Monsieur Barbe-Bleue... et Madame

By Pierre Mille

The Project Gutenberg eBook of Monsieur Barbe-Bleue... et Madame, by
Pierre Mille

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Title: Monsieur Barbe-Bleue... et Madame

Author: Pierre Mille

Release Date: March 24, 2023 [eBook #70369]

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MONSIEUR BARBE-BLEUE... ET
MADAME ***






  PIERRE MILLE

  MONSIEUR BARBE-BLEUE...
  ET MADAME


  “Le Livre”
  9, rue Coëtlogon, Paris
  1922




Tous droits de traduction et d’adaptation réservés pour tous les pays, y
compris la Scandinavie. Copyright by “LE LIVRE” 1922.




IL A ÉTÉ TIRÉ A PART DE CET OUVRAGE, LE PREMIER DE LA COLLECTION “LE
LIVRE DE BIBLIOTHÈQUE”: 10 EXEMPLAIRES SUR JAPON DES MANUFACTURES
IMPÉRIALES, NUMÉROTÉS DE 1 A 10; 20 EXEMPLAIRES SUR CHINE, NUMÉROTÉS DE
11 A 30; 70 EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GELDER ZONEN, NUMÉROTÉS DE 31 A
100, ET 5 EXEMPLAIRES DE COLLABORATEURS, H.-C., SUR JAPON DES
MANUFACTURES IMPÉRIALES, NUMÉROTÉS DE I A V.




MONSIEUR BARBE-BLEUE... ET MADAME


Il y a quelques années, me conta mon excellent ami John BARNARD
ASHLEIGH, de Boston, nous avons eu aux États-Unis quelque chose qui
ressemblait à votre affaire Landru. Seulement, c’était mieux, plus large
et plus original, comme il convient à l’Amérique.

Le Landru américain s’appelait Abraham Plattner. Il était, à Hootanooga
(Connecticut), l’un des membres les plus fervents de la chapelle des
Darbystes, et passait pour faire honneur, par l’austérité et la
profondeur de ses convictions, à cette secte non-conformiste, dont tous
les adeptes se distinguent, d’ordinaire, par l’ardeur de leur foi.
C’était un homme de taille moyenne, même plutôt petite, mais grave,
l’air ferme et doux, avec des yeux d’un éclat singulier qu’il tenait
presque toujours baissés, et une belle barbe. En somme, vous le voyez,
assez semblable à votre Landru. Il édifiait la congrégation. Les femmes
surtout l’écoutaient avec une confiance passionnée, mais il semblait
demeurer indifférent à ces hommages muets et brûlants. Du reste, il
était marié, père de famille.

Je n’insisterai pas sur les faits, pourtant essentiels, mais que les
détails du procès sur lequel toute la France tient aujourd’hui ses
regards vous ont rendus familiers, qui amenèrent son arrestation. Un
certain M. Bullock, ne se pouvant consoler qu’une dame Beaumont, âgée
d’une cinquantaine d’années, quoique agréable encore, eût brusquement
cessé les relations qu’elle entretenait avec lui, révéla qu’elle avait
disparu après le dernier séjour fait par elle dans la villa
_Pick-me-up_, louée à son nom, près d’Hootanooga, et où elle s’était
rendu en compagnie d’un autre gentleman, appelé Butler. Les recherches
de la police dans cette villa, pour l’heure abandonnée, firent découvrir
divers objets de toilette appartenant à Mme Beaumont. La cheminée du
fourneau de cuisine était imprégnée d’une suie très grasse; enfin, les
fouilles pratiquées dans le jardin révélèrent la présence, au milieu de
cendres d’une origine indéterminable, d’une molaire aurifiée qui fut
reconnue par un dentiste comme ayant brillé dans la mâchoire de Daisy
Beaumont, de plusieurs fragments de crâne, et d’un assez grand nombre de
petites vertèbres. Par un hasard exceptionnel, dont la justice put se
féliciter, tout en s’en inquiétant, neuf de ces vertèbres étaient
identiques, chacune d’elles étant la septième de l’épine dorsale; il en
fallait conclure à l’incinération, donc à la mort, sans doute violente,
de neuf personnes différentes.

Le prétendu Butler fut identifié avec Abraham Plattner. Arrêté
incontinent, l’on constata qu’il avait pris bien d’autres noms:
Coolidge, Wilson, Oakburn, et qu’il avait loué, à vingt milles
d’Hootanooga, la jolie villa _Resurrectio_. Dans cet autre domicile
furent trouvés encore un assez grand nombre d’objets de toilette
féminine, des lettres et des papiers d’identité ayant appartenu à sept
femmes qui n’avaient point reparu; enfin, comme à _Pick-me-up_, des
ossements calcinés. L’enquête des magistrats parvint d’ailleurs à
établir que le vertueux Plattner, presque toujours par voix d’annonces,
était entré en communication avec plus de trois cents personnes du sexe
faible.

Plattner ne contesta point ses tentatives d’escroquerie au mariage:
«Mais la plupart des mariages, dit-il pour sa défense, ne sont-ils pas
des escroqueries? Chacun des deux futurs s’efforce respectivement
d’abuser l’autre sur l’étendue de ses ressources, le nombre et la valeur
sociale de ses relations, l’éclat de sa famille. Et que le mariage soit
consommé, ou rompu, l’escroquerie n’en a pas moins lieu. Elle est même
plus complète dans le cas des épousailles.» Par contre, il nia
catégoriquement avoir jamais mis à mort qui que ce fût, alors qu’on
portait à son compte seize assassinats. Savoir: neuf commis dans la
villa _Pick-me-up_, et sept dans la villa _Resurrectio_.

                   *       *       *       *       *

J’ignore en ce moment, quel sera le verdict du jury de Versailles. Celui
d’Hootanooga fut impitoyable: Plattner fut condamné à mort à
l’unanimité. Nos jurés sont peut-être plus sévères que les vôtres: un
ensemble de présomptions, si toutes sont concordantes, leur paraît
suffire, à défaut d’une preuve absolue, et comme le dit plus tard l’un
de ceux d’Hootanooga, il y avait assez de ces présomptions pour faire
pendre une demi-douzaine de Plattners.

Mais voici, monsieur, où cette histoire, jusqu’ici assez vulgaire,
devient exceptionnelle.

La veille du jour où il devait être exécuté, ce Plattner fit avertir le
chapelain et le directeur de la prison qu’il désirait leur parler.

--Je voudrais bien savoir exactement, leur dit-il, pour quelle cause on
m’a condamné?

--_Well_, répondit le directeur de la prison, ne faites pas l’ignorant.
Vous êtes condamné pour seize meurtres.

--Alors, poursuit Plattner, je suis victime d’une horrible erreur
judiciaire, car je n’en ai commis que huit. Je demande la revision de
mon procès.

--Allons, Plattner, allons, fit le directeur de la prison, cette
affirmation est déraisonnable. Il y avait les traces de neuf cadavres à
_Pick-me-up_, et de sept à _Resurrectio_. Cela fait le compte!

--Cela fait le compte pour les cadavres, mais cela ne fait pas le compte
pour leur auteur. Je jure, sur toutes les étoiles du drapeau de l’Union,
qu’on n’en doit porter que huit à mon crédit, dont les sept de
_Resurrectio_, et un seul sur neuf à _Pick-me-up_. Le seul qui soit un
cadavre de femme.

--Mais alors, les autres?

--Des hommes, monsieur le directeur, des hommes! Voyez un peu quelles
sont les abominables méprises de la police, qui n’a même pas su
distinguer les sexes dans cette ostéologie!... Il convient ici que je
sois parfaitement candide, et que je reconnaisse un certain nombre de
faits que j’ai refusé d’admettre devant le jury. J’ai assassiné, dans la
villa _Resurrectio_, sept personnes du sexe qui avaient eu des bontés
pour moi, ou ne demandaient pas mieux que d’en avoir, et je les ai
incinérées.

--Sept?... Vous disiez huit, tout à l’heure!

--Attendez! Je ne vous parle que de _Resurrectio_. J’arrive tout de
suite aux événements de _Pick-me-up_. Quand je commençai d’avoir des
intentions sur Mrs. Daisy Beaumont, mon expérience m’avertit qu’il
faudrait employer, pour faire sa conquête--de quelque façon que cette
conquête se dût terminer pour elle--des procédés un peu différents de
ceux qui m’avaient antérieurement servi. Sans être dépourvue de
sentiments, ni même de sensualité, je vis clairement que cette honorable
veuve était toutefois calculatrice, voire prudente. Elle s’informa de ce
que je pouvais posséder de fortune, faisant montre, avec une certaine
ostentation, de la sienne propre; elle insista pour réunir en un fonds
commun les valeurs et les espèces que je pouvais détenir, et celles dont
elle était propriétaire. Je ne vis pas d’inconvénients à lui céder sur
ce point, puisque, je crois vous l’avoir fait comprendre, le tout ne
devait pas tarder à me revenir. Je lui offris donc, comme d’habitude,
d’aller passer une lune de miel préliminaire à notre union dans ma villa
de _Resurrectio_; mais quand elle me proposa de nous installer plutôt à
_Pick-me-up_, où elle serait chez elle, j’acceptai de fort bonne grâce:
il n’est pas recommandable de mettre tous ses œufs dans le même panier,
et je ne demandais pas mieux que de changer le lieu de mes entreprises
un peu délicates. D’ailleurs je connaissais la villa: ses aménagements
me paraissaient favorables à mes plans.

«De toutes les femmes à qui j’ai eu affaire Daisy Beaumont, je dois le
dire, est celle qui m’a laissé l’impression la plus forte. Ce n’était
pas une virago: assez frêle, au contraire, avec de petites mains fines,
un joli pied, une jolie taille, des yeux extraordinairement clairs, pas
très grands, mais ardents, lumineux, avec des lueurs vertes comme le
rayon vert du soleil sur la mer--ce rayon dont on parle toujours et
qu’on voit si rarement. Je me plaisais dans sa société. Je m’y plaisais
tellement que je résolus de me donner quinze jours avant d’en arriver
avec elle à l’inévitable. Le matin du quatorzième jour, m’étant levé un
peu avant Daisy et me promenant dans le jardin, j’aperçus une sorte de
resserre, fermée à clef. Je suis curieux par nature et par profession.
J’essayai de regarder par le trou de la serrure, mais ne distinguai
rien. L’ouverture était trop petite. Par bonheur il y avait, à côté de
cette resserre, un appentis avec une lucarne qui donnait du jour à
celle-ci. J’allai donc chercher une échelle: c’était un magasin,
monsieur le directeur, un magasin d’effets disparates, et qui me rappela
étrangement celui que j’avais formé à _Resurrectio_; seulement tous les
objets étaient masculins: des chapeaux, des vêtements d’hommes, des
montres, des bijoux qui ne pouvaient avoir appartenu qu’à des hommes.
Cela était si imprévu qu’au premier abord, ma parole d’honneur, je ne
compris pas! Je ne compris qu’à l’instant où je me sentis violemment
tiré en arrière par Daisy Beaumont elle-même. Elle était toute
pâle, toute frémissante, ses yeux clairs étaient devenus
farouches--formidables et farouches. Je criai:

«--Comment, toi aussi! Toi aussi!

«Ce fut à son tour à ne pas comprendre. J’en fus heureux. Je venais de
me trahir! Je dis bien vite:

«--Tu m’avais amené ici pour m’assassiner, n’est-ce pas? Comme... comme
les autres!

«Elle fit «oui» de la tête, d’un air sombre.

«Cela m’inspira une sorte d’admiration. Je demandai:

«--Mais comment pouvais-tu faire: des hommes! Et tu es si frêle, si
délicate. Comment t’y prenais-tu, avec ces petites mains-là...

«Elle haussa les épaules:

«--Les hommes ont le sommeil si lourd! fit-elle, dédaigneusement.

«Alors une pensée, une pensée terrible me vint:

«--Mais moi aussi, moi aussi, j’ai dormi dans cette maison! Voilà
quatorze nuits que j’y dors! Pourquoi n’as-tu pas essayé? Comment
suis-je encore en vie?...

«Elle ouvrit les bras, elle fondit en larmes, et, avec rage, pourtant:

«--Tu ne devines pas? Tu n’as pas deviné?... Tu n’as pas deviné _que
c’est parce que je me suis mise à t’aimer_!

«Si vous saviez, monsieur le directeur, ce que je me suis senti fier, à
ce moment-là!... Il y aura donc toujours un moment où les femmes, même
les plus fortes, laisseront intervenir le sentiment dans les affaires,
où elles ne seront plus sérieuses! Pas moi! Voilà la différence: la
huitième victime de la villa, ce fut Daisy Beaumont. Celle-là aussi vous
pouvez la porter à mon compte. Voilà pourquoi cela fait huit. Mais je ne
reconnais pas les autres! Les autres étaient à Daisy Beaumont. Et
d’ailleurs c’était des hommes: vous voyez bien qu’il y a erreur!»

Il y avait erreur, en effet, conclut John BARNARD ASHLEIGH, et le
verdict fut cassé: mais ce qui prouve, ainsi que je le disais, que nos
jurés américains ne sont pas comme les vôtres, c’est que les jurés
d’Hootanooga furent d’accord que Plattner était aussi coupable pour huit
femmes que pour seize, et qu’il fut condamné de nouveau à être pendu.

                   *       *       *       *       *

Abraham Plattner fut une seconde fois condamné à mort, continua John
BARNARD ASHLEIGH, bien que son avocat eût soutenu éloquemment, en sa
faveur, une thèse fort subtile, dont la spéciosité faillit un instant
ébranler la conviction du jury:

«Mon client, dit-il, devait être pendu pour avoir commis seize meurtres.
Ce verdict ayant été cassé, il ne se présente plus devant vous que
présumé coupable de huit, les autres victimes devant être portées au
compte d’une certaine Daisy Beaumont, qu’il avoue volontiers avoir fort
proprement étranglée, puis incinérée. Mais, ce faisant, il n’a fait que
devancer l’œuvre de la justice, qui n’eût certes pas laissé vivre cette
criminelle. Il n’a donc plus à répondre que de sept assassinats. _Well_,
chers citoyens et honorables jurés de cette ville d’Hootanooga, je livre
ce problème angoissant à vos consciences: un homme a été à tort condamné
à la pendaison pour avoir envoyé seize personnes devant leur juge
naturel. Il est à cette heure reconnu, de la façon la plus
incontestable, qu’il n’a pris cette liberté qu’à l’égard de huit d’entre
elles, dont l’une avait mérité son sort. Reste sept. Peut-on
légitimement lui appliquer la même peine, alors qu’il n’est pas même à
moitié aussi coupable qu’on l’avait cru d’abord? Il semble bien clair,
Messieurs, si l’on s’en tient aux règles de la plus élémentaire
arithmétique, qu’on n’a le droit de livrer au bourreau que la moitié de
William Plattner, moins un huitième.»

Un argument d’une logique si vigoureuse eût, je crois, troublé des jurés
français. Les nôtres, par malheur pour Plattner, sont plus enclins à
suivre les impulsions de leurs sentiments, qu’ils appellent le sens
commun, que les déductions de la raison pure et de la mathématique: le
second verdict, ainsi que je viens de vous le dire, confirma le premier.

Voilà pourquoi, dès les premières lueurs de l’aube, un beau matin, le
condamné vit entrer dans sa cellule, avec son avocat, le chapelain et le
directeur de la prison, l’attorney général, le chef du jury, et
différentes autres personnes. On lui annonça que, son dernier jour étant
arrivé, il n’avait plus, tout juste, que le temps nécessaire pour
recommander son âme au Seigneur. Plattner accueillit cette nouvelle avec
humilité, contrition, mais aussi un sang-froid singulier.

--Je suis prêt! dit-il. Un homme craignant Dieu, quelles que soient ses
fautes, doit toujours se tenir prêt à comparaître devant le tribunal
suprême... Mais je demande à faire des révélations!

--Comment, des révélations? fit l’attorney général.

--Vous avez l’air de ne pas me comprendre: cela est indigne de votre
science judiciaire! Je dis: des révélations... Car vous ne savez
absolument rien de mon affaire, en somme. J’ai été condamné sur des
présomptions, non sur des preuves. Ce sont ces preuves que je consens à
vous fournir, et c’est votre devoir de m’entendre: car, tant que vous ne
les posséderez point, avouez qu’il vous restera toujours, monsieur le
chef du jury, à vous et à vos collègues, un doute angoissant. Avouez
que, de votre côté, monsieur l’attorney général, il ne vous sera point
indifférent de savoir si, oui ou non, il est possible d’obtenir
l’incinération d’une personne entière à la flamme d’un simple fourneau
de cuisine. C’est un point sur lequel la médecine légale n’est point
encore fixée, et que les rapports des experts sont loin d’avoir
éclairci. Enfin, avouez-le aussi: vous vous devez au public! Et le
public est plus anxieux encore de savoir comment j’ai fait, que d’être
sûr, simplement et judiciairement sûr, que j’ai fait!

On dut lui accorder qu’il avait raison: son droit à s’expliquer sur le
pourquoi et le comment de ses crimes était de la plus absolue certitude,
et confirmé par tous les précédents.

--En avez-vous pour longtemps? demanda seulement l’attorney général, de
mauvaise grâce.

--Je n’en sais rien, monsieur! répondit Plattner d’un ton choqué. Cela
dépendra de la précision de ma mémoire, affaiblie par une longue
détention, de l’aide du Seigneur, et des forces de ma misérable guenille
humaine. Mais vous n’avez pas le droit de mettre en doute ma bonne
volonté... Le greffier est-il présent?

                   *       *       *       *       *

Le greffier n’était point présent. On n’avait pas cru avoir besoin de
ses services: il fallut l’aller chercher, ce qui prit un certain temps.

William Plattner débuta par une longue prière, qui fut écoutée
respectueusement. Et enfin:

--Dès l’âge de dix ans... fit-il.

--Pardon! interrompit l’attorney général. Ce n’est pas à cette date que
remontent les faits qui vous ont valu votre condamnation!

--Je le reconnais, admit doucement Plattner, mais je suis maintenant un
témoin dans ma propre cause: je dois donc être écouté sans qu’on
m’interrompe ni qu’on cherche à me détourner de ce que je vais dire; et
d’ailleurs ne vous intéressez-vous point aux théories de M. Freud: il
paraît que nous demeurons de toute notre vie l’enfant de notre
enfance...

Il continua donc, et le récit de son enfance, encore qu’il y dénonçât de
mauvais instincts, fut harmonieux et poétique. Par moments il
s’arrêtait, disant au greffier: «Vous me suivez bien, n’est-ce pas?
J’entends que mes paroles soient enregistrées exactement... Veuillez
relire!» Il suggérait alors des corrections. Il confessa ensuite,
abondamment, et avec un grand repentir, quelques erreurs de jeunesse.

--J’arrive enfin, dit-il, au havre où crut pouvoir se réfugier mon âme
inquiète et douloureuse: mon mariage!

A ce moment il était une heure et demie. Le chapelain montra des signes
de faiblesse; d’un commun accord, il fut décidé que le reste des
communications de Plattner ne perdrait rien à être remis après le
_luncheon_.

Plattner déjeuna lui-même confortablement. Vers trois heures, la séance
fut reprise. A huit heures du soir il n’avait pas encore terminé le
récit fort touchant de ses fiançailles. L’attorney général rédigea une
note pour la presse, afin d’annoncer que, le condamné étant entré dans
la voie des aveux, l’exécution avait été ajournée au lendemain.

Et le lendemain, vers midi, Plattner aborda, avec la plus louable
franchise, le sujet de ses relations avec sa première victime, Mrs.
Fletcher. On respira. Il tint à donner les dernières précisions, il
réclama son calepin pour y retrouver certaines indications qui
échappaient à ses souvenirs. A mesure que ceux-ci lui revenaient, les
larmes coulaient sur son visage.

--Excusez-moi, fit-il, je me sens mal. Qu’on aille chercher un médecin.

Le docteur Haberstein, Américain-Allemand d’origine israélite, déclara
qu’en son âme et conscience Plattner ne pourrait résister indéfiniment à
la pénible tension qui s’imposait, ce qui était marqué par les désordres
visibles de son système circulatoire et la diminution de sa pression
artérielle. Il recommanda--de quoi sa qualité d’homme de l’art faisait
un ordre--de ne le point laisser déposer plus de trois heures par jour.
De plus il ordonna un régime reconstituant, et même un peu d’alcool,
interdit à tous par les lois sévères de l’Union, sauf aux malades.

Quelques bouteilles de _spirits_, venant de l’officine d’un pharmacien,
furent donc introduites dans la prison. Fort généreusement Plattner en
offrait chaque jour un verre à ses auditeurs: la sympathie qu’on
commençait d’éprouver pour lui n’en diminua pas.

Le vingt-neuvième jour depuis la date qui aurait dû être celle de son
exécution, il avait entièrement, et avec une admirable probité, achevé
le récit du premier de ses crimes. Il n’avait rien caché, il avait
dévoilé jusqu’aux moindres détails, et même demandé le concours d’un
architecte pour établir avec lui les plans, en coupe et élévation, du
dispositif ingénieux qu’il avait imaginé pour l’incinération de ses
victimes. Le public était tenu, jour par jour, au courant de sa
confession. Il s’y intéressait ardemment. La publication de ces sortes
de mémoires rapporta des sommes considérables, et le revenu des droits
d’auteur fut partagé, ainsi qu’il se devait, entre Plattner et le
greffier. Plattner utilisa la part qui lui en revenait dans des
spéculations avantageuses, et sa femme put acheter, sur ses conseils,
une fort belle villa, qui prit le nom d’_Æternitas_.

Au bout de cinq mois, Plattner n’était encore parvenu qu’au récit de ses
relations avec sa cinquième victime. Mais personne, en Amérique, ne s’en
plaignait, excepté les romanciers de profession, privés de ressources
par l’arrêt complet de la vente de leurs ouvrages en librairie. Même la
traduction du _Bâtard de Gambetta_, le dernier roman d’aventures de M.
Pierre Benoit, s’était immobilisée contre toute attente aux environs du
250e mille. Mais, en même temps, Plattner s’occupait de désintéresser
largement, sur ses bénéfices, les héritiers des dames qu’il avait
supprimées, faisant savoir que tout serait intégralement remboursé si on
lui donnait le temps de poursuivre ses passionnants mémoires. Tout le
monde lui donnait raison.

La sixième des victimes attribuées à Plattner était la plus jeune: miss
Onofria Garvin, âgée de vingt-deux ans. Quelle ne fut pas la
stupéfaction de ses auditeurs ordinaires, et du greffier lui-même,
devenu son collaborateur, quand ils l’entendirent déclarer:

--Pour celle-là, je n’ai rien à dire... Je ne l’ai jamais ni assassinée,
ni incinérée par conséquent. Elle m’a quitté, véritablement quitté! Elle
a disparu. Je le regrette encore plus que vous.

--Allons, Plattner, vous plaisantez, lui représenta l’attorney général,
scandalisé.

--J’ai avoué les cinq premières, j’avouerais tout aussi bien celle-là,
comme je suis prêt à avouer les deux dernières... Mais, cette miss
Garvin, en toute sincérité, j’ignore ce qu’elle est devenue.

--Vous parlez sérieusement?

--Très sérieusement.

--Voyons, Plattner, fit l’attorney général avec des larmes dans la voix,
songez à ce que vous dites! Si vraiment vous ne l’avez pas assassinée,
tout est à recommencer une troisième fois, puisque vous avez été
condamné pour huit meurtres, et qu’il n’y en aurait que sept.

--Je le regrette beaucoup pour vous. Je comprends vos sentiments, et j’y
compatis. Mais que voulez-vous que j’y fasse?

--Et vous ne pouvez donner aucune indication, suggérer aucune hypothèse
sur le lieu de la retraite de miss Garvin?

--Aucune... Ah! si, pourtant: Onofria Garvin était une jeune personne
très romanesque, affamée d’aventures et de voyages périlleux. Ma
conviction--sans que je puisse en avoir la preuve, bien entendu!--c’est
qu’elle s’est embarquée comme mousse sur le navire de Shackleton, en
dissimulant son sexe.

--Mais il est au pôle Sud, Shackleton!

--Eh bien, attendez qu’il revienne!...

                   *       *       *       *       *

--Comme Shackleton est toujours au pôle Sud, conclut mon ami John
BARNARD ASHLEIGH, et que même il y est mort, Plattner n’est toujours pas
exécuté. Mais il poursuit la publication de ses aveux, qui continuent
d’avoir un immense succès.




COMMENT M. BOUBAL EN FUT


C’était un petit homme tout blanc, très doux, très triste. Et ces dames,
à une minute près, savaient son jour et son heure. Les premières fois,
il était arrivé par la porte de la rue, et si palpitant, regardant
derrière lui avec une telle inquiétude que «madame», dès qu’elle eut
constaté en lui un habitué, s’empressa par charité de lui indiquer
l’autre accès de la maison. Il fallait passer par la cour, qui avait un
air très convenable, et où habitait du monde très bien. De là, par deux
vantaux qui s’ouvraient d’une simple poussée, on entrait dans un jardin
d’hiver toujours vide. Il n’y avait plus qu’à presser sur un bouton
électrique dissimulé au bas du grand miroir: on venait tout de suite
ouvrir, il était enfin au cœur de la place. Et madame lui disait:
«Mathilde, n’est-ce pas?» Il faisait «oui» de la tête, avec un sourire
de timidité. Alors Mathilde venait, et il montait derrière Mathilde: et
c’était toujours le vendredi, à cinq heures et vingt minutes.

Que ce soit ce jour-là que se réunit l’Académie des sciences
historiques, à l’Institut; que ce soit à cette heure, presque
exactement, que se termine la séance, ces dames l’ignoraient, de même
qu’elles ignoraient le nom de ce monsieur si poli, discret,
mélancolique: ce nom qui est célèbre, celui du grand Boufre de
Sauveplane, auteur de tant d’études parfaites sur les femmes du
dix-huitième siècle,--livres si voluptueux, si fins, si tendres, qu’il
faut être du métier, vraiment du métier, pour s’apercevoir combien la
trame en est serrée, l’érudition solide. Les rivaux haussent les
épaules, parce que cette gloire les agace, mais ils n’ont rien à
critiquer, rien à dire, excepté Boubal, le terrible Boubal, de l’École
des Sciences Modernes, l’homme du document tout nu, rude et sec, qui
juge que cette manière d’écrire l’histoire «ferait croire que la vérité
n’est pas vraie». Mais les femmes répondent «qu’elles adorent ça». Elles
se disputent Boufre de Sauveplane, il a toutes leurs confidences, il
sent comme elles, il pense comme elles. De l’avoir pour ami, pour ami
tout à fait intime, beaucoup seraient très fières, malgré la soixantaine
qui a neigé sur sa tête. Mais lui n’a jamais eu l’air de comprendre. Et
il en est parmi elles qui songent: «Qui est-ce donc, puisque ce n’est
pas moi?» Et d’autres qui ne l’en aiment que davantage, croyant qu’il
reste fidèle à un ancien souvenir. Elles ignorent qu’il est timide, tout
simplement, timide jusqu’au tremblement, jusqu’aux affres physiques, et
qu’il n’a jamais su demander, jamais sentir, même, le moment où l’on
s’offrait à lui. S’il comprend si bien les femmes, c’est qu’il a une âme
de femme, et la même pudeur au moment du désir: une pudeur rétractile et
sauvage.

Alors c’est là qu’il vient, une fois par semaine, parce qu’avec tout
cela, tout de même, il est un homme... Sa vie passe ainsi, uniforme,
mais non monotone; il l’estime raisonnablement heureuse. Il y a cette
petite distraction du vendredi, à laquelle il songe parfois avec une
légère morsure d’humiliation, parfois avec un silencieux sourire, qui le
prend à l’improviste, partout, chez lui, en compagnie, dans la rue. Il y
a ses études aux archives et ses écrits, où il verse, sans même le
vouloir, toutes les effusions de son cœur et tous les appétits de ses
sens restés très jeunes. Il y a, enfin, sa haine contre Boubal. Car si
Boubal ne l’aime pas, et n’a jamais pris la peine de le cacher, lui
déteste Boubal, et le proclame. «Tant que je vivrai, a-t-il dit maintes
fois, il ne sera jamais de l’Académie des Sciences Historiques.» Et
quand Boufre de Sauveplane _ne veut pas_ qu’on soit de la compagnie, on
n’en est pas. Il a des amis, des clients; la dignité même de son
caractère et de ses mœurs lui fait une influence. Boubal le sait bien,
et il ne s’est jamais présenté.

Ce fut ainsi que coula l’existence de M. Boufre de Sauveplane jusqu’à
certain vendredi d’automne où le ciel inclément jouait à pousser une
aigre bise à travers des rafales de pluie froide. L’historien,
étreignant son parapluie dans sa main glacée, gagna tout de même la rue
coutumière, plus obscure et plus déserte encore que d’habitude; et,
parcourant la cour d’un pas feutré, il entra dans le jardin d’hiver. Le
crépuscule extérieur s’y changeait en nuit. Connaissant les lieux, il
appuya sur un commutateur électrique afin d’apercevoir plus aisément la
sonnette qui avertirait la maison de son arrivée; et la lumière éclata
au plafond parmi les palmes et les fleurs, avec cette magique
instantanéité qui donne l’impression d’un rire subit, qui fait croire
que l’air prend une autre odeur, plus vive et plus jeune... Et M. Boufre
de Sauveplane, à sa confusion profonde, à son indicible horreur, aperçut
quelqu’un qui tâtonnait de son côté pour découvrir le bouton d’appel. Au
bruit de la porte qui s’ouvrait, cette silhouette se retourna, et M.
Boufre de Sauveplane reconnut M. Boubal, et M. Boubal le reconnut! Leur
première idée à tous deux fut de fuir. Mais M. Boufre de Sauveplane se
trouvait devant la porte, et M. Boubal ne pouvait l’en écarter. Quant à
son ennemi, pour qui l’évasion était plus facile, il songea qu’il y
aurait de la pusillanimité à battre en retraite, et que d’ailleurs il
n’y gagnerait rien qu’une nouvelle honte si ses traits avaient été
distingués. M. Boufre de Sauveplane prononça donc, d’une voix qu’il
s’efforça de rendre ferme et indifférente:

--Vous ne trouvez pas la sonnerie?

--J’ai trouvé, répondit M. Boubal, mais je n’entends rien et... on ne
vient pas.

--C’est la pile qui ne fonctionne plus, affirma M. Boufre de Sauveplane
avec une sérénité horrible.

En même temps, de toutes ses forces, il espérait:

--Si, par hasard, il ne m’avait pas reconnu!

Et il joua le tout pour le tout, prenant les devants.

--Monsieur Boubal, n’est-ce pas?

--Oui, admit l’adversaire. Et vous...

Il le nomma. L’historien avoua, dans un souffle:

--Oui. C’est moi...

A tour de rôle, pour prendre une attitude, ils appuyèrent sur le bouton.
Nul bruit, rien qui montrât qu’on fût averti de leur présence.

--Allons-nous-en! dit M. Boufre avec un soupir.

Ils partirent ensemble. D’un accord tacite, ils firent comme s’ils
venaient de se rencontrer au portail d’une amie commune, qui était
absente, et causèrent d’abord du temps, qui s’obstinait à demeurer
détestable; mais, dans leur for intérieur, ils jugeaient cette
conversation indigne d’eux. M. Boubal n’avait pas de parapluie. Il se
laissait mouiller stoïquement.

--Abritez-vous, monsieur! dit M. Boufre de Sauveplane.

M. Boubal se rapprocha.

--Prenez mon bras, insista son compagnon.

Et M. Boubal lui prit le bras. Il lui parut que tant d’affabilité
méritait du retour, et, mâchonnant sa barbe rousse, il murmura en
bredouillant, comme toujours quand il était ému:

--Vous allez continuer ces études sur Grimm et Mme d’Houdetot, dans la
_Revue d’Europe_?

--Oui, dit M. Boufre de Sauveplane, d’un ton qui défiait le
contradicteur.

--Eh bien, dit M. Boubal, c’est intéressant, très intéressant... il y a
de la pénétration. Et il n’y a pas à dire, ce sont des sujets où il faut
savoir pénétrer, éclairer. L’introspection y est légitime. D’ailleurs,
je ne vois pas que rien dans les faits connus contrarie vos conclusions,
après tout. Il y a un mot, dans une lettre récemment retrouvée de Mme de
Luxembourg...

--N’est-ce pas! cria M. Boufre.

--Avez-vous lu l’article d’Amelsperg de Berlin? poursuivit M. Boubal,
sous le parapluie.

Mais voilà que M. Boufre de Sauveplane était rendu. On entrait dans la
rue qu’il habitait. Et cependant la conversation était si neuve, si
vive! Ce Boubal, si sec dans ses travaux, comme il savait interpréter,
dans le colloque! Quelle belle imagination il avait, constructive et
juste! Plus d’imagination que lui. Il dit tout à coup, se frappant le
front:

--Que nous avons été bêtes, là-bas! Il n’y avait qu’à frapper.

--Il n’y avait qu’à frapper! fit Boubal en écho.

--Retournons!

--Retournons!

Ils revinrent sur leurs pas. Boubal qui avait plus de rudesse et de
franchise, dit en riant:

--Il n’y avait qu’à frapper, oui! Mais nous n’avions pas tout notre
sang-froid.

--Vous allez là, interrogea M. Boufre de Sauveplane... vous allez là...
régulièrement?

--Oui, reconnut M. Boubal. Dame!...

Et voici que, dans ce simple mot, l’historien entendit des monceaux
d’aveux, une reconnaissance d’identiques timidités, d’identiques et
secrètes souffrances, de pareils désirs inassouvis, une semblable
incapacité à solliciter le bonheur, et à l’obtenir. Il serra les lèvres,
ayant presque envie de pleurer.

Cette fois, étant arrivés ensemble, ils partirent ensemble.

--A vendredi, fit M. Boubal avec confiance.

--A vendredi, confirma M. Boufre de Sauveplane.

C’est ainsi qu’ils se revirent, toutes les semaines. Leur affection
avait grandi. Et vraiment leur science se complétait au lieu de se
porter ombre; ce qu’ils en tiraient était si différent d’expression!

--Écoutez, dit un jour M. Boufre de Sauveplane à M. Boubal, pourquoi
n’en seriez-vous pas? Nous aurions une heure de plus pour nous voir.

--Pourquoi n’en serais-je pas? De quoi? interrogea Boubal.

--De l’Académie des Sciences Historiques. Les séances ont lieu le
vendredi!

Voilà comment M. Boubal en fut...




EN DILIGENCE


On achevait de charger la voiture, et Rivier la regardait comme un
enfant le beau jouet qu’on va lui donner. Son cœur s’enflait d’un peu
d’ivresse romantique: il allait donc monter dans une diligence, une
vraie diligence, presque toute pareille à celle des ancêtres, moins la
«rotonde», il est vrai, la rotonde qui avait disparu de ce type
dégénéré. N’importe: il savourait avec une joie d’archéologue la
physionomie désuète de cette longue caisse jaune, avec son «intérieur»
aux coussins doublés d’une étoffe qui jouait la peau de panthère, son
coupé abrité d’un auvent de cuir, et, sur le toit, les quatre banquettes
d’impériale, derrière lesquelles Coulon, le vieux conducteur des
messageries de Saint-Claude, arrimait par couches savantes et comme
géologiques des sacs de pommes de terre, les boîtes d’échantillons de
MM. les voyageurs de commerce, les paniers à claire-voie où
s’épanouissaient en gerbe des têtes de poules et de canards, et, pour
finir, des caisses faites d’un bois léger, dont le contenu, demeuré
quelques instants mystérieux, s’avéra enfin par son odeur: la puissante
exhalaison des fromages de Septmoncel, qui bientôt flotta dans l’air,
l’air pur et tonifiant des pays de montagne. Incessamment, aux oreilles
étourdies sonnait un chant clair, cristallin, un chant d’harmonica léger
qu’un mugissement sourd accompagnait, telles les notes profondes d’un
grand orgue: la musique éternelle de la Bienne qui coulait, invisible,
cent pieds plus bas, dans sa combe abrupte.

Des rues étroites de Saint-Claude les voyageurs pour Morez, la Rixouse,
Longchaumois, débouchaient sans se presser. Sans se presser, ils
prenaient leur place dans la voiture avec cette espèce de tranquille
décision qui dénonce chez les Francs-Comtois, leur parenté de race avec
leurs voisins de Suisse. Et Coulon les dénombrait à mesure, d’un air
paisible.

Tout à coup sa figure changea. La suffocation de sa gorge lui donna
presque un goitre; il y porta la main comme s’il étouffait. Le rouge
marbré de ses joues, quotidiennement fouettées par le vent des hauts
plateaux, tourna au bleu, puis au violet. Rivier crut qu’il allait
mourir! Enfin la santé revint à ce rude conducteur de chars, en même
temps qu’un torrent de jurons qui éteignit un moment la clameur de la
Bienne déchirant ses entrailles de pierre. La victime de ce flot
d’injures blasphématoires se tenait devant lui, interdite, écrasée déjà,
croisant ses deux mains grasses sur un ventre qui faisait saillie sur sa
maigre charpente, comme un oreiller fixé sur un échalas transformé en
épouvantail champêtre: le ventre d’une femme au septième mois de sa
grossesse, ce moment attendrissant où l’espoir des maternités futures se
peut le moins dissimuler.

--Mais puisque j’ai payé ma place, monsieur Coulon, puisque j’ai payé ma
place!

La femme suppliait. Il y avait des larmes dans ses yeux ternis et sur
son masque pâle: à cause de l’outrage qu’on lui faisait devant tout le
monde, et qu’elle avait besoin, peut-être, de ce voyage pour son
commerce, ou pour manger, Rivier se sentit ému; il voulut intervenir.

--Si elle a payé sa place, voyons!

--Vous, on ne vous parle pas! cria Coulon. Vous pouvez fermer. Si elle a
payé sa place, qu’elle aille au bureau, on lui rendra son argent. Mais
elle ne montera pas. _Elle ne montera pas_, entendez-vous! V’là vot’
place dans le coupé, hein? Prenez-la tout de suite, ou je pars sans
vous!

Le bois de ses fortes galoches claqua sur le pavé. Rivier sentit chez
cet homme une obstination obtuse et indomptable. Les galoches
retentirent encore, cette fois sur le timon de la diligence, que Coulon
venait d’escalader. Il était sur son siège, il rassemblait ses rênes,
ses joues déjà se creusaient pour produire ce petit claquement de la
langue contre le palais qui excite les chevaux au départ autant qu’un
coup de fouet. Rivier n’eut que le temps de sauter dans le coupé, et la
diligence s’ébranla. Se penchant pour regarder en arrière, il vit la
pauvre femme s’éloigner, la croupe épaissie, dans la majesté douloureuse
de sa fatigue et de son fardeau. Toute cette scène lui avait paru
absurde. Il n’y pouvait trouver qu’une explication, c’est que le
conducteur était ivre ou fou; et sur cette route qui s’élevait et
descendait en lacets aigus, comme le vol d’une mouette, taillée dans le
roc d’un côté, et de l’autre sans parapet au-dessus d’un abîme, ce
soupçon lui donna froid dans le dos.

Mais Coulon avait la main ferme. Il hochait la tête, il marmonnait entre
ses dents. Toujours pourtant il prenait les virages avec sang-froid,
avec prudence, avec décision. A la montée de Longchaumois, ayant mis ses
bêtes au pas, il se retourna clignant de l’œil.

--Il n’en est jamais monté une dans ma voiture, jamais, jamais: depuis
cinq ans! Après ma mort, on fera ce qu’on voudra aux messageries. Mais
jusque-là, jamais!

Il siffla pour encourager ses chevaux et reprit, s’adressant à Rivier:

--Ça vous étonne, n’est-ce pas, ça vous choque? J’suis un barbare, un
sans cœur, un type qui favorise pas la repopulation. Mais quoi qu’vous
voulez! Y a cinq ans, y en a une qui grimpe dans ma bagnole. Comme
celle-là, tenez, juste comme celle que vous venez de voir: grosse à
pleine ceinture! C’était à Morez, pour revenir à Saint-Claude. J’dis
comme celle-là!... C’est pour la chose d’être enceinte, car pour la
figure et les avantages corporels, et tout, elle était ben plus
agréable... Mame Sévoz, elle s’appelait. Vous la connaissez peut-être.
Non? C’est vrai, vous êtes pas du pays, ça vous dit rien, son nom...
Enfin, c’est pour vous faire voir que c’était un beau morceau de femme,
et que si ç’avait pas été mon âge, je lui aurais ben causé deux mots.
Elle s’installe avec les aut’voyageurs, j’la r’garde, et j’fais, pour
blaguer:

«--Vous payez qu’pour un, mame Sévoz?

«--Ben oui! qu’elle fait.

«--Et c’est-il pour aujourd’hui, ou pour demain?

«--Ah! y a ben l’temps, père Coulon, y a ben l’temps, qu’elle répond.
N’allez pas plus vite que les cloches du baptême. Dans six semaines,
j’vous enverrai les dragées.

«Ah! si j’avais su, bon Dieu! si j’avais su! Elle aussi du reste: c’est
une justice à lui rendre...

«Tout alla bien pour commencer, malgré les cahots qui sont durs. De
Morez à la Mouille, ça monte, ça monte! On dirait d’une échelle pour le
paradis: et alors, n’est-ce pas, les voitures qui descendent cette côte
comme nous allons faire tout-à-l’heure, en plus des freins, elles
mettent le sabot, malgré que c’est défendu, le sabot qui laboure
l’empierrement comme un soc de charrue. Ajoutez à ça la fonte des
neiges, qui ravine tout, et pensez si on danse sur ce ruban de route.
Pourtant, j’entendais rigoler, dans l’intérieur. Ils prenaient ça du bon
côté, ils disaient:

«--Eh! la mère Sévoz, il aimera la gymnastique, vot’ salé!...

«... Ou d’aut’ choses encore comme ça; vous comprenez que j’y faisais
pas attention. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’ils étaient gais,
et mame Sévoz aussi; c’était une femme qui ne craignait pas le mot pour
rire. Mais enfin, v’là qu’au cinquième kilomètre--les chevaux tiraient à
plein collier, bien qu’au petit pas, et à chaque coup ils vous en
fichaient une secousse que ça m’aurait décollé, moi qui ai
l’habitude--au cinquième kilomètre, monsieur, elle causait plus, mame
Sévoz! Et puis la v’là qui commence à geindre, à geindre tout bas, tout
bas--de mon siège, j’entendais rien encore, on m’a raconté--et puis qui
s’met à crier! Ah! bon Dieu! quelle voix! Moi, je m’pensais: «C’est-il
qu’ils la pincent, ou qu’ils l’assassinent?... Va toujours, on en
ramassera les morceaux.» Je ne croyais pas si bien dire! M’sieur Potez,
de la Rixouse, sort de la voiture en marche, et me traite comme du
poisson pourri:

«--Père Coulon, arrêtez, arrêtez, voyons! C’est de l’inhumanité!

«--De l’inhumanité, que j’réponds, c’est-il que vous êtes fou, ou quoi?

«--Vous ne comprenez donc pas? qu’il fait d’une voix plus posée: mame
Sévoz accouche!

«Il n’avait pas plus tôt dit ça que tous les voyageurs de l’impériale
sautent en bas, les uns en s’aidant des roues, les plus jeunes d’un seul
bond. C’que c’est curieux, les hommes! Et moi, j’arrête, comme de juste,
et je vais voir avec tout le monde. On l’avait couchée au fond de la
voiture, mame Sévoz, et elle s’était mise à son aise. A son aise, c’est
une façon de parler: elle n’était pas à la noce. Elle avait posé les
bras sur les banquettes et faisait comme toutes les femmes en gésine,
vous comprenez, les cheveux collés aux tempes et la bouche ouverte pour
lancer sa plainte--si grande ouverte qu’on lui voyait jusqu’au fond de
la gorge. Et les trois voyageuses de la diligence étaient devant elle
pour la soigner, et pour la décence.

«--Bon Dieu d’bon Dieu du sacré tonnerre de Dieu, que j’fais, en v’là
une sévère! C’est-il une façon d’employer les voitures publiques, ça?
Qu’vous allez toute me la gâter! C’est-il un hôpital, une maternité, ma
diligence? Et mon horaire, hein? Et la correspondance à Saint-Claude?
Qu’on va la rater, c’est sûr, la correspondance!

«Là-dessus, les trois femmes de se précipiter comme si elles voulaient
m’arracher les yeux: Que j’étais une brute, un sauvage, un assassin, et
que c’était ma faute, à cause des cahots.

«--Les cahots, j’dis, c’est pas mon affaire, c’est l’affaire des
ingénieurs. Allez vous plaindre aux ingénieurs. Et pour ma voiture,
c’est une bonne voiture, y a pas meilleure. Elle est pas faite pour les
femmes en couches, voilà tout.

«A ce moment, mame Sévoz cesse de hurler et me dit d’une voix mourante:

«--Attendez, père Coulon, attendez! Moi, ça passe comme une lettre à la
poste: dans une petite heure, ça sera fini.

«Ça me fit quelque chose, son courage, ça me pinça le cœur. Et puis
quoi? il fallait ben se résigner. On pouvait pas la flanquer dehors,
n’est-ce pas, ni la laisser sur le bord de la route. J’commandai aux
hommes, qui louchaient toujours vers la portière:

«--Y en a-t-il un d’vous qu’est médecin? Non! Alors laissez faire ces
dames, et allez r’garder l’paysage.

«Et on r’garda l’paysage. Une heure et demie, on le r’garda. Et à la
fin, mame Sévoz ne cria plus. Ce fut autre chose qu’on entendit:
l’enfant. Il était là, il était v’nu. Un garçon! J’allai à la voiture,
et j’dis à mame Sévoz:

«--V’s’êtes en r’tard de trente minutes sur votre horaire, et moi
d’trois heures. Quoi que ça, vous êtes ben brave tout d’même...
Maintenant, messieurs et dames...

Elle avait pas d’opinion, c’te pauv’ femme. Mais les aut’ dames me
dirent encore des mots et m’envoyèrent promener pour encore un petit
quart d’heure, et m’sieur Potez, qu’est marguillier à la Rixouse,
affirma que c’était son devoir de chrétien d’ondoyer l’enfant. Bon sang
d’bon sang! Y aurait donc pas moyen d’démarrer? Fallut en passer par où
il voulait; il baptisa l’gosse au nom du Père, du Fils, et du
Saint-Esprit, et après, on r’partit. On r’partit ben doucement, ben
doucement, les hommes suivant à pied ou perchés sur l’impériale et les
colis pour laisser place à l’accouchée. Elle était toute pâle et assez
tranquille, l’accouchée, et quand on fut à la Rixouse, j’lui dis:

«--Allons, la maman, vous pouvez pas rester ici. On va vous donner un
coup de main pour vous descendre.

«--La descendre ici, qu’il fait, m’sieur Potez, en me dévisageant comme
le dernier des derniers: _ici_, qu’y a pas dix maisons confortables!

«--Y a la vôtre, m’sieur Potez.

«Il ne répondit pas à ça, mais continua:

«--Et un médecin? Cette femme a besoin de soins, il n’y a de médecin
qu’à Saint-Claude. Vous devez la conduire à Saint-Claude, sans quoi vous
aurez la mort d’une femme sur la conscience.

«Après tout, puisque la correspondance était ratée?... J’mets l’pied sur
le montoir pour reprendre mon siège et conduire mame Sévoz à
Saint-Claude. Mais c’qu’il était embêtant, c’t homme-là! Il dit encore:

«--Et déclarer l’enfant? C’est vot’ devoir, vous seriez poursuivi, si
vous ne déclariez pas l’enfant.

«--Oh! que j’réponds, ça n’en finira donc pas! En v’là un métier pour un
conducteur de voitures publiques! Enfin, allons-y!

«--J’étais maté, comme vous voyez, j’y voyais plus clair!... Donc on va
déclarer l’gosse à la mairie de Rixouse. En procession. Une des dames le
portait, m’sieur Potez et moi nous suivions... «Sexe masculin,
Henri-Claude Sévoz.» Et le secrétaire de la mairie, qui se fit raconter
toute l’histoire, et qui répétait: «Tiens, tiens, c’est curieux!» et qui
voulait des détails! Il était cinq heures quand on r’partit. Mais on
r’partit. Ouf!

«Vous aussi, vous dites «ouf»! Vous croyez qu’c’est fini?... Vous allez
voir!... Les dames me disaient: «Pas si vite, père Coulon! Vous voulez
donc la tuer! La secouez pas!» Bon! J’allais donc au pas, cahin caha,
comme un cocher d’corbillard, je jurais, je ronchonnais, mais j’allais
au pas comme un brave homme qui veut pas la mort d’une mère de famille.
Ah! ben oui, fini! J’étais comme ça ben attentionné à conduire cette
naissance comme un enterrement, quand voilà tout le manège qui
recommence, coquin de sort!

«Oui, m’sieur! qui recommence! Vous comprenez pas! Moi non plus, j’ai
pas compris, sur le moment. Des choses comme ça ça devrait pas être
possible, y a des malheurs qu’on peut pas s’imaginer! Les cris de mame
Sévoz qui recommencent! Les dames qui recommencent à s’époumonner:
«Arrêtez, père Coulon, arrêtez!» Elle en faisait un autre, mame Sévoz,
un autre!...

«--Ah! que j’dis, vous vous foutez de moi, à la fin! Et c’est-il
tout?... Combien qu’y en a encore à sortir? Et à qui le tour?... Ça doit
vous encourager, mesdames! Allez! Allez! j’en prends l’habitude...

«J’avais beau dire, il a fallu en passer par là, hein? Quoi vous vouliez
faire d’autre? Et on a repris racine sur la grand’route, et il est venu
un aut’gosse, et on m’a refait le coup du baptême. Dites, monsieur,
dites si c’est juste, si on a jamais empoisonné comme ça un conducteur
de diligence? Depuis les ch’mins d’fer, depuis la Révolution, depuis
qu’y a des chevaux et des voitures?

«J’arrivai à Saint-Claude à neuf heures du soir. Le lendemain, à sept
heures, il fallut encore aller à la mairie pour déclarer le second à
mame Sévoz: «Sexe masculin, Sévoz, Jules-Pierre-Antoine». Et le
secrétaire qui demandait toujours des détails: «Comme ça, dans la
voiture? C’est curieux, c’est bien curieux»!

«--Vous voudriez p’t-être qu’y en ait un troisième? que j’lui dis. Ben,
pas moi! Et j’espère ben qu’c’est la dernière fois qu’on s’voit, nous
deux.

«Huit jours après, il m’faisait sommer, c’t’andouille.

«--Voilà un papier comme quoi vous êtes mandé chez le procureur, à
Lons-le-Saunier.

«--Mais j’ai tué personne!

«--Non. Seulement, il trouve que deux enfants qui ont le même nom de
famille, le même père et la même mère, à vingt-quatre heures de
distance, ça n’est pas clair, vous comprenez.

«--Mais, puisque c’est deux jumeaux!

«--Deux jumeaux! Ils sont pas déclarés dans le même endroit: on n’a
jamais vu ça.

«Et j’ai fait le voyage de Lons-le-Saunier, à l’œil, pour ces sales
jumeaux, conclut le père Coulon en allongeant à sa cavalerie un coup de
fouet vindicatif: sans compter ma voiture, que j’ai dû y faire pour cent
cinquante francs de réparations. Vous saisissez que j’suis payé
maintenant pour les laisser dehors, ces clientes-là!»




L’ÉPOUVANTAIL


C’est une gentille propriété, nous dit l’ancien locataire, d’une voix
monotone et très douce, c’est une propriété très agréable et tranquille,
tranquille! On n’est pas dérangé.

Vous l’avez peut-être vous-même remarqué: dès qu’on nourrit la plus
vague intention de faire sienne une demeure, on n’écoute jamais ceux qui
l’habitent encore, ou plutôt on ne prête à leurs paroles qu’une oreille
à la fois méfiante et dédaigneuse. Pour quelle raison le quittent-ils,
ce lieu qui vous séduit, quel insupportable inconvénient y ont-ils
découvert que vous ne savez distinguer? Et, en tout cas, comme ils ont
mal arrangé «ça», de quel mauvais goût ils ont fait preuve! Ils n’ont
pas compris, ces gens-là; ils étaient indignes du site et de la maison.

Pourtant, je le devais bien reconnaître: ainsi que l’affirmait le
précédent locataire, qui nous précédait à travers les chambres et dans
les allées d’un grand jardin mal entretenu, y traînant ses pantoufles de
cuir, ce petit pavillon construit en tuffeau, que le soleil avait doré,
possédait les mérites de la vieille architecture paysanne en Touraine:
une espèce de dignité sans recherche, une harmonie de proportions dont
nos bâtisseurs modernes ont perdu le secret. Il était assez loin du
village pour qu’on s’y trouvât en pleine campagne, assez près toutefois
pour que les ravitaillements demeurassent aisés. La pelouse ensauvagée
n’avait besoin que d’un coup de faux; quelques pieds de géraniums et
d’hortensias rendraient toute leur grâce aux parterres arides. Enfin,
les ombrages de ces vieux arbres étaient profonds, aimables, pacifiques.
Marie-Thérèse, qui, dès qu’elle respire l’air de la campagne, se croit
capable de devenir une vraie campagnarde, s’empressa de s’informer:

--Il y a un potager?

--Un verger seulement, après le jardin anglais, dit l’ancien locataire,
toujours placide. Il est planté de cerisiers et descend en pente vers le
marais. C’est un joli endroit, un très joli endroit.

Et il nous y conduisit, à petits pas, se retournant parfois pour nous
dévisager, tout naturellement, de ses yeux clairs dont le regard avait
quelque chose d’acide et de coupant. Un trousseau de clefs cliquetait
dans sa main.

Sous les cerisiers en fleurs, l’herbe était restée drue, fine et courte.
La sève du printemps revenue la teignait d’un vert tendre et joyeux. Et
puis, au delà d’une muraille brodée de lierre, le sol dévalait, couvert
de genêts en fleurs, jusqu’à des saules bas, boules d’argent bleui qui
moutonnaient sur la terre spongieuse. Pas un homme, de ce côté, pas une
maison: une immensité silencieuse, sauvage et solitaire, que semblait
regarder, du sommet du plus grand des cerisiers, un épouvantail habillé
en femme, grotesque et ridiculement ressemblant, si je puis dire, coiffé
d’un chapeau de jardin d’où pendaient encore quelques fleurs déteintes,
voilé d’un crêpe très épais, vêtu d’un corsage rouge et d’une jupe rouge
qui laissaient deviner des jambes chaussées de bottines et de bas. Et
dans un de ses espèces de moignons, gantés de grosse peau noire, la
figure patibulaire tenait une sorte de martinet dont les lanières
s’agitaient au vent.

--Oui, dit Marie-Thérèse en frissonnant. C’est un beau paysage! Mais
c’est... c’est lugubre!

--L’épouvantail? fis-je en souriant.

--Le marais, plutôt, suggéra l’ancien locataire, de sa voix toujours
égale. J’ai trouvé l’épouvantail là où il est, en arrivant, et il est
utile, je vous assure. Ce que les oiseaux sont pillards, ici! Ne touchez
pas à l’épouvantail si vous tenez à vos cerises.

Il ajouta que c’étaient des anglaises, excellentes, discuta les termes
de la cession de bail, sans âpreté, mais sans aucun empressement, et
nous quitta sur un salut qui ne manquait pas de bonne grâce. Huit jours
après, quand nous revînmes pour nous installer, il avait déménagé comme
il l’avait promis, laissant les clefs chez un fournisseur.

J’ai toujours aimé les hommes qui ne font pas de bruit. Il en est tant
d’autres dont les gaietés sont plus insupportables encore que les
colères, dont les expansions froissent l’âme comme une averse de
cailloux sur la peau nue. Ils sont «communicatifs»? La belle affaire! Un
humain communicatif est un animal sans pudeur, qui parle de lui et qui
ramène à lui, pour penser à lui, tout ce que vous lui dites. Voilà
pourquoi ce fut plutôt avec un sentiment de sympathie indifférente
qu’après cette première visite je me rappelais le visage, à peine
entrevu, de l’ancien habitant de notre pavillon: il avait eu le bon goût
de ne proférer que de rares paroles, il ne s’était pas jeté brutalement
entre moi et les choses que je regardais. Marie-Thérèse n’était pas de
mon avis. Elle répéta plusieurs fois--les femmes répètent plusieurs fois
toutes leurs pensées, c’est une faiblesse à quoi il faut avoir la
patience de s’habituer--qu’elle était heureuse de savoir que nous ne
reverrions plus «cette espèce de chat-tigre, qui faisait patte de
velours». Mais elle est bonne ménagère: ceci l’obligea d’avouer qu’il
avait du moins laissé la maison dans un état de scrupuleuse, de
méticuleuse propreté. Les vieilles boiseries peintes en blanc qui
lambrissaient la plupart des pièces avaient été lavées à la potasse, la
baignoire passée au sable, les parquets grattés à la paille de fer, et
cirés! Et le peintre en bâtiment du pays, dont nous réclamâmes cependant
les services pour certaines modifications que nous estimions
avantageuses, nous certifia qu’il n’était pour rien dans ces travaux
minutieux, et que notre prédécesseur avait dû les accomplir lui-même.
Sans doute c’était un avare ou un maniaque, les deux peut-être tout à la
fois. Cela nous fit sourire, puis bientôt nous n’y songeâmes plus: nous
étions _chez nous_, l’un à l’autre, unis pour nous aimer, satisfaits
d’avoir trouvé la solitude et la béatitude.

La vieille bonne qui a élevé Marie-Thérèse s’était d’elle-même élevée au
rang de cordon bleu. Elle nous suffisait pour tout domestique. Un vieux
jardinier du pays, le père Didat, ratissa les allées, bêcha les
plates-bandes et planta les fleurs. Il faisait en même temps les gros
ouvrages. Et, moi, je repris ma boîte à couleurs et mon chevalet: pour
modèle, n’avais-je pas Marie-Thérèse? Marie-Thérèse jeune et nue,
Marie-Thérèse en cheveux poudrés, dans la lumière blonde qui tombait en
frisant des vitres du salon, Marie-Thérèse en jupe claire, sous les
grands arbres, dans la tiédeur alanguissante de cette fin de printemps?
J’étais seulement surpris de rencontrer chez elle une nervosité
singulière qui se traduisait par de la stupeur, de longs silences, des
frissons. Mais, quand je lui en demandais la cause, elle ne parvenait
pas à se l’expliquer.

--On n’est pas chez soi, ici, disait-elle, on n’est pas chez soi!

Je haussais les épaules. Préférait-elle Paris, où tout trépide, depuis
les entrailles de la terre, traversées par les lourds convois des trains
électriques, jusqu’aux poignées de mains des ambitieux? Ne vivions-nous
pas dans une paix délicieuse, inexprimable? Même le boucher, le
boulanger, venaient à sept heures du matin, quand nous dormions encore.
On ne voyait personne.

--Oui, répliquait Marie-Thérèse avec entêtement, mais c’est comme s’il y
avait quelqu’un!

--Un fantôme?

Elle se fâcha. Marie-Thérèse est une personne pour qui la croyance aux
fantômes fait partie intégrante de la religion. Et, puisqu’elle n’a plus
de religion, elle ne croit plus aux fantômes, n’est-ce pas? Tel était
son raisonnement, qui est celui de beaucoup de femmes fières d’être
«libérées». Elles redoutent instinctivement que tout soupçon de
surnaturel ne les fasse rentrer dans le chemin perdu de la foi. C’est ce
qui prouve, me semble-t-il, que leur agnosticisme n’est pas bien solide.
Car, pour moi, c’est tout le contraire. Je suis tellement persuadé qu’il
n’y a _rien_ que ce serait une distraction, un changement heureux dans
l’aridité de mon imagination, de m’apercevoir un jour qu’il y a quelque
chose. C’est ainsi que le régent Philippe d’Orléans, qui était athée,
dépensa vingt mille louis pour voir le diable, et déplora qu’il ne l’eût
point vu.

Je dois pourtant reconnaître qu’il y avait, dans notre jardin, une place
qui m’inspirait une répugnance égale à celle qu’éprouvait Marie-Thérèse:
le verger. J’en étais d’autant plus humilié que, d’autre part, il
m’attirait. Ce paysage de marais, à la fois tragique et lumineux, dominé
au premier plan par cette prairie plantée d’arbres et la silhouette
originale de l’épouvantail, offrait des accents vigoureux, un caractère
de grandeur assez rare en Touraine. A plusieurs reprises j’y transportai
mon chevalet. Jamais il ne me fut possible de demeurer plus de quelques
minutes assis devant ma toile. Oh! ne croyez pas que j’aie à vous
révéler des impressions extraordinaires, dramatiques, mystérieuses:
j’avais froid, voilà tout, sous les rayons du soleil le plus ardent,
froid _par l’intérieur_, ainsi qu’à la fin d’un accès de fièvre; et
voilà pourquoi, sans doute, je me laissais envahir, comme un malade, par
un invincible besoin de penser à des choses tristes, à l’inutilité de
tout effort, puisque la vie n’est qu’une seconde entre deux éternités, à
la dérision de ce qu’on appelle le succès, aux haines qu’on accumule sur
sa tête, bien plus que les affections, à mesure qu’on vieillit. Oui,
oui, c’était cela! Surtout, il me semblait qu’en ce lieu j’étais haï
formidablement, que l’air même autour de moi me détestait. Presque
inconsciemment, en tout cas, sans vouloir m’en préciser le motif à
moi-même, j’abandonnai le verger. Marie-Thérèse ne m’interrogea point,
et je m’en applaudis: je lui eusse répondu sans bonne humeur, et je
cultive ma bonne humeur comme les gens douillets leurs aises et leur
santé.

Je suppose que nous eussions, plus tard, oublié les ombres invisibles
qui semblaient planer sur nous, classant tout simplement dans nos
souvenirs la maison tourangelle comme confortable et manquant de gaieté,
si le père Didat, le jardinier, ne nous eût un jour avertis que les
cerises étaient mûres. D’après les conventions qui nous liaient, nous
avions le droit de consommer autant qu’il nous plairait des produits du
jardin, le surplus devant être vendu et partagé entre lui et nous «à
moitié fruit». Moyennant quoi il entretenait la propriété pour une somme
insignifiante. Donc, nous décidâmes la cueillette des cerises. C’est
toujours, pour des citadins, une sorte de fête champêtre, qu’ils
associent, dans leur mémoire, à des souvenirs d’enfance, à des
gaillardises lues ou chantées. Je décidai qu’on accompagnerait le père
Didat. Celui-ci se mit en marche avec une échelle, nous le suivions,
portant des paniers. Arrivés sur ce que nous appelions, peut-être par un
retour sur nos anciennes méfiances, «le champ de bataille», le vieux
jardinier remarqua, d’une voix sentencieuse:

--Il y en a des cerises, cette année! Les oiseaux n’y ont pas touché.

Et, tout à coup, le silence de ce verger me frappa d’une façon
singulière, excessive. Pas un moineau, pas un pillard ailé, sur ces
arbres couverts de fruits. Et il me revint à l’esprit qu’il en avait
toujours été de même, à chacune de mes visites. L’ancien locataire avait
eu bien raison de dire que cet épouvantail était excellent. J’exprimai
cette opinion à haute voix.

--Bien sûr, fit le père Didat paisiblement. Meilleur que l’autre.

--L’autre? demandai-je. On l’a donc changé?

--Oui. Avant c’était un bonhomme. Et c’était moi qui l’avais dressé.
Dame! c’était pas si bien fignolé. J’ai point des imaginations comme
ceux de la ville...

--Alors, celui-là, c’est l’ancien locataire qui l’a planté?

--Lui ou sa dame, répondit le jardinier.

--Sa dame? Mais il était seul quand il nous a reçus dans la maison!

--Y a pas d’étonnement! Y avait des mois qu’elle était partie. Vous
savez, ils s’entendaient point guère, qu’on disait dans le pays: des
étrangers, des Parisiens comme vous... Lui n’était pas causeur.

Il appuya son échelle sur une des maîtresses branches du plus grand
cerisier, et commença méthodiquement sa cueillette. Les lanières du
martinet que tenait l’épouvantail se balançaient doucement à cinq pieds
au-dessus de sa tête.

--C’ que c’est gras, sur ces branches, dit-il tout à coup, c’ que c’est
gras... C’est point pourtant commun que la gourme des cerisiers soit
grasse: ça poisse, d’habitude. Et puis c’est une graisse qui sent point
bon... et ça glisse! J’aurais dû quitter mes souliers.

Nous entendîmes grincer sur l’écorce les clous de ses lourdes
chaussures, et il se rattrapa, comme il put, à pleines mains, sur
l’épouvantail.

                   *       *       *       *       *

J’aime mieux ne pas vous dire ce qui tomba sur nos têtes, et je ne puis
pas, en vérité, je ne puis pas! J’oserais révéler l’épouvante, mais non
pas la hideur. L’épouvantail avait basculé, et c’étaient des os, des os,
des os!...

L’homme en fuite, l’homme qu’on n’a jamais retrouvé, avait eu raison de
dire que c’était un bon épouvantail: une femme crucifiée!




LA THÉOLOGIENNE


Emmeline, dit le petit Jacques de Sercey, les mains pressantes,
Emmeline, ce sera pour tout à l’heure, n’est-ce pas?

C’était la première fois qu’il osait poser à une femme cette question
dont le sens lui apparaissait délicieux, impur, profond, terrifiant,
adorable. Il songeait au plaisir, et l’attendait immense. Il songeait au
péché, et le croyait affreux. C’était un gamin de seize ans, tout brûlé
d’appétits, tout dévoré de timidité; et, comme il arrive souvent aux
jours de l’adolescence, alors qu’il avait commis en pensée des crimes
extraordinaires, le pauvre innocent, pour avoir demandé à une fillette
vicieuse ce qu’elle était d’avance toute résolue d’accorder, il se
sentait le cœur décroché comme dans les rêves où l’on s’imagine tomber,
tomber sans fin dans un trou sans fond.

Emmeline était d’un an plus âgée que lui, et bien savante. Venue de
Paris, pour passer un mois chez des parents, dans ce village de
Normandie, elle s’était mise à fréquenter l’église, à en orner les
autels, à suivre les cours du catéchisme de persévérance, par curiosité,
par perversité, et aussi pour occuper une intelligence très vive qui,
dans ce coin de campagne, ne trouvait pas ailleurs d’aliments.

C’est ainsi qu’elle avait rencontré Jacques de Sercey, pensionnaire de
l’abbé Ledoux durant les vacances. L’amour de ce gamin l’avait amusée;
et, comme déjà elle n’était plus neuve, elle n’éprouvait aucun effroi à
se donner. Ce n’était pour elle qu’une autre distraction, plus âpre et
plus risquée.

--Nous verrons, dit-elle, nous verrons...

Elle tenait à la main deux gros volumes bleus. Jacques de Sercey jeta de
leur côté ce coup d’œil involontaire, presque indiscret, dont ne peuvent
se défendre ceux qui aiment les livres.

--C’est l’_Exposition de la doctrine chrétienne_ du Père Bougeant,
dit-elle. J’ai rendu à M. l’abbé le _Dictionnaire des Hérésies_.

Jacques regarda cette fille singulière d’un air stupéfait. Brusquement,
elle lui écrasa la bouche d’un baiser et s’enfuit en disant:

--Sois sage, maintenant, sois sage... Après ta répétition!

Jacques soupira. C’était l’heure où l’abbé Ledoux lui donnait sa leçon
de latin. Il entra dans le jardin du presbytère, dont la porte n’était
jamais fermée qu’au loquet.

Sa famille l’avait envoyé chez l’abbé afin qu’il préparât son
baccalauréat pour la session d’octobre, et aussi parce qu’elle voulait
lui épargner les tentations de Deauville, où elle avait loué une villa.
Jacques était élevé sévèrement, suivant des traditions antiques,
exactement comme l’avaient été son père et son grand-père. L’abbé devait
compléter son instruction religieuse, lui faire traduire quelques
auteurs, lui remettre en mémoire son cours de rhétorique. Théologien
exercé, excellent humaniste--il n’y a plus guère en France que quelques
prêtres qui soient bons latinistes--il ne considérait pas sa mission
comme une corvée, et s’en acquittait avec zèle.

Jacques le trouva tout de suite assis sous un vieux tilleul, devant une
petite table de fer peinte en jaune. Il avait de bons yeux très naïfs,
le dos caduc, le visage candide; et un côté de ses cheveux blancs,
restés drus, coupés rarement, était tout noirci, parce que, selon son
ancienne habitude du séminaire, dont il n’avait jamais pu se
débarrasser, il y avait essuyé la plume dont il s’était servi pour
corriger la version de son élève. Il dit doucement:

--Récitez le _Sub tuum_...

Jacques de Sercey, des lèvres, car son cœur était loin, récita
l’invocation. L’abbé ouvrit un Virgile:

--Maintenant, expliquez, dit-il. A partir de: _Et jam nox humida
cœlo..._

--... _Precipitat, suadentque cadentia sidera somnos_, continua Jacques.

Parfois, il hésitait un peu en traduisant, mais le sens général lui
apparaissait assez bien à travers les inversions. Insensiblement, il
s’était pénétré du génie de cette langue, qui peut toujours mettre, dans
la phrase, le mot à la place où le ferait naître, dans l’esprit, une
émotion forte, alors que le français est obligé de suivre un ordre
invariable et logique. Et il apercevait, en vérité, le grand ciel d’un
noir encore un peu bleu, la course régulière et lumineuse des étoiles
précipitées vers la mer d’Occident; sur une terrasse, au-dessus de la
mer, une table basse, environnée de lits où reposaient des convives
appuyés sur le coude; et sur un de ces lits, le jeune héros Énée, sans
cuirasse, vêtu d’une tunique blanche qui lui laissait les bras nus,
évoquant ses malheurs en longues périodes régulières, tandis que la
reine Didon, très belle, un peu grasse, toute pâle, écoutait, les yeux
humides et le cœur bondissant... Didon devait ressembler à Emmeline, il
en était sûr.

--C’est bien, disait l’abbé, c’est bien...

Il ferma le livre.

--Maintenant, dit-il, je vais vous interroger sur ma dernière
instruction... Quelle différence y a-t-il entre la grâce suffisante et
la grâce efficace?

Jacques de Sercey ne répondit pas. La grâce... est-ce que vraiment,
jamais, ce mot avait eu un sens théologique? Comme il lui suggérait,
aujourd’hui, des idées éloignées de ce sens, et coupables! Il rougit.

--Je ne sais pas, dit-il. J’ai oublié.

--Mon enfant, fit l’abbé Ledoux très gravement, je ne suis pas content.
C’est si peu de chose, la science humaine, si vous n’avez la
connaissance des inébranlables fondements de votre foi. C’est si laid,
la beauté, si vous ne parvenez à la concevoir comme un effort vers la
pureté, la sainteté... Mais vous ne m’écoutez pas. Hélas! au catéchisme
de persévérance, on ne m’écoute guère davantage! Il n’y a ici qu’une
personne dont l’intelligente pénétration de tout ce qui touche au divin
enseignement me frappe. Elle assiste volontairement aux leçons, elle y
brille d’une façon singulière. C’est une nouvelle Hroswitha.

--Mlle Emmeline, n’est-ce pas? s’écria Jacques.

Ses yeux furent si brillants, d’un éclair subit, sa voix si haute et si
changée que l’abbé s’arrêta, stupéfait. Quand il eut renvoyé son élève,
il demeura quelques instants dans une rêverie qui n’était pas exempte
d’inquiétude. Puis, hochant la tête, il se dirigea vers la sacristie, où
se trouvaient rassemblées, depuis quelques minutes déjà, les jeunes
filles du catéchisme de persévérance.

L’abbé les considéra tristement. Elles non plus ne lui donnaient pas de
grandes consolations. Leurs familles les lui envoyaient par tradition,
par orgueil aussi, pour bien montrer qu’elles étaient assez riches pour
ne pas travailler de leurs mains, et pouvaient perdre du temps même à
des choses dont personne maintenant ne comprend plus l’utilité. La
plupart étaient stupides. Les autres faisaient tous leurs efforts pour
le paraître: avoir le droit de ne pas comprendre constituait à leurs
yeux un brevet de supériorité sociale; elles prouvaient ainsi au pauvre
abbé qu’il n’avait pas le droit de les punir, n’avait sur elles aucune
action. Et seule, au dernier rang, dans sa modestie assumée, plus fine,
plus pâle, les yeux baissés, Emmeline demeurée attentive et charmante.
Son corps dépravé gardait une attitude simple et chaste, sa face aimable
avait un air de délicieuse pureté. Emmeline jouissait profondément de
tous ces mensonges dont elle était vêtue. Il est même possible qu’elle
crût que ce vêtement était la réalité, tant l’apparence et le costume,
même de l’âme, peuvent devenir l’essentiel pour une femme.

L’abbé, machinalement, posa la même question qui avait embarrassé
Jacques tout à l’heure. Il la posa, plein d’ennui, sachant qu’on ne
répondrait pas. Il haussa les épaules, résigné, devant un silence qu’il
attendait, et se tourna vers Emmeline.

Elle parla d’un air aisé:

--Quand nous éprouvons le désir de faire une bonne œuvre, dit-elle,
quand un mouvement intérieur nous dit de résister à la tentation, et que
pourtant nous n’accomplissons pas le bien ou nous laissons succomber au
mal, nous avons la grâce suffisante. C’est donc notre faute si nous
avons péché.

--Et la grâce efficace? fit l’abbé.

--Celle-là, répondit Emmeline, est irrésistible, ou du moins il faut un
grand effort pour y résister, tandis que la grâce suffisante exige, au
contraire, un effort pour qu’on l’accueille.

--Je désirerais, fit l’abbé, la donnant en exemple, je désirerais que
vous fussiez toutes comme votre compagne.

Il acheva ensuite la leçon du jour. La plupart de ses élèves ne
l’écoutaient pas. L’une d’elles, dédaigneuse, avait emporté «son
ouvrage». Il vit s’achever l’heure avec un soulagement véritable.

--Mesdemoiselles, dit-il en terminant, vous allez pouvoir vous retirer.
Je vous répète--et combien de fois, hélas! ne vous l’ai-je pas déjà
dit?--que vous devez traverser l’église en silence et dans un ordre
parfait. Je vous en ai averties: toute faute augmente de gravité,
commise dans un lieu consacré. Le crime d’homicide, accompli dans une
église, la profane et la met en interdit; le péché d’impureté s’y
transforme en sacrilège... Allez, fit-il, plus doucement. Je sais que
vos cœurs sont indisciplinés, mais vos âmes innocentes.

Il prit son chapeau et reconduisit lui-même le jeune troupeau au delà du
portail. C’était le moment de la journée où il faisait sa promenade
quotidienne. Les souliers campagnards sonnèrent sur le pavé de la place;
il ne vit pas Emmeline se dissimuler dernière un pilier, et revenir sur
ses pas. Elle savait que la sacristie avait deux portes, dont l’une
donnait sur le jardin du presbytère. Elle ouvrit vivement celle-ci, et
appela Jacques de Sercey qui lisait, assis sous le tilleul.

--Jacques! fit-elle mystérieusement.

L’enfant ne fit qu’un bond jusqu’à ses genoux. Elle referma la porte sur
lui.

Excusez-le, s’il fut ardent et même un peu sauvage. C’était sa première
aventure. Il y a un moment où on a peur, horriblement peur. Il y a un
autre moment où il semble qu’on soit debout sur la plus haute montagne
de la terre, plus beau, plus fort, plus grand que tous les hommes,
unique! Il y a un moment où l’on se figure rentrer dans l’infini, dans
l’éternel, dans l’insondable, et où l’on se dit: «Est-ce moi, est-ce
bien moi? Une femme a voulu de moi!»

Or, l’abbé rouvrit la porte. Il avait oublié son bréviaire. Je ne sais
très exactement ce qu’il aperçut, et d’ailleurs il se voila les yeux
sur-le-champ, des deux mains. Puis il cria:

--Sacrilège!

Il demeurait debout, furieux, foudroyant. Et il murmura encore:

--_Excommunicatio gravis_. Oh! mademoiselle, _excommunicatio gravis_!

Jacques s’était réfugié derrière la table aux surplis. Mais Emmeline,
redressée, tint tête à l’orage. Elle frappa sur les deux tomes du Père
Bougeant.

--Un sacrilège? Ah! monsieur le curé: vous vous trompez: dans quel texte
avez-vous lu que la sacristie était consacrée?

L’abbé reçut un choc. C’était vrai: une sacristie n’est pas consacrée.
Il était vaincu sur son propre terrain, s’était trompé dans
l’appréciation de la faute. Sa confusion lui fit une seconde baisser la
tête, et ce fut comme un vol de moineaux. Quand il la releva, la
sacristie était vide. Il s’en alla plein d’horreur pour le péché, mais
encore plus humilié de sa défaite.




LES OMBRES REVIENNENT


Le docteur Margis achevait de relire l’épreuve d’une affiche copieuse,
imprimée en caractères romains sur format grand colombier: «Électeurs!
Pour la première fois je me présente à vos suffrages...» Oui, ça pouvait
marcher, il était content de sa prose. Même, cédant à une impulsion
d’orgueil innocemment puéril, il s’en fut coller l’affiche, de quatre
pains à cacheter pris sur la table, au beau milieu d’une des murailles
de son cabinet; reculant de quelques pas, il la considéra d’un air
satisfait. Certaines phrases lui en parurent particulièrement ressortir;
il en était très fier: «Toute une vie de dévouement passée parmi vous...
Le souvenir de celui qui n’est plus, et que je m’efforce de remplacer...
Une famille issue de ce sol, et qui ne l’a jamais quitté: c’est vraiment
l’un des vôtres que vous enverrez siéger au Parlement.» Tout cela était
un peu gros, un peu gonflé, ainsi que l’exigent les lois de l’optique
électorale, mais c’était la vérité!

Il se vit revenant à la mort de son père, le premier docteur Margis,
dans ce canton montagneux, prenant la place du disparu, donnant, presque
toujours gratuitement, des soins aux mêmes familles que visitait
celui-ci. Et l’on semblait trouver tout naturel qu’il ne se fît point
payer; c’était, pour ainsi dire, comme s’il n’eût fait qu’acquitter une
dette: habitude sans doute qu’avait laissé s’enraciner l’ancien docteur
Margis. Il avait gardé de son père le souvenir d’un homme silencieux
dont la bouche, presque toujours ironiquement serrée, ne s’ouvrait que
pour proférer des aphorismes rudes et cyniques--mais qui l’aimait tant!
Quand, aux vacances, le vieux voyait arriver son fils, il courait à lui
comme une louve qui n’a qu’un petit, et le retrouve. Ce devait être un
homme très bon, malgré les apparences.

... Mariette, la servante, frappa dans ce moment, contre sa porte, trois
coups trop retentissants. Mariette, qui était sourde-muette, ne savait
pas mettre de mesure dans sa façon d’annoncer les gens... N’était-ce pas
singulier, en y réfléchissant, que dans tout le pays son père n’eût
jamais pu trouver pour tenir sa maison que cette infirme presque idiote,
aujourd’hui toute vieille et chenue? Mais sans doute, à cette époque,
les paysans étaient superstitieux: ils avaient peur du médecin comme
d’un sorcier.

--Quelqu’un qui me demande? fit-il avec un signe qui expliquait sa
question.

Elle fit «oui» de la tête et s’effaça pour laisser entrer Mabru. Mabru,
le marchand de biens, président du comité qui patronnait son adversaire!
Le docteur Margis eut peine à réprimer un geste d’étonnement. Et
l’affiche, qui était toujours là, étalée sur le mur! Il aurait souhaité
avoir le temps de l’enlever ou de la couvrir: il fut saisi de cette
sorte de singulière pudeur que connaissent même les écrivains de
profession, qui savent que leur œuvre est faite pour être montrée à
tous, non pas à un seul, et malveillant.

Mabru, en effet, regarda l’affiche et, tout de suite:

--Alors, c’est vrai, docteur, vous vous présentez?

--Oui, fit Margis... Est-ce que ça vous regarde? Vous êtes mon ennemi
politique, je le sais. Nous n’avons rien à nous dire.

--Mais si, mais si! fit Mabru, qui prit une chaise sans en être prié.
J’ai à vous dire justement qu’vous feriez beaucoup mieux d’ pas vous
présenter.

--Il n’y a que moi, répondit Margis, qui sois juge de mes propres actes.

--Bien sûr, bien sûr, mais vous avez eu tort, bien tort, d’vous engager
dans c’t’affaire. J’vous d’mande de m’croire sur parole, docteur, ça
vaudra mieux.

--Allons, dit Margis, cette conversation est inutile. Veuillez la
considérer comme terminée.

--J’vous assure, répéta Mabru, j’vous assure qu’vous vous r’tirerez.
Mais ça m’fait peine d’vous faire chagrin, et j’aurais bien voulu
qu’vous vous mettiez pas c’t’ idée d’candidature dans la tête. J’avais
rien contre vous, y a quinze jours, j’ai encore rien. Seulement, vous
l’avez dit, on est des ennemis politiques. On doit tout faire pour son
candidat, hein! on doit rien ménager pour qu’il passe? Eh bien, encore
une fois, déchirez c’t’ affiche, et ne m’ demandez pas pourquoi. J’ vous
jure qu’ ça vaudra mieux.

--On ne parle pas ce langage à un honnête homme, monsieur Mabru, dit
Margis.

--Oh bien, alors, fit le marchand de biens, tant pis pour vous, j’ai
fait c’ que j’ai pu. Ça m’ donne peine, j’ vous l’ dis encore, mais faut
qu’ j’y aille de mon histoire. Elle remonte à cinquante ans, y a
prescription, mais...

--Prescription! interrompit Margis.

Ce terme de droit criminel, qui tombait brusquement, lui inspirait plus
de colère que d’inquiétude. Qu’est-ce que toute sa vie honnête et
droite, ou celle des siens, avait à faire avec la prescription?

--Y a prescription, et vot’ père est mort, continua Mabru, mais au point
de vue électoral ça n’y fait rien, c’est toujours aussi bon, ça fait l’
même effet, un effet sûr.

Il alla vers la fenêtre, encadrée de clématites. Elle ouvrait sur un
jardin dont les vieux arbres, plus haut que la maison, buvaient l’air
par toutes leurs feuilles jeunes, gonflées de la sève d’avril. Une
allée, partant de l’embrasure même de cette fenêtre, aboutissait à une
porte basse, à claire-voie, qui donnait sur la route.

--J’ la r’connais, cette fenêtre, allez, j’ la r’connais, dit-il.
Défunt, mon père m’ l’a bien souvent montrée. Et j’ sais la date, j’ai
des raisons pour ça, qu’il a vu c’ qu’il a vu: c’était en 1855, la nuit
que j’ suis né. T’nez, docteur, si j’avais pas été mis au monde à c’
jour-là, on n’aurait jamais rien su, jamais; vous pourriez vous
présenter, et ça s’rait p’t’-être une défaite, dans quinze jours, pour
mon comité.

--Allons, dit Margis en haussant les épaules, finissez!

--Oh! ça s’ra bientôt fini. Quoique, j’ vous répète, ça m’ fait peine d’
vous raconter ça. Si vous aviez pu vivre sans savoir, ça aurait mieux
valu, bien mieux... Voyons, vous r’tirez-vous? Un bon mouvement!

--Non! dit Margis.

--Alors, j’y vas: c’est bien d’ vot’ faute. J’ vous disais donc qu’
cette nuit-là, j’ voulais naître. Vot’ père, qu’était tout neuf médecin
dans l’ pays, n’avait pas grande clientèle, il crevait d’ faim. On s’
méfiait d’ lui, y en avait un aut’ plus vieux qu’avait la confiance. Si
vous avez du bien maintenant, c’est à cause de votre oncle, c’lui qui
prêtait, le riche, Pisse-Argent, comme on l’appelait.

Margis fit un mouvement.

--Mais c’est rien, ça, c’est rien, protesta Mabru. Moi aussi, j’ prête.
Quand on a d’ l’argent, faut l’ faire valoir: c’est pas ça qui vous
empêcherait d’être élu... J’ répète que cette nuit-là j’ voulais naître,
et l’ docteur Margis, c’était l’ plus proche à quérir. Mon père,
qu’habitait la Borde, là-haut, s’ décida à l’aller chercher. Il faisait
pas un joli temps comme aujourd’hui: c’était plein hiver, fin novembre,
et une neige! Un pied d’ neige sur la route, qui gelait en tombant. Mon
père vit qu’il était entré un ch’val chez vous, et qu’un cavalier avait
mis pied à terre d’vant vot’ porte. Y avait la marque des fers et celle
de ses bottes.

«Il vit aussi qu’y avait d’ la lumière à la fenêtre: celle qu’est là. Et
il était si tard, une heure du matin! Qui c’était donc qu’était v’nu
consulter? On est curieux, hein! c’est dans la nature, c’est permis. Le
vieux voulut savoir et s’approcha tout doucement, après avoir ouvert, en
se penchant par-dessus la palissade, le verrou d’ la porte du jardin.
C’était bien facile d’ faire mie d’ bruit, à cause de la neige: et il
avait eu bien raison, bien raison d’ pas déranger l’ monde. Vot’ père,
défunt l’ docteur Margis, était en train d’ scier l’ cou à un homme!»

Margis prit une chaise pour la jeter à la tête de Mabru.

--C’est comme ej’ vous l’ dis, fit Mabru en claquant seulement sa langue
contre ses dents, comme on fait pour calmer les petits enfants qui ne
sont pas sages, c’est comme ej’ vous l’ dis: vot’ père finissait d’
scier l’ cou à un homme. Et c’était pas une autopsie: l’ corps était
encore tout mou, et y avait, dans un coin, une espèce de valise, de
celles qu’on chargeait alors sur les ch’vaux, et un uniforme d’officier.
Car l’homme était tout nu. Vot’ père l’ finissait pour plus d’ sûreté,
il l’avait déjà frappé avant de l’ déshabiller.

Margis ricana, par instinct de défense:

--C’est pour me raconter ces potins de village que vous êtes venu?
fit-il.

--Un peu d’ patience, un peu d’ patience. Mon père s’en alla comme il
était v’nu, et sus l’ moment n’ dit rien à personne. Ça le r’gardait
pas. Et, pendant c’ temps-là, j’étais né tout seul: autant d’économie,
qu’il pensa. Mais l’ lendemain, il s’en fut à la foire de Sauvenas,
vendre un veau: l’ docteur Margis y était d’ son côté pour vendre un
ch’val qu’on lui connaissait pas, qu’était pas à lui. Mon père lui dit:

«--C’t’ une belle bête, ça, docteur, c’t’ une belle bête!

«--Eh bien, qu’il dit l’ docteur, ach’tez-la!

«--Ça dépend du prix, dit mon père, ça dépend du prix. J’ vous conseille
pas l’exigence.

«--Et pourquoi vous m’ conseillez pas l’exigence? demanda l’ docteur.

«--C’est qu’ vous l’avez eu pour pas cher, dame oui! fit l’ancien.

«Alors, vot’ père répondit rien, mais il r’partit avec le ch’val, sans
insister pour el’ vendre. C’était un bai brun, avec une balzane blanche
au pied droit, derrière. J’ l’ai encore connu quand j’étais gamin.

«L’officier? Il avait justement couché à Sauvenas, la veille. Il v’nait
d’ Crimée, avec sa part de guerre et sa solde dans sa valise. Cherchez
donc dans vot’ jardin: sûr que vous trouverez quéqu’ part ses os. Vous
dites plus rien?»

Margis se taisait. Des souvenirs insignifiants pour lui jusqu’alors
prenaient subitement un sens effrayant: jusqu’aux silences terribles de
son père, et cet aphorisme, qu’il répétait en ricanant: «Dans la vie, il
n’y a que deux classes d’hommes, les imbéciles et les autres. Il faut
être avec les autres!»

--Ce n’est pas vrai, cria-t-il enfin, ce n’est pas vrai. Il aurait
parlé, votre père, il aurait dénoncé le crime!

--Non! fit Mabru. Pour quoi faire? L’homme n’était pas du pays, ça
n’avait nui à personne. Et pour ça, s’déranger, pour ça, aller en
justice, perdre du temps: c’est pas l’usage. Seulement, aujourd’hui,
vous gênez, vous vous présentez aux élections: on vous sert la chose.
C’est dans l’ordre. Vous n’avez pas voulu comprendre.

--Et tout le monde sait, depuis cinquante ans?... interrogea Margis,
écrasé.

--Tout le monde, dit tranquillement Mabru.




UNE FEMME D’AFFAIRES


C’est encore une histoire qui est arrivée; mais personne, jamais, n’y
voudra croire.

J’ai connu, ainsi que tous ses amis, peu de temps avant la guerre, Mme
Héronde dans la plus pénible des situations matérielles, et, de toute
évidence, la plus inextricable, la plus désespérément compromise. Son
mari venait de mourir, de façon subite, si subite même que le bruit se
répandit bien vite que sa volonté y avait été pour quelque chose. En
réalité, il n’en était rien. Ce gros homme, une espèce de géant, grand
chasseur, grand joueur, la meilleure fourchette et le meilleur gobelet
qui se pût voir, et par surcroît le plus infidèle des époux, aimait trop
les joies de l’existence pour quitter celle-ci de sa propre décision,
quels que fussent les embarras où ses égarements l’avaient pu
précipiter. Il est mort de sa bonne mort, et comme il avait vécu, après
un repas trop copieux, à la chasse au marais, où la pluie et le froid
lui infligèrent une congestion dont il ne revint point. Héronde, qui fut
pendant vingt ans l’un des personnages les plus importants de notre
commerce d’importation--cuirs verts pour la tannerie,--était fou,
parfaitement fou, sans que nul s’en doutât. Ce sont des choses qui
arrivent quelquefois. Il se trouvait, à l’insu de tous, dans la période
d’excitation de la paralysie générale, il ne voyait point de limites à
son pouvoir et à son génie; il avait la manie d’acheter, d’acheter
toujours, n’importe comment et n’importe quoi, dépensant d’ailleurs dans
la même proportion, dans une fureur de jouissance qui paraissait
inextinguible. La plupart des gens, ne se doutant point qu’il avait
complètement perdu la tête et sombrait dans l’aliénation totale,
disaient seulement qu’il voyait grand. Seuls, quelques-uns de ses
confrères, hommes d’un esprit rassis, hochaient la tête.

Je me souviens qu’un jour il m’emmena dans ses propriétés de Bourgogne.
Il avait là un beau château, avec un parc de grand seigneur. Mais, me
montrant du perron de ce château tout le pays, les bois, les prairies,
les champs d’alentour, jusqu’aux confins de l’horizon, il me dit:

--Le château, le parc? Peuh!... Ce n’est rien... Mais tout ce que vous
apercevez, aussi loin que vos yeux peuvent voir, j’ai tout acheté, tout
est à moi!

Il avait aussi passé des marchés fabuleux et stupides, prétendant
monopoliser les cuirs du monde entier, et partout également, en France,
des prés pour faire paître les bêtes qu’il achetait sur pied en nombre
incalculable. Quand il mourut, on trouva chez lui trois cents paires de
souliers, de bottes, de chaussures de toutes sortes qu’il n’avait jamais
mises. Le reste de sa garde-robe était à l’avenant. Et des bijoux sans
nombre pour lui, pour sa femme, des tableaux, des meubles, dont il ne
savait où les placer, qui s’entassaient dans ses greniers ou dans des
garde-meubles. Tout cela alors que littéralement il n’avait pas un sou
vaillant. Mais un homme en possession de sa raison ne pourra jamais
imaginer les extraordinaires, les magnifiques combinaisons d’un fou pour
se procurer l’argent qu’il n’a pas, ou ne point payer ce qu’il doit. Et
je me demande combien de temps cette invraisemblable et pourtant
véridique aventure, toute cette fantasmagorie d’une fortune qu’il
croyait illimitée et qui n’existait point, auraient pu durer, s’il
n’était mort, comme je vous le dis, un beau jour, en quelques
minutes--et, tout me porte à le croire, parfaitement inconscient de sa
folie, pleinement heureux.

Ce fut alors, alors seulement, que la sagesse des hommes, et même des
hommes de loi, découvrit qu’il était mort fou, plus fou qu’Eratosthène
ou les lièvres aux ides de mars, et qu’il laissait derrière lui un
passif de plusieurs millions, avec des affaires si admirablement
embrouillées qu’on n’y concevait plus rien justement quand on avait
l’avantage d’être raisonnable: il aurait sans doute fallu un autre fou,
ayant la même folie--mais c’est très difficile à trouver--pour y
comprendre quoi que ce fût.

Tout le monde plaignit cette pauvre Mme Héronde, et il y avait de quoi.
C’était bien, par elle-même, la femme la plus incapable de se tirer de
là. Elle n’était pas inintelligente, mais frivole, et accoutumée à voir
les alouettes tomber rôties: à peine même si elle se serait baissée pour
les ramasser, ne comprenant pas d’ailleurs que l’on pût vivre sans
automobile, sans toilettes et sans joyaux. Avec cela d’une ingénuité
touchante. L’ayant rencontrée quelque temps après la fin, regrettable,
après tout pour elle, de son peu regrettable époux, je lui demandai,
avec une commisération qui n’était pas feinte, ce qu’elle devenait.

--... Mais je continue les affaires de mon mari! me répondit-elle.

Je frémis. Continuer les affaires de feu Héronde, c’était à peu près
arroser un incendie avec du pétrole, ou faire avaler un jambonneau à un
homme atteint d’indigestion. Et puis, elle!... Elle était bien au monde
la personne la moins propre à «reprendre la suite d’une affaire»; même
excellente, elle l’eût conduite en quinze jours à la faillite.

--Bon Dieu! ne pus-je m’empêcher de crier, qu’entendez-vous par ces
paroles?

--Je vous dis que je continue les affaires... Je n’eusse jamais pensé
que ce fût si simple. On me présente des papiers: je signe.

Qu’est-ce qu’elle pouvait bien signer? J’entrevis la vérité: la cynique
exploitation de la pauvre femme par les anciens employés de son mari,
tous les ravageurs qui s’abattent en un instant sur des entreprises en
déconfiture, comme les corbeaux des champs de bataille sur les cadavres
en décomposition. «Cela ne durera pas longtemps», me disais-je. En
effet, j’appris que Mme Héronde, qui ne pouvait s’accoutumer à n’être
pas vêtue d’une certaine manière, à ne point vivre d’une certaine façon,
dans un certain décor, sollicitait la démise de ses amies plus
fortunées, cherchait une place de dame de compagnie «chez une personne
riche». Je prévis même pire encore, et j’en avais le droit: je crois
vous avoir fait entendre que ce n’est point par l’équilibre qu’elle se
peut faire admirer, bien qu’elle soit charmante.

Mais en même temps, elle continuait de «signer». Les liquidateurs, les
syndics, les employés de la maison Héronde, qui fonctionnait toujours,
pour le compte des créanciers, obtenaient d’elle les décisions les plus
étranges, les plus contraires à ses intérêts. J’en étais à me demander
si elle-même, un jour, n’aurait point avec la justice quelque
désagréable difficulté: Mme Héronde était à la mer; elle devait y
patauger, de toute évidence, jusqu’au plongeon final.

La guerre arriva, et je la perdis de vue. Durant cinquante-deux mois,
nous eûmes tous des soucis qui nous firent perdre de vue les curiosités,
mêmes les préoccupations qui auparavant nous semblaient les plus
légitimes; il y avait autour de moi, tout près de moi, des malheurs bien
plus grands que la ruine inévitable et totale de Mme Héronde--bien que
parfois, quand il m’arrivait encore de songer à celle-ci, je la
plaignisse toujours fort sincèrement. On ne devrait faire aux enfants
nulle peine, même légère: j’estimais qu’elle était une enfant, une
irresponsable enfant.

Voilà enfin l’armistice, et puis la paix. Un jour que je passais dans
les environs de la place Vendôme, qui donc vois-je sortir de la maison
d’un de nos plus illustres couturiers pour entrer dans une automobile de
la marque la plus coûteuse et la plus à la mode: Mme Héronde! Une petite
Mme Héronde qui n’avait certes pas dû emprunter d’une amie la fourrure
de cent mille francs qui l’enveloppait--les amies les plus charitables
ne poussent point la générosité jusque-là--une Mme Héronde dont le
collier de perles n’était même pas celui qu’elle avait reçu de son fou
de mari, mais bien plus beau; une Mme Héronde plus jeune, plus
écervelée, plus jolie aussi et plus heureuse de vivre qu’elle n’avait
jamais été. Je soupçonnai tout, tout, tout! Et cela me fit beaucoup de
peine: quand on est un homme, et qu’on n’est point celui qui profite des
faiblesses d’une femme aimable, cela fait toujours beaucoup de peine.
Cela ne m’empêcha point, comme on le pense, de lui aller présenter mes
hommages, avec empressement, et ce qu’il convient de respect. Elle
m’accueillit avec le plus large et le plus sincère des sourires et ne
songea à m’adresser nul reproche d’être demeuré si longtemps sans
prendre des nouvelles de sa santé.

Elle était, ma foi, si gentille, si gaie, si dépourvue de rancune contre
l’humanité, si heureuse, que je finis par me risquer à demander, en
bredouillant un peu:

--Et... qu’est-ce que vous faites, maintenant?

Le mieux que je pusse espérer pour elle, me semblait-il, était qu’elle
se fût remariée, très confortablement remariée. Au reste, c’est une
chance que ses grâces méritent. Je me reprochais d’avoir pu soupçonner
autre chose: voilà ce que c’est que de parler aux gens!

--Mais, me répondit-elle, tout étonnée, je suis dans les affaires,
toujours dans les affaires!

Elle ajouta, jetant un regard de naïve satisfaction sur elle-même, son
opulente auto, tout le luxe où elle baignait:

--Vous voyez bien!

--Mais quelles affaires? fis-je, éberlué.

--Voyons! Toujours les mêmes: les affaires de mon mari.

Cela me déconcerta: les affaires d’Héronde, les affaires de cet aliéné,
qu’il avait laissées dans un si effroyable état!

--Oui, dit-elle... J’ai continué à signer, à signer tout ce qu’on me
demandait. Mais c’était si compliqué, la situation de ce pauvre monsieur
Héronde, qu’au bout de la deuxième année de guerre, la liquidation
n’était pas encore terminée... Du reste, les tribunaux ne marchaient
plus, ou si lentement! Il paraît que c’est un bonheur, un grand bonheur!
Et alors, vous savez, ces bois qu’il avait achetés? On les a revendus un
prix, un prix! Et les prés, et les animaux, et les écuries, et tout! Et
pendant ce temps-là, les cuirs, puisque la maison marchait toujours. On
a payé tous les créanciers, on a levé toutes les hypothèques, on a
désintéressé tout le monde, je signais, je signais... et il est resté
une fortune, mon ami, une très grosse fortune. Toutes les bêtises que
mon mari avait faites, c’était devenu des traits de génie. On prétend
qu’il était fou: peut-être qu’il avait du génie--ou que j’en ai.

--Pourquoi pas, mon Dieu!

--Jusqu’aux paires de bottines, les trois cents paires d’Héronde,
jusqu’à la garde-robe, les bijoux, les tableaux. Il y en avait pour de
l’argent, vous savez! Et tout a monté...

--C’est fort bien, je vous félicite, mais écoutez: j’ai comme
l’impression que nous arrivons aux vaches maigres. Si vous vous
retiriez.

--De quoi?

--Des affaires. Il en est encore temps.

                   *       *       *       *       *

Elle me regarda d’un air de profond mépris. Je persiste à nourrir des
inquiétudes sur l’avenir de Mme Héronde.




LE RETOUR


L’homme regarda le secrétaire du syndicat, et lui dit:

--J’ vous r’mercie, monsieur...

--Ici, on s’appelle camarade, fit le secrétaire.

Alors l’homme s’excusa, comme s’il avait manqué par ignorance à un
devoir de politesse, et prononça le mot égalitaire, qu’on réclamait de
lui, de la même manière qu’il eût dit: «mon lieutenant». Il était né
pour servir, et ça se voyait. Il avait un cerveau et un cœur faits pour
ça, avec des membres vigoureux et maladroits, un grand corps sec et mal
tourné, des yeux bleus qui avaient dû être très tendres et qui étaient
restés plus jeunes que tout le reste, quoiqu’ils fussent ternis
maintenant comme une glace qui aurait attendu trop d’années chez le
marchand. Il répéta:

--J’ vous d’mande pardon, camarade, mais j’ peux pas rester là où qu’ je
suis. Il m’faut une aut’ place. Voilà.

Le secrétaire le regarda plus attentivement. L’homme, d’après les
registres du syndicat s’appelait Harrier (Auguste-Louis), né à Miville,
Luxembourg, avait fait deux congés dans la Légion étrangère, puis était
venu à Paris comme garçon de chambre dans les hôtels garnis. Il payait
bien ses cotisations, c’était «un bon syndiqué». Sa figure, sa déférence
même, tout dans son aspect faisait prévoir qu’il serait fidèle en cas de
grève, soldat discipliné de l’armée ouvrière. On devait s’occuper de
lui.

--La maison est mauvaise? interrogea-t-il. On ne vous paye pas, vous
êtes mal nourri? quoi?

Harrier haussa les épaules, mais ses pauvres yeux prirent une expression
d’angoisse indicible.

--Non, dit-il. C’est... c’est la patronne, Mme Lemont, qui veut se
mettre avec moi.

Le secrétaire était lui-même du métier, il avait été garçon de «meublé»,
mais la fréquentation des parlottes, l’habitude de la tribune, le
rudiment d’éducation qu’il s’était donné, l’avaient déjà éloigné du
milieu dont il sortait. Et puis, on est Parisien! Il se mit à rire.

--Fichtre! dit-il. Alors elle vous fait peur, Mme Lemont? Est-ce à cause
de son âge, ou de son poids?

Il pensait en lui-même: «Pour qu’un si pauvre diable, et justement
celui-là, se refuse à la veine qui s’offre à lui, il faut qu’elle soit
rudement moche, Mme Lemont!

Harrier répondit d’une voix qui trahissait le désir âpre et triste des
mâles longtemps sevrés d’amour:

--C’est une personne très bien. Y a rien à dire contre: elle est très
bien.

--Alors, dit le secrétaire, vous avez peur d’une histoire: il y a un
mari, un amant?

--Elle est veuve, répliqua l’homme, et c’est moi qu’elle veut; pas un
autre.

Le secrétaire n’interrogea plus, parce qu’il ne trouvait pas de
questions dans son esprit. Il était dérouté. Mais Harrier fut saisi par
le silence même. Il eut peur d’être impoli en ne parlant pas.

--Je n’ m’appelle pas Harrier, fit-il, confidentiel. C’est des noms
comme on en prend quand on s’embauche à la Légion. Et j’ suis Français.
Mais j’avais fait sept ans d’ centrale, quand j’ m’ai engagé. J’ai
changé d’ peau, j’ m’ai mis Luxembourgeois, et Harrier, comme vous
lisez. Y en a d’aut’es que moi comme ça, dans l’ corps, c’est pas un
crime.

--Mais les sept ans?... dit le secrétaire.

--J’ suis innocent, répondit l’homme. Oui, j’ sais; tous ceux qui ont
été condamnés disent ça. Mais aussi vrai que m’ voilà, j’ suis innocent!

Il était resté debout, et le secrétaire ne songea pas à lui dire de
s’asseoir. La curiosité lui enlevait sa présence d’esprit, et il omit de
lui dire, comme il eût fait en d’autres cas, pour la propagande, qu’un
homme en vaut un autre, même quand il a été en prison. Harrier continua,
dans une attitude militaire, les mains pendant naturellement le long du
corps et le regard fixé à six pas de distance:

--Quand j’ai eu fini mon service militaire en France, sous mon vrai nom,
j’ me suis mis garçon dans un garni. J’en ai fait, des maisons et des
maisons! Et à la fin, j’ai pris l’ service dans un meublé, derrière la
gare du Nord. Vous savez c’ que c’est qu’un meublé comme ça: il v’nait
des femmes, des cinq ou six femmes qui s’ servaient d’ la même chambre,
la même nuit; elles n’y passaient qu’une demi-heure, et pas seules. Mais
y avait aussi des pauv’es gens: des domestiques sans place, des bonnes
enceintes qui attendaient là, en faisant des extras dans les
restaurants, le moment d’aller chez la sage-femme, des fois un comptable
que son patron avait r’mercié. J’y ai vu aussi un journaliste. C’est moi
qui l’ai f...tu dehors, celui-là, il s’ soûlait trop.

«C’était dans mon métier d’aider les mauvaises payes à sortir. Quand une
maison est tenue par une veuve ou une femme libre, il faut un homme pour
ça, et, comme on l’ prend un peu costaud, bien d’attaque, n’ayant pas
peur de l’ouvrage, si la patronne se l’envoie, faut pas s’étonner, c’est
dans l’ordre. C’est comme ça que j’ devins l’ami de Mme Grallet.

«Elle avait dans les quarante ans, et la folie d’aimer, d’être toute à
un homme, ça la t’nait fort. Et moi aussi, j’ l’aimais! Pensez: j’avais
vingt-cinq ans, j’ venais du régiment, où on cause plus d’ femmes qu’on
n’en voit. Ah! j’ peux l’dire, elle était enviée dans son monde, Mme
Grallet, d’êtr’ tombée sur un homme qui buvait pas, la battait pas,
faisait bien l’ouvrage, et pour qui elle était toujours la patronne, une
fois rhabillée! Elle était devenue un peu forte et souvent, quand elle
parlait, elle avait un petit arrêt entre chaque mot, comme si elle eût
causé en montant un escalier. J’y faisais pas attention, ni elle non
plus. Voilà qu’une nuit où j’étais allé la r’joindre, elle me dit:

«--C’est drôle, j’étouffe. Qu’est-ce que j’ai, mais qu’est-ce que j’ai?

«Et elle se lève pour ouvrir la fenêtre. La lune était pleine, et Paris,
avec les longues vitres qui sont sur le toit d’ la gare du Nord et les
grandes maisons qui dégringolent la pente, avait l’air d’une ville
nouvelle et extraordinaire, éclairée à la lumière électrique. C’était en
été, il faisait très chaud. J’allai aussi à la fenêtre, vers elle, et je
l’enlaçai tout de suite, parce que c’était mon caprice, qui d’vint
l’sien. Tout à coup, elle se raidit et porta la main à son cœur en
poussant un tel cri que je me rej’tai en arrière. Je criai:

«--Jeanne! Jeanne! T’es malade?

«Elle était déjà morte. Et si vous aviez vu sa figure! C’était v’nu
comme la foudre. Mais j’ suis sûr qu’elle avait dû souffrir, en une
seconde, autant qu’une autre en dix ans, pour mourir!

«J’étais comme fou. J’allai frapper à toutes les portes du garni:

«--La patronne est morte, la patronne est morte! que j’ disais.

«On me r’garda sans confiance, et on alla chercher l’commissaire
d’police, qui d’manda un médecin. Moi, j’avais tant d’ peine que
j’m’inquiétai pas.

«--Oui, dit l’ médecin. Cet homme avait raison: la femme avait une
maladie de cœur, elle est morte d’embolie.

«Alors, on commença de m’ plaindre et les femmes me considéraient, me
considéraient d’un œil qui, à ce moment-là, me fit penser à celui des
bêtes: «En voilà un qui n’a plus celle qu’il lui fallait; et il nous
l’faut!» Voilà c’qu’elles voulaient dire, en m’ regardant, deux ou trois
sus l’tas, au moins, et d’ça, et d’la peine que j’avais, ça m’donnait
dégoût d’manger du pain.

«Mais il faut vivre. Quand on l’eut enterrée, Mme Grallet, je r’pris du
service dans une maison où j’restai pas, et, une autre après où j’restai
pas non plus, à cause que j’y avais pas mes habitudes. Et au bout
d’trois mois, quand j’entrai dans un meublé où la patronne, qui
s’appelait Mme Lonque, n’avait ni mari ni rien pour le remplacer, ça fut
pas pour oublier Mme Grallet, c’était parce qu’elle lui ressemblait.
Elle avait le même pli au coin de la bouche, comme si l’amour lui
faisait mal tout à coup, la figure un peu grasse et de l’essoufflement
quand elle parlait. C’était dans l’ même quartier, dans une rue tout
près d’ celle où qu’ j’avais vécu avec Mme Grallet. Et qu’ tout fût si
pareil, j’en étais tout étonné; des fois ça m’ serrait l’ cœur et je l’
disais. Mme Lonque me répondait: «T’es bête, mon petit, t’es bête!»

«Une nuit qu’elle répétait ça... Ah! j’ jure qu’ c’est arrivé comme je
l’ dis, on n’a pas voulu l’ croire, mais c’est la vérité... Une nuit
qu’elle répétait ça, la figure qu’avait eue Mme Grallet, brusquement,
j’ai vu qu’elle la prenait: toute la douleur qu’il faut pour arriver à
mourir tombant d’un coup, et l’ cri, et les mains qui s’accrochent! Elle
était morte, m’sieu l’ secrétaire, comme Mme Grallet, dans un aut’ lit,
une aut’ maison, mais dans les mêmes bras, ces bras-là!

«Et c’ fut l’ même commissaire d’ police qui vint avec un aut’ médecin.
Si s’avait été dans un aut’ quartier, ou au moins l’ même médecin! Mais
l’ commissaire d’ police, il dit: «C’est encore vous, mon garçon? Tout
de même, c’est plutôt louche.» Et comme l’ médecin, c’était pas l’même,
il fit exprès d’affirmer l’ contraire du premier: que j’avais assassiné
Mme Lonque, et probablement aussi Mme Grallet.»

Harrier cessa un instant de parler. Ainsi qu’il est assez fréquent chez
les simples, pour qui le moment actuel seul compte, cette aventure
étrange lui semblait avoir atteint un autre que lui. Puis il réfléchit
enfin qu’il était venu pour quelque chose, et ajouta:

--Mais maintenant qu’ j’ai tiré sept ans d’ centrale et dix ans de
Légion pour me r’faire une peau, j’ veux pas qu’ ça soye la même chose
avec Mme Lemont. J’ai peur, voyez-vous, j’ai peur!

Et il dit encore, d’une voix presque inintelligible:

--Même, à c’t’ heure, quand j’ai une paille avec celle-là, je m’ pense,
des fois, j’ peux pas m’empêcher de m’ penser: «Si j’ la tuais pour de
bon? Puisqu’on dira toujours que j’ l’ai tuée, à la fin, ça changera
rien.» Voilà pourquoi faut que j’ m’en aille.




LE VERGLAS


Je n’oublierai jamais la nuit de cet hiver où je l’ai rencontré. J’étais
entré au Théâtre-Français par un temps triste et mou. La brume, sans
pluie, précipitée tout de suite à terre, faisait ruisseler les
trottoirs, et quand on touchait par hasard une vitre, la poignée d’une
portière de voiture, le tronc d’un arbre, c’était comme si on eût plongé
sa main dans l’eau sale. Mais lorsque je sortis, accompagné de Galliac,
mon vieil ami, que j’avais retrouvé là par hasard, je sentis par
l’oreille, avant même de jeter les yeux sur la place de la Comédie,
qu’il y avait quelque chose de changé dans l’univers extérieur: les
moindres bruits claquaient comme une allumette bien sèche qu’on frotte
contre un mur. Et, justement, la place était pleine de bruits: cris de
femmes, jurements d’hommes, crissements sur le sol de talons et de
semelles, pétillements aigres de fouets dans l’air déchiré, pieds de
chevaux qui n’avançaient pas, battaient le briquet avec leurs fers.
C’était le verglas!

Un vent d’est, brusquement, avait chassé la brume, saisi cette humidité,
mis sur toutes choses une couche de glace mince et luisante comme un
vernis tout neuf posé sur un portrait. Même les étoiles, au ciel,
scintillaient tellement qu’elles avaient l’air d’avoir le grelot. A
perte de vue, Paris n’était plus qu’une immense glissoire, sans rien
pour prendre son élan et glisser tout de bon. Alors on ne glissait pas,
on faisait le geste horrible et ridicule de courir sur place pour
rattraper le pas en avant qu’on venait de manquer: on ne le rattrapait
point, on tombait. Les automobiles, en manœuvrant avec prudence,
avançaient encore: elles furent prises d’assaut. Les cochers de fiacre,
après de vains efforts, et malgré les fortunes qu’on leur offrait,
dételèrent leurs chevaux;--et ce fut, sous la lumière bleue des lampes
électriques, avenue de l’Opéra; sous l’éclat roux du gaz, rue de
Richelieu, la fuite lente, risible, douloureuse et blessée d’un millier
d’hommes et d’autant de femmes.

Pour moi et Galliac, nous devions traverser la Seine. Bras dessus, bras
dessous, nous étayant réciproquement, dans l’espoir que nos quatre pieds
ne broncheraient pas en même temps, nous nous mîmes en route. Devant la
place du Carrousel, un sentiment d’effroi nous fit reculer. On eût plus
facilement, sans guide, sans alpenstock, sans crampons et sans corde,
traversé la mer de Glace. Voilà pourquoi, tournant à gauche, après une
demi-heure d’efforts, nous atteignîmes le pont des Arts.

Et ce fut là que nous aperçûmes l’homme.

Ce devait être un homme du monde, il était vêtu d’un habit noir. Mais il
faisait sur l’asphalte les plus étranges entrechats. Cet exercice
intempestif ne paraissait pas d’ailleurs lui réussir: il s’abîmait sur
le sol à peu près tous les trois mètres, et son chapeau tombait à côté
de lui, ou plus loin. Généralement plus loin. Alors il s’approchait à
quatre pattes de son couvre-chef, le regardait d’un air de reproche, le
remettait sur sa tête après s’être assis sur son derrière, se redressait
en trébuchant sur ses jambes, repartait tant bien que mal, et
recommençait. Il était ivre, abominablement ivre, une nuit de verglas!

J’ai toujours été plein de pitié pour mes frères dans le malheur, et
Galliac a un cœur d’or.

--On ne saurait, me dit-il, abandonner ce malheureux sur le pont des
Arts: il finirait par se casser une jambe. L’humanité nous commande de
le reconduire chez lui.

L’homme du monde venait de tomber pour la dixième fois. Galliac le remit
sur ses pieds, et je demandai:

--Où habitez-vous?

Il nous regarda sans étonnement, comme si nous avions toujours été des
amis intimes, mais sa langue était embarrassée.

--... ’ue Guy-de-la-B’osse, dit-il.

La rue Guy-de-la-Brosse est près du Jardin des Plantes, j’habite rue
d’Assas, et mon ami à Grenelle. C’était une course! Mais, enfin, nous
étions prisonniers déjà de nos intentions charitables.

--Quel numéro? fis-je.

Il tourna encore sa langue épaisse dans sa bouche empâtée et répondit:

--J’ha’ite au ’ingt.

--Vous habitez au vingt?

--Au ’ingt, fit-il, au ’ingt, la po’te cochère, au ’ingt!

Puis il chanta ces mêmes paroles sur l’air de _Manon, voici le soleil_.
Nous l’avions pris chacun sous un bras. Je priais toutes les puissances
du ciel qu’il ne passât personne de connaissance: il était très
compromettant.

Mais, à notre vive satisfaction, il s’arrêta tout à coup, et consentit
quelques instants à garder le silence. Il méditait. On distinguait à
toutes choses, même au mouvement de ses lèvres, qu’il méditait! Enfin,
il proféra:

--Il faut sav... savoir porter la b... boisson!

--Je ne vous demanderai pas de leçon! lui répondis-je sèchement.

--M... mon ami, fit-il glorieusement, mais aussi d’un air de reproche,
vous se sssavez ppas ce que j’ai bu!

Ça, c’était vrai. Pour dissimuler mon humiliation, j’interrogeai:

--Comment vous appelez-vous?

Il secoua la tête avec une telle force qu’il fit encore une fois tomber
son chapeau. Nous eûmes beaucoup de peine à le ramasser. L’homme du
monde alors, d’une voix émue:

--J’ai une femme, des enfants--j... je ne sais pas combien d’enfants--et
une situation ho... ho... ho...

--Honorable, soufflai-je.

--Non!... hofficielle. Et vvous vvoulez que je ddéshonore mon nom!

Je n’insistai pas. Du reste, je haletais. Galliac aussi. On ne peut
s’imaginer combien il est fatigant de maintenir debout un pochard une
nuit de verglas! C’est un travail surhumain. J’aimerais mieux porter un
poids de cent kilos au sommet des tours Notre-Dame. Par bonheur, son
esprit inventif lui suggéra une solution:

--Otez-moi mes sssouliers! cria-t-il. Otez-moi mess ssouliers!

Nous le regardâmes sans comprendre.

--Je marche’ai mieux sur mes ch...aussettes, expliqua-t-il.

C’était une idée géniale. Nous l’assîmes au bord d’un trottoir et lui
enlevâmes ses souliers. J’avais de plus en plus peur de rencontrer
quelqu’un de connaissance. Heureusement, il ne passa personne. La rue
était déserte. Mais boulevard Saint-Germain, on commença de nous
regarder. Dans la rue des Écoles, nous fîmes sensation. Je n’étais pas
fier. Ce fut le moment que l’homme du monde choisit pour laisser tomber
ses bottines, qu’il tenait à la main.

--Po’tez-les, fit-il. La charité vous l’o’donne!

C’est vrai, après tout, que la charité l’ordonnait. Nous prîmes chacun
une bottine, du bras que nous avions de libre. Quand nous fûmes arrivés
au numéro vingt de la rue Guy-de-la-Brosse, je poussai un immense soupir
de soulagement et sonnai de toutes mes forces.

--Quel étage? demandai-je.

--... Au t’oisième!

Mais, même en le poussant, en le tirant, en s’y prenant de toutes les
façons, il fut impossible de lui faire gravir les marches. Il regarda
ses pieds d’un air sagace, et déclara:

--_Ils_ descendraient bien: mais _ils_ ne veulent pas monter!

Alors nous lui fîmes un fauteuil de nos mains liées et le portâmes comme
un malade. Il avait consenti à reprendre ses bottines, et nous en
donnait de petits coups sur la tête, pour nous exciter.

--... P’omenade à mulet, disait-il, sur la montagne, c’est beau!

Je crois qu’il se figurait être en Suisse. Au troisième, nous le
déposâmes par terre. Il s’assit sur une marche de l’escalier, l’air bien
sage.

--Vous avez votre clef? interrogeai-je.

--Voui, j’ai m...ma clef!

Il la tira péniblement de sa poche et nous la tendit.

J’essayai de l’introduire dans la serrure. La clef n’entrait pas.

--Ce n’est pas celle-là, dis-je. Vous devez vous tromper.

--Puisque j...je ’ous l’dis, que c’est c...celle-là!

Je remis la clef dans la serrure et fouillai, fouillai, fouillai. A la
fin, j’entendis des pas. La femme de l’homme du monde, sans doute, ou un
domestique. Quel bonheur!

Bruit de verrous tirés. La porte s’ouvre, un homme en caleçon paraît, un
revolver à la main. Il crie:

--Des cambrioleurs! Des cambrioleurs! Au secours: des cambrioleurs!

L’homme du monde, mon ami et moi nous roulâmes épouvantés jusqu’au
palier du second.

--Ah çà, dis-je à l’homme du monde, vous n’habitez donc pas au
troisième?

Il réfléchit profondément, puis avec gravité:

--Si, j’ha’ite au t’oisième. Seulement... j’ vous avais pas dit au
’ingt, j’ vous avais dit au «un»!

                   *       *       *       *       *

Qu’est-ce que vous auriez fait, à notre place? Nous en avions assez,
nous en avions trop! Nous redescendîmes les étages quatre à quatre,
demandâmes le cordon au concierge, et quelques minutes après nous étions
loin. Quant à l’homme du monde, il s’était rassis sur une marche de
l’escalier. Je suppose qu’il aura eu une discussion agitée avec le vrai
locataire du troisième.

                   *       *       *       *       *

Cette histoire est rigoureusement vraie, sauf qu’elle ne s’est point,
bien entendu, passée rue Guy-de-la-Brosse.




UNE ROBE DE SOIE


Je vais essayer de conter cette histoire très exactement, comme je l’ai
entendue, sans rien ajouter, mais en m’efforçant aussi de ne rien
oublier des détails infiniment légers, insignifiants, qui seuls lui
prêtent son caractère mystérieux. Je suis obligé d’ailleurs d’avouer
qu’elle n’a aucune conclusion, reste inexplicable, et par conséquent ne
saurait prêter sujet à un exercice littéraire. Est-ce un document? Un
document doit servir à quelque chose, et cette histoire ne sert à rien.
Pourtant elle est curieuse, un peu inquiétante... Mettez que ce soit
comme un bibelot de Chine: quelque chose d’inutile, de bizarre, d’un peu
monstrueux, que pourtant on regretterait de ne pas avoir sur sa
cheminée.

Environ tous les quinze ans, Paris traverse une crise d’occultisme ou de
spiritisme. Que ce ne soit qu’une crise, et qui dure à peine quelques
mois, il ne faut pas s’en étonner: sur cent personnes il n’en est jamais
plus de cinq ou six qui croient, ou plutôt qui désirent croire, au
surnaturel. Les autres ont leur opinion faite: ce sont de bons
chrétiens, qui savent d’avance ce que c’est que l’autre vie, ou des
matérialistes qui savent avec une égale certitude qu’il n’y a pas
d’autre vie, ni de surnaturel. Il y a enfin un troisième groupe, celui
des curieux et des désœuvrés. Quand arrive un personnage qui se prétend
doué de pouvoirs extraordinaires, ceux qui sont d’avance décidés à
croire invitent les désœuvrés. Mais rien qui soit plus fastidieux et
plus monotone que les phénomènes produits par les médiums. Lorsqu’on a
vu tourner quelques tables, tomber quelques fleurs du plafond, croître
une giroflée en cinq minutes; quand on a entendu les communications des
esprits désincarnés, qui n’ajoutent jamais rien à nos connaissances
personnelles de pauvres incarnés; et quand on a constaté que cinq fois
sur dix on prend le médium en flagrant délit de fraude, on s’en va; le
médium en fait autant. La crise est finie: mais le médium revient quinze
ans après, parce que sa clientèle s’est renouvelée, et qu’il le sait:
j’espère que ce sont les esprits qui l’ont prévenu.

Parfois, ce sont les «miracles» accomplis par Eusapia Paladino; des
revenants s’obstinent à hanter une maison près de Cherbourg; un fakir
indien fabrique de petits poissons tout en vie en récitant une prière;
des «ectoplasmes», une matière bizarre, indéfinissable, qui prend des
formes humaines s’échappe des muqueuses de Mlle Eva, ou du médium
Klusky, puis se résorbe en eux, tout aussi mystérieusement. Ceux qui
veulent croire se précipitent; ceux qui croient s’émerveillent; ceux qui
ne croiront jamais haussent les épaules. C’est la crise, elle durera six
mois.

Or, nous étions, l’autre jour, cinq ou six amis autour d’une table à
thé, et nous parlions de ces choses: puisque c’est la crise, puisqu’il
faut en parler, puisqu’on aurait l’air aussi fou de n’en point parler
maintenant, qu’on aura l’air d’un imbécile si l’on en parle dans un an!
Je vous ai fait prévoir que l’un de nous croyait nécessairement, et
qu’il en était un autre qui ne devait pas croire parce qu’il est bon
chrétien. Je puis vous dire que celui-là est un de mes amis d’enfance,
et prêtre.

J’ai pour lui cette affection étroite et singulière qu’on éprouve pour
les êtres très différents de soi. Son royaume n’est pas de ce monde; il
ne le dit pas, il n’a jamais songé à s’en vanter, mais cela se voit dans
ses yeux. Il remplit les devoirs de son ministère avec une foi simple et
parfaite, et qui est tout, tout de sa vie. Il ne recherche pas les
choses de beauté ou d’intelligence. Il n’a pas, contrairement à beaucoup
de jeunes prêtres d’aujourd’hui, de lumières ou même d’opinions sur la
politique. Les derniers événements, qui ont d’une façon si profonde
bouleversé les conditions matérielles de son existence, il ne s’en est
pas beaucoup plus soucié qu’un homme bien vêtu qui dirait: «Il fait
froid, eh bien, quoi d’étonnant? Nous sommes en hiver.» C’est que, au
sens spirituel, il a l’âme bien vêtue. Elle va vers le paradis par une
route qu’on lui a montrée, qui est très sûre, marquée par les traces de
tant de voyageurs vénérables!

Quand je le vois, c’est comme si je changeais de pays. A mon retour, je
n’en salue pas moins ma vieille demeure, je lui dis: «Oui, oui, je
reviens! Comment pourrais-je ne pas revenir: tous mes meubles sont ici.
Je ne pourrais te quitter longtemps, je me sentirais si pauvre! Et
pourtant, vieille demeure de mon âme positive, si tu savais quel beau
voyage j’ai fait aujourd’hui!»

Voilà comme je pense toutes les fois que je retrouve l’abbé. Il y avait
aussi parmi nous ce jour-là l’inévitable ami qui ne croit pas aux
phénomènes occultes, et qui nous parla--il avait bien raison--de
l’incroyable niaiserie de ces phénomènes. Il paraît absurde,
regrettablement absurde, qu’une personne revienne de l’autre monde
uniquement pour frapper des coups dans une table ou sur un mur, ou même
se manifester sous la forme d’une petite lumière, d’une main qui ne peut
rien saisir, d’un rêve qui n’a jamais rien de sûr.

Celui qui croyait répondit:

--Il y a un jésuite anglais qui est aussi romancier, le père Benson, qui
a l’air d’expliquer cela. Il reproche aux hommes de cette terre de
croire toujours que tout est fait pour eux. Qu’est-ce qui prouve que ce
n’est pas ici le contraire et que c’est seulement par hasard, par une
exception illégitime en quelque sorte, que ces manifestations se
produisent? Vous ne comprenez pas? Alors une comparaison: les poissons
ne vivent que dans l’eau; mais quand ils sont effrayés, quand ils
s’efforcent d’échapper à un ennemi, on les voit un instant briller,
bondir hors de l’eau, puis disparaître. Les visions que nous appelons
des fantômes, c’est peut-être la même chose. Elles ne sont pas sur notre
plan, elle n’y apparaissent que par exception. Et quelle serait la
sottise d’un homme qui croirait que les ablettes, en réalité poursuivies
par un brochet, s’amusent à sauter au-dessus du courant pour lui faire
plaisir!

Ce fut avec un grand étonnement que nous entendîmes l’abbé qui
murmurait:

--Ce n’est pas sûr.

--Qu’est-ce qui n’est pas sûr?

--Que ces... ces phénomènes ridicules n’ont pas de rapport avec la vie
terrestre. Il m’est arrivé une aventure, tout récemment... Du reste,
ajouta-t-il en rougissant, elle est tout à fait insignifiante.

Nous l’obligeâmes à parler. Je vais essayer de répéter son récit
exactement.

--Eh bien, dit-il, vous savez que je suis desservant d’une petite
église, en Normandie. Mon conseil municipal n’est pas composé de
méchantes gens, mais ils ont besoin de mon presbytère pour agrandir la
mairie qui, comme il arrive assez souvent dans les campagnes, y est
accolée. En fait, il n’y a qu’une porte de communication à percer. J’ai
donc été expulsé. Un propriétaire du pays m’a proposé de me louer, à un
prix dérisoire, une assez belle maison, entourée d’un jardin.

«--Seulement, me dit-il, d’un air assez embarrassé, je dois vous avertir
que cette maison est hantée. Vous, un prêtre, un bon prêtre, ça doit
vous être égal?

«J’avais pour accepter une infinité de raisons: je ne suis pas riche, je
ne savais où aller, et s’il faut vous le dire, je ne crois pas beaucoup
aux maisons hantées. L’Église ne nie pas que les lieux habités, comme
les êtres vivants, ne puissent être l’objet des visites du Malin; mais
je sais d’autre part que dans nos campagnes le souvenir d’une nuit de
panique, la terreur sans cause d’une ménagère ivre et affolée peuvent
entourer durant cinquante ans d’une atmosphère d’épouvante la maison la
plus paisible. Enfin, comme l’avait dit cet homme, j’étais prêtre, et
même vis-à-vis de lui je me devais de montrer le peu de cas que je fais
des superstitions locales. Je demandai seulement, et sans sourire,
quelle persécution les locataires précédents avaient subie.

«--Vous verrez, me répondit-il, vous verrez bien vous-même. On n’est pas
chez soi. Il y a quelqu’un, quelqu’un qu’on ne voit pas. Après tout,
c’est peut-être fini.

«--Mais enfin, répétai-je, qu’est-ce qu’ils ont vu, vos locataires?

«--Ils n’ont jamais rien vu, répondit-il. On entend des pas, il paraît.
Je n’en sais pas plus. Et puis c’est fini, hein, ce doit être fini? Il y
a si longtemps!

J’interrompis l’abbé.

--On a dû t’apprendre aussi pourquoi il y avait un revenant. A la
campagne, on vous donne toujours une explication.

--Oui, dit l’abbé, brièvement, mais sans hésiter. On m’a conté qu’une
dame avait habité là toute seule, un été durant, il y a près d’un
siècle, et qu’elle recevait quelquefois un visiteur qui venait le soir à
cheval. Et un matin, on a trouvé la dame morte. Oh! on ne l’avait pas
assassinée: elle était morte subitement, voilà tout, et le visiteur
avait fui, épouvanté. Mais, mon ami, nous autres prêtres, nous savons,
mieux que personne, qu’il meurt des gens dans toutes les maisons. Nos
méditations et nos devoirs nous habituent à l’idée de la mort; nous n’en
avons pas peur: je t’affirme que j’entrai dans cette maison sans
appréhension.

«Eh bien, dès la première heure après mon arrivée, j’eus
l’impression--comment dire?--que j’étais suivi. C’était... c’était comme
le frôlement d’une robe de soie sur le parquet; et si doux, si fin, si
intime, que je n’en fus pas effrayé une seconde. La robe allait, venait,
passait d’une chambre dans une autre, parfois tout près de moi, parfois
très loin, parfois plus bruyante, comme si quelqu’un, le quelqu’un qui
la portait, s’était subitement retourné. Et il me semblait aussi, à de
certaines minutes, que cette robe s’asseyait dans un fauteuil près de
moi, s’écrasait en plis, s’arrangeait sur un corps qui change
d’attitude. Je tirai mes vêtements des malles que j’avais apportées, je
rangeai mes livres. Alors il me sembla que j’étais enveloppé d’une
espèce de curiosité sympathique, qu’on regardait par-dessus mon
épaule... Personne pourtant ne regardait! Pendant que je lisais mon
bréviaire, un volume que j’avais laissé ouvert sur la table du salon--un
grand salon désuet, à trois fenêtres, dont les meubles étaient couverts
de soie jaune--remua tout seul ses feuillets. C’était les sermons de
Bossuet, un in-quarto assez lourd. Mais les fenêtres étaient
entrebâillées: le vent, sans doute?

«Une servante, à l’air inquiet, me servit mon dîner, et j’allai ensuite
faire les cent pas dans le jardin. De vieux rosiers, dans des
plates-bandes carrées, portaient encore des roses, bien que nous
fussions au milieu de l’automne, et je me mis, par distraction, à en
effeuiller quelques-unes: d’autres plus loin, semblèrent s’effeuiller
toutes seules, et je crus bien entendre encore le bruit de cette robe de
soie, de cette invisible robe de soie; mais rien ne ressemble davantage,
le soir surtout, à une jupe qui traîne que la course des feuilles
tombées. Nous avons, vous le savez, des prières pour toutes les heures;
nous ne sommes jamais inoccupés, livrés à nous-mêmes. Je récitai ces
oraisons avec le plus de fermeté d’intention que je pus.

«La servante était repartie, après avoir fait mon lit dans une vaste
pièce, au-dessus du salon. J’étais tout seul. Je montai l’escalier pour
me coucher, et l’entendis, j’entendis de nouveau, plus insistante, plus
vive,--j’emploie les mots que je trouve,--la robe de soie derrière mon
dos. Et non pas seulement cette robe: deux petits souliers qui montaient
derrière moi. J’aurais juré que c’étaient de ces souliers que dans mon
pays on appelle encore des patins.

«Je me mis à genoux sur un fauteuil et fis ma prière du soir, qui ne fut
pas troublée. C’était comme si la robe avait attendu... Je me
déshabillai. Et, je vous jure, ce fut comme si quelqu’un se déshabillait
à côté de moi, comme si des vêtements tombaient!

«Je me couchai, très tranquillement. Pas une seconde je ne laissai
détourner mon esprit de la méditation que j’avais entreprise. Ces
frôlements, ces bruits? Un rat m’aurait troublé davantage. Je ne permis
pas un instant à mon âme de croire qu’ils pouvaient venir d’une... d’une
personne. Alors...

L’abbé s’arrêta. Nous répétâmes tous.

--Alors?...

--Alors, dit-il, sans confusion, mais d’un air un peu rêveur, je vous
assure que j’ai entendu rire, tout près de moi, presque au-dessus de ma
tête: un rire très frais, très clair, et un peu dédaigneux, ironique.

--Et puis?

--Et puis plus rien. Si c’était une tentation, je l’avais vaincue, voilà
tout, termina l’abbé simplement. Je n’ai plus rien entendu dans cette
maison, jamais... Mais ce jour-là, les choses ont bien eu l’air de se
passer sur le plan terrestre. Voilà ce que je voulais dire.

Mais quelqu’un osa corriger:

--Sur le plan terrestre, sûrement! Cette histoire est même un modèle du
genre: l’abbé nourrissait de petits regrets, d’involontaires petits
désirs. Son inconscient, mis en mouvement par les récits qu’on lui avait
faits, a imaginé tout le reste.

--Des désirs? fit l’abbé. Je vous assure que non!

Il leva vers nous ses yeux purs, et nul ne douta plus de lui.




COMBATS DE BOXE


«Moi, me dit le vieux gentleman confidentiellement, je ne parie jamais
dans les matches de boxe, excepté quand c’est du «chiqué»... Alors je
sais ce que j’ai à faire, continua-t-il en clignant de l’œil, et je le
fais comme il faut. Vous pouvez m’en croire: c’est moi qui ai empêché le
Japonais Kokuzo, vous savez, le champion du _jiu-jitsu_, de faire croire
que cette imbécile invention des jaunes pouvait valoir contre un boxeur,
un vrai boxeur qui sait se servir de ses poings. Et de la sorte,
j’estime que j’ai sauvé la gloire de ma race; car la boxe est un art
anglo-saxon.

«Et c’est un art magnifique, monsieur! Je ne connais rien qui ressemble
davantage à la guerre: c’est cruel, si vous voulez, c’est sanglant,
c’est brutal, mais aussi ça comporte une sorte de rude moralité, un
honneur rudimentaire et sauvage--et c’est savant! Ni la force ni le
génie ne suppléent aux enseignements d’un bon maître. Mais la science
même, ni la force, ni le génie ne suffisent encore. Il faut chaque jour,
et à toute heure, pour se tenir en forme, observer des règles très
dures, s’abstenir de satisfaire des appétits ou des besoins, de sorte
qu’il ne doit plus guère y avoir que les lutteurs et les athlètes pour
savoir ce que c’est que l’abnégation, vertu que les peuples civilisés
oublient de plus en plus, à mesure qu’ils deviennent matériellement plus
prospères. Et voilà même pourquoi, s’ils se trouvent jamais, par
malheur, en face de non-civilisés convenablement entraînés, ils se
feront rosser comme des imbéciles.

«On dit que les boxeurs ne sont pas intelligents: des brutes humaines,
des machines à battre, des sauvages pesants et dégradés, écrivent les
journaux français. Quelle bêtise, monsieur! Ils sont comme les vrais
sculpteurs ou les vrais musiciens; ils ont un autre mode d’expression
que vous, ils pensent en coups de poings, comme les sculpteurs en
volumes et les musiciens en notes, telle est la vérité. C’est avec sa
tête bien plus qu’avec ses bras qu’on a le meilleur sur un homme,
j’entends un homme de la même classe, de même masse, ni plus fort ni
plus faible; car chaque boxeur, c’est comme un cuirassé: par tout
l’univers, on sait à une once près son poids, ses moyens, sa valeur
offensive; mais on n’engage l’un contre l’autre que des hommes bien
appariés, et il y a un arbitre, un juge grave, vêtu de noir, l’œil aigu,
qui surveille les deux lutteurs, compte les coups, décide sans appel.
C’est plus honnête tout de même que la vraie guerre; donc c’est bien
plus intéressant.

«On ne doit pas se frapper au-dessous de la ceinture, vous savez. Mais
que de coups qui sont permis et qui nécessitent une méditation profonde.
Tenez, une fois, j’avais un ami qui allait être battu, il s’était engagé
trop vite, il n’avait plus son souffle. Je m’en apercevais bien: il
reniflait dans sa sueur! Et je me disais: «Il n’arrivera pas à la fin du
_round_, il va se faire _knocked out_.» Lui aussi, il le sentait. Et
c’est une chose horriblement douloureuse, amère, humiliante. Les «temps»
sont de trois minutes. Ça n’a l’air de rien, trois minutes, et quand on
se demande si on pourra tenir jusqu’au bout, c’est l’éternité! Lui
pensait: «Il faut que je conserve mon jugement, et si je reçois un
_cross_ derrière l’oreille, ou un _direct_ dans l’estomac, ce sera
fini.» Alors il faisait le canard, comme ça se doit, il plongeait la
tête toutes les fois qu’il sentait le vent d’une riposte à ses pauvres
essais... Tout à coup, sur une des ailes du nez de son adversaire, voilà
qu’il distingue une petite trace rose encore humide, la cicatrice d’un
coup reçu récemment et qui n’avait pas encore guéri. Il eut le temps de
réfléchir: «C’est là qu’il faut mettre: l’endroit est resté sensible.
«Si je sais y mettre, l’autre aussi va perdre son jugement, à cause de
la douleur.» Et il raisonna aussi sur ce que cette cicatrice était du
côté gauche, c’est-à-dire plus loin de parade, mieux à portée du poing
droit. Il vit sa chance et frappa là; et quand il vit le sang venir, il
comprit que l’autre _aussi_ maintenant aurait de la peine à garder son
jugement, et que lui, pour l’instant, il était sauvé.

«Je me rappelle un autre brave petit. Son adversaire lui rendait trois
livres. C’est une différence qui vous paraît insignifiante, à vous qui
ne connaissez pas l’art; elle est énorme quand on sait que tout le poids
du corps doit aller avec le coup. Voilà pourquoi mon petit fut _knocked
out_, et l’arbitre se mit à compter les secondes avec sa montre: une,
deux, trois... Vous savez que si on ne se relève pas avant la dixième,
on est hors de combat. Il se releva à la huitième, mais tout le monde
croyait bien qu’il était perdu. L’autre n’avait plus qu’à lui envoyer un
nouveau _swing_; il écartait le coude pour le lui donner comme s’il
endossait un paletot. Eh bien, ce petit, ce cher petit, à moitié
étouffé, eut le sang-froid de reconnaître que son adversaire se mettait
hors parade; il rappela toutes ses forces, même celles qu’il n’avait
plus, prit le _lead_, tapa droit dans la poitrine, et ce fut l’autre qui
tomba, cette fois. Une, deux, trois... à la dixième seconde, il ne
s’était pas relevé. C’était lui, mon petit, qui l’avait «eu»! Ce petit!
Ah! ils se voulaient, ces deux-là, ils se voulaient! Ça n’était pas du
«chiqué», comme vous dites!»

Le vieux gentleman s’arrêta un instant. Ses yeux brillaient
d’enthousiasme.

--Voilà pourquoi, continua-t-il, dès qu’il eut repris son souffle, quand
j’appris que ce Kokuzo avait la prétention d’avoir les meilleurs hommes
rien qu’avec des passes de masseur d’établissement de bains, en leur
forçant un muscle par ci, un muscle par là, en arrêtant les battements
de leur cœur, en leur coupant la respiration, j’en fus désespéré pour
l’art. Est-ce qu’on allait permettre une chose pareille? Mais je
rencontrai le vieux Halifax, l’ancien arbitre, qui me dit:

«--Vous n’êtes pas fou? Kokuzo est engagé contre Joë Milton, c’est très
vrai; mais Joë Milton ne fera rien à Kokuzo, ni Kokuzo à Joë Milton.
C’est couru.

«--_Indeed_, fis-je, et pourquoi?

«--Parce que les deux corporations, celle des professeurs de boxe et
celle des professeurs de _jiu-jitsu_, sont trop intéressées à ce que le
match soit indécis. Sans ça que deviendrait leur profession? Si Kokuzo
était vainqueur, on n’apprendrait plus que le _jiu-jitsu_; si c’était
Milton, on ne voudrait plus apprendre que la boxe. C’est trop radical
comme solution, _dear friend_, ce n’est pas possible. Voilà pourquoi ils
ne se feront rien: c’est arrangé.

«D’abord, cet arrangement me rassura, mais à la réflexion il me parut
qu’il était encore humiliant pour la boxe. Puis je réfléchis et je mis
cent guinées, monsieur, sur la chance de Milton.

«--Vous êtes de plus en plus fou! me dit le vieux Halifax.

«--_Well_, répondis-je, nous verrons bien.

«Et en effet, dans les trois premiers _rounds_, tout se passa comme
l’avait prévu Halifax. Milton tirait de très loin, avec une modération
touchante, et son coude droit ondulait nerveusement, trop près du corps
pour rien faire de bon; et quand il faisait mine de se rapprocher et
d’en arriver à un corps-à-corps,--ce qui était pourtant dans le jeu de
Kokuzo,--Kokuzo se défilait prudemment. Pourtant quand Milton lui eut
placé un revers sur le nez, le Japonais répondit bientôt par je ne sais
quel petit truc que je ne vis pas, mais qui tira les larmes des yeux à
mon champion. Mais les choses s’arrêtèrent là, bien gentiment.

«--Je vous l’avais dit, me souffla le vieil Halifax. Ils ne se feront
rien, rien du tout. On vous rendra votre argent et voilà tout.

«Je ne répondis rien. Le second de Milton venait de prendre de l’eau
dans sa bouche, et de la souffler délicatement par la figure de son
homme. C’est une attention que doivent avoir les seconds soigneux, et
c’est très rafraîchissant. Après quoi le quatrième _round_ commença.

«Il n’avait pas duré dix secondes, monsieur, que le Japonais tomba sur
le _ring_ comme un sac de blé. Une seconde, deux secondes, trois
secondes... _Well!_ au bout de vingt secondes il ne s’était pas encore
mis debout. Il était assommé, complètement assommé.

«Les deux matcheurs étaient à égalité: je gagnais mes cent guinées.»

Le gentleman avait un air d’extase, et cependant je ne sentais pas le
sel de son histoire.

--Vous ne comprenez pas? dit-il alors, enchanté. Vous ne comprenez pas?
J’avais été trouver Joë Milton avant le match, et je lui avais dit:
«Vous croyez que ce Japonais ne vous fera rien, parce qu’il l’a promis.
Mais c’est une erreur; il est très perfide, comme tous les Japonais, et
à la fin du quatrième _round_, il compte vous exterminer.» Alors il
avait pris les devants, bien entendu, mon Joë Milton. L’autre ne se
doutait de rien; vous-même vous vous seriez mieux défendu: vous auriez
au moins fichu le camp. Mais lui, comme ça, il a tout reçu dans le chou!

                   *       *       *       *       *

Depuis que le gentleman m’a raconté ça, je ne vais plus aux matches de
boxe.




MOUSTACHE


«Il ne faut pas rire, dit Belleuse, ce n’est pas matière à rire.
D’abord, c’est insulter nos ancêtres. Songez qu’ils ont tous cru et
toujours cru, nos pères, ceux de la nuit des temps, ceux qui chassaient
des monstres aujourd’hui disparus avec des armes de pierre, au retour
des morts, à l’ombre des morts, à l’esprit invisible et pernicieux des
morts. Il nous en reste quelque chose, au fond de nous-mêmes: nous avons
peur, et si nous rions c’est par bravade, pure bravade.

--Bah! répondit Nangis, le sculpteur qui ressemble, avec son crâne
chauve et l’éventail de sa barbe rousse, à un moine défroqué, il n’y a
rien, absolument rien! De toutes les histoires qu’on raconte, il n’en
est pas une, pas une seule, qui puisse être rigoureusement contrôlée, ou
qui ne puisse s’expliquer par un phénomène bien simple, bien banal, bien
ordinaire, ou par une mystification. Nous n’avons pas peur! Au
contraire, comme les enfants, nous voudrions croire, pour avoir _un peu_
peur. Ça nous rajeunirait... Toi-même, Belleuse, as-tu quelque chose à
dire, as-tu jamais vu quelque chose?

--Non, répondit Belleuse.

--Tu vois bien!

--Je n’ai rien vu, mais j’aurais mieux aimé avoir vu. J’aurais été plus
rassuré... Il y a dix ans de ça, et c’était à une lieue des
fortifications, à Clamart, figurez-vous, tout simplement à Clamart, au
pied de la redoute à deux cents mètres de la ligne du chemin de fer. Il
y avait là,--j’ignore si on l’a démolie pour y construire des
maisonnettes à bon marché: c’est bien probable, mais je n’en sais rien;
je ne suis _jamais_ retourné de ce côté-là, c’est plus fort que moi,--il
y avait là une vieille et grande maison bâtie vers la fin du
dix-huitième siècle, en plâtre et en moellons, avec un attique en
triangle, troué d’un œil-de-bœuf, et des guirlandes de stuc au-dessus
des fenêtres. Et elle était entourée d’un beau jardin devenu tout
sauvage, où l’on pouvait pénétrer comme dans un moulin, car la muraille
de clôture, crénelée pendant le siège de Paris, était tout effondrée.
Par endroits, on avait essayé d’aveugler les brèches avec des palissades
en planches, mais ces palissades mêmes pourrissaient de vétusté. Un bel
endroit, pour un peintre, n’est-ce pas? Un jour, je ne luttai plus
contre la tentation. Je mis mon chevalet sur mon dos, gardai ma boîte à
couleurs en bandoulière et sautai le mur. Moustache, mon bon chien
Moustache, une espèce de barbet noir très intelligent et toujours
paisible, prit son élan et me suivit. Tout de suite, j’eus de l’herbe à
la hauteur des yeux: une herbe folle, une herbe d’été, sommée de longs
épis barbelés, déjà tout jaunes. Moustache y fit quelques bonds
délirants, parce que, comme tous les chiens, qui ne sont civilisés qu’en
apparence, ça l’amusait, ce retour à la nature, avec ses odeurs qu’il
reconnaissait sans les avoir jamais senties. Mais bientôt il devint
sage, singulièrement sage, et se contenta de marcher derrière moi. Sans
doute, ça le fatiguait d’avoir à creuser son propre tunnel dans cette
brousse.

«Et je trouvai là des motifs, des motifs! L’enfance du monde qui
ressuscitait dans ce coin abandonné! Des arbres irradiés de soleil,
pâles de soleil par-dessus, en dessous tout noirs et tout tragiques de
belles branches mortes, ces branches de sous-bois que les bûcherons
coupent toujours, pour nous empêcher d’en jouir, je suppose. Et puis des
géraniums devenus comme des arbres eux-mêmes, une rhubarbe dont les
pousses s’étaient mises à ramper, à s’étendre, à touffer, monstrueuse,
avec ses feuilles immenses, impressionnantes, maléfiques... C’était
épatant, je vous dis, épatant! Ce parc devint mon atelier. J’y retournai
tous les jours.

«La maison ne m’intéressait pas: une vieille maison, et voilà tout. Les
portes et les persiennes en étaient fermées, et je n’essayai pas de m’y
introduire. Quand on a encore quelque respect pour les lois de son pays,
autre chose est d’entrer sans permission dans un jardin désert, ou de
crocheter une serrure. Je n’essayai même pas d’en faire une esquisse:
elle était trop laide, avec ses gouttières rouillées, décrochées, qui
pendillaient. Et Moustache, généralement plus curieux, n’en approchait
pas non plus... Un jour que, le soleil couché, je retombais de la
muraille ébréchée sur la route, je me trouvai dans les bras d’un citoyen
qui portait une plaque sur sa blouse bleue. Je le pris d’abord pour le
garde champêtre: ce n’était qu’un cantonnier. Je respirai. Mais l’homme
demanda tout de même:

«--Qu’est-ce que vous faisiez là-dedans, vous?

«--Je suis peintre, répondis-je avec quelque confusion, peintre
paysagiste... Alors j’ai été prendre des études, comprenez-vous? j’ai
fait des tableaux... Tenez, voulez-vous porter mon chevalet jusqu’au
chemin de fer?...

«Je lui avais mis quarante sous dans la main, et il les prit, avec le
chevalet. Pourtant, comme il m’accompagnait, il ajouta, d’un air
d’excuse:

«--Ça ne gêne personne, allez, que vous passiez vos journées dans cette
propriété. C’est à louer ou à vendre, depuis la guerre. Mais ça ne tente
pas dans le pays.

«--Pourquoi?

«Il haussa les épaules:

«--Des idées. Ça ne tente pas, voilà tout. Il est venu quelqu’un, après
la Commune, qui avait loué pour passer l’été, mais il est reparti tout
de suite. Et depuis ce temps-là, c’est bouclé. Ça ne tente pas, je vous
dis, ça ne tente pas.

«--C’est hanté?

«Le mot m’était venu tout de suite à la bouche, simplement pour sa
bizarrerie, je crois, pour l’impossibilité du fait. Songez donc: à
Clamart, une maison hantée! Mais l’homme se mit à rire--du reste...
tenez, comme vous avez ri tout à l’heure!

«--Est-ce qu’on sait! Des bêtises. Je crois plutôt que c’est trop grand:
ça ne se loue plus, ces grandes maisons. Les clefs sont à l’agence, rue
de Paris. Vous pouvez visiter, si le cœur vous en dit. Et vous aurez ça
pour pas cher. Oh! ben, oui, pour pas cher!

«--Mais le monsieur, celui qui avait loué après la Commune, est-ce qu’on
sait pourquoi il est parti si vite?

«Il ne répondit pas.

«Voilà pourquoi je décidai d’aller passer une nuit dans cette maison.
L’aventure m’intriguait, comme elle vous aurait intrigués vous-mêmes. Il
y a toujours une petite vanité qui vous pousse. On aime à pouvoir dire:
«Mon cher, j’ai couché une fois dans une maison hantée...» L’affaire fut
bientôt réglée avec l’agence, où, d’ailleurs, on fut très catégorique.
Eh non, la maison n’était pas hantée! Il n’y a pas de maisons hantées.
Seulement, les grandes propriétés ne se louent plus, autour de Paris.
Quand j’arrivai le soir avec un lit de camp, un pliant et un photophore,
mon fidèle Moustache sur les talons, j’étais d’avance presque découragé:
il n’y aurait rien, parbleu! il n’y aurait rien!

«Et, en effet, quand on m’eut ouvert la porte, je ne trouvai rien que le
vide, les toiles d’araignée, la poussière. Dans le vestibule, des
cartouches, au-dessus des portes, laissaient voir des scènes de chasse,
des déjeuners sur l’herbe, assez médiocrement peints. La salle à manger
à pans coupés, avec un dallage en pierres de liais, donnait sur le
jardin par trois larges fenêtres, et, par une porte à deux battants, sur
un salon immense, dont les boiseries sculptées étaient peintes en blanc.
Il y avait deux escaliers, l’un prenant dans le vestibule, l’autre
dissimulé dans l’épaisseur du mur de ce salon. Une «folie», certes, une
amoureuse maison du dix-huitième siècle, devenue plus tard la propriété
d’honnêtes bourgeois, comme tant d’autres. L’escalier dérobé menait à
une chambre à coucher dont toutes les parois avaient été décorées de
glaces. Mais toutes ces glaces avaient été brisées, le même jour,
aurait-on dit, brisées par des coups de feu: on distinguait encore le
mince petit trou creusé par les balles, autour de larges fêlures en
étoiles, régulières. Les brutes allemandes avaient voulu s’amuser,
peut-être: c’est si tentant de crever des miroirs à coups de fusil ou de
revolver. Plus tentant encore que de marcher dans la neige vierge, pour
faire de sales trous noirs. Mais c’est un plaisir du même genre.
Pourtant, je réfléchis que, si on avait commis ces dévastations «pour
s’amuser», un instinct très ordinaire aurait porté ces barbares à tirer
d’abord _dans le milieu_ des glaces. Mais leurs blessures, au contraire,
étaient à des places irrégulières: à droite, à gauche, en bas, en haut.
Non, non, il ne s’agissait pas d’un jeu brutal et sauvage; on s’était
battu, dans cette pièce; on y avait surpris quelqu’un. Mais qui? Les
défenseurs, ou les paisibles habitants de cette maison? Je ne le saurais
jamais, nul ne le saurait jamais. Drame obscur, effacé par trente ans de
silence.

«Ah! le silence, le silence! Il y a plusieurs sortes de silence. Des
silences neutres, naturels, ordinaires, des silences bienveillants,
comme celui de la campagne endormie; et des silences offensifs,
perfides, hostiles: le silence de cette chambre était de ceux-là. Il me
fallut un effort pour me dire: «S’il y a quelque chose, c’est _ici_. Et,
par conséquent, c’est _ici_ que je dois attendre et veiller.» Mais
enfin, je fixai mon lit de camp sur ses tringles, je déposai sur le
pliant un flacon de cognac, un revolver, le photophore allumé,
j’attendis, et je veillai. J’avais fermé la porte. Moustache essaya de
l’ouvrir avec sa patte, puis revint vers moi en gémissant. C’est un
chien douillet: il n’a pas l’habitude de dormir sur le plancher nu. Je
crus que c’était de là que venait son inquiétude, et lui fis signe de se
coucher sur le lit de camp. Mais il refusa, et resta campé devant cette
porte, le poil hérissé, grelottant.

«Alors, pendant des heures, de longues heures, je ne sais plus combien
d’heures, ce fut l’angoisse, l’angoisse pure et simple, inutile, _sans
cause_. Pas même l’impression d’une présence invisible, malveillante,
dangereuse: l’angoisse, et c’est tout. J’avais seulement la sensation
que des gens, des inconnus, avaient jadis, en ce lieu, attendu quelque
chose d’atroce, d’inévitable, attendu, attendu, le cœur battant; et mon
cœur battait comme le leur... Et puis, tout à coup, Moustache se jeta en
avant, ses lèvres noires retroussées sur ses crocs. Et il hurla! Un
grand hurlement qui déchira la nuit et me donna la chair de poule. Eh
bien, quoi, quoi? La porte était toujours fermée, et il n’y avait rien
dans cette chambre, absolument rien que ce qu’elle contenait la minute
d’auparavant. Pas une ombre, pas un fantôme, pas un bruit, excepté ces
grands hurlements qui ne cessaient plus. Et Moustache se mit à reculer,
à reculer, jusque vers le lit de camp où je m’étais assis. Il était
égaré, il était fou de fureur et d’effroi, il tremblait, il bavait. Je
n’essayai pas de le rassurer, de le caresser: il m’aurait mordu! Aussi
vrai que je vis, que je parle, que je fume une pipe en ce moment, je ne
voyais rien, toujours rien; mais il voyait, lui, je suis sûr qu’il
voyait! et même il entendait! Par instants, à ses hurlements succédait
ce petit aboi, sec, claqué, que jettent presque tous les chiens au
moment d’un coup de feu. Et, brusquement, il gémit, il se pencha, il
tira la langue, il fit comme s’il léchait une blessure, une invisible
blessure sur une invisible forme étendue à ses pieds.

«... Et j’ai fichu le camp, oui, j’ai fichu le camp, à travers le
jardin, jusqu’à la route, jusqu’à Paris, comme un lâche. Je n’avais rien
vu, pourtant. Mais Moustache?...»




LA CONSULTATION


C’était le vendredi matin que chaque semaine ils se retrouvaient dans la
salle du fond du café Perdreau, rue de Vaugirard, et presque tous,
d’habitude, ils étaient fidèles au rendez-vous. Chenaillet, ancien
expéditionnaire au gouvernement général d’Indo-Chine, révoqué pour
ivrognerie; Mme Chenaillet, sa femme, à qui l’usage invétéré de l’opium
a donné une physionomie délicate, des traits pâles et fins, des yeux
agrandis, inquiétants et noirs comme l’eau des tourbières; Combevaire,
qui vient de Toulouse, où il était employé à la mairie, mais il a quitté
ses fonctions, on ne sait pourquoi: sans doute, il avait des ennemis
politiques; du Perronnel de Costains d’Astayrac, ancien maréchal des
logis aux dragons, ex-sous-maître de manège à Saumur: il a des relations
étendues, connaît à la fois le monde des courses et la généalogie des
meilleures familles du faubourg Saint-Germain; son amie, Mlle Mars,
fréquente beaucoup les cercles mixtes où les deux sexes peuvent se
réunir autour d’une table de baccara chemin de fer; l’abbé Mulin, qui a
fondé jadis une maison pour l’enfance abandonnée, que des concurrents
déloyaux ont fait fermer; Marius Cort, homme de lettres, et Juste
Lecorbier, ancien étudiant en médecine.

Avant le déjeuner vers dix heures, au café Perdreau, il n’y a jamais
personne. C’est le bon moment pour causer, quand la profession qu’on
exerce exige des échanges de vue réguliers, comme c’est justement le cas
pour ce petit groupe, qui se procure de quoi vivre assez largement en
sollicitant à domicile la générosité publique. Ses membres ont
étroitement besoin les uns des autres. Le cœur humain a en effet
d’étranges et nombreux replis. Certaines gens ne donnent qu’à ceux
qu’ils connaissent, ou dont la carrière fut semblable à la leur. Il en
est, au contraire, qui vous connaissent trop et jugent que vous n’êtes
digne d’aucune pitié; ils ne s’attendrissent que sur les infortunes qui
leur sont le plus complètement étrangères, ne croient qu’aux récits
qu’ils ne peuvent contrôler. Enfin même les plus aumôniers ne donnent
qu’une fois au même visiteur. Ils disent, lorsque revient celui-ci: «On
vous a déjà vu.» D’où la nécessité d’envoyer quelqu’un à sa place, en le
munissant de tous les renseignements nécessaires pour intéresser la
clientèle. Ce n’est pas tout. Il faut bien l’avouer: des motifs plus
puissants que le seul instinct charitable engagent quelquefois les
personnes sollicitées à ouvrir leur bourse. Il faut leur faire entendre
qu’on n’est pas sans connaître quelques-uns des secrets de leur
existence intime, et qu’il leur serait salutaire de s’assurer la
sympathie de celui qui les approche. Mais il est préférable alors de ne
pas agir soi-même: car, plus tard, ces personnes vous éviteraient, on
perdrait tout contact avec elles; et même, ce qui est plus grave, elles
vous desserviraient dans le milieu où on les rencontre. Un intermédiaire
est donc indispensable. Et ainsi c’était M. Chenaillet qui parfois
allait frapper à la porte des relations de M. du Perronnel de Costains
d’Astayrac, et l’abbé Mulin qui tendait pieusement ses mains onctueuses
aux dames que lui signalaient Mlle Mars ou Mme Chenaillet. A charge de
revanche, et d’ailleurs le prix de la commission est fixé par des règles
immuables et toujours respectées; il n’y a pas de commerce qui dure sans
honnêteté! On dressait aussi la liste des cœurs durs qu’il est
impossible d’émouvoir, puisque aussi bien il est des hommes et des
femmes rebelles à toutes les supplications, insensibles aux prières,
impénétrables aux ruses. Et l’on doit éviter de perdre son temps.

Ce jour-là, le groupe venait d’aborder l’étude de l’annuaire médical
pour Paris et ses environs. M. Juste Lecorbier, à qui ses travaux
scientifiques ont donné une méthode rigoureuse, avait réparti les noms
de ceux dont il aurait pu devenir le confrère en catégories bien
distinctes. Ceux dont la mentalité est demeurée strictement
professionnelle: parvenir auprès d’eux en sollicitant leur pitié pour un
camarade pauvre, rappeler le souvenir d’un professeur ayant protégé les
débuts de leur carrière, ne pas oublier quelques anecdotes sur les
hôpitaux où ils ont passé leur jeunesse. Ceux qui ambitionnent un avenir
politique: se présenter avec quelques recommandations de sénateurs ou de
députés, d’ailleurs faciles à se procurer. Ceux qui souhaitent une
clientèle mondaine ou ne dédaignent pas l’intimité des artistes des
petits théâtres. Il y a aussi les coloniaux, les habitués des cercles,
les docteurs des couvents et des congrégations. Chacune des couches,
chacun des «clivages» de la société parisienne a ainsi ses guérisseurs
exclusifs qui ont leurs intérêts, leurs goûts, leur sensibilité. Il
fallait donc se partager la besogne. C’est en procédant avec patience à
cette classification qu’on parvint au nom du docteur Théron-Mortier.

--... Passons! dit brièvement M. Juste Lecorbier.

Mais l’abbé Mulin, relevant la tête, interrogea:

--Passer? Il n’y a donc rien à faire?

--Rien, dit l’ancien étudiant en médecine. Avarice. L’homme le plus
serré qu’on ait jamais connu à la faculté. Un rat.

--Vous avez essayé, continua l’abbé. Vous y êtes allé vous-même?

Lecorbier montra une certaine répugnance à répondre.

--Oui, dit-il enfin, j’ai essayé. J’ai supplié, j’ai pleuré, j’ai peint
tout ce qu’on pouvait peindre: la douleur de ne pouvoir reprendre des
études interrompues, une femme malade, des enfants qui crient la faim.
Et l’admiration que j’avais pour sa science! J’ai même commencé par
l’admiration. Il m’a répondu des choses... des choses humiliantes. Il
m’a insulté. Il m’a brutalisé. Il y a des gens qui savent refuser
poliment. Mais lui! J’aimerais mieux avoir affaire à un agent des
brigades centrales, un soir de manifestation.

--Il vous a jeté à la porte?

--Froidement! déclara Lecorbier, amer.

Comme les grands artistes et les grands capitaines, l’aveu de ses échecs
lui est pénible.

--Eh bien, conclut l’abbé avec résignation, passons!

A cet instant même, on entendit la voix de Mme Chenaillet, la voix de
rêve, la voix comme idéalisée, que donne à ses fidèles le juste et
puissant opium.

--L’adresse du docteur Théron-Mortier? disait-elle.

M. Chenaillet n’aime point que sa femme, même devant de vieux collègues,
pose des questions qui peuvent susciter quelques doutes sur sa vertu.
Dans le fond misérable de son âme, il souhaiterait pouvoir s’offrir le
luxe de la jalousie.

--Emma, tu veux tenter l’aventure? dit-il, d’un air de blâme.

M. Lecorbier sourit.

--Une femme n’obtiendra rien de plus que moi, déclara-t-il. Cet homme
n’a pas de faiblesse. Quand un homme est pris par un vice, il n’a que
celui-là. Théron-Mortier est avare, et c’est tout.

Mais Mme Chenaillet ne discuta point. Suivant avec une volupté cérébrale
son rêve intérieur, elle vivait d’avance une scène d’astuce perverse,
elle discernait le succès futur de son entreprise avec autant de netteté
que le stratège Bonaparte, lorsque mettant le doigt sur une carte
d’Allemagne, il disait: «C’est là que sera ma victoire!» L’opium avait
centuplé la puissance de son génie.

--L’adresse? répéta-t-elle seulement, obstinée.

--Eh bien, fit Lecorbier en haussant les épaules, 119, rue
Chauveau-Lagarde. Mais vous savez, vous avez tort de vous déranger!

Mme Chenaillet écrivit cependant au docteur Théron-Mortier pour lui
demander une consultation, autant que possible vers cinq heures du soir.
Et, au jour qu’il lui fixa, elle arriva un peu en retard.

--Vous avez le numéro 6, lui dit un valet en habit noir, bien stylé.

Elle prit le numéro d’un air aisé, le mit dans son réticule, pénétra
dans le salon et attendit paisiblement son tour.

Enfin la porte du cabinet de consultation s’ouvrit pour elle. Il était
plus de sept heures. Le docteur Théron-Mortier jeta sur sa nouvelle
cliente un regard empreint d’une expérience professionnelle, mais aussi
d’impatience. Il ne dînait pas chez lui ce soir-là.

«... Mise modeste, mais correcte: cinquante francs. Petite femme un peu
névrosée: couper court aux explications, liquider rapidement.»

Tels furent le jugement et le projet qu’il formula en lui-même.

La petite Mme Chenaillet fut d’ailleurs parfaite. Elle ne proféra aucune
parole oiseuse, s’abstint de rappeler les jours de son enfance et
d’insister sur les premiers incidents de sa vie féminine, et se plaignit
tout de suite de douleurs fulgurantes, qui la prenaient de la nuque aux
talons. Alors ce fut le docteur qui l’interrogea. Elle avait eu d’autres
symptômes, on l’avait déjà soignée pour une affection déterminée? Mais
Mme Chenaillet fut réticente. Elle n’avoua rien, ne révéla rien,
recommença ses explications sans y rien ajouter.

La pendule marquait sept heures et demie.

--Déshabillez-vous! dit le docteur en soupirant.

Il faut rendre cette justice à Mme Chenaillet, qu’elle obéit avec une
célérité louable. Dans le temps le plus court, elle fut parfaitement,
absolument, magnifiquement dévêtue. Si vite même que le docteur
Théron-Mortier n’eut pas le temps de lui dire: «Restez-en là, madame, je
n’ai pas besoin de tout voir.» Elle montrait tout, avec innocence et
simplicité.

Mais le docteur Théron-Mortier en avait l’habitude. Il demeura
insensible. Son seul souci était que, payant son chauffeur avec quelque
parcimonie, il jugeait dangereux de l’impatienter. Et justement ses
oreilles venaient de percevoir, dans la cour, les ronflements
dispendieux de son automobile. Il fallait en finir; toutefois, il fit
d’abord son devoir en conscience. Il regarda, il ausculta, il palpa,--et
un immense embarras se peignit sur ses traits! Un seul mot, de tous ceux
qui sont au monde, sort difficilement de la bouche d’un médecin, et il
fallait qu’il le prononçât:

--Mais vous n’avez rien, madame, absolument rien, dit-il. Pas plus que
moi. Vous entendez: rien!

Et tout à coup il sentit que cette femme lui embrassait les genoux. Une
femme dont les cheveux s’étaient défaits. Ils étaient longs, ils étaient
blonds, ils la voilaient à demi. Mais elle n’en était que plus belle et
plus séduisante. Et elle disait seulement:

--Docteur, docteur, on ne peut rien vous cacher!

A toutes sortes d’égards cette phrase était l’expression même de la
vérité. Cependant, le docteur Théron-Mortier repoussa la tentation avec
la brutalité la plus sèche. Pour tout dire, il ne fut même pas tenté. Il
savait seulement qu’il était huit heures, et rien n’est irritant comme
d’avoir la notion très précise qu’on est en retard.

--Allons, madame, fit-il, rhabillez-vous.

Alors Mme Chenaillet fondit en larmes.

--Je me trompe, docteur, dit-elle, je me trompe; il y a des choses que
vous ne savez pas. C’est la misère, docteur, la misère! Huit petits
enfants, un mari incapable, infirme, une mère paralytique, un grand-père
officier général, mais il est mort, avec toutes ses croix! Alors j’ai
pensé, j’ai cru... Pardonnez-moi d’avoir cru, mais ne me repoussez pas!
Une épouse, une mère, une fille, une petite-fille au désespoir: voilà ce
que je suis! Un secours, docteur, ne m’abandonnez pas. Une femme qui
était prête à tout vous sacrifier!

Les aiguilles marchaient toujours.

--Rhabillez-vous! répéta énergiquement le docteur.

Mme Chenaillet lui jeta un regard étonné, ingénu, mélancolique, et
s’allongea tout bonnement sur le canapé.

--Je n’en ai pas le courage!

Le docteur Théron-Mortier jura.

--Non, dit-elle. J’ai promis à mes chers enfants, je me suis promis à
moi-même que je ne reviendrais pas sans avoir de quoi leur donner du
pain. Telle je suis, telle je reste!

--Je vais sonner mon valet de chambre et vous faire rhabiller de force!
dit le docteur.

--On n’a jamais ni violé, ni habillé une femme malgré elle depuis le
commencement du monde, affirma Mme Chenaillet.

--Je vous ferai porter en voiture dans un asile d’aliénés, dit le
docteur.

--Je dirai que je vous ai demandé l’aumône et que vous m’avez repoussée!
C’est si bien dans votre caractère qu’on verra que j’ai tout mon bon
sens.

C’était vrai. Le docteur Théron-Mortier demeura pétrifié sous ce coup
droit.

--Je ne vous donnerai pas quarante sous! dit-il pourtant, révolté. Pas
quarante sous!

--Disons quarante francs, docteur, et je m’en vais, répondit sa
visiteuse, angélique.

Le docteur Théron-Mortier les donna. Mme Chenaillet les prit, les mit
dans son réticule et se rhabilla sans se hâter. Il était neuf heures
moins un quart. Sa victime la reconduisit, par habitude, jusqu’au
vestibule. Avant d’ouvrir la porte, Mme Chenaillet salua gentiment.
Puis, tout à coup, se frappant le front:

--J’allais oublier mon en-cas, dit-elle.

Et elle le prit dans une potiche japonaise.

                   *       *       *       *       *

Quand elle fut partie, le docteur regarda, saisi d’un vague soupçon.
C’était son parapluie qu’elle avait emporté.




EN UNE NUIT...


Dehors, depuis deux jours, la neige tombait, assourdissant tous les
bruits; et il régnait, dans cette vieille maison de province, et tout
autour d’elle, un si grand silence que les deux hommes, conversant sous
la lampe, s’étonnaient presque du bruit de leur voix, et l’étouffaient
involontairement.

--... Je ne vois pas encore le but où vous allez, disait Mérulle, le
secrétaire. J’assemble pour vous des statistiques, et leurs totaux sont
incontestables: la criminalité augmente, c’est un fait. Le nombre des
criminels, et surtout des délinquants mineurs, s’accroît encore
davantage, c’est un autre fait. Et il devient évident que la plupart de
ces criminels et de ces délinquants ne présentent aucune tare de
dégénérescence. Ce ne sont pas des fous ni des alcooliques. Ce sont des
amoraux, non pas des impulsifs, et, vous le démontrez, ils sont amoraux
_par raisonnement_, parce qu’ils trouvent que la vie est meilleure à
vivre dans le mépris des devoirs sociaux et des lois écrites. Mais alors
à quoi aboutir, sinon à la nécessité du rétablissement d’une morale
religieuse? Et c’est vous, monsieur le président, vous, qui soutiendriez
cela!

--Je ne pense pas une minute à le soutenir, dit le président Rennemont.
Pourquoi d’abord devrais-je m’inquiéter de ce qui ne me regarde pas? La
morale religieuse était un frein, mais elle se meurt, et rien ne lui
rendra la vie. Quelle conclusion en tirer, sinon que la rigueur de la
répression devrait s’accroître, et qu’il faudrait enseigner dans les
écoles, au lieu de je ne sais quelles niaiseries humanitaires, qu’on
n’échappe pas à la justice des hommes? Et nous autres magistrats, ainsi
que les législateurs, nous devons faire que cela soit. Une civilisation
devenue matérialiste n’a pas le droit d’être indulgente, voilà tout
sèchement la vérité. Sans une police exacte, une justice impitoyable,
elle est vouée au désastre. Vous supprimez Dieu parce que rien,
dites-vous, ne peut démontrer qu’il existe, et que nous ne voulons plus
croire qu’à ce qui peut être démontré. C’est fort bon et j’en suis
d’accord. Mais alors supprimez aussi la pitié! C’est un sentiment
chrétien qui n’a plus sa contre-partie; il devait disparaître avec la
croyance en un maître éternel, rémunérateur et vengeur.

--Je comprends, dit Mérulle. Vous comparez la France à un riche ruiné
qui s’endetterait à conserver les apparences de la fortune.

--C’est à peu près cela! répondit le président. Sauf que je ne nous
crois pas ruinés. Je ne regrette rien, absolument rien. Je suis juge,
moi, je ne suis ni pape, ni prêtre. Seulement il faut faire ce qu’il
faut. Notre société porte encore de vieux langes tachés d’humanitarisme.
Je lutte pour qu’enfin on les jette au fumier. Je ne verrai peut-être
pas la victoire, mais vous, qui êtes jeune, vous assisterez au triomphe.
On exigera de vous, plus tard, la sévérité, comme de moi, aujourd’hui,
une indulgence à laquelle je ne consens pas. On ne doit jamais
pardonner. J’en suis sûr. Socialement sûr.

A ce moment, on frappa à la porte, et une jeune femme entra.

--C’est vous, miss Clare? dit le président, un peu étonné.

--La femme de chambre est souffrante, dit-elle. Je viens faire le lit de
M. Mérulle.

Elle ajusta les ressorts d’un lit pliant, caché dans un coin du cabinet
de travail, drapa une couverture. Ses mains passèrent, comme une
caresse, sur les draps blancs. Un sentiment très profond, les souvenirs
de leur enfance, peut-être, fait que les hommes éprouvent toujours ils
ne savent quelle sorte de vague respect devant une femme qui fait un
lit. Le président et son secrétaire interrompirent leur conversation.

--Bonsoir, miss Clare, dit Mérulle, quand elle eut terminé.

--Bonsoir, messieurs, dit-elle, en se retirant.

--Vous êtes bien mal ici, reprit alors le président. Je vous accable de
travail, et je ne vous loge même pas confortablement.

Cet homme âpre et consciencieux éprouvait en cet instant un vrai
remords. Il avait cinquante-cinq ans, quinze ans d’âge le séparaient de
sa femme, qui avait exigé depuis quelques mois qu’ils eussent deux
chambres. Miss Clare logeait dans une pièce communiquant avec celle des
deux filles du ménage, et il n’était resté, pour Mérulle, que cette
installation volante dans le cabinet de travail. Rennemont se reprochait
d’avoir cédé, cédé par faiblesse et par amour, pour jouir encore d’un
sourire quelquefois, pour être encore quelquefois accueilli...

--Et nous avons fumé! continua-t-il. Voulez-vous que j’ouvre quelques
instants les fenêtres? Nous en serons quittes pour lever en grand la
clef du poêle. Le tirage augmentera, et la pièce sera bien vite
réchauffée.

L’air glacé du dehors entra par les croisées. Au même moment un employé
de la ville passait, éteignant les réverbères. Mais une sorte de lueur
semblait sortir de la neige candide, elle éclairait vaguement la nuit,
montrant les grands arbres décharnés d’un mail, les statues d’une
fontaine, drapées de glace, le clocheton blanchi d’un kiosque à musique.
Rennemont referma les fenêtres.

--Allons, dit-il, bonsoir. Onze heures! C’est tard pour un vieux comme
moi, mais vous qui êtes jeune, vous allez peut être sortir?

Mérulle fit un geste de dénégation.

--C’est vrai, dit le président, vous ne sortez presque jamais le soir.
Oh! vous êtes sage, Mérulle, vous êtes presque trop sage!

Il ne vit pas que Mérulle blêmissait un peu.

Le lendemain, comme il lisait déjà dans son lit, car il ne dormait que
quelques heures, la cuisinière vint lui apporter son déjeuner.

--Allez réveiller M. Mérulle, dit-il. Nous pourrons encore travailler un
moment, avant d’aller au Palais.

Ses yeux retombèrent sur le _Traité des lois civiles_, de Domat. Un
grand cri, un bruit précipité de pas dans le vestibule, lui firent
lâcher le gros livre, qui glissa sur le tapis. Il n’y avait jamais
d’agitation, jamais de cris dans la maison. Même ses deux petites filles
respectaient cette discipline austère. Mais ce fut pour sa femme qu’il
eut peur d’abord. C’était à elle, sûrement, qu’il était arrivé quelque
chose! Puis le contrôle exact qu’il exerçait sur ses sentiments lui en
fit un reproche.

--C’est à elle que je pense, et j’ai pourtant des filles!

La cuisinière rentra, les mains ouvertes et les yeux agrandis d’horreur.

--M. Mérulle!... cria-t-elle.

--Eh bien? demanda le président.

--Il est mort, monsieur! Le charbon... le poêle... Ça sentait le
charbon... alors, c’est le poêle!

--Allons, prononça nettement le président, il n’est pas mort, ce n’est
pas possible. Une syncope, tout au plus.

Et même la supposition d’un évanouissement, d’un commencement
d’intoxication, lui semblait difficile à accepter. Les accidents, les
suicides, les meurtres, les vols, les viols, les adultères, enfin tout
ce qui est du ressort des tribunaux civils ou criminels ne lui
apparaissait que comme des «espèces» dont il avait à s’occuper
professionnellement tous les jours, mais tous les jours _hors de chez
lui_. Sans une grâce d’état semblable on ne comprendrait pas les
médecins qui viennent de voir à l’hôpital les milliers d’aspects que
prennent la douleur et la mort, et rentrent pourtant chez eux l’âme
paisible, sans s’imaginer qu’ils pourraient trouver leurs enfants à
l’agonie ou leur femme veillée déjà par les cierges funèbres. Tout ce
qui est l’objet d’études habituelles n’atteint plus que l’intellect,
échappe à la sensibilité.

Il passa une robe de chambre et marcha vers le cabinet de travail, d’un
pas égal, à peine un peu hâté. L’odeur sulfureuse qui se mêle aux
émanations plus perfides de l’oxyde de carbone flottait encore, malgré
les fenêtres ouvertes. Mérulle était étendu sur le plancher, comme s’il
avait voulu se lever pour ouvrir la porte, et l’on voyait qu’il avait
vomi. Alors seulement le président sentit son cœur se serrer. Cela
aussi, c’était dans les «espèces» qu’il connaissait. Il se pencha, prit
l’une des mains de Mérulle. Elle vint à lui, souple encore, mais toute
froide.

Il réfléchit un instant et décida:

--Priez miss Clare de faire habiller les petites, sans rien leur dire,
et de les emmener en promenade tout de suite. Vous, passez chez le
médecin et... non, ne prévenez pas la police. C’est un accident. Je vais
faire un mot pour le procureur général. Il faut qu’il soit prévenu,
c’est plus régulier.

Miss Clare était déjà entrée.

--Oui, miss Clare, dit-il de sa voix volontairement froide, vous
allez...

Mais l’Anglaise cria:

--C’est Madame! Ce n’est pas un accident, c’est madame! Oui, c’est elle
qui l’a assassiné, c’est elle qui a tourné la clef du poêle! Elle est
venue la nuit, c’est elle qui s’est vengée parce que... parce qu’il
n’était plus à elle, mais à moi!

--Vous dites? fit une voix un peu rauque.

Mme Rennemont aussi était arrivée, en peignoir et très pâle, mais
coiffée, la fraîcheur de l’eau sur son corps, et des bas sous ses mules,
comme s’il y avait longtemps qu’elle fût levée, longtemps déjà.

--Vous dites? répéta-t-elle. Avouez donc que c’est vous, malheureuse!
C’est vous qui vous vengez! C’est vous qui m’accusez parce que c’est moi
qu’il aimait au moment où j’allais vous chasser. Allons, avouez, avouez!

Tout à coup elles se retournèrent, rendues muettes malgré la fureur qui
les précipitait. C’était les mâchoires du président qui claquaient,
parce qu’il voulait parler et ne pouvait pas. Et de n’être plus maître
de son corps, de sa parole, de son jugement, lui le juge, on voyait que
cela augmentait le mal de son âme: l’adultère à son foyer, l’assassinat
à son foyer, toutes ces révélations dans la même seconde, l’ignominie
dans laquelle on l’avait fait vivre! Et les deux femmes, d’un même
geste, mirent les mains sur leurs yeux pour leur cacher un spectacle
épouvantable. Quoi! Il y avait donc un autre homme au monde que celui
qui était couché là, sur le plancher, que celui qui était mort! Elles
n’y avaient pas pensé.

A la fin, le président prononça, en regardant fixement la cuisinière:

--Elles sont folles! C’est bien naturel en ce moment, elles ont perdu la
tête... C’est moi qui ai fermé la clef du poêle au lieu de l’ouvrir,
hier soir. C’est une erreur atroce, atroce...

Il s’était reconquis, et en éprouvait une fierté qui rouvrait toutes les
écluses de son sang.

Il se mit à son bureau et écrivit:

«Monsieur le procureur général, par une méprise et une maladresse dont
les conséquences sont effroyables, je viens de causer la mort de M.
Mérulle, mon secrétaire. Je vous attends chez moi pour vous expliquer
les circonstances de cette catastrophe. Mais ce ne sera pas le président
de cour qui vous accueillera. M. le garde des sceaux recevra aujourd’hui
même ma démission. Vous estimerez comme moi qu’un homme coupable d’un
meurtre, même involontaire, ne peut rester magistrat.

«J’ai l’honneur, monsieur le procureur général...»

Il tendit la lettre, non cachetée, à miss Clare.

--Portez cela, lui dit-il.

La gouvernante recula.

--Oh! ce n’est pas un piège, ajouta le président, vous pouvez lire.

Mais comme miss Clare s’éloignait, il dit encore:

--Pourtant il faudrait mettre d’abord M. Mérulle sur son lit.

Les deux femmes firent un mouvement, mais seule miss Clare s’avança. Mme
Rennemont s’était arrêtée devant le corps, glacée, sans oser faire un
pas.

Alors le président lui dit à l’oreille:

--C’est vous qui avez tué cet homme!

                   *       *       *       *       *

Mais il n’avait fait cela que pour savoir, et n’en dit jamais rien à
personne.




LA JUSTICE IMMANENTE


Ceci se passait avant la guerre. Il y avait encore, à cette époque
reculée, des grandes manœuvres. Quelques personnes d’un mauvais
caractère demandent parfois si vraiment nous avons gagné quelque chose à
gagner la guerre: nous y avons gagné qu’il n’y a plus de grandes
manœuvres!

--... Est-ce que c’est encore loin?

--Quoi, mon colonel? demanda le lieutenant Birot.

--Toussuges, parbleu, pas Saint-Pétersbourg: le château de Toussuges, où
vous me logez. Vous trouvez que l’étape n’est pas assez longue? Les
chevaux même n’en peuvent plus.

C’était vrai. Les chevaux buttaient contre tous les cailloux. Leur pas,
qui s’était raccourci, retentissait douloureusement par contre-coup sur
le cuir des selles, et les cavaliers éprouvaient cette crampe lancinante
des cuisses, presque inévitable, même pour les plus endurcis, après de
longues heures d’une allure uniforme et lente.

Le colonel Hersac se retourna: quelques jeunes dragons, la figure
crispée, soulevant en silence leurs étriers, avaient ramené, pour
changer de position, leurs rotules à la hauteur du cou de leurs
montures. Se sentant regardés, ils remirent l’étrier au bout du pied, la
jambe correctement tombante, et le colonel fit comme s’il n’avait rien
vu. C’était un brave homme, et pas bête. Il savait que, pour obtenir,
quand il le faut, un coup de collier de jeunes soldats, le meilleur
moyen est de ne pas les brutaliser pour des sottises. Lui-même, éreinté,
tenait à n’en laisser rien paraître.

D’ailleurs, il continuait de parler, intarissablement. C’était, selon
ses subordonnés immédiats, le seul défaut sérieux du colonel: il eût
parlé sous le couteau, parlé à l’article de la mort; bien plus, devant
un supérieur! Il parlait comme on respire. Et cependant on allait, sur
la route poudreuse, vers l’horizon d’ouest, où le soleil couchant jetait
des flammes longues qui faisaient cligner les yeux, desséchant encore
les gorges altérées: et le colonel dissertait toujours. Il blâma la
méthode allemande qui déploie en chaîne, pour l’attaque, la seconde
ligne d’infanterie, en la rapprochant trop de la première. Il fit le
procès de l’artillerie lourde. Voilà ce que c’est que de vouloir être
intelligent; les jugements de l’avenir sont parfois terribles pour ceux
qui prétendent les prévoir!

--Mon ami, qu’on nous donne de bons petits _pom-poms_, chargés avec les
bons petits projectiles inventés par les terroristes. C’est en Russie
que nos artilleurs devraient aller prendre des leçons. Ah! la bombe de
Stolypine! Nous n’avons rien de pareil!

C’est ainsi que, dans son enthousiasme guerrier, il devenait
révolutionnaire. Puis il eut des mots nombreux, et vivants, et gais,
malgré sa fatigue, pour vanter l’accélération des mouvements tactiques,
peignit des bataillons de cyclistes, d’innombrables équipes
d’automobiles, passant sur les derrières de l’ennemi pour y jeter le
désordre et la peur. Les secousses du cheval, le poids même de son
corps, qui portait depuis si longtemps sur les mêmes muscles, avaient
fini par lui donner un petit pincement dans la région du cœur; ses
paroles sortaient mal à travers sa moustache rousse toute blanchie de
poussière; et pourtant il trouvait encore d’autres paroles pour de
nouvelles pensées. Le village de Toussuges apparut, pareil à tous les
villages de la basse Bourgogne: des maisons qui ressemblaient, de loin,
à des cocottes en papier, rangées bien sagement sous une grand’mère
poule, l’église, qui les dominait pacifiquement, avec l’échine droite de
son toit, redressée brusquement par un clocher pointu.

--Mais votre château, votre sacré château, dans tout ça? demanda le
colonel Hersac.

--Vous y êtes, répondit le lieutenant.

En effet, un mur, qu’on suivait depuis quelques centaines de mètres,
venait de cesser, faisant place à une haute grille, arrondie en
demi-cercle; au bout d’une large allée sablée, encadrée d’ifs taillés en
pyramides, ce fut alors une vieille demeure Louis XV, la belle et simple
gentilhommière de nos campagnes, avec ses pierres couleur d’or pâle, son
toit d’ardoises aux pentes roides, et ses hautes fenêtres au-dessus
desquelles, sculptés en relief, des amours joufflus tressent des
guirlandes.

Le colonel, se baissant sur l’encolure de sa bête, leva la jambe droite
pour sauter à terre. Alors il sentit, avec le commencement de raideur
imposé par les années, la cruelle contraction de ses muscles froissés.
Ses traits nets et volontaires se tirèrent. Il eut, un instant, cette
impression pénible des hommes fiers d’être restés alertes après la
quarantaine, et qui sentent pourtant, à de certaines minutes et à
certains indices, que l’énergie de leur jeunesse ne durera pas toujours.
Et ce fut juste à cet instant, par malencontre, que le lieutenant Birot
dit à son chef:

--Mme de Toussuges m’a prié de vous dire qu’elle comptait que vous lui
feriez le plaisir de dîner au château.

--Zut! cria le colonel Hersac. Zut! Vous entendez? Et lui faire une
visite, n’est-ce pas, avant le dîner, à la dame du château, la visite
d’usage: non! Je vais dormir, sapristi, je vais dormir, tant que je
pourrai. Et puis, j’irai dîner à l’auberge. Et après, je retournerai
dormir, dormir encore!

--Mais, mon colonel...

--Allez-y, vous! Excusez-moi. Dites... dites ce que vous voudrez. Dites
que je suis sourd, par exemple, sourd comme une pioche, sourd à ne pas
entendre le canon, et que ça m’empêche d’aller dans le monde, que j’y ai
l’air trop idiot. Je vous autorise à lui dire ça, à la dame du château,
que j’ai l’air trop idiot!

Le lieutenant avait le respect des ordres donnés. Il fit la commission,
très ponctuellement, bien que dans des termes adoucis. Mme de Toussuges
accepta ces explications de la meilleure grâce du monde.

Une heure plus tard, le colonel Hersac, qui s’était jeté sur un canapé,
fut fort étonné de se réveiller parfaitement dispos. Il en éprouva
quelque vanité. Son ordonnance lui avait tiré ses bottes, la circulation
s’était rétablie, un sang plus frais et comme rajeuni coulait dans ses
veines. Une aspersion d’eau froide, la joie de patauger quelques
instants pieds nus dans la cuve de zinc qu’il trouva dans le cabinet de
toilette, ajoutèrent encore à ce sentiment de plénitude et d’allégresse.
Au-dessus des deux portes qui s’ouvraient dans sa chambre, un émule de
Boucher, sans doute ce Pérot qui a laissé sur les panneaux des «petites
maisons» du dix-huitième siècle tant de preuves de son talent doux et
voluptueux, avait agréablement retracé l’épisode mythologique des noces
de Thétis; et le beau corps de la déesse, s’élevant du sein de l’onde
dans une conque marine traînée par des tritons musculeux, semblait une
grande fleur rose sortant d’un vase de cristal verdi.

Le colonel Hersac se piquait d’aimer cet art subtil. Il était peut-être,
comme beaucoup de gens, moins sensible à son ingénieuse élégance,
qu’enclin à exprimer en phrases abondantes des idées sur l’histoire de
cet art; et il avait, tout prêt, un développement sur Dendrillon,
Tremblin, Pierre Hallé, Gillot, Bachelier, décorateurs, sculpteurs,
ciseleurs raffinés, dignes de garder une petite part de la gloire qu’on
accorde aux Caffieri, aux Desportes, aux Oudry. Il méditait d’y joindre
d’autres développements, même patriotiques. Et je vous le dis sans
railler; car, en vérité, qu’un soldat espère pour son pays, sur les
champs de bataille, la même supériorité qu’Huet et Boucher lui donnèrent
dans la peinture délicate des plaisirs, il est possible que ce soit
naïf, mais aussi cela est beau et touchant. Dans ce besoin d’expansion,
le colonel Hersac se rappela qu’il devait une visite à la châtelaine de
Toussuges, et ne se rappela rien autre. Il se croyait seulement certain
de trouver en elle une personne susceptible d’apprécier la profondeur et
la diversité de ses vues. Il se mit en grande tenue, brossa ses cheveux
encore drus, sa grosse moustache rousse, descendit un étage et se fit
annoncer.

--Ah! mon Dieu! dit la bonne Mme de Toussuges, le pauvre homme! Il n’a
pas osé, malgré son infirmité, s’épargner cette corvée. Comme il doit
souffrir!

Elle était d’esprit charitable. Elle se promit d’abréger une cérémonie
qui devait paraître infiniment pénible au colonel. Elle pensa enfin que
ses propres ressources de conversation étaient nécessaires pour atténuer
le ridicule d’une scène embarrassante. Et sans hésiter, tout uniment,
d’une voix perçante, elle exprima toute l’obligation qu’elle avait d’une
telle visite à un officier supérieur que d’autres soins devaient
occuper, et qui n’avait besoin d’autre excuse pour ne pas accepter la
place qu’elle eût été si heureuse de lui offrir à sa table.

Le colonel rougit. Il se rappela son mensonge, il le jugea saugrenu, il
en éprouva une amère confusion.

--J... fit-il.

Mme de Toussuges ne le laissa pas continuer. Puisque sans doute il
n’avait pas entendu, il fallait lui épargner la peine d’une réplique
difficile. Elle eut des phrases abondantes.

--Les manœuvres sont dures, dit-elle, mais on affirme qu’elles ont fait
le plus grand honneur à vos hommes et à leurs chefs. Le pays est
accidenté, il est rude aux cavaliers, coupé de haies et de murs en
pierres sèches. Mais l’hospitalité des habitants devait, elle en était
certaine, diminuer dans une large mesure la fatigue des troupes. Belle
région, d’ailleurs, fertile et peuplée.

--Je... dit le colonel, étourdi.

Mais elle poursuivait, admirant elle-même le flux aisé de son éloquence:

--Ce château était bien modeste. Cependant son plan, dû à l’architecte
Carpentier, restait harmonieux. Il avait été construit, vers 1740, pour
un arrière-grand-oncle de M. de Toussuges. Plus tard, on avait
transformé les pelouses et les boulingrins en jardin anglais. Mais
qu’était cette petite habitation d’un pauvre gentilhomme, à côté du
château de Sercey, racheté maintenant par Foucart, malheureusement,
Foucart, un marchand de souliers!

--Fouc... essaya de placer le colonel.

--Oui, Foucart. Je crois que votre général loge chez lui... Quel regret
pour moi, vraiment, de ne pas vous avoir à dîner!

Elle se leva. Le colonel Hersac lui baisa la main et s’en fut, interdit,
muet cette fois, et furieux dans son cœur. Il alla retrouver, à
l’auberge du _Cheval Blanc_, le mess des officiers supérieurs. Mais il
omit d’y conter sa mésaventure.

Le même soir, le lieutenant Birot dîna chez la châtelaine de Toussuges.
Elle lui dit bonnement:

--Vous m’aviez bien avertie que votre colonel était sourd. Mais vous
avez oublié de me prévenir qu’il est bègue. Le malheureux! Je le plains
vraiment: il ne peut même pas finir un mot.

Le lieutenant jeta sur Mme de Toussuges un regard empreint d’une
respectueuse stupeur. Mais, voyant à son air qu’elle ne plaisantait
nullement, il n’y comprit plus rien du tout. C’est pourquoi, sagement,
il acquiesça, d’un signe.




RHÉA


--Vous croyez que les bêtes ont une âme, n’est-ce pas? demanda Mme
Jeaume à Lestrange.

--Moi, dit-il, non!

--Tiens, fit-elle, c’est singulier, j’aurais cru...

Il sourit légèrement et interrogea:

--C’est une idée que vous aviez, je vois... je vois. Dites un peu
pourquoi?

--Eh bien, réfléchit-elle, c’est parce que... parce que je me suis
aperçue que vous traitiez les bêtes comme des personnes: comme si elles
avaient des sentiments qu’il ne faut pas froisser, enfin.
Comprenez-vous?

--Oui, répondit Lestrange, je comprends. Et vous avez raison: je traite
les animaux comme s’ils avaient des sentiments qu’il faut respecter.
Mais c’est justement parce que je ne crois pas à l’âme. _Je ne crois
pas_ que les hommes mêmes aient une âme. C’est peut-être là une chose
où, comme disait Pascal, on ne peut que parier. J’ai parié contre, je
n’en suis ni plus humble ni plus fier, et ne nourris aucun dédain contre
ceux qui n’ont point parié de la même façon. Mais c’est justement parce
que je ne pense point que les hommes aient une âme que je traite les
bêtes avec attention et décence.

«Songez donc! Jadis, aux siècles de foi, il y avait un abîme entre nous
et l’animal! L’univers civilisé était chrétien, rien que chrétien; on
demeurait universellement persuadé qu’en chaque forme humaine, vivante,
résidait une essence immortelle, qui n’existait pas chez l’animal. Mais
aujourd’hui! Du moment qu’on ne croit plus à cette essence immortelle
les barrières sont tombées, qui séparaient l’animal de l’homme; on n’a
plus le droit d’apercevoir, entre eux et nous, que des différences très
nuancées d’intelligence, de bonté, de sensibilité. Et, vraiment, ce
n’est que par un préjugé déraisonnable que l’on se permet la vivisection
des uns, et non des autres. Ou bien l’on devrait l’interdire tout à
fait, ou bien martyriser l’homme comme la bête, dans l’intérêt de la
science.»

--Et ces nuances dont vous parlez, jusqu’où vont-elles? demanda Mme
Jeaume.

--Il est impossible de le savoir, et c’est bien cela qui cause mon
intérêt. Le problème est si grave! Il est presque angoissant. Les bêtes
sont muettes? Oui, mais dans une certaine mesure seulement. Et,
d’ailleurs, refuserez-vous le nom de frère à un homme dont les lèvres
sont scellées? Elles n’ont pas notre moralité? Mais elles ont leur
moralité plus proche souvent de la nôtre que celle des sauvages
d’Australie, qui ne savent pas que l’amour est pour quelque chose dans
la génération, et s’imaginent que les femmes deviennent grosses parce
que l’esprit d’un mort est entré en elles. Et les animaux ont des
passions, des vices, des vertus, des désirs, des remords, de l’héroïsme
et de l’égoïsme. Ils éprouvent tous les maux de l’amour et de la
jalousie. Alors?

--De la jalousie? dit Mme Jeaume.

--Oui, et avec tous ses raffinements, avec tous ses retours. J’ai eu une
chienne d’Ulm, une fois... Mais une femme vous racontera cela mieux que
moi.

Et il se tourna vers Mme Lestrange, qui rougit:

--Allons, Thérèse, dit-il, je vous ai tant aimée de m’avoir conté
l’aventure.

--Eh bien, dit Mme Lestrange, cela remonte à nos premiers jours de
mariage. Quand nous revînmes de notre voyage de noce, le premier être
qui m’accueillit, dès que nous eûmes franchi la porte du château de
Sercey, ce fut une chienne d’Ulm, grande comme une lionne, et qui me
sembla plus féroce. Mais dans le premier moment, elle ne parut faire
aucune attention à moi. Je la vois encore, subitement dressée,
gigantesque, plus haute que mon mari, lui appuyant sur les deux épaules
des pattes formidables, et poussant une espèce de plainte joyeuse, de
chant sombre qui roulait dans sa gorge et se déchirait à ses crocs. Et
je ne sais pourquoi j’éprouvai alors une sorte d’envie et de tristesse
amère. Je me disais: «Jamais, si nous sommes séparés, et si nous nous
retrouvons un jour, cet homme et moi, je ne saurai montrer ainsi le
délire de ma joie; je n’aurai pas ces cris-là, je ne serai pas aussi
belle!» Ne riez pas; une femme qui aime souhaite, devant celui qu’elle
aime, tous les genres de beauté.

«La chienne nous suivit. Il était tard. Nous fîmes une légère collation
avant de monter dans la chambre qui nous avait été réservée. La chienne,
contre mon attente, ne voulut rien manger. Maintenant, c’est moi qu’elle
regardait, et toute sa joie semblait s’en être allée. Elle faisait, j’en
suis sûre, un raisonnement droit et désespérant; j’avais pris place à
table, on me parlait, je répondais. Je n’étais donc pas une servante ou
une étrangère: je devenais l’ennemie; ses yeux de fureur ne me
quittaient pas.

«Et j’avais peur, horriblement peur. On m’eût enfermée avec une tigresse
dans une cage de ménagerie que je n’eusse pas senti dans mes veines une
telle épouvante, une telle conviction que dans un instant je serais
dévorée. Je dis à mon mari:

«--Emmène-là, emmène-là où tu voudras, mais je ne veux pas coucher sous
le même toit que cette bête!

«Il obéit si volontiers que je compris qu’il avait les mêmes craintes
que moi. Il appela Rhéa, qui se leva lentement, constata avec
satisfaction que je ne l’accompagnais pas, et sortit avec lui, comme
soulagée, me jetant un regard d’indicible dédain: le regard dont une
préférée écrase sa rivale! Mais quand elle se vit enfermée
traîtreusement dans une écurie, tout l’espace, jusqu’aux confins de
l’horizon, s’emplit de hurlements si sauvages, où se mêlaient tant de
douleur et tant de colère, que je ne pus m’endormir. Je n’étais pas
jalouse de cette chienne. C’était elle qui était jalouse de moi; et en
même temps que je me sentais pénétrée d’une inquiétude qui allait
jusqu’à la terreur physique, j’éprouvais aussi de la pitié.

«--Elle s’habituera! dit mon mari.

«Et elle s’habitua, en effet. Mais il fallut conquérir sa résignation
comme on triomphe des méfiances d’un enfant qui voit arriver une marâtre
dans la demeure de son père. Il fallut la laisser des jours et des jours
seule avec moi, pour qu’elle s’accoutumât à me voir et à me supporter.
Il fallut lui offrir la présence de son maître, les promenades avec lui,
les caresses qu’il lui faisait comme une récompense de sa conduite avec
moi. Il fallut aussi nous observer tous deux, ne pas faire un geste qui
trahît une affection dont elle souffrait encore, s’interdire durant
longtemps tout geste qui eût pu réveiller sa défiance ombrageuse. Je me
souviens, oui, je me souviens: un jour, dans le parc, comme elle nous
suivait, Lestrange me prit par la taille... J’eus l’impression d’une
poussée irrésistible, je vis mon mari rouler sur le sol: la chienne
avait foncé sur nous, par derrière, d’un bond farouche, et maintenant,
se tenait devant nous, les lèvres retroussées, les dents en avant,
tremblante de rage.

«Elle fut battue longuement, et nous faillîmes la donner ou la vendre.
Mais ce châtiment même sembla la faire réfléchir. Elle conçut peut-être
qu’il y avait quelque chose de changé, qu’elle avait non seulement un
maître, mais une maîtresse. Et parfois, à partir de ce moment, elle me
fit des caresses singulières, presque humiliées, comme si elle eût avoué
qu’il fallait compter avec moi, et qu’elle me suppliât de n’être pas son
ennemie, et de la garder. C’était une sorte de paix armée, avec des
élans de tendresse un peu triste, des bouderies, des retours, des
timidités découragées, puis, semblait-il, la résolution d’accepter
désormais une situation inférieure, pourvu qu’on la laissât continuer
d’aimer son roi, et le servir.

«L’automne vint, et c’est alors qu’arriva l’événement imprévu et
difficilement explicable que je vais vous dire. Vous connaissez sans
doute ces instants de découragement qui suivent les premiers mois d’une
union heureuse. Il fait que l’affection change de nature, et on ne le
comprend pas encore. Les susceptibilités de l’homme s’éveillent, les
rêves de la femme prennent un cours indéterminé et dangereux. Il y a des
larmes et des silences, des brouilles et des raccommodements. Un soir
que nous devions justement passer la soirée dans un château voisin, mon
mari fut appelé subitement à Paris. Il exprima le désir de me voir
renoncer à une distraction qu’il ne partageait pas. Il avait peut-être
des soupçons, et peut-être ces soupçons n’étaient-ils pas absolument
sans cause. Il y a des heures troubles dans la vie d’une jeune femme,
des heures _où elle ne sait pas_. Si je l’avoue, c’est que ce n’était
pas grave...

«Toutefois, ce fut «la scène». Il y en a dans tous les ménages, et il y
en aura toujours. L’essentiel est seulement qu’elles ne laissent pas de
traces durables. Mais ce soir-là, nous nous quittâmes fâchés. Ce sont
encore des choses qui arrivent. Je dînai seule, après le départ de mon
mari, avec le sentiment qu’on m’avait fait une injustice, et que je ne
la supporterais pas. Je donnai l’ordre de faire atteler, et de préparer
une toilette de soirée. Rhéa, qui avait assisté aux amertumes de notre
débat, me considérait avec des yeux observateurs et, si je puis dire,
une angoisse attentive. A ma grande surprise, elle m’apporta la grosse
boule de bois avec laquelle elle jouait d’habitude, et j’assistai alors
à un extraordinaire déploiement d’adresse, de force et d’agilité. Cette
énorme bête me donnait, je ne trouve pas d’autre mot, une
représentation, elle faisait pour moi tous les tours qu’elle avait
jusqu’ici réservés à son maître, elle peuplait de son agitation la salle
à manger solitaire: et quand j’essayai moi-même de lui enseigner
d’autres mouvements, elle suivait mes ordres, ou elle s’efforçait à les
comprendre, avec une docilité qui m’émerveilla. Cependant je gagnai ma
chambre. Elle m’y accompagna, ce que je ne lui avais jamais vu faire. Et
alors, alors... je ne sais pas bien ce qui se passa en moi: ce fut comme
si je me trouvais en présence d’une amie qui pouvait subitement me
désapprouver, et j’avais peur aussi de ce monstre inquiet. Mon
irritation d’ailleurs s’était usée, je me sentais sans force.

«--Coiffez-moi pour la nuit, dis-je à la femme de chambre, et dites
qu’on dételle. Je vais me coucher.

«Rhéa s’était mise dans un coin, posée comme un sphinx. La femme de
chambre, en s’en allant, l’appela. Elle refusa de bouger.

«--Laissez-la, lui dis-je, elle me tiendra compagnie.

«La porte se referma. J’étais dans mon lit, le verrou poussé. Et la
chienne, subitement détendue, se mit alors à parcourir la chambre d’un
air important et affairé. Elle inspectait les aîtres, elle plongeait
avec une espèce de méthode son museau sous les meubles. Puis elle se
retourna, comme pour me dire:

«--Il n’y a personne, tout va bien. Tu peux dormir.

Et je songeais avec terreur, je vous assure: «Qu’aurait-elle fait, si
j’avais voulu sortir. Elle m’aurait tuée!»

«Cependant elle hésita encore, choisit d’abord la descente de lit pour
s’y étendre, se releva, et s’alla coucher sur le parquet, devant la
porte. J’éteignis la lumière, et alors, alors... je sentis une patte qui
palpait très doucement les draps du lit. Il faisait noir: Rhéa voulait
savoir si j’étais là!

«Et, il faut tout dire, je me mis à sangloter. Il n’y avait plus aucune
raison à mes larmes, j’avais pris ma résolution, mais je pleurais
pourtant toutes les larmes de mon corps. C’était la détente. J’ignore
combien de temps dura ce grand désespoir, tout ce que je puis dire,
c’est que tant qu’il ne fut pas apaisé, j’eus contre mon visage deux
yeux phosphorescents et une tête monstrueuse qui gémissait avec douceur.
C’est seulement quand je fus tout à fait calmée que Rhéa s’alla remettre
au poste qu’elle avait choisi. Mais je ne crois pas qu’elle ait dormi.
Cinq fois, durant cette nuit, elle vint placer sa patte lourde sous les
couvertures: elle s’assurait de ma présence.

«Mon mari revint le lendemain. Et je lui dis tout: mes mauvaises
résolutions, puis mon espèce d’inquiétude devant la gardienne qu’il
m’avait laissée sans le savoir, et ses jeux étranges, et cette
surveillance âpre et tendre dont j’avais été l’objet. Il haussa les
épaules.

«--Rhéa a profité d’un jour où je n’étais pas là pour s’installer dans
notre chambre, dit-il. Elle le désirait depuis longtemps. Maintenant le
pli est pris, si je la laisse faire...

«Mais la chienne, la soirée finie, nous laissa gravir seuls les degrés
de l’escalier. Devant la porte du hall, il y avait un dur tapis de pied.
C’était sa place ordinaire: elle s’y allongea, la tête entre les pattes.
Et ce fut comme si elle souriait.»

--Est-ce que vous ne croyez pas, interrogea Mme Jeaume, un peu
frémissante, que l’âme de certaines personnes... de personnes mortes...
revit dans les bêtes.

--C’est une idée qui m’a poursuivie tant que cette chienne a vécu, dit
Mme Lestrange. Mais mon mari ne veut pas l’admettre. Vous l’avez
entendu, il croit que personne n’a d’âme...




LA CHOULETTE


De loin, les sacs de pommes de terre, à demi remplis, avaient l’air de
ridicules nains gris, tout contrefaits, et les récolteuses, penchées
vers le sol, une houe au manche court dans les deux mains, la tête
presque entre les jambes, la croupe en l’air dans des cottes terreuses,
ne dépassaient pas leur niveau: pas plus que les enfants qui, derrière
elles, ramassaient les tubercules, pour les jeter dans ces sacs. Seul,
maît’ Brétin restait debout au centre du champ bouleversé. Ce n’était
point qu’il boudât l’ouvrage, mais une longue expérience lui avait
appris que, plutôt que de mettre la main à la pâte, il vaut mieux garder
l’œil ouvert, du haut de sa taille, sur toutes les mains penchées vers
la glèbe: elles ont tôt fait de vous escamoter un décalitre.

C’est comme ça qu’il vit que la Choulette, depuis cinq bonnes minutes,
n’en fichait plus une secousse. Appuyée sur le manche de son outil, elle
essayait de se redresser, sournoisement, et faisait la bouche de
quelqu’un qui a mal au cœur. Maît’ Brétin lui cria:

--Dis donc, toi, c’est-il qu’ tu aimerais mieux t’ mett’ sur l’ dos?
T’as plus d’habitude!

Les autres récolteuses rigolèrent. Pour sûr, il fallait qu’on fût pressé
de rentrer les patates, pour être allé recruter cette traînée. Depuis le
matin, aussi, personne ne lui avait parlé. C’était comme si on ne la
voyait pas. Mais la Choulette, au lieu d’obéir, lâcha sa houe et se leva
tout à fait, mettant la main sur son ventre. De petites gouttes de sueur
froide perlaient autour de ses yeux stupides et douloureux; c’était
comme si une nichée de rats lui eussent grigné les entrailles. Elle dit:

--J’ peux pus! J’ peux pus continuer, maît’ Brétin. Y a qu’ dix jours
que j’ai accouché.

Alors celles qui l’entouraient ricanèrent plus haut, impitoyables. Le
vrai métier de la Choulette, c’était la prostitution, l’effroyable
prostitution campagnarde, qui n’est exercée que par des filles laides et
presque infirmes d’esprit. Car les autres vont à la ville ou trouvent à
s’embaucher comme servantes chez un veuf, un célibataire salace. Mais
celles qui sont disgraciées comme la Choulette, roulent au plus profond
des abîmes de la misère, jusqu’aux confins de l’animalité. Et elles se
donnent comme il y a des hommes qui tuent, pour manger.

--C’est bon, conclut maît’ Brétin: si tu n’es même pas bonne à ramasser
des pommes de terre, fous le camp, j’ te r’tiens pas.

Pourtant elle ne s’en allait pas encore.

--Donnez-moi mes quinze sous, not’ maît’; j’ai fait ma demi-journée.

C’était juste, tout de même. Le fermier mit la main à sa poche. Puis
tout à coup, se ravisant, il l’allongea le long de la cuisse droite,
puis de la cuisse gauche de la brute au regard morne qui attendait de
lui son pain. Elle ne savait pas ce que c’est que la pudeur, ni même
l’outrage. Pourquoi essaya-t-elle de s’écarter, de se défendre? Le
fermier s’amusa.

--Attends un peu voir! fit-il.

Troussant la guenille décolorée qui servait de jupe à la Choulette, il
montra une espèce de besace qui pendait jusqu’au genou, retenue à la
ceinture par des cordons, et l’ouvrit.

--Une, deux, trois, quatre...

Il compta ainsi jusqu’à treize, et treize pommes de terre s’aplatirent
sur le sol: la petite récolte sauvée par la Choulette pour son usage
personnel.

--On a beau regarder, continua-t-il; les plus bêtes sont malignes, quand
c’est pour voler.

Puis il prononça, comme un juge:

--Il y en a ben pour deux sous... Quoi c’est qu’ tu choisis: treize sous
avec les patates, ou tes quinze sous, sans rien de plus?

La Choulette, sans rien répondre, reprit les pommes de terre et reçut
treize sous. Puis elle s’éloigna, la bouche amère, tenant toujours à
deux mains son ventre lacéré. Ses deux aînés, Julot et Lalie, qui
l’avaient accompagnée pour «ramasser» firent mine de la suivre. Mais
elle les traita de feignants. Ça n’était pas eux, hein, qui avaient la
colique. Et dix sous par jour et par ramasseur, ça faisait vingt sous.

Mais elle ne les aurait que ce soir. Et soixante-cinq centimes, avec les
pommes de terre ça n’était pas assez pour manger tout un jour, elle et
ses huit petits. Quant à la générosité des hommes, il n’y fallait point
penser: les mâles ne veulent point des femmes dans son état, qui était
connu: ils ont leurs délicatesses. C’est bien pour ça qu’elle était
allée aux pommes de terre. Si elle avait pu faire autrement! Maintenant,
il ne lui restait plus, comme recours, que sa troisième profession: la
mendicité. Non point en s’adressant aux gens du pays: les ménagères
n’eussent rien donné à une roulure qui leur prenait leurs hommes! Mais
il y a les étrangers qui viennent à Viéville pendant les vacances.
Ceux-là vous allongent des sous facilement, et les cuisinières aiment se
débarrasser de ce qui les gêne dans leur office. Seulement, on était
déjà au mois d’octobre, et la saison avait été si mauvaise! Il ne
restait plus personne dans les villas, autant dire; excepté cette dame,
qui était restée aux Closeaux parce qu’elle avait eu un enfant malade.
La Choulette résolut de passer aux Closeaux et d’emmener toute sa
nichée, à cause de l’effet, pour apitoyer.

Elle avait toujours bien mal, depuis les reins jusqu’à l’estomac. Aux
seins aussi, à cause de son lait, qui ne voulait point passer, malgré
que le petit était mort. Elle s’arrêta chez le Boulu pour boire une
goutte. C’est deux sous, un verre de fil, mais ça guérit tout, c’est
connu, surtout ces coliques-là; toutes les femmes le savent. Donc, ayant
avalé le verre d’une lampée, elle dit avec conviction:

--Ça va mieux. J’ m’en r’tourne à mon chez moi.

C’était une espèce de toit à porc, un cabajoutis engoncé dans une
vieille carrière qui servait de muraille sur deux côtés, abrité de la
pluie par des fagots sur lesquels on avait jeté du sable. Les gosses
jouaient dehors parce que c’était trop noir et pas amusant dans
l’intérieur. Ils regardèrent tout de suite si leur mère apportait
quelque chose. Elle leur distribua les pommes de terre, qu’elle fit
griller sous la cendre. Il n’y en avait que deux par tête, et ils
demandèrent:

--Y a pas aut’ chose?

Elle ne répondit pas et les poussa sur la route. Ils comprirent sans
peine, parce qu’ils avaient l’habitude. Puisqu’il n’y avait pas «autre
chose» et que ce n’était pas assez, il fallait se mettre en quête. Ils
étaient quatre filles et deux garçons, dont le dernier n’était guère
vêtu que d’un lambeau de couverture de cheval, dans lequel sa mère avait
taillé une espèce de sarrau. En marchant, ils se grattaient tantôt les
cheveux, tantôt les aisselles. Aucun n’avait la moindre ressemblance
avec les autres. Il y avait pourtant deux petites filles également
rousses, mais qui ne se ressemblaient pas non plus entre elles.
Cependant, ils étaient tous très vigoureux, sanguins, solides, sauf le
petit à la couverture de cheval, qui boitait depuis sa naissance. Tels
sont les miracles que fait la nature. Elle triomphe du stupre anonyme,
de l’alcool et de la faim.

Aux Closeaux, il y avait une porte basse qui donnait accès aux communs.
La Choulette la connaissait bien. C’est par là qu’elle arriva jusqu’à la
cuisine. Elle demeura sur le seuil, respectueusement, tenant la porte
ouverte, de façon à bien montrer sa marmaille, mais sans la faire
entrer. La cuisinière coupa un gros morceau de pain, et y ajouta deux
sous. C’étaient les ordres de madame, et elle avait déjà reçu la visite
de la Choulette, elle la connaissait. La Choulette demanda:

--Vous n’avez pas aussi des os... de vieux os? Et puis, des fois, du
gras de jambon, de la couenne? Tout ça qui reste dans les assiettes?

La cuisinière alla chercher des choses, d’un air dédaigneux, et, comme
elle les versait d’un plat ébréché dans un vieux journal, «madame»
entra.

Elle était blonde, encore jeune, avec des traits fins, des yeux bons et
un peu myopes, qui clignaient des deux côtés de son nez mince. Les
enfants de la Choulette se poussèrent entre ses jupes pour la voir de
plus près, parce qu’elle était bien habillée, qu’elle leur semblait une
chose rare, tombée d’une autre planète. Elle interrogea la cuisinière du
regard.

--Madame, dit celle-ci à demi-voix, c’est la femme sale.

On lui avait déjà parlé de la mendiante, comme mendiante, tout
simplement. Les étrangers peuvent ainsi passer trois mois dans un pays
sans rien voir et sans rien savoir. Elle fit une petite mine de dégoût
et aperçut les enfants.

--Mon Dieu, fit-elle, forçant sa répugnance, et un peu attendrie en même
temps, c’est à vous, tous ces petits?

La Choulette prit une voix gémissante:

--Y en a encore deux, madame, qui sont aux pommes de terre. Huit, j’en
ai, madame, huit! Ah! c’est bien de la misère!

--Huit enfants, ma pauvre femme! Et comment les élevez-vous? Qu’est-ce
qu’il fait, votre mari? A-t-il du travail?

La Choulette demeura un instant décontenancée. Un mari? Quoi, quoi?
Est-ce qu’on se moquait d’elle? Pourtant la dame n’en avait pas l’air.
De toutes les forces de sa cervelle obtuse, elle médita tant qu’elle
put. D’abord un gros et pénible rire la secoua, puis le sentiment lui
vint que ce n’était pas convenable. Alors elle expliqua, simplement:

--Un mari? Oh! non, madame. Les femmes qui ont un mari n’ont pas huit
enfants. Ceux qui sont mariés, vous comprenez, ils font attention...




RÉCONCILIATION


Madame de Marconne franchit la porte de son vieil hôtel de la rue
Royale, à Lille, au moment que les cloches de l’église Sainte-Catherine
convoquaient les fidèles à la grand’messe, sur trois notes qui font un
air:--_Nous l’tenons, nous l’avons_, chantent les petits enfants, quand
elles les entendent sonner. Mme de Marconne avait assisté à une messe
basse: mais, en sortant de Sainte-Catherine, elle avait passé chez Méert
le confiseur, rue Nationale, pour lui commander des couques sucrées, et
chez Stiévenaërt, la fleuriste, d’où elle rapportait une brassée de
roses. Voilà pourquoi il était dix heures, déjà. Florentine, la femme de
chambre, courut vers elle, dès qu’elle la vit entrer, dans un tel
étourdissement qu’elle en oublia de lui prendre ses paquets.

--Madame, dit-elle, Mlle Thérèse attend madame dans le salon.

--Mlle Thérèse?... fit Mme de Marconne.

--Mme Mouvenot, se reprit Florentine, la fille de madame, enfin! Elle
est arrivée par le premier train!

On voyait à son air que c’était une grande nouvelle, et inattendue.

--Thérèse, prononça Mme de Marconne à demi-voix, sans marquer aucune
satisfaction, Thérèse!... Qu’a-t-elle bien pu encore inventer?

Cependant elle marcha au-devant de sa fille; toutes deux s’embrassèrent.

--Que tu es jeune, maman, dit Thérèse, que tu as l’air jeune!

Elle pensait: «Si elle s’habillait autrement!»

Mme de Marconne n’avait pas quarante ans. A peine si elle paraissait la
sœur aînée de sa fille, qui en avait vingt. Mais elle exagérait
l’austérité de sa toilette de veuve. Son chapeau de deuil s’attachait
sous le menton, avec des brides, un chapeau de la plus pure province; sa
robe toute droite tombait jusqu’à ses pieds. Sur son visage pur, encore
très frais, pas même une ombre de poudre de riz. Et sa fille, devant
elle, avec sa jupe courte enflée sur les hanches, et qui montrait ses
jambes jusqu’aux genoux, son turban de paille argentée, le rouge
artificiel de ses lèvres, lui paraissait une petite évaporée. Elle la
considérait avec méfiance, elle songeait que l’air de Paris n’est pas
bon aux jeunes femmes de province. Mais peut-être cette arrivée imprévue
signifiait-elle de bonnes nouvelles. Mme de Marconne sourit.

--Tu viens me dire que tout est arrangé, Thérèse, dit-elle. Tu ne
divorces plus: toi, une Marconne, divorcée! Ce n’était pas possible, je
le savais bien! Et ton mari est charmant, charmant!... Je te l’ai
toujours dit.

--Il est insupportable! répondit sa fille. Insupportable! Ce sont des
scènes, des scènes!...

--Il est un peu vif, mais charmant! maintint sa mère avec fermeté.

Mme de Marconne était sincère. Elle avait une affection très vive, une
sympathie dont on eût pu dire qu’elle était presque amoureuse, s’il ne
s’agissait d’une femme si parfaitement honnête, pour ce Mouvenot, un
grand garçon de vingt-cinq ans, qui avait toujours été parfait à son
égard.

--Enfin, je veux divorcer, reprit Thérèse avec obstination. Il n’est pas
question de réconciliation, au contraire! Nous sommes toujours d’accord
pour divorcer; la procédure suit son cours...

--Tant pis! soupira Mme de Marconne.

--... Je veux dire qu’elle devrait suivre son cours! Mais...

Et tout à coup elle fondit en larmes.

--Maman, maman, il n’y a que toi qui puisses nous tirer de là.
Figure-toi, la procédure est arrêtée! Mon avocat, nos avocats disent que
jamais le tribunal ne nous accordera le divorce dans ces conditions!
L’article 236...

--Qu’est-ce que c’est, l’article 236?

--J’avais obtenu l’ordonnance, en vertu de l’article 236, pour être
autorisée à avoir un domicile séparé de celui d’Émilien. C’est
indispensable, tu comprends: tant qu’on n’a pas un domicile séparé, le
tribunal peut, et même doit considérer que la réconciliation est
intervenue entre les époux: les tentations, la cohabitation... c’est
naturel! Eh bien!...

--Eh bien?

--Je n’ai rien trouvé! gémit Thérèse avec un nouveau flot de larmes,
rien! Il n’y a plus un appartement vacant à Paris, plus un seul! Je
continue à vivre avec Émilien, je ne puis pas faire autrement. C’est
atroce, atroce! Nous sommes comme deux chats dans le même tonneau, nous
ne nous sommes jamais plus mal entendus, et le tribunal nous refusera le
divorce.

--Donc, interrogea Mme de Marconne, tu veux vivre ici, tu me demandes
l’hospitalité?

--Moi! cria Thérèse avec horreur, moi, maman, à Lille!... D’abord, ma
présence à Paris est indispensable pour la procédure du divorce,
ajouta-t-elle en rougissant.

Mme de Marconne n’eut pas grand mérite à pressentir que d’autres raisons
attachaient sa fille à Paris. Ses yeux s’assombrirent.

--Alors? demanda-t-elle.

--Alors, maman, je viens te supplier de venir, toi, à Paris, chez nous!
Nos avocats disent que c’est le seul moyen de tourner la difficulté, que
si la mère habite avec sa fille au domicile conjugal, elle constitue la
preuve vivante que la réconciliation n’a pas eu lieu. Elle peut en
témoigner... Il paraît que la jurisprudence est formelle... Maman,
maman, je t’en prie!

Mme de Marconne réfléchit un instant. Qui dira pour quelle cause un
éclair brilla dans ses yeux, pourquoi elle se regarda un instant dans un
miroir?

--Je veux bien, ma petite, accorda-t-elle. Tu peux repartir quand tu
voudras. Moi, j’arriverai dans huit jours.

                   *       *       *       *       *

Quand Mme Mouvenot annonça à son mari que sa mère consentait à venir
s’installer chez eux, celui-ci fit tout de suite:

--Ah! tant mieux!

Il allait ajouter: «Elle est charmante!» Mais, réfléchissant que sa
femme lui dirait: «Tu la préfères à moi, tu me compares à elle!» il
s’arrêta, par prudence. Au fond, ce n’était pas lui qui aimait les
scènes. Cependant sa femme éprouva, de ces deux seuls petits mots, une
impression bizarre, et regarda longuement son mari.

Mme de Marconne s’établit au centre du jeune ménage, si l’on peut dire,
avec simplicité. Du divorce, elle n’ouvrit pas la bouche. Mais le
lendemain, vers cinq heures, comme Thérèse se préparait à sortir, sa
mère lui dit:

--«Je t’accompagne. Tu vas chez ta couturière, ou dans les magasins, ou
faire des visites: je suis curieuse de revoir tout cela.»

Thérèse n’osa point protester. Il en fut ainsi tous les jours et toutes
les semaines suivantes. Thérèse fut alors l’objet des récriminations
d’un homme qu’elle jugeait fort agréable, mais à vrai dire ne les connut
point: ces récriminations s’entassèrent, bureau restant, à la poste, où
elle n’osait passer, sa mère la suivant partout. M. de Breuil,
là-dessus, risqua une visite à son amie. Il parut fort décontenancé: Mme
de Marconne fut présente à leur entretien. Thérèse trouva pourtant moyen
de lui écrire; c’était pour lui dire qu’il fallait attendre, elle ne
pouvait dire combien de temps. Il prit cela comme un adieu; au reste, il
n’aimait point les complications.

Cependant, la vie coulait sans heurts, et nulle discussion pénible. Les
époux se surveillaient, chacun d’eux ne voulant manifester, devant
témoin, rien autre chose que de l’égalité d’humeur. Du reste, Mme de
Marconne était, sans en avoir l’air, d’une incroyable adresse pour
découvrir des sujets de conversation de tout repos, et qui n’étaient
point sans agrément. Elle imagina aussi de se faire promener au théâtre
et au cabaret; le ménage reprit l’habitude de la vie commune. Ainsi Mme
de Marconne mettait dans son tort une vieille chanson qui n’est point
encore oubliée: cela marchait beaucoup mieux depuis qu’un tiers était
présent. Émilien, qui ne manquait pas de l’esprit d’observation, ne fut
pas sans un peu s’en apercevoir. Il lui arriva de chanter, à l’un des
rares moments où il se trouvait seul:

    _Mais quand on est trois,
      Quand on est trois,
      Mamzell’ Thérèse..._

Et ce ne fut point sur le ton mélancolique exigé par la tradition. Il
redevenait apaisé, confortablement heureux. Je suppose que ce fut sa
gratitude qui l’engagea à exprimer davantage son bonheur à sa belle-mère
qu’à sa femme. Mme de Marconne dédaigna de cacher qu’elle était sensible
à ses sympathies. Il lui advint de dire, devant sa fille: «Il est
délicieux!»

Thérèse ne répondit rien, et sembla mélancolique; elle se refroidit à
l’égard de sa mère, mais non point d’Émilien. A quelques jours de là,
celui-ci remarqua:

--L’odeur de cet appartement est toute changée. Je ne connais point ce
parfum: il est très doux...

--C’est l’iris de maman, fit Thérèse. Elle ne se parfume jamais, mais
elle met de l’iris dans tout son linge...

--C’est une odeur exquise! affirmait Émilien.

--Dis tout de suite que tu aimes maman, maintenant! éclata Thérèse. Dis
que c’est à elle que tu penses, tout le temps, tout le temps!

--A elle? fit Émilien, suffoqué.

Toutefois, il songeait: «C’est vrai, pourtant! Elle est charmante, ma
belle-mère! Comme elle a l’air jeune, comme elle est encore jolie!»

--A propos, reprit-il, la procédure avance: nous sommes convoqués, jeudi
prochain, au Palais pour les préliminaires de conciliation.

--C’est inutile! cria Thérèse, furieuse. Je ne veux plus divorcer! Tu
voudrais bien, hein? Eh bien, je ne veux plus! Je vais écrire que c’est
fait, la conciliation!... D’abord, est-ce que je trouverais un
appartement! Je reste!

--Mais je ne demande pas mieux, moi! fit Émilien. Tu peux rester, rester
tant que tu voudras. Mais tout de bon, alors!

--Eh bien, oui, tout de bon! Pour... pour tout de bon... Mais à une
condition.

--Ah!... Laquelle encore, à la fin!

--Sans maman! exigea Émilienne.




LE TESTAMENT


La chaleur de cette fin de journée était accablante et le pavé, sur
cette route de banlieue parisienne, était rude, raboteux, inégal,
douloureux aux reins sous les pneumatiques. Je descendis de ma
bicyclette en continuant à la guider par la figure, et puis m’arrêtai en
m’essuyant le front.

En face de moi, c’était l’hospice d’Ivry, avec le long portique vitré où
se promènent les vieillards assistés les jours de froidure ou de pluie.
Mais par ce beau temps, trop chaud pour moi, et qui pourtant ne faisait
que leur ragaillardir les os et le sang, ils étaient tous dehors, les
hommes bien rasés parce que c’était dimanche, les femmes presque
coquettes, quand elles pouvaient, et elles faisaient toutes ce qu’elles
pouvaient, dans leur uniforme gros bleu. Il y en avait sur la route, qui
marchaient lentement, en oisifs ayant du temps à perdre; d’autres assis
sur les bancs de la route, d’autres dans les cabarets, leurs yeux usés,
encore clairs et riants: sexes mêlés, jouant presque à l’amour; mais
beaucoup plus encore avaient gagné les aubettes et les jardins qu’ils se
sont construits sur les pentes du coteau de Bicêtre, qui commence à
monter de l’autre côté du chemin. Ils contemplaient des salades, des
pois ramés, quelques fleurs même; et l’orgueil d’être encore, à cette
heure, des propriétaires, se lisait dans la paix de leur face.

«On leur donne même du tabac!» dit une voix tout près de mon oreille.

Je tournai la tête. Alors l’homme qui avait prononcé ces paroles baissa
la sienne, confus d’avoir ouvert la bouche pour autre chose que demander
l’aumône, et je ne vis d’abord que ses souliers crevés, lacés de
ficelle, et son pantalon serré d’une corde à la taille, mais surtout,
sous une veste humble et sans couleur à force d’usure, le rude pelage
tout blanc de sa poitrine, où la sueur essayait de laver la crasse. Il
n’avait pas de chemise. Il retira son chapeau, l’avança silencieusement
vers moi, et j’y mis deux sous. Mais ce fut ce chapeau qui tout à coup
attira mon attention: un de ces chapeaux qui ne sont pas d’ici, de ces
feutres noirs qu’on ne vend que dans les campagnes, très loin, sur la
frontière de la Bourgogne et du Morvan. L’âge l’avait verdi, la pluie et
le vent en avaient rongé et fripé les bords plats et droits, mais j’en
distinguais encore la forme. Seulement je n’osais interroger
directement. Quelquefois, on n’ose interroger les hommes, on ne sait pas
pourquoi.

--Vous venez de loin, comme ça? demandai-je vaguement.

--De partout, répondit-il, les épaules pliées.

C’est vrai, c’était sa profession, de venir de partout. Il n’y avait pas
autre chose à en tirer. Et puis, pour quoi faire? Un chemineau, c’est un
chemineau, voilà tout. Je pris le guidon de ma bicyclette à deux mains
pour repartir. Mais, enhardi pourtant par ma question, sans doute, il
bredouilla:

--Ça doit être beau, c’ t’ hospice-là, par là-dedans! Paraît que c’est
un des mieux.

Sûrement, c’était un des rêves de ce misérable, d’être logé, nourri,
couché, vêtu aux frais d’un département ou de l’État. Je dis, pour
flatter son désir:

--Il y a aussi Nanterre. C’est plus facile d’entrer à Nanterre.

Il secoua la tête en ricanant. Une tête forte, massive, encore
énergique, dont les cheveux avaient dû être blancs.

--J’ peux entrer nulle part! J’ suis un homme riche, moi, un
capitaliste!

--J’ai soif, lui répondis-je simplement.

Et je choisis une table en plein air, devant la porte d’un des cabarets,
en lui faisant signe de faire comme moi. Mais les assistés s’écartèrent
parce qu’il n’avait pas l’air distingué. Il n’y sembla faire attention,
parce qu’il avait accoutumance, et tira de sa poche un carnet graisseux,
pour me le présenter. Cela me fit ennui, parce que c’est ainsi que font
tous les pauvres. Toujours ils ont des certificats à vous montrer. Et à
quoi bon?

--Si, dit-il, si... Faut qu’ vous voyiez... Sans ça, vous pourriez pas
comprendre. J’ai été riche, c’est vrai qu’ j’ai été riche. Moi et ma
femme, on disait d’ nous: «C’est pas toujours ceusses-là qui mourront de
faim!» Trente-six mille francs elle avait reçu en dot, ma femme.
Catherine-Louise Hamot, elle s’appelait. V’là son acte de décès, j’ mens
point. Trente-six mille francs en écus, payés le jour du contrat. Mais
qu’est-ce qu’elles valaient, mes terres, à moi, Chagrin, César-Victor, à
c’ moment-là? P’t’ête ben l’ double: avec la belle maison, les vignes,
les chais. On vivait bien, on n’était pas fier, pa’c’ qu’il faut
toujours mieux se taire sus c’ qu’on a, mais on vivait bien. Ça a duré
comme ça jusqu’au phylloxera. Ah! misère de tout! J’ pouvais plus
regarder l’ vignoble: les sarments, on les r’tirait d’ terre comme des
salades quand le ver blanc s’y est mis. J’ai cru qu’ j’étais malin, moi,
j’ai vendu un des premiers. Si j’avais gardé, bon Dieu! Maintenant,
c’est pleuré, la maladie, ça s’ voit pus... Mais j’ai vendu. Si j’avais
acheté des bons papiers, censément, y aurait pas eu d’ mal. S’ment,
est-ce qu’on sait, nous aut’es, de la campagne. C’était pas des bons
papiers, et l’argent d’ ma femme, j’ l’ai pourtant aussi r’mis dans ces
papiers. Des mille et des cents, qu’on disait qu’ ça nous f’rait. Ça
valait ren, ren de ren! Y avait l’ phylloxera aussi dessus, la maladie.

«C’ qui restait, après ça? Un lopin d’ quat’ sous et eune bicoque. On
vivait pus bien, mais on vivait. Quand on a ’vnu vieux, hein, et qu’on a
pas d’enfants? Faut pas beaucoup d’ viande pour faire eune panade, comme
on dit. On vivait, quoi. On avait son cheux-soi. On n’avait pus d’
vaches, mais on avait l’ porc. Et pis un lit, et pis la boisson. J’
croyos ben que j’ mourros là.

«Mais c’est Catherine-Louise qu’a passé la première. Quand j’ai vu
qu’elle étôt pour avoir son habit d’ planches, j’ lui ai dit: «T’ frappe
point, la vieille. C’est mauvais qu’ tu t’en ailles comme ça d’vant moi.
Les vieux, ils sont point bons pour s’ tirer d’affaire sans la
bourgeoise. Tout de même ça y est comme ça, ça peut point s’ changer.
Faut arranger tout.

«Elle fut consentante, comme de juste, elle voulait point qu’ j’aye des
ennuyances. L’ notaire est v’nu, maît’ Belhomme, pour faire le papier.
Dans nôt’ pays, on fait toujours le papier. Il a mis ça au mieux, qu’il
a expliqué: qu’ j’étais légataire universel, avec un état mêlant nos
deux biens. Il dit encore quéque chose sur les reprises ed’ ma femme,
que j’ saisis point. Enfin, c’était régulier, paraît. C’est point un
voleux ni une gourde, maît’ Belhomme. Les précautions y étaient. Quand
elle mourut, Catherine-Louise, je m’ pensai: «Il m’ reste assez pour le
moment qu’ j’irai la rejoindre.» Même que j’avôs payé les droits, sus c’
testament.

«Un jour pourtant, voilà qu’il r’passe, le monsieur du timbre, et de
l’enregistrement. Pas c’lui qu’ j’avôs vu d’abord, un aute, plus haut
dans l’ grade. Et il dit:

«--Vous avez bien pris vos mesures pour payer?

«--Mais j’ai déjà payé, que j’ réponds.

«--Vous n’avez pas assez payé. Le receveur s’est trompé. Moi, je suis
l’inspecteur. J’ai vu ça tout de suite, au testament.

«--Comment qu’ vous dites? C’est pas possible.

«--Vous avez hérité de trente-six mille francs. C’était la dot de votre
femme, et elle vous a fait son légataire universel, qu’il dit. Avec ça,
et encore ça, et encore autre chose, c’est quatorze cents francs de
droits que vous redevez.

«--Monsieur l’inspecteur, que j’ dis, ils sont mangés, les trente-six
mille francs. D’puis douze ans, ils sont mangés!

«--Ils sont au testament, il r’pique, l’inspecteur. Moi, je touche sur
le testament. C’est quatorze cents francs.

«--J’ les ai point, j’ dis. J’ai pas dix francs!

«Il r’garda autour de lui, et d’manda:

«--C’est à vous, tout ça? On en tirera bien ce qu’il faut.

«--Vous allez m’ vendre, que j’ fais. Mon lopin, mon toit à porc, et
tout? Vous f’rez point ça, nom de Dieu!

«Il fit c’lui qui n’entend point, et six s’maines après, j’étos vendu.

«--Où c’est que j’ vas aller? que j’ dis à l’huissier. J’ai pus d’
méson, pus d’ terre, pus de porc, et j’ suis trop vieux pour travailler.

«C’étôt un miséricordieux. Il répondit:

«--Il y a l’assistance...

«J’ pris donc mon bâton, et j’allai dire au maire:

«--Vous m’ connaissez, monsieur Jeanroy. Y a douze ans, j’étais
conseiller municipal et riche à pus d’ cent mille francs. A c’t’ heure,
je d’mande l’assistance comme un pauvre. J’ suis un pauvre, monsieur
Jeanroy!

«--Pauvre homme! qu’il fait, c’est point d’ mon ressort. Mais
j’appuierai.

«Et puis, voilà. Un jour, il me commande à v’nir par le garde champêtre,
et il m’ dit:

«--Y a une lettre de la préfecture, mais elle n’est point bonne pour
vous, père Chagrin...»

Le vieux ouvrit son sale carnet.

«La v’là, la lettre,» dit-il brusquement.

Elle était toute coupée aux plis, et noire de crasse. Sans doute, il
l’avait relue bien souvent, et montrée aussi. Je lus:

«... Il résulte de l’enquête administrative que M. Chagrin
(César-Victor), dont vous sollicitez l’hospitalisation dans un asile
départemental, possède une créance de trente-six mille francs sur la
succession de sa femme. Il ne peut donc être considéré comme indigent.
En conséquence, j’ai le regret...»

Le vieux finit son verre, tranquillement. Il avait de la fierté, après
tout: il était un chemineau, mais un chemineau pas ordinaire. Quand on
est Français, ça fait toujours plaisir d’être supérieur en quelque
chose.

«Vous aurez tôt fait d’ête cheux vous, dit-il poliment, avec ce
ch’vau...»

Je remontai sur ma bicyclette.




LA HAINE


L’appartement était si petit qu’Estier, de son cabinet de travail,
entendit que sa femme sanglotait toute seule dans la chambre à coucher.
Ses traits prirent cette roideur, cette fixité désespérée des hommes à
qui la peine d’un être aimé étreint le cœur, et qui ne peuvent rien
faire pour le réconforter ni pour le rassurer, rien! On ne peut presque
jamais rien pour ceux qui ont de la peine, et, dans le cas où ils
étaient tous deux, sa femme et lui, il ne savait que trop qu’il ne la
consolerait pas! Il essaya de se remettre au travail: l’étude d’un
article sur «les emplacements d’habitations néolithiques de la bruyère
de Neerharren» du savant anthropologiste belge, M. de Puydt, dont il
préparait l’analyse pour le _Bulletin de Préhistoire européenne_. Il n’y
parvint pas. Il se leva, fit quelques pas sur un faux tapis d’Orient,
fabriqué à Roubaix, et déjà tout usé, comme creusé d’une ornière par ses
promenades méditatives; puis, haussant les épaules, dédaigneux d’avance
de son inutile pitié, passa dans la chambre à coucher.

Sa femme sanglotait toujours, dans un fauteuil, la taille déformée par
le septième mois de sa troisième grossesse. Il la baisa sur le front.

--On a peur, n’est-ce pas, dit-il; on a peur? On pense encore à des
folies, on a des papillons noirs?

Mme Estier leva vers lui ses paupières rouges, sa face à la fois empâtée
et maigrie.

--Peur pour moi, dit-elle, pour moi? Non!...

C’était une bonne petite épouse, elle avait le courage tendre et
raisonnable des vraies femmes, de celles qui sont dignes de ce nom: les
femmes ne vont pas à la guerre et elles ne travaillent pas, dans la
bourgeoisie. Et tout être doit avoir sa bravoure. La sienne, c’était
d’accepter la maternité. Voilà ce qu’elle pensait.

--... Non, je n’ai pas peur, continua-t-elle. Seulement, André, comment
ferons-nous?

Et dans cette phrase brève, il y avait toute l’horreur du problème dont
le ménage, depuis plus de la moitié d’une année, n’arrivait pas à
trouver la solution. On était déjà si pauvre! On avait tant de peine à
vivre sans dettes! Alors, alors que devenir, avec ce troisième enfant!

--Écoutez, fit Estier, écoutez, petite chère!...

Quand il était particulièrement ému d’amour, vis-à-vis de cette femme
qu’il aimait à toute heure profondément, il lui disait «vous», au lieu
du tutoiement habituel. Mme Estier releva la tête.

--Il y a peut-être quelque chose à faire, dit son mari... Je puis
renoncer à ma suppléance à l’École d’anthropologie et prendre une chaire
d’histoire naturelle dans un lycée.

--Quitter l’enseignement supérieur! fit Mme Estier, violemment.

Elle avait mis dans ce cri un incroyable orgueil, sa résolution de ne
jamais nuire, quoi qu’il pût arriver, à la carrière de son mari, et
aussi sa conviction arrêtée, héréditaire et conjugale de fille et de
femme d’universitaire, que reprendre rang dans l’enseignement
secondaire, c’est déchoir. Oui, on mourait de faim: oui, on n’arrivait
pas à joindre les deux bouts: mais cinq ou six personnes, en Europe, en
Amérique, au Japon même, savaient votre nom. On faisait cette chose
magnifique et glorieuse qui s’appelle «des travaux personnels», et, plus
tard--eh bien, plus tard, ce serait peut-être l’Institut!

--Tu ne gagnerais pas plus dans un lycée, dit-elle.

--C’est vrai, fit Estier. Mais je pourrais donner des répétitions.

Il est convenu, par une entente tacite, et sans qu’aucun texte l’ait
jamais imposé, que les maîtres de l’enseignement supérieur _ne doivent
pas_ donner de répétitions. Cela est considéré comme incompatible avec
leur dignité.

--Tu donnerais des répétitions, dit sa femme, et tu n’aurais plus le
temps de travailler pour toi: jamais! Tu sais bien que c’est à ça que
veut t’acculer Aumont, le directeur de l’École, Aumont qui te déteste.
Non! Il y a autre chose...

--Quoi? demanda Estier.

--La place de chef de laboratoire des travaux pratiques. C’est deux
mille francs. Ça suffirait.

--Mais ça dépend d’Aumont, le laboratoire, répondit Estier. Et tu viens
de le dire: il me déteste. C’est Lamy, qui t’a soufflé ça, le bon Lamy
du préhistorique africain. Il votera pour moi, c’est entendu, mais à
quoi bon? Je te dis que la place dépend d’Aumont. Il ne m’y mettra
jamais.

--Admets-tu que tu es qualifié pour la remplir?

--Oui, dit Estier, gravement.

--Eh bien, pose ta candidature. Écris ta lettre. Me promets-tu de
l’écrire?

Estier l’écrivit, séance tenante.

Trois jours avant le vote des professeurs de l’École, sans rien dire à
son mari, Mme Estier descendit son escalier pesamment. Elle avait décidé
de voir Aumont, elle essaierait elle-même de le gagner, de le fléchir.
Et tandis qu’elle allait dans les rues, les épaules en arrière, de cette
démarche ondoyante et lente des femmes enceintes, où il y a de la
prudence et de la majesté, elle voyait ses espoirs écrits dans le ciel
par le vol sublime des pigeons et des freux qui tournoyaient au-dessus
de la Sorbonne. Les hommes sont rudes, à l’égard les uns des autres, ils
se froissent réciproquement, ils ne savent pas ce qu’il faut dire. Elle
ne prononcerait pas une parole qui compromît la dignité de son mari. Au
contraire: elle ferait comprendre à Aumont qu’il s’honorerait en faisant
céder une vieille haine à un sentiment de justice, et qu’il serait aimé,
en retour, oh oui, bien aimé par de braves gens... Elle voyait l’âme du
professeur à travers la sienne propre, elle lui attribuait sa propre
manière de sentir et de raisonner. Quand elle eut gravi péniblement, et
s’arrêtant presque à chaque marche, les deux étages de la maison de la
rue Soufflot, Mme Estier s’était si bien persuadée elle-même qu’elle se
croyait sûre de convaincre.

Elle demanda M. le professeur Aumont. Un valet l’introduisit dans un
salon dont l’aspect la glaça. Il y a, dans les détails d’un ameublement,
des indices qui ne trompent pas la sensibilité d’une femme, même quand
elle veut s’abuser; et c’était certainement Mme Aumont, elle-même, qui
avait décoré les deux côtés de la glace de ces longs panneaux de
tapisserie où une grecque rouge jetait, sur un fond vert, la course de
ses angles redoutables. C’était elle, à n’en pas douter, d’après un
dessin tracé par son mari, et copié sur les murs du _téménos_ de
Mycènes, mais mal copiés et mis à l’envers! Toute la demi-science et
toute l’assurance du professeur dans ses conclusions précipitées étaient
là; toute la rigueur revêche aussi de sa femme, qui avait épousé, en
même temps que lui, ses partis pris, ses rancunes, sa fureur dissimulée
de n’avoir jamais été considéré que comme un vulgarisateur, non comme un
savant original. Aumont entra.

Il vint à elle, les deux mains tendues, la face grasse, les yeux
brillants de malignité. Et, du premier coup, il «plaça» la visite, en
homme qui sait le monde.

--Mme Aumont, dit-il, sera charmée de vous voir; elle sera ici dans un
instant.

Il le savait très bien, que Mme Estier ne venait pas faire une visite
ordinaire de convenance, une visite de femme à femme; il n’avait aucun
doute sur l’objet de sa démarche. Mais il éprouvait une joie sournoise à
l’en écarter, à lui rendre l’aveu plus difficile, à la fatiguer, à la
désespérer en parlant d’autre chose. Mme Estier se révolta:

--Je venais vous parler de la candidature de mon mari! prononça-t-elle,
nettement.

--Ah! fit Aumont, chère madame, quel dévouement! quel bonheur pour M.
Estier de posséder une femme telle que vous. Mais je suis très heureux,
très heureux vraiment, que ce soit _cela_ qui nous donne le plaisir de
vous voir. Il n’arrive pas fréquemment qu’on puisse discuter aussi
agréablement les titres des candidats. Ainsi, par exemple, le mémoire de
votre mari sur les sphéroïdes calcaires du moustérien de la Quina!
J’estime que ses conclusions sont peut-être un peu hardies, un peu
aventurées; j’aurais peut-être à vous présenter certaines objections, à
faire certaines réserves...

Durant un quart d’heure, cruellement, sans qu’elle pût rien répondre à
un déluge de vocables barbares, il rongea d’ironies, il détruisit comme
un chat qui se fait les griffes sur la soie d’un coussin, les travaux
d’Estier. La pauvre femme sentait les larmes lui venir aux yeux, et elle
se disait: «Il ne faut pas que je pleure, il ne faut pas que je pleure,
il ne faut pas qu’il ait la joie de voir que je pleure!»

Elle n’y serait pas parvenue si Mme Aumont, à son tour, n’était arrivée,
sèche et délicieuse:

--Chère madame, quelle surprise! M. Estier ne vous accompagne pas?

Les femmes, malgré tout leur courage, tout leur sang-froid, toute leur
intelligence, ne peuvent et ne savent se battre que contre les femmes.
Mme Estier se retrouva forte. Elle savait maintenant ce qu’elle avait à
dire: «M. Estier avait tant à faire! Il avait une correspondance si
nombreuse, l’estime où on le tenait lui attirait tant de demandes de
renseignements!» Et elle ne citait que des noms d’hommes qui méprisaient
Aumont, qui n’avaient jamais eu pour lui que l’attitude d’une froide
critique, ou affectaient de passer ses écrits sous silence. Quand elle
prit congé, elle était transportée de rage, ivre de désespoir, et
superbe.

Elle avait prévenu Lamy de la démarche qu’elle comptait faire. Il
l’attendait chez elle.

--Eh bien? demanda-t-il.

--Tout est perdu! dit Mme Estier.

Elle lui conta sa visite.

--Hélas! ma pauvre petite, répondit-il, c’est ce que je craignais!

                   *       *       *       *       *

La discussion des titres eut lieu, devant l’assemblée des professeurs.
Lamy défendit ceux d’Estier avec une énergie agressive, comme un homme
qui n’attend plus rien, mais qui veut tout dire. «Il nuit à son
candidat!» songeaient ses collègues, lâchement. Ils eurent un frisson de
surprise quand Aumont déclara, d’une petite voix claire:

--Messieurs, je ne vois aucun motif de ne pas me rallier à l’opinion de
M. Lamy.

Estier était nommé chef du laboratoire! Lamy en frémissait d’étonnement
et de plaisir. Comme il allait être content, le petit ménage: l’avenir
assuré, la possibilité de faire des disciples, d’instituer une méthode
de recherches originales, la carrière déblayée, enfin! Il aperçut Aumont
qui mettait son pardessus, les lèvres serrées, le front barré d’une ride
qui grimaçait. Il courut à lui.

--C’est bien, ce que vous avez fait là, Aumont, lui dit-il, de tout son
cœur. Je sais, oui! je sais que vous n’avez pas de sympathie pour
Estier. Et vous avez fait taire vos sentiments personnels, vous l’avez
désigné, malgré tout! Vous êtes un homme juste. Eh bien, je puis tout
vous dire, aujourd’hui. Il me semble que vous comprendrez, maintenant:
il n’y avait pas seulement le mérite d’Estier à faire entrer dans la
balance; si vous saviez comme il avait _besoin_ de ses deux mille
francs!

--Mon cher ami, répondit Aumont avec un petit rire sec, dans un an,
Estier aura pris l’habitude de les dépenser. Et alors, alors... je
donnerai sa place à un autre!




UN VRAI PÊCHEUR


Quand M. Denot eut passé quelques jours à Ker-ar-Chad, sur les côtes de
Bretagne, en compagnie de sa femme, de son beau-père, de sa belle-mère,
et de tous les autres enfants de sa belle famille, ce fut avec une vraie
joie qu’il se découvrit une durable passion pour la pêche: car jusque-là
il s’était ennuyé. La villa qu’il habitait était somptueuse. Je veux
dire qu’elle réunissait tous les anachronismes nécessaires pour être
remarquée. Elle avait extérieurement l’air d’un château-fort et
intérieurement d’une exposition de meubles moyen âge; deux automobiles
dormaient dans son garage ogival, et le plafond du grand hall, soutenu
par des étriers de bois fort, exactement copiés dans un ouvrage de
Viollet-le-Duc, était éclairé à la lumière électrique. M. Denot était un
peintre dont le talent avait donné de grandes espérances, mais il ne
travaillait plus depuis son mariage, une espèce de bon sens paresseux,
assez fréquent chez les Français, lui inspirant l’horreur de tout effort
inutile. Toutefois, comme d’autre part il sentait que sa femme ne
l’avait épousé que pour illustrer la fortune bourgeoise et sans éclat de
sa propre famille, cette indolence qu’il ne pouvait vaincre le rendait
triste et un peu honteux. Il y avait à Ker-ar-Chad un casino, et par
conséquent un jeu de petits chevaux: ayant scrupule d’aventurer un
argent qui n’était pas le sien, il s’abstint d’y aller. Les personnes
que recevait sa femme ne l’intéressaient guère. Et comme il avait
l’impression de décevoir les ambitions et les plans de cette épouse
ambitieuse, il s’était trouvé, devant les rochers, le ciel, la mer et
les baigneurs, de plus en plus mélancolique et désaccordé.

Il ne se livra d’abord à la pêche que pour avoir un prétexte à être
seul. Puis insensiblement, il en éprouva d’infinies jouissances, un
plaisir si fort et si profond qu’il était aussi difficile à définir que
celui qu’inspirent certains accords musicaux.

A la pêche aux chevrettes, il faut pousser à travers les herbes, dans le
sens où le flot incline leur chevelure d’un vert qui pâlit vers le
blond, un filet qui s’alourdit peu à peu, tout plein d’algues et de
cailloux. On entre dans l’eau jusqu’au ventre, et ces herbes, et les
petits poissons, les crabes, les chevrettes même, frôlent vos pieds nus
de telle sorte qu’on ne sait si ce que l’on ressent c’est de
l’inquiétude ou de la volupté. Et quand on redresse le filet, d’un coup
de reins, les chevrettes y bondissent, translucides, des gouttelettes
claires au bout des antennes. On les saisit; elles sont dures et
piquantes, animées d’une force imprévue qui communique aux doigts un
frémissement singulier; et l’œil s’amuse parfois, en s’effrayant un peu,
d’apercevoir, au fond des mailles, des vives hérissées, des vers poilus,
miniatures de monstres, ou un coquillage étrange qui projette autour de
lui des formes tentaculaires.

Pour relever les lignes de fond, il faut partir à la nuit noire, en
canot, vers les trois heures du matin. Les tranquilles petites étoiles
ont l’air de rire dans l’air très frais, et la planète Mars est comme
une lanterne rouge, très lointaine. Un à un, on soulève les poids de la
ligne. Les plies, les limandes, les soles frappent l’eau douloureusement
du plat de leur queue, les maquereaux ont l’air d’être en émail, et il y
a un poisson, je ne sais lequel, qui gronde quand on le jette au fond du
bateau et qu’il agonise. Si la lune brille, elle trace sur la mer une
espèce de grande route lumineuse, où le canot semble suspendu, et l’on
dirait qu’on fait de la magie au milieu des bêtes sorties des
profondeurs, dans le silence pur.

Mais Denot se souvenait surtout d’une autre nuit où il était allé à la
pêche aux lançons. Vers l’aube, dans une anse de sable, entre deux blocs
de rochers semblables à de grands animaux pétrifiés, il avait entendu le
bruit d’une mastication vorace, et la mer, sur quelques brasses carrées,
s’agitait d’un grouillement qui faisait presque peur. C’était des
crabes, par milliers; ils commençaient à manger vivants les poissons
pris dans les filets de pêcheurs qui s’étaient endormis dans leur
barque, harassés de fatigue. On voyait du sang dans l’eau... Denot ayant
réveillé les pêcheurs, ceux-ci avaient tenu à lui donner sa part du
butin sauvé, comme s’il eût été l’un des leurs, et un vrai marin. Il ne
songeait jamais à cela sans une espèce de fierté, un épanouissement du
cœur.

C’était tous ces souvenirs qui lui montaient à la mémoire, un matin
qu’il revenait de fouiller les herbiers de Kérity. La pêche avait été
mauvaise et il rentrait les mains vides. Or, ayant par hasard abaissé
les yeux vers une flaque, une simple flaque abritée derrière un galet
plus gros que le corps d’un homme, il distingua dans l’eau plate et
tranquille une chose qui le fit subitement frémir de joie et de
convoitise. Tout d’abord même il n’en crut pas ses regards: un homard,
un homard monstrueux, un géant de l’espèce, essayant vainement de se
creuser, en attendant le retour du flot, un abri sous le galet. Cette
rencontre était d’autant plus inattendue que les homards ont presque
disparu de la côte bretonne; les pêcheurs vont maintenant les chercher
jusque dans les eaux du Portugal, et les logent ensuite dans des casiers
mouillés devant leurs ports, en attendant le moment de les vendre. Le
monstre que Denot venait de découvrir s’était-il échappé d’un de ces
casiers? C’était l’hypothèse la plus vraisemblable. En tout cas il était
de bonne prise. La seule difficulté était de s’en rendre maître. Denot
le poussa, avec son filet à chevrettes, jusque sous le galet: le homard
se laissa faire. Mais d’un seul coup de ses pinces énormes, il trancha
les mailles comme avec des ciseaux, retomba dans l’eau, et se mit en
posture de défense.

Tout son corps était d’un bleu de Prusse assombri, avec des traînées de
petits coquillages sur la carapace, tant il était vieux, tant déjà il
avait vécu des saisons nombreuses! La fureur de la pêche avait jeté
Denot à un degré de si grande imprudence qu’il tenta de l’arracher de la
flaque avec les mains; les pinces se rabattirent vers lui avec une telle
prestesse, un claquement si sauvage, qu’il fit un bond en arrière.
Alors, le homard victorieux rentra sous le galet. On ne voyait plus que
son dos bleu, qui semblait vouloir soulever l’énorme bloc pour s’y
cacher. Avec le manche de sa pêchette, Denot parvint à le pousser sur le
sable; la bête y apparut seulement plus redoutable, posée de travers,
marchant de travers, regardant de travers avec ses deux petites
prunelles noires posées sur des antennes flexibles. Denot cependant
n’avait plus qu’une idée: «Il faut que je l’aie! Et si je m’en vais, je
perds mon droit, un autre le prendra.»

Il prononça aussi à haute voix, et aussi solennellement que s’il eût
déclamé un vers:

--Il a bien quarante centimètres de long!

Le homard, laissé à lui-même, était retourné dans sa flaque, mais il
continuait de tenir ses yeux hors de l’eau pour surveiller son ennemi.
La plage était déserte. Ce duel farouche n’avait pas de témoins. Denot
répéta:

--Il faut que je l’aie!

Et, délibérément, il ôta son pantalon, dont il ferma les deux jambes par
un nœud: puisqu’il n’y avait personne en vue! C’était un pantalon en
kaki «corde», usé, mais encore solide, qu’il mettait pour la pêche. Il
en boutonna tout ce qu’il fallait boutonner, et armé de cette nasse
improvisée, s’avança vers son adversaire.

Le homard fut peut-être trompé par la nouveauté de ce piège, car poussé
d’autre part vigoureusement du bout du manche de la pêchette, il s’y
précipita avec une sorte d’aveuglement stupide, et une fois qu’il y eut
pénétré, s’obstina seulement à trouver une issue par une des jambes du
pantalon. Il était pris! Denot tira vivement cette espèce de sac, noua
tout autour sa ceinture de cuir et cria triomphalement:

--Ça y est!

Il était si épuisé, qu’il se coucha quelques instants à côté de sa
capture. Puis il se releva pour la soupeser, pour la sentir s’agiter
dans ses mains. Il était ivre, littéralement, ivre d’une joie primitive,
ivre à improviser une danse. L’impulsion qui l’avait fait agir avait été
si violente que ce ne fut qu’après un temps assez long qu’il se rendit
compte tout à coup du problème qui lui restait à résoudre.

--Je ne puis pas le rapporter _comme ça_!

Pour retourner chez lui, il lui aurait fallu marcher une heure encore,
et défiler sous les fenêtres, les terrasses de trente villas. C’était
impossible. Il y a des choses qu’on ne fait pas, malgré tout.

--Eh bien, se dit-il, je m’en vais attendre qu’il passe quelqu’un.
Quelqu’un: n’importe qui; un gamin, un matelot ou un baigneur. Je lui
donnerai un mot pour ma femme: «Qu’on m’envoie un pantalon, au plus
vite!» Mais je ne lâcherai pas ce homard, quand même la marée
reviendrait pour m’engloutir!

Et il attendit. Quand il allait à la pêche, il ne prenait pas sa montre,
qui aurait pu se mouiller. Mais il comprit, à la hauteur du soleil, que
des heures passaient. Enfin, de l’autre extrémité de la plage, il vit
venir deux hommes et se jugea sauvé. Il frappa du poing, légèrement, sur
le homard.

--Mon vieux, dit-il, ce soir tu seras dans le court-bouillon!

Il y avait sur les choses une brume claire, parce qu’il faisait ce qu’en
Bretagne on appelle «un temps d’argent». Mais à deux cents mètres il vit
que les arrivants portaient un uniforme. C’étaient deux gendarmes, qui
s’en étaient allés à Kérity pour verbaliser contre un automobiliste
imprudent; et ils avaient pris par la plage, pour couper au plus court,
à marée basse. Denot s’accroupit, rentrant ses jambes sous lui. Mais on
voyait tout de même qu’elles étaient nues. On distinguait aussi sa
chemise. Les gendarmes le considérèrent avec circonspection. La
circonspection est une des formes de la conscience professionnelle. Et
ils crurent que c’était un Parisien qui allait se baigner. Alors celui
qui était le plus ancien en grade interrogea:

--Avez-vous un maillot? On ne se baigne pas sans maillot.

--Mais je ne me baigne pas, protesta Denot. C’est pour un homard! Le
voilà, le homard.

--Et comment, dit le gendarme, que vous allez retourner chez vous, sans
pantalon? Un homme comme il faut! si c’est pas malheureux!... Alors,
vous n’avez pas de maillot?

--C’est à cause du homard. Voyons! répéta Denot, voilà mon adresse,
voilà mon nom, je ne cache rien. Allez chez moi, prévenez, on
m’apportera ce qu’il faut.

Les gendarmes méditèrent. Il leur fallait toujours contrôler les
renseignements qu’on leur donnait. Ils s’en allèrent donc à Ker-ar-Chad
demander Mme Denot.

--C’est pour votre mari, dirent-ils. Qu’il a un procès-verbal pour
outrage à la pudeur.

M. Denot rentra chez lui, vêtu comme tout le monde, et avec le homard.
Mais il le mangea sans gaieté. Mme Denot dit maintenant de lui,
dédaigneusement:

--Il n’est plus artiste, et il est resté bohème.




ALBERT


Albert suivait docilement Josette à travers les fiacres, les voitures de
marchandes des quatre-saisons, les camions, les omnibus, les autos et
les passants; obstacles mouvants si lourds, si nombreux, si parfaitement
opaques que bien souvent elle ne l’apercevait plus. Mais il n’y avait
pas de crainte qu’il la perdît. Son odorat la lui faisait reconnaître à
travers la foule. Il était myope, comme tous les chiens. La mêlée
confuse des objets lointains, le grandissement brutal de ceux qui
deviennent proches, dans cette rue Montmartre encombrée d’hommes, de
chevaux et de chars, avaient pour lui quelque chose de prodigieux; mais,
de ses narines noires et perpétuellement frémissantes, il continuait de
distinguer les parfums de la maison, de la chambre et du lit, celui du
corps même de sa maîtresse, celui de la petite cuisine, délicieux! et il
gardait sans se troubler ses distances. Les ongles de ses quatre pattes
retentissaient en cadence sur le pavé de bois de la chaussée et les
dalles du trottoir; ses prunelles d’or, intelligentes et lucides,
avaient l’air un peu folles, à cause des poils qui lui retombaient du
front sur les yeux. Il eût été parfaitement satisfait sans la gêne qu’il
éprouvait à ne rien porter, une gêne dont il éprouvait l’agacement à la
commissure des lèvres, et lui imposait une grimace pareille à un rire
pénible. Tel était l’instinct de sa race, le reste du besoin de chasse
qui jetait sur la proie ses lointains ancêtres, et la leur faisait
rapporter aux tanières entre leurs crocs serrés. Un désir d’imitation
s’y mêlait: Josette, elle, tenait un filet plein de provisions... A la
devanture d’un épicier, assez bas, juste à la hauteur de ses oreilles,
trois carottes liées d’un brin de paille lui apparurent: il les happa
d’un coup de gueule silencieux et poursuivit sa route. Rien ne lui
manquait plus, désormais. Un frisson de joie chatouilla sa chair et il
leva plus haut la tête: que c’est bon, d’avoir quelque chose entre les
dents!

Josette tourna dans la rue Geoffroy-Marie, et franchit le porche d’une
vieille maison. La concierge lui dit poliment:

--Bonjour, madame Faussurier.

Cela lui fit plaisir. Puisqu’elle s’était mise avec Faussurier, qui est
maintenant marchand de billets de théâtre, après avoir été garçon de
café, c’est bien le moins qu’on lui donne ce nom-là; il n’y a que les
personnes qu’elle reçoit dans la journée qui lui donnent le nom de
Josette. Mais dans le quartier, on l’appelle Mme Faussurier; c’est une
dame très bien qui paye son terme au jour dit, et les fournisseurs
comptant. Personne n’a rien à lui dire. Elle rendit le salut, d’un air
affable, mais passa, malgré qu’elle aime la conversation. Elle pensait à
Faussurier, qui tient à déjeuner à l’heure. La concierge, qui donnait un
coup de balai sous les myrtes qui sont dans la cour, l’arrêta cependant
d’un mot:

--Il n’en mange pourtant pas, des carottes, vot’ cabot! C’est gentil de
sa part, de les porter.

Josette se retourna, très surprise.

--Ah bien, cria-t-elle, c’est trop fort!

Albert tenait sa botte délicatement, ayant bien soin de n’y pas entrer
les crocs; mais tous les poils de son dos reluisaient de satisfaction
sous les poils de sa queue en panache.

Josette songea tout à coup que trois carottes, c’est tout de même bon
pour le pot-au-feu, et répondit évasivement:

--Ces caniches, si on se mettait le derrière dans leur gueule, ça vous
monterait jusqu’au cinquième. C’est leur sang qui veut ça.

Mais quand elle eut retrouvé M. Faussurier, qui fumait tranquillement
une cigarette dans son lit, elle lui annonça l’événement d’une voix
ardente:

--Il en a une façon, Albert, de faire son marché! V’là-t-il pas qu’il a
étouffé une carotte à la foire d’empoigne!

Et elle ajouta même, plus faiblement:

--Ce sale cabot nous fera avoir des ennuis.

Faussurier se fit expliquer le cas dans ses détails.

--C’est des dispositions, ça, déclara-t-il, d’un ton sentencieux, c’est
des dispositions!

Ce jugement était certainement exact. Les dispositions d’Albert ne
demandaient qu’à se laisser développer. Il s’agissait seulement de lui
enseigner à ne pas s’emparer d’objets inutiles. M. Faussurier employa
ses loisirs, qui étaient nombreux, à perfectionner ses dons naturels et
à montrer aux voisins, au concierge et aux fournisseurs que c’était
décidément l’habitude du chien de tenir toujours quelque chose dans la
gueule; et il lui fit porter, dans la rue, les objets les plus divers:
son parapluie, sa canne, un paquet, parfois même son chapeau. Plein de
patience, de mansuétude et de juste sévérité savamment unies, il
l’accoutuma ensuite à saisir un objet au commandement. Ce furent des
paires de bottines rangées devant la porte, des cravates, des mouchoirs,
un quartier de viande, et même des flacons d’odeur. M. Faussurier
faisait le tour de la chambre, suivi d’Albert, qui marchait à quatre pas
derrière lui et respectait ces choses, sur lesquelles, pourtant, il
jetait déjà un regard d’intelligence et de propriété. Mais M.
Faussurier, d’un geste négligent, portait la main à ses lèvres. Albert,
d’un coup de gueule silencieux, happait une paire de bottines, une
cravate, un mouchoir ou un flacon. Quand il se fut assuré qu’une
discipline si exacte avait porté ses fruits, M. Faussurier, toujours
prudent, enseigna au chien qu’il devait obéir à sa maîtresse de la même
manière et pour les mêmes choses. Et ce fut seulement alors qu’il les
envoya tous deux en promenade, régulièrement, dès que la nuit était
tombée. A partir de ce moment, Albert devint la providence du ménage.

Une semblable mission le rendait inconsciemment fier; il était plus aimé
qu’auparavant: les chiens sont profondément sensibles aux moindres
nuances d’affection. On le voyait perpétuellement par les rues,
commissionnaire scrupuleux ou déprédateur intrépide; et il ne faisait
nulle différence entre ces deux fonctions. Peut-être, cependant,
préférait-il la seconde: ses maîtres l’en remerciaient d’avantage, elle
flattait sans doute aussi l’instinct de rapine qu’il avait reçu en
naissant: il chassait dans les rues de Paris comme ses aïeux les chiens
sauvages dans les steppes froides de la France préhistorique. Ses bonds
joyeux devenaient plus farouches. Il avait quelque chose à faire dans la
vie; les bêtes, comme les hommes, se plaisent aux actions utiles; et il
se sentait plus étroitement associé à ceux qui lui donnaient la
nourriture.

Albert et Mme Faussurier furent arrêtés tous les deux ensemble, un soir
de novembre, par un inspecteur de la Sûreté à la solde d’un grand
magasin de nouveautés de la rive gauche: car Josette préférait
maintenant, quand elle sortait pour prendre l’air avant son dîner, les
quartiers où elle n’était point connue. Albert, quand cet inspecteur aux
yeux exercés l’arrêta par la peau du cou, tenait dans sa gueule une
paire de gants de Suède à six boutons, pointure six trois quarts, qu’il
avait prise à l’étalage. Par malheur il avait poussé un petit aboiement
bref, tout à fait inusité chez lui, qui donna aux épaules de Josette un
tremblement léger. Ce mouvement presque imperceptible suffit à
l’inspecteur, qui prononça d’une voix décisive:

--Dites donc, madame, c’est bien à vous, n’est-ce pas, ce chien?

Albert n’avait pas de collier. Mais Faussurier, homme prudent et
astucieux, avait bien souvent prévenu Josette.

--Il n’y a pas moyen, disait-il, de nier qu’un chien est à vous.
L’imbécile vous suit, vous caresse, vous regarde comme une vieille fille
son confesseur, même si on le menace. Le plus simple est de dire la
vérité. Ça fait bien dans le paysage, et, pour le reste, est-ce qu’on
est responsable des fantaisies d’une bête?

Josette répondit donc avec une entière sincérité:

--Oui, monsieur. Il ne vous a pas mordu, j’espère? S’il vous a mordu,
c’est que vous lui avez marché sur le pied. Il est très doux, monsieur,
très doux.

L’inspecteur avait ramassé la paire de gants. Albert sauta pour la
rattraper. Dans son idée, elle était à lui, ou à Mme Faussurier, en
échange d’un morceau de sucre et d’une caresse sur la nuque.

--Et ça? fit le policier.

--Ça, reconnut Mme Faussurier, candide, c’est une paire de gants.

--Vous ne me ferez pas croire qu’il s’engraisse à manger de la peau de
Suède, votre chien! dit l’inspecteur.

--Non, monsieur, avoua innocemment Josette. Seulement c’est jeune, vous
savez, c’est capricieux.

--Vous expliquerez ça au juge du Petit Parquet, répondit l’inspecteur,
sceptique.

Josette passa la nuit au Dépôt, et fut interrogée trois jours après par
un juge d’instruction. Elle avait été mise en liberté provisoire,
l’adresse qu’elle avait donnée ayant été reconnue exacte. Faussurier,
n’étant pas son légitime époux, ne l’avait pas accompagnée au Palais.
Elle y arriva donc toute seule, mais comme prévenue libre. On avait déjà
recherché s’il y avait une fiche de condamnation à son nom, Joséphine
Soupot; on l’avait soumise à l’anthropométrie, sans rien trouver; on
avait fait une perquisition à son domicile sans y rien découvrir qui pût
donner lieu au moindre soupçon, car Faussurier y avait mis bon ordre; et
de voir d’autres dames qui, au contraire, attendaient leur tour aux
côtés d’un garde municipal, cela lui inspira une haute idée d’elle-même,
et de la confiance en son destin.

Introduite devant le juge, et l’ayant dévisagé de cet air d’assurance
que donne aux femmes l’habitude de voir les hommes en état de péché,
elle le reconnut sans surprise pour l’avoir vu quelquefois au promenoir
d’un café-concert, et lui adressa un petit salut un peu trop souriant.
Mais lui ne la reconnut point, et demanda seulement, la voix empreinte
d’une grande brusquerie:

--Qu’est-ce que vous avez volé?

Obligé d’instruire quatre ou cinq mille affaires par an, qu’il estimait
presque toutes de médiocre intérêt, telle était sa coutume pour
économiser du temps.

--Ce n’est pas moi qui ai pris cette paire de gants, répondit Josette,
c’est mon chien. Un chien de dix mois, monsieur le Juge d’instruction:
c’est jeune, ça prend du cuir pour se faire les dents.

--Alors, vous dites que vous n’avez rien volé?

--Je vous dis que c’est mon chien qui...

--C’est bon, écrivez! dicta le juge d’instruction à son greffier: «Non,
je n’ai rien volé; c’est le chien...» Quand avez-vous été condamnée?

--Je n’ai jamais été condamnée, affirma Josette. J’ai passé à
l’anthropométrie.

Elle disait cela avec une sorte de fierté sentimentale, comme elle eût
parlé de sa première communion.

--Bon. Entrez dans ce cabinet...

Quand elle eut disparu, il regarda son greffier.

--C’est une voleuse, dit celui-ci. Le truc du chien est connu.

--Et où est la preuve? fit remarquer le juge. Ces inspecteurs sont
idiots! Il fallait attendre qu’elle eût pris les gants en mains... Et
puis quoi? Huit jours de prison, c’est tout ce que ça vaut. Et
l’Intérieur? Qu’est-ce qu’il dirait, l’Intérieur, qu’est-ce qu’il
dirait! Il proteste contre les peines courtes, parce que les condamnés
ne travaillent pas assez longtemps pour payer leurs frais... Il proteste
aussi contre les peines longues, du reste, parce que ça encombre.
Non-lieu, allez! On la reverra... Contravention simple pour garder un
chien sans collier ni muselière.

Josette s’en alla, libre, et l’âme en paix. Faussurier l’attendait dans
le couloir. Ils allèrent prendre l’apéritif en face du Palais. Josette
dit:

--Tout de même, maintenant, ils doivent rendre le chien.

--Tiens, c’est vrai, réfléchit Faussurier. Où est-il?

                   *       *       *       *       *

Albert ne s’était pas étonné de voir une si grande foule autour de lui
quand on l’avait conduit au poste de police avec Josette. Il aimait le
monde, et les hommes ne lui faisaient pas peur: il n’en avait jamais
reçu que des caresses, étant jeune, gai et d’abord affable. Le poste
même l’intéressa, à cause de l’odeur, qui était nouvelle pour lui, et
qu’il enregistra dans sa mémoire. Il ne commença d’éprouver d’inquiétude
qu’au moment où la voiture cellulaire vint chercher Josette pour la
conduire au Dépôt. Non que cette boîte sans fenêtres lui parût
inquiétante; il n’avait pas d’idées bien arrêtées sur ce que doit être
une voiture; mais on lui interdit avec un coup de pied dans les côtes,
et en le retenant par la peau du cou, d’y accompagner sa maîtresse.
Alors il se mit à hurler d’une façon lamentable et connut pour la
première fois cette grande vérité: que les hommes n’aiment point la
manifestation des tristesses les plus légitimes. On le battit
violemment. Ayant compris qu’il ne fallait pas crier, il se réfugia sous
le banc de bois qui faisait le tour du poste et y demeura épouvanté, la
langue en cuiller et le ventre battant. Il reprit un peu d’espoir
lorsqu’il entendit une voiture s’arrêter devant la porte. Dans sa
cervelle de chien, puisqu’une voiture avait emporté sa maîtresse,
c’était une voiture qui devait le ramener à elle. C’était celle de la
fourrière. Elle ressemblait d’ailleurs un peu à l’autre. Il eut un bond
de joie quand il comprit qu’on allait l’y faire monter. Mais un des
agents demanda au brigadier:

--Quelle désignation?...

--Bah! dit le brigadier, comme d’ordinaire: chien sans collier.

Une ficelle lui attacha aux oreilles un papier qui portait cette
suscription. Et puis il partit, assez heureux. La fourrière même ne lui
parut pas une prison pénible. Le chenil où on l’enferma était grand et
tout rempli de chiens. A la manière de petits enfants des hommes, Albert
vivait sous l’empire des impressions présentes. Il joua. Il joua
beaucoup avec ces autres chiens: à se rouler mutuellement par terre, à
se battre sans se faire du mal, et à d’autres jeux moins décents.
Cependant parfois l’un d’eux se sentait pris subitement d’un grand
désespoir à cause d’une image obscure, d’un souvenir qui venait de
traverser sa cervelle, et il se mettait à gémir, les pattes tendues, le
nez au nord-ouest, à l’endroit où l’on distingue la vaste toiture d’un
marchand de bois et charbons, et une sorte d’écurie désaffectée pleine
de bicyclettes toutes rongées de rouille: car c’est de ce côté qu’est la
porte. Tous ses camarades, par une sorte de contagion douloureuse,
l’accompagnaient bientôt en chœur, et Albert se joignait à eux,
quelquefois par instinct d’imitation, quelquefois parce que la mémoire
lui revenait des senteurs d’une chambre, d’un tapis sur lequel il avait
couché, et celles aussi d’un homme et d’une femme, plus fortes et plus
regrettées.

Le quatrième jour, un homme vint qui le fit sortir. Il y avait derrière
lui un monsieur très bien habillé, beaucoup mieux que M. Faussurier. Je
vous ai dit qu’Albert aimait les hommes. Il leur fit à tous deux
beaucoup d’amitiés.

--Vous verrez, dit l’homme au monsieur. Ils ne souffrent pas du tout.
Avant, on les pendait. Mais aujourd’hui, c’est très perfectionné.

On fit entrer Albert dans une sorte de grande boîte qui devint tout à
fait obscure quand la trappe en fut refermée. Cette obscurité subite le
déconcerta puis lui suggéra l’envie de dormir. Mais une nouvelle
émanation le réveilla: il ne connaissait pas encore cette odeur du gaz
d’éclairage. Comme toujours, il ne songea d’abord qu’à la noter pour
augmenter la quantité de ses expériences. Puis, comme elle lui parut
difficile à respirer, il s’inquiéta, gratta de ses ongles contre les
parois, furieusement. Dehors, une voix expliqua:

--Ça ne dure qu’un moment. Ils réclament comme ça un petit peu; mais ils
sont étourdis tout de suite.

--Vraiment? interrogea le monsieur.

Albert, en effet, tomba sur le côté: la paralysie qui venait. Et comme
ça faisait mal de s’envoyer cet air-là dans les poumons! Mais ses
pensées de chien demeuraient extraordinairement actives. Il revit la rue
Montmartre, les voitures, les camions, les passants par milliers... et
puis une bête très singulière, et dont le fumet lui avait paru si fort
et si intéressant: un chevreuil rencontré le jour d’une promenade au
bois de Boulogne. Et puis les figures de Josette et de Faussurier, car
l’empoisonnement des centres nerveux fait délirer aussi les chiens. Et
puis plus rien: il vomissait. Même bientôt ce fut fini pour lui de
vomir. De grandes ondes douloureuses seulement encore depuis le crâne
jusqu’au bout de l’échine. Des puces quittant sa chair froide sautèrent
aux fentes du bois.

--... Dans une heure, annonça l’homme, on pourra le retirer.




BOSSEBŒUF, VAGABOND


Le prévenu Bossebœuf, François-Victor, était inculpé d’ivresse publique
et de vagabondage: le premier de ces délits prévu et châtié par une loi
que chacun devrait connaître, car elle est affichée dans tous les débits
de boissons; le second par les articles 269 ou suivants du Code pénal,
auxquels il faut ajouter les dispositions plus récentes annexées au Code
d’instruction criminelle, et concernant les flagrants délits: jugement
immédiat, après simple interrogatoire d’identité, par le tribunal de
première instance siégeant en audience correctionnelle. La peine, pour
le vagabondage simple, est de trois à six mois d’emprisonnement, «à
moins que le condamné ne soit réclamé par le conseil municipal de sa
commune, ou cautionné par un citoyen solvable». Or, personne ne s’était
soucié de réclamer Bossebœuf, ni de le cautionner; et quant aux délits
d’ivresse et de vagabondage, ils étaient incontestables et semblaient
devoir demeurer incontestés: Bossebœuf, trouvé par le garde-champêtre de
Maranvilliers (Loire), dans un fossé, où il dormait confortablement,
saoul comme toute la Pologne, était né à Rœux (Pas-de-Calais) et
domicilié à Lille. Il était misérablement vêtu. Il avouait être venu à
pied du Pas-de-Calais au centre de la France, en suivant un itinéraire
erratique et déconcertant, dormant la plupart du temps à la belle
étoile. Et enfin il reconnaissait n’avoir été embauché nulle part, pour
aucun travail, depuis le jour où, à Orléans, il avait «fait
l’homme-sandwich» pour le compte d’une troupe théâtrale en tournée. Il
devait donc cueillir le minimum de trois mois. Mais ce qui aggravait
encore son cas, en le rendant plus compliqué pour le tribunal, c’est
qu’on avait trouvé dans la poche de la vieille redingote que portait ce
chemineau--car il portait une redingote, toute ruineuse, effilochée aux
basques et verdie dans le dos par les averses--non seulement le peigne
et le miroir qui sont l’indispensable bagage de tout chemineau qui se
respecte, mais encore un billet de cent francs, inséré entre les
feuillets de son livret militaire, plus vingt-huit francs
quatre-vingt-dix centimes en papier et billon, dans le gousset de son
pantalon: la méfiance du législateur présume que tant d’argent, chez un
homme considéré comme dépourvu de moyens d’existence, ne peut être que
le produit du vol; et le vagabond, dans ce cas--article 278--doit subir
une peine d’emprisonnement de six mois à deux ans.

Mais François-Victor Bossebœuf gardait cependant à cette heure, en
présence de M. le président Barillot et de ses deux assesseurs,
l’attitude simplement impatiente d’un homme qui a manqué le train, et
qui s’ennuie sur le quai de la station en attendant qu’il en passe un
autre. Il ne paraissait en aucune façon se douter des charges qui
pesaient sur lui.

--Le garde-champêtre de Maranvilliers vous a ramassé dans un fossé, à
quinze cents mètres de la commune, expliqua M. Barillot. Vous étiez
ivre, bestialement ivre, à sept heures du matin.

--Ça se peut, monsieur le président, répondit Bossebœuf.

--Vous avez traversé toute la France en état de vagabondage, d’après
votre propre aveu, sans chercher de travail nulle part.

--Monsieur le président, à Orléans...

--Le tribunal est renseigné, interrompit M. Barillot: il appréciera...
il appréciera que cette unique journée consacrée à l’accomplissement
d’une tâche indigne d’un homme vigoureux et jeune encore n’a pu suffire
à vous assurer pendant plus d’un mois--car vous reconnaissez avoir mis
plus d’un mois à vous rendre d’Orléans à Maranvilliers--des moyens
d’existence.

--Mais j’en ai, des moyens d’existence, cria Bossebœuf, subitement
indigné, j’en ai! qu’on m’a barboté au greffe cent francs et... et je n’
sais plus combien d’aut’ argent qu’ j’avais. Je n’ sais plus à cause de
l’état où que j’ m’étais mis la veille. On compte plus dans c’t état-là,
vous comprenez, monsieur l’ président. Mais enfin, c’est cent francs et
quéqu’ chose que j’avais. Ça, je l’ jure!

--Cent vingt-huit francs quatre-vingt dix centimes, constata M.
Barillot, en consultant le dossier. Si on n’avait pas trouvé cette somme
sur vous, peut-être courriez-vous encore les grandes routes. Il y a tant
de vagabonds...

--Monsieur le président, je m’ promène, j’ suis pas un vagabond.

--Il est inutile d’insister sur ce point, répondit M. Barillot d’un air
las. D’après vos aveux mêmes, tous les éléments qui constituent le délit
de vagabondage existent. Vous êtes sans domicile depuis six semaines,
vous ne cherchez pas de travail, et, d’autre part, on vous trouve en
possession d’une somme considérable, eu égard à l’aspect de votre
personne et à la vie misérable que vous menez.

--Mais j’ lui ai dit à c’ garde champêtre, dit Bossebœuf, j’ lui ai dit
d’où qu’elle venait, c’t’ argent. Elle vient d’ la succession d’une
tante! Mais il a rigolé, c’t’ andouille, il m’a dit: «Ta tante, j’ la
connais! C’est elle qui vend des billets de banque à la foire
d’empoigne.» Monsieur l’président, aussi vrai que j’ suis un honnête
homme, aussi vrai qu’ j’ai jamais été condamné, j’ai une tante, une
tante qu’est morte et qui m’a laissé trois mille francs de rente: y
avait des obligations, y avait des actions... J’ suis riche à près de
cinquante mille francs, c’est l’ notaire qui m’ l’a dit!

Il jeta sur sa redingote immonde un regard de fierté, comme si elle eût
été couverte, illuminée, resplendissante d’or, et poursuivit:

--Moi, j’étais ouvrier filetier depuis dix ans chez Stuyvaërt frères, à
Lille, quand il m’a écrit, c’ notaire. J’ suis été tout d’ suite à Arras
pour le voir, et il m’a dit:

--Vous croyez que j’ peux vous les donner comme ça tout d’ suite, vos
cinquante mille francs? Y a l’inventaire, y a la liquidation... Dans
trois mois, on pourra voir.

«Tous les notaires, c’est des voleux. Ils sont connus pour garder
l’argent. J’ lui ai dit. Alors il m’a fichu à la porte en me donnant
cinq cents francs «en avance», qu’il a prétendu. C’est tout c’ que j’
verrai jamais, c’est pleuré... Avec les cinq cents francs, j’ m’ai
acheté une redingote, un pantalon, un gilet de marié, et puis j’ai fait
la noce, toute la journée. L’ matin, quand j’ m’ai réveillé et qu’ j’ai
vu l’ soleil, j’ai marché. J’ sais pas pourquoi j’ai marché: j’avais
jamais vu la campagne. Et, depuis c’ moment-là, j’ai continué à marcher
dans c’te campagne. C’est drôle!»

Il ne trouvait plus de mots. A la rigueur, il pouvait expliquer des
faits: mais des sentiments, un instinct, une maladie! Dix ans de sa vie
qu’il avait passés sans remuer les jambes, excepté au régiment; dix ans
qu’il avait fatigué ses reins, tout debout à surveiller des fils qui
s’enroulent sur une bobine, et puis voilà qu’il s’était vu sur une
route, une de ces routes du Nord qui vont tout droit, jusqu’à l’horizon.
On pense: «il faut que j’aille jusqu’à cet arbre, le dernier que je
vois, il le faut!» On va, on va, et il y en a d’autres, et ça ne finit
pas. On continue. Et puis il y a les estaminets au bord de cette route,
quand on se sent fatigué, il y a les chemins de halage, le long des
canaux, qui sont bien plus verts, bien plus beaux encore que les routes,
et si plats, si unis surtout. On croit qu’on glisse avec l’eau, on ne se
fatigue pas. Il y a les gens qu’on rencontre, qui vont au marché, qui
vont à la ville ou qui ne vont nulle part; des chemineaux, comme le
chemineau qu’on est en train de devenir, et qui sont si rigolos, des
fois. A la fin on se quitte, la tête un peu étourdie par les tournées
qu’on s’est offertes, et on est content de se retrouver seul, on pense à
des choses qu’on oublie à mesure, ou bien au contraire c’est une phrase
qui vous revient, toujours la même. Et le lendemain c’est la même chose
et autre chose: le même plaisir d’aller on ne sait où et de découvrir ce
qu’on ne connaît pas. Enfin, le soir, quand les jambes se font lourdes
et que vient la soif, la grande soif, le plaisir de boire et d’être ivre
en se rafraîchissant, ivre à tomber, ivre à s’endormir! Voilà tout ce
qu’il ne pouvait pas expliquer, Bossebœuf: il avait découvert sa voie,
la voie publique de la République.

Le président Barillot se consulta avec ses assesseurs: remise à
quinzaine pour enquête auprès du notaire d’Arras. Et quinze jours après
Bossebœuf reparaissait devant le tribunal pour s’entendre acquitter du
délit de vagabondage,--il avait des moyens d’existence, il avait bien
réellement cinquante mille francs, donc il n’était pas un vagabond,--et
condamner à trois jours de prison pour le fait d’ivresse publique. Mais
il avait déjà tiré près de trois semaines de prévention; on lui dit:
«Vous êtes libre.»

                   *       *       *       *       *

Et M. le président Barillot oublia. Il jugea d’autres prévenus, il en
condamna, il en acquitta. Deux mois plus tard, le concierge du palais de
justice vit un homme s’arrêter devant sa loge: c’était un homme de
mauvaise mine. Il ne le reconnut pas, peut-être ne l’avait-il jamais vu.

--C’est moi, Bossebœuf, dit l’homme, comme un vieil ami.

Le concierge le regarda, étonné.

--Bossebœuf: j’ai passé en correctionnelle ici, vous savez bien!

Le concierge haussa les épaules.

--Je voudrais parler à M. le président.

Le concierge lui dit que M. le président était dans son cabinet, et où
était le cabinet. Bossebœuf parcourut les couloirs d’un pied timide. Et
il attendit debout très longtemps. Mais il finit par être reçu. Alors il
recommença, en saluant:

--C’est moi, Bossebœuf, monsieur le président.

--... Bossebœuf? fit M. Barillot, qui ne se rappelait plus.

--J’ai passé en correctionnelle, dit l’homme, d’un air de confiance.
Vous m’avez acquitté. Et après j’ suis été à Arras, chez le notaire...
Il me les a donnés les cinquante mille francs, tout de même!

--Ah! oui, fit M. Barillot.

--Et j’ les ai ici, les v’là!

Bossebœuf portait toujours la même redingote, encore plus honteuse,
trouée, souillée de terre. La semelle de ses forts souliers était encore
solide, mais il en avait remplacé les lacets par des ficelles. Il ouvrit
ce vêtement déshonoré, fouilla dans la poche intérieure, en retira son
peigne, son miroir, et un gros paquet de titres, réunis par une ficelle.

--Eh bien? demanda M. Barillot, qui ne comprenait pas.

--M. le président, c’est pour que vous les gardiez... Quand vous m’avez
acquitté, vous m’avez dit: «Vous êtes sur une voie bien dangereuse! Avec
vos habitudes d’intempérance et d’oisiveté, je crains bien que la
fortune mise entre vos mains ne disparaisse bientôt. Devenez un bon
citoyen, tâchez d’acquérir des principes d’économie.» Oh! je m’
rappelle, je m’ rappelle! Et vous aviez bien raison... Alors j’ai pensé
qu’ vous pourriez m’ conserver ça et m’ donner les revenus. J’ passerai
les prendre. Ça m’ fait rien d’ passer, monsieur l’ président, j’aime
ça. Ça m’ fera une occupation. Et j’ peux pas laisser l’ paquet chez l’
notaire, j’ vous ai dit qu’ j’ai pas confiance dans les notaires. J’ lui
ai donc tout r’pris, à celui-là. Seulement, je m’ suis dit: «Un homme
qu’est placé par le gouvernement pour condamner les autres, ça doit être
honnête, il peut pas y avoir plus honnête!» Voilà: vous m’empêcherez de
faire des bêtises, comme ça, monsieur le président.

--Mais je ne peux pas! cria M. Barillot. Je ne peux pas! Je ne suis
gardien ni des deniers publics ni des deniers privés, je ne puis pas
l’être, ce serait contraire à tous mes devoirs. Il y a les notaires...

--Mais puisque je vous dis que je n’ai pas confiance dans les notaires,
insista Bossebœuf.

--Alors, adressez-vous aux banques, aux établissements de crédit.

--Mais, monsieur le président...

--Je ne peux pas! Quand je vous répète que je ne peux pas!

--Alors à quoi ça sert, la justice? fit Bossebœuf, sincèrement
stupéfait.

Il reprit son paquet de titres et s’en alla, mélancolique.




LA CENTENAIRE


Avant la guerre, il avait été homme de lettres; il se fût offensé si on
lui eût dit qu’il ne l’était point encore. Mais les temps sont durs pour
les personnes de sa sorte, et il faut bien vivre. Triennes s’était
trouvé heureux d’accepter un poste d’inspection dans les régions qu’a
ruinées l’occupation allemande.

Il voyait ainsi de grandes misères, il y était sensible; il s’efforçait
de les signaler, et, dans la mesure de ses forces, d’y parer par les
dispositions que lui-même était autorisé à prendre. En même temps, il
continuait de lire les journaux, dans l’espoir, et dans l’illusion, de
se rendre compte de la direction générale des choses: alors, il
s’épouvantait et perdait courage. L’avenir lui paraissait chargé des
plus noires menaces. Il ne se rendait pas compte que le rôle de la
presse est d’insister sur ce qui ne va point comme il faudrait, non
point de remarquer, et de faire remarquer, ce qui ne prête à aucune
critique. Ainsi la lecture des feuilles publiques peut-elle conduire à
quelque pessimisme les gens d’un caractère quelque peu faible et
impressionnable. Triennes était de ceux-ci, peut-être justement parce
qu’il était un homme de lettres: depuis le romantisme, la littérature
exige plus d’imagination que de jugement, et encore cette imagination
s’exerce-t-elle dans un domaine plus restreint qu’on ne pense
d’ordinaire. Les vrais hommes d’imagination, de notre temps, sont les
hommes d’affaires, et les politiques. Leur profession exige, avec une
bonne somme d’optimisme pratique, sans lequel ils ne sauraient agir, la
faculté de vivre en avant, de discerner dans une certaine mesure ce que
l’avenir produira de combinaisons inédites: tandis que l’imagination des
écrivains se borne presque toujours à reconstruire, à faire une mosaïque
à l’aide de cailloux empruntés au passé: car ce qui a été fut chargé,
par les générations écoulées, de sentiments et d’émotions, alors que
l’avenir, si grand que soit l’effort qu’on fait pour le distinguer,
demeure à la fois sec et obscur. De là vient que la plupart des
écrivains de nos jours, en même temps que romantiques, sont
réactionnaires. Triennes ne l’était ni plus ni moins que la moyenne
d’entre eux.

Ce sont sans doute les habitudes qu’il avait contractées dans son
ancienne profession littéraire qui firent qu’une aventure demeurée pour
d’autres simplement bizarre lui paraît encore, à cette heure, empreinte
de mystérieuses significations. Les devoirs que lui imposent ses
fonctions nouvelles l’amenèrent un jour dans une demeure que, par
extraordinaire, l’ennemi n’avait point détruite, comme le reste de cette
petite ville; ce qu’il est permis d’attribuer au fait que, par ses
dimensions mêmes, son aspect de luxe héréditaire et solide, elle avait
naturellement été choisie par les Allemands pour y loger des officiers
supérieurs. Mais ses propriétaires possèdent des fermes, dont les
bâtiments ont été rasés, les terres dévastées. Triennes, pour les
réparations, devait se procurer auprès d’eux certains renseignements. Il
fut accueilli par une de ces servantes comme on n’en trouve plus que
dans les provinces lointaines, et qui paraissent faire corps avec les
aîtres, destinées à y rester indissolublement attachées. Elle avertit le
visiteur, avec une bonne grâce familière, que ses maîtres étaient
absents, mais allaient rentrer, et le pria d’attendre dans le salon.

Triennes considérait depuis quelques minutes les traces indubitables
qu’ont laissées les envahisseurs, même dans les maisons qu’ils ont en
apparence épargnées: les coussins des sièges usés, déchirés, par les
bottes qui s’y sont négligemment et insolemment accrochées; les tableaux
de famille--et, dans les vieilles habitations, il s’en trouve toujours
un ou deux qui ont du mérite, même s’ils ne sont pas de premier ordre:
ce mérite du style, de l’ordre et de la conscience, qui n’appartient
qu’aux époques classiques,--dont les châssis avaient été enlevés des
cadres, les toiles roulées, pour les soustraire à l’avidité des
envahisseurs. Il distinguait aussi, aisément, ce qui était là depuis
longtemps, depuis des générations, et ce que la décadence du goût,
générale dans la plupart des familles de notre bourgeoisie
contemporaine, y avait par malheur introduit récemment. Quelques minutes
venaient pour lui de s’écouler de la sorte, quand la porte s’ouvrit sur
une apparition singulière--presque un fantôme.

C’était une vieille femme, une femme si vieille qu’elle paraissait avoir
dépassé les bornes assignées par la nature à l’existence humaine,
incroyablement maigre, vêtue d’une robe noire toute simple, mais dont
l’étoffe de soie marquait la classe de celle qui la portait, la tête
couverte d’un bonnet de dentelles noires, que de rares cheveux blancs,
en désordre, dépassaient. Ses yeux, extraordinairement clairs, comme en
ont certains vieillards, s’arrêtèrent sur Triennes qui se leva avec une
politesse respectueuse, eurent l’air de le fixer, et cependant, de toute
évidence, ne l’aperçurent point. En tout cas ce fut, durant toute cette
scène, comme si le visiteur n’existait pas pour elle. Et Triennes
comprit bientôt à tous ses mouvements, à tous ses gestes, que cette
espèce d’apparition ne cherchait rien, ne voulait rien voir, sinon il ne
savait quoi, qui restait invisible. Elle ouvrit une porte, qui donnait
sur la salle à manger, regarda d’un air triste, déçu, et la referma.
Puis ce fut le tour d’un vaste placard, dissimulé dans la muraille, et
où il n’y avait que des pots de confitures. Enfin, elle baissa son corps
desséché jusque sous les tables, souleva les rideaux des fenêtres. Et,
de sa bouche édentée, d’une voix mélancolique:

--Ils se cachent! fit-elle. Ils se cachent toujours! Où sont-ils?

Elle reprit sa marche à travers la pièce, ouvrant les bras avec des
mines de jeu puéril, comme abandonnée à quelque étrange et fatidique
colin-maillard. Presque épouvanté, Triennes, quand elle allait
l’atteindre, passait à droite ou à gauche, pour l’éviter. Cela lui
sembla durer longtemps, très longtemps. En tout cas, il en avait assez!
Il se sentait ridicule, il éprouvait en plus la crainte d’être
indiscret. Ce fut avec un indicible soulagement qu’il entendit des pas
dans le vestibule, de vrais pas humains, et des pas d’homme, cette fois.

--... Mon Dieu! fit le maître de la maison, pénétrant dans le salon,
grand’mère!... Elle est encore descendue toute seule, elle s’est sauvée
de sa chambre!

Il prit doucement la vieille femme par le bras.

--Il faut remonter, grand’mère. Je vais vous reconduire.

--... Ils se cachent! répéta la singulière apparition. Ils se cachent!
Pourquoi ne viennent-ils pas?...

Le maître de la maison la poussa tendrement. On entendit qu’il l’aidait
à monter l’escalier. Il revint en s’excusant:

--Vous voudrez bien pardonner, monsieur, dit-il à Triennes. Je l’appelle
grand’mère: c’est mon arrière grand’mère, en réalité. Elle a cent ans.
Vous voyez qu’elle marche encore gaillardement, sa vue est bonne, son
ouïe aussi... Seulement, ses yeux ont beau ne pas lui faire défaut, ni
ses oreilles, elle ne voit, elle n’entend plus, dans son esprit,
personne de vivant; vous êtes, je suis moi-même pour elle comme si nous
n’étions pas. Il n’existe plus, dans sa pensée, que son mari, mort il y
a quarante ans, son père, disparu il y a plus d’un demi-siècle, et ceux
de ses enfants qui sont déjà dans la tombe. Elle ne conçoit point qu’ils
ne soient pas là, près d’elle. Elle les cherche, elle les cherchera
jusqu’à sa mort à elle-même. C’est très triste... Parlons maintenant de
ce qui vous amène, voulez-vous, monsieur...

                   *       *       *       *       *

Triennes eut beaucoup de peine à retrouver dans sa mémoire l’objet de sa
démarche. Il était déconcerté. Sa pensée retournait toujours à l’étrange
vision, qui continuait de le poursuivre. Et il songeait que les
vieilles, très vieilles nations, telles que la France, sont comme cette
centenaire, qui ne distingue plus rien du présent, mais le seul passé,
s’égare à ouvrir toutes les portes, à fouiller tous les recoins, pour y
découvrir, non pas ce qui est, mais ce qui a été, et ne sera jamais
plus. Et il se demandait aussi, avec inquiétude: «Est-ce que moi, moi
aussi, l’écrivain, je ne suis pas un peu comme cette pauvre femme,
est-ce que je ne passe point ma vie, inutilement, à ce pourchas
illusoire? Est-ce qu’il n’y a pas mieux à faire; ne serait-il pas
possible, enfin, de voir en avant?...»




TABLE DES MATIÈRES


  Monsieur Barbe-Bleue... et Madame    1
  Comment M. Boubal en fut            19
  En Diligence                        27
  L’Épouvantail                       39
  La Théologienne                     49
  Les Ombres reviennent               59
  Une Femme d’affaires                67
  Le Retour                           77
  Le Verglas                          85
  Une Robe de soie                    93
  Combats de boxe                    103
  Moustache                          111
  La Consultation                    121
  En une Nuit...                     131
  La Justice immanente               141
  Rhéa                               151
  La Choulette                       161
  Réconciliation                     169
  Le Testament                       177
  La Haine                           185
  Un vrai Pêcheur                    195
  Albert                             205
  Bossebœuf, vagabond                217
  La Centenaire                      227




    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    LE 15 SEPTEMBRE 1922,
    PAR FRAZIER-SOYE,
    168, BOULEVARD DU MONTPARNASSE,
    A PARIS, POUR
    LA SOCIÉTÉ D’ÉDITION
    “LE LIVRE”



*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MONSIEUR BARBE-BLEUE... ET
MADAME ***

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