L'Écrivain

By Pierre Mille

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Title: L'Écrivain


Author: Pierre Mille

Release date: November 29, 2023 [eBook #72256]

Language: French

Original publication: Paris: Hachette, 1925

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉCRIVAIN ***





  LES CARACTÈRES DE CE TEMPS

  L’ÉCRIVAIN

  PAR
  PIERRE MILLE


  A PARIS
  Chez HACHETTE

  HUITIÈME MILLE




LES CARACTÈRES DE CE TEMPS


LE POLITIQUE, Par Louis BARTHOU, _de l’Académie Française_.--LE PAYSAN,
Par Henry BORDEAUX, _de l’Académie Française_.--LE DIPLOMATE, Par J.
CAMBON, _de l’Académie Française_.--LE BOURGEOIS, Par Abel HERMANT.--LE
PRÊTRE, Par Monseigneur JULIEN, _Évêque d’Arras_.--LE FINANCIER, Par
R.-G. LÉVY, _Membre de l’Institut_.--L’HOMME D’AFFAIRES, Par Louis
LOUCHEUR.--L’ÉCRIVAIN, Par Pierre MILLE.--LE SAVANT, Par le Prof. CH.
RICHET, _Membre de l’Institut_.--L’AVOCAT, Par HENRI-ROBERT, _de
l’Académie Française, Ancien Bâtonnier_.--L’OUVRIER, Par Albert THOMAS,
Etc.


Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour
tous pays.

_Copyright by Librairie Hachette, 1925._

Il a été tiré de cet ouvrage soixante exemplaires sur papier de
Hollande, numérotés de 1 à 60.




L’ÉCRIVAIN




CHAPITRE PREMIER

CONSULTATION


La mère de Pamphile est chez moi. Encore qu’elle ait pris son air le
plus sérieux, je lui dis qu’elle est charmante.

«Vous pouvez, dit-elle, vous dispenser de ces compliments, adressés à
une femme qui a un fils de vingt ans.

--Cela ne fait que quarante...

--Trente-huit! corrige-t-elle précipitamment... Mais il s’agit bien de
ça! C’est de mon fils, non pas de moi, que je viens vous parler.

--Pamphile a fait des bêtises? Il veut en faire?

--Non. Du moins, je ne crois pas: il prétend écrire.

--Écrire? A qui? A une dame? Au Président de la République?

--Ne feignez pas l’incompréhension. Il veut écrire. Devenir écrivain,
homme de lettres, enfin.

--Et vous, qu’est-ce que vous en pensez? Et son père?

--Cela ne nous déplaît pas... Mais à vous?

--A moi non plus...

--C’est que vous avez toujours l’air de rire... On a bien tort de vous
demander conseil!

--Je ne ris pas, je souris. Je souris de satisfaction. J’admire comme la
bourgeoisie se réconcilie successivement avec toutes les forces qui
sortent d’elle, mais dont pourtant, durant bien longtemps, elle s’est
méfiée, qu’elle considérait comme en révolte ou en dissidence. Ah! tout
est bien changé, depuis seulement la fin du second Empire! Au temps du
second Empire jamais une famille bourgeoise, ayant la prétention de se
respecter, n’aurait donné à sa fille un officier. On estimait que tous
les officiers étaient «des piliers de café». Ils devaient rester
célibataires, ou se marier dans des familles militaires. La guerre de
1870 a changé cela. Tout le monde étant obligé de servir, on a pris
l’habitude de l’uniforme, il n’a plus épouvanté.

«En second lieu la bourgeoisie s’est annexé les peintres. On s’est
aperçu que Cabrion pouvait se faire de confortables revenus. Le prix de
ses tableaux montait, il devenait un beau parti; il a été reçu dans les
salons. Mais les poètes et les romanciers ont attendu plus longtemps à
la porte. Le poète, surtout, paraissait un animal particulièrement
inquiétant, une malédiction pour ses géniteurs. Baudelaire écrivit
là-dessus des vers magnifiques.

--En vérité?

--En vérité. Je vous les lirai un autre jour...

«Trente ans au moins encore après que les peintres étaient entrés, ou
pouvaient entrer, pour peu que cela leur convînt, dans le bercail
bourgeois, les poètes, les romanciers, les journalistes ne fréquentaient
guère que le café, comme jadis les militaires. C’est au café qu’a vécu
la littérature, que s’est faite la littérature, jusqu’à la fin du
symbolisme. A cette heure elle l’a déserté. Elle a conquis sa place dans
le monde, elle en profite largement.

--Vous vous en plaignez?

--Moi? Non. J’estime même que ce n’est point uniquement par
considération, par respect des sommes qu’il est permis d’attendre de
leur profession--le métier de poète me semble condamné, sauf exception,
à demeurer peu lucratif--que le monde accueille les écrivains. C’est
d’abord pour s’en orner, pour s’excuser, par une parure intellectuelle,
d’autres ostracismes, et de la vénération qu’il continue d’avoir pour
l’argent. C’est aussi parce que la société contemporaine, se sentant ou
se croyant plus menacée qu’auparavant dans ses assises organiques,
éprouve le besoin de s’appuyer sur tout ce qui peut, le cas échéant, lui
prêter son concours, tout ce qui a, en somme, la même origine qu’elle.
Or, en France, il ne saurait y avoir d’écrivains, et depuis longtemps en
fait il n’y en a presque pas, qui ne soient issus des classes
supérieures ou moyennes, ou bien qui n’aient, ce qui revient au même,
bénéficié de la formation intellectuelle réservée à ces classes: je veux
dire celle de l’Enseignement secondaire.

--Expliquez-vous plus clairement. Il y a dans ce que vous dites tant de
mots abstraits!...

--J’y vais tâcher. Je ne vous demande pas si Pamphile a été reçu à son
bachot. Ceci n’a aucune importance. Mais il a passé par le lycée,
n’est-ce pas?

--Il sort de chez les Pères...

--C’est la même chose. On lui a appris mal le latin, pas du tout le
grec, et, quoi qu’on en dise, à peu près le français et l’orthographe.
Le français un peu mieux que l’orthographe et la ponctuation pour
lesquelles les jeunes générations, je ne sais pourquoi, affectent un
singulier mépris: mais on les exige de moins en moins dans la carrière
littéraire. Par surcroît, sans même qu’il s’en soit douté, il s’est
pénétré d’un ensemble de conceptions, d’idées, de principes sur quoi
repose notre art depuis quatre siècles, et qui lui donne ses lois.

«Si Pamphile était le plus remarquable, même le plus génial des
primaires, je vous dirais: «S’il n’a le diable au corps, qu’il ne se
risque pas à devenir un écrivain. Notre langue est un outil merveilleux,
mais de formation classique, j’oserai presque dire artificielle. Elle
est une langue de société, une langue de gens du monde, une langue de
collège où les murs sont encore tout imprégnés de latin, même quand on
n’y enseigne plus le latin. Il n’en est pas ainsi en Russie, en
Allemagne et dans les pays anglo-saxons. La littérature y est plus
populaire et davantage le patrimoine de tout le monde. Gorki a été
débardeur et cuisinier. Vingt romanciers américains ont fait leur
éducation à l’école primaire, dans la rue et à l’atelier. Chez nous un
Murger ou un Pierre Hamp resteront des exceptions...» Mais Pamphile a
usé ses culottes sur les bancs d’un lycée: par une sorte de grâce
d’état--je vous assure que je parle sérieusement--cela suffit. S’il a
quelque chose dans le ventre il pourra le sortir sans trop de peine.

--Je vous remercie.

--Il n’y a pas de quoi... Et, dites-moi, ce jeune homme a-t-il des
dispositions?

--C’est-à-dire qu’il n’est bon à rien. J’entends à rien autre. Il ferait
ça avec un peu plus de goût, comprenez-vous? Ou plutôt moins de dégoût.

--On ne saurait mieux définir la vocation. Nos pères ont proféré des
choses excessives sur la vocation, et le terme même, je le reconnais, y
engage. Il suggère un appel irrésistible et secret, un démon furieux, un
dieu sublime, ailé, qui vous emporte... que sais-je encore! La vérité
est que la vocation est un autre nom pour le principe du moindre effort
qui régit de l’univers entier jusqu’aux plantes, jusqu’aux minéraux. La
vocation consiste à faire ce qui vous donne le moins de mal, qui vous
est le moins désagréable. Toutefois l’on peut admettre qu’elle se
confond, dans certains cas, avec l’instinct du jeu, c’est-à-dire la
recherche d’un plaisir qu’on se donne gratuitement. Un philosophe
distingué, au début du siècle dernier, était conducteur d’omnibus pour
gagner sa vie, et faisait de la philosophie pour se reposer. Mais ce
sont là des exceptions. Le principe du moindre effort, la recherche de
ce qui vous est le plus facile, suffit. Pamphile préfère écrire à
tricoter des bas, ou à l’administration des contributions indirectes: il
n’y a pas autre chose à lui demander.

--Mais croyez-vous qu’il réussira?

--Je ne dis pas cela. Cette profession d’écrivain est l’une de
celles--il y en a d’autres, quand ce ne serait que le commerce et
l’industrie--où nul avancement ne se peut prévoir à l’ancienneté, où il
n’y a pas de retraite. Tant pis pour lui s’il échoue. Il doit le prévoir
et s’y résigner.

«Et il peut rester en route parce qu’il sera trop personnel, ou bien au
contraire trop banal. S’il est trop personnel, qu’il se contente de
l’estime d’un petit nombre. Il la trouvera toujours. Cela ne fera pas
bouillir sa marmite, mais ceci est une autre affaire. S’il est seulement
«ordinaire», son sort ne sera pas trop misérable dans la société
contemporaine. Le journalisme, et même la littérature courante, exigent
un personnel de plus en plus considérable. Il a des chances de se faire
une petite carrière, un petit nom.

--Mais que doit-il écrire, pour commencer, comment publier?

--Ah! ça, par exemple, je n’en sais rien. C’est un des mystères les plus
insondables de la profession et le secret est pratiquement
incommunicable... Du reste, envoyez-moi le candidat...»




CHAPITRE II

LES DÉBUTS DE PAMPHILE


Sur la recommandation de sa mère, Pamphile est venu me voir. Sa mise
était d’une élégance raffinée, ce qui ne m’a point déplu: j’estime qu’un
jeune homme doit être de son époque. Il y a trente ans, je me fusse
méfié d’un candidat à la carrière des lettres habillé comme un homme du
monde: la mode, dans la corporation, exigeait soit une certaine
négligence, soit ce qu’on appelait de l’originalité: un gilet rouge, ou
bien un jabot et des manchettes de dentelles. C’est que les gens de
lettres vivaient au café, et loin des femmes. Aujourd’hui, vers cinq
heures, ils sont dans un salon, où l’on en voit, et de charmantes. Le
soir, ils se retrouvent dans un bar qui est en même temps un _dancing_,
et où il en est d’autres--également charmantes, et, par l’apparence du
moins, presque les mêmes.

Il est à noter du reste que, aux âges reculés où le petit univers
littéraire vivait presque totalement à l’écart du grand univers féminin,
il faisait profession de célébrer l’amour et d’adorer la femme. A cette
heure que la communication est rétablie, la jeune littérature affecte
volontiers de dédaigner l’amour et de remettre la femme à sa place. Ceci
doit être encore affaire de mode.

«... Ainsi, dis-je à Pamphile, vous voulez devenir mon confrère. Vous
m’en voyez très honoré... Quel genre comptez-vous aborder?»

Pamphile me regarda gentiment. La jeunesse d’à présent a perdu sa
timidité devant les ancêtres. Cela tient à ce que ceux qui sont revenus
de la guerre ont vu en face des choses plus intimidantes; ils ont
conscience aussi de parler au nom de ceux qui sont morts. Enfin je
soupçonne que la fréquentation et la conversation habituelle des femmes,
plus commune de nos jours qu’autrefois, y est également pour quelque
chose. Je ne m’étonnai donc point de l’assurance de Pamphile, bien qu’il
demeurât muet; il ne me répondait rien.

«La prose, les vers?» fis-je pour l’encourager un peu, généralisant de
façon si banale que cela me faisait rougir.

Son regard, qu’il conserve ingénu, malgré la possession qu’il a de lui,
se chargea de quelque commisération:

«Vous savez bien (j’entendis qu’il signifiait: Vous devriez savoir...)
qu’il n’y a plus de différence...

--Comment?...

--Il ne s’agit plus de vers libre. C’est fini du vers libre... Mais les
tendances actuelles intègrent la poésie, les images qui sont le propre
de la poésie, dans la prose. Et la prose à son tour...»

Si l’on s’embarque dans la théorie, surtout avec les jeunes gens, on en
a pour longtemps; j’abrégeai:

«Pamphile, vous m’avez sûrement apporté quelque chose... Montrez!...»

Il ne se fit pas prier. Il était, j’imagine, venu surtout pour ça. Je
lus d’un trait, parce qu’il n’y avait pas de ponctuation:

_Contraction des pupilles Voronof--cocktail il y a trop longtemps que
nous sommes là intense vie par en bas visages morts tournoi d’âmes dans
le tournoiement éternité momentanée du désir._

«Ah! Ah! fis-je.

--N’est-ce pas? acquiesça-t-il.

--Pamphile, je vais être franc. J’ai besoin que vous m’éclairiez un peu
ce texte.

--Il est pourtant d’une limpidité suffisante... «Contraction des
pupilles», ça veut dire que j’entre, venant de la rue obscure, dans un
bar férocement illuminé. Je prends un cocktail très violent... Voronof,
vous comprenez... «Il y a trop longtemps que nous sommes là», c’est ce
que je dis au bout de cinq minutes. Au bout de cinq minutes on en a
toujours assez, on n’est pas encore adapté. «Intense vie par en bas,
visages morts», ce sont les pieds des danseurs, qui s’agitent, et leurs
figures inertes. «Tournois d’âmes dans ce tournoiement»: qu’est-ce qui
se passe, de danseur à danseuse, pendant qu’ils tournent? Et alors:
«Éternité momentanée du désir» se comprend tout seul. C’est le phare au
bout de la strophe... Il n’y a pas de ponctuation parce que tout ça se
plaque au même instant sur l’appareil cérébral.

--Excellent!» déclarai-je.

Pamphile daigna paraître assez satisfait de mon approbation.

«Maintenant, dites-moi, poursuivis-je, si vous avez l’intention d’écrire
comme ça toute votre vie?»

Pamphile sourit doucement:

«Mais non, monsieur! J’écris comme ça pour bien prouver que je ne suis
pas plus bête que les autres de ma génération, que je suis au courant du
procédé littéraire contemporain, et que je sais le manier. Si j’agissais
différemment on croirait que je ne suis pas à la page... Et puis,
voyons: supposez que, de but en blanc, j’écrive un roman comme Bourget,
quel éditeur le publiera? Et s’il s’en trouve un par hasard, qui le
lira? Je dois d’abord, dans de petites revues et par de petites
plaquettes, conquérir l’estime de mes pairs, ceux qui ont le même âge
que moi, et affirmer mon nom, mon existence... Plus tard, je modifierai
progressivement ma manière, de façon à atteindre un autre public, mais
je crois que j’en garderai l’essentiel.

--Vraiment? Pourquoi?

--Il y a si longtemps que les hommes savent lire qu’ils lisent de plus
en plus vite. Ils ne sautent pas seulement les mots, mais les
paragraphes, les pages. Ils sont dressés à comprendre bien plus
rapidement qu’il y a un siècle. On dit que c’est à cause de la T. S. F.,
de l’auto, de la précipitation de la vie contemporaine. Ça, c’est
peut-être une blague... Toutefois le fait est là... Alors il faut
arriver à l’analyse infinitésimale d’impressions simultanées, comme
Marcel Proust, ou au contraire à la condensation maxima de phénomènes
visuels et cérébraux qui n’ont aucun rapport entre eux, du moins
apparent, dans le temps et dans l’espace, et pourtant s’évoquent, se
compénètrent les uns les autres.

--Pamphile, lui dis-je, votre mère a eu bien tort de me prier de vous
donner des conseils: vous êtes fort! Vous êtes beaucoup plus fort que
moi! Pourquoi me demandez-vous des leçons?

--Je ne vous en demande pas sur ce que je sais, mais ce que j’ignore...

--Et modeste, avec ça: c’est de l’intelligence!... Laissez-moi donc
alors vous faire une observation. Vous m’avez dit: «Si j’écrivais un
roman comme M. Paul Bourget, quel éditeur le prendrait?» Mais n’importe
lequel, et tout de suite! Seulement il ne vaudrait probablement pas ceux
de M. Bourget... Un bon roman implique une grosse somme d’expériences
sociales ou individuelles, soit directes, soit indirectes. Un roman,
c’est toujours le romancier réagissant contre lui-même ou contre la
société. C’est pourquoi vouloir se mêler d’aborder ce genre difficile
avant d’avoir vécu, revient à prétendre diriger un paquebot avant
d’avoir vu la mer. Et l’on ignore même l’art d’associer et d’exprimer
ses propres sentiments: il y faut du métier, comme en toutes choses.

«Donc, que ces façons de petits poèmes que vous m’apportez, et qui ne
sont, selon vous-même, ni prose, ni vers--mais ça m’est égal!--soient
pour vous comme un exercice de piano, des arpèges! On n’en saurait trop
faire. Le poète a le droit d’être purement subjectif, il peut tout tirer
de lui-même, il peut ne rien connaître de la vie réelle, quotidienne,
des hommes et des femmes de son propre pays et de l’univers. Qu’il les
voie _à travers lui_, c’est assez. J’oserai même dire que c’est
désirable.

«Les petits poèmes que vous venez de me montrer, Pamphile, ne sont pas
meilleurs, je me risque à vous le confier, que ceux que je pourrais
composer, moi qui ne suis pas poète. Mais ils doivent servir à vous
découvrir à vous-même, ce qui est indispensable.

«Et plus tard, plus tard, vous verrez à quoi peut s’appliquer le métier
que vous aurez acquis... Au fait, avez-vous déjà, là-dessus, une idée?

--Comment l’entendez-vous?

--Vous voulez «écrire». C’est une expression bien vague. Un historien
est un écrivain, lui aussi. Toutefois, mettons l’histoire de côté, comme
aussi la sociologie et la philosophie, et tout ce qui touche, de près ou
de loin, à des sciences plus ou moins exactes. Mais un journaliste,
Pamphile, est _aussi_ un écrivain. Voulez-vous être un journaliste?

--Eh! monsieur, répliqua Pamphile, vous venez de le dire vous-même:
c’est à la vie de me l’apprendre. Dans dix ans, je le saurai. Il y aura
les modalités propres de mon talent, si j’en ai, il y aura mon plus ou
moins de volonté, il y aura les circonstances. Laissez-moi le temps...

--Pamphile, j’ignore si vous aurez du talent, mais vous êtes un garçon
raisonnable.»




CHAPITRE III

L’AMATEUR


Depuis que Pamphile s’est résolu d’embrasser la carrière des lettres, je
distingue dans son apparence extérieure, et ses comportements, des
changements appréciables. Il est mis avec moins de recherche, bien que
toujours correctement. Sans les éviter tout à fait, il néglige la
fréquentation de ceux de ses amis à qui la fortune permet de ne se
livrer qu’aux plaisirs. Il accorde sa subvention à une revue littéraire
entreprenante, nouvellement fondée, et qui d’ailleurs pratique savamment
l’art de la publicité; mais c’est en se faisant tirer l’oreille, en
laissant attendre sa contribution: il affirme qu’il n’est pas en fonds,
que c’est pour lui un sacrifice assez pénible. Enfin, étant parvenu à
placer quelques «médaillons» dans une feuille quotidienne, qui n’est pas
sans rémunérer, quoique modestement, ses collaborateurs, il ne manque
pas chaque mois d’en aller toucher le prix, à peine suffisant pour payer
sa provision de cigarettes pour la semaine.

Je m’en suis étonné:

«C’est, m’a-t-il confié, que je ne veux point passer pour un amateur.

--Pamphile, ai-je répondu, un tel souci marque votre prudence.
Toutefois, peut-être celle-ci est-elle excessive; je dois vous avouer
que, parvenu au déclin de mes jours, je ne distingue pas encore fort
bien ce que c’est qu’un amateur, que ce soit dans l’ordre des Lettres ou
celui des Beaux-Arts.

--La belle malice! Un amateur est celui qui n’a pas besoin de peindre,
d’écrire ou de sculpter pour vivre!

--Vous allez bien vite. Il convient que je vous arrête: à ce compte,
Marcel Proust, qui jouissait de fort confortables revenus, était un
amateur. Pareillement l’est encore la comtesse Anna de Noailles. Et
même, si vous voulez bien y réfléchir, M. Édouard Estaunié, élu par
l’Académie française comme romancier, mais qui gagnait fort
honorablement sa vie en qualité d’ingénieur des télégraphes... Je
pourrais multiplier ces exemples. Permettez-moi pourtant de vous
rappeler encore que Chateaubriand, un homme de lettres, n’est-ce pas? le
type au XIXe siècle, avec Alfred de Vigny, du grand gentilhomme en même
temps grand écrivain, touchait du gouvernement de Sa Majesté Louis
XVIII, quand il était ambassadeur à Londres, quelque chose comme trois
ou quatre cent mille francs par an, beaucoup plus que ce que lui
rapporta jamais le _Génie du Christianisme_.

--J’entends. En effet, la matière est délicate, et la distinction entre
l’écrivain de profession et l’amateur plus difficile que je ne
pensais... Il faudrait donc dire: «On ne sait pas très bien ce que c’est
qu’un amateur. Est professionnel celui qui, quelles que soient les
ressources qu’il tient d’héritage ou d’emploi, est plus connu comme
artiste ou comme auteur que comme millionnaire, industriel ou
ambassadeur.»

--Soit. Mais vous devez reconnaître avec moi que cette définition est
assez vague. En somme, un bohème, Pamphile, un bohème bien misérable,
sans talent par surcroît, ou n’écrivant avec talent que fort peu, par
insouciance ou paresse, et vivant surtout de subsides bénévoles,
mériterait tout aussi bien, selon ce que vous dites, d’être taxé
d’amateur.

--Non pas! Pour une raison qui me paraît évidente: qu’il ait du talent
ou n’en ait pas; qu’il produise, ne produise pas, ou fort peu; que sa
plume lui procure le pain quotidien ou en soit incapable, cela ne
l’empêche pas de n’être qu’écrivain. Un ouvrier qui chôme,
volontairement ou involontairement, n’en est pas moins un ouvrier, et
n’est que cela.

--A moins qu’il n’ait d’autres cordes à son arc, et qu’on ne le condamne
pour vagabondage spécial. Auquel cas il serait un ouvrier amateur: cela
se voit...

--Je vous parle sérieusement.

--Je vous demande pardon; il est vrai que le sujet est grave, et que je
n’aurais pas dû plaisanter. Vous avez raison. En fait, si Rothschild ou
le roi d’Angleterre se mettaient à écrire cinq ou six beaux romans, ou à
peindre à fresque comme Michel-Ange, on serait bien forcé de ne pas les
considérer comme des amateurs. Ils auraient deux professions parallèles,
également sérieuses, reconnues également: celle de banquier ou de
souverain, et celle d’artiste ou d’auteur... Mais alors, où est
l’amateur? Je vous en supplie, dites-le-moi!

--Vous me troublez. C’est peut-être une espèce qui n’existe pas, comme
celle du serpent de mer.

--Mais le serpent de mer existe! Du moins cela est assez probable: on
l’a vu, mais on ne l’a pas pris, voilà tout. Et il semblerait tout
d’abord qu’il y ait un degré de plus en faveur de l’existence de
l’amateur: on peut le voir, et le prendre sur le fait.

--En vérité?

--En vérité! On pourrait valablement soutenir que l’amateur est celui
qui, ayant écrit n’importe quoi, va trouver un éditeur et, au lieu
d’exiger d’être payé pour son ouvrage, consent à payer pour être publié.
Il peut même aller plus loin, si ses moyens le lui permettent: il peut
dépenser, en publicité, pour faire connaître ses écrits, et leur
procurer des lecteurs, des sommes plus ou moins importantes... C’est à
cet écrivain-là que doit être réservé le nom d’amateur. Inutile de dire
qu’il est tenu, par les véritables professionnels, pour un fléau.

--Je le conçois...

--Oui, oui...

--Vous n’avez pas l’air d’en être convaincu?

--C’est que je ne le suis pas! Pamphile, réfléchissez! Combien est-il,
par an, de volumes de vers dont les éditeurs ont consenti à solder les
frais d’impression? Et la plupart de leurs auteurs, pourtant, ne sont
que poètes, rien que poètes. Alors dites que tout poète est un amateur!
Mais dans ce cas le terme sera un honneur au lieu d’être une injure.

--Il faudrait donc faire exception pour les poètes?

--Pour eux seulement, croyez-vous? Écoutez! Vous avez entendu parler des
_Souvenirs entomologiques_ de Fabre, vous les avez peut-être lus? Fabre
fut non seulement un grand esprit scientifique, subtil et fort, qui
s’est aventuré hors des chemins battus, qui a posé à la théorie
évolutionniste de l’origine des espèces des questions auxquelles
celle-ci n’a pas encore répondu. C’était un grand, un très grand
écrivain, dont la langue imagée, à la fois populaire et latine, ne doit
rien à personne: un créateur. Eh bien, les _Souvenirs entomologiques_,
œuvre de toute sa vie, formaient dix gros volumes. Durant des années,
cet homme sans argent, sans relations, les a promenés d’éditeur en
éditeur. On lui répliquait: «Des histoires sur les insectes? Ça
n’intéresse personne! Et dix volumes! Écrits par un inconnu, un monsieur
qui vit en province, et dont les thèses, les conclusions, sont en
opposition avec celles des savants les plus autorisés... Nous ne pouvons
rien risquer là-dessus. Combien voulez-vous donner?... Et encore, nous
ne savons guère si nous accepterions: les «comptes d’auteur», ça
compromet le bon renom d’une librairie!»

«A la fin, pourtant, Fabre rencontra un éditeur qui lui fit une
proposition d’une générosité inouïe, miraculeuse! Il consentit à publier
ces gros bouquins à ses frais, à ses risques. Fabre ne toucherait rien,
bien entendu, mais il n’aurait rien à payer. C’était admirable,
inespéré. Il accepta...

«Je me hâte de dire qu’après un succès qui se fit longtemps, très
longtemps attendre, l’éditeur modifia les conditions du traité à
l’avantage du bel et modeste observateur de l’Harmas... Mais enfin, le
premier traité signé était-il, ou non, un traité d’amateur? Et, par
conséquent, n’est-il pas clair qu’il est des amateurs qui ont du génie?

--Rien de plus certain. Mais quand ils ont du génie, ou même du talent,
cela se voit, cela se sait. Ils sont alors classés comme professionnels,
accueillis comme tels par les libraires et par le public... Le véritable
amateur serait donc celui qui continue à payer pour éditer ses livres
parce que--ce qui ne saurait rien prouver du reste contre l’intérêt
qu’ils peuvent avoir--ceux-ci ne trouvent pas un public suffisant.

--Pamphile, votre lucidité et votre bon sens sont vraiment louables.»




CHAPITRE IV

LA PROFESSION «SECONDE»


Pamphile fait toutes choses sérieusement. A peine est-il rassuré sur le
danger qu’il y aurait pour lui d’être traité d’amateur, et persuadé à
peu près que décidément ne sont tenus pour tels que les écrivains qui
ont trop de fortune et peu de talent, qu’il m’apporte les résultats
d’une vaste enquête, publiée par un journal, sur cette question: «Un
homme de lettres peut-il exercer, en même temps que le métier d’écrire,
une autre profession? Cela est-il, pour son talent, nuisible ou
salutaire?»

Il me la veut faire lire. Je repousse, avec terreur, cet amas de
coupures.

«Non, Pamphile, non: il y en a trop!... Dites-moi plutôt ce qui se
trouve là-dedans, et ce que vous en concluez?

--A vrai dire, pas grand’chose. Il est difficile de se faire une opinion
à travers tant d’opinions qui se contredisent. Certains se contentent
d’affirmer: «C’est une question d’espèces...»

--Ce sont des sages.

--D’autres écrivent: «Pourquoi pas?» Et ils citent un tel et un tel,
sans s’oublier. D’autres protestent: «Je l’ai toujours pratiquée, cette
seconde carrière, à côté de ma carrière d’écrivain. Ah! qu’on m’ôte
cette pierre du cou!»

--Il se pourrait que cette diversité d’appréciation provienne de ce que
la question est mal posée.

--Mal posée?

--Oui. On aurait dû demander: «A quel moment faut-il lâcher...» En fait,
lorsqu’on commence à écrire, il est bien rare--à moins de posséder une
fortune qui vous garantisse l’avenir--qu’on n’adopte même temps une
profession moins aléatoire, et qui constitue ce qu’on pourrait appeler
une assurance. Si le succès favorise l’écrivain, il abandonne cette
profession. Si, pour un motif quelconque, ce succès se fait attendre,
ou, si c’est, comme on dit, «un succès d’estime», il y persévère. Elle
peut alors devenir, avec les années, un fardeau pénible. Il arrive
pourtant qu’on puisse porter les deux faix vaillamment: témoin M.
Édouard Estaunié, dont je vous parlais l’autre jour, et qui ne s’est
jamais plaint de construire des lignes télégraphiques alors qu’il
poursuivait la carrière de romancier. M. Marcel Prévost, de son côté,
commença par être ingénieur des Tabacs, et je crois me souvenir que Zola
fut commis de librairie.

--Il s’agit, si je vous comprends, du pain quotidien?

--D’abord. Mais aussi de l’indépendance de l’esprit! Il vaut mieux
s’ennuyer huit heures par jour dans une administration ou un magasin,
que de consacrer ces huit heures à des ouvrages qui n’ont de littéraire
que le nom, où l’on se gâte la main, où l’on avilit son cerveau... Et
puis, il y a une troisième raison, plus importante encore... Pamphile,
que connaissez-vous de la vie? Ou, pour employer des termes plus
étroits, combien d’hommes--et de femmes--connaissez-vous?

--Belle question!... Mes camarades. Et puis ceux et celles que je
rencontre dans le monde et chez ma mère. En somme, ma famille, des amis,
des amies et de petites femmes.

--Un tout petit milieu et qui, sauf exception, ne se montre que par le
dehors. Une profession, quelle qu’elle soit, vous oblige à fréquenter un
plus grand nombre d’humains, à les voir agir, à pénétrer au moins
quelques-uns des motifs de leurs actions. Elle vous fait entrer en
contact, sinon avec la société, du moins avec une partie déterminée,
délimitée, de la société.

--Cela, en effet, ne doit pas être sans avantages.

--N’en doutez pas... Lamartine était déjà poète, et grand poète, quand
il fut nommé secrétaire d’ambassade. Mais s’il n’avait été secrétaire
d’ambassade, il n’aurait pas vécu en Italie, et n’eût pas composé
_Graziella_. Vous me répondrez qu’il serait demeuré Lamartine et eût
écrit autre chose. J’en suis d’accord. Mais il n’en est pas moins
certain que sa profession, sa seconde profession, l’a conduit dans des
milieux qu’il ne connaissait pas auparavant, et, par suite, d’une
manière qui n’est pas négligeable, a en quelque sorte coloré son génie.

--Il y a aussi les officiers de marine...

--Il y a aussi, comme vous dites, les officiers de marine. Il semble
même, pour peu qu’on y songe, que ces deux carrières, celle de la
diplomatie et celle de la marine de l’État, soient particulièrement
favorables à l’éclosion d’une vocation littéraire. Nous avons eu Loti,
nous avons Farrère. La diplomatie vient de nous donner Giraudoux et
Morand, ce qui n’est pas rien.

--Il est vrai.

--Si vous voulez bien y réfléchir, cela est tout naturel. C’est un
truisme de dire que le Français est casanier. Cependant--surtout depuis
le romantisme--les spectacles de l’exotisme ne constituent-ils pas une
matière inépuisable aux réactions de la sensibilité, donc à littérature?
Une fois qu’on est sur un bateau, ces spectacles s’imposent aux yeux,
et, en dehors des heures de quart, on a des loisirs... Car, ceci ne doit
pas être oublié, la profession «seconde» doit laisser des loisirs
suffisants pour qu’on puisse écrire.

«Pareillement, il est d’obligation diplomatique d’aller de poste en
poste, à travers toute la terre... Observez que, dans les deux cas, la
vision qu’on a de celle-ci est circonscrite, limitée. L’officier de
marine, vivant sur son bateau, ne voit guère que des ports. Sa
littérature sera donc, si j’ose m’exprimer ainsi, une littérature
côtière. Tout port étant un lieu d’échange, est plus ou moins
cosmopolite. Il est peuplé d’Européens légèrement touchés, teintés,
d’ambiance indigène, et d’indigènes légèrement touchés, teintés
d’européanisme. L’officier de marine ignorera toujours presque
complètement l’intérieur. Pour lui, un beau pays est celui dont la côte
est «accore», où l’on peut mouiller près du bord, envoyer facilement le
poste-aux-choux chercher des vivres frais, et prendre contact rapidement
avec la partie féminine de la population. Un «mauvais» pays, y eût-il de
l’or et des perles à l’intérieur, est alors celui où l’on ne débarque
pas aisément. Son navire l’évite.

«De même, le diplomate évolue dans un petit monde assez fermé: il est de
règle que les diplomates ne se voient guère qu’entre eux, et, en dehors
de leurs semblables, ne fréquentent que «la cour», ou les officiels: un
Tout-Paris, un Tout-Londres, un Tout-Rome, un Tout-Athènes ou un
Tout-Mexico d’autant plus estimable à leurs yeux qu’il est plus
restreint. C’est ce petit monde, assez artificiel, qu’ils verront
surtout. Pour d’autres causes que celui de l’officier de marine, il est
également teinté de cosmopolitisme.

--Est-ce une critique?

--Non pas. J’essaie seulement de comprendre, et de faire comprendre. Et
ma conviction est qu’au fond l’essentiel n’est pas dans ce qu’on voit,
mais dans la manière dont on le voit--dans ce qu’on nomme, d’un seul
mot, le talent, c’est-à-dire une forme inédite de sensibilité, un don de
vision original.

«La preuve c’est que, avec les missionnaires, qui ne sauraient écrire de
romans, et pour cause, les administrateurs des colonies, seuls,
connaissent l’intérieur de nos colonies. Bien que je tienne en haute
estime le talent d’un Robert Randau et d’un Daguerches, et que je ne
dédaigne nullement les qualités un peu brutales de l’auteur de
_Batouala_, il faut bien admettre que ces écrivains n’ont pas eu, auprès
du public, le succès universel de Loti et de Farrère... Mais c’est aussi
qu’il ne convient pas de dire des choses entièrement ignorées du
lecteur, de peindre des spectacles et des mortels qui n’ont aucun
rapport avec les spectacles et les mortels dont nous avons la notion.
C’est surtout en exotisme qu’un peu de cosmopolitisme est indispensable.

--Pour résumer, vous considérez que les professions d’officier de marine
et de diplomate sont plus spécialement littéraires?

--Pour le moment! Cela peut changer avec les époques. Il y a vingt ans,
le lecteur français se moquait pas mal de savoir comment vivait et
réagissait, chez lui, sur son sol, un Anglais ou un Allemand. Il se
contentait, à leur égard, de clichés de théâtre. Le bouleversement de la
guerre a changé tout cela. Nous voulons qu’on nous montre de vrais
Anglais, de vrais Allemands. Mais si les suites de la guerre
transforment--comme il apparaît--notre société française, ce seront sans
doute les Français qui redeviendront pour eux-mêmes le plus intéressant
sujet d’étude. Et dans ce cas les meilleurs postes d’observation, pour
un écrivain, seront les carrières d’avoué, d’avocat--peut-être même de
sous-préfet, si les sous-préfets existent encore!»




CHAPITRE V

PREMIERS ESSAIS, PREMIERS ÉCHECS


Un événement qu’on peut qualifier d’entièrement inattendu précipita en
quelque mesure les premiers essais de Pamphile. Je reçus de sa mère une
lettre attendrissante. Pamphile a vingt-trois ans. Ce n’est pas,
d’ordinaire, l’âge de la grande passion, mais c’est celui des sottises
que l’on prend au sérieux: Pamphile avait «une liaison». Sa mère a le
bonheur d’être née dans une province, et un milieu, qui retardent sur
Paris de deux décades au moins. Il y a vingt ans, aux jours de sa
jeunesse, les mœurs et le style des femmes y étaient restés tels que
sous le second Empire. C’est donc en phrases touchantes, qui rappelaient
à la fois celles de M. Octave Feuillet et du journal de Marguerite avant
sa première communion, que mon amie m’avertissait, me demandant conseil,
de ce fâcheux événement: «Qu’il est facile de succomber, disait-elle
plaintivement (mais non pas, je vous prie de l’observer, sans une
apparence de saine psychologie et même de simple sens commun), quand la
nature commence à parler!»

Je courus chez elle, non seulement pour lui apporter les consolations
d’usage, mais lui jurer, d’un cœur sincère, qu’elle ne se devait pas
frapper.

«Croyez-vous? demanda-t-elle.

--J’en suis sûr!

--Hélas, c’est une femme si dangereuse!... D’ailleurs, toutes les femmes
sont dangereuses!»

... Si vous voulez entendre dire du mal des femmes, beaucoup plus, avec
exemples et preuves à l’appui, que vous n’en pourriez entendre de la
bouche de l’homme le plus misogyne, il n’y a qu’à écouter une mère de
famille! Mais je refusai d’entendre, plus longtemps que les devoirs
d’une élémentaire courtoisie ne l’exigeaient, ces tristes généralités.

«Ne vous inquiétez pas, interrompis-je, ça passera.

--Hélas, comment?

--Comme cela passe toujours à l’âge de Pamphile et avec ses goûts: en
littérature!»

                   *       *       *       *       *

Quelques semaines plus tard, ma prophétie se réalisait. Pamphile était
dans le désespoir. Il me montra des vers. Je m’y attendais. Le
commencement n’était pas mal:

    ... Ce que je vois et sens ici
    C’est le lent tomber des larmes
    Toutes pâles, comme un souci,
    Cruelles comme des armes.

Malheureusement, cela devenait tout de suite après n’importe quoi, cela
ressemblait, en très médiocre, à du Verlaine qui aurait,
anachroniquement, subi l’influence de Guillaume Apollinaire. Je le lui
dis: il ne s’en offensa point. Lui-même sentait «qu’il manquait quelque
chose», sans qu’il pût bien définir quelle chose. Du reste, il était
guéri, se préoccupant beaucoup plus du mérite de son poème que de
l’infidèle. Je ne m’en étonnai point, je l’avais prévu.

«Je crois, me confia-t-il avec candeur, que je ne suis pas encore mûr
pour la poésie.»

Je souris: la poésie est un don du ciel; on le reçoit en naissant. Et il
est infiniment moins rare d’écrire à vingt ans un glorieux et douloureux
poème d’amour, inoubliable, éternel, qu’un bon roman. Mais justement il
poursuivit:

«Ce que je vois, c’est un roman... Un roman immense!

--Allez-y, Pamphile, allez-y!... En cet instant la mode est aux
autobiographies. Cela n’est pas tout à fait de mon goût, me paraissant
prouver une espèce de resserrement, de dessèchement, même, de la faculté
d’invention chez nos jeunes confrères. Un roman autobiographique, ce
n’est guère que du lyrisme psychologique en prose: un genre bâtard.
Toutefois on nous en a donné de fort bons; il ne faut décourager
personne.»

Pamphile fit serment que ce ne serait pas une autobiographie; qu’autour
de son personnel désastre sentimental on allait voir toute la France
contemporaine, et des scènes, entièrement inédites, de la vie
provinciale.

«Vous connaissez la province?

--J’y vais tous les ans, deux mois...

--Et quel genre de personnes y voyez-vous?»

... Je compris, à son explication, que c’étaient d’autres Parisiens en
villégiature, le chef de gare, le jardinier et un ou deux hobereaux.

«Faites, Pamphile, faites! Et ne manquez pas de me tenir au courant des
progrès de votre ouvrage.»

                   *       *       *       *       *

Sans doute il y rencontra quelques difficultés. Il fut assez longtemps
sans faire d’allusion à ce beau projet. Enfin il m’apporta une centaine
de pages de son manuscrit. J’y découvris des maladresses qui ne me
choquèrent point: il me souvenait des miennes à l’aurore de ma carrière;
et, dans le détail, certaines petites choses que j’aurais donné un de
mes doigts pour avoir inventé: les délicieuses, les impayables
trouvailles de l’ingénuité, de la jeunesse. Et puis cela se gâtait.
Surtout, encore une fois, ce n’était pas de lui: quelquefois on aurait
dit du Barrès, d’autres fois du Paul Morand, plus souvent du Bourget; et
quant à ce qui était de lui, dans le sujet et la construction du sujet,
cela ne valait pas le diable. Enfin, pour faire courte l’histoire d’une
assez longue et ennuyeuse erreur, ce début était raté. Je le lui dis.

«Je le craignais, avoua-t-il avec candeur. Mais d’où cela vient-il? Tout
cela me paraissait si facile et si beau, quand j’y rêvais!

--Je ne veux pas vous désespérer. La vérité est qu’après lecture de ce
premier essai, je ne vois encore absolument pas de quoi vous serez
capable, et s’il y a en vous l’étoffe d’un écrivain original. Mais si, à
votre âge, vous aviez produit un chef-d’œuvre, c’est que vous auriez du
génie--un génie précoce et monstrueux! Il est extrêmement rare qu’un
très jeune homme sache dire, du premier coup, des choses que les autres
n’ont pas dites; dégager, manifester sa propre personnalité. D’abord,
vous n’en avez peut-être pas.

--Vous êtes dur!

--Ne vous épouvantez pas. Ce n’est qu’une première hypothèse, et il en
est d’autres, plus rassurantes. Toutefois, il convient d’envisager
celle-ci. Il apparaît, à chaque génération, une infinité de jeunes gens
que l’œuvre de leurs prédécesseurs, de leurs contemporains mêmes, émeut
violemment. Ils s’y reconnaissent, ou croient s’y reconnaître. Ils se
disent: «Et moi aussi, j’ai quelque chose à dire!» Ils se trompent: leur
sensibilité est sincère, mais elle n’est pas créatrice. Et, bien que
sincère, elle n’exprime que de l’imitation.

--Prétendez-vous que moi...

--Attendez!... Voici la seconde hypothèse:

«La sensibilité du débutant est de qualité nouvelle. Il a réellement
quelque chose à dire. Mais justement parce qu’il est enthousiaste,
sensible, généreux, la forme inventée par ses prédécesseurs non
seulement l’émeut profondément, mais lui paraît inconsciemment _la
sienne_... Il lui faudra des années pour s’apercevoir qu’on lui demande
de parler avec sa voix, non pas avec celle des autres... Et pourtant
j’aime encore mieux celui-là que tel nouveau venu, qui s’ingénie trop
tôt, par réaction, à se donner une fausse originalité, en torturant les
mots ou les images, n’importe comment, «pourvu que ça n’ait pas encore
été fait».

«Enfin, il y a une troisième catégorie, Pamphile, et je me plais à
croire que c’est à elle que vous appartenez. Le néophyte possède
vraiment une sensibilité originale, il a une vision personnelle des
choses, et même une façon de la rendre qui n’est pas empruntée...
Seulement cette sensibilité est encore vide de contenu: il n’a pas assez
vécu; sa voix est bonne, mais il n’a pas d’air à chanter.

--Alors, selon vous, il faudrait attendre la maturité, sinon la
vieillesse, pour produire une œuvre qui en vaille la peine? Cela serait
désespérant si ce n’était évidemment faux. Car l’histoire de la
littérature nous offre cent preuves du contraire.

--Et mille de ce que j’affirme! Encore cette histoire ne tient-elle pas
compte des ratages... Mais, Pamphile, savez-vous de quelle manière un
industriel ingénieux est parvenu à «vieillir» la liqueur, prétendue
monacale, qu’il fabrique? Il la fait passer, avec une certaine rapidité,
par les changements de température successifs qu’elle subirait au cours
de plusieurs saisons, de plusieurs années... Ainsi également du
bordeaux, «retour des Indes». Eh bien, l’action, l’exercice d’une
profession, les voyages, tout ce qui met en fréquent contact avec le
plus grand nombre d’humains possible, mûrissent pareillement l’écrivain.
La vie également, et les passions... Tels sont les moyens qui s’offrent
à vous de hâter le moment de la maturité.»




CHAPITRE VI

EXPÉRIENCES PERSONNELLES


Pamphile parti, je me mis à penser à moi. Il est toujours intéressant de
penser à soi...

Je me revis tout enfant, sachant à peine lire: dans les numéros
hebdomadaires d’une revue destinée à la jeunesse étaient encartés, comme
prime, des fascicules contenant les œuvres des classiques du XVIIe
siècle: Corneille, Racine, Boileau, non pas Molière: il est trop peu
chaste pour de jeunes esprits. Je lisais ces vers, même ceux de Boileau,
avec enchantement. Leur sens échappait entièrement à mon intelligence:
c’était la musique, la musique seule qui me ravissait. Du reste, à
partir de cet instant, je devins très paresseux. Cette sonorité des
mots, je la recherchais partout. Elle fut mon vice, m’empêcha de songer
à rien autre.

Au lycée, le latin ne m’intéressa également que dans les poètes. Le grec
pas du tout. Je ne sentais pas l’harmonie du vers grec. Par surcroît
j’avais découvert les romantiques: mes études furent médiocres. Ma
sensibilité, avec la puberté et le goût accru du rythme, s’était
développée. Mon intelligence nullement. Je ne savais pas penser, je
n’aimais pas penser, ni même observer. D’ailleurs l’enseignement qu’on
recevait alors n’y préparait guère. Il était purement formel. Il paraît
que c’est à cela qu’un instant on a voulu le ramener. On avait tort.

Je fus clerc d’avoué tout en suivant les cours de l’École de droit et
des Sciences politiques: détestable clerc d’avoué, que la procédure
ennuyait--toujours par incapacité de distinguer ce qu’il y avait
dessous--et assez mauvais étudiant. Toutefois je passais mes examens
avec une singulière facilité: mon amour des mots me prêtait une
impeccable mémoire. Mais je ne crois pas avoir discerné une seule fois
les faits sous les mots... J’écrivais dans de jeunes revues des poèmes
assez mélodieux et des nouvelles violentes, fortement cadencées, dans
lesquelles il n’y avait rien.

Mes études terminées j’acceptai le poste de correspondant, à Londres,
d’un grand journal parisien: il fallait vivre. J’avais appris l’anglais
encore une fois pour le plaisir d’emmagasiner des mots et des images. Je
le lisais, et ne le parlais point. En trois ans de séjour en Angleterre,
je n’arrivai pas à comprendre quoi que ce soit à la politique anglaise
ni aux mœurs anglaises. Tout ce que je voyais et entendais ne me
paraissait que prétexte à littérature, à mauvaise littérature, en décor.
Au bout de trois ans, le journal se priva de mes services, et fit bien.

Assez mécontent de moi-même et de mes contemporains, je pars, devenu
fonctionnaire, pour une colonie toute neuve, une colonie que la France
vient d’acquérir. Alors double phénomène: les spectacles tout nouveaux
que j’ai sous les yeux frappent vivement ma sensibilité romantique; mais
je suis obligé d’agir, et, pour agir, de comprendre. Enfin, pour la
première fois de ma vie, mes fonctions, qui sont plus ou moins
politiques, me font voir les choses dans leurs causes, et non plus dans
leur apparence extérieure. Je suis devant elles comme l’ouvrier des
Gobelins qui travaille à l’envers de sa tapisserie. Cela se révèle
passionnant: des faits, des faits, des hommes, des hommes; les causes de
ces faits, les mobiles de ces hommes. Tout cela très simple, facile à
pénétrer: l’humanité de ce pays est primitive. Il y a aussi des
Européens et des Européennes, mais en petit nombre. Je puis les étudier
de plus près, plus fréquemment. D’ailleurs j’y suis bien forcé.

Mon plaisir, qui touche à la volupté, est tel que tout ce qui m’a
importé jusque-là me paraît misérable. Il ne m’en souvient plus qu’avec
un sentiment d’humiliation, de dédain même. La sociologie coloniale,
l’économie politique coloniale sont les seuls objets qui me paraissent
dignes de retenir mon attention. Quand je regagne la France, au bout
d’un an, ce n’est que pour repartir le plus vite que je puis pour un
autre lieu de la terre, et comprendre, encore comprendre, ce qui me
reste à comprendre. Durant mes séjours en France, je me contente d’un
poste sans gloire, alimentaire, dans un journal. Mon métier n’y est pas
d’écrire, on ne voit jamais mon nom au bas d’un «papier», sauf quand je
reviens d’une de mes longues randonnées.

En somme, j’essaie de concevoir le monde du point de vue exotique et
colonial, tout simplement! Il faut l’ingénuité de la jeunesse pour
s’imaginer qu’on y peut réussir!

Je lis, je lis beaucoup, mais jamais plus un poète, jamais plus un
roman. Des bouquins d’histoire, de géologie, de botanique,
d’anthropologie, des récits de voyages--et des statistiques et de vieux
livres de droit. Tout cela sans aucune ambition. C’est un autre vice qui
m’est venu, comme j’avais, dans mon enfance, celui du rythme.

Un jour, dans le _Traité des lois civiles_ du vieux Domat, je trouve
ceci: «Toute loi écrite est un compromis entre deux lois naturelles qui
se contredisent.» Ça me paraît formidable. Je conçois qu’en effet, même
dans les domaines de la morale et de la politique, ce n’est que notre
infirme raison qui peut mettre d’accord, et tant bien que mal, et avec
tant d’imperfections qui vont de la comédie au drame, les incohérences
de la nature humaine et de l’univers visible. J’essaie de me représenter
ces incohérences et ces compromis. Je mets sur le papier, par jeu, pour
me reposer l’esprit, quelques-unes de ces représentations, je les livre
à une revue; un quotidien me demande «la même chose». J’y consens: cela
me paraît sans aucune importance, mais exige moins de temps que de faire
le nègre dans un journal, et me laissera plus de loisirs pour chevaucher
le dada colonial.

Je le chevauche, je le chevauche... Un soir, il m’apparaît que je
pourrais exprimer une vue de politique et de sociologie coloniales plus
clairement par la fiction que par la méthode didactique. J’y songe un
instant: et voici que se lèvent en foule des figures, des paysages, des
conflits, des rythmes et des mots caractéristiques pour les peindre. Mon
ancien vice m’a repris. Seulement, cette fois, j’ai une conception
personnelle de la vie, une philosophie de la vie. Mon travail vaut un
peu mieux. J’ai le droit de prétendre: «Écoutez! on ne vous a pas encore
dit ça...»

Je n’ai donc fait que donner à Pamphile un conseil tiré de mon
expérience personnelle en lui disant: «Voici la loi! Voici le secret
universel!» N’ai-je pas eu tort? En tout cas ne serait-ce point une
généralisation bien hâtive?... Il y a plusieurs demeures dans la maison
du Père... Tous les chemins mènent à Rome... Barrès a pu tirer, très
jeune, de sa propre sensibilité et d’une mosaïque de lectures sur
laquelle cette sensibilité réagissait, des œuvres qui étaient déjà des
œuvres, et non pas des balbutiements. Et tant d’autres, à qui
l’excitation intellectuelle produite par les livres de leurs devanciers
avaient appris à penser, tandis qu’ils ne m’enseignaient qu’à sentir et
à ronronner mes sensations! Flaubert a été un enfant de génie: sa
correspondance montre un adolescent qui eût dû être plus grand, plus
complet encore que ne fut l’homme mûr. Mais si Balzac et Stendhal
n’avaient pas vécu d’abord--les premiers ouvrages de Balzac sont
illisibles--qu’auraient-ils produit?

... Décidément, la méthode que j’ai essayé d’inculquer à Pamphile n’est
sans doute pas la seule. Elle n’est pas non plus absolument sûre; aucune
méthode n’est sûre, en pareille matière. Mais c’est peut-être la moins
incertaine et la moins dangereuse.




CHAPITRE VII

LE CONTE


Pamphile, un peu déçu de n’avoir pu faire, aussi aisément qu’il
l’espérait, de son premier roman un chef-d’œuvre, m’a confié qu’il
s’allait faire la main «sur des choses plus courtes». Autrement dit, des
contes ou des nouvelles.

Je suis, en cette matière, orfèvre. Qu’on ne se trompe pas sur le sens
où j’emploie ce mot: c’est dans sa signification proverbiale. J’entends
par là que c’est mon métier. De quoi je ne me sens ni fier ni honteux.
Si le conte est devenu, en quelque sorte, ma spécialité, je crains bien
qu’il n’y ait eu là une grande part de hasard. J’ai commencé d’écrire
assez tard, après avoir embrassé--je vous l’ai dit--pas mal d’autres
professions: car je fus clerc d’avoué, apprenti diplomate et
fonctionnaire colonial, enfin voyageur et journaliste. Entre temps,
j’avais toutefois écrit un roman, comme tout le monde. Mais il y a, pour
les débutants, des périodes de vaches grasses et de vaches maigres. Je
suis arrivé au moment des vaches maigres: les éditeurs ne se jetaient
pas, comme aujourd’hui, à la tête des jeunes gens. Quand, dépourvu de
toute illustration, timide et rougissant, on leur apportait un
manuscrit, ils vous accueillaient du haut de leur grandeur. Je rempochai
donc mon ours, et le mis dans un tiroir. J’ai idée maintenant qu’il ne
valait ni plus ni moins que celui de Pamphile, mais ne saurais en faire
la preuve. Car cet ours n’existe plus. Non pas que je l’aie brûlé, dans
un fier et légitime dédain de ce premier essai. Je ne brûle jamais rien:
j’attends seulement de déménager. Deux déménagements, dit-on, valent un
incendie: je sais par expérience qu’un seul suffit pour vous débarrasser
de vos archives.

Si je me suis mis, quinze ans après cette première tentative, à composer
des contes, c’est qu’on m’avait demandé un conte. J’ai continué. Je
pense aussi que j’obéissais là, et que j’obéis encore, à une habitude de
collège: la «composition» doit être écrite en quelques heures, et remise
à un maître qui n’attend pas. Si vous n’êtes pas exact, quand bien même
vous lui apporteriez de l’or et des perles, il vous colle un zéro.
Enfin, j’ai vécu assez longtemps dans les pays anglo-saxons, où l’on
professe le même respect littéraire pour le roman--qui alors doit être
long, très long, du double de la longueur, en général, d’un roman
français--et pour la nouvelle brève et frappante. A ma culture latine,
qui fut assez bonne, s’est superposée une culture anglaise. Je vous
demande pardon de cette parenthèse, qui est une confession.

Je ne pouvais donc manquer d’approuver Pamphile. Au bout de fort peu de
temps, il m’apporta cinq ou six de ses essais. Je le complimentai, selon
mon devoir, de cette brillante fécondité. Décidément, le talent ne lui
faisait pas défaut, les débuts de ses contes étaient presque toujours
imprévus et charmants: les mots, et même les choses, y reprenaient une
jeunesse, une ingénuité délicieuse. Ils inspiraient de l’émotion--cette
émotion précieuse et rare qu’éprouve un collectionneur quand il découvre
un bibelot inédit. Pamphile lisait mes sentiments sur mon visage, il
était ravi.

Mais bientôt il s’attrista, à mesure que moi-même je paraissais moins
satisfait. Ces aimables colliers n’avaient pas de fil. Les perles en
étaient éparses; _il n’y avait pas de sujet_. Cela commençait
parfaitement; cela ne finissait pas du tout. On refermait les feuillets
en songeant: «Pourquoi a-t-il fait ça? Personne ne le lui demandait.»

Je lui fis part de ma déconvenue.

«Et pourtant, Pamphile, ajoutai-je, il y a quelque chose en vous. J’en
suis, maintenant, tout à fait sûr. Seulement, cela ne sort pas. Vous ne
savez pas travailler.

--C’est justement pour cela que je m’adresse à vous pour l’apprendre,
répliqua-t-il avec quelque à-propos, et sans nulle mauvaise humeur, ce
qui me força encore une fois de rendre hommage aux mérites de son
caractère. Tâchez donc de me dire ce que c’est qu’un conte, et comme il
faut s’y prendre pour l’écrire.

--Ma foi, répondis-je, tout étonné, je ne sais pas.

--Vous ne savez pas!... Mais c’est votre métier!

--C’est peut-être pour ça. L’habitude est devenue une sorte d’instinct.
Voyons, laissez-moi réfléchir...

«Il me semble que ce qui fait la différence du roman et du conte, ou de
la nouvelle--qui n’est qu’un conte un peu plus étendu--c’est que le
roman est une étude et un conflit de caractères, dans un milieu ou des
milieux déterminés, les milieux réagissant sur les caractères et
ceux-ci, à leur tour, sur les situations. En d’autres termes, c’est un
«complexe».

«Le conte, à l’inverse, saisit «un moment». On n’y voit guère qu’un
personnage, dessiné le plus fortement possible, mais en raccourci. Ou
bien une situation, mais simplifiée, ramassée dans son essentiel. Ce
doit être un tout petit drame, ou une toute petite comédie, mais
intense. Cela doit avoir son commencement, sa péripétie, son dénouement,
bien accusés. Et pourtant les meilleurs contes sont ceux dont la fin
laisse à penser, se prolonge dans l’esprit du lecteur.

«Comment inventer le sujet? Il n’y a pas qu’un procédé, mais plusieurs.
C’est tantôt un fait, un tout petit fait, découvert dans la réalité. Il
s’agit alors d’en retrouver les origines, qui vous échappent, et d’en
imaginer l’aboutissement, le retentissement sur d’autres humains,
parfois sur toute la société. Tantôt, au contraire, c’est comme pour
faire un canon: on prend un trou, et l’on met du bronze autour.
J’entends par là qu’on s’empare d’une loi, d’un usage, d’une situation
coutumière, voire banale, et qu’on s’efforce de se représenter ce qui
pourrait arriver, à des personnages qu’on crée de toutes pièces, sous
l’empire de cette loi, de cet usage, de cette situation.

«Il arrive aussi que ce soit une espèce d’hallucination, mais qu’on
finit par savoir provoquer. Voici, sur cette table, un fétiche nègre
portant sur le ventre, derrière une plaque de mica, «le mauvais esprit»
qu’un sorcier, pour le rendre inoffensif, y a enfermé. Je l’ai
considéré, durant des années, sans idée bien arrêtée. Et puis un jour,
d’un seul coup, j’y ai vu toute une tragédie. Elle m’a été comme dictée,
de l’extérieur: mais c’est que l’inconscient, après une longue
incubation, avait fait son œuvre.

«Il est des contes et des nouvelles qui ne sont que des «histoires»
gaillardes, ou terribles, ou fantastiques, comme celles que nos aïeux
disaient si bien, ou celles d’Edgar Poë; il en est d’autres qui ne sont
que des apologues--des fables, comme celles de La Fontaine. Les jolis
_En marge_ de Jules Lemaître, à y bien regarder, ne sont guère autre
chose--et même le _Candide_ de Voltaire.

Je viens de nommer Edgar Poë. C’est lui qui a proclamé, et prouvé par
l’exemple, que le conte permettait, par sa brièveté même, la perfection
qui le cisèle comme un bijou. Jules Laforgue nous en a donné d’autres
modèles, qui sont exquis. Car le conte autorise aussi, non seulement la
fantaisie, mais le fantastique, tandis qu’il n’est rien de plus
communément ennuyeux qu’un long roman humoristique ou fantastique. Je
crois en pouvoir donner la raison: au bout de quelques pages, si j’ose
me servir de termes bien vulgaires, on cherche la ficelle, et on la
trouve. Et il est également vrai que des personnages ne sauraient
demeurer trop longtemps ridicules sans ennuyer: à tel point que deux
caractères justement célèbres, don Quichotte et M. Pickwick, de qui
leurs créateurs n’avaient d’abord voulu faire qu’un objet de raillerie,
deviennent par degrés sympathiques, puis héroïques.

«Par malheur, Pamphile, l’art si beau du conte, en France, est en train
de s’avilir. Que dis-je, c’est déjà fait! On en publie trop. Il est
devenu un objet de confection, fabriqué en série. Les exigences du
format, dans les feuilles publiques, l’écourtent et l’amaigrissent. Par
le feuilleton, le journal a failli tuer le roman littéraire. De même,
aujourd’hui, il va rapidement à déconsidérer le conte. Cela est triste.»




CHAPITRE VIII

DU JOURNALISME


«Un journaliste, me demanda Pamphile avec une certaine appréhension, un
journaliste est-il un écrivain?

--J’entends ce que vous voulez dire, et la cause intime de votre souci.
Vous songez que, si vous vous aperceviez un jour que vous n’avez point
l’imagination créatrice, et pourtant des idées, une façon vive,
personnelle, ou simplement suffisante de les présenter, enfin l’esprit
critique au lieu de l’esprit d’invention, vous pourriez, au lieu de
faire «de la littérature», «faire du journalisme», tout uniment. Non pas
sans doute du journalisme politique--c’est une tout autre affaire--mais
de la chronique ou de la critique littéraire...

--C’est à peu près ça...

--En somme, vous considérez, pour un écrivain, le journalisme comme un
pis-aller?

--Mon Dieu...

--Vous le pensez. Dites que vous le pensez, mon ami, et que vous n’osez
le dire, par politesse, de plus parce que vous m’aimez bien, que vous ne
voulez pas me faire de la peine, et que vous savez que je suis _aussi_
journaliste!

--Eh bien, oui!...

--Il y a en effet, dans la gent écrivaine, une hiérarchie implicitement
admise. Si l’on range à part les dramaturges, qui sont jalousés pour les
fructueux bénéfices de leur industrie, mais dont on admet qu’ils
peuvent, selon le cas, être ou n’être point, quel que soit leur succès,
des écrivains méritant ce nom, l’opinion générale distingue des degrés
de dignité qui vont du poète et du romancier au journaliste, avec des
nuances, toute une série de nuances intermédiaires, dans le roman, la
poésie, le journalisme.

--Est-ce injuste?

--Oui et non. C’est injuste parce qu’une chronique, une simple
chronique, peut manifester beaucoup plus d’originalité, d’invention, de
talent, que tout un roman; parce qu’un journaliste peut avoir, sur
l’esprit de son temps, une action plus forte, et j’ose dire plus
durable, qu’un romancier. Ce n’est pas cependant sans motif pour deux
raisons principales.

«La première est que l’œuvre du journaliste est éphémère, sinon dans son
influence qui, je viens de le dire, peut être durable, du moins quant à
la réputation, la gloire, si vous voulez, qu’il en retire. Même quand il
signe, quelques jours après la publication de son article, s’il arrive
qu’on sache encore ce qu’il a dit, nul ne sait plus que c’est lui qui
l’a dit. Personne jamais ne relit un journal vieux de deux jours!... La
seconde est que le poète, le romancier, jouissent de toute
l’indépendance de leur pensée et de l’expression de leur pensée.

«Vous connaissez le vieil axiome juridique: «La parole est libre, la
plume est serve». Je dirais volontiers: «Le livre ou le poème est libre,
l’article est serf.» Oh! dans une certaine mesure seulement! Mais cette
mesure existe. Elle existe parce qu’un journal est nécessairement
l’organe d’un parti, et qu’on y peut dire certaines choses, non pas
d’autres; parce qu’aussi le journal est lu par un grand nombre de
personnes et qu’il y faut alors tenir compte d’une opinion moyenne,
d’une moralité moyenne, respecter de plus les enfants et les femmes sous
les yeux desquels il peut tomber. Dans un livre, au contraire, je ne
dépends plus de personne. C’est affaire entre moi, mon éditeur qui a
accepté l’ouvrage, et mon lecteur.

--N’y a-t-il pas de l’hypocrisie dans cette distinction?

--Prenez que c’est une convention. Mais l’existence d’une communauté
sociale repose sur des conventions... Après tout, c’est aussi une
convention qu’au théâtre le dramaturge--même à cette heure, où il s’est
relativement libéré--doive observer, à beaucoup d’égards, une plus
grande réserve que le romancier. Toujours pour le même motif: le
théâtre, comme le journal, s’adresse à un grand nombre de gens à la
fois.

--Donc vous considérez comme légitime cette hiérarchie qui donne le pas,
dans le monde des lettres, à l’écrivain de livres sur l’écrivain de
journal?

--Pamphile, je vais vous révéler un grand secret, ne le répétez à
personne! Cette hiérarchie est en train de s’effondrer, comme toutes les
hiérarchies, qui ne durent jamais éternellement, sauf celle de notre
sainte Église: le ver est dans le fruit, pour parler comme l’excellent
M. Micawber, dans _David Copperfield_.

--En vérité?

--En vérité... Parce que presque tous les écrivains, presque tous les
romanciers de ce temps se sont mis à «faire» du journalisme! J’en
pourrais citer de nombreux et illustres exemples; je me contenterai d’un
seul: M. Maurice Barrès. Et je vais me permettre d’exprimer un soupçon
qui me hante: que si, pour M. Barrès, publier un livre était une gloire,
écrire un article était pour lui un plaisir... Dois-je encore vous
rappeler des hommes de talent, tels que Catulle Mendès, et le plus grand
de tous, Théophile Gautier, dont la vie entière fut partagée entre le
livre, la poésie et le journalisme? Enfin, de nos jours même, M. Henri
Béraud pratique, de la barre fixe du roman au trapèze du journalisme,
une voltige intéressante.

--Ainsi, les barrières tombent?

--Mettons seulement qu’elles ont des fissures, par où l’on voisine, d’un
champ à l’autre. Dans l’apparence, le préjugé hiérarchique demeure: la
preuve c’est qu’il est moins malaisé pour un romancier d’écrire dans un
journal--de toutes parts même on l’en sollicite--que pour un journaliste
qui se risque à publier un roman d’être agréé, par les romanciers, comme
un authentique confrère.

--Y a-t-il à cela une raison?

--Aucune, si ce n’est d’ordre commercial. Un écrivain qui a commencé par
le roman, s’il devient chroniqueur ne perd pas un seul des lecteurs de
ses livres. Il en accroît plutôt le nombre. Un journaliste qui aborde le
roman éprouve de la difficulté à se faire lire comme romancier. Devant
la couverture jaune, bleue ou verte de son ouvrage, le public doute:
«N’ai-je pas déjà lu ce qu’il me propose dans les feuilles
publiques?...» De là vient qu’un journaliste mué en romancier se trouve
souvent, même s’il le désire, dans l’impossibilité de renoncer à sa
besogne de chroniqueur, qui l’accable: celle-ci continue à rester pour
lui un gagne-pain nécessaire.

--Alors il est préférable de se faire d’abord un nom comme auteur
d’ouvrages de longue haleine, avant d’aborder le journalisme?

--Si on le peut, oui!... Mais vous oubliez le point de départ de cette
conversation. Nous avons admis que le journalisme convenait
particulièrement aux débutants, même d’avenir, qui ne se sentent pas
encore d’imagination créatrice. Or ce peut être le cas de beaucoup de
jeunes gens qui acquerront plus tard cette imagination, au contact de la
vie, et par les spectacles que leur aura offert le monde. Et où
seraient-ils mieux placés que dans le journalisme pour assister à ces
spectacles?

--Dans ces conditions, la décision pour un jeune homme est
embarrassante.

--Je l’avoue: d’autant plus que le labeur du journaliste, étant
dispersé, est accablant. Il faut, quand la besogne quotidienne est
achevée, un grand courage pour se dire: «Maintenant, ce n’est pas fini;
je m’en vais travailler _pour moi_.»

--Mais enfin, si l’on se décidait? Comment faire alors pour entrer dans
un journal?

--Vous m’accordez une petite expérience de la matière? Eh bien! c’est un
problème que, malgré cette expérience, je ne suis pas jusqu’ici parvenu
à résoudre. Qui que vous soyez, balayeur, ingénieur ou millionnaire, si
vous avez écrit un livre, il ne vous reste plus qu’à trouver un éditeur;
et, si ce livre est bon, ou simplement acceptable, il y a de grandes
chances qu’il soit publié. Tandis que je ne sais pas encore, à l’heure
qu’il est, comment on entre dans un journal, comment on arrive à y faire
ses premières armes. Il y en a mille manières et pas une seule.

--Vous plaisantez!

--Pas le moins du monde. Voilà une carrière où l’on ne vous
demande--c’est sans doute la seule parmi les carrières libérales--aucun
diplôme, aucun certificat d’origine. Vous pouvez arriver de n’importe
où, vous entrez n’importe comment. Mais c’est précisément en cela, je
suppose, que gît la difficulté. Cela me rappelle le mot d’un enfant
interné dans un patronage au règlement largement humanitaire: «Tu n’as
pas envie de t’enfuir?--M’enfuir? répond l’enfant presque
douloureusement, comment ferais-je? Il n’y a pas de murs!»

«Dans le journalisme, Pamphile, il n’y a pas de murs, et par conséquent
pas de portes. Elles sont partout, et nulle part.»




CHAPITRE IX

TYPES DE JOURNALISTES


Pamphile parti, je me prends à songer aux hasards qui président aux
«vocations» dans le journalisme. Bien des visages, bien des noms,
s’évoquent à ma mémoire. Je ne veux retenir ici que ceux de journalistes
qui ne sont plus.

Il y avait aux _Débats_, il y a une vingtaine d’années encore, André
Heurteau. La plus forte et la plus vaste culture. Une vigueur polémique
dont j’ai connu peu d’égales. Le sens des formules incisives qui se
fixent à jamais dans l’esprit. Après un si long temps écoulé je me
rappelle encore la fin d’un de ces «papiers»--écrit d’un trait d’autant
plus sanglant qu’on le lisait dans une feuille réputée légitimement pour
la réserve de ses attitudes politiques. Il s’agissait d’un président du
Conseil qui, pour se débarrasser--disait-on--d’un adversaire au
Parlement, venait de le nommer gouverneur général d’une de nos grandes
colonies. «Que M. X... ne s’y trompe pas, disait Heurteau, il y a tels
marchés qui compromettent autant l’homme sans scrupules qui les propose
que le pauvre diable qui les accepte, le tentateur que le tenté,
l’acheteur que le vendu.» Et la phrase allait, allait! Elle avait du
nombre, elle avait du poids, elle avait de la férocité. Si l’on
composait un jour une anthologie du style pamphlétaire, cet article y
devrait trouver une place, et la plus brillante.

Or Heurteau n’était entré aux _Débats_ que par hasard, à quarante ans.
Jusque-là, il n’avait jamais donné une ligne dans un journal; il n’y
avait jamais songé; il était, de son métier, chef de je ne sais plus
quel bureau au ministère de la Justice.

Mais il venait parfois, à cinq heures, à la parlotte qui avait lieu
quotidiennement, le journal enfin composé et imprimé, dans la salle de
rédaction des _Débats_. Je n’ai jamais rien connu de plus exceptionnel
en qualité que les conversations qui se tenaient à cette
heure, journellement, dans cette vieille maison de la rue des
Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois. J’y ai vu Renan, le général de
Galliffet, qui déconcertait souvent Taine par des souvenirs militaires
et algériens d’une saveur plus que gaillarde: mais Taine,
consciencieusement, prenait des notes...

Un jour, à propos de je ne sais quel incident politique, Heurteau se mit
à parler... Le directeur des _Débats_ à cette époque, M. Patinot, qui
avait lui-même infiniment d’esprit, et du plus dru, lui dit tout à coup:
«Mais, Heurteau, si vous nous écriviez ça!...» Heurteau passa dans un
cabinet, à côté, et une heure plus tard revenait avec son premier
article. Il en donna d’autres, presque tous les jours, pendant un quart
de siècle. Une minute avait suffi pour le révéler à lui-même et aux
autres.

Quand il avait terminé sa tâche, et moi la mienne, beaucoup plus
modeste, je le reconduisais souvent, à pied, jusque chez lui, rue
Oudinot, dans un vieux pavillon dont une moitié était occupée par
François Coppée, son ami intime. Je me souviens qu’un jour nous parlions
de Flaubert. Il me dit, avec une sorte d’impatience:

«Je n’aime pas _Bouvard et Pécuchet_.

--Pourquoi?

--Quand on vient de lire ça, on ne peut plus écrire... C’est toutes les
mêmes bêtises que nous disons sérieusement, tous les jours, dans le
métier. Ça décourage!»

Je me rappelle aussi Paul Bourde. Un saint laïque, et dont la carrière,
sinon la vocation, fut davantage encore imprévue et diverse. Car il
avait, lui, dès son adolescence, voulu «faire» du journalisme. C’était
le fils d’un humble employé des douanes, retraité avec mille deux cents
francs de pension, en Bresse. Il n’avait jamais été qu’à l’école
primaire, mais il lisait, lisait, accumulait une vaste somme de
connaissances, dispersées d’abord, mais dont, à la fin de sa vie, il
avait fini par construire un système, presque une religion. Ses yeux,
alors, étaient devenus mauvais: il l’attribuait à ce que, pour lire et
travailler, il n’avait jamais, dans son enfance, possédé de lampe, rien
que le feu de l’âtre, dans la misérable maison de son père.

Il avait comme condisciple, à l’école de son village, Jules Mary, qui
devint un romancier populaire. Tous deux partirent pour Paris, vers
1870, avec l’intention de devenir «de grands hommes». Bourde s’estima
fort heureux d’y trouver une petite place de «nègre» au _Moniteur
Universel_, je crois... Puis la guerre éclata, et les trente sous par
jour payés aux gardes mobiles lui assurèrent du pain. Peu lui importait
du reste: il était «dans» un journal, il en respirait l’atmosphère. Il
devint reporter, secrétaire de rédaction d’un journal illustré, reporter
encore. Sa soif de tout savoir le poussait à voyager. C’est ainsi qu’il
entra dans le grand reportage. Il fit une enquête en Corse, une autre en
Algérie, pour le compte du _Temps_. Elles ont été réunies en volumes et
méritent encore qu’on les consulte. Elles demeurent parmi les documents
les plus sérieux, jusqu’à ce jour, qui existent. Rien de plus original
et de plus juste à la fois que les vues de Bourde sur la Corse, en
particulier.

Il écrivit aussi un roman campagnard, _Au bon vieux temps_, un peu
pauvre de forme, mais d’une qualité d’observation et de sympathie telle
que j’en souhaiterais la réédition... Puis il repartit, cette fois, pour
l’Indo-Chine, le Tonkin, dont la conquête commençait. Sa santé avait
toujours laissé à désirer. Il contracta en Extrême-Orient une dysenterie
et une maladie cutanée dont il ne guérit jamais entièrement et qui
abrégèrent ses jours. Il ne s’en inquiéta pas: je n’ai jamais connu
d’homme dont l’esprit dominât plus entièrement le corps.

Il alla en Tunisie... C’est ici l’épisode le plus extraordinaire et le
plus glorieux de cette existence singulièrement pleine. Sur la Tunisie,
selon sa coutume, il avait tout lu, y compris les auteurs anciens, en
traduction, puisqu’il ignorait le grec et le latin. Ces auteurs
signalaient, sur le territoire de la Régence actuelle, «des forêts».
Bourde n’en vit pas; il n’y en avait pas, il n’y en avait jamais eu.
Armé des ouvrages de botanique générale qu’il avait dépouillés, il
pensa:

«Les arbres, pour croître, exigent une précipitation pluviale de
cinquante centimètres cubes, au minimum, par mètre carré et par an.
Cette quantité d’eau n’est jamais tombée en Tunisie depuis le début de
la période géologique contemporaine. Qu’est-ce que mes textes peuvent
signifier?»

Il s’était lié avec un jeune secrétaire d’ambassade, qui se trouvait
être un latiniste et un helléniste distingué--il est aujourd’hui
ambassadeur.--Bourde lui communiqua ses textes. Marcilly lui répondit:
«Il y a erreur de traduction. Il ne faut pas lire «forêts», mais
«jardins» ou «vergers».

Alors Bourde comprit. Il retourna aux lieux «boisés» signalés par les
vieux auteurs. Il n’y trouva pas un arbre, mais partout les ruines de
moulins à huile datant de l’époque romaine. Le mystère était expliqué:
il s’agissait de jardins d’oliviers!... Les Bédouins conquérants les
avaient détruits. Mais il n’y avait qu’à replanter les oliviers, ils
pousseraient. Bourde dessina la carte de l’aire où se rencontraient ces
moulins à huile, et déclara: «Sur toute cette superficie les oliviers
viendront!»

Il y en a actuellement _douze cent mille_, autour de Sfax surtout. Ils
rapportent des millions; c’est une des fortunes de la Tunisie. Voilà ce
qu’a fait un journaliste qui avait la passion de savoir et de raisonner
pratiquement sur ce qu’il savait. Cet homme devrait avoir sa statue...

On l’avait nommé directeur de l’Agriculture en Tunisie. Récompense
méritée... Il abandonna cette situation pour aller à Madagascar, en
qualité de secrétaire général, immédiatement après la prise de
Tananarive par nos troupes. Il rêvait y faire de grandes choses: la
chute du régime civil, qui fut remplacé par le gouvernement militaire de
Gallieni, mit fin à cet espoir... Alors il revint à Paris, et sans une
plainte, sans même un sentiment de rancune contre ceux qui
l’abandonnaient, redevint journaliste, simplement, uniquement
journaliste, jusqu’à sa mort.

... Quand j’y songe, je me dis qu’une carrière de journaliste, telle que
celle-ci, est plus belle, plus féconde, plus glorieuse que celle de
n’importe quel homme de lettres, même le plus grand. Mais les
journalistes ne s’en doutent pas. Ils n’ont pas du tout l’habitude qu’on
parle d’eux, après leur mort. Ils n’y comptent pas...




CHAPITRE X

POLÉMIQUES LITTÉRAIRES CONTEMPORAINES


Continuant de s’entraîner méthodiquement à la carrière, Pamphile lit les
jeunes revues et les feuilles littéraires. Au bout de quelque temps, il
me dit:

«Il paraît que Sidoine n’a aucun talent, et qu’Ariste a de mauvaises
mœurs... Mais pour Polydore, Théodote et Micromégas, ce sont de purs
génies.

--D’où tenez-vous cela?

--De la _Foudre_, journal jadis exclusivement politique, mais devenu, à
ce qu’on affirme, le principal organe littéraire contemporain... Ah! ce
qu’il en raconte, sur Sidoine et Ariste, ce qu’il en raconte...

--Pamphile, répondis-je, ne prenez pas ces belles choses trop à la
lettre. Vous n’avez pas lu les journaux qui se publiaient entre 1890 et
1900, et pendant l’affaire Dreyfus. Je parle des journaux politiques,
non littéraires. C’était alors l’époque, en politique, de l’invective à
jet continu. Quatre ou cinq journaux s’en étaient fait une spécialité,
et chacun avait son artiste ès injures et diffamations. Au-dessous de
cette vedette il y avait des sous-vedettes: leur travail était moins
accompli, mais l’expression, plus maladroite, était encore plus raide.
On cultivait le genre, on s’ingéniait chaque jour à le perfectionner.

--On dirait qu’il en devient ainsi en littérature...

--Laissez-moi continuer... Il y eut des inventions géniales. Je me
souviens d’un pauvre diable de député, qui eut le malheur de passer
ministre, étant parfaitement inconnu. On ne savait naturellement rien de
lui: c’était un honnête homme. Son adresse n’était même pas dans le
_Bottin_. Le rédacteur d’un de ces journaux dont je viens de parler
s’écria: «Il couche sous les ponts, alors!...» Cela suffit. Durant tout
son ministère, on put lire: «X..., qui couche sous les ponts».
Rencontrez-vous dans les feuilles politiques actuelles quoi que ce soit
qui rappelle le ton de ces anciennes polémiques?

--Non, je vous dis que c’est en littérature...

--Attendez, Pamphile, j’y arriverai... Dans les controverses politiques
on est aujourd’hui bénin, bénin. Tout, jusqu’à «je vous hais», se dit
presque poliment. Et même on ne dit plus rien du tout. Les journaux sont
comme les belles femmes qui croient n’avoir pas besoin d’ouvrir la
bouche pour plaire. La consigne est de ronfler.

--Il est vrai. Mais je croyais que ç’avait toujours été comme ça...

--C’est que vous êtes jeune. Dans ces mêmes journaux la critique
littéraire tenait jadis très peu de place. On s’y souciait de la
littérature autant qu’une morue de la précession des équinoxes. Et quand
par hasard ces feuilles parlaient d’un écrivain, c’était presque
toujours en termes abrégés, ou bien dans des notes de publicité payée,
dithyrambiques.

«Aujourd’hui, changement à vue. Non seulement il se publie deux ou trois
journaux hebdomadaires uniquement consacrés à la littérature, aux
beaux-arts, à la musique; mais des journaux quotidiens, assez plats
quand ils traitent de politique, se sont appliqués à recruter la
clientèle qui leur manquait un peu en ménageant une place de choix aux
questions littéraires, et surtout aux polémiques littéraires, conduites
avec la même âpreté, la même fureur, la même iniquité que jadis les
polémiques politiques.

«Il y a plusieurs républiques des Camarades dans la république des
Lettres, et qui se traitent, réciproquement, en ennemis: «Ah! tu ne
trouves pas de mérite au bouquin d’Un Tel qui est de ma coterie! Attends
un peu, tu vas voir. Ton père a été au bagne! Ta mère à Saint-Lazare...
Et où étais-tu, pendant la guerre?»

«Où étais-tu pendant la guerre?» Pamphile, c’est exactement ce qu’on
demandait, après 1870, aux candidats à un siège parlementaire. Ce sont
maintenant Vadius et Trissotin qui se posent réciproquement cette
question.

--Vous n’exagérez qu’à peine.

--Voyez-vous, Pamphile, on a transféré la polémique de la politique à la
littérature. On est, en littérature, de droite ou de gauche. On vitupère
«l’infâme XIXe siècle» ou bien on crie: «Halte-là! Le romantisme est un
bloc, il est défendu d’y toucher!» On fait un volume énorme, au lieu
d’écrire des volumes, parce que le poète Barbachon des Barbachettes, ce
génie, n’a pas été compris dans la dernière promotion de la Légion
d’honneur. Et toujours, par derrière, ce motif plus ou moins avoué ou
dissimulé: «Durand n’est pas de la bande à Dupont, dont je suis; Durand
n’a aucun talent!» Exactement comme jadis en politique.

--Mais d’où cela vient-il?

--Cela vient justement de ce que les grands journaux ne parlent plus
politique. Alors les polémiques se sont déplacées, déportées vers la
littérature. Un journal où l’on ne prend pas parti, un journal où il
n’est plus question que de la dernière étoile à qui l’on a volé son
dernier collier de perles, ou de la dernière femme coupée en
morceaux, devient un journal ennuyeux. Car il faut bien que les
journalistes--c’est leur métier--diffèrent entre eux sur quelque chose.
Sinon, pourquoi lire l’un plutôt que l’autre? On n’en lirait plus aucun
si les polémiques littéraires ne bouchaient le trou...

--Cela va-t-il durer longtemps ainsi?

--Cela durera tant que durera chez nous cette atonie de la politique
intérieure, légitimée du reste par les soucis de la politique
extérieure, qui continue d’exiger l’union sacrée. Si jamais l’Allemagne
paie, la vie politique reprendra.

--Et alors?

--Alors il y aura beaucoup moins de polémiques littéraires. Et ce sera
du reste tant pis pour les écrivains. Car il en est des hommes de
lettres comme des politiciens: il est de leur intérêt qu’on parle d’eux,
même en mal.»




CHAPITRE XI

UNE OPINION POLITIQUE POUR L’ÉCRIVAIN?


«Un autre souci m’est venu, me confia Pamphile.

--Bon Dieu, encore?

--Pour écrire, surtout un roman--tout le monde, maintenant, écrit des
romans, et décidément j’admire le courage des poètes--convient-il
d’adopter une opinion politique, ou d’exclure absolument, comme le veut
M. Eugène Montfort, la politique de mes préoccupations?

--Pamphile, de quoi vous inquiétez-vous là? J’ai lu jadis dans les
_Marges_, la revue de mon excellent et distingué confrère Montfort,
l’enquête à laquelle il s’est livré à ce sujet; et il m’a paru
discerner, dans la centaine de réponses qu’il a obtenues, que tous ceux
qui répondaient avaient une opinion politique, même ceux qui
prétendaient n’en pas avoir, et même M. Eugène Montfort: car, pour
démontrer que la politique est chose honteuse, indigne d’un homme qui
tient une plume, il a écrit un roman, d’ailleurs assez bon, entièrement
consacré à dénoncer l’ignominie des politiciens et des hommes
politiques. Haïr la politique et le dire de cette façon, Pamphile,
n’est-ce point, pratiquement, avoir une opinion politique?

--C’est un paradoxe!

--Hé, hé!... Voyez-vous, Pamphile, ma conviction est qu’il est
difficile, malgré qu’on en ait, d’écrire dix pages sans que celles-ci
prennent une signification politique. Quand Voltaire écrivait _Candide_,
ça n’avait pas l’air d’être de la politique. Pourtant, tournant en
dérision cet optimisme qui prétend que tout est pour le mieux dans le
meilleur des mondes, et que par conséquent rien n’est à changer,
Voltaire ouvrait la voie à la Révolution, c’est-à-dire à ce qui change,
ou veut changer. A tout le moins, son pessimisme était un hymne ironique
au progrès, et c’est en partie de la religion du progrès qu’est issu
l’élan des réformes démocratiques du XIXe siècle.

«Même l’_Émile_ de Rousseau, pour ne pas parler de ses autres ouvrages,
sauf _Héloïse_--et encore!--aboutit à de la politique: car il est
impossible de préconiser un programme d’éducation sans souhaiter le
faire adopter par toute la communauté sociale; pour obtenir ce résultat,
il faut que des disciples enthousiastes réclament des lois, un système;
pour édicter ces lois, établir ce système, il faut convertir les
pouvoirs--ou les renverser.

--Cela veut dire que la littérature peut, ou même doit être sociale. Je
l’admets... Par exemple, en France, à force de prendre pour lieu commun
l’adultère, elle a conduit la police, les tribunaux, bientôt la
législation, à considérer avec d’autres yeux qu’auparavant l’institution
du mariage. Mais cela ne veut pas dire qu’elle soit politique. Ou alors
elle l’est sans le savoir.

--Précisément!... Pamphile, je vous serais reconnaissant si vous me
pouviez montrer quel abîme infranchissable sépare la critique, ou
l’apologie, ou la peinture seulement, d’un état social, et la politique?
L’un mène inévitablement à l’autre. Il n’est pas possible d’attaquer, ou
de porter aux nues, ou de décrire objectivement cet état social, sans
inspirer au lecteur le désir de le modifier ou de le défendre. Une fois
qu’on en est là, c’est de la politique.

--Soit. Il faudrait donc dire que l’homme de lettres peut s’abstenir de
faire de la politique active--mais que, de toute façon, même contre sa
volonté, il devient un animateur politique.

--C’est mon avis. Supposez que j’écrive un roman «colonial» sur
les nègres, ou les jaunes, ou même les Français perdus de
Saint-Pierre-et-Miquelon, ou encore le bagne de Cayenne. Je n’ai pas du
tout l’intention de faire de la politique. Je dis ce que j’ai senti,
comme je l’ai senti. Mais alors l’opinion publique, mais alors les
membres du Parlement, réagiront. Ils se diront: «Comment donc, ces gens
existent? Et voilà comment ils pensent, vivent, meurent. Il importe de
les traiter de telle ou telle manière.» Ainsi ce livre de pure
littérature deviendra un élément de politique coloniale.

--Je n’y avais pas réfléchi... Ce que vous dites me paraît pourtant
d’autant plus vraisemblable qu’un écrivain, comme tout le monde, ne
saurait s’empêcher d’avoir son idée sur les fins dernières de l’homme et
le mystère de l’après-vie, c’est-à-dire sur la religion ou sur une
religion, et que toute question religieuse, dans un État, aboutit
fatalement à une question politique.

--Vous m’avez compris.

--Cela revient à penser que beaucoup d’œuvres littéraires ont pour
origine, volontairement ou involontairement, une conception sociale, et
par suite politique?

--C’est bien cela.

--Mais alors, moi, moi?...

--Écoutez, Pamphile!... Vous comptez, n’est-ce pas, dans votre
génération, des jeunes hommes qui déjà se sont engagés dans la carrière
où vous voulez vous distinguer? Quelle est leur attitude, quelles sont
leurs tendances politiques?

--Il me semble qu’ils sont souvent réactionnaires. C’est, dirait-on, la
mode.

--Et quelles étaient les tendances des générations littéraires
précédentes, celles du second Empire ou du gouvernement de Juillet?

--Je crois me rappeler qu’elles étaient libérales.

--Oui et non, Pamphile!

--Mais, monsieur...

--Pamphile, elles étaient simplement, comme aujourd’hui, dans
l’opposition. Car le secret est que, sauf de rares exceptions,
l’écrivain imaginatif est communément dans l’opposition. Cela s’explique
d’une façon bien simple: le présent est toujours rempli de choses
désagréables ou banales. La littérature, voyez-vous, c’est comme
l’«idéal»: la réalité, _moins_ quelque chose--ce qui vous ennuie. On ne
saurait guère créer qu’en se projetant dans l’avenir, ou en se rejetant
dans le passé.

«Les générations littéraires nouvelles, sauf encore quelques exceptions,
semblent préférer le passé. Il y a pour cela quelques motifs, les uns
particuliers à la situation actuelle de la bourgeoisie, qui a perdu ses
privilèges, et, depuis la guerre, n’est pas matériellement heureuse; un
autre, général, qui est que le passé est matière à littérature
infiniment plus aisée que l’avenir.

--Vous croyez?

--J’en suis certain. L’avenir est tellement vague, difficile à
distinguer que, sauf pour des imaginations très fortes, telles que celle
de Rosny ou de Wells, il ne peut guère prêter qu’à déclamation
sentimentale ou effusions oratoires, qui peuvent du reste être très
belles; et c’est à quoi ordinairement se bornèrent les romantiques. Le
passé au contraire est tout chargé, par tradition, par souvenirs, par
les œuvres mêmes des prédécesseurs et l’impression qu’elles vous ont
faite, d’émotions, d’images, de sensibilité. Ceci non seulement dans le
cerveau de l’auteur, mais dans celui du lecteur. C’est un immense
avantage. Il serait pénible d’y renoncer. Il est permis de dire qu’à
cette heure les plus larges lieux communs, ceux dont l’effet est le plus
sûr, sont en arrière, non pas en avant.

--Ni dans le présent?

--Pamphile, pour voir dans le présent ce qui véritablement y est, ce qui
en constitue les traits définitifs, caractéristiques, il faudrait non
seulement un immense génie, mais un bon sens effrayant. Je n’ose vous
encourager à vous aventurer de ce côté; ce serait bien téméraire.

--Mais alors, il faut faire comme les camarades: le Passé?...

--Si vous voulez. Mais, aux yeux de la postérité on a autant de chances
d’être pris pour un imbécile en prétendant revenir à ce qui fut, qu’en
prêchant un devenir qu’on ignore. Même un peu plus: car ce qui fut ne
revient jamais, on se trompe ainsi davantage encore, et l’action qu’on
exerce sur ses contemporains, dès qu’ils s’aperçoivent de votre erreur,
est, dans ces conditions, éphémère.»




CHAPITRE XII

ESPOIRS ET REGRETS


Pamphile m’apporte le dernier roman qu’a couronné l’Académie Goncourt.
Cela fait trois tomes, assez massifs.

«Avez-vous lu?... demande-t-il.

--Non, dis-je, pas encore. Mais c’est évidemment un ouvrage
considérable.»

Il se met à rire, pensant que je plaisante. Je me montre légèrement
offensé: la plaisanterie serait facile. Je lui affirme que je parle
sérieusement.

«Eh quoi! fait-il, prendriez-vous l’habitude de juger de l’importance et
de la valeur d’un ouvrage au poids?

--Cela n’entre nullement dans mes intentions. Mais je m’assure qu’il
n’est pas indifférent, sinon du point de vue purement littéraire, du
moins de celui de l’évolution littéraire, qu’un ouvrage de fiction ait
trois volumes, ou qu’il n’en ait qu’un.

--Ceci est encore un de vos paradoxes!

--Non pas. Observez, Pamphile, qu’aux débuts du romantisme, et même à sa
plus glorieuse époque--ce romantisme dont il est de mode aujourd’hui de
médire, mais qui n’en a pas moins fécondé notre littérature et laissé
des chefs-d’œuvre impérissables--observez qu’alors les romans n’en
finissaient pas. Les _Misérables_ sont longs comme les _Védas_. Les
_Mystères de Paris_ s’étendent sur je ne sais combien de tomes; il en a
fallu deux à Balzac pour nous conter les aventures de Vautrin; et, comme
elles sont mêlées à celles du beau Lucien de Rubempré, qui commencent
dans _Illusions perdues_, cela en fait cinq au moins qu’il faut avoir
lus pour être au courant de toute l’histoire.

«Tandis que les romans de Voltaire sont de courtes nouvelles,
pareillement _Manon Lescaut_ et _Paul et Virginie_.

--C’est un hasard. Cela s’est trouvé comme ça.

--Croyez-vous?... Après la grande floraison romantique, les romans de
Zola n’ont qu’un volume, mais copieux. Insensiblement, ensuite, on
dirait que l’imagination des auteurs se condense--je n’entends pas dire
du tout qu’elle se rétrécit! On est descendu à deux cents pages, même à
cent cinquante. Cela n’empêche pas de faire des choses très bien; témoin
l’_Adolphe_ de Benjamin Constant, à l’aurore du XIXe siècle, avant le
romantisme; et _Maria Chapdelaine_, aimable et pieuse oaristys
canadienne, qui n’est en somme qu’une nouvelle.

«Mais voici que déjà, une douzaine d’années avant la guerre, est apparu
le _Jean-Christophe_ de Romain Rolland. En combien de volumes? Je ne
m’en souviens plus; je sais seulement qu’il y en avait beaucoup. Et,
depuis la guerre, cela devient une habitude. Il a fallu des volumes et
des volumes à Marcel Proust pour écrire un roman inachevé, et qui, de la
manière qu’il l’avait conçu, _ne pouvait pas finir_.

«_Les Thibault_, de M. Roger Martin du Gard, en ont déjà trois, et il
paraît qu’il y en aura bien encore le double ou le triple.

--Eh bien?

--Eh bien, j’ai l’impression que c’est là un phénomène qui mérite qu’on
y réfléchisse. J’y ai trouvé une explication. Je vous la donne pour ce
qu’elle vaut. La voici:

«Il y a des époques où les écrivains, les romanciers, les poètes,
découvrent un nouvel aspect de l’univers, ou de la société, ou même de
la sensibilité individuelle. En même temps l’ancien aspect de la société
en voie d’évolution est devenu ignoré des générations nouvelles. C’est
ce qui s’est passé au moment du romantisme et de Balzac. La Révolution
avait fait surgir un autre monde. Ce n’étaient plus les classes
aristocratiques qui régnaient. Suivant un mot prophétique, le «tiers»
était devenu tout. Il était privilégié à son tour. Immense matière à
découvertes, à observations, à peintures. Et d’autre part les années de
crise qui avaient amené ce bouleversement radical, celles de la
Révolution et de l’Empire, les relations sociales telles qu’elles
existaient avant ce bouleversement, présentaient déjà quelque chose de
légendaire et d’incompréhensible.

«Ainsi, Pamphile, ainsi nous commençons à estimer légendaire et
incompréhensible la vie sociale et individuelle d’avant-guerre, et la
guerre même!

--Cela est vrai. Moi qui n’avais pas vingt ans le jour de l’Armistice,
je n’arrive pas du tout à me figurer ce qui pouvait exister _avant_. Il
me semble que c’était quelque chose de tout différent, mais je ne
distingue pas bien en quoi.

--... Alors qu’au contraire la France avait très peu changé de 1830
jusqu’à 1914. C’étaient les mêmes classes, ou peu s’en faut, qui
détenaient le pouvoir politique, les mêmes classes qui possédaient la
richesse; les mêmes chemins de fer et les mêmes télégraphes qui
servaient au transport des hommes et de la pensée humaine. L’évolution a
commencé une dizaine d’années avant la guerre, par les automobiles, la
télégraphie sans fil, le cinéma, la concentration des fortunes, le
développement de la grande industrie--mais la guerre paraît l’avoir
incroyablement précipitée. Il ne faut pas s’en étonner, du reste: une
grande guerre est presque toujours un agent énergique de transformation
sociale.

--Mais qu’en concluez-vous donc sur le sujet qui nous intéresse? Vous
semblez vous en écarter?

--J’y suis demeuré attaché, je vous le jure. Car il est clair que pour
révéler au lecteur, pour analyser devant lui, de telle façon qu’il voie
et qu’il comprenne, cet état nouveau d’une société, d’un monde, d’une
sensibilité même individuelle, il faut tout dire! Allons chercher, si
vous me le permettez, une comparaison. Dans le courant de la
conversation, Pamphile, voici qu’il m’arrive de vous parler du boulevard
des Italiens. Je n’ai pas besoin de vous le décrire: vous le connaissez.
Une seule phrase suffira: «Hier, je passais sur le boulevard des
Italiens.» Vous savez comment il est fait, l’aspect de la foule, des
magasins, l’illumination violente, le soir, de ses réclames lumineuses.

«Mais si je dois vous dire: «Un jour que j’étais dans la lune!...», vous
ne connaissez pas la lune, Pamphile. Il faudra que j’en décrive tout
pour que vous compreniez comment j’y suis arrivé, ce qu’on y voit,
quelles sortes d’êtres y vivent, de quelle manière ils naissent,
meurent, se reproduisent, l’aspect de leurs habitations, s’ils en
possèdent, comment ils réagissent sur moi, et moi sur eux. Tout devient
neuf, tout est inédit. Si j’omets un seul détail, vous serez perdu. Cela
ne se peut faire en trois mots, ni même en cinquante mille. Il en faut
dix fois, vingt fois plus.

--Et c’est ce qui aurait lieu en ce moment?

--Peut-être. En tout cas, je l’espère. On reproche à ces nouveaux venus
dans la littérature de ne pas savoir choisir. Et si l’art est de
choisir, en effet ils manquent d’art. Mais enfin ce n’est pas la même
chose d’herboriser dans un vieux pays, ou sur une terre jusqu’à ce jour
inexplorée. Du vieux pays, on ne veut rapporter dans sa boîte que des
plantes rares, non encore classées, on néglige les autres. De la région
inexplorée, tout est inconnu: il ne s’agit plus alors d’un choix, mais
d’un inventaire.

--Vous me faites, à moi et à ceux de ma génération, la partie belle!

--Mais non pas à moi, hélas, pauvre écrivain vieillissant, qui travaille
avec un outil désuet, et dont les yeux, obscurcis par ce qui était, ont
peine à voir ce qui est! Mais je me console, parce qu’il n’est rien de
plus beau, Pamphile, de plus attachant que les voyages de découvertes,
même quand on est trop fatigué pour monter sur le navire! D’ailleurs il
peut rester, jusqu’à la fin de l’existence, une joie, la plus magnifique
après celle de la création originale, celle de comprendre.

«Et parfois, alors, parfois, j’en arrive à songer qu’il y a quelque
chose de salutaire jusque dans l’injustice--et je m’en rapporte au temps
pour remettre les choses, les gens, les œuvres à leur place. Je me dis
par exemple que, si certains jeunes gens calomnient la grande époque du
romantisme, dont nous sortons, dont nous sommes nourris, ce n’est pas
seulement par passion politique. Il y a de ça! Mais il y a aussi la
réaction sans doute nécessaire d’une sensibilité qui a changé, et qui
veut autre chose que ce qui nous agréait. Plus tard, il n’y aura pas
pour cela un chef-d’œuvre de moins, ni du père Hugo, ni de Flaubert, ni
des autres. Mais je veux me persuader qu’il y en aura quelques-uns de
plus, et différents.»




CHAPITRE XIII

VACHES GRASSES ET VACHES MAIGRES


«Vous affirmiez l’autre jour, me dit Pamphile, qu’il y a, pour les
écrivains de fiction, des périodes de vaches grasses, puis de vaches
maigres, et que nous sommes en ce moment, de quoi je me devrais
féliciter, en période évidente de vaches grasses.

--C’est bien mon impression. Il semble même que ces périodes,
avantageuses aux débutants, coïncident ordinairement avec les années qui
suivent une guerre. Il en fut ainsi après les vingt-trois années de
grandes batailles qui bouleversèrent l’Europe de 1792 à 1815. Le
romantisme était né auparavant. Jean-Jacques Rousseau en fut
l’annonciateur et Chateaubriand le messie. Mais c’est seulement à partir
de la Restauration, après Waterloo, qu’il apparaît comme école militante
et révolutionnaire, avec ses cadres d’officiers et de généraux, ses
troupes enthousiastes--et ses éditeurs. L’intérêt du public s’éveille.
On lit, à compter de ce moment, on lit beaucoup, avec curiosité, avec
passion. Les libraires font de bonnes affaires, bien meilleures que sous
le grand Napoléon, et les auteurs en profitent. Pour vous en convaincre,
vous n’avez qu’à relire les _Illusions perdues_ de Balzac, qui demeurent
pour nous un document précieux sur les mœurs et l’activité littéraire de
ce temps.

«Quelque soixante années plus tard, la guerre de 1870 ne fut--nous
pouvons nous en rendre compte aujourd’hui--qu’une toute petite guerre.
Pourtant on assiste alors à un renouveau analogue. Zola, Daudet,
Maupassant, tous les protagonistes du naturalisme, connurent des tirages
considérables, qu’avaient ignorés Flaubert, George Sand, et même--malgré
le bonheur du _Roman d’un jeune homme pauvre_,--Octave Feuillet, qui
restera peut-être le romancier caractérisant le mieux le goût des
classes moyennes sous le second Empire. Je ne prétends pas du tout,
notez-le bien, que dans les décades qui précédèrent 1871, il n’y eut
point des auteurs qui remportèrent de grands succès; mais ils étaient,
relativement, en petit nombre. Il n’en fut pas de même après cette date.
Entre 1875 et 1886 environ, il était connu que, si un écrivain avait
besoin de quelque argent, il n’avait qu’à porter à un éditeur le recueil
de chroniques publiées par lui dans n’importe quel journal. Le public
absorbait tout ce qu’on voulait bien lui offrir.

«Dix années, vingt années surtout plus tard, il n’en était plus de même.
A l’instant qu’allait éclater le grand conflit de 1914, la librairie
était tombée dans un noir marasme. Il n’y avait guère d’exception que
pour les romanciers recommandables, par le genre de leur talent, à la
clientèle catholique, et pour le «prix Goncourt». Encore faut-il
remarquer que les premiers auteurs couronnés par l’Académie Goncourt
n’ont pas bénéficié des gros tirages dont leurs cadets ont pu jouir...
Le lecteur faisait grève.

«On attribuait ce marasme à cent motifs: à l’automobile, au bridge, au
tango... A cette heure, il y a deux fois plus d’automobiles qu’avant la
guerre, le nombre des fidèles du bridge n’a pas diminué, on danse
toujours autant: et cela n’empêche pas les livres de se vendre comme des
petits pâtés, mieux même que les petits pâtés.

--C’est peut-être, suggéra Pamphile, que toutes proportions gardées, ils
ne coûtent pas aussi cher. Le prix de la farine, du beurre, des œufs,
s’est accru, m’a-t-on dit, de plus du quadruple, depuis cet âge en
quelque sorte préhistorique dont vous parlez, et que je ne connais que
par ouï-dire, ainsi que celui des vêtements et de toutes choses: tandis
que le prix des livres n’a fait que doubler. Le livre est actuellement
la marchandise au meilleur marché qui soit au monde.

--Il est vrai. Toutefois, il convient de se souvenir qu’il est, de
toutes les marchandises, une des moins indispensables, et que d’autre
part on ne saurait en faire, comme des tableaux et des bijoux, un objet
de spéculation, dont on peut espérer que la valeur future sera
supérieure à la valeur présente. Vous n’avez qu’à considérer le prix des
bouquins offerts sur les quais pour constater que, d’une façon générale,
il n’en est pas ainsi. Il y a donc autre chose...

--Mais quoi?

--Je ne voudrais pas trop me risquer à suggérer une explication... Après
1815 et 1871, la littérature a joui d’une liberté plus grande que sous
le régime politique antérieur. Le vainqueur d’Austerlitz n’aimait pas
les gens de lettres, à moins qu’ils ne fussent domestiqués. Il les
tenait pour des idéologues, ce qui est une conception justement
administrative: Chateaubriand et Mme de Staël l’ont appris à leurs
dépens. Pour Napoléon le troisième, il se considérait comme un génie
providentiel, dans le genre de César-Auguste, appelé par les dieux,
protecteurs de l’Empire, à restaurer les anciennes mœurs aussi bien dans
la famille et la société que dans la machine politique: ce qui fait que,
sous l’oncle et le neveu, il y avait pas mal de manières d’écrire et de
penser qui étaient dangereuses.

--Alors, ce serait cela...

--La liberté, et même la licence, si vous voulez, dont jouissent les
écrivains, n’ont pas changé de 1913 à 1925. Donc, si c’était cela
seulement, les ouvrages de l’esprit auraient rencontré autant de
lecteurs avant qu’après la guerre. Il faut chercher ailleurs...

--Vous disiez l’autre jour qu’il apparaît un renouveau, dans la
littérature, toutes les fois que se modifie l’état de la société. Cela
pourrait être l’explication.

--Et ceci, en effet, est un élément qui n’est pas négligeable.
Toutefois, je voudrais bien qu’on pût me montrer ce qu’il y eut de
changé dans l’état social de la France, après et avant la chute du
second Empire: rien, ou presque rien. Non, non, l’explication est
insuffisante.

--Mais alors?...

--Je soupçonne qu’il faudrait tenir compte des impondérables... Il se
peut que la guerre accoutume aux émotions fortes, qui demeurent un
besoin pour l’organisme. Cela pour les non-combattants et même pour les
combattants, qui ont tant souffert, et pensaient ne plus pouvoir, si par
hasard ils survivaient, rêver que d’idylles et de bergeries. Sinon,
comment justifier, ou excuser, la vogue du roman d’aventures? On ne veut
plus entendre parler de la guerre, soit. Mais on a faim de fictions où
le risque, l’imprévu, l’impossible, jouent un rôle. Et surtout l’on
désire ardemment sortir de la réalité parce que la réalité n’est pas
gaie. Elle n’est jamais gaie, après une guerre, quand on a été battu...

--... L’expérience, ajouta Pamphile de son cru, vient de nous montrer
qu’il peut arriver qu’elle ne le soit pas davantage, quand on est
vainqueur.

--Hélas! oui... Joignez à cela que, après un grand conflit, et des
traités qui n’ont pu guère régler les choses que sur le papier, par
surcroît avec une faiblesse d’imagination bien humaine, ou des
arrière-pensées, de la part des négociateurs, qui se retournent contre
eux, et où ils s’empêtrent, la politique intérieure, qui intéresse plus
ou moins tout le monde, cède fatalement le pas, dans la presse et dans
les soucis des dirigeants, à la politique extérieure. Or il n’y a rien
de plus ennuyeux, pour la majorité des citoyens, que la politique
extérieure, pour la bonne raison qu’ils n’y comprennent absolument rien.
Il faut pourtant bien exercer ce qu’on a d’esprit: alors on lit des
romans!

--Mais, dans ce cas, interrompit Pamphile, assez inquiet, le jour où
l’Europe--et la France par conséquent--auraient repris leur équilibre,
où le franc remonterait, où nous saurions définitivement ce que
l’Allemagne paiera ou ne paiera pas, où nous connaîtrons, de manière
également définitive, que ce seront toujours les mêmes députés qui
seront réélus, où les commerçants se contenteront de gagner,
honnêtement, vingt pour cent sur leur prix de revient, les auteurs et
les éditeurs reverront les vaches maigres?

--C’est bien possible. J’avais oublié de signaler, cependant, que le
changement des conditions économiques transformant, de façon notable, la
manière de vivre des travailleurs manuels, et plus encore celle des
populations rurales, il est apparu une nouvelle clientèle pour les
livres. Cependant, il n’est pas possible de croire que ce sont ces
nouvelles couches qui font le succès de nos plus récents romanciers, à
moins que ceux-ci ne cultivent le genre populaire de l’aventure, ou
celui de la pornographie, simple et facile à suivre, même en voyage et à
l’étranger--ce qui devient rare, car si par chance celle-ci joue un rôle
dans leurs ouvrages, elle est d’ordinaire trop compliquée chez certains
d’entre eux pour être accessible au commun des mortels.

--Mais enfin, combien de temps durera cette période favorable?

--Pamphile, je n’en sais rien... Mais je puis vous indiquer à quels
signes on pourra distinguer que sa fin approche: ce sera quand les
éditeurs s’apercevront que la publicité, qu’ils dispensent à cette heure
de façon si ingénieuse, ne rend plus, et que le public, à la fin gorgé,
repousse toute nouvelle nourriture. Ils seront les premiers à le
pressentir, ils arrêteront les frais, et les bons ouvrages alors en
souffriront autant que les mauvais.»




CHAPITRE XIV

PUBLICITÉ LITTÉRAIRE


Un éditeur vient d’imaginer un nouveau mode de publicité. C’est lui qui
le dit, et d’avance il s’en félicite. Il m’a écrit, ainsi qu’à plusieurs
autres personnes, m’envoyant des bonnes feuilles d’un roman qu’il va
publier, pour me demander ce que je pense de celui-ci, ne me cachant pas
que, à son avis, c’est un chef-d’œuvre.

Il ajoute qu’il sent très bien le danger qu’il court à employer, au
sujet de cet ouvrage, un terme aussi «voyant», sous le poids duquel il
risque de l’accabler. Mais quoi! c’est son opinion. Non seulement il
souhaite que je la partage, mais encore que je le lui dise, voulant bien
m’avertir que je suis libre de lui faire connaître s’il m’agrée que mon
jugement soit rendu public, ou si, au contraire, il le devra garder pour
lui.

J’ai lu le roman, qui est une imitation, honnête et sans génie, des
romans anglais d’il y a une quinzaine d’années, à une époque où nos
voisins demeuraient encore sous l’influence de l’école naturaliste
française. De sorte que cet ouvrage est anglo-français, sans l’être,
tout en l’étant et que, au bout du compte, on s’en pourrait passer.

Mais je n’ai pas répondu à l’invitation pressante que celui qui le
«lançait»--c’est le terme même qu’il emploie--me faisait de lui
communiquer mon impression.

«Pourtant, me dit Pamphile, il a insisté, dans une seconde lettre qu’il
vous adressa, et que je vois sur votre table. Il se tient pour persuadé
«que l’intérêt de cette «répétition générale», pour un livre qu’il aime,
ne vous échappera pas. Il veut même espérer que vous y trouverez la
solution du problème de la publicité littéraire, qui est actuellement à
l’ordre du jour».

--C’est justement pourquoi je préfère m’abstenir. Cette solution-là ne
me donne aucune garantie. Je pense bien qu’on s’empresserait de répandre
mon opinion aux quatre vents du ciel, si elle est favorable; mais j’en
suis beaucoup moins sûr si elle est peu satisfaisante, comme c’est le
cas. Un général ne saurait tirer sur ses propres troupes, ni un éditeur
sur ses auteurs. Ceux-ci, alors, auraient même le droit de lui faire un
procès.

«Par surcroît, Pamphile, j’avoue que je ne goûte pas outre mesure ce
terme de «lancement», dont il est fait usage. Il est clair que
j’appartiens à une époque désuète, et que mes préjugés sont ridicules.
Toutefois, je ne puis m’empêcher de me sentir un peu choqué qu’il soit
question, ouvertement, de «lancer» un livre comme des pilules contre les
pâles couleurs, un nouvel apéritif, ou un système inédit de jarretelles
indécrochables. S’il y avait un Conseil de l’ordre pour les gens de
lettres, qu’en dirait-il, le bâtonnier! Ce serait au moins, contre
l’auteur, le blâme simple, sinon la suspension ou la radiation du
tableau. Du reste, un tel conseil n’existera jamais, pour ce motif
majeur qu’on ne doit interdire à personne d’écrire, à ses risques et
périls, et qu’après tout les écrivains ne sont pas chargés spécialement,
comme les avocats, de défendre la veuve et l’orphelin. Le remède serait
pire que le mal.

--Il n’y a donc pas de remède?

--Il me semble que les critiques littéraires ont pour métier de parler
des livres et d’en apprécier le mérite. Ils ont pour cela des journaux
et des revues, où ils peuvent s’exprimer en toute liberté. Ce n’est pas
aux éditeurs qu’ils doivent faire leurs confidences. Ils ne sont pas
payés pour ça, il ne faut pas qu’ils le soient pour ça. Je m’empresse de
reconnaître qu’en cette occasion le concours qu’on a sollicité d’eux, et
de moi, était entièrement désintéressé. Mais cela pourrait devenir assez
vite une coutume inquiétante.

--Votre thèse est que c’est aux critiques à dire au public si un livre
est bon, ou s’il est mauvais; capable de l’intéresser, ou ennuyeux.
C’est découvrir la Méditerranée! Mais vous savez bien qu’ils ne le font
pas, ou très incomplètement. Une bonne partie des romans échappe à leur
analyse.

--Des romans, oui!... Parce qu’il s’en publie, depuis quelques années,
une quantité décourageante. Vingt heures par jour ne suffiraient pas à
les lire. A plus forte raison, comment les pouvoir signaler tous sans
omission? D’ailleurs, Pamphile, songez qu’il n’y a pas que les
romanciers au monde. La poésie, l’histoire des lettres, l’histoire toute
pure, la philosophie, sont dignes qu’on s’en occupe. Elles ont, sans
doute, autant d’importance, sinon, j’ose m’aventurer à le dire,
davantage.

--Soit. Mais puisque les critiques, submergés, renoncent à parler de
beaucoup des romans qu’ils reçoivent, il faut bien que les auteurs, pour
attirer l’attention, s’arrangent pour se passer d’eux. Ainsi la
publicité devient indispensable.

--Votre argument, Pamphile, est tellement fort que je n’ai rien à
répliquer. Par malheur, nous tombons dans un cercle vicieux.

«Les critiques ne peuvent plus commenter, ni même lire, tous les romans
qui paraissent, et par surcroît cela n’est pas leur seule besogne. Les
éditeurs sont donc obligés de suppléer eux-mêmes, par un effort
personnel de publicité, à la carence de la critique. C’est bien cela,
n’est-ce pas?

--En effet.

--Cet effort est, après tout, louable. Les auteurs qui en bénéficient ne
manquent pas de s’en applaudir. Mais il ne saurait tenir lieu des
observations indépendantes de la critique. Et en second lieu--c’est là
que nous entrons dans le cercle vicieux!--cette publicité ne saurait
porter d’égale manière sur tous les ouvrages que publie l’éditeur.
Celui-ci choisit dans le tas, si j’ose ainsi dire, un certain nombre
d’entre eux qui lui paraissent plus particulièrement destinés à réussir.
Les autres sont par lui plus ou moins négligés. En d’autres termes,
chose curieuse, il fait sa critique lui-même. Il annonce d’avance ceux
de ses «poulains» qui lui semblent devoir gagner la course.

--Dans ces conditions, c’est ce que vous semblez vouloir marquer, le
lecteur possible n’est pas mieux informé, par cette publicité, que par
les critiques. Il reste ignorant d’une grande partie de la production
littéraire.

--Je le crains. Pour remédier à cet inconvénient, il faudrait alors que
les critiques ne parlassent que des ouvrages sur lesquels la publicité
ne s’est pas, d’avance, exercée; qu’ils se livrassent, pour ainsi dire,
à une revision.

--Pourquoi pas?

--Croyez-vous que ce soit si facile? Ces critiques sont, dans une large
mesure, les serviteurs du public. Et le public leur dit: «Il y a ce
livre dont on nous échouit les oreilles. Donnez-nous sur lui votre
opinion.» On continue de la sorte à tourner dans le cercle vicieux.

--Comment en sortir?

--Pamphile, on n’en sortira pas, tant que la littérature de fiction se
trouvera dans la période prospère où nous la voyons. On publie beaucoup
de livres parce qu’il s’en vend beaucoup. Il se fait à leur profit, ou
au profit de quelques-uns, une grande publicité parce que cette
publicité rapporte. Les auteurs, ou du moins certains d’entre eux,
gâtés, déclarent préférer cette publicité, naturellement élogieuse, à
l’opinion moins partiale des critiques. Mais vous savez comme moi que la
surproduction entraîne la mévente. Du moment qu’on traite le livre comme
une marchandise--et l’on doit reconnaître qu’à de certains égards il est
une marchandise comme les autres--il subira les fluctuations auxquelles
sont soumises les autres marchandises, bien que peut-être à des moments
différents; et ainsi la crise du roman ne coïncidera pas sans doute avec
une époque de crise commerciale générale, mais elle aura lieu.

--Et alors?

--... Alors on publiera moins de romans. Alors on reculera devant les
frais de publicité où l’on s’engage aujourd’hui si bravement. Alors les
auteurs s’estimeront bien heureux d’obtenir quelques mots de ces
critiques dont ils dédaignent à cette heure le jugement.

«Mais rien jamais n’est pour le mieux dans un monde meilleur. En ce
moment, l’on «sort» pas mal de livres dont le besoin ne se faisait pas
absolument sentir: mais il n’en est pas un, ayant quelque mérite, qui ne
puisse voir le jour. Plus tard, il y aura des manuscrits, d’une valeur
au moins égale, qui resteront dans le tiroir de leurs auteurs et l’on se
plaindra, comme aujourd’hui, mais d’autre chose.»




CHAPITRE XV

LA CRITIQUE


Selon vous, me dit Pamphile, le développement qu’a pris de nos jours la
publicité, en matière de littérature, ou, pour parler de façon plus
exacte, lorsqu’il s’agit de «lancer» un roman, n’est qu’une conséquence
de la vogue, peut-être passagère, dont jouit ce genre d’ouvrages. Vous
préjugez que la faveur qu’il rencontre peut ne pas durer toujours, que
la publicité qu’on fait à son bénéfice diminuera en effet et en
intensité, et qu’alors les auteurs s’estimeront trop heureux de
retrouver, fermes à leur poste, les critiques, dont à cette heure ils
affectent de dédaigner quelque peu l’action qu’ils exercent sur le
public.

--C’est ma pensée. J’ajoute pourtant qu’ils ont profité, plus qu’on ne
le pourrait croire, de la disposition qu’en cet instant montrent les
Français à se jeter sur toutes sortes de livres, particulièrement les
œuvres de pure imagination, même les plus frivoles. J’en fais la preuve:
voyez la place misérable que les feuilles publiques leur accordaient
avant la guerre; celle qu’on leur fait maintenant, infiniment plus
large, et doublée encore par cette rubrique: «Carnet des lettres» ou
«Informations littéraires». Voyez aussi ces journaux uniquement
consacrés aux Lettres, hebdomadaires ou même quotidiens, qu’on voit
sortir du pavé tous les jours.

--Soit. Mais toutefois ne pourrait-on distinguer une évolution de la
critique littéraire vers la publicité?

--Pamphile, vous outragez la corporation!... Et n’oubliez pas qu’un
critique est _aussi_ un écrivain! qu’il est même parfois un écrivain
supérieur, en érudition, en sensibilité, en talent, à ceux sur qui son
jugement s’exerce. Il y a eu Sainte-Beuve, il y a eu Jules Lemaître, il
y a eu, il y en a bien d’autres.

--Je vous accorde tout cela. Ce que je voulais dire est qu’on voit se
dessiner, pour la critique littéraire, une évolution un peu commerciale,
analogue à celle qui a transformé, en partie, la critique d’Art.

--Pamphile, vous devenez téméraire, mais ingénieux! Expliquez-vous!

--... Les tableaux sont devenus une marchandise qui peut atteindre de
gros prix; ils sont matière à spéculation. Non seulement avec des
artistes qui ne sont plus, mais des artistes encore vivants. Des revues,
des magazines d’art ont été créés, à l’instigation des marchands de
tableaux, et subventionnés par eux. Ces publications ont pour objet de
faire valoir les œuvres encore discutées; elles sont rédigées par des
critiques d’art fort convaincus, je n’en doute pas--mais qui défendent
un groupe déterminé, une école déterminée, des intérêts déterminés;
négligent ou attaquent les autres. En somme, tout se passe maintenant,
dans le domaine des beaux-arts, exactement comme en politique: il y a
des journaux de parti, des écrivains de parti.

--Ce que vous dites là est un peu brutal, et trop absolu; non pas
entièrement inexact.

--... La littérature, poursuivit Pamphile, a emboîté là-dessus le pas
aux beaux-arts...

--Ceci d’ailleurs est fort intéressant! Jusqu’à ce jour, il est bon de
l’observer, c’étaient les beaux-arts, en France, qui marchaient à la
remorque des mouvements littéraires. Par exemple le naturalisme, le
romantisme, en peinture, ne sont apparus qu’à la suite du naturalisme,
du romantisme en littérature. A cette heure il semble que ce soient les
peintres et les sculpteurs qui prennent les devants; et les écrivains de
leur génération subissent leur influence.

--Il est possible. Mais je me plaçais à un point de vue plus étroit.
Vous m’avez dit vous-même qu’il existe maintenant, dans le monde des
lettres, non pas une seule République des camarades, mais plusieurs,
dont chacune dispose d’un organe au moins de publicité, lequel est
fermement résolu à démontrer que nul n’a de talent, excepté ses amis, et
qui use, à l’égard de ses adversaires, d’arguments personnels jusqu’ici
réservés aux différends politiques en période électorale.

--Il est vrai. Et j’ai ajouté, Pamphile, que si ces petits conflits
littéraires deviennent, en apparence, si aigus, c’est que justement
l’intensité de la vie politique tend à décroître. Il faut bien que le
public s’intéresse à quelque chose... Du moment qu’on ne lui dit plus,
assez souvent, qu’Un Tel, homme politique, est un bandit, il est en
quelque sorte inévitable que le bandit dont on s’occupe soit un autre Un
Tel, poète, dramaturge ou romancier. Ou bien, au contraire, qu’il est un
gaillard dans le genre d’Eschyle, de Ronsard ou de Shakespeare. Dans les
deux cas quelque chose d’énorme: soit dans l’imbécillité, soit dans le
génie. Il en était ainsi sous le second Empire: relisez les petits
journaux de cette époque, où il n’était pas permis de parler politique.

--Vous approuvez ces nouvelles mœurs?

--Je vous dis qu’elles ne sont pas nouvelles! Elles remontent à Byzance
ou Alexandrie, tout au moins... De plus, ces histoires-là sont sans
importance. Il ne faudrait pas s’exagérer la place que tient la
République des Lettres dans la République tout court... Si j’écris qu’Un
Tel, homme de Lettres, est un crétin ou un plagiaire, cela, malgré tous
les clabaudages, ne sortira pas du Landerneau des gens de Lettres. Si
l’écrivain a du mérite, le public s’en apercevra quand même.

«Pamphile, retenez bien ceci: les réclames des coteries, même appuyées
par des écrivains de valeur, peuvent faire vendre quelques exemplaires
d’un ouvrage médiocre: mais elles ne feront jamais qu’un bon ouvrage,
dénigré par elles, demeure inconnu. Cela pour deux raisons au moins: la
première est que le public est dirigé, dans ses choix, par des motifs de
goût ou de dégoût, de plaisir ou de déplaisir, qui n’ont rien à voir
avec ce que lui chantent les ténors des écoles. La seconde est qu’il
existe encore, Dieu merci, des critiques qui sont des critiques, et ne
se soucient de rien autre que de garder un jugement sain, et de parler
comme ils pensent. Il en est même, aujourd’hui, plus qu’il y a vingt
ans.

--Vous croyez?

--J’en suis sûr. Et les grands journaux prouvent beaucoup plus de souci
qu’auparavant de se les attacher, leur laissant plus de place pour
s’exprimer. Il en est de toutes sortes, ils ont chacun leur tempérament,
leurs qualités et leurs défauts. Mais on ne saurait leur dénier
l’indépendance.

«Ces qualités et ces défauts font même que, sans se donner le mot, ils
se partagent la besogne.

«Voici, par exemple, _Ludovic_. Il ressemble à ces collectionneurs qui
hantent les magasins d’antiquités, à la recherche de la toile, du
bibelot authentiques, ayant perdu leurs titres de noblesse, et qu’ils
paieront vingt francs. Pareillement, Ludovic est un «découvreur». Il ne
lui plairait point qu’on ait parlé d’un ouvrage avant lui, il tient à
être le premier. Il est enthousiaste, et son enthousiasme est
contagieux. Il sort le bibelot de sa poussière, le caresse, le fait
valoir. L’auteur, éperdu de gratitude, s’empresse de lui envoyer son
nouveau livre, qu’il croit, peut-être avec raison, supérieur à ce
premier essai; il attend l’article de Ludovic... L’article ne vient
jamais ou bien il est modéré, comme insoucieux, dans son approbation...
Ludovic ne prend guère d’intérêt à cet écrivain, qui peut marcher
désormais tout seul: il est en quête d’autres joyaux ignorés; ne l’en
détournez pas.

«Voici, par contre, _Léonard_. Léonard se sent d’avance accablé,
épouvanté, exaspéré, par la masse des volumes qu’il reçoit. Le passé lui
a déjà fait connaître tant de chefs-d’œuvre qu’il admire profondément,
et pour lesquels certains sont injustes! Il sent que son premier devoir
est de les défendre... Pour le reste, qui est nouveau, il attendra un
choix préliminaire, un triage accompli par d’autres critiques, ou même
par le goût, la curiosité, la fantaisie du public. Alors il ira chercher
le volume dans le tas des autres, et vous dira ce qu’il en pense. Il le
dira fort bien, en toute équité, avec des considérations dont le poids
et l’intelligence ne laisseront rien à désirer. Il se peut que son
appréciation ne confirme point celle de Ludovic. Mais c’est en quoi son
rôle est si utile. Léonard est un critique attentif, qui s’efforce de
mettre quelque recul dans sa vision, et de juger comme on jugera quand
nous serons morts.

«Tous deux sont estimables, Pamphile, et avec eux il en est d’autres,
d’un tempérament différent, qui ne rendent pas moins de services à la
communauté des lettres. Ils ont enfin le mérite de dire--pouvant se
tromper, comme tout le monde--ce qu’ils pensent, toujours; et de réagir
contre les mouvements trop rapides de la sensibilité du vulgaire, ou des
suggestions qui, vous l’avez marqué, ne sont pas toujours
désintéressées.»




CHAPITRE XVI

PRIX LITTÉRAIRES


«On a publié l’autre jour, me dit Pamphile, la liste des prix de
littérature annuellement décernés. Leur nombre m’est sorti de la tête;
mais, si je me souviens bien, il frise la vingtaine, six ou sept d’entre
eux offrant une belle somme à l’heureux bénéficiaire, dont les journaux
parlent par surcroît; et méritant à l’ouvrage couronné les honneurs de
«la bande» ordinairement décorée du portrait de l’auteur, et destinée à
faire connaître à l’univers la majesté de cette distinction. C’est un
nouvel usage, ce sont de nouvelles mœurs. Que pensez-vous de celles-ci?
Certains critiques littéraires les blâment fort.

--Ce n’est pas sans raison. Jadis c’était au critique, au critique seul,
qu’il appartenait de dire aux lecteurs possibles: «Lisez cela, qui est
bon; négligez ceci, qui l’est moins.» A cette heure, un nouvel organe,
celui du jury des prix littéraires, tend sinon à se substituer à eux, du
moins à leur faire concurrence. Car ces jurys ne sont pas composés de
critiques, notez-le bien, mais de confrères, de membres de la même
profession. J’oserais dire que c’est une manifestation de syndicalisme
larvé.

--Et vous approuvez?

--Je n’approuve pas; et même cette évolution ne m’est pas infiniment
sympathique. Mais je fais toujours le plus d’efforts que je puis pour
voir les choses comme elles sont. Voici ce qui me semble bien s’être
passé.

«La production des ouvrages d’imagination, en France, a presque décuplé
depuis un demi-siècle. Les critiques, je vous l’ai dit, se sont trouvés
submergés. Ils n’ont plus, même matériellement, le temps de tout lire;
il y a eu, de leur part, une sorte de demi-carence, involontaire. Les
membres des jurys littéraires, en décernant une demi-douzaine de prix
chaque année, opèrent une espèce de triage. Ils lisent, les pauvres
diables, ils lisent même «à l’œil», si j’ose m’exprimer avec cette
vulgarité. Et de la sorte ils signalent les ouvrages qu’ils couronnent,
non seulement au public, mais aux critiques. Ceux-ci ont beau protester
contre les prix littéraires, ils sont bien obligés de rendre compte à
leurs lecteurs d’un livre dont ceux-ci leur demandent, naturellement:
«Le prix, selon vous, a-t-il été bien, ou mal donné?»

--Il y a donc du bon dans cette coutume nouvelle?

--Sans doute, mais non sans mélange. Auparavant c’était les lecteurs
eux-mêmes, sous la direction des critiques, qui faisaient librement leur
choix, par une sorte de suffrage universel. Aujourd’hui, nous n’en
sommes plus qu’au suffrage à deux degrés, avec un scrutin aristocratique
à la base, et un vote populaire qui n’existe que pour ratifier. Car la
puissance d’achat du public est limitée. Lorsque, dans l’année, le
lecteur s’est procuré chez le libraire une dizaine de volumes, il y a
des chances pour qu’il s’en tienne là. Il en résulte que tout ouvrage
qui ne bénéficie pas d’un prix littéraire risque fort de tomber dans
l’oubli--ou les boîtes des quais, ce qui est à peu près la même chose.

--L’expérience paraît prouver, en effet, qu’il en est ainsi.

--De plus, cette institution des prix littéraires, si elle a pour effet,
dans une certaine mesure, de moraliser les écrivains des générations
antérieures, qui décernent la récompense, pourrait bien démoraliser les
candidats, c’est-à-dire toute la jeune littérature.

--Comment cela?

--Les jurés sont obligés de lire les ouvrages de ces débutants, ou
quasi-débutants. Cela ne leur est pas sans fruit: ils sortent ainsi de
leur coquille, ils entrent en contact avec des tendances nouvelles, des
conceptions d’art qui ne sont pas les leurs. Je ne dis point qu’ils ne
le fissent pas auparavant; mais ils le font ainsi plus souvent, et d’une
attention plus éveillée.

«Pour ceux, par contre, qui prétendent à leurs suffrages, ces concours
ne vont pas sans inconvénients. Ils les accoutument à des démarches un
peu trop souples, à des sollicitations, en un mot à l’intrigue. Je suis
persuadé qu’ils s’exagèrent l’influence de ces petits moyens. Ce qui m’a
presque toujours frappé, c’est la générosité, l’impartialité des débats
dans ces jurys littéraires, le soin touchant que mettent les jurés à
peser le mérite des œuvres. Ils commencent d’ordinaire par accorder des
voix de sympathie ou d’amitié à quelques candidats. Mais ensuite la
véritable discussion commence. Elle est souvent fort vive; elle demeure
rigoureusement probe.

«Mais rien n’a pu empêcher le candidat de se dire: «Me liront-ils?...
Ils en reçoivent tant! Je ferais bien d’aller les voir! Et aussi de leur
écrire! Et aussi de leur faire écrire, par telle personne qui passe pour
avoir de l’influence auprès de celui-ci ou de celui-là.» Ce médiocre
souci, l’emploi de ces petites ficelles, n’est pas pour rehausser les
caractères. Ce sera là, selon moi, un des principaux reproches qu’on
pourra faire aux prix littéraires, tant qu’ils dureront.

--Tant qu’ils dureront?

--Il en est un certain nombre qui sont assurés de vivre. Le premier en
date, d’abord, qui est le prix Goncourt; celui que l’Académie a fondé, à
l’imitation et en concurrence du prix Goncourt, un ou deux encore. Mais
d’autres sont des entreprises de publicité. Leur existence est fonction
de la prospérité de la firme qui les inventa, et du succès que le genre
romanesque obtient en ce moment. Ils ne seront pas éternels.

--Des entreprises de publicité?

--Pamphile, elles sont fort légitimes! Mais il ne saurait y avoir de
doute sur cette origine commerciale. Il n’en était pas du tout ainsi de
leur aïeul, le prix Goncourt. Celui-ci a eu pour père deux écrivains,
prosateurs et romanciers, qui tenaient leur profession pour la première
du monde, et à un moment où la morale publique, plus chatouilleuse que
de nos jours, mettait aisément certaines œuvres à l’index. Ils ont voulu
manifester contre cette attitude, où ils voyaient du pharisaïsme, élever
en dignité l’artiste libre, dédaigneux des conventions, en face des
Béotiens. La petite compagnie qu’ils ont formée, désignant par leur
testament ses premiers membres, est composée d’écrivains de valeur, et
sans nulle attache officielle ou mercantile. De là le légitime accueil
que fit le public à cette fondation. Observez qu’il n’en résulta pas
tout d’abord, pour les ouvrages couronnés, un succès de librairie. Les
«prix Goncourt» du début n’ont pas connu de gros tirages. Ce n’est qu’à
la longue que ceux qui lisent constatèrent que les juges du «prix
Goncourt» d’ordinaire ne se trompaient pas dans leur choix, et leur
signalaient des œuvres intéressantes.

«A compter de cet instant, les éditeurs s’efforcèrent d’avoir «leur
poulain» pour le prix Goncourt. Ce fut la première phase. Dans la
seconde, ils songèrent à fonder ou à susciter la création d’autres prix,
pour le motif que c’est là le genre de publicité qui «paie» le plus
sûrement.

«Cela durera donc tant que ce genre de publicité paiera.

--C’est-à-dire?...

--C’est-à-dire tant que ces prix ne seront pas trop nombreux pour se
faire mutuellement concurrence, ce qui se produit déjà. Et tant que nous
ne passerons pas, comme je le disais l’autre jour, de la période des
vaches grasses à celle des vaches maigres.

«... Mais, je ne saurais trop le répéter, je plains les poètes. C’est
eux surtout qui auraient besoin d’un secours extérieur, de l’appui
social: un romancier de talent peut espérer aujourd’hui vivre de sa
plume. Les poètes ne peuvent s’adresser, de notre temps, qu’à quelques
rares délicats. En mettant les choses au mieux, il leur faut attendre
beaucoup plus longtemps que les romanciers l’instant où quelques
paillettes d’or se mêleront pour eux à l’eau claire d’Hippocrène. Pour
la plupart, ces paillettes ne tombent jamais dans leur sébile. Si le
fier Moréas n’avait eu quelques petites rentes, il serait mort de
faim...

«Il y a bien quelques petits prix pour les poètes, mais si
dérisoires!... D’ailleurs il me paraît que cette institution des prix
annuels, justement par ce qu’elle a souvent de trop commercial, ne
remplit pas son objet. Un prix qui serait donné tous les cinq ans
seulement à un jeune auteur, et qui assurerait à celui-ci, pour cinq ou
dix ans, une somme suffisante pour qu’il pût travailler avec
indépendance, rendrait à l’art de bien plus grands services. Mais quel
est le mécène qui nous le donnera?»




CHAPITRE XVII

L’ÉCRIVAIN ET L’ARGENT


Pamphile, peut-être avec le désir malin de m’embarrasser un peu,
m’apporte trois ouvrages récemment parus. Le premier est une idylle très
chaste, de la sonorité un peu grêle et charmante d’un verre de pur et
mince cristal frappé d’une cuiller d’argent, composée, avec une
ingéniosité alexandrine, par un conteur adroit et lettré qui, étant
donné le sujet et le milieu--que du reste il connaissait fort
bien--avait décidé avec intelligence que c’était de la sorte qu’il le
devait traiter, et non autrement. Tout le monde, malgré la concision de
cette analyse, aura reconnu _Maria Chapdelaine_.

Le second a été fabriqué en série, dirait-on, et selon les vieilles
recettes naturalistes. Il contient des pages d’autant plus scabreuses
qu’il est écrit sans art, et par surcroît avec des prétentions à
instituer quelque chose comme une nouvelle morale sexuelle. Cette manie
de mêler la leçon de morale à l’indécence n’est pas nouvelle: elle date
du XVIIIe siècle et a continué de sévir durant tout le cours du XIXe
siècle. Elle n’est pas pour cela plus agréable. Je ne désignerai pas
plus clairement ce roman, qui a eu un grand succès de librairie, non
seulement en France mais à l’étranger, où il est tenu pour
essentiellement français et parisien.

Le troisième est une œuvre excellente, d’un de nos plus grands et plus
parfaits artistes.

Les deux premiers se vantent, sur leurs couvertures, d’avoir atteint le
trois centième mille. Le dernier n’a obtenu l’attention que de quelques
milliers de lecteurs.

«Est-ce juste? me demande Pamphile.

--Je ne vous dirai pas maintenant si c’est juste. Mais je vous demande
tout de suite ce que ça prouve, et si ça prouve quoi que ce soit?»

Ce fut au tour de Pamphile d’être embarrassé.

«Ce n’est pas une raison, poursuivis-je, parce qu’on moud un morceau de
musique sur l’orgue de Barbarie, pour que ce morceau soit vulgaire et
sans valeur. En Allemagne, presque tous les orgues de Barbarie jouent la
_Marche nuptiale_ de _Lohengrin_, durant qu’un singe habillé en soldat
anglais fait des grimaces sur le dessus de l’instrument. Ça n’empêche
pas la _Marche nuptiale_ d’être une belle chose. Il y a de belles choses
qui peuvent être populaires--et il importe même qu’il y en ait--et
d’autres qui ne sont faites que pour un public restreint. Elles n’en
valent, les unes et les autres, ni plus ni moins.

--D’autre part, ce n’est pas non plus une raison, parce qu’on joue un
morceau sur l’orgue de Barbarie, pour qu’il ait du mérite!

--Votre observation est juste. Mais vous devriez ajouter que si une
musique n’est comprise que par deux ou trois cents amateurs, ce n’est
pas non plus une preuve suffisante que l’auteur a du génie... Stendhal
n’a connu la gloire qu’après sa mort, soit, et c’est regrettable pour le
goût de ses contemporains. Mais _Obermann_ n’a eu, du vivant de
Senancour, qu’une poignée de lecteurs, et pas davantage ensuite: de quoi
il ne faut ni s’étonner ni se scandaliser, car _Obermann_ n’est, après
tout, qu’une intéressante curiosité littéraire.

--Pourtant, il faut bien qu’un écrivain vive de son travail et que, dans
l’état actuel de notre société, sa valeur soit appréciée, comme les
autres valeurs sociales, en argent?

--Je n’en vois pas du tout la nécessité absolue. Que feriez-vous alors
des poètes, qui sont malgré tout, n’est-ce pas, l’honneur le plus pur de
toute littérature? Il est assez rare pourtant qu’un poète vive de son
œuvre. Ni Baudelaire, ni Leconte de Lisle, ni Heredia n’y sont parvenus.
Encore que la tendance actuelle de notre civilisation soit de tout
commercialiser, elle ne saurait commercialiser le poète et il n’est pas
désirable qu’elle y puisse arriver. Par-dessus tout, le poète doit se
plaire à lui-même, et négliger tout le reste. Il doit servir son dieu,
et même ne pas songer à vivre de l’autel. Il en est qui en meurent...
Avez-vous entendu parler d’un certain Deubel, qui avait du talent, et
dont M. Léon Bocquet a rapporté la belle et triste histoire?... Je ne
parle pas de Rimbaud, enfant terrible et de génie, mais Ardennais
vigoureux et réalisateur, qui mourut, je m’en assure, convaincu de
détenir, comme chef de factorerie, dans la société, un rang très
supérieur à celui que lui conférait la gloire d’avoir écrit le _Bateau
ivre_.

--Pourtant, il faut qu’ils vivent, puisqu’ils sont le plus grand honneur
des Lettres.

--Il le faut!... Mais le traitement que leur accorde la société est
demeuré exactement ce qu’il était il y a trois siècles. Il y a trois
siècles, le poète était entretenu, protégé, par un grand seigneur. A
cette heure il l’est, ou devrait l’être, par la société, par l’État. Je
redoute pour lui le zèle égoïste ou imprudent des fonctionnaires et des
politiciens qui font la chasse aux sinécures. Il en faut quelques-unes,
dans une communauté bien policée, pour les poètes et les travailleurs
désintéressés; de même que des bureaux de tabac pour les veuves pauvres
d’officiers supérieurs.

«Et cela nous ramène, pour l’écrivain pauvre, au début de sa carrière, à
la nécessité de cette «profession seconde» dont nous parlions l’autre
jour. Car, après tout, quand il compose son premier poème ou sa première
prose, il ignore absolument si ce qu’il écrit est digne d’être écrit; et
l’État ne peut ni ne doit accorder de sinécures à tous ceux qui tiennent
une plume avant que leurs pairs ou leurs anciens les aient désignés à
son attention.

«Toutefois, Pamphile, il n’est nullement interdit de vivre de ce léger
outil, d’en tirer du profit en même temps que de l’honneur, et même de
bénéficier de ces gros tirages qui attirent la considération des gens
sérieux. Ceci même du point de vue social: car, du moment que les gens
sérieux regardent d’un œil favorable les personnes qui savent, par leur
industrie, se créer d’importants revenus, cette considération finit par
s’étendre, en quelque mesure, à la corporation tout entière. Tous les
ingénieurs ni tous les architectes ne sont riches; mais il suffit que
quelques-uns le soient devenus pour que la profession d’ingénieur ou
d’architecte soit définitivement «classée».

--On a donc le droit, en somme, si l’on entre dans la carrière des
Lettres, de ne point négliger les bénéfices matériels qu’elle peut
réserver?

--Certes! Il existe même, aujourd’hui, des groupements, des syndicats
qui s’occupent, avec discernement et autorité, de ces questions
commerciales, établissent des formules qui déterminent le minimum des
avantages auxquels ils ont droit, examinent les projets de traités,
défendent avec bonheur les intérêts professionnels.

«Mais, Pamphile, pourtant, n’oubliez pas une chose: c’est qu’il serait
funeste, à la fois pour vous et pour le bon renom des Lettres, d’entrer
dans cette carrière comme vous entreriez dans toute autre, avec le seul
souci d’en tirer, le plus vite possible, le plus gros rendement matériel
et «monnayable» qu’il se pourra. Elle est en cela différente de beaucoup
d’autres. Le premier but qu’on doit s’y donner n’est pas de gagner de
l’argent, _mais de se plaire à soi-même_.

«Se plaire à soi-même avant de plaire aux autres et de songer à un
bénéfice quelconque! Tout écrivain qui débute en se disant: «Je vais
composer tel livre en vue d’un grand succès de lecture, et par
conséquent d’argent», est sûr de faire une œuvre médiocre, de devenir un
fabricant, non pas un artiste, d’être justement oublié après sa mort, et
souvent même, de son vivant, de se voir négligé. Combien n’en ai-je pas
vus qui ont souffert de cet abandon du public; même après un premier
succès qu’ils n’avaient pas cherché, mais qui avait été trop
retentissant pour des qualités trop vulgaires. Ils ont penché du côté de
leur faiblesse secrète et ils en acquittent le prix, après l’avoir
prématurément touché. On entend dire d’eux: «C’est Un Tel qui a tiré le
bouquet de son feu d’artifice le premier.» Ils tombent dans la triste et
un peu ridicule catégorie de ceux qui ont, comme on dit, un bel avenir
derrière eux.

«Voyez-vous, Pamphile, il est un mot de l’Évangile que nous devons, nous
autres gens de lettres, garder tout spécialement en mémoire: «Cherchez
d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera
donné par surcroît.» Cherchons d’abord la perfection, selon notre
personnalité, et tout le reste viendra, sans que nous l’ayons désiré.»




CHAPITRE XVIII

LE MARIAGE DE L’ÉCRIVAIN. L’ÉCRIVAINE


«Dois-je me marier? dit Pamphile.

--Mon cher ami, c’est une question que déjà posait Panurge à l’oracle de
la bouteille Bacbuc, qui ne lui répondit point. Permettez que j’en fasse
autant.

--Voilà bien les plaisanteries de votre génération! Je ne vous demande
pas, comme Panurge, si je serai trompé. Ce que je voudrais savoir est
s’il convient à un homme de lettres de se marier.

--Pourquoi pas, Pamphile, pourquoi pas?... Il apparaît que c’est
aujourd’hui la mode dans la corporation.

--Encore une plaisanterie!

--Non pas... Mais vous concevez que, en pareille matière, je ne puis me
placer que sur le terrain de l’observation. Or il semble bien que, pour
les gens de lettres contemporains, le mariage devienne la règle, le
célibat l’exception.

--La belle affaire! Comme pour tout le monde!

--Comme pour tout le monde, en effet. Ce que j’entends seulement
signifier est que, il y a trois quarts de siècle, le célibat était, chez
les écrivains, un peu plus fréquent qu’aujourd’hui. Si Hugo, si Balzac
même, vers la fin de sa vie, furent mariés, ni Stendhal, ni Musset, ni
Flaubert, ni les deux Goncourt ne convolèrent en justes noces. Et nous
pourrions, en cherchant un peu, découvrir pas mal d’autres exemples de
cette répugnance à se soumettre au lien conjugal. Il n’en va plus tout à
fait de la sorte à cette heure.

--En voyez-vous une raison?

--On pourrait peut-être la découvrir dans le fait que l’écrivain--ou
l’artiste en général--est beaucoup moins laissé hors de la société qu’il
y a deux ou trois générations. Celle-ci, par un réflexe de défense que
j’ai déjà signalé au début de ces conversations, tend à le reprendre, à
se l’annexer. En d’autres termes, il s’embourgeoise... L’opinion des
familles, sur la carrière littéraire depuis trente ou quarante ans, a
beaucoup changé. La liberté que vous laisse madame votre mère de
l’embrasser en est une preuve; et il me souvient qu’au contraire, il y a
un demi-siècle environ, un professeur, dans un lycée de Paris, ayant dit
à l’un de ses élèves qu’il semblait avoir des dispositions pour écrire,
les parents de cet élève s’en allèrent plaindre au proviseur... Au fond
du différend qui sépara le général Aupick de son beau-fils Baudelaire,
et qui rendit l’existence matérielle du poète si misérable, on croit
bien distinguer cette méfiance des classes moyennes et supérieures de
cette époque à l’égard d’une profession encore non classée. Il n’en est
plus de même aujourd’hui.

«Mariez-vous donc quand vous voudrez, Pamphile, si le cœur vous en dit.
Autrement, ce ne serait pas la peine...

«Ce qu’on est convenu d’appeler «le monde» existe encore, au moins comme
façade. Si donc le genre de vie de l’écrivain devient mondain, une femme
lui devient indispensable. C’est elle qui reçoit, c’est elle aussi qui
sert d’ambassadrice. De là cette modification, qui se généralise, dans
la vie privée des gens de lettres. Il faut au moins qu’ils soient
divorcés. Le divorce, dans la profession, est assez bien porté.

--Un homme de lettres peut-il épouser une femme de lettres?

--Je connais de telles unions qui furent et demeurent heureuses et
brillantes. Pourtant je ne les saurais recommander. Non seulement c’est
faire entrer sans prudence dans l’association un élément dangereux de
rivalité--que doit-il arriver si le public reconnaît à la femme plus de
talent qu’au mari, ou inversement?--mais encore, même entre égaux de
mérite, il n’est pas commun qu’on ait la même conception de l’œuvre
d’art, et il peut en résulter des débats pénibles, ou de silencieux
jugements qui ne le sont pas moins. Je vois fort bien un médecin épouser
une avocate, un ingénieur une femme de lettres: la diversité même des
professions suscite l’intérêt, et des enseignements. Je n’aurais pas la
même confiance dans le mariage d’un avocat et d’une avocate, d’un
docteur et d’une doctoresse en médecine. Pourtant, tout cela est
question d’espèce, et il est, je vous le répète, des exceptions
favorables.

--Puisque nous parlons de femmes de lettres, poursuivit Pamphile, il me
souvient d’avoir lu à ce sujet, dans _l’Avenir de l’Intelligence_ de M.
Charles Maurras, des pages fort remarquables, mais assez méchantes.
L’auteur ne s’occupait que des plus légitimement illustres parmi nos
contemporaines. Il leur reconnaissait beaucoup de talent; il louait même
ce talent avec force et subtilité; il le discernait, il le faisait
briller. Mais il ajoutait--car telle est sa thèse--que ce succès
grandissant des femmes dans tels romans d’un lyrisme subjectif, et dans
la poésie, marquait un aboutissement inévitable du romantisme qui, dans
l’œuvre d’art, a donné le pas, sur l’intelligence, à la
sensibilité--constatation qui, de la part de M. Maurras, n’est pas un
compliment.

--Il peut bien y avoir un grain de vérité là-dedans! Il est certain que,
de façon générale, les femmes se trouvent plus à leur aise dans le
domaine de la sensibilité et de l’instinct que dans celui de la raison.
Il n’est guère douteux non plus que le romantisme a fait, dans l’œuvre
d’art, une part plus grande à la sensibilité que les époques
antérieures. Ce qui, du reste, est loin d’être un malheur! Etre sensible
n’empêche pas, ou ne devrait pas empêcher, d’être intelligent!

«Toutefois, M. Charles Maurras aurait écrit quelque chose de plus
exact--mais qui aurait moins étonné--en se contentant de discerner que,
s’il y a un peu plus de romancières et de poétesses qu’auparavant,
exploitant la même veine romantique, en somme, que leurs émules
masculins, bien qu’autrement, c’est pour ce simple motif que les mœurs
sociales reconnaissent à la femme une indépendance de plus en plus
grande. Elle en profite, et voilà tout! Elle en profite pour se peindre
telle qu’elle se voit et se sent, et cela s’appelle alors de la
littérature--mais aussi pour s’essayer, et non sans bonheur, dans tous
les autres genres d’activité intellectuelle. Il y a au moins autant
d’avocates et de doctoresses que de femmes de lettres; et, dans la
science de la médecine et du droit, je ne sache pas qu’il faille plus de
sensibilité que d’intelligence. On en peut conclure que, même si notre
temps était anti-romantique et insensible, il ne posséderait pas moins
«d’écrivaines».

«Car il s’agit là surtout d’un fait social nouveau, qui est
l’affranchissement progressif de la femme. Encore ne faut-il pas
exagérer l’intensité du phénomène. Entrez au Palais et dites-moi combien
vous comptez d’avocats pour une avocate? Prenez un annuaire, et
dites-moi combien vous comptez de docteurs en médecine pour une
doctoresse? Maintenant, faites une dernière expérience, allez à une
assemblée générale de la Société des gens de lettres, et déterminez la
proportion des femmes et celle des hommes. Elle n’est pas de dix pour
cent.

«Il est possible, il est même probable, que cette proportion soit
destinée à s’accroître, dans toutes les professions libérales, à mesure
que l’enseignement donné aux jeunes filles se rapprochera, jusqu’à s’y
confondre, de celui qu’on dispense aux jeunes gens. Et, sous l’influence
de cet enseignement identique, on verra--on voit déjà--diminuer la
différence entre la mentalité féminine et la mentalité masculine, entre
l’art féminin et l’art masculin.

--On la verra diminuer, mais non pas disparaître.

--Évidemment, Pamphile, évidemment! Un homme ne saurait être une femme,
ni une femme un homme: et ceci, n’est-ce pas, est fort heureux!»




CHAPITRE XIX

SALONS LITTÉRAIRES


Jadis les écrivains allaient au café; ils y faisaient leurs débuts; ils
y vivaient; parfois ils y mouraient, ou peu s’en faut. Le grand Moréas
aura peut-être été le dernier à mener intrépidement, et jusqu’à
l’hôpital, cette existence indépendante et bohème. Elle avait ses
avantages, assurant à l’esprit une liberté qu’ailleurs il ne saurait
retrouver aussi entière. Elle avait ses inconvénients, dont l’un, et non
des moindres, était de séparer presque complètement les gens de lettres
des femmes--du moins des femmes qui ne fréquentent pas les cafés, et
c’est le plus grand nombre. Un autre de ces inconvénients est qu’on ne
saurait guère aller au café, et y séjourner, sans boire. La littérature
d’alors buvait donc, et non sans excès... La Faculté, de nos jours,
constate qu’il existe «un alcoolisme des gens du monde» à base de porto
et de cocktails. Il y avait, à cette époque aujourd’hui préhistorique,
un alcoolisme des littérateurs, à base d’absinthe et d’autres breuvages
violents et populaires.

Nul ne saura jamais pourquoi les peintres vont encore au café, tandis
que les gens de lettres l’abandonnent. Il se peut que ce soit parce
qu’il subsiste, dans la peinture, plus de fantaisie et d’esprit
révolutionnaire, si l’on entend ce dernier terme au sens d’une sorte de
répugnance à s’incliner devant un minimum de conventions mondaines et
aussi d’un goût déterminé pour les discussions théoriques. Les
discussions théoriques ne peuvent guère avoir lieu qu’au café, et entre
hommes, ou du moins en présence de dames qui ne sont là que pour
attendre patiemment que leur ami finisse par estimer qu’il est temps de
s’aller coucher.

Le café, pour la littérature, surtout pour la très jeune littérature, a
été remplacé par le bar-dancing, plus coûteux, et où l’on rencontre des
dames également plus coûteuses, bien que d’un niveau social analogue à
celui des personnes qui accompagnaient autrefois leurs seigneurs et
maîtres à la brasserie; mais surtout par les salons.

Il existe en ce moment très peu de salons «littéraires» au sens propre
du mot, c’est-à-dire où un homme de lettres, ou plusieurs, tiennent le
haut du tapis et le dé de la conversation. Mais il en est, beaucoup plus
qu’auparavant, où les jeunes gens de lettres sont admis de plain-pied
avec les gens du monde ou de fortune considérable. Ceci vient, comme il
a été dit, de la tendance des classes dirigeantes et conservatrices à
s’annexer, comme une force, la littérature. Les jeunes gens de lettres
se font là des amies, ni plus ni moins sûres que celles que leurs
prédécesseurs conduisaient au café, mais qui en diffèrent par leur rang
social, leur manière de vivre et, en quelques nuances, d’envisager les
problèmes de l’amour. Elles ont, de plus, en raison de leur habitude du
monde, et de leur situation, plus d’autorité; elles exigent qu’on ne les
laisse pas entièrement à part de la conversation, même si elle est
«d’idées», ce qui, à la grande rigueur, peut arriver.

Il résulte de cette évolution des mœurs que la littérature d’autrefois,
la littérature de café, avait une tendance excessive à se masculiniser,
et que la littérature d’aujourd’hui marque en sens inverse une
propension à se féminiser, tout en s’affirmant, en quelque manière,
antiféminine. Elle est de meilleur ton, et plus galante; elle est moins
romantique, moins oratoire, plus spirituelle, légère, psychologique;
elle recherche d’autres genres de supériorité, elle admet aussi d’autres
genres de médiocrité. Il ne faut pas croire que les cafés littéraires
n’eussent pas leur snobisme: celui de la violence, de la grossièreté
truculente et, dans les derniers temps, d’un individualisme
anarchique... Les salons plus ou moins littéraires de nos jours ont le
leur, dicté par quelques revues plus ou moins jeunes, qui ont la
prétention d’exprimer le fin du fin, d’avoir un goût qui n’est pas celui
du vulgaire--le snobisme de l’ennui, a dit avec rudesse, et sans
suffisantes nuances, M. Henri Béraud--et celui des opinions décentes,
non pas en morale, où l’on est fort indulgent, mais en politique.

Le café était volontiers libertaire; le salon est conservateur, bien que
de façon platonique et inefficace. Il ne saurait, en effet, aller bien
loin: car il ne reçoit pas seulement des gens de lettres et des gens du
monde, mais des hommes politiques des partis au pouvoir, qui sont aussi,
pour la maîtresse de la maison, des numéros «à montrer». Souvent aussi,
d’ailleurs, des intérêts matériels, des intérêts «d’affaires» y sont
pour quelque chose. On a toujours un petit service à demander à un homme
politique! D’ailleurs on s’accorde généralement à déclarer qu’il pense
moins mal qu’on n’aurait cru, qu’au fond «il est des nôtres». On garde
le vague espoir qu’on le gagnera tout à fait. Cette erreur est
excusable: à Paris et dans un milieu parisien, l’homme politique parle
comme on parle à Paris, il ne tient pas à se faire d’ennemis. Le dos
tourné, il recommence à penser à ses électeurs de province, qui
eux-mêmes ne pensent pas comme les habitués de ce salon parisien. Il
sait ce qu’il faut dire--et ce qu’il faut taire. En fin de compte, ce ne
sont pas ses électeurs qu’il trahira, mais le salon ne lui en gardera
pas longtemps rancune, parce que, malgré tout, il faut «l’avoir».

Le salon n’exerce aucune influence réelle sur la littérature; il ne la
mène pas, il ne lui signale nulle direction, pour le motif qu’on y pense
peu, et que les conversations «d’idées» y sont rares de nos jours. Du
reste, en plus des écrivains des petites chapelles à la mode, dont je
parlais tout à l’heure, il se contente d’accueillir les écrivains que la
faveur publique a désignés par de gros tirages ou certaines revues par
leur publicité; il ne fait pas les réputations. Il a pourtant cet
avantage de constituer un lieu de rencontre pour des gens de lettres qui
jusque-là ne se connaissaient que par leurs œuvres, ou pas du tout. Il
peut aussi servir à une candidature académique.

Pamphile, qui n’est qu’un néophyte, n’y dit pas grand’chose, sauf aux
femmes, en quoi il a bien raison; et, avec elles, il ne parle pas
littérature. Mais cela ne l’empêche pas d’avoir des yeux et des
oreilles. Il écoute attentivement, et sait regarder; il sort de là, le
plus souvent, avec des considérations qui m’amusent. Je ne suis
nullement étonné--de telles illusions sont de son âge--qu’il se trouve
déçu à voir que beaucoup d’auteurs ne ressemblent pas à leurs œuvres.
_Belphégor_, si ardent et si incisif, en ses écrits, lui apparaît sous
la forme d’un petit homme blond, timide et doux comme un Eliacin qui
aimerait seulement couper les cheveux en quatre, au lieu de réciter les
leçons du grand-prêtre Joad. Il s’étonne que _Vergis_, qui publia les
deux plus beaux romans lyriques et romanesques de la fin du romantisme
ne veuille plus entendre parler que de philosophie bouddhique; que
_Paulus_, qui a tant d’esprit dans ses livres et au théâtre, se répande
communément en plaisanteries qui ne feraient pas même honneur à l’Argus
du café du commerce d’une petite ville de province--mais n’en sont pas
moins accueillies comme d’une originalité exceptionnelle.

Enfin Pamphile a découvert _Lépide_, dont le succès, dans ce salon et
dans plusieurs autres, demeure pour lui un mystère. Lépide est terne,
même gris, ennuyeux et ne dit rien sur rien qui mérite jamais d’être
retenu. On le croirait plutôt né pour la diplomatie que pour la
littérature. Mais c’est à la littérature qu’il applique sa diplomatie.
Il écrit; il compose des ouvrages; mais ses ouvrages, assez ennuyeux,
ont toujours, par surcroît, le tort de rappeler ceux de quelque
devancier. Son style est pur, mais sans caractère; une eau transparente
et insipide. On ne saurait rien en retenir. Pourtant il est là, et la
place qu’on lui reconnaît est distinguée--comme sa personne, empreinte
de cette élégance, vraiment mondaine, qui consiste à ne présenter aucune
chose remarquable. Nul ne doute qu’il ne soit destiné au plus brillant
avenir.

Pamphile, un peu choqué, m’en demande la raison.

«Il n’y en a pas, lui dis-je. Il y a seulement, dans la littérature, des
réputations de salon comme il y avait, il y a trente ans, des
réputations de café, tout aussi peu méritées. Ce ne sont pas les mêmes,
voilà tout. Le café aimait «les forts en gueule» et prenait leur
vulgarité bruyante pour de l’originalité. Le monde aime les gens
effacés, discrets, serviables. Il les adopte; il n’obligera personne à
lire leurs livres: cela n’est point en son pouvoir; mais il les peut
pousser jusqu’à l’Académie.

--Lépide sera donc de l’Académie?

--Pourquoi pas? Il est de bonne compagnie. C’est là un mérite, et l’on
ne saurait indéfiniment dire «non» à un aimable homme qu’on rencontre
partout où l’on va, et sur lequel il n’y a rien à dire, ni en bien ni en
mal. Une fois mort, il sera comme s’il n’avait jamais existé. Son
dernier, et peut-être son premier lecteur, sera celui qui le remplacera
sous la Coupole. Le malheureux aura de la peine à s’en tirer; mais il
s’en tirera si, de façon discrète, il sait faire entendre qu’il est des
écrivains dont l’influence est personnelle, et ne vient pas de leurs
ouvrages.»




CHAPITRE XX

L’ÉCRIVAIN ET L’ACADÉMIE


Nous voyons, Pamphile et moi, _Théodore_ entrer dans un salon. Théodore
jette les yeux de tous côtés; il aperçoit ce qu’il est venu chercher. La
chasse est même trop bonne, le gibier trop abondant: il y a là deux
membres de l’Académie Française.

Peut-être son premier mouvement a-t-il été de s’en applaudir: Théodore
est candidat au siège laissé vacant, dans cette illustre compagnie, par
la mort du regretté Fillon-Laporte, l’historien de la marine française.
Ne pourrait-il courir ces deux lièvres à la fois, faire d’une fois sa
cour à ces deux électeurs influents?... Mais à la réflexion, le voici
hésitant, décontenancé par cette abondance de biens: ces deux immortels
ne passent pas pour être, à l’Académie, du même parti. Ne va-t-il pas
s’aliéner l’un en manifestant trop de déférence et d’admiration pour
l’autre? Enfin il se décide: quelques mots au premier, une conversation
plus longue avec le second. Celui-ci, qu’elle n’amuse pas sans doute
outre mesure, prend le parti de s’en aller. Théodore alors respire, et
se rapproche de celui qu’il avait un peu négligé. Puis il regarde sa
montre: avec un taxi, il aura le temps de courir à une autre assemblée,
où il s’attend à rencontrer un autre électeur.

Pamphile s’est fort intéressé à ce manège.

«Ces campagnes mondaines, me demande-t-il, ont-elles une action
décisive? L’influence des salons, des relations, joue-t-elle un rôle
important dans les scrutins académiques?

--Cela peut arriver, Pamphile. Mais le contraire n’est pas non plus sans
précédent. Il en est, là-dessus, des élections à l’Académie comme de
toutes les autres, où le candidat qui triomphe est parfois celui que nul
ne connaissait: du moins, si les électeurs n’en pensent pas de bien, ils
ne lui veulent pas de mal. Nul ne pense à voter contre lui; c’est la
moitié de la victoire assurée. Les antipathies naissent plus fréquemment
de contacts personnels, qui furent malheureux, que de la lecture des
ouvrages.

--On aurait de la peine, remarqua Pamphile avec dédain, à lire ceux de
Théodore. Il n’est point un homme de lettres. Il fut diplomate, homme
politique, administrateur, et n’écrivit jamais que des rapports. Je fais
des vœux pour son concurrent qui est romancier.

--Ce romancier est en effet un écrivain distingué. Mais je vois avec
regret, Pamphile, que vous tombez dans l’erreur commune, qui est de
croire que l’Académie ne doit s’ouvrir uniquement qu’à des gens de
lettres. Depuis qu’elle existe, elle n’a jamais cessé d’être une espèce
de cercle, qui prend soin de se recruter, par une sorte
d’échantillonnage, parmi les illustrations des classes dirigeantes. Elle
a toujours contenu des prélats, des savants, des grands seigneurs, des
ministres et des guerriers--à de certaines époques n’ayant pas fait la
guerre, mais ceci n’a aucune importance--et non pas seulement des
poètes, des historiens, des dramaturges, des conteurs de fictions et des
philosophes.

--... Une espèce de résumé, d’échantillonnage, comme vous dites, de la
haute société française.

--C’est cela.

--Dans ce cas, l’échantillonnage est incomplet. J’y vois bien trois
maréchaux, deux ecclésiastiques, un assez grand nombre d’hommes
politiques. Mais non pas un de ces chefs de finance ou d’industrie, un
de ces grands directeurs de chemins de fer qui sont parmi les guides les
plus actifs de la civilisation contemporaine, en bien comme en mal.

--... Pas plus qu’un représentant qualifié du travail, de cette
formidable puissance qui s’appelle «les syndicats ouvriers». Le camarade
Jouhaux n’a jamais songé à se présenter, et nul n’y pense pour lui.
L’Académie échantillonne les anciennes forces dirigeantes de la
communauté, non pas celles qui ne sont apparues que depuis Richelieu. En
cela elle manque d’imagination. Mais cela viendra un jour. Par degrés.
Très lentement. Comme toutes les vieilles institutions, l’Académie ne
peut évoluer qu’en ayant l’air de ne pas évoluer. A cet égard elle est
presque logée à la même enseigne que l’Église catholique.

--Et, poursuivit Pamphile, est-ce qu’elle sert à quelque chose,
l’Académie? J’avoue que je ne discerne pas bien à quoi. Vous n’allez
point, n’est-ce pas, me parler du Dictionnaire. Il serait dérisoire
d’assembler depuis quatre siècles quarante personnes, en aucune façon du
reste, pour la plus grande part, préparées par leur profession à ce
travail, et de les habiller en vert pomme, uniquement pour rédiger un
Dictionnaire!

--Rien de plus certain. Mais, Pamphile, à quoi sert aux Anglais de
mettre, dans l’abbaye de Westminster, les statues de leurs grands
hommes, dont la plupart ne se recommandent point des mérites de leurs
sculpteurs?

--L’Angleterre les veut ainsi honorer; ce faisant, elle s’honore
elle-même. Cela lui donne, aux yeux des étrangers et de ses propres
citoyens, quelque grandeur.

--L’Académie Française, pareillement, est une sorte de musée, mais de
personnages encore en vie. Et voyez un peu, entre parenthèses,
l’évolution qui s’est faite dans l’esprit national: en associant
lorsqu’elle fut créée, de grands seigneurs et de simples écrivains, son
fondateur entendait relever ceux-ci devant l’opinion; du moins c’est
ainsi qu’on le considéra bientôt. A cette heure, c’est plutôt la
présence des écrivains qui relève, devant l’opinion, la qualité de ceux
de ses membres qui ne sont point des professionnels de la pensée écrite.
De là vient même cette erreur générale, dont vous venez de vous faire
l’écho, que pour faire partie de l’Académie, l’on devrait être auteur.
Cela prouve l’éminente situation des écrivains dans la société
contemporaine--en France, car il n’en est pas tout à fait de même
ailleurs. On peut dire que les lettres de noblesse de la profession
littéraire, chez nous, datent de 1635, année, comme chacun sait, de la
fondation de l’Académie. C’est pourquoi les écrivains tiennent tant à en
être; et la sélection distinguée de la compagnie lui vaut, à l’étranger,
une estime qui n’est pas sans exercer une salutaire influence.
L’Académie, on l’a vu pendant la guerre, et depuis, est un excellent
agent de propagande nationale.

--Voilà pour l’étranger. Mais à l’intérieur?

--A l’intérieur, au point de vue strictement littéraire, il est bien
possible qu’elle ne serve pas à grand’chose, malgré les récompenses dont
elle est dispensatrice. Indirectement, il n’en est pas de même.

--Indirectement?

--Elle agit comme frein régulateur. Il n’est pas d’écrivain de quelque
mérite, c’est-à-dire de quelque ambition, qui ne se figure avoir l’épée
d’académicien dans son plumier. Cela n’est pas sans exercer une action,
après tout bienfaisante, sur sa manière de concevoir l’œuvre d’art, et
son respect de la langue. Par essence, la profession est anarchique,
elle se place au-dessus des conventions morales et sociales. Il arrive
qu’on s’en aperçoive un peu trop, bien qu’il ne me semble pas mauvais,
en somme, qu’il en soit ainsi. Mais son désordre et, si j’ose dire, son
irrespect souvent heureux, seraient bien plus grands encore si les
écrivains ne songeaient parfois à se réserver, le temps venu, les
faveurs de celle qu’entre eux ils appellent «la vieille dame».

--Cela me paraît vrai... et je n’y avais point pensé.

--Mon cher Pamphile, ce qu’il y a toujours de plus difficile à
distinguer, c’est ce qu’on a quotidiennement sous les yeux, justement
parce qu’on a l’habitude de le voir, et qu’alors on n’y fait plus
attention. Telles sont les actions et les réactions des différents
éléments de la société contemporaine les uns sur les autres.

--Vous parliez tout à l’heure des prix, si nombreux, que l’Académie
distribue chaque année. Vous n’avez pas l’air d’y porter grand intérêt.

--C’était pour aller vite, et parce que j’avais autre chose à dire. En
réalité, ils aident à vivre quelques modestes et sérieux travailleurs
que leurs ouvrages n’enrichissent pas, dans le domaine de l’histoire,
même littéraire, et de la morale. Pour ceux de pure littérature, il n’en
va pas tout à fait ainsi, par cette raison sans doute qu’il y en a trop,
et que l’attention s’y égare. Peut-être aussi parce que, agissant, comme
je l’ai dit, à la manière d’un frein, l’Académie suit de loin le goût du
public et les tendances des auteurs, au lieu de les provoquer.

--Mais il y a aussi les prix de vertu, les prix d’encouragement aux
familles nombreuses, que sais-je encore!

--Oui. Cela est, en principe, excellent. Toutefois je n’envisage pas
sans une certaine inquiétude ce développement des attributions de
l’Académie. Son budget est considérable, elle dispose d’une large
fortune, qui va sans cesse en grandissant. Elle en fait, certes, le
meilleur usage. Pourtant je redoute que, comme celle des congrégations,
cette fortune ne finisse par susciter des convoitises administratives,
encouragées par quelques éléments extrêmes de l’opinion publique.

--Et alors?

--Alors, il y aura une crise de l’Académie, extérieure à elle, et
peut-être intérieure.

--Vous le regretteriez?

--Je l’avoue. L’Académie demeure, quoi qu’on puisse dire, une jolie
plume au chapeau de la communauté française. Elle fait quelque bien, et
nul mal. Elle est connue, du moins de nom, du dernier des paysans et des
ouvriers. Elle est la preuve antique, et toujours vivante à leur regard,
qu’il est chez nous d’autres puissances que celles de l’argent et de la
politique. Cela n’est pas rien.

                   *       *       *       *       *

--Mais enfin, demanda Pamphile, est-il exact qu’il existe, à l’Académie,
une droite et une gauche?

--Il n’y a guère là qu’une apparence. La vérité est que, dans une
compagnie qui se recrute par cooptation, il faut bien voter pour ou
contre quelqu’un, et par conséquent former des groupes qui s’accordent
chacun, un peu d’avance, sur le choix d’un candidat. Sinon le scrutin
offrirait des résultats encore plus imprévus que ceux dont, parfois,
s’étonne le public. Ce n’est que dans ce sens que l’on peut dire,
parlant grossièrement, qu’il existe une droite et une gauche à
l’Académie.

--Alors l’Académie ne fait pas de politique?

--Certes non! A quoi cela lui servirait-il? Elle ne peut exercer, en
cette matière, aucune action. Il faut se souvenir seulement que, depuis
trois quarts de siècle, elle agit, ou prétend agir, à la manière d’un
frein, comme je vous l’ai dit--ce qui tient un peu, sans doute, à l’âge
moyen de ses membres, assez élevé, et à leurs origines sociales. C’est
ainsi qu’elle tend ordinairement à l’opposition. Sous le second Empire,
elle était libérale. Sous le régime actuel, elle est plutôt
conservatrice.

«Je souhaiterais vous faire observer que, du temps du second Empire, son
attitude prenait une certaine importance politique, du fait que les
discours de ses membres étaient une des rares manifestations d’opinion
qui parvinssent aux Français. Les délibérations mêmes du corps
législatif n’étaient pas publiques. Mais aujourd’hui que tout le monde
peut dire n’importe quoi à l’occasion de n’importe quoi et au sujet de
n’importe qui, un discours académique demeure, dans tous les sens du
terme, «académique», et voilà tout. A peine s’émeut-on légèrement quand
un immortel qualifie le coup d’État du 2 décembre «d’opération de police
un peu rude».

«Pour en revenir aux élections à l’Académie, et à cette fameuse division
en droite et en gauche, il est à noter que, dans les moments mêmes où
les augures déclarent gravement que la majorité appartient à la droite,
cela n’empêche jamais un candidat passant pour être «de gauche» d’être
élu; et réciproquement. C’est que les relations personnelles entre un
candidat et ses électeurs, et aussi la prise en considération sérieuse
de ses titres, jouent au bout du compte un plus grand rôle que cette
prétendue division politique. Seulement...

--Seulement quoi?

--Pamphile, avez-vous remarqué qu’il est souvent beaucoup plus aisé,
surtout avec le scrutin uninominal, de prévoir le résultat d’une
élection au suffrage universel que d’une élection au suffrage
restreint--d’un député que d’un sénateur? C’est que, plus le corps
électoral est réduit, et plus les possibilités de combinaisons, plus les
tractations, secrètes ou avouées, sont nombreuses. C’est ce qui se
passe, malgré le secours de l’Esprit Saint, pour l’élection d’un pape.
C’est ce qui arrive aussi quelquefois aux élections académiques pour
certains fauteuils.

--Et cela est décevant pour la galerie!

--Rassurez-vous. Si le candidat battu est académisable, il aura bientôt
sa revanche.

--Mais qu’est-ce qu’un candidat véritablement académisable?

--Ah! vous m’en demandez trop!... On est académisable pour des titres
non littéraires, un rang distingué dans l’armée, la diplomatie,
l’Église, la politique. On n’est pas académisable, même si l’on est un
écrivain, un historien, un philosophe de valeur, sans une certaine
«tenue» mondaine, ou tout au moins bourgeoise... Verlaine n’était pas
académisable, et M. Jean Aicard l’était... Encore une fois l’Académie
est un cercle: on ne doit pas donner à craindre par ses mœurs, ses
fréquentations, son caractère, que l’on compromettra, aux yeux du
vulgaire, la réputation du cercle.

--Vous venez de me dire que les fonctions d’homme politique rendent
académisable. Le public s’en étonne.

--Il en fut toujours ainsi. C’est une vieille tradition. Il peut arriver
seulement que, à de certains instants, il y ait trop d’hommes politiques
à l’Académie. Mais c’est que celle-ci, comme tous les autres corps
électoraux, est sujette à des engouements...

«Par ailleurs, il est des candidats non académisables qui sont malgré
tout candidats. Il en est dont on s’amuse. Il en est aussi de charmants.
Je veux, demain, que vous fassiez la connaissance de mon ami Covielle:
il est candidat, par principe, à tous les fauteuils vacants.

                   *       *       *       *       *

--Il n’est jamais entré dans ma pensée, nous dit Covielle, même au cas
où je devrais vivre plus longtemps qu’Arganthonius, roi de Gadar,
lequel, au dire de Pline l’Ancien, vit briller l’aurore de sa cent
quatre-vingtième année, que je serais véritablement un jour de
l’Académie. Je me présente infatigablement: ce qui n’est pas du tout la
même chose.

«Je me présente parce que j’ai fait une découverte. C’est que les
membres de l’Académie Française sont les seuls humains, en France, chez
lesquels on puisse pénétrer, sur simple lettre d’audience, sans avoir
jamais eu l’honneur de leur avoir été présenté! Quand on n’a pas de
relations, ou bien uniquement, comme moi, des relations ennuyeuses,
c’est un avantage inappréciable. Une tradition bienveillante, ancienne
et généreuse, veut qu’ils ne puissent refuser d’accueillir aucun
candidat. J’imagine pourtant que ces immortels sont aussi occupés que
les ordinaires mortels; tout le monde, de notre temps, a quelque chose à
faire, les minutes sont comptées. Cependant je crois qu’il est sans
exemple qu’un académicien ait jamais refusé le quart d’heure d’usage à
n’importe quel candidat, même au candidat que je suis: cela est
admirable et touchant.

«Il ne saurait y avoir façon plus agréable d’employer son temps. Il doit
y avoir un art de recevoir les impétrants à l’Académie qui s’apprend peu
à peu, et dont les principes se sont transmis, tendant à la perfection,
pendant quatre cents ans. Aucun de ceux que j’ai vus ne m’a promis sa
voix. Ils sont incapables d’une telle erreur de goût, dérisoire et
grossière. Ils m’ont fait savoir, au contraire, qu’ils ne me
l’accorderaient point. Mais avec quel souci des nuances, quelle
courtoisie! Depuis que je suis né, je n’avais entendu dire si grand bien
de moi; même il ne m’est jamais arrivé d’en penser autant.

«Je ne serai jamais de l’Académie. Je n’ai jamais nourri cette illusion.
Mais j’en viens parfois à songer que c’est dommage: parce que, si j’en
étais, une grâce particulière descendrait peut-être sur ma tête, qui me
prêterait le talent d’inspirer un si subtil et délicat plaisir en vous
disant «non». Les femmes elles-mêmes ne le possèdent pas à ce point.
Ajoutez à cela qu’après vous avoir parlé de vous, de façon si flatteuse,
on vous parle quelquefois des autres--des autres candidats. On ne vous
en dit jamais de mal: cela serait contraire aux principes. Mais on ne
vous en dit pas de bien; on y met une gentille malice. Et puis, cinq
minutes encore, on vous parle d’autre chose, et l’on vous en parle d’une
manière divine. J’ai trouvé là ce que j’ai souhaité toute ma vie, et ce
qui, toute ma vie, m’avait manqué, une conversation.

«Je crois me souvenir que vous écrivez dans les journaux. Je vous
supplie de ne point rapporter ces confidences: trop de gens après cela
voudraient être candidats, et je répugne à imposer ce surcroît de
charges à ceux dont je garde un si reconnaissant souvenir. Ce serait,
vous l’estimerez sûrement comme moi, mal payer l’agrément si rare dont
j’ai joui. Je préfère d’ailleurs, par pur égoïsme, garder pour moi ce
secret délicieux, et en user.

«Car je veux être candidat à l’Académie jusqu’à ma mort. J’y suis
fermement décidé; cette vocation s’est révélée à mon esprit et à mon
cœur. Réfléchissez qu’il y a toujours de trente à trente-cinq visites à
faire, chaque fois--quatre cent vingt-cinq minutes de cette causerie
d’où l’on sort rasséréné, avec l’impression qu’on est quelqu’un. Pour
retomber dans la plate réalité, pour recommencer à se juger à sa mince
valeur, il faut se retrouver avec des gens qui ne sont pas académiciens,
tels que vous. Tandis que _là_, même les regards, ô miracle, même les
regards ne vous découragent point.

«Je vais vous avouer une chose: même si je pouvais être de l’Académie,
je ne le voudrais pas, afin d’avoir l’occasion de me représenter. Et je
compte recommencer toutes les fois que l’occasion s’en offrira. Ce sera
désormais ma carrière.»




CHAPITRE XXI

OÙ L’ON VA...


Pamphile vient de publier son premier roman. Il est à cette heure le
poulain, ou l’un des poulains, d’un éditeur actif; il sait, à
vingt-quatre ans, soigner ses intérêts d’écrivain avec une intelligence
et un bonheur qui m’émerveillent, en me choquant un peu; il collabore à
quelques-unes de ces revues où les jeunes gens d’aujourd’hui
s’appliquent à couvrir des apparences d’une intellectualité grave un
lyrisme sous-jacent, peut-être plus amoral et individualiste encore que
celui des générations précédentes--toutefois aristocratique et
anti-démocratique. Enfin il s’efforce d’être de son temps. C’est bien
naturel, je ne songe pas un instant à le lui reprocher.

J’ai lu son ouvrage avec curiosité, et aussi avec intérêt. Un intérêt
véritable, je vous assure. D’abord ce n’est pas ça du tout que j’aurais
écrit, je n’y aurais jamais pensé. C’est bien quelque chose. S’il
faisait ce que j’ai fait, à quoi servirait-il qu’il eût pris la plume?
Son roman n’est nullement à mettre de côté, encore qu’il ne soit pas
entièrement satisfaisant. Il est imparfaitement composé, il montre, à
côté de trouvailles, d’expressions neuves et ingénieuses, des faiblesses
singulières, une méconnaissance parfois inquiétante du génie de la
langue. Il unit, dans un mauvais mariage, ainsi que l’a déjà marqué M.
Robert Lejeune au sujet de quelques-uns de ses contemporains émules, «au
style à images vives et incohérentes, très mauvais pour les yeux
fatigués, le style en sauts de carpe, où des tronçons de phrases se
tordent, se retournent, échantillons de toutes les inversions, ellipses,
anacoluthes, possibles en français».

Ce qui me paraît plus inquiétant encore, c’est qu’il emploie les mots à
contresens, ou tout au moins de façon fort plate, parce qu’il ignore
leur origine et leur histoire, qu’il ne connaît point l’art de leur
rendre leur fraîcheur et leur jeunesse en les allant retremper à ces
sources. Nous sommes en vérité à une époque où, en toute occurrence, la
monnaie de papier, dont la valeur change à chaque instant, a remplacé
l’étalon d’or.

Tout cela me gêne. Tout cela me donne le sentiment d’une chose qui n’est
pas faite pour durer, d’une œuvre qui n’a pas le souci d’être un
chef-d’œuvre, mais seulement un objet de consommation immédiate--le
sentiment, enfin, de «la mode» remplaçant «l’art». C’est fait pour cette
année-ci, non pour l’éternité. Ça n’est pas en bronze ni en marbre, mais
en soie légère.

Et pourtant c’est plein de qualités! D’abord cela constitue, sur notre
époque, un précieux document. C’est vu avec des yeux de sauvage qui
parle comme il voit. Cela révèle des tas de choses que je n’aurais su ni
discerner ni décrire avec mes vieux outils, ces outils d’un si bon
métal, et dont la trempe a résisté aux siècles. C’est assez creux dans
l’invention générale, et d’une construction lâche, mais si riche dans
l’observation du détail, de «l’accident». Et c’est l’accident qui fait
la réalité. Et puis, c’est amusant! Il n’y a pas à dire, c’est amusant!
Peut-être seulement comme la dernière création d’un grand couturier, non
pas d’un grand sculpteur ni d’un grand peintre. Mais c’est toujours ça.
Et j’y sens davantage la manifestation directe d’un tempérament, malgré
l’insuffisance de la technique, peut-être même à cause de cette
insuffisance comme chez beaucoup de peintres de nos jours.

Enfin, chose curieuse, les ouvrages mêmes de ceux qui s’affirment, avec
le plus d’assurance, anti-romantiques, semblent bien souvent beaucoup
plus anti-classiques qu’anti-romantiques. Je veux dire qu’on n’y
rencontre guère le souci de la mesure et de la composition. Marcel
Proust lui-même est un écrivain rare et remarquable. Mais si, comme on
le voulait aux époques classiques--et du reste comme le voulaient encore
les grands romantiques,--l’art consiste dans le choix, où est l’art,
dans cette prose qui veut tout dire, et ne choisit rien? Pourtant elle
en a. Mais ce n’est pas celui-ci.

Autre caractère à signaler. Cette littérature de jeunes, singulièrement
intelligente, manque singulièrement de jeunesse et d’ingénuité. Souvent
d’humanité. Ce sont des qualités qu’on rencontre toutefois dans le
_Nono_ de Gaston Roupnel, dans la _Nêne_ de Pérochon. Mais c’est
justement peut-être parce que ces œuvres en manifestent qu’elles
paraissent discutables, qu’elles n’ont pas, dans notre France
contemporaine, la place qu’on leur accorderait ailleurs, en Angleterre
par exemple. Le courant ne se dirige pas de ce côté.

C’est par cette recherche, excessive parfois, et comme «cocaïnique» de
l’intelligence, et par ce défaut d’ingénuité, que les tendances de notre
littérature contemporaine diffèrent en effet de celles de la littérature
contemporaine anglo-saxonne; et c’est, j’imagine, pour cette cause
qu’elle a tant de peine, malgré tous ses efforts, à paraître une
littérature «d’action». Elle a parfois une propension malheureuse à
confondre le roman d’action et le roman d’aventures.

Il serait assez facile de démontrer que c’est juste le contraire.

Mais, d’un point de vue tout extérieur, qui n’est point cependant sans
signification, ces deux littératures, l’anglaise et la française,
offrent de nos jours une apparence commune: l’abondance de la
production.

Cela vient d’abord de ce que, dans les deux pays, la «demande» est très
supérieure à ce qu’elle était il y a un demi-siècle. Beaucoup plus de
personnes ont appris à lire, et lisent en effet. En même temps les
classes qui ont, assez récemment, appris à lire, bénéficient de plus
gros salaires et de plus de loisirs. Dans les deux pays ce progrès de
l’instruction générale, et ces loisirs, sont le fruit du développement
des institutions démocratiques. Il ne semble pas, en France du moins,
que tous les écrivains en témoignent à celles-ci une égale gratitude.

Mais il n’y a pas que cet accroissement du nombre des lecteurs. Il y a
aussi augmentation du nombre des auteurs.

Dans les pays anglo-saxons ceux-ci, depuis longtemps, ne se recrutaient
pas uniquement dans la peu nombreuse aristocratie qui a passé par les
établissements secondaires de Harrow, d’Eton, de Rugby ou de Windsor,
par les grandes universités de Cambridge et d’Oxford; ou aux États-Unis,
dans les écoles analogues. Ils venaient d’un peu partout: témoin
Kipling, Wells, Conrad, Jack London, Mark Twain et tant d’autres.

Notre belle langue écrite, depuis quatre siècles, est une plante de
culture intensive, qui n’a pu croître que sur le terrain des études
classiques, et, par suite, jusqu’à l’époque actuelle, à la faveur d’un
enseignement secondaire fondé sur la connaissance plus ou moins
approfondie--plutôt moins que plus--des langues anciennes. Cet
enseignement n’était donné qu’aux enfants de la bourgeoisie. C’est lui
qui formait presque tous nos écrivains. On compterait sur les doigts
d’une seule main ceux qui, au XIXe siècle, et même au XXe siècle, ne
sont point sortis d’un lycée, d’un collège--ou d’un séminaire. Tout
cela, je l’ai déjà signalé au début de ce petit livre.

Cependant supputez la population de ces établissements d’enseignement
secondaire en 1850 et de nos jours: en trois quarts de siècle, elle a
triplé. Cela tient à deux causes: il y a plus de familles en état de
faire donner cet enseignement à leurs enfants; et il y a, en raison des
sollicitudes du régime, plus de bourses accordées à des enfants pauvres.
La concurrence des établissements religieux élargit encore le chiffre de
cette population.

Il est clair, que, si l’on apprend à écrire à un plus grand nombre de
jeunes gens, il y en aura aussi un plus grand nombre qui écriront. Il
existe donc en somme, de nos jours, plus d’hommes de lettres, pour la
même raison qu’il y a plus d’avocats, de médecins et d’ingénieurs.

Il faut ajouter à cela que l’enseignement primaire, par ses écoles
normales, a créé une culture primaire supérieure, qui a produit
elle-même quelques écrivains, et de mérite: tel ce Pergaud, dont la
guerre nous a privés.

C’est donc une floraison extrêmement drue à laquelle nous assistons.
Elle donne des fleurs de toutes sortes, qui n’ont pas toutes le même
parfum, ni le même éclat, ni la même rareté. On en discerne toutefois
appartenant à des espèces neuves, encore non classées, et dont un
botaniste dirait, à tout le moins, qu’on en pourrait tirer quelque chose
en la cultivant, car l’impression générale est celle-ci:

Beaucoup d’œuvres, plus qu’auparavant, montrent une personnalité forte,
des mérites d’ordres divers, annonçant, en quelque mesure, un renouveau.
Fort peu--peut-être moins qu’auparavant--qui soient entièrement
satisfaisantes, offrent un caractère définitif... On dirait de la
littérature d’une démocratie qui s’aristocratise.




TABLE DES MATIÈRES


  CHAPITRE I.
    CONSULTATION                               5
  CHAPITRE II.
    LES DÉBUTS DE PAMPHILE                    11
  CHAPITRE III.
    L’AMATEUR                                 17
  CHAPITRE IV.
    LA PROFESSION «SECONDE»                   22
  CHAPITRE V.
    PREMIERS ESSAIS, PREMIERS ÉCHECS          28
  CHAPITRE VI.
    EXPÉRIENCES PERSONNELLES                  34
  CHAPITRE VII.
    LE CONTE                                  39
  CHAPITRE VIII.
    DU JOURNALISME                            44
  CHAPITRE IX.
    TYPES DE JOURNALISTES                     50
  CHAPITRE X.
    POLÉMIQUES LITTÉRAIRES CONTEMPORAINES     55
  CHAPITRE XI.
    UNE OPINION POLITIQUE POUR L’ÉCRIVAIN     59
  CHAPITRE XII.
    ESPOIRS ET REGRETS                        64
  CHAPITRE XIII.
    VACHES GRASSES ET VACHES MAIGRES          69
  CHAPITRE XIV.
    PUBLICITÉ LITTÉRAIRE                      75
  CHAPITRE XV.
    LA CRITIQUE                               80
  CHAPITRE XVI.
    PRIX LITTÉRAIRES                          86
  CHAPITRE XVII.
    L’ÉCRIVAIN ET L’ARGENT                    91
  CHAPITRE XVIII.
    LE MARIAGE DE L’ÉCRIVAIN. L’ÉCRIVAINE     97
  CHAPITRE XIX.
    SALONS LITTÉRAIRES                       101
  CHAPITRE XX.
    L’ÉCRIVAIN ET L’ACADÉMIE                 107
  CHAPITRE XXI.
    OÙ L’ON VA...                            118




IMPRIMERIE CRÉTÉ

CORBEIL (S.-ET-O.)

5527-25






        
            *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉCRIVAIN ***
        

    

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