Les Romans de la Table Ronde (4/ 5)

By Paulin Paris

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Title: Les Romans de la Table Ronde (4/ 5)
       Mis en nouveau langage et accompagnés de recherches sur
       l'origine et le caractère de ces grandes compositions ur
       l'origine

Author: Anonymous

Release Date: March 25, 2014 [EBook #45213]

Language: French


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  LES ROMANS

  DE

  LA TABLE RONDE

  IV


  CE VOLUME CONTIENT

  LANCELOT DU LAC.--DEUXIÈME PARTIE.




  Typographie Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.




  LES ROMANS

  DE

  LA TABLE RONDE

  MIS EN NOUVEAU LANGAGE

  ET ACCOMPAGNÉS DE RECHERCHES SUR L'ORIGINE
  ET LE CARACTÈRE DE CES GRANDES COMPOSITIONS


  PAR

  PAULIN PARIS

  Membre de l'Institut, Professeur de langue et littérature
  du Moyen âge au Collége de France.


  TOME QUATRIÈME


  PARIS

  LÉON TECHENER, LIBRAIRE
  RUE DE L'ARBRE-SEC, 52

  MDCCCLXXV




  LE ROMAN DE LANCELOT DU LAC.

  TOME II




LANCELOT DU LAC.




XLVII.


Lancelot ne pouvait vivre longtemps éloigné de la reine sans tomber
dans une tristesse profonde, et sa mélancolie ne pouvait échapper
à l'attention de Galehaut. «Cher compain, lui dit-il un jour, je
sens que je me meurs.--Ah! Lancelot, j'ai deviné la cause de votre
malaise, elle est à Logres: il faudrait, pour vous conforter, la
vue de votre dame; travaillons donc à nous rapprocher d'elle. Nous
pouvons envoyer à la cour un message que nous confierons à Lionel:
Lionel sait nos pensées, il les rendra mieux que personne.»

Lionel fut appelé: «Écoute, bel ami, lui dit Galehaut, nous allons
t'envoyer à la cour du roi Artus. Tu demanderas d'abord la noble dame
de Malehaut, de la part de son ami, le seigneur des Îles lointaines.
Quand tu seras seul avec elle, tu lui diras de te conduire à la
reine; et quand tu seras devant cette rose de toutes les beautés, ce
parangon de toutes les dames, tu lui apprendras que tu es fils du roi
Bohor et cousin de Lancelot. Elle demandera des nouvelles de son ami;
tu répondras que loin d'elle il ne peut être en bon point, et que,
tous les deux, nous craignons d'être mis en oubli, lui par elle, moi
par ma dame de Malehaut. Si elles veulent nous rendre heureux comme
au temps où nous étions près d'elles, elles trouveront facilement un
moyen de nous rappeler.»

Lionel se disposa à fournir le message. Quand il fut au monter,
Galehaut lui recommanda de ne confier à personne au monde le secret
de son voyage: la moindre indiscrétion pouvait causer de grands maux.
«Avant, dit Lionel, d'en rien laisser deviner, on m'arrachera la
langue.»

Il prit la voie qui conduisait le plus droit à la cour du roi Artus.
Mais son voyage est tellement lié à la quête entreprise par messire
Gauvain, que nous devons, avant de le suivre, raconter ce qui advint
au neveu d'Artus, quand il eut franchi le carrefour des Sept voies.




XLVIII.


Nous avons passé rapidement[1] sur ce qui était arrivé à mess.
Gauvain dans le carrefour des Sept voies. Provoqué par un chevalier
facilement réduit à demander merci, il lui avait ordonné de se rendre
à la cour d'Artus, pour remettre à Hector des Mares l'épée dont lui
faisait don la demoiselle de Norgalles[2]. Le carrefour passé, mess.
Gauvain chevaucha jusqu'à la rivière qui partageait en deux la forêt,
et bientôt il fit rencontre d'un clerc revêtu, marchant à grands pas.
«Damp clerc, demanda-t-il, êtes-vous prêtre ou ermite?--Sire, je
suis un simple clerc, et je vais en toute hâte à l'ermitage voisin
du château de Loverzep. Le prêtre m'y attend pour commencer l'office
de Vêpres.--N'est-il pas dans la forêt d'autre religion?--Il y en a
deux: vous avez dépassé celle qui est avant le carrefour des Sept
voies. L'autre, éloignée de toute habitation, est nommée le _Repost_.
Pour la maison où je suis attendu, c'est l'ermitage dit de la _Croix_
parce que là fut posée, dans les temps anciens, la première croix
élevée dans la Grande-Bretagne[3]. De Loverzep on compte deux lieues,
et il n'y a pas d'asile plus rapproché, tant le pays est ruiné par la
guerre émue entre le duc Escaus de Cambenic et le roi de Norgalles.
Demain, au point du jour devra se faire devant Loverzep une grande
assemblée des deux partis; si vous m'en croyez, sire, vous viendrez
passer la nuit à l'ermitage de la Croix.» Le jour tombait et mess.
Gauvain jugea qu'il n'avait rien de mieux à faire. «Montez en croupe,
dit-il au clerc.--Oh non! sire, je suivrai l'amble de votre cheval.»
Mais mess. Gauvin suivit le clerc au lieu de le précéder. Arrivés à
la maison de religion, l'ermite qui l'habitait en ouvrit la porte
en souhaitant la bienvenue au chevalier, tandis que le clerc se
chargeait d'établer le cheval. Le prêtre après avoir désarmé messire
Gauvain alla dire ses vêpres, et quand il eut fini, le manger fut
disposé, frugal on doit le penser car l'ermite vivait de peu, et l'on
était au vendredi.

[Note 1: Tome I, p. 332.]

[Note 2: Tome I, p. 329.]

[Note 3: _Saint Graal_, p. 302.]

Après le souper, l'ermite demanda au chevalier s'il était au roi
Artus. «Oui, damp ermite.--Je dois connaître votre nom, car les
chevaliers de la maison du roi Artus sont les plus renommés du
siècle.--Comment pouvez-vous le savoir?--Par un chevalier qui, après
avoir servi le monde, a longtemps partagé ma solitude. Il se nommait
messire Allier. En quittant le siècle, il avait laissé à Marest,
son fils, une terre dépendante de la dame de Roestoc. Mais Marest
ne put la défendre contre un baron nommé Ségurade, qui faisait à la
dame de Roestoc une guerre opiniâtre. Quand il eut tout perdu, il
vint raconter ici ce qui lui était arrivé. Or, messire Allier, pour
s'être voué à Dieu n'en était pas moins resté d'os et de chair; il
me prit à conseil: _Père_, dit-il, _celui qui ruine et dépouille
son voisin, sans avoir une injure à venger, n'est-il pas pire que
les Sarrasins[4]?--Peut-être aussi mauvais_, ai-je répondu, _mais
non pire.--Et Jésus-Christ me tiendrait-il compte de mon voyage, si
j'allais le venger outre-mer?--Assurément.--Eh bien! j'irai combattre
ceux qui ne valent pas mieux que les Sarrasins._» Il prit congé de
moi, et se maintint dans la seule tour restée de son héritage, sans
renoncer pourtant aux draps de religion. Je pense même qu'il ne
tardera pas à revenir, car on m'a dit qu'un preux chevalier errant
avait réduit à merci le tyran Ségurade[5]. Messire Allier me parlait
souvent des chevaliers de la maison du roi Artus, de messire Gauvain,
de Sagremor le desréé; surtout il m'avait recommandé de ne jamais
voir un compagnon de la Table-Ronde sans chercher à connaître son nom.

[Note 4: Le ms. 751, fº 124 porte: «Pire que Saladin». Ce nom semble
rapporter la composition à la fin du douzième siècle; vers 1190.]

[Note 5: Voyez t. I, p. 310.]

--Je n'ai jamais caché le mien, dit alors le chevalier; et je ne
veux pas commencer avec vous. On m'appelle Gauvain, le neveu du roi
Artus.--Ah! messire Gauvain, soyez de tous les chevaliers le mieux
venu! Tout le siècle parle de votre prouesse, et j'ai honte de vous
avoir si peu honoré. Vous plairait-il de dire où vous allez?--Oui; je
voudrais gagner la terre du prince Galehaut, le fils de la Géante[6],
et j'ai l'espoir d'y trouver un jeune chevalier qui passe en
prouesse tous les autres. Vous m'avez parlé d'une guerre émue entre
le roi de Norgalles et le duc de Cambenic: de quel côté pensez-vous
que soit le bon droit?--Du côté du duc Escaus; car le roi Tradelinan
avait profité d'un séjour du duc à la cour du roi Artus pour
fortifier un château qui donne entrée à la terre de Cambenic: mais
plus tard, le duc Escaus l'a repris et donné à un preux chevalier,
ami de l'une des deux filles de Tradelinan.»

[Note 6: Dans le _Tristan_, la «géande» est femme de Brunor de
l'Île aux géants; elle meurt ainsi que Brunor de la main de
Tristan, et Galehaut leur fils, arrivé pour les venger, pardonne au
meurtrier.--Pour ce qui est d'Allier, son histoire est racontée un
peu autrement, dans la partie inédite du livre d'_Artus_ (ms. 337).
Il était seigneur de Taningue et avait vu mourir tous ses fils, à
l'exception du plus jeune, dans un combat contre les Saisnes qui
avait aussi rendu veuve la dame de Roestoc. Alors Allier avait pris
les draps de religion et n'avait plus fait parler de lui. On lui
donne pour fils Helain de Taningue, que nous avons vu (t. I, p.
315), armé chevalier par mess. Gauvain. C'est le même fonds de récit
vaguement suivi par l'auteur du roman de _Tristan_.]

Gauvain reconnut, dans le preux chevalier dont parlait l'ermite, son
frère Agravain qu'il avait naguères retrouvé dans ce château des
marches de Norgalles. «Jusqu'au présent jour, continua l'ermite, le
duc a gardé l'avantage; mais, comme il a perdu son fils, il ne voudra
pas entendre à la paix avant d'avoir vengé cette mort.--J'irais
volontiers, dit mess. Gauvain, à l'assemblée dont vous me parlez, si
vous pouviez m'indiquer la voie.»

L'ermite fit un signe au clerc qui se leva et conduisit aussitôt
mess. Gauvain jusqu'aux abords de Loverzep. En sortant de la forêt de
Brequehan, ils virent les deux partis déjà aux prises. Les chevaliers
du roi de Norgalles semblaient en avoir le meilleur. Mess. Gauvain,
quand il eut donné congé à son guide, hésita quelque temps avant de
prendre fait et cause pour un parti. Du côté de Norgalles il voyait
un chevalier faisant de merveilleuses prouesses; personne ne lui
résistait, il paraissait devoir emporter l'honneur de la journée.
C'était Giflet fils Do, le même qu'Hector avait naguères abattu
devant la Fontaine du Pin[7]. Il s'était mis avec les chevaliers
de Norgalles, sans trop savoir de quel côté était le droit. Mess.
Gauvain cependant laçait son heaume, puis allait enfin se placer au
premier rang des chevaliers de Cambenic. Bientôt il pénétrait dans
les rangs des Norgallois, et les faisait renoncer à poursuivre leurs
adversaires, frappant devant lui à droite et à gauche, renversant
tous ceux qui tentaient de le retenir. «Quel peut être ce chevalier?»
pensait Giflet; il vaut à lui seul une échelle entière.» Et brochant
des éperons, il voulut tenter de l'arrêter à son tour: mais du
premier choc il fut renversé, et quand son écuyer l'ayant remonté il
voulut suivre celui qui lui avait donné une si rude leçon, non pour
tenter une revanche mais afin de savoir qui il était, les Norgallois,
privés du secours de Giflet et menacés par un autre chevalier
plus terrible, plient, reculent et enfin abandonnent le champ de
bataille. Or mess. Gauvain n'avait pu reconnaître Giflet, qui n'était
pas adoubé de ses armes ordinaires: vous pouvez juger de leur joie
commune, quand ils eurent levé leurs ventailles et qu'ils racontèrent
ce qui leur était arrivé depuis la fâcheuse aventure de la Fontaine
du Pin. Cependant, comme les guerriers de Norgalles se retiraient, le
duc Escaus aperçut le neveu du roi Tradelinan, celui qu'il accusait
du meurtre de son fils; il le joignit, l'abattit et lui trancha la
tête. Pour mess. Gauvain et Giflet, ils ne songèrent qu'à échapper
aux remercîments de ceux qui leur devaient la victoire; et, la nuit
commençant à tomber, on ne les vit pas s'éloigner et prendre le
chemin ferré qui devait les conduire à l'entrée de la forêt.

[Note 7: Voyez t. III, p. 292.]

La lune blanchissait déjà la plaine, quand ils y arrivèrent. Là
sous un chêne étaient arrêtées deux jeunes pucelles. «Oh! dit
Giflet, l'agréable rencontre! Dieu vous sauve, demoiselles!--Et
vous, seigneurs, soyez les bien venus! Nous vous attendions
impatiemment.--Comment saviez-vous que nous passerions ici?--Nous
l'espérions au moins.» Sans plus enquérir, les deux amis descendent,
quittent heaume, épée, haubert. Mess. Gauvain s'en va prendre par
la main celle qu'il jugeait la plus belle; Giflet s'adresse à
la seconde, et bientôt, assis tous quatre sur l'herbe menue, les
demoiselles sont en même temps priées d'amour. Mais si la requête de
Giflet est gracieusement accueillie, il en est autrement de celle
de mess. Gauvain. «Non, sire,» dit la première pucelle «votre amour
serait trop mal employé. Je suis une pauvre fille, de pauvre beauté,
et je vous ai attendu pour vous conduire à la plus belle et gentille
demoiselle que vous puissiez désirer.--Je n'en veux rien croire,
répond mess. Gauvain; comment trouverai-je demain mieux que je n'ai
aujourd'hui rencontré?--Parlez autrement, sire: quand vous aurez vu
la dame à qui je suis, vous changerez d'avis et vous me saurez gré de
n'avoir pas fait en ce moment votre volonté.--Quelle est donc cette
incomparable merveille?--Veuillez seulement me suivre.--Allons! j'y
consens. Vous, Giflet, ne viendrez-vous pas avec nous?--Demandez à ma
nouvelle amie si elle y consent.--Non, répond la pucelle, j'entends
de mon côté mettre à l'épreuve la prouesse de mon nouveau chevalier.»

Gauvain n'insista pas; il reprit ses armes, aida la demoiselle à
monter sur son palefroi, recommanda les nouveaux amants à Dieu,
et remonta lui-même. En avançant dans la forêt, ils ne furent
pas longtemps sans arriver devant un grand feu. Deux écuyers
les accostèrent et demandèrent à la demoiselle quel chevalier
l'accompagnait? «C'est le meilleur de mes amis.» Les valets
s'inclinèrent puis aidèrent le chevalier à descendre. L'un prend son
heaume, l'autre son écu; une seconde demoiselle pose un riche manteau
sur ses épaules et fait porter ses armes dans le pavillon. La salle
était garnie d'un beau lit, et près de ce lit une table couverte
de mets; mess. Gauvain s'asseoit: quand les nappes sont levées, la
première demoiselle propose une promenade dans le bois. Tout en
marchant, mess. Gauvain lui demande à quelle intention avait été
disposé le pavillon?--«À la vôtre, sire, et pourtant on ne sait pas
ici votre nom. Mais combien s'est méprise la dame qui vous attend,
en supposant que nulle femme n'était digne d'aspirer à votre amour!
Je sais déjà ce qu'il faut en penser, ajouta-t-elle en souriant;
mais rassurez-vous; je ne dirai pas les raisons qui peuvent m'en
faire douter.--Grand merci, demoiselle! Or savez-vous où s'en est
allé Giflet?--Il va soutenir la cause de la pucelle qui l'a charmé.
Cette demoiselle avait aimé longtemps un chevalier: puis elle apprit
qu'il ne l'aimait plus: elle alla lui redemander les drueries[8]
qu'il en avait reçues. Pour toute réponse le chevalier lui montra
sa nouvelle amie qu'il en avait parée. _Je saurai bien_, dit la
demoiselle indignée, _vous contraindre à me les rendre.--Vous! et par
quel moyen?--Par un chevalier plus preux que vous n'êtes.--En vérité,
je serais curieux de voir cela; et, pour vous contenter, je m'engage
à ne pas m'éloigner d'ici avant un mois. Votre preux chevalier pourra
m'y trouver._

[Note 8: Gages d'amitié. _Voy._ t. I, p. 305.]

«Or une pucelle nous avait hier averties que mess. Gauvain devait
traverser aujourd'hui cette forêt avec un autre chevalier de la
maison du roi Artus. Messire Gauvain devait être facile à reconnaître
au sinople de son écu.» Devisant ainsi, mess. Gauvain et la
demoiselle rentraient dans le pavillon. Un lit y était préparé; la
demoiselle ne souffrit pas qu'un autre lui ôtât ses chausses; et
quand il fut couché, elle resta près de lui jusqu'à ce qu'il eût
fermé les yeux: alors elle s'étendit aux pieds du lit et s'endormit
elle-même. Le matin venu, mess. Gauvain demanda ses armes; deux
écuyers l'aidèrent à les revêtir et il se remit à la voie avec la
demoiselle. Après avoir chevauché une grande partie du jour, ils
arrivèrent devant la forte maison d'une tante de la demoiselle,
où il fut honorablement reçu sans avoir besoin de dire son nom.
Mais pendant qu'ils étaient à table, deux valets entrèrent, l'un
fils et l'autre neveu de l'hôtesse. «Quelles nouvelles?» demande
la dame.--Des plus mauvaises: mon père n'a plus à réclamer que vos
prières pour son âme; le duc Escaus fait préparer pour demain son
supplice.»

La dame pâlit et devient plus morte que vive. «Qu'y a-t-il? demande
mess. Gauvain.--Sire chevalier, répond le valet, mon seigneur de père
est un des vassaux du duc Escaus: durant la guerre que nous soutenons
encore, le fils du duc fut tué par les gens du roi de Norgalles. Mon
père, il n'était pas même avec ceux qui le frappèrent, fut accusé
d'avoir eu part à sa mort parce qu'il avait eu, quelques jours
auparavant, un entretien avec le jeune fils du roi. Le sénéchal de
Cambenic se porta pour son accusateur, et Manassès, c'est le nom de
mon père, ne put convaincre les barons de la cour de son innocence.
Il ne pourrait, vu son grand âge, défendre lui-même sa cause contre
le sénéchal, un des plus forts chevaliers de la contrée: et la
crainte que l'accusateur inspire a détourné tous les champions de se
présenter contre lui: c'en est donc fait de mon seigneur de père.»

Pendant ce récit, la demoiselle fondait en larmes. «Bel ami, dit
mess. Gauvain, retourne vers ton père, annonce-lui qu'un chevalier
viendra demain fournir sa bataille.» Les deux valets rendent grâce
au généreux chevalier et remontent aussitôt, remplis d'une espérance
inattendue.

Le soir même, ils avaient fait assez de diligence pour que le duc
Escaus fût averti qu'un champion se présenterait le lendemain contre
le sénéchal. On disposa les barrières dans une grande plaine voisine
du château où le combat devait avoir lieu.

Pour mess. Gauvain, après avoir bien dormi la nuit il se leva et
s'enquit, pour ne pas être reconnu, d'un écu différent de celui qu'il
avait déjà porté devant Loverzep. On n'en trouva dans la maison qu'un
seul, vieux, noir et à demi rompu. Mess. Gauvain s'en contenta comme
s'il eût été digne de lui. Au sortir de la messe, il demanda son
cheval et se rendit à l'endroit où se trouvait le duc, en avant des
lices. On apporte les saints, le duc jure le premier de faire justice
de celui qui serait jeté hors du champ; le sénéchal et ses garants
jurent ensuite que Manassès avait eu part à la mort du fils du duc;
mess. Gauvain à son tour dément le sénéchal.

Alors ils traversent un large fossé sur un pont tournant qu'on revida
après eux. La foule rangée en haie le long du fossé occupait tout
le versant de la montagne au pied de laquelle avaient été dressées
les lices. La femme de Manassès et la demoiselle sa nièce allèrent
s'enfermer dans une chapelle voisine, pour prier Dieu d'accorder la
victoire au défenseur du bon droit.

Les deux chevaliers prennent du champ et reviennent l'un vers
l'autre. Les écus reçoivent le premier choc, les lances éclatent:
mess. Gauvain juge, à la rudesse de la première atteinte, qu'il a
devant lui un vigoureux champion. «Sénéchal, lui dit-il, demeurons-en
là, je vous le conseille. Grand dommage serait pour vous de mourir
en péché de mensonge; sauvez l'âme, si vous en avez plus souci que
du corps; démentez ce, que vous avez à tort avancé. Manassès est
innocent, je le sais; je m'engage à faire votre paix avec lui.--C'est
à toi, chevalier, répond le sénéchal, de demander merci: celui qui
m'outrera n'est pas encore né.» Ils en viennent donc aux épées: mess.
Gauvain assène au sénéchal un coup qui l'étourdit; il en frappe un
second, et rougit le terrain du sang qu'il fait jaillir des mailles
du haubert. Mais il ne se hâte pas d'en finir avec un ennemi dont
il aime à suivre la défense désespérée. La foule assemblée sur les
fossés était plus impatiente: un sergent va dans le moutier prévenir
les dames que le combat se prolonge et que l'issue en est incertaine.
La nièce ne peut dominer son impatience: elle sort de la chapelle et
va se placer toute tremblante sur le tertre qui dominait les lices.
À la vue du sang qui semblait ruisseler des hauberts, ses yeux se
troublent, elle ferme les yeux et tombe pâmée sur l'herbe.

Non moins curieux et non moins attentif aux chances du combat, le
jeune Lionel se tenait près de là. Il avait dû passer par Loverzep
pour se rendre du Sorelois à la cour du roi Artus, et il avait arrêté
son cheval justement à l'endroit où venait de tomber la demoiselle.
Telle était l'attention qu'il donnait aux deux combattants qu'il
ne l'avait pas aperçue. «Reculez-donc!» lui crie brusquement un
chevalier qui s'avançait pour la relever; et prenant le cheval
par le frein, peu s'en faut qu'il ne jette à bas le valet. Lionel
furieux tire son épée et il allait frapper, quand la demoiselle
en se relevant l'avertit qu'un écuyer ne doit pas s'attaquer à
chevalier. Il baisse aussitôt le fer, et s'adressant au chevalier:
«Je ne voyais pas, sire, cette demoiselle, tant j'avais les yeux
attachés sur ces deux combattants. Je les trouve bons; mais, à tout
prendre, ils ne valent pas ceux que je viens de quitter.--Et quels
sont-ils, beau sire, dit en riant le chevalier, ces preux que vous
quittez?--Peu vous importe; mais si l'un d'eux vous tenait, vous ou
ceux que je vois là aux prises, je suis bien sûr que vous donneriez
bien pour vous dégager tous les honneurs de Galehaut.» Lionel se
mordit les lèvres après avoir prononcé le nom de Galehaut; mais, tout
en donnant quelque répit au sénéchal, mess. Gauvain avait recueilli
ces paroles, et avait aussitôt supposé que le valet pourrait lui
donner des nouvelles du grand ami de Galehaut. Il entendit ensuite la
demoiselle s'écrier: «Gauvain, messire Gauvain! on vous tient pour le
meilleur chevalier du monde; vous laisserez-vous ainsi malmener!--Eh,
demoiselle! dit Lionel, que parlez-vous de messire Gauvain? Ce n'est
pas lui qui se laisserait ainsi travailler par un seul champion.»
Tous ces mots entendus par mess. Gauvain hâtèrent la fin du sénéchal.
D'une dernière atteinte, le neveu d'Artus l'étourdit et d'un coup
de poing le jeta hors des arçons. Cela fait, il descend; délace le
heaume, abat la ventaille du vaincu, et attend qu'il crie merci.
Mais le sénéchal n'avait plus la force de prononcer un mot; et mess.
Gauvain, à son grand regret, lui trancha la tête qu'il vint déposer
aux pieds du duc Escaus. Aussitôt le corps fut conduit aux fourches,
pendant que mess. Gauvain, sourd aux prières du duc qui voulait le
retenir, et aux actions de grâces des parents de Manassès, brochait
le cheval des éperons: car il était impatient de rejoindre le valet
qui avait prononcé le nom de Galehaut. Seulement il se promit,
aussitôt après avoir parlé à ce valet, de venir reprendre la nièce
de Manassès, et de la suivre jusqu'à la demeure de la belle inconnue
dont elle lui avait parlé.




XLIX.


Mess. Gauvain pressa donc le pas de son coursier sur la voie qu'il
avait vu prendre au valet; et il ne tarda pas à le joindre, comme
il marchait tristement à pied, l'épée nue à la main. «Mon Dieu»
s'écriait-il, «pourquoi ne m'a-t-il pas tué?--Qu'avez-vous, bel
ami? lui demande mess. Gauvain; vous a-t-on fait tort? Je suis prêt
à vous venir en aide: je me trompe fort, ou vous êtes à l'homme du
monde que j'aime le mieux.--Comment, dit Lionel, savez-vous à qui
je suis?--Vous êtes au prince Galehaut, et vous n'avez pas à vous
en défendre. Dites-moi qui vous cause tant de chagrin?--Sire, avant
de vous répondre, je voudrais savoir qui vous êtes.--Je veux bien
vous le dire: je suis Gauvain, le neveu du roi Artus.--Ah! sire,
pardonnez-moi; je ne pouvais le croire tout à l'heure, en voyant
combien vous tardiez à outrer le sénéchal du duc Escaus. Sachez qu'à
l'entrée de cette forêt, je fis rencontre d'un chevalier inconnu qui
me prit de force mon cheval. Je ne me défendis pas, n'étant qu'un
simple valet; mais combien j'eus regret de n'être pas chevalier!--Et
ce chevalier félon, quel chemin a-t-il pris?--Celui-ci; la terre est
humide, on suivrait aisément les traces de mon cheval.--Je cours à
lui, et, s'il ne te rend ta monture, je te promets la mienne.»

Cela dit, il presse les flancs de son cheval. À l'entrée d'une lande,
il voit deux chevaliers qui s'escrimaient à qui mieux mieux, et
près d'eux les coursiers attachés au même arbre. «Lequel de vous,
dit mess. Gauvain en approchant, s'est emparé d'un cheval?» Les
combattants s'arrêtent: «C'est moi, dit l'un; que vous importe?--Vous
avez fait que vilain à l'égard d'un écuyer que vous saviez contre
vous sans défense; vous amenderez le méfait.--Oh! j'ai bien à faire
autre chose!--Non, vous, l'amenderez, et sur-le-champ; tournez et
défendez-vous.» Mess. Gauvain était descendu, il avait déjà l'épée
levée. L'autre chevalier intervint: «Sire, ne m'enlevez pas ma
bataille; si vous avez l'avantage, le vaincu sera votre prisonnier,
il ne pourra plus me rendre raison. Laissez-nous vuider notre
querelle avant de lui rien demander.--Nous pouvons bien mieux faire,
répond mess. Gauvain, soyez tous les deux contre moi; si vous avez
l'avantage, je resterai votre prisonnier.--Qui êtes-vous donc,
pour proposer un combat si inégal?--Ah! fait l'autre chevalier, je
vous reconnais maintenant: vous êtes le meilleur vassal du monde;
je vous ai vu vaincre hier le sénéchal de Cambenic. Demandez-moi,
sire, la réparation qu'il vous plaira; j'aime mieux l'accorder que
de me mesurer avec vous. Mais au moins sachez que je n'avais pas
l'intention de garder le cheval; je l'avais emprunté dans un cas
pressant.--Chevaliers, dit mess. Gauvain, si j'ai interrompu votre
combat, vous pourrez le reprendre une fois le méfait amendé.» Et
voyant qu'ils désiraient savoir qui il était: «Je n'ai jamais caché
mon nom, dit-il, on m'appelle Gauvain.» À ce mot, les deux chevaliers
s'inclinent et ne songent plus à continuer leur lutte.

Lionel s'était approché: «Bel ami, lui dit mess. Gauvain, voici
le chevalier qui avait emprunté ton roncin; quelle amende en
exiges-tu?--Sire, répond le valet, je le tiens quitte, s'il s'engage
à ne jamais mettre la main sur valet ou sur écuyer, quand il sera
lui-même armé.» Le chevalier promit, puis raconta le sujet de
la querelle qu'il était en train de vuider. «Nous sommes depuis
longtemps amis. Ce matin, comme nous nous vantions à qui mieux
mieux, il soutint qu'il me passait en force et en prouesse; je n'en
voulus pas convenir, et je proposai de nous rendre dans cet endroit
pour voir qui de nous deux aurait l'avantage. Il y consentit. À la
première rencontre, je quittai les arçons; mon cheval prit la fuite.
En cherchant à le rejoindre, je trouvai ce valet que je fis descendre
pour monter à sa place et revenir vers mon ami.--En vérité, dit mess.
Gauvain, si vous n'avez d'autre sujet de querelle, il sera facile de
vous accorder. Donnez-vous franchement la main: et vous qui aviez
emprunté ce cheval, montez en croupe derrière votre ami.» Aussitôt,
du meilleur coeur les deux chevaliers s'embrassent; messire Gauvain
les recommande à Dieu et s'éloigne.

Resté seul avec le valet il s'enquiert de Galehaut. «Sire, dit
Lionel, je ne suis pas au prince Galehaut.--Au moins, en sais-tu
quelque chose.--Je ne dois et ne puis rien vous dire, et je vous
prie, sire, de ne me pas presser.--Si tu as promis de te taire,
je n'entends pas te faire parjurer; mais au moins me diras-tu si
Galehaut est en Sorelois.--Dans le Sorelois,» reprend Lionel, comme
s'il n'avait pas bien entendu, «on n'entre pas facilement; il faut
passer par deux chaussées très-longues, très-étroites, très-bien
gardées.» Et, sans rien ajouter, il pique des deux et s'éloigne.

Mess. Couvain revint à Loverzep, pour y reprendre la nièce de
Manassès. Du moins, avait-il appris que Galehaut et par conséquent
l'ami de Galehaut étaient en Sorelois.




L.


Son impatience d'arriver où la demoiselle avait offert de le conduire
ne lui aurait pas permis de faire long séjour chez Manassès, quand
même il n'eût pas été en quête de Lancelot. Il n'y revint que pour
reprendre son jeune guide, et bientôt ils eurent ensemble gagné la
sauvage forêt de Bleve. Après avoir quelque temps chevauché, ils
aperçurent un chevalier qui se défendait contre trois hommes armés et
en avait déjà mis cinq hors de combat. «Voilà, dit mess. Gauvain, un
vaillant chevalier, ne pensez-vous pas, demoiselle, qu'il mériterait
bien d'être aidé?--Assurément: j'admire même assez sa prouesse pour
souhaiter d'avoir un tel ami, s'il m'arrivait de lui agréer.--Voilà,
demoiselle, une belle parole; je ne l'oublierai pas.»

En se rapprochant du chevalier qui se défendait si vaillamment,
il reconnut Sagremor le desréé. Les trois gloutons le voyant
venir avaient pris la fuite. «Généreux chevalier, lui dit
Sagremor, qui êtes-vous?--Ne me connaissez-vous donc pas? Je suis
Gauvain.--J'aurais dû le deviner, à la peur dont ces gloutons ont
été saisis à votre approche. Ils m'avaient arrêté ce matin en
réclamant mon cheval et mes armes: je les défendais de mon mieux.
Mais dites-moi, sire, avez-vous rejoint quelques-uns de ceux qui
ont entrepris comme nous la quête de Lancelot?--Oui; j'ai retrouvé
Giflet devant le château de Loverzep.--Vous a-t-il dit comment il
avait tenu prison après s'être éloigné de la Fontaine du Pin pour
retrouver son cheval?--Non; mais en vérité, jamais chevalier ne fut
aussi souvent pris que Giflet, et ce n'est assurément pas faute de
prouesse.--Hélas! nous n'avons pas été plus heureux, messire Yvain
et moi: nous pourririons même encore dans la chartre de Marganor, un
sénéchal du roi de Norgalles, sans un jeune chevalier qui fit, avant
de nous délivrer, les plus belles armes du monde devant le château
de l'Étroite Marche. Il est de la maison de la reine, et se nomme
Hector. De son côté, il avait entrepris la quête d'un autre chevalier
champion de la dame de Roestoc, lequel pourrait bien n'être autre que
vous-même.--Vous l'avez deviné. Apprenez que cet Hector, auquel vous
devez votre délivrance, est celui que nous avions vu battre par un
nain, le même qui vous désarçonna, vous, Keu et messire Yvain.--Voilà
donc pourquoi, fit Sagremor, nous ayant entendus rappeler notre
mésaventure, il s'était contenté de répondre que mieux valait pour ce
chevalier avoir été battu par un nain, qu'avoir eu à jouter contre
messire Gauvain.»

En parlant ainsi, Sagremor aperçut sous un arbre la nièce
de Manassès. «Est-ce votre amie, sire, demanda-t-il à mess.
Gauvain.--Non, mais si vous le voulez bien, elle sera la vôtre: elle
est belle à merveille. Apprenez qu'en vous voyant lutter contre huit
hommes armés, elle ne put se défendre de souhaiter pour elle un aussi
preux chevalier.--Qu'elle soit donc la bienvenue!» Et mess. Gauvain
revenant à la demoiselle: «N'est-il pas vrai que vous avez désiré
pour ami ce bon chevalier?--Je ne m'en défends pas.--Veuillez en ce
cas, demoiselle, baisser votre guimpe, dit Sagremor.--Comment! vous
voulez me voir avant de répondre?--Demoiselle, il ne convient pas
de s'engager en aveugle.--J'avais montré plus de confiance, quand,
avant de voir, je m'étais donnée. Je veux bien pourtant baisser ma
guimpe; mais, de votre côté, vous ôterez votre heaume. Si je vous
plais vous le direz; je le dirai si vous me plaisez: autrement quitte
et quitte.--Soit!» répond en riant Sagremor.

La pucelle baisse sa guimpe.--«Oh! je veux bien être votre ami,
dit Sagremor.--Reste à savoir si je veux être votre amie. Sachez,
ajouta-t-elle, en regardant de côté mess. Gauvain, qu'il n'y a
pas huit jours, un preux chevalier qui vous valait bien m'a priée
d'amour et a été refusé.--Vous allez donc me trouver bien laid,»
dit Sagremor en délaçant son heaume. «Ôtez, ôtez! je verrai bien.»
Il était beau de visage et bien formé de membres. «Que vous en
semble, demoiselle? demanda mess. Gauvain,--Que je tiens à la parole
dite.» Aussitôt Sagremor de lui tendre les bras et de la baiser
amoureusement, la demoiselle de rendre caresse pour caresse. «Par
mon chef! dit mess. Gauvain, vous n'avez pas, demoiselle, mal engagé
votre coeur; sachez que votre amant est Sagremor le desréé, un des
plus renommés compagnons de la Table ronde.» La demoiselle ne se sent
pas de joie: ils restent les yeux attachés l'un sur l'autre, et plus
ils se regardent, plus ils s'entr'aiment. Enfin ils remontent, et
chevauchent jusqu'à la première heure de la nuit.




LI.


Sagremor avait d'étranges habitudes d'esprit et de corps. Quand il
était échauffé, il aurait affronté une armée entière; mais, une fois
l'heure du combat passée, il devenait inquiet, timide; une douleur
lui montait à la tête; il enrageait de faim, et s'il ne trouvait
pas à manger, on le voyait en danger de mourir. Ce dérangement,
ce trouble dans les humeurs avait justifié le surnom de _desréé_
(démesuré) que lui avait donné la reine Genièvre, un jour que s'étant
jeté au milieu des Saisnes et des Irois, il avait occis, l'un après
l'autre, Quinquenart un roi d'Irlande, et Brandaigne un roi des
Saisnes. De son côté, Keu voulant lui faire un reproche de ses
défaillances maladives, l'avait surnommé le mort-de-jeun[9].

[Note 9: On conte cela dans la partie inédite de l'_Artus_. Mais
voici le passage du Lancelot, que j'ai rendu comme j'ai pu: «Si l'i
mist ce nom de desréé la reine, très devant Estrechères; le jor que
li xxx chevaliers desconfirent l'ost des Saisnes et des Irois et
chacierent jusqu'à l'arc de Vargairice; là où Sagremor trencha la
teste à Branduagne li roi des Saisnes et Magrant le roi d'Illande.
Et par la maladie qui si sovent li avenoit, li mist à non Keus li
senechaus Sagremor le mort-jeun.»

Dans l'_Artus_ (ms. 337, fº 146), comme Sagremor venait de tuer les
rois Quinquenart et Brandaigne, une douleur aiguë le saisit; il en
serait mort si Gauvain ne se fût hâté de lui apporter à manger. On
parla beaucoup de ses prouesses et de son infirmité; et la reine
remarqua qu'on ne lui pouvait rien reprocher, sinon d'être trop
_desréé_, surnom qui ne lui déplaisait pas. Keu ajouta en raillant
qu'on aurait aussi bien raison de l'appeler _Mort-géun_ (mort de
jeune), et ce mot devint l'occasion d'une grande querelle. Gauvain
ayant en vain essayé de faire taire Keu, Gaheriet avait donné une
_buffe_ au mauvais railleur, et le roi Artus avait demandé une
réparation pour son sénéchal. Mess. Gauvain voulut alors quitter la
cour et renoncer à servir un roi qui laissait insulter les preux par
un mauvais bouffon. Il fallut pour l'apaiser que le roi Artus et la
reine Genièvre vinssent s'agenouiller devant lui, et que le sénéchal
fît amende honorable.]

«Ah! dit tout à coup Sagremor, je me sens mourir. Donnez-moi à
manger ou faites approcher un prêtre.--Il ne sera pas facile à
trouver, dit mess. Gauvain, ni d'apaiser votre faim.--Ne soyez pas
inquiet, reprit la demoiselle, nous ne tarderons guère à arriver.»
Mais Sagremor se maintenait à cheval à grand'peine; il chancelait et
risquait de tomber d'un moment à l'autre. Mess. Gauvain descendit
alors, confia la bride de son cheval à la demoiselle, et se mettant
en croupe derrière Sagremor, il le retint dans ses bras. On était à
l'heure du premier somme, quand il fallut passer un courant d'eau
sur une planche large de trois pieds. Par bonheur la lune luisait.
La demoiselle passa d'abord en tenant, du haut de son palefroi,
les rênes du second cheval. Sagremor et Gauvain suivirent. À peu
de distance de l'autre rive s'élevait une grande et superbe maison
où l'on arrivait en passant par un beau verger. La demoiselle les
introduisit par une poterne ou porte secrète, en poussant devant elle
les deux chevaux; mess. Gauvain et Sagremor passèrent. «Maintenant,
dit-elle, descendez; voici une étable, laissez-y vos chevaux.»

Puis elle les conduit en silence dans une salle haute: «N'oubliez
pas, lui dit mess. Gauvain, que Sagremor n'en peut mais.--Un peu de
patience, répond la demoiselle, avancez avec moi jusqu'à cette autre
chambre; c'est la mienne.» La lune qui brillait de tout son éclat
y pénétrait par plus de vingt fenêtres. Elle les fait asseoir, les
quitte un instant, puis revient avec plusieurs plats couverts et un
flacon d'excellent vin.

Peu à peu Sagremor reprend ses forces; et quand ils eurent tous trois
bien bu et mangé, la demoiselle dit: «Messire Gauvain, laissez-moi
le soin de Sagremor, vous avez ici mieux à faire. Cette maison
appartient au roi de Norgalles dont votre amie est la fille; elle ne
désire rien tant que votre venue; mais sa chambre est assez éloignée
de celle-ci, et pour y arriver, vous aurez à braver bien des dangers;
mais à coeur vaillant rien n'est impossible.»

Ce disant, elle prend plein son poing de chandelles et fait d'abord
passer mess. Gauvain par une étable où se trouvaient jusqu'à vingt
palefrois noirs.

Au milieu de la chambre suivante perchaient vingt oiseaux de proie.
Dans l'autre encore vingt beaux destriers. «Ces chevaux, dit-elle,
sont à vingt chevaliers qui chaque nuit viennent près de cette salle
reposer sur des lits, sans quitter leurs armes. Ils ont la garde de
ma demoiselle; car le roi, averti de l'amour que sa fille vous a
voué, prévoit que l'aventure pourra vous amener ici. Elle m'avait
envoyée à votre recherche, après avoir su ce que vous aviez dit chez
votre frère Agravain, que, si l'occasion de la voir se présentait,
vous ne la laisseriez pas échapper. Avancez jusqu'à l'entrée de la
salle des vingt chevaliers: ils sont là; les voyez-vous? Maintenant,
faites comme vous entendrez: je retourne à Sagremor.»

Mess. Gauvain avance le heaume lacé, l'épée nue. Il prête l'oreille
et n'entend rien. Il avance encore, et dans les angles de la
chambre voûtée et carrée, il aperçoit dix lits occupés par autant
de chevaliers armés, les écus sur la poitrine, les heaumes posés
sur le chevet. Il marche avec précaution; aucun ne se réveille. Il
éteint un grand cierge, gagne l'autre porte et la ferme après lui. Au
milieu de cette seconde chambre était un lit magnifique, et sous la
couverture d'hermine reposait une jeune fille dont la beauté était
facile à reconnaître, grâce à quatre cierges allumés dans la salle.
Il les éteint, ôte son heaume, abat sa ventaille, détache son épée
et vient au lit. Ses baisers réveillent la demoiselle qui d'abord
se plaint comme femme dont on vient à troubler le sommeil; puis en
ouvrant les yeux: «Sainte Marie! s'écrie-t-elle, qu'est-ce donc?
et qui êtes-vous?--Celui qui vous aime et que vous aimez, belle et
douce amie. N'éveillez personne.--Êtes-vous un des chevaliers de mon
père?--Non, belle douce amie; je suis Gauvain, le neveu du roi Artus,
auquel vous avez promis votre amour.--Allumez, je verrai bien.» Les
cierges rallumés, la pucelle regarde le visage de celui qui venait
la surprendre; elle aperçoit l'anneau qu'il avait au doigt. «Plus
de doute, c'est bien messire Gauvain.» Alors d'un visage radieux de
bonheur, elle se lève à demi et lui ouvre les bras, tout armé qu'il
était encore. «Ôtez, bel ami, votre haubert, et laissez-moi bien voir
celui que j'ai tant désiré.» Mess. Gauvain quitte ses armes, revient
au lit et se place à ses côtés. Après en avoir fait sa volonté, il
raconte comment il est venu, et sur la minuit ils s'endorment dans
les bras l'un de l'autre.

Or la partie de la maison réservée à la demoiselle et aux chevaliers
qui la gardaient donnait sur une cour, en face des chambres du roi
de Norgalles. Le malheur voulut que Tradelinan eut besoin de se
lever: en revenant, il ouvre la fenêtre, et comme les cierges étaient
allumés, il voit à n'en pas douter les bras de la jeune fille passés
autour du cou d'un chevalier. «Voilà! dit-il, un beau profit de ma
garde!» Il referme doucement la fenêtre et revient conter à la reine
ce qu'il a vu. «Ne pleurez pas, dit-il, ne faites pas de bruit,
je sais un moyen de nous venger sans que le monde sache rien de
l'aventure.» Il va réveiller deux chambellans. «Voulez-vous gagner de
grandes seigneuries?--Sire, il n'est rien que nous ne soyons prêts
à faire pour vous.--Sachez qu'un chevalier félon est entré dans la
chambre de ma fille: prenez, vous une épée, vous un gros mail. Vous
approcherez du lit doucement; vous qui tiendrez l'épée avancerez la
pointe sous la couverture, juste vers le coeur du chevalier; vous qui
tiendrez le mail donnerez un grand coup sur le pommeau de l'épée; le
traître sera mort avant d'avoir dit un mot. Nul autre que vous et moi
ne saura jamais rien de la honte de ma fille et du châtiment de celui
qui l'aura vengée.»

Les chambellans munis du mail et de l'épée, entrent dans la chambre
de la pucelle, par la porte opposée à celle des chevaliers. Ils
restent un instant en admiration de la beauté de l'amoureux couple:
puis le premier avance la lame de l'épée, l'autre recule d'un pas
pour mieux frapper de long. Mais mess. Gauvain, dont le bras était
hors de la couverture, sent le froid de l'acier; il s'éveille, il
relève le bras et détourne par ce mouvement la lame, et le mail
frappe de telle force sur le pommeau de l'épée que la pointe, qui
venait de remonter et changer la visée, va se ficher dans le mur où
elle pénètre d'un demi-pied. Mess. Gauvain en ouvrant les yeux voit
devant lui un homme armé: il s'élance du lit, arrache l'épée de la
paroi murale, et perce d'outre en outre celui qui l'avait tenue.
L'autre chambellan gagnait la porte; mais il est devancé; mess.
Gauvain d'un coup d'épée lui met à jour la cervelle. Cela fait, il
soulève et rapproche les deux corps, puis les pousse hors de la
chambre. Au bruit de leur chute, le roi, la reine arrivent et crient
alarme: les chevaliers de l'autre chambre se réveillent. «Ouvrez,
demoiselle, ouvrez!» Pas de réponse. Ils frappent à coups redoublés,
ils menacent de briser la porte. «Tant qu'il vous plaira, dit la
pucelle; elle est forte et ne craint rien de vous.» Cependant elle
aidait mess. Gauvain à revêtir ses armes. Il voulait aller sur les
chevaliers qui frappaient toujours; il conjurait son amie de lui
permettre d'ouvrir. «Je m'en garderai bien, dit-elle.--Ah! douce
amie, ne faites pas dire que j'aie craint de sortir par où j'étais
entré.--Au moins attendez un peu. Vous allez prendre cette autre
porte et vous tiendrez sous l'arc de la voûte[10], où l'on ne vous
verra pas. J'ouvrirai aux chevaliers qui, ne vous trouvant plus ici,
vous poursuivront jusqu'à la chambre de mon père où cette porte
conduit; quand ils auront inutilement cherché, ils reviendront par
la première porte. Et comme le couloir est étroit, vous en aurez
facilement raison, l'un après l'autre. Ainsi pourrez-vous sortir
comme vous le souhaitez.»

[Note 10: «Et vous serez de ça, dessous cet arc volu.» (Ms. 751, p.
131.)]

Nous épargnerons au lecteur le récit assez compliqué des luttes
que mess. Gauvain eut à soutenir. Il suffira de dire qu'il eut
grand'peine à triompher non-seulement des vingt chevaliers de garde,
mais de tous ceux qui se trouvaient dans les chambres du roi et
dans le verger qu'il lui fallut traverser de nouveau. Heureusement
Sagremor par sa prouesse, la demoiselle par ses ruses, le secondèrent
à merveille.

Un des chevaliers du roi, plus hardi que les autres, avait arrêté
Sagremor comme il rentrait dans le verger. Après un long combat,
il demanda et obtint merci, à condition de les aider à regagner la
planche sur laquelle ils avaient passé dans le verger. Ce chevalier
les conduisit, et en prenant congé il obtint de Sagremor la
permission d'être à jamais son chevalier.

La nièce de Manassès qui les avait amenés semblait craindre de rester
après eux: «Que va devenir, lui demanda mess. Gauvain, ma douce
amie, si nous l'abandonnons au ressentiment du roi son père?--Ne
tremblez pas pour elle; le roi et la reine l'aiment trop pour ne pas
lui pardonner. Depuis le départ de sa soeur, l'amie de votre frère
Agravain, elle est leur seul enfant. Pour moi, s'ils viennent à me
prendre, rien ne me sauvera de leur ressentiment.»

Sagremor, son nouvel ami, offrit de l'accompagner jusqu'au château
d'Agravain. Elle y consentit, et chargea un valet qui l'avait suivie
de conduire mess. Gauvain jusqu'à l'entrée du Sorelois, où nous
saurons comment il arriva, après avoir appris ce que devient un autre
de nos amis, le bon Hector des Mares.




LII.


Nous avons vu le châtelain des Mares retenir le chevalier auquel un
de ses fils avait dû la vie et l'autre la mort. Hector n'eut pas à
subir longtemps cette prison courtoise. Une cousine de Lidonas, sur
le récit qu'on lui avait fait de ses prouesses, vint un jour prier
son oncle de le lui céder. «Vous ne voulez pas sa mort, dit-elle;
permettez-moi de mettre sa prud'homie à l'épreuve, en faveur de ma
soeur dont vous connaissez les peines.» Le vieillard ne refusa pas.
Elle alla donc trouver Hector et lui demanda s'il lui conviendrait
de changer de maître? «Mon oncle veut bien me céder ses droits; et
si vous consentez à prendre en main la cause de ma soeur contre un
des meilleurs chevaliers du pays, je vous rendrai votre liberté, sans
autre condition.

«--Demoiselle, dit Hector, le chevalier que je devrai combattre
est-il au roi Artus?--Non, il est au roi Tradelinan de Norgalles.--Il
suffit: je consens à vous appartenir.»

Il prit congé du seigneur des Mares et de Lidonas pour suivre la
demoiselle qui, chemin faisant, lui apprit ce qu'elle attendait de
lui. «Ma soeur passe à bon droit pour la plus belle femme de ce
monde. Elle est connue sous le nom d'_Hélène sans pair_. Perside,
un preux chevalier de naissance plus haute, l'a épousée au grand
regret de ses parents et amis; il l'a tant aimée, que pour ne pas
la quitter, il avait renoncé à l'exercice des armes. Un jour, il
était assis sur l'herbe près d'une fontaine, la tête appuyée sur les
genoux de ma soeur, quand son oncle, homme d'âge, vint à passer,
et les trouvant dans cette position, il ne put se défendre de les
railler.--«Quelle honte, leur dit-il, de se rendre esclave d'une
femme, au point d'en oublier toute chevalerie!» Hélène entendit ces
paroles et répondit, plus fièrement peut-être qu'elle n'eût dû: «--Si
celui qui m'a prise à femme en est moins prisé, il n'a pas donné plus
qu'il n'a reçu. Je suis plus belle qu'il n'est preux, et j'ai reçu de
ma beauté plus d'éloges qu'il n'en a reçu de sa prouesse.--Hélène,
reprit froidement Perside, dites-vous cela de coeur vrai?--Oui, tel
est le fond de ma pensée.--J'en ai regret. Moi, je fais serment sur
les saints de vous tenir enfermée dans ma grande tour, jusqu'à ce
que j'aie pu savoir si vous avez eu tort ou raison de parler ainsi.
Vienne à mon hôtel une dame plus belle que vous, je quitte votre
compagnie et vous rends votre liberté. Qu'un chevalier m'oblige à
demander merci, vous prendrez de moi l'amende qu'il vous plaira.

«Depuis cinq ans ma soeur est enfermée: les parents de Perside
lui ont présenté les plus belles dames qu'ils avaient pu trouver,
aucune n'a soutenu la comparaison. Il est aussi venu grand nombre de
chevaliers, ils n'ont pu surpasser la prouesse de Perside. J'espérais
en messire Gauvain, et je suis allée vingt fois à la cour du roi
Artus pour l'intéresser à ma soeur; mais il était toujours entrepris
ailleurs.»

Ces récits ajoutaient à l'impatience qu'Hector avait de juger par
lui-même de tant de beauté et de tant de prouesse. Ils arrivèrent au
château de Garonhilde[11], résidence de Perside. La dame était dans
le donjon; ils en montent les degrés et s'arrêtent à la porte de la
chambre d'Hélène. «Que voulez-vous? disent les gardiens.--Je veux
voir la dame que vous retenez.» Hélène alors occupée à se parer,
entendit une voix et se hâta de paraître à la fenêtre; car sa geôle,
fermée d'une haute clôture de fer[12], avait une seule fenêtre par
laquelle on pouvait la voir. Il y avait une petite porte dont Perside
gardait la clef et qu'il ouvrait, quand il lui plaisait de visiter sa
chère victime. Hector avança donc un peu la tête et, tout aussitôt,
ébloui de la beauté de la dame, il détache son heaume pour mieux
la contempler. «Soyez le bienvenu, chevalier! dit Hélène.--À vous,
dame, bonne aventure, comme à la plus belle que le monde ait pu
jamais produire! Je me suis chargé, de soutenir votre cause avant de
penser qu'elle fût aussi juste. Quelle prouesse pourrait être mise en
balance avec votre beauté! Dieu, j'en ai la confiance, sera du même
avis que moi.»

[Note 11: Var. Ganilte.--Gulerwilte;--Gaborwilte.--Le ms. 751 ne le
nomme pas.]

[Note 12: Elle estoit enserrée en un prosnel de fer, si n'i avoit
c'une fenestre où on poïst sa teste boter (ms. 751, fº 133). Sur le
mot _prosne_, voyez _saint Graal_, t. I, p. 283, note 1.]

Un chevalier arrive et demande à Hector s'il a bien l'intention de
soutenir, les armes à la main, la suprême beauté d'Hélène. «Plus que
jamais, puisque j'ai pu juger par moi-même de mon bon droit.--Sire,
monseigneur vous attend au bas de la tour.--Maudit soit-il de
m'arracher si tôt à la vue de la belle des belles! ne pouvait-il
attendre? Dame, pour me rendre plus digne de vous défendre, ne
voudrez-vous pas approcher un peu, et me toucher de votre main nue.
S'il m'arrive de perdre le heaume que je tiens à la main, je saurai
bien encore garantir la chair nue que vous aurez touchée.» La dame
sourit, et prenant dans ses deux mains la tête du chevalier, elle le
baise tendrement au front. «Dieu, dit-elle, qui naquit sans péché,
vous donne la vertu de me délivrer!»

Hector aussitôt relace son heaume et descend au pied de la tour
où son cheval l'attendait. Perside, en l'apercevant, lui demande
s'il veut toujours soutenir qu'Hélène soit plus belle que son époux
n'est vaillant. «Si vous étiez sage, dit Hector, il n'y aurait pas
de bataille entre nous. Seriez-vous aussi preux que monseigneur
Gauvain, les perfections de ma dame Hélène l'emporteraient encore
sur les vôtres. Toutes les beautés sont en elle, et j'ai trouvé
maint autre preux chevalier doué d'une vertu qui vous fait
défaut: c'est la courtoisie. Si vous la possédiez, vous auriez
reconnu depuis longtemps qu'elle est plus belle que vous n'êtes
vaillant!--Chevalier, répond Perside, il est trop tard; je suis lié
par mon serment.--Eh bien! gardez-vous, car je veux mourir si je ne
vous oblige à confesser votre tort.»

Alors ils s'entr'éloignent, puis reviennent de toute la force de
leurs chevaux. Perside rompt sa lance; Hector de la sienne le porte
à terre. «Je ne sais, dit-il, comment vous soutiendrez l'escrime,
mais vous avez déjà le pire de la joute: restons-en là je vous le
conseille, et délivrez votre femme de l'odieuse prison où vous la
retenez.--Non, chevalier, cela ne peut être.» Il se lance aussitôt
de nouveau, Hector le reçoit le glaive levé; mais, du tranchant de
son épée Perside coupe le glaive en deux et atteint le cheval qui,
mortellement blessé, tombe sans mouvement. «Ce n'est pas, dit Hector,
la coutume des bons chevaliers de s'en prendre aux chevaux: mais vous
y perdrez plus que moi, car j'entends bien m'en aller sur le vôtre.»
Et il se précipite à pied sur Perside qui, bientôt, criblé de coups
de pointe et de taille, oppose en vain à l'épée de son adversaire un
écu percé, déchiqueté. Il tourne, s'esquive; Hector ne lui laisse pas
de relâche. Enfin sa propre épée lui échappe des mains, il fléchit
sur les genoux, et se résigne à crier merci, quand il voit Hector
délacer son heaume et abattre sa ventaille. «Je veux bien vous
l'accorder, dit le vainqueur, mais à trois conditions.--Oui, oui,
telles que vous les direz.--Vous confesserez que la beauté d'Hélène
l'emporte sur votre prouesse.--Vous irez à la cour du roi Artus et
tiendrez la prison de la reine: Hélène sans pair vous accompagnera,
et c'est devant elle que vous confesserez ce que je vous oblige en
ce moment à reconnaître.--Enfin, vous demanderez la demoiselle qu'on
vous désignera pour mon amie; vous la saluerez de ma part et vous
lui direz que je ne suis pas encore avancé dans ma quête.--Sire,
comment nommerai-je celui qui m'a vaincu?--Vous le nommerez Hector.
Maintenant, conduisez-moi vers dame Hélène.»

Perside releva le pan de son haubert et prit une clef qu'il tendit à
l'heureux libérateur d'Hélène. Hector ôta son heaume avant d'aller
ouvrir la porte de la geôle: «Venez, dame; il ne faut pas que tant
de beautés demeurent cachées.» Hélène le prend entre ses bras: «Ah
chevalier!» dit-elle en le baisant, «que Dieu vous récompense mieux
que je ne puis le faire!--Dame, je ne puis rien lui demander, après
avoir été baisé de la belle des belles.--Avouez, au moins, que jamais
baiser n'aura été mis à si haut prix.»

Hector passa la nuit au château de Garonhilde, et l'on devine la
joie que montrèrent la soeur d'Hélène sans pair et les gens de la
maison. Perside lui-même n'était pas fâché de se voir affranchi du
serment indiscret qui l'empêchait de témoigner à la belle Hélène
l'amour qu'il n'avait pas cessé de lui porter. Le lendemain au point
du jour, Hector entendit la messe, revêtit ses armes et prit congé.
Perside lui présenta son meilleur coursier, il fut convoyé jusqu'au
carrefour voisin. La soeur de Perside lui demandant alors quel chemin
il voulait prendre: «Vraiment, je l'ignore: je suis en quête d'un
chevalier dont le nom m'est inconnu et qui est je ne sais où; mais à
force d'errer, j'en apprendrai peut-être quelque chose.» Perside lui
conseilla de suivre la voie que fréquentaient le plus les chevaliers
errants. «Cette voie,» lui dit-il, «traverse le Norgalles, et parmi
les chevaliers venus en aide au roi Tradelinan, vous pourrez bien
rencontrer celui que vous cherchez.» Hector suivit le conseil, et
s'éloigna en les recommandant à Dieu.

Ici le conte lui laisse continuer sa quête, pour revenir au jeune
Lionel qui s'en allait porter à la cour d'Artus le message de
Lancelot et de Galehaut.




LIII.


Le roi Artus était dans la grande cité de Londres quand y arriva
Lionel. Le varlet vit d'abord la dame de Malehaut qui le conduisit
dans la chambre de la reine. Grande fut la joie des deux dames en
apprenant qu'il venait du Sorelois. «Comment, lui demanda Genièvre,
le fait Galehaut et son ami?--Assez bien, dame, s'ils ne craignaient
d'être oubliés; j'ai charge d'enquérir comment ils pourront vous
revoir.»

Les deux dames, après s'être conseillées, croyaient avoir trouvé le
moyen de contenter leurs amis, quand arriva la nouvelle de l'entrée
des Saisnes et des Irois en Écosse. Ils avaient déjà mis le siége
devant le château d'Arestuel. Le roi Artus avait aussitôt mandé aux
barons de se rendre à Carduel. Il voulait réclamer le secours de
Galehaut; mais la reine lui persuada d'attendre que le besoin en
fût plus pressant. Cependant, elle donnait congé à Lionel en lui
recommandant de dire à Lancelot que son intention était de suivre le
roi en Écosse: il aurait donc soin d'y venir avec son ami, mais sous
des armes déguisées. Elle chargea encore Lionel de lui remettre une
bande de soie vermeille qu'il pourrait attacher à son heaume, et une
bande blanche oblique dont il chargerait le champ noir de l'écu qu'il
avait porté à la dernière assemblée. À ces dons elle joignit encore
le fermaillet de son cou, l'annelet de son doigt, un riche peigne
dont les dents étaient garnies de ses cheveux, enfin son aumônière et
sa ceinture.

Nous passerons rapidement sur l'entrée de mess. Gauvain et du
gentil Hector dans le pays de Sorelois. Mess. Gauvain triomphe des
nombreux obstacles qui en défendaient l'entrée: après avoir abattu
le chevalier chargé de l'arrêter sur le pont qu'il lui fallait
passer, il voit inscrire son nom près de ceux qui avaient avant lui
mis à fin les mêmes épreuves. C'était le roi Ydier de Cornouailles,
le roi Artus de Logres, Dodinel le Sauvage et Melian du Lis. Quand
Hector arrive pour lutter contre le dernier occupant du pont (mess.
Gauvain), il allait peut-être garder l'avantage sur le neveu d'Artus,
si celui-ci ne se fût avisé de lui demander son nom et l'objet
de sa quête. Alors ce fut à qui des deux persisterait à s'avouer
vaincu, à refuser l'honneur que l'autre voulait lui décerner. Mais
il leur fallait respecter la coutume et attendre que de nouveaux
chevaliers vinssent tenter de passer le pont qu'ils auraient défendu.
Heureusement Galehaut envoya un de ses hommes pour occuper la place.
Une demoiselle leur apprit que le prince des Lointaines-Îles était
avec son ami dans un manoir écarté de l'Île-Perdue. Pour y arriver,
il leur fallut livrer de nouveaux combats; d'abord contre deux
chevaliers de Galehaut, puis contre le Roi des cent chevaliers et
Lancelot lui-même. Lionel arriva justement de la cour de Logres pour
interrompre ces luttes aveugles et faire embrasser messire Gauvain
et Lancelot. Puis, la demoiselle amie d'Agravain sachant que mess.
Gauvain devait se trouver dans le Sorelois, vint lui rappeler que
son frère avait besoin du sang du meilleur des chevaliers. Messire
Gauvain ne l'avait pas oublié. Il tira d'abord à part Galehaut et
Lancelot, pour leur demander s'il ne leur conviendrait pas de se
rendre à l'ost du roi. C'était leur intention; mais, pour répondre au
désir de la reine, ils lui déclarèrent qu'ils tenaient à n'y paraître
que sous armes déguisées. «Je suivrai votre exemple,» dit mess.
Gauvain; «nous partirons à la fin de cette semaine et, d'ici là, nous
aurons le temps de nous faire saigner.»

Lancelot n'avait jamais eu besoin qu'on lui tirât du sang; mais il
ne voulait rien refuser à mess. Gauvain. Il se laissa donc ouvrir
les veines, et la demoiselle recueillit le sang et se hâta de le
rapporter à son amie. Dès qu'Agravain en fut légèrement arrosé, il
sentit éteindre l'ardeur de ses plaies; son bras reprit sa première
vigueur, comme auparavant le sang de mess. Gauvain l'avait rendue à
sa jambe malade.

Sur la fin de la semaine, ils quittèrent le Sorelois et ils
approchaient des marches d'Écosse, quand une demoiselle parut et
leur vint demander s'ils tenaient à savoir où campait l'ost du roi
Artus?--«Assurément, demoiselle.--Je vous le dirai si, de votre
côté, vous prenez l'engagement de me suivre pendant une heure où je
vous conduirai, dès qu'il me plaira de le réclamer.» Tous les quatre
consentirent.

«L'ost du roi, dit-elle, est à douze lieues d'Arestuel en Écosse,
devant la _Roche aux Saisnes_.» C'était une forteresse dont la
construction remontait au temps du mariage de Wortigern avec la soeur
d'Hengist. La belle Camille, soeur du roi Hargodabran le Saxon, y
résidait. Camille avait dans l'art des enchantements une science
égale à celle de Viviane et de Morgain. Par ses conjurations, le roi
Artus était devenu éperdûment amoureux d'elle, et elle ne désespérait
pas de lui faire passer le seuil des portes d'Arestuel.

On doit se souvenir que mess. Gauvain et les vingt compagnons de
sa quête s'étaient tous engagés à retourner, si le roi venait à
réclamer leur service, avant l'heureux succès de leur recherche;
mais ils devaient, dans ce cas, reparaître sous des armes déguisées.
Or Lancelot voulant de son côté demeurer inconnu, mess. Gauvain ne
pouvait encore annoncer le succès de sa quête et par conséquent
reparaître devant le roi Artus. Il fut donc convenu que tout en
apprenant à ses compagnons qu'il avait trouvé Lancelot, il leur
ferait comprendre que le moment n'était pas arrivé de le déclarer.
Il les retrouva sous des tentes séparées de celles du camp. Sagremor
seul n'avait pas reparu, retenu plus longtemps qu'il n'eût voulu par
sa nouvelle amie. Mess. Gauvain fit dresser sa tente et celle de son
jeune ami Hector assez près des compagnons de la quête. «Quel est,
lui demanda Keu le sénéchal, ce chevalier avec lequel vous êtes;
était-il des nôtres?--Non, sénéchal; mais vous n'aurez pas oublié, je
pense, celui qui vous abattit devant la Fontaine du Pin.--Il suffit:
nous répondons de sa prouesse.»

Galehaut et Lancelot partagèrent la tente de mess. Gauvain. Elle
était placée entre la ville d'Arestuel et le camp du roi. Avec nos
chevaliers étaient dix vaillants écuyers, sans compter le gentil
Lionel.

Ils avaient reposé une nuit quand le Roi, impatient de combattre
sous les yeux de la belle Camille, donna le signal de monter,
passa le gué et alla attaquer les Saisnes jusque dans leur camp.
Hector, messire Gauvain et ses dix-neuf compagnons formèrent avec
leurs nombreux sergents une forte échelle qui rejoignit les Bretons
quand déjà l'action était engagée et que les Saisnes, revenus d'un
premier effroi, avaient repris l'avantage sur leurs moins nombreux
assaillants. Galehaut et Lancelot apprirent encore plus tard, que
les Bretons et les Saisnes étaient aux prises: ils s'armèrent,
Galehaut des armes du Roi des cent chevaliers, Lancelot de ses
armes ordinaires, sauf la bande blanche à travers le champ noir de
l'écu, et le pennon flottant sur le heaume. Pour la première fois
était porté ce signe de reconnaissance[13]. Ils arrivent sous la
tour où la reine Genièvre se trouvait avec la dame de Malehaut; et
quand, en levant les yeux vers les créneaux, ils reconnurent leurs
dames, Lancelot eut grande peine à se maintenir en selle. Lionel
les accompagnait avec le chapeau et le haubergeon des sergents: la
reine le fit appeler par une de ses demoiselles; il descendit de
cheval, posa les lances dont ses bras étaient chargés contre le mur
de la tour et il monta les premiers degrés. Genièvre, de son côté,
descendit vers lui. «Lionel, dit-elle à la hâte, il faut que le fort
du tournoi[14] soit en vue de la tour.» Lionel revint à son cheval,
reprit ses lances et courut rapporter à Lancelot les paroles de la
reine. Mais Lancelot était tellement perdu dans ses rêveries qu'il
n'avait pas vu Lionel entrer dans la tour. Ayant même d'écouter, il
répondit: «Je ferai ce qui plaira à la reine.»

[Note 13: «Ce fu la premiere connoissance qui onc sous le roi Artu
fu portée sur hiaume» (msc. 339, fº 61, vº). Cette remarque d'un
romancier fin douzième siècle prouve au moins que l'usage était de
son temps déjà ancien.]

[Note 14: On donnait encore au douzième siècle le nom de _tournois_
ou _assemblées_ à toutes les grandes rencontres d'armées ennemies.]

Pour bien comprendre les incidents de la journée, il ne faut pas
oublier qu'un cours d'eau sépare les Bretons de leurs ennemis. Sur
la rive occupée par les Bretons est la tour de la reine; sur l'autre
rive la Roche aux Saisnes, et plus loin le camp des païens. Ceux-ci,
pris à l'improviste, avaient été d'abord assez maltraités; mais une
fois armés, comme ils étaient deux fois plus nombreux, ils allaient
contraindre les Bretons à repasser la rivière, quand mess. Gauvain
et ses dix-neuf compagnons, suivis de près par Lancelot et Galehaut,
arrivent à-propos et repoussent les Saisnes jusqu'aux premières
lices de leur camp. Lionel cependant, étonné de ne pas voir Lancelot
répondre aux voeux de sa dame, se jette au frein de son cheval
et lui répète que la reine désire vivement que la bataille ait
lieu devant la tour. Voilà Lancelot tout éperdu: «Lionel, dit-il,
retourne vers ma dame, et demande-lui si elle veut encore nous voir
revenir de son côté.»--Lionel obéit, et la reine le voyant approcher,
descend de la tour et lui répète que tel est son désir. Lancelot,
dès que la réponse lui est rendue, se rapproche de mess. Gauvain et
de ses compagnons: «Je sais, leur dit-il, un moyen de mettre aux
mains du roi autant de riches prisonniers qu'il lui plaira. Les
Bretons ne voient en vous que des chevaliers errants; tournez-vous
un instant contre eux, et repoussez-les au delà de la rivière; les
Saisnes, rassurés par le secours qui leur arrive, ne manqueront pas
de poursuivre, et quand ils auront passé le gué à la chasse des
nôtres, vous tournerez bride et frapperez sur eux comme vous savez
faire: alors nos hommes reprendront l'avantage, les païens saisis
d'épouvante fuiront à qui mieux-mieux, et je les recevrai à l'entrée
du gué.»

Galehaut applaudit au plan de son ami, mais mess. Gauvain hésitait:
«Je ne puis, disait-il, aller même pour un moment contre les gens du
roi mon seigneur.--Pourquoi? répond Galehaut, quand c'est pour le
mieux servir?» Et mess. Gauvain consentit.

Aussitôt le mouvement s'exécute; Lancelot, Galehaut, mess. Gauvain
et ses compagnons de quête font volte-face, et poussent devant eux
les Bretons étonnés qui reculent entraînant le roi lui-même dans leur
retraite. Ils repassent le gué en désordre; mais quand les Saisnes
l'ont eux-mêmes franchi en les chassant devant eux, mess. Gauvain
et les siens se tournent de nouveau contre eux, et après quelque
résistance, les Païens fléchissent, lâchent pied et arrivent effrayés
et pêle-mêle devant le gué qu'ils veulent à qui mieux mieux repasser.
Lancelot les y attendait au pied de la tour, avec ses écuyers. Ils
sont immolés à mesure qu'ils se présentent, et si grand fut le
carnage qu'à compter de ce moment le passage ne fut plus connu que
sous le nom de _Gué du sang_.

Jamais Lancelot n'avait tant frappé ni reçu tant de horions: son
écu était troué, son heaume bosselé et fendu, le cercle s'en était
détaché. La reine, qui ne le perdait pas de vue, appelle une de ses
demoiselles, et lui met entre les mains un riche heaume appartenant
au roi Artus. «Va, lui dit-elle, le présenter à ce preux chevalier
aux armes noires; je ne puis supporter la vue de tant de sang;
dis-lui de laisser commencer la chasse.» La demoiselle obéit;
Lancelot remercie, ôte son heaume et lace celui que la reine lui
envoie; puis il s'éloigne un peu et laisse libre le gué. Aussitôt les
Saisnes se pressent et passent dans le plus grand désordre. Lancelot,
les Bretons et le roi surtout, furieux, d'avoir été une fois
contraints de fuir, les poursuivent avec fureur. Grand fut le nombre
des prisonniers, parmi lesquels le frère du roi des Saisnes. Durant
la chasse, Artus fut trois fois désarçonné et trois fois relevé et
remonté par Lancelot.

Mais l'approche de la nuit contraignit enfin les Bretons victorieux à
cesser la poursuite. Il fut convenu que mess. Gauvain resterait pour
protéger le retour, pendant que Lancelot et Galehaut reviendraient
jusqu'à la tour de la reine. Genièvre descendit et tous, à l'envi
la saluèrent. Les bras de Lancelot étaient ensanglantés jusqu'aux
épaules: «Comment le faites-vous, lui demande la reine?--Bien,
dame.--Et ces bras ne sont-ils pas meurtris, brisés? Je veux m'en
assurer; descendez.» Elle ne peut alors se tenir d'embrasser son
ami; Galehaut reçoit de son amie la même étreinte; et la reine
approchant de l'oreille de Lancelot: «J'entends demain visiter ces
plaies à mon aise et pourvoir au meilleur moyen de les guérir.--Dame,
répond Lancelot, de vous seule pourraient venir les plaies
mortelles.--Remontez, doux ami, que personne n'ait soupçon de ce
que j'ai pu vous dire.» En ce moment le gros des chevaliers revenait
et repassait le gué. La reine ne les attend pas et rentre dans la
tour, mais après avoir averti Lionel de venir lui parler tandis que
Lancelot et Galehaut retourneraient à leur tente.




LIV.


Le roi n'était pas revenu de la chasse aux Saisnes en même temps que
mess. Gauvain. Il s'était arrêté de l'autre côté de la rivière, dans
l'espérance d'apercevoir au moins la dangereuse Camille. Elle parut
en effet à sa fenêtre et lui fit signe qu'elle voulait descendre
et parler à lui. Quand elle fut à la porte du château, «Sire, lui
dit-elle, on vous tient pour le premier entre tous les preux: si je
vous en crois, vous n'aimez aucune femme autant que vous m'aimez.
J'ai bien envie d'éprouver si vous parlez loyalement.--Camille, vous
le savez, je ne suis pas maître de vous refuser la moindre chose.--Ce
que j'ai à vous demander ne saurait donc vous causer grand'peine.
J'ai pris mes précautions: cette nuit, vous pourrez sans danger venir
me trouver. Le voulez-vous, le désirez-vous, comme je le désire
moi-même? Vous retournerez avant le jour; personne ne vous arrêtera,
ne devinera que nous devions passer la nuit ensemble.--Mais, Camille,
promettez-vous de ne rien refuser à mon amour?--Oui, par tous mes
dieux et les vôtres.--Je viendrai donc.--Maintenant, éloignez-vous;
il ne faut pas qu'on vous aperçoive. Quand vous reviendrez, vous
trouverez un fidèle valet pour vous ouvrir.»

Le roi rejoignit ses chevaliers; ils ne furent aucunement surpris de
le voir rayonnant de joie. Il envoya aussitôt vers la reine, pour lui
annoncer qu'il était revenu sain et sauf de la chasse, et qu'il avait
l'intention de passer la nuit au camp. Il l'engageait de son côté à
faire belle chère.

La reine avait averti, comme on a vu, Lionel de venir lui parler;
il arriva et elle le chargea de dire aux deux grands amis de se
rendre le soir dans la tour et d'entrer dans le jardin par une porte
secrète. «Madame, dit Lionel, je ne sais comment ils pourront quitter
leur couche, sans éveiller messire Gauvain et Hector qui occupent
la même tente.--Gauvain est donc de retour? reprend la reine. J'en
suis bien aise. Mais rien ne doit être impossible au coeur de nos
chevaliers. Ils feindront, je suppose, un grand besoin de repos, et
ils se mettront les premiers au lit. Hector et Gauvain suivront leur
exemple, et quand nos amis les verront endormis, ils se lèveront
doucement, tu les conduiras, et nous les attendrons aux premières
lices.»

Lionel remplit fidèlement le message: vous devinez la joie et le
doux espoir de Lancelot. Artus ne se promettait pas moindre fortune
aux mêmes heures. Quand les chambellans furent endormis, il réveilla
son neveu Gaheriet, auquel il avait confié le secret de son amoureux
aveuglement. Le valet de Camille les attendait à la première entrée
et les conduisit du verger, dans la première salle où la belle
Camille les reçut d'un visage riant. Elle aida même à désarmer le
roi; Gaheriet fut conduit à la couche d'une belle et jeune fille, et
Camille passa avec le roi dans une autre chambre où elle n'eut rien à
lui refuser. Il s'endormit dans les bras de sa trompeuse maîtresse:
mais bientôt un grand bruit le réveille; quarante chevaliers frappent
à la porte et paraissent. Le roi se lève et court à son épée, avant
même d'avoir passé ses braies. Les chevaliers (un d'eux portait plein
poing de chandelles) l'entourent, l'avertissent que la défense ne
lui servira de rien et qu'il est leur prisonnier. Ils lui arrachent
des mains sa bonne épée, et le saisissent pendant que d'autres vont
prendre Gaheriet. Puis on les enferme dans une chartre dont la porte
était ferrée.

Comme cela se passait à la Roche aux Saisnes, Lancelot et Galehaut,
après avoir doucement quitté leur couche, s'étaient armés et, sous la
conduite de Lionel, avaient gagné l'entrée du jardin. La reine avait
su trouver une raison pour éloigner de ses chambres toutes ses dames:
elle vint elle-même avec la dame de Malehaut ouvrir la porte secrète,
et les deux chevaliers ayant déposé leurs armes et attaché leurs
chevaux dans un endroit couvert, les suivirent dans l'une et l'autre
chambre. Douce fut pour eux la nuit, la première où leur étaient
données toutes les joies réservées aux plus tendres amoureux. Avant
le retour du jour, il prit envie à la reine d'aller, sans lumière,
toucher l'écu fendu que la Dame du lac lui avait envoyé. Les deux
parties en étaient rejointes, comme si elles n'eussent jamais été
séparées. Ainsi reconnut-elle que de toutes les femmes elle était
la plus aimée. Elle courut aussitôt réveiller la dame de Malehaut
pour lui montrer la merveille. La dame en riant prit Lancelot par
le menton, non sans le faire rougir en se faisant reconnaître pour
celle qui l'avait si longtemps retenu dans sa geôle: «Ah! Lancelot,
Lancelot! dit-elle, je vois que le roi n'a plus d'autre avantage
sur vous que la couronne de Logres!» Et comme il ne trouvait rien
à répondre de convenable: «Ma chère Malehaut, dit la reine, si je
suis fille de roi, il est fils de roi; si je suis belle, il est beau;
de plus il est le plus preux des preux. Je n'ai donc pas à rougir
de l'avoir choisi pour mon chevalier.» Le jour les avertit de se
séparer, avec l'espoir de bientôt reprendre ces doux entretiens.

Et cependant, Camille la magicienne faisait pendre aux créneaux de
la Roche les écus du roi Artus et de Gaheriet. Ce fut un grand sujet
d'étonnement et de douleur quand les Bretons les aperçurent. Ils ne
devinaient pas comment les Saisnes avaient fait une telle capture;
seulement ils supposaient qu'on les avait entourés comme ils allaient
reconnaître le camp ennemi. Dès que la reine aperçut ces douloureux
trophées, elle manda mess. Gauvain et Lancelot.




LV.


Lancelot et mess. Gauvain allaient se rendre près de la dolente
reine, quand entra dans leur tente la demoiselle qui leur avait,
quelques jours auparavant, indiqué la place où les Bretons avaient
établi leur camp. Nos chevaliers ne soupçonnaient pas en elle
une émissaire de la perfide Camille: elle venait les sommer de
tenir la promesse qu'ils lui avaient faite. «Demoiselle, lui dit
mess. Gauvain, vous avez choisi un fâcheux moment: nous n'avons
déjà que trop à faire.--C'est pour vous être en aide que je suis
venue. Apprenez que les Irois veulent emmener dans leur île le roi
Artus, pour être mieux assurés de le garder. Je viens vous offrir
un moyen de les prévenir; vous n'aurez qu'à me suivre.--Grands
mercis, demoiselle,» répond mess. Gauvain. Et sans retard nos quatre
chevaliers, mess. Gauvain, Lancelot, Hector et Galehaut, s'arment,
montent et suivent la pucelle jusqu'aux premières lices de la Roche
aux Saisnes. «Le roi, dit-elle, sera emmené par une des issues; il
faut vous en partager la garde, tandis que j'entrerai pour revenir à
vous quand il sera temps.»

Elle les quitte et laisse ouverte la poterne qu'elle avait su
défermer. Nos quatre chevaliers demeurent en aguet, et bientôt
Lancelot entend la pucelle crier: «À l'aide! à l'aide![15]». Il
s'élance dans le courtil et voit à peu de distance vingt fer-armés
qui attaquent deux chevaliers couverts des armes du roi Artus et de
Gaheriet. Il broche vers eux; mais ceux qu'il venait défendre le
saisissent et le font tomber de cheval. Les autres se jettent sur
lui, lui prennent son épée et lui crient de se rendre s'il tient à
la vie. «Plutôt mourir que demander merci à des traîtres!» On le
désarme, on lui lie les mains; il est transporté dans une forte
prison.

[Note 15: «Aïe! aïe!» De là peut-être notre exclamation douloureuse:
_Aye! aye!_]

Les trois autres compagnons commençaient à perdre patience. Enfin
Galehaut croit apercevoir un chevalier revêtu des armes qu'on venait
de prendre à Lancelot, et qui semblait demander aide. Galehaut
s'élance; mais il est assailli comme Lancelot par vingt gloutons qui
l'abattent, le lient et le jettent en prison. Le même piége attendait
Hector et messire Gauvain. Désarmés à leur tour, ils sont liés et
conduits dans une grande geôle où ils eurent tout le temps de maudire
la messagère de la perfide magicienne.

Cependant la reine attendait Lancelot et mess. Gauvain. Quelle ne fut
pas sa douleur, son désespoir en apprenant de Lionel qu'une pucelle
les avait emmenés et sans doute trahis, puisqu'ils n'étaient pas
revenus. Le lendemain, elle vit, ainsi que tous les Bretons de l'ost,
les écus des quatre chevaliers suspendus aux murs de la Roche et
réunis à ceux du roi Artus et de Gaheriet. Pour comble de disgrâce,
les Saisnes devaient, ce jour-là même, tenter l'attaque du camp;
et c'était pour leur donner plus de chances de succès que Camille
avait attiré dans la Roche les plus redoutables champions de l'armée
opposée. La reine manda sur-le-champ messire Yvain de Galles qui dut,
avant d'aller vers elle, prendre l'avis des chevaliers revenus avec
lui de la quête de Lancelot. Elle le reçut en pleurant, au bas de la
tour: «Ma dame, dit Lionel, je ne dois pas entrer dans vos chambres
avant d'avoir mis à fin la quête entreprise; mais je vous offre tout
ce qu'il m'est permis de donner. Espérons que Dieu nous fera sortir
de ce mauvais pas.--Ah! pour Dieu, messire Yvain, sauvez l'honneur du
roi!» Mess. Yvain la soutenait et mêlait ses larmes aux siennes. Il
fut décidé qu'il tiendrait le lendemain, la place du roi et qu'on lui
obéirait comme au roi lui-même. La bannière royale fut mise aux mains
de Keu, ainsi le demandait sa charge de sénéchal.

Les Saisnes sortirent de leur camp en bon ordre, remplis de
confiance dans le succès de la journée. Mess. Yvain disposa et régla
la défense, en cela merveilleusement secondé par le roi Ydier de
Cornouailles. Celui-ci pour la première fois parut monté sur un
cheval bardé de fer, et non, comme c'était jusqu'alors l'usage, de
cuir vermeil ou de drap. On fut d'abord tenté de le blâmer, on finit
en l'imitant par montrer qu'on l'approuvait. Il fit encore une autre
chose nouvelle, ce fut d'arborer une bannière de ses armes, en
jurant d'avancer toujours au delà de toutes les autres bannières,
et de ne pas reculer d'un pas. Elle était blanche à grandes raies
(ou bandes) vermeilles, le champ de cordouan, les raies en écarlate
d'Angleterre; car en ce temps-là, les bannières n'étaient pas de
cendal, mais de cuir ou de drap[16].

[Note 16: «Li chans de cordouan et les raies d'escarlate à un drap
vermeil d'Angleterre. Ne tant comme l'en portoit-l'en à cel tems,
n'estoient-eles se de cuir vermeil non et de drap» (ms. 339, fº 63).]

Jamais les compagnons de la Table-Ronde ne firent mieux en l'absence
du roi Artus: aucune échelle ennemie ne put arrêter le preux Ydier:
de toute la journée il ne délaça pas son heaume, et jusqu'à la fin il
tint le serment de pousser en avant, tant qu'il y aurait des païens
à frapper. «Dieu, criait-il, me fasse la grâce de tenir mon voeu,
fût-ce au prix de ma vie! plus belle mort ne saurait être désirée.»
Les Saisnes finirent donc par lâcher pied et la chasse commença: en
tête des poursuivants se trouva toujours le grand cheval d'Ydier. Par
malheur, il passa sur le corps d'un Saxon qui avait gardé son épée
droite; la pointe en frappa le ventre du bon coursier, lequel prenant
le mors aux dents, alla s'affaisser et mourir un peu plus avant. Le
roi tomba engagé sous ses flancs, toute la chasse lui passa sur le
corps. Les échelles revinrent, après avoir poursuivi les Saisnes,
jusqu'aux abords de la tour, et la reine fut alors avertie que le
roi Ydier n'avait pas reparu. Elle sortit aussitôt avec ses dames,
parcourut le champ de bataille et découvrit enfin le bon roi qu'elle
fit lever doucement par ses dames et transporter dans ses chambres.
Là, les mires visitèrent ses plaies et parvinrent à les fermer; mais,
à partir de ce jour, Ydier ne put remonter à cheval et montrer sa
grande prouesse[17].

[Note 17: Remarquons que ce brave Ydier est roi de Cornouailles,
pays qui, suivant le roman de Tristan, ne produisit jamais de bons
chevaliers. C'est une preuve d'ailleurs surabondante de l'absence
primitive de tout lien entre les traditions de la cour d'Artus et la
Tristaneïde.]

Dans cette journée, les Saisnes et les Irois avaient perdu tant de
leurs meilleurs chevaliers qu'ils n'osèrent de longtemps renouveler
leurs attaques. Les Bretons transportèrent leur camp de l'autre
côté du fleuve, et cernèrent la Roche d'aussi près que pouvait le
permettre la pluie de flèches et de carreaux que les assiégés ne
cessaient d'entretenir, du haut de leurs créneaux et de leurs murs.




LVI.


Plusieurs semaines passèrent: mais pour le grand coeur de Lancelot,
l'épreuve était trop rude. Il se voyait pour la première fois victime
d'une odieuse trahison; désarmé, enfermé: il pensait au message de
Lionel, aux souffrances de la reine en ne le voyant pas arriver.
Avait-elle pu savoir qu'il eût suivi une demoiselle inconnue, pour
partager avec mess. Gauvain, Hector et Galehaut, la prison de
l'artificieuse Camille.

Ces tristes pensées ne tardèrent pas à ébranler sa santé. Il cessa
de manger, il devint sourd à la voix de mess. Gauvain et de Galehaut
lui-même. Peu à peu le vide se fit dans sa tête; il sentit un trouble
étrange; ses yeux grandirent et s'allumèrent. Il devint un objet
d'épouvante pour ses compagnons de captivité. Le geôlier le voyant
hors de sens ouvrit une autre chambre et l'y enferma. Galehaut eût
bien voulu ne le pas quitter, au risque d'avoir à se défendre de sa
fureur insensée. «Ne vaudrait-il pas mieux, disait-il, mourir de ses
mains que vivre sans lui?» Mais il eut beau réclamer, il ne fléchit
pas le geôlier.

La nouvelle de la frénésie de Lancelot arriva bientôt aux oreilles
de la trompeuse enchanteresse. Elle demanda si le malheureux
chevalier pouvait être mis à rançon. «Demoiselle, répondit le
geôlier, ses compagnons assurent qu'il n'a pas sur terre de quoi
poser le pied.--Il n'y a donc aucun profit à le retenir. Ouvrez la
porte et qu'il s'éloigne!»

La sortie du château de la Roche donnait précisément sur la tour
du roi Artus. Sur la porte, Camille avait jeté un charme: les gens
du château pouvaient seuls l'ouvrir et la fermer; elle résistait à
tous les efforts de ceux qui auraient du dehors essayé de la rompre;
et quand les Saisnes y étaient rentrés, ils n'avaient plus rien à
craindre de ceux qui les poursuivaient.

Lancelot, au sortir de la Roche, arriva au milieu des tentes et
commença par les renverser çà et là. Puis il se jeta sur les
Bretons, qui ne le connaissaient pas, ne l'ayant vu que couvert de
ses armes, au passage du Gué. Tous s'enfuirent effrayés: il arrive
devant le logis du roi; la reine était aux fenêtres. Elle regarde,
entend crier: Au fou! et reconnaît dans ce fou Lancelot. Ses genoux
fléchissent, elle tombe sans mouvement. Quand elle revient de
pâmoison:--«J'en mourrai, dit-elle.--Ah! dit la dame de Malehaut,
pour Dieu! contenez-vous; peut-être Lancelot feint-il d'être en
frénésie afin de nous revoir. S'il a perdu le sens, il faut essayer
de le retenir, nous le guérirons. Je vais aller à lui.» La reine la
laisse descendre, en proie à la plus vive douleur; mais bientôt, ne
pouvant se contenir, elle ouvre, va, vient, retourne aux fenêtres. En
ce moment la dame de Malehaut s'approchait de l'insensé qui saisit
une pierre; elle fuit en poussant un cri auquel répond celui de la
reine. Lancelot, comme s'il eût reconnu la voix, aussitôt tressaille,
se rasseoit et se calme. La reine descend et s'étant approchée:
«Levez-vous,» dit-elle, et il se lève. Elle le prend par la main,
l'emmène en une chambre haute. «Quel est ce pauvre homme? demandent
les dames.--Le meilleur chevalier du monde, dont le sens est troublé:
mandez Lionel, peut-être l'entendra-t-il.» Lionel arrive et tend les
mains vers lui. Lancelot paraît se réveiller et s'élance furieux.
Pourtant la reine ne le quitte pas. La nuit venue, elle défend
d'allumer les cierges: «La clarté, dit-elle, lui ferait mal.» Elle
détache le bliau de Lancelot, le conduit au lit et se tient à ses
côtés. Et ceux qui la voient pleurer attribuent sa grande douleur à
la prise du roi.

Les jours, les mois passent sans produire le moindre changement dans
la forcenerie de Lancelot et dans les douleurs de la reine. Un jour
il arriva que les Saisnes firent une sortie contre les Bretons.
Lancelot, pour la première fois depuis dix jours, dormait. La reine
attirée par les cris d'alarme vient aux fenêtres, et voit les deux
partis prêts à fondre l'un contre l'autre. De sa chambre, la dame
de Malehaut l'entend sangloter: elle vient à elle: «Qu'avez-vous
encore?» dit-elle en la soutenant dans ses bras?--Hélas! quand tous
peuvent mourir, pourquoi ne le puis-je aussi? Ô Fleur de toute
chevalerie! que n'êtes-vous ce que vous étiez, la bataille serait
menée à meilleure fin!» Lancelot entend la voix, il se lève, se
jette sur une vieille lance pendue aux parois et s'en escrime contre
un pilier de la chambre, jusqu'à ce qu'elle vole en éclats. Alors
il tombe épuisé de faiblesse sur un bloc de pierre; ses yeux se
ferment, et la reine court le soutenir. Peut-être, pense-t-elle,
l'écu apporté l'autre jour par la demoiselle aura-t-il la vertu de le
calmer. Elle le passe autour de son cou; aussitôt il revient à lui.
«Où suis-je?--Dans la maison de la reine Genièvre.» À ces mots il
se pâme de nouveau; quand il se remet, la reine lui demande comment
il est. «Bien! Dieu merci! Où est monseigneur le roi et messire
Gauvain?--Ils sont en la Roche aux Saisnes, avec Gaheriet et les
autres compagnons.--Pourquoi ne suis-je plus avec eux? pourquoi ne
puis-je mourir avec eux, puisque ma dame est loin!» La reine le prend
dans ses bras: «Bel ami, me voici, je suis près de vous.» Il ouvre de
grands yeux, la reconnaît. «Ah! dame, dit-il, qu'elle vienne quand
elle voudra, puisque vous êtes ici!» Et toutes les dames ne devinent
pas que c'est de la mort qu'il entend parler. «Beau doux ami, reprend
la reine, me reconnaissez-vous?--Dame, je vous dois connaître, au
grand bien que vous m'avez fait.» On le croit alors guéri. C'est à
qui lui demandera comment il se trouve et ce qu'il avait eu. Mais
il ne peut en rien dire et fait d'inutiles efforts pour se tenir
levé. Il se regarde et voyant l'écu qu'on lui a passé au cou: «Dame!
s'écrie-t-il, ôtez moi cela.» Dès qu'on l'a ôté, il saute, court et
redevient forcené comme auparavant.

En ce moment entra dans la salle une belle et gente dame, vêtue
d'un drap blanc de soie, accompagnée de pucelles, de chevaliers et
sergents. La reine surmontant son désespoir soulève la tête, la
salue et la fait passer dans une chambre voisine où elles s'assoient
sur une couche. Au nom de Lancelot que la dame prononce, la reine
va fermer la porte: «Qu'est-ce? dit la dame.--Un sujet de grande
douleur; le meilleur chevalier du monde tombé dans la plus cruelle
frénésie.--Ouvrez la porte, dit la dame, et laissez-le venir.» La
reine conte auparavant comment on avait espéré de le guérir, jusqu'au
moment où on lui avait ôté l'écu qu'il avait à son cou. On rouvre la
porte, Lancelot arrive d'un bond, et la dame le prend par le poing
en l'appelant le _Beau trouvé_, nom qu'on lui donnait autrefois au
Lac[18]. En entendant ce nom, il s'arrête tout honteux. La dame
fait apporter l'écu.--«Ah! Bel ami, lui dit-elle, je viens ici de
bien loin pour votre guérison.» Dès qu'elle a passé l'écu à son cou
il rentre dans son bon sens. La dame le prend par la main et le
fait asseoir sur la couche; il la reconnaît et répand un torrent de
larmes, à la grande surprise de la reine qui ne devine pas encore
ce que la dame peut être. «Dame, dit Lancelot, je vous prie d'ôter
cet écu, il me fait souffrir mortellement.--Non, pas encore. Qu'on
m'apporte un onguent,» dit-elle à ses chevaliers. Quand on le lui
a présenté, elle en mouille ses pieds, ses bras, ses tempes et son
front. Le malade s'endort, et la dame revenant à la reine: «À Dieu,
reine, soyez-vous recommandée! je m'en vais; laissez dormir le
chevalier tant qu'il voudra. Dès qu'il se réveillera vous disposerez
un bain, vous l'y ferez entrer; il en sortira guéri. Ayez encore soin
de ne pas lui laisser quitter cet écu.--Ah! dame, répond la reine,
je vois que vous aimez bien ce chevalier, pour être venue si loin
afin de le guérir; ne me direz-vous pas qui vous êtes?--Assurément
je l'aime; j'avais pris soin de le nourrir quand il perdit son père
et sa mère; je l'ai conduit à la cour, et c'est à ma prière que le
roi le fit chevalier.--Soyez donc mille fois la bien venue!» dit
la reine en lui sautant au cou, et la couvrant de baisers. Je le
vois maintenant: vous êtes la Dame du lac. Pour Dieu! veuillez nous
demeurer, ne fût-ce que pour achever la guérison de notre chevalier.
Vous êtes la dame que je dois le plus aimer et honorer; vous avez
fait plus pour moi que jamais il ne fut fait pour autre femme. C'est
à vous que je dois cet écu, et vous le voyez, il a tenu ce qu'il
promettait.--Ah! reprit la Dame du lac, vous en verrez naître encore
d'autres merveilles; sachez que je vous l'avais envoyé, comme à la
dame la meilleure et la plus aimée. J'avais deviné quelle serait la
prouesse de cet incomparable chevalier; ainsi que j'ai dit, je le
conduisis à la cour et demandai au roi Artus de l'armer chevalier. Je
suis en effet revenue pour hâter sa guérison et pour vous annoncer
que le roi dans dix jours sortira de prison, grâce aux prouesses
de votre chevalier. En vous envoyant cet écu à Caradigan, je vous
mandai que personne au monde ne savait comme moi le fond de vos
pensées, et que j'aimais ce que vous aimiez, bien que ma tendresse
ne fût pas de la même nature. Aujourd'hui, je vous recommande une
chose: aimez avant tout celui qui avant tout vous aime et ne cessera
de vous aimer. Hélas! le monde ne permet pas de vivre sans péché;
votre amour, je le sais, est une folie: mais en vous y abandonnant en
faveur du plus digne d'être aimé, de la fleur de toute chevalerie,
vous témoignez encore de la grandeur de vos sentiments, de
l'excellence de votre raison[19]. Vous avez choisi la fleur de toute
chevalerie terrienne. Si vous avez gagné le premier des preux, vous
m'avez également gagnée. Mais je ne dois pas demeurer plus longtemps;
entraînée comme je le suis par une force que je ne puis vaincre: la
force d'amour. Celui que j'aime ne sait pas où je suis, bien que
j'aie pris pour me conduire son frère: si je tardais à revenir, il se
courroucerait, et l'on doit se garder de courroucer celui qu'on aime,
de qui l'on attend toutes les joies, et pour lequel on donnerait le
monde.»

[Note 18: Tome Ier, p. 27.]

[Note 19: «Li pechié dou siècle ne puent estre mené sans folie; mais
moult a grant confort de sa folie qui raison i trueve et honor; et
se vous poez folie trover en vos amors, ceste folie est desor totes
autres honorée, car vous aimez la signorie et la flor de tous les
chevaliers del monde.»]

La dame du lac en prenant congé laissait la reine Genièvre plus
joyeuse qu'elle n'avait été depuis longtemps; grâce à l'espoir de la
guérison de Lancelot. Elle s'approcha de lui, en prenant garde de ne
pas hâter le moment de son réveil. Lancelot ouvrit enfin les yeux,
en exhalant une faible plainte.--«Doux ami, dit la reine, comment
vous sentez-vous?--Bien; mais d'où vient que je suis faible?--Prenez
confiance, ami, bientôt serez-vous en santé.» Elle fait préparer un
bain pour lui; jamais malade ne fut entouré de soins plus tendres.
En peu de jours les forces lui reviennent; il retrouve sa première
vigueur, sa première beauté. Mais il est grandement émerveillé de ce
qu'il entend dire de sa frénésie qui lui faisait méconnaître tous
ceux qui l'entouraient, hors la reine et celle qui avait pris soin de
ses premières années. «Sans la Dame du lac, lui disait la reine, vous
ne seriez pas guéri.--«Je me souviens bien, répondait-il, de l'avoir
vue: seulement je croyais que c'était en rêve. Mais vous, chère
dame, pourrez-vous encore aimer celui que vous avez vu dans un état
si honteux?--Sur cela, n'ayez, doux ami, aucune crainte. Vous êtes
plus mon seigneur que je ne suis votre dame; et cesser de vous aimer
serait pour moi cesser de vivre.»

Voilà donc Lancelot revenu en parfaite santé: toutes les joies que
l'amour peut donner, il les ressent; il les partage avec la reine
qui ne se lasse pas de le contempler et de lui témoigner sa vive
tendresse. Que serait pour elle la vie, si elle n'en partageait avec
lui toutes les douceurs? Elle a pourtant un regret, une inquiétude:
c'est de le savoir trop vaillant, trop intrépide: elle ne pourra
l'empêcher de courir au-devant de tous les dangers, et d'exposer
constamment une vie dont dépend la sienne. Mais quoi! sans cette
incomparable prouesse, pourrait-elle se pardonner l'amour qu'elle lui
a voué, comme au plus loyal, au plus parfait des chevaliers?




LVII.


Cependant les Saisnes, enfermés dans leur château de la Roche,
recommencèrent leurs sorties. La frénésie de Lancelot, la captivité
du roi Artus, de messire Gauvain, d'Hector et de Galehaut leur
rendaient l'espoir que les derniers tournois leur avaient fait
perdre. Un jour, dans l'intention d'occuper les Bretons pendant
qu'ils entraîneraient le roi Artus au rivage et le feraient passer
en Irlande, ils fondirent sur le camp des chrétiens. La plaine
fut bientôt couverte de gens d'armes, et le cri d'alarme retentit
jusqu'aux chambres de la reine. Lancelot voulait s'armer: «Bel
ami, lui dit la reine, vous n'êtes pas encore en assez bon point.
Attendez au moins que nos hommes réclament un nouveau secours.»
En ce moment arrive un chevalier, l'écu brisé, le heaume rompu.
Il dit en s'agenouillant devant la reine: «Dame, messire Yvain
réclame le secours de tous les chevaliers qui ne sont pas encore
armés: il craint de ne pouvoir soutenir l'effort des païens; car il
vient d'envoyer de ses meilleurs chevaliers vers Arestuel qui était
menacé par les Saisnes.--Ne souffrirez-vous pas maintenant, dame,
dit Lancelot, qu'on m'apporte mes armes?» La reine se tait avec un
léger signe de consentement. On présente à Lancelot l'écu du roi
Artus et la bonne épée Sequence que le roi ne portait que dans les
cas désespérés. Il ne restait plus que les gantelets à passer et le
heaume à lacer, quand Lancelot s'adressant au chevalier: «Combien
d'hommes envoyés vers Arestuel?--Deux cents.--Si les deux cents
revenaient, messire Yvain reprendrait-il l'avantage?--Au moins la
lutte serait-elle moins inégale.--Dites à messire Yvain qu'il aura le
secours dont il a besoin, sous le pennon de ma dame la reine.»

Le chevalier salue, demande un autre heaume pour remplacer celui
qu'il avait perdu et revient à mess. Yvain comme déjà les Bretons
reculaient en désordre. Mess. Yvain les soutenait de son mieux; au
grand besoin voit-on le bon chevalier. Et cependant, Lionel faisait
approcher deux chevaux; le plus grand pour Lancelot, l'autre pour
lui. Avant de lacer son heaume, la reine prend Lancelot entre ses
bras, le baise doucement et le recommande à Dieu. Elle tend ensuite à
Lionel un glaive auquel elle avait attaché un pennon d'azur à trois
couronnes d'or; à la différence de l'enseigne du roi où les couronnes
étaient sans nombre.

Quand mess. Yvain aperçut le pennon de la reine: «Voyez-vous, dit-il
à ses chevaliers, cette enseigne; nous avons le secours promis. Or
paraîtra qui bien fera!»

Lancelot était déjà au fort de la bataille, criant: «_Clarence!_
l'enseigne au roi Artus.» (Clarence est une cité de Norgalles,
grande et plantureuse, où jadis avait résidé le roi Taulas,
aïeul d'Uterpendragon.) De là le cri que ses descendants avaient
conservé[20]. Il atteint de son glaive le premier Saisne qu'il
rencontre et le jette mort sous le ventre de son cheval. Le glaive
rompu, il sort du fourreau la bonne épée d'Artus[21], il renverse
chevaux Saisnes et Irois; tranche les heaumes, les écus et les bras,
à droite, à gauche: rien ne lui résiste, et bientôt personne ne l'ose
attendre. On eût dit un ardent limier au milieu des biches qu'il
déchire de ses coups de dents, non pour apaiser sa faim, mais pour
s'enorgueillir de l'effroi qu'il inspire. Les Saisnes disaient: «Ce
n'est pas un homme de la terre, c'est un habitant du ciel envoyé pour
nous détruire.»

[Note 20: L'ancienne _Clarence_ était un château féodal dont les
ruines sont encore visibles dans le bourg de _Clare_ (province de
Suffolk, sur les confins du comté d'Essex). De ce château tirent leur
nom les ducs de Clarence.]

[Note 21: Ce n'est pas _Escalibur_ qu'il avait cédée à Gauvain, ni
_Marmiadoise_ qu'il avait conquise sur le roi Rion. On a vu plus haut
qu'elle se nommait _Sequence_.]

Les Bretons, revenus de leur premier effroi, s'étaient ralliés autour
du pennon de la reine; les Saisnes pensent qu'il arrive à leurs
ennemis une nouvelle armée à laquelle ils ne peuvent résister. Ils
fuient de toutes parts. Mess. Yvain devinant que Lancelot est arrivé,
disait: «Voilà le seul chevalier vraiment digne de porter ce nom!
Nous ne sommes près de lui que des écuyers et sergents.» Alors les
plus couards commencent à faire plus d'armes que n'en avaient fait
jusque-là les meilleurs. La chasse se poursuit avec furie: Lancelot
joint le plus grand des rois ennemis, l'énorme Hargodabran, frère de
la belle Camille. En s'entendant défier, il tremble pour la première
fois de sa vie, de ses éperons il rougit les flancs de son cheval.
Lancelot l'atteint de nouveau, lui ferme passage. L'épée haute et
l'écu rejeté sur le dos, il saisit d'une main les crins de son cheval
et de l'autre tranche la cuisse gauche du mécréant. Hargodabran
tombe en laissant sa jambe dans l'étrier, et Lancelot, au lieu de
l'achever, passe outre, tandis que mess. Yvain approche du moribond:
à la vue de cet énorme membre séparé du tronc: «N'est pas sage,
dit-il, qui se joue à tel chevalier. C'est vraiment le fléau de Dieu.»

Hargodabran fut reporté aux tentes bretonnes. À peine y fut-il déposé
qu'il saisit un couteau et le plongea dans son coeur. Pour Lancelot,
il avait chassé les Saisnes jusqu'à l'étroite chaussée qui partait de
la rivière et qu'on appelait le _détroit de Gadelore_. Les Saisnes
virent alors qu'ils avaient été mis en fuite par un seul chevalier:
ils se reformèrent, se massèrent à l'ouverture de la chaussée,
attendant résolument Lancelot qui, les bras rouges de leur sang,
allait encore s'élancer sur eux, quand Lionel arrêta son cheval: «Par
sainte Croix, lui dit-il, n'allez pas plus avant; voulez-vous courir
à la mort, et n'en avez-vous assez fait?--Laisse-moi, Lionel.--Non,
non! par la foi que vous devez à votre dame, vous n'irez pas plus
avant.»

À ces derniers mots, Lancelot retient son frein, soupire et tourne
en arrière. «Oh! Lionel, pourquoi m'avoir ainsi conjuré!» Il rejoint
en courroux les autres chevaliers: «Soyez le bien venu! dit en le
revoyant mess. Yvain.--Ne parlez pas ainsi; je reviens couvert de
honte.--Comment l'entendez-vous, cher sire?--Oui, je dois être honni;
n'aurais-je pas dû chasser les païens bien loin du détroit.--Vous
auriez ainsi fait acte non de prouesse mais de folie.» Lancelot ne
répond rien, mais tout en revenant avec les chevaliers il jetait des
regards furieux et courroucés sur Lionel qui baissait la tête et
n'osait tenter de l'apaiser.




LVIII.


Il fallait maintenant arracher le roi Artus des mains de
l'artificieuse enchanteresse Camille. Nous avons dit que la porte
de la Roche aux Saisnes était impénétrable pour les assiégeants;
mais, grâce à l'anneau que Lancelot avait reçu de la Dame du lac, le
sortilége pouvait être conjuré. Notre héros passa d'abord au milieu
de gens d'armes bretons chargés d'empêcher les Irois de faire sortir
le roi et de l'emmener en Irlande. Il se fit reconnaître d'eux et
put entrer sans difficulté dans la forteresse. Renverser le premier
qui tenta de lui fermer le passage; tuer, blesser, navrer, mettre
en fuite ceux qu'il trouva dans les premières chambres, fut pour
Lancelot l'affaire d'une heure. Il parvint enfin dans une salle où
Camille était assise auprès de son ami, le beau Gadresclain: il
commença par fendre jusqu'aux épaules le jouvenceau, sans égard pour
les cris désespérés de la dame; puis il sortit en fermant la porte
pour aller trouver le geôlier: «Tu es mort, lui dit-il, si tu ne me
conduis vers ceux que tu as charge de garder.» Le geôlier tremblant
de peur le mène à la tournelle où étaient Artus et Gaheriet. «Vous
êtes libres,» leur dit-il. Artus remercie son libérateur qu'il
ne reconnaît pas. De là, Lancelot se fait conduire à la prison
de Galehaut et de ses compagnons. Les premiers mots de Galehaut
sont: «Que ferai-je de la liberté, quand j'ai perdu la fleur de
chevalerie? Où trouverai-je le courage de vivre, loin de celui que
j'aime plus que la vie?--Ne vous affligez pas tant, dit Lancelot en
levant son heaume: me voici, cher sire.» Et ils s'élancent dans les
bras l'un de l'autre, ils se baisent mille fois. Et mess. Gauvain
revenu vers le roi lui disait: «Sire, voilà celui dont nous étions
en quête: Lancelot du Lac est devant vous, le fils du roi Ban de
Benoïc, celui qui ménagea votre paix avec Galehaut.» Grande fut
la surprise, l'admiration et la joie du roi Artus. «Beau sire,
dit-il à Lancelot, je vous mets en abandon ma terre, mon honneur et
moi-même.» Lancelot le releva en rougissant de confusion. Quand le
geôlier eut rapporté aux prisonniers leurs épées, ils montèrent à
la grande tour dont l'entrée était défendue par de fortes barres.
Lancelot, jugeant que leurs efforts seraient inutiles pour les
lever, retourne à la chambre où il avait enfermé Camille: il la
saisit par les tresses, et menace de lui trancher la tête. «Ne vous
suffit-il d'avoir tué mon ami?--Non; j'entends que vous me fassiez
ouvrir la grande tour.--J'aime mieux mourir et souffrir de vous ce
que jamais loyal chevalier n'aurait la cruauté de faire.» Lancelot
hausse encore l'épée; elle crie merci, promet de le satisfaire et le
conduit à la porte de la tour: «Ouvrez,» dit-elle aux chevaliers qui
la gardaient. «Nous n'en ferons rien,» répondent-ils. Mais Lancelot
tenant de nouveau son épée suspendue sur la tête de Camille, les
chevaliers promettent d'ouvrir si on les laisse sortir sains et
saufs; ce qui leur est accordé. Les portes cèdent; le roi Artus
avertit mess. Gauvain d'entrer le premier, pour indiquer qu'il en est
mis en possession. Les chevaliers bretons pénètrent dans le château;
la bannière du roi remplace sur les créneaux de la tour celle
d'Hargodabran. On visite toutes les salles, tous les souterrains.
Dans un réduit secret, Keu le sénéchal trouve une demoiselle
enchaînée contre un pilier. Elle avait été longtemps l'amie du
chevalier que Lancelot venait d'immoler aux pieds de Camille. Camille
la retenait captive et loin de tous les yeux, par l'effet d'une
jalousie furieuse. Quand elle fut déliée Keu demanda où se trouvaient
les derniers prisonniers. «Qui vient me délivrer? dit-elle.--C'est
le roi Artus, le vrai seigneur de la Roche aux Saisnes.--Dieu soit
loué! Mais êtes-vous assuré contre la fausse Camille?--Elle est en
notre pouvoir.--Ce n'est pas assez, et vous n'avez rien gagné, si
vous lui laissez emporter ses boîtes et son livre. En ouvrant le
grimoire, elle peut enfermer le château dans un déluge d'eau, et vous
noyer tous tant que vous êtes.--Mais ce grimoire, où est-il?--Là,
dans ce grand coffre.» Keu essaie d'ouvrir le coffre, mais voyant ses
efforts inutiles, il y met le feu et le réduit en cendres avec tout
ce qu'il contenait.

Camille sentit aussitôt que son pouvoir lui échappait; et ne pouvant
espérer la merci de ceux qu'elle avait indignement attirés dans ses
piéges, elle n'écouta que son désespoir: elle se précipita du haut
de la roche. On recueillit ses membres ensanglantés; le roi les fit
réunir et enfermer dans une tombe sur laquelle on inscrivit le nom et
la triste fin de la belle et criminelle magicienne, qu'il ne pouvait
s'empêcher de plaindre et même un peu de regretter.




LIX.


Galehaut prévoyait avec chagrin que Lancelot, une fois inscrit parmi
les chevaliers de la maison du roi, et admis au nombre des compagnons
de la Table ronde, lui échapperait pour devenir l'homme d'Artus.
Aussi eût-il tout donné pour le voir résister aux vives instances
que le roi et la reine ne devaient pas manquer de lui faire. Avant
de quitter la Roche aux Saisnes, Artus d'après les sages conseils
de messire Gauvain, avait prié la reine de venir remercier Lancelot
qui l'avait conquise. Genièvre en arrivant, regarda son ami, lui
jeta les bras au cou et lui rendit grâces de la délivrance du roi.
«Sire chevalier, dit-elle, je ne sais qui vous êtes, et j'en ai grand
regret. Mais vous avez tant fait pour mon seigneur que je vous offre
tout ce qu'il m'est permis de donner d'amour et de loyauté à loyal
chevalier.--Ma dame, grands mercis!» répond Lancelot d'une voix
tremblante. Le roi, témoin de l'entrevue, remercia vivement la reine
de ce qu'elle venait de faire et ne l'en prisa que davantage.

Alors, avec, une grâce insigne, la reine s'enquit de tous les
chevaliers qui avaient pris part à la quête de Lancelot. Sagremor
seul manquait: «Il était retenu, dit mess. Gauvain, par une
demoiselle à laquelle il avait donné son amour.» De son côté, la
reine raconta comment le chevalier qui venait de délivrer le roi
était tombé en frénésie, et avait dû sa guérison à une demoiselle
appelée la Dame du lac. «Le connaissez-vous? demanda le roi.--Je
sais maintenant quel il est; mais quant à son nom, je l'ignore
encore.--Eh bien, c'est Lancelot du Lac, celui que vous venez de
remercier; c'est lui qui vainquit les deux assemblées et fit ma paix
avec Galehaut.--Se peut-il!» s'écria la reine, en se signant et en
témoignant la plus grande joie d'apprendre ce qu'elle savait déjà
mieux que personne.

Après, ce fut le tour d'Hector: il montra mess. Gauvain, et demanda
qu'on le tînt quitte de la quête qu'il en avait entreprise. Mess.
Yvain le reconnut et courut l'embrasser en racontant comment Sagremor
et lui devaient à Hector la fin de leur captivité chez le sénéchal du
Roi des cent chevaliers. «Ce n'est pas tout, ajouta mess. Gauvain;
je l'avais vu auparavant faire vider les arçons à Sagremor et à
Keu, à messire Yvain, devant la Fontaine du Pin.» Chacun alors de
faire honneur à Hector, en présence de la nièce d'Agroadain, son
orgueilleuse amie[22].

[Note 22: T. I, p. 340.]

On annonça que les tables étaient dressées. Quand on fut levé, le
roi prenant la reine à part la pria de l'aider à retenir Lancelot
compagnon de la Table ronde. «Sire, répond-elle, vous savez qu'il est
déjà compain de Galehaut; c'est de Galehaut qu'il faut d'abord avoir
le consentement.»

Le roi se rapproche aussitôt de Galehaut et le prie de trouver
bon que Lancelot soit de sa maison. «Sire, répond Galehaut, j'ai
fait tout ce que Lancelot m'avait demandé pour gagner votre
amitié; mais si j'étais privé de sa compagnie, je souhaiterais de
mourir: voulez-vous m'arracher la vie?» Le roi regarde la reine et
lui fait un signe pour qu'elle se jette aux genoux de Galehaut.
Elle s'incline devant les deux amis; quand Lancelot la voit en
posture de suppliante, il ne peut se contenir et, sans attendre
la réponse de Galehaut: «Dame, dit-il, nous ferons tout ce qu'il
vous plaira demander.--Grands mercis!» dit la reine. Et Galehaut
à son tour: «Puisqu'il en est ainsi, j'entends que vous ne l'ayez
pas seul. J'aime mieux tout quitter en le gardant, que me séparer
de lui au prix de l'empire du monde. Veuillez, sire, me retenir
aussi.--Je n'aurais pu, répond le roi, demander sans outrecuidance
un tel honneur pour ma maison; je vous retiens donc non comme mes
chevaliers, mais comme mes compagnons. Et vous, Hector, ne serez-vous
pas aussi des nôtres?--Pour refuser, sire, il me faudrait oublier
tout sentiment d'honneur.»

Et le lendemain, le roi tint une cour plénière qui dura huit jours,
et qui finit à la Toussaint. Il y porta couronne et reçut à la Table
ronde les trois nouveaux compagnons.

Durant les fêtes, il eut soin de mander les quatre clercs chargés de
mettre en écrit les actes des temps aventureux. Ils se nommaient:
Arrodian de Cologne, Tamide de Vienne, Thomas de Tolède et Sapiens
de Baudas. Ils continuèrent leur livre à partir des gestes de mess.
Gauvain et des dix-neuf compagnons de sa quête. Puis ils arrivèrent
aux prouesses d'Hector dont la quête se rapportait encore à mess.
Gauvain; le tout devant être compris dans l'histoire de Lancelot,
branche elle-même, du grand livre du Saint Graal[23].

[Note 23: Le manuscrit 751, fº 144 vº, ajoute quelques lignes
qui montrent assez bien comme ont été remaniées les premières
rédactions: «Et le grant conte de Lancelot convient repairier en la
fin à Perceval qui est chiés et la fin de tos les contes ès autres
chevaliers. Et tout sont branches de lui (c'est-à-dire se rapportent
à Perceval), qu'il acheva la grant queste. Et li contes Perceval
meismes est une branche del haut conte del Graal qui est chiés de tos
les contes» (ms. 751, fº 144 vº).

Mais dans la _Quête du saint Graal_, Perceval (dans la plus ancienne
rédaction, nommé Pelesvaus) n'est plus le héros qui découvre le Graal
et accomplit les dernières aventures. Galaad, le chevalier vierge,
fils naturel de Lancelot, est substitué au _Perceval_ des dernières
laisses du Lancelot. La manie des prolongements aura conduit à ces
modifications des premières conceptions. Et c'est la difficulté de
distinguer ces retouches successives qui a donné à la critique, qu'on
me pardonne l'expression, tant de fils à retordre.]

De la Roche aux Saisnes le roi se rendit à Karaheu en Bretagne,
et permit à Galehaut, non sans regret, d'emmener Lancelot en
Sorelois[24], à la condition de le ramener, vers la prochaine fête de
Noël, dans la ville où il avait eu le bonheur de les armer chevaliers.

[Note 24: Dans notre roman, le Sorelois est, comme au théâtre, les
coulisses. Les acteurs s'y retirent pendant que d'autres personnages
remplissent la scène. Le romancier y envoie Lancelot, pour nous
avertir qu'il va suivre un autre courant de traditions et joindre
un nouveau rameau à la branche principale. Ces rameaux sont déjà au
nombre de cinq:

  1º La reine aux grandes douleurs.
  2º Les Enfances.
  3º La prise de la Douloureuse garde.
  4º Le Galehaut.
  5º La guerre d'Écosse.

Le sixième qu'on va lire pourrait s'appeler _Les deux Genièvres_ et
_la mort de Galehaut_.]




LX.


Nous savons par le sage Tamide de Vienne,--celui de tous les clercs
du roi Artus qui a le plus raconté des bontés de Galehaut,--que
nul chevalier de son temps ne le surpassait en largesse, valeur et
puissance, à l'exception du roi Artus auquel il n'est permis de
comparer personne. Il aurait tenté la conquête du monde, si Lancelot
en se rendant maître de ses pensées, ne l'eût décidé à servir le
roi Artus. «Le coeur d'un prud'homme, lui avait-il dit, est une
richesse bien préférable à la possession des terres et des royaumes.»
À compter de là, Galehaut ne vécut plus que pour Lancelot; car son
amour pour la dame de Malehaut lui était venu du désir de seconder
celui de son compain pour la reine Genièvre. Il avait vu avec douleur
Lancelot entrer dans la maison du roi; mais en l'éloignant de la
cour, il savait qu'il lui faisait violence. De son côté, Lancelot
cachait ses ennuis pour ne pas augmenter ceux de Galehaut; si bien
qu'ils chevauchèrent longtemps en évitant de se parler.

Avant d'entrer en Sorelois, ils passèrent la nuit dans un château
du duc d'Estrans, nommé la Garde du Roi, sur la rivière d'Hombre. Le
sommeil de Galehaut fut très-agité; il levait les bras et faisait des
exclamations qui ne pouvaient échapper à son ami. Le lendemain, ils
remontèrent: Galehaut, le chaperon abattu sur les yeux, parut vouloir
dépasser Lancelot et pressa le pas de son cheval jusqu'à l'entrée de
la forêt de Gloride, sur les marches du duché d'Estrans. Lancelot se
rapprochant alors de lui: «Cher sire, dit-il, vous avez des pensées
que vous me cachez; vous savez pourtant combien vous avez droit à
mon conseil.--Assurément, beau doux ami, répond Galehaut, et vous
savez aussi combien je vous aime; laissez-moi donc vous découvrir ce
que j'aurais voulu ne dire à personne. Dieu m'a donné tout ce que
pouvait désirer coeur d'homme. Aujourd'hui, la crainte de perdre
ce que j'aime autant qu'on peut aimer m'apporte chaque fois des
songes fâcheux. La nuit dernière, je me croyais dans la maison du
roi Artus; un énorme serpent s'élançait de la chambre de la reine,
venait à moi et m'environnait de flammes. Je sentais la moitié de mes
membres se dessécher. Puis j'entendais battre dans ma poitrine deux
coeurs entièrement de la même grandeur. L'un se détachait pour céder
la place à un léopard luttant contre une foule de bêtes sauvages;
l'autre ne sortait de ma poitrine qu'en m'arrachant la vie.

«--Cher sire, dit Lancelot, un prince sage comme vous êtes peut-il se
tourmenter d'un songe? Il faut laisser les femmes et les hommes sans
courage prendre un tel souci.--Ils annoncent parfois, dit Galehaut,
les choses à venir.--Non, l'avenir n'est pas à la connaissance des
hommes.--Je veux pourtant demander aux sages clercs ce que je dois
présumer de ces visions. Autrefois le roi Artus fut aussi visité par
des songes merveilleux, et l'intention lui en fut révélée par de
grands clercs. J'ai résolu de demander ces clercs au roi, et je les
ferai venir en Sorelois pour apprendre d'eux ce que je dois attendre
s'ils présagent ma mort, ou bien un surcroît d'honneur.»

Avant de quitter la Garde du Roi, Galehaut vêtit une chappe légère
d'isembrun[25], fourrée de cendal vert; et, pour mieux rêver à son
aise, il en abattit le chaperon sur ses yeux. Ainsi remontèrent-ils,
seulement accompagnés de quatre écuyers. Après avoir traversé le
fleuve d'Azurne qui confinait aux marches de Galore, ils suivirent
le cours de la Tarance jusqu'à l'entrée d'une forêt qui couvrait une
roche dominée par le grand et splendide château de l'Orgueilleuse
Garde. «Voilà,» dit Lancelot en l'apercevant, «une construction
merveilleuse.--Elle fut, répond Galehaut, érigée pour garder la
mémoire d'un grand orgueil et d'une folie des plus étranges. C'était
du temps où je méditais la guerre contre le roi Artus. Après l'avoir
conquise, je ne pensais pas avoir grande peine à soumettre tous les
autres rois du monde; et, dans cette confiance, je fis disposer sur
les murailles cent cinquante créneaux, pour autant de rois que je
voulais conquérir. J'aurais hébergé ces rois, dans le château, le
jour où je devais prendre le titre de roi des rois. Les fêtes du
couronnement auraient duré deux semaines: et après la messe du grand
jour, je me serais assis à table sur le plus haut siége, en manteau
royal, ma couronne sur un grand candélabre d'argent: autour de moi
se seraient assis les cent cinquante rois, leur couronne également
posée devant eux sur un moindre candélabre. Après le manger, tous
ces candélabres auraient été portés aux créneaux, jusqu'à la chute
du jour; puis on aurait enlevé les couronnes, pour les remplacer par
autant de cierges assez pesants pour n'avoir rien à craindre du vent
et rester allumés jusqu'au lendemain. Sur la plus haute tour aurait
étincelé, le jour, ma grande couronne, et la nuit le plus grand
cierge qu'on aurait pu façonner. Dans chacune des journées suivantes
j'aurais prodigué les dons les plus riches. Enfin, les fêtes passées,
j'aurais fait avec tous ces rois un voyage dans toutes les parties du
monde[26].»

[Note 25: _Isembrun_ ou _isangrin_, de couleur gris de fer.
_Isangrin_ est le nom du loup dans les romans de _Renart_, comme ceux
de _Brun_, l'ours; de _Roussel_, l'écureuil, etc.]

[Note 26: J'ai tenu à reproduire fidèlement le fond de ce projet
singulier de Galehaut, dont on a peine à entrevoir le côté _pratique_
et raisonnable.]

«Mais quand, par vos conseils, je me fus accordé avec le roi Artus,
j'ai dû cesser de nourrir ces projets. Sachez seulement, beau doux
ami, que je ne suis jamais entré dans ce château, sans laisser au
seuil tout sujet d'ennui et de tristesse. Et j'y vais aujourd'hui,
parce que j'ai, plus que jamais, besoin de réconfort.»

Mais voilà qu'arrivés au pied de la roche, et comme ils commençaient
à la gravir, leurs yeux sont frappés d'une grande merveille. Les
murs de l'enceinte, les tours elles-mêmes s'inclinèrent, puis
éclatèrent par le milieu. Galehaut voyant tomber les créneaux avance
de quelques pas, et ce qui restait des tours et des murailles
s'écroule avec un bruit effroyable. «Assurément, dit Galehaut, ce
que je vois est un présage de malheur.--Sire, reprend Lancelot,
n'allez pas vous affliger de pertes terriennes. Il faut laisser les
mauvais hommes gémir de la ruine de leurs domaines, parce qu'ils
n'ont d'autre valeur que celle de ces domaines. Pour nous, rendons
grâces au Seigneur-Dieu qui a bien voulu renverser le château avant
que nous y fussions entrés.» Galehaut se prit à sourire: «Beau doux
ami, vous attribuez donc mon chagrin à la ruine de ce château:
mais eût-il mieux valu que tous les châteaux du monde, sa perte ne
m'eût pas causé la moindre peine. Connaissez mieux le fond de mon
coeur, et sachez que jamais aucune perte de terre n'a troublé ma
sérénité, aucune conquête ne m'a donné la joie que j'attends de votre
compagnie. Mais je m'afflige des tourments de coeur que ces ruines me
présagent. Or ces tourments ne peuvent être que de vous à moi. Je vis
tellement en vous, qu'après votre mort, rien ne pourrait me donner la
force de vivre; et ce n'est pas seulement votre mort que je redoute,
mais votre éloignement. Ah! si la reine votre dame m'avait réellement
aimé, elle eût senti qu'il ne fallait pas vous donner à un autre,
fût-il le roi Artus. Je ne la blâme pas; j'aurais dû me souvenir
de ce qu'elle me dit un jour: _C'est folie de faire largesse de ce
dont on ne pourrait se passer._ Elle vous a donné au roi, pour vous
avoir tout à elle, et elle a bien fait. Mais ne l'oubliez pas, beau
doux ami, le jour que je perdrai votre compagnie, le monde perdra la
mienne.--Cher sire, avec l'aide de Dieu, pourrions-nous jamais cesser
d'être compains! Je me suis donné au roi Artus de votre consentement;
mais, pour être son homme, je n'en reste pas moins entièrement à vous
de corps et d'âme.»

Ainsi parlèrent-ils longuement, tout en continuant à chevaucher.
Les lieux où ils passèrent (nous laissons à d'autres le soin
d'en reconnaître la place) furent, d'abord la maison aux rendus
de Chesseline[27], fondée près du château du même nom par le roi
Glohier; puis une ville nommée Alentin[28], et enfin Sorhaus, la
principale cité du Sorelois. Et comme ils en approchaient, cent
chevaliers de la contrée vinrent à Galehaut, conduits par son oncle,
vieillard qui avait eu soin de son enfance. En tendant les bras à son
nourri, des larmes s'échappèrent de ses yeux. «Sire, dit-il, nous
avons été en grande crainte à votre endroit! nous vous supposions
mort ou gravement malade, en raison de l'étrange merveille dont nous
avons été témoins.»

[Note 27: _Var._ Dessous _Tesseline_.--_Chesseline_.]

[Note 28: Var. _Caellus_.]

«Que vous est-il donc arrivé? dit Galehaut, Ai-je perdu quelqu'un
de mes amis?--Non sire, vous n'avez perdu aucun de vos amis, grâce
à Dieu!» Galehaut ne veut pas en entendre davantage; il pique son
cheval, salue d'un air riant ses chevaliers, en passant devant eux.
L'oncle le suivait de son mieux: «Bel oncle, lui dit Galehaut, je
vous avais jusqu'à présent trouvé des plus fermes; il faut que vous
ayez bien changé, si vous avez pensé qu'une ruine de terre ou une
perte d'avoir pût me causer un vrai chagrin. Dites hardiment ce que
j'ai perdu, et sachez que je n'ai souci d'aucune perte ni d'aucun
gain.--Sire, il n'y a pas jusqu'à présent de grands dommages, mais
il y a des présages merveilleux. Dans tout le royaume de Sorelois,
il n'est pas une forteresse dont la moitié ne se soit écroulée dans
la même nuit.--Je m'en consolerai facilement, reprit Galehaut. J'ai
vu fondre le château que j'aimais le mieux, et je n'en ai pas été
plus mal à l'aise. Grâce à Dieu, j'ai reçu le don d'un coeur qui
n'eût assurément pu tenir dans la poitrine d'un petit homme; il ne
m'a jamais fait défaut. Les gens moins bien fournis de ce côté ne
comprendront jamais mon peu de souci de ce qui les accablerait.
Pourquoi s'émouvoir des merveilles qui arrivent à mon occasion? ne
suis-je pas moi-même une merveille plus grande encore?»

C'est ainsi que Galehaut accueillit la nouvelle de ce qui était
arrivé dans ses terres. Il fit dans Alentin belle chère aux
chevaliers et bourgeois de la ville. Le lendemain, il manda par ses
clercs aux barons de Sorelois qu'ils eussent à se trouver à Sorehau,
quinze jours après Noël. Il leur fit écrire d'autres lettres au roi
Artus pour le prier de lui envoyer les plus sages clercs de sa terre,
afin d'apprendre d'eux le sens de ses derniers songes. Mais ici le
conte laisse pour un temps Galehaut et Lancelot pour nous ramener à
la cour du roi Artus.




LXI.


Le messager de Galehaut trouva le roi Artus à Kamalot[29], et lui
remit les lettres dont on l'avait chargé. Le roi, la reine et la
dame de Malehaut eurent une grande joie d'apprendre des nouvelles
de leurs amis; mais leur joie fut de courte durée. Le jour même, on
vit descendre, devant le degré, une demoiselle qui d'un pas ferme
entra dans la salle où le roi siégeait entouré de ses chevaliers.
Elle était richement vêtue d'une cotte de soie; le manteau fourré,
le visage couvert, les cheveux roulés en une seule tresse. Trente
chevaliers l'accompagnaient. Les barons s'écartèrent pour la laisser
passer, persuadés que ce devait être une haute dame. Arrivée devant
le roi, elle détacha le manteau qui la couvrait et le laissa tomber;
les gens qui la suivaient s'empressèrent de le relever. Puis elle
abaissa la guimpe qui cachait son visage et tous ceux qui la
regardèrent furent frappés de sa beauté. D'une voix haute et ferme
elle dit:

[Note 29: Van Carduel en Galles (ms. 339).]

«Dieu sauve le roi Artus et sa baronnie! l'honneur et le droit de
ma dame réservés. Sire, vous êtes le prud'homme par excellence;
mais j'en excepte un point.--Demoiselle, répond le roi, tel que je
suis, Dieu donne bonne aventure et garde l'honneur de votre dame,
si, comme je le pense, elle en est digne. Mais je vous saurais gré
de m'apprendre ce qui m'empêche d'être un vrai prud'homme. Vous me
direz ensuite quelle est votre dame et en quoi je puis avoir méfait
envers elle. Jusqu'à présent je ne croyais pas avoir donné à dame ou
demoiselle le droit de m'adresser un reproche.

«--J'aurais fait un voyage inutile, si je ne justifiais le blâme
dont je vous ai chargé: mais en le faisant je sais que je jetterai
votre cour dans le plus merveilleux étonnement. Apprenez donc,
sire, que ma dame est la reine Genièvre, fille du roi Léodagan de
Carmelide. Avant de vous parler en son nom, veuillez prendre et faire
lire ces lettres scellées de son scel.»

Alors s'avance un chevalier de grand âge qui remet à la demoiselle
une boîte d'or richement ornée et garnie de pierres précieuses.
Elle l'ouvre, en tire des lettres qu'elle présente au roi: «Sire,
elles doivent être lues en présence de tous vos chevaliers, de
toutes vos dames et demoiselles.» Le roi, muet d'étonnement, regarde
la demoiselle, puis envoie quérir la reine et toutes les dames
dispersées dans les chambres. Elles arrivent de tous côtés, et la
demoiselle demande une seconde fois que la lecture ne soit pas
retardée. Le roi les tend à celui de ses clercs qu'il savait le plus
habile. Le clerc déploie le parchemin, lit à part, puis se sent pris
d'angoisse, et des larmes coulent de ses yeux. «Qu'avez-vous? dit le
roi; lisez tout haut. Je suis impatient de savoir le contenu de ces
lettres.» Le clerc, au lieu d'obéir, regarde la reine alors appuyée
sur l'épaule de mess. Gauvain. Il tremble de tous ses membres, il
chancelle et serait tombé, sans messire Yvain qui se hâta de le
retenir. Le roi, de plus en plus surpris et inquiet, envoie quérir
un autre clerc, et lui donne les lettres. Celui-ci les lit des yeux,
puis soupire, fond en larmes, laisse tomber le parchemin au giron
du roi et se retire. En passant devant la reine: «Ah! s'écrie-t-il,
quelles douloureuses nouvelles!»

Voilà la reine tout aussi émue que le roi. Artus ne s'en tient pas
là: il envoie vers son chapelain, et quand il est arrivé: «Damp
chapelain, dit-il, lisez ces lettres, et sur la foi que vous me
devez, sur la messe que vous avez ce matin chantée, dites tout ce
que vous y trouverez, sans en rien celer.» Le chapelain les prend,
les parcourt, puis en pleurant: «Sire, serai-je obligé de les lire
tout haut?--Assurément.--Il m'en pèse de plonger dans le deuil toute
votre cour. Et s'il vous plaisait, vous me dispenseriez de révéler ce
qu'elles contiennent.--Non, non, c'est à vous qu'il appartient de le
faire.» Le chapelain se remet un peu, et d'une voix claire, lit ce
qui suit:

«La reine Genièvre, fille du roi Léodagan de Carmelide, salue le
roi Artus et tous ses chevaliers et barons. Roi Artus, je me plains
de toi d'abord, puis de toute ta baronnie. Tu as été envers moi
aussi déloyal que je fus loyale envers toi. Tu n'es plus vraiment
roi, car un roi ne doit pas vivre avec femme non épousée. Je t'ai
été donnée en loyal mariage; J'ai été sacrée comme épouse et reine,
de la main d'Eugène le bon évêque, dans la cité de Londres, au
moutier de Saint-Étienne[30]. Je n'ai gardé l'honneur qui m'était dû
qu'un seul jour. Soit par ton ordre, soit par l'ordre de ceux qui
t'entouraient, j'ai vu tous mes droits méconnus et ma place occupée
par celle qui jusqu'alors avait été ma serve chétive. La Genièvre
qui passe pour ton épouse, au lieu de garder mon honneur comme elle
était tenue de le faire même aux dépens du sien, a pourchassé ma
mort et ma honte. Mais Dieu, qui n'oublie pas ceux qui l'implorent
de coeur loyal, m'a tirée de ses piéges, à l'aide de ceux dont je ne
pourrai jamais assez reconnaître la fidélité. J'ai pu secrètement
sortir de la tour d'Hengist le Saxon, au milieu du Lac au Diable,
où la fausse reine m'avait fait enfermer. Toute déshéritée que je
sois, il me reste l'honneur et les moyens de réclamer ce qui m'est
dû. Je demande vengeance de la malheureuse qui t'a si longtemps
tenu en péché mortel. Elle devra recevoir la juste peine dont elle
pensait me frapper. J'ai bien voulu t'écrire ces lettres: mais comme
le parchemin ne peut pas tout dire, j'ai donné la charge de te les
remettre à celle qui est mon coeur et ma langue; c'est Hélice, ma
cousine germaine. Crois tout ce qu'elle te dira; car elle sait tout
ce qui touche aux cas que je viens d'exposer. Je la fais accompagner
par un chevalier qui a le même droit d'en être cru: c'est Bertolais,
le plus vrai, le plus loyal des hommes qui soient aux Îles de mer. Je
l'ai choisi pour soutenir ma cause, en raison même de son grand âge,
afin de mieux témoigner que toutes les forces humaines ne peuvent
rien contre la justice et la vérité.»

[Note 30: Dans le livre d'Artus (t. II, p. 234). C'est non pas à
Londres, mais à Caroaise et de la main de l'archevêque Dubricius que
le mariage est célébré.]

Les lettres lues, le chapelain les remit au roi, et se hâta de
sortir, la tête basse et le coeur oppressé.

Il se fit un long silence dans la salle. Le roi le premier prit
sur lui de parler à la demoiselle restée debout devant lui: «J'ai,
dit-il, entendu ce que me mande votre dame. Si vous avez quelque
chose à ajouter à leur contenu, nous sommes prêts à vous écouter;
car vous êtes, nous a-t-on lu, le coeur et la langue de celle qui
vous envoie. Vous me présenterez ensuite le chevalier qui vous
accompagne.» La demoiselle alors va prendre par la main le chevalier
qui lui avait mis les lettres en main: «Le voici, dit-elle.» Le
roi regarde et juge de son grand âge par ses blancs cheveux, son
visage pâle, ridé, labouré de plaies, sa longue barbe tombant sur la
poitrine. D'ailleurs, il avait les bras longs et gros, les épaules
larges, le reste du corps aussi bien conservé que tout autre homme
dans la force de l'âge. «Ce chevalier, dit le roi, a trop vécu pour
ne pas reculer devant un faux témoignage.--Vous en seriez encore
mieux persuadé, Sire, dit la demoiselle, si vous le connaissiez
aussi bien que moi; mais il lui suffit que Dieu soit témoin de sa
prouesse. Pour compléter ce que les lettres vous ont appris, ma dame
se plaint d'avoir été trop longtemps méconnue: à peine étiez-vous
roi de Bretagne que vous entendîtes parler du roi Léodagan, comme
du meilleur des princes répandus dans les îles d'Occident, et de sa
fille qu'on proclamait la plus belle de toutes les princesses. Vous
dites alors que vous n'auriez pas de repos avant d'avoir jugé par
vous-même et de la bonté du roi et de la beauté de sa fille. Vous
êtes arrivé en Carmelide sous le déguisement d'un simple écuyer;
vous avez servi le roi, vous et votre compagnie, depuis Noël jusqu'à
la Pentecôte. À cette dernière fête, vous avez tranché le pain
à la Table ronde, et chacun des cent cinquante compagnons en fut
servi à son gré. Pour reconnaître votre prouesse, le roi vous fit
les deux plus riches dons que vous pouviez souhaiter: la plus belle
demoiselle du monde, ce fut ma dame la Reine, et la Table ronde, dont
la renommée était déjà grande en tous lieux. Vous avez emmené ma dame
en la cité de Logres où vous l'avez épousée, et, la nuit, un seul
lit vous a reçus. Mais vous veniez de vous lever, quand des traîtres
furent introduits dans la chambre nuptiale par celle qui devait le
mieux la garder; ma dame fut saisie, enlevée: celle que j'aperçois
fut conduite à votre lit. On enferma madame la reine avec ordre de la
mettre à mort; ce que Dieu ne permit pas. Elle fut tirée de prison,
grâce à ce chevalier qui se mit en aventure de mort pour la porter
sur ses épaules hors de la tour d'Hengist le Saxon, sur le Lac au
Diable. Longue avait été la prison de ma dame; mais aujourd'hui,
rentrée en possession de son droit héritage, plus d'un grand prince
serait heureux de l'épouser. Elle a refusé leurs offres et vous a
réservé son coeur, résolue, si justice ne lui est pas rendue, à
finir en religion ses jours. Mais, Sire, croyez-en tous ceux qui la
connaissent: si vous réparez le dommage qu'elle a reçu, vous serez
elle et vous les nonpairs du monde; vous, le plus vaillant des rois,
elle, la plus vaillante des reines. Laissez votre concubine et rendez
à votre loyale épouse tout ce qu'elle eut toujours droit d'attendre
de vous. Si vous ne le faites, ma dame vous défend, de par Dieu et de
par ses amis, de garder la dot que vous avez reçue, la noble Table
ronde. Vous la renverrez garnie du même nombre de chevaliers qu'au
jour où vous la reçûtes du roi Léodagan. Et ne pensez pas en établir
une seconde; car dans le monde entier, il ne doit y en avoir qu'une.

«Maintenant, chevaliers, gardez de continuer à vous dire compagnons
de la Table ronde, avant que le jugement n'en soit rendu. Et vous,
roi Artus, si vous n'avouez pas que ma dame ait été trahie par la
fausse demoiselle qui occupe encore sa place, je suis prête à montrer
le contraire en votre cour, ou partout ailleurs. Le champion de la
vérité sera le prud'homme que voici: il vaincra, car il a tout vu,
tout entendu.»

La demoiselle cessa de parler, et la cour demeura longtemps interdite
et silencieuse. La reine, indignée au fond du coeur, ne donnait
aucun signe d'émotion et de courroux: elle semblait dédaigner de se
justifier et ne regardait même pas son accusatrice. Il n'en était
pas ainsi du roi: il se signait en levant les mains, il ne savait que
résoudre. Enfin, il se tourna vers la reine: «Dame, avancez; c'est à
vous de démentir ce que vous venez d'entendre. Si l'accusation est
vraie, vous m'auriez indignement trompé et vous mériteriez la mort.
Au lieu d'être la plus loyale des dames, vous en seriez la plus
perfide et la plus fausse.»

La reine se lève et, sans témoigner la moindre émotion, vient se
placer auprès du roi. En même temps s'élancent quatre ducs et vingt
barons, comme pour demander à la défendre. Messire Gauvain, le visage
enflammé de colère et d'indignation, serrait avec rage le bâton neuf
qu'il avait en main. «Demoiselle, dit-il, nous tenons à savoir si
vous avez entendu jeter un blâme sur ma dame la reine.--Je ne vois
pas ici de reine, répond la demoiselle; mon blâme s'adresse à celle
que je vois devant moi et qui a trahi sa dame et la mienne.--Sachez,
reprit Gauvain, que madame, ici présente, ne sera jamais soupçonnée
de trahison, et qu'elle saura bien s'en défendre. Peu s'en faut,
demoiselle, que vous ne m'ayez fait manquer à la courtoisie que j'ai
toujours témoignée pour dames ou demoiselles; car vous avez brassé
la plus grande folie qu'on ait jamais pensée.» Puis, s'adressant
au roi: «Je suis prêt à soutenir la cause de ma dame, contre le
chevalier ou les chevaliers qui oseraient dire qu'elle n'est pas
la plus loyale reine du monde, et qu'elle n'a pas été sacrée votre
compagne et votre reine.--Chevalier, dit la demoiselle, vous semblez
bien mériter d'être reçu à partie, mais nous désirons savoir votre
nom.--Mon nom ne fut jamais un secret pour personne: j'ai nom
Gauvain.--Dieu soit loué, messire Gauvain! Je n'en suis que plus
confiante en mon droit. Vous êtes tellement reconnu prud'homme que
vous craindrez de vous parjurer en vous portant le champion de cette
femme. Toutefois, comme il y a des renommées trompeuses, sachez-le
bien, quiconque osera me contredire sera vaincu et réduit à se
confesser foi-mentie.»

Elle va prendre alors par la main Bertolais: «Faites ici, lui
dit-elle, votre serment, comme celui qui a tout vu et tout entendu.»
Bertolais se met à genoux devant le roi, et défie quiconque
essaierait de contredire la parole de la demoiselle. Messire Gauvain
le regarde et se détourne en voyant le vieillard qu'on lui oppose.
Dodinel le Sauvage, qui se trouvait le plus près du roi, dit à
Bertolais: «Sire vassal, est-il vrai que vous entendiez, à votre âge,
fournir la bataille? Honni le chevalier qui se présenterait contre
vous! Faites mieux: appelez les trois meilleurs champions de votre
pays, monseigneur Gauvain les recevra volontiers, et à son défaut
moi, le moindre des trois cent soixante-six chevaliers du roi.--J'ai,
répond la demoiselle, amené le plus preux chevalier de mon pays;
libre à vous de le combattre, si vous tenez à garantir messire
Gauvain.--Ah! fait Dodinel, que Dieu m'abandonne, si je daigne
m'éprouver contre un pareil champion!» Et ce disant, il tourne le dos
en crachant de dépit. Puis revenant au roi: «Sire, j'ai trouvé le
chevalier qui pourra se mesurer avec le souteneur de la demoiselle;
c'est Charas de Quimper[31], hautement renommé d'armes avant que
votre père, le roi Uter Pendragon, ne fût armé chevalier.»

[Note 31: _Var._ Riols de Caus.--Kanut de Kars.]

Ces paroles font éclater de rire tous ceux qui les entendent. Mais le
vieux Bertolais insistant pour qu'on lui accordât la bataille:

«Demoiselle, dit le roi Artus, j'ai bien entendu ce que contiennent
vos lettres et ce que vous avez dit; mais la chose est assez grave
pour réclamer conseil avant d'y répondre. Je ne veux pas m'exposer
à blâmer à tort la reine ou celle qui vous envoie. Avant peu,
j'assemblerai mes barons: dites à votre dame qu'à la Chandeleur elle
se trouve à Caradigan sur les marches d'Irlande; j'y tiendrai ma cour
avec mes barons, elle aura les siens. Mais qu'elle se garde de rien
avancer sans en donner la preuve; j'en atteste le Créateur de qui je
tiens mon sceptre[32], justice terrible sera faite de celle qui aura
commis la déloyauté. Vous, dame reine, préparez vos défenses pour le
jour que je viens d'indiquer.--Sire, répond-elle froidement, je n'ai
pas de défense à présenter; c'est au roi qu'il convient de garder mon
honneur et le sien.»

[Note 32: «Car par le haut signor de cui je tiens le _cestre_ par coi
je soie redoutés.» C'est bien le latin _sceptrum_, ici romanisé dans
une forme plus douce.]

La demoiselle sortit au milieu des malédictions de tous ceux qui
la rencontrèrent; car bien qu'on ne démêlât pas encore la vérité,
chacun s'accordait à dire de la véritable reine Genièvre tout le
bien possible. Le roi demeura pensif, comme s'il eût craint que les
lettres qu'on venait de lire ne renfermassent quelque chose de vrai.
Mais le message de Galehaut réclamait une réponse: il ne voulut pas
tarder à la donner.




LXII.


L'astronomie est un art qui permet de savoir bien des choses qui sont
à venir. Artus choisit les dix maîtres qui passaient, au jugement des
archevêques et des évêques, pour connaître le mieux tous les secrets
de cette haute science; et d'abord, maître Helie le Toulousain qui,
parvenu à un grand âge, n'avait cessé d'avancer dans les secrets de
la nécromancie.

Le roi chargea en même temps le messager d'apprendre au prince
Galehaut l'arrivée de la demoiselle, et la nature de la clameur
qu'elle avait levée contre la reine Genièvre. Il l'invitait ainsi
que Lancelot à se trouver au parlement qu'il devait tenir à la
Chandeleur. Galehaut, à cette nouvelle, ressentit une vive douleur:
il prévit le rude coup que son ami allait en recevoir, et aurait
bien voulu tenir la chose secrète; mais Lancelot avait déjà tout
appris par leur messager. Galehaut étant allé le trouver le vit
profondément soucieux: «Qu'avez-vous, lui dit-il, beau doux ami? Qui
vous peut causer de l'ennui?--Hélas! sire, une nouvelle qui sans
doute me fera mourir.--J'aurais bien voulu n'en pas parler; mais
enfin, si le roi Artus vient à répudier celle qu'il a épousée, ne
sera-t-elle pas en votre garde à vous?--Sire, sire, répond Lancelot,
sachez bien que si le coeur de ma dame en est à malaise, le mien ne
sera pas en bon point.--Je l'entends bien; mais la reine étant aussi
vraie de fond que d'apparence, elle aimera mieux, je pense, vivre
avec vous dans une humble retraite, qu'être sans vous reine du monde
entier. Écoutez-moi, doux ami: si la reine est séparée de son droit
époux, je lui réserve le plus beau royaume des îles de Bretagne, le
Sorelois. Vous pourrez alors vivre l'un pour l'autre, et vous n'aurez
plus rien à craindre pour vos amours. Voulez-vous plus encore? qui
vous empêchera de prendre en loyal mariage la plus belle et la mieux
enseignée dame de la terre.--Tel serait le plus cher de mes souhaits,
mais je prévois le chagrin que ma dame en ressentira. Si le roi Artus
venant à croire qu'il a été trompé, tentait de mettre en jugement
la reine, elle n'aurait assurément rien à craindre, tant que nous
serions là; mais, cher sire, ne vous avais-je pas déjà causé assez
d'ennuis! Combien vous auriez droit de me haïr, moi qui vous ai
conduit à fléchir devant celui qui allait s'incliner devant vous; et
vous ai par là détourné de la conquête du monde!»

Il fondait en larmes et tendait les bras vers Galehaut qui disait
en lui essuyant le visage: «Beau doux ami, confortez-vous; Dieu
soit loué, j'ai les meilleurs sujets de consolation. Je vous ai
conquis, une telle victoire vaut cent fois trente royaumes. Qu'aurait
été la conquête du monde près de celle de votre coeur? Si vous me
restez, si vous ne désirez pas vous éloigner de ma compagnie, je
n'ai rien à désirer. Mais je le sens: pour vous retenir ici, il faut
que ma dame la reine soit des nôtres; et je le comprends si bien
que j'avais naguères formé un dessein dont j'ai honte aujourd'hui,
car il m'eût conduit pour la première fois à une vilaine action.
Si je vous en fais l'aveu, me pardonnerez-vous? Quand j'appris la
clameur levée sur la reine, j'eus la pensée de saisir le moment
où le roi s'approcherait de la terre de Sorelois, pour enlever la
reine et l'emmener avec moi; j'aurais su bien empêcher de deviner
où je l'aurais conduite. Ainsi vous aurais-je réuni à tout ce que
votre coeur aime. Mais bientôt je compris que l'action serait laide,
et que je pouvais vous réduire au désespoir si la reine en était
mécontente.» Lancelot répondit sévèrement: «Sire, vous m'auriez
donné la mort. Gardez-vous de tenter rien de pareil. Oui, ma dame
en aurait eu regret, et j'en aurais été inconsolable.--Vous voyez,
reprit Galehaut, à quel excès pouvait me porter la passion que
j'ai pour vous. J'espérais adoucir vos douleurs et je les aurais
augmentées; tout ce que j'ai pu faire jusqu'à présent ne m'aurait
pas garanti contre le renom de chevalier déloyal. Ne m'en voulez pas
trop, pourtant, d'avoir risqué de perdre l'honneur, dans l'intention
de vous procurer quelque bien.» Ainsi parlèrent-ils longtemps; puis
Galehaut fit avertir les sages clercs envoyés par le roi Artus de
venir le trouver.




LXIII.


Galehaut conduisit les clercs dans sa chapelle et il s'y enferma
avec eux et Lancelot. «Maîtres, leur dit-il, nous devons remercier
également le roi Artus: car il me permet de vous consulter, et il
vous a jugés les plus sages de son royaume. Écoutez-moi:

«J'ai des terres et des forêts en abondance; j'ai le coeur et le
corps tels que je pouvais souhaiter; j'ai les plus loyaux amis du
monde. Et cependant, je suis en proie à la plus profonde tristesse;
le grand malaise du coeur me fait perdre le boire, le manger, le
dormir. D'où naît cela, je l'ignore: une vague terreur me saisit, et
je ne puis dire si elle vient du mal ou si elle en est cause. C'est
pour cela que je vous ai appelés; veuillez y mettre conseil, pour
l'amour de Dieu de qui vous tenez la sagesse, pour le roi Artus qui
vous a choisis, et pour moi qui suis en état de reconnaître le grand
service que je vous demande.»

Galehaut se tut; un des maîtres clercs, le sage Helie de Toulouse,
prit la parole:

«Sire, vous ne trouverez pas aisément celui qui découvrira la source
d'un mal si étrange. Il est des maladies de coeur qui proviennent de
la perte ou de l'absence de ceux qu'on aime d'un violent amour. Nul
autre médecin ne saurait les guérir que Notre Seigneur Jésus-Christ.
Il faut alors recourir aux prières, aux jeûnes, aux aumônes, à la
conversation des gens de religion.--Il est d'autres maux qui veulent
des remèdes terrestres. Ainsi, quand ils viennent du chagrin de
n'avoir pu venger une offense ou une honte, on peut les apaiser,
en obtenant raison de l'offenseur, en rendant honte pour honte. Le
coeur prend sur lui toutes les amertumes que le corps peut ressentir;
car le corps n'est que la maison du coeur, maison éclairée par la
prud'homie, ou souillée par le fiel de celui qui l'habite. Le coeur
opprimé par la honte ou l'injure peut donc retrouver la santé dans la
réparation de cette honte ou de cette injure.

«Il est une troisième maladie du coeur à laquelle sont sujets les
jeunes gens; et quand elle est fortement enossée[33], peu de médecins
la pourront guérir. C'est le mal d'amour qui se gagne par la surprise
des yeux et des oreilles. Le malade, dès qu'il en est atteint, est
dans une prison d'où il a grand'peine à se tirer, parce que certaines
joies entretiennent sa faiblesse, comme le son des douces paroles de
celle qui l'asservit. Mais ici la souffrance surpasse beaucoup les
joies: le malade tremble, soupçonne, se courrouce; il croit que ses
désirs ne seront jamais satisfaits, et qu'il sera constamment menacé
de perdre ce qui les excite.

[Note 33: Mot vieilli, mais qui a son énergie. Le roi de Navarre
l'emploie heureusement dans une de ses chansons:

  Une dolors enossée--Est dedens mon cors.]

«Voilà les trois maladies du coeur. On guérit de la première par
aumônes et prières; de la seconde en rendant honte pour honte; mais
la troisième est la plus maligne, parce que le malade s'y complaît et
n'en demande pas la guérison, préférant ses maux à la santé qu'il
a perdue. Dites-nous, sire, laquelle de ces trois maladies vous
accable. Si la science peut vous en délivrer, nous y aurons recours
avec la bonne volonté que réclame un grand prince.»

Galehaut répondit: «Vous avez parlé sagement; je m'abandonne à vos
conseils. Je vous confesserai tout ce que j'ai ressenti, quand vous
m'aurez juré sur les saints que vous me soulagerez autant qu'il sera
en vous, et que vous ne me cacherez rien de ce que vous découvrirez,
soit à ma joie soit à mon deuil.» Les clercs jurèrent, et Galehaut
leur raconta les songes qu'il avait faits plusieurs nuits de suite:
le lion couronné; le fort lion venant de points divers; le léopard
cause de la mort du fort lion qui l'aimait. «Voilà, dirent-ils tous,
une étrange vision! Pour bien en saisir l'ensemble, dit maître Helie,
il faut de longues méditations. Veuillez, sire, nous accorder un
délai de neuf jours, après lesquels nous pourrons vous en donner le
vrai sens.--Je vous accorde ce répit.»

Les clercs mirent en oeuvre toute leur science pour percer le secret
de l'avenir. Le neuvième jour, Galehaut les rappela: l'un d'eux,
Boniface[34] le Romain, commença par lui avouer qu'il n'avait rien
découvert qui pût éclaircir le sens des songes: «Mais, dit Galehaut,
n'aviez-vous pas promis de m'apprendre au moins ce que vous auriez
trouvé?--Puisque vous voulez le savoir, je vis une grande merveille.
Vers les îles d'Occident venait un grand dragon escorté de nombreux
animaux. Il y en avait un autre vers Orient portant couronne, escorté
de bêtes moins nombreuses. Un combat s'engageait entre toutes ces
bêtes, et celles qui étaient venues d'Occident avaient l'avantage,
quand d'une haute montagne descendait un léopard qui les faisait fuir
devant lui, les atteignait et les arrêtait. Le dragon, qui semblait
commander aux autres, approchait du léopard et lui faisait grande
fête. En allant vers Orient, ils trouvaient le dragon couronné, ils
s'inclinaient devant lui et le voyaient tout à coup s'élever sur
celui qui n'avait pas de couronne. Enfin je crus voir le grand dragon
s'humilier devant le léopard, et demeurer avec lui. Et quand le
léopard s'éloignait, le dragon en mourait de douleur. Voilà tout ce
qu'il me fut permis de voir.»

[Note 34: _Var._ Bonaces.]

Le second clerc, maître Hélimas de Radol en Hongrie, parla ensuite;
il avait cru voir les mêmes objets que le premier; «mais je sais
bien, ajouta-t-il, que le dragon couronné est monseigneur le roi
Artus; vous êtes celui qui venait des parties d'Occident. Quant
au léopard, je n'ai pu rien découvrir de ce qu'il représentait;
seulement je le vis se ranger de votre compagnie. Permettez-moi
de ne pas en dire davantage.--Parlez, si vous ne craignez de vous
parjurer.--Eh bien! je vis que vous deviez mourir par lui.»

Le troisième ne fit que justifier ce qu'avaient trouvé les deux
premiers, et il en fut de même des quatre suivants. Le tour du
huitième arriva; c'était Pétrone, natif de Lindenort, un château du
royaume de Logres, à six lieues de celui que Merlin, le maître de
Pétrone, avait appelé le _Gué des Bucs_[35], en annonçant que de
là sortirait vers la fin des temps la science du monde. C'est par
Pétrone que les prophéties de Merlin ont été retenues et mises en
écrit. Il a tenu, le premier, école à Osineford (Oxford); car il
savait les Sept arts, mais il s'était particulièrement voué à l'étude
de l'Astronomie. À ce que les premiers clercs avaient dit, Pétrone
ajouta: «Le chevalier qui a ménagé la paix de Galehaut avec le roi
Artus est le fils du roi qui mourut de deuil, et de la reine aux
grandes douleurs.»

[Note 35: Peut-être Buckingham.]

Le neuvième, maître Aquarinte de Cologne, confirma les paroles de
Pétrone et ajouta: «J'ai trouvé qu'il vous convenait de traverser
un pont formé de quarante-cinq planches; et que vous deviez tomber
dans une eau noire et profonde dont nul ne revenait. Vous serez à
la dernière de ces planches, quand approchera le terme de votre
vie. Ces planches doivent répondre à des années, à des mois, à des
semaines ou à des jours; mais je n'en ai pu faire la distinction. Je
ne dis pas cependant que vous ne puissiez passer outre, car le pont
se continuait plus loin que l'eau; mais le léopard était à l'issue
des planches: il en permettait ou défendait le passage.» Ces paroles
émerveillèrent grandement Galehaut et Lancelot.

Et quand ce fut au tour d'Helie de Toulouse, il dit: «Vous avez
appris, sire, quelle devait être l'occasion de votre mort; il ne
vous reste qu'à en reconnaître le moment. Vous ne trouverez pas
aisément qui pourra vous le dire, car la divine Écriture nous apprend
que les jugements de Notre Seigneur sont secrets, et nul mortel
ne peut de lui-même en rien pénétrer. Il est vrai que, par notre
grande _clergie_, Dieu permet que certaines parties nous en soient
révélées, mais non toutes; lui seul peut connaître le sort de ses
oeuvres.--Maître, reprit Galehaut, les neuf premiers clercs ont
acquitté leur serment, il faut que vous suiviez leur exemple.--Mais
si je vous apprends des choses qui seraient à votre dommage, ne vous
plaindrez-vous pas plus que si je persiste à les taire?--Non, car
vous ne pouvez m'annoncer rien de plus que la mort. J'en présume déjà
quelque chose; dites le reste.--Je parlerai, mais à la condition
que nul autre que vous ne sera témoin de mes paroles.»--Galehaut
fit signe aux huit premiers clercs de s'éloigner: «Mais celui-ci,
mon ami, mon compagnon, faut-il aussi, maître Helie, qu'il se
retire?--Sire, quand le médecin veut fermer une plaie dangereuse, il
ne prend pas conseil de son coeur. Je sais que vous n'avez rien de
secret pour votre ami: mais la fin de notre entretien ne supporte pas
la présence d'une troisième personne.» Lancelot à ces mots se leva et
sortit, plus inquiet qu'on ne saurait l'imaginer de ce que le maître
de Toulouse allait dire à Galehaut.

Dès qu'il fut sorti, maître Helie reprit: «Sire, vous êtes assurément
un des princes les plus sages du monde; si vous avez fait quelques
folies, ce fut par bonté de coeur et non par défaut de sens.
Laissez-moi vous donner un petit enseignement profitable: Ne dites
jamais à l'homme ou à la femme que vous aimez ce qui pourrait
mettre son coeur à malaise. Je le dis à l'occasion du chevalier
qui vient de s'éloigner, et que vous chérissez si profondément.
S'il fût resté, il aurait entendu des choses qui lui auraient causé
honte et chagrin de coeur.--Vous le connaissez donc, maître, pour
en parler ainsi?--Assurément, bien que personne ne m'ait appris ce
qu'il pouvait être. C'est le meilleur des chevaliers vivants; c'est
le léopard de votre songe.--Mais, beau maître, le lion n'est-il pas
de plus grande force que le léopard?--Oui.--Et le lion représente
le meilleur chevalier?--Vous dites vrai. Entendez-moi à mon tour:
Votre ami est le meilleur chevalier aujourd'hui vivant; mais un
autre viendra plus tard qui sera meilleur encore.--Savez-vous
quel sera son nom?--Je ne l'ai pas encore cherché.--Comment donc
savez-vous qu'il sera meilleur?--Parce qu'il doit mettre à fin les
temps aventureux de la Grande-Bretagne, et occuper le dernier siége
de la Table ronde.--Et pourquoi mon compagnon ne ferait-il pas tout
cela?--Parce qu'il n'est pas tel qu'il puisse le tenter sans être
frappé de mort, ou sans perdre au moins l'usage de ses membres. Et la
raison, c'est que votre ami n'a pas toutes les perfections de celui
qui doit arriver au Saint-Graal. Le chevalier auquel est réservé cet
honneur sera chaste de coeur et vierge de son corps: aucune dame ou
demoiselle n'aura pris rien de ses pensées. Vous voyez que tel n'est
pas votre compagnon.

«Merlin a dit: Des îles d'Orient s'élancera un dragon merveilleux
qui volera à droite, à gauche, et fera trembler de crainte tous ceux
qui le verront. Il s'abaissera sur le royaume de Logres, portant
trente têtes d'or plus belles que celle qu'il avait d'abord. Toutes
les terres se courberaient devant lui, il aurait conquis le royaume
aventureux, si le léopard ne l'en détournait et ne le forçait à
s'incliner devant celui qu'il venait combattre. Alors le dragon
merveilleux et le léopard s'aimeront tellement qu'ils n'auront plus
qu'un seul coeur. Et quand le serpent au chef d'or attirera le
léopard à lui, le dragon ne pourra supporter cette séparation et
cessera de vivre.

«Voilà ce qu'a dit Merlin. Je sais bien que vous êtes le merveilleux
dragon et que le serpent au chef d'or qui vous enlèvera le léopard
est ma dame la reine, celle que le chevalier aime autant que dame
peut être aimée.

«Vous savez que la reine est accusée d'une trahison des plus noires:
assurément, elle en est innocente; mais elle souffre cette épreuve
en punition du déshonneur qu'elle inflige au meilleur et au plus
grand des princes. Je tenais à vous dire cela; c'est pourquoi j'ai
demandé que votre ami s'éloignât pour ne pas lui laisser entendre ce
qui l'aurait couvert de honte et de douleur. Je vous sais d'ailleurs
tellement preux et sensé que je ne crains pas que vous révéliez, soit
à votre compagnon soit à la reine, ce que je vous apprends en ce
moment.»

Galehaut dit: «Je vous sais gré de tout ce que vous m'avez appris,
et j'ai grand deuil de ne pouvoir empêcher les malheurs d'arriver.
Veuillez maintenant, maître, m'instruire de ce qui me touche en
particulier. Quel est ce pont aux quarante-cinq planches qu'il me
faut passer? Les clercs disent bien qu'elles répondent à un an, à
un mois, à une semaine ou un jour, mais sans dire auquel de ces
quatre termes il faut se tenir.--Gardez-vous, dit maître Helie, de
le demander: un de ces termes est celui de votre vie, et je ne crois
pas qu'il y ait un seul homme du siècle, s'il savait précisément le
jour de sa mort, qui pût, à partir de là, ressentir la moindre joie,
la moindre sérénité. Rien n'est comme la mort épouvantable; mais
puisqu'on redoute tant celle du corps, ne devrait-on pas, autant et
plus, craindre celle de l'âme?--C'est précisément, répond Galehaut,
pour me pourvoir contre la mort de l'âme, que je veux connaître le
terme de la vie du corps. J'entends me préparer à bien finir et à
redresser les torts que j'ai faits jusqu'à présent.--Oui, je le sais,
vous amenderez volontiers votre vie, et réparerez les maux que vous
avez dû causer, quand vous vouliez conquérir le monde: mais ce que
vous désirez savoir n'en est pas moins dangereux. Je vous conterai à
ce propos qu'en la terre d'Écosse il y eut autrefois une haute dame
qui, après avoir longtemps suivi la folie du monde, fit connaissance
d'un saint ermite; elle allait souvent le trouver dans une profonde
forêt, si bien qu'elle en réformait sa vie et ne se complaisait plus
qu'en bonnes oeuvres. Une nuit, l'ermite apprit dans une vision
qu'elle n'avait plus à vivre de longs jours: il lui fit part de sa
vision, et elle en eut la chair si tremblante qu'elle en oublia le
salut de son âme et tomba en désespérance. Le bon ermite la voyant
ainsi redevenir la proie du diable, cria merci à Notre Seigneur; et
la tenant entre ses bras, il la porta sur l'autel avec force prières
et invocations. Dieu, qui n'abandonne pas ceux qui le prient de bon
coeur, entendit le bon homme: une voix descendit dans la chapelle
pour lui annoncer que le Seigneur lui accordait le pouvoir de guérir
la dame. Il lui imposa les mains, elle jeta un cri aigu, ou plutôt ce
fut le diable, enragé de la quitter. Dès que le prud'homme eut fait
sur elle le signe de la croix, l'ennemi sortit en poussant les plus
affreux hurlements. La dame, ainsi revenue à la vie, abandonna le
siècle, coupa ses belles tresses, revêtit les draps de religion et
se retira avec une autre femme pieuse dans un ermitage situé sur une
hauteur entre deux roches des plus arides. Ce fut là qu'elle attendit
tranquillement la mort qui la rejoignit aux élus du Seigneur[36].

[Note 36: La même histoire est autrement racontée dans le ms. 751. Le
prêtre se contente d'envoyer à la femme désespérée sa ceinture, et la
délivre ainsi des démons dont elle était possédée (fº 154, vº).]

«Souvenez-vous, cher sire, de la chute de saint Pierre. Elle lui
vint de la même crainte d'une mort prochaine. De l'infirmité de la
chair naît la peur, et de la peur la désespérance. Faites le bien,
comme si vous ne deviez vivre que trente jours, mais sans avoir la
certitude de ce terme.--Non, dit Galehaut, j'entends savoir quand je
l'attendrai. Grâce à Dieu, je me sens assez de force et de courage
pour soutenir sans terreur une telle révélation. Plus je saurai ma
fin proche, plus je travaillerai à mériter de bien mourir.»

Le maître alors se leva, et se tournant vers la porte de la chapelle
qui était blanche et polie, il y trace avec du charbon quarante-cinq
rouelles de la grandeur d'un denier, et au-dessous il écrit: _C'est
le signe des années_. Il en trace au-dessous quarante-cinq autres
plus petites, et écrit: _C'est le signe des mois_; puis sur une
troisième ligne, quarante-cinq plus petites encore: _C'est le signe
des semaines_; et enfin quarante-cinq plus menues: _C'est le signe
des jours_. «Voici, dit-il à Galehaut, l'indication du terme de votre
vie. Si vous les voyez tout à l'heure demeurer entières, vous serez
quarante-cinq ans avant de mourir. Autant il en disparaîtra, autant
il vous sera enlevé d'années, de mois, de semaines ou de jours.»

Il tire alors de son sein un petit livret, l'ouvre et appelle
Galehaut: «Sire, voici le livre des conjurations. Par la force des
paroles écrites, je puis découvrir le secret de tout ce que je
voudrais savoir. Je pourrais déraciner les arbres et remonter le
cours des rivières; mais il y a grand danger à tenter l'épreuve. Les
clercs, consultés autrefois par le roi Artus, voulurent y chercher le
sens des songes qu'il avait eus: pour l'apprendre, ils brisèrent un
coffre où je l'avais enfermé avant de me rendre à Rome. Mais celui
qui le prit ne sut pas comment il fallait procéder, et il en perdit
le sens, les yeux et l'usage des membres, sans arriver à découvrir
quel était le lion sauvage, le médecin sans médecine, et le conseil
de la fleur. Préparez-vous donc à voir des choses redoutables, et
soyez sûr que vous ne partirez pas d'ici sans ressentir un grand
effroi.»

Alors Helie s'approche de l'autel, y prend une croix d'or entourée de
pierres précieuses, puis une boîte renfermant un _Corpus Domini_. Il
donne la boîte à Galehaut et garde la croix: «Tenez bien cette boîte,
dit-il; elle renferme le précieux sanctuaire; je tiendrai de mon côté
cette croix, qui a le plus de vertu après elle. Tant qu'elles seront
dans nos mains, nous n'aurons à craindre aucun malheur.» Ce disant,
il revient, va s'appuyer sur un siége de pierre, ouvre le livre, et
se met à lire jusqu'à ce qu'il sente son coeur se gonfler et ses yeux
rougir. Une forte sueur coule de son front sur son visage, il pleure
amèrement. Galehaut le regarde et se sent lui-même en proie à une
grande terreur.

La lecture dura longtemps: maître Helie se repose, puis recommence
à lire, en tremblant de tous ses membres. Bientôt, une obscurité
profonde les enveloppe, ils entendent une voix hideuse et les voûtes
s'entr'ouvrent pour donner passage à un violent éclair. Galehaut met
aussitôt la boîte devant ses yeux, maître Helie tombe pâmé, la croix
sur la poitrine. Enfin, les ténèbres se dissipent, la clarté du jour
revient. Le maître sorti de pâmoison se plaint douloureusement, il
regarde autour de lui, et ensuite demande à Galehaut comment il se
trouve.--«Bien, maintenant, Dieu merci!» Un instant après, la terre
commence à trembler: «Appuyez-vous, dit Helie, à cette chaire; le
corps ne pourrait soutenir ce que vous allez voir.» Alors, il leur
est avis que la chapelle tourne; comme le mouvement s'arrêtait,
Galehaut voit sortir de la porte quoique bien fermée une main, un
long bras couvert d'une manche de samit jaune et traînant jusqu'à
terre, l'avant-bras seulement enfermé dans un tissu de soie blanche.
La main, rouge comme un charbon embrasé, tenait une épée vermeille
dégoutante de sang; la pointe alla toucher à la poitrine de maître
Helie; mais au toucher de la croix, l'épée se détourne et vient à
Galehaut qui s'en défend avec la précieuse boîte. Alors, l'épée
tourne vers le mur où les ronds étaient tracés: elle efface la
première, la troisième et la quatrième rangée, puis disparaît avec la
main qui la soutenait.

Quand Galehaut put parler, il dit: «Maître, vous ne m'avez pas
trompé, j'ai vu les grandes merveilles du monde. Je connais
clairement qu'il ne me reste que trois ans à vivre, et je suis
content de le savoir. Je n'en vaudrai que mieux. Vous pouvez être
assuré que personne ne s'apercevra que j'aie rien perdu de mon
enjouement naturel.--Je dois pourtant vous dire, reprend Helie, que
vous pourrez dépasser ce terme: mais il faudrait que ce fût par le
moyen de la reine, et qu'elle vous permît de retenir votre ami près
de vous. Je n'ai plus rien à vous apprendre; mais, encore une fois,
gardez-vous de dire à votre ami rien de ce que je vous ai annoncé.»

Il sortit de la chapelle, et Galehaut revint à Lancelot qu'il trouva
les yeux rougis de larmes. «Qu'avez-vous? lui demanda-t-il.--Je n'ai
rien, sire.--Oh! je le sais, vous êtes inquiet de ce que le maître
a pu me dire. Consolez-vous, il ne m'a rien annoncé dont je doive
être mécontent.--Pour Dieu, reprend Lancelot, apprenez-moi quel
est le sens de ces quarante-cinq planches dont les clercs vous ont
entretenu, et pourquoi je dus sortir de la chambre: maître Helie vous
a, sans doute, parlé soit de la reine, soit de moi.--Non, répond
Galehaut, il ne fut question dans notre entretien ni de vous ni de
la reine. Avant de me faire connaître ce que je désirais savoir, le
maître devait entendre en secret ma confession, et il ne convenait
pas qu'il y eût entre Dieu et moi un autre témoin que le confesseur.
Il me dit ensuite que les quarante-cinq planches répondaient au
temps que j'avais encore à vivre, et comment le serpent qui, dans
mon songe, m'arrachait la moitié des membres, était l'annonce de
la mort prochaine d'un tendre ami charnel. Or, la vérité de ce
dernier avis ne s'est pas fait attendre: car à peine étais-je sorti
du moutier, qu'un message est venu m'annoncer la mort de ma dame
de mère, que j'aimais plus que toutes choses en ce monde, avant de
vous avoir connu[37]. J'en aurais fait un deuil éternel si vous ne
m'étiez pas resté, vous dont la vie, dont la compagnie me sont encore
plus chères, et m'ont apporté l'oubli de toutes les autres peines.
Reprenons donc notre premier enjouement, car maître Helie ne m'a rien
dit qui puisse y porter atteinte.»

[Note 37: Sur la «géande» Galatée, mère de Galehaut, voyez, plus
haut, la note de la page 8.]




LXIV.


Galehaut, comme on vient de voir, ne découvrit pas à son ami ce que
maître Helie lui avait révélé; mais il regrettait d'avoir été pour
la première fois dépositaire d'un secret que Lancelot ne devait pas
partager.

Quand approcha le jour où les barons devaient s'assembler dans la
cité de Sorehaut, il prit à part Lancelot: «Beau doux compain, lui
dit-il, un sage maître m'a recommandé jadis de ne jamais parler à
mon ami de ce qui pouvait l'affliger, quand le mal n'était pas de
ceux que le conseil pût amoindrir. Si les révélations du sage Helie
avaient été funestes pour votre avenir ou pour le mien, j'aurais bien
agi en vous les cachant; mais, hors ce cas, je ne dois rien faire
ni penser sans vous en donner connaissance. Apprenez pourquoi j'ai
convoqué mes barons.

«Vous êtes, cher sire, le plus haut, le plus gentil homme de nous
deux; vous êtes le droit héritier d'un roi, et je ne suis que le
fils d'un prince portant couronne. Puisque vous m'avez reçu pour
compagnon, nous ne devons pas avoir seigneurie l'un sur l'autre;
tout entre nous doit être commun, ce que j'ai maintenant et ce
que vous pourrez avoir plus tard. J'ai donc résolu de nous faire
couronner en un même jour, à la prochaine fête de Noël que le roi
Artus a choisie pour tenir cour plénière. Ainsi nous partagerons
toutes mes seigneuries; nous recevrons en commun l'hommage de
nos barons et leur serment de nous aider envers et contre tous.
Le lendemain de la fête, nous partirons, vous avec vos nouveaux
chevaliers, moi avec les miens, pour conquérir le royaume de Benoïc
sur le roi Claudas, qui vous en a déshérité. Le temps est venu de
venger la mort de votre père et les grandes douleurs de la reine
votre mère. Mais, si vous l'aimez mieux, doux ami, vous resterez ici,
maître de ma riche terre et des royaumes dont j'ai reçu l'hommage,
pendant que je travaillerai à vous rétablir dans votre héritage.

--«Sire, grands mercis! répond Lancelot; je sais que vous m'offrez
tout cela d'un coeur sincère; mais je n'ai pas encore fait assez de
prouesses pour mériter d'aussi grandes terres. De plus, vous savez
que je ne puis faire ou recevoir aucun honneur, sans l'agrément de ma
dame la reine. Quant à mon héritage, je n'entends donner à personne
le soin de me le rendre: je ne pendrai pas même un écu à mon cou
pour le reconquérir.--Comment pensez-vous donc faire, doux ami?--Si
Dieu me vient en aide, je prétends qu'on m'estime assez preux pour
n'avoir pas à rencontrer un seul homme qui ose retenir un pied de
ma terre, et qui ait le coeur de m'attendre quand il saura que
j'approche.

«--Il en sera donc, reprit Galehaut, ainsi que vous voudrez;
cependant j'entends en parler à la reine. Je sais qu'elle ne voudrait
pas vous voir le roi des rois, si elle devait perdre la moindre
partie de votre coeur; et que, de votre côté, vous préférerez
toujours son amour à la seigneurie du monde entier.

--Oui, cher sire, vous seul connaissez bien le fond de mes pensées.
Mais je vous aime trop vous-même pour refuser rien de ce qu'il vous
plairait de m'offrir, sauf l'honneur de ma dame. Il en sera ce
qu'elle décidera: je connais son amitié pour vous, et je sais qu'elle
ne gardera rien de ce qu'elle pourrait vous accorder.»

Cette nuit même arrivèrent tous les barons convoqués par Galehaut.
Galehaut les reçut à sa table, et le lendemain, réunis dans la grande
salle du conseil, il leur parla ainsi:

«Seigneurs, vous êtes mes hommes, et comme tels vous me devez aide
et conseil. Je vous avais mandés pour deux raisons des plus graves:
d'un côté, je sentais mon corps en danger; de l'autre, je formais
un projet dont je voulais vous entretenir. Pour ce qui est de mon
corps, le danger venait de deux songes merveilleux. Dieu merci!
depuis que je vous ai convoqués, j'eus la visite d'un sage clerc qui
m'a donné de ces visions une interprétation faite pour me rendre
la tranquillité. Je n'ai donc à vous parler aujourd'hui que de la
deuxième raison.

«J'eus autrefois en pensée, vous le savez, de déshériter le roi
Artus: la paix fut faite entre nous, par la volonté de Dieu. En
revenant ici, je voulais me faire couronner aux fêtes de Noël et
pendant que mon seigneur le roi Artus tiendrait sa cour. J'ai encore
en cela changé de résolution.

«Je vais me rendre à la cour du roi Artus; c'est, vous ne l'ignorez
pas, le plus preux des souverains: Artus réunit en lui toutes les
valeurs, toutes les bontés; nul ne peut se vanter de prouesse, s'il
n'a séjourné dans sa cour. J'entends être de sa compagnie et de
celle de tous les preux qui remplissent sa maison. Mais pendant mon
séjour en pays étranger, ces terres ont besoin d'être tenues par un
prud'homme sage, loyal et juste, auquel sera baillée mon autorité.
Et comme je me méfie de ma propre sagesse, je vous demande conseil,
en vous invitant à choisir le prud'homme que vous estimerez le plus
digne de gouverner ma terre, et de rendre à tous justice sévère et
bonne, sans aucun soupçon de convoitise; car un bailli convoiteus
met la terre à destruction. Vous le chercherez parmi les plus
riches, pour que je puisse reprendre sur lui les torts qu'il aura pu
commettre. Délibérez sur le choix qu'il convient de faire, pendant
que je me tiendrai en dehors de la salle.»

Il sortit avec Lancelot, et les barons commencèrent à échanger de
nombreuses paroles. Les uns proposaient le Roi des cent chevaliers,
les autres le roi Widehan; d'autres ne s'accordaient à l'un ni à
l'autre, et désignaient le seigneur de Windesors. Enfin un vieillard
demanda à parler. C'était le duc Galain de Douves, qui s'était fait
porter en litière et qu'on savait le plus sage des hommes. «Ha!»
s'écria-t-il assez haut pour être bien entendu, comment ne voyez-vous
pas, entre vous tous, le bailli que demande mon seigneur! si j'étais
plus jeune et aussi fort que la plupart de ceux qui m'écoutent, votre
choix serait bientôt fait; mais je ne suis plus qu'un demi-homme, et
je ne puis que conseiller. Il y a parmi nous un homme entier: c'est
le roi Baudemagus.» Il s'arrêta, et tous les barons déclarèrent que
personne ne pouvait mieux convenir. Le duc Galain fut donc chargé de
porter la parole; on avertit Galehaut de rentrer, et le vieux duc
parla ainsi:

«Sire, ces prud'hommes m'ont confié leur parole, parce que j'avais
plus éprouvé que nul d'entre eux. Je sais un baron sage et de haut
conseil, exempt de convoitise, grand justicier, incapable d'opprimer
par haine ou d'aider par intérêt; sévère et fort, peu soucieux de
ses peines quand il y va de son honneur.--En vérité, fait Galehaut,
voilà de beaux mérites: nommez-le, je suis prêt à le choisir.--Sire,
c'est le roi Baudemagus de Gorre.--En effet, reprit Galehaut, je l'ai
toujours tenu pour un des meilleurs prud'hommes; c'est avec joie
que je lui confierai le bail de mes terres. Roi Baudemagus, je vous
investis, et vous prie de justifier ce que le duc Galain a dit de
vous.

«--Sire, dit le roi Baudemagus, je suis roi d'un petit pays et je ne
le tiens pas aussi bien qu'il le faudrait; comment pourrai-je suffire
au gouvernement de toutes vos seigneuries?--Il n'est pas à propos de
vous en défendre: ma volonté est de vous choisir pour bailli; comme
mon homme lige vous ne devez pas refuser.

«--Mais, sire, vous avez dans vos terres des gens orgueilleux qui ne
consentiront jamais à m'obéir.

«--S'il en est un seul assez hardi pour aller contre vos ordres,
soyez assuré que dès que je l'aurai su, j'en prendrai une vengeance
qui empêchera tout autre de l'imiter. Vous tous, mes hommes liges, je
vous commande, sur la foi que vous me devez, de venir en aide au roi
Baudemagus envers et contre tous, moi seul excepté. Il peut se faire
que je ne rentre jamais dans mes domaines; le roi Baudemagus jurera
donc, sur sa vie, qu'envers mon peuple il se contiendra loyalement.
Et si je viens à mourir en terre étrangère, il recevra mon filleul et
neveu Galehaudin pour roi du Sorelois et des Îles étranges; par sa
femme, la fille du roi Gohos, Galehaudin en est le droit héritier.»

On apporta les Saints; Galehaut reçut les serments, d'abord du roi
Baudemagus, puis de tous les barons, y compris le Roi des cent
chevaliers, son cousin germain. Tous s'engagèrent à ne réclamer,
après la mort de Galehaut, aucune part de son héritage, et d'être à
toujours les fidèles chevaliers de Galehaudin[38].

[Note 38: Cet épisode du Parlement-Galehaut et de l'élection de
Baudemagus de Gorre comme gouverneur du Sorelois, ne se lie pas
au reste du récit et ne se retrouve pas dans le plus grand nombre
des manuscrits. On y passe également l'explication du songe de
Galehaut: ce double épisode est donc apparemment intercalé. Mais nous
l'avons conservé en raison de l'intérêt qu'il offre pour l'étude des
habitudes féodales.]

Baudemagus était sire de la terre de Gorre, merveilleusement
défendue, d'un côté par des marais fangeux d'où l'on avait peine
à sortir quand on s'y était engagé, de l'autre par une rivière
large et profonde. Tant que les aventures durèrent, il y eut dans
cette terre de Gorre une mauvaise coutume: nul homme de la cour du
roi Artus, une fois entré ne pouvait en revenir. À Lancelot était
réservé de rendre le passage libre quand il passerait le pont de
l'Épée, pour délivrer la reine, comme on le verra dans le livre de
_la Charrette_. La coutume avait été établie au commencement des
temps aventureux, quand Uterpendragon, père d'Artus, guerroyait le
roi Urien, oncle de Baudemagus, pour obtenir son hommage. Urien n'y
voulait pas entendre, et le roi de Logres se lassant le premier,
avait cessé de le réclamer, jusqu'au temps où le roi Urien partit
pour Rome, afin de confesser ses péchés à l'Apostole. Il était allé
en pèlerin, faiblement accompagné. On le prit, on le conduisit devant
Uterpendragon, qui le retint captif dans un de ses châteaux et ne
voulut pas le recevoir à rançon. Bien plus, il avait fait dresser
des fourches et menacé d'y pendre le roi de Gorre, s'il ne consentait
à lui rendre hommage.

Urien dit qu'il aimait mieux mourir que de reconnaître un suzerain
et dépendre d'un autre. Mais Baudemagus, auquel le royaume de Gorre
était échu, fit ce que ne voulait pas faire le roi Urien: il rendit
hommage et mérita de grandes louanges pour avoir sauvé la vie de son
oncle, au prix de sa dépendance. Uterpendragon, mis en possession
de la terre de Gorre, n'y trouva, par l'effet des guerres, qu'un
petit nombre d'habitants. Le roi Urien, plus tard rappelé par ses
anciens sujets, ayant reconquis son royaume avec l'aide du roi de
Gaulle, il ne laissa la vie aux hommes du roi Uterpendragon qu'en les
obligeant à demeurer dans le pays de Gorre, comme esclaves de ses
barons et tels que sont les Juifs entre chrétiens[39]. De plus, il
fit établir, sur les confins de son royaume et de celui de Bretagne,
deux ponts étroits terminés des deux côtés par une haute et forte
tour que devaient garder chevaliers et sergents. Sitôt qu'un Breton,
chevalier, bourgeois, dame ou demoiselle, avait passé le pont, il
devait jurer sur saints qu'il ne retournerait jamais, avant qu'un
chevalier de la maison d'Artus n'eût pénétré de force dans les quatre
tours.

[Note 39: «Et furent par sairement sousgis et sers et cuivers as gens
du païs, autresi vil com Gieus as Crestiens» (ms. 751).]

Le roi Artus, au commencement de son règne, avait résolu de
travailler à la délivrance de ses hommes; mais ses guerres et de
nombreux incidents ne le lui permirent pas; et quand les aventures
commencèrent, les Bretons retenus dans le pays de Gorre attendaient
encore celui qui devait les affranchir.

Baudemagus, ainsi que nous avons dit, en succédant au roi Urien,
avait fait dépecer les ponts et les avait remplacés par deux autres
plus merveilleux, dont la garde était confiée à deux chevaliers
de prouesse éprouvée. L'un de ces nouveaux ponts était de bois et
n'avait qu'un pied et demi de large. Il était construit entre deux
réseaux de cordes, à demi-profondeur de la rivière. On comprend la
difficulté de passer à cheval sur un pont mouvant. L'autre, plus
dangereux encore, était fait d'une longue planche d'acier effilée
comme une épée. Le côté opposé au tranchant n'avait qu'un pied de
largeur; il était fixé sur chacune des rives, et recouvert de façon à
ce que la pluie ou la neige ne pût l'endommager.

Baudemagus avait un fils nommé Meléagan. C'était un grand chevalier
bien taillé de membres et vaillant de son corps. D'ailleurs,
il avait la barbe et les cheveux roux, et il était d'un orgueil
extrême: pour rien qu'on pût lui remontrer, il n'eût renoncé à ses
entreprises, quelque mauvaises qu'elles fussent. Son dédain de
débonnaireté lui avait mérité le renom du plus cruel et du plus félon
des hommes.

Il était venu à l'assemblée, le jour que Galehaut avait baillé sa
terre au roi Baudemagus. Son intention était, non de prendre part
au conseil, mais de voir Lancelot dont on lui avait raconté les
prouesses. D'avance il le haïssait, indigné qu'on pût mettre la
valeur d'un autre en balance avec la sienne. Il ne changea pas de
sentiment après avoir vu Lancelot; et la nuit suivante il dit à son
père:

«Votre Lancelot n'a ni les membres ni la taille d'un chevalier plus
preux, plus vaillant que les autres.--Beau fils, répondit Baudemagus
en branlant la tête, la grandeur du corps, la force des membres ne
font pas le bon chevalier comme la grandeur du coeur. Tu n'obtiendras
pas le renom de Lancelot, pour être aussi bien membré que lui; car
on honore Lancelot pour être le plus preux de tous les chevaliers
vivants; et il a ce renom dans toutes les terres.

«--Je ne suis pas, répond Meléagan, moins prisé dans mon pays qu'il
ne l'est dans le sien; et puisse Dieu me laisser vivre assez pour
trouver l'occasion de faire voir lequel de nous deux vaut le mieux.

«--Fils, tu trouveras aisément, cette occasion, si tu la cherches;
mais ne l'oublie pas: tu n'es loué que dans ton pays, Lancelot est
loué dans le monde entier.

«--Comment, s'il a tant de valeur, ne vient-il pas délivrer les
exilés bretons de votre terre?

«--D'autres entreprises l'en ont détourné; il pourra bien l'essayer
un jour.

«--À Dieu ne plaise, tant que je vivrai, que lui ou tout autre
parvienne à les affranchir!

«--Laissons cela, beau fils; quand tu auras fait et vu autant que
lui, peut-être garderas-tu plus de mesure.»

Là s'arrêtèrent leurs paroles. Le jour venant, Galehaut fit tout
disposer pour son départ; et le lendemain, après avoir entendu la
messe, Lancelot et maints barons de Sorehaut se mirent à la voie,
pour se rendre ensemble à la cour du roi Artus.




LXV.


Tant chevauchèrent Galehaut, Lancelot et les barons, qu'ils
arrivèrent à Kamalot. Le roi les reçut avec de grands témoignages
de joie; mais la cour leur eût encore fait plus d'accueil, sans le
souci que tous les amis de la reine ressentaient de la clameur levée
contre elle par la demoiselle de Carmelide. Le lendemain de la grande
fête de Noël, un behourdis à armes courtoises fut disposé dans la
prairie de Kamalot; il fut convenu qu'on n'y emploierait que les
écus et les lances émoussées par le bout. Les chevaliers de Galehaut
tinrent un des partis, ceux du roi Artus furent de l'autre. Comme
étant des compagnons de la Table ronde, Lancelot se mit du côté du
roi. Parmi les deux cents chevaliers de Galehaut, on distinguait le
Roi des cent chevaliers, le Roi premier conquis, le roi Calo, le roi
Clamedas des Hautes Îles, enfin Meléagan de Gorre. Galehaut et le roi
Artus se contentèrent de regarder sans prendre part aux joutes, et la
reine s'assit avec la dame de Malehaut aux créneaux d'une bretèche
avancée, d'où sa présence devait encourager les jouteurs à bien faire.

Lancelot monté sur un fort cheval de première grandeur, mais qui
ne se laissait approcher d'aucun autre, se porta d'abord contre
le roi Calo; les deux lances rompues, il se lança au travers des
rangs opposés, arrachant les écus, frappant, désarçonnant quiconque
essayait de lui fermer la voie. Bientôt chacun lui ouvrit passage,
sauf le Roi des cent chevaliers qui crut de son honneur de
l'arrêter, et de l'attendre de pied ferme. Leurs écus ne furent pas
entamés, ils restèrent sur les arçons: mais les lances éclatèrent, et
le cheval de Lancelot heurtant celui du Roi renversa homme et cheval
l'un sur l'autre. Le roi remonte, redemande une lance, reparaît
et roule à terre une seconde fois. Il n'aurait pu se relever sans
l'aide des écuyers. «Sire,» dit alors Lionel à Lancelot, «changez
de cheval, celui que vous avez est aussi dangereux pour vous que
pour les autres.» Mais Lancelot ne voulait pas prendre le temps de
descendre et remonter: sans écouter Lionel, il poussa de nouveau
et rencontra Meléagan qui, monté sur un aussi grand destrier, armé
d'une lance courte et grosse, comptait bien avoir raison de lui. Ils
s'entre-choquèrent sur les écus, les deux lances éclatèrent. Ils
passent, chacun d'eux furieux de n'avoir pas abattu son adversaire:
mais ils ne se perdent pas de vue, redemandent de nouvelles lances
et fondent de nouveau l'un sur l'autre. Le glaive de Meléagan se
brise, celui de Lancelot pénètre dans le cuir de l'écu, et serre
d'une telle roideur contre la poitrine le bras qui le portait, que
Meléagan en perd l'haleine et tombe presque inanimé sous les pieds de
son destrier. À la rencontre des deux chevaliers succède le choc de
leurs chevaux; celui de Lancelot va attaquer l'autre, le renverse
et le foule à quelques pas de son maître. Pour Lancelot, pendant
que Meléagan se relève à grand'peine, il va et vient, arrête ceux
qu'il rencontre et les désarçonne plus ou moins meurtris. On dirait
que chaque victoire lui donne des forces nouvelles: Lionel a peine
à le suivre pour lui fournir les lances qu'il ne cesse de demander.
Pendant qu'on entend de tous les côtés de nouveaux cris d'admiration,
Meléagan s'était remis sur pied, et avait demandé un autre cheval
non moins vigoureux: «Que je meure, se dit-il, si je ne me venge!»
Non content d'empoigner la plus forte lance, il en fait aiguiser
la pointe et attend Lancelot, comme il passait rapidement près de
lui: avant d'en être vu, il enfonce le glaive effilé dans la cuisse
gauche de l'invincible chevalier. Le bois pénètre profondément, la
pointe détachée de la hante reste fichée dans la plaie qu'elle avait
ouverte. Lancelot eut le temps de répondre par un furieux coup de
lance et de jeter Meléagan hors des arçons. Puis il se détourne pour
arracher le tronçon demeuré dans sa cuisse; le sang en jaillit à
gros bouillons. On vient à lui, on l'entoure, on l'aide à descendre,
et les chevaliers du parti de Galehaut justement indignés contre le
déloyal béhourdeur, jettent leurs lances et refusent de continuer les
joutes. Pour Galehaut, il n'était plus dans la prairie, il tenait
conseil avec ses barons et ne fut pas averti de ce qui causait
l'émotion générale. Mais la reine avait vu du haut de la bretèche
Meléagan frapper Lancelot, le coeur lui avait manqué; elle était
tombée, et son front avait heurté contre les barreaux de la fenêtre,
avant que la dame de Malehaut eût le temps de la retenir.

Le roi, inquiet de la blessure de Lancelot, vint des premiers le
visiter; il se rendit ensuite près de la reine qu'il trouva la tête
cachée sous un bandeau: «Qu'avez-vous, dame, lui dit-il, et que vous
est-il arrivé?--Sire, quand on vint me dire que Lancelot était navré,
j'avançai la tête en dehors de la fenêtre, et je me suis blessée en
me retirant.--Lancelot, reprit Artus, désire que Galehaut ignore
ce qui est arrivé; les mires lui recommandent un repos absolu. Le
meilleur moyen serait de le garder dans votre chambre où vous le
feriez bien panser; le voulez-vous?--Assurément, Sire, puisque vous
le désirez.»

Lancelot fut transporté près de la reine, et nous devinons qu'il y
fut assez bien traité pour ne pas trop regretter sa blessure. Les
mires avaient reconnu la plaie profonde; elle ne se ferma qu'au bout
de vingt et un jours. Galehaut croyait que son ami avait fait courir
le faux bruit d'une blessure, pour avoir un moyen de demeurer près
de sa dame. D'ailleurs il n'était plus question de fêtes; la clameur
de la demoiselle de Carmelide rendait soucieux les barons, le roi
Artus plus que les autres; et pour la reine elle n'était inquiète
que de la blessure de Lancelot. Artus, en donnant congé à ses barons
leur recommanda de se trouver, à la prochaine Chandeleur, à Caradigan
en Irlande[40]. Galehaut permit également à ses hommes de quitter la
cour, en les avertissant de ne pas manquer au rendez-vous.

[Note 40: _Var._: «A un sien chasteau qui avoit nom Vicebrog; si
estoit en la fin de son royaume ès lointaines isles par devers
Yrlande.» (Édition de Rouen, 1488.)]

Or la demoiselle qui avait levé cette clameur contre la reine était
bien la fille du roi Léodagan; seulement elle n'était pas née en
loyal mariage. Sa mère était la femme de Cléodalis, sénéchal de
Carmelide, comme on l'a vu dans le livre d'Artus[41]. Née le même
jour, elle avait reçu le même nom et possédait presque autant de
beauté que la véritable reine.

[Note 41: _Table ronde_, t. II, p. 153.]

Dès qu'on avait parlé de marier la première Genièvre au roi Artus,
l'autre avait conçu l'espoir de lui être substituée. Le roi Léodagan,
indigné de ses odieux projets, l'avait reléguée dans une maison de
religion. Là, elle avait fait amitié avec un vieux chevalier nommé
Bertolais,[42] banni du royaume pour cause d'homicide. Bertolais
offrit de l'aider dans ses prétentions criminelles. Après la mort du
roi Léodagan, il l'avait ramenée à Carmelide et présentée hardiment
aux barons de la terre comme la véritable épouse du roi Artus, droite
et seule héritière du roi son père. Les barons, l'avaient reconnue
pour leur dame en lui promettant de l'aider à désabuser le roi Artus,
et de réclamer pour elle le rang et les honneurs qui semblaient lui
appartenir.

[Note 42: _Artus_, p. 241.]




LXVI.


Le jour de la Chandeleur, comme Artus venait d'entendre la messe au
moutier de Caradigan, la demoiselle de Carmelide se présenta dans la
compagnie de son vieux chevalier et des hommes de son conseil. Elle
était richement vêtue, ainsi que les trente pucelles qui la suivaient.

«Dieu, dit-elle au roi, garde le roi Artus et maudisse tous ceux qui
lui veulent mal! Sire, vous m'avez ajournée pour éclaircir un cas
d'insigne trahison. La demoiselle que je vous avais envoyée, il
y a trois mois, et les lettres qu'elle vous a remises ont dû vous
informer du sujet de ma clameur. Je suis prête à prouver, par le
corps du loyal chevalier qui m'accompagne et par tous les barons de
ma terre, que je fus injustement déshéritée, et que je suis votre
loyale épouse, fille du noble roi Léodagan de Carmelide.»

Ici Galehaut prit la parole: «Sire, nous avons écouté ce qu'a dit
cette demoiselle. Maintenant il faut que de sa bouche nous entendions
les preuves de la trahison dont elle se dit victime.

«--La trahison! répond la demoiselle, ne l'a-t-on pas déjà prouvée?
Elle a été tramée contre moi par celle que je vois encore assise
auprès du roi, et qui semble même encore vouloir soutenir qu'elle est
la véritable épouse.

Alors la reine se lève, et d'une voix calme et assurée: «La trahison,
Dieu le sait, n'a jamais été dans ma pensée; je n'ai rien à faire
avec elle et je serai toujours prête à m'en défendre, soit devant
la cour de mon seigneur le roi, soit par le corps de l'un de ces
chevaliers qui tous me connaissent.»

Alors le roi Baudemagus, chargé par les barons de porter leur parole,
fit remarquer que l'accusation était de celles qui pouvaient être
jugées par preuves et par témoins; il fallait, en conséquence,
l'examiner en cour, et non l'abandonner aux chances d'un combat.[43]
«Mais, avant tout, cette demoiselle doit déclarer si elle consent à
s'en remettre à la décision de vos barons.»

[Note 43: On a beaucoup déclamé contre l'ancien usage du combat
judiciaire: mais on n'a pas assez remarqué que les juges devaient
l'ordonner dans les seuls cas où ni l'accusateur ni l'accusé
ne pouvaient fournir de preuves ou de témoins pour ou contre
l'accusation.]

Bertolais, qui avait offert de déposer son gage pour soutenir la
demoiselle, répondit: «Sire, il faut donner à ma dame le temps de
prendre conseil.

«--Nous lui accordons le délai d'un jour,» dit le roi.

La demoiselle se retira avec tous ceux de sa partie. Ils allèrent
prendre hôtel dans une maison éloignée de la ville; et quand ils
furent assurés que personne de la maison du roi ne les avait suivis,
Bertolais remontra à la demoiselle que le jugement de la cour
pourrait bien lui être défavorable: «S'il est tel, vous n'éviterez
pas le dernier supplice. D'un autre côté, si la décision est soumise
aux chances d'un combat, vous savez bien que la cour du roi Artus
réunit la fleur de tous les chevaliers du monde; et il n'en est
pas un qui, en défendant l'honneur de la reine, ne croira défendre
le droit. Ils auront donc pour eux tous les avantages, tandis
que vos champions, tout en étant de bonne foi, soutiendront une
mauvaise cause et devront commencer par jurer sur saints que vous
avez le droit pour vous. Leur parjure tiendra-t-il contre le loyal
serment des autres?--Hélas! dit en pleurant la demoiselle, que me
conseillez-vous donc?--Je vais vous le dire: il est reconnu qu'il
ne faut jamais compromettre l'honneur de son nom devant les hommes:
car il n'en est pas des hommes comme de Notre-Seigneur qui pardonne
au vrai repentir des pécheurs. Pour ne pas mettre en péril votre vie
et votre bon renom, mon avis serait d'employer un peu d'adresse.
Nous demanderons au roi un second jour de répit; il nous l'accordera
et, dès qu'il aura consenti, un de vos chevaliers ira lui annoncer
que dans la forêt de Caradigan séjourne un merveilleux sanglier,
depuis longtemps le fléau de la contrée. Le roi qui aime beaucoup la
chasse demandera qu'on le conduise aussitôt où le monstre se tient
d'ordinaire. Vos hommes seront aux aguets; quand ils jugeront le roi
isolé, ils l'entoureront et n'auront pas de peine à s'emparer de
sa personne et à le conduire à Carmelide. Là vous l'enchanterez à
votre aise et saurez bien lui faire reconnaître votre droit de reine
épousée.»

La demoiselle approuva le conseil de Bertolais. Trois chevaliers
retournèrent à la cour et demandèrent au nom de leur dame un nouveau
répit: «Je veux bien, dit le roi, l'accorder, mais pour la dernière
fois; n'en espérez plus d'autre.» Et comme ils sortaient, voilà qu'un
autre chevalier, qui ne semblait pas connaître la demoiselle, demande
à parler au roi. «Sire, dit-il, Dieu vous sauve! Apprenez ce que j'ai
vu de mes yeux. Dans la forêt de Caradigan séjourne le plus énorme
sanglier dont on ait jamais ouï parler. Il porte la désolation dans
tout le pays; on n'ose plus l'approcher, et si vous n'essayez pas
d'en délivrer la contrée, vous ne méritez pas de porter couronne.»

Lancelot était alors assis près du roi. «Entendez-vous ce qu'on
m'annonce, Lancelot?--Oui, sire; heureux qui trouvera le gîte du
sanglier et rapportera sa tête! Il n'est pas un de vos bacheliers qui
ne serait heureux de suivre ses traces.--Que ceux-là, dit le roi,
les suivent qui le souhaiteront. Pour moi je n'attends personne: Ça!
qu'on me donne mes habits de chasse!» On lui obéit; il monte, et
avec lui Lancelot, Galehaut, Gauvain, Giflet, Yvain et plusieurs
autres. Le chevalier de la demoiselle s'était chargé de les conduire.
Bientôt, il dit tout bas au roi: «Sire, le porc est assez près d'ici;
mais le bruit des pas de tous ces chevaux va le faire lever, et si
vous tenez à l'honneur d'être premier à le joindre, il serait mieux
de laisser vos chevaliers.--C'est bien penser,» répond le roi. Il
fait signe à ses compagnons de prendre d'un autre côté et ne retient
que deux veneurs avec lesquels il s'engage dans un épais fourré.

Mais en regardant autour de lui, Artus commence à s'étonner de ne pas
entendre de bruit dans le feuillage, et de ne pas voir la bête. Tout
à coup il est environné de chevaliers qui, le heaume lacé, le haubert
endossé et le glaive au poing, l'avertissent de ne pas tenter une
résistance inutile. Le roi se voyant trahi lève son épée et résiste
de son mieux; mais son cheval mortellement frappé s'affaisse sous
lui, les deux veneurs sont liés, lui-même est désarmé. On lui attache
les mains, on le lève sur un palefroi qui l'emmène d'un pas rapide.
Le chevalier qui l'avait conduit s'était hâté de rebrousser chemin,
et quand il fut à distance, il donna du cor pour attirer de son côté
les chevaliers du roi. «Entendez-vous ce cor, leur dit mess. Gauvain?
c'est le roi qui le fait donner; allons d'où le vent l'apporte.»
Comme on devine, ils s'éloignèrent du roi de plus en plus, si bien
qu'à l'entrée de la nuit ils revinrent à Caradigan accablés de
fatigue et d'inquiétude. La reine qui les attendait leur demanda
pourquoi le roi n'était pas avec eux. Mess. Gauvain lui avoua qu'ils
l'avaient inutilement cherché. Aussitôt elle soupçonna la trahison
et fondit en larmes. On voulait en vain lui persuader qu'il n'y
avait rien à craindre pour le roi: «Il a voulu seul, lui disait-on,
avoir l'honneur de tuer le porc, pour être en droit de railler ceux
qui l'avaient suivi. Demain nous aurons bien du malheur si nous ne
parvenons pas à le retrouver.»




LXVII.


Les chevaliers bretons battirent le lendemain la grande forêt dans
tous les sens, sans arriver au roi; mais son cheval étendu mort et
percé de coups de lance les avait confirmés dans la pensée que leur
seigneur avait subi le même sort, ou pour le moins avait été emmené
prisonnier. La ville fut consternée en apprenant le mauvais succès
de leurs recherches; mais qui pourrait exprimer la douleur de la
reine, déjà dévorée d'inquiétude depuis la clameur de la demoiselle
de Carmelide? Galehaut essayait de la conforter: «Nous apprendrons
bientôt, disait-il, par quelle aventure le roi est retenu: mais vous,
dame, n'avez rien à redouter de la calomnie! Malheur à l'indigne
femme qui n'a pas craint de lever cette folle clameur!--Je me soucie
peu, Galehaut, de cette femme, répondait la reine; mais je crains la
méchanceté des hommes. Veuillez donc avertir votre ami d'éviter de
me voir en particulier, tant que le roi sera loin d'ici.» Galehaut
approuva la prudence et la sagesse de la reine. Le jour même, elle
partit de Caradigan et revint à Carduel, sous la garde de mess.
Gauvain, de mess. Yvain, de Keu le sénéchal et des autres chevaliers
de son hôtel.

Pour la demoiselle de Carmelide, quand elle eut avis de la prise du
roi, elle reparut en cour demandant aux barons de Logres qu'on la
mît en présence d'Artus. «Demoiselle, répondit Baudemagus, le roi
n'est pas ici; il s'est vu contraint de quitter Caradigan, et nous
a remis le pouvoir de faire droit.--Cela ne peut être: de la bouche
du roi doit sortir le jugement de ma cause. Je suis ajournée devant
lui, c'est de lui que je me plains, c'est lui qui doit me rendre
l'honneur qui m'appartient.--Dame, les chevaliers de la cour du roi
répondent pour le roi: ils ont plein droit de parler et de juger en
son nom. Leurs honneurs et leurs personnes répondent de la droiture
de leurs sentences.--Non, non; le roi seul doit m'écouter et me
rendre justice.» Elle attendit pour sortir que l'heure des plaids fût
écoulée, comme si elle eût conservé jusqu'à la fin l'espoir de voir
arriver Artus. Puis, d'un air triste et courroucé, elle retourna en
Carmelide où elle savait bien le trouver.

Elle se rendit, en arrivant, à la prison où il était retenu: «Roi
Artus, lui dit-elle, grâce à mes fidèles chevaliers, vous êtes en mon
pouvoir. Si vous refusez de me reconnaître pour votre femme épousée,
au moins serez-vous forcé de me renvoyer les compagnons de la
Table-Ronde que mon père m'avait accordés en dot.» Artus ne répondit
rien; il ne supposait pas encore que la demoiselle dont il était
devenu le prisonnier eût pour elle le bon droit. Mais, chaque jour,
la fausse Genièvre faisait glisser dans sa coupe un philtre amoureux;
chaque jour elle venait le voir, lui parlait d'une voix douce et
caressante, le regardait d'un oeil tendre et passionné; si bien que,
peu à peu, entraîné par la force du poison, le roi se trouva sans
défense contre ses artifices. Que dirons-nous de plus? Il en vint
jusqu'à l'oubli des droits de la véritable reine, et ne passa plus
guères de nuits sans reposer près de la fausse Genièvre.

Cependant, après les fêtes de Pâques et par l'effet d'un certain
retour sur lui-même, il se plaignit d'être retenu loin de ses barons.
«Ah Sire! fit la demoiselle, ne pensez pas que je renonce à votre
compagnie de mon plein gré: une fois rentré dans vos domaines, vous
pourriez bien méconnaître votre loyale épouse. Si je vous ai conquis
par une sorte de violence, c'est avec l'espoir de vous ramener aux
devoirs que sainte Église a consacrés. Je n'ai pas regretté votre
couronne; je vous aimerais plus sans elle que le premier des princes
couronnés.--Pour moi, reprit le roi Artus, je n'aime personne autant
que vous, et, depuis que je suis ici, j'ai tout à fait mis en oubli
celle qui avait occupé longtemps votre place. Je dois pourtant avouer
que jamais dame ne montra plus de sens, ne fut de plus grande bonté
et courtoisie que cette autre Genièvre, trop longtemps regardée comme
ma véritable épouse. Elle a par sa largesse et sa débonnaireté gagné
tous les coeurs, les riches comme les pauvres. C'est, disait chacun,
l'émeraude de toutes les dames.--Ainsi font, dit la fausse Genièvre,
toutes celles qui usent des mêmes artifices; car elles ont le plus
grand besoin d'en imposer.--Cela peut être: mais encore ne puis-je
être assez émerveillé de toutes les bonnes qualités qu'elle semblait
avoir et qui m'ont si longtemps retenu dans le péché.»

Ces entretiens donnaient de grandes inquiétudes à la fausse Genièvre:
le roi avait beau témoigner de la plus aveugle passion, elle
tremblait que le philtre dont elle usait ne perdît un jour de sa
vertu. «Que voulez-vous plus de moi? lui dit un jour Artus.--Je veux
que vous me fassiez reconnaître par vos barons, comme fille du roi
Léodagan et votre loyale épouse.--Je le veux bien; et pour éviter
le blâme des clercs et des laïcs, j'entends rassembler les hauts
hommes de Carmelide et les amener à vous reconnaître de nouveau pour
la droite héritière de Léodagan, pour celle que le roi de Logres a
épousée devant sainte Église. Je demanderai ensuite aux barons de
Bretagne de confirmer ce témoignage.»

Genièvre applaudit à cette résolution, et le roi indiqua la fête
de l'Ascension pour l'Assemblée de Carmelide, en s'engageant à
reconnaître devant les barons de la contrée la seconde Genièvre comme
véritable reine de Logres. En même temps il envoya vers mess. Gauvain
pour lui annoncer qu'il était en bon point d'esprit et de corps, et
pour qu'il eût à semondre les barons de Logres de se trouver à ce
jour de l'Ascension dans la ville de Carmelide.




LXVIII.


Le royaume de Logres avait eu bien à souffrir de l'absence du
roi Artus. Les barons, n'ayant plus rien à craindre du suzerain,
entretenaient au grand détriment du peuple des guerres privées. Ceux
qui jusqu'alors avaient été les plus faciles à maintenir dans la
droite voie devenaient les plus cruels ennemis de la paix; briseurs
de chemins, ravisseurs du bien des veuves et de l'honneur des filles,
fléaux des orphelins et des églises. Il fallait porter remède à de si
grands maux. De toutes les parties du royaume les plaintes arrivaient
à la reine, et ceux même qui avaient le plus abusé de la force
reconnaissaient la nécessité de rétablir l'autorité suprême. Les plus
hauts tenanciers caressaient d'ailleurs l'espoir de voir tomber sur
eux le choix du plus grand nombre. Le roi Aguisel d'Écosse, cousin
d'Artus, se flattait surtout de recueillir la succession du roi. Il
est vrai que mess. Gauvain était parent plus proche encore, mais sa
grande loyauté donnait à penser qu'il refuserait d'occuper la place
de son oncle.

L'Assemblée générale des barons fut donc convoquée. Aguisel parla le
premier de la nécessité de remplacer le roi Artus, qui, tout portait
à le croire, avait cessé de vivre. Suivant lui, c'était au parent le
plus proche du roi regretté qu'il convenait d'offrir la couronne.

Or, Galehaut savait que mess. Gauvain aurait refusé de la prendre,
tant que la nouvelle de la mort de son oncle ne serait pas arrivée.
En lui faisant reconnaître les vues ambitieuses d'Aguisel, il sut
le décider à revenir sur cette résolution; et quand le roi d'Écosse
vint, au nom des hauts barons, lui demander s'il consentait à devenir
roi, il répondit qu'il ne refuserait pas si tel était le voeu
général, «tout en espérant, ajouta-t-il, que le roi Artus, mon oncle,
n'est pas mort, et qu'il reviendra bientôt. Alors seront déliés de
leur serment de fidélité les barons qui m'auront choisi, et le roi ne
pourra me savoir mauvais gré d'avoir gouverné en son absence.»

Il est aisé de deviner le dépit et la surprise du roi Aguisel, quand
il vit mess. Gauvain ne consentir à être élu que pour mieux conserver
le trône au roi Artus, si jamais il reparaissait. Il lui fallut se
soumettre et, comme les autres, reconnaître mess. Gauvain pour le
droit héritier de la couronne en vacance. À peine élu, les troubles,
les désordres cessèrent. Mess. Gauvain eut le nom de roi; la reine
en eut l'autorité.

Un jour arrivèrent de Carmelide des messagers qui demandèrent à
parler à mess. Gauvain: «Monseigneur, dirent-ils, le roi Artus vous
salue comme son homme, son neveu et son ami. Il est en bon point,
il jouit de toute sa liberté dans le royaume de Carmelide, et il
vous semond de venir le joindre, avec tous les barons du royaume de
Logres, pour le jour de la prochaine Ascension.»

Messire Gauvain, avant de faire réponse aux messagers, alla trouver
la reine. «Voici, lui dit-il, de bonnes nouvelles du roi. Il est
en Carmelide où il nous ordonne de nous rendre pour tenir conseil
avec lui.» La reine était trop sage pour ne pas deviner ce que mess.
Gauvain ne lui disait pas. Le roi Artus était en Carmelide, il
était donc le prisonnier ou le protecteur de celle qui avait levé
l'odieuse clameur. Le silence gardé par mess. Gauvain sur ce que
le roi Artus avait pu dire de plus ne lui permettait aucun doute.
Elle fit pourtant meilleure chère que les jours précédents, et
laissa seulement percer la joie que lui causait la nouvelle de la
conservation des jours et de la bonne santé du roi.

De son côté, mess. Gauvain répondit aux messagers qu'il serait fait
ainsi que son oncle désirait, et il manda aussitôt aux barons de
Logres que le roi, libre et bien portant, les invitait à se trouver
le jour de l'Ascension dans la ville de Carmelide.

Mais la sage reine prit Galehaut à conseil: «J'ai, lui dit-elle,
plus que jamais besoin de vos avis. La demoiselle de Carmelide me
paraît avoir surpris la confiance de monseigneur le roi: c'est la
juste punition du péché qui m'a fait manquer à la foi que je devais
à mon époux. Ah Galehaut! vous savez si Lancelot méritait d'être
aimé des plus sages et des plus belles du monde. Toutefois, je ne me
plaindrais pas d'être châtiée pour un autre crime imaginaire. Que
je finisse mes jours dans une noire prison, je l'aurai mérité. Mais
je crains de mourir avant d'avoir la ferme volonté de me repentir;
et je serais alors en danger de perdre l'âme en même temps que le
corps.--Dame, répond Galehaut, ne redoutez pas le jugement de la
cour. Mille chevaliers, le roi Artus lui-même, perdront la vie avant
qu'on vienne à menacer la vôtre. Je vais en Carmelide, j'y serai
bien accompagné d'hommes armés, et s'il arrivait qu'on osât vous
condamner, nous saurions bien, Lancelot et moi, rendre vaines toutes
les sentences.»




LXIX.


Au terme indiqué, la reine partit de Carduel en Galles sous la
conduite de mess. Gauvain et des chevaliers de sa maison. Galehaut
ne tarda pas à les suivre avec Lancelot et bon nombre de chevaliers
armés.

La demoiselle de Carmelide avait déjà fait affirmer son droit par
les barons du pays. Le roi en revoyant Galehaut et Lancelot leur
fit belle chère; mais il défendit à la reine de partager son hôtel,
honneur réservé à la fausse Genièvre. La reine choisit un logis
voisin: elle y fut entourée des chevaliers et barons de Bretagne qui,
tous, s'accordaient à blâmer le roi de favoriser l'accusation.

Le jour de l'Ascension, Artus dit aux barons de Bretagne: «Seigneurs,
je vous ai mandés, parce qu'un roi ne doit rien décider sans le
conseil de ses hommes. Vous connaissez la plainte présentée devant
nous par la demoiselle héritière du royaume de Carmelide. Je pensais
d'abord que la clameur n'était pas juste: aujourd'hui je sais qu'elle
est fondée en droit, et que la tromperie vient de celle que je
tenais auparavant pour reine. Les hommes du pays témoigneront devant
vous qu'elle est la fille du roi Léodagan de Carmelide: celle que
je tenais pour ma femme épousée n'est que la fille de Cléodalis le
sénéchal. J'ai besoin de votre conseil sur ce que je dois faire
aujourd'hui pour réparer ma trop longue méprise.»

Ces paroles jetèrent les barons dans un grand trouble: nul ne
trouvait moyen de contredire; mess. Gauvain pleurait comme s'il eût
déjà prévu la condamnation de la reine. Galehaut pourtant demanda à
répondre aux paroles du roi.

«Sire, dit-il, tout le monde vous tient pour prud'homme: vous ne
vous hâterez donc pas de faire ce que vous pourriez estimer plus
tard une très-grande folie. Je ne crois pas que la reine ait rien
à craindre de la clameur de cette demoiselle.--Galehaut, répond le
roi, vous n'en pouvez savoir la vérité aussi bien que les hommes
du pays. Ils étaient avec le roi Léodagan; comment douter de ce
qu'ils témoignent?--Au moins, sire, peut-il sembler étrange qu'ils
aient réclamé si tard et que le cas ait été si longtemps ignoré.
N'avaient-ils pas jusqu'à présent tenu ma dame pour la véritable
reine?--Je sais, repartit le roi, qu'elle ne l'est pas, et j'en ai
grand regret; j'eusse volontiers gardé mon amour à celle que je
tenais à droite épouse; mais je ne le pourrais plus sans péché.
Ce n'est pas ici un cas de bataille; le témoignage des barons de
Carmelide suffit pour nous faire connaître la vérité.»

Les barons de Carmelide furent alors réunis en conseil. La reine
s'assit d'un côté de la salle, la demoiselle accusatrice de l'autre.
Le roi dit: «Vous tous qui siégez comme mes hommes et dont j'ai
depuis longtemps reçu les serments, vous allez connaître d'une
clameur portée devant moi, laquelle touche à ces deux dames. L'une
prétend avoir été justement épousée et couronnée, comme la seule
fille de votre seigneur et de la reine sa femme; l'autre, que je
tenais jusqu'à présent pour mon épouse, me soutient qu'elle est en
effet ce que la première dit être. Vous devez en savoir la vérité.
Jurez donc sur les Saints que vous ne parlerez ni par amour ni
par haine, et que vous reconnaîtrez pour reine celle qui l'est
véritablement.»

Alors le vieux Bertolais s'avance, tend la main devant les Saints
que présente le roi, et jure que si Dieu et les Saints l'aident,
la demoiselle qu'il tient par la main est Genièvre, femme du roi
Artus, enointe et sacrée comme reine, fille du roi et de la reine de
Carmelide. Après lui jurent, d'abord les hauts barons de la terre,
puis les autres barons et chevaliers qui avaient été en la cour du
roi Léodagan. Il y en eut pourtant dans le nombre qui soutinrent la
cause de la vraie reine; mais le roi ne tint pas compte de leurs
réserves, tant le philtre qu'on lui avait servi lui avait troublé
l'entendement. La reine fut jugée coupable: ce fut la plus grande
tache de toute la vie du roi Artus. À l'occasion de ce faux jugement,
il y eut grande liesse dans le pays de Carmelide, grand deuil dans le
royaume de Logres.

Après la sentence des juges, le roi demanda ce qu'on devait faire à
l'égard de celle qui l'avait si longtemps abusé. Galehaut, devinant
la pensée du roi, fut d'avis de remettre à la Pentecôte une aussi
grave décision; attendu qu'une telle supercherie ne pouvait être
punie à la hâte. Il parlait ainsi pour demeurer dans le parti des
conseillers du roi; en effet, le roi parut lui en savoir bon gré et
consentit au délai proposé. En attendant, il confia à mess. Gauvain
la garde de la reine, à la condition de se représenter avec elle à
la Pentecôte: «N'y manquez pas, beau neveu, lui dit-il encore, si
vous voulez conserver mon amour.--Sire, répondit Gauvain, ce n'est
pas la première fois que la reine est menacée de vous perdre.» Il
disait cela pour rappeler comment elle avait été, le jour même de son
mariage, sur le point d'être enlevée par les parents de la fausse
Genièvre[44].

[Note 44: _Romans de la Table ronde_, ARTUS, p. 239.]

À la Pentecôte, mess. Gauvain ne manqua pas de reparaître avec la
reine, et le roi de son côté somma les hauts barons, sur la foi qu'il
lui avaient jurée, d'examiner ce qu'on devait faire de celle qu'il
avait retenue si longtemps en péché mortel. Les barons de Logres
ne pouvaient croire que l'intention du roi fût de la faire juger à
mort; ils se trompaient, Artus ne méritait plus le nom de justicier.
L'autre Genièvre s'était jetée à ses pieds, en s'écriant avec force
larmes qu'elle se donnerait la mort si l'autre n'était pas condamnée.
Artus avait cédé et ne souhaitait plus rien tant que la condamnation
de la noble reine.

Mess. Gauvain délibéra avec les barons de Bretagne pour aviser à ce
que ferait chacun d'eux. Quant à lui, il était bien résolu de ne
jamais siéger dans une cour où la reine aurait été condamnée à la
mort. «Mais, dit Galehaut, il faut procéder avec douceur à l'égard
du roi: comme il semble vouloir user envers ma dame de la dernière
rigueur, demandons un répit de quarante jours. Peut-être que, revenu
dans ses terres, il ne sera plus autant affolé de celle qu'il veut
mettre à la place de la reine.»

Les barons de Logres approuvèrent le conseil et demandèrent ce répit,
par la bouche de Galehaut. Le roi répondit qu'il ne voyait aucune
raison de différer la sentence: «Si vous vous récusez, je sais qui
vous remplacera.--Sire, répondent-ils, puisqu'un jugement a déclaré
notre dame Genièvre déchue de son titre d'épouse et de reine, il
est certain qu'il faudra prononcer contre elle la peine de mort.
Or, c'est une sentence que nous refusons de porter, désireux, comme
nous le sommes tous, que madame la reine ne soit pas cruellement
traitée.--Soit! répond le roi, d'autres que vous feront justice, et
dès ce soir.» Il commande alors aux barons de Carmelide de prononcer
le jugement, et le vieux Bertolais dit: «Nous le voulons bien, Sire,
à la condition que vous présiderez. Si les barons de Bretagne se
récusent, au moins faut-il que le roi de Bretagne occupe leur place.»
Le roi sentit qu'il ne pouvait refuser; il les accompagna dans la
salle où ils devaient juger. Et Galehaut, sachant bien qu'à la vie
de la reine était attachée la vie de son ami, demanda aux Bretons ce
qu'ils entendaient faire si elle était condamnée. «Je le répète, dit
mess. Gauvain, je quitterai la terre de mon oncle, et n'y reviendrai
jamais.» Mess. Yvain le fils d'Urien et Keu le sénéchal prennent
le même engagement et entraînent avec eux tous les autres. «Grâce
à Dieu! dit à son tour Galehaut, il est aisé de voir si ma dame la
reine est aimée des prud'hommes, et s'ils approuvent qu'on l'ait
condamnée.»

Il alla retrouver son ami: «Beau doux compain, lui dit-il, n'ayez pas
d'inquiétude; avant la fin du jour, vous verrez le plus hardi fait
d'armes dont on ait entendu parler. Si la cour du roi condamne la
reine, j'entends fausser le jugement; j'appellerai le roi et offrirai
de le combattre soit de son corps, soit par le champion qu'il lui
plaira désigner.--Non, Galehaut, vous ne ferez rien de pareil: c'est
moi qui soutiendrai la querelle: si le roi ne m'en sait pas de gré,
il n'y aura grand mal pour personne; laissez-moi donc faire ce qui
conviendra.--J'y consens, puisque vous le voulez; mais, comme moi,
vous êtes de la maison du roi et compagnon de la Table ronde, ne
l'oubliez pas. Quand donc vous entendrez prononcer le jugement, vous
me regarderez; sur un signe que je vous ferai, vous avancerez vers le
roi et vous déclarerez que vous renoncez aux honneurs de sa maison
et de la Table ronde. Cela fait, vous pourrez sans blâme fausser le
jugement.»

Ils en étaient là, quand Artus sortit avec les barons de Carmelide
de la salle où le jugement venait d'être prononcé. Il s'assit, les
barons se rangèrent à ses côtés. La reine se tint à part, ne laissant
entrevoir aucune émotion. Et Bertolais, chargé de la parole, dit de
façon à être bien entendu:

«Écoutez, seigneurs barons de Bretagne, le jugement rendu par le
commandement du roi Artus, contre la femme qui avait été durant trop
de temps sa royale compagne. Pour faire droit contre un tel forfait,
la coupable devrait perdre la vie; mais nous devons avoir égard à
l'honneur qu'elle eut longtemps, bien que sans droit, de partager la
couche du roi. Il devra suffire à justice qu'elle soit dépouillée
de tout ce qu'elle avait revêtu le jour de son mariage. Comme elle
a porté couronne contre raison, les cheveux qui l'ont reçue seront
coupés, ainsi que le cuir des mains qui l'ont posée sur sa tête.
Les deux pommettes de ses joues sur lesquelles l'huile sainte fut
répandue seront tranchées: dans cet état, elle s'éloignera de la
terre de Logres, et se gardera de jamais reparaître devant notre sire
le roi.»

Grande fut l'indignation de messire Gauvain et des barons de Logres,
en entendant la sentence. Chacun à l'envi déclara qu'il ne siégerait
jamais dans une cour où tel jugement avait été dressé. Mess. Gauvain
dit le premier: «Si monseigneur le roi n'y avait eu part, ceux qui
l'ont consenti seraient à jamais honnis.» Autant en dit mess. Yvain:
Keu le sénéchal alla plus loin encore en déclarant qu'il était prêt
à combattre le meilleur, sauf le roi, des chevaliers qui avaient eu
part à une aussi odieuse sentence. Au milieu d'un tumulte croissant,
Galehaut regarda son ami et lui fit le signe dont ils étaient
convenus. Aussitôt Lancelot fend violemment la presse des barons,
sans demander qu'on lui ouvre passage; il trouve sur son chemin Keu
le sénéchal qui voulait se porter défenseur de la reine, il le fait
rudement tourner sur lui-même en le saisissant au bras. Keu furieux
s'élance une seconde fois devant lui: «Arrière! crie Lancelot,
laissez à meilleur que vous le soin de garder la reine.--Meilleur?
dit Keu.--Meilleur.--Et lequel?--Vous le verrez bientôt.» Puis
détachant l'agraffe du riche manteau qu'il portait, il ne regarde pas
qui le relève et s'avance en tunique jusqu'au siége du roi: «Sire,
dit-il, j'ai été votre chevalier, compagnon de la Table ronde; cela,
par votre grâce, dont je vous remercie. Je vous demande de m'en tenir
quitte.

«--Comment! beau doux ami; parlez-vous sérieusement?

«--Oui, sire.

«--S'il plaît à Dieu, vous ne le ferez pas; Quoi! Vous renonceriez à
l'honneur auquel tant d'autres aspirent!

«--J'y suis résolu, sire, je n'entends plus être de votre maison.

«--Si vous n'avez égard ni à mes prières ni à celles de tous ces
barons, voici ma main, je vous quitte de tous les liens d'homme lige
auxquels vous étiez tenu envers moi.

«--Maintenant, sire, en mon nom, en celui de maints chevaliers ici
présents, je demande qui a fait le jugement rendu contre l'honneur de
ma dame la Reine?

«--C'est moi, répond vivement le roi, et je ne pense pas qu'il
y ait un homme disposé à le trouver sévère: avec plus de raison
l'estimerait-on trop doux. Mais pourquoi le demander?

«--Parce que je déclare parjure et déloyal quiconque a pris part à ce
jugement. Et je suis prêt à le montrer contre lui, ou contre la cour
tout entière.

«--Écoutez-moi, Lancelot: je n'ai pas oublié vos grands services;
quelque chose que vous disiez, je ne puis vous haïr. C'est pourtant
grande audace à vous de fausser mon jugement, et je ne doute pas que
vous ne trouviez un champion qui vous en fasse repentir.

«--C'est ce qu'on verra bien, car je suis prêt à montrer la fausseté
du jugement, non pas contre un seulement, mais contre les deux
meilleurs chevaliers qui voudront en soutenir la droiture; et si je
ne les force à confesser le parjure, je veux que l'on me pende par la
gueule!

«--Oh! bien,» interrompit alors Keu, «je pardonne à Lancelot
l'outrage qu'il vient de me faire. Il est assurément ivre ou en
démence, quand il veut seul combattre deux chevaliers.

«--Sire Keu, sire Keu, reprend Lancelot, enflammé de courroux, dites
ce qu'il vous plaira: mais apprenez que je suis prêt à défendre
la reine, non contre deux, mais bien contre les trois meilleurs
chevaliers qui prirent part au jugement. Sachez de plus que, pour
le royaume de Bretagne, vous ne devriez pas consentir à être le
quatrième. J'espère, sénéchal, que le roi ne s'opposerait pas à vous
voir joint aux champions du jugement que j'ai déclaré faux et infâme.

«--À Dieu ne plaise, dit le roi, que trois se réunissent contre un
seul, quand il est arrivé si souvent à mes chevaliers de combattre
seuls contre trois des autres pays!»

Mais les barons de Carmelide indignés de voir leur jugement faussé,
relevèrent l'appel et déposèrent les gages. Le roi cependant
résistait encore: «Vous ignorez, leur disait-il, que Lancelot est un
des meilleurs chevaliers du monde; et je ne voudrais pas, au prix de
mon royaume, le voir mourir honteusement.--Sire, dit Lancelot, il
faut que la bataille ait lieu; car je soutiens que le jugement est
faux, et que tous ceux qui n'ont pas craint d'y prendre part ont fait
acte de félonie.»

Alors il s'agenouilla et tendit ses gages au roi, qui dut malgré
lui consentir à l'épreuve. Les barons de Carmelide choisirent leurs
trois meilleurs chevaliers, hauts de taille, larges d'épaules; le
plus vieux ayant à peine quarante ans. Le combat fut fixé au dimanche
suivant, le premier après la Pentecôte.

La reine en attendant le jour qui devait décider de son honneur et
de sa vie, fut reconduite à l'hôtel qu'elle avait choisi, par ses
chevaliers qui ne pouvaient s'empêcher de craindre l'issue d'un
combat aussi inégal[45].

[Note 45: Il y a deux textes entièrement différents de ce grand
épisode du jugement de la reine. J'ai suivi les mss. 751 et 752, qui
m'ont semblé plus anciens et d'ailleurs plus corrects dans plusieurs
endroits, que le msc. 339.]




LXX.


Comme on l'a deviné, personne n'osa disputer à Lancelot l'honneur
de défendre la reine: après ce qu'il avait dit à Keu le sénéchal,
qui pouvait espérer de lui être préféré? De l'autre côté, les trois
chevaliers de Carmelide se déclarèrent prêts à soutenir le jugement
porté contre celle qui se faisait appeler la reine. Lancelot eût
vivement souhaité de les combattre tous trois ensemble: mais Galehaut
ne le voulut pas souffrir, et dressa les conditions de la bataille:
si le premier chevalier était vaincu, le second devait le remplacer
et après lui le troisième.

Les gages mis entre les mains du roi Artus, chacun alla s'armer.
Lancelot fit attacher ses chausses et revêtit son haubert; mess.
Gauvain lui offrit sa bonne épée Escalibur[46]. Quand il ne resta
plus que la tête et les mains à couvrir, il monta son palefroi
et s'en vint aux lices, accompagné de Galehaut, du Roi des cent
chevaliers, de mess. Gauvain et d'autres encore. Devant lui marchait
Lionel portant son heaume et son écu; un second écuyer tenait de la
main droite le cheval de bataille, de l'autre son glaive. Les lices
avaient été disposées entre l'hôtel du roi, la forêt, la grande
rivière et la prairie. Les deux reines s'assirent aux fenêtres, la
fausse Genièvre en haut, la véritable plus bas, mais entourée de
mess. Yvain, de Keu le sénéchal, de Giflet fils-Do[47], de Beduer et
autres chevaliers de sa maison.

[Note 46: Artus avait fait présent de cette fameuse épée à son neveu
Gauvain, après avoir conquis _Marmiadoise_ sur le roi Rion (_Artus_,
p. 193). Les autres romanciers laissent toujours Escalibur aux mains
d'Artus, et je crois qu'ils suivent mieux en cela la tradition
primitive. C'était l'épée qu'Artus avait pu détacher de l'enclume du
Perron (_Merlin_, p. 96).]

[Note 47: Giflet ou Girflet, fils de Do de Carduel. On disait:
_Fils-Do_, apparemment comme _Fitz-Gerald_, _Fitz-James_,
_Fitz-Warin_; toutefois sans prévention de bâtardise.]

Arrivent les trois chevaliers de Carmelide, armés sauf de la tête et
des mains. Ils étaient beaux et de haute taille. Lancelot était allé
d'abord vers la reine: elle le baisa au vu de tous en le recommandant
à Celui qui naquit de la vierge. Ainsi conforté, il couvre ses
mains, lace le heaume et passe l'écu à son cou. Son cheval de combat
richement couvert l'attendait: il monte, prend le glaive de la main
du second écuyer, comme avaient déjà fait les trois chevaliers. Les
fenêtres regorgent de spectateurs, et ceux qui ne peuvent trouver
place montent aux créneaux.

Lancelot impatient d'entendre le cor donner le signal. «Messire
Gauvain, criait-il, que tardez-vous à faire sonner?» Le cor retentit;
Lancelot, le glaive sous l'aisselle et l'écu sur la poitrine, broche
le cheval des éperons. Le premier des trois chevaliers l'attendait;
les glaives se croisent et heurtent contre les écus; le bois du
chevalier de Carmelide éclate, le fer de Lancelot écartant les
mailles et le cuir traverse le coeur, et perce le dos; le chevalier
tombe sur le pré comme un corps mort. Lancelot passe outre, pose son
glaive contre un arbre, descend, attache son cheval aux branches;
puis l'écu sur la tête et la bonne épée en main, il revient sur le
chevalier abattu qu'il avertit de se relever; celui-ci ne répondit
pas: il était mort. Lancelot lui délace le heaume, abat la ventaille,
lui tranche la tête, et essuie son épée sur l'herbe verte avant de la
remettre au fourreau.

Mess. Gauvain donne pour la seconde fois du cor: le second champion
arrive de toute la force de son coursier. Ils s'entre-frappent sur le
haut des écus: le chevalier rompt son glaive, Lancelot fend l'écu,
mais n'entame pas le haubert; il prend alors au corps son adversaire,
l'enlève de la selle, le jette par-dessus la croupe de son cheval, et
piquant son glaive à terre, revient au chevalier de Carmelide déjà
relevé et déjà la tête couverte de son écu fendu: «Rassurez-vous,
crie Lancelot, j'aurais honte de combattre à cheval quand vous êtes
à pied.» Il descend, attache son coursier à un arbre et revient
l'épée en main sur son adversaire. Il tranche d'abord la guiche qui
retenait l'écu du chevalier, puis il frappe fort et menu: on voit
le chevalier inondé de sang, hésiter, reculer avec épouvante, et
quoique vaincu, ne se décidant pas à prononcer le mot de recréance.
Après avoir çà et là jeté les yeux, il se traîne péniblement à la
rive, comme pour y trouver un refuge; puis il semble honteux de
mourir ainsi, et revenait sur ses pas, quand il voit Lancelot lever
de nouveau Escalibur: «Ah! Lancelot, s'écrie-t-il, gentil chevalier,
de qui pourra-t-on espérer merci, sinon du meilleur des bons?--Tu ne
l'obtiendras, fait Lancelot, qu'après avoir reconnu à haute voix que
le jugement prononcé contre madame la reine est faux, et que ceux qui
l'ont porté sont traîtres et déloyaux.--Certes, dit le chevalier,
je ne veux pas sauver ma vie en accusant les juges: ils ont fait
ce qu'ils devaient.--Dis plutôt qu'ils seront à jamais honnis par
tous les prud'hommes du monde; et toi qui soutiens leur félonie tu
recevras la mort.» Il hausse l'épée, l'autre ne l'attend pas et fuit
à travers prés; quand l'haleine lui manque il crie de nouveau merci.
«Mauvais chevalier, dit Lancelot, laisse plutôt faire cette bonne
épée: ne vaut-il pas mieux mourir que prononcer le honteux mot de
recréance?--Si m'aist Dieu, vous dites vrai: j'attendrai la mort de
votre main, ne pouvant la recevoir de meilleur chevalier.» Alors il
se tient immobile, la tête à peine couverte de la coiffe du haubert
et des derniers lambeaux de son écu. Lancelot lui fait voler l'épée
de la main; tous ceux qui les regardent sont émus de compassion. Mais
emporté par une ardeur de vengeance encore irritée par la vue de la
reine, le vainqueur tranche d'un coup furieux heaume et ventaille,
plonge Escalibur dans le crâne, et le corps s'étend devenu masse
inanimée. «Ah! belle et bonne épée, dit Lancelot en la remettant au
fourreau, qui vous tient ne peut manquer de prouesse.» Il revient
à son cheval et témoigne déjà de son impatience d'entendre une
troisième fois sonner le cor.

Mais les barons de Carmelide étaient allés se jeter aux pieds du
roi: «Sire, nous avons eu tort de laisser engager le combat avant
d'avoir fait jurer aux champions qu'ils défendaient une juste cause.
Il conviendrait donc de leur demander en ce moment s'ils veulent
faire serment, les uns que le jugement fut équitable, l'autre
qu'il est entaché de félonie[48].» Le roi allait satisfaire à la
réclamation des barons, quand Galehaut, qui ne démêlait pas bien
encore de quel côté était la bonne cause, se hâta de faire sonner
le cor. Le troisième combat commença. Le chevalier, nommé Guifrey
de Lamballe[49] avait un grand renom de prouesse. Bien que les deux
chevaux parussent de force égale, il crut qu'en obligeant Lancelot
à combattre à pied, la victoire lui serait plus facile. Dès la
première rencontre, il ouvrit le poitrail du cheval de Lancelot.
Mais en fléchissant, Lancelot le saisit, le souleva, et le força de
vuider également les arçons. Ils tirèrent alors en même temps l'épée,
frappèrent sur les heaumes comme sur enclume. Les mailles détachées
volent çà et là; le sang vermeil jaillit et rougit le haubert: les
meilleurs coups sont pourtant donnés par Lancelot, et ceux-là mêmes
qui connaissaient le mieux la prouesse de Guifrey ne doutent pas de
sa défaite.

[Note 48: Gauvain et Galehaut, juges du camp, n'avaient pas fait
jurer Lancelot, contre toutes les règles du combat judiciaire, parce
qu'ils n'étaient pas assurés de l'innocence de Genièvre. Lancelot
eût défendu la reine, même si l'accusation de substitution eût été
fondée; mais ils ne voulaient pas l'exposer à commettre un parjure.]

[Note 49: _Var._: Karadoc de la Maille.]

La furieuse bataille se prolongea jusqu'aux Nones. Guifrey épuisé
de sang sentait l'haleine lui manquer; Lancelot le pressait, le
poursuivait le long des barrières, mais ne se hâtait pas de lui
donner le coup décisif. L'autre levait encore le bras, mais ne
frappait plus. Enfin Lancelot le jette à terre, lui arrache son
heaume et levant les yeux vers la tour où Keu se trouvait près de la
reine: «Sire Keu, crie-t-il, voici le troisième; voulez-vous être
le quatrième?» Keu baisse la tête et ne répond rien. Guifrey, se
voyant sans défense, s'étend aux pieds de Lancelot. «Preux chevalier,
dit-il, je vous crie merci!--Pas de merci, pour si grande injure!» Le
vaincu fait un dernier effort et retient le bras droit de Lancelot
qui, de l'autre, le saisit par le milieu du corps, le renverse de
nouveau, pose un genou sur sa poitrine et le frappe du pommeau de
son épée sur la ventaille et sur la coiffe du haubert. Les barons
et les dames, qui avaient admiré la belle défense du chevalier de
Carmelide, prient alors le roi de donner le signal de la fin du
combat: «Volontiers, dit Artus; mais Lancelot est tellement enflammé
que mes ordres ne l'arrêteront pas.--Sire, dit Galehaut, il est
peut-être un moyen de le fléchir. Allez prier la dame pour laquelle
il combat de demander la vie de Guifrey; Assurément, elle fera ce que
vous souhaiterez.--Je le veux bien, car rien ne saurait me coûter
pour sauver la vie d'un si bon chevalier.»

Artus va donc trouver la reine: quand elle le voit arriver, elle se
lève à sa rencontre: «Dame, lui dit-il, la sentence des juges est
comme non avenue; vous êtes rachetée: mais ce chevalier que Lancelot
a vaincu va mourir si vous ne demandez qu'il vive; ce serait grand
dommage, car il est de grande prouesse.--Sire, s'il vous plaît ainsi,
j'y ferai ce que je puis.» Elle descend de la tour, avance dans le
pré et se jetant aux genoux de Lancelot: «Beau doux ami, dit-elle,
je vous crie merci pour ce chevalier.» Lancelot la voyant dans cette
humble posture a grande peine à se contenir: «Dame, ne craignez rien
pour lui: si vous le désirez, je lui rendrai mon épée, loin de lui
refuser la vie. N'êtes-vous pas la dame que je dois le plus écouter,
celle qui m'a recueilli et guéri, quand j'étais hors de sens? Vous,
Guifrey, je vous tiens quitte, je n'ai plus rien à réclamer de vous.»
Alors on se presse autour de Guifrey; on le relève, on le soutient,
on le ramène au milieu des siens. Et croyez que si l'une des deux
reines eut à se réjouir, il en fut bien autrement de l'autre, ainsi
que des barons de Carmelide, rendus indignes, par l'effet du jugement
faussé, de jamais siéger en cour.




LXXI.


Si la victoire de Lancelot sauvait les jours de madame Genièvre,
elle ne lui rendait pas le rang de reine de Logres et de femme
épousée d'Artus. Elle retourna cependant en Bretagne, non dans la
compagnie du roi; mais avec messire Gauvain qui fut pour elle, dans
sa disgrâce, ce qu'il avait toujours été.

Comme ils approchaient de la Bretagne, Galehaut la rejoignit, et là,
en présence de messire Gauvain: «Ma dame, lui dit-il, bien que vous
deviez être séparée du roi aussi longtemps qu'il plaira à Dieu, vous
avez toujours été si courtoise et si gracieuse envers les barons
qu'il n'en est pas un qui voulût abandonner votre service. Pour ce
qui est de moi, je vous offre, en présence de monseigneur Gauvain, la
plus belle de mes terres, plaisante d'aspect, riche de fond et garnie
de forteresses: là, vous n'aurez rien à craindre du mauvais vouloir
de la nouvelle reine.

«--Grands mercis, Galehaut, répondit la reine; mais je ne puis
recevoir aucun honneur sans le congé du roi mon seigneur. S'il lui
a plu de me répudier, je n'en suis pas moins tenue de faire ce qu'il
ordonnera.»

Le lendemain, Genièvre appuyée sur le bras de Galehaut attendit
Artus au sortir de la chapelle, et tombant à ses genoux: «Sire, vous
voulez que je m'éloigne; mais je ne sais où vous désirez que je me
retire. Que ce soit au moins dans un lieu où je puisse sauver mon
âme et n'avoir rien à craindre de mes ennemis! Si l'on me faisait
honte étant sous votre garde, cette honte tomberait sur vous. Il ne
tiendrait qu'à moi de recevoir en don une autre terre; on me l'offre
par égard moins pour moi que pour vous; mais je ne la prendrai pas
sans votre congé.

«--Quelle est cette terre, et qui vous l'a offerte?

«--Moi, sire,» répond vivement Galehaut. Je lui fais don de la plus
belle et plus plaisante de mes seigneuries; c'est le Sorelois, où
madame n'aura rien à redouter de personne.

«--J'en prendrai conseil,» répond le roi. Il assembla ses barons de
Logres et leur exposa les offres de Galehaut. Messire Gauvain le
prenant à part: «Sire, dit-il, vous le savez aussi bien que nous;
madame n'est répudiée que parce que vous l'aurez voulu; elle ne
l'avait pas mérité, et peut-être n'aurions-nous pas dû le souffrir:
mais au moins nous vous avions donné un tout autre conseil; et quand
le seigneur ne veut pas en croire ses barons, le blâme de la faute
qu'ils ont voulu prévenir ne retombe pas sur eux. Mon avis maintenant
est qu'au moins vous entendiez à la sûreté de madame: elle ne la
trouverait pas dans vos terres; celle qui va prendre sa place ne
manquerait pas de la persécuter: mais vous pouvez lui donner pour
lieu de retraite le royaume d'Urien, ou le Léonois que tient mon père
le roi Lot, ou la terre de Sorelois dont le grand prince Galehaut lui
offre la seigneurie.»

Le roi n'avait pas eu le temps de répondre, quand un chevalier, grand
ami de la nouvelle reine, demande à lui parler. Mess. Gauvain rentre
dans la salle du conseil, et le roi voyant les yeux larmoyants du
chevalier: «Qu'avez-vous, lui dit-il, et que fait la reine?

«--Sire, elle se désespère: elle a su que vous vouliez retenir votre
concubine sur la terre de Bretagne; s'il en était ainsi, sachez que
madame la reine en mourra de chagrin.--Hâtez-vous, répond le roi,
d'aller la rassurer; je ne ferai rien qui puisse lui déplaire.» Et
revenant à messire Gauvain: «Beau neveu, je reconnais que Genièvre
ne peut demeurer ici, ni dans les terres de ma dépendance. Elle
n'y serait pas en sûreté, et je ne veux pas sa mort. Qu'elle aille
donc en Sorelois avec Galehaut: je l'y ferai bien accompagner de mes
chevaliers.» Il revint parler au conseil et fit approuver ce qu'il
lui plaisait de proposer.

Puis allant retrouver Galehaut: «Beau doux ami, lui dit-il, vous
n'êtes pas mon homme, mais mon compain, mon ami. Je ne vous ai pas
demandé pour Genièvre le don d'une terre: seulement, comme elle
ne serait pas en sécurité dans mes domaines, je la confie à votre
sens, à votre loyauté. Gardez-la comme votre soeur germaine, et
promettez»moi, sur le grand amour que vous me portez, de ne rien
entreprendre à son détriment et au danger de son honneur.»

Cela dit, le roi prit la reine par la main et la remit dans celles de
Galehaut, et Galehaut promit de la garder comme soeur. Artus désigna
les chevaliers qui devaient accompagner la reine, et qui la suivirent
à l'hôtel qu'elle avait choisi.

«Sire, vous voilà engagé dans un nouveau mariage, dit mess. Gauvain
au roi. En croyant sortir du péché, vous vous en êtes souillé, et de
plus, vous avez perdu la compagnie de ceux qu'il vous importait le
plus de garder. Lancelot et Galehaut ont renoncé à la Table ronde,
ce que jamais n'avait encore fait un chevalier. Il faudrait au moins
tenter de ramener Lancelot.

«--Je pense comme vous, beau neveu, et pour le retenir, il n'est rien
que je ne sois prêt à faire, sauf de renvoyer ma nouvelle reine.
Allons ensemble le mettre à raison.»

À l'hôtel de Galehaut, Artus et son neveu trouvent les deux amis,
assis sur la même couche et qui se lèvent en voyant entrer le roi.
Artus tend les mains vers Lancelot et le prie de lui rendre son
amitié. Mess. Gauvain joint ses instances à celles du roi. «Bel ami
Lancelot, dit Artus, vous avez plus fait pour moi que je n'ai pu
faire pour vous. Vous étiez compagnon de la Table ronde; je n'aurai
plus un moment de joie si vous ne consentez pas à le redevenir.
Oubliez vos ressentiments, cher sire, et demandez-moi la moitié
de mon royaume; je vous offre tout ce qui pourra vous plaire, mon
honneur sauf.

«--Sire, répond Lancelot, je n'ai pas de ressentiment, et je ne tiens
pas aux terres que je n'ai pas droit de gouverner; mais rien ne
saurait me faire demeurer, j'ai juré de partir sur la messe que j'ai
entendue ce matin.»

Ces mots avertirent le roi qu'il n'avait rien à espérer; il se
retira la tête baissée, le coeur oppressé, et de la nuit il ne put
fermer l'oeil. Enfin, il se souvint de ce que Lancelot avait dit à
la reine, qu'il ne refuserait jamais rien à celle qui l'avait gardé
durant sa maladie.

Et le matin, quand Galehaut vint prendre congé, le roi et la reine
montèrent pour les convoyer. Le roi s'approchant du palefroi de la
reine: «Dame, lui dit-il, je sais que Lancelot vous aime assez pour
ne vous refuser rien de ce que vous lui demanderez. Veuillez, si
vous désirez jamais revenir à moi, le prier de rester compagnon de
la Table ronde; vous obtiendrez facilement de lui ce qu'il nous a
d'abord refusé.»

La reine écoute, sans paraître émue ni surprise de ce que le roi
dit du grand amour de Lancelot pour elle. Elle lui répond: «Sire,
il faudrait en effet que Lancelot me portât bien grande affection,
pour accorder à mes prières ce qu'il aurait refusé aux vôtres. Mais
il faut craindre de causer le moindre ennui à ceux qui nous aiment.
Si je vais lui persuader de rester dans votre compagnie, ne me
priverai-je pas de la sienne? Il m'a pourtant mieux servie que ceux
dont je devais attendre le plus d'amour et de protection. Je vous
avais toujours été épouse soumise et dévouée; et vous m'avez fait
condamner au supplice, dont la grande prouesse de Lancelot m'a seule
préservée. Il s'est souvenu du seul bien que j'avais pu lui faire
devant la Roche aux Saisnes, ce que j'aurais fait pour tout autre
chevalier. Et quand il vous a vu si vite oublier les grands services
qu'il vous avait rendus; quand vous l'avez laissé combattre seul
contre trois forts chevaliers pour me défendre de la dernière honte,
il n'est pas à croire qu'il tienne à demeurer dans votre cour au
nombre de vos compagnons, au lieu de suivre Galehaut et celle qui lui
doit l'honneur et la vie.»

Elle se tut: le roi, confus d'être si bien éconduit, se rapprocha de
Galehaut. Pour l'éviter, Lancelot avait pris le devant et chevauchait
à distance. Artus enfin en les recommandant à Dieu chargea mess.
Gauvain d'accompagner la reine jusqu'au terme de son voyage. Ils
arrivèrent en Sorelois où par les soins de Galehaut, Genièvre reçut
l'hommage des barons. Mess. Gauvain prit congé de la reine après
l'avoir vue revêtue des honneurs de la royauté.

Aussitôt après les fêtes de la nouvelle investiture, la reine prit
à part Lancelot, Galehaut et la dame de Malehaut qui n'avait pas
voulu vivre loin d'eux. «Lancelot, dit-elle, me voilà séparée de mon
seigneur le roi. Bien que je sois la vraie reine de Logres, fille
du roi et de la reine de Carmelide, je dois expier le péché que
j'ai commis en partageant la couche d'un autre que mon seigneur.
Mais pour un preux tel que vous, beau doux ami, quelle dame eût
rougi d'une telle faute, et n'eût pas trouvé grâce au moins devant
le monde! Toutefois, le Seigneur Dieu n'a pas égard aux règles
de courtoisie, et le moyen d'être bien avec lui n'est pas d'être
bien avec le siècle. Je vous demande un don, Lancelot: laissez-moi
me garder mieux que je n'ai fait quand je courais danger d'être
surprise. Au nom de l'amour que vous me devez, j'entends qu'ici vous
ne réclamiez de moi rien au delà du baiser et de l'accoler. De cela,
je vous en fais réserve; et, plus tard, quand il en sera temps et
lieu, je ne refuserai pas le surplus. Ne soyez pas en peine de mon
coeur; il ne peut être à un autre, quand bien même je le voudrais.
Cher doux ami, sachez que j'ai dit à monseigneur le roi, quand il
vint m'engager à vous demander de rester à la cour, que j'aimais
autant et mieux la compagnie de Lancelot que la sienne.

«--Dame, répond Lancelot, ce qui vous plaît ne saurait me déplaire.
Votre volonté est ma règle: de vous dépendront toujours et mon coeur
et mes joies.»

Telles furent les conventions proposées par la sage reine, et
Lancelot n'essaya pas de les enfreindre.




LXXII.


Mais que se passait-il en Bretagne, où séjournait encore le roi
Artus? L'effet du breuvage que continuait à lui servir la fausse
Genièvre l'entretenait dans son funeste aveuglement. Peu lui
importait le mécontentement de ses barons: il se montrait partout
avec elle, il partageait sa couche quand il ne tenait pas haute
cour. Cependant, la nouvelle de l'injuste disgrâce de la véritable
reine Genièvre s'était répandue jusqu'au delà des mers. L'apostole
Étienne en avait été informé, et ne pouvant approuver qu'un si grand
roi répudiât celle qu'il avait épousée devant Sainte Église, avant
que n'eût été prononcée la nullité de son mariage[50], il envoya en
Bretagne un cardinal pour faire cesser un tel scandale. Le roi Artus
fut sourd aux remontrances du légat de Rome, comme il l'avait été à
celles de ses barons; si bien que tout le royaume de Bretagne fut mis
en interdit et demeura pendant vingt-neuf mois privé des Sacrements.

[Note 50: Ce fut précisément le cas du roi de France
Philippe-Auguste, quand, après avoir répudié Isembour de Danemark,
il fut contraint par le pape de la reprendre. Mais le rappel
d'Isembour se rapporte à l'année 1201, et je crois que le Lancelot
était publié, dix, vingt ou trente ans auparavant. S'il y a donc ici
quelque allusion historique, elle se rapporte au divorce d'Aliénor
d'Aquitaine, et au second mariage de cette princesse avec Henry II
d'Angleterre.]

Mais il arriva qu'un jour la fausse reine, qui résidait à Bredigan,
se sentit prise d'une grande douleur dans tous ses membres. Elle
perdit ses forces; ses pieds devinrent gonflés et remplis de pus: il
ne lui resta plus que l'usage des yeux et de la langue. Le roi manda
les meilleurs mires de son royaume; aucun d'eux ne sut découvrir
la cause de la maladie ni les remèdes qu'on y pouvait opposer. Ce
fut pour Artus un grand sujet de chagrin; mais il avait soin de le
dissimuler, sachant combien les prud'hommes de sa maison étaient peu
disposés à partager ses inquiétudes.

Messire Gauvain lui dit un jour: «Sire, on vous blâme grandement
de mener une vie si peu royale: vous paraissez éviter la compagnie
de vos barons, tandis que vous étiez toujours prêt, autrefois, à
donner le signal des divertissements. Nous n'allons plus en bois, en
rivière; les fêtes ne succèdent plus aux fêtes; nous passons tout
notre temps en sombres rêveries.--Vous parlez bien, répond Artus; et
j'entends changer de conduite. Demain nous partirons pour Kamalot;
nous irons en bois avec nos chiens, quinze jours durant; au retour
nous volerons en rivière.»

En effet le roi se rendit le lendemain dans la forêt de Kamalot, si
plantureuse en bêtes fauves. La poursuite d'un énorme sanglier les
occupa jusqu'à Nones. La bête descendit dans un vallon, remonta un
tertre embarrassé de ronces et de broussailles, puis, épuisée de
fatigue, attendit les chiens qui l'entourèrent furieux sans oser
l'approcher. Le roi descendit de cheval et de sa courte épée lui
donna le coup mortel. Comme on faisait la curée, ils entendirent le
chant d'un coq; c'était l'indice d'une maison peu éloignée. Le roi,
qui avait faim, remonte accompagné de mess. Gauvain et des autres
compagnons de la chasse. Ils ne chevauchent pas longtemps sans
entendre sonner une cloche: ils avancent de ce côté, et bientôt se
trouvent devant un ermitage. Le roi descend, les valets frappent à la
porte; un homme vêtu de blanc vient leur ouvrir.

«Frère, lui dit le roi, avez-vous un abri couvert assez grand pour
ma compagnie, et pouvez-vous nous donner à manger?--Non, répond le
rendu; mais à quelques pas d'ici se trouve un hôtel établi pour
recevoir les passagers.» Il les conduit aussitôt devant une grande
maison de bois où, pendant que le feu s'allume, les tables sont
dressées. Le clerc retourne annoncer à l'ermite que le roi Artus
s'était arrêté avec ses gens dans la maison des passagers. «C'est là,
dit l'ermite, ce que j'espérais.» Sans perdre de temps, il revêt les
armes du Seigneur-Dieu et commence à chanter sa messe. Cependant,
le roi était au manger: dès le second morceau, voilà qu'il sent une
violente douleur, comme si le coeur allait lui voler de la poitrine.
Il tombe, ses yeux tournent, il perd connaissance. Les chevaliers le
relèvent effrayés, mess. Gauvain le prend dans ses bras; enfin, il
revient à lui et demande à grands cris un confesseur. Mess. Yvain
et Sagremor retournent à l'ermitage, comme le prêtre achevait le
service; ils lui content la maladie subite du roi et le supplient de
ne pas perdre un instant. L'ermite avait encore dans les mains le
_Corpus Domini_[51]: «Dieu, dit-il en suivant le chevalier, soit loué
du mal qu'il envoie au roi! Je vois que ma prière a été entendue.»

[Note 51: Il est à présumer que si les effets de l'excommunication
d'un roi avaient eu pour effet de fermer les églises et d'interdire
les saints offices, notre auteur n'aurait pas ici fait chanter la
messe et porter le saint ciboire au roi Artus.]

Artus en le voyant fait effort pour se lever: «Qui êtes-vous? demande
le prud'homme.--Hélas! un malheureux; j'ai nom Artus, indigne roi
de Bretagne, chargé des grands maux que j'ai faits à la terre et
à mes hommes. Je vous ai envoyé querir pour confesser et recevoir
mon créateur.--Roi, je veux bien ouïr ta confession; mais n'espère
pas recevoir ton sauveur. Je le refuse au plus grand des pécheurs,
très-justement excommunié. Tu as délaissé ta femme épousée; tu en
tiens une autre contre Dieu, raison et Sainte Église; tant que tu
seras en tel péché, nul bien ne te peut venir.»

Le roi se mit à pleurer tendrement. Dès qu'il put parler: «Beau sire,
vous tenez la place de Dieu; apprenez-moi ce que je dois faire pour
sauver mon âme. Je reconnais que rien de bon ne m'est advenu depuis
l'éloignement de ma première femme. Cependant, en la renvoyant je
n'ai pas cru mal faire; les gens du pays m'avaient juré qu'elle
n'était pas ma droite épouse; il est vrai que Sainte Église n'a pas
dénoué ce qu'elle avait noué.--Le conseil, reprit le religieux, que
j'ai à te donner, c'est de faire réparation à l'Église. Si tu as eu
raison d'agir ainsi que tu as fait, elle t'absoudra; si elle confirme
ton premier mariage, il te faudra renoncer au second.--Je ferai ce
que vous demandez.»

Il commence à confesser tous les péchés qu'il avait sur le coeur.
Quand il eut fini, les barons furent rappelés, et le religieux en
élevant la voix dit: «Artus, je te connais mieux que tu ne penses.
J'ai nom Amustant, autrefois ton chapelain. Je vins du royaume de
Carmelide avec Genièvre, la fille du roi Léodagan, et jusque-là je ne
l'avais jamais quittée[52]. Personne ne sait mieux que moi quelle est
des deux la véritable héritière.» Artus, après avoir écouté l'ermite,
demanda qu'on le laissât reposer; il s'endormit et se trouva au
réveil aussi sain de corps qu'il eût jamais été.

[Note 52: Voy. t. II, _le Roi Artus_, p. 234.]

Il retourna à Kamalot dans la compagnie du bon religieux; et, le jour
suivant, un messager arriva de Bredigan pour lui annoncer que la
reine désirait le voir, parce qu'elle se croyait bien près de mourir.
Le sage Amustant lui conseilla d'y aller et insista pour le suivre.
«Vous ferez, lui dit-il, semondre tous vos hommes, ils ne seront pas
de trop.» Tous arrivèrent le matin à Bredigan; le roi ne descendit
pas dans la maison de la fausse reine, il évita même de lui parler la
nuit ni le lendemain. Au point du jour, l'ermite lui chanta la messe,
il entendit encore celle du Saint-Esprit et, au sortir du moutier, il
alla voir la reine, qui exhalait une puanteur si horrible que sans le
secours des aromates nul n'aurait pu l'approcher.

Il avança vers sa couche et lui demanda comment elle se
trouvait.--«Mal,» dit-elle d'une voix claire; «les mires n'entendent
rien à ce que j'ai: je souhaiterais qu'on voulût bien me conduire à
Montpellier[53]: une fois en mer je n'en sortirais que pour entrer
dans la ville.--Dame, le voyage augmenterait votre malaise, et
vous pourriez mourir dans la traversée. Il importe que vous soyez
confessée, et justement, j'ai amené un clerc prud'homme qui saura
bien vous conseiller.» Elle fit signe qu'elle souhaitait de le voir,
et l'ermite se présenta prêt à ouïr sa confession. Pendant qu'il
l'écoutait à part, un chevalier vint annoncer au roi que le vieux
Bertolais était en danger de mort et demandait à lui parler en
présence de ses barons.

[Note 53: _Var._ En mon pays. (Msc. 1430.)]

Le roi Artus suivit le messager, pendant qu'Amustant exhortait la
fausse reine. «Dame, vous êtes en aventure de mort: ce serait trop
de perdre l'âme en même temps que le corps, et vous savez que nul
ne peut être sauvé sans vraie confession.--Sire, répondit-elle,
vous voulez sauver mon âme, mais je n'en vois pas le moyen. Je suis
de toutes les femmes la plus déloyale et la plus perfide. J'ai
tant fait que le preux et bon roi Artus a, pour moi, délaissé
sa loyale épouse, la fleur de toutes les dames du monde. Dieu la
venge aujourd'hui, en m'ôtant l'usage de mes membres; mais il ne me
punit pas autant que je le méritais.» Elle lui conte alors toutes
les circonstances de la trahison. «Dame, dit Amustant, je vous ai
bien écoutée; mais je crains que vous ne refusiez de faire ce qui
conviendrait.--Je veux tout ce que vous ordonnerez.--Eh bien! si
vous voulez trouver grâce devant Dieu, il faut qu'en présence de ses
barons vous fassiez au roi l'aveu de ce que vous avez controuvé, sans
en rien cacher ni affaiblir.--Est-ce le moyen de sauver mon âme?--Je
le crois.--Je le ferai donc.»

D'un autre côté, les chevaliers avaient suivi le roi autour du lit
de Bertolais; ils apprirent de sa bouche comment il avait fait
la trahison. Il avait donné le conseil de surprendre le roi, de
le retenir en prison et de lui faire entendre que la demoiselle
de Carmelide était la véritable reine. «Sire, ajouta-t-il, la
malheureuse qui se meurt a fait à ma prière tout ce qu'elle a fait
de criminel. Prenez de moi la vengeance la plus cruelle et la plus
juste, mon âme en sera d'autant allégée; car tout ce que mon corps
souffrira dans ce monde lui sera compté dans l'autre.»

Le roi se signa en entendant ces aveux qui réjouirent grandement ses
barons.

«Ah sire! dit mess. Gauvain, je vous disais bien que si l'on avait
suivi votre intention, ma dame eût souffert le dernier supplice. Mais
enfin Dieu aidant et Lancelot, le temps a découvert la vérité.»

Comme ils en étaient là, on avertit Artus que la fausse reine
à son tour voulait lui parler. En le voyant approcher entouré
de ses hommes, elle fondit en larmes et cria merci; puis elle
exposa la trahison à laquelle Bertolais l'avait entraînée. Tous
s'émerveillaient de ce qu'un coeur de femme pouvait renfermer de
malice et de perfidie[54]. Le roi demande au religieux ce qu'il
convenait de faire des deux coupables. «Sire, il faut attendre
que tous vos barons de Logres et de Carmelide soient réunis; il
leur appartient connaître d'un si grand crime et d'en dresser le
jugement.» Le roi trouva bon l'avis, et mess. Gauvain se hâta
d'envoyer à la véritable reine un messager qui l'informât de ce
qui venait d'arriver, et dut l'engager à revenir. «Jamais, lui
mandait-il, reine n'aura été reçue à plus grand honneur que vous ne
serez par le roi et par tous les barons et chevaliers.»

[Note 54: Voilà bien les hommes. La pauvre femme suit aveuglement
le perfide et malin conseil de Bertolais, et l'on admire comment un
coeur de _femme_ peut renfermer tant de malice et de perfidie. _Sic
vos non vobis._]

Les barons de Logres, rassemblés à Bredigan pour prononcer sur le
sort de Bertolais, décidèrent qu'il méritait le plus dur supplice;
mais à la prière du sage Amustant, le roi consentit à le faire
conduire, en attendant le jugement, dans un vieil hôpital. Quant aux
barons de Carmelide qui avaient condamné la véritable reine, rien
ne peut se comparer à leur effroi, en apprenant la façon dont la
trahison de leur demoiselle avait été découverte. Ils se rendirent
en Sorelois et, arrivés à Sorehau où résidait la reine Genièvre, ils
quittèrent leurs palefrois, tranchèrent les avant-pieds de leurs
chausses et rognèrent les longues tresses de leurs cheveux; puis
tombant aux genoux de la reine, ils crièrent merci: «Dame, prenez de
nous telle justice qu'il vous plaira; exilez-nous de la terre que
nous occupons, mais pardonnez-nous d'avoir suivi trop aveuglément le
conseil du méchant Bertolais.»

La reine, douce et débonnaire de sa nature, eut grande pitié d'eux.
Elle pleura, les releva l'un après l'autre et leur pardonna leur
méfait.

Le roi tint ensuite à Carduel une grande cour: il voulait faire
oublier le blâme dont il avait si injustement couvert la bonne
et sage reine Genièvre; mais il hésitait toujours à livrer la
demoiselle de Carmelide au jugement des barons, si bien que trois
semaines passèrent et qu'elle finit de sa belle mort, en grande
douleur et repentir. Artus couvrit le chagrin qu'il en ressentait;
l'Apostole leva l'interdit prononcé sur la terre de Bretagne, et rien
ne dut plus retarder le retour de la reine. Artus envoya pour la
redemander le frère Amustant, l'archevêque de Cantorbery, l'évêque
de Winchester et dix tant rois que ducs. Amustant raconta à la reine
les aveux et la mort de la demoiselle de Carmelide en ajoutant que le
roi Artus désirait grandement la revoir. Elle écouta tout cela sans
trop laisser voir la joie qu'elle en ressentait; puis elle envoya
semondre ses barons de Sorelois. Après avoir annoncé les nouvelles à
l'assemblée, elle prit à part Galehaut et son compagnon: «Dites-moi
ce que je dois faire, beaux amis; vous voyez que les barons de
Logres sont venus me redemander: la fausse reine est morte, et le
roi sait maintenant qu'il m'a épousée par devant Sainte Église. Quoi
qu'il en soit, je ne répondrai pas sans votre conseil.--Dame, répond
Lancelot, notre conseil sera toujours votre volonté; mais ceux-là
ne vous aimeraient pas qui vous engageraient à refuser l'honneur et
la seigneurie de Bretagne, qui vous appartiennent. Le roi Artus,
malgré ses torts, est le premier des preux: vous seriez donc blâmée
d'hésiter à le rejoindre, et de préférer répondre à ce que pourraient
désirer vos amis. Ceux-ci doivent oublier leur propre intérêt pour
ne voir que l'honneur et le devoir de la dame en laquelle ils vivent
plus qu'en eux-mêmes.

«--Et vous, Galehaut, de qui j'ai reçu tant d'honneur, que me
conseillez-vous?--Dame, si vous nous restiez, vous pensez la joie que
j'en aurais; mais il serait mal à propos de vous donner ce conseil.
Je suis de l'avis de Lancelot. Nous n'avons à souhaiter qu'une chose,
c'est de ne pas être oubliés et de conserver vos bonnes grâces.»

La reine vit avec joie que ses amis lui donnaient le conseil qu'elle
se croyait tenue de suivre. Deux sentiments partageaient son âme;
amour pour Lancelot, dévouement pour le roi. Elle ne s'abusait pas
sur la difficulté de concilier la voix de son coeur et le cri de sa
conscience. La plus sage, la plus belle et la meilleure des femmes
n'avait pas eu de défense contre le plus sage, le plus beau, le
plus preux des hommes. Hors ce seul point, elle eût livré son corps
et son âme pour le roi son époux, auquel elle gémissait de ne pas
s'être uniquement donnée. Maintenant, elle serre dans ses bras tour
à tour Galehaut, Lancelot et la dame de Malehaut; ils confondent
leurs larmes. Le lendemain, elle fait demander les barons de Sorelois
pour les délier du serment qu'ils lui avaient prêté et qu'ils
renouvelèrent en faveur de Galehaut. Grand fut le deuil de son départ
parmi les dames, les demoiselles et tous ceux de la terre de Sorelois.

Elle avait séjourné comme leur reine deux ans et un tiers, depuis
la Pentecôte jusqu'à la fin de février de la troisième année. Quand
ils approchèrent de Carduel, Galehaut et Lancelot rencontrèrent le
roi Artus, venu au-devant de la reine. Le roi leur fit le meilleur
visage du monde, bien qu'il ne fût pas encore consolé de la mort
de la demoiselle de Carmelide. Mais de tous ceux qui témoignèrent
leur joie du retour de la reine, nul ne fut aussi ravi que messire
Gauvain; il courut vers elle les bras ouverts, et ne pouvait se
lasser d'embrasser et baiser Lancelot et Galehaut.

Et Galehaut dit au roi: «Sire, je vous rends la dame que vous aviez
confiée à ma garde. Si je n'ai pas tenu ce que j'avais promis, que
Dieu et les sept Saints de cette église ne me soient jamais en aide!»
Et il tendait les mains vers la chapelle. «Je le crois, beau doux
ami, répondit le roi; il ne sera jamais en mon pouvoir de reconnaître
ce que vous avez fait pour moi. J'aurai pourtant à vous demander
un nouveau bienfait.» Il disait cela tandis que Lancelot restait
volontairement à l'écart pour s'abandonner à ses tristes pensées;
car il prévoyait que la compagnie de la reine allait lui être
ravie. Galehaut, de son côté, craignait de perdre son ami, il avait
néanmoins prié la reine d'user de tout son crédit sur Lancelot pour
le déterminer à reprendre son ancienne place dans la maison du roi,
parmi les compagnons de la Table ronde.

Le soir même, le roi et la reine furent réunis devant Sainte Église,
par les archevêques et évêques de la Grande-Bretagne. Mais Lancelot
ne pouvait partager la joie publique; il demanda congé à la reine et
retourna en Sorelois, sans en donner avis au roi.

À deux jours de là, le roi prit à part Galehaut et la reine: «Je
vous prie, leur dit-il, sur la foi et l'amour que vous me portez, de
faire en sorte que Lancelot me pardonne et me rende sa compagnie.--Je
lui parlerai, dit Galehaut, mais il n'est déjà plus ici; depuis
trois jours il a repris le chemin de mon pays.--J'en suis marri,
dit le roi, je pensais lui faire cette demande à lui-même, après
vous avoir parlé. Il a tant fait pour la reine qu'il n'aurait
pu lui refuser.--Ah! Sire, dit alors la reine, je ne trouve pas
qu'il ait tant fait pour moi; ne vient-il pas de partir sans nous
demander congé? Pourtant, j'aime mieux qu'il s'en soit allé ainsi
que si je l'avais vu refuser ma requête.--Madame, dit Galehaut, il
faut beaucoup supporter d'un prud'homme tel que Lancelot: Dieu lui
a donné un coeur qui ne peut oublier les services rendus ni les
injures reçues. Je l'en ai bien souvent repris, et je n'ai pu jamais
rien gagner sur lui. Il tient à grand dépit la conduite du roi qui
n'aurait pas dû soutenir l'accusation et le contraindre à fausser le
jugement des barons de Carmelide.»

Le roi écoutait et reconnaissait volontiers ses torts; car il se
sentait un penchant très-vif pour Lancelot, comme on put le voir en
maintes occasions. Longtemps même, on tenta vainement de lui donner
des soupçons sur la nature des sentiments de la reine.

«Quoique Lancelot puisse faire, disait-il, jamais il ne dépendra de
moi de le haïr. Il faut donc que vous l'apaisiez, compain Galehaut,
si vous désirez que mon coeur soit à l'aise. Tout ce qu'il voudra
demander, je jure sur les Saints et devant vous de l'accorder.»
Galehaut promit de revenir avec Lancelot pour les fêtes de Pâques; la
reine à son tour, dès que le roi fut éloigné, le conjura de ramener
l'ami dont elle attendait toutes ses joies. «Et ne craignez pas de
perdre sa compagnie; je saurai bien vous la conserver telle que vous
en jouissiez dans vos îles lointaines.»

Galehaut partit le lendemain. Quand il fut arrivé en Sorelois il
conta à Lancelot ce qui s'était passé entre le roi, la reine et lui.
À la mi-carême ils revinrent à la cour, et ils trouvèrent, à la Pâque
fleurie, le roi Artus dans un de ses châteaux nommé Dinasdaron[55].
L'usage d'Artus était de ne pas monter à cheval durant la semaine
peineuse. En revoyant Lancelot il eut une joie que la reine ne
ressentit pas moins vivement. La semaine passa en prières: le jour
de Pâques, le roi revint à la charge auprès de Galehaut. De son côté
la reine Genièvre manda Lancelot: elle l'embrassa à la vue de ceux
qui se trouvaient dans ses chambres; puis elle le prit par la main,
avertit la compagnie de s'éloigner, et ne retint que lui, Galehaut
et la dame de Malehaut. «Beau très-doux ami, lui dit-elle, la chose
en est venue à ce point qu'il faut vous accorder avec le roi. Je le
veux, Galehaut le veut également. Sachez bon gré à mon seigneur de
son désir d'être votre ami. Il m'a commandé de vous offrir ce qu'il
vous plairait demander: mais je le sais; de tous les biens, celui que
vous possédez vaut à vos veux le demeurant: toutefois, j'entends que
vous ne vous rendiez pas sans résistance. Ainsi, vous recevrez d'un
air chagrin la prière que je vous ferai; nous tomberons à vos genoux,
Galehaut et moi, mes dames et mes demoiselles. Alors, vous céderez et
vous vous abandonnerez à la volonté du roi.

[Note 55: _Var._: Damazoron-Dimascon.]

«Ah! ma dame, dit Lancelot en pleurant, le moyen de vous voir
agenouillée devant moi? Épargnez-moi cette douleur.--Non, Lancelot,
il me plaît qu'il en soit ainsi.» Lancelot n'ose plus insister.

La reine en le quittant se rendit, accompagnée de Galehaut, dans la
salle où se tenait le roi. «Nous n'avons pu, dit-elle, rien obtenir
de Lancelot. Nous ferons pourtant un dernier effort: invitez-le à
venir ici, et que chacun imite ce que nous entendons faire.» Dès que
Lancelot arrive dans la salle remplie de barons, chevaliers, dames
et demoiselles, Galehaut commence à le prier, il refuse: la reine
à son tour l'implore, il se détourne. «Je ne tiens pas, dit-il, à
nouvelles compagnies; je suis content de celles que j'ai.--Le roi,
fait Genièvre, vous offre tout ce qu'il possède.--Dame, pour Dieu!
n'insistez pas; ne m'obligez pas à parler contre mon coeur: non que
je garde au roi la moindre haine; pour le servir, j'irais volontiers
au bout de la terre; mais je n'entends plus engager ma liberté.»

La reine croit le moment arrivé: elle se laisse tomber à ses pieds;
Galehaut, les dames et les demoiselles suivent son exemple. Lancelot
fait effort sur lui-même pour paraître courroucé; enfin, il relève
de ses mains la reine et Galehaut; et se tournant vers le roi, il
s'agenouille et s'humilie: «Ordonnez de moi, sire, tout ce qu'il
vous plaira.» Le roi à son tour le relève et le baise sur la bouche.
«Grands mercis, dit-il, beau doux ami! Je vous promets une seule
chose, c'est de ne vous plus donner le moindre sujet de courroux. Je
le jure par la haute fête que nous célébrons aujourd'hui.»

Ainsi fut faite la réconciliation du roi Artus et de Lancelot qui
redevint compagnon de la Table ronde. Et dès ce moment, le roi rentré
en grâce avec l'Église et avec la reine, ne croyait plus rien avoir à
désirer.




LXXIII[56].

[Note 56: Le grand épisode où nous arrivons de l'enlèvement, de la
quête et de la délivrance de messire Gauvain devait former, dans
l'origine, un récit indépendant du roman en prose. C'était un de ces
lais ou contes que les bardes et les jongleurs récitaient en plein
air et de vive voix.]


Le roi Artus séjourna à Dinasdaron toute la semaine. Afin de mieux
célébrer le retour de la reine et sa réconciliation avec Lancelot, il
donna rendez-vous à ses barons, pour les fêtes de la Pentecôte, dans
sa ville de Londres. Il désirait y donner en présence de toute sa
cour l'adoubement de chevalier au jeune Lionel de Gannes.

Jamais il n'y eut une réunion si brillante de barons, de dames et
demoiselles; on vint à Londres de toutes les villes non-seulement de
la Grande-Bretagne, mais aussi de France, d'Allemagne et de Lombardie.

Lionel fut armé des plus belles et des plus riches armes. Au service
de la veille de Pentecôte, il parut en robe de soie merveilleusement
ouvrée; et après le service, on dressa le manger, non pas dans les
salles et dans les chambres, elles n'auraient pu jamais contenir
une si grande assemblée, mais dans une suite de pavillons que le
roi avait fait disposer le long de la rivière de Tamise. Les tables
avaient une demi-lieue d'étendue. Après le festin qui fut des mieux
fournis de hautes viandes, de vins et de cervoises, les convives
allèrent s'ébattre les uns d'un côté, les autres d'un autre. Quatre
renommés chevaliers de la Table ronde prirent le chemin de la forêt
de Varannes. C'était messire Gauvain, messire Yvain de Galles,
Lancelot et messire Galeschin duc de Clarence[57], fils du roi
Tradelinan de Norgalles, frère de Dodinel le Sauvage, neveu par
sa mère du roi Artus, enfin, cousin germain de mess. Gauvain. Il
était assez court et épais de taille, mais hardi, vif et plein de
merveilleuse prouesse. Galehaut étant en conversation avec le roi
quand s'écartèrent ainsi nos quatre chevaliers, il n'avait pu les
accompagner.

[Note 57: Voy. _Liv. d'Artus_, p. 132.]

La forêt de Varannes, bien qu'assez peu éloignée de la Tamise,
passait depuis longtemps pour être des plus aventureuses; et les
quatre chevaliers n'ayant pas pris leurs armes, ne voulaient pas s'y
engager à une grande profondeur. Mais ayant avisé un endroit tapissé
d'herbes et de fleurs sauvages, ils s'arrêtèrent sous un grand chêne
au feuillage épais et riant, comme ils sont tous à la fin du mois
de mai. Alors ils se mirent à parler de tout ce qu'on racontait
de la forêt. «J'ai dessein, dit messire Gauvain, de pénétrer dans
toutes ses profondeurs, et d'y rester plusieurs fois vingt-quatre
heures, pour m'assurer de la vérité de ce qu'on nous en dit. Mais
je ne voudrais pas chevaucher la veille d'une fête comme celle-ci;
je compte donc y revenir demain lundi.» Mess. Yvain, Clarence et
Lancelot convinrent de l'accompagner, et de ne mettre personne dans
le secret de leur entreprise.

Comme ils devisaient, un grand valet trempé de sueur vient à passer
et s'arrête un instant pour les regarder. «Qui es-tu, frère?» lui
demande messire Gauvain. Au lieu de répondre, le valet retourne
rapidement son cheval, broche des éperons et disparaît. «Ce valet,
dit messire Yvain, semble avoir perdu le sens. Il courait à bride
abattue comme s'il eût craint d'arriver trop tard, puis il rebrousse
chemin aussi vite qu'il était venu.» Mais bientôt, ils entendent un
grand bruit de chevaux. Un chevalier d'une taille gigantesque, à
l'écu blanc au lion de sinople, armé de toutes armes, et monté sur
un des plus grands coursiers du monde, paraît avec le valet qu'ils
avaient vu l'instant d'auparavant. «Qui de vous est Gauvain? demande
le géant.--C'est moi; que lui voulez-vous?--Vous le saurez bientôt.»
Et ce disant, il va à mess. Gauvain qu'il frappe rudement de son
glaive; et pendant que messire Gauvain saisit le frein du cheval et
tente de toucher au pommeau de l'épée pour la tirer du fourreau,
il est lui-même soulevé, retenu par le milieu du corps et placé en
travers du cheval aussi facilement que si l'inconnu avait eu affaire
à un enfant. Les trois compagnons se lèvent pour l'arrêter, mais le
cheval se dresse, renverse et frappe de ses quatre pieds mess. Yvain,
et l'inconnu s'éloigne, emportant mess. Gauvain entre ses bras. Les
trois amis suivent ses traces aussi vite qu'ils peuvent, mais ils
ne tardent pas à rencontrer vingt chevaliers bien armés. Lancelot,
quoique en simple surcot et sans épée, allait les attaquer, quand
messire Yvain l'arrêtant: «Qu'allez-vous faire? est-ce prouesse de
se heurter seul, à pied et désarmé, contre vingt cavaliers armés de
toutes pièces? Faisons mieux: retournons à nos tentes, armons-nous
secrètement et revenons, sans rien dire au roi ni à la reine de
l'enlèvement de messire Gauvain: nous le délivrerons ou nous
partagerons sa mauvaise fortune.»

Le conseil était sage, il fut suivi. Les trois amis revinrent à
leurs pavillons, montèrent, firent porter devant eux leurs armes
et regagnèrent la forêt. Ils avaient pris un chemin ferré qui les
conduisit à l'entrée de trois voies fourchues où des pas de chevaux
étaient fraîchement marqués. «Beaux seigneurs, dit messire Yvain,
pour être sûrs de découvrir le ravisseur, nous ferons bien de nous
séparer. Je prendrai, s'il vous plaît, la voie gauche.--Soit! disent
les autres.--Et moi la droite,» dit le duc de Clarence[58]. Celle du
milieu fut réservée à Lancelot. Nous allons maintenant suivre chacun
d'eux, en commençant par le duc de Clarence.

[Note 58: Les aventures des quatre chevaliers sont dans l'original
fréquemment interrompues, pour se continuer quand on en a déjà perdu
de vue les commencements. Nous avons cru devoir moins séparer entre
eux chacun de ces épisodes, afin de les rendre plus faciles à suivre.]




LXXIV.


Il chevaucha jusqu'à la nuit. La lune commençait à blanchir les
arbres, quand il entendit à droite le son d'un cor. Un petit sentier
semblait conduire de ce côté; il le prend et arrive à l'une des
extrémités de la forêt. Devant lui s'étendait une belle et grande
plaine. Il avance jusqu'à une barbacane non fermée[59]. Il avance
encore; à droite et à gauche étaient de grands fossés pleins d'une
eau vive. Arrivé en face d'une grande porte, il appelle à trois
reprises; enfin un valet paraît et demande ce qu'il veut. «Je suis,
dit-il, un chevalier errant; je voudrais passer ici la nuit.--Soyez
le bien venu, sire! vous trouverez ici bon hôtel et bon gîte.»

[Note 59: La barbacane était une première fortification en avant
des portes et des fossés. Elle permettait aux défenseurs du château
de s'avancer et de combiner de là leurs mouvements d'attaque et de
retraite.]

Le valet ouvre la porte, étable le cheval et mène le duc au donjon
qui occupait le milieu de la cour. Il le fait monter dans cette tour
éclairée de cierges et de torches comme s'il était jour. Là, on le
débarrasse de son écu, de son glaive, on le fait asseoir sur une
couche, et bientôt sort des chambres une belle demoiselle tenant
sur le bras un manteau d'écarlate, à panne de menu vair. Le duc la
prenant pour la dame du château se lève: «Soyez la bien venue, dame!
lui dit-il.--Sire, je suis une pauvre fille au service de la dame
de céans.--En vérité vous seriez dame et dame riche, si la beauté
donnait la seigneurie.» La pucelle remercie, lui pose le manteau sur
le cou et retourne d'où sans doute elle était venue.

L'instant d'après, paraît une dame plus belle encore, suivie de
dames, demoiselles, chevaliers et sergents. Elle avait les cheveux
épars et portait un surcot de drap de soie fourré de menu vair[60],
semblable au manteau que le duc venait de vêtir, et sous le surcot
rien qu'une fine chemise de lin blanc. «Dame, lui dit Clarence,
puissiez-vous avoir tous les biens du monde, comme la plus belle que
j'aie vue de ma vie!--Et vous, répond-elle, ayez bonne aventure,
comme le plus beau des chevaliers.» Alors, elle le prend par la
main, le fait rasseoir sur la couche où il était et se place auprès
de lui. Puis elle le met en paroles et s'informe de son nom, de son
pays. «Je suis, dit-il, né à Escavallon; on m'appelle Galeschin duc
de Clarence, je suis le frère de Dodinel et le fils du roi Tradelinan
de Norgalles.» À ces mots, la dame, transportée de joie, lui jette
les bras au cou, l'embrasse et le baise sur la bouche à plusieurs
reprises. «Soyez adoré, dit-elle, ô mon Dieu! et vous, chevalier, ne
soyez pas étonné si je le remercie d'avoir conduit ici l'homme du
monde que je désirais le plus revoir. Ah beau doux ami! vous êtes
mon cousin germain, le fils de mon oncle; ma mère était la dame
de Sormadan[61], tant aimée de votre père; nous avons été nourris
ensemble dans la tour d'Escavallon.»

[Note 60: On voit que le _surcot_ était, comme son nom l'indique,
un vêtement qu'on passait sur la robe quand on voulait sortir de
chez soi (comme aujourd'hui, pour les hommes, le paletot, et pour
les femmes la palatine, mante ou mantille). Le _surcot ouvert_
remplaçait, pour les repas, nos _serviettes_; on les passait sur
la tunique, avant de s'asseoir à table et de _laver_. Il était
ordinairement fourni par le maître de la maison où l'on mangeait.]

[Note 61: _Var._ La dame de Corbenic,--la dame de Corbalain,--la dame
de Corbatan,--de Cormadan,--de l'Île perdue;--la belle Aiglinte. Les
mss., comme on voit, varient beaucoup sur ce nom.]

Grande fut la surprise du duc: il se souvint aisément de tout cela,
mais il avait oublié sa cousine, à compter du jour où on l'avait
mariée; il ne la croyait même plus de ce monde. «Belle cousine,
lui dit-il, ma joie de vous retrouver est égale à la vôtre. Si je
n'avais cru que Dieu vous avait à lui rappelée, je vous aurais
depuis longtemps cherchée.--Et comment se fait-il, beau cousin,
que vous chevauchiez tout armé, la veille de cette grande fête
de Pentecôte?--Nous suivons les traces de messire Gauvain, qu'un
grand chevalier inconnu a emporté. J'ai quitté la ville avec deux
autres chevaliers, mais à l'insu du roi Artus, de la reine et de la
cour.» Le duc indique alors la haute taille, les armes, le cheval
du ravisseur que la dame n'a pas de peine à reconnaître. «C'est,
dit-elle, Karadoc de la Tour douloureuse, le plus traître et le plus
fort des hommes. Jamais il n'épargna chevalier, et je vous conseille
de ne pas aller plus avant. Celui auquel est réservé de le vaincre
n'est pas encore venu.--J'ai bien vu, répond Clarence, que Karadoc
était de grande force, mais force n'est pas bonté; plaise à Dieu que
je le rencontre le premier!--Et moi, je ne crains rien autant dans le
monde. Je vous en prie, beau cousin, ne tentez pas ce que personne
n'a pu mettre encore à bonne fin.--Ma belle cousine, vous me
prêcheriez en vain; je ne puis laisser volontairement à messire Yvain
où à Lancelot l'honneur de châtier le ravisseur de messire Gauvain.»
La dame se tut et fondit en larmes. Mais les lits étaient dressés, on
apporta le vin du coucher et ils se séparèrent.

Le duc fut longtemps avant de s'endormir. Au matin, comme il se
levait, il vit venir à lui sa cousine. «Au moins, dit la dame, ne
partirez-vous pas sans recevoir mes recommandations. Je charge un de
mes valets de vous mettre dans le droit chemin et de vous accompagner
jusqu'en vue du château de Karadoc; les voies sont tellement croisées
que vous ne sauriez de vous-même vous y reconnaître. Quand vous aurez
franchi le tertre qui domine le château, vous connaîtrez qu'il en
est peu d'aussi forts, d'aussi difficiles à conquérir. Devant la
première porte vous trouveriez dix hommes armés: si vous parveniez
à les abattre sachez, qu'en passant outre vous ne laisseriez plus
à l'odieux Karadoc d'autre gage que votre tête: jamais chevalier
entré de ce côté n'en est revenu. Mieux sera donc pour vous de
prendre l'autre voie, celle qui longera le fossé jusqu'à la première
poterne: vous y arriverez en passant sur une planche étroite qui vous
conduira, non sans danger, de l'autre coté du fossé.

«La poterne tient à la première des trois murailles qu'il vous faudra
franchir. Si vous avez toute la prouesse nécessaire pour vaincre
les obstacles que vous rencontrerez, si vous renversez le dernier
chevalier de Karadoc, vous arriverez à l'entrée d'un beau jardin au
milieu duquel se dressera une tour, et au pied de cette tour une
belle fontaine. Vous pourrez monter aux chambres de la tour, et vous
y trouverez une pucelle, la plus belle qu'on puisse voir de pauvre
lignage. Vous la saluerez de par la dame de Blancastel, et si elle a
gardé la foi qu'elle m'a donnée, vous la prierez de vous aider dans
votre entreprise. Pour prévenir tous ses doutes, vous lui remettrez
cet anneau qu'elle me donna la dernière fois qu'elle vint me voir;
car elle avait été longtemps ma demoiselle, et quand vivait mon
seigneur d'époux, et depuis sa mort. Surtout, dites-lui que vous êtes
mon cousin germain, l'homme que j'aime le mieux au monde.»

Elle lui tendit l'anneau et voulut le convoyer jusqu'à l'entrée
de la forêt; puis elle lui laissa le valet qui devait lui servir
de guide. Le duc, en la recommandant à Dieu promit de revenir au
Blancastel s'il menait à bonne fin l'aventure, et avança résolument
dans la forêt. Bientôt il atteignit une lande où des chevaux et
des chevaliers gisaient morts au milieu de tronçons de lances et de
lambeaux d'écus[62]. Un ruisseau coulant parmi la lande était rougi
de sang: tout annonçait qu'il y avait eu là une récente et furieuse
bataille. Quels pouvaient être ces chevaliers occis? Pendant que le
duc était à ces pensées, il voit sortir d'une haie assez voisine
un écuyer qui du pan de sa chemise s'était fait un bandeau roulé
autour de sa tête; il va vers lui, l'autre tout éperdu se rejette
derrière la haie. Le duc le rejoint l'épée à la main et menace de
le frapper s'il n'arrête. Le navré tombe à genoux. «Quels sont, lui
demande Galeschin, les gens dont les corps gisent là-bas?--Je vous
le dirai, si je n'ai garde.--Soit!--Vous saurez donc que la dame de
Cabrion[63] allait à Londres pour visiter son cousin le roi Artus. En
traversant cette lande, nous avons rencontré vingt hommes armés; nous
serions passés sans rien dire si nous n'avions vu au milieu d'eux
un chevalier en braies, que deux sergents battaient jusqu'au sang.
Un des nôtres le reconnut pour messire Gauvain, et quand ma dame
en fut avertie, la douleur la fit tomber pâmée. En revenant à ses
esprits, elle dit qu'elle aimerait mieux tout perdre que de ne pas
secourir messire Gauvain. Nous avons donc attaqué les gloutons: mais
nous n'étions que quinze et n'avons pu soutenir la lutte. D'ailleurs,
celui qui conduisait les vingt chevaliers était si grand, si fort,
qu'on ne pouvait tenir devant lui. Mes compagnons ont été tués; seul
j'ai pu m'échapper, navré comme vous voyez. Pour ma dame de Cabrion,
quand elle a vu tomber ses hommes, elle s'est enfuie à travers la
forêt, et j'ignore ce qu'elle est devenue.»

[Note 62: «Chantiaus d'escus.»]

[Note 63: _Var._ Bristol.]

Il achevait de parler, quand une demoiselle sortit du bois tout
effrayée. Elle tenait dans ses mains les longues tresses coupées de
ses blonds cheveux; un chevalier armé, mais à pied, la suivait de
près: «Sire chevalier, crie-t-elle au duc, secourez-moi de grâce!»
Le duc s'élance entre elle et le chevalier qui ne l'attend pas et
cherche un refuge dans l'épaisseur des bois. «Vengez-moi de ce
traître, répétait la demoiselle: il m'a déshonorée de mes tresses
et sans vous il m'eût honnie de mon corps.» Le duc pique des deux
dans le bois et joint le chevalier comme il venait de retrouver son
cheval. Tout en laçant son heaume, l'inconnu demande froidement à
Galeschin ce qu'il veut de lui. «Vous traiter comme le mérite tout
homme qui insulte dame ou demoiselle.--Beau sire, vous êtes à cheval
et je suis à pied; vous n'aurez pas d'honneur à me vaincre si vous
ne me donnez le temps de remonter.--Choisissez donc: montez, ou je
descendrai.--Je monterai. Mais enfin que me voulez-vous?--Je veux
te châtier pour avoir, dans un pareil jour veille de Pentecoste,
outragé cette demoiselle.--Je ne l'ai pas même couchée sur l'herbe.
Au reste, je vous attends, car je n'en craindrais pas deux comme
vous.» Alors le duc broche son cheval: le choc fut rude, l'inconnu
était le plus grand des deux. Les écus sont traversés, le fer
s'arrête sur les hauberts; mais le duc, plus adroit et plus exercé,
jette son adversaire dans une mare fangeuse, sous le ventre de
son cheval. Par malheur, en passant outre le cheval du duc heurte
l'autre et s'affaisse. Le duc quitte les étriers, franchit la mare,
revient l'épée levée sur son adversaire qu'il aide d'abord à se
dégager. Puis, cela fait, il lui arrache le heaume et fait mine
de lui trancher la tête. «Ayez merci de moi!» dit en gémissant
l'inconnu.--Je l'aurai tel qu'il plaira à la demoiselle.--Hélas!
je l'ai trop maltraitée; je lui offre l'amende qu'elle voudra.» Le
duc revenant à la demoiselle: «Que voulez-vous que je fasse de cet
homme?--Vous voyez mes tresses coupées; jugez ce qu'un tel affront
mérite.--Vous a-t-il fait autre honte?--Non, grâce à Dieu et à
vous; mais il n'a pas dépendu de lui.» Le duc retourne au chevalier.
«--Je veux savoir qui vous êtes, vous et ceux qui ont massacré
les hommes de la dame de Cabrion, et emmené messire Gauvain.--Je
ne le dirai pas.--Vous mourrez donc.--Non! je vais le dire; c'est
Karadoc.--Pensez-vous qu'il mette à mort messire Gauvain?--Non;
mais il lui fera toutes les hontes. Il le hait pour avoir tué un
de ses oncles, bon chevalier. Je vous ai répondu, sire, ayez merci
de moi!--La merci qu'il plaira à cette demoiselle de prononcer.
Demoiselle, voici l'épée de ce mauvais chevalier; décidez l'usage
que j'en dois faire.» Alors l'écuyer à la tête bandée s'avance
et reprenant l'épée: «C'est moi qui vous vengerai, ma soeur.» La
demoiselle regarde ses belles tresses, pleure et dit qu'elle aime
mieux le voir mourir. Aussitôt l'écuyer hausse l'épée et fait voler à
terre la tête du chevalier.

Ils reprenaient ensemble le chemin frayé, quand l'écuyer aperçoit
de loin un de ses compagnons; il lui fait signe d'approcher:
celui-ci arrive, salue le duc et lui apprend que la dame de Cabrion
n'était pas loin. Le duc de Clarence se fait conduire vers elle,
et s'empresse de faire honneur à la cousine du roi Artus et de
mess. Gauvain. L'écuyer blessé monte le coursier de celui qu'il a
décapité, et le duc, en les recommandant à Dieu, obtient de la dame
de Cabrion qu'elle ne parlera pas au roi de la mésaventure de mess.
Gauvain.

Le duc et l'écuyer de la dame de Blancastel voient bientôt, à
l'entrée d'un carrefour, avancer de leur coté une demoiselle
montée sur palefroi: elle demande au duc s'il est le chevalier
qui délivrera mess. Gauvain? «--Au moins suis-je, répondit-il, de
ceux qui le tenteront, et quoi qu'il puisse advenir, j'y mettrai
tout mon pouvoir.--Sire! votre pouvoir n'y fera rien; il faudrait
une dose de prouesse dont vous n'êtes pas apparemment pourvu.--Et
qu'en savez-vous, demoiselle?--Oseriez-vous me suivre, deux jours
durant et pourriez-vous ainsi montrer si vous êtes digne de
l'essayer?--Demoiselle, dit alors le valet de Blancastel, monseigneur
ne doit pas quitter le bon chemin pour vous suivre.--Ne disais-je
pas qu'il n'en aurait jamais le coeur? Et pourtant, il n'aurait pas,
où je le voulais mener, la moitié des peines qui l'attendent s'il
veut délivrer messire Gauvain.--Je reconnais, demoiselle, qu'il
m'importe de chercher à reconnaître si je puis mener à fin une telle
entreprise; et si je ne sors pas à mon avantage d'une aventure aisée,
je ne dois pas espérer d'en achever une plus difficile. Je suis donc
prêt à vous accompagner; advienne que pourra!» Le valet eut beau
dire, il lui fallut aller avec le duc et la demoiselle. À l'entrée
de la nuit, ils atteignirent un verger fermé de hautes murailles: la
demoiselle en fit ouvrir la porte; on les y reçut avec honneur, et le
duc fut conduit dans une belle chambre où son lit était dressé.

Le matin, quand il fut levé et armé, la demoiselle vint l'inviter à
la suivre: ils descendent un escalier et arrivent dans un souterrain
dont les portes étaient de fer. La demoiselle ouvre, et le duc
entre après elle. Il aperçoit quatre sergents de haute taille,
munis de chapeaux de fer et de pourpoints de cuir bouilli, les
bâtons recourbés et garnis d'acier, comme ceux des champions. Ils
s'exerçaient à l'escrime; C'était un père et ses trois fils. À la vue
du duc, ils s'écartent et se rangent le long des parois, en tenant
leurs écus devant eux, sans mot dire. «Suivez-moi,» dit la demoiselle
au duc; et elle passe entre les quatre ferrailleurs pour gagner une
porte qu'elle entr'ouvre. Le duc voit bien qu'il ne passera pas aussi
facilement à travers les vilains; mais il n'hésite pas à suivre la
demoiselle. L'épée à la main, l'écu sur la tête, il marche à eux et
pare le plus vite qu'il peut les coups de bâton qui lui pleuvent
sur le dos et les flancs. Il fait un pas en arrière, revient et
s'adosse au mur. Dès lors, il ne les craint plus: leurs bâtons
ferrés n'entament pas son heaume; sa bonne épée découpe leurs écus
et pénètre à plusieurs reprises dans leurs chairs. Le combat dura
longtemps sous les yeux de la demoiselle, attentive à les contempler
de la porte qu'elle tenait entr'ouverte. «Chevalier,» disait-elle au
duc, «vous laisserez-vous éternellement arrêter? Non, vous n'avez pas
ce qu'il faut pour mettre à fin plus grande entreprise.» Ces paroles
le font rougir de dépit; et comme les escrimeurs s'abandonnaient,
avec plus de rage, il atteint le père du tranchant de son épée et
fait tomber le poignet droit qui tenait le bâton. Le blessé pousse
un cri douloureux: à la vue de leur père si cruellement mis hors de
combat, les trois frères redoublant d'ardeur et de furie: le duc
avise celui qui le pressait le plus et fait semblant de le frapper
à la tête; quand il lui voit lever l'écu pour prévenir le coup,
il lui coule sa lame le long de l'échine, lui sépare la cuisse du
corps et l'étend par terre. Pendant que la douleur arrache au navré
des hurlements, le duc atteint le second frère sur la nuque qu'il
surprend découverte et lui tranche la tête. À la vue de son père et
de ses frères, le dernier se décide à gagner la porte qui conduisait
au préau. Mais se trouvant arrêté contre le mur, il jette son écu,
son bâton, s'agenouille et implore la merci que le duc lui accorde,
du consentement de la demoiselle.

On entendit alors à l'entrée du souterrain de grands cris de joie
qui partaient d'une foule de dames et chevaliers. Galeschin remonte
dans le pourpris, la demoiselle le fait repasser du jardin dans une
grande plaine que dominait un des plus beaux châteaux du monde. De
la ville on entendait le retentissement des cors et des trompes;
les portes s'ouvrirent et laissèrent passer une nombreuse compagnie
qui vint féliciter le duc et lui faire escorte jusqu'au château. On
avait déjà pavoisé les rues et chacun à l'envi saluait le vainqueur:
les écus des quatre escrimeurs étaient portés en triomphe par deux
jeunes valets; vieillards, hommes et femmes, tous criaient: «Bien
venu le bon chevalier qui a mis un terme à nos maux et délivré nos
enfants de servage!» Et chacun de tomber à ses genoux comme devant
un sanctuaire. Le seigneur du château, homme de grand âge et bien
près d'être aveugle, alla pourtant au devant de lui et le pria de
faire séjour. Galeschin s'excusa sur ses grandes affaires. «--Ne
nous refusez pas de grâce, reprit le vieillard, accordez cette faveur
aux gens qui vous doivent leur délivrance. Avant tout, je dois vous
apprendre que ce château se nomme Pintadol[64], et que nous avons,
il y a déjà longtemps, juré de le transmettre à qui pourrait en
abattre la mauvaise coutume. Vous l'avez conquis, vous en devenez
donc le seigneur.» Le duc voulait refuser, mais tant le prièrent la
demoiselle et les chevaliers nouvellement délivrés, qu'il en reçut
la féauté. Puis il dit son nom en prenant congé avec la demoiselle
et le valet de la dame de Blancastel. Il ne manqua pas de demander
ce qui obligeait les quatre félons à s'escrimer comme ils avaient
fait: «Vous le saurez, répond la demoiselle, quand vous aurez essayé
d'une autre aventure non moins périlleuse et qu'il faudra mener
à fin, si vous tenez toujours à celle de la Tour douloureuse. Le
voulez-vous?--Assurément. Continuez, demoiselle, à me conduire.»

[Note 64: _Var._ Patados.]

Ils arrivèrent vers Nones[65] devant un château de grande et belle
apparence, environné de terres en pleine culture. La porte était
ouverte, mais les ténèbres qui régnaient dans toutes les rues ne
leur permirent pas d'y rien distinguer. Au milieu de la ville était
un vaste cimetière dépendant d'une église abandonnée; seul il était
éclairé comme en dehors des murs. «Que veut dire cette obscurité et
cette clarté lointaine, demande le duc.--Vous le saurez au retour.
Suivez-moi.» Elle descend alors et les invite à faire de même; leurs
chevaux sont attachés à l'extrémité dune longue chaîne que le duc
devra tenir, pour ne pas s'égarer en avançant dans une obscurité
profonde jusqu'au cimetière où les ténèbres n'avaient pas pénétré.
Pendant qu'ils avançaient à tâtons, ils entendaient des cris, des
pleurs et des sanglots qui semblaient partir de plus loin. L'herbe
avait crû dans le cimetière, pour témoigner que depuis longtemps la
terre n'en avait pas été remuée. Arrivés à la porte de l'église:
«C'est ici, dit la demoiselle, que commence l'épreuve; voyez-vous au
fond de l'église une faible lueur? celui qui pourra arriver jusque-là
et ouvrir la porte d'où jaillit ce rayon aura mis à fin cette
aventure. Nous allons vous attendre ici, et si vous arrivez à la
porte du fond, vous verrez le jour pénétrer dans le moutier, et tous
ceux qui, pour leur malheur, habitent le château se livrer à la joie
que leur causera la délivrance.»

[Note 65: De trois à six heures du soir.]

Le duc alors détachant son écu le lève sur sa tête et descend dans
l'église. Il sent aussitôt un froid glacial; de l'obscurité profonde
semble suinter une horrible puanteur. Il revient en arrière pour
demander à la demoiselle restée sur le seuil d'où venait cette
infection? «Depuis dix-sept ans, répond-elle, tous ceux qui meurent
dans l'intérieur de la ville sont transportés et enfouis sous la
terre de ce moutier; non par les habitants du château, mais par je ne
sais quels diables ou mauvais esprits. Quant aux vivants, il leur est
interdit de pénétrer dans le cimetière ou de sortir du château.--De
grâce, dit le duc émerveillé, apprenez-moi comment ils soutiennent
leur vie.--Par le travail des laboureurs qui cultivent les terres
en dehors des murs, comme étant les serfs de ceux qui habitent le
château; ils ne sèment et moissonnent que pour eux.

«--Quelle que soit l'aventure, dit le duc, j'entends essayer de la
mettre à bonne fin. Mais je ne suis pas sûr d'y parvenir, car je n'ai
jamais ouï parler de telle merveille. Veuillez me dire quelle en est
l'origine.--Volontiers. Le moutier que vous voyez n'était autrefois
qu'un ermitage. La clarté répandue dans le cimetière sort de la
dépouille mortelle de maints preux et grands personnages religieux,
qui y sont enterrés. En raison de la fertilité du sol, on avait
choisi ce lieu pour y construire un château appelé _Ascalon le Gai_.
Il y eut dix-sept ans à la semaine peineuse, qu'à l'heure de matines,
chacun étant allé les entendre, le seigneur du château qui aimait
de grand amour une demoiselle dont il ne pouvait faire sa volonté,
ne craignit pas de mettre à profit les ténèbres; et quand on eut
éteint les cierges, il s'approcha de la jeune fille dont il obtint,
durant le divin office, tout ce qu'il avait si longtemps désiré. Le
Saint-Esprit, qui voit tout, révéla le sacrilége à un pieux ermite
de l'ordre de Saint-Augustin le lendemain, comme il célébrait les
matines. L'ermite approchant de l'endroit où ils s'étaient arrêtés
la veille, trouva le châtelain et la demoiselle frappés de mort dans
les bras l'un de l'autre. Depuis ce jour, les ténèbres n'ont pas
cessé de couvrir le moutier et le château. Il n'est resté de lumière
que dans le cimetière, autour de la tombe des prud'hommes qui y sont
inhumés[66]. Et nous avons ouï dire que la clarté ne sera rendue
au reste du château que par le meilleur chevalier du monde, auquel
est encore réservé l'honneur de mettre à fin les aventures de la
Tour douloureuse. Renoncez-vous maintenant à tenter l'épreuve?--Non
assurément, demoiselle.»

[Note 66: Cette histoire du château d'Ascalon le Ténébreux est
racontée dans la partie inédite du livre d'Artus (msc. 337, f. 188).
Mais c'est, je crois, d'après notre roman qui en donne la conclusion.]

Il rentre alors dans le moutier, et quand il a fait quelques pas,
il est de nouveau suffoqué par les odeurs infectes répandues autour
de lui; il sent tomber en même temps sur lui une pluie de verges et
de pointes aiguës. Son corps fléchit, il plie les genoux, et quand
il essaye de se relever, une autre grêle de coups le rejette étendu
sans mouvement. Revenu à lui, il fait un nouvel effort, cherche
de la main, retrouve la chaîne et se traîne jusqu'à l'entrée du
moutier. «Ah preux chevalier! dit la demoiselle, c'est ainsi que vous
nous revenez!» Il ne répond rien, mais il rougit, pâlit et se sent
d'ailleurs trop brisé pour essayer une seconde fois de rentrer dans
l'église. Avant d'avoir eu le temps d'ôter son heaume, il vomit tout
ce qu'il avait dans le corps. Le valet le soutient, l'aide à remonter
les degrés de la porte et parvient à grand'peine à le remettre en
selle. Alors de ce lieu maudit la demoiselle les conduit chez un
vavasseur qui les reçoit honorablement. Ils y passèrent la nuit:
le lendemain, Galeschin dont les forces étaient revenues voulut en
prenant congé savoir l'histoire des quatre vilains qu'il avait mis
à mort avant d'arriver à ce Château des ténèbres. Voici comment la
demoiselle contenta sa curiosité.

«L'ancien seigneur de Pintadol avait été retenu prisonnier par son
ennemi mortel, et le père des trois frères que vous avez vaincus
était parvenu à lui rendre la liberté. Mais pour prix d'un si grand
service, il avait contraint son seigneur suzerain de jurer sur les
saints et de faire jurer aux hommes de sa terre qu'on lui accorderait
un don. Le seigneur était bien loin de prévoir à quoi il s'engageait.
L'autre demanda pour prix de la rançon le tiers de la terre: et des
hommes de la terre, pour avoir délivré leur seigneur[67], il réclama
le droit de prendre chaque année un de leurs fils, une de leurs
filles, qu'il faisait conduire et enfermer dans ce château. Voilà
comment nombre de jeunes valets, nombre de belles et sages pucelles
ont ensemble perdu l'honneur et la liberté. Et comme cet indigne
vilain prévoyait que bien des prud'hommes tenteraient d'abattre une
si mauvaise coutume, il exerçait chaque jour à l'escrime ses trois
fils, pour les mieux préparer à résister à quiconque essaierait de
délivrer leurs victimes.

[Note 67: La loi féodale imposait aux hommes de la terre dont le
seigneur avait été fait prisonnier, le devoir de le racheter au prix
de tout ce qu'ils possédaient. Ils étaient donc tenus envers celui
qui les déchargeait de cette obligation.]

«--Mais, dit le duc, quel intérêt aviez-vous, demoiselle, à voir
tomber cette coutume?--Une mienne nièce, à peine âgée de douze ans,
avait été, pour sa grande beauté, choisie par l'odieux vilain, et je
tremblais qu'elle ne devînt la proie de ses trois ribauds de fils.
Je vins donc à votre rencontre dans l'espoir que peut-être à vous
était réservé l'honneur de délivrer ma chère nièce et les autres
prisonniers.

«Le château où vous n'avez pu faire pénétrer le jour se nomme
Ascalon le Ténébreux. Je ne vous ai pas trompé en vous rappelant la
prédiction des sages: les mauvaises coutumes de la Tour douloureuse
ne seront abattues que par celui qui dissipera les ténèbres du
moutier.

«--Ainsi, dit à son tour le valet quand la demoiselle fut éloignée,
puisque vous n'avez plus l'espoir de délivrer messire Gauvain, le
mieux sera de revenir sur vos pas. Vous êtes meurtri, rompu et
peut-être plus gravement blessé que vous ne pensez; madame votre
cousine saura mieux vous guérir que personne.--Tu parles bien;
toutefois, puisque je l'ai entrepris, je rougirais de ne pas
poursuivre.--Mais, sire, vous êtes maintenant bien loin de la Tour
douloureuse; la demoiselle vous en a grandement écarté. Je vous
suivrai pourtant, si, malgré mon avis, vous voulez aller plus avant.»

Ainsi chevauchèrent-ils longuement et en silence; le duc songeant
avec tristesse au Château ténébreux. Arrivés devant un chemin herbu,
tortueux, étroit, depuis longtemps abandonné, le duc dit au valet
d'avancer. «Ah, sire! répond l'écuyer, nous sommes dans l'endroit le
plus dangereux de la forêt, ce qu'on appelle le _Chemin du Diable_:
mon avis serait donc encore de retourner à Blancastel.--Tu perds
une belle occasion de te taire, répond le duc; c'est le fait d'un
marchand, non d'un chevalier, de quitter les voies périlleuses pour
en prendre de plus sûres. De cette façon, jamais les aventures ne
seraient mises à fin. Avançons toujours.» Et ils chevauchèrent de
plus belle, comme approchait déjà la nuit.

Le valet apercevant à quelque distance des vaches et des brebis qui
paissaient: «Sire, dit-il au duc; il serait temps de reposer; nous
ne sommes pas loin d'une habitation, ces troupeaux nous l'indiquent
assez. Je vois des bergers montés sur de grandes juments, souffrez
que j'aille leur parler.» Le duc consentant, il va les saluer et leur
demande s'il n'y avait pas assez près un logis où pourrait passer la
nuit un chevalier errant navré de plusieurs plaies. Les bergers, qui
appartenaient à un vieux vavasseur de la forêt, répondirent que leur
maître hébergeait volontiers les chevaliers errants, et il offrit de
les conduire à son hôtel. «Ramenez nos bêtes, dit-il à son compagnon,
je me chargerai d'accompagner ce chevalier.» Il les mène ainsi
devant une maison de belle apparence; les deux fils du vavasseur les
accueillent, désarment le duc et le servent à l'envi. Le vavasseur
avait une femme qui visita les plaies du duc encore saignantes.
Elle y mit un nouvel onguent et les couvrit comme il convenait. Le
lendemain, le valet lui donna ses armes et lui amena son cheval. Le
vavasseur voulut le convoyer avec ses fils; chemin faisant il demanda
d'où il venait, où il allait. Le duc se tut sur sa dernière aventure;
il se contenta de dire qu'il arrivait de Londres et désirait gagner
la Tour douloureuse. «En vérité, répond le prud'homme, vous vous êtes
dévoyé d'une demi-journée, pour suivre le chemin le plus dangereux et
le plus mauvais. D'ici à la Tour douloureuse vous aurez à combattre
tant d'ennemis qu'il n'est pas au pouvoir d'un seul chevalier de les
provoquer sans mettre en danger sa vie et son honneur. Laissez-moi
vous avertir au moins de tout ce qui peut diminuer vos périls.

«Vous trouverez, à quinze lieues anglaises d'ici[68] un val grand et
profond auquel aboutit le chemin où vous êtes. Depuis quatorze ans
aucun des chevaliers qui l'ont suivi n'en est revenu. La raison, je
ne vous la dirai pas en ce moment, car je suis pressé de retourner;
j'aime mieux vous donner les moyens de vous passer de ma conduite. À
l'entrée du val est une chapelle qu'on nomme la Chapelle Morgain. Là,
deux voies s'offriront à vous: si vous choisissez celle de droite,
elle vous conduira à la Tour douloureuse, sans obstacles qu'un bon
chevalier ne puisse surmonter. La voie de gauche vous mènerait au
_Val_ dit _sans retour_, d'où l'on n'a jamais vu revenir un seul
chevalier. Il est vrai qu'il en est à peu près de même de la Tour
douloureuse, pour tous les chevaliers qui, jusqu'à présent, ont
tenté d'en abattre les mauvaises coutumes. Voyez s'il n'y aurait pas
grande folie de vous engager dans l'une ou l'autre de ces épreuves
désespérées.--Bel hôte, répondit le duc, je prévois que mon corps va
courir de grands dangers, mais je ne pourrais retourner sans honte:
ainsi je dois plutôt affronter la mort que céder aux défaillances du
coeur.--Allez donc, dit en soupirant le vavasseur, et que Dieu vous
garde!»

[Note 68: Apparemment quinze milles ou sept lieues et demie de
France.]

Le prud'homme retourna: le duc, seulement suivi de son écuyer,
chevaucha sans trouver aventure jusqu'à l'heure de tierce. Arrivés
à la Chapelle Morgain, ils reconnurent les deux voies: celle de
droite, nouvellement tracée pour esquiver le Val sans retour, et
celle de gauche qui conduisait au Val et rejoignait l'autre plus
loin. «Voilà, dit l'écuyer, le Val périlleux dont le vavasseur a
parlé. Ayez merci de vous-même; vous êtes perdu si vous y entrez,
et je n'entends plus vous suivre et risquer d'y être comme vous
retenu. Prenez, sire, l'autre voie; elle conduit justement à la Tour
douloureuse.--Par Dieu, répond le duc, tu dois penser que je tiens
à la vie tout autant que toi; mais ce que je ne puis endurer c'est
le renom de recréant.--Ah sire! je vous jurerai par tous les saints
de cette chapelle que je ne parlerai jamais de cela à personne.--Je
le crois bien: mais moi je ne pourrai m'en taire, puisque nous avons
juré de conter à la cour du roi, quand nous y reviendrons, tout ce
qu'il nous sera arrivé: je serais donc parjure, si j'en dissimulais
la moindre chose. J'irai aussi loin que je pourrai.--Aussi loin qu'il
vous plaira, reprend le valet, mais ne pensez pas que je vous suive.
Seulement, j'entends rester ici tant que je pourrai supposer que vous
ne soyez pas encore prisonnier.--Rien de mieux; attends-moi aussi
longtemps que tu dis, et sois à Dieu recommandé!»

Il pressa les pas de son cheval et s'engagea seul dans le Val redouté.

On l'appelait tantôt le _Val sans retour_, tantôt le _Val des faux
amants_, et voici comment il avait commencé. On sait que Morgain, la
soeur du roi Artus, eut plus qu'aucune autre le secret des charmes
et des enchantements: elle avait tout appris de Merlin. Pour mieux
se rendre la science familière, elle avait laissé la compagnie des
hommes et s'était enfoncée dans les grandes forêts; si bien que
maintes gens ne la croyant plus une femme l'appelaient Morgain la
fée, et même Morgain la déesse. Elle avait longtemps mis son amour et
son coeur dans un chevalier dont elle se croyait uniquement aimée;
mais il la trompait, en lui préférant une demoiselle de grande
beauté, qu'il ne voyait que rarement, tant était grande la jalousie
et la clairvoyance de Morgain. Un jour cependant, ils étaient
convenus de se rencontrer au fond de ce val, le plus riant, le plus
beau qu'on puisse imaginer. Morgain fut avertie, elle courut et les
surprit comme ils se donnaient les plus tendres témoignages d'amour.
Peu s'en fallut qu'elle n'en mourût de douleur; mais revenant bientôt
à elle, elle jeta sur le val un enchantement dont la vertu était
de retenir à toujours tout chevalier qui aurait fait à son amie la
moindre infidélité d'action ou de pensée: son ami fut la première
victime du charme: quand il voulut s'éloigner, il sentit qu'il était
arrêté par une force invincible. La demoiselle fut plus cruellement
traitée. Elle se crut enfermée dans la glace jusqu'à la ceinture
et, de la ceinture à l'extrémité des cheveux, dans un feu ardent.
Depuis ce jour, il n'y eut pas un chevalier amoureux qui pût, une
fois entré, trouver le moyen de sortir de ce val. Morgain avait
encore destiné que la voie resterait ouverte pour le chevalier qui
n'aurait jamais rien senti de l'aiguillon des désirs, et pour celui
qui n'aurait pas à se reprocher la moindre infidélité amoureuse.
À celui-ci était réservée la vertu de détruire l'enchantement.
Morgain croyait en avoir assuré l'éternelle durée. De leur côté, les
chevaliers qui connaissaient la force de la conjuration se gardaient
de mettre le pied dans le Val, persuadés que ce n'était pas un d'eux
qui pourrait en triompher; mais d'autres ignoraient le charme, et s'y
étaient laissé prendre[69].

[Note 69: Dans la première rédaction du _Livre d'Artus_, la fondation
du _Val sans retour_ est racontée d'une façon un peu différente.
Morgain en avait eu la pensée quand, irritée d'avoir été séparée
de son ami Guiomar par la reine Genièvre, elle était venue habiter
la forêt de Sarpenne ou Sarpeint. «Voyant les lieux si beaux et si
riants, elle fit construire une chapelle devant un carrefour, à
l'entrée du val. On y faisait chaque jour le service divin. Deux
portes y étaient pratiquées: l'une descendait dans le val, l'autre
conduisait à un tertre, de façon que ceux qui remontaient le val
pour entendre la messe ne se réunissaient pas aux passagers du
dehors qui arrivaient au tertre dans la même intention. Le prêtre
n'avait aucune communication avec les assistants dont une cloison le
séparait. C'est à partir du choeur de la chapelle que Morgain avait
jeté son enchantement pour retenir dans le val tous les faux amants.
Et sur le tertre était une croix avec des lettres qui disaient:
«Chevalier errant qui passes ici cherchant les nobles aventures,
prends des trois chemins celui qu'il te plaira: Si tu veux esquiver
les fortes aventures va à droite, tu arriveras en Sorelois. La voie
du milieu conduit à la _Tour douloureuse_; celle de gauche au _Val
sans retour_, dont nul faux amant ne doit espérer revenir. Celui
qui méritera d'en sortir pourra seul achever l'aventure de la Tour
douloureuse, et ramener à terre les deux amants qui chastement
aimèrent.» (Manusc. 337, fº 187 vº.)]

Le Val était de grande étendue, environné de hautes montagnes,
couvert d'un riant tapis de verdure. Au milieu jaillissait une belle
et claire fontaine. La clôture en était merveilleuse; c'était en
apparence une muraille épaisse et élevée, en réalité ce n'était
que de l'air. On entrait sans trouver et sans supposer le moindre
obstacle; mais une fois entré, on ne songeait pas même qu'il y eût un
moyen d'en sortir. Le charme durait depuis dix-sept ans; déjà deux
cent cinquante-trois chevaliers en avaient éprouvé la vertu. Ils y
étaient arrivés de maintes terres; ils y trouvaient à leur guise de
belles maisons. À l'entrée de la clôture était la chapelle où les
prisonniers pouvaient tous les jours entendre la sainte messe chantée
par un prouvaire du dehors. D'ailleurs le séjour paraissait assez
agréable à la plupart de ceux qui s'y voyaient retenus. On y trouvait
de beaux banquets, des instruments de musique, des chants, des
danses, des carolles, des jeux d'échecs et de tables. S'il arrivait
que le chevalier y fût entré avec une dame qui n'eût jamais trompé
ou voulu tromper son ami, elle demeurait avec lui tant qu'il lui
plaisait, et de son plein gré. Quant aux écuyers, on leur permettait
de rester près de leurs seigneurs; mais ils pouvaient s'éloigner si,
tout en prenant le déduit amoureux, ils étaient restés constamment
insensibles aux attraits des autres dames ou demoiselles; autrement
ils partageaient le sort de leurs maîtres. Tel était donc le _Val
sans retour_ ou _des faux amants_[70].

[Note 70: On reconnaîtra facilement ici que l'_Arc des loyaux
amants_, dans l'Amadis, n'est qu'une imitation de notre _Val des faux
amants_.]

Galeschin s'y engageait le plus tranquillement du monde; mais la
pente était si rapide qu'il prit le parti de quitter les étriers
et de mener son cheval en laisse. Arrivé au bas du tertre, il
vit une épaisse fumée: c'était la vapeur dont le val était fermé.
Il remonte à cheval, traverse la clôture simulée, et voit bientôt
s'élevant à gauche et à droite de belles maisons. Il retourne la
tête, la fumée s'était dissipée, mais il lui sembla que la trompeuse
muraille de l'entrée le suivait jusqu'à toucher la croupe de son
cheval. En avançant encore il arrive devant une porte trop basse
et trop étroite pour un cavalier; il descend donc une seconde
fois, laisse le cheval, jette son glaive, détache la guiche de son
écu pour le passer au bras gauche; brandit son épée et, la tête
baissée, s'engage dans une allée longue, étroite et assez obscure.
Il avance cependant toujours: à l'extrémité de l'allée il voit de
chaque côté le profil de deux énormes dragons jetant par la gueule
de grands flocons de flamme. Deux chaînes scellées dans le mur les
arrêtaient par la gorge. «Voilà, se dit Galeschin, de furieuses
bêtes;» Involontairement il fait un mouvement en arrière, pour se
prémunir contre leur approche; mais la honte le retient comme si
tout le monde l'eût vu, il se décide à marcher en avant. Les dragons
s'élancent pour lui fermer la voie: ils jettent leurs griffes sur
l'écu, déchirent à belles dents les mailles du haubert et pénètrent
dans les chairs qu'ils entament jusqu'au sang. Le duc ne recule
pas: il donne de son épée sur leurs pis, sur leurs têtes et parvient
enfin à passer outre, laissant les dragons lécher le sang qu'ils
ont fait jaillir et dont leurs ongles sont humectés. Pour le duc,
son premier soin est d'éteindre les flammes qu'ils avaient vomies
contre lui; mais il se trouve bientôt devant une rivière bruyante
et rapide. Surpris de voir dans le Val un si grand cours d'eau, il
désespérait de le franchir, quand il aperçoit une planche longue
et étroite sur laquelle il lui fallait tenter de passer. À peine y
a-t-il avancé le pied qu'il voit à l'autre bout deux chevaliers armés
et l'épée nue, faisant mine de lui défendre le passage. Il éprouve
un moment de crainte; car ils sont deux, ils tiennent la rive; lui,
s'il chancelle et tombe, ne pourra manquer de se noyer, l'eau étant
profonde et noire comme l'abîme. «Je ne reculerai pas,» se dit-il.
Mais quand il est au milieu de la planche, le coeur lui tremble, il
a grand'peine à se maintenir. Il avance encore: trois chevaliers,
non plus seulement deux, lui disputent le rivage; le premier lève
son glaive, le second le frappe de son épée sur le heaume, le fait
fléchir et enfin glisser dans l'eau. Il se croit perdu, il sent les
angoisses de la mort; mais, comme il était déjà pâmé, on le tire de
l'eau avec de longs crocs de fer, et quand il ouvre les yeux, il se
voit étendu dans un pré; devant lui un grand chevalier qui le somme
de se rendre s'il tient à la vie. Il ne répond rien et se redresse
à genoux. D'un coup fortement asséné sur le heaume, le chevalier le
fait retomber, pose un pied sur sa poitrine, lui arrache le heaume
et lui répète qu'il est mort s'il ne fiance prison. Le duc se tait;
quatre sergents alors le prennent, le désarment et l'emportent dans
un jardin où se trouvaient grand nombre de chevaliers. «Ce chevalier,
leur demande-t-on, est-il mort?--Non, mais peu s'en faut; et maudite
soit l'heure où cette prison fut établie!» Enfin le duc revient de
pâmoison; chacun le réconforte et le console du mieux qu'il peut.

Il apprit alors à ceux qui l'entouraient qu'il était Galeschin duc de
Clarence, fils du roi Tradelinan de Norgalles et compagnon[71] de la
Table ronde. Ceux qui le connaissaient eurent à la fois grande joie
et grande douleur de le retrouver vivant et comme eux prisonnier. Il
y avait là Aiglin des Vaus, Gaheris de Caraheu, Kaedin le Beau. «Quel
dommage, sire! disait ce dernier; non pour vous seulement, mais pour
tous les compagnons de la Table ronde! Quel deuil en fera messire
Gauvain quand il le saura!» Le duc leur conte alors l'occasion de
sa voie; la prison de mess. Gauvain, l'engagement qu'avaient pris
Lancelot, mess. Yvain et lui de tenter sa délivrance. De leur côté,
les trois chevaliers lui apprennent comment ils se trouvent retenus
dans le Val, comment le plus preux ne devait pas espérer d'en sortir,
pour peu qu'il eût faussé de rien ce qu'il devait à son amie. «Par
Dieu, dit le duc, si j'avais su que la prouesse n'y pouvait de rien
servir, je n'eusse jamais mis ici les pieds; je suis en un bien
furieux danger d'y rester à toujours. Où trouver le chevalier qui,
dans le cours de ses amours, aura constamment éloigné toute oeuvre et
tout désir d'inconstance?»

[Note 71: Il faut toujours dire _compagnons_ et non pas _chevaliers_
de la Table ronde. Ce titre de chevalier avait un sens absolu. On
devenait chevalier comme on naissait _noble_ ou _gentilhomme_. Les
Templiers institués en Syrie au commencement du XIIe siècle furent je
crois les premiers qui formèrent un ordre particulier de chevalerie.
Les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem suivirent leur exemple:
puis vinrent au XIVe siècle les chevaliers de _la Jarretière_ et tous
les autres à la suite.]

Maintenant que le preux duc de Clarence est ainsi retenu en bonne
compagnie, nous l'y laisserons pour nous informer de ce qui advint à
messire Yvain, dans la voie qu'il avait choisie.




LXXV.


On se souvient qu'en se séparant de ses deux compagnons dans la forêt
de Varenne, mess. Yvain avait lui-même choisi le chemin de gauche.
Il chevaucha jusqu'à basses vêpres sans trouver aventure: mais à
la nuit tombante, il fit rencontre d'une litière que traînaient
deux palefrois. Une demoiselle vêtue de noir l'occupait, le visage
découvert, la main appuyée sur sa joue. On aurait loué sa beauté,
si les pleurs dont son visage était inondé eussent permis d'en bien
juger. Sept écuyers escortaient sa litière, et devant la dame était
placé un grand coffre dans lequel gisait un chevalier navré de
nombreuses plaies.

Mess. Yvain salua la demoiselle. «Dieu vous bénisse, répond-elle sans
le regarder.--Demoiselle, vous plairait-il m'apprendre ce que peut
contenir ce coffre?--Ne le demandez pas; ou du moins sachez qu'on ne
le découvrira pas sans recueillir honneur ou honte. Il contient un
chevalier navré: jusqu'à présent tous ceux qui essayèrent de l'en
tirer ont fait de vains efforts. Si jamais quelqu'un y parvient,
ce sera après avoir juré sur Saints qu'il vengera ce malheureux
chevalier. Apprenez d'ailleurs que l'honneur de le délivrer est
réservé au plus preux des vivants. Si donc vous pensez l'être,
essayez.

«--Demoiselle, tant de bons chevaliers ont échoué dans cette épreuve
que je puis bien la tenter à mon tour, sans être plus qu'eux
déshonoré si je ne réussis pas.

«--Vous, déposez la bière sur le gazon,» dit aux écuyers la
demoiselle. Cela fait, mess. Yvain lève le couvercle. Le chevalier
avait à travers le corps deux plaies de fer de lance, un coup d'épée
au milieu du front et l'épaule droite entr'ouverte.

La douleur lui arrachait des cris. Mess. Yvain promit comme loyal
chevalier à la demoiselle de venger son ami, et puis il essaya de
tirer à lui le navré, mais il fit de vains efforts pour le soulever
et il se vit contraint de renoncer à l'ébranler. «Vous aviez droit,
demoiselle, dit-il, de penser que je n'étais pas le meilleur des
chevaliers, et je le savais bien moi-même. Je voudrais, pour une des
plaies de votre ami, qu'un chevalier de ma connaissance eût tenté
l'épreuve à ma place. Il n'est pas loin d'ici: si vous voulez le
rencontrer, prenez cette voie qu'il a choisie. Je crois que lui seul
pourra faire ce que vous désirez.»

La demoiselle trouva bon le conseil et prit à gauche le chemin que
lui indiquait mess. Yvain. Pour lui, il continua sa chevauchée.
Après une heure de marche il entendit un son de cor. Dans l'espoir
de trouver un gîte, il broche de ce côté. Le cor donnait de plus en
plus, comme pour appeler aide. Mess. Yvain qu'un beau clair de lune
protégeait arrive devant une bretèche dressée à l'extrémité d'un pont
tournant jeté sur un large fossé rempli d'eau. Le fossé entourait une
maison de bois, il était pourvu d'un grand hérisson[72].

[Note 72: Le _hérisson_, sorte, de cheval de frise, était une forte
poutre ordinairement mobile et garnie de crocs et de grandes pointes
de fer. Il y a dans Wace une description parfaitement semblable à
la nôtre, et que M. Viollet-le-Duc n'a pas manqué de citer, au mot
_Bretèche_:

  Avoit à cel temps un fossé
  Haut et parfont et réparé;
  Sur le fossé out heriçun,
  Et dedens close une maison.
                      (_Roman de l Rou_, v. 9444.)

Ce hérisson empêchait sans doute de tenter le passage du fossé quand
le pont tournant était replié ou levé.]

De la bretèche, le valet qui cornait voyant approcher messire Yvain:
«Sire chevalier, crie-t-il, soyez notre sauveur; des larrons ont
forcé ma maison: ils ont tué mes serviteurs, je tremble maintenant
pour ma vieille bonne mère et plus encore pour l'honneur de ma jeune
soeur.»

Le pont était baissé, la maison ouverte; mess. Yvain broche aussitôt
des éperons, arrive dans la cour et surprend quatre de ces larrons
comme ils montaient par une échelle aux fenêtres. Deux autres
tenaient et se disputaient à qui garderait pour soi la soeur du
valet. D'autres vidaient la maison de tout ce qu'elle contenait de
précieux. Ils étaient assez légèrement armés, comme vilains, de
pourpoints et de chapeaux en cuir bouilli[73]; mais ils avaient des
haches, des épées, des arcs, des flèches et de grands couteaux dont
ils s'escrimaient rudement.

[Note 73: «Comme vilains, de cuiries et de chapiaus bolis.» De
_cuirie_ est venu le mot _cuirasse_, que nous donnons encore
très-improprement à l'armature de fer qui couvre la poitrine; le nom
ancien de _fer-vêtus_ conviendrait mieux à nos _cuirassiers_.]

Mess. Yvain s'en prit d'abord à ceux qui tenaient la belle jeune
fille; il planta son glaive dans le corps du premier; de son épée
il fendit le second jusqu'aux dents. Les autres, surpris, abattus,
frappés, n'essaient pas de résister: il les poursuit, coupe tout
ce qu'il atteint, bras, mains et têtes. En se sauvant, plusieurs
cependant lui jettent des haches qui blessent son cheval et lui-même.
Deux seulement osèrent affronter le hérisson et sortirent du fossé
comme ils purent. Mess. Yvain ne songea pas à les poursuivre.

Le maître de la maison descendit alors de la bretèche et rendit
grâces à son libérateur. «Ne regrettez pas votre cheval, dit-il,
vous en trouverez un meilleur ici.» En pénétrant dans la maison,
ils trouvent la vieille dame renversée sans connaissance; en les
entendant venir la jeune fille s'était tapie sous un lit, les prenant
pour des voleurs. À la voix de son frère, elle se montre et leur dit
que, grâce à Dieu, elle n'avait pas été honnie. «Remerciez, dit le
valet, le prud'homme auquel nous devons notre salut: et puisque vous
êtes échappée, je me console de la mort de mes sergents.»

On prévoit que mess. Yvain fut courtoisement hébergé la nuit. Quand
il fut couché, le valet lui demanda s'il avait l'intention de se
lever matin: «Oui, dès la pointe du jour; j'ai plus à faire que
vous ne pourrez penser.--Mais sire, reprit le valet, vous n'oubliez
pas que demain est fête de Pentecôte: si je ne puis vous retenir,
au moins ne monterez-vous pas à cheval avant la messe. S'il vous
plaisait, je la ferais dire près d'ici, et je resterais avec vous
jusqu'à ce qu'elle fût chantée.--Vous parlez en homme sage et je vous
remercie; mais que la messe soit de grand matin.» Le valet s'incline,
et se couche dans un lit dressé au pied de celui de mess. Yvain.

Au lendemain, le valet se lève un peu avant le jour et dispose le
meilleur de ses chevaux, en attendant le réveil de mess. Yvain.
«C'est, dit-il quand il le vit debout, le cheval qui portait mon
père, il ne l'eût pas changé pour aucun autre; mais s'il était encore
meilleur, je vous le donnerais de plus grand coeur.» Messire Yvain
le remercie, monte, et va ouïr la messe à une lieue anglaise de là,
dans la compagnie du valet, de la mère et de la soeur. Il fut ensuite
convoié jusqu'à deux lieues et prit congé d'eux en leur donnant son
nom.

Tierce était arrivée[74] quand les yeux de mess. Yvain s'abaissèrent
sur une vallée profonde. La descente était ardue et difficile; il
prit le parti d'avancer à pied en tenant son cheval par la bride.
À l'extrémité de la vallée était une belle prairie traversée d'une
rivière: sur les bords s'élevait un pavillon richement tendu; aux
pans étaient attachés dix écus avec autant de glaives. Mess. Yvain
aperçoit à quelque distance une demoiselle liée par les tresses
à l'une des branches, les deux mains également serrées. Le sang
rougissait sa belle chevelure et inondait son visage: un peu plus
loin un chevalier en pures braies fortement lié à un tronc d'arbre,
la poitrine et le linge ensanglantés. À cette vue, mess. Yvain ne
peut retenir ses larmes.

[Note 74: De six à neuf heures du matin.]

Il va d'abord à la demoiselle, épuisée de douleur et des cris qu'elle
avait exhalés; elle avait à peine la force de parler. Elle respirait
difficilement, ses yeux étaient rouges et gonflés; la peau qui
retenait encore ses cheveux était ouverte çà et là par la violence
de l'étreinte. À demi-voix cependant elle disait: «Messire Gauvain,
que n'êtes-vous ici!» À ce nom, mess. Yvain avance tout près d'elle:
«Demoiselle, qui vous a si cruellement traitée, et que parlez-vous de
messire Gauvain, un des hommes que j'aime le plus au monde?--Votre
nom? dit-elle à voix basse.--J'ai nom Yvain, fils du roi Urien,
cousin germain de celui que vous regrettez.--Hélas! si mess. Gauvain
était ici, il mettrait en danger pour me venger corps et âme; je ne
suis tourmentée que pour lui avoir rendu service. Il me défendrait,
non-seulement pour moi, mais pour celui que vous voyez tout près
et qu'ils ont apparemment tué.--Quel est ce chevalier?--Vous le
connaissez assez; c'est Sagremor le desréé!»

Grande fut alors l'émotion de mess. Yvain; mais qui va-t-il d'abord
secourir, de son ami ou de la demoiselle? Il se décide pour
celle-ci, et va couper la branche qui la tenait suspendue. La
demoiselle tombe; il allait pour la délier, quand arrive, armé de
toutes armes, un chevalier du pavillon: «Sire, dit messire Yvain,
je ne sais pas qui vous êtes; mais vous avez grandement forfait
en traitant indignement un des meilleurs chevaliers de la maison
du roi Artus, et cette demoiselle qui voyageait sous le conduit
de messire Gauvain.--Quoi! répond le chevalier, seriez-vous de la
maison d'Artus?--Assurément; et ce n'est pas vous qui me le ferez
renier.--Gardez-vous donc, je vous défie.» Ils prennent du champ et
reviennent l'un sur l'autre: le chevalier brise son glaive sur l'écu
de messire Yvain; celui-ci, plus heureux, abat d'un seul coup homme
et cheval: et pour empêcher le chevalier de se relever, il repasse
cinq ou six fois sur son corps, puis revient à la demoiselle qu'il
commence à détacher. Mais un second chevalier sort du pavillon et
le défie comme le premier. Mess. Yvain avait à peine eu le temps de
dénouer les mains de la demoiselle; il remonte à la hâte, et, le
glaive en avant, attend le nouvel agresseur. Ils échangent de rudes
coups sur les écus; enfin le glaive du chevalier éclate, messire
Yvain l'enlève des arçons, le lance à terre par-dessus la croupe du
cheval, et revient de nouveau à la demoiselle. Appuyé sur son glaive
il descend et recommence à délier les cheveux; mais ils étaient si
longs, si fins et si mêlés, qu'il avançait lentement. «Coupez-les,
pour Dieu! lui disait la dolente.--Non, demoiselle, ils sont trop
beaux; je m'en voudrais de vous ravir un pareil trésor.» Cependant
d'autres chevaliers sortaient du pavillon et lui criaient de se
garder; si bien qu'avant d'avoir dénoué toutes les tresses, il lui
faut reprendre son glaive et remonter. Tous se précipitent sur lui,
le chargent et le font tomber à côté de son cheval. Il se relève et
continuait à bien se défendre, quand un des agresseurs dit aux autres
qu'il serait honteux à six cavaliers d'en attaquer un seul à pied.
«Donnons-lui du moins le temps de remonter; nous aurons encore assez
d'avantage.»

Après un instant d'hésitation ils reculent, et celui qui les avait
retenus s'adressant à messire Yvain: «Par Dieu, chevalier, si vous
nous échappez, vous serez de grande prouesse. Changeons de cheval:
le mien vaut deux fois le vôtre, il pourra retarder le moment où
vous partagerez le sort d'un autre vassal garotté devant ce poteau.»
Il parlait ainsi pour donner le change à ses compagnons; mais il
désirait en réalité délivrer Sagremor; car c'était le chevalier que
Sagremor, on doit s'en souvenir, avait conquis et reçu à merci, la
nuit où il avait accompagné messire Gauvain chez la fille du roi de
Norgalles. En récompense, cet homme avait juré de lui venir en aide
envers et contre tous. Messire Yvain accepta volontiers l'échange
qu'on lui proposait et la lutte recommença. Le chevalier de Sagremor,
tout en faisant semblant d'aider ses compagnons, trouvait moyen de
se mettre entre eux et mess. Yvain qui était émerveillé d'un secours
tout aussi peu attendu. Ici le conte l'abandonne pour nous dire
comment de son côté se comportait Lancelot.




LXXVI[75].

[Note 75: Plusieurs feuillets enlevés dans le bon msc. 1430, nous
obligent à suivre pour quelque temps le nº 339, fº 78, en le
confrontant aux anciennes éditions imprimées.]


Lancelot, en se séparant de mess. Yvain et du duc de Clarence, était
entré dans une voie qui rejoignait plus loin celle que mess. Yvain
avait choisie. Il ne fit pas de rencontre avant la chute du jour.
Après avoir traversé une longue vallée, il franchit le tertre qui
la bornait et ne fut plus longtemps sans apercevoir la litière du
chevalier au coffre. Il apprit de la demoiselle l'inutile essai
qu'avait fait un chevalier portant un écu blanc au lion de sinople.
Lancelot à cet indice reconnut messire Yvain: «Veuillez, dit-il à
la demoiselle, découvrir ce chevalier.--Volontiers, si vous tentez
de le lever en promettant de le venger.» Lancelot promit et les
écuyers posèrent le coffre par terre. Alors il passe le bras sous
l'aisselle du navré, le soulève sans effort et l'étend doucement sur
l'herbe. Le chevalier pousse un grand soupir, et regardant Lancelot:
«Sire, bénie soit l'heure de votre naissance! vous avez fait ce que
tant d'autres ont vainement essayé. Vous êtes, je le vois bien, le
meilleur chevalier du monde, et je vous dois la fin de mes plus
grandes douleurs. Elles ne sont plus rien, si je les compare à ce
que je souffrais dans le coffre.» Il fait signe à l'un des écuyers:
«Hâtez-vous, dit-il, d'aller apprendre à mon père et à mon frère ce
que vous avez vu: ce preux chevalier viendra héberger dans notre
maison; nous l'y recevrons avec tout l'honneur dont il est si digne.»
Le jour finissait; il fallait choisir, de coucher dans la forêt ou de
suivre la litière: Lancelot accepta l'offre du chevalier.

L'écuyer s'empressa d'aller annoncer au château l'heureuse nouvelle,
pendant que Lancelot aidait à disposer une couche d'herbe verte et
de fleurs odorantes: on enveloppa le chevalier dans une couverture,
on le replaça sur la litière chevaleresque, et on se mit en route.
Le coffre resta sur la voie; le chevalier qui venait d'en sortir
craignant en le regardant de raviver ses douleurs.

Le château s'élevait sur les bords de la Tamise; sa beauté et
l'agrément de sa position lui avaient fait donner le nom du Gai
château. Le vieillard qui en était seigneur se nommait Trajan le
Gai; dans sa jeunesse, il avait été compté parmi les plus preux,
les plus beaux et les plus amoureux. Ses fils étaient Adrian le Gai
que Lancelot venait de retirer du coffre, et Melian le Gai, lequel,
aussitôt le message reçu, accourait à leur rencontre. Dès qu'il
aperçut la litière, il tendit les bras vers Lancelot, puis il baisa
son frère en demandant comment il se trouvait? «Bien, dit Adrian,
grâce à Dieu et à ce preux chevalier qui seul a pu, sinon fermer mes
plaies, au moins calmer mes douleurs. C'est encore lui, je le sais,
qui pourra tous nous venger de nos cruels ennemis.»

À l'entrée du château, ils entendirent parmi les rues les gens
chanter et caroler, en tenant dans leurs mains cierges et chandelles:
«Bien venu soit, disaient-ils, le preux chevalier qui a délivré notre
seigneur!» À la porte de la salle, ils trouvent le vieux Trajan qui
allait au devant d'eux, en pleurant de joie de revoir son fils. On
s'empresse autour de Lancelot; c'est à qui pourra l'aider à descendre
et à désarmer: on dispose son lit, on le couche et Melian l'ayant
quelque temps regardé: «Sire, dit-il, s'il ne vous déplaisait, je
demanderais si vous ne seriez pas de la maison du roi Artus?--Oui,
pourquoi le demandez-vous?--Comment pourrais-je l'oublier!
Vous êtes assurément celui qui déferra à Kamalot le chevalier
navré[76].--Oui, et je me souviens assez de tous les ennuis que cette
affaire m'a causés.--Savez-vous quel était celui qui vous dut sa
délivrance?--Non; mais je sais que je fus, à cause de lui, retenu en
prison près de deux ans.--Ah sire! soyez entre tous béni! C'est moi
que vous avez déferré: et nous vous devons, mon frère et moi, la fin
de nos maux. Ce n'est pas tout. Vous avez en même temps guéri notre
père qui n'était guère en meilleur point. Écoutez-moi: À l'extrémité
de cette forêt, demeure un chevalier félon d'une force prodigieuse:
il est plus grand même que Galehaut: c'est Karadoc de la Tour
douloureuse. Son frère, aussi déloyal et aussi cruel que lui, m'avait
percé des glaives dont vous m'avez déferré. Quoique navré, j'eus
la force de le frapper à mort: de là, une haine sans merci entre
notre famille et la sienne. Une fois, il assaillit mon frère Adrian
qui, après une défense prolongée, demeura navré comme vous avez vu.
Par une insigne cruauté, Karadoc ne lui donna pas le coup mortel,
aimant mieux prolonger ses douleurs. Il le fit transporter dans son
château et après l'avoir fait longtemps languir dans un souterrain
humide, la mère de Karadoc, qui passe en méchanceté toutes les autres
femmes, le tira de cette chartre pour ajouter encore à ses tourments.
Comme elle avait le secret des charmes et des enchantements, elle le
fit entrer, à l'aide de paroles magiques, dans le coffre d'où vous
l'avez levé; par la vertu de ces paroles, il n'en devait sortir que
quand le meilleur des chevaliers parviendrait à l'en tirer sans lui
causer de douleur et sans même remuer le coffre. En attendant, mon
frère ne pouvait ni mourir, ni pressentir la fin de ses maux. Après
l'avoir ainsi destiné, elle le fit porter devant le château, pour le
montrer dans cet état à toute sa parenté. Rien ne peut se comparer
au chagrin qu'en ressentit notre seigneur de père. Il devint sourd,
perdit l'usage de ses membres, et nous aurions tous préféré la mort
à d'aussi grandes infortunes. La mesure n'en était pourtant pas
comblée. À quelque temps de là je chevauchais dans la forêt avec deux
oncles miens et d'autres de notre lignage; nous vînmes à parler de
mon père et de mon frère, et tout en pleurant je m'écriai: Ah! beau
sire Dieu, mon père peut-il espérer de jamais guérir! Une demoiselle
montée sur palefroi amblant vint alors à croiser notre chemin et dit
en passant: «_Oui! mais l'un ne guérira pas avant l'autre._» Nous
restâmes interdits. Vainement j'essayai de la joindre; j'y perdis mes
peines et n'ai pu découvrir qui elle était. Je savais seulement que
mon frère ne serait guéri qu'après avoir été levé du coffre. Mais,
dès qu'il en fut sorti, grâce à vous sire chevalier, mon père marcha
et entendit, ce qu'il n'avait pas fait depuis deux ans. Si les plaies
de mon frère étaient visitées par un bon mire, je pense qu'elles
se fermeraient comme les miennes se fermèrent, quand vous m'eûtes
déferré.»

[Note 76: Voy. Lancelot, t. I, p. 132.]

Lancelot reconnut ainsi que le grand ennemi du père et des deux
frères était encore cet odieux Karadoc, ravisseur de messire Gauvain.
Il indiqua à Melian le but de la quête qu'ils avaient entreprise,
lui, le duc de Clarence et messire Yvain: «Mais, reprit Melian, vous
plairait-il nous apprendre à qui nous sommes tant redevables?--Je
vous dirai ce que je n'ai dit encore à nul autre chevalier: mon nom
est Lancelot du Lac.--Ah! s'écria Melian, j'ai bien des fois entendu
parler de vos prouesses.» Adrian, de son côté, au nom de mess.
Yvain, se souvint du chevalier qui avait essayé de le lever. «S'il
ne change de voie, dit-il, il lui faudra passer la nuit en pleine
forêt. Mais vous, sire, comment pensez-vous avoir raison du traître
Karadoc? Un seul chevalier, trois ou quatre même, n'ont pu, jusqu'à
présent, lutter contre lui. Nous savons votre grand coeur; mais vous
comprendrez en le voyant nos craintes. Ne parle-t-il pas déjà de
conquérir les royaumes d'Artus et de Galehaut? C'est même pour cela
qu'il a établi les mauvaises coutumes de son château, et qu'il y
retient monseigneur Gauvain, afin d'attirer ici tous les meilleurs
chevaliers du roi qui voudront essayer de le délivrer. Si pourtant
vous ne craignez pas de le défier, je vous suivrai: c'est le moins,
après ce que nous vous devons, de mettre pour vous nos corps en
aventure.--Oui, reprit Lancelot, je tenterai ce qui n'a pas effrayé
de meilleurs chevaliers que moi.--Si quelqu'un, dit Melian, doit
triompher de Karadoc, c'est le preux auquel il vient d'être donné de
nous guérir.»

Quittons un instant Lancelot, pour voir ce que devient messire
Gauvain.




LXXVII.


Après l'avoir retenu dans ses bras pendant une lieue, Karadoc lui
avait fait ôter ses vêtements pour le lier étroitement sur le dos
d'un roncin: deux forts sergents le battaient de menues courroies,
et faisaient jaillir son généreux sang de toutes les parties de son
corps. Il souffrit sans exhaler la moindre plainte: seulement, il
pensait au chagrin que son oncle et ses compagnons ressentiraient en
apprenant sa mésaventure. Arrivés dans la Tour douloureuse, Karadoc
le fit délier pour l'abandonner à sa mère: «Ah Gauvain! s'écria la
vieille en le voyant, je te tiens donc! Je puis donc te demander
raison du meurtre de mon cher frère que tu as occis en trahison!--Je
n'ai jamais fait de trahison.--Tu mens; comment sans trahison
aurais-tu mis à mort un chevalier qui valait cent fois mieux que
toi?» Quand Gauvain s'entend deux fois accuser de trahison, il oublie
de rage tous ses autres maux: «Tu mens toi-même, dit-il, méchante
sorcière, et si l'infâme géant qui m'a surpris désarmé ose soutenir
ton mensonge, je m'en défendrai dans sa maison même, contre son corps
ou celui de tout autre.»

La vieille dont la fureur croissait de plus en plus appelle ses
chevaliers. «Je n'aurai pas de joie, dit-elle, que ce traître ne soit
mis en pièces; si vous n'osez le tuer, c'est moi qui le ferai.» Ce
disant, elle va prendre un épieu dans le hantier[77], et s'approchait
pour l'en frapper, quand son fils se met entre elle et messire
Gauvain, et lui arrachant des mains l'épée: «Qu'allez-vous faire?
voulez-vous m'enlever le profit de ma chasse.--Comment, fils! il m'a
appelée méchante sorcière, et tu veux m'empêcher de le punir?--Mère,
ne voyez-vous pas qu'il souhaite la mort pour échapper à la prison
où je le ferai pourrir?» Ainsi parvient-il à calmer la forcenerie de
la vieille. Mais elle ordonna qu'on étendît mess. Gauvain sur une
table, et cela fait, elle exprima sur toutes ses plaies un onguent
qui devait les irriter sans que le poison pénétrât jusqu'au coeur.
Elle le fit ensuite transporter par trois sergents dans un souterrain
obscur, rempli de toute espèce de vermines.

[Note 77: Sorte de ratelier où l'on déposait les bois de lance. De
_hante_, bois de lance.]

Au milieu de la chartre était un grand pilier de marbre creux dans
lequel on avait poussé un châlit garni de paille rude et noueuse.
Gauvain pouvait s'y étendre, mais non s'y tenir à demi levé, car la
niche n'avait pas trois pieds de haut. On lui apportait chaque jour
sa faible ration de pain et d'eau; une légère couverture le défendait
seule du froid glacial de cette chartre bassement voûtée et peuplée
de puants reptiles. C'était un sifflement aigu et continuel de
vipères et de couleuvres qui, sentant la chair humaine, se roulaient,
se dressaient à l'envi contre le pilier. Plus d'une fois il fut tenté
de descendre du lit et de se donner en pâture à ces horribles bêtes;
mais la honte d'une telle mort le retenait, la crainte aussi de
perdre son âme. C'eût été volontairement sacrifier le corps que d'en
faire le régal de pareils convives; il jugea donc que mieux valait
souffrir que désespérer. Ainsi passa-t-il la nuit. Le venin gagna ses
jambes, ses bras, son visage: vingt fois il s'évanouit, incessamment
menacé ou surpris par les couleuvres qu'il repoussait des pieds et
des mains.

Or, dans une autre partie du château se trouvait une demoiselle aimée
de Karadoc. Elle le détestait pour l'avoir enlevée à son premier
ami, chevalier preux et courtois qui avait été tué en voulant la
défendre. Elle était longtemps restée chez la dame de Blancastel, et
c'est elle dont cette dame, ainsi que nous avons vu plus haut, avait
parlé à son cousin Galeschin, duc de Clarence. Si Karadoc ne l'eût
pas surveillée de près, elle ne serait pas un jour restée dans cette
maudite tour. Or sa fenêtre donnait sur un jardin qui touchait à la
noire prison de messire Gauvain. Elle entendit des plaintes et ne
douta pas qu'elles ne fussent exhalées par le preux chevalier dont
elle avait souvent entendu vanter les prouesses et la prud'homie:
«Ah Dieu! disait le prisonnier, ai-je mérité une fin si cruelle!
Bel oncle Artus, vous gémirez grandement en apprenant mon malheur!
Et vous, mes compagnons de la Table ronde, combien vous regretterez
de ne pas savoir ce que je serai devenu! vous encore plus qu'eux,
madame la reine; vous avant tous, Lancelot! Puisse au moins Dieu
vous maintenir dans votre incomparable vaillance! Vous pourriez seul
m'ôter de ce martyre, si la prouesse y pouvait suffire: mais ce
château ne craint nul homme, et le tyran qui le tient est tellement
sur ses gardes qu'il échappera sans doute à votre vengeance.»

Ainsi se plaignait mess. Gauvain. La demoiselle qui l'avait écouté
descend et avance la tête dans la lucarne de la prison: «Monseigneur
Gauvain! dit-elle à demi-voix.--Qui m'appelle?--Une autre victime,
une amie qui ne vous a jamais vu, mais qui donnerait sa vie pour
venir en aide au généreux défenseur des dames et demoiselles.--Hélas!
demoiselle, pourriez-vous bien me soulager? Je suis couvert de
plaies, enflé, déchiré, livré sans défense aux reptiles: si j'avais
seulement un bâton pour m'en garantir, je bénirais qui me le
donnerait.--N'est-ce que cela? vous l'aurez; de plus, un onguent pour
vos plaies.»

Elle retourne à la chambre basse qu'elle habitait et, sans perdre de
temps, elle ouvre un écrin, y prend une boîte. Ensuite elle abaisse
la longue perche où pendait sa robe de jour, regarde si personne ne
la voit, la lance dans le jardin, va la reprendre, la lève jusqu'à
son épaule, y attache la boîte, gagne la fenêtre de la prison, et
fait tomber la perche devant le pilier où Gauvain était étendu.
«Détachez, lui dit-elle, cette boîte, vous y trouverez un onguent
salutaire.»

Messire Gauvain fait ce qui lui est indiqué; il se soulève, prend
la boîte et répand l'onguent sur ses membres endoloris et gonflés,
moins par la morsure des reptiles que par le venin de la vieille
sorcière. De la perche il fait trois bâtons et s'en escrime contre
les couleuvres et autres vermines qui sont maintenant averties de se
tenir à distance.

La demoiselle rentrée dans sa chambre, se souvient d'une recette
qu'elle avait surprise à la mère de Karadoc. Elle se fait apporter
par la fillette chargée de la servir une mesure de farine de seigle;
elle y mêle du jus de rue, de serpentine et de cinq autres racines de
grande vertu; elle pétrit cette farine, en fait un pain qu'elle cuit
et coupe en petits morceaux, et va jeter le tout par la fenêtre de la
prison. Les serpents alléchés par l'odeur du pain quittent le fond du
souterrain où ils venaient de se réfugier; ils se gorgent du gâteau
à qui mieux mieux en poussant des sifflements qu'on eût entendus du
fond du jardin. Quand ils en furent bien soûlés, ils s'étendent, et
la chaleur du pain luttant contre la glace de leur sang, ils meurent
entassés les uns sur les autres.

Mais alors l'infection devient insupportable. Gauvain n'en devinait
point la cause, étonné d'ailleurs de n'avoir plus de reptiles à
frapper. Quand arrive la nuit, la demoiselle lie à l'extrémité d'une
autre perche une provision de viandes qu'elle fait encore descendre
dans la prison, en y joignant une lanterne de cristal garnie d'un
petit cierge ardent. Mess. Gauvain regarde autour de lui, dans un
coin était un monceau formé de tous les reptiles entassés sans vie.
La demoiselle trouva moyen de faire plus encore: la nuit suivante,
elle enveloppa de ses robes le manger de mess. Gauvain; les robes
le garantirent du froid. Une autre fois, elle lui tend, au bout d'un
long bâton, des draps blancs, un oreiller, une courte-pointe. Ainsi
préservé de la faim, de la vermine et du froid, vingt fois il bénit
sa bienfaitrice, en lui avouant encore qu'il ne pourra supporter
l'infection produite par le cadavre des reptiles. «Il faut donc
encore y pourvoir, dit-elle.» Et elle prépare devant la lucarne un
feu de soufre mêlé à une dose d'encens. Quand il fut allumé, elle
en jette plusieurs brandons dans la prison. Aussitôt la puanteur
s'évanouit; mess. Gauvain respire librement et n'a plus d'autre ennui
que la perte de sa liberté.

Le conte s'interrompt ici pour nous dire ce qui se passait sur les
bords de la Tamise à la cour du roi Artus.




LXXVIII.


La veille de Pentecôte, le jour même où messire Yvain, Galeschin
et Lancelot étaient secrètement partis à la recherche de mess.
Gauvain, le roi Artus n'avait pas manqué, au sortir des vêpres, de
demander pourquoi il n'y avait pas vu son neveu ni les trois autres
chevaliers. Galehaut était aussitôt monté à cheval, et n'ayant
trouvé à leurs hôtels ni mess. Gauvain, ni mess. Yvain, ni Galeschin,
ni Lancelot, il avait interrogé les écuyers qui n'avaient pu dire
ce qu'ils étaient devenus. Il s'en inquiétait, quand retournant
au palais il aperçut Lionel qui chevauchait rapidement par une
voie étroite. Lionel avait veillé la nuit précédente comme nouveau
chevalier, et ne devait être armé que le lendemain de la main du roi.
Cependant il avait endossé le haubert et l'avait recouvert d'une
chappe d'isembrun, en prenant soin d'abattre le chaperon sur son nez;
si bien que Galehaut le reconnut seulement au cheval qu'il montait.
Il le rejoignit et l'atteignit devant un ponceau, comme il allait
passer outre; Galehaut saisit le cheval au frein: «Où allez-vous,
Lionel?» lui dit-il;--«Sire, de grâce, laissez-moi.--Savez-vous
qu'il sied mal de revêtir les armes de chevalier avant de l'être
réellement? le roi Artus ne vous a pas encore ceint l'épée que vous
portez.--Sire, je vous en prie, laissez-moi et ne me demandez rien,
par la chose que vous aimez le plus au siècle.--Vous me conjurez de
façon à me défendre de vous presser davantage, mais au moins ne vous
laisserai-je pas aller plus avant.»

En ce moment, Galehaut regarde et voit approcher un écuyer qui
portait à son col un écu: «Arrête,» dit-il à cet écuyer, tandis que
Lionel lui ordonnait de l'attendre où il savait. L'écuyer croit
devoir obéir à son maître, et Lionel, afin de passer outre, passe
la main sous sa chappe, tranche la rêne que retenait Galehaut et
s'éloigne avec la rapidité d'un éclair. «Ah! coeur sans frein![78]»
lui crie en riant Galehaut, «vous êtes bien le cousin de Lancelot.»
Et piquant des éperons son coursier, plus fort et plus rapide que
celui de Lionel, il le rejoint, le saisit au bras, l'enlève et le
plante devant lui sur le col de son cheval. Lionel se débat, se
tord et se roidit tellement, qu'enfin ils tombent à terre l'un sur
l'autre. «Je ne te quitterai pas, dit Galehaut, avant de savoir où tu
prétends aller.--Hélas! Je vois bien que je ne puis vous le cacher.
Je m'en allais après mon seigneur de cousin; il s'est jeté dans cette
forêt, armé de toutes pièces, dans la compagnie de messire Yvain
et d'un autre chevalier que je ne connais pas: où allaient-ils, je
l'ignore; mais il faut que ce soit pour un grand besoin. Par le nom
de Dieu! veuillez ne plus me retenir.»

[Note 78: Voy. Lancelot, I, p. 59.]

Galehaut écoute avec peine ce que lui apprend Lionel. Comment
Lancelot a-t-il pu s'éloigner sans le prévenir? mais ne voulant
pas laisser voir son chagrin: «Consolez-vous, Lionel, dit-il, ils
sont trop preux tous les trois pour nous donner le moindre sujet
de crainte sur ce qui arrivera. Mais ce n'est pas à vous qu'il
conviendrait de leur venir en aide; vous n'êtes pas chevalier, et
vous n'avez pas encore le droit de porter les armes. D'ailleurs,
cette nuit peut-être, nos amis reviendront et ne voudront pas laisser
monseigneur le roi, un grand jour comme la Pentecôte.»

Tant il en dit et fait que Lionel consent à retourner; ils rentrent
ensemble à l'hôtel. Galehaut ne veut pas le quitter un instant, pour
qu'il ne retourne pas sans lui dans la forêt. Il garde le secret du
départ des trois chevaliers, dans la crainte du chagrin que la reine
éprouverait en apprenant que Lancelot s'était éloigné sans prendre
congé d'elle. Revenons maintenant, à Melian le Gai.

En prenant congé de Trajan, Lancelot fut convoyé par Melian, frère de
celui qu'il avait levé du coffre. Ils passèrent ensemble devant la
maison maintenant purgée par mess. Yvain des larrons qui s'y étaient
introduits. Ce fut la dame de la maison qui mit Lancelot sur la voie
qu'avait prise messire Yvain: Melian revint au Gai château, et de là
dès le lendemain, il se rendit à Londres. Il y arriva le soir même de
la Pentecôte. Le roi avait, le matin, armé Lionel: il avait attendu,
pour se mettre à table, le récit ou l'annonce de quelque nouvelle
aventure, quand, de la fenêtre où il était appuyé, il crut apercevoir
une demoiselle tenant par une chaîne d'or un lion couronné. C'était
le premier lion de Libye qu'on eût encore vu dans la Grande-Bretagne.
La demoiselle, en avançant jusqu'aux pieds du roi, avait promis
l'amour de sa dame, la plus belle et la plus riche du monde, au
chevalier qui parviendrait à dompter son lion; et Lionel ayant
réclamé cette épreuve pour don de premier adoubement, avait mis à
mort le lion, après une lutte terrible. Mais tout cela est longuement
raconté dans la branche consacrée à Lionel[79]: on y voit comment il
offrit plus tard à mess. Yvain la peau du lion couronné, en échange
de l'écu de sinople à la bande blanche qu'il préféra toujours parce
qu'il rappelait l'écu de son cousin Lancelot, lequel était blanc à la
bande vermeille.

[Note 79: Je ne crois pas que cette branche de Lionel ait été
conservée. Quant à celle d'Yvain, Chrestien de Troies ne paraît
pas avoir connu ou du moins suivi le texte de Lancelot. Il s'est
contenté d'attribuer à son _Chevalier au lion_, Yvain de Galles, les
aventures mises, dans le roman inédit d'Artus, sur le compte d'autres
chevaliers.]

Or cette aventure, toute merveilleuse qu'elle était, n'avait pu
faire oublier que mess. Gauvain, ni Lancelot, ni mess. Yvain
n'avaient assisté aux grands offices et aux fêtes de la Pentecôte.
Le roi, la reine et Galehaut étaient en proie aux mêmes inquiétudes,
quand arriva Melian le Gai. Il annonça qu'il venait de la part de
Lancelot, et aussitôt l'espérance parut illuminer tous les visages.
Il raconta le fâcheux enlèvement de messire Gauvain, la résolution
prise par Lancelot, par mess. Yvain et par Galeschin d'entreprendre
la recherche du ravisseur. La reine en écoutant le récit de Melian
ne put dissimuler son dépit: «Je tremble pour Gauvain, dit-elle,
mais je ne pardonne pas aux autres d'être partis sans notre congé.»
Et sous le prétexte d'un subit malaise, elle alla s'enfermer dans
ses chambres pour y pleurer tout à son aise. Le roi qui la croyait
uniquement préoccupée des dangers de mess. Gauvain, la suivit pour
lui en faire des reproches. «En vérité, lui dit-il, vous devriez
prendre un intérêt plus vif à Lancelot qui vous a si bien protégée.
Pour moi, je ne sais pas qui m'affligerait le plus de sa perte ou de
celle de mon neveu.--Sire, répond la reine, priez Dieu qu'il nous
rende votre neveu, et ne lui demandez rien de plus.»

Après le roi, Galehaut vint devant la reine et la trouva noyée
dans les larmes. «Pour Dieu, qu'avez-vous, ma dame, faut-il déjà
désespérer du retour de votre ami?--Laissez-moi pleurer, Galehaut;
je souffre beaucoup, et je n'entends pas dire la raison de ma
douleur.» Galehaut revint vers le roi, sans pouvoir comprendre plus
que lui la raison d'un tel désespoir.

On convint de commencer, dès le lendemain, la quête de mess. Gauvain:
en cinq jours ils espéraient arriver devant la Tour douloureuse.
Le roi avait recommandé aux barons réunis pour la fête de ne pas
s'éloigner, et il partit avec eux sous la conduite de Melian,
côtoyant d'abord la forêt, afin d'éviter le danger de se perdre dans
les nombreux détours. La reine avait refusé de les suivre, n'étant
pas, dit-elle, assez bien pour chevaucher. Mais avant de dire ce
qu'ils firent il convient de revenir à Lancelot.




LXXIX.


Après avoir chevauché quelque temps, Lancelot était entré dans la
vallée où messire Yvain résistait de son mieux aux dix gloutons qui
avaient lié Sagremor à un tronc d'arbre et suspendu par les cheveux
aux branches d'un autre arbre la demoiselle son amie. Lancelot ayant
reconnu messire Yvain aux couleurs de son écu, brocha vivement des
éperons pour lui venir en aide. «Vous êtes morts!» cria-t-il aux
assaillants. Le premier qu'il atteignit roula sur l'herbe baigné
dans son sang; la pointe de son glaive resta fichée dans le corps
du glouton. Il tire alors son épée, tranche les bras, démaille les
hauberts et fend les têtes. Quatre sont tués, un cinquième navré, les
autres prennent la fuite. Mais celui qui avait défendu plutôt que
maltraité messire Yvain, au lieu de suivre ses compagnons retourne
vers Sagremor, coupe les cordes dont il était lié, le ramène au
pavillon et lui offre sa propre robe. Puis il court achever de délier
la demoiselle dont les mains étaient écorchées et la tête déchirée.
Il l'avait déjà reconduite au pavillon, quand y arrivèrent Lancelot
et mess. Yvain, ravis d'y retrouver Sagremor. La table était dressée
pour dix chevaliers; il ne faut pas demander s'ils firent honneur
aux mets dont on l'avait couverte. Après le repas, ils eurent
tout le temps de raconter leurs aventures. Sagremor se rendait au
château d'Agravain avec sa nouvelle amie, quand dix chevaliers du
roi de Norgalles ayant reconnu la demoiselle confidente des amours
de la fille de leur roi pour mess. Gauvain, les avaient arrêtés.
«J'étais désarmé, ajouta Sagremor, je ne pus défendre ni mon amie ni
moi-même; c'en était fait de nous, si vous n'étiez arrivés. L'homme
qui vient de nous délier est celui qui m'avait proposé d'être mon
chevalier, quand nous fûmes obligés de quitter la maison du roi de
Norgalles; il s'est loyalement acquitté envers moi, comme vous avez
pu voir.--Hélas!» reprit messire Yvain, «monseigneur Gauvain n'est
pas en ce moment mieux traité que vous ne l'étiez tout à l'heure. Il
est prisonnier de Karadoc dans la Tour douloureuse, et Dieu sait si
nous pourrons le délivrer.»

Sagremor était trop rudement blessé pour les accompagner. Il remonta,
lui, son amie et le bon chevalier de Norgalles, pour retourner à
Londres. L'histoire les laisse partir pour suivre Lancelot et mess.
Yvain sur la voie de la Tour douloureuse.




LXXX.


Une heure après avoir quitté Sagremor, Lancelot et mess. Yvain
rencontrèrent la soeur de la demoiselle qui avait conduit Galeschin
au Château Ténébreux. Lancelot la salue et mess. Yvain lui demande
si elle suit bien le droit chemin de la Tour douloureuse?--«Que
gagnerai-je, répond-elle, en vous montrant ce chemin?--Vous
gagnerez, dit Lancelot, l'amitié de deux bons chevaliers.--Bons
chevaliers en effet, si vous arrivez où vous tendez.--Et pourquoi?
fait Lancelot.--C'est que d'ici là vous trouverez assez à vous
arrêter, eussiez-vous le coeur vaillant et suffisamment garni de
prouesse.» Ces mots firent rougir Lancelot: «Nous sommes, dit-il,
résolus à gagner la Tour douloureuse, et honni soit qui entreprend ce
qu'il n'oserait achever!

«--Lequel de vous, dit la demoiselle, s'est mis en quête de
monseigneur Gauvain?--Tous deux, répond Yvain.--Vous ne devez pas
ignorer que, d'après la prédiction des Sages, il est réservé au
chevalier le plus preux du siècle d'abattre les mauvaises coutumes
de la Tour douloureuse.--Nous essayerons de le faire, et nous
ne paraîtrons à la cour du roi Artus qu'en y ramenant messire
Gauvain.--Je vous conduirai volontiers, quand vous m'aurez dit vos
noms.» Lancelot se taisait. «Il en sera, dit-elle, ce que vous
voudrez. Votre nom, ou je ne vous conduis pas.» Tout en rougissant de
honte, Lancelot se nomme. «Avançons maintenant,» dit-elle en passant
devant les deux chevaliers. Quand le jour vint à baisser, elle fit un
détour pour arriver chez un ermite où ils passèrent la nuit. C'était
un ancien chevalier parent de la demoiselle. Le lendemain avant
de remonter, ils entendirent la messe; puis, ils atteignirent le
château de Pintadol où on leur conta les prouesses de Galeschin. «Au
moins, demoiselle, dit Lancelot, n'allez pas allonger notre chemin
pour éviter une fâcheuse rencontre: nous vous en saurions mauvais
gré.--Oh! reprend-elle en riant, ne craignez rien; vous aurez toutes
les peines que vous pouvez souhaiter.»

Ils se trouvèrent ensuite au milieu des belles cultures d'Ascalon
le ténébreux. La demoiselle demanda aux vilains s'ils n'avaient
pas vu passer, la veille, un chevalier et une demoiselle.--Oui; le
chevalier a même essayé vainement d'abattre la mauvaise coutume de
cet endroit.» Arrivés aux portes du château, les ténèbres commencent
à les environner. La demoiselle descend la première, messire Yvain
après elle. Ils avancent jusqu'au cimetière où la lumière reparaît;
mess. Yvain entend des lamentations, mais ne devine pas d'où elles
partent. «Sire,» dit la demoiselle en lui montrant la porte du
moutier, «votre ami demandait qu'on ne lui fît pas éviter les
pas dangereux; voulez-vous juger, le premier, du danger de cette
aventure? Mais, je vous en avertis, fussiez-vous le plus hardi des
hommes, vous tremblerez de tous vos membres.--Il n'est pas, répond
Yvain, de souffrances au-dessus du coeur d'un homme. Dites-moi
seulement, demoiselle, quelle est cette aventure; s'il n'y faut que
de la résolution, je pourrai la conduire à bonne fin.

«--En effet, la parole hardie ne suffit pas; le vrai prud'homme doit
savoir ce qu'il entreprend, et ne braver que les dangers dont il
s'est bien rendu compte.»

Elle lui raconte alors ce que sa soeur avait auparavant dit au duc de
Clarence: et quand il se dispose à descendre dans le moutier, elle
l'avertit de reprendre la chaîne qui venait déjà de les conduire à
l'entrée du cimetière.

Mess. Yvain fait le signe de la croix, saisit la chaîne de la main
gauche en levant de la droite son épée nue. À peine a-t-il fait deux
pas qu'il sent une affreuse puanteur: il avance pourtant encore. Au
tiers du chemin il reçoit sur le heaume tant et de si rudes coups
qu'il a beau tourner son écu, il ne garantit ni ses flancs ni son
dos ni sa tête. Il chancelle, les pieds lui manquent, il tombe
enfin privé de sentiment. Quand il rouvre les veux, il a peine à se
souvenir de ce qui lui est arrivé: pour comble de disgrâce, il a
laissé échapper la chaîne. En se retournant, il distingue les lueurs
du cimetière et s'efforce d'y revenir; mais les volées de coups ne
s'arrêtent pus; plus de six fois il tombe avant de regagner la
porte. Enfin, quand il l'atteint, il n'a plus la force de lever
le pied et reste étendu sur le degré. Lancelot l'attendait un peu
plus loin: il approche, le saisit par les épaules et le ramène dans
le cimetière. «En vérité, dit la demoiselle, le chevalier n'est
pas encore venu qui sortira de l'autre côté.--«On verra bien, fait
Lancelot; si je ne l'essayais, j'en mourrais de honte.»

Ce disant, il prend son épée au poing, détache son écu et le lève
sur sa tête. «Eh quoi! dit la demoiselle, êtes-vous las de vivre, ou
voulez-vous nous revenir comme ce chevalier, c'est-à-dire plus mort
que vif? Croyez-moi, beau sire; mieux vaut vivre longtemps timide,
que mourir prud'homme avant l'âge.--«Ne parlez pas ainsi, demoiselle,
et qu'il vous suffise de m'indiquer par où je dois avancer.» La
demoiselle lui indique du doigt la chaîne, et Lancelot, d'une voix
basse: «Ma souveraine dame, je me recommande à vous[80].» Puis il se
signe, descend les degrés, saisit la chaîne et avance résolûment.
L'odeur infecte répandue autour de lui ne l'incommode pas; car la
dame qui lui portait l'oubli de toutes les douleurs, lui faisait
comme un rempart des plus suaves parfums. Bientôt, il est criblé de
coups sur les bras, la tête et les reins; il sent le fer des lances,
des haches et des épées qui le meurtrissent et le percent jusqu'aux
os. Il tombe à genoux, il se relève, frappe à droite, à gauche, au
milieu d'un vacarme épouvantable, comme s'il allait assister à la
chute du monde; rien ne peut l'arrêter. Arrivé aux deux tiers du
chemin, il fléchit encore sur les genoux; mais Amour et Prouesse
le relèvent et lui conservent ses forces. Il brandit l'épée autour
de lui; il croit trancher heaumes et écus toujours nouveaux: tout
malmené qu'il soit, il ne lâche pas la chaîne, si bien qu'enfin il
arrive au dernier pas de l'aventure. Alors vingt lames tranchantes
lui entament la tête qu'il s'étonne de sentir encore sur ses épaules.
Il tombe renversé, mais ses bras en mesurant la terre touchent le
seuil; la porte s'ouvre d'elle-même. Aussitôt, une immense clarté
inonde le moutier et tout le pourpris du château. Peu s'en faut que
la demoiselle voyant ainsi fuir les ténèbres ne se pâme de joie. Elle
descend dans le moutier avec mess. Yvain que l'aventure mise à fin
semble avoir guéri de toutes ses plaies. Ils approchent et relèvent
Lancelot; la demoiselle délace son heaume, peu à peu il reprend ses
esprits. Ils le soulèvent et le portent devant l'autel, ils y font
une courte prière et sortent ensemble du moutier.

[Note 80: «Dame à vous me comant où que je sois.» Invocation exprimée
pour la première fois, et cent fois répétée par les héros de romans à
la suite, jusqu'à Don Quichotte.]

Une foule nombreuse les entoure, transportée de reconnaissance et de
joie. On rend grâces au vainqueur, comme s'il eût été Dieu lui-même.
Tous ceux qui viennent le remercier sont maigres et pâles, comme gens
depuis longtemps enfermés dans une obscurité profonde. Un vieillard
dit à Lancelot: «Sire, veuillez faire un nouvel effort et me suivre,
vous verrez nouvelle aventure.» Lancelot se lève avec peine et
rentre dans le cimetière avec le vieillard qui le conduit devant une
belle tombe de marbre. À peine l'a-t-il vue qu'il se trouve guéri et
dispos, comme avant de tenter l'épreuve du moutier.

Les gens du château qui lui devaient leur délivrance le supplient de
passer la nuit au milieu d'eux; il ne put s'en défendre.

Avant qu'il ne s'endormît, la demoiselle avait eu soin de lui conter
l'origine de cette mauvaise coutume. Messire Yvain eut besoin de
puissants topiques pour fermer ses plaies et pour trouver la force
de remonter en même temps que Lancelot. La demoiselle chevauchait
toujours devant eux avec l'intention de les conduire non pas encore à
la Tour douloureuse, mais au _Val des faux amants_.




LXXXI.


Arrivés devant la chapelle Morgain, ils y trouvèrent le valet de la
belle dame de Blancastel; on doit se souvenir qu'il avait refusé de
suivre le duc de Clarence. Il leur demanda s'ils avaient l'intention
de rejoindre leur preux compagnon. «Assurément, répondit Lancelot;
d'ailleurs nous voulons savoir par nous-mêmes si le Val sans retour
ne perdra jamais son nom.»

Lancelot, messire Yvain et la demoiselle descendent et arrivent à
l'entrée de la clôture qui était formée par un apparent brouillard.
La demoiselle tenant à réserver Lancelot pour l'aventure de la Tour
douloureuse, s'adressant de préférence à mess. Yvain: «Vous ne serez
pas arrêté, lui dit-elle, par la mauvaise fortune du duc de Clarence;
on sait trop votre prouesse. C'est ici, je le sais, le pas le plus
redouté de la Grande-Bretagne; jusqu'à présent, les chevaliers qui
ont eu le coeur d'y entrer n'ont pas trouvé le secret d'en sortir.
Si vous êtes plus heureux, vous n'aurez plus qu'à rejoindre Lancelot
devant le château de Karadoc.»

Mess. Yvain dans l'espoir de faire oublier le mauvais succès de
la dernière épreuve, fut ravi de tenter celle du Val sans retour.
Il entra résolument dans l'enceinte vaporeuse, et la demoiselle le
suivit, après avoir averti Lancelot de l'attendre. Hélas! messire
Yvain ne fut pas plus heureux que le duc de Clarence. Il franchit
bien le mur gardé par les deux dragons; mais, sur le pont il fut
renversé, désarmé et porté près des autres prisonniers. La demoiselle
l'ayant vu bien installé dans le château, retourna vers Lancelot:
«Messire Yvain, lui dit-elle, a payé comme les autres tribut au Val
des faux amants. Il fallait, pour en triompher, d'autres vertus que
la prouesse.--Demoiselle, je n'ai pas assurément toutes les vertus
qui font le bon chevalier, mais desquelles voulez-vous parler?--De
celles qui ne permettent pas au chevalier amoureux de fausser la
foi qu'il aurait engagée.--Et qu'arriverait-il à celui qui croirait
posséder ces vertus?--Il abattrait la coutume du Val, et délivrerait
les deux cents chevaliers qui y sont retenus. Croyez-moi, sire,
ne tentez pas une épreuve aussi difficile: le mauvais succès vous
empêcherait de travailler à la délivrance de messire Gauvain. Est-il
donc un seul fils de mère pur de toute infidélité à l'égard de son
amie de coeur?--Par Dieu, dit Lancelot, le temps vous apprendra
si tel est né ou ne devra jamais naître. Suivez-moi et ne craignez
rien.» Elle le suivit, mais sans rien espérer de bon d'une épreuve
aussi difficile.

Lancelot arrive au mur des dragons. Il descend de cheval et pose son
glaive à terre. Quand il veut passer, les dragons s'élancent et lui
ferment l'entrée avec leurs griffes et les flammes qu'ils vomissent.
Il vise le premier entre les yeux et le frappe de sa bonne épée:
l'épée rebondit sans entamer les écailles. Dans son dépit il allait
jeter cette lame, mais il réfléchit qu'elle pouvait lui être encore
d'un bon secours; il la remet donc au fourreau et retenant son écu
devant ses yeux pour échapper à l'haleine enflammée du dragon, il
avance sur lui, le saisit au cou, l'aplatit au mur et de son autre
main lui arrache la langue. Le monstre tombe sans mouvement. Lancelot
se prend à l'autre qu'une chaîne avait empêché de porter secours au
premier. Le dragon lui enfonce ses ongles sur les épaules, mais l'écu
et le haubert le garantissent et lui permettent de saisir le dragon
à la gorge: il l'étreint de son gantelet jusqu'à ce qu'il l'ait bien
étranglé.

Lancelot, après avoir repris son glaive, arrive à la rivière où
messire Yvain était tombé. La planche qu'il fallait franchir était
longue et assez étroite; pendant qu'il la mesurait des yeux, il voit
cinq chevaliers armés sur l'autre bord. «Entendez-vous me disputer
le passage? leur crie-t-il.» Comme il ne reçoit pas de réponse, il
ôte l'écu passé à son cou et le tenant le bras tendu, il avance d'un
pas à la fois prudent et ferme. Au milieu de la passerelle, un des
chevaliers arrive jusqu'à lui le glaive en main. Lancelot lui oppose
son écu et la lance venant à s'y ficher, il tire à lui, jette à l'eau
l'écu et la lance, puis vise le chevalier, le frappe à la gorge et
le rejette sur la rive. Deux autres l'attendaient à l'issue du pont:
il les approche, les frappe d'une main sûre et les renverse; mais en
les poussant sur le gazon, il tombe lui-même: il était déjà relevé,
quand le premier, trop confiant dans ce qui lui restait de forces,
revient sur lui d'un pas chancelant. Lancelot fait pénétrer la pointe
de son glaive dans le haubert du chevalier, le renverse pour la
seconde fois, le saisit dans ses bras et retourne le jeter dans la
rivière. Il s'attendait à de nouvelles luttes avec les deux derniers;
mais il eut beau regarder, il ne les vit plus. «Savez-vous, dit-il
à la demoiselle qui le suivait toujours, ce que deviennent ces deux
gloutons?--Non; mais il vaut mieux que les aventures fuient devant
vous, que vous devant les aventures. Avancez, et puissent ainsi
disparaître tous les autres champions du Val sans retour!»

Seulement alors, il vint en pensée à Lancelot d'abattre le gantelet
de sa main gauche, et de découvrir la pierre de l'anneau que lui
avait donné la Dame du lac[81]. Aussitôt, l'eau et la planche
disparaissent, car elles étaient l'effet d'un enchantement. Mais les
épreuves ne faisaient que commencer; l'histoire raconte longuement
les autres: comment il se trouva en présence d'un mur de flammes;
comment, sur un escalier étroit qui conduisait en une suite de
chambres, il lui fallut attaquer trois chevaliers armés de terribles
haches et placés, l'un au premier degré, le troisième au dernier,
le second entre les deux; comment le troisième, après avoir lutté
plus longtemps, courut de chambre en chambre, de cour en jardin,
pour éviter son atteinte. Il avait enfin pu gagner un riche pavillon
où dormait, dans un lit splendide, Morgain la fée, et il croyait
toujours trouver un abri sous le lit; Lancelot qui le serrait de
près, prend à deux mains sommier et couvertures, sans regarder si
quelqu'un y reposait, et les renverse ce dessus dessous[82]. Morgain,
violemment secouée, jette un cri que Lancelot reconnaît pour être
d'une femme. Il en a grand regret, car jamais homme n'évita plus que
lui de causer le moindre ennui aux femmes, dames ou non dames. Mais
d'abord il se remet à la poursuite du chevalier, le joint quelques
salles plus loin, le saisit d'une main et du tranchant de son épée
lui sépare la tête des épaules. Cela fait, il retourne au pavillon
et va s'agenouiller devant Morgain encore tout éplorée: «Dame,
dit-il, je vous offre la tête de ce félon chevalier, pour l'amende de
l'outrage que je vous ai fait sans le savoir.--Ah! s'écrie Morgain,
jamais amende pourra-t-elle effacer une pareille injure!» Au même
instant arrive une demoiselle, les yeux rouges de colère et de
désespoir, la main armée d'un glaive dont elle va frapper Lancelot
par derrière. Lancelot se retourne: «Par mon Dieu, dit-il, si vous
n'étiez une femme, je ferais de votre corps deux tronçons.

[Note 81: Voy. Lancelot, T. I, p. 126.]

[Note 82: «Ce dessus dessoubs.» C'est la forme primitive, au lieu de
notre _sens dessus dessous_.]

«--Eh bien! répond-elle, je vous tuerai ou vous me tuerez. Je ne
puis vivre si je n'ai vengé le tendre ami que vous venez de me
ravir.--Mais, en vérité, le glouton ne méritait pas d'avoir pour
amie dame ou demoiselle; car de ma vie je n'ai vu chevalier aussi
fort, aussi haut de taille et aussi mauvais champion.» Furieuse,
elle se jette sur Lancelot qui l'arrête et lui arrache l'épée
des mains. Un valet accourant à la hâte dit à Morgain: «Dame,
apprenez de merveilleuses nouvelles. La coutume établie par vous est
abattue; les sorties sont libres, plus de cent chevaliers les ont
déjà reconnues.» En même temps paraît ce chevalier, premier ami de
Morgain, pour lequel le Val sans retour avait été destiné: «Bien soit
venue, s'écrie-t-il, la fleur de tous les preux!--Dites plutôt, mal
soit-elle venue! répond Morgain.--Ah madame! dit la demoiselle qui
avait suivi Lancelot, ne parlez pas ainsi du meilleur, du plus hardi,
du plus franc chevalier du monde.--Comment l'appelez-vous? fait
Morgain.--Lancelot du lac.--Eh bien! maudite soit l'heure où tant de
hardiesse lui fut donnée. Maudit soit-il pour être venu dans ce val,
et honnie soit la dame qu'il a loyalement aimée!»

Cependant arrivaient messire Yvain, Galeschin et tous les autres
prisonniers compagnons de la Table ronde. Tous viennent tomber aux
pieds de Lancelot, en le remerciant de les avoir rendus au siècle.
Morgain prenait sur elle de cacher sa douleur, et se tournant vers
Lancelot d'un visage serein: «Chevalier, lui dit-elle, vous avez fait
bien, et vous avez fait mal. Mal, en rendant la liberté à tant de
coeurs félons qui avaient manqué et manqueront encore à ce qu'ils
doivent aux dames; bien, en leur permettant de reprendre les armes et
de poursuivre le cours de leurs prouesses. Votre amie a droit d'être
fière; elle est de toutes la mieux aimée.--Dame, répond Lancelot,
laissez partir tous ces chevaliers, ou dites ce qui reste à faire
pour les délivrer.--Vous avez assez fait, ils sont déjà libres. Mais
vous m'avez promis d'amender l'injure que j'ai reçue, et j'entends
que vous passiez ici la nuit: demain, je pourrai vous donner congé».

Les prisonniers délivrés voulurent, avant de quitter le Val sans
retour, attendre celui auquel ils devaient leur délivrance. Morgain
l'avait conduit dans la plus riche de ses chambres; mais quand tous
furent endormis, elle se présenta devant sa couche et prononça sur
lui une conjuration qui le retint dans un sommeil qu'elle seule
pouvait rompre. Une litière avait été posée sur deux palefrois
tenant bien l'amble: il y fut doucement transporté. Cependant, la
demoiselle qui l'avait conduit entend quelque bruit et soupçonne
la trahison. Elle saute de son lit à peine vêtue; mais la litière
qui emportait Lancelot était déjà loin: «Ah madame! s'écrie-t-elle,
qu'entendez-vous faire de ce preux chevalier?--Vous est-il de rien,
fait Morgain?--Non, mais nous espérions qu'il délivrerait mess.
Gauvain.--Ne vous affligez donc pas; il pourra vendredi se rendre
devant la Tour douloureuse.--Hélas! dois-je vous en croire, vous si
déloyale envers lui!--Je vous le promets sur ma foi de chrétienne.»
La demoiselle parut satisfaite du serment et laissa Morgain
s'éloigner avec la litière et ne s'arrêter qu'au milieu de la forêt,
dans un réduit secret où elle aimait à séjourner.

Alors elle éveilla Lancelot. Avant qu'il ne fût revenu de sa
surprise: «Lancelot, dit-elle, vous êtes mon prisonnier; j'entends
vous garder, non pour venger l'outrage que j'ai reçu, mais pour
apaiser un plus ancien ressentiment. Vous pourrez cependant vous
éloigner, si vous accordez ce que je veux vous demander.--Parlez,
dame; si je puis le faire, j'y consentirai.» Et il lui tend la main
droite. À l'un de ses doigts Morgain aperçoit l'anneau que lui avait
autrefois donné la reine Genièvre; à sa main gauche était celui de
la Dame du lac. «Je vous demanderai bien peu de chose, lui dit-elle;
donnez-moi l'anneau que je vois à cette main.--Dame, je n'achèterai
pas à ce prix ma liberté; vous n'aurez pas cet anneau sans le doigt
qui le retient.--Oh! je saurai bien l'avoir tout seul.--Non, dame,
quand vous emploieriez toutes les conjurations de Merlin.»

Cette résistance confirma Morgain dans la pensée que l'anneau
était un présent de la reine. Or elle en avait un second presque
en tout semblable: sur l'un et l'autre, deux petites figures se
rapprochaient; seulement, sur l'anneau de Lancelot les figures
tenaient un coeur, et sur celui de la fée elles avaient les mains
entrelacées.

Morgain avait voué à la reine Genièvre une haine furieuse, et voici
quelle en avait été l'occasion: sa mère, la reine Ygierne, vivait
encore quand elle s'était éprise d'une passion désordonnée pour un
cousin de la jeune reine; on ne parlait pas encore de Lancelot.
Genièvre, les ayant un jour surpris dans les bras l'un de l'autre,
avait menacé son cousin d'en parler au roi s'il ne lui promettait de
rompre toute familiarité avec Morgain; l'autre l'avait promis sur les
Saints. À partir de là, Morgain confondit dans le même ressentiment
son frère Artus et la reine. C'est pour assouvir ses projets de
vengeance qu'elle avait quitté la cour sans prendre congé et qu'elle
était allée rejoindre Merlin dans les forêts où il séjournait. Merlin
en était devenu aveuglément épris et lui avait enseigné grande partie
de ce qu'il savait de charmes et d'enchantements. Or, la possession
de l'anneau de Lancelot devait lui donner les moyens de perdre la
reine. Mais nous devons ici laisser Morgain, pour revenir à ceux
qui n'avaient pas encore quitté le Val sans retour, ou des faux
amants[83].

[Note 83: Cette histoire des premières amours de Morgain découvertes
et troublées par la reine Genièvre, est aussi racontée dans le _livre
d'Artus_. Bertolais est le nom de l'amant congédié, et le même désir
de vengeance y décide ce Bertolais à s'attacher à la seconde Genièvre
quand elle vient réclamer la place de la première. Le livre de
Lancelot ne renvoie pas dans cet endroit à celui d'_Artus_, et l'on
en peut tirer l'induction assez vraisemblable de son antériorité.]




LXXXII.


Quand le jour reparut au lendemain, les chevaliers de la maison
d'Artus que Lancelot venait de délivrer trouvèrent leurs chevaux
et leurs écuyers disposés au départ; mais le château, les eaux,
les jardins, les murailles, tout avait disparu. Ils se voyaient
au milieu d'une plaine découverte. Messire Yvain et Galeschin,
étonnés de l'absence de Lancelot, devinèrent que Morgain s'en était
rendue maîtresse à l'aide de ses conjurations magiques. Que faire
maintenant, et comment espérer d'arriver jusqu'à messire Gauvain,
sans l'aide de celui qui pouvait seul le délivrer? Le duc fut d'avis
de ne pas renoncer à l'entreprise: «Assurément, dit-il, nous perdons
dans Lancelot notre plus sûr garant du succès; mais nous serions
blâmés en revenant à la cour sans avoir fait tout ce qu'il était en
notre pouvoir pour trouver et secourir messire Gauvain. Invitons
à nous seconder tous les chevaliers nouvellement délivrés; le roi
Artus, dès qu'il apprendra le malheur de son neveu, ne manquera pas
de se joindre à nous pour attaquer la Tour douloureuse.»

Ce conseil ayant été jugé le meilleur, les chevaliers du Val des
faux amants consentirent à suivre le duc de Clarence et messire
Yvain. Ils étaient deux cent cinquante-trois: Aiglin des Vaux leur
proposa d'aller demander le premier gîte à un sien oncle dont le beau
château ne les éloignait pas de la Tour douloureuse: «Va, dit-il à
son écuyer, jusqu'à Roevans[84]; tu diras à mon seigneur d'oncle que
je le salue et que je lui présenterai monseigneur Yvain, fils du roi
Urien, le duc de Clarence et tous les chevaliers de la maison du roi
échappés au Val sans retour. Avertis-le de faire belle chaire, car
jamais il n'aura meilleure et plus noble compagnie.»

[Note 84: _Var. Rovelans._]

L'écuyer fit grande hâte et trouva le sire du château assis sur une
couche et jouant aux échecs avec une dame de grande beauté. Il les
salue et dit son message: comment le Val sans retour avait cessé de
mériter son nom, et comment un loyal chevalier en avait abattu les
mauvaises coutumes. L'oncle d'Aiglin, en l'écoutant, ne peut contenir
sa joie: il danse, il chante, il semble qu'il ait autant gagné que
tous ceux qu'il va recevoir. Mais il en est tout autrement de la
dame: elle pâlit, on est obligé de la soutenir, et quand elle revient
à elle, elle demande qui a délivré le Val? «Dame, dit l'écuyer,
c'est Lancelot du lac que Morgain a emmené nous ne savons où.--Ah
Lancelot! puisses-tu ne jamais sortir de prison! et si tu en sors,
puisses-tu mourir d'armes empoisonnées! tu m'as ravi toutes mes
joies, la tranquillité de ma vie.--Dieu garde au contraire Lancelot
de tout malheur! fait l'écuyer; c'est le plus loyal des chevaliers
vivants.--S'il est tel que vous dites, reprend la dame, l'honneur en
est à lui, le profit à son amie; mais les autres en auront tout le
dommage.»

Pendant que la dame se lamente ainsi, le châtelain fait disposer les
chambres et tout préparer pour recevoir honorablement la noble et
nombreuse compagnie; mais pour aller au devant d'eux, il ne dépassa
pas la porte de son verger. Les rues de la ville avaient été, pour
les recevoir, jonchées d'herbes fraîches et de feuillages. Dès
qu'ils arrivèrent, on établa les chevaux, on désarma les chevaliers:
les tables étant dressées, Aiglin s'étonna de ne pas voir la dame:
«Elle s'est enfermée dans ses chambres, répond le châtelain, pour y
mener le plus grand deuil du monde.» En courtois maître de maison,
l'oncle d'Aiglin faisait tous les honneurs possibles à messire
Yvain, à Galeschin, à tous leurs compagnons. Aiglin alla d'abord à
la chambre de sa tante, et lui voyant les yeux rouges et gonflés,
la voix rauque et brisée à force d'avoir crié: «Qu'est-ce donc, lui
dit-il, êtes-vous affligée de notre délivrance?--Je songe à ce qui
m'attend, non à ce qui vous arrive. Oh! combien de femmes sages et
loyales vont perdre de leurs avantages! Autant votre Lancelot vous a
fait de bien, autant il nous a fait de mal.

«--Toutefois, reprend Aiglin, le dommage d'une femme n'est
pas à comparer à la délivrance de deux cent cinquante-trois
chevaliers.--Taisez-vous, beau neveu: s'ils étaient perdus, ne
devaient-ils pas s'en prendre à leur folie? n'avaient-ils pas la
récompense de leur déloyauté?» Tout en se débattant ainsi, elle céda
aux prières d'Aiglin des Vaux et consentit à venir prendre sa place
au festin. Mais elle mangea peu et se retira bientôt en exigeant
qu'on ne la suivît pas.

Les nappes levées, le duc de Clarence demande au seigneur du château
pourquoi leur délivrance affligeait tant la dame: «Je vous le dirai
volontiers; mais auparavant vous saurez que j'ai été plus de dix
ans de la maison du roi Artus, et que je suis compagnon de la Table
ronde. Je connais fort bien messire Yvain et je n'oublierai jamais ce
qu'il fit dans un autre temps pour moi, ce qui lui valut même un rude
coup d'épieu dans la cuisse.--Oui, dit en souriant mess. Yvain, je
vous reconnais: vous êtes Keu d'Estrans. Il est vrai que nous eûmes
alors grand peur et que je fus blessé ainsi que vous le rappelez.
Nous étions chez une orgueilleuse dame qui voulait tuer tous ceux
qui refusaient de partager son lit, et faisait tuer tous ceux qui
l'avaient partagé. Je fis ce qu'elle demandait et, par bonheur, j'en
fus quitte pour une large blessure et une grande frayeur.--C'est
pour nous sauver que vous consentiez à cette cruelle épreuve.--N'en
parlons plus, reprit messire Yvain, et veuillez nous dire pourquoi
cette belle dame a tant de chagrin de notre délivrance.

«--Sachez donc, dit Keu d'Estrans, que je l'aime depuis mon enfance;
et bien qu'elle soit de plus haut lieu que moi, j'osai la prier
d'amour;--Elle répondit qu'elle ne me chérissait pas moins et
qu'elle voulait bien me choisir pour seigneur et mari, si je lui
accordais un don. J'en pris l'engagement sur les Saints. Quand je
fus investi de sa terre et que nous fûmes épousés, je lui demandai
quel était ce don?--C'est, dit-elle, de ne jamais passer la porte de
ce château, tant que les chevaliers du Val sans retour ne seront pas
délivrés. Elle comptait ainsi me retenir à toujours auprès d'elle;
et maintenant que Lancelot a fait tomber la mauvaise coutume du Val,
elle pressent qu'elle perdra souvent ma compagnie. Pour moi, mon seul
chagrin est la perte de Lancelot auquel je dois autant que vous. Et
puisque vous voulez travailler à la délivrance de messire Gauvain,
j'entends être des vôtres.» Les chevaliers le remercièrent; il envoya
semondre ses vassaux, en leur annonçant qu'il avait recouvré le droit
d'aller et venir. Ils arrivèrent le lendemain, et tous se mirent à la
voie. Comme ils montaient, la demoiselle parut qui avait vu emmener
Lancelot; elle leur apprit que Morgain consentait à laisser arriver
son prisonnier devant la Tour douloureuse. Mais les serments de la
rancuneuse fée ne leur inspiraient pas une grande confiance.

Pendant qu'ils cheminent, allons voir ce qui se passe dans la prison
de Lancelot.




LXXXIII[85].

[Note 85: Les détails de cette laisse diffèrent presque entièrement
dans le ms. 1430 et dans les imprimés. J'ai préféré la leçon du ms.
339, fº 91-93.]


Morgain n'avait pas même attendu la fin du jour pour insister de
nouveau près de son prisonnier. Elle était revenue à sa geôle. «Ne
voudrez-vous donc pas, lui dit-elle, entendre à votre rançon?--Bien
au contraire, dame: rien de ce que je puis faire ou donner ne me
coûterait pour sortir d'ici.--Je ne puis pourtant demander moins
qu'un simple anneau.--Cet anneau est la seule chose que je ne
puisse donner: Vous ne l'aurez pas sans emporter le doigt qui le
garde.--Ainsi, vous laisserez à d'autres l'honneur de conquérir la
Tour douloureuse.--Si messire Gauvain ne me doit pas sa délivrance,
vous serez à jamais blâmée d'avoir causé ma mort.

«--Mais enfin, si je vous laisse aller à la Tour douloureuse, vous
engagerez-vous à me revenir, une fois la besogne achevée; et pour
gage, me laisserez-vous cet anneau?--Je ferai serment de revenir, et
vous n'aurez pas besoin d'autre gage.»

Morgain ne douta plus que l'anneau ne fût un don de la reine. Elle
l'eût même pu reconnaître, si Lancelot lui eût permis de le regarder
de près. Il était petit! et les deux figures étaient taillées sur une
pierre noire.

Quand elle n'espéra plus de l'obtenir de plein gré: «Je vous
laisserai donc aller, dit-elle, sans autre gage que votre parole: une
fois messire Gauvain délivré, vous me reviendrez, et dès que vous en
serez sommé.»

Elle fit ouvrir aussitôt la geôle, et le conduisit devant une table
bien servie. Les nappes levées, il trouva son cheval ensellé. Quand
il voulut prendre congé: «Beau sire, lui dit-elle, je mets sous
votre garde une de mes pucelles; elle connaît bien les meilleurs et
les plus courts chemins. Vous n'avez pas à perdre un instant pour
arriver à la Tour douloureuse.--Grands mercis, dame! je conduirai la
demoiselle aussi loin qu'elle voudra.»

Morgain parle alors à voix basse à la plus belle de ses demoiselles,
et lui fait monter un palefroi; quatre valets les accompagnent,
chargés d'un petit pavillon qu'ils doivent tendre quand ils auront
besoin d'arrêter.

Les voilà chevauchant du même pas, Lancelot et la demoiselle, elle
l'entretient et cherche par son enjouement à lui faire oublier les
heures. Elle rit, conte, et çà et là glisse des pensées de plaisir
et d'amour. Souvent elle baisse sa guimpe ou détache un noeud de
sa robe, pour laisser voir tantôt son gracieux visage, tantôt la
blancheur de son cou. Elle chante des lais bretons, des rotruenges
aux gais refrains; sa voix était haute et claire, elle parlait breton
aussi bien que français. Comme ils traversaient de riants ombrages:
«Voyez, dit-elle, l'agréable verdure: sire chevalier, ne trouvez-vous
pas qu'il y aurait honte à qui passerait seul avec une belle dame,
sans faire quelque pause ici?» Lancelot répondait à peine et sans la
regarder, mal satisfait de telles paroles. Et comme elle continuait:
«Demoiselle, dit-il, parlez-vous sérieusement?--Oui.--En vérité, je
ne croyais pas qu'une pucelle eût osé jamais dire à chevalier inconnu
ce que lui-même eût rougi de lui dire.--Il peut cependant arriver
qu'un chevalier beau, sage et craintif, voyageant seul avec une belle
dame, n'ose la prier d'amour: alors la dame, qui devine sa pensée,
peut fort bien le prévenir et lui dire ce qu'il craindrait d'avouer.
S'il n'y veut entendre, j'estime que pour ce défaut de courtoisie
il mérite d'être blâmé dans toutes les cours du monde. Et comme je
sais que vous êtes preux et loyal autant que je suis jeune et belle,
il semble à propos de nous arrêter dans ce beau lieu et de saisir
l'occasion que nous offre la solitude. Si vous refusez, c'est que
vous renoncez à ma compagnie, et vous me donnez le droit de dire que
vous êtes un recréant[86].

[Note 86: Le _recréant_ est le champion qui s'avoue vaincu et renie
ce qu'il avait soutenu avant de combattre.]

«--Demoiselle, vous me suivrez tant qu'il vous plaira; mais vous
n'aurez de moi rien de ce que vous demandez. Vous parlez apparemment
ainsi pour m'éprouver, et je ne demande pas mieux que de continuer
à vous conduire, si vous consentez à changer d'entretien.--Soit!
Je resterai avec vous et je ne parlerai plus.» Et sous sa guimpe
elle laisse éclater un rire moqueur de la réserve du chevalier.
Après un silence assez long, elle reprend: «Dites-moi, chevalier,
est-il vrai qu'au royaume de Logres la coutume soit d'accorder à
toute demoiselle le service qu'elle vient à demander?--Assurément,
demoiselle; mais s'il n'est pas en son pouvoir de le rendre, il n'a
pas à craindre d'être blâmé.--Ne pouvez-vous donc accorder ce que
je réclame de vous?--Je n'en ai le désir ni la force.--Ni la force!
Ainsi vous vous avouez battu par une demoiselle.» Ces derniers mots
mettent la patience de Lancelot à une rude épreuve: «Demoiselle,
dit-il, je montre pour vous plus de courtoisie que vous n'en avez
pour moi: toutes vos paroles me déplaisent. Pour en finir, je vous
donne le choix de deux partis: vous viendrez avec moi et vous ne
direz plus rien de pareil; ou vous irez seule et me laisserez suivre
mon chemin.--Fort bien! mais je ne vous tiens pas quitte; vous
avez promis de me conduire. Si vous ne le voulez, dites-le moi; je
retournerai vers ma dame et lui annoncerai que vous avez failli
à votre engagement en refusant de m'accompagner jusqu'à la fin.»
Lancelot hésite un instant: les propos de la demoiselle lui causaient
un mortel ennui, mais il s'était engagé à la garder. Il lui répond:
«Si vous êtes vilaine envers moi, je ne vous imiterai pas. Dites ce
qu'il vous plaira, je continuerai à vous conduire.»

Ainsi chevauchent-ils jusqu'aux heures de vêpres sans ouvrir la
bouche, si ce n'est pour demander la voie. La demoiselle rompt encore
le silence la première: «Chevalier, vous paraissez oublier qu'il
serait temps de gagner un gîte.--Cela vous regarde, demoiselle, je
m'en remets sur vous: c'est pour m'indiquer le meilleur chemin et
pourvoir aux incidents du voyage que votre dame vous a confiée à
moi; en revanche, je dois vous garder envers et contre tous.--Eh
bien j'entends vous disposer un gîte que le plus grand roi du monde
trouverait à son gré.»

La nuit tombait, la lune brillait de tout son éclat. Ils traversent
une grande et belle lande pour arriver dans un lieu ombragé. La
demoiselle avertit les valets de déployer et tendre le pavillon
qu'ils avaient emporté. Après avoir descendu la demoiselle, ils vont
désarmer Lancelot; ils sortent de leurs valises des mets abondants
et les posent sur la pelouse. Après avoir fait honneur au souper,
Lancelot rentre dans le pavillon avec la demoiselle; il arrête ses
yeux sur le lit que les valets ont dressé; il admire la richesse
de la couverture et de la courte-pointe: au chevet, deux oreillers
dont les taies étaient de samit richement ouvré, les franges semées
de pierreries de grande vertu. À chacune des attaches de la taie
brillait un bouton d'or rempli de baume délicieux, et sous les deux
apparents oreillers s'en trouvaient deux autres à taies blanches;
enfin, à quelque distance, un autre lit bas et peu orné.

La demoiselle s'approche de Lancelot et se dispose à le dévêtir et
coucher. «Et vous, demoiselle, demande-t-il, où reposerez-vous?--Ne
vous souciez de mon lit ni de mon repos; je n'en suis pas en peine.»
Il se couche donc; mais comme il est inquiet de ce que peut méditer
la demoiselle, il garde ses braies et sa chemise. Quand la demoiselle
eut conduit les valets à l'endroit extérieur où ils doivent passer la
nuit, elle revient au pavillon de Lancelot et pose à terre les deux
cierges, pour que la couche de Lancelot n'en fût plus éclairée. Il
ne dormait pas; il la voit ôter sa robe, ne garder que sa chemise,
venir à son lit, lever les draps et se placer à ses côtés: «Eh quoi!
s'écrie-t-il, a-t-on jamais vu demoiselle ou dame prendre ainsi de
force un chevalier?» Et il saute hors du lit. «Ô le plus recréant
des chevaliers! fait-elle; sur ma vie, vous n'eûtes jamais grain de
loyauté: honteuse l'heure où vous vous êtes vanté de délivrer messire
Gauvain, puisqu'il suffit d'une simple demoiselle pour vous faire
quitter la place.--Dites tout ce que vous voudrez; le chevalier qui
aurait droit d'accuser ma loyauté n'est pas encore né.

«--Nous verrons bien.» Elle essaie de le prendre par le nez et le
manque, sa main descend sur le col de la chemise. Lancelot la saisit,
pose à terre la demoiselle et l'avertit qu'il se lèvera si elle ne
va reposer tranquillement dans un autre lit. «Je veux bien vous
promettre une chose.--Laquelle?--Je vais vous le dire à l'oreille,
peut-être on nous écoute; et si vous me refusiez, vous en auriez
grande honte.» Lancelot approche alors l'oreille de sa bouche. «Mon
Dieu!» dit-elle en poussant un grand soupir, «je me sens malade;»
et elle s'étend comme pâmée. Il tourne la tête pour la regarder;
elle prend son temps et le baise à la bouche. Il se rejette aussitôt
en arrière; peu s'en faut qu'il ne devienne furieux; il sort du
pavillon, il va frotter, laver, essuyer ses lèvres, et cracher à
plusieurs reprises.

Et quand il la voit revenir à lui, il saisit son épée suspendue au
poteau du pavillon et jure de l'en frapper si elle ne le laisse en
repos. Elle sait n'avoir rien à craindre, elle approche les bras
tendus. Il s'éloigne à grands pas: «Revenez, dit-elle, chevalier
couart: je renonce à vous donner la chasse. Ah! le plus déloyal des
champions! Quelle honte d'avoir quitté votre lit pour moi, et d'avoir
refusé le don que je vous demandais!--Dieu me garde d'une loyauté qui
ferait de moi un parjure!--Ne suis-je donc pas assez belle?--Jamais
assez, pour celui dont la foi est engagée.»

Alors elle se met à rire: «C'est assez, chevalier, dit-elle, vous
n'avez plus à vous garder de moi. Retournez à votre lit, je ne vous
y suivrai pas. Apprenez que tous les ennuis que je vous ai causés
n'ont été que pour éprouver votre coeur. Je devais obéir à ma dame,
et j'en ai grand deuil, car je crains que vous ne vouliez pas me
pardonner.» Elle tombe alors aux pieds de Lancelot qui la relève et
la rassure de son mieux[87].

[Note 87: On trouve à plusieurs reprises l'imitation de cette jolie
scène dans les Amadis, mais avec de nouveaux détails suffisamment
accentués ici.]

Il revint à son lit, la demoiselle au sien, et ils dormirent
tranquillement le reste de la nuit. Le lendemain, quand il fut levé,
la demoiselle propose de le conduire à un ermitage voisin pour
y entendre une messe du Saint-Esprit; ils s'y rendent: l'ermite
offre de partager avec eux son frugal repas. Ils montent ensuite
et arrivent dans une vaste lande; un agneau n'y eût pas trouvé sa
pitance. La voie était coupée par une rivière transparente, rapide
et profonde. «Veuillez, dit la demoiselle, regarder sous les eaux: y
voyez-vous le corps d'un chevalier armé de toutes armes, et debout
devant une dame?--Oui; qu'est-ce là?--Je vous le dirai:

«Ce chevalier avait tendrement aimé la dame qui est encore là près de
lui et qu'on avait mariée à un baron félon et jaloux. Bien que son
amour pour le chevalier eût toujours été exempt de blâme, car rien
n'eût pu lui faire oublier ses devoirs de femme épousée, l'époux
en prit de l'ombrage. Il épia le chevalier, le tua en trahison et
le précipita dans l'eau tout armé. Cela fait, il vint en instruire
la dame qui, courant aussitôt à l'endroit où le chevalier avait été
jeté, se mit à genoux, pria Notre-Seigneur de lui pardonner et lui
demanda, comme récompense de la foi conjugale qu'elle avait toujours
gardée, de la réunir à celui qu'elle n'avait cessé d'aimer. Alors
elle se précipita, plongea jusqu'au corps du chevalier, et demeura
les bras enlacés dans les siens au fond de cette eau transparente.
Depuis ce jour, la terre qui appartenait au criminel époux cessa de
rien produire, elle se dessécha complètement. Approchez de cette
croix de pierre dressée à votre gauche.» Lancelot avance et lit: _Le
chevalier et son amie seront tirés de là par celui qui doit mettre
à fin les aventures de la Tour douloureuse._ «Bien des chevaliers
errants, dit la demoiselle, ont tenté de ramener à la rive les deux
amants; au lieu d'y parvenir, ils sont demeurés engloutis sous les
flots. Gardez-vous de les imiter.»

Lancelot ne répond pas, mais descend de cheval, s'élance dans le
courant, saisit entre ses bras le chevalier et revient le déposer
sur la rive; puis il retourne dans l'eau, va prendre la dame et
la ramène auprès du corps de son amant. «En vérité, s'écrie la
demoiselle émerveillée, vous n'êtes pas un homme.--Et que suis je à
vos yeux, demoiselle?--Un fantôme!» Lancelot rit et demande ce qu'ils
peuvent encore faire pour ces deux corps. «Nous allons passer devant
leur ancien château; nous donnerons la nouvelle; on viendra les
prendre et on leur accordera la sépulture chrétienne.»

Ce que la demoiselle avait prévu ne manqua pas d'arriver. Lancelot
ne s'arrêta pas à recevoir les remercîments des gens du château, il
poursuivit son chemin; et quand ils furent assez près de la Tour
douloureuse, ils retrouvèrent le duc de Clarence, messire Yvain et
tous les chevaliers nouvellement sortis du Val sans retour. Le valet
de Blancastel avait rejoint le duc et venait de leur apprendre que
Karadoc était sorti de son château avec deux cents chevaliers et
dix mille sergents, pour attendre le roi Artus dans une gorge de
la forêt qu'on appelait _le Pas félon_. «La Tour, ajouta le valet,
ne contenait plus qu'un petit nombre de défenseurs et pouvait être
aisément conquise.» Les voilà dans l'incertitude de ce qu'ils
avaient de mieux à faire. Suivront-ils les traces de Karadoc, ou
profiteront-ils de son éloignement pour attaquer la Tour douloureuse?
Messire Yvain et Galeschin se décidèrent à tenter la prise du
château, d'autant mieux qu'ils auraient cru se parjurer en s'écartant
volontairement de la quête entreprise. Mais Lancelot pensa qu'en
l'absence de Karadoc il y aurait trop peu d'honneur à surprendre sa
maison. «Messire Gauvain, ajouta-t-il, qui a tant de prouesse, ne
voudrait pas devoir sa délivrance aux moyens que Karadoc emploie
contre ses victimes. Mieux vaut tenter de joindre le ravisseur,
puisque nous porterons en même temps secours à monseigneur le roi.»
Le duc d'Estrans, Aiglin des Vaux et leurs compagnons suivirent
Lancelot et laissèrent Galeschin et messire Yvain tenter l'attaque
de la Tour douloureuse. Disons d'abord quel fut le succès de leur
entreprise.

Quand ils arrivèrent devant le premier bail[88] en avant de la porte
principale, ils y trouvèrent un nain qui tenait en main une épée
sanglante. «Seigneurs, leur dit-il, voulez-vous entrer ici?--Oui.--Ne
vous pressez pas: vous ne pouvez passer ensemble; mais pendant que
l'un avancera, l'autre attendra pour le rejoindre des nouvelles de
son compagnon. La coutume oblige le premier à combattre seul dix
chevaliers; qui de vous tentera l'épreuve?» Les deux amis commencent
à regretter de ne pas avoir suivi Lancelot; toutefois: «Advienne que
pourra! dit le duc, je ne reculerai pas.

[Note 88: Clôture de palissades.]

«--Nous avons, reprit le nain, une autre entrée peut-être moins
dangereuse.» Messire Yvain, dans la crainte de passer pour timide
aux yeux de son compagnon, s'en tient à celle-ci; Galeschin tentera
l'autre passage. Pendant que le duc s'éloigne, mess. Yvain dit au
nain d'aller faire ouvrir la grande porte. On lève la barre, il
passe le bail, et il entend corner du haut de la grande porte. Dix
chevaliers armés en gardaient l'entrée, cinq d'un côté, cinq de
l'autre; tous montés sur grands chevaux, le glaive au poing, l'épée
ceinte. «Seigneurs chevaliers, leur dit messire Yvain, que doit
perdre celui qui resterait en votre pouvoir?--Rien que la tête.--Et
s'il s'ouvre un passage?--Sire, répond un des dix, le fief que nous
tenons nous oblige à garder cette porte; mais Dieu veuille que nul
n'essaye plus de la franchir, comme tant d'autres qui y ont laissé la
vie. Si nous vous prenons, vous aurez la tête tranchée; si vous nous
outrez et, après nous, le gardien de la grande tour, le château vous
sera rendu avec tous les honneurs qui en dépendent. L'épreuve est,
comme vous voyez, assez rude à tenter, plus rude encore à achever.

«--Chevalier, répond messire Yvain, je ne suis pas venu jusqu'ici
pour refuser de tenter l'aventure.»

Pendant que les chevaliers se disposent à le bien recevoir, il recule
de quelques pas et, les yeux levés au ciel, prie Notre-Seigneur
d'avoir merci de son âme; car pour le corps, il en a fait le
sacrifice. Il recommande à Dieu le roi, la reine et messire Gauvain
qu'il ne compte plus revoir. Puis, le glaive sous l'aisselle, il
broche des éperons vers les dix chevaliers. Tous font tomber sur lui
leurs glaives et l'obligent à ployer l'échine en arrière: alors ils
détachent l'écu de son cou; mais le bon cheval qu'il avait conquis
en délivrant Sagremor passe outre et l'emporte jusqu'au milieu de la
cour, sans qu'il ait quitté les arçons.

Tout surpris de n'être pas tué, mess. Yvain reprend espoir, met la
main à l'épée, revient sur les chevaliers et fait de merveilleuses
armes. Mais la lutte était trop inégale: à force de le cribler de
coups, les dix chevaliers l'abattent, le lient et le ramènent au
milieu de la place où l'on immolait les vaincus. Alors parut la
demoiselle qui avait si bien adouci les ennuis de messire Gauvain:
elle fait entendre aux chevaliers que mieux valait retenir prisonnier
ce chevalier qu'elle savait de la maison d'Artus. Ils écoutent ce
qu'elle dit et conduisent messire Yvain dans un souterrain pour y
attendre ce que Karadoc en décidera.

Pendant ce temps, le duc de Clarence était à la poterne du château et
passait la planche étroite jetée sur le fossé. Au delà de la poterne,
deux chevaliers fondent sur lui; il se défend vaillamment, navre le
premier et, tenant le second en respect, avance jusqu'au second mur,
passe la seconde poterne, non sans quelque inquiétude en l'entendant
refermer derrière lui. Quatre chevaliers l'assaillent en même temps
et son écu est bientôt percé de part en part. Les glaives le frappent
devant et derrière, et pourtant il se défend encore. Enfin il fléchit
et tombe de lassitude. On le prend, on le lie; il est traîné dans le
même souterrain que messire Yvain. Nous pouvons comprendre la douleur
des deux amis réduits à n'attendre plus que le moment où le géant
viendra leur trancher la tête!

Mais Lancelot nous réclame: nous devons laisser Galeschin et messire
Yvain dans la Tour douloureuse pour retourner à lui.




LXXXIV.


Lancelot et les chevaliers du Val sans retour, en se séparant de
Galeschin et de mess. Yvain, avaient été conduits par les deux
demoiselles jusqu'au défilé appelé le Pas félon. L'ost du roi Artus
s'y trouvait déjà aux prises avec les gens de Karadoc, et sans doute
les Bretons n'auraient pu avancer plus loin, si Lancelot et ses
compagnons n'étaient venus à leur aide et n'avaient attaqué l'ennemi
commun d'un autre côté. Après avoir encore assez longuement combattu,
Karadoc prévit qu'il ne pouvait emporter l'avantage et donna le
signal de la retraite. Pour lui, il s'enfonça dans un chemin couvert
et détourné qui devait le ramener à la Tour douloureuse que les
Bretons n'allaient pas manquer d'assiéger.

Lancelot le vit s'éloigner et brocha des éperons sur ses traces. Il
le rejoignit, et quand il fut à portée: «Lâche géant! lui cria-t-il,
n'aurais-tu pas le coeur d'attendre un seul chevalier?» Karadoc
était alors à l'entrée d'un vallon profond: il se retourne et,
n'apercevant qu'un seul adversaire, il s'arrête et l'attend l'épée
levée. Bientôt s'échangent entre eux les grands coups sur la tête,
les bras et les épaules. Le sang vermeil rougissait déjà les mailles
de leurs blancs hauberts; mais Karadoc craint de ne pouvoir regagner
à temps la Douloureuse tour, il tourne son cheval et laisse Lancelot
le poursuivre. En approchant de son château, il entend un grand
bruit d'armes: c'est l'ost des Bretons poursuivant de près ceux qui
avaient cessé de leur disputer l'entrée du Pas félon, et qui fuyaient
maintenant en désordre. Il n'en a que plus de hâte de rentrer, et la
gaite qui du haut des murs le voit approcher, fait abaisser le pont
pour lui laisser le passage libre.

Mais Lancelot le serrait vivement et ne cessait de le frapper de
sa bonne épée. Pour se garantir, le géant fait couler son écu sur
son dos. Lancelot, désolé de le voir au moment de franchir le pont,
approche assez de lui pour saisir à deux mains l'écu. Il espérait le
faire lâcher; Karadoc, en le retenant, est renversé sur son arçon
de derrière et forcé de quitter les guiches qui restent avec l'écu
aux mains de Lancelot. Lancelot s'en débarrasse et avance sur le
pont avec Karadoc, auquel il ne permet pas de se redresser. Puis il
se lève sur sa selle, passe sur le cou de son cheval et de ses deux
mains va saisir Karadoc à la gorge. Le géant se débat sous la rude
étreinte et parvient à faire tomber à terre Lancelot entre les deux
chevaux: mais notre chevalier n'a pas lâché le bras gauche et, grâce
à cet appui, il remonte, non plus sur son cheval mais sur l'autre
croupe, où il se maintient en passant les bras autour des flancs de
Karadoc. Ainsi le cheval les emporte tous deux au delà des trois
portes d'enceinte, sans que Lancelot ait à craindre les chevaliers
qui les gardaient; car ils avaient tous couru sur les premières
murailles pour les défendre contre l'armée d'Artus.

Arrivés à l'entrée de la Tour douloureuse, le géant, ne pouvant se
délivrer de l'étreinte de Lancelot, fait un grand mouvement et tombe
avec lui sur la grève. Ils sont tous deux meurtris, mais Karadoc
plus encore que Lancelot, en raison de sa pesanteur. Ils restent
d'abord étourdis de la chute: Lancelot se relève le premier; quand
il a dressé son épée, il trouve le géant déjà préparé à le recevoir.
Karadoc n'a plus son écu, il soutient pourtant l'attaque sans trop de
désavantage. Les deux hauberts sont démaillés, les deux heaumes sont
fendus, entr'ouverts, inondés de sang; et cependant ils ne semblent
pas découragés ni disposés à demander merci.

Nous avons déjà parlé de la demoiselle que Karadoc avait enlevée
à un chevalier qu'elle aimait et qu'il avait mis à mort. Elle en
conservait un furieux ressentiment, mais le géant avait conçu pour
la pucelle une passion tellement aveugle qu'il ne pouvait plus rien
lui cacher de ce qu'il aurait eu le plus grand intérêt de tenir
secret. Or, sa mère, la vieille magicienne, avait conjuré pour lui
une épée qui devait seule avoir la vertu de lui donner le coup
mortel; et, pour son malheur, Karadoc en avait confié la garde à la
discrétion de sa plus cruelle ennemie. D'une fenêtre de la tour, la
pucelle suivait avec intérêt la lutte terrible de Karadoc contre
celui qu'elle croyait le duc de Clarence. Le géant, tout affaibli
qu'il était, cherchait à saisir son adversaire pour l'étouffer
entre ses bras; mais Lancelot devinait son intention et se gardait
bien de lui donner prise. Enfin, non moins accablé de lassitude,
il avait laissé le géant approcher des degrés de la tour et ramper
sur le dos pour arriver aux dernières marches. En le voyant prêt
de rentrer dans la tour, Lancelot veut lui asséner un dernier coup
d'épée; mais la lame tourne, va frapper la pierre du degré et vole
en éclats. Heureusement, Karadoc n'avait plus la force de profiter
de cet accident. Pour la demoiselle, effrayée du danger que courait
celui pour lequel elle faisait des voeux, elle va chercher l'épée
fée, la fait briller aux yeux de Lancelot, et quand elle est bien
certaine d'avoir été comprise, elle la dépose sur la haute marche
du degré. Lancelot va la prendre, et retenant le géant sur le seuil
de l'entrée, fait voler à terre le poing qui tenait l'épée. Karadoc
pousse un horrible cri qui retentit au loin: les hommes d'armes, qui
sur les murs du château résistaient aux Bretons, veulent répondre
à cette espèce d'appel; mais la demoiselle avait eu le temps de
refermer les portes derrière eux, si bien que nul ne put arriver à
temps et lui venir en aide.

Karadoc, en reconnaissant l'épée enchantée aux mains de Lancelot,
comprit que sa dernière heure était venue. «Ah Dieu! s'écria-t-il,
devais-je être trahi par celle que j'aimais plus que moi-même!»
Cependant, pour essayer de retarder l'instant de sa mort, il
rassemble ses forces et s'enfuit jusqu'à l'entrée d'une porte secrète
à lui connue, laquelle donnait sur un fossé de deux toises de
profondeur. Dans ce fossé était l'entrée de la chartre où se trouvait
mess. Gauvain. Au risque de se briser le cou, et dans l'espoir de
vivre assez pour immoler son prisonnier, il se laisse tomber dans
la fosse, et malgré la douleur qu'il ressent de sa chute et de ses
nombreuses blessures, la rage lui donne une dernière énergie; il
tâtonne, touche la porte de la chartre, prend à sa ceinture, de la
main qui lui reste, les clefs qu'il ne quittait jamais, et ouvre le
cachot. Mais au même moment il sent tomber sur ses épaules Lancelot,
qui, après s'être recommandé à Dieu, n'a pas voulu le laisser
échapper. Il jette un sourd gémissement, Lancelot lui arrache le
heaume, abat sa ventaille et lui tranche la tête. Comme il poussait
le cadavre à l'entrée de la chartre entr'ouverte, il entend une voix
plaintive: «Qui est là? demande Lancelot.--Un malheureux bien digne
de pitié.» À cette voix il reconnaît le neveu du roi. «Cher seigneur
et compain, s'écrie-t-il, comment vous est-il?--Je vis encore: mais
pourquoi m'appelez-vous seigneur et compain?--C'est que je suis
Lancelot.--Ah! j'aurais dû le deviner: quel autre pouvait arriver
jusqu'à moi! La Table ronde peut se vanter de posséder en vous la
réunion de toutes les prouesses.»

Pendant cette heureuse reconnaissance, la demoiselle de la Tour
faisait apporter et glisser dans la fosse une échelle et avertissait
Lancelot de s'en servir. Il remonte donc et rejette l'échelle par la
lucarne à messire Gauvain qui remonte à son tour. À la voix, messire
Gauvain avait reconnu la demoiselle qui l'avait secouru: il va
d'abord embrasser ses genoux. Elle fait apporter des armes pour l'en
revêtir elle-même. Lancelot, pendant ce temps, allait montrer la tête
de Karadoc aux chevaliers et autres défenseurs du château. Quand ils
ne peuvent plus douter de la mort de leur seigneur, ils s'humilient
et se mettent en la merci du vainqueur. Lancelot les reçoit avec
bonté et se fait aussitôt conduire à la prison de messire Yvain et du
duc de Clarence. Les deux chevaliers ne peuvent, en le revoyant, se
défendre d'un peu de honte; mais leur délivrance et celle de messire
Gauvain les décide aisément à prendre part à la commune allégresse.

Lancelot ayant fait ouvrir la porte du château va trouver le roi
Artus qui avait pris hôtel dans le bourg. Il lui présente d'abord
mess. Gauvain, puis il découvre la tête de l'odieux Karadoc. Viennent
ensuite mess. Yvain, Galeschin, Keu d'Estrans et tous les chevaliers
sortis du Val des faux amants. Dieu sait combien on s'émerveilla des
nouvelles prouesses de Lancelot, et si Galehaut, Lionel, Bohor, la
demoiselle de la Tour douloureuse et la demoiselle de Morgain furent
transportés de joie et chantèrent les louanges du meilleur des bons.
Après avoir raconté les différents incidents de leur quête commune,
Lancelot pria le roi d'accorder un don à la demoiselle qui avait si
bien mérité de mess. Gauvain et de lui-même. «Sans elle, dit-il,
nous n'aurions pas mis à fin l'aventure; veuillez l'investir du
château dans lequel elle fut si longtemps retenue.» Le roi l'accorda
de grand coeur; et cette nuit-là même, Melian le Gai, qui depuis
longtemps avait convoité la possession du château de son ennemi
mortel, demanda et obtint la main de la demoiselle. À partir de ce
moment, la Tour douloureuse ne fut plus appelée que le _Château de la
belle prise_.

Comme le roi Artus, après avoir soupé, pensait à se mettre au lit,
la demoiselle de Morgain tira Lancelot à part et lui dit: «Sire
chevalier, je vous rappelle votre promesse envers ma dame.» Il
écoute avec tristesse et répond sans hésiter qu'il ne se parjurera
pas. «Je retournerai au point du jour, si vous n'aimez mieux que
je parte cette nuit même.--Vous savez les conventions; vous devez
partir aussitôt que vous en êtes requis.» Il ne répond pas, entre
dans la chambre où la demoiselle de la Tour avait déposé ses armes,
et prie celle-ci de faire approcher le meilleur cheval des étables;
voulant, dit-il, faire un tour dans la forêt. Dès qu'il fut sorti, il
chargea la demoiselle de Morgain d'aller prier mess. Gauvain de venir
secrètement le trouver.

Messire Gauvain arrive. «Sire, lui dit Lancelot, je suis contraint,
pour acquitter un engagement, de me séparer de vous, et je ne
dois dire à personne, même à vous que j'aime autant qu'on peut
aimer chevalier, où je vais et qui me fait partir. J'espère ne
pas demeurer longtemps: mais je vous prie de n'avertir le roi ni
Galehaut de mon départ, avant que je ne sois éloigné.--Ah! Lancelot!
dit mess. Gauvain, si vous avez à courir un danger, laissez-moi le
partager.--Non, je n'ai rien à craindre et je m'en vais en lieu
sûr. À Dieu soyez recommandé!» Cela dit, il s'en va rejoindre
la demoiselle et les sergents de Morgain qui emportent le riche
pavillon. Laissons-le tristement regagner sa prison, et revenons
au roi Artus et à Galehaut, auxquels messire Gauvain apprend le
lendemain le départ inattendu de Lancelot. Ils en ressentent un
vif chagrin: Galehaut surtout ne pouvait comprendre que son ami
eût confié à un autre que lui ce qu'il avait en pensée. De là, une
profonde mélancolie qui ne le quitta plus jusqu'à sa mort. Rien
n'aurait pu distraire la cour du roi de la nouvelle inquiétude causée
par l'éloignement du vainqueur de la Tour douloureuse, sans le
fâcheux incident dont il nous faut maintenant parler.




LXXXV.


Morgain, rentrée en possession de son prisonnier, insista longtemps
encore pour obtenir l'anneau de Lancelot; mais voyant enfin que
les prières ne servaient de rien, elle eut recours à ses artifices
ordinaires. Nous avons dit qu'elle avait une bague presque en tout
semblable à celle de la reine, si ce n'est que sous la bague de
Morgain, les deux figures se tenaient par les mains. Quand donc elle
désespéra d'avoir l'anneau de bon gré, elle feignit de ne l'avoir
demandé que pour éprouver Lancelot. En réalité, disait-elle, elle
y tenait le moins du monde. Elle prit une herbe appelée sospite et
la trempa dans un vin fort. Ainsi préparée, celui qui vient à la
porter à ses lèvres tombe aussitôt dans un profond sommeil. Elle la
lui présenta, un soir, au lieu de vin du coucher, en ayant soin de
placer à son chevet l'oreiller sur lequel il s'était endormi quand on
l'avait transporté dans sa prison. Lancelot vida la coupe et ferma
les yeux: aussitôt Morgain ôta facilement l'anneau de la reine, et le
remplaça par celui qu'elle portait elle-même. Le lendemain matin,
elle tira l'oreiller et Lancelot se réveilla, sans soupçonner comment
on l'avait endormi. Pour être plus sûre qu'il ne s'apercevait pas
de l'échange, elle fit souvent passer sous ses yeux l'anneau de la
reine; il ne parut pas y faire attention. Cela fait, elle ourdit la
plus noire méchanceté qui jamais soit entrée dans la pensée d'une
femme.

La plus sûre, la plus adroite de ses demoiselles eut ordre de
se rendre à Londres, comme Artus y célébrait la grande fête de
Pentecôte. Quand cette demoiselle se présenta devant le roi, il était
assis sur une couche avec la reine, messire Gauvain et Galehaut. Tous
parlaient de Lancelot et de leur impatience de savoir ce qu'il était
devenu.

Dès que la demoiselle fut introduite, elle annonça qu'elle venait de
par Lancelot, et qu'elle était chargée d'un message dont elle devait
s'acquitter en présence de tous les chevaliers et dames de la maison
du roi et du la reine. Le roi, charmé de ces premières paroles, se
hâta d'avertir les barons, dames et demoiselles. Quand la réunion fut
complète, la pucelle parla ainsi:

«Sire, avant tout, j'ai besoin d'être assurée que je n'aurai rien à
craindre de personne; car ce que j'ai mission de dire pourra bien ne
pas plaire à tout le monde.--Vous êtes assurée de plein droit, répond
Artus: ceux qui viennent à ma cour sont toujours en ma garde. Parlez.

«--Sire, Lancelot mande salut à vous comme à son droit seigneur, et à
tous ses compagnons de la Table ronde. Il vous prie de lui pardonner,
comme à celui que vous ne devez jamais revoir.»

À ces mots, Galehaut sentit un froid de glace traverser son coeur;
il eut peine à se soutenir. La reine en fut tellement troublée
qu'elle se leva pâle et tremblante: elle ne voulait plus en entendre
davantage; mais la demoiselle en la voyant sortir dit: «Sire, si vous
souffrez que la reine s'éloigne, vous ne saurez rien: je ne dirai
plus un mot.» Le roi pria donc messire Gauvain d'aller demander à la
reine de revenir, et messire Gauvain rentra bientôt avec elle.

«Sire, reprit la demoiselle, quand Lancelot partit de la Tour
douloureuse, il eut à combattre un des meilleurs chevaliers du monde,
et fut percé d'un glaive à travers le corps. Il perdit beaucoup de
sang, il se crut en danger de mourir. Alors il demanda un prêtre et
confessa, en sanglotant, l'horrible péché qu'il avait, dit-il, commis
envers son droit seigneur. Ce péché était de lui avoir enlevé le
coeur de sa femme épousée. Après avoir fait publiquement cet aveu,
il prit devant le Corps-Dieu l'engagement de ne jamais coucher plus
d'une nuit en ville; d'aller toujours pieds nus et en langes; enfin
de ne jamais pendre écu à son cou. Pour qu'on ne doutât pas de sa
résolution, il m'a chargé de rappeler à messire Gauvain ce qu'il
lui avait dit en quittant la Tour douloureuse: qu'on ne devait rien
craindre pour lui, et qu'il s'en allait en lieu sûr.»

Messire Gauvain se souvint de ces paroles de Lancelot et baissa la
tête de douleur. Pour Lionel, il n'avait pas attendu les derniers
mots de la demoiselle, et s'était élancé furieux vers elle: il
l'aurait apparemment foulée des pieds et des mains si Galehaut ne
l'eût arrêté et empêché de toucher une personne en la garde du roi.
«Qu'elle sache au moins, s'écria Lionel, que si je la puis tenir hors
d'ici, il n'y a pas de roi ou de reine qui m'empêche de châtier ses
indignes médisances.--Ainsi, fait la demoiselle, j'aurai dans le roi
un mauvais garant!--Ne craignez rien, répond Galehaut, je vous prends
comme le roi en ma garde, vous pouvez continuer: qui voudra vous
croire vous croie!

«--Voilà, reprit la pucelle, ce que Lancelot m'a chargée de vous
dire. Et à vous, compagnons de la Table ronde, il recommande de
ne pas l'imiter et de vous garder mieux qu'il n'a fait de honnir
votre droit seigneur. J'apporte d'ailleurs une seconde preuve de la
sincérité de mon message. Reine, il vous renvoie l'anneau que vous
lui aviez donné comme gage d'amour et de complet abandon.» Et elle
jeta l'anneau dans le giron de la reine.

La reine regarde froidement, se lève et dit: «En effet, cet anneau
est le mien: je l'avais donné à Lancelot avec d'autres drueries[89].
Et je veux bien que tout le monde sache que je l'ai donné comme dame
loyale à loyal chevalier. Mais, sire, croyez bien que si nous avions
ressenti l'amour charnel dont parle cette demoiselle, je connais
assez la grandeur d'âme de Lancelot et sa fermeté de coeur pour être
assurée qu'on lui eût arraché la langue avant de lui faire dire ce
que vous venez d'entendre. Il est vrai qu'en reconnaissance de tout
ce qu'il a fait pour moi, je lui donnai mon amour, mon coeur, et tout
ce que je pouvais loyalement donner. Je dirai plus encore: si, par
violence d'amour, il se fût oublié jusqu'à me demander au delà de
ce que je pouvais donner, je ne l'en aurais pas éconduit. Qui voudra
m'en blâmer le fasse! Mais quelle dame au monde, Lancelot ayant
autant fait pour elle, lui eût refusé ce qu'il était en son pouvoir
d'accorder? Lancelot, sire, ne vous a-t-il pas conservé par sa
prouesse votre terre et vos honneurs? N'a-t-il pas fait tomber à vos
pieds Galehaut que je vois ici, et qui déjà avait triomphé de vous?
Quand par jugement de votre cour je fus injustement condamnée à la
mort, n'a-t-il pas aussitôt offert, pour me sauver, de combattre seul
contre trois chevaliers? Il a conquis la Douloureuse garde; il a mis
à mort le plus cruel et le plus fort chevalier du monde, pour nous
rendre Gauvain, messire Yvain et le duc de Clarence. Devant Kamalot
il a délivré le pays de deux, géants qui en étaient la terreur; il
est le non-pair des chevaliers; toutes les bontés qui peuvent être
dans un homme mortel sont en Lancelot, aimable et doux pour tous, le
plus beau que Nature ait jamais formé. Comme il osait dire paroles
plus fières et plus hautes que personne, il osait entreprendre et
savait achever les plus surprenants hauts-faits. Que dirai-je de
plus? Je ne cesserais pas de louer Lancelot que je ne dirais pas
encore tous les biens qui sont en lui. Par mon chef! je ne crains
pas qu'on le sache: l'eussé-je aimé de sensuel amour, je n'en serais
pas honteuse; et s'il était mort, je consentirais à lui accorder ce
que vient d'avancer cette femme, à la condition de lui rendre la vie.»

[Note 89: _Drueries_, gages d'amitié. Joyaux qui témoignaient d'une
sorte d'engagement affectueux. (Voyez l'histoire de la dame de
Roestoc, tome I, p. 304).]

Ainsi parla la reine, et le roi qui ne semblait pas lui en savoir
mauvais gré reprit: «Dame, laissez ce propos: je suis persuadé que
Lancelot ne pensa jamais rien de ce qu'on vient de dire. D'ailleurs,
il ne pourra jamais rien penser, dire ou faire qui m'empêche d'être
son ami. Il est bien vrai que la vilaine action qu'on lui attribuait
tout à l'heure serait pour moi grand sujet de douleur; mais que tous
mes hommes le sachent: je voudrais, reine, qu'il vous eût épousée,
si tel était votre commun désir, à la seule condition de conserver
sa compagnie.» Tout en parlant, il tendit la main à la reine que
suffoquaient déjà les larmes et les sanglots. Elle demanda la liberté
de sortir, et le roi chargea messire Yvain de la conduire. De son
côté, la demoiselle de Morgain s'éloignait en tremblant de peur.
Galehaut prit aussitôt congé du roi, en déclarant qu'il ne voulait
pas coucher en ville plus d'une nuit avant d'avoir nouvelles de
Lancelot. Mais il ne pouvait s'éloigner de la cour sans voir la
reine. Il la trouva dans le plus grand désespoir, non de ce qui
venait d'arriver, mais de la crainte que Lancelot n'eût cessé de
vivre. «Ah Galehaut! s'écria-t-elle en le voyant, votre compagnon est
assurément mort ou hors de sens: autrement, aurait-il jamais quitté
cet anneau! Mais s'il avait chargé cette femme de venir conter à la
cour ce qu'elle a fait entendre, Lancelot n'aurait jamais mon amour;
et s'il est mort, le mal est plus grand pour moi que pour lui; car
on ne meurt pas de douleur.--De grâce, madame, ne parlez pas ainsi.
Vous connaissez le coeur de Lancelot, et vous n'auriez d'autre
témoignage de sa loyauté que l'aventure du Val des faux amants, qu'il
vous serait interdit de le soupçonner. Je vais en quête de lui; je
reviendrai dès que j'aurai la preuve assurée de sa mort ou de sa
vie.--Qui doit aller avec vous?--Lionel que voici.» La reine les
baise tous les deux et leur donne congé. Galehaut renvoie tous ses
hommes en Sorelois et ne garde avec Lionel que quatre écuyers chargés
du pavillon. En sortant de Londres, ils font rencontre de messire
Gauvain, et lui avouent qu'ils entreprennent la quête de Lancelot
et ne reviendront qu'après avoir appris s'il est mort ou vivant.
Mess. Gauvain déclare aussitôt qu'il les accompagnera, et qu'avant
de savoir des nouvelles de Lancelot, il ne reparaîtra pas dans la
maison du roi son oncle. Les voilà donc chevauchant de compagnie.
Bientôt ils rejoignent messire Yvain que le roi chargeait de conduire
la demoiselle de Morgain. Galehaut s'empresse de demander à celle-ci
ce qu'elle savait de Lancelot. «Rien, répond-elle.--Mais, dit Lionel,
nous direz-vous où vous l'avez laissé?--Volontiers.» Et elle nomme
un lieu imaginaire où jamais Lancelot n'était passé.--«En tout cas,
reprend Lionel, je ne vous quitte pas et je saurai au moins d'où
vous êtes venue.--J'en serai charmée: sous la conduite d'aussi preux
chevaliers, je n'aurai pas à craindre de mauvaises rencontres.»

Le jour baissait; ils se trouvèrent devant une bretèche fermée de
fossés et de palissades. On ouvrit à la demoiselle, les chevaliers la
suivirent. Le maître de la maison était absent; à son défaut la dame
leur fit grand accueil: un grand manger leur fut préparé. Pendant
qu'ils faisaient honneur aux mets, la demoiselle fit secrètement
conduire son palefroi au delà des fossés par un valet de la maison
et s'éloigna doucement sans prévenir les chevaliers. Elle arriva le
matin à la retraite de Morgain et lui apprit le mauvais succès de
son message. «Le roi, dit-elle, n'avait rien voulu entendre contre
l'honneur de la reine: la reine avait franchement avoué et reconnu,
sans qu'on parût lui en savoir mauvais gré, qu'elle aimait Lancelot
autant qu'elle pouvait aimer.»




LXXXVI.


Cependant les quatre compagnons apprenaient, en se réveillant le
lendemain, la fuite de la perfide pucelle. Lionel voulait se venger
sur la dame qui les avait hébergés; mais Galehaut sut lui persuader
que leur hôtesse pouvait être dans l'ignorance des intentions de
la demoiselle. Ils partirent de grand matin, avec l'espoir de la
retrouver aisément: ils ne conservèrent pas longtemps cette illusion,
et par le conseil de messire Yvain, ils se séparèrent à l'entrée d'un
carrefour, pour qu'au moins l'un d'eux pût toucher au but qu'ils
poursuivaient. Nous allons les accompagner tour à tour.

Pour commencer par Galehaut, il passa la nuit suivante au logis d'un
forestier. Le lendemain il arriva devant une forte maison[90],
et vit dames et chevaliers formant de joyeuses danses autour d'un
écu suspendu à la branche d'un pin. En passant devant cet écu, les
danseurs s'inclinaient comme devant un sanctuaire. Galehaut le
reconnut pour avoir été porté par Lancelot quand il vint au secours
du roi, devant le Pas-félon. Un chevalier de certain âge semblait
conduire les autres; il va le saluer, et lui demande pourquoi
l'on faisait tant d'honneur à cet écu? «Sire, répond-il, parce
qu'il a appartenu au meilleur chevalier du monde. Nous lui devons
la délivrance de ce château aujourd'hui nommé Ascalon l'enjoué,
et que des ténèbres attristaient; nous témoignons ainsi de notre
reconnaissance pour celui qui nous a rendus à la lumière du jour.»

[Note 90: La Maison-fort, comme on disait alors, n'avait pas de
donjon, mais seulement des tourelles, une enceinte de murs et de
fossés. La maison gravée dans le _Dictionnaire d'architecture_ de M.
Viollet-le-Duc, tome VI, p. 308, au mot _Manoir_, semble en donner
une idée exacte.]

Galehaut ayant remercié le vavasseur tend le bras jusqu'à la branche
où pendait l'écu, le prend et le passe à l'un de ses écuyers.
«Comment! sire chevalier, dit le vavasseur, pensez-vous emporter cet
écu?--J'aimerais mieux mourir que le laisser.--Vous mourrez donc,
car nous avons ici quarante chevaliers pour le défendre.» Galehaut
ne répond pas et poursuit son chemin jusqu'à l'entrée de la forêt.
Là, dix chevaliers arrêtent son cheval et le défient. «Sire, lui
dit alors le valet auquel il avait remis l'écu, veuillez me faire
chevalier, je vous aiderai dans ce pressant besoin.--Non, répond
Galehaut. J'aurais honte de te donner la colée pour un tel motif.
Je t'armerai plus tard et avec plus d'honneur; tu vas voir si j'ai
besoin d'aide.» En effet, de son premier coup, il abat celui qui le
tenait de plus court; il passe son épée dans la gorge du second;
il en affronte quatre ensemble, puis six, puis dix qui, l'un après
l'autre, vident les arçons. Enfin un des derniers venus profite du
moment où il levait le bras, frappe sur son haubert et passe le fer
tranchant entre ses deux mamelles. Galehaut resta ferme sur les
arçons et, plus irrité par le sang qui sortait de sa blessure, il
arrache le fer de lance retenu dans les mailles, brandit sa bonne
épée et fait voler la tête de celui qui l'avait percé. Il tenait les
autres en respect, quand le vieux vavasseur admirant sa prouesse
paraît au milieu des assaillants et leur fait poser les armes: «À
la male heure soit le glorieux écu, dit-il, s'il cause la mort d'un
aussi preux vassal!»

Ils s'arrêtent; Galehaut se fait désarmer et bander sa plaie.
Le vavasseur l'ayant conjuré de dire son nom. «On m'appelle
Galehaut.--Galehaut, grand Dieu! Que ne suis-je mort avant d'avoir
vu navrer le meilleur des bons, le preux des preux! Pour Dieu! sire,
veuillez attendre dans le château que votre plaie soit fermée. Vous
avez droit avant nous de garder l'écu du bon chevalier votre compain.
Disposez de notre maison comme il vous plaira.--Grands mercis! mais
je ne puis demeurer. Dites-moi si vous savez quelque chose de la vie
ou de la mort de Lancelot.--Le bruit de sa mort est venu jusqu'à
nous; nous espérons qu'il n'en est rien: mais nous ignorons le lieu
de sa retraite.»

Galehaut recommanda le vavasseur à Dieu et s'éloigna, assez content
de ce qu'il avait entendu. Arrivé dans un fond découvert, il entendit
les grelots d'un troupeau de vaches et s'approcha des bouviers, tous
vêtus de livrée religieuse[91]. Il les salue et leur demande si leur
maison est éloignée. Un d'entre eux monte une jument et le conduit
jusqu'à la porte. Il appelle, on ouvre; les religieux accueillent
Galehaut avec honneur. Parmi eux se trouvait un ancien chevalier
maintenant rendu, habile à guérir les plaies. Il demande à visiter
la blessure du chevalier: quand elle est examinée, il assure qu'elle
se fermera avec le temps et un repos absolu. Galehaut consentant à
rester quelques jours auprès d'eux va nous permettre de passer à la
quête de messire Gauvain.

[Note 91: «Si salue les vachers qui estoient vestus de robe de
religion.» Ces bouviers étaient apparemment eux-mêmes des moines
chargés de cet humble emploi.]

Elle fut encore moins heureuse que celle de Galehaut. Après avoir
longtemps chevauché sans aventure, et passé la nuit en forêt sous le
pavillon que ses écuyers étendirent, il s'était éveillé le lendemain
de bonne heure. Vers le milieu du jour, un samedi, il aperçoit, à
l'entrée d'une chaussée pratiquée sur un marais fangeux, un chevalier
armé de toutes armes qui lui ferme le passage en déclarant qu'il
gardait le lieu au nom de Morgain. Gauvain le laisse approcher et
le porte facilement à terre. Le vaincu jette un grand cri: «Ha!
je suis mort. Pour Dieu, merci, Chevalier! veuillez me rendre mon
cheval; autrement je ne pourrai regagner mon logis.» Gauvain descend,
attache son cheval à un arbre voisin, et veut bien ramener l'autre
au chevalier navré qu'il aide à remonter. Comme il allait remonter
lui-même, le glouton accourt sur lui et le frappe du poitrail de
son cheval assez rudement pour l'étendre à terre tout de son long.
Messire Gauvain furieux se relève et court à lui l'épée à la main;
mais désespérant de l'atteindre, il revient à son cheval et veut
traverser le marais pour continuer sa poursuite. Or la fange était
profonde et à demi séchée; le cheval pose le pied dans une crevasse
et tombe dans la boue sur messire Gauvain qu'il blesse gravement.
Pour comble de disgrâce, l'indigne chevalier, qui de loin le voit
tomber, revient et pousse vers lui son cheval, le foule à quatre ou
cinq reprises et l'eût tout à fait écrasé sans l'arrivée d'un autre
chevalier qui les avait suivis des yeux et venait en aide à celui
qui ne pouvait se défendre. L'autre en le voyant approcher prend la
fuite, emmenant le cheval de messire Gauvain: mais enfin pour éviter
d'être poursuivi, il abandonna le coursier.

Le bon chevalier revint à mess. Gauvain qui avait grand besoin
d'aide. Il le relève, le prend entre ses bras et le reconnaît. «Ah!
messire Gauvain, dit-il, êtes-vous gravement blessé?» Gauvain le
regarde et le reconnaît à son tour. «Non, doux et bon cousin; je
crois que j'en guérirai, mais je souffre beaucoup.» Yvain l'aide à
remonter; d'un pas lent ils arrivent devant un cimetière. Un ermite
agenouillé laisse ses oraisons en les voyant approcher, et messire
Yvain lui demande où ils pourront trouver un hôtel. «Puisque l'un
de vous est malade, je vous hébergerai. Veuillez me suivre jusqu'à
notre ermitage; il n'est pas éloigné.» En arrivant, le bon homme
les présente aux deux compagnons de sa pieuse retraite; puis il va
prévenir le prêtre qui avait fondé cet asile. Quand il sut le nom des
deux étrangers: «Sire, dit le saint homme, je ne puis féliciter de
preux chevaliers tels que vous de sortir tout armés, un haut jour
de samedi. Aucun bien ne vous en pouvait venir et l'on doit toujours
s'en garder pour l'amour de la mère de Dieu». Gauvain approuva ces
paroles et promit de ne jamais chevaucher armé à pareil jour, sauf
nécessité et le soin de son honneur. Ils restèrent quelques journées
dans cet ermitage, mess. Yvain ne voulant pas quitter mess. Gauvain
avant son entière guérison.

Ce même jour où, comme on a vu, Galehaut blessé avait été recueilli
dans une autre maison de religion, Lionel s'était arrêté chez
un vavasseur à peu de distance de là. Avant de prendre congé de
son hôte, il lui demanda où il pourrait entendre la messe. Le
vavasseur le conduisit à la religion de Galahaut: un des frères,
au sortir de l'office ayant appris qu'il venait de la cour du roi
Artus, lui dit: «Sire, nous avons ici un preux chevalier, le plus
grand que nous ayons jamais vu, et comme vous de la maison du
roi.--Ce doit être messire Galehaut,» pensa Lionel. Il s'informe
et apprend que les plaies du chevalier n'étaient pas mortelles.
Rassuré sur ce point, il ne veut pas le voir, honteux de n'avoir
à lui raconter aucune prouesse; il se contente de recommander aux
religieux le grand chevalier blessé et se remet à la voie. En passant
d'une haute forêt dans un taillis, («une basse broce»), il fait
rencontre d'une demoiselle qui démenait un grand deuil. «Demoiselle,
dit-il; pourquoi pleurez-vous?--Et vous, pourquoi paraissez-vous
affligé?--J'en ai grandement raison.--Moi, plus encore; mais quelle,
est votre raison?--Je suis en quête du meilleur et du plus beau
chevalier de son âge; personne ne peut m'en donner nouvelles. Je
crains qu'il n'ait été victime d'une trahison.--Nommez-le-moi;
peut-être pourrai-je vous en dire quelque chose.--C'est Lancelot du
Lac.--Lancelot? il est mort.» À ce mot, Lionel n'a pas la force de se
soutenir: il glisse de son cheval, presque sans connaissance. «Mais
au moins, dit-il, savez-vous où l'on a transporté son corps?--Oui,
c'est à deux lieues d'ici, et je veux bien vous y conduire.»
Aussitôt, Lionel remonte et suit la demoiselle jusqu'à l'entrée d'un
cimetière. Sur chacune des fosses était une belle croix de bois. Elle
lui indique celle qui était le plus fraîchement recouverte. C'est
là, dit la demoiselle, que repose Lancelot du Lac, mis à mort par le
plus félon des chevaliers.» Lionel regarde, immobile de douleur: la
demoiselle semble partager son désespoir: ils répandent une abondance
de larmes. Dès qu'il put parler: «Demoiselle, où pourrai-je trouver
le meurtrier de Lancelot?--Dans une bretèche voisine que vous pouvez
même apercevoir: Je sais un moyen de le faire sortir.» Elle prend un
cor suspendu par une chaîne à l'une des croix et le tend à Lionel qui
en tire trois sons éclatants.

Bientôt paraît un chevalier armé de toutes armes sur un grand et
fort cheval. «Voilà, dit la demoiselle, le meurtrier de votre
compain.» Lionel s'élance sur lui; ils s'entre-donnent force coups
sur les écus, leurs glaives volent en éclats; ils se heurtent, et se
malmènent: les écus se fendent, les épées échappent de leurs mains,
leurs genoux sont à découvert et rouges de sang; enfin ils tombent
des arçons et restent quelque temps sans pouvoir se relever. Lionel
le premier se redresse, reprend son épée et, l'écu sur la tête, court
au chevalier déjà remis en garde et qui se défend du mieux qu'il
peut. D'un grand coup sur le heaume Lionel le fait retomber; il se
relève encore, tourne, revient, esquive et frappe avec une vitesse,
une sûreté dont Lionel commence à s'inquiéter.

Enfin, l'inconnu paraît exténué; le sang qu'il a perdu ne lui permet
plus de continuer à se défendre; Lionel le presse de plus en plus
et l'étend sur une tombe plate; déjà il posait un genou sur sa
poitrine, il avait abattu le heaume et détaché la ventaille pour lui
couper la tête, quand il voit arriver une seconde demoiselle qui
lui crie: «Merci! gentil chevalier, épargnez-le, pour Dieu d'abord,
pour moi ensuite, à moins qu'il n'ait trop méfait.--Il a commis le
plus grand des méfaits: il a donné la mort à Lancelot, le meilleur
des chevaliers.--Lancelot? En vérité, je l'ai vu sain et en bon point
aujourd'hui même, assez près d'ici.--Demoiselle, je vous croirai
quand vous me l'aurez montré; et si vous avez dit vrai, votre ami ne
mourra pas.--Il vivra donc, fait-elle, car je vais vous faire voir
Lancelot, à une condition cependant: c'est que vous ne vous montrerez
pas; autrement j'en aurai la honte et vous la mort.»

Lionel permit au vaincu de se relever. Avant de quitter le cimetière,
il demanda à la première demoiselle pourquoi elle avait accusé ce
chevalier d'avoir occis Lancelot. «Je ne sais, répond-elle, qui est
Lancelot; je ne voulais qu'être vengée du meurtrier de l'homme que
j'aimais le plus au monde.» Lionel tout à fait rassuré suivit la
seconde demoiselle, en ordonnant de les accompagner au chevalier
outré qu'on appelait Aucaire[92] du Cimetière. À l'extrémité d'une
belle lande s'élevait un grand chêne: la demoiselle les arrête et
avertit Lionel de monter sur les hautes branches. Il se dresse
sur les arçons, gagne de là la cime de l'arbre. Il aperçoit alors
dix sergents, armés de haches et d'épées, qui sortaient d'une cour
pour entrer dans un riant et vert préau. Au milieu d'eux était
Lancelot. «Surtout, dit la demoiselle, ne paraissez pas; il y va
de la vie de votre cousin. Vous avez vu ce que vous désiriez; j'ai
tenu ma promesse, tenez la vôtre en faisant votre paix avec ce preux
chevalier.» Lionel en descendant tendit la main à Aucaire et lui
donna congé. Il alla passer la nuit dans un hermitage assez voisin de
là, et, le lendemain, après avoir entendu la messe, la demoiselle le
ramena à la religion où séjournaient encore Galehaut et messire Yvain.

[Note 92: _Var._ «Augaiers».]

Ne demandez pas si la joie fut grande de ces deux chevaliers en
apprenant de Lionel qu'il avait vu Lancelot. Galehaut n'était pas
encore bien guéri de ses plaies, mais il ne voulut pas demeurer plus
longtemps. Lionel et lui remontèrent avec l'espoir de retrouver le
chêne et les lieux où Lancelot était retenu. Toutes leurs recherches
furent inutiles. Après avoir parcouru la contrée dans tous les sens,
Galehaut prit le parti de retourner en Sorelois. Il voyait approcher
le terme que maître Helie lui avait prédit, et voulait se préparer au
grand passage. Nous reviendrons une dernière fois à lui après vous
avoir dit ce qu'il en était de Lancelot et de messire Gauvain.

Le grand dépit de Morgain était de ne pouvoir rendre Lancelot
infidèle à la reine. Elle lui offrait la liberté, sous la condition
de ne jamais reparaître à la cour du roi; et Lancelot prévoyant qu'il
ne pourrait tenir un tel engagement, aimait mieux mourir en prison.
Une nuit elle lui fit présenter un vin chaud fortement épicé dont les
fumées devaient lui porter au cerveau. Quand il fut endormi, il crut
voir la reine couchée dans un riche pavillon au milieu d'une verte
prairie. Un jeune chevalier reposait près d'elle. Dans un transport
de rage causé par cette vision, il courait à son épée pour en percer
le chevalier. Et la reine lui disait: «Qu'allez-vous faire Lancelot?
Laissez ce chevalier, je l'aime; il est à moi, je suis à lui. Ne
soyez jamais assez hardi pour venir où je serai, tant votre compagnie
m'est devenue déplaisante.»

Telle était la force de l'enchantement qu'en se levant, Lancelot crut
encore voir le pavillon et le lit. Morgain avait eu soin de placer
à portée son épée qu'elle avait tirée du fourreau; si bien qu'il
ne douta pas de la réalité de ce qu'il avait songé. Le lendemain
elle arrive de grand matin, et regardant l'épée: «Quoi Lancelot!
dit-elle, voulez-vous donc vous parjurer et sortir de céans?--Non.
Mais vous m'avez souvent posé un jeu parti; j'ai fait mon choix. Je
n'entrerai pas d'une année dans la maison du roi; je ne resterai
pas une seule heure de jour dans la compagnie de chevalier, dame ou
demoiselle de la cour.» Morgain, ravie de l'entendre ainsi parler,
reçut son serment, elle fit apporter ses vêtements, ses armes, et lui
donna congé. Ainsi fut-il affranchi de la prison qu'elle lui avait
fait tenir, en haine de la reine Genièvre.

Il était libre depuis quelques jours, quand messire Gauvain et
messire Yvain quittèrent leur maison de religion. Ils passèrent de la
forêt dans une grande prairie où leurs yeux furent captivés par un
grand tournoi. Cinq cents chevaliers y prenaient part. Ils approchent
et remarquent un jouteur qui se faisait redouter entre tous. Ils le
voient vingt fois refouler les plus grands et les plus forts, puis se
mettre à l'écart pour voir ce que feraient sans lui les chevaliers de
son parti. Les autres reprenaient alors courage et revenaient à la
charge; mais dès que le bon chevalier reparaissait, l'épouvante les
reprenait et l'avantage revenait au parti opposé.

Après l'avoir vu plusieurs fois quitter ainsi la lice et revenir.
«En vérité, pensa mess. Gauvain, ce chevalier est de merveilleuse
prouesse; il n'y a que Lancelot que j'aie jamais vu exploiter de
cette façon.»

Un écuyer arrive alors vers eux: «Seigneurs, leur dit-il, pourquoi
ne rompez-vous pas une lance?--C'est que nous pensions le nombre
des jouteurs déterminé[93].--Nullement, qui veut tournoyer ici le
peut faire; il ne court d'autre danger que la perte de son cheval
et de sa liberté.--Dites-moi, reprend messire Gauvain, quel est ce
chevalier qui le fait si bien?--Je ne le connais pas: vous pouvez
voir seulement qu'il porte au cou un écu noir.»

[Note 93: «Nous cuidions que li tournoiemens fut à tanquum.» A tant
quant; _tanti-quanti_.]

Alors, les deux cousins entrèrent en lice: ils allèrent soutenir le
parti opposé au preux chevalier et trouvèrent assez à faire. Mais à
compter de ce moment ils restèrent maîtres du terrain, bien qu'au
jugement de tous, le chevalier à l'écu noir eût mérité le prix des
mieux faisants. Soit ou non le dépit de voir la victoire échapper aux
siens, il s'était éloigné sans attendre qu'on le proclamât vainqueur.
Arrivé dans la forêt et se croyant seul, il jeta son écu sur la voie;
mais messire Gauvain et messire Yvain ne l'avaient pas perdu de vue;
ils avaient suivi ses traces. «En vérité de Dieu, disait messire
Gauvain, ce ne peut être que Lancelot.--Je le crois comme vous, dit
messire Yvain; voyez-vous l'écu qu'il a abandonné? Reprenons-le;
l'arme d'un tel chevalier ne doit pas être laissée au premier venu.»

Ils le rejoignirent à l'entrée de la forêt, comme il avait déjà
déposé son heaume et attaché son cheval à un arbre. C'était en effet
Lancelot. Il avait le coeur oppressé, les yeux inondés de larmes.
Les deux fils de roi descendent, courent à lui les bras tendus et le
baisent mille fois. «Beau doux compain, dit messire Gauvain, que vous
est-il arrivé? parlez; ne pouvez-vous être consolé?--Mes amis, dites
à tous ceux qui ne m'oublient pas que je suis sain de corps, mais que
mon coeur a tous les malaises que puisse avoir coeur d'homme. Je ne
dois pas, sans me parjurer, jouir une seule heure de votre compagnie
ni reparaître dans la maison du roi Artus. Éloignez-vous donc, ou
souffrez que je vous laisse moi-même.--S'il en est ainsi, reprend
messire Gauvain, nous vous laisserons; mais au moins apprenez-nous
pourquoi vous avez si vite quitté le tournoi.--Je puis vous le dire.
J'ai vu le temps où jamais bataille, si grande qu'elle fût, ne m'eût
résisté; mais dans ce dernier pauvre tournoi, je n'ai pu passer les
derniers qui se sont présentés; je sens que j'ai perdu les biens qui
étaient en moi; comme elle était venue, ma prouesse s'en est allée.
Elle était empruntée, je la devais à la vertu d'autrui: de chose
empruntée on ne doit pas s'enorgueillir. Dites à la cour du roi ce
que vous avez vu, mais ne demandez rien de plus; vous perdriez vos
peines.»

Ils le recommandèrent à Dieu, sans lui avoir parlé du message de la
demoiselle de Morgain à la cour du roi, pour ne pas ajouter à ses
ennuis. Arrivés à la cour, ils contèrent ce qu'ils avaient vu de
Lancelot et ce qu'il leur avait dit. Tous s'en affligèrent, bien
que leur chagrin ne pût en rien se comparer à celui de la reine.
Lancelot, pensait-elle, aura connu ce que la demoiselle est venue
dire à la cour en son nom: c'est apparemment pour cela qu'il ne veut
plus paraître devant moi.

Pour le malheureux Lancelot, après être resté longtemps incertain
de ce qu'il ferait, il résolut d'aller retrouver Galehaut, le
seul qui pût connaître la cause de son désespoir et lui donner la
force de supporter la vie. Il croyait à l'abandon de la reine, tel
que le songe ménagé par Morgain le lui avait présenté. De toutes
ses angoisses, c'était assurément la plus cuisante. Il arriva en
Sorelois, tandis que Galehaut le cherchait encore dans la forêt
où Morgain l'avait retenu. À force de rêver, il sentit sa raison
l'abandonner. La tête se troubla, il répandit des flots de sang.
Enfin, devenu forcené, il quitta son lit ensanglanté, s'élança par
une fenêtre, emportant son épée. Dans son délire, il s'en prenait aux
arbres qu'il déracinait, aux rochers qu'il ébranlait et détachait
des montagnes. On le voyait pleurer, embrasser les enfants, leur
parler doucement de Dieu, de ce qu'ils devaient apprendre et faire.
Ses fureurs ne s'adressaient qu'aux choses insensibles, et quand
venait à passer dame ou demoiselle, il s'inclinait, saluait et se
détournait en fondant en larmes. Tout le monde le plaignait, personne
à son approche n'éprouvait de crainte. Ainsi le laisse cette première
partie de son histoire, pour nous parler des derniers jours de son
grand ami Galehaut.




LXXXVII.


Galehaut avait appris de messire Gauvain et de messire Yvain tout
ce que Lancelot avait dit de ses ennuis et de son désir de vivre
oublié dans la plus profonde solitude. Ces nouvelles lui causèrent
une grande douleur et une grande joie. Il le savait vivant, hors
de prison: il s'inquiétait d'un chagrin dont il devinait la cause.
Que devra-t-il faire? Le chercher en terres lointaines? Mais par où
commencer? retourner en Sorelois? quel deuil pour lui s'il ne l'y
rencontre plus! Il choisit pourtant ce dernier parti, quand il eut
perdu tout espoir de le retrouver en Grande-Bretagne. Rentré dans ses
États, il apprit qu'on avait vu Lancelot désespéré de le savoir absent;
que sa raison en avait reçu une nouvelle atteinte, et qu'on ignorait
ce qu'il était devenu. Le sang dont il trouva rougi le lit dans
lequel avait couché son ami lui donna à penser qu'il s'était donné
la mort; il s'accusa d'avoir été lui-même son meurtrier en tardant à
revenir. Dans toutes ses terres, il envoya des messagers chargés de
recueillir de ses nouvelles: quand ils revinrent sans l'avoir trouvé,
il ne douta plus de sa mort. Ainsi, malade de corps et de coeur, il
se mit au lit le jour de la Madeleine et ne se releva plus. Devant
sa couche il fit placer l'écu de Lancelot; mais cette vue, loin
d'adoucir ses chagrins, contribuait encore à les augmenter. Pendant
neuf jours et neuf nuits, il refusa toute espèce de nourriture. On
le conjura de faire un effort sur lui-même et de consentir à manger;
mais il était trop tard. Sa langue était gonflée, ses lèvres se
détachaient d'elles-mêmes, tous ses membres étaient desséchés. C'est
ainsi qu'il languit du jour de la Madeleine[94] jusqu'à la dernière
semaine de septembre; alors il partit du siècle. Chacun à sa mort
pensa avec raison que le monde en le perdant et en n'espérant plus
rien de Lancelot, avait perdu les plus purs rayons de la gloire
mondaine. De toutes les dames qui le pleurèrent, la dame de Malehaut
fut la plus inconsolable: on croit bien que Galehaut l'eût épousée,
devant Sainte Église, s'il eût vécu plus longtemps. Mais avant de
passer de ce monde, il avait eu soin de revêtir de sa terre et de
toutes ses seigneuries, son neveu Galehaudin.

[Note 94: 22 juillet.]

C'est ainsi que finit le fils de la Géante, le seigneur des Îles
lointaines, le grand ami de Lancelot.


FIN DU DEUXIÈME VOLUME DE LANCELOT DU LAC QUATRIÈME VOLUME DES
ROMANS DE LA TABLE RONDE.




NOTES ET OBSERVATIONS GRAMMATICALES.


Page 4. «_Loin d'elle il ne peut être en bon point_», c'est-à-dire
dans un bon état de santé. De ces trois mots nous avons fait
très-improprement _embonpoint_, et nous en avons modifié le sens
naturel au point de pouvoir parler d'un embonpoint _excessif_,--du
_trop_ d'embonpoint,--de _beaucoup_ d'embonpoint.

P. 4. _Quand il fut au monter._ Quand il fut au moment de monter à
cheval.--Les mots cheval et chevalier reviennent si souvent que j'ai
trouvé à propos d'en diminuer le nombre. D'ailleurs, c'est dans le
texte qu'on se contente de dire seulement, comme ici, _monter_. La
forme «être au monter» semble un gallicisme qu'on eût pu conserver.

P. 4. _La quête._ Enquête, recherche. On a encore restreint le
sens de ce mot; il ne répond plus guère qu'à _demande_. On disait
également: la quête de celui qu'on cherchait, et la quête de celui
qui cherchait; de même que dans l'acception actuelle on dit: «la
quête du _dimanche_» et la quête de _madame N_.

P. 4. _Messire Gauvain._ Gauvain et Yvain sont toujours ainsi
qualifiés, comme fils aînés de rois encore vivants.

P. 5. _Un clerc revêtu_, c'est-à-dire en costume de clerc allant
officier; _en surplis_, comme on dirait aujourd'hui.

P. 5. _N'est-il pas dans la forêt d'autre religion_, d'autre maison
religieuse. On n'a guère conservé cette ancienne acception que pour
ceux qui entrent «en religion».

P. 6. _Le clerc se chargea d'établer le cheval._ De le mettre à
_l'écurie_; mot qui n'était pas encore usité.

P. 8. _Messire Allier._ L'histoire d'Allier, père de Maret, semble,
sous des noms fictifs, se rapporter à Guichart III, sire de Beaujeu,
devenu moine de Cluny en 1137. Bien que je ne sois plus aujourd'hui
aussi persuadé que je l'étais il y a trois ans de la part que Gautier
Map aurait prise à la composition des romans de la Table ronde, il
faut encore, à l'appui de cette attribution, tenir compte de quelques
passages du _De nugis carialium_. Au chap. XIII de la première
_Distinction_, G. Map a raconté de Guichart III, seigneur de Beaujeu,
mort vers 1140, ce qu'on trouve dans notre XLVIIIe laisse (p. 13) de
mess. Allier père de Maret. Voici le passage qu'on pourra comparer:

«Guichardeus de Bellojoco[95] pater hujus Imberti cui nunc cum filio
suo conflictus est, in ultimo senectutis suæ Cluniaci assumpsit
habitum, distractumque prius tempore, scilicet militiæ, singularis
animi copiam adeptus, etiam quietem adegit: in unum collectis
viribus, se subito poetam persensit, sua quo modo lingua, scilicet
gallica, pretiosus effulgens, laïcorum Homerus fuit. Hæ mihi utinam
induciæ! ne, per multos diffusæ mentis radios, error solæcismum
faciat[96]. Hic jam Cluniacensis monachus factus, jam dicto Imberto
filio suo, licet vix impetratus ab abbate et conventu, totam terram
suam, quam idem filius per potestatem hostium et suam impotentiam
amiserat, armata manu restituit. Reversusque, devotus in voto
persistens, diem suum felici clausit exitu.»

[Note 95: Et non _de Bello loco_, comme a cru devoir corriger M. Th.
Wright, d'après le sermon en vers français publié par M. Jubinal sous
ce dernier nom.]

[Note 96: Je ponctue autrement que l'éditeur du _de Nugis_, et je
crois entendre ici que Map semble souhaiter de ne pas se laisser
entraîner par une imagination vagabonde à écrire en français, à
l'exemple de Guichart. Mais j'avoue que cette interprétation est fort
douteuse.]

M. Victor Leclerc, _Hist. litt._, tome XXIII, p. 250, avait déjà
conjecturé que les vers publiés sous le titre de _Sermon de Guichart
de Beaulieu_ étaient de Guichart seigneur de Beaujeu, mort,
ajoute-t-il, en 1137. Mais je crois qu'il s'est mépris en rapportant
la composition de ces vers au temps où ce Guichart était encore dans
le _siècle_. C'est dans l'abbaye de Cluny qu'il dut les faire, non
comme un _sermon_ prononcé en chaire, mais comme épître ou discours
moral. Guichart fut l'«Homère des laïcs», parce qu'il s'était adressé
directement dans cette épître aux laïcs; non parce que lui-même était
encore laïc. Pour ce nom d'Homère, il n'en faudrait pas induire que
Guichart eût fait quelque chanson de geste, mais seulement qu'on le
comparait, comme ancien poëte français, au plus grand et au plus
ancien des poëtes grecs.

P. 10. _Il vaut une «échelle» entière._ Une aile, un bataillon. Notre
diminutif _bataillon_ dérive de _bataille_, corps d'armée rangée
en _bataille_. On disait la _bataille du roi_, pour l'aile que
commandait le roi.

P. 11. _Quand ils eurent «levé leur ventaille»_. J'aurais dû dire
_baissé_. La ventaille était une espèce de petite pièce qui dépendait
du haubert, et qui descendait sur la poitrine, quand on ne la
remontait pas sur le visage pour l'attacher à la coiffe du haubert.
Je ne crois pas qu'elle montât jamais jusqu'aux yeux. Elle fut plus
tard remplacée par la visière, qui dépendait du casque, heaume, ou
armet. Disons en passant, qu'armet ne vient pas d'_arme_, mais de
l'italien _elmo_ heaume, _elmetto_, petit heaume.

P. 11. _Deux jeunes «pucelles»_. Ce mot n'avait d'autre sens que
celui du latin _puella_, femme non mariée.

P. 11. _Les deux amis quittent «heaume, épée, haubert.»_ L'aspiration
de l'initiale _h_ rend ces formes, heaume, haubert, un peu dures.
L'italien _elmo_, _albergo_ est assurément plus agréable. Je ne
pouvais substituer _casque_ à heaume, ni _cuirasse_ à haubert, ces
deuxièmes noms ayant une physionomie trop moderne. Il en a été de
même de l'_écu_, que n'aurait pas exactement remplacé le _bouclier_.
J'ai parfois aussi conservé _ost_ au lieu d'armée. Pour des récits
surannés, il faut souvent des expressions et même des constructions
vieillies. _Brocher des éperons_ ne vaut-il pas mieux que _piquer des
deux_? _Defermer_ au lieu d'_ouvrir_ n'est-il pas à regretter un peu?

P. 14. _Messire Gauvain devait être facile à reconnaître «au sinople
de son escu»_. Les armoiries sont encore de fantaisie dans nos
romans. Bien que les chevaliers affectent de certaines couleurs, de
certaines figures, ils en changent et les cèdent volontiers. Rien
plus éloigné de la vérité que les attributions faites à la fin du
quinzième siècle, dans un livre souvent réimprimé sous le titre:
_Armoiries des chevaliers de la table ronde_. Tout y est imaginaire.

P. 17. _Celui qui m'«outrera» n'est pas encore né._ Celui qui me
vaincra. Le mot vaincre, dur à conjuguer, justifie l'emploi de
synonymes même vieillis, comme ici _outrer_ dans le sens de vaincre,
réduire à merci.

P. 17. _Un sergent va dans le «moutier»._ Ce mot se prenait pour
église ou pour chapelle, aussi bien que pour _monastère_: dans ce
dernier sens, on préférait même le mot _religion_.

P. 21. _Et ce chevalier «félon»._ L'Académie, qui me semble avoir
prodigué les accents, peut être blâmée d'en avoir affublé félon,
dont le radical français est _fel_: je n'ai jamais entendu prononcer
félon. Il en est de même de l'accent qu'elle exige pour _pèlerin_.

P. 21. _À l'entrée d'une «lande»._ Plaine non cultivée, aride ou
couverte de gazon.

P. 21. _Vous avez fait que «vilain»_, comme «vous avez fait que
sage». C'est-à-dire «vous avez fait _ainsi_ que vilain _ferait_.»

P. 21. _Vous amenderez le méfait._ Vous réparerez, vous compenserez.
Bonne locution perdue. On dit encore dans un sens presque analogue:
_faire amende honorable_.

P. 22. _Vous êtes le meilleur «vassal» du monde._ Le premier et le
vrai sens de ce mot répond à _chevalier_, et non pas à tenancier d'un
fief seigneurial. Messire Gauvain n'était pas de ces tenanciers. Le
radical latin qu'on trouve dans la loi salique est _vassus_: on l'a
rendu d'abord par _vax_, puis par _vassal_, noble chevalier. Dans
nos chansons de geste et dans nos romans, Charlemagne et Artus sont
fréquemment loués comme _bons vassaux_. Si l'on a confondu l'ancienne
et la nouvelle acception, c'est parce qu'en recevant l'adoubement ou
vêtement militaire, on devenait l'obligé de celui qui vous armait.
Mais _Vassal_ suppose néanmoins une position indépendante; aussi ne
voit-on jamais, dans nos premiers textes de langue, l'expression
_vassal_ de quelqu'un; mais ce vassal peut être le _chevalier_ d'un
prince, à raison de son hommage ou des soudées qu'il recevait. Les
mots de la basse latinité _vassus_, _vassalis_, _vassaletus_ et
_vassus vassorum_ représentent _vax_, _vassal_, _vallet_ ou _varlet_,
et _vavasseur_.

P. 25. _Sagremor le «desréé»_ sur ce surnom, voyez encore t. I, page
290.

P. 25. _Les trois «gloutons»_, synonyme de notre _drôles_, ou
_vauriens_. «_Glout_» dans les chansons de geste.

P. 25. _Nous pourririons encore dans la «chartre» de Marganor._ La
prison. C'est le latin _carcer_. Le rapprochement du sens de ce
mot avec le nom de la ville des Carnutes, _Chartres_, n'a pas été
sans influence sur le type des monnaies chartaines. Remarquons ici:
1º qu'un des airs de chanson les plus connus est celui de: _Tous
les Bourgeois de Châtres_ (aujourd'hui Arpajon), et non pas _de
Chartres_, 2º qu'à Reims, la _porta carceris_, porte de la prison
de l'archevêque, où, dit-on, fut enfermé Ogier le Danois (non
l'Ardenois), doit à cet ancien nom celui de _Porte Cère_, comme
disent encore les bonnes gens du peuple, on _Porte Cérès_, comme
disent les gens bien élevés.

P. 27. _Je veux bien «baisser ma guimpe»._ La guimpe était pour les
dames ce que la _ventaille_ était pour les hommes. Voyez tome I, p.
206, note.

P. 27. _Par mon chef!_ auj. «Sur ma tête!»

P. 34. _Elle prend «plein son poing de chandelles»_ (plain poing
de candeilles). Cette expression, fréquemment répétée, donne à
penser que ces chandelles étaient en faisceau de deux ou trois
mêches. «Prendre plein ses poings,» c'est peut-être exactement notre
_empoigner_.

P. 29. _Je fais serment sur les saints._ C'est-à-dire sur les
reliques de saints. Je renvoie sur ce sujet à l'_Étude sur les
origines des romans de la Table ronde_, insérée dans la _Romania_,
tom. Ier.

P. 45. _Comment le fait Galehaut_, lieu commun d'entrée en propos,
_How do you do_ des Anglais; (_Comment le faites-vous_)? et notre
_Comment vous portez-vous_?

P. 45. _Les dames «après s'être conseillées»._ Ou _avoir pris
conseil_. On dirait aujourd'hui _s'être consultées_, mais avec moins
d'exactitude.

P. 45. Les _Saisnes_ sont les Saxons; les _Irois_, les Irlandais,
souvent confondus avec les _Escots_ ou Écossais. Pour la forme
_Saxons_, elle eût écorché la bouche délicate de nos anciens
Français: ils préféraient les Saisnes (Saxoni), et la Sassogne
(Saxonia), au lieu de notre _Saxe_.

P. 46. _Un riche peigne dont les dents étaient garnies de ses
cheveux._ Admettons qu'alors les beaux cheveux blonds des dames ne
fussent jamais imprégnés d'huiles ou de pommades parfumées, on se
rendra mieux compte du prix que les amoureux attachaient au don
d'un peigne garni comme celui que Genièvre envoie à Lancelot. Ce
mot _peigne_ nous tient aujourd'hui en respect: autrefois c'était
fréquemment une oeuvre d'art. On en voit d'un charmant travail dans
plusieurs cabinets, entre autres dans celui des Antiques de la
Bibliothèque nationale. On y traçait à la pointe le _Jugement de
Paris_, la _Punition d'Actéon_, ou quelque belle devise galante.

P. 70. _La dame le fait asseoir sur «la couche»._ L'usage de la
_couche_ répondait assez à celui de nos _divans_. Il ne faut pas
la confondre avec notre lit; les dames du Lancelot l'auraient fait
partager trop fréquemment à ceux qui les visitaient.

P. 70. _À Dieu soyez-vous recommandée!_ Cette pieuse formule est
devenue tellement elliptique que bien des gens aujourd'hui ne s'en
rendent plus compte en la prononçant. Nous cessons depuis longtemps
d'écrire: À Dieu! on dit _adieu_, on fait ses _adieux_. On parle même
des gens qui ont dit, les uns _adieu_ à l'Église, les autres adieu à
Satan. Ce que c'est d'oublier le vrai sens des mots!

P. 75. _La bonne épée «Sequence»._ On voit, ici combien de
remaniements souvent fâcheux dans les traditions. Le nom
véritablement consacré de l'épée d'Artus est _Escalibur_. Les
romanciers y ont substitué d'abord _Marmiadoise_, en faisant donner
_Escalibur_ à Gauvain. Ici, on nous parle de _Sequence_, la moins
autorisée des trois épées. Au reste, il est rare, dans nos romans,
de voir désigner les armes et les chevaux par des noms particuliers.
Je ne me souviens que de ces trois épées et du cheval de messire
Gauvain, _Gringalet_, nom que le _Lancelot_ n'admet même pas.

P. 87. _Il eut soin de mander les quatre clercs_, etc. Le fond de
cet alinéa a été plus tard défiguré dans le texte du manuscrit
751, que j'ai donné en note. Voici celui du manuscrit 752: «Celui
jor furent mandé li cler qui metoient en escrit les proesces as
compaignons de la maison le roi. Si estoient quatre. Et avoit non
li uns Arodion de Coloigne, e li segons Taudramides de Verzeaus, e
li tiers Thomas de Tolède e li quarz Sapiers de Baudas. Cil, quatre
metoient en escrit quanque li compaignon le roi faisoient d'armes. Si
mistrent en escrit les aventures monseignor G. tot avant, porce que
ce estoit li comencemens de la queste; e puis les Hector, porce que
del conte meesmes estoient branches. E puis les aventures as autres
XVIII compaignons. E tot ce fu del conte Lancelot. E tuit cest conte
estoient branches, e li contes Lancelot meismes fu branche del grant
conte del Graal, si tost com il fu ajostés.»

       *       *       *       *       *

On voit ici que le «Grand conte du Graal» ne fut constitué que par
la réunion successive des branches qu'avaient formées le _Merlin_,
l'_Artus_, le _Gauvain_ et le _Lancelot_. La branche de Gauvain
n'est plus aujourd'hui séparée, au moins dans les romans en prose,
de celles d'Artus et de Lancelot. Tout semble porter à croire que
les deux livres d'_Artus_ et de _Lancelot_ étaient, dans l'origine,
parfaitement indépendants du Saint Graal et du Merlin. C'est pour
avoir voulu raccorder les deux premiers aux deux seconds que les
arrangeurs définitifs auront été obligés de recourir çà et là à des
interpolations.

P. 95. _En tendant les bras à son «nourri»._ Nous avons perdu ce mot,
désignant celui qui avait passé sa jeunesse, avait été nourri, élevé,
dans la maison d'un parent, ami, patron ou client, devenu _père
nourricier_. Ainsi Eginhard nomme-t-il Charlemagne _nutritor meus_;
ainsi Guillaume de Machault se disait-il le _nourri_ du roi de Bohême.

P. 97. _On vit descendre devant le «degré»._ Ancien nom de notre
escalier. Celui du Palais de Justice s'appelle encore le _degré_.

P. 98. _Les cheveux roulés en une seule tresse._ Cette tresse
descendait apparemment le long du dos, comme on le voit sur les
coffrets et peintures murales des onzième et douzième siècles. On
verra plus loin, page 222, qu'une fille était déshonorée quand on lui
coupait ses _tresses_.

P. 102. _Le plus loyal des hommes qui soient aux «îles de mer.»_
Autrefois on donnait volontiers le nom d'îles aux terres qui étaient
à demi fermées de rivières; et c'est ainsi que l'Île-de-France peut
avoir mérité son nom. Froissart nomme fréquemment des _îles_ de ce
genre. Voilà pourquoi notre auteur distingue les _îles de mer_.

P. 106. _Il se signait._ Il faisait des signes de croix.

P. 107. _Quiconque osera me contredire sera.... réduit «à se déclarer
foi mentie»._ À se reconnaître parjure, à confesser un faux serment,
à manquer à la foi jurée. On voit dans tous nos romans combien le nom
de _féodalité_, de gouvernement _féodal_, était justement choisi.
Tous les devoirs avaient pour base la _foi_ promise, l'hommage
librement rendu. Rien de plus sacré que cet engagement, rien ne
pouvait excuser l'homme qui ne le respectait pas. Si vous promettiez,
il fallait tenir; fût-ce à la ruine de votre famille ou de votre
pays. Nous n'avons plus guère de ces rigoureuses exigences, si ce
n'est peut-être pour ce qui tient aux gageures et aux dettes de jeu.

P. 110. _La nature de la clameur «qu'elle avait levée»._ Lever,
élever une clameur, c'était porter une accusation, ou réclamer contre
une mesure, un décret du souverain. Telle était chez les Normands la
_Clameur de haro_.

P. 112. _Il fondait en larmes._ On a dû remarquer avec quelle
facilité les héros de nos chansons de geste et de nos romans fondent
en larmes et se pâment de douleur. Nous sommes aujourd'hui plus durs
et plus difficiles à émouvoir que ne l'étaient Charlemagne, Artus et
Lancelot. Sans doute, les poëtes et les romanciers ont trop multiplié
ces témoignages involontaires d'attendrissement; mais il faut bien
qu'on ne les trouvât pas, de leur temps, aussi exagérés qu'ils nous
le paraissent aujourd'hui.

P. 128. _Une manche de «samit» jaune._ Le samit était, je crois,
une espèce de taffetas. Le mot vient du grec [Grec: hexamhiton], ou
peut-être de l'île de _Samos_ d'où l'on tirait la plus belle soie.

P. 132. _La fête de Noël, que le roi Artus a choisie pour tenir
«cour plénière»._ Le texte dit: _cour enforcée_, ce qui n'est pas
exactement ce qu'on a plus tard entendu par _Cour plénière_.

P. 133. _Seigneurs, vous êtes «mes hommes»._ C'est-à-dire j'ai reçu
votre hommage; vous me devez, conseil et service.

P. 135. _Un «bailli» convoiteux met tout à destruction._ Bailli est
ici le régent, celui qui gouverne en l'absence ou pendant la minorité
du seigneur naturel. De _bajulus_, bâton, on a fait bailli, celui
qui tient le sceptre, le bâton. Le _bail_ et la _baillie_ sont le
gouvernement, le pouvoir. À la page 310, bail est pris dans un autre
sens.

P. 137. _On apporta les «Saints.»_ Les reliques de saints sur
lesquels on jurait. Il faut remarquer que dans ce temps-là le
_serment_ (sacramentum) se prêtait soit en adjurant Dieu représenté
par une église, soit en posant la main sur l'évangile ou de saintes
reliques qu'on faisait venir de l'église ou qu'on y allait chercher.
On les invoquait comme garants de l'engagement pris ou de la vérité
des déclarations. Mentir au serment ainsi prêté, c'était se dévouer à
la vengeance céleste; c'était renier Dieu et les saints.

P. 138. L'_Apostole_. C'est le synonyme ordinaire du mot _pape_. On a
dit aussi _la pape_. Nous conservons encore le Siége _apostolique_.

P. 141. _Il avait la barbe et les cheveux roux._ Cette prévention
contre les gens à cheveux roux accuse assez bien un gallo-breton. Les
hommes de cette race étaient généralement bruns, comme nos Bretons
du continent. Ils tenaient pour ennemis mortels les conquérants
Anglo-Saxons, généralement roux. Il est vrai que, parmi les
compagnons de Guillaume le conquérant, il devait se trouver autant de
cheveux roux que de cheveux noirs; mais Henri II, le protecteur de
notre auteur, était, au moins par son père, Angevin.

P. 143. _Un «behourdis» à armes courtoises fut disposé dans la
prairie._ Le behourdis était un exercice militaire comme les tournois
et, plus lard, les _Tables rondes_. Il n'était pas interdit aux
écuyers ni aux simples valets. Le plus souvent, il s'agissait de
franchir à cheval, et tout en combattant, des obstacles plus ou moins
dangereux.

P. 144. _Le «glaive» de Meléagan se brisa._ Par glaive, il faut
toujours entendre ici la lance ou l'épieu, non l'épée. De l'ancienne
forme est venu glavelot, javelot (_gladium_, _gladiolum_). La _hante_
(hasta) était le bois du glaive.

P. 144. _Et tomba sous les pieds de son «destrier»._ L'écuyer d'un
chevalier prêt à combattre conduisait, à la _dextre_ du cheval qui
portait son maître, le cheval de bataille que le maître ne montait
qu'après s'être fait complètement armer. De là le nom de destrier
(_dexterarius_) donné au cheval de guerre.

P. 146. _Des «mires» lui recommandent un repos absolu._ _Mire_
représente le latin _medicus_, et ne vient pas de l'arabe. On a dit
_mie_, _mege_, et enfin _mire_.

P. 179. _Prononcer le honteux mot de recréance._ Avouer qu'on avait
soutenu une mauvaise cause, et qu'on était outré, vaincu. On appelle
encore aujourd'hui un cheval _recru_, celui qui est las, harassé, et
ne peut avancer d'un pas.

P. 179. _Si m'ait Dieu_, adjuration sacramentelle: Ainsi Dieu me soit
en aide! (_Sic me Deus adjuvet._)

P. 187. _Allons ensemble le «mettre à raison»_, c'est-à-dire lui
parler, le faire parler. Aujourd'hui, dans un sens presque analogue,
arraisonner. Dans le livre curieux de Gautier Map _De Nugis
curialium_, ce gallicisme est traduit mot à mot: «Dicunt Herlam
regem.... _positum ad rationem_ ab altero rege....» (_Dictinctio I_,
chap. XI.)

P. 193. _La poursuite les occupa jusqu'à None._ Le jour était encore
distribué en quatre parties, de trois en trois heures. _Prime_
commençait au lever du soleil, c'est-à-dire de six à neuf heures du
matin. _Tierce_, de neuf heures à midi. _Sexte_, de midi à trois
heures, et _None_, de trois à six heures. La nuit était également
divisée en quatre parties: vêpres, nocturne, vigile et matines; ou
simplement: première, deuxième, troisième et quatrième veilles de
la nuit.--Il faut corriger la note de la page 251, où l'on a compté
_tierce_ de six à neuf heures.

P. 194. _Sans perdre de temps, il revêt les armes du Seigneur-Dieu_,
c'est-à-dire les vêtements sacerdotaux. On comptait trois sortes de
chevaliers: les chevaliers proprement dits, les chevaliers-ès-lois,
les chevaliers clercs. À ces trois grades était acquis le titre
honorifique de mes sires (mon seigneur, au cas régime). Les
Présidents de cour souveraine et les évêques avaient le rang de
chevaliers; et c'est en vertu de cette ancienne hiérarchie que
l'évêque est encore aujourd'hui qualifié _Monseigneur_. Mais, pour
être conséquent, il eût fallu maintenir le _monseigneur_ à nos
présidents de justice et à ceux qu'on nomme aujourd'hui _officiers
supérieurs_, ces chevaliers du moyen âge.

P. 206. _L'usage d'Artus était de ne pas monter à cheval durant
«la semaine peneuse»._ La semaine sainte. On a vu plus haut qu'on
se faisait généralement un scrupule de chevaucher le samedi, jour
consacré à la vierge.

P. 208. _Le roi le relève et le «baise sur la bouche»._ Le baiser
sur la bouche était le plus grand témoignage d'union, de paix et
de réconciliation. Aussi un chrétien se serait-il gardé de jamais
l'accepter d'un Sarrasin: il eût aussi bien renié sa foi. Voyez plus
loin, page 306.

P. 218. _Une pucelle, la plus belle qu'on puisse voir de pauvre
lignage._ Nous dirions aujourd'hui la plus belle fille de village ou
de campagne; ce qui rappelle le vers de Gresset:

  Elle a d'assez beaux yeux, pour des yeux de province.

P. 219. _Je vous le dirai «si je n'ai garde»_, c'est-à-dire si je
n'ai pas à me garder, si je n'ai rien à craindre de vous. Le mot
_garde_ a précisément le sens de caution.

P. 230, note. _L'histoire d'Ascalon est racontée dans la partie
inédite du livre d'Artus; mais, je crois, d'après notre roman._
Je suis aujourd'hui moins disposé à croire à cette antériorité
du _Lancelot_. L'_Artus_ inédit, bien distinct du texte que j'ai
reproduit à la suite du Merlin, pourrait bien être une première
ébauche bientôt abandonnée et qui aurait donné l'envie de mieux faire
à l'auteur du _Lancelot_.

P. 241. _La messe chantée par un «prouvaire»._ _Prouvaire_ est
l'ancienne forme française du latin _præsbiter_; mais la forme
_prêtre_ est aussi ancienne. Nous avons (ou nous avions) à Paris la
rue des _Prouvaires_. Nos municipaux n'ont-ils pas trouvé à ce nom de
rue le grand tort d'être ancien?

P. 241. _Des jeux d'échecs et de «tables»._ Les jeux de tables
étaient en général ceux que l'on jouait sur un tablier ou une sorte
d'échiquier. En particulier, je crois qu'il désignait notre jeu de
trictrac.

P. 244. _Il est mort «s'il ne fiance prison»._ C'est l'expression
textuelle: s'il ne se rend prisonnier.

P. 257. _On le replaça sur la litière «cavaleresque»._ La litière
placée en travers sur le dos de deux chevaux; à la distinction de la
litière portée à bras d'hommes, et qu'on appellait aussi _bière_.

P. 294. _Aiglin des Vaus._ Ce neveu de Keu d'Estrans est nommé
«Kaeddin li biaus» dans le ms. 752, fº 89.

P. 300. _Il était petit, et les deux figures étaient taillées sur une
pierre noire._

Le manuscrit 752 ajoute un détail nouveau: «Si estoit li aniaus
petit à une pierre plate bise, qui estoit de si grant force que ele
descovroit les enchantemens vers celui qui la portoit, si tost com
il l'avoit esgardée» (fº 91). Mais le romancier confond ici l'anneau
donné par la Dame du lac avec l'anneau de la Reine. C'est déjà
beaucoup que Lancelot n'ait pas regardé le premier talisman, dès
qu'il s'était vu au pouvoir de Morgain.

P. 301. _Çà et là glisse des pensées d'amour._ «Si li trait avant
de beles paroles, et rit et gabe et jue o lui, en chevauchant. De
toutes les choses le semont de quoi ele le cuide eschaufer. Si se
deslie sovent devant lui por mostrer son chief qui de très grant
biauté estoit, et chantoit lais bretons et autres notes plaisans et
envoisiés. Ele avoit la vois haute et clere, et si avoit la langue
bien parlant et breton et françois et meins autres langages» (ms.
752, fº 92). J'ai rendu cette scène, le plus exactement que j'ai pu,
d'après les plus nombreuses leçons, sans rien ajouter ni supprimer.
Ce manuscrit 752 offre pourtant quelques détails de plus qu'il peut
être intéressant de reproduire:

«Et quant ele voit un leu bel et plaisant, si le mostre et dit:
«Veez ci biau leu, sire chevaliers; dont ne seroit-il bien honiz qui
cest len trespaseroit avec bele dame ou bele damoisele sans faire
plus?» Mes sa parole a perdue, car Lancelot n'a talent ne volenté de
nule chose qu'ele li die. Ainçois li anuie tant qu'il ne la puet
regarder. Et quant ele tant l'anuie, si ne se puet-il plus taire,
si li dit: «Damoisele, dites-vous acertes ce que vous dites?» Ele
respont que voirement le dit ele.--«Se Deus me consant fet-il, je
n'avoie pas apris que damoisele parlast en tel maniere, ne qui eust
si honte perdue.--Avoi! sire chevalier, fet ele, il avient bien à un
chevalier que, se il est boens et loiaus et sages, qu'il prie bele
damoisele ou bele dame d'amors puis qu'il sont soul à soul; et se li
chevaliers ne la prie, parce qu'il la crieme ou parce qu'il est en
autre pensée, la dame ou la damoisele le doit prier et semondre de
quanqu'elle desirrera; et s'il s'en escondist, dont sai-je bien qu'il
est honis sur terre et doit avoir toutes leis perdues en totes corz.
Et por ce que vous ieste beaus chevaliers et je bele damoiselle,
por ce vos requier et pri que vos gesiez à moi. Et vez-ci beau leu
et cointe et bien aesié. Et se vos ne le faites, je ne vos sivrai
en avant, ne jamais ne vos troverai en cort que je ne vos apel de
recréandise.»

.... «Quant ils ont chevauchié une grant pièce au rai de la lune,
si choisissent et voient devant aus un paveilon mult bel et mult
riche. Si aperçoit Lanceloz que ce est li paveilons où Morgains
soloit gésir au Val des faus amans, lor et au tens qu'il chasoit le
chevalier qui se feri desous le lit.... Lors esgarde Lanceloz et vit
un des plus riches lis qu'il eust onques veus et des plus biaus. Car
il n'estoit nule grans richesce de courte-pointe ne de dras ne de
covertor qui n'i fust, et par desuz le chevez en haut si avoit deus
oreilliers moult riches por le lit parer, dont les coites estoient
d'un samit trop richement broudé; et en la broudeure avoit de maintes
riches pierres asises, plaines de vertuz; et à chascun des cors des
oreilliers avoit un grant boton d'or tout plain de basme qui rendoit
si grant odor que nule mieudre ne puct estre. Et par desoz ces deus
en avoit deus autres, et cil estoient fet por gésir sus....

Or Lanceloz s'est couchiez par le comandement à la damoisele, et
semble bien que il ait garde, au semblant que il fait; quar il n'oste
ne braies ne chemise, ançois gist come huem qui a besoing. Quand la
damoisele ot fet couchier touz les valez ès loges dont entour le
paveilon avoit assez, si revient arère là où Lanceloz gisoit. Et l'en
voit léans mult cler, car devant le lit avoit deus grans cirges qui
ardoient. La damoisele prent les cirges, si les oste de soz un coffre
où il estoient, si les esloigne et met en bas, si que la clarté ne
parviengne à la couche où Lanceloz gist. Cil esgarde quanqu'ele fait,
come cil qui entent plus à penser que à dormir. Si voit qu'ele a
tote sa robe ostée fors sa chamise, puis vient à Lancelot, si lieve
les dras de son lit et se lance lez lui, et giete les bras por lui
acolier, et le vost beisier; mes il n'a cure, si se defent moult
durement, si qu'il li vole hors des bras et se lance hors dou lit,
et ele est après lui saillie. Et quant il la vit hors del lit, si a
trop grant honte et li dit: «Avoi! damoisele, m'aist Deus! bien avez
honte perdue. Car onques mes n'oï parler de dame ne de demoisele qui
vousist chevalier prendre à force.--Ha! fit-ele, mauvez recréant!
dahés avez-vos! car onques chevaliers ne fustes, et honie soit l'eure
que vos vantastes de monseignor Gauvain rescoure, quant vostre lit
avez guerpi por une damoisele sole! si ne sui pas moins bele de
voz ne meins valanz; car au meins ne sui-je pas desloiaus com vos
estes.--Damoisele, fet-il, vous dirois ce que vos plaira; mes il ne
se leva hui si buens chevaliers, se il m'apeloit de desloiauté, vers
qui je ne me défendisse.--Certes, fit-ele, or i parra coment vous en
défendrez, car jel mostrerai encontre vos.» Lors se lance à lui, si
le cuide prendre par le col, mais ele faut, et la main s'en vient par
la chavesaille de la chamise, si la fent jusqu'à la pointe. Quant il
voit ce, si a trop grant honte. Lors la seisist par les deux bras,
si la met arière au plus belement que il puet, et dit qu'ele ne s'en
relevera devant qu'ele li ait fiancé qu'ele ne couchera en lit où il
gise, ne li querra chose qui encontre son cuer soit.--«Jel fiancerai,
fet-ele, se vos volez fere une chose que je vos requerrai.--Dites,
fet-il, car je le ferai teus puet-ele estre.--Ne vos en dirai rien
se en l'oreille non; car je ne sai qui nous escoute, et se vos m'en
escondisiez et il fust oï, tant seroit por vous la honte greindre.»
Lors s'abesse Lanceloz et met la destre oreille en sa boche. Et ele
comence à sospirier, si dist moult belement; «Ha Deus! coment le
dirai-je?» Lors s'estent si durement que Lancelot cuida bien que ele
fust pasmée. Lors l'a regardée et, el regarder que il fist, ele giete
la boche, si li beise. Et il en est si angoissous que par unpoi que
il n'enrage. Atant l'a laissiée, si comence à crachier de despit de
ce qu'ele l'avoit beisié. Et ele le recort sore; et quand il voit
qu'il ne porra à lui durer, si cort à s'espée qui à l'atache dou
paveillon estoit pendue, si la sache hors del fuere, et jure que il
en ferra, se ele touche plus à lui. Ele set bien que il n'en fera
riens, etc.... (fº 92.)

P. 335. _note_. La preuve n'est pas décisive. Les Cisterciens, par
exemple, confiaient tous les travaux de leurs terres à des _frères
convers_ ou néophites rendus. Ces bouviers rencontrés par Galehaut
pouvaient donc être de ces _rendus_. Plus loin, on voit Lionel
à l'entrée d'un enclos religieux, aborder «un des frères, qui
labourait.»

P. 244. Le texte du ms. 752 raconte encore avec d'autres
développements le songe et le départ de Lancelot:

Si li a mis poisons en son boivre qui estoient confites à conjuremenz
et à charraiz; si li troblerent la cervele, tant que, la nuit, li
fu avis en son dormant que il veilloit et que il trovoit sa dame la
roine gisant avec un chevalier si de près que il le li faisoit; et
il corroit à s'espée, si le voloit ocire, quant in tome sailloit sus
et disoit: «Lanceloz, que volez vos à cest chevalier? Ne soiez-vos
jà si hardis que vos i metois la main; car je sui soe: ne jamais, si
chier com vos avez vostre cors, n'entrez en leu où je soie, car je
le vous deffent mult bien.» Ensi le fit Morgue songier, et por ce
qu'il tensist sa vision au matin plus veraie, le fist porter hors
de la chambre à mienuit, et metre en une litière, autresi com ele
avoit fait au Val sans retor, tout endormi, en une des plus belles
landes del monde, bien trois lieues loing d'ilecques; et ele meismes
i ala, s'el fist à ses gens gueitier de près. Au matin fu avis
Lancelot qu'il estoit en un des plus biaus paveillons del monde, et
véist devant lui une autretel couche com estoit cele où il avoit
véu gésir la roine et le chevalier, et que encore tenoit l'espée
dont il le voloit ocirre. Ne sous ciel n'a home qui croire li féist
que il n'eust veu à ses iaus ce que il avoit songié.--Quant il vit
les gens Morgain, si fu mult honteus, fit ele meismes vint avant à
guise de fame mult irée, si li dist: «Coment Lancelot, i estes-vous
si desloiaus que vous en i estes fuis sans mon congié?» Et quant
il entent, si cuide bien qu'ele l'ait ateint de desloiauté, si en
a tel duel que par un poi qu'il ne forcene. Si prent l'espée qu'il
cuide tenir, si la se viaut boter parmi le cors, quant Morgue li
cort andeus ses mains tenir, si le chastie et dist que maintes gens
trespassent lor loiautéz qui puis vivent loiaument totes lor vies.
«Dame, fait-il, je ne porroie mie longuement durer en tel manière,
et mieus me vendrait tot le monde guerpir et foïr, que à morir. Et
vos me devisâstes er soir que je m'en iroie se vous jurois que je
n'enterroie, etc.»

P. 350. _C'est ainsi que finit Galehaut._

Dans plusieurs anciens manuscrits, cette partie du roman de Lancelot
est appelée _Le livre de Galehaut_, ou _Le prince Galehaut_. À ce
titre faisait allusion Dante Alighieri, dans les vers si souvent
cités:

  Noi leggevamo un giorno per diletto
  Di Lancilotto, come amor lo strinse....
  _Galeotto_ fu il libro e chi lo serisse....

On sait que Bocace avait choisi pour second titre de son Decaméron
celui de _Il principe Galeotto_, tant ce personnage avait acquis une
célébrité générale.

Galehaut semble pourtant un hors-d'oeuvre dans l'ensemble de notre
roman. L'auteur, après avoir promis de lui monts et merveilles, ne
lui a confié qu'un rôle secondaire. Il est vrai qu'il devient l'utile
intermédiaire des premières relations de Genièvre avec Lancelot, et
qu'il donne un asile à la reine répudiée. Mais son excessive amitié
pour Lancelot; ses projets insensés de conquête, abandonnés au
moment où la défaite du grand roi Artus allait lui permettre de les
réaliser; ses songes que douze astrologues viennent interpréter, tout
cela forme je ne sais quelle fausse note qui affaiblit l'intérêt de
l'action principale. Le romancier eût mieux fait de confier le soin
de protéger la reine exilée au bon roi Baudemagus; en rapportant au
temps du séjour de Genièvre à la cour de ce prince la passion de
l'orgueilleux Meléagan pour la reine, passion dont le livre suivant
va nous entretenir. Il est vrai que dans un des premiers, sinon
dans le premier des romans français, on ne pouvait guère espérer de
trouver l'observation de toutes les règles du genre: c'est déjà avec
une certaine surprise qu'on y reconnaît tant de précieuses qualités
dont les romanciers postérieurs ont fait leur profit.

Ainsi l'Amadis espagnol, composé dans le cours du quatorzième
siècle, dut à cette première partie trop oubliée du Lancelot, tout
ce qu'on y loua le plus, tout ce qu'on en retint le mieux. Si le
roi Périon demande à ses astrologues l'explication de ses songes,
c'est parce que Galehaut avait fait les mêmes rêves et demande les
mêmes explications aux astrologues d'Artus. Le _damoisel de la mer_
reçoit chez Gandale l'éducation du «_Beau valet_» chez la Dame du
lac. L'intervention répétée de demoiselles errantes, les landes,
les forêts, les châteaux, les fontaines de l'Amadis, tout cela est
emprunté au Lancelot. Urgande la desconnue, protectrice d'Amadis, est
la Dame du lac protectrice de Lancelot. Ces deux fées sont amoureuses
et ne disent pas celui qu'elles aiment. Languines, roi d'Écosse,
arme chevalier le _Damoisel de la mer_, sans demander qui il est ni
comment il se nomme, parce que le roi Artus en avait agi de même
avec le _Beau valet_. Le premier entretien du Damoisel avec Oriane
est librement traduit de celui de Lancelot avec Genièvre. L'aventure
de Galaor avec la belle Aldene, est l'aventure de Gauvain avec la
fille du roi de Norgales. Amadis rêvasse quand il voit Oriane, comme
Lancelot quand il voit Genièvre; et dans cette contemplation ils
oublient également de parer les coups de leurs adversaires. Comment
ne pas reconnaître Mabile et la demoiselle de Danemarc du roman
espagnol dans la Saraïde et la dame de Malehaut du roman français?
_L'arc des loiaus amans_ de l'Amadis n'est-il pas notre _Val des
faux amants_? Mais pourquoi tous ces rapprochements? Il faudrait
pour ainsi dire rappeler à chaque page des quatre premiers volumes
de l'Amadis une page correspondante des romans de la Table ronde,
et surtout de notre Lancelot. Qu'il nous suffise de dire que pour
avoir été si fidèle imitateur de nos romans, l'Amadis a justement été
regardé comme le chef-d'oeuvre de l'ancienne littérature espagnole.




TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS LES _LAISSES_, OU CHAPITRES.


  XLVII. Galehaut et Lancelot envoient Lionel à la cour,
     pour les recommander à la reine.                            P. 1.

  XLVIII. Suite de la quête de Lancelot par Gauvain.
     Il est hébergé chez un ermite qui lui raconte
     l'histoire d'Allier, père de Marest. Gauvain assiste à
     l'assemblée de Loverzep; il y retrouve Giflet fils-Do.
     Ils font triompher le parti du duc Escaus de Cambenic.
     Ils rencontrent deux demoiselles à l'entrée d'une
     forêt Bonne fortune de Giflet. Gauvain suit l'une
     des deux demoiselles, qui promet de le conduire chez
     la dame sa maîtresse. Il s'arrête d'abord chez la
     dame, femme de Manassé. Il défend Manassé contre le
     sénéchal du duc Escaus. Lionel s'arrête pour suivre
     les combattants. Sa parole indiscrète. Gauvain tue le
     sénéchal.                                                   P. 5.

  XLIX. Gauvain rejoint Lionel, et lui fait rendre son
     cheval. Combat des deux amis, interrompu par Gauvain
     auquel ils racontent le sujet de leur querelle.            P. 20.

  L. Gauvain va reprendre la demoiselle de la forêt. Il
     voit bientôt Sagremor aux prises avec dix larrons qui
     s'enfuient à son approche. Sagremor consent à prendre
     pour amie la demoiselle de la forêt.                       P. 24.

  LI. Pourquoi Sagremor était surnommé le _desréé_ et
     _mort-de-jeun_. Arrivée de Gauvain, Sagremor et la
     demoiselle chez la fille du roi de Norgales. Bonne
     fortune de messire Gauvain. Le roi surprend le couple
     amoureux. Gauvain et Sagremor sortent à grand'peine du
     château. Un des Norgalois qui les poursuivent devient
     l'homme de Sagremor. Celui-ci conduit sa nouvelle amie
     au château d'Agravain.                                     P. 28.

  LII. Hector, prisonnier du châtelain des Mares,
     devient celui de la soeur d'Hélène-sans-pair dont il
     va défendre la beauté contre la prouesse de Perside.
     Il triomphe de Perside et envoie les deux époux
     réconciliés à la cour du roi Artus.                        P. 37.

  LIII. Arrivée de Lionel à Londres. Les Saisnes et les
     Irois en Écosse. La Reine envoie de ses _drueries_
     à Lancelot. Entrée et combats aveugles de messire
     Gauvain et d'Hector dans le Sorelois; ils retrouvent
     Galehaut et Lancelot dans l'_Île perdue_. Saignée de
     Lancelot nécessaire à la complète guérison d'Agravain.
     Arrivée en Écosse; une demoiselle les conduit à l'ost
     du roi Artus, en exigeant un don qu'elle se réserve
     de réclamer plus tard. Artus amoureux de la belle
     Camille. Grande défaite des Saisnes par l'effet d'un
     stratagème de Lancelot. Le _Gué du sang_.                  P. 45.

  LIV. Camille donne rendez-vous au roi Artus qui se
     présente à la Roche aux Saisnes avec Gaheriet. Bel
     accueil, suivi d'une attaque préméditée. Ils sont
     retenus dans la Roche aux Saisnes. Bel accueil fait
     à Lancelot et Galehaut par la Reine et la dame de
     Malehaut. Réunion des deux parties de l'écu, don de la
     Dame du lac. La Reine apprend la captivité du roi.         P. 55.

  LV. Lancelot, Gauvain, Hector et Galehaut tombent
     dans le piége tendu par la demoiselle qui leur avait
     demandé un don. Ils restent prisonniers de Camille.
     Conseil tenu chez la Reine. Messire Yvain remplace
     le Roi. Grand combat. Prouesse du roi Ydier de
     Cornouaille. Défaite des Saisnes.                          P. 59.

  LVI. Frénésie de Lancelot. Il sort de la Roche aux
     Saisnes et est recueilli par la Reine qui parvient à
     le guérir avec le secours de la Dame du lac.               P. 65.

  LVII. Nouvelle attaque des Saisnes; ils sont mis
     en déroute avec l'aide de Lancelot. Mort du roi
     Hargodabran. Retour de la poursuite des Saisnes. Dépit
     de Lancelot.                                               P. 74.

  LVIII. Délivrance du Roi et des autres prisonniers de
     Camille. Mort de Camille.                                  P. 80.

  LIX. Lancelot, Galehaut et Hector deviennent
     compagnons de la Table ronde. Galehaut et Lancelot
     vont en Sorelois. Les quatre grands clercs d'Artus
     chargés d'écrire l'histoire des temps aventureux.          P. 83.

  LX. Langueurs de Galehaut et de Lancelot. Songe de
     Galehaut. Le château de l'Orgueilleuse garde. Chute
     des tours et des murailles. Galehaut fait demander au
     roi Artus ses plus sages astrologues.                      P. 89.

  LXI. La seconde Genièvre envoie à la cour une
     demoiselle pour accuser la reine Genièvre de lui
     avoir été substituée. Elle est accompagnée du vieux
     Bertolais. Le Roi renvoie l'examen de sa réclamation
     au jugement d'une assemblée de barons convoqués à
     Caradigan pour la Chandeleur.                              P. 97.

  LXII. Arrivée en Sorelois des clercs d'Artus. Lancelot
     et Galehaut apprennent l'accusation portée contre la
     Reine. Premiers projets abandonnés de Galehaut.           P. 110.

  LXIII. Explication du songe de Galehaut. Histoire
     d'une dame d'Écosse. Galehaut cache à Lancelot ce que
     maître Helie de Toulouse lui avait révélé.                P. 113.

  LXIV. Galehaut veut partager avec Lancelot tous ses
     domaines, et aller reprendre à Claudas le royaume
     de Benoïc. Refus de Lancelot. Galehaut assemble ses
     barons. Son discours. Il leur annonce son départ, et
     choisit le roi de Gorre Baudemagus pour gouverner en
     son absence. Quel était le pays de Gorre. Le _Pont
     étroit_ et le _Pont de l'épée_. Meléagan, fils de
     Baudemagus. Départ de Galehaut et de Lancelot.            P. 131.

  LXV. Arrivée à Camalot. Tournois. Lancelot est blessé
     par Meléagan. Angoisses de la Reine. Artus lui propose
     de garder Lancelot dans ses chambres. Quelle était
     la seconde Genièvre de Carmelide et Bertolais, son
     complice.                                                 P. 142.

  LXVI. Assemblée de la Chandeleur. La seconde Genièvre
     renouvelle sa clameur contre la Reine. Elle accorde
     un jour de délai. D'après un faux avis, Artus va
     poursuivre un sanglier dans la forêt. Il est pris,
     désarmé et conduit en Carmelide par les chevaliers
     de la seconde Genièvre. Les chevaliers d'Artus le
     cherchent en vain. Douleur de la Reine.                   P. 148.

  LXVII. Artus en Carmelide. Il devient amoureux de
     la seconde Genièvre, et mande à messire Gauvain
     de semondre les barons de Logres pour le jour de
     l'Ascension.                                              P. 154.

  LXVIII. Messire Gauvain est élu pour Roi. Il reçoit le
     message du roi Artus, réconforte la Reine et convoque
     les Barons de Logres.                                     P. 159.

  LXIX. Arrivée de la Reine en Carmelide. Assemblée des
     barons. Jugement. La Reine est condamnée pour avoir
     usurpé la place de reine. Une nouvelle assemblée,
     convoquée pour la Pentecôte, déterminera le châtiment
     de la Reine. Les barons de Logres refusent de prendre
     part au jugement. Les barons de Carmelide, présidés
     par le Roi, font proclamer par Bertolais la punition
     infligée à la Reine. Lancelot renonce à la compagnie
     de la Table ronde, avant de fausser le jugement
     rendu. Il offre de défendre l'innocence de la Reine
     seul contre les trois plus vaillants chevaliers de
     Carmelide. Sa querelle avec Keu.                          P. 163.

  LXX. Combat et victoire de Lancelot contre les trois
     chevaliers de Carmelide. À la prière de la Reine,
     il reçoit à merci Guifrey de Lamballe. La Reine est
     proclamée quitte de tout châtiment.                       P. 175.

  LXXI. Lancelot refuse de demeurer à la cour d'Artus.
     Galehaut, avec le consentement du Roi, emmène la Reine
     au Sorelois, et la fait reconnaître pour la reine du
     pays. Elle impose des réserves à Lancelot, qui les
     accepte.                                                  P. 183.

  LXXII. Le pape de Rome met la Bretagne en interdit.
     Maladie de la fausse reine. Le Roi s'arrête chez un
     ermite, y tombe en faiblesse. Amustant, le prêtre de
     l'ermitage, lui fait reconnaître ses fautes. La fausse
     Genièvre confesse les siennes. Mort de Bertolais. La
     reine Genièvre est justifiée et rappelée. Les barons
     de Carmelide vont lui crier merci et l'obtiennent.
     Artus reprend la Reine. Adresse dont elle use pour
     avoir l'air de contraindre Lancelot à redevenir
     compagnon de la Table ronde.                              P. 191.

  LXXIII. Le roi Artus à Dinasdaron et son Retour à
     Londres. Adoubement de Lionel. La forêt de Varannes.
     Enlèvement de mess. Gauvain. Lancelot, Galeschin duc
     de Clarence, et messire Yvain entreprennent sa quête.     P. 208.

  LXXIV. Quête de messire Gauvain par Galeschin. Il
     s'arrête chez la dame de Blancastel sa cousine,
     qui tente en vain de le détourner d'aller attaquer
     Karadoc de la Tour douloureuse, ravisseur de messire
     Gauvain. Elle lui donne, pour le conduire, un de
     ses écuyers. Il délivre et venge la dame de Cabrol.
     Une demoiselle le conduit à Pintadol. Les quatre
     escrimeurs. Galeschin les tue, abat une mauvaise
     coutume et devient seigneur du Pintadol. _Ascalon le
     Ténébreux._ La demoiselle qui conduisait Galeschin
     raconte l'origine des ténèbres répandus sur le
     château. Galeschin tente l'épreuve et ne peut en
     triompher. Histoire des quatre escrimeurs. Galeschin
     continue sa quête, et arrive au _Chemin du Diable_.
     Il s'arrête chez un vavasseur qui lui indique la voie
     qui mène à la _Chapelle Morgain_ et au _Val sans
     retour_. L'écuyer de la dame de Blancastel l'abandonne
     à l'entrée de cette voie. Histoire du Val sans retour
     ou _des Faux amants_; Galeschin y est retenu.             P. 213.

  LXXV. Quête de messire Gauvain par messire Yvain.
     Rencontre de la litière du Chevalier navré. Mess.
     Yvain essaie vainement de le lever du coffre.
     Il chasse d'une maison-forte les voleurs qui la
     pillaient. Il voit dix chevaliers qui ont suspendu à
     un arbre une demoiselle, et contre lesquels se défend
     un chevalier. Il vole au secours du chevalier.            P. 246.

  LXXVI. Quête de messire Gauvain par Lancelot. Il
     lève du coffre le Chevalier navré. Il est conduit au
     _Gay-Château_ chez Trajan le Gai, dont les deux fils
     sont Adrian le Gai--le chevalier navré, et Melian
     le Gai, celui qu'il avait guéri à Camalot, le jour
     où Artus l'avait armé chevalier. Melian lui raconte
     comment leur père, son frère et lui avaient été
     victimes des ressentiments de Karadoc et de sa vieille
     sorcière de mère. Melian suit quelque temps Lancelot
     en quête de messire Gauvain.                              P. 255.

  LXXVII. Messire Gauvain enfermé dans la Tour
     douloureuse, au milieu de reptiles et de vermines.
     Il est secouru par une demoiselle que Karadoc avait
     enlevée au chevalier qu'elle aimait.                      P. 262.

  LXXVIII. Retour à la cour d'Artus. Lionel, qui devait
     être armé chevalier le jour de la Pentecôte, part
     en secret à la recherche de son cousin Lancelot.
     Galehaut le reconnaît et l'oblige à revenir. La Reine
     est mécontente de Lancelot, qui s'est éloigné sans
     son congé. Suite des aventures de Lancelot. Melian le
     quitte pour se rendre à Londres où il arrive, comme
     Lionel nouvellement adoubé venait de triompher du lion
     couronné de Lybie. Melian raconte l'enlèvement de
     messire Gauvain, et la quête entreprise par Lancelot,
     Galeschin et messire Yvain. Douleur de la Reine. Le
     roi rassemble un ost et part dans l'espoir de délivrer
     messire Gauvain.                                          P. 268.

  LXXIX. Suite de la quête de messire Gauvain par
     Lancelot. Il arrive à l'endroit où messire Yvain
     soutenait l'effort des dix chevaliers de Norgales
     qui avaient attaqué et lié Sagremor et son amie;
     il les délivre. Sagremor raconte comment il avait
     été attaqué, et reprend avec son amie le chemin de
     Londres.                                                  P. 274.

  LXXX. Lancelot continue sa quête en compagnie de
     messire Yvain. Une demoiselle consent à leur servir
     de guide, et les fait arriver devant le château des
     Ténèbres. Messire Yvain veut essayer de traverser le
     moutier, et revient tout meurtri. Lancelot tente
     à son tour l'aventure et en triomphe. Les ténèbres
     disparaissent; la lumière du jour rentre dans le
     château.                                                  P. 276.

  LXXXI. Lancelot et messire Yvain arrivent devant la
     _Chapelle Morgain_. Messire Yvain descend le premier
     dans le Val sans retour; il y est retenu. Lancelot
     tente cette nouvelle aventure et en triomphe. En
     poursuivant l'ami de Morgain, il retourne le lit où la
     fée était endormie. Une demoiselle veut venger son ami
     tué par Lancelot. Délivrance des chevaliers retenus
     dans le val. Ressentiment de Morgain. Elle endort
     Lancelot et le transporte dans une de ses retraites,
     au milieu de la forêt. Quand il se réveille, elle lui
     offre la liberté en échange de l'anneau que lui avait
     donné la Reine. Refus de Lancelot. Origine de la haine
     de Morgain contre la Reine.                               P. 283.

  LXXXII. Le Val sans retour disparaît. Galeschin,
     messire Yvain et les chevaliers délivrés poursuivent
     la quête de messire Gauvain. Hospitalité de Keu
     d'Estrans, oncle d'Aiglin des Vaus. Regrets de la dame
     d'Estrans, en apprenant la délivrance des chevaliers
     du Val sans retour.                                       P. 293.

  LXXXIII. Lancelot chez Morgain. La fée lui permet
     de se rendre devant la Tour douloureuse, en lui
     faisant promettre de revenir dès qu'il en serait
     averti. Elle le charge de conduire la plus belle de
     ses demoiselles. Tentatives de celle-ci pour rendre
     Lancelot infidèle à la Reine. Il reste insensible
     à ses provocations et elle lui demande pardon. Il
     enlève du milieu de l'eau le corps d'un chevalier et
     celui de son ancienne amie. Leur histoire. Il rejoint
     les chevaliers en quête de messire Gauvain. Messire
     Yvain et Galeschin veulent essayer de pénétrer dans la
     Tour douloureuse; ils sont l'un après l'autre retenus
     prisonniers.                                              P. 299.

  LXXXIV. Lancelot se rend au _Pas Felon_ auquel était
     arrivé l'ost du Roi et que gardait Karadoc. L'arrivée
     de Lancelot décide Karadoc à reprendre le chemin de
     la Tour douloureuse. Lancelot le rejoint et le fait
     arrêter. Combat terrible. Karadoc, serré de près,
     entre avec Lancelot dans la Tour douloureuse. La
     demoiselle qui avait secouru messire Gauvain met à la
     portée de Lancelot une épée. Histoire de cette épée.
     Karadoc, mortellement frappé, veut faire mourir avant
     lui messire Gauvain. Lancelot le prévient et délivre
     messire Gauvain. Le roi Artus est reçu dans la Tour;
     il en fait don à la demoiselle qui avait secouru
     Lancelot et messire Gauvain. Melian le Gai l'épouse et
     devient sire de la Tour douloureuse, qu'on appellera
     désormais le Château de la belle prise. Lancelot est
     averti de retourner chez Morgain, et prend auparavant
     congé de messire Gauvain.                                 P. 314.

  LXXXV. Morgain, ne pouvant obtenir l'anneau de la
     Reine, endort Lancelot et lui enlève cet anneau auquel
     elle substitue le sien. Lancelot ne s'en aperçoit
     pas. Elle envoie une de ses demoiselles à Londres pour
     annoncer au Roi et à la Cour que Lancelot, dans une
     grande maladie, a reconnu le péché qu'il avait commis
     en répondant à l'amour de Genièvre. La demoiselle
     jette l'anneau dans le giron de la Reine, et la Reine
     avoue fièrement qu'elle l'avait donné à Lancelot avec
     tout l'amour dont elle pouvait encore disposer. Le Roi
     écoute avec assez de calme cet aveu, et la demoiselle
     recueille, en prenant congé, les malédictions de
     tous. Galehaut, Lionel, messire Gauvain, messire
     Yvain partent en quête de Lancelot. Ils rejoignent la
     messagère de Morgain, qui les conduit chez une de ses
     parentes, puis s'esquive et va rendre compte à Morgain
     du peu de succès de sa mission.                           P. 323.

  LXXXVI. Séparation des quatre amis à l'entrée d'un
     carrefour. Aventure de Galehaut. Il voit l'écu de
     Lancelot que l'on fêtait; il s'en empare, et le garde
     après un long combat d'où il sort blessé. Il est reçu
     dans une maison de religion, où il reste jusqu'à sa
     guérison. Aventure de messire Gauvain. Il abat un
     chevalier félon qu'il consent à laisser remonter, et
     qui le fait tomber dans un marais fangeux. Messire
     Yvain le secourt. Ils s'arrêtent dans la maison où
     Galehaut attendait que ses plaies fussent cicatrisées.
     Lionel rencontre une demoiselle qui lui donne à croire
     que Lancelot a été tué. Elle offre de le conduire vers
     celui qui l'a frappé. Lionel la suit et provoque ce
     chevalier: il allait lui trancher la tête quand arrive
     une autre demoiselle affirmant que Lancelot n'est
     pas mort, et qu'elle le lui montrera, s'il veut bien
     épargner le chevalier vaincu. Lionel la suit: elle
     le fait monter sur un arbre, et, de là, apercevoir
     Lancelot dans le verger de Morgain. Il revient
     annoncer à Galehaut la bonne nouvelle; mais c'est en
     vain que le lendemain ils tentent de retrouver l'arbre
     d'où Lionel avait aperçu Lancelot. Galehaut découragé,
     reprend le chemin du Sorelois.

     Morgain présente à Lancelot un philtre qui le plonge
     dans un sommeil agité. Il croit voir dans les bras
     d'un nouvel amant la reine Genièvre qui lui défend de
     reparaître devant elle. Abusé par ce songe, il consent
     le lendemain à promettre d'éviter la Cour d'Artus et
     de ne parler à nul des compagnons de la Table ronde.
     À quelques jours de là, messire Gauvain et messire
     Yvain le reconnaissent aux grands coups qu'il frappe
     dans un tournois; ils le suivent et ne peuvent lui
     arracher le secret de son désespoir. Lancelot retourne
     en Sorelois, et tombe de nouveau en frénésie.             P. 332.

  LXXXVII. Galehaut en Sorelois. Sa mort.                      P. 348.


15 855--TYPOGRAPHIE LAHURE

Rue de Fleurus, 9, à Paris.





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the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
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If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
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1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
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Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
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States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
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This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
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with this eBook or online at www.gutenberg.org

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from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
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with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
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     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
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     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
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electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
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1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
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liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
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LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

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your written explanation.  The person or entity that provided you with
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providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation information page at www.gutenberg.org


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at 809
North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887.  Email
contact links and up to date contact information can be found at the
Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit:  www.gutenberg.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For forty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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