Éric le Mendiant

By Pierre Zaccone

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Title: Eric le Mendiant

Author: Pierre Zaccone

Release Date: February 3, 2006 [EBook #17673]

Language: French


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Pierre Zaccone

ÉRIC LE MENDIANT

(1853)




Table des matières

I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX




I


Le 15 juin 1848, un paysan et une jeune fille sortirent de bon
matin du bourg de Lanmeur, et s'acheminèrent vers le petit village
de Saint-Jean-du-Doigt, situé à quelques lieues de là, sur le bord
de la mer.

Il pouvait être sept heures.

La journée promettait d'être superbe; le ciel étendait au-dessus
de leurs têtes son éclatante tenture bleue, frangée de nuages
blancs; le soleil sortait étincelant des montagnes lointaines; le
souffle frais du matin courbait les arbres en fleur, et semait sur
la route les gouttes odorantes que la rosée venait d'y verser. Il
régnait de toutes parts un calme, une paix, une sorte de
recueillement pieux, mêlé de doux et ineffables tressaillements;
on eût dit que la terre encore à demi assoupie luttait en
soupirant contre les dernières étreintes de la nuit, et qu'elle
murmurait doucement sa prière au dieu du jour.

Le paysan portait le costume breton dans toute son austère
simplicité -- Le chapeau rond à larges bords, la veste de drap
noir, le long gilet brun, la ceinture de couleurs diverses, la
culotte large et flottante, les guêtres de toile, et les souliers
ferrés. -- Il était grand et fort, robuste et nerveux, fumait une
pipe grossière, et s'appuyait, en marchant, sur un énorme _peu-
bas_, ce rude instrument des _vendette_ bretonnes.

Cet homme pouvait avoir une cinquantaine d'années environ; mais il
était encore si extraordinairement bien taillé, son visage, qui
rappelait dans son ovale anguleux, le type primitif des Kimris,
présentait un cachet si éclatant de fermeté et d'ardeur, il y
avait dans son regard tant de feu, dans son allure, tant
d'activité, que c'est à peine si on lui eût donné quarante ans.

On l'appelait dans le pays le père Tanneguy, et c'était le dernier
descendant mâle de la famille des Tanneguy-Duchâtel.

Quant à la jeune fille qui le suivait, c'était sa propre fille;
elle s'appelait _Margaït_, ce qui veut dire Marguerite en breton.

Marguerite avait seize ans: belle, comme doivent l'être les anges,
elle n'avait point encore réveillé son âme, qui dormait enveloppée
dans les douces illusions de l'enfance. Elle vivait auprès de son
père, heureuse, souriante, folle, et ne cherchait point à deviner
pourquoi, à de certains moments, elle sentait son coeur battre
avec précipitation, pourquoi une tristesse indéfinie imprégnait
parfois sa pensée d'amertume et de mélancolie: quand ces vagues
aspirations s'emparaient d'elle, ouvrant tout à coup sous ses pas
des routes ignorées, elle accourait auprès de son père, lui
racontait avec naïveté ses tourments et ses désirs; et trouvant
alors une force surnaturelle dans la parole douce et grave du
vieillard, la tempête passionnelle soulevée dans son coeur se
taisait, et la tristesse fuyait, la laissant candide et calme
comme auparavant!...

Le jour elle courait, suivant dans ses capricieux détours la
petite rivière artificielle qui alimentait les prairies
dépendantes de la ferme: elle allait gaie, rieuse, folâtre,
cueillant les pervenches et les bluets, pourchassant le papillon
aux ailes diaprées, écoutant le chant des oiseaux ou le cri des
bêtes fauves.

Si elle rencontrait un malheureux qui lui tendait la main, elle
ouvrait sans hésiter la petite bourse où elle renfermait le trésor
de ses modestes épargnes, et jetait généreusement une petite pièce
d'argent dans la main du mendiant.

Bien souvent elle rentrait à la ferme sans la moindre obole; et
alors si son père lui disait, en prenant un air grondeur:

-- Margaït! Margaït! vous avez fait bien des folies!

-- Bon père, répondait-elle avec candeur, j'ai rencontré tant de
malheureux!

Et son père l'embrassait; il était fier d'elle, comme elle était
heureuse de lui.

Aussi, quand Tanneguy, conduisant sa fille par la main se rendait
le dimanche à l'église du bourg, c'était à qui chanterait sur leur
passage les plus jolis _guerz_ bretons.

Les vieillards saluaient le père qui passait gravement au milieu
d'eux.

Les jeunes gens souriaient à la jeune fille dont le regard
éclatait de franche gaieté.

C'était un doux murmure où l'admiration et le respect étaient
mêlés et confondus, et qui les accompagnait jusqu'au seuil de la
vieille église gothique, comme un pieux et touchant concert!

Telle était Margaït.

Jamais le moindre souci n'était venu mettre une ride sur son front
si pur; jamais la plus légère inquiétude n'avait troublé la
sérénité calme de son coeur.

Elle allait à travers la ville comme le voyageur à travers les
forêts vierges de l'Amérique, écoutant avec ravissement les douces
harmonies de la nature, admirant les merveilles de cette
vigoureuse et féconde végétation, s'oubliant, enfin, dans la
contemplation de sublimes beautés que l'art ne peut égaler.

Margaït ne se doutait pas même des amères douleurs qui peuvent
faire la vie triste et désespérée, et elle buvait sans crainte à
la coupe d'or des joies terrestres dans laquelle, jusqu'alors,
aucune larme n'était encore tombée de ses beaux yeux!

Depuis quelque temps cependant Margaït grandissait à vue d'oeil,
ses formes se développaient avec grâce, ses épaules
s'arrondissaient comme sous l'amoureux ciseau d'un sculpteur
invisible, une flamme discrète brillait sous ses paupières
brunies.

La pauvre enfant ne comprenait pas bien encore ce qui se passait
dans son coeur; elle s'étonnait naïvement de ces changements
merveilleux, et s'effrayait même quelquefois, en admirant le
triple diadème de jeunesse, de grâce et de candeur dont la nature
couronnait son beau front.

Le vieux Tanneguy et sa fille marchèrent ainsi pendant une heure
environ, le premier, saluant de la voix et du geste les paysans
que l'aube matinale appelait aux champs, la seconde, envoyant un
bonjour et un sourire aux jeunes filles du bourg qui partaient
pour le marché. -- Toutefois, il est bon de remarquer que ces
échanges de politesse empruntaient, de la part des passants, un
caractère particulier de contrainte et de froideur; mais le père
Tanneguy n'y prit point garde... Peu à peu, la route devint plus
solitaire; ils ne rencontrèrent, à de longs intervalles, que
quelques voyageurs isolés, dont le visage leur était inconnu, et
quand le soleil s'éleva à l'horizon, ils se trouvèrent seuls, à un
endroit où la route se bifurque tout d'un coup.

Il y a, en cet endroit deux chemins qui conduisent par des détours
différents, à un même but. L'un, plus roide et plus rocailleux,
offre au voyageur les sites pittoresques, mais nus et désolés de
la côte; l'autre, qui n'est qu'un petit sentier creux, descend par
une pente insensible jusqu'à la mer.

Le vieux Tanneguy se tourna alors vers sa fille, et lisant
d'avance dans ses yeux:

-- Margaït, lui dit-il, avec un tendre et paternel sourire, quel
chemin prendrons-nous aujourd'hui?...

Margaït battit des mains sans répondre, frappa la terre de ses
petits pieds impatients, et s'élança en poussant un doux cri de
joie vers le chemin creux.

Le vieux Breton la regarda un moment s'enfoncer et disparaître
dans le sentier plein d'ombre, puis, ayant secoué sur son pouce la
cendre de sa pipe éteinte, il serra le _peu-bas_ qu'il tenait à la
main, et pressa le pas pour rejoindre sa fille.

Le soleil s'était levé, et sa vive lumière semblait tomber en
pluie d'or, à travers les branches d'arbres qui s'arrondissaient
en berceau au-dessus du sentier: les oiseaux cachés sous les
feuilles vertes saluaient les premières splendeurs du printemps;
et les deux ruisseaux qui côtoient le sentier, passaient en
chantant, sous les fleurs embaumées de leurs rives!

La nature a un langage inconnu et mélodieux qui remue profondément
le coeur et fait doucement rêver.

Le vieux Tanneguy sentit une singulière tristesse s'emparer de son
esprit, et il laissa sa pensée s'envoler un moment vers les mondes
infinis de l'imagination.

Quant à _Margaït_, elle était déjà loin!...

Elle avait détaché le chapeau de paille aux larges bords, par
lequel elle avait remplacé ce jour-là la coiffe traditionnelle des
filles de Bretagne; ses longs cheveux flottaient au vent sur ses
épaules, et la blonde enfant courait devant elle, avec un fol
enivrement.

De temps en temps seulement, quand après avoir arraché aux revers
du chemin, bon nombre de fleurs bleues et jaunes, elle se
retournait tout à coup, et n'apercevait plus derrière elle la
silhouette aimée du vieux Tanneguy, elle remontait en courant la
pente qu'elle venait de descendre et s'empressait de reprendre,
pour un moment, sa place accoutumée auprès de son père.

Ce n'est pas que Margaït eût peur de se trouver ainsi seule au
milieu du sentier; Margaït n'avait peur que des farfadets et des
sorcières, et elle savait bien que les sorcières et les farfadets
ne battent pas la campagne pendant le jour. Mais Margaït aimait
son père, et quand les papillons, la brise ou les fleurs ne lui
inspiraient plus de graves distractions, son coeur tout entier
revenait à son père bien-aimé!

C'était une noble enfant que Marguerite, et le vieux Tanneguy
n'ignorait pas quel pur trésor Dieu lui avait envoyé!...

Dans un de ces moments, où emportée loin de son père, par l'élan
de sa course, la blonde enfant ne songeait plus qu'à pourchasser
les papillons et les vertes demoiselles, elle atteignit un endroit
solitaire où la route se dégage tout à coup des petites haies
vives qui jusque-là masquent l'horizon et permet au regard de
planer au loin sur les vastes grèves de l'Océan.

Soit que Marguerite se sentît touchée de la beauté du spectacle
qui s'offrait si inopinément à ses yeux, soit qu'une autre cause
eût fait naître en elle un sentiment mêlé de crainte et de joie,
elle s'arrêta aussitôt et croisa ses deux bras demi-nus sur sa
poitrine! Puis, comme si la gaieté qui l'avait accompagnée
jusqu'alors, l'eût tout à coup abandonnée, comme si même une
certaine terreur se fût emparée d'elle, elle regarda
instinctivement à ses côtés ne sachant si elle devait avancer ou
reculer!...

Enfin, elle parut prendre son parti en brave, tourna vivement sur
elle-même, et après un nouveau mouvement d'hésitation, elle reprit
sa course, et s'en alla rejoindre son père qu'elle ne tarda pas
d'ailleurs à apercevoir.

La cause des craintes et des hésitations de Marguerite, est trop
naturelle et a trop d'importance dans cette histoire, pour que
nous en fassions plus longtemps un secret au lecteur.

Disons donc de suite, qu'au moment où la jeune fille atteignait
l'extrémité du sentier où nous l'avons vue s'arrêter, un jeune
homme, vêtu d'un costume élégant du matin, venait à elle, monté
sur un magnifique cheval de race.

C'était presque un enfant encore... Il avait des yeux vifs et
noirs, de longs cheveux bruns qui tombaient en boucles le long de
ses tempes, et la petite moustache noire qui décrivait une courbe
gracieuse sur sa lèvre, faisait ressortir la belle pâleur de sa
peau...

Le jeune cavalier n'avait point remarqué Marguerite, ou s'il
l'avait remarquée, il ne l'avait assurément pas reconnue, car il
continua sa route, sans chercher à accélérer le pas tranquille de
sa monture.

Son regard errait vaguement à droite et à gauche et sa pensée
suivait son regard.

Il rêvait!...

Il rêvait... à ces mille choses douces ou graves, charmantes ou
terribles, qui se présentent fatalement à tout homme qui entre
dans la vie!...

Il se disait qu'il avait vingt-deux ans déjà, que la vie s'ouvrait
devant lui, et qu'il ne savait quelle route choisir, parmi toutes
ces routes qui s'offraient à lui.

Il se demandait quel sentiment inconnu, étrange, évoquait en son
coeur enthousiaste le spectacle de l'Océan, ou cette sublime et
triste harmonie des grandes solitudes.

C'était un enfant encore, et devant le problème insondable et
irrésolu de la vie humaine, il se sentait hésiter, et il avait
peur!...

Quand le vieux Tanneguy et le jeune cavalier se rencontrèrent, le
visage du premier parut s'épanouir, et il lui fit un signe de tête
plein de bienveillance et de sympathie. -- Bonjour, monsieur
Octave, lui dit-il en le saluant de la main, j'espère que vous
voilà matinal aujourd'hui.

Le jeune cavalier avait arrêté son cheval, et après s'être incliné
devant le père de Marguerite, il avait envoyé à cette dernière un
sourire particulier qui témoignait de relations antérieures.

Puis, il se retourna vers Tanneguy.

-- Il a bien fallu se lever de bonne heure, lui répondit-il en lui
tendant une main que le Breton serra avec une affection toute
paternelle, ma mère est allée à Morlaix ce matin, et je vais à sa
rencontre.

-- Madame la comtesse est bien?... demanda Tanneguy.

-- Fort bien, je vous remercie» répondit le jeune homme.

-- Ah! nous avons souvent parlé de vous Marguerite et moi,
poursuivit Tanneguy après un moment de silence; il y a déjà
quelque temps qu'on ne vous a vu à la ferme, et je vous croyais
reparti pour Paris...

-- Non, interrompit Octave, et je n'ai nulle envie de repartir
encore... mais j'ai eu de graves préoccupations depuis que je ne
vous ai vu...

-- Des préoccupations politiques?... fit le vieux Tanneguy en
souriant avec bonhomie.

-- Peut-être bien! répondit Octave en jetant à la dérobée un
regard sur Marguerite.

Marguerite devint rouge comme une cerise.

Mais le jeune homme était pour le moins aussi embarrassé que la
jeune fille, et après quelques paroles banales échangées encore
avec Tanneguy, il les salua tous deux par un geste gracieux, leur
promit d'aller bientôt les voir à leur ferme de Lanmeur, et
enfonça lestement ses éperons dans les flancs de son cheval.

La noble bête prit aussitôt le trot, et monture et cavalier
disparurent un instant après aux regards de Tanneguy et de sa
fille.

Quand ces derniers l'eurent perdu de vue, ils reprirent
silencieusement leur chemin, et se dirigèrent du côté de Saint-
Jean-du-Doigt, dont on voyait déjà poindre à l'horizon les
premières maisons...

À l'extrémité du village, sur une petite langue de terre, qui
avançait presque aux bords de la grève, et derrière un bouquet
d'arbres touffus, dont les tons verts et vifs, se détachaient
nettement sur le fond sablonneux de la côte, s'élevaient les
blanches murailles d'une sorte de cottage solitaire.

Dès qu'ils aperçurent cette charmante habitation, un rayon de joie
brilla un moment dans les regards de Tanneguy et dans ceux de sa
fille, et, instinctivement, ils pressèrent le pas et hâtèrent leur
marche...

Cette habitation, c'était le presbytère de Saint-Jean-du-Doigt!...




II


Le bourg de Saint-Jean-du-Doigt est loin d'offrir à la curiosité
du touriste ce que le touriste est habitué à chercher en Bretagne,
c'est-à-dire des monuments d'une haute antiquité, ou quelque objet
digne d'être soumis à l'appréciation des antiquaires de Paris. --
À part son église dont quelques parties rappellent, avec assez de
fidélité, l'architecture du quinzième siècle, et un vase d'argent
richement ciselé, que l'on y conserve comme un don authentique
fait à la commune par la reine Anne, le petit bourg ne présente
guère d'intérêt au voyageur, que sa position pittoresque, et la
beauté du site qui l'environne!

Le voisinage de la mer imprime à tout paysage un caractère de
force et de grandeur; il y a dans le spectacle de cette immensité
sans horizon, comme dans la sauvage harmonie de ces vagues
incessamment agitées, quelque chose qui fascine, tourmente le
regard et imprègne l'âme d'une tristesse amère et douce à la
fois...

En présence de cette page sublime du livre de la nature, c'est en
vain que l'on chercherait à nier Dieu... Dieu est là, il faut
courber le front et adorer!...

Saint-Jean-du-Doigt est bâti sur les deux versants opposés d'une
petite vallée, que la mer envahit souvent dans les jours de grande
marée.

Par suite de cette disposition naturelle du village, la population
s'est partagée presque également en marins et en laboureurs.

Pendant la semaine, le village n'est habité que par les femmes,
les vieillards infirmes et les mendiants; quand le temps n'est pas
absolument mauvais, les laboureurs vont aux champs, tandis que les
matelots gagnent la haute mer.

Ce jour-là, Tanneguy et Marguerite ne furent donc pas surpris de
trouver Saint-Jean-du-Doigt presque désert, et de n'apercevoir de
loin en loin que quelques vieilles femmes occupées à filer le lin,
ou quelques vieillards qui se rendaient à l'église.

Ils traversèrent ainsi le petit village, et arrivèrent en peu de
temps au presbytère.

Cette habitation est l'une des plus heureusement situées de toute
la côte; placée sur le versant de l'est, elle domine à pic la
vallée et la grève qui s'étend jusqu'aux extrémités les plus
reculées de l'horizon. Rien n'a été négligé pour augmenter le
charme de sa situation. À droite et à gauche de la cour d'entrée,
s'élèvent deux bâtiments de forme rustique, où l'on enferme
pendant la nuit les boeufs et les chevaux de labour; au fond se
détache vivement sur le ciel bleu la silhouette blanche du
presbytère, à moitié caché derrière les arbres fruitiers du petit
verger qui le précède.

C'est là que résidait l'abbé Kersaint.

Avant d'être curé de Saint-Jean-du-Doigt, il avait été longtemps
vicaire à Lanmeur, et c'est dans cette dernière localité qu'il
avait connu Tanneguy. C'est lui qui avait baptisé Marguerite,
c'est lui encore qui avait donné à la femme de Tanneguy les
suprêmes consolations de la religion.

L'abbé Kersaint était un de ces nobles et vénérables prêtres qui
exercent leur saint ministère avec la sérénité d'une conscience
pure et l'élan courageux d'une âme dévouée à l'humanité. À Saint-
Jean-du-Doigt, comme à Lanmeur, il était devenu le père naturel
des pauvres de la commune, et, sur toute la côte, on ne prononçait
son nom qu'avec une sainte et pieuse vénération.

Tanneguy et Marguerite connaissaient le presbytère, pour y être
venus fort souvent déjà; ils poussèrent donc la porte sans sonner,
et entrèrent dans la cour.

Un énorme chien gardait le seuil de la porte, mais il reconnut
vraisemblablement dans ces nouveaux hôtes deux figures de
connaissance, car après avoir relevé la tête, et fait entendre un
grognement sourd et inarticulé, il se recoucha nonchalamment à
deux pas de sa niche, et regarda passer les visiteurs...

Ainsi rassurée par l'attitude bienveillante du cerbère breton, la
petite Marguerite quitta aussitôt la main de son père, et courut
devant elle.

Déjà les voyageurs avaient été signalés, et la blonde enfant
atteignait à peine le seuil de la porte, que l'abbé Kersaint lui-
même arrivait à leur rencontre.

-- C'est donc toi, Margaït, dit le vieillard en prenant les mains
de l'enfant avec une paternelle tendresse, allons, voilà une bonne
journée, puisque je te vois, et que tu es en bonne santé...

-- Monsieur le curé est bien bon...

-- Et nous sommes toujours sage?...

Marguerite rougit un peu et leva les yeux vers son père qui
approchait.

L'abbé Kersaint fit quelques pas, et tendit cordialement la main à
ce dernier.

-- Le ciel soit avec vous, Tanneguy, lui dit-il, vous êtes un
heureux père, et c'est une chose rare que de vous voir sur la
côte... il ne vous est rien arrivé au moins depuis que je ne vous
ai vu?...

-- Oh! rien, répondit Tanneguy en serrant la main que lui tendait
le vieillard, rien, monsieur l'abbé, si ce n'est que la république
nous a envoyé quelques préoccupations que nous n'avions pas
auparavant!... Mais, Dieu merci, tout prospère à Lanmeur; la
moisson s'annonce bien; les foins ont peut-être un peu souffert,
mais les blés seront magnifiques, et tant qu'il y aura de quoi
faire du pain au pays, les pauvres gens n'auront pas trop à se
plaindre...

-- Vous avez raison, interrompit l'abbé avec un soupir, mais il y
a bien des pauvres gens dans nos campagnes...

En parlant ainsi, ils étaient entrés dans le presbytère; l'abbé
avait fait passer ses hôtes dans la salle à manger, et on leur
avait servi une collation frugale.

Toutefois, Marguerite grillait du désir de parcourir le jardin et
le verger; le bon curé s'en aperçut, il fit un signe à Tanneguy,
et ce dernier permit à l'enfant de s'éloigner.

Cette dernière ne se le fit pas répéter, et quelques secondes
après, on entendit les éclats de sa voix fraîche et sonore,
retentir autour de l'habitation.

-- Une belle et joyeuse enfant que le bon Dieu vous a donnée
là!... dit le vieil abbé, lorsque Marguerite eut disparu.

Tanneguy sourit avec un faux air de modestie, à travers lequel
éclatait tout ton orgueil de père.

-- C'est ma seule consolation, répondit-il gravement, Dieu m'avait
repris la mère, c'était bien le moins, n'est-ce pas, qu'il
m'envoyât un de ses anges pour la remplacer!...

-- Elle se fait grande déjà...

-- Seize ans à peine!...

-- Et vous ne songez point à la marier?...

Tanneguy sourit encore, et montrant du geste Marguerite qui
courait en ce moment sous les fenêtres de la salle à manger:

-- La marier!... répondit-il, voyez-la... elle n'aime que les
fleurs et les papillons; elle naît à peine, la pauvre enfant; je
veux qu'elle ignore longtemps encore les soucis et les
préoccupations de la vie; tant qu'elle le voudra, je serai là pour
lui épargner les douleurs qui sont le partage de la femme, et si
Dieu me la conserve, comme il me l'a donnée, je ferai en sorte
qu'elle ne connaisse de ce monde que les pures joies et les
bonheurs réels...

Puis le vieux Tanneguy ajouta, mais cette fois avec une sorte de
complaisance paternelle:

-- D'ailleurs, dit-il, Marguerite sera un jour, s'il plaît à Dieu,
le plus riche parti de Lanmeur. Voilà bientôt seize ans que je
travaille pour elle... J'ai au pays une ferme qui m'appartient en
propre, et qui est d'un assez bon rapport... j'ai acheté
dernièrement quelques bons arpents de terre; avec une belle paire
de boeufs, et quelques chevaux de labour, cela lui fera une dot
présentable. Marguerite peut donc attendre et choisir. Je la
laisse libre. Elle a été élevée pieusement, je suis sûr d'elle
comme de moi, et quand viendra le moment où il me faudra la
remettre aux mains de celui qu'elle aura choisi, je m'y résignerai
sans crainte, bien certain d'avance que Dieu l'aura guidée dans
son choix, et que son choix sera bon!...

-- Brave Tanneguy!... interrompit le bon curé avec bonhomie, vous
avez été le meilleur des maris, vous serez le meilleur des pères.

-- Oh! ce me sera pénible de me séparer de ma jolie Marguerite,
répondit Tanneguy en soupirant, mais je me suis fait à cette idée
depuis longtemps, et quand viendra l'heure, je serai prêt.
D'ailleurs, ajouta-t-il avec un pâle et triste sourire, vous le
savez bien, monsieur Kersaint, j'ai toujours nourri en moi un
désir secret, celui de me retirer au bord de la mer. Cela me
rappellera mon ancien métier, et je m'ennuierai moins dans ma
solitude si je puis, tous les matins, faire un tour sur la grève.
Il y a longtemps que je serais venu habiter Saint-Jean-du-Doigt,
si je n'avais pas vu au cimetière de Lanmeur, le tombeau de ma
pauvre femme!

-- Une brave et digne femme! interrompit l'abbé.

-- Ma petite Margaït sera son portrait, repartit Tanneguy: même
beauté sereine, même vivacité, même coeur surtout!...

Le vieil abbé suivait en ce moment les mouvements de Marguerite
qui courait, éblouie par les rayons du soleil, presque enivrée par
l'air vif et pur du matin. Une certaine gravité s'était tout à
coup répandue sur ses traits, et il reporta doucement son regard
sur le visage de Tanneguy.

-- Tanneguy, lui dit-il alors d'une voix lente et comme s'il eût
pesé chacune de ses paroles, il y a bien longtemps que vous
n'étiez venu au presbytère, et si vous aviez tardé encore quelques
jours, mon intention était d'aller vous trouver à Lanmeur.

-- Vraiment!... fit Tanneguy dont l'oeil s'éclaira d'une joie
sympathique.

-- Oui, poursuivit l'abbé, j'avais besoin de vous voir!...

-- Est-ce qu'il serait survenu quelque changement dans votre
position?

-- Il ne s'agit pas de moi.

-- Et de qui donc?

-- De vous, mon ami.

Tanneguy regarda l'abbé avec étonnement; jamais il ne l'avait vu
si grave, et il sentait une vague terreur monter de son coeur et
troubler déjà son esprit.

Pourtant, il tenta de faire bonne contenance.

-- Eh bien! reprit-il après un moment de silence donné à la
surprise et à l'étonnement, je suis heureux de vous avoir épargné
le voyage; je suis prêt à entendre ce que vous aviez à me dire!...
et croyez bien d'avance que vous me trouverez tout disposé à
suivre vos bons conseils.

Le vieil abbé sembla alors se recueillir, puis il reprit:

-- Je ne sais, mon ami, dit-il, si vous connaissez au pays un
homme que l'on a pris l'habitude de désigner sous la dénomination
d'Éric le mendiant...

-- Je le connais, répondit Tanneguy en fronçant le sourcil.

-- Cet homme, poursuivit l'abbé, parcourt journellement les
communes de la côte, et il va partout, semant les nouvelles bonnes
ou mauvaises, vraies ou fausses, qu'il a recueillies sur son
chemin.

-- Je lui ai souvent fait l'aumône, et Margaït aussi!... objecta
Tanneguy...

-- Cela ne m'étonne pas!... il prélève dans la contrée une dîme
considérable, dont j'ai ouï dire qu'il faisait mauvais usage.
C'est, je crois, une nature perverse, mais cet homme n'est pas
seulement méchant, il est encore très dangereux.

-- Je le sais!... fit Tanneguy.

-- Vous avez eu à vous en plaindre...

-- Une seule fois.

-- Et depuis, vous ne lui faites plus l'aumône?...

-- Moi, je l'ai chassé de la ferme... mais Margaït lui donne,
encore de temps à autre, à ce que j'ai appris.

-- Alors, je commence à m'expliquer l'espèce de haine qu'il vous a
vouée.

-- Ah! il me hait.

-- Il dit du moins beaucoup de mal de vous...

-- Mais on n'y ajoute pas foi...

-- Tanneguy, c'est une des erreurs les plus funestes des natures
loyales et droites, de ne jamais croire à la puissance des
méchants!... il est bien souvent difficile, même aux hommes les
plus vertueux, de se préserver de leurs terribles atteintes.

-- Et qu'importe ce que cet Éric peut dire de moi! s'écria
Tanneguy en redressant le front avec une fierté pleine de
noblesse; il y a vingt ans que j'habite le pays, monsieur l'abbé,
et j'y ai assez d'amis dévoués, pour leur laisser le soin de me
défendre contre les calomnies de tous les mendiants...

-- Mais s'il ne s'agissait pas précisément de vous?

-- Comment?...

-- S'il s'agissait de Margaït, par exemple?

-- Margaït!...

-- Vous ne resteriez pas, je le suppose, tout à fait aussi
indifférent aux calomnies qui pourraient l'atteindre.

-- Il a dit du mal de Margaït!...

Le père Tanneguy s'était levé à moitié, son visage avait tout à
coup pâli, et sa main puissante et robuste s'appuyait carrément
sur la table de chêne.

Mais l'abbé Kersaint était trop l'ami de Tanneguy, pour ne pas
aller jusqu'au bout, et il poursuivit, malgré la colère qui
grondait sourdement dans la poitrine du père de Margaït.

-- Mon ami, lui dit-il, je me suis promis de vous dire toute la
vérité, et je ne veux vous en rien cacher. Éric a dit, et je vous
le répète, pour vous mettre à même de prendre des mesures qui
fassent cesser de telles calomnies, Éric a dit que depuis
plusieurs mois vous receviez fréquemment chez vous un jeune homme
que sa position sociale devrait au contraire éloigner de Margaït.

-- Octave!... balbutia Tanneguy.

-- Octave! répéta le curé; je sais moi, et tous vos amis savent
aussi que le jeune Octave passe chez, vous, qui êtes le fermier de
sa mère, quand le désir d'aller chasser dans les environs l'a
réveillé de bonne heure; mais Éric voit les choses autrement, et
il les répand avec des commentaires qui peuvent nuire à la
réputation de Marguerite.

-- Le misérable!...grommela Tanneguy en enfonçant ses ongles dans
la table.

-- Voilà ce qu'il dit, mon ami; il est triste, il est douloureux,
d'avoir à défendre une enfant aussi pure que Marguerite de
pareilles indignités, mais malheureusement, plus les calomnies
sont absurdes, plus elles trouvent de crédit auprès de nos
paysans... Vous y aviserez... et dans peu, j'en suis sûr, il n'en
sera plus question...

Tanneguy ne répondit pas: son oeil s'était ardemment fixé au
parquet; une pâleur livide s'était répandue sur ses joues, son
coeur battait à se rompre.

Il se leva.

-- Monsieur l'abbé, dit-il alors d'une voix profondément émue, je
vous remercie pour Marguerite et pour moi, vous avez le courage de
me dire la vérité, et maintenant je comprends bien des choses que
je ne parvenais pas à m'expliquer.

-- Quelles choses? fit l'abbé.

-- Oh!... des riens; les sourires des uns, l'air contraint des
autres, la joie maligne de tous... l'infamie, monsieur l'abbé.
Marguerite est perdue...

-- Y pensez-vous!...

-- Perdue, vous dis-je... Marguerite est pure comme la rosée de
mai; mais on ne le croit plus... je me vengerai.

-- Tanneguy!...

-- Ce n'est rien... soyez tranquille... j'aurai du calme, mais il
y a du sang des Tanneguy dans mes veines, et nous verrons bien.

-- Que comptez-vous faire?

-- Vous allez le savoir, et en peu de mots, comme il convient...
Marguerite va retourner avec votre domestique, la vieille Jeanne,
à ma ferme de Lanmeur... Moi, pendant ce temps, j'irai régler mes
affaires avec l'intendant des Kerhor, et demain je quitterai le
pays...

-- Partir!

-- Demain, monsieur l'abbé...

-- Vous reviendrez sur cette résolution.

-- Je ne partirai pas sans vous serrer la main, monsieur l'abbé,
mais je partirai...

En parlant ainsi, Tanneguy fit un geste d'adieu à l'abbé Kersaint,
et franchit résolument le seuil de la porte.

Cependant, on entendait toujours derrière les arbres du verger les
éclats joyeux de la voix de Marguerite.




III


En sortant de Saint-Jean-du-Doigt, deux chemins conduisent au
château de Kerhor, habitation d'été de la mère d'Octave: l'un a
été établi à grands frais pour les voitures; l'autre s'est trouvé
tout naturellement tracé par les piétons.

En quittant le presbytère, Tanneguy se mit à gravir le petit
sentier rocailleux qui suit les sinuosités capricieuses de la côte
jusqu'au château.

Il était profondément agité.

Son bâton s'appuyait, avec un bruit sec, sur les pointes vives du
roc, et sa main en serrait rudement de temps à autre la poignée. À
mesure que l'on s'éloigne de Saint-Jean-du-Doigt, l'aspect du sol
devient monotone, âpre et nu; la végétation luxuriante de
l'intérieur des terres disparaît; on n'aperçoit plus çà et là, que
quelques pousses souffreteuses qui essayent de végéter sur les
flancs inféconds du roc, ou encore quelques prairies arides, où
l'herbe a été flétrie et brûlée par les vents d'orage.

Bien que les rayons d'un soleil éclatant éclairassent ce tableau,
tout cela était d'une tristesse morne et désespérée, et Tanneguy
en reçut une impression fâcheuse qui ajouta encore à ses cruelles
préoccupations.

Tout à coup, il s'arrêta.

À quelques pas devant lui, et sur la pointe extrême d'un rocher
qui dominait à pic toute la grève, venait de se dresser une
misérable cabane recouverte de chaume.

Sur le seuil de cette cabane, un homme assis nonchalamment,
accommodait philosophiquement les guenilles dont il était vêtu.

Cet homme, Tanneguy le reconnut de suite.

C'était celui que, dans le pays, on appelait Éric le mendiant.

Au cri sauvage que le vieux Breton poussa à cette vue, le mendiant
releva la tête et pâlit.

Par une sorte de divination magnétique, il avait pressenti quelque
catastrophe, et conçut un moment la pensée de se soustraire à
cette visite indiscrète... Mais il était déjà trop tard.

Quand il voulut fuir, il se trouva en face du vieux Breton qui
avançait.

Il fallait faire contre mauvaise fortune bon coeur, et Éric, qui
ne manquait pas d'adresse, alla résolument au-devant du danger.

-- Bonjour, monsieur Tanneguy, dit-il en se découvrant avec
humilité devant le vieux descendant du connétable; le pauvre Éric
ne vous a point oublié ce matin dans ses prières, ni vous ni votre
charmante fille, et s'il plaît à Dieu de les exaucer, les
bénédictions du ciel descendront sur votre demeure.

-- Je vous remercie, Éric, répondit Tanneguy en se contenant de
son mieux, les prières des pauvres sont agréables à Dieu, et je ne
doute pas qu'il n'exauce les vôtres, si elles sont sincères.

-- En pouvez-vous douter? fit Éric avec componction.

-- J'en ai douté quelquefois, repartit Tanneguy, dont les sourcils
se froncèrent malgré lui.

-- Cependant...

-- Cependant, j'ai à vous parler, maître Éric.

-- À moi?

-- À vous-même.

-- J'allais sortir.

-- Vous sortirez plus tard.

-- Le matin, c'est le meilleur moment de la journée.

-- Eh bien! je vous en tiendrai compte, objecta brusquement
Tanneguy en lui jetant une pièce de monnaie que le mendiant se
hâta de ramasser; mais j'ai à vous parler, et il faut que je vous
parle!

Le mendiant fit disparaître dans sa poche la pièce de monnaie
qu'on venait de lui jeter, et montra sa cabane à Tanneguy, comme
pour l'inviter à y entrer.

La cabane dont il s'agit avait été construite par le mendiant lui-
même, avec quelques poutres que la mer avait jetées sur la côte un
jour d'orage, et de la terre qu'il avait ramassée sur la route;
les pluies et les vents des nuits d'hiver l'avaient
considérablement détériorée, et le toit, qui se composait de
mauvaise paille et de branches d'arbres desséchées, commençait
déjà à s'effondrer. Mais cette habitation, quelque chétive qu'elle
fût, suffisait à Éric, qui, d'ailleurs, n'y demeurait pas d'une
manière régulière et continue; dans les mauvais jours, il
s'estimait encore heureux de trouver là un abri, qu'il n'était pas
toujours certain de rencontrer ailleurs.

Une ou deux bottes de paille jetées dans un coin lui servaient de
lit, et la cabane n'avait pas d'autre ornement, si ce n'est un
mauvais escabeau boiteux, que le mendiant devait à la charité des
domestiques du château de Kerhor.

Quand Tanneguy fut entré, Éric s'allongea sur sa botte de paille,
son _peu-bas_ à gauche et sa besace à droite. Il avait fait ses
réflexions: il avait deviné tout de suite ce dont il s'agissait,
et il était décidé à affronter jusqu'au bout la colère du vieux
Breton; il n'ignorait pas que Tanneguy était violent, emporté, et
qu'il ne s'arrêterait peut-être pas devant les conséquences
extrêmes de son emportement; mais le mendiant se sentait fort, et,
au surplus, il n'était pas fâché, que le hasard lui offrit
l'occasion d'avoir une explication décisive avec le père de
Marguerite.

Il n'éprouva donc aucune émotion en voyant entrer ce dernier, et
un sourire presque ironique vint même effleurer ses lèvres,
lorsqu'il s'aperçut que Tanneguy parcourait silencieusement la
cabane, sans savoir probablement de quelle façon entamer
l'entretien.

Éric eut pitié de lui; il alla au-devant de ses désirs et
commença:

-- Vous avez désiré me parler, monsieur Tanneguy, dit-il, me voilà
tout prêt à vous écouter, et à vous rendre tous les services qu'un
pauvre mendiant comme moi peut rendre. Je connais bien du monde au
pays et ailleurs, sans me vanter, et si c'est pour avoir des
renseignements sur quelque bonne terre à acheter, je suis votre
homme.

-- Ce n'est pas de cela qu'il s'agit.

-- Et de quoi donc? demanda le mendiant avec une naïveté feinte.

-- Il s'agit de vous, et de vous seul, poursuivit Tanneguy, dont
les joues se colorèrent vivement, et qui frappa le sol de son
énorme _peu-bas_.

Éric le regardait stupidement, et comme s'il eût vainement cherché
à comprendre le sens de ses paroles.

-- De moi? répondit-il avec un étonnement admirablement joué; moi,
monsieur Tanneguy, je suis un pauvre mendiant, qui doit son
existence à la charité des habitants de la côte. Je serais trop
heureux de pouvoir vous être utile à quelque chose..., et je le
répète, pour cela je suis votre homme.

-- Soit! fit Tanneguy en réprimant un mouvement d'impatience, vous
vous obstinez à ne pas comprendre le sens très-clair de mes
paroles, eh bien! je parlerai avec encore plus de clarté...
Écoutez moi donc, maître mendiant, et retenez bien surtout ce que
je vais vous dire, car je vous l'assure, il pourrait vous en
coûter cher de l'oublier.

En parlant ainsi, le vieux Breton serrait son _peu-bas_ dans sa
main crispée; ses sourcils se fronçaient, et ses regards lançaient
d'ardentes étincelles.

Éric cependant suivait chacun de ses mouvements avec une
impassibilité vraiment remarquable.

Tanneguy reprit:

-- Il m'est revenu, dit-il d'une voix ferme et brève, que vous ne
vous contentiez pas, dans vos courses de vagabond, d'implorer la
charité publique, et que vous ajoutiez encore à ce métier celui
d'espion et de calomniateur.

-- Moi? fit Éric, qui se sentit pâlir malgré lui.

-- Vous! poursuivit Tanneguy, vous, Éric, le mendiant!... Et ce
qu'il y a peut-être de plus lâche et de plus infâme dans ce rôle
que vous jouez, c'est que vous vous gardez bien de vous en prendre
à ceux qui pourraient vous faire taire en vous châtiant, ou se
venger en vous tuant, et que vous vous attaquez de préférence à
des enfants qui n'ont d'autre défense que leurs larmes, ou d'autre
refuge que leur silence!

La physionomie de Tanneguy avait revêtu, pendant qu'il parlait, un
caractère particulier d'ardente colère qui parut inquiétant à
Éric.

Toutefois, il surmonta cette inquiétude passagère, et essaya un
sourire modeste.

-- On vous a trompé sur mon compte, monsieur Tanneguy, répondit-
il; je vas et viens à travers le pays, vivant des aumônes de tous,
et l'idée ne m'est jamais venue de dire du mal de ceux qui me
donnent!... Sans doute j'apprends et je vois beaucoup de choses en
voyageant ainsi, et quand je rentre le soir dans ma pauvre cabane,
j'ai souvent la mémoire bien plus remplie que ma besace; mais je
prends le bon Dieu à témoin que jamais il ne m'est arrivé de
raconter ce que j'apprenais ou ce que je voyais...

-- Cependant on me l'a dit... objecta Tanneguy.

-- On vous aura trompé, repartit le mendiant qui reprenait peu à
peu toute son assurance, et voyez-vous, ajouta-t-il avec une sorte
de complaisance nonchalante, il y en a qui m'aiment au pays et il
y en a qui ne m'aiment pas... Les uns disent du bien de moi, les
autres disent du mal... c'est une chose qu'on ne peut pas
empêcher, monsieur Tanneguy, et quand on a la conscience honnête,
et qu'on croit n'avoir rien à se reprocher, on va toujours son
chemin, sans s'inquiéter des mauvaises gens, et des mauvais
propos...

Tanneguy s'arrêta à deux pas d'Éric.

Les paroles du mendiant ne l'avaient pas calmé, ses sourcils
s'étaient rapprochés, ses dents mordaient ses lèvres avec une
fureur mal contenue.

-- C'est bien, dit-il d'un accent impérieux et comme s'il eût
voulu imposer silence au mendiant, c'est bien, tu n'es pas
coupable... tu n'as rien dit, on m'a trompé... puisque tu
l'assures, je te crois; je ne veux plus parler de ce qui est
arrivé, je veux seulement te donner un avertissement pour
l'avenir!... Il est possible que quelqu'un te paye pour venir
espionner ce qui se passe chez moi, mais c'est une chose que je ne
puis souffrir davantage, et que j'ai la ferme intention
d'empêcher.

-- Et comment donc cela? interrompit Éric avec un sourire presque
moqueur.

-- En te défendant d'approcher de la ferme, répondit Tanneguy.

Éric haussa les épaules:

-- Est-ce que ça se peut, ça? dit-il en jouant avec son bâton; je
vais à Lanmeur tous les jours, et il n'y a que le bon Dieu qui
puisse m'empêcher d'y aller.

-- C'est ce que nous verrons, fit Tanneguy, qui s'enivrait peu à
peu de sa propre colère.

-- Oh! c'est tout vu!...

-- Tu viendras?

-- J'irai!...

-- Même si je te le défends?...

-- Surtout si vous me le défendez.

-- Misérable! s'écria Tanneguy.

Et sa figure prit aussitôt une expression terrible; ses yeux
s'injectèrent de sang, et il leva son bâton noueux sur la tête du
mendiant.

Ce dernier n'avait pas bougé; seulement sa main s'était doucement
glissée dans la besace qui gisait à ses côtés, et il en retira un
instant après une sorte de mauvais pistolet de poche qu'il y
tenait constamment caché.

Cependant, la colère de Tanneguy semblait s'être éteinte aussi
vite qu'elle s'était allumée, et son arme demeura un moment
suspendue sur la tête d'Éric, sans qu'il pût se résoudre à la
laisser retomber.

Mais lorsqu'il aperçut le mouvement du mendiant, quand il vit que
sa main s'était armée tout à coup du pistolet qu'il venait de
retirer de sa besace, et qu'il paraissait disposé à en faire
usage, sa colère se ranima instantanément, ses mains se crispèrent
et d'un coup de _peu-bas_ vigoureusement appliqué, il fit tomber à
ses pieds le pistolet du mendiant.

Éric fut comme abasourdi de cette soudaine attaque, il se releva
d'un bond, et se jeta avidement sur le pistolet qui venait de lui
échapper.

Mais déjà Tanneguy avait eu le temps de poser le pied sur l'arme,
et son bâton s'était aussitôt relevé:

Éric le regarda stupidement, ne sachant pas trop s'il devait
reculer ou avancer.

-- Vous êtes un misérable, maître Éric, dit enfin le vieux Breton,
mais cette fois d'une voix plus calme, et si je n'avais écouté que
ma colère, j'aurais vengé, d'un seul coup, tous les honnêtes gens
de la commune, que vous avez calomniés, comme ma pauvre Margaït...
mais vous ne perdrez rien pour attendre, je vous le prédis, si
vous continuez à vous faire ainsi le digne instrument des
vengeances du château.

Et comme Éric, muet et immobile, ne quittait pas des yeux le
pistolet sur lequel Tanneguy avait mis le pied:

-- Prenez-y garde, poursuivit ce dernier en lançant d'un coup de
_peu-bas_ l'arme dehors la cabane, prenez-y garde, maître Éric,
vous jouez là un vilain jeu, qui vous conduira peut être plus loin
que vous ne voudriez aller... C'est tout ce que je puis vous dire,
aujourd'hui; mais nous pourrons renouer cette conversation, si le
désir vous prend jamais de revenir rôder autour de la ferme!...

En parlant ainsi, Tanneguy gagna la porte, et disparut bientôt
dans le sentier de Kerhor.

Éric l'avait suivi jusque sur le seuil; quand il l'eut vu
disparaître, il rentra dans la cabane, passa tranquillement sa
besace à son cou et releva son bâton.

-- Si vous le voulez bien, monsieur Tanneguy, se dit-il alors, et
tout en ajustant ses haillons, c'est ce soir que nous reprendrons
la conversation.

Et il s'éloigna rapidement, en prenant la direction de Saint-Jean-
du-Doigt.




IV


Vers la fin du jour, Marguerite se trouvait dans sa chambre, et
elle songeait tristement à tous les événements qui s'étaient
succédé depuis quelques heures seulement.

Marguerite savait les projets de départ de son père, et son coeur
se brisait quand elle venait à penser que, sous peu de jours, que
le lendemain peut-être, il lui faudrait quitter ce pays, où elle
se sentait retenue par des liens mystérieux et irrésistibles:
quand cette amère pensée s'emparait de son esprit, l'image sombre
et désespérée d'Octave passait devant elle, et ses yeux
s'emplissaient de larmes.

Marguerite aimait Octave d'une sainte et pure amitié; mais
l'amitié d'une enfant naïve comme elle aboutit souvent à l'amour.

Depuis quelque temps surtout, la pauvre Marguerite éprouvait à
l'approche d'Octave de singuliers symptômes qui jetaient bien
souvent le trouble et l'effroi dans son esprit. Son coeur battait
plus vite dans sa poitrine; le sang circulait plus ardent dans ses
veines; tout son corps tressaillait d'une joie sans seconde quand,
par hasard, sa main rencontrait la sienne. La nuit, Marguerite
avait des insomnies étranges; aux pâles rayons de la lune, il lui
semblait voir les anges, ses soeurs, s'asseoir à son chevet, et la
contempler tristement; elle s'effrayait malgré elle, et, par une
contradiction qu'elle ne pouvait comprendre, elle aimait ce
trouble, cette frayeur, cette vague inquiétude dont son âme était
pleine.

Qu'allait-elle devenir quand il lui faudrait s'éloigner? quand il
lui faudrait quitter le bourg pour n'y plus revenir? quand il lui
faudrait renoncer à revoir jamais Octave?

Marguerite ne se sentait pas la force de lutter contre la volonté
de son père; elle n'en avait ni le courage ni la pensée; elle
était décidée d'avance à faire le sacrifice de son amour, à mourir
lentement, plutôt que d'attrister, par un refus, la vieillesse de
son père; et cependant combien de larmes, combien de tristesses,
de désespoirs!...

La vieille Jeanne, la servante de l'abbé Kersaint, n'avait pas
quitté Marguerite; il se faisait tard cependant, et c était
l'heure du repos. La vieille Jeanne se mit en devoir d'aider la
fille de Tanneguy à se dépouiller de ses vêtements du jour.

Ces soins arrachèrent pour un moment Marguerite à ses tristes
préoccupations. La femme redevenait enfant, pour admirer chaque
parure qu'on lui ôtait, et elle ne se lassait de regarder sa
petite glace, comme pour s'assurer qu'elle restait jolie.

Tantôt c'était son collier de perles blanches qu'on lui enlevait,
et elle redressait avec fierté son beau col de cygne, aussi blanc
que la neige. Une autre fois c'était son surtout de drap piqué que
la vieille allait déposer dans un grand bahut sculpté, et son
regard caressait avec amour les contours délicieux de sa taille;
mais ce fut surtout lorsque Jeanne détacha le noeud qui retenait
ses cheveux et qu'elle les sentit retomber en longues boucles sur
ses épaules et son sein nus, qu'elle se prit à rougir, croisant
ses deux bras sur sa gorge naissante par un geste plein de pudeur.

Elle était si belle ainsi! Il y avait dans sa pose tant de
chasteté et de beauté; son regard à demi voilé étincelait de tant
d'amour contenu et de tant de pudeur, que la vieille Jeanne
s'arrêta un instant pour la contempler et l'admirer. Elle était
belle, et sainte, et pure; le vent des passions terrestres n'avait
point encore soufflé sur cette frêle enveloppe; son coeur était
aussi pur que son âme, son âme était aussi blanche qu'au sortir
des mains de Dieu!

Quand Marguerite vit que Jeanne restait debout devant elle,
plongée dans une admiration muette, elle jeta un petit rire, vif
et doux comme un cri d'oiseau, et alla elle-même prendre un long
vêtement de toile blanche, puis, s'étant assurée que tout aide
étrangère lui était désormais inutile, elle congédia Jeanne, et
demeura seule.

Alors, elle se reprit encore à songer à son départ, essaya de
mettre en ordre tous les objets qu'elle allait emporter, et comme
l'horloge de Lanmeur sonnait onze heures, elle alla s'agenouiller
près de son lit, et commença sa prière, les mains jointes, les
yeux levés au ciel.

Mais à peine eut-elle commencé, qu'une émotion fébrile fit
trembler ses mains, elle baissa les yeux, et s'étant détournée
avec vivacité, elle aperçut un homme debout au milieu de la
chambre.

Octave!... s'écria-t-elle en devenant pâle comme une morte,
Octave!

-- Marguerite!... répondit le jeune homme, d'un ton suppliant.

-- Vous, ici! poursuivit Marguerite, vous! oh! mon Dieu... mais
quelle a été votre pensée, dites? qui vous y a conduit? comment y
êtes-vous venu?... dites! dites!... mais répondez...

Et comme elle ne se sentit pas la force d'en dire davantage, elle
laissa retomber sa tête dans ses mains, et se prit à sangloter.

Le jeune homme s'élança alors vers elle, et, avant qu'elle eût eu
le temps de s'éloigner, il lui prit les deux mains dans les
siennes.

-- Marguerite!... lui dit-il, d'une voix pleine de larmes; ma
jolie Marguerite... ne pleurez pas ainsi; écoutez-moi, vous allez
partir!

-- Partir! fit Marguerite en relevant la tôle.

-- Demain, m'a-t-on dit... demain, il faudra me séparer de vous,
pour toujours...

Oh! je n'ai pu accepter cette pensée cruelle; j'ai voulu vous
revoir encore une fois, vous dire un dernier adieu... et je suis
venu... Marguerite, auriez-vous la cruauté de me dire que j'ai mal
fait?

-- Eh bien! répondit Marguerite, vous êtes venu, Octave, vous
m'avez vue... et maintenant, vous pouvez partir.

Et comme elle se dirigeait vers la porte de la chambre qu'elle se
disposait à ouvrir, Octave l'arrêta:

-- Y pensez-vous, lui dit-il, je ne puis sortir par cette porte,
je rencontrerais quelqu'un en ce moment, et vous seriez perdue.

Marguerite courut alors vers la fenêtre qu'elle ouvrit. La
campagne était calme, le ciel chargé de nuages; personne ne
veillait alentour; mais il y avait quinze pieds d'élévation, et
l'on pouvait se tuer en tombant...

Elle revint s'asseoir triste et rêveuse auprès de son lit.

Pendant quelques secondes un silence embarrassant régna dans la
chambre.

Octave restait debout et regardait Marguerite accablée, les yeux
fixés vers le parquet. Dans un moment même, il vit des larmes
couler silencieusement le long de ses joues.

Un profond sentiment de pitié s'empara de lui: il comprit que sa
position devenait odieuse. C'était la première fois qu'il faisait
trembler cette enfant, et il se reprocha sa lâcheté.

Il alla donc se mettre à genoux à deux pas d'elle, et joignant les
mains a son tour:

-- Marguerite!... dit-il, je vous aime!... je vous aime de tout ce
que Dieu a mis en moi d'amour et de passion; je vous aime comme un
insensé; voilà ma faute!... ne me pardonnerez-vous pas?... Oh! ne
pleurez pas ainsi... je puis sortir!... cette fenêtre n'est pas si
élevée qu'on ne puisse s'échapper par cette issue... je
partirai!... et qu'importe après tout que je meure si vous êtes
sauvée... vous, vous, Marguerite, ma Marguerite, bien-aimée...

Marguerite le regarda à travers ses larmes avec une mélancolie
profonde.

-- Octave, répondit-elle, vous m'aimez, dites-vous; j'ai bien
besoin de vous croire, dans ce moment surtout.

Et elle prit un ton grave et une pose sérieuse et réfléchie.

-- Octave, poursuivit-elle, vous ne pouvez vous retirer par cette
porte, car, ainsi que vous le disiez, on vous rencontrerait, et je
serais perdue. Cette fenêtre ne vous offrirait pas un moyen
meilleur de retraite, et quoique vous me le proposiez, je serai
aussi généreuse que vous, je n'accepterai pas. Il faut donc que
vous restiez ici jusqu'au jour.

Mais, ajouta-t-elle en lui désignant un des coins de la chambre,
j'attends de votre loyauté, de ne point franchir la distance que
vous allez mettre entre nous!...

C'étaient deux enfants, l'un âgé de vingt ans, l'antre de seize...
âge heureux où l'on se souvient encore de sa première pureté, où
l'âme n'a pas perdu toute sa naïveté et sa candeur; âge terrible
aussi, où les premières passions, les plus doux sentiments, les
plus irrésistibles penchants s'éveillent au coeur de l'homme.

Octave était un bon et simple jeune homme, qui n'avait pris aucun
des travers du milieu dans lequel il avait vécu. Fils unique,
dernier rejeton d'une famille aristocratique, il avait été
entouré, dès son enfance, de tous les soins, de toutes les
fantaisies qui flattent l'esprit, et cependant, son coeur ni son
esprit n'en avaient été gâtés. Il s'était développé au milieu de
ce monde de luxe, sans se laisser entraîner sur la pente si douce
des plaisirs faciles que le monde tolère, et à vingt ans, il avait
encore sa première pureté, et aucune séduction ne l'avait entraîné
au-delà des limites sacrées de l'honneur et du devoir.

Octave avait aimé Marguerite dès le premier jour; il avait bien
senti le trouble pénétrer dans son coeur, avec ce nouveau
sentiment; mille désirs impatients avaient vingt fois sollicité sa
jeunesse; mais la passion ne l'avait pas emporté jusqu'à
l'aveuglement, et jamais la pensée ne lui était venue de ternir la
chasteté de son amour par une trop vive ardeur de la possession.

Pour Marguerite, nous l'avons dit, les choses s'étaient passées
autrement. Pour elle, en effet, la vie n'avait pas toujours eu des
joies sans amertume; privée, dès sa plus tendre jeunesse des
caresses d'une mère chérie, elle avait vécu, un peu isolée,
quelquefois même, en proie à des découragements indéfinissables.
L'amour de son père ne lui avait pas toujours suffi. Puis, un
soir, elle avait vu Octave, et elle l'avait aimé. Cela s'était
passé aussi simplement que nous le racontons. Elle crut lire dans
les yeux du jeune homme qui se rapprochait d'elle, une pitié
tendre qui s'adressait à sa souffrance cachée, une promesse de
bonheur qu'on lui envoyait pour l'aider à supporter ses douleurs
secrètes, et elle, la pauvre enfant naïve, s'était laissé prendre
à la joie, à l'espérance, à la vie, en rencontrant cette chaste
sympathie. Il y avait dans le coeur d'Octave trop de pur amour,
pour que l'idée lui vînt de faire rougir Marguerite.

Il se serait tué plutôt.

Et cependant, du coin où l'amoureuse jeune fille l'avait relégué,
il jetait un coup d'oeil avide sur ces charmes divins, qu'un voile
léger lui dérobait à peine.

Il ne l'avait point encore vue ainsi.

Et son regard s'allumait, sa poitrine était en feu; vingt fois
même, par un mouvement irréfléchi, il fut sur le point de se
précipiter vers elle, et de la prendre dans ses bras...

Mais un geste de Marguerite, geste moitié impératif, moitié
suppliant venait l'arrêter, et le retenir à sa place.

Ils s'aimaient tous deux, et c'est ce qui les sauva!...

Pourtant, dans un de ces moments où le sang refluait avec tant
d'abondance vers la poitrine d'Octave, où le feu circulait, ardent
dans ses veines, où mille désirs mal combattus l'emportaient
malgré lui, vers une solution dont il eût rougi de sang-froid, la
vertu dont il avait fait preuve jusqu'alors fut vaincue, et il
marcha à Marguerite, les cheveux en désordre, et la tête perdue!

En le voyant ainsi venir à elle, Marguerite poussa un cri de
détresse, et croisa ses deux bras sur sa poitrine:

-- Octave, cria-t-elle d'une voix désespérée, vous mentez à votre
parole.

-- Marguerite, essaya de répondre Octave, qui déjà, d'un geste
puissant, saisissait ses deux mains effrayées.

-- Oh! mon Dieu!... dit la jeune fille accablée.

-- Marguerite! Marguerite!... tais-toi... poursuivit Octave, tais-
toi, je t'aime... des préjugés de famille nous séparent
aujourd'hui... mais tu peux être à moi!... devant Dieu, tu seras
ma femme, ma Marguerite bien-aimée... Oh! je te le jure, enfant
chère, mon plus saint désir, ma plus noble ambition est de
consacrer ma vie à ton bonheur; et quoiqu'il arrive, mes jours
sont désormais liés aux tiens... Marguerite.

-- Laissez-moi! dit la fille de Tanneguy d'une voix mourante.

-- Jamais!

-- Octave! Octave! vous êtes mon plus implacable ennemi!...

Mais Octave n'écoutait plus rien, un instant encore, et Marguerite
était perdue... Elle fit un effort désespéré; la honte et la
pudeur lui donnèrent des forces surhumaines, et, dégageant ses
mains de l'étreinte passionnée de son amant, elle courut effarée
vers la fenêtre qu'elle se hâta d'ouvrir:

-- Si vous faites un pas de plus, dit-elle en indiquant cette
nouvelle issue qu'elle venait de se frayer, Octave, je me tue.

Mais Octave n'avait nulle envie de la suivre; déjà son sang
s'était refroidi, et il avait honte du mouvement qui l'avait un
moment emporté. D'ailleurs la porte venait de s'ouvrir, et la
silhouette du père de Marguerite s'y dressait maintenant grave et
sévère.

-- Octave! dit le vieillard d'une voix lente et sombre, je vous ai
estimé jusqu'aujourd'hui à l'égal d'un gentilhomme et d'un homme
de coeur; mais l'action que vous venez de commettre est une
lâcheté, et je vous méprise...

-- Monsieur, balbutia Octave.

-- Une lâcheté, répéta Tanneguy avec fermeté; une pauvre fille
sans défense, une enfant, innocente et pure; ne pas se contenter
de la séduction du regard et de la parole, pousser l'infamie
jusqu'à la violence, ah! c'est trop, monsieur, et tout autre que
moi, peut-être, vous eût fait payer cher une semblable conduite...

-- Mais je l'aime! interrompit Octave; mon seul désir est de faire
de Marguerite ma femme devant Dieu et devant les hommes!

Tanneguy haussa les épaules, et sourit:

-- Que vous l'aimiez, monsieur, répondit-il, c'est possible: mais
que vous ayez l'intention de l'épouser, c'est faux.

-- Pourtant...

-- C'est faux, vous dis-je, car vous savez bien, comme moi, que
Mme la comtesse de Kerhor ne consentirait jamais à une pareille
union. Et cependant, poursuivit Tanneguy, toujours avec la même
gravité triste, il fut un temps où les Tanneguy eussent peut-être
hésité, eux aussi, à contracter une alliance avec les Kerhor. Mes
ancêtres m'ont légué à moi aussi, monsieur le comte, un blason que
je n'étale pas aux yeux du monde, mais dont je suis fier, et je ne
permettrai à personne, à personne, entendez-vous, de le souffleter
impunément!

Et comme Octave demeurait interdit et muet, le vieux Breton
continua:

-- C'est le malheur des temps, monsieur le comte, dit-il, les
jeunes gens d'aujourd'hui, qui, à l'âge de vingt ans ne croient
plus à l'amour, à la fidélité, à la loyauté, à l'honneur,
s'arrogent le droit de porter insolemment le trouble et la honte
dans les familles... Que leur importe à eux la vieillesse du père
ou la pureté candide de la fille; ils vont droit leur chemin, sans
s'inquiéter de ce qu'ils laissent derrière. Mais il peut se
trouver cependant, et j'en suis une preuve vivante, monsieur le
comte, un homme, un vieillard, que de pareilles actions révoltent,
qui a encore dans les veines un sang jeune et vigoureux, et qui,
au besoin, ne l'oubliez pas, saurait venger par l'épée, et d'une
main sûre, l'outrage fait à son honneur! Allez donc, monsieur le
comte; demain, grâce à vous, ma fille et moi nous quitterons le
pays... Et je vous le dis, avant de vous quitter, je vous le dis
sans colère et sans forfanterie, je prie Dieu qu'il vous éloigne à
tout jamais de ma demeure.

Octave avait tout écouté sans répondre.

Toutes ces insultes il les avait dévorées sans mot dire; c'était
le père de Marguerite qui parlait, et il faisait sans hésiter le
sacrifice de sa vanité à son amour.

Mais quand le vieux Tanneguy eut cessé de parler, il releva la
tête et fit quelques pas vers lui:

-- Monsieur, lui dit-il d'une voix ferme, les apparences accusent
aujourd'hui la sincérité de mon amour, et ce n'est ici ni le lieu
ni le moment de me disculper!... Pour Marguerite, pour moi, pour
vous-même, je me tairai... Je n'ai qu'un mot à dire cependant, et
ce mot renfermera toute l'explication de ma conduite: j'aime
Marguerite, et je jure Dieu qu'elle sera ma femme.

Puis, se tournant alors vers la jeune femme qui se tenait plus
morte que vive adossée à la fenêtre ouverte:

-- Adieu, lui dit-il, mais cette fois la voix pleine de larmes et
le coeur brisé, adieu, Marguerite. Oh! ne m'oubliez pas trop vite,
et un jour vous saurez combien je vous aimais!

Et, sans attendre de réponse, il franchit le seuil de la porte,
sans même oser regarder en arrière.

Cependant Marguerite était tombée à genoux, la tête dans ses
mains.

Elle sanglotait.

Le lendemain, la ferme fut vendue à la hâte, et le père Tanneguy
et sa fille quittèrent précipitamment le pays, sans que l'on pût
dire quelle direction ils avaient prise.




V


Deux années s'étaient écoulées depuis les événements que nous
avons racontés aux chapitres précédents. Si le lecteur veut bien
nous suivre, nous allons le mener vers une partie de la Bretagne,
en l'assurant d'avance qu'il n'aura rien perdu au change.

La Bretagne est assez riche pour fournir un cadre heureux à tout
ce que la vie habituelle peut offrir de scènes saisissantes et
dramatiques.

Il faisait nuit déjà depuis quelques heures; on était au mois de
septembre; des nuages noirs et lourds couraient dans le ciel; le
vent soufflait âpre et froid sur la côte.

Deux cavaliers venaient de sortir de Brest, et se laissant aller
au pas tranquille de leur monture, ils avaient pris le chemin qui
mène au Conquet, en côtoyant la rade.

L'un pouvait avoir vingt-huit ans, l'autre en avait à peine vingt-
deux.

Le plus âgé était un grand gaillard aux allures vives et décidées,
qui portait hardiment son chapeau de feutre sur l'oreille, et dont
le visage rayonnait de gaieté et de bonne humeur.

Le plus jeune, au contraire, était petit, quoique bien pris dans
sa taille; une extrême pâleur était répandue sur ses joues, et une
certaine teinte de mélancolie attristait ses traits.

Ils cheminaient l'un à côté de l'autre sans échanger la moindre
parole.

Du reste la route était déserte, quelques gouttes de pluie
commençaient à tomber, et l'on entendait du sentier ce bruit
tourmenté qui s'élève des flots que le flux et le reflux agitent
incessamment.

La situation prêtait peu à la conversation.

L'aspect de la rade était sans charmes, et avec le vent et la
pluie, cinq lieues à faire n'étaient certainement pas chose bien
attrayante.

Toutefois, le plus âgé des deux voyageurs sembla penser autrement,
car après quelques minutes de silence il se tourna brusquement
vers son compagnon, et arrêta son cheval en poussant un éclat de
rire qu'aucun écho ne lui renvoya.

-- Ah çà! mon cher Octave, dit-il avec un accent de brusquerie de
bon aloi, je ne vous trouve guère charmant cejourd'hui; et si
j'avais prévu le cas où vous deviendriez aussi monotone, je me
serais bien gardé de quitter notre chère capitale pour vous suivre
dans ce pays qui, s'il ne manque pas de pittoresque, manque
essentiellement de lune et de soleil.

-- Vous aimez donc, bien le soleil? repartit ironiquement son
compagnon.

-- Vrai Dieu, mon ami, s'écria le plus âgé d'un certain ton
enthousiaste qui avait sa séduction, j'ai vécu dix ans de mes plus
belles années dans un affreux taudis de l'une des plus horribles
rues de Paris; l'escalier était étroit et sombre, la chambre ornée
de ses quatre murs; je montais cent vingt-huit marches pour y
atteindre, et jamais, durant les dix années de labeur opiniâtre et
de luttes incessantes, je n'ai eu une heure de lassitude ou une
seconde de découragement.

-- Et pourquoi cela? objecta Octave.

--Ah dame! poursuivit son compagnon, c'est que ma chambre, ou ma
mansarde si vous l'aimez mieux, avait deux grandes fenêtres
ouvrant sur le ciel et recevait de première main les plus purs et
les plus riants rayons du soleil. Le matin, à midi, le soir, du
soleil! c'est-à-dire, mon cher ami, de la gaieté, de la confiance
en Dieu, de l'indépendance, de l'amour, ces mille sentiments bénis
qui font de la vie un éternel enchantement...

-- Vous n'avez pas l'air médecin, Horace, objecta Octave.

-- Pourquoi donc?

-- À votre enthousiasme!...

-- Ah çà! mon bon, moi j'avoue mon faible; j'aime la vie; je n'ai
jamais, comme vous, nourri d'affreuses et froides pensées de
suicide. Le hasard m'a ramassé un jour dans les rues de Paris, où
je peignais des enseignes; j'avais quatorze ans, je ne connaissais
ni mon père ni ma mère, mais j'étais intelligent, Dieu merci, et
je portais dans mon coeur cette fleur d'éternelle jeunesse que
rien au monde n'a pu encore flétrir... Ah! Octave, je voudrais
bien vous donner quelquefois un peu de ma gaieté et de mon
insouciance.

-- Votre existence n'a pas été secouée par les mêmes douleurs,
répondit Octave avec un sourire triste.

-- La mort de votre mère!...

-- Oui; et plus que cela peut-être, la perte d'un amour dont
j'avais fait mon seul rêve.

-- Vous m'avez compté cela... mais enfin on se console.

-- Le croyez-vous?

-- Je n'en sais rien... mais on se distrait, on travaille, on
voyage...

-- Et que faisons-nous donc?

-- Pardieu! vous avez raison... nous voyageons, nous allons pour
le moment... où diable m'avez-vous dit que nous allions?

-- Au Conquet.

-- Non, à l'abbaye de Saint-Matthieu, un monastère antique, planté
audacieusement sur un promontoire battu par les flots, suspendu
comme un vaisseau de pierre entre le ciel et l'eau... Ce doit être
superbe!

-- Et cependant vous maugréez.

-- Aussi, avouez que je n'ai pas tout à fait tort; voilà bientôt
huit jours que nous arpentons la Bretagne, un délicieux pays, ma
foi, tantôt à pied, tantôt à cheval; et depuis huit jours nous
n'avons pas couru le moindre danger et rencontré le moindre
voleur.

-- Vous vous croyez toujours en Italie?

-- Le fait est qu'en Italie nous aurions eu le temps d'être
dévalisés vingt fois.

-- Grand merci.

-- Bah! l'imprévu, cher ami, n'est-ce pas la vie? Je donnerais,
moi, la moitié de mon existence pour ignorer ce que je ferai
durant l'autre moitié.

Tout en devisant ainsi, les deux amis avaient laissé bien loin
derrière eux la ville de Brest et les petites habitations qui
s'échelonnent le long de la côte.

À mesure qu'ils avançaient, le chemin devenait plus difficile,
plus montueux; les chevaux avaient bien de la peine à suivre le
sentier, que les pluies récentes avaient détrempé. D'ailleurs la
route avait cessé de côtoyer la rade, et maintenant ils
s'enfonçaient à chaque pas davantage dans les terres.

Octave était retombé dans sa mélancolie ordinaire. Horace,
désespérant de l'en arracher, se contentait de le suivre sans rien
dire.

Le silence s'était donc rétabli, et un incident seul pouvait
désormais le rompre.

Cependant Octave s'arrêta tout à coup et se tourna vers son
compagnon avec une certaine vivacité qui ne lui était pas
habituelle.

-- On se distrait, on travaille, avez-vous dit, s'écria-t-il
brusquement. Vous croyez donc, vous, Horace, que l'on puisse
oublier...

-- Je le crois, répondit Horace un peu surpris de cette boutade
inattendue.

-- Ah! c'est que vous n'avez jamais aimé!

-- Jamais!

-- Eh bien! moi, Horace, moi j'avais vingt ans alors, c'est-à-dire
que je n'avais pas encore souffert: la vie ouvrait devant moi ses
deux portes dorées, et mon coeur, que rien n'avait blasé,
acceptait sans défiance les premières promesses de bonheur...
Avoir vingt ans et se croire aimé d'une femme que l'on aime,
Horace, le ciel n'a pas de plus douces ni de plus pures joies...
Ce que j'avais fait de rêves insensés, Dieu seul le sait... et un
seul jour, une heure a brisé tout cet avenir de bonheur. Voilà de
ces malheurs que l'on ne peut oublier, mon ami!

-- Pauvre Octave!

-- Ah! vous qui êtes médecin, Horace, vous qui, grâce à un travail
surhumain, êtes parvenu à conquérir à vingt-huit ans une des
places les plus illustres parmi les célébrités européennes, dites-
moi donc pourquoi l'on ne meurt pas de douleur, ou plutôt, ce que
c'est que cette douleur qui vous tue peu à peu, lentement,
longuement. Dites-moi ce que c'est que la vie, l'amour, ce que
c'est que la mort.

-- Ceci ne rentre pas clans la chirurgie, mon ami, objecta Horace.

-- Ah! tenez, poursuivit Octave avec un geste de découragement,
l'amour est un sentiment triste... J'ai songé bien souvent à me
tuer, depuis que j'ai perdu Marguerite. Où est-elle?... qu'est-
elle devenue?... est-elle morte, elle, morte de honte et de
désespoir? dois-je la rencontrer un jour, ou faut-il que j'use ma
vie, ainsi, heure par heure, dans cet isolement qui m'épuise,
m'absorbe, et m'enlève à chaque instant un peu de ma force et de
mon courage?...

Horace ne répondit pas... Depuis quelques minutes, un bruit de pas
s'était fait entendre derrière eux, et cet incident mit fin
momentanément à la conversation.

D'ailleurs ni Octave ni Horace n'étaient bien certains du chemin
qu'ils suivaient en ce moment, et ils n'étaient pas fâchés l'un et
l'autre d'avoir, à ce sujet, quelques renseignements positifs.

Horace arrêta son cheval.

Par imitation, Octave en fit autant.

Quelques secondes s'étaient à peine écoulées, qu'ils virent
poindre, derrière eux, au bout du sentier, la silhouette d'un
homme, qui portait le costume du pays.

Cet homme marchait d'un bon pas, et s'appuyait sur un bâton ferré.

La lune était cachée derrière les nuages noirs que le vent
chassait de la côte; mais les pâles rayons qu'elle laissait
glisser de temps à autre suffisaient à détailler les parties
importantes de son costume.

Il portait le chapeau aux larges bords, l'habit de drap brun des
hommes du canton de Saint-Thégonnec, et des guêtres de cuir qui
lui montaient à mi-jambes. Cet homme paraissait être encore dans
toute la force de l'âge.

Comme les deux cavaliers s'étaient arrêtés au milieu du sentier,
il les eut bientôt rejoints, et passa près d'eux, sans ralentir le
pas.

Seulement, et selon l'antique et solennelle coutume du pays
breton, en passant près d'eux, il porta la main à son chapeau, et
salua.

Les deux jeunes gens lui rendirent respectueusement, son salut, et
Horace se mit aussitôt en devoir de l'interpeller.

-- Pardon, monsieur, lui dit il, pardon de vous arrêter, mais mon
ami et moi, nous nous sommes engagés dans ce sentier, un peu
imprudemment, et nous ne savons vraiment pas s'il nous conduira où
nous désirons aller.

-- Et où désirez-vous aller?... demanda le Breton, en s'appuyant
sur son _peu-bas_, au milieu du sentier.

-- Au Conquet...

-- Ce chemin y mène tout droit, messieurs...

-- Et combien avons-nous encore de lieues, pour y arriver?

-- Trois, au plus, répondit le Breton, qui, sans attendre nue
autre question, salua de nouveau les deux cavaliers, et reprit sa
route du même pas rapide et pressé.

-- C'est égal!... murmura Horace dès que le Breton eut pris une
certaine avance, les habitants de ce pays, sont d'étranges gens...
N'avez-vous pas remarqué, Octave, l'énorme ceinture de cuir que
celui-ci portait autour des reins?...

--En effet! fit Octave.

-- Diable d'idée de rentrer chez soi, à une pareille heure de la
nuit, quand on porte de pareilles sommes...

-- La côte est sûre.

--Que sait-on?...

-- Les Bretons ne volent pas...

-- Non, mais les forçats?...

Il y eut un silence.

Silence plein d'angoisses, car tous les deux avaient cru entendre
les arbustes du sentier tressaillir sous une pression, qui n'était
pas celle du vent.

-- N'avez-vous pas entendu?... demanda presque aussitôt Horace.

-- Si fait!... répondit Octave.

-- Il y avait quelqu'un dans le champ voisin...

-- Peut-être bien...

-- Je vous avoue que je ne serais pas très-rassuré à la place de
notre Breton.

-- Vous ne rêvez qu'aventures, mon ami...

-- Vous avez raison, sans doute, Octave, mais si vous m'en croyez,
nous presserons le pas...

-- Pour fuir! fit Octave en riant.

-- Pour escorter ce brave homme... répondit Horace... et tenez,
ajouta-t-il presque immédiatement, voyez si mes pressentiments me
trompaient!...

Les deux cavaliers étaient arrivés à ce moment, dans un endroit
élevé, d'où le voyageur domine les lieux environnants.

Octave avait arrêté une seconde fois son cheval, et il tourna les
regards vers l'endroit que lui désignait son compagnon.

À une distance d'environ deux cents pas, trois hommes traversaient
un champ de blé noir, en courant, et se dirigeaient en toute hâte,
vers le sentier dans lequel le Breton venait de s'engager.

-- Vous avez raison, dit Octave.

-- En avant donc, répondit Horace, et Dieu veuille que nous
arrivions à temps.

Les deux jeunes gens lancèrent aussitôt leur cheval, mais à peine
eurent-ils franchi une certaine distance, que le bruit d'une
lutte, suivi peu après d'un cri épouvantable s'éleva du milieu de
la nuit, et vint les glacer d'effroi...

-- Un crime! s'écria Octave.

-- Un assassinat! ajouta Horace.

Et ils reprirent leur course plus rapide, enfonçant leurs éperons
sanglants, dans le ventre de leur bête.

En dix minutes, ils furent sur le lieu de la scène.

Mais les assassins avertis par le bruit de leur course, avaient eu
le temps de prendre la fuite, et il ne restait plus sur le revers
de la route que le cadavre inanimé du Breton.

Horace sauta aussitôt à bas de son cheval, détacha sa trousse de
la selle, et s'avança rapidement vers la victime.

Son chapeau gisait loin de lui; sa ceinture de cuir avait disparu,
une large blessure ouvrait sa poitrine.

Octave était descendu de son cheval, comme son compagnon, avait
attaché les deux bêtes à la haie du chemin, et plein d'anxiété, il
s'était rapproché d'Horace qui déjà tenait la main du blessé...

-- Il n'est pas mort, au moins? demanda-t-il vivement, à voix
basse.

-- Heureusement, répondit Horace.

-- La blessure est-elle mortelle?...

-- Non.

-- Je respire...

-- Ah! ne nous flattons pas trop cependant, mon ami, poursuivit le
jeune médecin, ceci n'est point seulement un vol ordinaire,
croyez-moi; il y a là quelque atroce et épouvantable vengeance.

-- Qui peut vous faire supposer...

-- La nature de la blessure même.

-- Comment...

-- Regardez vous-même.

En ce moment, la lune venait de se dégager des quelques nuages qui
interceptaient les rayons, et grâce à sa clarté douteuse, Octave
put examiner l'état de la victime.

-- Par un hasard providentiel, poursuivit Horace, en découvrant la
poitrine du Breton avec le même sang froid que s'il se fût cru
encore, professant l'anatomie dans l'un des hôpitaux de Paris; par
un hasard providentiel, le couteau a porté sur une côte, et s'y
est arrêté; mais il est facile de voir avec quelle vigueur, disons
avec quelle haine le coup a été porté. Dans une attaque ordinaire,
l'assassin se fût contenté de mettre son adversaire hors de
combat; ici, il a choisi sa place... et je dirai plus, je gagerais
que la victime a été frappée après le vol...

-- Je vous avoue que je ne comprends pas... objecta Octave.

-- Vous allez comprendre, ... repartit Horace, il y a eu lutte
d'abord, c'est évident... Voici les vêtements déchirés, le linge
froissé, le chapeau lancé au loin, tous indices certains d'un
combat acharné, lequel a dû se terminer par la chute de notre
Breton... il avait affaire à trois adversaires, nous les avons
vus; il a dû succomber... et remarquez ceci, Octave, c'est que cet
homme n'a pas reçu durant le combat la moindre égratignure; qu'il
était d'ailleurs désarmé, puisque nous ne retrouvons plus son
bâton;... qu'enfin, lorsqu'il est tombé, les trois voleurs étaient
maîtres de lui, et qu'il n'avait aucun intérêt à commettre un
meurtre désormais inutile.

-- À moins cependant que l'un des assassins ne fût connu de la
victime, dit Octave.

-- Voilà la vérité, ajouta vivement Horace, vous l'avez trouvée...
Oui, pendant la lutte, le malheureux aura prononcé un mot, un nom
peut-être... Ce nom était celui de l'un des assassins, et cela a
suffi... Quand il est tombé, il était déjà condamné... On l'a
assassiné à froid.

-- Voilà une terrible histoire.

-- Bah! fit Horace, il en sera quitte pour quelques milliers de
francs de moins.

Et, sans ajouter une parole de plus, le jeune médecin se mit en
devoir de panser la blessure du Breton, qui déjà, d'ailleurs,
commençait à revenir de son évanouissement.

C'était, il faut le dire, une scène profondément, saisissante,
surtout à l'heure et dans le lieu où elle se passait.

Le paysage qui les entourait avait un aspect particulièrement
triste.

Quelques champs sablonneux où poussait une végétation sans force;
çà et là, de frêles bouquets de bouleaux brûlés par les vents
d'ouest; partout une campagne nue et sans charme; enfin, une
certaine harmonie monotone et désolée, qui se composait du bruit
des vagues sur les falaises prochaines, ou des plaintes du vent de
mer dans les genêts.

Les deux jeunes gens s'étaient tus, en proie à mille sentiments
contraires, et penchés avidement sur le patient, ils épiaient,
chacun de ses mouvements, attendant avec une anxiété mortelle
qu'il revint à lui!

Le Breton ne se fit pas longtemps attendre; il agita d'abord ses
deux bras, comme au sortir d'un long sommeil, passa à plusieurs
reprises sa main sur son front et dans ses cheveux, et promena
enfin son regard effaré autour de lui:

-- Où suis-je?... demanda-t-il d'une voix faible.

-- Près de deux amis, répondit Horace, et surtout près d'un
médecin que Dieu avait envoyé là pour vous sauver.

-- Mais... que s'est-il donc passé? ajouta encore le vieux Breton,
qui ne se rappelait pas.

Puis, passant de nouveau sa main sur ses tempes glacées, il
chercha à fixer ses esprits; son regard examina une à une les
touffes de genêts qui ornaient les revers de la route, les chevaux
attachés à la haie, Octave, Horace, tout ce qui l'entourait; et
quand il le reporta sur lui-même, il s'arrêta et laissa échapper
un mouvement d'effroi, en apercevant sa propre blessure:

-- Du sang!... s'écria-t-il; mais cette fois d'une voix ferme et
qui ne tremblait plus... Du sang...! oh! je me rappelle... tout à
l'heure... ici... Éric. Éric le mendiant... le misérable... C'est
lui, messieurs, c'est lui, il voulait m'assassiner!

-- Que vous disais-je? fit Horace à l'oreille d'Octave.

-- Silence! interrompit ce dernier.

Depuis quelques secondes, en effet, Octave semblait s'être
transformé.

La voix du Breton, ce nom d'Éric qu'il avait jeté au milieu de sa
phrase, cet éclair sauvage qui jaillissait de ses yeux, toutes ces
particularités, insignifiantes ou naturelles en apparence,
l'avaient profondément agité; et maintenant, pâle, ému, respirant
à peine, il attendait, suspendu aux lèvres du patient, qu'un mot
vint encore qui fixât ses irrésolutions.

Mais le Breton paraissait s'être calmé; il avait saisi la main
d'Horace, et la serrait dans les siennes avec effusion.

-- Vous l'avez dit, monsieur, poursuivit-il d'une voix pleine de
larmes, c'est Dieu qui vous a envoyé à mon secours... car ma mort
eût été un grand malheur, savez-vous bien?... non pour moi, qui
n'ai plus grand temps à vivre sans doute, mais pour une pauvre
enfant qui se serait trouvée seule au monde, et qui serait morte
dans l'isolement et le désespoir.

-- Vous avez une fille?

-- Un ange, monsieur, et c'est une grande bonté de Dieu d'avoir
détourné le couteau de ce misérable, car, à l'heure qu'il est,
Marguerite serait perdue.

-- Marguerite? s'écria Octave qui ne pouvait plus se contenir, et
se précipita vers Tanneguy dont il prit les mains.

-- Vous la connaissez? fit ce dernier en retirant ses mains par un
mouvement de défiance.

-- Mais je suis Octave!... Tanneguy, Octave Kerhor; ne me
reconnaissez-vous pas?

Le vieux Tanneguy se tut, regarda un moment Octave, qui se tenait
debout devant, lui, haletant, éperdu, attendant, une réponse, et
remua tristement la tête:

-- Oui, vous êtes Octave, dit-il après un moment de silence, je
vous reconnais bien maintenant. Sans le vouloir sans doute,
monsieur, c'est vous qui avez attiré sur nous tous les malheurs
que nous déplorons... Marguerite est maintenant perdue pour vous,
comme elle est perdue pour le monde.

-- Que dites-vous?

-- Je dis, Monsieur Octave, que vous êtes un gentilhomme, et que
j'attends de votre honneur que vous n'irez pas plus loin sur cette
route, quand je vous aurai appris que Marguerite est à deux pas
d'ici.

-- Mais je l'aime!

-- C'est un aveu que vous m'avez déjà fait, jeune homme, et
aujourd'hui comme il y a deux ans, cet aveu le repousse.

-- Ah! c'est de la cruauté.

-- Non, de l'humanité, monsieur.

-- Comment?

-- Et si vous n'avez pas su respecter naguère l'innocence de
Marguerite, j'espère qu'aujourd'hui, du moins, vous saurez
respecter sa folie.

-- Marguerite folle!... s'écria Octave, qui fut obligé de se
retenir au bras d'Horace pour ne pas tomber.




VI


Marguerite folle!...

Cette pensée ne sortait plus de l'esprit d'Octave, et depuis trois
jours qu'il était au Conquet, il avait, vainement, cherché à
calmer la douleur dont il avait été frappé en apprenant cette
cruelle nouvelle.

Marguerite folle!

Toute la journée on le voyait errer sur la côte déserte, marchant
de rocher en rocher, quelquefois sombre, muet, le regard fixe et
le front penché; puis souvent, s'arrêtant sur la grève pour
prendre sa tête dans ses mains et pleurer...

Il n'avait pas songé à raconter à Tanneguy sa vie, son amour, la
mort de sa mère, qui le laissait libre; il avait laissé Horace
reconduire le vieux Breton à sa demeure, et n'avait pas insisté
pour y aller lui-même.

Qu'y eût-il été faire...?

Maintenant Marguerite était perdue pour lui, perdue à jamais, sans
espoir... La vue de la pauvre enfant, dans sa pénible position,
eût renouvelé toutes ses souffrances, sans y apporter le moindre
remède; il valait mieux la quitter sans la revoir, il valait mieux
partir sans lui parler.

D'ailleurs, il avait encore, dans son coeur, l'image ineffable de
l'enfant heureuse qu'il avait connue et aimée; il ne voulait pas
attrister sa vie, en apportant dans sa solitude le souvenir cruel
de son malheur!

C'est ainsi qu'il avait raisonné dès les premiers moments; il
espérait alors qu'Horace lui apporterait des nouvelles de
Marguerite, que quelqu'un lui parlerait d'elle, qu'il saurait
enfin d'une manière certaine que penser et que faire.

Mais Horace n'avait point encore rencontré Marguerite; pour
complaire à Octave, il avait, à diverses reprises, demandé au père
Tanneguy à la voir; sa qualité de médecin lui donnait le droit
d'être indiscret, elle lui en imposait presque le devoir. Le père
Tanneguy avait repoussé toute avance à ce sujet: la solitude,
prétendait-il, convenait surtout à l'état de sa fille; elle vivait
fort retirée, ne voyait que son père, et souriait seulement le
soir quand la journée avait été belle.

Le père Tanneguy avait ajouté que sa santé propre était pour ainsi
dire rétablie, qu'il n'oublierait jamais le service qu'Horace et
Octave lui avaient rendu, mais qu'il désirait bien vivement ne pas
les retenir dans le pays plus longtemps qu'il ne leur convenait à
eux-mêmes.

C'était une manière indirecte de les congédier; mais Horace, par
amitié pour Octave, n'y voulut point prendre garde.

-- Ainsi, disait Octave après que son ami l'avait entretenu
longuement de l'intérieur de la ferme du père Tanneguy, ainsi,
vous n'avez pu voir Marguerite?

-- Impossible!

-- Et du moins vous a-t-il fait connaître le caractère particulier
de sa folie?

-- Nullement.

-- Vous ne le lui avez peut-être pas demandé?

-- Si fait.

-- Et qu'a-t-il répondu?

-- Il a éludé.

-- C'est étrange! disait Octave.

-- C'est étrange, si l'on veut, ajoutait Horace, car enfin cet
homme ne veut pas vous voir; je comprends cela jusqu'à un certain
point, et vous aussi. Le plus sage donc est de nous en tenir là,
mon ami, de faire notre valise, et de prendre une autre direction.

-- Partir sans la voir?

-- Mais elle ne vous reconnaîtra pas!

-- Mais moi, Horace, moi, je la verrai; je presserai sa main,
j'entendrai encore une fois le son de sa voix; dans l'expression
de son regard, je retrouverai peut-être quelques rayons de son
beau regard d'autrefois... et que sait-on?... Dieu ne m'aurait-il
pas envoyé ici pour la rendre à la raison et à l'amour?

-- Les amoureux ont toujours d'excellentes raisons qui ne valent
pas mieux que les vôtres, dit Horace en haussant les épaules.

-- Mais n'êtes-vous pas de mon avis? Pensez-vous que sa folie
doive être éternelle?

-- C'est selon.

-- N'avez-vous pas envie de le savoir?

-- Peut-être.

-- Vous êtes savant.

-- Vous êtes bien bon!

-- Et curieux.

-- Je ne m'en cache pas.

-- Eh bien! restez, mon ami. Allez encore chez le père Tanneguy...
Pour moi, pour vous, pour elle aussi, ne parlons pas; tentez
encore de les rencontrer; notre persévérance sera couronnée de
succès; et si vous pouvez la voir seulement dix minutes, vous me
l'avez dit, vous saurez si cette folie est incurable.

-- Je vous le promets.

Et tous les jours c'étaient les mêmes instances de la part
d'Octave et la même condescendance de celle d'Horace.

Il est vrai de dire que ce dernier n'était peut-être pas
complètement désintéressé dans la question.

Le mystère dont on entourait Marguerite, les précautions inouïes
que prenait le père pour n'en laisser approcher personne, pas même
un médecin: tout cela avait éveillé sa curiosité au dernier point,
et l'obligeance avec laquelle il semblait servir les intérêts
d'Octave, était bien un peu mêlée d'entêtement pour son propre
compte.

Mais jusqu'alors ses efforts avaient été vains, et rien ne pouvait
faire supposer qu'il dût mener l'affaire à bonne fin.

Un jour, Octave était sorti du Conquet, et tout en se promenant,
il avait insensiblement gagné la plaine, et son instinct, plus que
sa volonté, l'avait dirigé vers la demeure de Marguerite.

C'était une petite habitation, placée sur une légère éminence, qui
dominait conséquemment toute la côte, et devait jouir des beaux
spectacles qu'offre la mer par les jours de grandes tempêtes.

On a beaucoup exploré la Bretagne, dans ces derniers temps
surtout; les touristes s'y sont donné rendez-vous de tous les
points de la France, et cette terre, éminemment pittoresque, a été
pendant quelques années presque aussi fréquentée que la Suisse ou
l'Italie.

Mais les touristes n'ont guère visité que les lieux dont les
_Guides du voyageur_ leur indiquaient le nom et la position
topographique. Ils ont parcouru les plaines de Karnac, les rives
enchantées de l'Ellé, les montagnes d'Arrès; ils se sont arrêtés à
Penmarch, au Foll-Cout, à Saint-Paul-de-Léon, et bien peu ont osé
pousser leur course, jusqu'aux bords de l'Océan. Les côtes de
Bretagne ont rarement été foulées par le pied du voyageur, et les
historiens du pays eux-mêmes ont complètement négligé d'en faire
mention.

Que de ravissants paysages, que de puissantes fantaisies de la
nature restent là, ignorées ou méconnues. Quel plus beau spectacle
que celle longue suite d'énormes rochers que la mer, dans ses
gigantesques caprices, a taillés avec un art qu'envierait le plus
habile sculpteur! De Saint-Matthieu à Saint-Paul-de-Léon le regard
se lasse à admirer; les glaciers de la Suisse n'ont pas de plus
beaux aspects, les bords de la Baltique n'offrent pas de plus
curieux sujets d'étude. Il y aurait tout un livre à écrire sur
cette partie de la Bretagne, livre coloré, attrayant, saisissant
et dramatique. Il sera fait tôt ou tard.

La ferme du vieux Tanneguy était à une demi-lieue environ de la
côte, mais par sa position elle dominait, nous l'avons dit, toute
cette plaine qui s'étend entre le Conquet et Saint-Matthieu; un
bouquet de petits arbres en formait une ceinture mouvante, et elle
s'en dégageait coquettement pour laisser s'élever vers le ciel les
petites tourelles à cul-de-lampe, dont elle était ornée: un vieux
reste de la féodalité.

Octave examinait un à un tous les détails de cette charmante
habitation, et son coeur battait à se rompre quand la pensée lui
venait que Marguerite était là, sans doute, et que d'un moment à
l'autre il pouvait la voir. C'était la première fois qu'il lui
arrivait de pousser ses excursions jusqu'à cet endroit, et il se
sentait rougir et trembler comme un écolier pris en défaut.

Mais le désir de voir Marguerite fut plus fort; il s'assit au pied
de l'un des arbres qui servent d'allée à l'habitation, et attendit
patiemment.

Il était six heures environ; le soleil se couchait à l'horizon, il
avait fait une journée magnifique. Il espérait la voir sortir, la
rencontrer, lui parler; mille rêves insensés à la réalisation
desquels il ne croyait pas. Mais il attendait, et cette attente
suffisait à emplir son coeur d'une douce émotion.

Une heure se passa ainsi sans qu'aucun incident vint troubler sa
solitude; Octave était désappointé, mais que pouvait-il faire? Se
résigner et revenir le lendemain, c'était le parti le plus sage,
et déjà il se disposait à se lever quand un bruit de pas vint
détourner son attention.

Ce pouvait être Marguerite! et tout son être tressaillit; mais
cette joie dura peu, car dès qu'il se fut retourné, il aperçut un
vieux mendiant qui venait à lui du bout de l'allée.

Le vieux mendiant s'appuyait sur un bâton noueux, et paraissait
marcher avec beaucoup de peine. Octave eut pitié de lui et alla à
sa rencontre.

-- La charité, s'il vous plaît, mon bon monsieur, fit le vieillard
dès qu'Octave fut à portée du chapeau qu'il tenait à la main et
avec cette voix chevrotante et plaintive qui semble appartenir
exclusivement aux mendiants bretons.

Octave laissa tomber une pièce blanche dans le chapeau qu'on lui
tendait et se disposa à passer outre; mais il s'arrêta presque
aussitôt, comme poussé par une idée soudaine, et fit signe au
mendiant de s'approcher.

Celui-ci accourut avec toute la prestesse d'un jeune homme, et
leva vers Octave sa tête et ses regards avides.

-- Pour vous servir, mon bon monsieur, dit-il en s'inclinant
humblement, malgré mes soixante-dix ans et mes infirmités, il y a
bien des services que je puis rendre encore; et me voilà prêt, mon
bon monsieur.

Octave l'examina.

Ce mendiant, pouvait avoir cinquante ans au plus, malgré les
soixante-dix qu'il s'attribuait si généreusement. Il portait le
costume déguenillé de l'emploi; une besace vide pendait à son
côté, et un bandeau couvrait une partie de sa figure.

D'ailleurs il avait l'air fort respectable, et nul, si ce n'est
Tanneguy, n'eût pu reconnaître dans cet homme Éric, le mendiant de
Saint-Jean-du-Doigt.

C'était lui cependant, toujours aussi vert, aussi vigoureux,
jouant encore avec la même astuce et le même bonheur la comédie de
la mendicité. Éric avait été obligé de fuir les environs de Saint-
Jean-du-Doigt après le départ de Tanneguy; on avait su ses
calomnies, et tout le canton avait cessé presque instantanément de
lui faire l'aumône.

Éric avait donc quitté le pays et s'était dirigé vers Saint-
Matthieu, conservant au fond du coeur une haine implacable contre
Tanneguy et sa fille dont il avait fait le malheur, mais qu'il
accusait d'avoir fait le sien.

Éric était une mauvaise nature; aucun bienfait ne pouvait le
ramener. Il s'était promis de se venger de Tanneguy, et rien
n'aurait pu le faire renoncer à ses projets de vengeance. Sans
s'en douter, ou sans s'en inquiéter, il suivait cette pente
sanglante qui mène tout droit au bagne.

Du reste le bagne est à Brest, à deux pas de la côte, et, l'on
doit le dire, le voisinage d'une pareille institution est
pernicieux pour les campagnes qui entourent cette ville; non que
nous entendions prétendre que le sens moral y soit plus perverti,
que l'on y rencontre plus de criminels que dans tout autre lieu;
Dieu nous garde d'exprimer une pareille pensée. Mais il nous
semble que le bagne doit rayonner tristement sur les environs. Il
s'échappe presque tous les jours un ou deux forçats de Brest, et
ces forçats se répandent d'habitude dans les communes qui
l'entourent; quelquefois ils y séjournent; c'est une dangereuse
compagnie; ce sont de terribles professeurs de vol et
d'assassinat. Il ne faut pas laisser l'esprit populaire se
familiariser avec ces épouvantails nécessaires; il faut craindre
qu'ils ne deviennent de sanglants soliveaux!

Éric s'était vite formé à cette école: le premier pas était fait;
il entra de plain-pied dans cette voie terrible, et, comme on l'a
vu dans le chapitre précédent, il s'était assez bien acquitté de
sa première affaire.

Octave examinait donc Éric le mendiant et hésitait à l'interroger.

Éric se trouvait gêné par cette espèce d'examen dont il était
l'objet; il craignait à chaque instant qu'Octave ne vînt à
rappeler ses traits et à le reconnaître, et il ne lui convenait
pas, dans le moment du moins, de renouveler connaissance.

Il recommença donc ses propositions.

-- Monsieur veut peut-être un guide pour visiter les environs,
reprit-il avec le même ton paterne; quoique je ne sois plus aussi
ingambe que je l'ai été, je pourrai cependant lui être de quelque
utilité, et personne ne connaît la côte mieux que moi. Tel que
vous me voyez, j'ai fait autrefois jusqu'à vingt lieues dans ma
journée.

-- C'est bien marcher! murmura Octave, mais ce n'est pas un
service de cette nature que j'attends de vous, mon brave homme.

-- Il m'appelle brave homme, pensa Éric, il ne me reconnaît pas.

-- En votre qualité de mendiant, poursuivit Octave, vous devez
fréquenter toutes tes fermes du pays et en connaître les
habitants: ce sont des renseignements que je veux avoir; êtes-vous
à même de me les donner?

-- Tout ce qui pourra vous être agréable, répondit Éric.

Et un sourire plein de malice, d'astuce et de satisfaction passa
sur ses lèvres.

Mais Octave était trop profondément préoccupé pour s'apercevoir
d'un semblable détail.

-- Voyez-vous, poursuivit Éric, voilà vingt ans bientôt que je
suis dans le pays, et je puis vous donner sur les familles qui y
demeurent les renseignements les plus circonstanciés.

-- Les renseignements que je désire avoir, dit Octave, n'ont
qu'une importance purement relative, et d'ailleurs la personne
dont il s'agit n'habite guère cette côte que depuis deux ans...

-- Depuis deux ans? fit Éric comme s'il eût cherché à se rappeler.

-- Oh! il est inutile de chercher longtemps, ajoute Octave, je
n'ai point d'intérêt à cacher le nom de cette personne; nous
sommes sur sa propriété, et c'est Tanneguy qu'elle s'appelle.

-- Tanneguy, dit Éric en relevant la tête.

-- Vous le connaissez?

-- Beaucoup, mon bon monsieur.

-- Il y a deux ans qu'il est au pays, n'est-il pas vrai?

-- Deux ans, en effet.

-- Et quelle réputation y a-t-il acquise?

-- Oh! celle d'un respectable et digne fermier... il n'y a qu'une
voix là-dessus.

-- Il vit fort retiré cependant?

-- Il ne sort jamais, pour ainsi dire.

-- Et qui fréquente-t-il?

-- Personne.

-- Mais comment le connaît-on alors?

Éric remua la tête avec un faux air de finesse et de bonhomie.

-- Eh! mon bon monsieur, répondit-il, par le bien qu'il fait.

-- Il en fait donc beaucoup?

-- Tout son avoir y passe, quoi!

Octave hésita, puis il poursuivit:

-- Mais dites-moi, mon brave homme, ajouta-t-il, à quoi, dans le
pays, attribue-t-on cette sorte de solitude dans laquelle il se
renferme?

-- Oh! à ceci et à cela, répondit Éric, à tout et à rien, vous
savez, les uns disent blanc, les autres disent noir. Ceux qui sont
plus près de la vérité rapportent cela à des malheurs que le
bonhomme Tanneguy a éprouvés dans le pays qu'il habitait
auparavant.

-- Quels malheurs?

-- Sa fille...

-- Ah! il a une enfant?

-- Et un beau brin de fille!

-- Vous l'avez vue?

-- Comme je vous vois.

-- Et elle est jeune?

-- Dix-sept ans approchant.

-- Et jolie?

-- Comme un ange du bon Dieu.

-- Et pourquoi semblez-vous mêler la fille à la cause des malheurs
du père?

-- Oh! c'est une histoire...

-- On la dit folle, n'est-ce pas?

-- Pour cela, mon bon monsieur, je l'ai souvent entendu dire.

-- Est-ce que vous ne le croiriez pas?

-- Elle vit fort retirée, la pauvre enfant, et il est bien
impossible de savoir ce qu'elle pense et ce qu'elle dit.

-- Mais alors, pourquoi ces bruits?

-- Çà, c'est le père Tanneguy, un brave homme, voyez-vous, qui a
quelquefois des idées singulières.

-- Comment?

-- Mon avis à moi est que la pauvre jeune Marguerite n'est pas
heureuse.

-- Vous pensez donc que son père aurait poussé la cruauté jusqu'à
la séparer des vivants; qu'elle ne serait pas folle?

-- Je le pense.

-- Mais alors, ce serait une action généreuse que de l'enlever à
cette prison inique dans laquelle on l'enferme, où on la tue
lentement.

Un sourire passa rapidement sur les lèvres d'Éric, et Octave se
tut.

Son coeur battait avec précipitation: un espoir soudain s'était
fait jour à travers ses irrésolutions, et ses regards fixement
arrêtés sur les tourelles du manoir cherchaient à y découvrir
celle qu'il aimait.

Cependant, malgré l'assurance d'Éric, malgré le désir qu'il
nourrissait dans son esprit, il ne pouvait encore croire à cette
révélation. Pourquoi le vieux Tanneguy, qui aimait tant sa fille,
l'aurait-il ainsi cruellement condamnée à la solitude, à la folie?
Pourquoi Marguerite se serait-elle résignée à jouer ce rôle dont
elle devait souffrir? N'y avait-il pas, au contraire, mille
raisons de croire qu'il en était autrement? Et Octave lui-même
n'était-il pas fondé à penser que la douleur avait pu égarer la
raison de Marguerite jusqu'à la folie?

Octave retomba lourdement de la hauteur de ses espérances dans la
réalité, et il sentit de nouveau son coeur se briser et la
confiance s'en échapper.

D'ailleurs, ce qui le confirma encore davantage dans cette pensée,
que le mendiant avait calomnié le père de Marguerite, c'est que,
lorsqu'il sortit de ses rêveries et releva la tête, le mendiant
avait disparu, ne croyant pas devoir attendre de nouvelles
interpellations.

Octave poussa un profond soupir, et reprit son chemin vers le
Conquet.

Il était profondément triste: une amertume sans seconde emplissait
sa poitrine; un désespoir morne se lisait sur ses traits.

Pauvre Marguerite!... Marguerite, folle!... folle à cause de son
amour.

Il ne l'avait pas vue, il lui faudrait repartir sans la voir; il
allait être contraint de s'éloigner pour toujours.

Octave comprenait qu'il valait mieux, pour son repos, pour son
bonheur, qu'il en fût ainsi. Et cependant il ne pouvait se
résigner à celle nécessité; et il marchait, à pas lents, dans
l'allée de tilleuls, espérant toujours vaguement que Dieu
prendrait pitié de lui, et mettrait fin à son atroce douleur.

Tout à coup il s'arrêta.

Un bruit imperceptible s'était fait entendre, et Octave avait
tressailli.

Une fenêtre de l'une des tourelles venait de s'ouvrir, et
l'amoureux jeune homme s'était retourné précipitamment. C'était
Marguerite!

Le jour n'avait pas fui encore. Il régnait de toutes parts un
calme et un recueillement ineffables; quelques rayons de soleil se
jouaient encore sur les toits bleus du petit manoir.

C'était bien Marguerite!

Mais comme elle avait pâli et maigri, ce n'était plus la blonde et
charmante enfant rieuse qu'il avait connue et aimée; maintenant
c'était la pâle et douce image d'Ophélia, pleurant son amour
perdu, ou souriant tristement aux rêves de sa raison égarée.

Octave demeura comme frappé de cette transformation, et ne pouvant
avancer ni reculer, sans force, sans voix, la poitrine haletante,
il laissa tomber sa tête dans ses mains et fondit en larmes.

Et alors, tout son passé revint radieux, rire et danser autour de
lui; toute cette vie heureuse, enchantée, bénie de Dieu, passa
devant lui jour à jour, heure à heure, avec ses fleurs et ses
parfums, ses chants et ses fêtes.

Il revit la vallée de Saint-Jean-du-Doigt, la ferme du père
Tanneguy; le chemin creux qu'il prenait pour y aller, le sentier
rude et rocailleux qu'il suivait pour en revenir.

Comme il était jeune et gai! Comme il aimait!

Et Marguerite? la pauvre sainte enfant!

Elle courait alors à travers la prairie, laissant flotter ses
cheveux sur son dos; quelle grâce exquise dans ses gestes! quelle
candeur sur son front! quelle touchante expression dans son
regard!

Dieu n'avait pas d'ange plus pur; jamais homme n'avait été aimé
par un coeur plus naïf!

Octave suivait un à un ces fantômes gracieux du passé, et il les
saluait les yeux pleins de larmes et le coeur désespéré.

Tout était fini maintenant. Le vide s'était fait autour de lui; la
solitude, une solitude froide et sans écho l'entourait, et il ne
voyait plus de refuge que dans la mort.

Ainsi absorbé par les souvenirs du passé, Octave n'entendait pas
la voix de Marguerite, qui, grâce au calme de la soirée, semblait
flotter dans l'air comme une ravissante harmonie.

Elle chantait une de ces légendes bretonnes qui sont si
profondément imprégnées de la mélancolie du pays et de ses
habitants, et sa voix était émue, en racontant des malheurs dont
elle semblait comprendre toute l'amertume.

C'était l'héritière de Keroulay.




VII


Marguerite avait cessé de chanter; Octave écoutait encore,
suspendu à ses lèvres. La nuit était venue, laissant tomber de son
front étoilé ses premières ombres transparentes, et bien que
Marguerite eût disparu depuis quelques minutes, Octave ne pouvait
se résoudre à abandonner la place. Un désir immodéré s'était
emparé de lui; il voulait la voir encore, lui parler, entendre
cette voix qui lui avait rappelé tant de choses de son passé.

Les fous, pensait-il, ont quelquefois des moments de lucidité;
alors, ils se souviennent, ils retrouvent pour un instant
seulement l'amour, la joie, l'espoir du passé. Marguerite doit
être ainsi. Une heure passée à ses genoux suffirait à la rendre
heureuse et à la faire souvenir!

Il s'arracha de la place qu'il occupait et fit quelques pas vers
la ferme. Il était plein d'hésitation et de terreurs; mais une
volonté plus forte que la sienne le poussait en avant, et il
obéissait à cette impulsion, sans en chercher la cause.

Il ne connaissait pas la ferme, mais son coeur le dirigeait, et il
arriva peu après à deux pas du verger, lequel n'était séparé de la
voie publique que par une mauvaise clôture en branches de houx.

Une émotion indicible s'empara de son esprit, quand il posa le
pied sur ce terrain. C'était là qu'habitait Marguerite; ces lieux
étaient pleins d'elle; elle y venait quelquefois sans doute; les
allées sablées qu'il foulait avaient été sans doute souvent
foulées par ses pas. Une exaltation singulière saisit son coeur,
et il marcha devant lui, à pas rapides et pressés.

Combien il l'aimait en ce moment! Son amour s'était augmenté du
mystère qui l'entourait, et plus encore peut-être de cette
sympathique pitié qui s'adresse à tout être qui souffre.

Octave se félicitait d'avoir surmonté ses craintes, d'avoir fait
taire ses hésitations, et son pied s'appuyait ferme sur le sol.

Qu'avait-il à craindre, d'ailleurs? et quel était son crime?

Il avait aimé Marguerite, et il l'aimait encore autant qu'un homme
peut aimer une femme; il avait fait de cet amour le seul rêve de
sa vie; il n'avait pas d'autre désir, pas d'autre ambition.

Pourquoi aurait-il reculé?

Il s'assit sur un tertre de gazon que le vent d'automne avait
flétri, et, prenant sa tête dans ses mains, il songea avec
amertume à tout ce qu'il avait perdu!

Les amants ont parfois d'inexplicables divinations.

Octave pouvait croire que Marguerite reposait déjà, qu'elle était
près de son père, qu'on ne la laisserait pas sortir seule dans la
campagne à pareille heure de nuit; et cependant son coeur était
plein d'espoir, et il attendait.

Une demi-heure se passa de la sorte, une demi-heure pendant
laquelle le plus léger doute ne vint pas même ébranler sa
confiance.

Et quand, après ce laps de temps écoulé, il releva la tête et
promena autour de lui son regard incertain, il vit une forme pâle
et blanche tourner l'allée et s'avancer de son côté.

Avant qu'il l'eût reconnue, il avait deviné Marguerite.

C'était elle en effet.

Marguerite seule, suivie seulement à quelque distance par un beau
chien de race.

Marguerite était-elle entraînée à cette heure, et dans cet
endroit, par quelque attraction magnétique? Dieu seul le sait...
Mais dès qu'elle vit Octave, elle s'arrêta comme effrayée, et
parut vouloir rebrousser chemin; ce dernier remarqua ce mouvement,
et il se précipita à sa rencontre.

-- Marguerite! lui cria-t-il d'une voix où tremblaient mille
sentiments divers, Marguerite!... c'est moi, Octave!...

Il y avait, dans le ton dont cet appel fut prononcé, quelque chose
de si profondément déchirant, que Marguerite s'arrêta au moment de
s'éloigner, et se retourna vers son amant.

-- Octave! dit-elle en croisant ses deux bras sur son coeur comme
pour en comprimer les battements, Octave, est-ce possible! ne me
trompez-vous pas?

Octave était déjà près d'elle, et serrait ses mains dans les
siennes.

-- Moi, moi, vous tromper, dit-il dans tout l'enivrement de sa
joie... Oh! Marguerite, ne me reconnaissez-vous donc point... ou
ne m'aimez-vous plus?

-- Si! si! je vous reconnais; c'est bien vous que j'avais cru
perdu... qui m'avez oubliée, peut-être!...

Et Marguerite regardait Octave avec un air de doux reproche, et
Octave ne pouvait se lasser de la contempler.

Ce dernier avait tout oublié, le vieux Tanneguy, Horace, Éric le
mendiant; il remerciait Dieu dans toute l'effusion de son coeur,
d'avoir accordé à Marguerite assez de lucidité pour le reconnaître
et l'aimer encore, ne fût-ce qu'une seconde.

-- Si vous saviez, Marguerite, reprit-il après quelques minutes de
contemplation muette, si vous saviez combien j'ai été malheureux
depuis notre séparation! Comme je me suis trouvé seul et triste,
et que de larmes amères j'ai versées sur notre amour perdu!... Je
vous ai cherchée à Lanmeur, mais vous étiez partie, et nul n'a pu
me dire quelle route vous aviez suivie; tenez, je vous aimais,
moi, Marguerite, et, plus d'une fois, la pensée du suicide a
troublé mes nuits.

-- Octave! interrompit la jeune fille avec un cri, et en se
serrant avec épouvante contre son amant.

-- Et croyez-vous, poursuivit ce dernier, que je n'eusse pas
préféré cent fois la mort à cette existence que j'ai menée jusqu'à
ce jour? J'étais si seul au monde, et je craignais de ne vous
revoir jamais. Pauvre Marguerite, ah! vous avez dû bien souffrir
vous-même!

Un sourire d'une ineffable douceur vint effleurer en ce moment les
lèvres de la jeune fille.

-- Ai-je souffert? répondit-elle en oubliant son beau regard sur
le front d'Octave, je ne m'en souviens plus. Vous étiez parti,
j'étais seule aussi comme vous; comme vous je pleurais un amour
brisé, un passé perdu. L'avenir s'était fermé tout à coup devant
mes regards; il n'y avait plus rien autour de moi qu'une solitude
profonde et triste... Mais que vous dirai-je, Octave? j'avais
confiance en Dieu, en moi, en vous-même. Je ne pouvais croire que
vous m'oublieriez; j'espérais toujours, et je vous attendais...

-- Bonne Marguerite!

-- Pourquoi cela était-il ainsi? qui mettait cette foi dans mon
coeur? d'où vient que je n'ai pas désespéré? je l'ignore. Mais
Dieu a béni mon courage, et aujourd'hui, à cette heure où je vous
revois, il me semble que ces deux années d'absence ont passé comme
un rêve; et je cherche en vain à me rappeler si j'ai souffert et
si j'ai pleuré.

Octave ne répondit pas; mais son coeur se serra douloureusement.
Les paroles de Marguerite le rappelaient à la réalité de la
situation; un mot avait suffi pour rouvrir l'abîme insondable qui
les séparait désormais. Les vains efforts que la jeune fille
faisait pour réédifier ce passé qui venait de s'écouler sans
laisser aucune trace dans son souvenir disaient assez l'état de
son esprit: c'était un mal sans remède; la pauvre enfant était
bien folle, folle comme Ophélia...

Octave frissonna.

-- Ainsi, reprit-il bientôt, en se contenant, vous m'avez
pardonné?

-- Vous en ai-je donc voulu?

-- Et vous m'aimez toujours?

-- Toujours, Octave.

Il y eut un moment de silence: Octave luttait contre ses propres
impressions, et cherchait encore à se tromper lui-même.

-- Quand vous avez quitté Lanmeur, dit-il presque aussitôt, c'est
dans cette ferme que vous êtes venue habiter?

-- Oui.

-- Vous sortiez rarement, m'a-t-on dit?

-- Mon père me le défendait.

-- Pourquoi cela?

-- Je l'ignore.

-- Et l'idée ne vous est-elle jamais venue de lui demander la
raison de cette claustration singulière?

-- Jamais.

-- Que faisiez-vous donc?

-- J'attendais.

Octave se tut; il ne savait plus que penser: toutes ces réponses
étaient faites d'un ton calme et parfaitement lucides; elles
ébranlaient ses convictions, et rappelaient encore une fois le
doute dans son esprit.

Une heure s'écoula dans cet entretien; la lune montait à
l'horizon, et ses pâles rayons glissaient doucement sous les
allées ombrageuses. Il régnait de tous côtés un silence plaintif
que troublait seul le lointain murmure de l'Océan sur les
falaises. Octave et Marguerite étaient profondément émus.

Enfin l'heure du départ sonna... Marguerite avait à craindre que
son absence ne fût remarquée; son père était sévère; il avait
gardé rancune à Octave: il fallait se séparer...

Elle, se leva.

Elle était belle et souriante; son regard éclatait d'amour et de
pudeur contenus; elle tendit avec abandon ses deux mains à Octave.

-- Octave, lui dit-elle d'une voix émue, voulez-vous que je sois
bien heureuse, et que je vous aime comme aux beaux jours de notre
passé?

-- Oh! parlez! parlez! fit Octave en baisant les mains de
Marguerite avec un fol élan.

-- Eh bien! reprit la jeune fille, allez demain trouver mon père,
et obtenez de lui votre pardon et le mien.

Et, en disant ces mots, elle lui fit un geste d'adieu, et disparut
sous l'allée qui conduisait à la ferme.

Une heure après, Octave regagnait son logis, la tête bouleversée,
l'esprit plus irrésolu que jamais, et racontait à Horace ce qui
venait de lui arriver.

Horace sortait de chez Tanneguy; il paraissait fort soucieux quand
Octave survint; il écouta d'un air profondément attentif tout ce
que ce dernier lui dit, et finit par se renverser nonchalamment
dans son fauteuil de cuir, les jambes croisées, le visage tourné
vers le plafond.

-- Ainsi, lui dit-il en lâchant une bouffée de tabac de la Havane,
qui s'enfuit lentement en spirales bleues vers la fenêtre, ainsi,
vous avez revu Marguerite?

-- À l'instant, répondit Octave.

-- Alors nous allons partir demain.

-- Comment?

-- N'était-ce point là votre intention?

-- Eh quoi! vous voudriez que je l'abandonnasse au moment où je
viens de la retrouver?

-- Mais qu'espérez-vous donc?

-- Je ne sais.

-- On a vu peu de fous revenir à la raison.

-- Pensez-vous qu'il n'y ait point de remède?

-- Je le crains.

-- Mais Marguerite m'aimait; si je la voyais souvent, peut-être
réussirai-je...

Horace remua la tête d'un air d'incrédulité.

-- Tenez, mon cher ami, lui dit-il, voulez-vous que je vous parle
franchement?

-- Parlez, fit Octave.

-- Eh bien! je crains que vous n'éprouviez plus pour Marguerite
que cette sympathique pitié que nous inspire naturellement tout
être qui souffre: vous avez aimé cette jeune fille avec l'ardeur
d'une passion de vingt ans, et aujourd'hui que vous la retrouvez
après deux années d'une séparation cruelle, aujourd'hui qu'elle
vous apparaît pâle et triste comme Ophélia, c'est plutôt votre
imagination que votre coeur qui se frappe; votre générosité
s'exalte, et vous vous laissez séduire par le côté chevaleresque
de la mémoire que vous vous imposez. Croyez-moi, Octave,
consultez-vous bien avant de vous engager plus avant dans cette
voie; songez que Marguerite est folle, et qu'elle ne pourra peut-
être jamais être rendue à la raison; songez que son père vous
accuse de tous ses malheurs; songez enfin quelle existence serait
la vôtre, si vous persistiez dans votre résolution. Ne vaut-il pas
mieux, dites, rentrer dans la vie ordinaire, et faire ce que mille
autres ont fait avant vous... oublier? Marguerite est perdue pour
tous; Dieu seul peut faire ce miracle de vous la rendre telle que
vous l'avez connue et que vous l'avez aimée. Laissez donc le père
Tanneguy dans cette solitude où il est venu s'enfermer avec sa
fille; reprenons notre bâton de voyage, et hâtons-nous de rentrer
à Paris où l'on nous attend.

Octave avait écouté sans faire la moindre observation; quand
Horace eut fini, il lui prit les mains et les serra avec
affection.

-- Merci, lui dit-il d'un ton sérieux et grave, merci, mon ami, de
vos conseils; je les accepte comme je le dois, mais je ne puis les
suivre. L'amour que j'ai voué à Marguerite est né le jour où, pour
la première fois, j'ai senti battre et tressaillir mon coeur; cet
amour ne finira qu'avec ma vie! Vous savez si je suis capable d'un
attachement sérieux; j'ai eu le bonheur de vous en donner quelques
preuves; eh bien! à cette heure, je vous le dis, Horace J'aime
Marguerite comme je l'aimais il y a deux années; mon amour s'est
augmenté même de cette sympathique pitié qui, comme vous le
disiez, s'attache à toute femme qui souffre et qui pleure. Je ne
pourrais aimer une autre femme; je sens que je n'aimerai jamais
que Marguerite. Dans cette situation, voyez jusqu'à quel point
vous m'aviez méconnu et comme vous vous trompiez... dans cette
situation, il m'est venu une pensée, une pensée étrange peut-être,
déraisonnable, folle, que le monde jugera diversement, mais à
l'accomplissement de laquelle j'attacherai le bonheur de toute ma
vie...

-- Et cette pensée? interrompit Horace qui changea tout à coup de
ton.

-- C'est de demander la main de Marguerite à son père.

-- Vous voulez l'épouser?

-- Oui, mon ami.

-- Une folle!

Octave sourit:

-- Dieu ne fait plus de miracles, répondit-il; mais il est un
sentiment qui peut encore en faire.

-- Lequel?

-- L'amour!




VIII


Le lendemain soir, Octave partit du Conquet, et s'achemina vers le
manoir de Marguerite.

Une partie de la journée s'était passée en conversation avec
Horace, et aucune observation n'avait pu ébranler ses résolutions.

Octave partit plein d'espoir.

Toutefois, et bien qu'il eût une entière confiance dans l'amitié
et le dévouement d'Horace, quelques mots jetés par ce dernier au
milieu de leurs longs entretiens lui avaient inspiré de singuliers
doutes.

Octave parlait de Marguerite, et il expliquait, pour la centième
fois, comment il avait passé plus d'une heure près d'elle, et avec
quelle lucidité elle avait répondu à toutes ses questions.

-- C'est le miracle de l'amour qui commence, avait dit Horace d'un
ton ironique.

-- Vous raillez? fit Octave.

-- Je ne crois pas aux miracles.

-- Avez-vous vu Marguerite?

-- Une fois.

-- Et que pensez-vous de son état?

Horace eut un singulier sourire à cette question; il haussa les
épaules et remua la tête:

-- La médecine rend positif en diable, répondit-il, et je vous
avouerai que j'hésite à me prononcer sur cette jeune fille.

-- Comment cela?

-- Ah! comment cela! Mon ami, je n'en sais rien. On m'accorde
généralement quelque mérite à la Faculté; j'ai sauvé des
malheureux que l'on avait déclarés incurables, et j'ai fait, dit-
on, des miracles, moi, qui ne crois pas à ceux des autres; eh
bien! à franchement parler, les quelques minutes que j'ai passées
près de Marguerite m'ont amené à douter de moi-même et de la
science.

-- Expliquez-vous... dit Octave qui écoutait avec anxiété.

Horace parut se recueillir un moment, puis il reprit bientôt
après:

-- Voici, dit-il à voix lente et en pesant chacune de ses paroles;
la folie se manifeste d'ordinaire par des indices connus, que la
médecine a classés, et que vous avez pu observer par vous-même;
tous les fous ont le sourire contracté, le regard vague et fixe,
le geste heurté; leur voix emprunte un accent guttural; ils
marchent d'une façon particulière; ils écoutent sans entendre, ou
ils entendent sans écouter; tout le monde sait cela, et ces
observations sont élémentaires. Eh bien! chez Marguerite, je n'ai
constaté aucun de ces indices.

-- C'est vrai, interrompt Octave.

-- Et cependant, poursuivit Horace, je la considérais bien plus en
médecin curieux et indiscret, qu'en amoureux aveugle; Marguerite
regarde avec deux yeux clairs d'une transparence virginale; son
geste est gracieux et arrondi, sa voix douce et caressante; elle
écoute fort bien ce qu'on lui dit, et, chose surprenante par-
dessus tout, je l'ai vue rougir quand je me suis approché
d'elle!...

-- Mais que concluez-vous de ces observations? demanda Octave.

-- Rougir! continua Horace; avez-vous jamais vu un fou rougir,
vous? Cela ne peut pas être, et si Marguerite est bien réellement
folle, elle échappe à toutes les observations faites jusqu'à ce
jour, et sa folie doit être incurable.

Tout en s'avançant vers la demeure de Marguerite, Octave repassait
dans sa mémoire les moindres détails de cette conversation, et y
puisait à chaque instant de nouveaux motifs d'espérer:

«Si Marguerite est bien réellement folle,» avait dit Horace; il
était donc possible qu'elle ne le fut pas.

Et là-dessus, son esprit partait, pour ne s'arrêter qu'aux pieds
de Marguerite rendue à la raison, à l'amour, au bonheur!

Quand il parvint à la demeure du père Tanneguy, la nuit était
venue. Une vieille servante le reçut sur le seuil de la porte, et
l'introduisit dans une salle basse donnant sur la cour d'entrée.

Marguerite ne tarda pas à paraître. Elle était seule au logis, et
le père Tanneguy ne devait rentrer que fort tard.

Marguerite accourut souriante et joyeuse:

-- C'est donc bien vous, Octave? dit-elle au jeune homme en lui
tendant les mains avec abandon; ce n'était donc pas un rêve? Oh!
je craignais déjà de ne plus vous revoir!

-- Voilà bientôt deux années que je vous cherche, répondit Octave.

--Deux années?

-- Nul ne savait ce que vous étiez devenue.

-- Mon père l'a voulu ainsi. Il était fort irrité contre vous, et
j'ai pleuré souvent en secret.

-- Bonne Marguerite!

Octave considérait la jeune fille avec une attention profonde pour
découvrir sur son visage quelques traces d'une folie récente; mais
ses investigations restèrent sans résultat. Rien ne troublait en
ce moment la radieuse sérénité de Marguerite, et son limpide et
beau regard ne s'abaissait pas même devant l'ardent regard de son
amant.

Octave lui prit la main, et bien que la confiance commençât à
renaître dans son coeur, il craignait à chaque instant que quelque
révélation inattendue et terrible ne vînt la lui enlever. Ses
tempes battirent, un nuage passa devant ses yeux.

-- Marguerite, dit-il d'une voix émue, j'ai résolu hier d'aller
trouver votre père; je lui dirai que je vous aime, que je suis
libre désormais du ma fortune et de mon nom, et que ma seule
ambition au monde est de vous voir partager l'une et l'autre...
Croyez-vous que Tanneguy me refuse?

-- Peut-être! répondit Marguerite.

-- Qu'a-t-il à craindre cependant?

-- Oh! rien pour vous, Octave, mais pour moi.

-- Comment!

-- Le passé est un triste enseignement.

-- Ne l'ai-je pas assez expié?

-- Sans doute.

-- Et ces deux années qui viennent de s'écouler n'ont-elles pas
été une assez longue épreuve?

-- C'est vrai!

-- Vous me l'avez dit vous-même; cette séparation vous a été
douloureuse.

-- Dites cruelle, Octave. Nous étions seuls, loin du monde, avec
l'Océan et la grève déserte pour tout horizon... Ah! je pourrais
raconter jour par jour les tristesses de ces deux années.

-- Est-ce possible?

-- Mon père ne voulait pas me laisser sortir; il prenait mille
précautions pour que je ne fusse vue de personne. Il redoutait
votre présence... J'ai dépassé bien rarement les limites de notre
verger.

Octave ne répondit pas de suite; les dernières paroles de la jeune
fille avaient éveillé de singuliers doutes dans son esprit; il
pressentait vaguement la vérité, mais il frémissait en songeant
qu'il pouvait encore se tromper.

Il reprit:

-- Ainsi, dit-il avec anxiété, personne n'a passé le seuil de
votre demeure pendant ces deux années?

-- Personne.

-- Et vous vous rappelez, jour par jour, et vos tristesses et vos
ennuis?

-- Parfaitement.

-- Il n'y a dans votre souvenir aucune lacune?

-- Aucune.

-- C'est étrange!

-- Qu'avez-vous?

-- On m'avait dit...

-- Quoi donc?

-- Tenez, Marguerite, pardonnez-moi toutes ces questions; mais je
vous aime, voyez-vous, je vous aime comme au premier jour, et tant
que je vivrai, cet amour restera pur et inaltérable dans mon
coeur... Eh bien!...

-- Parlez.

-- On m'avait dit qu'en quittant Saint-Jean-du-Doigt une cruelle
maladie... que sais-je? le délire...

Octave n'osa pas achever, il trembla de réveiller par une parole
imprudente toutes les souffrances passées de la jeune fille, et
leva vers elle un regard craintif et troublé.

Marguerite souriait.

-- Ce que vous me dites, Octave, répondit-elle, n'a pas lieu de
m'étonner, et vous n'êtes pas la première personne qui me teniez
un pareil langage.

-- Dites-vous vrai?

-- À plusieurs reprises déjà ce propos m'est revenu, et l'on a
même été jusqu'à prétendre que j'étais folle.

Octave frémit, et un frisson glacé passa sous ses cheveux.

-- Folle! répéta-t-il en serrant les mains de Marguerite dans les
siennes.

L'attitude de Marguerite était douce, calme et reposée; un beau
sourire éclairait son visage, et ses deux yeux éclataient
d'intelligence et de candeur.

-- J'ignore, reprit-elle, dans quel intérêt ce bruit a été
répandu; l'espèce d'isolement dans lequel je vivais a pu jusqu'à
un certain point l'autoriser, et je n'ai rien fait pour
l'empêcher.

-- Mais Tanneguy... fit Octave.

-- Mon père?

-- Lui, du moins, aurait pu s'en préoccuper. À sa place, j'aurais
pris des mesures...

Marguerite remua doucement la tête à ces paroles, et regarda
autour d'elle comme si elle eût craint qu'on ne l'entendît.

-- Octave, dit-elle alors à voix basse et mystérieuse, depuis deux
années je porte un soupçon dans mon coeur; voulez-vous que je vous
le confie?

-- Dites! oh! dites.

-- Eh bien! Mon père a été douloureusement frappé par l'événement
de Saint-Jean-du-Doigt, il s'est vu contraint de vendre la ferme,
de renoncer à ses habitudes, à ses amis; de quitter enfin un pays
où nous laissions la tombe de ma mère. Cette nécessité a aigri son
caractère, peut-être troublé sa raison, et j'ai souvent pensé que,
dans le but d'éloigner de nous les curieux et les indiscrets, il
avait lui-même répandu le bruit de ma folie.

-- Est-ce possible?

-- Mon père m'aimait tant, qu'il craignait de me perdre une
seconde fois.

Comme ils en étaient là de leur entretien, un grand cri retentit
tout à coup dans la ferme, et un épais tourbillon de fumée
l'enveloppa tout entière.

La vieille servante accourut effarée auprès des deux amants.

-- Que le bon Dieu nous protège! s'écria-t-elle dès qu'elle
aperçut la jeune fille, le feu est à la grange!

-- Le feu! dit Marguerite.

-- Le feu! répéta Octave.

Et tous les deux s'élancèrent au dehors pleins d'épouvante et
d'anxiété.

En quelques minutes l'incendie avait fait de rapides progrès. Le
feu avait trouvé dans la grange un aliment terrible, et maintenant
les flammes grimpaient avec activité le long des murs, dévorant
les solives, trouant le toit de chaume, lançant vers le ciel des
flots de fumée et d'étincelles.

La nuit était épaisse et noire; le vent soufflait avec force,
venant de la côte, et les flammes traçaient alentour d'éclatants
sillons.

Octave se multipliait sur tous les points; Marguerite pleurait de
désespoir, appelant son père absent: c'était un sombre et lugubre
tableau.

Un incendie est toujours un événement redoutable; mais à la
campagne, loin de tout secours organisé, un pareil sinistre
acquiert en peu de secondes des proportions considérables. On
avait envoyé au Conquet pour demander des bras, et rien
n'arrivait. Marguerite songeait à son père; cette ferme était leur
unique fortune, l'incendie menaçait de leur enlever leurs
dernières ressources et de les réduire à la misère.

Toutefois, la grange que la flamme dévorait était assez éloignée
de la ferme, et il y avait lieu d'espérer que l'incendie
s'arrêterait bientôt faute d'aliment. Octave en fit l'observation
à Marguerite, mais cet espoir ne devait pas être de longue durée,
car au moment où le feu diminuait d'intensité du côté de la
grange, la ferme s'éclaira à son tour des rouges et sanglantes
lueurs de l'incendie.

Tous les assistants poussèrent à cette vue un cri de rage et de
désespoir. Leurs efforts devenaient désormais inutiles: la
malveillance avait allumé le feu, et elle l'entretenait avec une
activité impie et cruelle.

Marguerite s'assit éplorée sur le seuil de la cour, et Octave,
silencieux et morne, prit place à ses côtés.

Ils n'osaient se communiquer leurs pensées; leur âme tout entière
s'abandonnait sans partage à la douleur du moment.

Tout à coup Octave et Marguerite se retournèrent et frémirent.

Derrière eux venait de se dessiner la nerveuse silhouette du vieux
Tanneguy, auquel la porte de la cour servait de cadre.

Il était pâle; ses longs cheveux grisonnants tombaient, humides et
roide, le long de ses tempes; il s'appuyait sur son _peu-bas_ et
regardait.

Son oeil était sec et brillait d'un feu sombre; sa poitrine se
soulevait péniblement; il n'avait pas même aperçu sa fille.

Marguerite se pressait contre Octave muette d'épouvante et comme
terrifiée; elle n'osait faire un pas ni proférer une parole; elle
avait peur de ce sombre désespoir qui se peignait sur les traits
décomposés du vieillard.

Enfin son amour filial l'emporta; elle comprit que si son père
avait jamais eu besoin de sympathie ardente et dévouée, c'était
surtout à ce moment où les débris de son avoir allaient s'abîmer
dans les derniers tourbillons de l'incendie; elle domina
l'épouvante qui la glaçait, et, quittant aussitôt les mains
d'Octave, elle alla se jeter éperdue dans les bras de son père.

-- Mon père! mon père! s'écria-t-elle en pleurant et en présentant
son front brûlant aux baisers du vieillard.

-- Marguerite! balbutia ce dernier d'une voix chevrotante, voilà
la dernière et suprême épreuve... Dieu veuille qu'il nous reste la
force de la supporter!

-- Je travaillerai, mon père, fit Marguerite avec un filial
entraînement.

Tanneguy la considéra un moment avec amour, et posa ses lèvres sur
son front; deux larmes coulèrent en même temps le long de ses
joues maigres et creuses, et il la serra quelques secondes contre
sa poitrine sans pouvoir prononcer une parole.

-- Pauvre chère! dit-il bientôt après, tu avais été cependant
assez éprouvée. Ce nouveau malheur te tuera, s'il ne m'emporte pas
moi-même avant toi... Ah! pourquoi faut-il que nous ayons
abandonné le sol où repose ta mère?

Tanneguy revenait à un autre ordre d'idées, quand son regard
s'arrêta sur Octave.

Ce fut comme un coup de foudre.

Ses sourcils se rapprochèrent, un mouvement de violence nerveuse
contracta ses lèvres; un gémissement étouffé sortit de sa
poitrine:

-- Vous ici, Monsieur le comte? dit-il avec une amertume
sanglante; et de quel droit avez-vous osé pénétrer dans cette
ferme, quand je vous avais défendu d'en passer jamais le seuil?

Octave voulut parler, Tanneguy lui imposa silence avec autorité.

-- Taisez-vous, monsieur, dit-il d'une voix qui tremblait d'une
colère mal contenue, car c'est peut-être aujourd'hui le jour de la
justice... Je ne vous avais rien fait, moi, et du moment où vous
êtes entré dans ma demeure, la honte, le désespoir, le malheur y
ont pénétré à votre suite!... Taisez-vous, vous dis-je, car si je
n'écoutais que la colère qui gronde dans ma poitrine, peut-être y
aurait-il tout à l'heure en Bretagne un comte de moins et un
criminel de plus.

Et comme en parlant ainsi il tourmentait d'une façon terrible le
_peu-bas_ retenu à son bras par une lanière de cuir, comme ses
yeux s'injectaient de sang, et qu'un malheur allait peut-être
arriver, Marguerite se jeta à son cou une seconde fois, et chercha
à l'éloigner du lieu de cette scène.

-- Laissez-moi! dit le vieillard en repoussant rudement sa fille;
si les miens se font aujourd'hui les complices de nos ennemis les
plus acharnés, je saurai bien défendre et venger seul l'honneur du
nom que je porte... Or ça, monsieur le comte, répondez-moi et de
suite et sans détour: Qu'êtes-vous venu faire dans cette ferme à
cette heure?

Octave s'était approché du vieillard; il était ému, mais son coeur
ne tremblait pas.

-- Tanneguy, répondit-il d'une voix ferme, j'ai peut-être été la
cause des malheurs qui vous ont frappé pendant les deux années qui
viennent de s'écouler; j'aimais Marguerite, et je ne pensais pas
alors qu'aucun obstacle humain pût jamais s'opposer à notre
union... Si vous saviez quelles douleurs ont été les miennes!...
J'ai souffert sans accuser personne; j'espérais toujours que, sûr
de la sincérité de mon amour, vous me rappelleriez à vous, que
vous me rendriez Marguerite!... Il n'en a rien été: et aujourd'hui
même, aujourd'hui que votre colère devrait s'être apaisée, je vous
retrouve aussi irrité, aussi cruel que par le passé!... Tanneguy,
mon amour ne s'est cependant pas démenti une seconde pendant ce
temps d'épreuve, et maintenant, comme alors, je viens avec la même
sincérité et la même confiance, vous demander la main de
Marguerite.

-- Sa main? fit Tanneguy d'un ton ironique.

-- Marguerite m'aime, et je suis libre.

-- Que dites-vous?

-- Je dis, Tanneguy, que madame la comtesse de Kerhor, ma mère,
est morte, et que je n'ai pas d'autre ambition que de devenir
l'époux de Marguerite.

Comme Octave achevait de parler, Horace accourait du Conquet avec
des bras suffisants pour se rendre maître de l'incendie: ce
secours arrivait un peu tard, car quelques minutes après la ferme
du père Tanneguy s'abîmait dans un tourbillon de flamme et de
fumée.




IX


À quelques jours de là, le père Tanneguy et sa fille
s'acheminèrent, le premier à pied, la dernière montée sur un petit
cheval de pie d'Ouessant, vers le village de Saint-Jean-du-Doigt.

Ils étaient l'un et l'autre diversement agités.

Tanneguy songeait qu'il allait revoir la tombe où reposait sa
femme, son vieil ami, l'abbé Kersaint, et qu'il pourrait désormais
habiter la grève.

Marguerite repassait tous les événements des jours derniers; elle
revoyait Octave; et une émotion inconnue, étrange, sillonnait son
coeur quand elle venait à penser que dans quelques jours elle
serait la femme du jeune comte de Kerhor.

Ils étaient heureux l'un et l'autre, heureux même de leur bonheur
réciproque.

Tout avait été préparé pour les recevoir. L'abbé Kersaint alla à
leur rencontre, et ils passèrent cette nuit au presbytère.

Ce ne fut que le lendemain qu'ils arrivèrent au château de Kerhor.
Marguerite était aimée au pays, on l'y vit revenir avec joie, et
tous les pauvres des environs accoururent dès le matin sur son
passage, pour fêter son retour.

Le soir même ils furent installés au château, et quelques jours
après l'union de Marguerite et d'Octave était bénie par le
vénérable abbé.

Qu'ajouter à ce qui précède?... rien, sinon que Marguerite fut
heureuse autant qu'une femme peut l'être sur cette terre; que le
père Tanneguy s'éteignit lentement dans une vieillesse exempte de
soucis, et que l'abbé Kersaint continua longtemps à faire la
consolation des malheureux qui connaissaient le chemin du
presbytère.

Quant à Éric le mendiant, il eut une fin naturelle et facile à
prévoir.

Il avait été depuis longtemps signalé à l'autorité sous la
prévention de faits équivoques; il fut arrêté à quelque temps de
là comme fauteur de l'incendie de la ferme Tanneguy, et il repose
aujourd'hui à l'ombre des murailles épaisses du bagne.

On m'a assuré qu'il avait fait partie de l'un des derniers convois
à destination de Cayenne.

FIN.









End of the Project Gutenberg EBook of Eric le Mendiant, by Pierre Zaccone

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with this agreement, and any volunteers associated with the production,
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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