me reprochez ma dureté, et peut-être avez-vous quelque raison.
Il me semble cependant que vous seriez plus juste en disant colère ou
impatience. Il serait encore assez bien de votre part de réfléchir si
cette colère ou cette dureté est motivée ou si elle ne l'est pas.

Examinez s'il n'est pas bien triste pour moi de me trouver sans cesse
aux prises avec votre orgueil, et de voir que votre orgueil a la
préférence. J'avoue que je ne comprends nullement ce que vous me dites
quand vous parlez de votre obéissance qui vous donne le tort de tout,
et ne vous donne le mérite de rien. Le contraire pourrait se soutenir
mieux, ce me semble; mais il n'y a de votre part ni tort ni mérite.
Rappelez-vous un moment et avec franchise ce que vous êtes pour moi.
Vous acceptez ces promenades qui sont ma vie; mais cette glace sans
cesse renaissante qui me désespère chaque fois davantage, ce plaisir
de calcul ou, j'aime mieux le croire, d'instinct, que vous avez à me
faire désirer ce que vous refusez obstinément: tout cela peut excuser
ma dureté; mais, s'il y a un tort de votre part, c'est assurément
cette préférence que vous donnez à votre orgueil sur ce qu'il y a de
tendresse en vous. Le premier sentiment est au second comme un colosse
à un pygmée.--Cet orgueil n'est au fond qu'une variété de l'égoïsme.
Voulez-vous un jour mettre de côté ce grand défaut, et être pour moi
aussi aimable que vous le pourrez? J'accepterais très-volontiers ce
parti si vous me promettiez d'être tout à fait franche, et si vous
aviez le courage de tenir cet engagement, ce serait une expérience
peut-être bien triste pour moi. Cependant, je l'accepterais avec joie,
puisque vous n'auriez, dites-vous, que du bonheur dans ce cas.--Adieu,
à bientôt. Mettez vos bottes de sept lieues, nous ferons une belle
promenade; si le temps n'était pas plus mauvais qu'il y a quelques
jours, vous n'auriez pas de risques de vous enrhumer. Je suis bien
souffrant de migraine et d'étourdissement, mais j'espère que vous me
guérirez.




XCIV

Paris, 12 mars 1844.


C'est fort bien. Comme si je n'avais pas assez d'ennuis de toute
espèce! Cent visites à faire! Un libraire qui me fait envoyer un
rapport de quarante pages à faire et à discuter! Des épreuves à
corriger! Il me semble que vous devriez bien, sachant tout cela,
m'écrire au moins quelques lignes d'encouragement. Je suis à peu près à
bout de mon courage et de ma patience. Heureusement, cela finit jeudi
prochain[1].--Jeudi à une heure, je serai redevenu un bipède ordinaire;
d'ici là, est-ce trop vous demander que quelques mots tendres comme
vous en avez trouvé la dernière fois que nous nous sommes vus? Il est
trois heures, et je vous quitte pour mes épreuves de _Mademoiselle
Arsène Guillot._--Lundi ou plutôt mardi.


[1] Sa réception à l'Académie des inscriptions et belles-lettres.




XCV

Jeudi soir, 15 mars 1844.


Cela m'a fait un sensible plaisir[1], d'autant plus que je m'attendais
à une défaite. On m'apportait les bulletins à mesure qu'ils
s'élaboraient. Il me semblait impossible de réussir; ma mère, qui
souffrait depuis quelques jours d'un rhumatisme aigu, a été guérie du
coup.--J'en ai d'autant plus envie de vous voir. Essayez si je vous en
aime mieux ou moins, et cela le plus tôt possible. Je suis harassé des
courses que j'ai faites, car il faut maintenant remercier, et remercier
amis et ennemis, pour montrer qu'on a de la grandeur d'âme. J'ai le
bonheur d'avoir été black-boulé par des gens que je déteste, car c'est
un bonheur que de n'avoir pas le fardeau de la reconnaissance à l'égard
des personnes qu'on estime peu. Écrivez-moi, je vous prie, quand vous
voulez que nous nous voyions.

J'ai bien envie que nous fassions quelque longue promenade.

Vous êtes sorcière, en effet, d'avoir si bien deviné l'événement. Mon
Homère m'avait trompé, ou bien c'est à M. Vatout que s'adressait sa
prédiction menaçante.

Adieu, _dearest friend_! Entre mes épreuves à corriger, mon rapport
à faire, et un peu aussi le tracas que j'ai eu depuis trois jours,
je n'ai guère trouvé le temps de dormir. Je vais essayer.--J'aurais
d'assez drôles d'histoires à vous conter des hommes et des choses.


[1] Sa nomination comme membre de l'Académie française.




XCVI

17 mars 1844.


Je vous remercie bien de vos compliments, mais je veux mieux encore. Je
veux vous voir et faire une longue promenade. Je trouve cependant que
vous avez pris la chose trop au tragique. Pourquoi pleurez-vous? les
quarante fauteuils ne valaient pas une petite larme. Je suis excédé,
éreinté, démoralisé et complétement _out of my wits_. Puis Arsène
Guillot fait un _fiasco_ éclatant et soulève contre moi l'indignation
de tous les gens soi-disant vertueux, et particulièrement des femmes
à la mode qui dansent la polka et suivent les sermons du P. Ravignan;
tant il y a que l'on dit que je fais comme les singes, qui grimpent au
haut des arbres et qui, arrivés sur la plus haute branche, font des
grimaces au monde. Je crois avoir perdu des voix par cette scandaleuse
histoire; d'un autre côté, j'en gagne. Il se trouve des gens qui m'ont
black-boulé sept fois et qui me disent qu'ils ont été mes plus chauds
partisans. Ne trouvez-vous pas que cela vaut bien la peine de faire
ainsi le péché de mensonge, surtout pour le gré que j'en sais aux gens?
Tout ce monde où j'ai vécu presque uniquement depuis quinze jours me
fait désirer ardemment de vous voir. Au moins nous sommes sûrs l'un
de l'autre, et, quand vous me faites des mensonges, je puis vous les
reprocher et vous savez vous les faire pardonner. Aimez-moi, quelque
vénérable que je sois devenu depuis bientôt trois jours.




XCVII

Paris, 26 mars 1844.


Je crains que le discours ne vous ait paru un peu long. J'espère qu'il
ne faisait pas aussi froid de votre côté que du mien. Je suis encore à
grelotter. Nous aurions dû faire une courte promenade ensemble après
la cérémonie. Vous avez pu voir quelle horrible toux j'ai. Cela aurait
presque pu passer pour de la cabale. Avant la séance, l'orateur m'a
fort prié de lui dire dans quelle partie de la salle se trouvait la
personne à qui il avait envoyé des billets. L'avez-vous trouvé mieux
en costume qu'en frac? Vous pourrez me persuader bien des choses,
mais jamais que vous parliez autrement que sérieusement de gâteaux
quand vous avez faim. Je maintiens mon adjectif, et vous même en avez
reconnu la justesse. Cela est facile à voir par le courroux que vous
en montrez. Vous dites que vous ne savez que rêver et jouer.--Vous
savez, en outre, cacher vos pensées, et c'est ce qui me désole.
Pourquoi, après si longtemps que nous sommes ce que nous sommes l'un à
l'autre, êtes-vous encore à réfléchir plusieurs jours avant de répondre
franchement à la question la plus simple? On dirait que vous soupçonnez
des pièges partout. Adieu; j'ai été bien content de vous voir. J'ai eu
de la peine à vous trouver cachée sous le chapeau de votre voisine.
Autre enfantillage. Avez-vous vu ce que je vous ai envoyé? en pleine
Académie? Mais vous ne voulez jamais rien voir.




XCVIII

Lundi soir. Mars 1844.


Je commence, je crois, à comprendre votre énigme. En réfléchissant à ce
que vous m'avez dit aujourd'hui, j'arrive où m'avait déjà conduit une
espèce de divination instinctive; assurément, mon plus grand ennemi ou,
si vous voulez, mon rival dans votre cœur, c'est votre orgueil; tout ce
qui le froisse vous révolte. Vous suivez votre idée, peut-être à votre
insu, dans les plus petits détails. N'est-ce pas votre orgueil qui
est satisfait lorsque je baise votre main? Vous êtes heureuse alors,
m'avez-vous dit, et vous vous abandonnez à votre sensation parce que
votre orgueil se plaît à une démonstration d'humilité. Vous voulez que
je sois statue parce qu'alors vous êtes ma vie. Mais vous ne voulez pas
être statue à votre tour; surtout, vous ne voulez pas cette égalité de
bonheur donné et reçu, parce que tout ce qui est égalité vous déplaît.

Que vous dirai-je à cela? que, si cet orgueil voulait se contenter
de ma soumission et de mon humilité, il devrait être content; je lui
céderai toujours, pourvu qu'il laisse votre cœur suivre ses bons
mouvements. Pour moi, je ne mettrai jamais sur une même ligne mon
bonheur et mon orgueil, et, si vous vouliez me suggérer des formules
d'humilité nouvelles, je les adopterais sans hésiter. Mais pourquoi
de l'orgueil, c'est-à-dire de l'égoïsme, entre nous? êtes-vous donc
insensible au plaisir de s'oublier l'un pour l'autre? Ce sentiment
d'amitié si étrange que nous éprouvons tous les deux quelquefois,
qui, ce matin, par exemple, nous a amenés là où nous n'avions aucune
_raison_ d'aller, n'est-ce pas une puissance plus douce et plus vive
que toutes celles que vous pourrait donner votre démon d'orgueil? Vous
avez été si aimable ce matin, que je ne veux ni ne peux vous quereller.
Je suis cependant d'une humeur affreuse. Je vous disais que j'allais
m'ennuyer à un dîner. Figurez-vous que je me suis trompé de jour, que
j'ai mortellement contrarié des gens qui ne m'attendaient pas et qui
me l'ont bien rendu. J'ai passé ma soirée à regretter de n'être pas
seul chez moi avec mes souvenirs. Je m'attends à une mauvaise lettre
de vous. J'ai voulu vous écrire le premier, car je serai furieux sans
doute après-demain. Vous me rendrez doux comme un mouton si vous
voulez. Voilà l'hiver revenu tout à fait. Comment avez-vous supporté le
froid de l'autre jour? celui-ci ne vous effiaye-t-il pas? Je ne sais
si vous ferez bien de sortir demain; je crains la responsabilité du
conseil, et j'aime mieux que vous décidiez. Voilà encore de l'humilité.




XCIX

Strasbourg, 30 avril 1844.


Je suis encore ici, grâce aux lenteurs du conseil municipal. Il m'a
fallu passer un jour à faire de l'éloquence la plus sublime pour les
exhorter à restaurer une vieille église. Ils répondent qu'ils ont plus
besoin de tabac que de monuments, et qu'ils feront un magasin de mon
église. Je partirai demain pour Colmar, et je pense être à Besançon le
lendemain, c'est-à-dire jeudi. Je n'y demeurerai guère que le temps
de jeter quelques fleurs sur la tombe de Nodier, et je tâcherai de
revenir bien vite voir nos bois. La saison me semble ici plus avancée
qu'à Paris. La campagne est admirable et d'un vert qu'aucun pinceau ne
saurait imiter.

Je suis bien content de vous trouver si gaie; pour moi, je ne puis
vous en dire autant. Il me semble que j'ai la fièvre tous les soirs
et je suis d'une humeur horrible. La cathédrale, que j'aimais fort
autrefois, m'a semblé laide, et c'est à peine si les vierges sages et
les folles de Sabine, de Steinbach, ont trouvé grâce devant moi. Vous
avez bien raison d'aimer Paris. C'est, après tout, la seule ville où
l'on puisse vivre. Où trouveriez-vous ailleurs ces promenades, ces
musées où nous avions tant de choses à nous dire et tant de tendresses
aussi? Je voudrais croire à ce que vous me promettez, c'est-à-dire que
nous reprendrons notre causerie interrompue, comme si nous n'avions
pas été séparés. Je suis sûr de ce qui m'attend. Une épaisse glace se
sera formée. Vous ne me reconnaîtrez même pas. Dussé-je vous quereller
encore, cela vaut mieux que de ne pas vous voir.

Adieu.




C

Paris, samedi 3 août 1844.


Je suppose que vous êtes partie pour la campagne en prenant contre
vos promesses un _french leave._ C'est fort aimable à vous. J'ai eu
la naïveté d'attendre quelque signifiance de vous tous les jours. On
se corrige difficilement. Dans le cas, très-peu probable, où vous
seriez à Paris, et dans celui, encore plus improbable, où vous seriez
curieuse d'assister à une séance de l'Académie des inscriptions, j'ai
deux billets à vos ordres. Cela est fort ennuyeux. En attendant,
j'ai travaillé de mon mieux à ma difficile besogne, qui sera bientôt
terminée. Puis je partirai pour un mois ou deux. Si cela pouvait vous
donner des remords ou, ce que j'aimerais bien mieux, l'envie de me
voir, vous me feriez vite oublier ma mauvaise humeur.




CI

Paris, 19 août 1844.


. . . . . . . . . . . .

Il est tout à fait décidé que je partirai pour l'Algérie du 8 au 10 du
mois prochain. Je resterai ou plutôt je courrai ça et là, jusqu'à ce
que la fièvre ou les pluies viennent m'interrompre. De toute façon, je
ne vous reverrai qu'en janvier. Vous auriez dû songer à cela avant de
partir. Quand je dis que vous ne me reverrez que l'année prochaine,
cela dépend de vous. Pendant que vous apprenez le grec, j'étudie
l'arabe. Mais cela me semble une langue diabolique, et jamais je
ne pourrai en savoir deux mots. À propos de Syra, cette chaîne que
vous aimez est allée en Grèce et dans bien d'autres lieux. Je l'ai
choisie parce qu'elle est d'un ancien travail antivulgaire. J'ai
supposé qu'elle vous plairait. Vous rappelle-t-elle nos promenades et
nos causeries sans fin? Je suis allé dimanche dîner chez le général
Narvaez, qui donnait son raout et pour la fête de sa femme. Il n'y
avait guère que des Espagnoles. On m'en a montré une qui a voulu se
laisser mourir de faim par amour, et qui s'éteint tout doucement. Ce
genre de mort doit vous sembler bien cruel. Il y en avait une autre,
mademoiselle de ***, que le général Serrano a plantée là pour Sa grosse
Majesté Catholique; mais elle n'en est pas morte, et a même l'air de
se porter très-bien. Il y avait encore madame Gonzalez Bravo, sœur de
l'acteur Romea et belle-sœur de la même Majesté, qui, à ce qu'on dit,
se fait un grand nombre de belles-sœurs. Celle-ci est très-jolie et
très-spirituelle. Adieu. . . . . .




CII

Paris, lundi, septembre 1844


Nous nous sommes séparés l'autre jour également mécontents l'un de
l'autre. Nous avions tort tous les deux, car c'est la force des choses
qu'il fallait seulement accuser. Le mieux eût été de ne pas nous revoir
de longtemps. Il est évident que nous ne pouvons plus maintenant nous
trouver ensemble sans nous quereller horriblement. Tous les deux, nous
voulons l'impossible: vous, que je sois une statue; moi, que vous
n'en soyez pas une. Chaque nouvelle preuve de cette impossibilité,
dont au fond nous n'avons jamais douté, est cruelle pour l'un et pour
l'autre. Pour ma part, je regrette toute la peine que j'ai pu vous
donner. Je cède trop souvent à des mouvements de colère absurde. Autant
vaudrait-il se fâcher de ce que la glace est froide.

J'espère que vous me pardonnerez maintenant; il ne me reste nulle
colère, seulement une grande tristesse. Elle serait moindre si nous ne
nous étions pas quittés de la sorte. Adieu, puisque nous ne pouvons
être amis qu'à distance. Vieux l'un et l'autre, nous nous retrouverons
peut-être avec plaisir. En attendant, dans le malheur ou dans le
bonheur, souvenez-vous de moi. Je vous ai demandé cela il y a je ne
sais combien d'années. Nous ne pensions guère alors à nous quereller.

Adieu encore, pendant que j'ai du courage.




CIII

Paris, jeudi, 6 septembre 1844.


Il me semble que je vous ai vue en rêve. Nous sommes demeurés si peu de
temps ensemble, que je ne vous ai rien dit de ce que je voulais vous
dire. Vous-même, vous aviez l'air de ne pas trop savoir si j'étais
une réalité. Quand nous verrons-nous? Je fais en ce moment le métier
le plus bas et le plus ennuyeux: je sollicite pour l'Académie des
inscriptions. Il m'arrive les scènes les plus ridicules, et souvent il
me prend des envies de rire de moi-même, que je comprime pour ne pas
choquer la gravité des académiciens que je vais voir. C'est un peu à
l'aveugle que je me suis embarqué, ou plutôt qu'on m'a embarqué dans
cette affaire. Mes chances ne sont point mauvaises, mais le métier est
des plus rudes, et le pire de tout, c'est que le dénoûment se fera
longtemps attendre: vraisemblablement jusqu'à la fin d'octobre, et
peut-être plus. Je ne sais si je pourrai aller en Algérie cette année.
La seule réflexion qui me console, c'est que je resterai ici et que,
par conséquent, je vous verrai. Cela vous fera-t-il plaisir? Dites-moi
que oui et gâtez-moi bien. Je suis tellement abruti par ces ennuyeuses
visites, que j'ai besoin de toutes vos câlineries, et des plus tendres,
pour me donner un peu de courage et de vie.

Vous avez tort d'être jalouse des inscriptions. J'y mets quelque
amour-propre, comme à une partie d'échecs engagée avec un adversaire
habile; mais je ne crois pas que la perte ou le gain m'affecte le quart
autant qu'une de nos querelles. Mais quel vilain métier que celui de
solliciteur! Avez-vous jamais vu des chiens entrer dans le terrier
d'un blaireau? Quand ils ont quelque expérience, ils font une mine
effroyable en y entrant, et souvent ils en sortent plus vite qu'ils
n'y sont entrés, car c'est une vilaine bête à visiter que le blaireau.
Je pense toujours au blaireau en tenant le cordon de la sonnette d'un
académicien, et je me vois _in the mind's eye_ tout à fait semblable au
chien que je vous disais. Je n'ai pas encore été mordu cependant. Mais
j'ai fait de drôles de rencontres.

Adieu.




CIV

Paris, 14 septembre 1844.


Tout était prêt et nous allions partir aujourd'hui, quand est venue
une bourrasque qui a jeté nos projets au vent. Il y a conflit entre la
guerre et l'intérieur. La guerre ne veut point de nous. Nous restons,
ou, pour mieux dire, je ne vais pas en Afrique. Je vais passer une
quinzaine de jours en courses et je reviendrai à Paris. À part la
vexation qui accompagne tout projet avorté, et le regret très-vif
d'avoir employé deux mois à apprendre un tas de choses inutiles,
j'ai pris mon parti avec la plus grande impassibilité. Peut-être
devinerez-vous pourquoi.

J'ai trouvé dans votre dernière lettre quelques phrases malsonnantes
pour lesquelles je pourrais bien vous faire la guerre, si je ne
trouvais, comme vous, qu'il est inutile et, qui plus est, dangereux
et triste de se disputer à distance.--Je ne me représente pas trop
comment vous passez les vingt-quatre heures de la journée. Je trouve
bien l'emploi de seize, mais il y en a dix sur lesquelles je voudrais
des détails. Lisez-vous toujours Hérodote? Mais quel dommage que vous
n'essayiez pas un peu de l'original avec la traduction de Lanher,
que vous avez, je pense! vous n'aurez guère d'autre difficulté que
l'excès des ή ioniens. Si vous avez à votre disposition l'_Anabase_
de Xénophon, vous pourrez y prendre plaisir, surtout si vous avez une
carte d'Asie sous les yeux. Je ne me rappelle guère les dialogues
marins. Lisez plutôt _Jupiter confondu_, ou bien _Jupiter tragique_, ou
bien _le Festin_ ou _les Lapithes_, à moins que vous ne m'en gardiez
l'étrenne.

Je suis sûr que vous êtes florissante, toute robes et fleurs, et j'ose
vous conseiller des lectures grecques! Adieu; écrivez-moi vite et ne
vous moquez pas de moi. Je partirai lundi pour aller je ne sais où,
mais pas trop loin, selon tous mes calculs.




CV

Poitiers, 15 septembre 1844.


Si je réponds tard à votre lettre du mois dernier, que je trouve
ici, ce n'est pas, comme votre mauvaise conscience vous le dirait,
par représailles pour la lenteur que vous avez mise à me donner de
vos nouvelles. Vous avez passé dix jours entiers sans que l'idée de
m'écrire une ligne vous vînt entête, et c'est bien mal. Vous me parlez
de vos contemplations à D... Je crois que vous vous y êtes fort amusée,
et je ne puis m'empêcher de croire que vous ne vous amusez que quand
vous trouvez occasion de faire des coquetteries. Pour moi, j'ai mené
une vie maussade au dernier point depuis mon départ de Paris. Comme
Ulysse, j'ai vu beaucoup de mœurs, d'hommes et de villes. J'ai trouvé
les unes et les autres très-laides. Puis j'ai eu quelques accès de
fièvre, qui m'ont étonné et chagriné en me montrant comme je décline.
J'ai trouvé le pays le plus plat et le plus insignifiant de la France;
mais il y a beaucoup de bois et de grands arbres et des solitudes où
j'aurais bien aimé à vous rencontrer. Votre souvenir se représente à
moi maintenant dans une foule de lieux, mais je le lie surtout aux bois
et aux musées. Si vous avez quelque plaisir à occuper une place dans ma
mémoire, et une grande place, vous devez penser qu'avec la vie que je
mène, je ne vous oublie pas. Tel arbre me rappelle telle conversation.
Je passe mon temps à méditer sur nos promenades. J'admire beaucoup
Scribe d'avoir fait rire un public vertueux et néo-catholique avec les
prix de vertu. Je suis également surpris de ce que vous me dites de
son débit. Autrefois, il lisait comme un fiacre. Il faut croire que
c'est l'habit académique qui donne cet aplomb, et cela me rend un peu
d'espoir.

Depuis mon départ, je n'ai pas déballé deux fois mon discours, et,
si cela continue, je ne crois pas, en vérité, que j'y puisse changer
une ligne. Je m'attends qu'au dernier moment je serai épouvanté de la
quantité de sottises que j'aurai laissées. Tant que je n'aurai pas
tourné mon timon vers Paris, je ne saurai pas l'époque de mon retour
avec quelque certitude. Si mon gouvernement ne me force pas à aller
plus loin que Saintes, je crois que nous arriverons à peu près en même
temps. Quel bonheur si nous pouvions nous voir dès le lendemain! Adieu;
écrivez-moi à Saintes, je pense y être bientôt et m'y arrêter quelques
jours.




CVI

Parthenay, 17 septembre 1844.


Votre lettre, que j'ai reçue à Saintes, a fait un peu diversion aux
tribulations que j'y éprouvais. J'étais fort empêché à plonger dans
le désespoir quatre mille de mes concitoyens qui m'envoyaient des
députations et me faisaient des discours fabuleux.

Entre mon devoir et ma sensibilité naturelle, j'étais fort malheureux.
Enfin, j'ai pris le parti le plus sage, et j'ai tranché du proconsul.
D'ici à un an, je n'oserais pas repasser à Saintes. Je vois avec
plaisir que vous vous souvenez de Paris à D... J'avais craint que
vous n'eussiez oublié nos bois et nos gazons émaillés. Pour moi, j'y
pense toujours plus vivement, surtout à présent que je viens de faire
un pas vers Paris. Suivant toute apparence, je vous y précéderai. J'y
serai dans dix jours au plus tard, à moins d'accidents que je ne puis
prévoir. Et vous? voilà le plus important. Être à Paris sans vous
me semblera bien plus dur que de courir les champs comme je fais à
présent. J'ai une soif de vous voir que vous ne pouvez comprendre.
Pourrez-vous, voudrez-vous revenir pour dire adieu à vos domaines de
la rive gauche? je cherche à n'y pas penser, mais je n'y puis réussir.
Pour me préparer aux déceptions comme Scapin quand il revenait de
voyage, je cherche à me représenter _Your Ladyship_, statue cuirassée
aussi méchante quelle m'est apparue quelquefois. J'ai beau faire, je
vous vois toujours telle que vous avez été la dernière fois que nous
nous assîmes si commodément sur un quartier de roc. Vraiment, je le
crois un peu, d'abord parce que vous me l'avez promis, et puis je ne
me persuaderai jamais que nous ayons pu changer tous les deux après
avoir été aussi unis de pensée. Si vous songez à revenir, écrivez-moi
à Blois, j'y serai bientôt, ou bien après le 25 à Paris, et dites-moi
quand je pourrai vous voir et le plus tôt possible. Je vous écris d'une
horrible ville de chouans et d'une auberge abominable, où l'on fait un
bruit infernal. On met tant de cheveux dans tout ce qu'on me donne à
dîner, que je mange à peine. J'ai trouvé aujourd'hui à Saint-Maixent
des femmes avec la coiffure du XIVe siècle, et des corsages presque
du même temps qui laissent voir la chemise, laquelle est en toile à
torchon, boutonnée sous le cou et fendue comme celle des hommes. Malgré
le pain d'épice qui est dessous, cela me semble très-joli. Je me suis
presque foulé la main aujourd'hui et je n'ai plus la force d'écrire.

Adieu.




CVII

Perpignan, 14 novembre.


. . . . . . . . . . . .

Vous aviez été si longtemps sans m'écrire, que je commençais à être
inquiet. Et puis j'étais tourmenté d'une idée saugrenue que je n'ai pas
osé vous dire. Je visitais les arènes de Nîmes avec l'architecte du
département, qui m'expliquait longuement les réparations qu'il avait
fait faire, lorsque je vis, à dix pas de moi, un oiseau charmant, un
peu plus gros qu'une mésange, le corps gris de lin, avec les ailes
rouges, noires et blanches. Cet oiseau était perché sur une corniche
et me regardait fixement. J'interrompis l'architecte pour lui demander
le nom de cet oiseau. C'est un grand chasseur, et il me dit qu'il
n'en avait jamais vu de semblable. Je m'approchai, et l'oiseau ne
s'envola que lorsque j'étais assez près de lui pour le toucher. Il
alla se poser à quelques pas de là, me regardant toujours. Partout où
j'allais, il semblait me suivre, car je l'ai retrouvé à tous les étages
de l'amphithéâtre. Il n'avait pas de compagnon et son vol était sans
bruit, comme celui d'un oiseau nocturne.

Le lendemain, je retournai aux arènes et je revis encore mon oiseau.
J'avais apporté du pain, que je lui jetai. Il le regarda, mais n'y
toucha pas. Je lui jetai ensuite une grosse sauterelle, croyant à la
forme de son bec qu'il mangeait des insectes, mais il ne parut pas
en faire cas. Le plus savant ornithologiste de la ville me dit qu'il
n'existait pas dans le pays d'oiseau de cette espèce.

Enfin, à la dernière visite que j'ai faite aux arènes, j'ai rencontré
mon oiseau toujours attaché à mes pas, au point qu'il est entré avec
moi dans un corridor étroit et sombre où lui, oiseau de jour, n'aurait
jamais dû se hasarder.

Je me souvins alors que la duchesse de Buckingham avait vu son mari
sous la forme d'un oiseau le jour de son assassinat, et l'idée me vint
que vous étiez peut-être morte et que vous aviez pris cette forme pour
me voir. Malgré moi, cette bêtise me tourmentait, et je vous assure que
j'ai été enchanté de voir que votre lettre portait la date du jour où
j'ai vu pour la première fois mon oiseau merveilleux.

Je suis arrivé ici avec un temps affreux. Une pluie comme on n'en voit
jamais dans le Nord a inondé toute la campagne, coupé les routes,
changé tous les ruisseaux en grosses rivières. 11 m'est impossible de
sortir de la ville pour aller à Serrabonne, où j'ai affaire. Je ne sais
combien de temps cela durera.

Il y a une foire à Perpignan, et de plus les Espagnols qui fuient
l'épidémie encombrent la ville, si bien que je n'ai pu trouver à
me loger dans une auberge. Si je n'étais parvenu à émouvoir la
commisération d'un chapelier, j'aurais été réduit à coucher dans la
rue. Je vous écris dans une petite chambre bien froide, à côté d'une
cheminée qui fume, maudissant la pluie qui bat mes vitres. La servante
qui me sert ne parle que catalan et ne me comprend que lorsque je lui
parle espagnol. Je n'ai pas un livre et je ne connais personne ici.
Enfin, le pire de tout, c'est que, si le vent du nord ne s'élève pas,
je resterai ici je ne sais combien de jours, sans même la ressource de
retourner à Narbonne, car le pont qui pouvait assurer ma retraite ne
tient plus à rien, et, si l'eau grossit, il sera emporté. Admirable
situation pour faire des réflexions et pour écrire ses pensées. Mais
des pensées, je n'en ai guère maintenant. Je ne sais que m'impatienter.
J'ai à peine la force de vous écrire. Vous ne me parlez pas d'une
lettre que je vous ai écrite d'Arles. Peut-être s'est-elle croisée avec
la vôtre?

J'ai été à la fontaine de Vaucluse, où j'ai eu quelque envie d'écrire
votre nom; mais il y avait tant de mauvais vers, de Sophies,de
Carolines, etc., que je n'ai pas voulu profaner votre nom en le mettant
en si mauvaise compagnie. C'est l'endroit le plus sauvage du monde. Il
n'y a que de l'eau et des rochers. Toute la végétation se réduit à un
figuier qui a poussé je ne sais comment au milieu des pierres, et à des
capillaires très-élégantes dont je vous envoie un échantillon. Lorsque
vous avez bu du sirop de capillaire pour un rhume, vous ne saviez
peut-être pas que cette plante avait une forme aussi jolie.

Je serai à Paris vers le 15 du mois prochain. Je ne sais pas du tout
quelle route je prendrai. Il est possible que je revienne par Bordeaux.
Mais, si le temps ne s'améliore pas, je reviendrai par Toulouse.
Je serai alors à Paris quinze jours plus tôt. J'espère trouver une
lettre de vous à Toulouse. S'il n'y en avait pas, je vous en voudrais
mortellement.

Adieu.




CVIII

Paris, 5 décembre 1844.


J'avais juré de ne pas vous écrire, mais je ne sais pas si j'aurais pu
tenir mon serment encore longtemps. Pourtant, je ne pensais pas que
vous fussiez souffrante. Notre promenade avait été si heureuse! Je ne
croyais pas possible que vous pussiez en garder un mauvais souvenir.
Il paraît que ce qui vous irrite, c'est que je suis plus entêté que
vous. Voilà une belle raison et dont vous devez bien vous faire gloire.
Ne devriez-vous pas plutôt avoir honte de m'avoir rendu tel! Et puis
vous dites que je suis dur, et vous me demandez si je m'en aperçois.
Franchement, non. Pourquoi ne m'avertissez-vous pas? Si je l'ai été,
je vous en demande pardon. Il me semble qu'en nous en allant, vous
n'aviez pas un seul grain de colère contre moi. Je vous croyais aussi
confiante, aussi intime que je l'étais pour vous. Vous dirai-je que
c'est le souvenir le plus doux que j'ai conservé de notre promenade?
Quand je vous vois ainsi, vous me rendez bien heureux. Si vous aviez
alors de la colère, cela fait honneur à votre dissimulation. Mais
j'aime mieux croire aux secondes pensées que de croire que vous n'étiez
pas sincère alors. Dites-moi si je me trompe.

J'ai commencé ce soir le dessin que vous commandez. C'est difficile
à faire. Je voudrais vos instructions. Vous tenez donc à ce champ de
chardons? Vous dites qu'il vous paraît l'un des plus beaux lieux du
monde. Je vous apporterai mon esquisse et aussi votre portrait. Je vous
ai donné vos yeux mauvais. Ne croyez pas que telle est leur expression
ordinaire. J'en connais une meilleure, d'autant plus précieuse qu'elle
est plus rare. Vous verrez tout cela et vous donnerez vos ordres. Vous
voudrez bien, pour le payement, vous rappeler que je ne suis pas un
peintre ordinaire, ce n'est pas l'œuvre que vous devrez payer, c'est la
peine et le temps. Enfin, il est toujours bien de se montrer généreux
avec les artistes.

Pendant que vous vous guérissiez de votre colère, j'en avais presque
contre vous. Je m'étais figuré que vous m'écririez plus tôt. C'est en
partie pour avoir attendu votre lettre, en partie par mauvais sentiment
d'orgueil, que je ne vous ai pas prévenue. Vous voyez que je m'accuse
aussi de mes méfaits. Pardonnez-moi celui-là. Au moins ce n'était pas
le passé qui me rendait injuste.

Depuis que je vous ai vue, j'ai été presque toujours très-souffrant;
je croyais que c'était la leçon d'espagnol sur «la large terre», comme
dit Homère. Votre lettre m'a remis. Je crois maintenant que c'est la
mine que vous aviez en nous quittant qui en était cause. Vous n'avez
pas daigné tourner la tête pour me dire adieu.--Nous aurons bien des
pardons à nous demander tous les deux pour toutes nos mauvaises pensées!

Il est une heure indue, mon feu est éteint et je grelotte. Je vous dis
encore adieu et vous remercie de cœur de m'avoir écrit. Il y a huit
jours que j'attends cette lettre. N'êtes-vous pas entêtée aussi!




CIX

Paris, jeudi 7 février 1845.


Tout s'est passé mieux que je ne l'espérais[1]. Je me suis trouvé un
aplomb rare. Je ne sais si le public a été content de moi, je le suis
de lui.


[1] Sa réception à l'Académie française.




CX

Vendredi, 8 février 1845.


Puisque vous ne m'avez pas trouvé trop ridicule, tout est bien. Je
n'aurais pas été content de vous savoir là, voyant mon habit couleur
d'estragon et ma figure idem.--Pourquoi pas demain? autrement, il
faudrait attendre à mercredi prochain, et je n'en aurais pas le
courage. Nous en aurons long à nous raconter. J'aurais perdu tout mon
aplomb si je vous avais sue là.




CXI

Toulouse, 18 août 1845.


Je viens de trouver ici votre lettre; c'est fort heureux, car j'étais
furieux de n'avoir pas eu de vos nouvelles à Poitiers comme je m'y
attendais. Vous me direz que j'avais tort de m'attendre à ce que vous
penseriez à moi plus tôt que vous n'avez fait. Que voulez-vous! je ne
puis m'habituer à vos façons. Vous n'êtes jamais plus près de m'oublier
que lorsque vous m'avez persuadé que vous pensiez à moi. Heureusement
qu'entre tous ces oublis il y a des souvenirs, et j'y pense sans cesse.
Je ne vois pas de ces belles grottes dont vous me parlez et je n'en ai
pas besoin pour que bien des idées tristes et gaies me viennent par
la tête. Je ne suis pas difficile en matière de paysage, comme vous
le savez. Je n'y fais pas attention quand je me promène avec vous. Je
voudrais bien vous gâter comme vous me le demandez. Mais je suis de
trop mauvaise humeur. Je viens de passer quinze jours sans décolérer,
d'abord contre le temps, puis contre les architectes, puis contre
vous et contre moi-même. Le temps, qui avait été des plus affreux
ces jours passés, s'est remis subitement au beau hier, mais avec une
chaleur accablante, accompagnée d'un vent de sirocco qui m'ôte toutes
mes forces. J'ai passé vingt-quatre heures chez un député, et, si
j'avais l'ambition d'être un homme politique, cette visite-là m'aurait
complètement fait changer d'avis. Quel métier! quels gens il faut voir,
ménager, flatter! Je dirai comme Hotspur: _I had rather be a kitten and
cry mew._ Esclavage pour esclavage, j'aime mieux la cour d'un despote;
au moins, la plupart des despotes se lavent les mains. Je suis fâché
d'apprendre que vous partiez si tard pour D...; c'est-à-dire je crains
que vous n'en reveniez bien tard. Ce qui me fait prendre patience dans
mon métier, c'est de penser que, lorsque je serai de retour, je vous
retrouverai en face de ces lions de l'Institut, et qu'après m'avoir
fait grise mine pendant un quart d'heure, vous me ferez oublier tous
mes ennuis. Combien de temps passerez-vous à D...? Voilà ce que je me
demande à présent; très-probablement, vous irez en Angleterre, et lady
M... vous exposera encore ses belles théories _about the baseness of
being in love._ Je voudrais bien que vous fussiez la première figure
amie qui se présentât à moi aussitôt après mon retour. Malheureusement,
cela ne sera pas et vous attendrez qu'il n'y ait plus une feuille aux
arbres pour revenir à Paris. Dieu sait si vous n'y reviendrez point
Anglaise aux trois quarts? Dites-moi bien que cela ne sera pas, que
vous tâcherez de ne pas rester trop longtemps, et que vous ne serez pas
pire que vous n'êtes. C'est déjà bien assez comme cela. Écrivez-moi à
Montpellier, d'où je vous rapporterai un sachet, puis à Avignon. Je
calcule mes heures de façon à être de retour le 20 septembre. Ce sera
difficile, mais j'espère bien y parvenir.

Adieu; votre lettre finit bien, mais pourquoi ne me parlez-vous pas
comme vous écrivez quelquefois?




CXII

Avignon, 5 septembre 1845.


Je remercie ces gens malades qui vous retiennent à Paris. Je vous
remercie encore plus vous-même, si vous pensez moins à leurs
rhumatismes qu'au plaisir que vous me ferez en restant. Suivant toute
apparence, je serai de retour dans une quinzaine de jours, ou plutôt
je ferai une halte dans mes foyers, entre mon voyage du Midi et celui
du Nord; le second sera, j'espère, des plus courts et vous ne vous en
apercevrez sans doute pas. Je me réjouis de vous savoir en si bonne
santé. Pour moi, je n'en puis dire autant. Je suis souffrant depuis mon
départ; j'avais compté sur le beau temps et sur le soleil du Languedoc
pour me remettre; mais il est demeuré sans effet. Aujourd'hui, je
reviens accablé de fatigue d'une très-longue course, où j'ai fait plus
de mauvais sang que je n'en fais ordinairement quand vous ne vous en
mêlez pas. Je suis tout étourdi et je vois presque double; pendant que
vous mangez des pêches fondantes, j'en mange de jaunes très-acides et
d'un goût singulier qui n'est pas trop déplaisant et que je voudrais
vous faire connaître. Je mange des figues de toutes couleurs; mais je
n'ai nul appétit à tout cela. Je m'ennuie horriblement le soir, et je
commence à regretter la société des bipèdes de mon espèce. Je ne compte
point les provinciaux pour quoi que ce soit. Ce sont des choses à mes
yeux souvent fatigantes, mais tout à fait étrangères au cercle de mes
idées. Ces Méridionaux sont d'étranges gens: tantôt je leur trouve
de l'esprit, tantôt il me semble qu'ils n'ont que de la vivacité. Ce
voyage me les fait voir un peu plus en laid qu'à l'ordinaire. Mon seul
plaisir, dans le pays assez beau que je parcours, serait de rêvasser à
mon aise, et je n'en ai pas le temps. Vous devinez à quoi j'aimerais
rêver, et avec qui? Je voudrais vous raconter quelques histoires dignes
d'être envoyées à deux cents lieues: malheureusement, je n'en apprends
pas qui se puissent raconter. J'ai vu l'autre jour les ravages d'un
torrent qui a noyé cent vingt chèvres, rasé des maisons, et vous avez
eu mieux que cela à Paris; mais ce que vous n'y trouverez jamais, c'est
une vue comme celle qu'on rencontre à chaque pas quand on parcourt le
Comtat. Venez-y, ou plutôt atlendez-moi à Paris et promenons-nous dans
nos bois, que je trouverai alors admirables. Écrivez-moi à Vézelay
(Yonne).




CXIII

Barcelone, 10 novembre 1845.


Me voici arrivé au terme de mon long voyage sans rencontrer de
trabucayres ni de rivières débordées, ce qui est encore plus rare. J'ai
été admirablement reçu par mon archiviste, qui avait déjà préparé ma
table et mes bouquins, où je vais assurément perdre le peu d'yeux qui
me restent. Il faut, pour arriver à son _despacho_; traverser une salle
gothique du XIVe siècle et une cour de marbre plantée d'orangers hauts
comme nos tilleuls, et couverts de fruits mûrs. Cela est fort poétique,
comme, aussi mon appartement, qui me rappelle les caravansérails de
l'Asie pour le luxe et les conforts. On est cependant mieux ici qu'en
Andalousie, mais les natifs sont inférieurs en tout aux Andalous. Ils
ont de plus un défaut majeur à mes yeux ou plutôt à mes oreilles: c'est
que je n'entends rien à leur baragouin. J'ai trouvé à Perpignan deux
bohémiens superbes qui tondaient des mules. Je leur ai parlé _caló_, à
la grande horreur d'un colonel d'artillerie qui m'accompagnait, et il
s'est trouvé que j'étais bien plus fort qu'eux et qu'ils ont rendu à ma
science un éclatant témoignage dont je n'ai pas été peu fier. Le résumé
de mes impressions de voyage, c'est que ce n'était pas la peine d'aller
si loin et que j'aurais peut-être achevé mon histoire aussi bien sans
aller secouer la vénérable poussière des archives d'Aragon. C'est un
trait d'honnêteté de ma part dont mon biographe, j'espère, me tiendra
compte. En route, quand je ne dormais pas, c'est-à-dire pendant presque
toute la route, j'ai fait mille châteaux en Espagne auxquels il manque
votre approbation. Répondez-moi sur-le-champ et mettez l'adresse en
très-gros et lisibles caractères.




CXIV

Madrid, 18 novembre 1845.


Me voici installé ici depuis une semaine et plus, avec un grand
froid, quelquefois de la pluie, un temps tout semblable à celui de
Paris. Seulement, je vois tous les jours des montagnes dont la cime
est couverte de neige, et je vis familièrement avec de très-beaux
Velasquez. Grâce à la lenteur ineffable des gens de ce pays-ci, je
n'ai commencé que d'aujourd'hui seulement à mettre le nez dans les
manuscrits que j'étais venu consulter. Il a fallu une délibération
académique pour me permettre de les examiner, et je ne sais combien
d'intrigues pour obtenir des renseignements sur leur existence.
D'ailleurs, cela me semble peu de chose et ne valait pas la peine de
faire un si long voyage. Je pense que j'aurai fini mes perquisitions
assez promptement, c'est-à-dire avant la fin du mois.

J'ai trouvé ce pays-ci fort changé depuis ma dernière visite. Les
gens que j'avais laissés amis sont ennemis mortels. Plusieurs de
mes anciennes connaissances sont devenues de grands seigneurs, et
très-insolents. Somme toute, je me plais moins à Madrid en 1845 qu'en
1840. Ici, l'on pense tout haut et l'on ne se gêne guère pour personne.
On a une franchise qui nous surprend fort, nous autres Français, et
qui m'étonne d'autant plus que vous m'avez habitué à tout autre chose.
Vous devriez aller faire un tour de l'autre côté des Pyrénées pour
prendre une leçon de véracité. Vous ne sauriez vous faire une idée
des figures qu'on a quand l'objet aimé n'arrive pas à l'heure où on
l'attend, ni du bruit des soupirs qu'on laissé échapper librement;
on est tellement habitué à des scènes semblables, qu'il n'y a pas de
scandale ni de cancans. Chacun et chacune savent qu'ils seront de
même dimanche. Est-ce bien? est-ce mal? je me demande cela tous les
jours sans conclure. Je vois les amants heureux et je trouve qu'ils
abusent de l'intimité et de la confiance. L'un raconte ce qu'il a
mangé à son dîner, l'autre donne des détails peu ragoûtants sur un
rhume qui le tient. Le plus romanesque des amants n'a pas la moindre
idée de ce que nous nommons galanterie. Les amants ne sont, à vrai
dire, ici que des maris non autorisés par l'Église. Ils sont les
souffre-douleur des maris véritables, font les commissions et gardent
madame quand elle prend médecine. Il fait si froid, que je n'irai pas
à Tolède comme je me l'étais proposé. Il n'y a pas de taureaux par la
même raison. En revanche, on annonce force bals qui m'ennuient fort.
J'irai après-demain chez Narvaez, ou je verrai probablement Sa Majesté
Catholique. Vous pouvez m'écrire ici, si vous me répondez courrier
par courrier; sinon, à Bayonne, poste restante. Je pense quand je
m'ennuie, c'est-à-dire tous les jours, que vous viendrez peut-être
me voir à mon débarquement, et cette idée me ranime. Malgré votre
infernale coquetterie et votre aversion pour la vérité, je vous aime
mieux que toutes ces personnes si franches. N'abusez pas de cet aveu.

Adieu.




CXV

Paris, lundi 19 janvier 1846.


Je suis bien fâché que vous n'ayez pas plus de courage. Il ne faut
jamais attendre les douleurs en matière de dents, et c'est parce qu'on
n'ose pas aller chez le dentiste qu'on se prépare des souffrances
abominables. Allez donc chez Brewster ou chez tout autre plus tôt que
plus tard. Si vous le désirez, j'irai avec vous et je vous tiendrai,
s'il le faut. Croyez, du reste, que c'est l'homme le plus habile en son
genre et qui est, en outre, conservateur par système.--Vous êtes bien
bonne de vous reprocher le récit pathétique que vous m'avez fait. Vous
auriez dû, au contraire, vous réjouir de m'avoir fait faire une bonne
action. Il n'y a rien que je méprise et même que je déteste autant que
l'humanité en général; mais je voudrais être assez riche pour écarter
de moi toutes les souffrances des individus. Vous ne me dites pas ce
qui m'intéresserait le plus, c'est-à-dire quand je pourrai vous voir.
Cela me prouve que vous n'en avez nulle envie. Voulez-vous faire une
promenade mercredi? Si vous étiez prise parles dents, ne venez pas. Si
vous aviez toute autre maladie je n'admettrais pas d'excuse, parce que
je n'y croirais pas.




CXVI

Paris, 10 juin 1846.


En ouvrant le paquet de livres, j'ai eu la bêtise de croire que je
trouverais un mot de vous, et que le beau soleil vous aurait inspirée.
Pas une ligne! Je me suis mis à relire votre lettre de ce matin, que
j'ai trouvée un peu bien sèche à la seconde lecture. Ce n'est pas
d'aujourd'hui que je remarque l'espèce de bascule très-impartiale de
votre correspondance et, en général, de toute votre conduite à mon
égard. Vous n'êtes jamais plus près de me faire quelque méchanceté que
lorsque vous venez d'être bonne et gracieuse pour moi. Vous m'aviez
promis de me donner un jour bientôt. Mais, si j'attendais l'exécution
de vos promesses, la patience que le ciel m'a départie ne suffirait
pas. L'autre jour, vous étiez aussi insouciante en me disant adieu
qu'en me disant bonjour. Ce n'était pas cela l'avant-dernière fois.
C'est un phénomène très-curieux que l'eau qui a bouilli se gèle plus
facilement que l'eau froide. Vous illustrez cette chimie-là. En me
quittant, vous aviez votre air de bouderie; aussi je m'attends que
vous serez charmante mercredi. Il faudra revoir nos jolies promenades
sablées pour nous. Vous me ferez grand plaisir en acceptant. Mais c'est
ce qui ne vous touche que médiocrement. Si vous avez quelque curiosité,
elle sera récompensée par un monument d'_auld lang syne_ que je vous
montrerai. Et puis je vous donnerai quelque chose. Du moins, j'ai eu
envie de vous donner quelque chose, mais vous avez été si mal pour moi,
d'abord en m'écrivant votre lettre de ce matin, puis en n'écrivant rien
avec les livres, que je ne sais trop si je vous offrirai ce présent
projeté. Pourtant, si vous le demandez, il est probable que je céderai.

Je suis devenu, comme vous savez, grand observateur du temps. Le vent
est magnifique au nord-est. Cela nous promet quelques beaux jours. Je
voudrais que vous fissiez autant que moi attention au soleil et à la
pluie.




CXVII

Dijon, 29 juillet 1846.


J'espérais trouver ici une lettre de vous, mais je suppose que vous
vous amusez trop pour penser à m'écrire. Je n'ai rien trouvé à Bar non
plus, ce qui m'étonne et m'indigne fort. Est-ce la faute de la poste ou
la vôtre? J'avais toujours cru la poste infaillible. Que faites-vous,
où êtes-vous en ce moment? Je ne sais en vérité où vous adresser cette
lettre, et je vous l'envoie à tout hasard à Paris. Écrivez-moi donc à
Privas et puis à Clermont-Ferrand. J'ai beaucoup vu de mœurs, d'hommes
et de villes depuis vous avoir quittée il y a quinze jours, et, comme
Ulysse, j'ai eu toute sorte de contrariétés dans mes pérégrinations.
Chaque année, je trouve la province plus sotte et plus insupportable.
Cette fois-ci, j'ai le spleen et je vois tout en noir, peut-être parce
que vous m'avez oublié si indignement. Je n'ai eu de bons moments qu'en
traversant toute sorte de bois très-épais dans les Ardennes, qui me
faisaient penser à d'autres bois bien plus agréables. Je crains que
vous n'y pensiez guère. Pour m'achever, j'ai trouvé ici d'horribles
bêtises qu'on a faites avec notre argent. Ce sont des pères de famille
vertueux et niais qui les ont faites, et contre lesquels je dois lancer
les rapports les plus fulminants, tendant à les faire crever de faim.
Ce métier de férocité m'afllige. J'aurais besoin d'être adouci par
une lettre de vous. J'en reviens toujours à mes moutons. Pourquoi ne
m'avez-vous pas écrit? Je vais être je ne sais combien de temps sans
nouvelles, car je n'ai pas d'itinéraire assez arrêté pour vous indiquer
mes étapes. En somme, je ne trouve que des raisons d'être furieux.
Il est vraisemblable que vous vous trouvez bien où vous êtes, et je
m'attends à ne vous revoir que cet hiver, quand l'Opéra vous rappellera
à Paris.

Adieu; quand vous penserez à moi, vous verrez si je sais être
magnanime. Ne m'écrivez pas à Privas, mais à Clermont-Ferrand. Je viens
de m'apercevoir que je n'avais que faire à Privas. Après Clermont,
j'irai probablement à Lyon, mais vous aurez de mes nouvelles auparavant.




CXIX

10 août 1846.


À bord d'un bateau à vapeur
dont je ne sais le nom.

Je suis allé dans les montagnes de l'Ardèche chercher un lieu écarté
où il n'y eût ni électeurs ni candidats. J'y ai trouvé une si grande
quantité de puces et de mouches, que je ne sais pas si les élections
ne valaient pas mieux. Avant de quitter Lyon, j'avais reçu une lettre
de vous qui m'avait fait beaucoup de plaisir, car j'étais vraiment
un peu inquiet. J'ai beau avoir l'habitude de votre négligence à mon
endroit, je ne puis m'empêcher, quand je suis sans nouvelles de vous,
de penser qu'il vous est arrivé quelque chose d'extraordinaire. Ce
qu'il y aurait de vraiment extraordinaire, c'est que vous daignassiez
penser à moi aussi souvent que je pense à vous. J'apprends avec
beaucoup de peine que vous êtes partie pour D... plus tard que vous ne
l'aviez prévu, et que par conséquent vous reviendrez plus tard. Je ne
doute pas que vous ne vous amusiez fort à D...; mais, si, au milieu des
gâteries que vous aimez tant, il vous prenait quelque souvenir de nos
promenades, vous feriez une œuvre méritoire en hâtant votre retour.
J'ai eu hier un grand succès dans ma veillée avec des paysans et des
paysannes à qui j'ai fait dresser les cheveux sur la tête, en leur
racontant des histoires de revenants. Il y avait une lune magnifique
qui éclairait parfaitement les traits réguliers et montrait les beaux
yeux noirs de ces demoiselles, sans laisser apercevoir leurs bas sales
et la crasse de leurs mains. Je suis allé me coucher très-fier de mon
succès auprès d'un auditoire tout nouveau pour moi. Le lendemain,
quand j'ai vu au soleil mes Ardéchoises, _con villanos manos y pies_,
j'ai presque regretté mon éloquence. Ce diable de bateau fait sauter
ma plume de çà et de là, de la façon la plus ridicule! Il faut une
éducation particulière pour pouvoir écrire sur une table qui danse
perpétuellement. Je n'en peux plus de sommeil et de fatigue. Je vous
dis adieu. Vous m'écrirez à Paris le jour de votre arrivée, et, le
lendemain, nous irons revoir nos bois. Je serai à Paris le 18 au plus
tard; plus probablement, j'arriverai le 15.

Adieu encore.




CXIX

Paris, 18 août 1846.


Je suis arrivé ici aujourd'hui en médiocre état de conservation, la
tête toute étourdie de quatre cents kilomètres parcourus tout d'un
trait. Pour me remettre, il faudrait votre présence réelle. Mais quand
reviendrez-vous? _That is the question._ Je vous suppose beaucoup trop
éprise de la mer et des monstres marins pour songer à retourner ici de
sitôt. J'en aurais grand besoin pourtant, je vous assure. Je ne saurais
vous dire combien d'ennuis et de chagrins se sont amoncelés sur moi
dans ce petit voyage. Il me rappelle le rêve de Gloster: _I would
not sleep another such a night though I were to live a world of happy
days._ En rentrant ici, je m'y sens encore plus isolé qu'à l'ordinaire,
plus triste que dans aucune des villes que je viens de quitter: quelque
chose comme un émigré qui rentre dans sa patrie et qui y trouve une
nouvelle génération. Vous allez croire que j'ai horriblement vieilli
dans ce voyage. Cela est vrai, et je ne serais pas étonné que quelque
chose comme l'aventure d'Épiménide me fût arrivé. Tout cela, c'est
pour vous dire que je suis horriblement triste et de mauvaise humeur
et que j'ai grande envie de vous voir. Hélas! vous n'avancerez pas
d'une heure l'époque de votre retour. Le plus sage, c'est de me
résigner. Lorsque vos robes se seront fanées à l'air de la mer, ou
qu'il en viendra de plus fraîches de Paris, peut-être penserez-vous à
moi. Mais alors je serai à Cologne, ou peut-être à Barcelone. J'irai
à Cologne au commencement de septembre, et à Barcelone en octobre. On
me dit des merveilles des manuscrits qui s'y trouvent. On dit que,
pour une femme, il n'y a rien de plus agréable au monde que de montrer
de jolies robes.--Je ne puis vous offrir d'équivalent à ces joies-là.
Mais je souffrirais trop de vous croire ainsi faite.--Dieu est grand!
quelle que soit la nouvelle que vous avez à m'annoncer, écrivez-moi
promptement. Nous verrons-nous pendant qu'il y a des feuilles? Me
ferez-vous manger des pêches de Montreuil, cette année? Vous savez
comme je les aime. Si vous avez quelque tendre souvenir, j'espère qu'il
vous inspirera une résolution généreuse. J'ai la fièvre et je tremble
horriblement en écrivant.




CXX

Paris, 22 août 1846.


Nos lettres se sont croisées. J'espérais que la vôtre m'apporterait
de meilleurs nouvelles, je veux dire l'annonce de votre prochain
retour. Avant de partir, vous paraissiez plus pressée de nous revoir.
Il y a longtemps que je me plains de la trop grande différence entre
le dire et le faire pour vous. À ce qu'il paraît, vous passez le
temps si heureusement, si agréablement, que vous ne pensez pas même
à l'époque de votre retour à Paris. Vous me demandez si cela me
ferait bien plaisir, ce qui est une dérision assez méchante. Pour moi,
je m'ennuie fort ici, encore plus qu'en voyage, et cependant je suis
assez occupé pour ne plus avoir le loisir de regretter le monde absent
de Paris; mais ce n'est pas à cela que je tiens. C'est vous, ce sont
nos promenades qui me font faute. Si vous les aimiez la moitié autant
que vous le dites, elles ne se feraient guère attendre. J'y ai pensé
pendant tout le temps de mon voyage, et j'y pense maintenant plus que
jamais. Pour vous, vous les avez oubliées.

Paris est absolument dépourvu d'habitants intelligents. Il n'y reste
plus que des bonnetiers ou des députés, ce qui revient à peu près au
même. Je crois que je partirai pour Cologne dans les premiers jours
de septembre. Sera-ce avant de vous avoir revue? J'ai bien peur que
vous ne me disiez que, pour si peu, ce n'est pas la peine de revenir.
Ainsi la moitié de notre année se sera passée vous absente ou malade.
Il me prend des envies d'aller vous voir à ***, et j'y céderais
probablement si vous trouviez des possibilités que je ne prévois pas.
Pourtant, voyez. Adieu; je suis de trop mauvaise humeur pour vous
écrire longuement. Je finis comme j'ai commencé, en vous répétant que
rien ne pourra me faire plus de plaisir que de vous revoir, surtout si
ce plaisir est partagé par vous. Sinon, restez là-bas tant que vous
voudrez.




CXXI

Paris, 3 septembre 1846.


Je m'étais figuré, tant j'étais de mon village, que vous préféreriez
une ou deux promenades avec moi à huit jours de _white bait_; mais,
puisque vous n'êtes pas de cet avis, votre volonté soit faite! Je n'ai
pas même le courage de ne pas vous écrire, ce que je m'étais promis, et
ce que je devrais faire si j'étais moins bête. Mon voyage de Cologne
est un peu désorganisé depuis deux jours. Un de mes compagnons de route
me manque de parole, un autre ne pourra peut-être pas. En sorte que
je cours grand risque de me trouver seul sur le Rhin bleu. Ce sera un
petit malheur. Mais je ne sais plus si je repasserai par ici. Ainsi,
nous courons grand risque, je veux dire que je cours grand risque de
ne nous revoir qu'en novembre. À vous la responsabilité. Je sais que
vous la porterez légèrement. Je ne me mettrai pas en route avant le 12
septembre. D'ici là, j'espère que vous voudrez bien me donner de vos
nouvelles et vos commissions. Probablement encore, je serai à Paris
vers le commencement d'octobre; mais, si j'ai le moindre courage,
j'irai à Strasbourg, à Lyon, et de Lyon à Marseille. Je crains de
n'avoir pas ce courage, surtout si vous parlez de retour. Pendant
votre absence, en recueillant mes souvenirs, j'ai fait de vous deux
dessins en pied. Je les trouve assez ressemblants; cependant, ils ont
besoin d'être retouchés. Nous verrons s'ils vous plaisent. Je m'ennuie
extraordinairement et je voudrais voir tomber des torrents de pluie
pour me consoler. Mais le temps est toujours au très-sec. Il n'y a
que les feuilles qui tombent. Il n'en restera plus la queue d'une en
octobre.

Vous apprendrez avec plaisir que vous avez à l'Opéra italien les mêmes
enrouements que la saison passée, plus une autre Brambilla. Il n'en
reste plus que cinq inconnues, et une mademoiselle Albini qui n'avait
pas de voix en 1839, mais qui en a peut-être trouvé depuis quelque part.

Adieu, je ne dis pas sans rancune. Ce qui m'a particulièrement piqué,
c'est que vous n'avez répondu que par le silence le plus dédaigneux à
ma proposition d'aller vous voir à ***; mais n'y pensons plus.




CXXII

Metz, 12 septembre 1846.


Il est fort heureux que vous ayez bien voulu penser à m'écrire avant
mon départ, car j'allais en Allemagne sans nouvelles de vous. J'ai reçu
votre lettre au moment de me mettre en route. D'après les promesses
que vous me faites et dont j'attends avec trop de confiance peut-être
l'entier accomplissement, je serai de retour vers le commencement
d'octobre, peut-être le 1er. J'espère qu'il restera encore quelques
feuilles. Nous verrons si vous serez _as good as your word._ Je vais
demain à Trêves et de là soit à Mayence, soit à Cologne, selon que
le temps sera ou non invitant. De toute façon, vous feriez bien de
m'écrire très-vite à Aix-la-Chapelle, et puis assez vite après à
Bruxelles. Je n'ai pas besoin de vous dire de m'écrire des choses
aimables et qui me tentent au retour. Quand je suis lancé, une
fois en route, j'ai toutes les peines du monde à m'arrêter, et il
faudra les promesses les plus séduisantes pour m'empêcher de pousser
jusqu'en Laponie. Je crois vous avoir parlé de deux portraits. J'en ai
maintenant au moins trois, et, à chaque tentative infructueuse, j'ai
recommencé sans détruire le premier essai et sans mieux réussir; enfin,
vous verrez si ma mémoire m'a bien ou mal servi. Vous me demandez
quelle robe? En vérité, je ne m'en suis guère préoccupé; mais ce
n'est pas là que gît la ressemblance. Je désespère de saisir jamais
l'expression indéfinissable de votre physionomie. Je viens d'arriver
ici après une nuit passée en malle-poste sans dormir, et j'ai la tête
excessivement _giddy._ Il me semble que mes bougies tournent sur ma
table. On m'annonce pour demain une navigation entremêlée d'échouages,
car la Moselle n'a que fort peu d'eau, mais ce n'est pas cela qui
m'empêchera de dormir. Je vous écrirai probablement de quelque auberge
allemande et très-assurément de Lille, où je m'arrêterai. De là, sans
doute, je pourrai vous annoncer le jour de mon arrivée. J'apprends
avec beaucoup de plaisir que vous vous ennuyez à ***; je vous l'avais
prédit. Quand on habite Paris, on ne peut plus retourner en province.
On dit et on fait quantité d'énormités qui passeraient à Paris et qui
sont grosses comme des maisons à ***. Cela vous est peut-être aussi
arrivé, du caractère dont je vous connais. Je vous pardonnerai tout si,
le 1er ou 2 octobre, vous m'annoncez votre retour.




CXXIII

Bonn, 18 septembre 1846.


Je suis depuis six jours dans ce beau pays, non pas Bonn, mais je dis
la Prusse rhénane, où la civilisation est très-avancée, sauf pour les
lits, qui ont toujours quatre pieds de long et les draps trois. Je
mène tout à fait une vie allemande, c'est-à-dire que je me lève à cinq
heures et me couche à neuf, après avoir fait quatre repas. Jusqu'à
présent, cette vie-là me convient assez et je ne me suis pas trouvé
mal de ne rien faire qu'ouvrir la bouche et les yeux. Seulement, les
Allemandes sont devenues horriblement laides depuis ma dernière visite.
Voici le chapeau de la plus jolie que j'aie encore rencontrée;--ce
fut sur un bateau à vapeur entre Trèves et Coblence; la place me
manque pour l'illustration, que je mets au verso: c'est une capote
d'où pend une pièce d'étoffe carrée, ouverte à l'extrémité, dont un
angle est relevé à gauche au moyen d'une petite cocarde verte,
blanche et rouge; la capote est noire, l'Allemande fort blanche avec
des pieds comme il suit... _N. B._--Le dessin est exécuté à l'échelle
de un centimètre pour mètre. Je voudrais que vous introduisissiez ces
capotes-là. Vous leur feriez faire fortune.--En fait de monuments, je
n'ai guère été content de ce que j'ai vu: les architectes allemands
m'ont paru pires que les nôtres. On a saccagé le Munster à Bonn et
peint l'abbaye de Laarh à faire grincer les dents. Les sites de la
Moselle sont beaucoup trop vantés. Au fond, cela est peu de chose.
Je ne trouve plus rien de beau depuis que j'ai passé le Tmolus. Mon
admiration demeure exclusive pour ses ombrages et surtout pour la façon
dont on y entend la cuisine; ici, la grande affaire est _zu speisen._
Tous les honnêtes gens, après avoir dîné à une heure, prennent le thé
et des gâteaux à quatre, vont manger à six un petit pain avec de la
langue fourrée dans un jardin; ce qui permet d'attendre jusqu'à huit
heures pour entrer dans un hôtel et souper. Ce que deviennent les
femmes pendant ce temps-là, je l'ignore; ce qu'il y a de certain, c'est
que, de huit à dix, il ne reste pas un homme dans les maisons: chacun
est dans son hôtel favori à boire, manger et fumer; la raison est, je
crois, dans les pieds de ces dames et la bonté du vin du Rhin.

Je pense que vous allez être à Paris dans deux ou trois jours. En
voyant les bois du Rhin et de la Moselle si verts, je ne puis me
figurer que ceux de notre température soient devenus des balais. Cela
n'est malheureusement que trop possible. Vous l'avez voulu. Adieu; je
suis fâché de ne pas vous avoir dit de m'écrire à Cologne, mais il est
trop tard.




CXXIV

Soissons, 10 octobre 1846.


Il paraît que vous avez été de bien mauvaise humeur samedi dernier;
mais enfin vous avez repris votre sérénité dimanche, sauf quelques
petits nuages qui flottent encore dans votre lettre. Pour suivre la
métaphore, je voudrais bien un jour vous voir au beau fixe, sans qu'il
y eût des tempêtes auparavant. Malheureusement, c'est une habitude que
vous avez prise. Nous nous séparons presque toujours meilleurs amis
que nous ne nous sommes vus. Tâchons donc d'avoir, un de ces jours,
l'amabilité continue que j'ai rêvée quelquefois. Il me semble que nous
nous en trouverions bien l'un et l'autre. Vous me faites des menaces
pour le seul plaisir de m'ôter les consolations de l'espérance. Vous
sentez si bien votre tort, que vous me dites que vous êtes dispensée
de loyauté à l'égard d'une certaine promesse que vous m'avez faite
déjà une fois et que vous ne voulez pas tenir. N'est-ce pas un effet
du hasard seul qui vous a permis de dire que vous aviez accompli cette
promesse? Vous ne vouliez me voir que pendant un quart d'heure; ainsi,
il y avait de votre part trahison méditée. Je sais ce que vous pensez
vous-même de ces subterfuges-là, et je m'en rapporte à votre propre
jugement. Vous pouvez me faire beaucoup de plaisir ou beaucoup de
peine; c'est à vous de choisir.

Le temps affreux qui me m'a pas quitté depuis samedi est sans doute
celui que vous avez à Paris. Le seul chagrin qu'il me fasse, c'est que
je pense à mes bois, dont le vent enlève les feuilles, à mes gazons,
que la pluie inonde, et à l'éloignement de notre prochaine promenade.
Hier, au milieu des champs, par un vrai déluge, je ne pensais pas à
autre chose. Et vous, regrettez-vous la pluie à cause de moi, ou bien
parce qu'elle vous empêche d'aller à _shopping_ à votre ordinaire?

Quel jour étiez-vous à l'Opéra italien?

Était-ce jeudi par hasard, et aurions-nous été tout près l'un de
l'autre sans nous en douter? J'aurais bien voulu vous voir un peu avec
votre cour, pour savoir si vous êtes pour le monde telle que je le
voudrais.

J'espère être à Paris jeudi soir ou vendredi au plus tard. S'il fait
beau samedi, voulez-vous faire une longue promenade? Dans le cas
contraire, nous en ferons une courte, ou nous irons au Musée. La
mémoire de ces promenades est à la fois un plaisir et une douleur.
C'est pour moi une sensation qu'il faut renouveler sans cesse pour
qu'elle ne devienne pas triste. Adieu, chère amie; je vous remercie
bien de tout ce qu'il y a de tendre dans votre lettre. Je tâche
d'oublier le peu qui reste de dur et de sec. Je pense que c'est à votre
usage une espèce de parure de fantaisie dont vous vous couvrez. J'aime
à deviner dessous que vous êtes tout cœur et tout âme; croyez que cela
paraît, malgré tous vos efforts pour le cacher.




CXXV

Paris, 22 septembre 1847.


. . . . . . . . . . . .

La _Revue_ me tourmente beaucoup pour _Don Pèdre._ Je voudrais savoir
votre opinion à ce sujet. Je suis partagé entre l'avarice et la
pudeur. J'aurais aussi à vous prier d'en lire quelque chose. Cela me
paraît avoir l'inconvénient de tout ce qui a été fait longuement et
péniblement. Je me suis donné bien du mal pour une exactitude dont
personne ne me saura gré. Cela me chagrine quelquefois.

Vous comprendrez sans peine que, depuis votre départ, j'ai eu
très-souvent les _blue devils._

. . . . . . . . . . . .

Ce que vous me dites de _Don Pèdre_ me plaît assez, parce que votre
opinion est d'accord avec mon désir et ce que je crois mon intérêt.
Pourtant, il y a une question de dignité qui me tient encore au cœur
et qui m'a empêché de tout terminer d'abord avant mon départ. Je
serai bien aise d'avoir votre avis de vive voix, et je vous montrerai
quelques bribes d'après lesquelles vous jugerez mieux. Je n'ai
jamais été plus tristement choqué de la bêtise des gens du Nord qu'à
ce voyage-ci, et aussi de leur infériorité sur les Méridionaux. La
moyenne du Picard me paraît au-dessous de la plus inférieure espèce du
Provençal. En outre, je mourais de froid dans toutes les auberges où
mon triste sort me poussait.

. . . . . . . . . . . .




CXXVI

Saturday, 26 febr. 1848[1].


I believe you are now a little better. I don't know why you could be so
uneasy about your brother. No wonder you have no news. Bad ones corne
very soon. I begin to get accustomed to the strangeness of the thing
and to be reconciled with the strange figures of the conquerors, who
what's stranger still, behave themselves as gentlemen. There is now
a strong tendency to order. If it continues, I shall turn a staunch
republican. The only fault I find with the new order of things is that
I do not very clearly see how I shall be able to live and that I cannot
see you.

I hope though it will not be long before the coaches can go on.


[1] Samedi, 26 février 1848.

Je crois que vous êtes maintenant un peu plus rassurée. Je ne vois pas
pourquoi vous ne seriez pas complètement tranquille à l'égard de votre
frère. Ne prenez point souci de l'absence de nouvelles. Les mauvaises
nouvelles arrivent promptement.

Je commence à m'accoutumer à la plus étrange des choses, et à me
familiariser avec l'étrange figure des vainqueurs qui, ce qui est
plus étrange encore, se conduisent en gentlemen. Il y a maintenant
une violente tendance à l'ordre. Si cela continue, je deviendrai un
républicain décidé. Le seul inconvénient que je trouve au nouvel ordre
de choses, c'est que je n'aperçois pas très-clairement comment je
pourrai gagner ma vie, et que je ne puis vous voir.

J'espère néanmoins qu'avant peu les voitures recommenceront à circuler.




CXXVII

Paris, mars 1848.


Je suis tourmenté par cette faillite de la maison ***, dans laquelle
je crains que vous n'ayez des intérêts. Rassurez-moi, je vous prie,
là-dessus, ou, s'il y a quelque malheur, tâchons de nous consoler
ensemble. Chaque jour nous apportera d'ici à longtemps de nouvelles
peines. Il faut se soutenir et se faire part mutuellement du peu de
courage que l'on conserve. Voulez-vous nous voir demain ou après? Il
me semble qu'il y a un siècle que nous ne nous sommes vus. Adieu; vous
avez été l'autre jour bien aimable, et je regrette que vous ne l'ayez
pas été plus longtemps.




CXXVIII

Paris, mars 1848.


Je crois que vous vous effrayez un peu trop. Les choses ne sont pas
plus mal quelles n'étaient hier; ce qui ne veut pas dire quelles soient
bien et qu'il n'y ait pas de danger. Quant à ce projet de voyage,
il est bien difficile de donner un conseil et de voir clair dans ce
grand brouillard étendu sur notre avenir. Il y a des gens qui pensent
que Paris, à tout prendre, est un lieu plus sûr que la province. Je
suis assez de cet avis. Je ne crois pas à une bataille dans les rues:
d'abord, parce qu'il n'y a pas encore de motif; puis, parce que la
force et l'audace sont du même côté, et que, de l'autre, je ne vois
que platitude et poltronnerie. Si la guerre civile devait commencer,
c'est, je crois, en province quelle se déclarerait d'abord. Il y a
déjà une assez grande irritation contre la dictature de la capitale,
et peut-être des mesures que l'on ne peut prévoir amèneraient-elles ce
résultat dans l'Ouest ou ailleurs. Quant aux conséquences des émeutes,
voyez ce qu'elles ont été à Paris dans la première révolution, et ce
qu'elles ont été en province tout récemment. Le département de l'Indre,
où vous voulez aller, en a vu une il y a deux ans, à Buzançais, plus
vilaine que toutes celles de 93. Il est bien entendu que je ne vous
conseille pas et que je raisonne seulement théoriquement. Je ne crois
pas à un danger immédiat. Je crois même que, les circonstances devenant
plus graves, Paris serait encore le meilleur séjour. Enfin, entre
l'Indre et Boulogne, je préférerais le dernier lieu, qui a l'avantage
d'être près de la mer. Mais je serais bien triste si vous partiez
sans me voir. Ne pourriez-vous pas retarder de quelques jours? Vous
voyez que tout s'est passé tranquillement hier. Nous aurons encore des
processions semblables et longtemps, avant qu'on en vienne aux coups de
feu, si l'on y vient jamais dans ce pays si timide. Adieu. . . . . .

. . . . . . . . . . . .




CXXIX

Samedi, 11 mars 1848.


Le temps se met de la partie pour nous contrarier encore. J'espère
qu'il nous sera plus favorable lundi. Je suis inquiet de votre mal
de gorge par cette pluie ou ce froid. Soignez-vous bien et tâchez
d'oublier un peu tout ce qui se passe. Je suis moulu par une nuit
de corps de garde; mais, après tout, la fatigue a son bon côté dans
ce temps-ci. Je voudrais bien avoir autre chose que votre ombre. Je
regrette que vous vous soyez retirée sitôt. Le bonheur de vous voir est
aussi grand sous la république que sous la monarchie, il ne faut pas en
être avare. Dans quel étrange monde vivons-nous! Mais le plus important
à vous dire et le plus pressé, c'est que je vous aime tous les jours
davantage, je crois, et que je voudrais bien que vous prissiez assez de
courage pour m'en dire autant.




CXXX

Paris, 13 mai 1848.


J'espérais que vous ne partiriez pas si vite et sans me dire adieu.
Je vous avais même écrit hier, espérant vous voir aujourd'hui. Je ne
sais pourquoi je ne me réconcilie pas à ce voyage. Mais vous ne me
dites pas combien de temps vous prétendez demeurer à boire du lait, et
c'était pourtant le point capital. J'aimerais bien que vous fussiez à
Paris avec un chapeau neuf pour la réception de jeudi à l'Académie, où
les chapeaux neufs seront rares, je le crains. C'est dans un intérêt
purement académique que je vous fais cette demande. Dans le mien, je
compte sur vous samedi prochain pour une belle promenade. Si vous
voulez aller jeudi prochain à l'Académie, faites prendre des billets
chez moi jusqu'à midi.




CXXXI

Paris, mercredi 15 mai 1848.


Tout s'est passé très-bien, parce qu'ils sont si bêtes, que, malgré
toutes les fautes de la Chambre, elle s'est trouvée plus forte qu'eux.
Il n'y a ni tués ni blessés, on est fort tranquille. La garde nationale
et le peuple sont dans d'excellents sentiments. On a pris tous les
chefs des émeutiers, et il y a tant de troupes sous les armes, que,
d'ici à quelque temps, il n'y a rien à craindre. J'espère que nous nous
verrons samedi. En somme, tout s'est passé pour le mieux. J'ai assisté
à des scènes très-dramatiques qui m'ont fort intéressé et que je vous
raconterai.




CXXXII

27 juin 1848.


Je rentre chez moi ce matin, après une petite campagne de quatre jours
où je n'ai couru aucun danger, mais où j'ai pu voir toutes les horreurs
de ce temps et de ce pays-ci. Au milieu de la douleur que j'éprouve, je
sens par-dessus tout la bêtise de cette nation. Elle est sans égale.
Je ne sais s'il sera jamais possible de la détourner de la barbarie
sauvage où elle a tant de propension à se vautrer. J'espère que votre
frère va bien. Je ne pense pas que sa légion ait été sérieusement
engagée. Mais nous sommes bien accablés de fatigue et nous n'avons pas
dormi depuis quatre jours. Croyez peu à tout ce que disent les journaux
sur les morts, les destructions, etc. J'ai parcouru avant-hier la rue
Saint-Antoine: les vitres étaient brisées par le canon et beaucoup de
devantures de boutiques endommagées; d'ailleurs, le ravage n'était
pas si grand que je l'avais supposé et qu'on le disait. Voici ce que
j'ai vu de plus curieux. Je me hâte de vous le dire pour aller me
coucher: 1° La prison de la Force est demeurée plusieurs heures gardée
par la garde nationale et entourée d'insurgés. Ils ont dit à la garde
nationale: «Ne tirez pas sur nous et nous ne tirerons pas. Gardez
les prisonniers.» 2° Je suis entré dans une maison qui fait le coin
de la place de la Bastille pour voir la bataille; elle venait d'être
enlevée sur les insurgés. J'ai demandé aux habitants: «Vous a-t-on
pris beaucoup?--On n'a rien volé.» Ajoutez à cela que j'ai conduit à
l'Abbaye une femme qui coupait la tête aux mobiles avec son couteau de
cuisine, et un homme qui avait les deux bras rouges de sang pour avoir
fendu le ventre à un blessé et s'être lavé les mains dans la plaie.
Comprenez-vous quelque chose à cette grande nation? Ce qu'il y a de
sûr, c'est que nous nous en allons à tous les diables!

Quand revenez-vous? Nous ne nous battrons plus de six semaines, tout au
moins.




CXXXIII

Paris, 2 juillet 1848.


J'aurais bien besoin de vous voir pour me remettre un peu des tristes
scènes de la semaine dernière, et c'est avec le plus vif plaisir que
j'apprends vos projets de retour, plus prochains que je ne l'avais
espéré. Paris est et sera tranquille pour un temps assez long. Je ne
pense pas que la guerre civile, ou plutôt la guerre sociale soit finie;
mais une nouvelle bataille aussi effroyable me semble impossible. Il
a fallu pour l'amener une infinité de circonstances qui ne peuvent
plus se reproduire. Quand vous reviendrez, vous ne trouverez guère les
traces hideuses que votre imagination vous représente probablement.
Les vitriers et les badigeonneurs en ont déjà fait disparaître la plus
grande partie. Mais j'ai peine à croire que vous ne nous trouviez
pas à tous la mine allongée, et encore plus triste que lorsque vous
êtes partie. Que voulez-vous! c'est le régime actuel et il faut
s'y habituer. Petit à petit, nous en viendrons à ne plus penser au
lendemain et à nous trouver très-heureux quand nous nous éveillerons
le matin ayant notre soirée assurée. Au fond, ce qui me manque le plus
à Paris, c'est vous, et je crois que, si vous y étiez, je trouverais
le reste très-bien. Le temps s'est remis à la pluie depuis trois
jours. Maintenant, je la vois tomber avec la plus grande insouciance;
mais je ne voudrais pas cependant que cela durât trop. Vous me parlez
en termes si généraux de votre retour, que je ne sais trop sur quoi
compter, et vous savez que j'aime assez à savoir combien de temps
durera le purgatoire. Vous parliez de six semaines en me disant adieu,
et maintenant vous dites que vous reviendrez plus tôt? Que veut dire
plus tôt? voilà ce que je voudrais bien savoir. Mandez-moi aussi ce que
deviennent les désagréables affaires qui vous ont empêchée d'assister
à ma fête, célébrée par tant de coups de canon.--Adieu; pour prendre
patience, j'ai besoin d'avoir souvent de vos nouvelles. Donnez-m'en
vite et envoyez-moi quelque souvenir. Je pense à vous sans cesse. J'y
pensais même en voyant ces maisons désertes de la rue Saint-Antoine
pendant qu'on se battait à la Bastille.




CXXXIV

Paris, 9 juillet 1848.


Vous êtes comme Antée, qui reprenait des forces en touchant la terre.
Vous n'avez pas plus tôt touché votre pays natal, que vous retombez
dans tous vos vieux défauts. Vous répondez joliment à ma lettre. Je
vous priais de me dire combien de temps vous prétendiez demeurer encore
à manger des amiles; un chiffre de jour n'était pas bien difficile à
écrire, mais vous avez préféré trois pages de circonlocutions où je ne
puis comprendre autre chose, sinon que vous seriez revenue, si vous
n'étiez pas restée. Je vois aussi que vous passez votre temps assez
agréablement. Je pensais bien que l'écharpe de madame *** n'avait pas
été achetée pour en faire des reliques. Vous auriez du me dire au moins
contre qui vous aviez jugé à propos de l'essayer. En somme, je suis
fort mécontent de votre lettre.--Nous passons ici des jours bien longs
et passablement chauds, mais aussi tranquilles qu'on peut le souhaiter
ou plutôt l'espérer sous la République. Tout annonce que nous aurons
une trêve assez longue. Le désarmement s'opère avec assez de vigueur
et produit de bons résultats. On remarque un curieux symptôme: c'est
que, dans les faubourgs insurgés, on trouve quantité de dénonciateurs
pour indiquer les cachettes, et même les coryphées des barricades. Vous
savez que c'est bon signe quand les loups se battent entre eux. Je
suis allé hier à Saint-Germain pour commander le dîner de la Société
des bibliophiles. J'ai trouvé un cuisinier très-capable et, de plus,
éloquent. Il m'a dit que c'était à tort que tant de gens se faisaient
un fantôme des artichauts à la barigoule, et il a compris tout de suite
les plats les plus fantastiques que je lui ai proposés. C'est dans le
pavillon où Henri IV est né que demeure ce grand homme. On a, de là,
la plus belle vue du monde. En faisant deux pas, on se trouve dans un
bois avec de grands arbres et un magnifique _underwood_ au-dessous. Pas
une âme pour jouir de tout cela! Il est vrai qu'il faut cinquante-cinq
minutes pour parvenir dans ces beaux lieux. Mais serait-ce impossible
d'aller y dîner ou déjeuner un jour avec madame...? Adieu. Écrivez-moi
bientôt.




CXXXV

Paris, lundi 19 juillet 1848.


Vous devinez parfaitement les choses quand vous voulez bien vous en
donner la peine, et vous m'avez envoyé ce que je vous demandais;
qu'importe que ce fût une répétition! Ne suis-je pas comme le pauvre
ex-roi? «Je reçois toujours avec un nouveau plaisir, etc.» Ce que
je ne puis vous dire, c'est combien j'ai été charmé de retrouver ce
parfum connu et d'autant plus délicieux qu'il est bien connu et qu'il
s'y rattache tant de souvenirs. Vous vous êtes enfin décidée à lâcher
le grand mot. Il est vrai qu'il y a un mois que vous êtes partie et
qu'en partant vous aviez parlé de six semaines; d'où il suivrait
que, dans quinze jours, je pourrais vous revoir; mais aussitôt vous
vous mettez à compter les six semaines à votre manière, c'est-à-dire
du jour où vous m'écrivez. Cela ressemble un peu à la manière de
compter du diable, qui, comme vous savez, groupe les chiffres tout
autrement que les bons chrétiens. Dites-moi donc un jour, prenons le
délai le plus long que je puisse vous accorder, soit le 15 août. Nous
avons passé fort paisiblement le 14 juillet, malgré les prédictions
sinistres qu'on nous faisait. La vérité, si on peut la découvrir sous
le gouvernement où nous avons le bonheur de vivre, la vérité, c'est
que nos chances de tranquillité sont singulièrement augmentées. Il
avait fallu plusieurs années d'organisation et quatre mois d'armements
pour préparer les affaires des 23-26 juin. Une seconde représentation
de cette sanglante tragédie me paraît impossible, du moins tant que
les conditions actuelles ne seront pas très-matériellement changées.
Pourtant, quelque petit complot, quelques assassinats, quelques émeutes
même sont encore probables. Nous avons pour un demi-siècle peut-être
à nous perfectionner, les uns dans la confection des barricades, les
autres dans leur destruction. On emplit Paris en ce moment d'obusiers
et de mortiers à grenades, très-transportables et très-efficaces. C'est
un argument nouveau et qu'on dit excellent. Mais laissons la πολεμιχὰ.
Vous ne pouvez vous faire une idée du plaisir que vous me ferez en
acceptant mon invitation à déjeuner avec lady ***.




CXXXVI

Paris, samedi 5 août 1848.


. . . . . . . . . . . .

On reparle de coups de fusil, mais je n'y crois nullement. Pourtant,
ce soir, mon ami M. Mignet se promenait avec mademoiselle Dosne dans
le petit jardin qui est devant la maison de M. Thiers. Une balle est
venue de haut en bas sans faire le moindre bruit, qui a frappé contre
la maison, près de la fenêtre de madame Thiers; et, comme toute balle
porte son billet, celle-là en avait un pour une partie charnue sur
laquelle était assise une petite fille de douze ans en dehors de la
grille du jardin. On la lui a extirpée très-proprement et elle n'aura
aucun autre mal qu'une légère cicatrice. Mais à qui en voulait-on? à
Mignet? cela est impossible; à mademoiselle Dosne? encore moins. Madame
Thiers n'était pas chez elle, ni Thiers non plus. Personne n'a entendu
d'explosion; pourtant, la balle était de calibre de guerre, et les
fusils à vent sont tous d'un calibre beaucoup plus faible. Pour moi, je
pense que c'est une tentative républicaine d'intimidation, bête comme
tout ce qui se fait aujourd'hui. Voilà les seules balles à craindre
à mon avis. Le général Cavaignac a dit: «On me tuera, Lamoricière me
succédera, ensuite Bedeau; puis viendra le duc d'Isly, qui balayera
tout.» Ne trouvez-vous pas quelque chose de prophétique là-dedans? On
ne croit guère à une intervention en Italie. La République sera un peu
plus poltronne que la monarchie. Seulement, il se peut qu'on fasse
la frime de laisser soupçonner qu'on serait tenté d'intervenir,
dans l'espoir qu'on obtiendra des atermoiements, un congrès et des
protocoles. Un de mes amis qui revient d'Italie a été pillé par des
volontaires romains qui trouvent les voyageurs de meilleure composition
que les Croates. Il prétend qu'il est impossible de faire battre les
Italiens, excepté les Piémontais, qui ne peuvent être partout.

Je vous envoie toute cette politique et j'espère qu'elle ne changera
rien à vos projets. On fait de grands préparatifs à la Marine pour
transporter six cents de ces messieurs pris en juin: ce sera le
premier convoi. Je ne serais pas éloigné de croire qu'il y eût, le
jour du transport, quelques milliers de veuves éplorées à la porte de
l'Assemblée; mais de nouveaux insurgés, n'y croyez point.--Laissez
donc de côté le romaïque, où vous avez tort de vous complaire, car il
vous jouera le même tour qu'à moi, qui n'ai pu l'apprendre et qui ai
désappris le grec. Je m'étonne que vous compreniez quelque chose à ce
baragouin-là. Il va, d'ailleurs, disparaître en peu de temps. Déjà on
parle grec à Athènes, et, si cela continue, le romaïque ne servira
plus qu'à la canaille. Dès 1841, on n'entendait plus prononcer, dans
la Grèce du roi Othon, un seul des mots turcs si fréquents dans les
τραγἡδιον de M. Fauriel. Vous ai-je traduit une ballade très-jolie d'un
Grec qui revient chez lui après une longue absence et que sa femme ne
reconnaît pas? Elle lui demande, comme Pénélope, des renseignements
sur sa maison; il y répond fort bien, mais elle n'est pas convaincue;
elle en veut, d'autres qu'elle obtient et la reconnaissance se fait.
Tout cela est abandonné à votre divination. Adieu; j'attends de vos
nouvelles.




CXXXVII

Paris, 12 août 1848.


Le beau temps s'en va et nous allons entrer, d'ici à quelques jours,
dans la saison froide, qui m'est si antipathique. Je ne puis vous dire
combien je suis en colère contre vous. En outre, les abricots et les
prunes sont presque passés et je me faisais une fête d'en manger avec
vous. Je suis parfaitement sûr que, si vous aviez réellement voulu
revenir, vous seriez déjà à Paris. Je m'ennuie horriblement et j'ai
bien envie de m'en aller quelque part sans vous attendre. Tout ce que
je puis faire, c'est de vous donner jusqu'au 25 à trois heures, et pas
une heure de plus.--Nous sommes fort tranquilles. On parle toujours, il
est vrai, d'une émeute que M. Ledru ferait par manière de protestation
contre l'enquête; mais ce ne peut être quelque chose de sérieux. La
première condition pour qu'on se batte, c'est qu'il y ait de la poudre
et des fusils des deux côtés. Or, maintenant, tout est du même côté.
Avant-hier, au concours général, un gamin nommé Leroy a eu un prix.
Les autres gamins ont crié: «Vive le roi!» Le général Cavaignac, qui
assistait, je ne sais pourquoi, à la cérémonie, a ri de fort bonne
grâce. Mais, le même gamin ayant eu un autre prix, les cris sont
devenus si forts, qu'il en a perdu toute contenance et tortillait
sa barbe comme s'il eût voulu l'arracher. Adieu; je vous en veux
horriblement! écrivez-moi bien vite.




CXXXVIII

Paris, 20 août 1848.


. . . . . . . . . . . .

Je commence à croire que je ne vous verrai pas cette année. Voilà
que l'on recommence à parler d'émeutes, et puis le choléra va
venir compliquer les affaires. On dit qu'il est à Londres. IL est
certainement à Berlin. Depuis quelques jours, on s'attend à une
bagarre. On prédit des coups de fusil pour la discussion de l'enquête.
Je suis si entêté dans mes idées, que je n'y crois pas encore; mais
je suis à peu près seul de mon avis. La situation est au fond bien
embrouillée. Elle ressemble comme deux gouttes d'eau à celle de Rome
pendant la conjuration de Catilina. Seulement, il n'y a pas de Cicéron.
Quant à l'issue d'une émeute, je ne doute pas que la bonne cause ne
triomphe. Personne n'en doute, mais avec des fous il ne faut pas
compter sur des entreprises raisonnables; peut-être, en effet, ai-je
tort de croire que l'impossibilité de réussir empêche cette émeute
susdite. Nous verrons, au reste, la semaine prochaine. Mercredi, la
discussion doit commencer; l'enquête me paraît surtout prouver une
chose, c'est la profonde division des républicains entre eux. Il est
évident qu'il n'y en a pas deux de la même opinion. Ce qu'il y a de
plus fâcheux, c'est que le citoyen Proudhon a un grand nombre d'adeptes
et que ses petites feuilles se vendent à milliers dans les faubourgs.
Tout cela est fort triste; mais, quoi qu'il arrive, nous vivrons
longtemps de cette vie-là, et il faut nous y accoutumer. Le point qui
me paraît capital, c'est de savoir si vous viendrez le 25. S'il doit
y avoir bataille, elle sera perdue ou gagnée ce jour-là. Ainsi, ne
faites pas encore de projets, ou plutôt faites celui de venir assister
à notre victoire ou à notre enterrement pour le 25. Une autre chose
me chagrine: c'est que la chaleur s'en va, le beau temps se passé, et
il n'y aura plus de pêches à votre retour. Les feuilles commencent à
jaunir et à tomber. Je prévois tous les ennuis du froid et de la pluie,
qui me semblent beaucoup plus graves et beaucoup plus certains que
l'émeute. Je suis malade depuis quelques jours, c'est peut-être pour
cela que je suis triste. Je n'ai pas besoin de vous dire que je serais
très-contrarié de mourir avant notre déjeuner à Saint-Germain, qui, je
l'espère, tiendra toujours. Adieu; écrivez-moi vite. Vous ne devriez
pas taquiner les gens de si loin.




CXXXIX

Paris, 23 août 1848.


Vous n'êtes guère aimable de ne pas me répondre plus tôt. Je crois que
je vous ai écrit trop en noir la dernière fois. Je vois aujourd'hui les
choses, non en couleur de rose, mais gris de lin. C'est la couleur la
plus gaie que comporte la République. On m'avait fait croire malgré moi
à la bataille; maintenant, je n'y crois plus, ou, si j'y crois, c'est
pour plus tard. Aussi bien, je m'imagine que vous mourez de froid au
bord de votre mer. Je suis toujours malade, je ne mange ni ne dors;
mais le pire de mes maux, c'est que je m'ennuie épouvantablement.
Cependant, j'ai à travailler, et ce n'est pas dans l'oisiveté que je
bâille; mais, dans quelque situation que le phénomène se manifeste,
il est toujours fort désagréable. Pour vous, je ne comprends pas ce
que vous pouvez faire à D..., et je ne vois pas d'autre explication à
votre séjour parmi vos sauvages, que de penser que vous y avez fait
quelque conquête dont vous êtes toute fière. Je vous réserve une belle
querelle pour votre retour. Sera-ce vendredi ou bien lundi? Je ne crois
pas qu'il soit prudent à vous d'attendre plus longtemps. Adieu; je
vous quitte pour aller entendre votre favori, M. Mignet, qui fait un
discours à d'Académie morale. Croyez que l'enquête se passera sans
coups de fusil; quant au scandale, on ne sait plus ce que c'est par
le temps qui court.




CXL

Paris, samedi 5 novembre 1848.


J'ai été très-irrité contre vous, car j'avais le plus grand besoin
de vous voir; j'ai été et je suis encore très-souffrant et, qui pis
est, affreusement triste. Une heure passée auprès de vous m'aurait
fait grand bien. Vous n'avez même pas pris la peine que vous preniez
autrefois de me dire quelque chose d'aimable lorsque vous aviez quelque
méchanceté en tête. Quelques justes reproches que j'aie à vous faire,
il faudra toujours finir par vous pardonner; mais je voudrais bien que
vous fissiez quelque chose pour cela. Me ferez-vous quelque finezay
pour me dédommager de tout l'ennui que j'ai eu pendant quinze jours? Je
vous laisse à trouver vous-même ce dédommagement _adequate._

Avez-vous entendu le canon et avez-vous eu peur? J'ai cru qu'on
voulait démolir la République aux trois premiers coups. J'ai compris
au quatrième de quoi il s'agissait. Vous avez toujours à moi un livre
grec. J'ai peur que vous ne gâtiez votre hellénisme avec le baragouin
romaïque. Cependant, je crois qu'il y a de très-jolies choses dans ce
volume. Je travaille à un ouvrage nouveau également historique.




CXLI

Londres, 1er juin 1850.


Si je ne vous ai pas écrit plus tôt, c'est que, ayant à faire dix
lieues par jour, je ne pouvais m'asseoir devant une table sans
m'endormir tout de suite. Je ne vous dirai pas grand'chose de mes
impressions de voyage, si ce n'est que décidément les Anglais sont
individuellement bêtes et en masse un peuple admirable. Tout ce qui
peut se faire avec de l'argent, du bon sens et de la patience, ils
le font; mais ils se doutent des arts comme mon chat. Il y a ici des
princes népâlais dont vous deviendriez éprise. Ils ont des turbans
plats tout bordés de grosses émeraudes en pendeloques, et ne sont
que satin, cachemire, perles et or! Leur couleur est un café au lait
très-foncé. Ils ont bon air et on dirait qu'ils ont de l'esprit.

J'ai été interrompu en cet endroit de ma lettre par une visite et je
n'ai pu retrouver le fil de mes idées qu'aujourd'hui 2 juin, jour
de dimanche. Nous allons à Hampton-Court pour éviter les chances de
suicide que le Lord's day ne manquerait pas de nous offrir. J'ai dîné
hier avec un évêque et un _dean_ qui m'ont rendu de plus en plus
socialiste. L'évêque est de ce que les Allemands appellent l'école
rationaliste; il ne croit pas même à ce qu'il enseigne, et, moyennant
son tablier de gros de Naples noir, il fricote ses cinq ou six mille
livres tous les ans et passe son temps à lire du grec. Outre cela, je
me suis enrhumé, en sorte que je suis on ne peut plus démoralisé. Sous
le prétexte que nous sommes en juin, on me livre à des courants d'air
destructeurs. Toutes les femmes me paraissent faites en cire. Elles
mettent des _bustles_ (tournures) si considérables, qu'il ne tient
qu'une femme sur le trottoir de Regent's Street. J'ai passé ma matinée
hier dans la nouvelle chambre des Communes, qui est une affreuse
monstruosité. Nous n'avions pas encore d'idée de ce qu'on peut faire
avec un manque de goût complet et deux millions de livres sterling.
Je crains de devenir tout à fait socialiste en mangeant de trop bons
dîners dans de la vaisselle plate en vermeil, et en voyant des gens qui
gagnent quatorze mille livres sterling aux courses d'Epsom. Mais il n'y
a pas encore de probabilité qu'une révolution éclate ici. La servilité
des pauvres gens est étrange pour nos idées démocratiques. Chaque jour,
nous en voyons quelque nouvel exemple. La grande question est de savoir
s'ils ne sont pas plus heureux. Écrivez-moi à Lincoln, poste restante.
Lincoln est dans le Lincolnshire, je crois, mais je n'en jurerais pas.




CXLII

Salisbury, samedi 15 juin 1850.


. . . . . . . . . . . .

Je commence à avoir assez de ce pays-ci. Je suis excédé de
l'architecture perpendiculaire et des manières également
perpendiculaires des natifs. J'ai passé deux jours à Cambridge et à
Oxford, chez des révérends, et, tout bien considéré, je préfère les
capucins. Je suis particulièrement furieux contre Oxford. Un _fellow_
a eu l'insolence de m'inviter à dîner. Il y avait un poisson de quatre
pouces dans un grand plat d'argent et une côtelette d'agneau dans un
autre. Tout cela servi dans un style magnifique avec des pommes de
terre dans un plat de bois sculpté. Mais jamais je n'ai eu si faim.
C'est la suite de l'hypocrisie de ces gens-là. Ils aiment à montrer aux
étrangers qu'ils sont sobres, et, moyennant qu'ils font un _luncheon_,
ils ne dînent pas. Il fait un vent du diable et un froid de chien.
S'il ne faisait grand jour à huit heures du soir, on pourrait se
croire en décembre. Cela n'empêche pas toutes les femmes de sortir
avec un parasol ouvert. Je viens de faire une boulette. J'ai donné une
demi-couronne à un monsieur en noir qui m'a montré la cathédrale, et
puis je lui ai demandé l'adresse d'un gentleman pour qui j'avais une
lettre du _dean_. Il s'est trouvé que c'était à lui-même que la lettre
était adressée. 11 a eu l'air fort sot, et moi aussi; mais il a gardé
l'argent. Je compte aller demain revoir Stone-Henge, et j'irai le soir
dîner à Londres, s'il fait un peu moins de brouillard. Lundi ou mardi,
je partirai pour Canterbury, et je pense être à Paris vendredi. Je
voudrais bien que vous fussiez à Salisbury. Stone-Henge vous étonnerait
fort. Adieu; je retourne à mon église. Ma lettre partira, Dieu sait
quand! On vient de me dire que, le jour du Seigneur, la poste se
reposait. J'ai un rhume abominable, je tousse et je n'ai que du vin
de Porto à boire.--Les femmes ont ici des cerceaux à leurs robes. Il
est impossible de voir quelque chose de plus ridicule qu'une Anglaise
en cerceau.--Qu'est-ce que c'est qu'une miss Jewsbury, un peu rousse,
qui fait des romans? Je l'ai rencontrée l'autre soir, et elle m'a dit
quelle avait rêvé toute sa vie un plaisir quelle croyait impossible,
qui était de me voir (textuel). Elle a fait un roman sous le titre de
_Zoé._ Vous qui lisez tant, vous me direz quelle est cette personne,
pour qui je suis un livre. Il y a un petit hippopotame au Jardin
zoologique, qu'on nourrit de riz au lait. Le _Punch_ du 15, donne
son portrait qui est d'une ressemblance achevée. Adieu; tâchez de me
dédommager par une jolie promenade de mon voyage de trois semaines.




CXLIII

Bâle, 10 octobre 1850.


Il y a bien longtemps que je veux vous écrire et je ne sais comment
il se fait que j'ai tant tardé. D'abord, j'ai vécu dans des lieux si
déserts et si sauvages, qu'il n'était pas vraisemblable que la poste y
pénétrât, et puis j'ai eu tant de gymnastique à faire pour visiter les
châteaux gothiques des Vosges, que, le soir, il ne me restait plus de
force pour prendre une plume. Le temps, qui avait été très-mauvais à
mon départ, s'est mis au beau pour mon excursion d'Alsace, et j'ai joui
très-complètement des montagnes, des bois et d'un air que la fumée de
charbon de terre n'a jamais vicié, et qui n'a jamais vibré aux accents
du chœur des _Girondins._ J'éprouvais un vif plaisir au milieu de ces
lieux sauvages et je me demandais comment on pouvait vivre ailleurs.
Les bois sont encore tout verts et ont des odeurs délicieuses qui me
rappellent nos promenades. Me voici enfin en pays républicain modèle,
où il n'y a ni douaniers ni gendarmes, et où il y a des lits de ma
taille, confort ignoré en Alsace, Je m'y repose un jour. Demain, je
verrai la cathédrale de Fribourg, et j'irai tout de suite vérifier
si les statues sont aussi belles que celles d'Erwin de Steinbach, à
Strasbourg.--De Strasbourg, je partirai le 12, et serai le là à Paris.
J'espère vous y trouver. Je n'ai pas besoin de vous dire combien cela
me ferait plaisir. Mais cela ne vous empêchera pas d'en faire à votre
tête. Adieu; vous devez, étant paresseuse comme vous êtes, me savoir
gré de vous écrire si tard, puisque cela vous dispense de me répondre.




CXLIV

Paris, lundi 15 juin 1851.


Ma mère va mieux et je pense que sous peu elle sera tout à fait remise.
J'ai été bien inquiet; j'ai craint une fluxion de poitrine. Je vous
remercie de l'intérêt que vous lui avez témoigné.

Hier, je suis sorti pour la première fois depuis huit jours, pour aller
voir les danseuses espagnoles qui travaillaient chez la princesse
Mathilde. Elles m'ont paru médiocres. La danse chez Mabille a tué le
mérite du boléro. En outre, ces dames avaient une telle quantité de
crinoline par derrière et tant de coton par devant, qu'on s'aperçoit
que la civilisation envahit tout. Ce qui m'a le plus amusé, c'est une
petite fille de douze ans et une vieille duègne, l'une et l'autre
encore toutes surprises de se voir hors de la _tierra_ de Jésus et
aussi barbares qu'on puisse le désirer.--Je viens de recevoir votre
coussin; vous êtes vraiment une très-habile ouvrière, ce dont je ne
vous aurais jamais soupçonné. Le choix des couleurs et la broderie
sont également merveilleux. Ma mère a fort admiré le tout. Quant à la
symbolique, il m'a suffi du commencement d'explication que vous avez
bien voulu me donner pour comprendre tout le reste.--Je ne sais comment
vous remercier.

Je joins ici le Saint-Évremont. Je l'avais perdu, et il m'a fallu des
efforts de mémoire prodigieux pour le retrouver. Vous me direz ce que
vous pensez du père Ganaye. Je trouve qu'on ne peut plus lire après
cela rien du XIXe siècle.

Adieu.




CXLV

Londres, samedi 22 juillet 1851.


Je suis bien triste de ce que vous me dites de votre départ; je
comptais vous retrouver à Paris et je ne puis m'accoutumer à l'idée de
votre éloignement. Je n'ai pas même la consolation de vous gronder;
tâchez d'être de retour dans les premiers jours d'août. Je ne vous
ferai pas de reproches, parce que je suis sûr que vous ferez tous
vos efforts pour me dire adieu. Pensez qu'il est bien dur de passer
plusieurs mois sans vous voir. Enfin, vous savez tout le bonheur que
j'aurai, et, si la chose est possible, elle se fera.

Le Palais de Cristal est une grande arche de Noé, merveilleux pour la
singularité des objets qui s'y trouvent, très-médiocre d'ailleurs au
point de vue de l'art; en résumé, on y passe une journée très-amusante.

Je suis si contrarié de votre lettre, que je n'ai pas le courage
d'écrire. Adieu.




CXLVI

Paris, jeudi soir, 2 décembre 1851.


Il me semble qu'on livre la dernière bataille, mais qui la gagnera?
Si le président la perd, il me semble que les héroïques députés
devront céder la place à Ledru-Rollin. Je rentre horriblement fatigué
et n'ayant rencontré que des fous, à ce qu'il m'a paru. La mine de
Paris me rappelle le 24 février; seulement, les soldats font peur aux
bourgeois. Les militaires disent qu'ils sont sûrs du succès; mais
vous savez ce que c'est que leurs almanachs. Voilà notre promenade
ajournée...

Adieu, écrivez-moi et dites-moi si les vôtres sont engagés dans la
bagarre.




CXLVII

Paris, 3 décembre 1851.


Que vous dirai-je? Je n'en sais pas plus long que vous. Il est certain
que les soldats ont l'air farouche et font cette fois peur aux
bourgeois. Quoi qu'il en soit, nous venons de tourner un récif et nous
voguons vers l'inconnu. Rassurez-vous et dites-moi quand je pourrai
vous voir.




CXLVIII

24 mars 1852.


. . . . . . . . . . . .

J'ai toutes les tracasseries du monde, outre beaucoup d'ouvrage sur les
bras; enfin, j'ai entrepris une œuvre chevaleresque dans un premier
mouvement, et vous savez qu'il faut se garder de cela. Je m'en repens
parfois. Le fond de la question, c'est qu'à force de voir des pièces
justificatives sur l'affaire de Libri, j'ai eu la démonstration la plus
complète de son innocence, et je suis à faire une grande tartine dans
la _Revue_, au sujet de son procès et de toutes les petites infamies
qui s'y rattachent. Plaignez-moi; il n'y a que des coups à gagner à
ce métier-là; mais quelquefois on se sent si révolté par l'injustice,
qu'on devient bête.

Quand donc ferons-nous un tour au Musée? Je suis bien fâché d'apprendre
cette triste mort d'une personne que vous aimez. Mais c'est une raison
de plus pour se voir et essayer si une intimité comme la nôtre est un
remède contre le chagrin. Vous avez bien raison de trouver la vie une
sotte chose, mais il ne faut pas la rendre pire qu'elle n'est. Après
tout, il y a de bons moments, et le souvenir de ces bons moments est
plus agréable que le souvenir des mauvais n'est triste. J'ai plus de
plaisir à me rappeler nos causeries que de chagrin à penser à nos
querelles. Il faut faire ample provision de ces bons souvenirs...




CXLIX

Paris, 22 avril au soir, 1852.


Votre lettre m'a fait grand bien. Je suis en ce moment nerveux comme
on l'est après avoir cédé à un premier mouvement; vous savez qu'ils
sont presque toujours honnêtes. C'est le moment où tous les sentiments
bas reviennent. On me menace d'un procès pour mépris de la justice
et attaque contre la chose jugée. Cela me paraît fort, mais tout est
possible, _y siempre lo peor es Cierto._ D'un autre côté, l'École des
chartes aiguise ses griffes pour me déchirer. Il va falloir subir
peut-être des interrogatoires et faire une polémique enragée. J'espère
qu'au moment de la bataille je retrouverai mon énergie. À présent, je
suis tout déconfit et ennuyé. Je vous remercie de ce que vous me dites;
j'y suis très-sensible. Tâchez de vous porter de mieux en mieux pour
venir me voir en prison, le cas échéant.




CL

Vendredi soir, 1er mai 1852.


Ma bonne mère est morte; j'espère qu'elle n'a pas trop souffert. Elle
avait les traits calmes et l'air doux qui lui était ordinaire. Je vous
remercie de tout l'intérêt que vous lui avez témoigné.

Adieu; pensez à moi et donnez-moi vite de vos nouvelles.




CLI

Paris, 19 mai 1852.


Ce beau temps ne vous dit-il rien? Il me renouvelle, à ce qu'il me
semble. Je vous attendais presque hier, je ne sais pourquoi; il me
semblait que vous auriez dû savoir que je vous attendais. Venez donc
au plus vite; j'ai quantité de choses à vous dire. Je ne sais si l'on
veut me prendre ou non, et l'on me dit à ce sujet tantôt blanc, tantôt
noir. Ce qui me rend très _fidgetty_, c'est la pensée d'une cérémonie
publique[1] devant la fleur de la canaille et trois imbéciles en robe
noire, roides comme des piquets et persuadés qu'ils sont quelque chose,
auxquels on ne peut songer à dire le profond mépris qu'on a pour leur
robe, leur personne et leur esprit.

Adieu; répondez-moi un mot.


[1] L'audience pour l'article poursuivi concernant Libri.




CLII

Paris, 22 mai 1852.


Notre promenade vous a-t-elle fatiguée? Dites-moi vite que non.
J'attendais un mot de vous aujourd'hui. Je suis confisqué par mon
avocat, qui me plaît fort[1]. Il me semble homme d'esprit, point trop
éloquent et comprend l'affaire exactement comme moi. Cela me donne un
peu d'espérance. . . . .

. . . . . . . . . . . .

[1] M. Nogent Saint-Laurens.




CLIII

Mai 1852, mercredi à cinq heures.


Quinze jours de prison et mille francs d'amende! Mon avocat a très-bien
parlé; les juges ont été très-polis; je n'ai pas été nerveux du tout.
En somme, je ne suis pas aussi mécontent que j'aurais le droit de
l'être. Je n'en appelle pas.




CLIV

27 mai 1852, au soir.


Vous êtes, par ma foi, d'un bon sel! J'étais allé l'autre jour chez
des magistrats et j'avais eu l'imprudence d'avoir un billet de mille
francs dans ma poche. Je ne l'ai plus retrouvé; mais il est impossible
que, chez des personnes d'un si haut mérite, il se glisse des coupeurs
de bourse; aussi le billet s'est évaporé de lui-même, n'y pensons
plus. En même temps, j'ai eu le malheur de toucher un soi-disant
pestiféré et l'on a jugé prudent de me mettre en quarantaine pour
quinze jours; le grand malheur vraiment! Mon ami M. Bocher va en prison
à la fin de juin, nous nous y installerons ensemble. En attendant,
j'ai grand besoin de vous voir!--Mes vengeances ont déjà commencé. Mon
ami Saulcy se trouvait hier chez des gens où l'on a parlé de l'arrêt
qui me concerne; là-dessus, sans consulter l'air du bureau, voilà
mon canonnier qui, avec la discrétion de son arme, se lance à tort
et à travers dans les grands mots de sottise, fatuité, stupidité,
amour-propre de faquins, etc., prenant à témoin un monsieur en habit
noir qu'il connaissait de vue, mais dont il ignorait la profession.
Or, c'était M. ***, un de mes juges, qui aurait préféré être ailleurs.
Figurez-vous l'état de la maîtresse de la maison, des assistants, et
enfin Saulcy, averti trop tard, qui tombe sur un canapé en crevant de
rire, et disant; «Ma foi, je ne me dédis de rien!»




CLV

Lundi soir, 1er juin 1852.


. . . . . . . . . . . .

Je passe tout mon temps à lire la correspondance de Beyle. Cela me
rajeunit de vingt ans au moins. C'est comme si je faisais l'autopsie
des pensées d'un homme que j'ai intimement connu et dont les idées des
choses et des hommes ont singulièrement déteint sur les miennes. Cela
me rend triste et gai vingt fois tour à tour dans une heure et me fait
bien regretter d'avoir brûlé les lettres que Beyle m'écrivait. . . . . .




CLVI

Marseille, 12 septembre 1852.


. . . . . . . . . . . .

Je suis allé en Touraine, où j'ai visité Chambord par une pluie
battante et Saint-Aignan par une pluie intermittente. Je suis rentré
à Paris le 7 par la pluie, reparti le même jour au milieu d'un orage
et j'ai descendu le Rhône par un brouillard à couper au couteau. C'est
seulement dans la Canebière que j'ai retrouvé le soleil; depuis deux
jours, il brille dans toute sa gloire. J'y ai trouvé (à Marseille, et
non dans le soleil) mon cousin et sa femme, que j'ai embarqués hier
sur _le Léonidas_ par une mer d'un bleu céleste, sans une vague, et un
temps ni froid ni chaud dont vous n'avez nulle idée en vos tristes pays
du Nord. Ce sont les seuls parents qui me restent, et les propriétaires
de ce salon que vous avez daigné honorer de votre approbation. Je
me suis senti pris d'un isolement bien triste lorsque j'ai vu le
panache de fumée du Léonidas disparaître derrière les îles que vous
connaissez par la description de _Monte-Cristo._ Je me suis senti
vieux et ganache. J'aurais eu besoin de votre présence et j'ai pensé
combien vous vous seriez amusée en ce pays qui me paraît si maussade.
Je vous y ferais manger des fruits de vingt espèces différentes qui
vous sont inconnues; par exemple, des pêches jaunes et des melons
blancs et rouges, des azeroles et des pistaches fraîches. Outre cela,
vous passeriez votre journée dans des boutiques de curiosités turques
et autres, où il y a les inutilités les plus agréables à voir et les
plus désagréables à payer. Je me suis demandé souvent pourquoi vous
ne faites pas un voyage dans le Midi, et je ne trouve pas de bonnes
raisons contre. Je vais courir les montagnes pendant trois jours,
tout seul, sans pouvoir échanger une pensée avec un bipède parlant
français. Je ne sais, après tout, si cela ne vaut pas mieux que d'avoir
affaire aux provinciaux des villes; chaque année, il me semble qu'ils
deviennent plus intolérables. Ici, maires et préfets ont la tête perdue
de l'arrivée du président; on blanchit toutes les préfectures, on met
des aigles partout où il en peut tenir. Il n'y a pas de niaiseries
qu'on n'imagine; quel drôle de peuple! Au milieu de tout cela, je
crains bien que les épreuves de _Démétrius_ ne se perdent; car je dois
les corriger en route et elles ne m'arrivent pas.

. . . . . . . . . . . .




CLVII

Moulins, 27 septembre 1852.


. . . . . . . . . . . .

J'ai été fort malade et je suis encore assez faible, d'autant plus que
le remède qui m'a tiré d'affaire, c'est-à-dire le mistral ou le vent du
Nord, m'a donné un rhume qui me fatigue fort et qui ne se guérit pas
par les nuits blanches et les courses continuelles. J'ai été, pendant
quarante-cinq heures, avec une disposition à la congestion cérébrale
telle, que je croyais que j'allais voir le royaume des ombres. J'étais
absolument seul, et je me suis traité moi-même ou plutôt je ne me suis
pas traité du tout, car j'étais dans un état de prostration physique
et moral qui me rendait la moindre excursion horriblement pénible. Je
sentais bien quelque ennui de passer dans un monde inconnu; mais ce qui
me semblait encore plus ennuyeux, c'était de faire, de la résistance.
C'est par cette résignation brute, je crois, qu'on quitte ce monde,
non pas parce que le mal vous accable, mais parce qu'on est devenu
indifférent à tout, et qu'on ne se défend plus. J'attends ici qu'un
monsignore à qui j'ai affaire sorte de _retraite._ Très-probablement
j'aurai pour deux ou trois jours à courir d'après ses indications, puis
je reviendrai à Paris. C'est demain mon jour de naissance, que j'aurais
voulu passer avec vous. Il se trouve que je suis toujours seul ce
jour-là et d'une tristesse abominable.

. . . . . . . . . . . .




CLVIII

Carabanchel, 11 septembre 1853.


. . . . . . . . . . . .

En arrivant ici, j'ai trouvé que tout se préparait pour la fête de
la maîtresse de la maison. On devait jouer une comédie et réciter et
chanter une _loa_[1] en son honneur et celui de sa fille. J'ai été
mis en réquisition pour fabriquer des ciels, réparer des décorations,
dessiner des costumes, etc., sans parler des répétitions que je
donnais à cinq déesses mythologiques dont une seule avait déjà monté
sur un théâtre de société. Mes déesses se sont trouvées très-jolies
hier, jour fatal, mais mourantes de peur; cependant, tout a fort bien
été. On a fort applaudi, sans comprendre les vers très-amphigouriques
du poète auteur de la _Loa._ Sa comédie, qui était une traduction
de _Bonsoir, monsieur Pantalon_, a encore mieux été, et j'admire la
facilité avec laquelle les jeunes filles de la société se transforment
en actrices passables. Après la comédie, bal et souper au milieu duquel
un jeune protégé de la comtesse a improvisé des vers assez jolis, qui
ont fait pleurer l'héroïne de la fête et boire tout le monde un peu
vertement. Ce matin, j'ai un mal de tête de chien et je trouve le
soleil diablement chaud. Je vais aller à Madrid voir les taureaux, et
j'abandonne mes déesses pour deux ou trois jours afin de faire mes
visites et de travailler à la bibliothèque. Comme il y a neuf dames ici
sans un homme, on m'appelle à Madrid «Apollon». Des neuf muses, il y en
a malheureusement cinq qui sont mères ou tantes des quatre autres; mais
ces quatre-là sont des Andalouses de race, avec des petits airs féroces
qui leur vont à ravir, surtout quand elles sont dans leur costume
olympien avec des péplum qu'elles s'obstinent par amour pour l'euphonie
à appeler _peplo._

Vous avez sans doute un moins beau temps que nous.

. . . . . . . . . . . .



[1] Loa, espèce de dithyrambe dialogué en l'honneur de la personne que
l'on veut fêter.




CLIX

L'Escurial, 5 octobre 1853.


Je vous envoie une petite fleur que j'ai trouvée dans la montagne,
derrière ce vilain couvent de l'Escurial. Je ne l'avais pas rencontrée
depuis la Corse; là, cela s'appelle _mucchiallo_; ici, personne n'en
sait le nom. Le soir, lorsque le vent passe dessus, cela a une odeur
qui me semble délicieuse. J'ai retrouvé l'Escurial aussi triste que
je l'avais laissé il y a quelque vingt ans, mais la civilisation y a
pénétré: on y trouve des lits en fer et des côtelettes, plus du tout de
punaises ni de moines. Le dernier article me manque beaucoup et rend
encore plus ridicule la lourde architecture d'Herrera. Je vais aller
dîner à Madrid ce soir, car je ne supporterai pas un jour de plus de
ce séjour-ci. Selon toute apparence, je resterai à Madrid jusqu'au 15
de ce mois, et puis j'irai à Valladolid, Toro, Zamora et Léon, si le
temps, qui jusqu'à présent a été magnifique, ne se met pas tout d'un
coup au laid, chose improbable. Je suis allé à Tolède et ici. J'irai
à Ségovie, par quoi j'évite des bals qui m'ennuient fort. J'ai vu
l'autre soir l'ouverture du grand Opéra. C'était pitoyable, sauf la
salle très-belle et très-commode et remplie de femmes très-jolies. Les
acteurs sont d'un médiocre assommant. Si vous étiez ici, vous verriez
la plus belle collection de fruits qu'on puisse rencontrer. Il y a une
foire à Madrid, et il vient des fruits de fort loin dont la plupart
vous sont inconnus. Il est fâcheux que cela ne puisse s'envoyer. S'il y
avait ici quelque chose qui vous fût agréable, vous n'avez qu'à parler.

. . . . . . . . . . . .




CLX

Madrid, 25 octobre 1853.


. . . . . . . . . . . .

Notre colonie s'est dissoute, la duchesse ayant daigné accoucher d'une
fille. Sa mère s'est constituée garde-malade, et nous sommes revenus en
masse à la ville. J'y ai gagné un rhume odieux, et, pour m'achever, il
fait un sirocco du diable. Malgré ce vilain temps et mes éternuments,
je suis allé voir hier Cucharès, le meilleur matador depuis Montès. Les
taureaux étaient si mauvais, qu'il a fallu en donner un aux chiens et
exciter la moitié des autres avec des banderoles de feu. Deux hommes
ont été jetés en l'air et nous les avons cru morts un instant, ce qui a
jeté quelque intérêt sur la course, autrement tout à fait détestable.
Les taureaux n'ont plus de cœur et les hommes ne valent guère mieux.
Je pense entreprendre mon voyage archéologique dès que le temps se
sera fixé. On m'annonce un été de la Saint-Martin qui ne vient jamais.
Il est probable que, si vous me mandiez vos commissions, je recevrais
votre lettre à temps pour y faire honneur. Malheureusement, je ne sais
pas trop ce qu'il y a de bon dans ce pays-ci. Je vous ai pris à tout
hasard des mouchoirs d'un dessin fort laid; mais il m'a semblé que
vous vous étiez assez allègrement emparée d'un ces mouchoirs qui me
venait je ne sais d'où. Ici, on ne voit plus guère que des costumes
français. Hier, aux taureaux, il y avait des chapeaux. Voulez-vous
des jarretières et des boutons? Si l'on en porte encore, dites-moi ce
qu'il vous en faut, mais ne perdez pas de temps pour me répondre.--Je
lis _Wilhelm Meister_, ou je le relis. C'est un étrange livre, où les
plus belles choses du monde alternent avec les enfantillages les plus
ridicules. Dans tout ce qu'a fait Goethe, il y a un mélange de génie et
de niaiserie allemande des plus singuliers: se moquait-il de lui-même
ou des autres? Faites-moi penser à vous donner à lire à mon retour,
les _Affinités électives._ C'est, je crois, ce qu'il a fait de plus
bizarre et de plus antifrançais. On m'écrit de Paris pour me vanter un
livre d'Alexandre Dumas fils, qui s'appelle _un Cas de rupture_, ou
quelque chose d'approchant. À Madrid, on ne lit pas. Je me suis demandé
à quoi les dames passent leur temps quand elles ne font pas l'amour,
et je ne trouve pas de réponse plausible. Elles pensent toutes à être
impératrices. Une demoiselle de Grenade était au spectacle quand on a
annoncé dans sa loge que la comtesse de Téba épousait l'empereur. Elle
s'est levée avec impétuosité en s'écriant: _En ese pueblo y no hay
porvenir._[1]»

Au nombre de mes divertissements, j'ai oublié de vous parler d'une
académie de l'histoire dont je suis membre. Elle est presque aussi
amusante que la nôtre. Adieu.


[1] «Dans ce pays-ci, il n'y a pas d'avenir.»




CLXI

Madrid, 22 novembre 1853.


. . . . . . . . . . . .

Quand je pense à la neige qu'il y a sur le Guadarrama, je perds tout
courage: pourtant, nous avons un soleil magnifique; mais il a beau
briller, il n'échauffe pas. La nuit, il fait un froid abominable
et les factions des soldats au palais ne sont plus que d'un quart
d'heure. Avant mon départ, je veux assister encore à quelques séances
des Cortès, qui se sont ouvertes avant-hier, très-modestement, sans
discours royal, Sa Majesté étant assez près de son terme pour qu'on
lui épargne les émotions. Je suis assez bien la politique locale et
je connais assez de gens dans tous les partis pour que le spectacle
m'amuse en ce moment où nous sommes privés de taureaux. Je vous
apporterai des jarretières, puisque vous ne voulez pas de boutons. Ce
n'est pas sans peine que je les ai découvertes. La civilisation fait
de progrès si rapides, que l'élastique a remplacé à presque toutes
les jambes les _ligas_ classiques des temps passés. Lorsque j'ai
demandé aux femmes de chambre d'ici de m'indiquer une boutique, elles
se sont signées d'indignation, me disant qu'elles ne portaient pas de
ces vieilleries-là et que c'était bon pour le peuple. Le progrès des
modes françaises est effrayant: les mantilles sont à présent assez
rares. Les chapeaux, et quels chapeaux! les remplacent. Vous seriez
réjouie de voir les chefs-d'œuvre des couturières de cette capitale. Je
suis allé il y a quelques jours passer cinq à six heures à Aranjuez,
chez un loup-cervier de mes amis, M. Salamanca. C'est le garçon le
plus spirituel et le meilleur diable que j'aie rencontré. Il gagne
beaucoup d'argent, comme il semble, et le fait rouler noblement. Il
trouve le temps de faire des affaires et de la politique, car il a
été ministre et le sera encore, s'il veut. Tout dans cet homme sent
l'Andalousie, c'est la grâce même. Nous avons eu le 15, pour la fête
de Sainte-Eugénie, un bal à l'ambassade de France où a paru madame
***, femme du ministre des États-Unis, avec un costume à faire crever
de rire. Velours noir bordé de galons, d'oripeaux, et diadème de
théâtre. Son fils, qui a l'air d'un maroufle, s'est fait renseigner
sur la solidité des personnes présentes, et, après avoir pris ses
informations, a envoyé un cartel à un duc très-noble, très-riche, fort
niais et désireux de vivre longtemps. Les pourparlers durent encore,
mais il n'y aura pas mort d'homme.

Adieu.




CLXII

Madrid, 28 novembre 1853.


Votre lettre s'est croisée avec la mienne, que vous avez dû recevoir
au moment où m'arrivait la vôtre. Je vous y expliquais pourquoi je
resterais encore quelques jours ici. On me presse fort d'attendre
la _noche buena_, c'est-à-dire Noël; mais je serai en France et
probablement à Paris vers le 12 ou le 15, si le temps n'est pas trop
mauvais. Je vous écrirai de Bayonne ou de Tours, où je suis obligé de
m'arrêter.

. . . . . . . . . . . .

On danse beaucoup ici, malgré le deuil de cour. Seulement, on met
des gants noirs. On est très-agité par les premières délibérations
du Sénat. Il s'agit de savoir si ce ministère durera ou s'il y aura
un coup d'État. L'opposition est très-animée et se propose de donner
des coups de bâton par-dessus les épaules du comte de San-Luis. La
maison que j'habite est un terrain neutre où se rencontrent les
ministres et les chefs de l'opposition; ce qui est assez agréable pour
les amateurs de nouvelles. Il est vrai que ce qui s'appelle ici la
société se compose d'un si petit nombre de personnes, que, si elles
se fractionnaient, il n'y aurait plus moyen de vivre. Quelque chose
que l'on fasse à Madrid, pourvu qu'on aille dans un lieu public, on
est sûr de rencontrer les mêmes trois cents personnes. Il en résulte
une société très-amusante et infiniment moins hypocrite qu'ailleurs.
Il faut que je vous conte une bonne bêtise. L'usage ici est d'offrir
tout ce qu'on loue. La belle du premier ministre dînait l'autre jour à
côté de moi; elle est bête comme un chou et fort grosse. Elle montrait
d'assez belles épaules sur lesquelles tombait une guirlande avec des
glands en métal ou en verre. Ne sachant que lui dire, je lui fis
l'éloge des unes et des autres, et elle me répondit: _Todo eso a la
disposition de V._ Adieu; écrivez-moi plus longuement. Je puis à la
rigueur recevoir de vos nouvelles ici, mais j'espère sûrement trouver
une lettre de vous à Bayonne.--Pourquoi ai-je tant d'envie de vous
revoir? Il y a pourtant quelque chose de très-pénible à se conformer à
vos protocoles, dignes de M. de Nesselrode pour le mépris de la logique
et de la vraisemblance.




CLXIII

Paris, 29 juillet 1854.


Je suis arrivé ici avant-hier, et je ne vous ai pas écrit plus tôt
parce que j'étais trop triste. J'ai trouvé ici un de mes amis d'enfance
entrepris par le choléra. Aujourd'hui, on le croit à peu près hors
de danger. En passant le détroit, il faisait un vent glacé qui m'a
donné un rhume ou rhumatisme étrange. Je souffre comme si j'avais la
poitrine serrée dans un cercle de fer et tous les mouvements que je
fais sont douloureux. Pourtant, il faut que je parte ce soir pour la
Normandie, où je vais faire un discours aux oisifs de Caen. La corvée
finie, je reviendrai au plus vite. Je pense être à Paris le 2 août au
soir. Après cela, je n'ai plus de projet arrêté. D'abord, j'avais eu
l'idée d'aller passer un mois à Venise; mais les quarantaines et les
autres ennuis suscités par le choléra rendent un voyage de ce côté à
peu près impossible. Mon ministre m'a offert de m'envoyer à Munich,
comme commissaire de je ne sais quoi, à propos d'une exposition
bavaroise. Je n'ai dit ni oui ni non et j'attendrai mon retour à
Paris pour me décider. Probablement, vous irez passer quelques jours
à Londres, et le Palais de Cristal mérite ce voyage. Sous le rapport
d'art et de goût, cela est parfaitement ridicule, mais il y a dans
l'invention et l'exécution quelque chose de si grand et de si simple
à la fois, qu'il faut aller en Angleterre pour s'en faire une idée.
C'est un joujou qui coûte vingt-cinq millions, et une cage où plusieurs
grandes églises pourraient valser. Les derniers jours que j'ai passés
à Londres m'ont amusé et intéressé. J'ai vu et pratiqué tous les
hommes politiques, j'ai assisté au débat des subsides à la Chambre des
lords et aux Communes, et tous les orateurs en renom ont parlé, mais
très-méchamment, à ce qu'il m'a semblé. Enfin, j'ai fait un très-bon
dîner. On en fait d'excellents au Palais de Cristal, et je vous les
recommande, à vous qui êtes gourmande. J'ai rapporté de Londres une
paire de jarretières qui viennent, à ce qu'on m'assure, de chez Borrin.
Je ne sais ce que mettent les Anglaises à leurs bas, ni comment elles
se procurent cet article indispensable, mais je crois que ce doit être
une chose bien difficile et bien _trying_ pour leur vertu. Le commis
qui m'a donné ces jarretières en a rougi jusqu'aux oreilles.--Vous me
dites des choses très-aimables, qui me feraient le plus grand plaisir,
si l'expérience ne m'avait rendu par trop défiant. Je n'ose espérer ce
que je désire le plus ardemment. Vous savez que vous n'avez qu'à remuer
un doigt pour que j'accoure.

Je voudrais que vous fissiez comme si nous étions l'un et l'autre en
danger de ne plus nous revoir, en ce temps de si grande incertitude.
Adieu; je vous aime bien, quoi que vous fassiez. Écrivez-moi à Caen,
chez M. Marc, capitaine de vaisseau. Je serai bien heureux d'avoir de
vos nouvelles.




CLXIV

Paris, 2 août au soir, 1854.


Je suis arrivé ici ce matin, très-courbaturé, très-ennuyé,
très-souffrant et très-triste. Je ne me guéris pas de cette douleur
au côté et à la poitrine qui m'empêche de trouver une position
pour dormir. Avant-hier, je suis arrivé à Caen, le jour même de la
cérémonie. J'ai vu le secrétaire et j'ai pris mes mesures pour échapper
à toutes les visites officielles. À trois heures, je suis entré dans
la salle de l'École de droit, où j'ai trouvé dix-huit à vingt femmes
dans une tribune, et environ deux cents hommes avec des figures telles
que toute autre ville peut en offrir, selon toute apparence'; silence
merveilleux. J'ai débité ma tartine sans la plus légère émotion, et on
a applaudi très-poliment. La séance a duré encore une heure et demie
et s'est terminée par la lecture de vers d'un bossu, haut de deux
pieds et demi, pas trop mauvais. Immédiatement j'ai été emmené entre
les autorités à l'hôtel de ville, où l'on m'a donné un banquet, qui
n'a duré que deux heures et où il y avait de très-bons poissons et des
homards délicieux. Je croyais en être quitte, lorsque le président des
antiquaires s'est levé et tout le monde avec lui. Il a pris la parole,
et a dit qu'il proposait de boire à ma santé, attendu que j'étais
remarquable à trois points de vue, c'est à savoir: comme sénateur,
comme homme de lettres et comme savant. Il n'y avait que la table entre
nous et j'avais une grande envie de lui jeter à la tête un plat de
gelée au rhum. Pendant qu'il parlait, je méditais ma réponse sans qu'il
me fût possible de trouver un mot. Lorsqu'il s'est tu, j'ai compris
qu'il fallait absolument parler et j'ai commencé une phrase sans savoir
comment je la continuerais. J'ai parlé de la sorte pendant cinq ou six
minutes avec beaucoup d'aplomb, sans trop me rendre compte de ce que je
disais. On m'a assuré que j'avais été très-éloquent; mais je n'en étais
pas quitte. Le maire m'a empoigné et mené à un concert que les dames et
les messieurs de la Société philharmonique donnaient au bénéfice des
pauvres. J'ai été exposé sur un fauteuil à un très-grand nombre de gens
bien vêtus, les femmes très-jolies et très-blanches, habillées comme à
Paris, si ce n'est qu'elles exhibaient moins d'épaules et qu'avec des
robes de bal elles avaient des brodequins marrons. On a chanté fort mal
et des airs d'opéra-comique; puis une grande femme très-parée, de la
haute, a fait la quête dans une coupe de cristal. Je lui ai donné vingt
francs, ce qui m'a valu une révérence en fromage des plus gracieuses.
À minuit, on m'a ramené chez moi, où j'ai très-mal dormi et même pas
du tout. À huit heures, le lendemain, on est venu me chercher pour
présider une séance non politique, et j'ai entendu le procès-verbal de
la veille, où il était dit que j'avais parlé très-éloquemment. J'ai
fait un speech pour que le procès-verbal fût purgé de tout adverbe,
mais inutilement. Enfin, je suis remonté en malle-poste et me voilà:
tout serait au mieux si je pouvais passer une bonne journée avec vous
pour me remettre.--Je ne crois pas à vos impossibilités. Je garde
mes doutes et mon chagrin. Mon ministre voudrait que j'allasse à
l'Exposition de Munich. Je n'en ai pas trop envie; mais où aller cette
année, si ce n'est en Allemagne? Adieu; je vous aime quoi que vous
fassiez et je crois que vous devriez être un peu plus touchée de cela.
Vous pouvez toujours m'écrire ici.




CLXV

Innsbruck, 31 août 1854.


Je suis bien las et pourtant j'ai envie de vous écrire. J'ai la tête
lourde et je suis ivre de paysages et de panoramas magnifiques, depuis
quatre jours. Je suis parti de Bâle pour aller à Schaffouse, d'où l'on
s'embarque sur le Rhin. À droite et à gauche, ce sont des montagnes
ravissantes, beaucoup plus belles que celles, ou les soi-disant
telles, qui bordent le Rhin inférieur, si admiré des Anglaises, entre
Mayence et Cologne. Du Rhin, nous entrâmes dans le lac de Constance
et dans la ville de ce nom, où nous mangeâmes des truites fort bonnes
et entendîmes des Tyroliens jouer du _zitther._ Traversant le lac,
nous allâmes à Lindau, où nous attendait un chemin de fer qu'on a fait
passer devant les plus belles forêts, les plus beaux lacs, les plus
belles montagnes que produit la contrée. Cela nous a menés à Kempten;
seulement, on est accablé de fatigue, comme après avoir longtemps
examiné une belle galerie de tableaux. Au lieu de nous reposer, nous
sommes repartis la nuit de Kempten, et nous sommes arrivés hier
quelques minutes avant minuit à Innsbruck, au travers d'un pays
encore plus beau, non, mais plus grand que celui que nous venions de
voir. Le désagrément a été de changer, de calculer à toutes les postes.
Il y en a au moins une douzaine entre Kempten et Innsbruck.

Je mange des bécasses délicieuses, pour me refaire, et des soupes
très-extraordinaires, mais qui ont leur mérite quand on a pris de
l'appétit à beaucoup de mètres au-dessus du niveau de la mer. Le
drawback de ce voyage, c'est qu'on ne connaît pas les mœurs et les
idées de ce peuple, et cela est plus intéressant que tous les paysages.
Les femmes m'ont paru, dans le Tyrol, traitées selon leurs mérites. On
les attache à des chariots et elles traînent des fardeaux fort lourds
avec succès. Elles m'ont paru fort laides, avec des pieds énormes; les
belles dames que j'ai rencontrées en chemin de fer ou en bateau ne sont
pas beaucoup mieux. Elles ont des chapeaux indécents et des brodequins
bleu de ciel, avec des gants vert-pomme. C'est en grande partie ces
qualités susdites qui composent ce que les naturels appellent _gemüth_
et dont ils sont très-vaniteux.

À voir les œuvres d'art de ce pays, il me semble que ce dont il manque
le plus radicalement, c'est l'imagination. Il s'en pique pourtant et
tombe alors dans des extravagances prétentieuses. Je viens de voir la
ville: tout y est neuf, sauf le tombeau de Maximilien; mais un site
admirable. Plus de costumes: le monde qu'on rencontre est laid et a
l'air commun; mais on ne peut faire un pas sans voir une montagne,
et quelle montagne! Demain, nous montons au glacier. Le temps est
magnifique et promet de durer. En somme, je suis content d'être parti.
Je voudrais que vous fussiez avec moi; il me semble que vous trouveriez
de quoi vous amuser, plus qu'au milieu de vos loups marins. Quand
revenez-vous à Paris? Écrivez-moi à Vienne. Ne perdez pas de temps.
Écrivez-moi très-longuement et très-tendrement.

Tenez, voici une fleur du Brenner.




CLXVI

Prague, 11 septembre 1854.


Mes compagnons m'ont quitté ce matin pour s'en retourner en France.
Je suis souffrant et _out of spirits_, il me vient les idées les plus
noires. Si je suis mieux demain matin, je partirai pour Vienne, où
je serai dans la soirée. Je commence à m'ennuyer horriblement. Cette
ville-ci est très-pittoresque et on y fait de très-bonne musique. Hier,
j'ai couru trois ou quatre jardins et concerts publics, où j'ai vu
danser des danses nationales et des valses, le tout avec décence et
sang-froid; pourtant, rien de plus entraînant qu'un orchestre bohémien.
Les figures ici sont très-différentes de celles que j'avais encore
vues en Allemagne: de très-grosses têtes, de larges épaules, très-peu
de hanches et pas du tout de jambes, voilà la description d'une beauté
bohémienne.

Hier, nous employions inutilement notre savoir en anatomie, pour
comprendre comment ces femmes-là marchent. À cela près, elles ont
de fort beaux yeux et quelquefois des cheveux noirs très-longs et
très-fins, mais des pieds et des mains d'une longueur, d'une grosseur
et d'une largeur qui surprennent les voyageurs les plus habitués aux
choses extraordinaires. La crinoline leur est inconnue. Le soir, elles
boivent, dans les jardins publics, une carafe de bière, et prennent
après une tasse de café au lait, ce qui les dispose à manger trois
côtelettes de veau avec du jambon, et c'est à peine s'il leur reste de
la place pour quelques pâtisseries légères, de la nature de nos babas.
Telles sont mes observations sur les mœurs et les coutumes. Mon lit
se compose d'une couverture des couleurs les plus jolies, d'un mètre
de long, à laquelle est boutonnée une serviette qui me sert de drap.
Quand j'ai mis cela en équilibre sur moi, mon domestique dépose sur le
tout un édredon que je passe toutes les nuits à culbuter et à replacer;
mais, en revanche, je mange toute sorte de choses très-extraordinaires,
entre autres des champignons crus marinés qui sont excellents et des
oiseaux de montagne idem; tout cela ne m'empêche pas de souhaiter
beaucoup votre présence. Selon toute apparence, vous vous trouvez à
merveille à D..., sans songer aux gens malheureux qui errent en Bohême.
Votre sublime indifférence, vraie ou fausse (c'est ce que je n'ai pas
encore pu savoir), m'irrite beaucoup. Vous ne pensez aux gens que
lorsque vous les voyez. Je suis dans une grande incertitude quant à ce
que je ferai. Si j'avais l'assurance de vous faire enrager en restant
longtemps à Vienne, je m'y installerais pour Dieu sait combien de
mois; mais vous n'en perdriez pas une bouchée, et je crains fort de
m'ennuyer mortellement de leur _gemüth._ Il est donc probable que je ne
resterai à Vienne que juste assez longtemps pour voir les étrangetés,
c'est-à-dire environ les derniers jours du mois. Vers le 1er octobre,
je pourrais être à Berlin, et, avant le 10 ou le 12, à Paris.--Je
suppose que vous m'avez écrit à Vienne, pour me dire ce que vous faites
et ce que vous comptez faire; cela aura une grande influence sur mes
résolutions. Je viens de voir des autographes de Ziska et de Jean
Huss. Ils avaient une très-belle écriture l'un et l'autre pour des
hérésiarques.




CLXVII

Vienne, 2 octobre 1854.


_Really truly_, cette bonne ville de Vienne est un séjour agréable, et
il me faut une certaine force d'âme pour la quitter, maintenant que
j'y ai des amis et que j'ai compris le plaisir d'y flâner. Ajoutez
à cela l'avantage d'avoir les nouvelles de Crimée quelques minutes
avant vous. Nous sommes depuis avant-hier dans toutes les émotions.
Sébastopol est-il pris? lorsque cette lettre vous arrivera, tout sera
fini sans doute. Ici, on le croit, mais un peu légèrement, à mon avis.
Les Autrichiens, sauf quelques anciennes familles russes de cœur, nous
font des compliments. Un cocher de fiacre m'a félicité avant-hier en
sortant de l'Opéra. Plaise à Dieu que tout cela ne soit pas une de
ces nouvelles comme en fait le télégraphe électrique quand il est de
loisir. Quoi qu'il en soit, je trouve très-beau que nos gens, six jours
après leur débarquement, aient vigoureusement frotté les Russes. Nous
avons ici lady Westmoreland, qui est sœur de lord Raglan et mère de
l'aide de camp du susdit, qui était dans tous ses états. Elle a reçu
hier au soir un mot de son fils, après la bataille. Nous jouissons
beaucoup de la figure des Russes de Vienne. Le prince Gortshakof a dit
que c'était un incident, mais que cela ne faisait rien aux principes.
Le ministre de Belgique, qui est ici le bel esprit, a dit qu'il avait
raison de se retrancher dans les principes, parce qu'on ne les prenait
pas à la baïonnette. À propos de bel esprit, on m'a constitué ici
_lion_, bon gré, mal gré. Prononcez _laïonne_ à l'anglaise, pour ne
pas avoir une idée fausse du rôle qu'on m'a fait jouer. L'autre jour,
on m'amené à Baden, qui est un endroit charmant, dans une vallée, aux
portes de Vienne, mais où l'on se croirait à cent lieues d'une grande
ville. Mon cornac m'a conduit chez de très-belles dames. Le monde
étant ici _gemüthlich_, on prend tout ce que dit un Français pour de
l'esprit. On m'a trouvé très-aimable. J'ai écrit des pensées sublimes
sur des albums, j'ai fait des dessins; en un mot, j'ai été parfaitement
ridicule. C'est en partie la honte de ce métier-là qui me fait prendre
aujourd'hui le chemin de Dresde. Je ne m'y arrêterai qu'un jour et
j'irai à Berlin; après avoir vu le musée, je partirai pour Cologne et
j'y trouverai une lettre de vous.

Vous ai-je dit que j'étais allé en Hongrie? J'ai passé trois jours à
Pesth et me suis cru en Espagne ou plutôt en Turquie. Ma pudeur y a
beaucoup souffert, car on m'a montré un bain public à Bade, où les
Hongrois et les Hongroises sont pêle-mêle dans un court-bouillon d'eau
minérale très-chaude. J'y ai vu une très-belle Hongroise, qui s'est
caché la figure de ses mains, n'ayant pas comme les femmes turques
des chemises pour se voiler le visage. Ce spectacle m'a coûté six
_kreutzer_, soit quatre sous. J'ai vu _la Dame de Saint-Tropez_ au
théâtre hongrois, n'ayant pas l'esprit de reconnaître un mélodrame
français sous le titre _S.-Tropez à Unôz._ J'ai entendu des musiciens
bohémiens jouer des airs hongrois très-originaux, qui font perdre la
tête aux gens du pays. Cela commence par quelque chose de très-lugubre
et finit par une gaieté folle et qui gagne l'auditoire, lequel
trépigne, casse les verres et danse sur les tables. Mais les étrangers
n'éprouvent pas ces phénomènes. Enfin, et je garde le plus beau pour
la fin, j'ai vu une collection de vieux bijoux magyars, d'un travail
merveilleux. Si j'avais pu vous en apporter un, vous seriez venue
jusqu'à Cologne, pour l'avoir plus tôt.

Parmi toutes ces courses, je me porte à merveille; le temps est
admirable, mais froid le soir. Je ne crains pas le froid pour ma route,
car j'ai acheté une pelisse énorme pour soixante-quinze florins. Vous
trouveriez ici pour rien des fourrures magnifiques. C'est, je crois,
la seule chose à bon marché en ce pays. Je m'y ruine en fiacres et en
dîners en ville. L'usage est de payer son dîner aux domestiques; on
paye le portier en sortant, enfin on paye partout, pas grand' chose
à la fois, il est vrai. Adieu; je ne suis pas trop content de votre
dernière lettre, sinon de ce que vous m'annoncez votre prochain retour
à Paris. Bien que je n'aie pas de chaînes magyares, j'espère que vous
me recevrez bien. Je commence à désirer de revoir mon gîte et les
soirées me semblent un peu bien longues.

Je pense être à Cologne avant huit jours, et à Paris du 10 au 15.




CLXVIII

Paris, dimanche, 27 novembre 1854.


Il est bien malheureux de perdre ses amis, mais c'est une calamité
qu'on ne peut éviter que par une autre bien plus grande, qui est de
n'aimer rien. Surtout, il ne faut pas oublier les vivants pour les
morts. Vous auriez dû venir me voir au lieu de m'écrire. Il faisait un
temps magnifique. Nous aurions causé philosophiquement sur les vanités
de ce monde. Je suis resté toute la journée au coin de mon feu, en
disposition très-sombre et misanthropique, et de plus très-souffrant.
Ce soir, je vais un peu mieux, mais je serai plus mal si je ne vous
vois pas demain.




CLXIX

Londres, 20 juillet 1856.


J'ai reçu votre lettre hier soir, qui m'a fait un très-grand plaisir.
Si je ne craignais de rêver, je vous dirais des tendresses à cette
occasion. Je partirai bientôt pour Édimbourg. Je consulterai un sorcier
écossais. On veut me mener voir un vrai chieftain, qui n'a pas de
culottes et qui n'en a jamais porté, qui n'a pas d'escalier dans sa
maison, qui a son barde et son sorcier. Cela ne vaut-il pas la peine de
faire le voyage? J'ai trouvé ici des gens si accueillants, si aimables,
si accaparants, qu'il est évident qu'ils s'ennuient beaucoup. J'ai
revu hier deux de mes anciennes beautés: l'une est devenue asthmatique
et l'autre méthodiste; puis j'ai fait la connaissance de huit à dix
poètes, qui m'ont paru quelque chose d'encore plus ridicule que les
nôtres. J'ai revu le palais de Sydenham avec plaisir, quoiqu'on l'ait
entièrement gâté par de grands monuments bâtis aux héros de Crimée.
Les héros en question sont ivres toute la journée par les rues. Il y a
encore beaucoup de monde à Londres, mais tous se préparent à s'envoler.
Pour moi, je vais lundi chez le duc de Hamilton. J'y resterai jusqu'à
mercredi, jour où je ferai mon entrée à Édimbourg. Probablement dans
quinze jours, je reviendrai ici vous retrouver. Tâchez d'être arrivée.
Vous ne pouvez me donner une plus grande preuve d'affection; vous savez
quel bonheur j'en ressentirais. Adieu; vous pouvez m'écrire _Douglas
hotel, Edinburg._ J'y serai quelques jours avant de me lancer dans le
Nord.




CLXX

Édimbourg, _Douglas hotel_, 26 juillet 1856.


J'espérais avoir une lettre de vous, ici ou à Édimbourg. Point de
nouvelles. Le pire, c'est que je m'enfonce dans le Nord et je ne sais
où vous dire d'adresser vos lettres. Je vais avec un Écossais voir
son château, bien loin au delà des lacs, mais je ne saurais vous dire
où nous nous arrêterons sur la route, ce qu'il me promet avec force
châteaux, ruines, paysages, etc. Dès que je serai apprêté, je vous
écrirai encore. J'ai passé trois jours chez le duc de Hamilton, dans un
château immense et dans un très-beau pays. Il y a tout près du château,
à moins d'une heure, un troupeau de bœufs sauvages, les derniers qui
existent en Europe. Ils m'ont paru aussi civilisés que les daims de
Paris. Partout dans ce château, il y a des tableaux de grands maîtres,
des vases grecs et chinois magnifiques et des livres aux reliures des
plus grands amateurs du siècle dernier. Tout cela est disposé sans
goût et l'on voit que le propriétaire en jouit très-médiocrement.
Je comprends maintenant pourquoi on recherche les Français en pays
étranger. Ils se donnent de la peine pour s'amuser, et, ce faisant,
amusent les autres. Je me suis senti la personne la plus amusante de
la très-nombreuse société où nous étions, et j'avais en même temps
la conscience de ne l'être guère. J'ai trouvé Édimbourg tout à fait
à mon goût, sauf l'architecture exécrable des monuments, qui ont
la prétention d'être grecs et qui la justifient comme une Anglaise
justifie celle de paraître Parisienne, en se faisant habiller par
madame Vignon. L'accent de tous les natifs m'est odieux. J'ai échappé
aux antiquaires après avoir vu leur exposition, qui est fort belle.
Les femmes sont ici en général très-laides. Le pays exige des robes
courtes, et elles se conforment à la mode et aux exigences du climat
en tenant leur robe à deux mains, à un pied de leurs jupons, laissant
voir des jambes nerveuses et des brodequins de cuir de rhinocéros
avec des pieds idem. Je suis choqué de la proportion de rousses que
je rencontre. Le site est charmant, et, depuis deux jours, il fait
chaud et le temps est clair. En somme, je suis assez bien, sauf que je
voudrais vous avoir avec moi. Lorsque l'ennui et les _blue devils_ me
gagnent, je pense à nos jours de gaieté intime, auxquels je ne connais
rien d'égal. Toute réflexion faite, écrivez-moi à _Douglas hotel,
Edinburg_. Je ferai retirer mes lettres, si je ne reviens pas vite.




CLXXI

Dimanche, 3 août 1856.

D'une maison de campagne,
près de Glasgow.


Je m'ennuie de vous, comme vous le disiez si élégamment autrefois. Je
mène cependant une vie douce, allant de château en château, partout
hébergé avec une hospitalité pour laquelle je désespère de trouver un
adjectif et qui n'est praticable qu'en cet aristocratique pays. J'y
prends de mauvaises habitudes. Arrivant ici chez de pauvres gens qui
n'ont guère plus de trente mille livres de rente, je me suis trouvé
méconnu en voyant qu'on me donnait à dîner sans instruments à vent et
sans un joueur de cornemuse en grand costume. J'ai passé trois jours
chez le marquis de Breadalbane, à me promener en calèche dans son
parc. Il y a environ deux mille daims, outre huit à dix mille autres
dans ses bois non adjacents au château de Faymouth. Il y a aussi comme
singularité, chose à quoi chacun vise ici, un troupeau de bisons
américains, très-féroces, qu'on enferme dans une péninsule et qu'on
va voir par les fentes de leurs palissades. Tout ce monde-là, marquis
et bisons, a l'air de s'ennuyer. Je crois que leur plaisir consiste
à faire envie aux gens, et je doute que cela compense le tracas
qu'ils ont d'être les aubergistes du tiers et du quart. Parmi tout
ce luxe, j'observe de temps en temps de petites mesquineries qui me
divertissent. Au fond, je n'ai encore rencontré que d'excellentes gens
qui me prennent avec mon caractère si opposé au leur, sans la moindre
difficulté.

On vient de me conter une histoire qui me réjouit et dont je veux
vous faire part. Un Anglais se promène le long d'un poulailler, dans
un château d'Écosse, un samedi soir. Grand bruit, cris de coqs et de
poules. Il croit que quelque renard est entré et il avertit. On lui
répond que ce n'est rien, et qu'on sépare seulement les coqs des poules
pour qu'ils ne polluent pas _the Lord's day._

Avant mon retour, vous voudrez bien m'écrire: _18, Arlington Street,
care of the honble E. Ellne._ On m'enverra de là vos lettres ou bien on
les gardera pour mon arrivée à Londres. Adieu. Je n'ai pas besoin de
vous dire de m'écrire le plus souvent que vous pourrez.




CLXXII

Kinloch-Linchard, 16 août 1856.


Je n'ai pas été trop content de votre lettre, que j'ai reçue au moment
de quitter Glenquoich Vous savez que vous avez toujours une première
façon précipitée d'envisager les choses, qui vous fait regarder comme
impossibles les actions les plus simples. Repensez donc à ce que je
vous ai dit, et, après avoir réfléchi mûrement, répondez oui ou non.
Adressez votre réponse à Londres, chez le _Right honble E. Ellne, 18,
Arlington Street._

. . . . . . . . . . . .

Je commence à avoir par-dessus la tête des grouses et de la venaison.
Les paysages, vraiment remarquables, que je vois tous les jours ont
encore du charme pour moi, mais j'ai satisfait ma curiosité, et je ne
trouverai plus rien d'extraordinaire. Ce que je ne puis assez me lasser
d'admirer, c'est la hérissonnerie de ces gens-là. Ils seraient mis aux
galères ensemble, qu'ils n'en deviendraient pas plus sociables. Cela
tient à ce qu'ils craignent d'être pris sur le fait à être bêtes, comme
disait Beyle, ou bien à une organisation qui leur fait préférer les
jouissances égoïstes: le devine qui pourra. Nous sommes arrivés ici en
même temps que deux hommes et une femme entre deux âges, du grand monde
et ayant voyagé. Au dîner, il a fallu casser la glace. Après le dîner,
le mari a pris un journal, la femme un livre, l'autre homme s'est mis à
écrire des lettres, tandis que, moi, je faisais la chouette au maître
et à la maîtresse de la maison. Notez bien que les gens qui s'isolaient
ainsi dans un salon avaient été aussi longtemps et plus que moi sans
voir notre hôtesse, et qu'ils avaient nécessairement beaucoup plus de
choses que moi à lui conter. On me dit, et je suis disposé à le croire
par le peu que j'ai vu, que la race celtique (qui vit dans d'affreux
trous autour du palais que je fréquente) sait causer. Le fait est qu'un
jour de marché, on entend un bruit continuel de voix très-animées, des
rires et des cris. Le gaélique est très-doux. En Angleterre et dans
les Lowlands, silence complet. Ce n'est pas bien à vous de ne m'avoir
écrit qu'une fois. Je vous ai écrit au moins deux fois pour une. Mais
je n'ai pas envie de vous quereller de si loin. Voici mes projets. Je
partirai d'ici pour aller à Inverness, où je resterai un jour; de là à
Édimbourg, puis à York, Durham et peut-être Derby. Je compte être le 23
à Paris.




CLXXIII

Carabanchel, jeudi, décembre 1856.
(J'ai oublié le quantième.)


Il fait une pluie effroyable. Hier, le plus beau temps du monde. On me
promet qu'il reviendra demain. J'ai profité de ce beau temps pour me
fouler le poignet, et, si je vous écris, c'est que j'ai été instruit
dans la méthode américaine, où l'on ne remue pas les doigts. Cela m'est
arrivé par la faute d'un cheval qui voulait absolument dire quelque
chose d'inconvenant à la jument de lord A..., et qui, irrité de ma
résistance à sa passion coupable, m'a traîtreusement jeté par-dessus
sa tête, d'une ruade, lorsque j'allumais mon cigare. Cela se passait
dans un sentier au bord de la mer, qui n'était qu'à cent pieds plus bas
et j'ai choisi heureusement le sentier pour tomber. Je ne me suis fait
aucun mal, sauf à la main, qui est aujourd'hui très-enflée. Je compte
aller la semaine prochaine à Cannes, où vous serez aimable de m'écrire,
poste restante. Pour en finir sur le chapitre de la santé, je crois que
je serai beaucoup mieux. Cependant, j'ai ressenti encore une fois un de
ces étourdissements qui m'inquiétaient, mais moins fort qu'à Paris. Il
y a ici un médecin qui me dit que ce sont des spasmes nerveux et qu'il
faut faire beaucoup d'exercice. Ainsi fais-je, mais je ne dors pas plus
qu'à Paris, bien que je me couche à onze heures. Il n'eût tenu qu'à moi
de passer lion (dans le sens anglais); tout le monde s'ennuie ici. J'ai
été assiégé de cartes russes et anglaises, et on a voulu me présenter à
la grande-duchesse Hélène, honneur que j'ai décliné avec empressement.
Nous avons pour fournir aux cancans une comtesse Apraxine, qui fume,
porte des chapeaux ronds et a une chèvre dans son salon, qu'elle a
fait couvrir d'herbes. Mais la personne la plus amusante est lady
Shelley, qui, tous les jours, fait quelque nouvelle drôlerie. Hier,
elle écrivait au consul de France: «Lady S..., prévient M. P... qu'elle
a aujourd'hui un charmant dîner d'Anglais et qu'elle sera charmée de
le voir après, à neuf heures cinq.» Elle a écrit à madame Vigier,
ex-mademoiselle Cruvelli: «Lady Shelley serait charmée de voir madame
Vigier, si elle voulait bien apporter sa musique avec elle.» À quoi
l'ex-Cruvelli a répondu aussitôt: «Madame Vigier serait charmée de voir
lady Shelley, si elle voulait bien venir chez elle et s'y conduire
comme une personne comme il faut.»--Et vous, à quoi passez-vous votre
temps? Je suis sûr que vous ne pensez plus guère à Versailles, par
suite de cette absence de souvenirs qui vous caractérise. J'espère que
nous irons en mars voir pousser les premières primevères. Et cette
étrange soirée et matinée de Versailles, tout cela était-il vrai?

Adieu; écrivez-moi vite à Cannes.




CLXXIV

Lausanne, 24 août 1857.


J'ai trouvé votre lettre à Berne, le 22 au soir, parce que mes
excursions dans l'Oberland se sont prolongées bien au delà du temps
que j'avais prévu. Je ne sais trop où vous adresser celle-ci. Vous
ne devez plus être à Genève. Je l'adresse à Venise, où, selon toute
apparence, vous ferez le plus long séjour. Je trouve que vous auriez pu
varier un peu vos tirades d'enthousiasme sur le plaisir de voyager, par
quelques compliments flatteurs en manière de consolation pour ceux qui
n'ont pas l'avantage de vous accompagner. Je vous pardonne cependant
en faveur de votre inexpérience des voyages. Vous comptez n'être que
trois semaines en route: cela me paraît à peu près impossible. Je
vous accorde un mois. Je vous prie seulement de considérer que le 28
septembre est un anniversaire malheureux pour moi, parce qu'il date
de très-longtemps. C'est le 28 septembre que je suis venu au monde.
Il me serait très-agréable de passer ce jour-là en votre compagnie; à
bon entendeur salut. J'ai fait ma petite tournée très-agréablement.
Je n'ai eu qu'un jour de pluie; il est vrai que je n'en ai pas perdu
une goutte en descendant de la Wengernalp, pendant quatre heures,
sur une rosse qui glissait sur les roches et qui n'avançait pas. J'ai
bu du vin de Champagne que nous avions apporté sur la Mer de glace et
que j'ai frappé à même le glacier. Le guide m'a dit que personne avant
moi n'avait eu cette idée sublime. Je suis en face de la Gemmi et de
la chaîne du Valais, qui n'a pas les grands profils de la Jungfrau et
de ses acolytes. Je pense que nous aurions pu nous rencontrer à Genève
et faire ensemble quelque excursion; tout cela est triste à penser.
J'espère trouver une lettre de vous à Paris, où je serai le 28.

Adieu; amusez-vous bien, ne vous fatiguez pas trop. Pensez quelquefois
à moi. Si vous me marquez votre itinéraire avec quelque exactitude, je
vous donnerai des nouvelles de Paris. Ici, c'est le diable d'écrire.
Les plumes du pays sont ce que vous voyez. Adieu encore.--Voici une
petite feuille qui a cru à six mille pieds au-dessus du niveau de la
mer.


FIN DU TOME PREMIER.







End of the Project Gutenberg EBook of Lettres à une inconnue, Tome Premier, by 
Prosper Mérimée

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including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
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or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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