Le roman de Joël

By Pierre Maël

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Title: Le roman de Joël

Author: Pierre Maël

Release date: January 27, 2025 [eBook #75228]

Language: French

Original publication: Paris: Flammarion, 1897

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROMAN DE JOËL ***







  PIERRE MAËL

  LE
  ROMAN DE JOËL


  PARIS
  ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
  26, RUE RACINE, PRÈS L’ODÉON

  Tous droits réservés




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ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY




LE

ROMAN DE JOËL




I


Ce jour-là, en entrant, sur les neuf heures du matin, dans la chambre de
son maître, la vieille servante Tina s’arrêta court sur le seuil, et
demeura muette, paralysée par la surprise.

Il y avait trente-cinq ans que Corentine Kerbiel était domestique chez
le docteur Hugh Le Budinio, et elle n’avait jamais vu ce qu’elle voyait
présentement.

D’ordinaire, à neuf heures du matin, le docteur Le Budinio était, depuis
une heure déjà, en tournée de visites.

Or, tel que l’aperçut, dans sa stupéfaction, Corentine Kerbiel, ce matin
de juillet, il était occupé à arroser un pot de fleurs sur la croisée de
sa chambre.

Des fleurs,--on en avait, certes, plus même qu’on n’en aurait voulu dans
le joli jardin sur lequel s’ouvrait la fenêtre.

Celle-ci accusait son large cadre au milieu du lierre, de la vigne
vierge, du chèvrefeuille, de la glycine, du jasmin d’Espagne, des
volubilis de toutes couleurs, qui montaient à l’assaut de la maison avec
une fougue désordonnée.

En bas, pas de plates-bandes, ni de massifs, mais le même désordre
champêtre et exubérant: rosiers superbes, éclatants de santé, malgré les
innombrables pousses gourmandes qui se pressaient à l’entour des tiges,
leurs mères, fouillis de lis, de tulipes, de jacinthes, de renoncules,
de fuchsias, sans compter les lilas arborescents, les marronniers et les
acacias en pleine floraison, mêlant leurs chevelures débordantes et
embrouillées.

--Jésus Sauveur!--s’exclama la vieille femme,--qu’est-ce que vous faites
donc là, monsieur?

A ce cri, le jardinier improvisé se retourna.

Il releva sur son front une paire de lunettes montées sur écailles, et,
après une seconde de placide condescendance, répondit:

--Mais, tu le vois, Tina: j’arrose.

--Vous arrosez? Et qu’est-ce que vous arrosez donc comme ça, _bonne
Dame_?

Le vieillard se mit à rire et acquiesça allègrement:

--Oh! tu peux voir, tu peux voir,--tant que tu voudras.

La servante se pencha sur le pot de fleurs et le considéra curieusement.

--Qu’est-ce que c’est que cette pousse-là?--demanda-t-elle surprise.

Le docteur Le Budinio se mit à se frotter gaiement les paumes, faisant
de temps à autre claquer les articulations de ses phalanges, ce qui
était chez lui un signe de grand contentement.

La «pousse»,--ainsi que l’appelait Corentine,--était une plante grêle,
sans beaucoup d’éclat, aux feuilles assez semblables à celles du
laurier-thym, à la tige longue, peu fournie en verdure, se terminant par
deux ou trois grappes rigides, dont l’une commençait à se transformer en
une façon de thyrse figuré par de toutes petites fleurs violettes.

--Alors,--questionna gaiement le docteur,--tu ne sais pas ce que c’est
que ça?

--Dame, non, monsieur!--répliqua la servante sincèrement.

Le vieillard se mit à rire, en proie à une très visible allégresse.

--Voilà ce que c’est, Tina, que de ne pas savoir les choses! Cette
plante-là, c’est de la véronique.

--Véronique?--répéta Corentine, dont les yeux trahirent l’ignorance.

Le docteur se prit à rire de plus belle.

--Allons, allons! Tu n’y es pas, décidément. Qui est-ce qui appelle
Véronique, dans la maison?

--Sais pas,--fit encore la Bretonne.

Alors, le vieux praticien posa sa main sur l’épaule de la servante.

--Il faut pourtant que tu le saches, ma bonne. Véronique, c’est le nom
de baptême, le nom vrai, de quelqu’un que tu connais bien, que tu aimes
plus encore, et qui rentre aujourd’hui.

La vieille femme jeta une exclamation de très réelle surprise.

--De Maïna, de Mlle Maïna, peut-être? Ah! par exemple!--Comment ça se
fait-il que je n’en aie jamais rien su, moi? Je ne m’explique pas ça.

--Parce que,--répliqua M. Le Budinio,--elle n’a jamais voulu te le dire,
parbleu! Maïna déteste son nom. Elle ne peut pas admettre qu’on
l’appelle comme ça. Et alors, tu comprends...

Tina éclata d’un beau rire de paysanne goguenarde.

--Oui, et alors je comprends que si vous avez voulu lui faire plaisir en
lui offrant ce pot de fleurs, vous avez joliment manqué l’occasion,
monsieur le docteur.

Le médecin s’arrêta court, et regarda sa domestique d’une mine
absolument déconfite.

C’était vrai! Il n’y avait pas pensé une seconde. Il avait fallu que
cette futée de Tina lui en fît la remarque pour qu’il s’en aperçût. Eh
bien! il s’y entendait à faire des cadeaux, pour le coup!

Et avec une vivacité d’impression et d’humeur qui n’étaient pas de son
âge, il céda au dépit qui venait de le prendre. Saisissant le
malencontreux pot de fleurs des deux mains, il grommela:

--Et dire que voilà dix jours que je l’arrose comme ça, soir et matin...

Il n’acheva pas sa phrase.

Le pied de véronique, contenu et contenant, passa comme un bolide à
travers la baie de la fenêtre et alla se fracasser sur les pavés de la
petite cour qui précédait le jardin.

Cette fois, Corentine Kerbiel se mit en colère, une colère, d’ailleurs,
comique.

--Je vous demande un peu, monsieur le docteur, si c’est permis qu’un
vieil homme de votre âge, il se mette à casser les choses comme un
enfant boudeur casse ses joujoux? Tout ça, parce que j’ai dit que, si
Mlle Maïna n’aime pas qu’on l’appelle Véronique, vous lui faisiez là un
fichu cadeau.

Le docteur Le Budinio parut honteux de ce mouvement de vivacité.

Il prit brusquement son chapeau de feutre à larges bords, tira sa canne
à pomme d’or d’un étui en fer appendu au pied de son lit et se disposa à
sortir, en disant:

--J’aurais bien mieux fait de partir une heure plus tôt. Mes malades en
auraient profité, au moins.

Sa gaieté de tout à l’heure devenait positivement de la mauvaise humeur.

Seulement, chez l’excellent homme, ces mauvaises humeurs-là ne duraient
guère.

Ses idées prirent bien vite un autre cours.

Et, tout en se dirigeant vers l’escalier du premier étage, il
grommelait:

--Véronique!... Véronique! Est-ce que ça la rend moins jolie, de
s’appeler Véronique, moins aimable? Est-ce que je lui ai demandé son nom
le jour où...? Ah! il est certain qu’elle a changé depuis, qu’elle a
grandi! La petite abandonnée est devenue femme. Tout de même, comme cela
est loin! comme le temps passe! Dix-huit ans déjà!

Ses yeux s’éclairèrent d’une chaude lueur. Un bon sourire épanouit sa
face.

--La voilà qui revient, pourtant, et pour toujours, cette fois!

--Tina!--appela-t-il en se retournant.

La servante accourut.

--Qu’est-ce qu’il y a, monsieur?--demanda-t-elle.

Elle se doutait bien de ce qu’il y avait; elle était trop bien faite aux
allures de son maître.

Il parut hésiter un instant, puis, du ton dont on fait une confidence:

--Écoute: voici. Je regrette maintenant d’avoir cassé le pot de fleurs.
Qu’elle s’appelle Véronique ou autrement, il n’importe. Ça lui aurait
toujours fait plaisir.

Tina vit que c’était là un gros remords pour son vieux maître. Elle
hocha la tête et sourit.

--Allez, allez, monsieur, vous pouvez sortir tranquille. Il n’y a que le
pot de cassé; la fleur n’a pas souffert. Je réparerai cela.

Rassuré, M. Le Budinio tourna le loquet de sa porte.

Mais alors il y eut un véritable coup de théâtre: Un double cri
retentit:

--Mon oncle!

--Joël!

Un grand jeune homme mince et blond, au type fin et accusé de la race
léonarde, à la barbe blonde, claire et soyeuse, fit irruption dans le
corridor, se jetant au cou du vieillard.

--Allons, bon!--grommela celui-ci--voilà qui me retarde encore! Ah çà!
d’où sors-tu, toi?

--Du train, mon oncle. Je viens d’arriver.

--Tu viens d’arriver?

--Sans doute. J’ai soutenu ma thèse avant-hier; reçu tout boules
blanches.

M. Le Budinio souleva son chapeau et le reposa sur le haut de sa tête.
Puis, tandis que deux larmes coulaient sur ses joues, il ouvrit ses
bras, sans quitter sa canne de la main droite.

--Bravo, garçon! Avec ça, j’ai oublié de t’embrasser. Tiens!
Embrasse-moi deux fois.

Et l’accolade des deux hommes fut d’une chaude et émouvante étreinte.

Après quoi ce fut le tour de Corentine. Joël lui mit sur les joues deux
gros baisers retentissants, auxquels la bonne femme rendit la monnaie
avec usure.

--A présent, je vais à mes malades,--conclut Le Budinio.--Tina, c’est
fête aujourd’hui. Tu mettras les petits plats dans les grands. Il faut
tuer le veau gras.

Joël avait voulu retenir son oncle par la manche.

--Mais, à propos, mon oncle, vous savez que je ne viens pas seul.

--Comment, pas seul?

--Oui, Maïna va arriver d’un instant à l’autre.

--Maïna, je ne l’attends que ce soir.

--Erreur, mon oncle. Nous avons fait le voyage ensemble. Présentement,
elle est chez Mme du Closquet avec laquelle elle est venue. On l’a
retenue à déjeuner. Elle nous arrivera vers une heure. Elle a tant de
hâte de vous revoir!

Le vieillard s’essuya les yeux.

Mais le sentiment de ses devoirs professionnels reprit le dessus.

Il regarda sa montre, et d’un coup du plat de la main renfonça son
chapeau sur sa tête.

Sans en entendre davantage, il s’élança au dehors.

Il descendit l’escalier quatre à quatre, ouvrit la porte de la rue,
qu’il laissa retomber sur lui avec fracas, et se mit à marcher d’un pas
alerte sur les gros pavés de la chaussée.

Le long du parcours, les gens le saluaient respectueusement, sans
s’offusquer de la négligence du bonhomme à répondre à ces saluts.

On le savait si occupé, si absorbé, le vieux docteur, providence des
pauvres, soutien des malades de la bonne ville de Saint-Malo!

Et il s’en alla ainsi, de son allure encore verte et jeune, malgré ses
soixante-cinq ans d’âge, qui étaient surtout soixante-cinq ans de labeur
opiniâtre et de dévouement dépensé sans compter.

Or, ce jour-là, il allait loin,--non dans sa clientèle aisée de la rue
Saint-Vincent et du quai Duguay-Trouin,--mais par là-bas, hors des murs,
sur le Sillon et jusque dans le faubourg Rocabey.

Car c’était là son milieu de prédilection.

Il aimait à donner ses soins à cette population pauvre, à ces braves
gens dont une moitié de l’existence se passe à la mer, et dont le
dénûment robuste et vertueux n’a point d’envie à l’encontre des heureux
de la terre.

Il les avait soignés quarante ans, n’ayant jamais d’ambition plus haute,
connaissant trop bien le peu qu’est l’homme pour attacher quelque
importance aux hochets de la vanité humaine.

Au reste, fils et petit-fils de marines, Hugh Le Budinio n’estimait
guère que les marins en dehors de sa propre carrière.

Encore n’était-il pas bien sûr qu’il n’eût pas suivi la carrière
ancestrale de préférence à toute autre, n’eût été une légère
claudication qui l’avait rendu impropre au service militaire.

Personnellement, il n’était point un fils de Saint-Malo.

Il était de l’autre côte, de celle du Morbihan, par son père, et
lui-même était né loin, bien loin de ces rives de Bretagne, dans l’Inde,
en des temps où la guerre entre Anglais et Français rendait les colonies
fort dures pour les expatriés des deux pays.

Sa mère était morte lui laissant une maison, et, comme elle était
Malouine, force avait été au jeune Hugh de venir s’y installer le jour
où, après un séjour de cinq années sur les vaisseaux de l’État, il
s’était établi à demeure sur le vieux rocher.

Aussi bien sa réputation était-elle universelle et «sa grandeur ne
l’attachait-elle point au rivage.»

On venait de loin pour le consulter, d’Avranches, de Coutances, de Dol,
de Dinan. Lui-même poussait ses bienfaisantes visites jusqu’à Dinard et
Paramé, dans la saison, auprès des baigneurs et surtout des baigneuses,
foule bigarrée, cosmopolite, oiseaux de passage, venus à tire-d’aile des
horizons de l’Est et plus particulièrement de Paris.

Oh! le brave, le saint homme que ce docteur Le Budinio!

Avec quelle ferveur pieuse les pauvres gens prononçaient son nom qu’ils
couvraient de bénédictions!

Quelle pure et abondante charité il semait, il répandait autour de lui,
ne faisant pas seulement l’aumône de la prescription, mais celle du
remède!

Combien de fois, devant les mines désolées et abattues des malheureux,
regardant, hébétés, l’ordonnance, n’avait-il pas tiré de sa poche les
pièces blanches, rares, pourtant, dont il fallait payer la drogue au
pharmacien!

Oui, on pouvait l’appeler un saint, celui-là, sans crainte de se
tromper!

Et, avec cela, d’une patience et d’une douceur inaltérables!

Chez lui la parole était rare, à l’habitude. Il lui arrivait pourtant de
devenir loquace, quelquefois, lorsqu’il s’agissait de décider quelque
vieux bronzé de l’Océan à se laisser soigner selon les exigences du mal.

A ces moments, la faconde du docteur empruntait ses effets à tous les
vocabulaires.

--Voyons! tonnerre! espèce d’entêté, est-ce que tu crois que je viens
ici pour mon plaisir? Si ta peau de requin ne me tenait au cœur que dans
la mesure de sa valeur, c’est moi qui te larguerais en grand à tous les
courants de la côte. Tu vois donc que c’est seulement pour te guérir que
je viens. Allons! tiens bon, mon gars, je vais te glisser ce bonbon-là
en douceur.

Il va sans dire que le «bonbon» était toujours un de ces produits
abominables de la pharmacopée ancienne et moderne, qui provoquent des
nausées et tournent le cœur aux moins sensibles. Car le docteur Le
Budinio n’était pas pour les atténuations et les palliatifs. Un remède
est un remède; ce n’est pas une gourmandise.

On comprend que, de la sorte, il n’eût recours ni aux pilules, ni aux
cachets, si couramment employés de nos jours.

Ce matin-là, c’était donc uniquement chez les pauvres que le docteur Le
Budinio avait affaire.

Du plus loin qu’on le vit paraître à la descente du Sillon, ses clients
ordinaires de Rocabey se portèrent au-devant de lui.

Ces silencieux d’habitude, et c’était peut-être à leur contact que le
vieux praticien avait contracté son laconisme, se mettaient en frais.

Le docteur fit rapidement ses visites, il avait hâte de rentrer.

Et, par bonheur, le stock des malades n’était pas considérable. Il eut
promptement fait le tour des humbles demeures.

Entre temps il allongea quelques tapes amicales sur des figures
joufflues de gamins et de fillettes, garnements saturés d’iode et
d’oxygène, futures compagnes et mères de matelots.

Comme on lui trouvait une allure quelque peu pressée, un homme qu’il
avait remis sur pied d’une chute du haut des remparts, l’aubergiste
Cailleux, l’appela très respectueusement.

--Monsieur le docteur, j’ai mis en bouteilles du cidre comme vous n’en
trouverez pas à dix lieues. Ça me serait un grand honneur si vous le
goûtiez.

Le vieillard eut une hésitation. Le cidre était un de ses faibles.

Puis, se décidant brusquement, il tendit la main à l’aubergiste:

--Va pour un verre de cidre, Cailleux. Mais dépêchons, sur le pouce, je
suis pressé.

--Qu’est-ce qu’il y a donc qui vous presse, monsieur le docteur?

--Il y a, mon garçon, que ma filleule est arrivée à Saint-Malo et
qu’elle doit m’attendre présentement. Or, il y a un an que je ne l’ai
pas vue, la pauvre chatte.

Cailleux se frotta gaiement les mains et repartit:

--Parbleu! monsieur le docteur, vous ne vous retarderez guère. Ma
carriole est là tout attelée, et j’ai affaire à la ville. Je vas vous
rapporter sans façons.

Il dit quelques mots à sa femme, tout en emplissant vivement les verres.

Dix minutes plus tard, au moment où le médecin mettait le pied sur le
marchepied du véhicule, il ne fut pas peu surpris d’en trouver
l’arrière-train couvert de bouquets de toutes nuances.

Des enfants, des jeunes filles, des femmes, quelques vieillards se
tenaient à l’entour pour jouir de l’heureuse surprise de leur vieux
bienfaiteur.

Et, comme il se récriait devant ce luxe de floraison:

--Ça, monsieur le docteur,--dit en riant une grande et belle
fille,--c’est pas pour vous, c’est pour la demoiselle, vous savez.




II


Une heure plus tard, le déjeuner de l’oncle et du neveu s’achevait.

Pendant tout le repas, le vieillard avait été fort agité.

--Parbleu!--ronchonnait-il entre ses dents,--je te demande un peu, mon
Joël, si Mme du Closquet n’aurait pas pu choisir un autre jour pour
garder Maïna à dîner? Est-ce que ce n’est pas moi qui ai droit aux
premières effusions de mon enfant? De cette façon, elle aura fait son
premier repas de bienvenue chez des étrangers.

--Oh! des étrangers, mon oncle!--dit Joël en souriant.--Il me semble
que...

--Que j’exagère peut-être?--Eh bien! oui, là, tu as raison. Chez Mme du
Closquet, elle est en famille, notre Maïna. Mais voyons, puisque cette
bonne amie l’avait eue avec elle pendant toute la durée du parcours, il
me semble qu’elle aurait bien pu me l’apporter tout droit à l’arrivée?

--Sans doute, mon oncle, sans doute. Mais voilà. Mme du Closquet a pensé
que peut-être Maïna, qui mourait littéralement de faim, trouverait
plutôt chez elle le déjeuner qu’il lui fallait tout de suite.

Ici Tina Kerbiel intervint, se sentant en cause.

--Si l’on peut dire, monsieur Joël! Alors, vous croyez, comme ça, que la
mignonne n’aurait pas trouvé ici un morceau en arrivant? Alors, vous
croyez que la vieille Tina a tout à fait perdu l’esprit, qu’elle n’avait
pas pensé à la petite? Eh bien, tenez, pour vous humilier, je vas vous
montrer ce que je lui avais préparé pour son retour, à cette enfant-là.

Joël protesta de toutes ses forces.

--Ma bonne Tina, je te jure que je ne le crois pas. Ce n’est pas moi qui
ai cru cela; c’est Mme du Closquet, te dis-je.

--Eh bien! Je l’attends, moi, Mme du Closquet, et je vais bien
l’arranger, je vous le jure. Mais non. Faut que vous voyiez tout de même
ce que je lui avais préparé.

Elle courut à la cuisine et en rapporta un compotier soigneusement
couvert.

Quand elle en eut soulevé le couvercle, Joël aperçut une vingtaine de
magnifiques crêpes à peine refroidies du feu de la matinée.

Mais, tandis que le jeune homme et le vieillard s’oubliaient à
considérer les appétissants cornets de pâte, une main blanche passa
entre la tête de Joël et celle de Tina, absorbée dans sa démonstration,
prit au vol trois ou quatre crêpes en tas, pendant qu’une voix rieuse et
mutine s’écriait au-dessus des spectateurs ahuris:

--Ça doit être joliment bon, ça; merci, Tina!

Ce ne fut qu’un cri.

Tout le monde s’était levé et Corentine avait eu juste assez de présence
d’esprit pour déposer le compotier sur la table au lieu de le laisser
tomber par terre.

Et, pendant quelques minutes, ce fut un véritable duel entre la servante
et son vieux maître pour savoir lequel des deux donnerait le plus de
baisers à l’arrivante.

Était-elle jolie cette Maïna!

Des cheveux blond cendré, un teint de camélia, des yeux d’un bleu gris
qui rappelait les calmes d’été de la Manche, un buste de déesse, une
taille de guêpe, de beaux bras ronds, des mains et des pieds d’enfant,
voilà ce que possédait d’ensemble celle que le docteur Le Budinio
appelait sa filleule, qui, elle, le nommait «mon oncle», et dont la
vieille Tina ignorait, quelques heures plus tôt, le vocable agaçant de
Véronique.

--Et d’où sors-tu?--demanda le docteur quand il eut recouvré le sens.

La jeune fille, très disposée à la gaieté, répliqua:

--Je sors de chez Mme du Closquet et j’entre chez mon excellent oncle.
Et si vous n’étiez pas tous stupéfaits comme vous l’êtes par mon
arrivée, vous auriez déjà remarqué que je n’étais point seule.

Le docteur, Tina et Joël se retournèrent en même temps.

Le chambranle de la porte encadrait une bonne et belle figure de vieille
femme dont la toilette, un peu antique, ne déparait en aucune façon les
traits nobles et marqués du cachet aristocratique de la race.

C’est que Mme Catherine-Tiphaine du Closquet était la dernière
descendante de l’un des héros du combat des Trente.

Elle tenait de ses aïeux une fortune assez médiocre, mais son mari, qui
possédait des terres à Paramé et à Dinard, avait gagné énormément
d’argent le jour où ces deux plages s’étaient créées. Elle jouissait
présentement d’un capital de deux millions, dont la rente, à trois et
demi pour cent, passait presque tout entière en bonnes œuvres.

La vieille dame avait, en effet, coutume de dire en riant:

--J’ai trois héritiers: le plus rapproché est un dissipateur;--je lui
fais une réserve pour ses vieux jours; le second est un officier de
marine qui aura besoin de moi pour se marier à sa guise; quant au
troisième, père de famille, économe et laborieux, il me croit pauvre. Ma
mort lui fera une surprise, mais il m’aura déjà rétribuée en vraies
larmes bien sincères.

De fait, Mme Tiphaine, ainsi qu’on la nommait dans l’intimité, avouait
soixante ans et en portait gaillardement soixante-quinze, l’état civil
ne faisant pas grâce d’un jour à ceux qu’il dénomme.

Il n’y avait aucune coquetterie dans le cas de la vieille dame. Mais
très caustique sous une apparence enjouée, elle disait encore:

--Je retarde ainsi de quinze ans la cour intéressée que l’on pourrait me
faire, et j’avance de quinze années la mise au monde de mon testament.

A sa vue, le docteur, qui, quelques minutes plus tôt, maugréait contre
elle de tout son cœur, s’empressa de lui tendre ses mains.

--Allons, Cadet,--fit gaiement Mme du Closquet,--avant que je ne
m’assoie à votre table, récitez le _Confiteor_.

--Vraiment?--réclama le docteur,--et pourquoi cela, je vous prie?

--Parce que les oreilles m’ont tinté, tout à l’heure, et que sûrement
vous avez dû me donner à tous les diables, païen incorrigible que vous
êtes.

Au lieu de protester, le docteur se frappa la poitrine.

--_Meâ culpâ, meâ maximâ culpâ_,--confessa-t-il.--C’est un peu vrai que
je vous ai valu quelques mérites de plus au ciel.

C’était l’habitude de Mme du Closquet de se prévaloir des dix ans
qu’elle avait de plus pour appeler le docteur «Cadet».

Et cette appellation, toute d’amitié, elle ne l’employait guère que
depuis quelque dix ans.

Elle lui rappelait de graves souvenirs, ceux du zèle et du dévouement
apportés par le docteur aux soins qu’il avait donnés à M. du Closquet
pendant sa dernière maladie.

Elle poursuivit avec cette verve qui est la grande qualité des
vieillards aimables:

--Ne poussez pas plus avant les excuses. Peut-être pourrais-je me
reprocher à moi-même d’avoir eu tort en gardant Maïna avant qu’elle ne
vous eût vus ici. Mais, je l’avoue, même devant elle, j’aime cette chère
petite tête d’écolière au point de la disputer à ses parents, à mes
meilleurs amis.

Il va sans dire qu’il ne devait rien rester de l’incident que le
souvenir d’un sceau de plus mis sur une vieille et forte amitié.

Mme du Closquet le vit bien à la sympathie qu’elle lut sur tous les
visages.

Et, pour fêter avec ses amis le retour, non seulement de Maïna, mais
aussi de Joël, elle fit honneur aux crêpes de Tina avec des dents de
vingt ans.

Après quoi tout le monde descendit au jardin.

Là, ce fut une surprise nouvelle.

Comme si le petit enclos n’eût pas contenu par lui-même assez de verdure
et de floraison, les indigènes de Rocabey qui avaient chargé de fleurs
la voiture de Cailleux venaient de dresser de leurs mains une sorte
d’arc de triomphe de feuillage, sous lequel, venus à pied du lointain
faubourg, ils saluèrent d’acclamations enthousiastes la gracieuse enfant
adoptée par le vieux médecin.

Et la douairière, toujours en verve, de s’écrier à cette vue:

--Parbleu! voilà qui est original! Faire tenir dans son propre jardin
les populations en délire.

Oh! la belle et bonne journée que passèrent là, ensemble, avec leurs
amis de tous rangs, les divers acteurs de ce drame de famille!

Dans la soirée, en guise de champagne, on but du cidre, de cet excellent
cidre que l’aubergiste avait voulu, le matin même, faire goûter au
docteur Le Budinio.

La nuit vint enfin. A onze heures précises, on reconduisit en pompe Mme
du Closquet jusqu’en sa belle maison de la rue Saint-Vincent, et, minuit
sonnant, chacun se retrouva seul dans sa chambre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était une jolie petite chambre rose, tapissée avec goût, meublée avec
élégance, que la sollicitude affectueuse du vieillard avait réservée à
sa filleule.

Le matin, en ouvrant ses deux fenêtres, Véronique pouvait embrasser
simultanément la mer et la plage par-dessus les remparts, l’isthme du
Sillon à la sortie de la ville et tous les jardins environnants.

Un lit aux rideaux de mousseline immaculés, une armoire à glace en bois
blanc verni, une table de toilette et un gracieux secrétaire assortis
comme forme et comme couleurs, garnissaient ce virginal réduit.

Et, en vérité, Maïna ne souhaitait rien au delà.

Le luxe le plus princier n’aurait pu lui donner le calme et le repos que
lui assurait ce coin de demeure paisible, cet attachement constant et
fidèle des êtres qui l’habitaient.

Aussi, dès qu’elle s’y retrouva, la jeune fille ouvrit-elle la fenêtre
donnant sur le port, et, la tête penchée sur sa main, accoudée au balcon
de fer, s’abandonna-t-elle aux rêveries que lui apportaient, fraîches et
caressantes, les haleines de la mer.

Depuis six années, elle ne revoyait cette chambre que tous les ans à la
même époque et même un peu plus tard, puisqu’elle était en pension à
Paris et ne rentrait à Saint-Malo qu’au moment des grandes vacances.

Cette fois, c’était pour toujours qu’elle y revenait,--ayant fini ses
études, couronnées, à douze mois de distance, par le double diplôme des
degrés simple et supérieur.

«Pour toujours!» Il faut avoir été écolier ou écolière, captif loin de
cette patrie de l’enfance qui est la famille, pour savoir ce que ces
deux mots contiennent et résument de joies profondes et condensées!--Au
reste, ne sont-ils pas l’unique, la plus puissante expression des
sentiments intenses et durables? N’est-ce pas «pour toujours» que
s’aiment ceux qui, à la fleur de l’âge, unissent leurs cœurs dans une
mutuelle affection, leurs mains dans l’échange des anneaux symboliques
du mariage?

Pour Maïna, il n’y avait encore ni perspective, ni lointaine espérance
d’une tombe fleurie.

La jeunesse s’épanouissait en elle comme autour d’elle, et, en
prononçant ces mots «pour toujours», la jeune fille attachait au front
chauve de son «oncle» et aux cheveux blancs de Tina les mêmes fleurs de
printemps dont elle ceignait, en pensée, sa tête nimbée de boucles
blondes.




III


--Ça, Joël, mon ami, prends une chaise, et causons.

--J’y suis tout disposé, mon oncle, répondit le lauréat frais émoulu de
la Faculté de Paris.

M. Le Budinio s’était enfoncé dans un vieux fauteuil de cuir, autour
duquel gisaient des livres de toutes dimensions, voire d’énormes
in-folios poudreux, où le vieillard avait accoutumé de lire Hippocrate,
Aristote, Celse, Galien, Asclépiade, dans leurs textes divers de langues
mortes, lettré de premier ordre dans sa modestie de savant méconnu.

Il avait relevé ses lunettes comme dans tous les cas graves, et fixait
sur son neveu le tranquille regard de ses yeux gris et perçants. Il
reprit:

--Te voilà médecin,--et, morbleu! médecin comme moi, tout autant que
moi. Tu dois être même plus fort que moi, car nous vivons dans un temps
où les jeunes en savent beaucoup plus que les vieux, les fils que leurs
pères.

--Oh! mon oncle!--protesta Joël qui connaissait cette habituelle ironie
de l’excellent homme.

--Non, non, ne dis pas non. Je ne me plains pas, je ne raille pas. Je
reconnais la vérité, et la vérité c’est que vous avez le temps
aujourd’hui de faire des études beaucoup plus étendues qu’on n’en
faisait à notre époque. Je me plais à constater que vous avez des outils
et des instruments beaucoup plus perfectionnés et que, sur plusieurs
points, on a fait de très remarquables progrès.

Tiens, par exemple, grâce à la spécialisation des aptitudes, les
maladies de l’œil, du larynx, de l’oreille, sont admirablement soignées
par des gens qui font cela mieux que personne. A vrai dire, ils ne
savent faire que cela, et s’il fallait tout préciser... Les dentistes,
tiens! eh bien! ils vous arrachent une dent de l’œil sans douleur, en
vous injectant dans la gencive une drogue nouvelle. Vous appelez ça de
la co... de la cocaïne, je crois.

Pour le coup, Joël se sentit un peu désorienté. Son oncle se moquait-il
ou parlait-il sérieusement?

Mais celui-ci eut tôt fait de dissiper les doutes de son neveu.

--J’en veux venir à ceci, mon garçon, que tous ces progrès, qui ont fait
faire bien des pas à la chirurgie, sont de médiocres moyens d’avancement
pour la médecine proprement dite. Il n’y a encore qu’une chose pour le
médecin.

Ce n’est pas de savoir toutes les théories plus ou moins neuves des
fanfarons de sciences, théories qui ne datent pas d’hier, après tout,
comme tu pourras t’en assurer par toi-même,--fit-il en tapant de la
paume sur les in-folios les plus voisins de sa main;--c’est de posséder
le diagnostic autant par la netteté du coup d’œil que par la pratique
assidue des maladies. Il faut, pour cela, que le praticien soit avant
tout l’ami de ses malades.

Et, ouvrant brusquement l’un des gros volumes à une place où l’on voyait
bien que l’habitude du feuillettement quotidien avait dû rompre les
pages, il montra quelques lignes au jeune homme.

--Tiens, vois ce que dit Celse à ce sujet.

Il lut lui-même à haute voix:

--_Asclepiades dixit hoc esse medici officium ut ad lectum ægrotantis
assidens..._ C’est clair, n’est-ce pas, et c’est le conseil d’Asclépiade
rapporté par Celse en personne: «Que le médecin s’assoie au chevet de
son malade pour surveiller les progrès de l’infection morbide.»
Qu’est-ce à dire, sinon que le premier devoir du praticien est de
surveiller étroitement l’état du client?

Joël ne put se défendre d’un sourire quelque peu sceptique.

--Mais, mon oncle,--réclama-t-il, à ce régime-là, que devient le médecin
lui-même?

Le vieillard hocha la tête, et avec un fin sourire il riposta:

--Toi, je te vois venir. Tu entends par là, n’est-il pas vrai, qu’à ce
régime, le médecin ne met pas beaucoup d’écus dans sa bourse. Mon
garçon, il faut bien mettre les points sur les _i_.

Je n’ignore pas que nombre de médecins illustres tiennent notre art pour
un métier, je n’ose dire une industrie lucrative. Ils considèrent,
peut-être avec raison, que l’art ne fait pas vivre et que, pour s’être
dévoué à l’amélioration du sort de ses semblables, le médecin ne s’est
pas condamné au bagne à perpétuité.

D’autres,--ce ne sont pas les plus nombreux, hélas!--estiment, au
contraire, que l’exercice de notre noble profession est, avant tout,
l’école du dévouement et du sacrifice, et que là où le devoir, accepté
par lui après mûre délibération sur le choix d’une carrière, l’appelle,
le médecin n’a point à consulter pour savoir s’il trouvera la légitime
rétribution de ses efforts.

Ce disant, le docteur Le Budinio se leva de son fauteuil, et, mettant la
main sur l’épaule de Joël:

--Mon enfant, voilà quarante ans que je m’efforce de remplir autant que
faire se peut les devoirs de ce que j’appelle, moi, une mission. Et
c’est pour cela que je te dis à cette heure: Joël, mon neveu, où plutôt
mon fils, tu es à l’âge des résolutions graves et décisives. Les temps
sont durs pour qui ne veut pas transiger avec sa conscience.

Si tu prends la suite de ma clientèle, tu subiras plus de déboires et de
privations que tu ne récolteras de bénéfices ou d’éloges. Il te faudra
ceindre tes reins, te faire le serviteur des pauvres et des déshérités,
renoncer aux douceurs de l’existence, t’enfermer dans l’ordinaire
pratique d’une austérité qui, le plus souvent, ne sera pas volontaire,
et n’attendre que de Dieu et de toi-même, par le fier témoignage de ton
propre cœur, la récompense des mérites inutilement dépensés, selon le
jugement du monde.

Mais rien ne t’oblige à ce sacrifice, à cette abnégation de toi-même.

Tu viens de faire d’excellentes études. Tes maîtres ont encore l’œil
ouvert sur toi, et cet œil est encore plein de ton image. La capitale
avec ses gloires, ses succès, et aussi ses multiples satisfactions de
l’intelligence, peut t’offrir d’autres perspectives.

Tu peux y devenir un homme célèbre, un oracle de la science, sans
démériter de ta propre estime, comme aussi sans t’astreindre au bonheur
infime, obscur, ignoré.

Ici, tu ne seras jamais qu’un humble médecin de campagne, auquel les
bénédictions d’une clientèle de pêcheurs, de matelots et d’ouvriers,
même grossie de l’appoint de tous les riches de la ville, ne donneront
pas le moindre lustre.

A toi de choisir. Veux-tu l’énorme ville avec ses loisirs qui reposent
et son labeur qui rétribue, ou préfères-tu le pain sec de chaque jour
durement gagné, mais que rend plus précieux le spectacle des larmes
essuyées et des douleurs changées en joies aux foyers des pauvres et des
souffrants?

Joël avait penché le front. Il était profondément ému.

C’est qu’en effet, il n’avait jamais connu, il n’avait jamais soupçonné
en son oncle, ce vieillard bienfaisant et modeste, une telle hauteur de
pensées, une telle sublimité de sentiments.

Hugh Le Budinio apparut à son neveu dans une sorte de transfiguration.

Pour la première fois de sa vie, le praticien «obscur et ignoré», comme
il se qualifiait lui-même, et sans amertume, revêtit aux yeux du jeune
homme les attributs d’une grandeur d’autant plus imposante que son
éloquence spontanée, partie du cœur, donnait à son caractère un relief
plus inattendu.

Ce n’était plus le parent chéri et respecté, mais avec un peu de
condescendance pour ce que Joël s’était habitué à dénommer les travers
ou les manies qu’une science plus complète n’eût pas laissés subsister.

C’était surtout l’aîné dans cette même science dans laquelle le jeune
médecin, pourvu depuis l’avant-veille de ses lettres patentes, allait
faire ses premiers pas en titubant d’essai en essai comme tout débutant
dans une carrière quelconque.

Et, sous cet aspect, il s’entourait spontanément d’un prestige qui
faisait courber le front un peu orgueilleux de l’adolescent, fier de son
savoir et de ses cinq années d’études devant la première Faculté du
monde.

Là-bas, dans les grands hôpitaux, Joël avait été l’interne des maîtres.

Ici, il n’avait pas à rougir de se faire l’aide, le suppléant, au besoin
l’élève de ce vieux «médecin de campagne», selon l’expression du docteur
Hugh Le Budinio.

Et la réponse d’adhésion qu’il cherchait pour se mettre à la hauteur du
vieillard ne lui venait pas, tant il eût voulu parler, lui aussi, cette
langue admirable de l’abnégation et de l’héroïsme.

Une gracieuse intervention, en interrompant le colloque de l’oncle et du
neveu, vint tirer celui-ci de peine.

La porte n’était qu’entre-bâillée; elle s’ouvrit sous une poussée du
dehors.

Maïna entra simplement vêtue d’un long fourreau de toile bleue, serré à
la taille à la façon d’un peignoir, les bras émergeant, ronds et blancs,
des manches courtes, le cou se dégageant dans son exquise gracilité de
l’échancrure du corsage.

Tous deux jetèrent un même cri d’admiration non dissimulée.

L’enfant était si blanche en son âme, si peu faite aux compliments
révélateurs, qu’elle ne prit point garde aux intonations élogieuses de
ce double cri.

Elle tendit son beau front pur au baiser paternel du vieillard et sa
main aux ongles roses à Joël.

--Bonjour, mon oncle! Bonjour, cousin! Comment allez-vous ce matin?

--C’est à toi qu’il faut demander cela, fillette?--répliqua le docteur,
qui détacha, pour parler, ses lèvres du front de sa filleule.

--Pourquoi à moi, mon oncle?

--Dame! Parce que, moi, je suis à mon quatorze mille soixante-dixième
matin de vie médicale, sans changement appréciable, tandis que, pour
toi, l’aube d’aujourd’hui a dû sensiblement différer de celle d’hier, si
mes évaluations sont justes.

Véronique éclata d’un beau rire aux cascades argentines.

--Oh! de l’aube, mon oncle, n’en parlons point, s’il vous plaît. Je ne
me suis couchée qu’à deux heures du matin, et il en est huit et demie.
Je n’ai pas vu lever le soleil. Hier, en effet, c’était tout autre
chose. Il m’avait ouvert les yeux de force du côté de Pontorson.

--Deux heures du matin! se récria Hugh.--Est-ce à dire que tu ne pouvais
pas dormir?

--Oh! non, mon oncle! J’ai dormi comme une bienheureuse, au contraire.

Elle était adorable dans sa candeur dépourvue d’embarras et de fausse
honte.

--Mon Dieu! Que l’on dort bien dans ma chambre! J’avais pourtant laissé
mes volets ouverts, afin que le jour vînt m’arracher au lit, comme
d’habitude. Eh bien! ça n’y a rien fait. Ah! oui, l’on dort bien, mon
cher oncle! Ces draps frais m’enveloppaient comme un tissu de brume; je
sentais tout mon corps s’y alanguir, et les couvertures de coton que m’a
laissées Tina m’ont paru aussi douces que la brise de mer au moment du
bain. Vous savez, moi qui, à Paris, me bordais jusqu’au cou, qui me
pelotonnais à la façon d’un petit enfant,--ici, j’ai dormi étendue comme
une planche, comme dans l’eau salée, quoi! Et puis, là-bas, c’était ce
lit de fer dans lequel on prend l’habitude de l’immobilité, parce que,
si l’on se retourne, tout de suite on heurte du nez le mur; ici, je
pouvais onduler à mon aise, prendre tous les morceaux de fraîcheur
enfouis çà et là sous les plis, plonger mes bras sous le traversin,
retourner mon oreiller...

Joël l’interrompit en riant aux éclats.

--Mais, cousine, si vous avez eu le temps de faire tout cela en
connaissance de cause et avec réflexion, je ne vois pas ce qu’il en est
resté pour le sommeil.

Elle répliqua avec la même hilarité débordante et communicative:

--Hé, cousin, est-ce qu’on sait, est-ce qu’on calcule, est-ce qu’on
étudie ces choses-là? Vous comprenez bien que je n’ai pas dormi de ce
sommeil bête et lourd qui fait perdre la sensation de toutes choses et
où il n’y a pas même place pour le rêve.--Ah! que non pas! Je me rends
très bien compte que mes nerfs se sont accordé tout juste assez
d’abandon pour s’alanguir sans renoncer à goûter la volupté de ce
bien-être délicieux.--Tenez! Je vais vous dire. Tout à l’heure, en
m’éveillant dans les brumes un peu épaisses du premier retour à la
lumière, savez-vous quelle bizarre conception je me formais de mon
existence?

--Ma chère Maïna,--répondit Joël,--je ne sais si mon oncle le devine.
Quant à moi, vous savez qu’il y a beaux jours que j’ai renoncé à
interpréter vos fantaisies imaginatives. A plus forte raison, n’est-il
pas vrai, dès qu’il s’agit d’un songe matinal.

--Oh! vous,--s’écria la jeune fille en faisant la moue,--vous êtes bien
l’être le plus prosaïque que j’aie jamais rencontré. Je parie que si
vous étiez seul, vous étrenneriez votre diplôme en m’ordonnant quelque
drogue pour me guérir de mes «fantaisies imaginatives», comme vous
dites.

--Attrape, fistot!--plaisanta le vieux Le Budinio.--En voilà une qui ne
sera pas ta cliente.--Mais tout ça, petite, ne nous dit pas ce que tu
croyais être.

Et comme il s’était replacé dans son fauteuil, Maïna vint, sans façon,
s’asseoir sur ses genoux.

--A la bonne heure! Vous vous intéressez à quelque chose, au moins,
vous, mon oncle. Que Joël se bouche les oreilles, s’il veut. Je ne
raconterai mon rêve que pour vous.

--Ma cousine,--fit galamment le jeune homme,--je les ouvre toutes
grandes, au contraire, car si je n’apprécie pas vos songes comme il
convient, du moins j’accorde à mon ouïe le plaisir de percevoir
l’enchanteresse harmonie de votre organe.

Maïna tapa du pied.

--Béotien, va! Peut-on commencer une phrase comme celle-là pour la finir
d’une façon aussi parfaitement ridicule! Mon «organe»,--je vous demande
un peu, mon organe! Ne dirait-on pas que je parle du nez? Je n’ai pas
d’organe, monsieur, j’ai une voix.

--Disons alors l’enchanteresse harmonie de...

Ce fut au tour du vieux docteur de frapper du talon sur le parquet.

--En avez-vous bientôt fini avec votre littérature à la Victor
Ducange?--J’attends l’histoire, morbleu, et je ne me suis pas mis en
retard d’une heure pour écouter une critique de madrigaux. Çà, Maïna,
ton rêve, s’il te plaît.

--Voilà, mon oncle. J’étais si bien dans mon lit qu’il m’a semblé que je
me transformais en un de ces anges que l’on voit dans les églises, avec
des ailes juste sous la tête, vous savez, et que, n’ayant plus ni bras,
ni jambes, ni rien du tout, je me roulais au milieu de nuages aussi
onctueux, aussi doux que de la crème fouettée.

--Gourmandise et mysticisme mêlés!--fit Joël goguenard.

--Fi! C’est bon pour vous d’être gourmand. Croyez-vous donc que j’aie
mangé mes oreillers?

Et se retournant, câline, vers le vieux docteur:

--Voyons, mon oncle. Que dites-vous de ce rêve? Vous semble-t-il
indiquer, ainsi que l’insinue monsieur votre neveu, un dérangement de
mes facultés intellectuelles? Qu’en augurez-vous?

Hugh l’embrassa sur les deux joues.

--Dame, ma fille, depuis le temps de Joseph, fils de Jacob, qui fut
ministre de Pharaon, l’interprétation des songes n’entre plus pour
grand’chose dans les études que font les médecins pour pronostiquer sur
l’état de santé des gens. Si j’avais à consulter un auteur sur ton cas,
je m’adresserais à Horace,--un poète. Il a fait, en effet, des vers où
il indique un état morbide assez analogue au tien:

                      ... Velut ægri somnia vanæ
    Fingentur species, ut nec pes, nec caput uni
    Reddatur formæ...

N’importe! Je sors de mes attributions pour te dire que j’augure très
bien de ce songe. Il m’annonce que ton sort en ce monde et dans l’autre
sera celui d’une personne très... comment dirais-je? très volage, et que
ta destinée sera la réalisation d’un paradis tout de sucre et de lait. A
présent, il faut que je parte. Là, es-tu contente de moi?

--Non,--fit Véronique, en se pendant à son cou,--parce que vous suivez
l’exemple de Joël et que vous vous moquez de moi.

Le docteur, qui avait déjà atteint la porte, se retourna.

--Je me moque de toi, parce que je te cite des vers d’Horace? Mais,
petite, n’est-ce pas toi qui m’as raconté que, dans ton rêve, tu n’avais
ni bras ni jambes? Le poète ne fait que signaler le même cas de
bizarrerie. Et moi, je le rappelle.

Et il s’enfuit, laissant Joël et Maïna en tête-en-tête.

--Eh bien!--demanda le jeune médecin,--voulez-vous que je vous donne une
consultation sérieuse, moi?

L’enfant le regarda de côté, avec une impertinence amicale qui lui était
habituelle.

--Vous, Joël? Mais, au fait, c’est vrai que vous êtes médecin depuis
trois jours.

--Il est heureux que vous vous en souveniez, cousine.

--Bah! Ne vous fâchez pas. Ça me paraît si drôle, en voyant votre barbe
blonde, de me dire que tout le monde va vous appeler «monsieur le
docteur» gros comme le bras.

--Tiens! Et pourquoi donc cela vous semble-t-il «drôle»?

La rieuse créature se planta toute droite au milieu de la chambre.

--Parce que, mon petit Joël, il n’y a pour moi qu’un seul médecin,
voyez-vous, et c’est mon oncle; parce que je ne conçois pas un médecin
autrement qu’avec une figure rasée, des lunettes d’écaille, un chapeau
plat à larges bords, une cravate blanche qui fait trois fois le tour du
col pour s’épanouir en pointes sur le jabot, et une canne en jonc à
pomme d’or.

Elle avait fait cette déclaration sans se dérider.

Brusquement, elle aperçut, accroché à un portemanteau, l’un des chapeaux
de rechange de son oncle.

Par un oubli qui allait certainement lui occasionner des contrariétés,
celui-ci avait laissé ses besicles sur la table.

D’un bond, Maïna saisit lunettes et chapeau.

Planter ledit chapeau sur la tête de son cousin, assujettir les verres
sur ses yeux, lui nouer au cou un mouchoir artistement roulé en cravate,
fut pour elle l’affaire de vingt secondes.

Après quoi, avec des éclats sonores du rire et de la voix, elle poussa
le jeune homme par les épaules hors de la pièce et appela à grands cris:

--Tina, Tina, viens donc voir!

Corentine Kerbiel accourut. Tout de suite, elle partagea l’hilarité de
la jeune fille encore accrue par la docile et gaie résignation de Joël,
qui se prêtait à ce caprice de folle.

--Ah! ah! ah!--riait Véronique en battant des mains, est-il drôle! Tina,
je te présente Joël Premier, ou Le Budinio Deux, médecin de la Faculté
de Paris, deuxième prince de la science de l’illustre dynastie des Le
Budinio.

Quand Joël estima qu’il s’était assez prêté à ce caprice, il fit sauter
d’un revers le couvre-chef, retira lunettes et mouchoir, et enlaçant
d’un bras robuste la taille de sa cousine qu’il souleva comme il eût
soulevé un enfant:

--Allons! toquée, viens déjeuner! Pour n’avoir pas de corps tu me parais
joliment lourde. Et je meurs de faim!

Ils avaient vécu comme frère et sœur, les deux cousins.

Joël avait vingt-cinq ans, Maïna courait sur ses dix-neuf.

Depuis dix-sept années leur vie était mêlée; depuis dix-sept années,
pensées et désirs, ils mettaient tout en commun, grandissant, sinon côte
à côte, du moins dans la même gradation de leur développement
progressif.

Joël et Maïna étaient, l’un et l’autre, orphelins de père et de mère;
l’un et l’autre avaient trouvé abri et protection auprès du vieil oncle
qui les avait recueillis.

Mais, tandis que le jeune homme était bel et bien le fils d’un cousin
germain du médecin, Maïna, elle, n’avait jamais dit, ni su, si son
origine se rattachait à un frère ou une sœur de quelque cousin ou
cousine plus ou moins éloignée.

Au reste, elle ne s’en était jamais mise en peine, étant l’étourdie la
plus adorable que l’on pût imaginer. Ce qui ne l’empêchait point de
s’oublier parfois en de longues rêveries mélancoliques dans lesquelles
sa pensée alerte et mobile s’efforçait de retrouver des souvenirs.

Comme une harpe dont les cordes n’ont point encore vibré, Maïna recélait
la poésie en elle. Il fallait le passage d’une brise printanière ou d’un
souffle d’automne pour faire jaillir de ce cœur tout ce qu’il contenait
de tendresse profonde et vive.

Depuis qu’elle était revenue, deux jours s’étaient écoulés déjà.

Un soir, cinq heures venant de sonner, Maïna, en descendant au jardin,
vit la vieille Corentine occupée à une besogne qu’elle ne comprit pas
d’abord.

La servante s’appliquait à transvaser un pied de véronique des débris
d’un pot de terre en miettes, dans un autre récipient tout neuf.

Maïna courut à elle, fort intriguée, et l’interrogea avidement.

Corentine ne perdait aucune occasion de faire l’éloge de son maître.
Elle saisit donc celle qui s’offrait de raconter la touchante histoire
du malencontreux pot de fleurs.

--Et je vous assure,--continua-t-elle en riant,--qu’il était vraiment
comique à voir, votre oncle, avec sa carafe d’une main et son pot de
l’autre. Il l’était encore bien plus en le jetant par la fenêtre.

Maïna sourit à ce récit. Mais elle se sentit le cœur gros et, pendant un
moment, en voulut presque à la domestique des remarques qu’elle avait
faites au vieillard.

--Mon nom,--s’écria-t-elle,--voilà qu’il me semble changé. Je vais
l’aimer comme ça.

Elle prit la fleur des mains de Tina et courut la cacher dans une
charmille, dans cette partie du jardin plus embroussaillée que les
autres, et où elle s’était fait une véritable retraite.

Là, chaque jour, elle vint la contempler, l’arroser elle-même.

C’est qu’elle tenait à faire revivre la plante, à épanouir sa
reconnaissance sur les thyrses violets insignifiants qui en font le très
humble ornement.

Car, sans qu’elle s’en rendît compte, la jeune fille venait d’éprouver
une première atteinte au cœur.

Certes, elle l’avait toujours aimé, son oncle, aimé de toutes ses
forces, de toute cette tendresse spontanée d’enfant qui aime comme il
respire, sans raison et sans calcul.

Mais, à cette heure, il lui semblait qu’elle trouvait pour la première
fois en elle un sentiment d’une suavité pénétrante qui, plus que les
élans spontanés de la nature, lui versait dans l’âme elle ne savait quel
attachement invincible, puissant, plein de respect en même temps que
d’intensité.

Abritée sous le berceau de verdure, Maïna rêvait les yeux ouverts, cette
fois.

Une fois la porte d’un cœur entrebâillée, il n’est plus possible d’en
rejeter le battant sur l’amour qui demande à entrer. La jeune fille
éprouvait comme une dilatation de son âme.

Et puis, tout au fond de son esprit, vaguement, comme une survivance de
cauchemar, elle découvrait des impressions bizarres dont sa mémoire, qui
remontait bien haut pourtant, puisqu’elle la ramenait jusqu’à sa
quatrième année, ne lui fournissait pas d’explications précises, de
faits générateurs.

Il lui semblait voir d’autres figures indécises, estompées par un
brouillard, une maison sombre, dans le noir de laquelle des êtres se
mouvaient confusément. Des silhouettes passaient devant ses yeux, à
l’instar de lointaines ombres découpées sur un fond de brume.

Vingt fois, elle avait eu la tentation de questionner à ce sujet le
vieux docteur. Elle ne l’avait pas osé.

Puis les souvenirs se précisaient.

Elle se revoyait toute petite dans la riante demeure du quai
Saint-Michel, courant dans le jardin ou sur la plage, au pied des
remparts, donnant la main à son «oncle», ramassant des coquillages, se
complaisant à creuser dans le sable des entonnoirs que le flot venait
combler et niveler invariablement.

Elle se retrouvait dans les bras et sous les caresses, parfois un peu
rudes, de Justine Kerbiel, débarbouillée, dressée, instruite dans la
prière et les assiduités à l’église par la vieille et fervente Bretonne.

Le reste des événements se déroulait à la suite, comme les panneaux d’un
diorama mécanique. Elle croyait entendre encore les paroles du docteur
qui, six ans plus tôt, avait été pour elle la cause de sa première
grande douleur:

--Décidément, cette enfant ne fait rien, n’apprend rien ici. La mère
Sainte-Régine des Dames de la Sagesse m’a offert de la faire entrer
comme pensionnaire dans un de leurs couvents de Paris, et...

--Ah! monsieur,--s’était écriée Tina,--vous n’y pensez pas? La pauvre
mignonne vient tout juste de faire sa première communion cette année.

--Tina, tu n’y entends rien. Il faut bien que cette petite enfant fasse
des études. Ce n’est pas moi qui peux lui enseigner ce qu’elle doit
savoir. Et toi, t’en charges-tu?

Corentine s’était redressée très fière, les poings sur les hanches.

--Dame, c’est pas pour dire. Mais qui est-ce qui lui a appris à lire, à
cette enfant? Et les sœurs d’ici, est-ce qu’elles ne pourraient pas
l’éduquer tout aussi bien que les autres?

Le docteur était entêté. Il n’était pas de la roche dure pour rien.

Selon lui, il n’y avait qu’une ville au monde pour s’instruire: Paris.
Mais, au lieu de discuter avec sa vieille gouvernante, il avait clos le
débat d’une parole brève et qui laissait toujours Tina sans réplique:

--D’ailleurs, ma fille, madame du Closquet y tient.

C’était en effet une raison absolument péremptoire.

Et c’était ainsi que Maïna avait quitté Saint-Malo, un soir d’octobre,
en compagnie d’une jeune religieuse au visage séraphique, qui l’avait
consolée tout doucement le long du trajet et était devenue là-bas, à
Paris, sa confidente et son amie des bons comme des mauvais jours.

Cependant elle n’avait point oublié le «Vieux Rocher», la tour
Qui-Qu’en-Grogne, la plage aux coquillages, les remparts, les promenades
sur le Sillon, les excursions à Dinard, à Paramé, à Saint-Servan. Et
chaque fois que le mois d’août béni arrivait, elle avait les mêmes
battements d’allégresse et d’impatience, la même ivresse, en remettant
le pied sur l’asphalte du trottoir de la gare.

Soudain, les pensées de Maïna changeaient de cours.

Une réflexion presque puérile dans sa naïve profondeur lui étreignait le
cœur.

Il est une idée à laquelle la jeunesse répugne tout naturellement par
essence: c’est celle de la mort.

Et, à la vue des cheveux blancs sur les fronts des vieillards qu’elle
chérissait, la jeune fille songeait à cette loi fatale, inéluctable, de
la fin.

Un grand frisson la secouait quand elle voyait apparaître l’image de ce
deuil à venir.

Ne prévoyant pas le trépas pour elle-même, elle le détournait, en
quelque sorte, de ces têtes sacrées.

Car, que deviendrait-elle si un tel malheur la frappait? L’existence
ainsi vidée pour elle lui faisait l’effet d’un trou noir, sinistre, dont
elle n’apercevait point l’extrémité couverte de sombres nuages, dans une
de ces clartés douteuses telles qu’elle en avait vu s’épandre sur la mer
aux jours de grandes tempêtes.

Alors, ramenée par le contraste même à de plus riantes idées, elle
reportait ses yeux sur le paysage ensoleillé qui l’entourait.

Du fond de son berceau de feuilles, elle voyait des taches d’or se
plaquer sur le sable des petites allées, sur les massifs de verdure et
de fleurs, sur les volets verts et la façade blanche de la maison.

Et alors aussi, dans l’encadrement des vignes vierges et des lierres qui
grimpaient à l’escalade des murs, elle se surprenait à chercher un
visage jeune enveloppé d’un fin collier de barbe. Elle était heureuse
quand à son rêve répondait une réalité et que, du haut des fenêtres à
petits carreaux de vitre, la voix entraînante de Joël lui criait:

--Hé, cousine, êtes-vous là, au jardin?

Souvent, d’instinct, pour se faire chercher, pour se faire réclamer, en
vraie fille d’Ève qu’elle était, elle gardait le silence, bien certaine
qu’il ne s’en tiendrait pas à ce premier appel.

Son attente n’était pas déçue. Joël quittait la baie ouverte, descendait
à son tour au jardin et venait l’arracher de son nid, avec de joyeuses
exclamations, de gais reproches sur sa surdité volontaire.

Il n’était vraiment pas mal ce Joël, son unique ami et confident
d’enfance.

Les six ans qui séparaient leurs âges respectifs s’effaçaient
aujourd’hui sous la conformité de leurs goûts et de leurs sentiments,
malgré les apparentes contradictions de leurs caractères. Car Joël était
aussi calme qu’elle était vive, aussi paisible qu’elle était
batailleuse, aussi raisonnable qu’elle était folle.

Cette nature tempérée, cet équilibre vigoureux des facultés physiques et
morales du jeune homme exaspéraient, d’apparence seulement, les nerfs
susceptibles de l’enfant exubérante, mais elle ne pouvait s’empêcher
d’admirer cette tranquille bonhomie, ce flegme à toute épreuve qui
caractérisaient le tempérament de son cher cousin.

Elle ne s’en cachait à personne: elle l’aimait bien, son cousin Joël.

A personne? Pardon. Il y avait quelqu’un qui n’en savait rien bien
positivement, bien qu’il s’en doutât quelque peu: c’était Joël lui-même.
Celui-là aussi c’était un naïf à sa façon, car il adorait sa cousine
Maïna, et lui, par exemple, n’avait fait à âme qui vive confidence de
ses sentiments.

C’est qu’en Joël, ces sentiments, ou plutôt ce sentiment était complexe
autant que compliqué.

Le brave garçon entrait dans la vie avec les salutaires ignorances de la
perversité humaine.

Des faiblesses de l’espèce il ne connaissait que peu de chose en vérité.
Si bien que, très fort en matière d’études médicales, tout à fait apte à
soigner, voire à guérir le corps, il ignorait presque entièrement ces
recoins et ces pudeurs de l’âme que l’œil scrutateur d’un psychologue
met des années à pénétrer et à deviner.

Chez lui l’amour allait droit son chemin, sans ambages, sans réticences.

Aimant sa cousine Maïna, il en voulait faire sa femme.

Ses études, il les avait faites avec cette pensée bien arrêtée, cette
conviction bien ancrée, qu’il succéderait à son oncle, qu’il hériterait
de lui une clientèle qui valait bien quelque chose et certainement aussi
un petit avoir qui, vu le long exercice de la médecine par le vieux
praticien et ses nombreuses relations dans le département, ne devait pas
être à dédaigner.

Et, pour mieux unir toutes les chances de prospérité, il recueillerait
la seconde moitié de l’héritage en épousant celle à laquelle cette
moitié revenait de plein droit.

Ainsi, c’était excessivement simple; sa carrière était toute tracée: une
jeune femme jolie, intelligente, douce et entendue, pas ambitieuse,--un
foyer déjà réchauffé par la tiède atmosphère de l’affection réciproque,
et l’égide du vieil oncle qui, le prenant par la main, le guiderait en
personne dans ses premiers pas à travers le monde du devoir et du
labeur.

Assurément, le petit discours du docteur Hugh avait quelque peu ébranlé
la confiance du docteur Joël. Mais il connaissait si bien le bonhomme,
que, réflexions faites, il s’était dit que le vieillard avait simplement
voulu mettre sa constance à l’épreuve, en lui présentant le tableau si
chargé de teintes noires et peu encourageantes.

Sur le moment, le jeune homme s’était senti fort ému; il avait cédé à
l’entraînement de son cœur, il s’était vu prêt à répondre qu’il
acceptait ces perspectives moroses.

Puis, la raison avait fait entendre son langage tout différent, et Joël
s’était dit que son oncle était dans le vrai en lui signalant le peu de
ressources qu’offrait la vie de province. Puisque le vieillard lui-même
l’y encourageait, il retournerait à Paris; il tâcherait d’y faire son
petit trou, de s’y créer une situation indépendante, personnelle.

Et maintenant, avec un deuxième retour de la réflexion, il voyait
derechef les choses sous l’aspect qu’elles avaient antérieurement.

Bien sûr, son oncle avait exagéré, s’était ri de lui. Il avait mieux que
cela à lui offrir. Et, d’ailleurs, après tout, ne faut-il pas toujours
un peu souffrir en ce monde? On n’obtient rien qu’au prix de luttes ou
d’efforts. Il se rappelait la phrase du poète latin: _Nil sine magno
labore natura dedit mortalibus._

Sans être aussi ferré que le vieux docteur sur les classiques, il avait
fait de belles et bonnes études. Les prosateurs et les moralistes
l’encourageaient à essayer ses forces, et les poètes lui peignaient le
devoir et la vie sous de riants aspects.

Et puis, encore, Maïna n’était-elle pas là, sa chère Maïna qu’il voulait
conquérir comme on gagne le paradis, au prix du labeur opiniâtre, du
renoncement volontaire aux superfluités de l’existence, au mirage
trompeur de l’ambition?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quinze jours après leur retour à Saint-Malo, ni l’un ni l’autre
n’étaient encore fixés sur la détermination à prendre.

En revanche Joël, déjà très disposé à donner accès à l’amour, avait
ouvert à deux battants les portes de son cœur à la pénétrante influence
des charmes de sa cousine.

Il l’aimait ardemment à cette heure, et cette affection sincère et vraie
ne contribuait pas peu à lui donner les dehors d’austérité et de
régularité qui faisaient l’enthousiasme de son oncle.

Ainsi préparés au choc, à l’étincelle finale qui allait allumer la même
flamme dans leurs deux cœurs, les jeunes gens suivaient les sentiers de
leurs âmes, parallèles à l’apparence, mais certainement terminés en un
angle que ni l’un ni l’autre ne prévoyaient, bien que les deux lignes se
rapprochassent insensiblement du but commun.

Un soir, en cueillant à brassées des églantines et des pivoines dans le
jardin, Véronique fit à son cousin le récit de l’attention du vieux
docteur pour elle. Elle lui conta de l’histoire du pot de fleurs une
version selon Tina Kerbiel, version touchante et pleine de tendresse.

Joël l’écouta avec une attention soutenue et une émotion qu’il ne
chercha pas à dissimuler.

Quand elle eut fini, il lui demanda d’une voix qui tremblait un peu:

--Et que comptez-vous faire en retour, cousine?

Maïna le prit par la main et l’entraîna dans l’intérieur du petit
bosquet.

--Tenez, voyez, dit-elle. Tina m’a remis la fleur. C’est moi qui la
soigne maintenant. Et comme sa fête se célèbre le 15 août, à
l’Assomption, ce jour-là, je lui porterai mon cadeau, et le docteur Hugh
Le Budinio, en rentrant dans sa chambre, y trouvera sa véronique tout en
fleurs.

Elle rayonnait. Son adorable visage resplendissait sous l’allégresse de
son âme.

Joël n’y put tenir.

Il saisit spontanément les deux petites mains blanches et les serrant
avec ferveur:

--Oh! vous dites vrai, car elle est déjà tout en fleurs, sa Véronique,
la Véronique que nous aimons tous.

Maïna jeta un petit cri et voulut dégager ses doigts de l’étreinte.

--Que faites-vous donc, cousin!

--Ce que je fais, cousine?--répondit le jeune homme, emporté par la
soudaineté de son émotion, ce que je fais, je vais vous le dire. Voilà.
Je ne peux plus garder le secret que j’ai là, depuis des mois, sur le
cœur, et il faut que je vous le donne à conserver.

--Un secret?--interrogea Maïna, devenue très rouge et devinant ce
qu’elle allait entendre.

La voix de Joël se fit vibrante, comme mouillée de larmes.

--Oui, un secret, Maïna, un de ceux qui vous gonflent le cœur jusqu’à le
faire éclater. Et, tenez, pour vous le dire, je ne peux même plus me
servir de cet odieux vous que l’âge nous a imposé. J’en reviens à notre
langage d’autrefois, en ce temps où tu venais, petite fille, demander à
jouer avec ton aîné de sept ans, presque ton frère, qui regrettait de ne
point l’être alors et qui te demanderait, s’il l’osait, de l’aimer
aujourd’hui mieux qu’un frère.

Il n’avait laissé aller qu’une des mains de la charmante fille.

Celle-ci se détourna à moitié et couvrit de la main restée libre son
visage empourpré.

Son corsage se soulevait sous la tumultueuse agitation de son sein.

Elle demeura ainsi quelques secondes sans trouver une parole.

Le trouble la paralysait.

Cet aveu spontané provoqué par la circonstance était pour elle aussi
inattendu que délicieux.

A la fin, pourtant, elle put parler, mais non sans un pudique
tremblement.

--C’est grave, Joël, ce que vous me dites là. Ce n’est pas de moi que
dépend la réponse...

--Pas de toi, Maïna? Mais de qui donc, alors?

--Mais,--balbutia la jeune fille,--de notre oncle, ce me semble.

Joël avait prévu cette objection. Il murmura d’un ton plein de caresses:

--Notre oncle? Tu as raison, Maïna. Mais lui, il n’a qu’un consentement
à donner, rien de plus. Ce que j’attends de toi, ce que je te demande,
c’est la réponse de ton propre cœur: un _oui_ ou un _non_ seulement.

La jeune fille se taisait, le front penché, toujours palpitante
d’émotion.

Joël insista doucement, pressant la petite main qu’il n’avait pas
quittée.

--Voyons, Maïna, cela ne te coûte pas beaucoup. Nous sommes des
orphelins tous deux. Nos enfances ont grandi côte à côte. Ne veux-tu pas
que nos efforts demeurent unis pour faire le bonheur de cet homme de
bien, qui a veillé sur nous, pauvres abandonnés? Ne veux-tu plus du
concours du pauvre Joël, dont tu connais au moins le dévouement et
l’affection, pour rendre à notre vieil oncle tout ce qu’il a fait pour
nous?

Elle se retourna vers lui, souriante.

Il vit deux belles larmes, plus transparentes que des perles, étinceler
à ses longs cils.

En même temps la petite main moite répondit doucement à la pression de
la sienne.

--Oh! si, Joël, je le veux! Tu sais bien que rien ne peut être plus cher
à mon cœur que le bonheur de notre oncle. Tu sais que tu peux tout me
demander dès qu’il s’agit de lui.

--Alors,--s’écriait-il, exultant, radieux,--c’est _oui_ que tu
prononces!

Et, elle, secouée de sa rapide mélancolie, retrouvant la belle gaieté de
la jeunesse:

--Ce n’est pas _non_, bien sûr!--fit-elle avec un éclat de rire
d’argent.

Il se pencha sur la petite main et y appuya ses lèvres longuement,
enivré.

Tout à coup Véronique tressaillit.

Elle venait de s’apercevoir que le soleil avait déjà disparu de l’autre
côté de la vieille maison, par delà la ligne du chemin de ronde des
remparts.

--Oh! mon Dieu!--s’écria-t-elle,--il est au moins six heures, n’est-ce
pas, Joël!

Le jeune homme consulta sa montre.

--Si tu disais sept heures moins un quart, tu serais dans la vérité.

--Et l’oncle qui n’est pas rentré!--proféra la jeune fille anxieuse.--Il
se passe quelque chose de grave.

Maïna avait raison.

Il se passait quelque chose de grave, de très grave même.

Le matin de ce jour-là, Tina Kerbiel avait arrêté le docteur au moment
où il allait sortir.

--Monsieur, avait-elle dit,--c’est pour vous demander de l’argent.

La question n’était pas pour surprendre le vieillard; il la connaissait
bien.

C’est que l’argent n’affluait pas dans la paisible demeure.

Les amis intimes du praticien n’en étaient plus à compter leurs
reproches de «prodigalités». Et quelles prodigalités!

Ce médecin était un véritable phénomène.

C’était chez lui, à coup sûr, que les riches payaient pour les pauvres,
puisque ce que ceux-ci versaient pour solder leur compte de visites,
Hugh Le Budinio le dépensait à secourir lui-même ses clients besogneux.

Aussi, au lieu du bénéfice que supposait Joël, le vieil oncle n’avait-il
jamais connu que la modération la plus stricte. Il fallait le bon marché
de la vie à Saint-Malo, la longanimité des fournisseurs, habitués à se
voir payer à de lointaines échéances, pour que Tina Kerbiel pût allonger
elle-même la courroie et faire durer le crédit indispensable à
l’existence de son maître et à la sienne.

Or, ce matin-là, à la question habituelle, normale, de la gouvernante,
Hugh Le Budinio n’avait pu donner de réponse.

Mais, selon une formule que celle-ci connaissait bien, il avait conclu,
en branlant la tête:

--C’est bon, je vais voir à faire rentrer quelques sous.

C’était un pitoyable créancier que le vieux docteur. Il lui en coûtait
tant de se faire payer!

Il s’était donc mis en route avec le ferme propos de réclamer son dû.

Dure condition que celle du médecin. Quand il soigne des clients riches,
les nécessités de «la clientèle à faire» le contraignent à laisser
traîner la note toute une année pour ne blesser ou ne contrarier
personne.

S’agit-il, au contraire, de pauvres hères? Aussi réduit que soit le prix
de la consultation ou de la visite, il est encore trop élevé pour la
«pratique». Et l’homme de l’art en devient le martyr par excellence.

Le docteur méditait ces deux termes du dilemme en parcourant le chemin
ordinaire de ses visites.

A quelle porte allait-il frapper? Auquel de ses habitués demanderait-il
l’aumône?

Mais, à la première maison, il remarqua que la famille entière mangeait
du pain sec, ce jour-là.

Alors, ce fut un autre sentiment qui étreignit le docteur, et il fut
obligé d’exercer une surveillance attentive sur ses mouvements pour ne
point porter intempestivement la main à sa poche.

Elle était si plate, cette poche, que les doublures se touchaient.

A la seconde maison, comme il allait en franchir le seuil, il rencontra
une voisine qui lui raconta une histoire navrante.

Les Budik, c’était leur nom, avaient manqué de pain la veille; elle leur
en avait prêté, et le matin, bien qu’il eût encore la fièvre, le père
n’avait pas hésité à partir. Ce chômage coûtait trop cher, à la fin.

Le docteur revenait tête basse, se demandant ce qu’il dirait à Tina au
retour.

Car aujourd’hui ils n’étaient plus seuls, tous les deux, pour supporter
la privation: il y avait là Maïna et Joël.

Revenir bredouille n’est que plaisant pour un chasseur; c’est lamentable
pour un père de famille.

Au moment où il regagnait la ville, quelqu’un courut derrière lui.

--Monsieur le docteur, hé! monsieur le docteur,--appelait une voix qu’il
connaissait bien.

C’était l’aubergiste Cailleux qui le poursuivait.

Que pouvait-il bien lui vouloir?

Sa figure était hilare. Il apostropha sans façon le médecin:

--Dites donc, monsieur Le Budinio, j’ai un vieux compte à vous régler.
Je n’y pensais plus.

Un vieux compte à régler! C’était ça qui tombait à merveille!

Mais si Cailleux n’y avait plus pensé, quelqu’un qui y avait
certainement moins pensé que lui, c’était le médecin lui-même. Il ne se
souvenait point d’avoir tant que cela hanté la gargote du faubourg.

N’importe! C’était une aubaine. Il s’en réjouissait.

Parbleu! L’hôte avait dit vrai. Il introduisit le docteur dans la grande
salle de l’auberge, l’y laissa tout seul quelques secondes, pendant
lesquelles il s’éclipsa, puis revint, tenant quarante-cinq francs dans
sa main gauche et dans la droite une note d’honoraires.

Il prit sa figure la plus joviale pour bien montrer au médecin que ce
règlement lui causait un extrême plaisir.

Quarante-cinq francs!

Il n’y avait pas là de quoi «chanter matines», comme disent les gens du
Midi. N’importe. Ils étaient les bienvenus, ces deux louis flanqués de
leur écu de cinq francs.

M. Le Budinio les prit en riant, serra la main à l’hôtelier, après avoir
trinqué au cidre avec lui, et reprit gaillardement le chemin de la
maison par le plus court.

En route, le souci lui revint.

Quarante-cinq francs, ça ne mène pas au bout du monde. Il fallait, dès à
présent, songer à leur lendemain.

Et le vieillard, qui se rappelait avoir fait à plusieurs reprises
l’addition de ses notes, trouvait que le paiement ne se faisait pas tout
seul.

Or, il fallait vivre en attendant, et, pour vivre, il faut manger, pour
manger, il faut de l’argent.

A qui demander le secours indispensable, ce moyen de laisser courir le
temps?

A cette question primordiale, pleine d’un intérêt vital, la réponse fut
longue à se faire.

Rien ne répugne autant à un homme de cœur que la pensée de tendre la
main, ne fût-ce que pour un jour, ne fût-ce que pour une heure.

Le vieux Hugh Le Budinio éprouvait cette insurmontable répulsion.

Et, pourtant, il connaissait l’amitié, sous son véritable nom, dans sa
plus noble et plus touchante acception.

Lui, l’ami des pauvres, il avait une amie dévouée.

Providence invisible, mais sans cesse attentive, quoique son aînée de
dix ans, mais par là même remplissant, en quelque sorte, le rôle de
grande sœur, Mme du Closquet veillait depuis des années sur ce grand
enfant, car les êtres généreux et bons sont toujours des enfants par un
côté.

Ce fut son image qui tout à coup se dessina, dans un rayonnement, aux
yeux du vieux médecin.

Et, sans autre réflexion, il prit la route la plus directe de la
bienfaisante demeure.

Il n’avait pas fait deux cents pas dans la rue Saint-Vincent, qu’il se
trouva face à face avec la vieille dame.

Elle lui secoua énergiquement la main.

--Bonjour, docteur. Je viens de chez vous. Puisque je vous trouve,
accompagnez-moi donc chez moi.

--J’y allais,--répondit simplement le médecin, le front penché.

Il ne se doutait guère, le pauvre brave homme, qu’il rééditait la parole
de sublime candeur prononcée par La Fontaine pauvre lorsqu’il rencontra
Mme d’Hervard.

Et galamment il offrit son bras à la vieille dame.

Sur le parcours, toutes les têtes se découvraient devant eux.

Car ils les connaissaient, les Malouins, ces deux saints, ces deux
associés du dévouement et de la charité.

Et ce qu’ils ne pouvaient payer à Mme du Closquet millionnaire, à M. Le
Budinio prodigue de soins, ils l’offraient pour leur bonheur en prières
et en bénédictions.

Les deux vieillards répondaient aux coups de chapeau, le docteur par un
geste familier de la main, la vieille femme avec une inclinaison
gracieuse et un beau sourire de grande dame qui mettait des reflets de
jeunesse immortelle sur ses traits, à l’entour de ses cheveux blancs.

Ils atteignirent ainsi l’hôtel du Closquet demeuré tel qu’il était sous
Louis XIV, et même tel qu’il avait dû être en partie au temps des
corsaires du moyen âge, avec sa cour aux dalles énormes, ses murs épais
de deux mètres, ses culs-de-lampe à créneaux et à mâchicoulis.

Quand ils se furent assis en face l’un de l’autre dans le grand salon
vert et noir, Mme du Closquet commença:

--Oui, je viens de chez vous, mon ami. A propos, dites-moi donc, je vous
trouve l’air préoccupé, aujourd’hui?

--Préoccupé, moi?--essaya de bégayer le vieillard.--Allons donc! Vous
voulez me railler?

--Oh! que non pas! Seriez-vous malade, par hasard?

--De mieux en mieux? Moi, malade? C’est ça qui serait drôle! Et mes
clients? Qui les soignerait?

--Dame! Votre neveu. Il compte vous succéder, n’est-ce pas?

C’était un dérivatif, une préparation, une façon de précaution oratoire
qui allait peut-être permettre au vieux médecin de trouver le joint pour
révéler son souci de l’heure présente. Aussi bien, la douairière
ajouta-t-elle:

--Et je suppose que vous n’êtes pas hostile à une telle vocation dans
Joël?

--Hum! hum!--gronda Le Budinio qui toussa pour cacher son embarras.

--Comment? Est-ce que l’hypothèse ne vous agréerait point, par hasard?

Il se recueillit quelques secondes, puis répondit avec solennité:

--Chère amie, ce serait le vœu de mon cœur, ce serait même ma joie la
plus profonde de tracer en personne le chemin à mon neveu, de l’initier
à ma vie, de le conduire par la main aux chevets de mes malades. Mais...

--Comment, mais?--interrompit Mme du Closquet.--Qu’est-ce que c’est que
ce «mais» là?

--Hélas! Il n’est que trop fondé, et j’ai dû, dès les premiers jours de
son arrivée, faire connaître «la vérité» à mon neveu.

--Trêve de paraboles, docteur. Qu’entendez-vous par «la vérité» en cette
occurrence?

Le vieillard dut s’expliquer.

Et alors il exposa à la vieille dame, avec une sobriété de termes qui
contenait bien des réticences, les privations matérielles et morales,
les lentes, mais poignantes douleurs de l’impuissance à concilier les
exigences de la vie sociale avec la pratique du bien telle qu’il
l’entendait, lui.

Certes, elle la connaissait aussi bien que lui, son histoire.

Et, néanmoins, elle sentit son cœur se serrer, ses yeux se mouiller de
larmes à cette énonciation navrante et franche.

L’ombre des grands rideaux retombant sur les baies des fenêtres empêcha
les regards déjà vieillis et fatigués du médecin d’apercevoir les perles
que l’émotion pendait aux paupières de la bienfaisante créature.

--Vous comprenez, n’est-ce pas,--conclut-il,--que je n’ai fait que mon
devoir en montrant à Joël les deux aspects de l’existence qui s’ouvre
devant lui. A Paris, avec les notes qu’il a obtenues, de la conduite, du
travail et de l’intelligence,--elle ne lui manque pas,--il peut arriver
à se créer une situation exceptionnellement brillante.

--Ta, ta, ta,--réclama Mme du Closquet, très émue, malgré tout.--Et
c’est vous, mon vieil ami, qui donnez de semblables conseils à un jeune
homme, qui voulez priver Saint-Malo d’un médecin de valeur? Je ne vous
comprends pas en vérité. Joël ne peut-il donc faire ce que vous avez
fait, devenir comme vous un modèle de...

Il l’interrompit avec un geste qui exprimait autant le découragement que
la modestie.

--Moi, chère amie, j’ai peut-être pris le mauvais chemin. Est-il bien
sûr que ce fût le devoir ce que j’ai pratiqué si longtemps, au point que
je touche aux bornes du repos sans avoir su m’assurer ce repos? N’ai-je
pas dépassé la mesure du bien à faire? N’ai-je pas exagéré ma part de
responsabilité?

Et, quand je regarde ma vie sans fruit, quand je songe qu’elle peut,
qu’elle doit même devenir vide dans un délai assez rapproché, je ne puis
me permettre de conseiller à un enfant qui en est à ses premiers pas de
suivre un sentier qui aboutit peut-être au découragement final. Ai-je
tort? Prononcez.

--Je juge que vous avez tort,--prononça presque tranquillement Mme du
Closquet.

Le Budinio ne protesta pas contre l’arrêt.

Il avait pris depuis longtemps l’habitude de tenir les paroles de sa
vieille amie pour des oracles.

Elle reprit, recueillant un à un les mots du docteur et les retournant
contre lui:

--Votre vie va devenir vide, dites-vous? Pourquoi? Allez, je vous
comprends bien. Vous faites allusion à votre foyer si plein, si
débordant de jeunesse en ce moment. Je viens de chez vous, je le répète,
et j’ai vu le tableau de ces deux adolescences, côte à côte, et je vous
dis, en ma qualité de vieille amie: «Docteur Le Budinio, si votre vie
devient vide, ce sera parce que vous l’aurez bien voulu.»

Nul ne songe à vous quitter. Il me paraît, au contraire, que vous êtes
entouré par de jeunes arbrisseaux qui ne demandent qu’à grandir pour
unir leurs branches au-dessus de votre front et abriter vos cheveux
blancs de leur fraîche affection.

Le docteur ne put se défendre d’un tressaillement.

Avec une acuité de vision extraordinaire, Mme du Closquet venait de lire
en lui, de déchiffrer sa pensée, de pénétrer les recoins les plus
intimes de son cœur. Elle possédait son secret.

--Voyons, mon ami, parlons sérieusement. Pourquoi renvoyer Joël à Paris?
Gardez-le près de vous, aidez-le de votre expérience. Il deviendra
l’homme de bien que vous avez été; il continuera vos traditions.

Un cri qui trahissait ses préoccupations jaillit des lèvres du
vieillard.

--Et Maïna?--demanda-t-il.

--Maïna?--demanda à son tour Mme du Closquet, ouvrant de grands yeux.

--Sans doute, Maïna, Véronique, si vous le préférez. Vous savez aussi
bien que moi son histoire. Si je garde Joël à Saint-Malo, près de moi,
que voulez-vous que je fasse de cette enfant,--une jeune fille?

Pour le coup, la douairière ne put réprimer un éclat de rire.

--Ah! Je vous reconnais bien là, homme de prévoyance!--Parbleu! Je
comprendrais votre souci s’il s’agissait pour vous de garder une «jeune
fille», comme vous dites, aux côtés d’un jeune homme. Mais il n’y a rien
de pareil dans votre cas, mon bon ami.

Ce fut au tour de Le Budinio de s’étonner. Il ne voyait pas où son
interlocutrice en voulait venir.

Mme du Closquet poursuivit, riant toujours:

--Mais, non, vieil innocent, il n’y a rien de pareil dans votre cas.
Vous n’avez pas cette charge à redouter. Vous comptez bien, je suppose,
marier Maïna un jour ou l’autre?

--Précisément,--riposta le médecin.--Et, s’il faut tout vous dire, j’ai
compté sur vous pour cela.

--C’est beaucoup d’honneur. Voilà que vous allez me faire tenir un
emploi de marieuse, maintenant?

--Mais non, mais non. Seulement, il est tout naturel que je m’adresse à
vous. Vous connaissez tant de monde, vous êtes en si bons termes avec
tous les curés et toutes les religieuses, que je me suis dit: «Parbleu!
Mme du Closquet trouvera bien un mari pour Véronique et une femme pour
Joël.»

La vieille femme feignit un instant la gravité et répliqua:

--D’abord, mon cher ami, sachez que je n’ai jamais fait ces choses-là
pendant mes soixante-quinze ans d’existence. J’estime que les gens se
suffisent amplement dès qu’il s’agit de faire une sottise et de
consommer leur malheur ou leur ruine.

--Oh!--plaisanta le docteur,--c’est ainsi que vous appréciez le mariage?
Voilà que vous me donnez raison.

--Comment? Je vous donne raison?

--Sans doute, puisque je suis demeuré célibataire! Ha, ha, ha!

Le coup était trop droit pour que la douairière, en femme d’esprit,
perdît son temps à le parer.

--Laissons cette mauvaise plaisanterie de côté,--fit-elle.--J’achève ce
que j’avais à vous dire. Alors même qu’il serait en mon pouvoir de faire
ce que vous disiez tout à l’heure, je ne le ferais pas.

--Hein?--questionna Le Budinio, désarçonné par une telle déclaration.

--Sans doute. Je n’ai pas pour habitude de me jeter à la traverse de ce
que Dieu fait manifestement éclater à mes yeux. Et c’est pour ce motif
que je ne chercherai point, par un chassé-croisé d’unions disparates, à
rompre ce qui est le plan divin selon lequel Joël doit être tout
naturellement le mari de Maïna et Maïna la femme de Joël. J’ai dit.

Le vieux docteur avait couvert son visage de ses deux mains. Des larmes
ruisselaient de ses paupières, coulant entre ses doigts.

Mme du Closquet fut émue de ces pleurs.

--Eh bien?--interrogea-t-elle.--Qu’avez-vous? Est-ce que vous trouvez
cette hypothèse déraisonnable?

Il essuya ses yeux, et spontanément saisit les deux mains de son amie.

--Vous venez de toucher aux fibres les plus secrètes de mon cœur. Ah!
oui, je vous le jure, c’est là un projet que je caresse depuis des
années. Rien ne me paraîtrait plus doux que d’unir ces deux existences
bien-aimées, de faire mes enfants par le cœur ceux qui ne le sont pas
par la nature.

Il s’interrompit, l’œil brillant, emporté dans le domaine du songe par
ce doux mirage.

--Quelle joie de me dire avant de mourir: Joël aura près de lui la plus
accomplie des compagnes; Maïna aura pour la soutenir un bras viril, une
âme sûre d’elle-même! Et j’aurais peut-être vu mes ans se doubler, se
tripler, sous le souffle du bonheur qui rajeunit! J’aurais peut-être
étendu mes mains sur des têtes blondes et bouclées! J’aurais vu grandir
sous mes yeux comme une dynastie d’hommes portant mon nom et exerçant ma
glorieuse profession!

--Eh bien!--demanda Mme du Closquet, voyant qu’il
s’interrompait,--qu’est-ce qui s’oppose à la réalisation de cette
idylle, je vous prie?

Il hésita, passa à plusieurs reprises sa main sur son front, et,
triomphant enfin de ses répugnances:

--Ce qui s’y oppose, chère et bonne amie, ne le voyez-vous pas? Puis-je
encourager le mariage de deux enfants pauvres, dont l’une ne recevra
point de dot, et dont l’autre n’apportera que son intelligence et ses
bras?

--Hé, combien ne s’accomplit-il pas d’unions de ce genre, qui ne sont
pas plus malheureuses que d’autres?

Le vieux médecin hocha la tête. Il n’était point convaincu par cette
énonciation encourageante.

--Vous m’avez dit, tout à l’heure, que nous parlions sérieusement.
J’appelle, moi, parler sérieusement écarter toute donnée imaginative,
laisser la poésie pour les jours heureux, et ne tenir compte que des
difficultés de l’existence. Or, ce n’est pas assez pour entrer en ménage
que de mettre en commun des... espérances. Il faut des choses plus
solides pour faire bouillir le pot.

Mme du Closquet était littéralement abasourdie. Elle n’avait rien prévu
de semblable.

--Ah! que vous voilà donc devenu positif!--s’écria-t-elle.--Qu’est-ce
que c’est que ces théories dont vous me paraissez faire la première
application de votre vie? Et encore n’est-ce pas sur vous-même que vous
voulez en tenter l’expérience; c’est sur ces deux enfants!

Le docteur crut voir dans ces paroles une accusation d’égoïsme.

--Oh! ma bonne amie!--réclama-t-il avec vivacité.--Pensez-vous donc ce
que vous dites? Croyez-vous réellement que je me laisse guider par
d’autres sentiments que celui de l’intérêt le plus immédiat de ces
enfants?

Elle éclata, cette fois, sur le ton d’une impatience qui n’était point
feinte, pour le coup.

--Eh non! vieux fou. Je ne le crois pas, je ne le pense pas!
Supposez-vous donc que je vous ignore à ce point que je ne vous sache
pas par cœur, comme si j’avais présidé, dans le conseil de Dieu, à la
confection de votre âme de brave homme imprévoyant? Non, ce n’est pas là
ce que j’ai voulu dire. Je me borne à critiquer aujourd’hui ce surcroît
de prévisions pessimistes, et je réponds à tous vos cris d’alarme:
Laissez donc faire. Les proverbes n’ont pas été faits seulement pour
être démentis. Ils ont quelquefois raison, et c’est ce qui leur a valu
d’être quelquefois traduits par des hommes de génie, en prose ou en
vers, témoins ceux-ci que je ne fabrique pas pour les besoins de ma
cause:

    Aux petits des oiseaux il donne la pâture
    Et sa bonté s’étend sur toute la nature.

Ne vous mettez donc pas martel en tête pour l’avenir des deux
tourtereaux auxquels la destinée a réservé l’amour en partage.

Et, tenez, avez-vous le droit de vous plaindre pour eux? N’est-ce pas
une véritable faveur de la Providence qui les a placés tous les deux
sous votre toit, qui leur a assuré, de la sorte, le vivre et le couvert?
Maïna a dix-huit ans, Joël vingt-cinq. Si vous aviez tenu, il y a
dix-sept ans, ou il y a vingt-quatre ans, le langage que vous tenez
aujourd’hui, au lieu de les élever comme vous l’avez fait, avec le zèle
et l’affection d’un père, vous eussiez dû les abandonner dans la rue, ou
les jeter à l’eau comme les petits chats qui encombrent leur mère.

De quoi donc vous souciez-vous aujourd’hui? Un garçon de vingt-cinq ans,
pourvu de diplômes qui le rendent apte à vous aider et, plus tard, à
vous succéder, une fille de dix-huit ans, qui peut, au besoin, se
suffire par son travail, ne fût-ce qu’en donnant des leçons, sont-ils
plus embarrassés de leurs personnes que le même garçon et la même fille
lorsqu’ils bégayaient encore dans leurs langes?

Avez-vous hésité à les prendre dans vos bras, à votre charge, en ce
temps-là? Non, n’est-ce pas? Avez-vous lieu de vous en repentir? Non,
encore une fois.

Donc, ni découragement, ni fausse sagesse. Allez votre chemin d’homme de
cœur, mon vieil ami.

Répandez le bienfait autour de vous comme autrefois, comme tous les
jours, et mariez ces deux enfants, sans assombrir leurs jeunes fronts
par de mornes anticipations sur des craintes peut-être chimériques.
Dieu, qui a pourvu alors à leur lendemain, y pourvoira encore avec cet
avantage de plus qu’ils ont l’âge et les moyens voulus de s’aider
eux-mêmes, désormais.

Le vieux docteur avait baissé le front. La réponse était péremptoire;
elle fermait la bouche aux objections.

D’autant plus que Mme du Closquet, son argumentation générale donnée,
ajoutait la note de confiance matérielle.

--Tenez, Le Budinio, souvenez-vous de ceci, une fois pour toutes: la
vertu reçoit sa récompense dès ce monde, mon ami, sans préjudice des
rémunérations que Dieu lui réserve dans l’autre. Il n’y aura pas de
nuages aux noces de nos deux enfants, c’est moi qui vous en réponds, et
vous me connaissez d’assez longue date pour savoir que je me trompe
rarement dans mes prévisions.

Allez, allez, Joël sera heureux, Maïna sera heureuse, et tout me dit
que, sans déroger à vos traditions d’héroïsme, d’abnégation et de
charité, ils auront encore beaucoup de beurre à mettre sur leur pain.

Elle se tut. Elle venait de voir le visage du vieillard complètement
rasséréné.

--Bonne amie!--s’écria-t-il avec effusion,--quelle créature d’élite vous
êtes! Il suffit d’une parole de vous pour remonter le cœur, pour rendre
la confiance aux plus ébranlés. Merci pour la force que vous venez de me
donner.

--Alors,--conclut-elle, ressaisissant son habituelle verve de femme
énergique et vaillante,--vous devez avoir plusieurs cœurs, en ce moment,
Le Budinio,--car j’ai prononcé assez de paroles pour en remonter une
centaine; qu’en pensez-vous?

Et, comme il riait de la boutade, le soleil flambant dans sa poitrine
comme il flamboyait dans la cour, derrière les épais rideaux verts:

--Allez-vous-en, maintenant, docteur, car j’ai quelque idée que cette
grande illumination des vitres est due aux rayons obliques du couchant.
Doublez le pas; on pourrait être inquiet chez vous.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On l’était, en effet.

Maïna avait laissé Joël sur leur double aveu pour courir à la fenêtre de
sa chambre et, de là, interroger anxieusement le coude de la rue qui
s’infléchissait vers le Sillon.

Elle n’y était pas depuis trois minutes que, d’en bas, Joël et Tina
l’entendirent s’écrier:

--Le voilà! le voilà! il vient!

Il arrivait d’un pas ingambe, l’allégresse au cœur.

Il fallut l’apparition de Corentine pour lui rappeler la recommandation
du matin.

Il n’attendit pas à la deuxième demande pour exhiber les deux louis et
l’écu de Cailleux.

Au lieu de les prendre, Tina ouvrit des prunelles grandes comme des
portes cochères.

--Qu’est-ce que cela?--demanda-t-elle, ne se souvenant plus.

--Mais l’argent que tu m’avais demandé.

Elle éclata de rire:

--Gardez ça pour plus tard, monsieur. Le bon ange est passé aujourd’hui,
et il a garni la huche pour longtemps.

Elle étalait sous les yeux un peu hébétés du médecin un superbe billet
de banque de cinq cents francs.

Il mit quelque temps à comprendre. A la fin, les prunelles obscurcies
par les larmes, il joignit les mains:

--Ah! sainte femme!--murmura-t-il avec ferveur,--voilà donc pourquoi
elle me parlait de la Providence!




IV


Les plus longs jours, les plus chauds de l’année, prenaient fin petit à
petit.

On arrivait à la mi-août, et c’était le 15, jour de l’Assomption, qu’on
célébrait la fête du docteur, car parmi ses prénoms bretons, il comptait
celui de Marie.

C’était sa mère, morte aux Indes, qui le lui avait donné, celui-là. Elle
avait tenu à lui assurer une protection toute spéciale au Paradis et,
disait Mme du Closquet, raillant encore les prétentions du vieillard à
la prévoyance--«sa mère n’avait jamais été mieux avisée, parce que le
docteur en aurait grand besoin, le jour venu de sa comparution devant le
suprême tribunal».

Il y avait complot dans la maison pour fêter dignement ce jour de
bénédiction.

Le vieillard s’en doutait quelque peu, à voir les mines confites, à
surprendre, de temps à autre, des chuchotements que semblait effaroucher
son approche.

Il va sans dire que ces précautions des conjurés étaient de trop bon
augure pour qu’il s’en formalisât.

Mais il était curieux comme pas un, le bon docteur Le Budinio, et il
n’eût point été fâché de connaître, ne fût-ce qu’un peu, le programme
des réjouissances prochaines.

Il advint que la veille du jour, après midi, trouvant la porte d’entrée
de la maison entre-bâillée, et des traces de terre fraîche dans le
corridor, il flaira en ces indices la piste de quelque surprise.

Profitant de ce que personne ne l’avait vu rentrer, il monta sans bruit
dans sa chambre, s’y enferma à double tour et prêta une oreille fort
indiscrète aux rumeurs d’une conversation qui montait jusqu’à lui par
l’ouverture de la fenêtre.

Joël était là, devisant avec Maïna de choses pas du tout indifférentes.

--Alors,--demandait la jeune fille, sur un ton qui surprit beaucoup le
vieil indiscret,--elle a tenu à ce que ce fût toi, et non mon oncle, qui
lui donnasses tes soins? C’est drôle, Joël, tout de même.

Qu’est-ce que c’était que cette histoire-là? Comment se faisait-il que
Maïna, toujours à cheval sur le _vous_ sacramentel des convenances,
tutoyait dans l’intimité son cousin avec tant de désinvolture?

Cela intriguait considérablement le docteur. Il fut promptement
renseigné.

--Hé! non, ce n’est pas... drôle, comme tu dis,--répondait Joël,--et tu
comprendras cela tout de suite. Cette dame habite Paris.

Dernièrement, mon chef de clinique, le professeur Boutan, mon illustre
maître, fut appelé chez elle pour pratiquer sur un de ses enfants une
opération fort simple, la cautérisation des amygdales au thermo-cautère.

Il m’emmena avec lui, et ce fut moi qui fus chargé par lui de continuer,
en son absence, les pointes de feu tous les huit jours. J’y allai
pendant cinq semaines, délai prescrit par Boutan, après quoi, je cessai
mes visites.

Or, voilà que cette dame est venue passer la saison à Paramé avec ses
enfants. Il y a une semaine, l’un d’eux, pas le même,--un autre, a eu
une esquinancie très douloureuse. C’est la troisième fois en six mois
que les abcès lui reviennent.

La mère a pris peur, s’est désolée, et allait prendre le parti de
rentrer à Paris, lorsque, il y a quatre jours, on prononça le nom de Le
Budinio devant elle. Vite, la voilà toute joyeuse: «Le Budinio, mais ce
doit être l’interne qui servait d’aide à monsieur Boutan.» On lui parle
de notre oncle. Ah! ouiche, c’est moi qu’elle voulait.

La voilà qui se met en route pour venir. La chance nous sert tous deux.
Je la croise justement au débarcadère de Paramé. Elle venait ici me
supplier de faire sur son deuxième enfant ce qui avait si bien réussi
sur le premier. Je lui propose de s’adresser à mon oncle. Elle refuse;
elle ne veut que moi. Dame! Je m’explique un peu la chose, vu qu’à
Paramé, un médecin de Dinard, qui était là de passage, lui avait dit
qu’il allait employer le nitrate d’argent.

Naturellement, elle a craint que l’oncle ne recourût à ce procédé-là, en
quoi elle ne se trompait guère. Elle a l’horreur du crayon de pierre
infernale, parce qu’on lui a raconté que ça se défaisait quelquefois et
que l’enfant l’avalant était perdu.

Bref, elle tenait au thermo-cautère, et plutôt que de perdre l’occasion,
ma foi! j’ai accepté. Voici ma troisième application et tout a marché à
souhait. Pour moi, je suis simplement ravi, car la bonne dame, dans son
exubérance, a payé royalement. Vois donc un peu ce qu’elle m’a donné.

Il fit sonner aux oreilles de la jeune fille cinq beaux louis d’or tout
neufs.

--Voilà un début qui promet, Joël!--fit la jeune fille en battant des
mains.

--Parbleu! la chance m’a servi. Seulement, tu comprends, cette opération
revenait de plein droit à mon oncle, et je n’ai pas le droit de «faire
la clientèle» sans sa permission. Je vais donc te remettre ces cent
francs. J’entends qu’ils soient dépensés jusqu’au dernier centime. Fais
ce que tu voudras, des choux et des raves, à la condition que tout soit
employé pour fêter notre 15 août.

Sans doute, il y a eu confusion de noms au début, mais comme, en somme,
c’était moi que l’on cherchait, comme c’est moi qui ai fait l’opération,
j’estime l’argent honnêtement gagné et j’ai le droit de le donner à mon
oncle sous telle forme qu’il me plaira. C’est donc cent francs de plus
dans la caisse des réjouissances publiques. A toi de voir à quel
chapitre des dépenses tu dois l’imputer.

Il se fit un silence entre les deux interlocuteurs.

Hugh Le Budinio sentait sa gorge serrée par l’émotion. Cette surprise,
il ne l’avait point prévue.

Maïna répondait maintenant à son compagnon. Sa douce voix était calme et
posée.

--C’est ton droit, Joël, et je ferai ce que tu voudras. Mais, si tu m’en
crois, cent francs ne sont pas nécessaires, tant s’en faut. Ce serait
presque du gaspillage, et l’oncle, s’il le savait, n’en serait pas
content.

--Bah! Il n’en saura rien. Et puis, est-ce qu’il ne vaut pas cent
francs, l’oncle?

--Ne raille pas, ami. Tu sais bien que ce n’est pas à ce prix-là qu’on
peut évaluer les mérites d’un homme comme notre oncle. A ce compte, des
millions n’y suffiraient pas.--Mais il y a une autre raison,--une raison
sérieuse, puisque je te parle comme je le fais.

--Une raison sérieuse? Voyons, Maïna, que veux-tu dire, réponds?

Elle parla plus bas, comme si elle avait peur que les murs eussent des
oreilles.

--Écoute, Joël, tu n’es pas sans t’être aperçu que, bien souvent, le
front de l’oncle se ride, et que Tina reste silencieuse.

--Sans doute. Mais c’est précisément les dérider et les rendre loquaces
que je cherche.

La voix de Maïna prit une expression de tendresse infinie.

--Joël, ce n’est pas à ce moyen-là qu’il faut recourir. Tu peux m’en
croire, mon ami.

--Et lequel, alors? Dis vite, car tu me fais mourir d’impatience avec
tes réticences.

--Eh bien! il faut réserver en cachette la plus grosse partie de la
somme. Nous la donnerons à Tina, à l’insu de notre oncle. De cette façon
le ménage aura un peu plus de répit pour attendre les rentrées des
clients, qui se font continuellement tirer l’oreille pour payer.

En haut, dans sa chambre, le vieux docteur avait tressailli.

Ainsi, son secret, le secret de son dénuement qu’il croyait si bien
gardé, cette petite fille, elle aussi, le possédait.

Maïna continua, avec le même accent de délicate attention:

--Tu comprends bien, Joël, n’est-ce pas? que Tina ne m’a parlé de rien.
Elle se ferait hacher, la pauvre femme, avant de révéler la détresse de
son maître. Elle ressemble au Caleb du roman de Walter Scott que tu m’as
fait lire, quand j’étais toute petite.--Seulement, moi, je vois clair
et, à tout instant, je trouve les indices de cette gêne.

--Chère enfant!--murmura là-haut le docteur avec émotion.

Joël reprenait la parole, à cette heure. Il était aisé de voir, au
tremblement de sa voix, qu’il était attendri.

--Bonne Tina!--Tu as raison, Maïna. Ce serait folie que de dépenser
cette somme en bagatelles. Tu as raison. Mets de côté, mais tiens! il y
a un cadeau que je puis faire. Je t’en charge absolument.

--Lequel, Joël? Quel cadeau?

--Attends. Je vais te le dire à l’oreille.

--Oh! tu peux bien le dire de ta place, ce me semble.

--Non pas, non pas. Je ne sais pourquoi, mais je me défie toujours des
murailles. Et toi?

--Oh! moi, ce n’est pas des murailles que je me défie,--répliqua Maïna
rieuse.--N’importe! Dis toujours.

Il y eut un très court silence.

Et soudain, du jardin monta aux oreilles du docteur une onomatopée sur
le caractère de laquelle il n’y avait pas à se méprendre.

C’était un baiser bien appliqué, sonore, suivi d’un plus sonore éclat de
rire.

La gaieté de Joël fusait avec des explosions de notes de trompette.
Toute sa jeunesse exultait.

Dans les intervalles, on entendait la voix doucement grondeuse de
Véronique qui disait:

--Tu sais, je ne te laisserai plus me parler à l’oreille.--C’est égal!
Tu as une excellente idée. Tout à l’heure, j’irai moi-même faire
l’emplette.--A propos! j’achèterai aussi une tirelire.

--Une tirelire? Et pour quoi faire, justes cieux?

--Dame! Pour conserver nos économies. Elles débutent par cinquante
francs au moins.

--Et tu vas mettre cinquante francs dans une tirelire?

--Où veux-tu que je les mette? Un coffre-fort, c’est bien prétentieux,
et un bas de laine, c’est bien commun.

--Tu as raison, toujours raison! Tiens! tu es un ange, Maïna!

Elle se fit railleuse.

--Rien que ça! Tu sais, Joël, ça commence à devenir un peu monotone, tes
compliments. Toujours la même chose! Ange, c’est bientôt dit, et c’est
si banal! Si tu variais un brin tes comparaisons?

--Ah! par exemple! Et qu’est-ce que tu voudrais, pour voir?

--Ma foi, je ne sais pas. Dans le même ordre, il y a séraphin, trône,
domination, vertu céleste...

L’hilarité de Joël reprit de plus belle.

--Oh! non! Oh! non! Je ne vois pas bien ça. «Maïna, tu es un trône;
Maïna, tu es une domination!»

Ce bavardage aurait pu durer des heures, si Véronique, beaucoup plus
pratique que son compagnon, n’y avait mis un terme en lui rappelant
l’heure.

Il était temps, en effet, de courir aux emplettes.

--Et ta plante?--demanda Joël en manière de conclusion.

--Ma plante?--La voilà, s’écria triomphalement la jeune fille.

Elle avait pris dans un coin du bosquet le pied de véronique et le
levait à bout de bras sous les yeux charmés de son cousin.

La plante, rajeunie par les soins, était superbe de santé et
d’épanouissement.

Une grappe fleurie se balançait à l’extrémité de chacune de ses
ramilles.

Et, de sa fenêtre, le docteur Le Budinio put reconnaître le pied que,
quelques jours plus tôt, il avait si brutalement expulsé de sa chambre.
Seulement, depuis cette époque, sous la tendre incubation de Maïna, elle
s’était transformée.

--C’est ce soir,--fit la jeune fille, toute joyeuse,--que mon oncle
retrouvera sa Véronique.

Cher nom! comme il résonna au plus profond du cœur du vieux médecin!

Quelle douceur suave il versa dans son oreille, ainsi qu’un chant, un
murmure de l’infini et de la béatitude que lui aurait apportée la brise
venue du large!

L’âme oppressée frémissait; il attendit quelques minutes encore.

Les deux jeunes gens se séparèrent, et Maïna prit en courant le chemin
de la maison.

--La voilà qui monte,--se dit Hugh Le Budinio,--cachons-nous.

Il se trompait. L’idylle du jardin n’avait pas encore eu son épilogue.

Tout à coup, Joël se lança à la poursuite de sa cousine.

Il la rejoignit dans la cour pavée, sous la fenêtre même du vieil oncle.

--Qu’est-ce qu’il y a encore?--demanda Véronique, se retournant au
bruit.

--Il y a,--fit le jeune homme,--que tu as oublié quelque chose.

--Bah! Et quoi donc?

Il lui avait pris la main sur les doigts de laquelle il appuya doucement
ses lèvres.

--Tu as oublié de me dire que tu m’aimes.

--N’est-ce que cela, grand fou?--Et elle riait.--Eh bien, laisse-moi
partir, je suis pressée et... je t’aime.

--Et moi je t’adore!--cria le jeune médecin.

Cette fois l’oncle ne vit pas la scène, il n’entendit que les paroles.

Il ne put voir ce tableau charmant de la jeune fille pivotant sur ses
talons en fuyant, pour envoyer, du bout de ses ongles roses, une caresse
mimée à l’amoureux.

Il n’eut pas le loisir d’intervenir. C’eût été avouer qu’il écoutait aux
portes, et déjà Maïna était dans l’escalier.

Pendant quelques instants, il dut se résigner à l’immobilité complète.

A peine arrivée sur le palier, la jeune fille avait couru à la chambre
de son oncle.

Il l’entendit s’arrêter devant la porte, tendre l’oreille contre la
serrure, puis faire toc-toc.

Il ne bougea pas et retint son souffle.

Renseignée, apparemment, la chère créature cria à Tina, par la cage de
l’escalier:

--Tu sais, il n’est pas encore rentré. Dépêchons-nous, si nous voulons
faire les derniers préparatifs.

--Je suis prête, répondit d’en bas Corentine Kerbiel.

Maïna revint encore sur ses pas jusqu’à la chambre du vieillard.

Cette fois, elle tourna le loquet, et trouvant la résistance du pêne,
elle ne put contenir une exclamation:

--Allons! bon! Voilà qu’il l’a fermée, maintenant! Ça ne lui arrive
jamais! Comment vais-je faire?

Pendant ce temps, Hugh Le Budinio, riant dans sa cravate, se disait:

--Imprudent que je suis! J’ai laissé la clef à la serrure!

Par bonheur, l’enfant ne remarqua pas ce détail caractéristique.

A peine eut-elle tourné les talons, que le vieillard, sur la pointe des
pieds, alla retirer la clef.

Il attendit encore.

Bientôt les rumeurs diminuèrent autour de lui dans l’appartement. Il
entendit le pas léger et sautillant de la jeune fille, la démarche plus
pesante de Tina se confondre en une cadence décroissante.

Les deux femmes redescendaient en commun l’escalier.

L’instant d’après, la porte de la rue retombait avec fracas.

Le Budinio soupira d’aise. Il était délivré.

Un regard qu’il jeta par la fenêtre lui montra Joël debout dans l’allée
centrale du jardin. Il avait les mains dans les poches, et ses yeux
s’attachaient comme fascinés sur l’une des fenêtres de la chambre de
Maïna.

--Brave garçon! murmura le docteur,--et il ajouta tout aussitôt:

--Heureux âge! De l’amour et de l’eau claire, voilà un régime
substantiel pour les jeunes gens.

Alors, fort tranquille, il rouvrit sa porte, redescendit l’escalier et
vint lentement rejoindre son neveu sous les charmilles.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La fin de cette journée fut digne de son commencement.

Le docteur joua l’ignorance et la surprise avec une duplicité d’emprunt
qui eût fait honneur au plus parfait diplomate.

Lorsqu’il eut, par son absence de la chambre, accordé à Maïna tout le
loisir voulu pour qu’elle pût y installer ses cadeaux et plus
spécialement le pot de fleurs, qui était la vraie pièce montée de la
fête, il se laissa docilement conduire par sa nièce dans la salle à
manger étincelante du feu des bougies et des reflets du cristal.

Mme du Closquet était arrivée quelques minutes plus tôt.

Elle apportait à la solennité l’entrain, la verve, l’inépuisable gaîté
dont ses soixante-quinze hivers avaient conservé le précieux dépôt. Elle
ne fut pas la moins joyeuse de la soirée.

Et quand Hugh Le Budinio présenta à la vieille dame la véronique
recueillie, ranimée, ressuscitée par Maïna, en lui racontant la
touchante anecdote, Mme du Closquet s’écria allègrement:

--Cela vous montre, docteur, qu’il ne faut jamais désespérer. Là où vos
mains de soixante-cinq ans n’avaient pu porter que la mort, les doigts
de dix-huit ans ont versé la vie et le printemps. Et puis, il a suffi
d’une complaisance de la nature pour l’épanouir sur votre table, comme
une leçon fleurie sur un remords.

Le docteur lui aussi était en verve.

--Bah!--fit-il dans un sourire énigmatique dont Mme du Closquet et Tina
Kerbiel perçurent seules le sens,--ce n’est que la seconde Véronique
dont Dieu m’accorde la résurrection. J’aime encore mieux la réalité que
l’emblème.

Maïna, les yeux pleins de larmes, s’était laissée tomber sur son cœur,
entre ses bras.




V


A peu de jours de là, Joël et Maïna furent appelés à jouer un rôle
actif.

Et, par rôle actif, il faut entendre celui qu’impose à tout homme de
cœur, à toute femme vaillante, le sentiment de la charité, du devoir à
remplir envers le prochain.

Ce fut l’oncle lui-même qui vint les appeler pour faire cette besogne.

--Enfants--dit-il à Maïna,--c’est une vieille habitude qu’ont les gens
d’ici de frapper à ma porte à toute heure de nuit et de jour.

Quand la tempête jette ses victimes sur la plage, au pied des remparts,
on n’a rien de plus pressé que d’apporter celles qui vivent encore chez
le docteur Le Budinio. Jusqu’ici, Tina, avec l’aide de quelques femmes,
suffisait à la besogne des pansements que j’ordonnais. Mais, puisque tu
es là, je ne crois pas te demander trop en te priant d’aider à cette
besogne de secours.

Elle répondit en levant sur lui ses grands yeux humides:

--Mon oncle, je vous remercie de ces paroles. Elles me témoignent votre
confiance. Si vous ne m’aviez point appelée, je serais venue vous
demander moi-même la faveur d’être acceptée pour une telle mission.

--Bien, Maïna, très bien.--Espérons toutefois que nous n’aurons pas ce
souci à subir, bien qu’il n’existe pas d’exemple de tempête qui se soit
déchaînée sur nos côtes sans traîner la mort à sa suite.

--Il y a donc des imprudents parmi nos pêcheurs, mon oncle?

--Hélas! enfant! N’y en a-t-il pas partout? Et ceux-ci n’ont que trop
d’excuses pour leur imprudence. N’est-ce pas pour la vie de leurs
enfants qu’ils risquent journellement la leur?

Ce qui provoquait cette conversation douloureuse, c’était le spectacle
d’un ouragan tel que les Malouins, si bien faits aux violences de la
mer, n’en avaient jamais vu de plus violent.

Et quel spectacle incomparable, unique! Car la mer seule a le secret de
varier à l’infini l’aspect de ses colères.

De Dinard à Paramé, du cap Fréhel et de la pointe du Grouin jusqu’aux
rochers de Cancale, la mer n’était plus qu’une chaudière en ébullition.

La Manche tout entière, comme un cours d’eau qui a forcé ses digues, se
ruait, implacable et terrible, à l’assaut de la côte.

Le «Vieux Rocher», tel qu’une inébranlable sentinelle, tenait tête à
l’orage, debout au plus fort du bouleversement titanique des cieux et
des flots.

Il était en ce moment quatre heures du soir, et l’on était au 6
septembre.

Les pêcheurs disaient en branlant la tête que cette tourmente-là était
une traîtrise de l’onde grise, qu’elle anticipait sur l’équinoxe, et
qu’elle avait surpris tout le monde. Les pauvres gens ne voulaient point
confesser leur incurie qui les avait fait négliger les avis réitérés
transmis par les observateurs du ciel.

Et, comme le disait le docteur, les imprudents payaient, à cette heure,
leur imprévoyance.

Ainsi qu’une main tendue d’avance aux naufragés, la jetée allongeait sa
courbe élégante au travers de cette ébullition. Mais c’était à peine si
l’on en pouvait distinguer le môle à l’extrémité.

Lancées avec la vitesse d’un cheval au galop, les vagues se rejoignaient
par-dessus sa chaussée étroite. Quelques-unes, des géantes, accouraient
jusqu’au pied du phare et, soudain, prises de folie, bondissaient à des
hauteurs formidables, comme pour briser d’un choc cette lanterne de
verre dans laquelle allait s’allumer, tout à l’heure, l’étincelle
d’espérance et de soutien pour les malheureux en perdition sur l’horizon
lointain.

Au firmament, le vent se donnait carrière. Il passait avec des
sifflements ou des hurlements sur toutes ces crêtes hérissées, tantôt
les nivelant sous une pression incalculable, tantôt s’enfonçant, tel
qu’un soc, au plus profond des entrailles de la mer pour les
bouleverser, y creusant des abîmes sinistres entre de noires murailles
d’eau soulevées jusqu’aux nues.

La terre exhalait sa terreur en plaintes sourdes, en gémissements
lamentables.

Le «Vieux Rocher» s’agitait sur sa base ébranlée par les coups de bélier
des lames, comme effrayé de ce redoublement de fureur. Mais après chaque
assaut il redressait fièrement sa tête de granit, sur laquelle les
gouttes salées ruisselaient. Il repoussait l’étreinte de l’humide
élément, se dégageait de sa prise et défiait de nouveau la Manche avec
une stridente clameur.

Sur le Grand-Bey, la tombe du chantre d’Atala disparaissait parfois sous
l’écume. Une attaque en trahison avait emporté une rangée entière de
cabines de bain sous les remparts.

Des toitures saisies par les vortex du vent faisaient pleuvoir leurs
tuiles à l’entour.

Les rues étaient désertes.

Des enseignes, arrachées à leurs crochets rouillés, volaient, pareilles
à des bolides, crevant les devantures, brisant des vitres, écorchant des
façades et des encoignures.

C’était l’image du chaos renouvelé, dans sa plus splendide horreur.

Du haut de leurs fenêtres, les hôtes de la petite maison du docteur
étaient aux premières places pour tout voir.

Mais ils ne s’arrêtaient point à considérer ce tableau diluvien.

M. Hugh Le Budinio était habitué à le voir.

En prévision du dernier acte du drame, il avait fait vider de tous ses
meubles la pièce carrelée du rez-de-chaussée qui précédait la cuisine.

Par ses ordres, mais sans les attendre, tant elle les savait par cœur,
la servante avait étendu sur le carreau une couche assez épaisse de
cendre.

Sur ce premier lit, on en verserait un second de cendre très chaude, sur
lequel on coucherait les noyés.

Dans un coin, quatre matelas de varech étaient disposés, prêts à
recevoir les victimes, au fur et à mesure que des frictions énergiques
sur les côtes et le thorax leur auraient rendu la respiration.

Plus loin, Maïna se multipliait pour dresser sur une table des verres,
des cuillers, des flacons de toutes dimensions, contenant toute une
pharmacie de circonstance: ammoniaque, laudanum, émétique et ipécacuana,
révulsifs violents, pommades dermiques, en un mot tout ce qu’il faut
pour rappeler un homme à la vie.

C’était Joël qui, plus spécialement, avait été commis par son oncle à la
préparation des ingrédients.

Quant au docteur lui-même, il donnait, entre temps, à sa nièce, une
leçon de friction.

Et Maïna en faisait immédiatement son profit, montrant des dispositions
merveilleuses à son rôle d’infirmière improvisée, taillant des bandes et
des compresses, préparant même de la charpie, en prévision de
l’éventualité de blessures toujours possibles par suite de chocs
violents sur les pierres, le fer ou les fonds rocheux.

L’occasion ne se fit pas attendre de recourir à ces ressources toutes
prêtes.

Une clameur faite de mille cris les ramena violemment aux fenêtres.

Le drame des éléments se compliquait, à cette heure, d’un élément
nouveau.

Déjà le canot de sauvetage était sorti du port et, doublant la jetée,
était allé se placer entre le Grand et le Petit-Bey.

Ce ne fut pourtant pas une barque qui réclama son intervention.

On vit tout à coup surgir du milieu des vagues une embarcation pontée,
un cotre que la double poussée du flot et du vent enleva comme un fétu
et lança dans l’avant-port avec une indicible violence.

On put voir distinctement cinq hommes accrochés au bordage du bateau en
perdition.

Celui-ci ne gouvernait plus. Son mât, rompu par la moitié, soutenait un
lambeau de foc qui cliquetait avec un bruit sinistre au milieu des
hurlements de la tempête, et, par moments, ce haillon balayait la
teugue, à la façon d’un linceul qui se serait déployé spontanément sur
un cadavre.

Arrivé en face de la jetée, le cotre fut rejeté par le ressac. Il eut
comme une chance de salut. On eût dit qu’il hésitait devant cette masse
de pierre, qu’un infaillible instinct le prévenait du suprême danger.

Du bord, un appel désespéré monta, auquel on répondit du canot par
l’envoi d’une flèche pourvue de son amarre.

Mais qui donc pouvait, en pareil moment, nourrir l’espoir d’arracher
cette épave à sa destinée?

La flèche tomba à trois ou quatre mètres en deçà, et le vent ressaisit
sa proie.

Une lame monstrueuse souleva l’embarcation comme une paume sous la
raquette qui la pousse.

Elle fut lancée irrésistiblement contre la masse pierreuse du môle.

On entendit un épouvantable craquement.

Pauvres gens! A peine avaient-ils eu le temps de recevoir l’absolution
finale des mains du prêtre debout, en surplis et en étole, sur les
premières assises de la jetée!

Puis la vague reflua, énorme, rugissante, mais rassasiée.

Cependant l’holocauste ne l’avait point satisfaite.

Elle revint à la charge et s’acharna sur la carcasse qui se laissa voir,
un instant, broyée, le flanc ouvert par l’épouvantable choc qui l’avait
fracassée.

L’eau se mit à déchiqueter cet amas de bois, de fer et de cordes, et, en
quelques minutes, d’informes débris jonchèrent la plage au pied des
remparts, roulés par l’écume, lâchés, puis ressaisis, dans un jeu
infernal, par l’invisible main qui venait de rompre leur cohésion.

De nouveaux cris retentirent du sein de la foule haletante.

Aux fragments du bateau, trois corps étaient mêlés.

De toutes parts on s’élança pour les recueillir. L’eau jouait avec ces
dépouilles comme un chat avec une souris.

Il fallut encore quelques minutes pour les lui reprendre. Et
naturellement, ainsi que l’avait prévu le docteur, ce fut chez lui que
l’on transporta les infortunés.

Hélas, l’un d’eux avait cessé de vivre. Ce n’était point la submersion
qui l’avait tué.

On trouva dans sa poitrine un fer de gaffe dont la lame avait brisé le
bois. Celui-là n’avait point souffert. Il était mort sur le coup.

Les deux autres, bien que dans un état pitoyable, laissaient encore des
espérances.

L’un portait à la tête une large blessure par laquelle le sang
s’écoulait; l’autre avait subi les premiers phénomènes de l’asphyxie.

En les voyant, le docteur hocha la tête.

--Toi, Joël,--dit-il à son neveu,--charge-toi du noyé. Tina s’entend
fort bien à la chose. Moi, je me réserve le blessé, et ta cousine
suffira à m’aider dans cette besogne.

Il fallut une demi-heure pour ranimer le premier.

Quant au second, bien qu’il eût absorbé moins d’eau, la fracture du
crâne le mettait dans une situation plus inquiétante. Par bonheur, le
sang répandu l’avait préservé d’une congestion immédiate.

Aussi, lorsque, au bout d’une heure, le vieux médecin, secondé par sa
nièce, eut terminé les premiers pansements, il put dire, avec une
satisfaction joyeuse:

--Allons! s’il plaît à Dieu de leur épargner des secousses ultérieures,
ils en réchapperont tous les deux.

Et il permit aux familles des deux naufragés, deux douaniers marins,
d’emporter leurs proches à leurs domiciles respectifs.

Telle fut la première épreuve de Maïna.

Elle put se féliciter de n’avoir pas à la renouveler le même jour.

La tourmente ne fit pas d’autres victimes pendant les heures
consécutives de la soirée et de la nuit. Elle s’apaisa insensiblement,
et un retour libérateur du vent d’est, vers minuit, fit rétrograder la
bourrasque que le nord-ouest avait déchaînée.

A une heure du matin, harassés, tous les habitants de la petite maison
regagnèrent leurs chambres.

Le lendemain, le docteur fut sur pied à l’heure habituelle. En outre de
ses malades ordinaires, n’avait-il pas à prendre des nouvelles des deux
clients inattendus que lui avait jetés l’ouragan?

Il trouva Maïna debout, elle aussi. La jeune fille était matineuse, par
goût.

--Hé bien! fillette,--demanda Hugh, en l’embrassant paternellement sur
le front,--les émotions de cette nuit ne t’ont donc pas alourdi les
paupières, que tu te lèves pour voir l’aurore?

--Mon oncle,--répondit-elle en souriant,--alors même que je n’en aurais
pas l’habitude, ma sollicitude pour nos pauvres blessés d’hier soir
aurait suffi à m’arracher au sommeil. Je venais vous demander de
m’emmener avec vous pour les voir.

Le Budinio hésita quelques secondes, puis, enfonçant son chapeau sur sa
tête:

--Soit!--fit il,--on ne peut pas savoir! Tu es peut-être destinée à
devenir la femme d’un médecin! Et puis, tu as trop vaillamment payé de
ta personne pour n’avoir pas droit à une récompense. Je n’en connais pas
de meilleure pour une fille de ta trempe que celle de recevoir les
remerciements de la bouche même des pauvres gens que tu as secourus.

Elle voulut rectifier cette parole élogieuse, dont sa modestie
s’alarmait:

--Oh! mon oncle! Vous oubliez que je n’ai rempli qu’un rôle
d’auxiliaire. C’est à vous que doit aller la reconnaissance.

Il l’embrassa pour la seconde fois, avec une chaude effusion.

--Bah! bah! Ne perdons pas de temps à l’admiration mutuelle. Viens vite
cueillir les compliments. Nous partagerons après.

Et il lui donna le bras pour l’entraîner avec lui.

S’il est un sentiment qui honore l’humanité, c’est, à coup sûr, la
reconnaissance.

Rien n’est plus doux à l’oreille, rien n’est plus caressant au cœur que
les paroles de gratitude. Et le bienfaiteur désintéressé n’en éprouve
pas moins, à les entendre, un plaisir à nul autre comparable.

Ce fut le cas de Véronique. Elle goûta ce plaisir dans toute sa pureté,
et d’autant plus intense que les deux malades avaient pu joindre leurs
remerciements chaleureux à ceux de leurs familles.

Tous deux, en effet, étaient en voie de guérison. Le premier pansement
du médecin pour celui qui était blessé avait à peu près suffi; la plaie
était, par bonheur, tout à fait superficielle.

--Allons!--dit gravement M. Le Budinio, pour couper court aux
exubérances gênantes,--encore trois jours de repos, et il n’y paraîtra
plus.

Trois jours de repos, c’est beaucoup pour de pauvres gens.

Heureusement, en la circonstance, les victimes appartenaient à une
administration de l’État. Il n’y avait point à craindre d’interruption
dans leurs appointements comme dans leur service.

Les deux visiteurs laissèrent donc les visages épanouis, et se
retirèrent, comblés de bénédictions.

Une fois rentrée à Saint-Malo, Maïna courut tout de suite raconter ses
impressions à Joël.

--Vois-tu,--lui dit-elle,--en lui serrant les mains,--cette aventure m’a
fait connaître ma voie. Je ne serai jamais que la femme d’un médecin. De
cela, je puis te répondre.

Le jeune homme mit un double baiser sur chacune de ces mains qui avaient
versé le baume aux souffrants.

Puis, relevant la tête, et considérant sa cousine avec un malicieux
regard:

--Hein!--fit-il, tu me dis cela comme si tu ne devais pas être ma femme,
à moi!

--Quelle idée!--s’exclama Véronique.--Il me semble que j’ai dit tout le
contraire.

--Mais c’est que tu m’as parlé, tu m’as signifié ta décision comme si
j’étais un avocat ou un receveur d’enregistrement.

Elle se mit à rire de tout son cœur, avec ces sonorités entraînantes
qu’on ne rencontre que dans les gorges des tout petits enfants; elle le
menaça amicalement de son index dressé:

--Voilà ce que c’est que de vouloir faire plaisir aux gens. N’est-ce pas
précisément parce que tu es médecin que j’ai tenu ce langage-là? Sois
tranquille, je n’y reviendrai plus.

Peu à peu la conversation, sans cesser d’être fort tendre, devint plus
sérieuse.

Alors Véronique raconta à son cousin comment la vue des souffrances
d’autrui n’avait point produit sur elle l’effet de répulsion invincible
qu’elle redoutait avant de subir cette vue.

Tout au contraire, ce spectacle de l’infirmité humaine l’avait
bouleversée en un sens de pitié tendre à l’égard des déshérités et des
humbles.

Elle conclut même, avec une nuance de mélancolie dans la voix:

--C’est à ce point, vois-tu, Joël, que si je ne devais pas être ta
femme, je me ferais religieuse. Et même...

Le jeune médecin bondit à l’énonce de cette réticence:

--Allons, bon! Qu’est-ce que c’est que cette lubie-là? Je vais dire à
l’oncle de nous marier vite, pour rendre tes velléités de renoncement au
monde absolument platoniques.

Cette exclamation ramenait le dialogue au ton de gaîté dont la jeunesse
ne peut jamais se départir.

Et, cependant, trois jours plus tard, la jeune fille aborda son cousin
avec un air de gravité qu’il ne lui avait jamais connu. Si bien que Joël
se sentit un peu inquiet sous le regard doux et triste qu’elle attacha
sur lui, comme si elle eût voulu lui faire deviner ses angoisses sans
recourir à la parole.

Il voulut en avoir le cœur net sur-le-champ.

--Ça, cousine,--commença-t-il en l’abordant,--je n’y vais pas par
trente-six chemins, moi. Tu as quelque chose qui te tourmente, et je
vois, à tes yeux, que tu n’oses pas me le confier. Allons,
débarrasse-toi de ce souci.

Elle l’emmena au plus ombreux du jardin, et là, avec des hésitations,
lui confia ses craintes.

--Écoute, Joël, c’est bien vrai, n’est-ce pas, que nous devons nous
marier?

--En voilà une question! Qu’est-ce qui te fait parler ainsi, Maïna?

--Je vais te dire: hier soir, en m’endormant, j’ai beaucoup réfléchi,
et...

--Et...--interrompit le jeune homme, voulant plaisanter,--ça ne t’a pas
empêchée de dormir, je suppose?

Maïna poursuivit, sans tenir compte de l’interruption:

--J’ai réfléchi qu’on ne peut pas se marier, comme ça, sans argent.

--Hé! qui dit que nous nous marions sans argent, cousine?

--Dame! Ça en a tout l’air. Est-ce que tu as de la fortune, toi, Joël?

--J’ai mon diplôme, répliqua crânement le jeune homme,--et je ne crois
pas être un sot.

Elle sourit, et, déjà à moitié rassurée, n’objecta plus qu’avec
indécision:

--C’est bien, je le sais. Mais, enfin, dans les premiers temps...? nous
ne pouvons pourtant pas mettre notre ménage à la charge de notre oncle?
Il nous faut nous suffire par nous-mêmes.

--Eh! nous nous suffirons, parbleu! Je travaillerai, et j’espère bien
que ce ne sera pas pour le roi de Prusse.

Il ne crut pas devoir lui dire qu’il comptait bien qu’elle aurait une
dot.

Maïna allait répliquer sans doute, quand l’arrivée inopinée de Tina fit
dévier le cours de leurs pensées.

La figure de la vieille servante était bouleversée. De grosses larmes
coulaient sur ses joues.

Aux questions empressées que lui adressèrent les deux jeunes gens, elle
ne fit que cette réponse d’une effroyable concision:

--Madame du Closquet se meurt! Madame du Closquet se meurt!




VI


Oui, l’heure de la récompense avait sonné pour la vieille femme de bien.

Elle mourait, parce que tout être né dans la condition terrestre doit
mourir. Mais ce mot «mort», qui revêt de si lugubres couleurs, qui prend
de si mornes acceptions, n’avait plus auprès d’elle ce sens sinistre,
cet aspect de deuil que lui attribuent les survivants désespérés.

Le spectacle de ce chevet n’était que celui d’une libération.

Une âme pure et belle, fière, et désormais lavée des souillures de la
terre, s’échappait du cloaque, et dépouillait l’enveloppe de matière à
laquelle l’avait liée la mystérieuse combinaison préordonnée de toute
éternité par la Sagesse créatrice.

Elle s’en allait sans secousse, presque sans souffrance.

Quand elle s’était sentie malade, elle avait fait appeler son vieil ami
le docteur Le Budinio.

Et, paisiblement, elle lui avait dit, de cette voix qui ne tremblait
jamais:

--Mon bon ami, je vois bien que la machine est désormais enrayée, qu’il
n’y a rien plus rien à faire. Si je vous ai fait appeler, c’est
uniquement par acquit de conscience, parce que c’est un devoir pour
l’homme de disputer sa vie jusqu’au dernier moment. Mais je sais bien
que je suis vaincue d’avance, que la vitalité est épuisée. Venez donc à
moi en ami, mais si l’amitié peut encore faire illusion à la science, je
ne vous défends pas de tenter l’impossible pour m’ajouter quelques
années de plus à vivre.

Tout cela fut dit posément.

L’intelligence demeurait maîtresse d’elle et la volonté s’affirmait dans
le soin qu’apportait la mourante à disposer ses derniers moments, à
mettre tout en ordre dans ce but.

Elle ajouta, avec le malicieux sourire dont elle ne se départait jamais:

--Figurez-vous que l’un de mes héritiers me fait faux bond,--précisément
le prodigue, celui qui aurait eu le plus grand besoin de ma mort. Il m’a
précédée, et cela m’oblige à modifier mon testament. Enfin, il sera dit
que j’aurai eu de la besogne jusqu’à la dernière seconde.

Pauvre vaillante femme!

Elle savait bien que la besogne était toute faite déjà, et qu’elle avait
arrêté son choix sur ceux qu’elle substituait à l’héritier défaillant.

Mais, modeste jusqu’à la fin, dédaigneuse des manifestations extérieures
du pharisaïsme, interdisant à la main gauche de connaître ce qu’avait pu
faire la droite, elle laissait au notaire le soin de faire savoir aux
intéressés ses dernières volontés.

Dès le premier instant de maladie, le docteur Le Budinio ne s’y était
pas trompé.

La vieille dame était depuis longtemps menacée d’une poussée vers le
cœur.

Or, quand le mal fit son entrée en scène, avec les apparences
relativement bénignes d’une pneumonie franche contre laquelle le robuste
tempérament de la septuagénaire paraissait offrir des ressources, le
médecin comprit bien vite que ce n’était là que le masque trompeur dont
s’affublait la bronchite capillaire, ce terrible catarrhe suffocant qui
emporte les vieillards et les enfants.

Il voulut pourtant engager la lutte avec toute son énergie contre le
mal.

Par une recrudescence d’attention, il établit Joël et Maïna en
permanence à ce chevet.

Aussi, Mme du Closquet put-elle lui dire, le troisième jour après
l’invasion de la maladie:

--Deux médecins, rien que ça! Excusez du peu! Et pourtant, mon pauvre Le
Budinio, toute votre science combinée ne me tirera pas de là. Je vais
vous glisser entre les doigts sans que vous puissiez l’empêcher.

Elle disait vrai. La sereine conscience de son état lui permettait un
infaillible diagnostic.

Au bout de six fois vingt-quatre heures elle ne conserva plus même
l’apparence d’illusion que ses deux médecins croyaient avoir entretenue
en elle. Appelant tout doucement Véronique, elle lui recommanda de se
rendre à l’église pour prévenir l’abbé Dagorn, son confesseur habituel.

La jeune fille se récria.

Elle croyait à la sentence de son oncle et de son cousin, et ne jugeait
pas la situation aussi désespérée.

Ce que voyant, Mme du Closquet vainquit d’un seul mot ses résistances:

--Chère petite, pourquoi hésiter? Si je dois guérir, le saint viatique y
aidera plus que personne. Dans le cas contraire, j’aurai eu la
satisfaction d’être prête longtemps à l’avance.

Elle souriait, et Maïna, qui n’avait jamais vu mourir, s’émerveillait de
ce calme stupéfiant.

Elle s’empressa donc de condescendre au désir de la mourante.

Ce fut elle-même qui alla chercher le prêtre, qui disposa la chambre en
vue de la simple et grandiose cérémonie dont elle allait être le
théâtre.

Il advint que le docteur Le Budinio voulut la blâmer de cet
empressement.

Mais Mme du Closquet le reprit lui-même de cette intervention en des
matières qui ne le concernaient point:

--Mon cher ami, ce n’est point votre affaire. J’ai le droit de sortir de
ce monde par la bonne porte, et vous me connaissez assez pour savoir que
je ne suis pas une femmelette qui recule devant le fait. A
soixante-quinze ans, la mort est une terminaison normale de la vie.
Voilà quarante ans pour le moins que je m’y prépare, et je fais en sorte
de n’être pas trop maussade en m’en allant.

Le lendemain du jour où le prêtre eut franchi le seuil de cette chambre,
les forces de la malade se mirent à décroître avec rapidité.

La fièvre ne s’interrompit plus.

Le pouls se mit à battre avec une indicible violence; la respiration
haletante décela l’effrayante dyspnée qui progressait d’heure en heure.

Renversée sur le double oreiller que Maïna avait placé sous sa tête, la
mourante, en dépit des suffocations progressivement croissantes, ne
perdait ni sa présence d’esprit ni son imperturbable sérénité.

Jusqu’à la dernière minute, elle entendait conserver la possession
d’elle-même.

Ces maladies inflammatoires des organes de la respiration laissent
toujours intactes les facultés intellectuelles. C’est pour ce motif que
certaines fins de poitrinaires sont si déchirantes pour les assistants.
Car si la victime est jeune, si elle a la conscience de son état, il
arrive fréquemment qu’elle ne peut se résigner à la mort. Et si elle
ignore qu’elle touche aux portes du trépas, elle ne parle que de sa
guérison, de son prompt rétablissement, des joies que lui réserve encore
cette vie qui la fuit et dont le mirage, pourtant, séduit encore son
regard déjà embrumé par l’ombre éternelle.

Avec Mme du Closquet, l’adieu n’eut point ces poignantes tristesses.

Ce fut elle-même qui s’attacha à consoler ses amis, à les distraire de
leurs préoccupations.

Avec une sublime abnégation de sa souffrance personnelle, elle parut ne
prendre soin que du bonheur de ceux qu’elle laissait derrière elle.

Elle savait qu’aucun des parents qui allaient profiter de ses largesses
posthumes n’avait pu accourir à ses derniers moments, et ne leur en
voulant pas pour les impossibilités matérielles qui les retenaient loin
d’elle, elle put se donner tout entière aux amis dont la présence à son
lit de mort lui parut une faveur spéciale de Dieu.

La veille du dernier jour, comme Joël et Maïna se relayaient dans leur
rôle de garde-malades, elle profita d’un moment où les deux jeunes gens
se trouvaient seuls avec elle pour leur faire une confidence.

Elle prit elle-même la main du jeune docteur et la plaça dans celle de
Véronique.

Elle en avait le droit, les ayant vus naître tous les deux, les ayant
suivis de sa sollicitude pendant les années de leur croissance
parallèle.

Et comme elle les tutoyait du ton d’une grand’mère parlant à ses
petits-enfants, elle put leur dire:

--Joël, je sais le fond de ton cœur. Tu as déjà choisi la compagne de
ton existence, et Maïna a confirmé ce choix. Laissez-moi vous voir
renouveler vos serments sous mes yeux, et si quelque crainte importune
vous paraît mettre des ombres à vos perspectives de bonheur, comptez sur
la protection d’En-Haut pour aplanir les obstacles. N’opposez pas les
vains calculs de la raison au consentement spontané de vos âmes. On
n’est jeune qu’une fois. Consacrez donc votre jeunesse à l’amour
légitime. Soyez-vous tout l’un à l’autre, et gardez par devers vous la
promesse de félicité que vous fait en ce moment votre vieille amie
expirante.

Les deux jeunes gens, trop émus, avaient les yeux pleins de larmes.

Ils s’étaient agenouillés côte à côte au pied de cette couche.

Sanctifiée par son renoncement à la vie, par toutes les pratiques
pieuses que lui suggérait sa foi de Bretonne, la vieille femme étendit
sur leurs fronts ses mains défaillantes, et leur versa une suprême
bénédiction.

Puis, désormais terrassée par le mal, elle n’eut plus d’autre reste de
la vie que dans l’ineffable sourire de sa bouche décolorée, dans le doux
et profond regard de ses prunelles ternes.

Le huitième jour, dès l’aurore, elle entra en agonie.

Non en cette agonie douloureuse au sein de laquelle la vie ne se détache
que par secousses, par convulsions défigurantes, mais en cette sortie
progressive de l’âme qui, de temps à autre, à chaque étape de la voie
ténébreuse qui mène à la lumière, s’arrête, fait halte en quelque sorte,
et embrasse d’un dernier regard le monde fini et sombre qu’elle quitte,
retenue à chaque seconde par les lois de la matière qu’elle dépouille.

La parole s’éteignit la première. La voix était devenue si faible, si
sourde, qu’on ne pouvait plus l’entendre.

Une lente paralysie des cordes vocales lui ôtait toutes les vibrations.

Mais les yeux gardaient leur langage expressif, et, par un effet assez
rare de l’énergie, la mourante pouvait encore mouvoir ses bras, agiter
ses doigts.

Ce fut ainsi qu’elle fit signe à Maïna de rapprocher d’elle le crucifix
qu’elle ne pouvait atteindre, et, lorsque la jeune fille l’eut placé
entre ses mains, elle le porta d’elle-même, pieusement, à ses lèvres.

Puis, les mains elles-mêmes s’immobilisèrent, et, alors, autre
bizarrerie de la nature, la parole revint.

Comme elle voyait des larmes dans les yeux de ceux qui l’entouraient,
elle s’efforça de les sécher d’un mot.

--Ne pleurez pas. Qu’est-ce donc qui m’arrive dont vous ayez lieu de
vous troubler? Je sors de la vie, voilà tout, et je passe. Vous devriez,
au contraire, vous réjouir. J’entre dans l’immortalité.

Soudain, elle eut comme la prescience du moment final. Elle dit
doucement à l’abbé:

--Récitez les prières des agonisants, je vous prie. Cela me rendra la
mort plus facile.

Et avant de se recueillir dans ce dernier acte, elle interpella encore
le docteur:

--Le Budinio, souvenez-vous! Ayez confiance en Dieu, mon ami.

Elle n’ajouta point d’autre parole.

Ses lèvres ne remuèrent plus que pour prononcer les formules des
oraisons jaculatoires. Et, tout à coup, le prêtre, qui s’était un
instant interrompu, demeura frappé de stupeur.

La mourante restait immobile, les mains jointes sur le crucifix, les
yeux fixes, ouverts sur l’éternité.

Sa face avait revêtu ce caractère auguste qu’imprime la suprême rupture
du lien: le souffle s’était envolé; elle avait passé sans qu’on s’en
aperçût; morte sans effort, saintement.

Tout le monde était tombé à genoux.

La prière reprit à l’unisson, mais il y manquait une voix, celle que la
mort venait d’interrompre.

Maïna et Corentine se relevèrent tout en pleurs.

Il leur restait un pieux devoir à remplir, plus particulièrement pour se
conformer aux derniers vœux de la morte. Ne fallait-il pas apprêter
cette chère dépouille pour l’exposition funèbre qui allait suivre?

Une heure plus tard, lorsque Maïna, rompue de fatigue à la suite de ses
veilles et de ses soins, voulut quitter la maison mortuaire pour aller
prendre quelque repos, elle chercha son oncle qui avait disparu. Ne le
trouvant nulle part, elle revint tout naturellement au lit de mort.

Le docteur était là.

Et Maïna, qui venait le chercher, s’arrêta court, tandis que l’appel
qu’elle allait faire entendre mourait sur ses lèvres.

Jamais elle n’avait vu pareille expression sur les traits de son oncle.

Certes, elle avait pour lui un profond respect, mais un respect d’enfant
gâtée, mitigé par beaucoup de familiarité tendre, qu’encourageait,
d’ailleurs, la condescendance facile du vieillard.

Mais, en ce moment, Hugh Le Budinio lui parut démesurément grandi.

Elle éprouva à sa vue un saisissement qui l’immobilisa, comme si la
majesté de la morte se fût brusquement épanchée sur le vivant, comme si
ce visage immobile, aux traits rajeunis par le sceau de l’immortalité,
eût été un foyer duquel émanait une flamme transfigurant le front penché
du vieil ami demeuré sur la terre.

Le docteur s’était assis sur un fauteuil au pied de la couche.

Il avait croisé ses bras, mais sa main droite relevée soutenait son
menton.

Il était plongé dans une méditation grave, de celles auxquelles ne
s’arrêtent que les intelligences d’élite.

Maïna n’osa l’interrompre. Bien plus: elle retint son souffle pour ne
point le troubler.

Elle arrivait sans doute à la fin de cette contemplation muette, car il
ne la fit pas attendre.

Il se leva, et, pas à pas, à reculons, comme s’il n’eût pu détacher ses
yeux du visage de la morte, il gagna la porte de la chambre, où,
brusquement, il rencontra sa pupille.

Il ne parut nullement surpris de son attente.

Seulement, avec un geste qui ne lui était point habituel, s’appuyant de
la main gauche à l’épaule de la jeune fille, et, de la droite, lui
désignant la pâle figure qui se détachait rigide sur la blancheur
éblouissante des draps, il ne prononça que ces mots:

--Ça, ça donne à réfléchir!

Que signifiaient ces paroles du vieux praticien, de l’homme qui avait
passé la meilleure partie de sa vie dans la lutte contre «l’ombre»?

Saluait-il la majesté de la tombe seulement, ou hésitait-il devant une
question surgissant inattendue devant ses yeux?

Maïna n’osa l’interroger. Elle sentait trop bien ce que ce laconisme
contenait de mystères insondables.

De tout le jour, le vieillard n’ajouta pas un mot.

Il s’était confiné dans le domaine des méditations profondes. Et tout le
monde en put suivre la trace sur son visage, au recueillement avec
lequel, le surlendemain, il suivit, à l’église et au cimetière, les
détails de la funèbre cérémonie.

Lorsque le caveau des du Closquet s’ouvrit pour recevoir la dépouille de
la sainte femme qu’on allait laisser dormir son dernier sommeil sous ces
voûtes de pierre, Hugh Le Budinio, marchant à la suite des
représentants, d’ailleurs rares, de la famille, demeura longtemps les
yeux fixés, le front penché sur la grille qui bordait le petit monument
de granit.

Quelque chose, en effet, venait de se briser dans sa propre existence.
Une longue et inaltérable amitié venait de se clore, au bord de cette
fosse qui dévorait toute une existence d’honneur et de charité.

Ah! oui, il avait raison de le dire. De tels spectacles, «ça donne à
réfléchir.»

A partir de ce moment, le caractère du médecin changea presque
entièrement.

Sans se départir complètement de la gaieté qui avait fait jusque-là le
fond de ce caractère, il prit une nuance très accusée de mélancolie.

Ses idées revêtirent comme un crêpe qu’il s’attacha à dissimuler du
mieux qu’il put, sans parvenir toutefois à dérober totalement le voile
noir aux yeux de ceux qui l’entouraient.

Un phénomène analogue modifia les allures de la rieuse Maïna.

On n’entendit plus les éclats de sa voix fraîche résonner dans tous les
coins de la maison.

Joël, toujours empressé autour de sa cousine, lui fit la remarque
qu’elle avait de trop fréquents nuages sur le front.

A quoi Maïna répondit que le temps effacerait sans doute ces teintes
grises, dissiperait ces brumes flottant sur sa jeunesse.

Elle le dit de bonne foi, n’étant pas de celles qui se complaisent dans
les pensers mornes et tristes. Et, ce faisant, elle avait raison de
compter sur la bienfaisante influence des années.

Il est vrai que cet événement contribua à faire de la jeune fille
charmante une femme accomplie.

Les soins donnés aux douaniers pendant la terrible nuit de la tempête,
son assiduité au chevet de Mme du Closquet avaient accoutumé ce jeune
esprit aux graves réflexions.

Comme le vieillard auprès duquel elle avait grandi en beauté, en grâce
et en vertu, elle se mit à aimer les pauvres et les déshérités de ce
monde. Ce fut aux malheureux qu’allèrent spontanément ses prédilections,
et, tout de suite, elle prit l’habitude du bienfait.

Alors, chaque jour, elle réserva ses heures pour les visites à faire aux
plus humbles foyers.

Accompagnée de Tina Kerbiel le plus souvent, parfois seule, selon que la
circonstance pressait plus ou moins, elle commença des courses qui, en
peu de jours, lui firent une notoriété d’ange consolateur.

Elle se montra les mains pleines de soins pieux, les lèvres ouvertes aux
douces paroles. On la rencontra aussi bien près des berceaux qu’au
chevet des infortunes moins attrayantes.

Elle se fit toute à tous, et son cœur s’élargit de toute cette affection
désintéressée, en même temps que son esprit s’ouvrait plus vaste aux
autres conceptions du devoir social.

Et sans qu’elle pût s’en rendre compte, sans qu’elle soupçonnât sa
renommée croissante, Maïna ne marcha plus que le front ceint d’une
auréole, pendant que le bruit de ses bienfaits préparait d’avance sa
route et jonchait de fleurs le chemin sous ses pas.

La «nièce du docteur», ainsi qu’on la nommait sur la côte, devint la
créature idéale, adorée de tous les pauvres gens.

Sa beauté séraphique, le délicieux sourire de ses lèvres roses
permettaient, d’ailleurs, encourageaient même ces exaltations populaires
qui la comparaient sans exagération aux anges.

Ce fut au milieu de ces changements à leur précédente existence, au
moment où les brumes d’automne commencèrent à épandre leur voile gris
au-dessus de la mer, des rochers et des falaises, que Joël se décida à
tenter auprès de son oncle la démarche décisive de laquelle allait
dépendre son bonheur et celui de Maïna.

On était en octobre.

Les premières pluies avaient déjà barbouillé le ciel, et des nuées
floconneuses se traînaient en haillons sur les flots devenus subitement
gris, de ce gris de deuil que les mers du Nord revêtent en guise de
toilette hivernale, et dont on ne peut dire cependant qu’il leur enlève
leur poésie.

Ce fut une grave journée et un solennel entretien.




VII


Ce jour-là, les deux médecins rentraient ensemble d’une visite faite en
commun à une riche cliente habitant Dinard, et qui, autant par goût que
par souci de sa santé, prolongeait son séjour dans la ville d’eaux au
delà de la saison.

Ils descendaient du bateau et venaient de prendre pied sur le Grand-Bey,
la mer étant haute, lorsque Joël, prenant son courage à deux mains, dit
brusquement au vieux docteur, d’une voix dont l’hésitation était
manifeste:

--Mon oncle, puisque nous voici seuls, je voudrais vous entretenir de...

--De... quoi?--interrompit M. Le Budinio, qui cessa de marcher pour
prêter attention à la communication de son neveu.

--D’un projet que je nourris depuis fort longtemps, et qui intéresse
tout mon avenir.

Le vieillard s’était arrêté. Il posa sa main sur le bras du jeune homme.

--Tu n’as pas besoin d’aller plus loin. Je sais d’avance ce que tu vas
me dire.

--Mais, mon oncle...

--Je t’assure que c’est inutile,--fit Hugh en souriant.--Et je te le
prouverai tout à l’heure.

Il lui montra du doigt le rocher sur lequel ils se trouvaient, et avec
ce ton de mélancolie qu’il avait pris depuis la mort de Mme du Closquet,
l’invita à s’asseoir sur les quartiers de roche, au pied de la tombe
illustre qui leur faisait face.

--Restons ici un moment, Joël. La place est toute choisie. Les importuns
ne nous troubleront pas.

A quoi songeait-il, présentement, le vieux maître? Nul n’aurait pu le
dire.

Par une de ces échappées naïves de l’imagination dont les vieillards
sont coutumiers, surtout lorsqu’une laborieuse existence a rendu plus
lourdes les années qui pèsent sur leurs fronts, l’oncle de Joël et de
Maïna laissa d’abord sa pensée prendre du champ.

C’était l’heure mystique par excellence, celle où l’astre à son déclin
touche au terme de sa course.

Un caprice de l’atmosphère avait apaisé les haleines du large. La
coupole du firmament s’était éclaircie, et les nuages, se repliant à la
manière de rideaux sombres, s’entassaient à l’horizon, aux quatre points
cardinaux, en paquets d’ouate épais et ronds, disposés ainsi qu’une
garniture capitonnée.

A l’extrême bordure de l’Occident, l’astre s’enfonçait derrière un
portant de pourpre, et les rayons relevés mettaient à ses arêtes une
frange d’or en fusion.

Au-dessous, la mer reflétait ce couchant de féerie, se teignant
successivement de toutes les splendeurs du prisme épanchées sur son
miroir sans rides.

A l’entour du rocher, piédestal d’un sépulcre, des oiseaux blancs et
gris, mouettes et goélands, voletaient, faisant claquer leurs ailes.

Quelque chose montait sur la mer, comme un bruissement d’ombres qui
surgirait du fond de l’abîme, assombrissant lentement les profondeurs,
éteignant progressivement les rides lumineuses des lames et envahissant
l’atmosphère elle-même, qu’elles saturaient de vapeurs, à l’instar d’une
trame invisible et palpitante, dont les plissements enserraient toutes
choses et les voilaient insensiblement.

--Que dis-tu de cela?--demanda le vieux docteur, en étendant la main
vers l’horizon.

--Je dis,--répondit Joël, très sincère,--que c’est là un spectacle
merveilleux sur lequel nous avons le grand tort de nous blaser.

Hugh Le Budinio releva vivement cette juste et précise remarque.

--De nous blaser, dis-tu? Parle pour toi, garçon. Moi, voilà plus de
trente-cinq ans que je regarde ces choses sans m’en lasser. Je dirai
même plus. Je leur trouve, chaque fois, un aspect nouveau, une séduction
plus puissante. Et si Dieu m’accordait le repos auquel je crois avoir
droit, il me semble que je passerais mes derniers jours dans la
contemplation de ces merveilles sans égales.

Il parlait sur le ton de l’enthousiasme, et Joël se demandait à quoi
allait aboutir cet exorde.

--Vois-tu, garçon,--reprit Hugh,--j’ai beaucoup réfléchi, dans ma vie,
mais je ne l’ai jamais tant fait que depuis la mort de cette sainte
créature que nous pleurons tous. Ça va te paraître un peu incohérent,
peut-être, ce que je te dis là, et, qui sait? peut-être te dis-tu que le
vieil oncle n’a plus la tête bien solide, n’est-ce pas?

Il se tourna, et regarda en riant le digne homme qui protestait avec
énergie.

--Très bien. Ce qu’il y a de bien certain, c’est que tu te dis: «Tout
cela n’a aucun rapport avec ce que j’ai à dire à mon oncle, et, pour peu
qu’il continue, nous passerons la nuit sur le Grand-Bey sans avoir
touché seulement au sujet de la conversation.» Patience, mon fils, nous
allons y revenir, sois tranquille.

Où en étais-je? Ah! bien! Je te rappelais que j’ai beaucoup réfléchi
depuis la mort de cette bonne madame du Closquet. Eh bien! mes
réflexions valent que je t’en fasse part. Elles ont au moins le mérite
de l’âge et sont le fruit de l’expérience. Et si, comme tu vas me le
dire tout à l’heure, tu as fermement l’intention de continuer ici même
ma besogne, de me succéder, en un mot, elles pourront t’être de quelque
profit.

Maintenant, écoute-moi, sans te fatiguer.

Le jeune homme acquiesça respectueusement au désir du vieillard.

--Écoute, Joël,--reprit celui-ci,--tu es médecin comme moi, par
conséquent, comme moi, mieux que moi peut-être, tu sais tout ce que tout
homme de notre art doit savoir.

Tu connais l’être humain à fond, ou, du moins, tu crois le connaître,
parce que, le scalpel à la main, tu as disséqué la pauvre carcasse
animale dans laquelle loge cet inconnu qu’on nomme l’âme.

Tu sais qu’il existe une charpente osseuse chez les vertébrés, qu’à
cette charpente douée de vie elle-même viennent s’adapter les tendons et
les muscles, les cartilages et les viscères, qu’au travers de ces
parties circule le sang et rayonnent les nerfs, les nerfs, double
système d’expansion et de contradiction qui donne naissance à la
nutrition et à la sensation, conséquemment à la vie.

--Oui, mon oncle,--fit Joël,--je sais tout cela.

Et un vague sourire courut sur ses lèvres, sourire dû autant à l’ironie
devant cette leçon d’anatomie qu’à l’admiration éprouvée en face de
cette facilité du vieil homme de synthétiser aussi clairement l’objet de
ses études physiologiques.

Hugh Le Budinio poursuivit:

--Tu sais tout cela, et, sans doute aussi, bien d’autres choses, et, en
l’espèce, tu n’en sais pas plus que les vieux maîtres de l’humanité, les
pères de la médecine.--Mais, il est une chose qu’on a dû oublier de
t’apprendre, ainsi qu’on l’oubliait déjà de mon temps, et cette chose,
l’expérience, la pratique de la cure t’en révéleront la lacune.

On a oublié de t’enseigner la méthode selon laquelle tu dois faire
mouvoir ta pensée à la recherche des causes.

Il s’interrompit, et, cette fois, Joël eut honte de son sourire. Ce
vieillard entrait avec une souveraine majesté dans le domaine abstrait
de la science. Il frappait à la porte du temple, et sans respect des
initiés vrais ou faux, il portait une main audacieusement profanatrice
sur le voile qui couvre les arcanes de la création.

--Tiens!--continua Hugh,--regarde ce soleil qui se couche. Nous ne
savons pas au juste ce qu’il est, de quelle matière en ignition
procèdent sa chaleur et sa lumière. Mais, du moins, nous ne sommes point
assez fous pour refuser crédit à nos yeux qui nous attestent sa présence
et qui ne nous livrent la connaissance des corps qu’à la faveur de sa
clarté.

Eh bien! pour les choses de la science qui font l’objet de la vision
intellectuelle, le premier emploi que nous faisons de notre raison est
précisément de contester l’existence d’un foyer de lumière analogue, et
même infiniment plus certain, puisque, s’il n’existait pas, nous ne nous
connaîtrions pas nous-mêmes, et que notre conscience n’est que la
première prise de possession de notre réalité par notre pouvoir de
connaître.

--C’est vrai, confessa le jeune homme, devenu sérieux à son tour.

--Tu te demandes peut-être à quoi tend cette digression bizarre? Je vais
te le dire en abrégeant:

Oui, l’on ne nous a jamais enseigné «l’art de conduire notre pensée»,
ainsi que l’a si bien dit le grand Descartes. On nous a faits les
esclaves de la règle générale, alors que toute la suite de la vie et la
pratique de notre art te montreront qu’il n’existe point de «règle
générale», mais simplement des catégories de faits dans lesquelles
s’emboîtent les diverses manifestations du mal. Autant de cas dans la
maladie, autant d’observations et d’études spéciales obligeant le
médecin à conformer le traitement au diagnostic différentiel qu’il
porte. Remarque-le bien: il n’y a qu’une impossibilité pour l’esprit
humain à vaincre la mort, c’est son impuissance à fixer les cas
individuels qui se présentent. Et c’est pour cela qu’obligé d’inférer
sans cesse du particulier au général, il se trompe presque toujours;
c’est pour cela également, qu’absorbé, distrait plutôt par la
multiplicité des exemples nés sous ses yeux, il finit par perdre de vue
la réalité absolue, la seule vérité palpable, en quelque sorte, à savoir
que la substance qui motive par sa personnalité la différenciation de
ces innombrables cas, ce n’est point ce corps misérable sur lequel nous
tenons obstinément fixés nos yeux de myopes volontaires, c’est...

--L’âme,--prononça Joël avec une gravité sereine qui fit tressaillir
l’oncle.

--Oui, l’âme, Joël, l’âme qui fait de chacun de nous ce qu’il est en ce
monde et ce qu’il doit continuer d’être dans un autre monde que nous ne
voyons pas, mais dont l’existence est pour nous aussi certaine que celle
d’un autre hémisphère auquel le soleil porte la lumière en ce moment
même où il la retire du nôtre.

Alors seulement Joël comprit la pensée du vieillard emporté par
l’inspiration:

--C’est là ce que nous sommes, mon fils, c’est là ce qu’était cette
créature sainte qui vient de sortir de notre terre misérable. Et depuis
que cette vérité suprême est entrée dans mon esprit, je ne puis me
défendre de trouver notre science bien courte, nos efforts bien puérils,
puisque, en aucun cas, nous ne travaillons à faire plus belle la part de
cette âme notre unique personnalité.

La nuit était venue. Une bordure rouge, sanglante, limitait la
séparation de la mer et du ciel.

--Là,--fit en riant le vieux docteur,--allons-nous-en. Bien qu’habituée
à mes retards, Tina pourrait concevoir de l’inquiétude et Maïna en a
certainement déjà conçu. Or, je tiens à ce que nous la rassérénions tout
de suite, car c’est d’elle, n’est-ce pas vrai, que tu as l’intention de
me parler?

--Oui, mon oncle,--avoua Joël en riant.

--Voyons. J’ai vidé mon sac et le tien te pèse encore. Je vais t’aider à
t’en soulager le plus tôt possible. Ce dont il s’agit, si je ne me
trompe, c’est de vous marier au plus vite, attendu que vous vous aimez,
et que vous ne demandez, l’un et l’autre, qu’à vous passer mutuellement
la chaîne au cou.

--C’est cela même,--confirma le jeune homme, dont l’hilarité redoublait.

--Tu vois que je ne me trompais pas. Maintenant que ta confession est
faite, je vais te faire plaisir en te déclarant que je t’absous tant et
si bien que si j’étais à ton âge, heureux garçon, je ne penserais pas
autrement que toi en la circonstance.

--Alors, mon oncle, vous m’approuvez? Vous comprenez, n’est-ce pas, que
je l’aime?

--C’est-à-dire, mon gars, que je ne comprendrais pas le contraire.

Joël saisit les deux mains de son oncle et les serra avec une allégresse
qui fit sourire celui-ci:

--Morbleu! quelle poigne, mon garçon! Tu y tenais donc tant que ça, à
mon approbation?

--C’est-à-dire, mon oncle, que je n’eusse rien osé dire sans votre
consentement.

--Cela te fait honneur, Joël. Mais, s’il en est ainsi, tu ne sais rien
du cœur de Maïna. Et si elle allait dire non, elle?

Et le vieillard avait un malicieux sourire aux lèvres.

Joël, en véritable étourneau, ne s’arrêta point à la contradiction.

--Oh!--s’écria-t-il,--de ce côté-là, je suis bien tranquille. Il y a
longtemps que nous sommes d’accord là-dessus.

--Longtemps?--plaisanta encore le docteur.--Tu avais donc prévu mon
autorisation? C’est «prévenu» que je dois dire.

Et comme son neveu ne répondait rien, n’ayant rien à répondre, le
vieillard passa son bras sous le sien et l’entraîna.

--Écoute: Ce n’est point de cela qu’il s’agit, mais bien du fait
accompli. Vous vous aimez; vous vous l’êtes dit; vous êtes dignes l’un
de l’autre; par conséquent, ce mariage offre toutes les garanties de
succès et de bonheur. Mais...

--Il y a un _mais_?--interrogea Joël, devenu subitement inquiet.

--Oui, mon enfant, il y a un _mais_, et j’aime mieux te le faire
connaître sans ambage.

C’est charmant, le mariage, et cela mérite toutes sortes
d’encouragements. Certes, tu aurais le droit de me reprocher de n’avoir
point mis ma conduite d’accord avec mon opinion.--Mais, encore une fois,
ce n’est point de cela qu’il s’agit, mais de votre mariage éventuel. Eh
bien! voici ce que j’ai à te dire:

Pour se marier, c’est-à-dire pour entrer en ménage, pour fonder une
famille, il faut avoir quelques ressources par devers soi, car il faut
vivre, et c’est là la première des obligations.

As-tu ces ressources, mon bon Joël?

Le jeune homme secoua la tête. Mais il avait prévu l’objection. Il y
répondit donc en homme résolu:

--Non, mon oncle, je ne les ai pas présentement, mais, Dieu aidant, je
saurai me les créer.

--C’est hasardeux, mon garçon, et c’est toujours pénible, tu peux m’en
croire.

--N’y êtes-vous point parvenu vous-même, mon oncle? Ce que vous avez
fait...

--Tu le feras? Oui, je connais cette riposte. C’est une parole brave.
Seulement, moi, je n’étais point marié et je débutais en un tout autre
temps. On admettait alors certains sacrifices, certaines abnégations que
le changement des conditions de l’existence rend impossibles
aujourd’hui. Tu ne peux obliger ta femme à vivre de pain sec et de
fromage à tes côtés.

Joël risqua le tout pour le tout, faisant revivre ses précédentes
espérances:

--Mais, mon oncle, n’êtes-vous pas là? Nous ne songeons pas à vous
quitter, et l’apport de mon travail contribuera à faire la part commune
meilleure. D’ailleurs, Maïna possède bien quelque chose pour défrayer
notre entrée de jeu?

Le vieux docteur fit halte, et, avec un effort visiblement pénible,
répondit:

--Maïna ne possède rien, absolument rien, mon pauvre enfant. Pour rien
au monde je ne t’eusse fait une pareille confidence, mais les
circonstances l’exigent. Mme du Closquet, dont nous parlions tout à
l’heure, a été souvent pour nous plus qu’une amie, et, pour Maïna, elle
a été une mère. Si ta... cousine,--il hésita en prononçant ce mot,--a pu
achever ses études et recevoir une magnifique éducation, c’est à Mme du
Closquet qu’elle le doit. Quant à moi, je suis le plus pauvre des
hommes. Ma clientèle est rarement riche, et je n’ai jamais su me faire
payer, mon bon Joël.

Il fit une nouvelle pause, et, se reprenant:

--Voyons! ce sont là sujets trop graves pour qu’il soit permis de les
traiter de la sorte, au pied levé. Je serais coupable de te décourager
presque autant que si je te célais les périls d’un entraînement
irréfléchi. Rentrons donc. J’ai, d’ailleurs, à te faire, et à Maïna
également, une confidence que j’eusse peut-être dû vous faire plus tôt.

Il n’ajouta pas un mot de plus, et tous deux doublèrent le pas pour
rentrer.

Le docteur avait eu raison de craindre que l’on ne se fût inquiété de
leur retard.

En rentrant, ils trouvèrent Maïna très pâle et Corentine Kerbiel fort
nerveuse,--on peut même dire agacée.

Les deux femmes n’accueillirent qu’à moitié les excuses dont on usa à
leur intention. Si bien que Joël, n’y tenant plus, s’écria dans un accès
de franchise un peu brusque:

--Eh bien, là, c’est vrai! nous avons pris le chemin des écoliers. En
débarquant au Grand-Bey, le coucher du soleil nous a incités à deviser
de questions d’ordre abstrait qui nous ont fait perdre un peu de vue la
question concrète et immédiate du dîner.

--Puisque nous voici rentrés dans la terre, tâchons d’y faire
honneur,--ajouta gaiement le docteur.--Toi, Joël, tu as un appétit de
vingt ans, et moi-même, dont les dents commencent à refuser le service,
je me sens de force à avaler des noix sans ôter leurs coquilles. Donc, à
table!--conclut-il en faisant claquer ses doigts.

On alla s’asseoir en commun, mais sous l’influence d’un mutisme gênant,
autour du repas du soir.

Le docteur voulut, sans plus tarder, réagir contre cette atmosphère de
glace.

Il prit directement Maïna à partie. Celle-ci ne s’y attendait pas.

--Sais-tu, petite, quelle bizarre proposition m’a faite ton noble et
brillant paladin, Joël Le Budinio, mon neveu?

--Non, mon oncle,--répliqua la charmante fille, qui mentait pour
atténuer le rouge lui montant au visage.

--Tu ne devines pas? Je t’aurais crue plus sagace,--ajouta-t-il en
riant.

Et, sans attendre la réponse de Maïna, il lui servit cette phrase, à
brûle-pourpoint:

--Ton cousin est pressé de se marier. Il a même fait choix d’une
compagne qui, à ce qu’il assure, est prête à dire _amen_.

Toi qui reçois toutes les confidences de Joël, tu dois savoir de quelle
jeune personne il est question?

Du coup, Véronique s’était déridée. Elle donna la riposte avec entrain.

--Mais certainement, mon oncle, je suis au courant de ses projets
matrimoniaux.

--Et... tu les approuves?

--Sans réserves. Joël ne me paraît pas avoir fait un mauvais choix.

--Je sais que tu es une fille de sens, et que, par conséquent, je puis
me fier à ton jugement.

Ils eussent évidemment continué à marivauder de la sorte, si un éclat de
rire de Maïna n’eût terminé cet échange de plaisanteries et rappelé au
vieux médecin qu’il était temps d’aborder sérieusement la question.

Alors Hugh Le Budinio parut prendre une grave résolution.

On le vit passer à plusieurs reprises la main sur son front, comme pour
en chasser un souci. Finalement, s’adressant aux deux jeunes gens, il
les invita à le suivre dans sa chambre pour y débattre avec lui ce qui
faisait l’objet de leurs mutuelles préoccupations.

Quand tous trois se retrouvèrent assis dans la chambre, en face les uns
des autres, Joël et Maïna comprirent, à la solennité de l’attitude et du
ton pris par le vieil oncle, que le moment décisif de leur existence
était venu.

--Mes enfants,--commença le docteur,--je ne m’attarderai pas aux
préambules et je ne vous ferai point un discours. Je connais cette
commune affection, je m’en réjouirais de toute mon âme si la réalisation
de votre rêve ne me paraissait entraîner avec elle une longue suite de
soucis.

--Que voulez-vous dire, mon oncle?--s’écria Véronique dont les traits
révélèrent une alarme soudaine.

Joël, lui, n’éleva point la voix. Il connaissait les objections pour les
avoir entendues quelques moments plus tôt.

Le Budinio reprit, avec des efforts douloureux, de véritables spasmes
qui lui coupaient la parole:

--Je veux dire, ma petite Maïna, que je vais vous faire réciproquement
juges de vos situations et que c’est à votre propre sentence que je m’en
remets du soin d’assurer votre bonheur, si ce bonheur dépend de l’union
par vous rêvée.

Joël, la femme que tu désires épouser est pourvue de toutes les grâces
de la jeunesse et de toutes les vertus de l’âge mûr.

Mariée à un homme dans une situation aisée, elle peut passer une
existence heureuse, voir fleurir ses jours en bouquets de tendresse,
ignorer la privation et la souffrance.

L’aimes-tu pour elle?

Je ne te demande pas de renoncer dès à présent à la pensée d’en faire ta
compagne, mais simplement de remettre l’accomplissement de ce rêve au
jour où, pourvu toi-même d’une situation indépendante, tu pourras lui
éviter les déceptions et les déboires, lui assurer le rang et la
félicité dont elle est digne à tant de titres.

En t’adressant un tel conseil, je parle en père, non seulement pour toi,
que j’ai quelque peu le droit de traiter en fils, mais aussi pour elle,
l’enfant de mes vieux jours, la vraie fille de mon cœur, sur laquelle,
depuis de longues années, je n’ai arrêté mes regards que pour mieux
chercher quelle couronne serait assez belle pour son front, quelle joie
assez élevée pour son âme.

Et toi, Maïna, chère enfant, qui m’as payé de tant d’affection que tu
n’as pas même songé à t’enquérir de l’origine de nos liens, toi qui m’as
comblé de tes caresses d’enfant, de tes caresses les plus
reconnaissantes, réponds franchement à la question que je vais te poser.

Tu aimes Joël, et je te connais assez pour savoir que tu serais prête à
tout sacrifice pour son bonheur. Eh bien! Il n’y a pour Joël aucun
avenir à Saint-Malo, aucun avenir autre que celui du vieux médecin
ignoré, obscur, qui ne peut même lui assurer une clientèle. En
l’épousant, tu lies ton existence à celle d’un homme forcément condamné
à l’oubli et auquel les devoirs de père de famille créeraient de
nouvelles et plus lourdes charges.--Au contraire, si, au travers
d’épreuves noblement supportées, à force de courage et d’énergie, sur un
plus vaste et plus brillant théâtre, à Paris, par exemple, Joël parvient
à se créer une de ces situations qui sont l’honneur de la volonté tenace
et persévérante, ne penses-tu pas que ton abnégation sans recours ou,
tout au moins, ta passagère résignation lui faciliteraient les moyens
d’atteindre plus tôt au but proposé?

Encore une fois, je vous fais juges, l’un et l’autre, de la situation,
et je cède la parole à vos consciences. Ce que vous aurez décidé sera
bien décidé.

Il se fit un cruel silence, pendant lequel les trois interlocuteurs en
présence purent compter, à la fréquence de leurs soupirs, les pulsations
désordonnées et violentes de leur sang dans leurs artères.

A la fin, Maïna releva la tête et demanda, fort troublée, au vieillard:

--Mon oncle, vous avez parlé tout à l’heure de l’origine de nos liens.
N’ai-je pas aussi, moi, le droit de vous demander de me faire connaître
cette origine qui m’est inconnue et sacrée?




VIII


--C’est précisément pour te la faire connaître, ma chère enfant, que je
t’ai conduite ici en même temps que Joël. Et, dans ce que je vais
t’apprendre, je te prie de ne voir que mon désir d’éclairer ta
conscience, de rendre ton libre arbitre plus apte à prononcer le
jugement que j’attends de toi.

Il s’interrompit, puis, tout d’une voix, comme craignant de s’entendre
lui-même, il dit:

--Maïna, tu n’es point ma nièce.

Les deux jeunes gens se redressèrent en même temps, très pâles. Une même
secousse les avait ébranlés, et cette phrase, simple en elle-même,
sonnait à leurs oreilles comme une révélation de malheur.

La jeune fille fit lamentablement écho à cette déclaration:

--Pas votre nièce, mon oncle?...

Et, tout aussitôt, elle reprit:

--Mais, alors, que suis-je donc pour vous?

Une même pensée venait, tel qu’un éclair sinistre, de jeter une morne
lueur dans leurs esprits.

Si Véronique n’était point la nièce du docteur Le Budinio, comment
fallait-il donc nommer le lien qui l’unissait au vieillard?

Y avait-il, dans le passé de cet homme vénéré de tous, quelque page
inconnue, sur laquelle s’était inscrit un souvenir pénible?

Avait-il donc attendu cette circonstance solennelle pour révéler à
l’intéressée le véritable droit qu’elle avait sur son cœur?

Mais non! toute la vie de Hugh Le Budinio protestait contre un tel
soupçon, dont le front de Joël rougissait à présent, dont le remords
oppressait la poitrine de Maïna.

Et même, en ce moment précis, le beau visage du vieux médecin se
revêtait d’une majesté qui parut le grandir et l’ennoblir encore aux
yeux des deux jeunes gens.

Il reprit, la voix plus sûre, maintenant que le coup était porté:

--Je n’ai jamais eu qu’un frère: c’était le père de Joël. Je n’ai donc
pas de nièce, mais un neveu, et c’est Joël. Si je vous fais part de ces
détails, c’est pour que vous n’ignoriez rien, pour que vous sachiez bien
tous les deux que Joël seul est mon héritier, que Maïna ne pourrait être
qu’une légataire, si, ce qui n’existe point, hélas! il pouvait être
question de succession ou d’héritage, quand on parle du vieux Hugh Le
Budinio.

Cette fois, le cri qui jaillit de la poitrine de Maïna ne révéla que le
chagrin.

--Et alors, je ne vous suis rien, moi, mon oncle?

Ces mots «mon oncle» avaient traduit l’habitude de son pauvre cœur
endolori.

Elle courut à lui et, haletante, se laissant tomber à genoux, elle
couvrit de baisers sa main droite qu’elle avait saisie, murmurant, à
travers ses sanglots:

--Vous savez bien que je ne m’inquiète pas d’héritage; que je ne tiens
qu’à une chose, moi, c’est à être le plus près qu’il soit possible de
vous, pour vous rendre en affection tout ce que vous m’avez fait de
bien, jusqu’ici. Vous savez que ce titre de nièce est la seule joie que
j’aie eue depuis mon enfance, et que je ne renoncerais pour rien au
monde à ce nom.

Le vieillard s’était penché.

Il enlaça de ses deux bras l’enfant, la releva et la tint étroitement
serrée sur son cœur, appuyant ses lèvres sur les boucles soyeuses de ce
front virginal.

--Allons!--prononça-t-il doucement,--ce nom n’est pas le plus doux
qu’une bouche humaine puisse prononcer. Si tu n’es point ma nièce,
n’es-tu point ma fille, la vraie fille de mon cœur, et moi qui ne devais
point connaître les joies de la paternité, n’ai-je pas trouvé en toi, ma
Maïna, la plus douce, la plus aimante et la plus aimée des enfants?

Peu à peu, les larmes de la jeune fille s’étaient arrêtées. Les
dernières perles coulaient encore sur ses joues roses, que la joie
s’allumait déjà dans ses beaux yeux et sur sa bouche mutine.

--Alors,--fit-elle avec allégresse,--il n’y a que le nom de changé, et
au lieu de vous nommer «mon oncle», je puis vous appeler «mon père»?--Eh
bien! je vous demande, les mains jointes, de me dire quelles furent les
circonstances qui ont fait de moi votre fille.

Il lui montra la chaise qu’elle venait de quitter, et reprit doucement:

--Assieds-toi là. Je vais te conter cette histoire. Comme cela tu
n’auras rien à me reprocher.

Maïna se rassit.

Un silence absolu régna dans la chambre. Et les deux jeunes gens purent
écouter avec recueillement le touchant récit que leur fit le vieux
médecin.

--Il y a dix-huit ans, ma petite Maïna, le choléra visita nos côtes.

Il fit des ravages à Saint-Malo; il les étendit plus loin encore. Tout
le rivage lui paya son tribut funèbre. Il frappa du bord de la mer
jusque dans l’intérieur des terres. Dinard, Saint-Enogat, Saint-Lunaire,
Saint-Jacut, Dol, Pontorson, Dinan virent le fléau moissonner des
victimes.

Ce fut même à Dinan qu’il se montra le plus féroce.

Tous mes confrères de la région furent en peu de jours sur les dents.

Deux d’entre eux, d’obscurs héros, payèrent de leur vie leur dévouement.

Ma besogne, déjà écrasante ici, fut quadruplée par les appels des
environs. Ces appels-là, ce sont des ordres pour le médecin vraiment
digne de sa mission.

Moi, je m’efforçai de l’être, et je courus au danger.

Il semblait que ce récit fatiguait visiblement le vieux docteur, car sa
tête s’inclinait, son buste avait des tressaillements, et son organe,
très clair à l’ordinaire, se voilait maintenant et prenait de sourdes
résonances.

--Ah! oui,--continua-t-il,--le mal asiatique frappait de terribles
coups! Les statistiques officielles ne disent jamais ces choses-là, car
il s’agit de ne point effrayer les populations. A Dinan, le chiffre des
morts fut considérable. Moi, j’échappai sans trop de peine. Mon heure
n’était pas venue.

Un soir, comme je me disposais à rentrer par le bateau, je m’entendis
héler par une paysanne.

Je suivais le chemin de halage, le long de la Rance, en attendant le
départ. Celle qui m’appelait était une femme encore jeune, qui fuyait,
portant un enfant dans ses bras, et en traînant deux autres accrochés à
ses jupes.

--Monsieur le docteur!--m’appela-t-elle,--monsieur le docteur!

Je prévoyais ce qu’elle allait me dire: une demande de consultation en
plein vent. Ça ne coûte rien et le paysan n’était pas riche en ce
temps-là. Je me mis donc en devoir de la lui donner.

Je me trompais. Il n’était point question de cela.

La femme était brave; elle était bonne aussi, faisant le bien à sa
façon.

Elle me montra du doigt une maisonnette, une cabane située tout au bord
du chemin, sur la berge.

--Monsieur le docteur,--fit-elle,--là, dans la maison, il y a de pauvres
gens qui ont besoin de vos secours. Tout le monde est malade et on les
fuit comme la peste. Si vous y passiez, vous feriez une bonne action.

En Bretagne, un pareil abandon des malheureux était fait pour me
surprendre.

Mais, que voulez-vous? On était au fort de l’épidémie; les atteints
mouraient par centaines; et la panique régnait en souveraine, faisant le
vide autour des infortunés. Je vous assure, mes enfants, que le tableau
n’était point de ceux qui réconfortent ni qui donnent une meilleure
opinion de la vilaine espèce que nous sommes.

Maïna suivait la narration avec une sollicitude facile à comprendre.

--Et, dans la maison?--demanda-t-elle, palpitante de curiosité.

Le docteur Le Budinio sourit.

Il adressa un geste de remerciement à la jeune fille, et, avant de
continuer:

--Laisse-moi te remercier, d’abord, pour la bonne opinion que tu as de
moi. Car je crois que tu as supposé tout de suite que j’étais entré dans
la maison.--En effet,--peut-être était-ce parce que la maladie ne me
faisait point peur,--je franchis le seuil sur-le-champ.

Et alors, mes enfants, quel spectacle! Quel inoubliable spectacle!

Là, dans cette demeure de chaume, où régnait une aisance relative, la
destruction s’en était donné à cœur joie.

Il y avait dans les trois chambres que je parcourus cinq lits et un
berceau.

Dans deux des lits, il y avait déjà deux morts. Pour ceux-là, je ne
pouvais leur délivrer que le permis d’inhumer.

Dans les trois autres gisaient une femme encore jeune et deux enfants.

Les deux enfants précédèrent leur mère de vingt-quatre heures, et si
jamais j’ai contemplé un tableau étrangement sublime, ç’a été celui de
la joie de cette mère à la pensée qu’elle ne survivrait point à ses
petits, et que les deux pauvres anges ne faisaient que prendre les
devants, sans doute pour lui retenir, au Paradis, une place à laquelle
elle n’avait point autant de droits qu’eux.

Le vieillard fit une nouvelle pause. Mais, après ce deuxième temps
d’arrêt, il parut à ses auditeurs que sa voix s’était éclaircie, qu’il
parlait avec moins de gêne et de contrainte.

--Dès que je la vis, cette mère eut un cri d’honnête femme. Elle se
redressa sur son oreiller.

«Monsieur le docteur,--supplia-t-elle--là, dans ce berceau, il y a un
autre enfant, une petite fille, dont je ne suis que la nourrice. Je
viens de la sevrer, précisément. Elle n’a rien encore. Emportez-la
d’ici, la pauvre mignonne. Ça ne demande qu’à vivre. Après ça, s’il en
est temps encore, vous reviendrez pour nous. Moi, je trouverai encore la
force de soigner mes pauvres petits, et si Dieu veut que nous vivions,
il nous sauvera.

Dieu ne les a point laissés sur la terre.

Il fut encore obligé de s’interrompre. L’émotion l’étranglait. Du revers
de sa main ridée il s’essuya les yeux.

Joël et Maïna pleuraient aussi de leur côté.

Maintenant, ils voyaient bien ce qu’allait être la fin du récit.

Pourtant, ils écoutèrent religieusement l’épilogue du vieux docteur.

--Je pris la petite fille au berceau. Elle dormait. Et je te jure,
Maïna, quoi qu’en puisse penser Joël à l’heure présente, que tu n’as
jamais été plus jolie qu’en ce moment-là.

La nourrice me donna ton nom, le lendemain, quand je revins pour la
voir. Tu te nommes Marie-Anne-Véronique... et rien de plus. De
Marie-Anne, elle avait fait Marianna, ou plutôt _Maïna_, ce nom gaélique
que nous t’avons continué et qui te rend plus chère.--Déjà, tu étais aux
bras de Tina, et tu remplissais notre pauvre demeure de ton
gazouillement d’oiseau sans plumes.

Que te dirais-je de plus?--Tu n’avais ni père ni mère. La noble et
pauvre créature qui venait d’en suppléer le rôle auprès de toi, s’était,
elle aussi, enfuie de la terre. Il ne te restait que l’appui et la
protection du docteur Le Budinio. Tu devins ma fille. La loi exige vingt
années de soins pour donner droit à l’adoption. Dans deux ans d’ici, si
je suis encore de ce monde et que tu y tiennes, la loi consacrera
officiellement cette filiation.

La jeune fille s’était levée. Elle courut se jeter d’un bond dans les
bras du vieillard.

--Oh! mon père, mon père! Je puis bien vous donner ce nom, car qui plus
que vous y aurait droit? Mais je vous remercie doublement de m’avoir
raconté cette histoire. Elle ne m’apprend pas seulement mon origine.
Elle me dicte mon devoir, un devoir que mon cœur m’avait déjà tracé.

--Et quel est ce devoir, selon ton cœur, mon enfant? prononça Hugh Le
Budinio avec une tendresse infinie.

--Celui de ne vous quitter jamais,--mon père, jamais, vous entendez
bien. C’est Dieu qui m’a donnée à vous; c’est Dieu seul qui a le droit
de me reprendre. Mais,--ajouta-t-elle, avec un délicieux sourire,--je
vous tiens trop bien, je vous aime trop pour qu’il veuille rompre
aujourd’hui ce qu’il a lié, il y a dix-huit ans.

Joël n’avait point élevé la voix au cours de cette déclaration.

Il s’était tenu debout, le front légèrement penché, en proie à de graves
méditations.

--Et lui?--demanda le vieillard à la jeune fille, en désignant son
neveu.

Elle se retourna tout d’une pièce; elle le vit muet et pensif.

--Lui?--s’écria-t-elle avec élan.

Mais soudain la parole mourut sur ses lèvres comme si elle eût craint
d’en trop dire.

Le jeune homme l’encouragea du geste, et, parlant à son tour:

--Tu peux tout dire, Maïna. J’attends avec confiance ton arrêt.

Les yeux de la charmante fille brillèrent sous un humide voile.

--Lui, reprit-elle avec émotion,--vous l’avez déjà nommé votre fils. Il
ne dépend que de lui de le devenir en réalité. A quelque parti qu’il se
résolve, il sait qu’il peut compter sur moi. Je l’attendrai.

Alors Joël, s’inclinant sur la petite main aux ongles roses, la baisa
respectueusement:

--Merci, Maïna,--murmura-t-il.--Et vous, mon oncle, écoutez bien ma
résolution irrévocable: Je ne suis point un ambitieux vulgaire. Je ne
demanderai point à Paris la gloire. Celle que je rêve est de poursuivre
votre noble labeur, d’en faire l’apprentissage à vos côtés, de devenir,
sous votre égide et votre direction, le médecin,--plus que le
médecin,--l’ami des pauvres. Et le jour où vous et Maïna jugerez
l’épreuve suffisante, quand vous croirez que j’ai conquis mes grades,
que j’ai mérité ma récompense, vous me direz l’un et l’autre:

«Joël, tu as coupé ton cœur en deux morceaux. Réunis-les en assemblant
les deux amours qui le partagent.»

Il se tut.

Le docteur Le Budinio le regardait, le visage inondé de larmes.

--Joël, mon fils!--articula-t-il avec effort,--en ouvrant ses deux bras
au jeune homme.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ils s’étaient promis de s’attendre, les deux fiancés... Ils ne
s’attendirent pas longtemps.

Un mois plus tard, le notaire Berquier avisa le docteur Le Budinio qu’il
avait une communication importante à lui faire, ainsi qu’à sa nièce et à
son neveu.

Quand les trois visiteurs se furent assis dans les fauteuils en cuir de
ses clients, le tabellion, riant sous cape, déploya une riche serviette
de cuir, de laquelle il retira un dossier, ou plutôt une minute.

Et, alors, avec une lenteur calculée, il se mit à lire le dispositif
suivant:

  «Ceci est mon testament.

  »L’an 188... le ..., du mois de septembre, moi ..., de la
  Roche-Bernard, baronne du Closquet, saine d’esprit et prête à paraître
  devant Dieu, ai décidé ce qui suit:

  »Article X.--Je donne et lègue à mon vieil ami le docteur Hugh Le
  Budinio un titre de rente 4 1/2 pour cent représentant une somme de
  4,500 francs, _incessible et insaisissable_, pour lui être servie sa
  vie durant.

  »Article XI.--Je donne et lègue à mademoiselle Marie-Anne-Véronique
  _Le Budinio_, en famille _Maïna_, le capital de cette rente, soit cent
  dix mille francs en espèces, plus mon hôtel de la rue Saint-Vincent et
  une somme supplémentaire de cent mille francs, représentant la part de
  l’héritage qui aurait dû revenir à mon neveu, Robert Hélian, comte du
  Closquet.

  »A charge pour la dite demoiselle Marie-Anne-Véronique _Le Budinio_:

  »1º De demeurer auprès de son oncle toute la durée de son existence;

  »2º D’épouser M. Joël Le Budinio, neveu dudit Hugh Le Budinio, dans
  les six mois qui suivront l’ouverture de mon testament.»

Il y a des surprises qui ne s’analysent point.

Maître Berquier put en observer toutes les nuances sur les traits de ses
auditeurs.

Puis, quand il estima qu’il avait largement donné au trouble le temps de
se dissiper, il demanda:

--Mademoiselle Véronique Le Budinio, en famille _Maïna_, monsieur le
docteur Hugh Le Budinio, avez-vous quelque objection à élever contre ces
dispositions testamentaires? Le reste de la famille de la défunte y a
souscrit sans restriction; je dirai même avec reconnaissance.

Le vieillard, dont la vue n’était pas très claire en ce moment, murmura:

--Je ne sais vraiment si je puis...

--Attendez,--reprit le notaire,--j’allais commettre une sottise. La
mourante a laissé pour vous une lettre personnelle qui va, peut-être,
faire tomber vos hésitations.

Ce fut avec des larmes que le docteur prit cette missive tracée d’une
main défaillante, dernier souvenir de la morte, suprême relique de la
bienfaitrice absente. Il lut en se reprenant:

  «Mon cher et vieil ami,

  »Ceci est la dernière épître que j’écris. Elle est pour vous. Acceptez
  le legs. Il n’est qu’une réparation.

  »L’enfant que vous avez recueillie, il y a dix-huit ans, que vous avez
  élevée et qui doit être la femme de votre neveu, notre bien-aimée
  Maïna, est la fille de mon pauvre neveu Robert du Closquet, mort avant
  moi, il y a quelques jours.--Elle succède donc à son père.

  »Adieu, ou plutôt au revoir aux pieds de Dieu.

  »Du Closquet.»

Derechef, quand le docteur eut terminé la lecture, le notaire
interrogea:

--Mademoiselle Le Budinio étant mineure, vous devez approuver son
consentement, docteur. Acceptez-vous?

--Donnez la plume,--fit le vieillard, sans autre formule.

Et comme ils quittaient la maison aux panonceaux, le vieux docteur dit
aux deux jeunes gens:

--Demain, nous ferons les démarches nécessaires pour vos publications.
Présentement, nous avons une visite à rendre.

--Oui,--prononça religieusement Maïna,--une visite de reconnaissance.

Et tous les trois prirent ensemble le chemin qui mène au vieux cimetière
de Saint-Malo.


FIN


ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROMAN DE JOËL ***


    

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