Lettres galantes du chevalier de Fagnes

By Paul Ginisty

The Project Gutenberg eBook of Lettres galantes du chevalier de Fagnes
    
This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and
most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this ebook or online
at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States,
you will have to check the laws of the country where you are located
before using this eBook.

Title: Lettres galantes du chevalier de Fagnes

Author: Paul Ginisty

Release date: August 29, 2024 [eBook #74329]

Language: French

Original publication: Paris: Éditions Baudinière, 1928

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES GALANTES DU CHEVALIER DE FAGNES ***





  PAUL GINISTY

  Lettres Galantes
  du Chevalier
  de Fagnes


  ÉDITIONS BAUDINIÈRE
  27 bis, Rue du Moulin-Vert
  PARIS (14e)




DU MÊME AUTEUR

Romans et Contes

A la même librairie:

    _La Comédienne et les trois inconnus_.

    _Paris à la Loupe_.
    _Les Belles et les Bêtes_.
    _Un petit Ménage_.
    _Un Jour d’angoisse_.
    _Les Heures difficiles_.
    _Lendemains d’amour_.
    _Vers la Bonté_.
    _Lucinde_.
    _La Vie_.
    _Francine, actrice de drame_.
    _Jean de Paris_.
    _L’Histoire singulière de Mlle Leblanc_.
    _Les Vieux Péchés_.
    _Au Seuil du Bonheur_.
    _Les Nids d’Aigles_.
    _Tiberge_.
    _La véritable histoire de la belle Mme Tiquet_.

Voyages

    _De Paris au Cap Nord_.
    _De Paris à Paris_.

Théâtre

    _Crime et Châtiment_, d’après le roman de Dostoievsky
      en collaboration avec Hugues Le Roux (Odéon).
    _Deux Tourtereaux_ (Théâtre Libre).
    _Jeune Premier_ (Théâtre Libre).
    _Flagrant Délit_ (Gymnase).
    _Catherine de Russie_, en collaboration avec A. Samson
      (Châtelet).
    _Louis XVII_ (Odéon).
    _L’Auberge rouge_, en collaboration avec Serge Basset
      (Théâtre Antoine).
    _La Cinquantaine_ (Cercle des Escholiers).
    _Le Fanion_ (Théâtre Antoine).
    _La Chartreuse de Parme_, d’après Stendhal (Odéon).
    _Baldour_ (Odéon).
    _L’Ile lointaine_ (Œuvre).




  PAUL GINISTY
  publie les

  Lettres Galantes
  du Chevalier
  de Fagnes


  ÉDITIONS BAUDINIÈRE
  27 bis, rue du Moulin-Vert
  PARIS




IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE 25 EXEMPLAIRES SUR PUR LIN
OUTHENIN-CHALANDRE NUMÉROTÉS DE 1 A 25. CES EXEMPLAIRES SIGNÉS PAR
L’AUTEUR CONSTITUENT L’ÉDITION ORIGINALE PROPREMENT DITE.


La location de ce livre est interdite jusqu’au 1er août 1929, sauf
accord avec les Éditions Baudinière.

_Copyright by_ Éditions Baudinière 1928.

Tous droits de traduction, de reproduction réservés pour tous pays, y
compris l’U.R.S.S.




AVANT-PROPOS

BOULOU-BOULOU


Je dois dire comment ces lettres, témoignage de la vie intime d’une
époque qui a gardé son prestige, de ce XVIIIe siècle nous apparaissant
souriant et léger, préparant, cependant, un des plus grands drames de
l’histoire, sont tombées entre mes mains.

Je me reporte aux années qui précédèrent la guerre. Une vieille amitié
m’unissait à M. de R... qui, reprenant la suite des affaires
paternelles, avait dû s’installer dans la petite ville d’Avesnes où il
dirigeait une importante industrie. Trois heures de chemin de fer
séparent parfois complètement d’anciens camarades, quelque affection
qu’ils aient gardée l’un pour l’autre. Ce n’était pas notre cas. M. de
R... était obligé à quelques séjours à Paris; de mon côté, malgré la
difficulté de s’évader, même pour très peu de temps, de la vie
parisienne, j’avais plaisir à venir passer un jour ou deux dans une
maison où j’étais assuré d’un fraternel accueil.

Je me revois montant, à Avesnes, la longue et large rue ou s’élève
l’Hôtel de Ville, avec son perron à double rampe d’accès et qui aboutit
à une place que domine le clocher de l’église. La maison de M. de R...
se trouvait sur cette place. Cette maison respirait le calme et le
bien-être. Elle abritait une famille charmante, parfaitement unie, qui
ne pouvait imaginer les malheurs qui fondraient sur elle et la
disperseraient. M. de R... était entouré de sa femme, de ses deux
gendres, qui prenaient part à ses affaires, et de ses petits-enfants. Le
vieux logis, construit dans le milieu du XVIIIe siècle, avait été
modernisé, mais avec goût, en respectant ce qui méritait d’être
conservé. Je me souviens, dans la salle à manger, des murs sur lesquels
étaient peintes des scènes villageoises dans le goût du temps, un peu
effacées. M. de R... déclarait, en souriant, qu’il n’avait pas grand
goût pour les vieilleries: il n’en tenait pas moins en considération
quelques meubles vénérables, au type court et trapu des tailleurs de
bois du Nord, encore qu’il menaçât parfois de les reléguer au grenier,
ce qui était souvent un sujet de tendres discussions familiales.

Années heureuses, que devait rejeter loin la terrible coupure des
événements! Je me rappelle, dans une petite pièce, entre la salle à
manger et le salon, au-dessus d’une commode en bois des Indes, un
portrait d’homme en habit de satin puce, la perruque mise un peu de
travers, la main appuyée sur une canne. L’œuvre était médiocre; le
visage était, cependant, expressif. Il avait une rudesse cordiale, sous
les crispations qui semblaient trahir des souffrances physiques
impatiemment supportées. Dans la maison, on avait d’abord appelé le
modèle de ce portrait «le vieil oncle». Les enfants, par caprice,
l’avaient surnommé Boulou-Boulou, et ce surnom avait prévalu.

--J’avoue, me dit M. de R..., un jour que je le questionnais, car ce
portrait était, malgré tout, attachant, que je ne sais pas grand’chose
de cet ancêtre... Je crois seulement que, avant qu’il fût
irrespectueusement pourvu par ma marmaille de ce sobriquet de
Boulou-Boulou, il se nommait M. de Quiévelon. La tradition, qui faisait
de lui «le vieil oncle» indique sa parenté, avec ceux dont je suis
issu... J’ai bien, dans un tiroir, quelques papiers de famille que
j’avais commencé à déchiffrer, mais ce sont des investigations qui
demandent du loisir, et vous dirai-je que l’avenir de mes petites têtes
blondes me préoccupe plus que les fantômes du passé. Nous ne prétendons
aucunement, d’ailleurs, à une illustre origine, et si je me décide à
ranger méthodiquement ces papiers, ce ne sera que par goût de l’ordre.
Mais j’ai tant à faire avec les choses d’aujourd’hui!

J’aimais à me retrouver dans cet intérieur aimable, où je ne rencontrais
que les bons côtés de l’existence provinciale. Hélas! cette sérénité
devait être brusquement troublée. Ce fut le coup de tonnerre d’août
1914, la guerre, et, bientôt l’invasion. Les deux gendres de M. de R...
avaient rejoint leur régiment: l’un d’eux fut tué au début des
hostilités; l’autre ne devait revenir que mutilé. M. de R... avait
assuré le départ de sa femme, de ses filles et de leurs enfants. Pour
lui, il était resté, ne voulant s’éloigner qu’après avoir, au prix de
tous les sacrifices, pris ses dispositions pour rendre moins pénible,
pendant aussi longtemps que possible, le sort du personnel qu’il
employait.

Ce ne fut que quelques heures avant l’entrée de l’ennemi dans Avesnes
qu’il se détermina à quitter, non sans grandes difficultés, la ville où
sa présence avait cessé d’être utile, puisqu’il n’y exerçait pas de
fonctions publiques. Il s’était laissé devancer par les événements; il
ne pouvait plus rien emporter. Mais la pensée que les envahisseurs
pourraient fouiller dans tout ce qui constituait la vie intime de son
foyer, le révoltait. Il fit, en hâte, un tas des papiers que contenaient
des tiroirs et les jeta, après les avoir enveloppés d’une toile cirée,
dans un coffre ancien en cuivre. Aidé par un domestique très sûr (je me
souviens qu’il s’appelait Guillaume), il transporta ce coffre dans le
jardin. Guillaume creusa un trou pour l’y enfouir, pressa M. de R... de
partir et lui promit que la cachette, dont il repérerait soigneusement
l’emplacement, ne pourrait être soupçonnée.

Puis ce furent les quatre terribles années. Aux malheurs publics, se
joignirent pour M. de R... des malheurs privés. Il fut accablé par des
deuils successifs. Je le revis, après la guerre, et j’eus un serrement
de cœur en l’apercevant. D’inguérissables chagrins avaient fait de lui
un vieil homme. «J’ai été trop heureux, me dit-il; j’expie maintenant ce
bonheur; me voici presque seul!» Il savait que sa maison d’Avesnes était
encore debout, mais qu’elle avait été dévastée. Il ne se sentait pas le
courage de retourner dans la ville longtemps occupée par l’ennemi. Il ne
prit ce parti qu’en songeant à ceux qui avaient dépendu de lui, et qui
attendaient de sa part une décision.

Quel douloureux contraste avec un souriant passé quand il franchit la
porte de cette maison, qui avait été une maison bénie, et qu’il
retrouvait ravagée! Des pièces étaient vides et des tentures arrachées
pendaient jusqu’au parquet. Les meubles qui n’avaient pas été enlevés
avaient été brisés. Il n’y avait plus, dans le salon, qu’un monceau de
débris. Les tapis, déchirés, étaient ignoblement souillés. En passant
dans la petite pièce qui précédait la salle à manger, M. de R...
constata que le portrait qui se trouvait au-dessus de la belle
commode--disparue--avait été crevé, et, d’une façon manifeste,
volontairement.

--Lui aussi! s’écria-t-il.

Boulou-Boulou demeurait comme le témoin cruellement blessé de ces
déprédations.

M. de R... fut tenté de fuir à jamais ce logis martyrisé, où ne
reviendraient plus tous ceux qu’il aimait. Le sentiment du devoir envers
les braves gens qui comptaient sur lui le retint. Il se remit à l’œuvre,
s’occupant d’abord, par des moyens de fortune, de rendre du travail à
ses ouvriers.

Quelques mois plus tard, je revins à Avesnes. La maison avait été,
assurément, nettoyée et remeublée, mais, avec toutes ces choses neuves,
elle n’avait plus son âme. La volonté de M. de R... le soutenait, quand
il songeait aux autres, mais il était visible qu’il trompât, par de
l’activité, son désarroi moral.

Je lui demandai s’il avait retrouvé les papiers qu’il avait fait
enfouir. Il me répondit qu’il ne savait ce qu’était devenu Guillaume et
que le jardin, longtemps abandonné, avait pris un aspect trop différent
de celui qu’il avait connu pour qu’il entreprît des recherches avec
quelques chances de succès. Des documents, relatifs à ses affaires, lui
eussent été, cependant, fort utiles.

Ce fut peu de temps après cette conversation que Guillaume reparut. Il
avait eu des aventures semblables à celles que coururent bien des
réfugiés. Servi par son instinct encore plus que par sa mémoire, il
découvrit le coffre. M. de R... se préoccupa d’abord des pièces dont le
défaut lui avait été sensible.

Plusieurs mois se passèrent avant que je pusse faire à mon ami une autre
visite. Il m’apparut très affaissé. Il semblait qu’il n’eût plus le
ressort de vivre. M. de R... affecta, cependant, par délicatesse envers
moi (cet affligé cherchait à n’affliger personne) de se sentir en de
meilleures dispositions.

--Il faudra, me dit-il, que vous vous arrangiez pour venir passer
quelques jours ici. Dans ces papiers dont je vous ai parlé, j’ai trouvé
quelques anciennes lettres qui pourront vous intéresser, vous qui
fouillez volontiers dans le passé... Nous les examinerons ensemble.

Le désir qu’il exprimait ne put être réalisé. Pendant un voyage que je
dus faire, M. de R... mourut. Le mal qui le minait l’avait emporté plus
tôt qu’on ne le pensait. J’avais reçu avec une douloureuse émotion la
nouvelle de sa fin.

Du temps encore s’écoula. Un petit paquet m’arriva, un jour, de la part
de celui de ses gendres qui avait survécu. Se sentant à bout de forces,
M. de R... avait pensé à notre conversation, à ce dépouillement projeté
d’une correspondance d’ancienne date. Il m’avait légué ces papiers,
qu’il n’avait pu classer, avec la liberté d’en user à ma guise.

Ce paquet contenait les lettres écrites, de Paris, entre 1770 et 1772
par le jeune chevalier de Fagnes à son oncle, M. de Quiévelon--celui que
les enfants avaient surnommé Boulou-Boulou.

La physionomie de «Boulou-Boulou», que je reconstituai avec l’aide de
quelques notes, jointes aux lettres elles-mêmes, ne laissa pas que de
m’apparaître assez originale. Je découvris en M. de Quiévelon un vieil
homme, qui avait eu le goût des aventures. Il n’avait pas eu le temps de
le satisfaire. Une lieutenance dans le régiment de Penthièvre lui avait
permis de faire ses débuts militaires dans le corps commandé par M.
d’Aubigné, pendant la campagne de Bohême. Il rêvait toutes les gloires,
se plaisant à imaginer qu’il devrait à sa bonne mine d’autres conquêtes
aussi que celles qu’il ferait sur l’ennemi. Il avait rejoint son corps
en face de Budweis, en plein hiver. «Il est fâcheux, écrivait alors le
maréchal de Belle-Isle au ministre, qu’on ait à remuer des troupes dans
une saison aussi rude.» M. de Quiévelon arrivait dans un moment où la
situation était assez critique. On avait cru, après la prise de Prague,
que l’armée autrichienne se retirerait en Moravie: elle reparaissait
soudain. M. d’Aubigné hésitait à tenter une attaque: le bouillant M. de
Quiévelon, qui souhaitait se distinguer, ne prit part qu’à des marches
et contre-marches harassantes. Il fallait, cependant, effectuer le
passage de la Moldaw. Le jeune officier reçut non sans une fierté qu’il
exagérait un peu (car d’autres étaient occupés au même soin) la mission
d’étudier un des points de passage. Il se flattait d’être chargé d’une
lourde responsabilité. Il était si attentif à sa tâche que, jetant les
yeux de l’autre côté de la rivière, il ne vit point, sous ses pas, une
sorte de marais, dans lequel il chut. L’eau était glacée; il s’enlisait
dans un fond mouvant. Il fut longtemps avant que du secours lui vînt.
Quand on le tira de cette fâcheuse situation, il était en piteux état.
Il pensa d’abord que sa constitution solide aurait le dessus. Mais il
devait rester irrémédiablement perclus de douleurs, et incapable de
servir. Sa carrière était finie avant d’avoir commencé. Adieu, toutes
les ambitions! Il fut obligé d’aller se retirer, vivant désormais d’une
existence de petit gentilhomme peu fortuné, dans sa maison patrimoniale
du Hainaut.

Il ne se consolait pas de n’avoir pas eu ces aventures, auxquelles il
s’était cru destiné. Cloué dans son fauteuil, ou marchant péniblement,
il imaginait qu’elles eussent été des plus extravagantes et qu’elles lui
eussent laissé de riches souvenirs. Des souvenirs, sa mauvaise chance ne
lui avait pas donné le temps d’en avoir. Il ne pouvait se rappeler, d’un
bref passage à l’armée, que sa chute dans un marécage, où il avait
failli rester, et ses infirmités qu’il devait à ce malencontreux hasard.

Il avait eu à s’occuper, dès l’enfance de celui-ci, de son neveu, le
chevalier de Fagnes, qui avait perdu ses parents de bonne heure. Avec le
fond d’humeur romanesque qui était en lui, M. de Quiévelon l’avait élevé
selon ses idées, c’est-à-dire assez loin de la vérité prosaïque.
L’adolescence du chevalier lui avait paru trop sage. Il eût voulu moins
de raison naturelle et de placidité chez ce jeune garçon, d’ailleurs
bien fait de sa personne. Il ne l’entretenait que d’exploits--qui
eussent été les siens, sans ses douloureux rhumatismes--et des
conjonctures singulières dans lesquelles pouvait être jeté un homme
entreprenant, décidé à courir tous les risques. Une certaine application
du chevalier à l’étude fâchait presque le bon M. de Quiévelon: en a-t-on
besoin pour devenir une manière de héros? Aussi avait-il pris soin de le
rendre adroit à tous les exercices de corps, pour vaincre un reste de
timidité.

Quand le chevalier de Fagnes eut atteint sa vingtième année, M. de
Quiévelon sourit à un dessein qu’il avait formé. Les aventures qu’il ne
lui avait pas été permis de poursuivre par lui-même, en raison de son
misérable état de santé, le jeune homme les chercherait. Il les lui
conterait, en des lettres qui les rapporteraient fidèlement, et
l’impotent se plairait à des récits qui lui représenteraient, selon ses
conceptions, la vie qu’il n’avait pas eue, mais qu’il avait ambitionnée.
Il soufflerait au jouvenceau son âme de rêveries et de chimères. A ces
aventures, retracées toutes chaudes, il se figurerait avoir pris part.
Il aurait désormais un aliment réel aux appétits de son imagination.

C’est pourquoi, malgré la médiocrité de ses ressources, il se décida aux
sacrifices nécessaires pour envoyer le chevalier à Paris.

A l’assaut de Prague, Chevert avait dit au grenadier qu’il désignait
pour entrer le premier dans la place: «--Tu vois cette sentinelle?--Oui,
mon colonel.--Elle va te dire: «Qui va là?»--Oui, mon colonel.--Avance
toujours.--Oui, mon colonel.--Elle tirera sur toi et te manquera.--Oui,
mon colonel.--Saute sur elle!» Ainsi, M. de Quiévelon avait dit au
chevalier de Fagnes: «--Tu vois Paris?... Il s’agit d’y entrer à ton
honneur... Tu auras des mécomptes... Tu avanceras toujours... Tu
t’imposeras... Tu batailleras, séduiras les femmes, tu seras aimé
d’elles, les hommes te craindront, et tu feras une brillante fortune...»

On verra que, après bien des déboires, le chevalier de Fagnes réussit à
Paris, mais non exactement selon les vues de son oncle.

Ce sont ses Lettres que l’on publie. Elles montrent ce jeune provincial
d’abord assez décontenancé et défiant, tirant assez mal son épingle du
jeu, puis, sans doute soutenu par les admonestations et les
encouragements de M. de Quiévelon, s’enflammant pour la conquête du sort
glorieux auquel il lui avait été ordonné de prétendre.

Assurément, cette correspondance n’offre pas de révélations. Mais elle
présente un tableau de la vie intime de Paris, vue avec des yeux neufs,
et, tout d’abord, avec une fraîcheur d’impressions qui a aujourd’hui son
prix. Elle contient des détails pittoresques sur de menus événements qui
relèvent, cependant, de l’histoire. Rien n’éclaire mieux sur une époque
que des lettres sans apprêt, toutes privées, dont l’auteur n’imaginait
point qu’elles pussent être un jour recueillies. Au demeurant, par leur
ordre de dates, elles forment une manière de petit roman.

Les quelques notes laissées par M. de R... ne donnent que peu
d’indications permettant de suivre l’existence du chevalier de Fagnes,
après ce qu’il a conté de lui-même. Après quelques retours dans le
Hainaut, il passa son temps entre Paris, qu’il habitait, et Genève, où
l’appelaient ses affaires. Eut-il quand, en 1789, il fut question de la
convocation des États-Généraux, la velléité de se mêler à la vie
publique, en jouant, tout au moins, un rôle dans l’élection de la
députation de son pays natal? Il dut, alors, partager la fièvre qui
s’emparait de tous les esprits, mais il semble qu’il traversa
paisiblement la Révolution. Il mourut dans les premières années de la
Restauration[1]. Il était sans doute de ceux qui, pour avoir vu les
contrastes de tant de régimes, avaient pris quelque philosophie[2].

  [1] En mai 1816, d’après l’inventaire de ses biens (Archives de Maître
    Chaumont de Rieux, notaire à Paris).

  [2] Son acte de baptême se trouvait dans les papiers de M. de
    R.--«René-Maurice-Armand, fils de Charles d’Aublain, baron de Fagnes
    et de Michelle Ardant, a été baptisé par moi soussigné prêtre. Nommé
    par Messire Armand de Soignes, chevalier de l’Ordre royal et
    militaire de Saint-Louis et dame Renée de Baives, le 5e jour de mai
    1750, et ont signé les parrain et marraine, Noyon-Croix-d’Helpe. A.
    Reuiller, prêtre.»




I

L’ARRIVÉE A PARIS


Ce 10 de mars 1770.

Quelle ville que Paris, monsieur, et comme il est difficile à un homme
qui n’est point au fait des pièges qui y attendent l’étranger, d’y
échapper, tout d’abord! N’est-ce pas assez que d’être étourdi par tout
ce mouvement? Il faut sans cesse être sur ses gardes et se défier de
tout. Sans doute acquerrai-je l’expérience pour n’être pas exposé à tant
d’embûches dans cette grande ville. Mais je n’ose dire que ce ne sera
pas encore à mes dépens. Hélas! où est l’honnêteté des habitants de
notre province, et la sûreté de leur commerce?

Je suivis exactement vos instructions, au débarqué du coche. Je me fis
conduire à l’auberge de la _Salamandre_, où vous descendîtes jadis, lors
de votre voyage à Paris, voici quelque vingt ans. Vous y trouvâtes,
m’aviez-vous dit, un hôte accueillant. Celui qui lui a succédé n’a pas
hérité de cette affabilité. Il examina d’un air dédaigneux mon bagage,
sembla me toiser du regard, s’enquit, en premier lieu, de la dépense que
je comptais faire. Cette façon de me dévisager me déplut: il est vrai
que notre état de fortune est modeste, par suite des sacrifices que vous
vous imposâtes pour le service du roi, mais je porte un nom qui me
permet quelque fierté. Au demeurant, vous aviez mis dans ma bourse une
somme suffisante pour attendre l’issue de mes démarches, et je ne me
sentais pas à la merci de ce croquant.

Dans l’embarras où j’étais, j’allais, cependant, accepter un médiocre
gîte dans un hôtel de la même rue, lorsqu’un passant, qui m’observait,
me fit signe qu’il me voulait parler. Il me parut le plus poli du
monde.--Monsieur, me dit-il, il se voit que vous êtes un gentilhomme
tout novice à Paris. Souffrez que je vous donne un bon avis: n’allez
point vous faire écorcher dans ce taudis. Je vous indiquerai un meilleur
logis, fort propre, et où on aura pour vous mille égards.

Il s’exprimait avec tant de bonne grâce et de courtoisie qu’il m’inspira
confiance; il protestait qu’il ne fût, en la circonstance, qu’un mentor
désintéressé. Je me laissai conduire par lui dans une maison du
carrefour Bussy, où je fus reçu par une femme d’âge, d’apparence
respectable, qui m’assura qu’elle voulait du bien aux jeunes gens de
famille. Je lui confessai alors que j’étais contraint à faire durer
quelque temps l’argent dont j’étais muni. Elle sourit, et me dit
aimablement qu’un cavalier tel que moi aurait tôt fait de n’être plus
tenu à compter de près. Puis elle m’avertit de me défier de l’engeance
des filous qui rôdent dans Paris et elle m’offrit de déposer ma petite
fortune dans sa propre armoire, dont elle eut scrupule à me remettre
aussitôt la clef, en me disant que ce serait là meilleure sûreté que
porter cet argent sur moi. Le conseil me parut bon, et je ne conservai
que deux louis dans ma poche.

Mon obligeant guide et la vieille ne se firent pas faute d’insister sur
les dangers de la ville. Je crus même que, dans un esprit de
bienveillance, ils exagéraient un peu, pour m’obliger à la prudence. Ce
ne furent qu’histoires où de jeunes provinciaux avaient été dupés. Mon
hôtesse, baissant la voix, m’engagea aussi à ne pas céder aux
entraînements faciles de Paris et d’être délicat dans mes bonnes
fortunes, car, dit-elle, ce que laissent les voleurs, les filles vous le
prennent. Enfin, Monsieur, ce furent les plus sages avis qui pussent
être donnés.

Je fus voir M. Maillevent, cet officier du roi qui passa l’an dernier,
dans notre Hainaut, et qui nous offrit ses services à Paris. J’eus grand
peine à le rencontrer. Hélas, j’éprouvai une assez vive déception. Le
héros de la campagne de Bohême que vous fûtes l’avait pris pour un
militaire. M. Maillevent n’est officier du roi qu’en ce sens qu’il fut
attaché aux cuisines du château, et il n’occupe même plus ce poste;
c’est dire que son crédit est mince et que c’était s’abuser que de
compter sur son appui.

Mon hôtesse m’avait convié à souper. Vous m’eussiez blâmé de ne pas
vouloir faire les frais de ce repas. L’homme poli se chargea du menu,
et, tout en déclarant qu’il l’entendait des plus simples, fit si bien
qu’il m’en coûta plus d’un louis. Puis je m’en allai coucher.

J’eus, Monsieur, une grande surprise, le lendemain. J’appris, par une
servante, que la maison n’appartenait point du tout à la vieille,
qu’elle avait loué seulement pour vingt-quatre heures les deux pièces
dont j’occupais l’une, et qu’elle avait disparu, en disant que je
payerais. Une grande inquiétude me saisit: je demandai à être conduit
dans la chambre où elle m’avait reçu et où se trouvait l’armoire dans
laquelle j’avais serré mon argent. J’en avais la clef, mais l’armoire
avait été forcée et était vide. Je sentis alors cruellement l’ironie des
discours de la coquine sur les précautions que devaient prendre les
nouveaux arrivés contre les détrousseurs d’étrangers. J’avais eu affaire
à un chevalier d’industrie et à sa complice, et j’étais ingénument tombé
dans leurs panneaux. Je n’avais plus qu’à porter plainte au commissaire,
mais que de démarches! Pour les indications que je dus demander (car
tout a son prix à Paris), pour les courses, les bonnes mains aux commis
subalternes, je ne déboursai pas moins d’une pistole.

Je me trouvais fort empêché. La maudite vieille avait fait de la
dépense, en la mettant à mon compte, et le véritable maître de
l’hôtellerie, à qui je ne pouvais remettre qu’une somme insuffisante,
prétendit être un bon homme en se contentant de retenir mes hardes. Ne
me trouvant pas peu désorienté, sans abri désormais, je pensai à conter
ma mésaventure à notre parent éloigné, M. de Chantepuis, qui a,
m’aviez-vous dit, gardé bon souvenir de vous. M. de Chantepuis, par
malchance, était, pour huit jours encore dans sa terre du Hurepois. Je
perdis la journée en allées et venues stériles. Combien je me sentais
seul en ce grand Paris!

J’en vins à errer sans but, en méditant sur ma situation, et le hasard
conduisit mes pas dans une avenue plantée d’arbres, qui longe la rivière
de Seine, et qu’on appelle Cours-la-Reine. Mais j’étais absorbé dans mes
réflexions, et je ne regardais rien. Le soir tombait, et dans mon
désarroi, qu’il me paraissait mélancolique, encore que les derniers feux
du soleil empourprassent magnifiquement le ciel. Soudain, je me croisai
avec un grand escogriffe dont je n’aperçus le visage que lorsque je me
trouvai nez-à-nez avec lui. Ce visage était taillé comme à coups de
serpe, avec une expression d’insolence sur ses traits anguleux. Le
personnage portait des vêtements assez râpés: une épée lui battait les
flancs.--Mordieu, me dit-il, vous m’avez heurté.--Ma foi, monsieur, lui
répondis-je simplement, je ne vous avais point vu, et si l’un de nous
deux a heurté l’autre, je crois plutôt que c’est vous.--Point,
reprit-il, je soutiens que vous m’avez intentionnellement froissé.--Je
n’ai pas eu ce dessein, monsieur... Finissons, ajoutai-je, impatienté.
Je voulus continuer mon chemin: il se planta devant moi.--Je suis homme
de qualité, fit-il, je ne souffrirai point d’être offensé par un petit
morveux.

Vous savez dans quelles dispositions je me trouvais. J’étais bien loin,
dans mon embarras, de chercher une querelle. Mais, à cette injure, je
sentis mon sang bouillonner. Tout ce que j’éprouvais de dépit de mes
premières naïvetés, d’ennui de mon isolement, d’inquiétude de mon sort
immédiat se changea en une furieuse colère contre ce quidam. Étant votre
neveu, Monsieur, je ne saurais digérer facilement un mot mal
sonnant.--Le petit morveux, lui dis-je, le rouge aux joues, est prêt à
vous donner une bonne leçon.--Je serais curieux de la recevoir,
riposta-t-il, en mettant la main sur la garde de son épée, tandis que je
caressais furieusement la poignée de la mienne.

Il me jeta un nom:

--Le baron de Vérouillac.

--Le chevalier de Fagnes, répliquai-je, en le dévisageant.

Deux promeneurs passaient. Le baron, qui semblait avoir une hâte
incroyable d’en finir tout de suite, leur demanda de nous servir de
témoins. Ils firent d’abord quelques difficultés, puis cédèrent. Nous
descendîmes sur la berge de la Seine. Vous m’avez appris, Dieu merci, à
me servir d’une épée, et j’oubliais, dans réchauffement de cette
aventure, mes déceptions. Au demeurant, ce baron me paraissait une
manière de rodomont et je me promettais de le guérir, une bonne fois, de
ses manies de provocations.

--Dépêchons, dit-il, pendant qu’il reste une lueur de jour.

Nous mîmes habit bas. Un des témoins, homme d’ordre, assurément, fit un
tas de nos vêtements et de nos chapeaux. C’était ma première affaire
d’honneur, mais je me trouvais en belle humeur batailleuse. J’étais sûr
de la vigueur de mon bras et de la souplesse de mon jarret. Nous
croisâmes le fer. Tout à coup, le baron abaissa le sien.--Allons, me
dit-il, vous avez de la race. Je me tiens pour satisfait, et je ne
voudrais point défigurer un joli petit homme comme vous.--Monsieur!...
m’écriai-je, indigné.

Mais, avant que je fusse revenu de mon étonnement, il avait détalé, et
les deux témoins, ses compères, étaient loin déjà, emportant ma veste,
mon habit, mes dentelles, mon chapeau. Il n’y avait eu là que comédie,
et j’étais encore une fois dupe.

Voilà comment, je vous écris en manches de chemise, pour vous demander
quelque secours, non sans une grande confusion de ma simplicité. Il me
restait mon épée: je l’ai mise en gage, ne la voulant point vendre, dans
une sorte de bouge, où j’ai trouvé un asile provisoire. Pressez-vous,
Monsieur, de m’assister. Vous ne sauriez croire combien un homme est peu
de chose, à Paris, sans habit et sans chapeau.




II

LE PREMIER RENDEZ-VOUS


Ce 2 d’Avril 1770.

Vous me mandez, Monsieur, que vous attendez que je vous fasse le récit
de mes bonnes fortunes. Hélas, avec quelque bonté que vous m’ayez
opportunément secouru, après mes mésaventures, je ne suis guère dans le
cas de prétendre à ces succès. On n’approche point aisément les
personnes de qualité, et il s’en faut que j’aie réussi à nouer commerce
avec les gens qui pourraient, pour me pousser dans le monde, m’être de
quelque utilité.

Vous ne sauriez croire quel est le peu de consistance, à Paris, des
relations qu’on a pensé former, quand on est un petit gentilhomme obligé
de compter de près pour sa dépense. Comment se fier à la bonne grâce de
l’accueil qu’on reçoit? Ici, tout est en paroles. Je fus, ces derniers
jours, chez M. de Prisches, qui a des terres dans notre Hainaut, et que
vous connûtes jadis, pendant cette campagne de Bohême qui vous fut si
fatale. A peine eus-je prononcé votre nom qu’il m’embrassa chaudement,
puisque j’étais votre neveu, s’enquit de vous, m’accabla de prévenances,
et, en m’assurant de son crédit, me fit de grandes promesses de
s’intéresser à moi. C’était d’un ton d’amitié décidée qu’il voulait bien
me parler. Je dus jurer de revenir chez lui sans délai: il aurait songé
à me pourvoir de quelque emploi avantageux. J’attendis, par bienséance,
près d’une semaine avant de renouveler ma visite. Hé bien, Monsieur, M.
de Prisches ne me reconnut aucunement, et je lui fis assurément l’effet
d’un fâcheux, car il ne parut point se souvenir ni de ses embrassades,
ni de ses offres de service.

Je ne laisse pas que d’être assez dépité du temps perdu en démarches
dont je ne vois pas poindre le résultat. Et si j’ai une histoire galante
à vous conter, pour votre distraction, elle est fort à ma confusion. Je
vous la dirai sans ambages.

J’eus l’occasion de passer par la rue Traversière, qui joint, en
contournant la Butte des Moulins, la rue Saint-Honoré à la rue
Richelieu. Elle a des vieilles habitations et des maisons de
construction récente. Il semble qu’elle soit bien gardée, car la
première chose qu’on y aperçoive est la lanterne d’un commissaire.

Je n’avais point de hâte et j’allais, en effet, d’un pas assez lent,
curieux d’observer que, en cette rue, c’est, en quelque manière, un
résumé de la vie de Paris: la noblesse y est représentée par l’hôtel de
Maupéou et l’hôtel de la Sablonnière, mais des masures sont encore
debout, tout à côté de ces demeures seigneuriales. On ne rencontre pas
moins de trois hôtels pour étrangers. C’est aussi l’activité du
commerce. C’est encore la fantaisie qui se mêle à tout dans cette grande
ville. Vous seriez surpris, sur la façade d’une maison, de la
disposition de tout un jeu d’écriteaux, qui force les regards à
s’arrêter. Ces écriteaux, de toutes dimensions, annoncent qu’un homme
ingénieux exécute en cinq minutes, pour le prix de six livres, des
portraits à la silhouette.

Mon attention fut attirée, un peu plus loin, par l’enseigne que je
trouvai plaisante, d’une lingère: _Au Bandeau d’Amour_. Cela me parut le
plus joliment imaginé du monde, et je me voulus assurer du bien-fondé de
cette allégorique inscription. A la vérité, je ne vis d’abord qu’une
grosse marchande qui déployait de la toile, aidée par une commère de son
espèce. Mais, ayant sans doute fini de mesurer et de vérifier, ces deux
matrones qui ne rappelaient nullement une scène mythologique,
disparurent, et, à travers les vitres, je remarquai, cousant assez
distraitement, car tout en maniant l’aiguille elle avait la curiosité
d’examiner la rue, une fille de boutique à laquelle je trouvai quelque
grâce. Elle n’avait point un visage régulier, mais elle offrait un de
ces minois aimables qui ont ce je ne sais quoi d’agile et de léger
répandu sur une figure, de riant à l’œil, qui semble appartenir en
propre à des jeunes femmes de Paris. Elle avait, à ce que je découvris,
la taille en guêpe, la gorge agréablement arrondie, et, sous son léger
bonnet, les cheveux du plus clair châtain. En fait, je la jugeai
charmante.

Sans que j’eusse de dessein bien déterminé, je me plus à aller et venir
de telle sorte que je la pusse bien considérer. Un petit casaquin blanc
lui seyait au mieux. On sentait en elle de l’aisance et de la vivacité.
Pour une personne qui était assujettie au travail, elle avait les mains
fort blanches.

Elle ne fut pas longtemps sans discerner mon manège, et n’eut pas l’air
de s’en fâcher, tout d’abord, car elle sourit. Cependant, j’eus
l’impression que, à ce sourire, se mêlait une ombre de mélancolie. Je
fus piqué de l’énigme de cette apparence d’intérêt qui m’était témoigné,
n’allant point sans un soupir. La tentation me vint de pousser mes
avantages, si j’en avais, en effet. Faute d’un objet plus digne de mes
ambitions, cette lingère était fort avenante, et, dans l’attente de plus
glorieuses aventures, pouvait faire prendre patience à mon appétit
d’intrigues amoureuses. Je la saluai: elle détourna la tête, comme pour
se refuser à mes avances, mais ce ne fut pas sans avoir, un instant
après, levé les yeux, de mon côté. N’était-ce que jeu de coquetterie? Il
me sembla, plutôt, démêler sur ses traits l’expression d’un regret de
cette indifférence à laquelle elle se contraignait.

Je repassai plusieurs fois devant elle. Je constatai qu’elle s’était
insensiblement rapprochée de la porte, et que, si elle affectait du zèle
à son ouvrage, ce zèle n’était qu’en parade. Je la saluai de nouveau, et
ce fut, de sa part, la même manœuvre: je feignis d’en montrer quelque
dépit, comme si je lui eusse dit, en un muet langage, qu’elle avait dans
ses façons, une inconséquence qui déconcertait, et je me retirai. Mais
la figure de cette petite lingère se représentait devant moi. Moins de
deux heures plus tard, porté par un instinct, je me retrouvais dans la
rue Traversière. J’étais plus sollicité par le désir de la revoir que je
ne voulais me le confesser.

On eût juré qu’elle attendait ce retour, car elle eut une manière de
petit tressaillement en m’apercevant. Cette fois, elle ne fit pas mine
de ne point soupçonner ma présence. Il y avait même de la douceur dans
ses regards, mais j’y lus, en même temps, une sorte de prière de ne
point persister dans ma curiosité. Vous imaginez, Monsieur, que je
n’étais pas homme à me conduire sans délicatesse, par une bravade, car
il y avait du touchant dans cette imploration, mais je n’en fus que plus
enclin à chercher la raison de cette ambiguïté d’attitude: apparence de
sympathie, d’une part, et, de l’autre, sollicitation de n’insister
point. A ce moment, la marchande l’appela: elle me revint point de
longtemps, et je dus prendre le parti de m’en aller.

Mais je sentais la chaleur de mon sang. Ces regards, avec leur double
signification, me poursuivaient. On a accoutumé de dire qu’une fille de
boutique, pourvu qu’elle soit passablement tournée, me demande qu’à
faire un saut du magasin au fond d’une berline anglaise. Cependant, il
était visible que je n’eusse point de berline à lui offrir. Était-ce
donc qu’elle m’avait toisé et m’avait jugé sur la médiocrité de ma
fortune? Mais, dans ce cas, elle eût haussé légèrement les épaules, et
ce n’eût pas été ce coup d’œil suppliant.

Je rêvai d’elle. Vous penserez, Monsieur, que c’était avoir l’esprit
bien occupé d’une créature d’un si petit état, pour aimable qu’elle fût:
encore avais-je pour excuse cette bizarrerie d’une attitude qui
présentait ces contradictions. A quelles suppositions n’arrivais-je
point? Je me souvins de la _Marianne_, de M. de Marivaux. Peut-être,
comme elle, dans le temps que Marianne, vivant chez la vulgaire Mme
Dufour, était injustement réduite à une condition inférieure, avait-elle
été victime d’un mauvais sort, qui l’avait déplacée, ce qui eût expliqué
sa réserve, bien qu’elle n’eût pas été insensible à mes attentions. Oui,
vraiment, j’en venais à me forger ce roman, tout déraisonnable que je le
reconnusse.

Je résolus d’en avoir le cœur net. Aussi bien, en songeant à cette
fille, lui découvrais-je des charmes qui avaient sur moi plus de prise
que dans l’instant de notre rencontre. Le lendemain, après avoir un peu
tourné autour de la boutique, j’y entrai, sous le prétexte de renouveler
les dentelles de mon jabot, non sans un peu d’ennui d’avoir à me
contenter d’une qualité assez commune; mais je n’avais point à faire le
fastueux. Le hasard voulut qu’une apprentisse nommât ma séduisante
lingère, et je sus ainsi qu’elle s’appelait Agathe. Je m’adressai à
elle, et je vis bien qu’elle éprouvait quelque trouble, en m’apercevant.
Pendant qu’elle mesurait le point de Paris que j’avais demandé, je tins
galamment l’aune, et à la faveur de ce geste, qui nous dissimulait un
peu, je me hâtai de lui dire qu’elle avait fait grande impression sur
moi, et que je souhaitais fort une occasion de lui parler plus
librement. Elle me répondit (et je remarquai encore sur sa physionomie,
cet air de regret qui ne m’avait pas échappé, alors que nos yeux se
croisaient), que je ne devais point, supposé que je la trouvasse à mon
goût, m’aventurer à la courtiser. Je ripostai qu’elle ne pouvait
regarder comme un outrage si cruel qu’il lui parût impardonnable que je
fusse touché de sa grâce. Elle sourit, mais repartit qu’il y avait de
grandes impossibilités à ce qu’un commerce s’établît entre nous. Ce
n’était point l’accent de la vertu, et j’observai qu’elle faisait cas de
ma bonne mine. Sans doute appartenait-elle déjà. Ce ne fut que pour me
piquer de jeu, dans la vanité d’une conquête n’allant point sans
difficultés. Au demeurant, je ne saurais ne pas avouer que je
m’enflammais peu à peu, et bien qu’à mots coupés, par le fait de notre
situation du moment, je devins pressant. Il me sembla que sa défense
mollissait, encore que de la mélancolie se peignît sur son avenante
figure. Qu’on peut dire de choses, en tenant, par prévenance, l’aune
d’une jolie lingère! Agathe finit par me confier, tout en protestant que
je n’avais rien à espérer d’elle, que la marchande était, le soir même,
priée à un repas de noces, et que, par suite elle serait seule, après la
fermeture de la boutique. Elle m’attendrait, la nuit venue, dans le
couloir de la maison, mais il était entendu que ce ne serait que pour
plus commodément lier conversation et qu’elle m’imposerait la plus
grande retenue. Je n’eus garde de ne pas promettre cette sagesse qu’elle
exigeait.

Je ne manquai point d’être exact au rendez-vous. Sous le porche, une
petite main me fit signe, et Agathe m’introduisit par quelques détours,
dans une salle attenant à la boutique. Apparemment qu’elle s’était
apprivoisée. Je la remerciai avec chaleur de la faveur qu’elle
m’accordait, bien que le décor de cet entretien ne fût qu’une humble
antichambre de Cythère. Mais j’avais auprès de moi une forte accorte
personne, qui me plaisait, et mes sens me s’embarrassaient point, dans
l’ardeur de leur feu, de l’absence de majesté du lieu. Elle me rappela
nos conventions, d’après lesquelles nous ne devions échanger que des
paroles, mais ses joues se teintaient d’un rouge qui n’était point du
fard et que je devinais brûlantes. Je m’en assurai, encore qu’elle se
débattît, en y imprimant un baiser qui tenta de descendre jusqu’à ses
lèvres. Je fis appel à sa sensibilité en lui disant que j’étais un peu
perdu dans ce grand Paris, et que je formais le vœu d’un tendre
attachement. Cependant, elle ne laissait pas que de me résister,
s’opposant, par toutes sortes d’arguments futiles, aux privautés que
j’essayais de prendre, et leur futilité apparaissait d’autant, en effet,
qu’elle brûlait manifestement des mêmes désirs que moi. La barrière
qu’elle élevait contre la hardiesse de mes gestes n’empêchait point
qu’elle eût des tendances à s’abandonner.

Elle m’avoua, dans un soupir, qu’elle avait un penchant pour moi, et
qu’elle l’avait eu dès que je l’avais saluée. Mais après ces moments où
je la croyais voir faiblir, elle se rebellait de nouveau, échappant à
mon étreinte, et, dans le même instant, j’entendais qu’elle murmurait
_que cela était dommage_, ce qui signifiait vraisemblablement qu’elle
luttait contre soi. Si elle se gardait contre le décisif, sa bouche ne
se défendait plus de la mienne, et se livrait à l’avidité de mes
transports.

--Agathe, lui dis-je, il y a, de toute évidence, entre nous, sympathie
d’organes. Pourquoi vous faites-vous aussi cruelle? Pourquoi
refusez-vous le plaisir que nous promet un semblable entraînement?

Elle me répondit qu’elle avait de grands scrupules, qu’elle ne pouvait
me confier, mais que si elle n’en eût point été empêtrée, elle m’eût
aimé à la folie. Cela n’était point propre à m’arrêter, et pour
commencer de vaincre ces scrupules, j’avais dégrafé son corsage et
j’embrassais la gorge la mieux faite du monde. Ces caresses, qu’elle
acceptait, la troublaient fort, et ses yeux languissants appelaient la
volupté, encore qu’elle s’entêtât, par des mots prononcés d’une voix
mourante, à ne pas me donner le droit d’aller plus avant.

A la fin, elle parut excédée de s’insurger contre elle-même et elle me
rendit mes baisers avec un furieux emportement. Elle était prête à me
laisser la victoire.

--Nous pourrions être surpris dans cette salle, où nous nous sommes
attardés, me dit-elle. Nous serons plus en sûreté dans ma chambre.

Elle ouvrit une porte, et, me tenant par la main, m’engagea avec elle
dans un escalier fort étroit qui, au dernier étage de la maison,
conduisait dans cette chambre. Je n’étais pas dans le cas de prêter
attention à la simplicité des meubles. Je n’avais jeté les yeux que sur
le lit. J’avais grande hâte de tenir Agathe dans mes bras. Au demeurant,
elle me déclarait qu’elle avait pour moi le plus effréné caprice qui
fût. Je mis un zèle extrême à l’aider pour qu’elle se déshabillât
promptement. Cependant, quand elle en vint à ses derniers vêtements,
elle apporta, à s’en défaire, une lenteur irritante. Étaient-ce les
suprêmes retours de la pudeur, après les élans qui l’avaient poussée
vers moi? Allais-je donc, bien que je n’eusse pas espéré une telle
faveur, cueillir des prémices, ce qui justifiait qu’elle hésitât, dans
la minute précédant le couronnement de mon succès.

Elle n’avait plus que sa chemise, quand soudain, elle reprit sa jupe
qu’elle avait jetée sur le carreau de la chambre et se couvrit de son
casaquin, tôt ramassé.

--Que faites-vous, mon amour? lui demandai-je, fort surpris.

--Non, fit-elle, avec une manière de résolution, encore que son visage
se baignât de larmes, il y a conscience à épargner un joli homme comme
vous, que j’eusse adoré... Il me faut bien vous expliquer l’embarras où
vous me vîtes, et les contradictions de ma conduite, partagée que
j’étais entre l’inclination la plus vive et la délicatesse. J’eus la
malchance de gagner d’un officier aux gardes une galanterie qui n’est
point guérie, et, bien que je sois portée vers vous le plus
impétueusement du monde, je ne voudrais point vous exposer au mal dont
je suis atteinte. Mes regrets sont infinis. Vous concevez maintenant,
dans ces conjonctures, la raison de mes mouvements de passion auxquels
succédait ma réserve. Avec quelle joie je me fusse donnée à vous, mais
quel souvenir je vous eusse laissé de moi!

Je lui sus gré de sa franchise. Ma bonne mine, qui est à peu près mon
seul avoir, ne m’a servi qu’à éviter un danger. Voilà, Monsieur, la
belle aventure que j’avais à vous conter; vous en attendiez d’autres et
je crains de provoquer votre ironie. Mais je n’en suis qu’à mes débuts,
et je table sur de prochaines revanches.




III

LE QUATRIÈME CHANT DE L’«ART D’AIMER»


Ce 27 d’Avril 1770.

Voici, Monsieur, bien du temps inutilement dépensé en allées et venues.
Il est fort malaisé de se bien orienter dans cette grande ville, et je
n’ai pu encore intéresser à mon sort quelqu’un de ceux dont la
protection ouvre le chemin de la fortune. Je suis cependant,
parfaitement décidé à briller dans Paris. Le courage ne me fait pas
défaut. On voit ici des gens sortir du jour au lendemain de leur
obscurité. Je cherche l’occasion d’attirer favorablement l’attention sur
moi par quelque action qui ait aussitôt du retentissement. Cette
occasion, je n’aurai garde de la manquer. Vos conseils me sont toujours
présents à l’esprit.

J’étais entré au Café de la veuve Laurent, rue Dauphine, car on m’avait
dit qu’on y rencontrait toutes sortes de personnes bien informées de ce
qui se passe. Je pouvais trouver quelque avantage à les écouter. Encore
que le café Laurent, qui est un des plus anciens de la capitale, ait
gardé une certaine simplicité d’aspect, au regard d’autres qui sont des
réduits magnifiquement parés, on n’a pas laissé que d’y introduire des
lustres et des miroirs. J’y vis entrer peu à peu de ces nouvellistes
qui, par des moyens dont ils disposent, sont instruits des événements à
mesure qu’ils surviennent, et souvent, assure-t-on, ce qui est
admirable, avant qu’ils ne se soient produits. Vous saurez qu’ils se
querellent souvent, au sujet des circonstances, qu’ils contestent, d’un
fait dont le récit est apporté par l’un d’eux, qui se donne les gants
d’être le mieux averti. Ainsi procède-t-on au raffinage des nouvelles.
C’est parfois un bourdonnement incroyable dans la salle.--«Il y a bien
des brouillards à la Cour», affirmait un gros homme, qui portait sa
perruque un peu de travers. Cette assertion jeta quelque froid: on se
demanda si quelque mouche de police n’avait pas entendu et noté ce
propos. Mais le goût des discussions l’emporta sur la prudence. On
parlait de la guerre ouverte entre l’abbé Terray et M. de Choiseul, des
suites des démêlés du duc d’Aiguillon avec le Parlement de Bretagne, de
la Corse, car Londres et Vienne gardaient le déplaisir que l’occupation
de cette île eût prévenu leurs moyens de s’y opposer. Certains
trouvaient cette conquête trop coûteuse depuis deux ans, mais d’autres
estimaient que la Corse serait un point essentiel pour le soutien du
commerce dans le Levant.

Cependant que ces hautes vues politiques soulevaient bien des débats, à
une table voisine de la mienne, deux beaux esprits, ne prétendant point
influer sur les destinées de l’Europe, s’entretenaient de la tragédie de
M. Lemierre, _La Veuve du Malabar_, que vient de présenter la Comédie.
Je n’ai guère fréquenté encore le théâtre, et je ne connais point cet
ouvrage, mais ce qu’ils en disaient m’inspirait le désir d’y être
initié. Je crus comprendre que le héros de cette belle pièce, nommé
Montalban, s’introduisait, conduit par un brahmine, au moyen d’un
souterrain, dans le palais où le bûcher était déjà prêt pour une jeune
femme, contrainte à sacrifier à une barbare coutume. Il avait la joie de
reconnaître en elle une amante adorée. Que n’ai-je de pareils exploits à
accomplir!

Ces gens de goût agitèrent d’autres sujets: ils s’entretinrent de la
mort de l’ancien fermier général Pelletier, qui était tombé dans la
démence depuis dix ans. Sa raison s’était égarée à la suite d’un mariage
singulier qu’il avait fait. Il s’était épris d’une aventurière qui
s’était donnée à lui comme la fille du roi et qui, en effet, se rendait
chaque dimanche à Versailles, où elle semblait avoir été reçue par
Mesdames. Quand Pelletier apprit qu’il avait été dupé par une
intrigante, il ne put supporter cette déception, et il tomba dans
l’extravagance. Intéressé par les discours de mes voisins, je
m’attachais, en gardant les bienséances, à n’en point perdre un mot. Ils
rappelèrent, y ayant pris part, sans doute, les dîners que donnait le
fermier général, qui étaient les plus joyeux du monde, et où faisaient
assaut de libres plaisanteries M. Collé, M. de Crébillon, le fils et le
gentil-Bernard.

Ce nom, prononcé par hasard, éveilla en moi des souvenirs. Je me
rappelai, Monsieur, que vous aviez eu entre les mains quelqu’une de ces
copies, qui couraient, des trois chants de l’_Art d’aimer_, et que vous
faisiez de ce poème vos délices. Le jour même de mon départ pour Paris,
ne me récitâtes-vous pas, comme un viatique, dans le temps que vous me
tendiez les bras, devant le coche qui allait m’emporter loin de vous,
ces vers contenant une leçon:

    Qu’un peu d’audace accompagne tes armes!
    Lance tes traits, frappe et sois convaincu
    Qu’on peut tout vaincre, et tout sera vaincu.
    La plus rebelle est souvent la plus tendre...

Ces trois chants qui sont un hommage à l’Amour, vous les saviez par
cœur, et vous disiez qu’ils étaient faits pour polir un jeune homme bien
né. Que de fois m’avez-vous répété que vous eussiez souhaité assurer
vous-même le poète de l’admiration que vous aviez pour lui! Aussi, je
crus remplir vos desseins en prenant, pour téméraire qu’elle fût, la
détermination de me rendre auprès de M. Bernard. Je pouvais, du moins,
tenter cette démarche, qui m’eût permis de vous peindre cet homme
illustre et sensible, dont on lira toujours les ouvrages, car, dans les
âges futurs comme en notre temps, il demeurera le guide et le confident
des amants.

J’avais lié conversation, peu à peu, avec les deux habitués du café. Je
leur exprimai le désir que j’avais de rendre mes devoirs à ce nouvel
Ovide. Ils me dirent, non sans quelque surprise du vœu que je formais,
que je le trouverais assurément au château de Choisy. Si j’eusse été un
observateur plus avisé, leur sourire énigmatique eût dû m’inquiéter,
quand je leur demandai les moyens par lesquels je pourrais être admis
auprès de lui.

--Il n’est point besoin d’une introduction, me dirent-ils. Vous verrez
facilement le gentil-Bernard.

Le lendemain, je pris donc la patache pour Choisy. En chemin, je me
récitais des strophes de l’_Art d’aimer_:

    Accourez tous, amants faits pour m’ouïr,
    J’ouvre les cieux, et j’enseigne à jouir...

Je sentais croître mon intérêt et mon émotion à mesure que je me
rapprochais du moment où je me trouverais en présence de ce favori des
Grâces qui eut d’elles, en effet, tous les dons. Cette vie, donnée toute
à l’amour, m’éblouissait, et je me rappelais ce mot, qui en forme
l’assise même: «Les heureux sont les sages». Trouver la gloire en
célébrant les plus douces choses du monde, quelle fortune rare!

Ma mémoire dans le temps que j’allais approcher le poète, se
représentait, en des tableaux animés, ces fêtes de Choisy, à l’antique,
ces fêtes des roses qu’il avait instituées, et dont il était le grand
prêtre, officiant dans un petit temple consacré à l’Amour, entouré des
femmes les plus aimables et les plus brillantes, et où, accommodant si
galamment la mythologie au goût du jour, il évoquait les rites païens,
les envolées de colombes, les parfums brûlant dans des cassolettes, les
fleurs voluptueusement effeuillées sous les pas de ses belles amies, qui
représentaient les déités du printemps.

Ceux qui ont été aimés, comme il le fut, n’apparaissent-ils pas comme
des sortes de héros? Comment ne pas envier un tel sort?

J’arrive et je me fais indiquer la dépendance du château qui sert
aujourd’hui d’ermitage à M. Bernard, en sa qualité d’ancien secrétaire
général des Dragons et de bibliothécaire du roi. On m’indique le chemin;
c’est une assez élégante construction, au milieu d’un parc, une retraite
charmante où quelque liberté est laissée à la nature, soit que quelque
négligence d’entretien permette le foisonnement des herbes folles, soit
que le maître du logis ait voulu ce demi désordre, en l’honneur de tout
ce qu’il aima d’agreste.

Mon cœur bat: je vais entendre la voix du poète à qui rien de ce qui
concerne l’amour ne fut étranger. Je vais peut-être recevoir de ce
délicat apologiste de la volupté, quelque subtil conseil qu’il n’ait pas
exposé dans son livre immortel.

Nul ne m’arrête au seuil de la maison. J’entre. Dès l’antichambre, ce
sont des tableaux gracieux ornant les murs, cent images charmantes de
l’amour, d’aimables allégories qui semblent commenter un des chants du
poème:

    Je dévoilai les secrets de Cyprès,
    Amour, pourquoi m’en avoir tant appris!
    Ou que ne puis-je, ô maître que j’adore,
    Oublier tout, pour m’en instruire encore.

Je parcours un salon, où tout continue à parler des divins plaisirs, et
c’était bien ainsi que je m’étais imaginé la demeure où j’avais rêvé de
pénétrer, souriante et pleine de troublants emblèmes. Je rencontre enfin
un valet assez bourru, et je m’enquiers auprès de lui de M. Bernard.

Le rustre hausse les épaules, fait un signe, et, dans une chambre
voisine, dont la porte est ouverte, j’aperçois, je ne dirai pas un
homme, mais une sorte de loque humaine, un être misérable, assis dans un
fauteuil. La vieillesse n’a point fait ces ravages lamentables, car elle
n’a pas encore complètement blanchi les cheveux, que ne couvre pas une
perruque, ni ridé un front qui fut beau. Enveloppé dans une robe de
chambre fort sale et déchirée, le corps est agité de tremblements, et la
tête dont les traits gardent, bien que convulsés, un reste de leur
finesse naturelle, est secouée d’un mouvement continuel.

Je frémis. Quel mal a atteint le poète, quelle crise terrassa sa
vigueur? Mais quel état d’abandon, hélas! Le laquais rogue va et vient,
sans paraître s’occuper de lui, d’une pièce à l’autre. Je ne sais plus
quelle contenance tenir. Je balbutie, j’excuse ma présence en un aussi
fâcheux moment, en alléguant le peu d’obstacles mis sur un chemin qu’on
eût supposé mieux défendu, et je lui dis, cependant, comme pour soulager
ma sensibilité, l’enthousiasme que ses vers provoquèrent en moi.

M. Bernard semble ne point m’entendre, d’abord, puis il me regarde, et
il éclate de rire, d’un petit rire sec, qui fait mal, et, après avoir
jeté vers moi des yeux dont la vie paraît s’être retirée, il murmure des
mots incohérents:

--«Églé viendra ce soir... Ah, ah, ah!... Belle gorge... Le roi est-il
content?»

Je demeure frappé de stupeur. Quoi! Ce n’était pas le pire que cette
déchéance physique. L’intelligence aussi s’est évanouie! Rien ne reste
plus de cet esprit charmant, expert aux plus exquis badinages comme aux
plus ingénieuses pensées... Je n’en puis croire le témoignage de mes
sens. Bien que furieusement troublé, je me veux rattacher encore à cet
espoir d’une faiblesse momentanée. J’insiste, et je répète mon
compliment. Le laquais arrive, me contemple comme on contemplerait un
Huron, n’étant au fait de rien, et, en quelques paroles jetées
dédaigneusement, me révèle ce qui est la douloureuse vérité: «Inutile...
_il_ ne comprend pas... _il_ est tombé en enfance.»

Tout affligé que je sois devant ce désolant spectacle, je ne puis m’y
arracher. Orgueil humain, orgueil humain! Ce malheureux si débile à
présent, qui fait pitié et qui, si j’ose l’avouer, n’inspire plus que de
la répugnance (car aurais-je le courage de dépeindre, avec une
douloureuse exactitude, les misères qui l’accablent!) cet abandonné,
confié aux soins d’un valet qui le méprise, ce fantôme tragique, c’est
le poète adoré des femmes qui s’écriait, célébrant son heureuse
destinée:

    De ses plaisirs, instruisons l’amour même.
    ... J’en donnerais des leçons même aux dieux.

Et il est là, depuis quelque temps (et la chute fut presque subite)
cloué dans ce fauteuil, incapable de se diriger, impuissant à rassembler
une idée, plongé dans l’abjection! Quel écroulement, et comme le sort se
venge de l’avoir naguère comblé de ses faveurs les plus insignes! Ses
mains ne cessent de trembler, et il laisse tomber un mouchoir souillé de
bave, que l’indifférent serviteur ramasse avec dégoût... Et je le
revois, par l’imagination, tel qu’il se décrivit, non sans audace.

    Que de beautés, disciples de l’Amour,
    Ont émaillé les gazons d’alentour.
    ... L’Amour m’élève un trône au milieu d’elles.

L’amour, tout évoque encore l’amour en cette maison demeurée telle
qu’elle était alors qu’il l’enchantait, et seul a changé (et de quel
changement!) celui-là qui fut le plus fervent de ses zélateurs! Ses vers
disent la joie de vivre, et il ne sort plus que des paroles imbéciles de
cette bouche qui les proclama avec tant d’ardeur.

Je suis rentré fort affligé à Paris, Monsieur, avec l’amertume d’une
grande désillusion, et j’ai quelque remords à vous la faire partager.




IV

LE BOULEVARD


Ce 13 de Mai 1770.

Je m’applique, Monsieur, dans le dessein de parvenir à faire figure dans
Paris, à me former aux manières. Il me fut assuré qu’on ne saurait
manquer un jour de «beau Boulevard», qui est soit le mercredi, soit le
vendredi. Il est du dernier bon ton de se montrer là, et ce ne sont que
les bourgeois ou les gens débarqués de leur province qui s’aventurent
encore aux Tuileries: ce jardin est en effet tombé dans un furieux
discrédit, on le trouve d’un ennui à périr, et je ne laissai pas que de
me faire rabrouer, la première fois que je m’y hasardai, pour avoir
avancé que je le trouvais magnifique. Ce n’est plus comme au temps où
vous vîntes à Paris. A la vérité, on ne doit plus connaître, des
Tuileries, que, à leur entrée, le pavillon du Suisse du Pont-tournant,
où il est encore admis d’aller souper. C’est ce qui me fut dit par des
personnes qui sont au fait du savoir vivre. Elles me déclarèrent qu’il
ne s’agissait point que la promenade fût belle, s’il n’était point de la
décence d’y venir.

Je pensai qu’il importait que je fréquentasse le Boulevard, où le hasard
me pouvait procurer quelque heureuse rencontre. Mais, si j’étais homme à
douter de ma chance, je demeurerais fort contrit, car je n’ai, jusqu’à
cette heure, éprouvé que des déceptions. Peut-être sont-elles utiles
pour avoir l’esprit usagé, ce qui est fort nécessaire en cette grande
ville.

Le Rempart a bien changé d’aspect depuis que, d’après vos souvenirs,
vous m’en fîtes la description. On y plantait à peine les cinq rangées
d’arbres, qui en font aujourd’hui l’ornement. On risquait de s’y égarer.
La contre-allée pour des piétons, que l’on appelle plaisamment les
fantassins, était bordée d’un fossé où l’on risquait de choir. Ce fossé
a été comblé, et, sur son emplacement, s’élèvent des constructions de
toutes sortes. Vous ne pourriez imaginer la cohue qui se presse au
Boulevard. On ne marche pas, on est porté par la foule. C’est un
concours étonnant de gens de tous états. C’est une étourdissante rumeur
où se mêlent le roulement des carrosses, le claquement des fouets, le
bourdonnement des promeneurs, les cris des marchands ambulants, le bruit
discordant de musiques, qui se contrarient, les appels des montreurs de
spectacles, le fracas des tambours. Le vent soulève des tourbillons de
poussière, bien que l’on ait pris la précaution d’arroser la chaussée
chaque matin, et on en est, par moments, aveuglé. Cette presse
épouvantable, ce tumulte, toutes les incommodités n’empêchent point que
le Boulevard ne soit considéré comme le lieu le plus agréable du monde.
Il n’y faut qu’un peu d’habitude.

On vient voir, et s’y faire voir. C’est, entre l’ancienne Porte
Saint-Antoine et la Porte du Pont-aux-choux, un défilé extraordinaire
d’équipages. La plus exacte police n’a pu avoir raison des écarts des
cochers, obéissant, d’ailleurs, dans la plupart des circonstances, aux
lubies de leurs maîtres.

Il serait simple que ces voitures se dirigeassent, en deux files, l’une
montante, l’autre descendante, mais elles ne suivent point cette règle:
elles s’arrêtent ou prétendent se dépasser, changent d’allure, se
croisent, s’entrelacent. C’est une confusion incroyable. Le passage est
impossible pour les gens de pied: j’en fis l’expérience à mes dépens. Il
arrive que telle personne de qualité, en apercevant une autre dans un
carrosse, fasse approcher le sien pour échanger avec elle de menus
propos, et c’est, par cette halte imprévue, le cheminement bouleversé.

Mon attention était à ce point sollicitée de tous les côtés, et
l’encombrement était tel que je ne pus me garder d’engager le fourreau
de mon épée dans les falbalas d’une grande femme qui était sans doute
une harengère endimanchée, car elle invectiva grossièrement contre
moi.--«Voyez, dit-elle, le petit impertinent qui déchire à plaisir ma
parure.» Je m’étais cependant excusé avec politesse, pour avoir été à ce
point serré par des passants contraints à s’immobiliser que je n’avais
pu éviter ce contact. Mais le ton de cette manière de poissarde était si
comique que l’on en rit autour d’elle, et c’est de quoi, avec des
expressions du plus grand commun, elle s’indigna. A mesure qu’elle se
fâchait, les brocards tombaient sur elle. Le plus mince incident
détermine ces lazzis de la foule.

On s’était ainsi arrêté, par force, parce que des badauds, qui s’étaient
amassés, devant l’estrade d’un singulier individu, émerveillant
l’assistance par les déformations de son visage, barraient cet endroit
de la contre-allée. Ce personnage burlesque, qu’on appelle le grimacier,
qui ajoute, par ses contorsions à sa laideur naturelle, était accompagné
de deux violons. Les spectateurs qu’il avait attirés formaient un mur,
contre lequel se heurtaient les arrivants, cherchant à voir, eux aussi,
les méchants tours de cet homme, et restant en place, dans le cas même
qu’ils ne pussent rien distinguer.

C’était, à tout moment, de ces attroupements compacts, car une fête
perpétuelle se déroule sur le Boulevard. Le long de l’avenue, ce ne sont
que spectacles et des mieux installés, cafés brillamment décorés, d’où
arrivent des échos de musique, avec leurs bosquets aperçus au delà de
portiques, traiteurs, pâtisseries. Mais à côté de ces abris élégants,
c’est l’invasion des bateleurs de tout genre, joueurs de marionnettes,
montreurs d’animaux savants, danseurs de corde, escamoteurs, savoyards
faisant danser leur marmotte au son de la vielle, chanteurs en plein
vent, et ce n’est pas le seul populaire qui prend plaisir à les
regarder. Les parades des spectacles, qui se font sur le balcon de ces
établissements, sont aussi écoutées, quelque triviales qu’elles soient,
par des personnes qui ont assurément l’habitude de plaisirs plus
raffinés, mais qui viennent goûter de ce gros vin de l’esprit, car ce ne
sont qu’assez lourdes facéties. Ballotté par les curieux, j’ai entendu
un morceau d’une de ces parades: l’Isabelle y dupait Cassandre, en
feignant d’avoir pour ce vieillard le plus vif amour, et elle lui disait
qu’elle lui donnerait à souper. Cassandre montrait le plus grand
ravissement d’être traité par elle, mais il déchantait quand, pour ce
souper qui était censé lui être offert, la rusée lui demandait trente
écus. Le ladre se récriait et protestait que la bonne chère gâtait sa
santé.--«Une salade et ce qu’on aime, disait-il, me suffisent à
merveille.--Je croyais que vous m’aimiez, répondait Isabelle, et je vois
bien que vous ne m’aimez point.» Enfin, pris entre sa passion et son
avarice, Cassandre débattait sur la somme, marchandait, n’en offrait que
le tiers, puis la moitié, brûlant de désirs, mais pleurant son argent.

Les parades font fureur. J’avoue que je n’ai pas un goût déterminé pour
ce bas comique. Quand on rêve de grandes choses, il n’est point besoin
de ces vulgaires distractions. Cependant, un peu plus loin, j’entrai au
spectacle de M. Nicolet, qui est fort réputé.

A la vérité, ce ne fut point l’attrait de ses danseurs et de ses
bouffons qui m’y poussa. Pressée de toutes parts, une jeune femme, dont
la grâce contrastait avec la beauté délabrée d’anti-vestales et de
sirènes plâtrées, pensait être suffoquée. En jouant des coudes, je la
dégageai, et elle ne manqua point de me remercier du service que j’avais
pu lui rendre.

Je pris de l’agrément à échanger quelques propos avec elle. Elle n’était
point de condition, mais elle avait de la vivacité et je ne sais quoi
d’agaçant, qui me charma. La solitude me pèse et je ne me sentais point
trop exigeant sur les moyens de la rompre. Le visage souriant de cette
femme, dont la toilette, encore qu’elle fût assez simple, n’était pas
portée sans coquetterie, me donna sur le reste les préjugés les plus
avantageux. Elle avait été froissée par la foule, et je lui proposai de
se reposer quelques instants. Elle me dit qu’elle serait bien aise de
goûter ce repos au spectacle de M. Nicolet, et je l’y conduisis. Ce
théâtre présente une façade assez bien ornée. Il a été conquis sur la
contre-allée, de telle sorte qu’un arbre en divise en deux l’entrée. A
droite, c’est une manière de loge, en maçonnerie, dont le plancher est à
hauteur d’homme. Une draperie pend du toit: c’est là que se fait la
parade.

Ma compagne de hasard semblait fort avertie de ce spectacle. Elle me
montra, dans la salle où il s’activait à son habitude, s’employant à la
commodité du public, M. Nicolet lui-même, qui est un homme d’assez haute
taille, mince et sec, n’ayant point de prétention dans sa tenue: une
longue lévite bleue lui battait les talons, laissant entrevoir des bas
blancs dans de gros souliers à boucles. Sa perruque mal poudrée se
terminait par une étrange petite queue, en salsifis, que le continuel
mouvement de son cou et de ses épaules agitait plaisamment. Sous son
chapeau à larges bords, on n’apercevait d’abord que son nez, qui
s’avançait avec audace. Ses yeux, habituellement mi-clos, s’ouvraient
tout à coup comme pour lancer des flammes, puis ses paupières se
refermaient presque. Il s’appuyait volontiers sur une canne à bec de
corne de buffle, raccommodée en plusieurs endroits. Je vous esquisse le
portrait de cet homme singulier, parce que, avec son entregent, après
n’avoir fait que tirer les ficelles des marionnettes paternelles, il a
réussi à s’attribuer au Boulevard et aux deux Foires, une sorte de
gloire, si ce n’est pas profaner ce beau mot.

Nous vîmes des sauteurs, qui firent sur la corde des exercices attestant
leur adresse, puis des danses, et quelque chose comme une farce
italienne, que je trouvai assez grossièrement jouée, mais qui
divertissait les spectateurs. En fait, je m’occupais principalement de
la personne dont je m’étais fait le cavalier. Elle me disait qu’elle
préférait ce théâtre à celui d’Audinot ou à celui du sieur L’Écluse.
Mais cela m’importait peu. Je poussai quelques pointes en lui faisant
mille compliments sur la fraîcheur de son teint. Elle les accueillit
sans déplaisir. Je trouvai le moyen, peu à peu, d’insinuer mon pied près
du sien; elle ne parut point trouver qu’il y eût là une liberté extrême.
J’eus l’occasion, à la suite d’un mouvement qu’elle fit, de lui presser
expressivement la main, qu’elle ne retira pas. Je lui avouai bientôt que
j’éprouvais pour elle les plus tendres sentiments et elle me répondit
qu’elle n’était pas dépourvue de sensibilité, et qu’elle était bien près
de les partager. Elle oubliait aussi de regarder du côté de la scène.
Notre conversation devenait fort confiante. Je pouvais juger, à vue de
pays, que je mènerais l’aventure à ses fins.

Soudain, elle retint un petit cri de surprise. Un grand escogriffe qui,
depuis quelque temps, examinait la salle, et que j’avais remarqué pour
la raison de cette inquiétude qu’il manifestait, s’approcha d’elle, fort
courroucé, et n’ayant point égard au dérangement des spectateurs, lui
dit qu’il était bien assuré de la trouver à ce spectacle, au lieu de
demeurer attachée à ses devoirs.--«Je suis perdue, soupira-t-elle à mon
oreille, c’est un parent fort sévère qui a reçu de ma famille la charge
de veiller sur moi.» Je protestai que je saurais la défendre.--«N’ayez
garde de le provoquer, reprit-elle; il se vengerait, en me battant, de
l’affront que vous lui feriez. Il vaut mieux vous arranger sans éclat
avec lui». Nos voisins commençaient à se fâcher de la venue de cet
intrus et du trouble qu’elle causait. Nous sortîmes.

Supposé que cet homme eût des droits sur la jeune femme que je pensais
déjà conquise, il avait des façons grossières que je n’étais point
disposé à supporter.--«C’est vous, fit-il, qui débauchez les filles
d’honnête maison?» Je haussai les épaules. Des regards suppliants de
celle à qui je croyais encore devoir ma protection m’invitèrent au
calme, alors que j’avais une furieuse envie de donner sur la joue à ce
brutal. Ces regards semblaient me faire craindre qu’elle fût dans le cas
d’expier, plus tard, ma chevalerie, et retinrent ma main. Mais une autre
insolente réflexion de ce goujat eut raison de ma patience, et je ne pus
me retenir de lever ma canne sur lui.

Il me déclara, alors, qu’il était exempt de police, qu’il avait le bras
plus long que ma canne et que plainte serait rendue.--«Apaisez-le, me
dit tout bas sa prétendue parente, en lui donnant deux louis. C’est un
ivrogne, il ira les boire et ne pensera plus à rien.» Je compris, à ce
moment, que l’homme et la femme avaient été de connivence et que j’avais
été joué par eux, qui avaient préparé cette machination, misant sur ma
naïveté. Le dégoût me prit, et quoique la brèche fût assez forte pour ma
bourse, je jetai à terre les deux louis, que le coquin ramassa. Mais on
nous entourait déjà et je ne voulais pas que l’attention fût attirée sur
moi de cette façon déplaisante. Voilà, Monsieur, encore une de mes
bonnes fortunes, et j’enrage de mon défaut de perspicacité, mais ces
mésaventures ne laissent pas que de m’instruire.

J’avais été la dupe d’une comédie, mais je vis bien que ces comédies,
toujours aux dépens de quelqu’un, foisonnent sur le Boulevard. Je fus le
témoin d’une autre, que les circonstances me permirent de suivre. Un
couple de bourgeois se frayait un passage parmi la multitude. Un quidam
soutint que ce passant, donnant le bras à une femme assez bien faite,
dont il dépassait l’âge de beaucoup, lui avait, avec intention, marché
sur le pied. Le bourgeois protesta qu’il n’avait marché sur le pied de
personne, à quoi un démenti lui fut opposé. Vous eussiez été surpris de
voir aussitôt trois ou quatre particuliers surgir aussitôt et, se mêlant
à la discussion, donner raison au querelleur. Ce n’était, d’ailleurs,
qu’un flux de paroles, comme s’il eût été de toute nécessité de juger le
cas. La femme, qu’on eût dit fort effrayée de cette algarade, avait pris
de la distance. Quand les arbitres, semblant différer à plaisir le
prononcé de leur sentence eurent bien voulu reconnaître qu’il n’y avait
eu aucune offense, le mari chercha vainement son épouse. Il n’était
point étonnant qu’elle se fût perdue, au milieu de cette affluence de
promeneurs. La vérité, comme le hasard me permit de m’en assurer plus
tard, est qu’il y avait eu là une habile manœuvre. A la faveur de cette
altercation, lui permettant de se soustraire à la vigilance d’un jaloux,
la dame avait rejoint un galant officier, qui l’attendait au coin de la
rue de La Tour, donnant sur le boulevard. C’était cet officier qui avait
travesti des soldats de son régiment et leur avait donné l’ordre de
susciter la dispute. Ainsi avait-il gagné, pour sa belle, une heure ou
deux de liberté, qui durent être le mieux employées du monde.

Après ce temps, ce fut à la femme de chercher son mari et, quand elle le
rencontra, feignant d’être irritée, elle lui fit les plus sanglants
reproches d’avoir été abandonnée par lui. Ce pauvre benêt, fort loin de
soupçonner qu’il eût été bafoué, s’excusait de son mieux et faisait à
cette rouée mille cajoleries pour obtenir son pardon. Voici, Monsieur,
de ces tours qui sont communs à Paris, où se prodigue une incroyable
fertilité d’esprit pour se moquer des gens.

Il y eut, dans la foule, un grand mouvement. Un spectacle s’offrait à
elle fort surprenant, à ce point qu’elle n’en croyait pas ses yeux. Une
femme maniant avec dextérité son coursier, était apparue. Cette amazone
hardie ne le cédait en rien pour l’adresse aux cavaliers, et, en
dirigeant expertement sa monture au milieu de tous les obstacles,
entendait montrer qu’elle avait fait son académie. Le fait qu’elle se
risquait ainsi sur le Boulevard scandalisait les uns et incitait les
autres à battre des mains. Mais tous s’accordaient sur la nouveauté de
l’événement, et sur l’audace d’une telle originalité.

A point nommé, le défilé des voitures était dans sa plus furieuse
action; les carrosses à sept glaces attelés de chevaux soupe-au-lait,
les dormeuses, les berlines à cul-de-singe, les vis-à-vis, les soli, les
phaétons, les gondoles, les cabriolets, les diables, se pressaient
inlassablement. Je m’étais, ainsi que les autres, arrêté pour considérer
l’amazone, qui ne semblait point embarrassée de ces milliers de regards
braqués sur elle. Des cavaliers, dont l’étonnement n’était pas moindre
que celui du public, avaient tenu à lui faire honneur de son initiative
et ils l’entouraient, pour la saluer, à telles enseignes que les
cochers, quoi qu’ils en eussent, avaient dû s’arrêter. Dans ce moment,
une femme qui n’était point sans quelque élégance, s’abandonna à une
extrême imprudence. Elle pensa profiter de ce temps d’arrêt pour monter
dans le carrosse d’une personne de sa connaissance, mais avant qu’elle
eût pu aborder ce carrosse, la file des voitures recommença à se
remettre en mouvement. Je vis le danger que courait cette téméraire, que
menaçaient en effet, les chevaux, et, par une inspiration spontanée, je
m’élançai pour la soustraire à ce péril, en la saisissant par la taille.

Sans doute ne comprit-elle pas la pure bienfaisance de mon geste, ne se
rendant pas compte qu’elle fut dans le cas d’être renversée. Elle me
traita d’insolent et me donna un soufflet. Je ne sais par quel hasard
elle se tira d’affaire, mais je fus, quant à moi, jeté sous les roues
d’un équipage. Il y eut miracle à ce que je restasse entier, mais,
piétiné comme je l’avais été, froissé, abîmé, j’étais hors d’état de me
relever seul. Des gens de bon cœur m’aidèrent à me remettre debout:
j’avais de la confusion à être vu ainsi, avec mes membres endoloris et
mon habit souillé de poussière, par une aussi nombreuse compagnie. Je
demandai qu’on me voulût bien conduire, pour que j’eusse le temps de me
remettre, au café le plus voisin. C’était le café Alexandre, où l’on a
accoutumé de pénétrer en franchissant une longue barrière, comme on le
fait au théâtre. Je remerciai mes obligeants assistants; je me devais
apercevoir, un peu plus tard, que l’un d’eux avait poussé cette
assistance jusqu’à me soustraire la bague que j’avais au doigt. Je
repris peu à peu mes esprits, n’étant, par fortune, qu’exténué et rompu.
J’examinai, pour me distraire, ce café, qui a une longue façade, sans
étage, sur la contre-allée, où s’ouvre une vaste porte, mais deux
Suisses empêchent d’entrer directement par cette porte, d’où l’on a vue
sur un magnifique jardin, qui a une grande profondeur: on n’a accès dans
les salles qui sont agréablement décorées, qu’après avoir passé par
cette barrière dont je vous ai parlé. Ce n’était pas encore l’heure où
toutes les tables se disputent. Cependant que, après m’être fait donner
un verre de ratafia, je retrouvais mes forces, mais pour être marri de
mon accoutrement, à la suite de mon accident, je remarquai non loin de
moi un homme, à tournure militaire, d’aspect un peu rude, encore que ses
traits annonçassent un fond de bonté. Il me regardait depuis un moment
avec une sorte de sympathie bourrue.

--Mordieu, Monsieur, me dit-il avec intérêt, vous avez subi une fâcheuse
mésaventure. Puis-je vous servir en quelque chose?

Je lui contai le désagrément auquel j’avais été exposé. Il hocha la
tête.

--Si vous aviez mon expérience, reprit-il, vous vous garderiez bien de
vous employer pour une femme. On expie toujours l’aide qu’on lui a
portée.

Tout meurtri que je fusse, je protestai que, quoi que l’on risquât, il
était du devoir d’un galant homme de se faire le protecteur du sexe.

--Ce sont là belles idées dont je suis fort revenu.

J’insistai auprès de lui pour connaître la raison de ses singuliers
principes. Il s’approcha de moi et transporta sur ma table son verre de
bière et l’assiette d’échaudés, auxquels il n’avait pas encore touché.

--Si je suis destiné à vieillir inutilement, dit-il, si je mène une vie
oisive, alors que j’étais tout bouillant d’activité, si je traîne mes
journées en ce café, c’est pour avoir été trop complaisant à l’égard
d’une femme. Je m’appelle (ou plutôt, je m’appelais) M. de Rocquemont,
et j’étais officier au régiment de Bouillon. Faites-moi la grâce de
croire que je n’ai aucunement démérité dans le service, ni en ce qui
touche à l’honneur. Je n’en ai pas moins été réduit à rompre ma
carrière, pour fuir le ridicule. Vous avez encore sur le visage quelques
traces de fatigue. Écoutez mon histoire: votre jeunesse y trouvera
peut-être une leçon.

M. de Rocquemont me narra, en effet, les curieux événements qui
l’avaient, en quelque sorte, retranché du monde.

De cette promenade sur le Boulevard, si vanté, si prôné, où je n’ai
éprouvé que désillusions, d’où je sors fourbu, ayant risqué de n’en
point revenir, je n’ai emporté que cette histoire. Je vous la dirai.
Mais en ce qui me concerne, je crains, Monsieur, en n’ayant à vous
parler que de mes déboires, de ne point vous donner de moi, sur qui vous
avez fait fond, une flatteuse opinion. Je ne puis que vous demander
d’avoir quelque patience.




V

ROCQUEMONT-LA-DUÈGNE


Ce 25 de Juin 1770.

Je vous ai dit, Monsieur, ma rencontre, au café Alexandre, avec M. de
Rocquemont, et je vous entretins du récit qu’il me fit, et qui me parut
fort curieux. Je vous en ferai part, mais ce qui manquera, c’est le ton
d’un homme, que l’on devine excellent sous sa brusquerie, mais qui,
depuis longtemps, ne cesse de nourrir un grand dépit. Imaginez qu’il a
quelque quarante ans, robustement portés. Il a le visage un peu rude:
peut-être cette rudesse est-elle accentuée par une longue balafre qu’il
a sur la joue gauche, venant d’une ancienne blessure. On sent en lui un
air de loyauté. Ce n’est pas sans raison que je suis enclin à quelque
défiance: cet homme-là, cependant, n’est point de ceux avec lesquels il
soit utile de prendre des précautions. Sauf que l’ennui le ronge, à son
ordinaire, il n’avait nul intérêt à engager la conversation avec moi. Au
demeurant, bien que je sache qu’il se tient tous les jours,
l’après-dîner, à ce café, suis-je appelé à le revoir? Je vous
transcrirai donc son histoire, telle qu’il me la conta.

«Je vous ai dit mon nom, fit-il, mais c’était celui que je croyais
m’appartenir... A la vérité, je ne suis plus M. de Rocquemont, major au
régiment de Bouillon: je suis Rocquemont-la-Duègne. Je n’ai point
pourtant mission de chaperonner personne. Ce sobriquet a causé mon
malheur, et je dois ces malheurs à une trop grande facilité
d’obligeance.

Je suis un officier de fortune. Ma famille n’était ni illustre, ni
riche, et je n’eus d’autre parti à prendre que de me fort attacher à mes
devoirs militaires. Je n’avais jamais eu que des aventures de sièges et
de batailles. On voulait bien reconnaître que je me comportasse au feu
avec quelque bonne grâce (pardieu, c’était mon métier), mais, pour le
reste, je me devais contenter d’écouter, au bivouac ou dans la tranchée,
la relation des bonnes fortunes des autres. Il s’en fallait, cependant,
que je n’eusse pas quelque romanesque dans l’âme.

Cette disposition vous fera comprendre comment, après avoir reçu les
confidences d’un jeune officier de mon régiment, M. de Brabançais, je
fus, contre toute raison, accessible à sa prière de l’aider dans
l’entreprise la plus extravagante: il ne s’agissait de rien moins que
d’un enlèvement.

La campagne de Minorque s’était achevée, et, quand j’y pense, c’était
bien la peine d’avoir sacrifié tant de braves gens pour que les Anglais
nous reprissent cette île! On ne se battait plus. Nous tenions seulement
garnison, n’ayant à réprimer que quelques mouvements.

Il est, à quelque distance de Mahon, une petite ville assez coquette,
qui a nom Ciudadella. Envoyé en détachement dans cette ville, M. de
Brabançais, qui est un joli petit homme, n’avait pas tardé à nouer une
intrigue. Il avait échangé les plus brûlants regards avec une gracieuse
Minorquine, fille de l’alcade. Des regards on en était venu aux paroles:
M. de Brabançais est leste de propos et d’action; il a de l’esprit et du
jargon. De sorte que ce fut bientôt, des deux côtés, la passion la plus
violente du monde. Cet officier ne rentra pas à Mahon, où il était
rappelé, sans avoir convenu avec la señorita Mencia qu’il la viendrait
secrètement chercher, car il avait fait serment (les serments ne lui
coûtaient guère) de l’emmener jusqu’en France.

--Hé bien, lui dis-je, avec un intérêt que je ne sus pas assez
dissimuler (une histoire d’enlèvement, j’en avais tant lu!) Voici qui
est à merveille: je ne saurais donc que vous souhaiter bonne chance,
si...

Et j’ajoutai, par acquit de conscience:

--Si je ne vous devais d’abord des remontrances. M. le Maréchal ne vint
pas mettre le siège devant Mahon pour que vous jetiez le trouble dans
les familles de l’île.

--Monsieur, me répondit-il, peut-être vous souvient-il que je n’ai pas
boudé à l’assaut. Mais au point où en est mon amour, les plus pressants
conseils ne pourraient m’empêcher de tenir la parole que j’ai engagée à
doña Mencia. Elle m’attend, et elle a foi en moi pour la délivrer du
jouer qui pèse sur elle: ne lui veut-on pas faire épouser un homme qui
serait d’âge à être son grand-père? N’est-ce pas affreux?

J’en convins. J’étais tout oreilles et gagné par la promesse du récit de
l’aventure, quand elle aurait été menée à ses fins.

--Mes dispositions sont bien prises, continua-t-il; c’est par la mer que
nous quitterons la ville qui, vous le savez, est entourée de murs. Je me
suis assuré de la fidélité de deux bateliers, et une barque sera prête
dans le port.

--Puisque, fis-je sans beaucoup de conviction, car j’eusse été fâché que
le roman s’arrêtât à cette préface, puisque vous ne tenez point compte
de mes avis...

--Hé, Monsieur, dit M. de Brabançais, que parlez-vous de vos avis! Ce ne
sont point ces avis que je sollicite, mais le plus grand service que
vous me puissiez rendre... J’attends de votre amitié que vous soyez de
l’expédition.--Moi?--Refuse-t-on son assistance à un homme aussi épris
que je le suis? Songez que je suis responsable de l’honneur et du salut
d’une femme... En dépit de toutes les précautions dont je me suis
assuré, imaginez que l’éveil soit donné; il faudrait se défendre.

J’eus la vision de beaux coups d’épée, et qui n’eussent point été
donnés, cette fois, pour le service du roi. Je me figurai de grands yeux
noirs se tournant vers moi avec reconnaissance, dans un regard me payant
de la galanterie de mon désintéressement.--«J’accepte», dis-je à M. de
Brabançais.

Nous arrivâmes à Ciudadella, dans la nuit. Devant la maison de doña
Mencia, il frappa trois fois dans ses mains. Mais deux ombres au lieu
d’une, parurent. Je n’eus point le loisir de demander quelque
explication. L’une des ombres, légère et fine, rejoignit M. de
Brabançais. L’autre qui, en s’approchant, devint assez massive,
m’aborda. Elle était encapuchonnée. De ce capuchon sortit une voix qui
ne me sembla pas toute jeune.--«Je sais dit-elle, que je me lie à un
vrai chevalier. Il faut bien (la dame eut un soupir langoureux) que je
vous estime tel pour consentir à cette entrevue, objet de vos vœux.»

--Mes vœux? pensai-je, avec quelque surprise.

--Mais un attachement aussi constant que le vôtre doit être traité avec
ménagement, et il justifie mon imprudence. Il est vrai que je fus
touchée des sentiments que vous me fîtes exprimer.

Mon étonnement ne laissait pas que de croître. Elle souleva alors son
voile, et, bien qu’il n’y eut d’autre clarté que celle des étoiles,
j’eus un petit frisson, car le visage que j’entrevoyais était celui
d’une personne mûre et fort dénuée de grâce.

L’autre couple, cependant, avait pris de l’avance. Il arrivait près du
port, et M. de Brabançais faisait déjà signe aux bateliers, attendant à
leur poste. Soudain, des cris retentirent derrière nous; on venait, je
ne sais par quelles conjonctures, de s’aviser de la fuite de doña
Mencia. Je pressai le pas, entraînant ma compagne. Ne commettait-elle
pas quelque méprise? Mais le moment n’était pas aux éclaircissements. Le
malheur voulut que je me jetasse dans un maudit fossé, reste des travaux
de défense, et je faillis m’y rompre le cou. Mon épée, ayant supporté le
premier choc, se brisa. Hélas! que j’étais loin des promesses héroïques
que je m’étais promises! Il me fallut l’aide des poursuivants pour que
je fusse retiré, en piteux état, de cette sorte d’abîme. En tournant les
yeux du côté de la mer, je distinguai, dans les premières transparences
de l’aube, un point noir. Je restais l’impuissant prisonnier d’une foule
irritée, et la dame âgée qui avait commencé avec moi la plus singulière
conversation emplissait l’air de ses lamentations sur l’irrémédiable
scandale dont elle se disait la victime.

On ne pouvait plus rien contre le ravisseur de doña Mencia, mais on tira
de moi, Monsieur, la plus barbare vengeance. Doña Jacinta (ainsi
s’appelle la matrone que j’avais enlevée sans le savoir), se plaignait
d’être déshonorée. La ville entière, je crois bien, accourut, et lança
contre moi les plus cruelles invectives. Que faire? Je m’étais à ce
point meurtri dans ma chute que je chancelais, et je n’avais plus
d’épée. L’alcade tint conseil avec quelques notables: on décida, et
c’était bien la plus étrange aventure de cette nuit d’aventures, que je
devais épouser sur-le-champ doña Jacinta. Je déclarai que je mourrais
plutôt. On ne tint point compte de mes protestations. On me porta, car
je ne pouvais plus marcher, dans une chapelle où un prêtre nous unit.
Puis, à bout de forces, je perdis connaissance.

Je compris tardivement ce qui s’était passé. Doña Mencia n’avait pu
quitter la maison sans la complicité de la duègne. Par une ruse assez
infernale de M. de Brabançais et de sa maîtresse, on avait persuadé la
crédule vieille qu’un autre officier s’était éperdûment épris d’elle.
Que ne lui avait-on pas conté pour la décider à un accord dans la fuite?
Elle avait accepté cette fable, et ainsi, avait-elle elle-même préparé
le départ pour rejoindre le cavalier qu’on lui avait donné comme
soupirant.

Quelques jours plus tard, bien qu’encore mal en point, je parvenais, au
prix de mille artifices, à regagner Mahon, et mon premier soin était de
demander raison à M. de Brabançais de la liberté avec laquelle il avait
usé de moi. Je le blessai à l’épaule. Médiocre satisfaction! En rentrant
chez moi, la première personne que j’aperçus fut doña Jacinta--ma
femme--qui avait su me trouver et qui ne me voulait point quitter, en
arguant de son titre d’épouse. Je dus la faire congédier par deux
grenadiers, mais elle revint, elle ne cessa point de revenir, et, dans
le temps même que je me croyais le mieux à l’abri de ses poursuites, je
la voyais apparaître.

M. de Guénant, qui commandait les troupes, eut vent de cette affaire, et
m’adressa les plus amers reproches, en insistant sur ce point que sa
politique exigeait que les habitants de l’île n’eussent point à se dire
molestés par les Français. Il voulut bien, cependant, écouter les
explications que je lui donnai, et il en sourit. Mais il déclara que,
pour ne pas indisposer les Minorquins, il devait, bien qu’il compatît à
mon infortune, reconnaître mon mariage pour valable.

Mais les officiers du corps d’occupation ne m’épargnèrent pas les
brocards. C’est alors que je devins, d’un surnom qui devait me rester,
quoi que je fisse, Rocquemont-la-Duègne. Je châtiai, assurément,
quelques insolents, mais a-t-on raison de toute une armée? Chez ceux-là
même qui se taisaient, je sentais la moquerie. Je demandai à être
renvoyé en France, et mes démarches me firent désigner pour un régiment
qui se tenait en Flandre. J’avais lieu d’espérer qu’on me laisserait en
repos, mais les nouvelles malicieuses se répandent avec une rapidité
singulière. Des lettres de Minorque avaient fait connaître ma disgrâce.
Je ne tardai pas à me convaincre, quelque réserve qu’on voulût d’abord
garder, qu’on en était instruit. Dans la familiarité qui s’établit entre
gens de même état, on n’eut plus cette discrétion. Quelqu’un me fit la
méchante plaisanterie, qu’il paya un peu cher, de m’annoncer l’arrivée
de doña Jacinta. Je vis bien, en dépit de cinq ou six duels sérieux, que
je serais toujours Rocquemont-la-Duègne, que je ne saurais faire oublier
la légende qui pesait sur moi, car elle se transmettait partout. Nous
vivons dans un pays où l’on se ferait tuer plutôt que de renoncer à une
raillerie, fût-elle la plus usagée. J’étais d’humeur confiante et
serviable. Je n’eus plus que de l’aigreur. J’en vins à avoir peur, oui,
Monsieur, peur, moi qui étais le premier aux assauts, d’une allusion à
mes déboires.

J’abandonnai la carrière des armes, qui était la seule pour laquelle je
me sentisse du goût. Je dus me réfugier à Paris, où il est possible de
se faire ignorer. Je vis chichement d’une maigre pension, je supporte
mal mon oisiveté, j’ai peu de commerce avec les hommes. Je ne les
considère plus guère que de cette table de café, où ce que je vois et
entends me fortifierait facilement dans ma misanthropie.

Si je crus devoir vous entretenir des injures du sort à mon égard, c’est
que, votre jeunesse et votre air de franchise m’intéressèrent et que je
voulus mettre en garde votre généreuse inexpérience contre de premiers
mouvements, quand il s’agit des femmes. Moins prompt à de la
complaisance, je n’eusse point connu les traverses qui ont fait de moi
une sorte de loup-garou. Au demeurant, le sexe n’étant point en jeu,
disposez de moi.»

Ce fut là le discours que me tint M. de Rocquemont. Bien qu’il ait des
motifs à ses ressentiments, sa morale me parut un peu sèche, et je ne
saurais m’en nourrir. Mieux valent de belles imprudences. Il n’est
point, Monsieur, que des ingrates ou des fourbes, et je compte bien
avoir à vous annoncer, quelque jour, une glorieuse conquête, qui me
dédommagera de mes premières épreuves.




VI

UNE INITIATION


Ce 3 d’Août 1770.

Il ne sera pas dit, Monsieur, que je serai toujours dupé. Je ne laisse
pas que de me former et de démêler les pièges qui sont sans cesse tendus
à un novice de la vie de Paris. Il est vrai que, poussé par mon désir de
me distinguer, je fus d’abord de la dernière étourderie. Mais j’ai si
grande hâte de pouvoir vous informer de quelque action qui justifie les
espoirs que vous voulûtes bien fonder sur moi!

Je me promenais dans le Palais-Royal, rêvant aux moyens de faire une
brillante entrée dans le monde. J’avais arpenté l’allée de Foy; j’avais
vu se grouper autour d’un arbre au tronc puissant qu’on appelle l’arbre
de Cracovie, des gens paraissant fort affairés. Ce sont les nouvellistes
qui font et défont les mariages princiers, concluent des traités,
déplacent les ministres, régissent l’Europe par le seul effet de leur
imagination. Je m’étais assis sur un banc, voisin du grand portique de
treillage que décorent trois figures placées dans des niches. Une jeune
femme, dont les allures ne disaient que trop l’indigne commerce auquel
elle se livrait, vint, d’un ton fort humble, me prier que je consentisse
à la souffrir un instant près de moi. Elle sollicitait ma protection, en
me montrant un des suisses qui ont mission d’exercer la police du
jardin. Il l’avait poursuivie, armé d’un fouet et, se dissimulant sous
les ormes en boule qui entourent le grand parterre de gazon, elle lui
avait échappé. Les règlements interdisent, bien qu’ils soient
constamment transgressés, la présence des demoiselles de la petite
bande. Elle me dit qu’elle avait omis d’acheter la tolérance du suisse
par quelque bonne main, comme font les autres, et que c’était pour cette
raison que cet homme s’acharnait contre elle. Elle accusa les gardes du
jardin de toutes sortes de vilenies. En permettant qu’elle se reposât à
mes côtés, j’assurais sa sauvegarde. Il y eût eu de l’inhumanité à lui
refuser cette grâce, mais je n’avais nul désir d’un entretien avec cette
nymphe défraîchie, et je ne la supportai que jusqu’au moment où le
suisse eut décidément tourné le dos. D’autres objets, qui dissipaient ce
dégoût, attiraient mon attention. J’enviais l’aisance de quelques
promeneurs et je m’attachais à étudier leurs manières.

Enfin, je me levai, et, dans le temps que je parcourais l’allée des
marronniers, j’eus une extrême surprise. Un homme d’assez bonne mine,
m’aborda fort courtoisement, en ôtant son chapeau.

--Monsieur, me dit-il, j’attends votre ordre pour me couvrir. Je
répondis à cette politesse par le même geste, de sorte que nous fussions
demeurés tête nue, si nous n’eussions fini par sourire de ces égards que
nous nous témoignions.

--Monsieur le Comte, reprit ce galant homme, j’ai pris la liberté
d’engager la conversation avec vous pour vous adresser des reproches.

--A moi, Monsieur?

--Songez-vous que la constance de votre attachement pour Mme de Merville
est une manière de scandale? Vous l’avez prise, en prévenant les
desseins que j’avais sur elle. Je m’inclinai devant votre fantaisie, et
je pris le parti d’attendre qu’elle fût passée pour satisfaire la
mienne. Mais voici trois ou quatre mois que vous la possédez, sans que
votre goût soit épuisé. Vous êtes trop équitable pour ne point admettre
mon impatience, car c’est un terme trop long pour ravir aux autres cette
femme désirable.

--Monsieur, lui dis-je, je ne comprends aucunement votre discours.

--Hé quoi! Vous voulez faire le discret, quand tout Paris connaît votre
liaison!

--Paris, Monsieur, se trompe fort sur mon compte, et, au portrait que
vous tracez de cette personne, je suis pénétré de regrets qu’il s’abuse.

--Grands dieux! fit soudain le survenant qui m’avait posé cette énigme,
n’ai-je point l’honneur de parler au comte de Grancour?

--Je suis le chevalier de Fagnes.

--Quelle erreur fut la mienne, mais qui ne se serait trompé à une telle
ressemblance? Je viens d’être un grand sot. Tout au moins, de cette
façon bizarre, me suis-je donné le plaisir de lier conversation avec un
aimable gentilhomme, m’inspirant la plus vive sympathie, et nous ne
saurions nous quitter sans avoir poussé plus loin notre connaissance.

Il déclara qu’il se nommait le baron de Dormeuil et ajouta qu’il était
fort répandu dans le monde, et qu’il serait charmé de pouvoir m’être
utile. Il témoignait d’une parfaite urbanité, et je fus gagné par ses
manières affables. Il me pria d’accepter que nous nous reposions au café
de Jousserand, car, me dit-il, sa vivacité naturelle répugnait à la
gravité des joueurs d’échecs du café de la Régence, et il comprenait mal
que des gens passassent des heures, avec une grande contention d’esprit,
à pousser du bois. Il aimait, quant à lui, les émotions du jeu, où le
hasard décide rapidement du gain ou de la perte.

Quand nous fûmes installés devant une table, il me dit que, puisqu’il
avait prononcé le nom de Mme de Merville, il pouvait ajouter qu’elle
avait toutes les grâces et qu’il souhaitait depuis longtemps être avoué
par elle. Il ne s’en était fallu que de peu qu’il ne précédât le comte
de Grancour dans son intimité. Il se fâchait que le comte, qu’il
entendait remplacer, s’attardât, avec une sorte de candeur dont il était
surpris, dans cette liaison avec une femme connue, d’ailleurs, pour se
plaire au changement. Il parlait avec une brillante légèreté, que
j’admirais en pensant que j’aurais fort à faire pour devenir un jour,
comme lui, un homme à la mode.

Il demanda des cartes et, tout en causant, en contant cent traits
plaisants sur la société de Paris, il me gagna quelques parties. Puis il
me questionna avec intérêt sur mes ambitions, et je lui dis avec
sincérité, car ce diable d’homme m’avait mis tout de suite sur le ton de
la franchise, que je voulais être jeté dans une grande aventure, où
j’eusse à montrer l’ardeur et le courage que je sentais en moi et qui
attirât, sur moi, l’estime publique. Je lui confiai que c’était par
quelque action d’éclat, dont je cherchais l’occasion, que j’entendais
parvenir. Il me félicita de mes dispositions, en convenant qu’il était
ignoble de courir après la fortune par de petits et lents moyens, et
qu’il fallait frapper d’un coup l’opinion, et conquérir une renommée,
qui pose un homme et lui donne, en un jour, de la considération. Il
secondait trop mes vues pour que je ne l’écoutasse point volontiers. Il
ajouta qu’il était lui-même parvenu à la situation qu’il occupait en se
conduisant, en une circonstance qu’il ne pouvait pas encore me révéler,
avec la détermination la plus hardie.

--Je suis, me dit-il, dans le cas de vous servir en vos desseins, que
j’approuve. Je vous crois capable de résolution et d’audace. Encore
suis-je tenu à de la discrétion. Vous plaît-il de vous trouver demain
matin, à onze heures, au Palais-Royal, à l’endroit même où j’eus la
bonne fortune de vous rencontrer? Deux personnes, auxquelles vous
pourrez vous fier, car elles dépendent de moi, se présenteront à vous,
en se recommandant de mon nom. Je vous engage à les suivre: elles ne
voudront que votre bien.

Le baron de Dormeuil me quitta, non sans de chaudes protestations
d’amitié, en m’assurant que sa méprise aurait pour moi des résultats
heureux, et qu’il serait ravi de favoriser des inclinations qui lui
donnaient une parfaite idée de mon caractère.

Je vous avoue, Monsieur, que je restai fort intrigué, jusqu’au
lendemain, par le mystère dont, après sa facilité d’épanchements,
s’était entouré M. de Dormeuil. A l’heure indiquée, je vis apparaître
deux hommes qui, à la vérité, avaient moins bonne apparence que celui
par lequel ils étaient envoyés.

--Nous sommes aux ordres de M. le baron, firent-ils. Par l’obéissance
absolue que nous lui devons, nous avons mission de vous conduire jusqu’à
lui, si nous avons obtenu de vous le serment de ne divulguer aucunement
ce que vous verrez.

Je promis de me soumettre à cette règle.

--Peut-être, dit l’un d’eux, conviendrait-il de prendre un carrosse, le
lieu où nous nous rendons étant assez éloigné.

Nous montâmes donc dans une voiture, que je payai, et, après un trajet
fort long, nous descendîmes devant un assez méchant cabaret. Nous
traversâmes une salle qui donnait accès à une autre, où se tenait M. de
Dormeuil, mais non plus d’humeur frivole comme la veille. Sur ses
épaules flottait un grand manteau rouge, et il avait posé sur sa
perruque une manière de cercle.

--Je suis content de vous, me dit-il. Vous êtes sorti à votre honneur de
la première épreuve, qui était de suivre, sans savoir où ils vous
menaient, des inconnus. Vous êtes digne de premier degré de l’initiation
à notre Ordre. Vous avez de chevaleresques appétits: vous pourrez les
satisfaire, car cette société, dont je suis le grand-maître, s’est
donnée pour tâche de soutenir, fût-ce au péril de la vie de ses
affiliés, les nobles causes. Ses membres, unis par le même point
d’honneur, se jurent une inviolable fidélité. Vous serez surpris, quand
vous aurez mérité d’être mieux instruit de nos lois, de connaître leurs
noms, qui sont parmi les plus illustres. Des femmes partagent même nos
sublimes ambitions. Il s’en suit, pour accomplir de grandes choses, un
vœu de fraternité entre les adeptes.

Je répondis que je nourrissais le rêve d’accomplir de ces grandes
choses, et que je ne manquais pas de vaillance.

--Je le sais, reprit M. de Dormeuil, et c’est pour cette raison que j’ai
proposé au conseil de notre Ordre que vous fussiez admis parmi nous. On
saura compter sur votre épée. Notre œuvre de justice exige parfois des
sacrifices, mais ces sacrifices ont aussi leur récompense, par l’aide
réciproque qu’on s’est promise.

Je vous confesse, Monsieur, que ces promesses me remplissaient d’aise.
Elles me faisaient entrevoir ces exploits que vous m’invitâtes à
réaliser et dont la pensée me hante. Le secret qu’on exigeait donnait du
romanesque à cette scène. M. de Dormeuil me dévoila alors que l’Ordre
s’appelait l’Ordre des Fendeurs, et que le signe de reconnaissance entre
ses associés était, comme en jouant avec les doigts, de tracer le dessin
d’une F majuscule.

Je hasardai, cependant, que l’appareil me paraissait peu solennel pour
ma réception, et qu’elle se passait dans une manière de bouge.

--C’est pour dérouter les curiosités, fit-il, et assurer le secret qui
nous est nécessaire. Ces messieurs (et il montra ses deux acolytes)
suffisent comme témoins. Au demeurant, à un degré supérieur, lorsque
vous l’aurez gagné, vous serez convié à des réunions qui se tiennent (il
baissa la voix) jusque dans des palais.

Il me fit toucher trois fois le cercle qui lui entourait la tête, et je
dus, par trois fois aussi, tourner autour de lui. Je savais que des
sociétés se sont constituées, telles que la Frey-Maçonnerie, qui
imposent aux néophytes quelques rites, par quoi ils cessent d’être des
profanes, mais les simagrées auxquelles j’étais contraint me parurent
assez ridicules.

M. de Dormeuil me déclara profès au premier échelon de l’Ordre et
m’embrassa. Je ne sais par quel avertissement mon enthousiasme
s’éteignait peu à peu. Entre le Grand-Maître et un des hommes qui
m’avaient conduit, je surpris un sourire d’intelligence, qui me tint sur
mes gardes. Ma promptitude à m’enflammer pour de vastes desseins ne
m’avait-elle pas fait tomber dans quelque panneau?

--Hé bien, me dit le baron, vous voici satisfait. Un diplôme sera établi
à votre nom. Il ne reste plus qu’à vous prêter à une formalité, qui est
l’acquittement du droit d’entrée dans l’Ordre. Il n’est que de quatre
louis.

Outre que cette somme était élevée pour moi, je commençais à me défier.

--Ma foi, répondis-je, vous voudrez bien souffrir que, pour cette
formalité-là, je prenne quelque temps.

Vous eussiez vu, alors, Monsieur, le baron et ses compagnons changer de
physionomie et trahir leur cupidité.

--Point, dit-il, vous êtes, maintenant, en possession de nos pratiques,
et il nous importe d’avoir la garantie de votre silence. Me suis-je
abusé sur vous? Vous ne sortirez pas d’ici sans nous avoir donné
caution.

Un trait de lumière se fit tardivement en moi.

--Vous vous êtes en effet abusé sur ma crédulité, m’écriai-je. Permettez
que, à mon tour, j’use de quelque prudence. Veuillez me prouver que le
nom et le titre dont vous vous parez vous appartiennent, et que vous
n’êtes pas un rabatteur de ces jeunes gens qui gardent encore un air de
leur province, les abordant sous un prétexte, et, pour les exploiter,
tablant sur le faible que vous avez découvert en eux.

--Mais c’est une offense de la dernière conséquence...

--Que je suis homme à soutenir, dis-je en mettant la main sur la garde
de mon épée.

Le prétendu Grand-Maître avait pris une tout autre contenance. Son
masque de feinte élégance s’était évanoui et ne dissimulait plus la
bassesse de son visage. Il n’y avait plus en lui l’habile comédien qui
s’était plu à me leurrer, mais un coquin furieux d’être mis à sa vraie
place. Un de ses complices avait fermé la porte et pris la clef. Le faux
baron de Dormeuil exigeait, à présent, que je payasse une rançon pour
être libre. Pardieu, Monsieur, je sentis en moi de l’allégresse à
pouvoir me dépenser, s’il en était besoin. Je ne fus pas long à
bousculer ces trois filous et à les contraindre à me livrer passage, les
laissant fort décontenancés de ma résistance. Je donnai, en partant, cet
avis à mon dupeur de ne pas trop se faire illusion sur la figure des
gens.

Il faut faire bien des écoles, à Paris, Monsieur. Celle-ci, du moins, ne
m’a pas coûté cher. Mais quand aurai-je la véritable aventure que
j’attends et que, pour vous réjouir, je pourrai vous conter avec quelque
fierté?




VII

L’AFFAIRE DU GARDE DU CORPS


Ce 14 de Septembre 1770.

Quelque retard, Monsieur, a été apporté à cette lettre. Hélas, ce ne fut
point pour une cause heureuse. Dans le moment que je vous écris, je suis
encore fort perclus, et je me trouve dans la situation la plus fâcheuse,
qui pourrait bien aboutir à me jeter loin de mes rêves ambitieux.

La fantaisie me prit de refaire le voyage de Versailles, où la curiosité
m’avait mené dès les premiers jours de mon arrivée. J’étais mû par je ne
sais quel espoir d’une rencontre utile, fondé, au demeurant, sur un pur
hasard. J’éprouve de l’impatience à n’avoir pas trouvé une occasion de
prouver qu’on aurait à faire fond sur moi.

La première fois, j’avais pris la galiote jusqu’à Sèvres et j’avais
gagné, à pied, la ville qui doit à la cour son éclat, de sorte que
j’avais été incommodé par la poussière, et que je n’eusse guère fait
figure dans l’éventualité de circonstances favorables. En cette nouvelle
occasion, je montai modestement dans le carabas, qui est la voiture des
gens du commun. Encore avais-je dû disputer ma place, car c’était jour
de grand couvert, et il y avait affluence de curieux. Les huissiers ne
laissant entrer que les personnes décemment vêtues, celles dont j’étais
le voisin, assez pressé par elles, étaient du moins, si elles gardaient
de la vulgarité dans leurs propos, fort propres en leurs habits.
Apparemment que, au retour, elles ne tariront pas en réflexions sur les
grands appartements, sur le dîner du monarque, sur la façon dont il est
servi, sur l’étiquette, sur les particularités qu’elles ont remarquées:
«Le roi souriait..., le roi mangeait de bel appétit..., le roi n’a
cependant fait que toucher à un plat de bon aspect...» L’imagination
suscite, pour beaucoup, ces considérations, car, fût-ce en se haussant
sur la pointe des pieds, on jouit peu du spectacle. On dut parler aussi
de la ménagerie, qu’on ne manque point de visiter et du dromadaire qui
est abreuvé chaque jour, assure-t-on, de six bouteilles de vin de
Bourgogne.

Je ne souhaitais donc pas me mêler à cette bourgeoisie. Mais je voulais,
aux abords du château, observer les manières des gens de qualité, et,
comme pour une leçon d’expérience, lire sur leur visage les raisons de
leur faveur. La naissance n’avait point donné à tous les privilèges dont
ils se pouvaient targuer. Assurément, l’intrigue avait servi certains
d’entre eux. Mais, parmi tant de physionomies, je cherchais celles qui
eussent dit des droits bien gagnés par le mérite. Ainsi, fût-ce au
risque d’erreurs, je me représentais la destinée de ceux qui passaient
ou descendaient de carrosse. J’opposais à la bouffissure des uns le
maintien d’une dignité simple des autres. Peut-être quelqu’un de ces
derniers avait-il été comme moi un petit gentilhomme dépourvu de fortune
et dénué de protection, tout bouillant d’ardeur, cependant, dont les
circonstances avaient permis d’éprouver la vaillance et la fermeté
d’âme. N’en serait-il pas semblablement pour moi? Je sentais que je
n’étais pas fait pour végéter. Telles étaient les réflexions auxquelles
je m’abandonnais.

Mais il s’en faut que mes affaires se soient avancées... Vous ne lirez
pas sans dépit, Monsieur, le récit que j’ai la confusion de mettre sous
vos yeux.

Après avoir fait ma provision de remarques, je m’étais éloigné peu à peu
de la foule, et, tout en songeant, j’avais contourné l’aile droite du
château. Le grand mouvement ne s’étendait plus jusque-là. On eût dit, à
côté du bruit, le désert. Soudain, j’entendis un cri de douleur, et je
vis s’avancer, s’accrochant au mur, un homme vêtu de l’habit des
gardes-du-corps, et qui perdait son sang par plusieurs blessures. A
quelques pas de moi, il chancela. Je me portai à son secours.

--On m’a assassiné, dit-il, d’une voix faible, et je vais expirer.

Je le soulevai, et pour parer au plus pressé, je fis en sorte de
l’asseoir par terre, le dos appuyé contre une borne. Je l’exhortai à ne
point désespérer de son état, en l’assurant que j’allais lui faire
donner des soins, et je lui demandai de donner, autant qu’il pût parler,
quelques indications relatives à l’attentat dont il avait été victime.
Mais le souffle lui manquait, et il perdait le sentiment. J’appelai à
l’aide, ayant couru dans la direction de la place, et quelques personnes
survinrent. Parmi elles, se trouvait, par fortune, un apprenti
chirurgien qui, par des moyens élémentaires, tenta d’arrêter
l’épanchement du sang. Le blessé rouvrit les yeux et put dire qu’il
s’appelait M. de la Chaux, et qu’il avait été joint par deux
particuliers, un abbé et un homme de forte corpulence, habillé d’un
habit vert foncé. Ces détails ne furent obtenus qu’entrecoupés de
plaintes ou interrompus par des suffocations. L’abbé et l’autre avaient
sollicité de M. de la Chaux d’être introduits au château, mais non pas à
la façon qui était celle du public, insistant sur les motifs pressants
qui leur faisaient demander son intervention. Le garde-du-corps avait
refusé. Alors, les deux hommes l’avaient frappé à coups de poignard en
lui disant, ce qui prouvait leur intention de le tuer, que, du moins, il
ne pourrait dire à qui que ce fût, la démarche qu’ils avaient faite
auprès de lui... Les criminels s’étaient enfuis pour gagner,
apparemment, la route de Paris...

Cependant qu’on s’apprêtait à transporter l’infortuné M. de la Chaux en
un lieu où il serait loisible d’apporter quelque adoucissement à ses
souffrances, un rassemblement s’était formé et on se livrait à bien des
commentaires sur l’événement. Quel but avaient poursuivi les assassins
en essayant de séduire un officier du château? On frémissait à l’idée
qu’ils visaient peut-être au plus haut, et les plus alarmantes
conjectures venaient à l’esprit. La consternation était sur tous les
visages. N’était-ce pas contre la vie même du roi qu’un attentat avait
été projeté? Déjà, certains désignaient le bras qui avait armé les
meurtriers, qui étaient ou des affiliés à la Société[3] ou deux de ses
membres, ayant pris un déguisement. Leur arrestation eût été de la
dernière importance, mais du temps serait perdu avant que les
informations commençassent, fût-ce avec la plus grande diligence, et ces
misérables échapperaient peut-être aux recherches.

  [3] Les Jésuites, expulsés de France. «Le sentiment unanime est que
    cette Société est seule capable d’enfanter de si abominables
    projets». (Lettre de Mme de M... à M. de Mopinot, au sujet de cet
    attentat.) Les documents contemporains attestent que ce fut la
    première opinion qui se répandit (_Note de l’éditeur._)

C’est alors qu’une inspiration me vint soudain. Je priai M. de la Chaux
de faire un effort et de donner les précisions dont il pourrait se
souvenir sur ses agresseurs. Il répéta que, l’un d’eux, celui qu’il
avait le mieux dévisagé, était grand et fort, de plus de quarante ans,
avec un air de santé, que son habit était des plus simples et qu’il
était chaussé d’assez gros souliers qui ne pouvaient point n’être pas
remarqués. Quant à l’abbé, il semblait de petite taille, à côté de son
robuste complice. Il avait d’épais sourcils, le nez fort pointu et, sur
une des joues, un signe très visible.

J’étais encore le seul qui possédât ces signalements. Je résolus de me
mettre à la poursuite des assassins. Je cherchais à me mettre en
évidence par un coup d’éclat: quelle gloire pour moi si je pouvais
empêcher que ces misérables eussent le bénéfice de l’impunité! Je ne
doutais point qu’ils se fussent, en effet, concertés pour un crime
dirigé contre le monarque. Supposé que je les découvrisse et que je les
ramenasse en prisonniers, on ne parlerait plus que de ma présence
d’esprit et de mon courage; on me décernerait mille louanges; peut-être
aurais-je l’honneur d’être présenté au ministre, M. d’Argenson, qui
rendrait de moi bon compte au roi, et ce serait le commencement de ma
fortune.

Les scélérats ne devaient pas être encore fort loin. Je fis cette
réflexion que la prudence les invitait à ne s’être point jetés dans une
voiture, dont le cocher, fût-il à leurs ordres, eût été dans le cas de
les dénoncer. S’ils avaient tout d’abord couru, ils avaient dû bientôt
ralentir leurs pas, afin de ne se point signaler par leur allure rapide
et de passer pour d’inoffensifs promeneurs. Ce calcul, s’ils avaient,
selon les indications de M. de la Chaux, pris la route de Paris, me
donna de l’espoir. Je pensai, toutefois, qu’ils s’étaient
vraisemblablement séparés; mais, que je pusse atteindre l’un d’eux, je
me contenterais de cette victoire, qui amènerait presque infailliblement
la capture de l’autre.

Je me hâtai donc, examinant avec soin tous les passants, cherchant,
cependant, à prendre de l’avance sur les fugitifs. Il ne se trouvait
personne qui leur ressemblât, mais je n’avais garde de me décourager.
Sans doute, ils auraient pu prendre quelque chemin de traverse: il y
avait chance, néanmoins, qu’ils eussent suivi la grande route, où, leur
forfait n’étant pas encore connu, ils n’attireraient pas sur eux une
attention qui, par le souvenir qu’on en aurait gardé, donnerait, plus
tard, des indices pour les découvrir.

J’avais quelque dépit, quoi qu’il en fût, de la vanité de mes
investigations: il était dur de se voir traverser dans un projet aussi
louable. Mais, quand j’eus dépassé le hameau de Viroflay, j’aperçus
soudain un homme grand et gros, d’apparence robuste. Il était vêtu d’un
habit vert, et il était chaussé de souliers épais. Je fus agité de
pressentiment que je tenais le coupable que je cherchais. Jugez de mon
émotion, Monsieur, quand, en le regardant d’assez près, avec des
précautions pour me composer encore un air indifférent, je distinguai
sur son jabot, fort simple, quelques gouttes de sang. Apparemment qu’il
ne s’était pas avisé de ces preuves de son crime. Il y avait aussi du
sang sur ses manchettes. Mes présomptions s’étant fortifiées par cette
circonstance, outre que son extérieur répondait aux indications données
par M. de la Chaux, je n’hésitai plus. Je lui barrai la route. Il
témoigna d’un vif étonnement, qui me parut joué.

--C’est vous, lui dis-je, qui avez assassiné le garde-du-corps.

--Quel garde-du-corps? demanda-t-il, ne se mettant point sur la
défensive, ce que je pris pour de l’habileté de sa part, afin de
m’abuser. Il avait même quelque semblant de bonhomie: on eût dit qu’il
eût été tout à coup tiré de quelque rêverie.

--Ce sang, qui est celui de votre victime, vous accuse assez clairement.

--Eh, fit-il, ne peut-on plus saigner par le nez?

Je pensai qu’il s’attachait à feindre cette tranquillité d’esprit, et,
en effet, il me dit qu’il ne concevait point cette plaisanterie, et
qu’elle eût à cesser. Mais ma conviction s’était faite. Vous
confesserais-je que, à ce moment, alors que j’étais tout frémissant
d’ardeur, je me voyais déjà recevant, en affectant la modestie, des
louanges pour ma perspicacité? Je m’étais placé devant lui. Il voulut
m’écarter de la main.

--Quelle est cette persécution? reprit-il.

Je lui répondis qu’il n’aurait point impunément mis à mal un officier du
roi, qui, peut-être, expirait dans le moment, et, en une attitude
résolue, je tirai mon épée, lui donnant l’ordre de me suivre. Je
l’entendis faire cette réflexion qu’il était singulier qu’on ne gardât
pas avec plus de soins les pensionnaires des Petites-Maisons.

--Pardieu, dis-je, je ne suis point dupe de votre dissimulation. Vous
avez poignardé l’infortuné M. de la Chaux dont je serai le justicier, et
je vous somme de vous rendre à moi. Si je n’ai pu, dans le même temps,
mettre la main sur votre complice l’abbé, vous répondrez pour lui.

Je dus sentir la vigueur de son poignet, qui fut telle qu’il me
contraignit à laisser tomber mon épée. C’est de quoi je fus mortifié,
mais je la ramassai promptement, et comme il faisait mine de s’éloigner,
je me retrouvai en quelques pas face à face avec lui, en le menaçant de
la pointe de cette arme. J’ai de la confusion, Monsieur, à vous dire
que, ne gardant plus sa placidité, mais se montrant fort irrité, il
m’arracha de nouveau mon épée, et, avec une force brutale, la rompit sur
son genou. La fureur s’était emparée de moi, et, puisque j’étais
contraint à me servir de mes mains, je me jetai sur lui et le pris à la
gorge. J’entendais avoir le dernier mot et ramener l’assassin à
Versailles, en tant que mon prisonnier.

--Il faut donc, dit-il, que je me débarrasse de vous?

Confesserai-je tout le fâcheux de mes mécomptes? Cet homme, doué d’une
puissance de muscles qu’on n’eût pas soupçonnée, ne rougit point de
m’accabler de coups de poing, comme si j’eusse été un manant, et l’un de
ces coups fut si rude que je roulai jusqu’au fossé de la route, étourdi
à ce point que j’ai perdu le souvenir de ce qui m’advint ensuite. Quand
je rouvris les yeux, quelques personnes m’entouraient. Je sentais de
grandes douleurs dans tout le corps, mon front saignait, mes habits
étaient déchirés. J’étais hors d’état de me tenir debout. Ces passants
supposèrent que j’avais été attaqué et que mes agresseurs avaient pris
la fuite. Ils dirent qu’il y avait lieu de me porter à l’hôpital et on
m’y conduisit, en effet, dans une charrette dont le voiturier se rendait
à Versailles. L’indigne façon dont j’avais été traité, la honte de ces
violences qui s’étaient exercées sur moi me jetèrent pendant trois jours
dans le délire. Ce fut avec une grande surprise que je me retrouvai dans
un lit sordide. Un chirurgien qui m’examinait dans cet instant
recommanda qu’on me laissât en repos, en ajoutant que si j’avais été en
fort mauvais point, si je me devais ressentir quelque temps de ces
meurtrissures, mon organisme n’avait pas été atteint. Mais, le
surlendemain, ce ne fut pas le chirurgien qui apparut, ce fut un
commissaire, qui m’interrogea sévèrement.

--Voilà donc, me dit-il, où mène la débauche qui entraîne tous les
vices! Ils vous conduisirent jusqu’à l’action la plus abjecte. Vous en
vîntes à vous ruer, pour le dépouiller, sur un homme que vous jugiez
pourvu de quelque argent.

Je ne saurais donner l’idée de ma stupeur devant cette accusation. Je
répliquai que rien n’était plus faux au monde. Mais telle était
l’étrangeté de ce grief que les paroles me faisaient d’abord défaut pour
me défendre.

--Vous ne fûtes pas bien inspiré en vous en prenant à une personne qui a
le bras long, et qui a porté plainte, demandant qu’une exacte justice
soit rendue. Cette personne n’est autre que M. l’Envoyé de Genève, et
j’ai reçu des magistrats l’ordre d’informer contre vous. Je ne vous
dissimule point que votre cas est fort grave. Vous ne quitterez
l’hôpital que pour la prison.

Il me laissa, jeté dans les réflexions les plus amères qui fussent. Je
m’étais trompé en pensant voir un criminel en un homme parfaitement
étranger à l’affaire du garde-du-corps. Je voulais douter encore,
cependant. Quelle apparence y avait-il que M. l’Envoyé de Genève fît, à
pied, le chemin de Paris, et qu’il eût cette simplicité de costume? Mais
le commissaire m’apprit, que cet ambassadeur d’un état de Suisse, M.
Sellon, n’avait nulle morgue, qu’il n’accordait aux obligations de
l’étiquette que l’indispensable, et que, dans le privé, il aimait ses
aises. S’il portait de gros souliers, c’est qu’il avait du goût pour la
marche, de sorte qu’il n’avait pas besoin de son carrosse pour revenir
de Versailles à Paris.

Je pus enfin, non sans avoir eu beaucoup de peine à vaincre de
désavantageux préjugés à mon égard, expliquer enfin les raisons de mon
erreur et dire le sentiment qui m’avait poussé à venger le meurtre de M.
de la Chaux. Le commissaire eut un sourire plein d’ironie.

--M. de la Chaux, me dit-il, est, présentement, en meilleure santé que
vous. Ses blessures n’étaient qu’égratignures, et par le motif qu’il se
les était faites lui-même, ainsi qu’il a été reconnu. Il ne fut qu’un
imposteur qui, pour obtenir une pension (car il est fort endetté) avait
imaginé ce roman de son assassinat, en tentant de faire croire qu’il
avait prévenu, par son zèle, l’exposant à perdre la vie, le plus grand
des malheurs. Il se ménagea un peu trop pour donner créance à sa fable.

--Mais, m’écriai-je, et l’abbé, et l’homme en habit vert?

--Il les inventa de toutes pièces, et vous fûtes bien prompt à ajouter
foi à ce conte.

C’était donc un impudent mensonge, qui était la cause de mes
vicissitudes. Mais si ma bonne foi apparaissait certaine, je n’en étais
pas moins, par ma faute, par ma malencontreuse inspiration, que j’avais
estimée généreuse, dans la plus déplorable posture. Je ne vois que trop
qu’il faut se garder de se dévouer à l’étourderie.

J’ai eu les côtes presque brisées, je suis privé de ma liberté, je ne
sais ce qui m’attend, et le pis est que je me suis jeté dans le
ridicule. Voilà, Monsieur, ce qu’il m’en a coûté pour avoir cédé à un
mouvement chevaleresque. Je tiens pour singulièrement pénible
l’obligation de me rendre compte qu’il conduisait à une sottise.




VIII

M. L’ENVOYÉ DE GENÈVE ET SA FILLE


Ce 9 d’Octobre 1770.

La dernière lettre que j’eus l’honneur de vous écrire vous a laissé,
Monsieur, sous une fâcheuse impression, que j’ai hâte de dissiper.
J’avais fait une assez pauvre figure dans l’histoire que je vous ai
contée. Les événements ont pris un meilleur tour que celui que je
pouvais espérer.

Le commissaire, qui m’avait d’abord paru fort dur, n’est pas un mauvais
homme. Mon air de franchise désarma sa sévérité, et il voulut bien
s’intéresser à moi et tenter de me tirer d’embarras. A la vérité, il me
trouva d’abord rebelle à ses bonnes intentions, et vous comprendrez ma
révolte quand je vous aurai instruit des conditions qui étaient mises à
l’effacement de cette affaire.

Assuré de ma sincérité, il s’était déclaré en ma faveur. Il me dit qu’il
avait eu une entrevue avec M. l’Envoyé de Genève et qu’il avait plaidé
ma cause auprès de M. Sellon, en lui représentant l’erreur où j’avais
été jeté et que je n’étais point fait pour suivre la mauvaise voie. Il
avait apaisé son courroux, et M. Sellon se prêtait à un arrangement: il
consentait à ne point donner de suites à sa plainte et à ne voir dans
l’attaque à laquelle je m’étais livré sur lui qu’une fougue étourdie. Au
demeurant, j’avais déjà été assez puni. Mais, pour me donner une
profitable leçon, il imposait que je lui présentasse des excuses.

--Des excuses, m’écriai-je, après que j’ai reçu de lui le plus sensible
outrage, qu’il a brisé mon épée et s’est servi contre moi de ses poings.
Qu’on ne les attende pas du gentilhomme que je suis, encore que je sois
sans appui. Ma fierté ne condescendra pas à cet acte d’humilité. Je
supporterai plutôt tout ce qu’il faudra souffrir.

--Voilà qui est fort beau, fit le commissaire, mais vous êtes prompt à
oublier la situation dans laquelle vous vous trouvez. Les magistrats,
s’ils ont à délibérer sur votre cas, ne sauraient, devant l’évidence des
faits, vous épargner.

--Hé bien, qu’ils m’accablent sous l’inflexibilité des lois, je
n’implorerai pas la clémence d’un homme qui me traita comme un rustre.

--Cependant, vous-même, vous lui sautâtes à la gorge.

--N’imaginais-je point qu’il fût un scélérat?

--Avouez qu’il ne pouvait deviner que vous le jugiez tel.

Ces raisonnements, et ceux qu’il ajouta, en considération de l’opprobre
à quoi je m’exposais, ne me purent convaincre.

Croyant que je balançais à suivre ses conseils, il se retira, en
m’avertissant qu’il me laissait à mes méditations. Il revint le
lendemain; il y avait de la gravité sur ses traits.

--J’ai pris de vous, dit-il, une opinion qui rend ma mission fort
pénible. Il faut quitter cet hôpital où je vous fis témoigner quelques
égards, et je vous dois conduire à la prison. Réfléchissez encore. Par
votre obstination allez-vous compromettre votre avenir, et porter le
poids d’une flétrissure? Une démarche auprès de M. Sellon sera chose tôt
accomplie. Elle ne sera point la vexation que vous supposez. Il me
semble que M. l’Envoyé de Genève, s’il est très ferme en ses
déterminations, ne tient qu’à une formalité. Acceptez ce léger calice.

Il me fit le tableau des épreuves qui m’attendaient, si je m’entêtais à
refuser ma liberté, au prix qu’elle m’était offerte, et ne laissa pas
que de m’indiquer que c’était la ruine de toutes mes ambitions. Il pensa
trouver le meilleur argument en faisant valoir que cette démarche ne
serait connue de personne.

--Et le propre sentiment de ma dignité! répliquai-je.

Il insista cependant, se flattant d’avoir pour moi une sollicitude qui
ne lui était pas coutumière.

--Songez, reprit-il, qu’une plainte formée par un ambassadeur, même d’un
petit État, est fort exactement suivie, et l’arrêt qui sera rendu contre
vous sera rigoureux. La prison, à votre âge! Vous ne sauriez vous laver
de cette honte.

Il vit qu’il ébranlait ma constance, par cette vision des maux qui
pèseraient sur ma vie, et il m’arracha le serment d’aller trouver M.
Sellon. Il me dit que, dès qu’il avait ma parole, il lui était permis de
me congédier. Je ne pus que le remercier de ses bons procédés, et je
partis pour Paris, en fort piteux équipage. Mon habit avait été
entièrement gâté. Par bonheur, les gens de l’hôpital ne m’avaient pas
volé tout l’argent que j’avais dans ma bourse, et je m’occupai, tout
d’abord, de me mettre en état de me présenter décemment chez M. Sellon,
puisque je ne pouvais me dérober à cette obligation. On me signala un
homme admirable, ayant nom Dartigalongue, marchand tailleur, qui a eu
l’idée ingénieuse d’établir un magasin d’habits tout faits, de toutes
espèces et de toutes tailles et des plus à la mode. Je me rendis à son
magasin, rue de Savoye, et, après quelques recherches, tout en vantant
complaisamment ma prestance, il m’accommoda suffisamment. On eût dit,
affirma-t-il, que les vêtements qu’il m’engageait à prendre avaient été
faits tout exprès pour moi. Au moins avais-je paré du mieux possible à
la nécessité où j’étais de faire vite.

M. Sellon habite une belle maison de la rue Saint-Benoît. Vous me
croirez sans peine, Monsieur, quand je vous aurai dit que je fis
longtemps les cent pas avant de me décider à frapper le marteau de la
porte. Il m’en coûtait, d’une façon horrible, de me plier à cette
visite. Je n’étais point satisfait des paroles que j’avais préparées, et
je me sentais incapable de prendre un air de soumission. Enfin, je me
décidai. Il ne fallut que peu d’instants pour que je fusse introduit
auprès de M. Sellon. Je vous assure que j’éprouvais le plus grand dépit
qui fût.

M. Sellon était en chenille, et, dans ce déshabillé d’intérieur, il me
parut encore plus grand que dans son malencontreux habit vert de
Versailles. Je fus d’abord assez froissé qu’il me reçût dans cette tenue
négligée. Il allégua qu’il ne l’avait point quittée afin que je
n’attendisse pas.

--Monsieur l’Envoyé de Genève, lui dis-je, d’un ton froid, vous avez
exigé que je vous fisse des excuses d’une méprise qui me poussa à vous
aborder sur la route fort incivilement, j’en dois convenir. Puisque vous
avez mis à ma libération cette dure condition, je m’y soumets.
L’humiliation à laquelle vous me contraignez me tient, à ce que je
pense, quitte envers vous?

--En effet, répondit-il, en souriant, et je fus blessé de son sourire,
car il ne semblait point accorder à ma démarche, si dure pour mon
amour-propre, tout le sérieux que je lui donnais.

--Ce point réglé, encore que j’aie de la considération pour les
fonctions que vous occupez, nous sommes donc sur le pied d’une manière
d’égalité?

--Hé bien? (et son visage gardait de la bonhomie).

--Je vous demande donc raison de l’offense que vous me fîtes en brisant
mon épée.

--Le jeune coq! dit-il, sans s’émouvoir, et sans que son sourire cessât
de se dessiner sur ses lèvres. Vous êtes bien tel qu’on me dépeignit que
vous étiez, et ce portrait qu’on me traça de vous m’intéressa. Vous
plaît-il que nous raisonnions? M’allais-je laisser sottement percer par
un enragé qui me débitait des folies? Si pacifique que je sois, ma
patience a des bornes. Le plus pressé était de rendre vaine votre
menace. Il est vrai que j’ai eu quelques regrets, quand j’ai été
instruit par le commissaire, de vos héroïques motifs d’assaillir les
gens, de vous avoir fait sentir la lourdeur de mon poing. La nature m’a
donné une force dont je n’use que dans l’extrémité des circonstances. Je
crois tenir mon rang dignement, mais je n’ai point reçu une éducation
d’homme de cour. Au demeurant, un furieux vous attaque subitement, vous
prend au collet, a les desseins les plus violents. En bonne justice,
qu’eussiez-vous fait à ma place? Il reste ceci, que vous avez un entrain
et une détermination qui me plaisent, car je pense m’y connaître en
hommes. Ce n’est point là la vanité et la frivolité de nos petits
maîtres. Mon âge me permet de vous parler familièrement. Ne
conviendrait-il pas que nous fissions la paix?

Je fus un peu surpris de ce langage presque paternel. M. Sellon reprit
qu’il s’était occupé de moi dès qu’il eut reçu sur mon compte des
indications qui lui avaient paru favorables, qu’il avait retiré sa
plainte avant toute chose et que, s’il m’avait imposé cette visite,
c’était pour me connaître et pour juger de la loyauté de mon caractère.
J’avais pris sur moi de faire un effort pour vaincre ma répugnance à une
démarche que je devais, et c’est de quoi il était satisfait.

Vous eussiez vu alors, Monsieur, un air de bonté répandu sur ses traits.
Je fus touché de ses avances et estimai ma provocation de tout à l’heure
assez ridicule. M. Sellon me tendit la main. J’étais arrivé tout gonflé
de ressentiments: je me sentis du respect pour lui. Je souscrivis à ce
traité de paix en termes d’assez bonne grâce, je crois car ils
semblèrent lui agréer. Il me fallut bien m’aviser que, s’il a la main
rude quand il se défend, M. l’Envoyé de Genève est un homme excellent,
dans la simplicité de ses manières, qui s’allie à de la finesse
d’esprit. Quand nous fûmes en confiance, il eut la générosité de ne me
point plaisanter sur ma promptitude à embrasser une cause avant de
savoir ce qu’elle valait. Il blâma seulement la supercherie de M. de la
Chaux et me dit qu’il n’estimait rien tant que la probité. Volontiers
indulgent, il était sévère pour le mensonge et l’indélicatesse.

J’eusse été bien surpris, en frappant à la porte de M. Sellon, si l’on
m’eût fait entrevoir, dans le moment que je pestais contre une pénible
obligation, l’accueil que je recevrais dans cette maison. Il était près
de trois heures et j’allais prendre congé, fort réconcilié avec mon
adversaire de la route de Paris, pour lequel je professais maintenant de
l’estime. C’était, en effet, d’un ton de bonne humeur, sans nulle
affectation de supériorité, en dépit des fonctions dont il est revêtu,
mais avec la sûreté de l’expérience, qu’il m’avait donné des conseils
que je ne pouvais écouter qu’avec déférence. Il y a en lui une manière
de rondeur pour dire des choses justes et sages. C’est un bon sens qui
n’est aucunement plat, et qui a, au contraire, une élévation naturelle.
Comme je me préparais à me retirer, il fit cette réflexion qu’il était
tard, que l’heure était venue de se mettre à table, et il me pria à
dîner avec lui. Je me vis confus de son obligeance, mais il m’assura
qu’il n’y avait point de façons à faire. Il me demanda seulement
quelques instants pour passer un habit plus convenable.

Je m’étonnais encore du tour qu’avait pris l’entretien, quand il revint.
«--Je me suis gardé, me dit-il en riant, de m’habiller de vert.» Un
laquais le vint prévenir qu’il était attendu, et il passa son bras sous
le mien pour me conduire dans la salle où était préparé le dîner. Je
n’étais pas au bout de l’imprévu. Une belle jeune personne se leva à
l’approche de M. Sellon, qui me nomma à elle.--«C’est ma fille
Angélique», fit-il. Je la saluai, et elle répondit gracieusement à mon
salut. Il ne me suffit pas, Monsieur, d’écrire que Mademoiselle
Angélique est fort belle. Je ne saurais me dispenser de vous la peindre,
fût-ce avec d’imparfaites couleurs. Elle a le front assez haut et très
pur, et sa coiffure, avec ses cheveux blonds, à peine poudrés, relevés
sur la tête et légèrement crêpés, lui forment une sorte de diadème. Sous
des sourcils un peu plus foncés que ses cheveux, ses yeux ont une
charmante expression de douceur; le nez est droit et fin; l’arc de sa
bouche est du plus délicieux dessin du monde, mais le menton, bien que
fort joliment arrondi, dit de la volonté. Ce qui est en elle
particulier, c’est un alliage de sérieux et d’enjouement, et cet
enjouement est bien loin de la frivolité. Elle me sembla accomplie. Elle
a pour son père, qui est veuf depuis longtemps, et qui a toute confiance
en elle, une affectueuse déférence, qui est fort touchante.

La table était des mieux servies, sans étalage de luxe, mais tout
indiquait le goût dans l’aisance. M. Sellon menait la conversation avec
bonne humeur, et Mademoiselle Angélique avait de charmantes réflexions,
où elle mettait sa sensibilité, ou l’esprit le plus fin, en n’ayant
garde de le vouloir afficher. Tous deux s’appliquaient à prévenir
quelque gêne de ma part, et à m’inviter à m’exprimer avec toute liberté.

M. Sellon aime la bonne chère, mais la veut simple, à la condition que
les mets qui sont présentés soient parfaits. Il dit qu’il avait conservé
les habitudes des bourgeois de Genève, et on commença, en effet, par un
bouilli qui était admirable, avant une entrée de veau cuit dans son jus
et un merveilleux dindon. Il dit qu’il ne regrettait point qu’on eût
cessé de faire mousser le vin de champagne, et qu’il approuvait cette
mode, car depuis qu’on savait que les vins mousseux étaient des vins
verts, qui se tirent en bouteille au printemps, quand la révolution
opérée par la nature les fait entrer en fermentation, il n’y avait plus
à les estimer autant. Puis il éleva le sujet et fit, avec une ironie qui
n’avait nulle amertume, la critique de quelques-unes des mœurs du jour.

Enfin, il m’interrogea avec bienveillance sur mes desseins. Il me dit
que, tout en veillant aux intérêts politiques qui lui étaient confiés,
il faisait de grandes affaires de finance, et que c’était pour
l’expérience et la probité que voulaient bien lui reconnaître les
magistrats de son pays qu’il avait été désigné par eux, afin de traiter
avec la France au nom de la République de Genève. Par cela même qu’il
prenait part à d’importantes opérations, il pourrait peut-être me
diriger utilement, si je montrais quelque docilité à suivre ses leçons.

Je remerciai M. Sellon pour lequel je sentais un véritable attachement
(qui me l’eût dit, quelques heures auparavant!) de la bonté de ses
intentions, mais je ne pus dissimuler une sorte de mouvement de révolte
contre cette idée. Je lui répondis que si je devais confesser que je
fusse de très petite fortune, je n’entendais sortir de l’ombre que par
un acte qui attirât sur moi une particulière estime, et que j’entendais,
bien que je n’eusse, jusqu’à présent, rencontré que déceptions, me
distinguer en accomplissant quelque exploit. Je vous rapporte, Monsieur,
les propos qui furent échangés.--Verriez-vous donc, me dit M. Sellon,
une déchéance dans le fait d’obtenir, par une patiente application, une
situation enviable, permettant de jouir intelligemment des satisfactions
que peut donner la vie? Je ripostai, en m’excusant de marquer sans doute
de la présomption, que je me croyais né pour faire de grandes choses. Il
sourit, et ce qui me causa quelque peine, ce fut de voir Mlle Angélique,
bien qu’avec de charmants ménagements, incliner, elle aussi, à sourire.
«--J’eusse aimé vous pousser, me dit M. Sellon, car il y a en vous de la
vraie jeunesse, et qui ne rêve point que de frivolités. Mais je dois
reconnaître que mes bureaux ne sont pas une école d’Amadis. Jetez votre
gourme: il se pourrait bien que vous m’écoutassiez un jour, avec plus
d’attention. L’expérience a raison de bien des illusions. Quoi qu’il en
soit, vous trouverez toujours accueil dans cette maison.»

J’eusse pu me fâcher des doutes qu’il émettait sur les moyens par
lesquels je veux parvenir, si son discours n’eût pas été empreint d’une
manière de sollicitude pour moi, dont je ne pouvais point n’être pas
touché. On se leva de table et M. Sellon me dit qu’il me plût de
l’attendre un instant. Il revint et il tenait à la main une épée. «--Je
vous ai brisé la vôtre, fit-il, avec une parfaite affabilité, il faut
bien que je la remplace. Acceptez celle-ci, en pensant au changement de
face des événements, pour vous rappeler que je ne suis pas aussi rude
que je le parus tout d’abord.» Je fus ému aux larmes de cette attention.
«--Puissé-je tirer cette épée pour votre défense! m’écriai-je.--Grand
merci, fit-il avec finesse, mais je ne souhaite point des conjonctures
où j’aie besoin de votre vaillance.» Il eut la délicatesse de ne pas
ajouter qu’il savait bien se défendre lui-même, et c’est de quoi j’avais
fait l’épreuve.

J’aurais encore bien des particularités à vous mander, Monsieur, mais
les remettrai à un prochain ordinaire. Cette lettre ne vous
surprendra-t-elle pas par un ton bien différent de ce que je vous
écrivis, alors que je me voyais si désemparé? L’ennemi que je pensais
rencontrer s’est conduit avec moi en ami et ne m’inspire plus que le
respect. Que de charmes possède Mlle Angélique! Je ne vais point
m’attarder à soupirer pour cette délicieuse fille, qui, tout aimable
qu’elle fut à mon égard, ne saurait, partageant les idées de son père,
voir en moi, qu’une sorte de rêveur; mais je songe qu’il serait beau,
tant qu’elle se flattât d’être loin du romanesque, de m’imposer à son
attention par quelque action glorieuse.




IX

LE PROCÈS DE MADAME GUYOT


Ce 22 de Décembre 1770.

Je fus hier, Monsieur, au Parlement. Au Parc civil, se plaidait une
affaire dont je vous rapporterai les détails qui, apparemment, vous
intéresseront. Où l’effroi d’avoir à révéler une fâcheuse infirmité
peut-il conduire un homme! Cette affaire paraissait fort singulière. Un
avocat des plus avisé, Maître Duvergier, dans un mémoire qu’il avait
rédigé et qu’il développa avec art devant M. le lieutenant civil, en
donna la clef.

Vous saurez que, voici deux ans, le sieur Guyot, qui était alors
vérificateur des Domaines, estimé dans sa profession et passant pour
irréprochable sous le rapport des mœurs, sollicita la main de la
demoiselle Cartier, qui vivait à Verneuil, chez sa mère, veuve d’un
médecin. Guyot semblait fort épris. Les arrangements se firent
facilement, et la date du mariage fut arrêtée. Mais, à mesure qu’elle
approchait, le futur mari, tout empressé qu’il eût été, devint soucieux.
Sous des prétextes dont il ne rendait pas un compte satisfaisant, puis,
en donnant pour raison qu’il attendait un poste plus avantageux, il pria
qu’on retardât le mariage. On y consentit, mais, ces retards se
prolongeant, Mme Cartier perdit patience et lui dit que ces
tergiversations étaient offensantes pour la fille, que celle-ci était
assez jolie pour être aimée, et que les pourparlers seraient rompus s’il
ne se décidait point. Guyot protesta de son amour, qui était le plus
fidèle du monde, et, ne réclamant plus qu’un bref délai, accepta que le
jour fût fixé pour la cérémonie. Il montra le zèle le plus chaleureux
jusqu’à ce moment, et il n’y eut sorte d’attentions qu’il ne prodiguât à
l’égard d’une jeune personne qui était à la vérité, fort avenante. Je
l’ai aperçue, en plaignante, et, gardant encore sur son visage, le feu
de l’indignation: elle était fort désirable.

La journée du mariage se passa en fêtes. Mais il n’était point huit
heures que Guyot enleva sa femme à la compagnie. On sourit, en pensant,
qu’il était fort pressé de jouir de ses droits. Son attitude était, en
effet, des plus galantes. Je vous dis, Monsieur, les choses comme elles
furent. Il pressa, avec de tendres instances, la mariée de se mettre au
lit, quoique lui-même ne se fût point déshabillé. Il lui tint, pendant
une heure qu’elle trouva peut-être longue, ne souhaitant pas que
paroles, les plus flatteurs propos. Soudain, ses traits prirent une
expression dure et féroce; ils semblaient bouleversés par la colère.
C’était un tout autre homme. Il accabla l’épousée d’injures extrêmement
grossières dont elle ne pouvait concevoir le motif, puis il l’accusa
d’être enceinte de sept mois. Il ajouta à cette accusation des
indignités que l’on pourrait à peine imaginer, restant indifférent aux
protestations les plus touchantes. Durant toute la nuit, dont la jeune
mariée attendait assurément autre chose, il la tortura ainsi. C’est de
quoi elle eut une telle honte qu’elle n’osa confier à sa mère cette
injuste disgrâce.

Pendant le jour, Guyot s’apaisa et traita même sa femme avec quelque
douceur. Elle se pensa dans le cas d’espérer que son époux n’avait eu
qu’une lubie de jalousie. Mais, comme la veille, après l’avoir
entretenue par des discours mielleux, il éclata brusquement en reproches
et invectiva contre elle de la façon la plus brutale. Il en fut
pareillement pour la troisième nuit, et cette fois, Guyot ne se contenta
pas d’abominables outrages, motivés par des griefs tout imaginaires, il
usa de violences. La pauvre petite Mme Guyot, qui portait les traces de
ses mauvais traitements, ne pouvait plus dissimuler sa déception. Son
mari, s’il n’était que taciturne pendant le jour, devenait un furieux à
l’heure du coucher. Elle se confia à sa mère, qui tenta de persuader
Guyot de l’absurdité de ses préventions. On résolut de ne point faire
d’éclat, dans la pensée qu’il avait été atteint de quelque dérangement
d’esprit et qu’il ne tarderait pas à éprouver le regret de ses ineptes
soupçons. Il fallut se plier aux visites d’usage. Dans le cours de ces
visites de bienséance qui irritèrent fort Guyot, recevant les
compliments accoutumés, il perdit toute retenue en public.

Dans le temps qu’on se trouvait dans la maison d’un respectable parent,
il demanda à celui-ci combien de fois sa femme avait couché avec lui,
et, comme on se révoltait d’une telle insulte, il dit qu’elle était trop
jolie pour être sage. Une autre fois, il déclara qu’il la vendrait fort
cher à un Anglais.

Le moment vint, cependant, où des signes évidents démentirent sa folle
idée d’une grossesse. Il objecta que Mme Cartier avait, par un breuvage
versé à sa fille, fait violence à la nature et qu’il allait rendre
plainte de cette action criminelle. C’est dans ces conditions que ce
couple, des plus mal assortis, se vint installer à Paris, sans que la
conduite de M. Guyot se modifiât. Une fois, il avait semblé repentant;
il avait même pris place dans le lit de sa femme, mais il s’en était
retiré, après quelques instants, comme avec horreur.

Au demeurant, il était fort exact dans ses fonctions et ceux qui avaient
autorité sur lui louaient le soin, l’habileté et la prudence avec
lesquels il traitait les affaires passant par ses mains. On ne pouvait
donc supposer, dans son cas, qu’il fût sous l’empire de la folie, ce qui
n’empêchait point qu’il poursuivît sa femme de ses imprécations. On eût
dit qu’il cherchât à prendre le plus de gens à témoin de sa prétendue
infortune. Ainsi alla-t-il trouver le curé de Saint-Pierre-de-Verneuil,
pour lui demander si le fait d’avoir épousé une fille grosse de sept
mois pouvait être une cause de rupture de son mariage. La réponse ayant
été négative, il s’écria: «Il faut donc que l’un de nous deux périsse!»
Il portait partout son humeur sombre. Un de ses parents, nommé Morais,
lui faisait de justes représentations, avec cette chaleur qu’inspirent
les sentiments de la nature. Guyot lui répondit sur le ton de la plus
grande insolence, et Morais s’écria qu’il devrait brûler la cervelle à
un monstre tel que ce persécuteur d’une femme parfaitement
innocente.--Tuez-moi donc! fit Guyot, vous me rendrez service.

Mais il ne cessait point de menacer sa malheureuse épouse, soutenant,
contre toute raison, qu’on voyait l’enfant remuer dans son ventre.
Notez, Monsieur, que le temps s’écoulait et que l’accouchement, au cas
où Guyot n’eût pas inventé de toutes pièces la grossesse, eût dû s’être
produit. Mais rien ne le pouvait calmer. A diverses reprises, il dit
qu’il poignarderait sa femme, qui, maltraitée comme elle l’avait été, ne
vivait plus que dans les transes. Il lui montra même l’arme avec
laquelle il la frapperait. Une fois, il l’avait prise par les épaules,
levant le poignard sur elle, et elle ne s’était échappée qu’à grand
peine. Il avait eu le temps de lui faire une blessure, qui, paraît-il, a
laissé sa marque. En cette occurrence, Morais, qui déjà était intervenu,
rappela à Guyot qu’il y avait des lois pour punir les crimes, lui fit
entrevoir les suites effrayantes de ses excès, et, dans le moment qu’il
lui avait inspiré quelque crainte, obtint qu’il signât un acte de
séparation et qu’il confessât ses torts dans un écrit authentique.

Mme Guyot, mariée sans l’être, n’ayant eu de son mari que des
manifestations de la haine la plus outrée, s’alla s’enfermer comme
pensionnaire, afin de prévenir toute médisance, dans le couvent des
Ursuline d’Évreux, où on rendit témoignage de ses vertus. Après de
dernières démarches pour amener Guyot à résipiscence elle le fit sommer
d’insinuer leur acte de séparation. Il refusa, en disant qu’il ne
reconnaissait point la dame Guyot pour sa femme et qu’il n’y avait eu
qu’une bénédiction nuptiale obreptice. C’est alors, que, appuyée de sa
famille et de ses amis, elle fit une demande en forme. M.
l’Avocat-Général d’Aguesseau l’admit à faire la preuve des faits
articulés par elle.

Hé bien, Monsieur, devinez-vous la cause des brutalités de ce forcené
qui n’avait pas été loin d’aller jusqu’à l’assassinat? Maître Duvergier
la révéla. Il n’y avait point là démence. C’est que, ayant voulu
contracter les liens du mariage, il n’était pas capable d’en remplir le
but. Ses désirs impuissants s’étaient tournés en rage et il s’était
vengé des torts de la nature sur une victime innocente. Sa jalousie
était feinte. Il avait mieux aimé paraître odieux que de laisser
suspecter sa virilité. C’est la honte d’une froideur que n’avaient pu
guérir les appas les plus tentants qui expliquait ses atrocités.

Je vis Mme Guyot dans le temps que l’arrêt venait d’être prononcé en sa
faveur. Je ne pus m’empêcher de la plaindre: en fait, elle est veuve
sans avoir joui du mariage. Elle a bien quelques droits à l’amour,
cependant, et les lois les lui refusent, si elle observe leur rigueur.
Je songeais, et peut-être cette idée m’obséda-t-elle un moment, que ce
serait une action méritoire que de chercher à lui plaire, quoi qu’elle
ne soit qu’une petite bourgeoise, mais fort bien faite, et, comme une
revanche méritée, de la jeter dans tous les transports de la passion.
Cette femme-là, justement parce qu’elle demeura scrupuleuse aussi
longtemps qu’elle fut sous la dépendance d’un méchant homme, aimerait à
la folie l’amant qui aurait pour elle autant de tendres égards que son
mari, ou son semblant de mari, eut d’abominables cruautés.

                   *       *       *       *       *

P.-S.--Je lus hier, Monsieur, dans le _Mercure_, une annonce qui me fit
songer à la possibilité d’apporter un soulagement aux incommodités dont
vous souffrez. Le sieur Roussel, qui demeure rue Jean-de-l’Épine, la
porte cochère à côté du taillandier, débite, avec permission, des bagues
dont la propriété est de guérir la goutte. Ces bagues, qu’il faut porter
au doigt annulaire, guérissent les personnes qui ont la goutte aux pieds
et aux mains, et, en peu de temps, celles qui en sont moyennement
attaquées. Quant à celles qui en sont fort affligées, elles doivent les
porter avant et après l’attaque de la goutte, et, pour lors, elle ne
revient plus. «En portant toujours au doigt ces bagues, elles préservent
d’apoplexie et de paralysie. Plusieurs princes, seigneurs et dames ont
été guéris de ce mal, et l’on donnera ces noms lorsqu’il en sera
nécessaire. Le prix de ces bagues, montées en or, est de 36 livres, et
celles en argent de 14 livres.»




X

DANS LA PLANÈTE MERCURE


Ce 3 de Février 1771.

Après m’être fort échauffé dans une académie d’armes, afin d’entretenir
la souplesse de mon bras, je pris froid, j’eus la fièvre, je me dus
coucher. Ne vous inquiétez aucunement, Monsieur. La santé m’est
parfaitement revenue. Mon hôtelier et une nièce qu’il a, me donnèrent
des soins attentifs. Vous croirez sans peine que je préférais ceux de la
nièce, qui est fort avenante, mais je n’étais guère dans le cas de faire
le galant avec elle. Le médecin qu’on avait été querir était de ces
hommes qui ont plus besoin de parler que d’examiner leurs malades. Il me
fit un grand discours sur la fermentation du sang, s’écoutant lui-même
avec tant de satisfaction qu’il oublia de me prescrire des remèdes, et
sans tomber dans des plaisanteries rebattues, je crois vraiment que ce
fut là la raison de ma prompte guérison.

La prudence m’obligeant à demeurer au lit, je lus un livre que voulut
bien me faire porter, pour me distraire, un voyageur, dont la chambre
est voisine de la mienne et qui avait eu la bonté de s’inquiéter de moi.
Il me recommanda seulement de ne point le laisser traîner, car il
pourrait bien paraître suspect. Ce livre n’avait pas été, en effet,
imprimé à Paris, et n’était pas revêtu du privilège. J’en viens à
hasarder maintenant que ce voyageur prudent était pressé de s’en
débarrasser.

Nos philosophes, auxquels on ne laisse pas que de prêter une oreille
attentive, sont, en pensée, de grands réformateurs de l’État. A leur
suite, encore qu’ils soient parfois persécutés, se produit un mouvement
dans les idées dont on ne peut pas n’être point frappé. Je vous fais
tenir cette lettre par un moyen sûr, dont j’ai l’occasion: je n’oserais
la confier à la Poste qui, assure-t-on, est fort indiscrète. Bien
qu’avec des précautions, sans doute, on parle plus librement qu’on ne
l’avait encore fait. Il court sans cesse des épigrammes qui nasardent
les hommes au pouvoir, et de ces chansons narquoises qui font l’office
d’armes de jet. On attaque fort le Parlement de M. de Maupéou et ses
créatures. On dit que la destruction du grand corps de la magistrature
invite à songer au passé et fait apprendre l’histoire de France à bien
des gens qui seraient morts sans l’avoir sue. Vous seriez dans
l’inquiétude, Monsieur, en apprenant que la personne du roi lui-même
n’est pas épargnée en de mordants couplets. Il règne un esprit de
mécontentement, qui n’est pas sans inspirer bien des alarmes. Il n’est
pas jusqu’aux princes du sang qui ne protestent contre le renversement
des lois.

Ce qu’on ne peut écrire, on le dit sous le voile de l’allégorie, que
déguisent les conseils de la raison. Le livre dont je vous parle suppose
une description de la vie des habitants de la planète Mercure. Par cette
feinte, on fait entendre des vérités où on explique le désir de
changements désirés. Il y a de la hardiesse dans le portrait de
l’empereur de Mercure, qui est le plus libéral des monarques, et on
imagine, en effet, que à son accession au trône, il prête le serment de
laisser à ses peuples la jouissance entière de leur liberté, de leurs
biens, de leurs goûts et de leurs discours, pourvu que le bien général
n’en souffre pas. Cet empereur débonnaire permet à ses sujets de
s’assembler, fût-ce pour choisir un nouveau maître, s’ils ont cessé
d’être contents de lui. Il s’oblige à être accessible à tous et à ne
jamais remettre au lendemain l’occasion de rendre justice. Il édicté
qu’il ne sera rien fait d’important dans l’État sans qu’on ait pris
l’avis des députés de tous les ordres. Il veut si bien le bonheur des
citoyens de son empire (ceci est un de ces articles plaisants qui sont
pour faire passer le sérieux) qu’il est défendu de demeurer plus de
trente-trois heures dans le chagrin sans s’être mis en devoir d’avertir
des motifs de cette peine Sa Majesté, qui pourvoira sans délai à rendre
à l’affligé sa sérénité d’esprit.

Ainsi, le badinage se mêle-t-il aux rêveries politiques. A côté de
leçons morales, vous verriez des fantaisies allant jusqu’à l’extrême, ce
qu’on trouve, notamment dans le chapitre du mariage des gens de Mercure.
L’empereur, ayant regardé l’uniformité qui se glisse bientôt dans les
mariages les mieux assortis, comme une source d’ennui presque
inévitable, a cru parer à cet inconvénient en limitant la durée des
unions à un très petit nombre d’années. Au demeurant, on ne se marie
point sans une épreuve préalable. Il est de règle que les futurs
conjoints soient enfermés pendant trois jours et trois nuits dans une
chambre pompeuse, qu’on appelle la chambre du sphinx. Dans cette
solitude à deux, ils démasquent leurs sentiments, leurs goûts, leur
caractère, qu’il est moins facile de cacher dans un tête-à-tête que dans
la dissipation du monde.

Vous penserez que ces aspirants au mariage ont, dans leur isolement, une
façon d’occuper agréablement leur temps; mais ces épanchements nuiraient
à la bonne foi de l’épreuve; ils ont toute la liberté de leurs gestes;
un invisible rideau qui n’en est pas moins consistant, empêche,
toutefois, qu’ils se puissent toucher.

La philosophie, dans ce livre, prend un air souriant. Il n’est point,
dans Mercure, de dévots dont l’hypocrisie prend des dehors édifiants,
parce que la religion n’y est fondée que sur les seules lumières de la
raison. En cette planète, les curiosités de la police, ouvrant les
lettres, seraient déjouées, car elles ne montrent plus que du papier
blanc à ceux qui ont voulu indûment en prendre communication. Dans
Mercure, les amants sont discrets, et ils ne confient au public ni leurs
peines, ni leurs plaisirs. On ignore ces catalogues effrontés qui
affichent les conquêtes d’une femme et l’espèce d’arithmétique grossière
d’un jeune étourdi qui calcule, aux yeux du monde, ses amusements
journaliers. Il n’y a guère de jalousie: c’est un mal que les Mercuriens
laissent aux amants de la Terre. L’histoire de Termetis et de la belle
Nixée atteste cette sagesse de ne se point torturer pour ce qui est ou
n’est pas. Vous saurez donc que Termetis était fort épris de Nixée, mais
il n’était point si bien de son merveilleux pays qu’il n’eût des
faiblesses communes à d’autres peuples, en matière d’amour. Il ne
pouvait vaincre sa timidité, et, de quelque flamme qu’il brûlât, il
s’alambiquait l’esprit pour accabler Nixée de phrases élégamment
obscures, si bien que cette jeune femme avait peine à comprendre ce
qu’il attendait d’elle. A tant de soupirs, elle eût préféré des désirs
nettement exprimés. Il eût mieux réussi auprès d’elle en allant droit au
fait. Aussi, bien qu’elle le trouvât à son goût, l’estimait-elle un peu
sot, et elle disait que c’était dommage, et qu’on se fût arrangé plus
facilement qu’il ne le pensait. Sur ces entrefaites, Termetis fut
contraint d’entreprendre un voyage. La plume à la main, il s’expliquait
mieux qu’en paroles et il écrivait les lettres les plus passionnées,
dont Nixée ne laissait pas que d’être touchée, à telles enseignes
qu’elle se mit à chérir l’absent, qu’elle ne cessait de louer sa
constance et elle en vint à l’attendre avec la plus grande impatience.
Quand il fut au terme de ce voyage, il annonça son retour d’une façon
précise. Quelque circonstance fit que Nixée ne reçut point à temps cet
avis, et elle était sortie quand Termetis se présenta chez elle. Il ne
rencontra qu’une amie de sa belle, qui était venue la visiter. Cette
dame était de complexion fort galante: elle fit au voyageur, dépité de
n’être point reçu comme il espérait l’être, de telles agaceries, que ce
parfait amant, quelque amour qu’il eût pour Nixée, ne résista pas à des
avances qui étaient les plus expressives du monde. Ce fut dans le temps
qu’ils se livraient à leurs transports que Nixée rentra; ils étaient si
enivrés de plaisir qu’à peine l’aperçurent-ils.

Termetis, qui la vit le premier, eut une telle confusion qu’il ne fit
qu’un saut pour s’aller cacher. Nixée ne laissa pas que d’adresser
quelques petits reproches à son indiscrète amie, mais celle-ci ne
s’excusa qu’en disant qu’elle eût été bien fâchée de ne pas mettre à
l’épreuve la vaillance d’un pareil champion et que, si elle n’avait eu
avec lui qu’une escarmouche, cette escarmouche-là valait bien une
bataille. Elle lui fit de l’aventure un récit à ce point circonstancié
que Nixée se hâta de tirer Termetis de sa cachette.

--Je vous pardonne, dit-elle, mais à condition qu’il n’y ait point
d’exagération dans ce qui m’est rapporté, ce dont je me veux assurer.

Ainsi, point de cris, de larmes, d’emportements, et il y eut trois
heureux.

Mais ces bagatelles n’empêchent point que, sous couleur de
plaisanteries, il n’y ait, en d’autres chapitres, une juste satire des
mœurs du jour. Il est bien vrai que les choses ne vont pas le mieux du
monde, puisque, avec toute l’ardeur que je sens en moi, je n’ai pu
encore m’employer selon mes ambitions.




XI

M. DE LAUZUN EN CHEMISE


Ce 5 de Mai 1771.

Ce n’est pas, Monsieur, une aventure qui me soit propre que j’ai à vous
conter. Je ne fus que mêlé à celle-ci, mais j’en garderai le piquant
souvenir.

Il faut, tout d’abord, vous dire que le maître de _l’Hôtel d’Anjou_, où
je loge, rue Dauphine, est un fort bon homme. En dépit de l’enseigne de
sa maison, il est de notre Hainaut, et c’est pourquoi il a quelques
attentions pour moi. Il se flatte d’avoir entendu parler de vous. Il me
fit, pour cette raison des conditions acceptables, sous réserve de ne
les point divulguer à ses autres pensionnaires. Il a confiance en mon
avenir, quoique mon présent soit assez maussade, et, s’il m’arriva de me
laisser aller à quelques moments d’impatience de l’attente d’événements
orientant ma vie, il se plut à m’apporter du réconfort, en m’assurant
qu’il gagerait sur le brillant de ma destinée. Comme je témoignais, ces
jours-ci, de quelque mauvaise humeur contre le sort, trop lent à remplir
mes vœux, il m’exhorta à demander à un devin le tableau de mes succès
futurs, assuré, disait-il, que je reviendrais fort satisfait de ce
sorcier, qui est fort réputé, et que ses prédictions me rendraient de
justes espoirs. J’objectai que je n’avais point de superstition, mais il
insista à ce point que je m’enquis des moyens de rencontrer le faiseur
d’oracles.

Il se nomme Etrella et a son logis dans la rue Froidmanteau, au
cinquième étage. Mais n’imaginez point que ce prophète, que consultent
parfois des personnes de la plus grande naissance, soit facile à voir.
Il ne laisse pas que de se défier des inspecteurs de M. le Lieutenant de
police, qui est armé pour faire la guerre à ces savants, dont la science
lui paraît suspecte. Ne supposez point non plus qu’Etrella soit un
vieillard comme on représente communément les augures.

Il est jeune encore, mais dit tenir son art de divination de la famille
dont il est issu, ayant depuis longtemps la pratique de la magie. Après
quelques pourparlers, rendez-vous fut pris avec lui pour l’heure de
minuit, favorable aux conjurations. Encore que je fusse peu convaincu de
la vertu de sa cabale, j’en fis, comme par jeu, l’épreuve. La maison
qu’il habite est d’un aspect sordide, mais, tout au haut d’un escalier
étroit, on a la surprise de pénétrer dans un logis qui a une tout autre
apparence, et qui sent, en effet, une manière d’aisance.

La chambre où reçoit Etrella, après qu’on a attendu dans une pièce, dont
les meubles, bien qu’ayant quelque élégance, ont une forme bizarre, est
tendue d’une étoffe de soie rouge, sur laquelle sont brodés des signes
mystérieux. Au milieu de cette chambre, éclairée par deux chandeliers
dont le support représente un hibou, un grand pupitre, disposé sur une
manière d’estrade, et ce pupitre composé de deux génies, fort habilement
sculptés, soutenant sa planchette, reçoit un gros cahier de parchemin,
recouvert en partie par un bandeau de satin d’or. Sur de belles consoles
d’angle, des instruments dont les profanes ne peuvent saisir l’usage.
Tout est conçu pour impressionner, mais non point effrayer. En ce sens,
Etrella ménage la délicatesse de ceux qui ont recours à ses offices.

Quand il parut, il était vêtu, sans affectation, d’un costume de couleur
brune. Il me dit qu’il laissait aux charlatans le soin de s’affubler de
robes constellées ou d’autres oripeaux, et qu’il n’en était pas besoin
pour les méditations auxquelles il se livrait. Je lui confessai que je
n’avais pas de grands moyens pour rétribuer ses prévisions. Il sourit et
me voulut bien répondre que je l’intéressais par ma physionomie et que
ce n’était point là, pour lui, affaire d’argent. Il balança un moment
sur le mode de divination qu’il emploierait.

--«Décidons-nous, fit-il, pour le livre des sibylles, le sort indiquera
celle que dictera ses arrêts.» Il prit, sur une des consoles, un plateau
de métal qui ressemblait assez à un échiquier et qui contenait douze
cases. Sur chacune de ces cases, on pouvait lire une lettre initiale.
Puis il me mit dans les mains une longue épingle d’or, et il me convia à
en piquer la pointe sur l’échiquier, tout en tournant la tête pour
n’avoir pas à choisir. L’aiguille avait marqué la lettre E.--«Ce sera
donc la sibylle Érithrée que nous interrogerons», reprit-il. Il monta
sur l’estrade, enleva le voile qui était posé sur le parchemin, où
j’entrevis une écriture inconnue, et se jeta ce voile sur ses épaules.
Il me recommanda de ne le troubler aucunement par une question, et les
mains sur son front, il sembla faire une invocation. Après quoi il
s’absorba longtemps dans une rêverie. Enfin, il ouvrit le livre, y
chercha une page, couverte de figures singulières, et y appliqua un
compas, paraissant fort occupé par cette opération. Ce fut ensuite une
autre rêverie, et vous dirais-je, Monsieur, que tout sceptique que je
fusse entré, je ne laissais pas que d’être frappé par la solennité de
cet appareil, et que j’attendais comme si j’eusse vraiment été dans le
cas de recevoir une sentence.--«L’horoscope est bon, me dit-il. Vous
ferez un heureux mariage, et votre existence sera fort paisible, d’une
ligne parfaitement unie.--Hé quoi, m’écriai-je, point d’événements qui
aient en eux de l’extraordinaire?--La sibylle Érithrée n’en indique pas.
Si des pièges vous étaient tendus, ils tourneraient à la confusion de
vos adversaires. Prenez ce destin pour certain... Un bon mariage, vous
dis-je.--Hé! il s’agit bien d’une vie calme dont je haïrais la
monotonie.--Il ne m’appartient pas de changer l’oracle, mais vous ne
faites guère accueil à celui de la sibylle.--Je me moque de votre
sibylle, m’écriai-je.--En ce cas, pourquoi êtes-vous venu l’interroger?
Je vous avertis, toutefois, qu’elle est infaillible.

Etrella, pour cette consultation, ne me demanda point de payement, et,
malgré ses présages fâcheux à mon gré, j’admirais qu’il fût désintéressé
dans son art; mais un serviteur nègre qui m’accompagna jusqu’à la porte,
me prévint que le prix de ces vaticinations n’était de rien moins qu’un
louis.

Assurément, Monsieur, je n’ajoutais pas foi à ces ragots de sorcellerie.
Je me voyais là que duperie. Je ne laissais point, cependant, par une de
ces contradictions qui sont humaines, que d’être dépité, et j’envoyais
au diable cet horoscope. Qu’avais-je affaire avec cette prédiction d’une
vie calme, alors que je ne rêve qu’une grande dépense de moi-même, en
étant jeté dans les circonstances les plus singulières! D’amères
réflexions me venaient du temps écoulé sans que j’eusse eu encore
l’occasion de prouver la générosité de mes aspirations.

Ainsi, tout à ces pensées, je m’attardais à marcher un peu au hasard,
sans m’aviser que je m’éloignais, au lieu de me rapprocher de mon logis.
Je longeais le mur d’un jardin de la rue de l’Université (je ne sus
qu’après coup que je me trouvais dans cette rue) quand il arriva la
chose la plus surprenante du monde. Je vis soudain choir de ce mur un
homme, et si près de moi qu’il ne s’en fallût que de quelques pouces
qu’il ne me renversât. Il avait sauté fort lestement et ne s’était point
froissé. Je tirai aussitôt mon épée, pensant me trouver, de cette
manière inopinée en face d’un malfaiteur.--«Remettez votre arme au
fourreau, monsieur, et ne craignez rien: je ne suis pas un voleur, mais
un amant dont les plaisirs furent malencontreusement troublés. Au
demeurant, je m’excuse d’avoir failli vous mettre à mal, en semblant
tomber de la lune.»

Cela était dit sur un ton de gaieté, mais avec une grâce aisée. Je
m’aperçus alors que cet homme était en chemise. «--Mon Dieu! oui,
reprit-il, c’est dans ce sommaire appareil que je dus me sauver pour ne
point compromettre une dame qui a des bontés pour moi, et qui
n’attendait guère le retour de son mari, qu’elle pensait être encore
dans ses terres. Pour vous rassurer tout à fait, je me nommerai: je suis
M. de Lauzun.» J’avais entendu parler, pour tout ce qu’on contait de
brillant à son sujet, de cet aimable duc, aussi renommé pour le courage
qu’il déploya en Corse que pour son ton de parfaite élégance, ses bonnes
fortunes, et ses folies. Même en chemise, on ne pouvait pas ne lui point
trouver un grand air, que ne lui a pas seulement donné sa naissance.
Fût-ce en cette situation qui eût pu être ridicule, il en imposait par
je ne sais quoi de spirituellement hautain, comme si nulle mésaventure
n’eût été à même de le déconcerter.

J’avoue que je ressentis quelque chatouillement de vanité quand il me
dit qu’il était satisfait que, dans l’équipage où il était, sa première
rencontre eût été celle d’un galant homme, ainsi qu’il en jugeait à ma
mine: de la part d’un juge aussi expérimenté en connaissance du monde
que M. de Lauzun, le compliment me flatta, et j’inclinai à lui offrir
mes services. Il me remercia avec cette exquise politesse qui lui
appartient en propre et qui se concilie chez lui avec une charmante
familiarité.--«Il est vrai, mon cher, me dit-il, que la chemise n’est un
vêtement commode qu’au lit: ce tissu léger se prête, quand le lit est
agréablement partagé, à tous les mouvements d’un corps plein de feu,
mais il est fort insuffisant dans la rue.»

Je le priai d’accepter que je le couvrisse de mon manteau.--«Vous
agissez avec moi, reprit-il en riant, comme firent les fils de Noë, mais
je vous prends à témoin que je n’ai aucunement la tête échauffée: j’y
aurais plutôt froid, car, dans ma précipitation, j’ai laissé ma
perruque, avec mes vêtements et mon épée, que l’inquiétude de ma
maîtresse ne me donna point le temps d’emporter (elle les a apparemment
cachés sous l’autel du sacrifice) et je remplaçai l’escalier par une
fenêtre d’où je bondis dans le jardin.» Il eut un éclat de rire qui
attestait, dans ces conjonctures difficiles, sa liberté d’esprit.

--Puisque vous avez la bonté de me porter secours, continua-t-il, tenons
conseil. Cet endroit est heureusement désert, mais je ne voudrais point,
s’il cessait de l’être, par hasard, qu’on fît sur notre compte de
fâcheuses suppositions. Quelque hâte qu’il eût à sortir d’embarras, il
ne put se tenir d’ajouter que ces accidents-là n’arrivaient qu’à lui, et
que sept ans auparavant, forcé de sortir précipitamment, dans les mêmes
conditions, de l’hôtel de Stainville, il s’était réfugié dans le jardin,
où une fille de chambre, qui était dans la confidence, devait lui
apporter ses habits. Cela lui avait été sans doute impossible, car il
l’avait attendue, pensant geler, sous un vent trop frais, presque toute
la nuit. Transi et à bout de patience, il s’était décidé à escalader le
mur. Dans la rue, il avait été recueilli par le guet à cheval: il
s’était expliqué, s’était fait reconnaître, avait promis une poignée de
louis et un cavalier avait couru prévenir ses gens. «Mais, dit-il, outre
que le guet ne passe point toujours quand on aurait besoin de lui, je
tiens, cette fois, par délicatesse pour la personne dont je me dus
brusquement séparer, à ne pas ébruiter cette affaire.» Il convint, d’un
autre côté, qu’il ne lui était guère possible, nu-pieds et dans le seul
accoutrement de mon manteau, de gagner sa demeure, puisque, à cette
heure tardive, on ne rencontrerait aucun fiacre. Cet embarras
n’affectait nullement sa bonne humeur ni sa courtoisie.

--Il faudra bien, disait-il, que nous sortions de là, et le plaisir de
votre compagnie me dispose à la résignation.

Je m’avisai qu’il y avait, à peu de distance du lieu où nous nous
trouvions, un cabaret.

--Accordez-moi un instant, dis-je à M. de Lauzun.

Et j’allai frapper à la porte de ce cabaret. Après un assez long temps,
une fenêtre s’ouvrit, un homme parut, et je lui représentai qu’une
personne de qualité avait le plus grand besoin de son hospitalité. Le
cabaretier me répondit grossièrement qu’il n’entendait point avoir
affaire à des filous, car les personnes de qualité ne se promenaient pas
dans la rue à cette heure-là, et que, s’il s’agissait d’un blessé, sa
boutique n’était pas un hôpital. Je revins vers M. de Lauzun fort marri.
Mais il me dit que mon idée était bonne et qu’il allait lui-même essayer
de la mettre à profit.

Vous eussiez vu, Monsieur, une chose surprenante. M. de Lauzun, sans le
moindre emportement, renouvela ma demande, mais ce fut avec un tel ton
d’autorité et de commandement que le bourru qui n’avait eu aucun égard à
ma sollicitation, s’amadoua, et vint ouvrir la porte. J’admirai, alors
que je venais de subir une rebuffade, ce don de se faire obéir encore
qu’aucune menace n’eût été employée. Le rustre se montra même
complaisant, alluma du feu et fit chauffer du café. Il n’avait pas osé
demander la raison de l’absence de costume de l’un de ses hôtes. Il
apporta, de lui-même, ce qu’il trouva de moins sordide dans ses hardes
pour que M. de Lauzun s’en fît une manière de robe de chambre, et, telle
est son action personnelle que ce raffiné, ce conquérant, cet homme de
cour, semblait, dans ces loques, aussi à l’aise que s’il eût été dans
son milieu accoutumé.

M. de Lauzun écrivit quelques mots à l’adresse d’un valet de chambre de
confiance, et le cabaretier consentit à ce que son jeune garçon l’allât
remettre. Mais il y eut alors une scène de ménage, car une épaisse
commère, qui était la femme du maître de la maison, s’opposa à ce qu’on
exposât, en pleine nuit, un enfant aux dangers de la rue. M. de Lauzun,
à la vérité, séduisait tout le monde, par ses manières affables, les
petites gens comme les gens de son monde. Bientôt, le cabaretier déclara
qu’il accomplirait lui-même la commission, et il partit, en effet. La
femme était aux petits soins pour M. de Lauzun, et il avait, sans se
forcer, de ces paroles bienveillantes qui vont au cœur des simples.

Elle dit qu’elle voyait bien, encore qu’il n’eût que sa chemise, qu’il
était un seigneur d’importance, et elle s’excusa de n’avoir à lui servir
que de la mauvaise eau-de-vie. Il la but de bonne grâce, en rappelant
que, pendant la campagne de Corse, il avait dû s’accommoder de bien
d’autres boissons. Puis on nous laissa seuls, et ce fut pour moi un
extrême contentement de l’entendre évoquer quelques-uns de ses
souvenirs. Je me rendais compte, en prêtant à ses propos toute mon
attention, que je suis à peine dégrossi. Il a tant vécu, quoique jeune
encore, que sa mémoire est riche et que sa conversation est la plus
nourrie qui soit. Il sauta de choses sérieuses, où il prouvait avec
légèreté l’étendue de ses connaissances, à des badinages. Il professa
cette philosophie en amour que la perte d’une peut toujours être réparée
par une autre, et qu’il avait reçu cette leçon d’une de ses premières
maîtresses, dans le temps qu’elle lui avouait que le goût qu’elle avait
eu pour lui était passé. C’est à elle, qui lui indiquait elle-même un
autre choix, qu’il devait cet aphorisme. Il abondait en menues
histoires. Il lui prit fantaisie, une nuit, de souper avec une géante
que l’on montrait dans une loge de la Foire Saint-Laurent. Il avait
oublié la promesse qu’il avait faite à une marquise, qui était folle de
lui. Elle l’envoya querir, mais il ne quitta point sa géante, et il fit
dire à la marquise qu’il était avec une bien plus grande dame qu’elle.
Ne croyez pas qu’il n’y ait pas de la sensibilité chez M. de Lauzun, en
dépit de son enjouement: il m’assura qu’il avait toujours eu pour les
femmes les plus grands ménagements et que, après avoir été aimé d’elles,
il ne souhaitait rien tant que leur amitié. Puis il en vint à me
questionner, approuva fort mes désirs de gloire, me recommanda de suivre
mes instincts, de ne pas craindre de me jeter dans des équipées, de ne
viser que le grand et de ne pas céder à la tentation des petites choses.

Cet entretien prenait pour moi un tour d’intérêt particulier. Je causais
librement avec un des premiers gentilshommes du royaume, et il me
voulait bien donner des conseils. Mais, à ce moment, on entendit le
bruit d’un carrosse qui s’arrêtait devant la porte. Le valet de chambre
de M. de Lauzun arrivait, accompagné de deux laquais qui portaient un
coffre contenant toutes les parties de l’habillement le plus pimpant.
Ils l’aidèrent à se vêtir, et il parut aussi frais, aussi dispos que
s’il venait de se lever. Dans la poche de son habit, il y avait une
bourse, qu’il pria le cabaretier, ébloui, d’accepter. Il m’offrit de me
reconduire dans son carrosse. J’eus la mauvaise honte de me garder de
lui faire savoir que je ne demeurais que dans un hôtel de modeste
apparence, et je déclinai sa proposition.

--Hé bien, mon cher, me dit-il, il faudra me venir voir. Je serais bien
oublieux si je ne me souvenais de votre assistance, en un cas où j’étais
à peu près nu. Saint Martin donnait la moitié de son manteau à un
pauvre: vous m’avez sacrifié le vôtre tout entier. Service pour service,
et je me tiendrais pour heureux d’aider à vos ambitions.

Je ne saurais vous rendre le ton engageant de ces paroles. Je m’en
allai, pensant que je n’avais pas perdu une nuit mal commencée par les
sottes prédictions d’Etrella.

Le surlendemain, je me présentai chez M. de Lauzun. Il venait de partir
pour Chanteloup pour faire sa cour à M. de Choiseul, et son séjour
devait être long. C’est une fureur chez les personnes d’un rang élevé
d’aller voir M. de Choiseul en son exil, et jamais ministre tombé ne fut
l’objet d’une telle fidélité d’hommages. Dieu me garde de me hasarder
sur ce terrain scabreux, mais certains assurent que cet empressement sur
la route de Touraine est moins inspiré par l’affection qu’on garde pour
lui que par les sentiments que l’on a nourris contre d’autres. Peut-être
en ai-je trop dit. Sur le point qui m’occupe, je reprends, Monsieur,
quelque espoir en des rencontres favorables. A Paris, le hasard compte
pour beaucoup.




XII

L’HERMAPHRODITE


I

Ce 10 de Juillet 1771.

Je n’ai garde, Monsieur, de ne pas aller rendre mes devoirs à M. Sellon.
Je ne goûte point trop les conseils qu’il me veut bien donner, mais il a
pour moi, une bonté à laquelle je ne saurais rester insensible. Mlle
Angélique me fait aussi la grâce de m’accueillir avec une sorte
d’amitié. Son caractère est franc et sincère, elle n’a point de
coquetterie. Son père est trop assuré de sa droiture pour lui imposer
une surveillance, et il se repose sur elle de tous les détails de la
maison, de sorte qu’elle jouit d’une liberté que n’ont point d’autres
personnes de son âge et de sa beauté, mais l’idée ne saurait se
présenter à l’esprit qu’elle n’en usât pas le plus décemment du monde,
et qu’elle n’imposât pas les plus délicats égards. Elle me demande
parfois avec une fine ironie si j’ai trouvé la grande aventure à
laquelle je rêve. Je souris, car il faudra bien qu’elle apprenne quelque
jour, que je ne me suis pas contenté d’exprimer le désir de me
distinguer par une action brillante.

M. Sellon ne m’épargne pas non plus en ce qui concerne mes desseins
ambitieux, mais c’est avec une souriante indulgence, en me voyant me
rebeller contre sa proposition de m’employer dans ses affaires.

--Quels géants avez-vous pourfendus, me dit-il plaisamment, contre quels
moulins à vent vous êtes-vous rué avec impétuosité?

Patience, ces railleries où il ne laisse pas que de mettre de la
bienveillance ne sont point de nature à me décourager. Si, par un
contretemps, M. de Lauzun n’était pas à Chanteloup!... Celui-là ne se
moquerait point de ma volonté de conquérir de la renommée.

Mlle Angélique me dispute aimablement sur ce qu’elle appelle mon
romanesque. Mais, comme nous en étions venus à parler de la mort que se
sont donnée les deux amants du Forez, Faldoni et Thérèse Mounier, qui ne
pouvaient survivre à leur séparation, je déclarai que je trouvais cette
fin touchante. Elle me dit, avec vivacité, que cette opinion l’étonnait
de ma part, puisque je tenais pour les coups d’audace. Est-ce aimer que
de perdre l’espoir, et ces infortunés n’eussent-ils pas prouvé un plus
véritable amour en bravant tous les obstacles, en gardant, quelque
difficiles que fussent les conjonctures, une foi parfaite dans la
fermeté de leur attachement?

--Monsieur le chevalier, fit-elle, vous démentez vos principes. Vous
partagez l’attendrissement du public. Avez-vous cessé d’estimer qu’il
n’est rien de plus beau que de ne point se soumettre à un sort contraire
et de le dominer?

Je convins que j’avais été abusé par ma sensibilité et que si j’eusse
été dans le cas de Faldoni, rien ne m’en eût coûté pour affranchir ma
maîtresse des rigueurs de ses parents. Je me fusse assuré de mesures
pour son enlèvement, et eussé-je dû me jeter dans tous les périls, avoir
à lutter contre des légions d’ennemis puissants, me battre contre eux
sans répit, elle eût trouvé en moi le plus déterminé défenseur.

--Vous tombez dans un autre excès, reprit Mlle Angélique; il faut tout
attendre de la constance.

Ainsi, nous philosophons parfois à l’occasion des événements. Elle est
toute raison, mais sa raison n’est point étroite, et j’admire le sens
délicat qu’elle atteste en toutes choses.

Ces jours derniers, M. Sellon me convia à le venir joindre dans son
cabinet. Il me dit que j’étais une tête folle, mais qu’il avait
confiance en la sûreté de ma parole, et il me demanda si je me voudrais
charger d’une mission à laquelle il attachait de l’importance. Il
s’agissait d’aller porter au principal de ses correspondants de Genève
une lettre dont il entendait que personne n’eût connaissance. Il ne me
mettrait point au fait de son objet, car je n’étais pas préparé à le
comprendre, mais je savais assez son exacte probité pour n’avoir aucune
inquiétude sur l’emploi qu’il ferait de moi. Je resterais à Genève le
temps d’attendre la réponse que je lui porterais.

--Il est bon pour la jeunesse de voyager un peu, me dit-il; cela aidera
à vous former.

Je répliquai que j’étais à son entière discrétion, et que je souhaitais
qu’il fût content de moi. Il reprit qu’il me donnerait le lendemain ses
instructions qui, au demeurant, seraient fort simples. Je n’aurais qu’à
m’occuper, selon ma fantaisie, jusqu’à ce qu’on me prévînt que cette
réponse était prête. Quand elle serait entre mes mains, je devais faire
diligence pour revenir. Il m’avertit seulement de ne point chercher
d’aventures où il n’y avait pas à en trouver.

--Nos Genevois, fit-il, ont l’humeur sérieuse et le sens rassis, et ils
ne concevraient point des écarts dont on ne fait que sourire à Paris.

Je promis de garder de la réserve, ne pouvant cependant me défendre de
compter sur quelque hasard qui romprait la monotonie de cette mission.

Je m’apprête à partir. C’est donc de Genève, Monsieur, que sera datée ma
prochaine lettre.


II

Ce 21 août 1771.

Il est vrai, Monsieur, que je ne vous ai point écrit de Genève, ainsi
que je m’y étais engagé. Ce n’est pas, cependant, que mon séjour dans
cette ville ait été dénué d’événements. Mais ce n’est pas quelque action
dont j’aie eu à tirer de l’honneur que j’aurais eu à vous conter.
J’éprouvai une nouvelle déconvenue, et la plus imprévue qui fût. Encore
vous paraîtra-t-elle plaisante, et je confesse que j’en souris,
aujourd’hui.

Mon arrivée dans cette ville eut lieu dans le temps que le jour tombait.
Cette circonstance amena une discussion entre le voiturier qui me
conduisait et les gardes des remparts, qui exigèrent un péage pour nous
ouvrir les portes. Ils soutinrent qu’il était l’heure où l’on ne pouvait
entrer dans Genève qu’en acquittant un droit. Le voiturier protestait
qu’il ne faisait pas encore nuit et que les portes étaient indûment
fermées. La discussion se prolongeait et le ton se montant de part et
d’autre, ce débat se fût éternisé si, avec quelque impatience, je
n’eusse demandé quelle était l’importance du litige. Il ne s’agissait
que de trois sols, que je me hâtai de donner, mais mon cocher se mit à
pester contre moi, qui prenais le parti des gardes, et me menaça de me
laisser là, car, en ce qui le concernait, il ne voulait pas avoir le
démenti de son assertion. Je lui fis remarquer que, pendant le temps
qu’il poursuivait cette chicane, la nuit était devenue complète. Il
remonta sur son siège en maugréant et me déposa à l’hôtel de _l’Écu de
Genève_. J’y fus bien traité, mais à un prix fort élevé, et, me faisant
scrupule de ménager les dépenses de M. Sellon, qui se voulut charger de
tous les frais du voyage, j’allai m’installer, le lendemain, à l’auberge
du _Sécheron_, où l’hôte est plus accommodant, encore que sa maison ait
vue sur le lac.

J’allai remettre la lettre qui m’avait été confiée, au correspondant de
M. Sellon; il est dans des affaires de banque, et j’ai su, depuis, qu’il
passait pour un des plus riches citoyens de Genève, mais la pièce où il
me reçut, sans rien qui reposât l’œil, où il n’y a que des cartes des
postes de France, de Suisse et d’Allemagne et des tableaux indiquant les
changes, me parut d’une austérité glaciale, et je le plaignis en
moi-même de ne vivre que dans les chiffres. Il me fit ses offres de
service, mais avec une si froide politesse que je déclinai l’invitation
de loger chez lui. Cette froideur, ce renfermé, ne sauraient, paraît-il,
préjuger de la droiture des intentions, mais, en quelques minutes,
j’avais senti l’ennui me gagner à ce point que je ne respirai librement
que dehors. J’avais d’ailleurs éprouvé quelque gêne de la manière
attentive dont il m’avait observé. Apparemment s’étonnait-il que j’eusse
été choisi comme messager par M. Sellon.

Cette ville de Genève a de fort belles parties, et d’autres qui ne
consistent qu’en rues mal percées et étroites, pavées de cailloux
pointus. Dans le quartier marchand, des arcades de bois assombrissent
les boutiques. Il règne là, cependant, une grande activité. Pour se
garer d’une voiture ayant peine à se frayer un passage, un homme, qui
portait des fagots, me heurta. Je m’aperçus bientôt qu’il avait fait à
la hauteur de l’épaule, une légère déchirure à mon habit. Cherchant à la
faire réparer au plus tôt, j’avisai une sorte de mercerie, où je
pénétrai au hasard, exposant mon désir. J’y fus accueilli par une grande
belle fille qui me dit qu’elle s’entendait fort bien à ce genre de
travail, pour lequel elle ne me demandait qu’un jour. Je lui répondis,
puisqu’elle paraissait complaisante, que j’étais étranger à la ville,
que mon porte-manteau était peu garni, et que c’était sur-le-champ que
je souhaitais qu’elle se mît à l’œuvre. Elle sourit, en protestant que
j’étais bien pressé, mais, sur mes instances, elle consentit à prendre
sans délai son aiguille. Je m’excusai de demeurer en simple veste, mais
je fis avec enjouement cette réflexion que je ne pouvais à la fois lui
livrer mon habit et le garder. Durant le temps qu’elle travaillait, nous
causâmes, et peu à peu, de bonne entente. Elle me conta qu’elle avait
perdu ses parents, qu’elle n’avait plus de famille, et que, avec un
modeste héritage, elle avait acquis ce petit magasin, qui la faisait
vivre.

--Mais, lui dis-je, vous avez en votre personne assez d’agrément pour
qu’on vous fasse la cour!

Elle répliqua que, dans sa condition, elle avait le grand tort de se
montrer délicate, qu’elle n’épouserait point un rustre, et que ses
prétentions, parce qu’elles n’étaient guère réalisables, la conduiraient
vraisemblablement à rester fille. Ce n’était pas sans quelque mélancolie
qu’elle parlait ainsi.

--Vous aimerez, cependant, et vous n’êtes point faite pour rester
toujours insensible.

--On voit, Monsieur, que vous venez de France, et vous avez accoutumé de
tenir des propos galants. Mais je vous avertis qu’ils seraient ici
considérés comme une impertinence. Nos dames de Genève affectent la
sévérité.

--Ne font-elles que l’affecter?

--Elles en ont tout au moins les dehors et cachent bien, si elles en
ont, leurs intrigues.

Elle avait prononcé ces mots, assez malicieusement.

--Mais voici votre habit, reprit-elle, l’accroc ne saurait s’apercevoir,
à présent.

Je la priai de me fixer le prix de son travail, accompli si
obligeamment.

--C’est une bagatelle, je n’ai eu que plaisir à vous rendre ce petit
service.

J’insistai; elle pensa se fâcher.

--Hé bien, Mademoiselle Julie (elle m’avait dit son nom), puisque nous
sommes sur le pied de l’amitié, il me faut permettre de vous revoir.

--A quoi pensez-vous, Monsieur, vous ai-je donc paru imprudente?

--Hélas, point du tout, mais j’ai pour vous la plus vive sympathie.
Songez, au demeurant, que ne point me refuser l’agrément de votre
compagnie serait charité; je ne connais personne dans cette ville, et
j’y respire déjà l’ennui. Aurais-je le malheur de vous faire peur?

--Aucunement, mais on interprète si facilement à mal les plus innocentes
distractions!

--Il n’y a, en effet, que parfaite candeur dans le désir que je vous
exprime, et vous ne sauriez que faire fond sur ma discrétion.

A la vérité, Monsieur, je n’avais déjà plus ces intentions innocentes,
dont je faisais profession. En voyage, quand les sens deviennent
brûlants, il ne faut point trop faire le renchéri. Les impétuosités de
la jeunesse ne rendent pas difficile. Cette fille avait du moins de la
fraîcheur, elle semblait bien faite, et je pensai qu’elle m’aiderait à
passer le temps, durant les quelques jours que je devrais rester à
Genève. Mes attentions, évidemment, la flattaient. Dans cette
République, où il y a une hiérarchie très marquée entre ses citoyens,
elle n’était point habituée aux égards d’un homme de condition. Je la
pressai d’accepter que je la retrouvasse le soir même; elle avait une
manière de ragoût de vertu qui me piquait, et vous verrez que cette
vertu n’était point jouée et qu’elle n’avait, jusque-là, cédé à aucune
tentation. Je ne sais comment je trouvai des mots qui la touchèrent, et
l’inclinèrent, non point en un instant, à secouer tout au moins, ses
préjugés de bienséance. En fait, la continence me pesait à tel point que
je n’ai qu’une médiocre confusion à avouer que je me fusse contenté
d’une moins intéressante personne qu’elle. Mes discours la ravissaient;
elle n’avait jamais entendu des compliments tels que ceux que je lui
adressais, et, quelque pudeur qu’elle voulût garder, il était manifeste
qu’elle fut dans un grand trouble. Je ne pus, cependant, qu’enserrer sa
taille de mes mains, sans qu’elle me permît de toucher à sa gorge, mais,
tandis qu’elle se défendait en invoquant la décence habituelle de sa
conduite, il y avait du feu dans ses yeux. Il me fallut bien prendre
patience jusqu’au soir, où je pensai être assuré du succès. Elle me dit
que je la rencontrerais aux Eaux-vives, qui est un endroit favorable à
une promenade nocturne, car il importait, pour sa considération, qu’elle
ne fût point aperçue.

«Je ne m’explique point, me dit-elle, l’ascendant que vous avez, si
promptement, pris sur moi, et qui détermine une faiblesse fort en
désaccord avec les principes auxquels je suis attachée.»

Je lui jurai, avec la facilité qu’on a à faire ces serments-là, que
j’étais infiniment sensible à sa complaisance et que je m’appliquerais à
ce qu’elle ne s’en pût repentir.

Elle fut exacte au rendez-vous. La nuit était assez noire. Je repris
l’entretien sur le ton que je l’avais commencé. Elle me dit qu’elle
était confondue de sentir, pour la première fois, de tels mouvements de
son cœur, mais que mes paroles avaient une douceur qui la charmait. Elle
n’en opposait pas moins de la résistance aux privautés que je tentais de
me permettre, car j’étais dans un état à ne plus me satisfaire de
soupirs et qui m’incitait à presser les choses. Enfin, après deux heures
que nous passâmes à raisonner (car vous n’empêcherez pas une Genevoise
de raisonner, fût-ce dans les moments où cette manière de philosophie
est la plus inopportune) sur le mystère des attractions subites, elle
s’humanisa. Elle avait cependant, un reste de crainte d’être découverte,
par quelque hasard, en ma compagnie, et de devenir l’objet de
médisances, et elle m’avoua que sa réserve venait maintenant de ces
alarmes auxquelles, se fiant à mes protestations de simple amitié, elle
n’avait pas d’abord songé. Elle me confia qu’elle ne se sentait plus en
mesure de contrarier mes desseins.

--Venez en mon logis, dit-elle, je suis assurée que vous y pourrez
pénétrer sans scandale, c’est là que nous mêlerons librement nos
baisers, et vous vous convaincrez que si je vous ai refusé des arrhes,
ce n’était pas le désir de vous les donner qui me faisait défaut.» Elle
m’indiqua un chemin assez étroit, encore qu’il passât pour carrossable,
qui, à son avis présentait toute sûreté pour rentrer en ville. Elle
était, dans ce moment, fort disposée à dépeindre la solitude morale dans
laquelle elle avait vécu, et, certain, désormais, d’un dénouement
heureux, je l’écoutais avec quelque intérêt. Si bien que nous
n’entendîmes pas s’approcher (à la vérité c’était un fait imprévu sur
cette mauvaise route) une sorte de charrette que son conducteur,
revenant à vide, menait à vive allure. Il ne nous distingua que trop
tard pour arrêter son cheval, et dans notre surprise, nous nous jetâmes
en hâte de côté. Le malheur voulut qu’il y eut un fossé, où tomba fort
rudement Julie. Elle poussa un cri de douleur, qui fit se retourner
l’homme, dans le temps que je me précipitais pour la relever.

--«Hélas, fit-elle, je suis blessée... J’ai des plaies sur tout le
corps». Elle était, en effet, toute meurtrie, et je m’effrayai des
conséquences de sa chute. Le charcutier qui avait provoqué l’accident,
eut la conscience de s’en rendre responsable. Julie, après qu’elle avait
poussé ce gémissement, avait perdu ses sens. Ce maladroit m’aida à la
transporter dans sa voiture. Dans l’embarras où j’étais il donna le
conseil de la mener à l’hôpital. Elle ne rouvrait les yeux que pour se
plaindre de ses souffrances, et elle les refermait aussitôt.

Nous arrivâmes à l’hôpital. Je recommandai Julie aux soins des personnes
qui reçoivent les malades, mais il ne me fut pas permis d’avoir accès
dans la salle où on la déposa. Ainsi, avant même qu’elle eût commencé,
se terminait ma nuit d’amour. Au demeurant, je m’affligeais sincèrement
du malheur arrivé à cette fille.

Je vins, le lendemain, m’informer de son état. Je fus conduit auprès du
chirurgien qui, tout d’abord me considéra fort sévèrement; du moins me
rassura-t-il, en ce qui concernait les suites de l’accident.--Ce ne
sont, fit-il, que lésions n’affectant rien d’essentiel, et qui seront
tôt guéries. Je priai qu’on me laissât réconforter par ma présence cette
victime d’un malencontreux hasard, car je lui devais cette marque
d’intérêt, et il était de mes intentions de faire en sorte qu’on eût
pour elle des ménagements et qu’on la tirât de la salle commune pour la
mettre en une chambre décente.

Le chirurgien refusa avec hauteur, en me disant qu’il me trouvait bien
osé d’attester ainsi un attachement blâmable. Je répondis, non sans un
peu d’impatience, que j’étais seul juge de mes actions. Il haussa les
épaules de telle façon que, si je n’eusse songé qu’un éclat pourrait
nuire à Julie, je me fusse tout à fait fâché. Dans le même temps, il fit
venir une sorte de greffier, qui m’invita fort peu civilement à me
nommer et à donner, dans le détail, les circonstances de la chute.--Plus
on appartient par sa naissance à un rang distingué, reprit le
chirurgien, plus les excès sont coupables.» Je me rappelais que Julie
m’avait parlé de l’austérité qu’on affiche dans cette ville, et je
pensai que c’était prendre bien au sérieux une affaire arrangée avec une
fille à qui j’avais plu et qui n’avait point les dehors d’une
intrigante. Il fallait que ce sermonneur jouât le courroucé, car, de
bonne foi, méritais-je un si furieux discrédit pour une bagatelle?

Je fis tenir à Julie, par un subalterne, un billet où je l’assurais de
ma sollicitude, puis, j’occupai mon temps comme je le pus, et je ne
manquai point d’aller rôder à Ferney, dans le cas, où, par fortune,
j’eusse pu apercevoir M. de Voltaire. Je ne vis que la façade du
château, de longues et belles avenues, des berceaux de feuillage et des
charmilles, et un jardinier me voulut bien montrer l’antique tilleul,
superbement touffu, sous lequel, assis sur un banc de gazon, vient rêver
le grand homme.

Ce fut deux jours plus tard que je reçus de Julie la lettre la plus
extraordinaire du monde, je vous la transcris:

«Mon ami, je ne saurais vous dire la stupeur qui m’accable. Quand je fus
étendue sur le lit de l’hôpital, le chirurgien qu’on avait prévenu
m’examina avec soin. Il ordonna qu’on me dévêtît. J’avais à ce moment
repris conscience, et la pudeur me fit opposer quelque résistance à ce
qu’on ôtât mes derniers vêtements. Il dit qu’il était nécessaire que cet
examen portât sur tout mon corps. Les investigations furent, en effet,
minutieuses. Elles le furent à ce point que, soudain, il eut un
mouvement de surprise. «--Suis-je donc gravement atteinte? lui
demandai-je.--Ce n’est pas cela, répondit-il: il ne s’agit que de
contusions. Mais j’ai besoin de l’avis expérimenté d’hommes de science.»
Il les avait apparemment mandés en hâte, car, le lendemain, au matin il
n’y avait pas moins de cinq médecins autour de moi, qui exigeaient que
je me dévoilasse entièrement. Ils eurent l’indiscrétion de me tâter de
très près, en dépit de mes protestations contre la liberté qu’ils
prenaient. Chacun d’eux se voulut assurer par lui-même d’une
particularité qui semblait les préoccuper fort. Puis ils hochèrent la
tête, parurent opiner dans le même sens et se retirèrent, me laissant
dans une grande incertitude de la raison de leur curiosité, pour
délibérer. Quelques heures s’étaient passées lorsque on introduisit deux
auditeurs du Grand Conseil. Ils me dirent que les magistrats, instruits
par les médecins, avaient résolu de faire cesser sans délai le scandale
de mon travestissement. Comme je m’étonnais fort de ces propos, dont la
signification m’échappait, ils reprirent, non sans dureté, que je devais
bien savoir que j’étais un homme, encore que faiblement constitué, et
qu’un arrêt était intervenu qui m’attribuait désormais le sexe masculin
et m’obligeait à m’habiller en homme, sous peine du fouet et de la
prison... Vous imaginez, mon ami, l’émoi que me causa cette révélation,
et la douleur que j’éprouve, alors que tous les mouvements de mon cœur
m’entraînaient vers vous! Ma vertu, le calme de mes sens, jusqu’au
moment où je vous vis, l’éducation que je reçus dès mon enfance, ne
m’avaient point laissé de doutes sur mon sexe. Je suis pourtant un
homme, puisque la Faculté exige que je le sois, et que la loi le
commande. Comment vous peindre, dans le temps que je vous écris, encore
sous le coup de cette incroyable nouvelle, le trouble dans lequel elle
me jette! Ma sensibilité proteste vainement contre cette décision.
Qu’allez-vous penser! Il n’était rien de plus vrai cependant que la
tendresse que je sentais pour vous.»

A la vérité, cette lettre me pétrifia. Je la relus plusieurs fois avant
de pouvoir tenir pour certain un tel événement. D’autant que, bien que
mes hardiesses eussent été réprimées, je me souvenais avoir frôlé un
sein qui palpitait. Il fallait bien, quoique j’en eusse, s’en rapporter
à l’opinion de six anatomistes. Je compris alors la sévérité du
chirurgien à mon égard. Je vous avoue que j’eus chaud, tout à coup, en
songeant au péril auquel j’avais été exposé, de la meilleure foi du
monde. Je ne vous en dirai pas plus sur ce sujet. Dieu merci, cet être
singulier, qui, tout au moins, pensait bien en femme, avait, pendant une
conversation qui s’animait, écarté les témérités de ma main.

Il n’y avait point là de la faute de la prétendue Julie. Son ignorance
de l’étrangeté de sa conformation attestait sa sincérité. Mais je fus
fort embarrassé pour répondre à ce déroutant message: je pris le parti
d’envoyer à l’hôpital, pour qu’on le remît à la personne qui changeait
de sexe, un assez galant habit de cavalier.

Cet impair m’avait causé du dépit. Je cherchai des distractions, et le
hasard m’en fit trouver avec une dame ayant vraiment tous les attributs
féminins, qui me prouva qu’il n’est point de plus trémoussante compagne
de lit qu’une prude, quand elle a pris toutes ses sûretés pour la
discrétion de ses plaisirs. En les partageant, j’oubliai la date que
m’avait assignée le correspondant de M. Sellon pour qu’il me remît la
réponse dont je devais être porteur. Quand je vins le trouver, il me dit
que mon retard était fort heureux, car si je fusse parti auparavant, les
déterminations contenues dans sa lettre n’eussent point été les mêmes
que celles qu’il avait pu prendre, d’après des informations qui lui
étaient arrivées, et qui modifiaient favorablement la face des choses.

A mon retour à Paris, je reçus les compliments de M. Sellon pour une
tergiversation dont il louait la prudence. Il était fort content du
résultat de mon voyage. Se moquait-il? Il m’assura que j’étais plus
propre aux affaires que je ne le voulais penser.




XIII

LE PRÉTENDANT


Ce 3 d’Octobre 1771.

Il m’arrive, Monsieur, de passer parfois une heure au café de la _Croix
de Malte_, rue de l’Arbre-Sec, car il est bon de recueillir les propos
qui s’échangent sur les affaires publiques et privées dont on
s’entretient fort en cet établissement. J’y fus instruit d’un événement
qui ne laissa pas que de m’intéresser. Encore qu’il donnât cette
nouvelle comme un grand secret, un gros petit homme, au teint coloré, la
perruque mal assurée, ne baissait point tant la voix qu’on ne pût
entendre ce qu’il disait à des personnes réunies autour de lui.

--Oui, affirmait-il, vous pouvez tenir pour certain que le Prétendant a
débarqué ces jours derniers à Paris, et non point en bel équipage, mais
venant de Sienne en une mauvaise chaise de poste, et accompagné d’un
seul laquais. Il doit avoir une entrevue capitale avec M. d’Aiguillon.

On hochait la tête.

--Je suis à ce point renseigné, poursuivit le discoureur, qu’il m’est
loisible d’indiquer sa demeure.

--Et quel prince l’héberge? demande-t-on.

--Il n’est point question de prince, répondit-il, Charles-Édouard est
descendu à l’hôtel garni.

--Est-ce possible?

--Et cet hôtel est l’hôtel de Hambourg, rue des Boucheries, à l’endroit
où cette rue s’élargit un peu.

Charles-Édouard, le héros, le conquérant de son royaume, si grand dans
les revers, et qui, vaincu dans la mémorable bataille de Culloden,
acquit plus de gloire dans la défaite que son vainqueur;
Charles-Édouard, ce noble Stuart, trahi par la fortune, roi sans
couronne, mais fait, par son courage et sa constance, pour porter celle
de ses aïeux, sacré par la majesté du malheur. Vous savez, Monsieur, que
je me passionnai pour cette histoire, pour la prodigieuse campagne qu’il
fit en Écosse, avec une poignée de partisans, d’abord, pour ses succès,
pour les injures du sort qu’il subit sans faiblesse, pour sa vie errante
à travers l’Europe. Il put avoir tous les espoirs, et il éprouva ce que
l’adversité a de plus cruel sans qu’elle pût ébranler son caractère. Il
a, par les vicissitudes qui l’accablèrent et pour la fermeté d’âme avec
laquelle il les supporta, la célébrité la plus respectable.

Une idée téméraire se forma dans mon esprit. Je cherchais des aventures
qui me missent en lumière. S’en offrirait-il de plus belles que celles
que je trouverais en suivant un prince aussi magnanime? Sans doute las
de l’oisiveté qui ne pouvait convenir à un esprit bouillant comme le
sien, nourrissait-il de grands desseins, et, avec plus de chances qu’il
n’en avait eues dix ans auparavant, préparait-il une expédition. Ce fut
la supposition que je fis aussitôt. Mais, après m’être enflammé pour ce
rêve de m’attacher à son destin, je reconnus la difficulté de réaliser
une telle ambition. Comment trouver accueil auprès du Prétendant,
comment réussir à me faire nommer à lui? Cependant, ces aspirations
avaient pris en moi tant de force que je ne pus résister au désir
d’aller rôder du côté de l’hôtel de Hambourg. J’avais été averti encore
que Charles-Édouard s’était donné le nom de comte de Clifton, qui
rappelait une de ses mémorables victoires.

La volonté de parvenir à un but rend ingénieux. Je réussis à aborder le
laquais du Prétendant: c’était un rustre que je gagnai par quelque
argent. Je finis par lui exposer ma prétention d’être admis auprès de
son maître, sous le prétexte qu’il voudrait trouver; je pourrais, quoi
qu’il en fût, considérer de près ce grand homme. Je ne laissai pas que
d’être surpris quand ce laquais me dit qu’il lui serait facile de me
contenter, et il m’invita, en effet, à le suivre.

Je dominais à peine mon émotion quand je fus introduit dans la chambre
du prince. Je n’eus pas, d’abord, le temps de remarquer qu’elle était en
désordre: mes yeux se portaient vers l’illustre capitaine qui avait fait
trembler quelque temps de redoutables adversaires.

A mon approche, il leva négligemment la tête. Encore qu’il n’eût que
cinquante ans, son visage portait les signes de la vieillesse; il
n’avait point de perruque, et des mèches grises tombaient sur son front.
Après tant d’épreuves, se pouvait-on étonner de ces ravages? Il était
assis, simplement en veste et en culotte, dans un fauteuil, devant une
petite table, chargée de bouteilles, parmi lesquelles se trouvaient une
écritoire et une lettre commencée. J’eus de cette absence d’étiquette
une impression douloureuse: tant d’exploits accomplis par lui, et cette
manière d’abandon! Cette impression s’accrut aux premières paroles qu’il
prononça, d’une voix qui me parut éraillée.

--Que me veux-tu? me demanda-t-il familièrement. Si c’est pour un
secours, c’est à moi plutôt qu’il appartiendrait de le solliciter. Tu
vois que mes affaires sont dans un état peu brillant.

Je répondis, fort affligé de cette détresse, que je tenais pour le plus
grand honneur de ma vie, celui de pouvoir l’assurer de mon admiration et
de mon respect. Je me nommai, j’invoquai mon désir de recevoir, même de
loin, les leçons d’un aussi illustre modèle.

--Je ne souhaiterais rien tant, lui dis-je, que de mettre mon ardeur et
mon dévouement au service de votre Majesté.

--Ma Majesté, fit-il, elle est belle! C’est une Majesté sans un sol.

Le ton désabusé sur lequel il s’exprimait me pénétrait de sentiments
d’amertume. Puis le roi me fit signe de m’asseoir de l’autre côté de la
table et il m’invita à me verser à boire. Lui-même but un grand verre de
vin de Bourgogne. J’eus le chagrin de m’apercevoir bientôt, tant que
j’eusse lutté contre cette conjecture, que Charles-Édouard était près de
l’ivresse. Il s’emporta contre son laquais qui n’avait pas déjà remplacé
une bouteille vide par une autre, et cet homme lui dit sans ménagements
que l’hôtelier n’avait point de hâte à fournir qui ne le payait pas.
Vous ne sauriez imaginer, Monsieur, ma consternation, alors que je
m’attendais au spectacle de la suprême dignité dans l’infortune. Je
conçus, cependant, que le Prétendant avait peut-être recours à quelque
feinte pour dissimuler, en se plaisant à se rabaisser, les grands
projets qu’il avait formés. Mais, après qu’il eut bu encore, il ne me
fut plus permis de douter de la réalité de cette ivresse. Il tenait des
propos extravagants, sa bouche était pâteuse et ses yeux perdaient leur
expression. Quel accueil je rencontrais auprès de lui, dont je m’étais
fait une si haute idée!

Je n’eusse point osé, une heure auparavant, supposer que je serais admis
auprès du prince, et, maintenant, je ressentais la plus grande
déception. Dans les fumées du vin, il raillait lui-même sa déchéance et
disait que ses soldats de Culloden, s’il leur était donné de revenir,
seraient bien au regret de s’être fait tuer pour lui, en le voyant tel
qu’il était devenu. Au milieu de hoquets, il entonnait des chansons
grossières.

--Tu veux me servir, ce qui est d’un cœur généreux, dit-il. Hé bien,
commence par remplir mon verre. Car ma main n’est plus assez assurée
pour le faire. Si ma cour n’est pas nombreuse, j’y veux des gens utiles,
et je te nomme mon grand échanson.

Des larmes me montaient aux yeux tant j’avais de désillusion de son
misérable état. Non! au point où en était cet homme qui avait
glorieusement montré qu’il savait commander, il ne s’agissait plus de
vastes desseins. Il oubliait, au demeurant, toute réserve, et c’est
ainsi que, en mots entrecoupés, en me cessant de porter son gobelet à
ses lèvres, il parla du mariage qu’on avait convenu pour lui. Ma
délicatesse ne me permettait pas d’être instruit, malgré moi, des vues
politiques des gouvernements. Je me voulus lever et prendre congé;
Charles-Édouard me retint presque de force.

--Oui, mon cher, dit-il, d’Aiguillon me veut faire épouser une princesse
de dix-huit ans... Tu verras que cette petite Stolberg me fera le plus
grand cocu du monde... Mais de ce malheur-là, je me consolerai, si la
dot est honnête... Encore, n’est-ce pas le papa qui la fournira, car ce
grand souverain règne sur un État qui a quatre lieues de long... Vaincu,
cocu, cela rime au mieux, n’est-ce pas?

Je rougis de l’entendre ainsi divaguer ou laisser percer, hors de sa
raison, des arrangements pour sortir de sa pauvreté qui n’étaient point
pour être connus du public. Il revenait, avec une insistance pénible,
pour moi, sur ce point qu’il était inévitable qu’il fût cocu, bien qu’il
fût encore capable de caresser une femme, mais il n’avait de goût, à ce
qu’il assurait, que pour les souillons. Comment des souvenirs de ses
héroïques campagnes, se mêlaient-ils, par lambeaux, à ces propos
inconsidérés? Dans cette déplorable perte de sa lucidité, il pensait
parfois être à la tête de son armée et il appelait par leur nom, comme
pour les convier à boire avec lui, quelques-uns de ses Écossais qui lui
avaient été les plus fidèles, et jusqu’à la mort.

Fut-ce cette évocation, ne se présentât-elle à lui que dans son délire
aviné, qui le fit se ressaisir? Soudain, il se dressa; tous les signes
de son ivresse s’étaient effacés, et, dans son déshabillé même, il me
parut avoir retrouvé sa royale dignité. Son air était majestueux.

--Monsieur, fit-il, je ne sais ce qui m’échappa dans des discours
inconséquents, sous l’empire d’une malheureuse passion à laquelle j’ai
la faiblesse de céder. Mais regardez-moi: vous pourrez dire que vous
avez vu un prince qui connut toutes les ingratitudes, celle des peuples
et celle des rois.

Des monarques formaient des vœux pour sa cause tant qu’il était
victorieux: ils le dédaignèrent et lui contestèrent son titre même,
quand il éprouva la défaite, et la terre sembla manquer à son exil. Le
chef de la religion a plus d’égards pour un hérétique que pour lui, qui
versa son sang et celui de braves gens pour la foi catholique. Il gêne
les Cours d’Europe, qui se le renvoient comme un hôte fâcheux dont on
n’a que faire, et quand son indigence devient trop scandaleuse, car son
nom, malgré tout, pèse encore de quelque poids, et vivra dans
l’Histoire, on se débarrasse de lui en sacrifiant une jeune princesse à
laquelle on donnera quelques subsides pour la dédommager d’épouser un
homme flétri par ses vices, lui qui était né avec des vertus, et qui est
un vieillard avant l’âge...

Il parlait avec une ironie hautaine; son visage avait retrouvé sa
noblesse, ses yeux, mornes tout à l’heure, jetaient du feu. Je ne
pouvais croire, que ce fût le même homme que je venais de voir dans une
sorte d’ignominie.

--Mon enfant, me dit-il, vous êtes dans la fleur de la vie; la démarche
que vous fîtes étourdiment auprès de moi, atteste que vous avez du cœur.
Ne vous fiez pas à ces beaux emportements. Sachez qu’il n’y a d’autre
morale que celle du succès. Écoutez ce conseil: ne vous attachez qu’à
ceux-là, qui ont une étoile heureuse.» Je protestai que l’exemple de
grandeur d’âme qu’il avait donné, après une funeste bataille, serait
toujours un objet d’admiration.

--La postérité, dis-je, recueillera les grandes actions de votre
Majesté.--En attendant, reprit-il, vous voyez où j’en suis, c’est
pourquoi il faut chercher l’oubli.

Il se laissa tomber dans son fauteuil et s’avisa qu’une bouteille
n’était pas encore vide. Il but largement, et je m’aperçus que, après
cet éclair de perspicacité, il reprenait cette apparence grossière dont
j’avais d’abord été confondu.

--La postérité, s’écria-t-il, avec un mauvais rire, ne fait pas
d’avances d’hoirie, et il sera un peu tard pour m’assurer le nécessaire
quand elle s’occupera de moi.

Il appela son laquais et lui donna l’ordre, en le menaçant de lui casser
une canne sur le dos s’il ne trouvait pas le moyen de lui obéir, d’aller
chercher du vin. Quand ce vin eut été apporté, il s’en versa de grandes
rasades.

--Sais-tu écrire, me demanda-t-il avec brusquerie, sur un ton de nouveau
familier, j’ai cette incommodité que mes mains ont, dans ce moment, je
ne sais quelles saccades, et je ne saurais finir cette lettre que j’ai
commencée et qu’il faut bien que je fasse tenir, car, du d’Aiguillon, je
n’ai encore que des promesses.

Je me voulus récuser, en alléguant que, quelle que fût ma discrétion, je
n’avais point qualité pour pénétrer ses affaires. Mais il me prit par le
bras et me plaça devant le papier, disposé sur la table. Puis, par une
lubie, il sembla oublier la lettre dont il venait de me parler, et il
balbutia une chanson obscène. Il interrompait cette chanson pour se
plaindre de son frère, le cardinal, qui vivait à Rome dans l’abondance,
en retour de ses flatteries aux Souverains auxquels il se plaisait à
faire oublier qu’il fût un Stuart. Le Prétendant le traita, pour l’avoir
fait manger à sa table, à la dernière place, de plat valet des
persécuteurs de sa famille. Enfin, toujours buvant, il apostropha je ne
sais quels ennemis que son imagination échauffée lui représentait. Il
tentait alors de se lever, mais s’affaissait sur son siège. De quelles
misères étais-je le témoin? Eussé-je pu croire que ce prince, dont le
passé était si grand, se livrerait, devant moi, à ces excès et me
révélerait, dans l’aberration de l’ivresse, la profondeur de sa chute?

Je maudissais l’inspiration qui m’avait conduit vers lui. J’étais loin
d’espérer l’honneur d’une réception, ma démarche me semblait vaine, et,
ayant eu comme introducteur un laquais grotesque, je n’avais même pas eu
à solliciter une audience, qui ne me laissait que déception, en présence
d’un homme tombé si bas!

Mais Charles-Édouard se reprend subitement comme par un prodige. Ses
malheurs sont la seule cause de sa dégradation. La clarté se refait en
son esprit, dans le moment qu’on le pense le plus égaré. Il se
transfigure; tout ce qui reste de noble en lui reparaît. J’inclinais à
croire qu’il allait rouler sous la table. Mais je le vis bientôt aussi
net d’intelligence que s’il n’eût point proféré des insanités. Il fit un
effort, retrouva la maîtrise de lui-même, se recueillit.

--Hé bien, me dit-il, écrivez.» Ce n’est qu’à vous, Monsieur, que je
confie que la lettre qu’il me dictait, m’employant comme son secrétaire,
était destinée au roi:--«Monsieur, mon frère et cousin, l’amitié qui
règne entre nous (il haussa les épaules) et ce sang qui nous lie me font
croire à l’intérêt que me témoignera votre Majesté. Elle doit sentir que
la perte de mes royaumes me met hors d’état de maintenir le rang que ma
naissance me donne. La majesté royale s’avilit quand elle ne peut être
soutenue avec éclat...» Je me rappelle ces premières lignes d’une lettre
qui, pour exprimer la demande d’une assistance était conçue dans les
termes les plus dignes. Le prince, avec une courtoisie qui différait
fort de ses façons d’un instant auparavant, me voulut bien remercier de
la peine que j’avais prise.

--Vous vîntes vers moi avec une belle confiance, me dit-il. Vous
emporterez du moins une grande leçon. Vous connaîtrez, maintenant, la
récompense de la gloire. Il m’en coûterait de vous dessécher le cœur,
mais ne vous dévouez qu’à bon escient. Moi-même, hélas, n’ai-je pas
perdu ceux qui, avec un zèle généreux, avaient embrassé ma cause! Ils me
durent la ruine ou la mort! N’est-ce pas là pour moi la pensée la plus
amère?» Puis subitement: «Il est des vins d’Italie, qui sont estimables,
et dont je fais cas, mais ils n’ont pas cet arome des vins de France.
Bois avec moi de celui-ci.»

Je me retirai sans que le Prince, retombant dans l’ivresse, s’aperçût de
mon départ. Ainsi, de cette entrevue qui fut incroyable par la facilité
de l’accès auprès de lui et par le spectacle qui me fut offert,
garderai-je le souvenir, chez le Prétendant, qui a cessé de prétendre à
un trône, d’un homme chez lequel se mêlent, aujourd’hui, le grandiose et
le crapuleux. Il n’est point de contrastes plus frappants que ceux qu’il
présente, et j’eusse souhaité, Monsieur, d’avoir le génie de vous les
faire sentir aussi vivement qu’ils me frappèrent.




XIV

M. BOURET


Ce 4 de Novembre 1771.

Je fis hier, Monsieur, une longue promenade en compagnie de M. Sellon,
qui avait la curiosité de voir où en était la construction de l’Hôtel
des Monnaies, dont vous savez que M. l’abbé Terray posa, voici deux ans,
la première pierre. Ces travaux intéressent M. Sellon qui, à ses grandes
lumières en matière de finance, joint le goût des arts. Il me dit qu’on
avait commencé à bâtir un édifice, qui devait avoir la même destination,
sur la place Louis XV, mais qu’on y avait renoncé, après qu’on eut
engagé inutilement de grandes dépenses. Il s’en faut qu’on se puisse
faire dès maintenant une idée exacte du monument, qui sera considérable.
La façade ne doit pas avoir moins de soixante toises de long: on
distingue seulement l’ordonnance générale de cette architecture, qui
fera honneur à M. Antoine, artiste recommandable, dont les dessins
furent adoptés.

En passant sur le Pont-Neuf, je remarquai la délicatesse de nombre de
personnes qui, pour préserver leur visage des ardeurs du soleil,
miraculeusement brillant en cette arrière-saison, portaient un parasol.
Il s’est établi aux extrémités du pont un bureau où, pour une somme
minime, on loue ces parasols, qu’on restitue après la traversée de cet
endroit. Cette industrie est regardée comme fort commode; mais M.
Sellon, qui met son chapeau sur sa tête et non sous le bras, comme il
est d’usage pour certains, ne laissa pas que de se moquer de ces
raffinements.

Dans le moment que nous quittions le pont, il rencontra un homme qui
semblait de complexion si distraite que, en effet, il pensa se jeter sur
nous.

--«Pardieu, dit M. Sellon, je suis assuré que M. Messance a la tête
pleine de ses calculs.» Ce M. Messance ouvrit de grands yeux, comme s’il
sortait d’un autre monde et s’excusa de sa gaucherie.--Point du tout (M.
Sellon a souvent des façons de parler qui, quelle que soit son
habituelle bienveillance, laissent percer son humeur caustique). Vous
avez fait sans doute une nouvelle découverte dans l’art de
dénombrer tout ce qui concerne Paris.--Il est vrai, répondit M.
Messance.--Avez-vous ajouté quelque chiffre à celui dont vous me
parlâtes, des cinq cent soixante seize mille six cent trente habitants
de cette ville et de ses vingt-trois mille cinq cent soixante-cinq
maisons? J’admire votre précision.--Elle n’est pas obtenue sans peine.
Mais je portais mon attention sur un autre objet. Il est, à la suite de
mes études, hors de doute que les mois de juin, juillet et août sont les
plus propres à la conception des femmes.--Voilà qui est le mieux du
monde, et l’on vous devra bien de la reconnaissance pour les résultats
de votre application.»

--C’est, me dit M. Sellon, un original qui n’est content que lorsqu’il a
établi des comptes sur toutes sortes de choses.

Pour satisfaire ce grand appétit de marche qu’a M. l’Envoyé de Genève,
nous allâmes jusqu’à la place Louis XV. Il constata qu’il n’était rien
de durable comme ce qui est destiné à durer peu, et que c’était ainsi
que la statue du roi était toujours entourée d’une méchante barrière en
bois, et il ne semble pas qu’on songe à la faire disparaître.

C’était le jour des rencontres d’originaux. M. Sellon fut salué par un
passant de sa connaissance. C’était un architecte, M. Patte, qui est le
plus atrabilaire des gens de sa profession et qui a le génie de la
critique. «--Monsieur, dit-il, j’enrage de voir engloutir tant d’argent
dans une construction faite pour s’effondrer avant qu’il soit
longtemps.--Et quelle est cette construction?--Cette immense église
dédiée à Sainte Geneviève, qu’édifie M. Soufflot. Je vous garantis qu’il
ne se passera pas deux ans que le dôme, bâti d’après une méthode
vicieuse, ne s’écroule.--Ce sera dommage, fit M. Sellon, sans s’aviser
de discuter cette allégation.»--Cet homme-là, me dit-il, ne rêve que
malheurs: il est du premier bon pour annoncer des catastrophes.

Puis, changeant de conversation, il me demanda où j’en étais de
l’accomplissement de mes ambitions, et je dus bien lui avouer qu’elles
n’avaient pas encore trouvé leur voie.--Vous vous entêtez en des
chimères, reprit-il, et je vous veux du bien. Je vous eusse volontiers
guidé, mais je vois bien que vous seriez mal à l’aise dans mes bureaux.
Pourtant, je démêle en vous une loyauté que j’apprécie. Soit! Nous
tenterons autre chose. Je vous donnerai une lettre pour M. Bouret, qui a
la bonté de professer de l’estime pour moi. Il a le bras le plus long du
royaume: il dispose avec le ministre, et, parfois sans le ministre, des
emplois vacants. Vous lui exposerez vos désirs.

Il eût été ridicule de ma part de ne pas lui témoigner pour cette offre,
faite avec tant de bonne grâce, ma reconnaissance. Une présentation à ce
tout-puissant fermier-général est une faveur singulièrement recherchée
par d’autres.

M. Sellon m’invita à me rendre chez lui pour qu’il écrivît cette lettre.
Il me la remit en présence de Mlle Angélique, qui eut un charmant
sourire, encore que j’y distinguasse un petit grain de malice.

--Allez, me dit-elle, je vous souhaite de réussir. M. Bouret ne saurait
que s’intéresser à vous; il n’a guère accoutumé de voir des solliciteurs
qui ne demandent à son crédit que l’occasion de prouesses
chevaleresques.

Ce mot me piqua. Je résolus de ne céder en rien sur mes idées. Je me fis
conduire, dès le lendemain, au fastueux hôtel qu’habite M. Bouret à la
Grange-Batelière. J’étais à peine entré que j’étais ébloui par le luxe
prodigieux qui s’y déployait. Personne n’ignore l’immense fortune de ce
matador de la finance. Mais cette demeure, vraiment princière, a été
embellie par tout ce que l’art offre de ressources. Ce ne sont que
marbres des plus rares, même en des salles où ne se tiennent que des
subalternes; ce ne sont que peintures admirables, concourant à la
décoration la plus ingénieuse; ce ne sont que tableaux de maîtres
illustres, ce ne sont que sculptures magnifiques. Je fusse resté
longtemps en contemplation devant ces merveilles, si la lettre de M.
Sellon ne m’eût fait accueillir promptement, et je fus introduit auprès
de M. Bouret.

Il a aujourd’hui quelque soixante ans: il est resté extrêmement vif, son
visage a gardé quelque beauté, et gagne encore à son expression de
parfaite affabilité. M. Bouret est, au demeurant, réputé comme l’homme
le plus serviable du monde. Les grandes affaires ne lui ont pas fait
perdre sa gaieté, qui fut un de ses premiers moyens de parvenir. Il a le
désir de plaire, fût-ce à ceux dont il n’a rien à tirer. Il se donna la
peine de se lever de son bureau et de faire quelques pas vers moi et il
me dit que mon aspect prévenait trop en ma faveur pour qu’il n’eût pas
plaisir à m’obliger, mais je n’eus guère le temps, tout flatté que je
fusse de cette extrême politesse, d’engager avec lui la conversation. Il
m’assura qu’il aimait les jeunes hommes qui avaient mon air de franchise
et qu’il n’était rien qu’il ne fît pour moi. En un instant, il me conta
avec esprit, quelques anecdotes et ajouta que la volonté d’arriver au
but qu’on s’était proposé était la clef du succès, et il cita comme
exemple que, à l’âge que j’avais, il se répétait sans répit: «Il faut
que je fasse une grande fortune ou qu’on me pende.» Et, ajouta-t-il, en
riant: «On ne m’a pas pendu.» Je ne trouvais même pas la possibilité de
le remercier des bontés qu’il avait pour moi.

Cet entretien, si l’on peut employer ce mot, puisque M. Bouret avait été
le seul qui parlât, n’avait pas duré deux minutes. Il appela son
secrétaire pour ses affaires privées, qui a nom M. Tournay, et lui dit:

--Je vous recommande, monsieur, il est de mes amis, et j’entends qu’il
soit satisfait.» Puis il me frappa amicalement sur l’épaule et me
congédia.

--Hé bien, Monsieur, fit M. Tournay, quand nous fûmes seuls, je suis à
vos ordres. De quel emploi souhaitez-vous être pourvu? Il en est
d’avantageux dans les bureaux des Fermes. J’en sais un dans le grenier à
sel, qui laisse des loisirs. Vous conviendrait-il?

--Monsieur, répondis-je, peut-être suis-je dans le cas de vous
surprendre. Mais je suis fort éloigné par mes goûts de ces occupations.
Je n’ai eu l’honneur d’aborder M. Bouret que par déférence pour M.
Sellon, qui m’avait invité à faire cette démarche, mais je ne crois pas
que je puisse rendre des services efficaces en me penchant sur des
écritures. J’avoue que ce serait pour moi une besogne rebutante.

--J’admire des scrupules auxquels je ne suis point accoutumé, reprit M.
Tournay, mais vous êtes un enfant: on a des sous-ordres qui prennent
toutes les peines, et on se contente de recevoir les émoluments.--Ceci
ne me conviendrait pas.

Je vis bien que M. Tournay souriait, comme s’il m’eût taxé d’une sorte
de naïveté.

--Est-ce donc à la Cour que vous prétendez faire votre chemin?

--Monsieur, lui dis-je, d’un ton sérieux, je n’aspire aux honneurs que
lorsque je les aurai mérités. Je ne désire qu’une occasion de prouver ce
que je puis valoir.

Il y avait, assurément, de la résolution dans ma façon de
m’exprimer.--Touchez-là, fit M. Tournay, cela est si nouveau pour moi,
qui ne suis habitué à voir que courbettes pour la satisfaction
d’intérêts immédiats. Vous tenez un langage qui oblige à l’estime. Mais
je n’ai, dans mes attributions, que le département des places dans les
affaires, selon les ordres de M. Bouret. Il faut donc de la réflexion
pour trouver le moyen de vous orienter d’après vos idées. Avec cette
chaleur d’âme que n’êtes-vous entré dans l’armée?

--J’ai, Monsieur, un parent respectable qui m’a averti des déboires
auxquels est exposé un officier sans fortune. Au demeurant, il n’y a
point de guerre, et je ne me soucie pas de tenir obscurément garnison
dans quelque ville maussade.

--Vous voulez, en somme, conquérir la renommée par vous-même, et sans
brigue.

--Il en est ainsi. N’est-il pas quelqu’un qui aurait besoin d’un homme
ayant du cœur, et que troubleraient ni les difficultés, ni les dangers?

--Vous avez, Monsieur, des sentiments généreux qui ne vous font point
apercevoir que ceux qui vous chargeraient d’une telle entreprise se
donneraient les gants de son succès, si elle réussissait? Je loue fort
votre ardeur; il serait bon qu’il s’y mêlât un peu d’expérience. Ne
voyez point là ombre de moquerie. Je ne vous écoute point sans me sentir
ému par l’impétuosité de votre caractère. A vingt ans, je vous
ressemblais. Il n’était point aventures que je ne rêvasse, et je me
plaisais aux bravades. La vie m’a assagi, et j’occupe un poste fort
sédentaire. Il est très envié. Ce n’est pas pourtant, sans
attendrissement que je songe parfois aux belles lubies de ma première
jeunesse. Je n’ai que trente-cinq ans, mais je suis plus vieux par
l’opinion que j’ai dû me former de la bassesse des solliciteurs. Je vous
suis tout acquis. Je vais méditer sur la meilleure façon de vous être
utile. En attendant, vous voudrez bien accepter que je signe ce papier.

M. Tournay écrivit en effet, quelques lignes, et me les remit.

--Qu’est cela, m’écriai-je, un bon de cent louis! A quel titre? Je n’ai
point demandé de secours.--M. Bouret me ferait grief de vous laisser
partir sans un souvenir de lui. Ne savez-vous pas qu’il tient à sa
réputation de libéralité?

Je ne pus me garder d’un mouvement de colère, et je déchirai le papier.

--Parbleu, dit M. Tournay, vous êtes un héros! Je n’eus point
l’intention de vous fâcher: je ne fis qu’obéir aux instructions
générales que je reçus de M. Bouret, qui entend qu’on ne se soit pas
adressé à lui vainement. Je lui rapporterai ce beau trait, mais il se
pourrait bien qu’il haussât les épaules et qu’il se fâchât à son tour.
Qu’est-ce pour sa prodigalité, que cette bagatelle: n’allez point le
rendre sévère à votre égard. Il n’admet pas de refus à ses dons.

Je persistai dans ma résolution, cependant M. Tournay me dit que j’avais
tort, mais il me tendit la main. Il en vint à me conter mille choses
singulières sur M. Bouret.

--Je l’aime, fit-il, parce que, en dépit de son ostentation, qui est
prodigieuse, sa complaisance est sincère, et elle le fut avant qu’il
disposât de trésors. Savez-vous ce qui, jadis, détermina son mariage? Il
épousa une personne pour laquelle il n’avait point de goût pour la
raison que, avec sa dot, il pouvait obliger un ami, ayant besoin d’une
somme considérable, qu’il n’avait point alors. Cette dot, qui était d’un
grand poids, ne fit que passer de ses mains dans celles d’un autre.
L’union, conclue dans ces conditions, ne fut point heureuse. Il n’y eut
pas, d’ailleurs, de séparation sans que M. Bouret ne rendît fort
exactement la dot, que cet ami ne lui avait pas remboursée. Vous le
verrez sans cesse occupé de spéculations, et il ne s’y livre que pour
pouvoir donner, et donner toujours. Croyez qu’il a assez de philosophie
pour ne pas tabler sur la reconnaissance. Vous savez les folles dépenses
qu’il a faites en son château de Croix-Fontaine, dans le seul espoir que
le roi, revenant de chasser, lui fît l’honneur de s’y reposer à peine
une heure. Les architectes s’occupent sans répit à bâtir pour lui; c’est
pour lui que travaillent les artistes les plus célèbres. Il n’est rien
de rare ou de précieux qu’il ne fasse aussitôt acquérir. Ses chevaux
sont les plus beaux et ses carrosses les plus dorés du monde. Il offre
des fêtes qui jettent dans l’éblouissement et des festins d’un luxe
incroyable par la vaisselle et les mets, et, pour lui-même, il est sobre
et se contenterait volontiers de peu. Il a toutes les galanteries: il
fit, l’autre jour, à un de ses dîners, le contrit, en s’excusant auprès
des dames du retard de ses jardiniers qui n’avaient point apporté de
fleurs, mais chacune d’elles trouva à sa place un bouquet de diamants et
de pierres précieuses. Il a des attentions délicates: les présents qu’il
envoie ne sont pas seulement les plus coûteux qui soient, il les choisit
en ayant eu soin de s’instruire des goûts de ceux qui les doivent
recevoir. Il ne se satisfait point de donner; il faut qu’il donne avec
grâce. Ces seuls présents dépassèrent, l’an dernier, six millions. A ce
train-là quelle fortune ne s’épuiserait pas? Qui sait si ce Plutus, à la
fin ruiné, n’en sera pas réduit à emprunter quelques louis, qu’on lui
refusera peut-être, mais ceux qui ont vécu dans son entourage ne se
seront point oubliés; et, encore que j’aie sa pleine confiance, je suis
sans doute celui qui ait été le moins tenté par de faciles profits.
J’osai m’inquiéter devant lui de ses profusions. Il me répondit qu’il
avait dans sa tête des idées qui lui permettraient de les décupler. Je
lui reconnais, à côté de cette fureur de dissipations, une véritable
bienfaisance. Il lui arriva de nourrir une province que ravageait la
famine. Il a eu toutes les femmes, et elles s’offraient à lui; il a
gardé, cependant, un attachement pour une maîtresse d’autrefois, qui n’a
plus, avec l’âge venu, ni beauté, ni charme, mais elle l’aima, dans le
temps que sa merveilleuse destinée ne se dessinait pas encore, et qu’il
avait pris un nom supposé. Il n’a point voulu l’enrichir, de peur de la
corrompre, et il ne lui a assuré que le nécessaire, dans une maison
qu’il acheta pour elle à dix lieues de Paris. Elle a cent fois entendu
parler de lui, et elle ne sait pas qui il est. Quand il s’évade de son
faste, c’est pour se rendre auprès d’elle, en fort modeste équipage.
C’est, dit-il, quand il a besoin d’un peu de sincérité, car, tout en les
goûtant, il ne s’abuse point sur les hommages qui vont à lui. Ne
divulguez point ce trait, je vous prie: je le cite pour vous montrer que
M. Bouret est demeuré sensible, malgré le vertige que donne la puissance
de l’argent. Ce fut pour cette personne qu’il me pria, selon sa
politique sentimentale avec elle, d’acheter un bijou commun, car,
entraîné par ses habitudes, ses yeux se fussent naturellement portés sur
le plus riche écrin du joaillier.

M. Tournay me dépeignit ainsi, tel qu’il est, et non seulement tel qu’il
est dans le public, l’opulent financier, en qui il y a plus de bons
côtés qu’on le croit généralement. Il s’appliqua, étant encore jeune,
par système, à paraître aimable, et ce qui fut d’abord une sorte de
masque chez lui est devenu naturel.--Cette amabilité est, sans effort,
sa règle de conduite. Je crois qu’il n’a guère de rancune que contre M.
Robbé, parce que ce médiocre poète lui voulut rendre cinquante louis,
implorés en un jour de détresse. M. Bouret l’appela nigaud. M. Robbé,
qui avait eu moins de morgue quand sa bourse était vide, jeta la somme
sur la table.--J’eusse pourtant voulu, dit M. Bouret, vous la laisser
afin d’acheter un balai pour nettoyer les ordures de vos vers.

Une heure s’était passée en cet entretien. M. Tournay me renouvela sa
promesse de s’occuper de moi, encore, ajouta-t-il avec une bonne humeur
qui faisait passer cette pointe, qu’il eût un tout autre bailliage que
celui dont dépend l’héroïsme, et il me pria de ne pas manquer de le
venir voir sous peu.

C’est ainsi, Monsieur, qu’après avoir été admis auprès d’un véritable
roi, dont la gueuserie est affligeante, j’ai connu ce M. Bouret, à qui
l’énormité de ses dépenses a fait, à Paris, une royauté qu’on ne s’avise
pas de contester.




XV

LE SOUPER DE CHAILLOT


Ce 7 de Décembre 1771.

Je vous ai dit, Monsieur, la bonne grâce de M. Tournay à qui me confia
M. Bouret. Il m’avait donné la liberté de me venir enquérir de la suite
des démarches qu’il ferait en ma faveur. Je me présentai chez lui.

--Je vous avais prévenu, fit-il, dès qu’il m’aperçut: M. Bouret n’a
point trouvé bon votre refus du présent que je vous voulus faire, selon
ses intentions. «--L’orgueil de ce jeune homme, m’a-t-il répondu, quand
je lui parlai de vous, ne le servira point. Il eût bien été le premier à
qui j’eusse demandé de la reconnaissance.» M. Bouret a une telle
habitude de donner qu’il se blesse qu’on n’accepte pas ses libéralités.
Je crains qu’il ne s’intéresse pas à vous comme l’eusse souhaité qu’il
le fît. Je me suis néanmoins occupé de satisfaire vos désirs, si vous
rêvez toujours de grandes actions et d’une large dépense d’énergie et de
courage.

Je protestai que mes aspirations ne s’étaient pas modifiées sur ce
point-là.

--Eh bien donc, reprit M. Tournay, vous plairait-il d’aller chercher
cette gloire au loin? Après la perte de l’Inde et du Canada, M. de
Choiseul avait eu dessein d’élargir notre domination sur la Guyane. La
désastreuse expédition de Kourou dégoûta d’une telle entreprise, dont
les ennemis du Ministre avaient tiré avantage contre lui. Cependant,
bien que M. d’Aiguillon n’ait guère de goût pour les idées de son
prédécesseur, ce projet revient sur l’eau. M. Malouet, qui est
commissaire général de la marine et secrétaire des commandements de Mme
Adélaïde, insiste fort pour qu’on mette à sa disposition des ressources
lui permettant de réussir une opération qui fut manquée, faute de justes
prévisions. Je puis vous aboucher avec lui. Il y a, là-bas, beaucoup à
tenter[4].

  [4] M. de Malouet, en dépit de l’activité de ses démarches, ne put
    partir pour la Guyane qu’en l’année 1776 (note de M. de Quiévelon en
    marge de la lettre du chevalier).

Je remerciai M. Tournay et lui dit qu’il y avait trop longtemps que
j’enviais de me jeter dans des aventures pour que je ne me hâtasse pas
de saisir l’occasion qui m’était offerte. M. Tournay me frappa
amicalement sur l’épaule.

--Je suis prêt, vous le voyez, me dit-il, à seconder vos vues. Mais j’ai
de l’amitié pour vous, et je vous dois faire part des scrupules que j’ai
à votre égard. C’est la gloire que vous ambitionnez?--Apparemment.--Mais
aurez-vous la patience de l’attendre, si elle doit être longue à venir?
Vous saurez que la Cour et Paris n’ont pas accoutumé de songer beaucoup
à ceux qui sont loin. Je ne doute point de votre ardeur à accomplir des
exploits, mais le théâtre où vous les consommerez est à une telle
distance que l’écho n’en parviendra guère ici. Parlons sans détour.
Est-ce le seul dévouement à une noble tâche qui vous amène, ou ne
séparez-vous pas vos généreuses conceptions de l’espoir d’une prompte
renommée?

Je convins que, tout décidé que je fusse à courir des risques, j’enviais
cette renommée, pour le prestige qu’elle confère à celui qui l’a
conquise.

--Il vous faudrait donc vous morfondre pendant des années, en un pays
perdu, supposé que vous en revinssiez épargné par les fièvres, ou que
l’on ne vous soufflât point le fruit de ce que vous aurez fait de
méritoire.

J’avouai que je serais plus pressé de jouir de la récompense de ma
conduite, et je ne pense pas, Monsieur, que vous blâmiez en moi cette
prétention de vous faire honneur dans un moindre délai.

--Réfléchissez donc, reprit M. Tournay, et, en attendant, donnez-moi le
plaisir de venir souper avec moi demain dans la petite maison de
Chaillot de M. Bouret, dont il me veut bien laisser la disposition. Je
traiterai quelques amis, ou plutôt quelques-uns de ceux qu’on décore
facilement de ce nom, trop prodigué, en effet.

Je fus exact à me rendre à cette invitation. Je devançai même le moment
indiqué. Il était à peine onze heures de nuit quand je fus introduit
dans cette maison, dont l’aspect me parut d’abord assez modeste. Mais à
peine eus-je franchi la porte que je compris que ce n’était là qu’un
moyen de ne pas attirer la curiosité, au cas où le maître du logis
souhaitât entourer de discrétion ses affaires galantes. C’était, au
contraire, le luxe le plus ingénieux, dès l’antichambre de marbre ornée
de trophées, des attributs mythologiques de l’Amour. Une seconde pièce
était encore une salle magnifiquement décorée en or et en bleu, avec des
bas-reliefs représentant des scènes libertines, mais qui attestaient la
perfection de l’Art. Cette pièce donnait accès à un salon dépassant en
magnificence tout ce qu’il m’avait été donné de voir jusque-là: des
colonnes enrichies d’ornements d’or, une cheminée merveilleuse de jaspe,
des panneaux, qui continuent la décoration du plafond et évoquent la
défaite des héros antiques par l’Amour; des consoles aux bronzes les
plus finement ciselés, supportant des vases du plus grand prix, des
porcelaines d’une grâce exquise; des statues de déesses, des lustres en
cristal de roche, que sais-je! Je considérais ce superbe ensemble quand
M. Tournay parut, et s’excusa aimablement d’avoir été devancé par moi.

--Sans doute, me dit-il, serez-vous curieux de voir ce qui est ici le
temple de l’amour, encore que ce temple n’ait pas eu depuis longtemps de
desservants, car M. Bouret le délaisse momentanément, las d’y avoir
sacrifié, et ayant la fantaisie, pour des plaisirs où il ne saurait plus
apporter le feu de la jeunesse, de décors autrement conçus.

Il me conduisit dans une chambre tendue de soie rose glacée d’argent où
on a réuni tout ce qui peut inviter aux rêves voluptueux. Du plafond
divinement peint de libres allégories, descendent des écharpes d’or et
d’argent dont, sur la corniche, de charmants petits satyres semblent
disputer à des nymphes de la cour de Vénus le soin de leur disposition.
C’est un délicieux enchevêtrement de guirlandes de roses, ce sont des
commodes et des chiffonniers en porcelaine de Sèvres sur lesquels se
présentent aux yeux des fleurs et des oiseaux, des tapis de toute
beauté, des sophas couverts des étoffes les plus rares. Ce sont encore
des amours qui soutiennent, en se jouant, le baldaquin du lit en forme
de conque, appuyé sur une vaste coquille, formant glace. Tout est fait
pour éveiller ou ranimer les désirs des sens. Je contemplais ces
splendeurs qui évoquent toutes les jouissances, quand on annonça un des
convives.

C’était ce M. Robbé, dont M. Tournay m’avait parlé, qui, me fut-il dit,
regrettait fort la fierté que, en une lubie, il avait accusée en
narguant M. Bouret, et qui souhaitait reconquérir ses bonnes grâces. Il
est en réputation d’avoir écrit, avec verve, des poèmes sur des sujets
fort scabreux. Il passe pour un esprit fort, mais est assez habile homme
pour se faire attribuer des pensions, à la condition de ne point
imprimer ses satires où il se moque de la religion. Apparemment, c’est
d’un meilleur calcul que de s’exposer à être logé à la Bastille.
D’autant qu’il ne se fait point faute de lire partout ses petits vers
libertins.

Il vint ensuite un homme dont l’aspect était fort grave: on le nomma. Ce
personnage que j’eusse pris pour quelque magistrat, était un directeur
de théâtre, M. Gallier de Saint-Géran. Puis ce fut un avocat au
Parlement, M. Coqueley de Chaussepierre, qui sautillait plus qu’il ne
marchait. Un officier au régiment de Bouillon, M. de Lauvejols, parut
après lui. Un médecin, à la démarche très vive qui paraissait montrer de
la combativité, même en souriant, le Dr Préval, arriva peu après. Et ce
fut, s’étant disputé avec le cocher de son carrosse de louage, et se
présentant encore fort bourru, le pas pesant, les traits massifs, un
artiste des plus admirables, M. Moreau le Jeune. A la vérité, si les
autres reflétaient sur leur visage l’appétit du plaisir, il semblait
n’être venu que par obligation. M. Tournay me dit, me prenant à part,
que ses manières contrastaient fort avec la délicatesse de son art, et
que M. Moreau, à qui l’on doit le plan de si belles fêtes à la cour,
aimait peu le monde et ne tenait pas à s’y rendre agréable. Il ne
venait, ajouta M. Tournay, que pour juger de la décoration de la maison,
dont, connaissant la manière de l’architecte, M. Pierre, il avait
contesté le goût. Après M. Moreau parut M. Joliveau, qui est secrétaire
perpétuel et inspecteur breveté de l’Opéra, et, en même temps que lui,
M. du Rozoy, qu’on salua comme un philosophe venant de payer sa
philosophie d’un emprisonnement. A ces hôtes se joignirent un abbé, de
fort bonne mine, encore qu’il se plaignît de la délicatesse de sa santé
et qu’il assurât qu’il avait fait effort pour ne pas manquer à cette
réunion. Au demeurant, il mangea comme quatre. Je ne puis vous parler de
tout le monde: les autres, qui ne brillèrent point, faisaient, à mon
sens, figure de parasites.

On attendait encore une personne: il en vint deux. M. Tournay, qui a un
parfait estomac, a le culte de la bonne chère, et prétendait nous faire
goûter d’un menu qu’il avait médité lui-même. C’était pourquoi il
n’avait pas invité de femmes qui, selon son sentiment, empêchent, en
causant des distractions, d’apprécier les mets qui sont servis. Il y eut
une femme, cependant, parmi nous. Elle avait été amenée par une sorte
d’escogriffe, qu’on nomme M. de Fontpeydrouze, gentilhomme de Catalogne;
il me déplut, tout de suite, par son aplomb excessif et, en même temps,
par je ne sais quoi de faux que je trouvais dans son regard. Il dit que,
ayant rencontré Mlle Beauvoisin dans un tripot où il avait passé une
partie de la soirée, il l’avait, de son chef, invitée aux dépens de M.
Tournay. De ce M. de Fontpeydrouze, je sus plus tard des choses
horribles. Mes préventions contre lui ne laissaient pas que d’être
fondées.

On passa à table, non sans qu’on eût admiré l’ingénieuse décoration de
la salle où l’on était introduit. Entre les colonnes bleues à base
dorée, les panneaux offrent aux yeux des bas-reliefs qui représentent
les fêtes de Comus et de Bacchus. Des trophées ornent les pilastres de
leur décoration et désignent la chasse, la pêche, les plaisirs de la
table et ceux de l’amour. De chacun d’eux sortent autant de torchères
portant des girandoles à dix branches qui rendent ce lieu éblouissant.
Le plancher de la salle est fait du plus beau bois des Indes, incrusté
d’ivoire et d’ébène. Des consoles sont chargées de vases d’argent et de
vermeil.

M. Tournay expliqua que la libéralité de son patron (c’est de cette
expression qu’il se servit) lui permettait de faire à ses convives les
honneurs de ce beau cadre, et qu’il devait à cette libéralité l’emprunt
d’officiers de cuisine qui avaient juré de se surpasser dans leur art,
car c’était, en fait, M. Tournay qui avait la haute main sur eux, et il
avait paru juste à ces gens qu’ils traitassent, ce soir-là, le
secrétaire aussi bien qu’ils eussent fait pour le maître.

On loua fort la générosité de M. Bouret. Le repas fut composé d’une
façon admirable. Je sais, Monsieur, que vous êtes contraint à la
sobriété, et il serait cruel de vous faire le détail de ce festin, où
tout était conçu avec un raffinement merveilleux. Il n’y eut d’abord que
des exclamations sur l’ordonnance du service et sur l’excellence des
plats qui attestaient le génie de ceux qui les avaient préparés. Ce
qu’il y eut de plaisant, ce fut l’outrecuidance de M. de Fontpeydrouze,
qui semblait être l’amphitryon, et, tout en dévorant lui-même, faisait
mine de s’inquiéter de la satisfaction des convives, comme s’ils eussent
été régalés par ses soins. Il prenait les gants des attentions qui leur
avaient été prodiguées. On finit par rire d’une attitude qui était, en
effet, comique. Encore qu’il n’eût pas désiré sa présence, M. Tournay
avait les égards de sa politesse habituelle pour Mlle Beauvoisin; il
paraissait pourtant la connaître, au moins de réputation, et n’avoir
point d’illusion sur elle.

La bonne chère et les vins déliaient peu à peu les langues, et la
conversation s’engageait, des plus vives. Je n’avais guère encore parlé
qu’à mon voisin, M. de Lauvejols et, pour n’être point à court, je lui
avais demandé s’il connaissait un officier qui avait appartenu à son
régiment, M. de Rocquemont.

--Hé, pardieu, fit-il, Rocquemont-la-Duègne! Je ne suis point d’âge à
avoir servi en même temps que lui, mais une tradition s’est si bien
établie qu’il est impossible d’ignorer son histoire.

Je répliquai que j’avais eu l’honneur de m’entretenir avec lui, et qu’il
ne méritait point de moqueries. M. de Lauvejols le voulut bien concéder,
puisque, me répondit-il courtoisement, je me portais garant de la
dignité du caractère du major. Il ajouta, néanmoins, qu’il eût fallu
avoir en soi bien du sérieux, pour ne pas trouver l’aventure risible. Je
pensai que M. de Rocquemont ne se fâchait point à tort, puisque son
mariage forcé, à Minorque, alimentait une légende. Mais on cessa les
propos de voisin à voisin, et la causerie devint générale, s’animant de
plus en plus. Je ne saurais, Monsieur, que vous en donner un imparfait
reflet, tant les ripostes et les plaisants commentaires avaient de feu
et se croisaient avec promptitude. Je ne vous dirai, sans le brillant de
ces reparties, que ce que je retins.

M. Gallier de Saint-Géran, qui est directeur des théâtres de Bourgogne,
n’est point aussi grave qu’il m’avait paru l’être. On sent qu’il a la
pratique de la scène. Il fit une imitation des plus amusantes de M. de
Voltaire, avec lequel il a la bonne fortune d’être en relations assez
suivies, car, à l’instigation de ce grand homme, il a donné des
représentations au théâtre de Châtelaine qui, tout près de Genève, est
en territoire français, de sorte que les magistrats de la République ne
peuvent que protester vainement contre le goût des spectacles qu’ils
réprouvent. Il est en pourparlers avec M. de Voltaire pour la
construction d’un théâtre, à Ferney. Il fut vraiment à peindre quand il
reproduisit la démarche, le ton, la voix, du vieillard illustre qui se
donne toujours comme moribond et fait, cependant, des projets pour une
longue suite d’années. M. de Saint-Géran se piqua de faire passer devant
nous des images évoquant l’extrême mobilité des manières de patriarche.
C’était M. de Voltaire, assistant à une de ses tragédies, applaudissant
comme un possédé, frappant le plancher avec sa canne, s’attendrissant,
s’essuyant les yeux avec son mouchoir, s’écriant, sans se soucier des
spectateurs:

--Ah! que c’est bien; mon Dieu, que c’est bien!

Il court vers Le Kain, qui est venu de Paris jouer la pièce, il le prend
par la main, il le serre contre sa poitrine, il l’embrasse, se baissant
soudain avec effort pour réajuster un de ses bas, roulé sur son genou,
qui s’est détaché. Puis, avec cette feinte modestie qu’il aime à
affecter, il s’écrie:

--Ce n’est pas moi qui ai fait mes tragédies; c’est lui!

Ou bien, c’est M. de Voltaire qui se coiffe du bonnet que lui a offert
une Genevoise, ou il écume en recevant des nouvelles de Paris qui
l’alarment, ou il se plaint de ses infirmités en disant qu’il a les yeux
rouges comme un ivrogne, bien qu’il n’ait pas l’honneur de l’être, ou
encore--et ceci fut de la plus grande bouffonnerie--il simule, pour
désarmer ses ennemis, une extrême dévotion, se rend à l’église en
portant un gros cierge, reçoit la communion et, dans sa démangeaison de
discourir, se substitue au curé de Ferney et, malgré la surprise de
celui-ci, prêche à sa place. M. de Saint-Géran a bien des talents pour
donner la comédie des travers des gens qui jouissent de la plus grande
célébrité.

Il dérida M. Moreau, tout bourru qu’il fût, qui, bien qu’il ne cherchât
point un succès pareil à celui d’un homme dont le métier est de
provoquer le rire, eut des traits si ramassés et si justes qu’il
s’imposa à l’assemblée, en peignant (et c’est vraiment l’expression qui
convient) les dessous des grandes cérémonies, vues, pour ainsi dire, de
la coulisse. Dessinateur des Menus plaisirs, et, comme tel, se trouvant
mêlé à tous les préparatifs des fêtes, il conta, en mettant quelque
philosophie dans ce tableau, les perpétuelles inquiétudes, allant
parfois jusqu’au désespoir, de M. Papillon de la Ferté, l’intendant des
Menus, tiraillé entre les quatre ducs dont il a à recevoir les ordres
contradictoires; ayant affaire aux chanteurs et aux comédiens qui sont
les gens les plus indociles du monde; rabroué par le contrôleur général
des Finances, qui ne paye point volontiers les dépenses dont il est fait
état, obligé, cependant, d’après de hautes volontés, d’en engager
d’autres; discutant avec les fournisseurs, les cajolant ou les grondant
dans la peur de leur inexactitude, ayant à veiller aux voyages de la
Cour, à l’entretien de la garde-robe du roi, du Dauphin, de Mesdames, au
choix des présents faits par la famille royale; examinant avec le
sérieux d’un général prêt à livrer bataille, le projet d’un feu
d’artifice ou d’illuminations et de cordons de lumière; regardant comme
un devoir de sa charge malgré tous ses tracas, de plaire à tout le
monde, tyrannisé en outre par sa maîtresse, Mlle Rosetti. Pendant les
fêtes du mariage du dauphin, M. de la Ferté pensa devenir fou.

--Vit-on jamais, dit M. Moreau, de si grands tourments pour tant de
futilités! Pour moi, à contribuer, le crayon à la main, aux plaisirs des
Grands, je n’en aime que mieux ma médiocrité.--Un peu dorée, fit
l’avocat, M. de Chaussepierre.--Argentée, seulement, ce qui me suffit,
répondit M. Moreau; j’ai quatre bouches à nourrir.

Il dit ces mots avec une telle dignité que personne, bien qu’on
commençât à être échauffé par le vin, ne songea à s’étonner de cette
austérité.

Cependant, la conversation n’avait pas encore pris un tour graveleux. Ce
fut M. de Chaussepierre qui la mit insensiblement sur ce ton-là. On
s’était d’abord récrié quand il avait parlé de son idée de publier un
journal qui parût tous les jours, dont il avait même le titre tout prêt,
le _Journal de Paris_. Il est, en effet, bien invraisemblable qu’une
feuille puisse s’alimenter quotidiennement d’une matière suffisante,
mais j’appris que cet avocat est renommé pour ses paradoxes et ses
bouffonneries. Je ne saurais vous dire comment il en vint à parler du
mariage et des obligations conjugales; je crois, pourtant, que ce fut à
l’occasion d’un procès en séparation, qui a fait quelque scandale.
Quelqu’un dit en riant qu’il voudrait bien qu’on lui montrât des époux
vraiment unis.

--J’en sais un exemple, fit M. de Chaussepierre, mais je ne puis
m’empêcher de le trouver assez comique.

--Il est vrai, dit l’abbé, ayant encore la bouche pleine, que la
fidélité est comique en elle-même, comme tout ce qui est contraire aux
lois de la nature; ne sont-ce pas les bêtes, s’appariant selon leur
instinct, qui leur obéissent le mieux?

--Écoute cela, dit M. de Fontpeydrouze à Mlle Beauvoisin, non sans
quelque grossièreté.

--Nommeriez-vous ces époux singuliers? demanda M. Tournay.

--Il ne s’agit de rien moins que de M. le duc et de Mme la duchesse de
Saint-Aignan, qui ne sont pas loin, aujourd’hui, d’être nonagénaires, et
qui ont procréé un grand nombre de petits et de petites Saint-Aignan.
Mais ils furent des modèles de pudicité. Je tiens de source certaine que
leur dévotion leur inspirait de tels scrupules que, en leur beau temps,
lorsqu’ils se sentaient aiguillonnés par la chair, ils se gardaient bien
de s’abandonner aux élans impétueux d’une volupté brutale. Ils
sanctifiaient leurs ardeurs, et conservaient de la décence jusque dans
le moment où on a le moins à s’en préoccuper. «--Préparons-nous,
m’amour, disait M. le duc à la duchesse, à faire un chrétien.»--Alors,
pour faire ce chrétien avec prudence...

--Et comment donc? interrompit M. de Fontpeydrouze.

--M. le duc avait simplement une œillère dans sa chemise, et la chemise
de la duchesse était pareillement disposée. Ils ignorèrent toujours leur
nudité réciproque.

On s’amusa fort de ce récit, conté le plus plaisamment du monde.
L’officier opina que cette bigoterie ne faisait que prouver la chaleur
de leur sang, puisque avec tant de réserves, avec des voiles ne laissant
passer que l’indispensable, ils n’en avaient pas moins réussi à
s’assurer une postérité!

--Oh! reprit M. de Chaussepierre, notre ami le docteur, n’eut point, un
certain soir, tant de scrupules, lui, qui convia un public à constater
son entrain et sa vigueur.

--Mais, répondit M. Préval, c’était une expérience pour le bien de
l’humanité.

--Elle vous a coûté cher.

--_Medicorum invidia et discordia!_ Il est vrai que la Faculté a
prétendu me priver de mon titre de docteur-régent, mais je plaide contre
elle, et il faudra bien que j’aie raison de cette cabale.

La plupart des convives semblaient instruits de cette mésaventure du
docteur, mais d’autres souhaitèrent être éclairés de tous ses détails.
Au demeurant, M. Préval, qui fait figure d’un homme n’étant point prêt à
céder facilement, protesta qu’il avait été victime de la jalousie de ses
confrères, et qu’il aurait sa revanche contre les Dessessart, les
Barguer, les de Lépine, les du Petit et autres chefs, de l’insulte qui
lui avait été faite. Il tenait pour admirable sa découverte d’un remède
contre un fléau qui empêche de se livrer avec sécurité aux plaisirs de
l’amour, et n’aurait de repos qu’il en eût imposé le bienfait.

--Il est vrai, dit M. Joliveau, que vous avez prouvé on ne peut plus
nettement la confiance en ce remède. Il se trouva pourtant des gens pour
douter de l’impureté de la fille que vous vous élûtes pour cette
épreuve?

--N’était-ce point pour prévenir cette malignité de l’opinion que je
voulus des témoins, M. le duc de Chartres, M. le comte de la Marche, des
seigneurs de leur suite et leurs médecins et chirurgiens, qui avaient
constaté que cette fille était complètement gâtée.

--Et vous fûtes cependant en verve? fit, avec un gros rire, M. de
Fontpeydrouze.

--Il le fallait bien, pour la science, dit le docteur.

--Sans que cette assistance de curieux vous troublât? demanda l’abbé,
qui, poussant loin l’indiscrétion, s’inquiéta de savoir si M. Préval
avait éprouvé, en fournissant sa course, les effets habituels du
commerce des sexes.

--J’obéis à la nature, certain de la vertu de mon Eau Fondante, qui me
rendait invulnérable.

--Monsieur, dit M. de Rozoy, je vous consacrerai une place dans mon
livre, _le Nouvel ami des hommes_, quand j’en pourrai imprimer une autre
édition sans risquer un second séjour à la Bastille, où je fus,
d’ailleurs, assez bien traité, et où, sans s’approcher, assurément, de
la délicatesse de ce festin, la chère était des plus choisies. Le souper
que l’on m’apporta, le premier jour, m’avait paru fort bon. Je me hâtai
trop de l’accepter, car ce n’était que le repas de mon domestique. Ce
fut lui qui mangea les mets qui m’étaient destinés. Mais, l’obligeance
du gouverneur n’alla point jusqu’à me permettre de libres entretiens
avec ma maîtresse, ce dont je fus fort privé, à ce point que, sans
prétendre à une expérience, et certain que je n’aurais point de dangers
à courir, j’eusse peut-être consenti, si c’eût été là une condition
expresse à supporter, comme le fit M. Préval, tant mon sang
bouillonnait, d’insolites présences.

--Il est de fait, dit M. de Fontpeydrouze, en se tournant vers Mlle
Beauvoisin et en lui caressant la gorge sans ménagements, bien qu’elle
se défendît, qu’il est des moments où, pour éteindre le feu de la
passion, on ne se soucierait point d’être entouré, fût-ce par une foule.

Le ton de cet hôte de M. Tournay qui, lui, ne saurait se départir de la
plus exacte politesse, me rebutait, et je me demandais la raison pour
laquelle, dans cette compagnie de gens d’esprit, il avait été convié. Je
sus, plus tard, que, loin d’être prié, il avait sollicité, d’une façon
pressante, cette invitation.

M. Préval s’indigna de nouveau contre la Faculté qui avait déclaré,
selon les termes de sa sentence, qu’il avait commis un acte monstrueux
et infâme en se prostituant publiquement, et dit qu’il voudrait voir
périr ses détracteurs du mal qu’il a su conjurer. Mais cette lettre est
longue déjà, Monsieur, et j’aurais encore beaucoup à vous conter. Ce
sera pour le prochain ordinaire.




XVI

LE SOUPER DE CHAILLOT (_Suite_)


On ne laissait pas, Monsieur, que de s’échauffer. Les propos devenaient
de plus en plus libres, du moins était-ce avec esprit. Cette aimable
liberté fut gâtée par les histoires ordurières que se plut à conter M.
de Fontpeydrouze. Je vous ai dit cette manière de répulsion qu’il
m’inspira dès qu’il parut, avec cette assurance avantageuse dont se
garderait un homme qui fût vraiment de qualité. Il est bien vrai que,
plus on est délicat, plus on s’amuse de bagatelles. Les récits de M. de
Fontpeydrouze, qu’il estimait plaisants, n’étaient que fort sales, et ne
provoquaient point le rire. Pour l’amener sur les lèvres des convives,
il renchérissait sur ces malpropretés.

On vit alors M. Moreau se lever et s’excuser de quitter la compagnie. Il
dit, avec simplicité, que la nuit était déjà avancée et qu’il n’avait
point accoutumé de se coucher à l’heure où le soleil se lève, qui était
celle où, d’ordinaire, il se mettait à l’œuvre, dans son atelier.
Peintre de toutes les grâces, d’autant plus charmantes qu’elles sont
voilées, il est choqué de la brutalité.

--Vous avez, dit-il à M. de Fontpeydrouze, de petites façons de parler
dont il n’y a pas au monde d’appareilleuse qui voulût s’accommoder.
Jugez de mon embarras, ajouta-t-il en souriant, j’ai la bourgeoise
habitude de tout rapporter à ma femme, qui est une bonne femme, et,
encore que nous ne nous piquions ni l’un ni l’autre de bégueulerie, il
ne me serait point commode de lui tenir registre de ces discours salés.

--Pardieu! dit assez insolemment M. de Fontpeydrouze, voici un mari bien
scrupuleux.

Je ne sais ce qu’il allait ajouter de malsonnant, mais M. Tournay
s’empressa de déclarer que le talent d’un tel maître en son art lui
donnait le privilège de la franchise, et que, s’il regrettait, pour ses
hôtes et pour lui, la privation causée par ce prompt départ, il admirait
trop le pinceau de M. Moreau pour n’avoir point égard aux exigences d’un
travail dont le public attendait tant de satisfactions. Quand M. Tournay
eut mis un carrosse à sa disposition et l’eut reconduit jusqu’au seuil
de la maison, M. de Fontpeydrouze, loin que les égards témoignés par les
convives à M. Moreau, lui imposassent, se permit des gorges chaudes sur
cet époux si sage et dont les oreilles étaient si susceptibles. M.
Tournay le fit taire en protestant que M. Moreau était le plus honnête
homme qui fût, et, avec un peu d’impatience, ajouta qu’il ne saurait
point bon gré de persiflages à son sujet; et le Fontpeydrouze, qui avait
déjà bu largement, se fit emplir son verre de vin d’Espagne.

Mais la conversation reprit sur un ton léger. M. Joliveau, qui est
secrétaire de l’Académie royale de musique, fut amené, je ne me souviens
plus de quelle manière, à dessiner de piquants portraits de chanteuses
et de danseuses. Il dit qu’il avait vu de trop près ces filles d’Opéra,
et qu’il connaissait trop leurs roueries pour être sensible à leurs
charmes, et que lui, qui les connaissait toutes et eût eu facilement
leurs bonnes grâces, il avait pour maîtresse la femme d’un procureur,
plus constante en ses attachements. Il en vint à conter une plaisante
mésaventure d’hier, dont on a fort ri aux dépens d’une Mlle Grandi, qui
est danseuse en double et qui ne serait rien, sans doute, sans le maître
de ballet Laval, qui la trouva à son goût. Elle reçut une lettre d’un
Anglais, se disant fort épris d’elle, mais ne se pouvant engager que
dans une liaison secrète. Il lui proposait vingt mille livres par mois
si elle voulait bien le recevoir quand il le désirerait. Mlle Grandi
n’eut garde de refuser cette offre magnifique, et elle répondit le plus
favorablement du monde. Le mylord se présenta. C’était un homme de belle
mine, qui ne laissa pas que de parler de ses biens immenses et de la
fortune que lui laisserait son père. Le marché fut tôt conclu, et
l’Anglais se hâta d’user des droits qu’il avait acquis. Il était
expéditif en toute affaire. A peine eut-il été heureux qu’il regarda sa
montre.

--Mademoiselle, dit-il, je suis un homme d’ordre, et je n’aurais point
la conscience en repos, si je n’avais exactement acquitté mes dettes.
Souffrez que je fasse un rapide calcul. Voici seize minutes (et j’ose
dire qu’elles furent bien employées) que j’ai l’honneur de votre
compagnie. Sur le pied de vingt mille livres par mois, je vous suis
redevable de sept livres, deux sols, un liard et trois deniers. Veuillez
constater que je verse entre vos mains cette somme en bonne monnaie de
France. Puis il salua et s’en alla. Les Anglais sont tenus pour gens qui
sont de grands originaux. Mlle Grandi pensa qu’il était de ceux-là, se
divertit de cette fantaisie, comme d’un trait extravagant, et, le
divulgua, pour sa confusion, car le prétendu Crésus d’Angleterre était
un mystificateur, qui ne songera jamais à revenir.

Mlle Beauvoisin n’avait ouvert la bouche jusque-là, que pour manger et
boire.

--J’accepterais volontiers un tel arrangement, dit-elle, à raison de
cent mille livres par mois.

Elle voulut faire le calcul de ce que vaudraient alors seize minutes,
mais n’y parvint point.

M. Joliveau, qui a l’esprit caustique, se moqua des travers de ce monde
du tripot lyrique, sans excepter les compositeurs. On vient de donner à
l’Opéra une pastorale, la _Cinquantaine_, qui est le fruit du génie de
M. de La Borde, et M. Joliveau le dépeignit, narquoisement, ivre de sa
musique, qu’il trouvait la plus belle qui fût et dont il ne se lassait
pas, faisant, aux répétitions, reprendre tous les passages aux
musiciens, non qu’ils eussent failli dans l’exécution, mais pour
l’entendre encore. Un maladroit, oubliant les égards dus aux œuvres d’un
homme aussi riche que le premier valet de chambre du roi, dit un jour
qu’un air de M. de La Borde rappelait singulièrement un air de Rameau.

--C’est donc, répliqua le fortuné mélomane, que Rameau devina la beauté
de mon inspiration.

Mais je suis, Monsieur, un peu trop novice en ce qui a trait au théâtre
pour pouvoir vous rapporter, dans tout leur brillant, ces malignités; il
faut être usagé dans ce milieu pour saisir tout le sel de ces moqueries.

L’entretien allait à bâtons rompus, et je serais fort embarrassé de vous
dire comment il allait d’un sujet à un autre. Quelqu’un en vint à parler
de la chance, qui est, dans toutes les entreprises, un grand élément de
succès. M. du Rozoy, tout philosophe qu’il fût, ayant traité de graves
questions, ne laissa pas que de se déboutonner. Au demeurant, dès le
premier service, en se ralliant au parti du Dr Préval, il avait mis sa
philosophie de côté. Son historiette eût même paru fort crue s’il n’eût
mis à la conter une adresse que je ne saurais rendre. Il s’agissait
d’une duchesse qui, jouant à la loterie royale, eut l’idée de faire
choisir les numéros par un fol. Elle se fit conduire dans ce but, à
Bicêtre, et exposa sa requête à l’un de ceux qu’on lui représenta comme
les plus dérangés d’esprit. Ce fol, transformé en devin, consentit de
bonne grâce; il demanda une plume et écrivit trois numéros sur trois
petits billets. Mais, au lieu de les remettre à la duchesse, il en fit
des boulettes et les avala.

--Madame, dit-il, ce sera demain le tirage; je vous réponds que ces
numéros sortiront et qu’ils feront un terme. Il ne dépend que de vous de
les venir prendre.

Cet insensé avait fait, bien que fort grossièrement, la critique des
superstitions.

Mais, Monsieur, ce fut M. Robbé, le poète, qui pensa nous faire mourir
de rire. Il est réputé pour l’extrême licence de ses écrits, il déclara
toutefois qu’il n’était point l’auteur d’un petit poème dont il avait
une copie dans sa poche, ce qu’il déplorait fort. Il l’attribuait à un
M. de Saint-Mathieu, réfugié en Hollande. Le vin aidant, qui montait à
la tête, on était dans le cas d’en entendre le plus joyeusement du monde
la lecture. Ce poème portait le titre bizarre de _Parapilla_. Comme je
n’ai point à garder avec vous certains ménagements, je vous dirai, pour
votre amusement, ce que j’en ai retenu. Que ne puis-je reproduire le ton
de M. Robbé, qui lisait avec une verve étonnante!

Imaginez qu’il s’agit d’un gentilhomme florentin, nommé Rodérigo, qui,
ruiné par les grandes dépenses qu’il avait faites pour les femmes,
s’était retiré à la campagne, où il cultivait son jardin. Il s’occupait
à semer, non sans mélancolie au souvenir de son luxe d’autrefois, quand
un inconnu l’aborda et lui demanda ce qu’il plantait. Le seigneur
Rodérigo était de méchante humeur, et bien qu’il eût eu, jadis, des
habitudes de parfaite politesse, il répondit, d’une façon brutale, en
joignant à sa réponse un geste grossier:

--Vous en plantez, eh bien, il en viendra! répliqua l’inconnu, qui
disparut.

Quelle ne fut pas la surprise de Rodérigo quand, au moment de la
récolte, il vit que la prophétie s’était accomplie! Le fruit qui
s’élevait de la terre était le plus extraordinaire qui fût. Il regretta
fort son incivilité. Dans le temps qu’il exprimait son dépit, l’inconnu
se montra: il n’était autre que l’ange Gabriel, touché du repentir du
Florentin, Gabriel était plaisant, mais bon. Il consola Rodérigo.

                ... Calme-toi, mon enfant.
    Tu viens de voir un singulier prodige,
    Mais ce n’est rien: prends la plus belle tige
    Dans un panier, alors, tu la vendras
    Cent mille écus: c’est le prix, et pour cause,
    Car aussitôt que l’on verra la chose,
    Femme ni fille à tous ne manquera
    De s’étonner et de crier: _Ah! Ah!_
    Or, dans l’instant, la divine merveille,
    Chez celle-là qui poussera ce cri
    S’introduira, mais non pas par l’oreille
    Et là, sans cesse, un doux charivari
    Excitera volupté sans pareille.
    Si l’on ne dit ce mot: _Parapilla!_

Rodérigo, rasséréné, n’a garde de ne pas suivre le conseil, et il trouve
comme cliente une belle veuve, pour laquelle le veuvage était pesant, et
qui, à l’offre qui lui fut faite, ne laissa pas que de pousser un grand
_ah! ah!_ de surprise. Le cadeau de Gabriel atteste aussitôt la vertu
dont il est doué. La veuve se récrie.

    Et, néanmoins, le premier mouvement
    Si naturel, fut de se laisser faire,
    Se résignant, soupirant de grand cœur
    Et, des deux mains, par excès de pudeur,
    Cachant ses yeux. Le second, tout contraire,
    Fut d’écarter, hélas, le téméraire.
    Mais vains efforts et nouvel embarras,
    Elle le veut, elle ne le peut pas.
    --Mon cher Monsieur, voulez-vous que je meure?
    Je ne puis plus endurer ce méchant,
    Ha, par pitié, délivrez-moi sur l’heure!
    --Très volontiers, prononcez seulement:
    _Parapilla_--Fi donc, c’est du grimoire,
    Vous me trompez.--Non, vous pouvez m’en croire,
    Le terme est neuf, propre à la chose! Mais
    Elle frémit et ne dira jamais
    Ce vilain mot: la charmante hypocrite
    Gagnant ainsi du temps et du plaisir,
    Et ce ne fut qu’avec un grand soupir
    Qu’elle lâche la parole susdite...

La veuve, n’a point pensé payer trop cher une telle merveille, mais elle
a une sœur, qui est abbesse, et elle l’aime si tendrement qu’elle ne
peut se refuser de lui faire part du secret, et de lui prêter le
surprenant bijou. L’abbesse s’enferme si longtemps que les nonnes,
inquiètes, ouvrent sa porte. Elle se reposait de douces fatigues. Sœur
Agnès, la première aperçoit le fier Tarquin qui, lorsqu’elle a poussé un
_ah! ah!_ ne tarde pas à faire son office. On devine si le bel engin est
bientôt disputé.

Il vous faudrait dire, Monsieur, comment, alors qu’il est précieusement
clos dans sa cassette, il est volé par deux coquins, qui sont arrêtés,
et le coffret, dans l’attente de leur jugement, est déposé chez le
barigel. Celui-ci a une fille, qui venait de se marier. La curiosité la
tente de savoir ce que contient la cassette. Elle l’ouvre, et elle est à
ce point saisie par la vue de l’objet rencontré qu’elle a un grand _ah!
ah!_ dont, sur-le-champ, elle éprouve l’effet. Que sera désormais son
époux, comparé à ce superbe athlète!

Et ce sont bien des aventures encore, qui sont des plus plaisantes, et
dont l’inimitable accent de M. Robbé doublait le comique. Le miraculeux
butin passe de belles en belles, jusqu’à ce que Gabriel, jugeant qu’il
fait tort à l’amour, le reprenne.

    Le beau phénix, transporté dans les cieux,
    Devint le page et l’amant des comètes.
    Chacun d’ici peut le voir sans lunettes.

La lecture de ce poème avait mis la compagnie fort en gaîté. On ne riait
pas moins des questions que posait Mlle Beauvoisin, qui est cependant
fort loin de l’ingénuité, quand les termes étaient voilés, car elle
entend mieux les mots précis.

On s’animait davantage à mesure que l’heure devenait tardive. La lecture
de ce _Parapilla_ avait ouvert la voie à des propos privés de toute
retenue. Ceux-là mêmes, qui n’avaient pris qu’une part effacée à la
causerie et n’avaient pas imposé l’attention, s’émoustillaient, et
chacun tenait à écouter quelque aventure scabreuse personnelle, ou qu’il
donnait pour telle. Dans un grand éclat de voix, c’était déjà le
désordre qui suit un festin où tout a été prodigué. Soudain, on tourna
les yeux du côté de M. de Fontpeydrouze; il entreprenait Mlle Beauvoisin
pour qu’elle se mît nue, et elle ne se prêtait point à cette fantaisie.
Il me faut bien confesser, que les gens d’esprit qui s’étaient
rencontrés à cette table étaient, eux aussi, bien près de perdre le
sens, sous l’effet des fumées du vin, car ils applaudissaient à cette
idée et pressaient cette fille de quitter les vêtements; ils
souhaitaient que, leur donnant l’illusion d’une divinité mythologique,
ce fût elle qui remplît leur verre. D’autres, qui s’affranchissaient de
toute délicatesse, proposaient qu’on la tirât au sort et que le gagnant
n’eût point plus de réserve que n’en avait eu le docteur Préval dans son
expérience. La résistance de Mlle Beauvoisin paraissait une offense
qu’elle faisait à la compagnie, et on lui demandait, puisqu’on savait du
reste qu’elle n’était pas même de moyenne vertu, quelle imperfection
elle avait à cacher. Mais, bien qu’entourée de toutes parts (M. de
Fontpeydrouze avait déjà découvert sa gorge) elle s’opposait à cette
prétention de l’obliger à se déshabiller. Ce n’était point assurément un
reste de pudeur, mais bien qu’elle n’eût rien à apprendre de la
brutalité de certains appétits, elle n’était point disposée à les
satisfaire. Elle trouvait inutile cet étalage de ses charmes que, dans
l’état où se trouvaient les convives, on eût peut-être discutés
impertinemment. Au demeurant, elle avait été plus sobre que ceux qui
l’enserraient, et il était visible que, quel que fût le piquant des
propos échangés, elle se fût ennuyée ou n’eût ressenti quelque
déception.

Dans le temps qu’on la cernait ainsi, qu’on froissait et déchirait sa
robe, elle s’élança vers moi, qui éprouvais quelque gêne de ces sortes
de violences faites à une femme, quelle qu’elle fût, et elle me dit:

--Défendez-moi, et je vous appartiendrai de bonne grâce.

J’écartai d’elle, doucement d’abord, sur un ton de badinage, les plus
hardis, et, tout en plaisantant, je réussis à les assagir, en leur
rendant, par mes remontrances auxquelles je donnais cette bonne humeur,
quelque lueur de raison. Mais Fontpeydrouze, que l’ivresse avait tout à
fait gagné, s’approcha de si près de Mlle Beauvoisin que je la fis
passer derrière moi, en étendant la main pour la protéger. Nous fûmes
ainsi face à face.

--Monsieur, dit-il d’une voix alourdie, veut garder la proie pour lui
seul?

Je répondis, en gardant un ton de froide politesse, que je le priais, en
premier lieu, de ne pas me faire sentir ainsi son haleine. Il riposta en
disant que, s’il se pouvait mieux tenir debout, il me disputerait cette
femme, qu’il avait amenée. La scène menaçait de devenir pénible. M.
Tournay, qui s’était ressaisi, s’interposa et m’invita, en me frappant
amicalement sur l’épaule, à reconduire cette nymphe, si ombrageuse par
hasard, puisqu’elle avait fait de moi son chevalier, et qu’elle risquait
de troubler l’harmonie d’une réunion qui n’avait été qu’aimable. M. de
Fontpeydrouze, au demeurant, n’eût point longtemps soutenu une
discussion, car il était tombé devant les pieds d’une chaise, et
demandait confusément qu’on l’aidât à s’asseoir plus commodément.

Le logis de Mlle Beauvoisin était situé rue de l’Arche-Pépin, non loin
de Saint-Germain-l’Auxerrois. Nous eûmes le loisir de nous entretenir
pendant que le carrosse nous y amenait. Elle me remercia de l’aide que
je lui avais apportée et voulut bien m’assurer qu’elle tiendrait la
promesse qu’elle m’avait faite. Si elle n’avait plus toute la fraîcheur
de la première jeunesse, elle ne laissait pas que d’être encore
agréable, et, j’étais en disposition d’accepter cette bonne fortune
imprévue. Mais elle rafraîchit un peu mon humeur galante en me disant
que M. de Fontpeydrouze l’avait fort abusée, en lui promettant de
l’introduire dans une société où elle trouverait aisément un riche
protecteur, quelqu’un de ces Anglais dont les libéralités étaient
fameuses. C’est cet espoir qu’il lui avait fait payer trois louis, mais
les convives n’avaient songé qu’à parler, et aucun d’eux ne faisait
figure d’entreteneur cousu d’or. S’ils s’étaient allumés à la fin du
repas, ce n’était que par jeu, dont elle n’avait à tirer que moquerie,
et point d’avantage.

Ces confidences rabaissèrent un peu ma vanité, qui n’avait point à se
glorifier beaucoup d’une telle conquête. Du moins m’éclairèrent-elles
complètement sur M. de Fontpeydrouze et m’expliquèrent-elles
l’instinctive répulsion que j’avais sentie pour lui.

Nous arrivâmes au logis. Je dois rendre cette justice à Mlle Beauvoisin
qu’elle avait sa façon de probité. Elle me convia à monter jusqu’au
troisième étage de la maison. Devant sa porte, nous nous heurtâmes à un
sergent aux gardes qui sortait. Pendant qu’elle m’invitait à entrer,
elle eut avec lui un colloque, que je pus entendre à demi. Le sergent la
questionnait à mon sujet; elle lui contait ce qui s’était passé à
Chaillot, et, sans embarras, l’engagement qu’elle avait pris envers moi.
Des paroles m’échappèrent, mais je perçus celles que prononça l’homme,
d’un ton goguenard, en s’en allant:

--Ma chère, il faut toujours payer ses dettes, quitte à tirer profit de
cette honnêteté.

Mlle Beauvoisin revint vers moi, mais le tableau qui s’était présenté à
mes yeux et la conversation que j’avais surprise m’avaient à la fois
édifié et tout à fait refroidi. Je n’avais plus aucune fierté de cette
aventure. Mlle Beauvoisin, avec plus de conscience que d’enthousiasme,
insista pour qu’elle se pût acquitter.

--Je regarde, dit-elle, ce point-là comme décidé entre nous.

Je lui rendis grâce, et, prétextant la fatigue, je me retirai. Le petit
jour était déjà venu. Je suis fâché, Monsieur, de n’avoir pas à vous
conter une plus belle fin de cette nuit-là, pendant laquelle, du moins,
j’avais recueilli quelques histoires propres à vous divertir.




XVII

UNE NUIT DE LIBERTÉ


Ce 12 de Janvier 1772.

Je devais à M. Tournay mes remerciements pour son hospitalité. C’est de
quoi, Monsieur, je me voulus acquitter hier.

--Hé bien, me dit-il, êtes-vous content de la Beauvoisin?

Je lui contai les raisons qui m’avaient fait décliner ses faveurs, mais
je ne pus me garder, dans mon indignation, de lui confier ce que j’avais
appris sur M. de Fontpeydrouze. Il me répondit que je ne l’étonnais
guère, qu’il avait eu tôt fait de juger le personnage, et qu’il avait à
s’excuser de l’avoir accueilli parmi nous.

--Il est vrai, fit-il, qu’il m’avait amusé avec ses hâbleries: ce ne fut
qu’en l’observant, à table, que je soupçonnai, un peu tard, qu’il
pouvait bien n’être qu’un coquin. Mais laissons cela. Je suis tout plein
d’un récit que l’on vient de me faire... Je vous le ferai à mon tour...
Savez-vous, continua M. Tournay, que nous avons, dans le successeur de
M. de Sartines, un lieutenant de police qui a une manière de
philosophie? Il se trouvait tout à l’heure chez M. Bouret, auquel il
faisait visite. Je lui demandai des nouvelles d’un certain chevalier de
Melle, que j’ai quelque peu connu, et que je savais être au
For-l’Évêque, arrêté sur des présomptions d’être l’auteur de petits vers
satiriques contre des gens en place.

«La prison du For-l’Évêque n’est point pour effrayer beaucoup.
Habituellement, c’est là qu’on enferme les comédiens coupables de
quelque infraction ou les débiteurs de mauvaise volonté. M. de Melle n’a
point assez d’importance pour qu’on l’ait conduit à Vincennes ou à la
Bastille. Le logis de la rue Saint-Germain-l’Auxerrois est, assurément,
rébarbatif d’aspect, avec sa haute façade délabrée, mais il y a des
accommodements avec les règlements et les guichetiers, et, pourvu qu’on
dispose de quelque argent de poche, la captivité n’est point fort
rigoureuse. Ceux qui l’ont subie n’emportent pas d’âpres souvenirs.

«Cependant, M. de Melle montra à son arrivée, un accablement qui étonna
le concierge Duverger, habitué à plus de résignation chez ses hôtes. Le
chevalier est un homme d’une quarantaine d’années, qui a eu une vie
assez aventureuse, et son passé, l’ayant exposé à plus d’un accident,
semblait d’avoir armé contre l’ennui de quelques démêlés avec la
justice. Il n’en paraissait pas moins profondément affligé, et il ne
cessait de pousser de grands soupirs.

«Quelques personnes, qui n’étaient pas sans avoir entendu parler de lui,
car il fréquentait les théâtres et avait même travaillé pour la Comédie
Italienne, lui avaient fait courtoisement accueil et l’avaient prié à
souper ou à prendre part à quelque partie de pharaon. Il avait décliné
les invitations, comme si les sentiments qui l’oppressaient ne lui
eussent laissé aucune liberté d’esprit.

«Les jours suivants, son attitude n’avait pas changé. Sa mélancolie
s’était même accentuée. Il ne touchait pas aux mets qui lui étaient
servis. Duverger le vint trouver pour s’informer de lui.

«--Combien de temps durera ma détention? demanda le chevalier.

«--C’est là, malheureusement, Monsieur, répondit le garde de prison, le
seul point sur lequel je ne puisse vous renseigner. Pour tous les
autres, je suis votre serviteur. Mais pourquoi cette humeur noire? Votre
cas n’est pas des plus graves. Vous pouvez passer ici le temps le plus
agréablement du monde. Ne vous ai-je pas réservé une chambre à cheminée,
fort propre et fort commode? Vous empêche-t-on de vous promener à votre
gré dans le préau? N’avez-vous pas, pour votre distraction, une
compagnie choisie? Ces messieurs ont mille ressources d’esprit. On
n’entend que rires, même dans les chambres d’en bas, celles où les
prisonniers sont à la paille.

«Le chevalier de Melle, haussa les épaules. L’exemple des autres n’était
point convaincant pour lui. Il restait visiblement livré aux plus amers
soucis. Duverger revint à la charge.

«--Monsieur, lui dit-il, tous mes pensionnaires sont gais. Vous ne
voulez point l’être et j’en suis fort navré. C’est pour moi une affaire
d’amour-propre. Je suis pourtant aux petits soins pour vous. Je cherche
vainement ce qui peut vous manquer en cette maison.

«--La liberté, Monsieur.

«--Bah! une simple illusion. Où trouveriez-vous de tels loisirs, une
société aussi aimable, des attentions comme celles qu’on vous prodigue?

«Une semaine se passa, et M. de Melle ne parvenait point à prendre son
mal en patience. On le voyait se ronger les poings de dépit et il avait
des cris de colère en contemplant les barreaux de sa fenêtre. On s’avisa
qu’il avait réussi à en ébranler un. Il méditait l’évasion la plus
téméraire, en raison de la hauteur des murs.

«Le concierge s’inquiéta, et, alarmé de sa responsabilité, prévint M. le
lieutenant de police de ce fait surprenant: un prisonnier du
For-l’Évêque, qui donnait les signes du plus grand désespoir.

«M. Lenoir se rendit à la prison et se fit annoncer chez le chevalier.

«--Monsieur, lui dit-il, les rapports qu’on m’a faits de votre état
m’ont déterminé à vous venir voir, car il y a une manifeste
disproportion entre le traitement plein d’égards que j’ai commandé qu’on
vous assurât et vos transports. J’ai lu vos couplets: vous en niez la
paternité! Soit! Mais en fussiez-vous coupable, ils sont spirituels,
c’est une demi-excuse et la peine qui peut vous atteindre ne saurait
être que légère.

«--Alors, ne me retenez plus.

«--Ce n’est pas par mon ordre que vous êtes ici, et il ne dépend pas de
moi, de vous ouvrir les portes du For-l’Évêque. Mais peut-être avez-vous
une raison particulière de cette étrange inquiétude: vous plaît-il de me
la confier?

«--J’ai une raison, en effet: j’aime. J’aime avec toute la fougue, toute
l’impétuosité d’un jeune homme. Oui, après avoir connu une existence
assez dissipée, je l’avoue, la passion la plus vive et j’ose dire la
plus pure est née en moi. Une femme vraiment angélique en est l’objet.
Cette brusque séparation me cause le plus cruel des tourments.

«--Hé bien, les visites ne vous sont point défendues.

«--Y songez-vous, Monsieur. Ce serait compromettre une personne qui
mérite tous les respects.

«--Elle vous écrit?

«--Et ses lettres, qui sont adorables de candeur, ne font qu’irriter mon
chagrin.

«Le lieutenant de police réfléchit un instant. Ne vous ai-je point dit
que son expérience lui avait suggéré une idée admirable?

«--Engageriez-vous votre parole d’honneur, reprit-il, si je vous
laissais sortir un soir, d’être de retour à la prison avant le petit
jour?

«Les traits du chevalier de Melle s’illuminèrent. Sa voix tremblait
d’émotion.

«--Vous consentiriez? s’écria-t-il, je pourrais la voir!

«--Je pense, fit M. Lenoir, que vous ne trahirez pas ma confiance. Je
pense aussi que vous reconnaîtrez cette exception que je fais en votre
faveur par plus de docilité; vous ne chercherez pas à fuir?

«--Je vous le jure, Monsieur.

«Dès le lendemain, Duverger, exécutant les ordres du lieutenant de
police, ouvrit au prisonnier, avec mille précautions, la porte qui
donnait sur le quai. Le chevalier s’y glissa, et avec une hâte
merveilleuse, disparut dans la nuit.

«Il rentrait, ainsi qu’il l’avait promis, et même bien avant l’heure
fixée. Le guichet passé, il réintégrait sa chambre. Il se jeta sur son
lit, et la tête appuyée dans sa main, il médita longuement. Parfois, un
rire douloureusement ironique se dessinait sur ses lèvres.

«--Comment, Monsieur le chevalier, lui dit, sur un ton de reproche,
Duverger, venant prendre de ses nouvelles, c’est ainsi que vous nous
savez gré de nos complaisances. Toujours maussade, toujours triste?

«--Cela passera, fit le détenu. Quoi qu’il en soit, vous pouvez
désormais vous dispenser d’un surcroît de surveillance.

«--Mais la bonne humeur?

«--Laissez-lui le temps de revenir.

«Quelques jours plus tard, Duverger entretenait M. le lieutenant de
police du chevalier de Melle.

«--Il est encore morose, lui disait-il, mais il a cessé de protester, et
il ne songe certainement plus à s’évader.

«--Évidemment, répondit M. Lenoir. C’est parce que je savais la
déception au-devant de laquelle il allait que je lui donnai ce congé de
quelques heures, pour le rendre sage... Je connaissais son aventure
sentimentale, où il a apporté quelque naïveté, pour un homme d’esprit.
Il a eu la désillusion de ne pas trouver seule, mais en galante
compagnie, cette personne qu’il appelait une femme angélique. Mes
inspecteurs m’avaient renseigné sur les habitudes de celle-ci, qui
s’accommodait fort de l’absence de cet amant dupé... Le pauvre homme
cuve son chagrin, il est tranquille, désormais. Il n’a plus envie de
nous quitter brusquement... Bah! il se consolera en composant de petits
vers contre la perfide... Voyez-vous, mon cher, ajouta M. Lenoir, il est
bien inutile d’employer la rigueur, quand, pour arriver au but, il
suffit d’un peu de politique...»




XVIII

LE THÉÂTRE OBLIGATOIRE


Ce 10 de Février 1772.

Je fus, hier, Monsieur, à la Comédie Italienne. On y donnait une pièce
de M. Marmontel, _l’Ami de la Maison_, qui, à la vérité, ne m’a point
extrêmement diverti, encore qu’elle parût plaire au public. J’eus tort,
peut-être, de n’y pas prendre plus de plaisir, puisque, autour de moi,
on était satisfait. Je fus plus sensible aux ariettes du musicien, M.
Grétry, ornant cette comédie, et qui parlent au cœur.

Je ne vous raconterai pas le sujet de cet ouvrage: il m’a semblé, encore
que je ne sois pas grand connaisseur, que l’auteur qui a eu, m’a-t-on
dit, bien des succès, ne se fût pas donné, cette fois, une grande peine.
La pièce fut, cependant, représentée à la Cour, avant d’être offerte aux
spectateurs de la rue Mauconseil. Il s’agit d’un certain Cliton, homme
fort pédant, qui est l’oracle d’Orphise, la maîtresse du logis, mère de
l’aimable Agathe. Cliton, très écouté, trouve toutes sortes de raisons
pour pousser Orphise à s’opposer au mariage d’Agathe avec Célicour, un
jeune et brillant militaire, son cousin. En fait, il a, pour combattre
cette union, un motif personnel: ce fourbe est épris d’Agathe et il
oublie son habituelle prudence jusqu’à lui écrire une lettre des plus
enflammées. Les deux amants se serviront de cette lettre pour le
confondre et pour l’obliger à déterminer Orphise à donner son
consentement à leur mariage.

M. La Ruette et M. Clairval me plurent par la vivacité de leur jeu. On
assure (car vous ne sauriez croire à quel point on s’occupe de la vie
des acteurs), que s’ils mettent tant de feu à exprimer l’amour qui
possède leurs personnages, c’est qu’ils l’éprouvent au naturel, au delà
du théâtre.

Mais je ne vous eusse point parlé de ce spectacle, sans la rencontre que
je fis, en l’ayant pour voisin au parterre, d’un homme singulier. Je ne
sais pourquoi il me prit à partie, m’estimant docile pour entendre ses
discours. Son autre voisin était de moins bonne composition et m’avait
ainsi, comme on dit, jeté le chat dans les jambes. Cet original, dont je
ne pus me défaire, et qui ne se borna point à me parler, pendant les
interruptions de la comédie, mais dans le temps même qu’on la jouait, me
voulut apprendre qu’il se nommait M. Rabelleau, et qu’il était, de sa
profession, avocat. Il avait, au demeurant, m’assura-t-il, de plus
hautes visées que celles de rédiger des mémoires pour des causes qui
n’étaient point dignes d’un grand intérêt.

--Je crois voir, Monsieur, me dit-il, que vous ne prenez qu’une médiocre
distraction à cette intrigue, et c’est de quoi je loue votre goût et la
sûreté de votre jugement.

Et, prévoyant une objection que je ne songeais pas à lui faire, il
ajouta que je lui demanderais sans doute la raison pour laquelle, ne se
plaisant aucunement aux spectacles de la Comédie Italienne, il y venait,
cependant, assister.

--C’est, fit-il, pour me fortifier dans mes idées, qui sont celles d’un
vrai réformateur du théâtre. Quelle leçon tirerez-vous de cette comédie?
En quoi, après l’avoir suivie, vous sentirez-vous propre à accomplir de
grandes choses?

Des personnes qui se trouvaient derrière nous, lui dirent qu’il les
gênait et le prièrent de se taire. Il se contenta de baisser la voix,
mais ce fut dans le loisir laissé entre le premier et le deuxième acte
qu’il s’acharna à m’exposer ses conceptions. Vous dirai-je, tant elles
étaient bizarres, que je l’écoutai d’abord avec quelque curiosité, ce
dont je fus bientôt puni.

--Il faut, Monsieur, reprit-il, en ce qui concerne le théâtre, tout
démolir, puis reconstruire. Le théâtre doit être l’école des vertus. Ce
n’est point, ainsi, hélas, qu’il a été compris jusqu’à présent. Il est
grand temps d’agir pour arrêter cette démoralisation dont il est
l’artisan. Quelle piteuse ambition que celle d’amuser les gens! Il
importe de développer en eux les plus nobles sentiments. Je ne méconnais
pas les bonnes intentions de M. Riccoboni le père, dans sa _Réformation
du Théâtre_, mais bien qu’il voulût proscrire l’amour des pièces
représentées, il fut encore trop timide dans ses pensées. Et,
d’ailleurs, ne s’occupa-t-il pas surtout de réformer les mœurs des
comédiens, en exigeant qu’il n’y eût point de femme dans la troupe qui
ne fût mariée et que celle qui se rendrait coupable du moindre scandale
fût congédiée?... J’entends, pour moi, aller beaucoup plus loin. Je fais
table rase de tout ce qui existe. Prêtez-moi de l’attention, je vous
prie. De mes projets naîtra une société nouvelle, qui ne comptera plus
que des citoyens pénétrés de leurs devoirs. Selon moi, l’État prendra à
sa charge la construction (entre nous, n’est-il pas scandaleux que nous
restions debout, au parterre?) l’entretien et l’administration directe
des théâtres, dont la gestion sera confiée à une compagnie d’hommes
sages et vertueux. Ceux-ci décideront des sujets à traiter par les
auteurs. Ce seront des sujets élevés, faits pour inspirer la générosité,
le dévouement, l’amour de la patrie.

--C’est, dis-je, une bien grande affaire.

--Assurément, sans quoi je ne m’en mêlerais pas. Pour le choix des
pièces, voici donc un point acquis. Reste l’interprétation de ces
pièces, c’est particulièrement en ce cas que je crois avoir apporté des
lumières toutes nouvelles. Je licencie toutes les troupes de comédiens.

--Mais, alors, comment jouer la comédie?

--Attendez, ne soyez point si pressé. J’ai des ressources dans l’esprit.
Ces comédiens, qui ne sont que trop souvent des histrions, je les
remplace par des jeunes gens des deux sexes, élevés aux frais de l’État,
demoiselles de Saint-Cyr ou disciples des écoles publiques. Pour
commencer, du moins, car j’ai bien autre chose en tête. Ne vous récriez
pas, n’ayez même pas cette surprise que d’autres ont témoignée, qui ont
accoutumé de n’envisager les choses que superficiellement.

Je protestai que j’étais tout oreilles. M. Rabelleau me prit par le
bouton de mon habit.

--Monsieur, dit-il, voici ma grande idée. Un stage comme comédien de la
nation, devra être obligatoire. Il sera décrété par une loi que nul ne
pourra être admis à aucune place publique, à la Cour, dans le Ministère
ou dans la robe, sans avoir donné dans sa jeunesse, des preuves de ses
talents sur le théâtre créé par l’État. Est-il nécessaire de vous faire
valoir les avantages d’une telle conception?

--Quoi! m’écriai-je, tout le monde comédien?

--Oui, Monsieur, tous ceux du moins qui prétendent remplir un emploi
utile. Que de bénéfices moraux j’entrevois pour la jeunesse! Pour les
acteurs, que de profits intellectuels! A cette obligation de paraître
quelque temps sur la scène, ils gagneront la possession de soi,
l’initiative, l’habitude de la responsabilité, qualités essentielles.
L’étude d’un rôle, entreprise non point en hâte, par métier, mais
d’après l’histoire et la nature, leur révélera les ressorts du cœur
humain. Un futur juge, par exemple, ayant jadis joué un rôle de juge,
sera, quand il abordera ses fonctions, plus soucieux des cas de
conscience se présentant à lui. Un commis de ministre comprendra mieux
l’importance des affaires qu’il traitera; un médecin se souviendra
opportunément, pour les éviter, des travers reprochés, au théâtre, aux
médecins; un négociant même sera plus probe... Au demeurant, je ne puis
ici vous exposer toute l’économie de ce projet. Je me flatte que vous
serez convaincu de son excellence quand vous l’aurez lu, en tous ses
détails, dans ma _Dissertation sur les spectacles_, qui parut, voici
deux ans, chez le libraire Nyon l’aîné, rue du Jardinet.

Les utopies de M. Rabelleau commençaient à me fatiguer. J’avais aperçu
dans une loge une fort belle personne, que j’avais entendu désigner
comme une Laïs en réputation d’avoir inspiré de grandes passions, et je
me plaisais à la considérer. Je ne manquai pas de dire à ce réformateur
enflammé de ses réformes que je ne manquerais point de me procurer son
ouvrage.

Le spectacle venait à peine de se terminer que M. Rabelleau courut après
moi. Il tira de sa poche un exemplaire de sa _Dissertation_.

--Peut-être, dit-il, êtes-vous curieux de lire sans tarder ce livre dont
j’eus l’honneur de vous parler... J’ai, par hasard, ce volume sur moi,
en fort bon état... Il ne coûte qu’un double écu.

Ce n’était pas trop cher pour me débarrasser de ce redresseur des torts
du théâtre, devenu un fâcheux. J’avais quelque peu manqué de prudence en
engageant avec lui la conversation.




XIX

UNE OCCUPATION INATTENDUE


Ce 15 de Mars 1772.

Qui m’eût dit, Monsieur, que je passerais un délicieux après-midi à
faire des calculs? La destinée est bien singulière: je n’ai jamais rêvé
que prouesses, et j’ai eu plaisir à aligner des chiffres. J’aurais
quelque confusion de sembler trahir les espoirs que vous avez bien voulu
fonder sur moi, si ce n’était là qu’un effet du hasard. Ce pacifique
travail auquel, à la vérité, je ne pensais point que je me pusse
assujettir n’a en rien altéré mes dispositions à l’action. Vous aurez
quelque indulgence quand je vous aurai instruit des circonstances qui me
poussèrent à me livrer à cette aride besogne, devenue, par fortune,
agréable pour moi.

Je vous ai dit que j’étais assidu chez M. Sellon. J’appris, quand je me
présentai à sa porte, qu’il était souffrant, non point gravement, mais
fort incommodé par quelque abcès à la gorge. J’allais me retirer: Mlle
Angélique me fit dire qu’elle me recevrait. Elle était assise dans un
petit salon, où je n’avais pas encore pénétré, devant une table chargée
de registres et de papiers. J’exprimai les vœux les plus sincères pour
la guérison de son père. Elle me dit qu’il n’y avait pas lieu de
l’inquiéter, mais que M. Sellon pestait contre un repos forcé qui gênait
ses habitudes d’activité, précisément en une période où il s’était fait
une loi de la révision de ses comptes. C’est pourquoi elle s’était mise
à l’œuvre pour le suppléer. Assurément, il avait des commis qui avaient
ses instructions, mais il faisait, à certaines dates, un examen
minutieux du résultat des opérations dans lesquelles il s’était engagé.
Mlle Angélique, qui est loin d’être frivole, toute vive et spirituelle
qu’elle soit, l’aidait parfois dans ces vérifications, car M. Sellon,
avec la tendresse confiante et l’estime qu’il a pour son caractère, lui
a fait connaître l’état de ses affaires.

Elle me dit que, pour lui épargner l’ennui des retards, elle avait pris
le parti de préparer les éléments de cet examen. Sans doute, ce serait à
M. Sellon de tirer des conclusions, mais à ce moment, il aurait sous les
yeux toutes les pièces nécessaires. Je me levai pour la laisser à son
occupation, mais elle voulut bien me retenir.

--Au fait, me dit-elle, savez-vous qu’il s’en est fallu de peu que vous
ne vissiez en moi une personne pour laquelle les arrangements d’un
mariage eussent été faits?

A ces mots, je ressentis une émotion singulière, que je ne m’expliquai
pas moi-même: n’est-il pas dans l’ordre naturel que cette aimable fille
accepte un époux? Mais la pensée de ne plus la trouver en cette
accueillante maison me fut des plus pénibles. Grâce au ciel, son ton
enjoué éloigna cette sorte d’anxiété que j’avais éprouvée.

--Oui, reprit-elle, on demanda ma main. Je suis bien obligée d’avoir la
vanité de croire que je fis grande impression sur cet amant, car il ne
m’avait pas aperçue plus de deux fois; encore m’étais-je abstenue de lui
parler.

Cela fut dit avec un sourire moqueur dont je fus charmé, car la moquerie
visait, de toute évidence, le prétendant.

--C’est dommage, dit-elle, avec le même persiflage, j’eusse porté un
beau nom.--Et lequel? demandai-je?--Je me fusse appelée Madame de
Fontpeydrouze.

J’eus un geste de stupeur, et je ne la pouvais plus suivre, en effet,
dans son badinage.

--Hé quoi? m’écriai-je, cet homme a pu se porter à ce comble
d’impudence!

J’outrepassai sans doute les libertés que je me pouvais permettre en
demandant, avec un visage alarmé qui surprit Mlle Angélique, comment il
avait pu être reçu dans une respectable famille.--Vous le connaissez?
dit-elle. C’est un sot.--S’il n’était que sot!--Croyez que mon père
était édifié et qu’il fit à sa démarche la réponse qui convenait.--Mais
la prudence de M. Sellon avait donc été surprise pour qu’il lui donnât
accès chez lui?--Il s’était introduit en se servant du nom d’un de nos
parents, qui, lorsqu’on tira les choses au clair, protesta qu’il
ignorait parfaitement M. de Fontpeydrouze. Mon père, quel que soit le
fond sérieux qui lui est naturel, est parfois malicieux, de cette malice
qui, tout en s’exerçant, garde un patient sang-froid. Il est bien
Genevois sur ce point. Il lui plut de laisser s’enferrer cet
impertinent, sur le compte duquel il était renseigné.--S’il avait su
tout ce qu’il me fut donné d’apprendre!--Il était suffisamment instruit.
Il l’attendait alors que ce dupeur serait sa dupe, à l’instant, où les
mains toutes chargées de preuves, il dévoilerait le jeu de ce fourbe,
qui se pensait plus avisé qu’il n’était, et qui en restait pour la peine
qu’il s’était donnée, de feindre l’homme de grandes manières. J’eusse
voulu que vous pussiez assister à la scène où il fut congédié. Quelle
que fût son habituelle assurance, il tombait de son haut, et il était
fort décontenancé.

--Mais qu’il ait osé lever les yeux vers vous!...

J’avais peine à dissimuler la colère que m’inspirait son audace, tout
rassuré que je fusse par le dédain avec lequel le traitait Mlle
Angélique. Elle ajouta qu’il était parti en disant qu’il n’était point
d’un caractère à accepter un affront, et qu’on le verrait bien.

--Oh! fis-je avec un emportement dont j’eus quelque confusion, on
saurait lui répondre!

Mlle Angélique détourna l’entretien, en déclarant que c’était assez
parler de ce personnage, qu’elle ne m’eût point conté cette aventure si
elle avait pensé que je n’en dusse pas rire avec elle, et que c’était,
en effet, le seul parti à prendre.

--Revenons, dit-elle. Je veux avoir terminé tous ces comptes ce soir, et
la tâche est assez lourde.

C’était, me semblait-il, une invitation à prendre congé d’elle. Mais mes
traits exprimèrent vraisemblablement le regret que j’éprouvais de me
retirer. Dans le temps que j’allais franchir la porte, elle me retint.

--Vous entendez-vous à calculer? Je pourrais souhaiter votre aide.

J’avais été sur le point de protester que la science des chiffres
m’était fort peu familière, mais il y avait tant de grâce dans cette
invitation à demeurer, et Mlle Angélique permet qu’une si aimable
liberté se joigne au respect qu’on ne peut pas ne pas professer pour
elle, elle répand autour d’elle un tel air de confiance et de sécurité,
que j’eus la tentation d’une vanterie et de me déclarer fort propre à ce
travail. Elle est de celles, cependant, qui imposent la sincérité, et ma
bonne foi l’emporta quand je lui dis que je n’avais que le désir de me
mettre à ses ordres.

--Hé bien, fit-elle, essayons.

Elle me convia à m’asseoir devant une table voisine de la sienne, et je
reçus de ses mains des papiers dont l’arithmétique qu’ils exigeaient me
troubla fort.

--Mais, dis-je, n’y a-t-il point d’indiscrétion de ma part à pénétrer
dans les affaires que traite M. Sellon?

--Serait-ce déjà une défaite? répondit-elle avec une bonne humeur
charmante. Rassurez-vous, ce ne sont là que des éléments de comptes qui
ne sauraient avoir pour vous de signification.

Je m’aventurai dans des additions redoutables pour moi, tandis que, avec
aisance, elle se plongeait dans son travail, se reportant parfois à des
registres tout hérissés de colonnes de chiffres. Je suais sang et eau,
ayant fort perdu l’habitude d’une telle occupation, et j’étais sur le
point de me décourager, en avouant mon inexpérience. Mais elle jetait
parfois vers moi, en souriant, un coup d’œil, qui exprimait à la fois de
l’amusement de mes efforts et de la bonté, et je recommençais à
m’appliquer à ma tâche. Vous dirais-je, Monsieur, que, toute rebutante
qu’elle fût, je prenais quelque plaisir à me sentir ainsi surveillé. Je
m’évertuais à ces calculs, et, sous ces engageants regards, il me venait
quelque amour-propre de ne pas commettre d’erreurs. Par scrupule, je
dépensais plus de temps qu’il n’en eût fallu, même à quelqu’un qui fût
aussi peu exercé que je l’étais. La fatigue se trahissait sur mon
visage.

--Je vous accorde de souffler un peu, dit Mlle Angélique. Je concède que
l’épreuve est un peu rude pour vous.

Je protestai, par je ne sais quel enfantillage, que la besogne me
paraissait facile.

--Voyons, reprit-elle, de quelle façon vous vous êtes tiré d’affaire.

Elle s’empara de mon brouillon, sur lequel il y avait bien des ratures
et vérifia rapidement ces totaux qui m’avaient donné tant de peines.
Ainsi penchée, avec cette attention qu’elle apportait dans cette
révision, la plume dans la main, elle me parut ravissante. Il est des
actes simples, et sans nulle coquetterie, qui résument tout l’attrait
d’une personne.

--Cela est bien, dit-elle, et je suis contente de vous. Je n’ai relevé
qu’une légère faute.

Et elle ajouta, toujours en souriant, que pour le chercheur d’aventures
que j’étais, j’avais de bonnes dispositions au travail de cabinet, et
que, peut-être, je ne me connaissais point moi-même.

Je répondis que l’honneur de lui pouvoir être utile avait seul déterminé
mon zèle, mais que j’étais loin de renoncer à l’espoir de conquérir son
estime en donnant à mes ambitions un vaste champ.

--Convenez, dit-elle en hochant la tête (mais elle sait donner du charme
à une sorte de raillerie) que cette époque ne se prête point facilement
aux coups d’éclat.

--Il se peut que le sort ne m’ait pas encore favorisé, mais ie n’en suis
que plus décidé à saisir l’occasion qu’il me pourra offrir. Vous le
verrez, Mademoiselle.

--Nous verrons donc! fit-elle gaiement. Quoi qu’il en soit, vous avez
bien gagné quelque repos.

Elle sonna, s’inquiéta de son père, on lui dit qu’il dormait
paisiblement, et elle fit servir quelques rafraîchissements.

Dans cet instant, je me reprochai quelque mollesse, mais je ne pouvais
point ne pas goûter le calme de cette petite salle où nous nous
trouvions, le bien-être tranquille qu’elle respirait, avec ses hautes
fenêtres donnant sur un jardin, sa décoration d’un goût sobre, mais où
tout flatte les yeux, la commodité loin de tout bruit. J’eusse sans
doute moins apprécié ce calme, au demeurant, sans la présence de Mlle
Angélique et sans la conversation enjouée, pleine cependant de
réflexions judicieuses, qu’elle voulait bien tenir avec moi. Sans les
bienséances, je me fusse attardé volontiers en cet entretien. En prenant
congé d’elle, je lui dis ma confusion de ne lui avoir pas prêté,
puisqu’elle avait la bonté de m’employer, une assistance plus efficace.
Elle me répondit que cela était fort bien pour un essai, et qu’elle ne
manquerait pas d’instruire M. Sellon de ma bonne volonté et même,
ajouta-t-elle avec ce mélange, qui lui appartient en propre de nargue
gracieuse et d’indulgence, des talents que je ne soupçonnais point.

Je sortis encore sous le charme. Mais je me reprends, Monsieur, et il
s’agit bien, pour moi, de m’endormir dans cette placidité. J’ai d’autres
buts. Je vous dirai pourtant une particularité qui atteste ce que peut
une contention d’esprit dans le désir de ne point paraître tout à fait
sot aux yeux d’une belle personne. Je trouvai, en rentrant, la note de
mon logeur. J’en voulus contrôler l’exactitude, et, bien qu’il n’y eût à
s’assurer que de chiffres modestes, alors que j’en maniais, tout à
l’heure, qui étaient faits pour m’effrayer, je ne pus parvenir à une
juste solution.




XX

LA TRAGI-COMÉDIE ESPAGNOLE


Ce 5 de Mai 1772.

Supposiez-vous, Monsieur, que je vous écrirais d’Espagne? Je ne songeais
guère à ce voyage, qui, à la vérité, n’est point très facile, et on ne
traverse pas les Pyrénées, par des routes qui sont affreuses, sans être
terriblement cahoté en des voitures primitives, qu’il vaut mieux,
souvent, abandonner. Je vous fais grâce de la description des relais et
des auberges qui sont fort malpropres. M. Sellon, qui fut content de la
façon dont j’avais rempli, à Genève, la mission qu’il me confia, me
demanda, avec sa coutumière bonté, s’il me déplairait d’aller porter à
Burgos des lettres de lui, qui valaient de l’or, et des instructions
orales, qu’il n’était point nécessaire que je comprisse si je les
répétais exactement, à un banquier de cette ville.

--Soyez assuré, me dit M. Sellon, que je ne vous charge point d’un
message compromettant, mais il faudrait un peu de temps pour faire votre
éducation en matière d’affaires de finance. Encore, ajouta-t-il en
riant, ma fille m’a-t-elle instruit de vos excellentes dispositions à ce
sujet.

Je protestai, en riant, moi aussi, que c’était juger avec bien de la
complaisance des aptitudes que je ne me reconnaissais guère, mais je me
déclarai prêt à remplir le mandat qui me serait donné.

--Et puis, dit finement Mlle Angélique, peut-être trouverez-vous en ce
pays ces aventures que vous brûlez de rencontrer.

Bien qu’il y eût là beaucoup de liberté de ma part, je me hasardai à
parler à M. Sellon de la téméraire démarche qu’avait faite auprès de lui
M. de Fontpeydrouze et je lui dis que les circonstances me l’avaient
fait connaître comme un homme méprisable.

--Soyez tranquille, me fut-il répondu, je crois démêler assez bien les
caractères, et je ne me suis point égaré sur celui-là.

--Mais cet impudent a osé proférer contre vous des menaces, et si
j’avais quelque scrupule à m’éloigner, ce serait pour cette raison.

--Rassurez-vous, j’ai congédié M. de Fontpeydrouze de telle façon qu’il
ne sera plus tenté de se présenter chez moi.

Je partis donc. Les choses allèrent tant bien que mal pendant la route.
On m’avait tant prédit, quand on eut franchi les Pyrénées, que mes
compagnons de voyage et moi, nous serions attaqués par des bandits, que
j’étais surpris de leur discrétion. Il n’y avait à se plaindre que de
l’incommodité de la voiture et d’autres inconvénients qui paraissent
inévitables. Cependant, dans le temps que nous traversions le sombre
défilé de Pancorbo (c’est bien le lieu le plus rebutant que j’aie vu,
avec ses montagnes pierreuses, entre lesquelles se fraye un chemin
étroit que rendent obscur les terribles rocs qui le surplombent), la
prédiction se réalisa. Quelques coquins, fort pittoresquement accoutrés,
au demeurant, prétendirent, après nous avoir salués assez poliment,
prélever sur nous un impôt. Les femmes s’effrayaient, poussaient des
cris, et des voyageurs, d’humeur fort pacifique, tiraient déjà leur
bourse, avec résignation. Mais je m’avisai qu’il fallait tâter ces gens,
pour voir jusqu’à quel point irait leur bravoure. Je tirai mon épée,
d’un air décidé; il y avait parmi nous un officier espagnol, qui fit de
même, en prêtant un pistolet à un négociant, moins timide que les
autres. Notre détermination mit en fuite ces drôles, qui n’étaient pas
bien redoutables et ne tenaient pas à risquer leur vie. Il est assez
vraisemblable que le voiturier était de connivence avec eux et avait
accoutumé de partager leur butin, supposé qu’il n’y eût pas de
résistance. Il fut de fort méchante humeur jusqu’au relais et pensa, par
dépit, nous verser dans un fossé.

Enfin, le lendemain, nous aperçûmes les cloches à flèches dentelées de
la cathédrale de Burgos, et l’on nous déposa sur une grande place
dallée, ornée de statues, qu’on appelle l’Espolon. Je me mis en quête
d’une hôtellerie et pris dans mon porte-manteau des vêtements me
permettant de me présenter décemment chez la personne que j’allais voir.
Don Alonso Bermudez est un homme d’aspect morose, qui m’écouta sans que
rien dans sa physionomie parût changer, encore que je lui apportasse de
bonnes nouvelles. Il me fit assez froidement des offres de service qui
me parurent n’être qu’une formule en ce pays-là. J’appris plus tard
qu’il avait été blessé que je les déclinasse. Il m’annonça qu’il me
donnerait sa réponse pour M. Sellon dans quatre ou cinq jours. Burgos me
parut une ville d’assez grande étendue, bien qu’elle soit emprisonnée
dans ses bastions. Les couvents, qui sont nombreux, semblent avoir été
fortifiés. Les rues étroites ont un air de mystère avec les balcons
fermés des maisons, revêtues de couleurs différentes. Beaucoup d’entre
elles portent des armoiries sur leur fronton.

Ne connaissant personne que ce banquier, qui ne me paraissait point d’un
commerce très engageant, je ne savais comment occuper mon temps. Pendant
le voyage, je m’étais attaché à apprendre quelques mots d’espagnol, mais
ils ne pouvaient me mener bien loin. Vous verrez, Monsieur, que, par
malheur, cette élémentaire instruction dans la langue castillane me
suffit pour comprendre une vieille femme qui m’avait abordé. Cette
rencontre fut la cause de singuliers événements.

J’errais, un soir, au hasard, et je me trouvais dans une rue qui formait
de tels dédales que j’avais peine à m’orienter. Je cherchai un point de
repère dans une maison, plus haute que les autres, et dont le portail
était orné de sculptures en assez mauvais état, car j’étais passé devant
ce logis. Je m’étais arrêté, souhaitant une issue de ce labyrinthe qui
me conduisît sur une place. Les nuits sont fraîches à Burgos, où le
froid est l’ordinaire, et je m’étais enveloppé dans mon manteau. C’est
alors que cette vieille s’approcha de moi.

--Votre Seigneurie, me dit-elle, est attendue; qu’elle veuille bien me
suivre.

J’eus, Monsieur, bien de la naïveté. Mais j’avais la tête farcie
d’histoires espagnoles, où des duègnes jouent un rôle, se prêtant à
d’amoureuses missions. Je fus assurément surpris, mais ma vanité
m’égara. J’avais été, dans la journée, à la promenade, et je me figurai
que j’eusse été remarqué, pour ma bonne mine, et peut-être pour ma
qualité d’étranger, par quelque belle personne qui avait le caprice
d’apprendre qui j’étais et de s’entretenir avec moi. J’ai lu bien des
romans qui ont ce début. La curiosité me poussa à accepter l’offre de la
vieille. Peut-être, après tout, ne s’agissait-il que de quelque
entremetteuse, et ce fut la réflexion qui me fut bientôt inspirée par
plus de modestie. Mais, à la vérité, j’étais, après une assez longue
réserve obligée, fort en disposition de faire l’amour, même avec une
fille, pourvu qu’elle fût suffisamment avenante.

La vieille me fit passer par une petite cour intérieure, puis monter un
escalier. Je me trouvai dans une petite pièce assez obscure. J’attendis,
penchant, décidément pour une très vulgaire aventure. Jugez de mon
étonnement quand une porte s’ouvrit soudain et que je me sentis poussé
dans une grande salle, ornée d’armoiries, et fort bien éclairée. Mais ce
n’était pas une femme qui avait paru. J’avais en face de moi trois
jeunes hommes, qu’accompagnait un majestueux vieillard. Ils avaient à la
main des épées nues.

--Traître, dit le vieillard, d’une voix terrible, tu es pris à ton
piège. Tu t’es glissé dans cette maison pour y apporter le déshonneur.
Ces cavaliers, qui sont mes fils, vengeront l’injure de leur sœur,
indignement séduite par toi.

J’entendais assez mal ce discours, qui me laissait stupéfait. Je n’avais
assurément aucun péché de ce genre sur la conscience, et je me vis tombé
dans un guet-apens.

Les quatre hommes, me croyant à leur merci, m’abandonnèrent un moment
pour tenir conseil dans un coin de la salle. Leur langue ne m’était pas
familière et ils parlaient fort vite. Je ne pouvais pas ne pas
comprendre, cependant que c’était de mon sort qu’il s’agissait.

La discussion qu’ils avaient entre eux se termina et le vieux
gentilhomme s’approcha de moi.

--Tu vas mourir, reprit-il; mais tu ne mourras point sans avoir réparé
l’offense faite à ma Maison. Avant de recevoir le châtiment de ton
crime, tu épouseras Doña Serena.

Je tentai de protester que je n’avais séduit personne, mais les mots me
venaient très difficilement ou me manquaient pour exprimer que cette
Doña Serena m’était parfaitement inconnue. A la fin, mon impatience se
traduisit par un haussement d’épaules.

--Pardieu! dis-je, je vous répondrais de la seule manière qui convient
si vous ne m’aviez pas lâchement enlevé mon épée.

Je crois qu’un des frères eut la pensée de me la rendre et de se mesurer
avec moi, mais les autres réprimèrent son mouvement, en lui rappelant
qu’on m’avait condamné. Une jeune femme se présenta alors; un prêtre la
suivait.

--Marie-les en hâte, dit au prêtre le vieux seigneur et, ajouta-t-il en
me montrant, donne l’absolution à celui-ci.

Doña Serena (elle me parut assez belle), étouffa un sanglot de victime
impuissante à se défendre, et, soulevant le léger voile qu’elle portait,
me contempla. Elle demeura interdite.

--Sur l’honneur, mon père, fit-elle, je ne connais aucunement ce
cavalier.

--Ruse facile, s’écrièrent le vieillard et ses fils. Mais ils durent
bien s’aviser que la surprise de Doña Serena n’était point jouée.

De mon côté, appelant à moi tout mon espagnol, le mêlant parfois de
français, je soutins qu’il y avait trop peu de temps que j’étais arrivé
à Burgos pour me pouvoir flatter d’une telle conquête. Je voulais mettre
quelque galanterie dans mes dénégations et dire que je regrettais de
n’avoir point à offrir ma vie en échange d’une faute aussi désirable,
mais les mots ne rendirent que fort imparfaitement cette idée. Mes juges
se sentaient pourtant ébranlés dans leur conviction.

--Soit, dit l’aîné des fils, la vieille qui devait guetter l’intrus,
s’est trompée. Mais cet homme n’en doit pas moins mourir, puisqu’il a
été mis par hasard en possession d’un secret.

Les quatre justiciers délibérèrent encore. En dernier lieu, ils me
firent faire le plus solennel serment de me rien révéler de ce que
j’avais vu. Je jurai avec d’autant plus de facilité que j’ignorais le
nom de la famille outragée par un autre, certes, que par moi. On se
détermina à me laisser partir.

Tout éberlué de ces étranges circonstances, me demandant si je n’avais
point rêvé, j’avais à peine fait quelques pas dans la rue, qu’un homme,
les yeux pleins de fureur, courut vers moi.

--Défends-toi, malheureux, s’écria-t-il.

--Encore! pensai-je. Quelle rue malencontreuse! Je n’eus que le temps de
tirer mon épée, et, tout en parant ses coups, qui étaient des plus vifs,
je le priai de me dire pourquoi il me voulait tuer.

--Ne sors-tu pas de la chambre de Doña Serena, ma maîtresse? Ne dois-je
pas voir en toi un rival d’autant plus odieux que la trahison était plus
inattendue?

--Hé, Monsieur, fis-je, on s’explique, au moins, avant d’essayer de
massacrer les gens!

--Oseras-tu nier?

Cependant, il avait remarqué l’honnêteté de mon visage, et son arme
s’était abaissée. La nécessité (je n’avais pas le temps de consulter sur
ce cas de conscience), me déliait de mon serment. Encore tout chaud
d’émotion, je lui contai mon histoire. Vous eussiez vu aussitôt,
Monsieur, un homme transporté de joie. Les amants sont ainsi: dès qu’il
ne s’agit point de ce qui leur tient au cœur, ce sont les meilleures
gens du monde. Il s’excusa fort civilement, se blâma de sa légèreté dans
le soupçon, me remercia avec effusion de l’avertissement que je lui
donnais, qui l’invitait désormais à la prudence en ses rencontres avec
Doña Serena, rendit hommage à ma bonne contenance, l’épée à la main, et,
s’apercevant que j’avais une égratignure au poignet, voulut absolument
m’emmener chez lui, fut aux plus grands soins pour moi, ne souffrit pas
que je rentrasse à mon auberge, me donna son propre lit. Il s’accusa
d’avoir douté de sa maîtresse et d’avoir failli mettre à mal l’homme
qui, par suite de l’erreur de la perfide duègne, avait été dans le cas
de lui sauver la vie. Au demeurant, il entendait faire la paix avec la
famille de Doña Serena qu’il souhaitait épouser. C’est ainsi que j’eus,
pendant les quelques jours que je passai à Burgos, l’ami le plus
empressé à me faire oublier la fureur de son attaque. Mais que n’inspire
pas cette frénésie de l’âme qu’on appelle le bonheur d’aimer!




XXI

LA FEMME VOLANTE


Ce 27 de Juin 1772.

Ce n’est point, Monsieur, une petite affaire que d’aller à Étampes, par
le coche, et j’en sortis fort froissé et fort moulu. Mais un tel
spectacle était annoncé que je ne le voulais point manquer. Il y avait,
au demeurant, en cette ville, encore qu’elle soit à treize lieues de
Paris, une affluence considérable. On y était venu par tous les moyens,
fussent-ils les plus singuliers. A côté des carrosses, il y avait depuis
la veille, dans toutes les rues, un rassemblement incroyable de voitures
dont quelques-unes étaient des plus imprévues, et des curieux avaient
bravement fait le voyage en charrette. Je crois que quiconque disposait
d’une caisse avec des roues et d’ombres de chevaux s’était transformé en
cocher. On avait campé partout, les auberges ayant été assaillies, et on
ne voyait que visages fatigués par une nuit passée en plein air, mais
anxieux de l’événement qui faisait l’objet de tous les débats. Ce
n’était pas sans peine que j’avais pu, en m’y prenant d’avance,
m’assurer une place dans une patache auxiliaire qui datait bien d’un
siècle, et qui, en route, par de menus accidents, avait attesté, en
effet sa vieillesse. Plus d’une fois, il avait fallu en descendre,
tandis qu’on la raccommodait tant bien que mal, et faire à pied une
partie du chemin. Mais j’avais un compagnon pour lequel je professe de
l’estime, et qui n’était autre que ce M. de Rocquemont, dont je vous ai
déjà entretenu: l’expérience qui allait être tentée l’avait arraché à sa
solitude volontaire et à sa misanthropie, et je l’avais rencontré dans
le temps que je faisais effort pour m’introduire dans la voiture. A nous
deux, en faisant pression sur de vivants obstacles, nous étions
parvenus, si incommodément que ce fût, à conquérir l’espace qui n’eût
ordinairement suffi qu’à une seule personne.

Vous vous demandez la cause d’un tel concours de promeneurs: il
s’agissait de constater le bien-fondé de la promesse qu’avait faite un
certain M. Desforges de s’élever et de se diriger dans les airs avec une
machine de son invention, et c’était l’annonce d’un tel prodige qui
justifiait ces frémissements de curiosité. Les uns, sachant que M.
Desforges a particulièrement étudié le vol des hirondelles et a
construit son esquif aérien d’après les observations qu’il fit de ces
oiseaux, soutenaient que, quelle que fût la hardiesse de son entreprise,
il avait des chances de réussir. Les autres prophétisaient qu’il se
casserait les reins. Il fallait bien, cependant, qu’il eût réuni des
partisans de son système puisqu’on avait souscrit les cent mille livres
qu’il avait demandées pour les frais de la construction, fort
compliquée, de cette machine. M. de Rocquemont qui trompe son oisiveté
forcée en s’occupant de mécanique, s’intéressait fort à l’épreuve, mais,
ne connaissant point les plans de l’inventeur, qui avaient été tenus
secrets, il disait prudemment qu’il ne pouvait encore avoir une opinion.

C’était à trois heures de l’après-midi que M. Desforges devait partir de
la tour de Quinette, qui est le seul reste du château du roi Robert. Dès
le matin, cependant, la foule s’était portée près de la tour: on
cherchait à distinguer l’appareil que recouvrait une vaste toile,
laissant percer à ses extrémités, de longues plumes. Je ne saurais vous
dépeindre l’impatience du public, à mesure que le moment s’approchait,
qui devait décider de l’efficacité du moyen, depuis si longtemps cherché
pour conquérir le ciel. Supposé que ce moyen fût trouvé, quel avenir
s’ouvrait pour l’audace humaine! Somme toute, il me sembla qu’il y
avait, dans cette grande assemblée, que remuait l’espoir d’un miracle,
plus de fervents que d’incrédules.

L’heure était venue de l’expérience, et M. Desforges ne paraissait
point. Le bruit courut, un instant, qu’il renonçait à s’envoler, et ce
fut une belle agitation de dépit et de colère: vous eussiez dit une
tempête s’élevant soudain. Certains parlaient déjà d’escalader la tour
et d’anéantir l’engin, car les déceptions se traduisent volontiers par
un besoin de destruction. Mais ce bruit fut démenti: le navigateur des
airs, caché derrière la toile, enveloppant encore sa création, prenait
seulement de suprêmes précautions. Mais telle était la hâte de tous
qu’on ne les voulait point admettre. Au demeurant, le temps était assez
favorable, sans qu’il fût précisément beau; il était doux, un peu voilé,
et il n’y avait qu’un vent léger.

Les mouvements de la foule sont subits. Quand, enfin, la toile fut
enlevée et qu’on aperçut l’inventeur, sur lequel étaient braquées
longues-vues et lorgnettes, ce furent de prodigieuses acclamations. A ce
moment-là, le seul fait d’avoir vu l’appareil et l’homme qui s’y allait
confier poussait à ne plus douter du succès. Cette machine était fort
singulière: imaginez, Monsieur, une longue nacelle, toute couverte de
plumes, et surmontée d’un parasol également en plumes. M. Desforges y
entra: les personnes qui disposaient de verres grossissants disaient
qu’il était fort pâle, mais que son visage exprimait la décision. Quand
il fut installé dans la nacelle, deux de ses assistants lui tendirent
deux grandes rames, toujours en plumes, puis il donna le signal...
Quelle minute! Ces innombrables curieux, tout à l’heure si bruyants,
gardaient un silence profond. L’esquif fut poussé dans l’espace: on
attendait en haletant d’émotion, qu’il se dirigeât en ligne droite,
mais, tant que M. Desforges agita ses rames, il ne se maintint point
horizontalement, même un instant, et il piqua vers le sol... Des cris
d’effroi, d’abord, puis, quand on sut que l’auteur de cette trompeuse
invention se tirait d’affaire avec quelques contusions, les huées
éclatèrent de toutes parts, et ce fut un tumulte indescriptible. Rien
n’est plus surprenant que cette mobilité du public, qui passe d’un excès
à l’autre. Il n’y avait plus un mot de pitié pour la malchance de
l’inventeur, on ne lui pardonnait pas d’avoir manqué à son engagement.
On avait partagé ses illusions, et, comme lui, on tombait de haut, bien
qu’on n’eût pas à se frotter les membres endoloris.

Si la police ne l’eût opportunément protégé, on l’eût, je crois
massacré, quitte à regretter, après, ce parti extrême. Tout à l’heure,
il passait pour un homme admirable: maintenant, on rappelait qu’il avait
jadis été chassé d’un séminaire, puis enfermé à la Bastille; on
l’accusait d’avoir usurpé son titre de chanoine, et on le tenait pour un
aventurier. Puis, ce furent bientôt des rires, car la gaîté, en France,
ne tarde pas à l’emporter sur les autres dispositions, et on plaisanta
ce cabriolet volant, qui ne volait point. Tout cela, à ce qu’on peut
penser, finira, par une comédie. Certains avaient réussi à arracher des
plumes à la nacelle et s’en paraient par dérision. En peu de temps, il y
avait eu de l’angoisse, du recueillement, de l’irritation, des menaces
et des moqueries.

--Ce sont, me dit M. de Rocquemont, les moqueries qui durent le plus
longtemps. L’idée de M. Desforges était chimérique, mais, après tout, il
fit preuve de quelque courage en se lançant du haut de la Tour, et le
vrai miracle est qu’il ne se soit pas cassé la tête. Il ne gardera
pourtant que du ridicule.

On ne sait quel besoin de se détendre fit peu à peu de la ville une
ville en fête. Croirez-vous, Monsieur, que peu d’heures après
l’accident, il était mis en chanson, sur l’air de _Cahin-caha_.

--L’aventure de M. Desforges me remet en mémoire un joli conte, me dit
M. de Rocquemont. Que n’a-t-on pas écrit sur ce rêve de traverser les
airs à volonté et d’aller où il plaît d’aller par ce chemin rapide?
Vivant seul, je lis volontiers tout ce qui me tombe sous la main.
J’avoue que ce conte-là me parut ingénieux dans sa fiction. Qui peut
être sûr de tenir le bonheur, n’étant peut-être le bonheur que parce
qu’il est fragile? Imaginez un naufragé, unique survivant d’un équipage,
jeté sur une île déserte.

Il désespère, d’abord, et, dans l’accablement de ses esprits, il
regrette de n’avoir pas partagé le sort des autres. Cependant, peu à peu
ranimé il se rattache à la vie. Il trouve des fruits dont il se nourrit;
une grotte lui sert d’abri. Des épaves du navire qui se brisa sur des
rochers sont rejetées par la mer, et son industrie les utilise pour
apporter quelques adoucissements à sa détresse. Il explore son île, y
découvre des ressources de toutes sortes, qui assurent son existence. La
nécessité le rend habile à tirer parti de ce qui s’offre à lui. L’huile
de poissons lui donne même les moyens de s’éclairer. Il se façonne des
instruments, qu’il ne laisse pas que de perfectionner. Après bien des
mois de travail, il n’a presque plus besoin de rien. Mais, c’est dans le
temps qu’il a pourvu à ce qui est matériel, alors qu’il se peut
dispenser de continuels efforts, que l’horreur de la solitude à laquelle
il est condamné lui apparaît plus cruelle. Le coin de terre où il a
échoué, vers lequel la tempête poussa son vaisseau, est hors de toutes
les routes que suivent les marins. Il n’est que trop certain que jamais
voile n’apparaîtra à l’horizon.

Or, une nuit que, livré à ces tristes méditations, le sommeil le fuit,
il entend soudain la chute d’un corps devant sa grotte et un cri de
douleur. Sa lampe à la main, il sort et il aperçoit, avec la plus grande
surprise, une femme inanimée, qui lui semble habillée d’une étoffe de
soie fort mince, soutenue par des baleines. Il porte la main sur le sein
de cette inconnue, y constate un reste de chaleur. Il la prend dans ses
bras et la dépose avec d’extrêmes ménagements sur les peaux de bêtes qui
forment sa couche, il fait chauffer une sorte de vin qu’il a composé
avec des plantes, et il en humecte les lèvres de la femme, qui reprend
peu à peu ses sens. Notre naufragé s’avise alors que si son habillement
est singulier, son visage est charmant. Mais elle ne peut répondre aux
questions dont il la presse, et elle ne le comprend pas non plus: ils
parlent un langage différent. Ce qui apparaît, c’est qu’elle a été
blessée en tombant, et il s’applique à lui donner les soins les plus
attentifs, tout en ayant la délicatesse de tenir compte de sa pudeur.
Les gestes suppléent aux mots, et la belle personne exprime sa gratitude
pour les secours qu’elle a reçus. Ses plaies sont pansées et sa guérison
ne demandera que du temps. Pendant ce temps-là, par un effort de bonne
volonté mutuelle, on parvient à s’entendre, en mêlant les deux idiomes,
mais non point encore assez pour que la femme explique clairement les
circonstances de sa chute. Il faudra qu’elle ait fait encore quelques
progrès; elle peut dire seulement qu’elle vient de loin. Vous concevez
qu’un homme qui se lamente de son exil du monde doit incliner facilement
à éprouver les plus tendres sentiments qui soient pour une aimable
créature, que lui envoie la Providence, et qui est seule de son espèce.
Admettez aussi que celle-ci soit touchée des égards qui lui sont
témoignés. Bref, car je passe sur tout ce qui n’est pas l’essentiel,
l’amour naît entre eux.

Le moment est venu, cependant, où l’inconnue peut essayer ses forces,
s’appuyant sur le bras de l’amant le plus épris... Elle se sent bientôt
assez vaillante pour quitter cet appui... Quelle est la stupeur de son
compagnon, quand elle semble d’abord glisser sur la terre, puis s’envole
fort haut, décrit quelques cercles dans l’air et revient se poser
mollement à l’endroit d’où elle était partie.

Il faut croire qu’elle parle maintenant assez nettement la langue que
l’amour lui fit apprendre, car elle peut enfin conter son histoire. Elle
appartient à une race qui a la faculté de voler: ce qui avait été pris
pour un habillement n’est que l’appareil que donne la nature aux gens de
son étrange pays. Elle se divertissait, avec ses sœurs, à parcourir
l’espace, quand, en voulant examiner de trop près les particularités du
sol sur lequel le hasard d’une promenade l’avait fait planer, elle se
heurta au sommet d’un arbre, et tomba fort rudement.

Cette révélation bouleverse l’homme qui, après tant d’épreuves, après
n’avoir plus été, par force, qu’une manière de sauvage, a pu, enfin,
retrouver le droit d’être sensible. Songez aux tourments qu’il va
connaître. Il aime; il n’est, dans sa situation d’abandonné, qu’une
femme tombée, en effet du ciel, à laquelle son cœur se puisse attacher,
et d’un coup d’ailes, elle a la facilité de le quitter et de le rejeter
dans l’effroi de la solitude! Son bonheur ne tient qu’à un caprice de
cette femme volante, qui ne résistera peut-être pas à son instinct de
reprendre ses courses aériennes, de traverser l’espace, d’aller
rejoindre ses semblables. Les pieds lourdement rivés à la terre, il la
verra disparaître, il ne la suivra même des yeux que peu de temps...
Comment fixer sur cet îlot celle qui est toute liberté? Ses joies ne
seront plus mêlées que d’inquiétudes, et, dans les transports mêmes de
la passion, il y aura toujours de la crainte... Il n’est pas rassurant
d’être l’époux ou l’amant d’une femme volante! Ce conte m’a plu, ajouta
M. de Rocquemont; il a sa philosophie. Je crois bien, pour en revenir au
sieur Desforges, qu’en fait de voyage dans les airs, il faudra en rester
aux contes, et que la prétention de parcourir le ciel à sa guise et de
voir de haut comme des Lilliputiens de M. Swift, les humbles mortels que
nous sommes n’est que pure utopie.




XXII

LE TON DE PARIS


Ce 2 d’Août 1772.

J’étais hier soir, Monsieur, en dispositions assez moroses. Je
réfléchissais et l’écart me paraissait bien grand entre mes ambitions,
mon désir de belles aventures et la vérité des choses. Je ne suis point
avancé dans l’accomplissement de mes desseins. Je songeais non sans
dépit, que je n’ai guère justifié mon dédain de la protection que me
voulut bien offrir M. Sellon. La dernière fois que je lui fis visite,
car j’ai de l’attachement pour cet homme excellent, il me sembla qu’il y
avait sur les traits de Mlle Angélique je ne sais quel petit air
ironique, quand elle me demanda si j’étais sur la voie de la gloire. Il
me fut sensible de démêler cette moquerie, de quelque grâce qu’elle fût
encore enveloppée, chez cette charmante fille, qui me fait l’honneur de
me témoigner de l’intérêt. Il n’était pas, à ce moment, d’entreprise
périlleuse dans laquelle je ne me fusse jeté pour lui donner de moi
l’idée que je voudrais qu’elle eût. Mais on ne trouve pas à volonté
l’occasion d’un exploit.

J’étais arrivé, en promenant au hasard mes rêveries, au quai de l’École.
J’entrai, pour tenter de dissiper ma mélancolie, au café du Parnasse. La
chance me servait à souhait, pour me distraire de mes pensées, car je
rencontrai M. Robbé, qui nous divertit tant par la lecture d’un
croustillant poème. M. Robbé tourne tout au plaisant. Il était assis à
une table, seul, paraissant rêver, mais cette rêverie ne devait point
être grave, car son visage s’éclairait par instants. Je me permis de
l’aborder, en m’excusant de le troubler peut-être dans quelque
composition.

--Point du tout, me répondit-il _nescio quid meditans nugarum_...
Diderot pleure des contes qu’il se fait; je ris de ceux que j’imagine.
J’ai cette particularité de ne pouvoir pas m’ennuyer.

Il me dit complaisamment qu’il n’en était pas moins fort aise de me
voir. Nous causâmes, et il faut convenir qu’il a un talent merveilleux
pour chasser les humeurs noires. Il n’y avait que quelques minutes que
je fusse en sa compagnie, et sa bonne humeur me gagnait. Je lui fis
part, néanmoins, de ma déception de ne point parvenir à briller.

--Il faut voir du monde, fit-il, et se mettre au ton de Paris. Hé bien,
allons ce soir au Colisée, où nous y trouverons une société nombreuse,
bien qu’elle ait toujours l’air d’être perdue, dans ce grand diable de
bâtiment à qui on eut l’idée singulière de vouloir faire rappeler les
monuments de la Rome antique, mais il s’en faut de beaucoup qu’il en
donne l’impression, et l’empereur Vespasien, n’eût jamais songé aux
treillages peints de l’extérieur de l’édifice. Les jeux romains étaient
aussi tout autres que ceux qui sont offerts aux gens de Paris. Mais on
ne vient pas là pour un spectacle, qui est médiocre; on y vient, les uns
pour s’y faire voir, et les autres pour voir ceux-ci.

Un fiacre nous conduisit aux Champs-Élysées; le Colisée est, en effet,
bien au delà de la place Louis XV. En chemin, M. Robbé me dit qu’il se
plaisait davantage au Vaux-Hall de Torré, de moins vastes proportions,
mais on avait trouvé un moyen péremptoire de supprimer sa rivalité avec
ce nouvel établissement; on l’avait fermé par ordre. Il me conta
(puisqu’on ne pouvait nous entendre), que si M. le duc de la Vrillière
avait usé de tout son crédit pour imposer cette fermeture, c’est que sa
maîtresse était intéressée dans les affaires du Colisée, qui a demandé
l’engagement de dépenses considérables.

--L’exemple vient de haut, me dit-il, en baissant instinctivement la
voix, bien que nous fussions seuls; ce sont les femmes qui gouvernent.

Cette manière de théâtre me parut immense, avec je ne sais quelle
froideur, malgré sa décoration. Il y a quantité de statues dorées, mais
elles sont trop grandes; elles ornent moins qu’elles n’écrasent. Nous
entrâmes dans une vaste cour, suivie d’un vestibule également fort
vaste, d’où partaient des galeries circulaires. Je voulus payer mon
entrée.

--Laissez donc, fit M. Robbé, en prévenant mon geste, c’est une
bagatelle, il n’en coûte qu’une livre deux sols.

Il m’introduisit dans une de ces galeries qui mous mena dans la rotonde,
de dimensions excessives, à mon sens, avec ses colonnes presque
menaçantes, tant elles sont hautes. C’est la salle de bal, c’est là
qu’on revient, après s’être aventuré dans d’autres salles, s’être arrêté
dans des cafés qui y attiennent et avoir jeté un coup d’œil, qu’il n’est
point de bon ton de prolonger, sur le cirque, où il y a une pièce d’eau
pour donner des joutes et qu’on utilise pour des divertissements
terminés par des feux d’artifice. Le programme portait qu’on verrait le
couronnement de l’Empereur de la Chine, et sur cette pièce d’eau, on
lançait déjà quelques petits bateaux en forme de jonques.

--Cela, me dit M. Robbé, est pour les badauds. Retournons dans la
rotonde.

On était censé y danser, mais on s’y promenait surtout. Le beau monde
arrivait peu à peu. M. Robbé me nomma quelques impures, autour
desquelles on s’empressait, et qui faisaient assaut de luxe. Je crois, à
la vérité, qu’il connaît tout le monde et a sur chacun une histoire. Je
remarquai une personne qui me parut fort séduisante, bien qu’il y eût
quelque affectation dans sa coquetterie.

--Vous tombez à merveille, me dit mon compagnon, elle sort de
Sainte-Pélagie, qui est un couvent où l’on n’entre point par vocation
religieuse. Aussi alla-t-elle un peu loin dans l’imprudence en narguant
M. Chaillon de Jonville, un maître des requêtes qui l’entretenait.
Celui-ci la surprit dans le temps qu’elle était dans les bras d’un petit
officier; elle trouva fort importune la venue de son protecteur, qui la
dérangeait dans ses brûlantes occupations, et elle ne trouva rien de
mieux que de l’enfermer par surprise dans un cabinet vitré où il put
être témoin d’une scène pour laquelle on n’en prend point ordinairement.
Le maître des requêtes contraint d’assister à des ébats qui le
mortifiaient fort, persiflé, en outre, quand il fut délivré, rendit
plainte, et, puisqu’il avait été prisonnier un moment dans d’insolites
conditions, voulut que l’effrontée infidèle tâtât aussi de la prison.
Vous la voyez fort entourée. Ce n’est pas d’elle que l’on a ri, et cette
aventure ne nuira point à sa fortune.

Un homme de tournure assez épaisse s’approcha d’elle, dans le moment.

--Pardieu, dit M. Robbé, il est des gens qui semblent souhaiter d’être
dupés. C’est un gentilhomme polonais, M. de Matowski. On le disait assez
bien argenté, mais au train qu’il mène, il sera bientôt sur la paille.
Il se piqua d’avoir Mlle Duthé, qui tient le haut du pavé; encore eut-il
la prétention (jugez s’il a une tournure de greluchon) de lui inspirer
un sentiment. Je ne vois en elle qu’une blonde fadasse, une figure
moutonnière, mais elle est en vogue, M. de Matowski choisissait bien son
heure! Bien qu’elle soit habituellement de froide raison, Mlle Duthé
s’était amourachée d’un marquis, en passe d’être ruiné, mais qui tenait
fort à elle. M. de Matowski, dans sa fatuité, ne doutait point de son
pouvoir de séduction: il ne s’étonna pas de voir ses hommages acceptés.
Rendez-vous fut pris pour une nuit. Dans le temps qu’il se flattait
d’être heureux, le marquis apparut soudain, témoigna de la plus grande
colère, tira son épée et menaça à ce point M. de Matowski, que celui-ci
se dut enfuir, dans la Chaussée-d’Antin, en chemise. Or, le survenant
était de concert avec Mlle Duthé; c’était un tour de leur façon pour que
M. de Matowski fût engagé d’honneur à réparer le dommage qu’il était
censé avoir causé à cette sirène, en lui faisant perdre les prétendues
libéralités de l’amant qu’elle affichait.

Le Polonais se piqua de jeu, en effet, se substitua au marquis, fut
saigné aux quatre veines, et, pendant que les deux complices se riaient
de lui, s’enorgueillissait béatement d’avoir triomphé de la jalousie de
son rival. Quoi qu’il soit assez lourd d’esprit, je crois qu’il eut
vent, à la fin, de la comédie jouée à son détriment, mais soyez assuré,
si coûteuse qu’ait été pour lui la leçon, qu’il est tout prêt à tomber
dans un autre panneau.

Je demandai qu’il me désignât cette Mlle Duthé, que j’avais déjà entendu
nommer. Mais M. Robbé me répondit qu’elle n’était pas là ce soir.

--Je puis du moins vous montrer Mlle Quincy, qui fut sa femme de
chambre, et par là à bonne école. Au demeurant, je la trouve plus
piquante qu’elle, et vous voyez qu’elle est en chemin de réussir. Elle
aura, elle aussi, son hôtel et son salon, car c’est maintenant chez les
courtisanes qu’on vient tenir bureau d’esprit: il n’y a qu’elles qui
s’abstiennent d’être spirituelles.

Nous nous assîmes pour regarder ce défilé. M. Robbé était intarissable,
et je ne me fais point fort de vous rapporter tous les traits qu’il
décocha sur ceux qui passaient.

--Considérez, me dit-il, cet homme d’une parfaite laideur qui se donne
l’audace de papillonner, mais à la façon de quelque gros insecte
répugnant, parodiant une légère bestiole. Il est fort riche, ce qui ne
l’empêche pas d’être avare et de ne payer qu’au plus juste prix les
faveurs qu’il réclame, encore qu’il ait les goûts les plus pervers et
qu’on raconte sur lui des choses horribles. C’est M. Peixotto, un
banquier de Bordeaux, où il est moins souvent qu’à Paris, qui offre plus
de ressources à sa dépravation. Puis, à Bordeaux, une certaine aventure
a fait faire de lui des gorges chaudes. Je vous la conterai. M. Peixotto
allait un jour à ses affaires en une chaise à porteurs, quand il
aperçut, dans la rue, une toute jeune béguine. Il s’enflamma aussitôt
pour elle. Il fit arrêter sa chaise et commanda à ses porteurs de la
suivre et de découvrir son couvent.

On lui vint dire qu’elle appartenait aux Sœurs grises et se nommait sœur
Rose. M. Peixotto eut recours à une appareilleuse et déclara qu’il
entendait coucher avec sœur Rose. Son désir était tel que, malgré sa
juiverie naturelle, il se déclarait prêt aux plus grands sacrifices.
L’appareilleuse demanda seulement le temps de s’édifier. Elle ne tarda
pas à porter la réponse. La chose était possible, mais serait coûteuse,
en raison des difficultés qu’elle présentait. Tant de précautions
s’imposaient! La béguine était vertueuse, toute novice des choses de
l’amour. Pour la décider, pour assurer la sûreté d’un tendre commerce
avec elle, il ne faudrait pas débourser moins de cinq cents louis. M.
Peixotto se récria: quelle que fût la passion qu’il éprouvait, la somme
lui paraissait bien forte. Il marchanda, mais n’obtint point de rabais.

L’appareilleuse était une fine mouche. Elle n’avait point fait le siège
du couvent. Elle avait aussitôt songé à une fille de son entourage qui,
bien stylée et habilement travestie, jouerait à merveille le rôle de
sœur Rose, avec laquelle, d’après la description faite par le banquier,
elle pouvait avoir quelque ressemblance. Cette fille remplit fort bien
son personnage, simulant la pudeur alarmée, s’effrayant du péché qu’elle
allait commettre, se refusant alors qu’elle était sur le point de céder:
ces manigances ne faisaient qu’aiguillonner M. Peixotto. Le mystère de
ces entrevues le ravissait, mais l’ingénue, en le faisant languir,
exposait les dangers qu’elle courait et peu à peu, par sa résistance,
augmentait le prix de sa défaite. Supposé qu’elle fût convaincue d’un si
grand manquement à ses devoirs, elle serait chassée du couvent.

Ce ne serait pas trop de mille louis pour qu’elle se pût établir. La
passion ne mettait plus ce vorace d’amour dans le cas de rien refuser.
Enfin, il goûta furieusement les joies auxquelles il avait prétendu.
Mais la déception ne tarda guère, car il lui fut impossible de
méconnaître les suites fâcheuses de cet entraînement. La béguine avait
insinué dans ses veines un poison qu’elle portait. Cette découverte
l’atterra. C’était avoir payé bien cher des prémices qui n’en étaient
point.

Un autre que lui n’eût pensé qu’à se taire, mais ce ne fut point le
parti qu’il prit. La colère et l’avarice le déterminèrent à la démarche
la plus singulière. Il alla trouver la supérieure du couvent des sœurs
grises et se plaignit à elle, de la façon la plus grossière, en lui
disant que sœur Rose était une exécrable coquine et qu’il saurait
dévoiler les infamies de cette maison qui, sous les dehors de la piété,
était un repaire de prostituées; que, le mal étant fait, il entendait au
moins rentrer dans l’argent qu’il avait dépensé. La supérieure avait du
sang-froid: elle congédia cet enragé; elle voulut savoir le mot de
l’énigme. Elle fit examiner sœur Rose, la véritable sœur Rose, par un
chirurgien, et cet examen fut tout à l’honneur de la religieuse,
déclarée parfaitement neuve. Elle s’en fut alors trouver un commissaire,
qui s’avisa qu’il y avait eu substitution. Il fit diligence dans son
enquête, retrouva la rusée matrone qui avait combiné cette duperie, la
fit emprisonner et porta l’affaire devant la justice. M. Peixotto fut
condamné à faire amende honorable au couvent, et, pour la calomnie dont
il s’était rendu coupable, à des dommages-intérêts considérables. Il fut
la risée de Bordeaux, et c’est pourquoi il se plaît peu maintenant dans
cette ville, où l’on ne se fait pas faute de clabauder sur lui. On
raconte encore bien autre chose qui atteste la bizarrerie de ses vices.
C’est ainsi que...

Il s’interrompit pour saluer un jeune officier auquel il voulut bien me
présenter, et qu’il nomma M. Choderlos de Laclos, en ajoutant que les
Lettres pouvaient faire fond sur lui.

--Hé bien, lui demanda-t-il, venez-vous chercher ici quelque bonne
fortune?

--Hélas, répondit M. de Laclos, mon congé de semestre est fort entamé
déjà, et il me faudra retourner à Grenoble, mais je mets à profit le
temps que je passe à Paris; je vois les mœurs de mon siècle; elles
m’inspireront peut-être un livre.

--Savez-vous qu’on vous trouve bien téméraire?--Moi?--On se dispute les
copies de votre _Épître à Margot_.--Une bagatelle.--Mais elle a inquiété
en haut lieu:

    A ses discours fastidieux,
    Succède un stupide silence,
    Mais Margot a de si beaux yeux
    Qu’un seul de ses regards vaut mieux
    Que fortune, esprit et naissance.

--Franchement, ajouta M. Robbé, en écrivant ces petits vers,
pensâtes-vous à la personne à laquelle le public les a spontanément
appliqués?

--Chut!

--Je tiens de bonne source que Mme du Barry s’en offensa. Ils font du
bruit, trop de bruit pour votre bien, peut-être, et ce serait pour vous
un sage parti que de regagner votre garnison, et de vous faire oublier.

--Je vous remercie de cet avis, dit assez froidement M. de Laclos. Je
réfléchirai à l’usage que j’en ferai.

M. Robbé est un homme dont l’esprit est si curieusement bâti que je me
demandai si le conseil qu’il donnait était inspiré par une sincère
amitié, ou (tout plaisant qu’il soit, il a les travers des gens de
lettres) si quelque secrète jalousie ne l’incitait pas à éloigner un
futur rival, dont il reconnaissait les talents.

Ce furent d’autres rencontres et chaque fois, M. Robbé avait un mot
piquant. Nous nous assîmes de nouveau, et il se plut à dessiner le
portrait de ceux qui passaient devant nous.

--Regardez ce petit homme-là, me dit-il. Il offre un parfait exemple de
l’art de se pousser dans le monde. C’est un conseiller au Parlement, M.
de Roye. On ne l’imagine point confiné dans son cabinet et se piquant de
la gravité d’un magistrat. Il est vif comme la poudre et il est fort
insinuant. Il n’est point jusqu’à l’exiguïté de sa taille qu’il n’ait
tournée à son avantage. Elle lui permit de se glisser partout, d’être
accepté sans conséquence, de se faufiler dans toutes les sociétés, et, y
étant entré, d’y demeurer. Il n’a point de naissance et n’avait pas de
fortune. Il trouva cependant des protecteurs et des appuis. Il les dut à
son habileté à divertir les gens, et j’admire comment, parti de sa
province avec le plus mince bagage, il arriva à faire sa trouée et à
occuper (et avec quelles subtiles précautions, pour ne porter ombrage à
personne), un office auquel il ne semblait point destiné. Il eut le
secret de se trouver toujours au moment même où il pouvait rendre un
léger service, dont on lui devait savoir gré. M. de Roye fut quelque
temps dans les bonnes grâces d’une marquise assez mûre, qui ne pouvait
plus se passer de lui, mais elle mourut avant d’avoir fait le testament
qu’il l’amenait à faire peu à peu en sa faveur, et ce fut une des rares
fois qu’il fut pris en faute: encore un accident avait-il déjoué ses
projets bien conçus. Il n’était pas homme à demeurer longtemps au
dépourvu. L’ambition lui vint d’un bon mariage assurant son avenir. Il
jeta son dévolu sur la famille d’un traitant enrichi, qui avait une
fille fort avenante. Il lui fut aisé de se faire chérir par le père,
dont il flatta la vanité, par la mère, qu’il accabla de compliments et
même par la fille qu’il amusa. Et tout allait le mieux du monde quand
apparut, arrivant de sa garnison lointaine, un grand diable d’officier
brutal, M. La Rivière, qui, ayant eu vent de ce projet d’union, venait
mettre le holà.

On n’avait oublié qu’une chose: c’est que, en des temps moins prospères,
la fillette lui avait été promise, dès l’enfance. M. La Rivière, qui
vivait tranquille avec son bon billet, n’avait pas laissé que de
ressentir soudain la plus épouvantable fureur. Il entendait faire valoir
ses droits, comme si on en a sur le cœur d’une femme, autres que ceux
qu’on a vraiment acquis en lui plaisant.

Oui, certes, il y avait eu conventions, lettres, voire arrangements de
dot, mais c’était le passé, et les dispositions nouvelles agréaient
infiniment mieux à chacun, sauf à l’officier, naturellement. L’invasion
du jaloux ne pouvait point, cependant, ne pas troubler la famille, qui
redoutait ses violences. Éviter M. La Rivière, il n’y fallait pas
penser; si on lui eût fermé la porte, il fût entré par la fenêtre; cet
homme-là était de la dernière obstination. On tâcha de l’amadouer, mais
ce fut peine perdue. Seul, le petit M. de Roye semblait parfaitement
tranquille. Il avait son idée: il a toujours des idées; il en a pour
toutes les circonstances. Le choc entre M. La Rivière et le conseiller
était inévitable; il ne tarda pas à se produire. Le grand officier, qui
avait fini par comprendre qu’on se jouait de lui, aborda M. de Roye, lui
déclarant qu’il fallait cesser ses assiduités auprès de la demoiselle,
ou se battre.

--Monsieur, dit M. de Roye, en se haussant sur la pointe des pieds, rien
ne saurait m’intimider; j’accepte le défi.

La Rivière sourit dédaigneusement. A la vérité, il lui paraissait trop
commode, à lui, homme d’épée, d’avoir raison de ce dérisoire adversaire,
et il fallut toute sa rancune pour qu’il dissimulât un sourire de pitié.

--A demain donc, Monsieur, dit-il.

--Non point, répliqua le bouillant de Roye, tout de suite.

--Soit, mais je vous tiens déjà pour un homme mort.

On se rencontra dans un endroit propice, au fond des Champs-Élysées. Il
se trouvait là une place nette, faite à souhait pour n’y être point
dérangé. M. de Roye avait amené un ami comme témoin. M. La Rivière avant
d’entrer dans les taillis, avait prié un passant de l’assister. Les
épées s’engagèrent. La Rivière n’eut pas plus tôt étendu le bras que M.
de Roye poussa un cri et tomba à la renverse.

--C’en est fait de moi... gémit-il... aïe, aïe! Que j’ai mal! Je suis
percé de part en part. Qu’on aille vite quérir un confesseur!

Ces plaintes attirèrent quelques personnes. La Rivière demeurait
immobile, comme frappé de stupeur, et, en effet, il n’avait point
conscience d’avoir senti grande résistance à son fer. Mais on commençait
à s’attrouper et le cas lui paraissait tout à coup des plus graves.
N’avait-il pas manifestement abusé de sa force contre ce chétif? Et le
fait même de s’être attaqué à un conseiller et de l’avoir rayé du nombre
des vivants pouvait le mener loin.

Il perdit la tête, se jugea perdu et estima qu’il n’avait d’autre parti
à prendre que la fuite. Heureux si, par là, il échappait aux suites de
son équipée. Il sortit le soir même de Paris, en poste, et s’alla
réfugier à Dourdan, chez un parent, en attendant qu’il pût rejoindre son
régiment, n’ayant plus que le souci de se faire oublier, outre que le
remords le travaillait d’avoir terriblement mis à mal, dès la première
passe, un homme inexpert au jeu des armes.

Il garda sa retraite pendant un mois, jusqu’à ce que le hasard amenât
dans ses parages une personne qu’il connaissait.

--Hé bien, lui demanda-t-il, quel bruit cause à Paris, mon malheureux
coup d’épée? Je ne sais rien et n’osais m’enquérir de rien.

--Quel coup d’épée?

--Mais celui par lequel j’ai eu le malheur de tuer M. de Roye.

--M. de Roye?... Il s’est marié voici huit jours, et il est le mieux
portant du monde...

Il fallut bien que M. La Rivière comprît qu’il avait été joué. Aussitôt
après son départ, M. de Roye, qui avait contrefait le mourant, s’était
levé, de fort belle humeur, en riant aux éclats, n’ayant point la plus
petite blessure. Il avait subtilement tout calculé, tout pesé, et
n’avait point trouvé de meilleur moyen de se débarrasser du gêneur, que
de feindre de le pousser à bout, de lui donner la réplique sur un ton de
bravache et de pousser la comédie, jusqu’au point où il la voulait
mener... Une fois de plus, la ruse avait triomphé de la force.

Je ne pus me garder de plaindre, en dépit des moqueries de M. Robbé, ce
M. La Rivière.

--Parbleu, Monsieur, dis-je, n’avez-vous point quelque dégoût, à force
d’être instruit de tant de vilenies?

--Que voulez-vous, mon enfant, il faut vivre avec son temps!

--Il est pourtant d’honnêtes gens.

--Il est vrai, mais ils ne font point de bruit. Il se peut bien,
toutefois, qu’ils amassent bien des ressentiments et qu’ils aient leur
tour, mais ajouta-t-il avec quelque cynisme, je risquerais trop de
perdre à ce changement des mœurs.

Dans le temps que nous nous retirions, j’aperçus, dans une salle voisine
de la rotonde, en conversation avec une nymphe fort fardée, ce M. de
Fontpeydrouze, pour lequel je ne saurais plus avoir que du mépris, en
raison de tout ce que je sais de lui. Il me vit et ne se souvenant plus,
ou ne voulant plus se souvenir de notre commencement de querelle, il me
fit, de la main, un signe qu’on eût pu prendre pour un témoignage d’une
habituelle familiarité. Mais, j’entends ne point paraître de ses amis,
et je détournai la tête.




XXIII

L’AVENTURE


I

Ce 13 d’Octobre 1772.

Quelle que soit la sollicitude que vous voulez bien me témoigner, vous
souffrirez, Monsieur, que je ne vous fasse passer par l’ordinaire
d’aujourd’hui, qu’un simple billet. Je suis jeté dans une grande
affaire, où j’entends me conduire d’une façon qui soit digne des leçons
d’honneur que vous me donnâtes. Peut-être, enfin, l’occasion me
sera-t-elle offerte de me montrer avec les sentiments que je tiens de
vous. Sur ce point, ne soyez pas en inquiétude, ne craignez pas que je
fasse encore une école, et ayez la bonté de m’accorder quelque crédit.


II

Ce 25 de Novembre 1772.

Il y a plus d’un mois, Monsieur, que j’eus l’honneur de vous écrire.
Bien des événements se sont déroulés, qui vous causeront peut-être
quelque surprise.

Le jour où je ne pus vous adresser que quelques mots, je vivais dans une
manière de fièvre, la tête toute chaude de desseins qui n’étaient point
complètement formés, encore que je fusse dans la nécessité d’intervenir
sans délai.

A la vérité, Monsieur, j’ai tant de choses à vous conter que je ne sais
par où commencer. J’ai tenu cette aventure, dont le désir me possédait,
et je pense y avoir figuré d’assez bonne façon. Voici donc un mois que
je me trouvais dans le jardin du Luxembourg, du côté qui touche à
l’enclos des Chartreux. Sa terrasse a une longueur et une largeur
incomparables et ses grands arbres donnent une ombre merveilleuse. Vous
direz que j’étais hanté par le fâcheux souvenir de M. de Fontpeydrouze,
depuis que j’avais connu son impudente prétention à la main de Mlle
Angélique. Il est vrai que j’eus, par je ne sais quel avertissement,
l’impression que je l’allais voir paraître. Il se montra, en effet. Mon
premier mouvement fut d’aller à sa rencontre et sous quelque prétexte,
de lui chercher querelle. Mais il semblait attendre quelqu’un, et j’eus
la curiosité de l’observer, avant de l’aborder.

Par quelle divination étais-je assuré qu’il méditait quelque mauvais
projet? Je me dissimulai, n’ayant que peu d’embonpoint, derrière un gros
marronnier. Deux escogriffes, à la mine suspecte (les gardes qui, selon
une inscription, ne doivent laisser pénétrer dans ce jardin, que les
honnêtes gens, eussent dû marquer plus d’attention à leur physionomie),
le rejoignirent.

Ces trois hommes s’étaient rapprochés de moi, et, sans qu’ils se pussent
douter qu’ils étaient écoutés, j’entendis une partie de leur
conversation.

--Vous êtes-vous assurés de gens déterminés? demanda M. de
Fontpeydrouze.

--Nous avons, lui fut-il répondu, trois camarades d’autant plus prêts à
tout qu’ils sont dans une grande détresse, et qu’elle ne laisse pas que
de leur peser.

--Vous répondez d’eux?

--Comme de nous.

--Je leur donnerai donc mes instructions dans une heure, au cabaret du
_Grand Tonneau_, rue des Grès. On y peut causer en tout repos.

Puis M. de Fontpeydrouze s’éloigna.

Je pensai, d’après ces paroles, que j’avais surprises, qu’il s’agissait
de quelque coupable action, et, d’instinct, me souvenant de ses menaces
à M. Sellon, il se fit, dans mon esprit, un rapprochement. Il y avait
lieu de devancer M. de Fontpeydrouze et ses acolytes et je me hâtai vers
ce cabaret. Je me débraillai un peu, et je feignis d’avoir une pointe de
vin, mais mon attention se portait sur les dispositions de la salle; une
salle, plus petite, y attenait. C’était là assurément, que se
réuniraient ces complices. Je m’installai à une table, placée contre la
cloison, séparant cette pièce de l’autre. Je m’étais, en effet, avisé
que cette cloison paraissait plus épaisse qu’elle n’était, en fait.
J’étais seul à cette table, des buveurs jouaient aux cartes dans un coin
opposé à celui que j’avais choisi. Je demandai à boire, et, semblant
déjà accablé, j’appuyai ma tête dans mes mains, en dissimulant ainsi mon
visage. J’attendais. Le cabaretier était entré un moment dans la petite
salle, avait pesté contre la négligence du garçon qui le servait et
j’avais entendu le juron qu’il avait poussé. Il est vrai qu’il avait
élevé la voix.

En examinant de près la cloison, je m’avisai qu’elle avait une légère
fente, qui pouvait m’être profitable. J’étais fort neuf en ce métier
d’espion, que les circonstances me faisaient pratiquer, mais il
importait que je fusse renseigné. J’eus l’idée de cacher mon chapeau
sous la table et de me coiffer de celui qu’avait laissé, près de moi, un
grossier client. Il est, Monsieur, de singuliers pressentiments. Avant
qu’il fût entré, alors que, évidemment, il était encore dans la rue,
j’avais eu l’intuition de la venue de M. de Fontpeydrouze. Quand il
arriva, je simulai l’abattement de l’ivresse, en m’allongeant jusqu’aux
épaules sur le dessus de la table. Le cabaretier, en l’apercevant, lui
fit reproche de son peu d’empressement à s’acquitter de dettes déjà
anciennes.

--Rassurez-vous, dit M. de Fontpeydrouze, je ne vous donne que quelques
jours avant que vous soyez largement payé. J’ai convié quelques amis;
ils sont délicats sur la qualité du vin. Servez-nous du meilleur.

Les prétendus amis survinrent: il fallait que ce cabaret ne fût point en
très bonne réputation pour qu’ils y trouvassent accueil.

J’éprouvai d’abord un grand dépit, malgré les précautions que j’avais
prises. Je ne percevais qu’un bruit confus de paroles, de telle sorte
que, tant que je prêtâsse l’oreille, je n’y pouvais donner un sens. Par
bonheur, le vin échauffa les voix. J’entendis mieux, et j’appris des
choses horribles, qui me soulevèrent d’indignation. M. de Fontpeydrouze,
se pensant en sûreté, développait l’incroyable dessein qu’il avait
conçu. M. Sellon l’avait dédaigneusement éconduit (il parla de cet homme
excellent de la façon la plus outrageante), hé bien, il ferait voir
qu’on pourrait se repentir de ce mépris qu’il avait fait de lui. Mais
bientôt, il laissa percer la plus abominable cupidité. Il s’était
déterminé, avec l’aide des misérables qu’il avait réunis, à enlever Mlle
Angélique. Le scandale serait tel que M. Sellon serait bien contraint à
consentir à son mariage avec elle, mariage qui lui assurerait une
fortune considérable. De cette fortune, ses associés dans l’entreprise
auraient leur part. L’un d’eux objecta qu’il y avait des risques, et
qu’il serait bon de préciser les avantages de ceux qui l’aideraient. M.
de Fontpeydrouze répondit que cette part serait des plus larges. Un
débat, fort répugnant, s’engagea. Quand on fut d’accord, il exposa les
moyens auxquels il avait songé. Il était instruit d’une absence de deux
jours que devait faire M. Sellon. C’est de cette absence qu’il faudrait
profiter.

La maison de M. Sellon, rue Saint-Benoît, a un jardin qui s’étend
jusqu’à la petite rue des Anges. Le mur qui borne ce jardin est assez
bas. Les jours de cet automne sont magnifiques: il semble que ce soit un
renouveau d’été. Mlle Angélique a accoutumé de rester dans ce jardin,
pour y prendre le frais, jusqu’à la nuit tombée. Il serait facile
d’escalader le mur et de s’emparer d’elle. Si elle appelait au secours,
on saurait la faire taire, mais l’exécution de ce plan serait rendue
commode par ce fait que la rue des Anges, sur laquelle donnent d’autres
jardins, est habituellement déserte. Elle est trop étroite pour qu’un
carrosse y puisse pénétrer, mais ce carrosse attendrait à son extrémité.
M. de Fontpeydrouze conduirait Mlle Angélique dans une retraite sûre,
chez une fille qui était à sa dévotion. C’est de là qu’il mettrait à M.
Sellon le marché en main. On discuta encore sur la sûreté de
l’opération, sur les rôles qui seraient distribués à chacun, sur le prix
des complicités. J’étais stupéfait de l’infamie de ce complot, mais je
m’applaudissais d’avoir eu la tentation de suivre ces scélérats; elle
m’avait permis de surprendre l’intrigue qu’ils avaient tramée.
L’accomplissement de cet abominable projet fut décidé pour le
surlendemain. J’en savais assez, et je me retirai avant que ces conjurés
fussent sortis de la salle où ils avaient pensé n’être pas écoutés.

Ma première idée fut d’avertir M. Sellon du danger que courait Mlle
Angélique, mais je la repoussai aussitôt. Pourquoi leur eussé-je donné
ces inquiétudes, et à quel ridicule je me fusse exposé, au cas où M. de
Fontpeydrouze eût hésité, au moment d’agir, ou n’eût pas été sûr des
gens qu’il avait recrutés!

Je me sentis de force à empêcher par moi-même cet attentat, et je me mis
à réfléchir. J’aurais quelque fierté, vis-à-vis de moi-même à prévenir
ce véritable crime, car il n’était pas dans mon intention de révéler,
supposé que tout se passât comme je le voulais, mon utile intervention.
J’allais loin déjà dans mes rêveries. Je me voyais auprès de Mlle
Angélique, ne doutant point de sa sécurité, alors que je songerais, sans
qu’elle se pût rien imaginer, qu’elle me la devrait.

Je pensai, cependant, que l’affaire pouvait être dure, si les gens
réunis par M. de Fontpeydrouze avaient quelque détermination, et que,
quelque confiance que j’eusse en mon courage, l’assistance d’un homme de
cœur ne serait point superflue. Je m’avisai de m’ouvrir à M. de
Rocquemont, que je tenais pour vaillant et discret. Je me dirigeai vers
le Calé Alexandre, où j’étais certain de le rencontrer. Je le trouvai en
effet: il avait toujours cette rudesse d’aspect, qui cache sa droiture
et ce fond de bonté qui est en lui. Je lui dis que j’avais besoin de son
aide pour une action à laquelle j’étais résolu, et qui pouvait ne point
aller sans péril. Vous l’eussiez vu aussitôt, Monsieur, me tendre les
bras et m’assurer avec une parfaite générosité, qu’il était à mon
service.

--De quoi est-il question? me demanda-t-il. Me feriez-vous l’honneur de
me donner l’occasion de tirer de son fourreau ma vieille épée, qui s’y
rouille?

--Peut-être.

--Je suis à vous.

--Mais enfin?

--Un enlèvement.

Son visage changea soudain, et prit l’expression de la colère, et je
crus que, n’étant plus maître de soi-même, il s’allait jeter sur moi.

--Vous moquez-vous? dit-il, je vous ai conté ma fâcheuse histoire,
l’absurde événement qui pèse encore sur moi, et vous avez le front de
m’inviter à prendre part à un enlèvement.

--Je vous prie de ne vous point fâcher et de me laisser achever: cet
enlèvement, il n’y a pas lieu de le faciliter, mais, tout au contraire,
d’y faire obstacle.

Il se radoucit un peu, mais non sans qu’il gardât encore de
l’inquiétude.

--J’ai juré de ne me plus mêler des affaires d’autrui.

--M’accorderez-vous la grâce de m’écouter? Je me fie à l’homme d’honneur
que vous êtes et qui ne saurait désapprouver mon dessein.

Tout en grommelant encore, il finit par me permettre de parler, et je le
mis au fait de tout ce que j’avais appris.

--N’importe-t-il pas, lui dis-je, d’entraver un aussi exécrable forfait?

Il en convint.

--Ce Fontpeydrouze, fit-il, est un monstre: il faut le supprimer. Allons
de ce pas le provoquer, je vous laisserai le plaisir de lui couper la
gorge, et, au cas que vous receviez par traîtrise quelque mauvais coup,
je me charge de le châtier.

Ce fut à moi de modérer la véhémence de M. de Rocquemont, en lui
représentant que cette justice sommaire serait inopportune, que le
coupable devait être puni dans le moment même où il tenterait
d’accomplir son acte criminel, que, au surplus, M. de Fontpeydrouze
ayant fait part de son projet à des coquins, d’autres, après lui,
pourraient le reprendre pour leur compte. J’eus quelque peine à amener
le bon M. de Rocquemont à plus de patience.

--Enfin, me demanda-t-il, comment entendez-vous vous opposer à la
noirceur de ce complot?

Je ne laissai pas que d’être embarrassé pour lui répondre. Il était bien
certain que j’étais disposé à payer largement de ma personne, mais la
moindre faute risquait de donner l’éveil à ces misérables et de tout
compromettre. M. de Rocquemont fut d’avis que nous nous cachions dans la
rue des Anges et que, dans l’instant où ils paraîtraient, nous nous
précipitâmes sur eux, l’épée nue.

J’observai que, dans ces circonstances, il y aurait du bruit, que Mlle
Angélique en serait alarmée, et que je tenais particulièrement à ce
qu’elle ne connût jamais ni le péril auquel elle aurait été exposée, ni
la part que j’aurais eue à l’en préserver. Quoi qu’il arrivât, je priai
M. de Rocquemont d’engager sa parole à se taire sur ce point. Il m’eût
paru déplaisant de faire valoir un dévouement que j’estimais si naturel.

--On respectera donc ce beau souci de chevalerie, me dit-il, mais, de
toute façon, comptez sur moi.

Et il ajouta, en souriant, que ce serait pour lui une manière de
revanche: ayant cruellement pâti pour s’être prêté à un enlèvement, il
serait bien aise d’en contrarier un autre.

Nous prîmes rendez-vous pour le lendemain, ce qui me donnait le loisir
de former dans mon esprit des vues arrêtées, que je lui communiquerais.
Elles se dessinèrent pendant la nuit, et, encore qu’elles ne fussent pas
dépourvues de romanesque, j’en fus assez content. Ce stratagème aurait
de grandes chances d’éviter que ce bruit, que je redoutais pour Mlle
Angélique, parvînt jusqu’à elle.

J’instruisis M. de Rocquemont, du résultat de mes méditations; il s’en
amusa, du fait même qu’il avait des côtés aventureux, et, somme toute,
l’approuva. Nous avions un jour encore pour la préparation du plan que
j’avais conçu. Je me renseignai: il était exact que M. Sellon fût parti
pour un bref voyage d’affaires. J’étudiai les lieux qui devaient être le
théâtre de l’action, en parcourant la rue des Anges; puis vous eussiez
été bien surpris, Monsieur, de me voir en conversation avec une
fripière, qui me vendit une mante et une coiffe. Un petit garçon, qui
sert à l’hôtel où je loge, et à qui j’avais parlé d’une plaisanterie, se
chargea de cacher ces hardes, jusqu’au moment où je les lui ferais
porter à l’endroit que je lui indiquerais. Ce garçon est intelligent, et
je lui destinais, en effet, à lui aussi, un rôle, sans qu’il eût à en
savoir la portée. Désormais, l’attente me paraissait pénible.

Nous touchions enfin au moment décisif, et je me sentais plein
d’impatience. A trois heures, je priai M. de Rocquemont à dîner. Il
montra une bonne humeur qu’il n’avait pas témoignée depuis longtemps. Sa
misanthropie s’évanouissait dans l’espoir d’agir. Nous nous entretînmes
de toutes les éventualités qui se pouvaient produire. Il fut entendu
que, au jour baissant, il se tiendrait dissimulé dans la rue des Anges,
non loin de la petite porte, dont on fait peu usage, du jardin de M.
Sellon, mais qu’il ne bougerait, quoi qu’il vît, qu’à mon appel. Il me
montra une paire de pistolets qu’il avait apportés. Je lui demandai de
ne s’en point servir, pour que leur détonation n’inquiétât pas Mlle
Angélique et n’attirât pas la police. Nous devions régler les choses
nous-mêmes avec ces coquins.

--Pardieu, fit-il, j’aime mieux cela: l’épée est l’arme que je préfère.

Je crois, à la vérité, qu’il avait une hâte pareille à la mienne de
l’instant d’intervenir.

Vers cinq heures, je me fis annoncer à Mlle Angélique. Il faisait un
temps fort beau. Comme je l’avais prévu, elle me convia à venir nous
asseoir dans le jardin. Elle me dit que la saison était si clémente,
qu’elle y restait souvent jusqu’à une heure avancée. C’était là le point
délicat, mais j’avais pris mes dispositions à ce sujet. J’affectai une
parfaite insouciance, et j’en poussai peut-être un peu loin l’apparence,
car elle la remarqua.

--Êtes-vous donc, me dit-elle, sur le point de vous jeter dans une de
ces grandes aventures que vous souhaitez tant?

Je répondis qu’il n’en était rien, mais que le charme de sa compagnie et
ces jours ensoleillés, répit que donnait la nature, au delà de ce
qu’elle devait, selon les règles des saisons, m’incitaient à m’estimer
heureux. Nous en vînmes à parler des choses du jour et des grandes
discussions que soulevait la tragédie des _Druides_ et qui se
prolongeaient. Elle me blâma amicalement de n’avoir pas d’opinion, non
sur la tragédie elle-même, mais sur les idées qu’elle agitait et qui
s’élevaient contre l’intolérance.

--Il est plaisanta fit-elle, qu’on ait reproché à M. Le Blanc, de
n’avoir pas mis des chrétiens dans les Gaules au temps de César. Pour
moi, ajouta-t-elle, j’ai été élevée de telle sorte, grâce à l’esprit
libéral de mon père, que j’ai en horreur tout fanatisme, et, par là,
sans connaître l’auteur, je serais du parti de ses amis, qui sont, au
demeurant, les gens les plus estimables du monde. Allez voir cette
pièce, et nous jugerons de vos tendances.

Je répliquai que j’étais d’avance de son avis, car je lui reconnaissais
les façons de penser les plus saines. Sur quoi, elle me querella en
riant, parce que je répondais sur une question importante, par un
compliment, encore que les fadeurs ne fussent point, habituellement, de
mon fait. Mais elle voulait que chacun eût librement sa manière de voir.
Malgré mon application à prendre un air dégagé, les _Druides_ étaient
fort loin de mes préoccupations. Je jetais, parfois, un coup d’œil
rapide vers un buisson du jardin; je n’eus de satisfaction que lorsque
j’y aperçus un objet auquel j’étais seul à pouvoir prêter attention. Les
derniers feux du soleil avaient disparu; elle avait suivi des yeux son
évanouissement dans un ciel dont la pourpre pâlissait, maintenant, et se
fondait peu à peu.

--Hélas, fit-elle, la nuit vient vite, à présent. Ne semble-t-il pas que
le spectacle de l’astre, mourant dans sa gloire, soit plus imposant
qu’aux jours d’été, où se prolonge cette sublime agonie?

L’ombre nous gagnait, en effet. Elle s’étendait autour de nous. Je
n’étais pas sans anxiété. J’avais chargé le petit garçon que j’employais
à mon service d’une mission d’où dépendait en partie le succès de mon
entreprise. Il était vrai qu’il eût jeté adroitement le paquet de hardes
dans le jardin, à l’endroit désigné par moi, mais je lui avais
recommandé de se présenter, à cette heure-ci, dans la maison de M.
Sellon, et, après avoir demandé à parler à Mlle Angélique, de répéter
mot pour mot la leçon que je lui avais faite.

Cette leçon consistait en ceci, qu’il était censé venir de la part de M.
Sellon, pour annoncer qu’il était possible que celui-ci revînt plus tôt
qu’il ne l’avait pensé.

Une femme de chambre prévint, en effet, Mlle Angélique qu’on
l’attendait, et elle quitta le jardin. C’est ce que j’avais souhaité. Je
savais qu’elle avait accoutumé de veiller à tout et qu’elle voudrait
elle-même s’occuper de faire préparer quelque collation pour son père,
se retrouvant chez lui. Elle me traitait avec assez de familiarité pour
penser que je la rejoindrais, au cas où elle s’attarderait.

J’avais atteint mon but. J’étais seul. Je me hâtai vers le buisson où
était disposé le paquet de hardes, je m’enveloppai de la mante, et me
coiffai du bonnet, puis je me vins asseoir à la place même qu’avait
quittée Mlle Angélique. Je vous ferai confidence que le cœur me battait
fort. Si M. de Fontpeydrouze avait différé ce rapt, si les choses ne se
passaient point telles que je les avais prévues?... Mais je n’eus pas
longtemps à attendre. La nuit était tout à fait venue, sans qu’elle fût
encore épaisse. Je vis soudain apparaître trois hommes sur le mur; ils
sautèrent prestement dans le jardin, se dirigèrent de mon côté et, me
prenant pour Mlle Angélique, se saisirent rudement de moi.

--Va, ma petite, dit grossièrement un de ces malandrins, on te consolera
par des baisers.

Il était dans ma politique de ne point opposer de résistance, je poussai
seulement un léger cri, feignant l’effroi d’une telle audace. Ces hommes
me hissèrent, d’une façon fort brutale, au sommet du mur, et, me tenant
solidement, me jetèrent dans la rue, où d’autres me recueillirent et
m’emportèrent dans leurs bras. C’était sur cela même que j’avais compté.

Il était convenu avec M. de Rocquemont qu’il me laisserait ainsi enlever
et qu’il n’accourrait qu’à mon appel, ayant gardé mon épée, qu’il me
donnerait alors. Sa sollicitude à mon égard faillit tout gâter. Les
ravisseurs étaient, alors, cinq ou six. Il craignit que je ne fusse
point de force à lutter contre eux; il ne put se retenir, et il fondit
bravement sur cette troupe, surprise d’être découverte.

--Dépêchez, cria M. de Fontpeydrouze, qui se tenait à la portière du
carrosse, de telle sorte qu’il pût aider à m’enfermer dans cette voiture
et y entrer rapidement à son tour. Le cocher tenait les rênes en mains,
prêt à fouetter ses chevaux. Il s’en fallut de peu que je ne fusse
véritablement enlevé à la barbe de M. de Rocquemont, qui avait agi trop
tôt. Mais, à ce moment, je me débattis avec une vigueur qui dérouta ceux
qui pensaient emmener une femme inanimée, et je repris pied.

--Saisissez-la, marauds! dit M. de Fontpeydrouze, ne la laissez pas
s’échapper.

Lui-même s’avança vers moi. Je ne saurais vous peindre sa stupeur quand
il me vit me débarrasser de ma mante et de mon bonnet, et qu’il se
trouva en face d’un homme dont la contenance n’était pas celle de la
peur. Ses sicaires n’étaient pas moins étonnés que lui de cette
apparition imprévue et eurent une minute d’hésitation. Ils avaient
d’ailleurs à se défendre contre M. de Rocquemont, qui les attaquait avec
une furieuse ardeur, avait gagné du terrain et avait pu me tendre mon
épée.

--Vous avez mal engagé la partie, dis-je à M. de Fontpeydrouze.

Mais il me reconnut, revint de son ébahissement et me répondit que
j’étais bien hardi de troubler ses affaires. Un tel dépit se lisait sur
son visage que je ne pus me garder de sourire. A ce dépit succéda
pourtant l’expression de la plus violente colère, pour avoir été ainsi
joué. Il exhorta ses compagnons à me serrer de près et leur dit qu’il
importait à leur salut qu’ils me laissassent pour mort sur la place.
Mais ils étaient déjà fort occupés par M. de Rocquemont, qui se
conduisait le plus vaillamment du monde ayant retrouvé la solidité de
son bras, et les tenait en respect. Il était pourtant trop loyal pour
imaginer la traîtrise dont on usa à son égard. M. de Fontpeydrouze fit
un signe au cocher, qui descendit du siège du carrosse, et, avec
l’expérience d’un criminel avéré, jeta un grand manteau sur M. de
Rocquemont, qui le couvrit entièrement. Avant qu’il eût eu le temps de
s’en débarrasser, deux de ces misérables, lâches devant une épée,
employèrent toutes leurs forces à nouer ce manteau sur lui, de telle
sorte qu’il fut paralysé. Délivrés d’un adversaire redoutable, ainsi
aveuglé et maintenu, les autres m’assaillirent avec plus d’impétuosité;
ils avaient cru la besogne plus facile, et ils n’avaient pas prévu ce
combat, mais ils comprenaient qu’ils couraient le risque d’être
dénoncés, supposé que je pusse me soustraire à leur attaque. C’était la
raison de leur acharnement. Cependant, je me sentais plein de vigueur.
J’étais parvenu, peu à peu, à m’appuyer sur le carrosse et je repoussais
leurs assauts conjurés...

Mais, Monsieur, je vous ferai l’aveu que j’éprouve quelque fatigue à
vous écrire cette lettre, et cette fatigue s’expliquera par tout ce que
j’ai encore à vous mander. Je vous prie de me permettre d’ajourner au
prochain courrier la suite de ce récit.




XXIV

L’AVENTURE (_suite_)


Ce 22 Novembre 1772.

Peut-être aurez-vous eu quelque impatience à attendre la fin de cette
aventure (car, cette fois, c’en est bien une). J’en reprends la
narration.

Pendant que le pauvre M. de Rocquemont se débattait vainement sous le
manteau qui le rendait prisonnier, je bataillais donc contre ces
coquins, que la peur de la police rendait braves et qui, encouragés par
M. de Fontpeydrouze, avaient juré de m’expédier au plus vite. Ils
étaient animés aussi par la fureur d’avoir manqué une expédition qui
leur devait être profitable. J’avais assurément affaire à forte partie,
mais l’entrain et la résolution ne me manquaient point, non plus que le
coup d’œil. J’esquivais les coups, et j’en portais. La lutte fut longue,
mais je blessai deux de mes assaillants assez sérieusement pour qu’ils
renonçassent à continuer le jeu. J’étais surpris que M. de Fontpeydrouze
ne vînt pas à leur aide; il me sembla même qu’il avait disparu. Le
troisième de mes adversaires, plus déterminé que les autres, s’entêta,
chercha (il était expert en armes) à me prendre en défaut, mais n’ayant
pu réussir, il mollit, se découragea, se pensa plus menacé qu’il n’avait
cru l’être, et s’enfuit, en disant de moi: «C’est le diable, que
celui-là!» Je m’estimais maître du terrain, mais je n’avais pas eu la
prudence de veiller à tout. Dans le temps que je soufflais un peu, M. de
Fontpeydrouze était entré dans le carrosse par la portière opposée à
celle contre laquelle j’étais appuyé. Il se trouva ainsi me dominer un
moment, se pencha, et trop vil pour employer une épée, me plongea dans
la poitrine une sorte de grand couteau. Le coup fut à ce point violent
que je tombai sur le sol. Le cocher était remonté sur son siège, les
bandits (ceux, du moins, qui n’avaient pas déjà gagné au large)
envahirent, aux côtés de leur chef, le carrosse qui s’éloigna à grand
train.

M. de Rocquemont avait pu, enfin, se délivrer. Je l’entendis, quelle que
fût ma faiblesse, se répandre en d’effroyables jurements.
Quoiqu’encapuchonné, comme il l’était, il avait pu suivre par le bruit,
les phases de la bataille, et la fuite des agresseurs lui en disait
l’issue.

--Bravo, monsieur, me cria-t-il, vous avez fait des prodiges!

Mais il demeura soudain consterné en m’apercevant étendu à terre,
couvert de sang.

--Grands dieux! fit-il, ils vous ont assassiné! Et avec quelle arme, un
couteau!

Il essaya d’arrêter, avec les moyens que lui donnait son expérience de
soldat, le flot de sang, mais la plaie était profonde. Au demeurant, à
ce moment, je perdis les sens. J’ai su, depuis, tout ce qu’il fit pour
moi, avec décision. La rue des Anges avait été déserte, pendant ces
événements, mais quelqu’un pouvait passer, ou quelque ronde du guet
était dans le cas d’avoir la curiosité de s’engager dans cette rue. Avec
mille précautions, il me porta jusqu’au renfoncement que faisait la
petite porte du jardin de M. Sellon. Il eût été dangereux, dans l’état
où m’avait mis cette blessure, de m’exposer à plus de heurts. Puis il
prit son parti, en songeant à la nécessité des soins dont j’avais besoin
sans délai. Il me dit qu’il avait balancé un instant, se souvenant que
je lui avais fait promettre de ne rien révéler de mon action pour
conjurer le péril couru par Mlle Angélique, mais il avait pensé qu’il
valait encore mieux manquer à cette promesse que de me laisser mourir.
Peut-être quelque ingénieux moyen lui viendrait-il à l’esprit, pour
déguiser la vérité. Il fit donc le tour du jardin et alla frapper à la
porte de la rue Saint-Benoît. Introduit auprès de Mlle Angélique, il lui
dit seulement que j’avais été gravement blessé près de sa maison et
qu’il demandait pour moi du secours. La nouvelle qu’il apportait, le
visage altéré, alarma fort cette charmante fille, qui donna aussitôt des
ordres, dont elle voulut elle-même surveiller l’exécution, pour qu’on me
transportât dans une chambre qu’elle fit en hâte aménager. Elle précéda
les domestiques qui, passant par le jardin, prenaient au plus court pour
arriver jusqu’à moi. Elle fut admirable de sang-froid. J’étais alors
inanimé; elle me fit, tout d’abord, une manière de pansement. On
m’étendit sur un lit, dans l’attente du chirurgien qu’on avait mandé.

Le bon M. de Rocquemont se désespérait, et il répétait que si j’avais
été ainsi mis à mal, c’était de sa faute, parce qu’il n’avait pas su
prévoir l’abominable stratagème qui l’avait empêché de me défendre,
encore qu’il eût pour moi l’amitié la plus vive. Pressé de questions, il
n’y voulait point répondre cependant, par scrupule. Le chirurgien
déclara que la blessure lui paraissait fort sérieuse, et qu’il ne
pouvait, dans le moment, exprimer un avis, et, qu’il réclamait
l’assistance de deux de ses confrères, qui furent les docteurs Pajou de
Moncets et Le Thieullier, fort habiles en leur art. C’est par ce que
j’appris plus tard que je vous rapporte ceci, car il se passa plusieurs
jours pendant lesquels mon sort fut incertain, et dont je ne puis avoir
gardé le souvenir.

La petite ruse que j’avais employée pour éloigner Mlle Angélique du
jardin se trouva être d’accord avec la vérité. M. Sellon revint, en
effet, plus tôt qu’il n’avait pensé le faire, et il s’émut fort de la
gravité de ma situation. Il dit qu’il s’intéressait extrêmement à moi et
qu’il ne fallait rien ménager pour tenter de me sauver. Il loua Mlle
Angélique des dispositions qu’elle avait prises, et se félicita qu’on
m’eût conduit chez lui. Mais les discours que tenait M. de Rocquemont
étaient à ce point énigmatiques que M. Sellon le somma de s’expliquer
sur les causes de cet accident, et M. de Rocquemont, non sans inquiétude
de trahir le secret que je lui avais imposé, mais à bout d’arguments,
lui conta toute l’histoire du rapt prémédité par M. de Fontpeydrouze et
de la résolution que j’avais prise de le prévenir, à son insu.

--Le pauvre enfant! dit-il, il n’était point brave qu’en paroles!

Telle était l’amertume de M. de Rocquemont de n’avoir pu, garrotté comme
il l’avait été par surprise, intervenir à temps, qu’il le fallait
consoler et réconforter lui-même.

Cependant, la science des chirurgiens, aidée par la nature, put vaincre
le mal. On assura, après des périodes qui laissaient encore le doute,
que, s’il ne survenait point de fâcheux hasard, je me tirerais
d’affaire. Quand je rouvris les yeux, j’aperçus à mon chevet Mlle
Angélique. Je crus être encore dans le délire, mais c’était un délire
que j’eusse souhaité. Elle passa doucement la main sur mon front, pour
voir si la fièvre s’était apaisée. Elle avait ce sourire délicieux qui
s’esquisse, encore timidement, après des inquiétudes à peine dissipées.
La mémoire ne me revenait que lentement, et je m’efforçais de rassembler
mes esprits, mais, pour m’éclairer tout à fait, j’avais besoin de poser
quelques questions.

--Pas encore, me dit-elle, reposez-vous. Grâce au ciel, nous n’avons
plus de tourments à votre sujet.

Bien que je fusse dans un grand état de faiblesse, je me rendais compte
de sa persistance à me prodiguer ses soins. Quand je me réveillais,
après m’être assoupi, c’était son visage que je reconnaissais, et elle
avait aussitôt les paroles les plus douces et les plus propres à
m’inviter à la patience. Avec un zèle qui ne se lassait point, M. de
Rocquemont venait s’enquérir de mes nouvelles: il avait passé bien des
nuits à veiller auprès de mon lit. Je sentais aussi l’intérêt discret,
mais constant, que me témoignait M. Sellon, qui protestait qu’il ne me
voulait point imposer de fatigue en conversant avec moi, mais qui
ordonnait tout ce qui pouvait contribuer à ma guérison, dont il suivait
avec bonté les progrès, encourageant les attentions dont j’étais l’objet
de la part de Mlle Angélique. Le moment vint où je sortis d’un long
abattement, où quelques forces me revinrent.

--Mon cher ami, me dit M. Sellon, quelle reconnaissance nous vous
devons! A quels périls vous exposâtes-vous pour nous défendre!

--Hé quoi, monsieur, répondis-je, qu’imaginez-vous? J’eus l’imprudence
de me battre avec un malhonnête homme, à la suite d’une querelle.

Il sourit:

--Nous sommes instruits de votre dévouement pour nous.

Je tournai les yeux vers M. de Rocquemont, qui paraissait fort contrit.

--Oui, fit-il, je suis coupable, d’avoir manqué à l’engagement que
j’avais pris, mais ma maladresse à me laisser ficeler par ces drôles, ce
qui m’empêcha de prévenir le coup qui vous fut porté, m’avait désespéré,
et peut-être fut-ce pour m’accuser plus cruellement que je dévoilai la
générosité de votre entreprise. Il faut que j’aie bien de la malchance,
aussi. Prétendre se servir d’une arme noble avec ces coupe-jarrets,
c’était la faute...

--De votre loyauté, dis-je, en lui serrant la main, et je vis, tout
d’abord, cependant que vous alliez si allégrement à l’attaque, ce que
pouvait votre courage.

Il fut à ce point touché que je lui évitasse les reproches, qui eussent
été trop tardifs, que les larmes lui vinrent aux yeux.

Puis ce furent, Monsieur, tandis que, ma plaie s’étant fermée, je me
sentais renaître, en quelque sorte, des jours délicieux. Mlle Angélique,
dans l’attente que je pusse me lever, voulait bien me tenir compagnie.
Elle m’obligea à lui rapporter les circonstances qui m’avaient permis
d’être au fait du complot de M. de Fontpeydrouze, elle m’écoutait avec
un intérêt qui attestait toute sa sensibilité. Je lui dis que si j’avais
été assez heureux pour détourner d’elle un danger, c’était à elle, à
l’ingéniosité et à la patience de ses soins que je devais d’être revenu
à la vie. Quelle grâce est en cette adorable personne, et dans son
accent de sincérité! Comment n’eussé-je point été gagné par son charme,
et je me permis de lui avouer que je redoutais le moment, que je sentais
maintenant trop proche, où les médecins ne feraient pas opposition à me
rendre la liberté. Ce fut avec un sourire exquis qu’elle me répondit
qu’il dépendait de moi que cette liberté ne m’éloignât pas d’elle. Chez
Mlle Angélique, il n’y a point de ces coquetteries qui sont habituels
artifices féminins: elle est toute franchise. Pendant ces heures de
longues causeries, j’avais pu connaître la beauté et la délicatesse de
son cœur. M. Sellon survenait parfois; il s’asseyait près de nous, et il
me semblait que, moi aussi, il me considérât paternellement.

--Vous avez eu, me dit-il un jour, l’aventure que vous désiriez: elle
vous tient quitte des autres, et puisque, Dieu merci, vous voici sain et
sauf, il est temps de songer à votre avenir.

Je me contrains à abréger, Monsieur, car je suis dans de tels transports
de joie que je laisserais volontiers ma plume courir pour vous raconter
la suite des événements qui viennent de décider de ma vie. Je ne pus me
garder de confesser à Mlle Angélique les sentiments que j’éprouvais pour
elle, et qui, à la vérité, bien que je ne les eusse point alors démêlés
clairement, étaient nés dès que je l’avais entrevue. Elle me dit,
cependant que ces beaux et purs regards se tournaient vers moi, que
j’avais bien gagné le droit d’exprimer ce que je pensais, et qu’elle
était assurée que M. Sellon ne ferait aucunement obstacle à mes vœux.
Notre union fut, en effet, décidée.

De quelque bonheur que je sois pénétré, il me reste pourtant, Monsieur,
des scrupules à votre égard. Ce mariage bourgeois ne heurte-t-il pas les
vues que vous aviez pour moi? Il faut vous annoncer encore, et je ne le
fais pas sans quelque confusion, que le respectable M. Sellon, le plus
tendre des pères, a promis à sa fille, après avoir lui-même poussé mon
instruction, de m’associer à ses affaires.

--Rappelez-vous, me dit Mlle Angélique, avec cet enjouement ravissant,
qui s’allie au sérieux de son caractère, ce jour où je vous obligeai à
aligner des chiffres auprès de moi. Ne vous avais-je point assuré que je
reconnaissais en vous des dispositions qui pourraient être cultivées?

Mais je ne saurais oublier, si j’ai trouvé ce que je n’osais chercher,
les bontés que vous eûtes pour moi. Je n’ai pas manqué d’en parler.
D’après le portrait que je fis de vous, on vous aime déjà, et ce sera
bientôt, si vous le permettez, la plus séduisante personne du monde qui
aura plaisir à vous le répéter, de vive voix et en vous embrassant de
bon cœur.




TABLE DES MATIÈRES


       Avant-propos                              7

   1.--L’arrivée à Paris                        17
   2.--Le premier rendez-vous                   25
   3.--Le quatrième chant de _l’Art d’Aimer_    35
   4.--Le Boulevard                             45
   5.--Rocquemont-la-Duègne                     59
   6.--Une initiation                           69
   7.--L’affaire du garde du corps              79
   8.--M. l’Envoyé de Genève et sa fille        91
   9.--Le procès de Mme Guyot                  103
  10.--Dans la planète Mercure                 111
  11.--M. de Lauzun en chemise                 117
  12.--L’Hermaphrodite                         129
  13.--Le Prétendant                           145
  14.--M. Bouret                               155
  15.--Le souper de Chaillot                   167
  16.--Le souper de Chaillot (suite)           183
  17.--Une nuit de liberté                     195
  18.--Le théâtre obligatoire                  201
  19.--Une occupation inattendue               207
  20.--La tragi-comédie espagnole              215
  21.--La femme volante                        223
  22.--Le ton de Paris                         231
  23.--L’Aventure                              245
  24.--L’Aventure (suite)                      261




    ACHEVÉ D’IMPRIMER LE VINGT
    SEPT JUIN MIL NEUF CENT VINGT
    HUIT, SUR LES PRESSES DE
    L’IMPRIMERIE RAMLOT ET Cie,
    POUR LE COMPTE DES
    ÉDITIONS BAUDINIÈRE.




Du même auteur:

La Comédienne et les trois inconnus

ROMAN

Dans le cadre prestigieux de la Parme du XIXe siècle, que l’auteur fait
revivre avec des fraîcheurs d’aquarelle, la belle Fluvia défend
désespérément son amour que menace une révolution.

Un Volume... 10 fr.

ÉDITIONS BAUDINIÈRE

27 bis, rue du Moulin-Vert

PARIS







*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES GALANTES DU CHEVALIER DE FAGNES ***


    

Updated editions will replace the previous one—the old editions will
be renamed.

Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for an eBook, except by following
the terms of the trademark license, including paying royalties for use
of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
copies of this eBook, complying with the trademark license is very
easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
of derivative works, reports, performances and research. Project
Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may
do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected
by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark
license, especially commercial redistribution.


START: FULL LICENSE

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE

PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase “Project
Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg™ License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™
electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person
or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the
Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg™ License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country other than the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work
on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the
phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

    This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
    other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
    whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
    of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
    at www.gutenberg.org. If you
    are not located in the United States, you will have to check the laws
    of the country where you are located before using this eBook.
  
1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase “Project
Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg™.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg™ License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format
other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg™ website
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain
Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works
provided that:

    • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
        the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method
        you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
        to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has
        agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
        within 60 days following each date on which you prepare (or are
        legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
        payments should be clearly marked as such and sent to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
        Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg
        Literary Archive Foundation.”
    
    • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
        you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
        does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™
        License. You must require such a user to return or destroy all
        copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
        all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™
        works.
    
    • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
        any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
        electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
        receipt of the work.
    
    • You comply with all other terms of this agreement for free
        distribution of Project Gutenberg™ works.
    

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set
forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right
of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.