L'illustre Partonneau

By Pierre Mille

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Title: L'illustre Partonneau

Author: Pierre Mille

Release date: February 12, 2025 [eBook #75357]

Language: French

Original publication: Paris: Albin Michel, 1924

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRE PARTONNEAU ***






  PIERRE MILLE

  L’ILLUSTRE
  PARTONNEAU


  ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
  PARIS--22, RUE HUYGHENS--PARIS




DU MÊME AUTEUR


A la même Librairie:

  La Détresse des Harpagon.

A PARAITRE:

  Le Diable au Sahara.

Chez Calmann-Lévy:

  Sur la vaste Terre.
  Barnavaux et quelques Femmes.
  La Biche écrasée.
  Louise et Barnavaux.
  Caillou et Tili.
  Le Monarque.
  Nasr’Eddine et son Épouse.
  Sous leur dictée.
  Trois Femmes.

Chez Flammarion:

  La Nuit d’amour sur la montagne.

Chez Crès:

  En croupe de Bellone.
  Le Bol de Chine.
  Mémoires d’un Dada besogneux.

Chez Ferenczi:

  L’Ange du Bizarre.
  Histoires exotiques et merveilleuses.
  Myrrhine Courtisane et Martyre.

Chez Stock:

  Paraboles et Diversions.

Aux Cahiers de la quinzaine:

  Quand Panurge ressuscita.
  L’Enfant et la Reine morte.

A la Maison du Livre:

  Monsieur Barbe-Bleue... et Madame!




    Il a été tiré de cet ouvrage
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    numérotés à la presse
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    des Papeteries Lafuma
    numérotés à la presse
    de 1 à 100.


Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.

Copyright 1924, by ALBIN MICHEL.




LES FEMMES DE PARTONNEAU




LES FEMMES DE PARTONNEAU


Partonneau revenait de Madagascar. Il y a longtemps que se passèrent les
événements dont je me fais l’historien: c’était deux ou trois ans après
l’insurrection qui suivit la prise de Tananarive. Partonneau s’était
alors révélé ce qu’il fut durant le reste de son aventureuse carrière:
l’un des collaborateurs civils les plus adroits, le plus vigoureux de
Gallieni; en apparence, et à l’écouter, le plus imprévu des humains; en
réalité, montrant le génie de la politique indigène. Il avait administré
des provinces aussi vastes que la Belgique, rendu la justice comme saint
Louis, sauf qu’il était assis sous un pamplemoussier, non sous un chêne;
livré des batailles rangées à la tête de dix-huit miliciens, de la sorte
pacifié la moitié d’un empire; enfin, gouverné sagement, mais dans
l’éclat d’une puissance illimitée. Le tout sans s’étonner de rien: il
n’avait jamais l’air de croire que c’était arrivé.

Quand un mot de lui me fit savoir qu’il était de retour à Paris, je
courus le voir. Ce proconsul avait tout simplement repris son ancien
domicile, une modeste chambre d’étudiant, rue Flatters, au quartier
latin. Sa concierge me dit, d’une voix un peu surprise:

--Mais M. Partonneau n’est pas là, à cette heure-ci! (Il était quatre
heures de l’après-midi.) Vous le trouverez au café Mahieu, comme de
juste.

J’allai donc au café Mahieu. J’y découvris en effet Partonneau, attaché
de toute son âme aux problèmes d’une manille aux enchères avec des
habitués qui l’ignoraient radicalement trois jours auparavant, mais le
tutoyaient. Telle était la simplicité de son âme: il ne se souvenait
plus d’avoir été vice-roi, d’être toujours officier de la Légion
d’honneur et grande médaille d’or de la Société de Géographie. Ou
plutôt, comme il disait, avec sa belle philosophie, ramassée dans une
formule concise: «Tout ça n’avait aucun rapport!»

--Alors, lui dis-je, tu ne regrettes pas tes grandeurs?

--Non, fit-il, sincèrement: ici la vie est beaucoup plus facile! Je n’ai
à me soucier de rien...

En effet, il ne se souciait de rien. Toutefois, y réfléchissant, il me
déclara que, pour lui, Paris manquait de femmes. Je répliquai que ce
n’était pas l’opinion générale.

--C’est possible, me répondit Partonneau, mais alors c’est que je ne
sais plus «manière». A Madagascar, je n’avais qu’à m’adresser aux
_governora madinika_, les chefs des notables, qui m’envoyaient tout de
suite ce qu’ils avaient de mieux. Ici, il n’y a pas de _governora
madinika_: cela me manque.

Je lui fis remarquer qu’il y avait un préfet de police; il me pria de ne
pas me payer sa tête. Mais je ne croyais pas si bien dire, ainsi qu’on
verra.

Deux jours plus tard, il m’apprenait qu’il avait trouvé «quelqu’un». Ce
quelqu’un s’appelait Émilienne. Comme je m’informais de l’endroit où il
l’avait rencontrée:

--Mais dans la rue! Où veux-tu que ce soit?

Il ajouta qu’il l’avait installée chez lui, que c’était une personne
très comme il faut, bien agréable, et qu’elle avait des vertus
d’intérieur.

Je supposai que c’était à cause de ces vertus d’intérieur qu’on ne
voyait jamais Émilienne. Partonneau allait au Mahieu sans elle, dînait
sans elle à la brasserie du Panthéon, retournait jouer à la manille, au
Mahieu, sans elle, et ne partait que vers minuit.

--Partonneau, lui dis-je timidement un soir, qu’est-ce qu’elle fait, ton
Émilienne, pendant ce temps-là?

--Elle m’attend en mangeant des marrons. C’est une femme qui adore les
marrons, avec du vin blanc. Chaque tribu a ses mœurs.

Je me permis de lui faire observer que les mœurs de la tribu parisienne
ne sont pas, généralement, si simples; que les femmes, chez nous, aiment
la distraction; que, de plus, elles souhaitent d’ordinaire que leurs
amis fassent l’étalage public de leurs attraits et de leur toilette.

--Je me souviens, reconnut Partonneau, d’avoir lu ces particularités
dans certains ouvrages qui traitent de la matière. Mais Émilienne est
différente. Elle ne demande pas du tout à m’accompagner. Je la vois le
soir, quand je rentre, et le matin, où elle fait le ménage, cependant
que je travaille à ma grande carte, au cent millième, du nord-est de
Madagascar. Cela nous suffit à tous deux.

Toutefois, il advint un jour que Partonneau vint s’asseoir à mes côtés,
la figure légèrement attristée.

--C’est curieux, me dit-il, Émilienne a été prise dans une rafle!

--Dans une rafle? Comment cela?

--Comme il paraît que ça se fait: par la police. Elle se promenait sur
le boulevard, et la police l’a emmenée...

Je compris pourquoi Émilienne ne tenait pas à accompagner Partonneau le
soir: elle avait d’autres occupations, et ne passait pas décidément tout
son temps à manger des marrons.

--... Et elle a fait prévenir la concierge, poursuivit Partonneau, qu’il
me fallait aller la réclamer à la préfecture de police.

--Et tu iras?

--Sûrement, j’irai! Je me suis informé. Une femme qui vit avec un homme
honorable, la police n’a pas le droit de la cueillir: tels sont les lois
et règlements de ces populations occidentales. Tout à l’heure je vais
donc aller réclamer Émilienne.

Il revint deux heures après.

--C’est extraordinaire, fit-il, on n’a pas voulu la relâcher!

--Il y avait un cheveu?...

--Aucun cheveu. J’ai vu un administrateur, très aimable. Je lui ai dit:
«Vos miliciens ont arrêté une femme qui vit avec moi. Puisqu’elle vit
avec moi, je viens la chercher. Voilà mes noms et qualités.» Il m’a
répondu: «Rien de plus juste, cher monsieur... Enchanté de cette
occasion de faire connaissance de l’explorateur Partonneau, dont la
renommée est venue jusqu’à moi. Cette dame s’appelle?...

»--Elle s’appelle Émilienne!

»--... Émilienne? Bien. Son nom de famille?

»Alors, je suis tombé des nues: «Est-ce que vous croyez, lui ai-je dit,
que j’ai l’indiscrétion de demander leur nom de famille aux dames qui
m’honorent de leurs faveurs? Et qu’avais-je besoin de connaître son nom
de famille? Je ne veux pas en hériter!» Là-dessus, il m’a répondu: «Je
regrette! mais, dans ce cas, malgré la meilleure volonté du monde...»

Partonneau réfléchit un instant, et conclut:

--A Madagascar, les femmes n’ont pas de nom de famille. Les hommes non
plus, du reste. Ils ont bien raison: ces complications sont ridicules!

                   *       *       *       *       *

Il ne faudrait pas croire que toutes les dames que, dans l’acception
biblique du terme, mon ami Partonneau connut à Paris, quand, par chance
il y venait se reposer de ses fatigues, échouèrent, comme celle dont je
viens de parler, à la préfecture de police. Il y en eut d’autres, dont
les relations avec cet homme illustre se terminèrent différemment, bien
que d’une façon toujours aussi singulière; et je compte rapporter
comment. Il est certain qu’il n’avait de rien, ni des femmes, ni de
l’autorité, ni de la manière dont il convient d’exercer cette autorité,
une conception qui puisse ressembler en quoi que ce soit à la nôtre.

Celle-ci ne pouvait que demeurer fort éloignée des comportements que son
génie naturel, développé par ses séjours sous d’autres cieux, et
l’habitude qu’il avait prise d’y exercer les réalités de la domination,
avaient inculqués à Partonneau. C’est ce qu’il me fit bien sentir, il y
a quelques années, alors que j’avais le plaisir de le retrouver chef de
cercle, muni de pouvoirs effectivement illimités, dans une des régions
les moins assimilées de notre Indo-Chine septentrionale: car ce diable
d’homme a été partout, et l’on doit à la vérité de reconnaître qu’il est
l’un de ceux qui ont le moins mal réussi partout où il a passé.

«L’administration, me dit-il, est une chose très simple. Elle a trois
aspects: ce qu’on fait pour le gouvernement, ce qu’on fait pour les
indigènes, ce qu’on fait pour soi. Le gouvernement, les indigènes
n’étant pas électeurs, se déclare satisfait si les impôts rentrent
régulièrement. Pour les indigènes, il s’agit de les persuader que plus
ils paieront régulièrement ces impôts et moins on les embêtera. En
d’autres termes, que s’ils s’acquittent gentiment de ce devoir, on leur
fichera la paix absolument, et que nous serons pour eux comme si nous
n’existions pas. Pour soi-même, il s’agit d’organiser sa petite vie le
plus confortablement qu’on peut.»

Je constatai que, en effet, Partonneau jouissait de la confiance
silencieuse du gouvernement; que les indigènes payaient l’impôt et, pour
le reste, ne se volaient les uns les autres que selon leurs coutumes
héréditaires; enfin, qu’il avait organisé sa petite vie.

Il s’était fait construire une «résidence» au milieu d’un assez beau
lac. C’était afin de goûter un peu de fraîcheur. «L’inconvénient de cet
emplacement, expliquait-il, est que l’eau engendre des moustiques: mais
c’est un fait bien connu que les poissons rouges mangent les moustiques.
J’ai donc frappé mes administrés d’une taxe annuelle et personnelle d’un
certain nombre de poissons rouges, dont ils s’acquittent fort
honnêtement; ils les mettent dans le lac et je suis débarrassé des
moustiques. Une autre plaie du pays, ce sont les cafards; ils
envahissent les habitations: mais c’est un autre fait bien connu en
histoire naturelle que les pintades mangent les cafards. Il me suffit
donc d’entretenir dans la résidence les pintades qu’il faut.»

Et il est vrai que cette demeure administrative avait, grâce à ces
oiseaux, l’air d’un poulailler; mais il jugeait avec bon sens qu’il
n’est pas, après tout, plus extraordinaire d’avoir chez soi des pintades
que des chiens ou des chats.

Toutefois, l’intérieur de ce palais résidentiel me parut assez bizarre.
Il ne se composait que d’une chambre à coucher, sur laquelle je
reviendrai tout à l’heure, et d’une salle immense, très haute, mais
entièrement dépourvue de meubles. J’apercevais seulement, suspendues au
plafond, des choses vagues, auxquelles étaient attachées des poulies.

Partonneau me dit, d’un air tout naturel:

--Je suppose que tu veux déjeuner?... Tirailleur Ba,--c’est-à-dire
numéro trois,--l’appareil numéro cinq!

Sur quoi le _linh-cô_ Ba, avec une aisance qui prouvait une longue
habitude, manœuvra un certain nombre de poulies, et fit descendre du
plafond une table, des chaises et un buffet. Nous déjeunâmes.

--A présent, tirailleur Ba, la sieste! commanda Partonneau: l’appareil
numéro deux!

Le tirailleur Ba, ayant fait prendre au mobilier de salle à manger un
mouvement ascensionnel, le remplaça par deux lits de repos, couverts de
nattes fraîches parfaitement confortables.

--Maintenant, me dit Partonneau vers quatre heures, tu permets que je
travaille un peu?

Le tirailleur Ba évoqua des hauteurs un bureau, un fauteuil de bureau,
quelques sièges et une bibliothèque avec des cartons verts.

--Par ce procédé, m’expliqua sérieusement Partonneau, on a beaucoup plus
d’air!

Il se mit à dépouiller paisiblement son courrier administratif. Bientôt
une exclamation d’impatience lui échappa, qui me surprit de la part de
cet homme d’un si grand sang-froid.

--Faut-il qu’ils soient bêtes, cria-t-il, faut-il qu’ils soient bêtes!

--Plus qu’à l’ordinaire?

--Oui. C’est la direction de la justice, à Hanoï, qui me demande un tas
de renseignements dont elle n’a que faire! Des renseignements qui sont
destinés à Paris, tu comprends, aux gens de Paris, mais ne signifient
absolument rien: «L’esprit de la population!... l’organisation de la
justice dans mon cercle!» Ils vont voir!

En regard d’une des formules imprimées qu’on lui communiquait, il
écrivit:

«Le chef du cercle de Yen-Minh inflige aux indigènes les amendes qu’ils
ont méritées; leur administre les châtiments qui sont nécessaires pour
les maintenir dans la bonne conduite; condamne à mort; et, _dans les cas
plus graves_, en réfère à l’autorité supérieure!»

--Mais c’est idiot! Si tu condamnes à mort, il ne peut y avoir de cas
plus graves!

--Mon cher, fit-il, l’essentiel est de remplir les formules; on ne lit
jamais rien, _mais on remarque les blancs_!

Un génie si décidément original me remplissait d’admiration. La nuit
venue, je l’accompagnai jusque dans sa chambre à coucher. Elle était
fort vaste, et les meubles, ce qui me parut presque choquant, si vite on
s’accoutume aux choses qui, d’abord, vous semblent incongrues,
reposaient à terre, au lieu de planer dans le ciel. Même le lit, un lit
immense, carré, de la dimension, à lui tout seul, d’une pièce d’un
appartement parisien, était aussi définitivement fixé au sol qu’une
cathédrale. Il se caractérisait, de plus, par une particularité assez
exceptionnelle: sur l’une de ses parois latérales apparaissait une
petite porte, une espèce de trappe.

--Que diable est-ce là? demandai-je.

--Tu vas voir, me répondit Partonneau: tout ce qu’il y a de plus
pratique.

S’étant déshabillé, il s’étendit sur le lit, et, allongeant la main,
frappa un petit coup sur le bois de la porte.

--Ti-Haï! appela-t-il.

La porte s’ouvrit et, du dessous du lit, sortit une jeune Annamite, d’un
aspect agréable, qui salua respectueusement son seigneur et maître.

--Tu conçois, m’expliqua Partonneau, qu’il est parfaitement inutile
qu’elle reste _au-dessus_ quand je n’ai plus besoin d’elle. Je l’appelle
quand je veux... et puis elle rentre.

Ti-Haï, comme lui, semblait juger que rien n’était plus légitime, ni
plus simple.

                   *       *       *       *       *

Quelque temps plus tard, une légitime émotion agita, jusqu’à le
déchirer, le corps des administrateurs, ou du moins la grande majorité
d’entre eux, dans notre colonie du Juste-Milieu-Asiatique: un nouveau
Résident Général, dans sa sollicitude, avait bien voulu se préoccuper
d’amender leurs mœurs.

Il en était résulté une circulaire confidentielle, mais pressante, et
même rédigée en termes impérieux: MM. les administrateurs étaient
invités à répudier, dans le plus court délai, les petites épouses
indigènes qui, jusqu’à ce jour, embellissaient leur solitude. La
circulaire admettait que ce sacrifice pourrait, dans certains cas, leur
paraître douloureux; elle représentait qu’il était indispensable: ces
unions plus ou moins morganatiques sont de nature à déconsidérer nos
agents aux yeux des fonctionnaires britanniques de la colonie voisine
qui parfois viennent visiter notre possession; par surcroît, les preuves
qu’elles ne sont point sans inconvénients politiques ne sont que trop
nombreuses: Combien de chefs de cercle n’en sont-ils pas arrivés à ne
voir que par les yeux de leurs «congaïes», adoptant leurs préjugés,
leurs sympathies ou leurs antipathies, favorisant leur famille et leur
village au détriment des intérêts généraux des indigènes, et de la
simple justice même? Combien de ces congaïes n’abusent-elles de leur
influence pour faire rendre, à condition d’y trouver leur avantage, des
arrêts qui compromettent le bon renom de l’administration française? Et
n’en peut-on citer aussi qui vont jusqu’à trahir à la fois leur époux
européen et le gouvernement dont il est le délégué?

Ceux des administrateurs que touchait la circulaire--ils étaient
nombreux--tinrent des espèces de congrès secrets qui ne furent guère que
d’inutiles parlotes. Les uns prétendaient se révolter ouvertement.
D’autres en appeler à la presse parisienne; d’autres encore proposaient
qu’au moins l’on adressât à M. le Résident Général une lettre collective
de protestation, suggérant qu’une mesure si draconienne, prise, en
apparence, au nom de la morale, était susceptible d’entraîner des écarts
bien plus déplorables, de nature à faire périr les deux sexes, chacun de
son côté. On comptait beaucoup, pour cette insurrection, sur le célèbre
Partonneau, on attendait de sa part une énergique défense: on
connaissait son scepticisme, ses habitudes de franc-parler; on savait
aussi quels liens l’attachaient, depuis plusieurs années, à l’aimable
Ti-Haï.

Ti-Haï n’avait été appelée par lui aux honneurs d’un concubinat quasi
officiel qu’après de scrupuleuses enquêtes et un achat en forme à ses
parents des Trois-Lacs: il s’agissait, en somme, d’un mariage
parfaitement régulier, selon la coutume indigène. Cette aimable enfant
était arrivée chez Partonneau entièrement couverte de bouse de vache, et
Partonneau, au courant des usages, s’était bien gardé de lui faire
enlever sur l’heure cette carapace, à laquelle seules ont droit les
filles parfaitement vertueuses, notoirement vierges, et qui ont
l’intention d’accomplir avec rigueur tous leurs devoirs d’épouses; il
avait attendu qu’elle séchât. A cette heure, Ti-Haï possédait trois
colliers, l’un de perles d’or, l’autre de perles d’ambre, le dernier de
corail, dons de son seigneur et maître, preuve ostentatoire et
somptueuse de condescendances de sa part exceptionnelles. Même elle
avait un pousse-pousse pour courir le marché et les magasins, comme la
femme de première classe d’un mandarin; enfin, à l’abondance et à la
richesse de ses toilettes, au nombre de ses _kai-aos_ de soie, il ne
semblait pas impossible qu’elle reçût des cadeaux qui tous ne venaient
point de Partonneau, mais de ses administrés, justement soucieux de se
ménager les faveurs d’une si grande dame, et si influente.

A la grande surprise de ses collègues, Partonneau leur opposa la fin de
non-recevoir la plus catégorique.

--Les journaux de Paris, leur dit-il, se ficheront de vous! Ils se
ficheront de vous parce que c’est trop drôle: les administrateurs du
Juste-Milieu-Asiatique réduits à la situation et aux obsessions des
citoyens d’Athènes dans _Lysistrata_! On se moquera de vous, sans que
nulle pitié se mêle à cet ébaudissement. Quant au Résident Général, oui,
je vais lui écrire, au Résident Général, mais ce sera pour lui dire
qu’il a raison, cent fois raison, que nous ne pouvons qu’être
désagréablement roulés par nos congaïes, qu’il se peut bien même que
j’aie été roulé par la mienne et que je m’empresse d’accéder à son juste
désir.

Il fut traité de lâcheur, voire de lâche. On alla jusqu’à murmurer,
derrière son dos, que l’illustre Partonneau vieillissait, qu’il n’était
plus digne de sa réputation, qu’il sacrifiait ses affections, ainsi que
les légitimes plaisirs de ses collègues, au désir d’être bien en cour,
au soin de son avancement. L’ayant appris, il répondit seulement qu’il
était en effet, très probablement, un héros dans le genre de Titus,
lequel, pour garder l’Empire, avait sacrifié Bérénice aux exigences du
Sénat romain; et l’on vit la pauvre Ti-Haï quitter la maison de
Partonneau. Cela ne prouvait rien; les cœurs n’ont pas besoin, pour
palpiter à l’unisson, de battre sous le même toit: mais elle était
souvent en larmes, et perpétuellement, en plus, de la pire humeur.
Alors, nul ne douta plus de la sincérité de Partonneau.

M. le Résident Général ne manqua pas d’être flatté de l’adhésion, à ses
principes, d’un personnage qui passait pour pousser fort loin,
d’ordinaire, l’esprit d’indépendance: Partonneau bénéficia, avant son
tour, d’un avancement de classe. Ce ne fut pas tout: M. le Résident
Général, dans une de ses tournées, s’étant arrêté chez lui, trouva des
paroles presque attendries pour le féliciter d’une si noble obéissance,
si rapide, et qui pourtant lui avait dû coûter. Partonneau se contenta
de s’incliner en souriant. Au même instant, parurent deux jeunes
personnes, qui entrèrent par deux portes opposées, ne se regardèrent
point, mais lui posèrent fort tendrement la main, chacune de son côté,
sur une épaule.

--Madame Ti-Haï! fit Partonneau, les présentant, du village des
Trois-Lacs, madame Thi-Ba, du village des Grandes-Rizières...

--Et quel rôle, monsieur, jouent ici ces dames? demanda M. le Résident
Général, glacial.

--Madame Ti-Haï est ma première épouse, madame Thi-Ba, la seconde.

--Est-ce là, fit M. le Résident Général, l’engagement que vous aviez
pris? En vérité, monsieur!...

Il ne cachait pas se trouver fort offensé. Partonneau répliqua:

--J’ai porté honnêtement à votre connaissance que je n’avais plus
d’épouse indigène. Rien de plus rigoureusement et grammaticalement
exact, puisque j’en ai deux, ce qui fait un pluriel... J’ai considéré,
monsieur le Résident Général, qu’il avait été fort sage de m’interdire
la monogamie. Faisant mon examen de conscience, j’ai reconnu qu’en effet
l’influence d’une épouse menaçait de m’être funeste, et que, selon vos
propres paroles, je risquais de m’abandonner à sa seule influence, de ne
voir que par ses yeux. J’en ai donc pris une seconde. Thi-Ba est du
village des Grandes-Rizières, lequel, depuis l’aurore des temps
historiques, abomine le village des Trois-Lacs, dont Ti-Haï est sortie.
Toutes deux, par surcroît, se jalousent, et s’entendent comme chien et
chat. Il n’est pas une petite malice, une petite tentative de
prévarication par séduction, de la part de Ti-Haï, que Thi-Ba ne
s’empresse de signaler. Et Ti-Haï fait de même à l’égard de Thi-Ba.
Elles sont devenues ma police; en se dénonçant réciproquement, elles
dénoncent tous ceux qui s’adressent à elles. Sans vous, monsieur le
Résident Général, je n’eusse jamais découvert cet admirable moyen de
gouvernement.

Ce haut fonctionnaire, ayant réfléchi, jugea qu’il y avait du bon dans
la politique conjugale et extra-conjugale de Partonneau. C’est lui qui
m’a conté l’histoire.




DANS LE MONDE


L’avant-dernière fois que Partonneau revint à Paris, il était au
comble de la gloire. Dédaignant, pour quitter la colonie du
Juste-Milieu-Asiatique, de faire comme tout le monde, et de s’embarquer
sur un confortable paquebot, et tournant le dos à l’océan Indien, il
s’en était revenu par le Thibet. Tout seul! Et, seul de tous les
Européens depuis le voyage des missionnaires Huc et Gabet, c’est-à-dire
depuis plus de trois quarts de siècle, il avait réussi là où Dutreuil de
Rhins a si cruellement échoué: il avait pénétré dans la mystérieuse
Lha-Ssa; il s’était entretenu avec le Dalaï-Lama, Bouddha vivant des
Thibétains, beaucoup plus familièrement que je n’arriverai jamais à le
faire avec M. Ramsay Macdonald; il avait visité, je ne sais où, des
grottes-bibliothèques où dorment depuis trente siècles des manuscrits
rédigés dans des langues que nul ne parle plus, pas même les perroquets;
il n’avait tué personne, on n’avait pas même essayé de l’assassiner;
pourtant, il avait tout vu, tout entendu sur son passage; il avait été
géographe, géologue, philologue, botaniste, et rapportait par surcroît
une collection d’_argols_ unique au monde. Les _argols_, il faut le
faire connaître à ceux qui pourraient l’ignorer, sont le seul
combustible connu sur les hauts plateaux thibétains, où ne sauraient
croître même ces saules, pas plus hauts que des géraniums, qu’on
rencontre encore jusque dans les régions arctiques; ce sont des bouses
de ruminants, tout bonnement, mais parvenues à un parfait état de
siccité. Il y a celles du chameau, pour lesquelles Partonneau professe
de l’estime: il paraît qu’elles valent, pour faire griller une
côtelette, le meilleur bois de hêtre. Il y a celles des vaches, pour
lesquelles il témoigne un profond mépris. Il y a enfin les petites
boules rondes que laissent sur leurs pas les chèvres et les moutons, et
dont il est enthousiaste: il démontra, devant un aréopage de savants et
de métallurgistes, qu’elles dégagent une chaleur susceptible de fondre
même l’acier. Un journal publia cette expérience avec cette manchette:
«La crise du charbon conjurée!»

De si notables et diverses découvertes avaient valu à Partonneau quelque
notoriété. Il devint d’abord populaire; son portrait figura dans les
périodiques et les quotidiens. Ce qui compte davantage, il fut un homme
à la mode. Les salons se le disputèrent; il connut cette gloire suprême:
des dames fort distinguées envoyèrent à leurs amis des cartes les
invitant à venir prendre le thé chez elles, avec cette note,
soigneusement soulignée: «Pour rencontrer M. Partonneau.»

Je crois me souvenir de l’avoir dit, au début de l’étude que je consacre
à la vie de cet homme singulier et admirable: Partonneau, dans les
séjours qu’il avait faits à Paris, au cours de sa longue et très
aventureuse carrière, n’avait jamais fréquenté que le café Mahieu. Cet
homme qui semble tout savoir ignore le bridge; il ne connaît que la
manille. Une fois en France, il se retrouvait ce qu’il y avait été avant
de la quitter pour la première fois, un étudiant, même un étudiant
pauvre, aux joies faciles; que dis-je, élémentaires. Il ne sait rien de
ce qu’on est convenu d’appeler «le monde», de ses usages, du ton de
conversation qu’il y faut prendre. Cela m’inquiéta pour lui. D’autre
part, j’étais son ami, je m’enorgueillissais de sa réputation, j’eusse
été peiné qu’il repoussât de si flatteuses attentions. A cet égard, je
fus bientôt rassuré.

--J’irai, fit-il, considérant d’un air paisible la première de ces
invitations, que je ne lui présentais qu’avec timidité.

Et comme je le regardais, un peu étonné d’une décision si aisée, si
rapide:

--... C’est de l’exploration!

J’avoue que ce mot me fit trembler. Je le voyais entrant avec un
théodolite chez Madame de Véromandes, ou appliquant un compas à branches
courbes sur la face de M. Mouvenot, le grand homme d’affaires, à l’égard
de qui cette personne passe pour avoir des bontés, afin de prendre sa
mensuration crânienne; ou bien encore faisant un petit cadeau à M.
l’abbé Chudier, qui fréquente aussi la maison, pour l’inciter à lui
céder une pièce archéologique intéressante de son église, par les mêmes
procédés dont il usa pour séduire les bonzes des lamaseries, et emporter
leurs plus précieux bouddhas.

Il ne fit rien de tout cela, par la bonne raison que c’est à peine,
d’abord, s’il ouvrit la bouche, sauf pour les expressions de courtoisie
les plus vagues et les plus générales. Il avait l’air, pour moi qui le
connaissais bien, de songer: «Qu’est-ce que ces indigènes vont me
demander de payer pour entrer dans leur pays?»

--Monsieur, lui demanda à la fin madame de Véromandes, avec une aimable
impatience, parlez-nous un peu des femmes du Thibet.

--Ce sont, madame, des personnes fort heureuses: car elles ont
généralement trois ou quatre époux légitimes en même temps, ce qui me
paraît suffire. Tous les frères d’une famille sont ordinairement maris
d’une même femme.

Madame de Véromandes manifesta, malgré sa politesse, quelque
incrédulité. Mais M. l’abbé Chudier voulut bien lui jurer que les
_Annales de la Propagation de la Foi_ confirment les dires de
l’explorateur. Il ajouta que cette coutume ne lui paraissait pas
irréprochable.

--En effet, observa madame de Véromandes, que deviennent les autres
hommes?

--Madame, fit Partonneau, tout est comme en France, ne vous en souciez
point: une femme a plusieurs hommes, et les hommes sans emploi se font
moines!... Cette coutume n’a pas manqué d’être favorisée par la Chine,
suzeraine du pays, et antimilitariste: une femme qui possède plusieurs
hommes les juge tous indispensables à son bonheur, et n’en veut pas
faire des soldats. Quant aux moines ils sont naturellement exempts de
porter les armes: combinaison de tout repos pour assurer la paix! Si nos
pacifistes avaient la moindre prévoyance ils devraient d’abord établir
en France ces deux institutions qui s’appuient et se complètent: le
cléricalisme et la polyandrie.

La conversation prenait un tour scabreux. J’en frémissais. Fort
heureusement, comme elle était à M. Mouvenot de nul intérêt, il
interrogea:

--Et l’administration, monsieur, le gouvernement de ce pays-là? Ils
doivent être fort vénaux, comme partout en Orient?

M. Mouvenot en savait quelque chose. A l’aurore de sa grande fortune,
alors qu’il opérait en Turquie, il acquit l’art de distribuer les
_bakchichs_ avec fruit et discernement; et plus tard, en Occident, cet
art n’a pas manqué non plus de lui être utile. Même l’importance des
services qu’il a ainsi rendus le défend seule contre la malveillance de
ceux qui le voudraient accuser de corruption.

--Il est vrai, fit ingénument Partonneau, il est vrai! Dans ce pays, nul
fonctionnaire civil, militaire, ou même religieux, n’accorde rien à
personne qu’en échange d’un petit avantage personnel... Mais après tout,
le pot-de-vin, monsieur, le pot-de-vin n’est pas incompatible avec un
haut état de civilisation!

Je crus que la foudre était tombée. Je rougis, je pâlis. J’avais tort.
Le visage de M. Mouvenot, du contraire, s’illumina. Il était enchanté,
il acquérait de vives lueurs de philosophie sociale; de quoi,
auparavant, il ne s’était jamais soucié.

--Vous aviez raison, me dit-il à demi-voix, votre ami est un homme de
génie! Croyez-vous qu’il entrerait dans les affaires? Avec sa
notoriété...

                   *       *       *       *       *

Partonneau, malgré cette invitation, n’entra pas dans les affaires. Mais
j’en vins à me persuader qu’il ne tenait qu’à lui de trouver dans les
entours de madame de Véromandes une amie élégante, même spirituelle, en
tout cas sachant, à coup sûr, unir quelque délicatesse à une
intéressante et suffisante sensualité. Enfin quelque chose de nouveau
pour lui; et de l’exploration encore, sur quoi j’eusse goûté ses
aperçus, qui manquent rarement, on le sait, d’originalité.

Il ne m’était point échappé qu’il avait plu. Comme toujours il avait
montré quelque chose d’imprévu, de surprenant. La virilité de son grand
corps maigre et sec, mais musculeux, le contraste assez voluptueux de
ses sourcils fort noirs et d’un regard demeuré très jeune, presque
enfantin, sous la forêt candide de ses cheveux parfaitement blancs, mais
durs et coupés en brosse, n’avaient pas été non plus sans produire une
impression favorable. Je pus bientôt me rendre compte qu’il lui était
loisible de choisir entre trois ou quatre personnes qui ne feraient pas
languir trop longtemps son impatience. Cela aussi me paraissait digne
d’être retenu: je le savais n’avoir point accoutumé d’attendre. Je le
savais! mais comment eussé-je pu prévoir que, malgré tout mon
empressement à lui être utile, j’arrivais déjà trop tard! Lorsque je lui
fis part des espoirs qu’à mon sens il était en droit légitime de
nourrir, il fit preuve tout d’abord d’hésitations que je crus pouvoir
porter au crédit de sa modestie, puis attribuer à sa nonchalance.

«Tant d’embarras, objecta-t-il, pour si peu de chose! Il n’aimait pas
les complications. Les jeunes femmes appartenant à un monde si brillant
n’étaient point son affaire: ou bien il leur paraîtrait bientôt
insupportable et sauvage, ou bien il leur devrait consacrer un temps
qu’il préférait employer autrement; il s’apprêtait à écrire la relation
de son voyage, à relever ses itinéraires géographiques...»

Je lui représentai que ces allégations étaient fort semblables à des
défaites; que l’amie qu’il choisirait n’aurait guère plus de temps à lui
donner que lui-même ne se sentait disposé à en accorder; qu’une liaison,
pour elle, consisterait surtout dans la satisfaction de se dire: «Cet
homme dont on parle est à moi!» et de le pouvoir faire connaître en
confidence à des rivales possibles; qu’il raisonnait de l’amour, tel
qu’on le pratique aujourd’hui dans la bonne société, d’après une
littérature surannée qui en exagère les difficultés, en complique
fictivement les cérémonies; et que celles-ci, dans la réalité, sont à
cette heure réduites à presque rien.

--Il est possible, reconnut-il brusquement: mais j’ai ce qu’il me faut!

Il n’y avait pas encore quinze jours que Partonneau était à Paris: il y
possédait déjà une amitié! Cela n’était pas extraordinaire, j’aurais dû
m’y attendre. Pourtant je lui demandai, un peu décontenancé:

--Et c’est... une passion?

Il leva vers moi des yeux candides, mais scandalisés:

--Moi? Voyons!... Non, et même je ne sais pas trop bien comment cela
s’est fait. Elle habitait sur le même palier, la porte en face. J’avais
laissé la mienne ouverte: elle est entrée...

--Et qu’est-ce qu’elle fait chez toi?

--Elle est gentille... Elle a ouvert mes caisses, et elle a mis dans les
armoires ce qu’il y avait dans les caisses. Elle range, elle tourne dans
l’appartement. Quand elle a fini de ranger, elle joue avec son chien:
parce qu’elle a un chien, un berger allemand...

Alors, je me rappelai cette Émilienne, qu’il avait gardée chez lui
durant six mois sans même penser à lui demander son nom de famille, et
la petite Annamite qui passait la nuit sous son lit, à Yen-Minh, ne
sortant de sa cachette qu’à l’évocation du maître. Je compris combien la
femme continuait à tenir peu de place dans l’existence de cet homme
vraiment fort. Il avait pris celle-là comme il avait pris les autres:
parce qu’elle était entrée. Cela lui suffisait; il n’en demandait pas
davantage, il aurait cru imprudent, fatigant, funeste à son repos de
chercher autre chose.

Il proposa, avec une auguste sérénité:

--Veux-tu la voir?

Je la vis. Elle s’appelait Jacqueline. Elle était blonde, c’est tout le
souvenir qu’elle m’a laissé; de ces femmes dont on ne garde pas plus les
traits dans sa mémoire qu’on ne pourrait distinguer une souris blanche
d’une autre souris blanche. Je suppose qu’elle pouvait avoir entre
trente et quarante ans; elle était peut-être beaucoup plus jeune. Il
paraît qu’elle vivait d’une rente assez confortable, qui lui avait été
léguée par «quelqu’un». Sur elle je n’en sus jamais davantage, et cela
même, je me demande comment je l’ai su, comment elle était là, pourquoi
elle était restée après être venue. Je ne me l’explique pas encore. Je
ne crois pas qu’elle aimât Partonneau; pourtant elle l’adorait.
J’entends qu’elle aimait «servir», et être à un homme. Elle élevait vers
lui des yeux perpétuellement attentifs, un peu inquiets: les yeux que
son chien avait pour elle-même.

Et lui, Partonneau, était «bon» pour elle. Je n’ai jamais mieux senti
tout ce qu’il peut habiter de cruel, à force d’insuffisance, dans ce
seul petit mot, et le sentiment, l’attitude, qu’il prétend représenter.
Il ne la traitait point comme la petite Annamite. Il ne l’enfermait pas,
il la laissait parfaitement libre. J’imagine que sans raisonner,
instinctivement, il respectait en elle «la majesté du blanc», dont tout
Européen, une fois qu’il a fréquenté, en les dominant, des races
différentes de la sienne, finit par concevoir une si haute idée. Il
avait seulement l’air de lui dire: «Tu es libre, mais moi aussi! Et au
fond, alors c’est comme si nous ne nous connaissions pas!» Et ce qu’il y
avait de terrible, si l’on prenait la peine d’y réfléchir, c’est
qu’elle, cette Jacqueline, _ne voulait pas_ être libre...

Je fus quelques jours sans revoir Partonneau. Un matin, j’allai chez
lui. Je le trouvai en bras de chemise, un crayon d’une main, un compas
de l’autre, penché sur une immense carte à grande échelle, qu’il
dessinait patiemment après l’avoir étendue sur une vaste planche de bois
blanc posée sur deux tréteaux. Cette sorte de table était à peu près le
seul meuble de la pièce, sauf une chaise de paille. Telle était la
simplicité de mœurs de cet homme admirable. Partout il était campé. Je
ne vis pas Jacqueline. Ce fut en vain que je la cherchai dans le reste
de l’appartement.

--Où est-elle? demandai-je.

--Je ne sais pas, répondit Partonneau. Chez elle, probablement; en face.
Elle ne vient plus.

--Tu l’as chassée?

--Si tu veux... Figure-toi qu’avant-hier, il était cinq heures du soir,
le jour commençait de se faire un peu sombre. J’étais là, où tu me vois,
avec les mêmes outils, en train de songer: «Par où diable peut-elle bien
passer, cette garce de cote 3.400?... Voilà une femme qui me met la main
sur le front, qui me dit: «Mais, mon chéri, tu vas te faire mal aux
yeux, si tu travailles sans lumière!» Comprends-tu ça? Est-ce que ça la
regardait? Je lui ai dit:

--F... le camp, à la fin, f... le camp! D’abord, je ne conçois pas du
tout pourquoi tu es ici; tu ne me demandes jamais d’argent, c’est un
mystère insondable. Mais cependant j’ai fini par comprendre: tu as un
chien qui est curieux, un chien qui aime à «faire balcon», à regarder
les passants dans la rue! Et toi, tu habites sur la cour. Eh bien! ton
chien, il pourra venir tant qu’il voudra! Mais toi, pour quoi faire?...

«Je suppose qu’elle n’a pas été contente. Elle n’a pas pleuré, elle n’a
pas insisté: elle est partie.

--Et tu n’as pas été la chercher? Il y avait quatre pas...

--Non. Encore une fois, pour quoi faire?




PREMIÈRES RENCONTRES




PREMIÈRES RENCONTRES


--Ne devrais-je pas confesser mon infirmité? Il se peut que je sache
conter à peu près une histoire: j’ignore l’art d’écrire l’histoire. Mes
souvenirs, des profondeurs cérébrales où ils sommeillent, reviennent
sans ordre, se classent sans méthode, sans nul respect de la
chronologie, ainsi que, communément, chez les enfants et les femmes.
Jamais, un jour d’hiver, un jour de gel ou de pluie froide, je
n’arriverais à me rappeler un matin de printemps, fût-il de l’année
dernière. Jamais un soir d’allégresse, un de ces soirs où l’on se sent
l’ami de tout le genre humain, je ne saurais évoquer l’amertume d’une
déception ancienne, un événement dont j’ai pu souffrir, une crise
spirituelle qui me fut douloureuse, ou bien humiliante: ma mémoire
actuelle est toujours de la couleur du temps et de celle de mon âme...

Voilà que je m’aperçois, un peu tard, que j’ai pris le récit des
souvenirs que j’ai gardés de cet homme exceptionnel, sinon par la fin,
du moins au hasard, et en désordre. J’ai omis de dire comment je fis la
connaissance de Partonneau, comment, dès l’abord, sa personnalité
singulière m’imposa, avec un étonnement un peu craintif, l’admiration du
disciple pour le maître.

                   *       *       *       *       *

Ce fut, il y a bien longtemps, dans une ville d’eaux où je faisais une
cure. Il était assis, au casino, devant une table de trente-et-quarante,
et je me tenais debout derrière lui, risquant de temps à autre un timide
jeton de cent sous, tandis qu’il jetait, avec une malchance persistante,
d’assez grosses sommes sur le tapis. Il se leva enfin, sans témoigner la
moindre impatience, même avec un sourire indéfinissable, où il y avait
comme de la volupté, m’offrit courtoisement sa place. Je préférai le
suivre sur la terrasse où, sans autres façons, ni même me demander mon
nom, il commença de me parler de tout, à propos de rien, comme nul autre
que lui ne saurait parler. Depuis, j’ai joui bien souvent de cette sorte
de conversation qui lui est propre, incisive à en être déchirante,
toujours neuve; joui, bien exactement, comme d’un vice.

Il ne me connaissait pas, mais on me l’avait montré, on me l’avait
nommé. Je le savais célèbre par une exploration dangereuse en Mongolie,
puis une autre à Madagascar. Il y a près de trente ans de tout cela, et,
à cette époque, Madagascar, qui n’était pas encore français, demeurait,
malgré les beaux et longs voyages de Grandidier, à peu près _terra
incognita_ pour un ignorant et un Français de la petite France tel que
je l’étais alors. Ce grand diable long et brun, aux traits
vigoureusement sculptés, ironiques--imaginez une espèce de Barrès qui
aurait des muscles--m’inspirait la qualité d’admiration un peu puérile
qu’on éprouve pour les gens dont on ne sait pas «comment ils ont fait».
... Voici qu’il venait de m’apparaître sous les traits d’un joueur,
sinon professionnel, du moins d’habitude: un homme qui avait traversé
toute l’Asie centrale, et Madagascar en diagonale, administré l’Afrique,
spécialiste en géologie exotique, et qui avait reçu pour ça la croix
d’officier de la Légion d’honneur et la grande médaille d’or de la
Société de Géographie! Ce n’était pas les mœurs que mon ingénuité
attribuait à un savant, même explorateur: je n’y comprenais plus rien.

A cette époque reculée, l’automobile n’était pas inventée; on se
trouvait encore aux beaux jours de la bicyclette. Tout le monde «en
faisait», c’était plus qu’une mode: une rage, une folie. Partonneau
m’invita à une promenade à bicyclette en montagne «pour s’entraîner aux
côtes». J’acceptai bien volontiers.

Nous partîmes de bon matin. Je n’osais faire allusion à cette assiduité
de mon compagnon, qui m’étonnait, aux tables de jeu du casino. Mais
comme on ralentissait à cause de la route dont la pente monte assez
rudement, je le félicitai poliment de sa grande médaille d’or. Il haussa
les épaules, et répondit:

--Les sociétés de géographie, les sociétés de géographie!...

Il soufflait assez péniblement. Enfin, il m’envoya d’un trait, dans la
figure:

--Les sociétés de géographie sont composées de sédentaires qui se
réunissent pour encourager les instincts migrateurs de leurs
compatriotes!

Je vous cite cette phrase afin de vous donner quelque idée des formules
définitives, mais scandaleuses, qui caractérisent la conversation de
Partonneau... Mais quand nous parvînmes au sommet de la côte, me
retournant vers lui, qui était resté un peu en arrière, je faillis crier
d’angoisse, d’horreur, de terreur: ce n’était plus là le Partonneau que
je connaissais, mais un autre--ou plutôt il y avait _deux_ Partonneau,
de même que Janus a deux faces. Le profil de droite était resté tel que
ma mémoire l’avait enregistré; le profil de gauche apparaissait hideux
et formidable; la bouche et l’œil, contractés, crispés, remontant vers
les tempes dans un rictus effrayant--d’autant plus effrayant qu’il était
immobile, comme sculpté, pour l’éternité, dans une pierre inerte!

--Bon Dieu! criai-je, que vous est-il arrivé!

Il me répondit, avec la partie de ses lèvres qui vivait encore, et d’un
ton tout uni:

--Paralysie faciale... Vous inquiétez pas... Résultat du paludisme: un
peu forcé l’allure, alors fabriqué des toxines, et toxines amené
paralysie... Ordinaire, très ordinaire!... Parlez pas de ça: idiot!
Passera après déjeuner.

Et je ne lui parlai plus «de ça», puisqu’il le défendait. Vers le soir,
au retour, il me proposa de nous baigner dans l’Allier. Il se
déshabilla. Je vis, dans sa nudité magnifique, son corps d’athlète,
maigre et musculeux. Mais dès qu’il me tourna les épaules pour descendre
dans l’eau tumultueuse du torrent, voici qu’un nouveau cri de stupeur et
presque d’épouvante m’échappa: rouge, presque sanguinolente encore,
toute gonflée par l’effort de réparation des tissus, une cicatrice
affreuse partait du milieu de sa cuisse gauche, puis se séparait en deux
branches, l’une allant rejoindre son sexe, l’autre filant, filant,
autour de la cuisse...

--Tiens, fit-il, je n’y pensais plus... C’est le bœuf sauvage...

--Le bœuf sauvage?...

--Oui. Dans l’ouest de Madagascar. Les Sakalaves sont venus me dire
qu’il y avait un bœuf sauvage qui venait rendre visite un peu trop
souvent à leurs vaches domestiques, et que ça les embêtait, parce que
les vaches faisaient ensuite des veaux un peu trop sauvages. Alors j’ai
pris mon fusil, je suis allé voir. J’ai rencontré la brute près d’un
champ de cannes à sucre. Je lui ai envoyé une balle, à cent mètres, et
j’ai cru l’avoir ratée; elle est entrée dans le champ de cannes, comme
si de rien n’était, je l’ai suivie, comme un imbécile: mais je ne voyais
rien, dans ces grandes tiges. L’animal a foncé sur moi. Voilà...

--C’est tout?

--Oui, tout... Ah! non... Le bœuf est allé crever à dix mètres. Je
l’avais eu tout de même, vous savez... Il a été versé à l’ordinaire de
mes miliciens: il pesait bien dans les sept cents. Ça faisait de la
viande!

--Mais vous, vous?

--Ah! moi aussi, je faisais de la viande, comme vous voyez. L’hôpital le
plus proche était à Mévatanane, à 170 kilomètres de l’endroit où ça
s’est passé. On m’a mis sur une civière, on m’y a porté. Mais les
mouches ont pondu dans cette viande, elle s’est mise à grouiller de
vers, figurez-vous! Très curieux à regarder, mais gênant pour l’odeur...
A l’hôpital de Mévatanane il n’y avait qu’un médecin, sans nez.

--Sans nez?

--Sans nez. Conséquence d’un ancien coup de pied de Vénus, je suppose.
Il n’aime pas montrer sa figure aux gens, et c’est pour ça qu’il avait
choisi Mévatanane pour exercer son art: il n’y avait jamais personne, à
cette époque. Il a regardé ma cuisse, et il a dit:

«C’est dégoûtant! on ne m’amène jamais que les cas désespérés!»

--Alors?

--Alors, il voulait me couper la jambe. J’ai refusé, et je lui ai
demandé:

--Avez-vous des livres?

Il avait, je ne sais comment, quelques vieux numéros du _Correspondant_.
Le _Correspondant_ est une vieille revue catholique libérale, assez bien
faite. Je me suis guéri en lisant le _Correspondant_...

--Guéri? En combien de temps?

--Me rappelle plus... Deux mois, je pense... Mais pendant ces soixante
jours--et pour la première fois je vis ses yeux briller d’une sorte de
plaisir et de désir furieux--comme je croyais que j’allais mourir et que
je voulais vivre, je ne me suis pas embêté une minute!

                   *       *       *       *       *

... Alors, je compris pourquoi Partonneau, revenu en France, ne quittait
plus les tables de trente-et-quarante ou de roulette. Ses nerfs sont
aussi durs, aussi calleux que son corps énergique est insensible. Et
pour les réveiller, il lui fallait l’excitation de ce qui, pour tout
autre, eût été la peur, ou la douleur physique, ou l’angoisse morale, ou
le risque amer du jeu.

                   *       *       *       *       *

Quelques jours après qu’il m’eut montré, sur les bords d’un gave
pyrénéen, les épouvantables marques laissées sur sa chair, en un endroit
assez délicat, par son combat contre un bœuf sauvage, nous revînmes
ensemble à Paris. Il me semblait que je ne pourrais plus jamais quitter
cet homme admirable et déconcertant; je l’écoutais avec religion,
j’enregistrais ses paroles, je ne souhaitais rien, sinon devenir
humblement l’Eckermann de cette espèce de Gœthe colonial, je me sentais
pour lui l’âme d’un disciple modeste, enthousiaste, fidèle: et il est
bien vrai que je lui dois beaucoup. Il n’était mon aîné que d’un lustre
à peine; mais je me trouvais à l’âge ductile où l’on cherche sans
orgueil sa personnalité à travers des personnalités plus fortes, ardent
à s’offrir tout entier pour recevoir leur empreinte. En un mot, je
l’aimais. J’ignore, même aujourd’hui, s’il daigna, de longtemps, m’en
savoir gré. Cela ne vint que plus tard. Je me trouvais là, je le
comprenais ou essayais de le comprendre; il pensait devant moi,
paisiblement il m’annexait, comme il eût fait, au cours d’une
exploration, d’un indigène paraissant raisonnablement honnête et bien
disposé pour le blanc. Bientôt il me tutoya. Je lui eus, de cette
familiarité, une reconnaissance infinie; il me fallut quelque temps pour
oser la lui rendre.

Il semblait d’une égalité d’humeur, d’une patience comme ascétiques.
Cela, de sa part, était raisonné, volontaire. Il m’avoua certain jour
nourrir un profond dédain pour les explorateurs qui se font tuer:

«Cela prouve seulement, me dit-il, qu’ils ne connaissent pas la
philosophie du métier, qui n’est rien autre que celle du ver de terre.
Le ver de terre est aveugle. Quand, dans ses reptations souterraines, il
rencontre une racine, un caillou, n’importe quoi qui l’empêche d’aller
tout droit, il ne s’obstine pas. Il pousse sa pauvre tête pointue à
droite et à gauche, jusqu’à ce qu’il ait trouvé un terrain qui cède à
ses sollicitations. C’est comme ça qu’il faut faire. Si, sur son chemin,
on rencontre un personnage mal luné qui vous dit: «On ne passe pas!» il
faut attendre quelques jours. Et s’il ne change pas d’avis, passer
ailleurs... S’il faut savoir frapper, quelquefois? Évidemment! Mais
alors, dur! Et par conséquent, si l’on est certain, absolument certain,
d’être le plus fort. La morale, la vraie morale, consiste à ne jamais
faire la guerre qu’à plus faible que soi: de même qu’il est sage de ne
donner de gifles qu’aux enfants. C’est une morale immorale, mais c’est
la bonne.»

Ce fut un incident fort banal, et ridicule, qui me montra que cette
égalité d’humeur, cette patience étaient simulées, et ce qu’elles
cachaient de violence... Il pleuvait. Partonneau qui ne portait
d’ordinaire rien dans les mains, pas même une canne, entra dans un
magasin et fit l’emplette d’un parapluie. Telle était son habitude:
l’averse passée, il oubliait le parapluie n’importe où.

Nous suivions les quais. Il s’agissait de retourner sur la rive gauche.
Un peu avant le Pont-Neuf nous aperçûmes, assez loin encore, l’omnibus
de Ménilmontant. A cette époque, perdue à cette heure dans le recul de
la légende, il n’y avait pas encore d’autobus: rien que de grandes
caisses roulantes, avec une impériale, et traînées par trois chevaux. Il
faut faire maintenant un effort de mémoire pour se rappeler combien la
physionomie de Paris a pu changer en moins de quinze ans... Partonneau
prit sa course pour rattraper cet omnibus, en refermant son parapluie.
Je le suivis, avec plus de lenteur.

... Au moment où il allait atteindre la voiture, un autre piéton le
rejoignit. C’était, selon l’apparence, un bourgeois assez cossu, un
monsieur qui, certes, se fût offert un fiacre, s’il en eût passé sur ce
quai assez déshérité, pour éviter l’averse. Partonneau allongeait déjà
la main pour saisir le garde-fou, la jambe pour s’établir sur le
marchepied... le monsieur cossu le bouscula, et prit sa place.

Alors, je vis, spectacle inattendu et scandaleux, Partonneau l’empoigner
vigoureusement au collet, le tirer en arrière, et lui envoyer à travers
la figure un magnifique revers de son riflard. Le coup porta si bien que
le chapeau tomba et que le monsieur fit un écart en arrière.

Comme j’arrivais, tout essoufflé, me remémorant, au pas de charge, ces
vers d’un illustre poète, à peine modifiés, il s’avéra que le monsieur
cossu était aussi un monsieur combatif. Lui-même avait un parapluie: je
tombais en pleine séance d’escrime.

Pendant ce temps l’omnibus s’était éloigné, mais ralentissait pour
gravir le dos d’âne du Pont-Neuf. Je criai à Partonneau:

--Qu’est-ce qui te prend? tu es fou?

Partonneau avait retrouvé son sang-froid. Il s’amusait de tout son cœur
en parant les attaques du monsieur cossu qui, je dois bien le
reconnaître, n’avait pas davantage été l’agresseur que la France ne le
fut plus tard à l’égard de l’Allemagne.

--Monsieur, dit Partonneau un peu haletant, je prendrai l’omnibus, et
vous ne l’aurez pas!

Sur quoi, ayant l’air de suivre la consigne militaire en cas d’alerte,
qui est de s’esquiver rapidement, il mit ses jambes à son cou, gagna
l’omnibus, et s’y assit. Je l’avais suivi. Les voyageurs de l’omnibus
riaient comme des enfants, moi aussi.

Mais le monsieur cossu, dans un état d’exaspération concevable,
transforma ses bras en un poste de télégraphie optique d’un rayon
d’action tel que le conducteur de l’omnibus, tirant sa sonnette, fit
arrêter la voiture. Et le monsieur entra!

Ce fut tragique. Le monsieur alla s’asseoir en face de Partonneau. Il
était écarlate, il était bleu, il était vert d’indignation, en même
temps que le feu de la bataille et de la course lui coupaient le
souffle.

--Monsieur, dit-il à Partonneau, ça ne se passera pas comme ça!... Votre
carte.

--Ma foi, répondit paisiblement Partonneau, je n’en ai pas!

Ce n’était point, de sa part, un mensonge. Depuis longtemps il avait
renoncé à l’usage des cartes de visite, par la raison, expliquait-il,
que, dans les pays qu’il habite généralement, personne ne les peut lire.

--Les voilà bien, dit pour tous les voyageurs le monsieur cossu, ces
goujats qui donnent des coups de parapluie. Ça n’a seulement pas de
carte!... Écrivez-moi votre nom, votre adresse!

Partonneau, avec une prétendue confusion, déclara qu’il n’avait ni
papier ni crayon, ni plume. Un voyageur perfide prêta les objets
nécessaires.

Alors, Partonneau, froidement, inscrivit, sur la feuille qu’on lui avait
tendue, _mon nom_! Je n’eus le temps de voir que cela, et j’allais
protester. La fermeté de son regard cloua cette protestation sur mes
lèvres. Il demanda, bien doux, tenant toujours la feuille de papier
entre ses doigts.

--Et vous, monsieur, puis-je savoir?...

--Oui, monsieur, moi, des cartes, j’en ai toujours!

Partonneau lut à haute voix, pour l’assistance:

_M. Aristide Lebeau, 10, impasse Lebeau, entrepreneur de menuiseries et
cercueils._

--Monsieur, fit Partonneau avec une gravité terrible, vous pouvez
préparer _le vôtre_!

Les yeux durs, la lèvre hautaine, il lui présentait les lignes qu’il
venait d’écrire, ces lignes dont la première portait mon nom, mon pauvre
nom, bien inconnu de tous à ce moment. Le monsieur cossu, de rouge et de
bleu devint blanc comme un linge. Il murmura ces mots, pour moi
incompréhensibles:

--C’est toujours comme ça! Toujours comme ça!

Son derrière, son important derrière, commença de ramper vers la sortie,
sans quitter la banquette; au premier arrêt, il s’évanouit, silencieux.

Vainqueurs, nous ne descendîmes qu’à la place de Rennes. Seul enfin avec
Partonneau j’osai lui reprocher d’avoir ainsi, sans courage, substitué
ma personne à la sienne.

--Mon cher ami, répondit-il sans honte, c’est que je me suis jugé trop
parfaitement idiot... J’ai préféré que ce fût toi... Quand cet imbécile
m’a bousculé, je n’ai plus songé que je me trouvais à Paris. J’ai réagi
comme en présence d’un noir ou d’un jaune qui ose attenter à la majesté
du blanc, ce qui exige le coup de cravache. Je n’avais pas de cravache,
j’ai pris mon parapluie. C’est stupide! stupide! Bon Dieu! il faut que
je m’en aille, ou bien que je m’adapte. Toutes réflexions faites, je
crois que j’aime mieux m’en aller... Mais ne crains rien: tu n’entendras
plus jamais parler du bonhomme.

--Je le pense, répliquai-je: il est parti bien vite... Mais pourquoi, je
ne m’explique pas pourquoi? Il ne me connaît pas; d’ailleurs, je me sers
d’une épée comme d’une fourchette, et à dix mètres, je ne mettrais pas
une balle de pistolet dans une porte cochère.

--Mon cher, me révéla Partonneau, c’est bien simple. Au-dessous de ton
nom et de ton adresse, j’avais écrit seulement ceci: _maître d’armes_.

                   *       *       *       *       *

Du reste, humilié, déconcerté dans mon admiration, il m’arrivait de le
trouver radicalement absurde. Il ne s’intéressait à rien absolument, à
Paris et en France. Il professait sur toutes choses--j’entends les
choses qui, à ce moment, affolaient la plupart des Parisiens--que les
jugements les plus courts et les plus médiocres. On aurait juré qu’il le
faisait exprès: il ne le faisait pas exprès! Parmi ces jugements,
quelques-uns approchaient de l’humour. Il ne s’en doutait pas: il les
exprimait tout à fait sérieusement. C’est ainsi qu’une fois, alors qu’on
était tout près d’une période d’élections générales, et qu’il était à
craindre que les décisions du peuple, réuni dans ses comices, ne fussent
hostiles au régime que nous possédons, il demanda, étonné: «pourquoi les
ministres ne faisaient-ils pas «amarrer» quelques notables?» Il estimait
légitime, quand le gouvernement est obligé de procéder à une élection,
que celui-ci commence par jeter dans la _canha-fa_, entendez sur la
paille humide des cachots, un certain nombre de citoyens, afin
d’inspirer aux autres des réflexions salutaires sur l’irrésistible
pouvoir de l’Autorité. «Amarrer» les notables lui paraissait donc la
première mesure à prendre, toutes les fois que se présente un événement
désagréable. Si c’est une grève, les présidents et les secrétaires du
syndicat de la corporation en grève; mais si c’est un accident de chemin
de fer, le président, les administrateurs et les ingénieurs de la
Compagnie: les têtes, enfin, toujours les têtes!

«J’ai remarqué, expliquait-il, qu’ici, vous ne fichez jamais dedans que
les _nhaquoués_, autrement dit les pédezouilles. L’expérience nous a
enseigné, aux colonies, qu’il ne sert de rien d’amarrer les
pédezouilles: ils sont, en quelque sorte, payés pour ça par ceux qui les
mènent, et encore «payés» est une exagération. En réalité, ils sont
tenus d’acquitter les bêtises que font leurs maîtres, soit sous forme
d’amendes, soit en allant au violon. Ils en ont l’habitude, et cela
n’empêche rien. La vérité est qu’on n’obtient le bon ordre, et une saine
administration, qu’en tapant sur le mandarin, quitte à lui accorder,
entre temps, les plus grands honneurs, afin de lui assurer le respect du
peuple.»

Tout cela était tellement extraordinaire et à proprement parler, hors de
raison, qu’il n’y avait rien à lui répondre, sinon que «ça ne pouvait
pas se faire comme ça», et à changer de conversation. Lui-même s’en
rendait compte, car il était dans ses principes de commencer par étudier
«l’indigène»: et il constatait, sans songer à s’en froisser, que pour le
moment, il ne comprenait pas l’indigène parisien, et que celui-ci le lui
rendait; mais il ne l’accusait pas d’avoir tort.

«Il a fallu, m’expliqua-t-il un jour, que je prisse mes dispositions
pour vivre dans des pays où, à première vue, il n’y a pas moyen de
vivre, et ne pas m’y embêter alors qu’on n’y distingue que des motifs de
s’embêter jusqu’à la mort: car, moi aussi, il fut une époque où je fus
Français, et même Parisien. La plupart des coloniaux ne parviennent à
cet état indispensable d’abrutissement et d’heureuse ataraxie
qu’inconsciemment, sous l’influence du climat, du milieu et des
circonstances. C’est ce qu’ils appellent «avoir pris la couche». Et ils
savent, par expérience, que tant qu’ils n’ont pas pris la couche, ils
souffrent de ce mal horrible qui s’appelle la nostalgie, ils trouvent
que tout va de travers, ils sont mécontents de tout; ils ne sont bons
qu’à se laisser claquer ou rembarquer. Moi, j’ai pris la couche
volontairement. J’ai étudié les moyens de l’étendre sur moi, d’en
pénétrer mes pores, de m’en faire une cuirasse. Mais c’est une cuirasse
qui tient à la chair: on ne s’en débarrasse pas comme on veut; il y faut
même plusieurs années.»

La curiosité me vint d’analyser de quels éléments cette «couche» se
composait. Je constatai assez aisément que le premier était, de la part
de mon ami, et sans doute de tous ceux qui ont partagé son genre
d’existence, une insouciance profonde et sincère à l’égard de toutes les
classes de la société qui n’étaient pas «sa classe». En d’autres termes,
l’esprit de corps. Nous le connaissons, chez nous, par les militaires et
aussi par les magistrats, qui en sont profondément imbus, mais encore
nos militaires et nos magistrats de France sont-ils obligés de
fréquenter des personnes qui ne sont ni militaires ni magistrats: les
nécessités de la vie contemporaine les y contraignent. Partonneau, bien
au contraire, vivait depuis plus de vingt ans dans des pays
exceptionnels où il n’avait rencontré que trois catégories d’humains,
pratiquement réduites à deux: l’indigène, matière de sa profession, et
qu’il ne considérait que professionnellement, un peu comme le médecin
les malades, ou plutôt, comme le prêtre les laïcs; et puis les
Européens, les _blancs_; et ces blancs répartis en deux subdivisions:
les administrateurs coloniaux, la seule importante, et les autres.

De là chez lui, d’ailleurs, un magnifique, un émouvant mépris de
l’argent. Chez nous, depuis plus d’un siècle, c’est l’argent qui donne
le rang; si nous avons encore une aristocratie, ce n’est plus qu’une
ploutocratie. Pour Partonneau, l’argent était une chose due à son grade,
à sa fonction, et qui n’avait en soi qu’une importance tout à fait
secondaire, d’autant plus que, «à la colonie», maison, train de maison,
automobile, enfin presque toutes les nécessités ou les agréments de
l’existence, lui arrivaient en surcroît de son traitement. Ainsi
l’argent, pour lui, n’était pour ainsi dire que le superflu; quelque
chose comme la «semaine» qu’on donne aux collégiens; il le dilapidait
comme un aristocrate des temps passés, peut-être même avec plus
d’affectation. Quand, à Paris même, il avait touché son traitement, en
billets de banque, il ne daignait pas plier ces billets dans un
portefeuille. Il les froissait négligemment, en forme de boule, qu’il
jetait dans la poche de son pantalon, et, pour payer quoi que ce soit,
se contentait d’effeuiller la boule.

Je m’aperçus bientôt que rien, décidément, rien n’avait d’importance à
ses yeux que sa colonie, les gens de sa colonie, que la France et sa
capitale même, avec son luxe, ses magnificences, les hiérarchies
mondaines qu’on s’efforce d’y recréer artificiellement, n’existaient
pas. Je le conduisis un jour, espérant l’émouvoir, à la répétition
générale d’une pièce à laquelle le «Tout-Paris» des premières et des
salons à la mode s’était fait un devoir d’assister; ce qu’on appelle un
événement de la saison. Il y avait là des hommes politiques fort connus;
tous les lions de la littérature et du journalisme; la belle madame
Levreau, qui mènerait toutes les élections à l’Académie si sa rivale
Madame de Perdrix-Marais ne lui faisait concurrence; et jusqu’à Mgr
Lapie, évêque _in partibus_ d’Antioche, celui qui, vous savez bien, a
converti à son lit de mort M. Pavillon, cet illustre philologue, athée
de goût, de tempérament et de raison.

... Partonneau tira sa lorgnette, scruta l’assemblée avec une grande
conscience, et me dit tout naturellement:

«Il y a Perronneau, le résident supérieur d’Annam, dans une avant-scène;
Julliard, de Hai-Binh, avec sa petite amie, dans une baignoire. La
Maloire, le directeur de la Société d’Électricité de Saïgon, avec sa
femme, et madame Pouyade, tu sais, l’épicière du boulevard Paul-Bert, à
Hanoï, aux fauteuils: la chambrée n’est pas mauvaise!

Alors, je compris vraiment ce que c’est que la couche!




LE MUSÉE DU FOU


Comme nous venions de dépasser la Celle, Partonneau arrêta l’auto et
consulta la carte.

--Plus qu’une vingtaine de kilomètres pour gagner Mairols, fit-il. Et le
détour en vaut la peine: nous déjeunerons au Musée du Fou. C’est au
moins aussi intéressant que toutes les églises romanes qui jouissent de
ton admiration.

--Le Musée du Fou?...

--C’est comme ça qu’on l’appelle dans le pays... Le Fou, c’est un
frère-la-côte de ma connaissance. Rencontré au Chari, en pleine Afrique
Centrale, il y a une quinzaine d’années. A fait fortune là-bas,
drôlement. Prétend que j’y suis pour quelque chose; tient une auberge
dans un endroit où il ne passe pas quatre clients par an: nous recevra
bien. Un peu piqué.

--Mais son Musée?...

--Tu verras! répondit Partonneau brièvement.

Me passant le volant, il s’occupa d’allumer sa pipe avec une
allumette-tison. Puis il reprit la direction de la voiture. Je la lui
cédai sans enthousiasme. Partonneau a gardé de ses randonnées exotiques
l’opinion qu’une auto doit passer partout. Il avait engagé celle-là dans
un chemin que seules les charrettes à bœufs des indigènes de France ont
jamais fréquenté, comme cela se peut voir à la profondeur des ornières.
Du reste, il ne prêtait nulle attention au paysage: les beaux
châtaigniers qui enfoncent de grosses racines apparentes dans le granit
et le gneiss décomposés; les vues sublimes ouvertes d’un coup brusque,
aux tournants, sur les eaux blanches et bleues d’un torrent qui coule si
bas, au-dessous de vous, qu’on n’entend pas la bataille qu’il livre aux
vieux rochers de son lit; les plateaux déserts, ondulés, robés de
bruyères violettes. Il expliquait laconiquement, dans son style
télégraphique:

--Ici, un des centres du recrutement pour les colonies. Trois centres,
sans compter Paris et Marseille, où l’on trouve de tout: l’Ardèche,
l’Aveyron, l’Ariège: des pays pauvres d’où les gens émigrent. L’Ardèche,
c’est pour les missions catholiques: de braves gens, peu difficiles sur
la nourriture, sobres, durs au travail. Ça fait de bons frères convers,
et de bons novices. L’Aveyron, ça donne des employés de factorerie: des
types à la tête ronde comme une boule, économes, âpres au gain, et
solides. C’est de là qu’est le Fou: il est retourné dans son pays, comme
tu vois. L’Ariège fait des administrateurs: des gaillards à la coule,
qui savent se débrouiller pour l’avancement et reviennent, assez
souvent, manger leur retraite au patelin. J’oubliais les Corses: mais
ça, c’est une autre affaire... Mon vieux, ce que c’est déconcertant au
premier abord, quand on ignore ça, de trouver une tête de tigre
naturalisée, ou bien le squelette d’un poisson-scie, au centre de la
France, dans un village de la montagne!...

--Mais le Musée!

--Je te dis que tu verras!... D’ailleurs nous y sommes. Bonjour,
monsieur Boniface!

C’est ainsi que j’appris que le Fou répondait aussi à un nom un peu plus
chrétien et moins extraordinaire. Un tout petit homme, mince comme un
fil, pas plus haut qu’un enfant de seize ans. Des pieds et des mains
d’une exiguïté singulière, comme c’est le cas chez certaines races
sauvages, et des yeux étonnants, troublants, à l’iris dilaté, agrandi,
aux sclérotiques jaunes de bile: non pas ceux d’un alcoolique, cela se
voyait à la précision de tous ses mouvements, à ses doigts qui ne
tremblaient pas, mais d’un vieil impaludé, d’un fiévreux chronique dont
le foie, par surcroît, est atteint.

--Vous avez eu la bilieuse hématurique? suggérai-je.

--Deux fois... Vous avez vu ça? Comment?... _Il en est donc?_ fit M.
Boniface, se tournant vers Partonneau.

--Oui, fit Partonneau, il en est! Il en a été, du moins. Comme vous.
J’espère que ça nous vaudra un bon déjeuner.

--Même s’il n’y avait eu que vous! Ah! monsieur Partonneau, monsieur
Partonneau! Quel plaisir de vous revoir! Tout ce qu’il y a ici est à
votre service, vous le savez bien!

Partonneau détourna la conversation.

--En attendant l’omelette, dit-il, nous pourrions visiter votre
collection... A quel numéro en êtes-vous?

--Soixante-huit mille, monsieur Partonneau, soixante-huit mille et
quelques!... Vous savez, depuis que l’Amérique est devenue sèche, comme
ils disent, ça m’a fait des numéros de plus!

--J’aurais plutôt cru le contraire...

--Non, non!... Je vous expliquerai... Attendez que j’allume une bonne
lampe à réflecteur. Un rat de cave ne suffit pas, pour tout ce qu’il y a
à voir...

Il nous fit passer par la cuisine, la buanderie, et, tirant une grosse
clef de sa poche, ouvrit une lourde porte qui découvrit un escalier
descendant par deux étages dans les entrailles de la terre.

                   *       *       *       *       *

Le Musée du Fou était dans une cave. Sa collection était une collection
de soixante-huit mille bouteilles!

--Il y a là tous les crus, cria le Fou, et sa voix retentissait sur le
granit des voûtes, tous les crus! Non pas seulement ceux de France, ceux
du monde entier! Tenez, voilà les vins, tous les vins de la Grèce, ceux
qu’on fait à la française, pour l’exportation, et les autres, résinés,
dans des outres. Ceux de Perse, ceux de l’Inde--on fait du vin, dans
l’Inde!--Ceux de Californie, d’Australie et du Cap! Ceux d’Espagne, ceux
de Hongrie, d’Autriche, de Roumanie, de Bulgarie, de Serbie, d’Alsace,
du Rhin, d’Italie, de Bessarabie... Ce petit vin blanc de Chaâba, en
Bessarabie, est curieux. Il vient de vignes transplantées du pays de
Vaud, en Suisse... J’ai aussi tous les vins de Suisse, naturellement! Et
toutes les eaux-de-vie, toutes les liqueurs de la terre, toutes les
marques de toutes les caves, de tous les vins, de toutes les liqueurs.
Même toutes les marques d’absinthe, qui est interdite maintenant. Au
complet! Au complet!... Et voilà mes dernières acquisitions: à côté des
genièvres et des gins des Flandres, de Belgique, de Hollande,
d’Angleterre, et des whiskys d’Angleterre encore, d’Écosse, d’Irlande,
du Canada, d’Amérique, tous les nouveaux whiskys, tous les alcools
fabriqués en contrebande aux États-Unis--les _moonshined_, comme il
paraît qu’on les appelle--depuis la loi de sécheresse. J’ai tout, tout,
tout! Des fois, ça n’est qu’une pinte, une demi-pinte, un tout petit
échantillon. Plus souvent, ça va par caisses de douze bouteilles. Et
pour la France, autant que possible, la pièce entière de la meilleure
année: soixante-huit mille bouteilles des vins, des eaux-de-vie, des
liqueurs, des apéritifs de France! Venez voir: j’ai encore trois caves
comme celle-ci. Je passe sous la route, par un tunnel!

--Et vous boirez tout cela? demandai-je.

--Je n’en bois jamais un verre, fit-il âprement. Je garde tout!
J’augmente, je ne diminue jamais la collection.

Il me regardait d’un air fier et défiant. Un avare jaloux de son trésor,
un poète qui s’abreuvait idéalement de cette fortune, de ce trésor
liquide, de cette âme du vin, destinée par lui à l’immortalité, à
l’éternité: fallait-il le mépriser ou l’admirer?

Le déjeuner comportait quatorze plats, sans compter les entremets et le
dessert: des écrevisses, des truites, des perdreaux, un cuissot de
sanglier, mariné. En s’asseyant, Partonneau avait dit:

--Monsieur Boniface, nous buvons du vin, nous! Allons, tapez dans votre
Musée: deux bouteilles de montrachet et deux de langon!

--Je n’ai rien à vous refuser, monsieur Partonneau, répondit le Fou,
avec une gratitude humble.

Il alla chercher les bouteilles. En présence du cuissot de sanglier,
Partonneau déboucha le langon:

--Mais, monsieur Boniface, il est passé, ce vin-là!

Le Fou baissa la tête, en rougissant:

--Comment voulez-vous que je le sache? Il y en a trop, dans ma cave,
trop! Et puisque je n’en bois jamais!

Soupirant, il s’en fut quérir une autre bouteille.

Je voulus remplir son verre de ce vénérable langon, parfumé, vigoureux.

--Non, fit-il, non... Pour vous, monsieur Partonneau, tout ce que vous
voudrez! Mais moi, ça me ferait trop de peine! Et puis, mon foie: il
faut que je fasse attention à mon foie. Mais j’en jouis, allez, de ma
collection, j’en jouis!

Alors, je compris pourquoi on appelle M. Boniface le Fou: il possède
soixante-huit mille bouteilles de vin, et n’en boit une goutte: chose
incroyable pour des Français. Mais j’admirai l’imagination de ce
thésauriseur passionné, qui s’inventait à lui-même le goût, qui se
grisait follement en pensée de cet océan de vin et d’alcool, qu’il avait
là, sous les lèvres, sans jamais en approcher sa bouche. Et je calculai
rapidement que ces soixante-huit mille bouteilles, au prix moyen de six
ou sept francs chacune, ne devaient pas lui avoir coûté moins d’un
demi-million. Et il y avait les eaux-de-vie, les liqueurs, dont le prix
d’achat avait dû être notablement plus élevé: le total certes, dépassait
de beaucoup cette somme. Il était donc bien riche, ce petit aubergiste,
cet ancien «frère-la-côte», comme l’appelait Partonneau, qui nous avait
accueillis en pantoufles, sans faux col à sa chemise peu fraîche, son
vieux pantalon mal retenu par une ceinture de flanelle rouge sur ses
reins maigres, retombant en tire-bouchon sur ses pieds? Je posai la
question. Je ne la posai point comme je l’écris ici, je l’enveloppai, la
drapai, m’efforçai de la poser avec élégance, insouciance apparente, et
par allusion. Mais enfin, rien au monde n’aurait pu m’empêcher de la
poser.

--J’ai eu ce qu’il faut pour acheter tout ça, répondit M. Boniface, et
encore bien davantage. Je ne le dirais pas à d’autres, mais M.
Partonneau sait tout. Alors? Il vous raconterait la chose dès que
j’aurais le dos tourné. Autant que ça soit moi.

«Vingt ans de ma vie, j’ai passé dans l’Oubanghi-Chari, vingt ans! J’y
étais parti comme télégraphiste militaire, j’y suis devenu sergent
télégraphiste. J’en ai posé, des poteaux et des fils!... En même temps,
je chassais pour nourrir mes hommes et pour faire plaisir aux Bouniouls,
aux nègres, vous savez, quand un lion ou une panthère venait les
embêter: un paradis terrestre l’Oubanghi-Chari, pour la chasse à la
grosse bête... Et j’aimais ça!... ah! j’aimais ça!... On dirait que ça
vous étonne, parce que je n’ai pas l’air costaud: un crevard, j’ai
toujours été un crevard, pas plus gros qu’aujourd’hui, pas plus fort.
Mais ça n’est pas la force qui fait le bon chasseur: c’est d’avoir bon
pied, bon œil, et du sang-froid. Je n’ai jamais eu peur de rien, pas
même des buffles, qui sont les animaux les plus embêtants. Bien plus que
les lions: le lion n’est pas malin, et il est bien moins brutal. Moins
imprévu aussi: on sait toujours à peu près ce qu’il va faire: le
buffle!...

»Ça me plaisait tellement, cette vie-là, que j’ai rempilé après mon
premier congé. Et après... après, comme je n’avais pas assez
d’instruction pour passer officier dans l’arme, qui est une arme
savante, je suis encore resté, je me suis mis à chasser l’éléphant.
C’est un métier chanceux; à la fin des fins beaucoup y restent... Le
plus épatant des chasseurs d’éléphants, le grand homme,
l’illustre--Coquelin, il s’appelait--en avait tué cent cinquante; mais
au cent cinquante et unième, c’est l’éléphant qui l’a eu. Moi, je ne
voulais pas y laisser ma peau. Je me disais: «Que j’attrape seulement
une tonne d’ivoire, à quarante francs le kilo--qui était le prix à
l’époque--ça me fera quarante mille francs. Je n’ai ni femme ni enfants
ni parents; je placerai ça à fonds perdu, et j’irai prendre ma retraite
en France...» Je ne voyais pas plus loin... Quand j’y pense, bon
Dieu!...»

Il s’arrêta un instant, ébloui de lui-même et de sa merveilleuse
aventure.

«Pourtant, mes mille kilos, je ne les eus pas si vite que ça. D’abord,
quand j’avais abattu un éléphant, il me fallait porter l’ivoire jusqu’à
la plus proche factorerie. Ce portage, ça faisait trop de frais pour
moi. Je m’engageai donc, pour commencer, dans une maison de commerce, à
tant par mois, avec un intérêt sur l’ivoire que je procurerais. Comme
ça, j’avais mes porteurs à l’œil, et pas de frais.

»Je cherchais autant que possible à débusquer des éléphants solitaires.
D’abord, en général, ce sont de vieux mâles, dont les défenses sont plus
lourdes. Et puis, tirer dans une troupe de ces animaux-là, c’est plus
risqué: pour un qu’on met par terre, vingt qui vous chargent. Surtout
les mères, quand elles ont des éléphanteaux. Enfin, les solitaires
marchent et paissent surtout la nuit. Le jour, ils cherchent un
boqueteau bien sombre, ils y dorment appuyés contre un arbre. On les
suit à la trace de leurs gros pieds, et on les tire... Ça n’est pas
héroïque, mais c’est commercial, et c’est de cette façon-là que chassent
les indigènes... Et comme l’éléphant, pendant son sommeil, se réveille
pour faire ses besoins, et bouse au pied de l’arbre, ça fait une odeur
de fumier, quand on entre dans ces boqueteaux!...

»Mais, un jour, je tombai sur une bande, une grosse bande. C’était sur
un terrain où je n’étais jamais allé encore, ni, je crois bien, aucun
Européen. Un immense marais desséché, quelque chose comme un Tchad qui
ne serait pas porté sur les cartes: des roseaux tout brûlés par le
soleil, une terre gercée, et, quand on fouillait cette terre, qui a la
consistance de la brique, de ces drôles de petits poissons, vous savez,
qui se creusent un lit dans la fange, quand elle est encore molle, s’y
font une espèce de nid comme un cocon de ver à soie, et puis s’endorment
pour ne se réveiller qu’à la saison des pluies et des inondations, et
recommencer à nager.

»Je n’avais avec moi que mon porteur de fusil, Taraoré. Et je regardais
cette bande d’animaux énormes qui ne me voyaient pas, ne me sentaient
pas, parce que j’étais sous le vent, et bien caché dans ces roseaux. Je
ne savais quoi décider. Tirer dans le tas? Je vous ai dit que c’était
dangereux; d’ailleurs ils n’étaient pas encore à portée. Et puis il y
avait dans leur conduite quelque chose qui m’étonnait, quelque chose de
pas ordinaire, d’incompréhensible, d’impressionnant... Ils ne paissaient
pas, ils n’avaient pas l’air d’accomplir non plus une de ces grandes
randonnées qu’ils font parfois, à fond de train, pour passer d’un
endroit à un autre, très éloigné... Ils marchaient comme en procession,
gravement, tristement. Oui, tristement, je vous assure! Un cortège pour
un enterrement: ce fut la comparaison bizarre qui me vint à l’idée. Et
je vis, oui, je vis à la tête de ce cortège deux vieux mâles, des bêtes
tout à fait antiques, monstrueuses, aux défenses énormes, qui
vacillaient, titubaient, comme saoules. Et chacun de ces vieux mâles
était comme enlacé par les trompes de deux femelles qui les tiraient,
les entraînaient, pendant qu’ils semblaient dire: «Non, non, pas
maintenant! Encore un instant, je vous en supplie!»

»Les femelles les conduisirent jusqu’à l’endroit où le marécage
commençait, car il y avait encore un point où le marécage
subsistait--et, les lâchant, se mirent derrière eux, les poussant
doucement, comme avec pitié, de leur énorme front. Il y en eut un qui
trébucha, tomba, ne se releva point; l’autre le suivit bientôt dans sa
chute... Et le reste de la bande, avec les quatre femelles, s’était
rangé devant eux, en terre ferme. Ils étaient bien là une trentaine, des
vieux, des jeunes, des éléphants gigantesques, dans toute la puissance
de leur âge et de leur force. Et tous poussèrent ensemble un grand cri,
comme l’appel, sur une seule note, de trente immenses clairons.

»La trompe des deux enlisés s’éleva au-dessus de la boue, un instant, et
répondit, désespérée... Ce fut tout. La bande s’éloigna, de son même pas
lent, grave, de son pas de deuil...

»Je ne comprenais toujours pas. Taraoré me dit les yeux brillants:

»--Leur cimetière! C’est un de leurs cimetières, ici! On ne le
connaissait pas. Ils y ont conduit ces deux vieux, qui allaient
mourir... Maintenant ils s’en vont...

»J’avais entendu parler de ces cimetières d’éléphants, où ils
conduisent, les laissant exprès s’enliser, leurs malades et leurs vieux,
quand ils ne peuvent plus suivre la bande. Mais j’avais cru jusque-là
que c’était une blague! J’allai voir; dans la boue desséchée, je vis des
crânes, des défenses, parfois les formidables ossements d’un pied qui
pointait, l’animal ayant chaviré, la tête en bas. Depuis des siècles il
servait de cimetière, ce marais-là! Il contenait des milliers et des
milliers de squelettes d’éléphants. C’était une mine d’ivoire, autant
dire une mine d’or.

»Je m’en allai, songeant: «Si tu en parles, on te la volera, ta mine!
Mais toi tout seul, comment l’exploiter?» A la fin j’en parlai à M.
Partonneau. On peut compter sur lui: c’est un drôle de type, il se f...
de l’argent. Et c’est lui qui m’a donné le bon tuyau, le vrai conseil:
«Ne dis rien aux blancs. Va trouver sultan Ahmed, et dis-lui: «Je sais
où il y a un cimetière d’éléphants, et toi tu ne sais pas. Prends la
moitié de l’ivoire, donne-moi le reste.»

»Je suppose qu’il a dû me carotter, sultan Ahmed, mais tout de même, de
l’ivoire qu’il m’a donné, j’ai tiré, en trois campagnes, seize cent
mille francs...»

                   *       *       *       *       *

--Tu y crois, toi à cette histoire de cimetières d’éléphants?
demandai-je à Partonneau quand nous fûmes remontés en automobile.

Il haussa les épaules.

--Est-ce qu’on peut savoir?... Le père Boniface a trouvé un gisement
d’ivoire, et il est venu me demander conseil, comme il le dit. Voilà ce
qu’il y a de sûr... Et pourquoi pas, après tout, pourquoi pas? Ici, en
Europe, nous ne voyons guère que des animaux domestiqués,
apprivoisés,--privés, comme le dit un involontaire calembour de la
langue,--privés par notre intelligence patiente de leur intelligence,
incapables de se subvenir à eux-mêmes, abrutis. Sur ces terres encore
primitives, au contraire, l’homme est encore si peu de chose, il tient
si peu de place, et une place si médiocrement honorable! Entre lui et la
bête, la distance s’amoindrit. Parfois, oui, parfois, ce n’est pas
l’homme qui a l’avantage. Au bout du compte, on a quelques raisons de
supposer que nous ne sommes pas la tentative initiale qu’ait faite la
nature pour jeter dans le monde les premières lueurs de la raison, du
libre arbitre, de l’industrie, de quelque chose comme _la moralité_.
C’est une hypothèse qui peut se soutenir, et qu’on a soutenue, qu’aux
premiers jours du monde, avant que l’homme apparût sur la terre, les
insectes, les grands insectes dont on retrouve les empreintes dans les
entrailles de nos houillères n’ont pas été alors ce qu’ils sont
aujourd’hui: des automates qui font, sans savoir pourquoi, sans nul
enseignement des générations précédentes, qu’ils n’ont pas connues, les
mêmes gestes d’une incompréhensible prévoyance--mais qu’ils tâtonnèrent
d’abord, innovèrent, ne parvinrent à la perfection que par degrés, et se
fixèrent dans cette perfection de leur race, qui devint instinctive.
Quand la race des hommes sera devenue aussi vieille que celle des
fourmis, qui sait si tous ses gestes, à elle aussi, ne deviendront pas
automatiques?

»Cela te paraît absurde, à première vue, mais rappelle-toi comme, dans
la grande savane africaine, on éprouve fortement l’impression que la
terre est _encore_ aux termites. Elle est si maladroite, et si pauvre,
et si rare, l’œuvre des hommes dans ces régions: quelques mauvaises
cahutes de paille, et d’imperceptibles champs. Tout cela irrégulier,
difforme, sans géométrie: et nous avons depuis si longtemps la
conception que l’humanité prête, à tout ce qui vient d’elle, des mesures
et des proportions méditées! Or, voici que partout, jusqu’aux confins de
l’horizon, apparaissent les demeures des termites: forteresses avec des
tourelles d’angle, un toit en surplomb pour l’écoulement des eaux de
pluie, avec des magasins, des chambres, de vastes salles: villes sans
nombre, qui abritent toute une organisation sociale, des reproducteurs,
des soldats, des travailleurs ingénieux.

»Qu’est-ce donc qu’un village nègre à côté des édifices harmonieux et
gigantesques élevés par ces sales et presque invisibles poux blancs?
Oui, je sais bien: ils n’ont pas de conscience individuelle, ils
travaillent sans savoir comment, sans pouvoir faire autrement, sans se
rendre compte. Mais, jadis, ils ont dû comprendre, ou alors on n’y
comprendrait plus rien!...

»Et les grands animaux sauvages, aussi. Écoute!

»Je me trouvais un jour sur une rivière qui s’appelle la M’Bomou. J’ai
beau chercher dans mes souvenirs, je ne me rappelle pas de lieu plus
sauvage: le pays n’est pas aux hommes, mais aux grandes créatures qui
existaient avant les hommes. Aux éléphants surtout. A mesure qu’avançait
ma pirogue, leurs traces devenaient plus nombreuses sur les berges. On
les apercevait par moments dans les abreuvoirs que leurs pieds massifs
finissent par creuser dans le talus de la rivière quand ils se dirigent
vers l’eau: ils fendaient un rideau de feuilles lourdes, couleur de
bronze, et c’était tout.

»Enfin, à un détour du courant je surpris, en train de boire, deux
éléphants qui n’avaient pas vu venir la pirogue. L’eau coulait dans un
chenal creusé entre deux rives abruptes, que même leurs jambes de géants
eussent eu peine à escalader. J’épaulai mon fusil, je tirai... Un
éléphant, blessé, se cabra, voulut fuir, et l’autre le suivit. Mais je
persistai à décharger mon arme sur le même, sachant que ces bêtes
monstrueuses ont la vie dure. Il était littéralement couvert de sang,
tout rouge; par une artère coupée, ce sang giclait comme le vin d’une
barrique en perce. A la fin il chancela. Alors l’autre lui posa sa
trompe sur le cou. Ils avaient en vérité l’air de se dire quelque chose,
et je crus comprendre: «Vengeons-nous!» Tout de suite, à travers l’eau
creuse qu’ils faisaient jaillir par grandes gerbes, ils me chargèrent.

»Ils arrivaient la tête haute, farouches, menaçants; leurs oreilles
immenses, de chaque côté de leurs nuques, claquaient comme des drapeaux.
Je continuais de tirer, mais sans doute n’avais-je plus mon sang-froid:
ils semblaient ne rien sentir, ils approchaient toujours. Les noirs qui
me passaient des cartouches prirent peur, et sautèrent à l’eau.
Moi-même, une seconde, je vis la mort. A ce moment, une branche qui
doucement s’abaissait de la rive arrêta la pirogue. Je saisis cette
branche et gagnai la terre ferme. J’étais sauvé. Les éléphants ne
pouvaient faire comme moi: ils étaient pour ainsi dire prisonniers dans
le lit de la rivière.

»Mais ils tentèrent de briser, de leurs pieds et de leurs défenses,
cette embarcation qu’ils considéraient sans doute comme un être
malfaisant, l’un de ceux qui leur avaient envoyé les coups dont ils
souffraient. Je me souviens aussi qu’ils prirent, dans la coque, mon
pliant, mes ustensiles de cuisine, ma cuvette en fer émaillé; puis,
après les avoir méthodiquement élevés à la hauteur de leurs yeux, les
jetèrent à l’eau. J’avais recommencé à leur envoyer des coups de fusil,
autant que possible visant toujours l’animal que j’avais déjà blessé.

»Il vint un moment où je crus bien que celui-ci allait mourir. Il tomba
sur les genoux, jetant une sorte de plainte que je n’oublierai jamais,
qui retentit au loin sur l’eau, une plainte à la fois formidable et
douloureuse. Je l’avais! il allait se coucher là pour agoniser.

»Alors je vis une chose étonnante, sublime. Son camarade--je crois que
c’était une femelle,--lui jeta de l’eau sur le corps comme pour le
rafraîchir, le ranimer, et l’autre, le blessé, remua doucement la tête.
Il avait l’air de dire: «Merci! laisse-moi!» Puis l’éléphant valide lui
noua sa trompe autour du cou--je ne saurais trouver d’autres mots--et
fit un bond gigantesque; malgré le poids incalculable qu’il avait à
porter, il escalada la berge--je ne les retrouvai jamais.

»Mais au moment où j’ai vu _ça_, mon vieux, cet animal que je
considérais comme une énorme brute, enlaçant le corps de son ami pour le
sauver, j’eus l’idée que je venais de commettre un assassinat, et que
ces bêtes avaient raisonné, agi, souffert comme des hommes!

»Ailleurs, j’ai vu des marsouins, des légionnaires, des Sénégalais,
emporter du champ de bataille leur officier blessé. On considérait ça
comme héroïque, et c’était héroïque, en effet, ils étaient cités pour
ça. Mais alors?...»




LES FORCES MORALES




LES FORCES MORALES


--... Il faut compter aux colonies, me dit-il, avec les forces morales.
Du reste, c’est très simple: elles se ramènent à une seule: la
sorcellerie.

--Partonneau, tu vas fort! Et l’Islam en Afrique, et les mandarins
confucianistes en Indo-Chine, les missionnaires catholiques et
protestants partout; l’administration civile elle-même. Elle ne repose
pas uniquement sur la force brutale, l’administration! Du moins elle
l’affirme. Elle entend représenter la civilisation...

--Même l’influence morale de l’administration, c’est de la
sorcellerie!... Parce que la force matérielle, pour l’indigène, est
conditionnée, causée par des esprits invisibles, par des fétiches qui la
procurent. L’administrateur ou le chef militaire a de bons fétiches, des
fétiches plus puissants que les fétiches locaux, voilà tout. Le marabout
musulman est un féticheur monothéiste, pas autre chose. Et le
missionnaire apporte d’autres fétiches, un peu différents. Tout primitif
est un pur spiritualiste. L’explication matérialiste des phénomènes est
une des conceptions les plus récentes--et par conséquent une des moins
solides--qui soient entrées dans la cervelle de l’humanité.

--Mais les sorciers, les vrais sorciers indigènes, ce sont des fumistes
ou des empoisonneurs, ou les deux!

--Pas nécessairement, ou pas du tout. Quand ils empoisonnent, c’est dans
l’exercice de leurs fonctions. C’est l’esprit qui habite le poison qui
tue, et légitimement, non pas eux. Eux ne sont que l’intermédiaire,
l’instrument. Ils représentent la justice immanente, et la moralité
telle qu’on la conçoit autour d’eux, telle qu’on en a besoin autour
d’eux. Une justice qui nous choque, mais supérieure, religieuse. Ils
sont un élément d’ordre et d’organisation. Ils découvrent les voleurs
plus sûrement qu’un juge d’instruction; les criminels aussi: ce n’est
pas toujours le _vrai_ criminel: mais bah!... Dans une communauté
régulièrement constituée, l’essentiel est d’en trouver un, et que le
vouloir social de réparation, de sécurité soit satisfait... Relis la
_Dernière Incarnation de Vautrin_.

--Mais ils ne croient pas eux-mêmes à leurs magies?

--Autant qu’à ses rites n’importe quel prêtre de n’importe quelle
religion... C’est-à-dire plus ou moins, selon les individus et les
cas... mais s’ils n’y croyaient pas _généralement_, leur attitude serait
incompréhensible.

»Il faut te dire que longtemps, comme toi, je les ai pris pour des
fumistes, des simulateurs, des empoisonneurs--uniquement!... Au Gabon,
surtout.

»Car des sorciers, il y en a! Tout le Gabon en fourmille, et c’est une
sale engeance. Et l’idée que j’avais d’eux, c’est que ce sont seulement
des singes et des empoisonneurs. Pour des empoisonneurs, pas moyen d’en
douter: c’est un pays où il ne fait pas bon avoir une paille avec sa
_mousso_ indigène. Je te recommanderais de faire attention! Pour un oui
ou pour un non, elle va trouver le féticheur, et le féticheur lui donne
je ne sais quoi, qui est malsain dans la soupe. C’est extraordinaire ce
qu’il y a d’Européens qui sont morts de la colique, au Gabon. Et
j’imagine qu’il y en aura encore pas mal.

»Mais des singes aussi, ces sorciers. Au moment où les indigènes sèment
leur mil, ils ont un système à eux pour obtenir du diable, ou de qui tu
voudras, une bonne récolte: ils s’habillent en champ de mil, ils se
couvrent de paille de mil des pieds à la tête, et ils dansent, ils
dansent comme des fous en se jetant de l’eau sur la tête. Comme ça, il y
aura de la pluie, et du grain à faire péter les silos! Les nègres sont
convaincus de l’efficacité du procédé beaucoup plus que nos paysans de
celle des Rogations. Mais eux, les sorciers? Je n’arrivais pas à me
fourrer dans la tête qu’ils pussent avoir confiance dans ces sottises:
s’habiller en meules de foin, penses-tu!

»Et puis voilà qu’une fois il nous tombe sur le dos, du côté de N’Djolé,
l’insurrection obligatoire tous les trois ou quatre ans. De ces petites
secousses de rien du tout, auxquelles on ne consacre pas même une ligne
dans les journaux de Paris, mais embêtantes, malgré ça, quand on est
dedans. Embêtantes parce que ça vous arrive généralement au moment qu’il
ne faut pas, où l’administrateur est en congé, où l’adjoint principal
des affaires indigènes est en tournée pour ramasser l’impôt, ou bien sur
son lit de camp avec la bilieuse--et la moitié des tirailleurs
sénégalais et des miliciens en tournée avec l’adjoint principal, à moins
qu’ils ne soient en bordée: et tu peux être sûr que ces négros savent
tout ça!

»Or, jamais, jamais, ils ne marcheraient sans leur sorcier, le sorcier
est toujours au fond de l’affaire. S’il n’y était pas, il n’y aurait pas
d’insurrection, puisque le bonhomme, pour tout arrêter, n’aurait qu’à
déclarer que les sorts ne sont pas favorables à l’opération, que le sang
du poulet sacrifié est tombé à gauche au lieu de tomber à droite, ou ce
que tu voudras! Et, d’autre part, c’est là qu’est le problème: voilà des
gaillards qui ont tout à perdre si la bataille tourne mal. En tout cas,
ils doivent y perdre leur réputation! D’abord, ils ont prédit que ça
tournerait bien. Ensuite, ils ont vendu, à des prix fous, des centaines
et des centaines de gris-gris qui doivent préserver leurs paroissiens
contre les balles. Si on les estourbit, pourtant, ces paroissiens? Et si
eux-mêmes y passent? Car ils doivent prendre le commandement de la
troupe, justement, en leur qualité de canailles invulnérables par
essence, et de magiciens porte-veine. Pour se décider dans ces
conditions, il faut qu’ils aient eux-mêmes la foi: ça ne peut pas
s’expliquer autrement.

»Eh bien! c’est avec leur sorcier en tête que j’ai vu s’amener, cette
fois-là encore, la bande de sauvages des environs de N’Djolé. De loin,
c’était noir, c’était grouillant, ça faisait comme des fourmis. Mais les
fourmis, c’est silencieux, même dans leur fureur, et ça, ça gueulait, ça
gueulait! Je les attendais à l’entrée du village, avec une douzaine
d’hommes, ce que j’avais de meilleur, de vieux Sénégalais. La contenance
de ma petite troupe me rassura: des gaillards d’attaque qui en avaient
vu de toutes les couleurs, et méprisaient profondément «ces nègres».
Mais la bande approcha, et c’était un bal, figure-toi, beaucoup plus que
ça ne faisait penser à une bataille: deux ou trois cents aliénés qui
chantaient je ne sais quoi, et sautaient en l’air plus haut que les
types des quadrilles payés, dans le temps, au Moulin de la
Galette,--avec leur sorcier, qui chantait et sautait plus haut que les
autres, leur sorcier qui n’était pas habillé en meule de foin, cette
fois, mais tout nu, le corps et la figure peints en rouge et en blanc,
et un casque extraordinaire sur le crâne, un casque qui reproduisait le
corps tout entier d’un formidable oiseau de proie, avec les ailes!

»Je dis à mes Sénégalais:

«A deux-cents mètres, feu sur le sorcier!»

»Ils comprirent. Parbleu, si on descendait le sorcier, tous ces
galapiats foutraient le camp! A deux cents mètres, ils ouvrirent le feu,
et moi-même j’épaulai.

»Tu sais si je suis bon tireur. Quand j’eus lâché mon coup de fusil, je
rouvris l’œil que je venais de cligner, pour regarder, comptant bien
voir le bougre à terre: il se portait comme toi et moi! Et il se
retourna vers sa bande, comme pour dire: «Vous voyez bien!»... Alors ce
fut le bond! Une vague énorme, déchaînée, toujours plus près! Je
continuais à crier:

»--Au sorcier, nom de Dieu! Au sorcier!»

»Je vidai sur lui toutes les cartouches de mon magasin. Je ne tirais pas
au hasard, je visais, je t’assure que je visais, en faisant tous mes
efforts pour garder mon sang-froid: mais peut-être l’ai-je perdu, après
tout. A cinquante mètres, à trente, à vingt, je tirais toujours: et
rien, rien, rien! Et chaque fois, cette gueule devenait plus proche,
terriblement plus proche, ricanante, triomphante, diabolique...
Parfaitement: diabolique. A ce moment, j’ai cru au diable, à toutes ces
histoires de diableries. Je me suis dit: «C’est vrai! Il ne blague pas:
il est verni!»

»J’ai fermé les yeux pour ne pas avoir l’éclair de son espèce de grand
coupe-coupe. Je le sentais déjà sur ma gorge, le coupe-coupe. Tout en
fermant les yeux, j’ai tiré une dernière fois. J’entendis alors mes
Sénégalais rigoler. Ma balle avait traversé le salaud de part en part;
il avait boulé comme un lièvre...

»J’ai fait: «Ouf!» Tu ne peux pas croire combien ça m’aurait embêté de
mourir converti aux sorciers: et j’en étais bougrement près.»

                   *       *       *       *       *

--Bon... Mais les missionnaires chrétiens ne sont pas des sorciers. Ce
n’est pas de la sorcellerie qu’ils tirent leur influence?...

--Qu’en sais-tu? Du moment qu’ils invoquent une puissance invisible,
parlent au nom de cette puissance? Ce n’est pas leur faute, mais pour le
primitif, ils sont des sorciers...




L’AVEUGLE


--J’ai connu, en Afrique, à Madagascar, en Asie, des missionnaires de
toutes sortes, des blancs, des noirs, des jaunes, des catholiques, des
protestants, et même un Mormon, au Congo! Je ne sais pas pourquoi il
était venu, celui-là: rien de plus inutile que de prêcher la polygamie
aux Bangalas, ils sont convertis d’avance. Mais il m’a dit: «Ça n’est
pas tout que de posséder plusieurs femmes devant le Seigneur: il faut
aussi savoir les faire travailler!» C’est comme ça que j’ai compris la
haute portée économique du mormonisme: il permet à un vaillant et pieux
époux de se constituer un lucratif atelier familial et de se moquer,
toutes portes fermées, des lois sur la limitation des heures de travail.

»Tu te rappelles aussi les missionnaires portugais d’Indo-Chine et leur
excellent évêque à qui un gouverneur disait: «C’est étonnant comme les
enfants dans votre chrétienté ont un type plus civilisé, plus... comment
donc m’expliquer?... plus «Européen»--et qui répondait bonnement,
écartant les bras d’un geste d’excuse: «Que voulez-vous? Nous avons des
pères qui ne sont pas raisonnables!»

»Tu te rappelles le pauvre missionnaire à qui nous avons fait croire que
la maison de ce brave Barbieux, l’agent des douanes mort d’une bilieuse
hématurique, avait servi aux tenues d’une loge maçonnique, que le diable
y revenait, et qui est allé l’exorciser en grande pompe? Tu te
rappelles, le père Mottu, le lazariste du Gabon, sa soutane toujours
salie de sciure, de copeaux de bois, de poussière de grès, parce que dès
qu’il avait un instant, il taillait, dans des blocs de pierre ou des
billes d’_okoumé_, des statues de bonnes vierges, d’anges, de bons
dieux, d’une naïveté divine, ce qui ne l’aurait pas empêché de traverser
l’Afrique jusqu’aux _Falls_ pour sauver une âme. On l’aimait bien,
celui-là, n’est-ce pas? Et Prosper, tu sais, le grand évêque, un rude
type, une manière d’empereur en bas violets. Pas seulement un
missionnaire, celui-là: un chef. Partout, il aurait été un chef!

»Mais il y en a un à qui je ne pense jamais sans éprouver un petit
frisson d’émotion, d’étonnement, comme à un homme enfin qui ne serait
pas fait de la même matière que les autres, c’est un pasteur norvégien.
Amundsen. Celui-là tu ne l’as pas connu. Il évangélisait, il y a quinze
ans, sur la côte des Mahafales, à Madagascar. Il vivait là, depuis des
années et des années, tout seul: pas un blanc à quarante lieues autour
de lui.

»Un pays de chien, cette région des Mahafales! Il y pleut toutes les
années bissextiles. Autant dire jamais. Pourtant il y pousse des choses.
Ce n’est pas l’aridité d’un Sahara, ça ressemblerait plutôt, autant que
j’en puis juger, à certains plateaux de l’Amérique du Sud que je n’ai
pas vus de mes yeux, mais dont j’ai lu la description. Les plantes
s’arrangent, pour vivre, non pas dans le sol, sec comme un plafond de
briques, mais dans l’air. Ce sont les feuilles qui fournissent ainsi de
l’eau, de la sève aux racines: le monde renversé, quoi! Ça ne leur donne
pas une physionomie séduisante: de gros bulbes rugueux, avec des pointes
qui leur sortent de partout, comme à des casse-têtes du moyen âge, des
espèces de cactus nains, aux épines imperceptibles, microscopiques...
Tout ça finit par se dessécher, et le vent promène ces épines qui vous
entrent partout, dans la chair, dans les yeux...

»Les Mahafales se protègent la vue, comme ils peuvent, avec un voile de
fibres tressées, quand ils n’ont pas besoin d’y voir absolument clair,
c’est-à-dire de voler. Car telle est leur principale industrie: le vol
des bestiaux, qu’ils vont razzier chez leurs voisins plus favorisés. Ils
en ont une autre, assez curieuse: le long des rivières il croît quelques
arbres, et sur ces arbres il y a des singes, ou plutôt des maques, des
miniatures de maques, pas plus grosses que le poing. Ils les piègent,
les chaponnent, et les remettent en liberté. La maque chaponnée devient
très grasse, très tendre. Sur quoi ils la rattrapent, et la mangent...

»C’est un sale peuple. Sa conviction, quand un étranger a l’idée,
d’ailleurs déraisonnable, je le reconnais, de venir chez eux, c’est
qu’il ne peut être qu’un espion, chargé de leur reprendre les bœufs
qu’ils ont chipés. Et puis je suppose qu’ils ne se sont pas installés
dans cet horrible pays pour leur plaisir, qu’ils s’y sont réfugiés pour
échapper à d’autres races plus fortes qui leur faisaient des misères, et
qu’ils se disent: «Est-ce que celui-là va recommencer? Tuons-le!»

»De sorte qu’ils tuent l’étranger. Toujours. C’est la règle, c’est la
loi.

»J’avais mes dix-huit miliciens d’escorte, bien armés, ils ne me
faisaient pas peur. Mais je me demandais comment, depuis vingt ans qu’il
était là, cet Amundsen arrivé sans rien que sa bible, son couteau de
poche et sa fourchette, avait bien pu échapper à la petite cérémonie
d’usage: le ventre ouvert en croix, et ce qui s’ensuit, que tu sais? Ça
me paraissait incompréhensible.

»Bon. Voilà qu’à deux kilomètres de sa chapelle--il avait fait bâtir une
paillotte qu’il appelait sa chapelle--je vois arriver à tout petits pas
un grand vieux habillé de blanc, tout blanc de barbe, conduit par une
jeune fille tout en blanc, et blonde, blonde comme un nuage à l’orient
du ciel, le matin. Elle tenait un de ses bras, de l’autre il tâtonnait
avec une canne.

»--Mais il est aveugle le pauvre bougre!

»Voilà ce que vis, du premier coup d’œil, et je vis aussi que la jeune
fille avait un voile de gaze, maintenu par un bandeau, sur la figure.
Elle n’enlevait jamais ce voile, même dans sa maison, comme je m’en
aperçus plus tard. Et c’était sa fille. Il avait été marié, cet
homme-là, comme tous les missionnaires protestants. Luthérien,
calviniste? Ma foi, je ne sais pas. J’ai oublié de demander, ces
choses-là m’intéressent très peu. Mais il avait eu cette enfant-là, elle
vivait avec lui, dans cet enfer de sable, d’épines de cactus perfides,
de Mahafales méchants comme des ânes rouges et plus dangereux que les
épines. Et c’était elle, le missionnaire, maintenant, ça devait être
elle qui faisait le plus gros de la besogne, puisque lui, le père, il
était aveugle!

»Je n’oublierai jamais la soirée que j’ai passée dans leur case. Tout
était extraordinaire, même la langue dont nous nous servions. Amundsen
et sa fille ne parlaient que le norvégien et le malgache. Alors c’était
le malgache qui servait de truchement. On était comme des sauvages.

»--Il y a combien de temps que vous avez eu cet... accident? lui
demandai-je, contemplant ses yeux sanglants et vagues.

»--Douze ans... Je n’ai pas pris assez de précautions... il faut
beaucoup de précautions, dit-il presque sévèrement, se tournant du côté
où il savait qu’était sa fille... Je pensais à autre chose...

»--Et... vous êtes content?

»--Oui... Ils commencent à entendre la parole. Douze ou quinze...

»Un converti par année de cécité. Et il ne se plaignait pas, il était
heureux!

»--Vous ne devriez plus être vivant! criai-je, avec un accent où je
tremble qu’il y ait eu de la colère. Ni vous ni votre fille. C’est la
première fois que les Mahafales respectent la vie d’un étranger!

»--Je suis arrivé ici avec ma femme et ma fille, dit-il d’une voix très
douce. Ma pauvre femme est morte, depuis, aveugle aussi. Les Mahafales
nous ont dit: «On va vous faire mourir, c’est la règle!» J’ai répondu:
«Vous le pouvez... Nos âmes resteront avec vous!» Et après, ils ont tenu
un grand conseil, et nous ont laissés en paix.

»Sa fille aux cheveux d’aurore, qui s’était tue jusque-là, interrompit:

»--En malgache, vous le savez, c’est le même mot qui veut dire «âme»,
«ombre» et «fantôme». Les Mahafales ont eu peur de nos fantômes. Mon
père, sans le savoir, leur avait fait la seule menace qui les pût
épouvanter!

»Tu vois, le sorcier!... le sorcier qu’il avait été, sans le savoir!

                   *       *       *       *       *

»Un peu plus tard, je trouvai moyen de tirer le vieil Amundsen tout seul
dans un coin.

»--Si votre fille reste _ici_, lui dis-je, elle deviendra aveugle comme
vous!

»--Oui, fit-il d’un air réfléchi, oui... C’est probable... Mais tel est
le champ que nous a donné le Seigneur. On ne déserte pas le champ du
Seigneur!

»Quand je songe à ces paroles-là, j’en ai encore froid dans le dos. Je
ne sais pas si c’est d’horreur ou d’admiration.»

--Pauvre fille, demandai-je, qu’est-elle devenue?

--Est-ce que je sais?...

--Mais les missionnaires catholiques?

--Mon ami, le prêtre catholique est doué de la formidable puissance de
faire descendre Dieu sur terre, dans l’Eucharistie--par incantation.
C’est du moins l’idée que se font de lui les primitifs, et, si tu veux
bien y réfléchir, elle est, de leur part, assez naturelle. Donc, il
n’est pas, aux yeux de ces primitifs, un homme comme les autres. Il a
des pouvoirs surnaturels, il ouvre, et par conséquent peut fermer les
portes du Paradis, damner ou sauver pour l’éternité. C’est
formidable!... Cela se complique, pour le missionnaire catholique, d’une
hiérarchie solide, organisée, qui accroît sa force de commandement.
Tout, dans son esprit, est à sa place, il connaît la sienne, il sait
mettre les gens à la leur. Avec ça, célibataire: on peut dire qu’il a
épousé l’Église. Rien pour lui, tout pour elle. Dévouement, sacrifice,
économie, domination.

... Au Congo Belge, les indigènes ne connaissent qu’un Dieu, qui est
celui des catholiques. C’est un des plus précieux résultats de la
campagne faite, il y a quinze ans, contre Sa Majesté Léopold II, avec le
concours des missionnaires protestants: on a balancé Léopold II, mais on
n’a pas balancé les missionnaires catholiques, qui ont balancé en un
tournemain les protestants suédois, anglais, norvégiens et américains:
ç’a été du travail bien fait, quand on y pense, quoique ce ne soit
peut-être pas tout à fait celui qu’on avait dans l’idée.

»Mais, au Congo français, les indigènes connaissent trois Dieux...

--... Le Père, le Fils et le Saint-Esprit!

Partonneau haussa les épaules:

--... Ils ne s’inquiètent pas de théologie!... Je te dis qu’ils
connaissent trois dieux, ou _zombis_ dans leur langue, qui sont zombi
français, qui est catholique, zombi suédois, qui est protestant, et
zombi Ponsot, qui est franc-maçon. Car cet excellent Ponsot, colon
influent, est aussi un libre penseur convaincu, un maçon de je ne sais
plus quel degré, mais considérable, et il a fait construire, à
Brazzaville, un temple maçonnique juste en face de la cathédrale de
l’archevêque, exprès pour l’embêter.

»Tu as connu Monseigneur? Il est mort, aujourd’hui, mais tu l’as
connu?... En effet, ça l’embêtait; il avait Ponsot dans le nez, bien
que, franc-maçon ou pas franc-maçon, Ponsot soit un brave homme.
Monseigneur Prosper Ganthouard, que tout le monde en Afrique équatoriale
appelait Prosper tout simplement, depuis quarante ans, aimait bien la
plaisanterie quand elle venait de lui, beaucoup moins quand il en était
victime. Cela suffit à expliquer, je suppose, qu’à la fin de sa vie il
n’avait plus guère que deux soucis, hors les devoirs de son œuvre
évangélique: se payer, avant de mourir, la tête de Ponsot, et
administrer ses missions sans sortir un sou de sa poche. Tu comprends,
Prosper c’était un fils de paysans, comme bien des missionnaires. Il
avait conservé les habitudes de nos campagnes, au bénéfice de l’Église,
rien qu’au bénéfice de l’Église, car, de succession personnelle, on sait
maintenant qu’il n’a pas laissé lourd. Ses diocèses étaient administrés
comme il eût administré une ferme: lui et son clergé devaient vivre sur
le pays, de rentes en nature, pour ainsi dire; quant à l’argent, il est
fait pour arrondir le bien spirituel ou temporel, et il y a toujours
trop d’occasions de le dépenser; ça fait gros cœur.

»Eh bien, Prosper, avant d’aller au paradis, où j’aime à croire qu’il
trône maintenant à la droite du bon Dieu, en raison de ses vertus et de
son grade, a joui des suprêmes satisfactions que désirait son âme; il a
réalisé une notable économie, et il a eu le père Ponsot; il l’a eu,
comme tu vas voir, dans les grandes largeurs: c’est bien vrai que
l’Église est éternelle, il ne lui faut qu’attendre l’occasion.

»Il y avait bien trente ans que Prosper n’était retourné en Europe: les
missionnaires n’ont pas des congés réguliers comme nous autres; même le
principe, c’est qu’ils reviennent le plus rarement possible: ils meurent
ou ils s’habituent, ils apprennent à vivre à la mode indigène, et les
langues et les coutumes. S’ils meurent, on les remplace; s’ils vivent,
on n’a pas à leur payer leurs frais de voyage, tous les trois ans, aller
et retour. Tu vois que Prosper avait été bien dressé en matière
d’économie. Mais enfin, voilà que sur le tard il obtient l’autorisation
de ses supérieurs d’aller soigner son foie à Vichy, accompagné d’un
autre père, un _socius_, bien entendu, puisqu’il appartenait à une
congrégation. Il prend le vapeur de la mission--un beau vapeur, pas un
sabot comme ceux du gouvernement, et acheté par lui, car pour les
dépenses qui rapportent, malgré qu’il fût serré pour tout le reste,
comme je l’ai dit, Prosper n’y regardait pas--et il arrive à
Léopoldville, chez les Belges, pour prendre le chemin de fer de Matadi,
d’où il s’embarquerait. Le voici donc à la gare, devant le guichet.

»--Deux billets pour Matadi, s’il vous plaît.

»--Deux billets de première? fait l’employé, considérant qu’ils étaient
des blancs, et que Prosper était habillé en monseigneur... C’est mille
francs!

»--Mille francs pour trois cents kilomètres! se récrie Prosper.

»--Oui... cinq cents francs par place: vous n’êtes pas ici en Europe.

»--Mille francs, proteste l’évêque tout doucement, mille francs! Vous
n’y pensez pas! Avec mille francs, je me charge de nourrir dix petits
nègres, dont je ferai des chrétiens, de bons chrétiens, pendant un an!
Donnez-moi des secondes.

»--Voilà: c’est six cents francs.

»--C’est encore beaucoup trop cher! gémit l’archevêque.

»Pendant ce temps-là, le chef de gare lui-même était survenu, à la
nouvelle qu’il y avait au guichet des clients difficultueux. Prosper
continue à marchander avec lui.

»--Enfin, dit-il, donnez-moi ce que vous avez de meilleur marché?

»--Nous avons, fait le chef de gare, des quatrièmes à 28 fr. 50...
Seulement, c’est pour les nègres.

»--Monsieur, lui répond Prosper avec une grande onction, voilà trente
ans que je vis pour rien avec les nègres; je passerai bien vingt-quatre
heures avec eux pour économiser 943 francs!... En voilà 57, donnez-moi
deux quatrièmes... Quand part le train?

»--Dans deux heures. Et il n’y en a qu’un tous les quatre jours. Vous
ferez bien d’aller vous installer tout de suite si vous voulez trouver
de la place.

»--J’y vais! déclare Prosper, de la meilleure grâce.

»Le voilà qui s’installe dans une des caisses sans toit ni cloisons des
quatrièmes, avec ses bas violets, son _socius_, ses malles et ses
couffins de provisions--en grande partie de la chicouangue, qui est de
la farine de banane verte--au milieu d’une centaine de négros et de
négresses, auxquels il commence à raconter des histoires en patois
bakongo.

»Pendant ce temps-là, le chef de gare avait réfléchi.

»--Monseigneur, dit-il, ça ferait décidément trop mauvais effet de faire
voyager deux blancs, dont un archevêque, avec des _bouniouls_;
rendez-moi vos billets de quatrième, je vais inscrire dessus que vous
êtes autorisés à monter en première.

»--C’est parfait, répond Prosper, je vous félicite de votre généreuse
initiative: le Seigneur ne l’oubliera pas; recevez en attendant ma
bénédiction apostolique.

»Mais quand le chef de gare eut reçu la bénédiction, il songea tout de
même: «J’ai peut-être un peu outrepassé mes pouvoirs. Il faut que
j’avertisse la direction à Matadi.»

»Il téléphone à Matadi, et le directeur lui répond: «Comment! vous ne
donnez que des premières à monseigneur l’archevêque! Veuillez lui dire
que la compagnie se fait un devoir de lui offrir un train spécial!»

»Le chef de gare arrête le train, qui s’ébranlait, jette sur le quai les
malles de Prosper, sa chicouangue et son _socius_, et lui crie:

»--Monseigneur! Monseigneur! On vous prie d’accepter un train spécial.

»--C’est parfait, répond Prosper en descendant, vous remercierez bien la
compagnie... Mais alors, mon ami, alors...

»--Quoi? fait le chef de gare.

»--... Alors, vous me devez 57 francs! Deux quatrièmes
Léopoldville-Matadi, que je n’utilise pas... Voilà les billets,
reprenez-les!

»--Par exemple! s’écrie le chef de gare: la recette est acquise, je la
garde. Vous n’imaginez pas que je vais bouleverser toute ma comptabilité
pour vous; et les frais du train spécial!

»--Mon ami, lui dit doucement Prosper, je réclamerai ces 57 francs
jusqu’au siège social, à Bruxelles, s’il est nécessaire...

                   *       *       *       *       *

»Au moment que cette discussion allait prendre un ton fâcheux, un blanc
se précipite, s’épongeant sous son casque: Ponsot, le père Ponsot
lui-même, le vénérable de la Loge, le fondateur du temple maçonnique.

»--Le train! dit-il; le train?...

»--Il est parti, le train, répond le chef de gare. Il est loin, même à
sa vitesse commerciale, en palier, de quinze à l’heure... Vous prendrez
le prochain: nous sommes jeudi: lundi prochain.

»Ponsot commence à jurer de façon à remplir d’allégresse tous les
diables du Congo. Prosper et son _socius_, à l’autre bout du quai,
lisaient leur bréviaire, les yeux baissés.

»--Écoutez, dit le chef de gare à Ponsot, il y a peut-être un moyen: la
compagnie vient d’accorder un train spécial, qui va partir, à Mgr
Ganthouard; vous le voyez bien, monseigneur? C’est celui qui est là,
avec ses bas violets... Arrangez-vous avec lui: moi, ça ne me regarde
pas, le train est à lui, il en est le maître.

»--Diable! fait Ponsot.

»Mais nécessité n’a pas de loi. Il avait besoin d’être à Matadi à temps
pour prendre le bateau d’Anvers, lui aussi; il pensa, comme Henri IV,
qu’Anvers vaut bien une messe, et le voilà, lui, le vénérable et le
constructeur du temple maçonnique, abordant bien gentiment monseigneur,
lui disant qu’entre Européens, n’est-il pas vrai, il faut s’entr’aider,
que lui-même, en pareil cas...

»Si tu avais pu voir Prosper! Il fut magnifique! Courtois, la voix
miséricordieuse, égale--et si ferme dans son dessein! «Avec quel
plaisir, dit-il, il obligerait n’importe lequel de ses compatriotes, en
particulier M. Ponsot, dont l’excellente réputation est venue jusqu’à
lui... Mais le train spécial ne comporte qu’un wagon, et ce wagon est
encombré, entièrement encombré; obligés, par la pauvreté de la mission,
de se nourrir à l’indigène, les aliments qu’il emporte, pour lui et le
père, tiennent toute la place...

»--N’est-ce que cela, monseigneur, s’empressa de proposer Ponsot:
laissez votre chicouangue sur le quai, et accordez-moi l’honneur et le
plaisir d’être votre amphitryon jusqu’à Matadi!

»--Voilà, concluait monseigneur, quand il contait cette histoire, ce que
j’appelle une solution satisfaisante: nous avons voyagé, le père et moi,
en train spécial, et M. Ponsot, vénérable de la loge maçonnique de
Brazzaville, nous a traités agréablement... fort agréablement, je me
plais à lui rendre cette justice, sans qu’il nous en coûtât un centime.
Ce fut une bonne affaire, une affaire comme je les veux... Pourtant,
elle aurait pu être meilleure. Figurez-vous que la compagnie ne m’a pas
rendu mes 57 francs! Je ne le pardonnerai jamais au chef de gare.

                   *       *       *       *       *

Mais il y avait aussi «la force morale» de l’administration. Quelle
était, contre les sorciers, la sorcellerie de l’administration?
Partonneau ne me le dit pas ce jour-là. Mais un jour, à l’Exposition
coloniale de Marseille, nous rencontrâmes le vieux Malgache.

Il était assis, non pas confortablement en tailleur sur son derrière et
sur ses cuisses, comme font les Turcs, mais dans une position bizarre,
accroupi, la pointe, si l’on peut dire, de ses fesses touchant seulement
le sol; et tressait, devant le public, des chapeaux en paille de riz. On
en fait, à Madagascar, de fort jolis, qui valent bien ceux qu’on
fabrique à Florence; mais ils ne sont pas encore à la mode chez nous, ce
qui tient, je pense, à la bêtise de nos importateurs; ou bien qu’ils les
vendent comme chapeaux de paille de Florence, ce qui prouverait celle de
tous les Français.

Ce Malgache était un très vieux Malgache, assurément: il ne regardait
pas les femmes. Tous les Malgaches, à moins qu’ils n’aient atteint un
âge très avancé, font l’amour en toute innocence, avec ardeur,
sincérité, persistance, et ne manquent jamais d’exprimer à la personne
élue, du mieux qu’ils peuvent, l’énergie de leurs sentiments. Mais
celui-là ne faisait que tresser sa paille, sans lever les yeux. Il était
maigre, à la façon des vieux hommes quand la graisse ne les envahit pas;
austère comme un prêtre, toutefois souriant.

--C’est toi, Ramanantsalame, lui dit Partonneau dans sa langue... Tu
n’es donc plus sorcier?...

Le vieux dressa la tête. Tout à coup, prosterné, il embrassait les pieds
de Partonneau, à la mode de son pays, quand on veut rendre hommage à un
supérieur ou à un bienfaiteur. En même temps, il suppliait:

--Ne dis pas ça ici, _toumpou-ko_--monseigneur!--Il ne faut pas dire ça
ici!...

Mais aussi, fouillant dans son _salako_ assez crasseux--son pagne, que
les colons appellent aussi assez drôlement «le trousse c...»--il en
retirait un billet de cent sous, qu’il offrit respectueusement à ce
«seigneur». Ce n’était point, je le savais, une tentative d’achat, de
corruption: simplement l’hommage que tout Malgache, fidèle aux antiques
coutumes, doit présenter à un grand de la terre, en le saluant.

--Non, fit Partonneau, employant presque ses propres paroles, ça ne se
fait pas ici, ça... Mais je ne dirai rien, sois tranquille. Rentre
_andranou_.

Le vieux réintégra la case où il ouvrait ses chapeaux, humblement
obéissant. Partonneau s’éloigna de quelques pas. Je n’avais rien
compris.

--... Ce n’est pas seulement un sorcier, c’est un assassin. Et mon
premier, mon unique client... Qui sait? J’aurais peut-être réussi comme
avocat, si j’avais continué: ç’avait été un brillant début!

»... Je vais t’expliquer. Il y a vingt-six ans, quand nos troupes eurent
pris Tananarive--ou plutôt ce qui restait de nos troupes: il n’y eut
jamais d’expédition coloniale plus mal conçue, plus mal menée--et que
nous y eûmes institué le protectorat, il y eut d’abord un fâcheux
flottement dans ce qu’on est convenu d’appeler les méthodes
administratives. Les militaires commencèrent par ordonner aux habitants
des villages de leur apporter toutes les armes qu’ils possédaient.
C’était une bêtise, parce que ces armes appartenaient à des sortes de
gardes nationales. Les bons, les pacifiques, qui ne tenaient nullement à
se battre contre n’importe qui, obéirent; les méchants gardèrent leurs
pétoires--des fusils snyders, vendus par les Anglais--de sorte que, en
un clin d’œil, le pays fut couvert de bandes pillardes, qui ne furent
pas d’abord des insurgés patriotes, mais de simples brigands. Là-dessus,
les sorciers s’en mêlèrent: les sorciers indigènes n’aiment jamais les
Européens, parce que les Européens amènent avec eux des médecins, et
protègent les missionnaires, deux catégories de personnes qui ôtent le
pain de la bouche aux sorciers, des gâte-métier.

»Un de ces sorciers, devenu chef de bande, était Ramanantsalame. Il ne
se contenta pas de voler des bœufs et de chiper du riz, ce qui eût été
une distraction presque innocente, il attaqua trois colons, chercheurs
d’or, qui avaient eu la naïveté de croire, sur les assurances du
gouvernement, que le pays était «pacifié», et les massacra hideusement.
Je te fais grâce des détails de ce crime; ils sont atroces. Les trois
malheureux s’étaient réfugiés dans une case au toit de paille, à
laquelle Ramanantsalame fit mettre le feu. Suffoqués par la fumée, ils
tentèrent une sortie. Les hommes de Ramanantsalame les tuèrent, leur
ouvrirent le ventre en croix, les mutilèrent salement... Tu comprends ce
que je veux dire.

»Comme je connaissais le pays depuis longtemps, le gouvernement
civil--les militaires ne voulaient plus rien savoir--me mit à la tête
d’une vingtaine de miliciens, avec ordre de m’emparer du bonhomme,
vivant, si possible. Par hasard, j’y réussis. Je le pris au vol au
moment où il sautait par la fenêtre d’une maison dans le village où il
s’était réfugié. Je croyais que ma besogne était finie... Mon vieux, tu
ne tiens pas compte des beautés de la civilisation! Qui dit civilisation
dit tribunaux. Il y avait à Tananarive une Cour d’assises, mais une Cour
d’assises sans jurés; rien qu’un président, deux juges en robe rouge et
deux assesseurs, choisis parmi les colons. Seulement, on ne trouva point
d’avocats: la graine n’en avait pas encore germé dans l’île. Je vois
donc arriver chez moi le procureur général.

»--Il paraît que vous êtes licencié en droit? me dit cet important
magistrat.

»--Comme tout le monde... Quand on est jeune, on ne sait pas ce qu’on
fait!

»--Non, pas comme tout le monde, répond le procureur général. Nous avons
eu beau chercher, il n’y a pas d’autre licencié en droit à Tananarive.
Vous êtes le seul. Alors il faut que vous soyez le défenseur, devant la
cour, de Ramanantsalame.

»--Mais c’est idiot! C’est moi qui l’ai arrêté, voyons!

»--Ça n’a aucune importance: vous serez son défenseur.

»Un des principes que j’ai acquis au cours de ma carrière d’explorateur,
est que, plus les requêtes ou les injonctions qui vous sont présentées
vous semblent stupides, plus il est inutile, ou même dangereux, de n’y
point obtempérer. Je comparus donc aux assises en qualité de défenseur
de cette canaille de Ramanantsalame, et prononçai, en substance, la
plaidoirie que voilà:

«Jugés par des magistrats civils français, en vertu des lois criminelles
françaises, nous nous bornerons à invoquer l’article 12 du Code pénal:
«Tout condamné à mort aura la tête tranchée.» Et nous ferons appel non
seulement à la lettre, mais à l’esprit de cet article, ainsi qu’à
l’usage plus que séculaire: vous n’avez pas le droit de nous décoller
autrement qu’à l’aide de cet appareil qui déjà fit tomber, aux jours
révolutionnaires, la tête de tant d’innocentes victimes. J’ai nommé la
guillotine! Eh bien, amenez vos bois de justice! Nous les attendons: à
Saint-Pierre-et-Miquelon, colonie où les transports sont bien moins
dispendieux qu’ici, il en coûta 72.000 francs à l’administration pour
faire exécuter un condamné à mort. A Tananarive, la facture, messieurs,
s’élèverait, suivant le barème que je soumets à votre désintéressé et
judicieux examen, à 150.000 francs. Vous trouverez sans doute que c’est
bien cher pour se payer la tête d’un pauvre diable, aveuglé d’un obscur
fanatisme, qui... qui... qui... _Et caetera._»

»Après quoi je m’assis, au milieu de l’ahurissement général. La cour se
retira pour délibérer. Le président, brave homme, et pas bête, qui avait
fait toute sa carrière de magistrat aux colonies, souffla un peu, et
avisa:

»--Il y a tout de même quelque chose dans l’argumentation du défenseur:
si nous condamnons cet homme à mort, il le faudra guillotiner. Et nous
n’avons pas de guillotine...

»Mais l’un des assesseurs civils était architecte. En cette qualité, il
aurait aussi bien construit un bateau à vapeur qu’un moulin à vent ou
une niche à chien. Cet animal proposa tout de suite:

»--Mais je vous en ferai une, moi, de guillotine! Il n’y a rien de plus
simple!

»Et il se mit à tracer l’épure de la guillotine sur son buvard.

»--Je ne suis pas de cet avis, répliqua par bonheur le prudent
président. Quand j’étais juge à Saint-Louis-du-Sénégal, on a construit
comme ça une guillotine de fortune. On l’a essayée sur une botte de
paille, elle marchait admirablement. Sur un tronc de palmier, sur un
veau: elle marchait toujours. Mais sur le cou d’un condamné, elle n’a
plus rien voulu savoir. Non, non! je repousse la solution de la
guillotine indigène. C’est un outil qui doit venir de la métropole!...
Qu’on l’acquitte, ce pauvre bougre, puisqu’il serait ruineux de le
décapiter!

»Voilà comment cette crapule de Ramanantsalame, grâce à mon éloquence,
est encore en vie.»

Nous repassâmes devant le vieux Malgache. Il tressait toujours ses
chapeaux. Partonneau renouvela sa question:

--Alors, tu n’es plus sorcier, ni assassin?

Le vieux répondit, en levant des mains déprécatrices:

--Pas la peine... ça ne paie plus!...

Et dans cette réplique m’apparut, en vérité, le succès de ce qu’on
nomme, par un trop grand mot qui prête à sourire, et qui est vrai
pourtant, «le succès de notre œuvre civilisatrice...»

                   *       *       *       *       *

--Mais, Partonneau, lui demandai-je, quand les missionnaires, ou, si tu
veux, le christianisme, entrent en conflit avec les religions locales,
que faut-il faire?

--Je n’ai pas d’opinion sur ce que pouvait et devait être la politique
religieuse de l’Empire Romain au IIIe siècle, mais je tiens
qu’aujourd’hui, du point de vue colonial, le seul qui soit de mon
ressort, le gouverneur Félix devrait être considéré comme un excellent
fonctionnaire: il était plein de bon sens. Polyeucte, au contraire...
j’aurais de la méfiance à l’égard de Polyeucte, son zèle m’inquiéterait.

«Je l’ai rencontré au début de ma carrière, il y a bien des années,
ressuscité, dans un petit poste qui s’appelle Messira, sur le Saloum.

»J’ignore si tu te souviens exactement de ce que c’est que le Saloum.
C’est une rivière qui donne son nom à une province, laquelle dépend du
gouvernement du Sénégal. Vers le sud, le territoire touche à la Gambie
qui est anglaise. Et la Gambie elle-même n’est qu’une espèce de large
couloir, large de quarante kilomètres à peu près, au fond duquel coule
une rivière qui porte le même nom, profonde et large comme un fjord de
Norvège. En somme, la Gambie, pour les Anglais, c’est une colonie
avortée, une colonie sans espoir de développement, qui ne leur sert à
rien du tout. Mais ils la gardent dans l’espoir de l’échanger un jour
contre l’Algérie.

--Tu dis, Partonneau?

--C’est pourtant facile à comprendre. La Gambie est le type de ces
colonies inutiles que leur propriétaire ne conserve que pour servir de
monnaie d’échange contre une autre, mieux à sa convenance. Or, comme en
matière d’échange l’Angleterre tient à gagner, selon sa nature, j’en
conclus qu’elle n’abandonnerait la Gambie que contre l’Algérie ou
l’Indochine, ou les deux, si possible.

--Ah! bon!... Tu as des manières de parler!...

--Je parle pour me faire entendre, et en paraboles, comme les
prophètes... En attendant, pour bien nous montrer l’avantage que nous
aurions à lui acheter sa Gambie, dont nous nous fichons par ailleurs
comme une tortue d’une corde à nœuds, l’Angleterre y pratique la seule
industrie à laquelle ce couloir du reste peut servir, celle de la
contrebande du gin, de la cotonnade et de la poudre dans nos possessions
du Sénégal, de la Guinée française et du Haut-Sénégal-Niger. Et cela
nous oblige, de notre côté, à entretenir un ou plusieurs douaniers, dans
les plus petits patelins, tout le long du couloir.

»Le père Chambédisse était préposé des douanes à Messira, qui est un
lieu peu enchanteur, à l’embouchure du Saloum, comme je t’ai dit; mais
presque en face il y a l’embouchure de la Gambie et la capitale de la
Gambie anglaise, Bathurst: à surveiller.

»A Messira, il y a des Ouolofs musulmans et chrétiens, et aussi des
Sérères fétichistes. Tout ce pays, auparavant, était aux Sérères. Mais
ils reculent progressivement devant les Ouolofs, parce que, étant
fétichistes, leurs bons dieux ne leur défendent pas de se saouler avec
du gin, avec de la bière de mil, avec du vin de palmes, avec tous les
breuvages qui ont un peu plus de goût que l’eau pure; et ça ne paraît
pas avoir été salutaire à leur tempérament. Pourtant, il y a une
trentaine d’années, il en restait encore pas mal, braves gens au fond,
bien qu’à peu près complètement abrutis, et ils avaient à Messira une
belle case-fétiche, toute remplie de ces bonshommes en bois que les
collectionneurs paient maintenant les yeux de la tête, un collège de
sorciers et un grand-sorcier, comme qui dirait une espèce d’archevêque
des Sérères, lequel se livrait dans la case-fétiche à un tas
d’opérations extraordinaires. Ce grand-sorcier était un vieux noir,
sérieux comme un âne qui boit, très convaincu de ses mérites, mais assez
facile à vivre et avec lequel, personnellement, j’entretenais les
meilleures relations.

»A l’autre bout de Messira, il y avait la chapelle de la mission
lazariste, pour les Ouolofs catholiques, et une espèce de presbytère où
vivait le missionnaire, le père Mottu. Lui aussi un très brave homme,
dans son genre, plus près du mien; mais je ne le lui montrais pas: le
principe de non-intervention, tu conçois. Si tout le monde avait bien
voulu en faire autant!...

»Tout le monde, et en particulier Chambédisse, le douanier, par malheur,
ne voulait pas en faire autant. Chambédisse, avec passion, avec
convictions, avec fureur, se déclarait nettement anticlérical. C’est ce
qui l’a lié avec le père Mottu.

--Partonneau, voyons!...

--Je te dis les choses comme elles sont, et si tu voulais bien y
réfléchir un seul instant, tu découvrirais que ce rapprochement était
inévitable. A quoi bon avoir une opinion si l’on ne peut l’exprimer?
Chambédisse ne pouvait me l’exprimer, ni à mon unique commis des
Affaires indigènes, à cause du principe de non-intervention, que je
respectais scrupuleusement, et que j’imposais à mon personnel de
respecter; alors il est allé droit à l’ennemi, je veux dire au père
Mottu. Le père Mottu se devait de tenir le coup. Il l’a tenu.

»Ça fait que, peu à peu, ils sont devenus inséparables, justement parce
qu’ils n’étaient pas du même avis. Si tu crois qu’à Messira les sujets
de conversation sont nombreux! Au fond l’un et l’autre étaient heureux
d’être tombés sur celui-là, qui est inépuisable. La partie n’était pas
tout à fait égale, parce que Chambédisse puisait principalement ses
arguments dans Léo Taxil, et le père Mottu dans la _Somme_ de Saint
Thomas, un meilleur auteur. Mais jamais Chambédisse ne s’avouait vaincu,
et, quand il avait battu en retraite, ce n’était que pour un moment. Une
fois seul, il pensait: «Voilà un nouveau raisonnement qui va lui en
boucher un coin.» Ces nouveaux raisonnements lui apparaissaient surtout
à l’heure de l’apéritif. Une absinthe le rendait lucide, plusieurs lui
inspiraient une véritable éloquence, devant laquelle le père Mottu
cédait apparemment.

»Mais alors, le lendemain, c’était le missionnaire qui revenait! Il
avait trouvé la réponse, il écrasait son adversaire. Mais ce n’était pas
pour longtemps.

»Et un jour, un jour--ah! laisse-moi le qualifier de fatal!--Saint
Thomas eut le dessus, définitivement. Je crois que, ce jour-là,
Chambédisse avait un peu dépassé son habituelle dose apéritive. Son cœur
se fondit, la lumière brilla pour lui. Il vit, il crut, il fut désabusé.
Ce n’était plus Chambédisse, c’était Polyeucte, dans toute l’ardeur et
le délire d’une foi nouvelle, Polyeucte acharné contre les faux dieux.

»--Mon père, dit-il au missionnaire, je suis converti. Vous m’avez
converti!»

Le père Mottu répondit, comme il convient, qu’il en louait le Seigneur.

»--Mais ce n’est pas tout ça, poursuivit Chambédisse; il faut faire
quelque chose qui soit digne de ce grand jour. Allons de ce pas brûler
les idoles des Sérères!

»Le père Mottu allégua que cette démarche était à ses yeux légèrement
inconsidérée.

»Malheureusement, comme le père Mottu fumait la pipe, Chambédisse
s’empara de ses allumettes, qui étaient sur la table. Il y ajouta un
tome des œuvres de Léo Taxil, et partit en courant.

«--Chambédisse, rendez-moi mes allumettes! criait le père Mottu,
essayant de le rattraper.

»Ce fut en vain, son récent fanatisme donnait des ailes à Chambédisse,
et la grande case-fétiche était une paillotte comme toutes les cases des
Sérères. Elle brûla très bien. Le père Mottu était fort embarrassé du
zèle de son prosélyte. Il s’efforça même de sauver un de ces faux dieux
des Sérères, mais le bonhomme lui fut arraché des mains par les fidèles
du Grand-Sorcier, insuffisamment informés de ses intentions, et qui
faillirent lui faire un mauvais parti.

»Le lendemain, je reçus la visite du Grand-Sorcier. Ce respectable
animiste m’intima gravement qu’il aurait cru pouvoir attacher plus de
confiance dans la protection du gouvernement de la République, ou des
paroles à cet effet. Il en ajouta d’autres qui signifiaient à peu près:

»--Ça va faire du vilain: mes dieux se vengeront!

»Je fus obligé de lui répliquer que ses dieux pouvaient faire tout ce
qu’ils pourraient, mais que je conseillais à leurs prêtres de se tenir
tranquilles. Il sourit comme si cette suggestion ne le regardait pas, et
s’en alla d’un air de commisération.

»Il s’en était si bien allé, que je ne le revis jamais. Le lendemain, il
avait gagné par mer la Guinée Portugaise, avec tout son collège de
sorciers, et la moitié ou les trois quarts des Sérères fétichistes, ce
qui diminua de façon regrettable le rendement de l’impôt de
capitulation.

»... Et n’empêcha pas la chapelle du père Mottu de brûler à son tour
dans la quinzaine. Je demandai le déplacement de Chambédisse: d’abord
comme sanction à son enthousiasme indiscret, mais surtout dans son
propre intérêt. Mais l’administration compétente prit son temps, comme
toujours, et quand la décision arriva, Chambédisse était déjà mort: de
maladie, évidemment. Personne n’a jamais pu prouver que ce ne fut pas de
maladie.»




LE MAITRE DES HOMMES




LE CONDAMNÉ A MORT


«... Dans toutes celles de nos possessions où j’ai exercé les pouvoirs
que je détiens du gouvernement de la France, me dit Partonneau, je me
suis toujours arrangé, dans ces dernières années, pour faire condamner à
mort le plus grand nombre possible de mes sujets. Je disais aux
tribunaux indigènes--non pas, tu le comprends bien, aux magistrats
français: il m’aurait suffi d’exprimer ce désir pour que ces animaux
s’évertuassent à le contrarier--je disais à ces braves juges noirs qui
rendent leurs arrêts sous un baobab, un doubalel ou un fromager: «Ne
vous gênez pas! Soyez sévères! Faites respecter les bonnes mœurs,
l’ordre public, et même les intérêts de votre politique et de vos
passions!»

»Tu vas penser que je suis altéré de sang, que j’aime à voir pendre,
décapiter, fusiller, peut-être écarteler. Il n’en est rien. Je suis le
plus doux des hommes, et le plus indulgent: la mansuétude incarnée. Mais
je vais t’enseigner une chose, qu’on ignore trop, et qu’il est
indispensable de connaître: c’est que le bon état, c’est que la
prospérité d’un cercle sont en raison proportionnelle et directe du
nombre des condamnés à mort!

»Ainsi qu’il arrive de la plupart des grandes découvertes, c’est le
hasard qui me permit de faire celle-ci.

»J’étais à ce moment gouverneur de la côte des Graines (Afrique
Occidentale). Il y a des fonctionnaires coloniaux qui dirigent leur
colonie sous un _pankah_, assis dans leur fauteuil en rotin. Ce n’est
pas ma manière. A parcourir perpétuellement la colonie, on ne parvient
pas encore à tout savoir et à réaliser ce qui devrait être fait; mais en
restant sur son derrière, on ne sait rien, et rien ne se fait. Je finis
même par réfléchir à ceci: «Il n’y a encore aucune communication entre
la côte des Graines et sa voisine, le Niger-Volta. Si je vais rendre
visite à mon collègue du Niger-Volta, bien que je n’aie pas grand’chose
à lui dire--mais il paraît que l’apéritif est chez lui excellent, parce
qu’il a une machine à glace,--à partir de cet instant, il y en aura
une!»

»Donc, je pars, en automobile--nous avons tous des automobiles, à
l’heure qu’il est, sur les routes de ma colonie--et je télégraphie à
l’administrateur de Bodiéni: «Peut-on rouler de Bodiéni à Fouloubé, qui
est la capitale du Niger-Volta?» Il me répond: «De la frontière du
Niger-Volta à Fouloubé, il y a une route d’auto, mais de Bodiéni à cette
frontière, sur trois cents kilomètres, rien! C’est la forêt et la
montagne.» Alors, je lui câble: «Pas de route sur trois cents
kilomètres? Vous avez trois jours pour la faire!»

»L’administrateur de Bodiéni n’avait avec lui par suite de décès,
relèves, et autres petits jeux administratifs, qu’un commis principal,
le seul blanc avec lui dans tout le cercle: un ancien étudiant en
pharmacie, à trois inscriptions. Il colle son pharmacien sur le boulot,
avec dix mille indigènes levés par les soins des chefs de villages. En
trois jours, la route est faite, sauf pour les ponts: mais comme c’était
la saison sèche, l’auto descendait gentiment dans le lit des rivières, à
sec ou du moins guéables. Pour remonter, on mettait dix indigènes
derrière, cinquante devant, qui tiraient à la cordelle: ça faisait une
négromobile au lieu d’une automobile, mais ça marchait tout de même...
Voilà comment il y a une route, maintenant, de ma capitale au Niger: ce
n’est pas plus difficile que ça: il n’y avait qu’à y penser. Et c’est
une belle route, bien qu’un des chefs du pays, Malmady-Coumla, prétende
qu’elle lui fiche le vertige. C’est qu’elle est pour la plus grande
partie en lacets, en corniche, au-dessus des torrents, et qu’elle est
large! Ce bon Mahmady-Coumba n’était accoutumé qu’à ses pistes, qui ont
juste la largeur des pieds d’un nègre et vont toujours tout droit, du
fond des vallées à leur sommet, sans se soucier de la pente.

»Me voilà donc à Bodiéni en un rien de temps. Il y a là des
Apolloniennes assez agréables. Quelques instants diurnes pour me
rafraîchir, quelques heures nocturnes pour nouer connaissance avec
elles, et le lendemain je me fais rendre compte des affaires d’État par
l’administrateur. Tout était dans l’ordre, les indigènes faisaient
preuve d’un bon esprit. Autrement dit, ils avaient payé leurs taxes.
C’est tout ce qu’on leur demande: je défie qu’on prétende qu’un cercle
où l’indigène acquitte les taxes sans réclamer n’est pas animé d’un bon
esprit.

»--L’impôt est rentré, me dit l’administrateur: 300.000 francs, dans des
caisses, sous mon lit.

»--Et votre chambre ferme à clef?

»--On n’a jamais su ce que c’était qu’une clef dans le pays... mais
qu’est-ce que ça fait?

»--Vous avez raison, lui dis-je, du moment que vous couchez dans votre
lit. Et je ne vous demande même pas si vous y êtes seul.

»En effet, jamais les noirs ne se risqueraient à voler en plein jour,
surtout une lourde caisse dont tout le monde sait le contenu. La
confiance de mon subordonné avait mon approbation sincère. Je lui
accordai mes compliments pour l’administration de son cercle.

»--Je repars demain, ajoutai-je. Vous m’accompagnerez.

»C’est encore un de mes principes de me faire accompagner par
l’administrateur, tant que je suis sur son domaine. On s’aperçoit ainsi
d’un tas de choses, même si les noirs n’osent se plaindre de rien. Par
exemple, si les vieilles femmes, seules, assistent aux palabres, c’est
que le chef de cercle a coutume d’être trop entreprenant avec les
jeunes, à qui leurs maris ou leurs pères font gagner la brousse avant
qu’il arrive. Mais tout à coup je réfléchis:

»--Mais non, ce n’est pas possible. Et l’argent de l’impôt? Vos trois
cent mille francs, dans cette case ouverte à tout le monde? Mettez-y
votre pharmacien.

»--Il est loin: sur le tronçon de route qui reste à construire entre
Bodiéni et la frontière. Je ne puis pas le faire revenir: les noirs n’en
ficheraient plus un coup. Mais ça ne fait rien: je puis quitter le poste
avec vous demain matin... Je vais installer le condamné à mort dans ma
chambre: les caisses de l’impôt ne risqueront rien.

»--Le condamné à mort?

»--Oui: Samba Laôbé... Monsieur le gouverneur, Samba Laôbé est la
providence du cercle. Sans lui, surtout depuis que tous mes
collaborateurs européens ont été mobilisés, je ne m’en serais pas
tiré... Vous avez vu mes miliciens, hier?

»--Oui. Ils manœuvrent comme des rengagés sénégalais. Je n’ai jamais vu
ça.

»--C’est le condamné à mort qui les a dressés... Et le jardin? Il est
admirable, n’est-ce pas, le jardin? Il n’y en a pas deux comme ça dans
toute l’Afrique occidentale. C’est le condamné à mort qui y veille... Il
tient aussi la comptabilité.

»--Mais qu’est-ce que c’est que votre condamné à mort?

»--C’est un condamné à mort. Voilà tout. Seulement il l’est depuis dix
ans... Il y avait eu recours en grâce, comme la loi l’exige, et il est à
croire que la pièce, ou bien la réponse à la pièce, s’est perdue dans la
brousse, que le courrier a été arrêté, intercepté... Alors Samba est
toujours condamné à mort, mais il n’est pas exécuté. Vous concevez que,
dans ces conditions, il marche au doigt et à l’œil. Sinon, on lui dit:
«Tu sais, Samba, je vais écrire à Paris!» Et puis, comme il est
éternellement prisonnier, on a tout pu lui apprendre, on avait le temps:
la cuisine, l’art militaire, l’horticulture, le jardinage, la lecture,
l’écriture, la comptabilité; et maintenant, on peut se reposer sur lui
pour former des élèves. Tandis qu’avec des galapiats de condamnés à deux
ou trois ans de travaux seulement, ça ne vaut pas la peine d’essayer de
leur faire entrer quoi que ce soit dans la tête: quand ils ont appris,
ils s’en vont!...

»Nous partîmes le lendemain, laissant la garde des 300.000 francs, le
commandement du cercle, en somme tout le gouvernement, à Samba Laôbé,
condamné à mort. Il s’en tira à la satisfaction universelle. J’aurais
voulu pouvoir lui faire décerner les palmes académiques.

»Voilà pourquoi j’invite tous mes tribunaux indigènes à multiplier le
nombre des condamnés à mort: ils sont l’épine dorsale des États que je
gouverne. Car, bien entendu, instruit par cette expérience, je m’arrange
pour qu’ils ne soient jamais exécutés.»

»Au bout du compte, c’est l’extension de la loi Bérenger à la peine de
mort; et puisque la suspension des effets du jugement a pour
indispensable condition la bonne conduite du bénéficiaire, on a toutes
les chances de garder sous la main un gaillard souple comme un gant.

»J’ai parlé «du glaive de la loi». Ce n’est là, je dois bien le
spécifier, qu’une figure: les condamnés à mort par les tribunaux
indigènes, aux termes de la coutume, doivent être pendus jusqu’à ce que
mort s’ensuive. Pour parler correctement j’aurais dû dire, par
conséquent: la potence, ou le gibet, ou la hart, comme tu voudras, de la
justice.

»Mon procédé, pour me procurer une quantité suffisante de condamnés à
mort, était aussi simple qu’efficace: il me suffisait d’inviter les
tribunaux indigènes à ne pas se gêner pour faire preuve de sévérité.
Pour éviter ensuite la destruction, qui eût été, pour mes projets,
déplorable, de cette matière première, il me fallait user ensuite d’une
certaine diplomatie. J’y employais mon procureur de la République, avec
qui j’étais, par bonheur, dans les meilleurs termes: homme, du reste, de
la plus grande humanité. Il ne faut point trop s’en étonner: à notre
époque contemporaine, c’est le plus souvent la magistrature assise qui
prétend à la sévérité, la magistrature debout à l’indulgence:
précisément, je suppose, parce que ce devrait être l’inverse; ainsi
l’exige le perpétuel paradoxe de nos mœurs judiciaires actuelles.

»Bien pénétré de mes intentions, qui s’accordaient avec la bonté
naturelle de son cœur, cet excellent magistrat s’arrangeait pour
retarder durant des mois l’expédition du pourvoi, puis du recours en
grâce. Parfois même, il savait égarer les pièces nécessaires à cette
expédition, et tu conçois bien qu’on ne saurait exécuter un homme tant
que la Cour de cassation et le président de la République n’ont pas dit
leur dernier mot. Enfin, si par hasard le moment arrivait que nous
étions forcés dans nos derniers retranchements, que la Cour de cassation
repoussât le pourvoi, que le président de la République refusât la
grâce, j’avais découvert, avec lui, un moyen tout à fait sûr de
conserver indéfiniment mon condamné:

»Le jugement, disions-nous, appartient sans conteste au tribunal
indigène, mais l’application de la peine nous concerne: elle est du
ressort de l’exécutif. Or, il est constaté que, dans le cercle où cette
application de la peine doit avoir lieu, personne ne sait pendre. Et le
condamné doit être pendu, non pas fusillé ou décapité, cela ne fait
point l’ombre d’un doute. En conséquence, il sera sursis à l’exécution
jusqu’à ce qu’il apparaisse un spécialiste de la pendaison.

»On n’en trouvait jamais: nous y mettions bon ordre.

»C’est ainsi que Mamy-N’Diaye, du cercle de Kouadiakofi, put couler,
comme tous ses collègues, cinq ou six années d’une existence heureuse,
malgré la décision des anciens de son village, qui voulait que, depuis
ce temps, son corps se balançât dans les airs. Ce Mamy-N’Diaye, du
reste, avait été de son vivant légal, si je puis employer cette
expression, une déplorable crapule, la honte de sa race et de sa tribu:
un incorrigible ivrogne, qui avait fini par tuer son père et sa mère,
deux de ses oncles et le garde-police venu pour l’arrêter. Mais on a des
principes ou on n’en a pas: mon principe était que Mamy-N’Diaye ne
devait pas plus être exécuté que les camarades. C’était bien davantage
encore l’opinion de Carlier, l’administrateur du cercle: tous les autres
administrateurs possédaient déjà leur condamné à mort et lui n’en avait
pas! Il en souffrait comme d’une insupportable infériorité, susceptible
d’influer sur son avancement, puisque le gouvernement de son cercle s’en
ressentait. Il me jura que Mamy-N’Diaye, malgré les apparences, ferait
un aussi bon condamné à mort que les autres. Le fait est qu’il l’avait
dressé à la perfection par le procédé le plus élémentaire: rien qu’en
lui annonçant qu’il deviendrait un cadavre définitif le jour où il
boirait autre chose que de l’eau. Obligé à la sobriété, Mamy-N’Diaye
était devenu le plus inoffensif des hommes, et la main droite de Carlier
pour l’administration du cercle, bien entendu. Par surcroît, on l’avait
mis à la vaccination: il maniait la lancette comme un vieux praticien.

»Malheureusement, il y a des choses qu’on ne saurait prévoir. Voilà
qu’un jour tombe à Kouadiakofi le quartier-maître de la marine Plévech,
détaché à la flottille et à l’hydrographie de la Volta. Carlier était en
tournée. Il est reçu par le commis principal Bouffiot, un brave homme,
mais un crétin, qui lui offre à dîner. Le dîner est servi, comme de
juste, par Mamy-N’Diaye, qui avait dirigé les travaux du cuisinier. Ce
dîner était excellent. Plévech en fait ses compliments à Bouffiot, qui
répond orgueilleusement:

»--Depuis que nous avons notre condamné à mort!...

Et Mamy-N’Diaye salue, avec un bon sourire.

»--Vous avez un condamné à mort? fait Plévech. Pourquoi ça? Pourquoi
n’est-il pas exécuté?

»--Parce que, expliqua Bouffiot, qui par malheur, dans sa situation
subordonnée, ne se croyait pas permis de révéler un des grands secrets
de mon gouvernement, parce que... il doit être pendu.

»--Eh bien?...

»--Eh bien, continue Bouffiot selon la consigne, à Kouadiakofi, personne
ne sait pendre.

»--Vous ne savez pas pendre? crie Plévech avec autant de stupeur que
d’indignation. C’est impossible! Tout le monde sait pendre!

»--Mais non, je vous assure...

»--Tout le monde sait pendre: c’est la chose la plus facile. Vous avez
bien une corde?

»--Oui...

»--On fait un nœud à double épissure... Tenez, comme ça!... Il n’y a
plus qu’à trouver un arbre: ce doubalel, avec sa grosse branche, par
exemple. Il a l’air d’avoir été fait pour ça... Il faut aussi une
table... Mais la voilà: celle devant laquelle nous sommes assis... Toi,
le condamné à mort, enlève la nappe... Elle est enlevée?... Mets la
table sous la branche. Appelle mon boy.

»Le boy de Plévech arrive à l’ordre, Plévech lui fait accrocher la
corde.

»--Et maintenant, dit Plévech à Mamy-N’Diaye, monte sur la table.

»Le pauvre Mamy-N’Diaye, qui depuis six ans qu’il était condamné à mort
n’avait jamais fait autre chose qu’obéir, monta sur la table.

«--Mais, proteste Bouffiot, ça ne vous regarde pas, cette affaire-là!

»--Est-il condamné à mort, oui ou non? Je ne connais que ça. Une
administration qui n’exécute pas les sentences parce qu’elle ne sait pas
pendre! C’est à n’y pas croire! Quand je raconterai ça... Boy, mets la
corde au cou du condamné... Bon!... retire la table... Il n’y a qu’à
retirer la table.

»... Le boy retira la table, et Mamy-N’Diaye, qui n’y avait rien compris
du tout, se trouva pendu. Bouffiot sauta à son tour sur la table, pour
le dépendre, mais il était trop tard: la colonne vertébrale s’était
cassée net.

»--Vous voyez bien que vous savez pendre, conclut Plévech.

»L’administrateur Carlier, à son retour, ayant appris la fin imprévue du
pauvre Mamy-N’Diaye, m’en avertit par télégramme, mais je ne pus faire
prendre aucune mesure disciplinaire contre Plévech, attendu qu’en effet
sa victime était censée être exécutée depuis plusieurs années, et,
juridiquement, devait l’être.




UNE LEÇON


«... Si singuliers, inattendus, embarrassants que fussent les
événements, me confia Partonneau, j’ai toujours trouvé moyen de me tirer
d’affaire avec mes sujets--car ce sont des sujets, dans les colonies où
ils ne sont pas électeurs. Les populations de notre empire
d’outre-mer--je parle même des cannibales du Congo ou des îles
polynésiennes--sont simples, impressionnables, obéissantes,
respectueuses du chef, parce qu’elles ont toujours un chef, et
mourraient tout simplement de faim, d’ennui, de pure incapacité à
décider les choses les plus élémentaires, si elles n’en avaient point. A
plus forte raison se laissent-elles diriger, manier, quand ce chef est
un blanc, un homme d’une race supérieure, sorti de la mer par un
incompréhensible et formidable miracle. Je ne fais même pas exception
pour les Annamites, qui ne sont pas pourtant des sauvages, mais de
braves laboureurs fort civilisés à leur manière, et à leur manière
aussi, d’une touchante, patriarcale moralité. Ils considèrent le chef,
d’où qu’il vienne, comme leur «père et mère»; on en tire tout ce qu’on
veut, si l’on sait les prendre. Cela me fut enseigné, il y a bien
longtemps déjà, au début de ma carrière, par un collègue plein
d’expérience qui me disait: «Ce pays-ci est si facile à conduire! On
devrait y envoyer de chez nous les apprentis sous-préfets: les bêtises
n’ont pas d’importance!»

»Une seule fois dans ma vie, je crois, j’ai été roulé--pas moi
personnellement, mais un de mes subordonnés dont j’étais
responsable--par mes administrés. Il est vrai que c’étaient des
Européens, des blancs, ou plutôt des blanches, comme tu verras. Il n’y a
rien à faire avec des blancs, surtout des Français: ce sont des
individus, d’indécrottables individus, non pas un troupeau. Ou alors
c’est un troupeau qui n’a d’autre souci que d’embêter le berger. Songe
alors, quand les femmes s’en mêlent!

»Je venais de Madagascar, et l’on m’avait envoyé à l’île du
Saint-Esprit. C’était de l’avancement, puisque j’étais gouverneur, et
non plus administrateur en chef, et c’est pourquoi j’avais accepté le
poste. Mais à part ce motif de carrière, ce changement ne m’amusait pas.
Madagascar est une colonie agréable; les femmes y sont aimables, les
hommes disciplinés, pas bêtes, et, à cette époque, il n’y avait pas trop
de colons: tu dois savoir qu’on a plus d’embêtements avec un seul colon
qu’avec cent mille indigènes. Le climat, surtout dans les hauts, est
délicieux: les plateaux sont autant de stations pour poitrinaires. Mais
l’île du Saint-Esprit--j’en change le nom, tu la reconnaîtras aisément,
pour peu que ça t’amuse--est située dans une des régions les plus
déshéritées du globe, au milieu du brouillard et des glaces. Il y a là
quelque six mille habitants, pas beaucoup plus, et tous des blancs,
comme je viens de te le dire, descendus de quelques pêcheurs et marins
bretons, normands ou basques, qui vinrent s’y établir il y a quatre
siècles. Est-ce le climat, si rude et si triste, qui n’a pas été
favorable à la race, ou bien l’effet des mariages consanguins? La
plupart de ces gens sont devenus tout petits de taille, surtout les
femmes; ils ne se développent guère, semblent rester des enfants. Un
jour, un de mes employés m’annonça qu’il allait épouser une fille du
pays, qu’il me nomma:

»--Tu es fou! lui dis-je, elle n’a pas douze ans...

»Il m’apporta l’extrait de son acte de naissance: elle en avait
dix-huit! Ce petit peuple--petit, comme tu vois, dans plusieurs sens du
mot: du reste, as-tu remarqué qu’on ne voit jamais de grands animaux
dans les petites îles? Il y a peut-être là une question de proportions
voulues par la nature--garde toutefois des qualités solides. Il est
sobre, honnête, travailleur; ses idées, sa moralité, sa religion sont
restées exactement ce qu’elles étaient au dix-septième siècle, il s’est
conservé intact dans ses glaces, il n’a pas bougé. Durant la saison des
pêches, qui sont à peu près leur seule occupation--la terre et la
température sont si ingrates que l’agriculture même n’y existe pour
ainsi dire point--ces gens besognent durement, sans lever leurs pauvres
têtes. Aussitôt l’hiver arrivé, ils n’ont plus grand’chose à faire.
Alors ils font de la politique, une espèce de politique locale, à propos
de rien, de queues de poires, sur des sujets infimes qu’on a la plus
grande peine du monde à concevoir. C’est leur seule distraction. Ils ne
reçoivent pas de journaux, n’ont que très peu de livres, bien qu’ils
sachent tous lire, et soient aussi intelligents sans doute que vous et
moi, d’une intelligence trépidante, acérée, pareille à la vivacité des
fox-terriers: le cerveau ne diminue pas en même temps que la taille, ni
l’activité du système nerveux. Et ils sont fiers, vertueux, ombrageux,
susceptibles.

»Un matin que je venais d’arriver à mon bureau, mon expéditionnaire,
Manga-Maso, que j’avais emmené avec moi de Tamatave, m’avertit:

»--Y en a ici délégation notables. Vouloir parler toi: _Kabary_
(discours, palabres).

»--Dis-moi, lui demandai-je, s’ils ont des gants blancs ou des gants
noirs?

»--Y en a gants noirs, répondit-il.

»Je connaissais les coutumes de l’île: la délégation portait des gants
noirs; alors ses intentions étaient hostiles; ça allait chauffer.

»Ça chauffa! Je lus sur les visages tous les signes d’une indignation
non dissimulée. On m’annonça qu’un de mes subordonnés, un des juges au
tribunal de Saint-Esprit, parti depuis trois mois pour la France, en
congé régulier, venait de commettre à l’égard de la population féminine
de l’île un outrage abominable, impardonnable! Je pensai en moi-même que
ce crime ne devait pas être bien grave, puisque son auteur, absent,
n’avait pu le commettre en personne. On me détrompa. Les gants noirs du
président de la délégation jetèrent en frémissant sur ma table une
petite brochure, rédigée par le magistrat incriminé, à l’occasion de je
ne sais plus quelle exposition qui avait lieu en cet instant à Paris.
C’était un essai, qui me parut fort innocent, sur l’île du Saint-Esprit,
ses ressources, son aspect géographique, les mœurs de ses habitants.

»--Eh bien? fis-je.

»--Là, monsieur, là! indiquèrent les gants noirs, frémissants d’émotion.

»Je lus: «... Les femmes de l’île du Saint-Esprit sont bavardes et
coquettes.»

»J’eus la plus grande peine à m’empêcher de rire. C’était ça, non,
c’était ça, l’irréparable outrage?... Si ce brave homme de président
avait pu lire ce qu’on imprime quotidiennement, en France, sur les
femmes de France, il aurait senti que le péché était véniel. C’est ce
que je tentai, bien doucement, de lui faire entendre. Il ne comprit pas
du tout. Comme je te l’ai dit, ces gens n’ont que peu d’occasions de
lire: et tout ce qu’ils peuvent lire, surtout ce qui vient de la
métropole, cette France qu’ils n’ont jamais vue et ne verront jamais,
prend à leurs yeux une importance démesurée.

»--Nous sommes venus demander le déplacement de ce magistrat, conclut le
président, froissé de mon indifférence. Il ne faut pas qu’il revienne
jamais à Saint-Esprit.

»--Cela vous regarde, répondis-je. Adressez-moi un vœu en ce sens. Je le
transmettrai à l’administration centrale, mais sans l’appuyer, je dois
vous en avertir. L’offense est insignifiante, et ce juge est un
excellent magistrat, sérieux, bon juriste, fort attaché aux devoirs de
sa charge. Avez-vous un autre reproche à lui faire?

»--Celui-là suffit! répliqua la délégation d’un air sombre.

»Elle tourna les talons. Je reçus quelques heures plus tard la plainte
qu’elle formulait contre ce juge «au nom de toute la population de l’île
et de l’honneur des femmes». Je l’envoyai telle quelle, sans
commentaires, à l’administration de la rue Oudinot--et l’administration
s’assit dessus, comme tu peux le penser. Je suppose même que les jeunes
rédacteurs du ministère des colonies s’en firent une pinte de bon sang,
peut-être même le ministre, si cette réclamation est tombée sous ses
yeux, ce qui n’est pas probable.

»Une des rares distractions, à Saint-Esprit, est d’aller lire les
télégrammes de navigation, qui sont affichés, sur papier jaune, devant
les bureaux du capitaine de port. C’est ainsi que les habitants de la
toute petite ville apprirent que le _Gaurisankar_--à propos pourquoi
est-ce que nous donnons des noms de montagnes aux bateaux? C’est
idiot!--arriverait bientôt, débarquant un certain nombre de passagers,
parmi lesquels l’infortuné magistrat, cause involontaire d’un si grand
scandale.

»La population de Saint-Esprit tint des conciliabules nombreux, mais si
secrets que ma police, du reste fort restreinte et médiocrement adroite,
ne me put donner aucun renseignement sur les décisions prises:

»--Ils veulent se venger, me dit-on seulement. Une vengeance
épouvantable, inoubliable!

»Voulaient-ils donc tuer ce pauvre juge? Je ne les en croyais pas
capables. Ce sont de bonnes gens; ils sont très doux. Le seul crime dont
on se souvienne a été commis, dans l’île, il y a cinquante ans, et
encore par un marin étranger. Cependant, je crus devoir prendre toutes
les précautions possibles. Je groupai mes forces de police au grand
complet--une douzaine d’hommes--sur l’appontement, dès que le
_Gaurisankar_ fut en vue. Et je m’établis là en personne, pour voir, et
imposer mon autorité.

»Je n’eus rien à faire, absolument rien. On ne voyait pas, si loin que
les yeux pussent chercher, un seul habitant mâle de l’île du
Saint-Esprit. Où s’étaient-ils cachés, dans quelles gorges de la
montagne, quelles cavernes? Mais toutes les femmes étaient là, deux
mille femmes environ, les vieilles et les jeunes, rangées en haie depuis
l’appontement jusqu’au tribunal. Toutes habillées de noir, sans un
bijou, sans une fleur, et silencieuses, dramatiquement,
invraisemblablement silencieuses. On n’entendait que le piaillement des
mouettes. Ces femmes étaient là, voilà tout: un double mur noir.

»... Le pauvre juge grimpa l’échelle de l’appontement et parut. Tout
d’abord, il ne distingua quoi que ce fût qui le pût choquer: rien que
ces deux sombres murailles, qui couraient à l’infini, et des yeux
étincelants sous des coiffes noires, à la bretonne. Il mit le pied sur
le quai... Les deux premières femmes, à droite et à gauche, crachèrent.
Oh! pas sur lui! A ses pieds, seulement; deux larges crachats, préparés,
délibérés. C’est à peine pourtant s’il y fit attention. Mais les autres,
l’une après l’autre, les deux mille femmes de Saint-Esprit! Les crachats
tombaient, deux par deux; on entendait leur petite pluie sur la
route--et pas un autre bruit. Ah! il avait dit que les femmes de
Saint-Esprit étaient coquettes et bavardes! Il pouvait les regarder,
toutes vêtues comme des veuves. Et de leurs lèvres, devant lui, tant
qu’il resterait dans l’île, ne sortirait jamais un mot. Seulement ce
petit bruit de crachats, quand il passerait. Pas autre chose...

»Alors, le juge comprit, et blêmit. Il marcha plus vite, et s’enfonça
sous la porte du tribunal. Il ne quitta cet abri qu’à la nuit pour
gagner sa maison. Mais le lendemain, du tribunal à cette maison, c’était
la même chose... Il tint bon six semaines, puis sollicita son rappel. Il
était vaincu. Vaincu par ce silence, ce noir, ce dédain spumeux.»

                   *       *       *       *       *

Voilà comme les gens de l’île du Saint-Esprit ont tenu tête à
l’administration française. Et je songe parfois que c’est une idée qui
venait de très loin, du fond des siècles, de l’époque où les peuples
n’avaient pas d’autres moyens de manifester la mésestime, à la fois
soumise et orgueilleuse, où ils tenaient leurs maîtres.




SA PRUDENCE


Je m’amusais parfois--et il était assez rare que je fisse erreur--à
deviner l’origine ou le corps d’où sont issus les administrateurs
coloniaux, par la seule façon dont ils prononcent, devant leur chef
suprême, cette phrase élémentaire: «Oui, monsieur le Résident Général!»
Ce brave Lefebvre, à qui l’on confiait toujours les postes les plus
difficiles ou les plus déshérités, qui ne s’en offusquait nullement, qui
même les sollicitait, «parce que, disait-il, on y est plus à son aise
que près des légumes, et que les inspecteurs y passent moins de temps»,
ne la pouvait sortir de ses lèvres sans y ajouter, dans son inexprimable
émotion, un explétif blasphématoire: «Nom de Dieu! Oui! monsieur le
Résident Général! Oui, sacré Nom de Dieu!» C’est que Lefebvre a été tout
petit commis des affaires indigènes, et même, auparavant, simple sergent
de la vieille infanterie de marine, puis employé de factorerie.
Énergique, dévoué comme un chien, un peu court d’esprit et plein de
sens, il perdait la tête en présence du maître tout-puissant; ces jurons
malsonnants exprimaient à la fois le désordre respectueux de son âme, et
sa décision d’aveugle obéissance. Les anciens officiers de l’armée de
terre émettaient la formule automatiquement et comme à cinq pas de
distance, la main à une coiffure militaire absente, mais avec une sorte
de respect hiérarchique et définitif. Ceux qui venaient de la marine,
avec une courtoisie raffinée qui dissimule un dédain latent: car la
marine obéit à ses chefs, mais les juge, mais ne les aime pas, et
cependant méprise tout ce qui ne vient pas de la marine.

Pour Partonneau, il disait d’un souffle raccourci: «Oui, m’sieu le
Résident Général!» J’en avais induit que, des bancs du lycée, il était
entré tout droit à l’École coloniale; il continuait de répondre au pion.
Je ne me trompais pas. Il obéissait, ou plutôt il obtempérait, parce que
la désobéissance est non seulement impossible, mais inutile, qu’on n’y
gagne rien pour le but qu’on veut atteindre. «Le mieux, déclarait-il,
est d’attendre qu’_Ils_ changent d’idée ou qu’il en arrive un autre: ces
deux cas sont les seuls qui se peuvent produire.»

Une fois pourtant, une fois au moins, Partonneau alla plus loin, et
démentit le maître en sa présence. Il est vrai que celui-ci n’en sut
jamais rien! C’était un nouveau venu, un grand homme débarqué tout
fraîchement d’une France démocratique et populaire qu’il n’avait jamais
quittée. Vigoureux et dont le gouvernement devait laisser des traces.
Mais, comme ces rudes conventionnels dont Napoléon fit des préfets et
des vice-rois, joignant au goût et au sens du commandement l’habitude du
langage qu’il faut pour le faire accepter chez nous, gardant même une
foi profonde en ces formules. Il est bien peu de prêtres, il n’en est
peut-être pas, qui ne croient aux mystères de leur culte; il n’est pas
non plus, je pense, de dirigeants du nouveau régime qui ne croient à ses
dogmes: et la liberté, l’égalité, la fraternité, sont pour eux des faits
incontestables, sacrés, au nom desquels seulement ils ordonnent,
mandataires inspirés.

Partonneau reçut celui-là avec le cérémonial ordinaire, qui ne manque
pas de grandeur, aux frontières du cercle qu’il avait pour mission
d’administrer: armée, magistrature, clergé, étaient rangés selon l’ordre
du décret de messidor. Venaient ensuite les grands mandarins, les
préfets, les sous-préfets indigènes, avec leurs somptueuses robes
d’apparat, leurs parasols, leurs étendards, leurs six poils de barbe
blanche, fins comme ceux de leurs légers pinceaux à écrire, puis les
chefs des notables et quelques notables; enfin tout ce qu’il faut pour
la majesté. Et même Partonneau aperçut Lou-Vinh-Phuoc, qu’il n’avait pas
convoqué. Lou-Vinh-Phuoc, qui s’était placé, bien ostensiblement, et
dans son costume de tous les jours, un costume par lui-même
irrespectueux, à côté des grands mandarins et même en bon rang parmi
eux.

Ce Lou-Vinh-Phuoc était une assez dangereuse canaille, et peut-être
aussi un homme intéressant: un vieux pirate, mal converti. Personne
jamais ne fit le compte de ses anciennes pilleries, de ses assassinats;
lui non plus. Un jour de fatigue, et par manière de trêve plutôt que par
résolution définitive, on lui avait donné des terres. Il s’y était
installé comme dans un fief féodal, y avait établi en manière de comtes
et de barons les complices qui lui étaient le plus sympathiques,
exploitant rudement ses paysans, faisant par surcroît la contrebande de
l’opium sur une généreuse échelle; et, quand un Chinois lui paraissait
suffisamment bandit pour être digne de sa confiance, lui donnant un
petit bien, mais lui conseillant de garder son fusil et beaucoup de
poudre. Il était aussi connu sous le sobriquet de Si-Sa-Peth. Ne
cherchez ce nom ni dans la langue annamite, ni dans la chinoise. C’était
la transposition, dans une orthographe pittoresque, de l’opinion des
Européens du cercle: «Si ça pète, ça cassera.» Les mandarins
paraissaient subir son contact, ce jour-là, avec répugnance;
Lou-Vinh-Phuoc n’était pas un lettré. Vulgaire paysan voué au
brigandage, plus lucratif, il ignorait la science des caractères; il
était obligé d’entretenir un scribe pour lire sa correspondance: un
parvenu, un nouveau riche.

Enfin, arriva, avec le retard d’usage, le cortège cavalcadant du grand
chef. Maison militaire, maison civile, domesticité. Tout cela brillant,
tout cela bruyant. Et, en dernier lieu, deux porteurs indigènes tenant
sur leurs épaules un meuble dont je suis bien forcé de dire un mot, bien
qu’il soit malaisé de le qualifier de façon décente: tel Louis XIV et le
duc de Vendôme, monsieur le Résident Général voyageait avec sa «chaise».
Comme à tout être humain les nécessités de la nature humaine
s’imposaient à lui; et il avait jugé, sans doute avec raison, malséant à
sa dignité de s’égarer dans la brousse comme un simple mortel.

Cette magnifique caravane et ce qui la suivait, s’arrêta pour les
présentations, qui furent faites par Partonneau avec une assurance
paisible et une politesse détachée. Ce fut un spectacle assez
déconcertant pour des yeux français, des yeux de Français de la
métropole, que ces vieillards cassés par l’âge, hautains dans leurs
robes écarlates ou jaunes, se prosternant cinq fois jusqu’à terre, le
front dans la poudre du chemin, devant le chef venu de France!
Déconcertant pour nous, mais pour nous seulement. Pour d’autres, mieux
accoutumés, tout naturel en restant émouvant: depuis des milliers
d’années, c’était le salut rituel, obligatoire, devant la Puissance,
considérée comme Père-et-Mère...

Mais Lou-Vinh-Phuoc, bousculant quelques-uns de ces somptueux et
respectueux mandarins, resta debout, l’œil bien droit, doucement
insolent, et tendit simplement la main, _à la française!_

Ce fut, dans l’assemblée annamite, un murmure de stupeur, et, parmi les
mandarins, d’indignation. Lou-Vinh-Phuoc déshonorait la hiérarchie! Mais
M. le Résident Général dressa la tête d’un air ravi. Se tournant vers
Partonneau:

--Vous allez expliquer à votre administré, fit-il, tout mon plaisir de
voir ici un homme ayant gardé la conscience et la fierté de ses droits
de citoyen!

Pour la première fois de sa vie, Partonneau faillit perdre son
sang-froid. Se reprenant, il traduisit à Lou-Vinh-Phuoc, en annamite:

--Son Excellence le Résident Général me charge de vous dire qu’il sait
que vous êtes un personnage grossier, sans connaissance des lettres,
ignorant des usages; et qu’en conséquence, dans sa commisération, il
veut bien vous faire la grâce--la grâce, entendez-vous!--de vous
dispenser du salut!

Ce fut, dans l’assistance indigène, un rire d’approbation, de
satisfaction, d’apaisement. M. le Résident Général ne comprit pas, il
s’éloigna de son pas actif. Lou-Vinh-Phuoc, écrasé, stupide, rougissant
d’avoir perdu la face en public, inquiet de son sort, n’osant suivre le
cortège, demeura seul. Et distinguant la chaise, abandonnée sur la berge
du Fleuve Rouge, il eut une impulsion subite, dans sa pensée
réparatrice. Quel était ce meuble? Un trône, sans doute, celui des
audiences. On doit à ces objets sacrés les révérences qu’on n’a pas
faites à leur maître. S’agenouillant, il l’entoura de ses bras.




ET LE SOIR VINT...




ET LE SOIR VINT...


Sur le boulevard Saint-Michel, à peu près à la hauteur de l’École des
Mines, ce sont deux bonshommes de bronze, dont l’un montre à l’autre on
ne sait quoi, mais dont on veut que ce soit un tube de verre, contenant
une médecine inédite et magique. Ceci, bien qu’important, est impossible
à distinguer à l’œil nu, je vous dis ce qu’on m’a dit; de même que,
selon ce qui me fut affirmé, ces deux personnages sont des pharmaciens
célèbres. J’ai toujours estimé ce monument assez laid et le geste de ces
mandarins aussi risible que celui de l’évangéliste qui se met un doigt
dans le nez pour montrer qu’il subodore l’approche de l’Esprit Saint.
Mon opinion, que je crois raisonnable, et consacrée par de trop nombreux
exemples, est que notre art contemporain, tel qu’il se manifeste sur les
voies publiques, est ordinairement aussi malencontreux que celui des
vieux galfâtres qui président au modelage des chefs-d’œuvre du quartier
Saint-Sulpice.

Mais, au cours de la guerre, passant avec moi devant ce regrettable
groupe, Camille Ribieyre lui fit ostensiblement un grand salut, une
révérence, s’il vous plaît, et m’intima:

--Ote ton chapeau.

J’ôtai mon chapeau. Je ne voudrais pas que nul pût jamais soupçonner que
je manque d’égards envers n’importe qui ou n’importe quoi. Je cultive,
je collectionne, je thésaurise les rites. Ceux que m’enseignera ma
petite amie Camille obtiendront ma faveur toute particulière. Elle a
seize ans aujourd’hui. Quand je l’ai vue pour la première fois, il y a
deux ans, au Laos, où son père exploite les bois de la forêt, elle était
toute nue, et à cheval! Revenant de prendre son bain dans la rivière, il
semble qu’elle avait accoutumé de rentrer dans cet état d’innocence, n’y
voyant rien d’extraordinaire. Pourquoi pas? Est-ce que toutes les filles
du pays, les Laotiennes, ses compagnes, n’en faisaient pas autant? Je
n’ai mémoire de rien de plus beau, de plus pur, que cette petite fille
sans voiles, aux seins roses à peine formés, aux longues cuisses
d’éphèbe, déjà fortes, sur ce beau poney tout frémissant, lui-même
ruisselant d’eau.

Le vieux bonhomme que je suis en train de devenir ferait pour cette
jeune sauvage des choses bien plus difficiles que d’offrir, sans savoir
pourquoi, un public hommage à deux pharmacopoles, statufiés en zinc
d’art. Cependant, je me permis de demander pourquoi il fallait saluer.

--Comment, tu ne sais pas? répondit-elle sérieusement. C’est eux qui ont
inventé la quinine. Alors?... sans la quinine, est-ce qu’on vivrait?

Voilà. Je découvrais que juger d’une effigie par son seul mérite
esthétique est une erreur de civilisé, ou d’incroyant, ce qui, très
probablement, est la même chose. Ce n’est pas sa beauté, c’est sa
sainteté, sa capacité de faire du miracle que le chrétien vénère dans la
statue du saint. Et Camille, cette Camille née sous d’autres cieux,
subissant avec peine le nôtre, s’était formé une autre idée, mais
analogue, de la sainteté et du miracle: la sainteté scientifique, le
miracle scientifique. Du fond de sa brousse, avec la perspective de la
brousse, elle avait discerné par le cœur, par les sens, par les
nécessités de la vie quotidienne, ce que nous ne concevons encore que
par l’esprit, et faiblement.

Vivante, saine, irrésistible petite Camille! Que de belles choses j’ai
imaginées sur ton compte!... La femme nouvelle, n’est-ce pas? La femme
que nous fabriquent ces terres où il y a quelque chose à faire pour les
femmes comme pour les hommes, de même que nos aïeules avaient aussi
quelque chose à faire, une mission de commandement, de direction, sur
leurs biens, au milieu de leurs gens. Celles de notre civilisation
occidentale, des poupées? Mais, sauf quand elles ont des métiers
d’hommes, et la même triste spécialisation, les mêmes tares
professionnelles alors que des hommes, comment voulez-vous qu’elles
soient autre chose, quelle besogne leur est réservée, quel rôle leur
impose des devoirs? Ah! chère gosse, mauvaise gosse de Camille,
impétueuse, primitive, gâtée, avec tes taches de rousseur et tes jambes
trop longues, tes jambes de poulain qui suit sa mère au pâturage, que
d’histoires je me suis contées sur toi! Et comme la civilisation, cette
civilisation que j’injuriais, s’est vengée sur moi-même, mes rêves, et
ta propre personne, ce jour même où je te conduisais au cinq heures de
madame Bohatier! Car elle reprit son empire, alors, cette civilisation,
contre toi! Aux beaux souvenirs de ma vision du Laos se superpose
maintenant celle que tu m’as donnée dans cette maison parisienne: une
rustaude sans grâce, qui avait enlevé son chapeau. Oui, elle avait
enlevé son chapeau, comprenez-vous ça, comme une paysanne! Elle avait,
par surcroît, ôté son manteau, elle le remettait, elle avait l’air de
dire: «On étouffe, on s’ennuie, ici! Comme je voudrais être là-bas, et
nue!»

Et c’était pourtant un salon «colonial» que celui de madame Bohatier!

                   *       *       *       *       *

Quand les coloniaux ne sont pas aux colonies, ils sont à Paris--tant que
l’heure de la retraite n’a pas sonné, car, dans ce cas, la plupart,
n’ayant pas fait fortune, vont vivre économiquement en province--et
principalement au café. Mais je ne m’occuperai pas ici des cafés, qui
sont trop connus. Tout au plus, signalerai-je que le principal lieu de
réunion des broussards, quelques années avant la guerre, était le
«Pousset» des boulevards. Il y a aussi le _Café des Vosges et de
François Coppée_, près de la rue Oudinot. Mais celui-ci jouit plus
particulièrement de la clientèle des employés du Ministère des Colonies
et, pour cette cause, est méprisé des véritables coloniaux: ils n’y vont
que pour se faire des relations utiles.

                   *       *       *       *       *

Toutefois, il y a aussi des salons coloniaux, et même un peu plus
nombreux qu’on ne croirait. Ceci n’a rien d’étonnant si l’on songe qu’il
se rencontre des coloniaux mariés, dont les femmes ont des prétentions à
la mondanité, d’autres--ceux seulement d’Indo-Chine--qui, ayant pris
l’habitude de l’opium, n’y sauraient renoncer en France, et que sur la
natte dure, autour de la petite lampe et du bambou divin, se réunissent
fatalement des gens qui ne s’aiment pas toujours à la folie, mais que la
même passion secrète, persécutée, cimente pourtant comme les pierres
d’une mosaïque.

Je n’ai pas l’intention de parler non plus de ces fumeries parisiennes,
les ayant peu fréquentées. Je respecte l’opium. Je lui ai dû, non pas de
grandes joies,--les joies de l’opium font partie de la friperie du bazar
romantique,--mais un grand calme, un bon équilibre d’esprit, un
salutaire optimisme à des moments où ce n’étaient point des ingrédients
vitaux faciles à se procurer. Mais l’expérience m’a prouvé que la drogue
est incompatible avec les obligations de la vie occidentale. Celle-ci
est trop active, trop pressante, et il y a toujours un tas
d’imbéciles--ou de «fonctions» sociales, également détestables--qui vous
accaparent à l’heure sacrée: le théâtre et les dîners en ville
interdisent l’usage régulier du «bambou» en France ou, du moins, à
Paris, beaucoup plus sûrement que les perquisitions de la police.

Mais il y a aussi les salons des fonctionnaires de haut grade, où les
autres fonctionnaires de grade inférieur viennent faire leur cour. Il y
a les demeures des quelques colons, assez rares encore, qui ont fait
fortune, et viennent jouir de cette fortune à Paris. Tel était le cas de
M. et madame Bohatier, d’Indo-Chine.

Camille m’avait dit:

--Est-ce que nous y verrons monsieur Partonneau?

--C’est probable, et aussi madame Vaubelle.

--Ah! avait fait Camille, sans excès de sympathie.

Cela m’avait amusé, de découvrir un sentiment de jalousie, un sentiment
bien féminin, chez ma dryade du Laos.

--Tu n’aimes pas madame Vaubelle? Elle fait pourtant des frais pour toi.
Et elle est jolie!

Camille n’avait pas répondu.

--Et tu aimes bien monsieur Partonneau?

--Il dit des choses que je ne sais pas sur ce que je sais... Et il est
si simple, lui, monsieur Partonneau!

Les enfants et les illettrés éprouvent une reconnaissance pareille pour
les gens illustres--et Partonneau, ignoré des Parisiens, est illustre
dans le petit monde colonial--qui ne sont pas intimidants. Nous
trouvâmes Partonneau chez les Bohatier, mais avec madame Vaubelle, en
effet, ce qui fit visiblement moins de plaisir à Camille et fut
peut-être pour quelque chose dans son air d’ennui et ses mauvaises
manières. Si elle considéra cette personne avec méfiance et mauvaise
humeur, elle écoutait Partonneau comme un gosse qu’on mène pour la
première fois au théâtre. Madame Vaubelle, pour sa part, le couvait des
yeux avec une sollicitude, une adoration inquiètes; il ne la regardait
guère. Il y avait là aussi le couple Blazeix, ménage de ressources
modestes. Pourtant madame Blazeix est élégante, ou veut l’être. Elle
n’est pas, elle, une coloniale. Elle n’a jamais quitté Paris et passe
pour y avoir fait le bonheur, avant son mariage et même après, d’un
assez grand nombre d’amis, ce qui ne saurait l’empêcher de conserver un
air d’innocence attendrissant, étant de ces femmes favorisées de la
nature à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession à la minute même
qu’elles commettent le troisième péché capital. La naïve Camille lui
témoignait une sympathie dont j’étais un peu embarrassé, et l’on avait
l’impression que son mari la considérait comme un objet rare, sans prix,
tout émerveillé encore qu’elle eût pu condescendre à devenir madame
Blazeix. Nul, à part trois ou quatre techniciens dispersés dans le monde
entier, ne sait que cet Ardéchois remarquablement laid, qui pousse la
brachycéphalie de son crâne énorme, épais, crépu, jusqu’à l’excès le
plus monstrueux, est l’ingénieur agronome, le botaniste, le spécialiste
en cultures coloniales le plus éminent de France, depuis la mort de ce
curieux, génial et désintéressé bohème qui s’est appelé Karpovitch, ce
juif russe naturalisé français qui finit, il y a quelques années, par se
suicider, à la russe, un soir qu’il s’ennuyait. Ce pauvre Blazeix lui
ressemble moralement et par son extérieur misérable. Il était venu avec
des souliers de chemineau; bien pis: d’agent de police en civil. Son
pantalon blanc, son veston d’alpaga noir, lustré, sur lequel le ruban de
la Légion d’honneur fait une tache inattendue, étaient visiblement
confectionnés. Seul, le désir de se reclasser, après tant d’aventures,
pouvait expliquer la résolution prise par l’ambitieuse Juliette d’en
faire son époux légitime. Mais, ce jour-là, il avait l’air radieux. Il
annonçait, il criait aux inconnus même sa chance inespérée: il devenait
l’ingénieur-conseil de la Banque du Pacifique, qui devait profiter de
l’effondrement prévu de l’empire colonial allemand pour installer
d’immenses exploitations aux Samoa, aux îles Bismarck, en Chine et en
Indo-Chine: cinquante mille de traitement!

Cette nouvelle me surprit. Non pas seulement qu’il m’étonnât que les
hauts seigneurs de cette puissante société eussent su découvrir le bon
et grand Blazeix dans la cave administrative où le gouvernement
français, toujours généreux et avisé, lui octroyait six mille francs par
an; il courait des bruits sur la situation de cette firme, on disait
qu’elle traverserait sans doute, après la guerre, une passe difficile.
Blazeix avait l’air si heureux que je n’osai jeter ouvertement de l’eau
froide sur sa joie. Je pris madame Blazeix à part, dans un petit coin,
pour lui communiquer mes craintes.

--Je crois pouvoir vous rassurer, me répondit-elle assez sèchement...
Cher monsieur, mes renseignements sont puisés à meilleure source que les
vôtres: le directeur de la Pacifique est de mes amis!

A ce mot, la «découverte» que cette société avait faite des mérites,
certains, du reste, de l’humble et impratique Blazeix me parut moins
inexplicable. Je n’avais plus rien à dire et me contentai de féliciter
le ménage.

--Mais ma femme me suggère, me confia Blazeix, de faire prendre sur sa
tête, par la société, en plus de mes appointements, une assurance sur la
vie de quatre cent mille francs... Elle prétend que ma santé court des
risques. Elle se les exagère: si j’avais dû claquer dans ces pays-là, il
y a vingt ans que ce serait fait.

--C’est une excellente précaution...

--Vous pensez?... Bah!

Brave Blazeix, qui se croyait éternel, qui ne songeait qu’à la besogne à
faire! Il l’avait accomplie si longtemps pour cinq cents francs par
mois! Je voyais bien que sa femme, dans ses conversations, qu’on pouvait
croire assez intimes, avec le directeur de la Pacifique, n’avait pas
perdu le nord. Peut-être même envisageait-elle que le casse-tête des
Papous ou les miasmes des forêts de l’archipel Bismarck la
débarrasseraient de son époux. Alors, l’assurance serait là pour lui
permettre une agréable existence. Mais où était le mal? De nouveau, je
jurai à Blazeix:

--Si, si! Je vous assure!

                   *       *       *       *       *

Au moment où j’allais partir, madame Vaubelle trouva moyen de se
rapprocher de moi.

--Votre ami, me dit-elle, la gorge un peu frémissante, monsieur
Partonneau... qu’est-ce qu’il pense? qu’est-ce qu’il veut?... Tâchez de
le savoir, je vous en supplie. Vous m’avez déjà promis!...

                   *       *       *       *       *

C’est pendant la guerre que Partonneau avait commencé de sentir tomber
sur ses épaules le mal atroce et sans remèdes, l’un des rares sous le
ciel dont il n’eût pas l’expérience: la vieillesse et, avec elle, une
mélancolie singulière. Il n’avait point encore atteint la cinquantaine.
Mais on dit que certains chauffeurs ou mécaniciens de locomotives, quand
tombe sur eux l’heure de la retraite, sont pris bientôt d’un mal
exceptionnel et funeste. Trente années durant, leur corps, leur brave
corps d’humain qui était au début pareil au vôtre, au mien, a subi la
trépidation des formidables machines qui détraquent les entrailles et
vous secouent la peau du ventre comme un tambour d’énormes baguettes. Il
en est qui n’ont pu tenir le coup. Ceux-là sont morts tout de suite, ou
bien sont allés ailleurs, faire autre chose, ils ont abandonné. Les
autres s’adaptent. Ils s’adaptent à tel point que ces trépidations
incessantes leur deviennent nécessaires. Quand ils cessent de les
éprouver, leurs muscles, leurs tendons, leur chair, leur moelle
épinière, les réclament, souffrent obscurément, crient: «Qu’y a-t-il,
mais qu’y a-t-il donc? On ne vit pas! Nous ne sentons plus rien!»
L’organisme se fait atone, inerte. Le sang ne circule plus. L’homme est
saisi d’un tremblement sénile, comme si la nature voulait lui rendre
cette agitation, ces secousses musculaires et nerveuses dont
l’accoutumance lui a fait un besoin. Mais ce n’est que la fin, rien que
la sinistre fin: la paralysie qui est venue.

De corps et d’âme, Partonneau en était là. Tant qu’il n’avait fait que
toucher barre en France pour repartir au bout de quelques mois, il
n’avait pas ressenti le contre-coup des rigueurs, des misères de son
métier, des maladies tropicales, des outrages du soleil, des poisons de
la terre et des eaux. Chacun de ces brefs retours lui avait paru des
convalescences. Il arrivait fourbu, il repartait fourbi de frais, net et
solide, disait-il, comme un patin neuf. Mais la guerre, après l’avoir
rappelé pour lui confier un poste d’officier de complément, avait duré,
duré! Partonneau se trouva stupéfait, humilié, lui qui avait affronté
non seulement tant de périls, mais de fatigues, et surhumaines, et
toujours étalé, de ne plus pouvoir étaler, à la fin! On l’avait envoyé à
l’arrière, comme un vieux; on avait d’abord utilisé décemment ses
«spécialités» dans un de ces camps du Midi où l’on dressait les noirs
recrutés en Afrique; puis dans un état-major, à Paris! Ces besognes lui
semblaient indignes de lui. Pourtant, il se jugeait. Son malheur est de
ne jamais se faire d’illusions, ni sur les autres, ni sur lui. Il me
disait: «Je ne suis plus bon qu’à ça. On a eu raison...»

J’ai déjà parlé ailleurs de ces hémiplégies passagères qui contractent
par instants, lorsqu’un excès de fatigue intellectuelle ou physique
épuise ses forces, la moitié gauche de son visage, crispant sa lèvre
supérieure en grimace, remontant une de ses orbites vers les tempes:
retour perfide des toxines que n’a jamais entièrement éliminées son sang
de vieil impaludé. Ces crises devenaient maintenant plus fréquentes. Il
en restait souvent défiguré de longues semaines. Toutefois, débarrassé
de ces misères, il se retrouvait beau, en vérité, de cette beauté
virile, ironique, héroïque, qui inspire à tous, même aux hommes, le
besoin de voir en lui un maître, et de le suivre. Le poison paludique
prêtait même à ses yeux, ses yeux clairs d’homme qui toujours a su tout
regarder en face, et comprendre pour décider, cet éclat, cette intensité
qui font palpiter les femmes. Il les abaissait sur elles avec une
autorité non voulue, mais irrésistible. Je ne comprenais que trop, bien
que j’en fusse jaloux, le sentiment de madame Vaubelle à son égard, et
ce dévorant souci qu’elle m’avait montré chez les Bohatier. Ce n’était
pas la première fois. Je lui répondais, moins brutalement qu’ici, mais
c’était le sens de mes paroles: «Je crois qu’il ne vous a pas laissé de
doutes. Vous devez le savoir mieux que moi.» Elle hochait la tête.
Est-ce que c’est une preuve ça, avec n’importe quel homme, mais surtout
un homme tel que Partonneau?

--Tâchez de le savoir, implorait-elle. Il vous parlera peut-être, à
vous, il vous dira la vérité. J’ai l’impression qu’il ne dit jamais la
vérité aux femmes... Pourquoi souriez-vous?

--Parce que je soupçonne qu’il ne la dit pas toujours, même aux hommes,
en cette matière.

Je mentais. Ce qui m’avait inspiré ce sourire, c’était la réminiscence
incongrue d’une phrase de Balzac dans la _Dernière Incarnation de
Vautrin_: «Es-tu contente de ton milord?» demande une amie à sa
camarade, la Belle Normande, qui vient de faire la connaissance, au sens
biblique du mot, du mouchard Peyrade, grimé en Anglais. «Ma chère,
répond la lorette, quand il fait l’amour, c’est comme quand il vient de
se raser. Il se regarde dans la glace, et l’on dirait qu’il pense:
«Allons, aujourd’hui, je ne me suis pas coupé!» Je songeais que, dans
ses transports amoureux, Partonneau devait avoir, à peu de chose près,
la même énigmatique attitude que le faux Anglais de Balzac. Pourtant,
j’avais promis de poser la question, si délicate qu’elle me parût. Je me
sentais plus que de la sympathie pour madame Vaubelle. Si c’eût été moi
qu’elle avait eu la bonté de distinguer, j’en eusse été très sincèrement
ému, j’eusse éprouvé cette sorte de reconnaissance qu’il est d’ailleurs
presque toujours prudent de dissimuler, et qui vous jette à dire: «Mon
Dieu! Vous avez bien voulu!... Je ne le méritais pas!»

Cette gentille madame Vaubelle avait gardé la plus louable fidélité à
son époux, industriel du Nord, jusqu’au jour qu’infirmière bénévole dans
un hôpital, elle y rencontra Partonneau, blessé assez gravement. Pour
lui elle s’était désespérément compromise, avait fait les pires folies,
celles qui se voient, abandonné son mari, son ménage, ses enfants,
l’avait été rejoindre à l’autre bout de la France, puis à Paris. Elle
l’aurait suivi au bout du monde, et en enfer. Est-ce qu’il pouvait y
avoir un enfer là où était Partonneau? Enfin, elle l’aimait comme seule,
de nos jours, une septentrionale sait encore aimer un amant, avec
abnégation, avec dévotion, sans le juger jamais, de toute son âme et de
tout son corps: elle est d’une province où l’on retarde de cinquante ans
sur Paris, où l’on persiste à prendre l’amour au sérieux, comme la
religion--et la sienne, du reste, est restée fort vive. C’est ce que je
me permis de suggérer à Partonneau, l’en félicitant, ajoutant qu’il
avait lieu d’être fier de la passion qu’on lui témoignait.

--Elle est parfaite. Le jour où tu voudras, elle profitera du divorce
que son mari demande contre elle pour abandon du domicile conjugal; elle
pourra même obtenir la nullité du mariage en cour de Rome, elle
t’épousera. Tu l’aimes, n’est-ce pas? Elle en vaut du peine.

--Je ne sais pas!

--Tu ne sais pas?

--Je crois que je pourrais l’aimer. Et j’en ai envie! oh! envie!

Il n’est rien de plus apparent que les sentiments forts chez Partonneau,
justement parce qu’ils impriment à son visage une immobilité voulue,
presque tragique. C’est, de sa part, dressage de volonté, acquis là-bas,
dans des pays à coucher dehors--où l’on couche quelquefois dehors, en
effet--et où il faut savoir dissimuler, parce que la vie même, la vie
toute nue en dépend. Je vis qu’il était violemment, profondément ému.

--... Mais je ne veux pas m’attacher à elle, je ne veux pas l’épouser,
surtout. Comprends-tu? Nous ne sommes pas faits pour les Européennes,
nous autres! Ça finit toujours mal, nous nous trompons toujours!

--Tu as peur d’être trompé?

Il haussa les épaules.

--J’ai l’habitude. Je ne connais pas un blanc, entends-tu, pas un blanc,
dans les patelins où je suis allé, qui n’ait été fait cocu par son boy.
C’est une loi inéluctable, une loi naturelle, de même que la pluie doit
tomber tous les jours, entre midi et trois heures, dans la saison
chaude, en pays tropical. Ici, je ne le serais peut-être pas par mon
domestique, je le serais par... peut-être par toi. C’est plus honorable!
Seulement...

--Seulement?...

--Quand ma congaïe, ou ma mousso, ou ma ramatou a manqué à ses devoirs
de fidélité, je n’en suis pas moins son maître. Son maître à tel point
qu’elle me doit l’argent qu’elle a reçu, si on l’a payée. Elle ne me
quittera pas pour ça. C’est moi qui la chasserai, si je veux, qui la
garderai, s’il me convient. Mais celles d’ici!... Elles se fourrent dans
la tête des idées extraordinaires. Elles n’ont pas de maîtres, ou se
figurent qu’elles n’en ont pas, qu’elles sont libres. Cette petite
Vaubelle est charmante, oui, charmante, et comme il me plaît. On dirait
qu’elle n’a pas de volonté, hormis la volonté de l’homme qu’elle aime.
Eh bien, elle en a une! Elle ne saurait s’empêcher d’en avoir une. Elle
aurait une vie à côté de la mienne, une vie où je n’entrerais pas, où je
n’aurais pas le droit d’entrer. Et elle a déjà quitté un homme, de son
gré. Pourquoi n’en quitterait-elle pas un autre?

--Parce que c’est elle, et parce que c’est toi.

Il secoua la tête.

--Belle raison! Non, non! On ne possède vraiment, on n’est maître que
des femmes qu’on achète. Et dans ce pays-ci, on n’achète pas, on loue.
On loue pour un temps. Ou bien on est acheté: c’est la dot. On n’a rien,
rien de sûr, dans le premier cas. Dans le second, on est esclave. Et
pourtant, pourtant!...

--Pourtant?

--J’en ai une envie folle! Être un Européen comme les autres, bon Dieu!
Un vrai, avec une maison, une femme, un piano, des enfants! Et il y a
tant de choses, au fond, qui sont pareilles, partout! Je me souviens,
une fois... C’était dans la Haute-Guinée. J’étais malade, malade à
crever. J’aurais dû crever. Une bilieuse hématurique. C’est une drôle
d’impression, que tu ne connais pas, quand on croit qu’on n’a pincé que
l’accès de fièvre banal, ordinaire, et qu’on voit tout à coup le sable
rester noir sous un jet de son urine: le sang, le sang qui s’est
décomposé dans les reins, le sang empoisonné! On se dit: «Demain,
après-demain, je n’y serai plus!» Inutile, d’ailleurs, de s’occuper de
soi. On sait qu’on est foutu, qu’on aura le délire, et qu’on ne se
rappellera rien: rien de rien, jusqu’à la fin. On se voit mort, on est
déjà mort en esprit. C’est très reposant.

»Je m’en suis tiré. Un miracle. Tout seul. J’ai oublié entièrement ce
qui s’est passé, ce qu’on a fait de moi, pendant deux ou trois jours. Je
me vois seulement, je ne sais combien de temps après, couché dans mon
_tipoï_, une espèce de hamac à deux porteurs, sur une piste qui
traversait une de ces régions africaines dont on finit par avoir
horreur, même en bonne santé, tant il y en a qui se ressemblent: de
petits arbres qui restent toujours nains, malingres, malheureux, parce
que les indigènes fichent le feu à la brousse chaque année et que les
arbres ont eu trop de peine, en vérité, à survivre à l’incendie.
Parfois, un fromager, un peu plus grand, qui pleure mélancoliquement, en
automne, les larmes bleues de ses pétales. Et il n’a pas de feuilles:
seulement ces fleurs qui veulent mourir. Ou bien un baobab ridicule,
ventru, une espèce d’énorme betterave devenue folle, sur lequel des
cynocéphales sont grimpés comme des gamins qui regardent passer un
cortège. Et ils crient! Ils crient! Il me semblait les comprendre: «Le
blanc va mourir! Le blanc va mourir! C’est bien fait! Fallait pas qu’y
aille!» Et le sol est fait comme de scories de hauts fourneaux: une
terre ferrugineuse, la latérite, tu sais, que le soleil transforme,
jusqu’à des mètres de profondeur, en une matière sonore, pleine
d’alvéoles, pareille à une énorme éponge métallique. Ça fait que les
porteurs vont lentement. Leurs pieds nus leur font mal. Ils marchent
comme sur des œufs, des œufs bouillants.

»Et voilà que, subitement, ils se sont arrêtés. Arrêtés tout à fait!
C’est le sentiment de cette immobilité qui m’a sorti de ma torpeur, je
pense. Tout m’était devenu bien égal. Mais des porteurs sont faits pour
aller! Et je voulais rester un chef, un chef qui commande, pour qui on
fait son devoir, tant qu’il est vivant. Je cherchais des mots pour un
ordre. Je ne les trouvais pas dans ma cervelle brouillée. J’ouvrais les
yeux sans voir. Mais, à la fin, je vis.

»... Deux têtes de négresses, penchées au-dessus de ma tête. Une
vieille, sèche comme un de ces troncs rabougris, autour de moi, et une
jeune aux seins déjà longs, pendants, parce qu’elle nourrissait son
premier enfant, accroché derrière son dos. Elle passa doucement, oh!
doucement, ses mains sur mon front, mes cheveux, mes joues. Et puis elle
murmura quelque chose à la vieille, qui lui tendit un _canari_, une
grande jarre pleine de lait. Dans ce pays-là, les Coniaguis--c’étaient
deux Coniaguies--ont des bœufs. Et ce sont des gens très sauvages, qui
ne donnent jamais l’hospitalité, jamais la moindre chose à un étranger:
au contraire de tous les autres noirs, qu’on ne saurait regarder prenant
leur repas sans qu’ils ne se croient tenus de vous en offrir une part.
Il n’y a même pas de case pour les étrangers, dans les villages
coniaguis. Vous pouvez crever à leur porte sans qu’ils lèvent les yeux.
C’est un point intéressant d’ethnographie. Je l’ai noté. Tu trouveras ça
dans une de mes communications à l’Institut d’Anthropologie, avec
d’autres choses assez drôles. Ce sont les plus libres des hommes, les
plus braves et les plus durs.

»... Eh bien, je sentis tout à coup que cette négresse, la jeune,
faisait signe à la vieille de me soulever la tête. Elle approcha le
_canari_ de mes lèvres et prononça un mot qui veut dire: «Bois!» je
suppose.

»Et je bus, je bus à longues lampées, le lait crémeux, ce lait qui était
presque du beurre. Il me semblait boire non seulement la santé, non
seulement la vie, mais la bonté, la charité, la maternité des femmes, de
toutes les femmes; il me semblait que j’étais redevenu petit enfant, que
c’était ainsi, en tout petit enfant, que celle-là me voyait, me prenait,
que je buvais le lait de ses mamelles. Quand ma tête retomba, quand
j’eus l’air d’en avoir assez, elle sourit d’un air satisfait--et elle
est partie. Je ne l’ai jamais revue, et je penserai à elle, toujours,
plus qu’à aucune de celles qui ont cru m’accorder une faveur insigne en
me prêtant l’accès, pour un instant, de ce petit muscle hospitalier dont
elles ont fait, dont nous avons fait--qui dira pourquoi, en raison de
quelle folie?--le siège de leur vertu et de leur honneur... _The woman
that gave thee milk_, comme dit la Mère Louve à Mowgli, dans Kipling.
Ah! oui, ça, ça!...

»Je ne l’ai jamais oublié. Mais ce regard de la Coniaguie qui m’a donné
du lait, je l’ai retrouvé, il y a un an, dans les yeux de madame
Vaubelle penchée sur moi, à l’hôpital. C’est ça qui m’a attaché à elle.
C’est ça qui m’a fait espérer. J’ai cru comprendre qu’au fond de toutes
les femmes, et de tous les hommes, demeurent des sentiments très
primitifs, élémentaires, sur lesquels on pourrait s’entendre. Et alors,
alors!... Ah! mon vieux, ce serait le rêve. Devenir un homme comme tout
le monde, au lieu d’une espèce de monstre, un solitaire qui, toute sa
vie, a vécu, uniquement vécu, par son cerveau, ses muscles et sa
volonté!

                   *       *       *       *       *

Le lendemain matin même, je courus rapporter ces confidences favorables
à madame Vaubelle. Elle revenait de la messe.

--J’y vais tous les jours, me confia-t-elle. Au temps de mon mariage, je
n’y allais que le dimanche. Mais quand «il» a failli mourir, à
l’hôpital, j’ai pris l’habitude. J’ai fait vœu, même, si vous voulez
savoir, de continuer toute ma vie, s’il guérissait.

Ainsi, dans le temps qu’elle commettait l’adultère en esprit, dans le
temps même qu’ensuite elle l’avait commis dans sa chair, elle n’avait
jamais conçu que c’était un péché, ce qu’elle demandait au Seigneur, et
que sa prière, les intentions mêmes de sa prière au pied de l’autel,
n’étaient qu’un sacrilège. Il ne pouvait y avoir de péché, puisqu’elle
aimait! Dieu et son désir ne pouvaient être que d’accord. Je me promis
de faire savoir à Partonneau qu’en cela encore elle était près de
l’humble Africaine à peine entrevue par lui, une des fois qu’il
agonisait! Ah! certes, Suzanne Vaubelle était aussi simple, aussi
primitive. Chez elle, l’instinct, le sentiment étaient tout: la raison,
la civilisation, la morale, les dogmes, passaient sur elle comme l’eau
sur de l’huile. De même, souhaitant peut-être la fin de l’époux qui la
battait, l’Africaine allait en cet instant planter un clou dans le
fétiche de son village pour lui dire: «Rappelle-toi de faire mourir cet
homme!»

... Il était onze heures. Et voilà que toutes les cloches, dans toutes
les églises, commencèrent de sonner. Elles évoquèrent pour moi, une
seconde, le premier jour de la guerre, le tocsin dans les campagnes, le
terrible tocsin qui criait aux hommes: «Allez, on vous veut, c’est
l’heure du massacre!» Mais, cette fois, c’était l’anti-tocsin, c’était
l’armistice. Il était signé. Quinze cent mille de ces hommes étaient
morts, mais non pas en vain. Ils avaient vaincu. Leurs os avaient
vaincu! Voulant courir chez Partonneau, me réjouir avec lui, je me
sentis lié, roulé dans une vague de foule. Tout le monde était dans la
rue. Vous vous souvenez, n’est-ce pas, vous vous souvenez! C’était un
délire immense, une ivresse de joie, de cauchemar fini, qui faisaient
couler les larmes. On s’embrassait. On embrassait n’importe qui. Dans un
tourbillon humain, à une station du métro, une femme m’embrassa, une
jeune femme du peuple, aux yeux égarés, dont les bras s’ouvraient, dont
le corps s’offrait à moi, à tous. Et, baissant la tête pour recevoir le
baiser que je lui rendais, comme la vieille amante dans le _Bel-Ami_ de
Maupassant, elle enroula quelques-uns de ses cheveux autour d’un bouton
de mon pardessus, et tira, pour que cela lui fît un peu mal, pour avoir
un peu mal dans une occasion telle: sublime conception de vouloir mêler
la douleur physique à la joie du cœur, de les confondre, comme pour un
enfantement! Moi-même, j’avais les larmes aux yeux en arrivant chez
Partonneau.

--L’armistice est signé! La guerre est gagnée!

Il fumait sa pipe bien tranquillement. Il n’avait pas même ouvert sa
fenêtre pour voir ce spectacle qu’on ne reverra plus jamais, cette fête
spontanée du triomphe.

--Il paraît, fit-il, il paraît...

--Tu n’as pas l’air d’en être sûr?

--Si, si!... On rédige aujourd’hui le bulletin de victoire. Je connais
ça. Il faudrait savoir ce que c’est que la victoire. C’est tellement
différent, selon l’idée qu’on s’en fait!

»... Une fois, j’accompagnais une colonne dans l’ouest sakalave, à
Madagascar. Une belle colonne, tu sais, avec deux batteries de montagne,
et tout ce qu’il faut pour la majesté des opérations. Vers midi, un
jour, des coups de feu partent de la brousse. Ennemi invisible,
naturellement, mais pas un homme atteint. Ça n’empêche pas de disposer
les deux batteries dans l’ordre indiqué par le règlement d’artillerie le
plus récent, de diriger deux ou trois volées d’obus sur un point
également indiqué par le règlement, et d’envoyer ensuite une compagnie
pour voir. Personne. L’ennemi avait pris la fuite. C’était donc une
victoire, on rédigea le bulletin de victoire. Bon! Le lendemain, à la
même heure, nouveaux coups de fusil, mais, cette fois, une douzaine de
tirailleurs amochés. On enlève les morts, et le toubib s’arrange comme
il peut avec les blessés! Sais-tu ce qu’il leur trouve dans la peau? Les
débris des obus qu’on avait tirés la veille. Les Sakhalaves avaient de
la poudre pour nous faire la guerre à leur manière, mais pas de balles
pour charger leurs pétoires. Et ils n’avaient fait la première attaque,
vingt-quatre heures auparavant, tirant à blanc, que pour qu’on leur tire
dessus, pas à blanc, et se procurer de la mitraille. Alors, ne crois-tu
pas que ce jour-là, eux-mêmes n’avaient pas de leur côté rédigé leur
bulletin de victoire? Eux aussi, ils avaient réalisé leur but de guerre.
Quand il y en a un qui joue aux échecs, l’autre aux dames, et l’un
contre l’autre, ça peut arriver. Demande-toi, si tu es intelligent, si
les Boches, à cette minute, ne rédigent pas leur bulletin de victoire.
Si les buts sont différents!

--Mais quels buts?

--Penses-tu qu’on fasse la guerre, à l’époque où nous sommes, pour des
morceaux de terre! Aux colonies seulement: dans les patelins où prendre
la terre, c’est s’approprier l’homme qui est dessus, sa puissance de
travail. Mais en Europe! On se fait la guerre pour augmenter sa propre
puissance de production, de richesse, de possibilités de richesses, et
diminuer celle de l’adversaire. Les Boches ont détruit la nôtre, pour
dix ans, vingt ans. Ils ont gardé la leur. Voilà...

--Mais ils paieront, ils doivent payer!

Partonneau siffla.

--As-tu jamais vu quelqu’un payer quand il ne veut pas?... Non, vois-tu,
nous avons gagné la guerre, mais les Boches ne l’ont pas perdue.

Je me suis rappelé cette conversation, plus tard!... A ce moment, je me
contentai de plaindre Partonneau; sans doute il était en cet instant le
seul, de tous les Français, à ne pas demeurer convaincu que la victoire
était la victoire, qu’on aurait du vaincu tout ce qu’on voudrait, qu’on
lui dicterait sa volonté. Je pensais avec pitié: «Il est de ceux à qui
la guerre a donné la tape. Alors, il se regarde, et juge la France
d’après lui.» Lui aussi, au cours de son existence, il avait gagné ses
guerres, toutes ses guerres. Maintenant, il était fatigué, il était...
il était fini! Il penchait donc à décider que sa patrie lui ressemblait!
J’en souffrais comme d’une humiliation personnelle; je l’aimais, je
l’admirais tant! Durant de si longues années, les années d’avant-guerre,
les années où l’on était «le vaincu», il avait si pleinement personnifié
pour moi le Français qui ne désespérait pas, qui n’avait pas bavardé sur
des ruines, et agissait, montrant que nous étions encore et toujours des
mâles! Il parut pénétrer ma pensée.

--Tu es en train de te dire que je ne suis plus qu’une vieille gloire,
n’est-ce pas: la même chose qu’une vieille lune? Possible. Tu verras si
toi-même tu vieillis comme tu aurais vieilli, sans la guerre. Ceux qui
profiteront d’elle, ce sont les générations trop jeunes pour l’avoir
faite, rappelle-toi: parce que celles-là verront le monde nouveau _comme
il est_, tandis que pour nous, les vieux, et pour tous ceux qui l’ont
faite, nous resterons toujours empêtrés dans le souvenir de ce qui a
été, et que ça nous gênera pour comprendre. Nous n’avons qu’à nous
laisser manger.

--Manger?

--A lâcher de bonne grâce la place qu’on nous enlèverait de force, si tu
veux. Prendre sa retraite, enfin. Notre rôle est fini, mon vieux, bien
fini... Voyons, raisonne! Tu noircis du papier, toi. Eh bien: des
écrivains qui s’étaient fait un nom avant 1815, quels sont ceux qui ont
continué à exister, je veux dire à être lus, après Waterloo? Les
conditions de la société étaient nouvelles, ils n’ont pu s’y adapter.
Nous ne nous adapterons pas davantage.

Je refusais d’accepter un seul mot de ce qu’il considérait comme des
vérités attristantes, mais incontestables. Ce n’est que pour arriver à
mon but, sur un autre terrain, que j’accordai:

--Soit, la retraite. La tienne sera belle: presque jeune encore, devenu
un ancêtre, un des créateurs de la plus grande France, comme disent les
faiseurs de phrases. Et, avec la gloire, l’amour, la fortune même.

--L’amour, la fortune?...

--Madame Vaubelle. Un signe de toi et elle t’apportera tout cela.

Il ne répondit pas.

--Voyons, Partonneau, il faut te décider, il faut que ce soit oui ou
non, et rapidement. Agir d’autre façon, à l’égard d’une telle femme, ce
serait de la malhonnêteté. Tu n’es pas comme les autres, et c’est pour
cela qu’elle t’aime, mais tu n’es pas un mufle.

Je retrouvai dans ses yeux cette étrange illumination qui m’avait frappé
si souvent, du temps qu’il était lui, tout à fait lui: le si
terriblement perspicace Partonneau.

--Attends encore quelque temps. Je te donnerai une «décision», comme tu
dis, le jour où nous aurons une décision dans l’affaire Blazeix.

--L’affaire Blazeix? Quelle affaire? Et quel rapport?

Il haussa les épaules.

--Tu verras. Attends, te dis-je.

                   *       *       *       *       *

Un mois plus tard, la Banque du Pacifique, sans suspendre entièrement
ses paiements, avouait ses embarras, sollicitait le secours des autres
établissements de crédit. Il se pouvait qu’elle l’obtînt; il se pouvait
aussi qu’elle sombrât. On ne savait rien. Une seule chose était sûre:
c’est qu’elle devait réduire ses entreprises, pratiquer de larges
économies sur son personnel. Il ne partirait jamais pour
l’Extrême-Orient, il ne jouirait jamais de son magnifique salaire, le
pauvre Blazeix! Je le rencontrai le lendemain du jour où ces mauvaises
nouvelles commençaient de se répandre. Il serait inexact d’écrire qu’il
ne paraissait en éprouver nulle déception, mais il avait si bien su,
toute sa vie, se passer d’argent, il avait si peu de besoins! «J’avais
fait un rêve, un joli rêve, me dit-il, voilà tout! C’est un peu
ennuyeux!...» Puis il me parla, sans transition, de ses essais sur la
résistance des fibres d’un textile nouveau qui venait de lui parvenir de
Madagascar. Brave Blazeix! C’était un homme qui ne songeait qu’à
travailler, pour le plaisir: «Il faudra que vous veniez voir ça, à mon
laboratoire de Saint-Mandé, ajouta-t-il ingénument. Ça, et d’autres
choses... Connaissez-vous?...»

Il tira de sa poche deux ou trois graines desséchées qui ressemblaient
aux cosses d’un très gros haricot, ou encore à celles que laissent
tomber, vers la fin de l’automne, certains arbres acclimatés dans nos
pays, tels que l’acacia ou le vernis du Japon.

--J’ai reçu ça, il y a cinq ou six semaines... Très intéressant: c’est
le _moukiga_, le poison utilisé le plus fréquemment par les sorciers du
Congo. On broie les graines dans l’eau de la boisson, tout simplement.
Le philtre agit en quelques jours ou en deux, quatre, six mois, à la
volonté de l’opérateur: ça dépend de la dose, et la mort est naturelle,
tout à fait naturelle, produite par des perforations de l’intestin qui
rappellent, à s’y méprendre, les effets d’une entérite aiguë... La cause
véritable? Un alcaloïde tout à fait spécial. Je l’ai obtenu,
l’alcaloïde, à l’état pur, et essayé sur des cobayes: alors c’est
foudroyant!

Il me montra un petit tube.

--Et vous emportez ça chez vous, Blazeix? Bon Dieu, vous feriez mieux de
laisser ces choses-là dans votre laboratoire!

--Bah! J’ai aussi mon petit atelier chez moi. Le soir, je travaille
encore.

--Dites-moi, il n’est pas du côté de la cuisine, votre atelier?

Il se mit à rire comme un enfant.

--Non, non! Ne craignez rien!

                   *       *       *       *       *

Le surlendemain, c’est Partonneau qui sonna chez moi. Il alla s’asseoir
à sa place ordinaire, sur le canapé, en face de ma table de travail,
bourra sa pipe et, durant cinq minutes, n’ouvrit pas la bouche. Je le
voyais bien, il voulait imposer à ses traits cette immobilité
impénétrable qui, je l’ai déjà noté ailleurs, n’est chez lui que la
marque de sentiments ou d’émotions qu’il dissimule. Mais, cette fois,
l’orage intérieur était si fort qu’il avait agi sur tout son organisme
impaludé; on voyait reparaître sur son visage cette espèce d’hémiplégie
faciale qui le défigure aux instants d’épuisement physique ou de crise
morale. Retirant sa pipe de ses lèvres convulsées:

--Je viens de chez Blazeix; il est mort, tu sais!

Il avait si mal prononcé, malgré toute la puissance de son vouloir, que
j’eus peine à comprendre. Et puis, la nouvelle était si surprenante!

--Tu dis?

--Je dis que Blazeix est mort cette nuit...

--Mais de quoi? C’est impossible, c’est... c’est effroyable!

--De quoi... Demande-le au médecin. Il a trouvé la mort toute naturelle,
le médecin: péritonite foudroyante. Tu comprends, un homme qui avait eu
deux fois la dysenterie, une fois le choléra, sans compter toutes les
petites misères que nous rapportons... Sa femme a expliqué le cas de la
façon la plus lucide. Tout est en règle. On l’enterre mardi. Voilà...

Je regardai Partonneau dans les yeux.

--Et tu crois, toi?...

--Je ne crois rien du tout. Je crois ce que croit le médecin. Mon cher,
il ne doit jamais y avoir qu’une vérité: la vérité officielle. Sans ça,
où irions-nous?

--Partonneau, murmurai-je d’une voix si basse que moi-même j’avais peine
à m’entendre, alors, l’assurance?...

--Eh bien, la compagnie la paiera, l’assurance. C’est une consolation
pour madame Blazeix, n’est-ce pas?

--Oui, oui!... Partonneau!... Avant-hier, je l’avais rencontré, Blazeix,
et il m’a montré, en tube, je ne sais quel poison équatorial.

--Tu supposes qu’il s’est suicidé? Suicidé gentiment, discrètement, en
douceur?

--Non... Il n’avait pas l’air d’y songer, ce n’était pas un homme à ça.

--Et Karpovitch? Tu te souviens... Est-ce qu’il avait l’air d’un homme à
se suicider? Pourtant... Ou bien on l’a peut-être suicidé, Blazeix, on
lui a fait comprendre... Mais alors, il a joliment bien joué le jeu!
Pendant vingt-quatre heures, il paraît qu’il a souffert comme un damné,
et sa femme a fait venir un médecin, le même qui a signé le permis
d’inhumer. Il ne lui a rien dit, au médecin, sinon que c’était une
crise, qu’il connaissait ça, qu’il n’avait besoin de personne.

--Tu en conclus?... Ah! Tu ne veux pas dire ce que tu en conclus!

--Tu vois bien que je ne dis rien!

Un silence encore. Puis, il décida d’une voix bien égale cette fois:

--La petite madame Blazeix va jouir d’une existence confortable...

--Partonneau, quand je t’ai parlé de ce que tu sais pour madame
Vaubelle, il y a six semaines, tu m’as répondu: «Nous en recauserons
quand nous aurons vu la fin de l’affaire Blazeix.» C’est à ça que tu
faisais allusion, c’est ça que tu prévoyais?

--Pas précisément... Peut-être quelque chose dans ce genre-là. Et si
Blazeix n’avait pas été un colonial, je veux dire un imbécile en tout ce
qui concerne les femmes de ce pays-ci, il n’aurait jamais associé son
existence à celle de cette femme!... Nous sommes tous pareils!

Il jeta ces derniers mots avec une rudesse qui parut le déchirer
lui-même.

--Tiens, fit-il, allons nous promener. Blazeix est mort à Paris au lieu
de claquer là-bas: un point, c’est tout. Qu’il n’en soit plus question,
hein? Pauvre bougre, tout de même! Il aurait fait encore de si belle
besogne. Pas usé encore tout à fait, lui!... Dix ans de moins que
moi!...

                   *       *       *       *       *

C’était un de ces jours de lumière, comme il n’en est que sous le ciel
de l’île de France, d’une telle limpidité qu’ils donnent l’impression de
tout voir et de tout aimer, parce qu’on distingue tout, légèrement, sans
efforts. Sans dire quoi que ce soit d’important, j’entends qui tînt aux
deux sujets dont, seuls, nos esprits pouvaient s’occuper: cette fin
brusque et angoissante de Blazeix et la résolution qu’il fallait enfin
que prît Partonneau à l’égard de madame Vaubelle, presque
silencieusement, à pied, nous gagnâmes le bois de Boulogne, puis cette
rive de la Seine devant laquelle, au delà de l’eau grise ou diaprée des
couleurs du prisme par les essences subtiles suintant de la coque des
vieux bateaux charbonniers, assomptionne Saint-Cloud et son coteau. Il
n’est guère que les gens qui sont allés très loin, qui sont allés
partout, pour savoir apprécier, pour oser apprécier ce qui peut chaque
jour s’offrir au regard. Je connaissais l’affection de Partonneau pour
ce paysage; il l’estime un des plus aimables du monde. Nulle part en
France, ni ailleurs, la nature n’épouse plus harmonieusement l’œuvre des
hommes. Pas de maison qui ne lève la tête à travers une touffe d’arbres
comme un petit oiseau le bec au-dessus de son nid. Le clocher même de la
petite ville, bien que tout neuf et trop maigre, fait «à l’économie», ne
parvient pas à déparer cet ensemble, exquis à toutes les saisons de
l’année--soit que les frondaisons portent leur audacieuse parure
printanière ou les somptuosités plus lourdes et brûlantes de l’automne,
soit que les branchages lointains, l’hiver, apparaissent lilas sur
l’horizon, ou d’un blanc rose, très tendre, s’il a neigé. Par surcroît,
ajoute Partonneau, on peut aller voir ça quand il vous plaît; et les
Japonais, qui sont des hommes sages, nous enseignent qu’il n’y a de
vraiment belles que les belles choses qu’on a sous la main, qu’on
fréquente à sa convenance; des autres, on ne garde qu’une impression de
rareté, on les a vues pour en parler, plus que pour en jouir.

Il faut traverser une petite pelouse et gagner le bord de la Seine, où
personne jamais ne va. Alors, vous pouvez rester tout seul, avec cette
jolie chose toute à vous, comme un millionnaire; vous en êtes le maître.
A cette époque, on trouvait là une espèce de ponton, abandonné depuis
dix ans. Une crue plus tard l’a emporté; du reste il tombait en ruines.
Sur ce ponton demeurait un banc, mal sûr, à la vérité: la prudence
commandait d’éviter le milieu pour ne s’asseoir que sur les extrémités
au-dessus des piédroits. C’est ce que nous fîmes, Partonneau et moi.
Ainsi, nous avions l’air de jouer à je ne sais quel jeu puéril, nous
regardant, mais sans nous rapprocher.

... Et Partonneau prononça très doucement, comme on soupire:

--C’est ennuyeux de quitter ça _aussi_!

Jamais encore il ne m’avait parlé de rien de pareil.

--Comment, lui dis-je, tu repars?

--Non, non, je m’en vais...

Vous ne comprenez pas la différence; cela doit vous paraître un propos
d’imbécile. «Partir» ou «s’en aller» ont toujours passé pour des
synonymes. Mais j’avais tellement l’habitude de son esprit, et de
l’entendre à demi mot! «Partir», pour lui comme pour moi, cela
signifiait l’aventure devenue naturelle, l’exercice du vieux métier,
l’océan traversé, puis la «mission» quelque part, ou bien le poste
n’importe où, la besogne administrative chez les noirs ou les jaunes, le
proconsulat colonial, quoi! avec sa monotonie, ses bâillements, mais
aussi ses rudes plaisirs, que vous ignorerez toujours, vous les gens
d’ici, vous les «éléphants!» S’en aller, ce n’est pas la même chose,
c’est même le contraire: c’est abandonner. Partonneau abandonnait, voilà
ce qu’il voulait dire. Il quittait à la fois Paris et les colonies.

--Alors, où vas-tu?

--Mon vieux, si c’était pour l’Angleterre et comme Anglais que j’aie
fait ce que j’ai fait, je serais aujourd’hui baronnet, ou tout au moins
_knight_, enfin j’aurais un manche à mon nom, comme ils disent, de quoi
je me ficherais d’ailleurs comme de ma première paire de chaussettes.
Mais, avec le titre, une dotation: les Anglais, qui ne sont bêtes qu’en
apparence, ont compris que noblesse sans richesse, c’est de la blague,
ils vous collent sagement les deux ensemble. Mais je suis Français, et
c’est pour la France que j’ai travaillé; on vient donc de me nommer
commandeur de la Légion d’honneur en me fendant l’oreille, distinction
impressionnante pour laquelle j’ai acquitté quatre-vingts francs de
droits de chancellerie, et toucherai toujours la peau, n’étant qu’un
pâle pékin. Ma retraite va être liquidée à huit mille francs, ce qui
est, paraît-il, exceptionnel et magnifique. Je dois me féliciter que mes
vieux, en mourant, m’en aient laissé à peu près autant, sinon ce serait
la mendicité. Même ainsi, ce n’est pas assez pour Paris. Je ferai donc
comme les autres, ce sera le trou, le petit trou aussi peu cher que
possible, le plus loin possible, en Bretagne ou dans le Midi. Tu me
diras que je pourrais aussi faire comme quelques autres, et que les
conseils d’administration n’ont pas été inventés pour les chiens...

--Il n’y a pas que ce moyen, et tu le sais: Il y a _elle_. Et tu ferais,
avec ton bonheur, le bonheur de celle-là.

--Il y a deux choses que je ne comprendrai jamais, cria-t-il, que nous
ne comprendrons jamais, nous autres de là-bas: ce sont les affaires
d’_ici_ et les femmes d’_ici_. Et ça se mêle, ça se confond, ces femmes
et ces affaires! Tu le vois bien, maintenant!... Tout de suite, quand ce
malheureux Blazeix m’a annoncé d’abord son mariage, puis «sa chance»,
j’ai eu le pressentiment de ce qui arriverait!

--Admettons. Il n’y a qu’une conséquence à en tirer: c’est qu’à toi ça
ne serait pas arrivé. Tu aurais vu le coup, tu te serais défendu. Mais
qu’ai-je même à faire cette supposition? Elle est odieuse! Madame
Vaubelle est ce qu’il y a de mieux comme Française, tu entends, ce qu’il
y a de mieux!

--Je le crois... Tiens, tu te rappelles, quand on donne un coup de
marteau sur l’arbre de couche d’une machine pour savoir s’il n’y a pas
de paille, et qu’on dit: «Ça sonne bien!...» Elle sonne bien, cette
femme-là, c’est du bon métal.

--Alors?... Et, tout à l’heure, en regardant cette eau, ces arbres, la
colline, les maisons, ce n’est pas seulement à eux que tu pensais. Tu as
dit: «Il va falloir quitter _ça aussi_.» Aussi! Donc, il y a elle. Tu
regrettes de la quitter.

Ce fut comme si on l’eût frappé sur une cicatrice.

--Eh bien, oui je la regrette! Il est même probable que je la
regretterai toute ma vie! Je la regrette, mais je ne la connais pas. Je
n’ai jamais eu le temps de connaître aucune femme blanche, des vraies.
Je suis plus bête en ça qu’un curé! Tu en as vu, n’est-ce pas, des curés
qui lâchaient tout pour une femme? Et laquelle, bon Dieu! Pourtant, ils
avaient eu le confessionnal, ça aurait dû les former. Moi pas!...
J’aurais peur, bêtement, injustement peur, toute ma vie, à côté d’elle,
comme un mauvais cavalier sur un cheval de sang. Je le lui montrerais,
et je me montrerais comme je ne veux pas qu’elle me voie, méfiant quand
il ne faut pas, jaloux par incompréhension. Voilà où nous en sommes,
nous, les coloniaux: à ne pas savoir distinguer entre la pire et la
meilleure, ne sachant en France que ce qui n’y sert à rien, et, de ce
que savent les derniers des idiots, ignorant tout... Des blanches, des
Françaises, oui, j’en ai eu, parbleu! Et, peut-être, qui en auraient
valu la peine si j’avais su. Mais rappelle-toi: est-il une seule de mes
bonnes fortunes que j’aie osé élever au-dessus du niveau d’une aventure
de potache ou d’étudiant? J’ai blagué ce que, peut-être, je n’aurais pas
dû blaguer: par peur d’être roulé. En amour, je suis noué, je resterai
noué. Il est trop tard. Oui, c’est un grand malheur, mais il est trop
tard!

                   *       *       *       *       *

Une quinzaine à peine est passée. Voici ma petite amie Camille qui tombe
chez moi. En trombe, naturellement, et toute seule. Vous ne voudriez pas
qu’à seize ans une fille comme elle, accoutumée à courir les forêts du
Laos paternel en flanquant des coups de cravache sur le chapeau des
coolies qui ne saluent pas assez vite, s’encombre à Paris d’un chaperon.
Elle n’attend pas un quart de minute pour m’apprendre l’objet de sa
visite: c’est l’orgueil des Européens transplantés en Extrême-Orient,
pour se distinguer des jaunes, qui en abusent, de mépriser les
circonlocutions, de sauter à pieds joints sur les possibles ou décentes
entrées en matières. J’ajouterai que Camille n’avait pas même daigné me
souhaiter le bonjour.

--Est-ce vrai, demanda-t-elle, tout de go, que M. Partonneau n’épouse
pas madame Vaubelle?

--En a-t-il jamais été question?

Je crois avoir fait entendre qu’elle n’est point patiente. Et comme j’ai
l’habitude, quand je suis embarrassé, de paraître considérer avec une
attention profonde ce que je suis en train d’écrire, d’un coup de main,
elle balaye les papiers qui couvraient ma table.

--Camille!

--Je n’aime pas qu’on mente _mal_! C’est insupportable, et tu as l’air
bête. Tout le monde sait que M. Partonneau était avec madame Vaubelle.

--Comment? Qu’est-ce que c’est que ces mots-là?...

--... Je me trompe. C’est madame Vaubelle qui était avec M. Partonneau.
C’est elle qui voulait l’épouser, hein? qui aurait tout fait pour se
faire épouser--et aujourd’hui il ne la voit plus, jamais, jamais, ni
devant le monde, ni toute seule... Pas la peine de faire celui qui tombe
des nues! En huit jours, elle a vieilli de vingt ans. Elle a... elle a
son âge. On prétend qu’elle va se réconcilier avec son mari, le monsieur
qui fait du fil, dans le Nord. Tout ça, on l’a raconté devant moi chez
les Bohatier... et aussi que tu avais été l’un des premiers informés,
que c’est toi qui as servi de commissionnaire à M. Partonneau.

J’évite de répondre directement.

--Admettons que c’est vrai, qu’est-ce que ça peut te faire? Camille,
occupe-toi de ce qui te regarde.

--Je m’occupe de ce qui me plaît.

--Tu t’occuperas de ce qui te plaît au Laos. Ici, tu n’es qu’une petite
fille. Tâche de te conduire en petite fille convenable, et fiche-moi la
paix.

Elle me ficha la paix sans insister, ce qui ne fut pas sans m’étonner un
peu. Mais la suite de l’interrogatoire que j’avais dû subir fut à mon
sens, ainsi que, je le présume, au jugement de toutes les personnes
raisonnables, encore plus inattendue. Camille, au sortir de chez moi,
avait couru chez Partonneau, pour lui tenir un discours qui peut se
résumer ainsi:

«Puisque vous n’aimez plus madame Vaubelle, c’est moi qu’il faut aimer.
Moi, c’est fait! C’est fait depuis que je vous ai vu... A votre
disposition. Nous retournerons là-bas ensemble. Papa? Il fait tout ce
que je lui demande. Et je voudrais bien savoir ce qu’il pourrait trouver
à redire à monsieur Partonneau. Vous m’épouserez si vous le préférez.
Ça, c’est votre affaire. Pour le reste, ce sera quand vous voudrez. Mais
je préférerais que ce soit tout de suite, parce que j’ai un peu peur.»

Je répète d’après Partonneau, et dans tout ce qu’il dit apparaît presque
toujours une nuance d’ironie qui vient des étranges raccourcis de sa
parole. Il semblait visiblement décontenancé. Il était neuf heures du
soir, je finissais de dîner.

--Qu’est-ce que tu lui as répondu?

--Je l’ai fichue à la porte!

--Comme ça, brutalement?

--Non... avec des mots gentils... Et je l’ai embrassée. Oui, je l’ai
embrassée! Il n’y avait pas moyen de ne pas l’embrasser, c’est drôle!
Elle se laissait embrasser tant que je voulais, et si j’avais voulu...
Puisqu’elle venait pour ça!... Mais je l’ai fichue à la porte.

--Pour toujours?

Pas de réponse directe:

--... Tiens, viens chez moi!

--Nous pouvons bien causer ici...

--Viens chez moi! Je n’y vois plus clair.

Savez-vous ce que c’est que la jalousie des hommes qui vieillissent? Un
sentiment désolant, amer et résigné tout ensemble. Je l’éprouvais en cet
instant. J’eusse volontiers aimé madame Vaubelle, je l’ai avoué. J’adore
lâchement, en esclave, cette petite Camille. Elles ne m’ont jamais
regardé. Et elles étaient tout entières, de corps et de volonté, à ce
Partonneau, ce Partonneau que j’aimais aussi, que je ne pouvais
m’empêcher d’aimer, et qui les faisait souffrir. Du moins, il avait fait
souffrir madame Vaubelle, et il s’était résolu, bizarrement,
absurdement, à la faire encore souffrir. Mais Camille? J’en étais moins
sûr. Alors, c’était moi qui souffrais...

                   *       *       *       *       *

Chez Partonneau. Un appartement de trois pièces, mais vastes, rue
Lhomond, dans une vieille maison, ancien couvent désaffecté, je crois.
Les fenêtres donnent sur des jardins et du silence. Pas un bibelot, pas
un souvenir exotique, dans le logis de cet homme qui ne s’est pas
contenté de courir la terre entière, mais y séjourna, s’y fit partout
des demeures. C’est par là que je comprenais combien son imagination est
forte: il n’a besoin de rien pour se rappeler. Des livres, seulement,
des collections de cartes et de dossiers, et, parmi ces livres,
au-dessus même, des romans policiers, la plupart anglais. Presque pas de
meubles. Dans son cabinet, une large table en bois blanc, posée sur
tréteaux, pour étudier les cartes ou en dessiner. Mais, dans un coin, un
de ces matelas «cambodgiens» durement rembourrés, articulés, et qui se
replient de façon à pouvoir s’emporter comme une valise. Partonneau
ouvrit un placard, en retira la petite lampe dont je connais bien la
forme et l’emploi, deux longues aiguilles, un pot à opium en corne de
buffle, et une pipe au tuyau de bambou, de celles qui sont les plus
communes, mais vieille et bien parfumée, très douce.

Je levai le couvercle du pot à opium. La drogue y avait séché. Dure
comme du bois, elle avait maintenant l’apparence d’une plaque de vernis
brun, couverte de poussière. Partonneau essuya cette poussière et mit
une bouilloire sur un réchaud.

--Il va falloir faire fondre l’opium, dit-il. Voilà près de deux ans que
je n’ai fumé, mais c’est ainsi que je comprends la drogue. Pas
d’habitude!... D’abord, il faut s’arranger pour ne jamais tenir à
rien... En user seulement quand on a besoin d’y voir clair--et pour être
saoul après si c’est nécessaire. Dépasser la dose normale--ça vient
vite, quand on n’a pas l’accoutumance--et dormir, dormir! S’abrutir pour
vingt-quatre heures. On se réveille dégoûté de soi, c’est ce qu’il faut.

«Y voir clair! Y voir clair!...» Voici deux fois qu’il répétait cette
phrase. Il me faisait peur.

--Veux-tu commencer? proposa-t-il, faisant griller la première boulette.

--Non. Je préfère ne pas fumer.

--A ton aise... Moi, je te répète que j’en ai besoin.

Durant plus d’une heure, j’entendis le grésillement des boulettes. Je
percevais vaguement, dans l’ombre de la chambre, sa main forte et
toujours ferme qui maniait l’épingle longue. Longtemps, sans presque
cesser de fumer, sinon pour boire un peu de fleur de thé, il demeura
muet, concentré, les yeux fixés sur je ne sais quoi, que je ne voyais
pas, qui n’existait pas. Par degrés, le rictus qu’infligeait à ses
traits la contracture de ses muscles s’évanouit. Une fois encore, il fut
le beau Partonneau, viril et rajeuni. J’admirai le courage de cet homme
qui savait posséder toujours là, à portée de sa main, le remède
périlleux, il est vrai, mais si sûr en apparence, et séduisant, à son
affaissement, à sa souffrance, et qui refusait d’en user... Puis, il se
mit à parler, à parler sans interruption, faisant les demandes et les
réponses. Je connaissais cela: entre l’idéation logique d’un esprit
solide, fonctionnant à l’état normal, et celle que procure l’opium au
début de la fumerie, il y a toute la différence d’une mélodie, une vraie
mélodie, à une tyrolienne. La tyrolienne, ce sont des roulades sur un
thème élémentaire, non pas un air: mais c’est alors justement ces
roulades qu’on trouve sublimes, où l’on se délecte... Enfin, le cerveau
se fixe. Il ne distingue plus, ou ne croit distinguer qu’une chose, une
seule, à la fois très proche et très lointaine, immobile et toutefois
envahissante. Il la contemple avec un détachement surnaturel, une
acceptation sympathique et souriante, quelle qu’elle soit, même atroce.

Oui... une heure, deux heures, j’ignore combien de temps, Partonneau fit
passer devant mes yeux des visages, des paysages, des aventures. J’en
reconnaissais quelques-unes, transfigurées. D’autres étaient peut-être
des rêves, mais plutôt la transposition, sur un plan biais, spirituel,
de réalités évanouies. Un métaphysicien ne voit pas, ne conçoit pas la
nature, quand il la veut expliquer, telle qu’elle lui apparaît: il se
promène _à l’envers du monde sensible_.

Et c’est, tout à coup, presque cette image qu’employa Partonneau. Son
visage avait conquis une étrange béatitude.

--Je suis... je suis à l’envers de la tapisserie! Et c’est moi qui l’ai
faite. Je suis le tapissier. Tu sais comment il fait, le tapissier? On
n’y comprend rien quand on le regarde: ce ne sont que des taches de
couleur et des brins de laine qui touffent. Mais lui _sait_: il est le
maître, comme Dieu--c’est même la comparaison qui explique le mieux
l’action divine,--et le dessin naît sous ses doigts. Moi aussi,
maintenant, je suis derrière le canevas. Je vois d’avance, je sais
d’avance. Je fabrique souverainement ce qui me reste de vie. En ce
moment, par toute la terre, il n’y a pas dix hommes tels que moi: tous
les autres sont à l’endroit de la tapisserie, ils se laissent tisser sur
le canevas, ils ne le tissent pas!

»C’est à ça que ça sert ou que ça devrait servir, la drogue!... Je suis
maintenant au-dessus de moi. Je me regarde comme du haut de l’éternité.
Tout à l’heure, il n’en était pas ainsi. Tout à l’heure... oui, quand
j’ai commencé à fumer, mon idée, si tu veux la savoir, c’était de
prendre cette petite fille, puisqu’elle s’offre. Quoi? Quoi?... Moi,
Partonneau, à mon âge!... A cause de mon âge, peut-être? Devenir à la
fois le père et l’amant. Avoir une enfant qui serait une maîtresse! Etre
à peu près roi, là-bas, loin de ce chien de pays! Elle n’est pas comme
l’autre, celle-là! Elle n’est pas d’ici. Je la comprendrais, elle me
comprendrait, _elle saurait pourquoi je fais les choses_. Ah! que ce
serait beau, quelle fin, quelle fin pour ma vie! Tu sais, quand je me
suis mis à fumer, et que je parlais sans m’arrêter, c’est à ça que je
pensais en-dessous.

»Et puis, l’ivresse, la saine ivresse de mon cerveau a dissipé celle de
mon cœur. J’ai vu clair, dans cet être humain qui est là, à côté de moi,
qui est moi, et que je considère froidement, comme un étranger, telle
une âme qui procéderait au jugement de sa vie, après la mort du corps!
Je vais te dire: dans six mois, Camille me donnerait des coups de
cravache!»

Je haussai les épaules. S’il eût décidé de prendre Camille, je l’aurais
haï. Mais cette imagination! Il divaguait...

--... Elle me donnerait des coups de cravache, elle mettrait le feu à la
case, ou pire... Et elle aurait bien raison. Je vais te dire ce que je
ne t’ai jamais dit, quand tu me parlais de madame Vaubelle. Ce sont des
choses qu’on a peine à s’avouer même à soi, et que, du reste, on sait à
peine, qui demeurent dans l’inconscient à moins qu’on ne soit illuminé
comme je le suis, pour quelques heures... Ce n’est pas impunément qu’on
a connu le goût de l’amour exotique... Non, je ne parle pas des boys: un
moraliste se plairait à concéder que je suis à peu près normal. Il se
tromperait. Je sais qu’il me faut un certain genre de femmes, et
justement de ces femmes comme il y en a là-bas! toutes jeunes, toutes
jeunes, comme Camille, mais Camille mûrira.

»... Et presque des garçons, tu sais, minces, sans sexe, sauf leur sexe.
Et soumises, obéissantes en tout, des esclaves. Camille est de sa race,
d’autant plus de sa race qu’elle a vécu, qu’elle est née aux lieux où
cette race peut imposer son besoin de domination. Elle ne sera jamais
soumise... La vois-tu, devant mon harem? Elle n’accepterait jamais,
jamais! Alors, ce serait l’enfer... Voyons, rappelle-toi? Tu en as vu,
de ces couples-là, où nous sommes allés?

Il roula une dernière boulette plus grosse que les autres, en aspira la
fumée, qu’il garda longtemps dans ses poumons.

--Un colonial, un vrai colonial doit mourir solitaire.

Il avait fermé les yeux. Je voyais bien qu’il ne dormait pas: mais il
était parti pour ces régions inaccessibles et froides où tout devient
indifférent. Ni moi, ni personne, ni rien du monde extérieur n’existait
plus pour lui. Je le quittai, silencieusement.

                   *       *       *       *       *

Ce n’est pas cette année-là que j’ai retrouvé Partonneau. Jamais
criminel ne prit plus de soin pour faire perdre sa trace. Il avait
disparu, dès le lendemain de cette nuit décisive, sans envoyer un mot ni
à moi, qui me considérais comme le meilleur, le plus fidèle de ses amis,
ni à madame Vaubelle, ni à Camille. Il se fût fait moine, il fût entré
dans une chartreuse, une trappe, qu’il n’aurait pu s’évanouir plus
complètement. Je le savais vivant, étant allé demander de ses nouvelles
au ministère. Les trimestres de sa pension lui étaient régulièrement
payés, on lisait sa signature sur les feuilles d’émargement, mais son
adresse me fut refusée: il avait formellement interdit de la
communiquer. Je me rappelais le mot, le mot héroïque ou désespéré qu’il
avait eu: «Un colonial, un vrai colonial, doit mourir solitaire!» Mais
aurais-je pu soupçonner qu’il l’avait pris dans une acception si
farouche et radicale? Il était toujours membre, semble-t-il, de diverses
sociétés scientifiques, auxquelles continuaient de parvenir ses
cotisations. Leurs bulletins, sur son ordre, lui étaient envoyés au
ministère, qui les lui retournait. Par le même canal, on lui avait
proposé de faire partie de l’Académie des Sciences Coloniales, qui
venait de se fonder; il n’avait même pas répondu. Comme il l’avait
résolu--mais de quelle manière!--«il s’en était allé», il avait
abandonné, s’était séparé brusquement, brutalement du monde. Je me
souviens d’avoir lu des journaux--des journaux spéciaux!--qui, déjà,
parlaient de lui comme d’un mort, un mort presque illustre, mais d’une
illustration déjà périmée, d’une autre époque, abolie. Je songeais
parfois: «S’il était encore l’_ancien_ Partonneau, comme il en rirait!
Mais il ne l’est plus, sans doute. Dans cet état mêlé de détachement
sublime et de dégoût sauvage où je l’ai vu, où, certes, il est encore,
puisqu’il ne reparaît pas, que reste-t-il du Partonneau que j’ai
connu?...»

Une autre chose me faisait souffrir: la manière dont les jeunes, ceux
qui lui avaient succédé, ou le souhaitaient, parlaient de lui comme
d’une vieille gloire, d’une vieille lune... C’est ce qu’il avait prévu,
prédit: non seulement la montée de générations nouvelles, ingénument
pressées, féroces, mais l’avènement d’un monde qui, subitement,
repoussait l’ancien, eût-on cru, à des siècles et des siècles en
arrière... Moi-même, chose affreuse à dire, je commençais d’oublier
Partonneau. La vie est la vie. Et puisque je voulais vivre, continuer de
m’intéresser aux choses qui sont, ou qui vont naître, même si elles me
déplaisent, même si je n’y trouve pas ma place...

                   *       *       *       *       *

... Vers le milieu du mois de novembre, les premiers froids de l’hiver
étant venus assez prématurément, un ami m’emmena tirer le canard, à la
hutte, sur un des grands étangs de Bourgogne. Il ne convient pas de
préciser davantage la région. C’est un des genres de chasse que j’aime
le mieux, avec une sorte de passion triste. Il fait presque nuit, les
mains gèlent à travers les gros gants de laine sur le canon du fusil.
Les feuilles jaunies, gelées, lourdes de grésil, tombent des arbres avec
un bruit toujours le même, presque imperceptible, cependant importun,
fatidique, qui fait penser, je ne sais pourquoi, à des cimetières. Les
bûcherons, les charbonniers abattent des troncs ou les ébranchent. La
sève de ces blessures exhale une odeur amère, voluptueuse encore, qui
donne envie de pleurer sur tout ce qui vieillit, sur tout ce qui s’en
va. Il n’est que l’eau, cette eau si froide, qui a l’air vivante. Il y
a, dans l’aspect de l’eau, toujours, quelque chose d’éternel et de
consolant. Le ciel, presque noir, verse des larmes lentes, l’air est
noir, sauf pour un mince reflet de cuivre rouge au couchant. On entend
chuchoter dans la hutte: «Les voilà!» Et l’on aperçoit, vaguement
d’abord, la grande bande ailée, triangulaire, qui crisse et tourne avant
de se poser. Alors, je me demande: «D’où viennent-ils, d’où
viennent-ils? Ils voyageront toujours, eux, jusqu’à leur mort. Moi, j’ai
fini... Je suis arrêté, et j’attends ici...» J’en oublie de tirer, je
tire trop tard. Je fus maladroit...

Le village est un petit village, où l’auberge, bien que bourguignonne,
est pauvre. Nous y fîmes un repas tardif, assez misérable. L’aubergiste
nous confia que nous eussions trouvé meilleure chère un jour de foire.
Les autres jours, dame!...

--Il ne doit y avoir personne ici, que des paysans, lui dis-je.

--Personne, en hiver. En été, il y a le monde des châteaux... Ah! si,
pourtant, il y a le Perdu!

--Le Perdu?

--C’est comme ça qu’on dit, chez nous, pour les gens qui sont un peu
marteau, expliqua l’aubergiste, qui possédait de surplus, par souvenir
du régiment et de la guerre, un autre argot que celui des campagnards...
Celui-là a fait arranger une vieille ferme, près de la rivière. Il a
détourné l’eau pour aménager une espèce d’étang, au milieu de son pré.

--Pour la pêche, la chasse?

--Non. Il n’a pas empoissonné, il n’a pas de hutte... Pour faire une
carte de géographie... C’est un monsieur qui vient on ne sait d’où. Des
îles, qu’on dit.

--Une carte de géographie? Je ne comprends pas.

Il leva les sourcils en signe qu’il ne comprenait pas non plus, qu’il ne
pouvait pas expliquer. Une carte, quoi! comme sur les murs de l’école,
mais par terre...

Nous étions seuls dans la salle, notre repas était terminé. Il éteignait
les lampes et laissait s’assoupir le poêle de fonte.

--Ceux qui veulent veiller, en hiver, conseilla-t-il, ils vont chez le
forgeron. Chez le forgeron, y a toujours du feu. Et le feu fait de la
lumière et du chaud.

Comme nous nous levions sur cette suggestion candide, il ajouta:

--Vous le verrez peut-être, chez le forgeron, le Perdu. Il y va... Il
cause guère, mais il y va...

                   *       *       *       *       *

C’est une chose émouvante, quand on y pense, que de nos jours mêmes,
après de si grands bouleversements qui ont changé la face de la terre et
l’âme des gens, il se trouve encore, dans notre France et sans doute
dans tout le reste de l’Europe, des bourgades où, comme du temps
d’Œdipe, le rude atelier du forgeron demeure le lieu de réunion des
hommes et des femmes, l’abri du passant qui entre, vient se chauffer et
prendre les nouvelles... Nous entrâmes, disant: «Salut, messieurs et
dames», ainsi qu’il convient. Et cela aussi est beau: ces appellations
primitivement réservées aux seigneurs et à leurs épouses, obligatoires
aujourd’hui à l’égard de tout Français, de toute Française, signifient
que tous les Français, quarante millions de Français, sont devenus des
seigneurs. Nous ne nous en apercevons plus, mais les étrangers le
remarquent... Le forgeron, maître en sa demeure, répondit: «Salut!» sans
se lever, et ceux qui étaient là, les hommes et les femmes, à leur tour,
prononcèrent: «Salut!» Mais, seuls, ceux qui étaient près du feu qui ne
s’éteint jamais, le feu de braise sur lequel on jetait, de temps en
temps, des brindilles de sapin pour faire de la clarté, ceux-là seuls se
levèrent pour nous laisser approcher de l’âtre. Courtoisie due aux
derniers arrivants, surtout inconnus.

Il paraît que, avant notre arrivée, quelqu’un lisait, à la lueur d’un
unique luminaire, je ne sais quelle nouvelle puisée dans je ne sais quel
almanach. L’almanach et le journal, dans les campagnes, ont remplacé les
vieux contes de la _Bibliothèque Bleue_, que les colporteurs ont renoncé
à vendre depuis quarante ans. C’est dommage. C’était bien beau, même
dans la pâle adaptation de cette collection à quatre sous, la légende
des quatre fils Aymon! Mais il faut savoir se résigner. Si le monde ne
changeait en rien, ce serait encore plus laid, plus triste et plus
funeste que lorsqu’il change trop, à notre goût... La lecture
s’interrompit. On nous demanda poliment si la chasse avait été bonne.
Des trois cents habitants du village de C... pas un n’ignorait, depuis
le matin, que nous étions là, et pourquoi. On fit des remarques sur le
temps et la saison. Tout cela était lent, rituel. Les formules d’accueil
et de politesse sont peut-être ce qui change le moins vite dans un
peuple, même en voie d’évolution rapide. La surface y est moins troublée
que le tréfonds.

Il y avait des vieilles et des vieux sur de rares chaises de paille, des
gens sur des bancs, des blocs de bois, des tas de ferraille. Parfois,
les branchettes de sapin s’éteignaient. Alors, on ne voyait plus que la
face, éclairée par la chandelle, du jeune homme chargé de lire
l’almanach. Parfois on en jetait sur le foyer un nouvel amas, les
figures s’illustraient de rouille et de sang comme dans un tableau des
frères Le Nain. Je ne les considérais pas une à une, je laissais errer
partout mon regard incertain, attentif seulement à l’ensemble, d’autant
plus que, pendant ce temps, j’essayais de trouver des choses à dire, ce
qui n’est jamais facile dans un milieu qu’on ignore, dont on sait
seulement qu’il est malin et susceptible. Il m’est impossible de me
rappeler combien de minutes s’écoulèrent avant que mes yeux pussent
distinguer un personnage familièrement mêlé aux autres, qui n’était ni
au fond, contre la muraille, avec les jeunes, ni en avant, avec les
vieilles, les vieux et les importants du village--et le seul, pourtant,
vêtu comme un «monsieur». C’était évidemment le Perdu, ce ne pouvait
être que lui--et le Perdu était Partonneau!

Il ne paraissait pas notablement vieilli. Il avait engraissé seulement,
et sa barbe que, comme un paysan, il ne rasait qu’une fois par semaine,
croissait rêche et blanche sur ses joues et ses mâchoires plus rondes et
plus molles. Plus de traces de contracture sur son visage, que je
retrouvais détendu, apaisé, mais aussi effacé, dégradé: telles ces
monnaies antiques dont l’usure effrusta l’effigie. Et il y a
l’impondérable, l’indicible! Dix années auparavant son regard, pesant
derrière mon dos, m’eût fait tourner la tête et pressentir: «Il est là!»
Mais ou bien il ne s’était pas soucié de me regarder, m’ayant reconnu,
ou bien il n’était plus Partonneau, mais un homme tel que tous les
hommes, sans plus de volonté, ni d’empire.

Ce fut moi qui allai à lui:

--C’est toi, ici, Partonneau?

J’entendis une voix qui était sa voix, et pourtant ne l’était plus:
«Oui, c’est moi...»--Mais si forte est la puissance du souvenir et de
l’amitié-amour, que, malgré cette froideur, s’il n’y avait pas eu tout
ce monde, si enclin à se moquer, je l’eusse embrassé.

--C’est toi! C’est toi!

--Tu vois bien...

L’intonation s’était faite un peu moins tiède, moins neutre; à lui aussi
semblait remonter quelque chose des temps abolis, une ombre d’émotion,
de plaisir. Il sourit, d’un pauvre sourire.

--Tu es ici depuis... depuis que tu as quitté Paris, depuis deux ans?

--Depuis deux ans...

--Et qu’est-ce que tu fais?

--Mais rien! fit-il, comme étonné... Je n’ai rien à faire...

--Tu chasses?

Je m’arrêtais à ces questions oiseuses, comme on fait toujours, par
pudeur, quand on n’ose poser les autres,--tant d’autres, qui
m’angoissaient.

--Oui, un peu, quand on m’invite... On déjeune...

--Tu pêches?

--Non. Ça m’ennuie...

--Je comprends... Tu te rappelles les pêches miraculeuses, sur le Fleuve
Rouge? Ici, c’est si peu de chose!...

--Ce n’est pas ça... Ça doit être plus intéressant, quand c’est
difficile... Mais ça m’ennuie...

--Tu as des terres, un élevage? Tu fais valoir?

--Oh! voyons... J’ai un pré. Je le loue...

--Mais à quoi passes-tu ton temps? Tu écris?

Une moue de dédain et d’impatience:

--Je ne passe pas mon temps. C’est le temps qui passe, tout seul...
C’est bien, c’est très bien comme ça...

J’attendais une invitation: «Tu vas passer ici quelques jours; en tout
cas, tu loges chez moi cette nuit.» Rien. C’est moi qui imposai:

--J’irai te demander à déjeuner demain.

--Bon. Si tu veux... A demain...

Et je m’en fus coucher dans la triste auberge.

                   *       *       *       *       *

On nous avait dit, la veille, que Partonneau avait «aménagé» la ferme où
il s’était si singulièrement venu cacher. A peine s’il était possible de
s’en apercevoir. «Désaffecté» eût été un terme plus exact. Délibérément,
il laissait tomber en ruines les communs, l’étable, le toit aux
fourrages. Toutefois, il avait pris soin de faire tracer une allée pavée
qui traversait la cour, de la porte charretière à l’entrée du bâtiment
d’habitation. Trois pièces seulement. La première servant à la fois de
cuisine et de salle à manger, la seconde étant sa chambre à coucher, la
troisième son bureau, si l’on peut, d’après ce qu’on va voir, employer
cette expression. Les livres et les cartons à dossiers étaient restés
empilés le long des murs depuis l’arrivée de Partonneau, sans qu’il
daignât les honorer d’un classement sur des rayons ou dans une
bibliothèque. Sur la table--une de ces lourdes et longues tables, faites
d’une seule bille de hêtre, comme on en trouve dans les fermes--je
reconnus, entassés, tous les fascicules des bulletins des sociétés
scientifiques dont Partonneau était resté membre. Seuls, les plus
anciens avaient été coupés. Il s’avérait que leur destinataire n’avait
pas même ouvert les autres. Il n’en était pas de même, ce qui me frappa,
du _Journal Officiel_ et des _Tablettes des Deux Charentes_, feuille
locale qui publie régulièrement les affectations militaires, les départs
des fonctionnaires coloniaux et des officiers de la marine de guerre, et
qui semblaient avoir été compulsés quotidiennement.

Le mobilier de ce logis me parut encore plus succinct que celui de
l’appartement que Partonneau avait occupé à Paris. Quelques armoires
campagnardes, du type le plus courant, en poirier, des chaises de paille
et un lit de camp, le même lit de camp qui avait suivi en tous lieux ce
fier vagabond, drapé d’une couverture verte, d’un vert de drap de
billard, la même aussi qui l’avait accompagné partout. La soulevant, je
ne vis pas trace de draps; sans doute cet ascète désabusé continuait de
coucher à même la sangle, roulé dans ce rude lainage, comme il avait
fait durant trente années sur toutes les pistes du monde. Le matelas
cambodgien échappa longtemps à mes regards. Je le découvris, dans un
coin du bureau, supportant des livres poussiéreux. Il était évident
qu’on ne l’avait pas déplié depuis l’emménagement. D’ailleurs, l’odorat
le plus subtil n’eût pu déceler nulle part la plus faible trace de cette
odeur persistante de chocolat bouilli et de noix confite que laisse
l’opium. Non, non, Partonneau ne s’était pas mis, ou remis, à la fumée
noire. Ce n’était pas à elle qu’il demandait de peupler sa solitude, de
le confirmer dans son renoncement. Ce n’était pas à elle qu’il devait
cet air d’absence, de demi-sommeil, l’espèce de relâchement que je
distinguais dans toute sa personne, la voussure de ses épaules,
l’affaissement de ses muscles, autrefois toujours bandés.

Les mystiques ont décrit, avec une minutie scrupuleuse et déchirée, ce
mal de l’âme qu’ils appellent l’_acedia_: un sentiment affreux de vide
et de sécheresse quand ils ont perdu l’extase, quand leur Dieu ne vient
plus à leur prière, à leur appel. C’était ce sentiment de vide que
j’éprouvais à cette heure. Partonneau était là, et je ne le retrouvais
pas. Il répondait à toutes mes questions avec une justesse automatique,
non pas comme s’il eût été au-dessus du monde, le dominant et s’en
séparant, mais de façon unie, médiocre, sans une seule de ces terribles
formules où, jadis, il résumait un jugement décisif et inattendu.
N’importe quel petit bourgeois de petite ville eût tenu la même
conversation, dans les mêmes termes. Ce fut en vain que je tentai
d’amener sur le tapis les souvenirs mêmes que nous avions en commun, et
l’œuvre de sa vie. Il répondait, l’air fermé: «Oui, n’est-ce pas,
oui...», ou bien «Vraiment? Tu dis?» Cependant, alors, il me semblait
discerner dans son regard, venant de très loin, et refoulé, maîtrisé,
chassé, le feu brûlant d’une ironie douloureuse, ensanglantée. Mais je
ne puis dire qu’il parût triste, ou même mélancolique: le calme lisse,
et pourtant gonflé, d’une mer qu’on a vaincue en filant de l’huile. Sa
réplique la plus fréquente était: «Pour quoi faire?»--«Tu fumes encore,
quelquefois?»--«Non. Pour quoi faire?»--«Tu as lu les articles de
Rollin sur le Maroc espagnol, dans le _Bulletin de l’Afrique
française_?»--«Non. Pour quoi faire? Hein? Tu dis que c’est
intéressant?...»

Le déjeuner qu’il m’offrit fut copieux et même délicat pour un repas
campagnard, ce qui me surprit assez. Autrefois, c’était un reproche que
je lui faisais de ne pas attacher une importance suffisante, même en
Europe, aux plaisirs de la table. Il y avait là chez lui plus que
sobriété: indifférence, ignorance, manque d’intérêt, sauf bizarrement
pour des friandises goûtées aux jours de son enfance, telles que «la
pompe», la tarte épaisse de son Auvergne natale. Maintenant, il buvait
et mangeait beaucoup, semblait aimer s’attarder à table. A la fin du
repas, il se versa plusieurs petits verres d’un marc qu’il me
recommanda. Ses yeux se firent plus brillants--je dois écrire, chose
injurieuse en parlant de lui, plus intelligents. Il parut même
manifester quelque chose qui ressemblait à un besoin d’activité, ou à un
désir honteux que ma présence l’empêchait de satisfaire. Il se décida:

--Veux-tu faire avec moi le reste du tour du propriétaire?... Ça nous
dégourdira les jambes.

... Avant de partir, il mit dans sa poche le _Journal Officiel_ et les
_Tablettes des Deux Charentes_.

Il n’avait pas songé, dans sa propriété, à «faire jardin» ou même
«potager», ce qui est d’ordinaire la première préoccupation des
coloniaux. Les arbres du verger, non taillés, ne donnaient plus de
fruits. Des vaches paissaient dans son pré, mais je savais, depuis la
veille, qu’elles ne lui appartenaient pas. Du reste, il ne regardait
rien, ne me montrait rien. D’un pas plus vif, il me conduisit jusqu’à
l’étang qu’il avait fait creuser.

Alors, je vis! Je vis la fameuse «carte de géographie» dont m’avait
parlé l’aubergiste... C’était, au milieu de l’étang, une île
artificielle, en forme de planisphère, une image aplatie, déroulée du
globe terrestre, où l’eau de cette mare figurait l’océan. Tout ce qui
n’était pas les colonies françaises avait été négligé, demeurait nu, ou
couvert d’herbes folles. Mais toutes nos possessions, toutes,
Indo-Chine, Madagascar, Afrique du Nord, Afrique occidentale, Congo, et
les îles, Guadeloupe, Martinique, Réunion, Tahiti, la Calédonie, les
Touamotou, les Marquises, Saint-Pierre et Miquelon, jusqu’aux Kerguélen
avaient été minutieusement modelées, reproduites dans leur forme et les
variations de leur altitude, avec leurs fleuves, leurs ports, les villes
de l’intérieur, les postes, la délimitation même des provinces et des
cercles. Sur la rive, une sorte de monticule, également artificiel,
portait un banc. Partonneau s’y assit, dépliant le _Journal Officiel_ et
les _Tablettes_.

--Tu permets? fit-il d’une voix presque implorante, vergogneuse. C’est
ma seule distraction quotidienne... Et elle me manque, quand je ne l’ai
pas!

Il lisait:

«Mouvement dans la magistrature coloniale.»

«--Ça, les magistrats, je m’en fous... Pourtant, il faut savoir...

«... M. Dumoulin, procureur général à Tananarive, est admis à faire
valoir ses droits à la retraite...»

--Tu te le rappelles, ce vieux Dumoulin? A la fin, il avait fini par y
comprendre quelque chose. La preuve, c’est qu’il avait des ennemis, au
lieu de passer pour un pur crétin, inoffensif... Maintenant, il s’en va.
Il s’en va comme moi je m’en suis allé...

«... M. Le Prieur, juge de paix à compétence étendue à Lang-Son
(Indo-Chine), est nommé juge d’instruction à Hanoï.»

--... L’avancement, le bel avancement!... Mais Lang-Son! Lang-Son,
pourtant! Les jolies montagnes, tu sais, les montagnes aux coupes
nettes, pathétiques, les champs de badiane qui sentent si bon--et les
histoires de contrebande de l’opium avec les Chinois, qui étaient si
drôles... Et la route de ravitaillement des postes-frontières, par
That-Khé et Cao-Bang jusqu’au Fleuve Rouge, à travers des paysages de
baie d’Along mise à sec, où la pluie mille fois millénaire taillade des
pyramides qui portent elles-mêmes des milliers de petits pains de sucre,
portraits en miniature de ces grands pitons pointus... Des grottes qui
s’enfoncent au diable sous terre, des rivières qui coulent dans les
_cañons_ à pic, à six cents mètres en contre-bas... Calcaire liasique...
Et, dans ce calcaire, j’ai trouvé des veines de mica, un paradoxe
géologique. On m’a contesté ça: le mica ne devrait exister que dans les
terrains cristallins...

«... Les territoires de la Haute-Volta seront organisés en gouvernement
autonome, relevant du gouvernement général de l’Afrique occidentale. M.
Hesling est désigné pour remplir les fonctions de lieutenant
gouverneur.»

--... Tu te rappelles, le petit Hesling à Madagascar, il y a vingt-sept
ans? Il était arrivé avec sa mère, la veuve d’un général, je crois. Un
gosse, un vrai gosse, un bon petit qui ne savait rien de rien. Moi, je
me demandais si on en tirerait jamais quoi que ce soit. C’est Gallieni
qui l’a dressé. Il avait de la bonne volonté, le gosse, et un cerveau
frais. Il s’est formé, il aime l’ouvrage... Ah! il s’y entendait,
Gallieni, pour le dressage! C’était amusant à voir, ça faisait vivre!...
On dit que c’est lui qui a gagné la bataille de la Marne. Moi, je m’en
fous... Je vais te dire: ce sont les Allemands qui l’ont perdue. Et ils
l’ont perdue parce qu’ils se croyaient certains de la gagner, de même
que nous perdrons la prochaine bataille dans soixante ans--ils sont
idiots ceux qui croient à la guerre pour _maintenant_--parce que nous
serons sûrs aussi de la gagner. C’est toujours comme ça, c’est une loi
historique. Le vainqueur devient le vaincu, parce que, d’être vainqueur,
ça vous donne une cervelle de crétin équestre et aristocrate... Non,
non, le vrai Gallieni, c’est le Gallieni colonial: un proconsul! Un
bougre qui savait que les armes, c’est un outil, un outil indispensable,
mais que, une fois qu’il a servi, il en faut d’autres. Avec ça, le sens
de l’_imperium_: «Je veux la paix, d’abord parce que c’est plus joli à
voir, mais aussi parce que c’est moi qui la fais, et que ça me permet de
commander à tout le monde, au lieu de commander seulement à des
militaires.»

                   *       *       *       *       *

Partonneau était redevenu l’ancien Partonneau. La mauvaise graisse était
sortie je ne sais comment de ses joues. La voussure de son dos avait
disparu. Ses fortes mandibules mâchaient et jetaient les phrases par
saccades, avec des ellipses formidables, et toujours ce passage
fantasque et lumineux, immédiat, des choses coloniales aux choses
européennes, françaises, qui, toute son existence, avaient fait
l’originalité de sa philosophie. Il s’interrompit:

--... Hein? Hein? Tu vois, je ne suis plus qu’un vieil imbécile!

... Au moment où je me réjouissais de le retrouver!

--Si! Un vieil imbécile. Un retraité gâteux qui lit l’_Annuaire_... Je
m’amuse à le regarder sur une carte en relief au lieu du machin à
couverture bleue, voilà tout... Quand je suis arrivé ici, et que j’ai
arrangé cette île comme tu la vois, je lisais encore des communications,
des rapports envoyés par les types de là-bas--tiens, le bouquin de
Gautier, sur le Sahara!--et je suivais tout ça sur ce relief... Mais,
maintenant, ajouta-t-il avec satisfaction, maintenant c’est fini. Je ne
lis plus que les nominations, l’_Annuaire_...

--C’est pour ça que, des publications que tu reçois, il n’y a que les
plus anciennes qui soient coupées?

--Pour ça!... Et je vais me désabonner. C’est encore un fil. Il faut le
trancher.

--Mais pourquoi, pourquoi?

--Pour tuer le vieil homme, dit-il, farouchement. Pour finir de le
tuer... Ah! je le croyais bien en train de mourir... Chaque jour, quand
je vais à cette île, mes souvenirs deviennent plus impersonnels, plus
dépouillés de tout ce qui était moi, mes déductions, mes ambitions,
ma... ma philosophie, comme tu dis. Il a fallu que tu viennes: c’est une
rechute!

--Une rechute?

--Je veux mourir en paix, entends-tu! Je veux mourir en esprit, d’abord,
arriver à la mort sans regrets, sans désirs... C’est peut-être encore là
une chose que m’a apprise l’Extrême-Orient: mais il faut que je ne sache
même plus d’où ça me vient. Il n’y a qu’à cette condition que ça fera
corps avec moi: non plus une doctrine, alors, un instinct.

--Et de la sorte tu t’imagines que tu mourras heureux?

--Je suis sûr, fit-il, d’une voix redevenue toute neutre, de ne pas
mourir malheureux. L’homme raisonnable n’en saurait souhaiter
davantage... Allons, viens prendre un verre de bière, avant de nous
quitter! Tu te souviens, c’était aussi l’usage, là-bas...

Il me versa la bière, dans la cuisine-salle-à-manger. Nous demeurâmes
longtemps muets.

--Partonneau, tu te suicides!

Il haussa les épaules. Puisque c’était ça qu’il voulait: anéantir
progressivement les parties supérieures de son être, devenir une espèce
d’animal, puis de végétal humain, puis rien...

--Et... cette promenade quotidienne à ton étang, c’est tout ce que tu
fais?

--Presque. Je dors beaucoup, je mange le plus que je peux. Le soir, en
hiver, je vais chez le forgeron, comme tu as vu: ces paysans
m’enseignent combien peu de pensées suffisent à un homme. C’est très
salutaire.

--Et... les femmes?

--Parfois, dit-il paisiblement, je vais à Dijon... De moins en moins.

Cruellement, je voulus porter le dernier coup:

--Camille est mariée, en Indo-Chine, à un planteur de caoutchouc, je
crois.

--Ah!... Et ça va?...

--Je ne crois pas.

--Le contraire m’aurait étonné... Elle aura besoin de plusieurs
expériences... Et madame Vaubelle? interrogea-t-il, de lui-même.

--Elle s’est réconciliée avec son mari. Même elle en a eu un nouvel
enfant.

--Elle a bien fait... C’est une brave femme, celle-là... Ce qu’il y a de
mieux.

--Veux-tu que je le lui dise, de ta part?

--Tu ne le feras pas! Pour elle, et pour moi.

--Partonneau, sois franc!... Tu ne les as jamais aimées, ce qui
s’appelle aimer?

--Comment veux-tu que je te dise? C’est probable. C’est même certain,
puisque j’ai pu renoncer à elles... Il me semble, du fond de ce sommeil
que je veux imposer à tout ce qui fut moi, que sur certains points, j’y
vois plus clair encore que même cette dernière nuit, tu sais, à Paris...
Il se pourrait que, de cœur et d’esprit, je n’aie jamais su aimer les
femmes: les hommes seulement.

--Partonneau!

--Oui... Je suis quelqu’un à qui son éducation première, ses lectures
d’adolescence ont montré les femmes comme le seul objet de désir, mais
qui, au fond, n’était pas fait pour elles, dédaignait leur âme, se
méfiait de tous leurs actes, même les plus simples, les plus légitimes.
Et la vie que j’ai menée, les femmes instinctives, primitives que
j’ai possédées, m’ont confirmé dons cette méfiance et cette
incompréhension... Mais qui, par contre, aimait l’intelligence et
l’énergie viriles, qu’il connaissait bien, les aimait passionnément,
jusqu’avec sa sensibilité... Mon vieux! Si je t’avouais que, depuis deux
ans, j’ai pensé plus souvent à toi qu’à elles!

--Je te remercie...

--On est des vieux, maintenant, et de braves gens, après tout. On peut
tout se dire...

                   *       *       *       *       *

Je ne voulais pas m’attendrir. Il l’avait dit: on était des vieux, on
n’avait plus le droit. Je demandai seulement:

--Je reviendrai... Tu veux bien?...

Il secoua la tête.

--Quand je serai mort. Pas avant. Avant, ne fais pas ça... Mauvais pour
moi, tu comprends... Cette journée-ci, cette journée avec toi, eh bien,
elle m’a retardé DANS MON PROGRÈS...




TABLE DES MATIÈRES


  LES FEMMES DE PARTONNEAU       Pages.
    Les femmes de Partonneau          9
    Dans le monde                    29

  PREMIÈRES RENCONTRES
    Premières rencontres             45
    Le musée du fou                  67

  LES FORCES MORALES
    Les forces morales               91
    L’aveugle                        99

  LE MAITRE DES HOMMES
    Le condamné à mort              135
    Une leçon                       149
    Sa prudence                     161

  ET LE SOIR VINT...
    Et le soir vint...              171


E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRE PARTONNEAU ***


    

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receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
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or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
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1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
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or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

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