La Recluse

By Pierre Zaccone

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Title: La Recluse

Author: Pierre Zaccone

Release Date: February 2, 2006 [EBook #17661]

Language: French


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Pierre Zaccone

LA RECLUSE

(1882)




Table des matières


PROLOGUE

PREMIÈRE PARTIE

I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
XIX
XX

DEUXIÈME PARTIE
UN DRAME AU COUVENT

I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XIII
XIV
XV




PROLOGUE


Le 25 mars 1851, un charmant aviso gréé en goélette quittait New-
York, vers cinq heures de l'après-midi, et, poussé par une brise
favorable, prenait la mer, toutes voiles dehors.

C'était _l'Atalante_, un des plus fins, voiliers de la marine.

La petite goélette faisait partie d'une escadre d'exploration qui,
évoluait sur les côtes d'Amérique; elle avait reçu pour mission
d'aller prendre à New-York les dépêches de France, et, après avoir
mouillé quelques jours en vue du port, elle repartait, alerte et
vive, pour rallier l'escadre et lui apporter les correspondances
attendues.

Le temps était superbe, l'horizon très pur, quoique la brise fût
un peu forte, _l'Atalante_ n'avait pas diminué de toile.

Aussi filait-elle, coquettement inclinée sur tribord, et laissant
derrière elle un long sillage d'écume auquel les rayons du soleil
couchant imprimaient comme un reflet de pourpre.

Presque tous les matelots étaient montés sur le pont et le
commandant lui-même venait de s'accouder aux bastingages pour
embrasser d'un dernier regard le vaste panorama de New-York, qui
allait tout à l'heure sombrer et disparaître dans les flots d'or
de l'horizon.

Cela dura une heure à peu près, au bout de laquelle les premières
brumes du soir commencèrent à flotter dans l'air, pendant que la
brise se mettait à mollir.

_L'Atalante_ se redressa aussitôt, et ne tarda pas à re-prendre
une allure plus calme.

Le jeune lieutenant de vaisseau qui la commandait était un des
officiers les plus distingué des ports de Brest et de Toulon. En
peu d'années, son intelligence, son courage, son sang-froid
avaient appelé sur lui l'attention de ses chefs et les vives
sympathies de ses camarades. Il avait vingt-huit ans à peine et
s'appelait Gaston de Pradelle: ses traits gardaient la vigoureuse
empreinte du hâle de la mer, mais l'expression un peu rude de sa
physionomie était tempérée par l'extrême douceur de deux yeux
mélancoliques et noirs.

Pour ceux qui ne voyaient que la surface, Gaston de Pradelle était
le favori de la fortune! partant, le plus heureux des hommes.

Mais pour les autres, il y avait comme un inconnu chez ce grand
jeune homme, souvent taciturne, dont la lèvre s'égayait rarement
d'un sourire et qui portait sur son front l'ombre de quelque amer
souvenir.

Cependant Gaston de Pradelle était descendu dans sa chambre, et
après avoir donné ses dernières instructions à son second, il
s'était jeté sur sa couchette et s'était livré au sommeil.

Combien d'heures s'écoulèrent dès lors, jusqu'au moment où il se
réveilla? -- Il ne chercha même pas à s'en rendre compte.

Tout ce qu'il se rappela plus tard, c'est qu'il fut brusquement
arraché au sommeil par un effroyable craquement qui sembla ouvrir
la pauvre goélette jusque dans ses oeuvres vives, et qu'une
secousse suivit immédiatement, qui coucha _l'Atalante_ sur le
flanc, à la faire chavirer.

Que se passait-il?

Jusque-là, il n'avait rien entendu. Comment la tempête avait-elle
pu se déchaîner avec tant de violence et en si peu de temps?
C'était à n'y rien comprendre.

Il se précipita vers le pont, à tâtons, au risque de se briser le
crâne.

Le vent soufflait de l'arrière et la mer, venant de travers,
occasionnait un roulis épouvantable; de plus, les lames,
embarquant à chaque instant par paquets, avaient fini par éteindre
les fanaux.

C'était la nuit sombre, impénétrable, sinistre.

À grand'peine, Gaston de Pradelle atteignit le pont.

-- Est-ce vous, commandant? demanda alors une voix qu'il distingua
à travers les bruits de la tempête.

C'était celle de son second, un jeune enseigne, Maxime de
Palonier.

-- C'est moi, oui, répondit Gaston, qu'y a-t-il?

-- Un cyclone -- un typhon -- quel nom donner à cet ouragan,
répondit Maxime; jamais encore je n'ai rien vu de pareil.

-- Où sommes-nous?

-- Impossible de s'orienter par cette nuit noire, sans feux et
sans étoiles.

-- Et depuis combien de temps marchons-nous ainsi?

-- Depuis une demi-heure au plus.

-- C'est vous qui étiez de quart, lorsque la tempête a commencé?

-- Oui, commandant, et nous étions alors à trente milles environ
sud-sud-ouest de Terre-Neuve.

Ces quelques mots avaient été échangés à voix rapide, à travers le
vacarme formidable de tous les éléments courroucés, et Gaston de
Pradelle s'était aussitôt dirigé vers l'arrière, où il prit
immédiatement possession de son poste.

Mais que pouvait-il en pareille occurrence?... Le mieux était
encore de s'en remettre à _l'Atalante_, et c'est ce qu'il fit,
attendant gravement une accalmie.

Du reste, la jolie goélette ne paraissait guère se douter du
danger qu'elle courait; au milieu du désordre indescriptible des
lames soulevées, fouettées, déchirées par les lanières sifflantes
du vent, sans prendre souci de ces mille voix qui hurlaient autour
d'elle, s'injuriant dans les ténèbres avec des intonations de
catéchisme poissard, elle allait, inconsciente, tantôt
s'abandonnant au roulis qui la berçait avec violence, tantôt
trempant ses flancs, avides de caresses, dans les baignoires
d'écume que le cyclone lui creusait entre deux vagues!

On eût dit qu'à chaque instant l'ouragan redoublait d'intensité et
de furie, s'acharnant pour ainsi dire, contre le frêle et gracieux
navire qui semblait narguer sa rage impuissante.

Gaston de Pradelle demeurait impassible, mesurant d'un oeil calme
l'immensité du danger, donnant, de temps à autre, quelque ordre,
en apparence insignifiant, mais qui avait pour effet salutaire de
maintenir la communication entre l'équipage et le chef.

Les matelots savaient ainsi que le commandant était là, partageant
le péril commun; et ce dernier s'assurait en même temps que ses
hommes restaient à ses côtés, intrépides, dévoués, fidèles à
l'honneur et au devoir jusqu'à la mort!

Cinq heures se passèrent de la sorte.

Cinq heures! pendant lesquelles le terrible ouragan n'accorda pas
une seconde de trêve.

Le vent ne cessa pas de souffler avec la même violence, aucun
rayon ne vint éclairer les sombres ténèbres qui enveloppaient
_l'Atalante_ comme d'un linceul, et les vagues irritées
continuèrent de menacer de leurs étreintes mortelles la délicate
ossature de la pauvre petite goélette.

Si cette situation s'était prolongée davantage; c'en était fait
d'elle et de son vaillant équipage.

Mais Dieu veillait, et il ne voulut pas que cela fût.

Les marins croient encore à la Providence, et peut-être, en effet,
fut-ce elle seule qui les arracha, sains et saufs, du plus
épouvantable cyclone qui se soit déchaîné sur l'Océan.

La tempête avait commencé à minuit.

Vers cinq heures, Gaston de Pradelle était toujours debout, tenant
lui-même la barre, aveuglé par la rafale, trempé par les paquets
de mer, cherchant vainement à pénétrer ce mur de ténèbres qui
s'interposait entre lui et l'infini.

Rien, jusque-là, n'avait entamé ni son énergie, ni son courage,
son coeur ne battait pas plus vite; aucune pâleur n'était montée à
son front.

Mais il est des limites à la force humaine; depuis quelques
minutes, il sentait la fatigue envahir ses membres, et redoutait
vaguement quelque défaillance. Il se raidissait cependant, bien
résolu à mourir entier à son poste; mais déjà une sueur moite
mouillait ses tempes; un voile glissait sur ses yeux; à deux ou
trois reprises, ses doigts se crispèrent comme affolés sur le
métal de la barre...

Il était perdu!

Tout à coup, un cri s'échappa de ses lèvres, un immense soupir de
soulagement souleva sa poitrine, et ses regards, subitement
illuminés de deux lueurs fulgurantes, s'attachèrent avec une
fixité farouche vers un coin du ciel.

Le vacarme ne s'était point tu; pourtant, chose étrange, sur le
pont, tout le monde avait entendu ce cri bizarre, et, mû par un
même sentiment, chacun s'était tourné vers le commandant.

Sa silhouette vigoureuse se détachait de l'ombre, et on le vit
diriger son bras vers l'horizon.

Qu'y avait-il de ce côté?

Un rien... qui était le salut!...

Une ligne, imperceptible encore, rayait le ciel, et mêlait aux
dernières ombres de la nuit une teinte rose et claire qui était le
signe certain de la fin de l'ouragan.

Du reste, et comme par enchantement, le vent perdit presque
aussitôt son âpre violence; la houle sembla se calmer presque
instantanément, et, au bout d'une demi-heure, quand le jour vint,
il ne restait plus autour de _l'Atalante_ que ces brumes légères
du matin, qu'un rayon de soleil suffît à dissiper.

Gaston de Pradelle avait fait distribuer un quart de vin à ses
matelots, pour les réconforter après le rude assaut qu'ils
venaient d'essuyer, et au lieu de descendre pour se reposer lui-
même dans sa chambre, il était demeuré sur le pont avec Maxime de
Palonier.

Une dernière inquiétude lui restait: après la nuit qu'il venait de
passer, il se demandait avec appréhension dans quels parages le
cyclone pouvait bien les avoir poussés...

Et, armé de sa longue-vue, il interrogeait l'horizon, cherchant un
point de repère qui pût le fixer.

-- Tu ne vois rien? dit Maxime de Palonier, qui l'observait avec
intérêt.

-- Non, rien encore, répondit Gaston.

Il faisait maintenant grand jour... les nuages fuyaient au loin,
chassés par les derniers efforts de la rafale; le regard
embrassait sans obstacle toute l'immensité.

-- Comment marchons-nous? dit alors le commandant.

-- Nous filons six noeuds à l'heure, lui répondit Maxime.

-- Et nous étions, vers minuit, à trente milles sud-sud-ouest de
Terre-Neuve?

-- Précisément.

-- C'est bizarre.

Il allait suspendre ses observations, quand, brusquement, il
s'arrêta et se reprit à regarder avec une nouvelle attention.

-- Ah! ah! fit Maxime... cette fois, il y a quelque chose.

-- Je le crois.

-- Qu'y a-t-il?

-- Si je ne me trompe, sur la ligne extrême, vers l'ouest, je
viens d'apercevoir...

-- Quoi donc?

-- Un phare!...

Maxime eut un geste enjoué:

-- Ça, c'est ma partie! dit-il sur un ton qui rappelait de loin
les intonations des boulevards parisiens. Tu sais que j'ai fait
une étude spéciale des phares. Je crois connaître tous ceux qui
existent, et j'aurai bien peu de chance si je ne mets pas du
premier coup un nom sur celui qui s'offre à nos yeux.

En parlant de la sorte, le jeune enseigne prit la longue-vue des
mains du commandant, et se mit à regarder à son tour dans la
direction qu'il lui indiqua.

Quelques secondes se passèrent... puis une exclamation s'échappa
des lèvres de Maxime.

-- C'est bien un phare, n'est-ce pas? insista Gaston, de Pradelle.

-- Le phare Saint-Laurent, répondit le jeune enseigne, sans cesser
de tenir sa longue-vue braquée; un des plus remarquables qui aient
été construits: 47 mètres 40 de hauteur, avec 13 mètres 70 de
diamètre à sa base et 8 mètres 60 à son sommet. Il a été établi
sur une chaîne de rochers qui affleure à marée basse et dont les
pointes granitiques sont exceptionnellement dangereuses à marée
haute.

-- Alors, nous sommes sur les côtes du Canada?

-- Précisément.

-- Cela suffit, et je vais donner des ordres en conséquence.

Gaston allait, ainsi qu'il l'annonçait, commander la manoeuvre qui
devait remettre la goélette dans la bonne route, quand Maxime lui
fit un signe impérieux et bref.

-- Que veux-tu? interrogea le commandant surpris.

-- Attends encore... fit Maxime.

-- Pourquoi!

-- Plus j'observe, plus je suis frappé de certaines particularités
insolites.

-- Lesquelles?

-- L'horizon est maintenant limpide; la galerie supérieure du
phare se détache clairement sur le fond plus clair du ciel; on
dirait que quelqu'un est là qui nous a vus et qui nous envoie des
signaux.

-- Quels signaux?

-- C'est justement ce qui m'a semblé inexplicable car ils sont
absolument inusités et incompréhensibles. Évidemment, c'est une
main inexpérimentée qui les envoie -- et à moins d'erreur que je
n'admets pas, c'est un pavillon noir que l'on agite.

Gaston de Pradelle ne perdit pas de temps à réfléchir, et son
parti fut vite pris.

D'un accent assuré et ferme, il donna aussitôt l'ordre de hisser
toutes les voiles, et, reprenant la barre, il gouverna dans la
direction du phare Saint-Laurent.

Ce ne fut pas long.

La goélette n'avait pas l'habitude de se faire prier, et elle
obéissait au commandement avec une soumission et une précision qui
l'avaient mise depuis longtemps hors de pair.

Le phare n'était plus qu'à dix milles environ: en une heure, le
trajet s'accomplit, et l'on put apercevoir, enfin, la silhouette
de l'imposante construction, qui avait, comme eût dit Michelet, la
sublime simplicité d'une gigantesque plante de mer.

«Énorme, immobile, silencieuse, elle semble une sorte de défi jeté
au démon des tempêtes par le génie de l'homme, et pendant qu'une
mer incessamment déchaînée s'acharne à sa base et monte jusqu'à
son sommet, impassible et immuable, elle indique aux navires
l'entrée de la passe du fleuve, et les rochers sur lesquels ils
iraient infailliblement se briser.»

Cependant, les signaux avaient continué à mesure que _l'Atalante_
approchait, et maintenant on distinguait presque à l'oeil nu, le
pavillon noir que l'on agitait de la galerie.

Quelque chose d'extraordinaire s'était évidemment passé, et l'on
appelait au secours.

Gaston se tourna vers Maxime.

-- Puisque tu as fait une étude spéciale des phares, dit-il à voix
rapide, et que tu reconnais celui-ci, tu peux nous renseigner sur
les abords de la côte.

-- Oh! parfaitement, répondit le jeune enseigne, nous pouvons
approcher encore d'un mille au moins. Les abords sont très
dangereux, mais la marée est haute, et il y a plus de deux brasses
sur les barres. Avec la chaloupe, pendant trois heures il n'y a
aucun danger d'accoster.

-- Que l'on mette donc le canot à la mer, ordonna Gaston, et
j'irai moi-même au secours de ces malheureux.

Maxime ne fît pas d'objection et alla tout préparer. Dix minutes
plus tard, le canot glissait le long du navire avec six hommes
d'équipage et un quartier-maître, et quand il fut paré, Gaston y
descendit à son tour, emmenant le petit Bob, un jeune mousse qui
ne le quittait pas et qui avait fait toute la campagne avec lui.

-- Pousse au large! commanda-t-il alors, en prenant place a
l'arrière.

Les six avirons s'abattirent immédiatement, et la frêle
embarcation fendit les flots avec rapidité.

Au bout d'un quart d'heure, ils rangeaient l'îlot de rochers sur
lequel le phare est construit.

À ce moment, la base était complètement immergée, ainsi que
l'avait prévu Maxime, et le flot venait battre les flancs de la
tour.

Le canot alla s'engager dans une anse de sable; Gaston, Bob et
deux matelots sautèrent à la mer, et, gagnant l'escalier ménagé
dans le talus, ils commencèrent l'ascension.

Ce n'était pas facile.

Talus et escaliers étaient tapissés de varech, de fucus, et de
petits limaçons de mer qui en rendaient la surface si glissante,
que l'on ne pouvait s'y tenir debout, et Gaston commençait à
s'étonner qu'on les eût appelés pour les laisser se morfondre
ainsi sans indication sur la route à suivre, quand une échelle de
cordes tomba tout à coup à ses pieds, en se déroulant du haut de
la plate-forme.

En même temps une voix arriva jusqu'à lui.

-- Attachez l'échelle aux deux montants de fer qui sont scellés
dans le talus, dit cette voix, et hâtez-vous de monter, il y a des
malheureux à sauver.

Gaston éprouva un moment de stupéfaction profonde; cette voix qui
venait de se faire entendre n'avait rien de masculin, et c'était
bien manifestement une voix de femme!...

Quel était ce mystère?

L'imprévu de la situation éveilla au dernier point la curiosité du
jeune marin, et ce fut avec une sorte d'impétuosité fiévreuse
qu'il s'engagea le premier sur l'échelle de corde, et parvint en
quelques secondes à la balustrade de fer qui entourait la plate-
forme.

Ses hommes le suivaient de près.

Une fois là, n'apercevant personne, il entra dans la cage du
phare, et pénétra dans les couloirs.

Chose invraisemblable! il n'y trouva aucun être vivant!

C'était la tour enchantée des légendes de chevalerie.

Mais il n'était pas de nature patiente, et, après une courte
attente, il se mit à frapper à une porte de bronze devant laquelle
il s'était arrêté.

L'effet ne se fit pas longtemps désirer.

Presque aussitôt, la porte roula sur ses gonds, et à peine eut-il
pénétré dans la chambre, un peu sombre, sur laquelle elle ouvrait,
qu'il se trouva en présence d'une belle jeune femme, fort
élégante, qui lui fit une révérence de l'air le plus naturel du
monde.

Gaston ne put réprimer un geste de surprise.

L'aventure prenait des proportions de conte de fée! et il se
demandait si vraiment il était bien éveillé.

La jeune femme sourit tristement:

-- Pardon de vous avoir fait attendre, commandant, dit-elle avec
un geste gracieux; -- mais je n'ai pas voulu me présenter devant
vous dans une toilette dont le désordre ne s'explique que par
l'épouvantable drame qui s'est accompli ici cette nuit!...
J'espère que vous ne me garderez pas rancune...

En parlant ainsi, la pauvre femme enveloppa Gaston d'un long
regard dont la flamme noire pénétra jusqu'au coeur du jeune
officier.

Jamais peut-être, en raison des circonstances exceptionnelles où
il se trouvait, jamais il ne s'était senti si troublé.

La jeune femme qui était devant lui pouvait avoir trente ans au
plus; elle était grande, élancée, élégante, et rien ne saurait
rendre l'expression saisissante qui se dégageait par instants, de
ses deux grands yeux bruns!

Elle portait une toilette à la mode, robe blanche avec des noeuds
cerise, ample crinoline, des mitaines sur une main blanche et
effilée; une fanchon en dentelles noires sur de magnifiques
cheveux blonds.

Gaston la regardait et ne savait que penser de cette singulière
apparition.

Toutefois, il se remit bientôt, et s'inclinant respectueusement:

-- Pourquoi voulez-vous que je vous garde rancune? répliqua-t-il
après un court silence. J'ai aperçu les signaux que l'on nous
envoyait de loin; j'ai pensé qu'il y avait ici des malheureux à
secourir, et je me suis empressé de venir à votre appel. Dites-
moi, de grâce, ce qu'il faut que je fasse, et ce que vous attendez
de moi?...

À cette question, un nuage assombrit le front de la jeune femme,
et un soupir gonfla sa poitrine.

-- Qu'avez-vous? Parlez! insista Gaston; ne disiez-vous pas qu'il
s'est accompli cette nuit, ici, un drame terrible?

-- En effet.

-- De quoi s'agit-il?

-- Venez! venez! Monsieur, répondit la jeune femme, et quand vous
aurez vu, vous comprendrez mieux de quelle effroyable épreuve je
sortais, quand j'ai appelé à mon secours.

Et saisissant avec autorité le bras de son interlocuteur, elle
l'entraîna vers un endroit de la chambre qu'éclairait obliquement
une meurtrière creusée dans l'énorme épaisseur du mur.

Instinctivement, Gaston se prit à frissonner.

Il y avait là une longue boîte posée sur deux escabeaux, et qui
rappelait vaguement la forme d'un cercueil.

C'était sinistre.

-- Qu'est-ce à dire? balbutia-t-il, la gorge serrée. Pour toute
réponse, la jeune femme souleva, d'une main nerveuse, le couvercle
du cercueil, et montra un cadavre dont le visage seul apparaissait
sous le blanc suaire qui l'enveloppait.

-- Grand Dieu!... fit Gaston -- quel est ce malheureux?

-- Mon père, répondit la jeune femme s'affaissant sur ses genoux.

Gaston prit sa tête entre ses doigts et garda le silence.

Tout un monde de sensations inconnues s'était emparé de son être;
il osait à peine sonder le drame mystérieux qui ne lui était
révélé que par son effroyable dénouement.

Il resta ainsi un long moment silencieux et morne, et ce ne fut
qu'au bout de quelques minutes qu'il releva le front et se prit à
regarder la jeune femme.

Celle-ci était toujours agenouillée, les mains jointes, l'oeil
attaché au cercueil.

Il lui tendit la main, la releva et la fit asseoir à ses côtés.

-- Je comprends ce que vous avez dû souffrir, dit-il alors en
cherchant à l'éloigner de ce triste tableau. Y a-t-il longtemps
que votre père était malade?

-- Mon père est un ancien capitaine d'armes de la marine
américaine, Monsieur, répondit la jeune femme; pendant de longues
années, il ne s'est ressenti d'aucun malaise; mais le séjour de ce
phare lui a été fatal.

-- Son service ne devait pas être bien pénible?

-- Non, sans doute... Mais songez quelle a dû être sa vie, depuis
dix ans qu'il n'est pas descendu à terre.

Gaston fit un mouvement et eut un geste étonné.

-- Dix ans, dites-vous! s'écria-t-il; il y a dix ans que votre
père habite ici?

-- Oui, Monsieur.

-- Je croyais que les gardiens ne devaient, à l'État qu'un service
intermittent.

-- Cela est vrai, mais mon père avait demandé et obtenu la faveur
de ne pas quitter le phare.

-- Voilà une singulière vocation.

-- Oh! il ne s'agit pas de vocation, Monsieur, répartit vivement
la jeune femme d'un ton amer; car ce n'est pas le métier de
gardien qu'il remplissait, mais bien celui de geôlier.

-- De geôlier! fit Gaston. Et quel prisonnier pouvait-il garder
dans cette tour?

-- Sa fille, Monsieur...

Cette fois, le commandant se leva de son siège, en proie à un
sentiment dont il ne put dissimuler la vivacité, et c'est avec une
sorte d'intérêt douloureux qu'il se prit à regarder la jeune
femme.

-- Ainsi, dit-il, sans cesser de l'observer, voilà dix années que,
vous-même, vous êtes enfermée dans ce phare?

-- Oui, Monsieur.

-- Vous ne l'avez jamais quitté?

-- Jamais!

-- Et c'est contre votre gré que l'on vous a...

-- Sur l'âme de ma mère, sur la tête de mon enfant, oui.
Monsieur!... J'ai été jetée ici de force, la nuit du 20 mars 1841,
garrottée et bâillonnée, comme une voleuse ou une fille perdue...
et depuis dix années... dix années, vous entendez bien!, ... j'ai
vécu entre ces murailles épaisses, avec ce même horizon implacable
de granit et de bronze, sans un jour de répit, sans une heure, une
seconde d'espoir... Ce que j'ai pleuré, ce que j'ai prié... un
seul homme le sait... il est là, c'est mon père!... il a été
impitoyable... Ah! Dieu m'est témoin que je ne désirais pas sa
mort! Vingt fois, au contraire, la pensée m'est venue de me
précipiter du haut de la lanterne, et d'aller me briser le crâne
contre les rochers que la mer découvre à marée basse... mais quoi,
j'ai reculé... j'avais dans la vie un devoir sacré à remplir... Il
y a quelque part un être qui a peut-être besoin de moi et qui
m'attend! et cela m'a arrêtée.

La jeune femme avait prononcé ces paroles d'un accent incisif et
mordant, le sein gonflé, les ongles enfoncés dans les dentelles de
sa fanchon.

Sur les derniers mots, elle parut se troubler. Une lueur sombre
sillonna son regard, ses sourcils se contractèrent.

-- Et puis, ajouta-t-elle en baissant la voix, cela ne pouvait
durer toujours, n'est-ce pas? Il y a une loi de nature à laquelle
toute créature humaine est fatalement soumise, et je savais bien
qu'un jour la mort interviendrait! Mon père était déjà bien âgé
quand il vint ici, et je n'avais qu'à attendre.

-- Malheureuse! interrompit vivement Gaston! Ah! ne parlez pas
ainsi, ne vous abandonnez pas de la sorte; je ne veux voir dans
cette exaltation que l'effet de l'émotion cruelle...

La jeune femme fit entendre un ricanement qui amena un frisson à
la peau de Gaston de Pradelle et lui communiqua un moment l'idée
qu'elle pouvait bien être atteinte de folie.

La vie qu'elle avait menée depuis dix années, l'isolement, le
chagrin, mille autres causes mystérieuses avaient pu ébranler son
cerveau, et il n'était pas impossible que sa raison eût subi une
secousse fatale.

Mais il ne garda pas longtemps cette illusion; la jeune femme
s'était probablement douté de ce qui se passait en lui, elle
venait de se rapprocher, et droite, calme, l'oeil limpide et
clair, elle s'était prise à sourire d'un air à la fois ironique et
doux.

-- Non! non!... dit-elle d'un ton bien posé, je ne suis pas folle,
quoique l'on ait tout fait pour que je le devinsse; et tenez,
écoutez-moi, Monsieur: je n'ai aucune raison de vous cacher qui je
suis, ni ce que je suis: de plus, j'aurai tout à l'heure à
réclamer de vous un service que vous hésiteriez à rendre à une
insensée. Prêtez-moi donc, je vous prie, quelques minutes
d'attention, et je vous dirai, comme si je parlais à Dieu même, la
faute qui est dans mon passé, et pour laquelle on m'a si durement
punie!...

Il y eut un moment de silence. Gaston était allé à la meurtrière
et avait jeté un regard au dehors.

La marée commençait à baisser; il ne pouvait plus songer à
retourner à bord, et il avait six heures au moins à passer dans le
phare.

Il donna quelques ordres à ses hommes, et revint vers la jeune
femme.

Elle l'attendait et l'invita du geste à se rasseoir; ce qu'il fit.

Puis, quand elle vit qu'il était disposé à l'écouter, elle s'assit
à son tour et reprit la parole.

-- Je m'appelle Fanny Stevenson, et j'aurai vingt-huit ans dans
quelques mois, dit-elle d'un ton ferme; ainsi que je vous l'ai
dit, mon père était capitaine d'armes, et naviguait souvent.
J'avais perdu ma mère avant que j'eusse pu la connaître, et
j'avais été recueillie dans une famille catholique où je reçus une
éducation complète dont je profitai de mon mieux.

Quoique bien jeune encore, j'avais compris que je ne devais rien
attendre de l'homme qui m'avait donné le jour. Mon père était un
marin grossier, imbu de préjugés enracinés, dont le coeur est
toujours resté fermé à toutes les délicatesses, à toutes les
aspirations d'une nature comme la mienne!

C'est à peine, si au retour de longs voyages, il consentait
parfois à se rappeler qu'il avait une fille.

Je vécus donc seule, livrée à moi-même, presque sans contrôle, et
exposée à des dangers dont je n'avais pas appris à démêler la
gravité. C'est ainsi que j'atteignis ma quinzième année! Je
m'étais développée très rapidement; j'étais grande et forte; on
m'a dit souvent alors que j'étais belle, et je ne cacherai pas que
le sentiment de cette beauté exceptionnelle m'avait communiqué une
ambition fort au-dessus de ma condition. Ce fut mon malheur.

Dans la famille qui m'avait recueillie et qui était française, on
recevait de loin en loin quelques jeunes gens qui venaient en
Amérique chercher fortune ou courir les aventures.

C'était là des distractions auxquelles je ne pouvais me montrer
indifférente, et il m'arriva bien souvent à, cette époque, de me
laisser aller à des relations qui, sans dépasser les limites des
plus rigoureuses convenances, n'étaient pas toujours d'une
correction exempte de reproches.

J'étais vive, j'aimais le plaisir, et je ne tenais pas toujours
assez de compte des observations bienveillantes que l'on
m'adressait.

Pour tout dire, je commençais à supporter impatiemment les
remontrances dont j'étais l'objet, et plus d'une fois, je fus sur
le point de rompre brusquement avec mes hôtes, pour essayer d'une
vie dont la séduction avait profondément ébranlé les honnêtes
résolutions auxquelles je voulais rester attachée.

Les choses en étaient à ce point, quand il arriva dans la ville
que nous habitions un étranger qui, dès le premier jour, parut
devoir prendre un grand empire sur moi.

C'était un homme d'une trentaine d'années environ, d'un extérieur
charmant, de tournure aristocratique, et qui manifestement était
bien supérieur à tous les jeunes gens que j'avais rencontrés
jusqu'alors.

Il s'appelait le comte de Simier, arrivait de Paris, et se rendait
dans l'Amérique du Sud, où il allait, disait-il, diriger une
importante exploitation.

À vrai dire, je ne m'intéressai que médiocrement à ce que le comte
avait fait, non plus qu'à l'avenir qu'il rêvait.

Je ne vis que lui... et dans la situation où je me trouvais, sa
présence exerça tout de suite une profonde impression sur mon
esprit et sur mon coeur.

Je n'avais jamais aimé encore, et il ne lui fut pas difficile de
s'apercevoir que je l'aimais...

D'ailleurs, je ne cherchais à rien cacher de ce qui se passait en
moi... J'avais remarqué, de mon côté, que le comte était empressé
et ému chaque fois qu'il me parlait, et il y a dans l'amour que
l'on éprouve ou dans celui que l'on inspire, un rayonnement dont
on tenterait en vain d'atténuer l'éclat.

Un mois s'était à peine écoulé, que j'étais sa maîtresse!

La jeune femme suspendit un moment son récit et prit sa tête dans
ses mains, comme pour ne pas voir l'expression presque douloureuse
qui vint se refléter dans les yeux de Gaston de Pradelle.

-- Ah! je vous dis tout! poursuivit-elle d'un ton nerveux et
contenu; je n'avais pas même demandé au comte ce qu'il comptait
faire de moi; je m'étais donnée sans condition, sans réflexion,
m'en remettant à lui du soin de sauver mon honneur, si tant est
qu'il dut y penser jamais! Vous le voyez, Monsieur, la chute était
complète... Et la seule chance de réhabilitation possible
consistait en un semblant de mariage contracté un soir, sans
témoins, dans quelque municipalité obscure, dont j'ai à peine
conservé le nom! Que valait cette cérémonie? Rien, sans doute! Et
que m'importait, d'ailleurs! Le rêve fut de si courte durée, que
c'est à peine si, depuis dix ans, il m'en reste quelque souvenir
au coeur. J'avais été heureuse plusieurs mois... Je m'étais
endormie dans un amour que je croyais éternel, et je ne me
rappelle plus, à cette heure, que le réveil terrible qui m'arracha
à mon ivresse et me plaça brutalement en présence de la plus
horrible des réalités...

-- Pauvre femme! balbutia Gaston, ému.

-- Le comte avait disparu... et je restais seule avec l'enfant à
laquelle je venais de donner le jour.

-- Que fîtes-vous?

La jeune femme mordit ses lèvres avec rage.

--Ah! je n'eus pas une seconde d'hésitation, Monsieur, je le jure,
répondit-elle; quand je m'aperçus que le bonheur rêvé s'était
effondré, que je n'avais plus rien à espérer du misérable qui
m'avait si indignement trompée, il se fit en moi une révolution
soudaine, inattendue... Le mépris remplaça l'amour presque
instantanément, et à la place de l'amant disparu, je ne vis plus
que l'enfant qui n'avait pas demandé à naître et à laquelle je
résolus de consacrer ma vie tout entière!...

-- Voilà qui était bien.

-- Sans doute, et Dieu m'est témoin que je l'eusse fait comme je
l'avais résolu; seulement, j'avais compté sans mon père!...

-- Comment?

-- Depuis quelques jours il était de retour; il avait demandé à
quitter la marine pour entrer dans le service des arsenaux. Il
ignorait ma honte; mais quelqu'un se chargea de l'en instruire, et
alors...

-- Qu'arriva-t-il?

-- Une nuit... j'étais seule... mon enfant dormait près de moi, je
travaillais avec acharnement pour gagner le pain de chaque jour...
et, en même temps, pour amasser la petite somme qui devait me
permettre de fuir et de me dérober à la colère de mon père;
j'étais presque heureuse à cette perspective de me retrancher du
monde, ne pouvant croire qu'aucun obstacle pût m'empêcher de
mettre mon projet à exécution, quand tout à coup la porte de ma
chambre s'ouvrit brusquement, et deux hommes en franchirent le
seuil.

-- Quels étaient ces hommes?

-- L'un était mon père... l'autre un de ses anciens camarades, que
j'avais déjà vu une fois ou deux et qui commandait le cutter de
l'État qui fait le service de la côte. Je me levai, le coeur
glacé, avec une subite appréhension du danger, et je me précipitai
vers le berceau, pour défendre mon enfant, que je croyais surtout
menacée! Mais mon père me prit brutalement par le bras, et,
pendant qu'il me nouait un bâillon sur la bouche, son compagnon me
garrottait énergiquement, de façon à rendre tout cri et tout
mouvement impossibles.

Quelques heures plus tard le cutter de l'État me déposait au pied
du phare où je pénétrais pour n'en plus sortir!...

-- Mais votre enfant?...

-- Je n'en ai pas eu de nouvelles.

-- Quoi! votre père ne vous a pas dit...

-- Pendant dix années, Monsieur, nous avons vécu ici, l'un près de
l'autre, sans échanger une parole. J'ai pleuré, j'ai supplié, j'ai
menacé. Cent fois, sous ses yeux, j'ai fait le mouvement de me
précipiter sur les rochers du phare, et il est resté muet, plus
terrible que s'il m'eût accablée de reproches ou tuée de sa main
vengeresse.

-- C'est terrible.

-- N'est-ce pas?...

-- Et pendant ces dix ans, il ne s'est produit aucun incident?

-- Aucun.

-- Personne n'a abordé le phare?

-- Personne.

Il y eut un nouveau et long silence.

Gaston était fort troublé par le récit qu'il venait d'entendre, et
une suprême pitié s'élevait de son coeur à la pensée des tortures
que la malheureuse avait dû souffrir.

Elle avait été coupable, sans doute!... Mais comment excuser le
raffinement que l'on avait déployé dans le châtiment.

Il lui prit la main, et la serra avec intérêt.

Le sentiment qu'il éprouvait était, il faut le dire, d'une nature
exceptionnelle.

La jeune femme avait dû être fort belle, ainsi qu'elle l'avait dit
elle-même, mais le chagrin avait profondément altéré ses traits,
et elle ne conservait que de rares vestiges de sa beauté
d'autrefois.

L'oeil seul avait encore tout son éclat et toute sa vivacité, et
il s'en échappait par instants des effluves ardentes dont on
subissait malgré soi l'impression pénétrante et forte.

-- Dieu a eu pitié de votre situation lamentable, dit enfin
Gaston; la liberté qui va vous être rendue vous permettra de vous
livrer à des recherches qui vous ont été interdites jusqu'à ce
jour.

-- J'essaierai, en effet, répondit la jeune femme en remuant
tristement la tête.

-- Au moins, votre père vous laisse-t-il quelque aisance?

Un double éclair s'alluma à cette question dans les yeux de la
fille du capitaine d'armes, et un sourire d'une expression
mystérieuse releva le coin de sa lèvre.

-- Sous ce rapport, dit-elle d'un ton ironique, le hasard aura
déjoué les calculs de mon bourreau.

-- Comment cela?

-- Au moment où il vint habiter le phare, mon père avait réalisé
presque toute sa fortune, qui consistait en vingt mille dollars
environ... Je savais qu'il avait caché cette somme dans une des
nombreuses caches que recèlent les murs épais de la tour, et
pendant deux années, sans lui donner le soupçon de mes
préoccupations, j'usai de mille stratagèmes pour découvrir
l'endroit où il avait enfoui son trésor. Il y a huit jours
seulement, et comme sa fin approchait, que je parvins enfin à mon
but.

-- Et vous avez cette somme?

-- Il y avait à peine dix minutes qu'il avait cessé de vivre,
qu'elle était en ma possession.

Gaston baissa le front sans répondre.

Décidément, tout ce qu'il voyait ou entendait depuis un moment, le
rejetait dans un monde de sensations excessives, où toutes les
lois de la conscience humaine semblaient être singulièrement
méconnues!

Au surplus, on ne lui laissa pas le temps de s'abandonner à des
réflexions ni de discuter ses impressions.

La jeune femme s'était levée, et, à voir l'air de résolution qui
se manifesta sur ses traits, on pouvait croire qu'elle en avait
fini avec les émotions violentes qu'un moment le souvenir du passé
avait éveillées en elle.

-- Maintenant, dit-elle, vous me connaissez tout entière,
Monsieur, et j'espère que vous voudrez bien me rendre le service
que j'ai à vous demander, puisque vous êtes certain que votre
intérêt ne s'égarera pas sur une créature indigne.

-- Qu'attendez-vous de moi? interrogea Gaston, repris de nouveau
par sa curiosité.

-- Peu de chose, en réalité; mais de votre concours dépend peut-
être le succès des recherches auxquelles je vais me livrer.

-- Parlez en toute confiance, et si je puis vous être utile.

-- En premier lieu, continua la jeune femme, vous m'aiderez à
abréger toutes les formalités que je vais avoir à subir au sortir
de cette prison! Il s'agit, d'abord, d'emporter d'ici le corps de
mon père, et de le déposer dans le cimetière du bourg le plus
voisin.

-- Cela sera fait comme vous le souhaitez: dans une heure, la
chaloupe viendra prendre le cercueil, et dès demain, il sera
enseveli dans le lieu que vous aurez désigné vous-même. J'ajoute
que l'équipage de _l'Atalante_ l'accompagnera à sa demeure
dernière.

-- Merci.

-- Ce n'est pas tout ce que vous désirez?

-- Non, Monsieur.

-- Qu'y a-t-il encore?

La jeune femme parut hésiter une dernière fois; mais elle fit
aussitôt un effort sur elle-même, et leva son regard assuré sur
Gaston.

-- Vous êtes jeune, Monsieur, dit-elle d'une voix ferme; pendant
les courts instants que je viens de passer avec vous, j'ai pu
m'assurer que vous êtes sensible et bon, et je me suis persuadé
qu'une femme ne s'adressera pas en vain à votre loyauté.

-- Je ne vous comprends pas.

-- Je vais m'expliquer. Votre temps est précieux, je n'en doute
pas, et je comprends que vous ayez hâte de reprendre la mer.

-- Sans doute.

-- Cependant si je vous priais de ne pas vous éloigner tout de
suite, de m'accorder un jour ou deux, pour m'aider dans certaines
démarches que je ne puis faire seule ou qui, du moins,
acquerraient une grande autorité si je les faisais appuyée à votre
bras et recommandée de votre nom.

-- Que voulez-vous dire?

-- Est-ce trop demander à votre courtoisie?

-- Ce n'est malheureusement pas de courtoisie qu'il s'agit,
Madame, mais de mon devoir qui m'oblige à reprendre la mer le plus
tôt possible.

-- Alors vous comptez repartir demain.

-- Demain, à l'issue de la cérémonie funèbre.

La jeune femme réprima un mouvement de contrariété, et son regard
plongea dans celui du commandant.

-- Soit! dit-elle d'un ton nerveux, j'espérais mieux, mais je
n'insiste pas. Seulement, dans les délais que vous venez
d'indiquer vous-même, pourrai-je compter sur vous?

-- Assurément.

-- Vous voudrez bien m'accorder votre appui et votre bras?

-- Sans doute.

-- Ce que je vous demande-là, songez-y, Monsieur, je ne puis le
demander à personne autre. Désormais, je suis seule au monde, et
si vous me refusiez...

-- Mais, par grâce, dites-moi...

-- Voici: je vous ai raconté tout à l'heure, que pour le rapt
odieux accompli sur ma personne, mon père s'était fait aider par
un sien ami, commandant d'un cutter de l'État.

-- Eh bien!

-- Eh bien... cet homme, je veux le voir!

-- Vous savez donc où il est.

-- Il habite à quelques milles de la côte, où il vit
misérablement! L'infâme action qu'il a commise ne lui a pas
profité, et une lettre récente qu'il a écrite à mon père, et que
j'ai pu intercepter, témoigne de quelques remords. Peut-être le
moment est-il favorable: il doit connaître bien des choses du
passé, et qui sait si je ne parviendrai pas à lui arracher
quelques aveux. Vous comprenez.

-- Parfaitement.

-- Et vous consentez à m'accompagner?

-- Nous partirons quand vous voudrez.

Par un mouvement plus prompt que la pensée même, la jeune femme
s'empara des mains de Gaston et les baisa avec un transport de
joie folle.

-- Ah! c'est bien, cela! dit-elle en cherchant à réagir contre sa
propre émotion, vous êtes généreux, et Dieu vous récompensera. Si
ma fille m'est rendue, c'est à vous peut-être que je le devrai...

Puis elle passa dans une pièce voisine, jeta à la hâte une mante
sur ses épaules, un voile épais sur ses cheveux, et revint peu
après vers le jeune commandant qui attendait.

-- Partons! partons! dit-elle, ne perdons pas une seconde... nous
n'avons plus que quelques heures de jour; et la nuit, nous pouvons
être arrêtés par bien des obstacles... Venez!...

Ils descendirent d'un pas rapide vers l'embarcation qui fut
immédiatement poussée à la mer, et quelques minutes après, elle
filait vers la côte, emportant le commandant, la jeune femme et
Bob, le petit mousse.

Quand ils atteignirent la côte, il était cinq heures environ.

La bourrasque s'était tout à fait calmée; la mer était unie comme
un lac; de chaque côté de l'embarcation, le regard plongeait en
des profondeurs limpides, où l'on distinguait une végétation
vigoureuse, aux tons colorés, où se mêlaient les fougères
hérissées, de véritables parterres émaillés de pépites azurées, ou
encore de longs rubans de lianes globuleuses ou tubulées. C'était
comme une fête des yeux; de temps à autre, s'élançaient du flanc
des rochers aigus et noirs des arbres gigantesques dont les
branches chargées de fleurs éclatantes se balançaient mollement au
mouvement du flux et du reflux.

Gaston de Pradelle avait rarement observé un pareil spectacle, et
s'abandonnait à l'admiration qu'il éveillait en lui.

Quant à miss Fanny Stevenson, elle semblait indifférente à tout,
absorbée dans une pensée unique, ne songeant qu'à son but.

Elle s'était rejetée à l'arrière de l'embarcation, avait serré
fortement sa mante autour de sa taille, son voile épais sur ses
cheveux.

Ainsi accotée, elle gardait le silence, et pendant tout le temps
elle ne proféra pas une parole.

Seulement, quand on approcha de terre, elle parut éprouver comme
une secousse nerveuse, se dressa sur son séant, et, écartant
brusquement son voile, elle jeta un regard plein de flamme sur la
rive.

-- Qu'avez-vous? interrogea Gaston, rappelé par ce mouvement à la
réalité de la situation.

-- Nous approchons! fit la jeune femme.

-- Vous reconnaissez la côte?

Un sourire amer crispa la lèvre de miss Stevenson, pendant qu'un
frisson secouait ses épaules.

-- Depuis dix années, répondit-elle, tout cela a bien changé; la
nature ne vieillit pas, et l'âge ne fait que l'embellir. Ce bourg,
que vous apercevez maintenant derrière ces bouquets d'arbres,
n'était autrefois qu'un pauvre petit refuge de pêcheurs;
maintenant c'est presque une ville.

-- Est-ce là que vous habitiez?

Miss Stevenson étendit la main vers un point de la rive.

-- Tenez, dit-elle avec un sanglot mal étouffé, vous voyez cette
petite maison blanche, à moitié cachée aujourd'hui par un épais
rideau de peupliers et de tamaris, il y a dix ans, elle était
humble et pauvre, et le sol, autour d'elle, était pelé et nu.
C'est là que j'ai passé les plus doux instants de ma vie, assise
auprès du berceau de ma fille. C'est de là aussi que j'ai été
violemment arrachée, pour être jetée dans cette prison où vous
m'avez trouvée.

-- Est-ce de ce côté qu'il faut gouverner? demanda Gaston.

-- Si vous le voulez bien, répondit miss Stevenson.

La côte n'était plus qu'à une faible distance, il y avait là une
petite crique de sable fin, au-dessus de laquelle le bourg
s'élevait en amphithéâtre. Gaston y dirigea l'embarcation, et peu
après, il sautait à terre et aidait la jeune femme à en faire
autant.

Celle-ci avait repris toute son énergie; dès qu'elle eut senti le
sol sous ses pieds, elle prit résolument le bras du commandant, et
l'entraîna vers la maison qu'elle avait désignée.

Une fois qu'elle en eut atteint le seuil, elle abandonna
brusquement le jeune marin et ne tarda pas à disparaître dans le
jardin.

Elle resta absente quelques minutes.

Quand elle revint, Gaston remarqua qu'elle était plus pâle encore
et qu'elle semblait plus oppressée et plus sombre.

-- Eh bien? fit-il avec un vif intérêt.

-- Rien, répondit miss Stevenson, les gens que je viens
d'interroger n'habitent le pays que depuis peu de temps. Ils ne
savent rien du passé, et ont ouvert de grands yeux quand j'ai
prononcé le nom que je portais autrefois.

-- Alors, vous n'avez obtenu aucun renseignement?

-- Ils ignorent ce qu'est devenue mon enfant; mais ils m'ont donné
l'adresse d'un colon qui, peut-être, me le dira.

-- L'ami de votre père?

-- Oui, Monsieur, Georges-Adam Palmer est très connu, paraît-il,
dans le bourg de Smeaton. Ah! il n'a pas changé, celui-là, et les
références que j'ai recueillies sont peu flatteuses. Sensuel,
brutal, ivrogne et voleur, on l'a, pour ainsi dire, mis en
quarantaine depuis quelques années, et il habite dans un enclos
situé à l'extrémité nord, vivant de rapines, adonné à toutes les
débauches.

-- Et vous ne craignez pas d'affronter un pareil homme? objecta
Gaston en fronçant les sourcils.

-- Je ne crains rien, puisque vous m'avez promis de m'accompagner.

Le jeune officier approuva du geste.

-- Vous avez raison, dit-il, je suis à vos ordres. Seulement,
c'est moi, maintenant, qui vous prierai de vous hâter, car la nuit
vient vite, et nous avons à peine une heure devant nous.

Ils s'éloignèrent et se mirent à gravir la rampe par laquelle on
montait sur les hauteurs du bourg de Smeaton.

À quelques pas derrière marchait lentement le petit Bob.

À mesure qu'ils avançaient, les habitations devenaient plus rares
et le sentier plus étroit... C'était, à droite et à gauche, des
terrains vagues, où l'on ne remarquait aucune trace de travail
humain. De loin en loin seulement, quelques mauvaises cabanes
évidemment abandonnées, ou de sinistres bouges dont l'aspect seul
donnait le frisson.

Enfin, au tournant du sentier qu'ils suivaient depuis un quart
d'heure, miss Stevenson s'arrêta tout à coup et montra à Gaston
une misérable chaumière qui s'élevait au milieu d'un vaste enclos
et dont le toit s'était depuis longtemps à moitié effondré sous
les efforts combinés de la pluie et du vent.

-- C'est ici? dit-elle d'une voix stridente.

Et elle continua de marcher jusqu'à ce qu'elle eût atteint
l'habitation où elle espérait trouver l'homme qu'elle cherchait.

Arrivée près de la porte, elle frappa plusieurs coups sonores, et
appliqua aussitôt son oeil contre les ais mal joints.

-- Je le vois, balbutia-t-elle, en proie à une violente émotion.

À l'appel énergique venu du dehors, quelqu'un avait remué à
l'intérieur et des pas s'étaient rapprochés du seuil.

-- Qui est là? demanda alors une voix fortement éraillée par
l'abus du gin.

-- C'est moi... ouvrez, répondit la jeune femme.

-- Vous!... Qui vous?

-- Avez-vous peur d'une femme?

-- Votre nom!... mille diables... à qui en avez-vous?

-- Eh bien... je suis miss Fanny Stevenson et je veux parler au
capitaine Georges-Adam Palmer.

Ce fut un coup de théâtre.

La porte s'ouvrit aussitôt, et le capitaine Palmer apparut sur le
seuil, éclairé par la lampe qui brûlait sur la table.

C'était un homme de taille moyenne, aux robustes épaules, à
l'aspect repoussant et rude.

D'un premier regard, il toisa miss Fanny, comme pour s'assurer
qu'on ne l'avait pas trompé, et que c'était bien la fille de
Stevenson qui était devant lui.

Quand tout doute eut disparu de son esprit, il laissa voir un
profond étonnement.

Il n'apercevait du reste que la jeune femme, Gaston de Pradelle se
tenant dans l'ombre du dehors, il put croire qu'elle était seule.

Un étrange sourire éclaira sa face ignoble.

Évidemment, il venait de se livrer à des libations copieuses. Ses
yeux, ses lèvres, ses joues, toute sa physionomie exsudait le gin,
et de singulières pensées flottaient dans son cerveau.

Il fît mine de s'incliner.

-- Ah! ah! c'est vous, dit-il; en effet, je vous reconnais. Entrez
donc.

Miss Stevenson fit quelques pas et avança jusqu'à la table où
brûlait la lampe.

Palmer ne s'occupait que de la jeune femme; une lueur douteuse
régnait dans la chambre, on y voyait à peine.

L'ancien capitaine ne remarquait pas la présence du commandant.

D'ailleurs, d'autres sentiments s'étaient emparés de lui, et
l'ivresse lui enlevait une partie de sa présence d'esprit.

-- Ah çà! dit-il au bout d'un moment, comme poursuivant une pensée
obstinée, vous vous êtes donc échappée de votre prison.

-- Vous le voyez!

-- Ce n'est pas le père qui vous a autorisée?

-- Mon père n'a plus aucun pouvoir sur moi!

-- Il est parti?...

-- Il est mort!

Palmer fit un soubresaut.

-- Mort! mort! répéta-t-il. Dieu me damne, voilà une nouvelle à
laquelle j'étais loin de m'attendre, et je m'étonne qu'il ne m'ait
pas fait prévenir.

-- Il n'en a pas eu le temps.

-- Quand est-il mort?

-- La nuit dernière.

-- Subitement, alors?

-- Oui, subitement... comme vous dites.

Palmer ne répondit pas. Il était troublé. Quelque chose
d'extraordinaire se passait en lui.

Il regardait la jeune femme et la trouvait belle.

Machinalement, il lui offrit la seule chaise qui fût dans la
pièce; miss Stevenson s'y laissa tomber.

Sans se rendre compte de ce qu'elle éprouvait, elle se sentait
gênée par les regards ardents dont Palmer l'enveloppait.

-- Ainsi, reprit bientôt ce dernier, vous voilà libre.

-- Oui, libre! libre! fit la jeune femme.

-- Et vous êtes venue vers moi!

-- Vous seul, dans la circonstance pénible où je vais me trouver,
pouvez me donner les renseignements dont j'ai besoin.

-- Quels renseignements?

-- Ne devinez-vous pas?

-- Expliquez-vous.

-- Quand vous m'avez arrachée de cette localité, pour me conduire
au phare Saint-Laurent, j'avais près de moi l'enfant à laquelle
j'avais résolu de consacrer ma vie.

-- Je me rappelle cela!... une belle et charmante petite fille...

-- À mains jointes, les joues baignées de larmes, je vous ai
suppliée alors de me laisser ma fille.

-- Votre père l'avait défendu.

-- Mais aujourd'hui qu'il est mort, vous n'avez plus aucune raison
de me cacher ce qu'elle est devenue.

Palmer fit entendre un ricanement.

-- Peut être, répondit-il sur un ton vague... quant à ce qui est
de ça, c'est à voir!

-- Que voulez-vous dire? interrogea miss Fanny, en se levant à
demi.

L'ancien capitaine haussa les épaules et se baissa vers la jeune
femme.

-- Bon! dit-il d'un singulier accent, cela dépend.

-- De qui?

-- De vous.

-- Comment?

-- C'est bien clair, pourtant. Vous êtes jeune et toujours fort
belle. Qu'allez-vous faire de la liberté que vous venez de
reconquérir?

-- Que vous importe.

-- Il m'importe beaucoup.

-- Je ne comprends pas...

-- C'est que vous n'avez jamais rien su de ce qui s'était passé au
lendemain du jour où le comte de Simier vous avait abandonnée.

-- Que s'était-il donc passé?

-- Votre père, lui, qui ne plaisantait pas sur les choses de
l'honneur, avait résolu tout simplement de vous jeter à la mer
avec votre enfant, et d'anéantir ainsi les preuves vivantes de la
honte que vous aviez imposée à sa vieillesse.

-- Ah! pourquoi ne l'a-t-il pas fait, alors!

-- Il ne l'a pas fait, parce que je l'en ai empêché.

-- Vous!

-- Moi-même.

-- Pourquoi?

-- J'avais un but.

-- Lequel?

Les traits de Palmer se couvrirent d'une expression cynique.

-- Eh! mon Dieu! répliqua-t-il, nous n'avions pas très
heureusement la même manière de voir... car moi après votre chute,
je ne vous trouvais ni moins belle, ni moins désirable.

-- Infamie!...

-- Non! j'avais eu pitié, voilà tout; et je proposai un moyen
acceptable de donner un époux à la jeune fille séduite et un père
à l'enfant abandonnée...

-- Et mon père a refusé?

-- C'est de là qu'est venu tout le mal.

-- Ah! je ne me doutais pas qu'un jour viendrait où j'aurais à
témoigner quelque reconnaissance à celui qui fut mon bourreau!...

Palmer fit une grimace ironique.

-- Ce n'est guère gentil pour moi, ce que vous dites-là, répondit-
il; mais je n'aurais garde de m'offenser pour si peu. D'ailleurs,
tout vient à point à qui sait attendre, comme disent nos amis
d'Europe, et le hasard me sert mieux que je ne l'espérais.

Miss Fanny eût peut-être hésité à comprendre le sens de ces
dernières paroles, mais Palmer les accompagna d'un regard et d'un
geste qui ne pouvaient laisser place à aucune ambiguïté.

Elle fut envahie par un commencement de frayeur et voulut se
lever.

La main du capitaine, qui s'appuya sur son épaule, l'obligea
brutalement à se rasseoir.

-- Ah çà!... dit-il avec un froncement menaçant des sourcils, me
prenez-vous par hasard pour un novice, et croyez-vous que l'on se
moque ainsi du plus vieux capitaine de la libre Amérique?

-- Monsieur!

-- Appelez-moi monsieur, si cela vous plaît, la belle! je n'y
attache pas d'importance, mais vous êtes venue chez moi la nuit...
seule... Il y a longtemps que je vous désire... et Dieu damne,
vous pouvez être assurée que vous ne sortirez pas d'ici comme vous
y êtes entrée.

-- Ah! misérable! balbutia miss Stevenson, au comble de la
terreur.

Déjà Palmer l'avait entourée de ses deux bras énergiques, et, la
pupille dilatée, la poitrine sifflante, il cherchait sa bouche de
ses deux lèvres avides.

-- À moi! à l'aide! cria la jeune femme affolée.

Le capitaine commença un rire aigu et strident... qui s'éteignit
presque aussitôt en une imprécation à demi étranglée.

Gaston venait de se précipiter au secours de la victime, et avait
enfoncé ses dix doigts dans la gorge du misérable.

Ce dernier lâcha prise aussitôt, et sauta sur un revolver qui se
trouvait sur la table près de la lampe.

Mais au moment où il en dirigeait les canons sur Gaston, il
s'arrêta stupéfait comme frappé d'une émotion inattendue.

Gaston portait le costume de lieutenant de la marine française. Le
vieux marin avait été habitué de longue date à saluer ces insignes
respectés. Un moment le sentiment de la discipline fut plus fort
que son emportement même, et il recula de deux pas, prêt à
s'incliner devant cette croix d'honneur que le jeune commandant
portait sur sa poitrine.

-- Que veut dire ceci et que voulez-vous? balbutia-t-il en
cherchant à se remettre; pourquoi vous mêlez-vous de choses où
vous n'avez que faire? Est-ce que je vous connais, moi? Vraiment,
je me demande de quel droit...

Tout en parlant, Palmer revenait à un examen plus net de la
situation; une sourde révolte se faisait jour à travers la
surprise qu'il avait éprouvée, et il était presque humilié de sa
défaillance d'un moment.

D'un geste prompt et brusque, il saisit un gobelet plein de gin
qui était sur la table, et en avala le contenu d'un trait.

-- J'use ici d'un droit que m'a donné miss Stevenson, répondit
Gaston avec calme, et ce droit, je l'aurais pris d'ailleurs de
moi-même, en présence des brutalités auxquelles vous vous
abandonnez.

-- Eh bien!... cela me déplaît!... répliqua Palmer, dont la main
continuait de tourmenter la poignée de son revolver. Je suis ici
chez moi, et j'entends...

-- Vous voulez que je me retire.

-- À l'instant même.

Gaston offrit son bras à la jeune femme, qui s'y appuya plus morte
que vive.

-- Venez, Madame, dit-il simplement; vous n'obtiendrez rien de ce
misérable, et il est plus prudent...

Déjà il faisait quelques pas vers la porte, mais Palmer s'y était
précipité avant lui et en occupait le seuil.

-- Vous ne partirez pas ainsi, insista-t-il avec rage; j'ai à
parler moi-même à miss Stevenson; les choses que j'ai à lui dire
l'intéressent seule, et elle restera ou sinon!...

Pour la seconde fois il tourna l'arme terrible sur la poitrine du
jeune commandant en lui ordonnant de s'éloigner.

Miss Stevenson, voyant le péril, s'était jetée dans les bras de
Gaston, essayant de le couvrir de son corps; mais ce dernier ne
l'entendait pas ainsi, et à bout de patience, supportant mal le
calme qu'il s'était imposé, il venait de se ruer sur le misérable.

Un coup de feu partit, avant qu'il eût eu le temps de
l'atteindre... et aussitôt la chambre retentit d'une effroyable
imprécation, suivie peu après d'un éclat de rire vif et clair.

-- Mille millions de diables! hurla Palmer en se dégageant du
nuage de fumée et en promenant autour de lui des regards
fulgurants...

Et il aperçut à deux pas la silhouette de Bob qui l'observait d'un
air gouailleur.

-- Eh bien! de quoi! dit ce dernier, sur un ton intraduisible pour
ceux qui n'ont pas fréquenté les faubourgs de Paris... Faut donc
mettre des manchettes pour parler à Monsieur!

Le petit mousse avait tout surveillé de la porte; quand il avait
vu Palmer menacer son maître, il avait fait un bond de chat
jusqu'à lui et s'était accroché à sa main, qu'il avait mordue
jusqu'au sang, de ses solides, incisives.

Cela avait suffi pour détourner le coup, et la balle du revolver
était allée se loger dans la cloison.

Cette intervention eut, du reste, des conséquences plus
importantes qu'on n'eût pu le supposer.

Gaston n'était pas resté inactif, de son côté, et profitant du
premier moment de trouble, il avait saisi le capitaine à bras le
corps et l'avait jeté à terre.

Ce fait accompli, il posa un genou sur la poitrine de l'ivrogne,
pendant que Bob lui garrottait les jambes avec du filin qu'il
portait toujours sur lui, par précaution.

Le capitaine était donc vaincu, et il ne s'agissait plus que de
profiter de la victoire.

Miss Stevenson le comprit et s'empressa de le questionner.

-- Vous voyez... dit-elle, la violence ne vous a servi de rien, et
le commandant tient maintenant votre vie entre ses mains... Mais
nous ne voulons pas vous faire de mal... et vous pourrez même, si
vous êtes docile, tirer un bon profit de la situation... Si vous
refusez de parler, nous vous abandonnerons ici, garrotté comme
vous l'êtes, sans espoir de secours... et vous périrez peut-être
de faim et de soif... avant que l'on ne vienne à votre aide... Si,
au contraire, vous consentez à me répondre, je vous laisserai ici
une centaine de dollars qui vous aideront à vivre selon vos goûts,
pendant une année au moins!... Dites maintenant... que décidez-
vous?

-- Je parlerai! je parlerai! grommela Palmer, incapable de faire
un mouvement.

-- Eh bien! voici la somme promise... Je la dépose sur cette
table, et elle sera à vous, dès que vous m'aurez donné les
renseignements que j'attends.

En parlant de la sorte, la jeune femme avait compté la somme
promise.

Au bruit de l'or tombant sur la table le visage du vieux marin
s'empourpra, à croire qu'il allait avoir un coup de sang.

-- Causons donc, poursuivit miss Stevenson... Quand vous m'avez eu
déposée dans le phare Saint-Laurent, mon père et vous, vous avez
dû vous occuper de mon enfant.

-- Il voulait le tuer!

-- Mais il ne l'a pas fait?

-- Non! parce que je l'ai menacé de le dénoncer.

-- Soit! je veux vous croire... mais cette enfant... qui en a pris
soin?

-- Une vieille femme.

-- Comment s'appelait-elle?

-- Jenny Turner.

-- Elle n'était pas du pays?

-- Elle habitait Québec...

-- Et elle y est encore peut-être?

-- Je le crois...

La jeune femme interrogeait, penchée avidement sur Palmer; sa voix
avait des intonations ardentes... De temps à autre elle s'arrêtait
pour essuyer la sueur qui glaçait ses tempes.

-- Mais l'enfant! l'enfant! insista-t-elle d'une voix étranglée et
sourde.

-- Ça, répondit Palmer, je n'en sais rien. Je voyageais, j'étais
souvent absent, surtout pendant les deux premières années. Et
puis, cela ne m'intéressait que médiocrement. Vous comprenez.

-- Mon Dieu!

-- Je vous dis ce que je sais.

-- Après, après.

-- Après? eh bien! voilà. Une fois, au retour de l'un de mes
voyages, la curiosité me prit d'avoir des nouvelles et je poussai
jusqu'à Québec.

-- Vous avez vu Jenny Turner?...

-- Je l'ai vue.

-- Elle avait ma fille?

-- Elle n'avait plus rien du tout!

Miss Stevenson se rejeta en arrière avec un cri rauque.

-- Eh quoi! rien! balbutia-t-elle... elle n'était pas morte, au
moins?

-- Non.

-- Qu'était-elle devenue?...

-- Un homme s'était présenté un jour à la vieille; il lui avait
donné une forte somme, et l'appât d'un gain considérable avait
décidé la Turner à livrer l'enfant qui, du reste, ne lui
rapportait pas grand'chose, et, n'était par conséquent qu'un
embarras pour elle.

Miss Stevenson se cacha la tête dans les mains.

-- Oh! lui! murmura-t-elle; c'est lui!...

-- À qui pensez-vous, Miss? fit Palmer.

-- Au comte de Simier.

-- Vous pourriez avoir raison.

-- Vous savez quelque chose de plus?

-- Oh! presque rien; mais tout de même cela peut bien avoir son
importance.

-- Qu'est-ce donc? Parlez!

-- Le comte de Simier n'avait-il pas consenti à contracter avec
vous un mariage par-devant la municipalité de Smeaton?

-- En effet.

-- C'était la seule preuve de votre union avec lui?

-- Il devait le croire du moins, car il ignorait que j'eusse fait
prendre moi-même un double de l'acte authentique; je ne pensais
pas à moi en agissent ainsi, mais je m'imaginais qu'un jour cela
pourrait, servir à ma fille.

-- Et vous avez bien fait.

-- Pourquoi?

---- Parce que, à l'époque où l'on est venu enlever à Jenny Turner
l'enfant que nous lui avions confiée, un incendie fut allumé à
Smeaton par une main criminelle, et tous les actes qui se
trouvaient au presbytère furent détruits.

Miss Stevenson ne répondit pas.

Une ombre épaisse passa sur son front et elle comprima sa poitrine
de ses deux mains nerveuses...

-- Rien! plus rien, dit-elle, en se redressant lentement... Ah!
n'importe... je ne veux pas m'abandonner encore, et avant de dire
un éternel adieu à la tombe de mon père, je me rendrai moi-même à
Québec et je verrai cette femme!

Puis, se levant tout à fait, elle se tourna vers Gaston de
Pradelle.

-- Venez! Monsieur, dit-elle d'un ton brisé; nous n'avons
maintenant plus rien à faire ici et nous pouvons nous retirer. --
Venez! Venez...

Et ils sortirent.

Comme ils arrivaient à la crique, au moment où les matelots de
_l'Atalante_ s'apprêtaient à embarquer, miss Stevenson s'arrêta.

-- Qu'avez-vous? fit Gaston surpris.

-- Je réfléchis, dit la jeune femme.

-- À quoi?

--Je vais rester à Smeaton.

-- Quel est votre dessein?

-- L'inhumation de mon père ne doit avoir lieu que demain, vers
onze heures; d'ici-là, j'ai le temps de me rendre à Québec.

-- Eh quoi! vous voulez...?

-- Je veux voir cette femme, cette Jenny Turner. Il est impossible
qu'elle résiste à mes prières, à mes larmes, et par elle je
saurai...

-- Êtes-vous bien décidée?

-- Oui, Monsieur, ne cherchez pas à me détourner; si vous saviez
comme j'ai hâte d'apprendre...

-- Soit! qu'il soit fait selon votre désir. Nous allons retourner
à bord, et demain nous vous y attendrons. N'avez-vous rien autre
chose à me demander?

La jeune femme comprima son sein de ses deux bras.

-- Vous avez été si bon jusqu'ici, dit-elle, que j'hésite presque
à réclamer de vous un nouveau service.

-- De quoi s'agit-il? Parlez.

-- Eh bien! je vais être seule, ici, et j'aurais désiré...

-- Achevez.

-- Le petit Bob.

-- Mon mousse?

-- C'est cela.

-- Vous désirez qu'il reste près de vous jusqu'à, demain?

-- Est-ce trop demander?

-- Nullement; et je crois, au contraire, qu'il pourra, en effet,
vous être fort utile. C'est un enfant futé, quoique très jeune, un
véritable Parisien, débrouillard, comme nous disons, et courageux,
ainsi que vous l'avez vu!

-- Alors, je le garde, fit la jeune femme.

Et s'adressant au petit mousse:

-- Tu veux bien rester avec moi jusqu'à demain? ajouta-t-elle.

-- Avec la permission du commandant! répondit le petit Bob, l'oeil
brillant et la figure souriante.

Quelques secondes plus tard, le canot poussait au large, et miss
Stevenson restait seule avec le petit mousse.

La jeune femme dormit peu.

Dès l'aube, elle était debout, et quand elle descendit, elle
trouva Bob qui attendait à quelques pas, regardant curieusement le
panorama de la cité se dégageant peu à peu des brumes du matin.

Sur la grève, une barque était au plein avec quatre hommes
d'équipage, qui paraissaient attendre.

-- Quelle est cette barque? interrogea, miss Stevenson.

-- C'est celle que j'ai frétée, répondit Bob; j'ai pensé que vous
perdriez beaucoup de temps à en chercher une, et je m'en suis
occupé pendant que vous dormiez.

-- Tu songes à tout. Quelle heure est-il?...

-- Cinq heures.

-- Et combien faut-il de temps pour aller à Québec?

-- Deux heures au plus.

-- Eh bien! partons! partons!...

Ils embarquèrent, et l'on appareilla aussitôt.

Il ventait bonne brise. Le bateau était monté par des pêcheurs
expérimentés, à qui ces parages étaient familiers.

C'est à peine s'ils mirent soixante minutes pour se rendre à
Québec.

Miss Stevenson était redevenue taciturne et sombre. Elle ne
parlait plus... Toute sa pensée, tout son coeur, tout son être,
allait à Jenny Turner.

Le difficile, l'impossible... était de la trouver.

Mais le hasard la servit au delà de ce qu'elle pouvait
souhaiter...

La vieille femme vivait toujours... elle habitait non loin du
port, où elle tenait une méchante auberge, connue de tous les
marins. Miss Stevenson ne tarda pas à être mise en sa présence.

Comme le temps était précieux, elle ne s'attarda pas en préambules
oiseux, et aborda tout de suite la question.

-- Je ne viens pas, dit-elle cependant, par manière de précaution
oratoire, je ne viens pas vers vous pour vous susciter des ennuis,
ni pour vous faire de la peine, mais vous pouvez me rendre un
grand service, car je vous jure que si vous voulez vous montrer
complaisante, vous n'aurez pas à vous en repentir!... Je suis
presque riche... et je serai généreuse... croyez-le, bien.

-- Que puis-je pour vous, Madame? demanda, la vieille, fort
surprise de ce début...

-- Vous pouvez me rendre la vie et aider à mon bonheur.

-- Comment?

-- Écoutez-moi; répondez-moi, surtout, avec franchise et sans
détour: il y a dix ans, un capitaine d'armes, du nom de Stevenson,
vous a confié une enfant, une petite fille, que vous avez promis
d'élever et de garder près de vous jusqu'au moment où on viendrait
la réclamer.

-- Est-ce vrai?

-- Mais...

-- Est-ce vrai? Par grâce... je vous en conjure.

-- J'ignore qui vous êtes. Pourquoi m'adressez-vous une pareille
question?...

-- Je m'appelle miss Fanny; je suis la fille du capitaine
Stevenson et la mère de l'enfant qui vous a été confiée.

-- Est-ce possible? On m'avait dit que vous étiez morte.

-- Qui cela? Ce n'est pas mon père, du moins.

-- Je ne l'ai jamais revu.

-- Ce n'est pas Palmer non plus.

-- Non.

-- C'est le comte de Simier, alors...

La vieille fit un geste d'effroi.

-- Eh quoi! vous savez! balbutia-t-elle.

-- Vous voyez! je sais tout, et vous nieriez en vain; d'ailleurs
vous n'avez rien à redouter. Je ne veux pas faire de scandale, je
ne m'adresse qu'à votre bonté, à votre coeur et à votre intérêt
même, car si vous parlez...

En prononçant ces derniers mots, la jeune femme tira de sa poche
une bourse pleine d'or et la montra à la vieille.

-- Si vous parlez, continua-t-elle, tout l'or que voici vous
appartiendra.

-- Dites-vous vrai? s'écria Jenny Turner les yeux brillants de
convoitise.

-- Sur la vie de mon enfant! je le jure.

-- C'est différent. D'ailleurs, comme vous dites, je n'ai rien à
redouter. On m'a remis votre enfant. Je l'ai gardée pendant deux
années et ce n'est que lorsque le père est venu me la demander.

-- Il y a longtemps de cela?

-- Huit années environ.

-- Ma fille en avait trois à peine.

-- C'est cela!

-- Et elle était bien vivante, n'est-ce pas? dites! dites!

La vieille leva les yeux au ciel et eut un geste d'admiration
rétrospective.

-- Pauvre chérubin, murmura-t-elle, si elle était vivante! et
jolie, et blanche, et gaie, avec des petites lèvres rosés et des
grands yeux noirs! C'est-à-dire que c'était une bénédiction, un
rayon de soleil, un gazouillement d'oiseau.

-- Mon Dieu! mon Dieu!... fit la malheureuse mère en étouffant un
sanglot.

-- Elle parlait déjà, la chère créature... poursuivit Jenny
Turner: et elle vous avait des petites mines, un babil, une
manière de marcher et de regarder qui n'était qu'à elle!...

-- Assez! assez! supplia miss Stevenson.

Sa poitrine se soulevait avec effort; les larmes brûlaient ses
yeux... Elle eût voulu crier et la voix s'étranglait dans sa
gorge.

-- Et c'est alors que le comte...? ajouta-t-elle comme à bout de
forces.

-- C'était un matin, comme à présent, répondit la vieille. Il faut
vous dire qu'à cette époque je n'étais pas heureuse; je vivais
misérablement, attendant toujours l'argent que votre père m'avait
promis, et qui ne venait pas... J'ai su depuis que cet argent
passait par les mains de ce misérable Palmer, et qu'il y restait;
la vie était donc très dure, et plus d'une fois déjà la petite
avait eu faim.

-- Horrible! c'est horrible!...

-- Alors, vous saisissez bien, il ne faut pas trop m'en vouloir.
Ce fut dans l'intérêt de l'enfant. Quand le comte vint, j'avais
épuisé toutes mes ressources; il vit la petite qui était toute
pâlotte. Il me dit qu'il était le père, me fit voir des papiers
qui le prouvaient, disait-il; enfin il me menaça tout en m'offrant
de l'argent si je cédais... et dans une pareille situation...

-- Vous lui avez remis l'enfant?

-- Cela valait mieux que de la voir mourir de faim.

-- Ô misère!...

-- Mais cela m'a bien coûté, allez, je puis le dire. On ne
comprend combien on aime ces petits êtres-là que lorsque le moment
vient de s'en séparer. Et si vous aviez vu comme elle pleurait,
comme elle me tendait les bras ... avec quelle voix déchirante
elle appelait sa mère!...

Miss Stevenson jeta un cri et fondit en larmes, en roulant sa tête
dans ses deux mains.

-- Sa mère! sa mère! répéta-t-elle d'un accent brisé, et pendant
qu'il l'enlevait, on me retenait, moi, dans cette prison où j'ai
passé dix années de ma vie à l'appeler et à la pleurer. Ah! ils ne
paieront jamais assez cher tout le mal qu'ils m'ont fait.

Mais voyons! voyons! ajouta-t-elle, le temps de la défaillance est
passé; il faut avoir le courage de regarder en, face
l'épouvantable réalité! Dites-moi, cet homme, le comte de Simier,
ne vous a-t-il pas fait connaître en quel lieu il habitait?

-- Non.

-- Il n'est resté que peu de temps à Québec?

-- Deux jours.

-- Il était seul?

--Un domestique l'accompagnait.

-- Vous savez son nom?

-- Il l'appelait Gobson.

-- Et lui, ce Gobson, ne vous a rien dit?

-- Peu de chose.

-- Mais quoi? quoi?

-- Il m'a dit qu'il partait avec son maître, qu'ils se rendaient
d'abord, à New-York, puis que de là ils iraient dans l'Inde.

-- Vous en êtes sûre?

-- Oui, Madame.

-- C'est bien! cela suffit. Vous êtes une brave femme, Jenny
Turner, et je vous remercie pour les soins vous avez donnés à mon
enfant. Il n'a pas dépendu de vous de le garder plus longtemps, et
je ne vous rendrai pas responsable de la méchanceté et de
l'infamie des autres. Prenez ceci, et quelquefois priez Dieu pour
qu'il m'accorde de revoir et d'embrasser un jour ma fille!

Et, prenant la tête de la vieille, dans ses mains, elle l'embrassa
à plusieurs reprises, et partit en courant vers le quai où était
amarré le bateau qui l'avait amenée.

Quand, une heure après, elle monta à bord, de _l'Atalante_, tous
les préparatifs de la cérémonie funèbre étaient terminés.

Le cercueil, recouvert d'un drap noir, avait été descendu dans la
chaloupe; les matelots se tenaient à leur poste, les avirons
levés; Gaston de Pradelle occupait l'arrière où une place était
réservée pour miss Stevenson.

Dès qu'elle eut embarqué, la chaloupe s'éloigna, se dirigeant vers
le bourg de Smeaton où le service devait être dit.

Ce fut du reste fort court et fort simple.

Quand on partit pour le cimetière, Gaston de Pradelle suivit le
cercueil, donnant le bras à miss Stevenson.

Derrière venait Maxime de Palonier, précédant les matelots de
_l'Atalante_; puis quelques curieux du bourg, et au dernier rang
le capitaine Palmer.

Le cimetière n'était pas éloigné de Smeaton. La fosse avait été
creusée pendant la nuit. Le prêtre catholique la bénit, et chacun
à son tour alla jeter l'eau sainte dans le trou noir.

Miss Stevenson sanglotait.

Pourtant, une fois la cérémonie achevée, elle se releva ferme et
résolue, et secoua énergiquement le front, comme si elle eût
voulu, au seuil de cette tombe, chasser toutes les mauvaises
pensées qui l'assaillaient.

Elle venait de dire adieu à son père, et peut-être lui avait-elle
pardonné.

Maintenant elle ne voulait plus songer qu'à son enfant.

Elle descendit vers la crique, sans précisément se rendre compte
de ce qu'elle faisait, tant elle était absorbée et soucieuse.

Gaston respectait son silence. Ce ne fut qu'en arrivant près de la
chaloupe qu'elle parut revenir à elle.

Elle regarda avec étonnement autour d'elle, et par un mouvement
spontané et pour ainsi dire irréfléchi, elle tendit les deux mains
au jeune commandant.

-- Quelle reconnaissance ne vous dois-je pas!... dit-elle avec
abandon, pour toutes les bontés que vous avez eues pour moi!

-- Je n'ai fait que mon devoir, Madame, répondit Gaston d'un ton
ému, et tout autre à ma place...

-- Non! non! ne cherchez pas à vous dérober à ma reconnaissance,
en diminuant le service que vous m'avez rendu... Moi du moins,
Monsieur, je n'oublierai jamais le jour où j'ai eu le bonheur de
vous rencontrer... et, en vous disant adieu...

-- Qu'allez-vous faire?

-- Oh! ma conduite est toute tracée.

-- Vous avez vu Jenny Turner?

-- Oui, Monsieur.

-- Que vous a-t-elle dit?

-- Des choses bien vagues, en réalité; mais il n'en faut pas tant
à une mère qui veut retrouver son enfant.

-- Où irez-vous?

-- Tout à l'heure, je vais retourner à Québec: dans quelques
jours, j'aurai, gagné New-York, et de là...

-- De là?...

-- À moins que Dieu ne m'abandonne tout à fait, avant que l'année
se soit écoulée, j'aurai rejoint le comte de Simier, et il faudra
bien qu'il m'apprenne ce qu'il a fait de ma fille!

-- Alors, vous n'avez plus rien à réclamer de moi!

-- Non, Monsieur, non. Mais du plus profond de mon coeur, merci
encore une fois pour tout le bien que vous m'avez fait.

Puis, comme si elle eût eu regret de le quitter déjà, elle retint
sa main, et oublia son regard sur son front.

-- Vous avez un père? dit-elle d'un accent troublé.

-- Non, Madame, répondit Gaston, un peu surpris de la question.

-- Au moins, votre mère vit.

-- Mon père et ma mère sont morts.

-- Eh bien! reprit-elle, à votre âge, la vie commence à peine, et
plus d'un bonheur vous est réservé en ce monde. Vous serez aimé un
jour, bientôt peut-être, par quelque femme digne de vous, et,
d'avance, j'appelle sur celle que vous aurez choisie toutes les
bénédictions du Dieu juste et bon.

Et ayant ainsi parlé, elle s'éloigna d'un pas rapide et disparut
bientôt sans oser regarder en arrière.

-- Malheureuse femme! murmura Gaston.

-- Malheureuse femme, sans doute, répliqua Maxime qui marchait à
ses côtés; mais, tout de même, elle vous a un regard à donner le
frisson, et je ne voudrais pas être à la place de M. le comte de
Simier le jour où elle le repincera.

-- Mais le _repincera-t-elle_? fit Gaston en souriant malgré lui
au dernier mot de son ami.

Celui-ci eut un geste insouciant.

-- Ça, c'est son affaire, répondit-il. Mais je serais assez
curieux de voir la tête que fera le comte, quand il se trouvera en
présence de la mère de l'enfant!




PREMIÈRE PARTIE




I


Huit années s'étaient écoulées depuis les événements que nous
avons racontés au prologue de ce récit.

On était au mois d'octobre 1859.

-- À cette époque s'élevait vers le milieu de la rue de la
Chaussée-d'Antin, au fond d'une cour à laquelle on accédait par
une longue allée plantée de platanes, un hôtel de grande
apparence, composé d'un rez-de-chaussée et d'un premier étage, et
donnant par derrière sur une serre de proportions immenses, où
l'on avait réuni toutes les plantes exotiques que l'on
n'entretenait qu'à grand'peine sous notre climat meurtrier.

L'hôtel appartenait à M. de Beaufort-Wilson, qui l'habitait avec
sa femme et ses deux filles.

M. de Beaufort-Wilson était un homme de cinquante ans environ, à
la figure intelligente et distinguée, qui occupait dans la finance
parisienne une position pour ainsi dire hors de pair.

En épousant mademoiselle Juliette Wilson, il avait fait un mariage
d'amour, qui avait puissamment contribué à sa fortune.

C'est à Londres, dix-sept ans auparavant, au retour de ses
nombreux voyages, qu'il avait rencontré celle qui devait bientôt
devenir sa femme.

Beaufort avait alors un peu plus de trente ans: c'était un des
hommes les plus séduisants qu'une jeune fille pût rêver, et dès la
première entrevue, Juliette Wilson en devint éperdument amoureuse.

Beaufort n'était pas riche, tandis que mademoiselle Wilson devait
apporter à son époux une dot qui se chiffrait par plusieurs
millions. Le père hésita donc quelque temps avant de se résigner à
une pareille union; mais il aimait trop sa fille pour lui imposer
sa volonté, et le mariage eut lieu au grand étonnement des
négociants de la cité.

Qu'importait d'ailleurs aux jeunes époux!

Ils avaient quitté Londres au lendemain de leur union, et étaient
allés savourer leur lune de miel en France, en Italie, en Espagne,
un peu partout, et n'étaient revenus à Paris que quelques années
plus tard, pour s'y fixer tout à fait dans le bel hôtel de la
Chaussée-d'Antin qu'ils n'avaient plus quitté depuis.

M. Wilson, ne voulant pas laisser son gendre inoccupé, avait
décidé, dans sa sagesse, de créer, en France, une maison de banque
qui serait comme la succursale de celle qu'il dirigeait lui-même
en Angleterre, et il avait placé Beaufort à la tête de cette
maison.

Ce dernier était apte à tout. Il ne demandait pas mieux que
d'occuper ses loisirs; le beau-père n'eut qu'à se louer de la
résolution qu'il avait prise.

Dix-sept années avaient donc passé sur le bonheur des époux sans
qu'aucun nuage fût venu le menacer.

Tout au plus une ombre avait-elle parfois troublé cette quiétude,
mais ce fut là une chose imperceptible pour les indifférents et à
laquelle nul ne fit attention.

Nous avons dit que Beaufort avait deux filles: l'une s'appelait
Edmée, l'autre Nancy.

Edmée, l'aînée, était brune: son opulente chevelure noire faisait
comme un diadème d'ébène à son front, et, à travers ses grands
yeux limpides et doux, on eût pu voir son âme tout entière. Elle
rappelait les traits de son père, dont elle était la vivante
image.

La cadette, Nancy, ressemblait surtout à sa mère; elle en avait
l'allure enjouée, la grâce délicate et tendre, et son bel oeil
bleu empruntait parfois de bizarres lueurs où tremblaient
certaines aspirations mal contenues.

Les deux enfants s'aimaient d'une affection sans bornes et
semblaient n'avoir jamais rien cherché ni entrevu au delà de
l'horizon que leur faisait l'amour de leurs parents.

M. et madame de Beaufort aimaient leurs enfants d'une tendresse
égale, à laquelle on n'eût assurément rien trouvé à reprendre;
mais un observateur attentif eût pu remarquer, dans les
manifestations de cette tendresse, certaines nuances qui avaient
leur signification et cachaient peut-être un mystère.

Madame de Beaufort témoignait bien à Edmée la même sollicitude
qu'à Nancy; mais il y avait dans les soins inquiets dont elle
entourait celle-ci quelque chose de plus maternel et de plus doux,
et tandis que Beaufort semblait plus attentionné pour sa fille
aînée, la mère ne parvenait pas toujours à dissimuler la
préférence qu'elle ressentait pour la plus jeune de ses enfants.
Cette situation s'était même accentuée depuis quelque temps, et
les relations des deux époux, jusque-là des plus correctes,
subirent dès lors quelques atteintes qui en altérèrent le calme et
la sérénité.

Une fois entr'autres, quelque chose de significatif se passa, qui
marqua bien l'état d'esprit dans lequel se trouvait à ce moment
madame de Beaufort-Wilson.

Il y avait alors quelques mois que Edmée et Nancy étaient sorties
du couvent où elles avaient été élevées, et depuis leur retour à
la maison paternelle, l'hôtel de la Chaussée-d'Antin avait pris un
air de fête qui ne lui était pas habituel.

C'était comme un souffle de jeunesse que les deux charmantes
jeunes filles avaient apporté avec elles, et tout s'anima bientôt
de gaieté et de mouvement.

Nancy adorait le monde, et sa mère ne lui refusa rien de ce qui
pouvait satisfaire ses fantaisies; on donna d'abord quelques
petites soirées, où l'on sauta entre intimes; puis le cercle
s'élargit peu à peu; les invitations furent lancées avec plus de
largesse, et bientôt ce furent de véritables bals où toute
l'aristocratie de l'industrie et de la finance s'empressa
d'accourir.

Nancy ne se possédait pas de joie. C'était un spectacle nouveau
pour elle, et le plaisir qu'elle y prenait enchantait
particulièrement sa mère.

Edmée, elle, était loin de partager l'espèce de griserie qui
s'était emparée de sa soeur. Elle était plus grave... moins
mondaine... Depuis l'âge le plus tendre, elle semblait comme
atteinte de mélancolie et eut volontiers vécu seule, loin du monde
bruyant, sans ambition, heureuse d'une vie modeste et sans éclat.

Une sorte de tristesse native pesait sur sa pensée... Elle sentait
d'ailleurs vaguement, d'intuition, qu'elle n'était pas aimée de
madame Beaufort-Wilson comme elle aurait dû l'être, et, chose
singulière, la conviction qu'elle avait acquise de l'indifférence
dont elle était l'objet, ne l'avait ni blessée, ni désespérée...
Seulement, tout son coeur s'était réfugié dans un sentiment
d'autant plus puissant qu'il devait être exclusif, et elle avait
reporté sur son père, cette part d'amour dont sa mère n'avait pas
voulu!

Au surplus, tout cela n'était encore qu'à l'état latent, et il ne
fallut rien moins qu'un incident tout à fait imprévu pour mettre
en lumière des sentiments qui ne se fussent, sans cela,
probablement manifestés que beaucoup plus tard.

C'était au mois de décembre, lors des premières grandes fêtes
données par M. Beaufort-Wilson.

Ainsi que nous l'avons dit, de nombreuses invitations avaient été
lancées, et aucune notabilité du monde parisien ne manqua à cet
appel de l'une des maisons les plus considérables de la capitale.

Dès la première heure, les salons se remplirent d'une foule avide
et curieuse, et madame de Beaufort, ravie du bonheur qu'elle
voyait rayonner dans les yeux de sa fille Nancy, accueillit ses
hôtes de ses plus gracieux sourires.

Quant à Edmée, appuyée au bras de son père, elle allait et venait,
un peu étonnée de ce mouvement inusité, cherchant, à se retrouver
elle-même à travers cette animation et ce brouhaha, regrettant, au
fond du coeur, le calme des soirées ordinaires qu'elle passait à
lire ou à broder.

En ce moment, et comme elle pénétrait avec son père dans le salon
principal où l'on devait danser, elle s'arrêta tout à coup devant
le tableau qui frappa ses regards...

À l'extrémité opposée du salon, sa mère était assise, ayant Nancy,
sa plus jeune fille, à ses côtés, et causant avec un jeune homme
qui s'inclinait pour la saluer.

C'était là assurément un fait bien insignifiant, et Edmée eût été
fort empêchée de dire pourquoi elle en fut frappée.

Le jeune homme portait l'uniforme d'officier de marine: il était
grand, élancé, et à la pâleur répandue sur son front, on devinait
quelque mystérieuse souffrance, ou tout au moins quelque pensée
absorbante qui devait exercer sur son esprit une influence
souveraine.

C'était la première fois que Edmée le voyait; pourtant, il lui
sembla qu'elle l'avait déjà rencontré quelque part.

Un souvenir vague comme un rêve... elle n'aurait pu préciser; mais
à sa vue elle éprouva une sensation qu'elle n'eût pu définir, et
qui, pendant quelques secondes, la troubla profondément.

-- Qu'as-tu donc, chère enfant? dit M. de Beaufort avec
sollicitude.

--Moi! rien, répondit Edmée. La chaleur est étouffante, je ne suis
point habituée à respirer une pareille atmosphère.

-- Tu as raison, viens près de ta mère, tu te reposeras, et le
babil de Nancy te remettra tout à fait.

-- Oui, oui! c'est cela.

Ils causaient tout en marchant. Quand ils approchèrent de madame
de Beaufort, le jeune officier ne l'avait pas quittée encore.

-- Mon ami, dit alors madame de Beaufort en désignant ce dernier à
son mari, permettez-moi de vous présenter M. Gaston de Pradelle,
un capitaine de frégate de récente promotion, qui a bien voulu se
rappeler qu'il a été reçu dans l'Inde par quelques membres de ma
famille.

M. de Beaufort tendit cordialement la main au jeune officier.

-- Soyez le bienvenu, Monsieur, dit-il avec un sincère abandon; si
vous êtes connu des Wilson, vous ne m'êtes pas non plus tout à
fait étranger! Je sais les services que vous avez rendus à notre
marine, et j'ai suivi avec un vif intérêt le dernier voyage que
vous venez d'accomplir autour du monde!...

-- Vous êtes mille fois trop bienveillant, dit Gaston de Pradelle,
en saluant de nouveau.

-- Il n'y a pas longtemps que vous êtes de retour en France?

-- Quelques mois à peine.

-- Et vous ne songez pas à nous quitter tout de suite?

-- Oh! je ne reprendrai pas la mer avant un an.

-- À la bonne heure, et pendant cette année, au nom des Wilson et
en celui des Beaufort, veuillez bien considérer cette maison comme
la vôtre, et croyez que nous serons toujours heureux de vous y
recevoir.

Et comme Gaston allait s'éloigner, M. de Beaufort ajouta, en
présentant Edmée qui n'avait cessé de regarder le jeune officier.

-- Ma fille aînée, mademoiselle de Beaufort!

Ce fut comme un coup de théâtre.

Jusqu'alors, Gaston n'avait point pris garde à la jeune fille;
mais dès qu'il eut levé les yeux sur elle, il ne put se défendre
d'un mouvement de stupéfaction profonde et retenir un cri prêt à
lui échapper.

-- Étrange! c'est étrange!... balbutia-t-il, fortement ému et
incapable de se contenir.

-- Quoi donc? fit M. de Beaufort, surpris.

-- Pardonnez-moi.

-- Eh! à quel propos!

-- Cette ressemblance...

-- Vous avez connu quelqu'un qui ressemblait à mon Edmée?

-- Oui, Monsieur.

-- À Paris?

-- Non, non, bien loin de France, au contraire.

-- Où cela?

--En Amérique.

-- Ah!

-- Près du fleuve Saint-Laurent.

-- Que dites-vous?...

-- Vous voyez! je suis fou. D'ailleurs, la jeune femme dont je
parle, il y a huit années que je l'ai vue, et elle avait bien près
de trente ans à cette époque.

M. de Beaufort ne répondit pas, il était devenu comme inquiet; un
pli soucieux s'était creusé sur son front.

Gaston s'aperçut qu'il allait être indiscret, il s'empressa de
couper court à l'incident et s'adressant à Edmée:

-- Mademoiselle, lui dit-il d'un ton plus calme, voici que les
premiers accords du quadrille se font entendre, et si vous vouliez
bien m'accepter pour cavalier...

Edmée regarda son père.

-- Eh! sans doute, sans doute, chère enfant, dit ce dernier. C'est
la première fête à laquelle tu assistes, et ta mère et moi nous ne
pouvons que nous réjouir du plaisir que tu y prendras.

La jeune fille passa alors son bras sous celui de Gaston et ils se
dirigèrent tous les deux pour aller prendre place dans le
quadrille qui se formait.




II


M. de Beaufort les suivit du regard, en proie à une émotion
visible, et ce ne fut que lorsqu'ils eurent disparu dans les
méandres des quadrilles qui s'organisaient tumultueusement, qu'il
parut revenir à lui.

Nancy avait, de son côté, suivi un jeune cavalier qui était venu
la réclamer, et il se trouva seul un moment avec madame de
Beaufort.

Celle-ci était devenue elle-même toute soucieuse; elle observait
son mari avec une attention presque inquiète.

-- Qu'avez-vous donc, mon ami? interrogea-t-elle vivement.

-- Moi? répondit M. de Beaufort.

-- Connaîtriez-vous M. de Pradelle?

-- C'est la première fois que je le rencontre.

-- Que vous a-t-il dit?

-- Rien que de banal et d'insignifiant.

-- Cependant, les paroles qu'il a prononcées et que j'ai à peine
comprises ont paru vous troubler.

-- Quelle idée.

-- Que vous a-t-il dit? Ne me cachez rien... répondez-moi... Il
regardait Edmée d'une façon singulière. Ne parlait-il pas de
ressemblance?

-- En effet.

-- Il a connu une personne dont votre fille lui rappelait les
traits.

-- C'est cela.

-- Et il vous l'a nommée?

-- Non!

-- Pourquoi avez-vous pâli, alors. D'où vient qu'en ce moment
encore je vous trouve préoccupé et sombre?

-- C'est que...

-- Achevez.

-- Eh bien, cette personne...

-- Une femme?

-- Oui.

-- Où l'a-t-il connue?

-- Non loin de Québec.

-- Et y a-t-il longtemps?

-- Il y a huit ans!

-- Mais elle est morte, cependant!... Vous m'avez bien dit qu'elle
était morte!

Et comme la jeune femme interrogeait d'un ton ardent et avec un
regard plein de feu, Beaufort eut comme un frisson et pressa son
front de sa main nerveuse.

-- Eh oui! oui! répondit-il avec effort, je vous l'ai dit et je
vous le répète; mais ce souvenir est là, toujours devant mes yeux,
sur mon coeur: et, malgré moi, j'ai peur de ce passé coupable,
comme s'il pouvait venir me menacer dans le présent heureux que
vous m'avez fait!

La jeune femme garda le silence et serra tendrement la main de son
mari.

-- Vous avez raison, dit-elle au bout d'un instant; je vous ai
aimé assez pour vous pardonner une défaillance que votre jeunesse
expliquait, et je ne veux me rappeler que, le bonheur que vous
m'avez donné depuis... Seulement, vous le voyez, mon ami, je
n'avais pas tout à fait tort quand j'insistais pour que votre
fille Edmée restât encore au couvent. Sa présence ici peut nous
créer bien des embarras, bien des tourments, et j'espère que vous
jugerez vous-même opportun de vous rendre à mes raisons.

-- La pauvre enfant sera bien malheureuse! objecta Beaufort, dont
le front se rembrunit; elle croira que nous ne l'aimons pas... que
nous voulons l'éloigner de nous.

-- Quelle folie! répliqua la jeune femme; Edmée est une fille
sérieuse; elle aime peu le monde, elle recherche la solitude; le
bruit l'effraye; et je suis bien certaine que nous ferons plus
pour son bonheur en agissant comme je le désire qu'en l'obligeant
à une existence de plaisirs qui n'est qu'une fatigue et un ennui
pour elle.

Mais ce n'est point le moment de traiter un sujet aussi grave;
vous y réfléchirez, et nous en reparlerons. Ne restons pas plus
longtemps seuls ainsi; le monde nous réclame et nous nous devons à
lui; demain, nous reprendrons cet entretien, et d'ici là, ne nous
occupons que de nos hôtes et de leurs plaisirs.

Pendant ce rapide colloque, Gaston de Pradelle avait pénétré dans
le salon où l'on allait danser, et une vive sensation le prenait
au coeur, chaque fois qu'il sentait le bras d'Edmée, s'appuyer sur
le sien.

Le jeune capitaine de frégate avait peu changé depuis que nous
l'avons présenté au lecteur.

Seulement, ses traits s'étaient accentués davantage; son regard
avait pris plus de fermeté et d'aisance, sans que la douceur
mélancolique, qui était son charme particulier, en eût été
altérée: sous l'uniforme qu'il portait, sa taille se dégageait
élégante et forte, et il y avait dans sa démarche, dans chacun de
ses mouvements, une distinction personnelle qui s'imposait
naturellement, sans raideur et sans morgue. L'effet qu'il
produisit fut profond. La plupart des invités de monsieur et
madame de Beaufort le connaissaient de nom. Depuis quelques années
il avait été souvent cité dans les relations des explorations de
notre marine, et il était considéré comme destiné au plus brillant
et au plus rapide avenir.

Si l'on ajoute à ces différentes causes la modestie exquise de ses
allures et l'espèce de timidité qui était le fond de son caractère
réservé et peut-être un peu sauvage, on aura l'explication de la
séduction qu'il exerça ce soir-là, tant sur les hommes graves qui
se trouvaient rue de la Étrange qu'auprès des femmes, pour
lesquelles il avait tout l'attrait de l'inconnu!

Cependant Edmée avançait, partagée entre divers sentiments qu'elle
n'avait jamais éprouvés et qui furent une longue surprise pour
elle.

Il y avait quelques mois à peine qu'elle était sortie du couvent,
et depuis elle avait vécu retirée, presque solitaire, ne cherchant
pas à se mêler à la vie qui faisait tant de tapage autour d'elle.

Tout était nouveau pour ses yeux et pour son coeur; à chaque pas
qu'elle faisait elle se heurtait à certaines énigmes, dont elle
eût vainement tenté de démêler le sens mondain.

Naïvement, elle attendait que la révélation vînt, et, jusqu'alors,
rien n'avait troublé la paix sereine dont elle jouissait.

Elle était née soumise et confiante et obéissait simplement à ce
qui lui était ordonné, sans se douter que l'on put se révolter
devant de pareilles conditions?

Son père l'avait reprise au couvent, et elle en était sortie comme
elle y était entrée, sans plaisir comme sans murmure.

Ce jour-là, on lui avait dit de s'habiller pour la fête que l'on
donnait, et elle était arrivée, ignorant, pour ainsi dire, ce qui
allait se passer et ne comprenant pas la joie enfantine qui
éclatait sur le front de sa soeur.

Toutefois, quand, sollicitée par Gaston et autorisée par son père,
elle sentit qu'on l'entraînait vers cette foule compacte et
serrée; quand, pour la première fois de sa vie, elle se trouva
seule aux bras d'un jeune homme qu'elle ne connaissait pas, auquel
elle n'avait jamais parlé, une émotion inattendue la saisit par
tous les sens, et elle ressentit quelque chose qui ressemblait à
de la peur et où il y avait comme un frissonnement de plaisir.

Elle voulut regarder Gaston, et tout aussitôt elle baissa les
yeux, pendant qu'une vive rougeur montait à ses joues.

Quand les deux jeunes gens prirent place au quadrille ils
n'avaient pas échangé une parole, tant ils étaient troublés l'un
et l'autre.

Mais Gaston ne tarda pas à comprendre qu'une pareille situation ne
pouvait se prolonger plus longtemps sans devenir ridicule, et il
se décida à rompre le silence.

--Vous ne sauriez croire, Mademoiselle, dit-il, combien je suis
heureux d'avoir été accueilli avec tant de bienveillance par
madame de Beaufort.

-- C'est cependant bien naturel, Monsieur, répondit Edmée en
s'enhardissant de son mieux; d'après les paroles qu'a dites ma
mère tout à l'heure, vous avez connu dans l'Inde quelques membres
de notre famille?

-- Oui, Mademoiselle, les Wilson de Calcutta; de véritables
nababs, qui ont conservé sous ces latitudes lointaines les
habitudes d'hospitalité de l'Angleterre.

-- Vous êtes resté longtemps dans ce pays?

-- Un mois à peine.

-- Vous avez beaucoup voyagé?

-- J'ai passé presque tout mon temps à la mer, depuis dix ans au
moins.

-- Ce doit être là une existence pleine d'enchantement. Voir des
pays ignorés, visiter des contrées neuves, pour ainsi dire
inconnues! Il me semble qu'il n'y a rien de comparable à cela!

Gaston ébaucha un sourire.

-- Détrompez-vous, Mademoiselle, répondit-il; à distance, oui,
peut être; il y a certaines illusions d'optique auxquelles on se
laisse prendre. Mais, en réalité, si vous saviez quel vide cela
fait au coeur. Être toujours seul, en face de l'immensité, loin du
pays où l'on voudrait toujours revenir et où l'on ne revient que
pour s'éloigner de nouveau! C'est là, croyez-moi, une existence
qui n'a rien d'enviable.

-- Pourquoi alors ne quittez-vous pas cette carrière?

-- Pourquoi? mais parce que je ne suis pas, moi, comme les autres
hommes; parce que ceux que j'aurais pu aimer m'ont quitté, parce
que, quand je reviens en France après avoir supporté mille
fatigues, affronté mille dangers, personne n'est là pour
m'attendre au retour et que le seul souvenir qui me rattache à la
vie est enfermé dans les deux chères tombes où tout mon coeur se
réfugie!

-- Eh quoi! votre famille...

-- Il y a plus de quinze années que mon père et ma mère sont
morts.

Edmée se prit à frissonner à ces paroles et, cette fois, son
regard attendri s'oublia quelques secondes sur le front du jeune
marin.

Mais cela fut rapide comme l'éclair; elle n'eut pas le temps de
s'y abandonner.

C'était à elle de figurer, et elle quitta son cavalier, pour se
mêler au quadrille.

Quand elle revint prendre sa place, son visage était comme
empreint de mélancolie et de tristesse.

Gaston s'en aperçut, et il eut regret de la tournure qu'il avait
donnée à la conversation.

Je suis un grand maladroit, dit-il avec une pointe d'enjouement,
et j'ai eu bien tort de vous parler ainsi que je l'ai fait, au
milieu d'une fête, où il ne devrait être question que de gais
propos. Mais il faut être indulgent pour un marin qui n'a le plus
souvent vécu qu'à son bord, et n'a fait que de rares apparitions
dans le monde.

-- Oh! ne vous défendez pas, Monsieur, répliqua vivement Edmée en
souriant, car je vous étonnerai peut-être moi-même en vous avouant
que c'est la première fois que j'assiste à une réunion de ce
genre.

-- On m'a dit, en effet, que vous sortiez du couvent.

-- Il y a quelques mois.

-- Et je gage bien que vous ne demandez pas à y retourner!

Edmée leva ses deux yeux étonnés et remua doucement la tête.

-- Vous n'êtes pas la première personne qui me parliez de la
sorte, répondit-elle: toutes mes amies me félicitaient avec
effusion le jour où l'on est venu nous chercher, ma soeur et moi,
et il n'en est pas une qui n'enviât notre sort. Pourtant je vous
assure que je me sentais fort attristée de cette séparation, et
que, n'eût été la perspective de vivre désormais auprès de mes
parents, j'aurais volontiers consenti à rester au couvent.

-- Cela s'explique jusqu'à un certain point, au moment du départ;
mais depuis?

-- Depuis, je n'ai pas beaucoup changé.

-- Eh quoi! jeune, belle comme vous l'êtes, vous seriez
disposée...

-- Oh! je ne dis rien de semblable, interrompit Edmée, et je ne
suis point encore à la veille de prendre le voile! D'ailleurs,
ajouta-t-elle d'un ton singulier qui frappa Gaston, si jamais de
pareilles pensées pouvaient me venir, il y a une chose qui
suffirait à m'arrêter.

-- Laquelle?

-- C'est le chagrin profond que cette résolution causerait à mon
père!

Gaston regarda la jeune fille avec plus d'intérêt qu'il ne l'avait
fait encore.

-- Votre père! répéta-t-il; il paraît, en effet, vous porter une
affection profonde: tout à l'heure, pendant que nous causions, je
l'observais, et j'ai remarqué l'attention pleine de sollicitude
avec laquelle il vous suivait des yeux.

Edmée releva la tête avec une pointe d'orgueil.

-- Oui... c'est vrai, Monsieur, dit-elle; mon père m'aime jusqu'à
l'adoration... Du plus loin que je me rappelle... je le vois
toujours affectueux, tendre, mettant tout son coeur dans les soins
dont il entourait mon enfance! et cela se traduit même jusque dans
les détails les plus insignifiants.

-- Comment.

-- Tenez, il y a quelques minutes, quand, en m'apercevant, vous
avez fait un mouvement dont vous n'avez pas été le maître... Mes
traits vous rappelaient, paraît-il, une personne que vous avez
connue autrefois. Eh bien! je regardais mon père à ce moment-là,
et je l'ai vu pâlir.

-- Est-ce possible?...

-- Pourquoi? Je n'en sais rien! mais cela me prouve une fois de
plus qu'il n'est indifférent à rien de ce qui me touche. Aussi,
moi, je me gens si heureuse de cet amour dont il m'enveloppe, que
mon unique souci est de ne pas contrarier les projets qu'il pourra
former pour moi.

-- Heureux le père qui est ainsi aimé de ses enfants.

Pendant qu'ils causaient de la sorte, tout, en s'interrompant de
temps à autre pour figurer dans le quadrille où ils étaient
engagés, ils ne s'apercevaient pas que l'heure s'écoulait avec
rapidité, et que le moment approchait où ils allaient se séparer.

Quand le quadrille fut fini, ce fut avec une sorte de tristesse
émue, que le jeune marin reprit le bras d'Edmée pour la reconduire
à sa place.

Chemin faisant, ils rencontrèrent M. de Beaufort.

-- Eh bien! dit ce dernier en souriant à sa fille, j'espère que
voilà un début qui va te réconcilier avec le monde.

-- Oh! je n'ai pas de vocation, répondit Edmée avec enjouement.

-- Bon! bon! nous verrons cela à la fin de l'hiver.

Edmée quitta alors le bras de Gaston, et, après l'avoir salué,
elle alla s'asseoir auprès de Nancy et de sa mère.

M. de Beaufort, de son côté, entraîna Gaston par un geste de
cordialité familière.

-- Ma foi, mon cher commandant, lui dit-il en gagnant un salon que
la foule n'avait pas encore envahi, vous obtenez ce soir un succès
dont vous ne vous doutez assurément pas.

-- Moi! quel succès? fit Gaston surpris.

-- À Paris, voyez-vous, nous sommes très curieux, indiscrets même,
et la plupart des personnes qui sont ici, ce soir, avaient
beaucoup entendu parler de vous; on vous connaissait sans vous
avoir jamais vu, et l'on a été heureux de vous voir de près. Si
vous saviez les mille questions dont j'ai été assailli.

-- Vraiment! à quel propos?

-- Parbleu! à propos de vos voyages. Songez donc! un homme qui
vient de faire le tour du monde!...

Et puis, continua M. de Beaufort, sur un ton où perçait une
intention mal déguisée, vous avez une manière personnelle
d'observer les choses et les hommes, et j'en ai eu la preuve tout
à l'heure, quand vous vous êtes presque troublé en apercevant mon
Edmée.

-- Oh! cela s'explique cependant bien naturellement, répliqua
Gaston.

-- Vous trouvez?

-- J'avais rencontré en Amérique une jeune femme dont les malheurs
m'ont vivement intéressé. Elle s'était présentée à moi dans des
circonstances si exceptionnelles, que je ne pouvais l'oublier, et
en me trouvant en présence de mademoiselle de Beaufort...

-- Quelle était donc cette jeune femme, à laquelle ressemble mon
Edmée?

-- Une malheureuse qui, après avoir été abandonnée par son amant,
s'était vue emprisonnée par son père.

-- Elle était jeune?

-- Elle avait alors une trentaine d'années.

-- Et comment s'appelle-t-elle?

-- Fanny Stevenson.

Beaufort se contenait à grand'peine. Un cercle blanc et mat se
dessina autour de ses lèvres.

-- Fanny Stevenson! répéta-t-il presque malgré lui; et vous n'avez
jamais revu cette femme?

-- Jamais.

-- Enfin, c'est bien à Québec que vous l'avez rencontrée?

-- Oui, Monsieur, c'est à Québec que j'ai eu occasion de
l'accompagner pour certaines démarches qu'elle désirait faire dans
le but de retrouver une enfant qui lui avait été enlevée; mais
c'est au bourg de Smeaton que je lui ai fait mes adieux.

-- Smeaton! balbutia Beaufort, sans s'apercevoir qu'il pensait
tout haut.

Bien que Gaston n'eût attaché tout d'abord qu'un intérêt
secondaire aux questions que lui adressait son interlocuteur,
cependant l'insistance avec laquelle ces questions lui étaient
posées finit par le frapper, et il ne put s'empêcher d'en faire la
remarque.

-- Est-ce que cette histoire vous rappellerait quelque souvenir
personnel? interrogea-t-il en l'observant avec attention.

-- Moi!... se récria Beaufort, en revenant brusquement à lui; mais
pas le moins du monde... Seulement, j'ai beaucoup voyagé aussi,
autrefois! ces parages dont vous me parlez, m'ont laissé les
meilleurs souvenirs, et chaque fois que je les évoque, je retrouve
certaines émotions de jeunesse qui restent toujours vives, en
dépit de l'âge et de l'éloignement.

-- Cela se comprend.

-- N'est-ce pas? mais je n'entends point vous enlever à mes hôtes;
j'ai moi-même des devoirs sacrés à remplir, et je vous rends toute
votre, liberté.

-- J'en profite pour me retirer, dit Gaston en souriant.

-- Eh quoi! déjà?

-- Le monde m'intimide et je m'y sens fort mal à l'aise.

-- Mais je vous reverrai?

-- Je vous le promets.

-- À bientôt, alors.

-- Oui! oui! à bientôt.

Après avoir quitté M. de Beaufort, Gaston de Pradelle fit quelques
tours à travers les salons.

La fête n'avait pour lui qu'un attrait relatif; il n'y connaissait
personne; il n'aimait ni le jeu ni la danse et rien ne semblait
devoir le retenir.

Pourtant, il resta encore une heure environ, et, instinctivement,
en dépit de sa volonté même, il cherchait à revoir cette enfant,
qui avait fait sur lui une si sérieuse impression.

Ce n'était pas de l'amour cependant.

Il fallait d'autres raisons pour éveiller un pareil sentiment dans
un coeur comme le sien; le jour où Gaston aimerait, il savait bien
d'avance qu'il donnerait à cet amour, quel qu'il fût, à quelque
femme qu'il s'adressât, son âme, son être, sa vie tout entière.

Mais s'il n'aimait pas Edmée, elle lui inspirait un intérêt comme
jamais il n'en avait éprouvé: son image ne le quittait pas. Il
voyait toujours ses grands yeux noirs, à la flamme intense; il
entendait sa voix pénétrante et douce, et sentait encore le
contact de son corps charmant et souple.

À plusieurs reprises, pendant qu'il errait à travers le bal, il la
revit allant et venant à travers les méandres des quadrilles.

Et il ne put se détacher de cette gracieuse apparition.

Une fois même leurs regards se rencontrèrent, il lui sembla que
quelque chose d'inusité, d'inconnu, remuait en lui!

Naïvement il mettait l'émotion dont il était saisi sur le compte
de cette ressemblance singulière qu'il avait constatée.

Cela le rejetait de quelques années en arrière. Il se retrouvait
sur la côte d'Amérique, découvrant dans le phare Saint-Laurent la
jeune femme que la mort de son geôlier venait de faire libre.

C'était bien elle!

Plus jeune, plus belle, dans tout l'éclat de ses dix-huit ans,
avec la même résignation, et aussi avec ces lueurs étranges qu'il
avait vues traverser le regard de Fanny Stevenson, et que tout à
l'heure il avait surpris, éclairs fugitifs, dans celui d'Edmée.

Minuit, qui sonna bientôt, le rappela à ses résolutions.

Il ne voulait pas se laisser détourner davantage, et, prenant son
parti, il gagna la porte et disparut.

Peu après, il rentrait chez lui.

Il était une heure: Bob l'attendait.

Bob avait grandi depuis que nous ne l'avons vu, et il était devenu
novice.

C'était maintenant un grand garçon, bien découplé, le visage
imberbe, l'oeil bien ouvert, et conservant dans toute sa
physionomie cet air particulier qui semble être l'estampille
indélébile de l'enfant, ou pour mieux dire, du gamin de Paris.

Bob adorait Gaston; jamais il ne se couchait avant que son maître
ne fût rentré.

Mais ce soir-là, il avait une raison particulière pour l'attendre.

Gaston venait de gagner sa chambre à coucher, Bob l'y avait suivi.

-- Il n'est venu personne me demander pendant mon absence?
questionna Gaston en remettant son pardessus à Bob.

-- Pardon, commandant, répondit ce dernier, il est venu, au
contraire, un visiteur qui a paru contrarié de ne pas vous
rencontrer.

-- Un visiteur? Il n'a pas dit son nom?

-- Il entend ne le dire qu'à vous-même.

-- Alors, il reviendra...

-- Demain matin.

-- N'a-t-il pas fait connaître, au moins, quel motif l'amenait?

-- Il n'a rien dit de semblable. Seulement, comme il n'est pas
ordonné d'avoir ses yeux dans sa poche...

Gaston regarda Bob avec curiosité.

-- Eh mais! au fait, reprit-il aussitôt; je ne remarquais pas!...
Je gage que tu as quelque chose de plus à me dire?

-- Peut-être bien! fit le jeune novice.

-- Parle, alors.

-- C'est que cela serait si extraordinaire!

-- Quoi donc?

-- Cet homme...

-- Après?

-- J'ai cru le reconnaître! Et quoique je ne l'aie vu qu'un
instant, il y a longtemps! cependant je jurerais!...

-- Voyons, achève, pourquoi toutes ces réticences?

-- Eh bien, vous rappelez-vous, commandant, ce qui est arrivé il y
a huit ou dix ans, au phare Saint-Laurent, et la visite que nous
avons faite, en compagnie de miss Fanny Stevenson, au bourg de
Smeaton.

-- Il m'en souvient! répliqua vivement Gaston, mais quel rapport?

-- Vous n'avez pas oublié alors le capitaine Palmer, et la scène à
laquelle nous avons assisté dans la misérable hutte qu'il
habitait.

-- Ah! je n'ai rien oublié de ce qui s'est passé là! où veux-tu en
venir?

-- C'est que l'homme qui est venu ce soir...

-- Ce serait Palmer!...

-- Lui-même.

-- Tu en es sûr?

-- Oh! on a l'oeil américain, quoiqu'on soit né dans le faubourg
Antoine, et celui-là...

-- Lui! ce serait lui! -- Que vient-il faire en France, à Paris? -
- Voilà certes une coïncidence inattendue, et Dieu veuille qu'il
n'y ait pas une menace de malheur dans la visite de ce misérable!




III


Gaston se coucha fort tard.

Il était agité et fiévreux.

Il se rappelait avec des frissons ce qui s'était passé durant
cette soirée; de singulières idées lui venaient, et il se
demandait la cause de cette pâleur qu'il avait surprise sur le
front de M. de Beaufort pendant qu'il lui parlait de Fanny
Stevenson.

Son sommeil fut hanté de fantômes, et quand il se réveilla le
lendemain, il était déjà grand jour.

Dix heures venaient de sonner: il appela Bob.

Ce dernier accourut.

-- Cet homme? cet homme? demanda Gaston, sans chercher à
dissimuler son impatience, est-il venu?

-- Il attend depuis une demi-heure.

-- Et cette fois, du moins, il a dit son nom?

-- Il s'appelle le capitaine Georges-Adam Palmer.

Gaston sauta à bas de son lit.

-- Bien! bien! dit-il, je suis à lui; qu'il ne s'éloigne pas, il
faut que je lui parle.

Et pendant que Bob s'éloignait, il s'habilla sommairement à la
hâte.

Quand il entra dans le cabinet où l'attendait Palmer, il n'eut pas
de peine à le reconnaître, quoique le capitaine se fût
singulièrement modifié.

Ce n'était plus le personnage abruti par le gin, l'oeil atone, la
lèvre bestiale, la physionomie empreinte de brutalité, qu'il avait
rencontré une nuit, sur la terre d'Amérique.

Palmer était presque devenu un gentleman.

Sa mise était à peu près correcte, son attitude convenable, et il
se dégageait de toute sa personne un air de respectabilité qui ne
messeyait pas à son honorable corpulence.

À la vue de Gaston, il se leva et salua d'une façon à laquelle il
n'y avait rien à reprendre.

-- J'espère, commandant, dit-il avec bonhomie, que vous voudrez
bien me pardonner mon importunité. Je suis de passage à Paris, et
ayant appris que vous vous y trouviez vous-même, j'ai tenu à venir
me rappeler à votre souvenir. Nous nous sommes rencontrés une
nuit, dans des circonstances exceptionnelles, et je n'ai jamais
pensé que vous me garderiez rancune de certain mouvement de
vivacité auquel je me suis laissé aller. S'il en était autrement,
d'ailleurs, je saisirais cette occasion pour vous en exprimer tous
mes regrets.

-- Vous pouvez être rassuré sur ce point, répondit Gaston en
continuant d'observer son interlocuteur, dont la transformation
l'intriguait, et je vous jure que je n'ai conservé aucun mauvais
souvenir de notre conversation au bourg de Smeaton.

-- Tout va bien, alors, conclut Palmer, et cela me met tout à fait
l'aise.

-- Seulement, poursuivit le commandant, je ne vous cacherai pas
que, lorsque Bob, qui vous avait reconnu, m'a annoncé hier soir
que vous aviez pris là peine de me faire visite, j'ai été surpris
au delà de toute expression.

-- Je m'en doutais bien.

-- Vous avez donc quitté Smeaton?

-- Il y a longtemps; c'est toute une histoire; j'ai pensé qu'elle
vous intéresserait.

-- Vous avez voyagé?

-- Depuis huit années.

-- Seul?

Le capitaine eut un clignement des yeux qui lui était familier.

-- Pas précisément, répondit-il; toutefois, vous savez, il faut
être honnête. C'est en tout bien tout honneur.

-- Comment?

-- Vous ne devinez pas?

-- Pas du tout.

-- Eh bien! écoutez; c'est vraiment original.

Gaston indiqua un siège à son interlocuteur et il s'assit auprès
de lui.

Palmer continua:

-- Quand nous eûmes rendu les derniers devoirs à ce pauvre diable
de Stevenson, dit-il, miss Fanny se trouva fort embarrassée: dans
le premier moment, elle avait formé mille projets, mais il y a
loin du rêve à la réalité, et elle s'aperçut bien vite qu'il
n'était pas facile de se mettre toute seule à la recherche d'un
homme sur lequel on n'avait aucune donnée précise. Elle savait que
cet homme s'appelait le comte de Simier, et qu'il avait dû quitter
New-York pour se rendre dans l'Amérique du Sud. Mais l'Amérique du
Sud est grande, et elle pouvait errer longtemps avant de
rencontrer celui à qui elle voulait redemander sa fille. C'est
alors qu'elle pensa à moi!

-- À vous?

-- Eh! oui, commandant. Après tout, je connaissais le passé, moi;
j'avais longtemps navigué; tous les pays qu'elle voulait fouiller
m'étaient familiers, et je pouvais lui être particulièrement
utile.

-- Soit! soit! de sorte que vous l'avez accompagnée.

-- C'est cela.

-- Et avez-vous réussi dans les recherches que vous avez
entreprises?

-- À peu près.

-- Alors Fanny Stevenson a revu le comte de Simier; elle sait où
est sa fille.

Palmer remua la tête.

-- Ni l'un, ni l'autre, répondit-il; seulement, nous sommes sur
leurs traces.

-- Vous croyez qu'ils sont à Paris.

-- Peut-être bien.

-- Qui vous le fait supposer?

-- Ceci et cela... rien et tout! La conviction de miss Stevenson
n'est pas complète, mais mille indices recueillis sur notre route,
concourent à désigner Paris comme la ville où nous devons aboutir.

-- S'il en est ainsi, dit Gaston, il vous sera bien facile de
découvrir le comte de Simier.

-- Oh! ce n'est pas si simple que vous vous l'imaginez et nous
avons rencontré bien des obstacles.

-- Expliquez-moi cela.

-- Volontiers. Comme je vous le disais, nous avons beaucoup
voyagé; la jeune femme était impatiente. Mais New-York n'a pas été
construit en un jour, et il faut le temps pour tout. Donc nous
sommes allés à Rio-Janeiro, où le comte avait séjourné quelques
mois, pour se rendre de là dans l'Inde, où nous nous sommes rendus
nous-mêmes; à Calcutta, à Bombay, un peu partout, on nous a parlé
de lui et, finalement, nous avons appris qu'il était parti pour
retourner en Europe.

-- À Paris?

-- À Londres.

-- Et vous l'avez suivi?

-- À Londres, j'ai remué ciel et terre; un instant même, j'ai cru
que j'étais sur sa piste; j'avais mis toute la _détective_ sur
pied, et nous allions réussir enfin à nous trouver en sa présence,
quand tout à coup plus rien! l'obscurité la plus complète; mon
homme avait disparu.

-- Qu'était-il devenu?

-- Miss Stevenson aurait tout donné pour le savoir, mais ce fut
impossible; le comte s'était dérobé; il avait probablement changé
de nom. Et pendant trois années au moins, il nous fut impossible
de renouer le fil interrompu de nos investigations. C'était à
recommencer, et il fallait attendre.

-- Cependant vous n'êtes pas resté inactif?

-- Comme vous dites. Miss Fanny se désolait; à aucun prix elle
n'entendait abandonner ses recherches, et je ne sais vraiment
comment je me serais tiré de là, si le hasard n'était venu à mon
aide.

-- Vous avez retrouvé le comte?

-- Nullement! Mais un dimanche, dans une taverne de la Cité, je
rencontrai un homme qui m'ouvrit tout un nouvel horizon.

-- Quel homme?

Palmer sourit avec humilité.

-- Vous devez vous rappeler, dit-il, que lorsque vous m'avez
connu, j'étais quelque peu adonné à la passion du gin.

-- Sans doute! eh bien?

-- Le gin, voyez-vous, commandant, c'est mon seul défaut! Ôtez le
gin, et je n'ai plus que des qualités! Miss Fanny me connaissait,
et l'avait bien compris! Aussi, quand j'entrai à son service, elle
fit énergiquement la part du feu, et, ne pouvant espérer que je me
corrigerais tout à fait, elle m'accorda le dimanche.

-- Comment!

-- Pendant la semaine, tout écart me fut formellement interdit. Ni
whisky, ni brandy, abstinence rigoureuse et exemplaire! Mais le
septième jour, liberté entière!

-- Je comprends.

-- C'est plaisir de causer avec vous. Donc ce jour-là, c'était un
dimanche, et je me trouvais à la taverne du Roi-Georges depuis
quelques heures, quand, vers le soir, j'y vis entrer un
particulier dont l'allure me frappa tout de suite; je ne l'avais
vu qu'une fois, il y avait longtemps, mais tout de même, je le
reconnus.

-- Qui était-ce?

-- Un nommé Gobson, l'âme damnée du comte de Simier, celui qui
l'accompagnait à Smeaton au moment de l'enlèvement de l'enfant.

-- Et que fîtes-vous?

-- Une sottise, commandant! Je ne pus dissimuler assez bien ma
stupéfaction et ma joie. Le Gobson la remarqua, et il y avait à
peine dix minutes qu'il était entré, que je le voyais se lever et
disparaître.

-- Voilà une grande maladresse, en effet.

-- Je le reconnais; mais la présence de cet homme à Londres
m'assurait que le comte devait s'y trouver également. C'était une
piste nouvelle, et cela ranima ma confiance un peu ébranlée.

-- Vous vous remîtes à l'oeuvre.

-- Dès le lendemain. Seulement mes nouvelles investigations
n'amenèrent pas grand résultat, et, au bout de plusieurs mois,
j'appris tout simplement que le Gobson était parti pour Paris.

-- Il y a longtemps de cela?

-- Il y a une année environ.

-- Et c'est pour suivre cet homme que vous avez quitté Londres.

-- Précisément.

-- Enfin vous l'avez revu?

-- Par hasard, au moment où je m'y attendais le moins.

-- Quand cela?

-- Hier.

-- Et que fait ici ce Gobson, qui sert-il?

-- C'est ce que vous pourrez m'aider à découvrir, si vous voulez
m'accorder votre bienveillant concours, répondit Palmer en
s'inclinant d'un air insinuant et cauteleux.

Gaston regarda son interlocuteur, comme s'il eût voulu s'assurer
qu'il ne se moquait pas de lui.

-- Moi! dit-il, vous avez compté sur moi!

-- C'est une coïncidence que j'appellerai volontiers
providentielle, répondit Palmer; car au moment où, je venais de
voir s'évanouir le Gobson en question, je vous apercevais vous-
même pénétrant dans l'habitation d'où il sortait.

Gaston se prit à tressaillir.

-- Et quelle était cette habitation? interrogea-t-il d'une voix
mal assurée.

-- Elle est située rue de la Chaussée-d'Antin.

-- Celle de M. de Beaufort?

-- Je n'ai pas eu le temps de m'informer de ce détail, je vous
avais reconnu, et la surprise, la joie d'une pareille rencontre...
Vous comprenez.

Gaston ne répondit pas. Il ne songeait pas à dissimuler ses
impressions et semblait atterré par l'étrange communication qui
lui était faite.

Palmer poursuivit au bout d'un instant:

-- Vous vous êtes intéressé naguère, dit-il, à la malheureuse
jeune femme que vous avez rencontrée au phare Saint-Laurent. Vous
pouvez contribuer puissamment à lui rendre la vie, en démasquant
le misérable qui lui a ravi sa fille. Miss Fanny Stevenson espère
en votre générosité, et elle ne doute pas...

Gaston releva la tête.

-- Miss Fanny est donc à Paris? demanda-t-il d'un ton troublé.

-- Oui, commandant, depuis plus de six mois.

-- Et c'est elle qui vous envoie?

-- Ce n'est pas elle précisément.

-- Mais enfin, que comptez-vous faire?

-- Je rapporterai à miss Stevenson la conversation que nous venons
d'avoir ensemble, et selon ce qu'elle m'ordonnera...

-- Ne pourrai-je pas la voir moi-même?

-- Ce sera difficile.

-- Pourquoi?

-- Je vous le dirai plus tard.

-- D'où vient votre hésitation?

-- Elle est naturelle. Miss Stevenson a été si souvent déçue, elle
est si malheureuse, qu'elle est devenue défiante.

-- Cependant...

-- Voulez-vous me permettre de revenir?

-- Sans doute.

-- Quand cela?

-- Quand vous voudrez.

-- Eh bien, commandant, cela suffit pour le moment. Rendez à miss
Stevenson le service de vous informer de ce Gobson auprès de
M. de Beaufort que vous connaissez, et quand je vous reverrai, si
vous le jugez à propos, vous me direz...

-- Soit, fit Gaston, à qui toutes ces réticences semblaient
extraordinaires; soit! ma porte vous sera toujours ouverte; et
quand vous voudrez...

Il avait sonné, Bob était accouru.

-- Bob, dit-il, reconduisez M. Palmer.

Et pendant que l'ancien capitaine gagnait l'antichambre, Gaston
se, pencha vivement à l'oreille de Bob:

-- Tu vas suivre, cet homme, dit-il à voix rapide et basse, et ce
soir, tu me raconteras quel emploi il aura fait de sa journée.

Et le jeune commandant resta seul, partagé entre mille sentiments
divers qui s'emparaient puissamment de son esprit et le tinrent
toute la journée agité et inquiet.




IV


Pour tout dire, il avait peur.

Bien des pressentiments l'assaillaient à la fois dont il ne
pouvait se dégager.

En toute autre circonstance, peut-être n'eût-il pas attaché tant
d'importance à la communication de Georges Palmer; mais cette
communication paraissait viser M. de Beaufort dans ses
mystérieuses menaces, et Gaston se sentait pris d'une grande
épouvante en songeant qu'elles pouvaient atteindre Edmée.

Edmée!...

Il l'avait vue une heure à peine, et ses yeux, sa pensée, son
coeur en étaient pleins.

Il n'avait jamais aimé encore; il avait vécu jusqu'alors, sinon
indifférent, du moins impassible. Il s'était peu mêlé au monde, et
devait se trouver sans défense devant les premières sensations qui
le frappaient.

C'est ce qui était arrivé.

Il ne s'attendait à rien de pareil.

Ç'avait été pour lui comme une révélation, une initiation plutôt!

Edmée s'était offerte dans toute la candeur de son âme naïve et
pure, sans timidité comme sans audace, et il avait été ébloui de
sa grâce touchante et de son abandon sincère.

Depuis la veille, il ne pensait qu'à elle; et comme il n'avait pu
la séparer de l'entourage au milieu duquel elle vivait, il
éprouvait parfois un douloureux serrement de coeur en se rappelant
certains faits inexplicables qui l'avaient fort troublé.

La visite de Palmer ne fit qu'ajouter à ses appréhensions.

Il y avait, à n'en pas douter, comme une menace de malheur autour
de cette famille.

Gaston s'arrêtait effrayé devant les suppositions auxquelles, par
moment, il s'abandonnait malgré lui.

Et plus cette impression s'accentuait, plus il comprenait à quel
point son amour, né d'hier, avait poussé des racines profondes
dans son coeur.

Qu'allait-il faire cependant? Il n'en savait rien.

Il attendit, pour prendre un parti, que Bob lui eût fait connaître
le résultat de la mission qu'il lui avait confiée.

Mais Bob ne revint que fort tard dans la soirée.

Gaston l'attendait avec une mortelle impatience; il l'interrogea
avidement.

Bob avait suivi Palmer avec obstination.

Pendant toute la journée, il ne l'avait pas perdu de vue.

Il avait parcouru à peu près tous les quartiers de Paris, depuis
la rue de la Chaussée-d'Antin jusqu'à la barrière du Trône,
s'arrêtant ici et là, pour se réconforter.

Enfin, il y avait une heure que Bob l'avait abandonné.

-- Et en quel endroit l'as-tu quitté? demanda Gaston, un peu
dépité de ce résultat négatif.

-- Sur la rive gauche, répondit Bob.

-- Il est rentré chez lui?

-- Je ne pense pas. C'est un quartier à peu près désert, non loin
du Luxembourg; le jour baissait, on n'y voyait plus beaucoup, et
nous longions un grand mur, quand tout à coup mon homme a disparu,
sans que j'aie pu m'expliquer par où il avait passé.

-- Voilà qui est bizarre.

-- N'est-ce pas, commandant? J'ai fait le tour du mur: point de
portes; rien qu'un vaste enclos avec quelques grands arbres
derrière lesquels j'ai vaguement aperçu la silhouette d'une
chapelle.

-- Un couvent, peut-être?

-- Je le crois.

Gaston réfléchit quelques secondes, puis il releva vivement la
tête.

Il était trop dévoré d'impatience pour rester plus longtemps dans
l'incertitude. C'était d'ailleurs un homme de résolution prompte
et qui n'avait pas pour habitude d'hésiter dans les occasions
sérieuses.

-- Voyons, dit-il aussitôt, en se tournant vers Bob,
reconnaîtrais-tu l'endroit dont tu viens de parler.

-- Oh! à coup sur, répondit le jeune novice.

-- Eh bien! nous allons prendre une voiture, on nous arrêtera dans
les environs du Luxembourg, et une fois là...

-- Une fois là, acheva Bob, je m'orienterai et je mettrai
facilement le cap sur l'habitation.

Sur ces mots, ils partirent.

Gaston avait promis un bon pourboire au cocher; en moins d'une
demi-heure, ils descendaient à la hauteur du Luxembourg, et Bob
prenait les devants.

Ce ne fut pas long.

Peu après, ils atteignaient le commencement d'une rue à l'angle de
laquelle s'élevait un grand mur; derrière, à la lueur du gaz, on
voyait pointer quelques branches d'arbres dépouillés de leurs
feuilles.

-- C'est ici! fit Bob.

La rue était déserte, fort mal éclairée, Gaston commença son
examen...

Cela dura quelques minutes.

Arrivé à un endroit où le mur faisait retour sur des terrains
vagues, il s'arrêta et prêta l'oreille.

On entendait un vague chuchotement de voix jeunes et fraîches.

-- C'est un couvent, ainsi que je le supposais, dit-il! mais
quelles raisons peuvent bien y attirer le capitaine Palmer?...

Il n'acheva pas.

Bob venait d'étouffer un cri.

-- Qu'y a-t-il? demanda Gaston en se rapprochant.

-- Je n'étais pas venu jusqu'ici, répondit le jeune novice, ou,
pour sûr, j'avais mal vu...

-- Qu'est-ce donc?

-- Une porte! voyez.

-- En effet!

-- C'est par là que Palmer a disparu!

-- Probablement; mais depuis, il s'est éloigné sans doute.

-- Peut-être! On a l'ouïe fine aussi! Écoutez! Gaston se pencha et
perçut nettement alors le bruit d'un pas lourd derrière le mur.

-- On approche, fit Bob en baissant la voix. On vient de ce côté.
Si mes oreilles ne m'abusent pas, c'est un homme, et il n'est pas
seul.

-- Quel est ce nouveau mystère?

-- Mettons-nous à l'écart, commandant; il ne faut pas qu'on nous
voie, et fiez-vous à moi pour ne rien perdre de ce qui va se
passer.

Le conseil était bon, Gaston le suivit.

Par un mouvement rapide, il se rejeta dans l'ombre et attendit,
l'oeil ardemment fixé sur la porte.

Bob en fit autant.

Une minute s'écoula.

On entendait toujours le même murmure de voix, au-dessus duquel
éclatait de temps à autre certaines notes gaies et sonores
échappées à quelques pensionnaires indisciplinées.

Puis, à un moment, la porte de l'enclos s'ouvrit et un homme
parut.

Georges-Adam Palmer!

Une soeur l'accompagnait!

Ils s'arrêtèrent sur le seuil.

-- Alors, vous n'avez pas d'autre recommandation à m'adresser? fit
Palmer avant de s'éloigner.

-- Non: tout est bien, répondit la soeur; maintenant que vous êtes
sur la piste de ce misérable Gobson, je crois que je touche à la
fin de tous mes tourments; il faudra bien qu'il parle!

-- Mais le commandant!

-- M. de Pradelle?

-- Que lui dirai-je?

-- Rien. J'ai été heureuse d'apprendre qu'il est à Paris; il doit,
m'avez-vous dit, y rester un an. Quand le moment sera venu, je
l'appellerai à mon aide, et j'espère que cette fois encore...

Gaston n'en entendit pas davantage.

La cloche venait de sonner; l'enclos s'était tout à coup rempli de
bruit et de mouvement, et la porte s'était refermée...

Gaston laissa Palmer quitter la place sans songer à le retenir.

Ce qu'il venait de voir était si extraordinaire, si
invraisemblable surtout, qu'il ne parvenait pas à trouver une
explication plausible.

Mais à travers le trouble de son esprit, un sentiment impérieux
s'était emparé de lui, et c'est avec un frisson d'épouvante qu'il
songeait à ce Gobson que l'on avait vu sortir de la demeure de
M. de Beaufort.

Il y avait là un mystère qu'il comprenait mal encore, et au fond
duquel il n'osait pénétrer.

Il rentra chez lui fort perplexe, et quelques jours se passèrent
sans que rien d'important vînt l'arracher à l'espèce de torpeur où
tous ces événements l'avaient plongé.

Malgré lui, il se sentait enveloppé peu à peu par quelque chose de
fatal et de sombre qui lui enlevait sa volonté et sa présence
d'esprit.

Il ne s'appartenait plus.

Il était tout entier à cette énigme, dont il cherchait vainement
le mot et qui l'épouvantait.

Il ne pouvait plus penser à autre chose.

Souvent, poussé par un désir mal défini, mais impérieux, il avait
formé le projet d'aller trouver M. de Beaufort et de lui faire
part de ses appréhensions.

C'eût été insensé! Il n'avait aucune raison, aucun prétexte pour
agir de la sorte, et il y avait renoncé.

Mais il était réellement malheureux.

Plus il avançait, plus il comprenait que son coeur était pris, et
qu'il aimait!

Une fois, il avait songé à reprendre la mer. Il espérait qu'en
mettant le pied sur le pont de son navire, le calme se ferait dans
son esprit, et qu'il lui serait facile d'oublier.

Vain espoir!

Au moment où ses résolutions paraissaient le mieux arrêtées, quand
il se voyait sur le point de formuler sa demande qu'on n'eût pas
manqué d'accueillir favorablement, il se prenait à pâlir et à
trembler, à la pensée d'une séparation aussi cruelle.

À Paris, au moins, il était près d'Edmée, il pouvait la voir, s'en
faire aimer, la demander à M. de Beaufort.

Tandis qu'une fois parti, elle l'oublierait et deviendrait la
femme d'un autre!

Alors, tout son sang brûlait ses artères, il prenait son front
dans ses doigts crispés. Cela ne pouvait, ne devait pas être.

Et puis, s'il était vrai qu'elle dût être menacée, si les soupçons
qui le torturaient venaient à se vérifier! Il voulait être là pour
la protéger, pour la défendre.

Enfin, après avoir passé par toutes ces alternatives, avoir subi
tous ces tourments, un matin, il se leva bien résolu à retourner
rue de la Chaussée-d'Antin.

Il devait une visite, et rien n'était plus correct.

Il verrait Edmée, M. de Beaufort l'éclairerait sur les doutes qui
pesaient sur son coeur, et au sortir de cette épreuve, il
prendrait son parti.

Cette résolution lui rendit un peu de tranquillité.

La matinée se passa en préparatifs et en projets.

Ce qu'il allait faire lui semblait si naturel, qu'il avait
recouvré une partie de sa fermeté et son sang-froid habituel.

Un incident qui survint vers onze heures, comme il allait se
mettre à table pour déjeuner, lui apporta du reste une distraction
salutaire et qui le réjouit fort.

On avait sonné. Bob était allé ouvrir, et presque aussitôt Gaston
entendit son nom prononcé par une voix qu'il connaissait bien.

C'était Maxime de Palonier.

Il alla vivement à sa rencontre, et les deux amis s'embrassèrent
avec effusion.

Il y avait trois années qu'ils ne s'étaient vus, Maxime revenait
de campagne et était passé lieutenant de vaisseau depuis peu.

-- Par ma foi! dit Gaston, le visage rayonnant, il ne pouvait
m'arriver de surprise plus agréable; depuis quand es-tu arrivé?

-- Depuis hier, répondit Maxime.

-- De sorte que je suis ta première visite?

-- Pardieu!

-- Tu es un véritable ami, toi. À la bonne heure, et que viens-tu
faire à Paris?

Maxime jeta un joyeux éclat de rire.

-- Eh donc! répliqua-t-il, cela ne se demande pas. Il est onze
heures, je viens déjeuner avec toi.

Immédiatement les deux amis se mirent à table.

Maxime n'avait guère changé, lui non plus: c'était le même garçon
vif, ardent, aimable, un de ces marins éternellement jeunes, qui
semblent avoir été créés uniquement pour aller promener par le
monda la gaieté et l'esprit français.

-- Et comptes-tu séjourner quelque temps dans la capitale?
interrogea Gaston au bout d'un moment.

-- Malheureusement non, répondit Maxime; je n'y ferai que passer.
J'ai débarqué à Toulon, et au lieu de me rendre immédiatement à
Brest, je suis venu toucher barre à Paris.

-- Je sais que tu es presque un boulevardier.

-- J'aime, en effet, le boulevard presque autant que la mer; mais
ce n'est pas aujourd'hui un pur intérêt de plaisir qui m'y attire.

-- Qu'est-ce donc?

-- Ce sont les graves fonctions dont je suis investi!

Gaston regarda son ami avec surprise.

-- Des fonctions graves! toi! répéta-t-il d'un ton enjoué;
parbleu! voilà qui est nouveau.

-- Ne plaisante pas.

-- De quoi s'agit-il?

-- D'une chose fort simple en apparence, mais qui, depuis que nous
ne nous sommes vus, m'a mis, comme on dit, un peu de plomb dans la
tête.

-- Explique-toi!

-- Apprends donc qu'il y a trois ans, mon oncle Duparc est mort à
Toulouse, laissant sa fille, Mariette Duparc, dans le plus complet
dénuement. Je rentrais de campagne, et, naturellement, j'allai
enterrer le brave homme; en même temps, je vis l'enfant, qui avait
à peine quatorze ans, et qui était bien la plus jolie créature que
l'on pût rencontrer. Sa situation me toucha; elle ne demandait
rien cependant, la chère petite. Mais elle me regardait avec des
yeux si inquiets, elle disait avec une si touchante candeur
qu'elle n'avait plus que moi au monde, et qu'elle m'aimerait bien,
si je voulais l'aimer comme l'avait fait son père, que, ma foi! je
me suis laissé attendrir! Je ne suis pas riche, mais j'ai une
aisance convenable, et, comme je ne devais pas tarder à repartir,
j'emmenai l'enfant à Paris, et la plaçai dans un couvent, où elle
doit rester jusqu'à sa majorité. N'ai-je pas bien fait?

-- Excellent coeur!

-- Bon! je ne sais pas ce que ça vaut, cette action-là; mais ce
que je puis affirmer, c'est qu'elle m'a rapporté bien des joies
que je n'aurais jamais pu me procurer avec les quelques milliers
de francs qu'elle m'a coûtés...

-- Et depuis?... vous êtes en correspondance.

-- Elle m'écrit souvent... Moi, je lui réponds quelquefois. Voilà
près de deux ans, que je ne l'ai vue.

-- C'est pour elle que tu viens.

-- À peu près. J'irai demain au couvent où je l'ai placée. Elle a
dû être prévenue, hier, de mon arrivée, et je suis sûr qu'elle
m'attend avec une impatience?

-- Pauvre enfant!

-- Du reste, ajouta Maxime, je veux que tu la connaisses; tu
viendras avec moi.

-- Y songes-tu?

-- Sans doute, elle t'intéressera, j'en suis sûr, et pour elle, ce
sera une distraction; elle adore les officiers de marine! C'est
entendu, n'est-ce pas?

-- Mais, je ne sais...

-- Oh! il n'y a pas d'indiscrétion! Ce n'est pas un cloître, que
diable! on peut causer, et tu verras avec quel babil charmant elle
nous accueillera.

-- Après tout, je le veux bien.

-- À la bonne heure!

-- Où est situé ce couvent?

-- Ma foi, je ne te dirai pas le nom de la rue; c'est derrière le
Luxembourg, un grand mur, avec une chapelle. Je vois cela d'ici.
Nous prendrons une voiture: le cocher trouvera bien.

Gaston ne répondit pas, mais il eut toutes les peines du monde à
dissimuler l'impression qu'il ressentait.

Ce couvent dont lui parlait Maxime, et où il l'invitait à
l'accompagner, c'était à n'en pas douter, celui d'où naguère il
avait vu sortir Georges-Adam Palmer.

Cependant, l'heure était venue où il devait se rendre chez
M. de Beaufort. Maxime ne tarda pas à le quitter pour vaquer lui-
même à ses affaires, et quelque temps après, Gaston montait en
voiture et se faisait conduire, rue de la Chaussée-d'Antin.

Une déception l'y attendait. Quand il atteignit le vestibule du
rez-de-chaussée et qu'il demanda à voir madame de Beaufort, le
valet qui le reçut lui annonça que madame Beaufort et mademoiselle
Nancy étaient sorties, et qu'elles ne rentreraient que pour
l'heure du dîner. Gaston remit sa carte et se retira. Il était
vivement contrarié.

Il se promettait beaucoup de cette visite, et se désolait
sincèrement d'être obligé de remettre à un autre jour.

D'ailleurs, une chose l'intriguait dans la réponse du valet.

Il avait parlé de madame de Beaufort et de Nancy, et n'avait pas
prononcé le nom d'Edmée.

Qu'est-ce que cela signifiait? pourquoi cet oubli? Gaston en
demeura troublé toute la journée. Le lendemain vers onze heures,
l'arrivée de Maxime vint heureusement faire diversion à toutes les
pensées qui l'obsédaient.

Maxime était d'une nature expansive, primesautière, qui ne s'était
jamais laissé entamer par les tristes perspectives de la vie.

Il était né insouciant et gai, et se défendait de la mélancolie
comme d'une maladie. Tout le monde l'aimait et il aimait tout le
monde. Cela était bien un peu banal, et peut-être ne fallait-il
pas faire grand fond sur les manifestations bruyantes de ses
sympathies.

Il ne demandait pas, au surplus, à être pris autrement, et tel
qu'il se présentait, indifférent plutôt que sceptique, il était
charmant.

Gaston connaissait, d'ailleurs, les excellentes qualités du jeune
lieutenant de vaisseau, et lui seul eût pu dire ce qu'il y avait
dans ce coeur d'enfant turbulent, qui s'était gardé jusqu'alors
des atteintes de toute passion mauvaise.

-- Eh bien! es-tu prêt? dit Maxime en se précipitant dans la
chambre.

-- Prêt! à quoi?... fit Gaston.

-- Eh pardieu! l'as-tu déjà oublié! Tu m'as promis de
m'accompagner au couvent: je viens te chercher.

-- Si tôt!

-- On s'y lève de bonne heure, paraît-il. La petite Mariette doit
griller, et tu comprends que je ne veux pas faire attendre la
pauvre enfant!

-- Tu as raison. Partons!

Ils descendirent. La voiture de Maxime était à la porte; ils
partirent aussitôt.

Au bout de quelques minutes, le jeune lieutenant de vaisseau, qui
était resté silencieux jusque-là, se tourna brusquement vers son
compagnon.

-- Mon cher ami, dit-il d'un ton qui frappa Gaston, il faut que je
t'avoue une chose qui m'arrive, et à laquelle j'étais certainement
loin de m'attendre.

-- Quelle chose? dit Gaston étonné.

-- Depuis hier, il s'est produit en moi un phénomène extravagant.

-- Lequel?

-- J'ai réfléchi.

-- Toi?

-- Tu vois, ça t'étonne, et moi aussi!

-- Mais quel a été le sujet de tes réflexions?

-- La petite...

-- Mariette?

-- Elle-même. Je me suis dit que, lorsque je l'ai recueillie, elle
avait quatorze ans; que trois années se sont passées depuis; que
par conséquent elle a grandi, s'est développée, et qu'au lieu de
la gamine d'autrefois, je vais me trouver en présence d'une grande
jeune fille.

-- Cela t'embarrasse?

-- Cela m'effraie! Songe donc, quand je l'ai quittée la dernière
fois, je lui tapotais les mains, j'embrassais ses bonnes petites
joues roses, je la prenais, pour ainsi dire, sans façon, dans mes
bras, tandis que maintenant, je me connais, je suis capable de ne
pas oser la regarder.

Gaston se prit à rire.

-- Bon! n'est-ce que cela? répliqua-t-il; toi! un lieutenant de
vaisseau de la marine impériale, allons! ce n'est pas sérieux, et
je suis bien certain que tu t'en tireras à ton honneur;
d'ailleurs, je serai là.

-- Tu as raison, c'est bête; mais tout de même cela me fait
quelque chose...

Tout en devisant de la sorte, ils avançaient.




V


Le couvent où ils se rendaient était situé au delà du Luxembourg,
au milieu de terrains vagues où il occupait un vaste emplacement.

On l'appelait le couvent de Sainte-Marthe, et le bâtiment servant
de retraite aux soeurs qui l'habitaient et aux jeunes filles
qu'elles élevaient, avait dû être construit peu après la
Renaissance.

Quoiqu'il eût été modifié souvent depuis, pour causes
d'appropriation, il conservait encore certains vestiges de
l'architecture de l'époque primitive.

La chapelle surtout en portait la marque évidente.

C'était une élégante construction, aux vives arêtes, dont le
perron extérieur, les fenêtres et les piliers de forme gracieuse,
attestaient manifestement l'origine.

Quant au bâtiment principal où vivaient les soeurs et leurs
élèves, il avait subi de nombreuses transformations sous
lesquelles, à la longue, le premier corps de logis avait presque
entièrement disparu.

C'était maintenant un monument bâtard, de style confus, qui ne
s'imposait au regard que par sa masse remarquable, et à l'esprit,
par le silence mystérieux qui régnait incessamment alentour.

Un vaste jardin potager se développait à droite et à gauche, et le
tout était entouré par un mur de quatre mètres de hauteur, qui
isolait l'habitation du bruit et du mouvement de la capitale.

Une véritable oasis, dont aucun étranger n'était admis à troubler
le recueillement et la paix!

La chapelle seule s'ouvrait à tout pieux visiteur, et ce n'est
qu'à certain jour de la semaine, pendant une heure seulement, que
les parents des jeunes pensionnaires étaient autorisés à venir
voir leurs enfants.

Au surplus, pour tout dire, le couvent de Sainte-Marthe n'était
pas soumis aux règles rigoureuses que l'on observe dans les autres
maisons du même genre.

Là, par exception, le parloir n'était point grillé; les jeunes
filles y pouvaient causer avec leurs parents et leurs amies, sous
la seule surveillance d'une soeur, et elles jouissaient durant les
récréations, d'une liberté sur laquelle ne s'exerçait qu'un
contrôle bienveillant.

La vie y était donc relativement agréable et différait peu de
celle qu'on mène dans les pensionnats laïques. Quelques âmes y
pouvaient trouver de plus la satisfaction de ces aspirations
mystiques que la monotonie même d'une pareille existence développe
parfois jusqu'à l'exaltation.

Nous disions plus haut que le couvent de Sainte-Marthe était une
véritable oasis incessamment entourée de recueillement et de paix.

Cependant, trois fois par jour, le matin, l'après-midi et le soir,
le jardin s'emplissait tout à coup de mouvement et de bruit, et
durant une heure, l'enclos, d'ordinaire taciturne, s'égayait de
caquetage, de cris et de rires.

C'était aux heures de récréation.

Trente jeunes filles s'échappaient de la maison principale, comme
des oiseaux s'échapperaient d'une volière, et elles se répandaient
dans la partie du jardin qui leur était réservée, avides de
liberté, buvant l'air à pleins poumons, donnant la volée à tous
les sentiments contenus dans leur coeur oppressé.

Alors, des groupes sympathiques se formaient. On se prenait par le
bras, on allait, on venait à travers l'enclos, et l'on se
chuchotait à l'oreille sous les charmilles des mots qu'on ne
voulait pas laisser surprendre ou des noms qu'on osait à peine
prononcer.

Timidités charmantes, expansions effarouchées de coeurs qui
s'ignorent, exquises pudeurs derrière lesquelles hésitent encore
et se voilent les premiers et les plus doux aveux.

On comprend, sans qu'il soit besoin d'y insister, que parmi cette
réunion de jeunes filles appartenant à des familles riches ou
titrées, et que le monde attendait au sortir du couvent, il devait
régner une incessante fermentation d'impatience qui se traduisait,
selon la nature de chacune d'elles, par des manifestations qui
n'étaient pas toujours parfaitement correctes.

Quelques-unes restaient bien soumises et dociles, mais la plupart
supportaient difficilement la règle de discipline à laquelle elles
étaient astreintes, et cherchaient avidement des sujets de
distraction jusque dans les faits les plus insignifiants.

Parmi celles-ci, il y en avait une surtout qui s'était toujours
montrée réfractaire aux remontrances dont elle était souvent
l'objet.

C'était Mariette Duparc, la petite cousine de Maxime: une enfant.

Elle avait dix-sept ans; elle était jolie comme un ange, et la
nature l'avait douée d'un coeur d'or.

Celle-là ne dissimulait rien, par exemple.

Elle était petite, blonde, avec deux yeux curieux qui regardaient
à déconcerter les plus sceptiques.

D'ailleurs, admirablement faite.

Et puis, une pétulance, une vivacité, une avidité de mouvements
qui eut, pour ainsi dire, mis le feu au couvent.

On la grondait bien quelquefois; on lui pardonnait toujours.

Il suffisait de la voir rire.

Aucune sévérité ne tenait devant cette bouche rose entr'ouverte,
laissant voir une double rangée de perles éclatantes.

C'était une séduction irrésistible, et elle le savait bien.

Il y avait trois années que Mariette Duparc était à Sainte-Marthe,
et elle s'y ennuyait à mourir.

Elle y était venue toute enfant; maintenant c'était une belle
jeune fille.

Elle avait grandi, et les mystérieuses transformations par
lesquelles elle passa, la rendirent plus curieuse, sans la faire
plus savante.

Deux sentiments devaient la préserver de toute science précoce et
funeste:

Le premier, c'était la reconnaissance profonde qu'elle ressentait
pour son cousin, lequel s'était montré si affectueux et si tendre.

Elle l'aima longtemps, comme elle eût aimé un frère aîné, et lui
voua un dévouement sans bornes.

Elle n'avait, d'ailleurs, aucune raison pour cacher ce qu'elle
éprouvait, et elle le lui écrivit souvent dans de longues lettres
attendries.

Mais, chose bien naturelle, à mesure qu'elle avançait en âge, ses
lettres devinrent plus sérieuses; l'affection qu'elle voulait
exprimer emprunta un langage plus grave, et à plusieurs reprises,
peut-être eût-il été facile d'y démêler la naissance d'un
sentiment confus encore, où la reconnaissance ne tenait plus la
première place.

Vers cette époque, un fait se produisit qui allait modifier très
sensiblement l'état de son esprit et celui de son coeur.

Deux jeunes filles furent un après-midi amenées à Sainte-Marthe,
et dès le premier jour, Mariette se sentit prise d'un penchant
très vif pour l'une des deux pensionnaires.

Elle s'appelait mademoiselle Edmée de Beaufort-Wilson.

La loi des contrastes affirmait une fois de plus son autorité! car
si Mariette était pétulante et vive, Edmée de Beaufort était, au
contraire, mélancolique et presque triste.

On se lie vite au couvent.

La vie commune rapproche les caractères les plus opposés; une
semaine s'était à peine écoulée, que Mariette et Edmée ne se
quittaient plus.

Cela dura à peu près deux années, et Dieu sait les confidences,
les aveux, les aspirations, auxquelles s'abandonna la jolie petite
Duparc.

Elle n'avait guère qu'un sujet de conversation.

Maxime!

Elle en parlait à tout propos et à propos de tout, et Edmée
l'écoutait avec bienveillance, sans jamais laisser voir que son
bavardage pouvait l'ennuyer.

Ce fut donc un jour cruel dans la vie de Mariette que celui où
Edmée quitta le couvent pour rentrer dans sa famille.

Il y eut des larmes, presque des sanglots.

Mariette surtout parut inconsolable, elle ne parlait de rien moins
que d'en prendre _un fond de chagrin_.

Mais les sensations se succédaient heureusement dans son coeur
sans y laisser des traces bien profondes. Quelques jours plus
tard, elle recevait une lettre de Maxime qui lui annonçait son
retour, et sous peu, il viendrait embrasser sa petite Mariette.

Celle-ci essuya ses larmes, et son visage resplendit de nouveau.

Un rayon de soleil après la pluie!

Et elle attendit.

Pour tout dire, il y eut alors en elle quelque chose qu'elle
n'avait pas encore éprouvé.

À plusieurs reprises, elle relut la lettre de son cousin, et
chaque fois qu'elle arrivait au passage où Maxime parlait du
plaisir qu'il aurait à embrasser sa petite cousine, un sourire
d'une maligne expression venait relever le coin de sa lèvre.

Elle se regardait alors dans sa glace de pensionnaire; son regard
s'éclairait d'une flamme inaccoutumée, et elle pensait que Maxime
allait trouver bien du changement chez cette petite Mariette, qui,
depuis son départ, était devenue bel et bien une jeune fille de
dix-sept ans.

Au surplus, un bonheur n'arrive, dit-on, jamais seul, et après
deux mois d'attente, comme on venait, pendant la récréation, de
lui remettre une nouvelle lettre de Maxime, débarqué de la veille
à Toulon, des cris s'élevèrent du fond de l'enclos, et Edmée de
Beaufort accourut se jeter dans ses bras.

-- Eh quoi! tu rentres déjà? fit Mariette stupéfaite.

-- Oui, oui, je rentre, répondit Edmée.

-- Qu'est-il arrivé?

-- Je t'expliquerai cela. J'ai bien des choses à te dire...

-- Et moi donc! Si tu savais, il revient.

-- M. Maxime!

-- Oui, M. Maxime, répondit la folle enfant sur un ton
intraduisible; comprends-tu ma joie. Je vais le revoir!

-- Il est à Paris.

-- Il y sera après-demain. Mais viens! viens! Nous avons à causer,
et ici, on ne peut rien dire. La soeur surveillante nous observe
et celle-là je ne l'aime pas!

-- Soeur Rosalie!

-- Je la déteste.

-- C'est le meilleur coeur que je connaisse.

-- Bon! bon! je connais cela. Tu as un faible pour elle! Mais,
moi, je suis payée pour la redouter.

-- Que t'a-t elle fait?

-- Rien! Seulement, je n'aime pas les gens qui ne rient jamais, et
celle-là...

-- Pauvre femme! c'est qu'elle a souffert, qu'elle a dans le coeur
quelque cruel regret du passé.

-- Qui te l'a dit?

-- Personne! Mais, bien souvent, quand vous passiez indifférente
ou craintive à ses côtés, moi, je l'observais, et plus d'une
fois...

-- Achève!

-- Plus d'une fois je l'ai surprise les yeux pleins de larmes.

-- Est-ce possible!

-- Aussi, je me suis bien promis de ne jamais lui donner le
moindre sujet de chagrin.

Mariette sauta au cou d'Edmée.

-- Tu es toujours la même, dit-elle avec effusion, et je veux que
Maxime te connaisse.

-- Es-tu folle!

-- Pas si folle que cela; car, en voyant comment je place mon
amitié, il aura encore plus d'estime pour sa petite Mariette,
comme il dit.

Pendant les deux jours qui suivirent, la jolie enfant se montra
plus turbulente et plus agitée qu'elle ne l'avait jamais été.

Elle attendait Maxime; elle savait maintenant quel jour et à
quelle heure il devait venir, et elle ne tenait plus en place.

Plusieurs fois, soeur Rosalie eut occasion de la gronder à ce
sujet, et malgré l'agitation nerveuse à laquelle elle était en
proie, Mariette conserva assez d'empire sur elle-même pour lui
répondre avec douceur et soumission.

Pendant toute la matinée, elle ne cessa, d'ailleurs, de causer à
voix basse avec Edmée. On les rencontrait dans tous les coins, et
Mariette semblait demander à son amie une chose que celle-ci
s'obstinait à refuser.

-- Si tu me refuses, dit enfin Mariette les yeux voilés de larmes,
tu me feras un grand chagrin.

-- Mais tu n'y songes pas, voulut dire Edmée.

-- Sois bonne, comme toujours, et je t'aimerai tant!

Edmée n'eut pas le temps de répondre.

Midi venait de sonner, et soeur Rosalie s'avançait vers les deux
amies.

-- Mon cousin? s'écria Mariette! incapable de se contenir.

-- Oui, mon enfant, répondit la soeur surveillante.

-- Il est là?

-- Il vous attend.

L'enfant devint toute pâle, et porta les deux mains à son coeur.

-- Mariette! fit Edmée avec un commencement d'inquiétude.

-- Ce n'est rien... le premier moment! mais tu vois! tu ne peux
m'abandonner toute seule avec soeur Rosalie. Viens! viens! je t'en
supplie.

Et la prenant par la main, d'un geste d'autorité câline, elle
entraîna son amie sur les pas de la surveillante qui avait pris
les devants.




VI


Maxime et Gaston avaient été reçus par la soeur tourière, et le
jeune lieutenant de vaisseau n'eut pas plus tôt fait connaître le
but de sa visite, qu'elle les pria de la suivre et gravit avec eux
les degrés de l'escalier de pierre qui menait au large palier du
premier étage.

Une porte ouvrait sur une sorte de vestibule où était établi le
_tour_ du couvent; ils en franchirent le seuil et, toujours
précédés par la soeur, ils traversèrent le vestibule et
pénétrèrent dans le parloir.

C'était une grande pièce, nue et froide, dont les hautes fenêtres
étaient voilées de rideaux de serge et dans laquelle régnait un
jour douteux.

Un Christ d'ivoire se détachait sur une croix d'ébène, contre le
mur qui faisait face à la porte, et l'on ne distinguait d'autres
meubles que quelques chaises et un banc couvert de drap noir.

Après avoir introduit les deux jeunes gens, la soeur salua et se
retira, en les invitant à s'asseoir et à attendre.

Ce ne fut pas long.

Peu après, ils entendirent un bruit de pas précipités qui
montaient l'escalier, et presque aussitôt, deux jeunes filles
parurent dans le vestibule, suivies à peu de distance par une
nouvelle soeur qui avait dans ses attributions la surveillance du
parloir.

Alors, une chose bizarre se produisit.

Et pendant que Maxime, étonné et ravi, hésitait à reconnaître dans
la charmante Mariette qui venait naïvement se jeter dans ses bras,
la petite fille qu'il avait laissée au départ, Gaston comprimait
un cri de stupéfaction à la vue d'Edmée qui l'accompagnait.

-- Eh bien! eh bien! fit Mariette avec un rire clair et vif, suis-
je donc si changée que vous hésitez à me reconnaître?

-- Chère, chère enfant! balbutia Maxime.

-- J'avais tant de hâte de vous voir!

-- Et moi aussi, n'en doutez pas.

-- À la bonne heure! voyons, j'ai bien grandi, n'est-ce pas? On
n'est plus une petite fille. Songez donc, j'ai dix-sept ans depuis
deux mois.

-- Si vieille que cela?

-- Bon, voilà que vous vous moquez.

-- Non, non, chère Mariette; mais si vous saviez ce qui se passe
en moi; j'étais si loin de m'attendre... On ne pense pas à ces
choses-là, et un moment je me suis senti tout intimidé.

-- Vous, un marin?

-- C'est qu'aussi, vous voilà une grande demoiselle, maintenant,
et jolie!

-- Vous trouvez?

-- Est-ce qu'on ne vous l'a pas dit déjà?

-- Ici!... Devenez-vous fou?... Mais on ne voit pas un chat. Ah!
si jamais vous êtes las du monde, ce n'est pas au couvent que je
vous conseille de vous retirer.

-- On s'y ennuie donc bien?

-- À mourir.

Maxime se prit à sourire.

-- Cependant, répliqua-t-il, vous me paraissez avoir vaillamment
supporté le régime de Sainte-Marthe.

Mariette remua la tête avec une pointe de mélancolie.

-- Si j'ai résisté, dit-elle, c'est que vos lettres me faisaient
prendre patience, et que je n'aurais pas voulu vous donner le
moindre sujet de mécontentement.

--Vous pensiez donc à moi?

-- Et à qui voulez-vous que je pense?

-- C'est vrai.

-- Moi, je suis seule au monde; je n'ai plus que vous désormais,
et si vous veniez à me manquer...

-- Pauvre enfant!

-- Et puis, vous avez été si bon, si généreux, si attentif à tout
ce qui pouvait m'être agréable. Vous vous informiez de moi avec
tant de sollicitude auprès de notre supérieure: je le sais; elle
me l'a dit. Ah! je serais bien ingrate si je pouvais oublier que
je vous dois tout.

-- Ne parlons pas de cela.

-- Si, au contraire, laissez-moi en parler! Tenez, savez-vous une
chose? je m'ennuie bien ici, n'est-ce pas. Vous ne pouvez même pas
vous en faire une idée. Eh bien il y a des moments où je n'aurais
pas changé mon sort contre celui de la plus privilégiée des
mondaines.

-- Et ces moments?

-- C'est quand je recevais une de vos lettres.

-- Bon petit coeur!

-- Je me disais: il est loin, bien loin!... et je ne le reverrai
peut-être pas de longtemps. Mais il pense à moi; sa tendresse ne
m'oublie pas. L'absence ne l'a pas changé! et alors, je me mettais
à vous écrire. J'y passais des nuits entières, j'y employais
toutes les heures de récréation, et je vous envoyais des lettres
bien longues, bien bavardes, qui ont dû même vous agacer souvent.

-- Y songez-vous?

-- Je n'y songeais pas! et je mentirais si je disais que je
n'espérais pas qu'elles vous feraient plaisir.

-- Et vous aviez raison!

-- Aussi, jugez de ma joie, quand j'ai reçu votre premier
télégramme! Toulon! vous étiez en France... j'allais vous
revoir!... Ah! vous ne vous imaginez pas ce que c'est qu'une
pareille nouvelle, pour une pauvre orpheline comme moi!... et j'ai
compté les jours, les heures, les minutes...

Maxime serra tendrement les mains de l'enfant, et oublia un moment
son regard dans le sien. Mariette baissa vivement les yeux.

-- Et vous êtes pour quelque temps à Paris? reprit-elle au, bout
d'un instant.

-- Pour une semaine, au plus! répondit Maxime.

-- Si peu... Où allez-vous donc?

-- À Brest.

-- Mais vous reviendrez?

-- Bientôt.

-- Et vous ne reprendrez pas la mer tout de suite?

-- Je l'ignore! Un marin ne s'appartient pas. Il faut qu'il
obéisse. Il y a la discipline!

-- Comme au couvent?

-- À peu près.

Mariette ne répondit pas; une ombre avait glissé sur son front.

Mais l'enfant était d'une nature essentiellement mobile, et tout à
coup elle releva le front et regarda son cousin avec curiosité.

-- C'est votre ami? interrogea Mariette en baissant la voix et
désignant Gaston du coin de l'oeil.

-- Mon meilleur ami, répondit Maxime.

-- Et vous l'appelez?

-- Gaston de Pradelle.

-- Il connaît donc Edmée? Maxime eut un geste vague.

--Probablement, dit-il. Il me semble, en effet, que Gaston m'a
parlé d'une famille de Beaufort-Wilson, où il a été reçu récemment
et où il a rencontré une jeune fille qui a fait sur lui une
certaine impression. Il n'y a rien de là que de très simple.

-- Peut-être.

-- Quelle idée vous vient.

-- Voyez vous-même. Ils se parlent à voix basse; ils ont l'air ému
l'un et l'autre, et ça ce n'est pas tout à fait aussi simple que
vous le croyez.

-- Au surplus, dit Maxime sur un ton insouciant, Gaston et Edmée
sont sous l'oeil de la soeur surveillante, et vous pouvez
remarquer avec quelle attention particulière celle-ci les
observe!...

-- Vous avez raison, et ceci est peut-être encore plus singulier.

La remarque faite par Maxime était, en effet, bonne à retenir.

Nous avons dit qu'à la vue d'Edmée, qu'il ne s'attendait pas à
trouver à Sainte-Marthe, Gaston n'avait pu retenir un cri de
stupéfaction; nous ajouterons que, poussé par un sentiment qu'il
ne put contenir, il s'était approché de la jeune fille et lui
avait pris la main, avant que celle-ci eût songé à la retirer.

-- Vous! vous! Mademoiselle, s'écria-t-il hors de lui; est-ce
possible?

Et comme Edmée se taisait, interdite et rougissante...

-- Oh! parlez, je vous en conjure, insista Gaston; quand je vous
ai vue l'autre soir, il n'était point question d'une pareille
résolution, et en vous trouvant ici...

-- Ne cherchez pas d'explication à une action qui s'explique
d'elle-même, répondit Edmée en retirant doucement sa main; il
n'était pas question, en effet, que je dusse si tôt rentrer à
Sainte-Marthe, mais mon père a paru le désirer, et il a suffi
qu'il me le demandât pour que je ne fisse pas d'objection.

-- Votre père!... fit Gaston; quoi! c'est lui!... Mais il vous
aime, vous me l'avez dit, et il est impossible...

Edmée eut un triste sourire.

-- Oui, mon père m'aime, répondit-elle... et je crois bien que je
dois voir une nouvelle preuve de son amour dans la détermination
qu'il vient de prendre.

-- Cependant, ne trouvez-vous pas que cette détermination a été
bien subite?

-- Peut-être.

-- Et vous n'avez pas cherché à en pénétrer les causes?

-- J'ai toujours eu l'habitude d'obéir à mon père!...

-- Soit! vous avez eu raison, je le veux bien, mais dans la
circonstance présente, quand, du jour au lendemain, brusquement...

-- N'insistez pas, Monsieur, interrompit Edmée avec effort;
d'ailleurs, si je n'ai pas demandé à rentrer au couvent, on sait
du moins que je m'y trouve heureuse, et vous reconnaîtrez sans
peine qu'il y aurait quelque indiscrétion à me plaindre d'une
situation que j'accepte sans murmurer.

Gaston se tut.

Le ton dont lui parlait Edmée était évidemment contraint: il y
avait en elle un sentiment qu'elle ne voulait point avouer... il
comprit qu'il devait respecter la réserve qu'elle s'imposait.

-- Au moins, reprit-il peu après, vous ne resterez pas longtemps à
Sainte-Marthe?

-- Je ne sais encore.

-- Alors, je ne vous reverrai plus!...

-- Monsieur...

-- Pardonnez-moi!... il ne faut pas m'en vouloir... j'ai été
surpris! hier, je me suis rendu chez madame de Beaufort, j'avais
encore le souvenir de l'heure charmante que j'avais passée, de la
bienveillance avec laquelle vous m'aviez accueilli, et jamais je
ne m'étais senti si joyeux...

-- Ne me parlez pas ainsi.

-- Et pourquoi!... je puis vous le dire maintenant... je ne
pensais qu'à vous!... et si vous saviez toutes les pensées qui me
sont venues!... il me semblait que vous n'étiez pas heureuse.

-- Que dites-vous?

--À votre âge, on n'est pas habile encore à dissimuler, et sur
votre front si pur et en apparence si calme, j'ai cru voir passer
à plusieurs reprises, comme une ombre de tristesse.

-- Mais, je vous jure...

-- Oh! je ne vous demande rien; car je n'ai le droit de rien
savoir; je ne suis qu'un étranger dans ce monde. Je vous ai
rencontrée hier, par hasard, et demain, je partirai, peut-être
pour ne plus revenir; mais, croyez-moi, Mademoiselle, et ne vous
offensez pas de mes paroles: quel que soit le sort que l'avenir me
réserve, j'emporterai votre image que rien désormais ne pourra
plus effacer de ma mémoire ni de mon coeur.

Edmée écoutait émue et tremblante, sans trouver la force
d'interrompre.

C'était la première fois qu'on lui parlait de la sorte, et la voix
qui prononçait ces paroles lui paraissait particulièrement douce
et pénétrante.

Toutefois, elle eut peur, et se tourna, inquiète, vers la soeur
surveillante, craignant qu'elle n'eût entendu.

Mais, à sa grande surprise, elle vit la soeur qui l'observait sans
sévérité, et elle ne surprit, au contraire, dans son regard,
qu'une expression d'ineffable tendresse.

Cette remarque acheva de la troubler, et prenant résolument son
parti, elle allait rompre un entretien qui s'égarait en des aveux
qu'elle n'entendait pas autoriser, quand un incident inattendu la
rejeta tout à coup dans un ordre d'idées tout nouveau.

Pendant qu'elle se tournait vers la surveillante, Gaston avait
fait le même mouvement, ému vraisemblablement lui-même, par la
crainte qui agitait Edmée.

Mais il n'eut pas plus tôt aperçu la soeur, dont le voile couvrait
imparfaitement les traits, qu'une pâleur subite envahit son visage
et qu'il étouffa une exclamation près de lui échapper.

-- Qu'avez-vous donc? demanda Edmée surprise.

-- Rien, ce n'est rien, balbutia Gaston en pressant son front de
ses deux mains.

-- Cependant...

-- Je suis fou! C'est impossible.

-- Est-ce de notre chère soeur Rosalie que vous voulez parler?

-- C'est d'elle, en effet.

-- Vous la connaissez?

-- Non: seulement, dites-moi, Mademoiselle, y a-t-il longtemps que
soeur Rosalie est à Sainte-Marthe?

-- Six mois à peu près.

-- Et elle ne vous a point dit qu'elle ait été dans une autre
communauté?

-- Jamais.

-- Enfin, vous ne savez rien d'elle... de son passé... de...

-- Je ne sais qu'une chose, répondit Edmée, c'est que c'est la
meilleure et la plus tendre des femmes... On ne l'aime pas
beaucoup ici, parce qu'elle est peu communicative et que rarement
son visage s'égaie d'un sourire; mais moi, qui ai éprouvé son
épuisable bonté, je lui garderai une éternelle reconnaissance pour
l'affection et le dévouement qu'elle m'a témoignés.

Pendant qu'Edmée parlait ainsi, Gaston ne quittait pas des yeux
soeur Rosalie, et il vit son regard s'éclairer d'une flamme
étrange et ses deux mains, se croiser sur sa poitrine pour en
comprimer les battements.

Il eut comme un éblouissement; mais, à ce moment même, la cloche
se fit entendre, annonçant la fin de la, récréation.

Mariette, qui était engagée dans une conversation des plus
intéressantes avec Maxime, poussa une exclamation douloureuse.

-- Ah! vous reviendrez! fit-elle en présentant son front au jeune
lieutenant de vaisseau.

-- N'en doutez pas, répondit ce dernier.

-- Demain?

-- Oui, demain! demain!

-- Venez, Mademoiselle! commanda soeur Rosalie du fond du parloir.

Il fallait obéir et se séparer.

Les deux jeunes filles s'éloignèrent, laissant Maxime et Gaston
diversement impressionnés.

Maxime, lui, n'était guère occupé que de Mariette, qu'il suivit du
regard jusqu'à ce qu'elle eût disparu; mais Gaston, encore tout à
la sensation qu'il venait d'éprouver, attendait soeur Rosalie,
qui, pour quitter le parloir, devait passer près de lui.

Machinalement, sans pouvoir se défendre d'un entraînement
irréfléchi, il se porta même à sa rencontre, comme s'il eût voulu
l'arrêter au passage.

Mais la soeur fit un geste vif et prompt comme l'éclair, et posa
un doigt impérieux sur ses lèvres; puis, s'inclinant jusqu'à le
toucher:

-- Prenez garde! dit-elle à voix rapide et basse; ce soir, Palmer
ira vous trouver: faites ce qu'il vous dira.

Et ramenant son voile sur les yeux, elle gagna l'escalier et ne
tarda pas à disparaître.

Gaston resta frappé de stupeur.

Il ne s'était pas trompé!

Cette femme qui venait de lui parler, c'était miss Fanny
Stevenson!




VII


Le soir, vers huit heures, Gaston était seul dans sa chambre.

Il venait de quitter Maxime à qui il avait promis de l'accompagner
encore le lendemain, et il était rentré précipitamment.

Il attendait Palmer et ne voulait pas le manquer.

Les découvertes qu'il avait faites le matin, l'avaient effrayé.

Miss Stevenson! C'était bien elle! s'il avait pu conserver quelque
doute jusqu'alors, maintenant il n'en avait plus aucun.

Que venait-elle faire à Paris? Qui l'y retenait?

Qu'avait-elle appris, et quel projet nourrissait-elle?

Il avait hâte de l'interroger et de connaître le but mystérieux
qu'elle poursuivait.

Quoiqu'il ne vît pas encore très bien ce qu'il y avait au fond de
cette ténébreuse affaire, cependant, certains points obscurs
commençaient à s'éclairer.

C'était le comte de Simier que miss Fanny recherchait; c'était son
enfant qu'elle voulait lui redemander, et tout l'autorisait à
croire qu'elle était sur les traces du comte et de sa fille!

Comme huit heures sonnaient, le timbre de l'appartement retentit.

Bob alla ouvrir, et presque aussitôt il introduisit Georges
Palmer.

Ce dernier entra l'air souriant et de bonne humeur.

-- Ah! ah! vous m'attendiez, commandant, dit-il en remarquant que
Gaston était debout et prêt à sortir.

-- Vous le voyez, fit ce dernier.

-- Vous avez vu miss Stevenson?

-- En effet!

-- Et elle vous a donné rendez-vous pour ce soir?

-- Elle vous a prévenu vous-même, à ce qu'il paraît.

-- Comme vous dites: il est convenu que la jeune lady vous
attendra sur le coup de neuf heures.

-- Où cela?

-- Au couvent, parbleu!

-- Et vous êtes certain que l'on nous permettra d'y pénétrer?

Palmer fit un haut le corps.

-- Oh! si nous avions eu l'idée d'en demander la permission,
répliqua-t-il, je crois pouvoir assurer qu'elle nous aurait été
refusée; mais nous avons d'autres moyens à notre disposition.

-- Lesquels?

-- Je me suis fait des amis dans la place, et depuis quelque mois,
François, le jardinier, n'a rien à me refuser.

En parlant ainsi, Palmer se prit à rire.

-- Voyez-vous, continua-t-il, François est un très honnête homme
qui se ferait couper en quatre plutôt que de manquer à son devoir;
mais on n'est pas parfait, et notre jardinier a un défaut, tout
comme votre serviteur. Moi, c'est le gin; lui, c'est l'absinthe!
Et, dès le jour où hasard nous a mis en présence, nous nous sommes
entendus tout de suite. Ce jour-là était un dimanche! Vous
comprenez, je n'avais pas de scrupule, lui non plus. Et depuis, il
m'accorde à peu près tout ce que je lui demande; il faut dire,
d'ailleurs, que miss Fanny Stevenson est très généreuse, et qu'il
n'a qu'à se louer de sa libéralité.

-- Alors, c'est lui qui, ce soir...

-- C'est chez lui que miss Stevenson vous attendra, à neuf heures;
François habite, au fond de l'enclos, un petit pavillon où
personne ne vient jamais le déranger. Il cédera sa chambre pour
tout le temps que vous désirerez, et pendant que vous causerez
avec soeur Rosalie, nous irons chercher quelque distraction dans
un cabaret voisin.

-- Eh bien, s'il en est ainsi, n'attendons pas plus longtemps et
partons!

-- Vous avez raison. J'ai une voiture à la porte, et le cocher
pourrait s'impatienter.

Ils descendirent.

Quand ils eurent pris place dans la voiture, le cocher enleva ses
chevaux d'un vigoureux coup de fouet, et ils partirent dans la
direction de la Seine.

Le trajet fut vite franchi: une demi-heure après, ils s'arrêtaient
contre le mur du couvent de Sainte-Marthe et sautaient à terre.

Puis ils marchèrent vers la porte, qu'ils trouvèrent entr'ouverte.

Palmer la poussa.

Le jardinier attendait à quelques pas; il vint à leur rencontre.

-- Est-ce vous, monsieur Palmer? demanda-t-il.

La nuit était sombre; on y voyait à peine.

-- C'est moi, monsieur François, répondit Palmer.

-- Ça suffit; suivez-moi.

Au bout d'un instant, ils s'arrêtèrent de nouveau.

Ils avaient atteint le pavillon; une lumière brûlait à
l'intérieur.

-- Vous pouvez entrer, commandant, dit alors Palmer; miss
Stevenson vous attend, et nous allons nous retirer, pour revenir
dans une heure.

Gaston n'en attendit pas davantage et, franchissant le seuil du
pavillon, il pénétra presque aussitôt dans la première pièce du
rez-de-chaussée.

Une lampe brûlait sur la cheminée, jetant alentour une lumière
douteuse, et pendant quelques secondes, Gaston distingua mal les
objets qui s'y trouvaient; mais peu après un bruit se fit entendre
dans l'un des angles de la chambre, et une femme vînt à lui.

C'était miss Fanny Stevenson.

Elle ne prononça pas une parole, mais elle l'enveloppa d'un regard
plein d'effluves et lui tendit la main.

Gaston s'en empara vivement.

-- Vous! c'est vous, dit-il profondément ému, ah! je savais bien
que je ne m'étais pas trompé.

-- Vous m'avez donc reconnue? fit la jeune femme.

-- Pouvait-il en être autrement?

-- Je suis bien changée cependant.

-- J'ai si souvent pensé à vous.

-- Vraiment.

-- Je n'espérais plus vous revoir...

Un amer sourire crispa la lèvre de miss Stevenson.

-- C'est Dieu qui m'a donné la force de vivre, répondit-elle; deux
sentiments puissants m'ont soutenu... l'amour que je portais à mon
enfant, la haine que j'avais vouée au comte de Simier!

-- Que dites-vous?

-- Cela vous étonne! Et pourtant, quel but aurais-je pu donner à
ma vie! Du jour où j'eus reconquis ma liberté, je n'eus plus
d'autre pensée. Palmer vous a dit ce que j'ai fait, n'est-ce pas?
et comment ma vie s'est dépensée en recherches que rien ne pouvait
décourager. Quand, par hasard, la lassitude ou le désespoir
s'emparait de moi devant l'insuccès obstiné, je pensais à elle, à
la pauvre créature que l'on m'avait enlevée, ou bien encore au
misérable qui m'avait si indignement trompé, et alors j'oubliais
tout!... mes souffrances et mes larmes, mes colères et mes
révoltes, je ne pouvais croire que Dieu m'abandonnerait dans cette
mission sacrée que je m'étais imposée, et je me remettais à
l'oeuvre!... C'est ainsi que huit années se sont écoulées. Huit
années? pendant lesquelles mes cheveux ont blanchi, mes yeux se
sont brûlés par les larmes, mes joues sont devenues hâves et
creuses!...

Mais qu'importe cela. Je n'ai pas à regretter la beauté que j'ai
perdue, et si Dieu me fait jamais la grâce de retrouver ma fille,
je lui dirai ce que j'ai souffert, combien j'ai pleuré, et elle
m'aimera, j'en suis sûre. Une mère est toujours belle pour son
enfant!

-- Comme je vous plains!

-- Ah! vous avez raison!

-- La vie a été bien cruelle pour vous.

-- Sans doute, et nul ne saura jamais quelles épreuves ont torturé
mon coeur. Mais cela ne pouvait durer toujours, et j'arrive au
bout.

-- Vous avez donc quelque espoir?

-- Peut-être.

-- Vous êtes sur la trace du comte?

-- Je le crois.

-- Vous l'avez vu?

-- Non; mais je le verrai.

-- Bientôt?

-- Au premier jour. D'ailleurs, Palmer a dû vous dire que je
comptais sur vous.

-- En effet; mais que puis-je, moi?

-- Il vous a vu entrer dans une maison d'où sortait Gobson, l'âme
damnée du comte.

-- Cette maison appartient à M. de Beaufort-Wilson.

-- C'est cela.

-- Je connais à peine M. de Beaufort. J'y ai passé une heure
récemment; il m'a accueilli avec bienveillance, et...

-- Et vous avez dansé avec mademoiselle Edmée?

-- Qui vous l'a dit?

-- La jolie enfant avec laquelle vous causiez ce matin.

-- Elle vous aime beaucoup.

-- C'est bien naturel. Elle m'a plu dès la première heure; elle
est d'une nature confiante et soumise. Je crois qu'elle a été
attirée vers moi, comme j'étais moi-même attirée vers elle, et je
serais son confesseur, qu'elle ne s'ouvrirait pas à moi avec plus
d'abandon. Mais, hélas! je crains bien que, elle aussi, ne soit
destinée à être malheureuse!

-- Quelle idée! Qui vous fait supposer...

-- Mille choses. Certaines confidences spontanées, non
sollicitées, qui m'ont éclairée sur ce qui se passe autour de la
pauvre enfant.

-- Vous m'effrayez!

-- Je me trompe peut-être, pourtant je ne le crois pas. Je vous ai
dit que dès le premier jour cette enfant m'avait inspiré un
intérêt très vif; pourquoi, je n'en sais rien; c'était instinctif:
ma volonté n'y était pour rien, mais cela m'étonna; un moment même
ce sentiment fut assez puissant pour me faire oublier le but sacré
de ma vie; elle m'avait prise tout entière; je la voyais partout;
j'y pensais le jour, j'en rêvais la nuit. Je vous raconte cela,
pour vous bien expliquer la sollicitude dont je l'entourai, et
pourquoi à cette heure je vous parle d'elle comme je le fais.

-- Mais qui peut la menacer? insista Gaston? Ah! ne me cachez
rien, de grâce; car si elle courait quelque danger...

-- Que feriez-vous?

Gaston ne répondit pas: ses sourcils se contractèrent, une flamme
rapide traversa son regard. Fanny Stevenson remua lentement la
tête.

-- J'avais bien vu ce matin, dit-elle, comme se parlant à elle-
même; pendant le peu de temps que vous avez passé au parloir, il
ne m'a pas fallu une grande perspicacité pour deviner...

-- Quoi? dites, achevez?

-- Vous aimez mademoiselle Edmée de Beaufort?

-- Moi!

-- Vous l'aimez, vous dis-je.

-- Et quand cela serait.

-- Si cela était, monsieur Gaston, vous n'auriez qu'un parti à
prendre, et ce serait de reprendre la mer au plus tôt pour aller
chercher au loin l'oubli d'un pareil amour.

Le jeune commandant se rejeta brusquement en arrière, se demandant
si Fanny Stevenson avait bien réellement prononcé les paroles
qu'il venait d'entendre.

Fanny Stevenson s'était levée; elle fit quelques pas à, travers la
chambre!




VIII


-- Ah! vous exagérez, reprit enfin Gaston; vous voulez m'effrayer?
Que prévoyez-vous? Vous m'en avez trop dit pour vous taire
maintenant. Au nom du ciel, au nom de cette enfant que vous aimez,
parlez! J'espère, au moins, que vous ne prétendez pas qu'Edmée...

-- Edmée est l'âme la plus pure que je connaisse.

-- Alors, ce n'est pas elle qui est ici en cause?

-- Certes.

-- Et qui donc?

-- Sa mère!

-- Madame de Beaufort?

Miss Stevenson plongea son regard fauve dans celui de Gaston.

-- Vous êtes allé un soir chez M. de Beaufort, dit-elle d'une voix
ardente. Vous êtes resté une heure dans cette maison, et il ne s'y
est rien passé qui vous ait semblé extraordinaire?

-- Rien... assurément!

-- Eh bien! moi qui n'ai jamais pénétré dans cette demeure,
j'affirme qu'il s'y trame, en ce moment, quelque drame ténébreux,
dont Edmée sera avant peu la victime.

-- Qui pourrait en vouloir à la pauvre enfant?

-- Je vous l'ai dit.

-- Mais Madame de Beaufort aime ses deux filles d'une même
affection.

-- C'est faux. Tout l'amour de cette mère s'est attaché à la plus
jeune, et quant à l'aînée, elle la hait.

-- Parole impie!

-- J'en suis sûre.

-- D'où le savez-vous?

-- Je l'ai deviné. Edmée ne m'a rien dit. Elle ne s'est jamais
oubliée une seconde; elle a toujours conservé la même réserve;
mais elle ne pouvait me tromper, moi, qui l'observais avec une
âpre attention, qui écoutais son coeur battre à mes questions, qui
voyais la pâleur se répandre sur son visage à certains souvenirs.
Ah! je voudrais douter, que je ne le pourrais plus. D'ailleurs les
faits ne sont-ils pas là, avec leur révélation accablante?

-- Quels faits?

-- Il y a quelques mois à peine qu'on l'avait retirée du couvent;
il y a trois jours qu'elle nous a été rendue.

-- Edmée vous aurait-elle fait connaître la cause de cette
nouvelle résolution de ses parents?

-- Quand je l'ai interrogée à ce sujet, répondit miss Stevenson
avec un rire sec et nerveux, elle s'est mise à sangloter. Ah!
tenez, je donnerais le plus pur de mon sang pour voir cette mère,
ne fût-ce qu'une heure seulement, car avant que l'heure ne fût
écoulée, j'aurais pénétré ce qu'il y a dans ce coeur de marbre.

Gaston eut un geste de dénégation.

-- Je persiste à croire que vous vous trompez, répliqua-t-il;
Madame de Beaufort témoigne, en effet, une préférence marquée à là
plus jeune de ses enfants. Mais si cela est vrai pour elle, il
n'en est pas de même pour le père, qui aime sa fille avec
adoration.

-- Je le sais.

-- Peut-être même que, dans la tendresse qu'il porte à ses deux
enfants, il a réservé la meilleure part pour Edmée...

-- On me l'a dit.

-- Il ne faut pas accorder trop d'importance à une particularité
qui se produit souvent dans les familles et qui s'explique et se
justifie par la différence des caractères, l'âge ou la nature plus
ou moins affectueuse des enfants.

-- C'est possible...

Miss Stevenson répondait pour ainsi dire, sans écouter. Son front
s'était penché, son regard restait fixé à terre. Elle paraissait
suivre une pensée, qui, depuis, quelques secondes, pesait sur son
esprit.

Tout à coup, elle s'arracha à sa rêverie et se reprit à observer
Gaston.

-- Ainsi, dit-elle à voix lente, vous avez vu M de Beaufort?

-- Sans doute, répondit le jeune commandant, un peu étonné de la
question.

-- Il vous a parlé?

-- Oui.

-- C'est un homme, de haute taille, âgé d'une cinquantaine
d'années, dont la physionomie est intelligente, et ouverte?

-- Vous le connaissez?

-- Je ne l'ai jamais vu; mais c'est bien son portrait, n'est-ce
pas?

-- En effet.

-- D'ailleurs, il y a un autre point qui vous a frappé vous-même -
- du moins me l'a-t-on dit.

-- Lequel?

-- La première fois que vous avez aperçu Edmée, ne vous êtes-vous
pas montré surpris de certaine ressemblance qui vous rappelait une
femme que vous aviez rencontrée huit années auparavant... sur la
côte d'Amérique?

-- C'est vrai! et j'en ai fait la remarque à M. de Beaufort.

-- Qu'a-t-il répondu?

-- Rien.

-- Ah! ne cherchez pas à vous dérober, monsieur Gaston, répliqua
miss Stevenson d'un ton nerveux, car je sais, moi aussi, ce qui
s'est passé ce soir-là; et si M. de Beaufort n'a rien répondu, on
m'a assuré qu'il s'était troublé et qu'il avait pâli!...

Gaston sentit un frisson mordre ses chairs; tout son être se prit
à trembler.

-- Quelle pensée est donc la vôtre? interrogea-t-il épouvanté de
la sombre expression qui était venue se refléter sur les traits de
la jeune femme.

Celle-ci comprit qu'elle s'oubliait: et revenant brusquement à
elle, elle, fit un geste indifférent et banal.

-- Eh! quelle pensée me supposez-vous, dit-elle en ébauchant un
sourire? Vous ignorez, vous, la vie que l'on mène au couvent, et
avec quelle avidité on y recherche tout ce qui peut devenir une
distraction, de quelle oreille curieuse on recueille l'écho
affaibli de ce monde qui fait au dehors son tapage et son bruit.

Quand je suis entrée dans cette demeure, j'étais lasse et
découragée, et je ne demandais qu'à me réfugier dans une oasis de
recueillement où je pourrais vivre des souvenirs du passé, et
peut-être me préparer à un avenir d'apaisement et de pardon.

Dieu m'est témoin que j'étais sincère alors, et je crois que si, à
cette heure, le comte de Simier me fût apparu, je l'aurais laissé
aller tranquille et libre, sans lui adresser un reproche.

Eh bien? savez-vous qui m'a rendu à mes sentiments de haine et à
mes projets de vengeance? -- Cette enfant!

-- Edmée! fit Gaston avec un cri.

-- Cela vous paraît étrange, n'est-ce pas? Pourtant, rien n'est
plus facilement explicable. Après avoir quitté le phare Saint-
Laurent, et pendant les huit années qui se sont écoulées depuis,
je n'eus qu'un but, qui était de retrouver ma fille... Dans les
espoirs fous auxquels je m'abandonnais, je m'étais fait un idéal
de la pauvre petite créature! Je voyais grandir la jolie enfant
que j'avais connue si peu de temps, et je continuais de la bercer
dans mon coeur, sous mes regards vigilants, comme autrefois dans
son berceau!

C'est ainsi, par une illusion, que Dieu seul pouvait permettre,
que je l'ai vue se développer et devenir une belle jeune fille. Je
ne l'ai jamais revue, et je croyais que je ne la reverrais jamais!
Mais j'avais l'âme et les yeux pleins de son image. Si bien que,
lorsqu'un jour je me trouvai tout à coup en présence de
mademoiselle de Beaufort, je me sentis remuée jusqu'au fond de mon
être, et qu'il me sembla reconnaître en elle cette enfant qu'une
main impie avait arrachée de mes bras.

-- Quelle folie!

-- Peut-être!... En tout cas, je m'y complus... je ne vis plus
qu'elle. Elle avait mes traits, mon regard, jusqu'au son de la
voix de son père! Vous voyez; je ne demandais qu'à être trompée!
Et puis, après m'y être intéressée, il arriva que je me pris à la
plaindre.

-- Comment!

-- Elle était malheureuse... je le devinai tout de suite; à
travers son coeur brisé, il ne me fut pas difficile de comprendre
ce qu'elle souffrait. Que se passa-t-il alors en moi, je ne
pourrais le dire, mais je m'attachai à cette jeune fille, comme je
me serais attachée à mon enfant même... et je reportai sur elle
cet ardent besoin d'affection et de dévouement qui est au coeur de
toutes les mères.

-- Mais vous avez depuis reconnu votre erreur? insista Gaston.

-- Qui sait! répondit Fanny Stevenson.

--Quoi! vous supposeriez...

-- Tout est possible.

-- Mais M. de Beaufort...

-- Je saurai demain si M. de Beaufort ne s'est pas appelé
autrefois le comte de Simier.

Gaston se dressa effaré, et prit son front dans ses deux mains.

-- Demain? répéta-t-il, et qui vous le dira?

-- Gobson.

-- Vous devez le voir?

-- Palmer a rendez-vous avec lui.

-- Quand cela?

-- Dans une heure.

-- Et en admettant ce que vous supposez, vous espérez que cet
homme trahira son maître?

-- J'en suis sûre, pour deux raisons.

-- Lesquelles?

-- La première, c'est que Gobson n'est pas insensible à l'appât de
l'argent, et que je lui fais offrir tout celui qui me reste. -- La
seconde, c'est qu'il apprendra ce qu'il ignore encore, à savoir
que j'ai entre les mains les actes authentiques de mon mariage
avec le comte.

-- Enfin, dit encore Gaston, dans le cas où les aveux de Gobson
confirmeraient vos soupçons, que ferez-vous?

-- Cela, répondit soeur Rosalie, je vous le dirai demain; car je
saurai seulement alors si je dois rester Fanny Stevenson ou
redevenir la comtesse de Simier.

En prononçant ces derniers mots, la jeune femme se leva droite,
pâle, le regard fulgurant.

Gaston frissonna.

-- Ah! vous hésiterez devant un pareil scandale, dit-il d'un ton
de prière; et par respect pour l'habit que vous portez...

Fanny Stevenson l'interrompit par un éclat de rire strident.

-- L'habit que je porte! répéta-t-elle avec âpreté; ah! croyez-
vous donc qu'il ait étouffé en moi les cruels souvenirs qui me
déchirent le coeur. Un moment, en effet, j'ai cru que mon sang
s'apaiserait, que le calme, renaîtrait dans mon esprit, que les
pensées mauvaises dont j'étais assaillie s'arrêteraient au seuil
de cette pieuse, maison. C'était là un espoir insensé: sous la
bure, comme sous la soie, mes veines battent avec la même
violence, le voile qui tombe de mon front n'a pas éteint la flamme
de mon regard, et dans le silence de cette solitude, les voix qui
me parlent de vengeance se font, entendre avec plus d'autorité que
par le passé. L'habit que je porte, dites-vous! Ah! que l'on me
rende ma fille demain, et vous verrez avec quelle joie, avec quel
oubli je le brûlerai pour en jeter la cendre au vent.

Miss Fanny s'arrêta.

Des pas venaient de se faire entendre autour du pavillon: c'était
Palmer avec le jardinier.

Le moment était venu de rentrer.

-- Ne vous reverrai-je pas? demanda Gaston, inquiet.

-- Je comptais vous prier de revenir, répondit la jeune femme.

-- Quand cela?

-- Demain.

-- Ici?

-- Oui, ici, à la même heure. Y consentez-vous?

-- Ah! je n'aurai garde d'y manquer!

-- Tout est bien, alors. Je suis heureuse de vous avoir vu.
Demain, je vous dirai ce que j'aurai résolu. Séparons-nous.

Elle serra les mains de Gaston et s'éloigna à pas rapides.




IX


Pendant que cette scène avait lieu dans le pavillon, le couvent
était depuis une heure déjà plongé dans le silence le plus
profond.

Les jeunes pensionnaires dormaient dans leurs dortoirs, les soeurs
dans leurs cellules, et c'est à peine si l'on voyait quelques
vagues lueurs tombant des lampes nocturnes, trembloter à travers
les vitraux de la chapelle.

Edmée avait, en revenant à Sainte-Marthe, trouvé toutes les
couchettes du dortoir occupées, et on lui avait donné une petite
cellule, en attendant qu'une place vacante pût lui être offerte.

Elle l'avait acceptée avec un vif plaisir.

Cette cellule était contiguë à celle de soeur Rosalie.

Quoique elle n'en eût rien dit à Gaston, ce n'était pas de son
plein gré qu'elle était rentrée au couvent. Seulement, comme son
père avait paru le désirer, elle s'était bien gardée de faire la
moindre objection, d'autant plus que le jour où M. de Beaufort lui
avait fait part de la détermination qu'il venait de prendre, elle
avait remarqué qu'il était fort pâle et paraissait bien soucieux.

Jamais encore elle ne l'avait vu ainsi.

Sa voix était brisée; il lui parlait sans la regarder.

Même on eût dit que ses yeux étaient rouges et qu'il avait pleuré.

En l'embrassant, au moment de la séparation, il eut un sanglot mal
étouffé.

Le coeur d'Edmée se serra, et elle pensa que peut-être, sans le
savoir, elle lui avait causé quelque chagrin.

Elle eut l'idée de s'en ouvrir à sa mère.

Mais madame de Beaufort ne s'était jamais montrée affectueuse, ni
disposée à recevoir ses confidences: et elle y renonça.

Elle partit donc, bouleversée et inquiète.

Une fois au couvent, elle se remit un peu.

Elle devait y trouver son amie Mariette, et la gaieté de la jolie
enfant eut bien vite dissipé le léger nuage dont l'ombre avait un
moment passé sur sa sérénité.

Et puis, il y avait autre chose.

Depuis huit jours, un changement s'était opéré en elle. Il y avait
désormais dans son existence un autre homme que son père.

C'était bien encore à l'état latent, on peut dire même qu'elle
n'en avait pas conscience; mais à son insu, un sentiment nouveau
était né dans son coeur, qui la rendait souvent pensive, la
plongeait dans des rêveries sans fin, et quelquefois amenait une
rougeur subite à ses joues.

Une fois à Sainte-Marthe, elle se trouva presque heureuse.

Elle était seule. Le monde ne faisait plus son tapage autour
d'elle; elle pouvait rêver et se souvenir tout à son aise.

Cependant, elle savait bien qu'elle ne reverrait plus Gaston; mais
elle était libre de penser à lui, et pour le moment cela lui
suffisait.

Aussi, quand un matin elle apprit qu'elle allait se retrouver en
sa présence, et que, pendant une heure, elle pourrait lui parler,
elle eut comme un éblouissement et n'eut pas la force de repousser
cette joie que le ciel lui envoyait.

Edmée n'avait jamais aimé. Elle ignorait avec quelle puissance
l'amour s'empare d'un coeur naïf et jeune, et elle s'abandonnait
sans défiance à cette ivresse inconnue qui l'inondait.

À la suite de cette entrevue, elle fut quelque temps à se
recueillir: pour mieux dire, l'émotion qu'elle éprouvait se
prolongea à travers toutes les occupations de la journée, et ce
fut avec une sorte de joie folle qu'elle entendit la cloche de la
retraite sonner.

Elle prit à peine le temps d'embrasser Mariette et alla s'enfermer
dans sa cellule.

Là, elle s'agenouilla et, les mains jointes, les yeux au ciel,
elle remercia Dieu avec effusion.

Elle n'avait pas envie de dormir. Au lieu de gagner son lit, elle
alla vers la fenêtre et s'y accouda.

Un pâle rayon de lune éclairait l'enclos, où les arbres
découpaient leur silhouette dépouillée. Dans un coin, à gauche,
s'élevait le pavillon du vieux François; au loin, on apercevait
Paris, avec sa couronne lumineuse, et l'on entendait le bruit
confus de la grande ville, qui ressemble à celui de la mer.

Elle s'oublia dans cette contemplation, écouta son coeur qui
battait avec force, cherchant à se rappeler les paroles que lui
avait dites le jeune commandant. Elle en était là, lorsque tout à
coup la petite porte de l'enclos s'ouvrit doucement et un murmure
de voix monta jusqu'à elle.

C'était là un fait étrange, et elle ne sut pas se défendre d'un
mouvement de curiosité.

Son regard se fit ardent; elle se pencha pour mieux voir, et
presque aussitôt elle porta ses deux mains à ses lèvres.

Elle venait de reconnaître Gaston.

C'était invraisemblable, impossible; pourtant elle ne pouvait s'y
tromper.

Gaston! Que venait-il faire à cette heure? Quelles raisons
impérieuses le poussaient à une démarche si contraire à la règle
respectée du couvent?

Edmée en croyait à peine ses yeux. Elle attendit une heure au
moins.

Elle eût attendu toute la nuit.

Enfin, un nouveau bruit se fit entendre; Gaston regagna la porte
par laquelle il était entré, et peu après elle vit soeur Rosalie
elle-même sortir, à son tour, du pavillon.

La pauvre enfant, atterrée et confondue, eut l'idée de se retirer
pour ne pas être surprise en flagrant délit.

Mais elle s'y prit maladroitement sans doute, car avant qu'elle
eût refermé la fenêtre, Fanny Stevenson l'avait aperçue.

Quelques secondes plus tard, comme elle allait se jeter sur son
lit, presque épouvantée de ce qui venait de se passer sous yeux,
elle entendit deux ou trois coups discrets contre la porte de sa
cellule.

-- Qui est la? demanda-t-elle au comble de l'émotion.

-- C'est moi, soeur Rosalie, répondit-on; ouvrez!

Machinalement Edmée obéit, et soeur Rosalie entra.

-- Vous n'êtes donc pas couchée, mon enfant? dit-elle en jetant un
regard circulaire sur la cellule.

-- Non, ma soeur, répondit Edmée.

-- Cependant, il est tard.

-- C'est que...

-- Ne vous défendez pas; je devine; vous étiez agitée, souffrante;
vous ne pouviez dormir, et alors, vous êtes allée vous accouder à
la fenêtre.

-- J'ai mal fait peut-être?

-- Je ne dis pas cela. Seulement, vous avez dû voir certaines
choses qui vous ont surprise.

-- Je vous assure...

Fanny Stevenson prit l'enfant dans ses bras, l'attira sur son
coeur, et la baisa tendrement au front et sur les yeux.

-- Chère enfant! balbutia-t-elle, ne mentez pas; vous êtes trop
jeune, vous ne sauriez pas d'ailleurs, je sais tout.

-- Ma soeur...

-- Je ne vous gronde pas, je vous aime bien trop pour cela.
Écoutez-moi. Vous avez vu, n'est-ce pas?

-- Oui, répondit Edmée d'une voix tremblante.

-- Il y avait là... un homme...

-- M. de Pradelle.

-- M. de Pradelle, précisément. C'est moi qui l'avais prié de
venir, nous avons passé une heure ensemble, et savez-vous de qui
nous avons parlé?

-- De qui donc?

-- De vous.

-- Mon Dieu?

-- Ne vous effrayez pas. Ayez confiance. Vous savez que je ne
voudrais pas dire à une jeune fille pure et douce comme vous
l'êtes des choses qu'elle ne devrait pas entendre.

-- Ah! vous avez toujours été bonne pour moi.

-- En toute autre circonstance, peut-être aurais-je hésité devant
certaines confidences: mais des événements graves se préparent, et
il faut que vous sachiez...

-- Que se passe-t-il donc? interrogea vivement Edmée.

-- M. de Pradelle vous aime!

-- Que dites-vous?

-- Demain, il ira demander à votre père le bonheur de devenir
votre époux: mais je veux être assurée d'avance que, de votre
côté...

-- Moi, fit Edmée, dont les joues se couvrirent d'une subite
rougeur.

Miss Fanny se prit à sourire.

-- Je ne veux pas ajouter à votre confusion, qui est presque un
aveu, dit-elle; je vais vous laisser. Seulement réfléchissez.
Consultez bien votre coeur dans le silence de cette nuit, et
demain vous me direz ce que vous aurez résolu.

Et déposant un dernier baiser sur le front de la pauvre enfant,
elle se retira dans sa cellule.




X


Une heure plus tard, une scène d'un tout autre genre se passait
rue de la Chaussée-d'Antin, à l'hôtel de M. de Beaufort-Wilson.

C'était vers minuit environ.

M. de Beaufort s'était retiré dans son cabinet de travail,
attenant à sa chambre à coucher, et, quoiqu'il fût tard déjà, au
lieu d'aller prendre du repos, il avait roulé un fauteuil auprès
de la cheminée où brûlait un bon feu, et il s'y était assis.

M. de Beaufort était préoccupé et sombre; ses traits étaient
altérés, une pâleur livide couvrait ses joues.

Il laissa son front retomber sur sa main, et se mit à réfléchir.

Il avait bien souffert depuis quelques jours, et quoi qu'il fît,
il ne parvenait pas à retrouver sa quiétude.

Il avait peur: l'air était plein de menaces sourdes; jamais il ne
s'était senti si inquiet; le passé qu'il avait cru oublier venait
de se dresser implacable devant lui.

Il savait que Palmer était à Paris, et ne doutait pas que miss
Fanny Stevenson ne s'y trouvât également.

C'était le scandale imminent, l'effondrement de son bonheur,
l'avenir plein de trouble et de déchirement.

Qu'allait-il devenir, et quel moyen employer pour se défendre?

Il avait mis Gobson en campagne. Gobson devait voir Palmer, et il
l'attendait.

La réponse que cet homme devait lui rapporter allait décider de
son sort.

Au milieu de son effarement, une lueur d'espoir persistait
cependant.

Que pouvait, contre M. de Beaufort, le commerçant riche et honoré,
miss Fanny Stevenson, que nul ne connaissait, et qui n'avait entre
les mains aucun acte légal qui établît ses droits sur sa fille et
sur son mari?

L'incendie du presbytère de Smeaton avait tout détruit et avait
fait libre le comte de Simier.

Cet incendie, ce dernier ne l'avait pas conseillé. C'est Gobson
qui, dans un excès de zèle, en avait eu l'idée; le comte s'était
contenté de ne pas l'en détourner.

Mais qu'il y eût de sa part complicité coupable ou non, le
résultat était acquis et le mettait à l'abri de toute
revendication.

Cela le rassurait sans le calmer.

Dans l'état d'esprit où il se trouvait, le comte redoutait surtout
le scandale, et il tremblait à la seule idée de la honte qui
rejaillirait sur ses enfants si par impossible, poussée par
l'amour maternel ou par le besoin de se venger, Fanny Stevenson
venait se jeter au milieu du bonheur qu'il s'était fait.

Un quart d'heure s'écoula à repasser dans sa mémoire tous les
événements qui avaient marqué cette époque de son existence.

Minuit venait de sonner.

En ce moment, on frappa à la porte; un domestique parut, et
derrière lui l'homme qu'il attendait.

-- C'est toi, Gobson? dit M. de Beaufort sur un ton d'indifférence
affectée; je t'attendais; entre, et assieds-toi près de moi.

Le valet avait disparu; les deux hommes étaient seuls;
M. de Beaufort se leva.

-- Eh bien! demanda-t-il, le regard ardent et la voix oppressée,
tu as vu Palmer?

-- Nous nous quittons! répondit Gobson.

-- Et qu'as-tu appris?

Gobson ébaucha une grimace.

-- Rien de bon, dit-il en sondant les coins de la chambre, comme
s'il eût eu peur qu'on ne surprit ses paroles.

-- Fanny est à Paris?... insista le comte.

-- Depuis quelques mois.

-- Que fait-elle?

-- Elle attend.

-- Quoi?

-- Jusqu'à présent, miss Stevenson n'avait que des données fort
vagues; elle avait perdu notre trace à Londres et désespérait de
la trouver; mais depuis quelques jours elle semble avoir recueilli
des renseignements plus précis, et si elle ignore encore que le
comte de Simier et M. de Beaufort-Wilson ne sont qu'une seule et
même personne, elle est bien près de le deviner.

-- Enfin, quelles sont ses intentions?

-- Elle n'en a qu'une, qu'elle ne dissimule pas.

-- Laquelle?

-- Elle veut reprendre sa fille.

-- Par quel moyen?

-- En s'adressant tout simplement à la justice, si le comte de
Simier la lui refuse.

-- Elle a dit cela?

-- Et elle le fera comme elle le dit.

-- C'est Palmer qui te l'a rapporté?

-- En termes fort explicites.

-- Palmer est un imbécile! fit M. de Beaufort en haussant les
épaules.

Gaston remua flegmatiquement la tête.

-- Palmer est un ivrogne, répliqua-t-il, et cela il ne pourrait
raisonnablement le nier. Mais un imbécile, c'est autre chose.

-- Cependant miss Fanny ne peut s'autoriser d'aucun acte régulier;
l'incendie du presbytère de Smeaton a détruit toutes les preuves
que nous pouvions redouter.

-- De cela, je suis sûr!

-- Eh bien?

-- Mais supposez, monsieur le comte, que miss Stevenson qui est,
paraît-il, une mère excellente, ait eu le pressentiment de ce qui
pouvait arriver, que se trouvant seule après votre abandon, livrée
à toutes les suggestions de l'amour-propre blessé, de la colère,
de cette haine implacable qui souvent remplace l'amour dans le
coeur des femmes; supposez, dis-je, quelle ait réfléchi et cherché
un moyen d'assurer l'avenir en assurant en même temps sa
vengeance: qu'aurait-elle fait?

-- Parle... quoi?

-- Une chose simple! l'idée ne lui est pas venue, certes, que
Gobson pourrait un jour mettre le feu au presbytère. Mais elle
s'est dit que deux attestations valent mieux qu'une, et elle a
demandé et obtenu avant l'incendie, un duplicata de toutes les
pièces, établissant qu'elle a été légitimement unie à M. le comte
de Simier.

-- Elle a fait cela! s'écria M. de Beaufort, en devenant blême.

-- C'est une fille pratique, qui fait honneur à la libre Amérique.

-- Et ces pièces sont en sa possession?

-- Palmer l'affirme.

-- Mais doit-on croire Palmer?

Gobson eut un mouvement ironique des lèvres.

-- Ça, c'est à vérifier, répondit-il; mais en attendant, il faut
agir comme si miss Stevenson avait réellement ces documents entre
les mains.

M. de Beaufort fit quelques pas avec agitation à travers la
chambre, prononçant des paroles incohérentes, s'arrêtant de temps
à autre pour prendre sa tête et la rouler entre ses deux mains.

-- Perdu! je suis perdu!... répétait-il, la gorge serrée et l'oeil
égaré.

-- Il ne faut rien exagérer, objecta doucement Gobson.

-- Et quel moyen de sortir de cette terrible impasse?

-- Il y en a peut-être un.

-- Crois-tu?

-- Si je vois bien clair, tout le danger vient de ces pièces que
possède miss Stevenson.

-- Eh! sans doute.

-- Notre premier devoir est donc de nous assurer qu'elles sont
bien entre ses mains; si l'affirmation de Palmer n'est qu'une ruse
de guerre, comme on peut honnêtement le supposer, tout péril
disparaît, et nous pouvons attendre de pied ferme le commencement
des hostilités.

-- Mais si ces pièces existent?

-- Alors, il faut tenter de les acheter.

-- Ah! je la connais maintenant, elle ne les vendra pas.

-- Quelquefois; cela dépend du prix que l'on y met. Toutefois,
dans la circonstance présente, je reconnais volontiers qu'il y a
peu de fond à faire sur cet espoir, et dans ce cas...

-- Dans ce cas?...

-- J'agirais autrement.

-- Comment...

-- Et si je parvenais à découvrir où elle cache ces parchemins...

-- Un vol! interrompit le comte avec un geste d'horreur, jamais!
jamais!

Gobson s'inclina ironiquement.

-- Je me garderai bien d'insister devant une pareille répugnance,
dit-il sur un ton railleur; mais vous n'oublierez pas que c'est le
seul moyen pratique qui vous reste, et que d'ailleurs, vous n'avez
pas beaucoup de temps pour réfléchir.

-- Eh bien, j'aviserai! répliqua le comte. Je te remercie de ce
que tu as fait; me voilà averti, je prendrai des mesures en
conséquence; tu reviendras demain... et nous déciderons ensemble
ce qu'il y aura de mieux à faire pour sauvegarder tous les
intérêts.

Gobson se leva.

-- Monsieur le comte n'a pas d'autres ordres à me donner? demanda-
t-il en hésitant à se retirer.

-- Non! fit le comte.

-- Alors, à demain.

-- Oui, oui, à demain!

Gobson fit quelques pas pour s'éloigner; mais comme il allait
gagner l'appartement du comte, d'où une sortie conduisait
directement sur le vestibule du rez-de-chaussée, la porte s'ouvrit
brusquement, et une femme entra.

Madame de Beaufort!

Elle était droite; elle avait l'oeil fixe, et sur ses traits une
pâleur de marbre.

Le comte eut un cri d'épouvante, auquel elle ne prit pas garde;
mais elle se tourna vers Gobson, qui s'était arrêté à sa vue.

-- Monsieur, dit-elle alors d'une voix impérieuse et sèche,
j'aurai demain à vous entretenir de choses importantes. Voulez-
vous bien vous présenter à l'hôtel vers six heures du matin?

Gobson s'inclina.

-- Je suis à vos ordres, Madame, répondit-il.

-- Je vous remercie et je compte sur vous. C'est tout ce que
j'avais à vous dire. J'ai à causer avec M. le comte; veuillez, je
vous prie, nous laisser seuls.

Gobson salua de nouveau, et cette fois il disparut, laissant les
deux époux en présence...




XI


Cependant, M. de Beaufort était resté anéanti à la vue de sa
femme, et un moment il s'était comme accroché au chambranle de la
cheminée pour ne pas tomber.

Madame de Beaufort! sa femme! elle était là, devant lui, le regard
sévère, l'attitude résolue et sombre.

Qu'allait-elle dire?

Il n'attendit pas longtemps.

Dès que Gobson eut disparu, elle avança de quelques pas et
s'approcha de lui.

-- Ainsi, dit-elle d'un ton acéré, vous m'aviez trompée!

-- Juliette! balbutia le malheureux époux.

-- Depuis dix-sept ans, j'ai vécu dans une sécurité mensongère,
portant avec orgueil le nom que vous m'aviez donné, sans
soupçonner ce qu'il cachait de honte et d'infamie.

-- Par grâce! ne m'accablez pas!

-- Ah! j'aurais dû m'en douter, cependant; bien des fois, j'avais
surpris sur votre front une pâleur de remords qui aurait dû
m'éclairer. Mais l'amour m'aveuglait, je ne voyais rien, je ne
voulais rien voir! Quelle menace eût pu m'atteindre entre ma fille
et mon époux! Je me reposais confiante en votre honneur et votre
loyauté; vous m'aviez parlé d'Edmée, votre enfant à vous, et je
l'avais accueillie alors comme si elle eût été la mienne. C'était
une première faute, comme il y en a parfois dans le passé d'un
homme, et l'amour que j'éprouvais pour vous me rendait indulgente.
Vous m'aviez juré d'ailleurs que la mère était morte!

-- Je l'avais cru; on le disait.

-- C'était faux!

-- Je la verrai, je lui parlerai, j'obtiendrai d'elle...

-- C'est insensé!

-- Cependant...

-- Ah! tenez, vous êtes tous les mêmes, et vous ne comprenez pas
quel amour puissant, exclusif, implacable, Dieu a mis au coeur de
toutes les mères! Cette Fanny Stevenson, je ne la connais pas, je
ne l'ai jamais vue, et pourtant je vous dirais avec quelle ardeur
son sang brûle ses veines, comme elle compte les heures, les
minutes, les secondes, attendant qu'on lui rende son enfant... et
les rêves qu'elle forme et la vengeance qu'elle prépare.

-- Mais elle ne peut rien?

-- Qu'en savez-vous?

-- Elle n'a aucun acte qu'elle puisse produire et dont nous ayons
à nous épouvanter.

Madame de Beaufort eut un rire nerveux.

-- Qui vous l'assure? répliqua-t-elle vivement; et si, contre
votre attente, elle a entre les mains des documents redoutables,
croyez-vous qu'elle hésite à s'en servir? Que cette femme parle,
et tout s'effondre autour de nous; c'est le bagne pour vous, et la
honte pour Nancy et pour moi.

-- Ah! taisez-vous.

-- C'est elle qui devient comtesse de Simier, qui reprend ses
droits légitimes, dont on l'a indignement dépouillée; et moi, je
ne suis plus qu'une maîtresse, que l'on chasse au gré de sa
fantaisie, et ma fille, ma Nancy... une bâtarde, vouée à tous les
abandons et à tous les dédains.

En parlant ainsi, la malheureuse femme fondit en larmes et en
sanglots.

Mais cette défaillance fut de courte durée; presque aussitôt, elle
releva la tête par un geste de révolte et de colère, et son regard
s'appuya froid et dur sur le comte.

-- Eh bien, non! reprit-elle d'un accent farouche, cela ne peut
pas être et ne sera pas! Je ne veux pas accepter sans lutte une
pareille humiliation: l'honneur des Wilson restera intact, je
saurai défendre ma fille, et j'espère que vous ne l'abandonnerez
pas vous-même dans un semblable malheur.

-- Quel est votre dessein? interrogea le comte.

-- Je n'en ai qu'un.

-- Parlez, et si je puis...

-- Cet homme, interrompit madame de Beaufort, ce Gobson qui était
là tout à l'heure et qui a été votre confident des mauvais jours,
il est adroit, intelligent, audacieux.

-- Il l'a prouvé.

-- On peut compter sur lui?

-- Il fera tout ce que vous voudrez, pourvu qu'il soit bien payé.

-- Il n'aura pas à se plaindre, s'il réussit.

-- Que voulez-vous faire?

-- Il faut qu'il s'assure dès demain que les actes dont nous
menace cette femme sont bien en sa possession.

-- Et dans le cas où votre certitude serait faite sur ce point?

-- Je lui dirai ce qu'il aura à faire.

-- Prétendez-vous le pousser à les dérober.

-- Cela vaudrait mieux, avouez-le, que de mettre le feu à un
presbytère!

Le comte se cacha le front dans les mains.

-- Ah! quel châtiment! balbutia-t-il éperdu; c'est horrible!
songez donc; la moindre imprudence... une indiscrétion... et puis,
vous n'y avez pas pensé; vous oubliez...

-- Quoi?

-- Edmée!

-- Votre fille?

-- Que deviendrait-elle, la pauvre enfant?

-- Voulez-vous, par hasard, que je m'apitoie sur son sort, quand
celui de ma propre fille est en jeu.

-- Maïs elle est innocente!

-- Et Nancy, l'est-elle moins? Vous choisirez! Pourquoi n'y avez-
vous pas songé plus tôt? Est-ce notre faute à nous? D'ailleurs, à
quoi bon perdre un temps précieux en paroles inutiles! Il faut
aviser et agir, et rien ne m'arrêtera. Écoutez: demain, vous
quitterez Paris.

-- Moi?

-- Il le faut!

-- Et où voulez-vous que j'aille, en un pareil moment?

-- Vous irez à Londres, et me laisserez seule et libre. C'est bien
le moins que vous puissiez accorder à la femme que demain vous
chasserez de cette demeure.

-- Ne parlez pas ainsi.

-- Ne cherchons pas à nous faire illusion; ayons le courage de
regarder les choses en face et sans trouble.

-- Ah! vous m'épouvantez!

-- Laissez-moi faire; fiez-vous à moi, et qui sait? peut-être, à
votre retour, vous féliciterez-vous des résolutions que j'aurais
prises.

-- Mais Edmée? objecta timidement le malheureux père.

-- Edmée quittera pour quelque temps le couvent de Sainte-Marthe,
où elle est mal entourée; depuis que Nancy en est sortie, je l'ai
interrogée; la chère enfant ne sait rien dissimuler, et elle m'a
dit des choses qui m'ont déjà donné à réfléchir.

-- Est-ce possible?

-- Il y a là une petite Mariette Duparc qui me paraît délurée et
curieuse, et dont les indiscrétions pourraient être dangereuses,
dans l'hypothèse de complications que l'on peut prévoir. De plus,
Nancy m'a parlé d'une certaine soeur Rosalie qui s'est emparée de
l'esprit d'Edmée, et qui a plus d'une fois dépassé les limites de
la réserve qu'elle eût dû s'imposer.

-- Enfin, qu'avez-vous résolu? demanda le comte.

-- Vous le saurez. Je prendrai conseil de la supérieure de Sainte-
Marthe, à laquelle je me confierai avec prudence, et croyez que
j'aurai pour votre fille tous les ménagements, toutes les
attentions que j'aurais pour Nancy elle-même. Est-ce convenu?

-- Il le faut bien.

-- En ce cas, je me retire. Demain, avant de quitter Paris, vous
vous rendrez à Sainte-Marthe, et vous engagerez Edmée à continuer
de se montrer soumise et résignée; elle a une confiance absolue en
vous; elle fera sans hésitation, ce que vous lui direz de faire,
et quand j'irai la chercher, je veux la trouver préparée à me
suivre.

Madame de Beaufort s'éloigna sur ces mots, et le comte, resté seul
s'affaissa sur son fauteuil, accablé par les terreurs qui venaient
l'assaillir.

Le lendemain, dès la première heure, il quitta l'hôtel de la
Chaussée-d'Antin et se fit conduire au couvent.

Il n'avait pas fermé l'oeil de la nuit; son visage était défait;
il avait le regard atone, un air de profond découragement se
dégageait de toute sa personne.

Il pensait à ce que lui avait dit Gobson, à la conversation qu'il
avait eue avec madame de Beaufort, et mille sentiments effarés
troublaient sa raison et lui communiquaient une épouvante sans
nom.

Il se sentait rouler au fond d'un abîme, et ne savait à quelle
résolution s'arrêter.

Quand il arriva à Sainte-Marthe, il était huit heures.

L'heure de la prière.

Il fit prévenir la supérieure du but de sa visite, et on le fit
monter à la cellule d'Edmée, où il attendit l'arrivée de sa fille.

Son coeur battait à se rompre.

Mais l'attente fut courte: quelques minutes s'étaient à peine
écoulées que la jeune fille accourait se jeter dans les bras de
son père.




XII


Edmée lui sembla plus belle qu'il ne l'avait jamais vue.

Sous le costume qu'elle portait, sa taille s'élançait élégante et
souple, ses épaules s'arrondissaient en contours harmonieux, et
rien ne saurait rendre la grâce touchante de son pur visage que
couronnait son opulente chevelure aux reflets noirs et mats.

-- Ah! que vous êtes bon d'être venu, dit-elle avec abandon, les
yeux voilés de douces larmes. J'étais à la chapelle, je pensais à
vous, et quand on m'a annoncé que vous m'attendiez, je me suis
enfuie tout de suite.

-- Chère enfant! murmura M. de Beaufort; cela me fait du bien de
te voir, car ton amour me console de tous mes ennuis.

Edmée regarda son père d'un air inquiet.

-- Est-ce que vous auriez quelque chagrin? dit-elle sur un ton
presque douloureux.

-- Moi! quelle idée! mais pas du tout, répartit le comte.

-- C'est que je vous trouve bien pâle, ce matin; et je me rappelle
que, l'autre jour, vous aviez déjà l'air soucieux en me quittant.

-- Cela me faisait de la peine de te quitter.

-- Pauvre père!

-- Mais je savais que tu ne serais pas malheureuse ici. Tu n'aimes
pas le monde, toi, tu n'es pas comme Nancy. Au moins, tu es
contente, n'est-ce pas? Tu ne regrettes pas la détermination que
j'ai prise?

-- Non! non! répondit vivement Edmée. D'ailleurs, nous ne sommes
pas cloîtrées. J'ai quelques bonnes amies auxquelles je suis
attachée: Mariette Duparc, d'abord, qui est bien le meilleur coeur
que je connaisse, et soeur Rosalie, qui m'entoure de soins et
d'affection.

Une ombre passa sur le front de M. de Beaufort, et il se rappela
ce que, la veille, sa femme lui avait dit des deux personnes dont
Edmée venait de prononcer le nom.

-- Cependant, poursuivit celle-ci, quoique j'aie été bien contente
de retrouver Mariette et soeur Rosalie, le jour où vous viendrez
me chercher pour me reprendre auprès de vous, croyez que je
n'aurai pas une seconde d'hésitation, et que je vous obéirai comme
je l'ai toujours fait jusqu'à présent.

Le comte serra tendrement son enfant dans ses bras.

-- Tu es bonne et soumise, dit-il, d'un ton ému, et si jamais ton
bonheur pouvait être menacé, ah! crois-le bien, entends-tu, aucune
considération ne m'arrêterait, dussé-je y perdre moi-même mon
repos et...

-- Que dites-vous là! interrompit Edmée, frappée du ton dont son
père lui parlait; pourquoi prévoir de pareils malheurs?

-- Tu as raison.

-- Il ne se passe rien, au moins, qui vous inspire quelque
crainte?

-- Non, mon enfant, rassure-toi; seulement, il peut se présenter
certains incidents qui m'obligeraient à m'éloigner de Paris.

-- Partir... vous songez à me quitter?

-- Pour quelque temps.

-- Vous ne m'aviez rien dit de cela. Qu'est-il donc arrivé?

-- Voyons! ne t'effraye pas, écoute-moi. Ce n'est pas la première
fois que le soin de mes affaires réclame ma présence à Londres, et
c'est là que je vais me rendre.

-- Bientôt?

-- Ce soir.

-- Et quand reviendrez-vous?

-- Je ne sais encore; mais compte sur moi pour abréger, autant
qu'il sera possible, le temps de cette absence.

-- Oh! comme je vais être triste jusqu'au moment de votre retour.

-- Tu ne seras pas seule; Nancy et ta mère viendront te voir.

-- Nancy est une soeur affectueuse et tendre; ma mère, quoique
sévère, a toujours été bonne pour moi; mais elles n'ont pas votre
tendresse, et il me semble que si j'avais un secret à confier,
c'est à vous, à vous seul, que je voudrais le dire.

-- Un secret? fit M. de Beaufort en regardant sa fille, que dis-tu
là?

-- Ce que je ne vous aurais pas dit si vous ne m'aviez appris que
vous alliez partir.

M. de Beaufort eut un frisson: un moment, il eut peur qu'Edmée
n'eût découvert le terrible mystère de sa naissance: il faillit se
trahir.

Mais il eut la force de se contenir.

Il s'assit et attira Edmée près de lui.

-- Allons, ce n'est pas sérieux, n'est-ce pas? interrogea-t-il
d'un ton hésitant et sans quitter l'enfant des yeux; tu as un
secret, dis-tu, toi? et depuis quand?

-- Depuis plus de huit jours, répondit Edmée en baissant les yeux.

-- Mais il ne s'est rien passé, cependant, que nous ayons
remarqué, ta mère et moi.

-- Cela m'a pourtant bien troublée.

-- De quoi s'agit-il donc?

-- Vous voulez le savoir?

-- Eh! sans doute.

-- Vous ne me gronderez pas?

-- Non, non, te gronder! et pourquoi, mon Dieu? Edmée leva sur son
père ses deux grands yeux candides et purs.

-- Eh bien, vous vous rappelez peut-être, dit-elle, la dernière
soirée qui avait amené tant de monde rue de la Chaussée-d'Antin.

-- Oui, je me le rappelle: après?

-- Ce soir-là, je n'ai dansé qu'une contredanse.

-- Avec M. de Pradelle?

-- C'est cela.

-- Eh bien?

-- Eh bien, c'était la première fois que j'assistais à une fête
pareille; que je me trouvais toute seule, loin de vous, et je ne
sais ce qui s'est passé en moi. Depuis, j'y pense toujours.

-- Pauvre enfant!... Mais tu n'as pas revu M. de Pradelle?

-- Une fois seulement.

-- Où cela?

-- Ici.

-- Il est venu à Sainte-Marthe? Dans quel but? sous quel prétexte?

-- Il accompagnait M. Maxime de Palonier qui est le cousin de
Mariette, et comme il m'a reconnue...

-- Il t'a parlé?

-- La soeur surveillante était présente.

-- Enfin, que t'a-t-il dit?

-- Je ne sais plus bien au juste, et je ne pourrais le répéter;
mais il semblait si bon, si affectueux, que cela m'a profondément
touchée.

-- Oui, oui, je comprends... et c'est tout?

-- À peu près.

-- Qu'y a-t-il encore?

-- Je n'ose continuer.

-- Pourquoi donc?

-- C'est que lorsque l'on m'a dit que vous me demandiez ce matin
de bonne heure, j'ai cru... on m'avait donné à entendre...

-- Quoi? quoi? Tu me fais mourir.

-- On m'avait dit que M. de Pradelle m'aimait et qu'il devait vous
demander ma main...

Edmée n'acheva pas et alla cacher sa tête rougissante sur la
poitrine de son père.

Celui-ci respira: l'enfant ne savait rien! Toutes ses terreurs
s'apaisèrent.

-- Ne rougis pas, dit-il en l'embrassant avec effusion; il n'y a
rien là qui puisse t'émouvoir à ce point. La recherche d'un homme
comme M. de Pradelle ne pourrait être que bien accueillie; mais je
ne l'ai pas vu encore, et tu as peut-être eu tort de te laisser
ainsi surprendre. Il faut être prudente, bien réfléchir avant de
donner le pur trésor de ton coeur, et prendre garde surtout à bien
placer ton affection. À ton âge, on obéit facilement à ses
impressions, on s'abandonne volontiers parce qu'on ne soupçonne
pas le mal, et plus tard on regrette amèrement quelquefois...

-- Ce n'est pas pour M. de Pradelle que vous dites cela! répliqua
Edmée avec une vivacité où il y avait presque un reproche.

-- Non, ce n'est pas de lui qu'il s'agit.

-- Et de qui donc?

-- On m'a parlé de cette jeune fille dont tu viens toi-même de
prononcer le nom.

-- Mariette!...

-- Mariette, oui; et puis encore...

-- Achevez!...

-- Cette soeur Rosalie, qui s'est emparée de ton esprit et qui me
semble avoir une grande part dans ton amitié?...

-- Ce sont les deux seules personnes dont la compagnie m'aide à
supporter l'ennui qui me prend bien souvent ici.

M. de Beaufort ferma les yeux, pour ne pas voir la douloureuse
expression qui vint troubler le regard d'Edmée.

-- Ne me parle pas ainsi, dit-il aussitôt; au moment où je vais te
quitter, ne m'enlève pas le peu de courage qui me reste; je serai
quelque temps sans te revoir, et en m'éloignant, je veux emporter
la certitude que tu ne seras pas malheureuse.

-- Me suis-je jamais plainte?

-- Non, non, chère âme, tu es ma joie et ma consolation, mais il
faut que tu me promettes que pendant mon absence, tu seras
obéissante et soumise aux volontés de ta mère.

-- Ne l'ai-je pas toujours été?

-- Tu es la meilleure des filles, mais j'ai besoin d'être tout à
fait rassuré.

-- Que dois-je faire pour cela?

-- T'engager à te montrer réservée avec mademoiselle Duparc, ainsi
qu'avec soeur Rosalie, et surtout...

-- Surtout?

-- Jusqu'à mon retour, ne plus revoir M. de Pradelle.

Edmée étouffa un soupir qui ressemblait à un sanglot et mordit ses
lèvres jusqu'au sang.

Puis, comprimant fortement son coeur, qui battait à faire éclater
sa poitrine, elle leva sur son père ses yeux où il n'y avait plus
trace de larmes.

-- Cher père, dit-elle, d'une voix dont la fermeté inattendue
surprit M. de Beaufort, quoique je sois bien jeune encore et que
j'ignore les premiers mots de la vie, cependant je lis dans votre
coeur comme dans le mien même, et il y a des choses que vous
cherchez en vain à me cacher, et que je devine.

-- Que veux-tu dire?

-- Répondez-moi donc sans détourner les regards! Si je fais ce que
vous me demandez, puis-je être certaine que vous, du moins, vous
serez heureux?

M. de Beaufort ne s'attendait pas à cette question qui trahissait,
sous la soumission d'Edmée, le douloureux sacrifice qu'elle
s'imposait, et il se rejeta effrayé, les mains attachées à son
front.

-- Heureux! Pauvre enfant! balbutia-t-il. Si je suis heureux!
Mais! toi! toi!

Edmée remua lentement la tête.

-- Moi!... répliqua-t-elle. Qu'importe! est-ce que j'y songe! et,
pourvu qu'à votre retour, je vous voie le front souriant et le
regard affectueux, j'oublierai bien vite que j'ai souffert et
pleuré!

M. de Beaufort allait répondre, mais la parole s'arrêta
brusquement sur ses lèvres.

Un bruit venait de se faire entendre dans la cellule voisine, et
il interrogea vivement Edmée.

Celle-ci mit un doigt sur sa bouche.

-- Soeur Rosalie! fit-elle en baissant la voix. La cellule qu'elle
occupe est voisine de la mienne; elle vient chercher sans doute
quelque objet oublié.

Machinalement, M. de Beaufort se dirigea vers la porte.

-- Vous partez? dit Edmée.

-- Il faut nous séparer. Sois résignée, soumise, et à mon
retour...

Il se pencha à l'oreille de l'enfant.

-- À mon retour, ajouta-t-il sur un ton de tendresse câline, nous
parlerons de M. Gaston de Pradelle.

Edmée porta la main à son coeur.

M. de Beaufort avait gagné la porte; au même instant, celle de la
cellule voisine s'ouvrit.

Soeur Rosalie sortait.

Elle s'avança le front baissé, les yeux fixés aux dalles du
couloir; mais dans l'ombre rayée d'un jet de soleil, son visage
apparaissait calme et mat sous son voile entr'ouvert.

Elle ne regarda ni Edmée ni M. de Beaufort. Seulement, quand elle
eut passé, ce dernier demeura un moment comme foudroyé de
surprise.

Il avait reconnu Fanny Stevenson.




XIII


Quand M. de Beaufort se fut retiré, Edmée quitta sa cellule et
descendit au jardin, où l'attendaient Mariette et soeur Rosalie.

Mariette, qui brûlait d'impatience, la prit aussitôt par le bras,
l'entraîna dans un coin de l'enclos et l'accabla de questions.

Edmée, encore toute préoccupée, ne fit que des réponses évasives.
Plusieurs choses l'avaient frappée pendant l'entretien qu'elle
avait eu avec son père; mais un fait surtout dominait ses
impressions: c'était l'espèce de terreur qu'elle avait surprise
sur son front quand soeur Rosalie avait passé.

Son père ne s'était pas expliqué à ce sujet, mais sa curiosité
était violemment éveillée, et elle avait hâte de savoir.

Aussi elle s'échappa, dès qu'elle le put, des mains de Mariette,
et revint vers soeur Rosalie, qui se promenait dans une allée
solitaire.

Celle-ci l'accueillit de son plus invitant sourire.

-- Vous avez vu M. de Beaufort, dit-elle d'un ton onctueux et
doux, et vous voilà bien heureuse.

-- C'est toujours une grande joie pour moi quand je vois mon père,
répondit Edmée; il est si bon et il m'aime tant!

-- Qui ne vous aimerait? interrompit soeur Rosalie, presque malgré
elle.

-- Mon père, je vous l'ai dit quelquefois, a une véritable
adoration pour son Edmée, et je ne sais, de mon côté, ce que je ne
ferais pas pour lui épargner un chagrin.

-- Vous avez raison, mon enfant; mais M. de Beaufort est riche,
honoré. Il a une femme charmante, deux enfants adorables. Quel
chagrin pourrait l'atteindre?

-- C'est vrai! et c'est ce que je me disais encore tout à l'heure
pour me rassurer.

-- Vous rassurer, à quel propos?

-- Je ne sais pas; mais ce matin, j'en suis certaine, mon père
avait quelque chose; je ne l'ai jamais vu si triste. Peut-être
après tout, ai-je tort de m'alarmer ainsi, et cela vient sans
doute de ce qu'il m'a annoncé qu'il allait partir.

-- Ah! M. de Beaufort quitte Paris?

-- Ce soir.

-- Et où va-t-il?

-- À Londres.

Soeur Rosalie eut un geste de douce compassion.

-- Et c'est là ce qui vous inquiète! Vous êtes trop
impressionnable aussi, et il faut vous raisonner. D'ailleurs, ne
vous reste-t-il pas votre mère?

-- Oui, oui, ma mère... répéta Edmée, d'un ton de rêverie vague.

Et sans avoir conscience de ce qu'elle disait, sans se douter
qu'elle pensait tout haut, elle ajouta, comme dans une explosion
de tendresse:

-- Oh! comme je l'aurais aimée, si elle m'avait elle-même aimée
comme mon père!

Soeur Rosalie ne releva pas le propos.

Elle était plus émue qu'elle n'eût voulu le paraître; une pensée
obstinée pesait sur son esprit; elle avait sur les lèvres mille
questions qu'elle retenait avec peine.

-- Chère enfant, dit-elle enfin, vous avez tort de vous abandonner
ainsi; je veux vous voir plus forte: d'ailleurs, votre père ne
s'absente pas souvent, il reviendra bientôt, et vous oublierez ces
petits chagrins auxquels vous vous étonnerez vous-même d'avoir
donné tant d'importance.

-- Vous croyez? fit Edmée en essayant de sourire.

-- Vous aurez d'autres amitiés, d'autres attachements, qui vous
seront une compensation plus douce que vous ne pouvez le supposer.

-- Si c'était vrai!

-- Je vous en réponds. Voyons, vous n'avez pas toujours été aussi
malheureuse que vous croyez l'être en ce moment. Rappelez-vous
votre enfance, reculez le plus que vous pourrez dans vos
souvenirs, à cette époque éloignée, quand vous étiez toute petite.
Votre mère vous aimait d'un égal amour, votre soeur et vous; elle
ne vous distinguait pas dans sa tendresse. Vous aviez une même
part toutes deux dans ses caresses. Moi, je connais aussi le coeur
des mères; il peut s'égarer peut-être quelquefois et être incité à
faire un choix entre deux belles jeunes filles, devenues, en
grandissant, de caractère différent. Mais devant deux enfants
charmants et doux, qui sourient et bégaient, appelant les baisers
de leurs jolies lèvres roses, est-ce qu'il y a à choisir? Il n'y a
qu'à aimer de toutes les expansions divines de son âme maternelle!
Souvenez-vous! Et je suis bien certaine que vous me direz que
c'est ainsi que vous a aimée madame de Beaufort!

Pendant que soeur Rosalie parlait, Edmée écoutait d'une oreille
avide, et comme suspendue à ses lèvres.

Quelque chose d'anormal se passait en elle.

On eût dit qu'elle avait naguère un voile sur les yeux, et que ce
voile venait de se déchirer. Sa poitrine se soulevait avec force;
ses mains pressaient son front moite; elle regardait soeur Rosalie
avec une sorte d'effarement.

-- Qu'avez-vous? fit celle-ci, en l'observant avec une poignante
attention.

-- C'est étrange... balbutia Edmée.

-- Quoi donc?

-- Ce que vous me dites là, ce souvenir que vous venez d'évoquer.

-- Eh bien?

-- C'est la première fois que j'y pense. J'avais oublié, et jamais
je n'avais cherché à me rappeler...

-- Et maintenant?

-- Je me souviens.

-- Vous voyez!...

-- Oui! C'est bien cela! J'étais toute petite. Avais-je deux ans?
Je ne sais plus! Mais mon père était là, et déjà il m'aimait,
comme toujours, depuis...

-- Vous étiez en France...

-- Attendez! Mon Dieu!... c'est donc un rêve que j'ai fait.

-- Non, non! ne vous arrêtez pas! insista Fanny Stevenson, la
gorge serrée, les doigts crispés sur son rosaire. Ce n'est pas un
rêve. Rappelez-vous encore... mais plus loin, avant votre père! Ne
voyez-vous pas, là-bas, dans la brume de vos souvenirs d'enfant...
un pays à la végétation luxuriante; avec la mer infinie pour
horizon, et plus près... tout près, un grand fleuve large et
profond, sur la berge duquel vous alliez tremper vos petits pieds
blancs?

Edmée se rejeta brusquement en arrière, et regarda soeur Rosalie
avec une véritable épouvante.

-- D'où savez-vous cela? interrogea-t-elle en frissonnant.

-- C'est vrai, n'est-ce pas?

-- Qui vous l'a dit?

-- Et sur cette berge où vous couriez déjà, vous n'étiez pas
seule?

-- En effet.

-- Il y avait là une femme, jeune, qui suivait vos pas, attentive,
caressante, vous parlant avec tout son coeur, vous dévorant de
caresses; vous apprenant à prononcer les premiers mots que vous ne
faisiez que bégayer.

-- C'est cela! C'est cela!

Fanny Stevenson ne pouvait plus se contenir à son tour; vaincue
par l'émotion, elle se voila le visage, et fondit en sanglots!

-- Elle! je savais bien que c'était elle! murmura-t-elle le coeur
débordant de tendresse; ah! soyez béni, Dieu juste et bon, qui me
l'avez rendue!

Cependant Edmée continuait de regarder soeur Rosalie, sans
comprendre ce qui se passait en elle, émue, frissonnante, n'osant
l'interroger davantage.

Fanny Stevenson ne voulut pas prolonger davantage cette dangereuse
situation. Le moment n'était pas venu encore de révélations plus
complètes; elle craignit de livrer son secret, et essuyant
rapidement les larmes qui inondaient ses joues, elle se tourna
vers la jeune fille, le visage presque calme.

-- Vous pleurez? fit Edmée; au comble de la surprise.

-- Ce n'est rien, répondit Fanny Stevenson, en s'efforçant de
sourire; seulement, ce que nous avons dit là tout à l'heure m'a
rappelé un des plus tristes souvenirs de ma vie.

-- Vous avez bien souffert?

-- Oui, mon enfant, j'ai souffert et pleuré plus qu'aucune
créature humaine.

-- Vous, si bonne!

-- Mais Dieu m'a prise en pitié; désormais tous mes chagrins vont
finir.

-- Vraiment?

-- Je vous raconterai cela. Je vous dirai tout... plus tard...
bientôt, car pour le moment vos amies vous attendent et vous allez
reprendre vos études, mais ce soir, quand vous serez seule dans
votre cellule.

-- Vous viendrez?

-- Vous le voulez bien?

-- Ah! n'en doutez pas, car sans Mariette et vous... Edmée
n'acheva pas.

Mariette était venue la reprendre en courant et elle l'entraîna
vers le couvent, avec cette pétulance franche et gaie, qui était
sa plus irrésistible séduction.

Soeur Rosalie les regarda un moment s'éloigner, en se tenant par
la main; un sourire d'une ineffable tendresse releva sa lèvre, et
posant ses deux mains en croix sur sa poitrine, elle reprit le
chemin de sa cellule.

Il était dix heures à peine; elle y resta jusqu'à midi.

C'était l'heure où Maxime et Gaston devaient se présenter au
parloir, et elle ne doutait pas que Mariette et Edmée ne fussent
exactes à l'innocent rendez-vous.

Elle attendit l'heure sans trop d'impatience.

Elle avait la tête et le coeur pleins... Jamais elle ne s'était
sentie si heureuse; elle faisait mille projets d'avenir, tour à
tour accueillis avec enthousiasme ou abandonnés à regret. Ce
qu'elle voulait tenter devait rencontrer bien des obstacles: elle
allait avoir à lutter contre madame de Beaufort, contre le comte,
et elle s'effrayait à la pensée des difficultés sans nombre que
l'on ne manquerait pas d'accumuler sous ses pas.

Mais que lui importait!

Elle ne pouvait plus hésiter... Maintenant qu'elle avait retrouvé
sa fille, son devoir était tracé, et son amour maternel la
soutiendrait dans la lutte qu'elle allait engager.

Sa fille?... Edmée?...

Elle la retrouvait plus belle, plus aimante qu'elle n'eût jamais
osé l'espérer, et elle se disait qu'aucune puissance humaine ne
pourrait plus la lui arracher.

Au surplus, depuis quelques jours, elle était convaincue qu'un
grand trouble régnait dans la maison de la rue de la Chaussée-
d'Antin.

L'entrevue qui avait eu lieu entre Palmer et Gobson ne lui
laissait aucun doute sur ce point.

Le comte avait peur! Quelque machination se tramait de ce côté.

Mais qu'avait-elle à redouter pour elle-même?

Madame de Beaufort avait-elle été mise dans le secret des
agissements de son mari? Savait-elle, surtout, que Fanny Stevenson
était vivante, et qu'elle pouvait menacer son propre bonheur.

Pendant qu'elle pensait à toutes ces choses, l'heure s'écoulait,
et à mesure que le moment approchait, elle se sentait prise d'une
sorte d'agitation qui lui enlevait une partie de sa liberté
d'esprit.

Midi allait sonner. Elle quitta sa cellule, et descendit au
parloir.

Maxime et Gaston ne devaient pas tarder d'arriver.

En effet, au premier coup, elle entendit des pas d'hommes sur les
marches de l'escalier, et peu après, elle vit entrer les deux
amoureux.

Une joie sereine inonda son coeur, quand elle songea à l'amour que
Gaston portait à sa fille.

Jamais elle n'eût rêvé de remettre le bonheur d'Edmée à un homme
plus digne.

Les deux jeunes gens s'inclinèrent et elle rendit le salut sans
quitter le livre qu'elle avait sous les yeux et qu'elle faisait
semblant de lire.

Puis, cinq minutes se passèrent.

Maxime, qui n'était pas la patience même, allait et venait à
travers le parloir, jetant, de seconde en seconde, un regard sur
le palier de l'étage ou s'arrêtant pour écouter si personne ne
venait.

Mais aucun bruit ne se faisait entendre; à peine percevait-on, de
temps à autre, au milieu du pieux silence de la sainte demeure, le
pas furtif de quelque soeur qui passait au rez-de-chaussée, se
rendant à la chapelle ou encore le mystérieux murmure de deux voix
qui se parlaient à voix basse.

Maxime commença à s'étonner du retard que Mariette mettait à venir
le trouver, et il se tourna vers Gaston.

-- Voilà qui est singulier, dit-il; aurait-on par hasard oublié de
prévenir ma cousine?

-- Ce n'est pas probable, répondit Gaston; il faut croire plutôt
que mademoiselle Mariette aura été retenue pour une cause
imprévue, et elle nous expliquera elle-même...

-- La voici! interrompit vivement le jeune lieutenant de vaisseau.

Et il fit quelques pas à la rencontre de la jolie enfant qui
arrivait en courant. Mais elle n'eut pas plus tôt passé le seuil
du parloir, que Maxime et Gaston échangèrent le même regard
inquiet, pendant que de son côté, soeur Rosalie se levait vivement
de sa chaise.

Mariette était seule, et elle portait sur le visage les signes
manifestes d'une vive émotion.




XIV


Maxime, à qui sa qualité de cousin permettait certaines privautés
que Mariette n'avait aucune envie de trouver mauvaises, Maxime
prit la jolie enfant dans ses bras et déposa un pur baiser sur son
front.

-- Eh mon Dieu! qu'avez-vous? dit-il en même temps; vous êtes tout
émue et tremblante.

-- Mademoiselle Edmée ne vous accompagne pas? interrogea à son
tour Gaston de Pradelle.

Mariette poussa un profond soupir.

-- Non, monsieur Gaston, répondit-elle avec effort. Edmée ne
viendra pas, et c'est à cause d'elle que vous me voyez dans cet
état.

-- Qu'est-il arrivé? fit Maxime.

-- Ah! je n'en sais rien; mais tout de même, c'est terrible.

-- Quoi donc?

-- Je vais vous dire; vous savez -- en tout cas, je vous
l'apprends -- qu'Edmée est ma meilleure amie, pour mieux parler,
ma seule amie. Nous ne nous quittons jamais, nous bavardons ou
nous rêvons ensemble; et comme elle est beaucoup plus savante que
moi, je copie souvent mes devoirs sur les siens. Nous n'avons pas
de secrets l'une pour l'autre; nous disons tout ce que nous
pensons, et quand Edmée a un chagrin, si petit qu'il soit, elle
essayerait en vain de le dissimuler, car je le devinerais tout de
suite. Eh bien, aujourd'hui, ça n'a pas manqué. M. de Beaufort
était venu la voir ce matin, de bonne heure; il lui a annoncé
qu'il allait partir, et quand je l'ai revue, son pauvre coeur n'en
pouvait plus!

-- C'est pour cette raison qu'elle n'est pas venue? demanda encore
Gaston.

-- Ce n'est pas pour cette raison.

-- Eh! quelle autre?

-- Vous allez voir! Nous étions donc rentrées à l'étude, sans
qu'elle eût pu me dire ce qui la rendait plus mélancolique encore
qu'à l'ordinaire, et nous chuchotions: elle résistant à mes
sollicitations, moi essayant de lui arracher la cause de son
chagrin, quand tout à coup un grand silence se fait, toutes les
pensionnaires se lèvent et nous voyons entrer madame la
supérieure.

-- Diable! fit Maxime sur un ton enjoué; cela devenait grave.

-- Très grave, monsieur mon cousin, repartit Mariette; car madame
la supérieure ne se montre que rarement, dans les grandes
occasions, et il fallait une cause bien sérieuse pour qu'elle
dérogeât ainsi à ses habitudes.

-- Que voulait-elle?

-- Madame la supérieure dit, en entrant, quelques mots à voix
basse à la soeur qui était allée la recevoir, et moi qui observais
celle-ci, je vis qu'en réponse à la question qui lui était
adressée, elle désignait du geste la place où se trouvait Edmée.

-- Et alors?

-- Alors, madame la supérieure s'avança de son air le plus
majestueux et vint droit à mademoiselle de Beaufort.

-- Que lui dit-elle?

-- Oh! ce ne fut pas long!... «Mademoiselle, dit-elle, je viens de
voir madame de Beaufort, et j'ai eu avec elle une longue
conversation à votre sujet: elle a sur vous des projets dont elle
m'a fait part, et j'espère que vous voudrez bien vous y soumettre.
Veuillez donc, je vous prie, prendre vos cahiers et vos livres;
vous viendrez avec moi, nous aurons à causer, et je ne doute pas
que vous ne vous montriez obéissante, comme je me plais à
reconnaître que vous l'avez toujours été...» Edmée était blanche
comme un suaire; ses lèvres tremblaient. Elle n'eut pas la force
de répondre et se contenta de s'incliner en me jetant un regard
désespéré. Il s'en fallut de bien peu que je n'éclatasse moi-même
en sanglots! Et quand je la vis disparaître, suivant madame la
supérieure, mon coeur se fondit, et je retombai sur mon banc,
incapable d'avoir une idée.

-- Et c'est tout ce que vous savez!... interrogea Gaston d'une
voix altérée.

-- C'est tout, répondit Mariette.

-- Pauvre enfant! fit à son tour Maxime en tapotant les petites
mains de la jolie enfant: cela vous a bouleversée.

-- Il y a bien de quoi, je suppose.

-- Qui sait? Vous vous effrayez peut-être à tort. Quel danger
pouvez-vous prévoir? Madame de Beaufort vient chercher sa fille;
elle veut probablement la reprendre près d'elle au moment où son
mari s'éloigne. Il n'y a rien là que de très légitime et de
naturel.

-- C'est possible, mais tant que je ne saurai pas ce qu'Edmée est
devenue, je resterai avec mes appréhensions.

Machinalement après cet incident, Maxime entraîna Mariette dans un
coin du parloir, et aussitôt ils s'engagèrent dans une
conversation, dont soeur Rosalie ne pouvait rien entendre.

Mais miss Fanny Stevenson avait bien d'autres pensées en tête!

Vingt fois, pendant le court récit de Mariette, elle s'était levée
à demi, l'oeil plein d'effluves, la poitrine haletante, prête à se
précipiter vers la jeune fille à laquelle elle eût voulu adresser
mille questions qui se pressaient sur ses lèvres.

Quand Mariette eut fini, elle retomba accablée sur sa chaise, et
par un geste saccadé et violent, elle ramena son voile sur ses
yeux pour cacher les larmes qui baignaient son visage.

Gaston, qui était non moins ému qu'elle, s'approcha à pas discret
et se pencha doucement.

-- Miss Fanny, dit-il à voix basse, comme un souffle.

Miss Fanny se dressa, farouche, et lui prit la main qu'elle serra
à la briser.

-- Vous avez entendu, n'est-ce pas? répondit-elle d'un accent mal
contenu.

-- Que craignez-vous?

-- Tout! ils sont capables de tout! Mais qu'ils prennent garde...
Malheur à eux s'ils tentent de toucher à cette enfant?

-- Croyez-vous qu'ils en aient la pensée?

Fanny Stevenson eut un ricanement qui sonna comme un rire
d'insensée.

-- C'est elle, je n'en doute pas, c'est cette femme! répondit-
elle; elle a éloigné son mari, dont elle redoute la faiblesse,
pour rester seule maîtresse et libre d'agir à sa guise; mais elle
a compté sans moi. Elle ignore ce que je suis, ce que je peux, et
ne sait pas ce dont peut devenir capable une mère qu'on a privée
pendant dix-sept années de la vie et des caresses de son enfant.

-- Ne vous laissez pas aller à cette colère aveugle.

Miss Fanny jeta à Gaston un regard dont l'éclat d'acier pénétra
jusqu'au plus profond de son être.

-- Vous ne l'aimez donc pas, dit-elle, vous qui me parlez ainsi,
et qui pouvez rester calme en présence de ce qui se prépare?

Mais à quoi bon récriminer, ajouta-t-elle aussitôt? Il faut agir.
Vous m'avez promis votre concours, j'espère que vous ne songez pas
à me le refuser.

-- Ah! sur ma vie!

-- C'est bien.

-- Que faut-il faire?

-- Rien en ce moment. Avant de prendre une résolution, je veux
savoir. Cette supérieure! On doit lui avoir dit... Je me ferai
adroite, insinuante, j'irai jusqu'au mensonge, s'il le faut; mais
je saurai. Et quand vous viendrez chez François, je vous dirai ce
que j'aurai appris.

-- Alors nous nous verrons ce soir?

-- C'est cela.

-- À la même heure qu'hier?

-- À la même heure, oui. Partez maintenant; voici le moment de la
séparation; j'ai hâte de me retirer et d'aller me recueillir.

Cependant Mariette et Maxime continuaient de causer et on
entendait de temps en temps le rire charmant de la jolie enfant
égayer le coin obscur du parloir où ils s'étaient réfugiés.

Mais l'heure allait sonner et ils n'avaient plus que quelques
minutes.

-- Quand vous reverrai-je? dit alors Mariette avec une petite moue
ironique.

-- La belle question! repartit vivement Maxime. Mais je vous
reverrai demain, après-demain, tous les jours, jusqu'à mon départ.

-- Cela ne vous ennuie donc pas de venir de si loin, passer une
heure avec une petite fille.

-- Vous êtes méchante!

-- Moi!

-- Oui! vous! Vous! chère enfant, car vous savez que je n'ai à
Paris que vous, et vous voyez trop clair de vos beaux yeux pour ne
pas avoir deviné tout le bonheur que j'éprouve à tenir, pendant
une heure, vos deux jolies petites mains dans les miennes.

-- Maxime!

-- Cela vous déplaît que je vous parle ainsi!

-- Oh! ne le croyez pas.

-- Alors, vous m'aimez un peu?

-- Un peu! Non, mais de toute mon âme, et de toute la
reconnaissance que je vous ai vouée depuis le premier jour où je
vous ai vu. Est-ce bien comme cela que je dois répondre?

-- Oui, oui, chère Mariette, dit Maxime d'un ton attendri, je
n'avais pas espéré davantage... et pourtant peut-être y aurait-il
plus encore.

-- Vraiment!

-- Si vous vouliez?

-- Eh mais, je ne demande pas mieux! répondit l'enfant; il faudra
me dire, et croyez que si je puis...

En parlant de la sorte, elle avait un sourire plein de douce
malice, et ses yeux se voilaient coquettement à demi.

Maxime fut sur le point de s'oublier, et il allait l'attirer
contre sa poitrine, par un emportement irréfléchi, quand la voix
de soeur Rosalie vint le rappeler à la réalité de la situation.

-- À demain, bien sûr? fit Mariette en accompagnant ces mots d'un
regard qui eût été effronté, s'il n'eût été naïf.

-- Oui, oui, à demain! répondit Maxime ébloui.

Et prenant le bras de Gaston, il gagna rapidement la rue.




XV


Pendant les heures qui suivirent, ce qui se passa dans l'esprit de
Fanny Stevenson serait bien difficile à raconter.

La pauvre femme se sentait envahir par une terreur qui croissait
d'instant en instant.

Elle avait prétexté une indisposition et était rentrée
précipitamment dans sa cellule.

Là, elle compta les heures et les secondes, prêtant l'oreille à
tous les bruits, les deux bras croisés sur sa poitrine pour en
étouffer les battements qui l'assourdissaient, s'attendant à
entendre le pas d'Edmée qu'elle connaissait si bien, priant Dieu
surtout de faire cesser l'horrible martyre qu'elle éprouvait.

Elle demeura ainsi jusqu'au soir.

Quand le jour commença à baisser, elle voulut sortir.

En entendant les voix jeunes et fraîches des pensionnaires qui
prenaient leurs ébats dans l'enclos, elle pensa que peut-être
Edmée se trouvait là avec ses compagnes.

Elle descendit.

En passant près de la cellule de mademoiselle de Beaufort elle
poussa timidement la porte.

Qui sait? Dieu avait peut-être fait un miracle sans qu'elle
entendît rien.

La porte céda à la première pression, et elle entra.

Il n'y avait personne. La cellule était vide!...

Elle mordit ses lèvres avec un sanglot.

-- Mon Dieu! je ne la reverrai donc plus! balbutia-t-elle l'âme
brisée.

Et elle s'éloigna lentement, comme à regret.

C'est ainsi qu'elle arriva dans le jardin; du premier coup d'oeil
elle s'assura qu'Edmée était absente.

Cependant, à sa vue, Mariette, qui était aux aguets, s'empressa
d'accourir à sa rencontre.

-- On nous a dit que vous étiez souffrante, ma soeur, dit-elle
d'une voix hésitante; je vois avec plaisir que vous allez mieux.

-- Je vous remercie, mon enfant, répondit soeur Rosalie; je me
sens plus forte, en effet, et j'ai voulu prendre l'air.

Puis elle ajouta d'un ton en apparence indifférent:

-- Et votre amie, mademoiselle de Beaufort, n'est-elle pas près de
vous?

Mariette releva la tête d'un air triste:

-- Edmée? répondit-elle, on ne l'a plus revue depuis ce matin.

-- Est-ce que sa mère serait venue la chercher?

-- Je ne pense pas.

-- Qu'est-elle devenue?

-- On se le demande. Cela nous a agitées toutes, et il y a de
quoi, n'est-ce pas? Madame la supérieure était venue elle-même la
prendre à l'étude. On l'a vue se rendre avec elle à la chapelle,
puis de là à sa propre cellule; mais après, plus rien.

-- C'est singulier.

-- Ah! si vous pouviez savoir...

-- Moi?

-- Sans doute. Si j'étais à votre place: vous êtes bien avec
madame la supérieure, et je suis certaine qu'elle vous dirait...

Miss Fanny se prit à réfléchir.

-- Vous ne répondez pas? insista Mariette.

-- C'était mon intention d'abord, mais depuis...

-- Qui vous a fait changer d'avis?

-- Je verrai, je me consulterai.

-- Et si vous apprenez quelque chose, vous me le direz, n'est-ce
pas, ma soeur? Songez donc, Edmée était ma seule amie, et vous ne
sauriez croire quelle anxiété est la mienne depuis ce matin.

-- Eh bien! je vous le promets, mon enfant, répondit soeur
Rosalie: j'observerai encore, j'interrogerai, et si je parviens à
connaître ce qu'est devenue Edmée, vous le saurez tout de suite.

-- Ah! vous êtes bonne, et je vous remercie.

Soeur Rosalie n'en entendit pas davantage et s'empressa de
regagner le couvent.

Quelques heures plus tard, l'agitation qu'avait provoquée la
disparition de mademoiselle de Beaufort était calmée et le couvent
de Sainte-Marthe dormait enveloppé dans le plus profond silence.

Neuf heures venaient de sonner.

La nuit était plus sombre que la veille, de lourds nuages chargés
d'électricité couraient dans le ciel, poussés par un vent violent
d'orage. La lune n'avait point paru, et l'on voyait à peine à se
guider.

En ce moment, la porte de l'enclos s'ouvrit, et deux hommes
entrèrent.

C'était Palmer et Gaston de Pradelle.

Cette fois, François ne se trouvait pas là pour les recevoir; mais
Palmer commençait à connaître les _êtres_, et après avoir invité
Gaston à régler sa marche sur la sienne, il prit les devants et se
dirigea vers le pavillon, où ils rencontrèrent le jardinier.

-- Soeur Rosalie? demanda Palmer, en serrant la main de son
compagnon de bouteille.

-- Soeur Rosalie n'est point encore arrivée, répondit François;
mais elle ne peut tarder à venir, et s'il plait au commandant
d'entrer...

Gaston, ayant remercié du geste, pénétra dans le pavillon.

Palmer et François n'attendirent pas davantage, et un instant
après, ils prenaient le chemin du caboulot où ils allaient trouver
quelque cordial aimé.

Gaston, lui, s'était assis au fond de la chambre, et le front dans
les mains, le regard fixe, il cherchait à ramener l'ordre et le
calme dans son esprit.

Depuis le matin, il ne vivait plus!

C'est surtout au moment où il était menacé de la perdre, qu'il
comprenait à quel point il aimait Edmée. Vingt fois il avait passé
devant l'hôtel de la rue de la Chaussée-d'Antin, espérant y
relever quelque indice qui le rassurerait sur le sort de la pauvre
enfant. Une fois même, il avait sonné à la porte de l'hôtel, et
avait demandé à voir madame de Beaufort.

Mais le valet qui s'était présenté lui avait répondu que
M. de Beaufort venait de partir pour Londres, que madame
de Beaufort était souffrante et finalement que l'on ne recevait
personne.

Gaston rentra chez lui en proie au plus violent désordre.

Le seul espoir qui lui restât, c'était soeur Rosalie; et il
fallait attendre neuf heures!

Que fit-il et que devint-il jusque-là? il n'eût pu le dire au
juste.

Seulement, comme neuf heures sonnaient, il s'était, trouvé à la
porte de l'enclos et était entré.

Sa première impression fut un cruel désappointement.

Miss Fanny ne se trouvait pas au rendez-vous; mais on lui dit
qu'elle allait venir, et cela le calma un peu.

Il prit patience.

Enfin, au bout d'une grande demi-heure, un bruit de pas précipités
vint jusqu'à lui, et peu après, miss Fanny Stevenson entrait dans
la chambre.

Gaston se leva vivement et courut à elle.

-- Enfin! dit-il avec un soupir de soulagement, vous voilà!

Mais presque aussitôt il recula de deux pas, frappé de
l'altération profonde de son visage et de la sombre expression de
son regard.

-- Grand Dieu! s'écria-t-il, qu'avez-vous? Que s'est-il passé?

Fanny Stevenson s'était laissé tomber accablée sur une chaise;
elle semblait absorbée dans une pensée unique; sa poitrine se
soulevait avec force; on eût dit qu'elle était étrangère à ce
monde, perdue dans quelque rêve de folie.

Pourtant, au bout, d'un moment, elle secoua brusquement la tête
pour chasser les pensées importunes qui menaçaient sa raison, et
elle releva lentement son regard sur Gaston.

-- Parlez! parlez! insista ce dernier, d'où venez-vous?

-- Je quitte la supérieure; je voulais l'interroger.

-- Sur Edmée?

-- Oui, sur Edmée; j'avais pris le premier prétexte venu; mais dès
mes premières paroles, je compris qu'on l'avait mise en défiance
contre moi.

-- Qui cela?

-- Vous le demandez.

-- Madame de Beaufort, peut-être?

-- Et qui donc! Ah! je l'ai deviné tout de suite, et on ne me l'a
pas caché, d'ailleurs; madame de Beaufort n'a pas tout dit
cependant; elle ne s'est pas livrée tout entière, et elle ne s'est
plainte que d'une chose, c'est que je m'étais emparé de l'esprit
de sa fille.

-- Vous!

-- Sa fille!... Comprenez-vous! Elle ose donner ce nom à Edmée.

-- Mais elle ignore sans doute...

Fanny Stevenson l'interrompit par un ricanement.

-- Elle sait tout, vous dis-je, répliqua-t-elle; le comte est venu
ce matin au couvent; en sortant, je l'ai croisé dans le couloir,
et à l'effroi que j'ai surpris sur ses traits je suis sûre qu'il
m'a reconnue.

-- Ainsi, Edmée a quitté le couvent?

-- Les misérables!

-- On vous l'a dit!

-- Et je ne la verrai plus!

-- Mais elle est retournée rue de la Chaussée-d'Antin, et si vous
ne pouvez l'y aller voir, moi, du moins...

Fanny Stevenson oublia un moment son regard attendri sur le jeune
commandant.

-- Vous êtes jeune, vous, monsieur Gaston, dit-elle d'un ton
mélancolique et doux, vous avez pris votre chemin sur les hauteurs
de la vie; vous ignorez le monde et, sûr de votre loyauté et de
votre honneur, vous avez foi en l'honneur et en la loyauté des
autres. Qu'elles déceptions cruelles vous attendent!

-- Cependant...

-- Vous croyez, n'est-ce pas, qu'à l'heure où je vous parle, Edmée
est rentrée chez sa mère, et que l'on n'a eu d'autre pensée, en
l'éloignant de Sainte-Marthe, que de la soustraire à l'empire que
j'exerçais sur son esprit.

-- Eh bien?

-- Eh bien, rendez-vous demain, rue de la Chaussée-d'Antin,
demandez mademoiselle de Beaufort et vous verrez quelle réponse
vous sera faite.

-- Mais que supposez-vous donc? Que peut-on tenter contre la
pauvre enfant?

La jeune femme se leva à cette question et, se penchant vers
Gaston:

-- Ah! sans doute, le temps des enlèvements ou des séquestrations
iniques est passé, dit-elle, les sourcils contractés et la lèvre
tordue par un amer sourire; la civilisation et vos lois modernes
répudient les moyens violents que l'on employait autrefois avec
l'assentiment ou la complicité d'une société qui bénéficiait de
ces iniquités; il vous semble, n'est-ce pas, que tous les mystères
aient été dévoilés, et vous vous persuadez volontiers que la
vigilance de vos austères magistrats a rendu à jamais impossible
le retour des rapts odieux ou des disparitions ténébreuses. Ah!
pauvre honnête homme que vous êtes! et que vous avez mal observé
ce qui se passait autour de vous!

-- Eh quoi! vous prétendez...

-- Dieu me garde, monsieur Gaston, de calomnier les saintes
demeures qui m'ont accueillie avec tant de bienveillance, et où
j'ai trouvé le calme et le repos transitoire dont j'avais un si
grand besoin; mais aujourd'hui que, menacée dans mon amour
maternel, je sens mon coeur s'ouvrir à toutes les appréhensions,
il m'est bien permis de me rappeler ce que j'ai vu et de redouter
pour mon enfant les agissements dont j'ai été témoin.

-- Que voulez-vous dire?

-- Il vous est arrivé quelquefois, n'est-il pas vrai, d'entendre
raconter qu'une jeune fille, belle, riche, heureuse, du moins en
apparence, avait tout à coup renoncé au monde, et qu'elle venait
de prendre le voile! Vous vous êtes dit alors, comme les autres,
qu'elle avait été poussée à cette résolution excessive par quelque
désespoir d'amour ou par une vocation irrésistible.

-- En effet...

-- C'est parfois vrai... et on recueille souvent dans les pieuses
demeures où nous sommes, de pauvres âmes blessées au combat de la
vie, ou certaines natures exaltées que l'ardente séduction de la
solitude, un penchant impérieux vers le mysticisme, attirent
incessamment autour de ces thébaïdes, où elles croient trouver
l'apaisement et des satisfactions que le monde ne peut pas leur
donner.

-- J'ai cru qu'il en était toujours ainsi.

-- Et vous vous trompiez.

-- Comment?

-- Ah! vous ne savez pas les ressources inconnues et sans nombre
que la haine ou le fanatisme peut rencontrer dans ces maisons, et
combien, en regardant de près, on y compterait de victimes, que
l'égoïsme, l'ambition, la jalousie, tous les mauvais sentiments du
coeur humain, y ont enfermées de gré ou de force.

-- De force?...

-- Oh! il faut s'entendre... et votre étonnement est naturel. On
n'enlève pas une jeune fille contre son gré, au su du monde et en
pleine lumière; mais on prend la pauvre enfant à l'âge où sa
raison ne s'est pas encore éveillée, où son coeur seul palpite et
commence à battre... on l'entoure de soins et d'affection; on
adoucit, pour elle la règle sévère du couvent; on se fait
caressant et doux, et on développe insensiblement cet amour divin
qui doit bientôt prendre l'âme tout entière!... Quelle vie plus
heureuse, d'ailleurs, pour une créature tendre et pure, que le
contact du monde n'a point encore troublée! C'est un bonheur qui
souvent se double de l'âpre ivresse du sacrifice!...

Que voulez-vous que devienne une malheureuse enfant, ignorante et
crédule, sous cette pression qui s'exerce à tous les instants du
jour et sous toutes les formes?... Ce qu'elles deviennent
toutes!... résignées ou indifférentes... quand elles n'ont pas
apporté au couvent le germe de quelque amour profond, auquel cas
elles se révoltent... ou meurent!...

-- Vous avez vu cela?

-- Oui, j'ai vu cela, monsieur Gaston, et j'espère que vous
comprenez maintenant pourquoi je veux arracher mon Edmée à une
pareille destinée...

-- Mais M. de Beaufort aime sa fille...

-- Il l'aime! Je le crois, je l'ai vu!... repartit Fanny
Stevenson; et pourtant, Edmée vous l'a peut-être dit, à vous,
comme elle me l'a dit, à moi! À plusieurs reprises, M. de Beaufort
l'a préparée au sort qu'on lui destine. On lui a fait entrevoir
mille dangers dans ce monde qu'elle ne connaissait pas... On l'a
effrayée, troublée, on a exalté sa nature mélancolique et tendre,
si bien qu'à de certains moments elle a pu entrevoir le cloître
comme un refuge où elle se trouverait à l'abri de toute atteinte,
Chère enfant!... Son père était la seule personne en qui elle eût
confiance; elle a cru à ses paroles, a été touchée de sa
tristesse, et dans sa candeur, elle s'est laissée persuader.

-- Ainsi, vous croyez qu'elle accepterait?...

-- Elle en souffrira profondément, mais elle se soumettra.

-- Ah! il ne faut pas que cela soit.

-- Cela ne sera pas.

-- Enfin, que voulez-vous?

-- Je veux que ma fille vive, entendez-vous? Je veux qu'elle aime
et qu'elle soit aimée! Je veux qu'elle ne soit pas ensevelie
vivante dans cette tombe que l'on prépare pour elle!

-- Que dites-vous?

Fanny Stevenson parcourait la chambre à pas heurtés, avec des
mouvements de fauve. Aux derniers mots de Gaston, elle s'arrêta
brusquement, le regard allumé d'une flamme sombre.

-- Ah! vous n'avez rien vu encore, dit-elle, et vous ignorez tout!
Mais moi! moi! Tenez, voulez-vous que je vous dise? Ce sont de ces
tableaux que l'on ne peut oublier, et que l'on conserve toujours
devant les yeux, ne les eût-on entrevus qu'une fois! C'est
terrible, voyez-vous, et bien fait pour épouvanter l'imagination.
La veille encore, on allait et venait, dans toute sa volonté
libre; on pouvait sortir, on pouvait surtout ne pas rentrer! Mais
une fois le jour solennel arrivé, tout est fini! Une porte de
bronze se ferme sur vous pour ne plus se rouvrir, et les ténèbres
du cloître vous enveloppent à jamais, comme les ténèbres de la
mort même! Et ce n'est point là seulement un pur symbole, un
spectacle institué pour frapper les âmes crédules et dont les
esprits sceptiques peuvent se railler! Non! car moi, qui ne crois
plus depuis longtemps à ces superstitions et ces moeurs d'un autre
âge, je suis souvent sortie de ces solennités la pâleur au front
et l'épouvante au coeur.

-- Vous! vous! miss Fanny?

-- Vous n'avez jamais assisté à de pareils spectacles, et c'est
sinistre. La mort même ne provoque pas d'aussi redoutables
émotions. Comme pour une cérémonie funèbre, le choeur est tendu de
deuil; les chants retentissent sous les voûtes sonores, l'orgue
fait entendre des accents qui ressemblent à des sanglots; puis,
les prières murmurées à voix basse par toute la communauté.
L'église s'emplit d'un âcre parfum d'encens et de cierges allumés.
C'est un mélange de recueillement et d'ardente curiosité. Tout à
coup, les chants éclatent avec plus d'intensité! Un mouvement se
fait, et la victime paraît. Pauvre chère Edmée? Elle est vêtue de
blanc, comme ces belles jeunes filles qu'attend un époux impatient
du bonheur promis. C'est une statue qui marche. Son regard semble
hanté par des visions de l'autre monde; son visage a
l'impassibilité du marbre; déjà on a porté une main sacrilège sur
son opulente chevelure qui, dénouée, l'eût naguère enveloppée tout
entière; elle ne regrette rien pourtant; on la dirait insensible
et glacée, inconsciente du sacrifice qui va s'accomplir. Alors,
savez-vous ce qui se passe, car ce n'est rien encore? On la couche
sur la dalle froide, on étend sur son beau corps de vierge le drap
noir rayé d'une croix blanche, et l'on commence les prières des
morts et le _De profundis_!

-- Horrible! c'est horrible!... balbutia Gaston.

-- N'est-ce pas? répliqua miss Fanny; le monde, qui est rarement
admis à ces cérémonies, n'y voit, le plus souvent, qu'une coutume
qui diffère peu des autres solennités du culte; mais, croyez-moi,
monsieur Gaston, quand je vous assure que c'est la plus redoutable
épreuve par laquelle puisse passer une créature humaine...

-- Ah! nous saurons empêcher qu'un pareil sort soit imposé à
Edmée!

Miss Fanny ne répondit pas tout de suite. Son front s'était penché
de nouveau; son regard s'était voilé; elle se prit à réfléchir.

-- Dans la situation qui nous est faite, reprit-elle bientôt, nous
ne pouvons prendre encore aucune résolution. Il faut s'assurer en
premier lieu qu'Edmée n'est point rue de la Chaussée-d'Antin.

-- Je le saurai.

-- Puis, quand vous aurez appris qu'elle ne se trouve point auprès
de sa mère, vous viendrez me le dire, et nous nous concerterons.

-- Je vous verrai demain.

-- C'est cela. Profitons des derniers moments pendant lesquels je
puis encore me soustraire à la surveillance dont je ne vais pas
manquer d'être l'objet.

-- Vous croyez?

-- Oh! j'en suis sûre. On devine une ennemie en moi, et madame de
Beaufort ne manquera pas de donner l'éveil. Mais soyez sans
inquiétude: quoi qu'il arrive, quelque moyen qu'il faille
employer, je saurai vous faire prévenir.

-- Alors, à demain.

-- C'est cela, à demain; il se fait tard, et je crains qu'on ne
remarque mon absence.

Gaston serra, sur ces mots, les deux mains de Fanny Stevenson, et
peu après il gagnait la porte de l'enclos.

Il était près de onze heures quand il rentra chez lui.

Il fut tout étonné d'y trouver Maxime, qui l'attendait en fumant
un cigare.

Maxime avait la physionomie exceptionnellement mobile, et il ne
fallut qu'un regard à Gaston pour s'apercevoir qu'il était
préoccupé.

En dépit de ses propres ennuis, il en fut frappé.

-- Eh! qu'as-tu donc? demanda-t-il avec intérêt, et d'où vient que
je te trouve chez moi à cette heure indue?

-- Je t'attendais, répondit Maxime.

-- Tu as à me parler?

-- C'est cela.

-- À quel propos?

-- J'ai un service à te demander.

-- À moi? Eh! que ne le disais-tu tout de suite. De quoi s'agit-
il?

-- Voici. Cet après-midi j'ai été appelé au ministère.

-- Que te voulait-on?

-- On m'a donné l'ordre de rallier Brest sans tarder.

-- Tu vas partir?

-- Demain.

-- Eh bien?

-- Eh bien! c'est là ce qui me préoccupe. Mariette se faisait une
fête de me voir tous les jours, et elle va être désolée.

-- Mais tu reviendras bientôt?

-- Je ne pense pas.

-- Que se passe-t-il donc?

-- Je l'ignore. Toutefois, je suppose que l'on a besoin de moi, et
une fois à Brest je crains que l'on m'y retienne.

-- Enfin, quel est le service que tu réclames de mon amitié?

-- Cela t'ennuiera peut-être, mais je voudrais que tu allasses
voir Mariette, au moins tous les jeudis.

-- N'est-ce que cela?

-- Tu y consens?

-- Parbleu!

-- À la bonne heure. Tu m'écriras tous les huit jours, et de cette
façon...

-- Tu sauras ce que fait et ce que pense mademoiselle Mariette
Duparc. Ah çà! est-ce que tu serais jaloux, par hasard?

-- Je ne crois pas.

-- Amoureux, alors?

-- Peut-être bien.

Gaston jeta un regard d'envie à son ami.

-- Ah! tu es heureux, toi, dit-il avec un soupir; tu peux aimer à
ton aise, sans contrainte, et tu ne redoutes pas que l'on t'enlève
la charmante enfant que tu as choisie pour en faire la compagne de
ta vie.

-- N'en es-tu pas là toi-même?

-- Hélas!

-- Est-ce que mademoiselle de Beaufort...

-- Mademoiselle de Beaufort a disparu, mon ami, et j'ignore ce que
l'on veut faire d'elle.

-- Voilà qui est grave.

-- N'est-ce pas?

-- Que vas-tu faire?

-- Eh! le sais-je? Je verrai, je chercherai, je fouillerai tous
les couvents de Paris, s'il le faut; mais, à coup sûr, je ne
m'arrêterai que lorsque j'aurai épuisé tous les moyens; mais ne
pensons pas à cela pour le moment. Tu vas partir, et puisque tu le
désires, je verrai mademoiselle Mariette.

-- Je ne doutais pas de ton assentiment, et j'ai écrit à la
supérieure pour la prévenir.

-- Tout est pour le mieux. D'ailleurs, ce me sera déjà un moyen de
pénétrer à Sainte-Marthe, et peut-être y trouverai-je une facilité
de plus pour la recherche que je vais entreprendre.

-- Alors, c'est convenu?

-- Compte sur moi.

Et les deux amis se séparèrent.




XVI


Un mois s'était passé sans amener aucun changement important dans
la situation de nos personnages.

Maxime de Palonnier était parti pour Brest, et depuis son départ,
il avait écrit plusieurs fois à Gaston pour lui renouveler les
recommandations qu'il lui avait faites au sujet de Mariette, et
pour lui demander, en post-scriptum, s'il avait enfin quelques
renseignements sur Edmée.

Gaston avait répondu que les choses étaient toujours dans le même
état, qu'il avait vu mademoiselle Duparc, et qu'il l'avait trouvée
bien triste de son absence et impatiente de son retour. Quant à
mademoiselle de Beaufort, il n'en avait rien appris; elle avait
décidément disparu. À diverses reprises, il s'était présenté à
l'hôtel de la Chaussée-d'Antin, et s'était heurté à un parti pris
de discrétion absolue. Madame de Beaufort était restée
impénétrable, et il n'avait rien pu deviner.

Il était évident pour lui qu'Edmée avait été conduite dans un
autre couvent, et que des ordres sévères avaient été donnés pour
qu'on l'empêchât de communiquer avec les personnes du dehors.

Elle était séparée du monde, et le hasard seul ou un miracle
pouvait désormais le mettre sur la trace de la pauvre recluse!

Gaston venait de passer un mois terrible.

Pendant les premiers jours qui avaient suivi la disparition de la
chère victime, il s'était multiplié avec une sorte de fièvre; il
avait parcouru la capitale, cherchant âprement une piste, comme
quelque agent de police lancé à la poursuite d'un criminel. Il
avait visité toutes les communautés, inventant des prétextes,
s'ingéniant à mille ruses qu'en d'autres circonstances sa nature
droite et chevaleresque eût certainement répudiées; mais un
sentiment supérieur de justice et d'amour le soutenait; il y avait
là une iniquité monstrueuse à démasquer, et il n'avait reculé
devant aucune investigation, quelque indiscrète qu'elle lui parût
à lui-même.

Il était d'ailleurs soutenu dans son âpre recherche par les
excitations de Fanny Stevenson.

Celle-ci, bien qu'elle se contînt, n'avait pas d'autre pensée que
de retrouver sa fille. Seulement une crainte la retenait encore et
la garrottait dans son inaction.

Elle comprenait que son ennemie, madame de Beaufort, avait les
yeux fixés sur elle: que tous ses mouvements étaient surveillés;
que ses moindres paroles étaient recueillies; qu'enfin ses
tristesses et ses larmes pouvaient devenir des révélations
funestes dont on ne manquerait pas de te servir contre elle!

Et elle se taisait, dévorant son impatience, étouffant ses
révoltes, dissimulant ses colères aveugles, de peur d'exalter
davantage encore l'implacable bourreau qui tenait entre ses mains
le coeur de son enfant!

Oh! cette femme! cette Juliette de Beaufort! que n'eût-elle pas
donné pour la tenir à son tour terrifiée et vaincue, et lui rendre
toutes les tortures qu'elle lui faisait endurer!

Elle ne songeait plus guère à autre chose.

Ses nuits étaient hantées de fantômes; elle ne pouvait plus que
haïr; il y avait des moments où elle oubliait presque sa fille
pour ne songer qu'à sa vengeance.

Aussi, c'est le souffle ardent, la mort dans l'âme, que tous les
huit jours elle voyait arriver Gaston, qui venait voir Mariette,
et en même temps lui apporter le résultat de ses recherches de la
semaine.

Tristes résultats!

Rien! toujours rien!

Ni Palmer, mis en campagne, ni Bob si intelligent et si vif,
n'avaient recueilli le moindre indice.

Gaston lui-même avait visité presque tous les, couvents, et il en
sortait comme il y était entré.

Il ne pouvait pas en être autrement.

Quelque prétexte qu'il prit pour s'introduire dans ces
mystérieuses demeures, il rencontrait partout la même politesse
banale; on l'accompagnait au parloir, on le laissait s'agenouiller
à la chapelle; parfois, même, il était admis jusque auprès de la
supérieure.

Et c'était tout!...

Ce qu'on lui montrait, ce qu'il voyait, c'étaient les parties
banales du couvent; ce que tout le monde pouvait voir comme lui;
ce que l'on n'a aucun intérêt à cacher.

Mais derrière ces murs épais, sous ces voûtes silencieuses, au
fond de ces corridors sombres où parfois il a surpris d'étranges
murmures de voix contenues, au delà de ces doubles grilles
quadrillées, voilées de tentures noires, qu'y avait-il?... Que de
mystères peut-être se fussent offerts à ses regards s'il lui eût
été donné, d'y pénétrer!

Fanny Stevenson se désolait au récit de ses recherches vaines;
elle ne pouvait croire qu'elle ne parviendrait pas un jour à
découvrir la retraite où l'on avait enfermé Edmée. Mais elle se
désespérait en voyant le temps s'écouler, sans amener aucun
changement à la cruelle situation qui lui était faite.

Une fois cependant, quelque chose de bizarre se passa qui vînt
ajouter encore à ses terreurs et lui donna la mesure de ce que son
ennemie pouvait tenter!

C'était lors de la dernière visite que Gaston avait faite à
Sainte-Marthe.

Il était arrivé à midi sonnant. Mariette ne se trouvait pas encore
au parloir: soeur Rosalie l'attendait, et il fut frappé de
l'expression insolite qu'il remarqua sur ses traits.

Elle était plus sombre encore que d'habitude; plongée dans ses
réflexions amères, elle semblait insensible à tous les bruits
qu'elle entendait; mais dès que Gaston monta les degrés de
l'escalier, elle reconnut tout de suite son pas et releva
brusquement la tête.

-- Oh! venez! venez! dit-elle d'un ton agité et nerveux; j'avais
hâte de vous voir.

-- Auriez-vous quelques nouvelles?... interrogea ardemment Gaston.

-- Non... je ne sais rien, je n'ai rien appris; mais ce que j'ai à
vous dire...

-- Parlez!

Soeur Rosalie s'était levée; ses mains tremblaient d'émotion et de
colère; une flamme sinistre éclairait ses yeux pleins de haine.

-- Qu'avez-vous donc? insista Gaston presque effrayé.

-- C'est infâme! la misérable! balbutia miss Fanny; ne vous ai-je
pas dit déjà qu'elle était capable de tout.

-- Qu'est-il arrivé?

-- Une chose odieuse.

-- Quoi? quoi?

-- Moi? je ne pensais à rien. Je ne pouvais croire à tant
d'infamie. Écoutez! Hier soir, après la prière, au moment où
j'allais rentrer dans ma cellule, la mère assistante, c'est-à-dire
celle qui remplace et supplée parfois la supérieure, me pria de
lui accorder quelques instants d'entretien.

-- Que voulait-elle?

-- Un instant, j'ai cru qu'il s'agissait d'Edmée, ou que du moins
j'allais obtenir de la soeur quelques renseignements dont je
pourrais tirer parti; mais elle me retint un quart d'heure au
moins pour se répandre en paroles inutiles, banales, et qui, pour
tout dire, n'avaient aucun sens. Je ne m'en étonnai pas trop
cependant; car ici c'est un peu l'habitude, et on n'y parle le
plus souvent que pour bien s'assurer que l'on n'est pas devenue
tout à fait muette; quand je la quittai, je regagnai donc ma
cellule sans penser à mal, heureuse de lui échapper, heureuse
surtout de rentrer dans ma solitude et dans la possession de moi-
même. J'étais loin de me douter de ce qui m'attendait.

-- Qu'est-ce donc?

-- Tout d'abord, je ne fis aucune remarque. J'étais tout entière à
mon enfant; mais quand j'allai poser ma lumière au chevet de mon
lit, je demeurai glacée de stupeur.

-- Qu'y avait-il?

-- Oh! c'était presque imperceptible pour tout autre que moi; mais
du premier coup d'oeil, je m'aperçus que ma cellule avait été
visitée pendant mon absence et que l'on avait dû y opérer une
perquisition minutieuse.

-- Est-ce possible?

-- Je voulus douter. J'examinai avec plus d'attention et bientôt
les preuves abondèrent; sur les dalles, il y avait des traces de
pas; le petit bahut dans lequel je serre quelques modestes objets
de toilette avait été bouleversé; mon lit lui-même, défait et en
désordre, attestait, par l'état dans lequel je le retrouvais,
qu'une main curieuse l'avait indignement fouillé.

-- Mais quel intérêt?...

-- Vous ne devinez pas?

-- Je cherche.

-- Ah! je n'ai pas cherché longtemps, moi! car la vérité m'a tout
de suite sauté aux yeux.

-- Quelle est votre pensée?

-- Madame de Beaufort sait que j'ai en ma possession des titres à
l'aide desquels je puis à jamais détruire son bonheur et celui de
sa fille, et elle a payé quelqu'un, pour venir me les voler.

-- Et vous supposez qu'elle a trouvé ici une complicité coupable?

-- Non; mais ne m'a-t-elle pas accusée de m'être emparée de
l'esprit d'Edmée? N'a-t-elle pas pu ajouter que j'avais favorisé
vos entrevues au parloir avec mademoiselle de Beaufort, et
notamment qu'il n'était pas impossible que je me fusse prêtée à un
échange de correspondances entre cette enfant et M. Gaston de
Pradelle.

-- Quelle infernale machination!

-- Cela une fois admis, le reste va tout seul. La supérieure ne
peut croire à tant d'immoralité de ma part; elle refuse d'accorder
créance à cette accusation, et alors on lui indique le seul moyen
pratique, presque honorable, de vérifier la calomnie sans que je
puisse soupçonner jamais que j'en ai été l'objet. Comprenez-vous?

-- Parfaitement.

-- Et me blâmerez-vous désormais si je prends toutes les mesures
que m'imposent l'intérêt de ma sécurité et celui plus sacré cent
fois de ma vengeance.

-- Mais ces papiers?

--Ils ne m'ont pas quittée, je les porte sur moi, à toute heure de
jour et de nuit.

-- Après cette première tentative, ne craignez-vous pas...

-- Je crains tout; car après avoir échoué en employant la ruse, je
ne doute pas que l'on n'ait recours à la violence.

-- Et dans ce cas?

-- Mon parti est pris. Dès ce jour, ces titres, qui sont mon
honneur, mieux que cela, la fortune et l'honneur de mon enfant,
ces titres seront déposés en des mains qui sauront, j'en suis
sûre, les conserver et les défendre: monsieur Gaston, j'espère que
vous ne refuserez pas d'en accepter le dépôt.

-- Moi?

-- Et à qui donc voulez-vous que je les confie? Vous êtes le plus
brave et le plus loyal gentilhomme que j'aie connu. Vous aimez mon
Edmée, et je suis bien certaine qu'elle vous aime. C'est en son
nom plus encore qu'au mien que je vous supplie de m'accorder ce
que je vous demande.

-- Vous le voulez?

-- Je vous en prie.

-- Eh bien! soit, vous avez raison, et vous pouvez être assurée
qu'on m'ôtera la vie plutôt que ces parchemins!...

À la suite de cet entretien, Gaston était resté une semaine sans
revoir Fanny Stevenson, ni Mariette.

Maxime lui-même n'avait pas donné signe de vie, et ni Palmer ni
Bob n'avaient apporté de renseignements dignes d'être recueillis.

Le jeune commandant commençait à sentir le découragement le
gagner, et c'est vainement qu'il demandait à son imagination un
moyen de sortir de l'impasse d'où il ne pouvait plus sortir.

Un soir, il était rentré de meilleure heure que de coutume.

Paris l'ennuyait: son bruit et son mouvement l'importunaient; il
avait besoin d'être seul, et passait souvent de longues heures
assis auprès de son feu.

Il y avait à peine quelques minutes qu'il était rentré, quand Bob
se présenta.

Gaston releva le front, et remarqua que le jeune novice tenait une
lettre à la main.

-- Une lettre! fit-il avec un tressaillement involontaire.

-- Oui, commandant, répondit Bob.

-- D'où vient-elle?

-- De Paris.

-- De Paris! Donne vite.

Et il jeta un regard curieux sur la suscription.

La lettre venait bien de Paris, et l'adresse avait été écrite par
une main de femme.

Gaston s'empressa de déchirer l'enveloppe, et courut à la
signature.

Il n'y avait que quelques lignes, et elles n'étaient pas signées!

Voici ce que disaient ces lignes:




XVII


«Monsieur Gaston,

«Je ne sais quand vous recevrez cette lettre, mais dès que vous
l'aurez lue, venez me voir le plus tôt possible; j'ai bien des
choses à vous dire.»

Gaston examina le billet avec plus d'attention. Il était daté de
trois jours!

Mais il n'eut pas une seconde de doute.

Ce billet n'avait pu être écrit que par Mariette; elle avait dû le
confier à une personne qui n'avait pu la porter de suite à la
poste, et c'est de là que venait le retard.

Pendant toute la soirée et la nuit qui suivit, il fut fort agité.

Quelque incident important était survenu; mademoiselle Duparc
avait dû apprendre quelque chose; mais comment et par qui?

Il ne doutait pas, d'ailleurs, qu'il ne s'agît d'Edmée.

Mariette était sa meilleure amie, et elle avait été fort
contristée de sa disparition. Elle avait dû mettre tout en jeu
pour se renseigner sur ce qu'elle était devenue, et peut-être
allait-elle lui faire connaître en quel endroit de Paris il la
retrouverait.

L'espoir rentra dans son âme, et c'est avec une impatience
mortelle qu'il attendit le lendemain.

Il crut que la nuit ne finirait pas et que le jour ne viendrait
jamais.

Quand il se réveilla le lendemain, après avoir fort mal dormi,
neuf heures venaient de sonner.

Le soleil, un froid soleil d'hiver, blanchissait les rideaux de sa
fenêtre, et décrivait de pâles losanges sur le tapis de sa
chambre.

Il sauta à bas de son lit et appela Bob.

Ce dernier accourut.

-- Personne n'est venu me demander? demanda Gaston en s'habillant
à la hâte.

-- Personne, mon commandant, répondit le jeune novice. Seulement,
le facteur a apporté une lettre.

-- D'où vient-elle?

-- De Brest.

-- C'est de Maxime; donne.

La lettre était en effet de Maxime. Gaston la décacheta vivement,
et trouva sous l'enveloppe quatre pages d'une écriture serrée et
menue.

Il la lut avec résignation.

Maxime ne pouvait rien dire du sujet qui l'occupait tout entier,
mais il l'entretenait longuement de Mariette Duparc.

Maxime était décidément amoureux. Eût-il voulu le nier, que toute
sa lettre eut protesté!

Il expliquait les motifs qui l'avaient obligé à prolonger son
absence, et annonçait qu'il ne tarderait pas à revenir à Paris.

Le jeune lieutenant de vaisseau, quoique orphelin comme sa
cousine, avait encore quelques parents, entre autres une tante
fort riche qui l'avait toujours tendrement aimé, et il n'avait pas
voulu prendre un parti sans la consulter et obtenir son
consentement.

Il s'agissait de son bonheur à lui, Maxime, et le bonheur c'est
chose grave.

Il avait donc vu cette tante; elle s'était montrée favorable à ses
projets, et avant peu tout serait réglé de ce côté.

Tout en faisant ces confidences à Gaston, Maxime le priait de n'en
rien raconter à Mariette. Il n'en disait pas davantage, mais
Gaston devina sans peine...

Quand il eut achevé la lecture de cette longue lettre il
s'habilla, déjeuna sommairement et sortit.

Il ne tenait pas en place.

Mariette l'attendait; elle avait des choses à lui communiquer, et
l'heure marchait trop lente à son gré.

Il était à peine onze heures quand il arriva dans les environs du
couvent de Sainte-Marthe et comme il avait une heure avant de
pouvoir s'y présenter il se mit à marcher devant lui sans but,
indifférent à ce qu'il voyait ou entendait, ne cherchant qu'à
passer le temps qui lui restait pour attendre midi.

Il n'avait qu'une pensée dans l'esprit, et se sentait incapable de
s'en laisser distraire; Edmée! toujours Edmée!

Au bout d'un quart d'heure de cette promenade à l'aventure, dans
un quartier qu'il ne connaissait pas, il se trouva perdu dans un
lacis de rues étroites et solitaires qui se croisaient, sans
direction voulue, formées d'habitations qui semblaient s'être
élevées là au caprice des propriétaires et sans souci d'un ordre
quelconque.

Un moment, quand il y prit garde, cela l'inquiéta.

Mais il continua néanmoins, rassuré par cette idée qu'il n'aurait
qu'à s'adresser au premier passant, pour reprendre son chemin.

Toutefois, cette inquiétude passagère qui l'avait un moment
troublé, le rendit un peu plus circonspect et plus attentif.

Il se mit à regarder l'endroit où il se trouvait, et
involontairement il fut pris de curiosité.

Il longeait alors un mur élevé derrière lequel on voyait pointer
quelques cimes d'arbres, et plus loin, la silhouette d'un édifice
qui rappelait l'aspect de Sainte-Marthe.

C'était un couvent, à n'en pas douter.

Il tressaillit.

Pourquoi le hasard l'avait-il amené en ce lieu désert, presque
inhabité?

Gaston avait toujours cru qu'il y a dans le hasard une mystérieuse
intervention de la Providence, et il ne fut pas éloigné de penser
que c'était Dieu lui-même qui l'avait poussé là.

Une fois que cette pensée se fut emparée de son esprit elle ne le
quitta plus.

Il avança, fit le tour du mur de clôture, et finalement se trouva
au seuil d'une grande porte qu'on avait laissée entrebâillée.

Il la poussa.

Elle ouvrait sur une vaste cour au fond de laquelle on apercevait
un bâtiment qui présentait dans quelques-unes de ses parties
certains vestiges Renaissance. Hautes cheminées ornées, toit à
pans coupés, etc. À droite, se dessinait une autre construction
plus moderne, dont les fenêtres à vitraux coloriés annonçaient une
chapelle; puis enfin, à gauche, chose singulière et assurément
anormale, en retour sur la cour, un corps de logis indépendant du
couvent, et qui semblait habité par des ménages d'ouvriers et de
petits bourgeois.

Gaston avait franchi le seuil de la porte; il fit quelques pas
dans la cour, hésitant et craignant d'être taxé d'indiscrétion.

Pourquoi, en effet, était-il entré dans cette demeure? Il n'eût pu
le dire lui-même.

C'était un sentiment confus, né de mille incitations diverses et,
pour ainsi dire, analysables? Il voulait voir. Il était attiré là
presque malgré lui. Il lui semblait qu'il obéissait à un désir que
rien n'expliquait, mais qui s'affirmait impérieux et indiscutable.

Cependant on l'avait aperçu et on était venu à sa rencontre.
C'était la soeur sacristine.

Gaston salua.

Sa bonne mine, sa distinction manifeste, le ruban qu'il portait à
sa boutonnière, produisirent leur effet ordinaire.

La soeur sacristine sourit.

-- Vous désirez parler à madame la supérieure? demanda-t-elle avec
le plus affectueux sourire qu'elle put trouver; il faudra alors
que vous attendiez, car c'est l'heure de la prière, et vous ne
pourrez la voir...

-- Dieu me garde d'être importun! répondit Gaston; je puis
revenir.

-- Ce n'est pas la peine. L'entrée de la chapelle est libre, et,
si vous le voulez, vous pourrez y attendre que madame la
supérieure puisse vous recevoir.

Gaston fit un signe d'acquiescement et suivit la soeur.

Mais à peine eut-il fait quelques pas dans les couloirs qu'il
devait traverser, qu'une sensation inattendue le saisit, et ce fut
avec une surprise douloureuse qu'il constata combien le couvent
dans lequel il venait de pénétrer différait de celui de Sainte-
Marthe.

Dès qu'il mit le pied sous la voûte sombre du corridor qui
conduisait à la chapelle, il sentit une humidité froide tomber sur
ses épaules et glacer sa chair. Le jour n'entrait que par
d'étroites meurtrières, ouvertes dans le mur épais. Un silence
lugubre régnait de toutes parts, et l'on y respirait une âcre
senteur de renfermé et de moisi.

Quand il passa près du parloir, il y jeta un coup d'oeil et
frissonna.

Cela ressemblait, avec une apparence plus sinistre encore, aux
parloirs de Mazas, où le prévenu ne peut communiquer avec ses
parents ou ses amis qu'à travers le guichet d'une grille.

Ici, il n'y avait pas même de guichet, et la grille était voilée
d'une longue draperie de couleur sombre.

On pouvait se parler, on ne pouvait se voir.

Quand il entra dans la chapelle, il respira.

Relativement, la chapelle était lumineuse.

Des hautes fenêtres qui donnaient sur la cour tombaient de grands
rideaux qui tamisaient discrètement les pâles rayons du soleil,
répercutés par les mousselines et les dentelles qui ornaient
l'autel.

Mais cette clarté vive et gaie s'arrêtait contre le mur opposé,
interceptée brutalement par une immense grille quadrillée, doublée
d'une draperie noire.

C'est derrière cette draperie, dans une salle où le regard ne
pouvait pénétrer, que priaient et psalmodiaient les soeurs et les
élèves, à l'abri de toute indiscrétion.

Au-dessus, on apercevait quelques tribunes également dissimulées,
qui étaient spécialement réservées aux malades et aux infirmes. Et
c'était tout.

Çà et là, quelques chaises pour les fidèles du dehors, un grand
Christ d'ivoire se détachant sur une croix d'ébène et quelques
reliques saintes pieusement conservées dans de petits coffrets à
fermoir d'argent.

Mais Gaston ne donna aucune attention à ces divers objets, et, dès
qu'il fut entré, son âme tout entière s'attacha à cette draperie
jalouse qui lui dérobait la seule chose qu'il eût voulu voir.

Il avait presque oublié Mariette, tant il était absorbé par cette
pensée unique.

D'ailleurs, depuis quelques secondes, un murmure confus,
indistinct, s'était élevé de derrière la grille. De temps à autre,
il entendait remuer une chaise, le bruit d'une toux opiniâtre
arrivait jusqu'à lui, et son regard se faisait ardent, comme s'il
eût voulu déchirer ce voile irritant qui l'arrêtait.

Toutefois, il finit par s'apaiser et prit une attitude plus calme.

Un silence profond s'était établi: l'office commençait.

Il s'agenouilla et laissa tomber sa tête dans ses deux mains, pour
ne pas laisser surprendre les impressions multiples qui
l'assaillaient, menaçant de lui enlever sa force et son courage.

Du reste, cela fut court.

Un quart d'heure à peine. Midi sonnait, quand le prêtre qui
officiait donna sa bénédiction à l'assistance et regagna la
sacristie à pas comptés.

Gaston demeura encore quelques secondes.

Mais les fidèles quittaient un à un la chapelle, et il ne pouvait
rester davantage. D'ailleurs, Mariette l'attendait.

Il abandonna sa place, passa devant la grille et il se dirigeait
vers la porte de sortie, quand tout à coup il s'arrêta terrifié et
près de tomber.

Au moment où il passait devant l'autel, un mouvement inattendu
s'était effectué parmi les personnes qui passaient devant la
grille, une main avait soulevé un coin de la draperie, et un cri
de suprême angoisse et de défaillance s'était fait entendre.

Or, à tort ou à raison, dans la voix qui avait poussé ce cri,
Gaston avait cru reconnaître celle de mademoiselle de Beaufort.

Ne se trompait-il pas? Était-ce possible? À tout prix il voulait
savoir, et, poussé par un sentiment plus fort que sa volonté même,
il fit quelques pas pour se rapprocher.

Mais il n'alla pas loin.

Une rumeur discordante s'entendait maintenant derrière la grille.
C'était un brouhaha indescriptible à travers lequel on distinguait
des exclamations effarées; la draperie s'agitait par moments,
comme par saccades, et des regards violemment allumés
s'attachaient au jeune commandant, qu'ils semblaient tenter
d'exorciser.

Il en fut presque interdit.

Il avait vu cependant bien d'autres tempêtes, sans en avoir été
troublé; mais ici, dans un pareil lieu, après la sensation si vive
qu'il venait d'éprouver, il n'eut pas la force de réagir contre sa
propre émotion.

La porte de sortie était ouverte, et machinalement, sans se rendre
compte de ce qu'il faisait, il gagna la rue et s'enfuit, comme
s'il venait de commettre un sacrilège.

Un quart d'heure plus tard, il arrivait à Sainte-Marthe et entrait
au parloir, où il trouvait Mariette et soeur Rosalie.




XVIII


-- Ah! vous êtes en retard, dit la jolie enfant avec une petite
moue charmante; moi qui vous attendais avec tant d'impatience! Si
vous saviez combien j'avais hâte de vous voir.

Gaston lui prit les mains sans trop savoir ce qu'il faisait.

-- Pardonnez-moi, dit-il en essayant de se remettre, j'ai été
retardé, en effet; je vous expliquerai cela; mais voyons, dites-
moi, j'ai reçu votre lettre. Vous avez appris quelque chose?

-- Depuis trois jours.

-- Il s'agit d'Edmée?

-- Et de qui donc! Pauvre amie! Je suis si malheureuse depuis
qu'elle est partie, et je m'ennuie tant.

-- Que vous a-t-on dit?

-- Ah! il n'y a encore que le hasard pour bien faire les choses,
répondit Mariette; car sans lui nous n'aurions jamais rien su.

-- Et que savez-vous?

-- Voici: il faut dire d'abord que l'année dernière nous avions
ici pour camarade mademoiselle Irma de Fontanges, une belle jeune
fille appartenant à une famille qui malheureusement ne pouvait pas
lui constituer une dot. Irma n'ignorait pas ce détail, et elle
était bien résignée à passer sa vie dans un cloître, ne voulant
pas d'un époux qui l'aurait prise pour sa beauté, et qui plus tard
lui aurait reproché peut-être de ne lui avoir rien apporté.

-- Quelle idée!

-- C'était la sienne, et je suis loin de partager sa manière de
voir; car il me semble, au contraire, qu'un homme qui épouse une
jeune fille sans dot, lui donne, en agissant ainsi, la meilleure
preuve d'amour qu'elle puisse désirer. N'est-ce pas votre avis?

-- Assurément.

-- À la bonne heure. Je suis bien aise de vous entendre parler
ainsi. Enfin, c'était l'idée d'Irma, et quoiqu'elle n'eût pas de
vocation, elle était décidée à se retirer au couvent. Mais voilà
que tout à coup un oncle à elle, qui était parti pour l'Inde il y
avait des années et des années, et dont on ne parlait plus depuis
longtemps, vient à mourir subitement, laissant à sa nièce, dont il
était le parrain, une fortune de plusieurs millions.

-- De sorte qu'elle a renoncé au couvent.

-- Tout de suite! Vous auriez fait comme elle, je suppose?

-- N'en doutez pas.

-- Elle a donc quitté Sainte-Marthe, voilà près d'un an, et il y a
trois jours elle est venue nous annoncer qu'elle se mariait.

-- Elle n'a pas perdu de temps.

-- Il faut toujours en perdre le moins possible.

-- Mais je ne vois pas.

-- Vous allez voir! Irma est donc venue nous voir l'autre jour,
pendant la récréation, et après qu'elle eut satisfait à toutes les
questions dont on l'accablait, comme je me rappelais qu'elle
était, comme moi, fort liée avec Edmée, je lui ai dit ma tristesse
et le chagrin que j'éprouvais que l'on nous eût caché le couvent
où elle devait se trouver.

Alors, continua Mariette, Irma montra un grand étonnement, et, en
hésitant, elle me confia que le dimanche précédent elle avait vu
et embrassé Edmée. -- Où cela? demandai-je. -- Et elle me répondit
que c'était à _l'Adoration_. -- Vous comprenez que je n'ai pas
gardé cela pour moi, j'en ai conféré aussitôt avec soeur Rosalie,
et c'est elle qui m'a engagée à vous écrire.

-- Que vous êtes bonne... et combien je vous remercie! répondit
Gaston, touché de la grâce charmante et de l'abandon communicatif
de la jolie enfant... Mais vous ne m'auriez pas écrit, que je
serais venu tout de même.

-- Vous avez reçu une lettre de Maxime?

-- C'est cela... une longue lettre de quatre pages.

-- Ah! il vous gâte, vous; car moi maintenant, depuis quinze jours
surtout, ce sont presque des télégrammes qu'il m'envoie.

-- Ne lui en veuillez pas, Mademoiselle.

-- Oh! je ne lui en veux pas non plus.

-- Car dans cette longue lettre qu'il m'a adressée, il n'est guère
question que de vous.

-- Vraiment?...

-- Il se reproche d'être parti si vite.

-- Il est si bon!

-- Et il vous aime tant!...

Mariette baissa les yeux, et ses joues se couvrirent d'une vive
rougeur.

-- Et doit-il revenir bientôt! reprit-elle peu après, d'un accent
ému.

-- Il me le fait espérer, et je ne doute pas qu'il ne soit lui-
même bien impatient de vous revoir.

Il y eut encore un court silence.

Soeur Rosalie s'était rapprochée des deux jeunes gens; elle
rappela à Mariette que l'heure allait sonner, et l'invita à se
retirer.

-- Déjà! fit Mariette.

-- M. de Pradelle ne manquera pas de revenir, et j'ai d'ailleurs
quelques recommandations à lui adresser.

-- Vous, ma soeur?

-- Oui, mon enfant.

-- Eh bien! je me retire et vous laisse. Mais, ajouta-t-elle en se
tournant vers Gaston, si vous écrivez à Maxime, n'oubliez pas de
lui dire que je lui suis bien reconnaissante de penser à moi et
que je serai heureuse de le revoir.

Et elle partit en courant, comme elle était venue. Elle n'avait
pas disparu, que Fanny Stevenson s'emparait avec autorité du bras
de Gaston.

-- Cette enfant n'a rien vu, dit-elle d'un ton âpre; mais moi qui
vous observais tout à l'heure je n'ai pu me tromper. Vous étiez
pâle en arrivant, et il y avait encore dans votre regard une
dernière expression d'effarement.

-- Rien ne vous échappe donc? fit Gaston.

-- C'était vrai, n'est-ce pas?

-- Sans doute.

-- Vous avez vu Edmée peut-être?

-- Non; mais elle m'a vu, elle, et cela suffit.

-- D'où venez-vous donc?

-- Du couvent de l'Adoration.

-- Qui vous avait dit d'y aller?

-- Personne; ou plutôt, c'est Dieu qui a guidé mes pas.

Le jeune commandant raconta brièvement alors ce qui lui était
arrivé une heure auparavant, et pendant qu'il parlait, la
malheureuse mère mordait ses lèvres jusqu'au sang, et ses doigts
irrités se crispaient sur la bure de sa robe.

-- Elle! elle! ma pauvre et douce Edmée! balbutia-t-elle. Mon
Dieu! si près de moi, et je ne puis la voir, et je reste-là...

Elle secoua la tête avec violence, comme le fauve que le sang ou
la colère aveugle.

-- Non! non! non! poursuivit-elle, la lèvre torve, c'est assez
souffrir; je ne veux pas laisser torturer plus longtemps mon
enfant, car elle me reprocherait un jour à bon droit, mon
indifférence et ma lâcheté.

-- Prenez garde!

-- À quoi donc? N'est-ce pas à eux plutôt de trembler? Que
pourraient-ils ajouter encore aux tortures qu'ils m'ont fait
endurer?

-- S'il ne s'agissait que de vous, vous auriez raison peut-être;
mais Edmée est en leur pouvoir.

-- Je la leur arracherai.

-- S'ils vous en laissent le temps; songez-y, miss Fanny, vous
avez été prudente jusqu'ici, ne compromettez pas le bénéfice
acquis de cette conduite, et ne vous hâtez pas trop d'engager une
lutte où vous pouvez être vaincue.

-- Je souffre tant.

-- Et croyez-vous que je souffre moins? Pensez-vous que mon coeur
ne saigne pas aussi? Mais j'ai peur de la perdre encore une fois;
je tremble qu'on nous l'enlève de nouveau, et si cela arrivait,
quelle responsabilité n'assumeriez-vous pas!

-- Mon Dieu!

-- Laissez-moi faire.

-- Quel est votre dessein?

-- Fiez-vous à moi. Je comprends comme vous qu'il est urgent
d'agir. Nous savons maintenant en quel lieu on tient Edmée
enfermée et je vous jure que je vais faire bonne garde.

-- Soit! dit miss Fanny, je me tairai; je refoulerai au fond de
mon coeur tous ces sentiments de révolte et de haine qui le
brûlent et le déchirent. Je vous accorde quelques jours encore,
mais je jure, de mon côté, que si les nouveaux efforts que vous
allez tenter restent infructueux, rien ne pourra plus m'arrêter,
et ils verront ce dont je suis capable.

Gaston avait son idée; en quittant miss Fanny, il prit la
direction du couvent de _l'Adoration_, et en moins d'un quart
d'heure il en apercevait le mur de clôture.

Mais au lieu d'aller à la porte par laquelle il était entré la
première fois, il fit le tour de l'établissement, et gagna le
corps de logis dont nous avons parlé, et qui, indépendant de la
communauté, faisait retour sur la cour principale.

Ce corps de logis était habité par quelques modestes ménages de
bourgeois et d'ouvriers; mais le personnel des locataires s'y
renouvelait souvent, en raison même de l'espèce de servitude que
le voisinage du couvent lui créait.

On y entendait à toute heure de jour et de nuit le bruit de la
cloche qui appelait à la prière, et l'on assistait, pour ainsi
dire, aux offices qui se disaient à la chapelle.

Cela n'avait rien précisément de récréatif, et il était rare qu'il
n'y eût pas toujours quelque logement vacant.

Gaston vit, en effet, en approchant, deux ou trois écriteaux
pendus au-dessus de la porte d'entrée.

Il s'en réjouit et s'empressa de s'adresser au concierge.

Ce dernier fit un geste d'étonnement qui n'échappa point au jeune
commandant.

-- Vous avez quelques logements à louer? demanda ce dernier, sans
tenir compte de l'étonnement de son interlocuteur.

-- Oui, Monsieur, répondit le concierge; mais je doute qu'ils
puissent vous convenir.

-- Pourquoi?

-- Ce sont des logements d'ouvriers.

-- Qu'à cela ne tienne, repartit Gaston; car le logement que je
cherche est destiné à être occupé par mon domestique.

Le concierge se leva.

-- S'il en est ainsi, dit-il, je crois bien que j'ai votre
affaire.

-- Peut-on visiter les lieux?

-- Si Monsieur veut me suivre.

Le concierge confia sa loge à sa femme, et prenant les devants, il
se mit à monter l'escalier, suivi de près par Gaston.

Ils arrivèrent ainsi au palier du troisième étage.

-- C'est ici? interrogea Gaston.

Le concierge avait ouvert une porte; il s'effaça pour permettre au
jeune homme de passer.

La chambre était propre; deux grandes fenêtres y laissaient
pénétrer un jour cru.

Gaston en ouvrit une et plongea son regard au dehors.

Les fenêtres donnaient sur la cour. En face s'élevait le couvent,
et Gaston constata avec un frémissement de joie que, de l'endroit
où il se trouvait, on pouvait distinguer tout ce qui se passait
dans le parloir.

C'est plus qu'il n'espérait.

-- Mon domestique sera fort bien ici, dit-il; je retiens donc le
logement. Dans une heure, votre nouveau locataire viendra
s'installer.

Et il allait se retirer, quand il demeura comme cloué à sa place
par une surprise mêlée de stupeur.

Derrière la haute fenêtre du parloir, il venait d'apercevoir la
silhouette d'Edmée.




XIX


Un frisson glacé passa sur sa chair et tout son être frémit.

Elle! c'était bien elle!

Il ne la voyait qu'imparfaitement; mais son coeur ne pouvait s'y
tromper, et un sanglot s'engagea dans sa gorge.

C'est qu'aussi la pauvre recluse était bien changée.

Il remarqua surtout la profonde altération de ses traits et
l'amère et douloureuse mélancolie de son attitude.

Son coeur se brisa. Il eût voulu franchir l'espace, la prendre
dans ses bras, la serrer contre sa poitrine.

Jamais il ne l'avait tant aimée que dans ce moment; il eût donné
sa vie pour presser une seconde son front pâli sous ses lèvres
ardentes.

Mais il restait là, retenu à sa place par un sentiment supérieur.
Il regardait et attendait.

Quoi? Il ne le savait pas lui-même.

Peut-être espérait-il qu'elle tournerait les yeux de son côté et
qu'elle l'apercevrait.

Edmée était loin de soupçonner sa présence si près d'elle; son
père lui parlait et elle l'écoutait triste, accablée, résignée
comme toujours!

Que lui disait M. de Beaufort?

Parfois un sourire contraint relevait le coin de sa bouche: son
regard se voilait, et elle cachait sa tête sur la poitrine de son
père.

Parfois aussi un éclair parti de ses yeux, d'ordinaire si doux,
éclairait son visage, et Gaston y surprenait une expression qu'il
ne leur connaissait pas.

Qu'est-ce que cela voulait dire?

La pauvre créature, lasse de souffrir, sentait-elle sourdre en
elle des mouvements de révolte mal contenus?

M. de Beaufort paraissait, par instants, embarrassé et timide; on
eût dit qu'il s'étonnait de certaines résistances qu'il
rencontrait pour la première fois chez son enfant.

Gaston observait tout cela, partagé entre mille sensations
contraires.

L'homme qui l'accompagnait attendait derrière lui, étonné, sans
comprendre.

Tout à coup, le jeune commandant se retira brusquement de la
fenêtre, et gagnant précipitamment la porte.

-- C'est bien, dit-il au concierge: je retiens, cette chambre; mon
domestique viendra, ainsi que je vous l'ai dit, s'y installer dès
aujourd'hui, et il paiera le terme d'avance.

Puis il descendit les marches quatre à quatre.

Il n'avait pas de temps à perdre.

Il venait de voir une chose effrayante.

Pendant l'entretien du père et de la fille il avait remarqué que
les soeurs allaient et venaient très affairées à travers les
couloirs, et il n'y avait pas pris garde autrement.


Mais bientôt il vit Edmée jeter un voile épais sur ses cheveux,
poser sur ses épaules un châle dont M. de Beaufort l'aida à
s'envelopper; puis elle prit le bras de son père et quitta le
parloir.

Une sueur froide perla à ses tempes, et une épouvante sans nom le
saisit.

Allait-on encore une fois enlever Edmée? et dans ce cas, où
devait-on la conduire?

Il y avait, dans cet acharnement à soustraire la malheureuse jeune
fille à toutes recherches un fait si révoltant, si monstrueux,
qu'il n'y pouvait croire.

Il voulait s'assurer qu'il se trompait.

Quand il arriva dans la rue, M. de Beaufort montait dans le coupé
qui l'avait amené.

Mais Edmée y était-elle montée avec lui?

C'était là le point important et il ne put le vérifier.

Car au moment où il se précipitait vers la voiture pour fixer ses
doutes, le cocher enlevait ses chevaux, et le coupé partait au
grand trot.

Gaston eut un accès de rage aveugle, et fit un geste de résolution
farouche.

-- Ah! quoi qu'ils fassent, murmura-t-il avec fureur, quelques
précautions qu'ils prennent, il faudra bien que je la retrouve, et
ce jour-là, à mon tour, je n'aurai ni pitié ni faiblesse.

Il rentra chez lui agité, fiévreux, en proie à une exaltation
comme il n'en avait jamais éprouvé.

Malheureusement il était réduit à l'inaction jusqu'au lendemain,
car c'est le lendemain seulement à midi qu'il pouvait voir soeur
Rosalie et se concerter avec elle sur les résolutions à prendre.

Toutefois, en attendant, il donna ses ordres à Bob, lui désigna la
maison où il venait de louer une chambre pour lui, et lui expliqua
surabondamment ce qu'il avait à faire.

C'était simple d'ailleurs.

Tenter d'établir des communications avec le couvent, s'y ménager
des intelligences, si c'était possible, fréquenter la chapelle;
enfin surveiller toutes les personnes qui entreraient à
_l'Adoration_ ou qui en sortiraient.

Bob partit emportant ces instructions, et Gaston resta seul.

Le soir, il alla rôder autour de l'hôtel de la Chaussée-d'Antin,
dans l'espoir d'y rencontrer M. de Beaufort. Mais il ne vit
personne.

L'hôtel était plongé dans l'ombre; on eût dit qu'il était
inhabité.

La nuit qu'il passa à la suite de ces événements fut peut-être une
des plus tourmentées qu'il eût passée encore.

Mais un incident inattendu allait lui apporter une distraction et
en même temps un aide qui n'était pas à dédaigner.

Le matin, vers huit heures, il entendit carillonner à sa porte.

Bob n'était pas là. Gaston alla ouvrir, et il fut tout étonné de
voir entrer Maxime.

Maxime avait précipité son départ; il n'avait pas pris le temps
d'adresser un télégramme à son ami, s'était jeté dans le train
express la veille, vers deux heures, et il arrivait tout droit
chez Gaston, après avoir pris à peine une heure pour secouer la
poussière du voyage.

-- Pardieu! fit Gaston, voilà une agréable surprise. Je ne
t'attendais que dans quelques jours.

-- Je ne tenais plus à Brest, répondit Maxime; Paris me manquait.

-- Et mademoiselle Duparc?

-- Et Mariette aussi; pourquoi le cacherais-je? Décidément j'en
suis fou.

-- Cela se voit de reste.

-- Je suis résolu...

-- À quoi!

-- À me marier.

Gaston regarda son ami avec un sourire ironique.

-- Ah çà! dit-il, avec une pointe d'enjouement, tu me dis cela
comme si tu avais hésité.

-- Eh! sans doute que j'ai hésité.

-- À quel propos?

-- Dame! écoute donc! moi, je n'y avais jamais songé. J'ai bien
ébauché quelques amourettes dans les quatre parties du monde; mais
cela n'avait effleuré que l'épiderme, et je n'en faisais pas moins
mes deux repas par jour, sans compter les lunchs. Mais il est
écrit que c'en est fait!

-- Pauvre Maxime!

-- Tu me plains!

-- Eh non! Seulement je ne m'y attendais pas...

-- Ni moi non plus, pardieu! Quand je me suis rendu pour la
première fois au couvent de Sainte-Marthe, je comptais continuer
mon rôle de tuteur et de cousin, et je m'imaginais que, Mariette
et moi, nous nous retrouverions, comme nous nous étions quittés
trois années auparavant: enfants étourdis et insouciants qui ne
songent qu'à rire, et ne demandent rien encore à la vie!

Mais au lieu de la petite fille que j'avais laissée au départ,
voilà que j'aperçois une belle personne dans toute la grâce de
l'adolescence; je la regarde et la trouve charmante; je l'écoute
et elle est spirituelle; enfin, je lui parle, et je la vois
s'émouvoir et se troubler, comme si ma présence lui faisait
plaisir et peur! Ma foi! c'est communicatif cela, et j'ai perdu la
tête.

-- Tu la retrouveras.

--C'est pour cela que je me marie.

-- Alors, tu vas la demander?

Maxime éclata en un joyeux éclat de rire.

-- N'est-ce pas là, dit-il gaiement, une situation exceptionnelle
et tout à fait charmante? Deux orphelins qui ne dépendent plus que
d'eux-mêmes et qui se donnent l'un à l'autre, dans toute la
plénitude de leur volonté et la sincérité de leur amour! Cite-moi
beaucoup de mariages qui se concluent dans de semblables
conditions.

-- Tu as raison.

-- Mais voyons! nous bavardons tous les deux, et j'oublie...

-- Quoi donc?

-- Eh mais! il faut nous rendre à Sainte-Marthe.

Gaston haussa les épaules.

-- Décidément, répliqua-t-il, la tête n'y est plus; il n'est pas
dix heures encore, et la seule chose que nous ayons à faire, c'est
d'aller déjeuner.

-- C'est vrai! Tu vois, il est temps que cela finisse! J'ai
toujours eu cependant un robuste appétit, et j'étais hors de pair
sous ce rapport au carré des officiers; mais depuis un mois...

-- Es-tu prêt?

-- Quand tu voudras.

-- Eh bien! partons, mon ami; car je n'ai pas moins de hâte que
toi d'aller au couvent de Sainte-Marthe.

Ils allaient sortir, Maxime s'arrêta sur les dernières paroles de
Gaston.

-- Au fait, dit-il, pris d'une idée subite, je n'en fais jamais
d'autres, et je suis vraiment bien ingrat.

-- Qu'est-ce qui te prend?

-- Ah! l'amour rend égoïste.

-- On le dit.

-- Et, dans la joie de mon bonheur, j'oubliais que tu traverses,
en ce moment, de cruelles épreuves.

-- Ce ne sera rien, je l'espère.

-- Où en es-tu?

-- Au même point, à peu près.

-- Mais, mademoiselle de Beaufort?

-- Disparue.

-- Ah! je compte bien que tu ne repousseras pas mon concours, et
tu sais que tout mon sang et ma vie sont à toi.

Gaston remercia du geste.

-- Oui, oui, je sais tout cela, dit-il, et je compte sur ton
amitié et ton dévouement; mais, viens! partons, et tout en
déjeunant, je te raconterai ce qui s'est passé pendant ton
absence, et les événements qui se préparent.




XX


Quelques minutes avant midi, les deux amis entraient au couvent de
Sainte-Marthe, bien diversement impressionnés l'un et l'autre.

Un changement inattendu s'était opéré chez Gaston: ce qu'il avait
vu la veille, la certitude qu'il venait d'acquérir de la nouvelle
tentative que l'on préparait contre Edmée, avait modifié ses
dernières résolutions, et il arrivait bien décidé à s'unir à Fanny
Stevenson pour empêcher l'odieuse séquestration que l'on méditait.

Jusqu'ici, il avait hésité.

Il ne pouvait croire à tant de noirceurs; il s'obstinait à espérer
en l'amour que M. de Beaufort avait toujours témoigné à sa fille.
Mais, depuis la veille, il ne doutait plus que le malheureux père
ne fût entièrement gagné à la cause de madame de Beaufort, et il
voulait empêcher qu'Edmée ne lui fût enlevée.

Ce qu'il allait faire, il ne le savait pas bien; mais il verrait
miss Fanny, et, à eux deux, ils ne pouvaient manquer de réussir.

Quant à Maxime, il ne pensait qu'à Mariette, et il était fort ému.

Ce qu'il avait à lui dire était bien simple, cependant; mais
quelquefois ce sont les choses les plus simples qui sont les plus
difficiles à exprimer.

Comment s'y prendrait-il? Par où fallait-il commencer?

Le moment psychologique était venu, et après avoir cru fermement à
l'amour de Mariette, maintenant il se sentait pris d'un doute
affreux.

Mariette était la franchise et la bonté mêmes.

Jusqu'alors il avait cru lire dans ses yeux tout ce qui se passait
dans son coeur, mais qu'allait-il devenir s'il s'était trompé et
si ce qu'il avait pris pour de l'amour n'était que l'expression
d'une reconnaissance dont elle n'avait pas cherché à voiler la
vivacité!

Quand il pénétra dans le parloir et qu'il aperçut la jolie enfant,
son coeur se mit à battre avec une violence désordonnée.

Mariette, elle, ne paraissait ni plus émue ni plus embarrassée
qu'un mois auparavant, lors des premières visites de son cousin.
Son visage resplendissait de la même joie sereine, et c'est avec
la même candeur, le même abandon, qu'elle accourut présenter son
front au baiser fraternel du jeune lieutenant de vaisseau.

Celui-ci l'entraîna dans un coin du parloir.

-- Ah! je ne vous attendais pas si tôt, dit-elle avec sa moue
charmante: et pourtant j'avais hâte de vous revoir. Vous avez été
bien longtemps absent et vous m'avez écrit bien peu souvent.

-- J'ai été si occupé... balbutia Maxime.

-- La marine prend donc tous vos instants?

-- Ce n'est pas la marine seule.

-- Cependant...

-- J'ai eu d'autres soucis.

-- Vous? À quoi pensiez-vous donc?

-- À vous.

-- Vraiment?... Ça, c'est gentil; car, moi, il ne se passe pas de
jours...

-- Chère Mariette!...

-- Enfin! expliquez-moi, au moins, quelle grave préoccupation...

Un nuage glissa sur le front du jeune homme, et comme Mariette
s'était assise, il prit place à ses côtés.

-- Voici! dit-il au bout d'un instant. Depuis que je vous ai
revue, j'ai cru remarquer que vous ne vous plaisiez pas beaucoup à
Sainte-Marthe.

-- Dites: pas du tout... et vous serez dans le vrai!

-- Alors, j'ai cherché quel moyen je pourrais bien prendre pour
vous en faire sortir.

Mariette enveloppa son cousin d'un regard où il n'y avait encore
que de l'étonnement.

-- Sortir d'ici, répéta-t-elle; y songez-vous? Et que pourrais-je
faire, une fois dehors?

-- C'était le difficile en effet.

-- Une orpheline! Sans parents, sans amis!...

-- C'est ce que je me suis dit.

-- Et vous y avez renoncé?

-- J'ai persisté, au contraire, et je crois que j'ai bien fait.

-- Comment cela?

-- Car, si vous le voulez, cela dépendra de vous.

Cette fois encore, l'enfant regarda Maxime avec une profonde
attention.

-- Voilà que je ne comprends plus, dit-elle d'un ton lent et
vague.

-- C'est pourtant bien clair, répartit Maxime. Ainsi que vous le
disiez, il vous serait difficile, une fois hors de Sainte-Marthe,
de rencontrer une situation convenable, et vous vous y trouveriez
plus malheureuse et plus isolée qu'au couvent. À moins
cependant...

-- Achevez.

-- À moins qu'il ne se présente un homme que votre grâce et votre
beauté auraient séduit, et qui vous demanderait le bonheur de
devenir votre époux.

-- Vous voulez me marier? fit Mariette avec un tressaillement.

-- Cela vous effraierait-il?

-- Cela ne m'effraierait pas, mais il me semble si impossible
qu'un homme raisonnable songe à épouser; sans dot...

-- Il y en a un.

-- Vous le connaissez?

-- C'est un jeune homme; vingt-cinq ans; ni beau, ni laid, avec de
la gaieté, de l'esprit aussi, du moins on le dit, et possédant une
fortune modeste, mais suffisante pour assurer le bonheur d'une
femme qui ne serait pas très exigeante.

Mariette garda le silence; elle avait penché son beau front. Une
imperceptible pâleur couvrait ses joues d'ordinaire si roses, et
sa poitrine se gonflait par instant sous l'empire d'une émotion
intense.

-- Vous ne répondez pas, insista Maxime d'une voix inquiète.

-- Eh! que voulez-vous que je réponde? dit-elle; j'étais loin de
m'attendre à une pareille communication, et vous admettrez qu'elle
a de quoi surprendre. Je ne dis pas que quelquefois je n'aie pas
arrêté ma pensée sur un avenir qui est celui auquel rêvent le plus
volontiers toutes les jeunes filles de mon âge. Mais, moi je
m'étais fait un idéal.

-- Ah! fit Maxime, un moment décontenancé.

-- D'abord, je me suis promis de n'épouser jamais qu'un homme qui
m'aimerait.

-- Ah! celui-là vous aime à en perdre la raison.

-- Il me connaît alors?

-- Depuis longtemps.

-- Mais ce n'est pas tout.

-- Qu'y a-t-il encore?

-- Il y a que je voudrais, moi aussi, être bien sûre que je
l'aimerai.

Par un mouvement irréfléchi, Maxime prit la main de Mariette et la
serra tendrement dans les siennes.

-- Il se trompe peut-être, répliqua-t-il, mais il a espéré
quelquefois qu'il ne vous était pas tout à fait indifférent.

-- Je le vois donc? fit Mariette, dont le visage, s'éclaira.

-- Oui... oui... souvent.

-- Et quel est son nom?

-- Maxime de Palonnier.

Mariette eut un sanglot de bonheur: un petit cri vif et doux comme
un cri d'oiseau s'échappa de ses lèvres, et elle leva sur Maxime
ses deux yeux voilés de douces larmes.

-- Oh! vous êtes le meilleur, le plus généreux des hommes! dit-
elle avec effusion, et ma vie tout entière ne suffira pas à vous
payer le bonheur que vous m'aurez donné!

En parlant ainsi, elle alla cacher sa tête éperdue sur la poitrine
du jeune homme, sans prendre garde à soeur Rosalie qu'un pareil
oubli pouvait à bon droit scandaliser.

Mais miss Fanny ne songeait guère à elle. Gaston venait de lui
raconter ce qui était arrivé, et à la nouvelle du récent
enlèvement de sa fille, elle s'était dressée de sa chaise,
palpitante, oppressée, le regard chargé de haine.

-- C'en est trop! dit-elle d'un ton violent; ils ont comblé la
mesure, et il est temps que nous intervenions.

-- C'est mon avis! approuva Gaston; j'y suis désormais résolu, et
ce que vous me direz de faire, je le ferai.

-- À la bonne heure! Dès aujourd'hui, moi, je me mettrai à
l'oeuvre. Nous n'avons plus de temps à perdre. Le moindre retard
peut aggraver la situation; et si nous restions plus longtemps
inactifs, ils tueraient la pauvre enfant.

-- Que décidez-vous?

-- Vous le saurez bientôt. Il faut que je réfléchisse... Mais ne
craignez rien: comptez sur moi, et je vous jure qu'avant peu je
saurai si Dieu est avec nous ou avec les misérables qui m'ont ravi
ma fille!

-- Devrai-je revenir demain?

-- Non, ne reparaissez plus. On vous épie désormais autant que
moi-même; nous avons peut-être manqué de prudence jusqu'ici, et il
ne faut plus retomber dans la même faute.

-- Où vous verrai-je, si je ne puis me présenter à Sainte-Marthe?

-- Laissez-moi faire et fiez-vous à moi. Seulement, pendant
quelques jours, rentrez chez vous de bonne heure et attendez que
l'on aille vous y trouver de ma part.

Gaston n'insista pas et se soumit.

Puis vingt-quatre heures se passèrent sans qu'il entendît parler
de rien ou qu'il vît personne; mais le lendemain soir, vers dix
heures, comme il était seul dans sa chambre, on sonna à la porte
et il alla ouvrir.

Et quelle ne fut pas sa stupéfaction en apercevant, sur le seuil,
miss Fanny Stevenson dans son costume de religieuse.

Miss Fanny passa une heure au moins chez le jeune commandant et
eut avec lui une longue conversation, à la suite de laquelle ils
prirent ensemble des résolutions énergiques qui devaient assurer
le succès de la difficile entreprise qu'ils allaient tenter.

Nous croyons inutile de faire connaître pour le moment ces
résolutions au lecteur; mais les événements dramatiques qui vont
suivre l'édifieront surabondamment sur ce point en l'initiant à un
monde inconnu, bizarre, mystérieux, qui s'est dérobé jusqu'à ce
jour sous un voile impénétrable, et qu'aucune main profane n'avait
encore osé soulever.




DEUXIÈME PARTIE

UN DRAME AU COUVENT




I


Il y avait plusieurs mois qu'Edmée avait quitté le couvent de
Sainte-Marthe.

Quand son père était venu la prendre à _l'Adoration_, il l'avait
trouvée bien abattue et bien triste. Elle avait beaucoup réfléchi,
et un changement profond s'était opéré en elle.

Ce qui lui arrivait lui semblait incompréhensible: quelque chose
se tramait qu'elle ne démêlait pas bien, mais qui l'effrayait.

Elle se sentait comme abandonnée, menacée même sans qu'elle eût pu
dire à propos de quoi.

Qui lui en voulait donc, et que lui voulait-on?

Elle s'y perdait.

Le jour où son père était venu la chercher à _l'Adoration_, elle
avait deviné, sous ses questions inquiètes, un chagrin qu'il
n'avouait pas, qu'il s'efforçait de dissimuler, mais qui se
trahissait par son attitude embarrassée, son front soucieux, son
regard qui se voilait par moment sous celui de sa fille.

Edmée ne l'avait jamais vu ainsi.

On eût dit qu'il avait honte; pour la première fois, il manquait à
sa franchise ordinaire.

La pauvre enfant se creusait l'esprit sans arriver à trouver une
explication qui la satisfît. Et elle se demanda quel malheur le
menaçait.

Elle aimait tant son père! C'était la seule personne au monde qui
lui eût jamais témoigné une réelle affection. Elle se le rappelait
à toutes les époques de sa vie, bon, dévoué, aimant, l'entourant
de soins, la berçant dans sa tendresse infinie.

Elle s'était habituée à être aimée ainsi! Pour mieux dire, elle ne
croyait pas alors qu'on pût l'aimer davantage ou autrement, et
elle s'était abandonnée confiante en cet amour, où elle
entrevoyait un avenir reposé et calme.

M. de Beaufort lui eût demandé de mourir qu'elle n'eût point
discuté, si elle avait pu croire que sa mort dût aider à son
bonheur.

Mais depuis quelque temps un grand trouble s'était emparé d'elle,
et il ne lui fut pas difficile de voir que M. de Beaufort n'était
plus le même.

Il ne lui parlait plus maintenant qu'avec contrainte; à peine un
pâle sourire effleurait-il sa lèvre. Une fois ou deux, des
mouvements d'impatience lui étaient échappés, lui qu'elle avait
toujours trouvé complètement placide et doux!

Que s'était-il passé?

Le jour de son départ de _l'Adoration_, elle avait tenté de
l'interroger; mille questions se pressaient sur ses lèvres; elle
avait espéré un moment que son père lui parlerait de Gaston, et
naïvement elle s'étonnait qu'il se fût tu sur ce point.

Un sombre nuage passa sur le front de M. de Beaufort et il
enveloppa sa fille d'un douloureux regard.

-- Pauvre et chère enfant, dit-il d'un ton contenu, ne m'interroge
pas; je ne puis rien te dire aujourd'hui, mais ne doute jamais de
mon inaltérable affection.

-- Vous savez bien que je suis résignée d'avance à faire tout ce
que vous me demanderez, dût ma soumission me coûter le bonheur de
toute ma vie! Mais, en échange de cette obéissance aveugle à vos
volontés, ne me sera-t-il pas permis au moins de connaître le sort
que l'on me destine, afin que je puisse m'y préparer?

-- Oui, tu as raison: je te dirai tout!

-- Quand cela?

-- Bientôt.

-- Et en attendant, vous allez me conduire dans une autre maison?

-- Où tu ne resteras pas longtemps!

-- Mais vous m'y viendrez voir?

-- Oui, oui, souvent, je te le promets! Est-ce que je pourrais
jamais renoncer à un pareil bonheur!

Edmée secoua tristement la tête.

-- Voyez, dit-elle d'un accent brisé, si j'ai besoin de croire à
votre amour, puisqu'il ne me restera plus que vous dans ce monde
dont je vais être séparée.

M. de Beaufort la prit dans ses bras et la baisa à plusieurs
reprises sur le front et dans les cheveux.

-- Tais-toi! tais-toi! balbutia-t-il, pendant que deux larmes
tombaient sur les joues de sa fille.

Celle-ci se dégagea brusquement, comme si ces deux larmes
l'avaient brûlée.

-- Vous pleurez! s'écria-t-elle effrayée. Oh! ce n'est pas moi, au
moins, qui vous cause ce chagrin?

-- Non; sur ma vie, je le jure!

-- Aucun danger ne vous menace?

-- Aucun. Quelle idée!

-- Mon Dieu! c'est la première fois; pleurer, vous? Mais
qu'arrive-t-il donc? Par pitié, au nom du ciel, dites-moi...

M. de Beaufort lui mit la main sur la bouche. Il avait fait un
effort surhumain et s'était contenu.

Il put ébaucher un sourire.

-- Voyons, dit-il, ne t'effraye pas. Tu es une enfant; je ne peux
pas tout te dire, mais avant peu, je l'espère, je te confierai ce
secret, qui, révélé aujourd'hui, pourrait n'être pas sans danger.
Comprends-tu?

-- Je ne comprends qu'une chose, c'est que je suis prête à vous
obéir.

-- À la bonne heure. Eh bien! partons!

-- Où me conduisez-vous?

-- Viens toujours. Ne m'interroge pas, et ne redoute rien tant que
je serai près de toi.

Edmée n'avait plus fait d'objection, et elle s'était confiée à son
père.

Dès le soir même, elle entrait dans un nouveau couvent, qu'elle ne
connaissait pas, dont elle n'avait pas même demandé le nom, et
après avoir été reçue par la supérieure, elle se laissait conduire
dans la cellule qu'elle allait habiter désormais.

Elle était comme accablée, ne cherchait à s'expliquer rien de ce
qui se passait, et se sentait disposée à n'opposer plus aucune
résistance. Plusieurs mois se passèrent de la sorte.

M. de Beaufort était venu souvent dans le commencement, et cela
l'aidait à vivre. Il ne l'abandonnait pas et c'est tout ce qu'elle
demandait.

Mais bientôt les visites de son père devinrent plus rares et plus
courtes.

Elle remarqua aussi que chaque fois son front était plus soucieux;
qu'il semblait préoccupé, qu'il ne parlait que par monosyllabes,
et répondait à peine à ses questions. Toutes ses appréhensions
reparurent; elle eut froid au coeur: elle s'imagina qu'elle était
la cause des soucis de M. de Beaufort, et vaguement elle entrevit
un abandon prochain.

Alors, son esprit s'exalta, et elle chercha à se réfugier dans un
autre sentiment plus intime, plus mystérieux, le seul qui pût la
sauver dans la détresse où elle se trouvait.

Elle avait à peine connu Gaston de Pradelle; mais il n'était pas
besoin de voir souvent le jeune commandant pour reconnaître en lui
une nature supérieure, un esprit élevé, un coeur excellent.

D'ailleurs, Gaston l'aimait; il le lui avait dit, et parfois, dans
le silence des nuits, elle se rappelait la douceur émue de sa voix
et l'éclat pénétrant de son regard.

Elle oubliait alors tout ce qu'elle avait souffert, l'isolement où
elle était réduite, pour ne songer qu'à cet amour, qui lui
semblait l'unique refuge où elle pût espérer la sécurité et le
bonheur.

Bientôt elle n'eut plus d'autre pensée, et sa passion s'augmenta
de tous les cruels soucis dont elle était abreuvée.

Il se développa même en elle, sous l'influence de cette solitude
que rien ne venait plus troubler qu'à de longs intervalles, une
audace de rêve qui lui communiqua des inspirations inconnues.

Ses nuits se peuplèrent de fantômes qu'elle aimait à revoir et
qu'elle évoquait avec ardeur.

Elle se faisait ainsi un monde à part, où elle vivait presque
heureuse.

Les autres souvenirs de sa vie s'effaçaient peu à peu, et à la
chapelle, sous la douteuse clarté des lampes nocturnes, ou dans sa
cellule, enveloppée du noir silence des longues nuits, elle ne
songeait plus à autre chose. Les heures passaient sans qu'elle les
comptât; souvent, l'aube blanchissait les rideaux de ses fenêtres,
qu'elle n'avait pas encore clos la paupière.

L'image de Gaston ne l'avait pas quittée, et ce n'est qu'aux
premières lueurs du jour qu'elle se décidait à abandonner son
chevet.

Ce fut là, pour elle, un dérivatif puissant aux tortures qu'elle
eût endurées.

Dès ce moment, elle ne fut plus seule.

Gaston était toujours près d'elle; elle lui parlait avec tout
l'abandon d'une âme pure et candide, et formait des projets
d'avenir auxquels elle l'associait, et dont la réalisation lui
paraissait de jour en jour plus facile.

C'était une consolation: mais cela pouvait aussi devenir un
danger; et dès qu'elle se trouverait de nouveau en butte aux
tristes réalités de la vie, il était à craindre qu'elle ne s'y
brisât.

Et puis, il y avait encore autre chose qui l'eût bien effrayée, si
elle s'en était aperçue.

Dans cet isolement, auquel elle se complaisait maintenant, sous
l'empire de ces aspirations, dont elle ne cherchait pas à modérer
l'ardeur, son amour avait pris des proportions inattendues... et
elle s'abandonnait à cette pente vertigineuse, sans se douter de
l'abîme où elle aboutissait.

Comment aurait-elle pu croire que ce sentiment, qui la prenait
avec tant d'autorité et par tous les sens, pût être répréhensible.
Il n'y en avait pas d'autre auquel elle pût se rattacher, et il la
rendait si heureuse! Qui donc eût pu la reprendre de s'y livrer
tout entière!

Lui offrait-on une autre issue à la douloureuse condition qui lui
était faite?

D'ailleurs, pour tout dire, à de certains moments, elle se sentait
prise du désir fou de se soustraire, à quelque prix que ce fût, au
sort injuste dont elle comprenait bien qu'elle était menacée; et
en quelles mains plus loyales que celles de Gaston pouvait-elle
remettre son honneur et son avenir.

Heureusement pour la pauvre recluse, Gaston n'avait point
découvert encore le couvent où on l'avait enfermée et aucune
catastrophe n'était à redouter; mais les événements allaient
bientôt se précipiter, et il n'était pas inutile d'établir dans
quelle situation d'esprit elle se trouvait pour bien expliquer la
part singulière qu'elle devait y prendre.




II


Un soir, Edmée se trouvait seule.

On était à la fin de mars: six heures venaient de sonner, et après
le goûter la pauvre enfant, était remontée dans sa cellule.

Depuis quelques jours, sans qu'elle eût pu dire pourquoi, une
tristesse indéfinissable pesait sur son esprit; elle se sentait
fatiguée de cette vie monotone qu'elle menait; la solitude lui
était lourde; elle avait des malaises, des inquiétudes, qui
sourdement s'emparaient de tout son être.

Elle étouffait sous ces murs épais et silencieux; un besoin
impérieux de mouvement et d'air la prenait; il lui semblait
qu'elle était enterrée vivante dans un cercueil étroit et qu'elle
ne pouvait plus respirer.

Dès qu'elle se trouva dans sa cellule, elle courut à la fenêtre et
l'ouvrit toute grande.

Il lui vint du dehors un souffle tiède auquel elle tendit sa lèvre
avide, et son regard plongea dans les allées du verger.

La nuit venait peu à peu.

Des ombres transparentes flottaient indécises dans le vaste
enclos, et au delà du mur de clôture elle entendait le piétinement
de quelques rares passants.

Il y avait là à une faible distance, une petite maison isolée, au
milieu d'un terrain vague, qui plus d'une fois déjà avait attiré
son regard.

Elle était inhabitée: tout ou moins n'y avait-elle jamais constaté
la présence d'aucun être humain, et les volets du premier étage en
étaient toujours fermés.

Oh! cette petite maison! que n'eût-elle pas donné pour y pénétrer
et y demeurer, ne fût-ce qu'une heure.

Libre! être libre! Quel rêve pour une malheureuse recluse!

Et puis, dans son imagination surexcitée, avide d'inconnu, il lui
semblait parfois que cette demeure renfermait un mystère; elle
l'avait préoccupée souvent, et sa curiosité était incessamment
éveillée sur ce point.

Elle resta ainsi absorbée, songeuse, tourmentée de questions
impatientes qu'elle adressait aux hôtes inconnus de la maison
abandonnée.

Tout à coup, elle tressaillit, et se retira de la fenêtre qu'elle
referma vivement.

Elle venait d'entendre des pas précipités dans le corridor qui
conduisait à sa cellule!

Qui cela pouvait-il être? Elle n'attendit pas longtemps.

On frappa à la porte.

-- Entrez! dit-elle d'une voix tremblante.

La porte s'ouvrit et un homme parut!

C'était M. de Beaufort.

Elle courut se jeter dans ses bras.

-- Mon père! mon bon père! s'écria-t-elle en fondant en larmes.

-- Chère Edmée!... dit M. de Beaufort.

Mais il n'acheva pas: Edmée venait de se relever et avait fait un
mouvement d'effroi.

-- Mon Dieu! balbutia-t-elle, je n'avais pas remarqué d'abord...
Vous paraissez ému... votre main est glacée... Qu'est-il arrivé?

-- Rien, rien!

-- Ne me cachez pas... je vous en conjure.

-- Remets-toi, je vais te dire...

-- Il y a un malheur!

-- Non.

-- Un danger?

-- Peut-être.

-- Ah! expliquez-vous, au nom du ciel! Que dois-je craindre?

-- Rien... pour toi?

-- Pour moi! fit Edmée avec étonnement, oh! ce n'est pas de moi
que je m'occupe.

-- Sans doute, sans doute, ton coeur est excellent, je le sais.
C'est aux autres et non à toi que tu penses d'abord. Eh bien, tu
as deviné: tout à l'heure, en descendant de voiture, comme
j'allais pénétrer dans le couvent, j'ai cru m'apercevoir que
j'étais suivi.

-- Suivi! répéta Edmée, et pourquoi?

-- Tu ne peux comprendre, et il faut que tu le saches cependant;
écoute: J'ai des ennemis qui, après avoir juré ma perte, ne
reculeront devant aucune audace pour atteindre leur but; et veux-
tu que je te dise quel est ce but infâme qu'ils poursuivent?

-- Parlez!

-- Ils ont comploté de t'enlever à mon amour, de t'arracher de mes
bras, enfin...

-- Quelle folie! interrompit Edmée, en commençant un sourire qui
s'éteignit aussitôt devant l'expression douloureuse qu'elle
remarqua sur les traits de son père. Mais vous savez bien
qu'aucune violence humaine ne triompherait de l'amour que je vous
ai voué et que je vous conserverai tant que je vivrais.

-- Oh! ils ne l'ignorent pas non plus: aussi n'est-ce point par la
violence qu'ils comptent procéder, et c'est bien plutôt une
complice qu'ils espèrent rencontrer en toi.

-- Une complice?

-- Ils l'ont déjà tenté, et si nous ne t'avions soustraite à leur
redoutable influence...

-- Que voulez-vous dire, mon père?

En interrogeant ainsi, la pauvre enfant levait sur M. de Beaufort
un regard où tremblait une lueur inquiète, et comme son père ne
répondait pas assez vite à son gré:

-- Quels sont donc ces ennemis qui ont médité un pareil projet?
ajouta-t-elle en se penchant, le souffle ardent et la poitrine
oppressée.

Vaguement, elle avait été touchée par le soupçon de la vérité, et
un frisson passait sur ses épaules. Il y eut un silence.

-- Vous vous taisez? insista Edmée.

-- Tu ne devines pas? répondit M. de Beaufort.

Edmée pressa son front de ses deux mains.

-- Ah! ce n'est pas de soeur Rosalie que vous voulez parler? dit-
elle après une courte hésitation.

-- C'est d'elle, au contraire, qu'il s'agit, dit M. de Beaufort.

-- Pauvre femme!

-- Tu la plains?

-- Si vous saviez comme elle est malheureuse.

-- Elle te l'a dit.

-- Souvent je l'ai vue pleurer. Elle a perdu une enfant et ne
s'est jamais consolée. Pourquoi vous en voudrait-elle? Quelle
raison de croire qu'elle ait eu l'idée de faire de moi une
complice, quand il est question d'attenter au bonheur de mon père.
Elle connaît mon coeur, je ne lui ai jamais rien caché, et puis...

-- Quoi?

-- Que peut-elle tenter, au couvent, d'où elle ne sort jamais?

-- Elle s'est fait au dehors un auxiliaire actif, qui, lui aussi,
a intérêt à découvrir ta retraite.

-- Un auxiliaire?

-- M. de Pradelle.

Edmée ferma les yeux comme sous une sensation aiguë.

-- M. de Pradelle, répéta-t-elle d'un accent contenu; ah!
j'espérais que vous m'épargneriez le chagrin d'entendre calomnier
de la sorte l'homme le plus loyal que j'aie connu.

-- Tu le défends?

-- Oui, mon père! comme je vous défendrais vous-même; car je
l'estime autant que je l'aime!...

Et comme à cet aveu son visage se couvrait d'une subite rougeur,
elle secoua vivement la tête, pour chasser toute défaillance.

-- Au surplus, ajouta-t-elle, je n'ai pas revu M. de Pradelle, et
ne le reverrai probablement jamais, non plus que soeur Rosalie;
ils m'ont oubliée sans doute: et vous savez que l'on peut compter
sur ma résignation, que je ne ferai rien qui ne soit conforme aux
idées d'honneur et de vertu que vous m'avez enseignées, et que de
quelque côté que vienne la violence, je saurai la repousser avec
la même énergie!

Edmée avait prononcé ces paroles d'un ton résolu et ferme qui
frappa M. de Beaufort.

Il tressaillit.

-- De quelque côté que vienne la violence, répéta-t-il. Quelle
pensée est donc la tienne?

-- Eh! le sais-je? et que puis-je répondre? répliqua Edmée avec
vivacité; vous ne voulez donc pas comprendre ce que je souffre...
Être ainsi seule, toujours, livrée aux plus amères réflexions...
et vous ne vous imaginez pas quelles nuits je passe, dans cette
froide cellule où nous sommes... et quelles résolutions folles
viennent parfois m'y solliciter!

-- Que dis-tu?

-- Toutes les jeunes filles que je connais ont au moins une mère
qui les aime; tandis que moi...

-- Malheureuse!

-- Vous voyez, j'en arrive à être injuste; mais est-ce ma faute?
et serai-je responsable, si on me pousse à quelque acte de
révolte?

-- Edmée?

La pauvre enfant fondit en larmes.

-- Non! non! je suis folle. Ne m'écoutez pas, dit-elle, tout ce
que je dis là est insensé; mais j'ai tant besoin d'être aimée!

M. de Beaufort ne répondit pas tout de suite.

Il allait et venait à travers la cellule, en proie à une agitation
extrême, ne sachant quel parti prendre, ni à quelles paroles avoir
recours pour calmer le désespoir de sa fille.

Enfin, il se rapprocha.

-- Chère Edmée! dit-il; chère enfant adorée! ne te laisse pas
aller à ce désespoir. Je vais partir, mais je reviendrai bientôt,
dans quelques jours, et je promets de mettre fin à ton chagrin. Tu
me crois, n'est-ce pas?

-- Et qui pourrais-je croire, si ce n'est vous?

-- Bien, bien; seulement, il faut te raisonner; nous avons, je le
répète, des ennemis cruels qu'aucune considération ne doit
arrêter, et qui sont résolus à se faire un jeu de notre repos et
de notre honneur.

-- Ah! ceux-là ne pourront rien contre l'amour que je vous ai
voué.

-- Eh bien, je pars rassuré. Tu es la meilleure des filles... et
crois bien que je n'ai d'autre souci que ton bonheur.

Et M. de Beaufort s'éloigna, laissant sa fille plus agitée et plus
émue qu'elle ne l'avait jamais été.

Machinalement, elle alla rouvrir la fenêtre pour rafraîchir son
front à l'air du soir, et s'y étant accoudée, elle laissa son
regard flotter indécis sur le tableau qui se déroulait devant
elle.

Mais alors une sensation violente la prit au coeur et un frisson
vint la glacer tout entière... tant ce qu'elle vit lui sembla
étrange, ou, pour mieux dire impossible.

Devant elle, au premier étage de cette maison abandonnée qui,
depuis quelque temps, attirait impérieusement son attention, les
volets de l'une des fenêtres avaient été ouverts et une lumière
brillait à l'intérieur.

Quelqu'un habitait là, qui venait d'y arriver et qu'elle n'avait
pas vu encore.

Qui cela pouvait-il être?

Quoique, en réalité, cet incident eût peu d'importance pour elle,
cependant elle s'y attacha avec une curiosité singulière et qui la
surprit elle-même.

En premier lieu, c'était une distraction, un aliment pour son
esprit, un intérêt pour son désoeuvrement.

Et puis, malgré elle, elle se sentait attirée par ce mystère: son
coeur se prit battre, comme si quelque chose d'elle-même eût été
là; ardemment elle se mit à regarder.

On venait d'ouvrir la fenêtre; elle avait vu un homme passer
qu'elle ne connaissait pas.

Cet homme s'était arrêté un moment, avait plongé son regard dans
l'enclos et s'était retiré.

Quelques minutes s'écoulèrent.

Elle continuait de voir l'homme qui rangeait les meubles,
déplaçant et replaçant la lumière, et revenant de temps à autre
jeter un coup d'oeil au dehors.

Ce manège intrigua Edmée.

Sa cellule était plongée dans l'ombre; on ne pouvait la voir. Elle
n'avait à craindre aucune indiscrétion.

Elle resta à la fenêtre, attendant...

Quoi? Elle eût été bien empêchée de le dire.

Pendant un quart d'heure, aucun incident nouveau ne se produisit;
et elle commençait à s'impatienter, quand l'homme reparut
brusquement à la fenêtre, se pencha de tout le haut de son corps
et prêta l'oreille.

Edmée en fit autant.

Presque aussitôt le roulement d'une voiture se fit entendre.

Le bruit était lointain, mais à chaque seconde il approchait.

On eût dit que la voiture était lancée à fond de train.

Peu de temps après, elle s'arrêtait derrière le mur de clôture, et
autant qu'elle pût en juger, à la porte de la maison abandonnée.

Une sueur glacée perla à ses tempes.

L'homme avait disparu avec la lumière pour aller au-devant du
véhicule; et elle écouta de toute son âme.

Il y eut alors un long moment de silence.

Mais Edmée avait l'ouïe subtile et fine, et, à travers la nuit
calme, elle perçut certains murmures de voix qui, quoique bien
faibles, parvinrent cependant jusqu'à elle.

On montait l'escalier de la maison en échangeant quelques paroles
rapides.

Puis la chambre aux volets ouverts s'éclaira de nouveau et deux
hommes y pénétrèrent.

Le premier, c'était celui qu'elle avait déjà vu -- mais l'autre!
l'autre!

Elle comprima ses lèvres avec violence et étouffa un cri de joie
folle.

C'était Gaston!

Elle fut obligée de se retenir à la fenêtre pour ne pas tomber, et
tout son coeur fut près d'éclater.

Gaston! Il était là, près d'elle; il avait découvert sa retraite
et venait tenter de l'en arracher.

Elle comprit bien mieux alors tout ce que M. de Beaufort lui avait
dit quelques moments auparavant.

Un homme l'avait suivi, en effet, et, après avoir constaté en quel
lieu il s'arrêtait, il s'était empressé d'envoyer prévenir le
jeune commandant, qui accourait.

Dans l'enivrement qui l'avait surprise, Edmée ne pensa à rien
autre chose et s'abandonna à la joie qui l'inondait.

Gaston ne l'avait pas oubliée; il l'aimait encore, toujours! et il
devait tout entreprendre pour la protéger et la défendre.

Comme elle l'aima, pendant les premières minutes d'étonnement, et
avec quelle ivresse oublieuse elle fût allée à lui, si elle avait
pu franchir le seuil de sa prison?

Toutefois, au bout d'un instant, une réflexion cruelle lui vint,
et une tristesse inattendue lui gâta son bonheur.

D'où venait que le loyal gentilhomme avait recours à ces procédés
mystérieux pour approcher de la femme qu'il aimait? Pourquoi
n'allait-il pas simplement, franchement, trouver M. de Beaufort,
et ne lui demandait-il pas la main de sa fille?

Pourquoi, enfin, ces moyens détournés, qui semblaient si
incompatibles avec la nature élevée et droite du jeune marin?

Il y avait là un point noir, dont l'ombre passa sur sa joie.

Quoi qu'il en soit, cette impression dura peu, et reprise aussitôt
par l'intérêt puissant qu'éveillait en elle la présence de Gaston,
elle revint vers la fenêtre et s'y pencha de nouveau.

Cette fois, Gaston était seul. Son compagnon s'était retiré.

Le jeune commandant se tenait debout à la fenêtre ouverte, et il
semblait prendre la topographie du couvent.

Tantôt son regard plongeait dans l'enclos et suivait la clôture;
tantôt il s'arrêtait sur le couvent même, et en fouillait âprement
tous les étages.

Edmée n'eut pas de peine à deviner ce qu'il cherchait ainsi; du
moins, elle crut que son observation se portait surtout sur les
cellules où il espérait découvrir la retraite de mademoiselle de
Beaufort.

Mais elle ne tarda pas à être singulièrement détrompée.

En effet, au bout de quelques minutes, elle s'aperçut avec
stupéfaction que le regard de Gaston se fixait obstinément sur un
autre point de la communauté, et quelque chose de bien important
devait l'attirer de ce côté, car il ne prit bientôt plus aucune
attention aux autres parties du couvent et même, à un moment, elle
remarqua qu'il échangeait quelques signaux rapides avec une
personne qu'elle ne pouvait pas voir.

Qu'est-ce que cela voulait dire?

Que se passait-il de ce côté? et quelle intelligence Gaston
s'était-il ménagée?

Elle en fut presque effrayée et retomba dans les mauvais soupçons
que lui avait suggérés son père.

Peu après, du reste, elle fut rendue à elle-même et à toutes ses
réflexions.

Gaston avait fermé la fenêtre; la lumière s'était éteinte et elle
avait entendu de nouveau le roulement d'une voiture qui
s'éloignait.

Il était parti, la nuit s'était faite autour d'elle; elle regagna
tristement sa petite couchette.

Pendant plusieurs heures, elle resta éveillée et songeant.

Instinctivement, elle se reprenait à toutes ses appréhensions, et
l'image de Gaston, évoquée à son chevet, ne parvenait ni à la
distraire ni à dissiper ses pensées sombres.

Aussi fut-elle une des premières à quitter sa cellule le lendemain
matin.

Elle avait besoin de se confier à Dieu et de le prier du plus
profond de son coeur.

Elle descendit à la chapelle.

Elle était déserte à peu près et n'y trouva que deux personnes.

La soeur sacristine et une jeune femme, qu'elle avait remarquée
depuis plusieurs jours et qui était venue au couvent, lui avait-on
dit, pour y passer quelques semaines de retraite.

Ce n'était point là un fait nouveau pour Edmée, et elle savait
depuis longtemps que c'est une coutume admise, pour faciliter à
certaines âmes pieuses de se retirer momentanément du monde et de
se réconforter dans le recueillement et la prière.

La jeune femme avait un moment éveillé l'attention d'Edmée; mais
elle était toujours voilée, et paraissait absorbée dans ses
méditations; elle n'insista pas, et s'était défendue jusque-là de
toute curiosité indiscrète. Mais ce matin, elle ne put rester
complètement calme, et dès qu'elle l'eut aperçue, elle ne la
quitta plus du regard.

La sacristine continuait ses fonctions banales; elle allait d'un
pas furtif, presque silencieux, à travers la chapelle, donnant un
coup d'oeil à chaque objet, surveillant avec une investigation
minutieuse.

Enfin, quand elle eut tout inspecté soigneusement, elle se dirigea
à pas lents vers la sacristie, et disparut.

Edmée restait seule avec l'inconnue.

Celle-ci était placée à peu de distance, mais elle ne pouvait la
voir qu'obliquement, et d'ailleurs le voile épais qui tombait de
son front lui cachait entièrement ses traits.

Seulement, elle remarqua que depuis un moment elle ne lisait plus
son livre d'heures, et qu'elle se tournait souvent vers la
sacristie.

Elle en fut intriguée, et redoubla d'attention.

Mais que devint-elle quand tout à coup la jeune femme se leva de
sa chaise, écarta brusquement son voile, et lui laissa voir son
visage, tout en mettant un doigt sur sa bouche.

Edmée eut toutes les peines du monde à se contenir.

C'était soeur Rosalie!

Mais déjà Fanny Stevenson avait quitté sa place et venait à elle.

Edmée l'attendit droite, immobile, glacée comme une statue de
marbre.




III


Quand soeur Rosalie passa près d'elle, elle fit un mouvement
involontaire, comme si elle allait lui parler.

Fanny Stevenson l'arrêta d'un geste impérieux.

-- Silence! dit-elle d'un ton rapide; vous ne me connaissez pas;
vous ne m'avez jamais vue; mais je suis près de vous, je veille!
Espérez.

Puis elle ajouta à voix basse encore.

-- En rentrant dans votre cellule, regardez dans le bahut qui est
au pied de votre lit!

Et sur ces mots elle s'éloigna, le voile baissé, l'attitude
recueillie, les bras en croix.

Edmée demeurait confondue, sans parole, sans volonté, anéantie.

Un moment, elle avait pu croire qu'elle était le jouet de quelque
illusion. C'était une ressemblance inouïe, impossible, mais ce
n'était pas soeur Rosalie.

Maintenant, elle ne pouvait plus douter.

Soeur Rosalie avait dépouillé ses vêtements de religieuse; elle
s'était introduite dans cette communauté sous un nom d'emprunt, en
prétextant un besoin de retraite; elle avait employé le mensonge
et la ruse, et pour cette manoeuvre coupable, elle avait gagné
Gaston et s'en était fait un complice.

Son coeur se déchira à cette pensée, et elle se rappela les
insinuations de M. de Beaufort.

Il avait donc dit vrai!

Et, en effet, soeur Rosalie ne devait avoir d'autre but que de se
rapprocher d'elle et de continuer l'oeuvre ténébreuse qu'elle
poursuivait.

Mais qu'espérait-elle en agissant de la sorte, et quelles
propositions avait-elle à lui faire?

Elle regagna sa cellule, en proie à un désordre sans nom.

La dernière recommandation de soeur Rosalie bruissait encore à son
oreille.

Quelle nouvelle surprise l'attendait en rentrant? Qu'allait-elle
faire? devait-elle prêter les mains à ce qui se tramait?

Son hésitation fut courte.

Il n'y avait d'ailleurs auprès d'elle personne à qui elle pût
demander conseil et elle savait bien qu'on ne l'entraînerait
jamais plus loin qu'elle ne voudrait aller.

Elle poussa la porte, la referma derrière elle, à double tour, et
marchant au bahut qu'on lui avait désigné, elle en souleva le
couvercle d'une main ferme.

Le premier objet qui frappa ses regards fut une lettre! Et,
désormais résolue, elle en déchira l'enveloppe, et courut à la
signature.

Elle était de Gaston de Pradelle!

Ses yeux se voilèrent de larmes, et sa poitrine se souleva.

Mais elle surmonta promptement l'émotion qui l'avait saisie, et se
mit à lire.

Voici ce que contenait cette lettre:

«Mademoiselle,

«Pardonnez-moi! et ne vous offensez pas de mon audace; j'aurais dû
attendre, sans doute, m'adresser à M. de Beaufort, que sais-je? --
mais j'étais si désespéré de vous avoir perdue, je suis si heureux
de vous avoir retrouvée, que je n'ai pu résister au désir de vous
écrire ces quelques lignes; depuis hier, je suis près de vous, je
vois de ma fenêtre la cellule que vous habitez; il me semble que
je vis de votre vie même; et si vous saviez quelle joie m'inonde
et à quels espoirs je m'abandonne! Il faut que je vous parle! Au
nom du ciel ne me repoussez pas! Je ne vous dirai pas qu'il s'agit
du bonheur de toute ma vie, mais il y va peut-être du repos et de
l'honneur de votre père, -- ne vous inquiétez de rien d'ailleurs;
toutes les précautions seront prises pour que personne ne puisse
apprendre que je vous aurai vue! mais vous connaîtrez au moins les
dangers qui vous menacent, et vous aurez, j'en suis sûr, confiance
en ma loyauté!

«Edmée! Edmée! ne repoussez pas l'homme qui donnerait tout son
sang pour assurer votre bonheur.

«G. de Pradelle.»

Edmée lut et relut cette lettre, et elle retira de cette lecture
bien des sentiments divers.

Que faire? que décider?

Ce que demandait Gaston était impossible.

Où le voir, à quelle heure, qu'avait-il à lui dire?

Et puis elle ne pouvait oublier les paroles de son père; il lui
avait parlé d'ennemis acharnés à sa perte et ces ennemis qu'il lui
avait nommés étaient précisément ceux-là qui venaient la
solliciter jusque dans la sainte demeure où on l'avait placée!

Ce n'est pas cependant que rien fût venu altérer la confiance
qu'elle avait en Gaston; elle l'aimait plus que jamais, au
contraire, dans la détresse où elle était réduite, et ne pouvait
penser et elle ne pensait pas qu'il y eût quelque perfide
machination dissimulée sous ses paroles.

Mais soeur Rosalie!

Quelle était cette, femme? d'où venait cette obstination de sa
part? à quel sentiment attribuer la recherche à laquelle elle se
livrait?

L'ennemie, c'était elle, à coup sûr, et elle avait abusé de Gaston
pour lui faire accepter une complicité coupable dans l'oeuvre
qu'elle préparait.

Au bout d'un instant, Edmée déchira lentement et comme à regret le
billet qu'elle venait de recevoir: puis elle s'approcha de la
fenêtre.

Elle était fort perplexe.

Elle ne s'était jamais sentie aussi découragée.

Toute la journée se passa sans qu'elle eût pris un parti, sans que
rien fût venu éclairer les ténèbres qui l'enveloppaient.

Vers le soir cependant, il lui sembla qu'une apparence de lumière
dissipait en partie cette obscurité.

Elle reprenait, pour ainsi dire, possession d'elle-même.

C'était un sentiment confus encore qui se faisait jour à travers
ses hésitations, et s'emparait avec autorité de son esprit.

Elle se sentait soutenue par son affection pour son père, par son
amour pour Gaston, et à aucun prix elle ne voulait être victime.

Ce fut, en quelque sorte, un commencement de révolte calme et
froide autant que résolue...

Mais le moyen lui échappait, et elle cherchait sa voie.

La nuit venait.

Le silence commençait à envahir le couvent; de nouvelles
impressions la reprenaient.

Aux approches de la nuit, elle avait comme des frissons; son
esprit s'exaltait; elle éprouvait un ardent besoin de prier.

Quand elle priait, à genoux sur la pierre, un grand apaisement se
faisait en elle: mais ce soir-là l'effet ne se produisait pas.

Après s'être agenouillée, quand elle eut joint les mains et levé
son regard suppliant vers le ciel, le désordre de son coeur ne se
calma point: sa poitrine battait au contraire avec plus de force;
mille pensées l'assaillaient à la fois, et il lui fut impossible
de se retrouver.

L'image de Gaston ne la quittait plus, mélancolique, attendrie,
murmurant à son oreille des paroles passionnées.

Elle se releva mécontente, presque irritée contre elle-même, et
elle allait se jeter sur son lit, quand tout à coup un bruit
presque imperceptible qui se fit derrière sa porte attira son
attention de ce côté.

Il était tard; tout dormait au couvent. Qui donc pouvait venir
jusqu'à elle à une pareille heure?

Elle n'attendit pas longtemps.

La clef tourna discrètement dans la serrure, la porte s'ouvrit et
soeur Rosalie entra.

Edmée recula épouvantée jusqu'à l'extrémité de la cellule.

Fanny Stevenson n'y prit pas garde.

D'un pas rapide elle marcha vers la cheminée, souffla la lampe qui
y brûlait, et revint droit à l'angle sombre où Edmée s'était
réfugiée.

-- Edmée! dit-elle alors d'une voix caressante et douce.

Mais l'enfant était plus morte que vive; son épouvante n'avait
fait qu'augmenter; elle repoussa vivement la main dont Fanny
Stevenson cherchait à se saisir.

-- Laissez-moi! laissez-moi! dit-elle d'une voix défaillante.

-- Vous me repoussez?

-- Que me voulez-vous? Pourquoi êtes-vous venue me chercher
jusqu'ici?

-- Je viens vous dire que Gaston vous attend.

-- Jamais! jamais!

-- Vous refusez de le voir, de l'entendre. Ah! qui donc vous a
inspiré de pareils sentiments pour les seuls êtres qui vous aiment
et qui donneraient leur vie pour assurer votre bonheur.

-- Vous le demandez! dit Edmée, en reprenant courage; mais c'est
mon père qui seul a le droit de veiller sur moi et de me
conseiller.

-- Votre père! répliqua miss Fanny d'un ton incisif; je devais
m'en douter; mais il est une autre personne dont il ne vous a pas
parlé, et qui, elle aussi, a bien les mêmes droits sacrés sur
vous.

-- Une autre personne?

-- Votre mère.

-- Madame de Beaufort!

Et il y eut dans l'accent dont Edmée prononça ce nom une pointe
d'ironie qui alla droit au coeur de Fanny Stevenson.

Avidement, elle se pencha vers la jeune fille tout émue.

-- Et si madame de Beaufort n'était pas votre mère! murmura-t-elle
en lui prenant cette fois les deux mains avec une autorité
farouche.




IV


Edmée se rejeta brusquement en arrière, épouvantée de ce qu'elle
venait d'entendre.

-- Ah! que dites-vous-là? balbutia-t-elle palpitante et en proie
au plus violent désordre.

Miss Fanny eut un ricanement sec et strident.

-- Voyons, chère enfant, poursuivit-elle, ne vous effrayez pas
ainsi et n'ayez pas peur d'une pauvre femme qui n'aime que vous au
monde, et qui ne veut et n'ambitionne rien autre chose que de vous
voir heureuse. Écoutez-moi, répondez-moi; il n'est pas possible
que, depuis longtemps déjà, vous ne vous soyez pas aperçue d'un
détail qui a frappé tous ceux qui vous ont approchée. C'est que
tandis que votre père vous entourait de toute son affection et de
toute sa tendresse, madame de Beaufort ne vous témoignait, elle,
qu'une grande froideur, et réservait toutes ses caresses pour
votre soeur. Est-ce vrai?

-- Peut-être!

-- Vous l'avez remarqué!

-- Quelquefois.

-- Et vous ne vous êtes jamais demandé la cause de cet
éloigneraient qu'elle paraissait éprouver pour vous?

-- Si je l'ai remarqué, je ne m'en suis jamais plainte, et j'ai
pensé qu'à mon insu je lui avais sans doute donné quelque sujet de
mécontentement.

-- Des reproches qu'elle pourrait vous adresser, il n'y en a qu'un
qu'il faille retenir.

-- Lequel?

-- C'est que vous êtes la fille de M. de Beaufort et non la
sienne.

-- Mon Dieu!

-- Et pour cela, elle vous hait. Votre présence lui est odieuse,
et elle ne sera tranquille et rassurée que lorsqu'elle vous aura
cloîtrée vivante ou enterrée morte.

-- Ah! cher et excellent père! murmura Edmée avec un sanglot,
comme il a dû souffrir et combien je vais l'aimer davantage!

Miss Fanny ne répondit pas.

La touchante résignation de la douce enfant la pénétrait dans ses
sentiments maternels, et elle était bien près elle-même d'éclater
en sanglots.

Mais elle réagit contre cette défaillance et ne tarda pas à
reprendre.

Seulement, comme elle allait poursuivre, Edmée venait de faire un
mouvement sous l'empire d'une sensation nouvelle et elle attendit.

Edmée hésita encore quelques secondes, puis faisant un effort sur
elle-même, elle s'approcha de miss Fanny et baissa la voix.

-- Vous savez donc l'histoire du passé? interrogea-t-elle d'un
accent troublé.

-- Oui, chère enfant.

-- Vous avez connu mon père?

-- Beaucoup.

-- Il y a longtemps?

-- Il y a près de vingt années.

-- Mais alors...

-- Quoi? Achevez.

-- Ma mère! Vous l'avez connue aussi?

-- Sans doute.

-- Et... elle est morte?

Edmée était à bout de force; sans trop savoir ce qu'elle faisait,
elle se jeta éplorée dans les bras de miss Stevenson.

-- Morte, non, pauvre âme aimée, dit celle-ci, rassurez-vous, elle
vit!

-- Est-ce possible?

-- Vous la verrez.

-- Ne me trompez pas.

-- Eh! qui aurait la cruauté de vous tromper, chère ange! Non,
elle vit, je le répète... et un jour, bientôt peut-être, elle vous
dira elle-même tout ce qu'elle a souffert de vous avoir perdue, et
la joie qu'elle a ressentie quand elle vous a retrouvée!

-- Mais d'où vient qu'elle m'a abandonnée? interrogea encore
Edmée, qui avait peine à se retrouver au milieu des idées confuses
qui lui venaient.

-- Est-ce qu'une mère peut abandonner son enfant? répartit
vivement miss Fanny.

-- Cependant...

-- Ah! vous apprendrez quelque jour les tortures qui ont été son
triste lot dans cette vie misérable qu'elle a menée; elle n'était
coupable que d'avoir trop aimé et d'avoir eu confiance, et on a
indignement abusé d'elle. Après son abandon, dont elle ne veut
plus conserver aucune amertume, il lui restait au moins sa fille.
Pauvre enfant! qui n'avait pas demandé à vivre, et à laquelle elle
ne demandait qu'à consacrer ses jours!... Mais on n'a pas voulu
lui laisser cette joie suprême.

-- Qui cela?

-- Un jour, on la lui a ravie, et on l'a enfermée entre les murs
d'une étroite prison où elle n'entendit jamais que la tempête
déchaînée, où nulle voix humaine ne vint jamais lui parler de sa
fille.

-- C'est horrible!

-- Et ce supplice, que l'on ne souhaiterait pas à son plus cruel
ennemi, ce supplice a duré dix années, dix années, entendez-vous?
pendant lesquelles elle a vieilli, ne redoutant qu'une chose, qui
était de mourir sans avoir revu et embrassé son enfant.

-- Pauvre mère!

-- Oui, plaignez-la, chère Edmée, aimez-la surtout!... car
désormais elle n'a plus que vous au monde, et vous seule pourrez
la consoler de toutes les souffrances qu'elle a endurées.

-- Ah! vous lui direz que je veux la voir.

-- Et quel bonheur ce sera pour elle de vous appeler sa fille!

-- Pourquoi n'est-elle pas venue déjà?

-- Elle était obligée à une grande prudence.

-- À quel propos?

-- Madame de Beaufort fait épier toutes ses actions.

-- Mais mon père?

-- Lui!

-- Il est bon, généreux.

-- Sans doute.

-- Si vous le voulez, quand il viendra, je lui dirai...

-- Non! non! interrompit vivement Fanny, le moment n'est pas venu,
il ne faut pas qu'il sache... tout serait compromis!

-- Je ne vous comprends pas.

-- C'est que je ne vous ai pas tout dit.

-- Qu'y a-t-il encore?

Miss Fanny eut une seconde d'hésitation qu'elle surmonta bien
vite.

Elle prit dans ses bras l'enfant qui, cette fois, s'abandonna sans
crainte, et la serra follement contre sa poitrine.

-- Mieux vaut vous dire toute la vérité, poursuivit-elle d'un ton
âpre; il y a des choses que vous ignorez, et ces choses sont
graves. Je vous parlais de votre mère, tout à l'heure.

-- Oui, oui, parlez-moi d'elle.

-- Et je vous disais qu'elle était restée seule avec son enfant;
mais il y a un détail qu'il faut bien que vous connaissiez, car il
peut créer à M. de Beaufort un danger terrible.

-- Que dites-vous?

-- Cette femme n'était point indigne de l'amour que
M. de Beaufort, qui s'appelait alors le comte de Simier, avait
conçu pour elle; elle était jeune, de caractère léger, peut-être,
mais se rappelant toujours les sévères leçons de vertu qu'elle
avait reçues dans son enfance; et quand elle succomba, elle était
légitimement mariée au comte.

-- Mariée! répéta Edmée en tressaillant.

-- Vous comprenez bien?

-- Sans doute; mais alors, depuis...

-- Depuis, le comte put la croire morte.

-- Ah!

-- Et, en tout cas, l'incendie du presbytère de Smeaton, où avait
eu lieu le mariage, devait lui faire croire qu'il ne restait plus
aucune preuve légale de cette union.

-- De sorte qu'aujourd'hui...

-- De sorte que si la malheureuse abandonnée voulait aujourd'hui
revendiquer ses droits incontestables, savez-vous ce qui
arriverait?

-- Oh! taisez-vous, c'est affreux? Et mon père le sait, sans aucun
doute, et voilà pourquoi il est maintenant si triste, si soucieux.
Quelle épouvantable épreuve!

Edmée laissa tomber son front dans ses deux mains, et pendant
quelques secondes elle garda le silence.

Miss Fanny l'observait avec inquiétude.

Enfin, elle releva la tête, et, à travers l'obscurité, ses regards
s'attachèrent ardents et fixes à la soeur Rosalie.

-- Quelle effroyable aventure! reprit-elle d'une voix tremblante;
mais vous ne m'avez pas tout dit.

-- Que désirez-vous savoir encore?

-- Ma mère?

-- Eh bien!

-- Vous la voyez souvent. C'est elle probablement qui vous envoie
vers moi.

-- Ah! si elle pouvait vous dire elle-même tout l'amour qui est en
elle.

-- Je l'aime, moi aussi, et je suis disposée à lui faire oublier
tout ce qu'elle a souffert.

-- Elle n'a jamais demandé autre chose à Dieu. Seulement, elle ne
veut pas qu'on lui enlève son enfant; et cela, on ne peut le lui
refuser! Aussi, quand elle a appris la séquestration dont vous
étiez victime; quand surtout elle a compris que l'on allait vous
retrancher du monde pour vous enfermer dans un cloître, alors, la
révolte s'est faite dans son coeur, et elle a juré de rendre le
mal pour le mal.

-- Sans doute.

-- Qui oserait l'en blâmer?

-- Personne, assurément. Mais en agissant de la sorte, elle n'a
pas pensé qu'elle allait placer sa fille dans une situation
terrible.

-- Que voulez-vous dire?

-- Moi, j'ai été habituée à considérer M. de Beaufort comme le
meilleur et le plus affectueux des pères; et s'il lui arrivait
malheur à cause de moi, je sens bien que je n'y survivrais pas.

-- Edmée!...

-- Vous le lui direz, n'est-ce pas? Et, ce qui vaut mieux, vous la
prierez de venir. On ne lui refusera pas de me voir! et elle
connaîtra mon âme tout entière. Voyez-vous, je suis bien jeune
encore, et j'ignore bien des choses; mais il est impossible
qu'elle ne soit pas touchée par les prières que je lui adresserai!
Tenez, laissez-moi ajouter quelques mots encore. Si la révélation
que vous venez de me faire ne m'a pas étonnée autant que vous vous
y attendiez sans doute, c'est qu'il y avait en moi, depuis
longtemps déjà, un pressentiment de ce qui arrive. Il me semblait
que madame de Beaufort ne m'aimait pas comme une mère doit aimer
son enfant. Vaguement j'avais l'instinct de la vérité, et dans mon
isolement je m'étais fait un idéal que je pusse aimer avec toutes
les tendresses, tous les abandons de l'amour filial: et si vous
saviez quel trésor d'affection je conservais au fond de mon coeur
à celle qui fut ma mère! Oh! elle peut être assurée que du jour où
je l'aurai retrouvée je ne la quitterai plus jamais, et son
désespoir, sa haine, sa jalousie, se fondront sous les caresses
que je lui prodiguerai. Croyez-vous que cela ne vaille pas mieux
que la vengeance qu'elle médite, et qui ne ferait pas seulement le
malheur de M. de Beaufort, mais qui me tuerait infailliblement.
Voilà ce qu'il faut lui dire, entendez-vous, et vous y ajouterez
les baisers de sa fille qui ne sera tout à fait heureuse que
lorsqu'elle pourra les lui donner elle-même.

En parlant ainsi, Edmée prit à son tour miss Fanny dans ses bras,
et la serra tendrement contre sa poitrine.

Mais presque aussitôt, elle se dressa inquiète et troublée.

-- Eh quoi! vous pleurez! dit-elle, frappée de surprise.

-- Ce n'est rien, balbutia miss Fanny les joues baignées de
larmes; ce que vous venez de me dire m'a attendrie; je n'ai pas
été maîtresse de me contenir; cela a été plus fort que moi. Mais
je suis forte, voyez, et je saurai...

-- Mon Dieu! fit Edmée, c'est bizarre!

-- Quoi donc?

-- Ce que j'éprouve.

-- Qu'avez-vous?

-- Depuis que vous m'avez parlé de ma mère, depuis que je sais
qu'elle vit, que je vais la voir, il me semble parfois que son
image se présente à moi, et alors...

-- Alors?...

-- Mais qui êtes-vous donc vous-même, qui me parlez avec tant de
bonté, qui vous intéressez à moi avec tant de dévouement?

-- Qu'importe?

-- Ne me cachez rien. Voyons, vous m'avez dit naguère que vous
aviez une enfant.

-- C'est vrai.

-- Qu'on vous l'avait enlevée, et que depuis vous la pleuriez
toujours. C'était une fille, n'est-ce pas?

-- Sans doute.

-- Quel âge aurait-elle aujourd'hui?

-- Mais...

-- Mon âge peut-être?

-- En effet.

-- C'est qu'alors... si vous saviez les idées qui me viennent.

-- Edmée!

-- Il y a si longtemps que je suis privée de ses caresses, et ce
serait une si douce joie de la presser contre mon coeur, en
l'appelant ma mère.

-- Ne parlez pas ainsi, ne m'ôtez pas le peu de force qui me
reste.

-- Mais c'est donc vrai?

-- Quoi?

-- Vous! C'est vous! Vous ne répondez pas? Ah! vous êtes ma mère!
Et que béni soit Dieu, qui m'envoie la plus douce consolation que
je pouvais attendre de lui, ma mère!...

-- Tais-toi! tais-toi, mon enfant bien-aimée, murmura miss Fanny,
à bout de courage et donnant un libre cours à son amour maternel.
Oui! oui! c'est moi. Tu l'as compris et je n'ai pas la force de
repousser le bonheur qui m'est offert. Pauvre chère? Ah! il y a
longtemps que moi aussi j'attendais cette heure bénie. Ils t'ont
bien fait souffrir! Ils avaient peur et voulaient te séparer du
monde, te jeter dans un couvent, pour que l'écho du passé ne pût
venir jusqu'à toi. Mais je veillais, vois-tu, et je suis arrivée à
temps pour empêcher une pareille infamie.

-- Que voulez-vous faire? interrogea doucement Edmée.

-- Tu ne me quitteras plus. Je ne veux pas que tu restes entre
leurs mains.

-- Que craignez-vous donc?

-- Tout... Il faut tout craindre.

-- Mais je ne consentirai jamais...

Miss Fanny eut un geste violent.

-- Eh, sans doute! répliqua-t-elle d'une voix stridente, je ne
doute ni de ton amour ni de ta résolution, à cette heure... parce
que je suis là près de toi, et que je te soutiens de mon énergie
et de mon ardente affection. Mais que je m'oublie un instant, que
je cesse de veiller une seconde, et demain, ils t'auront reprise,
et iront t'enfermer dans quelque cloître inconnu, loin de Paris,
au fond de la province, où jamais plus on n'entendra parler de
toi!

-- Croyez-vous que j'accepte un pareil sort?...

-- Pauvre cher trésor! Non... tu résisteras, priant et pleurant...
Mais est-ce que les prières et les larmes ont jamais attendri les
bourreaux?

-- Ah! mon père, du moins...

-- On ne le consultera pas. Cela se fera mystérieusement, à son
insu, et quand il l'apprendra, il sera trop tard, car le moment
psychologique sera venu, et toi-même tu auras été vaincue.

-- Que dites-vous?

-- Ce que tu ignores et ce que je sais, moi! -- Oh! on n'emploiera
pas la torture; on se gardera bien de heurter des sentiments
vivaces qu'une tyrannie brutale ne ferait qu'exalter... mais on
fera appel à ton amour filial, on t'enveloppera de mysticisme et
d'amour divin... on lassera peu à peu ta résistance, en te parlant
de sacrifice ou de renoncement, dans une langue harmonieuse et
tendre qui pénétrera ton coeur, et un jour tu seras tout étonnée
toi-même d'avoir oublié... ta mère qui t'aimait tant, et l'homme
qui t'avait choisie comme la compagne sainte de sa vie.

-- Gaston! murmura faiblement Edmée.

-- Oui, Gaston! Comprends-tu? Et ce n'est pas ce que tu veux,
n'est-ce pas; car tu l'aimes!

-- Ma mère!...

-- Tu l'aimes, te dis-je; et n'est-il pas digne de ton amour?

-- Enfin, que me conseillez-vous? dit encore l'enfant tout
étourdie de ce qu'elle entendait.

Miss Fanny ne lui laissa pas le temps de réfléchir.

-- Les instants sont précieux, dit-elle; madame de Beaufort
poursuit son but avec une vigilance implacable, et ton père, trop
bon, ne soupçonne rien de ce qu'elle prépare. Il faut donc se
hâter, car demain, peut-être, il sera trop tard, et l'on me
fermera l'entrée de cette communauté d'où l'on t'aura arrachée
toi-même.

-- Vous m'effrayez!

-- Tu as confiance en moi, n'est-ce pas? Tu sais que je ne te
conseillerai rien qu'une mère ne puisse demander à sa fille!

-- Que dois-je faire?

-- Il faut fuir!

-- Grand Dieu!...

-- Déjà, peut-être, madame de Beaufort est-elle avertie; la pensée
peut lui venir de profiter de cette nuit pour mettre à exécution
le projet qu'elle a formé.

-- Fuir! répéta Edmée avec un frisson... Mais songez donc!

-- J'ai songé à tout! C'est aujourd'hui samedi. À minuit, pour se
préparer à la célébration et à la communion du dimanche, toutes
les soeurs et quelques pensionnaires, se rendront à la chapelle;
tu t'y rendras, et je m'y trouverai aussi. Mais avant que l'office
ne soit fini, nous aurons quitté la communauté.

-- Et si l'on nous surprenait?

-- Il n'y aura, à cette heure, aucune surveillance au dehors. Nous
traverserons le verger sans être inquiétées, et Palmer nous
attendra dans la maison que tu as pu remarquer en face de ta
fenêtre.

-- Oh! comme je vais avoir peur!

-- Je n'ai pas voulu donner l'éveil en demandant une voiture, dont
l'arrivée pendant la nuit aux abords d'un couvent pourrait
paraître suspect. Nous partirons à pied, escortées de Palmer et de
Gaston, et, en moins d'une demi-heure, nous aurons rejoint celui
qui t'attend.

-- Gaston!

-- Tu consens, n'est-ce pas? Et demain, bien assurée qu'on ne
pourra plus t'enlever à mon amour, Gaston et moi, nous irons
trouver M. de Beaufort... ah! ne crains rien, car je jure, par ton
bonheur même, que je ne ferai rien qui puisse le troubler dans sa
sécurité. Est-ce convenu?

-- Je ferai ce que vous voudrez.

-- Et crois bien que tu n'auras rien à regretter.

Sur ces mots, miss Fanny embrassa tendrement Edmée, et s'éloigna à
pas rapides pour regagner sa cellule.

Edmée s'était laissée tomber accablée sur une chaise, et elle
resta une longue heure ainsi, repassant dans sa mémoire tout ce
qui venait de se passer.

Le premier coup de minuit la trouva dans la même attitude
recueillie et pensive.




V


Machinalement, quand elle entendit l'appel de la cloche, elle se
leva et fit quelques pas vers la porte.

Elle entendait autour d'elle, dans les couloirs du couvent, un
murmure de voix et de pas; les cellules s'ouvraient, se fermaient,
et les soeurs allaient à pas lents vers la chapelle qui était
située à l'extrémité de l'aile droite, et à laquelle on accédait
par un étroit et long corridor, percé de meurtrières comme dans
une véritable bastille.

Edmée jeta une mante sur ses épaules, couvrit ses cheveux d'un
voile épais, et prit à son tour le chemin de la chapelle.

Il faisait une nuit noire et fraîche; en passant près des
meurtrières, on percevait des bruits lointains, mais nulle des
pieuses filles ne s'occupait de ce qui s'agitait au dehors, et
elles ne songeaient qu'à l'office où elles se rendaient.

Edmée, elle, était profondément agitée.

Ce qu'elle allait faire, cette fuite à laquelle elle avait
consenti l'effrayait maintenant plus qu'elle ne l'eût cru tout
d'abord.

Elle n'avait pas réfléchi. Sa mère lui parlait d'un accent
pénétré, l'accablait de caresses, et le nom de Gaston revenait à
chaque moment dans ses paroles.

Elle ne pensait qu'à lui!

Mais depuis un moment bien des terreurs lui venaient; elle eût
voulu voir son père, lui raconter ce qui s'était passé, recueillir
un mot d'encouragement et de tendresse.

Comme elle arrivait à la chapelle, elle se croisa avec la
supérieure.

Elle l'avait peu vue encore, et elle lui avait paru froide et
sèche.

Cette fois, par exception, elle surprit un sourire sur sa lèvre.

Elle allait passer, elle l'arrêta.

-- Mon enfant, lui dit-elle d'un ton composé et doux, je suis
heureuse des dispositions où je vous vois. Priez Dieu du plus
profond de votre coeur; demandez-lui de vous envoyer un rayon de
sa grâce, et après l'office venez me trouver; il y a quelqu'un qui
aura à vous parler.

-- À moi, madame? fit Edmée étonnée.

-- À vous, oui, mon enfant; ne vous tourmentez pas, et croyez que
l'on s'intéresse à votre sort.

-- Mais, dites-moi au moins...

-- Tout à l'heure. Allez et élevez votre âme vers Celui qui seul
peut nous consoler.

Et elle entra à la chapelle et gagna la place qui lui était
réservée.

Edmée alla s'agenouiller dans un coin obscur, sans rien voir, pour
ainsi dire, sans rien entendre.

L'office commençait: elle fit un effort pour prier.

Mais elle ne le put pas.

Un sentiment supérieur s'emparait d'elle et l'absorbait tout
entière.

Quelques minutes s'écoulèrent ainsi; puis tout à coup elle sentit
une main la toucher vivement à l'épaule, pendant qu'une voix
murmurait à son oreille:

-- Ne bougez pas! disait la voix; ne vous retournez pas surtout.
C'est votre mère qui vous parle. Écoutez.

Edmée laissa tomber son front dans ses deux mains et prêta une
oreille avide. La voix continua:

-- Madame de Beaufort est ici! Il n'y a plus à hésiter: cette
femme a tout appris, et comme je le prévoyais, vous êtes perdue!

-- Mon Dieu! sanglota Edmée.

-- Il faut choisir entre votre mère et cette femme; il faut
décider si vous voulez renoncer à Gaston qui vous aime et que vous
aimez!

Edmée garda le silence, mais miss Fanny vit un frisson remuer ses
épaules.

-- Tout est prêt, d'ailleurs, ajouta-t-elle; dans cinq minutes, je
serai à la porte de la sacristie, et j'espère encore que vous ne
me laisserez pas partir désespérée et seule: Edmée! Edmée!

La pauvre enfant continuait de se taire, retenant son souffle,
n'osant faire un mouvement.

Alors miss Fanny secoua la tête d'un air sombre, et glissant
doucement à travers les pieuses assistantes agenouillées, le front
baissé, elle gagna sans bruit la porte extérieure.

Il était temps.

Les soeurs commençaient à se retirer les unes se dirigeant vers la
sacristie, les autres reprenant le chemin de leurs cellules.

L'office était fini, mais la supérieure restait toujours
agenouillée.

Edmée se leva.

Elle n'avait rien résolu encore.

D'un pas chancelant, elle marcha vers le corridor qui menait, au
couvent; mais une fois arrivée là, elle se trouva seule et
s'arrêta.

C'était sa vie même qui se jouait en ce moment; elle pensa à son
père, puis à soeur Rosalie, puis à Gaston; elle pressa sa poitrine
de ses deux mains et, résolument, sans plus réfléchir, elle
descendit dans le verger et marcha droit devant elle.

Elle venait de se rappeler que madame de Beaufort l'attendait, et
elle ne voulait pas la revoir.

Elle avait baissé son voile, ramené les plis de sa mante sur ses
épaules, et elle se mit à marcher dans la nuit.

Du reste, elle ne fut pas longtemps seule.

Au bout de quelques secondes, elle entendit des pas précipités
derrière elle, et peu après Fanny Stevenson venait la rejoindre.

Les deux femmes n'échangèrent pas une parole.

Le moment était redoutable. Le moindre retard pouvait être fatal.

Miss Fanny se contenta de lui prendre le bras par un mouvement
brusque.

-- Vous êtes venue... c'est bien! dit-elle à voix rapide et basse.
Marchons!

Et elle l'entraîna.

Elles atteignirent bientôt la porte de l'enclos. Miss Fanny s'en
était procuré la clef; elle l'ouvrit d'un geste fébrile, et elles
en franchirent le seuil.

Puis elle marcha vers la maison abandonnée, qui, n'était qu'à
quelques pas.

-- Gaston nous attend! dit-elle encore à l'oreille d'Edmée.

Et elles pénétrèrent enfin dans la maison. Malheureusement, elles
devaient rencontrer là une première déception.

Gaston ne se trouvait pas au rendez-vous, Palmer seul les
attendait.

-- Et M. de Pradelle? interrogea vivement Fanny Stevenson.

-- M. de Pradelle était ici vers onze heures, répondit Palmer; et
il n'a pas quitté son poste jusqu'au premier coup de minuit.

-- Il est parti?

--Faites excuse, miss... M. de Pradelle est parti, parce que l'on
est venu le chercher, mais il va revenir.

-- Voilà qui est bien invraisemblable, dit la jeune femme. Qui
donc savait que M. de Pradelle fût ici?

-- Gobson.

-- Lui! Et que venait-il faire? Qui l'envoyait? que voulait-il?

-- Ça... je n'en sais rien! répondit Palmer. Seulement, il fallait
que ce fût bien important, car, dès que Gobson eut parlé au
commandant, ce dernier n'a pas hésité.

Un pli soucieux, creusa le front de Fanny Stevenson.

--Voilà qui est bizarre! murmura-t-elle. Il y a là quelque
machination nouvelle que dans sa loyauté le commandant n'a pas
pénétrée... pourvu que...

Et prise d'une pensée subite, elle entraîna Palmer à l'écart, et
se pencha avidement à son oreille.

-- Est-ce que par hasard, dit Fanny avec un frisson,
M. de Pradelle portait Sur lui les parchemins que je lui ai
confiés?

Palmer s'inclina d'un air singulier.

--C'est probable, répondit-il; car, depuis le jour où vous les lui
avez remis, je suis certain qu'il ne les a pas quittés. Fanny
Stevenson devint blême.

-- Plus de doute, se dit-elle, comme se parlant à elle-même; et
pourtant j'hésite encore à croire que la pensée d'un pareil crime
soit venue à cette misérable...

Elle n'acheva pas.

Une rumeur, venant du couvent, avait frappé son oreille, et elle
s'était tournée vers Edmée, qui n'avait rien perdu de ce qui
s'était passé.

-- Notre fuite est découverte, dit-elle; il ne faut pas rester une
minute de plus. Partez, ou vous êtes perdue!

-- Ne nous accompagnez-vous pas? demanda Edmée étonnée.

-- Non! je reste. Madame de Beaufort est là! C'est elle qui mène
tout ceci. Je veux savoir enfin ce que j'ai à redouter de cette
femme. Mais ne craignez rien, chère enfant, ajouta-t-elle en proie
à une terrible inquiétude, qu'elle s'efforçait de dissimuler,
Palmer vous accompagnera, lui. Il connaît les chemins, il sait où
trouver une station de voitures; avant une heure, vous serez en
lieu sûr et à l'abri de toute recherche.

-- Ah! nous avons eu tort peut-être... balbutia Edmée tremblante.

-- Non, non, prenez courage. Écoutez! Ils approchent. Par grâce,
par pitié, mon Edmée chérie...

Et, s'adressant plus particulièrement à Palmer:

-- Allons, dit-elle d'un ton impérieux, partez, et n'oubliez pas,
vous surtout, que vous me répondez de ma fille!

Palmer salua d'un air ironique, qui, en toute autre circonstance,
eut certainement frappé la malheureuse mère, mais l'imminence du
danger lui enlevait à cette heure sa pénétration ordinaire, et
elle ne remarqua même pas qu'au moment de franchir le seuil de la
maison l'ex-capitaine d'armes de la marine américaine avait failli
trébucher contre le pas de la porte.

Un instant après, ils avaient disparu, et presque aussitôt madame
de Beaufort, accompagnée d'un grand nombre de soeurs, faisait
irruption dans la chambre où Fanny Stevenson les attendait.




VI


Dès qu'elle aperçut cette dernière, madame de Beaufort se
précipita de son côté avec un air de triomphe.

-- Je ne m'étais pas trompée, dit-elle. C'est cette femme qui a
préparé la fuite de ma fille.

Miss Fanny eut un sourire méprisant.

-- Votre fille! répondit-elle en se dressant devant madame de
Beaufort.

Mais la colère de celle-ci était trop violemment excitée en ce
moment, et c'est à peine si elle tint compte de l'interruption et
du ton dont elle était faite.

-- On la cache, répliqua-t-elle; on veut nous la dérober.

-- Elle n'est plus ici, interrompit encore miss Fanny.

-- Vous mentez!

-- Elle est partie, vous dis-je.

-- C'est faux!

-- Eh bien, cherchez!

Madame de Beaufort adressa un geste impétueux aux soeurs, et
aussitôt celles-ci se répandirent curieuses et fureteuses à
travers les chambres du rez-de-chaussée et du premier étage.

Mais l'investigation ne devait amener aucun résultat, et quand
madame de Beaufort les vit reparaître, elle ne put réprimer une
exclamation de rage.

-- Rien! dit-elle. Oh! vous paierez cher une telle audace!

-- Peut-être, répartit Fanny Stevenson.

-- M. de Beaufort ne manquera pas de vous demander compte...

Miss Fanny eut un sourire ironique.

-- M. de Beaufort! répéta-t-elle d'un ton mordant. C'est lui, en
effet, que j'aurais désiré voir, et s'il se trouvait ici en ce
moment, je ne pense pas qu'il pousserait l'imprudence jusqu'à me
demander de quel droit je suis venue arracher à votre haine la
malheureuse enfant que vous voulez m'enlever!

-- Ainsi, vous refusez de la rendre?

-- Je refuse! répondit miss Fanny avec fermeté.

Et s'approchant de madame de Beaufort, elle ajouta à voix plus
basse et plus ardente:

-- Mais vous ne savez donc pas qui je suis? Vous ignorez qu'en
outre de ce nom de Fanny Stevenson que je tiens de mon père, il en
est un autre que je tiens de mon époux, et celui-là! craignez, si
vous me poussez à bout, qu'il ne me prenne fantaisie de réclamer
les droits terribles qu'il me donne.

Madame de Beaufort ne répondit pas tout de suite.

Les dernières paroles de miss Fanny l'avaient-elles frappée? Un
sentiment nouveau s'était-il fait jour en elle? Ce fut inconscient
peut-être, mais elle se tourna lentement vers les soeurs, qui
écoutaient étonnées, et leur faisait signe de s'éloigner.

-- Allez, mes soeurs, dit-elle, je vous remercie du concours que
vous m'avez prêté et dont je n'ai plus besoin désormais;
mademoiselle de Beaufort a été enlevée, c'est à la justice
maintenant qu'il appartient d'agir; mais avant de rien
entreprendre, il faut que cette femme parle, et, pour obtenir ce
que j'en attends, il importe que je reste avec elle.

Pendant que madame de Beaufort s'exprimait ainsi et que les soeurs
gagnaient lentement la porte, Fanny Stevenson s'était assise,
impassible et sombre, plongée dans ses réflexions amères,
attendant l'instant où elle allait se trouver devant sa rivale.

Ce ne fut pas long.

Et lorsque la dernière religieuse se fut éloignée, elle vit venir
à elle madame de Beaufort, l'oeil ardent, la poitrine soulevée, la
lèvre tordue par une expression implacable et farouche.

-- Et maintenant, dit-elle d'un accent plein de fièvre, personne
ne nous écoute; vous pouvez parler, répondez-moi.

-- Qu'avez-vous à me demander que vous ne sachiez déjà? répliqua
miss Fanny Stevenson; vous m'avez volé ma fille et je l'ai
reprise. Qu'y a-t-il là dont vous ayez à vous plaindre! Maintenant
Edmée est en mon pouvoir et je saurai la garder! Il y a assez
longtemps que je suis privée de ses caresses, et aucune puissance
humaine ne l'arrachera de mes bras. D'ailleurs, elle a choisi
elle-même, sans hésiter, allant confiante et émue vers celle de
ses deux mères qui l'aimait! Car, et c'est là ce qu'il y a
d'atroce et ce qui vous condamne, depuis le jour où elle est
entrée dans votre demeure vous n'avez cessé de la traiter en
étrangère ou en ennemie. Elle ne demandait qu'à vous aimer, et
vous l'avez repoussée toujours, d'abord avec froideur, plus tard
avec haine! Voilà ce que je ne vous pardonnerai jamais. Pauvre
chère Edmée, Oh! tenez, si vous l'aviez entourée de douceur et de
bonté; si vous aviez pris pitié de sa condition misérable; si vous
n'aviez pas tenté de la cloîtrer indignement, lui refusant ainsi
sa part d'amour et de bonheur! peut-être me serais-je attendrie et
aurais-je gardé le silence, me contentant de la voir heureuse par
une autre, évitant d'éveiller ses tristesses, ne demandant à Dieu
que de lui continuer cette sérénité que vous lui eussiez faite.
Mais non! Vous avez torturé sa pauvre âme candide qui ne savait
rien du monde et s'effrayait de votre indifférence. Vous ne lui
avez pas même offert le mensonge de l'affection maternelle, de
sorte que la pauvre abandonnée n'avait pour tout refuge que le
coeur effaré et faible de son père. Eh bien! voilà ce qui a
réveillé en moi toutes les colères et toutes les indignations; je
suis sa mère, j'ai repris mon enfant, et prenez garde maintenant
que je ne vous rende à mon tour tout ce que vous lui avez fait
souffrir.

Madame de Beaufort, qui avait écouté sans interrompre, haussa
imperceptiblement les épaules, pendant qu'un sourire ironique
relevait le coin de sa lèvre.

-- Vous voulez vous venger? dit-elle d'un ton railleur, et l'on
m'en avait déjà prévenue, mais, vous voyez, que vos menaces ne
m'ont pas effrayée, et demain...

-- Demain, interrompit violemment Fanny Stevenson, demain, vous ne
serez plus peut-être que la maîtresse, de M. de Beaufort.

-- Vous croyez?

-- J'en suis sûre.

-- On m'a dit, en effet, que miss Fanny Stevenson avait eu la
précaution de se procurer un double de l'acte authentique de son
mariage avec le comte de Simier.

-- On vous a dit vrai.

-- Si ce document était en votre possession, vous, l'auriez déjà
produit.

-- Ah! vous avez raison, et c'est ainsi sans doute que vous auriez
agi!... Mais, moi, j'ai eu peur. Pourquoi le cacherais-je? À la
veille d'atteindre enfin le but si ardemment poursuivi, instruite
de vos projets, certaine que c'est vainement que l'on
s'adresserait à votre coeur de marbre, j'ai craint de votre part
quelque résolution extrême, quelque attentat odieux contre la
pauvre victime innocente, et, avant d'agir, j'ai voulu m'assurer
que ma fille n'avait plus rien à redouter de vous.

-- De sorte que maintenant...

-- Edmée est entre des mains qui sauront la protéger et la
défendre.

Madame de Beaufort fit un geste de condescendance ironique.

-- Tout cela est parfait, dit-elle sur un ton de persiflage, et je
commence à croire vraiment à l'existence de ces importants
documents.

-- Vous raillez!

-- À Dieu ne plaise! Seulement, après avoir pensé que j'avais
affaire avec une fille que M. Beaufort avait honoré d'un caprice
sur la côte d'Amérique, il m'est doux de reconnaître que je
m'étais trompée, et que j'ai devant moi une véritable comtesse de
Simier.

-- Dans quelques heures, mademoiselle Wilson n'en doutera plus.

-- Elle en sera ravie! toutefois, vous me permettrez bien
d'attendre que je vérifie par moi-même... car, en dépit de vos
assurances, j'ai bien quelque raison de croire que vous vous
trompez vous-même; ne voulant pas admettre que vous ayez
l'intention de nous tromper.

-- Comment cela?

Madame de Beaufort s'était rapprochée, le regard chargé de lueurs
sombres.

-- Mon Dieu! c'est fort simple, poursuivit-elle; et vous comprenez
bien, n'est-ce pas, que dans la situation menaçante où je me
trouvais, j'ai dû me renseigner sur votre compte et vous faire
surveiller avec soin?

-- Eh bien?

-- Eh bien! je ne mettrai aucune hésitation à déclarer qu'en effet
il paraît que vous avez entre les mains des papiers fort
compromettants pour M. de Beaufort et pour la femme à laquelle il
a donné son nom.

-- C'est Gobson qui vous a dit cela?

-- Lui ou un autre, qu'importe! Mais ce qu'il y a de
particulièrement intéressant dans la communication qui m'a été
faite, c'est que, par une mesure de prudence que l'on ne saurait
trop louer, vous avez cru devoir confier le précieux dépôt à la
loyauté d'un homme qui avait toutes les qualités humaines pour
justifier ce choix.

-- Vous le savez?

-- Gobson est un homme habile entre tous; il avait fouillé votre
cellule, et n'avait rien trouvé; alors, il s'est renseigné, il a
écouté aux portes, et en peu de temps il est parvenu à la
conviction que l'homme loyal dont vous avez fait votre confident
ne pouvait être que M. Gaston de Pradelle.

Instinctivement, pendant que madame de Beaufort parlait, miss
Fanny Stevenson se sentait envahir par le vague soupçon de la
vérité.

Madame de Beaufort, menacée dans son bonheur, était capable de
tout pour conjurer le danger, et miss Fanny se rappelait que
Gobson était venu chercher Gaston et qu'il s'était éloigné en sa
compagnie.

L'idée d'un crime traversa son esprit, et elle se prit à
frissonner.

Madame de Beaufort, qui l'observait, comprit ce qui se passait en
elle; elle ne voulut pas lui laisser le temps de s'abandonner à
l'effroi qui la gagnait, et reprit presque aussitôt:

-- Eh non! dit-elle sur le même ton railleur, ne vous effrayez pas
ainsi, et si implacable que vous me supposiez, ne croyez pas que
je me sois oubliée jusqu'à concevoir l'idée de me débarrasser par
un crime du jeune commandant que vous destinez à votre fille! Nous
avons des intérêts opposés, voilà tout! Et nous les protégeons de
notre mieux, chacun de son côté... Qui peut y trouver à redire?
Seulement, ne vous plaignez pas trop, si demain, quand vous
redemanderez à M. Gaston de Pradelle les parchemins que vous lui
avez confiés, il vous répond qu'il en a été dépouillé cette nuit,
dans un odieux guet-apens!...

Miss Fanny étouffa un cri de colère folle et fit un mouvement,
comme pour sauter à la gorge de madame de Beaufort.

Celle-ci s'inclina.

-- À demain donc, miss Fanny, ajouta-t-elle en gagnant la porte,
j'espère que cette nuit vous portera conseil et que vous vous
montrerez moins menaçante et plus traitable.




VII


Or, pendant que ceci se passait, Edmée s'était éloignée en
compagnie de Palmer.

La nuit était noire; une heure venait de sonner; pendant un quart
d'heure au moins ils marchèrent l'un à côté de l'autre sans
échanger une parole.

Edmée, en proie à une inquiétude que la situation eût suffi à
expliquer, pressait le pas, et ne songeait qu'à gagner un quartier
moins désert, où elle eût trouvé un mouvement et une circulation
qui l'eussent rassurée.

Les rues qu'elle traversait étaient silencieuses et mornes; il y
avait longtemps que les boutiques et les caboulots avaient retiré
leurs concours à l'éclairage municipal... À peine de loin
rencontrait-elle quelques rares passants, et la voie enténébrée
qu'elle suivait ne se piquait de points lumineux qu'à de longs
intervalles.

C'était la première fois qu'elle se voyait perdue dans le Paris
nocturne, sous la protection d'un homme qu'elle ne connaissait
pas, et parfois un frisson de terreur passait sur sa chair.

Elle regrettait d'avoir quitté le couvent et se demandait en quel
lieu on la conduisait ainsi.

Que n'eût-elle pas donné pour sentir Gaston près d'elle et
s'appuyer sur son bras!

Pourquoi ne l'avait-il pas attendue: quelle raison impérieuse
l'avait contraint de s'éloigner?

Sans doute le jeune commandant avait dû croire que soeur Rosalie
n'abandonnerait pas sa fille en pareille occurrence; cela
justifiait son absence. Mais où était-il allé? D'où vient qu'on ne
lui avait rien dit sur ce point?

À toutes ces causes de trouble s'ajoutaient certaines remarques
qu'elle avait faites, chemin faisant, sur le compte de son
compagnon.

Cet homme avait des allures étranges, presque suspectes.

Il n'avançait que d'un pas lourd, s'arrêtait de temps en temps
pour tirer de sa poche un objet qui avait la forme d'un flacon et
qu'il portait fréquemment à ses lèvres. Puis, après s'être essuyé
la bouche et avoir marmotté, en anglais, quelques mots
inintelligibles qu'Edmée ne comprenait pas, il reprenait sa marche
pesante, sur laquelle la pauvre fugitive était obligée de régler
la sienne.

Au bout d'un moment, ce manège finit par l'impatienter, et elle ne
put s'empêcher de lui faire quelques remontrances.

Palmer les accueillit par un ricanement obséquieux.

-- Ne vous fâchez pas, miss, répondit-il d'une voix mal assurée;
et fiez-vous à moi! Car vous pouvez être certaine qu'il ne vous
arrivera aucun mal tant que vous serez sous la protection du
capitaine Palmer, citoyen de la libre Amérique.

-- Cependant, insista Edmée, il me semble que vous n'êtes pas bien
sûr du chemin que vous me faites suivre?

Palmer eut un haut-le-corps.

-- Que dites-vous là, miss! répliqua-t-il sur un ton de doux
reproche; mais je connais ces quartiers aussi bien que je connais
ceux de New-York, qui est la première cité du monde! Seulement, il
faut tenir compte de tout et il fait ce soir un brouillard...

-- Un brouillard? fit Edmée; mais il n'a jamais fait, au
contraire, de nuit plus claire.

-- Cela vous plaît à dire, et les jeunes miss comme vous ont des
yeux que n'ont jamais eus de vieux marins comme moi! Pourtant, ce
n'est pas pour me vanter, mais quand j'avais votre âge et que
j'étais mousse à bord du _Washington_, qui est le plus beau
steamer que la mer ait porté, j'aurais à vingt milles, nommé les
cailloux les moins connus de la côte américaine. Mais aujourd'hui
vous comprenez... on a ses soixante ans, et dame...

-- Marchons, ne nous arrêtons pas, interrompit la jeune fille.
Voyez, il n'y a plus personne maintenant autour de nous; et si
quelque malfaiteur...

Palmer se dressa de toute sa hauteur, et ferma les poings qu'il
lança à plusieurs reprises en avant.

-- Oh! oh! dit-il, ceci est une autre affaire; et si la vue a
baissé, il n'en est pas de même du reste; or, il est bon que vous
sachiez, miss, que le capitaine Palmer a été et est encore un des
plus redoutables boxeurs des Provinces Unies. Je sais qu'il n'est
pas bienséant de faire son éloge, et que cela dénote un esprit
borné et vulgaire, mais je dois vous dire, ne fût-ce que pour vous
rassurer, que les plus habiles de vos lutteurs français ne
brilleraient guère contre les deux poings que voici!

En parlant de la sorte, Palmer avait relevé ses manches, et se
disposait à prendre les différentes poses classiques de la boxe.

Edmée eut un geste suppliant.

-- De grâce! capitaine, dit-elle, je vous en prie, ne nous
attardons pas davantage. Songez que l'on nous attend, et qu'à
cette heure...

Palmer devint grave subitement.

-- Ce sont d'excellentes raisons, miss, et je n'ai rien à y
opposer. Remettons-nous en route, et vous verrez qu'avant peu...

Il se reprit à marcher; mais dès les premiers pas et comme si les
paroles qu'il venait de prononcer l'avaient altéré, il tira son
flacon de sa poche et le vida d'une longue gorgée.

-- Voyez-vous, miss, continua-t-il, en suivant la jeune fille, il
n'est peut-être pas inutile que je vous dise, parce que vous
pourriez vous étonner. Enfin, ça, c'est dans mes conventions avec
miss Fanny Stevenson.

-- Vos conventions?

-- Vous l'ignorez? Je m'en doutais. Eh bien, quand je suis entré à
son service -- il y a longtemps de cela -- j'avais un défaut
invétéré: le gin! On peut sans honte confesser ses faiblesses.
Moi, j'étais un ivrogne; on me connaissait bien à Smeaton et à
Québec. On n'est pas parfait, n'est-ce pas? et plus d'une fois
cela a manqué de me porter malheur.

Quand j'ai rencontré miss Fanny Stevenson, une maîtresse femme
celle-là, continua Palmer, il a fallu prendre un parti. J'étais
ruiné, criblé de dettes; le marchand de gin ne voulait plus faire
crédit, et je serais mort de soif, ce qui doit être la plus
affreuse mort qui se puisse imaginer, du moins je le suppose.
Comprenez-vous?

-- Oui! oui! Avançons, dit Edmée en l'entraînant.

-- Mourir de soif! répéta Palmer, poursuivant son idée. Je n'avais
peur de rien, si ce n'est de ça. Alors miss Fanny, qui est un
grand coeur, me dit qu'elle voulait me sauver, qu'elle me
prendrait près d'elle et m'habillerait et me nourrirait; mais tout
cela à la condition que je ne boirais plus. Seulement, et avec une
intelligence qu'un homme n'aurait jamais eue, elle comprit qu'elle
me demandait là une chose impossible, et, pour faire la part du
feu, elle m'accorda le dimanche, pendant lequel je redevenais
libre de me livrer à mon penchant mignon. Voila ce qu'elle a fait,
miss; et depuis, par l'âme de mon père, s'il en avait une, je jure
que j'ai observé fidèlement le contrat.

Et comme, en jurant ainsi, maître Palmer festonnait légèrement sur
le trottoir, Edmée commença une observation à laquelle l'ex-
capitaine d'armes coupa court par un geste de douce ironie.

-- Bon, je sais ce que vous allez dire, interrompit-il; mais c'est
que vous n'avez pas réfléchi.

-- À quoi?

-- Eh! au jour où nous sommes.

-- Comment?

-- Voyons, rappelez-vous, miss; faites moi l'honneur de vous
rappeler, je vous prie; quand nous avons quitté votre mère, tout à
l'heure, n'avez-vous pas entendu une heure sonner à l'horloge du
couvent?

-- Sans doute.

-- Une heure après minuit! cela voulait dire que samedi était
fini, et que nous entrions dans le saint jour du Seigneur!

Et il se mit à rire d'un rire épais et aviné.

Edmée se sentit froid jusqu'aux os.

Mais la réalité du danger lui rendit presque aussitôt une énergie
factice, et elle n'eut pas même l'idée d'adresser au capitaine
d'armes un reproche qu'il n'eût pas compris, et que d'ailleurs il
ne méritait pas...

-- Soit! soit! vous avez raison, dit-elle, et vous êtes resté
fidèle à vos conventions.

-- À la bonne heure!

-- Mais vous ne voudrez pas cependant que nous ayons jamais à nous
repentir d'avoir eu confiance en vous, et j'espère que vous
remplirez votre mission comme un homme d'honneur que vous êtes.

L'ex-capitaine eut un geste attendri.

-- Vous êtes un ange, miss, répondit-il d'un ton ému; avec des
paroles comme celles-ci, vous me feriez passer par un trou
d'aiguille, quoique cela paraisse impossible. Allons, c'est dit,
et nous allons, cette fois, nous remettre dans la bonne voie, dont
je crains bien qu'en effet nous ne nous soyons un peu écartés. Du
reste, ajouta-t-il en fouillant sa poche et en tirant le flacon,
vos marchands de gin français sont tous d'éhontés voleurs, et ils
n'avaient rempli qu'à moitié cette bouteille qui est déjà vide;
qu'elle aille donc rejoindre les autres, et Dieu me fasse la grâce
de les retrouver pleines toutes au jour du jugement dernier!

Et d'un mouvement brusque il lança en arrière la fiole, qui alla
se briser sur le pavé.

Edmée fut soulagée d'un grand poids à cette vue, et c'est d'un
coeur plus léger qu'elle se reprit à marcher.

Quelle heure était-il? Elle n'en savait absolument rien, et
ignorait également dans quel quartier elle se trouvait.

La voie dans laquelle ils étaient engagés était large, et
prolongeait au loin sa longue ligne de becs de gaz.

Tout en marchant, Palmer faisait des efforts inouïs pour
s'orienter.

Mais il avait beau faire, regarder à droite et à gauche,
interroger les profondeurs sombres de l'horizon, il ne parvenait
pas à se reconnaître.

Il en conçut un violent dépit; et alors, se raidissant dans son
obstination, ne voulant pas avouer qu'il s'était trompé, il
pénétra dans une rue étroite et longue qui descendait vers la
Seine, et entraîna avec assurance Edmée, qui crut qu'il avait
enfin retrouvé son chemin.

Mais à mesure qu'ils avançaient, ses appréhensions lui revinrent.

Elle voyait bien que Palmer était sérieusement égaré.

-- Mon Dieu! qu'allons-nous devenir! balbutia-t-elle éperdue.

Palmer ôta son chapeau, s'épongea le front de son mouchoir et
souffla bruyamment.

-- Voilà qui est incroyable, grommela-t-il. Voyez-vous, miss, cela
n'est pas aussi étonnant que vous pourriez le penser. Depuis
quelque temps, la municipalité de Paris fait opérer des trouées
fréquentes dans ces quartiers, et les plus habiles ne s'y
reconnaissent plus.

-- Si encore nous pouvions demander notre chemin à quelqu'un.

-- Bon! fit Palmer en un accès de belle humeur; il y a bien à
Paris un grand nombre de policemen, mais cela se passe ici comme
dans la libre Amérique, et c'est surtout quand on en a besoin
qu'on ne les trouve pas!

-- Que faire? que faire? dit Edmée avec un sanglot.

-- Prenez mon bras, si vous êtes fatiguée, miss. C'est le bras
d'un honnête homme, et il saura vous soutenir et vous défendre.
Pour égarés, nous sommes égarés; c'est incontestable, mais en y
mettant de la persévérance, il n'est pas possible...

-- Continuons donc, fit la pauvre enfant avec résignation.

Cependant Palmer était sourdement irrité; une sueur abondante
inondait son visage rubicond, et l'on entendait sa respiration
siffler en passant dans sa gorge desséchée.

À plusieurs reprises il fit claquer sa langue contre son palais en
feu.

-- Brigands de marchands de gin! grommelait-il, ce sont eux qui
seront cause de ma mort. S'ils ne m'avaient pas volé, comme des
_convicts_ effrontés qu'ils sont, je pourrais encore humecter ma
langue qui est plus sèche qu'une éponge. Oh! si j'étais quelque
chose dans la police!

Il allait poursuivre; mais tout à coup la parole resta suspendue
sur ses lèvres et, brusquement, il s'arrêta.

En même temps un immense soupir de satisfaction soulevait sa
poitrine, et il se tournait en souriant vers la jeune fille.

Celle-ci ne vit pas son sourire dans la nuit, mais elle comprit
que quelque chose d'inattendu, d'inespéré, était survenu et elle
s'en réjouit.

-- Qu'y a-t-il? demanda-t-elle vivement.

Palmer étendit son bras vers un point de l'horizon.

-- Regardez! répondit-il.

Il y avait à quelques pas, au coin d'une ruelle noire, au rez-de-
chaussée d'une maison borgne, une lumière qui brillait à travers
des rideaux de cotonnade rouge et répandait des lueurs de sang sur
le pavé de la rue.

-- Qu'est cela? interrogea encore Edmée.

Palmer eut un nouveau sourire épanoui.




VIII


-- Ça, miss, répondit-il avec complaisance, c'est ce que l'on
appelle ici un caboulot, ou, pour parler plus clairement, un
établissement où, à toute heure de jour et de nuit, le passant,
altéré peut trouver à se rafraîchir.

-- Ah! j'espère au moins que vous n'avez pas l'idée d'entrer dans
cette maison.

-- C'est cependant là seulement que l'on pourra nous indiquer
notre chemin. Laissez-moi faire.

Et comme il se dirigeait déjà vers le caboulot, Edmée le retint.

-- Au moins vous n'allez pas m'abandonner seule, dans cette rue,
dit-elle.

Palmer protesta du geste.

-- N'en croyez rien, répondit-il, car j'entends que vous ne me
quittiez pas. C'est l'affaire d'un moment, le temps de demander
notre route, et après...

Palmer semblait avoir, depuis un moment, recouvré son aplomb et sa
solidité; la vue du caboulot, l'espoir d'y trouver à s'y
désaltérer lui avaient rendu une partie de sa présence d'esprit;
et c'est d'une main assurée et ferme qu'il ouvrit la porte.

Il entra suivi de près par Edmée qui se laissait conduire sans
essayer de résister.

Toute observation eût été inutile; elle le comprenait, et
d'ailleurs, elle espérait maintenant que quelques-unes des
personnes qu'elle allait voir lui indiqueraient son chemin.

Dès qu'elle eut mis le pied dans la salle du rez-de-chaussée, sa
confiance ne tarda pas à être fortement entamée.

Il régnait là une fumée opaque, une odeur acre qui la prit à la
gorge, et les premiers visages qui frappèrent son regard étaient
si repoussants, il y avait une telle expression d'abrutissement
sur ces physionomies dont jamais elle n'avait connu d'équivalent,
qu'en dépit de sa résolution elle éprouva un profond dégoût, et
qu'en même temps elle se sentit prise de nouvelles terreurs.

Elle chercha Palmer pour se rapprocher de lui et lui communiquer
ses inquiétudes.

Mais celui-ci avait aperçu le comptoir de zinc derrière lequel se
tenait une énorme matrone, et il s'était fait servir une abondante
libation.

-- M. Palmer! supplia-t-elle, en le touchant de la main.

Palmer avala le contenu du verre que l'on venait de lui remplir.

Il se retourna réconforté.

-- Nous y voici, miss, répondit-il; vous voyez, ça n'a pas été
long. Et maintenant, nous allons nous occuper des choses
sérieuses.

Mais comme il se disposait à questionner la matrone son pied
s'engagea dans un escabeau placé près du comptoir, et il manqua de
tomber.

-- Ce n'est rien! dit-il en se raidissant; et nous en avons vu
bien d'autres... Voyons... nous allons partir... ayez confiance en
moi... et si quelqu'un osait...

Le malheureux était complètement étourdi. La chaleur intense qui
régnait dans la salle, la fumée épaisse du tabac, l'odeur combinée
des différentes liqueurs alcooliques, tout cela avait agi sur son
cerveau, et il commençait à perdre le sentiment de lui-même.

Il promena autour de lui des regards hébétés et stupides.

-- Ah çà! où sommes-nous donc ici? balbutia-t-il en tournant
autour du comptoir et se dirigeant comme malgré lui vers les
tables occupées par les étranges clients du caboulot. Dieu damne!
Je ne m'y reconnais plus, et à moins que ce ne soit ces
gentlemen...

Des rires cyniques l'interrompirent... et il se dressa à la
manière des ivrognes...

Cependant, les consommateurs du sinistre établissement avaient
fini par remarquer le nouveau venu, et, en le voyant osciller sur
lui-même, ils s'étaient mis à échanger entre eux des quolibets
grossiers, entremêlés de propos ignobles.

-- Eh bien! il est un rien poivre! dit l'un.

-- Où a-t-il pris cette paille? ajouta un second.

-- Il faut aller le remiser! conclut un troisième.

Palmer écoutait sans comprendre, l'oeil atone, les bras inertes.

Il n'avait pas été initié encore aux mystères de l'argot et se
contentait de regarder en ébauchant un sourire.

Mais bientôt la situation s'accentua et prit une autre tournure.

Après avoir accueilli l'apparition de l'ex-capitaine d'armes par
une bordée de lazzis, quelques-uns des consommateurs venaient
d'apercevoir Edmée, et presque instantanément ils changèrent
d'allure et de langage.

D'abord, ce fut une impression manifeste d'étonnement.

Les jolies filles étaient très rares dans le caboulot de la mère
Michel, et, en tout cas, quand par hasard quelques-unes s'y
égaraient, ce ne pouvait être que certaines malheureuses
appartenant au personnel le plus abject de ces quartiers.

On les connaissait presque toutes; la matrone les saluait d'un
geste cynique, et chaque hôte du bouge savait à qui il avait
affaire.

Mais ici, c'était bien différent.

Jamais encore on n'avait vu un visage plus gracieux, un regard
plus doux, un corps plus svelte, une attitude plus décente.

On eût dit quelque apparition céleste dans un cercle de démons.

L'effet ne se fit pas attendre.

Les, yeux s'allumèrent pleins de convoitise ardente, et l'un des
plus audacieux de la bande se leva de table et fit quelques pas
vers le comptoir.

C'était un grand garçon, habitué du caboulot, ancien boucher, que
l'on appelait le _Coupeur_, un spirituel sobriquet sous lequel il
était fort connu dans l'établissement. Quant à son autre nom, on
l'ignorait; il avait le front déprimé, les épaules robustes et
voûtées, et l'oeil, les lèvres, toute la physionomie enfin,
exsudait la passion et le désir effrénés.

Il n'avait pas proféré une parole; mais sa poitrine avait des
grondements de fauve; son intention n'était douteuse pour aucun
des assistants.

On devinait facilement la scène qui allait se passer, et il ne
pouvait venir à l'esprit de ces étranges témoins, la pensée d'y
mettre opposition.

Cependant Edmée n'avait pas fait un mouvement. Réfugiée derrière
Palmer, elle ne songeait qu'à fuir. À travers la fumée opaque,
elle ne voyait rien et ne comprenait que bien vaguement une partie
du danger qu'elle courait.

Mais quand elle aperçut le _Coupeur_ qui se dirigeait de son côté,
qu'elle distingua ses traits repoussants et qu'elle remarqua
surtout la hideuse expression de luxure qui faisait briller son
regard, son sang se figea dans ses veines; elle eut l'instinct de
ce que voulait cet homme, et, les joues livides, le geste affolé,
elle enfonça ses doigts dans le bras de Palmer.

Une plaisanterie grossière du _Coupeur_ vint encore ajouter à son
épouvante.

-- De quoi! de quoi! dit l'ancien boucher en avançant à pas lents,
avec un rictus ignoble au coin de la bouche; est-ce que l'amour
vous fait peur? ou craignez-vous de rendre jaloux le boule-dogue
qui vous accompagne?

Une hilarité générale salua ces paroles. On trouva la plaisanterie
tout à fait de bon goût, et chacun crut devoir l'appuyer de
quolibets nouveaux à l'adresse de Palmer.

-- Bien envoyé! dit l'un.

-- Il est rien _bate_, le gros vieux! ajouta un autre.

-- Et s'il renifle, on l'enverra éternuer à Chaillot, proposa un
troisième.

Pendant que ceci se passait, l'attitude de Palmer s'était
sensiblement modifiée.

Sous l'impression des attaques dont il était l'objet, il avait
secoué fortement la tête, à la manière des dogues acculés, et
l'ivresse qui alourdissait son sang s'était presque dissipée.

Palmer était d'ailleurs très brave, et exceptionnellement, il
adorait les bagarres. Il n'avait rien exagéré en disant qu'il
était un des plus redoutables boxeurs de la jeune Amérique, et sa
réputation n'était plus à faire, aussi bien dans les États du Nord
que dans ceux du Midi.

Il se mit donc à observer le _Coupeur_, et prêt à tout événement,
pour voir venir, se plaça devant Edmée qui n'osait plus regarder.

Le _Coupeur _avait continué d'avancer; maintenant il n'avait plus
qu'à étendre la main pour le toucher.

Il s'arrêta, et, d'un air goguenard, s'inclinant humblement.

-- Alors, dit-il d'un accent traînant, vous prétendez la garder
pour vous tout seul?

-- Je ne prétends rien autre chose, répliqua Palmer.

-- Pour ce qui est de ça, riposta le _Coupeur_, nul ne s'y oppose,
mais quant à la petite, c'est une autre paire de manches, et je me
chargerai de la conduire moi-même dans sa famille.

Pour toute réponse, Palmer se tourna avec résolution vers Edmée.

-- Miss, lui dit-il d'un ton ferme et grave, veuillez, je vous
prie, me pardonner de vous avoir, par mon intempérance, exposée à
de pareilles injures; j'espère que vous sortirez saine et sauve de
ce danger où je suis bien coupable, et je jure que tant qu'il me
restera une goutte de sang dans les veines, vous n'aurez rien à
craindre de ces misérables. Gagnez donc la porte avec assurance;
je reste, moi, pour vous protéger et châtier ceux qui oseraient
s'opposer à votre retraite.

Pendant que Palmer parlait de la sorte d'un air résolu qui, un
moment, réconforta Edmée et lui rendit un peu d'espoir, le
_Coupeur_, qui observait le mouvement, exécuta un bond vers la
jeune fille, et, avant qu'elle eût fait quelques pas, il lui
saisissait le bras d'une main brutale.

--Ah! vous me faites mal! balbutia Edmée d'une, voix défaillante.

Mais inaccessible à toute pitié, incapable de se laisser toucher,
le bandit l'attira impérieusement à lui et il se disposait à
entourer sa taille de ses deux bras vigoureux quand une horrible
imprécation de douleur et de rage retentit dans la salle.

Cela avait été instantané! -- pour ainsi dire, ceux qui
regardaient n'avaient rien vu, -- mais le Coupeur était allé
s'aplatir contre le comptoir de zinc, la poitrine sifflante et le
visage inondé de sang.

Au moment où il se penchait vers Edmée, Palmer lui avait appliqué,
entre les deux yeux, le plus remarquable coup de poing qu'un
boxeur eût jamais administré.

Il y avait de quoi tuer un boeuf.

Un murmure de stupéfaction courut dans les rangs des témoins de
cette scène et chacun se leva pour voir.

Pour être vrai, nous devons ajouter qu'il se mêlait, à ce murmure
étonné, une certaine nuance d'admiration.

D'ailleurs, ce n'était pas fini, et il était intéressant
d'attendre la suite.

Le _Coupeur_, un moment étourdi, s'était énergiquement redressé et
à moitié aveuglé par le sang qui coulait en abondance de son front
meurtri, il semblait se ramasser pour fondre sur son redoutable
adversaire.

Seulement il avait compris tout de suite qu'il n'était pas de
force à lutter avec les mêmes armes, et il venait de tirer de sa
poche un énorme couteau catalan.

-- Ah! canaille! grommela-t-il, tu veux m'échapper, mille millions
de tonnerre! Tu ne sortiras d'ici que les pieds devant. Attends!
attends!

Et brandissant son couteau, dont la lame aiguë traçait, à travers
la buée, de sanglants éclairs, il fit quelques pas vers l'ex-
capitaine d'armes.

Il avait, la face convulsée; et, de son souffle puissant, il
chassait au loin les gouttes de sang qui rougissaient sa lèvre.

On ne pouvait rien imaginer de plus hideux. La matrone, qui ne
s'effrayait pourtant pas facilement, s'était levée de son comptoir
et suppliait d'une voix rauque.

-- _Coupeur! Coupeur!_ disait-elle, prends garde à ce que tu vas
faire. Tu vas retourner _là-bas_. La _rousse_ rôde dans la rue. Je
l'ai vue tout à l'heure, et si tu es pincé, cette fois, ton compte
sera bon.

Mais le _Coupeur_ n'écoutait plus: une fureur aveugle s'était
emparée de lui et le grisait. Encore un pas et c'en était fait
peut-être de Palmer. Mais à ce moment, il se passa quelque chose
d'invraisemblable.

Tout à coup, sans transition, sans cause appréciable, la plupart
des clients s'enfuirent précipitamment de leur place, et, en un
clin d'oeil, comme par enchantement, la salle se vida presque
entièrement.

Le _Coupeur_ lui-même avait tressailli, et, d'un mouvement rapide,
refermant son couteau, il avait tourné un regard inquiet vers la
matrone.

-- Qu'est-ce que je te disais! fit celle-ci. Allons, file! et plus
vite que ça!... Tu connais la route; ne laisse pas traîner tes
guêtres plus longtemps ici; car il n'y va pas faire bon tout à
l'heure pour les chevaux de retour!

Le _Coupeur_ ne se le fit pas dire deux fois, et, gagnant le fond
de la salle, il détala avec une agilité qu'on ne lui aurait pas
supposée.

Quant à Palmer, il était resté interdit.

-- Qu'est-ce que cela veut dire? murmura-t-il en s'adressant à la
matrone.

Celle-ci haussa les épaules par un geste de douce commisération:

-- Cela veut dire, répondit-elle, que ceux-ci ont l'oreille fine,
et qu'ils ont entendu...

-- Quoi donc?

-- Le signal, parbleu! Êtes-vous sourd?

-- Quel signal?

La matrone ne répondit pas.

Un coup de sifflet strident et prolongé venait de retentir à peu
de distance.

-- Eh bien! as-tu entendu, cette fois, reprit la vieille femme. Ça
veut dire que la rousse n'est pas loin, et qu'il n'est que temps
pour ceux qui ne sont pas en règle...

Palmer comprenait enfin; il n'insista pas. Le dénouement était, du
reste, des plus heureux, et bien qu'il n'eût pas été mécontent de
développer devant une nombreuse société ses talents exceptionnels
de boxeur, il se félicitait tout de même, au fond du coeur,
d'avoir échappé au guet-apens dont il avait failli être victime.

Aussi, après s'être renseigné sur le chemin qu'il avait à prendre,
il ne s'attarda pas davantage, et tournant sur lui-même, il se
dirigea vers la porte.

Mais, au moment où il allait l'atteindre, un bruit se fit au
dehors, bruit de pas lourds et de voix aiguës, et presque aussitôt
la porte s'ouvrit, et quatre solides gaillards pénétrèrent dans la
salle, portant entre leurs bras un homme qui devait être évanoui.
Deux ou trois sergents de ville suivaient. -- Voyons, dit l'un
d'eux en s'adressant à la matrone, nous vous apportons un blessé;
faites descendre un matelas pour le coucher, et que l'on envoie
tout de suite chercher un médecin. Le sergent de ville parlait
avec autorité; il fut immédiatement obéi, et, pendant que l'un des
garçons du bouge s'éloignait précipitamment, on apportait deux
matelas sur lesquels le blessé fut aussitôt placé.

Edmée et Palmer étaient restés, pris tous les deux d'une ardente
curiosité.

Edmée surtout.

Tous les événements de cette nuit l'avaient bien profondément
troublée; elle était fatiguée, énervée, tremblante encore des
sinistres scènes auxquelles elle avait assisté; un instant
auparavant, elle ne désirait qu'une chose, qui était de fuir ce
lieu d'horreur et de regagner au plus tôt l'endroit où
l'attendaient sa mère et Gaston.

Maintenant, un sentiment nouveau l'avait saisie; on eût dit que
quelque lien puissant la retenait dans cette salle, où naguère
elle avait manqué mourir de peur; et c'est avec une curiosité
haletante qu'elle observait le mouvement qui s'opérait autour du
blessé.

Toutefois, elle n'osait avancer; elle se contenait. Mais quand les
matelas eurent été étendus près de la cheminée et que le blessé y
eut été déposé; quand elle vit que chacun se retirait et qu'il ne
restait plus auprès de lui que l'un des sergents de ville, elle
vint, à son tour, jeter un regard sur ce douloureux tableau.

Le regard fut rapide et l'effet foudroyant.

Elle n'eut pas plus tôt aperçu le blessé que tout son sang afflua
à son coeur et qu'elle s'affaissa sur elle-même sans proférer un
cri.

Palmer, qui l'avait suivie, la reçut défaillante dans ses bras.

Ce blessé qui était là et qu'elle venait de reconnaître, c'était
Gaston!




IX


Cependant l'évanouissement de la malheureuse enfant ne fut pas de
longue durée.

On s'empressa immédiatement autour d'elle; Palmer se multiplia
pour lui prodiguer ses soins, et quelques minutes plus tard elle
reprenait ses sens.

Presque en même temps le médecin mandé faisait son entrée, et
Edmée, rendue par cette vue à la réalité de la situation,
abandonnait la chaise où on l'avait déposée et allait
s'agenouiller auprès de Gaston qui n'était pas encore revenu à
lui.

-- Vous connaissez le blessé? demanda alors le sergent de ville
surpris de ce mouvement.

-- Oui, oui, monsieur, répondit Edmée, et vous comprenez quel
intérêt...

-- Quel est-il donc?

-- Il s'appelle M. de Pradelle, et il est officier de marine.

Le sergent de ville s'inclina en signe de remerciement et prit
note de la déclaration, pendant qu'Edmée se tournait vers le
médecin.

Ce dernier s'était agenouillé à son tour, et, assisté de Palmer
qui l'éclairait, il avait commencé à examiner le blessé.

Tout le monde faisait silence alentour, et chacun attendait avec
anxiété le résultat de cet examen.

Le docteur avait déchiré la fine batiste qui recouvrait la
poitrine de Gaston, et, après avoir mis la blessure à nu, il en
étanchait délicatement le sang avec un linge mouillé.

Edmée suivait tous ses mouvements les mains jointes, mordant ses
lèvres, comprimant les sanglots qui montaient à sa gorge.

Pour elle, il n'y avait plus rien que Gaston!

Que lui importaient les témoins de cette scène! Elle ne cherchait
plus à dissimuler sa douleur, qui trahissait son amour; elle
ouvrait son coeur sans honte et laissait voir tout ce qu'il
contenait et l'inquiète sollicitude qu'elle éprouvait pour le seul
être qu'elle eût encore aimé.

Tout à coup elle se dressa à demi et tressaillit.

Gaston venait de faire un mouvement; un soupir douloureux s'était
échappé de ses lèvres et ses paupières s'étaient soulevées.

-- Mon Dieu! balbutia la pauvre enfant. Et, s'adressant au
docteur:

-- Ah! il est sauvé, n'est-ce pas? ajouta-t-elle, incapable de se
contenir.

-- Sauvé, oui, répondit le médecin, mais il aura besoin de grands
soins; la blessure est légère, la lame a à peine pénétré dans les
chairs, et j'espère qu'il ne se produira aucune complication
fâcheuse.

-- Mais il ne peut rester ici.

-- J'y pensais.

-- Il faut qu'on le transporte chez lui, où il pourra recevoir
tous les soins que réclame son état.

-- C'est cela qu'il faut faire, en effet, et je vais m'en occuper.

Cependant, ainsi que l'avait constaté Edmée, Gaston avait ouvert
les yeux et promené ses regards sur cette salle enfumée, qu'il
cherchait vainement à se rappeler.

Il n'était point encore sorti tout à fait de son évanouissement et
ne distinguait que faiblement les objets qui s'offraient à lui.

Mais peu à peu le sentiment de la réalité lui revint; le souvenir
de ce qui s'était passé se présenta plus net à son esprit, et,
quand il reconnut Edmée, agenouillée, tristement souriante à ses
côtes, il fit un brusque mouvement pour se lever.

Edmée le retint avec une douceur mélancolique.

-- Ne bougez pas, monsieur Gaston, dit-elle; le médecin l'a
ordonné, et il faut lui obéir.

-- Vous! C'est vous! murmura le jeune commandant; comment vous
trouvez-vous près de moi, et où sommes-nous ici?

-- Je vous expliquerai tout cela. Vous avez été victime d'un
odieux guet-apens. Vous avez failli être assassiné; mais Dieu n'a
pas voulu qu'une pareille infamie pût s'accomplir, et l'on est
arrivé à temps pour vous sauver. Dieu merci, votre blessure est
peu grave; on va pouvoir vous transporter chez vous, et là...

-- Ah! vous ne me quitterez pas! supplia Gaston.

-- Non! non!

-- J'ai tant besoin d'être aimé! Et si vous saviez comme je vous
aime!

Une vive rougeur monta aux joues d'Edmée à ces paroles, et elle
baissa le front sans répondre.

-- Vous vous taisez, continua Gaston d'un ton de doux reproche et
en lui prenant la main, qu'elle lui abandonna sans résistance;
vous hésitez à me donner cette joie d'apprendre que je ne vous
suis pas indifférent, et que mon amour...

-- Taisez-vous, par pitié! ne parlez pas ainsi, répondit Edmée.
Voyez, je suis toute tremblante encore; cette nuit a été
douloureuse entre toutes; et quand je vous ai vu là tout à
l'heure...

-- Chère Edmée!

-- Soyez prudent!

-- Je ferai tout ce que vous voudrez.

-- À la bonne heure.

-- Mais dites-moi au moins...

Edmée n'eut pas la force de résister à cette invitation pressante
que lui adressait Gaston les lèvres pâles, les doigts glacés, le
regard encore voilé des troubles de l'évanouissement.

Elle lui prit les mains et les serra tendrement dans les siennes.

-- Oui! oui! dit-elle en baissant les yeux, je vous aime comme je
n'ai jamais aimé, comme je n'aimerai jamais! J'espère que ce qui
arrive aujourd'hui est la derrière épreuve que Dieu ait voulu
m'envoyer. Mais quoi qu'il advienne encore, quelque résolution que
mon père doive prendre, je vous jure, Gaston, que je n'aurai
jamais d'autre époux que vous, et que ce me sera une joie profonde
de vous confier, à vous, le bonheur de toute ma vie.

Une immense satisfaction éclaira à ces paroles les traits du
pauvre commandant, et il baisa avec transport les mains de la
jolie enfant interdite.

Pendant qu'ils causaient ainsi, tous les deux seuls, oubliant ceux
qui les entouraient et qui, du reste, ne prenaient plus garde à
eux, toutes les dispositions avaient été prises pour le transport
du blessé.

On était allé chercher une voiture; on y avait installé un matelas
où Gaston put rester allongé pendant le trajet, et il avait été
convenu que le médecin et Edmée ne le quitteraient pas.

Le trajet était long, et on devait aller au pas.

Palmer avait été dépêché en avant pour prévenir Bob, afin qu'il se
tînt prêt à recevoir son maître. Une fois le transport effectué,
Edmée songerait à ce qu'il lui resterait à faire.

D'ailleurs, elle était résolue.

On eût dit qu'une nouvelle force s'était développée en elle.
Maintenant ce n'est plus d'elle qu'il s'agissait, mais de Gaston,
et l'épouvantable douleur qu'elle avait éprouvée à la pensée de le
voir mourir lui avait donné la mesure de son amour.

Elle ne voulait plus le perdre de nouveau, et aucune puissance
humaine ne ferait sur ce point ployer sa volonté.

Et puis, qui était-elle après tout?

Depuis que Fanny Stevenson lui avait révélé le mystère de sa
naissance, quelque chose qu'elle n'avait jamais ressenti jusque-là
s'était passé en elle.

Désormais elle se sentait complètement détachée des hôtes de la
rue de la Chaussée-d'Antin, et si elle conservait toujours pour
son père, un profond et inaltérable attachement, elle n'éprouvait
pour madame de Beaufort qu'un sentiment de dédain ou tout au moins
d'indifférence.

Cette révélation lui avait en quelque sorte rendu sa liberté
d'action, et elle était décidée à en user pour assurer le bonheur
de ceux qu'elle aimait.

Mais quel moyen employer pour atteindre ce but?

Cela resta un secret qu'elle ne confia à personne, et qu'elle
jugea prudent de cacher avec un soin jaloux.

Aussi quand le lendemain, dans l'après-midi, Fanny Stevenson,
qu'elle avait trouvée au domicile de Gaston, voulut la questionner
sur ce point, et lui faire part des projets qu'elle avait formés
elle-même, Edmée eut un geste mystérieux et lui imposa doucement
silence.

-- Si vous le voulez bien, ma mère, dit-elle, nous parlerons de
toutes ces choses une autre fois.

-- Cependant, il faut prendre un parti, insista miss Fanny.

-- Je le sais.

-- Ton père peut venir d'un moment à l'autre, il connaît ta fuite
du couvent; il apprendra que tu es ici, et il viendra.

-- Je le verrai avec bonheur, et j'aurai pour lui la même
déférence.

-- Mais ne crains-tu pas...

-- Je ne crains plus rien, car j'ai mon idée.

-- Quelle est-elle?

-- Je vous le dirai bientôt; ayez confiance. J'ai beaucoup
réfléchi depuis hier; vous verrez que vous n'aurez pas à vous
repentir de m'avoir laissé agir.

Et elle ajouta aussitôt sur un ton singulier:

-- Seulement, il faut que j'aie avec Gaston un entretien décisif;
il m'aime, j'en suis certaine, presque autant que je l'aime moi-
même, mais il est un point important sur lequel je veux lui
demander quelques éclaircissements, et cette explication ne pourra
avoir lieu que lorsqu'il sera tout à fait hors de danger.




X


-- Mais le docteur a déclaré que sa blessure était des plus
légères.

-- Et j'en rends grâce à. Dieu. C'est donc un peu de patience que
je vous demande, et j'espère que vous serez contente de votre
fille.

Edmée n'en dit pas davantage, et elle quitta Fanny Stevenson pour
aller au chevet de Gaston.

Aucun autre incident ne se produisit ce jour-là, et Edmée ne
quitta presque pas le chevet du blessé.

Vers le soir, à la suite de la visite du docteur qui s'était
retiré, après avoir constaté un mieux sensible, miss Fanny
Stevenson était venue prendre place à côté d'Edmée, et tous les
trois, délivrés désormais de toute inquiétude grave, se
concertaient sur ce qu'ils allaient faire.

Il était évident que M. et Madame de Beaufort ne resteraient pas
inactifs et qu'ils emploieraient tous les moyens légaux pour
reprendre leur fille. Miss Fanny Stevenson s'exaltait dans sa
résistance et sa haine, et elle ne parlait de rien moins que d'en
appeler au scandale et de produire les documents terribles qu'elle
avait confiés naguère à Gaston.

Ce dernier la regardait sans répliquer, et soucieux.

Au bout d'un moment, il lui prit doucement la main, et
l'interrogea.

-- Vous ne dites rien, vous, Edmée, dit-il: et pourtant c'est mon
bonheur, peut-être le vôtre aussi, qui sont ici en jeu.

Edmée releva la tête et oublia son regard sur le visage pâle du
jeune commandant.

-- Je n'ai rien à répondre dit-elle, car depuis hier, dans l'état
de faiblesse où vous étiez, je ne me sentais pas le courage de
vous interroger: mais à présent que le docteur assure que tout
danger a disparu, il y a un renseignement que je veux vous
demander et que nous avons intérêt à connaître.

-- Lequel? fit Gaston, étonné autant peut-être de la question que
de la fermeté avec laquelle elle était faite.

-- Vous nous avez appris que vous aviez failli être assassiné,
mais vous ne nous avez pas fait connaître à quel assassin vous
avez eu affaire.

-- Eh! le commandant a-t-il besoin de le nommer, interrompit
impétueusement miss Fanny, cela ne se devine-t-il pas aisément?
L'assassin est Gobson, et c'est madame de Beaufort qui le
poussait.

-- Quel but avait-il donc? insista Edmée de la même voix assurée.
Ce n'est pas à la vie de Gaston qu'il en voulait, je suppose.

-- Sans doute, répliqua encore miss Stevenson, mais il voulait lui
arracher les titres qui établissent mes droits d'épouse, et en
même temps la légitimité de ta naissance...

-- Et ces papiers, vous les avez encore? continua Edmée,
poursuivant obstinément sa pensée.

-- Ah! c'est Dieu qui m'a protégé, répondit Gaston. Ils étaient
trois, et j'eusse été perdu, infailliblement dépouillé, si
quelques agents accourus au bruit de la lutte, n'avaient mis les
misérables en fuite.

-- De sorte que vous avez toujours ces titres auxquels sont
attachés l'honneur et la fortune de madame de Beaufort.

-- Comprends-tu? fit miss Fanny, d'un air de triomphe.

Edmée retomba pour la seconde fois, dans son attitude taciturne et
morne, et elle sembla réfléchir profondément.

Il y eut un long silence.

Fanny Stevenson et Gaston l'observaient avec attention, et ils
cherchaient à deviner ce qui se passait dans son coeur.

Pourquoi se taisait-elle ainsi? d'où venait son hésitation? quelle
pensée sombre pesait sur son esprit?

Miss Fanny eut un mouvement d'impatience.

-- Tu te tais! dit-elle d'un accent amer; tu n'éprouves ni colère
du passé, ni désir de vengeance pour l'avenir. Ah! tu n'as donc
aucune pitié pour les souffrances dont on a abreuvé ta mère.

Edmée tourna vers miss Stevenson son visage baigné de larmes, et
l'attira près d'elle par un geste plein d'abandon et de tendresse.

-- Oh! je vous aime! répondit-elle. Je vous aime de tout l'amour
que vous méritez, et ma vie se passera à vous faire oublier les
tortures que vous avez endurées; mais, comprenez-moi bien aussi,
chère mère adorée, comprenez bien ce que j'éprouve, et pourquoi je
ne pourrai jamais me faire un avenir avec le malheur de mon père.

-- Que dis-tu?

-- Ah! il m'aime, lui aussi, vous le savez bien, et je ne pourrais
être heureuse si je l'abandonnais avec cette épouvantable pensée
que sa honte lui viendrait par l'enfant qu'il a si tendrement
aimée. Non, non, plutôt le cloître, plutôt la mort, et je suis
bien sûre que M. Gaston ne voudrait pas plus que moi d'un bonheur
acheté à ce prix.

-- Mais quelle est ta pensée, dit miss Fanny un peu ébranlée, quel
est ton projet?

-- J'en ai un en effet.

-- Dis-le nous.

-- Plus tard.

-- Pourquoi cette discrétion?

-- N'insistez pas, ne me troublez pas, surtout, car, j'ai besoin
de toute ma présence d'esprit, de tout mon sang-froid... Mais ayez
confiance en moi, et soyez certains, l'un et l'autre, que je n'ai
d'autre désir que celui d'assurer votre bonheur qui est le mien!

-- Enfin, que veux-tu faire?

Edmée eut un doux sourire.

-- Je vais prier Dieu de m'éclairer encore, répondit-elle; puis,
je réfléchirai pendant cette nuit, et demain je vous dirai ce que
j'aurai résolu. Voulez-vous?

-- Il le faut bien.

-- Eh bien! à demain, ma mère bien-aimée; à demain, Gaston, mon
fiancé... Et aimez-moi assez l'un et l'autre pour ne pas me
demander une action dont le souvenir pèserait éternellement sur ma
vie à l'égal d'un remords.

Ce que fit Edmée le lendemain, nous le dirons plus loin; mais
auparavant, il n'est pas inutile de faire connaître ce qui se
tramait rue de la Chaussée-d'Antin, et surtout ce qui s'y était
passé à la suite des événements que nous venons de raconter.

Ainsi que l'avait deviné miss Fanny Stevenson, c'était bien
Gobson, poussé par madame de Beaufort, qui avait préparé le guet-
apens, lequel devait avoir pour effet de dépouiller le jeune
commandant des papiers qu'il portait toujours sur lui.

Seulement, il faut être juste, même envers les coquins; la pensée
de Gobson n'allait pas plus loin que la spoliation, et son
intention n'était point d'attenter aux jours de Gaston.

Sous prétexte de le conduire auprès de M. de Beaufort, il l'avait
attiré dans un lieu désert, où deux affidés étaient apostés, et
une fois là, il s'était démasqué tout à fait et avait découvert
ses batteries.

Mais il avait affaire à un homme qu'il n'était pas facile
d'intimider ni de surprendre. Gaston s'était défendu avec une
énergie à laquelle les assaillants ne s'attendaient pas, et une
lutte s'était engagée, qui avait mal tourné.

Un coup de couteau est bien vite donné, et l'un des deux hommes
aux gages de Gobson n'aimait pas à flâner longtemps dans les rues,
la nuit.

Il avait donc précipité le dénouement, convaincu, depuis
longtemps, qu'il est plus commode de dépouiller un blessé qu'un
homme valide.

Cette vivacité avait tout gâté.

Gaston était tombé en appelant à l'aide, et au moment où les trois
bandits allaient se ruer sur le corps roulé à terre, un bruit de
pas s'était fait entendre, et ils avaient dû s'empresser de
disparaître.

Gobson fut le dernier à s'éloigner.

Mais l'affaire devenait mauvaise. Cela ne pouvait plus passer pour
une simple rixe; il jugea prudent d'imiter l'exemple que lui
donnaient ses deux compagnons.

Il détala donc peu après, disparut dans le lacis des rues étroites
et sombres de ces quartiers, et s'étant jeté dans le premier
fiacre qu'il rencontra, il regagna lestement l'hôtel de la
Chaussée-d'Antin.

Madame de Beaufort était déjà rentrée du couvent, et elle
l'attendait avec une mortelle impatience.

Quand elle entendit son pas dans le couloir qui conduisait à sa
chambre, elle fut sur le point de défaillir.

Un instant après, Gobson entrait.

-- Eh bien!... interrogea-t-elle l'oeil ardent, les doigts
crispés.

Gobson fit un geste découragé.

-- Rien! dit-il un peu confus.

-- Tu ne l'as pas vu?

-- Je le quitte à l'instant.

-- Mais ces parchemins... ces titres?...

Gobson raconta brièvement ce qui venait d'arriver, et quand il eut
fini, madame de Beaufort se laissa tomber accablée sur un
fauteuil.

-- Ah! je suis maudite! balbutia-t-elle en roulant sa tête dans
ses mains affolées; ma fille! mon enfant! c'est fini, cette femme
nous déshonorera! Que faire! que faire!

Et elle resta inerte, affaissée devant Gobson qui, de son côté,
n'osait plus proférer une parole.

Ce dernier incident allait singulièrement compliquer la situation.

Fanny Stevenson devait devenir plus implacable encore
qu'auparavant; elle trouverait en Gaston un auxiliaire résolu et
redoutable, et il n'était pas douteux qu'à eux deux, ils ne
parvinssent à éveiller l'intérêt de la justice.

C'était terrible.

Madame de Beaufort se perdait en projets plus ou moins sensés, et
elle se demandait si vraiment elle n'était pas le jouet de quelque
abominable cauchemar.

Enfin, elle se releva et se mit à faire quelques pas à travers la
chambre.

-- Et elle! Edmée! balbutia-t-elle d'une voix brisée, où est-elle?
Ne sais-tu pas au moins ce qu'elle est devenue?

-- Je ne sais rien, répondit Gobson.

-- Mais il faut savoir, cependant...

-- Demain, dès le jour, je me mettrai en campagne, et je vous
promets...

-- Quelle misère! mon Dieu! et quelle destinée pour ma pauvre
Nancy! Car celle-là, c'est ma fille: Nancy, mon seul amour! et
qu'espérer pour elle après un tel scandale? Ah! que Dieu ait pitié
de nous!




XI


Sur ces mots, madame de Beaufort congédia Gobson en lui
recommandant de venir le lendemain lui faire connaître ce qu'il
aurait appris, et dès qu'il se fut éloigné elle rentra dans la
chambre, plus désespérée qu'elle ne l'avait jamais été.

Elle avait peur! Mille fantômes vinrent s'asseoir à son chevet;
elle eût donné la moitié des jours qui lui restaient à vivre pour
être au lendemain.

Et en effet, elle était loin de se douter de ce qui allait se
passer.

Pendant toute la matinée du lendemain, une agitation sourde ne
cessa de régner dans l'hôtel de la Chaussée-d'Antin.

Madame de Beaufort déjeuna dans sa chambre, prétextant une légère
indisposition, et M. de Beaufort, tourmenté de vagues inquiétudes,
lui ayant fait demander si elle pouvait le recevoir, elle lui
avait fait répondre qu'elle ne pourrait accéder à son désir que
dans l'après-midi.

Elle resta donc seule, chez elle, attendant les nouvelles du
dehors, que Gobson s'était engagé à lui apporter.

Ce dernier se présenta vers midi.

Il battait Paris depuis le matin et avait appris tout ce qu'il
était intéressant de savoir.

Madame de Beaufort l'écouta avec une avidité fiévreuse et
frissonna au récit des aventures de la nuit précédente.

Toutes ses appréhensions se vérifiaient: Fanny Stevenson avait
révélé à Edmée le secret de sa naissance; la mère et la fille se
liguaient avec Gaston de Pradelle, et de la lutte qui ne pouvait
manquer de s'engager devaient sortir la honte et le déshonneur de
M. de Beaufort!

C'était l'effondrement complet, la ruine irrémédiable... et elle
ne voyait aucune issue à cette impasse où elle s'était elle-même
acculée!

M. de Beaufort vint la voir vers deux heures.

Elle n'était pas encore remise.

De son côté, d'ailleurs, il était horriblement inquiet.

Il venait d'apprendre qu'Edmée avait quitté le couvent, et --
chose invraisemblable, mais effrayante -- on lui avait affirmé que
sa fille avait accompagné Gaston blessé jusqu'à sa demeure.

Il y eut entre les deux époux une explication violente.

Madame de Beaufort s'abandonnait à son désespoir. Elle était
désormais incapable de raisonner. On ne pouvait plus la bercer
d'illusions; la catastrophe était imminente; il fallait prendre un
parti.

Lequel?

Fanny Stevenson serait évidemment sans pitié; on devait s'attendre
à tout de sa part, et il n'était pas douteux qu'Edmée ne se mît de
son parti.

M. de Beaufort répondait à peine.

Une pâleur livide était répandue sur ses traits; son regard se
voilait sous le regard ardent de sa femme. Ses yeux étaient rougis
par des larmes qui les brûlaient sans pouvoir couler.

-- Et vous êtes là? vous ne répondez pas! dit tout à coup madame
de Beaufort, en se dressant devant lui, irritée et menaçante; il
est bien temps cependant que je sache ce que vous comptez faire,
et si je ne dois plus me regarder désormais que comme votre
maîtresse.

-- Juliette! fit le malheureux d'un ton suppliant.

-- Eh! ce n'est de prières ni de larmes qu'il s'agit, c'est de
volonté et d'énergie. Ah! vous aviez jusqu'à présent, réservé le
plus pur de votre amour pour l'enfant de cette femme, et quant à
Nancy, ma pauvre fille à moi, il y a longtemps que vous l'aviez
repoussée de votre coeur.

-- Ne parlez pas ainsi.

-- Aussi voyez; vous en êtes bien récompensé aujourd'hui. Est-ce
qu'Edmée a souci de vous seulement, est-ce qu'elle s'inquiète du
scandale, de la honte. A-t-elle hésité à suivre cet homme qu'elle
aime, et dont au premier jour elle fera son amant.

-- Ce que vous dites là est indigne.

-- Vous allez peut-être la défendre?

-- Edmée est une enfant pure et soumise. Ce sont vos violences,
vos injustices qui l'ont poussée à bout.

-- Mon Dieu! mon Dieu! vous l'entendez! balbutia madame de
Beaufort éperdue; Edmée! Edmée! Ah! elle ne m'avait pas trompée,
moi, du moins, et elle montre à cette heure qu'elle est bien
l'enfant de cette Fanny!

En parlant ainsi, madame de Beaufort s'était mise à parcourir la
chambre à pas heurtés; quand elle revint vers son mari elle
s'arrêta brusquement.

-- Voyons! dit-elle d'un ton saccadé, je vous demandais tout à
l'heure ce que vous comptiez faire, et j'ai besoin de connaître la
résolution que vous allez prendre pour décider moi-même la
conduite que je dois tenir. Faut-il que je quitte cet hôtel avec
ma fille? ou bien encore m'y croire chez moi! Répondez.

M. de Beaufort eut un mouvement impatient qu'il ne put réprimer.

Il était lui-même à bout de force, sourdement fâché contre le
sort, cherchant âprement à sortir de cette situation sans issue.

-- Pour Dieu! répliqua-t-il, ne vous abandonnez pas de la sorte,
et n'aggravez pas par votre exagération la position qui nous est
faite. Edmée, je le répète, est une enfant dont le coeur ne s'est
jamais démenti et qui, j'en réponds, ne fera rien qui puisse être
un danger pour son père. Laissez-moi donc la conduite de cette
affaire; ne m'y mêlez plus ce Gobson qui m'a déjà bien plutôt mal
servi, et je crois pouvoir vous assurer que sous peu...

-- Quelle est votre intention? interrompit madame de Beaufort.

-- Je verrai Edmée.

-- Quand cela?

-- Aujourd'hui même, et il faudra qu'elle ait bien changé en si
peu de temps, pour que je n'obtienne pas ce que je compte lui
demander.

Ainsi qu'il l'avait annoncé, M. de Beaufort se rendit le jour même
à l'hôtel qu'Edmée habitait avec Fanny Stevenson; mais on lui dit
qu'Edmée était avec elle auprès de M. Gaston de Pradelle, qui
occupait un appartement dans la maison contiguë.

M. de Beaufort n'hésita pas, et quelques minutes plus tard, il
sonnait chez le jeune commandant.

C'est Bob qui vint lui ouvrir.

-- M. de Pradelle? demanda M. de Beaufort.

-- Le commandant est souffrant en ce moment, répondit Bob, et le
médecin a défendu de recevoir personne.

-- Mais n'y a-t-il pas auprès de lui?...

-- Le commandant est seul.

-- Cependant on m'avait assuré...

-- On aura trompé monsieur.

M. de Beaufort n'insista pas davantage. C'était une consigne; il
n'avait aucun espoir de la forcer; il se retira.

Toutefois, il ne rentra pas tout de suite à l'hôtel.

Il ne voulait pas affronter madame de Beaufort, et il erra pendant
quelques heures dans Paris, en proie à une agitation qui
s'expliquait de reste.

Ce ne fut que le soir, vers huit heures, qu'il regagna la rue de
la Chaussée-d'Antin.

Comme il passait devant la loge, il vit le concierge en sortir et
venir à sa rencontre.

Il s'arrêta.

-- Qu'y a-t-il? demanda M. de Beaufort.

Le concierge lui tendit une lettre qu'il tenait à la main.

-- C'est une lettre! répondit-il. On vient de l'apporter à
l'instant, et j'allais la remettre à Germain.

M. de Beaufort prit la lettre, jeta un coup d'oeil sur la
souscription à la lueur du gaz, et frissonna.

C'était l'écriture d'Edmée!

-- Bien! c'est bien! dit-il.

Et il courut s'enfermer dans son cabinet. Un instant après, il
lisait ce qui suit:

«Cher père adoré,

«On m'apprend, à l'instant que vous êtes venu à l'hôtel, et que
vous avez demandé à me parler.

«Je suis bien désolée, car je comprends toutes les inquiétudes que
vous devez éprouver, et j'aurais voulu vous expliquer tout ce qui
s'est passé.

«J'allais vous écrire moi-même: j'ai bien besoin de vous voir, de
vous rassurer, d'obtenir mon pardon pour la peine que je vous
cause; de vous dire surtout que je vous aime, comme jamais peut-
être je ne vous avais aimé encore.

«Ne vous hâtez pas trop de juger ma conduite... Remettez avant de
me condamner...

«Demain, je vous attendrai toute la journée. -- Vous viendrez,
n'est-ce pas?

«J'ai bien pleuré depuis hier, en pensant à vous, qui avez été
toujours si bon pour moi; croyez que je vous conserve au fond de
l'âme une inaltérable affection contre laquelle rien ne prévaudra.

«Les larmes m'aveuglent... ô mon bon père, songez que votre fille
vous attendra demain, et que ce lui sera une grande consolation de
pleurer dans vos bras et sur votre coeur.

«Edmée.»




XIII[1]


La journée du lendemain fut attendue par tous avec une impatience
qui s'explique, sans qu'il soit besoin d'y insister.

M. de Beaufort avait fait connaître à madame de Beaufort la lettre
d'Edmée, et les termes dans lesquels s'exprimait la pauvre enfant
avaient communiqué une sorte d'espoir aux hôtes de la rue de la
Chaussée-d'Antin.

M. de Beaufort ne pouvait penser que sa fille se montrerait
impitoyable; il connaissait son coeur excellent, et le contact de
Fanny Stevenson ne pouvait pas, en si peu de temps, lui avoir fait
oublier l'amour qu'elle avait toujours témoigné à son père.

Mais que d'appréhensions cependant, et que d'inquiétudes le
tinrent éveillé pendant une partie de la nuit!

Quant à Edmée, on eût dit qu'après avoir écrit à son père un grand
apaisement s'était fait en elle. La fièvre qui l'agitait s'était
calmée; une sérénité radieuse éclatait maintenant sur son front,
et quand par hasard un voile passait sur son regard, il était
promptement dissipé, et un sourire d'une ineffable douceur venait
relever le coin de sa lèvre.

Le matin du jour suivant, elle se leva de bonne heure.

Fanny Stevenson entra dans sa chambre dès qu'elle fut levée, et
après l'avoir baisée longuement au front, la retint un moment
étroitement serrée contre sa poitrine.

-- Ainsi, tu es bien décidée? lui dit-elle d'une voix émue.

-- Oui, chère mère, bien décidée... répondit Edmée en la regardant
dans les yeux.

-- Tu ne regretteras rien?

-- Rien! rien! croyez-le. Mais, vous-même, vous m'avez dit...

-- Moi! je n'ai qu'une pensée..., ton bonheur! et si tu es
heureuse...

-- Ah! c'est la réalisation de mon rêve le plus cher, et quoi
qu'il arrive...

Elle allait continuer... elle s'arrêta brusquement.

On venait de sonner.

-- Mon père! balbutia la pauvre enfant en devenant subitement
pâle.

-- Ce ne peut être lui encore, répliqua Fanny Stevenson; il est à
peine neuf heures.

-- Qui cela peut-il être, alors? Fanny Stevenson alla ouvrir.
C'était Bob.

Edmée eut un cri d'effroi.

-- Qu'y a-t-il? fit-elle en se précipitant vers Bob. M. Gaston?...

-- Le commandant a passé une fort bonne nuit, répondit le novice,
et il vous présente tous ses respects. Seulement, il a reçu ce
matin une lettre sous l'enveloppe de laquelle il y en avait une
seconde qui vous était adressée, et il m'a ordonné de vous
l'apporter immédiatement.

En parlant ainsi, Bob remit à Edmée une lettre dont celle-ci
s'empressa de déchirer l'enveloppe.

Elle courut à la signature: elle était de Mariette.

Il y avait longtemps qu'Edmée n'avait entendu parler de la jolie
pensionnaire de Sainte-Marthe, et ce lui fut une grande joie
d'avoir de ses nouvelles.

La lettre avait huit pages d'une écriture menue et serrée, et on
voyait que la petite Mariette avait voulu rattraper le temps
perdu.

Edmée ne remit pas à la lire.

Elle congédia Bob aussitôt, en le priant de prévenir Gaston
qu'elle irait bientôt lui faire connaître le résultat de
l'entretien qu'elle allait avoir avec son père, et comme Fanny
Stevenson jugea que sa présence ne pouvait plus lui être utile,
elle suivit le jeune novice, laissant sa fille tout entière à la
lettre qu'elle venait de recevoir.

Dès qu'elle fut seule, Edmée en commença la lecture.

Et à peine eut-elle jeté un coup d'oeil sur les premières lignes,
qu'une expression de profond étonnement se répandit sur ses
traits.

La lettre était datée de Kerbrat, près Saint-Renan (Finistère), et
elle portait en grosses lettres soulignées, ces mots, qui étaient
une révélation:

«MADAME DE PALONNIER, NÉE MARIETTE DU PARC, À MADEMOISELLE EDMÉE
DE BEAUFORT.»

Et elle continuait ainsi, qu'il suit:

«Je vois d'ici ton étonnement, chère Edmée; tu lis et relis cette
ligne, que je viens d'écrire et tu as peine à en croire tes yeux.
Pourtant rien n'est plus vrai. La petite Mariette n'est plus! elle
s'appelle maintenant madame de Palonnier. Comprends-tu? Et si tu
savais comme je suis heureuse! Ah! le bonheur! on m'avait toujours
dit que ça ne dure pas. Chaque soir je pensais: demain, ce sera
fini. Eh bien! pas du tout: car chaque jour ça recommence.

«Il est vrai qu'il n'y a guère qu'un mois que je suis mariée; mais
ce mois-là, on ne le donnerait pas pour tous les trésors de ce
monde -- et de l'autre.

«Depuis que j'ai quitté Paris, je t'ai écrit un paquet de lettres,
les unes à Sainte-Marthe, où tu n'es plus sans doute, puisque tu
ne m'as pas répondu. -- Je t'en félicite.

«Mais je t'ai écrit également rue de la Chaussée-d'Antin et tu ne
m'as pas répondu davantage.

«Où es-tu donc? Qu'es-tu devenue?

«Alors l'idée m'est venue de placer ma lettre sous l'enveloppe de
celle que Maxime écrit à M. Gaston, et je suis tranquille
désormais, car je suis assurée que le commandant, saura bien te
dénicher.

«Pauvre chère, il me semble que je t'aime encore plus qu'avant. Le
mariage, c'est bien drôle, va; tu verras cela toi-même, et
j'espère que ce sera bientôt.

«Mais je veux te raconter par le menu comment ces graves
événements se sont accomplis et par quelle suite d'enchantements
j'ai passé.

«Tu sais, n'est-ce pas? que Maxime et moi nous sommes deux
orphelins; comme moi, il a perdu son père et sa mère, quand il
était encore tout jeune, et lorsqu'il eut l'idée de me demander en
mariage, c'est à moi-même qu'il s'adressa pour obtenir ma main. Il
y avait longtemps que cette main-là me démangeait. Je l'aimais
déjà pour tout le bien qu'il m'avait fait, le soin qu'il avait
pris de mon enfance et ma reconnaissance n'attendait qu'un signe
pour se changer en amour. On n'aime comme cela qu'une fois dans sa
vie, et je n'y mis pas de résistance.

«D'ailleurs, je sentais bien qu'il m'aimait. Il n'est pas besoin
qu'on vous apprenne ces choses-là. Dès qu'il me parla de mariage,
j'acceptai tout de suite! Et le parloir de Sainte-Marthe doit
avoir gardé le souvenir des transports de joie auxquels Maxime
s'abandonna lorsque je lui avouai que je serais heureuse de
devenir sa femme.

«Dès le lendemain, je quittai le couvent, et le soir même nous
prenions le train de Brest.

«Il y a non loin de notre premier port de guerre, sur la côte
ouest, un petit manoir du quinzième siècle, qui est habité depuis
de longues années par une vieille tante de Maxime, la seule
parente qui lui reste.

«Elle a soixante-quinze ans: on ne lui en donnerait pas soixante.

«Elle est vive, alerte, bienveillante, avec deux yeux pétillants
d'esprit et de malice.

«Dès le jour où je lui fus présentée, je sentis que j'allais
l'aimer comme si elle avait été ma mère.

«Elle m'accueillit d'ailleurs tout de suite comme son enfant, et
pendant que Maxime allait s'occuper des préparatifs du mariage, je
vécus avec elle.

«Au surplus, ce ne fut pas long.

«Maxime avait hâte de m'appeler sa femme; et moi, pourquoi le
cacher? j'avais autant d'impatience que lui.

«Ce fut un bien beau jour.

«Nous avons reçu la bénédiction nuptiale dans la petite église du
bourg. Nous n'avions autour de nous que quelques amis de Maxime et
quelques relations de notre tante.

«Mais, Maxime et moi, nous ne nous occupions guère de cela. Nous
avions le ciel dans notre coeur ému d'une sainte émotion, et nous
étions heureux! à rendre jaloux tous ceux qui nous regardaient
passer.

«Ce fut simple et grand comme le bonheur même.

«J'étais pénétrée d'une sorte de crainte délicieuse, de trouble
ineffable; il me semblait que, pour la première fois, j'allais
mettre le pied dans un monde nouveau, inconnu, mystérieux surtout!

«On eût dit que mademoiselle Mariette allait disparaître; c'était
en quelque sorte une terreur qui me prenait partout, et au fond de
laquelle il y avait une sensation exquise!...

«C'est difficile à expliquer; tu verras quand tu seras madame de
Pradelle!...

«Car tu seras madame Gaston, comme je suis madame Maxime et,
quoique tu ne m'en aies rien dit, j'ai bien deviné que tu
l'aimais.

«Donc, voilà un mois que nous sommes mariés, et si tu savais de
quels enchantements est faite cette vie à deux, dans une solitude
mélancolique et tendre, avec les grands aspects de l'infini que la
mer développe devant nos yeux.

«Il est convenu que nous vivrons ici, quand Maxime sera débarqué,
et que j'y resterai près de sa tante quand il sera absent.

«Moi, cela m'est fort indifférent.

«Avec lui, j'habiterai où il voudra; sans lui, que m'importe le
lieu où je vivrai en attendant son retour.

«Mais il ne faut pas prévoir les malheurs de si loin.

«Pour le moment, voici ce que nous avons résolu:

«Demain, nous quittons le manoir et nous nous envolons vers Paris:
Tu entends bien, Paris!

«Nous y serons presque en même temps que cette lettre.

«Maxime veut que je voie l'Italie. -- Avec lui, j'irais en Chine.

«Prépare-toi donc, mon cher trésor, à revoir madame de Palonnier.
Résigne-toi d'avance à recevoir les nombreuses confidences qu'elle
grille de te faire, et crois toujours à la profonde et inaltérable
affection de ta

«Mariette.»




XIV


La lecture de cette lettre communiqua à Edmée une bien douce
émotion, et elle eut pour effet de la distraire pendant quelques
minutes des sombres pensées qui assiégeaient son esprit.

La petite pensionnaire de Sainte-Marthe n'avait pas changé. Même
au milieu de son bonheur, elle restait la même: vive, rieuse,
expansive, incapable de rien dissimuler de ses impressions les
plus intimes. Edmée la retrouvait tout entière, et elle souriait à
son image charmante qui se représentait à elle, comme aux beaux
jours du couvent.

Car maintenant, après les épreuves par lesquelles elle avait
passé, sous l'empire du trouble qui lui était resté des événements
accomplis, c'est avec une sorte de jouissance pénétrante et douce
qu'elle évoquait parfois les souvenirs de Sainte-Marthe.

Elle était heureuse alors; du moins aucun souci sérieux
n'empoisonnait les joies sereines auxquelles elle s'abandonnait.
Elle ne voyait rien au delà de cet horizon que lui faisait l'amour
de son père, et, si elle eût été consultée, peut-être n'eût-elle
pas demandé autre chose que la continuation de cette vie monotone
et calme.

Mais depuis, d'autres sentiments plus puissants s'étaient fait
jour dans son coeur; des aspirations nouvelles s'étaient emparées
avec autorité de son esprit; il lui était venu des doutes mauvais,
des désirs inquiets qui avaient modifié sa vie.

Que n'eût-elle pas donné pour retourner en arrière! pour revivre
quelques jours dans la sécurité du cloître, inconsciente du
bonheur mondain, indifférente à ce bruit, ce mouvement, cette
agitation qui l'avaient comme grisée, et avaient altéré la pure
sérénité dont elle jouissait naguère.

Mais non!

À la réflexion, elle eût refusé ce retour vers le passé.

Désormais, elle sentait bien que c'était impossible.

Maintenant, elle aimait!... Et elle eût préféré mourir plutôt que
de renoncer au bonheur que lui promettait l'amour de Gaston, et
dont la lettre de Mariette lui apportait un avant-goût exquis.

Il n'en fallut pas davantage pour la rappeler à la gravité de la
situation.

Son père allait venir et elle avait besoin de tout son courage
pour affronter cette entrevue. Son père!

La pauvre enfant était bien émue, et son coeur se brisait chaque
fois qu'elle pensait au chagrin qu'elle avait dû lui causer depuis
quelques jours.

Elle le connaissait bien et elle savait qu'il avait du cruellement
souffrir.

C'était le scandale, la honte, que la curiosité publique allait
audacieusement exploiter.

Si elle avait réfléchi avant de fuir le couvent et d'accompagner
Gaston, peut-être eût-elle hésité.

Elle n'avait pas compris tout de suite l'énormité de sa faute.
Maintenant elle avait peur! mais il était trop tard.

Après tout, mieux, valait encore qu'il en fût ainsi. Dans la
situation présente, il fallait prendre un parti, et, quel qu'il
fût, il serait toujours préférable à l'avenir qui lui était
réservé.

Si son père l'aimait réellement, il devait lui-même s'applaudir de
cette obligation qui lui était faite de prendre une résolution
définitive.

Toutes ces pensées se succédèrent rapidement dans son esprit, et
elle ne conserva plus bientôt que cette sorte d'appréhension vague
qui vous prend toujours à la veille d'événements importants.

Il était onze heures, elle avait déjeuné sommairement, et elle
passa aussitôt dans sa chambre.

Elle y arrivait à peine quand on sonna.

Elle tressaillit et prêta l'oreille.

La bonne était allée ouvrir, et elle entendit la voix, de son père
qui demandait mademoiselle de Beaufort.

Un flot de larmes monta à ses yeux, pendant qu'un sanglot
s'étouffait dans la gorge; mais elle se raidit.

On était entré. Des pas traversaient la première pièce. Puis la
porte de sa chambre s'ouvrit, et M. de Beaufort parut sur le
seuil.

Il était affreusement pâle!

Edmée ne fut pas maîtresse d'un premier mouvement. Le visage
couvert de larmes, elle courut se réfugier dans ses bras. Et
pendant quelques secondes ce fut un murmure confus de paroles
caressantes et douces et de baisers donnés et rendus.

Enfin M. de Beaufort se dégagea comme à regret de l'étreinte de sa
fille et l'enveloppa longuement d'un regard attristé et
douloureux.

-- Ah! malheureuse enfant! dit-il, est-ce donc ainsi que nous
devions nous revoir?

-- Mon père! mon bon père! supplia Edmée, vous m'aimez toujours!
Ah! dites-moi que vous m'aimez!

-- Eh! est-il possible qu'il en soit autrement.

-- Mon Dieu!

-- Tu as été bien cruelle, cependant, et je ne croyais pas que
jamais j'aurais à souffrir par toi.

-- Pardonnez-moi! Moi-même, pensez-vous que je n'ai pas été
malheureuse?

-- Comment en un instant, as-tu pu changer à ce point? Il y a
autour de toi des influences qui ont abusé de ta candeur. Toi
seule tu n'aurais pas imaginé une pareille révolte.

-- Ne parlez pas ainsi.

-- Ne dis-je pas la vérité?

-- Non, non, je vous jure! et si quelqu'un est coupable, c'est
moi, moi seule.

-- Ne cherche pas à me tromper, car je sais tout... et cette
femme... ce Gaston de Pradelle...

-- Gaston! fit Edmée, avec un cri indigné. Vous parlez de Gaston,
mon père? Mais vous savez bien que je l'aime; je vous l'ai avoué;
et à cette heure, il serait ici près de moi, si un odieux guet-
apens n'avait mis ses jours en danger.

-- Un guet-apens! répéta M. de Beaufort en frémissant. Que
signifie?

-- Ah! je me doutais bien que vous l'ignoriez.

-- Que veux-tu dire?

-- Je veux dire que la nuit dernière une tentative d'assassinat a
été commise sur M. de Pradelle; que l'assassin est un nommé
Gobson, et si vous ne connaissez pas cet homme, madame de Beaufort
n'ignorait pas, elle, le meurtre qu'il préparait.

M. de Beaufort passa sa main sur son front, où perlait une sueur
froide.

-- Gobson, répéta-t-il avec un vague soupçon de la vérité: tu es
sûre de ce que tu avances?

-- Gaston vous le confirmera lui-même, si vous voulez le venir
voir.

-- Mais quel intérêt?...

-- Vous le demandez?

-- Je cherche.

-- Eh bien! ne cherchez pas, mon père, car je vais vous le dire.
Depuis quelques mois, miss Fanny Stevenson avait confié à
M. de Pradelle des papiers auxquels sont, parait-il, attachés
l'honneur et la fortune de madame de Beaufort, et c'est pour lui
soustraire ces documents que l'on n'a pas reculé devant un crime.

-- Mais la tentative a échoué?

-- Dieu veillait sur les jours de Gaston.

-- De sorte que les documents dont tu viens de parler...

-- Ils sont toujours en la possession de miss Stevenson.

Une ombre glissa sur le front de M. de Beaufort. Il jeta un regard
soupçonneux, presque craintif à sa fille.

-- Ainsi, dit-il peu après, d'une voix hésitante... ainsi, on t'a
tout appris.

-- Oui, mon père, répondit Edmée, en baissant les yeux.

-- Tu sais alors...?

-- Je ne sais qu'une chose... c'est que miss Stevenson est ma
mère, et que je l'aime presque autant que je vous aime!

M. de Beaufort détourna la tête et fit quelques pas à travers la
chambre, pour chasser l'émotion violente qui le gagnait.

Il y eut donc un silence de quelques minutes, au bout desquelles
il revint près d'Edmée, qui, de son côté, avait beaucoup de peine
à contenir les sentiments multiples qui emplissaient son coeur.

-- Ce que tu viens de m'apprendre est fort grave, dit enfin le
malheureux père, et explique, sans la justifier tout à fait, la
conduite que tu as tenue. Mais si je consens à ne pas revenir sur
les faits accomplis du moins, m'est-il impossible d'admettre que
tu restes plus longtemps dans la position que tu as choisie.

-- Et pourquoi donc? répéta vivement Edmée.

-- Réfléchis mon enfant.

-- J'ai réfléchi, croyez-le, et je ne vois pas qu'il soit malséant
qu'une fille demeure auprès de sa mère...

M. de Beaufort se mordit les lèvres.

-- Soit! soit! dit-il; mais tu n'as pas songé que j'ai aussi des
devoirs à remplir, et que le monde me blâmerait si...

-- Le monde? interrompit Edmée: et qu'ai-je à me préoccuper de ce
qu'il pense de moi! Le monde ne se résume-t-il pas tout entier en
vous, ma mère et mon fiancé?

-- Cependant...

-- N'essayez pas de me convaincre. Depuis longtemps, j'ai bien
pensé à l'avenir qui m'est réservé et j'ai pris une résolution
irrévocable.

-- Au moins, tu me diras...

-- C'est pour vous entretenir de cette grave détermination que je
vous ai écrit, en vous priant de me venir voir.

-- Enfin, qu'as-tu résolu?

Edmée se laissa lentement tomber aux genoux de son père et lui
prit les mains, qu'elle retint quelques secondes sous ses lèvres.

-- Mon père! dit-elle d'une voix sous la défaillance laquelle on
sentait une grande fermeté voulue, mon père! avant de m'éloigner,
je vous conjure de bénir votre enfant.

M. de Beaufort dégagea vivement ses mains et fit un brusque
mouvement de recul.

-- T'éloigner! s'écria-t-il; tu veux partir! me quitter!




XV


-- Oui, mon père, répondit Edmée.

-- Et tu n'as pas pensé à l'affreux chagrin que ton départ me
causerait!

-- C'est le seul moyen de tout conjurer.

-- Partir! me laisser seul! t'unir à mes ennemis. Ah! Dieu
réservait de bien cruelles épreuves à ma vieillesse.

-- Croyez-vous que mon coeur ne se brise pas aussi à une pareille
pensée!

-- Mais où iras-tu!

-- J'irai où le voudra mon mari.

-- M. de Pradelle! C'est lui qui te conseille... c'est pour
lui!... Mais tu ignores donc quels projets sont les siens, et ce
qu'il prépare, de concert avec cette miss Stevenson dont tu
parlais tout à l'heure?

-- Ma mère?

-- Oui! oui! ta mère, qui n'a plus qu'une pensée désormais, qui
veut répandre la honte sur les derniers jours de ton père, qui ne
reculera devant aucun scandale pour satisfaire sa haine et assurer
sa vengeance.

-- C'est madame de Beaufort qui a dit cela?

-- Qu'importe! si elle a dit vrai.

-- Madame de Beaufort s'est trompée.

-- Comment?

-- Il est possible qu'elle eût agi ainsi, elle, si elle se fût
trouvée dans la dure position de miss Stevenson; mais vous n'avez
plus de semblables dangers à redouter.

-- Que signifie?

-- Cela signifie qu'avant de m'éloigner j'aurai écarté de vous
toute appréhension pour l'avenir.

M. de Beaufort regarda son enfant avec un profond étonnement,
cherchant à comprendre le sens ambigu des paroles qu'elle venait
de prononcer.

Edmée s'était dirigée vers un petit meuble de Boule placé entre
les deux fenêtres de la chambre et elle venait d'en ouvrir un des
tiroirs.

-- Que fais-tu? interrogea avidement M. de Beaufort.

Edmée se retourna tristement, souriante, vers son père. Elle
tenait à la main une enveloppe qu'elle venait de retirer du meuble
de Boule et qu'elle lui présenta d'un geste attendri.

-- Il y a sous cette enveloppe, dit-elle, deux documents
importants qui pouvaient menacer la sécurité de madame de Beaufort
et la vôtre: miss Stevenson cédant à ma prière, a bien voulu me
les remettre, approuvant d'avance l'usage que j'en comptais faire.
L'un de ces documents est la copie authentique de l'acte aux
termes duquel M. le comte de Simier s'est uni en mariage à miss
Fanny Stevenson et madame de Beaufort pourra le détruire elle-
même. Quant à l'autre...

-- L'autre?... répéta M. de Beaufort d'un ton anxieux.

-- C'est mon acte de naissance à moi!

--Que dis-tu?

-- Et vous jugerez s'il ne vous convient pas de le détruire
également, pour être bien sûr qu'il ne reste plus aucun vestige du
passé!

M, de Beaufort eut un cri douloureux et se cacha le front dans les
deux mains.

-- Cruelle enfant! balbutia-t-il d'un accent brisé. Que t'ai-je
donc fait pour me torturer ainsi sans pitié?

-- Mon père! mon père! supplia Edmée.

-- Tu ne veux donc plus que je t'appelle ma fille?

-- Je n'ai pas dit cela.

-- Tu as oublié en un jour l'amour dont j'ai entouré ton enfance;
tu veux m'abandonner, me laisser seul, maintenant que je suis
vieux et las de la vie. Tu veux que je meure dans l'isolement et
le désespoir!

-- Ne le croyez pas!

-- Ah! tu me fais payer bien cher une faute que je voudrais
racheter au prix de tout mon sang...

-- Pardonnez-moi!

-- Me quitter, toi! poursuivit M. de Beaufort, toi, qui es ma
seule consolation, et que j'aimais de tous mes regrets, et de tous
mes remords du passé. Ce châtiment manquait à mon supplice, et
c'est ma fille... mon Edmée...

La pauvre enfant se jeta éperdue dans les bras de son père.

Jamais elle n'avait surpris une telle douleur sur ses traits, et
elle en était épouvantée.

Elle le serra follement contre son coeur.

-- Non! non, dit-elle, ne pleurez plus, je vous en conjure.
Écoutez. Je ferai ce que vous voudrez. Je n'aurai d'autre volonté
que la vôtre... Par pitié, ordonnez! dites ce qu'il faut que je
fasse; j'aimais miss Stevenson pour tout ce qu'elle a souffert. Eh
bien, je ne la verrai plus... Est-ce là ce que vous voulez!...
Gaston est le premier homme auquel j'ai rêvé de confier le bonheur
de toute ma vie, c'est le seul que j'aimerai jamais... dites un
mot, mon père, et je vous jure que je ne prononcerai plus son nom
devant vous. Ces deux sacrifices, je vous les offrirai comme
preuve de mon affection. Qu'importe que j'en meure! pourvu que
j'assure ainsi votre sécurité, et que je vous voie heureux... Je
retournerai au cloître... le monde m'y oubliera... Gaston lui-même
finira par aimer une autre femme!... tout!... je consens à tout,
entendez-vous bien... pourvu que vous me regardiez comme autrefois
et que je ne voie plus de larmes dans vos yeux, mon père!... Ah!
répondez-moi au moins... et dites-moi que vous êtes content de
votre enfant!...

M. de Beaufort était incapable de répondre: les pleurs
l'aveuglaient; sa gorge serrée était étouffée de sanglots. Jamais
il n'avait éprouvé une plus poignante émotion.

Enfin, il secoua la tête avec force, prit la tête d'Edmée dans ses
mains, enfonça ses doigts frémissants dans les flots de sa
chevelure opulente, et l'embrassa à diverses reprises avec des
transports de joie.

-- Tais-toi! tais-toi!... dit-il d'un accent plein de désordre. Tu
es ma fille, mon enfant adorée... et je mourrais plutôt que de
porter atteinte à ton bonheur!... Je verrai Gaston... il est digne
de toi et de l'amour que tu as conçu pour lui... Laisse-moi
faire... Aie confiance en mon affection, et je jure Dieu que rien
ne viendra plus menacer le bonheur que tu as si bien mérité.

Qu'ajouter à ce qui précède? Quelques lignes seulement.

Un mois plus tard, Gaston de Pradelle, complètement rétabli,
épousait mademoiselle Edmée Stevenson, et les deux jeunes époux
partaient pour l'Italie, où ils allaient promener leur rêve de
bonheur.

Ils devaient y retrouver Mariette et Maxime, qui les y avaient
précédés et qui leur avaient donné rendez-vous à Venise.

Mais Gaston et Edmée n'allèrent pas jusque-là.

Ils avaient trouvé sur leur chemin, à quelque distance de Menton,
une jolie petite villa, enfermée sous les arbres, en face du
splendide panorama de la Méditerranée, et ils s'étaient arrêtés
dans ce nid charmant que le hasard leur présentait.

Ils y restèrent toute la saison.

Ils étaient heureux autant que deux créatures humaines peuvent
l'être en ce monde, et nous n'avons qu'à fermer le livre sur ce
dernier chapitre de leurs amours.

Quant à miss Fanny Stevenson, on ne la vit plus que de loin en
loin.

Elle ne demandait qu'à voir sa fille heureuse, et chaque fois
qu'elle vint la trouver, soit à Nice, soit à Paris, elle emporta
la certitude de son bonheur.

Que lui fallait-il de plus?...

La haine s'était éteinte peu à peu dans son coeur.

Elle avait appris que le comte de Simier n'était pas aussi
coupable qu'elle l'avait pu croire...

Après l'avoir abandonnée, le remords l'avait pris, et il était
revenu pour réparer autant que possible le mal qu'il avait fait.

Mais à Québec, comme à Smeaton, personne ne put lui donner des
nouvelles de Fanny.

Elle avait disparu... et son père faisait bonne garde autour du
phare.

L'enfant seule restait, et il l'avait emportée...

D'ailleurs, à quoi bon revenir sur ce passé cruel?...

Fanny Stevenson consentait à tout oublier depuis qu'elle ne se
sentait plus menacée, et elle avait pardonné, depuis que le
bonheur de son enfant ne pouvait plus être troublé.

Toutes les mères lui donneront raison!...

FIN.




1         Le chapitre XII n'existe pas dans l'édition papier utilisée
pour la présente édition. (Note du correcteur - ELG.)










End of the Project Gutenberg EBook of La Recluse, by Pierre Zaccone

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providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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*** END: FULL LICENSE ***