Barnavaux et quelques femmes

By Pierre Mille

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Pierre Mille

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Title: Barnavaux et quelques femmes

Author: Pierre Mille

Release Date: April 8, 2023 [eBook #70504]

Language: French

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FEMMES ***





  PIERRE MILLE

  BARNAVAUX
  ET
  QUELQUES FEMMES


  PARIS
  CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
  3, RUE AUBER, 3




CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS


DU MÊME AUTEUR

Format in-18.

  LA BICHE ÉCRASÉE       1 vol.
  CAILLOU ET TILI        1 --
  LOUISE ET BARNAVAUX    1 --
  LE MONARQUE            1 --
  SUR LA VASTE TERRE     1 --


Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.


Published January twenty ninth nineteen hundred and eight. Privilege of
copyright in the United States reserved, under the Act approved March
third, nineteen hundred and five, by _Calmann-Lévy_.




MARIE-FAITE-EN-FER


J’ignore si elle avait eu jamais un nom comme tout le monde, un nom de
famille, le même nom qu’avait porté, je ne parle pas de son père, mais
sa mère seulement; et sa profession était de celles que la morale
réprouve. Le recruteur qui l’avait conduite sur la terre d’Afrique avait
été obligé de lui faire croire, pour obtenir sa décision, qu’elle irait
à peine plus loin que Marseille: un petit bras de mer à traverser, sur
une eau calme, et elle se retrouverait en quelques heures dans un pays
tout semblable à la France, mais où les hommes étaient plus généreux. Et
pendant des jours et des jours, du haut de la passerelle des secondes
classes, elle avait cherché des yeux, sur la mer sans bornes, les
maisons, les cafés, les grands boulevards de Port-Ferry, où on
l’envoyait en compagnie de Pasiphaé, une blonde molle, et de Carmen la
Valaque.

Au bout de trois semaines, le grand paquebot s’arrêta dans l’estuaire
d’un fleuve jaune qui roulait ses eaux lourdes entre deux rives basses.
La lumière même du soleil paraissait imprégnée d’une humidité
perpétuelle, et la première chose qu’elle aperçut en descendant à terre,
ce furent des croix plantées dans la boue. Tel était Port-Ferry, point
de départ d’une conquête neuve, centre d’un futur empire, où les
vainqueurs vivaient dans des cases de bois et de paille, presque à la
nage dans la fange; mais cinq cents hommes vêtus de blanc ou de khaki
acclamèrent Marie, Pasiphaé, Carmen la Valaque, acclamèrent le paquebot,
la France et le marchand de femmes qui leur importait de l’amour.

Carmen la Valaque et Pasiphaé pleurèrent.

--Nous allons mourir ici, disaient-elles, nous allons mourir, c’est sûr!

Elles regardaient la demeure où elles allaient vivre et vendre de la
volupté, ces parois de bambou couvertes de vieilles affiches illustrées
qui rappelaient ironiquement Paris. L’obscurité farouche, amassée dans
les coins des murailles sans fenêtres, tombait sur les lits effrayants
comme un drap noir sur une bière, tandis que déjà, par la porte ouverte,
entraient les plus hardis parmi ces hommes dont elles ne devaient
refuser aucun.

--Nous allons mourir ici, mourir!

Marie les considérait avec étonnement, sans comprendre la cause de leur
terreur et de leurs larmes. C’est un grand malheur d’avoir conscience de
son sort quand ce sort est inévitable, et son insouciance lui épargnait
l’angoisse de ses compagnes. A Paris même, elle avait traversé de plus
atroces misères, dormi dans d’autres bouges, risqué le couteau, connu la
férocité des hommes: elle se jura de ne pas mourir.

                   *       *       *       *       *

Et voilà comment, lorsqu’elle eut conduit, trois mois plus tard,
jusqu’au triste cimetière, aux croix plantées dans la boue, Pasiphaé la
blonde et Carmen la Valaque, elle resta sans peur pour elle-même,
tranquille et comme fière d’une espèce de victoire. Il lui semblait que
sa peau bise et sa chair immuablement saine pouvaient tout affronter. Et
d’ailleurs elle était reine! C’était une reine qui se donnait à tous,
puisque c’était son devoir. Elle avait la conviction profonde, par ce
renversement des valeurs morales qui fait un autre cerveau et une autre
morale aux personnes de sa caste, que c’était un devoir! Bonne, douce,
pacifiante, elle régnait, étant la seule femme blanche, ignorant sa
honte, que tout le monde avait fini par oublier. Et quand Barnavaux,
soldat d’infanterie coloniale, deux fois rengagé, créateur de verbes,
faiseur de gloires locales, comme Warwick était faiseur de rois, l’eut
baptisée Marie-faite-en-Fer, elle accepta ce nom comme un hommage et le
porta aussi fièrement que le sultan Mahmoud, jadis, celui de Victorieux.
Elle régnait, je vous dis, et n’eut jamais de rivale! Les bataillons
succédèrent aux bataillons, de nouveaux chefs remplacèrent les anciens,
elle vit grandir Port-Ferry, bâtir un quai, monter les assises des
premières maisons de briques, briller les premiers toits en tôle
ondulée, signe de luxe, symbole de l’affermissement des dominations en
Afrique. Seule, elle se rappelait encore les temps héroïques, gardait le
souvenir des jours noirs où la fièvre avait couché tant d’hommes qui ne
s’étaient pas relevés.

Une année, il advint que l’été fut beaucoup plus humide que de coutume.
Au lieu des brusques tornades qui déversent d’un coup sur le sol des
torrents d’eau que le soleil séchait tout de suite, la pluie tomba,
lourde et grise comme en Europe, durant des semaines entières, pénétrant
le chaume des paillettes, emplissant des marigots vides depuis
longtemps, gonflant le fleuve élargi comme un lac. Les herbes
croissaient avec fureur; parfois du fond de la grande brousse on
entendait le bruit puissant et sourd d’une chute dont la terre
retentissait: c’était un arbre usé par l’âge, ne vivant plus que par
l’écorce, qui s’effondrait sous le poids de ses feuilles trempées, de la
mousse dont il était vêtu, imbibée maintenant comme une éponge; et les
mouches, par milliards, sortaient des pourritures. Marie-faite-en-Fer
alla parler au major.

--J’ai déjà vu ça une fois. C’est mauvais signe... Nos pauvres enfants!

Elle avait pris l’habitude de dire «nos enfants» en parlant des hommes.
Le major fronça les sourcils. Lui aussi savait trop bien ce qui allait
arriver; le premier de ses patients qui vint se plaindre d’un grand mal
de tête, il regarda sans rien dire ses deux pupilles, et le fit coucher
tout de suite. Marie-faite-en-Fer lui dit, le soir:

--Il avait les yeux très brillants, n’est-ce pas et maintenant, il
saigne du nez. C’est la fièvre jaune?

--Oui, fit le major tristement.

Marie-faite-en-Fer répéta:

--Nos pauvres enfants! Qu’est-ce qu’il faut faire?

--Il n’y a rien à faire, répondit le major, les frictionner avec des
citrons, leur injecter de la quinine, et les endormir, pour les aider à
claquer, avec de l’opium. C’est tout ce qu’on a trouvé, et ça ne vaut
pas grand’chose. Mais, surtout, il faudrait protéger ceux qui n’ont rien
encore... les protéger contre les moustiques. Ce sont ces sales bêtes,
qui viennent de sortir de terre avec la pluie, qui portent ça dans la
peau. Tout homme piqué est un homme mort. Et dire que depuis six ans
nous réclamons au ministère des toiles métalliques pour la caserne!
Elles viendront trop tard. Voulez-vous que je vous dise, Marie? Eh bien,
faites-vous une moustiquaire, et fermez vos fenêtres avec vos robes de
mousseline, si vous n’avez rien de mieux.

--Oh! moi... fit Marie-faite-en-Fer.

Elle n’ajouta rien, mais le lendemain elle apportait cinq moustiquaires
au major: elle avait cousu toute la nuit. Ce fut là le point de départ
du grand combat. On acheta toute la mousseline des traitants: et alors
Marie devint la directrice d’un grand atelier, plaça elle-même partout
les frêles barrières qui s’opposaient aux fureurs des bêtes invisibles.
Et quand, à la tombée du soir, elles emplissaient l’air de leur
insupportable murmure, plus terrible que le clairon sonnant sur une
ville attaquée, Marie-faite-en-Fer allait voir si ses remparts tenaient
bien. Ah! il serait trop hypocrite et trop sot de rien cacher! On
continuait encore à aller chez elle pour autre chose. Croyez-vous qu’ils
soient nombreux, les hommes qui, dans l’attente de la mort froide,
contre laquelle sont inutiles l’énergie des muscles et la force irritée
des membres, ont le courage de mâcher tout seuls leur peur sans aller se
pendre au cou d’une femme comme de petits enfants? Mais de ces amants
épouvantés, Marie-faite-en-Fer en accompagna beaucoup jusqu’à leur
dernier lit solitaire, dans la baraque en planches faite déjà comme un
cercueil, où le major les aidait à mourir avec son opium dérisoire et sa
quinine qui ne servait à rien. Et de ceux qui ressuscitèrent par hasard,
il n’en est pas un qui n’ait vu cette brave figure de femme penchée sur
l’oreiller.

Les pluies cessèrent. La saison sèche revint avec le vent de mer, la
boue du cimetière se reposa, et un général inspecteur arriva de France
pour rendre du courage aux hommes, prendre les mesures qu’on prend
toujours trop tard, et glorifier du moins les vivants d’avoir vécu,
puisque personne ne pouvait plus rien pour les morts. Et ils défilèrent,
ces vivants, avec ceux de leurs chefs qui restaient, avec leurs armes
fourbies, leurs voitures de fer grinçantes qu’ils poussaient à bras
parce qu’on n’avait pas soigné les chevaux, et que les chevaux, eux
aussi, étaient morts. Et, derrière cette troupe décimée, interdite,
marchant mal, traînée par le major, disant «qu’elle ne savait pas ce
qu’on lui voulait», Marie-faite-en-Fer, à son tour, défila!

--Notre Sœur de charité, dit le major.

Le général savait. Il salua Marie-faite-en-Fer très gravement, il salua
de tout son cœur, devant les troupes, devant les officiers et devant le
drapeau.

--On ne peut pas vous décorer, madame, dit-il, mais... voulez-vous me
permettre de vous embrasser.

Il n’était jamais arrivé, dans toute la vie de Marie-faite-en-Fer, qu’on
lui eût demandé pour ça: «Voulez-vous me permettre?» Voilà pourquoi elle
pleura.

                   *       *       *       *       *

Vers le soir, elle s’assit devant sa maison. Par sa porte entr’ouverte,
on apercevait un lit bas, drapé d’une étoffe rouge, un lit tel que sans
doute ils étaient jadis à Suburre, tel qu’on les voit encore à Marseille
et à Toulon dans les quartiers infâmes. Mais son cœur était rempli d’une
joie ineffable, et en même temps elle avait presque envie de mourir,
sachant qu’il ne pourrait plus rien lui arriver dans la vie d’aussi fort
et d’aussi bon que ce qu’elle avait senti ce jour-là. Ce fut à ce moment
qu’elle entendit le grincement des voitures Lefèbvre. Sur la route dure,
elles roulaient avec leurs grandes roues maigres qu’elle connaissait
bien, mais changées en corbeilles de fleurs: les beaux hibiscus rouges,
éclatants comme un cri dans l’airain, les fleurs mauves des grands
épiniers, et tout l’or des mimosas; elles roulaient, précipitées,
tassées, odorantes elles roulaient jusqu’à elle, poussées par toute la
garnison, et la garnison criait:

--Ce sont des fleurs, des fleurs, des fleurs; Marie-faite-en-Fer, ce
sont des fleurs pour toi!

Et Barnavaux, le premier marsouin qui passa devant elle, avec ses beaux
yeux clairs qui brillaient sous son casque, des deux côtés de son nez
mince, lui jeta une pièce d’argent sur les genoux.

--Voilà une piastre, Marie-faite-en-Fer, une piastre!

Elle regarda la pièce, comme éveillée d’un rêve.

--Ah! dit-elle, c’est vrai... Oui, c’est vrai. Eh bien! entre,
Barnavaux.

Mais Barnavaux répondit:

--Non, pas aujourd’hui. Aujourd’hui, c’est repos, congé pour tout le
monde. Ordre supérieur. Et tu fais partie du corps, maintenant!

Elle leva les yeux, sans comprendre, et les autres, à leur tour, les
trois cents qui survivaient, faisaient tomber à ses pieds une pièce
brillante, et s’en allaient.

--En place, repos! Marie-faite-en-Fer!

Elle demeura longtemps éperdue devant ce trésor, et cet argent éparpillé
lui faisait presque peur. Il lui semblait qu’il ne pouvait pas être à
elle, puisqu’il venait d’une source pure, et qu’ainsi elle ne l’avait
pas gagné. A la fin, elle le ramassa pour le mettre dans un sac, et ses
doigts tremblaient beaucoup.

Il faisait tout à fait nuit quand elle alla trouver le général.

--Je ne peux pas garder ça, dit-elle comme il la considérait en silence.
Je ne peux pas mettre cet argent avec... avec l’autre. Est-ce qu’il y en
a assez pour un lit, un lit dans l’hôpital qu’on va faire?

Voilà pourquoi il existe aujourd’hui, à l’hôpital de Port-Ferry, un lit
qui porte cette inscription, sur une pancarte blanche: Nº 1. _Fondation
Marie F..._

Et cette histoire est très vraie.

                   *       *       *       *       *

J’entreprendrai maintenant d’écrire comment Marie-faite-en-Fer aima, et
comment elle mourut. Et je ne veux pas affirmer par là qu’elle mourut
d’amour. Il est très vrai qu’on meurt quelquefois d’amour, autre part
que dans les livres, mais je n’entends rien dire dont je ne sois tout à
fait sûr, et si la grande passion pour le major Roger, que
Marie-faite-en-Fer entretint silencieusement dans son cœur, fut pour
quelque chose dans sa fin, elle ne l’a jamais avoué à personne, c’est un
secret qu’elle a emporté. Il faut toujours qu’une femme garde une
pudeur. Marie ne pouvait avoir celle de son corps, sa profession le lui
défendait. Elle eut celle de ce grand sentiment pur dont son âme était
toute pleine.

Ça lui vint d’abord parce que c’était par lui qu’elle avait eu de la
gloire. Elle ne pouvait oublier le jour où le général l’avait saluée
devant le drapeau et embrassée comme une dame, le jour où les soldats
lui avaient apporté des fleurs, les jours plus longs et plus chers de
l’épidémie, où elle avait eu autre chose à faire que son monotone et
triste métier d’amour. Et c’était le major qui l’avait prise à son bras
en disant devant tout le monde: «Notre sœur de charité!» C’était avec
lui qu’elle avait travaillé et risqué sa vie, quand les hommes
mouraient. Intérieurement, elle lui dévoua son cœur, institua pour lui
un culte de vénération timide et taciturne.

Tout ce qu’elle osa jamais lui demander, ce fut sa photographie, et
celle d’une petite fille qu’il avait en France, car il était marié. Il
avait cédé à son désir par condescendance, en lui faisant promettre
seulement de ne pas montrer ces portraits. Marie avait tenu parole, mais
ces images, elle les considérait longuement quand elle était seule,
comme des choses extraordinaires, d’une valeur inestimable. L’idée que
le major avait un enfant lui faisait du bien et du mal à la fois. Il lui
arrivait d’y penser toute une longue nuit, avec des rêves impossibles.
Mais son esprit raisonnable ne formait que des raisonnements droits;
elle se reprocha d’avoir des idées au-dessus de sa situation.

Seulement, les négrillons s’aperçurent bientôt qu’ils pouvaient tout
obtenir d’elle. Les petites filles lui apportaient leurs poupées, dont
quelques-unes avaient des colliers de perles en verre, en véritable
verre, bijoux sans prix, et des coiffures comme les vraies dames noires
du pays, c’est-à-dire une laine longue, tordue en queue de canard, et
tombant sur le dos. Elles passaient des journées entières, devant sa
case, jouant avec leurs _képé-soukous_: deux cosses de coloquinte avec
des pierres dedans, qui font grelot. Elles se couvraient mutuellement de
poussière pour se rendre «pareilles les blancs» et Marie les
débarbouillait, après leur avoir donné du sucre. Leurs parents finirent
par la considérer comme une espèce de bonne sorcière, très puissante.
Les honneurs rendus à Marie-faite-en-Fer après l’épidémie ne leur
avaient pas échappé. Ils en conclurent qu’elle avait fait fuir le mal
par des enchantements merveilleux. Quelquefois, elle entrait chez les
négresses en peine d’enfantement. Elle ne les assistait point, mais
demeurait pensive tandis qu’elles criaient longuement, accroupies sur
des bottes de paille; et la croyance s’enracina que sa présence avait
quelque chose de salutaire, qui protégeait contre les mauvais esprits.

Le temps coula. Marie-faite-en-Fer s’aperçut, avec une sorte
d’étonnement, que sa belle force de femme saine, dont elle avait été si
orgueilleuse, l’abandonnait. Parfois, des rougeurs subites montaient à
ses joues, il lui semblait s’évanouir. Autour de ses tempes, de ses
oreilles, de ses yeux, sa peau prit des teintes de cire. Elle connut
d’autres misères secrètes, dont elle fut humiliée, et la fièvre la
visita tous les jours.

Les médecins appellent ça de l’anémie tropicale. C’est un nom savant qui
ne signifie pas grand’chose, excepté l’envie de mourir; et on finit par
mourir, en effet, dans une grande langueur, sans rien regretter, comme
on s’endort; on finit par ne plus avoir peur de mourir, parce que c’est
bien plus facile, bien plus commode, bien meilleur que de bouger. On a
beau être jeune, on pense comme quelqu’un de tranquillement mélancolique
et très vieux, et on s’en va, tout doucement. Voilà ce que c’est que
l’anémie tropicale; Marie-faite-en-Fer s’en allait.

Elle s’en allait, n’ayant plus joui dans son âme d’une seule minute de
paix depuis son grand bonheur. Les choses autour d’elle avaient changé,
elle ne les reconnaissait plus. La ville avait grandi. Il y avait
maintenant des maisons presque riches, avec des perrons et des vérandas,
et les militaires, insensiblement, faisaient place à des civils, ce qui
l’emplissait de stupeur, des civils venus avec leurs femmes, qui
détournaient les yeux sur son passage. Il y avait un palais du
gouvernement, une église en briques, dont le curé était le père Félix,
ancien sous-officier de zouaves, et on avait construit l’hôpital. On
l’avait invitée pour l’inauguration: on lui avait montré le lit qu’elle
avait fondé, on avait rappelé son nom devant elle, dans un discours,
mais avec des délicates réserves, et sans insister: puisque la ville
avait changé, puisqu’il y avait des femmes honnêtes, maintenant! Voilà
qui était bien égal à Marie-faite-en-Fer, les femmes honnêtes; mais ce
qui lui perça le cœur, ce fut de voir au pied des lits, au pied de _son
lit_, qui portait son nom, de vraies Sœurs de charité. Elle n’avait pas
pensé à ça: son rôle héroïque était bien fini; elle ne serait plus que
Marie-faite-en-Fer, une fille. Elle ne se faisait pas ces réflexions
d’une façon aussi précise, mais son âme s’agitait dans une confusion
inexprimable, tandis que son corps, devenu débile, éprouvait d’infinis
dégoûts.

                   *       *       *       *       *

Elle eut pourtant la grâce d’expirer sans beaucoup souffrir, le jour où
s’achevait le jeûne du ramadan, à la tombée du soir, ce soir
qu’attendaient avec impatience les indigènes convertis à l’islam. Le
soleil enfin croula sous terre, laissant sur l’horizon occidental une
ardente irradiation, tel un obus qui vient d’éclater. Et, comme cette
lueur vibrait encore, apparut à l’ouest le premier croissant de la lune.
Sur un ciel légèrement teinté de bleu, ce ne fut qu’une blancheur à
peine visible, presque un rien, quelque chose comme un coup d’ongle sur
une table de marbre. Alors, de tous les murs en terre de la ville noire,
de toutes les rues, monta un grand cri exalté, l’acclamation qui saluait
le retour de l’astre, le début d’une fête nocturne. Des demeures grises
sortirent, parées pour la danse, prêtresses des rites voluptueux
de cette nuit, des femmes indigènes, sœurs en infamie de
Marie-faite-en-Fer. Elles s’assemblèrent par troupes; sur leurs
chevilles minces on entendit sonner leurs anneaux de cuivre. Marie eut
une espèce de dernier sourire en songeant qu’elle, du moins, n’avait
plus qu’à se reposer, se reposer pour toujours; et elle expira
paisiblement quelques heures après.

Elle n’avait pas voulu recevoir le curé de Port-Ferry. L’arrivée des
Sœurs de charité l’avait rendue anticléricale. Elle était obscurément
jalouse de ces rivales triomphantes, de la bonne Vierge venue avec
elles, et sa colère parfois s’était exhalée en termes qu’il vaut mieux
ne pas répéter. Ce n’était ni une femme honnête, ni une belle dame de
salon: songez alors à ce qu’elle put inventer! Mais l’ancien
sous-officier de zouaves, qui n’avait renoncé à la discipline militaire
que pour devenir sergent dans les milices divines, avait gardé trop de
souvenirs de sa vie passée pour lui en tenir rigueur. Il voulut que le
corps purifié par la mort de Marie-faite-en-Fer franchît enfin les
portes de l’église, et tous ceux qui l’avaient connue--et vous savez de
quelle manière ils l’avaient connue!--la conduisirent jusqu’à son
dernier lit, chaste et terrible. Barnavaux disait: «Notre petite mère!
notre petite mère!» Il n’avait pas oublié pourtant qu’elle avait été
pour lui encore autre chose: au fond, les hommes n’oublient jamais ça,
et il ne faut pas insister sur certains des souvenirs qui
l’attendrissaient. Oui, oui, c’étaient les suprêmes survivants parmi sa
clientèle qui accompagnaient Marie, et le père Félix ne craignit pas de
le rappeler! Il dit qu’elle avait eu toutes les vertus, sauf une, que
l’égoïsme et la sensualité des hommes ne lui avaient pas permis de
cultiver, mais que, puisqu’il était le seul qui n’eût pas eu, jusqu’à
présent, affaire à elle, il avait sans doute des chances de recommander
utilement son âme douloureuse à la miséricorde divine.

C’est de la sorte que parla le père Félix, et il n’était peut-être pas
très éloquent; mais je vous rapporte ses paroles sans en rien changer,
ne voulant altérer par nul mensonge une histoire si simple, où je
rougirais de mettre de l’art, et des mots qui ne seraient pas tous
vrais.

Il y a pourtant une chose encore qu’il faut que j’ajoute pour que la
vérité entière soit connue, bien que je ne sache guère comment
m’exprimer avec décence. Les noirs, dans leur âme obscure qui voyait des
merveilles et des charmes dans tous les êtres et toutes les apparences,
ne purent renoncer au culte qu’ils avaient voué, vivante, à la bonne
sorcière. Voilà pourquoi ils lui élevèrent une tombe, à leur manière,
une tombe en boue durcie, avec de petits clochetons peints à la chaux.
Et, pour qu’on sût bien que c’était Marie-faite-en-Fer, et non une
autre, dont l’esprit reposait là, et continuerait sans doute à faire des
miracles, ils placèrent parmi ces clochetons sa statue, taillée dans un
bois incorruptible. Ce ne sont pas de grands artistes; ils ne se
flattaient pas de rendre son image ressemblante. Mais ils s’y prirent de
telle sorte qu’on pût voir, sur l’image de cette femme nue, que c’était
une femme, et que nul ne pût s’y tromper.

C’est ainsi que fut perpétuée, par leurs mains involontairement obscènes
et très pieuses, la mémoire de Marie-faite-en-Fer, avec son corps offert
à tous, et son grand cœur.




L’ILE AUX LÉPREUX


--... Les hommes non punis pour descendre à terre!

Le clairon sonna encore une fois sur le pont de l’_Iraouaddy_, les
sous-officiers répétèrent la phrase, et une trentaine de troupiers
d’infanterie coloniale défilèrent devant eux, rectifiant la position,
corrects, immaculés sous le dolman blanc à boutons de cuivre et le
casque blanc incrusté d’une ancre, insigne de leur arme. En face de
nous, toute noire sous le soleil qui se levait derrière elle, c’était
l’île de Zanzibar, escale des paquebots français qui vont à Tamatave. Le
vent frais du matin, soufflant de l’est, arrivait au navire tout chargé
des senteurs de la terre: mille odeurs mêlées qu’on distinguait
vaguement: celle de la marée baissante qui laisse à découvert des
coquillages brisés, des poissons morts, des huîtres, sur les
palétuviers, qui s’ouvrent et respirent; celle des grands orangers, des
pamplemoussiers, des citronniers, amère et sensuelle; celle des
poivriers encore, qui brûle les narines, sèche la gorge, monte à la
tête--odeurs nauséabondes, odeurs délicieuses, et qui toutes ensemble
font bondir le cœur, parce qu’elles annoncent l’élément de l’homme, la
terre inébranlable et nourricière, où il y a des maisons, des arbres et
des femmes.

Et, comme j’allais moi-même descendre dans un des canots du bord, je
cherchai Barnavaux des yeux: mon ami Barnavaux, trois fois sergent,
cassé deux fois pour indiscipline, une fois pour indignité: Barnavaux
qui a tant vu le monde qu’il ne le regarde plus, et si sage qu’il dort
quand il n’a pas absolument besoin d’agir--à moins qu’il ne boive!
Barnavaux qui sait tout, Barnavaux qui a tous mes vices, mais qui ne les
cache pas; Barnavaux qui ne sera jamais rien qu’un soldat, et que j’aime
plus que je n’aimerai jamais personne, parce que tout ce qui se sent, se
voit et se touche, tout ce qui arrive et tout ce qu’on rêve, il peut le
dire comme vous ne le direz jamais, avec des mots qui sont à lui. Vous
ne l’apercevrez dans ces pages que comme je l’aperçus moi-même: par
instant, au milieu de paysages divers, au cours d’une action brève,
parfois pour un seul geste. Barnavaux n’a pas d’histoire, parce qu’un
soldat n’en a pas. Un soldat n’a que des histoires. Il est né un jour,
il mourra un jour, voilà tout. Les choses qu’il accomplit sont sans lien
pour lui, elles n’ont d’unité que dans l’unité de l’œuvre dont il est
l’outil inconscient. Avez-vous jamais vu un grand oiseau, un aigle, un
balbuzard, s’enlever tout à coup sur la face d’un lac, planer et
disparaître? Il n’est demeuré qu’un instant sous vos yeux: pourtant
toutes les fois que la mémoire évoque ces eaux plates, ces monts
immobiles, ces rochers, ces broussailles, elle évoque cet oiseau avec
eux. Ainsi pour Barnavaux: et pensez aussi au «témoin» que les peintres
placent au pied du monument qu’ils peignent. Il est tout petit, mais il
en donne la mesure, il n’est rien, et rien n’est sans lui.

                   *       *       *       *       *

Il s’était assis sur un tas de cordes, au bout du gaillard d’avant, un
pied nu, l’autre chaussé d’une vieille espadrille, et sa veste de
treillis, ouverte sur la poitrine, montrait sa peau brune. Il avait un
casque, bien entendu, à cause du soleil: mais son casque «numéro deux»,
monument triste et dégradé sur lequel ses doigts avaient laissé des
traces, car il n’avait même pas pris soin de le passer à la craie.

--Barnavaux, lui dis-je, vous êtes puni?

Il me regarda d’un air mélancolique, en répondant:

--Non, je ne suis pas puni. Seulement, je ne veux pas, je ne veux pas
aller à Zanzibar, voilà!

On apercevait la rade, les môles de bois et de fer, le grand palais du
sultan, que les Anglais ont brûlé depuis, pour apprendre à ce souverain
que les devoirs d’un prince protégé sont de ne pas s’occuper des soins
du gouvernement. A droite commençaient presque tout de suite les
jardins. Jusqu’à la mer aux lames courtes, déferlaient leurs verdures
croulées; et plus loin c’était la campagne, avec des baobabs aux troncs
faits comme des betteraves géantes, dans lesquelles un enfant aurait
planté des branches pour s’amuser: le baobab, un arbre nègre! gros,
bête, ventru comme un nègre riche! Les sons assourdis d’un piano
mécanique, dont sur le quai on tournait la manivelle, venaient jusqu’à
nous; ils étaient héroïques, sentimentaux ou voluptueux, tout ça pour
deux sous; ils annonçaient les bars, les femmes, les grandes joies
sauvages et naïves des mâles longtemps prisonniers dans les murailles de
tôle des navires, et rendus pour quelques heures à la liberté.

Je répétai:

--Barnavaux, ce n’est pas possible, vous descendez, n’est-ce pas?

--Non, répondit-il encore. Je connais. Merci!

Et il poursuivit:

--Oui, n’est-ce pas? On boit, et il y a les petites filles noires, les
Valaques, les Japonaises, les Hindoues? J’ai trop vu ça, dans le temps,
et ça n’a pas bien fini.

Des souvenirs le troublaient. Pour la première fois de sa vie, je
m’aperçus qu’il avait horreur de les voir revivre, et d’en parler.

--Barnavaux, lui dis-je, moi non plus, alors, je n’irai pas à terre,
mais racontez-moi?...

                   *       *       *       *       *

Il commença, presque indécis et effrayé--et jamais je n’avais vu
Barnavaux indécis ou effrayé.

--... Il y avait Ranaive et une petite fille Chetty...

Mais il s’interrompit brusquement:

--Non, ce n’est pas ça. Savez-vous ce que c’est que la lèpre?

--La lèpre?

--Oui. Vous ne savez pas. Vous avez idée seulement que ça existait il y
a longtemps, longtemps, et que ça n’existe plus. Mais vous vous trompez.
Il n’y a plus de lépreux en France, mais l’Afrique en est pleine, et
l’Océanie et l’Asie! Et quand les Européens reviennent dans ces pays où
nous sommes maintenant, la lèpre se jette sur eux comme sur les autres.
Ce n’est rien d’abord, on ne s’aperçoit même pas qu’on est pris: de
toute petites taches rouges dans la paume de la main, ensuite une marque
presque invisible encore, faite comme une feuille de chêne, et puis des
plaques, et en dessous je ne sais quoi qui ronge les articulations des
bras, des genoux, des doigts. Les plaques gagnent les cheveux, après
c’est le front, après c’est toute la figure qui se gonfle et se ride à
la fois. La bouche devient comme un mufle, les oreilles s’écartent, et
on voit des hommes et des femmes qui ressemblent à des lions. Ils
ressemblent à des lions, je vous dis, ils ont quelque chose de
magnifique, de majestueux, de féroce, et ils vont mourir!

»Ils meurent horriblement, par morceaux: d’abord les doigts qui tombent,
puis les jointures du coude et de la rotule, puis le reste. Je me suis
demandé quelquefois ce qui reste à enterrer d’un lépreux. C’est la plus
vieille maladie du monde, la seule qui couvre toute la terre. Les gens
d’Europe ont la petite vérole et la tuberculose, que ceux d’ici ne
connaissent pas. En Amérique, ils avaient la fièvre jaune, qui n’est pas
chez nous, et les noirs meurent de la maladie du sommeil. Mais la lèpre
a toujours été partout. C’est comme si elle avait été transportée par
les premières familles des hommes, à l’époque dont parle la Bible, quand
ils ont quitté Babel.

--Barnavaux, dis-je stupéfait, qui vous a donné cette idée?

--Je ne sais pas, répliqua-t-il, étonné lui-même. Il me semble que ça
doit être comme ça.

Et tandis qu’il rêvait un peu, je revis en moi-même les migrations
primitives, alors que les hommes n’avaient que des armes en pierre, et
sur l’immensité des espaces jetaient leurs premières colonies, emportant
avec eux cette lèpre dont on retrouve partout la trace ineffaçable,
jusque sur les plus vieux ossements des plus vieux tombeaux; puis
évoluant en races distinctes où apparurent des fléaux différents,--et
maintenant que les grands navires mêlent toutes ces races, le mélange de
tous ces fléaux, et le retour sur nous-mêmes du plus antique de tous,
déjà presque oublié.

--Eh bien, continua Barnavaux, il y a dix ans déjà maintenant, j’étais
jeune soldat, et on m’avait envoyé à Zanzibar pour recevoir les mulets
qu’on y entreposait quelquefois avant de les envoyer à la côte malgache
pour l’expédition de Tananarive. Et on s’amuse à Zanzibar: il faut bien
s’amuser, c’est là qu’on s’arrête avant d’aller mourir: Mourir aux
tranchées du chemin de fer que les Anglais font dans l’Ouganda, mourir
aux mines du Transvaal, dans les possessions allemandes où il n’y a rien
que des fièvres, des hippopotames et des officiers allemands, très
nobles et très saouls, mourir à Madagascar même, où nous avons tant
laissé des camarades! Alors, pour ne penser à rien, il y a les bars où
l’on boit, et les femmes, toutes les femmes qui remplissent des rues
entières, et qui viennent de tous les pays du monde. Je faisais des
parties avec Ranaive.

»Vous n’avez jamais connu Ranaive, et vous ne le connaîtrez jamais, vous
saurez tout à l’heure pourquoi, bien qu’à cette heure il ne soit
peut-être pas tout à fait mort: un bon garçon! Je ne lui aurais pas
donné ma sœur en mariage, mais un bon garçon. Sa mère, c’était une
Malgache; son père un demi-blanc ou un quart de nègre de l’île Maurice,
probablement, mais personne n’en a jamais rien su, pas même lui. Il
gagnait sa vie à épouser des filles de chefs dans la brousse de
Madagascar et du Mozambique. C’est un bon métier, quand on a des
marchandises. On laisse une partie de ces marchandises à son beau-père
qui se charge de les vendre, on va dans un autre pays épouser une autre
fille de chef et faire la même opération, et quand on s’est marié une
dizaine de fois comme ça, on peut liquider, au bout de dix ans, les
boutiques, les épouses et les beaux-pères. On est riche, et on ne s’est
pas trop embêté.» Je suppose que c’est dans l’exercice de son commerce
qu’il avait pris l’habitude de ne pas se gêner avec les femmes. Il était
hardi... plus que moi.

--C’est beaucoup, dis-je poliment.

Barnavaux parut flatté, mais il continua:

--Il y avait, rue des Marchands-d’Argent, une petite Chetty, jolie comme
le sont ces Hindoues,--et même pire, parce qu’elle avait du sang
portugais: il paraît que les Portugais ont eu les Indes, dans le temps.
Et à cause de toutes ces histoires passées, elle s’appelait Da Silva,
comme une grande dame. Elle n’était pas meilleure que les autres, mais
elle avait plus de fierté, à cause de son sang blanc, et Ranaive ne lui
plaisait pas. Ce sont des choses qui arrivent et le mieux alors est de
ne pas insister. Je crois qu’un soir Ranaive a insisté.

Je fis signe que je comprenais.

--Et jamais, poursuivit Barnavaux, jamais je n’ai vu de gifle comme
celle qu’a reçue Ranaive. Il ne faut pas rire, il ne faut pas croire
qu’une gifle, à Zanzibar, c’est comme une gifle à Paris entre gens du
monde, c’est-à-dire rien du tout: il y a la majesté du blanc! Ranaive
fut considéré comme un blanc. Voilà pourquoi mademoiselle Draoupady fut
condamnée, par la justice anglaise, et séance tenante, à payer cinq
livres sterling, à moins qu’elle ne voulût faire un mois de prison.

»Ah! je la verrai toujours, refusant d’acquitter l’amende, parce qu’elle
ne la devait pas, puisqu’elle n’avait fait que se défendre et se venger!
Je vois ses épaules rondes, sa petite veste ovale, aux reflets violets
sous des fleurs d’or, et la ligne de ses reins--une mince raie de peau
cuivrée juste au-dessus du pagne--et toute cette chair vivante
frémissant sous l’insulte. Et je n’oublierai jamais ses yeux. Je dis à
Ranaive:

»--Mon vieux, si tu t’en allais?

»Il me demanda:

»--Où, et pour quoi faire?

»--Où tu voudras. Chez tes dames de Madagascar et du Mozambique. Mais ne
reste pas ici. J’ai idée que ce n’est pas fini, cette affaire-là!

»Il ne fit que hausser les épaules.

»Quand Draoupady revint prendre sa place derrière le bar, un mois après,
je crus d’abord que je m’étais trompé, tant elle avait l’air tranquille.
Elle faisait semblant de ne jamais regarder Ranaive, voilà tout. Nous
fûmes encore plus étonnés lorsqu’elle épousa très légitimement, quelques
jours après sa sortie de prison, un détective pour lépreux.

--Vous dites?

--C’est une invention des Anglais. Est-ce que vous croyez qu’on pourrait
vivre, si on savait qu’on a la lèpre à côté de soi, la lèpre qui passe,
invisible, et qu’on peut prendre dans un serrement de mains, sur la
rampe d’un escalier qu’on monte, l’objet qu’on touche, le verre qu’on
boit? Ce n’est pas quand ils ont leurs marques, quand ils perdent leurs
membres, quand on voit à cent pas leurs faces de lions, que les lépreux
sont un danger: on peut les fuir, on les connaît. Mais au commencement,
quand ils n’ont rien que ces petites taches roses ou ces plaques
imperceptibles, quand ils ne savent pas eux-mêmes!... Comprenez-vous? Eh
bien, il y a des gens qui savent s’y reconnaître: ils ont l’œil. Alors
les Anglais les nomment détectives pour lépreux. Ils vont partout, ils
s’arrêtent dans les marchés, ils baguenaudent dans les boutiques, ils
causent avec vous, debout devant les comptoirs où chez les femmes: et
ils cherchent leur gibier. Contre leur dénonciation, les blancs, les
vrais blancs, ont la ressource de demander un certificat de médecin,
leur embarquement pour l’Europe. Mais les indigènes et les métis... il y
a une île, pour les indigènes et les métis lépreux; c’est dans les
Seychelles. Un bateau de la police les mène là, et on ne les revoit
jamais. Est-ce que vous devinez maintenant?

--Quoi, dis-je, Ranaive?

--Eh bien! le détective pour lépreux l’a reconnu. Il l’a pris pour son
gibier.

--Mais est-ce qu’il était lépreux?

--Lui! répondit Barnavaux presque solennellement. Il était aussi sain
que moi, je vous le jure. Mais, maintenant, _il l’est devenu_, là-bas!
Vous devez comprendre pourquoi je ne tiens pas à revoir Zanzibar.

                   *       *       *       *       *

Il paraissait revivre ces choses, et s’en épouvanter. Son âme est
calleuse. Sa morale n’est pas d’un prêtre, ni d’une vierge. S’il voulait
se confesser pleinement, il avouerait sans doute des choses à vous faire
frémir. Mais cette froide vengeance de femme écrasait son imagination;
il ajouta:

--J’ai oublié de vous dire qu’elle s’appelle Félicité, sur les cartes,
l’île aux Lépreux. Ça doit être un bel enfer!




BARNAVAUX VAINQUEUR


A gauche de la vieille darse, à Toulon, en face de la carène grise de la
_Belle-Poule_, de l’autre côté des cabanons où dans la nuit des temps il
y avait les forçats, c’est là qu’aujourd’hui on amarre les
contre-torpilleurs. Ils dorment bien sagement, attachés à de vieux
canons fichés en terre; et très bas sur l’eau, avec leurs cheminées
courtes, leurs petits espars de rien du tout, leurs câbles maigres, ils
ont l’air de gros poissons malades auxquels un méchant enfant aurait
piqué sur le dos des bobines à dévider et des aiguilles avec leur fil.
Le matin, les matelots en sortent par escouades. Ils vont vers des
choses qui sont sur le quai, faites comme des abreuvoirs, et qui
vraiment sont pleines d’eau douce. Alors, retirant leur tricot, nus
jusqu’à la ceinture, ils frottent rudement leurs torses bourrus, leurs
dos où les muscles roulent par grandes ondes, suivant les gestes qu’ils
font. Le soleil tape, et leurs yeux jeunes brillent sous leurs cils
clignés.

Pour voir ça, qui est plus beau que tout le reste à Toulon, parce que
c’est tout en vie, il faut d’abord tourner la darse, et passer derrière
un tas de bâtisses, presque toutes démolies, qui servaient dans le temps
à je ne sais pas quoi, par des chemins où il n’y a ni pavés, ni macadam,
ni rien, excepté de l’eau, de la boue, du charbon qui a déjà servi, et
des tessons de bouteilles. L’air sent le poisson frais pêché, les
saletés qui pourrissent, le sel frais qui vient de la mer, le vieux sel,
qui est la saumure, et même les fleurs, parce qu’au printemps il y en a
_trop_ dans ce pays, et que leur odeur traîne partout. Au plus près de
la jetée qui sépare la vieille darse de la rade, louche une espèce de
maison poussiéreuse, miteuse, calamiteuse, avec très peu de fenêtres
sous beaucoup de toit; et ce qui lui donne l’air encore bien plus
suranné, ridicule et raffalé, c’est que sur sa muraille borgne on lit en
grosses lettres noires: _Fanfare des Boers: siège social._ A côté de
cette première inscription, on en lit une autre, en lettres plus
petites: _Caveau des Boers._ Parce que, je suppose, la fanfare boit.

                   *       *       *       *       *

Comme je passais devant cet étrange vide-bouteille, en me demandant
quels humains pouvaient bien avoir le courage de s’y désaltérer, un
homme justement en sortit, s’essuyant la bouche. C’était un soldat
d’infanterie coloniale. Il avait le pantalon à passepoil rouge, les
épaulettes jaunes, la tunique bien sanglée, les boutons bien astiqués,
la barbe claire, des yeux vifs, une figure maigre et un teint de papier
mâché: de ces hommes que nous appelons, là-bas, des _crevards_, parce
qu’ils se sont offert tout ce qu’on peut avoir, bilieuse hématurique,
accès pernicieux, choléra, cochinchinette, quinte, quatorze et le point,
qu’ils ont toujours l’air claqué, mais ne veulent rien savoir pour
mourir. Voilà ce que c’est qu’un crevard: ce qu’il y a de mieux.

C’était Barnavaux.

Il me cria tout de suite:

--Alors, on ne salue plus? C’est-il que vous êtes devenu empereur
d’Allemagne, gréviste, ou quoi?

J’ai déjà expliqué qu’il ne faut jamais s’étonner de rencontrer
Barnavaux nulle part: il est là quand il doit être là! Je n’avais qu’à
m’excuser, je m’excusai. Et ce fut seulement pour causer, et parce qu’on
ne peut pas faire autrement, que je demandai:

--Qu’est-ce que vous faites ici?

Barnavaux eut un clin d’œil sur la ville. Puis il répondit, toujours
aisé:

--J’attends les événem_eints_!

Or, Barnavaux n’a pas le droit d’avoir l’accent. Il n’est pas du Midi,
pas même de Paris, ce qui l’embête: j’ai découvert qu’il était de
Choisy-le-Roi. Mais il le cache. Du moment qu’il singeait l’accent,
c’est qu’il n’y avait pas de sympathie perdue entre lui et les gens de
la ville; il ne dit jamais que ce qu’il veut dire. Je murmurai:

--Les ouvriers de l’arsenal?

De nouveau il ouvrit un œil, et ferma l’autre. Après quoi, il fit le
geste d’un homme qui tape.

Il faut savoir une fois pour toutes que j’ai adopté, en présence des
crises qui déchirent notre malheureux pays, l’opinion d’anarchiste de
gouvernement, qui, étant de mon invention et non encore répandue, me
permet de n’être de l’avis de personne. En raison de quoi, je demandai à
Barnavaux, d’une voix empreinte de blâme, ce que lui avaient fait les
ouvriers de l’arsenal. Il me répondit:

--Ils ne f... rien!

Je répliquai avec indignation:

--Et vous?

Barnavaux n’est pas comme moi, il met de l’honnêteté dans la discussion.
Il réfléchit une minute et dit:

--Moi non plus.

Ayant rêvé encore plus profondément, il ajouta:

--Personne il fiche rien, à Toulon, excepté les pêcheurs, qui vont à la
pêche deux fois par semaine, et ça leur suffit. C’est l’air qui veut ça:
il fait trop bon. Les amiraux, ils vont à Paris; les officiers, ils vont
au bal, aux fumeries d’opium et à Paris; et tout le monde, il va au
café. Seulement, après, on embarque, et une fois sur le trimard, on
trime. Il n’y a que les ouvriers de l’arsenal qui n’embarquent pas. Pour
eux, c’est permission tout le temps. C’est ça qui est injuste.

Une nouvelle méditation plissa son front, et il déclara:

--Et puis, entre nous et eux, il y a le gouffre de l’esprit de corps.

--J’aimerais, fis-je, à en connaître votre définition.

--Bon, dit-il, vous le savez bien: ça consiste à mépriser les autres
corps!

Il comprit sans doute l’admiration que m’inspirait la profondeur de sa
pensée, car il poursuivit:

--C’est des choses qui ne sont pas dans la théorie, des espèces de
religions. Une de ces religions, pour les marsouins et les matelots,
c’est que les gens de terre sont des moules, comme leur nom l’indique.
Principalement les gendarmes.

--Pourquoi les gendarmes? demandai-je étonné.

--Oh! fit Barnavaux, stupéfait à son tour, puisqu’ils n’appartiennent ni
à la marine, ni à la guerre! Ils relèvent du ministère de l’intérieur,
comme des...

Il chercha un terme de comparaison qui égalât son dédain, et finit par
trouver:

--Comme des journalistes!

--Barnavaux, lui dis-je, n’abordez pas la littérature. Que vous ont fait
les gendarmes?

--Rien, dit Barnavaux fièrement. Au contraire j’ai vaincu un gendarme,
en combat naval et singulier. C’est une des plus belles pages de
l’infanterie coloniale.

                   *       *       *       *       *

Je connaissais mon devoir. Je fis prendre au _Caveau des Boers_ deux
bouteilles du vin blanc qu’on vendange sur les côteaux, localement
célèbres, de Cassis, un pain et du saucisson. Et nous allâmes nous
asseoir sur la jetée.

En face de nous, c’était la rade, fermée pour les yeux comme un lac,
carrée dans sa forme apparente comme si on l’avait creusée à la main,
ceinte par des terres hautes, des collines pareilles à celles qui se
dressent au-dessus de la ville, parfois toutes noires de buis et de
myrtes, ailleurs toutes chauves et dévastées, de vieilles, très vieilles
collines, craquelées par le soleil et mangées par la pluie. L’eau
tranquille regardait le ciel, le ciel très pur regardait l’eau. Tout au
milieu, vers le sud et l’ouest, de grosses choses s’allongeaient: des
cuirassés, des croiseurs, pressés les uns contre les autres; et leurs
tourelles d’acier, leurs hunes guerrières, faisaient rêver d’un château
fort, d’un fantastique château fort, tombé du haut des monts jusque dans
la mer. Ils semblaient presque trop grands pour l’espace plat et
liquide, et ne bougeaient pas. Mais devant eux, de toutes petites taches
blanches se déplaçaient sans cesse, avec une incroyable célérité: des
canots à vapeur et à pétrole, des barques ailées; et de grosses bouées,
dont on ne voyait que le dessus, peint en rouge et fait comme le
couvercle d’une marmite énorme, dans ce grand baquet d’eau bleue
traçaient des avenues droites.

--Voilà, dit Barnavaux, le théâtre de ma victoire!... C’est la dernière
fois que les Russes sont venus. Moi, j’avais déjà tout mon paquetage, et
mon hamac, à bord de l’_Amiral-Charner_, qui devait repartir le
lendemain pour la Crète; mais on nous avait tous lâchés, cette nuit-là,
pour aider à fêter les amis et alliés. Ah! nous pourrons recevoir toutes
les flottes d’Édouard, celles du roi d’Italie, même celles
d’Allemagne,--car tout arrive, dans ce chien de pays--mais jamais,
jamais, on ne se soûlera comme avec les Russes, je le jure sur l’honneur
de l’infanterie coloniale! Tout le temps ils vous embrassent sur la
bouche, et tout le temps ils boivent: c’est un phénomène surnaturel.

»D’abord, on est allé avec eux prendre l’apéritif au _Bar du Cygne et de
la Galère_, qui est sur la route du Mourillon, et où il y a un aveugle
qui joue du piano, comme dans le grand monde. L’aveugle, il a tant bu
qu’il pleurait dans son piano, et qu’il a joué le cake-walk en croyant
que c’était _Bojé Tsara Krani_. Mais les Russes, ils trouvaient ça bien
tout de même. Après, on est allé à la _Perle de la Méditerranée_; après,
au _Restaurant du Pôle Nord et de Californie_; après, au _Grand Bar des
Pacifiques_, où on s’est battu avec des Norvégiens, je ne sais pas
pourquoi; on a été manger quelque chose à la _Reine des Rascasses_, une
maison très distinguée; après, on est retourné au _Bar du Cygne et de la
Galère_, après... je ne me rappelle plus. On a été partout; au _Pavé
d’Amour_, bien sûr.

»Ah! des noces comme ça, des noces comme ça! Dans la rue, des hommes
habillés en femmes, des femmes qui n’étaient pas habillées du tout, des
pianos mécaniques qui ne jouaient plus, parce qu’on prenait des bains de
pieds dedans; des marins russes, gigantesques, qui s’en allaient portant
des filles sous le bras, les emmenant... où, ils ne savaient pas. Ils
les enlevaient, comme des gorilles. Et tout le temps, je vous dis, ils
vous embrassaient sur la bouche.

»On cassait des tables de marbre, on défonçait des portes. Il vint un
homme avec des ballons rouges, pour les petits enfants. Un matelot
français les acheta tous, pour quarante francs: il y en avait bien cent.
Et puis il attacha une mèche soufrée à ce gros paquet voletant, et le
lâcha, pour voir la belle flamme que ça ferait dans le ciel. Et c’est
vrai que les ballons éclatèrent contre un toit, et que le toit prit feu,
et que ça fit une très belle flamme, et que les pompiers arrivèrent avec
leurs pompes, et qu’on soûla les pompiers. C’était beau!

»... Il s’appelait Plévech, le gabier aux ballons, et tu parles s’il
était fier! Il me dit que Plévech, en breton, ça voulait dire «le Poilu»
et qu’il ferait encore beaucoup de choses magnifiques à cause de son
nom, de sa force, et de l’argent qu’il avait. Pour voir, j’allai avec
lui.

»Ce fut comme ça que, par en haut le boulevard Sainte-Hélène, nous
découvrîmes une petite voiture de maçons, avec des briques, un sac de
ciment, une auge, un seau et une truelle. D’abord nous roulâmes la
petite voiture. Il nous semblait qu’elle avait besoin de changer de
place. Un peu plus tard, le Poilu me dit qu’il fallait faire quelque
chose pour la moralisation des masses, qui étaient horriblement
perverties, et par conséquent employer les briques à fermer à tout
jamais la porte de madame Angèle, puisque cette personne manquait de
vertu. Mais en allant chez madame Angèle, nous passâmes devant chez
monsieur Poulard, celui qui est commissaire aux vivres. Et il a une
drôle de maladie; toutes les fois qu’il voit du monde, ou qu’il traverse
une place, la tête lui tourne, il croit qu’il va s’évanouir. Il faut
qu’il soit tout seul pour qu’il soit content. On appelle ça de l’ago...

--De l’agoraphobie, complétai-je.

--Oui. Alors, je pensai qu’il valait bien mieux murer la porte de
monsieur Poulard, pour lui ôter la tentation de s’en servir. Le Poilu
trouva mon idée juste et charitable. De notre vie, nous n’avions
travaillé comme ça. Le Poilu gâchait le ciment, me portait les briques,
et je les posais une à une, bien proprement: une couche de ciment, une
couche de briques, en priant la Madone que ça voulût bien coller avant
le matin.

»Voilà qu’au plus beau moment, le Poilu, qui gâchait toujours le ciment,
lâche son seau et me crie:

»--Largue tout! Un brassé-carré!

»Puis il exécute la consigne en cas d’alerte, qui est de s’esquiver
rapidement. Un brassé-carré, c’est un gendarme, à cause du temps où ils
avaient des tricornes, brassés comme les voiles des frégates. Moi,
empêtré des deux mains, avec ma truelle et ma brique, je me tourne: il
était trop tard! Le gendarme me met la main sur l’épaule et me dit:

»--Qu’est-ce que vous faites-là?

»--Des travaux publics, je réponds.

»--Je vous apprendrai à en faire, des travaux publics! reprend cet homme
impitoyable.

»Il réfléchit encore, et continua:

»--Et comment qu’il aurait fait, le particulier, pour sortir demain?

»Ça, c’était vrai. Mais je répliquai:

»--Il sort jamais!

»Le gendarme eut l’air surpris. Mais il trouva l’argument:

»--Et que si, par hasard, il est pas encore rentré?

»Je n’y avais pas pensé. Méditant toujours, le brassé-carré me montra la
voiture, l’augette, la truelle, les briques, et demanda:

»Où les avez-vous pris!

»Je lui dis:

»--C’est un héritage. Ça vient de ma mère.

»Là-dessus, il m’invita à ne pas aggraver mon cas par des plaisanteries
de mauvais goût: à quatre heures du matin on fait ce qu’on peut! Et il
me donna l’ordre de le suivre.

»Quand nous fûmes sur le quai, il se dirigea vers la _Belle-Poule_.
C’est là qu’on enferme les matelots ramassés dans la ville, quand ils
n’ont pas été sages. Alors je protestai que je n’étais pas un matelot,
mais un glorieux guerrier, que d’ailleurs j’avais tout mon fourniment à
bord de l’_Amiral-Charner_, qui devait lever l’ancre à six heures, et
qu’il me fallait y retourner, dans l’intérêt pressant de la République
française. Je croyais qu’il allait s’attendrir: il appela un patron de
canot. Je n’ai jamais rien rencontré de têtu comme ce gendarme!

»J’avais envie de me passer mon sabre-baïonnette au travers du ventre.
Arrêté par quelqu’un de l’arme, c’est bon! J’en avais pour huit jours de
bloc. Mais par un gendarme, je savais mon compte: à bord d’un navire de
guerre, c’est trente jours.

--Pourquoi? demandai-je.

--A cause du déshonneur. Je vous ai déjà expliqué ce que c’est que
l’esprit de corps. Un marsouin _ne doit pas_ se laisser arrêter par un
gendarme.

»J’entrai donc dans le canot, en gémissant sur mon triste sort. Tout à
coup, une ombre me frôla, toucha l’épaule du patron de canot et lui dit
en me montrant:

»--Marius!

»C’était le Poilu. Bon Poilu! Marius hocha la tête, en signe qu’il avait
compris. Deux marins contre un gendarme, c’est toujours d’accord. Le
patron prit ses rames.

»La muraille bâbord de la _Belle-Poule_, les cabanons des forçats, les
cornes de la jetée... nous voilà dans la rade. Le jour venait. Le soleil
se mit à rire au-dessus des palmiers du Mourillon.

»--A l’_Amiral-Charner_? demanda Marius.

»--A l’_Amiral-Charner_, dit le gendarme.

»Et, baissant le nez, il tira son calepin pour écrire son rapport.

»Marius se pencha, fit un geste vif que je ne compris pas moi-même, tira
sur ses rames. Et toujours, il me regardait, me regardait! Je lui
rendais son regard sans rien deviner, la tête molle, songeant: Comment
va-t-il me tirer de là, l’ami du Poilu?

»Tout à coup, il cria:

»--Bon Dieu de bon Dieu!

»--Quoi! fit le gendarme, relevant la tête.

»--Le canot fait eau!

»C’était vrai. Le canot prenait l’eau, et très vite. On la voyait monter
en toutes petites vagues qui remuaient des tas de choses, des bouts de
filin, un crabe mort, une vieille chique. Le patron dit encore:

»--Savez-vous nager?

»Le gendarme ne savait pas nager. Je n’ai jamais vu un gendarme aussi
blême. Il cria:

»--A terre! Tout de suite à terre!

»--On serait noyé avant d’y arriver, à terre! Savez-vous gouverner, au
moins?

»Le gendarme ne savait pas gouverner, mais il savait un peu ramer. Il
prit la seconde paire de rames, et je me mis à la barre.

»--Où va-t-on? dis-je.

»--A la bouée, la plus proche bouée, là! Tonnerre de Dieu, nous
n’arriverons pas!

»Le gendarme se penchait sur ses rames, de grosses gouttes de sueur lui
venaient. Il avait de l’eau par-dessus ses bottes. Il les ôta.

»--V’là la bouée. Arrive! arrive! cria Marius.

»Le gendarme, je dois dire à la honte éternelle de cette arme
respectable, ne s’occupa d’aucun de nous deux. Il fit un bond surhumain,
sauta sur la bouée, glissa sur ses deux genoux, puis se redressa, tout
seul, tout droit, tout pâle au milieu des eaux, sur son socle: la statue
du gendarme éclairant le monde! Alors Marius me cria:

»--La barre à tribord, vite!

»Je me mis à la barre à tribord et nous nous éloignâmes lentement, le
canot gouvernant à peine, plein comme un tonneau.

»Lâche la barre, me dit Marius, il faut écoper. Et puis, _je remettrai
la bonde!_

»Il avait enlevé la bonde de son bateau. C’est pour ça qu’il prenait
l’eau. Brave Marius! Brave Poilu!»

                   *       *       *       *       *

Nous finîmes le vin blanc.

--Voilà ce que c’est que l’esprit de corps, conclut Barnavaux très
simplement. Et quand il faudra rosser les ouvriers de l’arsenal...

--Mais le gendarme? dis-je.

--Ah fit Barnavaux d’un air détaché, je suppose que le préfet l’aura
fait chercher. En voiture, peut-être!




LE ROMANCERO


--... Barnavaux, lui dis-je: mettez votre casque!

--Un casque, répondit Barnavaux, pour quoi faire? Où est-il, le soleil?
Est-ce qu’il y a un soleil? Montrez-le! Il n’y a pas de soleil, dans ce
chien de pays, il n’y a pas de terre, il n’y a pas d’eau. Il y a... il y
a la mélasse de tout ça ensemble!

Il était allongé sur la passerelle du petit bateau à vapeur, moitié
vedette, moitié ferry-boat, dont la machine poussive nous faisait
remonter le cours de l’Alima, en plein Congo équatorial. La sueur qui
perlait de son corps tout entier, traversant le vêtement de toile brune
qu’il portait à même la peau, y faisait de larges taches humides. Il
avait l’air d’une bête forcée; et tous, étendus sur cette chose têtue et
lente, qui continuait péniblement sa marche en brûlant du bois mouillé
qui faisait craquer, tousser, cracher ses poumons d’acier, tous
immobiles pourtant depuis des jours, nous avions l’air de bêtes forcées
comme lui. Les chairs ne séchaient pas, sous cette vapeur brûlante que
fabriquait l’invisible et infernal soleil. La terre... est-ce qu’il y
avait une terre? Les arbres poussaient dans l’eau, des arbres noirs de
tronc, presque noirs de feuilles, avec des racines tordues comme des
serpents perfides. L’eau? Une encre épaisse, et lourde, et grasse, faite
de la pourriture des arbres, des herbes, des bêtes mortes depuis des
siècles et des siècles. Il y a des pays qui agonisent, des déserts que
l’aridité envahit, des saharas, des squelettes de terres qui ont été: on
les voit, au moins, ces squelettes, ils ont des traits nets, clairs,
tranchants; on comprend où on est. Mais les pays qui n’existent pas
encore, qui n’ont pas de figure, où la vie énorme et confuse est toute
mouillée, brouillée, souillée des corruptions de morts perpétuelles, ils
sont comme Adam, lorsque Adam n’était qu’un tas de boue sans forme qui
s’agitait sans savoir sous le souffle de Dieu. Une mélasse de tout,
disait Barnavaux. C’était ça: et ça faisait peur!

Je voulus expliquer à Barnavaux qu’il fallait distinguer entre les
rayons chimiques et les rayons lumineux du soleil, que les rayons
lumineux ne lui arrivaient pas, mais que les rayons chimiques... je
m’embrouillai. Je savais ce que j’avais à dire, mais les mots ne
venaient plus. Il me semblait que mon cerveau s’était décomposé en une
douzaine de petits cerveaux séparés, dont aucun ne pouvait commander aux
autres. Et puis, après tout, chacun pour soi: si Barnavaux recevait un
coup de soleil, tant pis pour lui.

A ce moment, au ras du pont supérieur, sur lequel nous étions à moitié
pâmés, j’aperçus, s’élevant au-dessus du dernier barreau de l’échelle
qui faisait communiquer le pont avec la machine, un front couvert de
suie, des cheveux roux foncés par la transpiration, et deux yeux vert de
mer, deux yeux devenus fous, deux yeux dont les pupilles dilatées
avaient presque mangé le blanc. La tête continua de monter, puis ce fut
un torse nu, bossué de muscles, toisonné de poils, sali de charbon; et
Zimmermann, le mécanicien, nu comme un ver, si ruisselant de sueur
qu’elle traçait de larges rigoles blanches sur sa peau noircie, fut
debout devant moi, formidable de taille, terrifiant d’aspect, la bouche
toute tordue et les mains agitées comme s’il avait eu la danse de
Saint-Guy. Il avait voulu arranger quelque chose à sa machine, un tiroir
qui n’allait pas. Autant aller travailler en enfer. Il demanda d’une
voix enrouée, qui ne ressemblait pas du tout à sa voix habituelle:

--Quel jour sommes-nous, aujourd’hui?

--Samedi 15 mars, répondit Barnavaux.

Et il ajouta entre ses dents:

--Bonne idée, de la part du gouvernement, de nous envoyer ici en mars,
au moment où il fait le plus chaud!

Mais Zimmermann continua, toujours avec une voix qui semblait venir
d’ailleurs:

--Samedi 15 mars: c’est aujourd’hui qu’on va sauter, sauter!

Puis il redescendit l’échelle sans en dire plus long.

Nous n’avions fait qu’un bond jusqu’à l’arrière, et nous le vîmes en
contre-bas, debout devant sa machine, tournant les manettes de
commandement. Chaque fois qu’il les tournait, un des deux chauffeurs
sénégalais, sans qu’un trait de sa figure bougeât, les tournait en sens
contraire; et ils tâchaient d’écarter Zimmermann, mais avec respect,
parce que c’était un blanc, et leur chef.

--Quelque chose de cassé dans la machine? demandai-je.

--Machine, y a bon, dit le chauffeur Oumar, de sa voix d’enfant, toute
simple et claire.

--Alors, quoi?

--Machine, y a bon, continua Oumar en se touchant la tête. Mais chef
micanicien Zimamann, y a pas bon. Chef micanicien y en a gagné fou!

Zimmermann tourna encore une manette et Oumar renversa le mouvement pour
la dixième fois. Le géant alsacien l’empoigna par les deux bras et d’un
seul effort envoya le grand nègre rouler presque sous la grille rougie à
blanc. Le noir se releva sans jeter une plainte, et Samba, le second
chauffeur, prit sa place sans hésiter, parce qu’il savait que ça devait
se faire comme ça.

Mais Zimmermann grinçait des dents. En même temps, il nous regardait
d’un air dont je n’oublierai jamais l’expression d’appel, de désespoir,
d’angoisse, et cependant de fureur. Il paraît que les chiens, quand ils
deviennent enragés, jettent de pareils regards sur leurs maîtres avant
de leur sauter à la gorge. C’est la lutte entre tous les vieux instincts
de dévouement, de fidélité, d’amour, et le mal féroce, la possession
démoniaque, qui veut qu’ils mordent et qu’ils tuent. Alors je pensai
qu’il fallait que je fisse ce qu’on fait dans ce cas-là--ce qu’on fait
quand les bêtes deviennent enragées--et je frémis. Barnavaux frémit
comme moi et me mit la main sur l’épaule:

--Non, dit-il d’une voix suppliante, il n’est pas fou. Ce n’est pas même
une insolation. Je l’ai déjà vu comme ça. Laissez-le. Seulement, il faut
changer son idée. Vous allez voir!

Il ajouta sévèrement:

--Zimmermann, est-ce que tu ne vois pas que tu es tout nu?

Le mécanicien se ramassa, semblable à un cheval dont on prend les rênes,
ramena ses deux mains sur sa poitrine, d’un geste bizarre et inattendu,
nullement militaire, comme s’il battait sa coulpe, et prit sur le
plat-bord son pantalon de toile et son bourgeron.

--Je savais bien, dit Barnavaux, je savais bien! Il n’oubliera jamais
qu’il a été frère convers chez les Lazaristes, celui-là! Il fallait lui
rappeler _d’abord_ que sa tenue était indécente. Ah! ils les dressent,
les missionnaires, ils les dressent!

Zimmermann, ayant jeté un seau le long du bord, le retira plein d’une
eau sombre chargée de pourriture d’herbes, et se mit à boire à même. Je
lui retirai le seau et lui fis prendre deux grands verres d’eau filtrée
coupée de tafia. Il tremblait de tous ses membres et nous considérait
d’un œil égaré.

--Qu’est-ce qu’il y a? dit-il, qu’est-ce que j’ai fait?

Deux grosses larmes roulèrent sur ses joues, non qu’il éprouvât nulle
peine qu’il pût définir, mais c’était la fin de la crise, la réaction
inévitable, horriblement douloureuse à voir dans ce corps de géant.

--Maintenant, il n’y a plus qu’à veiller à ce qu’il ne se jette pas dans
la rivière, me dit Barnavaux. Ça peut arriver: le sang qui brûle. On se
noierait pour se rafraîchir. Il faut l’occuper.

Il poursuivit, toujours assuré:

--S’il y a du bon sens à se mettre dans un état pareil! Toi, Zimmermann,
un ancien frère lazariste, presque un ancien curé, passé garde-magasin,
puis mécanicien du gouvernement, et honoré d’une mention au _Journal
officiel_ de la colonie. Pourquoi as-tu été honoré d’une mention?
Raconte, pour voir.

Zimmermann se passa la main sur le front. Un éclair d’orgueil brilla
dans ses yeux, et à cela je sus qu’il revenait à lui: l’orgueil est le
sentiment qui distingue le mieux l’homme de la brute. Il dit:

--C’est à cause de l’insurrection de Carnotville, dans la Haute-Sangha,
tu sais bien?

--Comment veux-tu que je sache, répondit Barnavaux, qui avait entendu
l’histoire vingt fois.

--Si, tu sais, dit Zimmermann. Avant, j’étais frère à la mission des
lazaristes. Et j’étais heureux chez les lazaristes, oui, j’étais
heureux! Tout ce qu’un homme peut faire, je sais le faire, moi! J’ai
construit la chapelle. Les briques, c’est moi qui les ai cuites. La
maçonnerie, la charpente, j’ai tout monté. A leur station de Bangui,
j’étais mécanicien du vapeur, un beau vapeur, pas un sabot comme ceux du
gouvernement. Et quand je ne faisais ni le maçon, ni l’architecte, ni le
charpentier, ni l’ingénieur, j’apprenais le français aux petits nègres;
j’étais aussi professeur, quoi! J’avais une robe, je ressemblais à un
vrai prêtre, et c’est la gloire! Mais voilà qu’un jour le gouvernement
dit: «Les congrégations? Je n’en veux plus, des congrégations! Vous, les
curés, demi-tour!» Les lazaristes sont partis. Je disais au père Mottu:
«Qu’est-ce que je vais devenir? Je ne peux pas retourner en France, je
ne connais plus personne. C’est ici mon pays, maintenant! En France, il
n’y a que des blancs. Comment peut-on vivre dans un pays où il n’y a que
des blancs? C’est contre nature.» Mais il m’a répondu: «Faites comme
vous voudrez. Nous ne pouvons pas vous garder.» Alors, j’ai pris du
service dans l’administration, et on m’a nommé garde-magasin à
Carnotville. Voilà.

»J’étais là presque tout seul, avec un petit administrateur de l’École
coloniale, un jeune homme bien gentil, doux comme une fille, et qui
savait de son métier, tout ce qui ne peut servir à rien. C’est encore
une idée du gouvernement, d’envoyer de Paris, droit chez les sauvages,
des enfants qu’on vient de sevrer, pour qu’ils y deviennent tout de
suite généraux, juges, quasi-rois d’un pays grand comme la moitié de la
France. Heureusement, la Haute-Sangha était tranquille. Les indigènes de
Carnot--des Yanghérés--défrichaient des coins de forêts pour y faire
pousser des bananes. Ils élevaient des chevreaux et des chiens--ils
mangent les chiens--allaient chercher du caoutchouc pour l’impôt, et
faisaient tout ce qu’on voulait. Et, tout près du poste, il y avait un
autre village, habité par des Haoussas, des hommes d’une autre race,
bien plus riches et bien plus malins. C’est à peine s’ils avaient des
champs de mil et des bananiers: du commerce, ils ne faisaient que du
commerce. On aurait dit des juifs... ou des Auvergnats.

»Voilà qu’un jour un de ces Haoussas arrive dans le village yanghéré, et
achète une poule à une femme. Pour cent perles blanches, il l’achète.
Samara, le mari de la femme, revient, et dit: «Où est la poule?» Et il
se met en colère parce que cent perles, ça n’était pas le prix.

Barnavaux se mit à siffler.

--Il manquait aux convenances, dit-il. Les poules, en pays yanghéré,
elles ne sont pas aux hommes, mais aux femmes. Donc cette femme avait le
droit de vendre sa volaille comme elle voulait.

--C’est vrai, répondit Zimmermann. Mais ce mari-là avait un mauvais
caractère. La preuve c’est qu’il rattrapa le Haoussa sur la route et le
tua sans hésiter. Le soir même le poste recevait une volée de coups de
fusil: tous les Haoussas s’étaient mobilisés pour venger le mort. Et
c’était la guerre. Non pas contre nous, mais une grande guerre entre les
Haoussas et les Yanghérés.

--... Sous les yeux scandalisés du représentant de la République
française, et à l’ombre des trois couleurs, symbole de paix et de
civilisation, poursuivit Barnavaux. Je connais ça.

--C’était aussi ce que disait le petit administrateur de l’École
Coloniale, dit Zimmermann. Mais il n’était pas comme toi, il prenait ça
au sérieux, à cause de sa vertu, et des choses qu’il avait lues dans des
livres. Et disait: «Je ne peux pas permettre! On a outragé le drapeau.
On a tiré sur le poste. Il faut aller infliger une sévère leçon aux
Haoussas.»

»Il disait «une sévère leçon» parce que c’est ainsi qu’on s’exprime dans
les journaux quand une compagnie de Sénégalais a «cassé», dans la
brousse, un village de quatre pelés et trois tondus, au nom de la
civilisation.

»Casser ce village de Haoussas, c’était bien facile, mais alors, qui
est-ce qui aurait payé l’impôt? Je disais à l’Enfant: «Ça va s’arranger,
monsieur l’administrateur, ça va s’arranger.» Il se calmait pour un
temps. Mais le lendemain, il avait changé d’idée. Il disait: «Je ne suis
pas seulement chargé de faire respecter le gouvernement, mais la
justice. Et même les plus récentes circulaires insistent beaucoup plus
sur la justice. Or, les Haoussas ont raison: ce Mamy Coumba a tué un
homme. Il faut que je le fasse incarcérer préventivement, et que
j’instruise son affaire, conformément aux règles du Code pénal!» Il
aurait eu raison si on avait été à Villejuif ou à Pantin. Mais s’il
avait appliqué le Code pénal à Carnotville, nous aurions eu tous les
Yanghérés sur le dos pendant des années, pour leur avoir donné tort
vis-à-vis des Haoussas. Et alors, qu’est-ce qu’ils auraient dit, en
France, où ils veulent bien avoir des colonies, mais pas d’histoires?

--... «Une révolte dans la Haute-Sangha,» récita Barnavaux comme s’il
avait lu le journal... «Crimes sadiques d’un administrateur!»

--Je ne voulais pas qu’on lui fît des misères, à l’Enfant, continua
Zimmermann. Je l’aimais bien: presque autant que j’avais aimé ce pauvre
père Mottu. Voilà pourquoi, quand il était dans ces idées-là je lui
disais: «Ça va s’arranger!» Et comme ça, je gagnais encore un jour. Mais
à la fin, l’Enfant finit par pleurer de rage et d’humiliation. Il
criait: «Ça ne s’arrange pas, ça ne s’arrange pas, nous sommes
déshonorés!» Moi, j’étais rassuré, parce que c’était la saison des
pluies, et que la pluie calme même les nègres. Quand l’eau fut tombée
vingt jours et vingt nuits comme un déluge, il n’y eut plus, pour venir
crier le soir devant le poste, que le père d’Ali, le Haoussa qu’on avait
tué. Mais il criait de toute sa force. Il disait la marque du couteau
dans le ventre de son fils assassiné. Il disait où était enterré le
cadavre. Il disait que l’ombre de mort flottait au-dessus de la tombe.
La vingt et unième nuit, j’allai le trouver, les mains dans les poches,
pour bien montrer que je n’avais pas de mauvais sentiments, et voilà
comment je parlai:

»--Samara, est-ce que Mamy Coumba, celui qui a tué ton fils, n’a pas une
fille?

»Il fit: «Euh!» du creux de sa poitrine, juste comme ils font quand on
leur dit une chose sensée qu’ils comprennent.

»Je n’ajoutai rien, mais j’allai trouver Mamy Coumba. Et je lui dis:

»--Est-ce que tu n’as pas une fille, une fille vierge, à donner à
Samara, en échange de son fils que tu as tué?

»Il répondit: «Non!»

»--Mamy Coumba, répétai-je, tu as une fille! Je le sais, voyons!

»Il secoua la tête, et sa femme répondit:

»--Ça n’est pas juste, ça n’est pas juste, de cette manière-là. Nous ne
leur avons tué qu’un homme, aux Haoussas, et ma fille peut faire
plusieurs enfants!

»--Mais, dis-je, si on te la rend, quand elle aura donné un mâle, un
seul mâle, au père d’Ali?

»--Comme ça, c’est bien! fit Mamy Coumba, en réfléchissant. Si Samara
veut, je veux.

»Je retournai chez Samara pour lui expliquer l’affaire. Et Samara dit:

»--Ça n’est pas assez. Que je renvoie la femme quand j’en aurai eu un
fils, ça, c’est juste. Mais il faut aussi que Samara rende la poule!

»C’est comme ça que j’ai arrangé la grande querelle entre les Yanghérés
et les Haoussas. L’Enfant avait des scrupules. Il trouvait que ce
n’était pas administratif. Mais quand le gouverneur est venu, et qu’il a
entendu le rapport, il a dit que pour un ancien curé j’étais très malin,
et que j’aurais mon nom dans le _Journal officiel_, avec des éloges et
une gratification de cinquante francs.

                   *       *       *       *       *

--Ah! dis-je, je connais cette histoire, Zimmermann. Vous ne l’avez pas
inventée, l’aventure est bien vieille. Elle advint quand l’Espagnol Ruy
Diaz de Bivar, qu’on appelle aussi le Cid Campeador, mit à mort d’un
coup d’épée sur la tête le père d’une fille qui s’appelait Chimène. Car
il épousa ensuite cette fille, lui donnant pour raison: «Je t’ai tué un
homme, je te rends un homme!»

--Je vous assure que ce n’est pas ma faute si ça ressemble, répondit
Zimmermann en rougissant. Je n’ai rien copié. Ce que je vous ai dit,
c’est arrivé dans la Haute-Sangha, non pas en Espagne.

--D’abord, demanda Barnavaux, est-ce qu’il y a une poule, dans
l’histoire du Cid?




LA NEF MORTE


--... Ils ne franchiront pas l’île Pelée, me dit Barnavaux: la marée
baisse.

La pauvre petite barque de pêche, montée par cinq ou six hommes, prise
par la formidable rafale qui soufflait du Nord-Ouest, n’avait pu
remonter dans le vent pour prendre le grand chenal; et elle essayait de
passer entre l’île Pelée et la terre, pour entrer dans le port de
Cherbourg.

--Autant vouloir naviguer sur une route départementale, continua
Barnavaux au milieu du vent: il n’y a plus d’eau!

Puis il cria:

--Ça y est, nom de Dieu! Ils sont au plein!

La barque s’était arrêtée brusquement, le nez dans la vase, et la
tempête, frappant sur les voiles rousses, qui ne pouvaient plus pousser
cette coque devenue immobile, les arrachait d’un coup, les envoyait à
travers le ciel sale, rayé de pluie: lambeaux déchiquetés qui nous
parurent voler longtemps, une minute peut-être--et c’est si long!--avant
de retomber dans la mer.

--Il y a un homme à l’eau! dis-je, le cœur serré.

--Il s’est accroché au bout du mât, qui s’est cassé, poursuivit
Barnavaux. Les autres tiennent encore sur le pont. Mais la barque sera
en miettes dans une demi-heure. Et alors...

Il n’acheva pas. A un seul cri de commandement le canot de sauvetage,
près du sémaphore, avait largué ses palans. Il prenait la mer, déjà,
avec ses six hommes et le patron. Et on voyait, cramponnées sur les
avirons, les grosses mains brunes que les embruns devaient piquer comme
des aiguilles, les dos courbés sur les cirés d’un jaune verdi. Le canot
avançait, d’une poussée si régulière qu’on aurait cru que c’était
facile, et que n’importe qui aurait pu faire ça! Je me mis à crier, à
crier d’enthousiasme, d’espoir, d’orgueil aussi, parce que, quand on
voit d’autres hommes dans un grand effort de courage, il vient naïvement
à tous ceux qui les regardent une sorte d’incompréhensible fierté: on
croit qu’on agit soi-même! Barnavaux dit:

--Hein? C’est une manœuvre, ça! Ils n’ont pas mis deux minutes à
mouiller le canot.

Et c’est vrai que le plus beau et le plus difficile c’est de larguer
toutes les amarres d’une même longueur et en même temps, le plus vite
possible, en douceur cependant, de façon à bien prendre l’eau. Mais je
n’avais plus d’yeux que pour cette chose brave et légère qui s’en allait
sur les vagues, les vagues énormes et pourtant aplaties par-dessus,
comme si le vent, après les avoir soulevées, les écrasait. Elle allait,
elle allait! Comme, sur la face tranquille d’une mare, les pattes d’un
insecte aquatique qui sait où il va, et y va tout droit, tout
naturellement, les avirons enfonçaient à peine dans l’eau furieuse.
Bientôt ils demeurèrent immobiles: on repêchait l’homme à la mer.
Quelques secondes après, le canot s’arrêtait une seconde fois: il
recueillait les hommes de la barque. Sauvés! Ils étaient sauvés! Le
canot tourna, mit le cap vers Cherbourg. Je battis des mains. Les yeux
clairs de Barnavaux riaient de joie des deux côtés de son nez mince.
Mais comme c’est une âme simple, il dit tout de suite:

--Il faut aller boire quelque chose au _Caveau des Dessalés_, sur le
port. Et quand ceux de la barque de sauvetage passeront, on les
invitera. Ça vaut ça!

                   *       *       *       *       *

Quand Barnavaux eut englouti d’une gorgée un grand verre de calvados
brûlant, épicé de clous de girofle et de citron, il dit:

--J’ai vu un autre sauvetage, dans le temps, mais les sauvés, c’était
pire que des fantômes.

»Je me rappelle. Il y a plus de dix ans, mais je me rappelle! A cette
époque, j’étais redescendu, en convalescence, de l’hôpital de
Mévatanane, à Madagascar, jusqu’à Majunga, et pour m’utiliser, on finit
par me prêter à Plévech, qui n’était pas plus marin que moi, puisqu’il
était douanier, mais qu’on avait tout de même chargé de surveiller la
contrebande de la poudre, entre Béravine et Maintirane. C’est vrai que
les mercantis hindous et les Arabes de Zanzibar arrivent de l’autre bout
du monde, pour vendre de la poudre aux Sakalaves, mais je déclare
ignorer encore comment Plévech aurait pu s’y prendre pour les en
empêcher, avec sa mauvaise barque et ses quatre matelots indigènes
ramassés à Majunga! Quant à moi, je représentais les fusiliers marins,
le corps de débarquement, toute la force armée, et c’était suffisant
puisque nous n’avons jamais vu l’ennemi: mais c’était les idées de
l’administration, et il ne faut jamais discuter les idées de
l’administration.

»Ah! la drôle de navigation! Nous avions vent debout tout le temps à
cause de la saison. Plévech et moi, on savait tous les deux vaguement
qu’il existe une chose qui rappelle tirer des bordées, et qui sert à
faire avancer les bateaux à voiles, même quand le vent est contraire.
Nos matelots sakalaves n’en connaissaient pas beaucoup plus long que
nous, et d’ailleurs ils nous laissaient faire, par respect pour les
fantaisies sacrées de l’homme blanc.

»Donc nous partions. On amarrait les écoutes, à droite, à gauche, au
petit bonheur, pour voir ce que ça donnerait: ce ne donnait pas
grand’chose de bon. Le vent parfois faisait pouffer les voiles, puis les
laissait retomber, comme une femme fait pouffer sa robe, et recommence,
et s’en va.

»Le bateau avançait, il tournait, il revenait, il repassait par les
mêmes places, il croisait son sillage, il dessinait des nœuds de
cravate. Nous suivions invariablement la côte, par crainte de nous
perdre. On s’arrêtait chaque soir, pour dîner et dormir dans la barque,
mais à l’ancre, tout près de terre--j’appelais ça coucher à l’étape--et
très souvent nous avions reculé au lieu d’avancer. Alors nos Sakalaves
nous appelaient: _machicoures!_ ce qui veut dire, dans leur langue:
«agriculteurs», et doit être par conséquent un mot excessivement
outrageux pour des marins. Mais nous n’étions pas marins, et cette
insulte nous laissait froids.

»Ces jours-là, ces premiers jours-là! Ils ont été les plus heureux de ma
vie. Je m’éveillais exprès pour en jouir, dès potron-minet; et je vois
encore le beau ciel du matin, couleur d’orange mûre, le falot de la
barque, à notre avant, encore allumé, mais pâli par l’aurore brillante,
et à l’arrière, notre pilote sakalave, droit, indifférent et noir, la
main sur sa roue.

»Presque partout il y avait des récifs de corail, qui laissaient de
grandes lagunes d’eau tranquille entre eux et la côte. Ces récifs de
corail, c’était aussi pareil que possible à des remblais de chemin de
fer, effondrés par places, et alors la mer entrait par une espèce de
canal; plus souvent intacts, et alors ils gardaient une hauteur presque
parfaitement égale. Le bruit des vagues qui brisaient dessus vous tenait
compagnie, vous empêchait de vous ennuyer, et pourtant vous rendait
presque somnambule. De l’autre côté des lagunes, c’était la grande
terre: quelquefois une large bande plate, qu’on voyait de loin. Sur le
ciel, de grands arbres avec des fleurs, des fleurs bleues, des fleurs
mauves, des fleurs jaunes, et par dessous, des trous verts, des trous
attirants, des espèces de caves taillées dans cette verdure, et qui
avaient l’air d’être en cristal vert... Je ne peux pas vous expliquer;
les mots, ce n’est pas mon métier. Et tout ça, c’était vide d’hommes:
rien que des rats, des crabes, des fleurs, des oiseaux et des abeilles;
et les oiseaux criaient pour s’amuser, non par peur.

»Mais l’eau, surtout l’eau, dans l’intérieur de ces lagunes! Si
transparente, qu’on voyait le fond à quinze ou vingt mètres; toute
plantée, branchagée, feuillue d’arbres de corail qui fleurissaient,
violets, verts et roses; des poissons sautant, dansant, jouant à travers
cette eau presque aussi légère et lucide que l’air, des poissons de
toutes les couleurs: des rayés, des tachetés, des gros, des petits, les
uns couverts d’épines, d’autres comme des oiseaux-mouches, d’autres avec
des becs, comme des perroquets. Dans le fond, de grandes huîtres
ouvertes, montrant leur nacre changeante et claire, des pétoncles
bleues, des conques toutes tortillées et de tous les roses, des petits
coraux tout roses. Et aussi des poissons féroces, qui chassaient les
autres... Une nuit, je me souviens: j’ai été réveillé par le mot
malgache qui veut dire «requin», et j’ai vu, au clair de la lune, un de
nos matelots indigènes, avec sa mâchoire faite comme une gueule, se
penchant sur le plat-bord, un trident à la main.

»D’autres fois, les lagunes manquaient. La côte, ravagée par les
souffles du large, ou stérile parce que les rivières n’y arrivaient pas,
restait presque nue. On ne voyait pas toutes ces belles choses, mais
seulement deux ou trois palmiers maigres, qui ressemblaient à un bouquet
de poils sur un vieux balai; et alors, Plévech et moi, on riait, on
disait des blagues au paysage. On n’était pas fous, on n’était pas
saouls: c’était pure joie de se sentir si vivants et si libres, et de
savoir qu’on allait bientôt retrouver d’autres paradis terrestres,
d’autres aquariums naturels, d’autres volières sans cage.

»La seule chose que nous ne pouvions pas nous expliquer, c’est que nos
indigènes avaient l’air beaucoup plus satisfaits quand il n’y avait ni
coraux, ni lagunes, ni aquariums, ni paradis terrestres. Ce n’était pas
crainte d’échouer: par deux brasses on avait du fond plus qu’il n’en
fallait. Notre première conclusion fut qu’ils étaient des imbéciles: un
imbécile, c’est, avant tout, quelqu’un qu’on ne comprend pas. Puis celui
qui parlait le mieux le français, Rainebouze, nous expliqua que sur ces
récifs il ne venait que des gens de mauvaise vie: des sorciers, des
matoutouas, c’est-à-dire des âmes en peine, et des kinoulys, qui sont
des goules horribles, couvertes de chair à moitié décomposée, qui
mangent les hommes. J’en conclus qu’ils étaient véritablement des
imbéciles, et un matin, avec une veille voile, je m’habillai en
matoutoua pour leur faire peur. Mais Plévech ne fut pas content. Il me
dit qu’après tout son père et sa mère croyaient aussi à toutes sortes de
loup-garous, et qu’il était vexé quand on blaguait ces choses-là.

»Il avait aussi dans l’idée, sans le dire, que ça porte malheur.

»Le soir de cette même journée, nous jetâmes l’ancre dans un de ces
canaux qui menaient à une lagune. Nous nous étions boudés tout
l’après-midi. Je me souviens aussi qu’il avait fait très chaud. Nous
étions fatigués, on ne se parlait pas. Ni l’absinthe même, ni le dîner
n’y changèrent rien d’abord. Et voilà que, tout à coup, nous fûmes
envahis par une espèce de joie sans cause, surnaturelle, extraordinaire,
presque terrifiante. Avez-vous fumé l’opium? On devient léger, léger, on
n’a plus de corps. C’était dix fois comme si nous avions fumé l’opium.
Plévech me dit:

»--Est-ce qu’on nous a mis sur une montagne? L’air n’a plus de poids. Il
me semble que je suis à deux mille pieds au-dessus de la mer. Et sens-tu
comme il fait frais?

»Je lui répondis:

»--Je sens qu’il fait frais. Mais je sens aussi l’odeur du pays, l’odeur
de France.

»--Oui, dit-il, l’odeur de chez nous en été, l’odeur de l’air fouetté
par la bonne pluie d’orage. Qu’est-ce que c’est, mais qu’est-ce que
c’est? Et regarde: ces brutes de noirs ont peur.

»Oui, ils avaient peur! Ils regardaient l’eau, devenue subitement d’un
vert sombre que je n’avais jamais vu encore. Il y a des personnes dont
les yeux se foncent quand elles vont se mettre en colère: c’était ça!
Ils regardaient le ciel aussi, un ciel sans nuages et sans vent, avec
seulement, à l’Ouest, une teinte cuivrée très étrange: quelque chose
comme un chaudron mal récuré, à la fois sale et brillant. Je dis à
Plévech:

»--Il fait plus que frais, maintenant. Je gèle!

»En plein canal de Mozambique, il nous tombait sur les épaules un froid
de Sibérie. Mais comme Plévech allait répondre, il fut presque renversé
par nos quatre Sakalaves, qui tombaient sur les écoutes, abattaient le
bau de la barque, la laissaient complètement vide et rasée. Et, au même
instant, j’entendis les piailleries aigres d’une bande de mouettes qui
fuyaient vers la terre, puis une espèce de gémissement énorme qui venait
de tous les côtés du ciel: c’était le vent qui faisait crier la mer!

»Il était venu brusquement, plus vite qu’une locomotive de train
express, et l’eau criait sous lui, je vous jure: une espèce de grande
lamentation qu’elle poussait sans s’arrêter; et déjà, de l’autre côté du
récif, les vagues tombaient les unes sur les autres comme des maisons
dans un tremblement de terre. Je compris: c’était un cyclone, le
terrible cyclone de l’Océan Indien, qui parfois, transporte des navires
à une demi-lieue dans l’intérieur des terres, sur le dos d’une lame.
J’eus l’idée de sauter par-dessus bord et de gagner le récif. Plévech me
dit:

»--Pour quoi faire? Les vagues passent par-dessus. Restons ici. Cette
lagune, c’est comme un port, où nous serions contre le quai.

»Les Sakalaves, qui pourtant nageaient comme des poissons, paraissaient
du même avis. Ils s’étaient couchés au fond du bateau et ne bougeaient
plus. Pourtant Rainebouze, qui savait un peu de français, leva la tête
et dit:

»--C’est la nuit des morts! Ils reviennent!

»Et alors, Plévech, qui n’était pas entré dans une église depuis sa
première communion, et qui lisait les brochures de la Confédération
générale du travail, fit un grand signe de croix. Rainebouze ne fit pas
de signe de croix, mais il prit, dans le coffre, une poule attachée par
les pattes, lui trancha le cou d’un seul trait de couteau, et laissa
couler tout son sang dans la mer. Plévech fit un geste d’assentiment et
se fit des marques sur la poitrine avec ce sang. Il était redevenu tout
à fait sauvage, Plévech. Et il avait quatre mille ans de moins!

»Notre barque s’accrochait dans l’encoignure du chenal comme un moineau
blotti entre un toit et une cheminée. Le cyclone passait heureusement
par-dessus, tant elle était petite. Un plus grand navire, donnant plus
de prise, eût été perdu. Ce n’était pas un vent qui allait droit devant
lui, le souffle de cette tempête. L’air virait, virait, virait, comme
s’il avait tourné au bout d’une fronde. L’eau virait sous lui, presque
aussi vite, comme si elle avait été la pierre de cette fronde. Elle se
creusait jusqu’au fond. Elle arrachait des coquilles, des coraux, des
morceaux de ces arbres de pierre, que nous avions vus. Et tout à coup le
vent se calma, l’air se fit horriblement, impossiblement immobile,
tandis que les vagues roulaient toujours, formidables. Je dis: «Comme il
fait clair!» Nous étions au milieu d’un affreux puits noir, fait de
nuages qui continuaient à tourbillonner, mais au-dessus de nous, le ciel
était devenu pur, invraisemblablement pur! On y voyait des étoiles que
les yeux des hommes n’aperçoivent jamais: il paraît que c’est comme ça
quand on est juste au centre du cyclone. Et ces étoiles tranquilles, ces
étoiles qui se moquaient de nous, éclairaient l’eau furibonde. C’est à
ce moment-là, juste à ce moment-là que j’entendis la voix de Rainebouze:

»--Les matoutouas! La grande _lakane_ (la grande pirogue) des matoutouas
de la mer!

»Puis il se coucha, la figure sur le plancher. Et je l’ai vue, la grande
lakane des matoutouas! Vous ne le croyez pas, vous, qu’il puisse sortir
des navires du fond de l’eau, excepté des sous-marins; moi, j’ai vu,
cette nuit-là, un grand navire sortir du fond de la mer, et flotter! Un
grand navire démâté, sauf pour un tronçon à son arrière, qui était plus
haut que le reste, et fait comme une maison: tout plein de coraux,
doublé de pierre, consolidé de varechs tordus comme des lianes, cuirassé
de grands coquillages et peuplé, oui, peuplé de grands crabes furieux
d’être dérangés, de poissons plats qui bondissaient et retombaient dans
la mer, d’horribles vers, longs comme mon bras, roses et blancs, qui se
tordaient, et puis... et puis les matoutouas! Par de grandes brèches
ouvertes, ce trois mâts, naufragé depuis peut-être trois siècles et
remonté par miracle, vomissait des torrents d’eau sale, se vidait,
s’allégeait; et voilà que nous vîmes, à travers ces torrents, un
squelette, des chaînes aux tibias, dégringoler, rester suspendu un
instant, et tomber dans la vague; puis un autre, et un autre, et un
autre: une cascade de squelettes et de vieilles ferrailles. Et
quelquefois un des grands crabes se laissait couler à son tour. Le
trois-mâts avançait lourdement vers le récif, cahotant comme un chariot
trop lourd. A chaque lame qui le prenait sur son dos, l’eau qu’il
renfermait, passant de l’avant à l’arrière, cognait contre ses murailles
pourries, en faisait tomber de grands pans, avec d’autres squelettes et
d’autres ferrailles; et il avançait toujours, pourtant, cahin-caha, vers
le récif, _vers nous_!

»Sa quille gratta le roc, s’élança de nouveau, frappa une dernière fois
un grand coup, dont le récif retentit comme une cloche creuse et sonore,
et s’affaissa si vite qu’il me fit penser à une personne qui tombe sur
les genoux. L’avant s’éparpilla tout de suite en un tas d’horreurs que
les lames se mirent à piler dans de l’écume. Le château d’arrière
demeura debout plus longtemps, montrant vaguement, dans cette nuit
lumineuse, des chambres ouvertes pareilles à ces plans qu’on publie
quelquefois dans les journaux, et qui représentent des intérieurs
d’appartements, au cinquième, avec les meubles et les gens qui les
habitent. Les meubles? De vieux canons que les coraux avaient encroûtés,
une espèce de coffre long qui pouvait avoir été un lit, des choses en
métal rongé, instruments de capitaine marin, sans doute. Les habitants?
un homme dont une poutre en tombant avait broyé les os; et au milieu de
tout ça ces grands vers dont j’ai parlé, qui remuaient, rampaient,
rentraient dans l’eau noire en agitant la pointe de leur tête aveugle!

»Le temps que ça dura? Je ne sais pas. Ce fut très court, peut-être.
Après ce grand calme épouvantable, le vent avait repris. Le reste de ce
bateau magique,--de ce bateau contre nature, doublé de pierre, naufragé
et surnageant, chargé d’un équipage de morts enchaînés, feuillu de
varechs, vivant et trépassé--s’en était allé par morceaux. Mais la mer
nous apporta encore la figure sculptée à son avant, du temps qu’il était
un bateau comme tous les bateaux, au lieu d’un abominable revenant. Je
suppose que c’était une déesse païenne, ou une sainte. Mais on n’en
voyait presque plus rien. La tempête ou la vieillesse lui avait enlevé
le bas du corps, les tarets lui avaient mangé le crâne; deux seins
rongés, un creux à la place du cou, un grand nez demeuré par hasard,
tandis que les yeux s’étaient effacés: c’est tout ce qu’on voyait:
l’image d’une chouette, bien plus que d’une femme. Et c’est drôle et
terrible, quand j’y pense, que le temps puisse faire même des statues ce
qu’il fait des femmes: une chose qui fait peur.

»Mais Plévech, à moitié fou, jura qu’il en avait vu comme ça dans les
grottes de son pays, près des pierres levées, et Rainebouze dit que
c’étaient les mêmes que les sorciers mettent dans son pays à l’intérieur
des tombes. Plévech répétait tout le temps: «Au nom du Père, du Fils et
du Saint-Esprit!» et Rainebouze, qui avait été à l’église de Majunga,
répétait: «Amen!» dévotement. Mais il arrangea ensuite des graines pour
faire _sikidy_, c’est-à-dire un charme; il tua une autre poule, et
Plévech imita ses gestes, parce qu’il avait très peur qu’après tout, ça
ne fût la vraie religion, celle de Rainebouze, tandis que celle des
chrétiens, il n’est pas bien sûr qu’elle soit restée bonne contre les
esprits.

»Moi, je n’osais pas réfléchir. Ce ne fut que trois jours après, quand
la houle fut tout à fait calmée, que je demandai à Rainebouze:

»--Le bateau des matoutouas qu’est-ce c’était?

                   *       *       *       *       *

»Rainebouze me regarda d’un air très sérieux et très fier:

»--Esclaves, dit-il, des esclaves! Tout plein d’esclaves, dans la grande
lakane. Pour Bourbon. Attachés avec des chaînes. Volés à Madagascar par
les blancs. Mais Madagascar n’a pas voulu les laisser aller, et leurs
ombres ont soulevé la mer, à la fin, et leurs ombres ont ramené leurs os
dans leur pays!

»Je compris ce qu’il voulait dire: le bateau des négriers enlevant ces
Malgaches, il y a deux ou trois siècles, puis poussé à la côte par un
cyclone, et coulant. Ces pauvres diables de nègres, les fers aux pieds,
noyés comme des rats sans pouvoir monter sur le pont, et, trois cents
ans plus tard le retour de leurs squelettes à la terre où dormaient
leurs ancêtres et leurs fils.

                   *       *       *       *       *

J’interrompis Barnavaux:

--Mais le trois-mâts, comment avait-il ressuscité, le trois-mâts?

--Est-ce que je sais? répondit Barnavaux. Les grands tourbillons d’eau
l’avaient arraché du fond. Ensuite des gaz, probablement, dans la cale.
Et puis enfin... j’ai vu, quoi, j’ai vu!

                   *       *       *       *       *

A ce moment, les matelots de la barque de sauvetage passèrent, les
épaules roulantes, bien tranquilles, mais avec cet œil élargi,
surhumainement clair, qu’ont les hommes qui ont travaillé dans le
danger, et vaincu. Barnavaux les appela pour prendre un verre. Ils
tirèrent les bancs sous leurs cuisses, après avoir salué. Et je leur dis
ce que Barnavaux venait de conter.

--Je ne sais pas si c’est vrai, fit le patron, mais quand j’étais sur
l’_Épervier_, à Santiago, dans le Pacifique, j’ai vu une goélette
naufragée depuis je ne sais combien de temps, qui était sortie de l’eau,
une nuit de tempête.--On l’avait mise dans une espèce de musée.--Il y a
dans la mer des choses, des choses... plus de choses que l’imagination
des hommes n’en peut inventer.

                   *       *       *       *       *

Et je ne le contredis point, parce que j’ai connu, à Zéilah, l’homme qui
a vu les sirènes.




L’HOMME QUI A VU LES SIRÈNES


Il y a un homme qui a vu les sirènes. C’est à Zéilah qu’il habite,
maintenant. Il achète du café aux caravanes qui viennent d’Abyssinie, et
leur donne en troc de vieux thalers de Marie-Thérèse, des douilles de
cartouches vides, des cartouches très bien chargées, et des fusils à tir
rapide qui serviront à tuer les Européens. Mais, il y a des années, il
était gardien de phare aux îles Farsan, dans la Mer Rouge. Et c’est
comme ça qu’il a vu les sirènes.

Il n’est pas fou. Je ne pense pas, je vous assure, qu’il soit fou le
moins du monde. Seulement, il ne sait plus très bien parler le français
parce qu’il passe tout son temps, pour son commerce, à causer avec les
indigènes en arabe, ou en galla, ou en amharique, qui est la langue des
vrais Abyssins, ceux des montagnes. Et puis, quand il consent à conter
son aventure merveilleuse, il s’interrompt parfois si longtemps, si
longtemps, qu’on s’en va sans avoir la patience d’attendre la fin. Je ne
sais pas pourquoi il s’arrête.

C’est peut-être quand il _revoit_ le mieux les sirènes... et pour
d’autres motifs, très mêlés: parce que, durant des journées entières,
quand ça lui est arrivé, il ne faisait rien que dormir ou rêvasser avec
les sirènes, sur les rochers ou dans les flaques d’eau creuse et tiède,
et qu’alors, de ces journées où il a été si heureux, il garde le goût,
parce qu’elles étaient délicieuses, mais ne trouve rien à dire, parce
qu’elles étaient vides, absolument vides d’action, tandis que son cœur
était plein; parce qu’il a des secrets, aussi, des choses qu’il ne veut
pas dire, par pudeur, ou de crainte qu’on ne le croie pas; enfin, par
méfiance jalouse, parce qu’il a peur qu’on n’aille où il sait qu’elles
sont. Je vais pourtant essayer de retrouver son récit dans ma mémoire.
Mais vous n’aurez pas comme moi la vision de ses yeux clairs, mouillés,
insondables, de ses yeux qui me faisaient penser aux abîmes sur lesquels
il prétend avoir flotté durant des mois.

Il disait:

--Vous ne savez pas ce que c’est que d’être gardien d’un feu aux îles
Farsan! Il n’y a pas de mer plus mal faite que la Mer Rouge. On croirait
qu’elle est large: ce n’est qu’une apparence et qu’une illusion. Il n’y
a au milieu qu’un chenal profond, mais assez étroit, où l’on peut
passer. Le reste est plein de bancs de coraux, ou bien de volcans
éteints, plantés juste au milieu du passage, et dont la seule utilité
est de servir de points de repère aux marins. Ils piquent, les grands
navires, ils piquent droit vers ces volcans, comme des papillons attirés
par un bec de gaz. Le bec de gaz, c’est le phare. Ils appellent ça
«reconnaître». Et ils viennent, les uns après les autres, vissant leurs
hélices jumelles dans ces eaux chauffées de soleil, toutes grasses de
choses vivantes: méduses, astéries cuirassées d’une dentelle de pierres
épineuses, algues microscopiques. Mais quand ils ont vu, le jour, la
pointe de ces rochers arides, ou bien, dans la grande nuit pleine du
souffle égal et sec venu des déserts, les feux allumés sur leurs rives,
ils donnent un petit tour de roue, et s’en vont bien vite, ayant l’air
de dire: «C’est vous? Nous savons maintenant que nous sommes sur la
bonne route, mais vous n’êtes pas jolis à regarder. Bien le bonsoir!»
Telle est l’ingratitude de ces grandes mécaniques.

»Ce n’est jamais drôle d’être gardien de phare. Mais supposez qu’il y
ait des phares en enfer, confiés aux damnés les plus spécialement
compromis: ces damnés ne doivent pas être beaucoup plus malheureux que
les pauvres diables qui nourrissent les feux rouges de la Mer Rouge. Un
bateau-citerne venait tous les mois m’apporter de l’eau et des
provisions. Et quand la corvée d’équipage débarquait, je me mettais à
rire comme un sauvage:

»Des hommes, des hommes! Comme c’est drôlement fait, des hommes!

»Puis ils s’en allaient, et je demeurais seul avec mon matelot, un
Danakil incapable de prononcer trois mots d’anglais.

»Il n’y avait pas sur ce rocher un seul brin d’herbe, une plaque de
mousse: rien que de vieilles cendres durcies, des pierres ponces, avec
des veines de lave verte et rouge; et le terrain, qui sonnait creux sous
les pieds, était si chaud que je disais parfois au commandant du
bateau-citerne: «Si le volcan allait se réveiller!» Il répondait: «C’est
le soleil, imbécile, qui brûle ce caillou. Le volcan est mort, bien
mort!» Mais le Danakil faisait des grimaces pour changer la
conversation: tous les Danakils savent que parler des choses, ça les
fait venir; et il avait peur du volcan.

»Une nuit--c’était comme le bateau venait de partir--il me sembla
respirer une odeur inattendue et pourtant familière, une odeur de
chlore, juste celle qui vous prend à la gorge dans les grandes
blanchisseries. Je rêvais, je me figurais voir les hautes étuves pleines
de lessive, et les femmes penchées sur l’eau pâle, un battoir à la main,
leurs seins luisant de sueur sur leurs corsages ouverts. Ça me faisait
plaisir. Le Danakil, qui était de veille à la lampe, vint me prendre la
main d’un air épouvanté. J’ouvris la petite fenêtre de ma chambre, et la
même odeur de chlore faillit me faire tomber à la renverse. Toute l’île
fumait. Elles sortaient de terre par centaines, les colonnes de vapeur
empestée! Elles sortaient en bouffées, en halètements, en hoquets minces
comme le filet clair d’une cigarette allumée, ou par jets énormes comme
l’échappement d’une machine à vapeur de paquebot. Je descendis
l’escalier, je voulus courir--j’étais nu comme un ver à cause de la
grande chaleur--vers l’une de ces fumerolles. Le Danakil hocha la tête
et me dit:

»--L’eau! L’eau bouillante! Elle mange la terre.

»Je mis mon pied sur le sol et le retirai vivement: l’îlot fondait sous
la poussée souterraine de sources âcres, chargées de poisons chimiques,
et bouillonnantes. Il fondait comme un morceau de sucre, il s’en allait
en boue, en saletés puantes, en quartiers de rocs qui déboulaient des
pentes ramollies, en bulles chargées de gaz qui faisaient «floc!» en
crevant, sales abcès de cette sale terre. Et le phare se mit à se
balancer comme un arbre, parce qu’il était rongé par la base, et que
maintenant il ne pouvait pas plus se tenir debout qu’une allumette sur
un pot de goudron fondu. Je criai au Danakil:

»--A la mer, à la mer tout de suite!

»Je m’échaudai les pieds dans cette fange qui brûlait en se décomposant,
je sentis la morsure de flammes sur ma peau--des flammes noires, si je
peux dire, car je n’ai pas vu une étincelle dans cette nuit
étouffante!... Mais enfin je l’atteignis, la mer hospitalière, l’eau
calme, fraîche, maternelle, accueillante. Elle me prit sur son dos. Le
Danakil? Je ne l’ai jamais revu.

»C’est quand je suis revenu à moi que j’ai vu les sirènes, sur un autre
îlot plus au Sud, où elles m’avaient mené sans doute pendant que j’avais
perdu connaissance. Ma tête, hors de l’eau, reposait sur un coussin de
varech, et j’eus très peur devant ces corps qui remuaient, plus grands
qu’humains, bruns et lustrés, tout ruisselants. Je m’imaginai d’abord
que c’étaient des lions de mer ou des lamantins, et que les courants
m’avaient jeté par hasard sur une plage où ils fréquentaient. Mais,
comme j’étendais le bras, j’aperçus, se penchant au-dessus de moi, au
bruit léger que je fis, une tête à peine plus ronde que celle d’un
homme, avec des cheveux, de très longs cheveux noirs partagés au milieu
par une raie, et des yeux plus tendres que ceux de la plus tendre des
femmes, qui me parlaient. Car c’est ce qu’il faut que je dise avant
tout: tant que j’ai vécu chez les sirènes, j’ai toujours compris ce qui
se passait dans leur cerveau par cette espèce de langage silencieux que
parlaient, non seulement leurs prunelles profondes, mais je ne sais
quelle émanation venue de tout leur corps. Elles me comprenaient aussi,
quoique moins bien. C’est que je ne pensais que par raisonnements, et
qu’elles n’avaient guère de raison, mais des sentiments aussi nombreux,
aussi variés, aussi nuancés que ma logique. Je dis «elles», pour ces
sirènes, comme on dit pour les hirondelles, les mouettes ou les
gazelles. Mais elles sont une race, elles se reproduisent, il y a des
mâles et des femelles. La première qui s’approcha de moi n’était pas un
mâle, et quand j’eus pensé dans un demi-délire: «Je vis! je vis! Est-ce
qu’on va me faire du mal, maintenant que je recommence à vivre?» je
compris que cet être qui était là--une bête, une fée, une espèce
particulière de sauvage _humain_?--me répondait: «Il ne faut pas avoir
peur, tu es avec nous!» Je sentis bien son souffle sur mon front, et ses
deux seins ronds comme ceux d’une femme, qui se posaient sur ma
poitrine, par amitié... Plus tard seulement je m’aperçus que mon amie
n’avait que des moignons de bras, terminés par des nageoires, et deux
autres moignons tout pareils à la place des jambes. Elle n’était
heureuse et vive que dans l’eau légère; sa croupe y bondissait comme
celle des chevaux dans les hautes herbes.

»J’étonnais les sirènes bien plus qu’elles ne m’étonnaient. Ma
répugnance à me nourrir des poissons qu’elles m’apportaient, ma
préférence pour les coquillages, dont pourtant la pulpe était crue comme
celle de ces poissons, leur paraissaient risibles. Je les déconcertai
encore quand je refusai de boire de l’eau de mer. Mais elles me
conduisirent à une source qui sortait au niveau des vagues, sous une
falaise, et quand je bus dans le creux de ma main, elles m’admirèrent:
mes mains furent toujours pour elles des choses merveilleuses. Je leur
faisais des colliers de coquilles, de corail et de nacre, des guirlandes
d’algues, jaunes comme de l’or. Et les mâles énormes, moustachus, l’air
guerrier, couverts de cicatrices, les portaient avec autant de fierté
que les femmes-sirènes. Souvent, quand ils étaient tous parés, ils
faisaient le bal en mon honneur. Ah! leurs dos, leurs rudes et longs
cheveux, les seins droits des femelles sous leurs cols redressés, le
frémissement de leur corps dans l’eau verte! Elles m’emmenaient dans
leur tournoiement, j’avais peur et je criais; mais elles m’emportaient
comme un enfant, avec des soins si doux, malgré leur élan rapide, que je
ne sentais rien qu’un plaisir âcre, une volupté vertigineuse.

»Un soir, tous chantèrent.

»Je ne leur avais connu jusque-là que ce langage muet dont je vous ai
parlé. Leur chant non plus n’avait pas de paroles, mais en disait plus
qu’un discours humain. Ce n’est pas une figure: je distinguais le sens
de leur plainte aussi nettement que si on l’avait écrite sur du papier.
Ils chantaient: c’étaient des cris douloureux, harmonieux et lents, si
tristes et si clairs dans la bouche des femmes-sirènes, si graves et
sombrement désespérés dans la gorge profonde des mâles! Ils chantaient
l’antiquité de la race des sirènes, et sa décadence. Elle est apparue
presque aux premiers âges du monde, alors que la mer couvrait toute la
surface du globe; les sirènes ont été la première tentative de la nature
pour réaliser, au sein même de l’océan universel, un être qui ne fût pas
une brute pure, pour créer un organisme doué vraiment d’un cerveau et
d’un cœur. Et puis la terre est sortie des flots, et la nature a oublié
cette ébauche marine. Elle l’avait laissée là, imparfaite, se dégradant
même, dans la suite des siècles: et les sirènes ont le sentiment amer de
leur grandeur ruineuse et de leur déchéance. Nous autres hommes, nous
souffrirons éternellement de ne pas être entièrement semblables au Dieu
dont nous avons l’idée: les sirènes souffrent d’être presque semblables
aux hommes et de n’avoir pas conquis l’intelligence humaine.

»Elles auraient dû être reines de la mer, ainsi que les hommes règnent
sur les champs, les bois et les montagnes. Mais la nature a oublié de
les perfectionner, et les requins, bientôt, auront dévoré la dernière
des sirènes. Voilà pourquoi, jadis, elles suivaient les barques
cambrées, noyant les matelots endormis par leurs charmes. C’était par
jalousie. Mais, maintenant, la race va mourir. Il n’y plus que quelques
tribus de sirènes dans la Mer Rouge, et de l’autre côté de la terre, au
bord des archipels malais; et, loin de me noyer, mes sirènes m’avaient
sauvé la vie, pour jouir du plaisir mélancolique de voir de plus près un
homme, un exemplaire de l’espèce à qui le hasard, ou bien on ne sait
quel mystérieux dessein, a donné l’empire, alors qu’il leur infligeait
l’humiliation de la défaite et l’agonie.

»C’est ainsi que la race des sirènes contemple sa fatale destinée,
demeurant pleine de douceur, de bonté, de vigueur inutile aussi, quand
il lui faut lutter contre les monstres de l’abîme; et, bien plus que les
hommes, elles savent et goûtent la beauté: la beauté du ciel, de l’air
et des eaux, les rythmes mystérieux du sang dans les artères et des
organes frémissants. Et, pour le reste, ce sont des animaux!

»Voilà pourquoi le moment est venu de vous dire encore une chose. Étant
des animaux, tant que la saison des amours n’est pas arrivée, les mâles
et les femmes sirènes vivent chastes comme des enfants. Ils forment des
couples innocents; ils vivent deux par deux, jouant, pêchant, allant
regarder aux jardins de la mer les coquilles éclatantes, les anémones
vivantes et fleuries, les poissons lumineux qui frôlent les banderoles
des algues. Leurs âmes instinctives se pénètrent à n’en plus faire
qu’une seule. Mon amie la sirène m’avait adopté de la sorte, et, quand
elle m’entraînait sur les vagues, mon bras sur son épaule, je me sentais
heureux, purement, comme je ne l’ai jamais été avec une femme. Tout son
corps frémissait sous ma main; mais, quand je voulais davantage, elle ne
comprenait pas.

»Je ne me figurais pas ce qui allait advenir au moment des amours. Je me
disais:

»--Alors, elle m’aimera comme on aime sur terre.

»Je me trompais. Quand vint la grande saison, les couples se désunirent.
Je n’aime pas à me rappeler, j’ai horreur! J’ai horreur parce que j’ai
souffert. Quand elles éprouvèrent la frénésie du désir, les femmes
sirènes ne furent que des animaux, les mâles des brutes rugissantes. Ils
ne choisissaient plus. Tous étaient à toutes, et toutes à tous. Je les
voyais bondir, s’accoler dans l’écume; les dents aiguës des
mâles,--jamais les mêmes mâles,--mordaient mon amie à la nuque, et ses
yeux, ses yeux bruns dont j’aimais tant la grâce et la caresse, ne me
regardaient plus.

»Quand sa grande fureur amoureuse s’apaisait un peu, alors elle nageait
vers moi. Elle me disait: «Qu’as-tu?» Je lui répondais: «Va-t-en!» Et,
de tout son corps et de tous ses sens étonnés, elle me demandait la
cause de ma haine; elle m’expliquait qu’elle avait besoin de tous ces
mâles: l’un pour sa force, l’autre pour sa prudence, et les jeunes, tous
les jeunes, pour leurs élans et leur courage. Et il fallait que cela fût
ainsi. Moi, j’allais me cacher la tête dans les rochers.

»--Ah! me dit-elle enfin en pleurant, tu es un homme et je suis une
sirène. Tu me voulais toute, quand je ne pouvais être à personne. Tu me
veux à toi seul, quand je ne suis plus à moi, mais au dieu de ma race.
Nous avons eu tort de te garder avec nous... O mon ami, mets cependant
encore une fois la main sur mon épaule!

»Je lui obéis, et nous fendîmes la mer plus vite que nous n’avions
jamais fait. Nous nageâmes toute une nuit et la moitié d’un jour, pour
arriver à une plage plate, au-dessous d’une montagne où des aigles
volaient.

»--Ici, dit-elle, tu trouveras des hommes pareils à toi, et des femmes
comme tu les souhaites; adieu!...

»... Mais je connus, avant son départ, ce qu’est l’amour d’une sirène,
je l’ai connu! Le sable était chaud sous nos corps, la couleur du ciel
emplissait mes yeux. J’ai encore dans ma bouche le goût salé de la
sienne. Je l’aurai toujours. Un soir, peut-être, elle reviendra. Ou
j’irai vers elle.»

                   *       *       *       *       *

Telle a été l’aventure d’Elias Whitney, qui achète, maintenant, du café
aux caravanes.




L’ATTAQUE DU KSAR


... C’était une petite maison assez basse, presque sans fenêtres, sauf
pour une espèce de longue meurtrière par laquelle on n’aurait pas fait
sortir un chat, avec des murs bossus, très épais, et une porte renforcée
par de vieux rails de chemin de fer, posés de guingois, tout à la
diable. Mais sous une effroyable poussée de blasphèmes, la toiture, la
porte, les ferrures, les murailles même, tout semblait trembler comme
une marmite pleine d’eau bouillante placée sur un feu trop vif. L’heure
de la sieste était venue depuis longtemps, et personne dans le poste ne
pouvait fermer l’œil. Les hommes, joyeux de bataillons d’Afrique et
soldats de la légion, tendaient l’oreille d’un air maussade ou rigoleur;
les goumiers arabes plissaient leur figure jaune, quand ils entendaient
une particulièrement belle injure, connue d’eux; les officiers, en
grande tenue, parce qu’on attendait le général inspecteur, haussaient
les épaules et rentraient chez eux pour ne pas compromettre le prestige
de l’uniforme; et les chameaux eux-mêmes, agenouillés dans les grandes
cours aux parois de terre grise, troublés dans leur repos, grognaient
d’ennui comme quand on charge leur bât. Le vent, du fond du _bled_
saharien, soufflait par bouffées lentes, insupportablement chaudes. Une
grande dune morte, un erg de sable roux, lourd et bas sur l’horizon,
brillait d’une lumière aveuglante dans l’air éclatant et sec.

Barnavaux se rapprocha tout doucement de la porte de la prison.

--Qu’est-ce que c’est? lui dis-je.

--Oh! fit-il, rien: c’est Chavarot, le joyeux, qui gueule!

Et il profita d’un court moment de silence pour dire:

--Qu’est-ce que tu veux, La Victoire?

La voix de Chavarot, traversant les planches, cria:

--J’ai soif, d’abord! Mais c’est pas ça: où est-il, ce général...? (Ici
Chavarot donna, de cet officier supérieur, une définition fausse de tous
points, et qu’il est inutile de reproduire.) Où est-il, cet ould el
gahbâ? J’veux qu’il vienne em’ vouère.

--Il n’est pas encore arrivé, dit Barnavaux d’un ton conciliant; mais il
se fera un devoir de te rendre visite dans tes salons, sûr! Et il te
collera trente jours de rabiot: tu en as, des ambitions!

--S’il ne venait pas, répondit Chavarot plus doucement, il me les
enverrait tout de même par la poste. Mais j’ai un petit mot à lui dire.

--Tu le verras, tu le verras! répéta encore Barnavaux. Mais il n’est pas
encore ici, parole! Alors, pour l’instant, est-ce que tu ne pourrais pas
laisser pioncer la coterie?

De l’autre côté du mur on n’entendit plus rien, et je demandai:

--Qu’est-ce qu’il a fait?

--Lui? dit Barnavaux. Oh! rien: s’est soûlé, naturellement; a jeté sa
gamelle à la tête de l’homme de cuisine, sous prétexte que la soupe
était froide. Drôle que la soupe soit toujours froide, dans les pays
chauds. Puis a rossé les quatre hommes commandés pour le «servir». Et
tenu à l’œil: treize mois de prison pour coups et blessures, avec
récidive. Très ami avec ces dames du boulevard Ornano: un apache, quoi.

Il ajouta, en réfléchissant:

--C’est égal, je ne serais pas fâché de savoir ce qu’il veut dire au
général, La Victoire. C’est un garçon qui a de l’orgueil.

                   *       *       *       *       *

Le général n’arriva qu’à la tombée du soir, vers les cinq heures, et
Barnavaux eut le temps de m’expliquer pourquoi Chavarot avait de
l’orgueil.

--Voici, me dit-il. C’est quand on a fait la grande expédition du
Tadémaït, il y a deux ans. Il paraît qu’il fallait la faire,
l’expédition du Tadémaït. Et c’est mon avis: tant qu’il y aura dans le
désert des gens qui attendent que vous vous promeniez tout seul, sans
faire de mal à personne, pour vous ouvrir le ventre en croix, et vous
mettre des saletés dedans, comme c’est leur usage, tous les autres
circoncis, ceux du Maroc, ceux d’Algérie et de Tunisie, garderont l’idée
qu’un beau jour eux aussi jouiront de la volupté de nous ouvrir le
ventre en croix. On m’a dit qu’il y avait eu par-dessus le marché, pour
faire l’expédition, des raisons diplomatiques, des raisons que les gens
qui savent se racontent à Paris, en déjeunant. Mais ces gens qui savent
ne sont que des artistes: ils ajoutent des beautés accessoires et
décoratives au motif tout nu que je viens d’avoir l’honneur de vous
exposer. Le général--le même qui va venir tout à l’heure--écrivit à
Paris que c’était une très bonne idée, qu’il allait faire partir quatre
cents hommes montés sur des méharis, huit cents goumiers arabes, faire
occuper les puits, qui sont rares, et qu’en trois mois tous les gens du
Tadémaït, crevant de soif, deviendraient doux comme des demoiselles.
Alors les autres généraux l’ont mis en pénitence pour son indiscrétion.

--Barnavaux, lui dis-je, vous faites de la politique!

--Je ne fais pas de politique, répondit Barnavaux. C’était une chose
toute naturelle qu’on le mît en pénitence, puisque ce n’est pas avec
quatre cents hommes qu’on fait la grande guerre, et par conséquent qu’on
gagne un avancement mérité. Si vous n’êtes pas aveuglé par une coupable
jalousie, vous reconnaîtrez que les généraux de Paris avaient raison. On
réunit donc une armée invincible, six mille hommes pleins d’ardeur, qui
s’en allèrent dans le désert à pied, à cheval, à mulet, sur toutes
sortes de bêtes excepté des chameaux. Il y avait pourtant derrière eux
beaucoup plus de chameaux que de citoyens français, mais ils ne
servaient qu’à porter des tentes, des petits canons, des conserves, des
cartouches, et on les faisait marcher très lentement. L’armée se
baladait en trois colonnes, à cause d’un plan magnifique tracé d’avance
à Paris, et les chameaux étaient si nombreux qu’il n’y avait pas assez
d’eau pour eux dans les puits. Alors ils mouraient avec une résignation
de chameaux mahométans; on demandait de l’argent pour en acheter
d’autres, et les nouveaux chameaux arrivaient tout doux, tout doux,
trotti-trotta, cahin-caha, balançant la tête, bavant, rognant, et
flairant sur le sable les squelettes de leurs frères et amis, morts à la
peine. En règle générale, ils leur levaient un tibia ou une vertèbre, et
se la plantaient au coin de la bouche, exactement comme vous feriez
d’une cigarette. Il paraît que c’est parce qu’ils ont besoin de... une
chose de pharmacien.

--De phosphate?

--Oui. Mais c’est une explication anticléricale et matérialiste. La
vérité, c’est qu’ils avaient l’air de vieux marabouts philosophes, en
train de se dire: «Demain ce sera notre tour. Et ces agités qui nous
mènent y passeront aussi. Inchallah!» Si jamais vous aviez marché huit
jours à côté de ces bêtes de l’Apocalypse mâchant des tibias, vous
n’écririez plus que des oraisons funèbres. Il y avait, dans le corps
expéditionnaire, un tas de joyeux, escarpes ou grinches envoyés de
France aux bataillons d’Afrique. Ils n’écrivaient pas des oraisons
funèbres, à cause de leur grand mépris pour la littérature, mais ils
faisaient les fortes têtes: et c’est vrai qu’avec nos trois colonnes de
deux mille hommes chacune, on n’arrivait à rien, à rien qu’à marcher
pour rien. Imaginez trois éléphants employés à la chasse aux rats, par
suite d’une erreur de proportion dans les idées architecturales du
ministère. La... la philosophie enseigne que pour chasser le rat, il
faut des chiens ratiers. Nous n’en avions pas.

»Les joyeux montraient en route la plus coupable indiscipline. Par
bonheur, quand on fut plus loin que Fort-Mac-Mahon, plus loin que
Fort-Miribel, devant Aïn-Souf, une vieille petite forteresse arabe, au
bord d’un lac salé aux trois quarts sec, les gens de ce ksar nous
tirèrent quelques coups de fusil. Alors on descendit les canons du dos
des chameaux, on braqua ces canons sur la porte du ksar, d’après les
règles les plus modernes de la tactique; les chameaux grognèrent, les
canons tonnèrent, les ais de la porte tombèrent en miettes, les
habitants de la forteresse en pâmoison. On rédigea un bulletin de
victoire et on installa dans ce ksar, avec un commandant, tous ceux des
goumiers arabes dont les chameaux étaient définitivement morts sans
avoir été remplacés, une compagnie de tirailleurs algériens, et soixante
des plus insupportables parmi ces joyeux désespérants, afin de s’en
débarrasser. Chavarot en était. Après quoi les trois colonnes reprirent
leur voyage de circumnavigation mélancolique à travers la mer de sable.

»Maintenant, je suppose que vous voyez Aïn-Souf? Tous ces ksour de la
région, c’est la même chose. Ils sont construits au bord d’une rivière
qu’on ne voit pas, simplement parce qu’elle coule à trente mètres sous
terre. Mais les Arabes--il paraît du reste que ce ne sont pas des
Arabes, mais des Berbères--font des trous pour la chercher, et la
suivent en creusant des tunnels qui ont parfois des quatre lieues de
long: on dirait un métropolitain. Avec l’eau ils font pousser des
dattiers, et à l’endroit où il y a le plus de dattiers, ils mettent leur
ksar. Ou plutôt ce sont leurs arrière-grands-pères qui ont creusé les
puits, construit les remparts et les maisons, il y a des siècles. Ceux
de maintenant ne font plus rien qu’arroser leurs palmiers toute l’année
et piller quand ils peuvent. Sur le désert, de loin, la forteresse a
l’air toute petite et les palmiers ressemblent à de mauvais balais
verts. De près, vu du dehors, c’est presque grand, c’est très sérieux,
ça fait peur. Ça fait peur à cause des remparts de terre battue, très
hauts, d’un roux noirci; à cause des tours, encore plus hautes,
pareilles aux vieux châteaux forts de France; à cause d’un dôme pointu
et tout hérissé de petits clochetons faits comme des épines, où se cache
un curé musulman, aux trois quarts sorcier; et dans l’intérieur ce n’est
rien que des petites rues, si étroites entre les grands murs qu’on
dirait des fossés.

»Derrière ces grands murs, ce sont des cours entourées de portiques
aveugles qui servent de contreforts, des magasins et des maisons. Le
commandant se logea dans la plus belle des maisons, les joyeux dans une
cour, les tirailleurs kabyles dans une autre, où l’on mit le magasin aux
farines, et les goumiers un peu partout. Le plus beau, c’est que
lorsqu’on voulut refaire une porte au ksar, à la place de celle qu’on
avait démolie à coups de canon, on ne trouva pas une planche: il n’y a
pas de planches dans le pays, et quant aux palmiers, leur bois est mou
comme une éponge. Il paraît que l’ancienne porte était venue du Maroc,
dans la nuit des temps.

»Pendant qu’on s’arrangeait comme on pouvait dans Aïn-Souf, les colonnes
continuaient leur circumnavigation. On leur envoya un convoi. Les
vaillants guerriers du Tadémaït, que les colonnes n’avaient jamais pu
voir, sautèrent sur le convoi, égorgèrent cinquante hommes, prirent les
chameaux, les cartouches, les vivres et le reste, puis encouragés par
cet exploit arrivèrent une belle nuit devant Aïn-Souf. Ils laissèrent
leurs méharis sous les palmeraies, tournèrent en silence autour du ksar,
traversèrent un parc à moutons, où il n’y avait plus de moutons, au pied
des remparts, et se firent la courte échelle pour entrer dans la
forteresse par une espèce de fenêtre si étroite qu’on n’y pouvait passer
qu’un à un.»

Ici, j’interrompis Barnavaux:

--Mais, lui dis-je, puisque la porte était ouverte?

--La porte! répliqua Barnavaux scandalisé. _Puisqu’ils croyaient qu’elle
était fermée!_ Alors, c’est comme ça que vous connaissez la guerre? Il
faudrait un grand général, un génie, pour voir les choses comme elles
sont, à la guerre! Un génie comme il n’y en a pas un tous les siècles.
Napoléon ou... ou Bismarck voient qu’une porte est ouverte quand elle
est ouverte. Mais les autres! Ils se disent: «Elle doit être fermée.»
Voilà. Ça vous explique pourquoi les guerriers du Tadémaït sont passés
par la fenêtre au lieu d’entrer par la porte.

Ayant donné cette explication brève et lumineuse, Barnavaux poursuivit:

--Le premier qui atteignit cette fenêtre fit ensuite un bon saut de huit
mètres et retomba sur un sac plein. Il l’éventra d’un coup de couteau et
trouva de la farine. Alors il fit un creux dans son burnous, et commença
bien vite à le remplir de farine. Le second fit de même, et le
troisième, et le quatrième, et des vingtaines ensuite. Et ça aussi,
puisque vous ne le savez pas, je vous apprends que c’est la guerre. Sur
le chemin de ronde des remparts, il y avait un tirailleur kabyle en
sentinelle. Quand il vit des choses blanches qui moutonnaient dans le
parc à moutons, il tira dessus pour l’acquit de sa conscience et par
respect de la consigne. Là-dessus, les guerriers amateurs de farine,
dans le magasin, tirèrent également des coups de fusil.

--Sur qui? demandai-je.

--Sur rien. Sur la porte du magasin, sur leurs camarades, sur les sacs.
C’est nerveux. Vous en auriez fait autant. L’intendant qui couchait près
du magasin, s’éveilla en sursaut au bruit des coups de feu, songeant:
«Voilà les gardes qui se battent. Encore une histoire de femmes!» Il
prit la clef pour aller voir. Il tournait à peine cette clef dans la
serrure que cinq balles l’étendaient tout roide. C’est ainsi qu’il
mourut, victime du souci qu’il avait du bon ordre et de la morale, et
son dévouement lui fait le plus grand honneur. Mais une minute après il
y avait plus de cent Arabes dans la cour, et la ville était comme prise.

»Représentez-vous que tout le monde dormait. Représentez-vous
l’impossibilité d’y voir clair. Représentez-vous que le commandant était
à l’autre bout du ksar, et que les tirailleurs algériens n’auraient pas
bougé un doigt sans ordre--c’est leur manière--et s’apprêtaient
mahométiquement à se laisser égorger. Mais les soixante joyeux sautèrent
dans la cour, et Chavarot mit le feu à un toit de paille, pour voir ce
qui se passait, et pour le plaisir de la destruction. Il ne faut pas
penser à son patriotisme, ni à celui de ses copains, les cinquante-neuf
escarpes, grinches et souteneurs qui l’accompagnaient, ni à leur «esprit
militaire», ni à tout ce qu’on écrit de vertueux dans les papiers; mais
ils ne perdirent pas un instant la tête, et ne songèrent qu’à tuer,
parce qu’on allait les tuer, qu’on les tuait déjà. Et ça, comme le
reste, c’est la vérité de la guerre! Ils s’aperçurent aussi que rien ne
ressemble plus au couteau à virole avec cran d’arrêt dont ils avaient la
longue habitude, qu’une baïonnette Lebel quand elle n’est pas au bout
d’un fusil. Et ils y allèrent comme sur le pavé de la Goutte-d’Or. C’est
à cette minute que Chavarot fut grand, qu’il fut le Bonaparte des
apaches, enfin Chavarot-La-Victoire! Vous avez entendu sa voix, tout à
l’heure: elle remplissait le camp. Il cria:

»--En joue, feu!

»Les copains se regardèrent. Ils avaient lâché le fusil pour le surin,
par goût, par fureur instinctive, par raisonnement, car tirer dans cette
cour de cent pieds carrés où on était les uns sur les autres, c’était se
massacrer entre soi. Mais les Arabes avaient entendu le cri de Chavarot.
Ils savaient la manœuvre qu’on doit faire devant une salve, la parade
contre ce coup; et tous ensemble, à quatre pattes derrière les sacs, ils
se rasèrent.

»--Allez, maintenant! cria Chavarot.

»Les soixante qui venaient de comprendre, ne firent qu’un bond, et
soixante Arabes furent poignardés, dans le dos, comme des civilisés,
avant qu’un seul eût pu crier ou fuir. Les autres n’étaient plus assez.
Voilà pourquoi, sans bouger, ils tendirent le cou. Il n’y a personne
comme ces gens-là pour tendre le cou, quand ils se savent perdus.

»C’est comme ça que Chavarot-La-Victoire (treize mois de prison,
condamné aux bataillons d’Afrique) a sauvé Aïn-Souf. Et il le sait.
_Trop!_»

                   *       *       *       *       *

Au moment où Barnavaux achevait, le général parcourait déjà le
cantonnement. L’inspection terminée, sur un mot qu’on lui dit, il fit
sortir Chavarot de sa bauge de pierre.

Le vainqueur d’Aïn-Souf parut, clignant des yeux sous la lumière, la
face cireuse encore d’ivresse, vêtu d’une horrible souquenille brune
dont il avait arraché les boutons. Le général écouta le rapport, et dit
d’une voix triste:

--C’est soixante jours...

Il ajouta, pour l’exemple, et parce qu’il faut dire de ces choses-là:

--Vous déshonorez l’armée française!

Chavarot répliqua:

--On ne disait pas ça, à Aïn-Souf!

                   *       *       *       *       *

Puis il se laissa remettre en cellule, avec philosophie. Semblable à la
plupart des Français, une fois qu’il avait exprimé son opinion, la
réalité à ses yeux n’avait plus aucune importance.




LE JAPONAIS


Barnavaux et moi, nous étions assis dans le fond du compartiment,
adossés à la loge du wattman, et nous le vîmes entrer.

                   *       *       *       *       *

C’était à l’une des premières stations du Métropolitain, du côté de la
porte Maillot, un samedi soir. La plupart des voyageurs, pressés les uns
contre les autres, étaient obligés de se tenir debout. Un bras accroché
aux lanières de cuir qui pendaient du plafond, ils avaient cet air
d’obstination stupide et concentrée des brebis entassées dans un parc,
et que rien désormais ne pourra faire bouger. Quand je vois avec quelle
âpreté, quelle fureur souvent, un homme défend, dans une voiture
publique, la place qu’il occupera quelques minutes à peine, persuadé de
toute son âme qu’elle est à lui, rien qu’à lui, je me prends à penser
qu’ils poursuivent une chimère, ceux qui s’imaginent que l’instinct de
la propriété individuelle disparaîtra quelque jour! Lorsque la porte du
wagon roula sur ses galets, faisant prévoir une invasion, les mains
serrèrent plus fort les courroies, les pieds parurent s’enraciner dans
le parquet.

Un Français aurait reculé devant ces effluves d’antipathie collective:
le petit Japonais avança avec une souplesse résolue, une assurance
élégante et impérieuse, comme une espèce de félin faisant patte de
velours. Et tous ceux qui étaient là, nécessairement: le monsieur décoré
qui tient d’autant plus à passer pour un officier en civil qu’il est
chemisier rue de la Paix, la belle femme à qui rien ne résiste,
justement parce qu’elle est belle; la grosse dame qui tient à s’imposer
par la parole et par la majesté, parce qu’elle n’est plus belle,
l’employé qui se rattrape, une fois lâché du bureau ou du magasin, de
l’obséquiosité professionnelle, tous cédèrent devant lui! Ce peuple
hostile se tassa.

Il se tassa pour des raisons infiniment diverses et que je devinais
confusément sur les physionomies: à cause de cette politesse
hospitalière que notre race si vieille et si fine sait montrer aux
étrangers; à cause de la dignité courtoise et distante de cet homme pâle
et maigre, aux yeux bridés; et parce qu’il faisait un peu peur, aussi,
comme font peur les êtres qu’on ne connaît pas. Un Français, un
Américain, un Teuton, on sait à peu près comment ils réagiraient contre
un traitement un peu rude, une observation désobligeante. Mais ce
Japonais si sec et si froid, dont les yeux, sous les lunettes à branches
d’or, semblaient ne voir personne... On s’écarta.

Seul, Barnavaux montra une agitation extraordinaire.

--Je le reconnais, dit-il, je le reconnais. C’est Tsounémasa. Il doit
être colonel, ou général, maintenant. Avec leurs figures maigres, leurs
cheveux noirs, ils ne vieillissent pas. Mais quand je l’ai rencontré, il
y a quinze ans, au Tonkin, lui et son camarade Benkei, c’était un petit
lieutenant, et c’est eux qui m’ont fait comprendre pour la première
fois, ce qu’ils veulent, ces Japonais, et ce qu’ils feront.

»Ils étaient arrivés comme attachés militaires, pour suivre les
dernières opérations de la colonne Marty contre les Pavillons Noirs. Je
les vois, je les vois encore, les deux Japonais: des gosses, des petits
chasseurs de restaurant, voilà de quoi ils avaient l’air, avec leurs
képis bahutés à la Saumur, leurs dolmans qui collaient trop, leurs
culottes qui bouffaient sur leurs cuisses comme les feuilles d’un chou
qui monte en graine. Il fallait être poli, puisque c’était l’ordre, mais
ils faisaient rigoler. On ne pouvait pas s’en empêcher. Quand ils se
savaient observés, ils marchaient comme des soldats mécaniques. Quand
ils croyaient qu’on ne les regardait pas, ou quand ils parlaient aux
mandarins annamites, ils faisaient de petites mines, ils croisaient les
poings, ils pliaient l’échine, ils faisaient des _laïs_, quoi! des
saluts comme les indigènes. Ça, des soldats! Ça faisait rire! Des
grooms, des petits domestiques en uniforme: est-ce que ces jaunes sont
bons à autre chose? Jim Keith, le vieux rengagé anglais de la légion
étrangère, leur disait dans sa langue, quand ils passaient devant lui:
«Mettez des boutons à ma chemise de soirée, _Johnnie dear_, et puis vous
porterez cette lettre à la poste!» Ils entendaient très bien l’anglais,
mais ils faisaient celui qui ne comprend pas. Ils étaient toujours les
mêmes, très doux, très froids, très gentils. Ils regardaient nos fusils,
jaugeaient nos sacs, pesaient nos souliers avec des précautions de femme
de chambre. Quand ils lisaient une carte, ils me faisaient penser à un
chat qui chiffonne du papier de soie, et je me disais en moi-même: «Fais
joujou, mon petit, fais joujou!» Non, personne ne pouvait leur accorder
d’importance n’est-ce pas?

»Accompagnés de ces Japonais bien polis, on allait, on allait toujours.
On pataugeait dans les rizières, on grimpait des monts de grès pour
retomber dans d’autres rizières, on battait tout le pays pour le rendre
intenable aux réguliers chinois, et à force d’aller, de venir, de
piller, de griller les cases, c’était à nous que nous le rendions
intenable. Vers le mois de mai, au moment des grandes pluies, la colonne
fit beaucoup de cadavres: la dysenterie est une sale chose, la bilieuse
hématurique aussi. J’ai toujours pensé que si les Chinois avaient
continué à courir devant nous, ils nous auraient fait mourir en détail,
bien tranquillement, et j’en suis encore à me demander pourquoi ils se
décidèrent à livrer bataille du côté de Phu-Bin.

»Ils avaient pris une bonne position: un village fortifié au sommet d’un
demi-cercle de montagnes; devant le village, un tas de petits fossés,
creusés pour abriter les tirailleurs; et de chaque côté, des bois qui
avançaient comme des bastions. Alors on fit contre eux le coup
classique: une attaque de front, tandis qu’un détachement devait faire
une longue marche pour prendre leurs positions à revers, et les faire
tomber. Et quand les Japonais virent le détachement filer ils secouèrent
la tête. Je compris leur pensée: il était trop faible, rien de plus
facile que de l’attaquer en route pour le démolir, et la bataille serait
perdue. Ils n’avaient pas l’air triste, les Japonais, en songeant à ça!
Mais on ne sait jamais à la guerre, on ne sait jamais d’avance! Quand
l’artillerie, pour soutenir l’attaque de front, qui devait être une
simple blague, eut débusqué les tirailleurs chinois de leurs fossés, il
fallut bien faire l’assaut du village même, toujours pour la frime. On y
alla sans beaucoup se presser: des haies de bambous impénétrables, des
murailles encore derrière, on n’avait pas l’idée bien arrêtée de se
faire tuer pour passer là dedans. Au fond, si on est entré, presque sans
le vouloir, c’est parce que Jim Keith, le vieux Jim Keith, roula tout à
coup par terre. Il avait reçu dans la gorge une balle tirée de la porte
même du village. Un autre légionnaire, Delebecque, son copain, regarda
le corps un instant d’un air stupéfait, poussa deux ou trois sanglots
horribles, secoua la tête sous les balles, et eut peur! Oui, je suis sûr
qu’au fond il a eu peur! On ne peut pas s’en empêcher! Mais il se mit à
_fuir en avant_! C’est ce qu’on appelle le courage, un instinct de
conservation raisonnée. Il y a moins de danger en avant qu’en arrière.
Et quand Delebecque arriva devant la porte du village, suivi de quelques
autres, il ne s’arrêta pas à chanter des romances: il sauta sur les
traverses de bambou, fit un rétablissement sur la poutre du dessus, et
sauta de l’autre côté. Il arriva ce qui arrive presque toujours. Ce
n’était pas à ça que les Chinois s’attendaient: voilà pourquoi ils ont
foutu le camp. Cinq minutes après, le village était à nous. Je verrai
toujours Delebecque. Il ouvrit lui-même la porte, mais il était pâle
comme un mort: la réaction! Puis il crie: «Vive la légion!» Et une
seconde après: «Vive la Belgique!»

--Pourquoi? demandai-je étonné.

--Puisqu’il était Belge! répondit Barnavaux avec simplicité. Vous
n’auriez pas voulu qu’il criât: «Vive la France!» C’est ce qu’on appelle
l’esprit de corps. A la légion, on pense à la légion d’abord, parce que
c’est un corps de gouapes épatantes, et à son pays ensuite, si on a le
temps.

»Mais ce n’est pas ce que je voulais vous dire. Qu’est-ce que c’est
qu’un soldat qui meurt? Qu’est-ce que c’est qu’un soldat qui marche?
C’est son métier. Mais au moment où Delebecque ouvrait la porte, au
moment où il gueulait de toute sa voix, au moment où on commençait à
piller soigneusement la pagode à Bouddha, suivant l’usage, et même les
maisons qui n’étaient pas à Bouddha, sans compter les inévitables
histoires de femmes, j’entendis un autre cri, une espèce de grand
hurlement sauvage, profond, venu du fond de la gorge, et qui sonnait
dans deux poitrines comme sur des gongs. C’était les deux Japonais, les
deux gosses, les deux grooms, les deux petits rigolos. Ah! ils n’avaient
plus l’air rigolo! Ils s’étaient jetés par terre, et ils s’en fichaient
de leur dolman, et de leur culotte, et de leur képi bahuté.

»Ils se roulaient dans la boue de la rizière, ils prenaient cette boue à
pleines mains, ils la lançaient vers le ciel, ils disaient... je n’ai
pas compris d’abord ce qu’ils disaient, mais plus tard ils ont répété la
chose en anglais aux Anglais de la légion, parce qu’ils n’avaient pas
honte de leur fureur. Au contraire! Ils criaient contre leurs dieux à
cause de la lâcheté des jaunes, ils se sentaient déshonorés. Dans
l’amertume de leur rage, ils ajoutaient: «_It will change, it will
change!_» (Ça changera!) Alors j’ai compris le rêve qu’ils cachaient,
ces petits hommes, et j’ai eu peur... C’est déjà changé, bien changé. Et
je pense à ça quand je les vois, à ça et à tout ce qui arrivera. Car ce
n’est pas fini, avec eux.»

                   *       *       *       *       *

Le train venait d’arriver place de la Bastille. Le Japonais sauta sur le
quai; nous suivîmes. J’admirai fort la coupe de ses vêtements européens,
la retombée parfaite du pantalon sur le cou-de-pied, chose si rare. Ne
riez pas: je sais combien il est difficile de s’assimiler ces petits
détails de toilette quand on appartient à une civilisation différente.
Ceux qui ont porté le fez des musulmans peuvent dire ce qu’il faut de
temps pour apprendre à «choisir» une coiffure correcte, à le poser sur
le crâne comme elle doit être posée. Mais ce Japonais était
impeccable!... A la dernière marche de l’escalier, une belle fille
l’attendait. Je vis à ses yeux qu’elle était toute à lui. Elle était
blonde, avec sur ses joues ce duvet fin, velouté, savoureux, qu’ont les
blondes très jeunes. Ce n’était pas une duchesse, elle sortait de
l’atelier; mais elle était désirable, ardente, et elle aimait de toute
son âme cet étranger sec et dédaigneux, cet Oriental aux yeux bridés, ce
jaune! Et lui la regardait à peine. Il avait conservé ce principe du
vieux Japon de ne pas s’attendrir sur les choses charnelles, de rester
au-dessus de la faiblesse féminine. J’éprouvai un sentiment désagréable
et violent, une sorte de jalousie élargie, impersonnelle, qui me pinça
le cœur.

--Ça y est, dit Barnavaux tout blême, en crachant un bout de cigarette,
ça y est. Elle a commencé, la conquête! Ils nous prennent nos femmes.

Derrière le dos de la fille blonde, il cria:

--_Djoro!_

Et ce n’est pas un compliment pour les femmes, en japonais. Barnavaux
avait ramassé le terme dans les bouges de Saïgon. Elle ne comprit pas,
mais le Japonais plissa ses yeux minces, fit un geste, puis, se
contenant, emmena la fille à travers la foule. Elle était toute à lui.
Rien que le frémissement de son corps voluptueux avouait son amour.

Je dis un peu tristement:

--Il n’y a pas de quoi se fâcher, Barnavaux. Quand nous allons au Japon,
nous aussi, nous trouvons de petites mousmés.

--Mais, répondit Barnavaux naïvement, ce n’est pas la même chose: nous
autres, nous sommes des blancs!




LA JUSTICE


Mon cheval buta, écarta les deux jambes de devant sur la pente
argileuse, et alors se mit à glisser comme s’il faisait du skating. Mais
ce n’était pas pour s’amuser. Quand il eut rencontré une pierre, son
arrière-train fléchit, les fers de ses quatre pieds sonnèrent les uns
contre les autres, et il s’abattit tout doucement. Barnavaux, qui
marchait en avant, tenant sagement sa monture par la bride--mais il a de
si grandes jambes que je suis obligé de rester à cheval pour le
suivre--m’aida vivement à me dégager. Puis il releva la bête encore
tremblante, et me dit d’un air de blâme:

--Vous n’avez pas soutenu votre cheval. Vous ne regardiez pas devant
vous! Il faut regarder, dans ces chemins-là. A quoi pensez-vous?

--A rien, répondis-je.

Il haussa les épaules, pénétré d’un juste dédain. Je ne pouvais pas lui
avouer que je songeais à un passage de Ruskin. Il ne connaît pas cet
auteur, et l’esthétique ne tient que peu de place dans ses méditations
habituelles. Ruskin décrit quelque part une petite clairière qu’il vit
dans le Jura, près du fort de Joux: des sapins noirs, un roc altier,
abrupt, pathétique, un aigle solitaire dans le grand ciel muet. Et il
ajoute: «Maintenant, si je n’avais pas su qu’il y avait des hommes, près
de moi, si je n’avais pas su qu’à cent pieds de cette sauvagerie un
laboureur poussait sa charrue, croyez-vous que j’eusse pu l’aimer? Ce
paysage m’eût épouvanté, je n’en aurais senti que l’horreur.» Ah! comme
il avait raison, le vieux vaticinateur anglo-saxon! Nous suivions, sur
un sentier où deux hommes n’auraient pu passer de front, le sommet d’une
falaise à pic, haute de six cents mètres, au bord de laquelle coulait un
torrent invisible et sonore. Une pluie fine, l’odieuse petite pluie qui
tombe tout l’hiver dans le nord du Tonkin, nous glaçait jusqu’aux os.
Quand elle s’arrêtait, par hasard, le brouillard déposait encore
beaucoup plus d’eau sur les feuilles, la terre, les pauvres humains et
les pauvres bêtes, que lorsqu’elle tombait bien franchement. Parfois,
cependant, à de rares et courts intervalles, un brusque coup de vent
déchirait la nue. Alors on apercevait des choses vagues, magnifiques,
inquiétantes: de grosses stalactites suspendues au-dessus de nos têtes,
comme pour prouver aux géologues que ces falaises à pic n’étaient jadis
que les murailles d’une gigantesque grotte maintenant effondrée; des
espèces de lataniers qui poussaient à des hauteurs vertigineuses, isolés
et sublimes, sur un tout petit balcon de rocher, comme un géranium à la
fenêtre d’un cinquième étage parisien; et des vautours aux grandes
ailes, immobiles et noirs dans l’air fumeux. Mais je maudissais toutes
ces choses; elles m’écrasaient, elles me faisaient trembler. Les hommes
qui vont, dans de bonnes voitures et sur de belles routes, s’amuser à
s’émouvoir devant des glaciers, des chaos de rocs, des déserts, sont
comme les petits enfants qui jouent à avoir peur: il ne faut pas que ça
soit vrai.

                   *       *       *       *       *

Barnavaux, étonné de mon silence, crut m’avoir blessé. Il dit, pour
changer la conversation:

--Nous ne sommes pourtant pas les premiers, à patauger sur ces sales
chemins. Il a passé des hommes, par ici, toute une troupe et il n’y a
pas longtemps... Des indigènes, on voit la trace de leurs pieds nus. Et
des blancs, des militaires: il y a des marques de souliers d’ordonnance.
Mais il y avait aussi un cavalier... l’officier, peut-être.

Barnavaux n’a rien d’un trappeur, la lecture des traces n’est pas sa
spécialité. Mais qu’une troupe eût passé là, conduite par un cavalier,
un garde du Bois de Boulogne s’en fût aperçu... Subitement, quand nous
eûmes atteint l’autre versant de cette rude montagne, un des grands
coups de vent dont j’ai parlé fendit encore le brouillard. Mon cheval
s’arrêta, le poil tout hérissé, comme au bord d’un abîme.

Ce n’était pas un abîme, mais quelque chose d’extraordinaire, une œuvre
de main d’homme, imprévue, grandiose, barbare: l’escalier de la route
mandarine. Pour descendre dans la vallée, les ingénieurs des vieux
conquérants chinois ne s’étaient pas souciés de calculer des pentes,
d’arrondir des lacets. Pour quoi faire? Ils ne daignaient même pas
monter sur le bât d’une mule, même pas s’asseoir dans un chariot, les
ministres, les fonctionnaires, les chefs de guerre du vieil Empire! En
palanquin, majestueusement, ils accompagnaient le troupeau de leurs
hommes en armes, de leurs esclaves et de leurs portefaix. Alors, à quoi
bon perdre du temps et du terrain? En droite ligne, trois mille marches
en pierre dure tombaient jusqu’à l’étendue plate de la vallée.

Il me semblait les voir, ces envahisseurs âpres, paresseux, patients
tout à la fois: étendus sur les matelas de leur couche ambulante, leur
bouche aux lèvres minces toute plissée de dédain, leur air de vieux
pions orgueilleux, parvenus au gouvernement de provinces seulement parce
qu’ils avaient une belle écriture, fouaillant de leur voix sèche les
hérauts en tunique jaune, les soldats aux hallebardes sataniques, aux
arcs peints en rouge; et les habitants des villages, les pauvres serfs
domptés se prosternaient, aplatis, la tête entre les genoux, tout le
long de cet escalier formidable, qui dégringolait du ciel avec les
vainqueurs.

Comme si ce cortège eût vraiment ressuscité, une assez longue file
d’hommes achevait de s’écouler le long des gradins jusque dans la
plaine. Barnavaux, avec sa vue perçante, dit:

--C’est un officier de l’arme--il voulait dire de l’infanterie
coloniale--avec des miliciens et... et des coolies, je pense: les
indigènes ont quelque chose sur le dos.

La caravane, qui nous avait aperçus, fit halte pour nous attendre. Nous
avancions assez lentement, car j’avais été obligé de mettre pied à
terre, et nos montures renâclaient devant les degrés glissants. Quand
nous fûmes plus près, Barnavaux dit encore:

--Ce ne sont pas des coolies. Ce n’est pas un fardeau, qu’ils portent,
c’est la cangue... Ce sont des prisonniers.

L’officier qui commandait le convoi vint à nous.

--Le capitaine Gillmann, dit-il, se présentant. Du cercle de Yen-Minh.

Je me nommai. Il me serra la main. Mes yeux cependant s’arrêtaient sur
ses prisonniers. Supposez qu’un homme ait le cou pris entre les deux
barreaux d’une échelle, si étroitement qu’il ne puisse plus l’en
retirer: c’est la cangue. Elle est faite de bambous, fermée au cadenas,
légère, mais impossible à enlever sans le secours de celui qui a la clef
du cadenas. Pour garder un captif, la cangue vaut mieux que le boulet du
forçat. Allez donc fuir, avec ce fardeau sur les épaules, qui s’accroche
aux branchages, se bloque aux chambranles des portes! Une bonne cangue
vaut deux geôliers.

--Vous regardez ces pauvres diables, fit le capitaine Gillmann. Je les
conduis au prochain poste, et on les mènera, d’étape en étape, jusqu’à
Haïphong, à cent lieues d’ici, pour être jugés. Ah! c’est un métier, ça,
c’est un métier, pour un militaire: préfet de police, passe encore, mais
garde-chiourme!

Il parlait beaucoup, avec de grands éclats de voix, à la manière des
hommes qui ont traversé des périodes de silence assez longues pour
souffrir de leur solitude, et trop courtes pour qu’ils aient pu perdre
le goût de la parole. C’était un Alsacien de Wissembourg: front carré,
menton pointu, cheveux noirs drus et durs comme les poils d’une crinière
coupée en brosse; yeux bruns ou verts selon la lumière ou le moment, pas
très larges, mais qui regardaient partout; enfin un torse bien creux au
dedans, bien musclé par dehors, et si souple qu’on avait envie de le
faire tomber de très haut pour voir à quelle hauteur il rebondirait.

Durant qu’il parlait, un milicien avait sondé le gué du torrent. Le
torrent était fort, mais on pouvait se risquer. En effet, je passai sur
mon cheval, sans mouiller autre chose que mes bottes, et Barnavaux fit
de même. Les prisonniers traversèrent ensuite, encadrés par les
miliciens, cramponnés les uns aux autres, de l’eau jusqu’aux aisselles
et gênés par leur cangue. L’un deux trébucha, lâcha la file, perdit
l’équilibre et l’eau le roula comme une solive, sans qu’il pût reprendre
pied. Le courant l’entraînait, il était déjà loin. Gillmann fit la même
moue mécontente que si un mulet mal bâté avait laissé tomber une charge.

--Quel sale métier! répéta-t-il, quel sale métier!

Puis il se précipita vers l’aval au grand trot, poussa son cheval en
travers du courant, repêcha l’homme à bout de bras, lui donna un de ses
étriers pour se tenir, et revint toujours le même, c’est-à-dire pas
fier, vif, bavard, et grognon.

--Pauvre bougre, dit-il. Comme il aurait mieux fait de se noyer pour de
bon, tout de suite, au lieu d’aller claquer là-bas, à la Jugerie!

Les chefs de cercle ne peuvent condamner leurs administrés, depuis
quelques années déjà, qu’à quelques jours de prison. La magistrature
régulière évoque toutes les affaires de crimes ou de délits graves.
Représentez-vous le mécontentement d’un seigneur du moyen âge auquel on
n’aurait laissé que le droit de basse justice, en lui enlevant sa hart
et son bourreau: vous vous rendrez compte du sentiment que les chefs de
province nourrissent à l’égard des robes rouges ou noires! Comme
j’estime qu’ils sont dans leur tort, j’entrepris de faire partager cette
conviction au capitaine Gillmann. Il me répondit brusquement:

--Vous ne comprenez pas! Cet homme est un voleur: sous l’ancien système,
il en aurait été quitte pour quelques coups de rotin. Tandis que là-bas,
où ils ont la prétention d’être humanitaires, il va mourir, je vous dis.
Tenez j’ai arrêté un jour un nommé Bang, un assassin. Eh bien, depuis
que je sais ce qui lui est arrivé, je me demande si j’ai bien fait.

La triste caravane reprit sa marche. Nous la précédions d’une allure
lente. Le capitaine Gillmann continua, mâchant le bout de sa pipe de
bruyère.

--C’est quand je pense au pauvre Bang, qui avait tué un homme, que toute
cette jugerie me porte sur les nerfs. Et pourtant c’est moi qui l’avais
pincé. Je suis cause de son malheur.

»Ce Bang était un chef méo. Vous connaissez cette race: elle peuple tous
les rochers, tous les pains de sucre, tous les pitons de ce pays
extraordinaire du Dong-cuang, où il n’y a pas quatre endroits assez
plats pour qu’on puisse s’y asseoir sans avoir peur de faire une
glissade de trois cents pieds. C’est vrai qu’il y a aussi un plateau:
mais on y gèle, et il est couvert d’un million de petites aiguilles de
pierres, si solides que, lorsqu’on a tracé une route au travers, il a
fallu faire sauter à la mine, une à une, celles qui se trouvaient sur le
passage. Et pourtant vous avez vu: ce plateau, ces pitons, ces rochers,
tout est cultivé en maïs. Ce sont les Méos, qui font ça. Dans les
premiers temps, quand je traçais des chemins muletiers dans mon secteur,
ils me faisaient rire toute la journée. Mes tirailleurs annamites et mes
gens de corvée jetaient d’abord un cailloutis sur la piste, et sur le
cailloutis, pour l’amalgamer, une couche de terre prise aux côtés de la
route. Eh bien, les Méos, hommes, femmes et enfants, suivaient les
travailleurs avec une hotte pleine de grains de maïs. Ils chipaient une
poignée de terre comme des moineaux volent un épi, se sauvaient,
grimpaient sur des rochers où un lézard n’aurait pas tenu: la poignée de
terre, deux grains de maïs dans un creux, et ils recommençaient. Telle
est leur façon de semer sur les cailloux, et d’en tirer un petit
bénéfice. Le plus drôle, c’est que les filles méos ont un béguin
particulier pour les garçons qui habitent les endroits les plus
inaccessibles et les plus éloignés des rivières et des sources. C’est à
elles, quand on les a mariées, d’aller chercher l’eau à trois ou quatre
kilomètres; et la montée étant toujours atrocement raide, ça leur fait
trois heures pendant lesquelles leurs époux ne les rossent pas. Durant
ce temps elles peuvent filer du chanvre pour se faire des jupons plissés
et des cols marins à quatre galons blancs; c’est là leur costume, qui
est amusant à regarder. Je vous préviens aussi qu’elles aiment l’argent
et ne sont pas farouches.

»Voilà les Méos. Ils sont avares et durs à la peine comme les
Auvergnats, soiffards chacun comme six rengagés de la légion étrangère,
vindicatifs comme des Corses, et assez paillards, comme tout le monde.

»Je vous dis tout ça pour vous expliquer l’affaire de Bang, qui était un
chef, descendant même d’un ancien roi. Car ces Méos, il y a soixante
ans, étaient un grand peuple. Leur roi était un rude bougre qui coupait
les têtes par centaines, brûlait les villages, et s’était fait
construire un château fort dont les murs avaient six mètres d’épaisseur.
Ce sont les Chinois qui leur sont tombés dessus ensuite, et en ont fait
des sauvages.

»Le frère de ce Bang avait tué un de ses amis qu’il avait trouvé en
train de raconter des histoires à sa femme, au milieu d’un champ de
maïs. Au fond, n’est-ce pas, c’était une affaire de famille dont
personne n’aurait dû se mêler. Malheureusement c’était un crime; par
conséquent une affaire administrative, un rapport à écrire. Un sergent
alla trouver Bang, et lui dit:

»--Signe-moi donc un papier comme quoi c’est ton frère qui a tué A-Phin.

»--Je ne signerai rien du tout, dit Bang. C’est contraire aux habitudes
du pays. Tu ferais mieux de déjeuner avec moi.

»Ils déjeunèrent ensemble de bonne amitié, et Bang reconduisit le
sergent, qui n’était accompagné que d’un interprète, jusqu’à mi-route du
fort, près d’une case. Là le sergent dit tout à coup à Bang:

»--C’est compris, tu ne veux rien signer?

»--Rien du tout! répond le chef. Mille regrets de vous être désagréable.

»--Prends ton turban, cria le sergent à son interprète, et amarre cet
homme!

»Il n’avait pas plutôt parlé que des coups de fusil éclataient derrière
tous les rochers. Quand on releva le corps du pauvre garçon, quelques
heures plus tard, on compta trente-sept blessures. Bang s’était fait
garder par tous ses amis, qui l’avaient suivi en rampant. Le coup fait,
il rentra chez lui, mit sur le dos de sa femme ses outils, ses armes,
ses cartouches, ses bassines de cuivre, les tablettes des ancêtres, le
métier à tisser le chanvre: une cinquantaine de kilos en tout,
c’est-à-dire rien pour l’échine d’une femme méo. Alors il déterra sa
réserve de piastres, la noua dans un coin de son _kéao_, et fila sur la
Chine, droit devant lui, comme un loup, à travers les précipices, tandis
que nous, les maîtres du pays, chargés de le punir, nous attendions sur
les sentiers.

»Mais vous comprenez bien que j’ai une police secrète: un brave
bonhomme, assez malin, à qui je paye sa journée un quart de piastre,
quand il travaille, plus la nourriture de son boy et de sa _congaye_. Il
fait semblant d’être marchand de sel, et fraudeur. Il arriva que la
grand’mère du _ly-truong_, le sous-préfet indigène, si vous voulez,
mourut un beau matin d’une attaque de rhumatisme, et que son petit-fils
saisit cette occasion de donner une grande fête: il obéissait aux
convenances et au désir des habitants. Je n’ai jamais rien vu de plus
drôle à la foire du trône: des manèges de chevaux de bois, de tournois
de bonshommes habillés comme des chevaliers du temps de Gengis-Khan
montés sur de vrais chevaux et armés de lances en bambou; des pleureuses
portant le cercueil, vêtues d’un grand voile en chanvre blanchi, des
bandelettes de toile de chanvre tombant des oreilles, une perruque de
chanvre écru sur la tête; et sous le cercueil, en avant, en arrière, des
hommes qui dansaient en faisant des grimaces de possédés, sans parler de
la viande de cochon et de l’eau-de-vie à discrétion, aux frais du
petit-fils si douloureusement affligé.

»Ma police secrète s’amusait pour son compte quand elle rencontra un ami
qu’elle avait en Chine, et qui se trouvait là en villégiature.

»--Ça va bien? dit l’ami chinois. Qu’est-ce que tu fais ici?

»--Tu le vois, dit ma police, je suis marchand de sel.

»--Et puis tu travailles pour l’administration, fait le Chinois, en
clignant de l’œil. Qui cherches-tu pour le moment? Bang? Je sais où il
est: en Chine, mais tout près de la frontière, à quatre lieues d’ici.

»C’est ainsi que ce pauvre diable d’assassin fut pincé. En un clin d’œil
mes lascars avaient combiné leur coup. Le Chinois invita Bang à un grand
dîner. C’est pour un Méo une politesse qu’il doit rendre à son hôte que
de rouler sous la table, et Bang se conforma rigoureusement aux
coutumes. Voilà pourquoi il repassa la frontière à la façon d’un simple
duc d’Enghien, pieds et poings liés, mais sans même s’en apercevoir, car
il ronflait comme une toupie. Il se réveilla entre les mains de mes
hommes, qui étaient venus prendre livraison sur notre territoire. Alors
il comprit, et cria d’une grande voix désespérée:

»--Tuez-moi! Tuez-moi tout de suite. Les Français vont m’envoyer dans le
Delta!

»Et c’est vrai que, pour tous les Méos, les envoyer dans le Delta,
c’est-à-dire à Hanoï ou à Haïphong, non pas même comme accusés, mais
seulement comme témoins, c’est la mort, sans figure, et une mort à petit
feu qui doit être affreusement douloureuse, à en juger par la peur
qu’ils en ont. Ces gens-là ne peuvent vivre que sur les montagnes, dans
le grand air et le froid. Ce n’est pas une plaisanterie. Ils ne peuvent
même pas supporter, dans leur propre pays, le manque d’exercice. C’est
comme si vous mettiez un chamois en cage.

»Bang implora aussi la veuve d’A-Phin, que son frère avait tué, pour
qu’elle se vengeât sur lui en lui plantant un couteau dans la gorge. La
veuve en avait bien envie, mais je fus obligé de lui refuser ce plaisir.
Je savais bien que c’était la meilleure solution, mais elle n’était pas
administrative. Bang devait être jugé à Haïphong: vingt-deux jours de
route à faire.

»J’écrivis mon rapport qui suivit la voie hiérarchique. Pendant ce temps
mon prisonnier attendait dans sa cellule. Je l’avais d’abord mis aux
fers. Mais bientôt on me dit: «Le prisonnier décline.» Alors je le fis
détacher. Ce n’était pas encore suffisant. Chaque matin on venait me
dire: «Le prisonnier baisse. Il baisse toujours, le prisonnier!» Alors
je lui fis manger ceux des plats de ma table qu’il aimait, je lui fis
donner du pain, qu’il considérait comme une sorte exquise de gâteau, des
cigarettes, et surtout de l’eau-de-vie. Il me remerciait avec des yeux
tendres, et en disant:

»--Pourquoi me soignes-tu comme ça, puisque je dois mourir?

»Je le soignais comme ça à cause du télégraphe qui me répétait: «Surtout
qu’il arrive vivant! Il faut qu’on le juge.»

»Quand il fut à Haïphong, on mit soixante-deux jours à instruire son
affaire. Il déclinait, déclinait toujours. Cette espèce de géant agile
était devenu un horrible squelette. Il avait la fièvre, il ne mangeait
plus. On décida de surélever le toit de sa case pour qu’il eût plus
d’air, et le faire durer. La chaleur du climat l’abrutissait. Et puis,
l’instruction était très drôle. On lui posait des questions que
traduisait un interprète annamite, et lui, il répondait en méo, pour la
bonne raison qu’il ne savait que le méo; et le méo est une langue
qu’aucun étranger ne connaît au monde, ni ne connaîtra peut-être jamais,
parce qu’on la sifflote au lieu de la parler. On avait donné à Bang un
lit de bambous. Il se cachait toute la journée dessous, à la manière des
chiens effrayés.

»A la fin on le conduisit devant la Cour pour être jugé, et la comédie
des interrogatoires recommença. On lui fit poser des questions en
annamite. Bang ouvrit la bouche, et probablement expliqua, dans son
absurde patois, qu’il ne comprenait pas. L’interprète expliqua à son
tour qu’il ne comprenait pas l’accusé. Des philologues distingués
expliquèrent ensuite que personne ne pourrait jamais comprendre
l’accusé. Alors la Cour, suffisamment éclairée, décida que les questions
seraient posées tout de même, conformément à la loi! Et on les posa. Et
durant tout ce temps Bang remuait les mains d’une façon bizarre, parce
qu’il agonisait.

»On parvint à le faire lever pour écouter debout le jugement qui le
condamnait à mort. Il n’en fut point troublé pour deux raisons: la
première, c’est qu’il ne pouvait pas saisir un mot de cette lecture; la
seconde, c’est qu’il n’était pas en état d’entendre même son propre
langage. Il glissa tout doucement sur son banc et mourut là.

»Je suppose que ce fut tout de même une grande consolation pour la Cour
que d’avoir pu mener Bang jusqu’à sa condamnation, bien que des
circonstances indépendantes de la volonté humaine aient empêché de
l’exécuter. Mais je regrette, moi, ah! je regrette amèrement d’avoir
défendu à la veuve d’A-Phin de lui planter son couteau dans la pomme
d’Adam! Vous ne trouvez pas qu’on devrait inventer un moyen de faire
juger et exécuter les assassins indigènes suivant leurs lois, et chez
eux?

--C’est bien possible, fis-je en rêvant. Seulement, alors, on leur
enfoncerait des bouts de bois sous les ongles, on les empalerait, et on
les couperait en morceaux, ce qui répugne à nos mœurs.

--Ce serait pourtant beaucoup moins cruel, dit sérieusement le capitaine
Gillmann.

                   *       *       *       *       *

--Il y a autre chose, dit Barnavaux d’un air pensif. Je crois que, quand
on fait juger ces gens-là par des juges venus d’Europe, ils ne
comprennent pas du tout pourquoi on les condamne, pourquoi on les
acquitte, comment se fait le travail, quoi! Je me rappelle qu’une fois,
à Madagascar, j’ai vu passer en cour d’assises un _ombiasy_, un sorcier,
qui avait tué un Européen. C’était une infâme crapule, et je trouve tout
naturel qu’on lui ait mis, deux jours plus tard, douze balles dans le
corps. Mais je vous jure qu’il n’a pas compris une seule des cérémonies
du Tribunal.

»On lui avait donné un avocat qui parla en sa faveur, après le
réquisitoire du procureur général. C’était un avocat très éloquent. Il
faisait de beaux gestes, il prenait à témoin les juges, l’accusé même,
avec de grands éclats de voix. La Cour se retira, et revint cinq minutes
après avec son verdict: la mort. On traduisit la sentence à ce nègre, et
il n’eut pas l’air étonné du tout. Seulement, se tournant vers le soldat
malgache qui le gardait, il demanda:

»--Pourquoi ont-ils fait parler deux hommes contre moi? Un seul
suffisait.

»Il croyait que l’avocat avait _aussi_ réclamé qu’on le fît mourir.
C’était comme ça qu’il avait compris ses gestes et son discours.

--Mais, dis-je, l’essentiel est que l’avocat l’ait bien défendu!

--Non, répliqua Barnavaux simplement. L’essentiel aurait été qu’il fût
mort croyant à notre justice, et non à de la vengeance. Mais tenez,
c’est dans tous les détails qu’il y a malentendu. Avant de partir avec
vous pour le nord du Tonkin, j’ai assisté à une audience du tribunal
correctionnel de Hanoï. On m’avait dit qu’à l’époque du Thêt, qui est le
nouvel an des Annamites, les juges exercent leur compétence sur toutes
sortes de délits indigènes, et qu’il y a moyen de s’instruire. Car, au
moment du Thêt, l’Annamite déroberait, pour faire la fête, même les
fleurs dont il vient d’orner l’autel des ancêtres, si par chance il
rencontrait quelqu’un d’assez bête pour les acheter. Je me disais: «Ça
va être curieux.»

»Mais j’avais compté sans beaucoup de choses. Surtout j’avais oublié
l’interprète. La justice n’entend, ne lit, n’écrit et ne parle que le
français. Et l’Annamite ne comprenant pas le français, il faut qu’il y
ait un interprète entre lui et son juge. J’avoue que j’étais tout prêt à
me confondre en admiration devant la science de l’agent assermenté qui
opérait en ma présence. Le président du tribunal lui disait:

»--Demandez à l’inculpé pourquoi, ayant trouvé trente-cinq montres chez
le plaignant, qui est bijoutier, il n’en a volé que trente-quatre?

»Alors l’interprète traduisait la question, et l’inculpé répondait de la
façon la plus musicale et probablement la plus éloquente. La plus
musicale, parce que l’annamite est une langue à intonations. Si vous
dites _a_ en _ut_ majeur, ça signifie blanc; si vous le répétez en _ut_
mineur, ça veut dire noir; et si vous le chantez en _si_, en _fa_ ou en
_sol_, ça vous annonce l’éternité, le facteur, ou un beau jeune homme
blond. J’ai ajouté: probablement la plus éloquente, parce que l’indigène
accusé du vol avait parlé fort longuement. Je n’entendis rien, que cette
traduction aussi brève que surprenante:

»--L’inculpé dit qu’il a dix-sept ans.

»Si cet interprète est bien payé, continua Barnavaux, je demande sa
place. Je croyais que c’était beaucoup plus difficile que ça, d’être
interprète!

Nous nous mîmes à rire, mais il poursuivit:

--Attendez, ce n’est pas fini! Après ça, on appela encore une autre
affaire: celle d’un Annamite accusé d’avoir furtivement dérobé, au jeu
de _ba-kouan_, qui est une espèce de bloquette où les billes sont
remplacées par de l’argent, une centaine de piastres qui constituaient
la masse de son voisin. Mais je n’entendis absolument rien. C’étaient de
longs chuchotements. Chuchotements de la victime, bredouillements des
juges, gloussements du voleur. J’ai un jour assisté, par hasard, à
Paris, à des examens qu’on fait passer à des jeunes gens bien habillés:
c’est tout à fait comme ça, et c’est bien désagréable pour le public qui
est venu pour apprendre.

»Quand je vis qu’on n’entendait rien, j’allai me promener sur les bords
du Petit-Lac. Et vous savez s’il est joli, le petit lac. Il y a des gens
qui veulent le faire combler, sous prétexte que c’est un réservoir à
moustiques. Mais ce serait dommage! A l’heure où je me trouvais là, on
voyait le soleil se coucher à l’autre bout, celui qu’on a planté
d’arbres, qui s’enracinent dans l’eau comme s’ils faisaient des gestes,
de bambous légers, de buissons dont les verts et les rouges sont
diversement sombres, et d’hibiscus aux fleurs écarlates. Enfin, on ne
peut pas dire de quelle couleur est le couchant dans ces pays-là. Rose,
rose ardent, rose tendre? C’est vite dit, et ça ne dit rien. Seulement,
quand un corbeau à col blanc se perche sur une tige haute, on se
rappelle qu’on sent de la même façon quand on regarde, aux lumières,
certaines soies roses qui viennent de Chine. Sur une île, au milieu du
lac, il y a une pagode dans un nid de feuilles. Ses colonnes bleues et
rouges se reflètent dans l’eau, qui n’est pas transparente, et pourtant
laisse passer la lumière comme une grande porcelaine; et les maisons du
quai d’Orient, des maisons bien modestes, et même bien pauvres, semblent
tout en or, grandies, faites pour des rois. Ah! c’est beau, c’est
paisible, c’est noble, la façon dont le jour dit adieu, dans ces
pays-là! Et ça donne des imaginations.

»Comme j’étais en train de regarder ça d’un air fort sérieux, un
Annamite s’approcha de moi et me fit le _laï_ de la demi-déférence;
c’est-à-dire qu’il joignit les mains, puis demeura le corps un peu
courbé, attendant que je consentisse à lui accorder mon attention. Je le
reconnus bientôt! c’était l’homme accusé d’avoir volé des piastres au
_ba-kouan_. Croyant pouvoir conclure de sa présence qu’il n’avait pas
été condamné, je lui fis des compliments. Il me répondit alors, dans un
français très rudimentaire, qu’il n’avait pas osé employer devant les
magistrats:

»--Moi y a pas connaîsse adresse missieu Bérenger. Vouloir connaîsse.

»Je compris tout de suite qu’il avait profité du sursis prévu par la loi
bienfaisante qu’on doit à ce sénateur; et je supposai qu’il désirait
adresser à celui-ci des remerciements personnels. Je me trompais.
C’était beaucoup plus compliqué. Il essaya de se faire entendre.
D’abord, il avouait fort bonnement avoir pris cent quinze piastres à son
voisin de jeu Pou-Seng, lequel était un Chinois. Ceci n’avait, dans son
esprit, aucune importance. Mais il me fit connaître les mystères de sa
cause, et jamais, non, jamais je n’aurais compris tout seul:

»--Moi pris les piastres. Ça bon. Mais A-Pik, lui Chinois, lui voir...
Saô, Annamite, lui voir. Ça mauvais: deux témoins. Alors moi quoi faire?
Moi signer papier A-Pik, signer papier Saô.

»--Pour quoi faire? demandai-je, pensant être parvenu au comble de
l’étonnement.

»--Pour promettre payer dix piastres à l’un, dix piastres à l’autre. Et
eux promis témoigner pour moi beaucoup bon.

»Témoigner «beaucoup bon» voulait dire faire un faux témoignage. Mon
intéressant libéré continua:

»--A-Pik, lui, témoigner beaucoup bon, dire moi rien prendre. Mais
l’autre sale voleur: garder les dix piastres et dire moi coupable. Alors
missieu procureur--moi rien donner lui--parler contre moi beaucoup
mauvais. Et à la fin missieu Troubinal parler pour faire jugement, et
lui dire moi coupable, mais moi pas faire la prison, pas avoir la
cadouille, enfin pas puni du tout; à cause missieu Bérenger avoir
demandé ça comme ça pour moi. Alors moi vouloir connaîsse maison missieu
Bérenger pour lui envoyer dix piatres. Moyen connaîsse?

»--Moyen! lui dis-je. Et je lui conseillai d’écrire au Sénat, à Paris.

--Comment, m’écriai-je, vous avez fait ça, Barnavaux!

--Dame, répondit-il, puisque c’était sa fantaisie, à cet homme! Je me
demande du reste ce que M. Bérenger aura compris à une lettre écrite en
chinois. Mais s’il n’a pas pu déchiffrer, je le regrette, car l’Annamite
a dû lui faire une proposition capable de le surprendre. Il m’expliqua
en effet son désir:

»--Moi remercier missieu Bérenger, envoyer dix piastres, et promettre
missieu Bérenger dix autres piastres pour faire avoir moi tout l’argent.

»--Quel argent?

»Je devenais fou. Et je suis sûr que vous ne devinerez jamais ce qu’il
voulait, l’Annamite! Il était parfaitement logique. Du moment que le
«troubinal» ne l’avait pas envoyé en prison pour une faute qu’il avait
commise, c’était, dans sa pensée, que le troubinal avait jugé que cette
faute n’était pas une faute. Par conséquent, il ne s’en fallait plus que
d’un petit pourboire pour que «missieu Bérenger» lui fît rendre l’argent
volé au Chinois.

--Barnavaux, dis-je, vos histoires n’ont pas le sens commun.

                   *       *       *       *       *

--J’ai le sens commun, moi, répondit Barnavaux têtu. Mais quant aux
juges, aux députés, aux journaux, et à tous les types de France...
Est-ce que vous croyez que ce qu’on met, comme idées du juste et de
l’injuste dans la tête des indigènes, vaut ce qu’on supprime? Et ceux
qu’on envoie, j’en ai connu...

--Hélas, dis-je, moi aussi!




L’AVENTURE DE SARA


Samba Taraoré, ex-tirailleur sénégalais, et, pour l’instant,
«garde-police» de la ville de Boké, capitale de la Côte des Graines,
colonie française, avait coutume de dormir, chaque nuit, sur le sable
doux de la plage, au-dessous de la promenade du gouverneur. Il
s’éveilla, le jour où se passèrent les événements que je vais dire, un
peu plus tôt que d’habitude, avec le sentiment vague de quelque chose
qui n’allait pas. Le soleil n’était même pas levé. Sa main droite que
Samba avait mise sur ses yeux, durant son sommeil, pour les protéger
contre les poisons que verse la lune, retomba sur le gravier mou. Alors
s’éleva un bruit singulier et farouche, et ce fut comme si le sol vert
pâle, tout autour du grand nègre, devenait vivant et prenait la fuite:
les crabes, les milliers de crabes nocturnes de la côte ouest-africaine,
venaient de reculer subitement, apeurés par ce geste unique. Ils
grouillaient, innombrables, hideux, rapides et pourtant maladroits,
faisant entendre une espèce de sifflement furieux et confus. Pourtant,
ce n’était pas à cause des crabes que «ça n’allait pas». Samba Taraoré
connaissait bien ces bêtes immondes, il n’en avait pas peur. Mais du
côté des jardins de «missieu directeur-la-douane» quelqu’un pleurait,
quelqu’un de tout petit, tout faible--ça se comprenait à la voix, si
menue, si grêle--quelqu’un pleurait parce qu’il avait mal.

Alors Samba, se rappelant qu’il avait pour devoir d’assurer l’ordre
parmi les habitants de Boké, se leva pour aller voir.

Tout près de la grande case des douanes, accroupie au pied d’un
manguier, une négrillonne gémissait. Elle n’avait pas dix ans. Sur ses
deux seins nus, à peine formés, pareils aux pointes des poires sauvages,
ses longs sanglots soulevaient des ondes légères, et plus haut que sa
tête penchée, les vertèbres de son dos tremblaient sur sa peau noire
comme une chaînette de fer sur une poulie.

--Y a pas bon? fit Taraoré.

Elle dressa la tête, et il la reconnut. C’était Sara, la petite _mousso_
que l’orphelinat anglais de Freetown avait cédée à madame Auguet, la
directrice des douanes. Elle dit, d’un air d’épouvante:

--Non y a pas bon, pas bon, gagné mourir!

Se mettant tout debout, péniblement, petite chose douloureuse, poupée
vivante et blessée, elle montra ses cuisses. Une étroite bande de guinée
bleue, partant de sa taille maigre, ne les voilait qu’à moitié, et sur
ces pauvres membres maigres, jusqu’aux rotules saillantes, jusqu’aux
tibias apparents, coulaient deux ruisseaux de sang, deux affreux
ruisseaux d’un sang à moitié caillé. Samba comprit. Mais il était
musulman, et sa religion, ainsi que les usages, lui imposaient la plus
grande réserve avec les femmes quand elles n’ont pas été achetées par un
bon contrat, ou prises à la guerre. Voilà pourquoi il ne dit rien.
Seulement il prit un galet de corail, marcha vers la porte fermée de «la
case-la-douane» et commença de frapper contre les vantaux. M. Auguet,
vêtu d’un vaste pantalon et d’une camisole de cotonnade rose, apparut
sur la véranda du premier étage; et madame Auguet, en _tapa_ de
mousseline légère, était derrière lui. Elle avait des cheveux déjà gris,
et de bons yeux naïfs, restés jeunes dans sa figure ronde et claire, à
peine hâlée par le climat.

--Pitite mousso Sara fini-cassée, dit brièvement Samba, d’une voix
tranquille.

--Hein? cria monsieur Auguet.

--Pitite mousso Sara fini-cassée, répéta Samba Taraoré.

--Qu’est-ce qu’il dit? demanda madame Auguet, qui n’entendait pas encore
bien le «français-tirailleur».

--Il dit, expliqua M. Auguet un peu blême, que Sara a été violée!

Il ajouta, parlant à Samba Taraoré:

--Va chercher monsieur Toubeau.

C’était le commissaire de police. Samba rectifia la position, fit le
salut militaire comme un soldat blanc, et partit au pas gymnastique.

Madame Auguet avait pris Sara dans ses bras pour la mener jusqu’à sa
chambre. Elle lui disait:

--Mon enfant, ma pauvre petite enfant, tu as bien mal?

Sara s’abandonnait. Elle laissait aller sa tête souffrante toute
mouillée de larmes, et ses yeux, ses grands yeux bruns, si beaux et pas
tout à fait humains qu’ont les noirs, ses yeux de petite bête innocente
et martyrisée sans savoir pourquoi, s’emplissaient de langueur et de
tendresse. Elle disait: «Mamma! oh! mamma, mamma!» C’est un mot qui est
le même dans presque toutes les langues de la terre. Il naît tout
naturellement à l’âge où les petits enfants commencent à sentir, dans
leurs gencives brûlantes, le lancinement des dents qui veulent percer;
c’est un cri de douleur: alors la mère vient. Et ils continuent à dire:
«mamma» plus tard, toute leur vie, pour appeler leur mère. Voilà comment
fut créé le premier mot, et le plus sacré, qui fut jamais balbutié par
les enfants des hommes...

Ce fut quand elle ne pleura plus que les premières larmes montèrent aux
yeux de la bonne madame Auguet. Sara s’endormit. Songez qu’elle n’avait
pas pris de repos depuis... depuis la chose affreuse.

Elle s’éveilla pour voir, au-dessus de son front, un dolman blanc à
boutons d’or, tout gonflé d’un ventre puissant, et deux moustaches
noires qui frémissaient au souffle de paroles sonores. Elle poussa un
grand cri.

--N’aie pas peur, dit madame Auguet, c’est le commissaire de police,
c’est pour ton bien, qu’il est là.

Et monsieur Toubeau cria:

--Ah! la canaille! Quel est le cochon qui a fait ça? Allons, parle,
petite. Tu l’as vu?

Mais Sara, les bras pendus au cou de madame Auguet, s’était remise à
sangloter sans répondre.

--Voyons, continua le commissaire de police, c’est un noir, hein? Un de
ces sales noirs?

Il lui avait pris les deux mains dans l’une des siennes. De l’autre,
appuyant sur son crâne, il la forçait de le regarder, et la frêle face
noire blêmissait d’angoisse.

--Tu ne l’as pas reconnu, tu ne l’as pas reconnu?

Elle fit signe que non, les yeux perdus dans ces yeux effrayants.

--Vous lui faites peur, dit madame Auguet.

--Elle ne dira rien, répondit le commissaire. Je les connais, elles sont
toutes comme ça. Mais je saurai, je saurai, je vais faire mon
enquête!...

Les devoirs de la politesse imposaient qu’on lui offrît à déjeuner. Il
but auparavant une absinthe et un cocktail. Assis à la droite de la
maîtresse de maison, il fit honneur aux mets, la salle s’emplit du bruit
de ses exploits: on lui devait la sécurité de la ville. Une décoration
coloniale brillait sur sa poitrine vaste, et parfois il la contemplait,
la mime fière. Il parla aussi des vices des noirs.

--Et ceux des blancs? dit monsieur Auguet, d’un air triste.

--Les blancs? fit monsieur Toubeau. Est-ce que vous croyez que c’est un
blanc, celui qui... Ah! je vous dis, un blanc, un noir, ça m’est tout
un. Je ne connais que le devoir, moi, le devoir! Le cochon! Je vais
faire mon enquête. A cinq heures, vous aurez du neuf.

                   *       *       *       *       *

Il partit enfin, plein d’une indignation que le repas avait rendue plus
haute et plus verbeuse. Mais on eut peine à découvrir Sara. Entre une
chaise longue et la muraille, lovée en rond, pareille à une boule noire,
elle s’était trouvé une cachette, une pauvre et dérisoire cachette
d’animal sans défense; sa terreur semblait s’être accrue.

Madame Auguet dit à son mari:

--Laisse-moi avec elle, veux-tu?

Elle murmura encore:

--Les hommes lui font peur, _maintenant_.

Quand il se fut éloigné, elle fit ce qu’elle savait qu’il fallait faire,
parce qu’elle était femme, et bonne, et maternelle. Elle prit l’enfant
sur ses genoux, et Sara, redevenue une petite sauvage, la saisit bientôt
des deux mains, l’enlaçant par le cou, le menton sur l’épaule de madame
Auguet, les jambes cramponnées aux hanches de celle en qui maintenant
elle se sentait sûre d’avoir une protectrice: car c’est ainsi que les
mères, sur les bords de la Fatalla, où elle était née, portent leurs
petits. Puis elle se laissa vêtir d’une belle étoffe qui ressemblait à
une forêt: de belles fleurs jaunes et rouges sur un fond vert comme la
brousse à la saison des pluies. Et quand Sara enfin consentit à croquer
des morceaux de sucre, madame Auguet vit bien qu’elle n’avait plus peur.
Alors elle lui demanda doucement:

--L’homme, l’homme de cette nuit, tu le connais?

--Moi y en a connaisse, dit Sara, et toi aussi, y en a connaisse.

--Je le connais? fit madame Auguet presque épouvantée.

--Oui, dit encore Sara, d’un signe. Y en a lui commandant, et manger
ici.

Pour les noirs, tous les blancs qui ont un grade ou une fonction
officielle sont des commandants. Madame Auguet eut un soupçon atroce:
son mari, alors, son mari? Hélas, tout peut arriver!

--Dis-moi qui c’est, dis-moi qui c’est?

Dans son inquiétude, elle avait élevé la voix, et Sara, reprise d’un
tremblement resta muette. Madame Auguet l’interrogea d’une voix moins
âpre:

--Je suis là, voyons! Comment veux-tu qu’on te fasse du mal, puisque je
suis là? Dis-moi qui c’est?

Sara montra une place, à la table desservie, et prononça:

--Lui faire assis--mangé là, tout près toi comme ça même.

--Le commissaire de police! cria madame Auguet, anéantie.

--Oui, dit Sara.

Et comme il n’arriva rien sur le moment, que le commissaire de police
n’apparut pas tout de suite pour la faire mourir et la manger, ce qui
était le fond de sa crainte, elle suça le reste de son morceau de sucre.

                   *       *       *       *       *

Monsieur Toubeau, commissaire de police de la ville de Boké, revint à
cinq heures comme il l’avait promis. Son front était couvert de sueur,
ainsi qu’il convient quand on a travaillé honnêtement, et Samba Taraoré
le suivait, pieds nus, mais ayant boutonné son dolman bleu sur sa peau
noire, parce qu’il était de service.

--Je n’ai rien trouvé, déclara monsieur Toubeau, mais je trouverai. Ah!
la brute: abîmer un enfant, un pauvre petit enfant! Je trouverai, je
trouverai: quand ça serait le gouverneur! Et je vous l’amènerai là, vous
savez, amarré des pieds et des mains: la canaille!

--La petite dit que c’est vous, souffla Madame Auguet, presque à voix
basse.

Le figure du commissaire de police changea, il pâlit, il bredouilla, ses
moustaches même semblèrent s’effondrer.

--Elle a dit ça, elle a dit ça!

Mais c’était un homme. Ce moment de faiblesse ne dura qu’un instant.
D’un air posé, il reconnut:

--Eh bien! oui, c’est moi. Et puis après? Une négresse: c’est pas une
affaire!

                   *       *       *       *       *

Il s’en alla, toujours ferme et digne, rempart vivant de l’ordre et de
la morale. Samba Taraoré avait fait demi-tour avec lui, et répétait en
écho déférent:

--Pitite mousso Sara fini-cassée: pas une affaire!

                   *       *       *       *       *

Monsieur Auguet réfléchit un instant, puis il dit à sa femme:

--Si tu es sage, ne raconte cette histoire à personne.

Mais elle me l’a racontée...




AU DELA DU BIEN ET DU MAL


Tout près de la rive où notre jonque était amarrée, des hommes
passèrent, joyeux malgré la pluie sempiternelle, parce que l’alcool de
riz ou l’absinthe du marchand chinois leur avait réchauffé le cœur. Des
lumières brillaient, un clairon sonna: nous n’étions pas à deux cents
mètres d’un poste de légionnaires.

C’est une chose triste, quand on a descendu le fleuve Rouge des jours et
des jours, sur un sampan où l’on ne peut ni se tenir tout à fait debout,
ni dormir tout à fait couché, c’est une chose triste de voir des
maisons, de sentir l’odeur des cuisines et de ne pas oser pourtant
passer une nuit sous un de ces toits. Mais, si j’ai pu conserver les
meilleures relations avec mes amis de la légion étrangère, c’est à la
condition de ne pas exiger d’eux des vertus qu’ils ne se soucient point
d’avoir. Barnavaux et moi, nous aurions certainement trouvé un grand feu
pour nous sécher, un bon lit, et peut-être--pour peu qu’on eût
insisté--encore autre chose! Et il aurait été bien sot alors de nous
plaindre, le lendemain, s’il avait manqué quelque petit objet dans nos
cantines. Voilà pourquoi nous avions pris le parti de rester à bord.
Sous la paillotte réservée aux rameurs, nos boys avaient fait cuire je
ne sais quel brouet que nous mangions mélancoliquement, et nos épaules
frissonnaient sous le froid nocturne. Il y avait des semaines que nous
naviguions sur la rivière Claire et le fleuve Rouge, sans que le
crachin, cette horrible bruine de l’hiver annamite, cessât de tomber.
L’eau sous nos pieds, l’eau dans le ciel, l’eau dans l’air. Dans le
ciel, les nuages la laissaient couler, pareils à d’énormes éponges
grises; dans l’air, elle restait suspendue comme une poussière; sur le
fleuve, elle roulait boueuse, rousse, sournoise, malicieuse, continuant,
comme elle fait depuis des milliers de siècles, son travail de Pénélope,
fabriquant avec une rapidité de bonne ouvrière des plaines plates où les
indigènes plantent des ricins. Seulement, elle triche, met le sable à la
base, le limon par-dessus, et puis s’amuse méchamment à reprendre le
sable. Alors, le limon s’éboule, les ricins vont se promener, les tiges
filent à la dérive, maintenues droites par leurs radicelles alourdies de
terre. Durant le jour, cette procession de cadavres vous étourdit, vous
endort; on a des raies dans les yeux, on les ferme. La nuit, ce
perpétuel croulement, ce mauvais bruit mou, vous coupent le sommeil, au
contraire, vous agacent, et si on a la fièvre, à force d’avoir respiré
l’humidité, on se met à rêver tout éveillé qu’on est couché une fois
pour toutes dans sa fosse, et que le fossoyeur est là, qui s’obstine,
avec sa pelle, à tout petits coups...

                   *       *       *       *       *

Je fis ouvrir par un boy la caisse aux bouteilles de porto, parce qu’il
fallait réagir. Ah! pouvoir se coucher dans une demi-ivresse qui chasse
le cauchemar, s’inventer un autre monde que celui où l’on est! Mais nous
étions glacés jusqu’aux moelles, la flamme du vin ne nous réchauffait
pas.

Tout à coup, nous entendîmes quelqu’un, sur la berge, qui disait:

--Vous n’offririez pas un verre de vin à un gentilhomme russe?

C’était une voix assez ivre, et qui voulait se faire canaille. L’ivresse
était réelle, la canaillerie de l’imitation. On a beau faire, on reste
toujours l’homme de son enfance, on parle comme on vous a appris à
parler, quand on était petit. La voix se moquait d’elle-même, tout en
disant vrai; elle tombait sur nous ironique, élégante, dégradée.

--... Vous n’offririez pas un verre de vin à un gentilhomme russe?
répéta l’homme.

Je lui indiquai une place sous la bâche du sampan, et Barnavaux mit un
troisième verre sur la table pliante. L’homme franchit le bordage d’un
mouvement oblique et souple, comme un renard entrant dans un poulailler,
et salua avec une aisance spirituelle.

--Ossip Dimitrief, dit-il, se présentant lui-même. Pour le moment,
fusilier de deuxième classe au 2e de la légion.

Puis il s’assit et médita sur le goût de son porto. Ses doigts un peu
tremblants, l’élargissement de ses pupilles, la teinte cireuse de son
visage, tout révélait en lui le buveur d’habitude, qui marche droit et
ne déraisonne jamais--jusqu’au jour de la folie pure ou de la mort. Il
dit avec un rire sec:

--Je vous remercie: ce n’est pas un vin qu’on puisse trouver couramment
ici, celui-là!

Il est très difficile d’expliquer à quoi on distingue un homme qui
appartient à ce qu’on est convenu d’appeler le monde. C’est plutôt à ce
qu’il ne fait pas qu’à ce qu’il fait, à ce qu’il s’abstient de dire qu’à
ses paroles, au contrôle qu’il exerce sur ses gestes, ses yeux, sa
bouche et tout son corps. Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que je
traitais ce légionnaire comme un homme du monde. Le pauvre Barnavaux, si
ingénument communicatif quand nous sommes seuls vis-à-vis l’un de
l’autre, devint muet, prit l’air maussade et sorti de lui-même qu’il a
en présence des supérieurs, et de tous ceux «avec qui on ne peut pas
causer». Ah! c’est une chose terriblement puissante que la caste, les
similitudes d’éducation et de culture! L’homme qui était si bizarrement
venu s’imposer à nous m’inspirait une indéfinissable méfiance, presque
de l’antipathie. Il était étrangement pareil à cette bruine affreuse qui
nous enveloppait: insaisissable et créateur d’obscurité. On ne pouvait
voir plus loin dans son esprit que ce qu’il disait, et dans toutes ses
paroles il ne faisait qu’exprimer, avec son dédain pour tous les hommes
de la terre, le mépris qu’il avait de sa propre personne. Et pourtant,
alors qu’il m’avait fallu des années pour me trouver en confiance avec
l’honnête et rude Barnavaux, du premier coup cet inconnu éveillait en
moi la mémoire de livres que Barnavaux n’avait jamais lus, d’hommes
auxquels il n’aurait jamais osé parler, de femmes ayant des diamants sur
leurs épaules nues et des fleurs au corsage. Des noms d’actrices en
vogue et de salons très fermés, des souvenirs précis sur des personnages
qui exercent encore une action essentielle sur les destinées de leur
pays, cet alcoolique évoquait tout cela! Une curiosité violente me
prenait de percer le mystère que contenait sa vie, je m’inventais déjà
des romans: il y a quelques années, un navire de guerre étranger
n’est-il pas venu chercher solennellement le corps d’un légionnaire mort
en Algérie, et rendre à son cercueil les honneurs qu’on n’accorde qu’aux
princes de sang royal? Je devenais impatient, inattentif. Il ricana de
nouveau:

--Hein! n’est-ce pas, vous voudriez bien savoir qui je suis? Je vous
l’ai dit: Ossip Dimitrief.

Je fis un geste pour dire que je ne lui demandais rien.

--Vous pensez que ce n’est pas mon vrai nom? Naturellement! Mais
qu’est-ce qu’il vous apprendrait, mon vrai nom? Ce qui vous intéresse,
n’est-ce pas, c’est mon histoire? Eh bien, ça me plaît quelquefois, de
la dire. Ça me plaît, cette nuit!

                   *       *       *       *       *

Barnavaux avait porté le photophore à l’autre bout du sampan pour
éloigner les moustiques. L’ombre, sur le fleuve, était devenue si
surnaturellement noire qu’on avait peur de se cogner à elle, comme à une
chose à la fois massive et visqueuse. L’eau continuait à ronger les
rives, et les mottes de terre tombaient toujours, avec leur
insupportable petit bruit.

--... Oui, dit l’homme, j’étais quelqu’un, il y a dix ans. On me donnait
de l’Excellence. Ce n’est rien: on donne chez nous de l’Excellence à
bien des gens. Mais, enfin, au ministère de la guerre, j’étais la
première personne après le ministre. Eh bien! maintenant que je n’ai
plus un seul galon sur la manche, pas même un galon de laine, j’ai moins
de peine, moins de répugnance à obéir que quand j’avais toute l’armée
d’un grand pays sous mes ordres, et un niais, un niais unique, au-dessus
de moi! Que m’importerait aujourd’hui de devenir caporal ou sergent,
qu’est-ce que ça changerait? Mais alors, entre moi et la possibilité de
faire ce que je voulais de plusieurs millions d’hommes, de les diriger,
de les instruire, de former leur âme militaire, de dresser leurs corps à
ma fantaisie, il n’y avait qu’un obstacle, une personne, entendez-vous,
et un niais, je vous le répète!

»Max Stierner, un philosophe que vous avez peut-être lu, a écrit que
tout anarchiste est un autocrate. J’ajouterai que dans tout Russe il y a
un autocrate, et, par conséquent, un anarchiste. Je souffrais dans ma
cervelle et dans ma chair d’avoir à exécuter les plans stupides d’un
imbécile, et non pas les miens. Quand j’entrais dans son bureau, qu’il
me fallait unir les deux talons, et prendre «une attitude militaire»,
les os me faisaient mal. Il le savait, j’en suis convaincu, et il
éprouvait un plaisir double à me verser sur le crâne, comme il faisait à
tout le monde, les deux ou trois phrases creuses qu’il prenait, ce
général, pour des idées générales! Je vous dis que je suis sûr qu’il
savait mon impatience et ma haine, puisque j’avais un sous-chef,
c’est-à-dire un cafard, un espion, près de moi! Ce sous-chef avait les
plus viles des vertus: eh quoi! des vertus de sous-chef. Il était bon
fonctionnaire, il était bon père, il était bon époux, il était économe,
il administrait proprement sa fortune, tandis que moi je n’avais plus à
administrer que des dettes; il poussait le sens de la hiérarchie jusqu’à
l’obséquiosité, avec moi comme avec les autres. Mais, quand j’avais le
dos tourné, il disait que je n’avais ni la maturité, ni la prudence, ni
la régularité de mœurs nécessaires pour remplir mes fonctions. Il le
disait très certainement, puisque à sa place je l’aurais dit! Et je ne
me gênais pas pour déclarer que sa plate et lâche honnêteté en faisait
un digne homme, un tout à fait digne homme, un homme digne d’être garçon
de bureau.

»Je nourris ces pensées durant de longs mois. Mes affaires
s’embarrassaient, j’entrevoyais le moment où l’autre, le sous-chef,
prendrait une place que les plaintes de mes créanciers allaient me faire
perdre. C’est alors que je reçus la visite de l’attaché militaire d’une
petite puissance des Balkans. Il me dit avec accablement:

»--Je viens de voir votre ministre, et il a brisé toutes mes espérances.
Il faudra diminuer nos armements, dégarnir notre frontière. Il m’a
garanti qu’on s’est assuré, ici, le consentement des autres puissances à
ses intentions. Il faut bien alors que nous cédions!... Tant d’efforts
faits en vain, tant de millions perdus, notre avenir national compromis!

»Je vous ai dit que j’étais énervé. Jamais je n’avais été d’avis de
m’opposer au développement de ce petit État, et je savais--j’avais les
dépêches là, sous ma main--que le grand chef mentait, qu’il n’y avait
pas d’entente entre les puissances. C’était son bluff ordinaire, les
sottises qu’il débitait, peut-être en y croyant, la main sur la
poitrine.

»--Il se fout de vous! répondis-je.

»Je suis très net de parole et de pensée: vous le voyez bien? Mais ma
rage me donna, ce jour-là, une netteté extraordinaire. Je me mis à lui
démontrer qu’on s’était moqué de lui, qu’on le roulait, que son
gouvernement n’avait qu’à tenir. «Ceci entre nous, n’est-ce pas, mon
bon?»

»L’attaché militaire alla faire ensuite une visite à mon sous-chef. Ce
que pouvait lui dire cet imbécile courtois, je riais de me l’imaginer!
Quand j’entendis la porte de son cabinet s’ouvrir, j’ouvris ma porte
pour avoir le plaisir d’entendre: «Toutes mes sympathies... Vous savez
que personnellement...»

»Moi, je savais que personnellement ce serf de la plume ne pensait rien,
n’avait jamais pensé.

»Le lendemain, le secrétaire du chiffre vint m’apporter, comme il le
faisait tous les jours, la traduction des dépêches chiffrées envoyées
par les attachés militaires à leur gouvernement, et communiquées par les
bureaux du télégraphe. Vous savez qu’il n’est pas d’alphabet
conventionnel qui ne cède à l’inquisition d’un spécialiste. Ces
traductions, avant d’être transmises au ministre, devaient recevoir mon
visa. J’en parcourus une ou deux avec indifférence, puis je blêmis:

  Dépêche de l’attaché militaire X... au gouvernement de...

  »... Il ne faut pas attacher à la conversation que j’ai eue avec le
  ministre, et que je vous ai télégraphiée précédemment, l’importance
  que je lui avais d’abord attribuée. J’ai pu heureusement me procurer
  les preuves...»

»Je jetai sur le secrétaire du chiffre un regard de bête aux abois. Il
jouait avec un couteau à papier, d’un air indifférent. Je continuai:

  «... me procurer les preuves dans une conversation avec...»

»Le nom--mon nom!--était en blanc. Pourquoi? Comment n’était-il pas
traduit, là, avec le reste? Un espoir, un espoir encore bien pâle,
auquel j’avais peur de m’attacher, m’apparut. J’eus le courage de
demander, d’une voix froide:

»--C’est curieux, cette dépêche. Mais le nom de l’indiscret, pourquoi ne
l’avez-vous pas donné?

»--Ah! voilà, fit le secrétaire. Dans le texte, il n’y a qu’un groupe de
deux chiffres, évidemment convenu d’avance, et qui ne signifie rien pour
nous. C’est dommage, car si on pouvait savoir d’où vient la fuite...

»J’étais sauvé, sauvé, sauvé! Il me sembla que je devenais plus fort,
plus jeune, plus vivant! Et ce fut sans doute cette énorme vague de vie
revenue qui excita mon cerveau,--je ne crois pas au démon, bien entendu,
un autre y croirait,--car je dis tout de suite, sans réfléchir:

»--Mais je le connais, moi, le nom! J’ai entendu les derniers mots de la
conversation, sans comprendre d’abord.

»Et prenant une plume, j’inscrivis le nom de mon sous-chef.

--Cochon! cria Barnavaux. Tu as fait ça, toi? Cochon!

Ce légionnaire si fin, avec son air d’officier supérieur, auquel il
n’avait pas osé tout à l’heure adresser la parole, Barnavaux le tutoyait
maintenant comme il aurait fait d’un condamné aux compagnies de
discipline, ou d’un bagnard. L’autre cria:

--Oui, je l’ai fait! Oui, je l’ai fait! Et je ne sais pas encore
pourquoi je l’ai fait. Cela ne me parut d’abord qu’une énorme
plaisanterie contre ce plat crétin, qui se glorifiait de sa probité, de
sa discrétion professionnelle, de la régularité de ses mœurs, de toutes
ses qualités négatives de valet. Ce ne fut qu’après, dans la seconde qui
suivit, que je me rendis compte que ce que j’avais fait, je ne pouvais
plus le défaire! Toute la vie est comme ça; il n’y a rien qui ne soit
irréparable. J’avais commis la veille une trahison sans m’en soucier,
pour le plaisir. Les théologiens parlent de l’esprit de malice, celui
qui vous fait commettre le mal pour le mal, sans utilité, parce qu’on
est né pour le mal, ou qu’on a été possédé une minute par l’esprit du
mal: j’avais agi par esprit de malice. Le plus fort, c’est que le soldat
qui livre son fusil ou ses cartouches à un espion, la loi prévoit le
fait et le châtie. Que son acte est peu de chose, pourtant! Moi, j’avais
livré le secret de toute la politique de mon pays, les conséquences de
cette indiscrétion étaient incalculables, mais quoi? Ce n’était qu’une
indiscrétion, une gaffe, et celui auquel j’en avais fait endosser la
responsabilité ne risquait rien que la révocation. Que dis-je, la
révocation: il aurait fallu dire pourquoi on le révoquait, et on
n’oserait pas. On l’enverrait dans un poste lointain, avec une note
secrète qui briserait sa carrière, voilà tout. Et que l’État fût privé
des services de ce sot, voyons, est-ce que c’était une perte? Tandis que
moi! D’abord, j’étais _moi_, et ensuite une force, vous entendez, une
force!

Je levai la main d’un air de dégoût. Il m’interrompit:

--Épargnez-moi-les... les bêtises vertueuses que vous allez dire. Je les
connais, je me les suis dites à moi-même. J’ai un cerveau qui fabrique
les idées en tous genres, un très joli cerveau, tout à fait complet. Je
vous remercie, je n’ai besoin de personne. Et si vous insistez,
j’ajouterai que j’ai très probablement agi ce jour-là pour la même
raison qui m’inspire aujourd’hui l’imbécile lâcheté de parler, parce que
le temps était mou, sale, humide. Il y a des heures où l’on n’est plus
que de la vase, comme la terre sur laquelle on marche. On n’est plus
soi. Eh bien, puisque je n’avais pas été moi, pourquoi me serais-je
dénoncé? Je laissai aller les choses, et quand je fus interrogé, bah! je
chargeai mon sous-chef en rappelant ses dernières paroles. C’était à lui
à se défendre, après tout. Il se défendit très mal, parce qu’il n’avait
rien à dire, et donna sa démission. Alors, je respirai.

»Huit jours après, j’étais tout à fait rentré dans mon assiette, j’avais
même de l’orgueil, je m’élargissais dans ma puissance. Un matin, comme
je chantonnais dans mon bureau, où je venais d’arriver, on m’annonça
l’attaché militaire. Je n’avais pas pensé à l’attaché militaire: il
savait, celui-là! J’aurais à supporter son regard. Eh bien, et puis
après? Il avait de trop bonnes raisons pour ne pas parler! Il entra avec
un petit sourire. Je lui fis tête par un autre sourire, je plastronnai!

»--... Eh bien, fit-il après vingt minutes de paroles insignifiantes, ça
s’est très bien passé, l’autre jour. Vous êtes un malin, vous, et vous
nous avez rendu le plus grand service: j’ai encore besoin de savoir...

»Je compris! Ce fut aussi net que s’il m’avait ferré une chaîne aux
pieds. C’était bien simple: pour consentir à se taire, il exigeait que
la complicité continuât! Ce que j’avais fait une fois pour le plaisir,
il voulait que je le fisse tant qu’il lui plairait. Je me mis bien
droit, et le dis:

»--Non! Vous entendez? Non, non, encore non!

»--Allons, fit-il, nous en recauserons. Il est tout à fait inévitable
que nous en recausions.

»Il me regarda comme un homme regarde un chien en lui montrant un
collier de force, et je rentrai le cou.

»--Oui, fit-il, nous en recauserons. Vous réfléchirez, cher ami.

»Et il s’en alla, en sifflant un air.

»Obéir, obéir, obéir! Et à lui! Et pour ça! Ah! non, non, non! Je pris
une feuille de papier, et j’écrivis au grand chef: «Excellence...»

»Quand ma lettre fut terminée, je la cachetai et la mis dans ma poche.
Je ne l’envoyai qu’au moment même où je franchis la frontière. Trois
jours après, j’avais pris un engagement à la légion, chez vous. On
disparaît comme un noyé, dans la légion. J’ai disparu.

L’homme avait terminé. Aucun de nous deux ne prononça une parole. Il se
leva et vit que nous restions assis, sans bouger un doigt. Il eut encore
un petit rire, et dit:

--Allons, donnez-moi un dernier verre de porto.

Je pris une bouteille pleine dans la caisse et la lui tendis, sans
répondre, comme à un mendiant importun. Il blêmit, et la jeta dans le
fleuve obscur.

--Idiots! cria-t-il, idiots! Une taupe, dont les trous vous ont fait
trébucher, vous l’écraseriez, n’est-ce pas? Eh bien, les trois quarts
des hommes ne sont que des taupes, de nuisibles et méprisables taupes.
Idiots!

                   *       *       *       *       *

Il enjamba le rebord de la barque, et disparut dans la nuit.




LES PIGEONS


--Tu viendras?... Je t’en prie, tu viendras? Toute la nuit déjà, hier,
je t’ai attendu.

Barnavaux mit une piécette dans la soucoupe que madame Edmée lui tendait
en parlant, et fit signe, les mains contre les oreilles, que la musique
de l’orchestre l’empêchait d’entendre. Mais il mentait. Décolletée très
bas dans un corsage de soie gris perle, cuirassé de paillettes d’acier
qui dissimulaient l’usure de l’étoffe, madame Edmée le regardait d’un
air d’adoration triste, d’insistance canine, de désir et de jalousie.
Elle ne cachait pas plus son amour douloureux que sa peau meurtrie. Un
réseau très fin de petites rides, à l’endroit où le cou rejoignait
l’épaule, montrait qu’elle avait commencé de vieillir. Mais sous le fard
et la poudre, avec ses yeux bruns, mouillés et tendres, elle était
encore bien belle. Les camarades de Barnavaux, venus avec lui dans ce
café-concert de Saïgon, la considéraient ardemment.

Mais lui? Eh bien, quoi, ce n’était plus du nouveau. Pour les hommes
tels que Barnavaux, issus de souche paysanne, obéissant à d’antiques
traditions sans même le savoir, il n’y a guère de fidélité gardée qu’aux
femmes qui vivent au logis, font la soupe, veillent aux hardes. Alors
elles tiennent leur mâle, et le mâle se laisse tenir, parce que ça se
doit et qu’il y trouve son intérêt. Les autres femmes? Si elles ont des
béguins, tant pis ou tant mieux, ça dépend. Elles peuvent donner de
l’argent? C’est vrai, mais pour le prendre, il faut en avoir besoin. Et
Barnavaux en avait. Il rentrait de la campagne de Chine avec sa masse,
sa part de prise, les profits du pillage, enfin. Le pillage, la chose la
plus légitime du monde: qui peut le plus peut le moins, le droit de tuer
suppose celui de voler.

Et justement, au moment où il avait des louis plein sa ceinture, et
même, chose extraordinaire, des billets, au moment où il pouvait
s’offrir toutes les femmes, les blanches et les jaunes, madame Edmée, la
chanteuse-charmeuse du concert Européen refusait son argent, mais
entendait l’avoir à elle toute seule, toutes les nuits et tous les
jours? Barnavaux se sentait malheureux comme un enfant qu’on force à
jouer trop longtemps au même jeu. Pourtant les camarades avaient l’air
de l’envier. Il eut de l’orgueil. Et sans répondre directement, il
demanda:

--Quand passes-tu?

--J’ai déjà passé, répondit-elle. Mais il y a le numéro des enfants, et
c’est moi qui finis, avec mes pigeons... Viens me rejoindre chez moi
après, Barna, je t’en prie. Barna, mon loup, ma joie!

Barnavaux, encore hésitant, pencha tout le corps vers la droite, afin de
placer son front brûlant sous le ventilateur, dont les quatre ailettes
tournaient si vite qu’on n’apercevait plus rien qu’un tourbillon
blanchâtre dans l’air alourdi par la fumée de tabac. Il embrassa d’un
coup d’œil l’étrange spectacle qu’offrait ce café-concert exotique: le
Japonais qui occupait la scène, les pieds en l’air sur une échelle qu’il
équilibrait d’une main, jonglant de l’autre avec trois boules; la grosse
chanteuse valaque, en robe de satin noir, assise contre la toile de
fond, attendant son tour, les mains sur les genoux; ce public presque
uniquement masculin, sauf quelques femmes de fonctionnaires et de
colons; et dans une loge, leur faisant face singulièrement, trois gros
Chinois riches, qui leur jetaient des regards où la concupiscence se
mêlait au mépris. Les toilettes de ces femmes, les robes bleu de ciel
des Chinois, étaient les seules taches nuancées, tous les Européens
étant vêtus de blanc, d’un blanc sec qui semblait rebondir sous la lueur
des lampes électriques.

--Eh bien! c’est bon, finit par dire Barnavaux. Après la représentation
alors, chez toi.

Madame Edmée le remercia, d’une caresse heureuse qui effleura sa nuque
aux cheveux tondus ras. Elle ne rentrait en scène que pour la fin, et
s’assit sur une chaise, se faisant bien petite aux côtés du soldat
qu’elle aimait. Barnavaux ayant posé sa cigarette près de lui, elle s’en
empara passionnément, pour la finir.

--Tiens, dit Barnavaux, c’est le tour de tes deux gosses, maintenant.

Le rideau, qui s’était baissé pendant que le Japonais valsait sur une
seule main, venait de se relever. Deux enfants se faisaient vis-à-vis
devant la rampe; un petit garçon de douze ans, vêtu en incroyable, la
petite fille plus jeune encore, dans le costume de madame Angot: le
prince Paul et la princesse Armide, disait le programme. Et c’était une
chose délicieuse, amère et pitoyable à la fois. Ils n’étaient pas
fardés, eux! Ils étaient si frais, si tendres, si jolis, ils avaient des
yeux si rieurs et candides, au fond, bien que déjà creusés par les
longues veilles, les misères du métier, et tout ce qu’ils avaient vu, et
tout ce qu’ils savaient! Et ils chantaient des obscénités d’une petite
voix nette, cette voix déchirante d’argent fêlé qu’ont les enfants qu’on
fait chanter trop tôt.

    C’est ton chou, Lise, ton chou,
    Ton chou qu’il m’faut pour mes deux sous...

Voilà ce que disait le prince Paul, et on lui avait appris des gestes
pour souligner la sottise et l’ignominie des paroles. Et il vaut mieux
ne pas dire ce que la princesse Armide répondait. Il y a des lois, en
France, pour empêcher que les enfants se fatiguent et se salissent dans
les théâtres. Aux colonies, on les applique ou on ne les applique pas.
On a autre chose à faire que de s’occuper de baladins presque toujours
étrangers, qu’on ne reverra jamais, qui amusent--et il y a si peu, si
peu d’occasions de s’amuser, tant de maux plus graves, tant de vices
qu’on ne corrige pas... Le prince Paul et la princesse Armide étaient de
trop petits personnages pour qu’on s’inquiétât d’eux.

--Ça me dégoûte! cria Barnavaux. On devrait les coucher, ces gosses. A
quelle heure, qu’on les couche?

Madame Edmée ne comprit pas. Elle aimait bien ces deux petits, mais il
fallait vivre. Ils faisaient le métier qu’elle avait toujours fait. Elle
ne savait pas mieux.

--J’ m’en vais, répéta Barnavaux. Si c’est pour voir des gosses qui
disent des choses qu’ils ne devraient pas savoir, j’aime mieux aller à
Cholon. Au moins, à Cholon, c’est des gosses chinois: alors, c’est
naturel, c’est permis. Mais des enfants de blanc, nom de Dieu!

--Barna, dit madame Edmée, ne t’en va pas!

Quand elle l’avait près d’elle, elle était sûre au moins qu’il n’était
pas à d’autres. Elle n’était pas seule, avec son horrible crainte de
vieillir et de n’être plus aimée. Ah! il s’en fallait de si peu de temps
pour que personne ne pensât plus à l’aimer, n’osât plus!

--Barna, où vas-tu?

--A Cholon, j’ai dit, cria Barnavaux rudement, chez les Chinois.

Il prit son casque et partit, chavirant des verres.

Madame Edmée se leva sans adresser un mot aux amis du soldat. Il était
parti: le reste de l’univers ne l’intéressait plus. Par une petite
porte, dissimulée derrière le bar aux cocktails, elle regagna les
coulisses, et malgré la chaleur torride son corps tremblait comme dans
un grand froid. Armide et Paul avaient déjà enlevé leurs costumes. Paul
remettait un mauvais «marin» de toile bleue. Armide, les bras en l’air,
comme une petite femme, attendait que l’habilleuse annamite lui passât
un sarrau vert-liberty. Harassée de fatigue, elle demanda:

--Quand c’est, qu’on s’en va?

--Après mon numéro, tu sais bien, répondit madame Edmée sèchement.

--Ah! fit-elle, il faut encore attendre le 9!

Madame Edmée, sans répliquer, tira la lustrine noire qui couvrait la
cage où ses pigeons somnolaient. Réveillés par l’éclat éblouissant des
lampes, ils agitèrent leurs ailes, piquant du bec le grain imprégné
d’une très légère décoction d’opium qu’on venait de déposer pour eux
dans une augette. Ils se laissèrent prendre ensuite un à un, et mettre
sur un perchoir de bambou. Ils étaient plus de vingt, leurs couleurs
chantaient toutes ensemble, le rideau se leva, et madame Edmée les porta
sur la scène.

Un grand pigeon blanc d’argent, celui qui vacillait au sommet du
perchoir, prit son vol, plana, vint se poser sur sa tête. Il y demeura
ferme, ses pieds de corail enfoncés dans les cheveux, le col gonflé, le
bec ouvert, les ailes battantes. Deux autres, d’un bleu profond,
s’arrêtèrent sur les épaules nues; tout le reste de la troupe prit son
essor, monta d’un coup jusqu’aux frises, redescendit la tête basse, les
ailes raidies, les plumes de la queue en éventail: et dans un cercle
toujours le même autour de la charmeuse, ils tournoyaient
infatigablement.

Les uns semblaient dorés. D’autres étaient comme des coquilles de nacre
changées en oiseaux; on n’aurait pu dire les nuances de leurs ailes, de
leur cou, de leur ventre. Ils s’entre-croisaient, se mêlaient,
peuplaient l’air d’un spasme aérien, et séparés un instant se
rejoignaient encore. D’autres semblaient des taches de pourpre et de
sang douées de vie, de vol et d’amour. Leurs tourbillons se
rapprochaient. Ils effleuraient la robe, les seins, la face pâmée qui
demeurait au milieu d’eux comme un soleil fixe au centre d’astres
clairs; et quand madame Edmée renversait la tête, le pigeon blanc
étendait ses ailes toutes grandes, et tirait, comme s’il eût été assez
fort pour l’enlever jusque dans la nue.

Elle vibrait toute, et véritablement. Ce jeu qu’elle avait appris, elle
le vivait jusqu’aux sanglots, elle en faisait le poème passionné de son
corps de désir; elle s’abîmait dans un vertige où ses sens attendaient,
attendaient, et réalisaient presque l’objet de leur attente. Un pigeon
vert diapré croula sur sa poitrine, y resta frissonnant, accroché des
deux pattes, le col tendu, le bec à ses lèvres. Un autre, noir, rose et
feu, tomba comme une pierre, demeura crispé sur sa nuque. Il battait
lentement des ailes, sa gorge frémissante roucoulait avec douceur; elle
tendit les deux bras, et toute la troupe, abandonnant l’air qui sonnait,
couvrit la femme droite et pale d’un manteau d’ailes et de volupté.

                   *       *       *       *       *

Armide et Paul s’étaient endormis dans un fauteuil de rotin, où ils
étaient couchés côte à côte, les yeux fermés et les bras mous. On
n’entendait pas leur souffle, mais seulement le bruit de leurs lèvres
qui parfois s’entre-choquaient. Quand madame Edmée, un manteau sur sa
toilette de théâtre, les réveilla tous deux, ils ne tenaient plus sur
leurs jambes. Elle les conduisit par la main jusqu’à l’hôtel, les
déshabilla, et ils reprirent leur somme sur le lit unique qu’ils
occupaient dans sa chambre. A son tour, elle se coucha, mais elle ne
pensait qu’à Barnavaux.

»Où est-il? pensait-elle. Qu’est-ce qu’il fait? Est-ce qu’il viendra?

De grandes ondes soulevaient sa gorge, elle se sentait humiliée, triste
à mourir. Pourquoi vivait-elle encore? A quoi ça servait-il, de vivre?
Et, dans sa torpeur douloureuse, il lui semblait voir les pigeons
tourner encore autour d’elle, mais pour l’attirer en bas, dans un abîme
noir où elle étouffait. Enfin la porte de l’hôtel claqua, il y eut des
pas d’homme. Elle connaissait le pas de Barnavaux. Elle ne connaissait
plus au monde que le bruit de ce pas: c’était lui!

--Barna, cria-t-elle, ah! que tu es bon!

Elle avait envie de se mettre à genoux. Barnavaux avait couru les bouges
de Cholon. Il avait bu du champagne comme un chef, du whisky comme un
Anglais, et il exhalait aussi cette odeur fine de chocolat bouillant qui
est celle de l’opium. Il n’avait pas fumé l’opium pourtant; cette
ivresse-là ne lui disait rien. C’est trop lent, c’est trop délicat, il
faut rester couché sur une natte. Mais c’est si amusant d’aller dans les
fumeries bousculer les Chinois qui rêvent auprès de la petite lampe et
du bambou divin! Ses yeux brillaient. Il était gai, assez gris, mais
toujours solide. Et l’amour de cette femme l’exalta enfin comme un
dernier triomphe.

--... Tout de même, fit-il, tout de même!

Il s’assit, fier comme un maître. Madame Edmée s’allongea, la tête sur
sa poitrine, et leurs deux cœurs bondissaient. Tout à coup, il entendit
une petite voix claire qui demandait:

--C’est qui?

Alors il vit Armide. Le bruit de ses pas l’avait réveillée, et elle
regardait, à la lueur de la lampe. Il se dressa, tout interdit.

--Dors! fit madame Edmée d’une voix fâchée à la petite Armide, en allant
vers le lit.

--Ah non! cria Barnavaux, non. Pas ça, nom de Dieu! Pas ça!

--Barna! dit encore madame Edmée, d’une voix suppliante.

Mais il avait déjà bouclé son ceinturon. Et claquant la porte, il
s’éloigna pour jamais, sombre et semblable à la nuit.

                   *       *       *       *       *

Le vent soufflait du nord-ouest: un vent froid, mais régulier, qui ne
fatiguait pas la _Devonia_. Le grand navire piquait son chemin tout
droit, sans rouler, sur l’eau clapotante.

Le Passager, bien emmitoufflé dans ses couvertures avait installé sa
chaise en rotin à l’arrière, dans le couloir qui sépare le bordage des
vitres du salon des premières, sous le vent, et au sud par conséquent.
La chaîne du gouvernail passait dans une espèce de rigole, près de lui,
et quand le timonier changeait de direction, cette chaîne bien huilée,
glissant sur des galets de fonte, ne faisait entendre qu’un ronflement
contenu. L’arbre de l’hélice, vissant dans l’onde inerte ses quatre
ailes frémissantes, ébranlait toute cette grande nef d’une rumeur
perpétuelle, mais plus sourde encore. A l’avant, dans une des cages de
l’oisellerie, des pigeons roucoulaient. Et tous ces bruits étant
monotones, le Passager allait s’endormir.

Une voix lui dit:

--Monsieur, ne dors pas. Je veux te demander quelque chose.

Alors, ouvrant les yeux, il vit une petite fille blonde qui portait un
sarrau vert-liberty. Le sarrau était élégant, la petite fille était
jolie, mais elle avait des bottines jaunes très fatiguées, et son air
n’était pas celui d’une petite fille riche, car il était insolent: et
les enfants des riches sont confiants, heureux, sûrs d’eux-mêmes, parce
qu’on ne leur a jamais fait de mal; ils ont la mine de petits rois,
certains d’être obéis; mais ils n’ont pas l’air insolent. L’insolence
est le défaut des collégiens auxquels on impose une règle qui les
révolte, des enfants pauvres, qui ont le cœur orgueilleux et sensible,
des méchants, des faibles, et plus généralement des malheureux. C’est
une forme de la susceptibilité.

Et la petite fille avait des yeux bien tristes à voir, encore purs, mais
déjà savants et désabusés.

Le Passager demanda:

--Comment t’appelles-tu?

Elle répondit:

--Armide. Tu me connais bien, monsieur, c’est moi qui ai inventé les
courses d’écrevisses, à bord. Et c’est toi qui as gagné la poule, la
grande poule, tu sais!

Le Passager savait très bien. Avant le départ de Southampton, le coq
avait acheté des écrevisses vivantes, que la petite fille avait vues
grouiller dans une manne. Alors elle avait organisé tout un système de
courses, drôlement, des courses qui étaient devenues à la mode. Un tas
de viande formait le but; des planches, qui rayonnaient tout autour,
constituaient des secteurs. A l’extrémité de chacun des secteurs, on
mettait une écrevisse affamée. Il était rigoureusement interdit à chacun
des parieurs de pousser la sienne ou de la faire changer de chemin, si
par malheur elle ne se dirigeait pas à reculons vers le but. Mais on
avait le droit de la nourrir à part, de la soigner, de l’entraîner, de
lui donner des excitants, de corrompre le coq pour qu’il fournît des
renseignements sur la bête à choisir, et de la lui payer plus cher qu’au
marché. On n’imagine pas le haut prix que peut atteindre, sur un navire,
une écrevisse de course.

Le Passager avait gagné la poule, la grande poule, la _Queen Victoria’s
Pool_, pour laquelle avaient combattu les meilleurs animaux de Ramon
Ramirez: don Ramon Ramirez, le gros éleveur de la Plata, moins fier de
ses deux cent mille bœufs et de ses innombrables moutons que du
magnifique haras d’écrevisses qu’il entretenait à bord de la _Devonia_:
la première bassine en fer blanc, à babord, entre le poste d’équipage et
la boucherie. Il y avait aussi le haras du colonel yankee Mac-Kinnon:
douze bêtes en pleine forme, nourries spécialement de rognons de veau.
Mais l’Amérique du Nord n’avait pas pu tenir le coup contre la Plata, et
la Plata elle-même avait été battue par la France, représentée par le
Passager: ce qui est glorieux, bien que le commandant ait refusé de
signaler le fait dans son livre de bord. Le Passager sentit qu’il avait
une dette de reconnaissance à payer. Il demanda:

--Mademoiselle Armide, qu’est-ce que tu veux?

Elle répondit:

--Prends-moi dans tes bras, et lève-moi jusqu’à une des fenêtres du
salon, pour que je regarde.

Il rejeta ses couvertures, se mit debout, et la prit dans ses bras comme
elle avait voulu. Alors de ses yeux avides, elle contempla l’intérieur
du salon.

--Que c’est beau! dit-elle.

                   *       *       *       *       *

Comme dans tous les paquebots, le salon occupait l’arrière entier du
navire. Les trois rangées de tables, deux le long des murailles, une au
milieu, étaient déjà servies pour le dîner. Elles éclataient
d’argenterie, de verres en cristal, teintés d’émeraude pour les
Johannisherg et le Rudesheimer, taillés à facette et clairs comme des
diamants pour les autres vins. Il y avait sur la table d’honneur un
surtout en biscuit de Sèvres qui représentait une galère traînée par des
cygnes, et les parois de la salle, entre chaque fenêtre, supportaient
des tableaux. Parmi des palmes et des fougères, volaient des oiseaux
brillants comme des pierres précieuses; des navires entraient à pleines
voiles dans des ports enchantés; sous des cieux couleur d’or, à la cime
d’un grand palais fait de plusieurs étages de colonnes, et dont les
pieds plongeaient dans la mer, une dame belle comme une fée avait l’air
d’attendre, et de chanter. En face du piano, à l’autre extrémité du
salon, montait tout droit le grand escalier, avec sa rampe de marbre où
des statues de femmes dressaient des lampadaires; et sur un large
panneau, dans le vestibule, un grand artiste avait peint Amphitrite et
son cortège. Le corps de la déesse, à demi voilé par les flots,
apparaissait comme une grande fleur rose entrevue dans un brouillard un
peu vert. Des tritons, des dauphins, des nymphes l’entouraient; et l’un
de ces tritons, espèce de monstre à figure d’homme, couvert d’algues,
huileux et lustré comme un morse, gigantesque et servile, offrait à sa
maîtresse un morceau de corail, arraché sans doute à l’abîme, et dont
l’éclat rouge et mouillé tremblait de lumière.

Armide répéta:

--Que c’est beau, que c’est beau, là-dedans!

Le salon des grands paquebots est une espèce de saint-des-saints où les
petits enfants ne sont pas admis, pour diverses raisons, dont la
principale est qu’ils ont le mal de mer imprévu. Ils sont locataires
d’un domaine particulier, qui est la coupée. C’est là que se retrouve
leur table, présidée par une _Stewardness_ de confiance, et servie par
leurs bonnes particulières, qui sont des deux sexes, car les Chinois et
les Hindous sont d’excellentes bonnes d’enfants, et c’est évidemment
pourquoi la coutume providentielle de leurs pays veut qu’ils aient une
robe sur les jambes, et non pas un pantalon comme les vrais messieurs
blancs. C’est là aussi qu’ils peuvent jouer à cache-cache au milieu des
malles, et parfois descendre dans la cale avec le maître calier. Voyage
plein de délices, ce lieu étant obscur et terrible.

L’administration sur les paquebots de dimensions restreintes leur livre
aussi le _spardeck_, comme aux grandes personnes de première et de
seconde. Mais il y a cependant une hiérarchie entre les membres de cette
jeune population, selon le billet payé par leurs parents. D’abord ils
ont conscience d’appartenir par cela même à des milieux sociaux
différents. Mais surtout ceux dont les parents sont en première peuvent
entrer quelquefois, durant l’après-midi, dans ce salon magnifique, sous
la direction et la responsabilité des auteurs de leurs jours. Devant
leur verre de sirop ou de limonade, ils se sentent émus, mais fiers, et
ils retournent se vanter auprès des autres, les pauvres petits diables
qui n’ont pas vu ces grandeurs.

Le Passager, tandis qu’il tenait mademoiselle Armide à bout de bras,
réfléchit à ces choses, et tira ses conclusions. Mais il n’en dit rien.
Il se contenta de demander:

--Qui est ta maman?

Mademoiselle Armide, qui avait vu tout ce qu’elle voulait voir, se
laissa glisser à terre. Elle savait que les grandes personnes font
toujours payer leurs gentillesses en posant des questions. La première,
c’est «Comment t’appelles-tu?» La seconde, surtout quand c’est un
monsieur qui interroge, c’est «Comment s’appelle ta maman?» Les braves
gens qui n’ont pas de malice ni d’imagination ajoutent généralement
ensuite: «Quel âge as-tu?» Et aussi «Sais-tu lire?» Mais il y en a de
plus indiscrets. Armide avait dix ans, elle savait lire. Elle était
prête à répondre là-dessus. Mais à cause de son expérience de la vie,
elle se méfiait d’une conversation plus longue, et même la première
question ne lui était pas agréable. Cependant elle répondit:

--Maman? C’est madame Edmée, la dame en bleu qui est sur le pont.

Et puis elle pensa qu’il faudrait bien le dire, puisque les bonnes
savaient, et qu’on en parlait sur le bateau. Elle ajouta:

--Mais moi, je m’appelle la princesse Armide, et mon frère le prince
Paul. C’est ça qu’on met sur les affiches. Nous allons à New-York, pour
jouer.

--Dans un music-hall? fit le Passager en souriant.

--Oui. Tu as bien vu les pigeons de madame Edmée? Paul et moi, nous
chantons. Nous sommes des artistes, une troupe, comprends-tu?

Armide était soulagée d’avoir expliqué d’un seul coup une situation si
difficile. Du reste le Passager avait l’air bon, et quand il se pencha
pour l’embrasser, elle avança la tête avec condescendance. A ce moment,
ils entendirent des arpèges. Quelqu’un, dans le salon, s’était mis au
piano, et les accords montaient jusqu’à eux, clairs sur les notes hautes
et presque étouffés sur les basses. Les yeux de la petite fille
devinrent plus brillants.

--Tu ne pourrais pas, dit-elle, tu ne pourrais pas me mener dans le
salon? Je serai sage.

Le Passager la prit par la main en souriant, et ils descendirent le bel
escalier. Armide, avançant doucement parmi les tables, parvint jusqu’au
piano.

--Je connais ce qu’il joue, le monsieur, dit-elle. C’est un air de
madame Edmée, une danse espagnole. La danse est gaie, mais les paroles
ne le sont pas.

L’accompagnement, qui sonnait toujours les mêmes notes, imitait le bruit
de tambourins qui se hâtent pour suivre le chant des guitares; et la
mélodie, enlacée dans ces bonds sonores, allait lente et prisonnière
comme une femme en deuil au milieu d’une ronde de fous.

--Chante, si tu sais, petite Armide, dit le Passager.

--Je ne sais pas chanter haut, murmura-t-elle, mais je vais te dire...

    En la torre mas alta
    De Castel Martin
    E’ un pajaro, y canta
    Coplas en latin.
    Y en ellas dice
    Che los enamorados
    Siempre estan triste.

--Et ça veut dire?

--Écoute!

    En la tour très haute
    De Castel Martin
    Est un rossignol qui chante
    Des vers en latin,
    Et dans ces couplets il dit
    Que les amoureux
    Toujours sont tristes!

--Mademoiselle Armide, fit le Passager, les petites filles de dix ans ne
doivent pas parler d’amour. Particulièrement pour dire que c’est une
chose triste. C’est pécher deux fois. Nous allons prendre un verre de
limonade, et faire une partie de dames.

--Je veux bien boire de la limonade, répondit Armide, surtout si tu
appelles mon frère. Mais pourquoi ne vas-tu pas aussi causer avec madame
Edmée? Personne ne lui parle, sur le bateau.

                   *       *       *       *       *

Voilà comment le Passager fut présenté à madame Edmée, et cela fit un
petit scandale parmi les passagères, parce que madame Edmée n’était même
pas une actrice, même pas une chanteuse de café-concert, ni une écuyère
de cirque... Elle avait peut-être été un peu de tout cela, dans le
temps; mais des gens se souvenaient bien de l’avoir vue, dans des bouges
à matelots et à soldats, jonglant avec ses pigeons. Alors on fut choqué:
et c’était si naturel de se choquer! Madame Edmée était ce que la
cruelle humanité méprise le plus au monde: une femme très amoureuse et
pauvre, à son dernier amour. Depuis qu’un soldat insouciant et rude
l’avait abandonnée, elle était retournée d’Asie en Europe, au hasard
d’une carrière misérable, elle allait maintenant d’Europe en Amérique,
toujours plus désemparée. Il lui semblait vivre dans un de ces
cauchemars où l’on se sent tomber, tomber indéfiniment, et où l’on se
dit: «Je ne pourrai respirer que lorsque j’arriverai en bas. Mais en bas
je serai brisé.» Avoir à la fois le corps voluptueux et l’âme
sentimentale, c’est contre nature. L’âme est atteinte de toutes les
souillures et de toutes les déceptions du corps; on meurt après n’avoir
jamais été qu’à l’agonie. Madame Edmée sentait se rompre une à une
toutes les fibres vitales de sa chair et de son cœur, et elle était
comme tous les malades, elle ne parlait au Passager que de sa maladie.
Ah! on avait bien tort de pincer les lèvres et de se scandaliser, il n’y
avait pas de quoi!

Et puis, et puis... Un navire est un lieu honnête par force, à la
manière des petites villes. Alors que chacun, sur un espace de quelques
centaines de pieds carrés, doit vivre sous les yeux de tous; que les
cabines ont presque toujours deux hôtes du même sexe, qui ne se
connaissaient pas souvent avant d’embarquer, se surveillent et se
jalousent, croyez-vous qu’il soit si facile d’outrager la morale? Et
cependant on est désœuvré, les hommes sont plus nombreux que les femmes,
les journées sont longues, les après-midi, autour des chaises longues,
propices aux flirts. Mais les soirées étoilées, ou luneuses, ou
éclairées par les rayons bleus des lampes électriques, ne font le plus
souvent qu’exaspérer les galanteries sans les assouvir. Ces grands
paquebots se ruent dans l’amertume des vagues au milieu d’une atmosphère
tourbillonnante de désirs, mais quand le Seigneur, dont les desseins
sont impénétrables, les fait sombrer à jamais, il n’a pas à pardonner à
beaucoup de pécheurs. Sa face paternelle n’a pas à se voiler, quand il
regarde les flots, aussi fréquemment que lorsqu’il laisse errer ses
regards sur les grandes cités, les buissons et les champs. Et j’espère
qu’il a pu les recueillir tous dans son sein, les passagers de la
_Devonia_, tous, les millionnaires, les aventuriers, les enfants
innocents, et cette histrione aussi, qui avait péché jadis, ah! oui,
beaucoup péché--mais elle avait été si malheureuse!

                   *       *       *       *       *

Le soir venait. Le globe rouge du soleil entra dans la mer de l’Ouest.
Et devant lui l’eau était mauve, puis elle devint comme un champ de
scabieuses, puis comme un immense parterre de sombres pensées. Un vent
frais se mit à souffler du côté du ciel d’où montaient lentement la lune
et les étoiles.

--A quoi ça sert-il, qu’il y ait tant d’eau, dis, monsieur? demanda le
prince Paul au Passager.

--Je ne sais pas, répondit-il. Le soleil la fait monter en nuages, les
nuages retombent en eau dans la mer, et ça recommence.

--Oui, fit madame Edmée, ça recommence. Et à quoi ça sert-il, que ça
recommence, à quoi?

--Je ne sais pas, répéta le Passager. Auparavant, du temps des
religions, on croyait savoir. Mais maintenant on ne sait plus rien.

Il mit la main sur les cheveux blonds d’Armide.

--Il y a les enfants, dit-il, qui se remettent à aimer la vie, comme les
petites vapeurs qui sortent de l’eau aiment le ciel--et ça recommence.

--Mais qu’est-ce que ça nous fait, à nous? répéta madame Edmée
sauvagement.

--Rien, répondit-il, sinon que nous avons peur de retomber dans la mer
de l’infini--de mourir. J’ai peur, moi, de mourir, avoua-t-il en
frissonnant. J’aime à penser, à mettre en ordre des pensées, comme les
enfants aiment à voir le monde naître sous leurs yeux en images... et
c’est affreux, affreux, de savoir qu’on ne pensera plus!

                   *       *       *       *       *

Le brouillard, ce cinquième élément... C’est comme ça que l’appellent
les Anglais. Mais la _Devonia_, presque sans ralentir sa course, piquait
sa route dans le brouillard, malgré le danger, parce que c’est
l’habitude, et aussi que le temps, c’est de l’argent. Seulement, sa
sirène criait, en longs meuglements horribles. Imaginez un taureau
formidable, impossible, un taureau long de plus de cent mètres, haut
comme une maison, hurlant avec sa gorge de fer et ses poumons de fer,
sans arrêter: «J’ai peur de vous, ayez peur de moi!... J’ai peur de
vous, avez peur de moi!...» Voilà ce qu’elle disait, la sirène, tandis
que le grand navire, vibrant, tremblant, irrésistible, se ruait dans les
vagues. Le froid des banquises septentrionales, passant sur les fonds de
Terre-Neuve, gelait l’humidité sur les mâts et les planches, et les
bœufs destinés à la boucherie, groupés sur le pont, entre les cuisines
et le poste d’équipage, dressaient leur tête obtuse, se demandant où
pouvait se cacher ce monstre de leur race, qui mugissait si fort et
qu’ils ne voyaient jamais.

                   *       *       *       *       *

La princesse Armide et le prince Paul se glissèrent timidement entre ces
bêtes paisibles, traînant un gros tapis de laine destiné à garder du
froid les pigeons de madame Edmée. Ils aperçurent bientôt la cage,
adossée au mur des cuisines. Les pigeons somnolaient en grelottant, le
col sous leur aile ployée. Le grand mâle couleur d’argent, celui qui se
posait, dans les représentations, sur la tête de madame Edmée, ouvrit
l’œil une seconde, puis se remit à dormir, grelottant toujours.

A ce moment, la _Devonia_ sortit brusquement du brouillard. Ce fut comme
si elle avait été ravie, à des milles et des milles, dans un pays
nouveau, un paradis où y aurait eu enfin de l’air et un ciel. Les bonnes
petites étoiles se mirent à palpiter. De la passerelle d’arrière une
voix cria un commandement, et la sirène s’arrêta net, avec une espèce de
hoquet, comme si quelqu’un l’avait prise à la gorge. La _Devonia_ bondit
dans l’écume, précipitant encore sa course. Les deux petits histrions se
regardèrent.

--On va pouvoir dormir! dit Paul.

--Qui, répondit Armide, la grosse bête ne crie plus, et il n’y a pas de
représentations sur les bateaux. On n’a pas besoin d’attendre le 9, le
numéro de madame Edmée, pour aller se coucher. On peut dormir jusqu’à
New-York.

--Chic! dit Paul.

Ils se sentaient heureux. Habitués à la mer par leurs vagabondages, ils
considéraient ces traversées comme des espèces de vacances dans leur
rude métier. Quelques minutes plus tard, dans leur cabine des secondes,
ils dormaient à poings fermés. Madame Edmée les regardait âprement, avec
des yeux tristes, mais sans larmes. Elle songeait au soldat qui l’avait
quittée, son dernier amour, à la vieillesse qui venait, à la peine et à
l’inutilité de vivre.

Or, ce fut cette nuit même, où son cœur désespérait, que sonna la fin de
sa misère.

                   *       *       *       *       *

Car ce fut cette nuit-là que la _Devonia_ fut heurtée par la lourde
épave qui roulait vers le nord sous l’opacité de l’eau plate et
sournoise, l’épave naufragée qui s’amusait à faire de nouveaux
naufrages, exactement comme les vieux pécheurs que leurs crimes ont
envoyés au diable, et qui reviennent sur terre pour ruiner les âmes et
les tirer jusqu’aux abîmes d’où eux-mêmes ne sortiront plus. Juste au
moment où le ciel était devenu très clair, très beau, tout plein
d’étoiles, où la sirène venait de se taire, où la _Devonia_ n’avait plus
peur, la chose hypocrite et perfide lui creva le ventre, s’accrocha dans
ses entrailles, et la fit basculer. La _Devonia_ eut une agonie d’une
demi-heure à peine, avec des spasmes et des sanglots. Mais ses sanglots
étaient les explosions qui faisaient sauter ses cloisons étanches, et
ses spasmes lui arrachaient la membrure. Paul et Armide n’eurent pas
trop peur, pourtant, quand deux matelots en tricot bleu vinrent les
prendre dans leurs bras pour les mettre dans un canot que ses palans
largués firent aussitôt descendre à la mer.

C’est à ce moment-là qu’ils virent le Passager monter sur le pont. Il
était presque nu, et tout glacé. Quelqu’un lui cria:

--Prenez garde!

Mais quand il leva les yeux, il était trop tard. Le tronçon de mât qu’on
laisse encore sur les paquebots pour hisser les pavillons et les
signaux, venait de se briser en trois morceaux, dont deux tenaient
légèrement ensemble et se rapprochèrent en tombant, comme les branches
d’un compas gigantesque. Ces formidables mandibules le saisirent par le
milieu du corps. Elles le broyèrent tout doucement, tout doucement...
Lui qui avait si peur de mourir, de ne plus penser! Que pensa-t-il,
durant ces affreuses, ces longues secondes? Qu’est-ce qu’on pense,
qu’est-ce qu’on voit, quand on meurt?

On avait détourné les yeux d’Armide et de Paul. L’horreur de ces choses
était trop grande pour leur âge, ils ne la perçurent pas. C’est là une
grâce que la Providence fait aux enfants, comme aux créatures innocentes
des bois et des prairies. Tout ce qu’ils virent, ce fut la grosse madame
Ramirez, une passagère des premières, la femme de l’éleveur de la Plata,
élargie encore par une ceinture de sauvetage à la hauteur des seins, et
cramponnée au cou d’un petit lieutenant pas plus haut qu’une botte, sec,
mince, léger comme un fétu. Elle lui criait: «Sauvez-moi, oh!
sauvez-moi!» Un hippopotame embrassant une chèvre!

Et alors, au sein de cette terreur, le grand rire convulsif de tous ces
naufragés! Ce sont des rires qu’on n’entend qu’à ces minutes-là, quand
les machines humaines se détraquent. Armide et Paul rirent comme les
autres, mais souffrirent moins pendant qu’ils riaient. Il y eut des
hommes et des femmes qui sur place en moururent, parce que leur cœur
n’était pas en ordre, ou que l’alcool et les voluptés leur avaient
depuis longtemps cassé les nerfs: il faut être très sain pour supporter
l’attaque brutale des grands périls, plus sain que la plupart des
civilisés... Quand madame Edmée fut descendue à côté des deux enfants,
elle agonisait.

                   *       *       *       *       *

Le canot dériva sept nuits et sept jours. Il fut recueilli après par la
goélette _Hilda_... C’est pour ça qu’on a su les choses. Et ils étaient
trente-cinq, là dedans, qui s’en allaient petit à petit. A la fin, ceux
qui étaient encore un peu en vie étaient si faibles qu’ils ne se
débarrassaient plus des morts. Mais ils ne souffraient pas beaucoup,
excepté ceux qui burent de l’eau de mer--car il y avait un peu de
biscuit à manger, mais pas d’eau douce à boire--et qui devinrent fous.
Il y eut Bazoille, le gabier, qui se mit dans la tête qu’il entendait
des matelots appeler dans la cale, où on les avait enfermés: et il
n’était pas ponté, le canot! Sous les planches que Bazoille, hagard et
furieux, frappait des pieds et des poings, il n’y avait rien, rien que
la mer, deux mille mètres d’abîme et de bêtes sans nom qui cherchaient
leur nourriture! Mais il n’entendait pas, quand on lui parlait, il
n’entendait que son rêve; c’était plus triste pour les autres, mais
après tout meilleur pour lui; et ça devait être un brave homme, ce
Bazoille, puisque la folie qui lui vint, ce fut de penser aux autres.
Seulement, il prit une hache pour crever les planches et parvenir aux
camarades. Voilà pourquoi on voulut l’attacher. Il enjamba le plat-bord,
et ce fut fini de lui. Elle ne fit presque pas de bruit, l’eau vorace,
en l’avalant, et nul ne regarda. Personne ne regardait plus personne. On
avait trop froid. Les gens n’avaient pas eu le temps de se vêtir en
quittant le bateau, ils étaient presque nus. Sous des toiles
goudronnées, au fond de la barque, ils s’entassaient pareils à ces bêtes
de boucherie que dans des chariots barbares on mène aux abattoirs,
attachées par les pattes, et roulant les unes sur les autres. La
plupart, ayant perdu le courage de réagir, ne remuaient déjà plus; et
pourtant leur cerveau fonctionnait encore. Aussitôt que le froid a bien
engourdi les extrémités, qu’on ne sent plus l’onglée, la douleur
disparaît, la mort remonte tout doucement, sans même qu’on songe à se
plaindre, vers le cœur et vers la tête, qui sont pris les derniers. Tels
ces vases remplis de plomb fondu que les imprimeurs retirent des
braises, et dont ils négligent de se servir à temps. On y voit encore
une ou deux places où le métal bouillonne, tandis que le reste est déjà
immobile et durci. C’est tout ce qui restait de madame Edmée; elle avait
perdu connaissance. Armide et Paul, dans les bras l’un de l’autre,
résistaient mieux. Il y a tant de vie dans les enfants! La nature veut
si fortement qu’ils ne meurent pas avant le temps qu’elle accorde aux
humains! Mais ceux-là, leur doux petit corps, leur corps si délicat, si
pur, si tendre, leur corps fleuri était devenu presque noir, et leurs
yeux s’étaient si affreusement élargis! Ils ne se doutaient de rien,
heureusement; ils avaient sommeil, voilà tout, plus sommeil que dans
tous les autres instants de leur vie misérable, où ils n’avaient jamais
pu dormir quand ils voulaient;--et voilà qu’ils ne pouvaient plus fermer
leurs paupières paralysées.

Tout à coup, Paul dit, d’une voix presque inintelligible:

--Les pigeons!

Au-dessus du canot, des ailes planaient. Armide et Paul les reconnurent.
Elles leur paraissaient pourtant plus grandes, plus confuses qu’ils ne
les avaient jamais vues, et comme entourées d’ombre. Elles tournoyaient,
toujours plus proches, elles vissaient leurs spirales dans l’air,
au-dessus de cette coque hésitante, où personne ne ramait depuis bien
longtemps. Oui, c’était les pigeons! Selon la coutume, on avait jeté à
la mer, faible secours pour ceux que le choc de l’épave y avait
précipités, leurs cages d’osier, après les avoir ouvertes. Alors, ils
avaient pris leur vol, les oiseaux d’aventure. Ils avaient cherché,
cherché, en cercles toujours plus vastes, une terre pour se nourrir, une
fontaine où se désaltérer. Mais ces jours étaient pis que ceux du
déluge! Aussi loin que leur force avait pu les porter, ils n’avaient
rien vu, rien que les vagues amères et les glaçons sinistres. Voilà
pourquoi ils revenaient, vaincus, vers leur point de départ. Cette
pauvre petite chose de désastre qui tremblotait sur les eaux funestes,
ils la prenaient pour un abri. Des hommes, il y avait des hommes sur
elle! Ils croyaient, sans doute, que les hommes, qui savent donner,
quand ils veulent, la mort aux créatures, peuvent aussi toujours les
nourrir et les abreuver. Les pattes repliées, les plumes humides,
abaissant leur essor épuisé, ils venaient demander du secours avec
confiance. Sans pouvoir la comprendre, ils frôlèrent cette agonie. Le
grand pigeon d’argent, à la gorge amoureuse, reconnut madame Edmée. Il
s’abattit vers elle, éployé sur son cou, pour la dernière fois.

--... Les pigeons, répondit Armide, qui délirait. C’est leur tour, le
dernier numéro. Alors, c’est fini, on va bientôt partir!...

                   *       *       *       *       *

Et ce fut bientôt après, comme elle avait dit, qu’Armide et Paul s’en
allèrent au pays où l’on dort toujours.




LA VICTOIRE

A Rudyard Kipling, qui écrivit _La plus belle Histoire du monde_.


Barnavaux, après sa dernière campagne dans le nord du Tonkin, avait été
renvoyé en France. On l’avait fait valser, suivant l’usage, de Toulon à
Cherbourg, de Cherbourg à Rochefort, puis comme il est nécessaire, à ce
qu’il paraît, que Paris soit une espèce de musée militaire où les
badauds peuvent contempler des échantillons de toutes les armes, il
était devenu l’un des hôtes de la prison-caserne du Cherche-Midi. C’est
là que je le trouvai, un dimanche, assis sur un banc de pierre, dans la
cour. Barnavaux n’était pas de service, et pourtant n’était pas sorti!
Les galons de sergent ornaient sa manche, et il s’aperçut que je les
considérais avec quelque étonnement.

--Oui, dit-il, répondant à mon interrogation muette, je me suis décidé à
les avoir. Savez-vous mon âge? Trente-cinq ans! Je suis vieux,
horriblement vieux, il me semble que j’ai sur les épaules toute la
vieillesse du monde. C’est fini: Je ne suis plus bon pour faire un
soldat, il faut bien que je fasse un sergent.

--Barnavaux, répliquai-je, si vous n’avez pas le respect de la
hiérarchie, même quand il s’agit de vous, je crains pour votre salut
éternel. C’est le péché contre le Saint-Esprit, le seul qui ne sera
point pardonné.

--Vous ne me comprenez pas, fit-il. Je veux dire que si j’ai pris les
galons, et si je les garde--car ça n’est pas dur, de se faire casser,
ah! non, ça n’est pas dur!--c’est pour la retraite, pour devenir
domestique du gouvernement quelque part, avec une livrée au lieu d’un
uniforme. Je donnerai des numéros aux rentiers qui font queue, au
ministère des finances. Ou bien je serai huissier, avec un habit noir et
une chaîne d’argent, assis derrière une table verte, un buvard rouge et
un plumier noir. Ça s’appelle être devenu «un modeste serviteur de
l’État». J’ai lu ça dans les journaux.

--Eh bien, dis-je, vous ne serez pas à plaindre.

--Non, je ne serai pas à plaindre. Ça vaudra mieux que le métier, le
chien de métier que je fais depuis douze ans.

Quand Barnavaux dit du mal de la carrière, c’est qu’il est vraiment hors
de lui-même. Il continua:

--Regardez où nous sommes. Avant, on m’a dit, c’était un hôtel habité
par un grand seigneur. Après, on y a mis des soldats. Maintenant, on y
juge des prisonniers, de pauvres diables de prisonniers. Et bientôt, on
va tout démolir, pour faire passer un boulevard. Le vide à la place du
plein, quoi! C’est la même chose pour l’infanterie coloniale. Elle fout
le camp, l’infanterie coloniale! Avant c’était des soldats, aux
marsoins, maintenant c’est des escarpes. On peut faire un soldat avec un
escarpe, je ne dis pas. Seulement, il faut qu’il apprenne que l’honneur
du corps, ça peut tenir lieu de tous les autres honneurs. Pourquoi
n’apprennent-ils plus ça? Pourquoi est-ce qu’on ne leur apprend plus?

Nous étions en plein été. Le soleil tapait dur sur les pavés de la rue.
On respirait l’infâme relent qui sort au mois de juillet des égouts
desséchés. Barnavaux dit encore:

--Vous rappelez-vous l’Annam en été? Il fait plus chaud, bien plus chaud
qu’ici, mais ça sent le jasmin, et aussi cette plante, vous savez
l’ylang, dont l’odeur vous reste si longtemps dans les doigts, quand on
en brise une tige, rien qu’une tige?

Il m’inquiétait: il faisait de la philosophie, presque de la politique,
il avait le mal d’un pays qui n’était pas le sien. Je sentis qu’il
fallait changer le cours de ses idées. Je l’emmenai loin, très loin, à
pied, et le fis déjeuner sur les bords de la Marne, sous une tonnelle,
au milieu de pêcheurs à la ligne doux et silencieux. Il se leva de table
un peu rasséréné, et les hasards de la route nous conduisirent, près de
Champigny-la-Bataille, au Théâtre de la Nature.

C’est dans un grand vieux jardin, où personne n’était entré depuis 1870.
Peut-être qu’on s’y est battu, il y a trente-sept ans; les murs en sont
ébréchés, comme crénelés, et quand les figurants y tirent des coups de
fusil, on a un petit frisson, on pense à des choses déjà lointaines et
très terribles. Mais maintenant, je vous dis, ce n’est plus qu’un vieux
jardin paisible et magnifique. Il y a du lierre et des mousses autour
des grands arbres, plus tragiques et plus beaux que n’importe quel
décor. Les acteurs jouent adossés à une colline, au milieu de l’herbe;
ils montent un escalier en véritables pierres, parmi de vrais rochers,
et c’est dommage seulement qu’au-dessus d’eux il ait fallu planter une
toile peinte sous prétexte de représenter une forteresse dont le besoin
ne se fait pas sentir. On jouait une pièce dont le sujet, je pense,
avait été emprunté à l’aventure sinistre de ces deux officiers, qui,
envoyés en mission dans la boucle du Niger, voici quelques années,
refusèrent d’obéir à un ordre de rappel, et massacrèrent le colonel
chargé de les ramener en arrière. Seulement, la scène avait été
transportée de l’Afrique centrale au Sahara, et si ça commençait comme
un drame antimilitariste, brusquement ça devenait du Corneille.

L’officier criminel, la brute qui venait de faire fusiller tous les
notables d’un village après leur avoir promis la vie sauve pour leur
faire poser les armes, l’homme de proie que l’alcool et le sang
affolaient, brave, odieux, hideux, bouffonnant au milieu des meurtres,
se dit, quand il apprend qu’il est désavoué:

--On me met hors la loi? Soit, je vais rester ici, et me tailler un
royaume. J’ai pris ce pays, je le garde.

Il se croit sûr de ses spahis indigènes. Il appelle donc le
sous-officier Bachir, et lui explique ses plans:

--Sidi lieutenant, répond Bachir, nous t’aimions. Nous te regardions
comme fait d’une autre essence que nous. Tu m’aurais dit de mourir, je
serais mort sans hésiter. Mais maintenant! Quand les camarades auront
reconnu les cadavres de ceux que tu nous as fait tuer, les cadavres de
camarades! ils te tueront. Eh bien, il ne faut pas que des hommes à la
solde de la France tuent de leurs mains un officier français... Voilà
ton revolver.

--Mourir! fait d’Épernon, mourir avec ce coffre-là! Tu ne m’as pas
regardé.

Alors il se met à chanter, ce fou, à chanter de vieilles chansons:

    Nous n’irons plus au bois,
    Les lauriers sont coupés

Ah! oui, ils sont coupés, pour un condottiere comme lui. Et même dans ce
moment où il refuse de se tuer, on sent bien qu’il décide en lui-même
que le suicide est la seule porte de son destin.

--Est-ce que tu crois que j’avais besoin de toi, mon bonhomme, de toi,
pour savoir ce que j’ai à faire? Et ça donne des conseils, et ça oublie
son grade! Maréchal des logis Bachir, pas de familiarités!

Et ce dernier mot, vous savez, c’est bien! Barnavaux gronda de joie
quand il l’entendit, et qu’il vit le sous-officier reprendre «une
attitude militaire».

--Maréchal des logis Bachir, vous avez le commandement de la colonne.

--Bien, mon lieutenant.

--Vous la reconduirez à In-Salah, par petites étapes, vingt kilomètres.
Il est inutile de fatiguer les chevaux.

--Bien, mon lieutenant.

--Vous ferez votre rapport sur... sur tout ce qui est arrivé.

--Bien, mon lieutenant.

--Maintenant, repos... Adieu, Bachir!

Et Bachir, plié en deux, lui baise la main, à l’arabe... Il n’y a plus
rien qu’un coup de revolver, quelque part dans la brousse.

                   *       *       *       *       *

Le soleil était descendu très bas dans l’ouest. A travers les branchages
et les feuilles vertes, du fond du ciel couleur d’or clair le vent
soufflait, tout doux, très frais, pacifique. Et on peut blaguer les
théâtres en plein vent, parce que maintenant il y en a beaucoup,
beaucoup: on n’y a pas pourtant les mêmes impressions que lorsqu’on a un
toit sur la tête, et un lustre avec des ampoules électriques. C’est plus
rude, et c’est plus profond. Il y a des mots qui se cognent aux arbres,
et qui vous en reviennent plus graves, plus forts et plus déchirants...
Tenez: à Paris, pour voir des lutteurs se prendre à bras le corps, il
faut aller dans des baraques ou dans des cafés-concerts. En Suisse, ils
luttent sur une prairie verte, au flanc d’une montagne: alors ils ont
l’air d’accomplir des choses commandées par une religion. C’est aussi la
pensée qui vous vient, dans ces théâtres qui ont le ciel pour coupole:
les paroles prennent de la majesté.

--Eh bien? dis-je à Barnavaux.

Barnavaux est un homme simple. Il avait la gorge un peu serrée. Il
répondit en se mouchant:

--Celui qui a fait ça... celui qui a fait ça n’est pas une moule. Il
sait à peu près où c’est, le désert: il les place à peu près bien, les
Touareg Hoggar, Azdjer ou Aoullimidden. Et puis c’est beau, comme c’est
arrangé à la fin, ça m’a fait quelque chose. Seulement quand ces hommes
refusent de suivre leur chef--et je sais bien de quoi il veut parler, ça
n’est pas au Sahara que c’est arrivé, cette affaire-là, mais au Soudan,
n’est-ce pas, il y a quelques années?--Eh bien, ça n’est pas pour les
raisons qui sont dans la pièce que les Sénégalais sont restés fidèles!
Le drapeau, l’honneur militaire, ils ne savent pas ce que c’est, ou ils
ne le comprennent pas comme nous. Mais je sais bien ce qu’ils ont pensé,
moi, je le sais... J’y étais.

--Eh bien? demandai-je.

--C’est compliqué. Je ne suis pas fort sur les mots, ce n’est pas ma
partie. Enfin, je vais vous dire: pour ces Sénégalais, _y en avait
contrat signé Sénégal_. Voilà.

--Vous avez raison, je ne comprends pas, lui dis-je.

--Il y avait un contrat signé au Sénégal, continua Barnavaux. Donc ces
noirs voulaient rentrer au Sénégal pour toucher le prix du contrat. Et
c’est là qu’ils avaient leurs femmes, leurs champs, leur patrie, quoi!
Et ça, c’était une première raison pour eux de ne pas vouloir rester
là-haut, sur le Niger à jouer aux grands chefs. Mais ce n’est pas tout.
Il y avait aussi _la force du papier_. C’est très difficile à vous
expliquer, mais voilà: quand un marabout donne à un tirailleur musulman
un gri-gri, une amulette pour le protéger contre les balles, ou pour le
faire aimer des femmes, ce sont les paroles qu’il a écrites sur ce
papier, le marabout, qui _forcent_ les événements, qui obligent les
fusils à ne pas faire de mal, et les femmes à aimer. Eh bien, le contrat
qu’ils avaient avec la France, il était sur un papier, un papier qu’ils
considéraient comme tout aussi puissant et mystérieux que ceux que font
les marabouts--et ils croyaient que s’ils manquaient à l’engagement
marqué, il leur arriverait malheur, en ce monde même... Des esprits,
probablement, qui vengeraient la désobéissance, qui viendraient les
tirer par les pieds... Je suppose que c’était comme ça aussi, un
serment, jadis, pour les Européens, quand ils n’étaient pas civilisés.

--Et c’était tout de même ça qu’on appelait l’honneur, Barnavaux,
répondis-je.

--Oui, dit Barnavaux en rêvant. C’était peut-être bien ça qu’on appelait
l’honneur.

Ces idées étaient pour lui très difficiles à suivre. Il continua, ayant
l’air d’avoir peur de ce qu’il découvrait en lui-même.

--Alors, maintenant qu’on n’y croit plus, à ces magies, à ces
sorcelleries, à ces religions, à ce qu’il y a de beau dans les mots, et
d’effrayant, c’est eux qui ont raison, tous ceux qui vivent aujourd’hui,
et ne pensent qu’à eux-mêmes, les gens riches, les révolutionnaires, les
marlous nouveau jeu de l’infanterie coloniale? C’était eux qui avaient
raison, ceux qui ont tué leurs frères d’armes, là-bas, au Soudan, pour
se faire empereurs? Alors, c’est moi qui avais tort? J’ai été un
imbécile, un imbécile!

Il frappa du pied contre le vieux sol plein de ruines sur lequel l’herbe
triomphante avait poussé.

--J’ai été mis dedans, oui! Douze ans j’ai roulé ma bosse et risqué ma
peau là-bas, dans des pays que je ne puis oublier, parce que je me
disais: «Allons, encore aujourd’hui, je ne suis pas mort!» Ce sont ces
pays-là qu’on a dans la mémoire, dans l’œil, dans le sang, ceux où l’on
a eu peur de mourir! Et ils ne m’ont pas donné de pain, et je ne les
reverrai plus jamais: ils seront comme les rêves que je faisais quand
j’étais petit, chez mon père le chauffeur de fours, à Choisy-le-Roi. Je
rêvais que je mangeais de la galette chaude, et je me réveillais
l’estomac creux.

                   *       *       *       *       *

Ah! ce n’était pas commode, de répondre à Barnavaux! Jadis, quand les
Gaulois et les Germains couraient le monde, ils entraînaient avec eux
leurs femmes, leurs petits--et ceux qui s’étaient battus victorieusement
sur un champ de bataille, le lendemain ils en défrichaient la terre,
elle était à eux. Combien c’était différent de ce qu’on voit
aujourd’hui, ces migrations de jeunes guerriers et de jeunes femmes: pas
de vieillards, pas de pleutres, pas d’inutiles! Quelles belles races,
quelles belles aristocraties elles devaient faire! Mais Barnavaux, lui,
avait l’impression de s’être battu douze ans pour rien, ou pour
d’autres, ce qui, dans son opinion, revenait au même. Depuis un siècle,
tous les Français, tous, ont des ambitions individuelles, et ne veulent
plus travailler pour d’autres que pour eux. Si on ne garde pas cette
idée bien présente, on ne comprendra rien à ce qui se passe aujourd’hui.
Les Français du peuple ne sont plus assez ignorants pour obéir comme ces
beaux chevaux bien domptés qui font gagner des fortunes à leurs
propriétaires, et meurent chevaux de fiacre; mais ils ne sont pas
devenus assez savants, assez _anoblis_, pour connaître qu’ils ont un
intérêt dans les intérêts de la maison, de cette belle, vieille et noble
maison où ils vivent, la première du monde... et ils ne savent plus se
dévouer. Barnavaux se pénétrait de la même idée qui possède maintenant
et trouble la plupart: qu’on ne le traitait pas avec justice, et qu’il
avait travaillé, lutté, pour la peau! Ah! Comment lui dire, comment lui
dire?...

                   *       *       *       *       *

Quand nous eûmes dîné sous la même tonnelle où nous avions déjeuné le
matin, je l’emmenai jusque chez moi. Il savait où étaient les choses.
Sur ma cheminée, il atteignit tout de suite une grosse pipe annamite en
étain, de celles qu’on fume en laissant un charbon allumé sur le
fourneau.

--Écoutez, lui dis-je. Je voudrais vous lire une histoire que j’ai
écrite. Et je voudrais aussi vous expliquer comment elle se rapporte à
vous... à nous tous ici, en France et en Europe.

--De quoi ça parle? demanda-t-il.

--Vous le verrez. Ça se passe à une époque dont vous n’avez qu’une vague
idée. Mais vous comprendrez, à la fin.

Il posa la braise ardente sur le tabac, tira une bouffée, et tendit
l’oreille.

                   *       *       *       *       *

--... Stachys, dit à voix basse Agabus, as-tu encore de ces châtaignes
sèches que tu as prises à Tarente? Donne-m’en. Je te passe une heure de
mon quart de sommeil, cette nuit.

Stachys, lâchant sa rame d’une main, essaya d’atteindre la panetière qui
pendait à son côté droit. Un coup de fouet lui cingla l’épaule, et il se
remit à ramer, sans gémir.

                   *       *       *       *       *

Dans l’ombre, avec ses membrures apparentes, la carène de la galère
semblait la carcasse renversée d’un léviathan. C’était une trirème. Les
thranites, sur le pont, abrités du soleil par une tente, manœuvraient à
trois des avirons longs et minces comme les pattes d’une araignée
nageuse. Esclaves solides, à l’épreuve de la crainte, ils savaient
rester impassibles, les jours de bataille, sous les traits lancés, du
haut des navires ennemis, par des archers placés dans les châteaux
d’avant et d’arrière. La confiance qu’on avait en eux leur donnait des
privilèges, en faisait comme l’aristocratie des galériens. Ceux d’en bas
les enviaient. Accouplés deux par deux, les zygites ne pouvaient même
pas dresser la tête sans se heurter aux solives du pont; enfin chaque
thalamite, encore au-dessous, tirait seul une rame lourde, qui sortait
par des sabords ronds, presque au ras de l’eau.

Et, à six pieds de la quille, la traversant dans toute sa longueur, il y
avait une longue planche sur laquelle perpétuellement courait un homme:
Hérodion l’_incitator_, le garde-chiourme. Ancien gladiateur condamné
jadis aux galères pour meurtre, comme les autres il avait ramé, ployé
sous les coups, haleté dans la chaleur puante. Lui-même ne savait pas
comment il avait pu survivre à tant de compagnons fourbus qu’on avait
détachés de leurs bancs pour les jeter à la mer. Enfin, pour le
récompenser de ne pas mourir, et parce qu’il était fort et féroce, on
l’avait nommé _incitator_. Un fouet en cuir d’hippopotame du Nil à la
main, il frappait à droite et à gauche, tout le jour, allant et venant
infatigablement sur sa planche, comme un fauve enfermé.

Stachys était au troisième banc des thalamites, tout au fond de la cale.
Il se sentait à peine malheureux, tant son esprit s’était affaibli. Les
jours, dans cette espèce de cave marine, et dans les baraques où on
entassait les rameurs après les campagnes, se distinguaient mal des
nuits: il les comptait à peine. Cependant, après le repas de midi, le
sang battait plus vite dans ses tempes. Alors il se rappelait la ville
de Joppéa, où il était né. Des palmiers et des orangers descendaient une
colline; la verdure déferlait jusqu’à la mer, noyant des maisons à
terrasse et des huttes de terre, précédées d’un portique de bois. Dans
une de ces huttes, il avait dormi avec sa mère, quand il était tout
petit. Plus tard, il avait appris à lire le grec, il était devenu
économe d’un bon maître. Puis, il avait volé dans les comptes, et on
l’avait vendu à un proconsul romain, pour les galères. Mais la
régularité de son existence misérable endormait presque toujours ses
souvenirs, et, la vie ou la mort lui étant devenues à peu près
indifférentes, il ne s’inquiétait plus que de choses très puériles. Un
jour, un des zygites, au-dessus de lui, avait glissé, et resta suspendu
par la chaîne de son pied. Stachys en riait encore.

On n’enlevait jamais cette chaîne aux rameurs, tant qu’ils restaient
dans la trirème. Leurs excréments tombaient dans une mare d’eau de mer,
au creux de la cale, et, tous les matins, des esclaves vieux ou infirmes
venaient vider cette eau et ces immondices avec des seaux de cuivre. Les
rameurs méprisaient beaucoup ces malheureux, et les frappaient
sournoisement avec les fers de leurs chevilles. Dans le fond de leur âme
obscure ils nourrissaient une jalousie contre eux, parce que ce travail
infâme n’était pas fatigant.

Aucun des thalamites n’avait de haine contre Hérodion. Une habitude leur
était venue de recevoir des coups; comme des chiens, ils avaient besoin
d’être commandés. Leur vie consistant à ramer, le garde-chiourme était
le cerveau qui guidait le geste perpétuel de leurs bras; mais ils
détestaient les zygites, qui abusaient de leur situation au-dessus d’eux
pour leur donner des coups de talon, et l’estime avec laquelle Hérodion
parlait des esclaves de pont, le vélum qui les couvrait, la noblesse des
dangers qu’ils couraient au soleil, les jours de combat, toutes ces
choses les emplissaient de rage.

La trirème marchait aussi la nuit, mais plus lentement. On arrêtait un
rang sur trois, et chaque équipe pouvait ainsi dormir quelques heures.

On était parti d’Ostie, on marchait vers l’Est. Stachys n’en savait pas
plus. Il faisait éternellement sombre dans la galère, où le jour
n’entrait que par les trous des rames. Mais un matin, une voix cria des
commandements.

                   *       *       *       *       *

Hérodion frappa plus fort, et la trirème marcha plus vite. Parfois, on
faisait arrêter un côté ou l’autre des rameurs; la nef virait alors sur
place, si vite que les têtes en tournaient; et cet étourdissement
causait une espèce d’ivresse, une sensation de plaisir et d’angoisse,
comme lorsqu’un chariot descend très vite une pente raide. On entendait
aussi de grands bruits sur le pont. Des cuirasses se heurtaient, des
boucliers, froissés, tombaient avec fracas. Enfin, des buccins mugirent,
et la mer en retentit. D’autres buccins, plus loin, répondaient. On eût
dit des taureaux qui s’appellent dans la campagne. Il y avait dans l’air
de la gaieté et de la terreur.

--C’est une grande bataille, là-haut, dit Stachys, une grande bataille!

La souple lanière en cuir d’hippopotame lui mordit les reins. La nef
frémissait tout entière. Les galériens soufflaient très fort, en mesure.
Hérodion hurlait, le cou gonflé, les yeux hors de la tête. Agabus, tout
à coup s’abattit au fond de la cale, la bouche dans les eaux immondes,
les joues violettes. Un vaisseau s’était rompu dans sa poitrine.
Hérodion sauta, et lui sortit la face de la sentine, afin qu’il
n’étouffât pas. Les galériens furent touchés, parce que leur maître
avait soin des hommes.

--Apollon, murmurait Stachys. O Soleil d’Héliopolis!

Il sortait des flots une longue clameur, des mots grecs, des mots
latins, des mots syriaques et égyptiens, des gémissements d’hommes qui
se noient ou qui agonisent dans les blessures.

--C’est une bataille, une grande bataille...

Brusquement, ce fut dans la cale comme une explosion. Toutes les rames,
d’un côté de la nef, se brisaient à la fois, heurtées par une autre
galère, qui avait tenté d’éperonner celle de Stachys, et qui manquait
son coup. Les galériens poussèrent tous ensemble une effroyable plainte,
et roulèrent les uns sur les autres, comme fauchés, jambes brisées,
poitrines défoncées. Du sang jaillit aux murailles, du sang coula sur
les bancs. Les éclats de bois avaient volé comme des flèches dans cet
encombrement humain. Stachys avait un œil crevé.

Cela dura longtemps. Puis tout s’apaisa, après de grands cris. Les
esclaves de corvée descendirent pour enlever les morts. Ils lavèrent les
bancs, et il y eut à manger. Mais Stachys ne mangea pas. Il avait la
fièvre et souffrait beaucoup. Comme le soleil, maintenant, entrait par
les sabords de gauche, il comprit que la galère allait vers le Sud. Et
elle suivit cette direction six jours durant.

Or, le matin du septième jour, elle s’arrêta. Et les thalamites, qui
connaissaient toute la Méditerranée, bêtes de trait ayant acquis la
singulière divination des lieux qu’ont les bêtes de trait, comprirent,
sans même qu’Hérodion le leur dît, à cette odeur de l’eau dormante qui
n’est la même dans aucun port, qu’ils venaient d’entrer dans le port
d’Alexandrie. Il devait y avoir sur les môles une infinie multitude. Une
énorme rumeur s’étendait au loin; un _you-you_ de femmes, qui commençait
sur un ton très aigu, baissait par degrés, puis remontait pour mourir
enfin, et des voix d’hommes, où l’on distinguait parfois, prononcés à la
grecque, les mots: OKTABIANOS KAISAR.

La trirème était tout près d’un quai haut comme une muraille, et voilà
que les galériens distinguèrent, contre la membrure du bateau, sur le
pont, sur la face des eaux, la chute de quelque chose de très doux,
d’une pluie plus calme que la vraie pluie. C’était lent, nacré,
voletant. Hérodion, monté à demi sur le pont, par l’écoutille, cria:

--Ce sont des roses, des roses, des roses! C’est le peuple d’Alexandrie
qui jette des roses!

Et, du pied, il poussa une moisson de pétales sur les galériens.

Doucement, doucement, les pétales descendirent. Sur les épaules nues et
lacérées, doucement ils se posèrent. Leur couleur fut mêlée à celle des
meurtrissures, leur odeur à l’odeur de la sentine.

Et les malheureux, ébahis, du fond de leur crépuscule éternel, élevèrent
la voix tous ensemble:

--Hérodion, Hérodion, pourquoi le peuple d’Alexandrie jette-t-il des
roses?

Alors Hérodion cria très haut:

--Tas de brutes! C’est pour la victoire que NOUS AVONS remportée, à
Actium!

                   *       *       *       *       *

--Oui, dit Barnavaux, je comprends. C’est eux qui avaient gagné la
bataille, les pauvres bougres qui ramaient à fond de cale, dans la
vermine, sous les coups. C’est eux! mais à quoi ça leur a-t-il servi, à
quoi? Ils ne le savaient pas eux-mêmes... Personne ne l’a su, avant
vous.

--Si répondis-je, on l’a su. On l’a su parce qu’Actium, ce fut peut-être
la plus grande bataille qui se soit jamais vue: Il s’agissait de savoir
qui seraient les maîtres du monde: les gens d’Asie et d’Afrique, ou ceux
d’Europe; nous! Barnavaux, nous! S’ils n’avaient pas vaincu, ces gens
qu’on rossait dans la galère, nous aurions travaillé pour les autres.

--Les autres? fit Barnavaux. Les Arabes, les noirs de là-bas, sur le
Nil, les hommes de Syrie, avec leur gros nez en bec de pioche? c’est eux
qui auraient été les maîtres. Si on n’avait pas foncé dessus, c’est eux
qui auraient foncé sur nous? Oui, c’est vrai: on ne pouvait pas les
laisser tranquilles, on ne pouvait pas. Quand il y a un peuple qui reste
tranquille, l’autre avance. Quelle blague, la paix, quelle blague! On se
bat tout le temps de peuple à peuple, de monde à monde, même pendant la
paix. On se bat en gagnant plus d’argent. On se bat en faisant plus
d’enfants. On se bat avec des douaniers. Et la guerre qu’on se fait avec
des lances, des flèches, des fusils, des canons, des bateaux d’acier, ça
n’est que l’aboutissement nécessaire de toutes ces guerres qu’on appelle
la paix. On n’arrive à la vraie guerre que parce qu’elle est moins
dangereuse, moins affamante, moins meurtrière, moins détestable que les
hypocrites guerres de la paix. C’est bien cette guerre-là qu’ils ont
faite, les rameurs d’Actium: et s’ils n’avaient pas été vainqueurs, ils
n’auraient même plus trouvé à gagner leur vie en ramant pour porter des
ballots. Les autres, les ennemis, les Nègres, les Arabes, les Syriens,
les Jaunes du fond de l’Asie auraient pris leur place. Mais la gloire,
alors, la gloire... c’est le pain!

Il s’arrêta un instant, presque ébloui:

--Pourquoi est-ce qu’on ne nous explique jamais ça, en France? Dites,
dites: moi, moi Barnavaux, j’ai réellement fait du pain, de la vie, de
la gloire?

--Je le crois, répondis-je.


25 novembre 1907.


FIN




TABLE


                                Pages
  Marie-faite-en-Fer                1
  L’Ile aux Lépreux                27
  Barnavaux vainqueur              45
  Le Romancero                     67
  La Nef morte                     87
  L’Homme qui a vu les sirènes    113
  L’Attaque                       131
  Le Japonais                     151
  La Justice                      165
  L’Aventure de Sara              201
  Au delà du bien et du mal       215
  Les Pigeons                     237
  La Victoire                     283




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*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK BARNAVAUX ET QUELQUES
FEMMES ***

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
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computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™'s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation's website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without
widespread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
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Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
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