Le père Huc et ses critiques

By Prince Henri d' Orléans

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Title: Le père Huc et ses critiques

Author: Henri d' Orléans

Release date: December 20, 2024 [eBook #74950]

Language: French

Original publication: Paris: Calmann Lévy

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PÈRE HUC ET SES CRITIQUES ***






  LE PÈRE HUC
  ET SES CRITIQUES

  PAR
  HENRI-PH. D’ORLÉANS


  PARIS
  CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
  ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
  3, RUE AUBER, 3

  1893




CALMANN LÉVY, ÉDITEUR


DU MÊME AUTEUR

  SIX MOIS AUX INDES              1 vol.
  UNE EXCURSION EN INDO-CHINE     broch.
  DE PARIS AU TONKIN PAR TERRE    broch.


Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y
compris la Suède et la Norvège.

PARIS.--IMPRIMERIE CHAIX.--11698-3-93.--(Encre Lorilleux).




LE PÈRE HUC

ET SES CRITIQUES[1]

  [1] Cette partie jusqu’au chapitre IV a été publiée dans la _Revue
    française_ (octobre 1891).




INTRODUCTION


Vers le milieu de l’année 1844, deux missionnaires français de l’ordre
des Lazaristes, les Pères Huc et Gabet, quittaient les Eaux noires[2]
«dans le désir d’aller à la source des superstitions qui dominent les
peuples de la haute Asie». Sans autre escorte qu’un lama mogol,
Samdadchiemba, les Pères s’engageaient dans le pays des Ordoss,
traversaient le désert d’Alachan, franchissaient la Grande Muraille et
allaient faire au monastère de Kounboum un séjour de trois mois pendant
lesquels ils étudiaient le thibétain. Leurs connaissances en langue
mogole leur permettaient alors de se faire passer pour des lamas et de
se joindre à une grande caravane se rendant à Lhaça. Ils contournaient
le Koukou Nor, traversaient les monts qui s’élèvent au sud du Tsaï-dam,
parcouraient les hauts plateaux du nord du Thibet et enfin, le 29
janvier 1846, après «dix-huit mois de lutte contre des souffrances et
des fatigues sans nombre», ils atteignaient le but de leur voyage en
entrant à Lhaça. Ils n’étaient pourtant pas au bout de leurs peines: les
autorités chinoises, ayant conçu des soupçons à leur sujet, les
forçaient à quitter Lhaça quarante-six jours après leur arrivée dans
cette ville. Il fallut se remettre en route, traverser de nouveau le
Thibet, mais cette fois de l’ouest à l’est, puis l’empire chinois pour
retrouver la côte du Pacifique à Macao, au commencement d’octobre 1846.

  [2] A cinq ou six journées au nord de Pékin.

Ce fut seulement cinq ans plus tard, en 1851, que l’abbé Huc publia, en
deux volumes, le récit circonstancié de son long voyage[3].

  [3] _Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et le Thibet_, deux
    volumes in-12.--Dès 1847, les _Annales de la Propagation de la Foi_
    avaient donné une lettre de l’abbé Huc à l’abbé Étienne, supérieur
    général de la Congrégation des Missions, datée du 20 décembre 1846.
    C’est un résumé du voyage jusqu’à l’arrivée à Lhaça. En 1848, le
    même recueil publia un rapport du Père Gabet sur le séjour à Lhaça.

Cet ouvrage n’eut en France qu’un médiocre retentissement. L’auteur
était un simple missionnaire, peu connu jusque-là, ignorant l’art de la
réclame. Les lecteurs, de leur côté, n’ayant qu’une idée très vague des
contrées parcourues par le voyageur, ne se rendaient pas compte des
difficultés qu’il avait rencontrées et qu’on l’accusait souvent d’avoir
exagérées à dessein. D’ailleurs, le peu d’importance attaché alors chez
nous aux découvertes géographiques fut cause aussi que beaucoup
d’esprits sérieux ne lurent pas le livre du Père Huc. Le succès qu’il
obtint fut d’un tout autre genre que celui auquel l’auteur aurait pu
prétendre. Son récit fut regardé comme «amusant». On dédaigna ce qu’il
renfermait d’instructif et surtout de vrai, pour n’y remarquer que ce
qui paraissait extraordinaire. Dans les histoires, parfois étonnantes,
qu’il racontait, on vit de pures créations d’imagination; l’ouvrage fut
donné en lecture aux enfants, comme on leur sert aujourd’hui du Jules
Verne. Un évêque, missionnaire pourtant, nous dit l’écrivain anglais
Yule, alla un jour jusqu’à s’excuser d’avoir sur sa table un pareil
roman.

Le récit du Père Huc pouvait sembler parfois invraisemblable; mais le
public avait-il le droit d’émettre à son égard un jugement aussi
affirmatif? Il est permis d’en douter. On ne peut, en ces matières, s’en
fier uniquement aux apparences. Ce qui est indispensable pour apprécier
la véracité d’un voyageur, quand son autorité n’est pas déjà établie,
c’est le contrôle des autres voyageurs qui sont venus après lui.

Ce contrôle manqua pendant vingt ans au missionnaire lazariste. Ce fut
seulement en 1870 que, le premier après Huc, le général Prjevalsky
(alors simple capitaine d’état-major) traversa les Ordoss et l’Alachan
et longea le Koukou Nor. Après avoir franchi le Tsaï-dam, le voyageur
russe se trouva malheureusement à court d’argent et ne put ou n’osa
continuer sa route vers Lhaça. Peut-être éprouva-t-il quelque dépit de
ne pas atteindre là où deux missionnaires étaient allés. Toujours est-il
qu’à son retour il mit une persistance presque systématique à dénigrer
leur récit. Ayant les connaissances scientifiques qui leur manquaient,
il croit que son avis décidera du plus ou moins de créance qu’il faut
leur donner et il déclare que, en général, à partir du Koukou Nor, tout
ce qu’avance le Père Huc est entièrement faux. «J’en ai eu souvent la
preuve», ajoute-t-il. Souvent peut-être, mais longtemps non; car
Prjevalsky, après le Koukou Nor, ne s’est pas avancé assez loin sur la
route de Huc pour pouvoir contrôler beaucoup de ses observations[4].

  [4] Depuis Prjevalsky, d’autres voyageurs ont, d’un côté ou d’un
    autre, fait une partie de la route de Huc. Ils n’ont parlé du
    missionnaire ni en bien ni en mal et se sont tus à son égard.

En dépit des réponses faites à Prjevalsky par des savants anglais comme
MM. Ney-Elias, Yule, et d’autres, soit dans des rapports à la Société de
géographie royale, soit dans des préfaces, les critiques adressées par
le voyageur russe au récit du Père Huc n’en ont pas moins été acceptées
par beaucoup de géographes. Tissu d’erreurs pour les uns, simple roman
pour les autres, l’œuvre du missionnaire, pour la plupart, ne semble pas
mériter qu’on y attache une grande importance.

Quand nous sommes partis pour le Thibet, le sentiment d’admiration que
nous inspirait le voyageur ne s’étendait pas nécessairement à son récit;
mais nous n’avions aucun parti pris. Nous emportâmes le livre parce
qu’il ne nous semblait pas permis de négliger aucun document, de quelque
valeur qu’il pût paraître, relatif à cette contrée si peu connue. Six
mois après notre départ, nous avions dépassé dans l’Asie centrale la
limite atteinte par les voyageurs russes et anglais; nous n’avions plus
d’autres renseignements fournis par des Européens que ceux contenus dans
le récit du missionnaire. Désormais nous eûmes constamment sous les yeux
les _Souvenirs de voyage en Tartarie et au Thibet_ que nous portions
dans la sacoche attachée à notre selle.

Nous avons alors mené la vie du Père Huc. Nous avons traversé les mêmes
déserts, souffrant des mêmes fatigues et des mêmes privations; nous
avons vécu au milieu des mêmes populations, ici buvant une tasse de lait
sous une tente noire de Si-Fan, conversant là avec un kaloun (ministre)
de Lhaça, ayant ailleurs un lama mogol pour interprète. Partout et
toujours nous avons été surpris de l’exactitude du missionnaire
français, de la fidélité de ses peintures, de la précision qu’il apporte
dans les moindres détails. Nous avons trouvé en lui un voyageur ayant
beaucoup regardé, beaucoup vu et en témoignant avec une grande
sincérité. Il est difficile d’admettre cette exactitude dans diverses
parties de l’ouvrage, sans l’admettre pour l’œuvre entière. Aussi
beaucoup de reproches adressés aux récits de Huc étaient-ils faits pour
nous étonner. Revenu en France, j’ai examiné ces critiques une à une,
j’ai cherché ce qu’elles avaient de vrai et de non fondé. Tout bien
considéré, il m’a semblé qu’on n’avait pas encore rendu au Père Huc la
justice qui lui était due. Je ne cherche pas ici à imposer une opinion
qui nous est peut-être personnelle; mais notre dernier voyage nous
donnant, plus qu’à d’autres, le droit de parler de celui du
missionnaire, j’ai cru pouvoir soumettre mes observations au lecteur. Je
lui demanderai seulement de vouloir bien me suivre avec attention dans
un sujet parfois un peu aride, et, ayant été indulgent dans la lecture,
de rester impartial dans le jugement.




I

RÉALITÉ DU VOYAGE DE HUC


Prjevalsky a commencé par contester le fait même du voyage du
missionnaire. Dans un banquet à Ourga, il affirme que le Père Huc n’a
jamais été à Lhaça. A Fou-Ma-Fan dans l’Alachan, il dit au roi mogol que
Huc et Gabet, missionnaires catholiques français, trompaient le monde en
prétendant qu’ils avaient réellement réussi à pénétrer dans la ville de
Lhaça et à y demeurer deux mois[5].

  [5] Lettre du Père Dedekens, rapportant le témoignage de monseigneur
    de Vos, évêque des Ortous, simple missionnaire lors du passage du
    général russe.

Dans une lettre adressée au ministre de Russie à Pékin, datée de
Dyn-Joan-In, dans l’Alachan, le 17 (29) juin 1873, il dit encore[6]:

  [6] _Proceeding of R. G. S._ XVIII, page 82.

  «Dans le Koukou Nor et dans le Dsaï-Dam, on se rappelle parfaitement
  la grande caravane dont Huc prétend avoir fait partie, et j’ai été un
  peu surpris que personne n’ait gardé le moindre souvenir des étrangers
  qu’elle comptait dans ses rangs. Huc affirme de plus qu’il a passé
  huit mois à Goumboum (il écrit Kounboun, mais ce devrait être
  Kounboum, comme on le verra plus bas)[7], et cependant j’ai vu
  beaucoup de lamas qui avaient habité ce temple depuis trente ou
  quarante ans, mais tous m’ont donné l’assurance formelle qu’il n’y
  avait jamais eu d’étrangers parmi eux. D’autre part cependant, à
  Ninghia et dans l’Alachan, on se souvenait parfaitement de la présence
  de deux Français vingt-cinq ans auparavant.»

  [7] Je ne relève pas l’observation relative au nom de cette lamaserie:
    je reviendrai plus loin sur ce sujet. Notons aussi que le Père Huc
    ne dit pas être resté huit, mais seulement trois mois à Kounboum.

Cette première critique de Prjevalsky sur l’ensemble même du voyage se
réfute facilement et c’est sans doute ce qui nous explique que le
voyageur russe ne revienne pas sur ce point dans ses écrits postérieurs.

Le Russe semblait oublier alors que c’est grâce à leur déguisement et à
leur connaissance du mogol que Huc et Gabet avaient pu se joindre à la
grande caravane; ils passaient pour des lamas. Il n’est donc pas
étonnant qu’on n’ait pas gardé le souvenir de ces deux étrangers.

Depuis le passage de Prjevalsky, différents missionnaires belges ont été
à Kounboum; ils y ont même séjourné, ayant la facilité de causer en
mogol avec les lamas.

  «Nos missionnaires, m’écrit l’un d’eux, ont interrogé à Kounboum les
  lamas sur Huc et Gabet; ces noms leur sont inconnus, mais ils se
  rappellent les deux lamas de l’Occident qui ont passé là quelques mois
  pour apprendre le thibétain. Mais, ajoute mon correspondant, il n’y a
  plus que quelques vieillards qui s’en souviennent[8].»

  [8] Lettre du Père Dedekens, ancien missionnaire belge au Kansou.

Nous avons encore le témoignage de Samdadchiemba, le domestique de Huc.

  «J’ai parlé au domestique du Père Huc en 1881 à San-la-Ho, au pays des
  Ortous; son vrai nom est Sandadchiubo (il vit encore à la ville mogole
  de _Borrobalgassen_ aux Ortous). C’est un brave chrétien, et souvent
  les missionnaires belges l’ont questionné dans l’intention de lui
  arracher des contradictions; jamais on n’a réussi à lui faire nier
  quoi que ce soit que Huc ait écrit, ou qu’il ait dit avoir vu à Lhaça
  ou en route: personne ne doute que le Mogol parle vrai; quel intérêt
  aurait-il à défendre Huc mort, lui qui vit chez nous, missionnaires,
  aux frais de la mission?» (Lettre du Père Dedekens.)

Dans le village d’El-Chi-San-Fou en Mongolie, Prjevalsky a lui-même
rencontré Samdadchiemba: «Il nous a raconté plusieurs de ses aventures,
dit le Russe, et décrit les différents endroits que traverse la route.»
Ce passage, observe Yule[9], ne donne aucunement à entendre que les
récits de Samdadchiemba ne fussent pas d’accord avec ceux de Huc.

  [9] _Mongolie et pays des Tangoutes_, par Prjevalsky.--Introduction
    par Yule.--Note p. XVI.

Le témoignage de Samdadchiemba ferait-il défaut, que le récit même du
Père Huc, précédé des lettres écrites de Macao par les Pères Huc et
Gabet au supérieur des missions[10], suffirait à établir la réalité de
son voyage. A le lire, on voit immédiatement que ce n’est pas et que ce
ne peut être inventé. Il parle avec une simplicité, et je dirai même, si
l’expression n’était pas prise quelquefois en mauvaise part, une
naïveté, qui ne peuvent se rencontrer dans des œuvres créées ou écrites
d’après des on-dit, ou les notes d’un auteur. Les descriptions sont si
justes, si vivantes, si vraies, qu’on ne peut même les supposer faites
d’imagination. Le Père Huc a parfois vu avec les yeux d’un Méridional,
mais il a bien vu et surtout a bien dit ce qu’il a vu.

  [10] Voir note [3], p. 2.

Ce n’est pas tout; nous apportons nous-même un témoignage probant du
séjour que fit Huc à Lhaça. Les premiers voyageurs européens depuis Huc,
nous avons pu établir des rapports suivis avec les autorités
thibétaines. Après un mois de trop longues discussions, nous nous étions
fait des amis parmi elles; en attendant une réponse nous permettant de
continuer notre route à travers le Thibet, nous nous entretenions avec
les chefs, leur parlant de la France et leur demandant des
renseignements sur Lhaça. Or un jour qu’ils nous disaient les dangers
que la présence des voyageurs européens à Lhaça ferait naître pour
ceux-ci comme pour les autorités thibétaines elles-mêmes, un vieux lama
ajoutait:

  «Il y a beaucoup d’années, il est venu parmi nous deux lamas mogols;
  ils furent très bien reçus, visitèrent la ville, entrèrent dans les
  lamasseries; mais au bout de quelque temps, on découvrit que c’étaient
  des hommes d’Occident, déguisés en lamas; les chefs eurent peur qu’on
  ne leur fît un mauvais parti et ils durent s’en aller.»

Celte allusion ne peut assurément s’appliquer qu’aux Pères Huc et Gabet;
à Lhaça même, on conserve donc encore le souvenir de leur passage.




II

CRITIQUES GÉOGRAPHIQUES


La réalité du voyage me paraissant suffisamment établie, il me reste à
examiner la sincérité du récit.

C’est encore à Prjevalsky qu’il faut recourir ici. Nous allons passer en
revue les unes après les autres les critiques qu’il adresse à Huc.

1º Dans la lettre citée plus haut, le Russe dit:

  «Dans la contrée du Koukou Nor, Huc décrit un passage difficile à
  traverser; il parle de douze bras du Boukhaïn-Gol, tandis qu’en fait
  cette rivière n’a en tout qu’un lit au point où la route du Thibet la
  traverse et ce lit n’a que quinze sagènes de large et de un à deux
  pieds de profondeur.»

Il répétait ensuite cette critique dans son ouvrage _Mongolie et pays
des Tangoutes_, page 230.

  «Après avoir traversé plusieurs petites rivières, nous rencontrâmes
  enfin le plus considérable des affluents du lac, le Boukhaïn-Gol, qui
  sort des montagnes du Nan-Chan, et a, suivant les Mongols, une
  longueur de quatre cents verstes. Dans son cours inférieur, au point
  où passe la route du Thibet, cette rivière est large d’environ
  cinquante sagènes, et partout guéable. Sa profondeur en certains
  endroits ne dépasse pas deux pieds et n’est jamais importante. Grand
  donc fut notre étonnement en nous rappelant la description que fait le
  Père Huc, de ce Boukhaïn-Gol et de sa terrible traversée des douze
  bras du fleuve avec la caravane qui se rendait à Lhaça. Le
  missionnaire nous raconte que tous ses compagnons estimèrent que leur
  passage s’était effectué avec beaucoup de chance, car un seul homme
  s’était cassé la jambe, et deux yaks seulement s’étaient noyés.
  Cependant, il n’existe qu’un seul bras au point où passe la route du
  Thibet; encore n’est-il rempli qu’à l’époque des pluies. La rivière
  est toujours si basse qu’à peine un lièvre pourrait s’y noyer; un
  pareil accident est inadmissible pour un animal aussi grand et aussi
  fort que le yak. Au mois de mars de l’année suivante nous séjournâmes
  un mois entier sur les rives du Boukhaïn-Gol que nous traversions
  souvent dix fois pendant une seule excursion de chasse et M. de
  Piltzoff et moi nous plaisantions souvent du récit écrit par le Père
  Huc.»

Ces plaisanteries n’avaient peut-être pas beaucoup de raison d’être.
Prjevalsky, qui, il est vrai, en était alors à son premier voyage,
semble ignorer de quelle manière, dans ces contrées, le lit d’une
rivière peut se changer en vingt ans. S’il vivait encore, il trouverait
avec raison très déplacées les plaisanteries que nous pourrions faire
sur la prétendue largeur du Tarim[11] en amont d’Abdallah. Le lit du
Boukhaïn-Gol n’eût-il pas subi de modifications, qu’on pourrait encore
excuser le missionnaire.

  [11] Fleuve que nous avons descendu jusqu’au Lob-Nor et que nous avons
    trouvé beaucoup moins large que du temps où Prjevalsky le visita.

Peut-être a-t-il fait une erreur de nom.--On a droit au surplus d’être
plus sévère avec celui qui prétend enseigner l’exactitude aux autres;
or, dans ce cas particulier, Prjevalsky écrit en juin 1873 que le lit de
cette rivière au point où on la traversait n’avait que quinze sagènes de
large, et deux ans plus tard, à propos du même cours d’eau, il parle de
cinquante sagènes.

Nous avons déjà vu (à propos de la durée du séjour du missionnaire à
Kounboum) que Prjevalsky n’a pas la mémoire des chiffres.

2º Prjevalsky, même lettre:

  «Immédiatement après avoir passé le Boukhaïn-Gol, on atteint la haute
  chaîne des monts au sud du Koukou Nor, dont Huc ne fait pas même
  mention.»

On peut supposer que Huc s’est engagé dans ces collines plus à l’ouest
que Prjevalsky, puisque le missionnaire ne passa le Boukhaïn-Gol que six
jours après son départ de Koukou Nor. C’est quelques jours après avoir
traversé cette rivière que Huc rentre dans la région montagneuse nommée
par Prjevalsky, _Monts du sud du Koukou Kor_... Huc ne fait pas de
relevé géographique, mais dit ce qu’il voit. Du reste si Prjevalsky
avait examiné son texte avec impartialité, il eût trouvé (p. 108) à
propos du Toulain-Gol (que Prjevalsky place dans cette chaîne) la
mention de «Collines rocheuses». Huc n’insiste pas, mais c’est
suffisant.

3º (Même lettre):

  «Il (Huc) ne parle pas du Baïan-Gol, ou rivière Tsaï-Dam, qui est
  vingt-deux fois plus large que le Boukhaïn-Gol et dont le passage,
  quand elle est non gelée (comme ce devait être quand il la traversa)
  est très difficile.»

Ici, Prjevalsky, qui, nous l’espérons pour lui, a fait ses critiques de
souvenir, est trompé par sa mémoire; Huc dit en effet (p. 209):

  «Le 15 novembre, nous quittâmes les magnifiques plaines du Koukou Nor,
  et arrivâmes chez les Mogols du Tsaï-Dam. A peine avions-nous franchi
  la rivière du même nom que le pays change d’aspect brusquement.»

Cette critique se trouve simplement réfutée par le fait.

4º Prjevalsky écrivait encore en 1875:

  «Huc dépeint la contrée du Tsaï-Dam comme une steppe aride, tandis
  qu’en réalité c’est un marais salé, couvert partout de roseaux de cinq
  à sept pieds de hauteur.»

Ici, je me contenterai de citer la description de Huc et celle de
Prjevalsky lui-même dans son récit définitif:

  (Huc, t. II, p. 209). «Le 15 novembre, nous quittâmes les magnifiques
  plaines de Koukou Nor et nous arrivâmes chez les Mongols de Tsaï-Dam.
  Aussitôt après avoir traversé la rivière de ce nom, le pays change
  brusquement d’aspect. La nature est triste et sauvage; le terrain
  aride et pierreux semble porter avec peine quelques broussailles
  desséchées et imprégnées de salpêtre. La teinte morose et mélancolique
  semble avoir influé sur le caractère des habitants qui ont tous l’air
  d’avoir le spleen. Ils parlent très peu, et leur langage est si rude
  et si guttural que les Mongols étrangers ont souvent de la peine à les
  comprendre. Le sel gemme et le borax abondent sur ce sol aride, et
  presque entièrement dépourvu de bons pâturages. On pratique des creux
  de deux ou trois pieds de profondeurs, et le sel s’y rassemble, se
  cristallise, et se purifie de lui-même, sans que les hommes aient le
  moins du monde à s’en occuper.

  »Le borax se recueille dans de petits réservoirs qui en sont
  entièrement remplis. Les Thibétains en emportent dans leur pays pour
  le vendre aux orfèvres qui s’en servent pour faciliter la fusion des
  métaux.

  »Nous nous arrêtâmes pendant deux jours dans le pays des Tsaï-Dam.»

  (Prjevalsky, p. 233). «La chaîne méridionale sert de ligne de
  démarcation accusée entre les steppes fertiles du lac Bleu et les
  déserts qui s’étendent dans le Tsaï-Dam et le Thibet. Effectivement,
  le versant septentrional de cette chaîne rappelle en tout les monts du
  Han-Sou; il est couvert d’arbustes, de petits bois, bien arrosé et
  abondant en prairies. Au contraire, le versant du sud porte le cachet
  mongol; ses pentes sont argileuses, en grande partie dénudées ou
  couvertes de genévriers arborescents; les lits des rivières y sont
  desséchés et les pâturages n’existent pas. Tout annonce le désert qui
  se déploie au midi de ces montagnes et rappelle celui de l’Alachan.

  »Sur un sol argileux et salin croît seulement le _dirisson_ et le
  _caldium gracile_, la _nitraria scholeri_ et l’on aperçoit des
  antilopes, ce qui dénote toujours une contrée des plus sauvages. On
  remarque ici le lac salé de Dalaï-Dabassou dont la circonférence a une
  quarantaine de verstes. D’excellents dépôts de sel y sont accumulés et
  forment une couche d’un pied d’épaisseur; près des rivages, elle ne
  dépasse pas un pouce. Le sel est expédié à Donkir, et un fonctionnaire
  mongol est spécialement préposé à la surveillance de l’exploitation.

  »La plaine déserte dans laquelle s’étale ce lac salé a une largeur de
  trente verstes et se déploie au loin vers l’est.»

Comme on le voit, entre ces deux descriptions, il y a peu de différence.
Le voyageur russe oubliait sa première lettre, lorsqu’il parlait ainsi
en 1875, ou plutôt, il avait voulu, en 1873, faire allusion à une autre
partie du Tsaï-Dam, peut-être la région septentrionale; car dans les
lignes que nous citons, on cherche en vain la mention de ces fameux
roseaux dont l’omission est reprochée au missionnaire.

5º Ce qu’il (Huc) dit des gaz du Burkan-Boudda est douteux.

Prjevalsky, même lettre et livre, note p. 246 et 247:

  «Dans ses _Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et le Thibet_, le
  Père Huc assure que l’on constate dans cette chaîne la présence d’un
  dégagement d’acide carbonique et raconte les souffrances que ce gaz
  fit endurer à toute sa caravane pendant le passage dans ces montagnes.
  Nous lisons le même récit dans la traduction de l’itinéraire chinois
  de Si-Ning à Lhaça (_Bulletin de la Société impériale de géographie_,
  1873, ch. IX, p. 298 et 305). Dans vingt-trois localités de cette
  route, dit-il, on constate le Tchjan-tzi, c’est-à-dire des émanations
  nuisibles. Or, nous avons passé quatre-vingts jours sur le plateau du
  Thibet septentrional, et nulle part nous ne nous sommes aperçus de la
  présence de l’acide carbonique.

  »Le malaise que l’on éprouve pendant l’ascension tient à la
  raréfaction de l’air sur une pareille altitude. C’est aussi la cause
  pour laquelle il est si difficile d’y faire du feu. Si, en effet, il
  existait là des dégagements d’acide carbonique, comment les bestiaux,
  ainsi que les bandes d’animaux sauvages pourraient-ils séjourner dans
  ces montagnes?»

Reportons-nous au passage de Huc, t. II, p. 221:

  «La montagne Bourhan-Boudda présente cette particularité assez
  remarquable, c’est que ce gaz délétère ne se trouve que sur la partie
  qui regarde l’Est et le Nord; de l’autre côté, l’air est pur et
  facilement respirable, il paraît que ces vapeurs pestilentielles ne
  sont autre chose que du gaz acide carbonique. Les attachés à
  l’ambassade nous dirent que lorsqu’il faisait du vent, les vapeurs se
  faisaient à peine sentir, mais qu’elles étaient très dangereuses
  lorsque le temps était calme et serein. Le gaz acide carbonique étant,
  comme on sait, plus pesant que l’air atmosphérique, doit se condenser
  à la surface du sol et y demeurer fixé jusqu’à ce qu’une grande
  agitation de l’air vienne le mettre en mouvement, le disséminer dans
  l’atmosphère et neutraliser ses effets. Quand nous franchîmes le
  Bourhan-Boudda, le temps était assez calme. Nous remarquâmes que
  lorsque nous nous couchions par terre, nous respirions avec beaucoup
  plus de difficultés. Si, au contraire, nous montions à cheval,
  l’influence du gaz se faisait à peine sentir. La présence de l’acide
  carbonique était cause qu’il était très difficile d’allumer du feu;
  les argols brûlaient sans flamme et répandaient beaucoup de fumée.

  »Maintenant, dire de quelle manière se formait ce gaz, d’où il venait,
  c’est ce qui nous est impossible. Nous ajouterons seulement, pour ceux
  qui aiment à chercher des explications dans les noms mêmes des choses,
  que Bourhan-Boudda signifie «cuisine de Bourhan». Bourhan est, comme
  on sait, synonyme de Boudda.»

A première vue, il semble probable que les souffrances dont parle Huc
tiennent à la raréfaction de l’air; nous savons combien elle est
pénible; elle peut aller jusqu’à occasionner la mort (nous en avons eu
un exemple dans notre voyage).

Comme nous le verrons plus loin, il est bien possible que Prjevalsky
n’ait pas suivi exactement la même route que Huc. Dans les montagnes du
Thibet, on trouve des sources chaudes, des émanations sulfureuses, des
geysers; pourquoi n’y aurait-il pas aussi, dans des contrées d’origine
volcanique, des dégagements d’acide carbonique?

N’oublions pas, d’ailleurs, que Huc n’a pas de connaissances
scientifiques; il a traduit le mot chinois _T’on-tch’i_ (_T’on_, terre,
et _tch’i_, exhalation) ou plutôt, _ton tch’i_ (_ton_, empoisonné, et
_tch’i_, vapeur) et cherche à lui donner une explication.

Les gens du Lob Nor nous ont signalé le même phénomène dans certains
passages de l’Atltyn-Tagh: une exhalation mauvaise sortant de terre, et
tuant bêtes et gens.

6º Il (Huc) représente l’ascension des monts Chouga comme très raide,
tandis que la chaîne a des versants faibles et propres à recevoir des
rails d’un chemin de fer.

Reportons-nous encore au récit de Huc:

  «Le mont Chouga, dit-il, étant peu escarpé du côté que nous
  gravissions, nous pûmes arriver au sommet au moment où l’aube
  commençait à blanchir.»

Ce qui rend la marche des missionnaires pénible, c’est une tourmente de
neige dans laquelle ils sont pris.

7º Prjevalsky. Note, page 282:

  «Le col du Baïan-Khara-Oula est une montée douce et peu élevée, il est
  même possible de l’éviter en se dirigeant le long de la vallée de la
  Naptchitaï-Oulan-Mouren, comme nous le fîmes. Cependant le Père Huc
  dans sa narration dépeint le Baïan-Khara-Oula comme un massif
  présentant des difficultés presque insurmontables; il assure qu’en
  certains endroits, il fut forcé de s’accrocher à la queue de son
  cheval, et de le frapper à coups de fouet pour le décider à gravir
  l’escarpement.» (Huc, _Souvenir d’un voyage dans la Tartarie et le
  Thibet_, t. II, pages 220-223.)

Huc ne parle pas de difficultés insurmontables: il désigne le
Bayen-Kharat sous le nom de: «fameuse chaîne de montagnes qui se
prolongent du Sud-Est au Nord-Ouest entre le Hoang-Ho et le
Kincha-Kiang». Il se souvient probablement de l’expression d’un voyageur
chinois[12]:

  [12] Cet ouvrage a été traduit par un missionnaire belge: _Description
    de la Chine occidentale (mœurs et histoire)_, par un voyageur.
    Traduit du chinois par M. Gueluy, missionnaire.

  «Non loin de la source du fleuve Hoang-Ho, on trouve le mont
  Bayen-Kharat; le terrain y est très élevé et cette montagne n’a pas
  d’égale en hauteur ni au nord ni au sud.»

Comme pour les monts Chouga, Huc dit que la neige qui couvre la montagne
rend la marche difficile.

  «Nous nous mîmes donc, ajoute Huc, à escalader ces montagnes de neige,
  quelquefois à cheval, souvent à pied. Dans ce dernier cas, nous
  faisions passer devant nos animaux, et nous nous cramponnions à leur
  queue.»

Mais ce fait n’a rien au surplus qui indique une montée très difficile;
c’est un mode de marche souvent employé par les montagnards; étant
fatigués, nous ou nos hommes nous nous sommes fait traîner souvent par
nos chevaux, même sur une route facile.

A propos des monts Bayen-Kharat on peut, du reste, se demander si
Prjevalsky parlait de la même chaîne et du même passage que Huc. Les
auteurs européens, pas plus que les chinois, ne sont d’accord sur la
limite à laquelle la chaîne de ce nom doit cesser de le porter.

8º Prjevalsky, même lettre:

  «Huc parle seulement d’avoir franchi le Mouroussou (c’est-à-dire le
  Yang-tse-Kiang supérieur); cependant la route de Lhaça longe les rives
  du Mouroussou jusqu’aux sources de ce fleuve dans le massif des
  Tan-la, sur une distance d’environ trois cent vingt kilomètres.»

Huc, serions-nous en droit de dire, aurait très bien pu, après avoir
traversé le Mouroussou, en suivre la rive; mais dans ce cas, en
narrateur fidèle, il nous eût averti de sa route et du moment où il
quittait la vallée du grand fleuve. Nous avons mieux à répondre.
Prjevalsky parle de la route de Lhaça, il n’a pu approcher de cette
ville, sans quoi les nombreux caravaniers lui auraient appris qu’il n’y
a pas _la_ route, mais bien de nombreuses routes de Lhaça. Les cartes de
M. Dutreuil de Rhins, faites d’après les documents chinois des
Thaï-Tsing, l’itinéraire communiqué par M. Devéria, ceux traduits en
russe par M. Chechmaref, par M. Ouspenski, les notes des pundits, etc.,
nous montrent plusieurs gués sur le haut Mouroussou (au moins 5). Chacun
suppose au moins un chemin différent; d’un seul de ces gués se détachent
jusqu’à trois routes pour Lhaça[13]. Évidemment nombre de ces
itinéraires se rejoignent plus ou moins loin avant la ville sainte. En
dehors de ceux qui sont suivis habituellement, une caravane peut
modifier le sien selon la saison; elle tient compte de la pluie ou de la
neige, de la sécheresse et des autres conditions de température.

  [13] _Itinéraire de la Chine_, par le Père Palladins.

Non seulement du Koukou Nor à Lhaça il y a plusieurs routes, mais un
travail plus approfondi montrerait que le plus souvent les caravanes ne
suivent pas la rive du Mouroussou; c’est du moins la conclusion qui
semble indiquée par les travaux de M. Dutreuil de Rhins. Cette
comparaison des cartes et des itinéraires est ici inutile; qu’il suffise
au lecteur de savoir que les routes allant à Lhaça sont nombreuses, que,
par conséquent, dans cette partie des hauts plateaux on n’a guère le
droit de reprocher au Père Huc l’omission de tel ou tel fait
géographique, lorsqu’on n’est pas bien sûr de l’itinéraire qu’il a
suivi.

D’ailleurs, si Huc avait commis quelque omission. Prjevalsky serait
certes un des voyageurs le moins en droit de lui en faire un reproche.
Il arrive plus d’une fois au Russe de changer ou de supprimer des noms
déjà connus, et cela volontairement, pour donner un caractère de
découverte à certaines parties de son itinéraire.

  «Cette suppression (des données acquises avant Prjevalsky) est
  admissible sur la carte d’un itinéraire quand celui-ci est éloigné de
  toutes données acquises antérieurement, mais non quand ces données
  sont très rapprochées de l’itinéraire, et même devraient s’y trouver
  si on en supprimait ou on changeait le nom.» (Dutreuil de Rhins en
  parlant des cartes de Prjevalsky).

C’est au Mouroussou que s’arrêtent les critiques géographiques adressées
par Prjevalsky au Père Huc. Le voyageur russe, n’ayant que trois cents
roubles d’argent, n’osa pousser plus loin. Peut-être regretta-t-il,
quelques années plus tard, lorsqu’il atteignit la frontière du Thibet,
et arriva à douze jours de Lhaça, de n’avoir pas été plus hardi dans son
premier voyage; peut-être alors rendit-il justice au mérite des deux
missionnaires français! Quoi qu’il en soit, il ne les attaqua plus.

En somme, pour qui les examine sérieusement, ces critiques grandissent
le Père Huc au lieu de le diminuer. Dans l’insistance que met le
voyageur russe à trouver le missionnaire dans l’erreur, on sent une
pointe de jalousie; c’est chez Prjevalsky, le sentiment d’une grande
œuvre accomplie par un autre sur son propre terrain, le regret de
n’avoir pu en faire autant; deux simples missionnaires ont fait mieux
que l’officier; il ne peut le leur pardonner. Il n’ose plus discuter la
réalité même du voyage comme dans les premiers temps, mais il s’attaque
à l’importance du résultat au point de vue des connaissances données sur
un pays inconnu. Pendant quelque temps il a voyagé dans les mêmes
contrées que Huc; le Russe ne semble alors préoccupé que de tourner, de
parti-pris, tout ce qu’il voit contre le missionnaire. Pour cela, tout
moyen lui est bon; il ne craint pas de se contredire lui-même, de
dénaturer le texte de son prédécesseur, de feindre d’en oublier une
partie; malgré ces procédés, il arrive à peine à montrer que Huc pas
plus qu’un autre voyageur n’a été infaillible. Il ne le diminue pas,
mais il se diminue lui-même; il fait tort à sa propre réputation de
voyageur sérieux et savant. En parlant de Huc il est partial; il a bien
soin de ne pas dire lorsqu’il se trouve d’accord avec lui et encore
moins lorsqu’il lui fait des emprunts. D’autres ont fait pour le général
russe la comparaison entre son œuvre et celle de Huc et c’est au savant
M. Ney Élias que nous empruntons la conclusion suivante:

  «Des routes faites par les voyageurs précédents, celle de Huc coïncide
  avec celle du capitaine Prjevalsky plus qu’aucune autre dont j’aie
  entendu parler et, en dépit des critiques précédentes plutôt sévères,
  on doit après avoir fait certaines réserves pour des différences
  d’oreilles, de circonstances de voyage, regarder le récit précédent
  (de Prjevalsky) comme une confirmation plutôt qu’autre chose de son
  (Huc) récit.»




III

CRITIQUES LINGUISTIQUES


Nous venons d’examiner dans les criliques adressées par Prjevalsky au
Père Huc celles qui sont relatives à la géographie. D’autres ont pour
objet les connaissances linguistiques du missionnaire; Prjevalsky
prétend corriger l’orthographe de certains de ses noms propres; le genre
de reproche a en lui-même si peu de raison d’être que j’ai hésité à le
citer. Le lecteur voudra ne chercher le motif qui m’en fait parler, que
dans désir de rester impartial dans toute cette discussion.

L’orthographe des noms géographiques, surtout lorsqu’il s’agit d’une
langue connue de fort peu de gens, est sujette à bien des modifications.
Elle varie pour ainsi dire avec chaque voyageur. Mais entre deux
narrateurs écrivant le nom d’une même localité, celui qui a séjourné
longtemps dans la contrée, qui a vécu avec ses habitants et qui a parlé
leur langue de manière à se faire passer pour l’un d’eux, offre
assurément plus de garantie que celui qui s’est servi d’un interprète.
Entre les orthographes données par Huc et celles de Prjevalsky il me
semble donc au premier abord qu’on doit choisir celle de Huc. Je n’ai
cependant pas voulu me contenter ici de ce que le bon sens semblait
indiquer; j’ai préféré consulter des missionnaires parlant mogol, et
ayant habité le Kan-Sou. Ils se chargent dans les lignes suivantes de
répondre à Prjevalsky.

Prjevalsky, même lettre:

  «Huc affirme, de plus, qu’il a passé huit mois à Gounboum, il écrit
  Kounboum, mais ce devrait être Kou-Boum.»

Lettre du Père Dedekens:

  «Il est certain qu’on écrit Kou, boum; mais une règle de grammaire
  permet l’intercalation d’un _n_ après Kou ou Ghou. C’est donc écrit
  Kou Boum et prononcé Koun-boum.--Koun-boum ne signifie pas, comme on
  l’a dit, cent mille images, mais: pyramide, sépulcre, mausolée où
  reposent les restes d’un grand personnage.»

Notes sur le Koukou Nor, par le Père Guéluy, page 25:

  «Nous écrivons Kounboum d’après le chinois: M. Huc a peut-être fait de
  même. Nous n’avons entendu prononcer le nom que par les Mogols, ils
  disent non pas Goumboum, ni Kouboum, mais bien Kounboum, si l’on s’en
  rapporte à l’oreille. Pour élucider la question, il faudrait voir le
  mot écrit en tangout. Les Mogols peuvent très mal prononcer le
  tangout, comme M. Prjevalsky peut mal écrire le chinois et le mogol.»

Huc écrivait comme il entendait.

  Prjevalsky (page 80). «A Elchi-san-Fou, nous avons trouvé
  Samdadchiemba l’ancien compagnon de Huc. Son vrai nom est:
  Seng-teng-chimta.»

Je me contenterai de renvoyer à la lettre du Père Dedekens, citée plus
haut.

  «Son vrai nom est Samdadchimba... lui qui vit chez nos missionnaires
  aux frais de la mission[14].»

  [14] Il ne faut pas oublier que les missionnaires, dans cette partie
    de la mission s’entretiennent en mogol avec leurs chrétiens.

Le voyageur russe était sujet, comme un autre, à de nombreuses erreurs
involontaires relatives à la linguistique ou à la géographie. Il ne nous
appartient pas de les relever ici, on pourrait nous accuser d’être
poussé par un sentiment de jalousie analogue à celui que nous lui
reprochons; nous nous contenterons de mettre sous les yeux du lecteur
quelques notes d’un missionnaire déjà cité, le Père Guéluy. Il verra que
tout voyageur, quelque savant qu’il puisse être, doit montrer beaucoup
de réserve dans les critiques qu’il fait à ceux qui l’ont précédé.

  (Page 72). «Tch’ao-T’sang chen, cette lamaserie s’appelle aussi
  Tch’oui-poutsoung. (Prjevalsky: Tcheï-bsen).»

  (Page 80). «Tchong-kar est le titre du roi des Eleuthes: ce mot
  signifie _main orientale_. L’orthographe du mot, d’après le chinois,
  est Tchounggar, qu’on prononce également Dzoungar. La Chine
  occidentale fait mention d’un royaume de Dzoungar fondé aux environs
  de Koui-hoa-teh’eng. Nous venons de traverser ce royaume, il est situé
  sur la rive droite du Hoang-hô dans le pays des Ortous. Le roi a sa
  résidence à cent cinquante lieues ouest de Hokéou au Toto-hoten. Là,
  aussi, le royaume justifie son nom, étant par rapport aux autres pays
  des Ortous, à l’est et non pas à l’ouest, comme l’a écrit, par erreur,
  Prjevalsky.»

  (Page 82). «On distingue encore le Si-Fan ou Pè-Fan et He-Fan
  (_pé_-blanc _hé_-noir), M. Prjevalsky prétend, au moins pour le
  dernier, que cette distinction repose sur la couleur des feutres dont
  les indigènes enveloppent leurs tentes. C’est une erreur. Les Chinois
  accolent volontiers l’épithète de noir à celle de voleur, brigand (_hé
  tsaï_).»

  (Page 84). «Doukou houen, ce mot est formé de trois caractères chinois
  exactement reproduits pour la prononciation. Le mot mogol serait-il
  Douk goun? M. Prjevalsky écrit Dungan, que nous prononcerions Doungan.

  »De même il écrit Nimbi le nom de la ville que nous nommons Nien-pé,
  d’après les Chinois.»




IV

SINCÉRITÉ DU RÉCIT[15]

  [15] Cette partie jusqu’à la fin a été publiée par le T’oung Pao (mai
    1893).


L’autorité que ses connaissances scientifiques et ses nombreux voyages
dans les pays parcourus par le Père Huc donnent à Prjevalsky pour
critiquer les récits du missionnaire, le soin avec lequel le Russe
cherche à le trouver dans l’erreur, nous ont amené à consacrer la
première partie de ce travail à l’examen de ces critiques. Nous avons
démontré que la plupart des reproches faits par Prjevalsky au Père Huc
ne sont pas fondés, et que les autres sont sans importance.

Si les récits du Père Huc, au point de vue de la géographie, ne sont pas
ceux d’un savant, ils ne sont pas non plus d’un ignorant. Ils sont
l’œuvre d’un homme sincère ayant beaucoup regardé et disant simplement
ce qu’il a vu.

Nous allons maintenant examiner jusqu’à quel point le Père Huc s’est
laissé entraîner par son imagination dans certains de ses récits, et
voir si son ouvrage mérite la qualification de roman qu’on lui a souvent
donnée. Notre tâche sera difficile, je l’avoue; Huc raconte des faits
extraordinaires qu’au premier abord il semble difficile d’admettre. Nous
les passerons en revue exposant le pour et le contre, demandant encore
au lecteur la plus grande impartialité.

Ces faits sont de deux sortes: ceux dont le Père nous dit avoir été
témoin et ceux qu’il nous raconte par ouï-dire.

Dans la première catégorie nous rangeons la légende du fameux arbre à
feuilles inscrites qui a tant intrigué le monde religieux et dont
l’existence a été pendant si longtemps contestée.

  _Huc_, t. II, page 113. «On l’a appelé _Koun boum_; de deux mots
  thibétains qui veulent dire _dix mille images_. Ce nombre fait
  allusion à l’arbre qui, suivant la légende, naquit de la chevelure de
  _Tsong-Kaba_ et qui porte un caractère thibétain sur chacune de ses
  feuilles.

  »Cet arbre existe encore. Au pied de la montagne où est bâtie la
  lamaserie, et non loin du principal temple bouddhique, est une grande
  enceinte carrée formée par des murs en briques. Nous entrâmes dans
  cette vaste cour et nous pûmes examiner à loisir l’arbre merveilleux,
  dont nous avions déjà aperçu du dehors quelques branches. Nos regards
  se portèrent d’abord avec une avide curiosité sur les feuilles, et
  nous fûmes consternés d’étonnement en voyant en effet sur chacune
  d’elles des caractères thibétains très bien formés; ils sont d’une
  couleur verte quelquefois plus foncée, quelquefois plus claire que la
  feuille elle-même. Notre première pensée fut de soupçonner la
  supercherie des lamas, mais après avoir tout examiné avec l’attention
  la plus minutieuse, il nous fut impossible de découvrir la moindre
  fraude. Les caractères nous parurent faire partie de la feuille, comme
  les veines et les nervures; la position qu’ils affectent n’est pas
  toujours la même; on en voit tantôt au sommet ou au milieu de la
  feuille, tantôt à sa base ou sur les côtés; les feuilles les plus
  tendres représentent le caractère en rudiment et à moitié formé;
  l’écorce du tronc et des branches, à peu près comme celle des
  platanes, est également chargée de caractères. Si on détache un
  fragment de vieille écorce, on aperçoit sur la nouvelle les formes
  indéterminées des caractères qui déjà commencent à germer; et, chose
  singulière, ils diffèrent assez souvent de ceux qui étaient par
  dessus. Nous cherchâmes partout, mais toujours vainement, quelque
  trace de supercherie; la sueur nous en montait au front. On sourira
  sans doute de notre ignorance, mais peu nous importe, pourvu qu’on ne
  suspecte pas la sincérité de notre relation. L’arbre des dix mille
  images nous parut très vieux, son tronc, que trois hommes pourraient à
  peine embrasser, n’a pas plus de huit pieds de hauteur.»

Ainsi le Père Huc a vu lui-même l’arbre, il l’a touché, en a soulevé
l’écorce, a examiné les feuilles à loisir et a dû reconnaître
l’existence de caractères inscrits. Sa qualité de missionnaire devait
pourtant lui donner intérêt à prendre en fraude les lamas. En outre, il
n’était pas seul, il avait avec lui le Père Gabet qui ne devait pas être
moins prévenu. Enfin sa position dans le couvent de Kounboum lui donnait
les moyens de satisfaire sa curiosité. Les deux prêtres regardèrent
attentivement, vérifièrent, précisèrent les détails dans leur récit. La
minutie qu’ils mettent à une description faite dans les conditions les
plus favorables possibles semble devoir être une preuve de plus de
l’existence de l’arbre merveilleux.

Maintenant ce témoignage est-il positivement contredit par celui des
autres voyageurs qui ont cherché à se renseigner auprès des habitants du
pays, ou qui sont même allés jusqu’à Kounboum? C’est ce qu’il me reste à
examiner. Le lecteur ainsi complètement édifié.

Prjevalsky, dont le guide avait autrefois fait partie du couvent de
Kounboum, admet l’existence de l’arbre nommé, dit-il, _Zan da moto_ par
les Mogols[16]. Cet arbre, ajoute-t-il, appartient évidemment aux
essences propres au Kan-Sou, car il vit en plein air et supporte par
conséquent les intempéries de ce rude climat. Quant aux caractères, il
les attribue à l’ingéniosité des lamas ou à la crédulité des fidèles. En
tout cas, ajoute-t-il dans une note, il est peu séant pour le Père Huc
d’affirmer que l’alphabet thibétain est écrit sur les feuilles et qu’il
a vu le miracle de ses propres yeux.

  [16] Page 228.

Le voyageur russe a peut-être de bonnes raisons pour être moins crédule
que le missionnaire et trouver son récit peu séant. Il a seulement
entendu parler de l’arbre de Kounboum, tandis que Huc y a séjourné trois
mois. Son jugement est donc de peu de poids. Mais le suivant est plus
intéressant.

En 1883, trois missionnaires belges, en mission au _Kan-Sou_, les Pères
Guéluy, Van Hecke et Van Reeth, partirent de _Lan-tchou_ en septembre,
afin de visiter Kounboum, et en particulier de voir ce qu’il y avait de
vrai dans la légende de l’arbre mystérieux. M. Guéluy a donné un récit
de leur excursion dans une lettre écrite de _Soung-chou-tchouang_, le 13
décembre 1883, et qui a été reproduite dans le _Bulletin hebdomadaire
illustré de l’œuvre de la Propagation de la foi_, tome XVI, janvier et
décembre 1884, pages 314-317.

D’un autre côté, nous devons à l’obligeance du supérieur des missions
belges à Sheut la communication des notes inédites du Père Van Hecke;
nous y aurons recours plus loin. Le père Guéluy et ses compagnons ont vu
l’arbre; ils en ont même vu cinq; quatre sont ensemble dans une première
cour; leurs têtes sont desséchées; l’écorce est rugueuse, les jeunes
branches rappellent celles du cerisier; les feuilles sont moins rondes
que celles du tilleul[17], et ressemblent plutôt à celles de
l’abricotier; ni les feuilles ni l’écorce ne présentent de signes
extraordinaires dans les nervures ou les couleurs. Les Pères s’en vont
désappointés et désespérant de voir le prodige, lorsque leur domestique,
qui a pu causer avec les curieux, les avertit qu’ils ont fait fausse
route: «ils ont vu _l’endroit primitif_ et l’arbre qui y _végète_, mais
pour voir le miracle il faut aller dans une autre pagode un peu plus
bas...»

  [17] A qui Prjevalsky les comparait.

Les missionnaires suivent leur guide, et ayant pénétré dans l’édifice
religieux, ils se trouvent en présence d’un arbre, de la même espèce que
les quatre déjà vus, mais plus jeune et plus vigoureux. La tête est
encore desséchée, et vers le haut on remarque cinq ou six trous dans le
tronc sec (de deux à trois centimètres de diamètre). L’arbre porte des
caractères sur quelques jeunes branches; ils sont d’une teinte
café-chicorée; la plupart droits dans le sens de la branche;
quelques-uns transversaux; la supposition d’incisions doit être écartée;
l’écorce est partout lisse, les caractères ne se voient plus au-dessus
de la hauteur moyenne; telles sont les observations essentielles faites
par le père Guéluy; il ajoute que les parterres de côté renferment
chacun trois sujets du même arbre, n’en différant que par la hauteur et
par l’absence de caractères.

Un marchand chinois leur donne quelques détails sur la croissance et la
floraison de l’arbre sacré, mais, dit-il, «il n’est plus maintenant au
même endroit qu’autrefois, il était alors plus haut, à la tour
d’argent[18].»

  [18] C’est là qu’avaient d’abord été les missionnaires et qu’ils
    avaient vu les arbres.

En somme l’existence dans le monastère de Kounboum d’un arbre sacré,
d’une essence différente[19] des arbres des environs est le seul point
sur lequel les missionnaires belges soient d’accord avec le Père Huc.

  [19] Note de M. Van Hecke: J’attribuais l’état maladif et le
    dépérissement de ces arbres à leur vieillesse, et bien plus encore
    parce que de pareils arbres ne se rencontrent pas dans les environs
    et, croissant ici en plein air, souffraient d’habiter un sol
    étranger.

Sur la disposition des caractères, sur celle des branches, sur l’âge,
sur la frondaison, sur la couleur et l’odeur de l’écorce, sur l’époque
et la teinte des fleurs, sur la taille et la reproduction de l’arbre, il
y a contradiction continuelle entre les deux récits.

  «Faut-il en conclure, ajoute le Père Van Hecke[20], que le Père Huc
  nous a livré la description d’un arbre fictif, quelle utilité en
  aurait-il tiré quand il pouvait décrire celui que nous avons vu? Je
  conclus donc que le Père Huc, ayant passé par Kounboum plus de trente
  ans avant nous, l’arbre qu’il a vu aura péri et les lamas en ont
  substitué un autre. Comment ils s’y sont pris pour retenir la dévotion
  des pèlerins pour le nouvel arbre et comme quoi il y en a maintenant
  huit de la même espèce, c’est ce que je ne puis m’expliquer.»

  [20] Notes manuscrites.

Il est évident que l’arbre n’est plus le même; quel intérêt aurait eu le
Père Huc à raconter autre chose que ce qu’il a constaté, à dire par
exemple qu’il y avait un seul arbre s’il en avait vu quatre? D’ailleurs
les lamas, qui craignaient si peu en 1844 de laisser examiner leurs
prodiges, permettent à peine aux missionnaires de regarder; ils ne sont
plus sûrs d’eux et se défient; le prodige n’est plus le même.

Cette opinion était celle d’un vieux lama de Batang qui avait été à
Kounboum dans sa jeunesse; interrogé par monseigneur Biet, il aurait
confirmé point par point le dire du Père Huc.

Je ne citerai que pour mention l’opinion d’un autre Chinois (traduit du
père Guéluy, p. 72):

  «_Ta-eul-cheu_ (lamaserie de la Tour). Montagne célèbre consacrée à
  _Bouddha_; les _Si-Fan_ donnent à la lamaserie qui y est construite le
  nom de _Koun-boum_. Les tuiles en sont toutes parsemées d’or; le
  centre en est occupé par une tour d’argent (_yin-tha_). Cet endroit a
  été sanctifié par la présence de _Tsoung-Kaba_ qui s’y réfugia
  autrefois, ce qui le rendit célèbre. Les lamas se partagent en jaunes
  et rouges; or _Tsoung-Ka-ba_ fut le premier chef des lamas jaunes. La
  tradition rapporte qu’à la naissance de _Tsoung-ka-ba_, les secondines
  dont il était enveloppé furent enterrées en cet endroit. Il y crût
  ensuite un _ficus religiosa_ ou arbre de _Bouddha_. On dit que les
  feuilles de cet arbre forment en croissant des caractères thibétains
  ayant la propriété de guérir de toutes sortes de maladies; quoique les
  habitants de la lamaserie ne sachent pas la chose autrement que par la
  tradition, les Mongols et les _Si-Fan_ y ajoutent foi.»

Et plus loin, dans ses notes sur cet ouvrage, le missionnaire ajoute,
page 85:

  «Notre auteur chinois, quoique appartenant à un peuple crédule et
  superstitieux, n’accorde évidemment pas foi à la fable accréditée
  parmi les lamas.»

Dans la discussion précédente j’ai tenu à mettre sous les yeux du
lecteur les différents arguments que j’ai pu trouver pour ou contre
l’existence de l’arbre mystérieux de _Koun-boum_. Je ne prétends pas
chercher à donner une explication du fait, ce serait peut-être
difficile; je désire seulement montrer, en invoquant le témoignage des
voyageurs les plus compétents sur cette question, que le Père Huc a le
droit de demander «qu’on ne suspecte pas la sincérité de sa
relation[21]».

  [21] Ayant mis en Sicile la dernière main à cet article, j’ai profité
    de mon séjour dans cette île pour aller visiter à _Syracuse_ la
    fontaine _Cyanée_ et les célèbres papyrus sauvages. Or comme notre
    guide, voulant nous donner des explications sur la fabrication du
    papier chez les anciens, s’était mis à couper en bandes dans le sens
    de la longueur, le bas de la tige, d’une de ces plantes aquatiques,
    je fus étonné de remarquer dans les tranches obtenues, en travers
    des fibres, de petits traits dans lesquels avec un peu de bonne
    volonté on eût pu retrouver des caractères turcs, sanscrits ou
    thibétains (on sait que les caractères thibétains comme les
    sanscrits, dont ils se rapprochent, sont fort simples, n’étant
    formés souvent que par une simple courbe).--Ce fait observé dans les
    papyrus me fit songer à l’arbre de _Koun-boum_. Encore une fois, je
    n’ai pas assez de renseignements sur ce dernier pour essayer d’en
    donner une explication. Je désire seulement émettre une supposition.
    Peut-être pourrait-on accepter le prodige de cet arbre sans faire
    intervenir de miracle ni de subterfuge; il est possible que les
    feuilles et l’écorce portent des signes naturels qui, aux yeux d’un
    croyant, représenteraient des lettres thibétaines. Les personnes
    désireuses de pousser plus loin l’étude relative à l’arbre de
    _Koun-boum_ ne devront pas oublier que chez nous aussi, beaucoup de
    plantes présentent des particularités auxquelles les gens naïfs
    rattachent souvent des légendes qui pourraient à juste titre étonner
    un voyageur, étranger aux coutumes et aux croyances du pays.
    Supposez qu’à un Chinois ou à un Japonais, n’ayant aucune notion de
    botanique, on raconte une légende relative à certaines de nos
    fougères, et qu’ensuite, faisant une section dans la racine de cette
    plante, on lui montre l’image de l’aigle impérial, n’aura-t-il pas
    assurément le droit de ressentir une stupéfaction semblable à celle
    qu’éprouva le _Père Huc_ à la vue de l’arbre mystérieux?

    Il serait peut-être encore bon de rappeler ici cette fleur où l’on
    retrouve les instruments de la passion, ou ces haricots blancs du
    Poitou, marqués d’un point rouge, disent les paysans, depuis qu’on a
    jeté une hostie dans le champ où ils poussaient.

    Il y aurait encore bien des choses à dire sur cette question, mais
    j’aurais peur de me laisser entraîner hors du cadre que je me suis
    tracé; que le lecteur me pardonne de lui avoir fait part des
    quelques réflexions que m’a suggérées une promenade au milieu des
    papyrus; peut-être en le mettant sur la voie d’une explication
    possible du prodige de _Koun-boum_, présenteront-elles quelque
    intérêt aux yeux des gens désireux d’approfondir les miracles ou les
    faits, soi-disant tels de la religion bouddhique.

    Bien que la légende relative à la licorne ne me semble pas se
    rattacher directement à la matière que nous traitons ici, je crois
    ne pas devoir la passer sous silence. On peut reprocher au
    missionnaire, qui, bien qu’observateur, n’a rien du naturaliste, de
    s’être prononcé trop catégoriquement sur ce sujet. La description
    qu’il donne de l’animal semble se rapprocher de celle de l’antilope
    _Hodgsonii_, maintenant bien connue, mais qui porte deux cornes.
    C’est l’_Orongo_ des Mongols, le _Zo_ des Thibétains, le
    _snow-antilope_ des Anglais de l’Inde. Au Thibet, comme en Chine et
    au Japon, on parle de la _Licorne_. Un _Amban_ thibétain que nous
    avons interrogé au sujet du _Sérou_ (Licorne) nous a répondu en
    avoir vu une tête chez le grand Lama; pressé de questions, il nous a
    avoué qu’elle venait de _Calcutta_ (_Golghata_), et dans sa
    description nous avons reconnu celle du _Rhinocéros_. D’un autre
    côté à _Ta-tsien-lou_, le Père _Giraudot_ nous a raconté en avoir
    causé à _Yerkalo_ avec un charpentier, ancien chasseur. Celui-ci
    aurait dit qu’il avait vu à _Tsiamdo_ une peau de licorne de la
    taille d’une antilope. En traversant le pays des _Kham_ que _Huc_
    semble regarder comme l’habitat du _Sérou_, non seulement nous
    n’avons pas vu de peau, mais nous n’en n’avons pas entendu parler.
    On peut supposer qu’une monstruosité accidentelle dans la
    disposition des cornes de l’antilope, comme il s’en produit chez nos
    chevreuils, a donné lieu à la légende de la licorne. (Comparez mon
    _Uranographie chinoise_, page 586-588. G. Schlegel.)

Nous allons aborder la deuxième catégorie des prodiges racontés par Huc,
ceux qu’il décrit par ouï-dire.

  (Huc, t. I, page 321). «Nous allons tous à _Rache Tchurin_, nous
  répondit-il avec un accent plein de dévotion.

  »--Une grande solennité sans doute vous appelle à la lamaserie?

  »--Oui, demain doit être un grand jour: un lama _Bokte_ fera éclater
  sa puissance; il se tuera sans pourtant mourir.

  »Nous comprîmes à l’instant le genre de solennité qui mettait ainsi en
  mouvement les _Tartares des Ortous_. Un lama devait s’ouvrir le
  ventre, prendre ses entrailles et les placer devant lui, puis rentrer
  dans son premier état. Ce spectacle, quelque atroce et quelque
  dégoûtant qu’il soit, est néanmoins très commun dans les lamaseries de
  la Tartarie. Le _Bokte_ qui doit faire éclater sa puissance, comme
  disent les Mongols, se prépare à cet acte formidable par de longs
  jours de jeûne et de prières. Pendant ce temps il doit s’interdire
  toute communication avec les hommes et s’imposer le silence le plus
  absolu. Quand le jour fixé est arrivé, toute la multitude des pèlerins
  se rend dans la grande cour de la lamaserie, et un grand autel est
  élevé sur le devant de la porte du temple. Enfin le _Bokte_ paraît. Il
  s’avance gravement au milieu des acclamations de la foule, va
  s’asseoir sur l’autel, et détache de sa ceinture un grand coutelas
  qu’il place sur ses genoux. A ses pieds, de nombreux lamas rangés en
  cercle commencent les terribles invocations de cette affreuse
  cérémonie. A mesure que la récitation des prières avance, on voit le
  _Bokte_ trembler de tous ses membres et entrer graduellement dans des
  convulsions frénétiques. Les lamas ne gardent bientôt plus de mesures;
  leurs voix s’animent, leur chant se précipite en désordre, et la
  récitation des prières est enfin remplacée par des cris et des
  hurlements. Alors, le _Bokte_ rejette brusquement l’écharpe dont il
  est enveloppé, détache sa ceinture, et saisissant le coutelas sacré
  s’entr’ouvre le ventre dans toute sa longueur. Pendant que le sang
  coule de toutes parts, la multitude se prosterne devant cet horrible
  spectacle et on interroge ce frénétique sur les choses cachées, sur
  les événements à venir, sur la destinée de certains personnages. Le
  _Bokte_ donne à toutes ces questions des réponses, qui sont regardées
  comme des oracles par tout le monde.

  »Quand la dévote curiosité des nombreux pèlerins se trouve satisfaite,
  les lamas reprennent avec calme et gravité la récitation de leurs
  prières. Le _Bokte_ recueille dans sa main droite du sang de sa
  blessure, le porte à sa bouche, souffle trois fois dessus, et le jette
  en l’air en poussant une grande clameur. Il passe rapidement la main
  sur la blessure de son ventre, et tout rentre dans son état primitif
  sans qu’il lui reste la moindre trace de cette opération diabolique,
  si ce n’est un extrême abattement. Le _Bokte_ roule de nouveau son
  écharpe autour de son corps, récite à voix basse une courte prière,
  puis tout est fini, et chacun se disperse, à l’exception des plus
  dévots qui vont contempler et adorer l’autel ensanglanté que vient
  d’abandonner le saint par excellence.»

Que des lamas s’ouvrent le ventre, il n’y a à cela rien d’impossible.
L’attitude de ceux qui entourent le _Bokte_ rappelle celle des
convulsionnaires au siècle dernier, des derviches tourneurs ou hurleurs
en _Égypte_, de certains _fakirs_ aux Indes. C’est un état physique
connu et expliqué, et qui dans les lamaseries n’est pas rare.

  «A _Ta-tsien-lou_, nous racontait _monseigneur Biet_, dans les
  processions religieuses, on voit parfois un python (sorcier).
  Ordinairement, il n’accompagne pas la procession de son plein gré; il
  doit être traîné de force, et lorsqu’il entre en convulsions, il faut
  quatre ou cinq hommes pour le retenir.»

Le sujet qui se trouve dans cet état peut supporter des blessures, que
souvent il ne sent même pas.--C’est encore le cas des hystériques et des
cataleptiques.

Dans la plupart des religions, le fanatisme peut amener les mêmes
horreurs; il n’est pas rare encore maintenant de voir à _Bénarès_ des
fakirs qui ont un ou les deux bras ankylosés, gardant une même position;
d’autres couchent sur un lit de clous; quelques-uns passent des années
sur une terrasse de bambou, ayant à peine un mètre carré; jadis, lors
des grandes processions, les fanatiques se faisaient écraser sous les
roues des chars. Tout le monde a vu récemment les _Aïssaouas_ manger du
feu, lécher du fer rougi, ou se traverser le bras avec une aiguille.

Ce que nous admettons difficilement, sans toutefois vouloir rien nier,
c’est que le «Bokte» ferme et cicatrise sa plaie en soufflant.

Dans le cas dont nous nous occupons, on peut faire deux suppositions.

Ou bien, l’opérateur est de bonne foi, et s’ouvre le ventre réellement;
quelques minutes après, il aura encore la force de remettre ses
entrailles en place et de s’éloigner; il attendra peut-être alors
longtemps que sa plaie guérisse. Le lecteur peut s’étonner que je
suppose le lama encore capable de replacer ses entrailles et de
s’éloigner, une telle énergie est pourtant admissible. Au Japon, où
s’ouvrir le ventre (_hara-kiri_) était une coutume si ordinaire, il
n’était pas rare de voir le moribond tremper une plume dans son sang et
écrire une pièce de vers.

Au milieu de ce siècle-ci, on se rappelle la mort de ce soldat japonais
qui, armé d’un sabre à deux mains, avait tué plusieurs Européens dans
les rues de _Tokio_. Condamné à mort, il obtint la permission de
s’ouvrir le ventre. Il avait gardé jusqu’au dernier moment la haine de
l’Européen, et sur le point d’expirer, apercevant le consul d’Angleterre
qui assistait à ce spectacle, il rassembla encore assez de force pour
arracher une partie de ses propres entrailles et les jeter aux pieds de
l’Anglais comme la dernière marque de son mépris.

Il se peut aussi (et j’inclinerais à penser que c’est ce qui se passe le
plus souvent) que le «Bokte» trompe les assistants, et feigne de
s’ouvrir le ventre en crevant une vessie pleine de sang, ou en employant
tout autre procédé semblable.

C’est encore au Japon que je reporte le lecteur, et je le prierai de me
suivre au théâtre; là, plus que dans un autre pays, le spectateur
demande l’illusion la plus complète de la réalité. J’ai assisté moi-même
à une pièce dont le dénouement était le _hara-kiri_ du héros. Celui-ci
venait s’asseoir sur le devant de la scène; il tirait son sabre qu’il
aiguisait sur une pierre et coupait des morceaux de bois pour essayer la
lame; puis il relevait sa robe, mettant son ventre à nu. Il arrêtait la
garde du sabre contre un obstacle, pour l’empêcher de glisser; puis le
redressant contre lui, il s’appuyait le ventre sur la pointe. On voyait
la lame entrer peu à peu, le sang couler à flot, dégoutter sur ses
jambes, ruisseler dans ses mains, s’épandre autour de lui, formant une
petite mare. En même temps que son visage pâlissait, il marquait les
plus affreuses souffrances, ses yeux se tournaient pour ne montrer que
le blanc, et après avoir donné pendant quelques minutes l’illusion de la
plus horrible réalité, il tombait au milieu des râles et des hoquets de
la mort.

Transportez cet acteur ailleurs que sur des planches, placez-le à une
certaine distance de l’assistance, et demandez-lui de jouer son rôle;
personne ne se doutera qu’il y a là une supercherie.

On ne doit pas non plus oublier à quel genre d’assistance les lamas
avaient affaire: la plus bête, la plus naïve, la plus crédule.

  (Huc, t. I, p. 324). «Nous avons connu un lama qui, au dire de tout le
  monde, remplissait à volonté un vase d’eau au moyen d’une formule de
  prière. Nous ne pûmes jamais le résoudre à tenter l’épreuve en notre
  présence. Il nous disait que n’ayant pas les mêmes croyances que lui,
  ses tentatives seraient non seulement infructueuses, mais encore
  l’exposeraient peut-être à de graves dangers. Un jour, il nous récita
  la prière de son «Siéfa» comme il l’appelait. La formule n’était pas
  longue, mais il nous fut facile d’y reconnaître une invocation directe
  à l’assistance du démon: «Je te connais, tu me connais, disait-il.
  Allons, vieil ami, fais ce que je te demande. Apporte de l’eau et
  remplis ce vase que je te présente. Remplir un vase d’eau, qu’est-ce
  que c’est que cela pour ta grande puissance? Je sais que tu fais payer
  bien cher un vase d’eau; mais n’importe; fais ce que je te demande et
  remplis ce vase que je te présente. Plus tard, nous compterons
  ensemble. Au jour fixé, tu prendras tout ce qui te revient.

  »Il arrive quelquefois que ces formules demeurent sans effet; alors la
  prière se change en imprécations et en injures contre celui qu’on
  invoquait tout à l’heure.»

Qu’il me soit permis de rapprocher de ce dernier fait dont parle Huc,
une histoire assez semblable qui nous a été racontée aux Indes.

Un missionnaire belge jésuite, que nous avons rencontré aux
_Sonderbands_, me disait avoir souvent défié les fakirs, afin de pouvoir
les convaincre d’imposture et montrer aux gens trop crédules qu’ils
avaient tort de croire en leurs sorciers.--«J’ai pu, me disait le
missionnaire, arriver à comprendre bien des tours; un seul m’a toujours
paru incompréhensible, et j’ai évité de le redemander, de peur que les
assistants ne riassent de l’impossibilité où j’étais de l’expliquer.--Le
sorcier prenait avec la main une poignée de sable; pressant ce sable
au-dessus d’un verre vide, il le remplissait d’eau à mesure que sa main
se vidait; faisant l’inverse, il prenait le verre d’eau et le renversait
dans sa main; celle-ci se trouvait alors remplie de sable. Cette
transformation du sable en eau et _vice versa_ rappelle le miracle du
verre d’eau dont parle _Huc_.»

S’ouvrir le ventre d’un coup de couteau et le refermer en recueillant de
son propre sang et en soufflant dessus, remplir d’eau un verre vide par
le seul effort de sa volonté, ce sont des faits qui doivent sembler au
lecteur bien extraordinaires, et pourtant, on ne peut faire au Père Huc
ce reproche de les raconter, ni même d’y croire. Dans tous les pays et
dans toutes les religions, il se passe parfois des phénomènes que les
sens perçoivent, mais que la raison ne peut comprendre. Des prodiges
semblables sont assez communs dans l’Inde.

Quiconque a feuilleté des récits de voyage aux Indes et particulièrement
des études sur les fakirs et la religion des brahmanes, aura lu la
description de prodiges bien autrement inadmissibles que ceux mentionnés
par Huc et qui, d’ailleurs, ont déjà été rapprochés de ceux qui nous
occupent.

Nombre d’écrivains sérieux, surtout en Angleterre, MM. Crooks, Hugghins,
Cox et d’autres, se sont occupés de ces questions.--Nous renvoyons à
leurs travaux les lecteurs désireux d’être plus renseignés, il ne nous
appartient pas d’aborder une discussion qui nous éloignerait de notre
sujet; nous avons seulement essayé de montrer que le Père Huc ne doit
pas être traité de romancier pour avoir raconté des faits de l’ordre de
ceux dont nous avons parlé, quelque extraordinaires qu’ils puissent
paraître.




CONCLUSION


Les récits de voyage du Père Huc ne sont donc ni l’œuvre d’un ignorant,
ni celle d’un romancier; ils ont été écrits par un homme qui non
seulement a beaucoup vu, mais qui sait aussi reproduire ce qu’il a vu;
c’est que Huc possède au premier degré les qualités qui d’un simple
narrateur font un artiste, et alors même qu’il produit les effets de
lumière ou de couleur les plus inattendus, il reste simple et naturel;
car, avant tout, il est sincère. Aussi, il attache le lecteur à son
récit, l’entraîne à sa suite en se dévoilant entièrement à lui; il le
fait vivre de sa vie, lui fait prendre part à ses conversations, lui
laisse ses impressions, grave dans son esprit ses propres souvenirs. Pas
plus que Huc, le lecteur n’oubliera l’aspect de la caravane dont faisait
partie le missionnaire lorsqu’il quitta le _Koukou Nor_.

  (Huc, page 198). «Les cris plaintifs des chameaux, les grognements des
  bœufs à long poil, les hennissements des chevaux, les clameurs et les
  chansons bruyantes des voyageurs, les sifflements aigus que faisaient
  entendre les lakto pour animer les bêtes de somme, et par-dessus tout,
  les cloches innombrables qui étaient suspendues au cou des _yaks_ et
  des chameaux, tout cela produisait un concert immense, indéfinissable,
  et qui bien loin de fatiguer semblait au contraire donner à tout le
  monde du courage et de l’énergie.»

Le lecteur croit entendre résonner à ses oreilles le murmure produit par
cette masse d’hommes et d’animaux. Et plus loin, lorsque Huc aura
traversé le _Boukhaïn Gol_, on ne pourra s’empêcher de rire avec lui en
voyant l’état piteux des animaux de charge à demi emprisonnés dans les
glaçons.

  (Huc, page 200). «Quand la caravane reprit sa marche accoutumée, elle
  présentait un aspect vraiment risible: Les hommes et les animaux
  étaient plus ou moins chargés de glaçons. Les chevaux s’en allaient
  tristement, et paraissaient fort embarrassés de leur queue qui pendait
  tout d’une pièce, raide et immobile comme si on l’eût faite de plomb,
  et non de crins. Les chameaux avaient la longue bourre de leurs jambes
  chargée de magnifiques glaçons qui se choquaient les uns les autres
  avec un bruit harmonieux. Cependant, il était visible que ces jolis
  ornements étaient peu de leur goût, car ils cherchaient de temps en
  temps à les faire tomber en frappant rudement la terre de leurs pieds.
  Les bœufs à longs poils étaient de véritables caricatures; impossible
  de se figurer rien de plus drôle: ils marchaient les jambes écartées
  et portaient péniblement un énorme système de stalactites qui leur
  pendaient sous le ventre jusqu’à terre. Ces pauvres bêtes étaient si
  informes, et tellement recouvertes de glaçons, qu’il semblait qu’on
  les eût confits dans du sucre candi.»

A _Lhaça_, dans la pièce décorée par le missionnaire du nom de cuisine,
nous avons envie de donner un coup de main à _Samdadchiemba_ et de
l’aider à faire cuire son bœuf pour en réclamer une tranche à notre
tour.

  (Huc, page 294). «L’heure du dîner étant venue, nous nous mîmes à
  table, ou plutôt nous demeurâmes accroupis à côté de notre foyer et
  nous découvrîmes la marmite où bouillait depuis quelques heures une
  bonne tranche de bœuf grognant. Samdadchiemba, en sa qualité de
  majordome, la fit monter à la surface du liquide au moyen d’une large
  spatule en bois, puis la saisit avec ses ongles et la jeta
  précipitamment sur un bout de planche où il la dépeça en trois
  portions égales. Chacun mit sa ration dans son écuelle, et à l’aide de
  quelques petits pains cuits sous la cendre, nous commençâmes
  tranquillement notre repas, sans trop nous préoccuper des escroqueries
  des mouchards.»

Mais il ne nous viendra pas à l’idée de suivre le missionnaire sur la
«montagne des esprits». Nous nous sentirons bien dans un bon fauteuil,
au coin du feu, pour lire l’exposé des dangers qu’il court:

  (Huc, page 423). «Elle (la montagne des esprits _Lha-Ri_) s’élevait
  devant nous comme un immense bloc de neige où les yeux n’apercevaient
  pas un seul arbre, pas un brin d’herbe, pas un point noir, qui vînt
  rompre l’uniformité de cette blancheur éblouissante. Ainsi qu’il avait
  été réglé, les bœufs à long poil, suivis de leurs conducteurs,
  s’avancèrent les premiers, marchant les uns après les autres, puis
  tous les cavaliers se rangèrent en file sur leur trace, et la longue
  caravane, semblable à un gigantesque serpent, déroula lentement ses
  grandes spirales sur les flancs de la montagne. D’abord, la pente fut
  peu rapide; mais nous trouvâmes une si affreuse quantité de neige que
  nous étions menacés à chaque instant d’y demeurer ensevelis. On voyait
  les bœufs placés à la tête de la colonne avançant par soubresauts,
  cherchant avec anxiété à droite ou à gauche les endroits les moins
  périlleux, quelquefois disparaissant tout à fait dans des gouffres et
  bondissant au milieu de ces amas de neige mouvants, comme de gros
  marsouins dans les flots de l’océan. Les cavaliers qui fermaient la
  marche trouvaient un terrain plus solide. Nous avancions pas à pas
  dans un étroit et profond sillon, entre des murailles de neige qui
  s’élevaient au niveau de notre poitrine. Les bœufs à long poil
  faisaient entendre leur sourd grognement, les chevaux haletaient avec
  grand bruit, et les hommes, afin d’exciter le courage de la caravane,
  poussaient tous ensemble un cri cadencé semblable à celui des
  mariniers quand ils virent au cabestan. Peu à peu, la route devint
  tellement rude et escarpée, que la caravane paraissait comme suspendue
  à la montagne. Il ne fut plus possible de rester à cheval. Tout le
  monde descendit, et chacun se cramponnant à la queue de son coursier,
  on se remit en marche avec une nouvelle ardeur. Le soleil brillait de
  tout son éclat, dardant ses rayons sur ces vastes entassements de
  neige, et en faisait jaillir d’innombrables étincelles dont le
  scintillement éblouissait la vue. Heureusement, nous avions les yeux
  abrités sous les inappréciables lunettes dont nous avait fait cadeau
  le _Dhéba de Ghiamda_.»

Nous le suivrons plus volontiers sous ces grands pins chargés de lichen,
où il doit faire si bon se promener et rêver.

  (Huc, p. 500). «Les branches et les troncs de ces grands arbres sont
  recouverts d’une mousse épaisse qui se prolonge en filaments
  extrêmement déliés. Quand cette mousse filandreuse est récente, elle
  est d’une jolie couleur verte; mais, lorsqu’elle est vieille, elle est
  noire et ressemble exactement à de longues touffes de cheveux sales et
  mal peignés. Il n’est rien de monstrueux et de fantastique comme ces
  vieux pins qui portent un nombre infini de longues chevelures
  suspendues à leurs branches.»

Écrivain sincère, Huc devient parfois réaliste (s’il convient d’appeler
ainsi celui qui dit ce qu’il voit); il n’a pas peur de vous faire entrer
dans les moindres détails; il tient à préciser.

Dans l’auberge, il remarque la «grosse lanterne rouge qu’un soldat
suspend à une cheville plantée dans le mur»; ailleurs (p. 460), il
rencontre une petite troupe de voyageurs qui présentaient un tableau
plein de poésie:

  «La marche était ouverte par une femme thibétaine à califourchon sur
  un grand âne, et portant un tout jeune enfant solidement attaché sur
  son dos avec de larges lanières en cuir; elle traînait après elle, par
  un long licou, un cheval bâté et chargé de deux caisses oblongues qui
  pendaient symétriquement sur ses flancs. Ces deux caisses servaient de
  logement à deux enfants dont on apercevait les figures rieuses et
  épanouies étroitement encadrées dans de petites fenêtres. La
  différence d’âge de ces deux enfants paraissait peu notable.»

L’âne était grand, l’enfant était attaché avec des lanières de cuir
larges; les caisses étaient oblongues, etc... Il est impossible de se
montrer plus scrupuleux sur la précision des détails.

Huc remarque la pierre ficelée sous une des boîtes; il tire de ce fait
une remarque judicieuse:

  «Cependant, il fallait qu’ils ne fussent pas tous deux de la même
  pesanteur; car pour établir entre eux un juste équilibre, on avait été
  obligé de ficeler un gros caillou au flanc de l’une de ces caisses.»

Il n’est pas jusqu’au chien qui ne mérite une mention; trois coups de
pinceau de l’artiste suffisent à le peindre:

  «Enfin, un énorme chien à poil roux, au regard oblique, et d’une
  allure pleine de mauvaise humeur, fermait la marche de cette
  singulière caravane.».

D’ailleurs, si Huc excelle à peindre les hommes avec qui il vivait et
dont il comprenait la langue, il semble s’être entendu aussi avec les
animaux, il les a bien regardés, et a su souvent ce qu’ils pensaient. Il
nous montre un yak approchant d’un glacier:

  (Huc, page 426). «On fit passer les animaux les premiers, d’abord les
  bœufs et puis les chevaux. Un magnifique bœuf à long poil ouvrit la
  marche; il avança gravement jusque sur le bord du plateau; là, après
  avoir allongé le cou, flairé un instant la glace, et soufflé par ses
  larges naseaux quelques épaisses bouffées de vapeur, il appliqua avec
  courage ses deux pieds de devant sur le glacier et partit à l’instant
  comme s’il eût été poussé par un ressort. Il descendit les jambes
  écartées, mais aussi raides et immobiles que si elles avaient été de
  marbre. Arrivé au bout du glacier, il fit la culbute et se sauva
  grognant et bondissant à travers des flots de neige.»

En lisant ce récit, n’avons-nous pas partagé la crainte de l’animal, et
n’avons-nous pas éprouvé une sorte de soulagement à le voir en bas et
hors de danger?

Le sentiment de plaisir qu’un lecteur quelconque peut trouver à suivre
le Père Huc à travers les péripéties de son voyage, personne ne
l’éprouve plus vivement que nous. A chaque page de son récit, nous
sommes en pays de connaissance, nous admirons des paysages déjà vus,
nous assistons à des scènes qui nous sont familières.

Ce sont les yaks pris dans la glace au passage d’une rivière; les hommes
noirs venant saluer en tirant la langue et se grattant l’oreille avant
d’offrir une «écharpe de félicité»; après Tchang-ka, nous compterons le
long de la route les rangées de grands obos en marbre blanc venus de
loin, ou bien à Ly-tang, nous retrouverons sur les têtes des femmes les
mêmes plaques d’argent circulaires que nous avons vues; partout nous
reconnaîtrons les mêmes mandarins chinois arrogants ou ridicules devant
leurs inférieurs, humbles, rampants en présence de ceux qu’ils
craignent: toujours insupportables.

Et nous serons heureux, si notre témoignage peut contribuer, si peu que
ce soit, à accroître la réputation de sincérité qu’a méritée le récit du
Père Huc, c’est-à-dire le récit d’un des voyages accomplis en Asie
depuis Marco Polo.

Il ne nous reste plus qu’à remercier le lecteur qui a eu la patience de
nous suivre jusqu’ici, et à lui donner en le quittant un conseil: c’est,
s’il ne connaît pas les récits du Père Huc, de les lire, et s’il les a
déjà lus, de les relire, car pour citer les dernières lignes des
_Souvenirs de voyage en Tartarie et au Thibet_:

  (Huc, page 514). «Ce n’est pas qu’on manque d’écrits concernant la
  Chine et les Chinois. Le nombre des ouvrages qui ont paru ces
  dernières années en France, et surtout en Angleterre, est vraiment
  prodigieux. Mais il ne suffit pas toujours du zèle de l’écrivain, pour
  faire connaître des contrées où il n’a jamais mis le pied. Écrire un
  voyage en Chine après quelques promenades aux factoreries de _Canton_
  et aux environs de _Macao_, c’est peut-être s’exposer beaucoup à
  parler de choses qu’on ne connaît pas suffisamment.

  »Quoiqu’il soit arrivé au savant orientaliste J. Klaproth, de trouver
  l’_archipel Potocki_ sans sortir de son cabinet, il est en général
  assez difficile de faire des découvertes dans un pays sans y avoir
  pénétré.»




NOTES


Il m’a paru intéressant, à propos du Père Huc de citer ici l’opinion
émise par un voyageur qui a récemment visité une partie des contrées
jadis parcourues par le missionnaire, M. Rockill.

Dans son intéressant volume, _Land of Lamas_, je trouve, page 125, à
propos du passage du Boukhaïn-Gol:

  «Huc nous a laissé dans ses «Souvenirs» (II. 202) un récit très
  «graphique» quoique peut-être emballé, du danger et de la peine que
  lui et sa caravane éprouvèrent en passant cette rivière
  (Boukhaïn-Gol). Le lit avait environ trois quarts de mille de large,
  où j’y passais, mais le courant n’avait pas plus de quarante pieds de
  large et deux de profondeur. Il est très probable, quoi qu’il en soit,
  qu’il y a quarante-cinq ans le lit était beaucoup plus large, comme le
  sable et le gravier sur la rive gauche le prouvent, et qu’à la saison
  où Huc traversa la rivière (fin octobre) il y avait beaucoup plus
  d’eau que lorsque je la vis. Il me fut dit par de nombreux voyageurs à
  _Lusar_ et à _Taukar_, que le passage de cette rivière était souvent
  effectué avec beaucoup de difficulté; l’un d’eux même m’assura qu’il
  fut retenu une fois pendant trois jours, essayant de faire passer sa
  caravane de yaks sur la glace fondue. On doit ces remarques
  précédentes à la bonne renommée du Père Huc, dont la véracité en cette
  matière a été contestée par le colonel Prjevalsky et qui a été attaqué
  si violemment, que plus d’une personne a douté que lui et Gabet aient
  jamais mis le pied au Thibet, pour ne rien dire de Lhaça.

  »Indubitablement, ce fut de mémoire, plusieurs années après que les
  événements se furent passés, que Huc écrivit son ouvrage, et tandis
  que _jamais_, autant que je sache, il _n’invente_, il embellit souvent
  comme par exemple, dans le récit cité plus tard, de son passage à
  travers le _Hsiao hsia_ (la gorge près Hsining)[22]. Quoiqu’il en
  soit, ses notes sur le peuple, ses habitudes et costumes, sont
  invaluables et tandis que beaucoup de ses _explications_, de termes et
  de coutumes ne sont pas exactes, elles sont, du moins la plus grande
  partie, généralement acceptées par le peuple du pays auquel elles se
  rapportent. En somme, son ouvrage ne peut être trop estimé, et s’il
  avait été convenablement édité et accompagné de notes explicatives,
  des accusations telles que celles formulées contre lui par le colonel
  Prjevalsky n’auraient jamais pu s’accréditer dans le public.»

  [22] Voyez p. 50. Je suis heureux de trouver ce qui suit dans
    l’ouvrage du colonel Mark Bell: _La grande route commerciale de
    l’Asie centrale_ (Soc. Proc. Roy. Geog. XII, 69): «Prjevaslky a, je
    pense, jeté trop hâtivement du discrédit sur les ouvrages de ce
    jésuite (lazariste) de talent, à la compétence des remarques et à
    l’exactitude des observations duquel je désire rendre hommage toutes
    les fois que et partout où je pourrais en témoigner.

Page 67, au sujet du monastère de Kounboum:

  «Quoique je ne vis le trésor du couvent et les arbres blancs de bois
  de sandal que plus tard, je les décrirai ici. Dans une petite cour
  entourée de hautes murailles, se dressent trois arbres d’environ
  vingt-cinq à trente pieds de haut, un mur plus bas entourant le sol
  autour de leurs racines. Ce sont les fameux arbres de _Kounboum_, ou
  plutôt l’arbre, car celui du centre seulement est très vénéré, parce
  que sur ses feuilles apparaissent les contours du portrait de
  Tsong-k’apa. Les arbres sont probablement, comme suppose Kreitner, des
  lilas (_philadelphus coronarius_); ceux qui sont là sont une seconde
  croissance, les vieilles souches étant encore visibles.

  »Par malheur il n’y avait pas de feuilles sur l’arbre quand je le vis;
  et sur l’écorce, qui en beaucoup de places était entournée comme de
  l’écorce de bouleau ou de cerisier, je ne pus distinguer d’empreinte
  d’aucune sorte, quoique Huc dise que les images (de lettres
  thibétaines, non des images de Dieu) étaient visibles sur elle. Les
  lamas vendent les feuilles, mais celles que j’achetai étaient si
  abîmées qu’on ne pouvait rien distinguer dessus. J’ai appris pourtant
  des mahométans que sur les feuilles vertes, ces contours d’images
  étaient clairement visibles. Il est digne de remarque, que tandis que
  Huc trouva des lettres de l’alphabet thibétain sur les feuilles de cet
  arbre fameux, on voit maintenant seulement des images de _Tsong-k’apa_
  (ou Bouddha?). Il serait intéressant d’apprendre la cause de ce
  changement.»


FIN




TABLE

  INTRODUCTION                       1
    I.--RÉALITÉ DU VOYAGE DE HUC     7
   II.--CRITIQUES GÉOGRAPHIQUES     12
  III.--CRITIQUES LINGUISTIQUES     28
   IV.--SINCÉRITÉ DU RÉCIT          33
 CONCLUSION                         53
 NOTES                              62


IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--11698-7-93










*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PÈRE HUC ET SES CRITIQUES ***


    

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